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Full text of "La revue de Paris"

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LA  REVUE  DE  PARIS 


LA 


REVUE  DE  PARIS 


QUINZIÈME    ANNÉE 


TOME    TROISIÈME 


Mai-Juin    1908 


PARIS 


I 

I        BUREAUX  DE  LA  REVUE  DE  PARIS 

85"',     FAUBOURG    8AINT-HONOR1È,     SB*"'' 

i  1908 


TAINE 

(notes    et    souvenirs) 


I 


Entre  1880  et  1898,  nous  passions  presque  tous  les  étés  à 
Menthon-Saint-Bemard,  sous  le  toit  familial  de  la  grave 
maison  où  s'est  poursuivie  pendant  vingt  ans,  pour  être 
soudain  interrompue  par  la  mort,  l'énorme .  et  méthodique 
construction  des  Origines  de  la  France  contemporaine.    - 

Nous  arrivions  le  matin  par  le  bateau  de  onze  heures,  —  le 
lycée  ou  la  Sorbonne,  le  bruit  et  les  odeurs  du  mauvais  Paris 
de  Juillet  bien  loin  derrière  nous.  La  vieille  Couronne  de  Savoie 
nous  jetait  au  petit  débarcadère  et  reprenait  sa  course  ;  le  batte- 
ment des  aubes  s'éloignait.  Sans  nous  mêler  aux  quelques 
voyageurs  qui  prenaient  la  route  du  village,  nous  allions,  en 
suivant  la  rive,  chercher  l'endroit  du  presque  invisible  sentier 
qui  monte  dans  les  blés,  puis  dans  les  vignes.  A  ce  moment, 
d'un  seul  coup,  le  pays  nous  reprenait. 

Silence,  lumière,  solitude  qui  tenaient  du  prodige.  Partout 
alentour  les  hautes  et  muettes  présences  des  montagnes  :  la 
Dent  de  l'Enfon,  de  toutes  la  plus  familière,  la  plus  associée 
dans  notre  souvenir  au  jardin  et  au  toit  même  de  Boringe, 
celle  dont  je  m'étudiais,  à  dix  ans,  à  suivre  avec  un  crayon  les 
dentelures  de  forêts  et  de  roches,  et  tout  le  profil  de  titanesque 

ler  Mai  1908.  i 


183557 


O  LA     REVUE     DE     PARIS 

citadelle,  — la  Dent  de  TEnfon,  la  Roche  Moraz,  la  Toumette, 
les  Bauges,  noires  et  lointaines  par  dessus  le  roc  de  Chères,  le 
Semnoz,  le  mont  Veyrier  :  quel  cercle,  quelles  altitudes, 
quelles  immobilités  I  Cela  accablait,  cela  semblait  trop  immé- 
diat. Avec  crainte  l'œil  se  levait  pour  suivre  le  hérissement 
bleuâtre  des  sapinières,  les  prairies  en  pente;  il  arrivait  aux 
derniers  arbres,  aux  traînées  antiques  de  pierre  ruinée,  et  puis, 
d'un  trait,  montait  au  faite  inaccessible  des  murailles  de  cal- 
caire. Alors  seulement,  à  voir  si  petites  les  forêts  suspendues, 
si  vagues  les  prés  et  les  roches  dans  la  vapeur  bleue  de 
l'espace  terrestre,  on  se  rendait  compte  des  distances,  de 
l'échelle  du  paysage,  de  la  grandeur  et  de  la  fixité  des  éter- 
nelles créatures  qui  en  étaient  les  vrais  individus. 

Mais  plus  que  tout  nous  étonnait  le  silence  de  ce  pays  ina- 
nimé dans  les  ardeurs  solaires  de  midi.  On  eût  dit  qu'il  tom- 
bait, ce  silence,  par  nappes  spacieuses  et  vibrantes,  du  ciel 
et  des  solennelles  montagnes.  Une  stridulation  sonore  et 
persistante  d'insectes  en  rendait  plus  sensible  l'immensité. 
Plus  un  coquelicot  dans  les  blés  qui  ne  vivaient  plus,  tant  ils 
étaient  séchés,  rôtis,  dorés,  changésen  paille,  offrande  mûre  et 
prête  à  tomber  sous  la  faucille.  Plus  loin,  les  vignes,  d'un  vert 
si  vif  et  si  dru,  miraculeusement  sorties  du  cep  noueux  et  de 
la  terre  aride.  Solitude  absolue;  rien  seulement  qui  bougeât. 
Blés  et  vignes,  brillants  peupliers  au  loin,  toits  de  tuile 
ancienne,  large  toit  que  nous  cherchions,  à  présent  visible 
près  de  son  noyer  deux  fois  séculaire  et  sous  le  couronne- 
ment sublime  de  l'Enfon,  —  toute  cette  partie  humaine  du 
paysage  se  taisait,  écrasée  au  pied  de  la  montagne,  semblait, 
sous  les  feux  souverains  de  midi,  immobilisée  dans  une  attente. 

Au-dessus  des  vignes,  nous  trouvions  la  clôture  de  Boringe. 
Nous  entrions  là  comme  dans  le  jardin  de  la  Belle  au  Bois 
dormant.  Les  pelouses,  les  pommiers,  les  dahlias  dormaient 
aussi  dans  la  lumière  et  la  solitude.  C'était  bien  le  moment 
central  et  qui  ne  bouge  pas,  le  cœur  profond,  splendide  et 
pâmé  de  l'année.  L'air  sentait  le  foin  tiède;  au  pied  des 
pommiers,  la  chair  des  reines-claude  tombées  s'ouvrait  et 
fondait  en  sirop.  Un  bourdonnement  de  guêpes  semblait  la 
vibration  même,  l'universelle  vibration  de  l'été. 

On  eût   cru  vide  la  grande  maison  dont  les  stores  verts 


TAINE 


étaient  baissés  parmi  les  tentures  de  vignes  vierges  Le  chien 
somnolait  près  de  la  margelle  de  la  fontaine.  Personne  au 
banc  circulaire  du  puissant  noyer  patriarcal. 

Mais,  à  notre  coup  de  sonnette,  une  généreuse  et  cordiale 
voix  d'accueil  s'éveillait.  Et,  par  cette  voix,  tout  de  suite  les 
choses  aimées  nous  étaient  rendues  :  l'ombre  et  la  fraîcheur 
anciennes  sous  les  vieilles  solives  qui  datent  de  Louis  XIV,  la 
bonne  odeur  et  la  paix  des  grands  meubles  de  noyer  ciré,  les 
graves  bibliothèques  le  long  des  murs,  les  dix  mille  volumes 
dont  tous  les  rangs  avaient  nourri  le  studieux  passé  du  maître. 

Au  déjeuner  celui-ci  paraissait,  les  yeux  encore  perdus  dans 
les  visions  du  travail  ;  mais  rapidement  sa  figure  s'éclairait  de 
bienveillance.  Il  disait  seulement  :  ((  Bonjour  mon  enfant  : 
je  suis  content  de  le  voir  ».  Mais  on  savait  que  si  ses  mots 
étaient  toujours  les  plus  simples,  toujours  ils  contenaient  leur 
sens  le  plus  fort  et  le  plus  vrai.  On  était  heureux  de  cette 
brève  bienvenue  comme  lorsque  devant  un  travail  d'étudiant 
il  laissait  tomber  son  plus  grand  éloge  :  «  C'est  bien  )). 


* 


A  cette  époque  le  lac  d'Annecy  n'était  pas  encore  sur  la  route 
des  touristes;  les  quelques  manoirs  à  demi  cachés  par  leurs 
noyers  sur  les  pentes  claires  au  bord  du  lac  n'étaient  habités 
que  par  de  vieilles  familles  savoyardes.  Tout  ce  beau  pays 
fermé  vivait  de  sa  vie  propre,  agricole,  ancienne,  dont 
l'effluve  flottait  autour  du  grand  ovale  bleu,  en  riches  sen- 
teurs de  granges,  d'étables,  de  fermes  et  de  pressoirs. 

Sur  la  route  on  voyait  de  grands  chars  aux  roues  mas- 
sives, chargés  de  moissons  ou  de  raisins,  que  de  puissants 
bœufs  blancs  ou  blonds,  enveloppés  d'un  essaim  de  mouches, 
traînaient  en  dormant  à  demi.  Quand  ils  avaient  passé,  l'air 
en  était  plus  tièdement  embaumé.  Dans  ce  pays  de  vignes, 
de  bceufs,  d'abeilles  et  de  lents  charrois,  on  se  sentait  près  de 
l'Italie  des  vieilles  Géorgiques.  De  loin  en  loin  les  villages 
s'espaçaient,  chacun  tapi  au  pied  de  sa  montagne,  serré 
autour  d'une  petite  église  au  toit  de  ferme,  au  fin  clocher 
cuirassé  d'étain.  Ils  paraissaient  particulièrement  vénérables, 


8 


LA     RETUB     DE     PARIS 


ces  villages  savoyards.  Us  étaient  d'une  seule  couleur  de 
chaume  très  ancien,  avec  Taspect  grave  et  chaud  de  certaines 
mousses  au  pied  des  chênes.  Les  senteurs  de  foin,  de  bétail  et 
de  vendanges  éparses  dans  la  campagne  s'y  concentraient. 

Les  chaumières  étaient  de  pierre  massive  et  rude,  sans 
plancher,  pleines  d'une  demi-nuit;  du  côté  de  la  montagne 
quelques-unes  prenaient  des  allures  de  chalets,  avec  leurs 
toitures  basses,  leur  escalier  extérieur  où  dormaient  des  chats, 
leur  harnachement  d'échelles,  de  gaules  et  de  perches  sous  leurs 
balcons  de  bois  vétusté.  Sur  le  pas  des  portes,  des  vieillards, 
de  vieilles  femmes  en  vastes  chapeaux  de  paille  jaunis  par  les 
étés,  se  tenaient  immobiles  en  des  postures  de  profonde 
sagesse  instinctive,  analogues  à  celles  des  animaux  fatigués  à 
qui  suffit  leur  coin  d'ombre  ou  de  soleil.  Ils  saluaient;  on 
répondait  :  «  Bonjour,  père  Julien  1  Bonjour,  père  Jobl  Bon- 
jour, damel  Bonjour,  demoiselle  I  »  Chez  tous  ces  paysans, 
même  chez  les  jeunes  hommes,  on  sentait  je  ne  sais  quoi  de 
lent  et  d'apaisé  ;  les  voix  traînaient  ;  les  gestes  étaient  presque 
résignés  :  rien  d'énergique  ni  de  plantureux,  rien  qui  fît 
penser  aux  gas  bretons  du  normands  dans  ces  physionomies 
plutôt  grisâtres.  Dans  cette  mollesse  des  hommes,  j'ai  tou- 
jours cru  voir  un  effet  du  paysage  et  du  climat  :  splendeur 
inerte  et  languide  du  lac,  chaude  vapeur  débilitante  qui  s'en 
exhale  et  stagne  au  fond  de  cet  amphithéâtre  alpestre.  A  cette 
clarté  moite,  quelquefois  presque  hindoue  à  force  d'intensité 
brumeuse,  à  ce  ciel  dont  Tazur  blanchissait  en  fondant,  à 
ces  eaux  torpides,  tantôt  figées  en  incolores  miroirs,  tantôt 
d'un  bleu  étrange  de  teinture  chimique,  au  sommeil  de  ces 
campagnes  solitaires  où  passaient  trois  fois  par  jour  les  notes 
lentes  de  l'Angélus,  nous-mêmes  étions  trop  sensibles.  Dans 
les  étés  que  j'ai  passés  là,  j'ai  cru  sentir,  comme  plus  tard 
dans  la  molle  Syrie,  la  fatigue  jusqu'à  la  tristesse,  de  la 
lumière.  Les  belles  végétations  s'y  engourdissaient  comme 
dans  une  huile  lucide.  Une  corbeille  de  géraniums  vue  de  la 
terrasse  de  Boringe,  rouge  sur  le  bleu  lisse  et  lointain  du  lac, 
des  peupliers  qui  tout  le  jour  miroitaient  comme  une  eau  cou- 
rante, de  grands  dômes  de  noyers  baignés  et  pénétrés  d'azur, 
on  restait  passif  devant  ces  choses,  avec  un  sentiment  de 
détente,  de  faiblesse,  qui  tenait  de  la  volupté  et  ne  tenait 


TAINE 


point  de  la  joie.  Et  puis  les  trop  hautes  montagnes  semblaient 
enseigner  l'inutilité  de  TefTort.  Auprès  d'elles  tout  devenait 
insignifiant  de  ce  qui  dans  le  paysage  est  en  proportion 
avec  l'homme,  et  que  l'homme,  depuis  toujours,  a  mêlé  à 
sa  vie.  A  cause  d'elles  aussi  trop  de  silence  semblait  appe- 
santi sur  la  campagne. 


II 

Tandis  que  notre  jeunesse  encore  mal  enracinée  dans  la  vie 
cédait  ainsi  à  toutes  les  influences,  l'énei^ie  de  Taine,  la  résis- 
tance et  la  ténacité  de  son  vouloir  et  de  sa  structure  person- 
nelle nous  semblaient  un  prodige.  Que,  vingt  ans  durant,  dans 
la  solitude  et  la  langueur  de  cette  terre  du  lotus,  il  ait  pu 
tailler,  soulever  et  jointoyer  les  blocs  de  ses  Origines,  c'est 
pour  tous  ceux  qui  ont  tenté  d'écrire  à  Menthon-Saint-Ber- 
nard  une  des  preuves  les  plus  frappantes  de  ce  que  fut  sa 
force.  Vers  la  fin  de  sa  vie  seulement,  quand  il  fléchissait  sous 
la  fatigue  ancienne  d'un  surhumain  labeur,  il  reconnut  un 
jour,  d'une  voix  sourde,  les  mystérieuses  influences  qui  dans 
ce  pays  font  obstacle  à  l'effort. 

Avec  respect  nous  le  regardions  réfléchir  et  travailler,  — 
de  très  loin,  bien  qu'il  fût  si  près.  Notre  horizon  était  si  court  I 
—  celui  de  la  prime  jeunesse,  borné  à  l'immédiat  et  l'actuel. 
Nous  vivions  là  surtout  de  nos  vacances,  de  cette  indolente 
Savoie,  des  solennelles  forêts  alpestres,  des  longues  après-midi 
à  la  voile  sur  ce  lac  dont  tout  le  désert  ondulant  de  nacre  bleu 
nous  appartenait  pour  y  courir  à  notre  fantaisie,  avec  toujours 
plus  d'éblouissement  et  d'ivresse  d'être  seul  au  milieu  des 
choses  rayonnantes,  et  sans  penser  ni  vouloir,  de  sentir  notre 
être  fondre  aux  vides  lumineux  de  l'espace.  Lui,  si  puissam- 
ment concentré,,  méditait,  composait,  écrivait.  Vers  la  fin  du 
jour  seulement,  à  l'heure  oh  le  ciel  s'apaisait,  il  sortait. 
Comme  nous  remontions  du  port,  tout  notre  être  comme 
pénétré  et  lavé  jusqu'au  fond  d'azur  et  de  clarté,  nous  le 
rencontrions  qui  marchait  seul,  avec  une  expression  absorbée, 
une  canne  rustique  à  la  main,  le  chapeau  baissé  sur  les  yeux, 
mâchonnant  nerveusement  une  brindille  de  sapin.  Son  horizon 


JO  LA     RBTUE     DE     PARIS 

à  lui,  c'était,  par  delà  cette  petite  Savoie,  Tunivers  et  Thistoire. 
Par  les  chemins  parfumés  de  menthe  et  de  reines  des  prés,  ce 
promeneur  solitaire  portait  en  lui  la  construction  de  la  France 
contemporaine,  la  méthodique  analyse  de  telle  situation,  force, 
idée  ou  personnage  historique,  toujours  la  méditation  d*un 
ensemble  de  faits  ou  de  notions  dont  il  cherchait  à  «  éliminer 
Tessence  »,  à  dégager  la  genèse  et  le  système.  Pour  récréation 
il  suivait,  dans  les  livres  qui  lui  parvenaient  de  tous  les  points 
du  monde  civilisé,  les  directions  sociales,  politiques,  reli- 
gieuses de  r Angleterre,  de  l'Allemagne,  de  l'Italie,  des  Etats- 
Unis;  il  revenait  à  ses  théories  de  la  Volonté,  de  l'Induction. 
Il  scrutait  le  mystère  de  l'atome,  de  sa  formation,  structure, 
équilibre  et  propriété  fondamentales.  Il  achevait  par  le  rêve 
du  probable  et  du  possible  le  certain  et  précis  édifice  de  la 
conception  du  monde  qu'il  édifiait  depuis  quarante  ans. 

Si  vagues,  indéterminés,  nous  sentions  en  lui,  non  sans 
timidité,  malgré  son  sourire  de  bienveillance  et  de  douceur, 
la  forme  la  plus  cohérente  et  stable  qu'un  être  humain  puisse 
atteindre,  un  système  d'idées,  sentiments  et  habitudes  complet 
et  fermé,  une  âme  définitivement  constituée  et  orientée 
depuis  longtemps,  et  qui  tirait  de  soi  toute  sa  force  et  son 
mouvement.  A  nous,  roseaux  insignifiants  et  sensibles  à  tous 
les  souffles,  il  apparaissait  comme  un  chêne  transplanté  là,  et 
qui  porte  en  soi,  couche  sur  couche,  bien  intégré  suivant  la 
loi  de  son  développement  et  par  la  force  de  sa  magnifique 
volonté,  tout  un  infini  passé.  Le  passé  du  Taine  qui  sur  les 
bords  du  lac  d'Annecy  écrivait  les  Origines  de  la  France  con- 
temporaine, c'était  ses  rêveries  d'enfance  dans  les  bois  des 
Ardennes,  ses  premières  ivresses  philosophiques  du  lycée 
Bourbon,  ses  immenses  lectures  d'École  Normale,  ses  médita- 
tions hégéliennes  de  Nevers  ;  c'était  About,  Prévost-Paradol, 
de  Suckau,  Planât;  c'était  Paris,  l'Ecole  de  médecine,  les 
Pyrénées,  Fontainebleau,  le  Journal  des  Débats,  les  salons  de 
l'Empire;  c'était  Guizot,  Sainte-Beuve,  Flaubert,  les  Con- 
court, Tourgueniev;  c'était  ses  méthodiques  voyages  de 
France,  d'Angleterre,  d'Italie  et  d'Allemagne,  un  prodigieux 
système  d'observations  et  d'idées  philosophiquement  liées  et 
classées,  sur  toutes  les  réalités  humaines  du  passé  et  du  présent, 
cinq  ou    six  littératures,  autant  de   philosophies  et  d'écoles 


4«-  Mai  i008. 


N«  184. 


PUBLICATIONS     NOUVELLES 


DR    LA 


LIBRAIRIE   HACHETTE   ET  C 


IB 


Boulevard  Saint-Germaixi,  79,  à  Paris. 


UAnnée  Scientifique  et  Indus- 

trieiiei  fondée  par  Louis  Figuier, 
51*  anoée  (1907),  par  M.  Emile  Gautier. 
—  Un  vol.  in-16,  avec  76  figures,  br.,  3  fr.  50. 

Junaift,  autant  qu'aujoardliui,  le  grand  public  ne 
i'mI  ÎDtéreasâ  au  moQTemeot  acienUfique  et  industriel. 
Rien  de  plue  aatarel  !  Jamais,  en  effet,  les  décou- 
irertes  n'ont  été  plus  nombreuses  et  jamais  les  progrès 
réalisés  n'ont  été  plus  rapides  ni  plus  impressionnants. 

La  conséquence  tonte  logique  d'un  tel  état  de 
cheeea  est  de  donner  un  intérêt  de  tout  premier  ordre 
ans  OQTrages  résumant,  en  les  mettant  à  la  portée  de 
tons,  les  découTortes  scientifiques  et  leurs  applications 
iadostrielies.  Et  tel  est  justement  l'objet  que  réalise  le 
Bsienz  dn  monde  L'Anal  Scientifique  et  Indtutriélle 
dont  nova  annonçona  aiigourd'hui  le  cinquante  et 
anième  rolnme. 

Dana  le  IItt*  de  cette  année,  M.  Emile  Gantier 
expose  arec  nne  ma!trise  réelle  tous  les  faits  scienti- 
fiqnea  accomplis  an  cours  de  ces  douze  derniers  mois. 

Citons  rapidement  les  principaux  chapitres  du  nou- 
veau Tolnme  :  La  navigation  aérienne  ;  —  Les  hjdro- 
planes  ;  ~-  Lea  progrès  de  la  phototélégrapbie  ;  —  La 
télégrapbie  sans  fil  transocéanique  ;  ~  La  téléphonie 
•ana  fil;  —  Le  problème  du  radium  ;  —  L'or  de  la  mer  ; 

—  La  tranamotation  du  cuivre;  —  La  question  de 
l'asote  ;  ->  Le  sang  du  chauffeur  ;  ^  L'identification 
des  taches  de  sang;  —  Cuti  et  ophtalmo-réaction  ;  — 
L'étiologie  du  cancer  cbes  l'homme  et  ches  les  sni- 
■aux  ;  —   L'alimentation  de  Paris  en  eaux  potables  ; 

—  Les  messageries  automobiles  ;  —  L'éclairage  des 
vagons  de  chemin  de  fer  par  l'acétylène  ;  —  Le  Métro- 
politain de  Paris;  —  Le  télémètre  du  commandant 
Gérard;  —  L'identification  obligatoire,  etc.,  etc. 

Infiniment  varié,  comme  l'on  voit,  le  nouveau  volume 
de  YAnnée  Scientifique  et  Industrielle  ne  le  cède  pas  en 
intérêt  à  ses  devanciers  et  mérite  de  tous  points  de 
figurer  parmi  lea  livres  utiles  que  toute  personne 
cultivée  doit  compter  dans  sa  bibliothèque. 

Petites  Villes  d'Italie  (Deuxième 

Série)  EMILÏE-MARCURS'OÈIBRIE,  par 
M.  André  MaureL  —  Un  volume  in-lô, 
broché,  3  fr.  50. 

M.  André  Maarel  continue  ici  l'artistique,  la  délicieuse 
promenade  qu'il  fit  k  travers  les  petites  villes  d'Italie 
et  dont  il  noun  conta,  l'an  dernier,  la  première  partie, 
sons  ce  même  titre,  en  un  volume  qui  eut  un  grand 
soccès  et  qne  couronna  l'Académie  française. 

L'exquise  promenado  !  Los  petites  villes  d'Italie, 
tentes  u  fertiles   en  souvenirs  historiques  et   toutes 


marquées  d'un  subtil  cachet  d'art,  nous  apparaissent 
sous  la  plume  évocalrice  de  M.  André  Maurel. 

Voici  Pavie  aux  grandes  ombres  d'Histoire  ;  Plainance, 
la  cité-labyrinthe  où  se  perdre  est  une  joie;  Parme; 
Modène,  la  ville  toute  jeunette  sous  l'écrasement  de 
ses  S  000  sns  ;  Bologne,  aux  richesses  trop  lourdes  ; 
Ferrare  ;  Ravenne,  la  ville  fantôme  qui  n'a  plus  de 
vivant  que  ses  légendes  héroïques  ;  Rimini  ;  Pesaro  ; 
Ancône;  Pérouse  ;  Spolète  ;  Terni  ;  Orvieto,  etc. 

M.  André  Maurel  sait  à  merveille  appuyer  le  charme 
de  ses  impressions  personnelles  à  la  forte  muraille  de 
la  vérité  historique  ;  et  ainsi  chaque  ville  nous  est 
montrée,  non  seulement  avec  ses  grâc«s  naturelles, 
mais  encore  sous  le  casque  des  siècles,  sous  l'empreinte 
du  passé. 

Riche  et  abondante  se  développe  également  la  partie 
artistique  :  chacune  de  ces  églises  aux  pierres  peintes 
ne  renferme-t-ello  pas  nne  toile  fameuse,  une  signature 
de  maître  7 

Tous  ceux  qui  ont  laissé  en  Italie  des  souvenirs  ou 
qui  ré  vent  à  elle  de  désir,  liront  avec  joie  ce  livre 
d'évocation  délicate  et  forte. 

DU    MÊME    AUTEUR    : 
Petites  ViUea  d'Italie.  !'•  série.  Toicane,  Vénétie.  — 

V  édition.  —  Un  vol.  in-i6,  broché,  3  ft*.  60. 
{Ouvrage^eow'onné  par  F  Académie  françaite) 

Musiciens  d'aujourd'hui,  par 

M.  Romain  Rolland,  —  Un  vol.  in-16, 
broché,  3  fr.  50. 

TABLE  DBS  MATIÈRES  :  Bcrlioz.  —  Wag- 
fier  :  «  Siegfned  »,  «  Tristan  ».  —  Camille 
Sainl-Saëns,  —  Vincent  d*lndy.  —  Richard 
Strauss.  —  Hugo  Wolf,  —  Bon  Lorenzo 
Perosi.  —  Musique  française  et  musique 
allemande.  —  «  Pelléas  et  Mélisande  »  de 
Claude  Bebussy.  —  «  Le  Renouveau  »,  Es- 
quisse du  mouvement  musical  à  Paris, 
depuis  1870. 

L'auteur  a  voulu  peindre  quelquos-unes  des  princi- 
pales personnalités  musicales  de  l'heure  actuelle. 

Ces  portraits  sont  précédés  par  ceux  des  deux 
figures  qui  dominent  toute  la  musique  de  la  seconde 
moitié  du  XIX*  siècle  :  Berlioz  et  'Wagner. 

Dans  la  seconde  psrtie  du  livre,  on  a  essayé  de 
montrer  le  réveil  et  l'essor  surprenant  de  la  musique 
française  depuis  1870.  M.  Romain  Rolland  fait  l'his- 
toire rspide  de  son  évolution,  en  étudiant  successi- 
vement les  différents  rouages  de  l'organi^tation 
musicale  à  Paris  depuis  1870  :  les  grands  concerts,  la 
Société  Nationale  de  musique^  la  ScholaCantorum,  etc.; 


PUBLICATIONS  NOUVELLES   DE   LA  LIBRAIRIE   HACHETTE  ET   C-. 


et,  tout  en  8*efforç«nt  de  mettre  en  pleine  lumière 
le  mérite  et  le  dévouement  admirable  do  ceux  qui 
ont  été  les  artisans  de  notre  résurrection  musicale,  il 
ne  s'est  point  interdit  de  juger  librement  leur  œuvre. 

DU  MéMB  auteur: 

Vie  de  Michel-Ange,  Un  vol.  In-i6«  broché,  t  fir. 
Vie  de  Beethoven.  Un  vol.  in-16,  broché,  S  fr. 
Jtfusjoïeiis  d'AutretoiB,  Un  vol.  {Soug  prute). 

MolièrOi  par  M.  Eugène  Rigal,  pro- 
fesseur de  lillérature  française  à  T  Uni- 
versité de  Montpellier.  —  Deux  volumes 
in-16,  brochés;  chaque  volume,  3  fr.  50. 

«  Marquer  le  plus  nettement  possible  la  eourbe  décrite 
par  le  génie  de  Molière;  —  indiquer  le  caractère  et  lo 
mérite  propres  de  chaque  pièce  et  les  rapports  essen- 
tiels des  pièces  entre  elles  ;  •—  Tarier  les  points  de  vue 
d'oti  ellespeuTODt  être  examinées  ;  —  profiter  des  occa- 
sions les  plus  propices  pour  traiter  rapidement  les 
questions  générales  qui  intéressent  l'art  de  Molière  el 
l'art  classique  tout  entier  ;  —  voir  comment  des  œuvres 
de  théâtre  sont  con&truites  et  comment  rautenr.y  a 
concilié  ce  qu*il  lui  plaisait  d'y  mettre  d'observation 
précise,  de  satire  hardie,  d'idées  ou  de  thèiet  fécondes 
avec  ce  qu'il  devait  au  simple  amusement  de  ses  spec- 
tateurs ;  —  le  plus  souvent  s'installer  au  cœur  des  oeu- 
vres et  s'efforcer  d'en  bien  voir  la  nature  et  Torganisa- 
tion  ■,  tel  a  été  le  dessein  de  M.  Rigal  dans  cet  ouvrage 
d'une  lecture  agréable  et  facile,  à  la  portée  de  tous,  et 
qui  vient  s'ajouter  heureusement  k  la  série  d'études  du 
même  auteur  sur  le  Théâtre  français. 

DU   MÊME  AUTEUR   : 
Le  Théâtre  trançaie  avant  la  période  oUagique.  — 
Un  vol.  in-ld,  broché.  3  fr.  50. 

L'Idéal  Moderne.  La  Question 
morale;  la  Question  sociale;  la 
Question  rellgleuseï  par  m.  Paul 
Gaultier.  I.  L'Indépendance  de  la  Morale, 
II.  La  Renaissance  de  VIdéal  antique,  111.  La 
Défense  de  V Individualisme,  lY.  La  Morale 
el  la  Société.  V.  La  Crise  de  la  Charité, 
VI.  La  Vraie  Justice.  VII.  V Antinomie  so- 
ciale. VIII.  La  Morale  et  la  Religion,  IX.  La 
Science  et  la  Foi,  X.  La  Religion  et  fE.p^t 
modeime,  —  Un  vol  in-16,  broché  :  3  fr.  50. 

Dans  ce  livre  magistral,  M.  Paul  Oaultier  discute 
avec  sa  verve  et  sa  profondeur  de  pensée  habituelles  les 
principaux  problèmes  qui  se  posent  i  la  conscience 
moderne.  En  se  plaçant  au  point  de  vue  d'un  spiritua- 
lisme intégral,  il  les  renouvelle  et  y  apporte  des  solu- 
tions où  viennent  se  fondre  en  une  synthèse  supé- 
rieure, avec  lo  courant  de  la  tradition,  les  aspiratious 
de  notre  temps  et  le  travail  de  la  pensée  cou  tempera  ine. 

D'un  intérêt  passionnant,  en  même  temps  qu'il  les 
met  au  point  et  les  concilie  en  les  dépassant,  cet  on- 
.  vrage  foi*me  une  véritable  Somme  des  idées  qui  agitent 
notre  époque  touchant  la  morale,  la  société  et  la  reli- 
gion. Écrit  dans  une  langue  accessible  &  tous,  il  est 
incontestablement  un  de  ceux  qu'il  faut  avoir  lu  et  que 
tout  le  monde  voudra  lire. 


DU    MEME    AUTEUR   : 
Le  Rire  et  le  Caricature,  ~  2«  édi  tion  .  —  Un  vol.  3  fr.  50. 

(Couronné  par  l'Académie  française.) 
Le  Sens  de  l'Art.    —  3*  édition.  —  Un  vol.  3  fr.  50. 
(Csimsé  fir  l'iialMa  iet  Niescii  Mistos  it  fsUtlisci.) 

Les  Huit  ParadiSi  perse,  asie- 

MINEURE,   CONSTANTlNOPLEy    par   la 

Princesse  O.-V.  Bibesoo.  —  Un  volume 

in-i6,  broché,  3  fr.  50. 

On  pénètre  comme  par  onehantement  dans  ces  Huit 
Paradis  qui  sont  huit  villes  d'Orient  les  plus  célèbres 
de  la  Perse  et  de  l'Asie  Mineure.  On  les  surprend  en 
pleine  ivresse  de  printemps. 

Mais  dans  leur  prestigieux  décor  des  hommes  vivent, 
qui  sont  les  héritiers  d'une  civilisation  merveilleuse. 
C'est  leur  Ame  et  leur  pensée  qu'il  importe  de  connaître. 

Une  admirable  fraîcheur  d'impression  fait  de  ce 
livre  de  prose  une  ouvre  d'une  originale  poésie,  toute 
de  sincérité,  d'émotion  neuve. 

Par  des  traductions  de  poèmes  et  de  chants  popu- 
laires persans,  le  livre  de  la  princesse  Bibesce  olTre  en 
outre  aux  curieux  de  littérature  orientale  un  très 
délicat  et  très  rare  attrait.  A  Téhéran,  dans  les  jardins 
d'iris  du  Scfaah  de  Perse  et  dans  les  roseraies  d'Ispahan 
nous  entendrons  parler  de  Firdousi,  l'Homère  persan, 
do  Saadi,  d'Uafis  et  de  ce  philosophe  poète,  Omar 
Khâyyâm  que  Renan  et  Théophile  Gautier  ont  consi- 
déré comme  le  plus  surprenant  des  génies  de  la  Perse. 

Quelques  très  curieuses  traductions  du  Koran, 
d'émouvantes  anecdotes  sur  la  vie  du  prophète  Mahomet, 
des  détails  pittoresques  sur  certaines  cèrémonios  reli- 
gieuses particulières  &  l'Islamisme  des  Sohiites,  une 
étude  vive  et  originale  sur  la  condition  des  femmes  en 
Perse,  des  descriptions  de  paysages  d'une  grâce  unique 
alternant  avec  des  dialogues  et  des  contes,  donnent  au 
livre  une  variété  de  ton  très  séduisante.  Et  le  récit 
s'achève  sur  une  vision  de  Gonstantinople,  la  plus 
belle  ville  du  monde,  la  plus  attristante  aussi,  parce 
qu'on  y  rencontre  k  tout  instant  l'image  de  la  Mort. 

Associations  et  Syndicats  de 

Fonctionnaires!  étude  légis- 
lative, par  M.  J.  Jeanneney,  député 
de  Ja  HauLe-Saône.  —  Un  volume  in-16, 
broché,  3  fr.  50. 

La  question  du  droit  d'Association  entre  des  Fono- 
tionnaires  est  une  des  plus  importantes  et  des  plus 
délicates  que  le  Parlement  soit  appelé  à  régler. 

Elle  touche  un  très  grand  nombre  de  citoyens,  puisque 
les  statistiques  n'évaluent  pas  à  moins  de  huit  cent  mille 
personnes  les  employés,  agents  ou  so.us-agent8  direc- 
tement attachés  &  nos  divers  services  publics. 

Elle  touche  aussi  des  points  de  droit  du  plus  vif 
intérêt  :  forme  et  limite  de  la  liberté  d'organisation' 
collective  ;  légitimité  des  associations  ;  garanties  dues 
aux  fonctionnaires  par  l'État. 

Tous  ces  problèmes  sont  traités  dans  ce  volume  par 
M.  Jbannenbt,  rapporteur  de  la  Commission  chargée  de 
les  élucidor,  avec  les  qualités  d'un  juriste,  d'un  parle- 
mentaire et  d'un  écrivain  délicat,  pittoresque  et  précis. 
L'auteur  n'a  pas  de  peine  à  nous  persuader  que  nous 
sommes  &  une  heure  où  personne  ne  saurait  se  dire 
indifférent  à  de  telles  quetitions,  et  où  il  ne  peut  suffire 
ni  de  s'alarmer  confusément  ni  de  s'entr'exoiter  vers 
des  chimères. 


PUBLICATIONS   NOUVELLES   DE   LA    LIBRAIRIE   HACHETTE   ET    O* 


Le  Sentiment  de  la  Nature  en 
Francei  de  J.-J.  Rousseau  à 
Bernardin   de  Saint-Plerre.   Essai 

sut  les  rapports  de  la  lUtérature  et  des 
mœursj  par  M.  Daniel  Mornett  docteur 
es  lettres,  agrégé  de  TUniversilé.  —  Un 
volame  in-8*,  broché,  7  fr.  50, 

Nulle  théorie  n'a  été  plus  discutée  que  celle  de  Taine 
nr  les  liens  qui  nnisseni  la  littëratnre  et  les  mœurs, 
le  génie  et  le  milieu.  Mais  les  discussions  s'en  sont 
tenues  le  plus  sourent  4  d'asses  vagues  généralités. 
Le  livre  de  M.  Momet  est  un  effort  pour  étudier,  sur 
an  point  précis  et  pour  une  période  limitée,  ces  actions 
et  réactions  de  la  vie  courante  et  de  la  vie  littéraire. 

La  méthode  employée  est  rigoureusement  histo- 
rique; tous  les  textes,  Journaux,  Mémoires,  Corres- 
pondances, Récits  de  voyageurs.  Romans,  Poèmes, 
même  de  nombreux  documents  inédits  ont  été  soignou- 
seraeat  étudiés  et  groupés.  Les  conclusions  qui  s'en 
dégagent,  même  lorsqu'elles  contredisent  les  idées 
recnea,  sont  donc  très  solidement  justifiées. 

Ajoutons  que  Tétude  aborde  constammeut  des  sujets 
dont  l'intérêt  et  le  pittoresque  sont  encore  vivants 
et  où  le  Boud  de  l'information  minutieuse  peut  ne 
pas  nuire  au  plaisir  de  la  lecture. 

Au  Japon.  Promenades  aux  Sanc- 
tuaires de  TArti  par  M.  Gaston  Migeon, 
conservateur  au  Musée  du  Louvre.  —  Un 
volume  in-16,  illustré  de  68  gravures, 
broché,  4  fr. 

Ou  almagine  trop  volontiers  que  le  Japon  tient 
tout  entier  au  cœur  frisé  d'un  chrysanthëme.  Il  y  a  un 
autre  JsiHin  que  celui  des  mousuiés  :  au-dessus  de  la 
maison  de  thé,  se  dresse  le  Temple.  G'ast  cet  autre 
Japou  que  contemple,  qu'étudie  l'auteur  de  ce  livre. 

A  pénétrer  ainsi  en  l'intimité  de  ce  peuple  japonais 
qui,  pondant  des  siècles,  consacra  à  l'art  les  res- 
sources prodigieuses  d'une  imaginstion  raffinée,  on  est 
vite  profondément  intéressé  et  ravi  par  la  découverte 
d'une  tradition  artistique  extrêmement  féconde  et 
variée. 

Cette  tradition,  ce  livre,  à  force  de  recherches  gui- 
dées par  une  haute  érudition  et  une  sensibilité  propre 
a  s'assimiler  ces  choses  délicates,  ce  livre  en  a  réuni 
tous  les  éléments  et  l'expose  dans  son  entière  beauté. 

Une  Française  au  Maroc,  par 

H"*  Mathilde  Zeys.  Avec  une  préface  de 
U.  G.  Hanotaux,  de  l'Académie  française. 
—  Un  volume  in-46,  illustré  de  50  gra- 
vures tirées  hors  texte  d'après  des  pho- 
tographies» broché,  4  fr. 
Ob  lira  avec  intérêt,  à  l'heure  où  toute  l'Europe  s 
les  yonx  fixés  aiir  lo  Maroc,  ce  livre  dont  M.  Oabriel 
Hanotaux,  en    sa   préface,  dit   «  qu'il  instruit,  qu'il 
éclaire,  qu'il  prépare  les  voies;  qu*il  met  en  garde 
eotttre  bien    des  préjugés  ;  qu'il  expose  le  passé   et 
laisse  entrevoir  l'avenir  ». 

Ceat  tout*;  une  terre,  toute  une  race,  toute  une  civi- 
lisation que  M***  Zeys  nous  décrit.  Sous  la  force  domi- 


nante de  leur  religion  fanatique,  les  Marocains  nous 
apparaissent,  présentés  avec  une  extrême  vérité  simple 
et  convaincante  :  c*est,  après  Allah,  le  sultan,  les 
ministres,  toute  une  forme  de  gouvernement  et  d'admi- 
nistration ;  c'est  le  peuple  et  ses  mœurs,  ses  coutumes  ; 
c'Mt  la  vie  des  femmes,  depuis  le  harem  jusqu'à  la 
tente  dans  les  campagnes;  c'est  les  rapports  entre 
Marocains  et  Européens  ;  c'est  la  vie  européenne  dans 
ce  pays  hostile  ;  c'est  le  Maroc  entièrement  fouillé  par 
un  esprit  observateur  et  clair,  et  exposé  dans  les 
moindres  détails  de  sa  vie  physique  et  morale. 

Voyage  en  Portugali  par  mm.  g. 

de  Beauregard  et  L.  de  Fouchier,  — 

Un  volume  in-16,  illustré  de  46  gravures, 
broché,  4  fr. 

La  terre  de  Braganee,  oh  viennent  de  se  passer 
de  si  dramatiques  événements,  est  l'un  des  coins  du 
monde  les  plus  gracieux,  les  plus  exquis  :  la  nature  a 
de  ces  ironies  cruelles;  elle  prête  sans  pudeur  la 
beauté  de  ses  décors  aux  pires  aventures,  et  les  arbres 
et  les  rivières  bleu  de  ciel,  et  les  vallées  profondes  et 
les  coteaux  riants  n'ont  pas  de  honte  pour  les  hommes. 

Avec  mille  renseignements  utiles  de  toutes  natures, 
des  considérations  justes  et  même  des  statistiques  ; 
avec  cette  présentation  «  artiste  »  des  paysages  et  des 
foules  ;  avec  une  documentation  historique  des  plus 
intéressantes  et  qui  ajoute  au  livre  un  intérêt  cruel- 
lement actuel,  cet  ouvrage  constitue  le  récit  de 
voyage  aimablement  évocateur  et  le  parfait  guide 
pratique  du  touriste  au  royaume  de  Dom  Manuel  II. 
{Collection  de  Voyages  illustrés). 

Pour  jouer   la  Comédie  de 

Saloni  par  M.  André  de  Lorde.  — 
Un  volume  in-16,  sous  une  couverture 
artistique  en  couleurs,  broché,  3  fr.  50. 

Il  n'est  pas  de  distraction  plus  aimable  que  la 
Comédie  de  Salon,  mais  c'est  autre  chose  qu'un  jeu, 
c'est  un  art,  et  cet  art,  on  a  négligé  jusqu'ici  de  pré- 
ciser les  moyens  de  le  pratiquer. 

Si  l'on  songe  à  tout  ce  qui  comporte  la  représenta- 
tion, cfaes  soi,  d'un  simple  petit  acte  :  choix  de  la  pièce, 
distribution  des  rôles,  méthode  pour  les  apprendre, 
répétitions,  mise  en  scène,  arrangement  du  théétro, 
de  la  salle,  science  du  maquillage,  du  costume,  on 
conviendra  qu'il  est  impossible  de  s'improviser  direc- 
teur et  acteur  sans  posséder  une  manière  de  guide. 
Or,  il  n'existait  jusqu'ici  aucun  volume  oh  fut  traité 
spécialement  et  complètement  un  sujet  auquel  s'inté- 
ressent tant  de  personnes. 

L'ouvrage  de  M.  André  de  Lorde,  auteur  dramatique 
applaudi  et  comédien  -  amateur  réputé,  reudra  les 
plus  grands  services  à  tous  ceux  qui  aiment  la  CSomédie 
de  Salon. 

BardOUXf  Notice  historique  lue  en 
séance  publique  le  7  décembre  1907,  par 
M.  Georges  Picot,  secrétaire  perpétuel 
de  l'Académie  des  sciences  morales  et  po- 
litiques. —  Un  vol.  petit  in-16,  br.,  60  cent. 


PUBLICATIONS   NOUVELLES  DE   LA   LIBRAIRIE  HACHETTI':  ET  C\ 


Encyclopédie  des  Connais- 
sances agriCOleSi  publiée  par  une 
réunion  de  membres  de  TEnseignemenl 
agricole,  sous  le  patronage  de  MM.  Adolphe 
Caknot,  membre  de  l'Institut,  Ed.  Mamelle, 
SOUS' directeur  de  V Agriculture^  et  sous  la 
direction  de  M.  E.  Cbancrin,  ingénieur- 
agronome,  directeur  d'École  d'agriculture. 

MISE  EN  VENTE   : 

Les  Prairies,  par  M.  Malpeaux,  directeur 
de  VÉcole  d'agriculture  du  Pas-de-Calais. 
—  Un  volume  in-16,  cartonné,  1  fr.  50. 

Au  cours  du  xxx*  siècle,  U  culture  des  plantes  four- 
ragères s'est  accrue  d'une  façon  remarquable;  elle 
8'accrott  encore  aujourd'hui.  La  principale  cause  de  ce 
développement  est  surtout  l'extension  donnée  à  Télé- 
Taf^e  du  bétail  pour  la  production  de  la  viande,  du 
lait  et  do  ses  dérivés  (beurre,  fromage). 

Dans  cet  ouvrage  aur  les  plantes  fourragères  l'auteur 
a  eu  une  double  intention  :  d'abord  examiner  les 
meilleures  méthodes  de  culture  permettant  d'obtenir 
un  plus  grand  rendement;  ensuite  indiquer  l'impor- 
tance des  plantes  fourragères  servant  à  ralimentation 
du  bétail. 

Le  Houblon,  par  M.  G,  Moreau,  professeur 
à  l'École  nationale  des  Industries  agricoles 
de  Douai.  —  Un  volume  in-16,  cartonné, 
75  cent. 

Le  Tabac,  par  M.  F.  de  Gonfbvron,  ingé- 
nieur-agronome,  vérificateur  de  la  culture 
des  tabacs.  —  Un  volume  in-16,  cartonné, 
75  cent. 

EN  VENTE   : 

Chimie  générale  appliquée  à  V Agriculture.  2  fr .  50 

Chimie  agricole t  fr.  50' 

Forêts,  Pâturages  et  Prés,  Bois 1  fr.  50 

La  Bière 50  cent. 

Les  EauxHie-vie  et  les  Alcools I  fr.  50 

Les  Essences  et  les  PariUms i  fr.  25 

Laiterie,  Beurrerie,  Fromagerie i  fr.  25 

Huilerie  agricole 75  cent. 

Les  Plantes  textiles 50  cent. 

Les  Conserves  alimentaires i  fr.  80 

Viticulture  moderne 3  fr.    * 

*    * 

Poètes  et   Névrosés   {Hoffmann, 

Quincey,  Edgard  Poe,  Gérard  de  Nerval), 
par  Arvède  Barine.  —  Deuxième  édi- 
tion. —  Un  volume  in-16,  broché,  1  fr, 

PiCCioldi   par  X.-B.  Sainidne.  —  Un 
volume  in-16,  broché,  1  fr. 
(Romans,  Nouvelles  et  Œuvres  diverses.) 
♦ 


Comment     visiter     TÉgypte. 

Guide  pratique  du  Tounste.  Illustrations 
en  couleurs  de  A.-O.  Lamplough.  —  Un 
volume  in- 16,  cartonnage  toile,  3  fr. 

PUBLICATIONS  CLASSIQUES 

Éléments  de  Géométrie,   par  m. 

Carlo  Bourlet,  professeur  au  Conserva- 
toire des  Arts  et  Métiers,  professeur  ho- 
noraire de  Mathématiques  spéciales  au 
lycée  Saint-Louis,  contenant  762  exercices 
rédigés  conformément  aux  programmes 
de  TEnseignement  secondaire  des  garçons 
1*  et  2*  cycles,  classes  de  4*  et  3*  A,  de  2* 
et  1~  A  et  B,  et  de  l'Enseignement  secon- 
daire des  jeunes  ûlles  3%  4*  et  5*  années. 

—  Un  vol.  in-16,  cartonnage  toile,  2  fr.  50. 

Manuel  de  Travaux  pratiques  de 
Chimie   organique,    par  mm. 

p.  Freundler,  docteur  es  sciences,  chef 
des  Travaux  pratiques  à  la  Faculté  des 
sciences,  et  R.  Marquis,  docteur  es  scien- 
ces, préparateur  à  la  Faculté  des  sciences. 
Deuxième  édition  revue  et  transformée, 
précédée  d'une  préface  de  M.  A.  Hallbr, 
membre  de  l'Institut,  professeur  à  la  Fa- 
culté des  sciences,  directeur  de  l'École  de 
physique  et  de  chimie  de  la  Ville  de  Paris. 

—  Un  volume  in-8%  cartonnage  toile,  10  fr. 

Les  Grands  Poètes  modernesi 

par  MM.  J.  Boitel,  directeur  de  l'École 
Turgot,  agrégé  de  l'Université,  membre 
du  Conseil  supérieur  de  rinstruction  pu- 
blique, lauréat  de  l'In s ti lut  (pria? //a/p/tcn), 
et  L.  Brossolette,  professeur  de  littéra- 
ture française  à  l'École  normale  d'institu- 
teurs de  la  Seine.  Choix  de  Poésies  à  Tusage 
des  lycées  et  collèges  de  garçons  et  de 
jeunes  filles,  des  écoles  normales  d'Insti- 
tuteurs et  d'institutrices  et  des  écoles  pri- 
maires supérieures  de  garçons  et  de  filles. 

—  Un  volume  in-i6,  cartonné,  2  fr.   50. 

Programme  des  Conditions  exigées 
pour  l'admission  à  l'Ecole  Poly- 
technique en  1908.  —  Brochure 
in-16,  30  centimes. 

Programme  des  Conditions  d'admis- 
sion à  l'École  spéciale  mili- 
taire en  1908.  -  Broch.  in-16, 30  cent. 


Paru.  —  Imp.  E.  Capiomomt  et  0%  ne  -de  Seine,  57. 


TAINE  II 


d'art,  autant  de  civilisations,  plusieurs  époques  historiques 
analysées  à  fond,  en  des  études  où  se  concentre  Fessence,  et 
dont  il  n'a  développé  que  la  moindre  partie  dans  son  œuvre 
publiée,  —  toute  la  vaste  enquête  entreprise  dès  vingt- trois  ans, 
et  qui,  du  La  Fontaine  et  du  Tite-Live  jusqu'à  V Intelligence,  les 
Notes  sur  T Angleterre  et  les  Origines,  n'eut  pour  objet  que 
l'âme  et  l'esprit  humains,  leur  structure,  leur  mécanisme,  les 
lois  de  leurs  variétés  et  variations,  manifestés  à  travers  les 
siècles  par  l'infinie  diversité  des  œuvres. 


Je  le  revois  dans  ce  jardin  de  Boringe  où  il  se  promenait  à 
petits  pas,  tête  baissée,  à  la  recherche  de  ses  idées,  ou  bien  lais- 
sant en  silence,  après  quelque  long  effort  de  lecture  et  de 
réflexion,  son  travail  s'organiser  en  lui,  cuvant,  c'était  son 
expression,  tout  ce  qu'il  venait  d'accumuler  pour  tel  nouveau 
livre  ou  chapitre,  de  pensée  et  de  lecture  dans  le  profond  réser- 
voir de  son  esprit.  Je  le  revois  le  matin,  au  premier  déjeuner 
que  je  prenais  souvent  en  tête-à-tête  avec  lui,  dans  la  salle 
claire  d'où  l'on  voyait,  au  dehors,  des  dahlias,  des  pelouses, 
une  grande  azalée  s'encadrer  dans  la  lumineuse  vigne  vierge  des 
fenêtres.  Heure  légère  I  —  des  corbeilles  de  fruits  sur  la  table, 
un  bourdonnement  d'abeilles,  des  parfums  ;  par  delà  les  vignes 
le  bleu  engourdi  encore,  la  mei^veille  lisse  et  bleue  du  grand 
lac.  Il  entrait,  grand,  maigre  déjà  de  la  maladie  qui  devait 
l'emporter,  simple  dans  son  épaisse  vareuse  de  peluche  brune, 
un  mince  chapeau  de  feutre  abaissé  sur  ses  yeux  fatigués. 
Après  une  solide  soupe  rustique  d'herbes  et  de  pommes  de 
terre,  il  commençait  à  siroter  un  peu  de  café  noir,  en  causant 
de  son  travail,  de  ses  difficultés,  de  son  sommaire,  de  ses  for- 
mules, de  ses  faits  caractéristiques,  avec  quelle  candide 
bienveillance,  quelle  naturelle  confiance  de  trouver  en  autrui 
son  semblable  et  son  égall  —  partant  toujours  de  l'exemple 
sensible,  du  petit  fait  vivant,  arrivant  toujours,  à  propos 
d'histoire,  de  critique,  de  psychologie,  des  méthodes  dans  les 
sciences  morales,  à  propos  de  la  France  moderne  et  des  autres 
peuples,  à  propos  de  son  expérience  des  hommes  et  de  la  vie. 


12  LA     REVUE     DE     PARIS 

à  des  formules  générales  et  des  définitions.  Peu  à  peu,  derrière 
seg  lunettes,  ses,  pâles  prunelles,  qu3  cinquante  ans  de  lecture 
avaient  usées,  repliaient  en  dedans  leur  regard;  elles  louche tr- 
taient  et  se  croisaient  davantage,  étrangement,  à  mesure  que 
sa  pensée,  se  rapprochant  des  causes  et  de  Tessence,  le 
prenait  tout  entier,  jusqu'à  Tenlever,  semblait-il,  au  lieu  et  au 
moment,  jusqu'à  lui  faire  oublier  l'interlocuteur  et  quitter  le 
tutoiement  avunculaire  pour  un  vous  abstrait  et  collectif. 

Méditer  le  souvenir  de  ce  visage,  c'est  revenir  à  une  haute 
leçon  de  sagesse  et  de  tenue.  Pour  l'avoir  connu,  j'imagine 
mieux  le  regard  de  Marc  Aurèle,  son  maître,  dont  le  livre  ne 
quittait  pas  son  chevet.  Stoïcienne,  sa  physionomie  l'était  par 
la  sérénité,  la  calme  expression  de  candeur  et  de  noblesse 
intellectuelle.  Stoïcien,  depuis  longtemps  il  l'était  de  disci- 
pline et  d'âme,  par  sa  maîtrise  de  soi-même,  son  équanimité, 
sa  douceur,  son  simple  et  bienveillant  sourire,  son  indulgence 
à  autrui  et  sa  sévérité  pour  lui-même.  On  sentait,  comme 
Vacherot  l'avait  dit  tant  d'années  auparavant  à  l'École  Nor- 
male «  qu'il  n'était  pas  de  ce  monde  »,  qu'il  vivait  dans  une 
région  supérieure  à  la  nôtre,  étranger  à  nos  passions  et  nos 
plaisirs.  On  devinait  aussi,  sous  sa  tranquillité,  malgré  son 
optimisme  philosophique  et  sa  foi  dans  l'avenir  de  l'homme, 
sa  tristesse  foncière. 

Dès  l'âge  de  vingt-trois  ans  il  avait  connu  le  besoin  de  soli- 
tude et  de  silence,  les  lassitudes,  les  crises  d'un  tempérament 
hypocondriaque,  et  ce  qu'à  son  époque  on  appelait  le  spleen. 
Sa  réaction  à  la  vie  se  faisait  en  souffrance,  et  c'est  pourquoi 
il  a  tant  travaillé.  Brisé  déjà  par  la  maladie  qui  devait  l'em- 
porter, il  eut  le  seul  mot  de  découragement  que  je  connaisse 
de  lui.  Le  médecin  lui  avait  défendu  d'écrire,  même  de  noter 
au  crayon  les  idées  qui,  malgré  tout,  continuaient  de  naître  en 
lui.  Il  se  jugeait  perdu,  et  nous  osions  prononcer  devant  lui 
des  paroles  d'espérances.  Il  répondit  seulement  :  «  Pourquoi 
vivre  si  je  ne  puis  plus  travailler?  »  Oublier  la  vie  dans  le 
rêve  actif  et  organisateur  du  travail,  trouver  son  refuge  dans 
les  domaines  abstraits  de  la  Science  et  les  «  alibis  »  de  l'his- 
toire et  de  l'art,  contempler  les  causes  et  les  lois  dont  la  vue 
rassérène,  parce  qu'elles  participent  du  permanent,  comprendre 


TAINE 


l3 


Tordre,  Taccepter,  et  tâcher  à  s'y  ranger,  se  maintenir  au- 
dessus  des  inutiles  soucis  qui  usent  et  font  dévier  la  pensée 
des  directions  voulues,  se  dominer,  a  se  tenir  »,  combattre  en 
soi  Témotion  par  où,  dans  un  désarroi  de  la  volonté,  fuit  sou- 
dain l'énergie  du  cerveau,  s'exprimer  sans  gestes  ni  phrases 
d'un  ton  uni,  à  voix  basse,  avec  les  mots  les  plus  simples,  qui 
sont  toujours  les  plus  exacts  :  ces  consignes  aristocratiques  et 
stoïques  avaient  fini  par  modeler  à  demeure  sa  personne  et  sa 
physionomie.  Par-dessus  tout  il  admirait  les  équilibres  atteints, 
la  sagesse  et  la  perfection  de  la  santé,  les  justes  harmonies,  le 
contentement  de  l'être  bien  développé,  suivant  son  type,  bien 
adapté  à  son  milieu  et  qui  ne  cherche  son  bonheur  qu'à  l'in- 
térieur de  sa  loi  et  de  ses  limites  naturelles.  Il  s'interdisait,  il 
blâmait  les  effusions  romantiques,  les  confessions  de  désir  et 
de  douleur.  Et  pourtant,  par  une  contradiction  dont  il  ne 
s'apercevait  pas,  il  les  admirait  chez  les  grands  poètes  de  sa 
jeunesse.  C'est  qu'au  fond  il  était  un  enfant  de  son  siècle  dont 
la  maladie  l'avait,  lui  aussi,  touché.  Il  connaissait  l'inquiétude 
moderne.  11  avait  constaté  dans  l'homme  et  en  lui-même  un 
invincible  besoin  d'ailleurs  et  d'au-delà  qui  reste  insatisfait 
dans  notre  monde.  Mais  à  ce  désaccord  entre  le  plus  humain 
de  nos  désirs  et  notre  condition,  il  jugeait  qu'il  faut  se  résigner 
parce  qu'il  y  voyait  une  nécessité  de  notre  nature,  comme 
dans  telle  plante,  l'avortement  constant  d'une  étamine.  «  Nous 
parviendrons  à  la  vérité,  non  au  calme  )>,  avait-il  écrit.  Mais 
pour  ce  romantique  dressé  à  la  science,  nourri  de  Marc  Aurèle, 
de  Spinoza  et  de  Goethe,  la  vue  et  l'intelligence  des  éternelles 
vérités,  c'était  le  commencement  de  la  paix  de  l'âme  et  de  la 
soumission  aux  lois.  Rien  d'autre  ne  lui  suffisait.  «  Les  idées 
générales,  c'a  été  mon  pain  quotidien  »,  nous  dit-il  —  de 
quelle  voix  de  résignation  I  —  quelques  jours  avant  sa  mort, 
quand  pour  la  première  fois  il  sentait  ce  pain-là  lui  manquer. 
Et  quelques  mois  auparavant  :  «  J'ignore  l'amusement  ».  Il 
voulait  dire  les  brèves  illusions  ordinaires  par  quoi  les  autres 
hommes  se  distraient  et  trouvent  la  gaieté,  ce  «  singulier  oubli 
de  la  condition  humaine  ».  Une  seule  illusion  lui  était  efficace  : 
le  travail.  «  On  ne  travaille  que  pour  ne  pas  se  ronger.  » 

Dans  la  nature,   qu'il  a  tant  aimée,  il  voyait  partout  les 
images  et  les  exemples  de  cette  paix  et  de  cette  obéissance  à 


l4  LA     REVUE     DE     PARIS 

Tordre  qu'il  cherchait  à  se  commander.  Il  la  regardait,  cette 
nature,  bien  moins  en  peintre  qu'en  philosophe  poète  qui 
s'émeut  de  percevoir  le  permanent  dans  l'éphémère,  et  de 
l'esprit,  sous  les  matérielles  apparences*.  Certes  il  était  sen- 
sible à  tous  les  prestiges  de  la  forme,  de  la  couleur,  de  l'ombre 
et  de  la  lumière  ;  mais  ces  modes  visibles  des  choses  lui  étaient 
comme  un  langage  où  se  traduit  de  l'âme  —  âme  primitive  et 
simple  dont  il  comprenait  par  sympathie  poétique  toutes  les 
expressions.  Tendresse  virginale  du  délicat  bouleau,  force 
héroïque  du  chêne,  constance  et  gravité  du  sapin,  splendide 
bonheur  du  nuage  endormi,  <(  perçant  regard,  force  virile, 
sérénité  joyeuse  du  magnifique  soleil  »,  comme  il  a  parlé  de 
tout  cela,  comme  il  l'a  senti  I  —  non  pas  certes  extatiquement, 
à  la  façon  d'un  Shelley  impersonnel  et  dépourvu  de  centre, 
qui  se  projette  et  se  volatilise  dans  les  choses,  mais  lentement, 
en  le  méditant  pour  l'ajouter  à  lui-même,  pour  en  éclairer, 
apaiser,  simplifier  un  instant  son  moi  complexe,  souffrant  et 
puissant  de  moderne  et  de  penseur.  Tout  ne  fut  point  jeu  et 
fantaisie  dans  ses  sonnets  philosophiques  sur  ses  chats. 
Ludendo  dicere  verum,  c'en  est  l'épigraphe.  Dans  la  sérieuse 
tenue  du  silencieux  animal  qui  se  suffit,  dans  ses  longues 
poses  d'immobilité  sereine,  dans  la  modestie  et  la  perfection 
du  bonheur  que  chante  son  tiède  rouet  paisible,  il  nous  mon- 
trait en  souriant  une  leçon  naturelle  de  sagesse.  Mais  plus 
graves,  intimes  et  profondes  étaient  les  choses  que  lui  disaient 
les  êtres  tout  à  fait  simples  et  primitifs,  les  grands  végétaux 
dont  la  vie  plus  visiblement  mêlée  à  celle  de  toute  la  nature 
s'épanouit  en  dormant  sur  le  sein  pacifique  de  la  terre.  Il 

I.  «  Il  n'y  a  rieu  de  réel  dans  la  nature  sauf  les  éléments  de  l'esprit  et 
leurs  divers  groupes,  »  a-l-il  écrit.  Et  encore  :  «  Directement  le  type  de 
l'existence  est  l'événement  mental,  sensation  ou  image,  tel  que  la  conscience 
le  constate  en  nous  ».  Indirectement  et  vus  du  dehors,  selon  Taine,  ces 
événements  apparaissent  comme  mouvements,  le  mouvement  étant  l'élément 
de  la  nature  visible,  et  celle-ci  n'étant  qu'un  système  de  signes  corres- 
pondant aux  événements  mentaux  qui  ne  sont  point  des  phénomènes, 
c'est-à-dire  des  apparences,  mais  le  fonds  réel  des  choses.  «  Je  ne  suis  pas 
un  phénoméniste,  »  disait  Taine,  et  il  ajoutait,  en  souriant  de  la  barbarie 
du  mot  :  c  Je  m'appellerai  plutôt  un  éveniualisie,  »  Le  phénomène,  en  effet, 
suppose  le  noumèue,  ou  substance  inaccessible  et  inconnaissable.  Or,  selon 
Taine,  il  n'y  a  ni  substance,  ni  inconnaissable,  mais  des  groupes  et  des 
suites  de  faits  qui  en  eux-mêmes  sont  des  événements  moraux,  conscients 
ou  inconscients  suivant  leur  degré  de  complication. 


TAINE  l5 

louait  les  arbres  de  vivre  et  de  ne  point  penser.  11  les  aimait 
pour  leur  force  tranquille,  leur  paix  et  leur  silence,  pour  toute 
la  profonde  et  patiente  volonté  qui,  régulièrement,  au  cours 
d'un  siècle,  suivant  la  loi  du  type  étemel,  a  développé  l'iné- 
branlable colonne  du  tronc,  et,  chaque  avril  déplie,  hors  de  la 
gaine  du  bourgeon  les  tendres  feuilles  périssables.  Voyait-il  là 
comme  les  vieux  sages  de  Flnde  qui  disaient  T arbre  du  mondes 
le  vivant  symbole  de  la  nature  et  de  l'unité  de  tous  les  vivants 
successifs.^  En  1891  il  écrit  de  Barbizon  à  Madame  ïaine  : 
«  J'ai  passé  une  heure  su#  le  dos  à  regarder  une  feuille  de 
chêne  »,  une  de  ces  prin tanières  feuilles  «  longues  d'un 
pouce,  d'un  ton  jaune,  que  le  soleil  traverse  en  les  illuminant 
jusqu'au  cœur  ».  Sans  doute,  dans  la  translucidité  du  frais 
tissu,  il  contemplait  le  miracle  de  la  vie  fluante  et  ce  qu'un 
artiste  pressent  en  toutes  choses  :  l'éternelle  force  qui  produit 
les  étemelles  formes  et  dont  chaque  être  particulier  n'est 
qu'un  aspect  et  un  moment. 

Vers  la  fin  de  sa  vie,  quand  ressuscitait  le  printemps,  il 
allait  ainsi  passer  quelques  jours,  seul,  dans  sa  vieille  forêt  de 
Fontainebleau  pour  revoir  les  grands  chênes  de  sa  jeunesse. 
Dans  le  monde  des  créatures  élémentaires  il  avait  des  amitiés 
véritables  dont  il  ne  parlait  pas  ou  dont  il  ne  faisait  confidence 
que  rarement,  d'un  mot,  à  ses  plus  intimes  :  Un  jour  sur  la 
route  d'Annecy  où  nous  marchions  à  côté  de  lui,  se  détournant 
du  chemin  et  faisant  quelques  pas  dans  une  prairie  :  ce  Oui,  tu 
vois,   cette  petite   source  dans  l'herbe;  je  l'aime,  j'y  viens 
souvent  :  c'est  une  petite  chose  heureuse,  lumineuse,  cons- 
tante qui  vit  là  ».  A  Champel,  où  il  faisait  une  cure  triste, 
solitaire  et  patiente  :  ((  Et  puis  j'ai  l'Arve,  ce  large  torrent 
laiteux  et  véhément.  J'y  viens  chaque  soir;  je  m'assieds  sur 
cette  pierre.  »  Il  s'asseyait,  il  demeurait  immobile;  s'il  nous 
avait  permis  de  l'accompagner  nous   respections  le  .silence 
profond  et  presque  intimidant  où  il  tombait,  car  devant  les 
simples  choses  amies  il  cessait  de  raisonner,  de  suivre  tout 
haut  la  chaîne  de  ses  idéees.  Cela  durait  quelquefois  long- 
temps. On  sentait  que,  non  content  de  se  taire,  il  s'efforçait  de 
faire  en  lui  le  silence  intérieur,  d'entrer  dans  cette  grande 
paix  visible  qui  se  confondait  à  la  beauté  du  paysage,  <(  de 
revenir  à  la  patrie  primitive,  à  l'assemblée  muette  des  grandes. 


i6 


LA     REVUE     DE     PARIS 


formes  »,  au  calme  peuple  des  êtres  qui  ne  pensent  pas.  Je  me 
rappelle  une  longue  halte  au  pied  de  la  vieille  croix  de  Perroy 
d'où  Ton  découvre  la  coupe  secrète,  profonde  et  parfaite  du 
«  Petit  Lac  )),  au  pied  des  sombres  Bauges.  Une  paysanne, 
une  aïeule,  qui  devait  avoir,  à  sa  façon,  vu  ce  commencement 
du  siècle  que  lui-même  étudiait  alors,  était  assise  près  de  lui, 
sur  la  même  pierre  disjointe,  ses  vieilles  mains  gourdes  croisées 
sur  son  giron.  De  ses  yeux  vagues,  elle  aussi  semblait  contem- 
pler. Un  grand  paysage,  un  morceau  de  la  planète  était  à  leurs 
pieds,  et  se  figeait  dans  une  immobile  lumière.  L'un  et  l'autre 
se  taisaient.  Si  dissemblables,  séparés  par  de  telles  distances, 
ils  étaient  ensemble  dans  le  même  repos,  en  harmonie  tous 
deux  avec  le  silence  et  la  tranquillité  crépusculaire  du  monde. 
A  côté  d'eux  je  songeais  à  cette  page  de  Tourgueniev  qu'il 
m'avait  citée  avec  une  ferveur  secrète,  comme  la  plus  belle  et 
la  plus  profonde  leçon  de  sagesse  de  notre  temps  : 

Ce  soir-là,  tout  reposait,  plongé  dans  une  fraîcheur  tranquille; 
rien  ne  dormait  encore;  mais  tout  se  préparait  déjà  au  salutaire 
apaisement  de  la  nuit.  Tout  semblait  dire  à  Thomme  :  a  Repose  toi, 
frère,  respire  allègrement,  et  ne  te  fais  pas  d'inutiles  soucis  avant 
d'entrer  dans  le  sein  du  sommeil  ».  En  ce  moment,  je  relevais  la 
tête,  et  j'aperçus,  à  la  pointe  d'une  branche,  une  de  ces  grandes 
mouches  que  les  élégants  Français  ont  appelées  demoiselles.  Long- 
temps je  ne  la  quittai  pas  du  regard.  Toute  saturée  du  soleil,  elle 
se  bornait,  sans  bouger,  à  secouer  quelquefois  la  tête  et  à  faire 
frémir  ses  ailes  soulevées.  A  force  de  la  regarder,  il  me  sembla  que 
je  comprenais  le  sens  de  la  vie  de  la  nature  :  une  animation  tran- 
quille et  lente,  une  absence  de  hâte,  rien  de  trop,  l'équilibre  de 
toutes  les  sensations,  voilà  la  loi  fondamentale.  Tout  ce  qui  sort  de 
ce  niveau,  soit  au-dessus,  soit  au-dessous,  est  rejeté  par  la  nature. 
Un  animal  malade  s'enfonce  dans  un  fourré  pour  y  mourir  seul;  il 
sent  qu'il  n'a  plus  le  droit  de  vivre  avec  ses  égaux.  Beaucoup 
d'insectes  périssent  au  moment  même  où  ils  ressentent  les  joies  de 
l'amour,  ces  joies  qui  rompent  l'équilibre;  et  quant  à  l'homme  qui, 
par  sa  faute  ou  par  celle  d'autrui,  est  jeté  hors  des  voies  communes, 
il  doit  tout  au  moins  savoir  ne  pas  se  plaindre  et  se  résigner. 

* 

Aux  simples  êtres  encore  engagés  dans  la  nature,  ces  justes 
harmonies    sont  plus  faciles   qu'à  l'homme,    qu'à   l'homme 


TAINE  ly 

moderne  surtout,  qui  porte  en  soi  des  forces  turbulentes  de 
rêve  et  de  désir.  Pour  garder  en  soi  les  équilibres  sains,  il 
conseillait  de  les   détourner,    ces   forces,   de   soi-même,   de 
vivre  pour  autre  chose  que  pour  soi,  en  se  subordonnant  à 
quelque  objet  jugé  supérieur,  que  Ton  aime,  insistait-il,  non 
pour  les  succès  que  Ton  y  peut  trouver,  mais  vraiment  et 
simplement  pour  lui-même,   que  Ton  substitue  à  soi-même, 
que  Ton  sert  de  tout  son  cœur,  en  jouissant  par  l'imagination 
de  sa  grandeur  et  de  sa  beauté  :  un  art,  une  science,  et  pour 
la  plupart  des  hommes,  quelque  œuvre  collective,  celle  d'un 
groupe  où  Ton  s'intègre,  —  et  de  là  son  hostilité  aux  empiéte- 
ments de  l'Etat  qui,  limitant  les  possibilités  d'action  et  d'asso- 
ciation des   individus   réduisent  chacun   d'eux   à  lui-même. 
C'est,  généralisée,  la  discipline  que  Gœthe  recommandait  à 
l'artiste  :  astreindre  à  une  forme,  projeter  dans  une  œuvre 
les  puissances  intérieures  qui  le  tourmentent,  sortir  de  soi, 
comtempler  et  comprendre.  C'est  là  règle  de  vie  que  Taine 
lui-même  avait  indiquée  [déjà  dans  la  préface  des  Notes  sur 
Paris,  en  regrettant  que  son  ironique,  solitaire  et  trop  désen- 
chanté Graindorge  y  eût  manqué. 

A   quel  point  cette  règle  fut  la  sienne,   son  œuvre  peut 
l'apprendre  à  ceux  qui  ne  l'ont  point  connu.  «  Juste  à  ton 
âge,  écrivait-il  à  un  jeune  homme  de  vingt-cinq  ans,  j'ai 
souhaité   me   faire  une  conception  de   l'homme,   non  pour 
l'écrire  et  la  publier,  mais  pour  l'avoir,  et  j'ai  ébauché  àNevers 
ma  psychologie,   »    —   science  fondamentale    selon  lui,   de 
toutes   les   sciences  morales,  comme  les   mathématiques  de 
toutes  les  sciences  physiques.  Voilà  l'origine  et  la  fin  de  son 
long  effort.  Etudier  l'homme  dans  sa  structure  psychologique 
générale  comme  dans  son  histoire,  ses  principales  variétés, 
situations  et  floraisons,  démêler  dans  les  différents  groupes  de 
faits  qui  le  manifestent  ceux  qui  sont  des  causes,   en  suivre 
le  développement  logique  et  lié,  bref,  trouver  des  lois  dans  ce 
monde  de  l'esprit,  et  cela,  non  pas  a  priori,  mais  en  partant 
toujours  de  l'événement  concret  et  coloré,  en  faisant  œuvre,  à 
propos   de   plusieurs    civilisations   et   de   leurs   monuments, 
d'historien,   de   critique,    d'érudit   spécialiste,    en  observant 
avec  une  méthode  qu'aidaient  ses  yeux  d'artiste,  le  plus  grand 
nombre  possible  d'individus  actuels  pour  se  donner  la  sensa- 

i***  Mai  1908.  a 


y 


l8  LA     REVUE     DE     PARIS 

tion  directe  des  physionomies  et  des  types,  —  telle  fut  Vidée 
persistante  qui  commanda  sa  vie. 

Gomme  il  ne  vivait  que  pour  connaître,  il  n'écrivait  que 
pour  démontrer.  Toutes  les  fois  qu'il  permit  à  sa  faculté 
poétique  de  se  déployer,  ce  fut  pour  illustrer  une  idée,  pour 
en  suivre  le  développement  dans  la  réalité  sensible,  et  recons- 
truire dans  son  concert  actif  et  son  émouvante  apparence,  le 
système  vivant  qu'il  venait  de  démonter.  Toujours  il  s'agissait 
de  comprendre  et  de  faire  comprendre,  —  en  général  de 
dégager  et  formuler  des  causes,  puis  de  les  faire  apparaître  à 
l'œuvre,  se  composant  pour  secrètement  diriger  quelque 
devenir  ou  quelque  épanouissement  de  vie.  Mais  uniquement 
épris  de  l'essence,  il  préférait  à  tout  la  brève  notation  synthé- 
tique où  se  condensent  avec  leurs  liaisons  de  longues  séries 
de  faits.  «  La  forme  littéraire  est  une  première  déchéance  de 
l'idée.  »  Il  s'était  convaincu  qu'écrire,  c'est  simplement  penser 
avec  exactitude,  par  un  effort  complet  de  l'esprit,  et  que  Tidée 
pleine  et  précise,  c'est  aussitôt  l'expression  juste,  sans  vague, 
sans  à  peu  près  ni  «  bavure  ».  Toute  son  attention  d'écrivain 
portait  sur  la  propriété  rigoureuse  des  mots  et  la  clarté  par- 
faite de  la  construction,  —  construction  nécessaire  comme 
celle  d'im  théorème  de  géométrie,  et  qui  correspond  à  la 
structure  profonde  et  logique  des  choses,  chaque  phrase, 
chaque  paragraphe  engendrant  la  phrase  ou  le  paragraphe 
suivant,  les  idées  et  les  faits  s'ordonnant  par  groupes  et 
convergeant  tantôt-  vers  la  définition,  tantôt  vers  l'évocation 
totale  de  l'objet,  toujours  vers  quelque  effet  total  de  preuve 
et  de  certitude.  C'était  là  ce  qu'il  appelait  proprement  son  art. 
((  L'art  de  la  preuve,  —  mon  art!  » 

Il  s'y  savait  maître  et  en  parlait  avec  une  simplicité  d'au- 
tant plus  vraie  que  cet  art,  disait-il,  n'exige  aucune  faculté 
suprême.  Il  y  voyait  une  technique  professionnelle  qui  s'en- 
seigne et  qui  s'apprend,  comme  celle  de  l'architecte  et  de 
l'ingénieur,  un  métier  qu'il  s'agit  d'exercer  avec  probité,  sans 
(C  blaguer  »,  sans  chercher  à  se  faire  valoir,  en  se  donnant 
beaucoup  de  peine  pour  que  le  lecteur  comprenne  avec  peu 
de  peine.  Ce  métier,  pour  le  posséder  aussi  bien  que  lui- 
même,  il  suffisait  de  l'étudier  çjhez  les  maîtres  du  style  et  du 
raisonnement,    les   Grecs,   les   grands   orateurs   latins,    chez 


TAINB  ;  19 

Pascal,  Hume,  Courier,  Macaulay.  Tout  ce  que  nous  admi- 
rions en  lui,  son  intuition  des  faits  essentiels  et  de  leurs 
dépendances,  sa  puissance  à  embrasser  de  vastes  groupes,  son 
talent  à  décomposer  un  ensemble  historique  et  vivant  pour  en 
saisir  Tordre,  les  nécessités,  et  puis  le  reconstruire,  sa  science 
et  son  sentiment  de  la  langue,  sa  force  directe  et  condensée 
d'expression,  tout  cela  qui  constituait  sa  personne  de  pen- 
seur et  d'écrivain,  il  semblait  ignorer  que  c'était  uniquement 
et  mystérieusement  à  lui,  et  que  dans  le  royaume  des  idées, 
lui  aussi  était  un  créateur.  De  là  le  défaut  général  de  sa 
méthode,  celle  qu'il  exposa  dans  la  préface  des  Essais  de  Cri- 
tique et  cTHistoire.  Elle  suppose  à  la  portée  de  chacun  les 
puissants  et  délicats  instruments  de  recherche,  les  facultés 
d'analyse  et  de  vision  psychologiques  qui  n'appartenaient  qu'à 
lui.  Par  exemple,  <c  entre  une  charmille  de  Versailles,  un  rai- 
sonnement philosophique  et  théologique  de  Malebranche,  un 
précepte  de  versification  de  Boileau,  une  loi  de  Colbert  sur 
les  hypothèques,  un  compliment  d'antichambre,  une  sentence 
de  Bossaet  sur  la  royauté  de  Dieu  »,  il  avait  aperçu  de  secrètes 
analogies  dont  il  avait  induit  la  formule  psychologique  géné- 
rale du  xvn*  siècle  français.  Il  semblait  croire  que  tout  cri- 
tique était  capable  d'observations  et  généralisations  sem- 
blables, du  même  sens  des  types  et  des  ensembles  historiques 
et  de  leurs  secrètes  connexions.  Vis-à-vis  des  jeunes  gens  sa 
candeur  était  pareille.  N'écrivant  que  pour  la  vérité,  il  nous 
disait  les  procédés  à  son  gré  les  meilleurs  pour  faire  comprendre 
et  persuader.  «  Pourquoi  n'uses-tu  pas  de  ces  oppositions  symé- 
triques qui  ajoutent  à  la  clarté?  Pourquoi  ne  te  sers-tu  pas  de 
ces  comparaisons  continuées  qui  sont  une  transposition  dans 
le  concret  avec  analogie  profonde?  »  On  répondait  :  «  Mais 
cela  vous  appartient  :  ce  serait  du  pastiche  ».  «  Pas  du  tout, 
répliquait-il,  cela  est  courant.  Tu  trouveras  ces  procédés  chez 
Nicole,  et  chez  Courier.  Macaulay  se  sert  constamment  du 
premier.  »  D'un  écrivain  qui  s'appliquait  à  suivre  sa  manière, 
il  ne  disait  pas  :  «  il  m'imite,  il  écrit  comme  moi,  »  —  mais  : 
«  il  écrit  comme  je  pense  qu'il  faut  écrire,  et  comme  je  tâche 
d'écrire  ».  La  facile  jeunesse  de  ses  élèves  résistait  mal  à  une 
si  forte  et  insistante  empreinte. 


at)  LA     REVUE     DE     PARIS 


Tout  entier  à  ses  objets  philosophiques  il  n'imaginait  pas 
la  poursuite  du  succès,  encore  moins  cet  appétit  de  la  ghirCj 
qui,  les  Anglais  Tout  remarqué,  est  un  des  thèmes  singu- 
liers de  la  poésie  française*  Quand  M.  Oscar  Browning  fut 
charge  de  lui  offrir  le  titre  de  docteur  honoraire  de  Cam- 
bridge, qu'il  fallait  aller  recevoir  en  séance  solennelle,  il 
demanda,  dans  la  lettre  la  plus  déférente,  la  permission  de 
préférer  l'approbation  intime  d'une  illustre  compagnie  de 
professeurs  à  leur  suffrage  public.  Qu'un  tel  honneur  attirât 
sur  lui  l'attention  de  l'Angleterre  et  des  Etats-Unis,  que  la 
presse  de  tous  les  pays  anglo-saxons  répétât  son  nom,  cela  ne 
comptait  pas  pour  lui.  Il  eût  fallu  donner  plusieurs  jours  à  des 
réceptions  et  dîners,  et  <(  quand  un  homme  a  soixante-trois 
ans,  il  dépense  à  son  œuvre  les  restes  de  sa  force  et  de  sa 
santé  )).  Vers  la  quarantaine,  il  avait  été  nommé  chevalier  de 
la  Légion  d'Honneur,  comme  examinateur  à  l'école  Saint-Cyr, 
cette  dignité  s'attachant  alors,  nécessairement,  à  cette  fonc- 
tion. A  soixante  ans,  au  milieu  des  écrivains  plus  jeunes  qui 
lui  parlaient  comme  à  leur  maître  et  dont  les  boutonnières 
s'illustraient  de  rosettes,  il  portait  toujours  le  petit  ruban 
rouge,  et  je  doute  qu'il  ait  seulement  remarqué  la  menue  diffé- 
rence qui  nous  frappait.  Obligé  de  reconnaître  sa  ((  notoriété  », 
elle  lui  était  à  charge.  On  sait  avec  quel  soin  jaloux  il  cacha  sa 
personne,  et  que  l'insistance  des  reporters  et  des  photographes 
n'a  réussi  à  rien  apprendre  au  public  de  sa  figure  et  de  sa  vie 
privée.  «  Le  public  a  droit  à  nos  idées,  à  rien  d'autre;  le  reste 
de  nous-même  n'est  qu'à  nous.  »  Ce  n*est  point  par  vanité 
littéraire,  mais  parce  qu'il  désirait  le  succès  de  ses  idées  qu'il 
souhaitait  le  succès  de  ses  livres*.  Je  le  suppliais  un  jour  de 
ne  pas  défendre  qu'on  publiât,  fût-ce  longtemps  après  sa  mort, 
telles  notes  toutes  personnelles  qu'il  m'avait  permis  de  con- 

I.  c  Crois-tu  qu'on  ferait  le  métier  que  je  fais  si  l'on  ne  croyait  son  idce 
vraie?...  nous  n'avons  qu'une  seule  compensation  :  la  croyance  intime  que 
nous  sommes  tombés  sur  quelque  idée  générale  très  large  et  très  puissante, 
et  qui  d'ici  un  siècle  gouvernera  une  province  entière  des  études  et  des 
connaissances  humaines  ».  (Lettre  à  E.  de  Suckau.) 


TAINE  ai 

naître,  tel  cahier  plein  de  rêves  et  d'effusions  lyriques  de  jeu- 
liesse.  Comme  j'arguais  de  l'intérêt  général  et  documentaire 
d'une  telle  publication  pour  l'histoire  de  ses  idées.  «  Oui, 
répondit-il  ironiquement,  et  pourquoi  ne  monterait-on  pas 
mon  squelette  avec  des  fils  d'acier  afin  de  l'exposer  au  musée 
d'Annecy?  Cela  aussi  pourrait  être  instructif.  »  Même  à  ses 
plus  proches  il  ne  livrait  pas  la  partie  la  plus  profonde  et  per- 
sonnelle de  lui-même.  Il  y  avait  là  comme  un  sanctuaire  secret 
où  s'enfermaient  avec  pudeur  des  sentiments  intimes  et  des 
souvenirs  sacrés.  Rien  en  lui  ne  trahissait  la  trop  vive  faculté 
d'émotion  qui  le  faisait  souffrir.  Je  me  rappelle  les  jours  qui 
suivirent  la  mort  de  sa  mère.  Il  ne  cessa  pas  de  nous  sourire, 
et  ne  manifesta  que  par  plus  de  silence  et  d'isolement  «  le  plus 
grand  chagrin  de  sa  vie  ».  Littérairement  la  sensibilité  affichée, 
les  «  cris  de  l'âme  »  étaient  «  sa  bête  noire  ». 

Nul  moins  que  lui,  dont  le  public  était  le  monde  civilisé, 
n'eut  le  sentiment  de  son  attitude  en  public,  la  préoccupation 
de  l'effet  :  toute  sa  nature  tendait  au  rebours  de  l'instinct 
histrionique,  si  fréquent  chez  l'artiste  qu'il  semble  faire  partie 
du  tempérament  de  l'artiste.  Quand  on  songe  à  telle  tendre  et 
légère  description  de  la  grise  Champagne  dans  son  La  Fontaine, 
à  telles  évocations  de  lumineuse  et  païenne  Méditerranée  dans 
son  Voyage  en  Italie,  à  tels  émouvants  souvenirs  de  musique 
et  de  forêt,  où  se  brise  la  surface  volontairement  tendue  et 
unie  de  son  Graindorge,  quand  on  se  rappelle  ses  pages  sur  les 
jeunes  gens  de  Platon,  sur  les  sapinières  de  Sainte-Odile,  sur 
les  pénombres  de  Rembrandt,  et  que  l'on  ouvre  les  Origines 
pour  y  suivre  de  méthodiques  séries  de  témoignages  et  de  faits 
démonstratifs,  des  catalogues  de  pillages  et  de  meurtres,  de 
techniques  enquêtes  sur  l'approvisionnement  de  Paris  en  1 798, 
sur  le  Code  Civil  et  le  système  d'impôts  de  Napoléon,  quand 
on  sait  quels  dégoûts  de  l'esprit  il  sentit  à  vivre  pendant  douze 
ans  dans  le  faux  classique,  les  abstractions  vides  et  la  phra- 
séologie théâtrale  de  la  Révolution,  on  peut  mesurer  ce  qu'il  a 
sacrifié  de  lui-même  et  volontairement  mutilé  de  son  génie  en 
se  tenant  non  pas  au-dessous  de  l'art,  mais  si  souvent  et  dure- 
ment «  hors  de  l'art,  pour  rester  dans  la  science  »,  et  satisfaire 
à  propos  de  la  France  à  son  passionné  besoin  de  comprendre 
et  de  prouver. 


2!a  LA     RBYUB     DE     PARIS 


III 


<(  J'ai  compris;  je  vois  mon  chapitre;  je  tiens  mes  géné- 
ratrices. ))  Ce  dernier  mot  qui  revenait  souvent  dans  sa  con- 
versation nous  donne  le  principe  général  de  sa  philosophie 
et  de  sa  méthode.  Il  définit  son  idée  de  la  cause,  c'est-à-dire 
de  ce  qu'il  s'agit  en  toute  chose  d'atteindre  et  de  dégager 
pour  comprendre. 

Sa  pensée,  de  bonne  heure  nourrie  de  Hegel  et  de  Gondillac, 
était  à  la  fois  allemande  et  française. 

«  Toutes  les  idées  élaborées  depuis  cinquante  ans  en  Alle- 
magne, a-t-il  écrit,  se  réduisent  à  une  seule  :  celle  de  déve- 
loppement (Entwicklnng) ,  qui  consiste  à  se  représenter  toutes 
les  parties  d'un  groupe  comme  solidaires  et  complémentaires, 
en  sorte  que  chacune  d'elles  nécessite  le  reste,  et  que  toutes 
réunies,  elles  manifestent  par  leurs  successions  et  leurs  con- 
trastes, la  qualité  intérieure  qui  les  assemble  et  les  soutient.  )) 

Tout  ensemble  ou  série  de  faits,  l'infinie  série  elle-même 
que  l'on  appelle  la  nature  sont  des  développements  de  ce  genre. 

Telle  étant  la  réalité,  il  y  a  deux  façons  de  la  connaître, 
celle  de  l'artiste  et  celle  du  philosophe.  D'un  seul  coup  le 
premier  pénètre  jusqu'à  la  force  intérieure  qui  met  au  jour 
tel  groupe  ou  développé  telle  série.  Profonde  et  totale  vision, 
accompagnée  d'un  tel  émoi  de  sympathie  que  cette  force,  le 
poète  la  sent  entrer,  agir  en  lui,  et  se  substituer  pour  ainsi 
dire  à  lui-même,  en  répétant  idéalement  l'ordre  intérieur,  la 
tendance  propre  et  toute  la  mouvante  apparence  de  l'objet. 

Moins  fécond,  mais  très  analogue,  est  le  procédé  de  la 
pensée  philosophique.  Elle  ne  ressuscite  pas  le  dehors  des 
choses,  mais  par  une  analyse,  impuissante  si  quelque 
intuition  ne  la  dirige,  elle  aussi  pénètre  jusqu'au  dedans 
essentiel,  jusqu'à  cet  élément  primitif  qui,  mettant  au  jour  les 
parties  d'un  ensemble,  les  reliant  en  lui-même,  circule  en 
chacune  d'elles  et  fait  leur  unité.  Ainsi  de  la  faculté  philo- 
sophique à  la  faculté  poétique  il  n'y  a  qu'un  pas.  L'une  et 
l'autre,  servies  par  un  instinct,  tiennent  de  l'imagination. 
L'une  et  l'autre,  dans  les  plus  dissemblables  détails  d'un  objet, 
perçoivent  la  qualité  commune  par  laquelle   ils  composent 


TAiNE  a3 

un  tout,  la  vie  générale  qui  se  manifeste  en  tous  et  déter- 
mine leurs  dépendances  mutuelles.  Dans  la  pensée  réfléchie 
du  philosophe,  cette  vue  de  Tidée  mère  se  traduit  par  une 
proposition.  Chez  Tartiste  qui  ne  ^it  pas  définir,  c'est  une 
image  émouvante  et  active,  un  rêve  qui  s'organise  en  lui 
et  le  possède,  sorte  de  gestation  qui,  par  un  développement 
intérieur  et  idéal,  répète  le  développement  de  la  chose  exté- 
rieure et  réelle.  Mais  les  deux  facultés  sont  parentes  et  peu- 
vent se  réunir  dans  le  même  esprit.  Nulle  raison  pour  que  le 
second  procédé,  qui  part  de  la  même  intuition  que  le  premier, 
ne  puisse  le  continuer,  pour  que  la  conception  philosophique, 
après  s'être  énoncée  en  formule,  ne  s'achève  en  création 
imagi native,  ou,  inversement,  pour  qu'il  soit  impossible  à 
l'artiste  de  trouver  l'expression  abstraite  de  cette  loi  de  l'objet 
qu'il  a  pressentie,  et  dont  l'épanouissement  tend  à  se  repro- 
duire dans  son  rêve.  Non  seulement  ces  deux  facultés  ne 
s'opposent  pas,  comme  on  le  croit  en  général,  mais  elles  sont 
complémentaires.  Disséquez  une  créature,  montrez-nous  l'ori- 
gine, la  structure,  la  distribution,  le  mécanisme  des  grands 
organes,  dépouillez  le  squelette,  et  puis,  faisant  œuvre  d'art 
et  de  synthèse,  ressuscitez  la  vie  dans  ses  harmonies  actives, 
dans  son  mouvement  total  et  sa  beauté  :  alors  seulement  nous 
aurons  compris  et  nous  connaîtrons  la  créature. 

D'une  telle  rencontre  et  d'une  telle  collaboration  de  ces 
deux  activités  de  l'esprit,  Taine,  que  l'on  a  nommé  un  philo- 
sophe poète,  présente  un  évident  et  rare  exemple.  Je  crois 
qu'il  s'est  trompé  quand  il  s'est  rangé  parmi  ces  esprits  tout 
méthodiques  et  classificateurs  —  purement  français,  selon  lui, 
—  qui  ne  marchent  que  pas  à  pas,  en  s^ élevant  aux  idées 
abstraites,  selon  les  méthodes  progressives  et  l'analyse  gra- 
duelle de  Descartes  et  de  Condillac.  Cette  méthode,  ces  classi- 
fications, ces  prudentes  lenteurs,  c'était  chez  lui  la  part  de 
l'éducation  et  de  la  volonté  :  il  était  trop  respectueux  de  son 
lecteur,  trop  soucieux  aussi  de  le  convaincre  et  de  bien  servir 
la  vérité,  pour  avancer  une  idée  sans  l'appuyer  de  tout  l'ap- 
pareil de  ses  preuves,  sans  l'exprimer  et  l'expliquer  à  fond, 
sans  marquer  enfin  tous  les  intermédiaires  logiques  qui  la 
rattachent  à  celles  qui  la  précèdent  et  qui  la  suivent.  De  là  les 
monotones,  et  pour  tout  dire  un  peu  mécaniques  allures  de 


a4  l'A     REVUE     DE     PARIS 

ses  derniers  livres,  où  il  importait  tant  de  prouver.  Le  geste 
original  et  personnel,  si  miraculeusement  rapide  et  sûr  de  son 
esprit,  y  disparaît.  Après  les  développements  et  les  expositions 
documentaires,  les  rigoureuses  démonstrations,  les  développe- 
ments poursuivis  jusqu*au  bout,  les  systématiques  images  du 
texte  rédigé,  quelle  détente  et  quel  plaisir  de  feuilleter  les 
petites  notes  où  se  projetait  le  premier  jaillissement  de  sa 
pensée,  Tidée  pure  avant  sa  «  déchéance  »  littéraire!  On  se 
passionne  à  la  surprendre  ainsi  sur  le  fait,  à  la  voir  naître  et 
s'organiser  d'un  élan  si  vif  qu'elle  trouve  à  l'instant  son  ordre 
et  ses  expressions  les  plus  brèves.  On  est  sorti  de  la  prison 
logique  où  vous  emmurait  un  puissant  esprit.  Joyeusement, 
avec  un  redoublement  de  vie,  on  participe  à  l'énergie  de  cet 
esprit.  C'est  Taine  que  l'on  comprend  alors,  comme  lui-même 
aimait  à  comprendre.  Car  là  s'atteste  son  essence  propre,  sa 
faculté  maîtresse,  la  puissance  de  vision  philosophique  qui, 
lui  débrouillant  tout  d'un  coup  un  ensemble,  lui  révélait 
l'origine,  les  causes,  les  filiations  d'effets,  toute  une  structure 
organique  et  profonde,  invisible  aux  yeux  ordinaires,  sous  les 
floraisons  confuses  du  détail  et  du  dehors,  et  l'enveloppe- 
ment des  végétations  parasites.  Quand  il  se  mettait  au  travail 
pour  analyser  ou  «  construire  »  quelque  «  système  »  naturel, 
âme  de  grand  individu  ou  bien  ensemble  historique,  cette 
vision  lui  donnait  aussitôt  l'ordonnance  de  ses  idées.  Elle  était 
si  prompte  et  si  lucide,  elle  se  traduisait  par  des  formules  si 
précises  et  nécessairement  liées  que  lui-même,  dans  une  note 
intime,  a  pu  parler  de  sa  divination  du  plan  *. 

Ces  causes,  forces,  essences,  idées  mères,  que  Taine,  uni- 
quement appliqué  à  comprendre,  cherchait  en  toutes  choses  et 
que  des  intuitions  lui  révélaient,  ce  ne  sont  jamais  des  entités 
mystérieuses  et  spirituelles,  des  monades  plus  ou  moins  inac- 
cessibles, mais  des  faits  contenus  dans  les  faits  considérés  et 
qu'il  s'agit  d'en  extraire.  Telle  avait  été,  contre  les  spiritualistes 
qui  relèguent  les  causes  hors  des  objets,  contre  les  positivistes 
qui  les  relèguent  hors  de  la  science,  la  première  affirmation 
de  sa  pensée  plûlosophique.  Dans  son  étude  sur  Stuart  Mill, 


I.  Non  pas  avec  orgueil,  comme  on  lui  reproche,  mais  pour  regreller  de 
l'avoir  perdue. 


TAINE  25 

dans  V Intelligence,  il  Tavait  répété  :  toujours  la  cause  d*un 
fait  est  un  fait,  non  pas  un  simple  antécédent,  mais  quelque 
élément  ou  qualité  simple  par  quoi  s'expliquent  la  nature,  les 
propriétés  et  les  changements  des  complexes.  Les  propriétés 
de  la  sphère  s'expliquent  par  ses  facteurs,  lesquels  sont  indi- 
qués dans  sa  définition  :  le  demi-cercle  tournant  autour  du 
diamètre.  Une  œuvre  d'art  s'explique  par  telle  aptitude  psycho- 
logique dominante  et  primitive  chez  l'artiste,  et  d'autre  part 
par  les  circonstances  favorables  ou  contraires  à  tels  ou  tels 
développements.  Une  école  d'art,  une  littérature  s'expliquent 
d'abord  par  certains  caractères  psychologiques  très  tenaces  : 
la  race,  dont  le  premier  facteur  est,  à  l'origine,  le  climat,  — 
en  second  lieu  par  la  série  d'états  historiques  déjà  parcourus 
par  ce  peuple,  ou,  si  l'on  veut,  son  impulsion  acquise  :  le 
moment,  —  enfin  par  les  événements  extérieurs  et  la  civili- 
sation ambiante  :  le  milieu.  Si  vous  cessez  de  considérer  des 
ensembles  et  des  moyennes  pour  entrer  dans  le  détail  des 
productions  particulières,  ajoutez  la  faculté  maîtresse  de 
chaque  écrivain  ou  artiste,  c'est-à-dire  son  germe  individuel 
et,  semble-t-il,  spontané,  analogue  à  celui  qui  fait  un  peuplier 
différent  de  tous  les  autres  peupliers,  plus  impossible  encore  à 
prévoir,  parce  qu'il  procède  d'un  infini  plus  délicat  et  plus 
complexe  encore  de  faits  imperceptibles,  mais,  en  réalité,  non 
moins  rigoureusement  déterminé,  et  toujours  assujetti  pour 
sa  réussite  ou  son  avortement,  pour  la  forme  finale  à  laquelle 
il  aboutit,  aux  influences  générales  de  race,  de  milieu  et  de 
moment'. 

I.  Poar  combattre  la  thèse  de  la  Littérature  Anglaise,  on  l'a  grossie  et 
simplifiée,  en  prêtant  à  Taine  l'idée  qu'un  Shakespeare,  en  général  tout  grand 
individu,  s*ezplique  entièrement  par  cette  formule.  Il  a  répété  le  contraire» 
La  formule  est  générale  et  ne  pose  que  des  conditions  générales.  Il  n'est 
point  de  science  du  particulier.  Certes  Tévénement  contingent  a  ses  causes, 
superposition  et  entrecroisement  de  faits,  mais  parce  qu'elles  sont  innom- 
brables, nulle  analyse  ne  peut  suffire  à  les  dégager.  C'est  le  cas  pour  l'indi- 
vidualité  du  germe,  celle  qui  fait  la  diCTérence  entre  deux  frères  comme  deux 
épis  de  blé.  A  propos  de  Michelet,  Taine  écrivait  en  i855.  «  L'histoire 
rejette  ces  suppositions  téméraires  qui  expliquent  d'avance  et  d'un  ton  tran- 
chant le  caractère  de  Maximilien,  de  Charles-Quint  et  de  tant  d'autres,  en 
combinant  les  qualités  des  cinq  ou  six  races  qui  ont  fourni  les  ancêtres.  Les 
historiens  devraient  apprendre  des  naturalistes  que  ces  lois  sur  les  espèces^ 
vraies  lorsqu'on  considère  les  multitudes,  sont  au  plus  haut  point  douteuses 
quand  on  considère  des  individus.  »  Ajoutons  que  Taine  employait  le  mot 
race  au  sens  historique  et  non  pas  anthropologique. 


26  LA     REVUE     DE     PARIS 

Ainsi  de  toute  chose.  Si  minime  et  particuKère,  si  vaste  et 
générale  soit-elle,  toujours  elle  est  une  partie  d'un  groupe  Hé 
dont  certains  éléments  décident  sa  nature  et  ses  changements. 
De  ceux-là  on  peut  dire  qu'ils  sont  ses  causes,  ses  facteurs, 
ses  génératrices,  enfin,  qui  lont  fait  naître  et  le  développent 
comme  le  demi-cercle  tournant  autour  du  diamètre  donne 
la  sphère  et  tous  les  théorèmes  de  la  sphère.  Voilà  l'essence 
qu'il  s'agit  d'atteindre  et  de  dégager,  Or,  suivant  Taine,  le 
propre  de  l'intelligence  humaine,  justement  sa  génératrice,  c'est 
la  faculté  d'abstraire  agissant  sur  des  images.  Par  elle,  que 
l'analyse  retrouve  au  fond  de  tout  ce  qui  caractérise  l'esprit 
de  l'homme  —  langage,  idées  et  jugements  généraux,  connais- 
sance du  nécessaire  et  de  l'universel  —  cette  intelligence  est 
capable  de  poser  à  part  les  parties  ou  les  qualités  d'un  objet,  et, 
quand  sa  pénétration  et  sa  portée  sont  suffisantes,  de  démêler 
en  de  vastes  ensembles  ces  qualités  et  parties-là  qui,  nécessai- 
rement, produisent  dans  un  certain  ordre  les  autres.  Abstraire 
des  génératrices,  voilà  ce  qu'il  appelait  penser.  Abstraire  des 
génératrices  dans  le  monde  moral,  celles  d'un  talent,  d'une 
littérature,  d'une  philosophie,  d'un  idéal  régnant,  d'une  reli- 
gion, d'une  situation  ou  d'une  forme  d'esprit  historiques, 
d'une  société  ou  d'une  civilisation,  et  pour  commencer  les 
plus  simples  et  générales  de  toutes,  celles  de  l'intelligence  et 
de  la  volonté  humaines,  —  à  cela  s'était  employée  toute  sa 
pensée,  poursuivant  cette  vaste  enquête  sur  l'homme  qu'il  avait 
entreprise  dès  sa  jeunesse,  en  espérant  le  jour  lointain  où, 
puisque  la  métaphysique  est  possible,  on  verra  les  diverses 
sciences  converger  vers  la  cause  des  causes  en  tout  ordre 
d'existence,  vers  l'élément  irréductible  et  la  formule  suprême, 
génératrice  elle-même  de  toute  la  nature. 

Vers  le  printemps  de  1871.  après  avoir  rédigé  ses  notes  sur 
l'Angleterre,  Taine  avait  eu  l'idée  d'un  livre  plus  médité,  plus 
composé,  sur  cette  France  qu'il  n'avait  cessé  de  regarder  dans 
ses  types,  ses  mœurs,  ses  classes,  sa  structure  sociale  et  poli- 
tique, sa  littérature,  son  art,  et  sur  laquelle  dès  son  séjour  à 
Nevers,  puis  à  Paris,  et  dans  ses  voyages  annuels  en  province*, 

I.  Comme  examinateur  d'entrée  à  l'école  Saint-Cyr. 


TAINE  27 

il  n'avait  cessé  de  prendre  des  notes.  Il  venait  de  voir  l'inva- 
sion; il  voyait  la  Commune.  De  telles  crises  lui  imposaient  le 
plus  pressant  et  le  plus  vital  de  tous  les  problèmes,  celui  de 
celle  France  actuelle  qu'il  avait  étudiée  avec  une  attention  plus 
passionnée  que  toutes  les  autres  sociétés  passées  et  présentes, 
puisqu'elle  était  sa  France.  11  l'aiderait  à  se  comprendre  et  à 
comprendre  son  mal  :  fautes  d'hygiène  ou  vices  de  constitu- 
tion profonde. 

Mais  nous  savons  à  présent  ce  que  Taine  entendait  par  com- 
prendre. Tout  de  suite  un  tel  esprit  se  posait  la  question  des 
causes.  De  ce  «  complexe  »  infini  qu'est  un  pays  comme  la 
France  moderne,  quelles  étaient  les  génératrices?  Il  ne  s'agis- 
sait pas  ici  d'une  construction  idéale,  mais  d'une  forme  vivante 
en  voie  de  devenir,  dont  les  facteurs  agissent  à  travers  les 
-années,  par  une  genèse  véritable.  Ceux  du  présent  sont  dans 
le  passé,  qui  se  survit  dans  le  présent,  et  dont  on  peut  dire 
qu'il  y  est  inclus  comme  l'élément  dans  le  groupe,  comme  la 
«ève,  élaborée  par  la  racine  et  la  tige,  circule,  agit  dans  la  fleur 
dont  elle  portait  à  l'avance  le  type,  la  tendance,  et  toute  la  loi 
de  développement.  Tel  principe  qui  nous  gouverne  encore  est 
issu  d'une  idée  de  Rousseau  et  de  sa  concordance  avec  les  direc- 
tions anciennes  et  spontanées  de  l'esprit  français.  Telle  mal- 
formation profonde  fut  commencée  par  la  monarchie  de 
Louis  XIV,  aggravée  par  la  Révolution,  achevée  et  fixée  par 
l'Empire.  Telles  moeurs,  tels  sentiments,  telles  idées  sont 
l'œuvre  des  institutions  de  Napoléon,  de  son  Code  Civil,  de 
son  Concordat,  de  son  Université.  Tout  notre  ordre  social 
actuel  date  de  1789.  Ainsi  le  besoin  des  causes  avait  entraîne 
Taine  dans  le  passé.  Parce  qu'il  était  philosophe  il  s'était  fait 
historien.  Tout  de  suite  son  livre  avait  changé  de  titre  et  la 
France  Contemporaine  était  devenue  les  Origines  de  la  France 
Contemporaine. 

Je  voudrais  donner  quelque  exemple  de  cette  recherche 
des  ce  génératrices  »  qui,  bien  souvent,  se  continuait  tout  haut 
devant  nous,  —  le  soir,  surtout,  quand,  accroupi  sur  le  tapis  du 
salon,  les  mains  autour  des  genoux,  les  prunelles  bleu  pâle 


â8  LA     REVUE     DE     PARIS 

se  croisant  et  tournant  en  dedans  leur  regard,  il  oubliait  peu 
à  peu  son  interlocuteur  pour  suivre  un  monologue  abstrait. 

(J'essaye  ici  de  retrouver  quelque  chose  de  ce  monologue, 
son  ton  de  voix,  le  geste  personnel  de  sa  phrase  précise.  *) 

Dans  le  groupe  innombrable  de  faits  qui  composent  la 
France,  le  plus  durable,  le  plus  général  et  le  plus  profond  et 
dont  on  peut  dire  qu'il  est  le  caractère  essentiel,  c'est  le  type 
psychologique  français.  Il  a  deux  faces  :  Tune  intellectuellç, 
dont  les  caractères  apparaissent  dès  les  premières  œuvres  de 
race,  et  que  j'ai  étudiée  dans  mon  La  Fontaine,  dans  le  pre- 
mier volume  de  ma  Littérature  Anglaise,  l'autre  morale  :  pas- 
sions et  volonté.  Je  n'en  ai  pas  encore  cherché  les  caractères 
et  les  éléments^. 

Vous  savez  à  quoi  se  ramène  un  esprit  :  à  tel  procédé 
fondamental  de  pensée,  à  telle  action  intellectuelle  élémen- 
taire, qui,  incessamment  répétée,  compose  sa  trame  et  lui 
donne  son  tour.  Vous  savez  comment  les  Français  pensent  les 
objets  :  on  le  découvre  dès  que  l'on  compare  de  longues  suites 
d'œuvres  françaises  et  non  françaises.  L'esprit  français  élague 
et  simplifie.  La  réalité  est  complexe,  enchevêtrée;  chaque 
chose  y  procède  de  toutes  les  autres,  s'y  prolonge  et  s'y  ramifie. 
Dans  cette  réalité  notre  tendance  est  d'opérer  des  coupures, 
d'isoler  des  groupes,  d'en  éliminer  les  dominantes  et  les  direc- 
trices pour  les  considérer  à  part.  Considérez  la  construction 
d'une  phrase  allemande  :  quel  sentiment  des  connexions,  du 
Zusammenhang,  du  devenir,  s'y  révèle  I  Voyez  dans  le  vocabu- 
laire anglais,  si  riche,  copieux,  nuancé  et  comme  chargé  de 
sensation  concrète,  le  sens  des  réalités  entières,  exactes  et 
spéciales,  événements  de  l'âme  aussi  bien  qu'apparences  phy- 
siques, de  leur  diversité  et  changements,  de  tous  leurs  modes 
et  moments  individuels.  Traduire  en  français  une  phrase 
allemande,  c'est  en  faire  l'analyse.  Traduire  en  français  une 
phrase  anglaise,  c'est  l'alléger,  la  dépouiller  et  l'éteindre; 
c'est  copier  au  crayon  gris  une  figure  en  couleur.  Réduisant 

1.  Nous  lâchons  le  plus  possible  de  reproduire  ici  les  expressions  habi- 
tuelles de  Taine.  Mais  nous  ne  mettons  entre  guillemets  que  les  mots  et 
formules  que  nous  empruntons  a  ses  notes  inédites  et  à- la  Correspondance. 

2.  Voir  pourtant  Tanalyse  et  la  construction  de  ce  caractère  dans  une 
note  donnée  en  appendice  au  volume  III  de  la  Correspondance . 


f 


TAINE  29 

ainsi  les  aspects  et  les  qualités  des  choses,  l'esprit  français 
aboutit  à  des  idées  générales,  c'est-à-dire  simples,  qu'il  aligne 
dans  un  ordre  simplifié  :  celui  de  la  logique.  Rien  de  plus  pré- 
cieux qu'une  telle  faculté  :  on  peut  dire  qu'elle  est  la  faculté 
pensante  par  excellence,  et  l'esprit  humain  lui  doit  quelques- 
unes  de  ses  plus  belles  découvertes.  Mais  rien  de  plus  dange- 
reux lorsqu'elle  opère  dans  le  vide,  hors  des  contrôles  et  véri- 
fications de  l'expérience.  Au  xvii®  siècle,  en  même  temps  que 
la  France  achève  de  se  constituer  et  qu'apparaît  sa  personne 
collective,  deux  influences  concourent  à  produire  la  forme 
complète  et  le  caractère  classique  de  cet  esprit  :  les  disciplines 
oratoires  de  l'antiquité  latine  récemment  retrouvées,  la  par- 
faite centralisation,  qui  crée  la  vie  de  société  et  la  conversation 
de  salon.  Mais  les  dogmes  monarchiques  et  religieux  sont  là 
qui  imposent  des  directions  et  des  limites  aux  œuvres  logiques 
de  la  pensée.  Il  n'en  est  plus  de  même  quand,  au  siècle  sui- 
vant, se  pose  et  se  généralise  à  l'encontre  des  idées  tradition- 
nelles la  vue  scientifique  de  la  nature.  Alors  naît,  se  développe 
et  se  propage  une  conception  très  simple  et  dangereusement 
féconde,  celle  de  l'homme  abstrait  dont  le  propre  est  la  raison 
—  la  même  chez  tous  les  hommes,  et  qui  les  fait  tous  égaux  et 
pareils.  Voilà  un  produit  caractéristique  de  l'esprit  français, 
«  une  idée  générale  très  vite,  nettement  et  facilement  saisie, 
avec  écourtement  et  suppression  de  tous  ses  entours  natu- 
rels, et  construction  par  voie  déductive  de  toutes  ses  consé- 
quences )). 

La  première  est  la  théorie  des  droits  de  l'homme  et  de  la 
souveraineté  du  peuple.  Elle  est  simple  et  l'application  en  est 
simple.  11  suffit  d'écarter  de  la  réalité  politique  et  sociale  tout 
le  détail  historique  et  complexe  que  l'abstraction  a  déjà  éli- 
miné de  l'idée,  et  faisant  table  rase  du  passé,  de  déduire 
mathématiquement  la  constitution  et  le  code.  Puisqu'ils  sont 
déduits  d'une  définition  générale  de  l'homme,  ils  conviennent 
à  tous  les  hommes.  De  là  tant  d'enthousiasme  et  d'espérance. 
Car  la  généralité  de  telles  formules  participent  de  l'absolu  de 
la  raison.  Elles  sont  des  dogmes,  objets  de  propagande  reli- 
gieuse par  delà  les  frontières.  Et  de  là  tant  de  mécomptes  et  de 
catastrophes.  Car.  de  fait,  les  hommes  réels,  historiques,  avec 
leurs  diflTérences  héréditaires,  leurs  variétés  locales,  leurs  origi- 


3o  LA     REVUE     DE     PARIS 

nalités  propres,  leurs  évidentes  inégalités,  leurs  traditions,  pré- 
jugés, obligations,  intérêts  et  métiers  divers,  s'accomodent  mal 
des  codes  et  constitttiîous  construits  pour  Thomme  abstrait. 
((  Ainsi  Boileau,  Descaites,  Lemaître  de  Sacy,  Corneille, 
Racine,  Fléchier  sont  les  ancêtres  directs  de  Saint-Just  et  de 
Robespierre.  »  Le  même  esprit  qui  mil  au  jour  les  tragédies 
oratoires  de  Racine  et  l'histoire  universelle  de  Bossuet  a  pro- 
duit ridée  de  la  souveraineté  du  Peuple  et  du  règne  de  la 
Raison.  Regardez  celle-ci  se  développer  dans  l'histoire  et  la 
déterminer.  Car  elle  aussi  est  une  génératrice.  Puisque  le 
peuple  est  souverain,  il  a  le  droit  de  jeter  par  terre  tout  gou- 
vernement, même  bon,  même  consacré  par  un  plébiscite, 
c'eat-à-dire  par  une  volonté  précédente  du  peuple.  c<  Sous  le 
nom  de  souveraineté  du  peuple,  nous  avons  eu  les  insurrec- 
tions, révolutions,  coups  d'état,  et  en  général  l'instabilité 
gouvernementale  que  vous  savez.  »  Voilà  l'élément  anarchique 
que  contenait  la  théorie,  et  en  voici  l'élément  despotique. 
Puisque  le  peuple  raisonnable  est  souverain  et  que  nul  pacte 
ne  subsiste  en  dehors  du  contrat  social  qui  crée  l'Etat,  déten- 
teur de  cette  souveraineté,  premier  né  et  seul  représentant  de 
Raison,  nul  droit  ne  demeure  en  face  de  l'Etat  qui  les  possède 
tous.  De  là  les  institutions  révolutionnaires  et  napoléoniennes, 
celles-ci  nous  gouvernant  toujours,  entretenant  le  principe 
despotique  qu'elles  contiennent,  y  habituant  chaque  nouvelle 
génération  française.  De  là  tous  les  développements  et  appli- 
cations de  la  théorie.  ((  C'est  l'État  conçu  d'abord  comme  cou- 
vent Spartiate  et  démocratique,  »  puis  comme  ((  caserne  avec 
aumônier  et  école  d'enfants  de  troupe  »,  l'État,  centre  et  moteur 
unique  de  la  France  qu'il  (C  manœuvre  de  haut  en  bas  »,  hostile 
aux  initiatives  privées,  destructeur  de  toutes  les  sociétés  qui 
ne  sont  pas  lui-même,  analogue  en  cela  à  l'Église  catholique, 
cette  création  de  l'esprit  latin,  père  de  l'esprit  français.  C'est 
la  suite  des  utopies  socialistes  depuis  la  Restauration,  Saint- 
Simon,  Fourrier,  Louis  Blanc,  Proudhon,  la  théorie  du  droit 
au  travail,  la  négation  de  la  propriété  individuelle,  le  collec- 
tivisme. C'est  la  récente  législation  sur  les  congrégations  reli- 
gieuses, la  mainmise  sur  l'enseignement  public  à  tous  les 
degrés,  la  nécessité  du  baccalauréat  dans  toutes  les  carrières 
libérales.  C'est  la  centralisation  excessive,  l'ingérence  de  l'Etat 


TAiNE  3r 

dans  la  vie  privée,  la  bureaucratie  universelle,  le  règne  des 
fonctionnaires,  Taccroissement  des  services,  Ténormité  du 
budget  français.  L'histoire  intérieure  de  la  France  depuis  1789 
est  celle  de  ces  deux  principes,  Tanarchique  et  le  despotique, 
de  leurs  conflits  et  de  leurs  alternances,  car  chacun  d'eux 
produit  l'autre  par  générations  alternantes  de  démagogies  et 
de  Césars.  Brièvement,  au  cours  du  xix®  siècle,  leurs  effets 
combinés  sont  les  suivants  : 

Sur  la  bourgeoisie  et  les  paysans  )  Nombre  d  enfants  limités.  Devenir 
aisés )      fonctionnaire. 

Sur  la  noblesse  et  la  haute  classe.  Se  rallier  à  TÉglise  comme  gen- 
darme. 

Sur  les  ouvriers Insurgés  socialistes. 

Sur  les  jeunes  gens Révoltés  par  le  collège. 

Sur  rÉglise Elle  devient  un  régiment. 

Sur  le  gouvernement Dynasties  d'occasion,  instabilité, 

exclusion  des  chefs  naturels,  coteries  au  pouvoir,  affaires 
du  dehors  mal  conduites,  chute  de  la  France  en  Europe. 

Remarquez,  d'ailleurs,  que  la  religion  et  l'Église  dominante, 
par  leur  caractère  de  plus  en  plus  centralisé,  ont  travaillé 
dans  le  même  sens.  Supprimant  la  liberté  d'examen  et  l'entre- 
prise personnelle,  elles  aussi  «  font  de  l'homme  une  machine 
ou  un  révolté  ». 

Vous  voyez  l'effet  total.  C'est  la  langueur  de  la  besogne 
sociale,  surtout  en  province,  et,  par  contre,  l'excitation  fébrile 
et  malsaine  à  Paris.  Vis-à-vis  des  chefs,  c'est  le  manque  de 
respect  et  de  confiance,  l'administré  subissant  l'administrateur 
comme  force  imposée  du  dehors.  C'est  l'amoindrissement 
universel  de  l'entreprise  et  de  l'invention,  l'atrophie  chez 
l'individu  de  ces  facultés  congrégatives  et  productives  qui  sont 
l'élément  vital  d'une  société. 

Ainsi  la  pensée  du  maître  retrouvait  et  suivait  la  logique 
d'un  développement  de  l'histoire.  Mais  ce  n'est  là  qu'une 
première  vue  générale,  conduisant  à  l'idée  d'ensemble  des 
Origines,  à  savoir  que  «  le  bilan  net  de  la  Révolution  et  de 
l'Empire  »,  et  le  mal  de  la  France  contemporaine,  c'est  l'écra- 
sement commencé  sous  l'ancien  Régime  des  corps  secondaires 
par  l'Etat  omnipotent.  Que  de  reprises  et  corrections  avant 
d'arriver  aux  expressions  et  démonstrations  définitives  1  Quel 


3a  LA     REVUE     DE     PARIS 

incessant  contrôle  des  idées  par  le  détail  concret  de  l'histoire! 
Quelle  étude  du  réel  par-dessous  ces  brèves  formules!  Avec 
ces  forces  que  Thistorien  philosophe  vient  d'indiquer,  tant- 
d'autres,  et  de  première  importance,  se  composent,  que  Ton 
peut  dégager  et  définir!  Par  exemple  outre  «  la  génératrice 
permanente  héréditaire  delà  société  française  »,  —  le  caractère 
et  Tesprit  français,  outre  «  sa  génératrice  spéciale  temporaire, 

—  les  institutions  du  Consulat  et  de  TEmpire  »,  on  en  peut 
considérer  une  autre,  commune  à  toute  TEurope,  où  elle 
produit  le  milieu  moderne  :  la  science,  en  formation  depuis 
trois  siècles,  et  qui,  par  un  progrès  soudain,  apporte  à  tous, 
avec  une  nouvelle  idée  de  l'univers  et  de  Fhomme,  de  nou- 
velles conditions  matérielles  de  vie.  «  Le  premier  effet  en  est 
délétère;  car  elle  décourage  de  vivre,  tant  le  monde  qu'elle 
révèle  est  triste,  fatal  et  sans  au-delà;  elle  semble  nier  la 
morale  ;  elle  détruit  les  hiérarchies  et  discrédite  les  autorités 
sociales,  le  roi,  le  noble,  le  prêtre,  en  général  le  supérieur.  La 
tendance  générale  est  vers  la  désorganisation  des  anciennes 
sociétés  fondées  sur  la  résidence,  sur  l'ignorance  du  dehors, 
sur  l'adaptation  réciproque  des  chefs  et  des  subordonnés.  »  En 
somme  la  créature  humaine  a  changé.  De  nouveaux  organes 
ont  étendu  dans  le  temps  et  dans  l'espace  sa  correspondance 
avec  l'univers,  c'est-à-dire  sa  connaissance  et  sa  puissance.  De 
là  deux  ruptures  d'équilibre.  L'une  qui  ébranle  tous  les 
systèmes  établis  d'idées  —  croyances,  traditions,  préjugés, 
coutumes  harmoniques  aux  anciennes  conditions  de  vie,  — 
l'autre  qui  défait  tous  les  groupements  sociaux  puisque  les 
applications  de  la  science  —  chemin  de  fer,  télégraphe,  usine 

—  ont  eu  pour  effet  de  déraciner  les  hommes,  jusque-là 
localisés,  de  les  amasser  en  vastes  agglomérations  ouvrières, 
enfin  par  la  production  infiniment  accrue  et  les  prix  de  revient 
diminués,  d'ajouter  au  bien-être  des  foules,  par  suite  d'élever 
leur  niveau  et  de  hâter  leur  règne.  Science  et  démocratie,  voilà 
partout  les  deux  caractères  du  milieu  moderne.  Combien  de 
malaises,  secousses,  débats,  avortements  avant  que  ce  nouveau 
monde  trouve  moralement  et  socialement  son  ordre  stable  et 
vital!  ((  Imaginez,  disait  Taine,  un  peuple  aveugle  de  bêtes 
sous-marines  incrustées  dans  l'obscurité  de  l'abîme  à  une  roche 
profonde  qui  tout  d'un  coup  a  commencé  de  s'exhausser  et 


TAINE  33 

les  amène  rapidement  au-dessus  des  eaux  à  la  lumière.  )>  Ils 
vont  périr  s'ils  ne  sont  pas  capables  du  profond  effort  orga- 
nique qui,  transformant  leur  structure,  leur  physiologie,  leurs 
instincts,  les  ajustera  vite  à  leur  nouveau  milieu.  En  France 
cet  effort  est  plus  difficile  et  son  succès  plus  douteux  que  chez 
d'autres  peuples.  Par  les  fautes  accumulées  de  l'Ancien 
Régime,  de  la  Révolution  et  de  l'Empire,  la  France  «  a 
manqué  »  sa  transformation  régulière  de  nation  moderne,  — 
<(  l'ordre  normal  »  de  croissance  suivi  par  les  autres  sociétés 
d'Europe. 

Mais  le  remède  possible  au  mal  est  dans  le  principe  qui 
l'a  fait  naître,  dans  le  progrès  de  cette  même  Science  qui 
envahit   en   ce   moment  un  territoire  nouveau   :   le  monde 
moral.    Avec  quel  religieuse  ferveur,  Taine,  jeune  homme, 
avait  prévu  cette  conquête!  Avec  quelle  volonté  d'y  prendre 
part  et  d'y  dévouer  sa  vie  I  «  Le  développement  et  l'application 
des  sciences  de  l'humanité  est  un  ressort,  un  instrument  de 
civilisation  et  de  puissance  nouveau,  comparable  à  cet  égard 
au  développement  et  à  l'appUcation  des  sciences  de  la  nature. 
Plus  les  sciences  de  l'humanité  sont  étendues,  précises,  plus 
leur    méthode    est    bien   comprise,    plus    leur    autorité    est 
reconnue,  populaire,  et  plus  le  peuple  qui  les  entend  et  les 
applique,  tire  un  grand  parti  de  ses  forces  morales.  »  L'essentiel 
est  que  ces  sciences  ((  fassent  le  grand  pas  moderne  »,  qu'elles 
passent  de  l'état  nul  ou  a  priori,  «  où  elles  ont  fait  des  hor- 
reurs )),  à  l'état  a  posteriori,  qu'elles  commencent  par  l'obser- 
vation pure,  les  documents,  les  monographies,  «  les  récits  chez 
un  même   peuple  ou  chez   différents   peuples  d'une   même 
donnée  :  l'impôt,  tel  impôt,  l'armée,  l'éducation  publique,  la 
constitution  générale,  les  arts,  la  religion  ».  On  verra  d'abord 
(c'est  la  thèse  de  la  Littérature  Anglaise,  des  Essais  de  Critique 
et  d'Histoire,  et  tous  les  travaux  de  Taine  à  Nevers  la  pré- 
parent et  l'annoncent)  que  toujours,  dans  chaque  groupe  his- 
torique observé,  quelle  que  soit  cette  donnée,  elle  est  liée  aux 
autres,  qui  dérivent  comme  elle  de  certains  états  psycholo- 
giques dominants,  et  qu'ainsi,  dans  une  société,   toutes  les 
grandes  œuvres  de  l'action,  de  l'intelligence  et  de  l'association 
humaines  sont  jointes  ensemble  par  de  mutuelles  dépendances. 
En  multipliant  les  exemples  de  façon  à  voir  la  donnée  varier 
i«r  Mai  1908.  3 


3/|  LA     REVUE     DE     PARIS 

avec  les  différents  peuples  et  les  différents  moments  de  l'his- 
toire, on  découvrira  les  causes  de  ces  variations,  et  par  consé- 
quent les  conditions  générales  qui  rendent  possible  et  viable 
telle  forme  d'état,  de  gouvernement  ou  d'église.  Ainsi  le» 
problèmes  politiques  seront  susceptibles  de  solutions  objec- 
tives et  qui  signifieront  autre  chose  que  des  préférences  indi- 
viduelles. Naturellement,  elles  resteront  dominées,  et  en 
grande  partie  déterminées  d'avance  par  des  faits  dont  les  plus 
essentiels,  ceux  de  la  race,  par  exemple,  ceux  du  moment, 
c'est-à-dire  de  toute  la  poussée  historique  antérieure,  échappent 
à  la  volonté  humaine.  «  La  politique,  application  des  sciences  de 
l'histoire,  ne  dépassera  guère  l'état  de  la  médecine,  application 
des  sciences  naturelles.  y>  On  ne  refait  pas  plus  la  constitution 
psychologique  d'un  peuple  que  la  constitution  politique  d'un 
individu.  Mais  c'est  quelque  chose  que  de  pouvoir  établir  un 
diagnostic,  poser,  sinon  des  formules  de  guérison,  du  moins 
des  règles  d'hygiène,  et  prévoir  les  contre-coups  salutaires  ou 
dangereux  sur  une  société  de  telle  ou  telle  mesure. 

Pour  un  tel  progrès  les  peuples  sont  plus  ou  moins  bien 
doués.  Le  défaut  intellectuel  des  Français,  c'est  de  ne  pouvoir 
embrasser  à  la  fois  toute  la  complexité  d*une  chose,  «  ni  de 
penser  beaucoup  d^dées  ensemble  ».  Leur  esprit,  «  de  module 
petit  et  délicat  »,  écourte,  mais  il  démêle  vite  les  caractères 
et  sent  exactement  leurs  rapports,  ce  qui  est  le  propre  de  la 
pensée  pensante.  En  cela,  comme  Taine  nous  le  disait  un  jour 
à  propos  d'une  œuvre  où  s'attestait  cette  qualité,  «  ils  sont 
bien  la  race  la  plus  intelligente  »,  singulièrement  aptes, 
&  ils  daignent  s'astreindre  aux  vérifications  expérimentales,  à 
dégager  les  éléments  générateurs  d'un  ordre  de  faits,  c'est- 
à-dire  à  l'opération  scientifique  par  excellence  («  Descartes, 
géométrie  analytique;  Jussieu,  classification  natureDe  des 
plantes  ;  Lavoisier,  la  balance  et  la  nomenclature  en  chimie  ; 
Bichat,  les  tissus  ;  Haûy ,  la  classification  des  cristaux  par  les 
angles  ;  Cuvier,  les  organes  en  tant  qu'utiles  ;  Geoffroy  Saint- 
Hilaire,  les  parties  en  tant  qu'éléments  d'un  type  »).  De  cette 
faculté  toute  française  se  prenant  au  monde  l'esprit  et  de 
l'histoire  pour  le  penser^  c'est-à-dire  pour  extraire  avec 
promptitude  et  précision  les  faits  générateurs  et  directeurs 
d'un   groupe  et  saisir  la  logique  secrète  des  choses,  Taine 


TAINE  35 

lui-même  est  un  exemple  complet  *.  Seul  un  Français 
pouvait  concevoir,  ordonner  et  achever  un  livre  comme 
l'Ancien  Régime,  dont  les  cinq  cents  pages  suffisent  à 
dégager,  classer,  avec  une  décision  si  lucide  les  causes 
générales,  les  raisons  immédiates  et  lointaines,  les  facteurs 
historiques ,  sociaux ,  psychologiques ,  les  caractéristiques 
spéciales  de  cet  ensemble  infini  qu'est  à  un  moment  donné 
de  son  histoire  «  un  grand  peuple  ayant  âge  de  peuple  ». 
D'une  telle  œuvre  la  beauté  n'est  pas,  comme  l'imaginent  ceux 
qui  ne  sentent  point  des  valeurs  de  ce  genre,  l'effet  d'une 
recette  d'art,  une  sorte  de  vernis  surajouté.  Elle  procède 
d'une  certaine  qualité  de  vision  et  de  pensée,  reconnaissable 
dans  l'ensemble  et  le  détail  du  livre,  dans  la  suite  des  chapitres 
et  paragraphes,  aussi  bien  que  dans  le  vocabulaire,  la  construc- 
tion et  la  liaison  des  phrases,  je  veux  dire  l'aptitude  apercevoir 
des  caractères  et  des  rapports  délicats,  et  à  trouver  les  justes 
expressions  et  ordonnances  d'idées  qui  leur  correspondent. 
Dans  une  si  vaste  étude,  comme  dans  un  bref  j^^^aî  de  Critique  et 
(THistoire,  comme  dans  un  chapitre  de  l'Intelligence,  —  dans 
l'analyse  d'une  société  comme  dans  celle  d'un  talent,  comme 
dans  celle  d'une  faculté  de  l'esprit,  il  s'agissait  toujours  de 
trouver  et  faire  apparaître  les  faits  généraux  et  simples  qui 
gouvernent  de  vastes  collections  et  séries  de  faits  particuliers, 
—  par  là  de  contribuer  à  soumettre  les  choses  humaines  à  cette 
Science  qui  cherche  des  liaisons  entre  les  faits,  pour  démêler 
et  suivre  dans  la  trame  infiniment  entrecroisée,  dans  la  tapis- 
serie versicolore,  incessamment  tissée  et  déroulée  au  métier  de 
l'étemelle  Nature,  le  fil  unique  et  continu  de  la  nécessité. 

ANDRÉ     CHEVRILLON 

(A  suivre.) 

I.  De  même,  par  exemple,  la  Cité  antique  de  Fustel  de  Coulanges;  de 
même  ua  article  en'  Tiogt  pages  de  Samte-BeuTe.  Un  Raskin,  entreprenaoC 
«a  article  sar  Torner,  écrit  cinq  Tolumes  où  il  est  littéralement  question  de 
tout,  minéralogie,  cristallographie,  géologie,  botanique,  critique  litté- 
raire, histoire,  morale,  théologie,  économie  politique.  Il  intitule  un  de  ses 
chapitres  :  Of  Many  Tkings.  Un  Buekle  entreprenant  une  Histoire  de  la 
ciTiiisatioa  diffuse  ses  idées  générales  dans  une  Introduction  en  plusieurs 
volumes,  et  meurt  sans  avoir  commencé  son  livre.  La  critique  littéraire 
anglaise  est  encore  presque  tout  anecdotique  et  biographique.  Elle  ne 
cherche  pa«  à  expliquer  et  définir  un  talent. 


LA  PRÉVISION  DU  TEMPS 


La  Météorologie,  comme  toute  science,  progresse  à  la  fois  en 
élargissant  ses  principes  et  en  précisant  ses  applications.  Mais  la 
plupart  des  hommes  mesurent  leur  considération  pour  les 
sciences  aux  services  qu'elles  rendent.  Ils  croient  constater  que 
la  météorologie,  avec  toutes  les  ressources  de  son  budget,  avec 
l'appareil  compliqué  de  ses  multiples  expériences,  avec  ses 
allures  de  science  exacte  et  les  savants  réputés  qui  dirigent  ses 
services,  semble  tournera  vide.  C'est  qu'ils  lui  posent  sans  cesse, 
et  à  peu  près  en  vain,  cette  unique  question  :  Quel  temps  fera- 
t-il  demain?  et,  la  réponse  se  faisant  attendre,  ils  retournent, 
pour  calmer  leur  impatience,  aux  prédictions  des  <(  vieux 
majors  ».  Pourtant  ils  sont  injustes  ;  je  voudrais  leur  en  donner 
la  preuve,  en  justifiant  des  résultats  acquis. 


La  grande  occupation  des  météorologistes  parait  être  l'éta- 
blissement des  moyennes.  CoUigeànt  les  innombrables  obser- 
vations recueillies  à  la  surface  du  globe,  ils  additionnent, 
divisent  et,  finalement,  impriment  en  d'interminables  colonnes 
les  moyennes  de  température,  de  pression,  d'humidité,  de  force 
et  de  direction  du  vent,  en  chaque  lieu,  suivant  les  saisons,  les 
mois,  les  jours  et  les  heures.  Tous  ces  nombres  ont  au  moins  un 
mérite  :  ils  sont  donnés  avec  une  exactitude  rigoureuse.  On  nous 
dit  que  la  température  moyenne  de  Brest,  en  janvier,  est  de  dix 
degrés  ;  nous  pouvons  être  assurés  que,  prenant  la  moyenne  des 


LA    PRIÎTISION     DU     TEMPS  87 

températures  entre  les  années  1908  et  1958,  nous  trouverons 
encore  dix  degrés  :  c'est  une  certitude  pour  Tavenir,  et  par 
suite,  une  prévision.  Mais  à  quoi  nous  sert-elle?  A  rien,  semble- 
t-il,  sinon  à  masquer  notre  ignorance.  Le  temps  qu'il  fera 
demain  est  commandé  par  celui  qui  a  existé  aujourd'hui  et  les 
jours  précédents;  il  est  déterminé,  mais  nous  ne  savons  pas 
l'extraire  des  données  qui  le  contiennent  ;  ce  n'est  pas  répondre 
que  d'affirmer  qu'il  y  a  soixante-cinq  chances  sur  cent  pour 
qu'il  pleuve,  et  vingt-huit  chances  sur  cent  pour  que  le  vent 
souffle  de  l'Ouest;  ou  plutôt,  c'est  répondre  comme  ce  médecin 
à  son  client  qui  demande  s'il  a  encore  longtemps  à  vivre  :  «  La 
durée  moyenne  de  la  vie  est  de  trente-six  ans;  vous  en  avez 
quarante  ;  donc  vous  êtes,  scientifiquement,  mort  depuis  quatre 
ans  )>. 

Toutes  ces  critiques  sont  aisées,  mais  peu  justes.  Les 
moyennes  ne  sont  pas  inutiles  ;  elles  ont  grandement  aidé  la 
météorologie  à  remonter  vers  ses  principes,  parce  qu'en  éli- 
minant les  variations  «  accidentelles  »,  elles  mettent  en  évi- 
dence les  facteurs  permanents.  Mais  elles  ont  aussi  des  appli- 
cations pratiques;  en  définissant  nettement  les  climats,  elles 
commandent  la  vie  agricole  du  pays  ;  c'est  parce  qu'une  longue 
habitude  et  des  traditions  transmises  à  travers  les  générations 
ont  donné  au  paysan  la  connaissance  approchée  des  moyennes 
de  pluie  et  de  température  aux  difi'érents  mois  de  l'aniiée,  qu'il 
sait  quand  il  doit  semer,  quand  il  pourra  récolter  ;  c'est  faute 
de  les  connaître  que  le  colon  qui  s'expatrie  est  exposé  à  de  si 
douloureuses  déceptions. 

Autre  exemple  :  la  statistique  météorologique  nous  apprend 
entre  quelles  limites  oscille,  dans  chaque  pays,  la  vitesse  du 
vent;  les  ingénieurs  qui  ont  établi  des  ponts  suspendus,  ceux 
qui  ont  dressé  les  plans  de  la  tour  Eiffel,  ont  eu  besoin  de  ces 
données  pour  mettre  leurs  constructiims  en  état  de  résister  aux 
coups  de  vent  les  plus  forts;  ceux  qui  s'occupent  aujourd'hui 
de  locomotion  aérienne  prennent  ces  données  en  considération 
constante,  pour  déterminer  la  puissance  qu'ils  doivent  donner 
aux  moteurs  de  leurs  dirigeables  ou  de  leurs  aviateurs  ou  pour 
estimer  la  valeur  pratique  de  leurs  appareils  d'après  le  nombre 
des  jours  où  ils  pourront,  dans  une  année,  évoluer  librement. 
C'est  encore  par  la  connaissance  du  régime  pluviométrique  que 


38  LA     RBrUB     DE     PARIS 

les  ingénieurs  qui  captent  les  chutes  d'eau  pour  établir  leurs 
usines  ou  ceux  qui  établissent  les  canalisations  urbaines  d*eau 
potable,  déterminent  les  dimensions  des  barrages  qu'ils  ont  à 
construire  pour  obtenir  un  débit  régulier. 

Mais  les  statistiques  météorologiques  laissent  toujours  irré- 
solu le  problème  fondamental  de  la  prévision  du  temps. 
Notons  pourtant  que  ce  problème  n'existe  pas  pour  tous  les 
points  de  la  terre  ;  les  habitants  de  Singapoore  ou  de  Bogota  ne 
connaissent  pas,  comme  nous,  le  dilemme  quotidien  de  la  canne 
et  du  parapluie  ;  les  saisons  y  déroulent  leur  orbe  avec  une  régu- 
larité astronomique  et  il  est  certaines  contrées  du  Brésil  où, 
tous  les  jours,  à  trois  heures  du  soir,  la  pluie  commence  à 
tomber.  Nos  climats  sont  plus  fantaisistes  ;  ils  posent  aux  météo- 
l'ologistes  un  problème  épineux  ;  voyons  de  quels  éléments  nous 
disposons  pour  le  résoudre. 

Toutes  les  données  numériques  relatives  au  temps  sont  centra- 
lisées, en  France,  par  notre  Bureau  météorologique.  Des  télé- 
grammes y  parviennent,  chaque  jour,  de  54  stations  françaises 
et  de  77  stations  européennes.  Ils  permettent  de  dresser  des 
tableaux  et  des  cartes  qui  résument  l'état  général  de  l'atmosphère 
sur  l'Europe  à  sept  heures  du  matin.  Le  plus  important  de  ces 
documents  est  la  carte  des  pressions  et  des  vents  ;  on  y  voit 
tracées  des  lignes  isobares  qui  réunissent  tous  les  points  pour 
lesquels  la  pression  barométrique  est  la  même  ;  en  même  temps, 
des  flèches  représentent,  aux  divers  centres  d'observation,  la 
direction  et  la  force  du  vent.  L'échelle  adoptée  pour  mesurer 
cette  force  s'étend  de  zéro,  pour  le  calme  absolu,  à  9  pour  la 
tempête  ;  un  vent  faible  y  est  représenté  par  2  ;  les  nombres  4  »  6, 8 
désignent  un  vent  modéré,  fort  ou  très  fort,  et  les  flèches  représen- 
tatives sont  d'autant  plus  empennées  que  le  vent  est  plus  rapide. 

Tels  sont  les  documents  sur  lesquels  on  aura,  chaque  jour,  à 
tabler  pour  établir  les  prévisions  du  lendemain  et  dont  la  série, 
continuée  sans  interruption  depuis  quarante-huit  ans,  forme  la 
source  unique  où  nous  devrons  puiser  pour  fonder  et  justifier 
nos  règles  de  prévision'.  Encore  ne  devrons-nous  pas  leur 

I.  D'autres  états  d'Europe  et  les  États-Unis  d'Amérique  publient  des 
cartes  analogues,  qui  ne  présentent  ni  un  intérêt  pratique,  ni  une  valeur 
scientifique  supérieurs. 


LA    PRiSviSION    DU    TEMPS  3q 

accorder  une  confiance  sans  limite  :  par  suite  du  décalage  des 
heures  entre  l'orient  et  l'occident  de  l'Europe,  des  observations 
faites  à  la  même  heure  ne  correspondent  pas  au  même  instant; 
bien  plus,  il  suffit  d'une  erreur  dans  une  des  observations  trans- 
mises pour  bouleverser  le  réseau  des  isobares  et  changer  l'as- 
pect de  la  carte  ;  ainsi,  en  plus  des  complications  dues  au  pro- 
blème lui-même,  les  météorologistes  ont  encore  l'obligation  de 
n'user  qu'avec  précaution  du  seul  document  dont  ils  disposent. 

Malgré  ces  multiples  difficultés,  une  grande  idée  générale 
s'est  dégagée  assez  vite  de  l'observation  des  faits  :  dans  la 
majeure  partie  de  l'Europe,  en  laissant  de  côté  la  zone  médi- 
terranéenne, qui  exigerait  une  étude  spéciale,  le  problème  de  la 
prévision  du  temps  est  lié  intimement  à  l'étude  des  bourrasques. 
En  effet,  le  passage  d'une  dépression  à  travers  l'Europe  repro- 
duit toujours  les  mêmes  phénomènes  généraux  :  baisse  pro- 
gressive du  baromètre,  suivie  d'une  ascension,  —  régime  des 
vents  déterminé  par  la  règle  de  Buys-Ballot,  c'est-à-dire  que 
l'observateur  qui  dirige  sa  main  gauche  vers  le  centre  de  bour- 
rasque tourne  le  dos  au  vent,  —  rotation  successive  du  vent 
conforme  à  la  loi  de  Dove,  c'est-à-dire  qu'au  sud  de  la  bour- 
rasque, la  girouette  tourne  dans  le  sens  des  aiguilles  d'une 
montre,  tandis  qu'au  nord,  la  rotation  est  inverse;  le  vent  sera 
d'ailleurs,  en  général,  d'autant  plus  fort  que  la  dépression  sera 
plus  accusée,  c'est-à-dire  que  les  isobares  seront  plus  resserrés 
sur  la  carte;  des  pluies  accompagnent  la  bourrasque  dans  sa 
marche,  plus  abondantes  d'ordinaire  en  arrière  qu'en  avant; 
enfin,  sur  la  mer,  la  force  des  vagues  est  liée  étroitement  à  la 
grandeur  et  à  la  direction  du  vent. 

Il  suffirait  donc  de  connaître  la  marche  des  bourrasques  et 
leurs  déformations  successives  pour  être  en  état  de  prédire,  avec 
une  précision  suffisante,  les  mauvais  temps  qui  menacent  l'Eu- 
rope. Une  étude  analogue,  appliquée  aux  anticyclones,  permet* 
trait  de  déterminer  l'étendue  des  aires  de  beau  temps,  ainsi  que 
leur  durée  probable.  Ainsi  le  temps,  et  surtout  le  mauvais  temps, 
nous  vient  de  l'Ouest;  c'est  donc  vers  l'Angleterre,  l'Ecosse  et 
l'Irlande,  plus  loin  encore  s'il  se  peut,  qu'il  faudra  guetter  les 
dépressions;  de  là  l'importance  exceptionnelle  des  stations 
occidentales,  Stornoway  dans  les  Hébrides,  Valencia  en  Irlande. 
C'est  pour  cette  raison  que  le  service  d'informations  météorolo- 


4o  LA     REVUE     DE     PARIS 

giques  reçoit  des  télégrammes  des  Açores,  pour  surveiller  le 
Sud-Ouest,  et  dislande,  pour  se  garder  du  côté  du  Nord- 
Ouest.  Entre  ces  deux  points,  un  large  espace  reste  découvert; 
mais  il  n'est  pas  impossible  que  le  développement  de  la  télégra- 
phie sans  fil  à  bord  des  transatlantiques  ne  permette,  d'ici  à 
quelques  années,  de  réaliser  une  surveillance  permanente  sur 
la  route  si  fréquentée  qui  joint  l'Angleterre  à  New- York  *  ;  et, 
puisqu'il  s'agit  ici  de  prévisions,  on  comprend,  du  même  coup, 
pourquoi  les  pays  de  l'Europe  occidentale  sont  mis,  par  la 
nature  même,  en  état  d'infériorité  par  rapport  à  l'Europe  cen- 
trale et  orientale;  les  dépressions  mettent,  en  moyenne,  deux 
jours  à  traverser  l'Europe  ;  à  peine  ont-elles  été  signalées  en 
Irlande,  à  peine  le  Bureau  météorologique  a-t-il  eu  le  temps 
de  dresser  ses  cartes  et  d'établir  ses  prévisions,  que  déjà  elles 
abordent  la  France.  Il  faut  donc  qu'en  météorologie,  l'Angle- 
terre et  la  France  se  contentent,  jusqu'à  nouvel  ordre,  du  rôle 
d'avant-garde  que  leur  situation  leur  impose;  elles  devront 
travailler  surtout  pour  les  autres. 

Ayant  établi,  chaque  matin,  la  carte  météorologique  de 
l'Europe,  les  météorologistes  n'ont  accompli  que  la  partie  la 
plus  commode  de  leur  tâche  quotidienne  ;  il  s'agit  mainte- 
nant de  faire  montre  de  leur  science  en  prédisant  le  temps 
du  lendemain;  ils  doivent,  en  effet,  lancer,  le  matin  même, 
des  dépêches  indiquant  l'état  futur  de  la  mer  sur  les  côtes  de 
la  Manche,  de  la  Bretagne,  de  l'Océan  et  de  la  Méditerranée. 
Si  une  tempête  est  prévue,  les  sémaphores  devront  hisser  les 
cônes  de  tempête,  visibles  du  large  et  dirigés  la  pointe  en  haut 
ou  en  bas  suivant  que  le  vent  prévu  soufflera  du  Nord  ou  du  Sud  ; 
si  on  craint  une  tempête  violente,  au  cône  on  ajoutera  un  cylindre 
fait,  comme  le  cône,  d'un  panier  d'osier  recouvert  de  toile  noire. 
En  plus  des  prévisions  maritimes,  le  Bureau  météorologique 
devra  encore  envoyer  des  dépêches  agricoles,  qui  portent,  non 
plus  sur  le  vent,  mais  sur  la  température,  la  pluie  et  l'état  du 
ciel  ;  à  cet  effet,  on  a  divisé  la  France  en  huit  régions  naturelles, 
pour  chacune  desquelles  on  doit  établir  une  prévision  spéciale. 

I.  Mais  ce  que  nous  avons  dit  dans  Les  principes  de  la  météorologie 
(voir  la  Revue  du  i^c  mars  1908)  de  la  tentative  de  Gordon  Bcnnelt  et  de 
l'enquête  de  Holmeyer,  montre  qu'il  ne  faut  pas  aller  trop  loin  vers  l'Ouest 
chercher  les  dépressions  :  une  prévision  hâtive  risque  fort  d'être  fausse. 


r 


LA    PRJSvISION     du     TEMPS  4l 

Pour  être  à  même  de  formuler,  en  quelques  heures,  une 
douzaine  de  pronostics  relatifs  à  des  régions  et  à  des  phéno- 
mènes différents,  il  faut,  semble- t-il,  posséder,  des  règles  claires 
et  simples,  ou  mieux  encore  une  sorte  de  barème  qui  fournisse 
automatiquement  les  solutions  toutes  faites  ;  or,  si  Ton  cherche 
dans  les  traités  les  plus  complets  de  météorologie,  on  n*y 
trouvera  rien  de  semblable  ;  à  peine  y  peut-on  distinguer  deux 
idées  directrices,  que  nous  appellerons  le  principe  de  continuité 
et  le  principe  de  répétition. 

Le  principe  de  continuité  fournit  une  règle  de  prévisions 
applicable  à  toute  espèce  de  phénomène  :  vous  observez  un 
homme  qui  marche;  si,  depuis  quelque  temps,  il  progresse 
dans  le  même  sens  et  d'un  pas  égal,  vous  pouvez  prévoir  le 
point  qu'il  atteindra  dans  une  minute,  dans  une  heure,  dans 
un  jour;  mais  votre  prévision  peut  être  complètement  erronée, 
car  le  marcheur  peut  aussi  bien,  pour  des  raisons  qui  vous 
échappent,  s'arrêter,  changer  de  route  ou  même  rebrousser 
chemin;  pourtant  vous  aurez  d'autant  moins  de  chance  de 
vous  tromper  que  l'homme  a  depuis  longtemps  une  marche 
régulière  et  que  votre  prévision  porte  sur  un  instant  moins 
éloigné  du  moment  de  votre  observation.  La  même  méthode 
peut  s'appliquer  à  l'évolution  du  temps;  si  on  a,  depuis  deux 
ou  trois  jours,  observé  une  modification  continue,  comme 
peut  l'être  la  progression  d'une  bourrasque  à  travers  l'Europe, 
on  peut,  avec  vraisemblance,  estimer  l'état  du  temps  pour  le 
lendemain,  voire  pour  un  -laps  de  deux  ou  trois  jours; 
mais  l'expérience  prouve  qu'on  ne  peut  avoir  aucune  con- 
fiance en  des  prévisions  à  plus  longue  échéance  et  que 
même,  d'un  jour  sur  l'autre,  les  pronostics  tirés  de  la 
continuité  peuvent  être  mis  en  défaut  ;  les  bourrasques  ont, 
en  moyenne,  des  habitudes  régulières  parce  qu'elles  sont 
emportées  par  le  grand  courant  convectif  atlanto-européen 
qui  progresse  de  l'Ouest  à  l'Est;  mais  elles  sont  sujettes  aussi 
à  des  fantaisies,  en  apparence  inexplicables  :  on  en  voit  qui 
s'arrêtent  et  meurent  sur  place;  d'autres,  au  contraire,  qui 
prennent  tout  à  coup  une  vigueur  redoublée  ;  il  en  est  enfin 
qui  font  un  brusque  détour  et  dérivent  brusquement  vers  le 
Nord  ou  vers  le  Sud;  le  principe  de  continuité  est  donc  loin 
d'être,  pour  le  météorologiste,  un  guide  assuré. 


42  LA     REVUE     DE     PABIS 

On  en  peut  dire  autant  du  principe  de  répétition.  Depuis 
que  le  Bureau  météorologique  publie  ses  bulletins,  plus  de 
quinze  mille  cartes  d'isobares  ont  été  dressées..  Bien  qu'il  n*y 
en  ait  pas  deux  qui  soient  identiques,  il  en  est  pourtant  qui  se 
ressemblent;  en  les  comparant  entre  elles,  on  a  pu  établir 
un  certain  nombre  de  types  de  temps,  qui  se  reproduisent  avec 
des  fréquences  variables.  Chaque  saison  a  ses  types  favoris; 
on  a  pu  étudier  leur  évolution  et  lorsqu'on  voit  débuter  une  de 
ces  formes  typiques,  on  a  de  fortes  raisons  pour  escompter 
toute  la  série  de  ses  transformations. 

On  voit  donc,  qu'avec  une  longue  pratique,  le  météorolo- 
giste pourra  déduire  ses  pronostics  de  l'observation  de  cas 
similaires  ;  mais  son  diagnostic,  comme  celui  du  médecin,  a 
besoin  de  s'appuyer  sur  une  expérience  prolongée;  c'est  ce 
qui  a  permis  à  M.  Angot,  directeur  actuel  de  notre  Bureau 
météorologique,  d'écrire  que  la  prévision  du  temps  était  ((  une 
question  de  pure  pratique  »,  indiquant  clairement  par  là  que 
le  météorologiste  ne  disposait,  en  dehors  de  notions  vagues  et 
générales,  d'aucune  règle  précise.  Et  l'on  doit,  d'après  cela, 
s'émerveiller  du  flair  professionnel  qu'on  peut  acquérir  par 
un  long  usage  :  la  proportion  des  prévisions  heureuses  attein- 
drait, d'après  les  auteurs  compétents,  90  p.  100;  toutefois, 
il  est  vraisemblable  que  ce  pourcentage  optimiste  a  été  obtenu 
en  comptant  comme  réussites  certaines  prévisions  dont  les 
termes,  sagement  équilibrés,  ménagent  prudemment  l'avenir. 


Ce  qu'il  y  a  de  grave  dans  celte  situation,  c'est  qu'elle  ne 
parait  pas  susceptible  d'être  améliorée;  Thabiletc  des  météoro- 
logistes actuels  a  des  limites  ;  leurs  successeurs  ne  feront  pas 
mieux  et  on  ne  voit  guère  apparaître,  en  tout  ceci,  de  méthode 
scientifique  perfectible.  Mais  il  ne  faut  jamais  désespérer  de 
la  science;  tôt  ou  tard,  son  heure  arrive.  Une  idée  nouvelle, 
et  qui  promet  d'être  féconde,  a  été  récemment  introduite  dans  ' 
la  météorologie  ;  comme  elle  n'a  pas  eu  l'heureuse  fortune  de 
naître  dans  les  temples  de  la  science  officielle,  elle  a  reçu, 
d'abord,   un  accueil  réservé  ;   elle  a  eu   grand'peine  à  faire 


LA    PRlfviSION     DU    TEMPS  43 

écouter  ses  preuves,  mais  l'initiative  et  la  ténacité  individuelle 
ont  triomphé  *de  tous  les  obstacles.  L'histoire  vaudrait  la  peine 
d'être  contée;  en  voici  seulement  les  grandes  lignes. 

De  tout  temps,  la  météorologie  a  eu  ses  praticiens,  comme 
la  médecine  a  ses  rebouteurs  ;  gens  de  forte  expérience, 
qui  méprisent  les  cartes  et  n'ont  cure  des  isobares,  mais  se 
sont  constitué  peu  à  peu  des  règles  de  prévisions  en  consul- 
tant les  nuages,  le  vent,  la  lune;  toutes  ces  règles,  il  faut  le 
dire,  ne  sont  pas  dénuées  d'intérêt.  D'autres  observateurs, 
mieux  avertis  et  d'esprit  plus  ouvert  aux  méthodes  scienti- 
fiques, se  font,  dans  toute  la  France,  les  aides  bénévoles  et 
dévoués  du  Bureau  central  ;  leur  labeur  patient  et  scrupuleux 
leur  a  souvent  révélé  des  règles  importantes.  Que  valent  toutes 
ces  règles?  Sont-elles  d'application  purement  locale  ou  bien 
ont-elles,  au  contraire,  une  portée  plus  générale .î^  Nul  ne 
le  savait,  et  il  faut  avouer  que  nul  ne  se  préoccupait  de  le 
savoir  lorsqu'en  1904»  l'idée  fut  émise  qu'on  servirait  gran- 
dement la  science  en  instituant  un  concours  de  prévisions 
météorologiques,  auquel  pourraient  participer  tous  ceux  qui 
croient  être  en  possession  de  méthodes  nouvelles. 

L'Association  française  pour  l'avancement  des  sciences,  à 
son  congrès  d'Angers,  se  rallia  à  cette  idée;  mais,  en  fait, 
aucun  concours  ne  put  être  organisé  en  France.  La  Belgique 
fut  plus  heureuse  et  un  concours  de  prévisions,  doté  par  une 
libéralité  anonyme  d'un  prix  important,  put  être  ouvert  par  la 
société  belge  d'astronomie;  le  jury  comprenait,  entre  autres 
personnalités,  MM.  Flamache,  professeur  à  l'Université  de 
Gand,  Lawrence  Rotch,  directeur  de  l'Observatoire  de  Blue 
Hill  aux  États-Unis,  Brunhes,  directeur  de  l'Observatoire  du 
Puy-de-Dôme,  et  Teisserenc  de  Bort,  directeur  de  l'Observa- 
toire de  Trappes.  Les  concurrents,  au  nombre  de  vingt,  avaient 
d'abord  à  subir  une  épreuve  préliminaire  :  ils  devaient,  du 
i*^'  au  i5  septembre  1905,  envoyer  chaque  jour,  du  siège  du 
Bureau  météorologique  de  leur  pays,  leur  pronostic  pour  le 
lendemain;  ils  devaient  donc  prévoir,  vingt^quatre  heures  à 
l'avance,  les  variations  barométriques  sur  la  surface  de 
l'Europe,  la  trajectoire  approximative  des  centres  de  dépres- 
sion, l'arrivée  ou  la  disparition  des  bourrasques  ou  des 
anticyclones.  A  la  suite  de  ces  premières  épreuves,  sept  can- 


44  LA     REVUE     DE     PARIS 

didats,  —  trois  Français,  un  Hollandais  et  trois  Allemands,  — 
furent  appelés  à  Liège  les  a6,  a 7  et  28  septembre,  pour  y 
établir  leurs  prévisions  sur  un  certain  nombre  de  cartes  d'iso- 
bares, dont  les  unes  étaient  tirées  au  sort  et  les  autres  choisies 
par  le  jury  parmi  les  plus  caractéristiques;  ils  devaient,  en 
outre,  fournir  au  jury  toutes  les  explications  qu'il  pourrait 
réclamer  sur  les  prévisions  effectuées  et  les  méthodes  employées. 
On  voit  qu'un  pareil  programme  ne  laissait  guère  de  place  au 
hasard  ;  le  nombre  des  épreuves  était  suffisant  pour  que  le  prix 
ne  fût  pas  obtenu  par  une  réussite  accidentelle,  et  les  juges 
du  concours,  en  se  réservant  d'interroger  les  concurrents  sur 
leurs  procédés,  étaient  à  même  de  faire  le  tri  des  recettes 
empiriques  et  des  procédés  scientifiques. 

C'est  dans  ces  conditions  et  à  la  suite  de  ces  épreuves 
que  le  jury,  à  l'unanimité,  décerna  le  prix  du  concours  à 
M.  Guilbert,  secrétaire  de  la  Commission  météorologique  du 
Calvados,  «  à  cause,  dit  le  rapport  officiel,  de  la  méthode  qui 
lui  permet  de  prévoir  avec  précision  les  déplacements  des 
centres  de  haute  et  de  basse  pressions  sur  l'Europe  ;  bien  que 
cette  méthode  ne  puisse  donner  une  certitude  absolue,  elle  a 
permis  d'indiquer  d'avance  des  changements  complets  de 
situation  qu'aucune  autre  méthode  jusqu'ici  n'avait  pu  pré- 
voir. ))  La  science  des  prévisions  est  donc  en  train  de  se 
renouveler;  les  règles  que  M.  Guilbert  avait  su  tirer  de  l'obser- 
vation ont  reçu  depuis  des  développements  et  des  explications 
qui  permettent  de  les  rattacher  aux  lois  générales  des  mouve- 
ments tourbillonnaires  ;  elles  font  corps,  chaque  jour  davan- 
tage, avec  la  science  pure  :  circonstance  favorable  qui  per- 
mettra d'en  préciser  le  sens  et  d'en  assurer  l'application. 


Nous  avons  vu,  dans  un  article  précédent,  que  les  bourras* 
ques,  centres  de  dépression  barométrique,  animées  d'un 
mouvement  de  rotation  en  sens  inverse  des  aiguilles  d'une 
montre,  cheminent  dans  le  grand  courant  conveclif  atlanlô- 
européen  comme  des  tourbillons  entraînés  par  un  cours 
d'eau,  tandis  que  les  anticyclones,  aires  de  hautes  pressions^ 


LA    PROVISION     DU    TEMPS  45 

forment  comme  des  îles  entourées  par  ce  même  courant 
aérien  :  le  sens  de  rotation  est  donc  inverse  dans  les  bourrasques 
et  autour  des  anticyclones  qui  constituent,  les  uns  comme  les 
autres,  de  vastes  mouvements  tourbillonnaires.  Or,  la  théorie 
édifiée  par  Helmhollz  montre  que  des  tourbillons,  abandonnés 
à  eux-mêmes  dans  un  milieu  dénué  de  viscosité,  doivent  se 
conserver  indéfiniment;  tel  est,  à  peu  près,  le  cas  pour  l'air 
atmosphérique  et,  par  suile^  on  peut  se  demander  quelle 
cause  intervient  pour  modifier  les  tourbillons  aériens.  Le  grand 
mérite  de  M.  Guilbert  à  été  de  comprendre  que  cette  modifica- 
tion devait  provenir,  non  du  tourbillon  et  du  courant  qui 
l'emporte,  mais  d'une  action  extérieure  ;  cette  action,  il  l'a 
trouvée  dans  les  vents  de  surface.  On  sait  que  les  vents  qui 
rasent  la  surface  du  sol  ont  souvent  une  direction  et  une  inten- 
sité très  difi'érentes  de  celles  des  courants  aériens  supérieurs^ 
qui  nous  sont  révélées  par  les  mouvements  des  nuages  ;  ces 
vents  supérieurs  appartiennent,  en  efiet,  au  grand  courant 
convectif  qui  entraine  les  bourrasques  et  embrasse  les  anticy- 
clones, tandis  que  les  vents  de  girouette  ont  été  profondé- 
ment modifiés  par  le  relief  du  sol  ;  c'est  précisément  par  l'in- 
termédiaire de  ces  vents  superficiels  que  le  relief  agit  sur  les 
mouvements  tourbillonnaires  de  la  masse  atmosphérique;  il 
leur  donne,  pour  ainsi  dire,  un  point  d'appui. 

De  savantes  considérations,  développant  les  théories  de 
Helmholtz,  de  lord  Kelvin  et  de  Bjerkness,  ont  conduit  M.  Ber- 
nard Brunhes  à  retrouver  dans  ces  théories  les  règles  de 
M.  Guilbert;  mais  il  revient  au  même  de  faire  un  appel  direct  à 
l'expérience  en  modifiant  légèrement  une  ancienne  et  classique 
expérience  de  M.  Weyher  :  à  i  m.  5o  au  dessus  d'un  bassin 
rempU  d'eau  tiède,  installons  un  ventilateur  et  mettons-le  en 
marche;  la  rotation  qu'il  communique  à  l'air  entraîne  la 
vapeur  du  bassin  en  un  mouvement  giratoire  très  visible  et 
forme  ainsi  une  trombe  artificielle  qui  ne  diffère  des  mou- 
vements tourbillonnaires  que  nous  étudions  qu'en  ce  qu'elle 
est  plus  haute  que  large,  tandis  que  les  bourrasques  et  les 
cyclones  s'étendent  sur  une  aire  considérable  par  rapport 
à  leur  hauteur;  mais,  à  cela  près,  le  phénomène  naturel  et 
notre  imitation  possèdent  les  mêmes  propriétés  générales. 
Faisons   tourner  le  ventilateur   en  sens  inverse  des  aiguilles 


46  LA     REVUE     DE     PARIS 

d'une  montre,  comme  les  bourrasques  de  notre  hémisphère, 
puis,  à  l'aide  d'un  tuyau  relié  à  une  sou£Qerie,  envoyons  un 
jet  d'air  sur  le  pied  de  la  trombe  ;  cette  trombe  sera,  invaria- 
blement déviée  vers  la  gauche  du  courant  d'air  ;  le  sens  de  la 
déviatioa  serait  contraire,  si  on  inversait  la  rotation  du  venti- 
lateur; tel  est  le  point  de  départ  expérimental  qui  va  nous 
servir  à  justifier  les  méthodes  nouvelles  de  prévision. 

Pour  cela,  revenons  un  instant  au  phénomène  simple,  à  la 
bourrasque  normale;  au  dessus  d'une  terre  parfaitement  égale  et 
poKe  gfisse»  d'un  mûttvement  régulier»  le  grand  courant  con- 
vèctif  dont  le  large  fleuve  pimdl  en  édbmp»^  du  Sud-Ouest  au 
Nord-Est,  notre  vieux  continent;  de  place  en  jUmem  s'y  suc- 
cèdent des  tourbillons,  entraînés  par  le  courant;'  chacwoi  im 
ces  tourbillons  se  traduit,  sur  la  carte  météorologique,  par  des 
isobares  formés  approximativement  de  cercles  concentriques  et 
d'autant  plus  serrés  que  la  dépression  est  plus  profonde,  que 
la  pente  de  la  bourrasque  est  plus  accentuée;  les  météorolo- 
gistes précisent  cette  notion  à  l'aide  du  gradient  barométrique, 
c'est-à-dire  du  nombre  de  miUimètres  dont  la  pression  varie, 
perpendiculairement  aux  isobares,  par  degré  géographique 
de  1 1 1  kilomètres.  Dans  la  pratique,  les  isobares  sont  tracés 
sur  la  carte  météorologique  de  cinq  en  cinq  millimètres  :  780, 
735,  7/40,  etc;  dès  lors,  si.  dans  une  région,  la  distance  des 
isobares  consécutifs  est  de  cinq  degrés,  le  gradient  sera  égal  à 
un  ;  il  vaudra  deux,  si  cette  distance  n'est  que  de  deux  degrés 
et  demi,  et  ainsi  de  suite. 

A  cette  distribution  du  gradient  correspond  une  répartition 
du  vent  normal  :  plus  le  gradient  sera  élevé,  plus  la  dépression 
sera  profonde,  et  plus  le  vent  qui  tourbillonne  autour  d'elle  sera 
rapide.  C'est  ainsi  qu'un  vent  de  force  2  est  normal  pour 
une  région  où  le  gradient  est  un;  un  vent  modéré,  de  force  4i 
sera  normal  pour  un  gradient  2  ;  un  vent  fort,  représenté  par 
6,  correspond  à  un  gradient  3  et  un  vent  violent,  8,  à  un  gra- 
dient 4  ;  tous  ces  vents  devront  en  plus,  conformément  à  la  loi 
de  Dove,  tourner  autour  de  la  bourrasque,  en  se  rapprochant 
de  son  centre,  en  sens  inverse  des  aiguilles  d'une  montre. 

Tel  est  l'aspect  typique  de  la  bourrasque  ;  si  pourtant  nous 
considérons  une  carte  du  Bureau  météorologique,  sur  laquelle 
sont  inscrites  k  avec  les  isobares,  la  force  et  la  direction  des 


LA    PRÉVISION    DU     TEMPS  47 

Tents,  il  nous  apparaît  que  ces  caractères  sont  rarement 
vérifiés;  en  un  point  où,  d'après  la  disposition  des  isobares 
et  le  gradient  qui  en  résulte,  nous  devrions  avoir,  par  exemple, 
un  vent  du  sud  de  force  4i  on  observe  efFectivement  un  vent 
de  force  et  de  direction  différentes,  ou  même  un  calme  absolu. 

Comment  expliquer  cette  anomalie?  M.  Guilbert  nous  en 
fournit  une  interprétation  très  simple  en  admettant  que  le 
vent  réel  résulte  de  là  composition  du  vent  de  bourrasque  et  du 
vent  de  surface.  Observons-nous,  par  exemple,  un  calme 
absolu  alors  que  le  vent  de  bourrasque,  estimé  d'après  le  gra- 
dient, devrait  souffler  du  Sud  et  posséder  une  force  égale  à  4? 
C'est  que  le  vent  de  surface,  soufflant  du  Nord  avec  une  force 
égale,  vient  compenser  exactement  le  vent  de  bourrasque. 

Si  on  accepte  cette  manière  de  voir,  on  pourra  faire  de  la 
carte  météorologique  une  lecture  suggestive  ;  en  chaque  point 
de  cette  carte,  on  saura  estimer  la  grandeur  et  la  direction  des 
vents  de  surface,  et  alors,  il  ne  restera  plus  qu'à  i(aire  appel 
à  Texpérience  décrite  tout  à  l'heure  pour  connaître  le  sort  de 
la  bourrasque.  De  même  que  notre  tourbillon  factice,  tour- 
nant de  droite  à  gauche,  était  régulièrement  dévié  vers  la 
gauche  du  courant  d'air  qui  venait  le  frapper,  de  même  nous 
pouvons  énoncer  la  proposition  générale  suivante  :tout  vent  de 
surface  qui  vient  frapper  une  bourrasque  de  notre  hémisphère, 
h  repousse  vers  sa  gauche;  et  on  doit  s'attendre  à  ce  que  la 
répulsion  soit  d'autant  plus  énergique,  que  lé  vent  de  surface 
est  lui-même  plus  puissant. 

Cette  unique  règle  résume  tous  les  préceptes  de  M.  Guil- 
bert, mais  elle  est  elle-même  assez  large  et  assez  extensive 
pour  envelopper  un  nombre  considérable  de  cas  particuliers. 
Supposons,  par  exemple,  que,  tout  autour  du  cyclone,  les 
vents  aient  bien  l'orientation  prévue  par  la  loi  de  Dove,  mais 
avec  une  force  supérieure  à  celle  qui  correspond  au  gradient 
barométrique  ;  les  vents  sont  anormaux  par  excès.  Cela  revient 
à  dire  que  les  vents  de  surface,  qui  s'ajoutent  aux  vents  de 
bourrasque  pour  leur  donner  cette  force  anormale,  sont  diri- 
gés, comme  eux,  de  façon  à  laisser  le  centre  de  dépression  à 
leur  gauche;  dès  lors,  il  ne  reste  plus  qu'à  appliquer  la  règle 
générale  pour  voir  que  cette  bourrasque,  étouffée  de  tous 
côtés  par  les  vents  de  surface,  doit  se  combler  et  disparaître. 


48  LA     REVUE     DE     PARIS 

Le  phénomène  inverse  se  produirait  si  les  vents,  autour  de  la 
dépression,  étaient  en  tous  sens  anormaux  par  défaut;  un  rai- 
sonnement analogue  montre  qu'alors  la  dépression  doit 
s'étendre  et  s'aggraver. 

Une  distribution  aussi  régulière  des  vents  est  d'ailleurs 
assez  rare;  le  cas  le  plus  fréquent  est  celui  où  les  vents,  anor- 
maux par  excès  d'un  côté  de  la  bourrasque,  sont,  de  l'autre, 
anormaux  par  défaut  ;  on  doit  alors  voir  la  dépression  repoussée 
par  les  premiers,  se  diriger  vers  les  seconds  qui  l'attirent  et 
définissent  ainsi  la  région  de  moindre  résistance  ;  sa  direction 
va  donc  se  modifier  et  l'on  pourra  pronostiquer  sa  trajectoire 
nouvelle  et  même,  d'après  la  grandeur  des  facteurs  efficaces, 
prévoir  son  aggravation  ou  sa  diminution. 

Enfin,  on  peut  encore  soumettre  au  raisonnement  le  cas, 
assez  fréquent  dans  la  pratique,  où  deux  tourbillons  se  succè- 
dent à  courte  distance  dans  le  courant  convectif .  Deux  efiets 
peuvent  alors  se  produire  :  ou  bien  entre  ces  deux  tourbillons 
existent  des  vents  de  surface  qui  tendent  à  écarter  leurs  trajec- 
toires, ou  bien,  ces  vents  faisant  défaut,  les  aires  des  deux 
dépressions  se  pénètrent  suffisamment  pour  que  le  vent  de 
chacune  d'elles  puisse  agir  sur  l'autre  comme  un  vent  indé- 
pendant ;  il  suffit  alors  de  tracer  sur  une  feuille  de  papier  ces 
deux  tourbillons  avec  les  vents  qui  leur  correspondent,  pour 
voir  que  chacun  d'eux  agit  sur  l'autre  de  façon  à  le  rapprocher 
de  lui;  les  deux  dépressions  doivent  donc  s'influencer  mutuel- 
lement et  tendre  à  se  confondre  en  une  bourrasque  plus  puis- 
sante dont  la  position  et  les  effets  pourront  ainsi  être  déterminés 
à  l'avance. 


« 

«  » 


C'est  par  des  prévisions  de  cet  ordre,  absolument  irréalisables 
par  les  méthodes  antérieures,  que  M.  Guilbert  a  pu,  après 
dix-huit  ans  de  prédications  et  d'efforts,  forcer  l'attention  des 
météorologistes  et  faire  consacrer,  par  le  concours  de  Liège, 
les  méthodes  qu'il  préconise.  Je  donnerai,  en  terminant,  deux 
exemples  récents  qui  montreront,  mieux  que  toute  discussion 
théorique,    comment  peuvent  être  traités  les  cas  particuliers 


LA    PRÉVISION    DU     TEMPS  ^9 

que  chaque  jour  nous  présente  *  ;  les  cartes  jointes  à  cet  article, 
serviront  de  base  à  nos  raisonnements. 

Le  a  décembre  dernier,  le  Bureau  central  signalait  Tarrivée, 
sur  rirlande  et  TÉcosse,  d*ùne  dépression  d'assez  faible  puis- 
sance ;  or  on  peut  constater  sur  la  carte  que  la  répartion  des 
vents  est  anormale  ;  les  vents,  sur  l'Angleterre  et  la  Normandie, 
sont  d'une  faiblesse  disproportionnée  à  la  variation  du  gra- 
dient; presque  nuls  sur  l'Angleterre,  ils  ont  sur  nos  côtes,  du 
Havre  à  Boulogne,  des  directions  compriises  entre  le  Sud-Sud- 
Est  et  rOuest-Nord-Ouest,  alors  qu'ils  devraient  normalement 
souffler  du  Sud-Ouest.  L'Angleterre  et  la  Manche  constituent 
donc  pour  la  bourrasque  une  région  de  faible  résistance  ;  par 
suite,  l'extension  de  cette  bourrasque  est  certaine  et  la  baisse 
de  pression  va  se  diriger  droit  sur  la  Manche  ;  mais  la  rapidité 
de  cette  oscillation  barométrique  ne  peut  être  que  dangereuse, 
car  elle  forme  inévitablement  un  centre  très  important  et,  par 
conséquent,  les  vents  prévus  d'après  les  méthodes  classiques 
comme  modérés  ou  assez  forts,  se  changeront  en  réalité  en 
vents  très  forts,  sinon  violents.  C'est  ce  que  manifeste  nette- 
ment la  carte  du  lendemain,  qui  constate  l'existence  d'une 
véritable  tempête  sur  les  côtes  de  la  Manche  ;  et  cet  exemple 
montre  comment  le  calme  de  la  veille,  loin  d'être  un  symptôme 
rassurant,  était  au  contraire  la  cause  d'aggravations  aussi 
subites  que  dangereuses. 

Passons  au  second  exemple.  La  carte  du  i3  décembre  1907 
traduit  une  situation  météorologique  assez  courante  :  une 
bourrasque,  de  force  moyenne,  assaille  l'Ecosse,  suivant 
d'assez  près  une  dépression  plus  faible,  qui  avait  traversé  la 
Manche  le  jour  précédent  et  qui  se  trouve  maintenant  sur 
l'Autriche  ;  ces  deux  mouvements  cycloniques,  assez  voisins 
pour  se  pénétrer  en  partie,  et  qui  ne  sont  pas  séparés  par  des 
vents  puissants,  doivent  tendre  à  se  confondre  en  une  dépres- 
sion plus  profonde  et  plus  étendue,  ayant  son  centre  dans  la 
région  qui  les  sépare.  Efifectivement,  la  carte  du  lendemain  i4 
nous  montre  la  plus  terrible  tempête  de  tout  l'hiver  1 907-1 908  ; 

I.  Je  tians  de  la  complaisance  de  M.  Gailbert  les  indications  nécessaires 
à  rezamen  de  ces  deux  exemples,  et  je  dois  ajouter  qae  ceux  qui  s'intéressent 
i  ces  questions  trouveront,  dans  un  livre  très  prochain  de  ce  météorologiste, 
tons  les  renseignements  relatifs  à  l'emploi  des  nouvelles  méthodes. 

I*'  Mai  1908.  4 


5o  LA     REVUE     DE     PARIS 


lii 


le  centre  du  tourbillon  est  placé,  comme  l'indiquaient  les 
prévisions,  près  de  la  Hollande,  entre  les  deux  centres  de  la 
veille;  le  vent  souffle  en  tempête,  avec  mer  démontée,  sur  les 
côtes  normandes  et  bretonnes,  en  même  temps  que  sur  le 
Danemark  et  la  Norvège;  il  a  même,  dans  ces  deux  directions, 
une  puissance  supérieure  à  celle  qui  correspond  au  resserre- 
ment des  isobares.  Par  conséquent,  on  peut  prévoir  que  la 
bourrasque,  refoulée  par  des  vents  trop  puissants,  ne  pourra 
s'écouler  ni  vers  le  Sud,  ni  vers  le  Nord-Est;  elle  devra  donc 
expirer  sur  place  et  si,  le  lendemain,  il  en  peut  subsister  quelque 
trace,  ce  ne  peut  être  que  sur  la  Pologne  où  elle  aura  pu  se 
glisser,  grâce  à  la  faiblesse  des  vents  dans  cette  direction  ;  c'est 
en  efifet  sur  la  Pologne  et  l'Autriche  qu'on  retrouve,  le  lende- 
main i5,  les  restes  très  affaiblis  de  la  dépression,  qui  ont  pu  *l^^ 
passer  entre  la  France  et  le  Danemark. 

Pour  sommaires  que  soient  ces  indications,  elles  ne  montrent 
pas  moins  quel  parti  on  peut  tirer  des  cartes  météorologiques,  > 

à  condition  de  savoir  les  lire.  Il  serait  absurde  de  prétendre  f 

que  le  problème  de  la  prévision  du  temps  est  entièrement 
résolu;  les  protagonistes  des  nouvelles  méthodes  conviennent 
eux-mêmes  qu'elles  n'apportent  pas,  dans  leur  forme  actuelle,  rrr 

une  certitude  absolue  ;  ils  admettent  que  si  les  principes  sont 
simples  et  clairs,  leur  application  est  souvent  difficile  et  exige 
une  longue  pratique  de  la  météorologie.  11  n'en  est  pas  moins 
vrai  que  la  routine  des  vieux  procédés  vient  d'être  rajeunie  ; 
sous  le  coup  de  fouet  des  idées  nouvelles,  la  météorologie  va 
prendre  un  nouvel  essor  et,  puisque  le  seul  but  auquel  -  elle 
puisse  actuellement  aspirer  est  la  prévision  à  brève  échéance, 
elle  pourra  du  moins  s'en  rapprocher  par  des  voies  perfectibles 
et  dignes  de  la  science. 


LOUIS       HOULLEVIGUE 


LA  MONTÉE' 


XV 

Catherine  vivait  à  part.  Hormis  son  cercle  étroit,  elle  igno- 
rait tout.  Son  horizon  était  déterminé  par  les  Dorgère  et  les 
Chatrian.  Encore  ne  lui  fut-ril  jamais,  venu  la  pensée  de  les 
rapprocher.  Aussi  fut-ce  avec  un  bonheur  mêlé  d'effroi  qu'un 
soir,  brusquement,  elle  avertit  Louis  : 

—  Mon  chéri,  c'est  extraordinaire...  Figure-toi  que  j'ai  vu 
madame  Chatrian  chez  madame  Dorgère  I  II  paraît  que  leurs 
filles  ont  fait  connaissance  au  cours  de  piano. 

—  Pas  possible  I    , 

—  Les  Chatrian  sont  de  la  petite  fête...  Oui...  oui...  parfai- 
tement; elles  pendront  avec  nous  la  crémaillère,  rue  Demours^ 
à  la  fin  du  mois. 

Le  lendemain,  ce  fut  au  tour  de  M.  Chatrian  de  frapper,  sur 
l'épaule  de  Louis  : 

—  Cachottier. . .  cachottier  I . . .  c'est  comme  cela  que  vous 
allez  au  bal...  Parlez-moi  donc  des  Dorgère... 

Ils  s'y  retrouvèrent,  dix-huit  jours  plus  tard.  Les  Pelvilain 
étaient  venus  de  bonne  heure,  en  amis  intimes.  Catherine  avait 
fait  de  grands  frais  de  toilette.  Il  lui  sembla,  néanmoins,  qu'on 
ne  lui  savait  aucun  gré  de  ses  efforts  :  le  mot  qu'elle  attendait 
ne  sortit  pas  de  la  bouche  de  madame  Dorgère.  Elle  en  conçut, 

I.  Published  May  first,  nineteen  hundred  and  eight.. Privilège  of  copyright 
in  the  United  StateS'  reserved.under  the  Act  approved  March  thirdy-nineteen 
hundred  and  five,  by  eug^.2ie  fasquelle. 

Voir  la  Revue  des  i"  et  i5  avril. 


53  LA     REVUE     DE     PARIS 

aussitôt,  un  léger  dépit.  Louis  feignait  une  aisance  qu'il  n'avait 
pas  en  réalité.  L'arrivée  des  Chatrian  donna  soudain  un  coup 
de  fouet  à  son  orgueil.  Depuis  quinze  jours,  il  s'était  bien  pro- 
mis de  se  montrer  à  son  sous-chef  sous  Taspect  inattendu  d'un 
«  jeune  homme  du  monde  ».  M.  Chatrian,  par  contre,  était 
gêné.  A  défaut  d'un  habit  noir,  dont  il  n'avait  jamais  cru 
devoir  faire  l'acquisition,  il  portait  une  redingote  à  revers  de 
soie,  un  peu  démodée,  et  qu'éclairait  une  cravate  en  faille 
blanche  piquée  d'une  épingle  à  rubis.  Madame  Chatrian  était 
petite,  ramassée,  et  elle  souriait  de  tous  côtés  pour  paraître 
aimable.  Sa  fille  Germaine,  en  robe  gris  argent,  avait  l'aspect 
d'un  svelte  bouleau.  N'eussent  été  les  poches  qui  gonfls^ient  ses 
yeux,  accusant  une  fatigue  héréditaire,  on  eût  pu  dire  qu'elle 
était  jolie. 

Les  présentations  faites,  M.  Chatrian  vint  au-devant  de 
Louis  :  .. 

—  Vous  connaissez  du  monde  ici?  —  interrogea-t-il. 

—  Tout  le  monde,  —  répondit  Louis  avec  assurance. 

Chez  les  Dorgère,  Louis  n'était  plus  l'inférieur  de  son  sous- 
chef.  Il  lui  était  même  supérieur,  puisqu'il  connaissait  ce  tout 
le  monde  )>  et  jouissait  ainsi,  dans  cette  maison,  d'une  situation 
privilégiée.  Il  fit  de  son  mieux  pour  ponfirmer  cette  opinion. 
Il  passait  des  Levraud  aux  Bellempré,  se  penchait  aux  oreilles 
des  jeunes  filles,  leur  parlait  avec  feu.  Il  prenait  même 
tant  de  soin  à  nourrir  sa  vanité  que  sa  mère  fut  obligée  de 
l'avertir  : 

—  N'oubhe  pas  de  faire  danser  la  petite  Chatrian. 
Elle-même  s'était  assise  à  côté  de  la  femme  du  sous-chef. 

Ces  dames  eurent  vite  fait  de  trouver  un  sujet  commun  :  les 
Dorgère.  Elles  ne  se  lassaient  pas  d'en  faire  l'éloge,  se  ren- 
voyant la  balle,  mutuellement,  avec  des  soupirs,  des  clins 
d'yeux,  des  gestes  d*épaules.  Elles  tendaient  le  cou  l'une  vers 
l'autre.  Elles  étudiaient  tous  leurs  mouvements.  Madame 
Chatrian  portait  un  collier  de  corail  rose  qui  tenait  en  son 
centre  un  saint-esprit  en  filigrane  d'or.  Elle  y  touchait  de 
l'index  et  ce  doigt  palpait  chaque  grain  pour  remonter  jus- 
qu'au menton,  qu'il,  caressait  avec  complaisance.  Elle  disait  : 

—  J'adore  voir  les  jeunes  gens  s'amuser.  Il  me  semble  que 
je  reviens  moi-même  à  cet  heureux  âge. 


LA    MOlfTiE  b$ 

—  Ce  n'est  pas  Tentrain  qui  leur  manque!  —  apprécia 
Catherine. 

Louis  invita  Germaine  Chatrian.  Elle  portait  des  gants  à 
seize  boutons,  d'une  peau  rèche,  sans  éclat,  et  qui  fleurait 
encore  l'essence  avec  laquelle  on  avait  dû  la  nettoyer.  Entre  le 
haut  des  gants  et  les  bou  fiants  de  tulle  qui  garnissaient  les 
manches,  un  petit  espace  nu  était  visible.  Louis,  du  coin  de  ' 
l'œil,  examinait  cette  pauvre  chair  :  Germaine  avait  le  nez  de 
son  père,  le  pli  de  sa  bouche,  ses  cheveux .  plantés  haut.  Il 
semblait  que  vingt  années  d'administration  eussent  passé  sur 
elle  pour  la  vieillir  prématurément. 

Elle  dit  à  Louis  : 

—  Alors,  vous  êtes  dans  le  bureau  de  papa... 

Cette  voix,  pour  Louis,  était  un  peu  celle  du  sous-chef.  Elle 
aurait  pu  dire,  un  instant  ap*ès  :  <x  Avez-vous  fait  le  compte  de 
monsieur  Un  tel?  x>  Le  commis  Pelvilain  s'en  serait  à  peine 
étonné. 

Il  reprit,  après  un  silence  : 

—  Je  sais  que  vous  êtes  une  excellente  pianiste. 
Germaine  haussa  deux  épaules  pointues  : 

—  Mais  non!  —  ditrelle.  —  C'est  Jeanne  qui  me  îalt  cette 
réputation. 

Us  valsèrent.  D'une  main  Louis  enlaça  la  taille  de  la  jeune 
fille.  Les  baleines  d'un  corset  mal  ajusté  tremblaient  sous 
ses  doigts.  Le  pas  de  Germaine  était  inégal;  elle  interro- 
geait : 

—  Je  suis  une  triste  valseuse?     .         . 
Il  répondait,  par  politesse  : 

—  Je  vous  assure  que  ça  va  très  bien. 

Au  fond,  pourtant,  il  ne  pouvait  s'empêcher  d'établir  la 
comparaison  avec  Jeanne  Dorgère.  Il  la  voyait  de  loin,  rose, 
animée,  pérorant  au  milieu  d'un  groupe  de  jeunes.hommes  qui 
en  faisaient  le  siège.  Son  carnet  de  bal  volait  d'une  main  à 
l'autre,  elle  le  reprenait,  elle  en  épelait  le  grifibnnage.  Pais, 
tout  a  coup,  livrée  au  valseur^  elle  partait,  dans  l'ébourifie- 
ment  de  sa  robe  dc  vert  Nil  x).  Légère,  elle  glissait  du  salon  à  la 
salle  à  manger  ;  un  moment,  elle  s'an-était  au  bufiet,  picorait, 
croquait  un  sandwich  et  buvait  deux  doigts  de  Champagne.  Et 
c'était  de  nouveau  la  fièvre,  le  tourbillon... 


54  LA     REVUE     DE.    PARIS 

.  Louis  avait  reconduit  Germaine  à  sa  place.  Il  s'approcha  de 
Jeanne  : 

•   —  Voulez-vous  m'accorder  la  prochaine  valse  ? 
Elle  fixa,  sur  lui  de  grands  yeux  ébahis,  pleins  de  candeur: 

—  La  prochaine?...  mais  je  suis  invitée!....  Si  vous  voulez 
vous  inscrire  sur  mon  carnet  ?. . . 

Louis  répondit  sèchement  : 

Merci  bien  I  Je  ne  prendrai  pas  de  numéro  d'ordre. 

Elle  fit  un  geste  : 

—  Ahl...  Je  ne  peux,  pourtant  pas  me  couper  en  quatre 
morceaux. 

Elle  était  plantée  en  face  de  Louis,  la  poitrine  battante.  A  cet 
instant,  les  tziganes  attaquaient  une  valse  italienne. 
•Brusquement,  Jeanne  eut  un  élan  de  pitié.. 

—  Venez,  —  dit-elle, —  Et  tant  pis! 

Parfois  un  couple  les  frôlait.  Ds  rencontrèrent  Marthe  Le- 
vraud,  au  bras  d'un  polytechnicien.  Elle  se  pencha  à  l'oreiQe 
de  Jeanne.  Que  lui  disait-elle?  Jeanne  répondit  par  un  coup 
d'éventail,  une  moue  insouciante.  Il  semblait  à  Louis,  confu- 
sément, qu'entre  tous,  ce  soir-là,  se  tramait  une  conspiration 
contre  son  bonheur.  A  la  fin,  il  n'y  put  résister;  il  déclara  : 

—  J'ai  à  vous  parler. 

Quatre  ou  cinq  couples  se  tenaient  sur  l'escalier.  On  vidait  là, 
dans  un  demi-recueillement,  de  petites  querelles  sentimentales. 
La  plus  jeune  desBellempré  flirtait  avec  un  ami  de  son  frère.  Au 
passage,  du  doigt,  légèrement,  elle  toucha  l'épaule  de  Jeanne  : 

—  Bonne  chance,  loute  I 

Us  descendirent  quelques  marches,  s'isolèrent  :  une  valse, 
là-haut,  se  dévidait  languissante ,^  mélancolique,  envoyant  ses 
accords  perdus  avec  un  tumulte  de  voix,  de  pas  qui  traînent. 

—  Qu'y-a-t-il?  —  demanda  Jeanne. 
Il  bégaya  : 

—  Vous  moquez- vous  de  moi  ? 
Elle  joignit  les  mains  : 

—  Pas  de  scène,  je  vous  en  prie  1 . . .  Je  suis  chez  moi. . . 
Il  eut  un  geste  nerveux  : 

—  M'expliquerez- vous  votre  indifllérence? 

Elle  réfléchit,  une  seconde,  puis,  tout  bas,  en  serrant  les 
lèvres  : 


LA    MONTl^E  55 

—  Maman  ne  veut  plus  de...  de...  ces  enfantillages. 

—  Bien  I . . .  c'est  très  bien  I 

Louis  était  rouge  et  sa  voix  chancelait.  Jeanne,  à  son  tour, 
s'empourpra  : 

—  Rentrons,  —  dit-elle,  —  on  ne  comprendrait  rien  à  mon 
absence. 

Us  se  mêlèrent  de  nouveau  à  la  foule  joyeuse.  Dans  le  salon, 
Jeanne  abandonna  le  bras  de  JLouis  : 

—  Vous  permettez.^...  Il  faut  que  je  tienne  mes  engage- 
ments. 

Aussitôt  il  invita  Marthe  Levraud.  Ses  yeux,  cependant,  ne 
quittaient  pas  Jeanne.  Il  souffrait  de  la  joie  qu'elle  montrait, 
des  fusées  de  rire  qu'elle  lançait  à  droite  et  à  gauche. 

La  fête  maintenant  battait  son  plein.  Les  violons  jouaient 
avec  une  voluptueuse  nonchalance  qui  sentait  les  approches  de 
l'aube.  Madame  Dorgère  triomphait  au  milieu  d'un  groupe  de 
dames  et  sa  voix  éclatait,  par  moments,  impérieuse  et  autori- 
taire : 

—  Je  vous  dis  qu'aujourd'hui  il  n'y  a  plus  de  peintres.  On 
ne  fait  que  des  horreurs...  des  horreurs!... 

M.  Dorgère  avait  mené  au  buffet  madame  Ghatrian.  Celle- 
ci  était  fort  émue  et  s'embarrassait  d'un  quartier  d'orange 
confît  trop  gros  pour  être  croqué  en  une  seule  fois.  L'un  de 
ses  yeux  observait  M.  Chatrian,  qui  venait  de  trouver  un  com- 
pagnon, un  ancien  receveur  des  contributions  directes.  Ces 
messieurs,  excités  par  le  Champagne,  discutaient  sur  la  poli- 
tique ei^rieure.  Le  receveur  disait,  en  martelant  l'espace  de 
son  poing  fermé  : 

—  L'amitié  de  l'Angleterre  est  un  leurre.  C'est  la  France  qui 
tire  les  marrons  du  feu. 

Germaine  passait  :  son  père  l'arrêta,  lui  prit  au  vol  un 
baiser  rapide.  M.  Chatrian  se  sentait  beaucoup  plus  à  l'aise. 
Il  était  pareil  au  jeune  homme  qui  fait  ses  débuts  dans  le 
monde. 

Cependant  il  y  avait  eu  déjà  quelques  défections.  Le  salon 
s'éclaircissait.  La  chambre  de  Jeanne,  convertie  en  vestiaire 
pour  dames,  était  toute  bourdonnante  d'appels,  de  manteaux 
dépliés,  de  baisers  d'adieu. 

Quelquefois  madame  Dorgère    ou  sa  fille  se  précipitait  : 


56  LA     REYU£     DE     PARIS 

—  Comment  I  vous  partez  déjà  I . . . 

Mais  elles  étaient  impuissantes  à  retenir  le  flot  qui  se  pres- 
sait de  plus  en  plus.  C'était,  dans  Tescalier,  la  descente  lasse, 
continuelle,  des  jeunes  filles  vêtues  de  châles  blancs,  qu'atten- 
dait la  fraîcheur  de  lame.  Les  Pelvilain  restèrent  le  plus  tard 
possible  :  ils  étaient  furieusement  amis  intimes  et  tenaient  à  le 
bien  prouver.  Us  se  retrouvèrent  pourtant  dehors,  entre  quatre 
et  cinq  heures,  sous  une  lune  d'octobre  à  son  déclin,  qui  paille- 
tait  d'argent  les  ruisseaux  immobiles  au  long  du  trottoir. 

Dans  le  fiacre  qui  les  ramenait,  Catherine,  tout  à  coup, 
interrogea  : 

—  Que  penses-tu  de  cette  soirée.^ 

Comme  Louis  gardait  le  silence  franchement,  elle  déclara  : 

—  Moi,  je  vais  te  donner  mon  avis  :  les  Dorgère  tour- 
nent à  la  pose...  Ahl  ce  ne  sont  plus  les  braves  Dorgère  que 
nous  avons  connus  autrefois... 


XVI 

Les  Dorgère  s'enflammèrent  vite  pour  les  Chatrian.  Les  Pel- 
vilain en  furent  vexés  : 

—  Ça  ne  durera  pasi  —  disait  Catherine  ayec  un  sourire. 
Les  jeunes  filles  cependant  se  quittaient  à  peine.  Tous  les 

deux  jours,  elles  échangeaient  des  cartes  postales.  Au  cours, 
elles  s'asseyaient  l'une  à  côté  de  l'autre,  au  désappointement 
des  Bellempré,  qui  dénigraient  Germaine  et  ses  air^  <(  pro- 
vince ».  Jeanne  était  une  artiste  de  premier  ordre;  Germaine  la 
suivait  de  loin  :  l'amitié  de  Jeanne  flattait  beaucoup  Germaine, 
et  celle-là,  d'autre  part,  avait  la  joie  de  conseiller  et  de  pro- 
téger celle-ci.  Catherine,  entre  les  Dorgère  et  les  Chatrian, 
était  un  peu  eff*acée.  Madame  Chatrian,  après,  le  bal,  l'avait 
priée  de  venir  chez  elle,  mais  l'éloge  des  Dorgère,  qu'elle 
était  obUgée  d'écouter,  la  lassait  visiblement.  Elle  disait  à 
Louis  : 

—  Bonne    femme,    madame    Chatrian,   mais  ennuyeuse, 
ennuyeuse... 

Louis  sursautait  : 

—  J'espère  que  tu  n'as  rien  laissé  paraître  I 


LA    MONTJ^E  57 

—  Sois  tranquille,  mon  chéri,  je  ne  suis  pas  si  béte. .. 
El  après  un  soupir  : 

—  Enfin...  nous  verrons  bien! 

Elle  dissimulait  mal  qu'elle  attendait  avec  impatience  un 
«  refroidissement  ».  Il  fallut  que  Thiver  s'écoulât  et  qu'un  jour 
d'avril,  la  maîtresse  de  piànor,  mademoiselle  Guilherm,  donnât 
une  séance  publique  où  toutes  ces  demoiselles  auraient  Tocca- 
sion  de  se  produire  et  de  manifester  les  progrès  accomplis  pen- 
dant douze  mois.  Fut-ce  l'effet  du  hasard?  Germaine,  ce  jour- 
là,  se  surpassa,  tandis  que  Jeanne,  par  contre,  égrenait  mala- 
droitement les  uQtes  légères  d'un  menuet  de  Boccherini.  Le 
public  fit  la  différence  et  répartit,  suivant  le  mérite,  ses  applau- 
dissements. Parents  et  élèves  s'étaient  levés,  on  remuait  des 
chaises,  on  passait  dans  le  jardin,  où  mademoiselle  Guilherm 
avait  fait  servir  une  collation.  Madame  Chatrian  vint  au-devant 
de  madame  Dorgère.  Le  succès  de  Germaine  la  gonflait  de  joie. 
Quêtant  un  compliment,  elle  pressa  la  main  de  sa  commère 
avec  effusion  : 

—  Ah  I  madame,  votre  Jeanne  nous  a  charmés. 
Madame  Dorgère  recula  d'un  pas  et  toisa  madame  Chatrian 

de  toute  43a  hauteur  : 

—  Non,  madame,  ne  vous  donnez  pas  la  peine. . .  Nous  savons 
à  quoi  nous  en  tenir...  Jeanne  est  très  mécontente  d'elle. 

Ce  fut  en  vain  que,  par  des  protestations,  madame  Chatrian 
tenta  d'adoucir  le  chagrin  de  madame  Dorgère.  Elle  ne  recueillit 
que  des  interjections,  de  petites  phrases  brèves  et  rageuses, 
—  ce  qui  l'indisposa  gravement.  —  Jeanne  voulait  afficher 
l'indifférence  :  elle  parlait  beaucoup,  allant  de  Marthe  à  Cécile, 
négUgeant  intentionnellement  Germaine.  Le  printemps  était 
au-dessus  de  tout  avec  son  vent  frais,  ses  feuilles  retroussées 
et  le  ciel  en  dôme,  d'où  la  lumière  bleue  et  nonchalante  tom- 
bait sur  les  visages  des  jeunes  filles,  avivant  la  couleur  des 
rubans  et  les  gouttes  claires  ou  sombres  des  yeux.  Leur  endi- 
manchement fleurissait  la  pelouse  et  l'allée.  Elles  brillaient 
comme  les  géraniums  des  corbeilles  et  les  pervenches  des  bor- 
dures. Jeanne,  à  cette  heure,  était  jalouse.  Elle  avait  cru 
jusqu'ici  que  l'art  était  un  parc  réservé  aux  jeunes  filles 
riches.  Qu'une  petite  bourgeoise  y  tînt  plus  de  place  qu'elle- 
même,  voilà  ce  qui  la  révoltait.  Elle  se  vengea  tout  de  suite. 


58  La   revue   de   paris 

à  propos  d'un  rendez-vous  qu'elles  avaient  pris  la  veille  pour 
aller  voir  ensemble  une  amie  intime  des  Bellempré.  Comme 
Germaine  le  lui  rappelait,  subitement,  elle  se  frappa  le  front  : 

—  Non,  ma  chère,  je  ne  suis  pas  libre...  Remettons  cela. 
Madame  Chatrian  ne  cacha  pas  à  Catherine  sa  façon  de 

penser.  Jeanne  était  ((  une  poseuse,  une  médisante  ».  Quanta 
la  mère,  «  quelle  langue,  mon  Dieu,  quelle  langue I...  Et  cela 
pour  dire  des  choses  sans  grand  intérêt  ».  Catherine  évita  de 
se  prononcer.  Elle  gardait  la  mesure,  songeant  à  part  soi  qu'elle 
ne  pourrait  que  profiter  de  cette  diversion.  Elle  conclut  : 

—  Voyez-vous,  chère  madame,  il  ne  faut  pas  abuser  de 
l'intimité.  Les  gens  qui  se  voient  trop  ont  toujours  des  sujets 
de  discorde. 

—  Ohl...  elles  pourront  bien  courir  après  moi!  —  dit 
madame  Chatrian  en  prenant  congé. 

D'abord,  il  n'y  eut  pas  de  rupture  :  aucune  des  deux  mères 
ne  voulait  paraître  froissée;  l'échec  de  Jeanne  fut  attribué  à 
une  migraine  qu'elle  découvrit  après  réflexion.  Madame  Dor- 
gère  comprit  même  qu'en  ne  félicitant  pas  Germaine  elle  s'était 
mise  dans  son  tort.  Un  jour,  à  brûle-pourpoint  : 

—  A  propos,  —  s'écria-t-elle,  —  je  ne  vous  ai  pas  fait  com- 
pliment... Germaine  s'est  très  bien  tirée  de  son  petit  morceau. 

L'adjectif:  «  petit  »,  blessa  madame  Chatrian,  Ce  fut  encore 
un  grief  qu'elle  enregistra... 

Quinze  jours  plus  tard,  il  y  eut  une  nouvelle  histoire. 
Jeanne  Dorgère  faisait  ses  chapeaux  elle-même  et  ses  amies 
étaient  d'accord  pour  affirmer  qu'elle  avait  un  véritable  talent 
de  modiste.  Or  le  dernier  chapeau  de  Jeanne,  trop  grand,  trop 
chargé,  déplut  à  Germaine,  dont  la  modestie  fut  choquée.  Par 
malheur,  elle  fit  part  à  Marthe  Levraud  de  ses  réflexions  : 

—  Ne  trouvez-vous  pas  que  le  chapeau  de  Jeanne  est  tout  à 
fait  ((  toc  »  ? 

La  phrase  fut  rapportée  à  Jeanne  par  sa  plus  tendre  et  meil- 
leure amie.  Un  jour,  comme  les  trois  jeunes  filles  se  trou- 
vaient ensemble,  Jeanne  dit  tout  à  coup  : 

—  Tiens,  voilà  le  soleil  I...  Si  j'avais  su,  j'aurais  mis  mon 
chapeau  (c  toc  ». 

Germaine  mordit  sa  lèvre  et  jura  que,  de  toute  sa  vie,  elle 
ne  re verrait  Marthe  Levraud. 


\ 


\ 


LA    MONT]£b:  59 

L*affaire  du  chapeau  «  toc  »  à  peine  oubliée,  il  y  eut  entre 
les  deux  familles  un  nouveau  motif  de  querelle.  Ce  fut  la 
rencontre,  faite  par  M.  Dorgère,  de  madame  Chatrian  et  de  sa 
fille,  sur  un  refuge  de  la  place  du  Palais-Royal  :  M.  Dorgère 
n*ayait  pas  salué  ces  dames.  Madame  Chatrian  déclarait  qu'il 
les  avait  vues;  M.  Dorgère  soutenait  le  contraire.  Qui  croire? 

Il  y  eut,  à  ce  sujet,  des  mots  aigres  échangés.  Madame  Cha- 
trian ne  manqua  pas  de  faire  des  allusions  à  la  <(  myopie  »  de 
M.  Dorgère.  Une  fois,  elle  avertit  Catherine  : 

—  Et  le  pire,  c'est  qu'il  en  est  ainsi  pour  ses  grandes 
affaires.  Il  a  la  vue  courte.  Je  me  suis  laissé  dire  qu'un  jour 
il  pourrait  bien  tomber  de  haut  et  se  casser  les  reins. 


XVII 

L'expérience  prouva  que  Catherine  avait  eu  tort  de  se 
réjouir  des  difficultés  survenues  entre  les  Dorgère  et  les  Cha- 
trian. Elle  n'y  gagna  rien.  Sa  situation,  au  contraire,  en  devint 
plus  difficile.  Elle  eut  à  subir  les  plaintes»  les  récriminations 
des  deux  familles;  elle  dut  prêter  l'oreille  à  l'exposé  de  tous 
les  griefs.  Le  plus  fort,  c'est  que<  de  part  et  d'autre  on  l'accu- 
^t  de  tiédeur  et  que  les  Dorgère  la  jugeaient  favorable  aux 
Chatrian,  tandis  que  les  Chatrian,  de  leur  côté,  la  soupçonnaient 
fortement  de  prendre  parti  pour  les  Dorgère.  Elle  récoltait  ici 
«t  là  des  mots  blessants  auxquels  elle  avait  le  courage  de  ne 
pas  répondre.  <(  Vos  Chatrian...  »,  disait  madame  Dorgère,  en 
haussant  les  yeux.  «  Ces  bons  Dorgère.,.  »,  insinuait  ma- 
dame Chatrian  en  portant  sur  le  mot  ((  bon  »  toute  l'ironie  qui 
bouillonnait  en  son  cœur  déçu. 

Une  fois,  madame  CWtrian  l'interpella  : 

—  Voyons,  madame  Pelvilain,  vous  qui  êtes  une  femme 
intelligente,  je  m'étonne  que  vous  ne  sachiez  pas  encore  que  les 
Dorgère  sont  des  vantards  et  des  farceurs. . , 

—  Mais,  chère  madame. . , 

—  Oui,  je  comprends.  Ce  sont  vos  amis.  Vous  ne  voulez 
pas  en  dire  du  mal.  Mais  laissons  celai  Je  suis  tranquille  :  le 
temps  vous  ouvrira  les  yeux. 

Un  peu  plus  tard,  ce  fut  un  assaut  de  madame  Dorgère  : 


\ 


6o  LA     RETUE     DE     PARIS 

—  Savez-vous?  la  semaine  dernière,  j'ai  vu  madame  Gha- 
trian  et  sa  «  i^armante  y>  fille.  Elles  sont  venues  chez  moi  en 
coup  de  vent  :  une  simple  visite  de  politesse.. «  Toutes  ces 
dames  n ont  poussé  qu'un  cri  :  a  Quelle  dégaine I...  )>  C'est 
une  de  ces  amitiés  dont  je  compte  me  défaire  au  premier 
moment.  Mais  vous-même... 

—  Je  n'ai  pas  k  me  plaindre  d'elles,  —  répondit  simple- 
ment Catherine. 

—  Oh  I  vous  avez  des  trésors  d'indulgence. 

—  Pourquoi  donc? 

—  Parce  qu'elles  vous  méprisent,  chère  madame!...  Elles 
vous  méprisent  comme  elles  me  méprisent  moi-même...  Le 
mépris  de  madame  Chatrian,  voyez-vous  çal...  c'est  à  crever 
de  rire. 

Et  elle  riait,  en  effet,  d'un  petit  rire  strident,  nerveux,  où 
frémissaient  la  colère  et  la  vanité. . . 

Les  choses,  au  bureau,  ne  se  passèrent  pas  autrement. 
Cependant,  tout  d'abord^  M.  Chatrian  joua  l'insouciance.  11 
disait  avec  un  geste  d'épaules  :  ... 

—  Papotages  de  femmes  I  Nous  autres  hommes,  nous 
sommes  au-dessus  de  cela. 

Mais  ces  affaires,  au  fond,  l'intéressaient  plus  qu'il. ne  vou- 
lait le  montrer.  Sa  femme  et  sa  fille  le  chauffaient  à  blanc. 
Quelquefois,  le  matin,  il  demandait  à  Louis  : 

—  Rien  de  nouveau  ? 

—  Non,  monsieur,  rien  de  nouveau. 

—  Allons. . .  ça  va  bien. 

D'autres  jours,  il  avait  une  histoire  prête,  une  histoire  qui 
lui  brûlait  les  lèvres.  Pour  augmenter  l'effet,  avant  de  la 
conter,  il  déclarait  : 

—  Moi  qui  n'apporte  aucune  passion,  je  trouve. . . 

Louis  ne  discutait  pas.  Il  approuvait  son  sous-chef,  en  bon 
courtisan,  quitte  à  garder  son  opinion  sur  Jeanne,  qu'il  estimait 
encore  la  plus  exquise  de  toutes  les  jeunes  filles.  Il  doutait  de 
sa  fidéhté,  néanmoins,  et  c'était  là,  pour  lui,  une  perpétuelle 
cause  d'angoisses.  Il  ne  pouvait  se  faire  à  l'idée  qu^elle  lui 
préférerait,  quelque  jour,  un  autre  jeune  homme.  Pourtant  elle 
renouvelait  constamment  à  son  égard  le  manège  qui,  le  soir  du 
bal,  l'avait  si  cruellement  exaspéré.  Deux  ou  trois  fois  il  l'avait 


LA    MONTEE  6ï 

revue  au  milieu  cl*un  groupe  déjeunes  gens,  souriant,  jouant 
de  Féventail,  tirant  de  sa  grâce  le  meilleur  parti  possible. 
Quand  il  arrivait,  elle  lui  tendait  une  main  molle  et  interrom- 
pait à  peine  sa  conversation.  L'impression  la  plus  douloureuse 
qu'il  eût  gardée  datait  d'un  certain  dimanche  de  juin  où 
les  Bellempré,  dans  leur  propriété  de  Meudon,  donnèrent 
une  gctrden-party.  Jamais  plus  que  ce  jour-là  Jeanne  ne  lui 
parut  merveilleuse  et  indifférente.  Vêtue  de  mousseline,  elle 
était  pareille  aux  nuages  de  beau  temps  qui  flottent  dans 
Tazur... 

Il  la  revit  longtemps  avec  sa  robe  blanche.  C'était  au  bureau, 
pendant  les  ardeurs  d'un  été  pénible,  où  le  roulement  des 
voitures  semblait  le  rythme  de  la  fièvre.  Chaque  bruit  de 
carton  qui  se  déclenchait  était  une  douleur.  Les  stores  baissés 
laissaient  filtrer  des  lames  de  soleil.  Les: employés  travaillaient 
en  bras  de  chemise;  k  chaque  seconde,  résonnait  le  glou- 
glou de  la  carafe  vite  épuisée  et  de  nouveau  remplie...  Un 
événement  occupait  le  bureau  :  M.  de  Préfaille  était  malade. 
Ce  n'était  pas,  à  vrai  dire,  una  maladie  caractérisée,  mais  il 
souffrait,  on  l'entendait  geindre,  et  ses  tempes,  parfcMs,  étaient 
moites  d'une  sueur  d'angoisse. 

—  U  est  touché!  —  annonçait  Denis,  en  hochant  la  tâte. 
Là-dessos,   M.  Chatrian  avait  son  opinion,  mais,  par  tac- 
tique, il  évitait  de  la  révéler. 

—  C'est  une  crise  passagère,  —  disait-il  à  Louis. 
Pourtant  cette  crise,  il  la  suivait,  il  en  notait  chaque  phase 

avec  intérêt.  La  maladie  de  M.  de  Préfaille  était  son  affaire.  U 
s'efforçait  de  la  cacher,  distribuant  les  nouvelles  avec  avarice, 
prêt  à  la  lutte,  comme  si,  déjà,  la  foule  des  compétiteurs  se 
jetait  sur  lui  pour  dérober  les  fruits  de  la  succession. 

Voulant  dérouter  Louis,  il  parlait  des  Dorgère  avec  abon- 
dance. C'était  leur  nom  qui  servait  de  dérivatif  aux  préoccu- 
pations que  donnait  au  sous-chef  la  santé  de  M.  de  Préfaille. 
Louis  devait  subir  certaines  paroles  qui  le  désolaient  : 

—  Entre  nous,  c'est  une  famille  peu  recommandable. . . 

11  tremblait  à  la  pensée  qu'un  brusque  incident  pourrait  bien 
rendre,  un  jour,  entre  les  Dorgère  et  les  Chatrian,  la  brisure 
définitive. 

Et  ce  fîit  ce  qui  arriva.    Pour  clore  la  saison,   avant  leur 


62  LA     REVUE     DE     PARIS 

voyage  à  la  mer,  les  Dorgère  lancèrent  des  invitations  à  une 
matinée.  Les  Pelvilain  furent  au  nombre  des  élus.  Les  Cha- 
trian,  par  contre,  ne  reçurent  rien.  Madame  Chatrian  alla 
trouver  Catherine  et  lui  conta  ce  nouvel  affront  : 

—  Oh!  ce  n'est  pas  que  je  tienne  à  leur  invitation...  Des 
gens  tarés  I...  Mais  je  vous  fais  juge  du  procédé. 

Catherine  était  fort  embarrassée.  Elle  bredouilla  : 

—  En  effet...  c'est  inconcevable... 

Toutefois,  ce  n'était  pas  dans  le  seul  dessein  d'élever  une 
protestation  que  madame  Chatrian  s'était  rendue  en  hâte  che2 
les  Pelvilain.  Elle  ajouta  : 

—  Maintenant,  chère  madame,  écoutez-moi  bien.  Je  suis 
décidée  à  rompre  avec  les  Dorgère.  J'espère  que  mes  amis  me 
suivront.  C'est  tout  l'un  ou  tout  l'autre.  Il  faut  choisir... 

Catherine  n'hésita  pas.  Depuis  longtemps,  à  voir  la  tournure 
que  prenaient  les  choses,  elle  avait  bien  jugé  que  Louis  ne 
serait  jamais  l'époux  de  Jeanne.  D'autre  part,  M.  Chatrian. 
futur  chef  de  bureau,  pouvait  leur  être,  dans  l'avenir,  le  plus 
précieux  des  auxiliaires  : 

—  C'est  tout  choisi,  -— ■  fit^elle,  en  ouvrant  les  bras.  —  Je 
suis  décidée  à  vous  suivre... 

Mais  ce  ne  fut  que  le  lendemain,  au  déjeuner,  qu'elle  osa 
confier  à  Louis  la  redoutable  nouvelle.  Il  y  eut  une  scène,  la 
plus  grave  que  cette  mère  et  ce  fils  eussent  encore  eue  l'un 
avec  l'autre.  A  la  fin,  la  raison  l'emporta  :  Louis  dut  se  rési- 
gner à  ne  plus  voir  Jeanne...  pour  le  moment,  du  moins,  — 
car,  afin  de  ne  pas  trop  le  désespérer,  on  laissait  la  porte 
ouverte  aux  lointains  espoirs... 

Au  dessert,  un  coup  de  sonnette  retentit.  C'était  mademoi- 
selle Sagerette.  Elle  entra,  vit  les  yeux  rouges,  les  joues  bour^ 
souflées  : 

—  Oh  !  ohl  —  dit-elle  —  je  tombe  dans  un  jeu  de  quilles. 
Catherine  la  prit  à  part,  lui  confia  l'histoire.  Mademoiselle 

Sagerette  l'écouta  sans  mot  dire  et  se  recueillit,  un  instant, 
avant  de  prononcer  son  verdict.  Puis,  ramassant,  d'un  coup, 
toute  la  haine  qu'elle  avait  contre  la  jeunesse  et  la  beauté  : 

—  Je  suis  bien  contente  pour  Louis.  Cette  fille  avait  la  tète 
d'une  petite  gueuse. 


LA    MONTEE  63 


XVIII 

II  y  eut  dans  l'existence  des  Pel vilain  un  vide  profond, 
douloureux,  que  l'amitié  des  Ghatrian  ne  suffisait  pas  à  combler. 
Pour  Louis,  ce  fut  un  vrai  chagrin.  L'idée  qu'il  perdait  Jeanne 
lui  était  insupportable.  Il  devint  mélancolique  au  point  de  ne 
plus  jamais  sourire  et  de  montrer  à  tous  ce  que  Catherine 
appelait  familièrement  «  sa  tête  de  croque-mort  ». 

La  bonne  Catherine  était  inquiète.  Elle  craignait  que,  pour 
tromper  son  désespoir,  Louis  ne  fît  une  <(  mauvaise  connais- 
sance ».  Déjà,  lors  de  son  arrivée  à  Paris,  elle  avait  éprouvé 
les  mômes  angoisses.  Elle  ne  s'était  rassurée  que  le  jour  où. 
Louis  avait  enfin  connu  des  préoccupations  sentimentales  : 
Marie-Rose  Ermenault,  d'abord;  Jeanne  Dorgère,  ensuite. 
Outre  que  ces  deux  jeunes  filles,  l'une  après  l'autre,  avaient  été 
l'objet  de  ses  convoitises,  intérieurement  elle  se  réjouissait  de 
ce  que  Louis,  par  l'attention  qu'il  leur  donnait,  se  dérobait  au 
vertige  affreux  des  coups  d'oeil  inviteurs  et  des  dessous  de 
dentelle.  Aujourd'hui  la  situation  était  changée  :  Louis,  privé 
de  l'amour  honnête,  pouvait  se  rabattre  sur  les  aventures.  A 
tout  prix,  il  fallait  éviter  ce  péril. 

Donc  Catherine  décida  qu'elle  procurerait  à  son  fils  des 
distractions.  Oui,  mais  quelles  distractions?  Elle  songea  que, 
cette  année  même,  dans  le  courant  d'août,  Louis  aurait  un 
congé  d'une  dizaine  de  jours  :  pourquoi  ne  feraient-ils  pas  un 
petit  voyage.»^  EHe  prépara  son  plan  longtemps  à  l'avance.  En 
femme  prudente,  elle  voulait  savoir  exactement  ce  que  coûtent 
les  choses. 

Après  qu'elle  eut  mûrement  réfléchi,  une  telle  dépense 
l'effraya  et  elle  renonça  tout  à  coup  à  son  projet.  Il  fallait 
bien  cependant  une  compensation  :  le  dimanche,  trois  ou 
quatre  fois,  eUe  emmena  Louis  déjeuner  à  la  campagne. 

Tristes  dimanches,  en  vérité,  que  ces  jours  de  fête  bruyants^ 
poudreux,  où,  juchés  sur  les  impériales  d'un  train  de  banlieue, 
dans  le  soleil,  la  fumée,  l'odeur  du  charbon,  Catherine  et 
Louis  débarquaient,  après  une  demi-heure  de  trajet,  dans  un 
village  où  les  maisonnettes  des  boutiquiers  enrichis  raillaient 
leurs  pas  sur  la   route,  à  la  recherche   d'une  guinguette  à 


64  l'A     REVUE     DE     PARIS 

fritures  et  viandes  mal  cuites...  Pourtant  ils  n'étaient  pas 
seuls.  Il  y  avait  là  des  jeunes  ménages,  de  petites  ouvrières 
accompagnées  de  leurs  amoureux,  des  familles  même,  —  trois 
ou  quatre  filles  pâles,  échelonnées  de  huit  à  vingt  ans  et  qui 
récoltaient  avec  des  cris  de  joie  les  bleuets  et  les  pavots 
épanouis  au  revers  du  talus.  —  Poissy,  Joinville,  Sannois! 
Les  écailles  de  Teau  miroitaient  parmi  les  feuilles.  Un  chant 
de  marinier  traînait  sur  la  rivière.  Une  barque  filait  avec  des 
rameurs  blancs,  une  fille  gracieuse,  et  Tombre  des  peupliers 
absorbait  tout  cela  tandis  qu*à  droite,  sous  une  flambée  de  soleil, 
des  tuiles  rouges  fleurissaient  comme  un  champ  de  coquelicots, 
dépassées  au  fond  par  les  minces  tuyaux  de  brique  d'une  usine 
au  repos  dans  la  chaleur  et  le  bourdonnement  des  mouches. 

Louis  n'était  pas  heureux.  Le  souvenir  de  Jeanne  le  pour- 
suivait. 

Une  fois,  comme  ils  étaient  assis  sous  une  tonnelle, 
Catherine  lui  demanda  : 

—  A  quoi  penses-tu  ? 

Il  répondit  avec  une  voix  mouillée  : 

—  Tu  le  sais  bien. 

Catherine  eut  un  haut-le-corps.  Elle  se  recueillit  une 
seconde,  puis  déclara  : 

—  Je  t'assure  que  tu  as  bien  tort  de  te  faire  de  la  bile. . .  Ces 
gens-là  ne  sont  pas  intéressants. 

Louis  mit  sa  tête  entre  ses  mains.  Il  pleura.  L'air  était  doux. 
Une  guêpe  se  balançait  dans  une  cloche  de  volubilis,  tout 
près  de  son  front.  Derrière  eux,  une  fillette  de  dix  ans  était 
montée  sur  une  table  et  elle  chantait,  pour  la  joie  de  sa  famille  : 

Verse,  verse  des  baisers 
A  mes  sens  inapaisés... 

Catherine  continua  : 

—  Mon  cher  enfant,  je  ne  te  comprends  pas.  L'amour  ne 
vaut  qu'autant  qu'il  est  partagé.  Cette  Jeanne  Dorgère  se 
moquait  de  toi. 

—  Je  le  sais  bien  I 

—  Alors?... 

—  Ahl  maman,  c'est  plus  fort  que  moi. 

—  Il  faut  être  raisonnable...  Tu  es  un  homme,  mon  chéri. 


LA    MONTÉE  65 

Je  te  jure  bien  que,  le  moment  venu,  il  y  aura  plus  d'une 
jeune  fille  qui  ne  demandera  pas  mieux  que  de  t'épouser. 

—  Je  n'y  tiens  pas. 

—  Taratatal... 

Vers  la  fin  de  juillet,  les  Pelvilain  reçurent  des  Jaume  une 
invitation  à  venir  passer  un  dimanche  dans  leur  propriété  de 
Taverny.  Les  Jaume,  depuis  l'intervention  de  M.  Bourgeot, 
étaient  rentrés  en  grâce  auprès  de  Catherine.  La  diversion,  en 
tout  cas,  semblait  opportune  :  Catherine  l'accepta  de  bon  cœur. 

Us  arrivèrent  le  matin,  à  dix  heures  et  demie.  La  victoria 
des  Jaume  les  attendait  à  la  gare.  Us  traversèrent  au  trot  la 
grande  rue,  où  le  vent  secouait  les  drapeaux  de  la  fête  commu- 
nale. Des  femmes,  le  paroissien  aux  doigts,  s'arrêtaient  pour 
les  regarder, 

—  Comme  c'est  beau  d'être  riche!  —  murmura  Catherine. 
Les  Jaume  firent  à  leurs  amis  un  splendide  accueil.  Plus 

encore  que  de  l'hôtel  du  boulevard  Haussmann,  ils  étaient 
fiers  de  leur  Taverny.  Les  serres,  les  communs,  la  ferme 
modèle  furent  tour  à  tour  Tobjet  de  visites  minutieuses  et 
attentives.  Catherine  apprit  que  le  taureau  se  nommait  «  Dra- 
gomirofi*  », 

—  Un  général  russe,  —  ajouta  madame  Jaume,  qui  ne 
croyait  pas  que  de  si  petites  gens  eussent  pu  acquérir  beau- 
coup de  science. 

Suzanne  parut  au  moment  du  déjeuner.  Elle  avait  beaucoup 
grandi,  trop  vite  même,  et  son  corps  frêle  accusait  toutes  les 
laideurs  de  l'âge  ingrat.  Sa  figure,  par  contre,  était  douce  et 
agréable.  Deux  ou  trois  ans  encore,  et  elle  ressemblerait  à  sa 
mère,  elle  aurait,  elle  aussi,  une  tête  de  mouton. 

—  Oh!  oh!  mais  c'est  une  vraie  jeune  fille,  —  dit  Cathe- 
rine avec  admiration. 

Madame  Jaume  s'empourpra  de  contentement  : 

—  Et  si  vous  la  voyiez  à  la  ferme!...  Elle  s'occupe  de  tout. 
Elle  bat  le  beurre.  Elle  va  dénicher  les  œufs. 

—  Sûrement,  ce  n'est  pas  une  petite  bête  !  —  fit  M.  Jaume 
en  feignant  de  lui  tirer  les  cheveux.  —  A  propos,  Louis,  j'ai 
vu  Bourgeot  :  il  a  l'œil  sur  toi. 

—  Vous  êtes  trop  bon,  monsieur!  —  bredouilla  Louis. 

La  journée  fut  calme  et  très  belle.  On  la  passa  dans  le  parc, 

1^  Mai  1908.  5 


66  LA     REVUE     DE     PARIS 

autour  d'une  table  posée  à  Tombre  d'un  chêne  centenaire,  dont 
M.  Jaume  caressait  le  tronc  avec  familiarité.  Louis  fit  une 
partie  de  croquet  avec  Suzanne.  Entre  deux  coups  de  maillet, 
la  fillette  lui  demanda  : 

—  Avez-vous  une  voiture? 

—  Non,  —  répondit-il  avec  embarras. 
Elle  mit  sa  lèvre  en  pointe  : 

—  C'est  pourtant  bien  ennuyeux  de  marcher  quand  il  fait 
chaud. 

Après  le  diner,  la  victoria,  de  nouveau,  fut  avancée  au  bord 
du  perron.  Un  croissant  de  lune  se  levait  au-dessus  du  parc. 
Des  buissons  s'évadait  une  odeur  tiède,  puissante,  d'herbes  et 
de  fleurs.  En  chemin,  Catherine  interrogea  son  fils  : 

—  Eh  bien,  j'espère  que  tu  t'es  amusé? 
Louis  répondit  : 

—  Non,  maman,  pas  beaucoup. 
Catherine  sursauta  : 

—  Comment,  pas  beaucoup I...  Ah  çàl  que  te  faut-il  donc? 


XIX 


Ce  qu'il  fallait  à  Louis,  Catherine,  après  réflexion,  le 
trouva  enfin.  Elle  se  souvint,  tout  à  coup,  des  Ermenault. 
Louis,  autrefois,  avait  un  «  sentiment  »  pour  la  petite.  Puis, 
cette  famille  lui  plaisait,  il  y  était  à  l'aise,  il  en  avait  parlé 
souvent  avec  sympathie.  Au  fait,  pourquoi  ne  reverraient-ils 
pas  les  Ermenault?  Sans  doute,  il  ne  pouvait  plus  être  ques- 
tion d'un  mariage  entre  Louis  et  Marie-Rose  :  Catherine  savait 
dorénavant  à  quoi  s'en  tenir  sur  la  fortune  de  la  famille. 
Mais  qu'importe?  Il  s'agissait  là  simplement  de  distraire  Louis, 
de  lui  faire  oublier  son  chagrin.  Guérir  Jeanne  avec  Marie- 
Rose  I  Voilà  qui  valait  mieux,  certes,  que  de  livrer  le  ((  pauvre 
enfant  »  à  tous  les  dangers  de  l'imprévu.  Catherine,  en  bonne 
mère,  se  félicitait  d'y  avoir  songé. 

Un  matin,  brusquement,  elle  pénétra  dans  la  chambre  de 
son  fils  : 

—  Louis,  mon  petit  homme,  c'est  demain  dimanche.  As-tu 
des  projets  pour  la  journée? 


LA    MONTÉE  67 

—  Non,  maman. 

—  Alors,  écoute-moi.  Je  vais  te  faire  une  proposition.  Que 
dirais-tu  d'une  visite  à  Courbe  voie? 

—  A  Courb. . . 

—  Oui,  tu  sais  bien  chez  qui.  Je  viens  d'avoir  cette  idée, 
tout  à  rheure,  en  préparant  ton  café  au  lait. 

Louis  releva  la  tête,  ouvrit  de  grands  yeux  : 

—  Mais  les  Ermenault  n'y  comprendront  rien!  Il  y  a  plus 
d'un  an  que  nous  ne  leur  avons  donné  signe  de  vie. 

Catherine  remua  la  main,  comme  pour  chasser  une  mouche 
importune  : 

—  Ne  t'inquiète  pas  de  celai...  A  Paris,  cela  se  fait  tous 
les  jours.  On  voit  les  gens,  on  ne  les  voit  plus  et  puis  on  les 
revoit...  Tiens,  je  me  rappelle  un  mot  de  M.  Jaume,  l'autre 
jour,  à  Taverny  :  «  Il  ne  faut  pas  m'en  vouloir  si  j'ai  l'air, 
quelquefois,  d'un  indifférent.  Je  pense  toujours  à  mes  amis; 
seulement,  je  n'ai  pas  toujours  le  temps  de  m'occuper  d'eux.  » 

—  Tu  crois?  —  fit  Louis  qui,  docilement,  se  laissait  con- 
vaincre. 

—  J'en  suis  sûre,  —  répondit  Catherine  avec  assurance.  — 
Ahl  mon  Louis,  ton  défaut,  c'est  d'avoir  toujours  des 
scrupules.  De  temps  en  temps,  il  faut  bien  faire  une  chose  à 
son  contentement... 

Ce  ne  fut  pas,  tout  de  même,  sans  un  peu  d'émotion  que  la 
mère  et  le  fils,  après  avoir  quitté  le  tramway  de  Neuilly,  mon- 
tèrent la  grande  rue  de  Courbe  voie,  toute  vibrante  de  soleil, 
de  chaleur,  de  cris  d'enfants...  Des  filles  en  jupons  et  en 
camisoles  s'accoudaient  aux  fenêtres.  Des  soldats  descendus  de 
la  caserne  illuminaient  le  pavé  des  taches  claires  de  leurs  uni- 
formes. Les  cabarets  ouverts  soufflaient  aux  visages  des  odeurs 
de  vin,  de  friture,  mêlées  à  des  bribes  de  chansons  qu'accom- 
pagnait parfois  un  violon  aigre.  Et  partout,  peuple  de  Tave- 
nir,  montrant  des  yeux  brillants,  des  faces  de  misère,  les 
gamins  aux  cheveux  brouillés,  aux  mollets  noirs,  poussaient 
du  sol,  encombraient  les  ruelles,  barbotaient  dans  la  fange 
des  ruisseaux  gris,  bleus  ou  roses,  selon  la  nature  des  pro- 
duits que  leur  versaient  les  usines  riveraines.  Plus  haut,  il  y 
eut  des  feuilles,  trois  ou  quatre  acacias  poudreux  qui  s'agi- 
taient dans  le  bleu  du  ciel.  Encore  plus  haut,  il  y  eut  une  voi- 


68  l'A     llfiVUE     DE     PARIS 

ture  d'enfant  pleine  de  linge  frais  et  qu'on  poussait  avec  des 
eris  dans  une  rue  déserte  au-dessus  de  laquelle  des  sorbiers 
étendaient  leurs  branches.  Les  nuages  blancs  faisaient  des 
rondes  autour  du  soleil  comme  de  grandes  filles  endimanchées. 
Un  train  hurlait  sur  le  pont  de  pierre  fleuri  d'affiches  et  dont 
la  voûte  avait  une  odeur  afireuse.  Puis  ce  furent  des  terrains 
pelés  où  les  tessons  étincelaient  comme  de  gros  diamants,  des 
talus  jaunes  de  pissenlits,  un  tertre  vert  où  paissait  une  chèvre. 
Alors  parurent  les  villas,  jouets  fragiles,  mal  à  l'aise  dans  le 
jardin  rectangulaire,  tiré  au  cordeau,  parfumé  de  roses,  d'ail- 
leurs, de  roses  riches,  épanouies  et  qui  faisaient  envie  au  pas- 
sant. 

Gatherine  s'épongea  le  front  : 

—  Nous  arrivons.  Et  je  n'en  suis  pas  fâchée.  La  promenade 
•n'est  guère  agréable  ! 

Louis  ne  répondit  pas  :  il  rêvait.  Des  souvenirs  le  char- 
maient en  foule.  Il  y  avait  dans  le  ciel  et  sur  la  terre  une  har- 
monie étrange,  inconnue,  faite  des  plus  infimes  détails  :  le 
vulgaire .  disparaissait  ;  ce  n'était  plus  qu'un  tableau  d'une 
extrême  délicatesse ... 

—  C'est  là,  —  dit  enfin  Catherine. 

Ils  touchaient  la  porte.  Aucun  bruit  ne  sortait  de  la  maison, 
qui  semblait  inhabitée.  Mais  le  jasmin  embaumait,  doux  et 
léger,  comme  autrefois.  Des  cris  d'oiseaux  mirent  dans  l'air 
un  petit  frisson...  Ce  fut  madame  Ermenault  qui  vint  ouvrir. 
Elle  avait  beaucoup  vieilli.  Des  mèches  grises  voltigeaient 
autour  de  ses  tempes.  D'abord,  elle  ne  reconnut  pas  les  Pel- 
vilain.  Catherine  parla  vite  : 

—  Ah!  chère  madame,  que  nous  avons  d'excuses  à  vous 
faire I...  C'est  à  peine  si  j'ose  me  présenter  devant  vous... 

Au  son  de  cette  voix,  madame  Ermenault  poussa  une 
exclamation  : 

—  Madame  Pelvilainl  Ah!  par  exemple!...  C'est  une  bonne 
surprise  que  vous  me  faites  là...  Vous  pardonnez  cet  accueil, 
n'est-ce  pas.»^  Mes  yeux  sont  devenus  bien  mauvais...  Et  je  ne 
m'attendais  pas  à  votre  visite. 

Catherine  feignit  une  grande  confusion  : 
-^  Vous  aggravez  mes  remords,  chère  madame...  Qu'avez- 
vous  dû  penser  de  moi? 


LA    MONTIÎE  69 

Madame  Ermenault  répondit  très  simplement  : 

—  Ce  que  j'ai  pensé  de  vous?...  Aucun  mal,  je  vous  prie 
de  le  croire. ..  Je  parlais  souvent  de  vous  avec  la  petite.  Toutes 
deux,  nous  avons  cherché  longtemps  ce  qui  avait  pu  vous 
fâcher.  Marie-Rose  médisait  :  «  Écris-leur  doncl...  »  moi,  je 
n'osais  pas.. .  J'espérais  bien,  au  fond,  que  vous  reviendriez  un 
jour  ouTautre...  Vous  voyezque  jene  me  suis  pas  trompée.., 

—  Vous  êtes  trop  bonne,  —  balbutia  Catherine.  —  A  pro- 
pos, et  vos  chers  enfants  P 

—  Vous  allez  les  voir,  —  répondit  madame  Ermenault. 
Elle  se  recueillit,  un  instant,  et  sa  voix  monta  : 

—  Marie-Rose  I  Marie-Rose  I 

On  entendit  le  bruit  d'une  porte  qui  se  ferme,  un  cri  loin- 
tain : 

—  Voilà,  maman  I 

Et  le  vol  d'une  jupe  balaya  le  minuscule  perron  dont  la 
rampe  était  tout  enflammée  de  capucines.  Marie-Rose  apparut. 
Elle  avait  légèrement  grandi.  Son  buste,  un  peu  grêle  jadis, 
prenait  maintenant^  une  certaine  ampleur.  Ses  cheveux 
n'étaient  plus  épandus  comme  autrefois,  mais  elle  les  tordait 
sur  sa  nuque  en  une  courte  natte  que  tenait  un  ruban  noir. .« 
Gaiement,  elle  dit  à  Louis  : 

—  Je  vous  plains  d'avoir  grimpé  la  rue  avec  une  chaleur 
pareille  !  Vous  devez  avoir  bien  soif. . . 

—  Mais  noni  —  répondit  Louis. 
Elle  reprit  : 

—  Alors,  ce  sera  pour  moi  que  j'irai  chercher  de  la  bière... 

Les  deux  mères  avaient  gagné  le  fond  du  jardin.  Elles  pri- 
rent place  autour  d'une  table  rustique,  et  Catherine  ôta  ses 
mitaines.  L'hydrocéphale  était  près  d'elles.  Il  bêchait  furieu- 
sement un  carré  de  terre  qu'on  lui  avait  «abandonné. 

—  C'est  un  grand  garçon,  —  prononça  Catherine. 

—  Oui,  c'est  un  grand  garçon!  —  répondit  madame  Erme- 
nault avec  un  soupir. 

Et  elles  gardèrent  le  silence,  un  moment.  Catherine  son- 
geait, non  sans  embarras,  qu'elle  n'avait  pas  encore  parlé  du 
mari  défunt.  Elle  guettait  un  mot  qui  lui  vînt  en  aide.  Comme 
il  n'arrivait  pas,  brusquement,  elle  se  décida  : 

—  Vous  avez  passé  des  jours  terribles... 


70  LA     REYUB     DE     PARIS 

—  Oui,  —  répondit  madame  Ermenault,  —  nous  sommes 
bien  malheureux. 

Catherine  poursuivit  : 

—  Et  d'autant  plus  que  ce  pauvre  M.  Ermenault  vous  a  été 
enlevé  dans  la  force  de  Tâge,  au  moment  où... 

La  veuve  Pel vilain  brûlait  d'être  indiscrète.  Madame 
Elrmenault  ne  lui  en  donna  pas  le  temps  : 

—  Je  ne  pense  pas  à  cela,  —  dit-elle  brièvement.  —  Qu'im- 
porte si  mon  mari,  en  mourant,  nous  a  laissés  dans  une  triste 
situation  et  a  déçu  bien  des  espérances?  Ce  n'est  pas  cela  qui 
m'a  fait  le  plus  de  mal.  Ma  fille  et  moi,  nous  subissons  le  sort 
de  beaucoup  de  femmes.  Mais  il  n'est  plus  là,. près  de  nous, 
voyez-vous,  il  n'est  plus  là... 

Catherine  murmura  : 

—  Hélas I  chère  madame,  j'ai  connu  de  pareils  moments. 
La  vie  n'est  pas  gaie. . . 

Elle  se  reprenait  à  l'aimer,  pourtant,  en  voyant  près  d'elle 
ce  grand,  superbe  fils,  dont  son  cœur  de  mère  s'enorgueillis- 
sait. Louis,  gravement,  écoutait  cette  conversation,  mais  son 
âme,  au  fond,  ne  pouvait  s'y  associer.  Il  y  avait  trop  de 
jeunesse,  trop  de  santé,  trop  de  joie  qui  chantaient  en  lui 
pour  qu'il  pût  croire  aux  tristes  réalités  de  la  misère  et  de  la . 
mort.  La  force  et  la  vie  gonflaient  son  cœur.  Il  les  sentait 
palpiter  dans  le  bleu  de  l'atmosphère,  dans  l'arôme  tiède  et 
voluptueux  des  sureaux  aux  fleurs  blanches  qui  sautaient  par- 
dessus le  mur. 

Marie-Rose  revint.  EUe  apportait  une  bouteille  et  des  verres 
à  pied  qu'elle  disposa  sur  la  table.  —  Marie-Rose,  elle  aussi, 
avait  connu  la  douleur;  mais  elle  s'était  relevée  comme  un 
champ  de  seigle  après^  l'orage.  L'air,  autour  d'elle,  semblait 
animé  d'un  bourdonnement. 

A  mesure  que  Louis  regardait  Marie-Rose,  des  souvenirs 
confus  montaient  en  lui;  il  évoquait  son  amour  d'enfant,  il 
en  était  un  peu  troublé.  Elle  lui  disait  : 

—  Vous  rappelez-vous,  hein?  je  vous  taquinais  rudement. 
Quand  j'étais  là,  vous  ne  pouviez  plus  lire  vos  histoires 
d'Indiens.  Vous  avez  dû  me  maudire. 

Louis  sourit  : 

—  Non,  non,  je  ne  vous  en  ai  pas  voulu. 


LA    MONTÉE  71 

—  Atcc  celai  —  ditr-elle,  en  rejetant  une  mèche  révoltée. 
Le  jour  coula.  On  eût  dit  que  le  petit  jardin  des  Ermenault 

était  solitaire  an  milieu  du  monde.  Les  bruits  du  dehors  — 
cris  d*enfants,  piétinements  de  la  foule,  sifflets  du  chemin  de 
fer  —  s'y  transformaient  en  y  pénétrant.  Rien  ne  pouvait 
troubler  la  sérénité  des  êtres  simples  qui  vivaient  là.  Les 
Ermenault  n'étaient  pas  des  ambitieux.  Cette  mère  et  cette 
fille  se  serraient  Tune  contre  l'autre  avec  amour;  ensemble 
elles  recevaient  la  caresse  du  ciel.  La  foule,  autour  des  Erme- 
nault, faisait  le  bruit  de  la  mer  furieuse.  Elle  battait  le  mur 
du  jardin  pour  conquérir  l'îlot  qui  résistait  victorieusement. 
Toutes  les  rumeurs,  pareilles  à  des  vagues  soulevées  par  la 
tempête,  heurtaient  le  rivage  impassible.  C'est  que  l'amour 
était  la  raison  de  vivre  des  Ermenault;  c'est  au  moyen  de 
l'amour  qu'elles  réglaient  leurs  frêles  existences.  Et  cela  sentait 
les  fleurs,  le  soleil,  les  courants  aériens  qui  poussent  des 
nuages  blancs  pareils  à  des  collines  où  il  a  neigé. 

Catherine  pensait  : 

((  Les  pauvres  gens!  Us  n'arriveront  jamais  à  rien.  » 

XX 

Les  Pel vilain  quittèrent  les  Ermenault  le  plus  tard  possible. 
Ils  descendirent  la  rue  au  soleil  couchant,  avec  un  mince 
bouquet  de  roses  cueillies  là-bas  et  qui  gardaient  au  milieu  de 
la  foule  l'odeur  fraîche  du  petit  jardin. 

Catherine  dit  à  Louis  : 

—  Ce  sont  des  gens  aimables.  Ces  dames  m 'ont  priée  de  venir 
et  d'apporter  mon  ouvrage.  Je  profiterai .  certainement  et 
l'invitation. 

Elle  en  profita  largement.  Ce  lui  devint  une  habitude.  La 
société  des  Ermenault  lui  plaisait  mieux  que  celle  des  Dorgère, 
parce  que  chez  eux  maintenant  elle  pouvait  le  prendre  d'un 
peu  haut  et  qu'on  ne  la  contrariait  plus  sur  le  chapitre  de  son 
orgueil.  Elle  parlait  de  la  position  de  Louis,  des  services  qu'il 
rendait,  de  l'espoir  que  ses  chefs  mettaient  en  lui.  Madame 
Ermenault  l'écoutait  gravement.  Parfois  elle  disait  : 

—  Tant  mieux,  tant  mieux  I  Je  suis  très  heureuse  pour 
votre  Louis. 


7^  LA     REVUE    DE     PARIS 

Et  c'était  vrai.  Elle  était  sincère.  Catherine  s'étonnait  que 
madame  Ermenault  et  sa  fille  ne  se  plaignissent  pas;  elle 
aurait  voulu  qu'elles  montrassent  de  temps  en  temps  un  peu 
d'amertume.  Mais  non,  elles  ne  disaient  rien.  Quels  étranges 
caractères  I 

Les  Ermenault  travaillaient  pour  une  maison  du  boulevard 
Sébastopol.  Catherine  louait  vivement  leur  activité.  L'après- 
midi,  quand  elle  arrivait,  elle  trouvait  la  mère  et  la  fille 
en  train  de  tirer  l'aiguille  devant  une  corbeille  de  linge  pleine 
jusqu'au  bord,  qui  occupait  le  milieu  de  la  table.  Elle  joignait 
les  mains  : 

—  Alors...  quoi?  Pas  un  instant  de  répit? 

—  Oh!  vous  n'êtes  pas  toujours  là,  —  répondait  madame 
Ermenault  avec  un  sourire. 

A  ce  métier,  elles  gagnaient  environ  cinq  francs  par  jour. 
Madame  Ermenault  appréciait  : 

—  C'est  peu  de  chose,  sans  doute,  mais  nous  préférons 
encore  cette  combinaison.  Au  moins,  nous  sommes  ensemble, 
nous  respirons.  La  petite  a  déjà  voulu  se  placer  dans  un 
magasin.  Moi,  je  n'y  tiens  pas. 

—  Evidemment!  —  approuvait  Catherine. 

Taquinée  par  son  éternelle  idée  de  fortune,  elle  insinuait  : 

—  Mais,  au  fait...  j'y  songe.  Pourquoi  ne  vous  établiriez- 
vous  pas  à  votre  compte?  Je  suis  certaine  que  vous  réussiriez. 

Madame  Ermenault  souriait  encore  : 

—  Il  faut  de  l'argent  pour  s'établir. . .  Nous  n'en  avons  pas.. . 
Et  puis  il  y  a  tant  de  concurrence  aujourd'hui  !  Il  faut  être 
plus  habile^quejles  autres.  Franchement,  je  ne  me  crois  pas 
autorisée... 

—  Autorisée?... 

—  A  risquer  mon  honorabilité  en  faisant  des  dettes. 
Vingt  fois  la  question  fut  posée.  Catherine  ne  cédait  pas. 

Elle  savait  bien  qu'elle  ne  ferait  pas  revenir  madame  Erme- 
nault sur  sa  décision  ;  elle  avait  peu  d'espoir  de  lui  insuffler 
cette  audace  qui  lui  manquait  ;  mais  elle  éprouvait  un  plaisir 
malsain,  orgueilleux,  à  comparer  le  ressort  qu'elle  avait  en 
elle  à  ce  qu'elle  traitait  intérieurement  de  <(  veulerie  »  et  de 
<(  lâcheté  )).  Elle  jugeait  : 

((  Quel  joli  avenir  elle  prépare  à  ses  enfants  !  » 


LA    MONT1ÊE  'jS 

Au  fond,  elle  n'en  avait  pas  grand  souci.  La  maison  était 
honnête,  agréable.  L'essentiel,  d'ailleurs,  c'était  que  Louis  y 
pût  trouver  quelque  distraction.  Or  ce  voisinage  de  jeune 
fille  lui  faisait  du  bien,  il  reprenait  là  son  entrain  et  sa  gaieté. 
Catherine,  en  mère  sage,  avait  pesé  le  pour  et  le  contre.  Elle 
s'était  demandé  tout  d'abord  s'il  n'y  avait  pas  quelque  danger 
à  laisser  s'établir  ainsi  une  intimité.  Puis  elle  sourit  :  elle 
connaissait  Louis;  elle  l'avait  façonné  à  son  image;  il  était 
mille  fois  trop  intelligent  pour  «  faire  une  bêtise  ». 

Et  Louis,  en  effet,  n'était  pas  amoureux  de  Marie-Rose.  La 
blessure  infligée  par  Jeanne  Dorgère  était  trop  récente  pour 
qu'il  la  pût  oublier  encore.  Mais,  en  présence  de  la  jeune 
Ermenault,  il  éprouvait  une  joie  inconsciente,  presque  ani- 
male. Elle  lui  plaisait  bien  mieux  que  Germaine  Chatrian,  — 
dont  le  type  ne  répondait  guère  à  l'idéal  féminin  qu'il  s'était 
forgé.  Cela  même  avait  soulevé  naguère  des  discussions  entre 
la  mère  et  le  fils.  Catherine  persistait  à  vanter  Germaine. 
Opportunément,  elle  déclarait  avec  un  battement  de  paupières 
qui  avait  l'intention  d'être  égrillard  : 

—  C'est  une  petite  qui  a  du  chien...  Si,  si,  je  t'assure 
qu'elle  a  du  chien I... 

Tous  les  quinze  jours,  au  moins,  les  Pel vilain  allaient 
passer  l'après-midi  du  dimanche  dans  la  petite  maison.  Louis 
s'asseyait  près  de  Marie-Rose,  jouait  avec  son  fil.  Quelquefois 
la  jeune  fille  disait  un  mot  drôle  et  on  les  entendait  rire.  Sa 
nuque  avait  une  odeur  délicate.  Une  chaîne  d'argent  stin- 
iillait  sous  les  à-jour  de  son  corsage.  Entre  elle  et  Louis  il 
n'était  jamais  question  que  de  choses  légères,  sans  impor- 
tance. Les  mots  couraient.de  l'un  à  l'autre;  ils  avaient  la 
grâce  fragile,  éphémère,  des  papillons  gris-bleu  qui  volaient 
de  rosier  en  rosier. 

Une  fois,  comme  les  Pelvilain  s'apprêtaient  à  prendre  congé, 
madame  Ermenault  toucha  le  bras  de  Catherine  : 

—  Si  vous  voulez  me  faire  plaisir,  —  dit-elle,  —  vous 
dînerez  ce  soir  avec  nous. 

D'abord  Catherine  se  défendit.  Elle  craignait  de  gêner  ces 
dames.  Mentalement  aussi  elle  calculait  le  surcroît  de 
dépenses  que  deux  convives  allaient  causer.  Un  scrupule  la 
retenait.  Elle  prononça  : 


74  LA     REVUE     DE     PARIS 

—  Non,  non!  ce  sera  pour  un  autre  jour...  Et  vous  me 
permettrez  d'apporter  un  pâté. 

Chose  étrange,  la  proposition  ne  fut  pas  accueillie  avec 
Tempressement  qu'elle  espérait.  Madame  Ermenault,  au  con- 
traire, parut  froissée.  Elle  dit  un  peu  vite  : 

—  Mais,  chère  madame,  si  je  vous  invite,  ce  n'est  pas 
pour  vous  laisser  mourir  de  faim. 

A  moins  de  la  désobliger,  les  Pelvilain  ne  pouvaient 
opposer  un  nouveau  refus.  Ils  acceptèrent  donc.  Il  faisait 
tiède.  Le  ciel  avait  le  ton  des  bruyères  mourantes.  Louis 
et  Marie-Rose  portèrent  la  table  dehors.  Us  mirent  le  couvert 
avec  des  cris  joyeux  et  des  éclats  de  rire.  Et  ce  fut  un  crépus- 
cule délicieux  où  les  roses  donnaient  tout  leur  parfum,  oî* 
la  pompe  émiettait  son  eau  fraîche,  où  la  lune  brillait  comme 
une  médaille  d'argent  mat  dans  le  ciel  voilé  par  les  pous- 
sières de  la  ville. . .  Marie-Rose  se  levait  après  chaque  plat  pour 
donner  de  nouvelles  assiettes,  car  madame  Ermenault,  dan» 
le  temps  de  la  gêne,  conservait  encore  certaines  habitudes  de 
l'aisance. 

Ali  dessert,  légèrement  excité,  Louis  prit  Marie-Rose  à  part 
et  lui  confia  qu'il  n'était  pas  heureux,  qu'il  avait  de  doulou- 
reux souvenirs.  Bien  que  la  jeune  fille  ne  lui  demandât  rien, 
il  lui  conta  tout  au  long  son  histoire  avec  Jeanne  Dorgère, 
les  mille  souffrances  qu'il  avait  endurées...  Plusieurs  fois, 
Marie-Rose  l'interrompit  : 

—  Pauvre  garçon!  —  disait-elle  avec  pitié. 

Louis  mettait  de  la  coquetterie  dans  ses  confidences.  Il 
avait  cru  bonnement  que,  d'un  élan,  le  cœur  de  Marie-Rose 
irait  vers  lui  et  que,  tout  en  le  repoussant,  d'un  geste  très 
doux,  il  pourrait  lui  faire  sentir  le  prix  qu'il  attachait  à  cette 
sympathie.  Mais  il  se  trompait.  Marie-Rose  ne  l'aimait  pas. 
Et  elle  était  très  franche  et  très  simple.  - 

—  Pauvre  garçon  I  —  répétait-elle. 
Il  conclut  : 

—  Mon  malheur,  voyez-vous,  c'est  que  Jeanne  Dorgère 
n'ait  pas  été  la  jeune  fille  que  je  me  figurais.  J'ai  pris  le  mau- 
vais chemin,  voilà  tout. 

Catherine  garda  la  meilleure  impression  de  cette  visite  et 
de  cette  soirée.    Pendant   trois  jours,  elle  parla  des  Erme- 


LA    MONTIÎE  75 

nault  dans  le  sens  le  plus  favorable.  Si  grand  même  était  son 
besoin  d'en  parler,  que,  la  semaine  suivante,  mademoi- 
selle Sagerette  étant  venue  la  voir,  elle  lui  lit  un  vif  éloge  de 
Marie-Rose  et  de  sa  «  chère  »  maman.  La  vieille  fille  ouvrit 
des  yeux  énormes  : 

—  Quoi?  quoiP  les  Ermenault?  Qu'est-ce  que  tu  chantes? 

—  Voyons,  ma  bonne  Aimée,  rappelle-toi  :  tu  les  as  vues  à 
la  maison. 

—  C'est  possible  :  tu  reçois  Pierre,  Jacques  et  Paul...  J'en 
étais  restée  aux  Dorgère. 

—  Nous  ne  voyons  plus  les  Dorgère.  Ces  gens  ont  trop  mal 
agi... 

—  Très  bien!  Un  clou  chasse  l'aulrc. 

—  Ainsi,  tu  ne  te  souviens  plus  des  Ermenault? 
Mademoiselle  Aimée  parut  se    recueillir.  Subitement,  de 

l'index,  elle  se  toucha  le  front. 

—  J'y  suis!...  les  gens  du  Bois...  le  mari  tuberculeux... 

—  Parfaitement  I 

—  Tiens,  tiens  I  les  Ermenault  I .. . 

—  J'avoue  que  nous  les  avions  négligés...  à  tort,  d'ail- 
leurs... Ce  sont  d'excellentes  amies...  La  petite  est  adroite!  Je 
voudrais  que  tu  voies  l'ouvrage  qu'elle  abat  en  une  journée. 

Mademoiselle  Sagerette  prêtait  l'oreille  en  souriant.  De 
temps  à  autre,  elle  approuvait  en  hochant  la  tête.  Elle  dit  enfin  : 

—  Sais-tu  à  quoi  je  pense? 

—  Non. 

—  Je  pense  que  cette  jeune  fille  serait  pour  ton  fils  un 
très  bon  parti. 

Sous  le  choc  de  cette  phrase,  Catherine  tressaillit  : 

—  Tu  plaisantes  I  —  dit-elle  enfin. 

—  Pas  le  moins  du  monde!...  J'imagine  que  Louis  ne 
compte  pas  épouser  une  princesse.  Il  lui  faut  une  femme 
laborieuse.  Celle-ci  est  toute  désignée. 

Catherine  bondit  : 

—  Allons  donc!  Marie-Rose  n'a  pas  un  sou  de  dot.  Louis, 
Dieu  merci,  peut  prétendre  à  mieux. 

Mademoiselle  Aimée  eut  un  petit  rire  : 

—  Jolie  théorie,  en  vérité  !  N'est-ce  donc  plus  à  l'homme 
de  travailler  et  de    pourvoir  aux   besoins  du    ménage?  Je 


76  LA     REVUE     DE     PARIS 

m'étonne,  ma  chère  amie,  de  trouver  dans  ta  bouche  des  pro- 
pos d'une  telle  immoralité...  Ce  qui  t' égare,  je  me  permets  de 
te  dire  cela,  c'est  ton  orgueil  ridicule,  disproportionné.  Tu 
crois  que  ton  fils  a  découvert  le  Pérou  parce  qu'il  est  qua- 
trième commis  au  Crédit  Russo-Belge.  En  admettant  que  tous 
ses  chefs  tombent  devant  lui,  comme  des  capucins  de  cartes, 
il  obtiendra  peut-être,  à  la  fin  de  sa  carrière,  un  emploi  de  six 
mille  francs.  Et  puis  après?. . .  Il  aura  noirci  beaucoup  de  papier 
et  usé  bien  des  fonds  de  culotte...  Je  regrette  de  t'enlever 
tes  illusions,  mais  je  te  dois  la  vérité,  ma  bonne...  Ton  fils 
est  un  ((  rond  de  cuir  ».  Il  mourra  dans  la  peau  d'un  «  rond 
de  cuir  ». 

—  «  Rond  de  cuir  »  ! . . .  «  rond  de  cuir  »  I  —  balbutiait 
Catherine,  l'œil  fixe,  égaré,  comme  si  le  disque  percé  tour- 
nait obstinément  devant  ses  yeux  pour  l'humilier  et  pour 
l'amoindrir. 

Inquiète  pourtant  de  l'effet  produit,  mademoiselle  Sagerette, 
pour  l'atténuer,  ajouta  : 

—  L'essentiel,  vois-tu,  c'est  de  bien  faire  son  métier  et  de 
vivre  en  honnête  homme.  D'ailleurs,  je  ne  vois  pas  l'avenir  de 
Louis  sous  des  couleurs  trop  noires.  11  se  pourrait  fort  bien 
qu'une  vieille  amie  lui  laissât  une  fortune  qui  mît  ses  derniers 
jours  à  l'abri... 

Ce  fut  sur  ces  mots  réparateurs  que  mademoiselle  Sagerette 
quitta  Catherine.  Celle-ci,  malgré  le  baume  des  ultimes 
paroles,  avait  grand'peine  à  se  remettre.  Elle  était  hors  d'elle. 
Les  larmes  qui  l'étouffaient  jaillirent  soudain  et,  pendant 
toute  une  heure,  elle  ne  put  les  arrêter.  Louis,  en  rentrant,  la 
trouva  dans  un  tel  état  qu'il  n'y  comprit  rien.  Elle  l'empoi- 
gnait par  le  cou,  l'étreignait  de  baisers  violents,  passionnés. 

—  Jure-moi,  —  disait-elle,  —  jure-moi  que  tu  n'épouseras 
jamais  là  petite  Ermenault. 

Lui  répondait  avec  étonnement  : 

—  Mais,  petite  mère,  il  n'a  jamais  été  question  de  celai 

XXI 

Septembre  vint  et  l'état  de  M.  de  Préfaille  s'aggravait 
toujours;   La  fièvre  empourprait  ses  joues;  d'un  mouchoir, 


LA    MONTEE  77 

fréquemment,  il  s'essuyait  le  front  et  les  lèvres.  N'importe,  il 
tenait  bon,  il  se  cramponnait  à  son  fauteuil  de  chef  de  service. 
Un  jour,  M.  Chatrian  s'approcha  de  lui  : 

—  Vous  êtes  fatigué,  monsieur.  Voulez-vous  m'autoriser  à 
prendre  la  suite  P 

Sèchement,  il  répondit  : 

—  Je  vous  remercie. . .  Je  sais  ce  que  je  peux  faire. 

Chez  lui,  par  exemple,  il  s'abandonnait.  Entre  sa  chatte  et 
sa  bonne,  il  n'était  plus  qu'un  pauvre  homme  criant  parfois  : 
«  Mon  Dieu,  que  je  souffre  I  »  exhalant  avec  des  pleurs 
d'enfant  toutes  les  plaintes  qu'avait  trop  longtemps  étouffées 
la  contrainte  administrative. 

Souvent,  après  le  dîner,  il  annonçait  : 

—  Je  crois  que  je  vais  bien  dormir. 

Mais,  deux  heures  plus  tard,  il  s'éveillait,  la  tête  brûlante, 
en  proie  à  des  cauchemars.  La  bonne  avait  une  opinion  sur  la 
maladie  de  son  maître  :  elle  l'attribuait  à  l'air  de  Paris.  Elle 
lui  conseillait  de  prendre  un  congé,  un  «  grand  congé  ».  Elle 
disait  :  ' 

—  Faites  donc  un  tour  à  la  campagne...  Au  bout  de  deux 
mois,  vous  serez  guéri. 

M.  de  Préfaille  souriait  amèrement  : 

—  Ma  pauvre  fille,  ce  n'est  pas  possible. 

—  Tant  pis  alors!  —  répliquait-elle,  en  remuant  la  vaisselle 
avec  des  gestes  bourrus... 

Une  fois,  M.  de  Préfaille  n'y  put  tenir  :  depuis  le  matin,  il 
avait  lutté  ;  soudain  on  entendit  le  bruit  métallique  des  clefs 
becquetant  les  serrures  de  son  bureau. 

—  Je  m'en  vais,  —  dit-il;  —  je  ne  me  sens  pas  bien. 
M.  Chatrian  feuilletait  un  registre.  11  releva  la  tête  : 

—  Vous  vous  tuez,  monsieur...  Ce  n'est  pas  raisonnable. 
M.  de  Préfaille  porta  la  main  en  avant  : 

—  Ohl  je  vous  en  prie,  mpn  cher...  Pas  de  compliments 
de  condoléances! 

Dehors,  il  faisait  beau.  C'était  un  de  ces  soirs  merveilleux 
où  l'été  semble  retrouver  une  seconde  jeunesse.  M.  de  Pré  faille 
marchait  droit  devant  lui.  Peu  à  peu  ses  douleurs  s'apaisèrent. 
H  atteignit  les  Champs-Elysées.  Le  soleil  déclinant  emplissait 
l'air  d'une  poussière  dorée.  Entre  les  chevaux  de  Marly,  tout 


78  LA     REVUE     DE     PARIS 

blancs  sur  les  nuages  roses  du  couchant,  les  équipages  mettaient 
la  vibration  de  leur  passage  ininterrompu.  Des  corsages  clairs, 
des  ombrelles  à  fleurs  glissaient  nonchalamment  sous  les  feuil- 
lages déjà  piqués  de  taches  d'or.  M.  de  Préfaille  prit  une  chaise, 
allongea  ses  jambes.  Du  bout  de  sa  canne,  sur  la  terre,  il 
dessinait  des  demi-cercles.  Une  langueur  infinie  semblait  venir 
de  rOuest,  des  longs  nuages  pareils  à  des  corbeilles  de  tulipes, 
des  voitures  lentes  qui  roulaient  vers  TArc  de  Triomphe  avec 
un  bruit  comparable  à  celui  de  la  mer. 

M.  de  Préfaille  resta  là  deux  heures.  11  se  sentait  mieux.  Mais, 
en  rentrant  chez  lui,  devant  la  glace  d'un  pâtissier,  brusque- 
ment, il  s'arrêta.  Etait-ce  donc  lui,  cette  face  maigre,  aux  pom- 
mettes fiévreuses?  Et  ce  lui  fut  tout  à  coup  une  illumination. 

—  Je  suis  perdu,  —  murmura-t-il. 

A  partir  de  ce  jour,  il  ne  vint  plus  au  bureau  qu'irréguliè- 
rement. Ses  absences,  d'ailleurs,  le  torturaient.  Il  craignait  de 
perdre  sa  place.  A  chaque  retour,  il  interrogeait  : 

—  Y  a-t-il  du  nouveau  .^^  Le  directeur  m'a-t-il  fait  demander? 
M.  Ghatrian  avait  un  faux  sourire  : 

—  Mais  non,  mais  non,  cher  monsieur. . .  Ne  vous  inquiétez 
de  rien. 

Ce  fut  aux  approches  de  la  Toussaint  que  M.  de  Préfaille 
cessa  tout  à  fait  de  venir.  M.  Ghatrian  Fallait  voir  deux  fois  la 
semaine  :  le  chef  le  questionnait,  suivait  les  affaires  en  cours  ; 
même,  parfois,  il  rédigeait  des  minutes  au  crayon  et  il  exigeait 
que  le  sous-chef  lui  apportât  la  réponse. 

Ges  visites  lassèrent  M.  Ghatrian.  Un  jour,  il  dit  à  Louis  : 

—  Dites  donc,  Pelvilain,  vous  qui  êtes  bien  avec  le  chef, 
vous  devriez  aller  le  voir. 

Louis  se  présenta  chez  M.  de  Pré  faille.  La  veille,  celui-ci  avait 
eu  «  sa  crise  »,  et  elle  avait  été  plus  terrible  encore  que  les  autres 
foi$.  Assis  dans  un  fauteuil  et  vêtu  d'une  robe  de  chambre 
tabac  qui  le  drapait  entièrement,  il  se  laissait  partir,  il  suivait 
le  cours  de  sa  destinée.  Ses  deux  bras  fuyaient  à  l'abandon. 
D'une  çiain,  il  caressait  la  fourrure  de  Picciola,  sa  bonne 
chatte,  q\ii  ronronnait  à  ses  côtés.  Tout  de  suite,  il  dit  à  Louis  : 

—  Ne  n^e  parlez  pas  du  bureau...  Ges  choses-là  ne  m'inté- 
ressent plus. 

Et  c'était  vrai.  11  avait  pris  à  la  fois  le  dégoût  de  l'adminis- 


LA    MONTIÉE  79 

tration  et  du  cigare .  Gomme  Louis ,  poliment,  exprimait  les  vœux 
qu'il  formait  pour  sa  guérison,  M.  de  Préfaille  hocha  la  tête  : 

—  F...U,  mon  pauvre  ami! 

Il  avait  perdu  le  souci  de  sa  dignité.  Il  traitait  Louis  en 
camarade.  Au  départ,  même,  amèrement,  il  plaisanta  : 

—  Ne  m'en  veuiUez  pas...  si  je  ne  me  lève  pas  pour  vous 
reconduire. 

Louis  ne  revit  jamais  M.  de  Pré  faille.  Le  chef  s'éteignit 
à  la  fin  du  mois.  Tous  les  employés  raccompagnèrent  jus- 
qu'au caveau  de  famille  qu'il  possédait  au  Père-Lachaise.  En 
chemin,  on  s'étonnait  qu'il  manquât  de  parents  au  point  de 
n'être  suivi  que  par  deux  petits-cousins  qui  se  mêlaient  à  la 
cohue  administrative.  Par  exemple,  on  resta  muet  d'étonne- 
ment  et  d'admiration  en  face  de  la  chapelle  de  marbi^  au 
fronton  de  laquelle  était  écrit  :  «  Louis  de  Préfaille,  Conseiller 
d'Etat.  —  Guy  de  Préfaille,  Vice-Amiral...  ». 

Au  retour,  Denis  prit  le  bras  de  Louis.  Sans  doute,  leur 
amitié  n'était  plus  la  même.  Mais  les  circonstances  justifiaient 
de  pareilles  familiarités. 

—  Ahl  ce  n'est  pas  le  premier  que  j'ai  conduit,  — prononça 
Denis  avec  un  soupir. 

Plus  bas,  il  ajouta  : 

—  Voulez-vous  que  je  vous  dise  ce  qui  l'a  tué?  Ge  n'est  pas 
•on  albuminurie,  comme  le  chantent  les  médecins.  Non,  non, 
cet  homme-là  se  minait,  voyez-vous  .►^  Il  n'a  jamais  pu  se  con- 
soler d'être  un  «  raté  ». 

Louis  eut  un  haut-le-corps  : 

—  «Un  raté!  »  Ah  çà!  êtes-vous  fou?  M.  de  Préfaille  était 
bel  et  bien  un  chef  de  service. 

Denis  eut  un  petit  rire  : 

—  Ghef  de  service  I . . .  Ah  I  ah  !  mon  pauvre  monsieur,  mais 
pour  un  homme  comme  lui,  c'était  rien,  moins  que  rien... 
Tout  cela,  c'est  affaire  de  proportion.  Les  de  Préfaille  ne 
montaient  plus;  ils  descendaient.  G'est  de  ça  que  le  chef  ne 
s'est  jamais  consolé . 

Louis  restait  muet  sous  le  coup  inattendu  de  cette  révélation. 
Une  froide  pluie  d'automne  embrumait  le  cimetière.  Leâ  deux 
commis  dévalaient  par  un  petit  chemin  bordé  de  cyprès.  La 
scie  d'un  marbrier  grinçait  au  loin. 


8o  l'A     REVUE     DE     PARIS 

—  C'est  comme  ça,  c'est  comme  ça!  —  répétait  Denis  en 
baissant  le  menton. 


XXII 

Au  jour  de  Tan,  M.  Chatrian  fut  nommé  chef  et  Louis 
obtint  une  augmentation  de  cent  cinquante  francs.  Catherine 
accueillit  la  nouvelle  avec  un  sanglot  : 

—  Mon  chéri!...  mon  chéri!... 

—  Mais  maman...  Il  n'y  a  pas  de  quoi  pleurer! 

—  Ce  n'est  pas  à  cause  de  ça...  Je  songe  que  tu  vas  partir 
pour  le  régiment  à  la  fin  de  l'année. 

Il  avait  fallu  l'émotion  de  cette  petite  joie  pour  la  con- 
traindre à  soulager  son  cœur.  Pourtant  elle  envisageait  depuis 
longtemps  la  séparation.  La  nuit,  parfois,  elle  avait  des  sur- 
sauts brusques  :  elle  voyait  Louis  en  uniforme  et  rudoyé  par 
son  sergent.  C'était  le  point  noir  de  son  existence.  Que  devien- 
drait son  fils?  Dans  quel  état  le  lui  rendrait-on .^^ 

A  l'apostrophe  de  sa  mère,  Louis  ouvrit  les  bras  : 

—  Ahl  oui,  le  service...  une  scie! 

Maintes  fois  il  y  avait  pensé.  Il  ne  regrettait  pas  seulement 
son  confortable  et  ses  habitudes.  L'avenir,  surtout,  le  tour- 
mentait. Sans  doute,  le  Crédit  lui  rendrait  une  place;  mais 
quelle  serait  cette  place,  vaudrait-elle  celle  qu'il  abandonnait.^ 
La  rupture  avec  les  Dorgère  lui  attirait  de  M.  Chatrian  une 
bienveillance  exceptionnelle.  Et  voici  qu'il  allait  briser  tout 
cela! 

Catherine,  jadis,  avait  horreur  du  soldat.  EUe  se  souvenait 
des  champs  dévastés  par  le  passage  des  troupes,  des  granges 
qu'on  réquisitionnait  et  dans  lesquelles,  bon  gré,  mal  gré,  les 
paysans  étaient  tenus  de  loger  des  hommes.  Maintenant  elle 
s'attendrissait  pour  un  régiment  qui  rentrait  à  la  caserne 
après  une  marche  militaire  : 

—  Ces  pauvres  enfants  !  comme  on  les  éreinte  ! 

Une  telle  angoisse  la  torturait  qu'elle  aurait  voulu  la  faire 
partager  aux  uns  et  aux  autres.  Elle  prônait  la  ((  paix  univer- 
selle »,  le  ((  désarmement  ».  Aux  Jaunie  eux-mêmes  elle  ne 
put  se  retenir  de  manifester  son  opinion.  M.  Jaume  éclata  de 
rire  :  —  le  rire  aigu,  strident  de  l'homme  supérieur.   —  Il 


LA    MONTEE  8l 

refit    avec    une   variante   le   geste   élégant    de   Fontenoy    : 

—  Messieurs  les  Allemands...  à  vous  l'honneur! 
Catherine  était  exaspérée.  En  sortant,  elle  dit  à  Louis  : 

—  Ça  lui  est  bien  égal...  11  n*a  pas  de  fils! 

Elle  assourdit  aussi  madame  Ermenault  de  ses  doléances. 
Mais  là  non  plus  elle  ne  rencontra  pas  cette  dévotion  parfaite  à 
ses  idées,  cette  pitié  chagrine  dont  elle  eût  voulu  trouver 
l'expression  dans  toutes  les  voix  et  dans  tous  les  yeux. 

Madame  Ermenault  souriait  : 

—  Un  an,  c'est  vite  passé...  Puis,  votre  fils  pourra  venir  en 
permission. 

A  cela  Catherine  répondait  : 

—  Mais,  chère  madame,  un  an,  c'est  plus  qu'il  ne  faut 
pour  faire  de  Louis  un  vaurien  et  un  débauché  ! 

—  Ne  croyez  pas  cela.  Un  garçon  bien  élevé  se  retrouve 
toujours. 

—  Vous  dites  ça. . . 

Par  principe,  elle  refusait  toutes  consolations.  Louis,  une 
fois  parti,  serait  un  enfant  perdu.  De  plus,  c'était  la  ruine  de 
sa  «  carrière  »,  de  trop  beaux  projets  mûris  à  l'avance  et  qui 
s'écroulaient  parce  que  «  cet  imbécile  de  gouvernement  lui 
faisait  porter  un  sac  et  un  fusil  » . 

Quelquefois,  songeant  à  l'enfance  de  Louis,  elle  s'émouvait. 
Seule,  elle  prenait  un  médaillon  qui  contenait  le  portrait  de 
son  fils  à  l'âge  de  cinq  ans.  Elle  balbutiait,  au  milieu  de  ses 
larmes  : 

—  Dire  que  ce  petit  garçon-là  va  coucher  dans  une 
caserne  ! . . . 

Il  n'y  avait  qu'une  façon  de  conjurer  le  péril  :  faire 
réformer  Louis.  Pour  cela,  il  y  avait  des  «  trucs  ».  Elle  les 
recherchait  tous  au  fond  de  sa  mémoire.  Celui-ci  buvait  du 
café  pur  et  faisait  un  kilomètre  au  pas  de  gymnastique.  Cet 
autre  errait  toute  la  nuit  et  se  présentait  fourbu  au  médecin- 
major.  N'avait-elle  pas  entendu  parler  d'un  garçon  boucher 
qui  s'était  fait  sauter  l'index  d'un  coup  de  hachette?...  Entre 
vingt  moyens,  Louis  devrait  choisir  le  plus  facile  et  le  moins 
dangereux. 

Celui-ci,  noblement,  s'y  refusa  :  il  serait  soldat;  il  ferait 
son  temps  avec  courage.  D'abord,  Catherine  fut  épouvantée. 

I*'  Mai  1908.  6 


8q  la    revue    de   paris 

Elle  ne  reconnaissait  plus  Fenfant  docile  qu'elle  avait  couvé. 
Puis,  tout  à  coup,  elle  fut  saisie  d'admiration  : 

—  Oui,  oui,  tu  es  un  brave  1  —  disait-elle  entre  deux  san- 
glots, comme  si  Louis,  dès  le  lendemain,  allait  courir  à  la 
frontière. 

Cet  héroïsme,  par  bonheur,  n'eut  pas  l'occasion  de  se 
dépenser;  Louis  fut  versé  dans  les  services  auxiliaires  pour 
ses  mauvais  yeux.  11  était  astigmate,  simplement.  Et  cela  ne 
se  voyait  guère.  Mais,  sans  dissimuler  sa  joie,  Catherine  eut 
honte  cependant  de  la  tare  qui  s'attachait  à  son  fils,  de  ce 
brevet  d'infirmité  qu'on  lui  décernait  légèrement  et  qui  pou- 
vait le  déprécier.  Elle  feignit  d'en  rire;  elle  disait  partout  : 

—  Astigmate...  astigmate...  Avez-vous  jamais  entendu 
parler  d'une  pareille  bêtise?  En  voilà  une  maladie  qui  n'en 
est  pas  uiie  I 

XXIIl 

Catherine  s'était  plantée  devant  Louis  ;  elle  croisa  les  bras  : 

—  Il  y  a  des  gens  qui  ont  du  toupet. 

—  Que  veux-tu  dire? 

—  Regarde. 

D'une  grande  enveloppe  elle  venait  de  tirer  une  lettre.  Elle 
commença  : 

((  Monsieur  et  madame  Dorgère...  » 
Louis  pâlit  : 

—  Jeanne  se  marie? 

—  Mon  Dieu,  oui...  Je  suppose  que  ça  te  laisse  froid. 

—  Qui  épouse-t-elle  ? 

—  Monsieur  de  Malignac...  Un  baron...  Mais  ce  n'est  pas 
de  cela  qu'il  s'agit...  Conçois-tu  que  ces  gens  osent  nous 
relancer?  Ohl  je  sais  bien  pourquoi...  Us  veulent  nous  donner 
le  regret  de  les  avoir  perdus...  Tu  comprends...  Maintenant 
que  leur  fille  épouse  môssieu  de  Malignac... 

Et,  le  coude  levé  : 

—  Un  baron...  As-tu  fini?...  Je  t'en  donnerai,  moi,  des 
barons  ! . . . 

Louis  gardait  le  silence.  11  était  moins  surpris  qu'affecté. 
Après  un  soupir,  il  interrogea  : 


LA     MONTÉE  83 

—  Iras-tu? 

—  Plus  souvent I...  Je  considère  cette  invitation  comme 
une  insolence. 

Louis,  cependant,  songeait  à  Jeanne.  11  revoyait  son  coup 
de  jupe,  son  catogan,  sa  jolie  taille  pliée  en  deux  quand  elle 
se  penchait  pour  confier  un  secret  à  l'oreille  de  Marthe  ou.de 
Cécile. 

—  J'irai ,  —  déclara- t-il. 
Catherine  haussa  les  épaules  : 

—  Tu  as  de  la  bonté  de  reste  ! 

Il  y  avait  dans  le  cas  de  Louis  un  peu  de  curiosité  malsaine. 
Puis  son  orgueil  d'homme  l'empêchait  de  croire  que  Jeanne 
l'avait  totalement  oublié.  Trop  de  souvenirs  lui  demeuraient 
de  cette  jeune  fille  :  il  n'admettait  pas  son  indifTérence.  Peut- 
être  même,  à  son  aspect,  aurait-elle  un  .  mouvement. , .  un 
tout  petit  mouvement... 

Un  beau  soleil  fêta  cette  journée  extraordinaire.  Louis 
brusqua  son  déjeuner  et  se  mit  en  route.  On  célébrait  le 
mariage  à  Saint-Ferdinand.  Sur  l'omnibus,  Louis  boutonnait 
ses  gants  avec  fièvre.  Quelquefois,  mal  à  l'aise,  il  fermait  les 
yeux.  Par  avance,  il  se  composait  une  attitude. 

Il  vit  Jeanne,  tout  à  coup,  dans  le  moment  où.  il  ne  s'y 
attendait  pas.  Elle  sautait  de  la  voiture,  mince  et  gracieuse 
dans  la  vapeur  blanche  de  son  voile.  Un  jeune  homme 
s'avançait  vers  elle,  lui  tendait  la  main.  Louis,  timidement,  se 
faufila  derrière  le  cortège.  Le  chant  de  l'orgue  lui  donnait 
une  grosse  émotion.  Les  cierges  tremblaient  au  fond  d'un 
brouillard. 

Dans  l'assistance,  petit  à  petit,  il  reconnut  des  visages. 
C'était  des  gens  qu'il  avait  vus  autrefois  chez  les  Dorgère  ou 
les  Beltempré.  U  lui  revenait  des  phrases,  des  manières  de 
Jeanne.  Puis  Torgue  tonnait,  emportait  tout  dans  une  rafale.. . 

U  restait  debout.  Le  soleil  perçait  un  vitrail  :  il  le  regardait 
s'épanouir  et  colorer  la  foule  d'un  reflet  de  kaléidoscope  étin- 
celant.  Devant  lui  se  balançait  la  houle  fleurie  des  chapeaux 
de  femmes  :  —  cerises,  roses-thé,  pivoines,  bottes  d'épis  cou- 
chées en  des  nids  de  dentelle.  — .C'était. un  jardin  étouffant 
qui  répandait  des  parfums  étranges.  Soudain,  il  s'aperçut 
que  la  cérémonie  était  achevée  :  la  foule  se  dirigeait  vers  la 


S\  LA     RBVUE     DE     PARIS 

sacristie.  Il  allait  donc  voir  Jeanne,  il  toucherait  sa  main,  il 
formulerait  des  souhaits  de  bonheur. 

Eh  bien,  non,  il  ne  le  pouvait  pasi  Autour  de  lui  des  gens 
roulaient,  Temprisonnaient  d'un  double  courant.  Lui  restait 
immobile.  Son  orgueil  dominait  tout.  Il  songeait  que  Jeanne 
Tavait  aimé  et  que  toute  cette  foule  était  venue  pour  l'admirer 
et  pour  la  saluer.  Il  n'avait  pas  le  courage  de  se  joindre  aux 
autres. 

L'église,  peu  à  peu  se  vida.  Louis  s'assit  dans  le  chœm*  et 
attendit  Jeanne.  De  loin,  elle  apparut,  petit  nuage  blanc, 
léger,  qu'escortait  la  tribu  familiale  arborant  toutes  les 
nuances  des  satins  et  des  velours.  Jeanne  s'appuyait  au  bras 
de  son  mari.  Elle  souriait.  C'est  ainsi  que,  pendant  huit 
jours,  Louis  s'était  plu  à  l'imaginer.  Ses  yeux  regardaient  à 
dioite  et  à  gauche,  mais  quand  elle  passa  près  de  lui,  elle  ne 
le  vit  pas.  C'en  était  trop  :  il  s'élança,  gagna  une  porte 
latérale  et  s'enfuit  à  grandes  enjambées.  Il  courait,  la  tète 
chaude,  le  cœur  frémissant. 

Ainsi  Jeanne  souriait,  elle  était  heureuse.  Cette  pensée  le 
révoltait.  Il  détestait  la  femme,  il  la  méprisait.  Il  eût  voulu 
pouvoir  dire  à  toutes  les  jeunes  et  belles  créatures  qui  le  fr6- 
laient  en  cet  après-midi  de  juillet  où  les  femmes-fleurs  jaillis- 
saient du  trottoir  comme  pour  l'attendrir  et  pour  le  narguer  : 

—  Je  sais  ce  que  vous  êtes...  Je  sais  Ce  que  vous  valez!... 

Soudain,  à  l'angle  d'une  rue,  il  découvrit  la  façade  du  Crédit. 
Ce  fut  un  choc  bienfaisant  :  il  aima  son  bureau,  sa  vie  recluse, 
le  besogne  ennuyeuse  à  laquelle  il  était  assujetti.  N'était-<;e 
pas  le  moyen  de  parvenir,  de  s'assurer  plus  tard  une  place  dans 
le  monde?  Désormais  il  ne  donnerait  plus  d'attention  aux 
femmes.  En  frappant  l'asphalte  de  son  talon,  il  répétait  :  m  Je 
ne  veux  plus  l'aimer  »,  comme  la  plus  entraînante  des  chan- 
.  sons  de  marche.  C'est  que  Louis  possédait  une  volonté  de  fer. 
Par  exemple,  il  avait  beaucoup  de  mal  à  se  le  prouver... 

PIERRE    VILLETARD 

(La  fin  au  prochain  numéro.) 


LA 

VIEILLE  UNIVERSITÉ  DE  PARIS 


L*Université  de  Paris  est  à  la  fois  une  très  jeune  et  unie  tnès 
vieille  personne.  En  sa  forme  actuelle,  elle  date  seulement  de 
1896.  Par  ses  origines,  elle  remonte  au  xii*"  et  peul-être  an 
XI'  siècle.  En  ces  temps  lointains,  dans  Tlle  de  la  Cité,  autour 
de  la  première  église  Notre-Dame,  celle  qui  avait  succédé  au 
temple  d'Esculape  de  Tantique  Lutèce,  il  s'était  formé,  par  le 
fait  et  sous  l'autorité  de  TÉvêque  de  Paris,  des  écoles  pour 
apprendre  aux  clercs  ce  que  les  clercs  devaient  savoir.  On  y 
enseignait  ce  qui  alors  était  toute  la  sagesse  humaine:,  profane 
et  sacrée,  d'abord  les  sept  arts  libéraux  :  au  premier  degré,  la 
grammaire,  la  dialectique  ou  art  de  raisonner,  la  rhétorique, 
ou  art  de  parler  et  d'écrire;  au  second  degré,  l'arithmétique, 
la  musique,  la  géométrie  et  l'astronomie,  les  seules  sciences 
ou  fragments  de  science  connus  au  moyen  âge;  plus  tard, 
au-dessus  des  arts,  la  théologie,  savoir  propre  du  clerc,  puis 
le  droit  canon,  savoir  également  clérical,  et  enfin  la  médecine. 

Ouvrir  une  école  était  alors  fort  simple.  Il  suffisait  de  la 
permission  de  l'Evèque  ou  de  son  délégué,  le  Chancelier  de 
Notre-Dame.  Une  fois  cette  licence  obtenue,  le  maître  avait 
droit  de  parler;  venait  l'entendre  qui  voulait.  11  parlait  tantât 
en  plein  air,  dans  une  rue,  place  ou  carrefour,  sur  une  borne 
ou  sur  la  pierre  d'un  montoir,  tantôt  à  couvert,  sous  un  cloître 
ou  dans  une  salle,  garnie  d'une  chaire  ou  d'un  escabeau  avec 
des  bottes  de  paille  pour  les  élèves.  Très  longtemps,  ces  écoles 


86  LA      REVUE     DE     PARIS 

épîscopales  de  Paris,  sans  autre  lien  que  leur  dépendance 
commune  vis-à-vis  de  FEvêque  ou  du  Chancelier  de  Notre- 
Dame,  furent  les  principales  écoles  du  royaume  et  des  pays  de 
France.  Bientôt  leur  renom  se  propagea  dans  toute  F  Europe, 
et  c'est  par  milliers  que  se  comptèrent  leurs  écoliers.  Us 
restaient  aux  écoles  dix  ans,  quinze  ans,  vingt  ans,  parfois 
davantage,  comme  aujourd'hui  encore,  les  étudiants  des  zaouia 
musulmanes.  «  Heureuse  cité,  —  dit  un  contemporain, 
Philippe  de  Harvengt,  abbé  de  Bonne  Espérance,  —  où  les 
étudiants  sont  en  si  grand  nombre  que  leur  multitude  en  vient 
presque  à  dépasser  celle  des  habitants  laïques.  » 

C'étaient  presque  tous  des  clercs  ou  de  futurs  clercs,  c'est- 
à-dire  des  gens  d'Eglise;  mais  gens  d'Eglise  souvent  de  mœurs 
peu  ecclésiastiques,  et  qui  feraient  aujourd'hui  scandale.  Bon 
nombre,  certes,  étaient  ardents  à  l'étude  et  avides  de  savoir. 
Le  moyen  âge  intellectuel  s'est  formé  presque  tout  entier 
à  Paris.  Mais  beaucoup  aussi  travaillaient  peu  et  buvaient 
ferme.  «  Pour  boire  et  manger,  dit  un  prédicateur  du  temps, 
ils  n'ont  pas  leurs  pareils;  ce  sont  des  dévorants  à  table,  non 
des  dévots  à  la  messe.  Au  travail,  ils  bâillent;  au  festin,  ils 
ne  craignent  personne.  Ils  abhorrent  la  méditation  des  livres 
divins  ;  mais  ils  aiment  à  voir  le  vin  pétiller  dans  leurs  verres.  » 
Malins  et  spirituels,  ils  composent,  récitent  et  chantent  des 
fabliaux;  souvent,  la  nuit,  ils  se  promènent  dans  les  rues, 
enfoncent  les  portes  des  bourgeois,  vont  se  réjouir  avec  des 
filles,  toujours  prêts  à  recevoir  des  coups,  prêts  à  en  donner, 
turbulents,  combatifs,  hérissés  comme  des  coqs,  faisant  bon 
marché  de  leur  vie  et  de  celle  d'autrui,  hardis  et  braves,  au 
point  que  Philippe-Auguste  disait  d'eux  :  <(  Ils  sont  plus  hardis 
que  les  chevaliers.  Ceux-ci,  couverts  de  leurs  armures,  hésitent 
à  se,  battre.  Les  clercs  à  la  tête  tonsurée,  qui  n'ont  ni  haubert 
ni  heaume,  se  jettent  les  uns  sur  les  autres  en  jouant  du  cou- 
teau. »  Cela  n'empêchait  pas  l'École  de  Paris  d'être  tenue  dès 
ce  temps-là  pour  la  «  serre  chaude  de  l'Esprit  »,  le  ce  promon- 
toire du  Parnasse  »,  la  «  Sainte  Jérusalem  toute  embaumée 
d'aromates  intellectuelles  »,  et  de  grandir  en  renom  dans  tous 
les.  pays  d'Europe. 

Cette  foule  mobile,  grossie  chaque  année,  n'avait  pas  tardé 
à  déborder  hors  de  la  Cité,  mais  seulement  sur  la  rive  gauche 


LA    VIEILLE    UNIVERSITÉ    DE    PARIS  87 

de  la  Seine,  par  le  Petit-Pont.  Beaucoup  n'étaient  pas  fâchés 
de  mettre  la  rivière  entre  eux  et  la  rude  autorité  du  Chancelier 
de  Notre-Dame.  Peu  à  peu  et  de  très  bonne  heure,  par  leur 
genre  de  vie  même  et  le  besoin  de  se  sentir  les  coudes,  maîtres 
et  écoliers  avaient  pris  Thabitude  de  s'unir  entre  eux,  d'abord 
suivant  leur  pays  d'origiiie,  puis  suivant  la  nature  de  leurs 
études.  Enfin  un  rapprochement  plus  général  s'était  accompli 
le  jour  où,  sur  le  flanc  Nord  de  la  Montagne  Sainte-Geneviève, 
des  maîtres  comme  Guillaume  de  Champeaux  et  surtout  Abé- 
lard,  avaient  attiré  à  eux  les  foules  étudiantes  et  soulevé  leur 
enthousiasme.  Ce  jour-là,  en  elles  avait  paru  comme  la  con- 
science d'une  unité.  De  ces  unions  et  groupements  spontanés 
sortit  l'Université  de  Paris.  En  ce  temps-là,  juridiquement 
université  signifiait  corporation;  le  mot  universitas,  —  tous 
ensemble,  —  s'opposait  à  l'expression  singuli  ut  singuli,  —  seul 
à  seul.  On  disait  dans  le  Midi  universitas  civium  pour  désigner 
l'ensemble  des  citoyens  d'une  ville  s'administrant  eux-mêmes  ; 
dans  le  Nord,  on  disait  iwiversitas  mercatorum  pour  désigner 
une  corporation  ayant  ses  privilèges.  A  partir  du  xiii^  siècle, 
il  y  eut  la  corporation  des  maîtres  et  des  écoliers  de  Paris,  et 
ce  ïlit  l'Université  de  Paris. 


« 
«  « 


Elle  naquit  de  deux  actes,  l'un  du  pouvoir  royal,  l'autre  du 
pouvoir  pontifical,  et  d'une  façon  qui  montre  quels  étaient 
déjà  la  force  et  l'esprit  politique  de  la  corporation  naissante  *. 

A  la  suite  d'une  querelle  et  d'une  échauffourée,  il  y  avait 
eu  mort  de  plusieurs  écoliers,  aux  environs  de  l'Abbaye  de 
Saint-Germain-des-Prés.  La  fo,ule  des  maîtres  et  des  écoliers 
fut  assez  puissante  pour  imposer  au  roi  Philippe-Auguste 
l'octroi  d'une  charte  qui  l'affranchissait  de  la  police  municipale 
et  des  juges  du  Roi.  Par  cet  acte  de  Tannée  1200,  l'Univer- 
sité, soustraite  à  la  juridiction  civile,  est  soumise  exclusi- 
vement aux  juges  d'Église.  Défense  est  faite  au  Prévôt  de 
Paris  de  mettre  la  main  sur  un  écolier,  si  ce  n'est  en  cas  de 

I.  Sur  cette  période,  Y.  Â.  Luchaire,  dans  Histoire  de  France  de  Lavisse, 
t.  III,  ï'«  p.;  —  Ch.-V.  Langloîs,  ibid,,  t.  III,  2^  p. 


88  LA  Revue  de   paris 

flagrant  délit,  et  encore  devra-t-il  alors  le  livrer  sur-le-champ 
à  la  justice  ecclésiastique.  En  aucun  cas  et  sous  aucun  prétexte 
les  mitres  de  TUniversité  ne  pourront  être  arrêtés  par  les 
gens  du  Roi.  Les  laïques  devront  protection  et  assistance  aux 
écoliers,  toutes  les  fois  que  ceux-ci  seront  attaqués  ou  molestés. 
Enfin  le  Prévôt  et  les  bourgeois  de  Paris  sont  astreints  à  jurer, 
çn  présence  de  l'Université,  qu'ils  observeront  de  bonne  foi, 
çn  toute  circonstance,  les  clauses  de  ce  privilège.  C'était  bien 
un  Etat  dans  l'État  qui  venait  de  se  lever. 

A  peine  affranchie  de  l'autorité  civile  et  royale,  l'Université 
rêve  d'un  autre  affranchissement.  L'autorité  de  laquelle  elle 
relevait  désormais,  pour  sa  vie  civile,  comme  pour  sa  vie 
scolaire,  était  celle  de  l'Évêque.  Elle  ne  pouvait  s'en  déta- 
cher juridiquement  et  prétendre  à  exercer  elle-même  sur 
elle-même  une  juridiction  propre.  Mais  l'autorité  épiscopale 
était  trop  proche  ;  elle  avait  été  plus  d'une  fois  sévère  et  même 
injuste;  dans  la  collation  des  m  licences  d'enseigner  )>,  elle 
avait  été  souvent  partiale  et  trafiquante.  L'Université,  qui 
n'avait  pas  encore  de  droit  interne,  en  voulut  un,  et  c'est  au 
Pape  qu'elle  le  demanda. 

A  cette  époque,  les  évêques  n'étaient  pas  entièrement  sous 
la  dépendance  des  papes.  Mais,  dans  le  clergé,  pour  échapper  à 
leur  tyrannie,  volontiers,  on  s'adressait  au  Pape,  comme  à  l'au- 
torité supérieure.  Les  ordres  monastiques  s'étaient  ainsi  con- 
stitués. L'Université  de  Paris,  pour  s'affranchir  en  partie  de 
l'Évêque,  eut  recours  au  Pape,  et  en  iai5,  un  cardinal,  Robert 
de  Courçon,  fut  délégué  pour  lui  apporter  la  bulle  qui  la  con- 
stituait comme  corporation  ecclésiastique.  Inutile  de  relater  ici 
les  divers  articles  de  cette  constitution.  11  suffira  d'en  noter 
une  disposition  essentielle  :  droit  était  reconnu  aux  maîtres  et 
étudiants  de  Paris  de  se  confédérer  entre  eux,  ou  avec  d'autres 
et  de  fermer  les  écoles  dans  des  circonstances  déterminées, 
par  exemple  si  un  maître  ou  un  écolier  était  tué  ou  blessé,  s'il 
recevait  injure  grave,  si  justice  lui  était  refusée. 

Après  l'affranchissement  de  la  police  et  de  la  justice  civiles, 
c'était  le  droit  de  coalition,  impliquant  le  droit  de  réunion; 
c'était  aussi  le  droit  de  grève.  Ainsi,  après  l'octroi  émancipa- 
teur  du  Roi,  s'affirmait  et  s'accroissait,  par  un  acte  du  Pape, 
l'indépendance   de  l'Université.    Qu'on    ne   s'y   trompe  pas 


LA    VIEILLE    UNIVERSITE    DE    PARIS  89 

cependant,  elle  reste  cbose  d*Eglise.  C'est  une  corporation; 
mais  c'est  aussi  une  confrérie.  Elle  est  composée  presque 
exclusivement  de  clercs,  tous  tonsurés ^  Elle  est,  à  part  les 
rares  physiciens  ou  médecins  qu'elle  contient,  essentiellement 
organe  de  l'ËgUse.  C'est  à  ce  titre  qu'elle  a  voulu  s'affranchir 
de  lautorité  royale  ;  si  elle  s'affranchit  partiellement  de  l'auto- 
rité locale  de  l'Evêque,  c'est  en  se  plaçant  sous  l'autorité  plus 
lointaine  et  plus  haute,  mais  toujours  ecclésiastique  du  Pape. 
Le  sceau  qu'elle  se  donna  le  marque  bien.  Avoir  un  sceau  par- 
ticulier qtait  alors  un  des  signes  de  l'indépendance  corporative. 
Quelques  années  avant  les  actes  de  laoo  et  de  iai5,  les 
maîtres  de  Paris  s'en  étaient  fait  fabriquer  un.  Le  Chancelier 
de  Notre-Dame,  au  sceau  duquel  ils  devaient  recourir,  le  fit 
briser  solennellement.  Après  la  bulle  de  iâi5,  il  ne  pouvait 
eontester  à  l'Université  le  droit  d'en  avoir  un.  Celui  qu'elle  se 
donna  est  très  significatif  :  tout  en  haut,  la  croix,  puis  dans 
un  compartiment  impair,  la  Vierge,  patronne  de  Notre-Dame; 
au-dessous,  en  deux  compartiments  jumeaux,  à  droite, 
l'Évêque,  crosse  en  main,  à  gauche,  une  sainte  nimbée,  enfin 
tout  en  bas,  les  docteurs  et  les  écoliers. 

Charte  royale,  bulle  pontificale,  ne  pouvaient  être  aux  mains 
de  la  jeune  Université  triomphante  qu'armes  de  combat  et  de 
conquête.  La  lutte  était  inévitable  entre  elle  et  l'Evêque  en 
partie  dépossédé.  L'Université  acceptait,  et  ne  pouvait  faire 
autrement,  sa  juridiction  disciplinaire  et  judiciaire.  L'Evêque, 
kii,  ne  reconnaissait  pas  à  l'Université  le  plein  droit  de  se 
liguer  et  coaliser  que  lui  avait  accordé  le  Pape.  Dès  12 19,  le 
eonflit  éclate.  L'Évêque  et  le  Chancelier  déclarèrent  excom- 
munié quicooque  aurait  vu  des  écoliers  courir  en  armes,  la 
nuit,  par  les  rues,  sans  les  dénoncer  à  la  justice  ecclésiastique  ; 
eela,  c'était  de  la  discipline,  et  le  droit  nouveau  de  l'Université 
n'était  pas  violé.  Mais  en  même  temps  étaient  excommuniés, 
par  avance,  ceux  qui,  usant  du  droit,  maîtres  ou  écoliers,  se 
ligueraient,  par  serment,  sans  l'autorisation  de  l'autorité  épis- 
eopale. 

Son  droit  ainsi  méconnu,  l'Université  ne  pouvait  cpi'en 
appeler  au  Pape.  Pour  envoyer  un  délégué  à  Rome,  elle  ouvre 
une  souscription.  Le  Chancelier  riposte  en  excommuniant  les 
maîtres  et  écoliers  qui  souscriront  ;  il  leur  interdit  même  le 


90  LA     REVUE     DE     PARIS 

confessionnal.  Grand  émoi  dans  l'Université;  le  chapitre  inter- 
vient. Inflexible,  TÉvêque  suspend  a  sacris  des  professeurs,  met 
en  prison  des  écoliers.  L'Université  n'avait  qu'une  réponse,  son 
droit  de  grève.  Elle  ordonne  la  cessation  générale  des  cours, 
et  elle  finit  par  obtenir  gain  de  cause.  Le  Pape  lève  les  arrêts 
d'excommunication  et  donne  ordre  au  Chancelier  et  à  «  ses 
complices  »  —  le  mot  est  dur  —  de  venir  se  justifier  à  Rome. 
Ainsi  s'affirme  à  la  fois  l'autorité  du  Pape  sur  l'Evêque  de 
Paris  et  l'indépendance  de  la  corporation  universitaire.  Quel- 
ques années  plus  tard,  en  1222,  après  de  nouveaux  conflits 
moins  graves,  une  nouvelle  bulle  complète  l'affranchissement. 
L'Evêque  conserve  sa  juridiction  disciplinaire  et  judiciaire  sur 
l'Université  ;  mais  défense  lui  est  faite  d'incarcérer  préventive- 
ment les  maîtres  et  écoliers  accusés  ou  suspectés;  ils  sont 
admis  à  donner. caution.  Enfin  il  est  enjoint  au  Chancelier  de 
démolir  la  prison  qu'il  avait  fait  construire. 

En  même  temps,  une  autre  brèche  était  faite  dans  son  auto- 
rité déjà  bien  démantelée.  C'était  l'Evêque  ou,  par  lui,  le 
Chancelier  de  Notre-Dame  qui  conférait  la  <(  maîtrise  »  et  la 
((  licence  »  d'enseigner.  Désormais  il  ne  devra  les  donner  qu'aux 
candidats  dont  l'aptitude  aura  été  attestée  par  un  jury  de  pro- 
fesseurs. En  outre  il  était  mis  fin  à  son  monopole  de  la  colla- 
tion des  grades.  Sur  la  rive  gauche,  l'abbé  de  Sainte-Geneviève, 
qui  était  seigneur  d'un  vaste  territoire,  avait  lui  aussi  le  droit 
de  conférer,  en  ce  territoire,  maîtrises  et  licences.  Quand  les 
écoles  eurent,  beaucoup  du  moins,  passé  le  Petit-Pont  et 
répandu  leurs  foules  sur  la  rive  gauche,  elles  se  trouvèrent 
sous  la  juridiction  de  l'abbé.  Tout  naturellement,  elles  lui 
demandèrent  des  grades.  Il  en  conféra;  mais  le  Chancelier  de 
Notre-Dame  ne  les  reconnut  pas.  L'acte  de  1222  lui  enjoignait 
de  les  reconnaître  et  de  laisser  aux  maîtres  qui  les  possédaient 
tout  droit  d'enseigner. 

Ainsi  affranchie  du  Roi  et  de  l'Evêque,  ne  dépendant  plus 
guère  que  du  Pape,  la  démocratie  universitaire,  répandue, 
sans  places  fixes,  sans  bâtiments  spéciaux,  dans  la  Cité  et  sur 
la  Montagne  Sainte-Geneviève,  s'organise  intérieurement  et 
se  donne  peu  à  peu  la  forme  sous  laquelle  elle  vivra  pendant 
des  siècles.  Spontanément,  on  l'a  vu  plus  haut,  s'étaient  rap- 
prochés les  maîtres  suivant  la  communauté  de  leurs  études. 


LA     VIEILLE     UNIVERSITE    DE    PARIS  9I. 

Ces  groupements,  en  se  resserrant,  devinrent  les  facultés  :  la 
Faculté  des  Arts,  la  plus  nombreuse  de  toutes,  la  Faculté  de 
Droit  canon,  la  Faculté  de  Médecine  et  la  Faculté  de  Théo- 
logie. Dans  la  Faculté  des  Arts,  s'étaient  formés  d'autres 
groupements,  suivant  les  origines  des  maîtres  et  des  écoliers. 
Ce  furent  les  nations.  11  y  en  avait  quatre  :  la  Nation  de 
Normandie,  comprenant  Normands  et  Bretons;  la  Nation  de 
Picardie,  Picards  et  Wallons;  la  Nation  d'Angleterre,  qui 
changea  de  nom  à  la  guerre  de  Cent  Ans  et  devint  Nation 
d'Allemagne,  Allemands,  Anglais,  Suédois;  enfin  la  Nation 
de  France,  comprenant  les  Français  des  évêchés  de  Paris, 
Bourges,  Sens,  Tours  et  Reims,  et  tous  les  universitaires  de 
race  latine. 

Chaque,  nation  avait  son  procureur,  élu  par  elle,  et  chargé 
de  pourvoir  à  ses  intérêts.  Plus  tard,  chaque  faculté  eut  son 
doyen,  également  élu  par  elle.  Enfin,  dès  i245,  les  quatre 
nations  des  arts  se  donnèrent  un  chef  temporaire,  le  recteur, 
élu  pour  quelques  mois,  et  qui  ne  tarda  pas  à  devenir  le  chef 
de  toute  la  confrérie  universitaire.  11  était  élu  à  deux  degrés. 
Au  premier  degré,  les  délégués  des  quatre  nations  des  arts  et 
des  autres  facultés  se  réunissaient  dans  une  église,  tantôt  celle 
des  Mathurins,  tantôt  celle  de  Saint>-Julien4e-Pauvre,  et  choi- 
sissaient, pour  chaque  groupement,  quatre  électeurs.  Aussitôt 
élus,  ces  grands  électeurs  ou  intrants  se  réunissaient  en  con- 
clave, et  avant  la  fin  du  jour  ils  élisaient  le  recteur.  Une  fois 
élu,  celui-ci  était  proclamé  solennellement,  au  nom  du  Père, 
du  Fils  et  du  Saint-Esprit,  par  son  prédécesseur,  et  il  rece- 
vait de  ses  mains,  le  béret  sur  la  tête,  la  mante  d'hermine 
sur  les  épaules  et,  en  sautoir,  l'écharpe  au  sachet  de  velours 
contenant  le  sceau  de  l'Université  et  la  clef  de  la  caisse  com- 
mune. Ses  pouvoirs  étaient  courts;  mais  ils  étaient  considé- 
rables. Aux  xiv"  et  XV*  siècles,  il  sera  un  personnage  redouté. 
Son  rôle  était  surtout  de  maintenir,  envers  et  contre  tous,  les 
privilèges  de  la  corporation.  11  avait  le  pouvoir  de  déclarer  la 
grève  générale  des  cours,  dans  les  cas  où  ces  privilèges  étaient 
violés  ou  menacés. 

L'Université  n'avait  pas  sa  maison  propre.  Chaque  maître, 
libre  d'enseigner,  une  fois  pourvu  de  la  permission  ou  licence, 
çnseignait  où  il  voulait.  Quand  une  congrégation  particulière, 


93  LA     BEVUE     DE     PARIS 

nation  ou  faculté,  avait  besoin  de  délibérer,  elle  se  réunissait 
dans  un  cloître  ou  dans  le  réfectoire  d'un  couvent;  quand  la 
fédération  entière  tenait  des  assises,  elle  se  réunissait  dans 
une  église,  le  plus  souvent  aux  Mathurins  ou  à  SaintnJulien- 
le-Pàuvre.  C'est  de  Saint-Julien-le-Pauvre  que  partait,  à  la 
fête  du  Lendit,  recteur  en  tête  monté  sur  une  mule,  l'intermi- 
nable procession  de  l'Université  allant  à  Saint-Denis  acheter 
les  parchemins. 

Vers  le  milieu  du  xiii*  siècle  apparurent  les  collèges^  Ce 
ne  furent  pas  au  début  des  maisons  d'enseignement,  mais 
des  maisons  hospitalières.  Dans  la  foule  des  écoliers  venus  de 
toutes  les  parties  du  monde  civilisé,  il  y  avait  des  étudiants 
riches  ;  mais  la  plupart  étaient  fort  pauvres.  Beaucoup,  ventre 
vide  et  dents  longues,  mendiaient  leur  pain,  couchaient  dans 
des  caves  ou  sous  les  porches  des  églises,  et  pour  étude, 
lisaient  les  missels  enchaînés  derrière  des  treillis  de  fer,  à  la 
porte  des  églises,  ou  les  manuscrits  exposés  aux  boutiques  des 
libraires-jurés  de  la  rue  Saint-Jacques.  En  faveur  de  certains 
d'entre  eux  s'ouvrirent  quelques  collèges,  où  ils  trouvaient  le 
gîte,  un  lieu  d'étude  et  la  nourriture.  Les  premiers  furent 
créés  par  des  étrangers,  pour  des  étrangers,  Danois,  Suédois 
et  autres  gens  du  Nord.  Bientôt  il  en  fut  fondé  d'autres,  par  de 
Jhauts  personnages,  pour  les  écoliers  pauvres  de  leurs  diocèses 
ou  de  leurs  provinces,  ceux  des  Bernardins,  des  Prémontrés, 
de  Cluny,  d'Harcourt,  de  Navarre,  de  Bayeux,  du  Cardinal- 
Lemoine,  de  Presles,  de  Narbonne,  du  Plessis,  de  Marmoutier, 
de  Comouailles,  d'Arras,  de  Bourgogne,  de  Tours,  des  Lom- 
bards, de  Lisieux,  de  Dormans,  d'Autun,  etc. 

Primitivement,  les  écoliers  y  vivaient  comme  à  l'hôtel, 
sous  l'autorité  d'un  principal,  chef  de  la  maison,  et  allaient 
rue  du  Fouarre  ou  rue  de  la  Bûcherie  aux  écoles  des  maîtres. 
Peu  à  peu,  les  maîtres,  surtout  ceux  de  la  Faculté  des  Arts, 
quittèrent  leurs  vieilles  rues  et  vinrent  s'établir  dans  les  col- 
lèges. Sans  cesser  d'être  des  maisons  hospitalières,  ceux-ci 
devinrent  donc  des  maisons  enseignantes,  qui  finirent  par 
avoir  chacune  un  jeu  complet  de  maîtres  ou  régents,   et  à 


LA     VIEILLE    UNIVERSITE    DE    PARIS  QfS 

former  ainsi  de  petites  collectivités  dans  la  république  fédéra- 
tive  de  l'Université.  Peu  à  peu  le  caractère  des  collèges  se 
modifia.  Les  boursiers,  objet  des  fondations,  en  restèrent  le 
noyau;  mais  autour  d'eux,  il  y  eut  d'autres  écoliers,  pension- 
naires et  externes;  comme  pensionnaires,  des  carriéristes  ou 
chambriers,  jeunes  gens  riches  avec  des  précepteurs  parti- 
culiers, ayant  chambres  spéciales,  et  se  nourrissant  à  leurs 
frais;  des  connetears om  portionnistes,  payant  pension  pour  le 
dortoir  et  la  table  commune;  comme  externes,  des  martinets^ 
ainsi  nommés  pour  leur  humeur  vagabonde,  écoliers  de  l'école 
buissonnière,  ne  paraissant  guère  au  collège  que  pour  retiret 
les  attestations  nécessaires  au  moment  des  examens,  enfin  des 
galoches  ou  porteurs  de  sabots,  étudiants  amateurs,  vieillissant 
sous  le  harnais  scolastique.  Dans  ces  collèges  des  arts,  la  di^ 
cipline  était  rude.  Le  fouet  public  y  était  en  usage;  un  dea 
agents  aux  ordres  du  principal  était  chargé  de  l'administrer. 
Un  de  ces  fouetteurs  fut  célèbre  en  son  temps  ;  c'était  Tem- 
pête, le  grand  fouetteur  de  Montaigu,  ce  collège  où  tout  était 
aigu,  le  lieu,  les  dents  et  les  esprits,  morts  acutus,  dentés  aculi, 
mentes  acutœ. 

Parmi  les  collèges  du  xiii*  siècle,  celui  de  Sorbonne  mérite 
une  mention  spéciale.  Il  fut  fondé  par  un  pieux  personnage, 
Robert  de  Sorbon,  pour  recevoir  a  seize  pauvres  maîtres 
ès-arts,  aspirants  au  doctorat  en  théologie  ».  Outre  une  fin 
charitable  et  pieuse,  son  fondateur  se  proposait  de  perpé- 
tuer la  race  des  théologiens  séculiers  que  le  succès  croissant 
des  ordres  mendiants  semblait  menacer.  Asile  de  théologiens 
à  l'origine,  la  Sorbonne,  rebâtie  et  agrandie  plus  tard  paar 
Richelieu,  resta,  tout  le  long  de  l'histoire  de  l'Université 
de  Paris,  une  maison  de  théologiens,  et  ne  fut  pas  autre 
chose.  C'est  uniquement  par  ses  disputes  théologiques,  par  ses 
sentences  doctrinales,  qu'elle  devint  plus  tard  la  maison  la 
plus  célèbre  de  l'Université. 

Ainsi,  au  courq  du  moyen  âge,  se  construisit,  morceau  par 
moreeaii^  au  hasard  des  fondations  pieuses,  sur  toute  la  Mon- 
tagne Sainte-Geneviève,  la  cité  des  collèges.  Ainsi  peu  à  peu* 
la  foule  mobile  t  errante  des  étudiants  se  trouva  fixée  par 
petits  groupes,,  dans  des  maisons  d'étude. 

Ces  siècles  du  moyen  âge,  le  xiii',  lé  xiv*"  et  le  xv%  furent 


94  ^A     REVUE     DE     PARIS 

pour  rUniversité  de  Paris,  une  période  d'incomparable  splen- 
deur et  de  puissance  incroyable.  Démocratie  batailleuse, 
affranchie  du  Roi,  affranchie  de  l'Evêque,  soumise  seulement 
à  l'autorité  très  lointaine  du  Pape,  hautaine,  arrogante,  ferme 
sur  ses  droits  et  privilèges,  ardente  à  la  dispute,  ardente  à 
l'action,  pénétrée  du  sentiment  de  sa  force,  la  république 
scolaire  de  Paris  se  fait  redouter  tour  à  tour  des  pouvoirs  qui 
l'avaient  affranchie.  Elle  est  une  puissance  dans  l'État,  et  ne 
néglige  aucune  occasion  de  le  faire  sentir.  Elle  intervient  dans 
toutes  les  querelles  publiques,  se  prononçant  tantôt  pour  le 
Pape,  tantôt  pour  le  Roi.  Ainsi,  au  début  du  xiv*  siècle,  elle 
se  déclarç  en  majorité  pour  Philippe-le-Bel  contre  Boni- 
face  VIII.  Plus  tard,  elle  sera  pour  les  Bourguignons  contre 
les  Armagnacs^  Elle  en  viendra  à  diriger  par  ses  ambassadeurs 
les  conciles  de  Pise  et  de  Constance,  et  à  prétendre,  aux  jours 
du  schisme,  devenir  l'arbitre  de  la  Papauté,  en  se  prononçant 
sur  les  prétentions  rivales  à  l'héritage  de  Saint-Pierre. 


« 
«  « 


A  ces  trois  siècles  de  vie  intense,  d'éclat  et  de  puissance, 
succèdent  trois  siècles  d'engourdissement,  de  déclin,  de  ruine 
lente  et  continue. 

Tout  d'abord,  à  mesure  que  l'autorité  royale  s'élargit  et 
s'élève,  l'Université  perd  en  puissance.  Elle  est  encore  dans 
les  textes  et  sur  les  parchemins  «  la  fille  aimée  des  rois  », 
mais  elle  devient  fille  sujette.  Dès  i445,  une  ordonnance  de 
Charles  VII  l'enlève  à  la  juridiction  ecclésiastique  et  la  sou- 
met, en  droit  commun,  à  la  juridiction  du  Parlement.  Un 
peu  plus  tard,  Louis  XI  lui  fait  retirer,  par  une  bulle  pon- 
tificale, ce  qu'une  bulle  pontificale  lui  avait  accordé,  le  droit 
de  suspendre  ses  leçons.  Sous  Henri  II,  il  apparaît  nettement 
que  son  rôle  politique  est  fini.  Une  échauffourée  avait  eu 
lieu,  au  Pré-aux-Clercs,  entre  bourgeois,  gens  de  police  et 
étudiants.  Naguère  encore,  comme  sous  Philippe-Auguste, 
elle  eût  réclamé  haut  et  obtenu  réparation.  Cette  fois,  elle 
est  forcée  d'aller  demander  pardon  au  Roi.  Enfin,  à  la  fin  du 
xvi*"  siècle,  sous  Henri  IV,  la  royauté  s'attribue  le  droit  de 


LA     VIEILLE     UNIVERSITE    DE    PARIS  (^5 

régler,  elle-même  et  seule,  réducalion  de  la  jeunesse  dans  le 
royaume.  Ce  pouvoir  est  déclaré  «  uji  de  ceux  qui  importent 
le  plus  au  bien  de  TEtat  ».  Dès  lors,  il  est  retiré  à  FÉglise, 
et,  pour  la  première  fois,  il  entre,  pour  n'en  plus  sortir, 
dans  la  compétence  du  magistrat  civil.  Sans  doute,  l'édu- 
cation reste  chose  religieuse,  confiée  principalement  à  des 
prêtres.  Mais  toute  intervention  du  Pape  dans  son  gouverne- 
ment est  abolie.  Désormais  le  pouvoir  tutélaire  et  directeur  de 
l'Université  sera  le  Roi  et  son  Parlement.  Mais  l'accroissement 
de  l'autorité  royale  n'expliquerait  pas  seul  un  tel  change- 
ment. Pour  subir  sans  se  rebeller,  sinon  sans  murmurer,  cette 
mainmise  du  pouvoir  civil,  pour  se  laisser  enlever  par  mor- 
ceaux son  autorité  corporative,  il  fallait  que  l'Université  de 
Paris  sentît  en  elle-même  un  déclin  de  son  autorité  morale. 

Elle  avait,  en  effet,  rapidement  décliné  sous  l'action  de  causés 
diverses.  Fille  de  la  scolastique,  elle  avait  vécu  de  scolas tique 
et  pour  la  scolastique,  sans  s'apercevoir  que  dans  les  esprits 
commençaient  à  paraître  d'autres  façons  de  penser.  L'impri- 
merie était  inventée,  et  avec  elle  le  livre  avait  paru.  Des 
navigateurs  avaient  découvert  des  terres  nouvelles  et  boule- 
versé les  idées  sur  les  limites  de  la  terre.  La  Renaissance  avait 
remis  au  jour  des  auteurs  .grecs  et  latins,  inconnus  ou 
méconnus  du  moyen  âge,  et  l'antiquité  retrouvée  n'excitait 
pas  moins  d'enthousiasme  par  la  liberté  de  ses  idées  que  par 
la  beauté  de  sa  forme.  La  Réforme  venait  de  placer  les  esprits, 
face  à  face,  avec  la  Bible  et  le  Nouveau  Testament,  sans 
commentaires  interposés,  si  bien  que  Luther  pouvait  dire  que 
«  les  langues  sont  les  fourreaux  qui  renferment  Tesprit  »  et 
aussi  qu'il  avait,  «  par  l'étude  des  langues,  retrouvé  la  vraie 
doctrine  ».  Or,  tout  cela,  qu'était-ce,  sinon  la  fin  de  la  scolas- 
tique, la  ruine  de  sa  base  et  de  ses  procédés.^ 

T'our  base  elle  avait  l'autorité.  Des  textes  sacrés,  qui 
s'imposent  a  la  foi  du  croyant,  l'autorité  était  passée  aux  textes 
profanes.  Aristote  était  devenu  le  maître,  auquel  il  faut  croire, 
parce  qu'il  a  dit.  Par  une  seconde  transposition,  elle  était 
passée  du  maître  à  ses  commentateurs,  et  les  esprits  s'épuisaient 
à  apprendre,  par  cœur,  pendant  des  années  et  des  années, 
textes  et  commentaires.  Le  raisonnement  s'appliquait]  non 
à   des  réalités,  à  des  idées  concrètes,   mais   à   des   abstrac- 


96  LA     REVUE     DE     PARIS 

lions,  à  des  mots.  La  grande  affaire  philosophique  du  moyen 
âge  avait  été  la  question  des  universaux,  qui  sont  les  termes 
par  lesquels,  dans  le  langage,  nous  exprimons  les  idées 
générales,  et  la  querelle  des  réalistes  et  des  nominalistes, 
c'est-â-dirc  de  ceux  pour  qui  les  universaux  étaient  les  réalités 
mêmes,  et  de  ceux  pour  qui  ils  n'étaient  que  des  mots,  flatus 
vocis.  On  raisonnait  en  forme  syllogistique  de  omni  re  scibili 
et  quibasdam  aUis,  en  baroco,  en  cesare,  en  camestres,  en 
baralipton,  tirant  subtilement  des  idées  tout  ce  qu'elles  conte- 
naient, sans  jamais  un  regard  sur  les  réalités,  et  comme  alors 
les  idées  générales  étaient,  non  'pas  des  expériences  coor- 
données, mais  des  constructions  a  priori  de  Tesprit,  on  n'en 
tirait  naturellement,  en  longues  chaînes  de  syllogismes,  que 
ce  que  l'esprit  y  avait  mis.  A  marcher  ainsi,  on  n'avançait  pas. 
Entre  l'esprit  et  les  réalités  s'interposait,  voilant  les  réalités, 
une  trame  serrée  et  continue  d'idées  artificielles.  Pédantisme, 
subtilité,  stérilité,  le  grand  art  de  Raymond  LuUe,  de  qui 
Descartes,  destructeur  de  ces  idoles  gothiques,  devait  dire 
qu'il  «  apprenait  à  parler  de  toutes  choses  sans  rien  savoir  et  à 
se  faire  admirer  des  plus  ignorants  ». 

Contre  une  telle  éducation  s'élevaient  avec  les  influences 
générales  plus  haut  énumérées  des  voix  retentissantes  ou  per- 
suasives, parlant  français,  celles  de  Rabelais  et  de  Montaigne, 
d'autres  encore,  sorties  de  l'Université  elle-même,  parlant 
encore  latin,  comme  celle  de  Ramus.  mais  parlant  moderne  en 
latin.  Ramus,  en  i536,  qualifiera  crûment  d'erreurs  les  idées 
d'Aristote  :  «  Quaecumque  ab  Aristotele  dicta  essent  comment 
titia  esse  ».  Rabelais  charge  à  fond  contre  l'éducation  scola^ 
tique  ;  il  souffle  sur  les  brouillards  ;  aux  barbouillamenta  Scoti, 
comme  il  dit  des  dissertations  des  théologiens  et  des  philo- 
sophes, il  oppose  la  vue  des  réalités,  soit  dans  le  miroir  des 
lettres  païennes  qu'il  adore,  soit  dans  la  nature  elle-même, 
qu'il  sait  voir  et  regarder.  Montaigne,  sorti  à  treize  ans 
maître  es  arts  du  Collège  de  Guyenne,  fait  lui  aussi,  d'une 
ironie  plus  douce  mais  non  moins  pénétrante,  la  guerre  à 
Vergotisme.  «  C'est  baroco  et  baralipton,  dit-il,  qui  rendent 
leurs  supposts  aussi  crottez  et  enfumez.  »  Il  veut  écarter  du 
chemin  des  enfajnts  ces  «  espines  et  ces  ronces  »  et  les  con- 
duire «  à  la  sagesse  par  des  routes  ombreuses  et  gazonnées  ». 


LA    VIEILLE     UNIVERSITlé    DE     PARIS  97 

A  ces  influences  "diverses,  Topinion,  si  Ton  peut  dire,  était 
d'autant  plus  sensible,  que  la  clientèle  de  l'Université  s'était 
profondément  modifiée.  Ce  n'étaient  plus  exclusivement  des 
clercs  ou  de  futurs  clercs  qui  peuplaient  les  écoles  ;  à  côté  des 
clercs,  destinés  à  TEglise,  il  y  avait  des  enfants,  des  jeunes 
gens  destinés  à  vivre  dans  le  siècle,  fils  de  nobles,  fils  de 
bourgeois.  Et  puis  l'Université  n'était  plus  la  grande  école 
internationale  du  moyen  âge.  Autour  d'elle,  en  France,  il  s'en 
était  constitué  d'autres,  à  Orléans,  à  Reims,  à  Montpellier, 
ailleurs  encore.  11  s'en  était  créé  à  l'étranger,  à  Oxford,  à 
Cambridge,  et  naturellement,  ïes  écoliers  de  ces  pays,  trou- 
vant chez  eux  pâture  d'esprit,  ne  venaient  plus  à  Paris,  sauf 
les  boursiers  soucieux  du  bénéfice  des  fondations. 

Endormie  dans  la  gloire  de  son  passé,  fermée  à  l'esprit  des 
temps  nouveaux,  l'Université  était  stérile  en  nouveautés.  Le 
souffle  de  la  Renaissance  ne  l'avait  pas  animée;  elle  n'avait 
même  pas  senti  le  besoin  de  développer  en  elle  l'enseigne- 
ment du  grec.  Elle  se  confinait  toujours  dans  l'étude  du  droit 
canon,  et  n'enseignait  pas  le  droit  national.  Elle  avait  pro- 
voqué ainsi  la  création,  par  François  P^  de  lecteurs  royaux 
qui  formèrent  le  Collège  Royal  ou  Collège  de  France  :  fait 
grave  dans  son  histoire,  qui  signifiait  qu'aux  yeux  du  Roi  elle 
ne  suffisait  plus  à  tout  et  que  l'unique  moyen  de  faire  ce 
qu'empêchait  sa  routine  était  de  le  faire  en  dehors  d'elle, 
fût-ce  contre  elle.  Au  nombre  de  deux  tout  d'abord,  un  pour 
l'hébreu,  un  pour  le  grec,  les  professeurs  ou  lecteurs  royaux 
furent  bientôt  au  nombre  de  dix,  un  pour  le  droit  français,  un 
pour  le  latin,  un  pour  la  philosophie,  d'autres  pour  les  mathé- 
mathiques  et  la  médecine.  Outre  un  esprit  nouveau  et  des 
méthodes  nouvelles,  cette  création  apportait  deux  grandes 
nouveautés  :  les  professeurs  et  lecteurs  royaux  étaient  des 
laïques;  ils  ne  faisaient  pas  payer  leurs  élèves,  mais  étaient 
appointés  par  le  Roi.  C'était  le  commencement,  en  France, 
d'un  véritable  enseignement  supérieur  des  lettres  et  des 
sciences,  afl^ranchi  de  l'esprit  d'autorité  et  donné  par  l'Etat. 

Bientôt  allait  surgir  une  concurrence  autrement  redoutable. 
La  Société  de  Jésus  était  fondée  par  Ignace  de  Loyola  en  1659. 
Dès  le  début,  l'éducation  des  enfants  et  des  jeunes  gens  des 
classes  riches  fut  un  de  ses  moyens  pour  réaliser  son  dessein 

i*'  Mat  1908.  7 


98  LA     REVUE     DE     PARIS 

de  domination  universelle.  Dès  i56i,  longtemps  avant  que 
fût  achevé  son  règlement  d'études,  elle  était  autorisée  u 
s'établir  à  Paris.  Son  succès  fut  si  rapide  que  dix  ans  plus 
tard,  un  protestant,  Hubert  Longuet,  pouvait  dire  :  <(  Les 
Jésuites  éclipsent  en  réputation  tous  les  autres  professeurs, 
et  peu  à  peu  ils  font  tomber  les  Sorbonnieiis  dans  le  mépris  ». 
Elle  avait  peu  souci  des  facultés  supérieures,  théologie, 
décret  et  médecine.  A  ce  degré,  les  esprits  sont  déjà  formés. 
Ce  qui  lui  importait,  c'était  de  les  modeler  elle-même  à  Tâge 
où  ils  sont  plastiques.  Aussi  n'eut-elle  guère  que  des  éta- 
blissements correspondant  à  notre  enseignement  secondaire 
actuel,  c'est-:à-dire  aux  collèges  de  la  Faculté  des  Arts.  Elle 
s'appliqua,  .avec  un  succès  grandissant^  à  s'y  assurer,  dès 
l'enfance,  la  possession  des  âmes. 

Très  vite,  le  contraste  fut  grand  entre  ses  collèges  et  ceux 
de  l'Université  :  ils  étaient  spacieux  et  sains,  bien  tenus  et 
scrupuleusement  surveillés;  la  vie  y  était  douce,  régulière, 
agréable;  les  études,  entremêlées  d'exercices  physiques,  ceux 
du  gentilhomme,  la  natation,  l'escrime,  l'équitation  ;  les 
semaines,  coupées  de  longues  promenades  à  la  campagne;  le 
travail,  excité  sans  cesse  par  l'émulation,  récompensé  par  des 
divertissements;  l'esprit  d'obéissance,  insinué  par  tous  les 
détails  d'une  vie  paisible  et  pleine,  et  aussi  par  l'exemple, 
chez  les  maîtres,  du  zèle  professionnel,  de  l'abnégation  et  de 
l'accord  des  volontés. 

Le  cadre  des  études  reste  à  peu  près  le  même  que  dans  les 
collèges  de  l'Université,  en  tout  sept  ou  huit  classes.  Mais 
le  contenu  en  difière  sensiblement,  et  la  méthode  et  la  fin  y 
sont  toutes  différentes.  On  y  parle  en  latin,  rien  qu'en  latin, 
comme  dans  les  collèges  de  la  Faculté  des  Arts.  Mais  entre. les 
trois  années  de  grammaire,  par  lesquelles  débute  l'enseigne- 
ment, et  les  deux  ou  trois  ans  de  philosophie  avec  notions 
de  mathématiques,  par  lesquelles  il  se  clôt,  s'intercale  la 
grande  nouveauté,  la  classe  d'humanités  et  la  rhétorique  entiè- 
rement renouvelée.  La  Renaissance  a  passé  sur  l'Europe,  lui 
révélant  la  beauté  des  lettres  antiques.  Le  charme  ne  sera 
plus  rompu.  Mais  il  peut  incliner  les  âmes  vers  les  idées 
mêmes  de  l'antiquité;  les  Jésuites  le  captent  et  le  tournent 
vers  l'idéal  chrétien.  Ils  brisent  ou  désarticulent  les  œuvres 


LA    VIEILLE    UNIVERSITE    DE    PARIS  9^ 

païennes,  et  ils  en  font  apprendre  à  leurs  élèves  non  ce  qui 
peint  rhomme  d'Athènes  oU  de  Rome,  dans  son  milieu,  avec 
ses  idées,  avec  ses  mœurs,  mais  ce.  qui  exprime  Thomme  en 
général,  Thomme  de  tous  les  temps,  avec  ses  penchants,  ses 
vices  et  ses  vertus.  Les  lettres  ajitiques  deviennent  les  lettres 
humaines,  humwiiores  Utterae;  la  Renaissance  tourne  court; 
elle  fait  place  à  F  humanisme ,  culture  élégante,  mais  purement 
formelle,  toute  en  lieux  communs,  volontairement  étrangère 
aux  faits  positifs.  Et  voilà  un  nouveau  moule  d'éducation 
formé  et  fermé  pour  plusieurs  siècles. 

Chassés  du  royaume  après  l'attentat  de  Jean  Chatel  sur  la 
personne  du  Roi,  les  Jésuites  devaient  rentrer  tout  au  début 
du  XVII*  siècle.  L'attrait  de  leur  enseignement  était  déjà  si 
grand,  qu'ayant  ouvert  des  collèges  hors  du  royaume,  à 
Douai,  à  Pont-à-Mousson,  nombre  de  familles  nobles  y 
envoyaient  leurs  enfants,  malgré  les  défenses  du  Parlement. 
C'est  pendant  cette  éclipse  partielle  qu'intervint  la  réforme 
de  l'Université  de  Paris  par  Henri  IV,  en  lôgS  et  1600.  De 
cette  réforme,  nous  avons  déjà  dit  ce  qui  avait  trait  au 
statut  général  de  l'Université  en  regard  du  pouvoir  royal.  11 
faut  en  dire  brièvement  ce  qui  se  rapportait  à  l'intérieur  de 
l'institution  ^ 

Pour  les  facultés  supérieures,  théologie,  décret  et  médecine, 
peu  de  choses  à  noter.  Dans  la  partie  des  statuts  qui  touche  à 
la  Faculté  de  Théologie,  le  fait  le  plus  saillant  est  l^omission 
du  nom  du  Pape.  On  prescrit  que,  dans  l'enseignement,  ((  rien 
ne  sera  contraire  aux  droits  et  à  la  dignité  du  Roi  et  du 
royaume  de  France  ».  La  Faculté  de  Décret  reste  ce  qu'elle 
était,  religieuse  et  théologique,  avec  six  professeurs.  A  part 
les  Institules  de  Justinien  en  première  année,  son  objet 
demeure  les  Décrétales  et  les  Clémentines,  c'est-à-dire  le  droit 
canon,  le  droit  des  clercs  :  ce  qui  importe  avant  tout,  c'est 
Torthodoxie  des  candidats.  Aucune  modification  profonde 
n'est  faite  dans  la  médecine.  «  Les  étudiants  eh  médecine 
assisteront  fréquemment  aux  disputes  et  aux  leçons  publi- 
ques. ))  En  cinq  ans,  ils  devront  suivre  au  moins  deux  séances 
d'anatomie.  Donc  pas  d'études  réelles,  mais  des  disputes  ver- 

I.  Sur  ceUe  période,  V.  Ch.  Jourdain,  Histoire  de  l'Université  de  Paris 
au  XVII*  et  au  XV m*  siècles. 


lOO  LA     REVUE     DE     PARIS 

baies.  La  scolas tique  survit.  On  traite  Thomme  par  voie  syllo- 
gistique.  Vraiment,  Molière  n'outrera  pas.  En  revanche,  on 
réglemente  les  examens,  baccalauréat,  licence  et  doctorat. 
A  noter,  comme  indice,  cette  prescription  :  les  bacheliers  en 
médecine  qui  voudront  être  .admis  aux  examens  de  licence, 
((  rendront  respectueusement  visite  au  Parlement  et  à  chacune 
de  ses  Chambres,  aux  membres  de  la  Cour  des  Comptes  et  de 
la  Cour  des  Aides,  au  Prévôt  de  Paris,  au  Prévôt  des  Mar- 
chands, aux  membres  du  Corps  municipal  et  à  tous  les  digni- 
taires de  la  Ville  ». 

Plus  intéressant,'  le  règlement  des  collèges  de  la  Faculté 
des  Arts.  L'influence  de  la  Renaissance  s'y  fait  sentir  et  aussi 
le  besoin  d'améliorer,  après  les  nouveautés  retentissantes  de  la 
Société  de  Jésus.  L'ordre  des  études  et  la  nature  des  exercices 
scolaires  sont  réglés  minutieusement.  Tout  d'abord,  l'obliga- 
tion de  parler  en  latin,  l'interdiction  de  parler  en  français. 
A  côté  du  latin,  le  grec,  mais  en  second  plan.  Comme  exer- 
cices, les  thèmes,  le  vers  latin,  la  composition  latine,  l'expli- 
cation des  auteurs,  avec  recommandation  de  choisir  des 
auteurs  «  d'une  latinité  pure  »;  d'amples  récitations,  des 
déclamations,  des  revisions.  La  mémoire  demeure  l'instru- 
ment principal.  Après  les  études  classiques,  la  philosophie  qui . 
dure  deux  ans  :  en  première  année,  la  logique  et  l'éthique; 
en  seconde,  la  physique  et  la  métaphysique,  suivant  la  divi- 
sion consacrée.  Toute  survivance  de  la  scolastique  n'a  donc 
pas  disparu.  Il  en  reste  encore  cette  obligation  pour  les  can- 
didats à  la  maîtrise  es  arts  de  répondre  publiquement  à  tout 
venant,  sur  toute  question  de  logique,  de  morale,  de  phy- 
sique et  de  métaphysique.  Pas  plus  d'histoire,  moins  de 
sciences  encore  que  chez  les  Jésuites.  En  seconde  année  de 
philosophie,  à  l'heure  très  matinale  de  six  heures,  quelques 
notions  sur  les  premiers  livres  d'Euclide  et  sur  la  sphère. 

Cette  restauration  ne  fut  pas  un  renouveau  pour  l'Univer- 
sité de  Paris.  Le  corps  manquait  de  vie.  Tout  le  long  du 
XVII®  siècle,  son  histoire  est  terne,  sans  grandeur.  A  peine 
quelques  faits  notables,  par  exemple  :  la  reconstruction  et 
l'agrandissement,  par  Richelieu,  du  Collège  théologique  de  Sor- 
bonne  ;  la  création,  par  Mazarin,  du  beau  Collège  des  Quatre- 
Nations,  sur  la  rive  gauche  de  la  Seine,  face  au  Louvre,  pour 


LA    VIEILLE     UNIVERSITÉ    DE    PARIS  lOI 

la  jeunesse  des  provinces  annexées,  Italie,  Flandre,  Alsace, 
Cerdagne  et  Roussillon,  avec  une  dotation  princière;  la  créa- 
tion, en  1675,  par  la  volonté  de  Louis  XIV,  à  côté  du  droit 
canon,  d'un  enseignement  du  droit  civil  romain  et  du  droit 
français,  «  tel  qu'il  est  contenu  dans  les  Ordonnances  et  dans 
les  Coutumes  ». 

En  elle-même,  la  vie  de  l'Université  continue  d'être  mé- 
diocre. Ce  sont,  d'un  bout  à  l'autre  du  siècle,  rivalités  de 
doyens  et  de  professeurs,  conflits  dans  les  collèges,  divisions 
entre  facultés  et  nations,  procès  pour  la  propriété  d'un  champ, 
pour  le  droit  de  conserver  des  messagers  jurés.  Toute  l'ardeur 
qu'elle  peut  avoir  encore  se  concentre  dans  la  bataille  contre 
les  Jésuites.  A  peine  rentrés,  elle  veut  les  empêcher  d'avoir 
des  collèges  à  Paris,  en  dehors  d'elle.  D'abord  victorieuse, 
puis  battue,  elle  veut  arrêter  leur  développement.  Attaques, 
défenses  devant  le  Parlement,  en  cour  de  Rome,  elle  met  en 
œuvre  tous  moyens  de  résistance,  procédures  de  droit,  con- 
damnations théologiques,  le  tout  en  pure  perte.  En  1 661,  le 
Collège  de  Clermont,  ouvert  à  Paris  par  les  Jésuites,  avait  plus 
de  trois  mille  pensionnaires.  La  modération  de  son  gallica- 
nisme retient  l'Université  de  prendre  un  parti  bien  accentué 
dans  les  grandes  querelles  théologiques  du  xvii^  siècle.  Tout 
pour  elle  est  subordonné  à  la  lutte  contre  la  congrégation 
rivale  et  détestée. 

Cette  concentration  de  son  effort  l'empêche  de  voir  les  nou- 
veautés intellectuelles  et  pédagogiques  qui  se  produisent 
autour  d'elle,  et  d'en  profiter  pour  sa  rénovation.  Elle  est 
indifférente,  sinon  hostile,  au  cartésianisme,  le  fait  intellec- 
tuel le  plus  considérable,  non  pas  seulement  du  xvii*'  siècle, 
mais  de  l'ère  moderne,  puisqu'il  substituait  la  raison  humaine 
à  l'autorité  dans  la  recherche  de  la  vérité.  Elle  avait  subi  une 
certaine  infiltration  de  l'esprit  de  la  Renaissance.  Elle  subira 
de  même,  à  son  insu,  peut-être  à  son  corps  défendant,  une 
infiltration  de  l'esprit  cartésien,  mais  plus  lentement  encore, 
et,  quand  elle  se  décidera  à  l'avouer,  la  physique  de  Descartes 
aura  depuis  longtemps  déjà  fait  place  à  la  physique  de 
Newton. 

A  côté  d'elle,  une  congrégation  nouvelle,  la  corporation 
nationale  des  Oratoriens,  inaugure  un  enseignement  vraiment 


lOS  LA     REVUE     DE     PARIS 

nouveau,  emploi  dû  français  comme  langue  usuelle,  élude 
approfondie  de  la  langue  maternelle,  égalité  du  grec  et  du 
latin,  enseignement  combiné  des  sciences  et  des  lettres,  étude 
de  la  chronologie,  dé  l'histoire  et  de  la  géographie.  Presque 
en  même  temps,  Messieurs  de  Port-Royal,  par  esprit  de  cha- 
rité et  de  ((  dévotion  envers  les  enfants  »,  ouvrent  les  Petites 
Ecoles,  qui  sont  aussi  une- grande  nouveauté,  puisque,  résolu- 
ment, toute  étude  y  est  faite  en  français,  puisque  à  Tart  d'écrire 
en  latin,  est  substitué  Tart  d'écrire. en  français,  puisqu'on  y 
supprime  le  vers  latin,  qu'on  y  remplace  la  traduction  écrite 
des  textes  grecs  et  latins  par  la  traduction  parlée,  et  qu'on  y 
introduit  la  grammaire  générale  et  une  logique  débarbouillée 
de  scolastique,  éclairée  d'esprit  cartésien. 

Contre  les  uns,  contre  les  autres,  les  Jésuites,  sentant  le 
péril,  ouvrent  la  lutte,  modérée  contre  les  Oratoriens,  féroce 
et  sans  merci,  jusqu'à  destruction,  contre  Port-Royal.  L'Uni- 
versité de  Paris  ne  comprend  pas  quelle  force  elle  eût  pu  tirer 
de  ces  innovations.  Malgré  ses  sympathies  pour  Messieurs  de 
Port-Royal,  elle  assiste,  trop  indifférente  et  trop  prudente,  à 
ces  luttes,  espérant  peut-être  qu'elles  affaibliraient  son  adver- 
saire, alors  que  le  seul  moyen  de  redevenir  forte  était  de  se 
renouveler  elle-même,  ou  de  son  fonds  ou  par  emprunts  à  qui 
faisait  mieux  qu'elle. 

Au  xviii"  siècle,  l'Université  de  Paris  continue  de  se  traîner 
sans  force  et  sans  élan.  Un  instant,  RoUin  attire  sur  elle 
quelque  attention.  Son  Traité  des  Études  est  de  1726.  Ce  n'est 
.pas  l'œuvre  d'un  réformateur.  Le  pieux  et  candide  RoUin, 
tout  appliqué  à  son  devoir  quotidien,  n'avait  rien  d'un  révo- 
lutionnaire. Après  avoir  enseigné  quarante  ans  de  suite,  il 
voulait  simplement  dire  ce  qu'il  avait  enseigné,  comment  il 
l'avait  enseigné,  et  quelles  innovations  modestes  il  avait  expé- 
rimentées, estimant  qu'après  lui  de  plus  jeunes  pourraient 
tirer  parti  de  son  expérience.  Son  Traité  des  Études  eût  pu 
devenir,  pour  les  collèges  de  l'Université,  un  manuel  et  un 
guide.  11  n'en  fut  rien.  RoUin  sans  doute  fut,  dans  l'Univer- 
sité, une  autorité  qu'on  invoque  et  dont  on  se  pare;  mais  il 
ne  fut  que  l'autorité  d'un  nom.  Trente  ans  après  la  publi- 
cation du  Traité,  un  contemporain  pouvait  écrire  :  «  Presque 


V! 


LA     VIEILLE    UNIVERSITÉ    DE     PARIS  Io3' 

personne  na  mis  à  exécution  le  plan  de  M.  Rollin;  personne 
n'a  profilé  des  leçons  qu'il  a  données  en  composant  ses  deux 
histoires.  Où  sont  les  collèges  où  Ton  apprend  la  langue  fran- 
çaise par  principes?  Où  sont  ceux  où  Ton  apprend  suffisam- 
ment la  géographie,  Thistoire,  la  chronologie,  la  fable?... 
Tout  se  borne  à  traduire  du  latin  en  français,  à  mettre  du 
français  en  latin,  à  arranger  des  mots  pour  en  faire  des  vers 
et  à  faire  tout  au  plus  une  centaine  d'amplifications  en  latin 
et  en  français.  » 

Si  l'Université  restait  sourde  aux  voix  sorties  d'elle-même, 
comment  aurait-elle  entendu  les  voix  de  l'extérieur*?  Elles 
parlaient  pourtant  haut,  ces  voix  du  dehors,  et  disaient  des 
paroles  non  encore  proférées,  l'indépendance  absolue  de  la 
raison  humaine,  son  droit  à  tout  examiner,  même  les  choses 
de  la  religion  et  de  la  foi.  Avec  Montesquieu,  avec  J.-J.  Rous- 
seau, avec  d'Alembert,  Diderot,  Voltaire  et  les  Encyclopé- 
distes, les  sciences  morales  et  les  sciences  de  la  nature 
gagnaient  du  champ  sur  les  réserves  intangibles  de  naguère  ; 
les  problèmes  relatifs  à  Thomme,  à  la  société,  se  posaient  avec 
même  liberté  que  des  problèmes  mathématiques;  les  méthodes 
expérimentales,  sans  avoir  produit  encore  des  fruits  compa- 
rables à  ceux  du  xix®  siècle,  commençaient  à  montrer  leur 
fécondité.  C'était  partout,  dans  toutes  les  directions,  l'esprit 
de  la  science,  et  une  nouvelle  orientation  de  l'esprit  humain. 
Cet  air  nouveau  circule  autour  de  l'Université  de  Paris  sans 
pénétrer  en  elle. 

Quel  contraste  entre  l'état  de  la  science  et  celui  de  l'ensei- 
gnement I  En  ce  siècle  qui  eut  des  mathématiciens  comme 
Leibnitz,  Newton,  Bemouilli,  Euler,  d'Alembert  et  Taylor, 
sont  faites  dans  le  domaine  de  la  nature,  les  découvertes  Ini- 
tiales de  toutes  les  sciences  modernes,  la  gravitation  et  le 
système  du  monde,  les  lois  de  l'optique,  de  la  chaleur  rayon- 
nante et  de  la  chaleur  latente,  la  mesure  du  calorique,  les 
premières  lois  de  l'électricité,  la  mesure  des  angles  des  miné- 
raux, la  détermination  de  la  forme  de  la  terre,  la  découverte 
des  sexes  et  de  la  fécondation  des  plantes,  la  classification 
botanique;  enfin,  chose  sans  précédent  et  d'une  portée  incal- 

I.  Sur  ccUe  période,  voir  Louis  JAard,  L'enseignement  supérieur  en  France, 
î:89'1893. 


I04  LA     REVUE     DE     PARIS 

culable,  rhomme  et  la  société  deviennent  objets  de  science, 
et,  en  tout  cela,  TUniversité  de  Paris  n'est  pour  rien,  et,  fait 
plus  grave,  tout  cela  n'est  presque  rien  pour  elle.  Le 
XVIII*  siècle  s'est  fait  tout  entier  en  dehors  d'elle  et  sans 
elle.  Non  seulement  elle  ne  contribue  pas  à  la  science  par  son 
activité;  mais  elle  n'en  admet  que  très  difficilement  et  très 
tardivement  les  résultats.  «  Plus  de  soixante  ans,  a  dit 
M.-J.  Chénier,  s'étaient  écoulés  entre  l'époque  où  Newton 
publia  les  principes  de  la  philosophie  naturelle  et  l'époque  où 
l'auteur  des  Institutions  newtoniennes  professa  le  premier  la 
nouvelle  pliysique  à  l'Université  de  Paris.  »  La  Faculté  de 
Droit  semble  ignorer  que  les  sciences  morales  sont  nées. 
Jamais  ne  se  vit  pareil  écart  entre  le  degré  des  connaissances 
et  le  niveau  de  l'enseignement. 

En  1762  se  produisit  un  événement  par  lequel,  en  d'autres 
temps,  le  sort  de  l'Université  de  Paris  eût  pu  être  changé. 
Les  Jésuites  furent  expulsés  du  royaume.  On  lui  donna  le 
Collège  Louis-le-Grand,  qui  était  leur,  et  on  en  fit  son  collège 
central  ;  on  y  réunit  les  boursiers  de  ceux  de  ses  collèges  qui 
n'étaient  pas  de  plein  exercice  et  qui  furent  supprimés..  Mais 
il  était  trop  tard.  L'institution  vieillie,  languissante,  ne  pou- 
vait se  ranimer  et  refleurir. 

D'ailleurs  les  idées  sur  le  but  et  sur  les  moyens  de  l'éduca- 
tion s'étaient  modifiées  du  tout  au  tout.  Au  xvii*^  siècle, 
comme  au  moyen  âge,  former  des  chrétiens  était  le  but  de 
l'Université.  Tout  le  reste  était  subordonné  à  cette  fin.  Au 
milieu  du  xviii®  siècle,  on  commence  à  assigner  une  autre 
fin,  une  fin  nationale,  à  rinstruction  publique.  C'est  pour  la 
société,  pour  la  nation,  pour  la  patrie  qu'elle  doit  être  donnée. 
Sur'  ce  point,  les  Parlementaires  sont  nets  et  décisifs.  «  Il 
s'agit,  dit  Guyton  de  Morveau,  de  former  des  citoyens,  de 
graver  dans  l'âme  de  l'enfant  l'image  de  la  patrie  et  de  lui 
donner  des  connaissances  qui  le  préparent  aux  diverses  fonc- 
tions de  la  vie  civile.  »  —  «  Les  enfants  de  l'État  doivent  être 
élevés  par  des  membres  de  l'Etat  »,  dit  dans  le  même  sens 
La  Chalotais.  «  Les  enfants  élevés  dans  les  collèges  naissent 
citoyens  »,  déclare  le  Parlement  de  Grenoble;  par  suite,  «  les 
maîtres  doivent  être  citoyens  et  ne  dépendre  que  de  l'Etat  ». 

Aussi  nets  et  plus  agressifs  sont  les  Encyclopédistes  et  les 


LA.    VIEILLE     UNIYERSITIÊ    DE    PARIS  Io5 

philosophes.  Promoteurs  de  l'esprit  nouveau,  ils  poursuivent, 
en  la  personne  de  TUniversité  de  Paris,  la  tradition,  la  rou- 
tine et  la  résistance  à  la  science.  ((  Je  reconnais  déjà  le  doigt 
de  Dieu  dans  la  hêtise  de  la  Sorhonne,  écrit  Voltaire  à  d'Alem- 
hert,  après  la  critique  du  Bélisaire  de  Marmontel  ;  ces  polis- 
sons sont  Topprohre  de  la  France.  »  Diderot  n*est  pas  plus  révé- 
rencieux :  «  La  Faculté  de  Théologie,  dit-il,  a  réglé  les  études 
sur  les  circonstances  présentes;  elles  sont  tournées  vers  la 
controverse  avec  les  protestants,  les  luthériens,  les  sociniens, 
les  théistes  et  la  nuée  des  incrédules  modernes.  Elle  est  eUe- 
raême  une  excellente  école  d'incrédulité.  Il  y  a  peu  de  sorbo- 
nistes  qui  ne  recèlent,  sous  leur  fourrure,  ou  le  déisme  ou 
Tathéisme.  Us  n'en  sont  que  plus  intolérants  et  plus  brouil- 
lons. ))  La  Faculté  de  Droit  est  «  misérable.  On  y  néglige 
tout  ce  qui  pourrait  intéresser  les  citoyens.  Elle  n'habite  plus 
un  vieux  bâtiment  gothique;  mais  elle  parle  goth  sous  les 
superbes  arcades  de  l'édifice  moderne  qu'on  lui  a  élevé.  » 
Pour  la  médecine,  «  il  n'y  a  point  d'étude  ou  de  pratique, 
écrit  Vicq  d'Azyr  dans  V Encyclopédie,  où  il  se  soit  introduit . 
autant  d'abus  ».  Quant  à  la  Faculté  des  Arts,  c'est  dans  ses 
écoles,  écrit  Diderot,  «  qu'on  étudie  encore  aujourd'hui,  sans 
les  apprendre,  sous  le  nom  de  belles-lettres,  des  langues 
mortes  qui  ne  sont  utiles  qu'à  un  très  petit  nombre  de 
citoyens,  que,  sous  le  nom  de  rhétorique,  on  enseigne  l'art 
de  parler  avant  l'art  de  penser,  et  celui  de  bien  dire  avant  que 
d'avoir  des  idées;  que,  sous  le  nom  de  logique,  on  se  remplit 
la  tête  des  subtilités  d'Aristote,  que,  sous  le  nom  de  métaphy- 
sique, on  agite  sur  la  durée,  l'espace,  l'être  en  général,  la 
possibilité,  l'essence,  l'existence,  la  distinction  des  deux  sub- 
stances des  thèses  aussi  frivoles  qu'épineuses,  premiers  éléments 
du  scepticisme  et  du  fanatisme,  germe  de  la  malheureuse  facilité 
à  répondre  à  tout  ».  Mauvais  sons  de  cloche  pour  l'Université. 
Ce  n'était  pourtant  pas  encore  le  glas  ;  mais  il  approchait. 

Fait  à  remarquer,  dans  les  cahiers  de  doléances  et  de  vœux 
dressés  par  les  trois  ordres  avant  la  réunion  des  États  Géné- 
raux de  1789,  personne  ne  demande  la  suppression  des  uni- 
versités. On  signale  leurs  abus,  leur  langueur,  leur  insuffi- 
sance, leurs  routines.  Mais  on  parait  croire  que,  sous  l'impulsion 
de  l'État  et  l'action  de  l'opinion,  elles  pourront  se  réformer  et 


I06  LA     REVUE     DE     PARIS 

se  ranimer.  Comme  réformes  générales,  on  demande  réta- 
blissement d'une  éducation  nationale,  et  d'un  plan  uniforme 
d'enseignement  :  <(  Ce  plan,  examiné  et  adopté  par  le  gouver- 
nement, deviendrait  le  Code  de  l'enseignement  national  » 
(Clergé  de  Reims);  «que  l'éducation  soit  dirigée  vers  les 
devoirs  que  la  morale  prescrit  à  l'homme  et  que  le  citoyen 
contracte  en  naissant  envers  son  prince  et  sa  patrie  »  (Noblesse 
de  Reims)  ;  ((  que  l'éducation  publique  soit  tellement  modifiée, 
qu'elle  puisse  convenir  aux  états  de  tous  les  ordres,  et  former 
des  hommes  vertueux  et  utiles  pour  toutes  les  classes  de  la 
société  (Tiers-État  de  la  Rochelle);  que  les  États  Généraux 
s'occupent  ((  des  moyens  d'inspirer  un  caractère  national  par 
des  changements  dans  l'éducation  de  l'un  et  l'autre  sexe, 
laquelle  sera  constituée  sur  des  principes  relatifs  à  la  desti- 
nation présumée  de  ces  enfants  »  (Noblesse  de  Lyon). 

A  celte  date  de  1789,  en  quel  état  se  trouvait  l'Université  de 
Paris?  —  Elle  avait  toujours  quatre  facultés;  la  théologie,  le 
droit,  la  médecine  et  les  arts,  et  dans  la  Faculté  des  Arts,  au 
moins  nominalement,  quatre  nations,  France,  Picardie,  Nor- 
mandie et  Allemagne.  La  Faculté  de  Théologie  avait  onze  pro- 
fesseurs, sept  en  Sorbonne  et  quatre  en  Navarre.  La  Faculté  de 
Droit  en  avait  sept,  six  pour  le  droit  canon  et  le  droit  romain, 
un  seul  pour  le  droit  français,  avec  le  concours  de  douze  doc- 
teurs agrégés.  La  Faculté  de  Médecine,  à  la  fois  école  et  cor- 
poration professionnelle,  comprenait  cent  quarante-huit  doc- 
teurs régents,  ne  résidant  pas  tous  à  Paris;  sept  étaient  attitrés 
pour  enseigner  les  accouchements,  la  pathologie,  la  physio- 
logie, la  pharmacie,  la  chirurgie  latine,  la  chirurgie  française 
et  la  matière  médicale.  La  Faculté  des  Arts  n'avait  plus  que 
seize  collèges,  dont  dix  seulement  de  plein  exercice,  les  Col- 
lèges d'Harcourt,  du  Cardinal-Lemoine ,  de  Navarre,  de 
Lisieux,  du  Plessis-Sorbonnc,  de  la  Marche,  des  Grassins, 
Montaigu,  Mazarin  et  Louis-le-Grand.  Dans  chacun  de  ces 
dix  collèges,  à  peu  près  même  nombre  de  maîtres,  un  pour 
chaque  classe,  de  la  sixième  à  la  rhétorique,  parfois  deux  pour 
la  philosophie   qui  durait  deux  ans  et  réunissait,  à  la  philo- 


LA    VIEILLE.   UNlVEHSITlê    DE     PARIS  IO7 

Sophie  proprement  dite,  les  mathématiques  et  la  physique.  De 
professeurs  spéciaux  il  n'y  avait  qu'au  Collège  Mazarin  pour 
les  mathématiques,  au  Collège  de  Navarre  et  à  Louis-le-Grand 
pour  la  physique. 

On  ne  sait  que  de  façon  incomplète  et  indécise  le  nombre 
des  écoliers  et  des  étudiants.  A  la  Faculté  de  Droit,  le  nombre 
des  réceptions  est,  en  1788-89,  de  563,  savoir  288  pour  le 
baccalauréat,  378  pour  la  licence  et  a  pour  le  doctorat.  A  la 
Faculté  de  Médecine,  on  relève  98  inscriptions  au  premier  tri- 
mestre, 9a  au  second,  81  au  troisième,  et  102  au  quatrième. 
En  gros,  les  seize  collèges  de  la  Faculté  des  Arts  avaient 
ensemble  environ  5  000  élèves. 

Le  prix  des  études  et  des  grades  varie  suivant  les  facultés. 
Peu  élevé  à  la  Faculté  des  Arts,  il  est  formidable  à  la  Faculté 
de  Médecine  ;  pour  la  série  des  examens  et  les  cérémonies  qui 
accompagnent  le  dernier,  il  s'élève  à  7  000  livres.  Et  quel 
décompte  I  J'y  relève  :  pièces  aux  suisses  et  concierge  de  Notre- 
Dame,  à  ceux  de  l'archevêché,  37  livres,  4  sols;  boîtes  de  dra- 
gées au  doyen,  au  chancelier  et  à  l'archevêque,  62  livres;  ten- 
tures et  tapisseries,  i36  livres;  déjeuners  et  dîners,  167  livres, 
4  sols;  location  de  robes,  4  livres,  4  sols;  carrosses,  23  livres, 
8  sols;  bière,  vin,  échaudés,  petits  pains,  21  livres,  10  sols; 
location  et  blanchissage  des  rabats  dont  les  candidats  ont  fait 
usage,  19  livres,  12  sols. 

Cependant  la  condition  des  professeurs  était  modeste, 
médiocre  même.  A  la  Faculté  des  Arts,  les  régents  de  philo- 
sophie et  de  rhétorique  touchaient  2  4oo  livres,  les  autres, 
2  000  seulement.  La  fortune  de  l'Université  n'était  pas  con- 
sidérable. On  a  ses  comptes  pour  les  années  qui  précèdent 
la  Révolution.  En  tant  que  personne  collective  elle  encaissa, 
en  1789,  4Ô  519  livres  de  revenus,  25  000  comme  loyers  d'im- 
meubles, le  reste  comme  rentes  sur  la  ville,  les  postes,  les 
tailles,  aides  et  gabelles,  la  ferme  du  parchemin,  et  produits  de 
quelques  legs.  Sur  ces  recettes,  elle  avait  à  pourvoir  à  quel- 
ques fondations,  environ  un  millier  de  livres,  au  préciput  du 
recteur,  variant  entre  i  200  et  i  800  livres,  à  une  rente  de 
I  200  livres  à  la  Faculté  de  Médecine,  aux  affiches,  impôts, 
dépenses  du  tribunal  universitaire,  entretien  de  ses  immeubles, 
frais  de  carrosses,  de  dîners  et  de  cérémonies. 


I08  LA     REVUE     DE     PARIS 

En  dehors  du  corps  collectif,  on  ignore  ce  que  pouvaient 
posséder  en  propre  les  Facultés  de  Théologie,  de  Médecine  et 
de  Droit.  Quand  TAssemblée  Constituante  établit  une  contri- 
bution patriotique,  égale  au  quart  du  revenu  net  de  chaque 
citoyen,  la  Faculté  de  Théologie  et  celle  de  Droit  se  taxèrent 
chacune  à  3oo  livres,  ce  qui  impliquait  pour  chacune  un 
revenu  net  de  i  300.  La  Faculté  de  Médecine  déclara  que  ses 
dépenses  nécessaires  «  surpassant  de  beaucoup  ses  revenus 
fixes  et  même  casuels,  elle  se  trouvait  hors  d'état  de  contri- 
buer )>.  Plus  riches  étaient  les  seize  collèges  de  la  Faculté  des 
Arts  :  leurs  revenus  s'élevaient  à  environ  1  looooo  livres, 
savoir  :  le  vingt-huitième  du  produit  de  la  ferme  des  portes, 
octroyé  par  le  Roi  en  1719,  pour  établir  la  gratuité  des  études 
dans  les  collèges,  en  remplaçant  par  des  gages  fixes  les  rétri- 
butions auparavant  payées  aux  régents  par  les  écoliers,  environ 
3oo  000  livres,  et  le  revenu  des  fondations  pour  bourses, 
qu'on  peut  évaluer  à  800000  livres  en  moyenne.  Sur  ces  res- 
sources, outre  les  bourses,  ils  payaient  les  traitements  de  leurs 
principaux,  procureurs  et  régents,  et  subvenaient  aux  dépenses 
de  matériel. 

L'ensemble  des  immeubles  qu'occupait  alors  l'Université  de 
Paris  peut  être  évalué  à  quinze  millions.  La  Faculté  de  Théo- 
logie avait  la  Sorbonne;  la  Faculté  des  Arts,  les  seize  collèges 
dont  il  a  été  question  plus  haut.  La  Faculté  de  Droit  était  ins- 
tallée depuis  1775  dans  l'édifice  de  Soufflot,  qu'elle  occupe 
encore  aujourd'hui.  La  Faculté  de  Médecine,  abandonnant  son 
vieil  et  étroit  logis  de  la  rue  de  la  Bûcherie,  l'avait  remplacée 
dans  les  bâtiments  à  demi  ruinés  de  la  rue  Jean-de-Latran. 
Pendant  des  siècles,  l'Université,  en  tant  que  corps  collectif, 
n'avait  pas  eu  de  domicile  propre.  Au  moyen  âge,  et  plus  tard 
encore,  elle  se  réunissait  au  couvent  des  Mathurinfi,  à  côté  de 
Gluny.  Après  l'expulsion  des  Jésuites  en  1762,  elle  trouva  un 
asile  au  Collège  Louis-le-Grand,  ancien  Collège  de  Clermont. 
Mais  elle  ne  s'y  trouvait  ni  chez  elle,  ni  au  large.  Quand  eurent 
été  approuvés  les  plans  de  Soufflot  pour  la  Faculté  de  Droit, 
elle  demanda  qu'on  lui  construisit,  en  face  et  symétriquement, 
là  où  se  trouve  la  mairie  du  V**  arrondissement,  un  autre  édi- 
fice où  elle  aurait  eu  salle  de  réunion  générale,  salle  pour  son 
tribunal,  dépôts  d'archives  et  grefle,  salles  spéciales  pour  cha- 


LA    VIEILLE     UNIVERSITE    DE    PARIS  IO9 

cune  de  ses  quatre  facultés  et  chacune  des  nations  de  la  Faculté 
des  Arts,  galeries  pour  la  bibliothèque,  halle  aux  parchemins 
et  appartements  pour  le  recteur,  les  officiers  généraux,  les 
bibliothécaires  et  les  professeurs  émérites.  Des  plans  furent 
dressés  et  présentés  au  Roi.  Mais  ce  fut  tout. 

C'est  en  Fétat  ci-dessus  que  la  Révolution  saisit  l'Université 
de  Paris.  Elle  était  mortellement  touchée. 

Trois  actes  de  l'Assemblée  Constituante  le  lui  firent  sentir  à 
l'évidence.  Elle  était  une  corporation  privilégiée,  un  corps 
indépendant.  Le  décret  du  22  décembre  178g  la  mit,  elle  et 
les  autres  corporations,  sous  la  surveillance  de  l'administration 
départementale.  Elle  avait  le  droit  de  posséder  et  elle  possédait. 
Les  lois  du  2  novembre  1789  et  du  22  avril  1790  transférèrent 
à  la  Nation  les  biens  des  corporations  et  des  congrégations. 
Elle  conservait  l'administration  des  siens,  mais  seulement 
<(  pour  la  présente  année,  et  jusqu'à  ce  qu'il  en  ait  été  autre- 
ment ordonné  par  le  pouvoir  législatif  ».  Enfin  la  loi  du 
25  mai  1791,  qui  créait  les  ministères,  la  liait  directement  aux 
pouvoirs  nouveaux,  en  l'attachant  au  Ministère  de  l'Intérieur. 

Contre  mauvaise  fortune,  elle  essaya  bon  visage,  sinon  bon 
cœur.  Après  la  prise  de  la  Bastille,  elle  va  en  corps  chez 
Baîlly  et  chez  Lafayette  pour  les  féliciter  et  mettre  sous  leur 
protection  ses  droits  et  ses  intérêts.  Quelques  jours  plus  tard, 
elle  envoie  à  Versailles  une  députation  à  l'Assemblée  nationale 
«  pour  lui  présenter  l'hommage  de  son  respect  » ,  et  l'assurer 
qu'elle  recevrait  «  avec  transport  le  dépôt  précieux  et  sacré  de 
l'éducation  nationale  ».  A  quoi  le  Président  répondit.,  non  sans 
ironie,  semble-t-il,  «  que  l'Assemblée  ne  doute  pas  que  l'Uni- 
versité de  Paris  ne  serve  ses  intentions  patriotiques  avec  le  zèle 
qu'elle  a  fait  voir  jusqu'ici  dans  l'enseignement  des  lettres  ». 

Bientôt  survient  la  constitution  civile  du  clergé  et  le  ser- 
ment des  prêtres.  L'antagonisme,  latent  jusqu'alors,  éclate 
soudain.  Le  recteur  et  quelques  professeurs  prêtent  le  serment. 
La  plupart  le  refusent.  Du  fait,  démissionnaires,  destitués  ou 
nterdits,  le  nombre  des  maîtres  est  diminué  sensiblement,  et 
la  fonction  de  l'Université  mise  en  souffrance.  Son  existence 
même  se  trouve,  peu  après,  mise  en  question.  Le  décret,  du 
18  août    1792    maintient  provisoirement  les    établissements 


IIO  LA     RBTUB     DE     PARIS 

d*\nsiruction,  mais  ordonne  que  «  les  membres  dès  congré- 
gations employées  dans  l'enseignement  public  »  n'en  pour- 
ront continuer  «  Fexercice  qu'à  titre  individuel  ».  En  même 
temp%  surgissent,  pour  l'organisation  de  l'éducation  nationale, 
de  graiids  projets,  ceux  de  Talleyrand,  de  Condorcet,  qui 
font  iab\^  rase  des  universités  et  tracent  les  plans  de  tous 
autres  édifiii^s. 

Ainsi  rUnîx^sité  perdait  successivement  ses  privilèges,  ses 
biens,  sa  constiigttion,  son  indépendance,  son  régime  propre. 
Elle  n'était  plus  qn^une  ombre.  Ses  facultés  spéciales  avaient 
été  atteintes  par  d'auhrta  lois  encore  :  la  Faculté  de  Théologie, 
parcelle  du  12  juillet  iT^o^sur  la  constitution  civile  du  clergé, 
qui  la  rendait  inutile  en  faÎ9«iit  obligation  aux  évêques  d'avoir 
des  séminaires  pour  le  recrutemtMt  de  leur  clergé  ;  les  Facultés 
de  Médecine  et  de  Droit,  par  celle  dlii  2  mars  1791 ,  qui  procla- 
mait la  liberté  des  professions,  sans  coédition  légale  d'études, 
de  grades  et  de  dipômes. 

Cependant  elle  subsistait  toujours,  appaiiiTiîfi,  vidée,  atten- 
dant le  coup  final.  Il  parut  porté  le  soir  du  i5  sefitambre  1*793. 
\  la  suite  d'une  séance  confuse,  la  Convention  ava^  décrété  : 
((  i<es  collèges  de  plein  exercice  et  les  Facultés  de  TKjologie, 
de  Médecine,  des  Arts  et  de  Droit  sont  supprimées  sur  toiili  la 
surface  de  la  République  ».  Mais,  dès  le  lendemain,  cette  hÀ 
avait  été  suspendue.  Légalement,  l'Université  continuait  donc 
de  subsister.  Mais  toute  vie  achevait  de  se  retirer  d'elle.  On  ne 
parlait  plus  de  ses  Facultés  de  Théologie,  de  Droit  et  de 
Médecine;  elles  étaient  tenues  pour  disparues.  A  la  Faculté  des 
Arts,  il  ne  restait  guère  que  les  boursiers  et  les  quelques  pro- 
fesseurs ayant  prêté  serment.  On  les  payait  encore.  Bientôt, 
on  cessa  de  les  nourrir.  Le  11  nivôse  an  II,  au  Collège  des 
Quatre-Nations,  «  le  défaut  de  fonds  avait  fait  cesser  la 
nourriture.  »  On  alla  ainsi  jusqu'au  i^*"  ventôse  an  III.  Ce 
jour-là,  la  loi  qui  créait  les  Ecoles  Centrales  ordonnait  : 
((  Tous  les  anciens  établissements  consacrés  à  l'instruction 
publique,  sous  le  nom  de  collèges  salariés  par  la  nation,  sont 
et  demeurent  supprimés  dans  toute  l'étendue  de  la  Répu- 
blique. »  C'est  ainsi  que  l'Université  de  Paris,  la  vive  lumière 
du  moyen  âge,  acheva  de  s'éteindre. 

LOUIS    LIARD 


AU   JAPON 


1 3  novembre  1907. 

Le  bateau  entre  dans  la  baie  de  Tsuruga.  Enfin!  nous  voici 
arrivés;  dans  le  brouillard  du  matin,  pour  la  seconde  fois, 
m'apparalt.le  Japon.  Ce  n'est  pas  sans  émotion  que  je  revois  ce 
pays  où  la  vie  passe  doucement,  remplie  de  menues  choses.  Le 
paysage  est  demeuré  le  même;  mais,  depuis  quatre  ans,  depuis 
cette  guerre  heureuse ,  Tâme  du  Japon  a  dû  changer.  Dans  l'après- 
midi  je  quitte  Tsuruga;  je  serai  à  Tokyo  demain  matin.  Le 
voyage  est  long,  les  sleepings  sont  petits;  le  matin,  dans  le 
couloir,  j'aperçois  un  élégant  Japonais  se  rendant  au  lavabo 
en  simple  caleçon.  On  s'arrête  et,  dans  le  matin  clair,  tous  les 
voyageurs  se  précipitent,  sur  le  quai,  autour  d'une  vasque 
remplie  d'eau  et  pendant  dix  minutes,  hommes,  femmes, 
enfants  se  frottent  la  figure,  les  dents,  la  tête  avec  acharne- 
ment. Le  départ  du  train;  seul,  met  fin  à  cet  excès  de 
propreté. 

14  novembre. 

Neuf  heures  du  matin,  la  gare  de  Shimbashi.  Mes  amis  japo- 
nais sont  là  et  je  suis  heureux  de  retrouver  cette  amitié  polie 
que  trop  de  gens  accusent  de  n'être  pas  sincère.  Mes  amis  m'ac- 
compagnent à  l'hôtel  où  je  descends  en  attendant  d'avoir  trouvé 
une  maison  japonaise. 

A  l'hôtel,  beaucoup  de  Français,  la  Banque  de  Paris  et  des 
Pays-Bas  est  brillamment  représentée  ;  on  entend  parler  d'em- 
prunts, de  budget,  de  déficit.  La  France  est  bien  vue  en  ce 


lia  LA     REVUE     DE     PARIS 

moment;  il  vaut  mieux  être  Français  qu'Américain  :  depuis 
quatre  ans,  quelle  volte-face  .dans  les  amitiés!  L'après-midi, 
je  parcours  les  rues  et  je  retrouve  un  peu  le  Tokyo  d'il  y  a 
quatre  ans  ;  mais  que  de  changements  I  que  de  tramways  élec- 
triques I  toutes  les  rues  ont  le  leur  et  les  gens,  si  calmes 
autrefois,  se  pressent  et  se  bousculent. 

i6  novembre. 

Je  veux  louer  une  maison  japonaise,  mais  ce  n'est  pas  facile 
à  trouver.  Les  propriétaires  japonais  refusent  de  louer  à  ces 
Européens  qui  salissent  les  tatamis,  les  nattes,  et  plantent  des 
clous  dans  les  boiseries. 

Chaque  jour  ce  sont  des  promenades  vaines,  et  chaque  soir 
je  m'endors  avec  l'espoir  de  la  maison  en  papier  que  le  lende- 
main doit  m'apporter.  Enfin,  dans  une  rue  étroite,  j'ai  trouvé 
un  joli  coin .^  La  maison  est  grande,  le  jardin  minuscule.  J'ai 
pourtant  sur  la  rue  une  porte  à  deux  battants,  mais  je  l'ouvre 
rarement,  préférant  la  petite  porte  percée  dans  le  mur... 

29  novembre. 

Intéressant  article  paru  dans  le  Chûôkôron  au  sujet  des 
Genros,  des  anciens  : 

Je  veux  surtout  parler  de  six  hommes  d'État  :  le  prince  Ito,  le 
prince  Yamagata,  feu  le  marquis  Saïgo,  le  marquis  Matsukata,  le 
prince  Oyama  et  le  marquis  Inoué.  Pendant  de  longues  années  les 
représentants  des  deux  clans  rivaux  Satsuma  et  Chôshû  agirent  sou- 
vent de  concert. 

Marquis  Saïgo.  —  Parmi  les  hommes  de  Satsuma,  feu  le  mar- 
quis Saïgo  était  de  beaucoup  le  plus  remarquable.  Le  parti  de 
Satsuma  dut  à  Saïgo  son  pouvoir  et  pendant  trente  années  l'influence 
de  Saïgo  fut  énorme.  Ito  et  Yamagata  furent  les  ouvriers  du  parti; 
Saïgo  en  fut  l'âme  :  sans  lui,  Ito  et  Yamagata  n'auraient  pas  existé. 
Saïgo  était  toujours  prêt  à  prendre  en  main  les  affaires  délicates 
dont  les  autres  ne  voulaient  pas  et  il  était  passé  maître  dans  Fart 
des  compromis.  Il  travaillait  toujours  pour  l'apaisement,  et  l'union 
des  deux  clans  rivaux  fut  souvent  son  œuvre;  il  était  l'homme 
que  l'on  chargeait  des  missions  difficiles.  Quand  le  prince  alla 
trouver  le  comte  Okuma  pour  lui  demander  sa  démission,  le  mar- 
quis Saïgo  l'accompagnait.  Quand  le  prince  Ito  alla  à  Shimono- 
seki  foui*  négocier  avec  Li  Hung-tchang,  le  marquis  Saïgo  était  du 
voyage.  Lorsque  le  prince  Yamagata  voulut   gouverner  avec  l'aide 


AU     JAPON  •  Il3 

des  Jiyulo,  le  marquis  Saïgo  fut  chargé  de  négocier  cette  alliance. 
Mais  Saïgo  laissait  aux  autres  le  travail  courant  et  il  apparaissait  seu- 
lement dans  les  moments  difficiles.  Saïgo  n'avait  pas  trop  l'esprit  de 
clan,  pourtant,  tant  qu'il  vécut,  les  hommes  de  Satsuma  eurent  une 
influence  qu'ils  n'auraient  pas  eue  sans  lui. 

Prince  Oyania.  —  Saïgo  et  Oyama  étaient  cousins,  mais  leurs 
caractères  et  leurs  goûts  différaient  totalement.  Le  prince  Oyama  eut 
toujours  des  tendances  européennes,  et  il  aimait  la  société  des  Euro- 
péens. C'est  un  galant  homme  intègre  et  riche  :  sa  ricliesse  est 
due  à  son  économie.  C'est  un  homme  politique  indépendant,  il 
n'a  pas  de  protégés  et  chez  lui  l'esprit  de  clan  n'existe  pas.  Il  n'est 
pas  très  inQuent,  n'ayant  jamais  voulu  se  mêler  de  politique.  Mais 
c'est  un  grand  administrateur,  et  pendant  la  guerre  russo-japonaise  il 
a  réussi  à  tenir  en  main  des  hommes  que  le  général  Kodamâ  avait 
en  vaiiv  essayé  de  diriger.  Durant  ces  cinq  dernières  années  son 
influence  n'a  ni  augmenté,  ni  diminué. 

Marquis  Matsukata,  —  Parmi  les  hommes  de  Satsuma,  le  mar- 
quis Matsukata  n'est  pas  un  des  plus  influents,  mais  l'empereur  a 
une  grande  confiance  en  lui.  Le  marquis  Matsukata  est  considéré 
comme  un  habile  financier;  c'est  un  ami  des  hvasaki  et  il  est  le 
conseiller  de  la  famille  Shimadzou.  Ayant  su  toujours  se  tenir  à 
l'écart  de  la  politique,  son  influence  est  grande  parmi  les  industriels 
et  les  commerçants  du  Japon.  Il  a  surtout  abandonné  la  politique 
active  depuis  qu'il  a  accepté  d'être  président  de  la  Croix  Rouge. 
Depuis  quelques  années  il  passe  presque  tout  son  temps  dans  sa  cam- 
pagne de  Kamakoura;  il  a  laissé  au  marquis  Inoué  le  soin  de  con- 
seiller le  gouvernement  dans  les  affaires  financières. 

Marquis  Inoué,  —  Le  marquis  Inoué,  homme  violent,  aime  pour- 
tant les  compromis.  Dans  les  conflits  qui  s'élevèrent  entre  le 
ministre  des  Finances  et  le  ministre  de  la  Guerre,  entre  le  gouver- 
nement et  le  parti  des  Sciyiikvvaï,  il  intervint  comme  médiateur. 
Souvent  son  intervention  ne  réussit  ni  à  l'une  ni  à  l'autre  des  parties, 
et  il  aime  tellement  à  intervenir  qu'avant  même  .qu  on  le  lui  ait 
demandé,  il  s'ofl're  comme  médiateur.  Il  conseille  les  frères  Mitsui, 
la  famille  Mori,  enfin  tous  ceux  qui  n'ont  pas  déjà  comme  conseiller 
le  marquis  Matsukata.  Les  deux  marquis,  tout  en  étant  rivaux,  ont 
toujours  vécu  en  très  bons  termes  ;  il  est  vrai  que  le  marquis  Inoué 
laisse  la  place  d'honneur  au  marquis  Matsukata,  car  Inoué  n'a  aucune 
vanité;  il  a  même  parfois  obéi  à  des  gens  qui  avaient  été  ses  protégés. 

Prince  Yamagala.  —  Le  prince  a  toujours  été  considéré  comme 
le  chef  du  parti  de  la  guerre.  Cela  est  peut-être  vrai,  mais  il  est 
célèbre  pour  deux  raisons  :  i°  son  amitié  pour  le  peuple  2°  son 
organisation  du  gouvernement  municipal  dans  les  provinces;  il  fut 
de  plus  l'organisa teur  de  l'armée.  Quant  il  arriva  au  pouvoir,  beau- 
i**  Mai  1908.  8 


Il4  '  LA     REYUB     DE     PARIS 

coup  pensaient  que  le  recrutement  de  l'armée  ne  pouvait  se  faire 
que  dans  la  classe  des  guerriers.  Lorsqu'il  proposa  le  service  obliga- 
toire pour  tous,  sa  proposition  fut  vivement  combattue.  Mais  il 
passa  outre,  et  le  service  obligatoire  pour  tous  fut  une  victoire  pour 
le  peuple.  Car,  ?i  partir  de  ce  jour,  les  paysans  et  les  marchands 
devinrent  les  égaux  des  samouraïs.  Le  prince  Yamagata  est  le  seul 
Genro  qui  puisse  être  comparé  au  prince  Ito.  Son  influence  décroît; 
l'âge  affaiblit  ses  facultés,  mais  il  a  trouvé,  dans  le  marquis 
Katsma,  un  successeur  en  qui  il  peut  avoir  toute  confiance. 

Prince  ho.  —  La  vie  politique  du  prince  Ito  fut  très  longue, 
mais  son  prestige  baisse  de  jour  en  jour,  et  Ton  peut  considérer 
comme  impossible  un  nouveau  ministère  Ito.  Pendant  ces  dernières 
années  le  prince  s'est  occupé  des  aflaires  de  Corée  ;  la  Corée  fut  pour 
lui  ce  que  la  Croix  Rouge  avait  été  pour  le  marquis  Maisukata.  Le 
prince  Ito  a  eu  le  bonheur  d'avoir  comme  successeur  le  jnarquis 
Saïonji,  homme  d'une  grande  valeur;  le  prince  peut  donc  se  retirer 
de  la  vie  politique  l'âme  tranquille. 

Le  pouvoir  politique,  depuis  un  certain  temps,  a  passé  de  la  main 
des  Genros  aux  mains  de  leurs  jeunes  successeurs  :  le  marquis  Saïonji, 
le  marquis  Katsura  et  le  baron  Yamamolo-  Parmi  les  Genros  on 
pourrait  peut-être  citer  encore  le  comte  Itagaki  et  le  comte  Okuma. 
Mais  depuis  longtemps  le  premier  vit  complètement  retiré.  Quant  au 
comte  Okuma,  il  remplit  habilement,  depuis  plusieurs  années,  le 
rôle  de  chef  de  l'opposition,  mais  ses  qualités  d'administrateur  sont 
nulles.  Quelques  personnes,  je  le  sais,  regardent  comme  un  malheur 
l'éloignement  dans  lecfuel  on  le  tient  et  croient  qu'il  aurait  fait  des 
merveilles  étant  au  pouvoir.  On  voit  que  ces  personnes  ne  connais- 
sent pas  bien  le  comte;  même  comme  chef  d'opposition  son  influence 
diminue  de  jour  en  jour.  Mais  sa  vitalité  se  manifeste  en  dehors  des 
questions  politiques. 

3  décembre. 

Me  voici  installé,  et  je  me  sens  enfin  au  Japon!  A  ma  porte, 
ce  matin,  une  lanterne  à  mon  nom  a  été  accrochée  ;  le  soir  vient 
et  j'entends,  comme  il  y  a  quatre  ans,  les  cris  des  marchands 
de  soba,  de  tofoa  et  le  sifflet  aigu  du  nettoyeur  de  pipes. 

4  décembre. 

Le  Jiji  continue  son  concours  de  beauté.  Toutes  les  per- 
sonnes qui  croient  avoir  quelques  charmes  peuvent  envoyer 
leurs  photographies  au  journal;  les  geishas  seules  ne  peuvent 
pas  prendre  part  au  concours.  Le  Jiji  est  un  vertueux  journal, 
mais  il  a  tort,  au  nom  de  la  vertu,  d'exclure  de  ce  concours  les 


AU     JAPON  Il5 

plus  jolies  Japonaises,  car  les  jolis  visages  sont  rares  au  Japon  et 
pour  recruter  les  geishas,  on  ne  choisit  point  les  laiderons.  Une 
femme,  pour  être  jolie,  doit  avoir  une  figure  allongée,  un  nez 
droit  assez  long,  de  grands  yeux  et  le  teint  blanc.  Les  yeux 
bridés  sont  loin  d'être  considérés  comme  de  beaux  yeux,  le  nez 
aplati  est  le  signe  d'une  naissance  commune,  le  teint  jaune 
indique  une  fille  de  la  campagne,  hinata  koasaï  :  mot  à  mot, 
qui  sentie  soleil. 

lo  décembre. 
Sur  mon  chemin  j'ai  rencontré  aujourd'hui  le  général  Nogi; 
le  héros  de  Port-Arthur  était  à  cheval  et  les  passants  le  saluaient 
respectueusement.  Certains,  pourtant,  Taccusent  d'avoir  atta- 
qué Port-Arthur  comme  il  aurait  attaqué  un  château  fort,  il  y 
a  quarante  ans.  Au  cours  de  récentes  manœuvres,  pendant  une 
inondation,  Nogi,  surpris  au  milieu  de  la  rivière,  faillit  être 
noyé;  il  fut  tiré  de  ce  mauvais  pas  par  ses  officiers.  Un  journal 
satirique  le  montrait  au  milieu  du  courant  où  flottaient  les 
âmes  des  morts  de  Port-Arthur.  On  n'a  jamais  su  exactement 
le  nombre  des  morts  :  80000  paraît  être  le  chiffre  véritable. 
Ce  fut  une  saignée  sérieuse,  mais  les  enfants"  croissent  ici 
comme  les  champignons.  En  janvier  i88i  la  population  était 
de  36  millions  d'habitants,  actuellement  le  Japon  en  compte 
49  millions.  En  vingt-cinq  ans  la  population  du  Japon  a  donc 
augmenté  de  12  Sooooo  :  on  comprend  la  nécessité  de  l'émi- 
gration. 

16  décembre. 

Me  voici  à  Kyoto  pour  quelques  jours.  Aucun  changement 
depuis  quatre  ans;  deux  tramways  électriques  circulent,  mais 
ils  sont  tout  petits  et  se  traînent  misérablement  ;  aussi  les  kuru- 
mayaSy  les  traîneurs  de  pousse-pousse,  sont  nombreux  et  ils  ont 
toujours  leurs  couvertures  rouges.  Il  y  a  peu  d'étrangers  en  ce. 
moment,  car  il  fait  très  froid,  et  puis  les  touristes  américains  ne 
viennent  pas  cette  année.  L'argent  est  rare  au  Japon  en  ce 
moment  et  pourtant  les  maisons  de  thé  ne  chôment  pas.  Les 
clients  payeront  plus  tard  quand  des  jours  meilleurs  seront 
revenus  ;  en  ce  moment  la  situation  économique  du  pays  doit 
être  la  suivante  :  une  moitié  du  Japon  doit  à  l'autre  moitié. 
Mais  dans  ce  Kyoto  ovi  la  vie  est  si  douce  et  où  les  tentations 
sont  si  nombreuses,  l'économie  est  bien  difficile. 


]l6  LA     REVUE     DE     PARIS 

i8  décembre. 
l'ame   du   miroir 

Autrefois  à  Malsouyama,  dans  la  province  de  Itchigo,  habitait 
un  samouraï.  Il  vivait  heureux,  sa  femme  était  douce,  sa  fille 
jolie  et  tous  trois  s'aimaient  tendrement.  Un  jour,  son  seigneur 
le  chargea  d'une  mission  importante  et  il  dut  partir  pour  Myako. 
Dans  ce  temps-là  les  voyages  prenaient  longtemps,  aussi  sa  femme 
et  sa  fille  furent  très  tristes  en  apprenant  son  prochain  départ. 
((  Revenez  vite,  lui  disaient-elles,  car  nous  sommes  impatientes 
de  vous  voir  de  retour.  »  Il  leur  promit  de  revenir  très  vite;  il 
recommanda  à  sa  femme  de  bien  soigner  leur  enfant  et  promit 
à  sa  fille  de  lui  rapporter  des  jouets  si  elle  était  sage.  Il  partit  très 
triste  ;  jusqu'à  la  porte,  sa  femme  l'accompagna,  portant  sa  petite 
fille  sur  son  dos,  et  longtemps  elle  suivit  des  yeux  le  voyageur. 

Chaque  jour  elle  préparait  le  repas  de  son  mari  comme  s'il 
eût  été  là,  et  chaque  jour  elle  racontait  à  sa  fille  de  jolies 
histoires.  Dans  ce  temps-là,  on  ne  pouvait  envoyer  de  lettre, 
aussi,  pendant  de  longs  mois,  elles  furent  sans  nouvelles.  Au 
bout  d'un  an,  le  samouraï  revint  la  figure  hâlée  par  le  voyage. 
A  la  porle,  il  quitta  ses  habits  poussiéreux;  l'âme  joyeuse,  sa 
femme  et  sa  fille  l'accueillirent.  Après  s'être  assis,  il  tira  d'une 
boîte  une  belle  poupée  et  la  donna  à  son  enfant  :  (c  C'est  pour 
te  récompenser  de  ta  sagesse  »,  dit-il.  La  petite  fut  heureuse, 
car,  à  la  campagne,  l'on  voit  rarement  d'aussi  belles  poupées. 
A  sa  femme,  il  fit  cadeau  d'un  miroir;  elle  le  reçut  en  s'incli- 
nant;  c'était  la  première  fois  qu'elle  voyait  un  tel  objet  et  elle 
demanda  à  son  mari  quel  en  était  l'usage.  Il  répondit  en  sou- 
riant :  ((  Un  miroir  sert  à  refléter  le  visage  ;  le  sabre  reflète  l'âme 
du  samouraï,  le  miroir  reflète  l'âme  de  la  femme.  Un  miroir 
est  un  objet  rare,  il  faut  le  garder  avec  soin.  »  Elle  lui  promit 
de  le  conserver  précieusement  ;  ensuite  elle  et  sa  fille  préparè- 
rent le  repas  et  achetèrent  du  saké  pour  faire  oublier  au  voya- 
geur les  fatigues  de  la  route.  Pendant  le  repas,  les  trois  têtes 
étaient  penchées  l'une  vers  l'autre,  car  chacun  avait  tant  de 
choses  à  raconter  I 

Mais  le  bonheur,  comme  l'éclat  de  la  lune  et  comme  le 
parfum  des  fleurs,  est  une  chose  périssable.  Le  malheur  entra 
dans  la  maison  :  la  femme  du  samouraï  tomba  malade.  On  crut 


AU     JAPON  117 

d*abord  à  une  maladie  peu  grave,  mais,  de  jour  en  jour,  la 
malade  s'aflaiblissait  et  bientôt  le  médecin  désespéra  de  la 
sauver.  La  fille  soigna  sa  mère  avec  un  grand  dévouement, 
ne  prenant  aucun  repos;  mais  ni  la  science,  ni  l'amour  ne 
peuvent  empêcher  ce  qui  doit  arriver. 

Un  jour,  la  mère  appela  sa  fille  auprès  de  sa  couche  et,  au 
milieu  de  ses  souffrances,  elle  parla  ainsi  :  «  Je  scnî  que  je  vais 
mourir;  quand  je  ne  serai  plus  là,  aime  ton  père  encore  davan- 
tage. —  Ne  parlez  pas  ainsi  ma  mère,  pourquoi  désespérer? 
vous  guérirez.  —  Ton  cœur  est  tendre  et  je  suis  heureuse 
d'avoir  une  fille  comme  toi;  je  voudrais  bien  ne  pas  te  quitter, 
mais  la  destinée  doit  s'accomplir.  »  La  mouiante  se  fit  apporter 
le  miroir,  elle  le  retira  de  sa  boîte  et  dit  à  sa  fille  :  «  C'est  un 
miroir,  que  ton  père  acheta  pour  moi  à  Myako;  je  te  le  laisse 
en  souvenir  de  moi;  après  ma  mort,  si  tu  veux  m'aperce- 
voir,  regarde  ce  miroir  et  toujours  tu  y  verras  mon  visage.  » 
Après  avoir  prononcé  ces  paroles,  elle  mourut. 

La  douleur  du  père  et  de  la  fille  faisait  peine  à  voir  ;  peu  à 
peu  le  temps  apaisa  leur  souffrance.  Mais  la  fille  n'oubliait  pas, 
et  se  rappelant  les  paroles  de  sa  mère,  seule  dans  sa  chambre, 
elle  prenait  le  miroir.  Ne  sachant  pas  quel  était  le  visage  qui  s'y 
reflétait,  elle  croyait  voir  sa  mère.  A  la  vue  de  cette  image  si 
chère,  ses  traits  s'illuminaient  de  joie  et  le  visage  de  sa  mère 
aussi  prenait  une  expression  heureuse.  Une  seule  chose  la 
rendait  triste  :  sa  mère  ne  lui  répondait  pas  lorsqu'elle  lui  par- 
lait. Chaque  soir,  pour  voir  sa  mère,  l'enfant  longuement 
contemplait  le  miroir.  Une  année  passa,  le  père  se  remaria. 
La  fille  fut  douce  pour  cette  nouvelle  femme  et  elle  lui  obéis- 
sait comme  à  sa  propre  mère.  Mais  cette  femme  était  méchante 
et  tourmentait  la  pauvre  enfant.  Un  jour  même,  avec  de 
fausses  larmes  dans  les  yeux,  elle  dit  à  son  mari  :  «  Renvoyez- 
moi,  je  ne  puis  plus  rester  auprès  de  vous,  ma  vie  est  en 
danger  car  votre  fille  veut  ma  mort  ».  Le  samouraï  n'ajouta 
pas  foi  à  cette  accusation;  mais,  voyant  sa  fille  se  retirer  secrè- 
tement dans  sa  chambre,  il  la  suivit  et  la  surprit  parlant  devant 
un  miroir.  Il  s'approcha  d'elle  et  lui  demanda  ce  qu'elle  dissi- 
mulait dans  sa  manche.  Elle  lui  montra  l'objet  qu'elle  cachait 
et  lui  dit.  «  C'est  le  miroir  de  ma  mère;  tous  les  jours  je  le 
regarde  et  j'y  vois  son  visage.  Car  elle  m'a  dit  en  mourant  : 


Il8  LA     REYUB     DE     PARIS 

«  Pour  toi,  toujours  je  serai  là  dans  ce  miroir  ».  Voyez  vous- 
même.  ))  Le  père  comprit;  ses  yieux  se  remplirent  de  larmes  et 
il  n'eut  pas  le  courage  de  détromper  son  enfant. 

25  décembre. 

Les  scandales  n'ont  point  manqué  ces  derniers  temps. 
L'amiral  Ito  est  poursuivi  pour  adultère  par  le  mari  de  sa 
bonne  :  simple  affaire  de  chantage,  mais  les  journaux  se  sont 
emparés  de  ce  fait-divers  avec  joie.  Il  y  a  encore  l'affaire 
Tanaka  :  la  femme  de  ce  dernier  aurait  été  la  maîtresse  d'un 
Européen  et  de  plus  aurait  eu  comme  amant  Komazo,  un  acteur 
célèbre  de  Tokyo.  Divorce,  scandale,  Komazo  fait  appel  à  un 
jury  d'honneur  qui  le  lave  de  tout  soupçon. 

Dans  ce  pays,  où  l'amour  est  facile,  l'adultère  est  sévèrement 
puni';  aussi  les  femmes  mariées  trouvent  difficilement  un 
amant,  car  il  faut  un  certain  courage  pour  risquer  quatre  ans 
de  prison,  et  puis  au  Japon  l'opinion  publique  n'est  pas  indul- 
gente pour  l'adultère. 

3i  décembre. 

Ce  matin,  comme  cadeau  du  nouvel  an,  le  gouvernement, 
sans  prévenir,  augmente  le  prix  du  tabac.  Les  cigarettes  Fuji 
que  l'on  payait  lo  sens  en  valent  la  à  présent.  Protestations 
dans  les  journaux  qui  s'écrient  :  ((  Si  encore  pour  ce  prix  là 
le  gouvernement  nous  donnait  des  cigarettes  convenables,  mais 
nous  n'en  avons  pas  pour  notre  argent  et,  depuis  que  le  tabac 
est  devenu  monopole  d'Etat,  la  marchandise  est  exécrable  d. 
On  parle  d'un  prochain  impôt  sur  le  sucre,  le  café  et  le  pétrole. 
Le  public  commence  à  protester  :  comment  le  Japon  a  été 
victorieux  et,  comme  résultat,  non  seulement  le  gouverne- 
ment maintient  les  taxes  dé  guerre,  mais  à  celles-ci  il  en  ajoute 
d'autres  I 

I''*' janvier  1908. 

Les  Japonais,  cette  nuit,  ne  se  sont  pas  couchés.  Hier,  dans 
les  rues,  tout  le  monde  courait  affairé..  Que  d'achats  faits  au 
dernier  moment  I  Cette  année,  l'argent  est  rare,  et  pour  les 
habitants  de  Tokyo  ce  n'est  pas  une  bonne  nouvelle  année.  Ils 
avaient  peu  d'argent,  mais  ils  l'ont  tout  dépensé  :  rien  ainsi  ne 
les  rattache  à  Tannée  qui  finit.  La  prodigalité  est  de  bon  ton 
chez  l'Yeddocco  (habitant  de  Tokyo)  :  pour  lui  l'argent  de  la 


AU     JAPOIV  119 

veille  diffère  de  celui  du  jour  même.  Cette  année  a  commencé 
par  une  journée  grise  et  froide  et  les  rues  semblaient  mortes 
après  Fagitation  d'hier.  Les  chapeaux  à  haute  forme  sont 
sortis  de  leurs  boites,  j'allais  dire  de  leurs  écrins,  tant  leurs 
formes  étranges  et  leur  ancienneté  les  rendent  vénérables.  Dans 
son  kourouma,  qui  court  rapide,  traîné  par  deux  hommes,  le 
Japonais  cossu,  le  cou  entouré  d'une  énorme  peau  de  renard, 
s'endort  et  sa  tête,  lourde  de  saké  doux,  ballotte  doucement. 

Dans  les  rues,  les  petites  filles  jouent  au  volant  :  c'est  le  jeu 
du  nouvel  an  ;  il  dure  pendant  quinze  jours.  Les  garçons  jouent 
au  cerf-volant,  mais  les  fils  électriques,  qui  font  de  Tokyo  une 
grande  cage,  arrêtent  les  cerfs-volant  dans  leur  vol  et  les  gar- 
çons, dépités  et  sans  amour-propre,  jouent  au  volant,  le  jeu 
des  filles. 

En  France,  ce  jour  qui  commence  l'année  est  un  jour  un 
peu  triste,  au  Japon,  c'est  un  vrai  jour  de  fête  :  tous  les  visages 
semblent  dire  :  «  Enfin  une  de  plus  de  passée  I  »  C'est  peut-être 
la  même  idée  qui  donne  ici  un  air  de  galté  aux  enterrements. 
Le  dicton  japonais  dit  :  a  Si  tu  rencontres  un  enterrement,  la 
journée  sera  bonne  ».  Mais  si  les  Japonais  n'ont  pas  au  même 
degré  que  nous  le  respect  de  la  mort,  ils  ont  le  respect  des 
morts,  ce  qui  est  peut-être  mieux.  Chez  nous  ils  sont  nombreux 
ceux  qui,  se  découvrant  au  passage  d'un  mort  inconnu,  ont 
oublié  la  tombe  de  leurs  grands-parents.  Les  cimetières  ici 
sont  des  endroits  fréquentés;  celui  d'Uéno  est  un  des  plus  jolis 
que  je  connaisse  :  il  ressemble  à  un  grand  parc  ;  de  grands 
cèdres  y  ombragent  de  petites  tombes. 

8  janvier. 

Je  viens  de  terminer  la  lecture  de  Nikoudan  (Chair  à  canon), 
livre  écrit  par  le  lieutenant  Sakouraï  sur  le  siège  de  Port- 
Arthur.  Ce  livre  a  eu  au  Japon  un  énorme  succès  et  a  même* 
été  traduit  en  anglais.  Voici  un  passage  assez  émotionnant  dans 
son  réalisme  farouche  : 

...  Ah  !  ce  ravin  !  Dans  ce  même  ravin,  la  veille,  la  9®  division  eut  à 
soutenir  un  dur  combat.  Quelle  scène  horrible!  On  n'avait  pu  encore 
ramasser  les  blessés;  vivants  étaient  entassés  pêle-mêle  avec  les  morts, 
les  uns  sur  les  autres,  gémissant  de  douleur,  appelant  au  secours.  C'est 
à  peine  si  nous  trouvions  la  place  où  poser  les  pieds  pour  ne  pas 
marcher  sur  les  corps  ;  nous  pensions  fouler  la  terre,  nous  foulions 


I20  LA     REVUE     DE     PARIS 

de  nos  pieds  un  uniforme  kaki.  «  Ne  marchez  pas  sur  les  cadavres!  » 
criais-je  à  mes  hommes  ;  à  ce  même  instant,  je  piétinais  la  poitrine 
d'un  mourant  et  en  moi-même  je  demandai  pardon  au  mort  pour 
cette  insulte  involontaire.  Mais,  dans  cet  étroit  sentier,  il  était  impos- 
sible do  ne  pas  marcher  sur  nos  pauvres  camarades...  Nous  étions 
maintenant  au  pied  de  la  montagne,  mais  aucune  trace  de  notre 
régiment.  Quel  désappointement  et  quelle  souffrance  de  ne  pas  le 
trouver  là!  L'assaut  avait-il  été  remis?...  Au  bout  de  quelques 
minutes,  notre  capitaine  décida  de  retourner  à  Wuchia-fang  et 
d'attendre  de  nouveaux  ordres.  Une  fois  encore  nous  traversâmes 
l'infernal  passage  et  il  nous  fallut  piétiner  une  fois  de  plus  les  corps 
de  nos  malheureux  camarades.  Pour  comble  d'horreur,  après  nous 
avait  passé  l'arlillcrie,  et  les  lourdes  roues  des  caissons  et  des  canons 
avaient  écrasé  de  leur  poids  ces  infortunés  cadavres.  Des  débris 
humains,  des  flots  de  sang,  des  fusils,  et  des  sabres  brisés  tout  cela 
pêle-mêle!  oh!  Tafl'reux  spectacle!... 

i5  janvier. 

C'est  aujourd'hui  le  jour  de  fête  des  apprentis  et  des  domes- 
tiques, le  seul  auquel  ils  aient  droit  pendant  l'année.  La  neige 
tombe  à  gros  flocons  et  se  transforme  vite  en  boue  épaisse.  Il 
faudrait  des  échasses  pour  marcher  dans  les  rues  et  Ton  com- 
prend l'utilité  de  ces  socques  élevés  que  les  Japonais  chaussent 
les  jours  de  pluie.  Malgré  ce  mauvais  temps,  je  suis  allé  assister 
à  la  réouverture  du  théâtre  Meijiza;  le  fils  Sadanji  y  remplace 
son  père  comme  directeur  et  comme  acteur.  Il  fit  Tannée 
dernière  un  voyage  en  Europe  ;  ce  voyage  fit  verser  des  larmes 
aux  geishas  de  Kyoto.  A  son  retour,  il  voulut  supprimer 
les  marchands  de  billets,  car  les  bureaux  de  théâtre  n'existent 
pas  au  Japon.  Cette  réforme,  goûtée  par  le  public,  ne  le  fut  pas 
par  les  intermédiaires.  Dispersés  dans  la  salle,  ils  manifestèrent 
et  Ton  se  bouscula  quelque  peu  sous  l'œil  de  la  police  qui  fut 
paternelle;  les  manifestants  très  excités  n'ont  pas  mis  le  feu 
au  théâtre  :  il  faut  les  féliciter  de  s'être  montrés  si  calmes. 
Réformer  n'est  pas  une  chose  facile  et  si  les  classes  dirigeantes 
sont  amies  du  progrès  ou,  pour  mieux  dire,  des  usages  euro- 
péens, le  peuple,  lui,  tient  à  ses  vieilles  coutumes.  La  fille  de 
Danjero  débutait  ce  jour-là,  elle  ne  fut  ni  meilleure  ni  plus  mau- 
vaise que  Sadda  Yacco;  combien  je  préfère  les  hommes  dans 
les  robes  de  femmes  !  ils  ont  du  talent  ;  les  femmes  n'ont  pour 
elles  que  leurs  gestes  gracieux. 


AU     JAPON  121 

16  janvier. 

Les  journaux  annoncent  ce  matin  la  mort  du  peintre  Gaho, 
âgé  de  soixante-quatorze  ans.  Il  élait  né  à  Kyoto  dans  la  maison 
mêmedeKano  dont  il  devint  l'élève.  Pendant  Tépoque  troublée 
de  la  Restauration,  sa  femme  devint  folle,  et  lui,  pour  vivre,  fut 
obligé  de  peindre  des  éventails  (i  yen  les  100)  que  Ton  expor- 
tait en  Chine.  Il  fonda,  il  y  a  une  dizaine  d'années,  avec  son 
collègue  Okakura,  l'école  japonaise  des  Beaux-Arts,  école  qui 
devait  réagir  contre  la  tendance  un  peu  trop  moderne  de  la 
jeune  école. 

Aujourd'hui,  je  croise  dans  la  rue  un  jeune  garçon  de  six  ans, 
habillé  à  l'européenne  :  des  bas  rayés  bleu  et  blanc,  un  cos- 
tume de  velours  rouge;  autour  du  cou,  un  châle  en  velours 
lilas  à  franges  et  sur  la  tête  un  béret  vert  Henri  II  avec  une 
plume  blanche. 

17  janvier. 

Je  reviens  de  faire  un  tour  au  parc  d'Uéno.  Ce  parc,  si  joli 
il  y  a  quatre  ans,  ressemble  à  présent  à  un  champ  de  bataille  :  le 
sol  est  bouleversé,  les  arbres  sont  coupés;  ça  et  là  des  débris 
de  colonnes,  des  murs  en  ruine...  on  sent  qu'une  exposition  a 
passé  par  là. 

Pour  cette  petite  exposition,  on  a  abîmé  ce  beau  parc  ;  quelles 
ruines  laissera  après  elle  la  grande  exposition  de  191 2  I  En 
visitant  le  musée  d'Uéno,  j'ai  rencontré  le  petit  prince  de 
Corée,  un  enfant  de  huit  ans,  parfaitement  ridicule  dans  son 
uniforme  kaki.  En  sortant  du  musée,  j'aperçois,  discrète  au 
milieu  d'un  bosquet,  la  statue  de  Jenner.  Les  statues  d'Euro- 
péens sont  rares  au  Japon  et  celle-ci,  par  extraordinaire,  n'est 
pas  trop  grotesque. 

18  janvier. 

Le  ministère  reste  avec  deux  nouveaux  ministres,  mais,  dans 
les  journaux,  quel  tollé  contre  les  Genros  qui  causèrent  cette 
crise  !  Désolation  de  certains  qui  s'écrient  en  parlant  de  cette 
influence  occulte  :  «  Le  pouvoir  parlementaire  n'existe  plus  dans 
ce  pays  »  ;  d'autres  conseillent  à  ces  vieux  débris  du  passé  de  se 
retirer  ;  on  les  a  assez  vus,  il  est  temps  qu'ils  disparaissent.  Une 
crise  ministérielle,  la  Chine,  la  Corée,  le  manque  d'argent,. 
l'Amérique,  l'émigration,  le  Canada,  que  de  problèmes  diffi- 
ciles à  résoudre  I 


133  LA     REYUB     DB     PARIS 

Les  journaux  veulent  que  Ton  agisse  énergiquement  contre 
la  Chine,  dont  l'attitude  est  blessante  pour  le  Japon.  A  l'adresse 
de  l'Amérique,  toujours  d'aimables  paroles  et  l'on  espère  que  la 
flolle  s'arrêtera  au  Japon,  où  on  la  recevrait  magnifiquement. 

3o  janvier. 

Les  journaux  annoncent  ce  matin  la  retraite  prochaine  de 
sir  Robert  Hart,  directeur  général  des  douanes  chinoises. 
Sir  Robert  Hart  est  âgé  de  soixante-quatorze  ans  et  c'est  peut- 
être  l'Européen  connaissant  le  mieux  la  Chine.  Ce  départ  me 
rappelle  quelques  souvenirs.  Sir  Robert  Hart  n'aime  pas  que 
Ton  déplace  les  chaises  de  son  salon  ;  ses  cravates  sont  faites 
avec  la  soie  d'une  robe  ayant  appartenu  à  une  personne  qui  lui 
fut  chère,  et  comme  cette  personne  lui  fut  chère  il  y  a  long- 
temps et  que  sir  Robert  Hart  a  soixante-quatorze  ans,  les  cra- 
vates deviennent  de  plus  en  plus  minuscules.  Jamais  vous  ne 
pouvez  lui  exposer  une  affaire  verbalement,  il  faut  la  lui  sou- 
mettre par  écrit  et  il  vous  répond  par  lettre  :  pour  lui  la  parole 
est  trompeuse  et  séduisante. 

3  février. 

Les  cas  de  petite  vérole  augmentent  tous  les  jours  ;  les  hôpi- 
taux sont  pleins  et  l'on  en  construit  de  provisoires. 

Autrefois,  quand  le  vaccin  était  inconnu  au  Japon,  les  épi- 
démies de  petite  vérole  donnaient  lieu  à  des  cérémonies 
curieuses.  Les  malades  et  ceux  qui  craignaient  la  contagion 
couvraient  une  table  de  drap  rouge.  Sur  cette  table,  ils  plaçaient 
de  gros  sacs  de  riz  et  sur  ces  sacs  des  goheï  (papiers  sacrés) 
rouges.  Cela  formait  une  espèce  d'autel  devant  lequel  les 
•assistants  s'agenouillaient  et  priaient  douze  jours  durant. 
Après  ce  temps,  le  riz  était  jeté  dans  la  rivière;  pendant  ces 
douze  jours,  les  malades  se  baignaient  dans  de  l'eau  colorée  en 
rouge  et  tout  ce  dont  ils  se  servaient  était  rouge  :  les  serviettes 
étaient  rouges,  les  kimonos  étaient  rouges. 

6  février. 

Des  nouvelles  taxes  sont  votées  par  les  deux  Chambres,  le 
prix  du  pétrole,  du  saké,  du  sucre  va  donc  être  augmenté. 
L'idée  d'un  impôt  sur  les  geishas  fait  son  chemin.  Le  Yorodzou 
publie  un  article  intitulé  :  Plus  de  geishas. 


AU     JAPON  123 

Le  Japon  est  célèbre  par  ses  nombreuses  geishas  et  une  telle  popu- 
larité de  cette  classe  de  femmes  ne  s'est  jamais  vue  dans  aucun  temps, 
dans  aucun  pays.  Les  geishas  d'aujourd'hui  ont  su  s'attirer  la  pro- 
tection des  hommes  d'État  et  certaines  sont  même  devenues  com- 
tesses et  princesses  (allusion  à  la  femme  du  prince  Ito,  une  ancienne 
geisha). 

Quand  on  demande  aux  étrangers  quelles  sont  les  distractions  du 
Japon,  ils  répondent  :  c  Les  geishas  ».  Il  est  malheureux  de  voir 
l'iniluence  de  ces  filles  détruire  peu  à  peu  ce  passé  d'honneur  que  le 
Bushido  (lois  morales  pour  les  guerriers)  nous  avait  légué.  Dans 
l'ancien  temps,  un  semouraï,  s'il  allait  dans  une  maison  de  plaisir, 
était  déshonoré  et  était  forcé  de  s'ouvrir  le  ventre.  Aujourd'hui  la 
compagnie  des  geishas  est  recherchée  et  est  considérée  comme  une 
chose  élégante. 

Sans  parler  du  côté  moral  de  la  question,  cherchons  d'abord  quel 
remède  le  gouvernement  pourrait  apporter  à  un  tel  état  de  de  choses. 
On  fume  moins.  On  boit  moins  depuis  que  le  prix  du  tabac  et 
du  saké  a  été  augmenté...  Un  impôt  sur  les  geishas  équilibrerait  le 
budget  actuellement  en  déficit;  elles  répareraient  un  peu  le  mal 
qu'elles  ont  fait  à  la  réputation  du  Japon. 

Pauvres  geishas!  ce  Matsumoto  qui  vous  maltraite  ainsi 
doit  être  un  amoureux  vexé  à  qui  l'une  de  vous  a  donné  un 
coup  de  coude  (le  coup  de  coude  est  la  manière  de  refuser  un 
homme),  ou  ce  doit  être  un  salutiste  encore  enflammé  parles 
paroles  du  général  Booth.  Depuis  le  mois  d'avril  1907,  l'armée 
du  Salut  est  en  honneur  ici;  chaque  jour,  dit-on,  pendant  le 
séjour  du  général  Booth  au  Japon,  3oo  Japonais  confessaient 
publiquement  leurs  fautes,  des  lai*mes  dans  les  yeux;  mais 
depuis  son  départies  conversions  ont  dû  bien  diminuer. 

8  février. 
Ichikawa  Danzo,  un  vieil  acteur  japonais  qui  depuis  neuf  ans 

avait  quitté  le  théâtre,  va  apparaître  de  nouveau  en  mars  sur  la 
scène  de  Kaboukiza  (l'un  des  théâtres  de  Tokyo).  Il  annonce 
qu'il  abandonne  à  son  fils  son  ancien  nom  de  Kouzo.  Pour 
quarante-quatre  jours,  Danzo  touche  10  000  yens. 

9  février. 

Un  de  mes  amis  japonais  me  raconte  le  curieux  dîner  auquel 
il  assista  hier  soir.  Un  Japonais,  sentant  sa  mort  prochaine, 
voulut  qu'un  repas  réunit  tous  ses  amis  ;  pendant  qu'ils  étaient 
assemblés,  il  leur  fit  porter  un'  kimono  de  soie  blanche  :  il 


ia4  LA     REVUE     DE     PARIS 

demandait  à  chacun  d'eux  d'inscrire  quelque  chose  sur  ce 
vêtement  de  mort.  Les  peintres  y  dessinèrent  au  pinceau 
quelques  branches  de  prunier,  les  poètes  y  écrivirent  quelques 
poésies.  Le  mourant  voulait  emporter  dans  la  tombe  la  pensée 
de  ses  amis.  C'est  une  idée  jolie,  et,  paraît-il,  le  dîner  fut  des 
plus  gais,  tandis  que  le  kimono  blanc  circulait  de  main  en  main. 

11  février. 

Il  y  a  vingt  ans  aujourd'hui,  l'empereur  donna  à  son  peuple 
la  constitution  actuelle.  En  souvenir  de  cet  événement,  l'empe- 
reur à  fait  don  au  prince  Ito  (le  père  de  la  Constitution)  de  la 
salle  dans  laquelle  la  commission  avait  travaillé  il  y  a  vingt  ans. 
La  salle  a  été  transportée,  aux  frais  de  l'empereur,  dans  la 
propriété  du  prince  à  Omori,  et  aujourd'hui  mille  invités  ont 
répondu  à  l'invitation  de  ce  dernier,  mais  des  quinze  membres 
qui  composaient  la  commission  il  y  a  vingt  ans,  cinq  seulement 
sont  encore  en  vie. 

i5  février. 

Une  ancienne  geisha,  devenue  propriétaire  d'une  maison  de 
thé  du  Yoshiwara,  s'est  suicidée  hier,  et  ce  fut  un  suicide  très 
propre.  Elle  rendit  visite  à  ses  amis;  le  lendemain  matin,  elle 
se  leva  un  peu  plus  tôt  que  de  coutume,  revêtit  son  plus  beau 
kimono  et,  devant  Tautel  bouddhique,  elle  plaça  un  coussin  de 
soie  qu'elle  recouvrit  d'un  papier  huilé,  puis  elle  se  coupa  le 
cou.  Près  d'elle  on  trouva  un  paquet  de  lettres  adressées  à  ses 
amis  ;  quelques-unes  avaient  été  écrites  une  semaine  auparavant. 
((  Elle  avait  des  dettes,  me  disait  un  Japonais  en  me  parlant  de 
ce  suicide,  mais  ce  ne  peut  être  la  véritable  raison,  car  en  ce 
moment,  au  Japon,  qui  n'a  pas  de  dettes?  » 

17  février. 

Dans  les  journaux,  pour  la  première  fois,  on  lit  de  violents 
articles  contre  les  crédits  votés  pour  l'augmentation  des  arme- 
ments. Voici  quelques  extraits  d'un  intéressant  article  paru  ce 
matin  dans  le  Vorodzou. 

On  est  heureux  de  voir  ropposilion  qui  se  manifeste  dans  le  pays 
contre  l'accroissement  des  dépenses  mihtaires.  Jusqu'à  présent  pas 
une  voix  ne  s*élail  élevée;  personne  n'osait  dire  sou  sentiment.  A  la 
têle  de  ce  mouvement  d'opposition  se  trouve  le  baron  Shibousawa, 
l'un  des  plus  habiles  financiers  du  Japon.  Les  chambres  de  commerce 
critiquent  ouvertement   la  politique  financière  du  gouvernement  et 


AU     JAPON 


iâ5 


lui  demandent  de  réduire  les  armements  que  le  peuplcî  ne  peut  plus 
payer.  Parmi  les  hommes  politiques,  certains,  qui  autrefois  n'auraient 
pas  osé  parler  contre  le  budget  de  la  guêtre,  ont  protesté.  M.  Oishi 
à  la  Chambre  jeudi  dernier  disait  :  «  Pourquoi  de  telles  dépenses 
militaires  alors  que  la  paix  parait  assurée?  »  M.  Oishi  a  parlé  ce 
jour-là  au  nom  du  pays.  Que  craignons-nous  en  ce  moment?  Notre 
alliance  avec  TAngletcrre,  nos  ententes  avec  la  France  et  la  Russie 
assurent  la  paix  en  Extrême-Orient.  Avoir  une  armée  puissante  est 
une  chose  flatteuse  pour  Tamour-propre  d'une  nation,  mais  encore 
faut-il  qu'elle  puisse  la  payer. 

18  février. 

Le  comte  Hayashi,  ministre  des  Aflaires  étrangères,  a  une 
mauvaise  presse.  On  l'accuse  d'avoir  montré  une  incapacité 
vraiment  exagérée;  on  dit  même  que  le  marquis  Katsoura,  l'un 
des  soutiens  du  cabinet  actuel,  trouve  que  le  comte  Hayashi 
n'est  pas  à  sa  place  dans  ce  ministère  si  difficile  à  diriger. 

Une  dépêche  de  Corée  annonce  que  le  gouvernement  coréen 
a  décidé  de  changer  la  couleur  du  costutne  ;  de  blanc,  il  deviendra 
noir.  Importante  réforme  I 

ai  février. 

Depuis  hier  l'union  ne  règne  plus  au  sein  du  parti  socialiste 
japonais.  Voici  le  texte  de  la  résolution  qui  fut  votée  :  ((  La  con- 
duite de  M.  Sen  Katayama  est  indigne  d'un  vrai  socialiste  :  il 
est  donc  exclu  du  parti  socialiste.  » 

L'excommunié  Katayama  explique  cette  mesure  ainsi  :  «  C'est, 
dit-il,  une  inimitié  personnelle  entre  M.  Nishikawa  et  moi.  Ce 
dernier  me  reproche,  étant  socialiste,  de  posséder  une  maison 
et  de  n'avoir  pas  partagé  le  peu  d'argent  que  j'ai  avec  les  autres 
membres  du  parti.  » 

i*^  mars. 

Un  nommé  Kusaka,  simple  ouvrier  de  l'arsenal  d'Osaka, 
veut  faire  don  au  budget  de  9  4oo  yens  à  la  condition  que  l'on 
n'y  touche  pas  pendant  quatre  cents  ans.  Il  a  écrit  dans  ce  sens 
au  président  de  la  Chambre  des  députés;  il  pense  que,  dans 
quatre  cents  ans,  capital  et  intérêts  réunis  rembourseront  la 
Dette  du  Japon.  La  commission  chargée  d'examiner  cette 
demande  a  accepté  le  proposition  de  Kusaka... 


CHARLES    LAURENT 


HISTOIRE 

D'UNE 

DEMOISELLE  DE  MODES' 


XXVII 

Ce  matin-là,  Louise  reçut  deux  lettres.  L'une  venait  d'un 
notaire  qui  la  priait  de  passer  à  son  étude  pour  affaire  la  con- 
cernant. L'autre  était  de  Silveira.  Silveira  suppliait,  menaçait, 
envoyait  deux  pages  de  points  d'exclamations  qui  avaient  l'air 
de  bondir  du  papier. 

Son  plafond  devait  partir  le  surlendemain  pour  le  Salon  et 
Louise  ne  lui  avait  pas  donné  la  dernière  pose.  Chaque  jour, 
elle  remettait,  et  maintenant,  si  elle  ne  venait  pas,  elle  le 
réduisait  à  la  honte  et  au  désespoir. 

C'est  que,  chaque  jour,  regardant  le  ciel  et  la  terre,  et  les 
rangées  d'arbres  qui  commençaient  à  verdir,  elle  se  disait  : 
((  Est-ce  aujourd'hui  que  j'aurai  le  courage  de  franchir  la  barre 
d'appui  de  mq,  fenêtre  et  de  m'abîmer  sur  le  trottoir,  inerte, 
délivrée  enfin?  »  —  Mais  elle  ne  le  faisait  pas,  d'abord  par 
une  horreur  naturelle,  un  instinct  plus  fort  que  sa  souffrance  ; 

I.  Published  May  first,  nineteen  hundred  andeight.  Privilège  of  copyright 
in  tke  United  States  reserved  under  the  Act  approved  March  thirdt  nineteen 
hundred  and  five,  Ajcalmann-lévy. 

Voir  la  Revue  des  i5  mars,  i«f  et  i5  avril. 


HISTOIRE    D   UNE    DEMOISELLE    DE     MODES  12J 

ensuite,  à  cause  d'une  colère  sourde,  qui,  glissée  en  elle,  l'em- 
pêchait de  succomber  à  Taccablement. 

Depuis  cette  nuit  où,  dans  une  inconscience  traversée  de 
lueurs  déchirantes,  elle  avait  senti  autour  d'elle  la  protection 
et  le  dévouement  silencieux  et  passionnés  de  Louis  Robert,  il 
était  venu  la  voir  plusieurs  fois.  Et  elle,  feignant  un  calme 
qu  elle  n'éprouvait  pas,  lui  avait  arraché  peu  à  peu  les  détails 
de  ce  drame  d'amour  qu'elle  connaissait  mal.  Elle  voulait  savoir 
quels  droits  avait  eus  cette  disparue  de  se  lever  ainsi,  et  de 
venir,  toute-puissante,  lui  prendre  son  ami  presque  dans  ses 
bras. 

Et  ce  qu'elle  apprit  ne  lui  apporta  aucun  apaisement.  Car, 
depuis  près  de  douze  ans  qu'elle  avait  rompu  avec  Jacques 
Lenoël,  en  sachant  qu'elle  brisait  sa  vie,  cette  femme,  loin  de 
celui  qu'elle  avait  aimé,  se  consacrait  à  d'autres  soins,  à  des 
devoirs  qu'elle  jugeait  impérieux;  et  maintenant  elle  l'appelait, 
se  disait  mourante.  Louise  ne  croyait  pas  à  cette  mort  si 
proche  :  pour  mourir  cette  malade  n'aurait  pas  eu  besoin  de 
lui,  et  c'était  pour  vivre  qu'elle  le  demandait  si  éperdument. 
De  Lisbonne,  avant  de  s'embarquer,  Lenoël  avait  écrit  à 
Louise  une  lettre  toute  palpitante  d'inquiétude,  de  tendresse, 
de  regrets.  Mais  quoil  il  la  quittait. 

Le  soir  de  son  départ,  alors  qu'il  la  tenait  défaillante  entre 
ses  bras,  il  n'avait  pas  dit  un  mot  pour  la  rassurer,  ne  lui  avait 
laissé  aucun  espoir,  se  gardant  de  promettre  qu'après  avoir 
volé  au  chevet  de  cette  amie  ancienne  il  reviendrait  à  elle, 
l'amie  des  jours  présents.  Non,  il  s'en  était  allé  pour  jamais 
la  sacrifiant,  la  confiant  à  Robert,  comptant  qu'il  la  console- 
rait, l'épouserait  peut-être. 

Elle  songea  :  «  Il  voudrait  qu'aucun  remords,  aucune  tris- 
tesse ne  gâtât  le  bonheur  qu'il  a  retrouvé.  » 

Puis  elle  se  souvint  de  ce  qu'un  jour  lui  avait  dit  sa  tante  : 
—  Tu  n'es  qu'une  petite  demoiselle  de  modes,  tu  ne  peux 
pas  lutter  avec  les  femmes  de  son  monde,  qui  sont  de  plain- 
pied  avec  lui. 

Et  cependant  personne  moins  que  lui  n'avait  le  préjugé  du 
rang  social,  et  jadis  en  Allemagne  il  n'hésitait  pas  à  la  présenter 
à  une  princesse,  à  un  commandant  de  corps  d'armée. 

Ce  n'était  donc  pas  pour  cela,  c'est  parce   qu'il  préférait 


^28  LA     BEVUE     DE     PARIS 

l'autre  qu'il  était  retourné  à  elle,  et  cette  pensée  fut  à  Louise  la 
plus  intolérable  de  toutes. 

A  quoi  se  résoudrait-elle?  Elle  ne  le  savait  pas  encore.  Une 
ressource  restait  toujours,  et,  en  attendant,  elle  tâcherait  de  ne 
pas  donner  le  spectacle  de  l'abattement  et  du  désespoir.  Elle  se 
prépara  à  se  rendre  chez  Silveira. 

Le  peintre,  en  la  voyant,  poussa  des  cris  de  joie,  eut  sa 
mimique  habituelle.  Dans  son  costume  de  satin  noir,  il  se 
découpait  sur  le  jour  comme  une  ombre  chinoise  élégante  et 
absurde. 

Il  s'approcha  d'elle,  et,  d'une  voix  faussement  émue  : 

—  Pauvre  petite  !  —  dit-il  ;  —  on  a  eu  du  chagrin,  beaucoup 
de  chagrin  !  Mais  il  ne  faut  plus.  Jolie  comme  cela,  les  amis 
ne  manquent  pas. 

Louise,  indignée,  voulut  répondre;  puis,  craignant  d'en  trop 
dire,  elle  feignit  de  ne  pas  comprendre. 

A  sa  grande  surprise,  elle  s'aperçut  que  Silveira  recommen- 
çait à  travailler  au  portrait.  Il  y  ajoutait  des  effets  de  lumière, 
des  reflets,  qu'il  obtenait  au  moyen  de  jeux  de  rideaux.  Après 
s'y  être  occupé  près  de  deux  heures,  il  dit  : 

—  Maintenant,  vous  allez  être  Venise,  je  vais  vous  mettre 
le  manteau  et  la  couronne. 

Et  il  l'attira  vers  le  profond  divan  que  surmontait  un  dais 
de  soie  rose.  Alors,  faisant  le  geste  de  lui  attacher  le  manteau, 
il  lui  enlaça  la  taille,  et,  de  son  autre  main,  essaya  de  la  ren- 
verser parmi  les  coussins.  Elle,  frémissante,  pleine  de  force, 
se  redressa.  Essayant  de  la  ressaisir,  il  dit  : 

—  Petite  chérie,  ne  te  fâche  pas  :  je  serai,  moi  aussi,  un 
ami  très  gentil,  aussi  gentil  que  l'autre. 

Elle  lui  échappa  encore,  et,  passant  derrière  un  chevalet,  le 
fit  glisser  :  une  énorme  palette,  qui  s'y  trouvait  accrochée,  vint 
s'étaler  contre  Silveira;  sur  son  costume  de  satin  noir  s'écra- 
sèrent les  vermillons,  les  bleus,  les  chromes  et  les  cinabres, 
toute  la  gamme  éclatante  et  chantante  d'un  coloriste.  Et  ainsi 
il  ressemblait  à  quelque  pitoyable  arlequin,  au  lendemain  du 
mardi  gras. 

Au  milieu  du  désarroi,  Louise  prit  son  chapeau  pour  s'en- 
fuir. Arrivée  à  la  porte,  elle  vit  que  le  verrou  avait  été  tiré  :  elle 
le  repoussa.  A  ce  moment,  un  grand  coup  de  sonnette  retentit. 


HISTOIRE    D   UNE    DEMOISELLE    DE    MODES  ISQ 

et,  tandis  qu'elle  descendait,  elle  rencontra  Mrs.  Bartlett  qui, 
superbe  et  altière,  montait  Tescalier. 

Dans  la  rue,  Louise  se  sentit  plus  calme.  A  se  défendre 
contre  cette  ridicule  agression,  un  peu  de  la  colère  amassée  en 
elle  pour  une  bien  autre  cause  s'était  dissipée.  Elle  suivit  la 
ligne  des  arbres  du  long  boulevard  ;  mais  la  douceur  des  choses 
ne  la  pénétrait  plus  ;  elles  étaient  devenues  lointaines,  étran- 
gères, hostiles,  et  la  clarté  du  ciel  de  printemps  tombait  sur 
elle,  cruelle  et  froide.  Les  regards  mêmes,  dont  Thommage  et  la 
caresse  jadis  la  flattaient,  maintenant  lui  paraissaient  irritants. 

Elle  sauta  dans  un  fiacre,  donna  au  cocher  l'adresse  du 
notaire  : 

—  17  bis,  rue  Grenier-Saint-Lazare. 

Un  besoin  d'activité,  une  fièvre  la  tenait;  elle  voulait 
s'étourdir,  s'employer  à  des  besognes  fastidieuses,  tuer  les 
heures,  toutes  ennemies. 

Et  puis,  que  savait-on?  cette  maigre  bête  qui  la  traînait  pou- 
vait s'emporter,  la  précipiter  sur  le  pavé.  Alors  tout  serait 
fini,  et  lui,  là-bas,  dans  son  île  fleurie,  aurait  tout  de  même, 
quand  il  l'apprendrait,  une  peine  cuisante.  , 

Au  second  étage  d'une  maison  délabrée,  elle  sonna.  Dans 
l'étude,  quatre  clercs  griffonnaient  sous  le  jour  triste  que  les 
vitres  sales  recevsdent  d'une  cour  étroite.  Des  cartonniers  grim- 
paient jusqu'au  plafond;  bourrés  d'actes  et  de  contrats,  enre- 
gistrant des  volontés  défuntes  qui  dormaieilt  sous  la  poussière. 

Les  quatre  clercs,  levant  la  tête,  restèrent  éblouis.  Un  flot 
de  lumière,  soudain,  éclairait  la  pièce  morne.  Aucun  n'écrivit 
plus. 

—  Monsieur  Dumont  des  Pallières?  —  dit  Louise.  — 
Veuillez  lui  annoncer  mademoiselle  Kérouall. 

Quand  elle  fut  introduite,  un  maigre  vieillard  s'inclina,  lui 
fit  signe  de  s'asseoir.  Il  avait  un  fin  profil  d'oiseau,  des  che- 
veux blancs  ramenés  en  toupet,  et  son  œil  tout  rond  jetait  sur 
le  monde  un  regard  d'innocence. 

L'austérité  du  cabinet  s'ornait  d'un  grand  portrait  du  comte 
de  Chambord,  au  bas  duquel  apparaissait  une  dédicace.  Tout 
autour  se  rangeaient,  dans  des  cadres  modestes,  les  membres 
de  la  famille  royale.  Mais  on  devinait  qu'ils  étaient  là  par 
déférence  pour  celui  qui  reposait  enseveli  sous  les  plis  du 
I*'  Mai  1908.  9 


l3o  LA     BBYUB     DE     PARIS 

drapeau  blanc   :   de  cœur,   l'humble  officier   ministériel  ne 
s'était  jamais  rallié  à  la  branche  cadette. 

Maître  Dumont  des  Pallières  prit  une*  enveloppe,  en  tira 
un  papier  : 

—  Voici  la  lettre  que  j'ai  reçue  de  mon  client  le  docteur 
Lenoël,  et  qui  a  motivé  l'invitation  que  je  vous  ai  adressée. 
De  Madère,  où  il  réside  actuellement,  il  me  fait  part  de  son 
projet  d'offrir  en  donation  à  mademoiselle  Kérouall  une  maison 
sise  à  Villeneuve-Saint-Georges,  avec  jardin,  dépendances,  et 
tous  objets  la  garnissant.  Il  désirerait  qu'à  titre  de  faveur  y 
soient  maintenus,  comme  gardiens,  monsieur  et  madame  Sor- 
bier, qui,  depuis  longtemps,  y  sont  domiciliés.  Ces  deux  per- 
sonnes jouissent  d'ailleurs  d'une  pension  provenant  d'un  legs 
fait  par  monsieur  Lenoël  père,  chez  qui  Sorbier  fut  domes- 
tique... Il  sera  nécessaire,  —  dit  le  notaire  interrompant  cet 
exposé,  —  que  je  sois  nanti  de  quelques  pièces  pour  la  rédac- 
tion du  contrat.  J'aurai  besoin  de  votre  acte  de  naissance  et 
de  l'autorisation  de  vos  parents,  puisque  vraisemblablement 
vous  n'êtes  pas  majeure. 

Ces  propos,  qu'pUe  avait  écoutés  en  silence,  furent  pour 
Louise  un  subit  éclaircissement.  Une  lettre  venue  de  Madère, 
l'avant-veille,  lui  était  restée  en  partie  obscure  :  «  Dans  mon 
chagrin  profond,  —  écrivait  Lenoël,  —  je  vous  supplie  de  me 
donner  une  marque  d'amitié  qui  me  sera  infiniment  précieuse. 
Vous  en  aurez  l'occasion,  cette  semaine,  ne  la  repoussez  pas. . .  » 

Quand  le  notaire  eut  cessé  de  parler,  Louise  se  leva.  Elle 
était  très  pâle,  mais  sa  voix  demeurait  ferme. 

—  Monsieur,  —  dit-elle,  —  je  suis  reconnaissante  au  doc- 
teur Lenoël  de  son  intention  généreuse,  mais  je  ne  veux  rien 
accepter.  Vous  aurez  la  bonté  de  l'en  informer. 

Maître  Dumont  des  Pallières  regarda  cette  jeune  fille  debout 
devant  lui,  et  sa  figure  de  vieil  oiseau  polaire  se  figea  de  sur- 
prise. Puis  il  demanda  : 

—  Y  a-t-il  à  ce  refus  quelque  motif  que  je  puisse  trans- 
mettre à  mon  client? 

—  Dites-lui, 'monsieur,  que  cette  habitation  est  bien  trop 
luxueuse  pour  une  personne  de  ma  condition.  Dites-lui  aussi 
qn*il  est  possible  que  d'ici  peu  de  temps  je  quitte  Paris. 

Cette  seconde  raison  de  son  refus  lui  était  venue  subitement^ 


HISTOIRE    d'une    DEMOISELLE    DE    MODES  l3l 

et  ne  répondait  à  rien  qu'à  Tidée  de  faire  sentir  là-bas  que 
désormais  elle  se  dérobait,  devenait  insaisissable  et  mysté- 
rieuse. Elle  ne  prévoyait  guère  que  ces  paroles  prononcées 
au  hasard  auraient  un  pouvoir  singulier  de  prophétie  et 
d'incantation... 

Chez  elle,  quand  elle  rentra,  Louis  Robert  l'attendait.  Il  lui 
rendait  visite  une  ou  deux  fois  la  semaine  et  gardait  toujours, 
tant  de  mesure  et  de  discrétion  que,  malgré  ce  qu'il  y  avait 
entre  eux  de  délicat,  il  nela  choquait  jamais.  Sa  passion,  qu'il 
s'efforçait  de  cacher,  s'adoucissait,  se  trempait  de  tendresse. 

Louise  était  vivement  touchée,  mais  c'était  tout.  A  côté  de 
l'incomparable  charme  de  Jacques  Lenoël,  trop  souvent  les 
façons  de  Louis  Robert  lui  avaient  paru  primitives  et  sans 
grâce. 

Ce  soir-là,  il  venait  annoncer  qu'il  s'en  allait  pour  quelques 
jours.  Sa  mère  le  demandait,  «  s'ennuyait  après  lui  ».  Userait 
de  retour  au  commencement  de  mai. 

Us  parlèrent  de  l'absent,  comme  ils  faisaient  toujours, 
puisque  aussi  bien  il  était  le  grand  lien  qui  les  unissait.  Louise 
ne  montrait  pas  toute  sa  souffrance  et  avidement  elle  question- 
nait. Robert  aussi  recevait  des  nouvelles  de  Madère  :  le  doc- 
teur avait  trouvé  madame  Darsier  dans  le  plus  triste  état  ;  minée 
de  consomption,  elle  traversait  en  outre  une  crise  aiguë,  lut- 
tait contre  une  pleurésie  infectieuse. 

De  cette  Germaine  Duchastellier  jadis  éblouissante  de  fraî- 
cheur et  de  santé,  il  ne  subsistait  plus  qu'une  pauvre  créature 
hâve,  défaite,  héritière  lamentable  des  richesses  et  des  tares 
physiques  de  son  mari,  traînant  comme  une  malédiction  le 
châtiment  de  ce  mariage  accompU  dans  les  plus  bas  calculs  de 
l'avarice. 

Auprès  de  cette  femme  à  laquelle  il  avait  passionnément  été 
attaché,  Lenoël  restait  abîmé  de  douleur  et  de  pitié.  Toutefois 
Robert  n'en  doutait  pas  :  il  irait  jusqu'au  bout,  ne  déserterait 
pas,  serait  la  proie  de  cette  mourante  qui  avsdt  déjà  tant  pesé 
sur  sa  vie. 

—  Je  serai  absent  une  semaine  au  plus,  —  ajouta-t-il.  — 
Le  docteur  Lenoël  m  a  confié  une  partie  de  sa  clientèle  et  mon 
voyage  est  très  inopportun.  Mais  les  souhaits  des  personnes 
âgées  ont  quelqqe  chose  de  sacré  :  on  se  dit  que  ce  sont  peut-»- 


l3a  LA     REVUE     DE     PARIS 

être  les  derniers  qu'elles  forment.  De  cinq  enfants  que  nous 
étions,  —  dit-il  avec  mélancolie,  —  il  n'y  a  plus  qu'une  fille 
mariée  dans  le  pays,  et  moi,  le  plus  jeune. 

Avant  de  se  retirer,  très  timidement,  il  demanda  la  permis- 
sion d'envoyer  quelques  fleurs. 

—  En  ce  moment,  notre  Provence  est  un  jardin  :  les  roses 
poussent  jusque  dans  le  creux  des  rochers,  et  vont  se  mirer 
dans  la  mer  bleue. 

Et  ils  se  quittèrent  comme  on  se  quitte  sans  cesse,  —  con- 
fiant dans  les  lendemains  inconnus  et  menacés. 


XXVIII 

Le  3o  avril,  vers  six  heures  et  demie,  Louise,  dans  lés  salons 
de  modes,  chercha  sa  tante  pour  rentrer  avec  elle. 

—  Elle  vient  de  s'en  aller,  —  dit  la  caissière,  —  madame 
Block  Ta  fait  appeler. 

Louise  partit  seule.  Dehors,  sur  le  ciel  clair,  l'or  et  les  roses 
du  couchant  étaient  répandus.  Elle  pensa  :  <(  Cette  soirée 
serait  charmante,  si  je  n'avais  pas  envie  de  mourir.  » 

Elle  tourna  à  droite  dans  la  rue  de  la  Paix,  et  rien  ne  l'avertit 
que  cette  porte,  sous  laquelle  elle  entrait  deux  fois  par  jour 
depuis  près  de  cinq  ans,  elle  ne  la  franchirait  jamais  plus. 

Il  faisait  si  beau  qu'elle  s'en  vint  par  la  rue  de  Rivoli  et  les 
Champs-Elysées.  Elle  marchait,  perdue  dans  un  nuage  formé 
par  sa  tristesse.  Au  bout  de  la  rue  de  Castiglione,  sur  la  ter- 
rasse des  Tuileries,  les  deux  bronzes  de  Cain  se  dressaient.  Et 
soudain  une  vision  se  leva;  tout  un  autre  passé,  oublié,  caché 
depuis  longtemps  par  une  vie  nouvelle,  se  montra.  Entre  les 
groupes  de  bêtes  féroces,  dans  une  matinée  d'un  printemps 
lointain  déjà,  elle  revoyait  Fernand  Epstein.  Elle  se  revit  elle- 
même,  pleine  de  trouble  et  d'effroi...  Que  d'événements 
depuis,  que  de  misères,  que  de  joies,  disparues  aussi  I 

Elle  continua  sa  route. 

Avenue  de  Villiers,  sa  tante  n'était  pas  revenue,  Louise 
l'attendit  plus  d'une  heure. 

Défaite,  décomposée,  Félicité  entra  enfin  et  se  laissa  tomber 
dans  un  fauteuil. 


HISTOIRE    d'une    DEMOISELLE    DE    MODES  l33 

—  Il  arrive  une  chose  inconcevable,  —  dit-elle.-  —  Qu'y 
a-l^il  donc  eu  entre  Silveira  et  toi  ? 

—  Il  y  a  eu  qu'à  la  dernière  séance  il  a  été  insolent  et  brutal 
et  que  je  m'en  suis  allée  aussitôt. 

—  Et  pour  ce  portrait  qu'il  faisait  de  toi,  dans  quel  costume 
as-tu  posé? 

—  Il  m'avait  demandé  d'apporter  un  corsage  décolleté  que 
j*ai  mis  deux  fois. 

—  Eh  bien,  ma  pauvre  enfant,  tu  es  au  Salon  :  je  viens  de 
l'apprendre  par  madame  Block  qui  était  au  vernissage  avec 
son  frère.  Tu  es  en  nymphe,  toute  nue,  sur  un  fond  de  feuil- 
lage... Quelle  infamie,  mon  Dieu,  quelle  infamie  I 

Et  Félicité  essuya  ses  yeux  en  pleurs. 

—  On  s'écrasait  devant  le  tableau  ;  beaucoup  de  femmes  te 
reconnaissaient,  on  chuchotait,  on  riait.  C'était  un  scandale, 
mais  c'était  aussi  un  triomphe  :  car  on  dit  que  ce  misérable  a 
fait  un  chef-d'œuvre.  Il  a  donné  à  la  figure  une  expression  si 
voluptueuse,  si  provocante,  que  tous  les  hommes  restaient 
plantés  devant,  les  regards  allumés. 

Elle  se  tut,  de  nouveau  gagnée  par  les  larmes. 

—  Madame  Block  a  été  très  bien,  —  fit-elle  ensuite.  —  Elle 
n'a  pas  douté  un  instant  que  tu  ne  fusses  victime  d'une  scéléra- 
tesse, et  elle  a  chargé  son  frère  de  voir  des  membres  du  jury, 
afin  qu'ils  obligent  Silveira  à  retirer  la  toile  ou  du  moins  à 
atténuer  la  ressemblance.  Mais  demain  matin  le  Salon  est 
public,  et  pourra-t-on  agir  d'ici  là?  Ahl  si  monsieur  Tous- 
sard  était  à  Paris,  les  choses  ne  se  passeraient  pas  ainsi,  ce  drôle 
trouverait  à  qui  parler. 

Elle  ne  disait  rien  d'une  autre  protection,  qui,  celle-là,  eût 
été  toute-puissante,  dont  l'absence  causait  en  somme  tout  le 
mal,  mais  qu'il  eût  été  trop  cruel  d'évoquer. 

Louise,  atterrée  gardait  le  silence,  devant  cette  catastrophe 
sans  nom,  et  elle  songeait  : 

((  Où  me  cacher,  comment  disparaître?  » 

La  vie  devenait  vraiment  trop  terrible. 

Très  avant  dans  la  soirée,  elles  se  tinrent  désolées  vis-à-vis 
l'une  de  l'autre.  Félicité  eUe-même  avait  perdu  sa  vaillance. 

Par  la  fenêtre  entr'ou verte,  on  sentait  la  nuit  très  douce, 
l'air  tout  chargé  des  effluves  du  printemps.  Et,  voyant  fuir 


l34  LA     REVUE     DE     PARIS 

ces  voûtes  d'arbres,  le  long  desquelles  jadis  elle  laissait  errer 
sa  rêverie,  Louise  se  disait  ; 

((  A  présent,  je  ne  désire  plus  que  la  fin  de  tout...  » 
Au  matin,  Félicité,  la  figure  meurtrie  par  le  chagrin  et  l'in- 
somnie, vint  auprès  du  lit  où,  dans  les  cauchemars  et  la  fièvre, 
la  jeune  fille  s'était  débattue. 

—  Je  m'en  vais  là-bas,  —  dit^elle;  —  il  faut  faire  face  à 
l'orage,  expliquer,  se  défendre.  Toi,  ma  pauvre  enfant,  tâche 
d'être  calme.  Les  pires  ennuis  n'ont  qu'un  temps,  tout  s'use, 
tout  s'oublie.  Mais  le  coup  est  dur... 

Restée  seule,  Louise  prit  Fairy  sur  ses  genoux.  Ce  petit  être 
innocent,  qui  palpitait  tout  contre  elle,  c'était  maintenant  son 
unique  joie.  Et  elle  lui  disait  : 

—  Tu  ne  sais  pas,  toi,  ce  qui  est  arrivé,  et  ton  amitié  est  la 
seule  en  qui  je  puisse  m'abandonner  sans  souflrir. 

Elle  eut  la  visite  d'Eliane.  Hélas  I  Poncelet,  qui  s'était 
occupé  de  l'aflaire,  lui  aussi,  n'avait  rien  obtenu.  Ce  misérable 
Silveira  affirmait  que  Louise  s'était  prêtée  à  poser  l'ensemble, 
puisque  d'ailleurs  elle  ne  lui  refusait  rien. ..  Au  reste,  il  comp- 
tait bien  lui  offrir  le  beau  portrait  en  buste  qu'il  venait  de 
terminer;  seul,  le  cadre  qu'il  faisait  faire  en  retardait  l'envoi. 

—  Je  ne  suis  pas  allée  encore  au  magasin,  —  dit  Éliane;  — 
je  suis  bien  sûre  que  tout  le  monde  prendra  votre  parti,  mais 
que  cette  histoire  est  donc  pénible  pour  vous,  ma  pauvre  amie! 

Et,  tout  en  se  désolant,  la  petite  madame  Poncelet  avait  des 
airs  de  matrone  sage,  à  l'abri  désormais  de  pareilles  aventures. 

Le  courrier  apporta  à  Louise  tout  un  paquet  de  journaux. 
Elle  ne  s'étonna  pas,  —  plus  rien  ne  l'étonnait,  —  mais  elle  se 
raidit  contre  de  nouveaux  assauts.  C'étaient  les  comptes  rendus 
du  Salon,  marqués  au  crayon  bleu  à  l'endroit  où  il  était  ques- 
tion de  la  Nymphe  de  Silveira. 

((  Ce  tableau  est  très  séduisant,  —  remarquait  un  des  plus 

'  autorisés  critiques  d'art,  —  et,  cette  fois,  le  peintre  a  pris  son 

inspiration   chez   Giorgione,  ce  maître  mystérieux  dont   les 

figures  chaudes  luisent  voluptueusement  au  milieu  de  bois 

obscurs...  )) 

Certsdns  reprochaient  à  l'artiste  d'avoir  donné  à  sa  nymphe 
une  expression  trop  hardie.  «  Je  pense  qu'elle  aura  tôt  fait  de 
lever  un   satyre,  —  affirmait  le  feuilletoniste  d'un  journal 


UlStOIRE    D^UNE    DEMOISELLE    t>E    MODES  l35 

sérieux;  —  j'en  prends  à  témoin  tous  les  messieurs  qui  se 
pressaient  devant  elle.  » 

Dans  une  feuille  mondaine,  Louise  lut  cet  entrefilet  : 

((  Monsieur  Silveira  a  exposé  une  jeune  personne  délicieu- 
sement jolie,  et  sans  vains  atours.  On  dit  que  des  acheteurs  se 
sont  déjà  présentés.  S'agit-il  de  Tœuvre  ou  du  modèle?...  » 

Une  autre  : 

«  Cette  nymphe  serait  un  portrait.  Diable!  Le  renseigne- 
ment est  complet,  et  Ton  écrirait  volontiers  au  bas  de  cette 
alléchante  image  ces  trois  adverbes,  qu'un  prince  adressait 
jadis  à  une  comédienne  célèbre  :  Oh?  Quand?  Combien?,..  On 
assure  qu'il  faut  chercher  du  côté  de  la  rue  de  la  Paix.  » 

Exaspérée,  Louise  jeta  les  journaux  à  terre,  les  foula  aux 
pieds.  Mais,  regardant  les  bandes,  elle  s'aperçut  que  toutes 
portaient  la  même  écriture  et  qu'elle  la  reconnaissait. 

Au  début  de  sa  liaison  avec  Lenoël,  plusieurs  lettres  de 
cette  main  féminine,  pleines  de  haine  et  de  menaces,  lui  étaient 
parvenues.  Et  elle  avait  été  certaine  que  ni  le  dépit  théâtral  de 
madame  Alice  Gointel  ni  les  extravagances  puériles  de  madame 
de  Gouza  ne  se  seraient  exprimées  avec  cette  âpreté  furieuse 
et  vengeresse.  Elle  avait  soupçonné  une  autre  femme,  obligée 
sans  doute  à  se  dérober  dans  l'ombre,  d'où  elle  lançait  ses 
traits  empoisonnés. 

Elle  se  rappela  aussi  un  propos  de  Lenoël  qui  l'avait  frappée  : 

—  Les  anciens  —  avait-il  dit  —  étaient  de  grands  symbo- 
listes; ils  ont  inventé  les  femmes  à  chevelures  de  serpents. 

Et,  comme  il  n'avait  rien  ajouté,  elle  supposa  qu'il  ne  pou- 
vait nommer  celle  qui  lui  inspirait  cette  réflexion... 

Félicité  rentra,  s'effbrçant  de  paraître  paisible,  msds  elle 
avait  été  au  supplice  toute  la  journée,  et  son  visage  gardait  la 
trace  de  son  long  eflbrt  de  courage. 

—  Le  magasin  a  été  parfait,  —  dit-elle  ;  —  toutes  ces  demoi- 
selles t'ont  défendue  avec  ardeur.  Les  clientes,  c'est  autre  chose  : 
quelles  rosses!  Leur  indignation,  j'aurais  su  dans  bien  des  cas 
la  calmer;  cela  ne  m'eût  pas  été  difficile,  tu  peux  m'en  croire. 
Madame  Block  s'en  est  chargée,  d'ailleurs,  supérieurement. 
«  Monsieur  Silveira  a  commis  une  infamie,  —  a-t-elle  dit,  — 
mais  la  vérité  se  découvrira  bientôt.  Hier,  au  Salon,  on  dési- 
gnait déjà  celle  qui  a  posé  cette  nymphe  dont  le  visage  seul 


236  LA     REVUE     DE     PARIS 

est  emprunté  à  la  pauvre  Louise...  »  Et  ces  paroles  en  ont  fait 
rougir  ou  blêmir  plus  d'une.  D'autres  étaient  stupéfaites  ; 
d autres  souriaient.  Ça  été  un  défilé  sans  fin.  Il  est  même 
venu  des  hommes  qui  te  cherchaient  du  regard,  curieux  et 
sournois. 

Cet  incident  parisien  fut  pendant  plusieurs  jours  l'amuse- 
ment pervers  et  frivole  des  âmes  désœuvrées.  Et  cette  société, 
assurément  la  plus  polie  et  la  moins  hypocrite  qui  soit,  trouva 
son  divertissement  habituel  à  cette  infraction  aux  lois  de  pudeur 
et  d'honneur,  lentement  établies  durant  des  siècles  sans  nombre, 
au-dessus  des  instincts  asservis  et  domptés... 

Louise  reçut  encore  beaucoup  de  journaux  et  de  lettres.  Us 
étaient  remplis  d'hommages,  d'injures,  de  déclarations  d'amour 
et  d'offres  d'argent.  Sur  une  enveloppe  elle  lut  cet  en-tête  : 
Folies-Capucines.  Elle  la  déchira  :  on  lui  proposait  un  enga- 
gement pour  la  saison  prochaine,  à  des  conditions  magni- 
fiques. Elle  n'aurait  qu'à  se  montrer  dans  le  personnage  de 
Vénus,  une  Vénus  —  «  art  nouveau  »  —  ornée  de  perles,  de 
coquillages,  de  coraux  et  d'algues,  et  qui  sortirait  des  flots  (de 
l'eau  véritable).  Au  «  deux  »,  Vénus  devenait  cocotte  :  les  toi- 
lettes, somptueuses,  seraient  fournies  par  l'administration.  Il  y 
aurait  dans  cet  acte  un  pas  de  danse  à  exécuter  dans  le  décor 
du  Moulin-Rouge.  Au  «  trois  »,  Vénus  est  amoureuse  d'un 
officier  français,  elle  se  fait  religieuse  ambulancière,  le  suit  au 
Tonkin.  Il  est  blessé,  elle  le  soigne,  l'arrache  à  la  mort.  Au 
dernier  acte,  apothéose  :  Vénus,  en  cantinière,  enveloppée  du 
drapeau  français,  chante  la  Marseillaise  avec  chœur.  «  Si  nous 
donnons  tous  ces  détails,  —  disait  en  terminant  le  directeur,  — 
c'est  sur  la  prière  de  l'auteur  du  scénario.  Il  espère  que  vous 
serez  séduite  par  sa  nouveauté  et  soiï  intérêt  comme  nous 
l'avons  été  nous-mêmes.  » 

Louise  se  prit  le  front  dans  les  mains,  se  demandant  si  elle 
perdait  la  raison,  ou  si  c'étaient  les  autres,  tous  acharnés  à 
l'assaillir,  à  l'entraîner  en  quelque  ronde  éperdue... 

Les  choses  peu  à  peu  se  calmèrent,  mais,  un  soir,  revenant 
du  magasin,   Félicité  dit  à  Louise  : 

—  Nous  avons  causé  de  toi,  madame  Block  et  moi  :  nous 
pensons  que  tu  ferais  bien  de  t'absenter  quelques  semaines.  Va 
assister  au  mariage  de  ta  sœur,  comme  tu  le  lui  as  promis. 


HISTOIRE    D'UNE    DEMOISELLE    DE     MODES  187 

L'idée  de  s'en  aller  là-bas  «  être  de  noce  »,  comme  on  dit 
dans  le  Bordelais,  remplit  Louise  d'effroi.  Oui,  certes,  elle 
avait  promis.  Mais  c'était  au  temps  des  jours  heureux,  alors 
que  tout  lui  souriait,  lui  était  facile.  Maintenant  elle  n'aurait 
plus  le  cœur  à  se  mêler  aux  fêtes  de  famille.  Et  puis  elle 
redoutait  que  le  petit  bureau  de  poste  local  ne  s'encombrât 
de  journaux  où  des  notes  encadrées  l'insulteraient. 

Elle  répondit  à  sa  tante  qu'elle  irait  plutôt  en  Angleterre, 
où  l'invitait  depuis  plus  d'un  an  une  certaine  Georgette, 
mariée  la-bas,  et  qu'elle  avait  connue  au  magasin. 

Mais,  au  fond,  elle  ne  songeait  qu'au  moyen  de  disparaître 
tout  à  fait. 

Il  arriva  encore  quelques  lettres,  et  plusieurs  feuilles  illus- 
trées qui  la  représentaient  en  des  poses  ridicules  ou  obscènes. 
En  première  page  d'un  journal,  elle  lut  :  «  Le  tableau  sensa- 
tionnel du  Salon,  la  Nymphe  de  Silveira,  a  été  acquis  le  jour 
même  de  l'ouverture.  L'acheteur  serait  le  comte  Kowieski, 
ce  riche  boyard  dont  les  collections  sont  célèbres.  Le  chef- 
d'œuvre  du  peintre  vénitien  irait  donc  orner  en  Russie  un  des 
châteaux  où  ce  grand  seigneur  entasse  des  trésors  d'art.  » 

((  Tant  mieux  I  —  se  dit  Louise  ;  —  du  moins  ne  restera-t-il 
pas  en  France.  » 

Mais  le  nom  aussitôt  la  fit  souvenir  de  cette  comtesse 
Kowieska,  si  belle  et  follement  élégante,  qui  venait  au  maga- 
sin. Depuis  l'été,  on  ne  l'avait  pas  revue,  et  maintenant  Louise 
se  rappela  le  propos  d'une  de  ces  demoiselles  : 

—  Vous  savez,  la  comtesse  Kowieska  a  lâché  son  mari 
pour  s'en  aller  avec  un  ténor...  Il  n'y  a  que  les  femmes  du 
monde  pour  être  aussi  bêtes.  Nous  autres,  nous  sommes  fixées 
sur  ce  qu'ils  valent,  ces  beaux  grimés  I . . . 

XXIX 

Depuis  près  d'une  semaine,  Louise  se  tenait  enfermée.  Du 
haut  de  son  balcon,  elle  apercevait  la  masse  sombre  des  arbres, 
les  lignes  des  rues  et  des  avenues,  et  de  cette  ville  immense 
étendue  à  ses  pieds  elle  croyait  entendre  des  insultes  monter 
jusqu'à  sa  pauvre  chambre.  Elle,  qui  avait  été  la  fête  des  yeux. 


l38  LA     REVUE     DE     PAKIS 

se  sentait  maintenant  en  butte  au  mépris,  et  cette  pensée  Tacca- 
blait,  s'ajoutait  à  Fautre  douleur,  plus  âpre  et  poignante,  qui 
déjà  lui  paraissait  insupportable. 

Le  soir,  elle  se  résolut  à  sortir.  Elle  s'en  irait  par  les  quar- 
tiers populeux  jusqu'aux  berges  où  la  Seine  traverse  de  loin- 
tains faubourgs.  Le  miroir  familier  de  l'eau,  en  qui  depuis 
sa  petite  enfance  elle  regardait  se  pencher  et  trembler  la  forme 
des  choses,  elle  s'y  pencherait  à  son  tour.  Et  alors  elle  verrait. 
Cette  rivière  toute  claire  et  luisante,  pleine  de  reflets  bleus  et 
de.  nuages  blancs  épars  comme  des  vols  de  colombes,  elle  y 
glisserait  volontiers  avec  le  fardeau  de  sa  misère. 

Par  des  rues  que  ne  fréquentent  pas  les  équipages,  elle 
atteignit  le  quai  de  Passy,  et  suivit  le  pavé  qui  borde  le  fleuve. 
L'eau  filait  rapide,  accrue  par  les  pluies  d'avril,  et  la  force 
du  courant  fatiguait  les  péniches  amarrées  à  la  rive.  Au-dessus 
des  pyramides  de  pierres  et  de  sable,  des  piles  de  bois,  des 
sacs  de  charbon,  les  grues  avançaient  leurs  becs  de  fer.  Et  cet 
endroit  voué  aux  durs  labeurs  gardait  sous  l'éclat  riant  de 
la  saison  un  aspect  farouche. 

Louise  eut  un  frisson  d'horreur...  Non,  jamais  elle  n'en- 
trerait dans  ces  flots  souillés  et  grondants.  Elle  se  figura  son 
corps  battant  les  pontons,  heurté  au  passage  par  les  bateaux- 
mouches,  repêché  par  les  mariniers,  et  venant  échouer  tout 
sanglant  sur  la  berge,  près  des  marchandises  déchargées. 

D'épouvante,  elle  s'enfuit. 

Elle  courut  jusqu'à  la  montée  du  Trocadéro,  se  laissa 
tomber  sur  un  banc,  parmi  les  allées  en  labyrinthe  qui  s'em- 
mêlent sur  la  colline. 

Et  elle  songea  à  ce  qu'elle  allait  devenir.  Le  courage  de 
mourir  et  le  courage  de  vivre  lui  manquaient  également. 

Une  femme  prit  place  à  côté  d'elle.  Sordidement  vêtue, 
elle  avait  un  aspect  de  lassitude,  un  visage  ravagé.  Derrière 
elle,  les  grandes  statues  dorées,  de  style  Louis  XIV,  couchées 
autour  d'un  bassin  de  marbre,  lui  faisaient  un  fond  de  splen- 
deur. 

Louise  l'observait^  surprise,  émue,  envieuse  presque  de  voir 
un  être  porter  si  simplement  sa  détresse.  Et  de  rester  si  incon- 
sciente de  son  abjection,  de  ne  pas  savoir  qu'elle  faisait  sous 
la  belle  lumière  une  tache  sinistre,  Louise  l'admirait  :  <(  De 


HISTOIRE    D^UNE    DEMOISELLE    DE    MODES  iSq 

nous  deux,  —  jugeait-elle,  —  c'est  moi  la  plus  à  plaindre, 
car,  si  elle  soufiFre,  c'est  de  froid  ou  de  faim,  et  ces  maux  sont 
réparables,  tandis  que  moi,  je  souffre  de  ne  plus  connaître 
cette  douceur  d'être  aimée  qui  m'était  délicieuse,  et  je  me 
désole  parce  que  je  suis  à  tous  un  objet  de  blâme  et  de  rail- 
lerie. Ce  sont  des  douleurs  que,  sans  doute,  cette  pauvresse  ne 
comprendrait  pas  :  eUe  doit  avoir  une  idée  peu  compliquée  des 
épreuves  auxquelles  une  femme  est  soumise.  » 

—  Pourriez-vous  me  dire  l'heure  qu'il  est? 

Au  moment  où  la  pauvre  créature  prononça  ces  mots,  une 
toux  violente  la  secoua,  lui  déchira  la  poitrine. 

—  Êtes-vous  malade.»^  —  fit  Louise  avec  intérêt. 
Et  dans  sa  poche  elle  chercha  son  porte-monnaie. 

—  C'est  rien,  —  fit  la  femme,  —  c'est  la  fin  d'une  mau- 
vaise bronchite.  Voilà  deux  mois  que  j'ai  quitté  l'hôpital. 

—  Et  maintenant  —  dit  Louise  —  que  faites-vous  ? 

—  Autant  dire  rien  :  je  ne  suis  plus  forte  à  l'ouvrage.  Je 
raccommode,  je  rapièce  pour  les  mariniers,  ceux  qui  n'ont 
pas  de  femme.  J'habite  par  là,  du  côté  de  la  rivière. 

Et  du  doigt  elle  désignait  le,  quai  de  déchargement,  d'où 
Louise  s'était  échappée. 
Elle  recommença  : 

—  Pourriez-vous  me  dire  l'heure,  s'il  vous  plaît?  Mon 
homme  m'attend  en  bas,  au  ponton  de  l'Aima.  Il  travaille 
à  Bercy. 

Louise  la  contemplait  avec  étonnement  :  alors  il  y  avait 
quelqu'un  qui  guettait  celte  miséreuse,  un  homme  qui  vien- 
drait à  elle  ;  elle  n'était  pas  seule  à  plier  sous  le  faix.  Louise 
de  nouveau  l'envia.  Puis,  sortant  un  louis  de  sa  bourse,  elle 
le  lui  offrit. 

La  femme,  qui  s'était  levée,  s'arrêta,  éblouie;  un  éclair 
jaillit  de  ses  yeux  ternes.  Et  cet  éclair,  sous  sa  lueur  fauve, 
faisait  surgir  en  foule  des  rêves  et  des  convoitises,  —  une 
boutique  de  a  troquet  »  brillante  de  lumière,  et  le  zinc  et  les 
verres  de  vin,  et  la  pâle  absinthe,  et  l'ivresse  brutale  et  bien- 
heureuse... 

Louise  gravit  la  côte,  prit  une  avenue  et  s'en  vint  lentement, 
traînant  cette  vie  qu'elle  n'avait  pas  osé  quitter. 

Le  jour  finissait.  Sous  les  feux  du  soleil  couchant,  la  ville 


l4o  LA     RBTUB     DE     PARIS 

embrasée  se  mon  finît  dans  une  gloire  d'apothéose.  Et  les  êtres 
se  découpaient  x;liétifs  et  dérisoires  sur  For  et  la  pourpre 
^somptueusement  tendus  à  Foccident. 

Presque  en  face  de  sa  maison,  elle  traversa. 

Un  coupé  stationnait  devant  la  porte.  Elle  en  remarqua  la 
caisse  peinte  en  imitation  de  jonc  et  elle  se  souvint  de  la  voi- 
ture toute  pareille  dont  se  servait  jadis  Femand  Epstein.  Un 
homme  en  descendit.  Il  était  grand  et  pâle,  avec  des  mous- 
taches si  claires  qu'elles  semblaient  blanches,  et  sa  mise  avait 
cette  élégance  négligée  que  Ton  voit  aux  gens  riches.  Il  fit 
quelques  pas,  s'avança  tout  contre  elle,  et  la  regarda  avec 
une  attention  minutieuse. 

Elle,  inquiète,  se  disait  : 

((  Qu'ya-t-il,  que  va-t-il  arriver  encore?...  » 

Mais  rien  n'arriva.  La  jeune  fille  entendit  ce  personnage 
remonter  en  voiture,  refermer  la  portière  et  s'éloigner. 

Elle  s'enfonça  sous  la  voûte  de  la  porte  cochère.  Dehors, 
les  dernières  flammes  teignaient  d'orange  les  pierres  de  la 
façade  et,  dans  l'ombre  où  elle  pénétra,  elle  sentit  tout  à  coup 
la  fraîcheur,  la  nuit  d'un  cayeau.  Et  cette  impression  lui  fut 
bienfaisante... 

Le  lendemain  matin,  Rosalie  présentait  une  carte  :  «  Wil- 
liam Smith,  Esquire.  )> 

—  Ce  monsieur  dit  que  mademoiselle  le  connaît  et  le 
recevra. 

Car,  depuis  peu,  il  venait  sans  cesse  des  gens  que  l'on  avait 
tous  éconduits. 

William  Smith,  Louise  se  le  rappelait  bien,  c'était  le  secré- 
taire du  comte  Kowieski.  Peut-être  lui  dirait-il  que  la  Nymphe 
partait  pour  l'étranger.  Elle  le  fit  introduire. 

William  Smith,  Esquire,  avait  des  yeux  de  jais,  les  cheveux 
noir  bleu,  et  le  teint  bronzé  de  l'extrême  Midi.  Mais  sa  raideur, 
sa  tenue  irréprochable  le  proclamaient  britannique  incontesta- 
blement. 11  salua  d'un  geste  rapide,  en  homme  d'affaires,  et  dit  : 

—  J'espère  vous  êtes  bien. 
Puis,  s'étant  assis  : 

—  Voulez-vous  venir  en  Russie  .►* 

—  En  Russie!  —  fit  Louise,  saisie,  comme  si  déjà  lui 
fussent  apparus  les  glaces  du  pôle  et  les  ours  blancs. 


HISTOIRE    d'une    DEMOISELLE    DE    MODES  I^I 

—  Précisément!...  Ne  tremblez  pas.  Le  comte  Kowieski  a 
acheté  le  tableau  de  Silveira  qui  vous  représente. 

—  Qui  représente  ma  figure!  —  interrompit  Louise  indi- 
gnée, —  car  pour  le  reste... 

—  Ohl  je  sais,  vous  êtes  très  correcte,  très  comme  il  faut  : 
je  vous  connais  depuis  longtemps...  Mais  écoutez  :  le  comte 
a  voulu  vous  voilr,  et,  comme  vous  n'êtes  pas  sortie  durant  plu- 
sieurs jours,  hier  seulement  il  vous  a  aperçue.  Il  m'a  chargé 
d'un  message  pour  vous.  Voulez- vous  venir  faire  les  honneurs 
de  son  château  de  Ma  Folie,  en  Podolie  ?  C'est  une  très  splendlde 
demeure.  Le  comte  n'y  est  pas  retourné  depuis  le  départ  de 
la  comtesse.  Cette  dame,  vous  l'avez  appris,  sans  doute,  a  eu 
une  copduite  très  incorrecte,  étant  partie  avec  un  chanteur... 
Depuis  lors,  le  comte,  cruellement  mortifié,  est  tombé  dans 
un  état  de  grande  dépression. 

)>  Mais  la  surveillance  de  ses  immenses  propriétés  est 
devenue  nécessaire  et  il  est  parti,  ce  matin,  pour  un  temps 
qu'il  ne  peut  encore  fixer  exactement. 

))  Le  comte  est  un  homme  paisible  et  mélancolique;  il  a 
peu  de  volonté  et  beaucoup  de  magnificence. 

))  Je  ne  vous  parle  pas  de  sa  générosité,  car,  je  sais,  vous 
n'êtes  pas  occupée  de  votre  intérêt,  mais  je  vous  dirai  qu'en 
allant  là-bas  vous  ferez  une  action  digne  d'une  personne  de 
cœur.  La  société  d'une  femme  distinguée  et  aimable  sera  cer- 
tainement utile  pour  le  tirer  de  ce.tte  tristesse  où  il  est  plongé. 
Et  comme  sur  le  tableau  votre  figure  lui  plaisait  excessive- 
ment, je  viens,  connaissant  vos  qualités,  m'adresser  à  vous. 

De  quelque  façon  que  l'on  considérât  le  dessein  de  William 
Smith,  il  ne  difierait  pas  beaucoup  de  celui  de  Jéhovah,  qui^ 
pour  qu'Adam  n'errât  pas  solitaire  parmi  les  délices  du  jardin 
d'Eden,  résolut  de  lui  donner  une  compagne.  Et  peut-être 
Smith,  l'avait-il  puisé  dans  sa  Bible  de  poche,  qu'il  hsait 
chaque  jour. 

Il  ajouta  : 

—  Vous  ferez  ce  que  vous  voudrez,  et  serez  en  tout  votre 
maîtresse .  Vous  n'avez  rien  à  craindre  de  cet  homme  doux  et 
nonchalant,  et  comme,  je  suis  sûr,  vous  êtes  bonne,  la  pensée 
de  le  consoler  vous  sera  agréable. 

Doué  de  finesse,  William  Smith  avait  certainement  choisi 


\ 
l4a  LA     REVUE     DE     PARIS 

tout  de  suite  les  arguments  les  meilleurs  pour  toucher  la 
pauvre  Louise.  D'ailleurs  il  était  honnête  et  parfaitement 
sincère.  Il  administrait  avec  une  entière  loyauté  cette  fortune 
rurale  et  industrielle,  d'une  gestion  difficile  et  compliquée, 
s'attribuant  à  lui-même  des  émoluments  proportionnés  à  son 
zèle,  qui  était  considérable. 

Le  neuvième  des  douze  enfants  du  Révérend  Walter  Smith, 
pasteur  à  Gibraltar,  il  avait  été  engagé  tout  jeune  par  le 
syndicat  des  Hôtels  Internationaux,  ces  carrefours  du  monde, 
où,  de  Sidney  à  Singapour  et  à  Monte-Carlo  l'humanité 
mange  les  mêmes  grillades  et  les  mêmes  pickles,  dans  un 
décor  somptueux,  banal,  —  et  monotone  à  l'égal  de  ce  paradis 
dont  elle  ne  tenta  jamais  au  cours  des  siècles  de  varier  le  rêve.' 

Ce  fut  durant  une  saison  à  Rome  qu'il  rencontra  le  comte 
Kowieski.  La  vigilance,  la  fermeté,  l'incorruptibilité,  qu'il 
montrait  dans  ses  fonctions  de  directeur-gérant,  émurent 
d'admiration  le  grand  seigneur  venu  de  ces  régions  haréales^ 
où  la  fraude  et  l'improbité  se  glissent  sous  les  façons  serviles, 
où  la  neige  semble  s'étendre  pour  tout  étouffer  et  amortir.  Le 
comte  Kowieski,  rencontrant  un  employé  scrupuleux,  n'en 
put  croire  ses  yeux.  Il  fit  tout  pour  se  l'attacher  et  finalement 
y  parvint.  William  Smith  devint  son  secrétaire,  et  le  comte 
put  vivre  désormais,  à  sa  guise,  dans  l'apathie,  la  langueur  et 
la  négligence  de  tout. . . 

Louise,  muette,  attentive,  agitée,  avait  écouté  William 
Smith.  Et,  tandis  qu'il  parlait,  elle  voyait,  dans  l'infini  des 
steppes  mornes  se  dresser  avec  ses  hautes  tours  crénelées  un 
château  semblable  aux  burgs  du  Rhin. 

Sans  doute,  elle  avait  songé  à  disparaître,  mais,  tout  à  coup, 
la  pensée  d'abandonner  Paris,  la  ville  riante  et  fleurie,  pour 
s'en  aller  en  des  pays  sauvages,  la  remplissait  d'effroi. 

Et  cependant,  ce  qui  s'offrait  à  elle,  c'était  bien  la  réalisa- 
tion inattendue  et  singulière  de  son  secret  désir.  Elle  échap- 
pait ainsi  à  ses  persécuteurs,  rendait  impuissantes  leurs  atta- 
ques; et,  ce  qui  la  touchait  bien  plus,  elle  mettait  entre  elle  et 
celui  qui  l'avait  quittée  un  abîme  devant  lequel  il  resterait 
dérouté.  Elle  se  figurait  sa  surprise  et  sa  douleur  et  elle  s'en 
réjouissait.  Ce  serait  sa  seule  vengeance.  Car  elle  savait  bien 
que  de  loin  il  la  suivait  toujours  avec  un  souci  passionné.  Les 


HISTOIRE    d'une    DEMOISELLE    DE    MODES  l43 

lettres  venues  de  Madère  et  demeurées  sans  réponse,  les  ques- 
tions à  Robert,  l'attestaient  suffisamment.  Et,  dès  lors,  il  la 
chercherait  en  vain  à  travers  la  terre  immense. 

Toutes  ces  idées,  tumultueusement,  passaient  en  elle,  la 
jetaient  dans  un  grand  trouble. 

—  Monsieur,  —  dit-elle  enfin,  —  j*ai  traversé  de  cruelles 
épreuves,  et  mon  courage  n*est  pas  toujours  aussi  fort  que 
ma  misère.  Depuis  quelque  temps,  je  vous  l'avoue,  je  désirais, 
pour  sortir  de  ma  vie,  m'en  aller  n'importe  où,  et  voici  que 
maintenant  votre  projet  me  glace  de  crainte. 

—  Il  ne  faut  pas,  —  dit  Smith  ;  —  ce  n'est  pas  raisonnable. 
Je  vous  invite  à  venir  dans  un  pays  charmant,  où  le  climat  est 
délicieux.  C'est  le  jardin  de  la  Russie,  plein  d'arbres  fruitiers 
et  de  fleurs.  Le  château,  bâti  au  xviii"  siècle  par  un  architecte 
français,  est  un  vrai  palais.  Vous  y  serez  très  heureuse...  Vous 
autres  Françaises,  vous  avez  peur  de  tout!  Réfléchissez.  Dans 
cinq  jours,  vous  me  direz  votre  réponse.  D'ici  là,  je  vais  à 
Gibraltar. 

Cette  visite  laissa  Louise  plus  calme.  Elle  n'arrêtait  rien 
encore,  mais  du  moins  elle  se  découvrait  une  issue,  un  moyen 
de  fuir  autrement  que  par  un  coup  de  désespoir. 

Espérant  un  peu  de  paix  parmi  les  morts,  elle  s'en  alla  au 
cimetière  Montmartre  ;  comme  elle  franchissait  la  grille, 
madame  de  Couza,  avec  une  amie,  descendait  de  voiture.  Louise 
n'eut  que  le  temps  de  se  dérober  derrière  une  chapelle. 

Alors  elle  ne  bougea  plus  de  chez  elle.  Par  sa  fenêtre  enti'ait 
l'azur  profond  du  ciel,  l'aveuglant  et  la  blessant. 

Auprès  de  sa  tante,  non  plus,  elle  ne  trouvait  nul  réconfort. 
Lorsque  celle-ci  rentrait  du  magasin,  Louise  cherchait  sur  le 
visage  de  Félicité  la  trace  des  aflronts  subis  à  cause  d'elle.  Et, 
comme  chacune  croyait  avoir  causé  le  malheur  de  l'autre, 
elles  s'entraînaient  mutuellement  dans  une  tristesse  sans  fond. 
Elles  ne  savaient  plus  que  se  dire,  et  le  silence  devenait  entre 
elles  pénible  comme  des  reproches. 

Et  Louise  pensait  : 

((  Monsieur  Toussard  va  revenir;  elle  se  consolera.  Mais, 
s'il  me  trouve  là,  je  serai  entre  eux  un  sujet  de  malaise,  de 
dissentiments  et  de  chagrins.  » 

Enfin,  le  cinquième  jour,  celui  qui  devait  ramener  Smith, 


l44  l'A     REVUE     DE     PARIS 

arriva...  Emue  et  tremblante,  Louise  pourtant  n'hésitait  plus. 
Une  nouvelle  circonstance  vint  fortifier  encore  sa  résolution. 
Par  le  premier  courrier,  elle  eut  une  lettre  de  Robert,  datée 
de  la  veille.  Retenu  dans  son  pays  par  une  indisposition  grave 
de  sa  mère,  il  ne  faisait  que  d'arriver  à  Paris  et  apprenait 
tout.  Et  U  n'avait  plus  désormais  qu'un  désir  :  relever  l'offense 
mortelle  faite  à  Louise,  châtier  le  misérable.  Il  serait  chez  elle 
vers  le  soir;  U  la  conjurait  de  lui  permettre  de  la  venger. 

Ce  duel,  la  jeune  fille  sentit  qu'elle  devait  l'empêcher  à  tout 
prix  :  traître  et  spadassin,  l'indigne  Silveira  devait  connaître 
des  bottes  qui  abattent  l'adversaire  sûrement.  Dans  une  vision 
qui  la  fit  frémir,  Robert  lui  apparut  blessé,  saignant,  mourant. 
Et  elle  se  figura  aussi  la  vieille  mère,  là-bas,  la  paysanne  proven- 
çale recevant  la  nouvelle  qu'à  Paris  on  lui  avait  tué  son  fils. 
Sans  perdre  un  instant,  Louise  écrivit  à  Robert  : 

Mon  ami,  s^otre  lettre  me  touche  infiniment,  mais  je  vous 
défends  de  vous  battre.  Je  pars,  je  m'en  vais  pour  longtemps. 
Conservez-moi  un  souvenir  affectueux,  et  soyez  sûr  que  le  vôtre 
me  restera  toujours  cher. 

A  dix  heures,  Smith  sonna.  Quoiqu'elle  l'attendit,  Louise, 
en  le  voyant,  fut  effrayée  :  il  lui  sembla  que  c'était  le  destin 
qui  entrait  chez  elle. 

Il  la  salua,  puis  il  dit  : 

—  C'est  bien.  Je  vois,  c'est  décidé.  Je  pars  ce  soir.  Vous  aussi. 

—  Ce  soiri  —  fit-elle,  consternée. 

—  Ohl  ne  soyez  pas  en  peine,  je  me  charge  de  tout.  N'em- 
portez pas  de  bagages,  ce  sera  plus  commode  pour  vous.  Je 
préparerai  ce  qu'il  faudra.  Je  vais  envoyer  un  tailleur,  line 
lingère,  une  couturière  prendre  vos  mesures...  Mais,  écoutez, 
votre  femme  de  chambre  ne  vous  accompagnera-t-elle  pas? 

—  Ohl  non,  —  fit  Louise,  —  je  ne  veux  avec  moi  per- 
sonne de  Paris. 

—  Fort  bien.  Nous  en  trouverons  une  à  Vienne...  C'est 
entendu,  alors.  A  six  heures,  à  l'Hôtel  Bristol... 

Quand  elle  fut  seule,  elle  s'abandonna  à  son  chagrin,  san- 
glota, blottie  dans  les  coussins  du  divan  ;  et  Fairy,  la  petite 
chienne,  à  côté  d'elle,  se  mita  gémir  aussi. 

Louise  l'embrassant,  lui  dit  : 


HISTOIRE    d'une    DEMOISELLE    DE    MODES  l45 

—  Toi,  tu  viendras  avec  moi  là-bas,  dans  l'inconnu. 

Et,  tandis  qu'elle  lui  parlait,  l'idée  la  frappa  que  ce  petit 
être  serait  bientôt  tout  ce  qui  lui  resterait  de  son  passé,  et  que 
dans  ses  yeux,  cachés  sous  les  soies  épaisses,  elle  chercherait 
sans  doute  les  reflets  des  images  qui  s'y  étaient  formées. 

De  la  visite  de  Smith,  de  ce  qu'il  lui  proposait,  Louise 
s'était  gardée  de  rien  dire  à  sa  tante,  dont  elle  devinait  la 
désapprobation  indignée.  Toujours,  Félicité  avait  craint  le 
scandale,  s'appliquant  à  sauver  les  apparenbes,  tandis  que 
Louise,  ainsi  qu'en  avait  bien  jugé  Toussard,  était  une  im- 
prudente, une  romanesque.  Et,  quoique  nulle  ambition  ne 
l'entraînât  vers  un  sort  dont  elle  pressentait  la  mélancolie,  ce 
coup  de  tête,  sans  qu'elle  s'en  doutât  peut-être,  devait  la  com- 
promettre irrémédiablement. 

Le  courage  lui  manquait  d'affronter  une  explication  et  de 
déchirants  adieux  :  elle  avait  résolu  d'écrire  à  sa  tante. 

La  suppliant  de  lui  pardonner  cette  fuite,  qui  en  ce  moment 
lui  semblait  la  seule  délivrance  possible,  elle  ajoutait  : 

Ne  \>ous  inquiétez  pas;  je  vous  donnerai  bientôt  de  mes  nouvelles 
et  vous  expliquerai  tout.  Aujourd'hui  je  n'en  puis  écrire  davantage. 
Dites  à  monsieur  Toussard  que  je  songerai  toujours  à  lui  avec 
amitié^  avec  amertume  aussi,  car  il  m'avait  tout  prédit.  Faites 
pour  mes  parents  comme  d'habitude  et  prenez  soin  des  deux 
pastels  qui  sont  dans  mon  petit  salon. 
Votre  malheureuse 

LOUISE, 

Ayant  achevé  sa  lettre  au  milieu  d'abondantes  larmes,  elle 
vint  s'accouder  au  balcon.  La  ville  se  répandait  au  loin,  à 
l'infini,  et  soudain  toutes  ces  choses,  qu'elle  aimait,  fuyaient, 
lui  échappaient.  L'âme  de  cette  ville  ne  lui  était  plus  de  rien, 
lui  devenait  aussi  étrangère  que  si  tout  à  coup  s'étendait 
devant  elle  Ninive  ressuscitée. 

Son  petit  sac  à  la  main,  Fairy  sous  le  bras,  elle  monta  en 
voiture. 

Sans  plus  songer,  elle  s'en  allait  au  hasard,  épave  emportée 
sur  des  flots  rapides,  et  autour  d'elle  tout  semblait  mouvant, 
brisé,  comme  des  objets  réfléchis  dans  une  eau  courante. 

Pourtant,  à  la  rencontre  de  la  rue  d'Offémont,  elle  se  pencha 
hors  du  fiacre,  regarda  la  maison  si  oonnue  sur  laquelle  se 

i«'  Mai  1908.  10 


l46  LA     REVUE     DE     PARIS 

dressait  la  cime  verte  des  arbres.  De  tant  d'heures  qu'elle  y 
avait  vécues,  il  ne  restait  plus  en  elle  qu'une  image  doulou- 
reuse, une  flamme  éteinte  dont  la  fumée  lentement  se  dissipait. 

Hôtel  Bristol,  à  travers  un  long  couloir,  on  la  conduisit  dans 
un  grand  salon.  Là,  au-dessus  d'une  avalanche  de  chifibns 
jetés  à  terre,  sur  les  meubles,  parmi  les  malles  béantes, 
William  Smith  apparut  :  il  avait  l'air  de  régner  sur  ce  tumulte, 
de  démêler  le  prodigieux  fouillis  de  mousselines,  de  gazes,  de 
soieries,  jupes,  ^peignoirs,  mantelets,  aux  couleurs  tendres 
d'aurore  ou  d'azur,  garnis  de  dentelles  ou  de  fleurs,  atours  de 
quelque  bergère  d'une  pastorale  de  Florian.  Et,  plus  loin,  les 
lingeries  blanches,  rangées  en  piles,  avec  les  nœuds  roses  ou 
bleus  qui  les  attachaient,  figuraient  les  moutons  accroupis  et 
dociles  de  quelque  fabuleuse  bergerie.  Et  Smith  lui-même  était 
transformé.  De  la  voix  et  du  geste,  il  animait  des  hordes  de 
serviteurs,  d'emballeurs,  de  demoiselles  de  magasin.  Sous  la 
froideur  anglaise,  le  sang  d'Espagne  éclatait,  dans  son  œil, 
dans  sa  cravate  rouge  comme  les  grenades  d'Andalousie. 

Mais,  en  voyant  Louise,  il  se  retrouva  gentleman  correct, 
William  Smith,  Esquire. 

—  Nous  faisons  les  paquets,  —  dit-il;  —  beaucoup  d'objets 
manquent,  les  robes  seront  expédiées  là-bas.  J'attends  les  cha- 
peaux. Je  les  ai  pris  chez  Block,  comme  pour  la  comtesse... 

))  Voici,  —  ajouta-t-il  en  désignant  une  jupe  et  une  redin- 
gote, —  qui  sera  convenable  pour  la  route.  A  Vienne,  demain 
soir,  vous  pourrez  mettre  un  autre  costume.  Je  m'entends  en 
toilette  :  la  comtesse  me  chargeait  de  beaucoup  d'achats... 
Et  voilà  —  dit-il  avec  quelque  orgueil  —  le  sac  de  voyage  : 
je  suppose,  vous  en  serez  contente. 

Sous  une  housse  en  drap  mastic  il  découvrit  un  immense 
nécessaire  de  maroquin  fauve  garni  d'innombrables  flacons 
aux  bouchons  de  vermeil. 

—  Vous  trouverez  comme  parfumerie  et  eaux  de  toilette  les 
meilleures  marques...  Dans  cette  bouteille,  c'est  le  cognac,  si 
vous  en  désirez...  Et  voici  un  livre  de  messe,  puisque  naturel- 
lement vous  êtes  romaine  catholique. 

Puis,  tout  à  coup,  il  se  frappa  le  front  : 

—  Ah!  c'est  le  petit  chien  que  j'ai  oublié...  Vite,  garçon, 
courez  au  Bazar  du  Voj^age  et  rapportez  un  panier. 


HISTOIRE    d'une    DEMOISELLE    DE    MODES  l47 

Et  ainsi  arriva-t-il  que  Fairy,  griffon  d'Ecosse,  partit  pour 
la  Russie  dans  un  panier  d'osier. 

XXX 

William  Smith  poussa  la  porte-fenêtre  qui  ouvrait  sur  le 
balcon,  et  le  jardin  à  la  française  déroula  au  loin  ses  plates- 
bandes  et  ses  massifs,  où,  parmi  les  fleurs,  brillaient  les  statues 
et  les  bassins  de  marbre. 

Le  château  aussi  était  de  style  français,  datait  de  cette 
époque  où  le  goût  de  France  régnait  sur  le  monde.  Du  côté 
de  la  cour  d'honneur,  une  grille  en  demi-cercle  aboutissait  au 
portail,  —  œuvre  achevée  de  cette  ferronnerie  qui  eut  sous 
Louis  XV  une  si  élégante  floraison.  —  La  façade  principale 
donnait  sur  les  parterres  et  les  allées.  Son  entablement  repo- 
sait sur  des  colonnes  aux  chapiteaux  ioniques  ;  une  balustrade 
à  l'italienne  la  couronnait,  ornée  de  groupes  d'enfants  et  de 
trophées. 

Devant  cette  demeure  somptueuse  et  charmante,  sorte  de 
Trianon  égaré  en  ces  solitudes,  on  se  prenait  à  songer  à  l'archi  - 
tecte  venu  de  nos  pays,  cent  cinquante  ans  auparavant,  avec 
ses  dessins  et  ses  épures.  Et  l'on  se  demandait  par  quel  sorti- 
lège il  avait  fait  jaillir  de  ces  terres  sauvages  cet  aimable  palais. 

. —  Cela  ressemble  à  Versailles,  —  dit  Smith. 

—  A  Versailles  1  —  fit  Louise. 

Et  ce  nom,  qu'elle  répéta  machinalement,  lui  donna  tout  à 
coup  le  sentiment  prodigieux  de  la  distance  :  telle  une  pierre 
tombant  dans  un  abîme  et  dont  le  son  ne  remonte  pas. 

Versailles!...  Elle  revoyait  le  château,  la  petite  chambre... 
Puis,  très  nettement,  elle  crut  entendre  ces  mots  dits  par 
Lenoël  :  <(  On  ne  vit  pas  du  passé.  » 

Sur  les  massifs  et  les  marbres,  le  jour  déclinant  jetait  des 
roses. 

William  Smith  ajouta  : 

—  Vous  n'occuperez  cet  appartement  que  juste  le  temps  de 
réparer  celui  de  la  comtesse.  Le  comte  désire  que  vous  l'habi- 
tiez afin  que  ne  reste  aucune  trace  de  celle  qui  l'a  déserté.  Le 
château  est  plein  de  meubles  anciens  et  très  beaux.  Un  aïeul 


l4[8  LA     REVUE     DE     PARIS 

du  comte  les  a  achetés  en  France  durant  la  grande  Révolution. 
Des  tapissiers  viendront  de  Komenetz  et  tout  sera  prêt  bientôt. 

Et  il  la  quitta  en  disant  que  le  comte  rentrerait  vers  huit 
heures  et  qu'on  dînerait  un  peu  tard,  en  demi-toilette: 

Depuis  qu'elle  voyageait,  tant  de  paysages,  tant  de  villes 
avaient  fui  sous  son  regard  lassé,  que  Louise  se  croyait  tou- 
jours emportée  dans  l'espace.  A  Vienne,  elle  s'était  arrêtée  un 
jour  pour  choisir  la  femme  de  chambre  qu'elle  n'avait  pas 
voulu  emmener  de  Paris,  et  elle  avait  engagé  Magda,  cette  jolie 
brune  aux  épais  cheveux  frisés  dont,  en  cet  instant,  s'agitait  la 
vague  silhouette,  inconsistante  comme  le  reste.  Seule  Fairy 
gardait  sa  réalité,  parmi  toutes  ces  apparences.  Inquiète, 
désemparée,  la  petite  chienne  tendait  le  nez  vers  les  senteurs 
inconnues,  appliquant  et  haussant  sa  sagesse  à  cette  nouvelle 
et  démesurée  conception  de  l'univers  qui  lui  était  révélée. 

Louise  la  prit  sur  ses  genoux  et  lui  parla.  Maintenant, 
d'ailleurs,  à  qui  aurait-elle  parlé  .►^ 

—  Nous  sommes  aux  confins  de  la  terre,  —  lui  dit-elle,  — 
je  ne  sais  plus  bien  pourquoi,  et  voici  que  toutes  les  deux  nous 
avons  très  peur.  Qu'en  penses-tu,  ma  pauvre  Fairy? 

Fairy  eut  un  grognement  léger  qui  semblait  un  blâme,  puis, 
abaissant  la  tête  entre  ses  pattes,  elle  s'endormit.  Et  Louise, 
à  travers  la  fatigue  qui  lui  faisait  si  incertains  les  contours 
des  choses,  continua  de  réfléchir. 

Oui,  pourquoi  était-elle  venue?  Car,  de  tout  ce  qui  l'avait 
tant  fait  souffrir,  rien  ne  se  montrait  plus  à  elle  distincte- 
ment. Dans  le  crépuscule  qui  descendait,  le  passé,,  le  pré- 
sent se  diluaient.  Une  forme  cependant,  confuse  comme  les 
autres,  se  levait  et  venait  à  elle  :  c'était  le  comte  Kowieski. 
Qu'était-il,  cet  homme  qu'elle  avait  entrevu  à  peine,  dans  une 
avenue  que  dorait  le  soleil  couchant?  Elle  se  le  rappelait  long 
et  frêle,  avec  des  moustaches  d'un  blond  si  pâle  qu'elles 
semblaient  blanches.  11  n'avait  pas  l'air  méchant,  mais  si 
étrange  et  spectral  qu'il  l'effrayait. 

Tandis  que  le  froid  peu  à  peu  se  glissait  en  elle,  la  chaleur 
de  sa  petite  chienne  lui  était  douce. 

Une  voix  rompit  le  silence  : 

—  J'ai  déballé  toutes  les  robes,  —  disait  la  femme  de 
chambre.  —  Madame  choisira  celle  qu'elle  veut  mettre. 


HISTOIRE    d'une    DEMOISELLE    DE    MODES  l^Q 

On  rappelait  ((  madame  »  maintenant,  «  madame  de 
Kérouall  ».  Cela  s'était  fait  sans  qu'elle  s'en  aperçût  :  Tim-' 
peccable  Smith  avait  tout  réglé.  Mais  ce  que  cette  désignation 
apportait  dans  sa  vie  de  nouveau  et  de  définitif,  elle  n'en  pou- 
vait guère  douter. 

Parmi  les  chiffons  et  les  parures  étalés,  Magda  se  mouvait, 
accorte  et  vive.  Elle  savait  les  manier  avec  le  respect,  le 
souci  et  la  tendresse  que  l'on  doit  à  ces  choses  augustes. 
Agréable  de  sa  personne  elle  était  de  plus,  «  une  perle  »,  coif- 
fant" en  perfection  et  ayant  appris  la  couture  et  le  français  à 
Vienne  chez  une  grande  couturière  de  Paris. 

Louise  désigna  au  hasard  un  fourreau  de  dentelle  doublé  de 
soie.  Tandis  qu'on  l'habillait,  elle  se  sentait  tremblante,  prête 
à  défaillir.  La  toilette  achevée,  la  femme  de  chambre  piqua 
une  rose  au  corsage  de  sa  maîtresse,  toute  blanche  et  fluide, 
et  mortellement  pâle  sous  l'or  de  ses  clieveux,  avec  sa  fleur 
sanglante  au  côté. 

On  frappa.  Smith  parut  : 

—  Voici  le  comte.  Peut-il  vous  saluer. 

Par  la  porte  demeurée  ouverte,  le  comte  entra. 

Il  était  grand,  légèrement  voûté;  comme  ébloui  par  la 
clarté,  il  fermait  à  demi  les  paupières.  Il  s'approcha,  presque 
avec  crainte,  et  cette  allure  était  singulière  et  faite  pour  sur- 
prendre chez  ce  puissant  seigneur. 

Il  regarda  la  jeune  fille  longtemps,  puis  il  dit  : 

—  Vous  êtes  belle.  Je  vous  remercie  d'être  venue. 

Et,  s'inclinant  non  sans  grâce,  il  lui  baisa  la  main.  Puis, 
assis  en  face  d'elle,  il  continua  : 

—  Je  vous  remercie,  mais  sans  doute  yous  ne  saviez  pas  ce 
que  vous  faisiez  et  vous  ne  voudrez  pas  rester  ici  :  c'est 
trop  solitaire  et  trop  maussade  pour  vous,  qui  êtes  habituée  à 
Paris,  cette  ville  joyeuse.  Moi,  j'aime  ce.  pays  où  l'on  est 
comme  perdu. 

Louise  l'écoutait,  envahie  d'une  tristesse  qui  se  dégageait 
de  lui  et  de  tout  l'inconnu  qui  l'entourait,  de  ces  jardins,  de 
ces  forêts  qu'enveloppait  la  nuit. 

—  Ce  qui  me  touche  le  plus  en  vous,  —  dit-il,  —  c'est 
l'infini  qui  est  dans  vos  yeux.  Je  n'en  ai  vu  de  pareils  à  aucune 
Française. ..  Elles  ont  des  yeux  rieurs  et  spirituels  qui  reflètent 


l5o  LA     REVUE     DE     PARIS 

la  vie,  mais  les  vôtres  emportent  au  delà  de  tout...  De  quelle 
•partie  delà  France  êtes-vous? 

—  Mon  père  est  Breton,  —  fit  Louise,  —  et  je  lui  res- 
semble. 

—  Ahl  oui,  je  comprends  :  —  toute  la  mer  est  dans  votre 
regard. . .  la  mer  et  le  ciel  aussi. 

Puis  il  ne  dit  plus  rien,  s'absorba  dans  une  rêverie  pro- 
fonde. Une  sonnerie  brusquement  Ten  arracha. 

—  Il  n*y  aura  qu'un  coup  de  cloche  ce  soir,  —  fît-il,  —  à 
cause  de  l'heure  tardive.  Je  suis  allé  très  loin  aujourd'hui 
visiter  des  fermiers.  Il  y  a  si  longtemps  que  je  négligeais  toutl 

Côte  à  côte,  ils  descendirent.  L'escalier  était  de  marbre 
blanc  à  rampe  très  large.  Des  enfants  ailés,  toute  une  bande 
d'amours,  décoration  conçue  en  une  époque  galante,  se  jouaient 
sur  cette  rampe,  couchés,  assis  ou  prêts  à  s'envoler,  tandis  que 
passaient  ce  gentilhomme  mélancolique  et  cette  jeune  fille 
craintive  qui  n'étaient  point  de  ce  temps-là. 

La  salle  à  manger,  revêtue  de  brèche  d'Alep,  se  divisait  en 
panneaux  entre  lesquels  des  colonnes  engagées  s'ornaient  aux 
chapiteaux  de  ciselures  de  bronze.  Un  surtout  d'argent,  œuvre 
de  Germain,  était  posé  sur  la  table,  autour  de  laquelle  des 
laquais  à  la  livrée  bleu  et  orange  des  Kowieski  étaient  rangés. 

Le  comte  plaça  Louise  vis-à-vis  de  lui.  Fine  et  fière,  elle 
s'harmonisait  avec  cette  demeure  aux  airs  de  palais.  Il  la 
considérait,  et  un  sourire  singulier,  rapide,  traversa  son  visage 
morne.  Il  lui  plaisait  qu'elle  fût  là,  au  lieu  de  l'autre,  de  celle 
qui  maintenant  sans  doute  courait  les  grands  chemins,  s'avi- 
lissait aux  grossiers  contacts...  Cette  vengeance  convenait  à  ce 
méditatif,  dont  les  bonheurs  et  les  peines  étaient  silencieux  et 
secrets,  et  il  jouissait  âprement  d'asseoir,  à  l'endroit  où  jadis 
l'altièrc  comtesse  trônait  dans  son  orgueil  et  son  ennui,  cette 
petite  fille  de  rien,  cueillie  sur  une  avenue  de  Paris. 

Le  service  se  faisait  avec  une  gravité  solennelle.  Le  comte 
ne  parlait  pas  et  ce  repas  était  imposant  comme  la  célébration 
d'un  rite. 

—  Vous  ne  touchez  à  rien,  —  dit-il  tout  à  coup.  —  Cepen- 
dant la  cuisine  ici  est  française  :  mon  chef  vient  du  Café 
Anglais. 

Louise  répondit  que  la  fatigue  l'empêchait  de  prendre  la 


HISTOIRE    d'une    DEMOISELLE    DE    MODES  l5l 

moindre  chose.  Il  insista  pour  qu'elle  goûtât  au  moins  d'un 
plat  et  "acceptât  quelques  fruits,  qui  étaient  très  beaux. 

Ce  qui,  plus  que  la  fatigue,  la  tenait  immobile  et  effarée, 
c'était  la  stupeur  d'être  là,  et  l'impression,  que  tout,  autour 
d'elle,  était  illusion  et  mirage,  que  ce  château,  ces  serviteurs, 
le  comte  lui-même  allaient  s'abîmer  et  disparaître. 

Le  dîner  achevé,  ils  se  rendirent  dans  un  salon,  lambrissé 
de  blanc  et  tendu  de  tapisseries  qui  représentaient  l'histoire 
de  Psyché.  Il  était  garni  de  meubles  de  l'époque  Louis  XVI, 
consoles  et  bahuts  d'un  prix  inestimable  et  ressemblant  à  ceux 
dont  la  richesse  excessive  fut  reprochée  à  la  reine  de  France. 

Comme  la  jeune  fille  les  admirait,  le  comte  dit  qu'ils  pro- 
venaient de  cette  vente  qui  eut  lieu,  durant  plus  d'une  année, 
sur  la  place  du  château,  à  Versailles,  et  au  cours  de  laquelle 
tous  les  meubles  royaux  furent  mis  à  l'encan  et  dispersés. 

—  Ceci,  —  dit-il  en  désignant  un  pupitre  où  s'encastraient 
des  plaques  de  Sèvres,  —  c'est  la  liseuse  dont  se  servit  la 
reine  Marie-Antoinette. 

Ils  s'approchèrent  de  la  cheminée,  où,  malgré  la  saison,  le 
feu  brûlait  et  s'assirent  en  face  l'un  de  l'autre. 

—  J'aime  tant  le  feu  que  j'en  fais  allumer  presque  tout 
l'été.  Depuis  mon  enfance,  je  n'ai  jamais  pu  me  réchauffer 
tout  à  fait.  A  travers  mes  souvenirs  les  plus  lointains,  c'est 
un  vent  glacé  qui  souffle  et  me  transit.  Jusqu'à  l'âge  de 
vingt  ans,  je  passais  une  partie  de  l'année  dans  le  nord  de  la 
Russie,  et  toute  cette  époque  de  ma  vie  est  comme  pénétrée 
de  froid...  Chez  vous,  la  température  est  douce. 

—  Nous  avons  aussi  des  froids  et  de  la  neige,  —  répondit- 
elle,  —  mais  qui  ne  durent  pas.  Je  me  rappelle  qu'au  mariage 
d'une  amie  les  voitures  et  les  chevaux  étaient  couverts  de  flocons 
blancs.  Nous  trouvions  cela  très  joli  et  même  un  peu  féerique. 

Il  la  regarda  longtemps  avec  sympathie. 

—  Vous  aussi,  —  dit-il,  —  vous  mettez  un  peu  de  joie  en 
moi.  J'en  ai  eu  si  peu  dans  la  vie!  Mon  père  était  un  homme 
très  dur,  devant  qui  je  tremblais,  et  ma  mère  n'aimait  que 
mon  frère  aîné.  Lui  et  moi,  nous  fûmes  projetés,  un  jour, 
hors  du  traîneau,  sur  la  Neva  gelée.  Mon  frère  se  tua;  moi,  je 
demeurai  d'abord  presque  stupide,  et  ma  mère  ne  voulut  plus 
me  voir,  ne  pardonnant  pas  que  ce  fût  moi  qui  eusse  survécu. 


l5a  LA     REVUE     DE     PARIS 

Depuis  lors,  nul  être  ne  m'a  jamais  témoigné  quelque  solli- 
citude, excepté  Smith,  mon  secrétaire. 

Louise  écoutait  cette  voix  lasse  exhalant  sa  plainte  au  milieu 
de  la  profusion  des  richesses,  de  tout  l'appareil  de  l'immense 
fortune.  Ensuite  le  comte  tisonna  nerveusement.  Tout  à  coup, 
se  levant,  il  marcha  jusqu'au  fond  du  salon,  puis  revint  : 

—  Et  vous  n'ignorfez  pas,  personne  n'ignore  comment  j'ai 
été  quitté. 

—  Moi  aussi,  je  l'ai  étél  —  fit  Louise  tristement. 

—  Vous!  —  dit-il»,  surpris,  —  vousl...  D'ailleurs,  que 
vous  importe?  Vous  aurez  à  vos  pieds  ceux  que  vous  voudrez. . . 
Mais  laissons  ces  sujets,  ou  bien,  dès  le  premier  soir,  je  vais 
vous  ennuyer  tellement  que  vous  voudrez  partir. . .  Dites-moi, 
sa vez-vous  jouer  aux  échecs? 

Elle  ne  savait  pas.  Tout  de  suite  il  voulut  lui  donner  une 
leçon.  Il  prépara  lui-même  la  table  et  l'échiquier,  disposa  les 
pièces,  et  se  mit  à  lui  expliquer  les  règles  du  jeu.  Elle  suivait, 
attentive,  comprenant  vite.  Lui  soudain  s'était  animé.  Penché 
sur  le  damier,  il  réglait  avec  soin  la  place  des  combattants.  Cet 
homme,  que  toute  action  effrayait,  se  complaisait  à  la  lutte 
idéale  de  ces  figures  d'ivoire,  et  les  combinaisons  mathéma- 
tiques de  l'échiquier  lui  valaient  des  plaisirs  abstraits,  où  toute 
son  ardeur  était  intéressée,  où  se  dérivait  un  instant  son  ingué- 
rissable mélancoUe. 

—  Aujourd'hui,  —  dit-il,  —  ce  sont  des  semblants  de  jeux, 
comme  les  manœuvres  qu'on  fait  faire  aux  soldats  pour  les 
instruire.  Mais,  si  vous  m'écoutez,  vous  deviendrez  une  grande 
joueuse  d'échecs. 

En  des  simulacres  de  parties  elle  gagnait  et  perdait  tour  à 
tour.  Vers  onze  heures,  il  eut  pitié  d'elle,  lui  dit  qu'elle  ferait 
bien  de  se  retirer.  Près  de  la  porte,  il  lui  baisa  la  main. 

—  Merci  encore,  —  dit-il,  —  merci  d'être  venue.  Depuis 
que  vous  êtes  là,  il  me  semble  que  l'air  est  rempli  de  fleurs, 
de  parfums,  de  musique...  Ne  repartez  pas  tout  de  suite! 

Précédée  de  deux,  laquais  tenant  des  flambeaux,  Louise 
gravit  l'escalier  où,  sur  la  rampe,  se  dispersait  une  bande 
d'amours. 


HISTOIRE    d'une    DEMOISELLE    DE    MODES  l53' 


XXXI 

Louise  était  arrivée  depuis  près  d'une  semaine,  et  le  comte 
Kowieski  la  traitait  avec  une  grâce  courtoise  et  attendrie.  Il 
avait  secoué  un  peu  son  apathie,  ne  demeurait  plus  des  jour- 
nées entières  à  fumer,  dans  la  pénombre,  des  cigarettes 
mélangées  d'of)ium.  Et  vraiment  quelque  joie  était  entrée  avec 
elle  dans  ce  château  où  elle  passait  claire  et  blonde  et  toute 
semblable  aux  déesses  lissées  sur  les  tapisseries.  Car,  ainsi  que 
l'observait  jadis  Jacques  Lenoël,  sa  beauté  était  allégorique. 

Le  comte  l'avait  promenée  dans  les  salons  sans  nombre,  lui 
faisant  remarquer  surtout  les  objets  de  provenance  française  ; 
puis  ils  s'étaient  attardés  dans  la  longue  galerie  consacrée  aux 
portraits  de  famille.  C'étaient  d'abord  les  premiers  comtes 
lithuaniens,  farouches  sous  leurs  armures;  ensuite,  à  partir  du 
XVI i''  siècle,  les  courtisans,  les  ministres,  les  ambassadeurs, 
vêtus  somptueusement  à  l'imitation  de  la  cour  de  Louis  XIV. 
Des  comtesses  aux  types  russes,  polonais  ou  allemands, 
avaient  été  peintes  un  peu  hâtivement  par  des  artistes  venus 
d'Italie.  Les  comtes  du  x  viii®  siècle  portaient  la  poudre  et  l'habit 
brodé;  parmi  eux,  ce  Stanislas  Kowieski,  grand  capitaine,  qui 
battit  les  armées  russes,  et,  plus  loin,  le  comte  Jean,  qui,  ne 
résistant  pas  aux  avances  de  l'impératrice  Catherine,  fut  traître 
à  sa  patrie.  Une  comtesse  Kowieska,  très  belle,  avait,  au 
commencement  du  xix''  siècle,  posé  devant  Madame  Vigée- 
Lebrun.  Enfin  le  comte  s'arrêta,  et,  désignant  deux  portraits 
par  Angely,  le  peintre  viennois  : 

—  Voici  mon  père  et  ma  mère. 

—  Sont-ils  morts  tous  deux?  —  interrogea  Louise. 

—  Non  :  ma  mère  vit  encore.  Elle  avait  divorcé  et  s'était 
remariée  avec  le  prince  Giustiniani.  Elle  habite  Naples.  Nous 
ne  nous  voyons  plus. 

Sans  doute,  cette  dame  aussi  avait  eu  la  nostalgie  du  soleil 
et  s'était  enfuie. 

Après  le  parc,  aux  nobles  avenues,  aux  massifs  s'allongeant 
comme  des  tapis  fleuris,  ils  avaient  visité  l'orangerie  et  les 
écuries,  superbe  construction  où  chaque  stalle  s'ornait  d'une 


l54  l'A     REVUE     DE     PARIS 

tête  de  cheval  sculptée  dans  la  pierre;  le  centre  formait  un 
vaste  manège. 

—  Si  vous  ne  savez  pas  monter  à  cheval,  mon  piqueur,  qui 
est  un  fameux  écuyer,  vous  servira  de  professeur.  Dans  les 
écuries  se  trouvent  plusieurs  chevaux  dressés  pour  dames... 
J'ai  aimé  le  cheval.  On  est  ravi  dans  Fespace,  on  s'oublie,  on 
oublie  tout...  Il  y  a  quelque  temps  que  je  n'ai  fait  d'équita- 
tion,  mais  avec  vous  je  m'y  remettrai  volontiers... 

Depuis  lors  Louise  prenait  des  leçons.  Elle  n'avait  aucune 
peur,  montrait  d'étonnantes  dispositions,  et  Smith  avait  écrit 
à  Vienne  pour  commander  une  amazone. 

Des  jours  s'écoulèrent,  limpides  et  monotones,  où,  sous 
l'azur  du  ciel,  volaient  les  brises  chargées  des  parfums  acres 
de  la  terre. 

Le  comte  faisait  avec  Smith  de  longues  courses  à  travers 
ses  domaines.  La  vigne,  le  mûrier,  le  chanvre  et  le  lin  s'y 
cultivaient  ;  mais  c'était  du  blé  que  les  Kowieski  tiraient  des 
revenus  considérables.  Smith  en  avait  organisé  l'expédition 
par  bateau  sur  le  Bug  et  le  Dniester  jusqu'à  Odessa,  le  marché 
européen  des  céréales. 

Et  Louise  allait  se  promener  avec  Fairy,  celle-ci  désormais 
rassurée,  puisque  partout  c'étaient  des  brins  d'herbe,  du  sable, 
des  cailloux  et  qu'au  regard  d'un  chien  la  constitution  du 
globe  ne  diflère  pas  visiblement  d'un  lieu  à  l'autre. 

Au  delà  des  plates-bandes,  des  allées  en  quinconces  coupées 
çà  et  là  de  bassins,  où  dans  l'eau  verdie  s'ouvraient  des  lis 
d'eau,  elle  atteignait  la  lisière  des  forêts.  Elles  étaient  for- 
mée^ de  chênes  dont  les  masses  puissantes  s'étendaient  au 
loin.  Plongeant  dans  ces  terres  noires,  toutes  traversées  du 
sel  qui  filtrait  des  soubassements  glaciaires,  ils  y  puisaient 
leur  force  abondante  et  magnifique.  Le  printemps,  dans  ces 
régions,  se  pare  d'une  pompe  sauvage.  Des  touffes  d'absinthe 
et  d'immortelles  jaunes  jaillissaient  du  sol,  et  l'odeur  des 
roseaux  aromatiques  se  répandait  dans  l'air.  Au  fond,  sur  la 
gauche,  s'élevaient  les  premières  collines  d'Ouratinsk,  décou- 
pées çà  et  là  en  escarpements,  et  recouvertes  de  la  sombre 
parure  des  bois. 

Et,  dans  l'émoi  persistant  de  sa  nouvelle  destinée,  Louise 
ne  reconnaissait  plus  son  âme  de  jadis.  Tout  son  passé,*  ses 


r 


HISTOIRE    d'une    DEMOISELLE    DE    MODES  l55 

souvenirs,  qui  s'enchaînaient  depuis  sa  petite  enfance,  lui 
devenaient  comme  étrangers  depuis  le  moment  où  ce  singulier 
Smith  lui  avait  remis  à  Paris,  sur  le  quai  de  la  gare  de  TEst, 
un  billet  pour  des  régions  inconnues.  Parfois  elle  en  venait 
presque  à  se  demander  si  cet  homme  n'çtait  pas  sorcier,  s'il 
ne  l'avait  pas  transportée  dans  la  lune,  dont  les  paysages 
argentés  luisaient  à  l'horizon  dans  le  ciel  pâle. 

Un  jour,  Louise  accompagna  le  comte  en  voiture.  La  route 
devait  traverser  un  pays  pittoresque  et  varié.  Elle  côtoya 
d'abord  de  riantes  habitations  peintes  de  tons  vifs,  entourées 
de  jardins  fruitiers;  puis  des  champs  de  blé  se  déployèrent 
comme  un  océan  couleur  d'or,  où  le  vent  creusait  les  vagues 
d'une  mer  houleuse.  Les  épis  et  les  fleurs  s'élançaient  d'une 
telle  vigueur  qu'ils  montaient  plus  haut  que  la  tête  des 
hommes.  Au  retour,  dans  un  village  juif  encombré  d'enfants 
'en  guenilles,  de  hâves  visages  aux  prunelles  luisantes  se 
levèrent  furtivement  sur  eux. 

Ce  soir-là,  le  comte  négligea  l'échiquier  et  se  mit  au  piano. 
Distraitement,  il  laissa  errer  les  doigts  sur  les  touches,  fit  naître 
des  airs  anciens,  des  chants  russes  âpres  et  farouches.  Peu  à 
peu  les  sons  s'adoucirent,  glissèrent  en  mélodies  rêveuses  et 
formèrent  ce  Gondolier  de  Rubinstein,  où  la  rame  frappe  d'une 
cadence  endormeuse  l'eau  des  lagunes...  Et  Venise  et  ses 
dômes  et  ses  campaniles  se  mirèrent  dans  l'eau... 

L'image  s'effaça  et  ce  fut  Chopin  qui  régna  seul.  Kowieski 
aimait  particulièrement  la  musique  du  maître  polonais.  Pathé- 
tique et  fiévreuse,  elle  disait  toute  sa  misère  à  lui,  coulant  au 
long  des  notes,  s'égrenant  ainsi  que  des  larmes.  Ses  douleurs, 
ses  secrets  désirs,  tout  le  tumulte  de  son  cœur  s'y  répandaient. 

Lorsqu'il  se  tut,  il  vit  les  joues  de  Louise  toutes  baignées 
de  pleurs.  Il  pensa  qu'elle  exprimait  divinement  la  tristesse. 

Car,  si,  à  son  premier  amant,  le  vaniteux  et  malheureux 
Fernand  Epstein,  elle  avait  paru  éclatante  et  rare  et  de  luxe 
suprême,  si  Jacques  Lenoël  la  tenait  pour  une  réalisation  har- 
monieuse et  sereine  de  parfaite  beauté,  aux  yeux  de  ce  dernier 
venu,  à  l'âme  troublée,  elle  était  la  figure  de  la  mélancolie, 
charme  douloureux- du  monde. 

Puis  Kowieski  vint  s'asseoir  sur  un  tabouret,  aux  pieds  de 
Louise. 


l56  LA     RETUB     DE     PARIS 

—  Je  crains  —  dit-il  —  de  vous  aimer,  parce  que  comme 
les  autres  vous  fuirez...  Et  vous  me  ferez  souffrir...  D'ailleurs, 
de  toute  manière,  on  souffre  :  la  source  de  toute  souffrance  est 
en  nous,  et,  si  notre  âme  s'aventure  au  dehors,  elle  revient 
meurtrie  et  déchirée...  Vous  êtes  belle  et  douce  et  redoutable, 
et  vous  m'effrayez. 

Et,  posant  le  front  sur  les  genoux  de  la  jeune  fille,  il  pleura. 

Quelques  jours  plus  tard,  Louise  reçut  une  réponse  à  la 
lettre  que,  dès  son  arrivée  en  Pologne,  elle  avait  écrite  à  sa 
tante.  Félicité  se  faisait  d'amers  reproches,  se  disait  qu'elle 
aurait  dû  deviner,  empêcher  ce  coup  de  tête  déplorable.  Elle 
songeait  avec  angoisse  à  la  façon  dont  M.  Toussard  accueillerait 
cette  nouvelle  folie.  Et  même  elle  demeurait  insensible  à  tout 
ce  qui  aurait  pu  l'émouvoir  ou  la  flatter.  L'opulence  du  comte 
Kowieski  la  touchait  bien  moins  que  ne  la  désolait  le  scan- 
dale probable.  Et,  la  chose  n'étant  pas  ébruitée  encore,  elle 
suppliait  sa  nièce  de  rentrer  à  Paris. 

Mais  cette  lettre,  loin  d'ébranler  Louise,  ne  fit  que  raviver 
ses  peines  récentes.  Elle  n'était  pas,  comme  sa  tante,  sou- 
cieuse de  correction,  et  elle  avait  appris  à  ses  dépens  ce  qu'il 
entre  de  frivolité  cruelle  dans  ce  qu'on  appelle  l'opinion... 

Une  après-midi,  à  sa  leçon  d'équitation,  le  piqueur  lui  dit 
qu'il  la  trouvait  si  bien  en  selle  qu'il  ne  verrait  aucun  danger 
à  ce  qu'elle  s'en  allât  en  promenade. 

Le  lendemain,  avec  le  comte  Kowieski,  ils  sortirent  aux 
approches  du  soir,  alors  que  s'apaisait  la  chaleur  de  la  journée. 

En  l'amazone  expédiée  de  Vienne,  Louise  apparaissait, 
fine  et  fière  silhouette  noire  sur  le  ciel  clair.  Souple  et  bien 
campée,  elle  maniait  son  cheval  avec  aisance  et  sûreté,  et  son 
port  et  son  air  rappelaient  ces  écuyères  de  l'époque  romantique 
qui,  dans  les  tableaux  d'Alfred  de  Dreux,  montent  des  coursiers 
alezans  ou  gris  pommelé,  au  col  de  cygne. 

Us  partirent  au  trot  modéré,  puis,  en  rase  campagne,  prirent 
le  galop.  Ils  filaient,  rapides;  les  épis,  se  courbant,  les  saluaient 
au  passa  ge. 

Le  professeur  encourageait  son  élève  du  geste  et  du  regard. 
Précédant  d'une  demi-longueur,  il  réglait  l'allure.  Et  le  comte 
Rowieski  suivait,  libre,  heureux,  comme  affranchi  tout  à  coup 
de  ses  pensées  mornes  et  de  sa  tristesse.  Ayant  atteint  les 


HISTOIRE    d'une    DEMOISELLE    DE    MODES  167 

coteaux  d'Ouratinsk,  ils  s'en  revinrent  plus  lentement.  Autour 
d'eux  les  brises  volaient  caressantes,  parfumées.  Dans  la  forêt, 
un  rossignol  jetait  ses  trilles  d'une  voix  si  éclatante  qu'ils 
s'arrêtèrent  pour  écouter. 

Ils  pénétrèrent  dans  la  cour  d'honneur,  firent  halte  devant 
le  perron,  et,  lorsque  Louise  se  laissa  glisser  à  bas  du  cheval, 
ce  fut  le  comte  Kowieski  qui  la  reçut  dans  ses  bras. 

Le  visage  animé,  l'œil  brillant,  il  n'était  plus  le  même,  et, 
tandis  qu'il  la  tenait  contre  lui,  elle  s'aperçut  qu'il  tremblait. 

Elle  alla  à  sa  chambre,  et,  quittant  l'amazone,  posa  sur  ses 
épaules  un  peignoir  flottant.  Le  jour  déclinait;  sur  le  parc  et 
les  bois,  descendaient  les  voiles  blancs  du  crépuscule;  enfin  la 
nuit,  ainsi  qu'une  berceuse,  se  pencha  sur  le  monde  endormi. 

Tout  à  coup,  dans  la  pièce  presque  obscure,  sans  qu'elle 
l'eût  entendu  ou  vu  entrer,  le  comte  se  trouva  tout  près  d'elle. 
Il  tâchait  de  la  saisir,  et  ses  bras  étendus  étaient  comme 
les  ailes  éployées  d'un  grand  oiseau  nocturne. 

Elle  eut  peur,  poussa  un  faible  cri.  Mais  la  frayeur,  la  pitié, 
la  lassitude  et  le  dégoût  d'elle-même  lui  étaient  toute  force. 
Elle  lutta  à  peine.  Des  soupirs  s'achevèrent  en  un  sanglot  et 
ce  fut  tout... 

Comme  elle  restait  anéantie  sur  la  chaise  longue,  un  bruit 
la  fit  tressaillir  :  c'était  une  chauve-souris  qui  battait  les  murs 
de  son  aile  lourde. 

Elle  fit  prier  le  comte  de  l'excuser  si  elle  ne  descendait  pas 
diner  avec  lui,  la  promenade  à  cheval  l'ayant  brisée.  Les 
heures  de  nuit  sonnèrent  tour  à  tout  à  la  petite  pendule 
ancienne.  Blottie  dans  son  lit,  Louise  ne  dormait  pas,  et,  se 
rappelant  ces  jours  si  proches  oîi  l'amour  était  pour  elle 
Tabandon  délicieux  et  consenti,  longtemps,  amèrement,  déses- 
pérément, elle  pleura. 

Vers  le  matin,  elle  glissa  dans  un  sommeil  plein  de  rêves. 
Elle  fuyait  à  travers  une  forêt  toute  noyée  d'ombre.  Un  grand 
oiseau  la  poursuivait.  Haletante,  éperdue,  elle  arriva  devant 
une  grille.  L'ayant  ouverte,  elle  se  trouva  au  milieu  d'une 
allée  dont  les  arbres  étaient  garnis  de  feuilles  jaunes  et  elle 
reconnut  Villeneuve-Saint-Georges.  Lenocl  venait  à  sa  ren- 
contre, mais,  au  moment  où  il  allait  la  joindre,  une  femme 
velue  d'un  linceul  se  dressa  et,  lui  saisissant  la  main,  l'entraîna 


l58  LA     REVUE     DE     PARIS 

avec  elle...  Alors,  demeurée  seule,  Louise  poussa  une  plainte 
et  se  réveilla.  Par  les  lames  des  persiennes,  le  soleil  répandait 
dans  la  chambre  ses  rayons  comme  des  brassées  de  fleurs  d'or. 

Au  cours  de  la  matinée,  William  Smith  la  pria  de  le  rece- 
voir. 

—  Je  viens  —  dit-il  —  prendre  les  mesures  de  votre  cou 
et  de  vos  bras  :  le  comte  m'envoie  à  Vienne  acheter  un  collier 
de  perles  et  d'autres  bijoux.  Si  je  ne  puis  me  procurer  ce  qu'il 
faut,  on  écrira  à  Paris.  Il  veut  que  le  collier  s<Mt  aussi  beau 
que  celui  de  la  comtesse. 


XXXII 

La  bibliothèque  était  un  des  endroits  les  plus  agréables  du 
château  de  Ma  Folie.  De  forme  ovale,  elle  s'éclairait  au  moyen 
d'im  plafond  vitré;  sur  les  hautes  armoires  peintes  en  gris 
et  fermées  de  grillages  dorés,  qui  l'entouraient  toute,  étaient 
posés  les  bustes  en  bronze  des  philosophes  grecs.  Majestueuse 
et  sereine,  cette  pièce  semblait  faite  pour  les  méditations 
qu'au  xviii*^  siècle  des  esprits  sceptiques,  élégants  et  préoc- 
cupés de  problèmes  scientifiques  ou  sociaux,  poursuivaient 
parmi  des  décors  et  des  emblèmes  galants. 

Louise  d'abord  avait  traversé  cette  bibliothèque,  et  mainte- 
nant elle  n'en  sortait  quasi  plus  qu'au  moment  des  repas  et 
des  promenades. 

Dépourvue  d'instruction,  nourrie,  au  hasard,  de  quelques 
lectures  faciles,  elle  avait  puisé  dans  l'intimité  de  deux  hommes 
d'inégale  mais  réelle  valeur  des  notions  qui  avaient  fleuri  çà 
et  là  dans  son  esprit.  Tant  qu'elle  était  demeurée  auprès  de  son 
ami  Toussard  et  de  Jacques  Lenoël,  elle  pensait  être  à  la  source 
de  toute  science,  et  apprendre  en  vivant.  Maintenant,  livrée 
à  elle-même,  réduite  à  une  destinée  fastueuse  et  sans  joie, 
elle  voulut  demander  aux  livres  l'oubli  et  la  distraction.  Peu 
à  peu  elle  découvrait  le  passé  si  profond  et  encombré  qu'elle 
se  trouva  comme  perdue  parmi  les  lointaines  avenues  où  se 
déroulaient  les  histoires  des  peuples. 

Bientôt,  s'effbrçant  de  procéder  avec  ordre  et  méthode,  et 
s'aidant  des  catalogues,  elle  tenta  de  se  renseigner  sur  l'an- 


HISTOIRE    d'une     DEMOISELLE    DE    MODES  iBq 

tiquité.  La  bibliothèque,  commencée  à  Tépoque  où  la  gloire 
des  lettres  françaises  emplissait  le  monde,  leur  avait  fait  une 
belle  place.  Les  noms  de  Voltaire  et  de  Rousseau,  de  Montes- 
quieu et  de  Buffon  luisaient  sur  les  dos  de  veau  fauve  et  de 
maroquin  des  livres  alignés  au  long  des  tablettes.  Mais  ce  fut 
le  bon  RoUin  qui  fournit  à  Louise  ses  premiers  enseignements. 
Les  récits  bien  conduits,  et  d'une  solennité  naïve,  du  recteur 
de  rUniversité  de  Paris,  intéressèrent  la  jeune  fille.  Par  ins- 
tants, elle  se  prenait  la  tête,  craignant  qu'elle  n'éclatât,  dans 
rcffort  pour  loger  tant  de  noms,  tant  d'événements,  une  telle 
succession  vertigineuse  de  grandeurs,  de  décadences  et  de  morts. 

Son  illusion  et  sa  hantise  devenaient  parfois  si  fortes  qu'elle 
croyait  voir,  par  delà  les  murs,  des  armées  en  campagne  et  des 
contrées  sans  fin,  formant  d'immenses  empires  prêts  à  dispa- 
raître dans  la  ruine  et  la  fuite  de  tout. 

A  sa  petite  chienne  posée  sur  ses  genoux  et  ruminant  un 
rêve  innocent,  elle  disait  : 

—  Nous  nous  croyons  importantes,  ma  pauvre  Fairy,  et 
nous  attachons  du  prix  à  nos  tristesses  et  à  nos  colères,  mais 
elles  sont  chétives  et  ridicules  et  d'une  insignifiance  que  tu  ne 
peux  te  figurer... 

C'est  ainsi  qu'en  étudiant  l'histoire  elle  acquérait,  par  sur- 
croit, quelque  teinte  de  philosophie. 

Elle  s'intéressa  surtout  aux  Grecs,  dont  elle  savait  qu'ils 
révélèrent  la  beauté,  et,  se  souvenant  qu'elle  avait  tenu  entre 
les  mains  quelques  fragments  où  leur  génie  s'attestait  encore, 
elle  en  conçut  une  fierté  mélancolique. 

Après  l'histoire  ancienne,  dont  elle  avait  désormais  une 
idée  légère  et  supérieure  à  celle  qu'en  a  d'ordinaire  la  belle 
société,  elle  se  résolut  à  lire  l'histoire  de  France.  —  Outre  le 
XVIII®  siècle,  la  bibliothèque  contenait  les  principaux  écri- 
vains du  xix°,  jusqu'en  i85o  environ.  Depuis  lors,  les  achats 
avaient  été  peu  nombreux,  les  voyages  ou  4'autres  plaisirs 
absorbant  sans  doute  les  comtes  et  les  comtesses.  Les  œuvres 
françaises  les  plus  récentes  étaient  celles  d'Octave  Feuillet, 
quelques  pièces  de  Dumas  fils  et  divers  romans,  dont  un  exem- 
plaire de  Madame  Bovary ^  assez  délabré.  Tous  ces  volumes 
portaient  le  chiffre  de  la  mère  du  comte  actuel. 

L'histoire  que  le  hasard  mit  sous  les  yeux  de  Louise  fut 


l6o  LA     REVUE     DE     PARIS 

celle  de  Michelet.  Ces  récits  puissants,  colorés  et  si  évoca- 
teurs,  lui  causèrent  une  bien  autre  émotion  que  les  fresques 
correctes  et  pâles  du  pauvre  RoUin.  Le  drame  de  la  Révolu- 
tion la  captiva  tellement  qu'elle  en  vint  à  encourir  le  blâme 
discret  de  sa  femme  de  chambre,  la  jolie  Magda,  qui  la  vit  avec 
chagrin  négliger  de  changer  sa  toilette  pour  le  repas  du  soir. 
Le  comte,  étonné  de  cette  folle  ardeur,  venait  de  temps  en 
temps  trouver  Louise  dans  la  salle  silencieuse  dont  les  parois 
s'éclairaient  des  lueurs  d'or  qu'y  jetait  sa  chevelure  blonde. 

—  Comme  vous  vous  plaisez  à  la  lecture  I  —  disait-il  avec 
surprise.  —  Moi,  cela  me  donne  toujours  une  grande  tristesse 
qu'il  se  soit  passé  tant  de  choses...  Les  œuvres  d'imagination 
ne  me  délectent  pas  plus  que  les  ouvrages  d'histoire.  Nos 
grands  romanciers  ont  failli  me  rendre  fou  :  ils  inspirent 
l'épouvante  de  la  vie,  qui  est  déjà  assez  fâcheuse.  Je  sens  bien 
plus  de  poésie  dans  la  musique  que  dans  les  livres.  Et,  du 
reste,  les  correspondances  de  mes  paysans  et  de  mes  fermiers, 
et  les  autres  lettres  d'affaires  que  souvent  Smith  s'obstine  à 
me  communiquer,  me  cassent  la  tête  suffisamment. 

Louise  expliqua  qu'elle  lisait  pour  s'occuper  et  s'instruire. 

—  C'est  singulier,  —  fit  Kov^ieski,  —  cette  activité  qu'ont 
les  Français.  Elle  n'est  pas  méthodique  et  réglée  comme  celle 
des  Anglais,  elle  est  souvent  sans  but...  C'est  peutr^tre  ce 
qui  les  rend  aimables... 

Ce  fut  un  matin  d'août,  sous  un  ciel  bleu  et  frémissant  de 
chaleur,  que  Louise  eut  pour  la  troisième  fois  des  nouvelles 
de  Félicité.  Dans  sa  deuxième  lettre  sa  tante  lui  avait  annoncé 
le  retour  de  M.  Toussard  :  «  Son  chagrin  et  sa  colère,  disait- 
elle,  ont  dépassé  tout  ce  que  j'avais  redouté.  Il  a  déclaré  qu'il 
ne  te  re  verrait  jamais...  » 

Elle  ajoutait  que,  pour  des  raisons  qu'elle  donnerait  pro- 
chainement, M.  Toussard  voulait  qu'elle-même  se  retirât  du 
magasin  de  modes. 

Or,  dans  la  lettre  qui  arrivait  en  ce  matin  d'août,  il  n'était 
question  ni  de  M.  Toussard  ni  des  propres  affaires  de  Félicité, 
mais  d'une  chose  qui  devait  troubler  Louise  de  façon  autre- 
ment vive  et  poignante  : 

Hier  y  f  ai  reçu  la  visite  du  docteur  Leno'èl.  F  ai  été  saisie  à  un 
tel  point  que  Je  nai  pas  d^abord  trouvé  de  paroles.  Lui-même 


HISTOIRE    d'une    DEMOISELLE    DE    MODES  l6l 

n  avait  plus  sa  parfaite  aisance,  mais  il  s^est  vite  remis  et  m^a 
dit  :  «  Vous  n  ignorez  pas,  madame,  t affection  profonde  que  je 
porte  à  votre  nièce;  je  viens  vous  supplier  de  me  dire  oit  elle  est.  » 
Je  lui  ai  dit  qu  après  son  départ  tu  avais  été  en  butte  à  tant  et 
à  de  si  cruelles  épreuves  que  tu  t^ étais  décidée  à  quitter  Paris,  en 
me  défendant  de  faire  connaître  le  lieu  de  ta  retraite.  Il  a  violem- 
ment insisté,  m' assurant  que  cette  précaution  ne  pouvait  s^appli-- 
pUquer  à  lui,  et  que  j^ agissais  avec  une  cruauté  qu*il  ne  méritait 
pas.  Il  m^a  demandé  enfin  si  je  voudrais  bien  te  faire  parvenir 
une.  lettre  de  lui.  J'ai  dit  que  je  me  conformerais  à  ta  décision,  et 
je  dois  la  lui  transmettre.  Il  est  parti  en  me  laissant  voir  son 
dépit  amer.  Je  crois  bien  quil  t'aime  toujours.  Depuis,  j'ai  su 
quil  avait  ramené  madame  Darsier,  encore  dolente,  mais 
sauvée  pour  l'instant.  Il  paraît  qu  il  va  l'épouser.  Dans  ces  con^ 
ditions,  ma  pauvre  enfant,  tu  feras  bien  de  ne  plus  songer  à  lui, 
et  je  lui  répondrai  en  conséquence,  si  tel  est  ton  avis... 

Tenant  entre  les  doigts  la  feuille  de  papier  qui  lui  appor- 
tait ces  lointaines  nouvelles,  Louise  resta  longtemps  accablée. 
L'air  brûlait  comme  des  flammes,  semblait  sa  propre  douleur 
qui  la  consumait.  Elle  se  dit  :  «  Il  se  marie.  Alors,  que  me 
veut-il?  Et  si  je  suis  ici,  c'est  surtout  par  sa  faute  :  qu'il  m'y 
laisse  donc  en  paixi...  »  Et,  du  fond  de  sa  détresse,  quelque 
ressentiment   lui   vint,   qui  lui   redonna  un   peu  de   force. 

Comme  elle  n'était  pas  descendue  de  toute  la  journée,  le 
comte,  vers  le  soir,  se  rendit  auprès  d'elle  dans  sa  chambre. 

Il  la  vit  pâle  et  brisée  et  il  s'en  inquiéta  : 

—  Cette  chaleur  est  écrasante,  —  dit-il,  —  et  puis  toutes 
ces  lectures  vous  auront  ftitiguée.  Il  faudra  recommencer  nos 
promenades  à  cheval,  qui  vous  faisaient  du  bien.  Si  la  chaleur 
continue,  nous  sortirons  de  grand  matin. 

Après  un  silence,  il  reprit  : 

—  C'est  peut-être  d'ennui  et  d'isolement  que  vous  êtes 
malade  :  vous  regrettez  Paris,  et  tous  les  amis  et  les  amuse- 
ments que  vous  y  aviez.  Patientez  un  peu  :  dans  deux  ou  trois 
mois,  nous  voyagerons.  Je  vous  conduirai  dans  de  beaux  pays. 
Mon  yacht  est  mouillé  à  Odessa;  c'est  un  bateau  magnifique, 
on  y  est  très  heureux  :  on  oublie  tout,  quand  on  n'aperçoit 
plus  que  le  ciel  et  l'eau...  D'ici  là,  nous  aurons  quelques 
visiteurs;  entre  autres;  un  cousin  à  moi,  un  garçon  charmant^ 
qui  est  attaché  à  notre  ambassade  chez  vous. 

i®'  Mai  1908.  II 


l6s  LA     REVUE     DE     PARIS 

Louise  le  remercia,  le  rassura  :  son  malaise  n'était  rien, 
elle  en  était  déjà  remise.  Alors  lui,  la  voyant  si  délicieuse  et 
désirable  dans  sa  langueur,  s'enhardit,  tenta  de  glisser  le  bras, 
au  long  du  divan,  parmi  les  mèches  blondes  répandues.  Mais 
elle,  émue,  palpitante  encore  à  la  pensée  de  l'autre,  dont  elle 
avait  senti  tout  proches  le  désir  et  le  souffle,  eut  un  grand 
frisson,  se  déroba.  Et  le  comte  Kowieski,  timide,  méfiant  de 
lui-même,  n'insista  pas. 

Dès  le  lendemain,  Louise  écrivit  à  sa  tante  : 

Dites-lui  de  ma  part  que,  puisquil  a  refait  sa  vie  à  sa  guise, 
je  le  prie  de  ne  plus  se  mêler  de  la  mienne. 

Elle  retourna  à  ses  lectures,  mais  elle  n'avait  plus  son  calme. 
Elle  s'adonna  de  préférence  à  des  livres  d'imagination,  qui 
traitaient  d'amour  :  car  ces  livres,  pensait-elle,  s'efforcent  de 
peindre  les  douleurs  et  les  joies  auxquelles  sont  soumis  les 
hommes.  Elle  espérait  ainsi  se  retrouver. elle-même,  entendre 
l'écho  de  ses  tristesses  renvoyé  par  d'autres  voix.  Elle  lut 
quelques  volumes  de  Balzac,  de  George  Sand,  des  poèmes  en 
prose  de  Chateaubriand;  mais  rien  dans  ces  écrivains  illustres 
ne  sut  la  toucher,  ne  fut  en  harmonie  secrète  avec  sa  propre 
âme.  ((  D'ailleurs,  ; —  se  disait-elle,  —  tout  y  est  réglé,  arrêté 
et  ne  change  plus,  tandis  que  la  vie  fuit  sans  trêve,  transfor- 
mant, emportant  tout.  Dans  les  livres  seulement,  le  bonheur 
peut  se  fixer  en  un  décor  immuable,  se  découper  à  jamais  sur 
un  fond  d'or,  comme  une  image  de  piété...  » 

Elle  se  faisait  ainsi  un  ensemble  d'idées  qui,  empreintes 
d'un  amer  pessimisme,  contrastaient  singulièrement  avec  sa 
jeunesse,  son  inexpérience  et  sa  beauté.  Et  cette  sensation  de 
l'écoulement,  qu'elle  gardait  toujours  présente,  datait  peut- 
être  de  son  enfance,  et  du  spectacle  de  cette  rivière  qui  roulait 
au  loin  ses  flots  sans  cesse  renouvelés. 

Dès  lors,  elle  ne  demanda  plus  aux  livres  que  de  l'instruire 
ou  de  l'amuser.  Elle  prenait  de  toutes  parts,  et  son  esprit 
devint  comme  ces  forêts  touffues  qui  se  sont  développées  au 
hasard  des  germes  déposés  par  les  oiseaux.  Un  jour,  elle  ouvrit 
cette  Madame  Bovary  dont  tant  de  mains  fébriles  ou  négligentes 
avaient  déjà  froissé  les  pages.  Cette  aventure  vulgaire  et  tra- 
gique, raccourci  pitoyable   et  sublime   d'illusions,  d'orgueil 


HISTOIRE    d'une    demoiselle    DE    MODES  l63 

et  de  misère,  rétonna,  mais  ne  Témut  pas.  Elle  plaignit  Emma 
sans  pouvoir  Taiiper,  la  jugeant  d'une  ardeur  trop  âpre  et 
sèche.  Elle  lui  reprocha  aussi  le  choix  médiocre  de  ses  amants, 
se  refusant  encore  à  concevoir  que  Ton  pût  aimer  des  hommes 
^ai  ne  fussent  pas  à  la  ressemblance  de  Jacques  Lenoël. 

Et  ^elques  semaines  passèrent,  monotones  et  paisibles. 
Mais  un  OMtîn,  Smith  entra  chez  Louise  : 

—  Vous  »e  verrez  pas  le  comte,  en  ce  moment  :  il  a  sa  crise. 
Ces  troubles,  auxquc4s  il  est  sujet  depuis  le  terrible  accident, 
surviennent  quand  il  a  de  vives  contrariétés.  Tout  à  l'heure, 
il  s'est  mis  dans  une  colère  effroyable  à  cause  de  la  comtesse  : 
ayant  agi  très  grandement  avec  eue,  à  condition  qu'elle  ne 
porte  pas  son  nom  et  ne  fasse  pas  de  scandale,  il  a  appris 
des  détails  déplorables  que  je  voulais  lui  cacher.  Cette  dame 
devrait  être  enfermée,  ce  serait  mieux  pour  tout  le  monde. 

Puis  Smith  parla  de  sa  propre  famille,  de  ses  filles,  qu'il 
destinait  à  l'enseignement,  de  son  fils  atné,  midshipman. 

—  Voyez- vous,  mademoiselle  Louise,  —  car  il  continuait 
à  la  nommer  ainsi  quand  ils  étaient  seuls,  en  souvenir  de 
leurs  relations  au  magasin  de  modes,  —  pour  se  tirer  d'affaire, 
il  n'y  a  que  la  bonne  conduite  et  l'activité  :  j'ai  élevé  mes 
enfants  dans  ces  principes,  je  veux  qu'ils  travaillent.  Si  plus 
tard  il  leur  vient  par  moi  quelque  bien,  ils  en' seront  plus 
dignes.  D'ailleurs  vous  connaissez,  dans  l'Evangile,  la  parabole 
des  deniers  et  de  celui  qui  ne  sut  pas  les  faire  fructifier.  Toute 
la  prospérité  de  l'Angleterre  est  expliquée  par  cette  parabole. 

Le  comte  ne  quittait  pas  encore  ses  appartements,  lorsque 
arriva  au  château  son  jeune  parent,  le  prince  Daltroff. 

Louise  redoutait  cette  visite  :  dans  la  fausseté  de  sa  nouvelle 
condition,  il  lui  était  très  cruel  de  se  trouver  en  face  d'un 
Parisien.  Elle  songeait  à  la  résistance  qu'en  ses  jours  déjeune 
et  farouche  fierté  elle  avait  opposée  aux  vœux  et  aux  projets  du 
pauvre  Fernand  Epstein.  Certes  elle  n'ignorait  pas  avec  quelle 
frivolité  et  quelle  injustice  se  perpétuent  souvent  les  préjugés; 
mais  elle-même  était  sans  force  contre  des  scrupules  natu- 
rels, qu'elle  avait  vu  les  magasins  de  modes  partager  avec  les 
classes  bourgeoises. 

Ce  fut  dans  ces  dispositions  qu'elle  apprit,  un  matin,  que  le 
prince  Daltroff  était  au  château  depuis  la  veille.  Décidée  à  ne 


l64  LA     RBYUB     DE     PARIS 

pas  se  montrer  avant  que  le  comte  eût  reparu,  elle  restait  à 
Técart,  lorsque,  aux  aboiements  furieux  poussés  par  Fairy, 
elle  entre-bâilla  sa  porte.  Sur  le  palier,  à  Tendroit  ou  aboutis- 
sait l'escalier,  un  homme  jeune,  mince,  élégant,  subissait  en 
souriant  les  assauts  de  la  petite  chienne,  qui,  hors  d'elle,  les 
soies  hérissées,  les  yeux  fous,  jetait  du  fond  de  son  m^nu 
gosier,  contre  cet  étranger,  des  sons  éperdus  et  stridents.  Et 
rien  n'était  comique  et  plaisant  comme  cet  être  minuscule 
s'efforçant  de  répandre  la  terreur,  dont  il  croyait  .posséder 
l'appareil  redoutable. 

Louise,  un  peu  interdite,  appela  Fairy  avec  sévérité. 

—  Je  vous  remercie,  madame,  de  venir  à  mon  secours,  t— fit 
en  s'inclinant  avec  grâce  l'étranger;  —  mais,  comme  j'ai  chassé 
le  tigre  aux  Indes,  j'avais  conservé  tout  mon  sang-frqid. 

C'est  ainsi  que  Louise  et  le  prince  Daltroff  firent  connais- 
sance. 

A  l'heure  du  dîner,  le  comte  allant  mieux,  ils.se  retrou- 
vèrent dans  la  salle  à  manger.  Et  la  jeune  fille,  qui  avait  tant 
craint  cette  rencontre,  fut  rassurée  tout  de  suite  par  l'aisance 
noble  et  charmante  du  jeune  diplomate.  II. causait  avec  agré^ 
ment  et  vivacité,  et,  quand  il  s'adressait  à  Louise,  c'était  avec 
une  courtoisie  empressée  qui  semblait  un  discret  et  délicat 
hommage. 

Fils  de  l'ambassadeur  et  Français  par  sa  mère,  ayant  séjourné 
longtemps  en  Italie  et  ensuite  à  Paris,  le  prince  Daltroff  était 
à  peine  Russe.  Tout  au  plus  gardait-il  en  parlant  ce  chanton- 
nement  léger  qui  donne  au  français  un  air  d'être  en  fête. 
Grand  amateur  d'art,  familier  de  tous  les  musées»  il  avait  tout 
vu,  tout  lu,  et  sa  nonchalance  était  comme  une  coquetterie. 

—  Voici  une  jeune  dame  avec  laquelle  vous  vous  enten- 
drez, —  dit  le  comte  Kowieski  à  son  cousin,  t—  car  eUe  passe 
une  partie  de  sa  vie  dans  la  bibliothèque...  Cette  biblio- 
thèque, depuis  des  années,  on  n'en  avait  ouvert  aucune 
armoire  et  les  livres  qui  sommeillaient  sous  la  poussière  ont  dû 
être  bien  surpris  d'être  ainsi  dérangés. 

Daltroff  regarda  Louise  avec  intérêt,  lui  demandant  quel 
choix  guidait  ses  lectures. 

—  En  ce  moment,  —  dit-elle,  —  je  tâche  d'apprendre,  et  je 
sais  trop  peu  pour  m'être  créé  un  goût  ou  une  préférence. 


HISTOIRE    D^UNB    DEMOISELLE    DE    MODES  l65 

—  Aimez- VOUS  les  vers?  —  reprit-il.  —  Il  faut  les  aimer  : 
ils  sont  comme  les  fleurs,  inutiles  et  délicieux.  Si  vous  le  per- 
mettez, je  vous  présenterai  mes  poètes  de  prédilection.  J'en  ai 
de  plusieurs  sortes. 

Il  se  tut  quelques  instants,  puis  continua  : 

—  Je  ne  prétends  pas  que  ce  soit  toujours  une  beauté 
d'être  inutile...  Ainsi,  la  diplomatie,  quoique  purement  orne- 
mentale, n'a  plus  ni  beauté  ni  raison  d'être  depuis  que  les 
questions  internationales  sont  réglées  par  les  banquiers. 

Et,  comme  le  comte  Kowieski  laissait  voir  son  étonnement, 
DaltrofT  ajouta  : 

—  Oh!  je  m'en  doute  bien,  vous  me  désapprouvez  de 
m'exprimer  si  librement.  C'est  que,  mon  cher,  j'en  sais  long 
sur  ce  qui  se  prépare  chez  nous,  et  il  y  a  des  jours  où  j'ai 
honte  de  ma  vaine,  de  ma  puérile  carrière...  Les  idées  là-bas 
marchent  plus  vite  qu'on  ne  croit,  ailées,  armées,  terribles. 
Mes  sympathies,  mes  vœux  secrets  sont  avec  elles;  mais  ne 
craignez  rien,  je  suis  un  allié,  un  ami,  je  ne  suis  pas  encore 
un  conspirateur. 

On  tint  des  propos  moins  graves.  Daltro IT  raconta  qu'Alice 
Cointel  s'était  aperçue  que,  d'être  si  distinguée  et  raisonnable, 
maintenant  qu'elle  était  moins  jeune,  aurait  le  tort  de  la 
vieillir  avant  l'âge  : 

—  Il  parait  qu'elle  va  quitter  la  Comédie-Française  à  la 
suite  de  caprices  divers.  Il  est  question  d'aventures  roma- 
nesques. Comme  l'Aurore,  elle  aurait  fait  choix  d'un  très 
jeune  amant  :  cela  lui  crée  un  renouveau  opportun. 

Le  prince  savait  en  perfection  la  chronique  galante  de  la 
rampe.  Il  là  disait  gaiement,  en  camarade  de  toutes  ces 
héroïnes  qui,  menant  à  la  fois  tant  d'existences  imaginaires  ou 
réelles,  sont  bien  excusables  de  s'y  égarer  parfois.  Il  connais- 
sait aussi  tous  les  auteurs  dramatiques  et  les  autres,  et  ceux 
qui  ne  faisaient  que  des  chroniques,  et  même  les  moindres, 
qui,  ne  glissant  que  des  entrefilets,  essayaient  d'être  les  plus 
tapageurs.  A  quelques  illustres  exceptions  près,  il  était  sans 
enthousiasme  pour  le  monde  des  lettres  : 

—  L'époque  est  ingrate,  —  dit-il,  —  et  l'on  supplée  au 
talent,  comme  les  femmes  à  la  fraîcheur,  par  le  maquillage. 
Cela  fait  des  succès  factices  et  qui  durent  peu.  D'ailleurs,  si 


l66  LA     REVUE     DE     PARIS 

cela  vous  amusait,  je  vous  amènerais  quelques  littérateurs 
quand  vous  viendrez  à  Paris  avec  Kowieski. 

La  sympathie  qui,  dès  le  premier  soir,  s'était  formée  entre 
Louise  et  Daltrofl'  s'accrut  encore.  La  bibliothèque  les  réunis- 
sait chaque  jour,  et,  d'une  voix  sonore  et  bien  timbrée,  le  prince 
lisait  des  vers.  S'abandonnant  à  l'enchantement  des  images 
et  des  mots,  Louise  l'écoutait.  Et  la  vaste  pièce,  si  longtemps 
sans  écho,  s'emplissait  de  l'harmonie  du  langage  rythmé. 

Un  jour,  comme  il  avait  récité  Néère  d'André  Ghénier, 
Daltroffdit  soudain  : 

—  Vous  ne  vous  doutez  pas  combien  j'ai  déjà  entendu 
parler  de  vous.  C'était  par  deux  bien  jeunes  adorateurs,  encore 
lycéens,  le  fils  et  le  neveu  de  la  comtesse  de  Sauvignac,  Et 
ces  messieurs  ne  plaisantaient  pas  :  l'un  d'eux  voulait  se  tuer, 
l'autre  se  proposait  de  vous  enlever. 

—  Je  sais,  —  fit  Louise  en  souriant.  —  Classe  de  rhéto- 
rique, division  C.  Ces  jeunes  gens  m'ont  envoyé  des  fleurs. 
Il  y  a  déjà  longtemps  de  cela! 

Et  le  souvenir  de  tout  ce  qui  était  advenu  depuis,  lui 
revint  tout  à  coup,  sembla  pleuvoir  sur  elle  comme  des 
feuilles  mortes. 

Le  prince  reprit  : 

—  A  présent,  je  vous  connais,  et  je  ne  m'étonne  pas  du 
trouble  que  vous  jetez  dans  les  âmes.  Et  sans  doute  resterai-je 
un  des  rares  qui,  vous  ayant  approchée,  n'auront  pas  tenté  de 
vous  faire  la  cour.  Mais  vous  m'avez  conquis  tout  de  même  et 
je  serai  toujours  heureux  de  vous  donner  des  preuves  de  mon 
amitié,  de  mon  dévouement. 

—  Pour  une  femme  qui  est  jeune,  l'amitié  est  plus  difficile 
à  rencontrer  que  les  hommages,  —  dit  Louise,  —  et  je  vous 
remercie  de  m'accorder  la  vôtre.  J'ai  eu  quelques  amis  et  je 
les  ai  perdus,  par  la  faute  des  circonstances  plus  que  par  la 
mienne.  Et  maintenant  je  suis  presque  isolée  dans  la  vie. 

Daltroff  répliqua  : 

—  Je  suis  sûr  que  Kowieski  vous  est  vraiment  attaché.  C'est 
un  homme  qui  a  souffert  par  lui-même  et  par  les  autres.  Il 
n"a  pas  les  dons  brillants  qui  séduisent,  mais  c'est  un  être 
excellent,  et  une  femme  de  cœur  peut  s'intéresser  à  lui,  et  lui 
offrir  des  joies  qui  lui  ont  toujours  manqué. 


HISTOIRE    D*UNE    DEMOISELLE    DE    MODES  167 

—  Je  suis  réellement  touchée  de  sa  bonté  pour  moi,  — 
répondit  Louife,  —  et  je  tâcherai  de  lui  montrer  ma  grati- 
tude. D'ailleurs,  à  mon  âge,  j'ai  été  en  butte  à  tant  d'épreuves 
que  je  ne  souhaite  plus  maintenant  que  la  paix.  Et  peut-être 
l'ai-je  rencontrée. 

—  Ahl  ma  pauvre  enfant,  —  s'écria  DaltrolT,  —  quelle 
illusion  e»t  la  vôtre  I  Vous  êtes  à  la  merci  des  autres  et  de  vous- 
même  :  vous  parlez  de  paix,  et  vous  êtes  à  l'image  de  celles 
pour  qui,  aux  temps  héroïques,  les  guerriers  s'exterminaient. . . 
Enfin,  quoi  qu'il  arrive,  comptez  que  je  suis  votre  ami. . .  D'après 
ce  que  m'a  dit  mon  cousin,  nous  nous  re verrons  à  Paris,  au 
printemps,  et  peut-être,  vers  février,  à  Nice,  à  Monte-Carlo. 

Au  bout  de  quelques  jours,  le  charmant  prince  s'en  alla. 

—  Je  le  regrette,  —  dit  Kowieski,  —  autant  pour  vous  que 
pour  moi.  Il  est  un  compagnon  exquis.  Mais  on  ne  le  garde 
jamais  longtemps.  11  appartient  tout  entier  à  une  femme,  la 
comtesse  de  Sauvignac,  plus  âgée  que  lui  de  dix  ans.  Cette 
liaison  est  déjà  ancienne,  il  lui  a  sacrifié  les  plus  beaux 
mariages... 

Des  semaines  se  succédèrent,  août  glissa  en  septembre,  le 
ciel  pâlit  encore,  et  la  pourpre  et  l'or  de  l'automne  s'étendirent 
sur  les  forêts  comme  des  flammes  qui  bientôt  allaient  les 
flétrir  toutes.  Ce  fut  alors  cju'une  activité  subite  régna  dans 
le  château,  d'ordinaire  si  calme.  Sur  l'aile  gauche  close, 
jusqu'alors,  on  vit  s'ouvrir  toutes  grandes  les  fenêtres 
et  s'envoler  la  poussière  qui  semblait  celle  de  tant  d'heures 
endormies  là. 

Les  écuries,  les  selleries  aussi  s'agitaient,  se  préparaient  à 
quelque  événement. 

—  Il  va  nous  venir  toute  une  bande  de  chasseurs,  —  dit  le 
comte  à  Louise,  —  tandis  qu'ils  dînaient  tous  deux  dans  la 
salle  de  marbre.  Je  me  dispenserais  bien  de  les  accueillir, 
surtout  présentement,  mais  c'est  un  vieil  usage  de  famille,  et 
difficile  à  supprimer...  Nous  aurons  plusieurs  officiers  supé- 
rieurs de  Komenetz,  et  des  propriétaires  de  la  province.  Par- 
fois il  me  vient  de  loin  des  visiteurs...  Quant  à  moi  je  ne 
trouve  aucun  plaisir  à  la  chasse,  je  l'estime  un  divertissement 
cruel...  La  maison  va  être  remplie  de  bruit  et  de  monde,  et  ce 
sera  fini  de  vous  voir  à  mon  gré. 


l68  LA     tiÈVUfe     t)E    tAtllS 

De  plus  en  plus,  il  s'accoutumait  et  prenait  goût  à  elle.  Sans 
effort  et  sans  artifice,  elle  était  de  douceur  si  souple  qu'elle  se 
façonnait  aux  autres  insensiblement.  D'ailleurs  elle  était 
quelque  peu  changée  :  plus  lente,  plus  languissante,  elle 
semblait  traîner  derrière  elle  les  voiles  invisibles  d'un  deuil 
secret.  Et  cette  tristesse  qui  l'enveloppait  la  parait,  aux  yeux 
de  ce  seigneur  mélancolique,  d'une  grâce  singulière.  Sa  coif- 
fure non  plus  n'était  pas  la  même  qu'aux  temps  heureux  où 
on  la  comparait  à  la  Psyché  de  Naples.  Magda  maintenant  dis- 
posait à  sa  fantaisie  la  chevelure  magnifique  qu'on  lui  confiait. 
Elle  était  fort  habile  à  en  varier  la  disposition,  ayant  servi 
deux  ans  une  cantatrice  en  renom.  Et  Louise  apparaissait 
tantôt  avec  des  mèches  éparses  et  fleuries  comme  Ophélie, 
tantôt  avec  des  nattes  relevées  et  ornées  de  perles  et  de  bril- 
lants, à  la  façon  de  Desdémone,  patricienne  de  Venise... 

Le  jour  où  devaient  arriver  les  invités,  William  Smith  se 
présenta  chez  madame  de  Kérouall  : 

—  Je  veux  vous  dire  un  mot  seulement,  car  je  suis  très 
affairé...  Ces  gens,  évitez-les  le  plus  possible.  Quoique 
de  haute  naissance,  ils  sont  tout  le  contraire  de  ce  que  nous 
appelons  des  gentlemen.  Et  je  les  considère  plutôt  comme  des 
sauvages,  des  idolâtres  et  des  ivrognes. . .  Sans  doute,  les  Anglais 
boivent  aussi  quelquefois,  mais  jamais  ils  ne  perdent  le  respect 
de  la  morale  et  de  la  religion...  Je  vous  dis  cela,  parce  que  le 
comte  est  si  distrait  qu'il  n'y  songerait  que  trop  tard... 

Vers  le  soir,  les  coups  de  fouet  et  les  grelots  des  postiers 
résonnèrent  dans  les  avenues,  atteignirent  le  perron,  et  bientôt 
des  cris  et  des  jurons  retentirent  dans  le  château. 

Suivant  l'avis  de  Smith,  Louise  ne  bougea  pas  de  chez  elle, 
et  le  comte  Kowieski,  étant  allé  la  voir,  n'insista  pas  pour 
qu'elle  revînt  sur  cette  décision.  Toute  la  nuit,  les  lourdes 
bottes  frappèrent  les  dalles  de  marbre,  et  des  salles  basses 
s'élevaient  des  clameurs,  des  chants  et,  parfois,  un  vacarme 
de  querelles. 

Lasse  enfin  de  sa  captivité,  elle  s'en  alla,  un  matin,  en  pro- 
menade avec  le  piqueur.  Au  retour,  comme  elle  remontait 
l'escalier,  vêtue  de  son  amazone,  trois  hommes  dressés  sur  la 
dernière  marche  lui  barrèrent  l'accès  du  palier.  Ils  avaient  la 
tenue  de  chasse,  et,  secoués  de  rires  énormes,  les  habits  en 


UlâtOlHE    t>*UNE    DEMOISELLE    DE    MODES  IÔQ 

désordre,  le  regard  allumé  de  vin,  ils  figuraient  la  troupe  de 
quelque  Bacchus  tartare.  Appuyés  sur  la  rampe,  ' —  incer- 
tains et  chancelants,  ils  paraissaient  gigantesques  et  redou- 
tables encore.  Louise  eut  peur  d'abord,  voulut  s'enfuir;  puis 
une  audace  lui  vint,  elle  se  résolut  à  passer  en  les  bravant. 
Sous  leur  souffle  chaud,  sous  leurs  jurons,  elle  avança  tran- 
quille, hautaine.  Une  main  se  tendit  pour  la  saisir,  un  visage 
frôla  le  sien  :  d'un  coup  de  cravache  elle  cingla  si  rudement 
le  gentilhomme  qu'il  recula,  étourdi. 

Alors  ce  fut  la  lutte  et  la  mêlée  ;  tous,  se  poussant,  essayant 
de  s'emparer  d'elle,  patinaient  sur  le  marbre  poli  ;  elle  put 
s'échapper. 

Ils  s'écroulèrent  sur  les  marches,  restèrent  vautrés,  abîmés 
dans  l'ivresse.  Au-dessus  d'eux  se  jouait  la  bande  légère  des 
amours  ailés. 

Tremblante  encore  de  cette  aventure,  elle  eut  dans  la 
journée  la  visite  de  Smith. 

—  Vous  avez  été  splendide!  —  s'écria-t-il  ;  —  d'en  bas,  je 
vous  admirais.  Je  pensais  au  berger  David,  si  frêle  et  jeune, 
qui,  avec  l'aide  de  Dieu,  terrassa  Goliath,  le  géant  blasphé- 
mateur. Celui  que  vous  avez  châtié  est  le  fils  du  grand-duc 
Vasili.  Parfois  le  Seigneur  se  sert  des  faibles  pour  abattre  les 
forts  et  les  puissants... 

Les  chasseurs  s'en  retournèrent  comme  ils  étaient  venus, 
parmi  les  grelots  et  les  claquements  de  fouet,  et  de  nouveau 
le  silence  régna  dans  le  château.  Au  dehors,  l'automne,  pré- 
coce en  ces  régions,  avait  fait  son  œuvre.  Le  vent  âpre  et  sec, 
précurseur  de  la  dure  saison,  balayait  les  nuages  en  tumulte  et 
le  tourbillon  des  feuilles  mortes,  et,  l'a  nuit,  au  long  des  cou- 
loirs et  dans  les  hautes  cheminées,  on  l'entendait  siffler  et 
gémir.  Le  comte  décida  que  Ton  partirait.  Déjà,  à  Odessa,  le 
yacht  était  tout  armé,  n'attendait  plus  que  les  passagers. 

Presque  à  la  veille  du  départ,  Louise  apprit  une  grande 
nouvelle.  Sa  tante  lui  annonça  qu'elle  allait  épouser  M.  Tous- 
sard  : 

Maintenant  que  ses  deux  nièces,  dont  il  était  tuteur,  sont 
mariées  en  pros^ince,  je  n  ai  plus  aucun  motif  pour  me  refuser  à 
ce  qu^il  souhaitait  depuis  longtemps,  car  il  souffrait  de  t incorrec- 
tion de  notre  çie.  D^ ailleurs,  sa  belle-sœur  accepte  avec  bonne 


170  LA     REVUE     DE     PARIS 

grâce  notre  résolution.  Nous  habiterons,  dans  la  banlieue  de 
Paris,  une  maison  agréable,  au  milieu  d^un  beau  jardin.  De  là 
il  se  rendra  à  ses  affaires... 

Ma  pauvre  enfant,  je  ne  puis  me  défendre  d^une  sincère  tris^ 
tesse  en  i" annonçant  une  chose  dont  je  de{»rais  me  réjouir  absolu^ 
ment.  Il  m'est  plus  douloureux  en  cet  instant  de  te  sentir  si  loin 
de  moi  et  je  me  reproche  amèrement  de  n  avoir  pas  su  te  conduire 
avec  plus  de  sagesse  et  £  énergie,  Cest  lui,  c*est  monsieur  Tous- 
sard  qui  avait  raison  contre  toi,  contre  moi,,. 

En  post-scriptum,  elle  ajoutait  : 

Figure-toi  que  le  docteur  Lenoèl  est  revenu  me  voir  :  «  Louise 
nest  pas  retournée  dans  sa  famille,  —  m'a-t-il  dit,  — je  veux 
savoir  ce  quelle  est  devenue,  j>  Je  lui  ai  répondu  :  «  Elle  était 
libre,  elle  a  disposé  d'elle-même,  i^  Il  a  pâli  au  point  quil  m'a 
fait  peur  :  Puis  il  s'est  retiré.  J'aime  à  croire  qu'il  en  restera  là. 

Un  matin  de  novembre,  Louise  monta  en  voiture  pour 
s'éloigner  de  ces  lieux  où,  pendant  plus  de  six  mois,  elle  avait 
langui  doucement.  Elle  dit  adieu  à  ce  château,  à  ces  allées  pro- 
fondes, à  ces  bois  maintenant  dépouillés.  L'air  était  paisible,  et 
la  brume  drapait  de  ses  voiles  toutes  ces  choses  qui  sem- 
blaient disparues,  englouties  déjà  dans  le  passé! 


XXXIII 

Au  milieu  de  la  salle,  où,  comme  pour  les  grands  enterre- 
ments, les  lumières  brillaient  dans  Tobscurité  factice,  la  petite 
roue  de  la  fortune  tournait.  Et,  distinctement,  à  travers  tous 
les  bruits  épars,  se  percevait  le  tintement  des  pièces  d'or  qui 
se  heurtaient  sur  la  table  de  jeu.  C'était  le  salon  de  roulette, 
à  Monte-Carlo. 

Serrés  en  triple  rang,  assis,  debout,  les  joueurs  immobiles 
suivaient  de  l'œil  la  boule  qui  fuyait,  puis  s'arrêtait,  tandis 
que  le  croupier,  impassible,  grandiose  et  fatal,  ramassait  avec 
le  râteau  la  moisson  répandue  sur  le  tapis  vert.  Et  cela  recom- 
mençait toujours.  Toujours  de  nouveau  les  espoirs  s'enflaient, 
s'envolaient  derrière  cette  roue  qui,  inconsciente  et  terrible, 
tournait. 


HISTOIRE    D    UNE    DEMOISELLE    DE    MODES  I7I 

Dérangeant  quelques  groupes  qui  firent  place  en  s'écartant, 
Louise,  le  comte  Kowieski  et  le  prince  Daltroff  entrèrent  dans 
le  salon  de  jeu  :  on  voulait  montrer,  la  roulette  à  madame  de 
Kérouall.  Auparavant,  le  prince  avait  expliqué  les  combinaisons, 
les  martingales,  les  chançfss  et  les  superstitions  des  joueurs. 

: —  Et  tenez,  —  affirmait-U,  au  moment  où  ils  franchissaient 
la  porte,  — j'ai  entendu  cjire  que  la  première  fois  qu'on  se 
risque,  on  est  sûr  de  gagner  sur  le  chiffre  de  son  âge.  C'est  le  cas 
d'essayer,  d'autant  que  vous  n'avez  pas  à  craindre  de  l'avouer. 

Le  comte  Kowieski  s'approcha  de. la  table  et,  par-dessus  les 
épaules,  fît  glisser  viilgt-cinq  louis  sur  le  a5.  Louise  souriait, 
indifférente,  incrédule.  La  petite  boule  s'élança,  sauta,  courut 
follement.  Enfin  elle  se  ralentit,  hésitante,  puis  se  fixa, 
marqua  aS. 

—  a5,  rouge,  impair,  passe  I  —  dit  le  banquier. 

Et  il  compta  douze  mille  cinq  cents  francs.  Il  y  eut  un  léger 
émoi  :  des  têtes  se  dressèrent  cherchant  qui,  par  une  audace 
heureuse,  venait  de  gagner  en  jouant  le  numéro. 

Alors,  parmi  les  regards,  Louise  en  sentit  un  qui  la  glaça. 

A  peine  put-elle  reconnaître  que  c'était  Louis  Robert  qui 
avait  posé  sur  elle  des  yeux  d'angoisse,  et  déjà  il  était  noyé 
dans  la  foule.  Mais  la  douleur  et  le  mépris  de  cet  honnête 
homme  la  laissèrent  tremblante  et  défaillante  :  elle  demanda  à 
quitter  le  salon.  Dans  une  des  hautes  glaces  qui  le  décoraient, 
elle  eut  la  vision  d'une  femme  que  d'abord  elle  ne  reconnut 
pas.  Cette  figure  de  luxe  et  d'orgueil,  parée  de  velours,  de 
fourrures,  de  tulles  nuageux,  avec,  au  long  du  corsage,  ces 
perles  sans  prix,  était-ce  bien  elle,  Louise  Kérouall?  Et,  son- 
geant à  celles  qui  au  magasin  venaient  étaler  leur  insolei^ce  et 
leur  faste,  elle  se  dit  qu'elle  était  maintenant  toute  pareille  à 
l'une  d'elles. 

Au  dehors,  le  ciel,  la  mer  rayonnaient,  et,  sur  ce  fond  étin- 
celant,  Monte-Carlo  élevait  ses  pavillons,  ses  hôtels,  ses  frêles 
architectures  mauresques  de  café-concert. 

En  ce  début  de  mars,  la  colline  s'ornait  déjà  de  fleurs  qui 
mêlaient  leur  grâce  à  cette  végétation  tropicale,  aux  contours 
rigides  et  métalliques.  Sur  la  droite,  les  terrasses  de  Monaco 
venaient  tremper  jusque  dans  .le  flot,  coulaient  vers  Tonde 
bleue  en  cascades  de  roses. 


47^  l'A     ilEVtJÉ     Ï)E     PARtS    ■  '        • 

Louise  remonta  seule  dans  Tapparteinent  cju'elle  occupait 
depuis  la  veille,  avec  le  comte,  à  l'Hôtel  de  Paris. 

Accoudée  à  son  balcon,  elle  croyait  être  encore  portée  sur 
ces  vagues  où  durant  plusieurs  mois  elle  avait  erré.  Au  delà 
de  cette  ligne  qui  formait  Thorizon,  s'étendaient  les  terres 
qui  toiirà  tour  s'étaient  déroulées  devant  elle.  Rochers  pour- 
pres et  violets  des  promontoires  d'Ionie,  sables  dotés  d'Afrique, 
rives  parfumées  d'Asie,  villes  blanches,  au  creux  des  golfes; 
montrant  leurs  minarets  clairs  et  leurs  coupoles  argentées, 
bois  d'orangers  et  de  lauriers-roses  aux  flancs  des  collines, 
douceur  des  nuits  bleues  d'Orient,  pâle*ur  des  matins  où  les 
îles  sortent  de  l'onde  en  soulevant  leurs  voiles,  —  elle  revivait 
ces  heures  où  lui  étaient  apparues  l'Asie  Mineure,  l'Egypte  et 
cette  Grèce  qu'on  lui  avait  jadis  vantée,  puis  Gorfou,  avec 
ses  vallées  sombres  et  délicieuses,  et  cette  Sicile  éclatante  et 
fière,  mouillée  à  l'entrée  du  monde  d'Occident...  Si  loin  de 
tout  ce  qu'elle  connaissait,  son  âme  éparse  et  comme  aliénée 
d'elle-même  était  charmée  par  tant  de  spectacles.  Et,  gardant 
les  instincts  qui  lui  venaient  d'une  longue  suite  d'ancêtres, 
elle  se  disait  qu'elle  vivrait  volontiers  au  hasard  des  routes, 
tandis  que  les  pays  naîtraient  et  s'évanouiraient  comme  des 
mirages... 

Le  comte  lui  avait  été  un  compagnon  discret,  taciturne, 
mélancolique,  dont  l'attachement  se  trahissait  en  élans 
brusques,  que  sa  timidité  rendait  parfois  gauches.  Sans 
l'aimer,  elle  le  considérait  avec  sympathie. 

Vers  le  commencement  de  mars,  sous  les  vents  d'équinoxe, 
la  mer  devint  dure  et  houleuse.  Des  orages  traversaient 
l'atmosphère.  On  avait  résolu  de  cesser  la  croisière.  Et  Louise 
avait  abandonne  avec  regret  sa  demeure  flottante. 

Elle  et  le  comte  ne  faisaient  que  passer  à  Monte-Carlo  :  ils 
devaient  s'installer  à  Cannes,  dans  la  villa  des  Palmiers,  louée 
pour  eux  par  Smith. 

Tout  de  suite,  Louise  avait  détesté  Monte-Carlo,  cette  ville- 
casino,  où,  même  avant  sa  rencontre  avec  Robert,  les  regards 
la  suivaient,  obstinés,  acharnés  comme  des  mouches... 

Elle  fut  heureuse,  le  surlendemain  au  soir,  de  se  retirer 
dans  la  paix  de  la  villa.  Le  ciel  et  la  mer  luisaient  entre  les 
feuilles  comme  des  vitraux  d'église  sertis  de  plomb.  Elle  se  dit 


HISTOIRE    d'une    DEMOISELLE    DE    MODES  l'jS 

qu'elle  goûterait   peut-être,    dans   cette   retraite,    des   jours 
tranquilles. 

A  peine  arrivés,  ils  eurent  la  visite  du  prince  Daltroff, 

—  Eh  bien,  —  dit-il,  dès  qu'il  eut  pris  place  sous  la  véranda 
où  le  déjeuner  était  servi,  —  vous  pouvez  vous  vanter, 
madame,  d'avoir  soulevé  derrière  vous  une  belle  trainée  de 
poussière.  Monte-Carlo  en  a  plein  les  yôux  et  en  reste  ébloui. 
Ce  que  j'ai  subi,  à  cause  de  vous,  de  questions  et  même  d'inter- 
views n'est  pas  croyable  1...  Tous  les  reporters  des  feuilles 
mondaines  du  littoral  sont  venus  avec  des  crayons  et  des 
calepins.  Et  je  leur  en  ai  fourni  pour  leur  peine.  J'ai  conté  que 
vous  descendiez  delady  Ellenborough  et  d'un  khan  de  Tartarie  : 
de  là  votre  remarquable  distinction  et  votre  type  anglais.  J'ai 
dit  aussi  que  vous  possédiez  dans  l'Asie  centrale  d'immenses 
domaines  peuplés  de  nègres  blancs...  Us  ont  été  ravis. 

—  Mon  Dieu!  —  fit  Louise,  agacée,  -*-  comme  je  souhai- 
terais qu'on  me  laissât  tranquille  I 

—  Cela,  —  riposta  Daltroff,  —  c'est  impossible...  Shake- 
speare a  dit  que  la  vie  est  semblable  aux  planches  d'un  théâtre. 
Quelques-uns  y  ont  de  beaux  rôles;  les  autres,  la  foule,  les 
admirent,  et  madame  de  Kérouall  sera  toujours  admirée. ..  Ici, 
pourtant;  vous  serez  plus  tranquille.  Cannes  est  un  endroit 
très  sélect,  où  de  petites  chapelles  voisinent  aristocratique- 
ment.  Un  lien  les  unit,  un  lien  sonore  comme  une  corde  de 
harpe  :  c'est  leur  culte  pour  le  poète  mystique  et  symbolique 
Pierre  Gardanne^ . .  Je  l'ai  connu  autrefois,  quand  il  donnait  des 
répétitions  à  quelques-uns  de  mes  camarades.  11  était  pauvre 
alors,  cynique  et  mal  nippé.  Aujourd'hui,  il  habite  près  de 
chez  vous  un  délicieux  cottage,  et  quand,  le  monocle  à  l'œil, 
le  gardénia  à  la  boutonnière,  il  récite  avec  une  fatuité  suprême 
les  litanies  delà  Vierge,  arrangées  en  vers  blancs,  on  voit  se 
pâmer  les*  grandes  dames.  On  dirait  qu'il  est  familier  de  la 
Reine  des  Gieux  et  que  c'est  par  délicatesse  pure  qu'il  s'abstient 
de  compromettre  tout  à  fait  cette  dame  céleste...  Si  cela  vous 
amuse,  je  vous  le  présenterai. 

Louise  et  le  comte  répondirent  que,  pour  le  moment,  ils  ne 
voulaient  fréquenter  personne. 

Quand  le  prince  Daltroff  les  quitta,  ce  soir-là,  il  fut  convenu 
que  Ton  se  retrouverait  à  Paris^  vers  le  début  de  mai^J; 


174  LA     BBYUE     DB     PARIS 

Pendant  près  de  quatre  semaines,  Louise  el  le  comte 
Kowieski  séjournèrent  à  Tombre  des  palmiers.  A  peine  les 
voyait-on,  mais,  tout  de  même,  les  curiosités  grouillaient  autour 
d'eux.  Après  s'en  être  beaucoup  tourmentée,  Louise  se  résolut 
à  ignorer  tout,  à  traverser  le  monde  comme  s'il  n'était  pas,  ou 
comme  s'il  n'était  qu'un  bocal  peuplé  de  poissons  rouges. 

Un  soir  qu'elle  rentrait  d'une  promenade  en  voiture,  on  lui 
présenta  une  dépêche.  Durant  ses  voyages,  elle  avait  toujours 
soin  d'indiquer  des  étapes,  pour  que  des  nouvelles  de  sa  famille 
pussent  facilement  lui  parvenir.  D'ailleurs,  tous  ses  déplace- 
ments n'étaient  pas  pour  surprendre,  dans  une  région  où  le 
tiers  de  la  population  voyage  con^mercialement. 

Ayant  déchiré  le  pli  bleu,  Louise  lut  : 

Père  gr-aifement  malade  y  i>iens.  —  MARIE  kérouall. 

Un  nuage  passa  devant  ses  yeux,  lui  cacha  les  palmiers,  la 
mer,  tout  l'horizon  :  elle  ne  vit  plus  que  la.  modeste  chauibre, 
où  là-bas,  au  bord  de  l'eau,  son  père  se  mourait. 

Elle  se  mit  en  route  la  nuit  même,  laissant  le  comte  désolé, 
malgré  la  promesse  qu'elle  lui  fit  de  le  rejoindre  dès  qu'elle  le 
pourrait.  Il  n'eut  pas  le  courage  de  l'accompagner  à  la  gfltre, 
et  ce  fut  Smith  qui  remit  à  Louise,  avec  son  billet,  un  porte* 
feuille  : 

—  Le  comte  désire  que  vous  ayez  de  quoi  être  utile  à  votre 
famille,  si  c'est  nécessaire. 

Après  vingt  heures  de  route,  Louise  atteignit  Port-Sain t- 
Pierre.  Du  pont,  en  passant  la  rivière,  la  maisonnette  lui 
apparut  toute  riante  et  fleurie,  sous  le  ciel  printanier.  Un 
instant,  elle  en  conçut  un  espoir  meilleur;  mais,  quand  eUe 
sonna  à  la  porte,  elle  pensa  que  les  forces  lui  manqueraient. 

Ce  fut  sa  mère  qui  vint  ouvrir.  Elle  pleurait.  Et  toutes  deux, 
sans  rien  se  dire,  s'embrassèrent,  mêlèrent  leurs  larmes. 

Louise  monta  l'escalier  étroit,  où  jadis  ses  pieds  d'enfant 
avaient  trébuché.  Elle  entendait  le  tic  tac  de  l'horloge  de  bois 
dans  la  cuisine  et  l'illusion  lui  vint  qu'elle  était  retournée  à  ses 
jeunes  années. 

Dans  son  lit  de  noyer,  aux  rideaux  de  toile  peinte,  les  yeux 
grands  ouverts,  hébété,  hagard,  Louise  vit  son  père  qui 
agonisait. 


HISTOIRE    d'une    DEMOISELLE    DE    MODES  176 

Car  cette  figure  hâve  et  blême  et  qui  semblait  de  pierre, 
c'était  Jean  Kérouall,  le  beau  marin,  venu  de  Bretagne  en 
Gironde,  il  y  avait  vingt-sept  ans.  Gomme  s'il  eût  reconnu 
sa  fille  préférée,  une  lueur  brilla  dans  son  regarà  morne, 
puis  s'éteignit,  et  ce  regard,  dont  jadis,  en  mer,  il  interro- 
geait la  distance,  se  perdit  dans  les  plaines  sans  bornes  du 
pays  des  ombres.  Frappé,  trente-six  heures  auparavant,  d'une 
congestion  au  cerveau,  on  le  jugea  tout  dé  suite  perdu  :  on 
l'avait  administré  sans  qu'il  reprit  connaissance.  Louise, 
secouée  de  sanglots,  tomba  à  gt houx^  à  côté  de  ses  sœurs,  au 
pied  du  lit. 

Vers  le  soir,  le  docteur  vint,  par  amitié  :  car  il  ne  gardait 
aucun  espoir.  De  temps  en  temps,  on'  humectait  les  lèvres 
sèches  du  mourdtlt,  on  lui  faisait  respirer  de  l'éther,  pour  faci- 
liter le  dur  passage.  Alors  que  le  petit  jour  filtrait  par  les 
fenêtres,  Jean  Kérouall  rendit  le  dernier  soupir. 

Plus  tard,  le  soleil  vint  couler  ses  rayons  sur  le  visage  du 
mort,  redevenu  serein  et  beau,  puis  se  joua  autour  de  ces 
trois  jeunes  têtes,  serrées  l'une  contre  l'autre  en  un  commun 
désastre,  ainsi  qu'elles  se  serraient  jadis,  quand,  toutes  fillettes, 
leur  père  les  emmenait  sur  la  rivière,  dans  un  canot  de  pêche. 

L'enterrement  eut  lieu  le  surlendemain.  Recouvert  d'un  drap 
noir  bordé  d'argent,  le  cercueil,  porté  à  bras  d'hommes, 
traversa  le  village  matinal  avant  d'aller  reposer  dans  la  nuit 
comme  une  barque  sombrée.  Derrière  le  corps,  marchaient  la 
famille  et  des  amis.  En  face  de  l'église,  l'humble  convoi  tourna 
à  droite,  pour  pénétrer  sous  le  porche. 

A  ce  moment,  un  homme  de  haute  taille  et  de  belle  mine 
croisa  le  cortège,  salua  respectueusement.  G'était  le  comte  de 
Leuze. 

Louise  ne  l'aperçut  pas,  mais  lui  la  reconnut,  resta  long- 
temps arrêté,  la  suivant  des  yeux. 


XXXIV 

Paris  1...  Depuis  hier  elle  était  à  Paris,  et  ces  deux  syllabes, 
qu'elle  se  répétait,  tintaient  en  elle  comme  des  grelots  d'argent. 
De  cette  ville,  qu'elle  avait  fui,  elle  ne  se  rappelait  plus  main- 


176  LA     BEVUE     DE     PARIS 

tenant  que  les  grâces,  le  ciel  charmant,  et  les  longues  avenues 
donnant  sur  de  nobles  échappées,  et  toute  cette  vie  éparse, 
souriante,  aimable. 

La  veille,  malgré  la  fatigue  du  voyage,  vêtue  d'une  petite 
robe  de  deuil  faite  à  Bordeaux,  grisée,  légère,  elle  avait  couru 
par  les  rues  et  le  long  des  quais,  fine  et  longue  silhouette 
toute  noire  dans  la  lumière  rosée  du  soir.  Et  les  hommages  des 
passants  lui  plaisaient. 

Puis  elle  était  rentrée  dans  l'appartement  qu'elle  occupait, 
avenue  des  Champs-Elysées,  jusqu'à  ce  que  fût  prêt  l'hôtel  que 
l'on  disposait  pour  elle  à  deux  pas  du  Bois,  près  de  la  Muette. 

Dans  sa  première  et  rapide  promenade,  elle  s'était  tenue 
loin  des  endroits  où  elle  craignait  de  retrouver  son  passé  vivant 
encore  :  —  la  rue  de  la  Paix,  l'avenue  de  Villiers,  que  d'ail- 
leurs Félicité  n'habitait  plus,  et  surtout  cette  rue  d'Offémont 
où  gisaient,  comme  en  une  tombe  toujours  fleurie,  ses  plus 
chers,  ses  plus  cuisants,  ses  plus  douloureux  souvenirs.  Mais 
aujourd'hui  une  fièvre,  une  audace  nouvelle  lui  venait.  Et, 
tandis  que  défilaient  les  charrettes  et  les  buggies  et  toute  la 
carrosserie  prin tanière,  une  pensée  se  glissait  en  elle,  la  domi- 
nait bientôt  entièrement  :  ne  fût-ce  qu'un  instant,  il  fallait 
qu'elle  le  vîtl  Ce  jour  même,  elle  irait  à  sa  consultation...  Et, 
dès  lors,  elle  fut  certaine  que  rien  au  monde  ne  l'empêcherait 
de  réaliser  son  projet. 

Ce  qui  la  poussait  à  retourner  chez  Jacques  Lenoël,  elle 
n'aurait  pu  l'expliquer.  Elle  n'ignorait  pas  que  depuis  plu- 
sieurs mois  il  était  marié,  que  la  présence  de  sa  femme  rue 
d'Offémont  était  probable.  Certes  le  dessein  de  renouer  avec 
lui  était  loin  d'elle  et  même  l'aurait  révoltée. 

Peut-être  obéissait-elle  à  ce  goût  du  danger,  propre  aux 
âmes  inquiètes  et  ardentes,  peut-être  voulait-elle  braver  son 
ami,  le  faire  souffrir,  mesurer  ce  qu'elle  gardait  sur  lui  d'em- 
pire, peut-être  espérait-elle  échapper  à  ce  charme,  à  cet  envoû- 
tement, qu'elle  n'avait  pu  secouer  encore;  peut-être  simple- 
ment était-elle  attirée  de  façon  invincible... 

Dans  sa  voiture,  attelée  de  deux  grands  carrossiers,  elle 
se  rendit  vers  quatre  heures  chez  le  docteur  Lenoël.  Sa  toilette 
de  deuil,  souple  et  transparente,  flottait  ftutôUr  d'elle  en  vapeut^ 
nombres  d'où  elle  émergeaii*  blonde,  liimiiTcu&Ci 


HISTOIRE    D    UNE    DEMOISELLE    DE    MODES  1 77 

Rue  d'Offémonl,  dès  le  seuil,  une  déception  cruelle  Tat- 
tendait.  Cette  maison  si  connue,  elle  la  reconnaissait  à  peine  : 
sur  remplacement  du  jardin,  une  aile  avait  été  bâtie  pour 
madame  Lenoël,  le  docteur  s'étant  refusé  à  demeurer  dans  une 
des  maisons  qui  appartenaient  à  sa  femme. 

De  ce  pauvre  jardin  où,  si  souvent,  dans  les  nuits  chaudes 
d'été,  ils  s'attardaient,  de  ce  bosquet  tant  aimé  que  les  oiseaux 
remplissaient  de  chants,  rien  n'existait  plus.  Il  sembla  à 
Louise  que  la  cognée  meurtrière  qui  avait  abattu  ces  arbres 
la  frappait  elle-même.  Elle  franchit  la  porte.  Le  vestibule, 
par  ce  temps  ensoleillé,  lui  parut  plus  froid  et  plus  obscur 
qu'autrefois.  Elle  tâta  le  mur,  pour  être  certaine  qu'elle  ne 
rêvait  pas. 

Dans  le  salon,  elle  se  dissimula  de  façon  à  n'être  pas  remar- 
quée par  lui  avant  son  tour  d'être  admise.  Et,  fermant  les 
yeux,  elle  n'entendit  plus  que  les  coups  de  son  cœur  dans  sa 
poitrine,  si  courts  et  si  pressés  qu'elle  en  perdait  le  souffle. 
Une  heure,  deux  peut-être,  s'étaient  écoulées,  quand  le 
battant  s'ouvrit  de  nouveau;  c'était  à  ell^  d'entrer. 

En  l'apercevant,  Lenoël  eut  un  cri  aussitôt  étouffé  ;  la  por- 
tière retomba.  Alors,  de  stupeur,  d'émoi,  ils  se  tinrent"  quel- 
ques secondes  en  face  l'un  de  l'autre.  Puis  il  la  prit,  l'enve- 
loppa de  ses  bras,  la  serra  d'une  étreinte  où  palpitaient  tous 
ses  poignants  regrets,  tous  ses  vains  désirs. 

—  Louise,  —  dit-il  enfin,  —  pourquoi  ce  départ  insensé? 
Tu  savais  bien  que  je  devais  revenir. 

Levant  les  yeux  vers  lui,  elle  le  vit  changé.  Des  traces  de 
lassitude  se  montraient  sur  ce  visage,  jadis  si  calme,  si  beau. 
Et  son  regard  même  n'avait  plus  cet  éclat  .paisible,  cette  séré- 
nité pleine  de  force  où  elle-même  puisait  autrefois  la  con- 
fiance et  la  joie.  Alors,  songeant  au  jardin  rasé,  elle  se  dit  : 
«  Tout  est  détjruit,  saccagé...  » 

Assis  contre  elle,  il  la  caressait,  comme  il  faisait  quand  il 
était,  pour  elle,  tout  l'univers.  Elle  songeait  :  ((  Que  peut-il,  à 
présent.^  » 

Au  milieu  de  toutes  ces  choses,  qui  si  longtemps  lui  avaient 
été  familières,  elle  se  sentait  plus  loin  de  lui  que  naguère,  en 
Russie,  lorsqu'elle  évoquait  son  image.  Une  tristesse  mortelle 
lui  venait. 

i^f*  Mai  1908.  1% 


178  LA     REVUE     DE     PARIS 

De  nouveau  il  la  saisit,  lui  brûlant  les  lèvres  de  ses  baisers. 
EUle  demeurait  inerte  et  comme  étrangère. 
11  dit:    • 

—  Louise,  je  t'ai  retrouvée,  je  t*aime,  je  te  veux.  (Sa  voix 
était  rauque.)  11  ne  faut  pas  que  tu  retournes  à  une  liaison 
indigne  de  toi.  Dès  ce  soir,  j'aurai  un  coin  où  te  cacher. 

((  Voilà  —  pensa-t-elle  —  ce  qu'il  me  propose  ! . . .  » 
Sur  la  table,  à  côté  du  faune  dansant,  un  portrait  se  dres- 
sait dans  un  cadre  doré.  Cette  femme  posée  là,  parmi  les  objets 
intimes,  c'était  le  fantôme  de  Villeneuve,  celle  qui  lui  avait 
volé  son  bonheur.  Fine  et  frêle,  elle  avait  l'air  de  fixer  sur 
Louise  son  regard  aigu,  inquiet,  profond.  Et  ce  fut  sous  ce 
regard  que  Louise  répondit  : 

—  Après  ce  qui  a  été,  rien  n'est  plus  possible  entre  nous. 
Ce  serait  manquer  à  ce  qui  me  reste  de  plus  précieux  au 
monde,  à  l'amour  que  j'ai  eu  pour  vous...  J'étais  à  vous  abso- 
lument; l'idée  que  vous  pourriez  me  quitter,  je  ne  l'avais 
plus.  J'aurais  voulu  vieillir,  afin  de  descendre  la  vie  avec 
vous,  côte  à  côte. -Vous  êtes  parti,  et  ce  que  vous  m'offrez 
maintenant  est  d'une  cruauté  vraiment  dérisoire  après  ce  que 
vous  m'aviez  accordé.  Je  venais  chez  vous  librement,  fière- 
ment, et  voici  que  vous  me  demandez  d'être  à  vous  dans  l'ombre, 
comme  une  coupable. 

Il  la  suivait  des  yeux,  moins  troublé  par  ce  qu'elle  disait 
que  par  elle-même,  regardant  les  lignes  charmantes  de  son 
corps  qui  frémissait,  pendant  qu'elle  prononçait  ces  paroles 
désolées. 

Elle  continua  : 

—  Vous  jugez  que  j'ai  forme  des  liens  méprisables  :  c'est 
votre  droit,  et  vous  êtes  en  ceci  de  l'avis  commun.  Mais  je  ne 
me  méprise  pas  moi-même,  c'est  l'essentiel.  Je  n'ai  aucune 
bassesse,  et  je  suis  sûre  que  vous  le  savez  bien.  Aux  heures 
les  plus  misérables  que  j'ai  traversées,  le  comte  Kowieski 
m'a  offert  un  asile.  Il  a  été  très  bon  pour  moi;  je  ne  puis 
l'oublier.  Que  l'on  me  croie  cupide  et  vile,  soucieuse  seu- 
lement de  briller  par  mon  luxe,  peu  m'importe...  D'ailleurs, 
rien  n'importe,  et  le  sort  de  Louise  Kérouall  est  insignifiant 
auprès  du  tumulte  de  l'univers.  A  mesure  que  nous  parlons, 
les  minutes  s'écoulent,  se  perdent  dans  l'écoulement  de  tout... 


HISTOIRE    D    UNE    DEMOISELLE    DE    MODES 


179 


Subitement,  il  devint  attentif,  tandis  que  sur  la  bouche  en 
fleur  de  la  jeune  fille  flottaient  si  étrangement  ces  mots  de 
sagesse  désespérée. 

Elle  dit,  essayant  de  sourire  : 

—  Je  vous  étonne...  J'ai  appris  beaucoup,  là-bas,  de  l'his- 
toire, de  la  philosophie...  Gela  m'a  fait  connaître  la  mesure 
des  choses  et  leur  néant. 

11  la  considérait  avec  une  surprise  mêlée  d'effroi.  Elle 
n'était  donc  plus  à  lui,  son  jouet  complaisant  et  délicieux? 
C'en  était  donc  fait  de  ce  pouvoir,  de  cette  magie  qui  livrait 
toutes  les  femmes,  charmées,  dociles,  vaincues,  à  sa  merci .►^ 
Irritée  par  l'obstacle,  sa  passion  s'éveillait  d'une  ardeur  sourde. 
Oubliant  de  quel  respect,  de  quelle  tendresse  délicate  il  l'en- 
tourait jadis,  il  voulut  la  saisir.  Elle  se  leva,  toute  blanche, 
droite,  se  protégea  de  ses  bras  étendus. 

Il  recula,  sa  violence  disparue,  noyée  dans  une  immense, 
détresse.  Il  murmura  : 

—  C'est  horrible,  la  vie  est  horrible.  Je  suis  un  malheureux I 
Alors  il  rappela  le  temps  où  il  l'avait  connue,  où  elle  s'était 

donnée  à  lui,  dans  l'abandon  généreux  de  ses  vingt  ans. 
11  avait  d'abord  lutté,  elle  devait  s'en  souvenir,  essayant  en 
vain  de  se  dérober  à  l'attrait  redoutable  qu'il  lui  voyait,  mais 
sa  passion  avait  été  plus  forte,  faisant  taire  ses  scrupules,  ses 
remords.  Et,  en  échange  des  rêves  qu'elle  mettait  en  lui,  de  sa 
foi,  de  sa  jeunesse  radieuse,  il  avait  apporté,  lui,  son  passé  si 
lourd,  sa  vie  entamée,  engagée  de  toutes  parts.  Et,  un  jour,  en 
une  revanche  implacable,  l'épreuve  était  venue  qu'il  aurait  dû 
prévoir,  qu'il  n'avait  pu  conjurer,  qui  le  laissait  désarmé, 
brisé. 

Le  front  dans  les  mains,  courbé,  sans  courage,  il  était  là, 
pris  au  piège  cruel  qu'il  s'était  tendu  à  lui-même. 

Louise  s'était  rapprochée,  pour  assoupir  cette  douleur  au 
son  doux  et  caressant  et  vain  de  ses  paroles. 

Lentement,  comme  sous  une  brise  bienfaisante,  Jacques 
Lenoël  sembla  renaître.  11  découvrit  son  visage,  qui  apparut 
transfiguré,  une  flamme  allumée  au  fond  de  ses  prunelles. 

D'une  voix  frémissante,  il  dit  : 

—  Louise,  je  ne  peux  vivre  sans  toi;  fuyons  je  ne  sais  où, 
pourvu  que  je  t'aie! 


l8o  LA     REYUB     DE     PARIS 

Dans  ce  lieu,  témoin  de  tout  son  effort,  de  sa  carrière  glo- 
rieuse, monta  ce  cri  de  folie. 

Emue,  touchée,  Louise  resta  muette,  un  instant,  puis,  avec 
une  infinie  tristesse,  elle  lui  montra  le  portrait  de  cette  dame 
souffrante,  qui  semblait  veiller  là,  attentive,  anxieuse. 

—  Vous  l'avez  disputée  à  la  mort,  —  dit-elle,  —  vous  l'avez 
sauvée  :  voulez- vous  la  tuer  maintenant? 

Il  ne  dit  plus  rien,  et,  sur  la  poitrine  de  Louise,  il  pleura... 

L'horloge  sonna  :  il  y  avait  près  d'une  heure  que  Louise  était 
là,  que  couraient  les  minutes  désolées  de  leur  rencontre. 
Elle  dit  : 

—  Il  faut  que  je  parte. 

Elle  lui  mit  sur  le  front  un  baiser,  grave  comme  un  baiser 
funèbre. 

Il  tressaillit,  demanda  : 

—  Vous  reverrai-jeî^ 

Et  elle  s'en  alla,  dans  ses  voiles  de  deuil,  Némésis  incon- 
sciente, qui  en  vengeait  d'autres,  tant  d'autres  sacrifiées,  dès 
longtemps  tombées  à  l'oubli. . . 

Le  soir,  sur  le  balcon  de  leur  appartement  des  Champs- 
Elysées,  Louise  et  le  comte  Kowieski  regardaient  les  feux 
errants  fuir  et  s'entre-croiser  au  long  de  l'avenue. 

—  Vous  êtes  mélancolique,  Louise,  —  dit-il;  — je  croyais 
que  vous  auriez  tant  de  joie  à  revoir  votre  ville? 

—  Je  suis  allée  aujourd'hui,  —  fit-elle,  —  porter  des  fleurs 
au  cimetière,  à  une  amie  morte  pendant  mon  absence.  Et  cela 
m'a  rendue  triste. 

PHILIPPE     LAUTREY 


RÊVES   PAÏENS' 


I 

LA     FUITE    DE     DAPHN^ 

Dans  la  plaine  d'Attique,  lorsque  naissait  la  cité  souveraine, 
le  dieu  du  soleil  vit,  un  matin,  aux  abords  du  Géphise,  une 
nymphe  qu'il  aima  pour  sa  chevelure  blonde,  sa  grâce  timide, 
sa  fraîcheur  printanière. 

Elle  regardait  couler  Teau  sur  ses  pieds  d'ivoire,  et  rêvait 
à  rinconnu,  doux  et  charmant  comme  elle,  qui  viendrait 
bientôt  et  lui  dirait,  tout  bas,  les  mots  qu'elle  attendait. 

Soudain,  un  éclair  brilla  sur  la  terre,  le  ciel  et  Tonde;  et 
Daphné  vit  apparaître  le  jeune  Apollon,  au  corps  blanc,  aux 
yeux  de  flammes,  cuirassé  d'or,  casqué  de  lumière,  terrible, 
ardent  et  pur. 

Il  parla.  Aux  accords  de  sa  voix  harmonieuse,  l'air  vibrait 
comme  une  lyre. 

I.  On  se  rappelle  un  roman  que  nous  avons  donné,  voilà  quelque  dix-huit 
mois,  d*e8prit  salubre  et  sagacc,  de  forme  nelle  et  jolie,  étude  de  mœurs 
souvent  piquante  et  parfois  pénétrante,  avec  une  malice  délicate,  une  grâce 
ailée,  comme  d'une  abeille  attique  heureusement  acclimatée  à  Paris  :  les 
Courtisans  de  la  Gloire, 

C'était  le  début,  dans  les  lettres  françaises,  d*une  jeune  Grecque  délicieu- 
sement douée  à  tous  égards,  mademoiselle  Catina  Psycba. 

Ces  Rêves  païens^  du  même  auteur,  où  module  un  art  plus  noble  et  peut- 
être  plus  vigoureux,  où  se  déclare,  avec  résolution,  avec  hardiesse,  en  des 
mythes  inspirés  directement  de  la  tradition  hellénique,  une  pensée  à  la  fois 
antique  et  moderne,  —  ces  Hêves  païens  font  partie  d'un  recueil  —  pos- 
thume, hélas!  —  qui  paraîtra  bientôt  sous  ce  titre  :  on  ne  s'étonnera  pas 
que  nous  ayons  tenu  à  Ips  publier  pieusement. 


iSa  LA     REVUE     DE     PARIS 

Daphné  ne  Fécouta  pas  :  épouvantée  par  l'éclat  de  Timmor- 
tel  amant,  elle  s'enfuit. 

Plus  rapide  que  les  flots,  elle  courait  vers  les  demeures  des 
hommes.  Mais  elle  entendit  près  d'elle  les  pas  légers  de 
l'Olympien  qui  riait,  joyeux  et  fier. 

Alors  elle  s'écria  : 

—  O  Zeus  redoutable  1  mes  forces  défaillent,  je  suis  perdue! 
Toi  seul  peux  me  secourir  :  aie  pitié  de  moi  1 

Sa  prière  fut  exaucée  :  au  moment  où  la  main  du  dieu  tou- 
cha son  épaule,  la  nymphe  fut  changée  en  plante. 

Depuis  ce  jour,  sur  le  clair  Céphise,  s'inclinent  les  fleurs 
roses  du  laurier  mystique.  Le  passant  respire,  sans  volupté, 
son  amer  parfum.  Ni  les  rayons  d'été  ni  les  neiges  d'hiver  ne 
flétrissent  ses  pétales.  Mais  parfois,  à  l'heure  du  regret,  quand 
les  étoiles  s'éteignent  dans  le  ciel  livide,  au  son  d'un  chant 
triste,  les  feuilles  frissonnent  : 

—  Daphné  1  Daphné  1  par  quel  châtiment  le  Maître  suprême 
a  répondu  à  ta  prière  impie  !  Tu  as  eu  peur,  hélas  I  peur  des 
joies  surhumaines  :  tu  as  mérité  de  t'enraciner  dans  le  sol, 
d'être  à  jamais  captive. 

))  Toi  qui  fus  si  belle,  malheureuse!  pourquoi  fuyais- tu 
l'étreinte  divine?  Songe,  ahl  songe  que  celles  qui  ont  aimé  le 
radieux  Apollon  régnent  dans  la  gloire  à  ses  côtés,  et  sont  les 
mères  des  demi-dieux  ! 

))  Toi  que  j'ai  perdue,  ne  le  savais-tu  pas.^^ 


II 


LE     SECRET 

Je  me  nomme  Théano.  Je  demeure  à  Mycone.  Ma  mère 
mourut  en  me  mettant  au  monde.  Mon  père,  honnête  et  cou- 
rageux pêcheur,  veilla  sur  mon  enfance;  mais,  épuisé  par  un 
labeur  incessant,  il  suivit  bientôt  sa  femme.  11  me  laissait 
pauvre  et  seule,  à  quinze  ans.  Je  vécus  en  tissant  delà  toile 
pour  des  femmes  moins  belles  que  moi.  Car  je  fus  très  belle. 
Et  cependant  j'étais  malheureuse,  et  nul  ne  me  rendait  hom- 
mage. L'existence  était  dure  pour  tous  à  Mycone,  rocher  sté- 


RÊVES     PAÏENS  l83 

rile  balayé  par  les  vents.  On  n'avait  pas  d'heures  à  consacrer 
aux  femmes,  on  n'y  connaissait  pas  la  volupté  ni  les  plaisirs. 

Un  soir,  lasse  d'avoir  erré  sur  la  plage,  je  m'appuyai  contre 
le  rocher  géant  dont  l'ombre  flotte  au  loin  sur  la  mer.  J'écou- 
tais la  menace  des  vents  et  des  flots,  je  contemplais  ma  patrie 
aride,  et  je  songeais  à  Corinthe,  Eleusis,  Olympie,  Athènes, 
aux  cités  glorieuses.  Ne  verrais-je  jamais  les  temples  resplen- 
dissants, ni  les  luttes  héroïques,  ni  les  fêtes  des  peuples  for- 
tunés? 

Tout  à  coup,  un  mot  fut  murmuré  à  mon  oreille.  Je  tres- 
saillis et  regardai  autour  de  moi  :  personnel  J'étais  bien  seule. 

Avais-je  rêvé  ce  mot,  dont  le  sens  m'était  inconnu?  Je  répé- 
tai, à  haute  voix,  les  syllabes  harmonieuses,  et  je  sentis,  sous 
ma  main,  le  rocher  lentement  s'entr' ouvrir. 

Dans  une  caverne  profonde,  aux  colonnes  de  bronze,. ruis- 
selaient l'or,  l'argent  et  les  pierres  précieuses.  Il  me  semblait 
que  la  terre  me  révélait  sa  splendeur,  et  m'ouvrait  son  sanc- 
tuaire magnifique.  J'y  pénétrai  sans  crainte,  à  la  lueur  des 
diamants  qui  roulaient  sous  mes  pieds  comme  des  cailloux  et 
constellaient  les  voûtes  de  porphyre. 

Longtemps  je  restai  dans  la  caverne.  Je  choisissais  des 
pierres  bleues,  vertes,  rouges,  pour  en  parer  mes  bras  et  mon 
cou  de  neige,  mes  cheveux  d'ébène.  Je  m'enivrais  de  joie  et 
d'orgueil.  Après  tant  de  souffrances,  tant  d'humiliations,  quel 
triomphe!  Savoir  ce  que  nul  ne  savait  1  Posséder  aujourd'hui 
toutes  ces  richesses,  demain  dominer  le  monde  I  Moi,  Théano, 
belle,  inspirée,  reine  des  trésors  I 

A  l'aube,  je  sortis  de  la  grotte,  et  m'élançai  vers  les  humbles 
maisonnette  du  villages  pour  y  proclamer  ma  découverte.  Je 
voulais  crier  à  mes  compagnons  de  misère  : 

—  Venez,  venez  I  il  y  a  là  du  bonheur  pour  tous.  Laissez  vos 
filets  et  vos  barques.  Par  moi,  Mycone  sera  plus  opulente 
qu'Athènes.  Appelons  à  nous  les  poètes,  les  artistes.  Que  de 
nobles  figures  de  marbre  et  d'ivoire  se  dressent  sur  nos  places  I 
Qu'à  la  fureur  des  flots  les  temples  opposent  leur  majesté 
sereine  I  Que  des  chants  mélodieux  apaisent  la  plainte  des  airsl 
Que  la  beauté  se  pose  enfin  sur  l'île  mélancolique,  sans  bois 
et  sans  fleurs  ! 


i84 


LA     REVUE     DE     PARIS 


Je  courais,  haletante,  joyeuse,  lorsqu'une  autre  pensée  tra- 
versa mon  esprit  : 

((  Si  tous  connaissent  mon  trésor,  il  leur  appartiendra  comme 
à  moi.  Verrai-je  vendre,  dans  les  boutiques,  les  joyaux  divins? 
Verrai-je,  aux  doigts  des  matelots,  ces  pierres  royales?  Des 
paroles  vulgaires  troubleront-elles  le  silence  de  ces  lieux 
enchantés? 

))  Qui  a  murmuré  à  mon  oreille  les  syllabes  miraculeuses? 
Quelque  dieu  invisible,  sans  doute.  Je  suisl'élue,  je  suis  Tunique. 
Révélerai-je  le  mystère  à  ceux  qui  n'ont  pas  été  choisis,  à  ceux 
qui  ne  pouvaient  entendre  la  voix  que  j'ai  entendue? 

))  Je  ne  serais  plus  que  la  servante  des  hommes.  Nonl  les 
profanes  ne  doivent  pas  connaître  les  trésors  sacrés...  » 

Deux  fois  le  soleil  s'alluma  sur  Mycone.  Lorsque  ses  der- 
niers rayons  s'éteignaient  dans  les  eaux,  je  me  glissais  dans 
mon  royaume,  et  j'en  sortais  avant  l'aurore,  emportant  quel- 
ques joyaux  que  je  cachais  dans  ma  cabane.  Il  me  serait  per- 
mis, à  moi,  de  trafiquer  avec  ces  choses  merveilleuses,  puisque 
c'est  à  moi  qu'elles  furent  données.  Bientôt,  quand  j'aurais 
amasse  des  richesses,  je  m'en  irais,  loin  de  Mycone,  vers  les 
villes  de  luxe  et  de  plaisir. 

Le  troisième  soir,  je  posai,  comme  les  autres  fois,  la  main 
sur  le  roc,  et  j'entr 'ouvris  les  lèvres...  Mais  je  restai  muette... 
Je  frémis.  Ai-je  oublié?  Ah!  Dieux!  Ai-je  oublié? 

Toute  la  nuit,  je  fis  pour  me  souvenir  un  eflbrt  surhumain. 
Je  fouillai  ma  mémoire,  j'assemblai  des  sons  divers,  j'écrasai 
mon  front  contre  la  muraille  de  granit,  je  promis  des  sacrifices 
à  tous  les  immortels,  j'invoquai  celui  qui  m'avait  parlé... 

Au  matin,  glacée  par  le  vent,  raidie  par  la  fatigue,  je  retour- 
nai dans  ma  chaumière. 

La  nuit  suivante,  je  luttai  encore  contre  le  destin. 

Puis  j'allai  vers  les  hommes.  Je  leur  contai  mon  histoire, 
je  les  suppliai  de  prendre  des  haches  et  d'enfoncer  la  porte  dont 
nul  n'avait  la  clef.  Us  consentirent;  mais  leurs  bras  vigoureux 
ne  purent  rien  contre  le  roc  trop  dur,  contre  le  mur  implacable. 

Ils  ont  ri  de  moi.  Ils  me  croient  folle.  Jamais  ils  ne  sauront. 

Si  je  leur  avais  fait  don  du  mot  magique!...  Je  l'aurais 
retrouvé  dans  leur  cœur. 


RÊVES     PAÏENS  l85 

Mais  non  I  ce  qui  est  à  tous  n'est  à  personne.  Pour  moi  seule, 
l'or  a  brillé  dans  les  cavernes  profondes.  Je  fus  la  favorite  des 
Dieux.  J'ai  gardé  leur  secret.  J'en  conserve  à  jamais  l'orgueil. 

Aujourd'hui  je  suis  triste  et  vieille,  mais  je  songe  encore  à 
ce  qui  fut,  à  ce  qui  pouvait  être,  et  je  cherche,  je  cherche 
toujours. 

Quand  vient  la  nuit,  j'évoque  la  splendeur  des  trésors 
cachés,  à  genoux  devant  la  porte  qui  ne  s'ouvre  plus. 

111 

MYRRHINE 

Dans  les  bois  ombreux  d'Arcadie  s'était  réfugié  Photion,  le 
philosophe.  11  était  jeune  encore,  enthousiaste  et  beau.  11 
fuyait  Sparte,  sa  rude  et  glorieuse  patrie,  car  il  ne  pensait  pas 
sur  les  Dieux  ce  que  les  magistrats  de  la  cité  ordonnaient  que 
l'on  pensât.  Sans  cesse,  il  méditait  avec  angoisse  sur  les 
volontés  du  Destin  et  les  désirs  des  hommes,  sur  les  mystères 
de  la  vie,  née  de  la  volupté,  livrée  à  la  douleur. 

11  aimait  les  êtres  et  les  choses.  11  interrogeait,  il  jugeait  les 
Dieux.  Ni  le  Maître  souverain  qui  lance  la  foudre,  ni  la  Sagesse 
inviolable  et  sereine,  ni  la  Vierge  altière,  gloire  et  terreur  des 
nuits,  ni  la  blanche  Aphrodite  aux  cheveux  d'or,  n'emplissaient 
son  cœur,  ne  dominaient  sa  pensée. 

Son  esprit  inquiet  descendait  plus  bas  que  les  Enfers,  s'éle- 
vait plus  haut  que  l'Olympe.  11  cherchait,  par  delà  les  Dieux. 

Jamais  il  n'allait  vers  les  villes,  ne  s'agenouillait  dans  les 
temples.  11  habitait  les  bois  avec  Myrrhine,  sa  femme. 

Elle  l'avait  volontairement  suivi.  Elle  l'aimait.  Délicate  et 
pensive,  elle  avait  beaucoup  souffert  àLacédémone,  parmi  les 
durs  guerriers  à  qui  le  ciel  sourit  en  vain.  Maintenant  elle  était 
heureuse.  Pendant  le  jour,  elle  vaquait  aux  soins  de  la  maison, 
filait,  cultivait  le  petit  jardin  plein  de  fleurs  et  d'abeilles.  Son 
rouet  bourdonnait  comme  une  ruche,  elle  chantait  comme  un 
rossignol. 

Souvent,  assise  aux  pieds  de  Photion,  elle  l'écoutait  lire  les 
paroles  inscrites  sur  ses  tablettes  d'ivoire.  Paroles  redoutables^ 
ardentes  et  pures  comme  la  flamme. 


l86  LA     aBVUB     DE     PARIS 

Elle  Fadmirait  pour  sa  force,  elle  Tadôrait  pour  sa  douceur. 
Elle  était  tout  à  lui. 

Par  une  pluvieuse  matinée  d'automne,  la  jeune  femme 
errait  seule,  dans  le  bois. 

La  masse  sombre  des  nuages  qui  voilaient  le  soleil  laissait 
échapper  quelques  rayons  pâlis.  Des  gouttes  d'eau  étincelaient 
dans  les  arbres,  et  tombaient,  une  à  une,  sur  l'herbe.  Myrrhine 
marchait  lentement.  Un  pressentiment  la  troublait.  Elle  était 
émue,  vaguement  inquiète.  Soudain  il  lui  sembla  qu'une 
main  effleurait  son  épaule  :  surprise,  elle  se  retourna.  D'abord, 
elle  ne  distingua  rien  ;  mais,  peu  à  peu,  elle  vit  apparaître, 
entre  les  branches  d'un  laurier,  une  femme  vêtue  de  lierre 
depuis  les  pieds  jusqu'à  la  ceinture.  L'inconnue  était  belle. 
Ses  cheveux,  plus  souples  que  la  liane,  plus  roux  que  les 
feuilles  d'automne,  s'enroulaient  à  ses  bras  roses,  à  son  cou 
rond,  à  sa  poitrine  forte  et  pleine.  Son  visage  avait  l'éclat  des 
pêches  mûres  ;  ses  yeux  verts  étaient  doux  et  profonds  comme 
l'ombre  des  bois.  Malgré  sa  fraîcheur,  elle  avait  le  charme 
mélancolique  d'une  plante  touchée  par  l'hiver.  On  ne  pouvait 
deviner  si  elle  était  jeune  ou  vieille. 

D'une  voix  aussi  plaintive  que  les  notes  lointaines  d'une 
flûte,  elle  dit  : 

—  Myrrhine!... 

—  Qui  es-tu .^  —  demanda  la  jeune  femme  en  tremblant.  — 
Nymphe  ou  déesse?  Car  tu  n'es  pas  de  la  race  des  hommes. 

L'inconnue  sourit  gravement  : 

—  Non  je  ne  suis  pas  de  la  race  cruelle  des  hommes.  Je 
suis  Thymbris,  la  dryade.  Il  y  a  longtemps,  très  longtemps,  les 
Dieux  m'ont  confié  un  arbre  merveilleux  qui  croissait  dans 
les  forêts  d'Arcadie.  Qu'il  fut  beau,  mon  chêne!  Je  m'en 
souviens!  O  femme,  je  me  souviens  :  six  bergers,  en  joignant 
les  mains,  pouvaient  à  peine  embrasser  son  tronc  magnifique. 
Entre  ses  racines,  les  lièvres  peureux  trouvaient  un  sûr  abri; 
les  fleurs  germaient  à  son  ombre  ;.dans  son  feuillage  toufl^u  sou- 
pirait la  brise,  chantaient  les  oiseaux.  Des  vies  innombrables  se 
mêlaient  à  sa  vie. 


RÊVES     PAÏENS  187 

))  Gomme  je  TaimaisI  Je  pressais  ardemment  ma  poitrine 
contre  sa  rude  écorce,  je  nouais  ma  chevelure  à  ses  branches, 
je  mordillais  ses  feuilles,  je  buvais  sa  sève  comme  du  vin.  Je 
sentais  passer  en  moi  la  puissante  jeunesse  de  Tarbre  séculaire. 

»  Un  jour,  ahl  Dieux I  jour  de  printemps,  des  bûcherons 
sont  venus.  En  marchant,  ils  causaient,  ils  riaient.  Je  vis  sur 
mon  chêne  se  lever  leurs  haches  de  fer.  Invisible,  je  luttai 
contre  eux.  Mais  ces  êtres  grossiers  ne  pouvaient  deviner  la 
présence  delà  dryade,  ne  pouvaient  ressentir  la  terreur  sacrée. 
Je  ne  pus  défendre  mon  chêne. 

))  J'entends  encore  le  bois  craquer,  gémir.  Je  vois  l'entaille 
profonde.  L'arbre  vénérable  est  tombé  lentement  sur  le  sol.  La 
poussière  a  souillé  ses  feuilles  délicates.  Il  est  mort.  Je  crus 
mourir  aussi.  Hélas I  j'avais  puisé  en  lui  des  forces  redoutables. . . 

))  Depuis  ce  jour,  je  hais  les  hommes.  Vaincue,  humiliée, 
impuissante,  livrée  aux  regrets,  je  fuis  les  lieux  où  j'ai  connu 
la  douleur  d'avoir  failli  à  ma  tâche  I  Douleur  dont  nulle 
d'entre  nous  ne  se  consola  jamais. 

))  Je  fuis  les  heux  où  jadis  étaient  ma  joie  et  mon  orgueil. 
Maintenant  il  ne  reste  du  chêne  divin  qu'un  morceau  de  tronc 
noir.  Le  gazon  se  dessèche  à  la  place  où  fut  son  ombre,  les 
lièvres  cherchent  ailleurs  un  abri,  et  les  oiseaux  n'y  chantent 
plus. 

))  Je  hais  les  hommes  I  Mais  je  les  plains  :  car  ils  ne  savent 
qu'asservir,  voler,  tuer.  Invincibles  et  lamentables,  ils  sont 
les  maîtres  du  monde.  Ils  possèdent  la  terre,  mais  la  joie  n'y 
fleurit  pas  pour  eux. 

)>  Ils  viennent,  et  nous  partons.  Chaque  pas  qu'ils  font  efface 
nos  pas.  Ils  avancent,  et  les  syl vains,  les  nymphes,  les  satyres, 
les  dryades  fuient  comme  des  bêtes  traquées.  Nous  disparaî- 
trons bientôt  :  ils  sont  plus  forts  que  nous. 

))  C'est  pourquoi,  malgré  ma  haine,  je  viens  en  amie,  pour 
qu'ils  ne  méritent  plus  le  nom  de  destructeurs;  pour  qu'ils 
soient  compatissants  aux  êtres  qu'ils  ont  vaincus,  et  qu'ils 
sentent,  enfin,  Tàme  des  choses. 

j>  Depuis  que  j'erre  sur  la  terre  dépouillée,  cent  fois  j'ai 
va  partir  les  hirondelles.  Je  suis  triste  et  lasse.  Mais,  avant 
d'entrer  dans  la  paix  profonde,  je  veux  agir  encore  une  fois. 
J'ai  longtemps  cherché  un  être  humain  digne  de  posséder  un 


l88  LA     REVUE     DE     PARIS 

secret  que  je  possède.  A  toi  je  puis  le  révéler,  car  tu  es  de  ma 
race.  On  t'a  dit,  n'est-ce  pas,  que  le  trisaïeul  de  ta  trisaïeule 
est  né  d'une  dryade,  et  que,  pour  Tamour  d'une  femme,  il 
abandonna  les  bois?  Tu  es  sa  fille;  quelques  gouttes  de  sève  se 
mêlent  encore  à  ton  sang.  Je  t'ai  reconnue,  et  je  ne  me  suis 
pas  voilée  à  ton  approche,  et  je  t'ai  appelée.  Ce  que  j'ai  à  te 
dire,  tu  peux  l'entendre. 
M yrrhine  inclina  la  tête  : 

—  Je  t'écoute,  —  dit-elle  gravement. 

La  dryade  fixa  sur  la  jeune  femme  son  clair  regard  : 

—  Depuis  que  je  suis  revenue  en  Arcadie,  je  t'observe,  et 
j'observe  aussi  Photion,  ton  époux,  ton  ami,  ton  maître. 
Invisible  et  muette,  je  me  suis  approchée  de  vous  et  j'ai  pénétré 
dans  vos  cœurs.  Vous  respectez  la  vie,  la  joie  et  la  beauté. 
Jamais  vous  n'avez  piétiné  la  fourmi,  volé  l'œuf  du  rossignol, 
froissé  l'aile  du  papillon.  Je  t'aime,  ô  ma  sœur,  ô  toi  qui  n'as 
pas  offensé  l'esprit  des  forêts  I  Je  veux  te  parler,  à  toi  seule. 

Myrrhine  tremblait  d'épouvante.  Qu'allait-elle  apprendre.^ 
Quel  secret  pouvait  lui  révéler  la  dryade.»^  Une  chose  terrible, 
sans  doute,  peut-être  surhumaine...  Elle  ne  désirait  pas  la 
connaître.  Elle  ne  désirait  rien,  car  elle  possédait  l'amour. 
Mais  elle  savait  que  Photion  eût  recueilli,  à  genoux,  les  mots 
qu'allait  prononcer  ïhymbris. 

((  Si  je  refuse  de  les  entendre,  je  serai  criminelle  envers 
mon  époux,  —  songea-t-elle.  —  Je  veux  être  digne  de  lui  :  je 
ne  veux  pas  craindre  l'inconnu.  » 

Elle  se  tourna  vers  la  dryade  : 

—  Parle!  mais  sache  que  ce  que  tu  diras,  je  le  répéterai  à 
celui  que  j'aime.  S'il  est  une  seule  de  tes  paroles  qu'il  ne  doive 
pas  entendre,  tais-toi  I  car  moi,  je  ne  saurais  me  taire. 

La  dryade  répliqua  : 

—  Je  n'exige  de  toi  aucun  serment.  Quand  tu  posséderas 
mon  secret,  tu  verras  toi-même  ce  que  tu  dois  faire.  Voici. 

))  Solitaire  et  libre,  j'ai  parcouru  l'Hellade.  Moi,  la  fille  des 
forêts  antiques  qui  couvrent  les  plaines,  j'ai  gravi  les  hautes 
cimes,  je  suis  descendue  dans  les  vallées.  Partout  où  pousse 
un  brin  d'herbe,  où  s'épanouit  une  fleur,  où  s'élève  un  arbre, 
j'ai  posé  le  pied.  Sur  les  monts,  j'ai  cueilli  le  thym  sauvage; 
dans  les  jardins  des   rois,  les  lis   de   neige  et  les  roses  de 


RÊVES     PAÏENS  189 

pourpre;  dans  les  prés,  les  fraîches  anémones;  dans  les 
cimetières,  l'asphodèle  d'or;  la  belladone  parmi  les  temples 
en  ruines,  et  la  ciguë  dans  les  marais.  Un  exilé  d'Egypte 
m'apporta  la  semence  des  sombres  pavots.  Aux  rayons  de  la 
lune,  je  me  suis  penchée  sur  les  étangs  limpides,  et  les  doigts 
transparents  des  nymphes  m'ont  tendu  le  lotus  mystique, 
le  pâle  nénuphar.  J'ai  cueilli  les  fleurs  qui  tapissent  les 
champs,  qui  rampent  dans  les  décombres,  qui  s'enlacent  aux 
arbres  et  aux  pierres,  qui  ornent  les  tombés;  celles  qui 
s'ouvrent  au  soleil,  aux  étoiles  ou  à  l'ombre,  qui  flottent  sur 
les  eaux.  Toutes  les  fleurs  de  la  volupté,  de  l'extase,  du  rêve,  de 
l'oubli  et  de  la  mort,  je  les  ai  baisées  de  mes  lèvres,  pressées 
contre  mes  seins  nus,  broyées  entre  mes  mains.  J'ai  mêlé  à 
à  leurs  pétales  les  feuilles  salubres  de  l'eucalyptus,  les  feuilles 
vénéneuses  du  noble  laurier,  les  feuilles  de  chêne  qui  jadis 
couronnaient  ma  tête  et  dont  je  ne  suis  plus  digne  de  me  parer. 
A  cette  végétation  merveilleuse  j'ai  demandé  ses  parfums,  son 
miel  et  ses  poisons.  J'ai  distillé  de  ^a  substance  le  suc  qu'elle 
puisa  dans  la  terre,  la  goutte  de  feu  que  lui  versa  le  ciel. 

))  J'en  ai  composé  un  miraculeux  élixir.  Heureux  celui  qui 
pourra  le  boire  !  Il  sentira  couler  en  ses  veines  une  vie  intense. 
Son  âme  s'éveillera.  La  joie  et  la  douleur  se  livreront  à  lui.  Il 
chantera  la  pitié,  l'amour  et  l'espérance.  Ses  yeux  percevront 
les  astres  lointains.  Il  lira  dans  les  cœurs.  Il  découvrira  les 
trésors  enfouis.  Les  voix  de  la  terre  lui  parleront.  Quand  la 
pluie  ne  tombera  pas  des  nues,  quand  les  champs  seront  durs 
comme  le  roc,  et  que  l'herbe  se  desséchera  au  fond  des  ruis- 
seaux taris,  il  entendra  sous  ses  pieds  le  frais  murmure  des 
sources  :  il  creusera  le  sol,  et  l'eau  jaillira. 

))  Ses  enfants  seront  fiers  et  magnanimes.  Sa  pensée  inspi- 
rera les  disciples  qui  lui  succéderont.  Et  peu  à  peu  naîtra 
une  race  héroïque,  noble,  généreuse  et  subtile. 

lù  J^ai  longtemps  soufiert.  Quand  mes  sœurs  dansent  autour 
de  l'arbre  divin,  je  pleure  de  honte  et  m'éloigne  d'elles.  Le 
jour  où  je  verrai  marcher,  à  l'ombre  des  bois,  les  hommes 
nouveaux,  je  serai  consolée. 

»  Les  feuilles  de  chêne  n'ornent  plus  ma  tête.  Je  voudrais  y 
poser  la  couronne  de  laurier.  Alors  je  pourrai  mourir. 

))  La  liqueur  que  renferme  ce  flacon  d'argent  suffirait  à 


190  LA     REVUE     DE     PARIS 

conserver  pour  toujours  la  chair  d'un  cadavre.  Sept  vivants, 
fussent-ils  des  vieillards,  peuvent  y  puiser  des  forces  surhu- 
maines. Je  te  la  donne.  Mais  apprends  ceci  :  tu  ne  dois  la 
verser  qu'à  ceux  qui  aiment  et  qui  pensent.  Pour  ceux-là, 
seuls,  elle  a  des  vertus  magiques.  Pour  les  autres,  elle  est 
aussi  inefficace  que  Teau  des  rivières.  Il  ne  faut  pas  qu'elle 
coule  en  vain. 

))  Tu  serais  criminelle  si  de  ce  breuvage  précieux  tu  perdais 
une  seule  goutte. 

»  Bois,  toi-même,  ô  femme!  si  tu  te  juges  digne  de  boire, 
et  si  tu  l'oses  ;  mais  n'oublie  ni  mes  promesses  ni  mes  menaces. 
Je  mets  entre  tes  mains  l'élixir  de  vie. 

Si  grave  était  Tacçent  de  la  voix  mélodieuse  que  Myrrhine 
hésita.  Elle  avait  peur. 

Puis  elle  songea  : 

((  Je  donnerai  à  Photion  ce  breuvage  merveilleux.  Lui  seul 
décidera.  Il  saura  me  désigner  les  élus  à  qui  je  le  verserai.  Je 
n'y  tremperai  moi-même  les  lèvres  que  s'il  me  le  permet,  s'il 
me  l'ordonne.  » 

—  Je  te  remercie,  ô  dryade!  —  dit-^lle.  —  J'accepte,  en 
tremblant,  le  don  que  tu  me  fais.  Mais  je  veux  être  libre  de  te 
le  rendre  demain. 

—  C'est  bien,  qu'il  en  soit  ainsi.  Prends;  et  que  je  puisse 
bientôt  mourir,  triomphante  et  consolée! 

La  lune  brillait  très  haut  dans  le  ciel.  Ses  rayons  argentés 
filtraient  à  travers  le  feuillage  sombre.  Les  oiseaux  dormaient. 
Les  feuilles  mortes  tombaient  sans  bruit.  Rien  ne  troublait  la 
paix  lumineuse  de  cette  nuit  d'automne. 

Assise  devant  sa  porte,  Myrrhine  regardait  au  loin.  Elle  était 
pâle.  Son  visage  amaigri  avait  la  rigidité  d'un  masque.  La 
fièvre  brillait  dans  ses  yeux  noirs.  Sa  tête,  dépouillée  de  sa 
chevelure  blonde,  se  penchait  tristement. 

Soudain,  à  quelques  pas  d'elle,  la  dryade  apparut,  et, 
comme  la  première  fois,  l'appela  par  son  nom  : 

—  Myrrhine  !  Myrrhine  I 
La  jeune  femme  tressaillit  : 


—  Que  veux-tu,  ô  dryade?  que  veux-tu  de  moi? 

—  Pourquoi  es-tu  si  triste? Depuis  vingt  jours,  je  t'attends, 
près  du  laurier.  Tu  n*es  pas  venue.  Pourquoi?  J*ai  vu,  sur  le 
sol,  le  flacon  d'argent  où  j'ai  gravé  mon  nom.  11  était  vide.  A 
qui  as-tu  versé  le  baume  magique  ? 

La  jeune  femme  ne  répondit  pas. 

—  En  vain  tu  gardes  le  silence.  Je  sais  qu'en  me  quittant  tu 
trouvas  inanimé,  sur  le  seuil  de  ta  maison,  l'époux  que  tu 
adores.  Sur  l'oreiller  parfumé  de  tes  cheveux,  je  sais  quelle 
tête  repose.  Je  sais  que  tu  baises  des  lèvres  muettes  et  que, 
toutes  les  nuits,  tu  serres  dans  tes  bras  un  cadavre,  aussi 
chaud  que  ta  poitrine  d'amoureuse.  Je  sais  sur  quelle  chair  a 
coulé,  goutte  à  goutte,  Télixir  de  vie.  Ahl  pauvre  femme  I  si 
tendre,  si  faible  et  si  criminelle!  Qu'as-tu  donc  osé  faire? 

Myrrhine  répondit  avec  orgueil  : 

—  Je  n'ai  pas  voulu  livrer  à  la  terre  ou  à  la  flamme  le  corps 
de  mon  époux.  Je  l'ai  pieusement  embaumé.  Le  miracle  que  tu 
m'avais  annoncé  s'est  accompli  :  il  est  plus  beau  qu'aux  premiers 
temps  de  nos  amours  I  et  je  le  garde,  à  jamais,  contre  mon 
cœur. 

—  Tu  as  ofiensé  ceux  que  nul  n'ofiense  impunément.  Je  te 
plains,  mais  je  ne  puis  rien  pour  toi. . . 

Et  Myrrhine  vit  s'approcher  d'elle,  lentement,  en  foule,  les 
rousses  dryades  aux  prunelles  vertes,  les  satyres  velus^  les  cen- 
taures à  la  croupe  luisante,  au  buste  cuivré,  les  naïades  légères 
et  pures  comme  les  sources,  les  fauves  bacchantes.  Plus  loin 
apparaissait,  à  demi  noyé  dans  l'ombre,  le  rude  et  mélancolique 
visage  d'un  cyclope.  Et  tous  ces  êtres  redoutables  dardaient  sur 
elle  leurs  regards  pleins  de  menaces.  Muette,  immobile,  elle 
attendait. 

Alors  une  voix  retentit  : 

—  O  dryade  errante  et  désolée,  pour  la  deuxième  fois  vaincue, 
icÀ  qui  avais  élu  cette  femme  pour  lui  donner  l'élixir  de  vie, 
prononce  sa  sentence  l 

Thymbris  park  : 

— Tu  es  lapremière  de  ceux  qui  dissiperont  les  précieux  arômes 
des  champs  et  des  bois  pour  embaumar  les  cadavres.  Pour  ce 
crime,  il  n'est  pas  de  pardon.  Voici  ton  châtiment  : 

»  Tu  ne  descendras  que  très  vieille  dans  la  tombe.  Mais  janiais 


iga  LA     REVUE     DE     PARIS 

plus  tu  n'approcheras  d'un  être  vivant.  Les  hommes,  dépouillés 
par  toi,  te  renieront.  Les  bêtes  et  les  oiseaux  fuiront  à  ton 
approche.  Les  abeilles  même,  en  te  sentant  venir,  abandonneront 
leur  ruche  emplie  de  miel. 

))  Le  jour,  auprès  de  ton  époux  inanimé,  tu  vivras  solitaire. 
La  nuit,  tu  presseras,  comme  hier,  tes  lèvres  sur  ses  lèvres,  et 
tu  l'enlaceras  de  tes  bras. 

»  Il  est  à  toi,  le  mort  auquel  tu  sacrifias  la  joie  et  la  noblesse 
de  tant  d'êtres  à  venir,  le  mort  que  tu  as  trop  aimé.  A  toi  pour 
toujours  I 

Sans  prières  et  sans  larmes,  elle  avait  écouté.  Dans  ses 
yeux  brillait  le  terrible  regard  de  ceux  qui  défient  le  Destin. 
Elle  releva  fièrement  sa  tête  dépouillée  et  retourna  vers  le 
mort. 


IV 


LA    MORT    DE    LA    PYTHIE 

L'Hellade  avait  vieilli.  Comme  un  manteau  de  pourpre  trop 
lourd,  la  gloire  glissait  de  ses  épaules. 

Neuf  citoyens  d'Athènes,  choisis  parmi  les  meilleurs  et  les 
plus  riches,  étaient  venus  à  Delphes  interroger  l'oracle. 

—  Philippe  de  Macédoine  approche,  —  disaient-ils.  —  Faut- 
il  marcher  contre  lui? 

))  Les  Dieux  nous  abandonnent.  Les  avons-nous  offensés? 
Que  veulent-ils  de  nous  ? 

Le  peuple  de  Delphes,  assemblé  près  du  temple,  regardait 
avec  curiosité  les  envoyés,  somptueusement  vêtus,  de  la  cité 
souveraine.  Les  Athéniens  se  promenaientlentement  et  tenaient 
entre  eux  de  graves  discours.  Ils  étaient  tristes.  Ils  sentaient 
que  leur  patrie  ne  serait  bientôt  qu'une  reine  découronnée. 
Apollon  daignerait-il  inspirer  un  conseil  salutaire?  Les  hexa- 
mètres savants  et  subtils,  que  composeraient  les  interprètes 
de  l'oracle,  révéleraient-ils  le  secret  des  malheurs  d'Athènes? 

Les  envoyés  savent  qu'en  ce  moment  même,  dans  le  sanc- 
tuaire redoutable  où  se  dresse  le  trépied  couvert  de  la  peau  du 
serpent,  la  flamme  luit  entre  les  dalles  de  marbre  et  la  fumée  de 
l'encens  enveloppe  la  Pythie.  Les  prêtres,  sévères,  couronnés 


RÊVES     PAÏENS  igS 

de  palmes,  Tentourent;  si  elle  reste  muette,  ils  la  menacent,  la 
frappent  :  bientôt  elle  parlera. 

Un  soleil  resplendissant  éclairait  le  temple  et  les  nobles 
statues  groupées  sur  le  fronton.  Tout  à  coup,  entre  les  grands 
vases  d'or  qui  ornaient  le  seuil,  la  prophétesse  apparut.  Elle 
saisit  une  des  branches  de  laurier  qui  trempaient  dans  Teau 
lustrale,  et  s'élança  au  dehors.  Stupéfaits,  les  Athéniens  la 
regardaient  venir.  Elle  s'arrêta  près  d'eux.  Courant,  gesticu-' 
lant,  appelant,  les  prêtres  la  suivaient.  Sans  se  retourner,  elle 
s'écria  : 

—  O  envoyés  d'Athènes,  ô, peuple,  écoutez!  car  l'heure  est 
venue.  Ce  que  je  viens  d'entendre,  ce  que  des  voix  étranges 
murmurent  depuis  longtemps  à  mes  oreilles,  ces  prêtres  n'osent 
vous  le  dire  :  les  paroles  que  je  dois  prononcer  briseraient  le 
cadre  de  leurs  hexamètres,  les  briseraient  eux-mêmes.  Je  ne 
crains  plus  leurs  menaces  ni  leurs  coups.  Je  suis  plus  forte 
qu'eux.  Qu'ils  ne  me  touchent  pas  I  ou  ils  tomberont  foudroyés. 

»  Je  fus  le  jouet  des  puissances  mystérieuse,  la  captive  du 
temple.  Je  me  libère  enfin,  et  je  viens  à  vous. 

))  Je  suis  ivre  d'encens  et  de  prières.  Je  suis  vierge,  je  suis 
folle,  je  suis  sacrée  1 

Comme  une  suppliante,  elle  tendait  ses  bras  nus.  Sa  robe 
jaune  brillait  au  soleil.  Son  visage  flétri  était  d'une  effrayante 
beauté.  Elle  secouait  sa  longue  chevelure  grise,  et  poussait  des 
cris  terribles.  La  foule  épouvantée  s'éloigna  d'elle.  Les  prêtres, 
tremblants,  ne  l'interrompaient  pas. 

—  Les  interpètres  mentiront  :  ils  mentent  toujours.  N'invo- 
quez plus,  n'implorez  plus,  n'interrogez  plus  les  Dieux.  Ils  sont, 
maintenant,  aussi  humiliés,  aussi  las  que  vous. 

))  Us  vont  mourir,  vos  Dieux  frivoles,  cruels  et  charmants! 
Us  vont  mourir,  comme  ceux  qui  sont  venus  avant  eux,  comme 
ceux  qui  bientôt  viendront. . . 

»  Les  Dieux  de  la  Grèce  sont  devenus  des  tyrans.  Aujourd'hui 
leurs  commandements  sont  injustes.  Us  châtient  par  caprice  et 
sans  pitié.  Zeus,  Hêra,  Aphrodite,  Athênê,  ApoUon  même,  tous 
sont  criminels. 

»  Us  furent  les  architectes,  les  chanteurs,  les  poètes.  Us  sont 
les  geôliers,  les  oppresseurs. 

!•'  Mai  1908.  i3 


igd  LA     REVUE     DE     PARIS 

))  Ils  proscrivent  la  Pensée.  Partout,  à  la  source  des  fleuves, 
au  fond  des  bois,  au  sein  de  la  terre,  parmi  les  étoiles,  un  d'eux 
se  dresse,  splendide  et  menaçant,  et  Lui  dit  :  a  Tu  n'iras  pas  plus 
loin.  »  Il  faut  qu'ils  meurent. 

))  Ils  sont  avides  et  cruels.  Entendez-vous  dans  l'air  siffler 
leurs  flèches  d'or?  Par  le  sang  des  victimes  leurs  autels  sont 
empourprés.  Il  faut  qu'ils  meurent. 

))  Je  vois  les  temps  futurs. . .  O  toi  que  l'on  adore  ici,  à  qui  je 
fus  consacrée.  Dieu  des  rayons  et  de  la  lyre,  ô  glorieux  Apollon  I 
là  où  tu  régnais,  il  s'est  fait  un  grand  silence.  Dans  la  grotte 
obscure  et  mystérieuse,  la  Vierge  vénérable,  la  grande  Sibylle 
de  Cumes  est  muette. 

»  Et  moi,  hélas I  etmoîP... 

)>  En  vain,  des  chaînes  de  diamants  attachent  au  sol  de 
Délos  ta  statue  géante.  En  vain,  pour  mieux  t'honorer,  tes 
prêtres-rois  défendent  à  l'homme  de  naître  et  de  mourir  sur 
rile  ou  se  réfugia  ta  mère,  où  tu  fus  enfanté.  Ta  statue  crou- 
lera. Les  habitants  de  la  verte  Ténos  et  de  l'aride  Mycone 
bâtiront  leurs  demeures  d'un  jour  avec  les  fragments  de  ton 
temple  que  tu  croyais  éternel,  et  nul  ne  viendra  plus  vers  la 
terre  sacrée,  la  terre  maudite,  dont  la  poussière  ne  se  mêla 
jamais  aux  cendres  des  morts. 

))  Les  oiseaux  chantent  dans  les  bois  de  Délos  ;  mais  ta  voix 
ne  bruit  plus  dans  le  feuillage  des  oliviers. 

Les  larmes  ruisselaient  sur  ses  joues  creuses.  Elle  se  tut, 
un  moment;  puis,  plaintive,  murmura  : 

—  Où  sont  les  Dieux.^  Je  vois. . .  je  vois. 

))  Ils  sont  vaincus.  On  ne  leur  immole  plus  d'iiécatombes. 
La  foule  a  déserté  leurs  temples,  la  poussière  recouvre  leurs 
images,  et  l'oubli* a  coulé  sur  eux. 

))  D'autres  les  précédèrent,  d'autres  les  ont  suivis  :  on  ne 
connaît  plus  leurs  noms. 

))  Sous  les  pas  des  Dieux  ont  germé  les  fleurs,  sur  les  autels 
des  Dieux  les  fleurs  se  sont  fanées,  sur  les  tombes  des  Dieux 
la  terre  a  refleuri. 

»  Mais  quelle  vision  étrange!...  Je  prophétise!  Ecoutez... 

))  Les  poètes  ont  erré  dans  les  temples  déserts  ;  les  ombres 
sacrées  leur  sont  apparues;  leur  âme  a  tressailli...  Les  Dieux 
reviennent.  Ils  sont  revenus. 


RÊVES     PAÏENS  IqS 

))  Ils  furent  les  tyrans,  ils  sont  les  libérateurs. 

»  Ils  n'ont  plus  de  prêtres  ;  devant  eux  s'inclinent  les  intel- 
ligences souveraines.  Nul  pays  ne  leur  est  consacré;  ils  pos- 
séderont le  monde. 

»  C'est  encore  toi  que  j'invoque,  Apollon,  Apollon!  Ne  te 
plains  pas,  ô  le  plus  charmant  des  Olympiens!  Il  est  vrai,  l'on 
ne  t'offre  plus  de  sacrifices;  mais  le  cygne  caresse  ton  front 
de  ses  ailes,  le  loup  te  lèche  les  pieds... 

»  Le  grand  Titan  rebelle  et  magnanime  tend  la  main  au 
Despote  qui  le  tortura  et  fut  détrôné  par  lui.  Et  les  Dieux 
d'autrefois,  les  beaux  Dieux  de  l'amour,  de  la  lumière  et  de  la 
mélodie,  resplendissent  d'une  jeunesse  étemelle. 

))  Quand  viendra-t-il,  le  jour  où  l'homme  retrouvera  ses 
Dieux  adorés,  redoutés,  haïs,  pardonnes,  et  posera  sa  tête  sur 
leurs  genoux? 

))  Hâtons  ce  jour!  Profanons  leurs  autels,  dépouillons  leurs 
temples,  bravons  leur  puissance,  insultons  à  leur  gloire.  Ceux 
qui  les  attaquent  les  affranchissent,  en  affranchissant  le 
monde... 

))  Qu'ils  s'éloignent,  et  nous  les  rappellerons!  Qu'ils  s'en- 
dorment en  paix,  et  nous  les  réveillerons. 

))  Saluons  de  nos  chants  d'allégresse  l'arrivée,  le  départ  et  le 
retour  des  dieux! 

Elle  se  tut.  Tous  se  taisaient  comme  elle.  Soudain  elle 
poussa  un  cri  farouche,  jeta  loin  d'elle  la  branche  de  laurier, 
étendit  les  bras  et  tomba,  morte. 

Ses  lèvres  pâles  souriaient. 

Les  prêtres  se  tourn"èrent  vers  les  envoyés  pensifs,  vers  le 
peuple  terrifié.  L'un  d'eux  montra  du  doigt  le  visage  livide  et 
dit  d'une  voix  grave  et  dure  : 

—  Elle  a  blasphémé  1 

Athènes  ne  connut  pas  les  paroles  de  la  Pythie. 


PSYCHA 


LA  BELGIQUE  ET  LE  CONGO 


Le  roi  Léopold  de  Belgique,  souverain  absolu  de  TEtat 
indépendant  du  Congo  (improprement  appelé  Congo  Belge), 
offre  à  son  peuple  d'Europe  ses  terres  d'Afrique.  La  Belgique 
se  demande  si  elle  a  intérêt  à  accepter  ce  présent  magnifique 
et  dangereux. 

Le  Congo  possède  de  grandes  richesses.  Beaucoup  de 
lianes,  certains  arbres,  et  les  racines  de  quelques  herbes  ren- 
ferment du  caoutchouc;  les  bois  précieux  abondent;  des 
bandes  d'éléphants  rôdent,  porteurs  d'ivoires...  C'est  le  désir 
de  ces  richesses  qui  a  retenu  au  centre  de  l'Afrique  les  Blancs 
avides  et  audacieux.  Des  sentiments  plus  nobles  poussèrent 
les  premiers  explorateurs  :  le  prosélytisme  chrétien,  l'esprit 
d'émulation  nationale,  l'enthousiasme  humanitaire;  surtout 
peut-être  une  haute  curiosité,  le  goût  de  l'aventure,  et  ce 
besoin  que  les  héros  ressentent  de  vivre  dangereusement. 

Jusque  vers  i85o,  le  bassin  du  Congo  reste  la  terra  inco- 
gnita  des  cartes  du  xvi°  siècle.  Mais  voici  Livingstone  qui 
traverse  le  premier  la  région  équatoriale,  découvre  le  Tan- 
ganyika,  atteint  le  Congo.  Voici  Cameron  qui  dans  la  partie 
orientale  du  bassin  continue  l'exploration  de  Livingstone. 
Voici  Savorgnan  de  Brazza  qui,  remontant  l'Ogôoué,  touche  à 
l'Alima,  par  lequel  il  descendrait  jusqu'au  grand  fleuve,  si 
l'hostilité  de  tribus  anthropophages  ne  l'obligeait  à  s'arrêter. 
Voici  enfin  Stanley  qui  réussit  à  traverser  d'un  bout  à  l'autre 
le  bassin  du  Congo  :  parti  de  Bagamoyo,  sur  la  côte  orientale 
d'Afrique,  le  17  novembre  1874,  il  arrive  à  Boma,  sur  la  côte 


LA     BELGIQUE     ET    LE    CONGO  I97 

occidentale,  le  9    avril  1877  :  le  cours  du  fleuve   géant  est 
définitivement  reconnu. 

Les  explorateurs  content  leurs  merveilleuses  aventures.  Us 
décrivent  avec  émotion  les  souffrances  des  indigènes  entrevus 
par  eux.  Dans  de  pauvres  villages,  séparés  par  d'énormes 
distances  ou  d'infranchissables  forêts,  ces  misérables  man- 
quent de  tout.  Les  forts  tyrannisent  les  faibles,  les  réduisent 
en  esclavage,  les  abattent  pour  les  manger.  Pour  fournir  de 
main-d'œuvre  l'Amérique  et  les  colonies  européennes,  c'est 
surtout  au  Centre  Africain  que  les  traitants  font  la  chasse  à 
rhomme  :  ils  recrutent  par  la  violence  des  troupeaux  d'es- 
claves, les  poussent  jusqu'à  la  côte,  où  les  vaisseaux  négriers 
embarquent  le  bois  débène. 

La  révélation  de  ces  atroces  souffrances  soulève  en  Europe 
une  indignation  vive,  une  ardente  pitié.  11  faut  que  de  telles 
horreurs  prennent  fini  Comment?  Par  l'intervention  des  puis- 
sances européennes.  Il  est  urgent  d'apporter  aux  Noirs  notre 
civilisation,  notre  science,  l'ordre,  la  paix,  la  liberté...  Cepen- 
dant quelques  commerçants  habiles  méditent  d'utiliser  à  leur 
profit  cet  élan  désintéressé  de  sympathie.  Ils  entendent  les 
explorateurs  vanter  les  richesses  naturelles  des  pays  décou- 
verts; leurs  convoitises  s'allument.  Ils  songent  à  exploiter, 
dans  leur  propre  intérêt,  ces  terres  vierges,  si  jamais  l'Europe  y 
instaure  son  pouvoir  sous  prétexte  de  civilisation.  A  l'origine  de 
Faction  colonisatrice  dans  le  bassin  du  Congo,  c'est  un  para- 
doxal mélange  de  philanthropie  naïve  et  d'astucieuse  cupidité. 

En  septembre  1876,  le  roi  des  Belges,  Léopold  II,  fonde  V Asso- 
ciation Internationale  Africaine,  dont  il  est  nommé  président.  Le 
but  de  la  société  est  exclusivement  scientifique  et  humanitaire.  Il 
s'agit  d'explorer  avec  méthode  les  régions  inconnues  de  l'Afrique 
centrale  et  de  les  ((  ouvrir  à  la  civilisation  ».  Les  voyageurs  de 
toute  nationalité  uniront  leurs  efforts,  coordonneront  leurs 
découvertes.  Les  peuples  s'entendront  pour  arracher  les  Noirs 
à  la  barbarie,  mettre  fin  à  la  traite  et  à  l'esclavage.  Le  roi  Léo- 
pold parle  de  <(  déchirer  le  voile  qui  pèse  encore  sur  l'Afrique  *  », 
de  «planter  définitivement  l'étendard  de  la  civilisation  sur  le  sol 


I.  Comité  national  belge  de  l'Association  Internationale  Africaine,  sëunce 
da  6  novembre  1876. 


198  LA     REVUE     DE     PARIS 

de  l'Afrique  centrale*.  »  L'étendard  de  la  civilisation,  c'est  le 
drapeau  de  l'Association  Internationale,  le  drapeau  bleu  avec,  au 
centre,  une  étoile  d'or.  Dans  cette  oeuvre  toute  désintéressée, 
pas  de  préoccupations  d'ordre  économique.  C'est  à  peine  si  on 
les  découvre  aux  détours  de  petites  phrases  obscures  :  «  Nous 
aiderons  puissamment  à  l'évangélisation  des  Noirs,  dit  le  roi 
Léopold,  —  et  à  l'introduction  parmi  eux  du  commerce  et  de 
l'industrie*.  » 

'Des  comités  nationaux  qui  constituent  l'Association  Interna-- 
tionale  Africaine,  un  seul  est  actif  et  riche  :  le  comité  belge. 
La  puissante  personnalité  du  roi  Léopold  plie  au  service  de 
ses  désirs  et  de  ses  rêves  ce  comité,  et,  par  lui,  l'Association 
Internationale  tout  entière.  L'œuvre  alors  cesse  d'être  exclu- 
sivement scientifique  et  humanitaire  ;  elle  devient  aussi  poli- 
tique et  commerciale.  Les  interprètes  du  roi  Léopold  répè- 
tent :  comment  faciliter  la  tâche  des  explorateurs,  comment 
surtout  mettre  fin  aux  misères  des  Noirs  sans  occuper  effec- 
tivement le  pays.^  L'un  des  récents  apologistes  de  l'Etat  Indé- 
pendant écrit  :  ((  L'Association  Internationale  Africaine  avait 
pris  pour  emblème  le  drapeau  bleu  étoile  d'or.  Magnifique 
symbole  moral  d'une  puissance  morale  aussi.  Emblème  admi- 
rable sans  doute,  mais  combien  insuffisant  vis-à-vis  des  agres- 
sions des  indigènes  et  des  rivalités  européennes  qui  commen- 
çaient à  se  faire  jour*.  » 

Au  retour  de  son  merveilleux  voyage,  Stanley  trouve,  à  Mar- 
seille, deux  envoyés  du  roi  Léopold  qui  lui  demandent  de  se 
consacrer  à  cette  œuvre  grandiose  :  la  fondation  d'un  État  civi- 
lisateur dans  le  bassin  du  Congo.  L'explorateur  accepte.  Dans 
un  secret  absolu,  l'entreprise  se  prépare.  Stanley  s'embarque  en 
1879,  ^^^^  ^^  mission  de  soumettre  tout  le  bassin  du  Congo  à 
l'Association  Internationale. 

Une  société  privée  va  devenir  fondatrice  d'empire.  Son  rôle, 
—  tel  que  Stanley  l'a  plus  tard  défini  dans  une  communication 
adressée  à  l'Angleterre  au  nom  du  roi  Léopold  (octobre  i884), 

1.  Conférence  géographique  de  Bruxelles,  séance  inaugurale,  la  sep- 
tembre 1876. 

2.  Comité  national  belge  de  V Association  Internationale  Africaine,  séance 
du  6  novembre  1876. 

3.  E.  Descamps,  F  Afrique  Nouvelle  (Bruxelles,  Lebègue),  p.  27. 


LA     BELGIQUE     ET    LE     CONGO  I99 

—  c'est  de  diriger  ((  les  États  indigènes  »  du  Centre  Africain 
((  selon  des  principes  philanthropiques  »  et  en  assurant  a  une 
absolue  liberté  du  commerce  ».  Le  libre  commerce  va  répandre 
partout  «  des  richesses  jusqu'ici  perdues  pour  le  monde  ».  La 
valeur  des  produits  naturels  récoltés  par  les  Noirs  retournera  en 
Afrique  les  enrichir.  Quel  est  le  but  de  l'Association  Interna- 
tionale ?  Stanley  répond  :  ((  Civiliser  l'Afrique  en  encourageant 
le  commerce  légitime.  » 

Cependant  plusieurs  Puissances  disputent  le  bassin  du  Congo 
à  l'Association  Internationale  :  la  France,  servie  par  de  Brazza 
qui  a  planté  le  drapeau  tricolore  sur  la  rive  nord  du  Stanley 
Pool;  le  Portugal,  qui  invoque  des  droits  historiques  sur  tout 
le  littoral;  l'Angleterre,  qui  appuie  les  prétentions  du  Portugal. 
Alors  l'Allemagne  intervient.  Bismarck,  favorable  à  l'entre- 
prise belge,  convoque  à  Berlin  une  Conférence  Internationale 
devinée  à  régler  pacifiquement  les  différends  que  soulèvent 
les  compétitions  européennes  dans  le  bassin  du  Congo  et  aussi 
dans  celui  du  Niger.  La  Conférence  s'ouvre  en  novembre  i884. 
Bismarck  l'inaugure  par  des  paroles  qui  rappellent  presque 
textuellement  la  formule  de  Stanley  :  il  s'agit  de  «  civiliser 
les  indigènes  de  l'Afrique  en  ouvrant  au  commerce  l'intérieur 
de  leur  continent...  Le  but  fondamental  du  programme  de  la 
Conférence  est  de  faciliter  à  toutes  les  nations  commerçantes 
l'accès  de  l'intérieur  de  l'Afrique  ». 

Trois  mois  les  délégués  des  quatorze  puissances  délibèrent. 
Dans  leurs  discours  deux  motifs  passent  sans  cesse  :  maintien 
d'une  absolue  liberté  commerciale,  amélioration  du  sort  des 
noirs.  UActe  de  Berlin,  résumant  les  résolutions  prises  au 
terme  de  la  Conférence  (i885),  manifeste  cette  double  préoc- 
cupation. L'article  1  oblige  toutes  les  puissances  intéressées  à 
maintenir  une  absolue  liberté  commerciale  à  l'intérieur  du 
bassin  du  Congo  ;  l'article  V  prescrit  qu'elles  ne  pourront  y  con- 
céder ni  monopole  ni  privilège  d'aucune  sorte.  L'article  VI 
constate  qu'elles  prennent  l'engagement  de  veiller  à  la  conser- 
vation des  races  indigènes  et  d'améliorer  leur  condition  maté- 
rielle et  morale. 

L'Association  Internationale  cherche  à  être  reconnue  comme 
Etat  souverain.  Les  Etats-Unis,  puis  l'AUeniagne  accèdent  au 
désir  du  roi  Léopold  avant  même  l'ouverture  de  la  Conférence 


200  lA     REVUE     DE     PARIS 

de  Berlin.  Pendant  la  durée  de  la  conférence,  T Association 
Internationale  est  successivement  reconnue  par  la  Grande- 
Bretagne,  la  France,  le  Portugal,  la  Belgique,  etc.  Par  des 
traités  spéciaux,  TAssoôiation  s'engage  vis-à-vis  de  la  plupart 
des  grandes  puissances  à  laisser  leurs  nationaux  se  fixer  sur  son 
territoire,  y  posséder,  louer,  vendre,  acheter,  commercer.  Le 
23  février  i885,  l'Association  adhère  à  l'Acte  de  Berlin,  s'en- 
gage à  respecter  les  décisions  de  la  Conférence .  Le  i  ^'^  aoû 1 1 885 , 
le  roi  Léopold  notifie  aux  puissances  que  l'Association  Interna- 
tionale s'appellera  désormais  État  Indépendant  du  Congo  ;  et 
du  nouvel  Etat  il  se  proclame  le  souverain. 


Jusqu'en  1 891-1892,  l'Etat  Indépendant  n'impose  aucune 
restriction  au  libre  commerce. 

Depuis  le  milieu  du  xix®  siècle,  quelques  maisons  fran- 
çaises, hollandaises,  anglaises,  portugaises,  s'étaient  établies 
sur  le  littoral  et  à  l'embouchure  du  fleuve.  Des  Noirs,  en  cara- 
vanes, leur  apportaient  les  produits  du  pays  :  ivoire,  caout- 
chouc; ils  les  échangeaient  contre  des  marchandises  euro- 
péennes, dont  ils  trafiquaient  ensuite  avec  les  indigènes  plus 
sauvages  de  l'intérieur.  Dès  cette  époque,  on  pouvait  constater 
les  remarquables  aptitudes  commerciales  de  plusieurs  tribus 
congolaises.  «  L'Africain,  disait  Stanley,  est  né  commerçant.  » 

Ces  Ubres  et  pacifiques  échanges  entre  Blancs  et  iNoirs  se 
multiplient  à  mesure  que  l'ordre  est  mieux  assuré,  que  les 
moyens  de  communication  se  développent.  Les  maisons 
françaises  et  hollandaises  établissent  des  factoreries  jusqu'aux 
rives  du  Stanley-Pool.  Les  Belges  entrent  en  scène,  secoués 
par  la  propagande  du  capitaine  d'état-major  Albert  Thys,  alors 
attaché  à  l'administration  de  l'Etat  Indépendant.  La  Com- 
pagnie du  Congo  pour  le  commerce  et  F  industrie,  fondée  par  lui, 
groupe  les  efforts  des  financiers  et  des  coloniaux;  elle  révèle 
les  richesses  du  Congo  aux  capitalistes  belges;  elle  étudie  la 
création  du  chemin  de  fer  qui,  permettant  l'accès  du  grand 
fleuve,  rendra  possible  l'exploitation  de  son  bassin;  elle  fonde 
plusieurs  sociétés  sœurs,  distinctes  par  leur  objet,  unies  par 


LA    BELGIQUE    ET    LE    CONGO  201 

la  communauté  du  personnel  dirigeant,  les  sociétés  de  la  rue 
Bréderode.  Le  succès  récompense  l'initiative  hardie  des  finan- 
ciers et  des  commerçants  belges  ou  étrangers.  Les  exportaticms 
croissent  chaque  année,  régulièrement,  honnêtement,  sans 
que  le  pays  risque  d'être  épuisé  trop  vite,  sans  qu'il  soit  néces- 
saire de  faire  appel  à  la  force  pour  amener  les  indigènes  à 
exploiter  les  richesses  de  leur  sol. 

Brusquement,  l'Etat  Indépendant  renonce  à  cette  politique 
de  liberté  et  de  sagesse.  Le  roi  Léopold  veut  «  faire  grand  et 
faire  vile  *  »  ;  pour  réaliser  de  vastes  projets,  en  Belgique  et  en 
Afrique,  il  a  besoin  d'immenses  ressources.  Où  les  trouver? 
dans  les  forêts  et  la  brousse,  du  Congo.  Il  suffit  que  le  souverain 
s'approprie  les  richesses  naturelles  du  pays,  ou  qu'il  les  attribue 
soit  à  l'Etat  dirigé  par  lui,  soit  aux  sociétés  fondées  par  lui. 

En  septembre  1891,  un  décret  du  Roi,  non  publié  au 
Bulletin  officiel,  ordonne  confidentiellement  aux  fonction- 
naires de  certains  districts  de  prendre  des  «  mesures  ^urgentes 
et  nécessaires  pour  conserver  à  la  disposition  de  l'Etat  les 
produits  domaniaux;,  notamment  l'ivoire  et  le  caoutchouc  ». 
En  1893,  le  monopole  s'étend  à  d'autres  régions.  Le  prétexte 
juridique,  c'est  que  l'État  est  maître  des  terres  vacantes  :  on 
entend  par  là  toutes  les  terres  non  occupées  par  les  huttes  et 
les  cultures  des  noirs.  Le  souverain  peut  s'approprier  ainsi 
presque  tout  le  territoire.  C'est  une  véritable  révolution  écono- 
mique :  elle  établit,  selon  la  formule  de  M.  Vandervelde,  «  le 
collectivisme  au  profit  d'un  seul  *  ». 

Désormais,  il  est  interdit  aux  indigènes  de  récolter  et  de 
vendre  aux  commerçants  les  produits  de  leurs  forets  et  de  leurs 
savanes,  qui  maintenant  appartiennent  à  l'État.  Il  leur  est 
même  interdit  de  récolter,  sur  les  terres  que  l'État  leur  laisse, 
les  produits  qu'ils  n'exploitaient  pas  avant  la  création  de  l'État, 
l'ivoire  et  le  caoutchouc.  Aucune  théorie,  pas  même  celle  des 
terres  vacantes,  ne  peut  justifier  cette  prohibition,  explicable 
seulement  par  le  désir  de  réserver  à  l'État  le  monopole  du 
commerce.  Il  est  interdit  aux  commerçants  d'acheter  ce  qu'il 
est  interdit  aux  indigènes  de  vendre.  Le  Noir  qui  recueille  de 

I.    Félicien  Caltier,  Étude  sur  la  situation  de  VÉtat  Indépendant  du 
Congo  (Bruxelles-Paris,  Larcier-Pédoné,  1906,  a®  édition),  p.  61. 
1.  Discours  à  la  Chambre  belge,  i<^'  juillet  1908. 


a02  LA     REVUE     DE     PARIS 

rivoire  ou  du  caoutchouc  est  un  voleur,  le  commerçant  qui  en 
achète,  un  receleur. 

Les  puissances  étrangères,  méconnaissant  Fimportance  des 
intérêts  engagés,  ne  protestent  pas  contre  cette  violation  de 
l'Acte  de  Berlin,  qui  leur  garantit  libre  commerce  dans  tout 
le  bassin  du  Congo.  C'est  en  Belgique  seulement  qu'une  vive 
opposition  éclate,  dans  les  milieux  diplomatiques,  politiques, 
scientifiques  et  commerciaux.  «  Il  existe,  dans  les  archives  du 
Département  des  Affaires  étrangères,  un  rapport  détaillé  où  le 
Ministre  d'alors  se  prononce,  au  nom  de  VActe  de  Berlin,  contre 
l'orientation  nouvelle  que  l'on  imprime  à  l'Etat  *.  »  Le  gouver- 
neur général  de  l'Etat  Indépendant,  M.  Camille  Janssens,  démis- 
sionne plutôt  que  de  se  résigner  à  appliquer  la  politique  nou- 
velle; M.  A.  J.  Wauters  prédit  «  les  abus  de  toute  nature  » 
auquel  le  régime  va  donner  lieu  ;  les  sociétés  de  la  rue 
Bréderode,  lésées  dans  leurs  droits  et  leurs  intérêts,  réclament 
le  maintien  du  libre  commerce  garanti  par  les  traités.  L'éner-r 
gique  volonté  du  Roi  brise  toutes  les  résistances*;  l'Etat  propose 
aux  sociétés  et  réussit  à  leur  faire  accepter  une  transaction  :  il 
leur  concède  une  portion  relativement  minime  du  sol  dont  il 
se  réserve  la  meilleure  part. 

Aujourd'hui  le  territoire  se  répartit  entre  l'Etat,  le  Souverain, 
et  des  sociétés  concessionnaires  ou  propriétaires,  aux  bénéfices 
desquelles  sont  presque  toujours  intéressés  l'État  ou  le  Souve- 
rain. L'Etat  possède  le  Domaine  privé,  créé  par  décret -en 
octobre  1892.  Depuis  juin  1906,  la  plus  grande  partie  du 
domaine  privé  est  devenu  ce  qu'on  nomme  le  Domaine  National. 
C'est  le  gouvernement,  par  ses  fonctionnaires,  qui  en  exploite 
les  richesses.  Les  revenus  réels  en  sont  longtemps  demeurés 
secrets  :  le  Bulletin  officiel  publiait  chaque  année  des  prévisions 
de  recettes  et  de  dépenses;  jusqu'en  1906,  il  ne  ne  fit  jamais 
connaître  dans  quelle  mesure  ces  prévisions  se  trouvaient  réa- 
lisées. Les  dépenses  prévues  l'emportaient  toujours  sur  les 
recettes  prévues  ;  si  bien  que  le  budget  paraissait  se  solder  en 
déficit.  Mais,  en  réalité,  les  sommes  produites  par  la  vente  de 
l'ivoire  et  du  caoutchouc  du  domaine  privé  sur  le  marché 
d'Anvers,  dépassaient  chaque  année  considérablement  les  pré- 
visions de  recettes  et  même  les  prévisions  de  dépenses. 

I.  F.  Catlier,  op,  laud.,  p.  63. 


LA    BELGIQUE     ET    LE     CONGO  Q03 

La  propriété  personnelle  du  Souverain,  c'est  le  Domaine  de  la 
Couronne.  Le  décret  qui  l'a  créé  en  1896,  le  décret  qui  en  a 
étendu  les  limites  en  1901,  ont  été  longtemps  tenus  secrets  ;  il 
y  a  été  fait  une  allusion  officielle,  pour  la  première  fois  en  1902  ; 
mais  c'est  seulement  en  décembre  1907,  que  ces  documents 
ont  été  publiés.  Le  Domaine  de  la  Couronne  comprend  un 
territoire  immense,  équivalent  à  un  grand  Etat,  plus  de 
vingt-cinq  millions  d'hectares  situés  dans  les  régions  les  plus 
riches  en  forêts  et  en  mines.  Depuis  décembre  1906,  c'est  l'Etat 
qui  en  exploite  les  richesses,  au  profit  de  la  Fondation  de  la 
Couronne  ;  il  lui  livre  à  3  fr.  5o  le  kilogramme  sur  le  quai 
d'Anvers,  le  caoutchouc  qui  vaut  de  8  à  i  a  francs  le  kilogramme . 
Les  revenus  du  Domaine  de  la  Couronne  ont  toujours  été 
rigoureusement  tenus  secrets.  Par  différents  calculs,  on  les  a 
évalués  à  un  total  variant  entre  70  et  80  millions  de  francs  pour 
le  temps  écoulé  entre  1896  et  1906.  Cela  ferait  une  moyenne 
annuelle  de  7  millions.  Pour  l'année  1906,  le  ministère  belge 
a  fait  connaître  à  une  commission  parlementaire  que  le  montant 
de  caoutchouc  et  d'ivoire  vendus  s'est  élevé  à  6  5ooooo  francs. 
L'emploi  de  ces  revenus  a  longtemps  été  mystérieux.  D'après 
les  renseignements  officiels  publiés  en  décembre  1907,  ils 
doivent  servir  d'abord  à  assurer  des  renies  annuelles  et  viagères 
aux  membres  de  la  Famille  Royale  (i5oooo  francs  par  an 
à  toute  veuve  de  souverain,  120000  francs  par  an  à  l'héritier 
présomptif,  75000  francs  par  an  aux  princesses  non  mariées). 
Puis  le  surplus  du  revenu  doit  être  affecté  à  des  œuvres  d'uti- 
lité publique,  en  Belgique,  auCongo,  travaux  d'embellissement 
œuvres  d'assistance  sociale,  etc.  Les  revenus  du  Domaine  ont 
servi,  par  exemple,  à  embellir  le  Palais  royal  de  Laeken,  à  cons- 
truire l'Ecole  coloniale  de  Tervueren,  à  édifier  l'Arcade  du  cen- 
tenaire de  Bruxelles.  Il  est  probable  que  les  ressources  du 
Domaine  ont  été  aussi  employées  à  subventionner  les  journaux 
et  les  revues  favorables  à  l'État  Indépendant,  à  publier  un  grand 
nombre  de  brochures  sympathiques,  à  entretenir  le  Bureau  de 
la  presse,  qui  a  son  siège  à  Bruxelles  dans  les  locaux  du  gouver- 
nement central*. 

I.  A  propos  du  Bureau  de  la  presse,  M.  F.  Caltier  écrit  :  «  Le  Domaine 
fouruit  les  fonds  nécessaires  pour  endormir  la  conscience  nationale  grâce  aux 
complaintes  patriotiques,  et  pour  égarer  l'opinion  étrangère  »  (F.  Cattier, 


ao4  l'A     REYUB     DE     PARIS 

Enfin  plusieurs  parties  du  territoire  congolais  ont  été  aliénées 
en  toute  propriété  ou  tejnporairement  concédées  à  certaines 
sociétés  commerciales,  qui  ont  reçu  de  TEtat  le  droit  exclusif 
d'en  exploiter  les  produits.  De  ces  sociétés,  quelques-unes 
étaient  installées  au  Congo  au  temps  du  libre  commerce  ; 
d'autres  ont  été  créées  sous  le  régime  du  monopole.  Les  plus 
importantes  peuvent  être  considérées  comme  de  véritables 
filiales  de  l'Etat,  avec  lequel  elles  partagent  par  moitié  leurs 
bénéfices  :  la  Société  Anversoise  du  Congo  (ou  Société  de  la 
Mongala);  VAnglo-Belgtanlndian  Rubber  Company,  communé- 
ment appelée  YAbir  (A.  B.  I.  R.);  et  la  Compagnie  du  Kasaï. 

La  Société  Anversoise,  fondée  à  Anvers  en  1893,  dissoute 
en  1898,  et  reconstituée  sous  le  régime  de  la  loi  congolaise 
pour  échapper  au  contrôle  de  la  justice  belge,  a  reçu,  pour 
une  durée  de  cinquante  ans,  renouvelable,  la  concession  du 
bassin  de  la  Mongala  ;  l'État  Indépendant  possède  la  moitié  des 
actions.  Les  bénéfices  obtenus  par  la  Société  ont  été  considé- 
rables :  les  parts  émises  en  échange  d'actions  originaires  de 
5oo  francs,  ont  touché  1000  francs  de  dividende,  en  1898; 
800  francs  en  1899.  Depuis,  la  révolte  de  certaines  tribus  a 
suspendu  ou  diminué  les  profits,  et  la  révélation  des  crimes 
commis  contre  les  indigènes  par  les  agents  de  la  Compagnie  a 
amené  F  Etat  à  lui  reprendre,  pour  quinze  ans,  l'exploitation 
de  la  concession  :  aujourd'hui,  l'État  fournit  à  la  Compagnie 
le  caoutchouc  de  son  territoire  au  prix  net  de  4  fr»  5o  le  kilo- 
gramme rendu  à  Anvers. 

UAbir,  constituée  à  Anvers  en  1892,  dissoute  et  reconsti- 
tuée sous  le  régime  de  la  loi  congolaise  en  1898,  a  reçu,  pour 
trente  ans,  la  concession  des  bassins  du  Loporietdela  Maringa. 
L'Étatpossède  la  moitiédes  actions.  L'Abir  a  réalisé  d'énormes 
bénéfices  :  plus  de  18  millions  en  six  ans  (de  1898  à  i9o3). 
Chaque  action  nominale  de  5oo  francs,  sur  laquelle  il  n'a  été 
versé  qu'une  partie  du  capital,  a  reçu  pour  ces  six  années 
7876  francs  de  dividende  (en  1898  :  i  100  francs;  en  1899  : 

op,  latid.,  p.  '^4^/-  Il  a  été  prouvé  en  1906  pour  l'un  des  journaux  belges, 
que  l'État  Indépendant  lui  a  versé  9  000  fraucs  à  raison  de  5oo  francs  par 
mois.  L'un  des  principaux  actionnaires  de  ce  journal,  le  commandant 
Lemaire,  apprit  le  fait  au  retour  du  Congo,  exigea  la  restitution  à  TÉlat 
Indépendant  de  celte  somme,  et,  l'État  la  refusant,  la  fit  distribuer  entre 
neuf  œuvres  de  bienfaisance. 


LA    BELGIQUE     ET    LE     CONGO  ao5 

I  aa5  francs;  en  1900  :  2  100  francs).  L'action  nominale  de 
5oo  francs  valait  en  1898, 1 4  600  francs;  en  1899,  17  960  francs; 
en  1900,  a5a5o  francs.  Actuellement,  TEtat  a  repris  Texploi- 
tation  du  territoire  concédé  à  ïAbir,  et  il  lui  fournit  le  caout- 
chouc aux  même  conditions  qu'à  VAnversoise. 

La  Compagnie  du  Kasaï  ai  été  fondée  en  1901  par  TÉtat  et 
quatorze  petites  sociétés  belges  ou  anglaises,  établies  dans  la 
seule  région  du  Haut-Congo  riche  en  caouchouc  et  encore 
ouverte  au  commerce  libre.  L'Etat  a  concédé  à  la  Compagnie, 
pour  trente  ans,  le  droit  d'exploiter  les  produits  du  sol;  il  se 
réserve  la  moitié  des  bénéfices.  Ceux-ci  se  sont  élevés  à 
i465ooo  francs  en  1902,  à  3687000  francs  en  1903,  à 
5597000  francs  en  1904»  à  7  543  000  francs  en  1905.  L'action 
de  25o  francs  a  atteint  il  y  a  peu  de  temps  16000  francs. 

Ekifin,  tout  récemment,  ont  été  créées  de  nouvelles  sociétés 
destinées  à  exploiter  le  domaine  forestier  et  minier  du  Congo 
et  à  y  construire  des  chemins  de  fer  :  en  octobre  1906,  ï  Union 
Minière  du  Katanga,  à  laquelle  sont  intéressés  des  capitaux 
anglais,  et  qui  compte  parmi  ses  administrateurs  cinq  Anglais 
à  côté  de  cinq  Belges;  la  Compagnie  du  chemin  de  fer  du  Bas- 
Congo  au  Katanga,  à  laquelle  s'est  intéressée  la  Banque  de 
r  Union  parisienne  ;  V American  Congo  Company,  à  laquelle  se 
sont  intéressés  des  capitaux  américains,  et  qui  compte  parmi 
ses  administrateurs  six  Américains  à  côté  de  six  Belges  ;  en 
novembre  1906,  la  Société  Internationale  Forestière  et  Minière 
du  Congo,  constituée  par  le  Domaine  de  la  Couronne, 
quelques  personnalités  belges  et  un  groupe  américain;  en 
juillet  1907,  la  Société  pour  le  développement  des  territoires  du 
bassin  du  lac  Léopold  IL 

En  résumé,  le  territoire  du  Congo  est,  dans  presque  toute 
son  étendue,  partagé  entre  l'État,  le  Souverain,  et  un  certain 
nombre  de  sociétés  concessionnaires  aux  bénéfices  desquelles 
l'Etat  est  intéressé.  Dans  le  Domaine  privé,  dans  le  Domaine 
de  la  Couronne,  sur  les  terres  des  compagnies,  les  com- 
merçants n'ont  plus  accès.  Quelques  rares  régions,  pauvres 
en  produits  naturels*,  restent  théoriquement  ouvertes  au 
commerce  libre  :  encore  l'État,  ordinairement,   refuse-t-il  de 

I.  La  quatre- Tingt-deuxième  partie  da  paya,  aeloa  M.  Vaodervelde  (Dis- 
cours à  la  Chambre  belge,  séance  du  3  jaîllet   1903). 


306  LA     REVUE    DE     PARIS 

vendre  ou  de  louer  des  terrains  aux  commerçants  qui  vou- 
draient s'y  installer  ;  et  il  interdit  aux  indigènes  de  vendre  ou 
de  louer  aux  commerçants  même  les  terres  de  leurs  villages  *. 

L'Etat  Indépendant  ne  viole-t-il  pas  ainsi  l'Acte  de  Berlin, 
qui  devrait  l'obliger  à  maintenir  une  absolue  liberté  commer- 
ciale, sans  monopole  ni  privilège?  Non,  répondent  ses  défen- 
seurs. La  liberté  du  commerce  reste  entière  au  Congo  :  «  chacun 
est  libre  de  vendre  ou  d'acheter  tous  produits  dont  le  trafic  est 
légitime  ».  Mais  ce  la  liberté  du  commerce  n'est  en  rien 
exclusive  du  droit  de  propriété  ».  L'État,  en  bonne  justice,  est 
maître  des  terres  vacantes,  res  nullius  :  c'est  un  principe  de 
droit  universellement  admis,  inscrit  dans  les  codes  de  tous 
les  pays  civilisés,  consacré  par  toutes  les  législations 
coloniales.  La  plus  grande  partie  des  terres  congolaises  sont 
terres  vacantes.  L'État  peut  en  disposer  pour  lui-même  ou  en 
conférer  à  d'autres  la  possession.  En  fait,  c'est  après  avoir 
constaté  «  l'inaction  presque  générale  des  particuliers  »  que 
l'État  s'est  décidé  à  exploiter,  par  lui-même  ou  par  l'intermé- 
diaire de  sociétés  déléguées,  les  richesses  naturelles  du  sol  qui 
sont  sa  propriété.  L'État  est  un  propriétaire  qui  exploite  les 
produits  de  ses  domaines,  ce  n'est  pas  un  commerçant.  Le 
monopole  que  s'attribue  l'État  est,  si  l'on  veut,  un  monopole 
de  propriété  ;  ce  n'est  pas  l'un  de  ces  monopoles  de  commerce 
que  condamne  l'Acte  de  Berlin  ^. 

Les  adversaires  de  l'État  Indépendant  critiquent  l'extension 
donnée  par  l'État  à  la  notion  de  terre  vacante  ;  selon  eux,  les 
terres  congolaises  n'étaient  pas  des  biens  sans  maîtres.  Surtout 
ils  refusent  d'attacher  aucune  importance  à  la  distinction 
purement  théorique,  juridique,  ou  plutôt  sophistique,  de 
monopole  de  commerce  et  de  monopole  de  propriété.  Le  fait 
seul  importe  :  en  fait,  toute  opération  commerciale  est 
devenue  impossible  par  suite  du  monopole  que  l'État  s'est 
attribué.  D'abord,  comme  le  disait  le  plénipotentiaire  belge  à 
la  Conférence  de  Berlin,  «  il  n'y  a  pas  de  commerce  sans  com- 

I.  F.  Cailler,  op.  laud.,  p.  29,  70-71. 

a.  Déclarations  de  l'État  Indépendant  du  Congo^  Bulletin  officiel  de  VÉtat 
Indépendant,  juia  igoS.  Note  de  VEtat  Indépendant  en  réponse  à  une  note 
anglaise,  du ^3  aoâl  1908,  dans  la  revue  belge  le  Mouvement  géographique 
(11  octobre  1908). 


LA    BELGIQUE     ET     LE     CONGO  207 

merçants  »,  or  les  commerçants  ne  peuvent  ni  acquérir  ni  louer 
aucun  immeuble  sur  les  terres  de  l'Etat  ou  des  Compagnies. 
Surtout  il  n'est  plus  possible  aux  commerçants  ni  de  rien  ache- 
ter ni  de  rien  vendre.  Au  Congo,  il  n'y  a  rien  à  acheter  que 
les  produits  naturels,  caoutchouc  et  ivoire  :  par  définition,  ils 
appartiennent  à  l'Etat  ou  à  ses  Sociétés  concessionnaires,  dans 
toute  l'étendue  des  terres  vacantes;  et  même  si  l'indigène  en 
recueille  sur  les  rares  terres  qui  lui  sont  laissées,  il  n'a  pas  le 
droit  d'en  trafiquer.  D'autre  part,  dans  ce  pays  où  les  indigènes 
n'ont  pas  d'argent,  on  ne  peut  leur  vendre  aucun  objet  manu- 
facturé qu'en  l'échangeant  contre  les  produits  naturels,  ivoire 
ou  caoutchouc,  qui,  par  définition,  appartiennent  à  l'Etat  ou  à 
ses  Sociétés  concessionnaires.  Ainsi  plus  d'achat  ni  de  vente 
possibles;  plus  de  libre  commerce  possible  ^ 

L'Acte  de  Berlin,  respecté  en  théorie,  est  violé  en  fait. 


En  instaurant,  à  partir  de  189 1-1892.,  un  régime  de  mono- 
pole, l'Etat  Indépendant  n'a  pas  seulement  méconnu  les 
articles  I  et  V  de  l'Acte  de  Berlin,  qui  devaient  l'obliger  à 
maintenir  une  absolue  liberté  du  commerce;  il  a  méconnu 
aussi  l'article  VI,  qui  devait  l'obliger  à  assurer  la  conservation 
et  le  progrès  des  races  indigènes.  Dans  une  région  comme 
l'Afrique  centrale,  le  progrès  et  même  la  conservation  des 
races  indigènes  sont  intimement  liés  à  la  liberté  du  commerce. 

Les  membres  de  la  Conférence  de  Berlin  avaient  bien 
reconnu  celte  vérité  essentielle,  d'une  importance  capitale. 
Un  rapport  signé  à  la  fois  par  M.  de  Courcel,  plénipotentiaire 
français,  et  le  baron  Lambermont,  plénipotentiaire  belge,  pose 
ce  principe  que  le  régime  économique  à  créer  dans  le  bassin 
du  Congo  devra  a  être  combiné  de  telle  manière  qu'il  tende 
surtout  à  stimuler  chez  ces  peuples  encore  mineurs,  le  goût  du 
travail,  à  leur  faciliter  l'acquisition  de  l'outillage  qui  leur  est 
nécessaire    et    des    objets    de   première   nécessité    qui   leur 

1.  Ë.-D.  Mord,  dans  un  grand  nombre  de  publications  de  la  Congo 
liefbrm  Association,  F.  Cattier,  op.  laud,^  p.  71-72.  Cf.  Rapport  de  la 
Commission  d^ enquête  sur  la  situation  de  TÉtat  Indépendant,  p.  i56. 


208  LA     REVUE     DE     PARIS 

•  manquent,  à  hâter  enfin  leur  marche  vers  un  meilleur  état 

;  social  )). 

f  Dans  un  régime  d'absolue  liberté  commerciale,  la  concur- 

!  ren ce  qui  s'établit  entre  commerçants  européens,  les  oblige  à 

1  acheter  les  produits  naturels  du  pays  à  des  prix  relativement 

I  élevés;    elle    les    oblige    à   vendre    les    produits   industriels 

d'Europe  à  des  prix  relativement  modérés.  Les  indigènes,  bien 
I  payés  pour  leur    travail,  peuvent  se    procurer  aisément  les 

produits  européens  qu'ils  désirent;   ils  peuvent  mieux  satis- 
faire   leurs    habituels    besoins;    ils    peuvent    commencer   à 
satisfaire   les  besoins    nouveaux   qui   s'éveillent  en   eux   au 
I  contact  d'une  civilisation  plus  affinée.  Us  sont,  par  là  même, 

encouragés  à  faire  effort;  d'eux-mêmes,  ils  s'habituent  à 
travailler  librement.  L'habitude  du  travail  volontaire  peut 
seule  faire  évoluer  ces  populations  primitives,  si  longtemps 
immobiles  et  comme  somnolentes.  Le  libre  commerce  a  pour 
conséquence  le  libre  travail  ;  du  libre  travail  résulte  le  progrès 
spontané  des  races  indigènes. 

De  i885  à  1891,  les  tribus  situées  dans  l'Etat  Indépen- 
dant disposent  de  leur  sol  héréditaire,  de  leurs  forêts,  de 
leurs  savanes.  Les  produits  que  les  Noirs  y  récoltent 
•deviennent  leur  propriété  ;  ils  peuvent  en  trafiquer  comme  ils 
veulent;  utilisant  la  concurrence  des  maisons  de  commerce 
belges,  hollandaises,  françaises,  ils  tirent  un  bon  prix  de  leur 
ivoire  et  de  leur  caoutchouc.  Sans  contrainte,  ils  s'accou- 
tument à  travailler  pour  les  Blancs.  S'ils  évoluent  vers  un  état 
social  nouveau,  vers  une  civilisation  supérieure,  c'est  en  toute 
liberté.  Mais  la  situation  change  en  1 891-1892;  le  régime  du 
monopole  commence  à  s'établir.  Fatalement,  il  entraîne  toutes 
sortes  d'abus,  toutes  sortes  de  crimes. 

Que  toutes  sortes  d'abus,  toutes  sortes  de  crimes  aient  été 
commis  contre  les  Noirs  du  Congo,  l'histoire  impartiale  n'en 
peut  douter.  Les  preuves  sont  décisives  :  il  y  a,  en  abondance, 
les  témoignages  concordants  d'honnêtes  gens  bien  informés, 
voyageurs  de  tous  pays,  consuls  étrangers,  missionnaires 
protestants  de  toute  nationalité  et  de  toute  dénomination, 
missionnaires  catholiques  belges  *  ;  il  y  a  les  jugements  rendus 

I.  Od  peut  citer  le  consul  anglais  M.  Casement;  M.  Sjôblom,  Suédois,  de 
la  Mission  bapliste  américaine;  M.  Dugald  Campbell,  de  la  Mission  près- 


LA     BELGIQUE     ET     LE     CONGO  2O9 

contre  certains  Européens  reconnus  coupables  de  cruautés 
envers  les  Noirs,  par  la  Cour  de  Borna  *  ;  il  y  a  les  lettres 
intimes  d'agents  ou  d'anciens  agents  de  l'Etat  Indépendant  et 
des  Compagnies  concessionnaires,  et  les  documents  secrets  que 
certains  d'entre  eux  révèlent  dans  des  accès  d'indiscrétion. 
Surtout,  il  y  a  le  Rapport  officiel  de  la  Commission  d'Enquête 
envoyée  au  Congo,  en  1904-1906,  parle  Souverain  de  TEtat 
Indépendant,  à  la  demande  de  l'Angleterre.  Cette  Commission 
d'enquête,  qui  comprenait  trois  magistrats,  belge,  italien  et 
suisse,  de  la  plus  haute  impartialité  ^,  a  reconnu  Texactitude 
générale  des  critiques  adressées  à  l'Etat  Indépendant.  On  peut 
regretter  que  les  dépositions  recueillies  par  elle  aient  été  tenues 
secrètes;  on  a  le  droit  d'affirmer  que  son  Rapport  officiel 
constitue  un  acte  d'accusation  terrible  contre  le  régime  écono- 
mique et  politique  actuel  de  l'Etat  Indépendant. 

D'abord,  les  Noirs  ont  été  dépouillés,  sans  aucune  compen- 
sation, de  presque  toutes  leurs  propriétés  collectives.  Les 
indigènes  du  Congo,  sauvages  très  primitifs,  ont  besoin,  pour 
vivre,  d'utiliser  de  vastes  territoires.  Ignorant  l'agriculture 
intensive,  ils  déplacent  leurs  champs  de  manioc  ou  de  maïs  sur 
de  larges  espaces,  laissant  la  plus  grande  partie  de  leur  sol  en 
friche.  Puis  ce  ils  tirent  leurs  ressources  non  seulement  des 
terres  qu'ils  occupent  d'une  manière  permanente  et  apparente, 
—  jardins  et  cultures,  —  mais  encore  et  surtout  des  savanes  et 
des  forêts  voisines,   où,  de  tout  temps,  ils   ont  pratiqué   la 


bylérienne  écossaise;  M.  Joseph  Clark,  de  la  Mission  baptiste  américaine; 
M.  John  Weeks,  de  la  Mission  baptiste  anglaise;  M.  Ruskin,  de  la  Congo 
Balolo  Mission;  M.  Scrivener,  de  la  Mission  baptiste  anglaise:  M.  Gilchrist, 
de  la  Congo  Balolo  Mission;  M.  William  Morrisson,  de  la  Mission  presby- 
téricnne  américaine;  M.  et  Mrs  Harris,  M.  PadAeld,  M.  Slannard,  tous  de 
la  Congo  Balolo  Mission; les  missionnaires  catholiques  belges,  le  P.  Cus  et 
le  P.  Yermeersch,  de  la  compagnie  de  Jésus,  etc.  Les  rares  voyageurs  dont 
l'État  Indépendant  peut  invoquer  le  témoignage  favorable,  ou  bien  n'ont  pas 
visité  les  régions  à  caoutchouc,  ou  bien  sont  restés  trop  peu  de  temps  pour 
connaître  la  situation  réelle  du  pays;  la  bonne  foi  de  quelques-uns  d'entre 
eux  parait  suspecte. 

I.  Ces  jugements  ne  sont  malheureusement  pas  publiés;  quelques-uns 
(affaire  Caudron)  ont  été  connus  par  des  indiscrétions. 

a.  M.  Edmond  Janssens,  avocat  général  à  la  Oour  de  cassation  de  Bel- 
gique; le  baron  Nisco,  président  par  intérim  du  tribunal  d'appel  de  Boma; 
le  docteur  de  Schumacher,  conseiller  d'État  et  chef  du  Département  de  la 
justice  du  canton  de  Lucerne. 

i«r  Mai  1908.  14 


no  LA     RBYUB     DE     PARIS 

chd:55?e.  et  récolté  certains  fruits  qu'ils  pouvaient  soit  utiliser 
{Kmr  eux-mêmes,  soit  vendre  ».  La  forêt  leur  fournit  les  bêles 
i}u'ils  y  tuent,  les  fruits  qu'ils  y  cueillent,  les  arbres  dont  ils 
construisent  leurs  demeures  ou  leurs  canots,  les  bois  dont  ils 
se  chauffent,  les  fibres  dont  ils  tressent  leurs  étoffes.  Aussi  les 
tribus  rcclament-elles  de  vastes  étendues  de  terres,  qu'elles 
utilisent  à  leur  profit,  et  sur  lesquelles  elles  revendiquent  des 
droits  exclusifs,  reconnus  et  respectés  des  tribus  voisines. 
C(  C'est  la  propriété  collective,  Vallmende  des  tribus  *.  » 

Ces  propriétés  collectives  des  tribus,  l'Etat  les  a  qualifiées  de 
terres  vacantes  et  s'en  est  emparé.  Il  a  incorporé  à  son  domaine 
tout  le  territoire  non  occupé  par  les  huttes  et  les  cultures  des 
Congolais;  il  leur  a  enlevé  leurs  forêts,  leurs  savanes,  parfois 
les  bandes  de  terre  provisoirement  laissées  en  friche.  Privés 
de  la  jouissance  de  leurs  propriétés  collectives,  les  indigènes 
ont  été  victimes  d'une  ((  immense  expropriation*  ». 

Une  première  conséquence  du  régime  nouveau,  c'est  la  sup- 
pression pour  les  indigènes  du  droit  d'aller  et  de  venir.  Jadis 
les  tribus  déplaçaient  leur  habitat,  à  la  suite  d'un  événement 
de  mauvais  augure,  ou  d'une  épidémie,  quand  mourait  un 
chef,  lorsque  étaient  épuisés  les  territoires  de  chasse.  Aujour- 
d'hui, les  Noirs  ne  peuvent  s'installer  sans  autorisation  de 
l'Etat  sur  les  terres  inoccupées  qui  appartiennent  à  l'Etat. 
Dans  certaines  régions,  il  est  défendu  à  l'indigène,  sans  per- 
mis spécial,  de  quitter  son  village,  pour   aller,    même  tem- 

1.  A.-J.  Waulers,  le  Régime  foncier  et  la  Liberté  commerciale,  dans  le 
Mouvement  géographique  (19  novembre  1906).  F.  Cattier,  op.  laud., 
p.  52-53.  Le  P.  Vermeersch,  dans  son  ouvrage  la  Question  congolaise 
(Bruxelles,  Buelens,  1906).  Selon  lui,  la  plus  grande  partie  de  la  forêt 
congolaise  est  l'objet  d'appropriation  collective  :  la  chasse  étant  le  principal 
usage  du  domaine,  l'exercice  de  la  chasse  constitue  un  signe  irrécusable 
d'appropriation  comme  le  serait  chez  nous  l'exploitation  agricole. 

2.  A.-J.  Waulers,  Mouvement  géographique  (19  novembre  1905).  Le 
P.  Cus,  de  la  Compagnie  de  Jésus,  proleste  en  termes  très  forts  conlrc 
l'attribution  a  TÉtat  des  terres  soi-disant  vacantes  :  «  Nous  voulons 
apprendre  aux  Noirs  à  travailler.  Si  nous  réussissons,  il  leur  faudra  donc 
racheter  à  l'État  les  terres  que  l'État  leur  aura  pris?  Jamais  nous  ne  nous 
accommoderons  d'un  pareil  régime.  »  L'État  ayant  oflert  aux  Pères  Jésuites 
de  leur  louer  des  terres  que  ceux-ci  considéraient  comme  propriétés  col- 
lectives des  indigènes,  le  Père  Cus  refusa  dans  une  lettre  adressée  au 
secrétaire  général  de  l'État,  le  chevalier  de  Cuvelier  :  «  Nul  ne  peut  nous 
obliger  à  coopérer  à  une  injustice.  »  (Lettre  citée  dans  le  Mouvement  géo'- 
graphique,  3  décembre  iqo5.) 


LA    BELGIQUE    ET    LE    CONGO  SU 

porairement,  au  village  voisin  :  le  propriétaire  ne  peul-il 
interdire  de  traverser  ses  terres?  Les  villages  entourés  de 
terres  qui  appartiennent  à  TËtat,  constituent  des  enclaves  où 
les  Noirs  se  trouvent  enfermés.  Ils  sont,  comme  les  serfs  du 
moyen  âge,  attachés  à  la  glèbe  ^  Ils  sont  même,  comme  les 
esclaves  de  tous  les  temps,  condamnés  au  travail  forcé;  Ils 
sont  contraints  de  procurer  caoutchouc  et  ivoire  à  TEtat  et  aux 
Sociétés  concessionnaires  déléguées  par  lui.  Comment?  sous 
prétexte  d'impôt. 

Les  avocats  de  l'État  Indépendant,  suivis,  sur  ce  point 
particulier,  par  les  membres  de  la  Commission  d'enquête 
eux-mêmes,  justifient  le  travail  forcé  en  affirmant  que  les 
Congolais,  sauf  exception,  ne  travaillent  pas  volontairement. 
Il  est  donc  indispensable  de  les  contraindre  au  travail  ;  et  «  le 
seul  moyen  légal  dont  dispose  l'Etat  pour  obliger  la  popula- 
tion au  travail  est  d'en  faire  un  impôt  ».  D'abord  «  le  travail, 
écrit  la  commission  d'enquête,  est  un  des  agents  efficaces  de 
civilisation  et  de  transformation  des  populations  noires  ».  Puis 
il  est  impossible  de  tirer  parti  autrement  des  richesses  du  pays  ; 
le  climat  est  trop  chaud,  trop  épuisant  pour  que  le  Blanc  y 
travaille  de  ses  mains  ;  et  on  ne  peut  que  provisoirement  faire 
appel  à  la  main-d'œuvre  noire  ou  jaune  tirée  d'autres  colonies  *. 

La  théorie  du  travail  forcé  rappelle  les  fameux  sophismes 
par  lesquels  les  planteurs  d'il  y  a  cent  ans  justifiaient  l'escla- 
vage :  l'esclavage  civilise  le  Nègre  en  le  rapprochant  de  l'Eu- 
ropéen; sans  l'esclavage,  les  colonies  seraient  condamnées  à 
la  ruine,   etc.  Comme  les  théories  esclavagistes  d'autrefois, 

I.  Rapport  de  la  Commission  d'enquête,  p.  i52.  Le  direcicur  en  Afrique 
de  VAbir  envoie  à  ses  agents  la  circulaire  suivante  (29  septembre  1903)  : 
(c  Dès  qu'un  chef  de  factorerie  ou  chef  de  poste  a  constaté  d'une  manière 
certaine  que  des  indigènes  de  son  secteur  sont  passés  dans  un  autre,  il  doit 
les  réclamer  à  son  confrère,  qui  a  pour  devoir  de  les  lui  renvoyer  immédia- 
tement. » 

a.  Rapport  de  la  Commission  d* enquête ^  p.  1 58- 160.  La  Commission 
ajoute  que  l'État  aurait  pu  obtenir  le  travail  volontaire  du  nègre  en  lui 
fournissant  de  l'alcool,  et  qu^il  a  eu  le  grand  mérite  de  n'en  rien  faire  ;  p.  aS-i. 
On  a  répondu  que  l'introduction  de  l'alcool  au  Congo  a  été  prohibée  par  la 
Conférence  internationale  de  Bruxelles  en  1890  :  TÉtat  n'aurait  pu  mécon- 
naître une  décision  aussi  claire;  aucun  sophisme  juridique  n'en  aurait  pu 
justifier  la  violation .  Voir  F.  Cattier,  op.  laud.,  p.  344-345;  Pierre  Mille 
et  Félicien  Challaye,  les  Deux  Congos,  Paris,  édition  des  Cahiers  de  la 
Quinzaine,  1906,  p.  55. 


212  LA     REVUE     DE     PARIS 

les  théories  néoesclavagistes  d'aujourd'hui  soulèvent  bien  des 
objections.  Si  le  travail  volontaire  est  le  plus  efficace  agent 
de  progrès  individuel  et  social,  le  travail  imposé  n'améliore  ni 
l'individu  ni  la  société.  Puis,  à  supposer  que  l'Etat  doive 
exercer  une  pression  sur  les  indigènes  pour  les  amener  à  tra- 
vailler, le  travail  auquel  il  les  contraindrait  devrait,  en  bonne 
justice,  leur  permettre  de  mieux  satisfaire  leurs  besoins,  et 
non  pas  servir  seulement  à  enrichir  l'Ëtat  ou  quelques  per- 
sonnalités étrangères.  En  fait,  bien  des  Noirs  au  Congo  com- 
mencent à  travailler  volontairement,  quand  leur  travail  est 
suffisamment,  honnêtement  rémunéré.  C'est  le  cas  des  indi- 
gènes au  service  des  particuliers  ou  des  Missions  ;  c'est  le  cas 
de  ceux  qui  sont  employés  dans  quelques  petites  concessions 
agricoles,  et  dans  certaines  entreprises  privées,  comme  celle 
du  chemin  de  fer  Matadi-Léopoldville. 

Quoi  qu'il  en  soit,  l'Etat  n'a  pas  cru  possible  de  compter 
sur  le  travail  volontaire  des  indigènes.  Il  les  a  astreints  à  des 
((  prestations  de  travail  ».  Pour  payer  l'impôt,  c'est  du 
caoutchouc  surtout  que  la  grande  majorité  des  indigènes 
soumis  au  fisc  est  tenue  d'apporter  soit  à  l'État,  soit  aux 
Sociétés  concessionnaires  auxquelles  l'Etat  délègue  ses  pou- 
voirs. Les  fonctionnaires  de  l'Etat  deviennent  des  agents 
commerciaux;  les  agents  des  Sociétés  commerciales  devien- 
nent des  fonctionnaires  chargés  de  percevoir  l'impôt. 

De  1892  à  1908,  les  ((  prestations  de  travail  »  sont  exigées 
illégalement,  car  aucun  décret  publié  au  Bulletin  officiel  n'en 
autorise  la  perception*.  Le  taux  et  la  nature  de  l'impôt,  les 
moyens  de  contrainte,  tout  est  laissé  à  l'arbitraire  de  l'admi- 
nistration ou  des  Compagnies.  En  vertu  des  tarifs  officiels, 
chaque  indigène  de  la  Mongala  est  tenu  d'apporter  à  la 
Société  Anversoise  9  kilogrammes  de  caoutchouc  par  mois, 
laissant  un  bénéfice  moyen  mensuel  de  63  francs,  c'est-à-dire 
108  kilogrammes  par  an,  laissant  un  bénéfice  moyen  annuel 
de  766  francs.  Chaque  indigène  de  la  région  de  r/16/r  est  tenu 
d'apporter  à  cette  société  6  kilogrammes  par  mois,  laissant  un 
bénéfice  moyen  mensuel  de  ^2  francs,  c'est-à-dire  72  kilo- 

I.  Jugements  du  tribunal  d'appel  de  Bornât  29  août  1899  el  8  sep- 
tembre 1908.  Rapport  de  la  Commission  d'enquête,  p.  i63-i64.  F.  Cattier, 
op.  laud.,  p.  iii'iia. 


LA     BELGIQUE     ET     LE     CONGO  2l3 

grammes    par  an,  laissant    un    bénéfice   moyen    annuel   de 
5o4   francs*.    Ces    chiffres   officiels    ont    dû    être,    en    fait. 


Depuis  1903,  le  taux  de  l'impôt  est  officiellement  fixé  à 
quarante  heures  de  travail  par  mois;  mais  c'est  une  limite 
toute  théorique,  généralement  dépassée.  Le  taux  des  presta- 
tions antérieurement  perçues  est  d'ordinaire  maintenu.  Une 
circulaire  du  Gouverneur  général  en  date  du  29  février  1904, 
fait  savoir  aux  agents  de  l'Etat  que  l'application  de  la  loi 
nouvelle  doit  amener  non  une  diminution,  mais  une  progres- 
sion constante  des  ressources  du  trésor^. 

Les  agents  chargés  de  percevoir  l'impôt,  qu'ils  appartiennent 
à  l'Etat  ou  aux  Compagnies  concessionnaires,  ont  personnelle- 
ment intérêt  à  faire  produire  aux  indigènes  le  plus  de  caout- 
chouc possible.  Les  agents  de  l'Etat  ont  longtemps  reçu  des 
primes  proportionnelles  à  la  quantité  de  caoutchouc  récolté. 
D'abord  ces  primes  étaient  fixées  par  les  contrats  d'engage- 
ment. Une  circulaii'e,  datée  du  20  juin  1892,  signée  par  le 
secrétaire  d'Etat  M.  Van  Eetvelde,  recommande  aux  agents 
de  ne  «  rien  négliger  pour  exploiter  les  produits  des  forêts  », 
et  elle  ajoute  : 

C'est  pour  stimuler  le  zèle  de  nos  agents  dans  ce  sens  que  j*aî 
décidé  qu'à  l'avenir  il  sera  accordé  à  ceux  qui  s'occuperont  de  l'exploi- 
tation des  produits  des  forêts  de  l'État,  une  gratification  proportion- 
nelle aux  frais  d'exploitation.  Par  frais  d'exploitation,  il  faudra 
entendre  nécessairement  les  dépenses  quelconques  en  numéraire  ou 
en  marchandises  auxquelles  aura  donne  lieu  la  récolte. 

Un  tarif  annexé  précise  les  gratifications,  inversement  pro- 
portionnelles aux  frais  d'exploitation  :  moins  le  caoutchouc 
coûte,  plus  forte  est  la  somme  versée  à  l'agent  \  Puis  en  1895, 
TAUemagne  ayant  demandé  des  explications  sur  cette  ques- 
tion des  primes,  le  secrétaire  d'Etat,  M.  Van  Eetvelde,  affirma 

\.  Rapport  de  la  Commission  d'enquête^  p.  164.  F.  Cattier,  ihid.^  p.  173-174. 

a.  Rapport  de  la  Commission  d* enquête ^  p.  169.  F.  Cattier,  ibid.^  p.  116. 

3.  Ce  document,  qui  n'a  pas  été  conteste,  a  été  lu  pour  la  première  fois 
an  Parlement  belge  par  M.  Yandervelde  le  16  mars  1906.  Quelques  instants 
avant  la  lecture,  par  M.  Yandervelde,  de  cette  circulaire  et  d^autres  du  même 
genre,  le  ministre  des  Affaires  étrangères,  M.  de  Favereau,  disait  :  «  J'ai  nié 
déjà  que  des  primes  aient  été  données  aux  ofOciers  pour  la  récolte  du 
caoutchouc.  » 


ai4  LA     REVUE     DE     PARIS 

officiellement,  dans  une  lettre  adressée  au  Ministre  d'Alle- 
magne, comte  d'Alvensleben,  le  ii  décembre  1895,  que  l'Etat 
n'offrait  ni  n'avait  l'intention  d'offrir  des  gratifications  à  ses 
agents  pour  la  récolte  du  caoutchouc  ;  et  alors  on  remplaça 
le  système  des  primes  fixées  au  contrat  par  «  un  système  de 
primes  occultes  ».  Les  agents  reçurent,  chaque  mois  ou 
chaque  trimestre,  un  nombre  de  points  proportionnel  à  la 
production  du  caoutchouc  dans  leur  région;  ces  points 
correspondaient  à  une  somme  d'argent  versée  au  fonctionnaire 
à  l'expiration  de  son  contrat.  Aujourd'hui  le  système  des 
primes  occultes  est  remplacé  parle  système  des  «  allocations  de 
retraite  »  :  l'Etat  confère  des  retraites  aux  fonctionnaires  dont 
il  est  satisfait,  sans  que  ceux-ci  y  aient  aucun  droit.  ((  Les 
fonctionnaires  attachés  à  la  perception  des  impôts  n'ignorent 
pas  qu'ils  doivent  mériter  les  sommes  d'argent  qu'on  leur 
accorde  sous  prétexte  de  retraite*.  »  Enfin  les  agents  des 
Sociétés  percevant  l'impôt  touchent  aussi  des  primes  propor- 
tionnelles à  la  quantité  de  produits  récoltés,  et  les  employés 
supérieurs  et  les  directeurs  des  Compagnies  touchent  des 
primes  encore  plus  élevées  que  leurs  subordonnés  :  ce  qui  les 
amène  à  encourager  la  perception  de  l'impôt  par  tous  les 
moyens. 

Personnellement  intéressés  à  faire  produire  à  l'impôt  le  plus 
possible,  les  agents  de  l'Etat  ou  des  Compagnies  réclament  aux 
indigènes  des  quantités  énormes  de  caoutchouc,  supérieures 
même  aux  quantités  si  considérables  fixées  par  les  règlements. 
La  Commission  d'enquête  constate  que  «  quelle  que  soit  son 
activité  dans  la  forêt  caoutchoutière,  l'indigène,  à  raison  des 
nombreux  déplacements  qui  lui  sont  imposés,  voit  la  majeure 
partie  de  son  temps  absorbée  par  la  récolte  du  caoutchouc  ». 
Les  environs  des  villages  sont  vite  dépouillés  des  lianes  à 
caoutchouc.  Dès  lors  le  Noir  doit  chaque  quinzaine  faire  une 
ou  deux  journées  de  marche,  parfois  plus,  pour  atteindre 
les  endroits  oîi  subsistent  les  lianes  en  quantités  suffisantes. 
Dans  la  forêt,  pendant  de  longs  jours,  il  mène  l'existence  la 
plus  misérable,  privé  de  sa  femme  et  de  ses  enfants,  mal  nourri, 
exposé  sans  abri  ou  sous  un  abri  improvisé  au  froid  de  la  nuit  et 

I.  F.  Cattier,  op,  laud.,  p.  114-116. 


LA     BELGIQUE     ET     LE     CONGO  2lb 

à  toutes  les  intempéries,  en  butte  aux  attaques  des  bêtes  fauves. 
Rentré  au  village,  il  n'a  guère  que  deux  ou  trois  jours  à  y 
passer;  puis  il  doit  retourner  dans  la  foret  chercher  du  caout- 
chouc pour  les  blancs.  Pas  de  repos,  jusqu'à  la  mort;  c'est 
un  martyre  sans  fin  * . 

Le  caoutchouc  des  forêts  appartient  à  l'Etat,  propriétaire 
des  teiTes  vacantes  ;  le  travail  du  Noir  qui  le  récolte  est  dû  à 
l'Etat  comme  impôt.  Ainsi,  selon  la  formule  de  M.  de  Smet  de 
Naeyer,  alors  président  du  Conseil  des  Ministres  de  Belgique, 
((  l'indigène  n'a  droit  à  rien  ».  Cependant  les  Instructions 
officielles  prescrivent  de  rémunérer  le  travail  du  collecteur  de 
caoutchouc,  comme  s'il  était  volontaire.  Mais  pour  le  prix  de 
la  main-d'œuvre,  elles  fixent  un  maximum  sans  indiquer  de 
minimum.  Et  aucune  surveillance  n'est  exercée,  à  ce  point  de 
vue,  sur  les  agents,  intéressés  à  diminuer  autant  que  possible 
les  frais  de  production.  11  en  résulte  que  la  rémunération 
accordée,  en  fait,  aux  indigènes,  est  absolument  insuffisante; 
quand  ils  sont  payés,  ils  sont  payés  en  marchandises  qu'on  leur 
impose,  parfois  en  marchandises  qui  n'ont  aucune  utilité  dans 
la  région*. 

Il  n'est  pas  vrai  que  la  valeur  des  produits  naturels  du  sol 
retourne  aux  indigènes,  même  pour  une  faible  part,  comme 
Stanley  l'avait  espéré.  Les  importations  du  Congo  (commerce 
spécial)  comprennent  surtout  des  matériaux  destinés  aux 
travaux  publics,  et  des  produits  manufacturés  destinés  aux 
Européens,  fort  peu  d'objets  utiles  aux  Noirs;  pourtant  leur 
valeur  totale  n'atteint  généralement  pas  les  deux  tiers  ni  parfois 
même  la  moitié  de  la  valeur  totale  des  exportations,  qui  con- 
sistent uniquement  en  produits  naturels  du  sol  récoltés  par  les 
Congolais. 

Comment  imposer  aux  indigènes  un  travail  aussi  pénible  et 
aussi  mal  rémunéré .►^  Par  la  menace  et  la  violence.  L'État  et  les 
Sociétés  ont  longtemps  placé,  dans  les  principaux  villages,  des 
gardes  noirs  chargés,  en  théorie,  d'empêcher  la  dévastation 
des  forêts,  en  fait,  chargés  d'obliger  les  indigènes  à  la  récolte 
du  caoutchouc.  On  distingue  deux  sortes  de  sentinelles  :  les 

I.  Rapport  de  la  Commission  d* enquête ^  p.  191-192, 
3.  Ihid,,  p.  i65. 


dl6  LA     REVUE     DE     PARIS 

capitas,  choisis  dans  la  population  du  village,  et  les  senlilisy 
étrangers  au  pays.  Beaucoup  de  ces  sentilis  sont  des  anthropo- 
phages appartenant  aux  plus  cruelles  tribus  :  l'Etat  ou  la  Com- 
pagnie les  arme  et  leur  confie  une  autorité  absolue.  La  Com- 
mission d'enquête  résume  en  ces  termes  les  témoignages 
reçus  par  elle  sur  les  agissements  de  ces  sentinelles  : 

Ils  s'érigent  en  despoles,  réclament  des  femmes,  des  vivres,  non 
seulement  pour  eux,  mais  pour  le  cortège  de  parasites  et  de  gens 
sans  aveu  que  l'amour  de  la  rapine  ne  tarde  pas  à  associer  à  leur 
fortune,  et  dont  ils  s'entourent  comme  d'une  véritable  garde  du 
corps  ;  ils  tuent  sans  pitié  tous  ceux  qui  font  mine  de  résister  à  leurs 
exigences  ou  à  leurs  caprices*. 

Les  crimes  commis  par  ces  sentinelles  sont  attestés  par 
des  témoignages  nombreux  et  effrayants.  Un  missionnaire, 
M.  Harris,  dans  une  lettre  adressée  au  Vice-Gouverneur  général, 
le  17  janvier  1906,  décrit  la  visite  qu'il  a  faite  au  village  de 
jNsongo-Mboyo  avec  un  indigène,  employé  par  lui,  qui  en  était 
originaire.  Cet  homme,  d'âge  mûr,  après  avoir  retrouvé  sa 
mère  et  causé  avec  elle,  se  mit  à  sangloter  : 

Je  lui  demandai  pourquoi  il  pleurait  :  «  0  Blanc!  comment  puis- 
je  être  heureux?  Mes  parents  ont  tous  été  massacrés  pour  le  caout- 
chouc; mes  amis  n'ont  plus  ni  maison  ni  nourriture;  ma  sœur  a  eu 
le  pied  gauche  et  la  main  droite  coupés.  » 

Et  les  Noirs  du  village  content  à  M.  Harris  les  autres  crimes 
des  sentinelles  : 

L'année  dernière,  la, jeune  femme  Iménéga  fut  attachée  à  un 
arbre  fourchu  et  coupée  en  deux  avec  un  sabre-poignard,  qui  entra 
par  l'épaule  gauche,  coupa  la  poitrine  et  le  ventre,  et  ressortit  par 
le  côté.  Les  sentinelles  voulaient  ainsi  punir  le  mari  de  cette  femme. 
Bolumba;  une  autre  femme,  voulant  rester  fidèle  à  son  mari,  fut 
empalée,  et  comme  elle  n'en  mourait  pas,  elle  fut  achevée  d'un  coup 
de  fusil.  Pour  la  même  raison,  Élika,  de  Bokunga,  reçut  une  balle 
qui  lui  traversa  la  joue  et  le  nez,  après  quoi  on  lui  coupa  le  pied 
gauche  et  la  main  droite;  elle  n'en  mourut  pas,  et  se  trouve 
toujours  là,  enceinte. 

I.  Rapport  de  la  Commission  d'enquête,  p.  198  et  suiv.  Le  Directeur  en 
Afrique  de  la  Compagnie  VAbir  a  d<$claré  à  la  Commission  d'enquête  que 
«  la  sentinelle  est  un  mal,  mais  un  mal  nécessaire  ».  II  lui  a  remis  une  liste 
de  14a  sentinelles  tuées  ou  blessées,  en  sept  mois,  dans  sa  copcession, 
évidemment  à  titre  de  représailles. 


LA     BELGIQUE    ET     LE     CONGO  217 

Comine  dans  les  autres  villages,  je  trouvai  que  Tamusement  des 
sentinelles  était  l'inceste  public  forcé  :  Lokugi  avec  sa  sœur  Lokomo, 
Lokilo  avec  sa  fille  Éfire...  J'étais  si  ému,  Excellence,  par  Thistoire 
de  ces  gens  (ajoute  M.  Harrîs),  que  je  pris  la  liberté  de  leur  pro- 
mettre, au  nom  de  l'État  libre  du  Congo,  qu'à  l'avenir  vous  ne  les 
tueriez  plus  que  pour  des  crimes*... 

Des  châtiments  divers,  dont  plusieurs  sont  interdits  en 
théorie  par  la  législation  de  l'Etat  Indépendant,  atteignent  les 
indigènes  qui  se  refusent  à  apporter  la  quantité  requise  de 
caoutchouc.  C'est  l'amende  en  barrettes  de  cuivre,  une  mon- 
naie du  pays.  C'est  la  chicoiie,  sorte  de  lanière  en  cuir 
d'hippopotame,  qui  inflige  de  cruelles  souffrances.  Un  mission- 
naire, M.  Ruskin,  décrit  le  spectacle  d'une  femme  frappée  de 
deux  cents  coups  de  chicotte  :  <(  le  sang,  l'urine  coulaient  de 
son  corps.  Elle  mourut  peu  après*  ».  C'est  l'arrestation  des 
chefs,  retenus  prisonniers  et  astreints  à  des  travaux  serviles 
jusqu'à  ce  que  leurs  sujets  aient  fourni  les  prestations  exigées. 
C'est  l'arrestation  des  vieillards,  surtout  des  femmes  et  des 
enfants,  détenus  comme  otages  jusqu'à  ce  que  l'homme  ait 
accompli  la  corvée.  Le  Gouverneur  général  de  l'État  Indépen- 
dant, le  baron  Wahis,  écrit  le  9  janvier  1897  au  Commissaire 
du  district  du  lac  Léopold  II  :  <(  Là  oti  les  indigènes  refusent 
le  travail  avec  obstination,  vous  les  contraindrez  à  obéir  en 
prenant  des  otages*.  »  Des  circulaires  du  directeur  de  VAbir 
organisent  ce  que  celui-ci  appelle  «  la  contrainte  par  corps... 
pour  le  recouvrement  çles  impositions  en  caoutchouc  »  ;  et  des 
fiches  sont  remises  aux  agents,  avec  le  titre  :  «  Etat  des  indi- 
gènes soumis  à  la  contrainte  par  corps  ».  Les  otages,  mal 
nourris,  enfermés  dans  des  locaux  immondes,  meurent  en 
grand  nombre,  de  faim  parfois,  souvent  de  variole  ou  de 
quelque  autre  épidémie;  ceux  qui  survivent  sont,  selon  le  mot 
d'un  missionnaire,  «  des  squelettes  vivants^  ». 

Enfin  des  expéditions  militaires  contraignent  les  villages 

I.  Lettre  citée  par  M.  Pierre  Mille,  le  Congo  Léopoldierit  Paris,  édition 
des  Cahiers  de  la  Quinzaine,  igoS,  p.  1 40-1 4a. 

a.  Témoignage  de  M.  Ruskin,  dans  E.-D.  Morel,  Red  Bubber^  p.  63. 

3.  Docament  cité  par  M.  Yandervelde,  Chambre  des  représentants  belges 
séance  du  i*^'  juillet  1903. 

4.  Témoignage  de  M,  Ruskin,  dans  E.-D.  Morel,  Red  Rabber,  p.  63. 


2l8  LA     REVUE     DE     PARIS 

récalcitrants,  châtient  les  tribus  rebelles.  C'est  au  cours  de  ces 
((  expéditions  punitives  »  que  les  soldats  noirs  au  service  de 
l'Etat  ou  des  Compagnies  commettent  le  plus  de  crimes,  le 
plus  de  vols  et  d'incendies,  le  plus  de  viols  et  de  meurtres; 
c'est  alors  qu'ils  pillent  et  brûlent  les  cases,  mutilent  et  tuent 
les  hommes,  violent  les  femmes,  coupent  aux  femmes  et  aux 
enfants  les  mains  ou  les  pieds  ;  c'est  alors  qu'après  la  bataille 
ils  se  repaissent  des  cadavres  des  ennemis  morts. 

Plusieurs  fois,  la  Commission  d'enquête  a  entendu  des 
témoignages  analogues  à  celui  que  l'on  nous  dit  avoir  été 
porté  devant  elle  par  le  vieux  chef  de  Bolima  : 

Il  se  tint  fièrement  devant  tous,  montra  du  doigt  ses  vingt  témoins, 
et  plaça  sur  la  table  ses  cent  dix  baguettes,  dont  chacune  représen- 
tait une  vie  sacrifiée  pour  le  caoutchouc  :  «  Voici  des  baguettes  de 
chefs;  voilà  des  baguettes  d'hommes;  celles-ci,  plus  courtes,  sont 
des  baguettes  de  femmes;  et  les  toutes  petites  sont  des  baguettes 
d enfants...  »  Il  raconta  comment  le  Blanc  lui  avait  fait  la  guerre,  et, 
après  la  bataille,  lui  avait  montré  les  cadavres  de  ses  hommes,  en 
disant:  «Maintenant  tu  vas  apporter  du  caoutchouc,  n'est-ce  pas?»  A 
quoi  il  répondit  :  «Oui.  »Les  cadavres  furent  découpés  et  mangés  par 
les  combattants*. 

De  ces  violences  et  de  ces  crimes,  les  plus  horribles  peut- 
être  sont  les  mutilations  de  morts  et  de  vivants.  Le  consul 
anglais  Casement  a  entendu  des  noirs  habitant  le  Domaine  de 
la  Couronne  affirmer  que  les  soldats  noirs  de  l'Etat  ont  coupé 
des  parties  d'ennemis  morts  pour  prouver  aux  Blancs  qu'ils 
tuaient  aussi  des  homihes  : 

((  Combien  d'entre  vous  ont  été  ainsi  mutilés  après  leur 
mort?  —  Beaucoup,  beaucoup \  » 

La  Commission  d'enquête  a  reçu  les  témoignages  de  mis- 
sionnaires ayant  vu,  portés  par  des  soldats  de  l'Etat  des  paniers 
de  mains  coupées,  parfois  fumées  pour  qu'elles  se  conservent 
mieux.  Devant  la  Commission,  un  missionnaire,  le  révérend 
Clark,  sa  femme  et  une  autre  femme  de  missionnaire  ont 
déclaré  avoir  vu,  à  plusieurs  reprises,  des  indigènes  tués  au 

1.  Témoignage  de  M.  Harris,  dans  Pierre  Mille,  le  Congo  Léopoldien, 
p.  88. 

2.  Témoignage  de  M.  Casement,  dans  Pierre  Mille,  le  Congo  Léopoldien^ 
p.  48. 


LA    BELGIQUE    ET    LE    CONGO  SIQ 

cours  d'expéditions  entreprises  par  TÉtat,  et  dont  la  main 
droite  avait  été  coupée  ;  ils  ont  déclaré  avoir  soigné  une  petite 
fille  dont  la  main  droite  avait  été  coupée  au  cours  d'une  expé- 
dition, et  qui  mourut  au  bout  de  six  mois.  Les  membres  de 
la  Commission  d'enquête  ont  vu,  de  leurs  yeux,  plusieurs 
vivants  mutilés,  hommes  et  femmes,  privés  d'une  main,  ou 
d'un  pied,  ou  d'une  main  et  d'un  pied.  Ils  ont  entendu,  à 
Baringa,  la  femme  Boali  raconter  «  qu'un  capita,  auquel  elle 
avait  refusé  de  se  donner,  l'abattit  d'un  coup  de  fusil,  et,  la 
croyant  morte,  lui  coupa  le  pied  droit  pour  prendre  l'anneau 
qui  lui  encerclait  la  cheville  ».  La  Commission  explique 
dans  son  Rapport  que  des  soldats  noirs  ou  des  sentinelles,  à 
la  suite  d'un  combat  ou  d'une  rixe,  ont  coupé  la  main  ou  le 
pied  à  des  ennemis  qu'ils  croyaient  morts,  soit  pour  voler  les 
bracelets  et  les  anneaux  de  cuivre,  soit  pour  se  procurer  un 
trophée  ou  une  sorte  de  conviction.  Mais  elle  déclare  n'avoir 
jamais  constaté  que  des  Blancs  aient  infligé  ou  fait  infliger  à 
titre  de  châtiment  ces  mutilations  à  des  vivants. 

Les  violences  souvent  criminelles  destinées  à  imposer  aux 
indigènes  la  récolte  du  caoutchouc  ont  été  (la  Commission  le 
constate)  fréquentes  jadis  dans  le  Domaine  de  la  Couronne;  à 
l'époque  de  son  passage  (igoô),  elles  étaient  encore  «  très 
fréquentes  »  dans  les  concessions  de  VAnversoise  et  de  ÏAbir, 
où  elles  constituaient  «  une  règle  habituellement  suivie  ». 


Si  l'immense  majorité  des  indigènes  soumis  au  fisc  est 
astreinte  à  la  récolte  du  caoutchouc,  un  certain  -  nombre 
subissent  d'autres  impôts  qui  donnent  lieu  à  d'autres  abus. 
C'est  le  cas  des  impositions  en  vivres.  Elles  ont  pour  objet  de 
fournir  aux  fonctionnaires  Blancs  du  gibier,  du  bétail,  des 
animaux  de  basse-cour,  aux  soldats  et  aux  travailleurs  noirs 
de  l'Etat,  des  pains  de  manioc  (chikwangue)  ou  du  poisson 
séché.  ((  Pour  alimenter,  à  Léopoldville,  trois  mille  soldats  et 
travailleurs,  on  a  recours  à  la  population  d'une  zone  de  la 
superficie  approximative  de  la  Belgique.  »  Les  Noirs  qui 
résident  même  à  grande  distance  des  postes, [^ sont  tenus  d'y 


3âO  LA     REVUE     DE     PARIS 

apporter  des  vivres  tous  les  quatre,  huit  ou  douze  jours.  Cer- 
tains sont  forcés  de  faire,  aller  et  retour,  cent  cinquante 
kilomètres  pour  apporter  au  lieu  de  la  perception  une  taxe 
qui  représente  à  peu  près  i  fr.  5o.  Ils  ne  reçoivent  en  retour 
qu'une  rémunération  insuffisante.  Parfois,  menacés  d'empri- 
sonnement, ils  sont  obligés  d'acheter  les  vivres  que  l'Etat 
leur  réclame  à  un  prix  bien  supérieur  à  celui  que  leur  paie 
le  fisc.  En  tout  cas,  l'impôt  en  vivres  prend  aux  Noirs  qui  y 
sont  soumis  la  plus  grande  partie  de  leur  temps,  il  les  obsède 
sans  cesse  ;  il  les  empêche  de  se  livrer  à  leurs  cultures  et  à 
leurs  industries  locales  ;  il  les  maintient  dans  un  état  lamen- 
table de  misère  et  d'inquiétude*. 

D'autres  groupes  d'indigènes  sont  soumis  à  d'autres  cor- 
vées, tout  aussi  continues,  tracassières  et  insupportables  : 
coupe  de  bois,  pagayage,  portage.  Le  portage,  qui  a  dépeuplé 
jadis  le  pays  des  cataractes,  subsiste  encore  dans  plusieurs 
régions.  Il  retombe  toujours  sur  les  mêmes  villages,  et,  dans 
ces  villages,  sur  les  mêmes  personnes;  il  n'épargne  ni  les 
enfants,  ni  les  infirmes,  ni  les  malades.  ((  Il  épuise,  dit  la 
Commission  d'enquête,  les  tribus  qui  y  sont  assujetties  et  les 
menace  de  destruction  partielle.  »  Un  officier  italien  décrit 
la  route  des  caravanes  entre  Kasongo  et  le  Tanganyika  :  elle 
est  jonchée  d'ossements  et  de  corps  en  putréfaction,  comme  au 
temps  des  traitants  arabes;  les  porteurs  y  sont  morts  par  cen-. 
taines,  de  fatigue  ou  de  faim;  le  soir,  un  petit  vent  s'élève, 
répandant  sur  tout  le  pays  une  odeur  de  cadavre,  que  les 
officiers  appellent  <(  le  parfum  du  Manyéma^  ». 

A  toutes  ces  charges  pesant  sur  les  indigènes,  il  faut  ajouter 
le  service  militaire  et  les  travaux  publics.  L'exposé  des  pro- 
cédés employés  il  y  a  quelques  années  pour  le  recrutement 
des  soldats  et  des  travailleurs  «  constituera  peut-être  la  page 
la  plus  noire  de  l'histoire  de  l'Etat  Indépendant  du  Congo*  ». 
Il  fallait  des  Noirs  armés  pour  contraindre  au  travail  les  Noirs 
sans  armes  ;  il  fallait  des  ouvriers  pour  accomplir  d'impor- 
tants travaux  publics.  Au  début  de  l'occupation,  les  indigènes 
hésitaient  à  quitter  leur  village,  à  se  laisser  emmener  aux  pays 

I.  Rapport  de  la  Commission  d' enquête ^  p.  173-177. 
.2.  Témoignage  cité  par  E.-D.  Morel,  Bed  Rubber^  p.  86. 
3.  F.  Cattier,  op,  laud.,  p.  aSg. 


LA     BELGIQUE     ET     LE     CONGO  221 

inconnus;  c'est  par  la  force  que  TEtat  les  enrôla.  Aux  hommes 
ainsi  recrutés  par  la  contrainte,  il  accorda  le  nom  très  doux 
de  libérés.  L'Etat  donna  des  primes  sur  les  libérés  aux  offi- 
ciers et  fonctionnaires  réussissant  à  enrôler  des  soldats  ou  des 
travailleurs. 

Dès  lors,  les  fonctionnaires  et  les  officiers  achetèrent  aux 
chefs  indigènes  ou  se  firent  donner  en  cadeau  ou  réclamèrent 
à  titre  d'amende  ou  de  rançon  des  esclaves  domestiques.  Le 
capitaine  commandant  Sarrazin,  à  Coquilhatville,  écrit,  le 
i"  mai  1896,  aux  agents  de  VAbir  :  «  Le  chef  Ngulu,  de 
Wangata,  est  envoyé  dans  la  Marihga  pour  m'acheter  des 
esclaves.  »  Parfois  de  véritables  razzias  furent  entreprises  par 
des  fonctionnaires  désireux  d'augmenter  leurs  primes.  Aujour- 
d'hui le  recrutement  de  l'armée  offre  beaucoup  moins  de  diffi- 
cultés qu'autrefois;  les  Noirs  ont  reconnu  les  avantages  de 
l'uniforme  qui  leur  permet  de  se  livrer  à  leurs  instincts  de 
rapine  et  de  violence*.  Mais  il  reste  difficile  d'enrôler  des 
travailleurs  destinés  à  être  envoyés  loin  de  leur  village.  La 
Commission  d'enquête  signale  qu'on  les  recrute  encore  sou- 
vent par  la  violence.  Elle  cite  le  cas  d'un  fonctionnaire  qui  a 
purement  et  simplement  incarcéré,  puis  enrôlé  de  force  des 
indigènes  venus  au  poste  s'acquitter  de  leur  impôt  en  manioc  *. 

Impôts  en  caoutchouc,  impôts  en  vivres,  corvées  de  coupe 
de  bois,  de  pagayage,  de  portage,  service  militaire,  travaux 
publics  :  ces  charges  pèsent  lourdement  sur  des  sauvages 
habitués  depuis  des  siècles  à  mener  une  vie  presque  inac- 
tive. En  échange  des  obligations  qu'il  leur  impose,  quels  ser- 
vices leur  rend  l'Etat? 

Le  Rapport  de  la  Commission  d'enquête  exprime  le  senti- 
ment d'admiration  qu'on  éprouve  à  voir  s'installer  au  cœur 
de  la  barbarie  africaine  la  civilisation  d'Europe.  «  Des  villes 
qui  rappellent  nos  plus  coquettes  cités  balnéaires,  égaient  et 
animent  les  rives  du  grand  fleuve  »;  d'industrieuses  cités 
s'élèvent,  Matadi,  Léopoldville  ;  des  chemins  de  fer  traversent 
la  brousse  ou  la  forêt  équatoriale  ;  quatre-vingts  steamers  sil- 
lonnent le  Congo  ou  ses   affluents;   le    télégraphe    parcourt 

1.  F.  Cattier,  op.  laud.,  p.  259-263. 

2.  Rapport  de  la  Commission  d'enquête,  p.  258. 


222  LA     REVUE     DE     PARIS 

I200  kilomètres.  En  quelques  années  le  puissant  effort  d'une 
volonté  souveraine  a  vraiment  transformé  la  face  de  la  terre. 
Impression  très  juste,  il  me  semble,  que  tout  voyageur 
doit  éprouver  en  traversant  ces  terres  sauvages,  européani- 
sées si  vite.  Mais  Téquité  oblige  à  reconnaître  que  les  indi- 
gènes, pour  la  plupart,  n'ont  retiré  aucun  avantage  de  la 
«  civilisation  »  introduite  parmi  eux.  Ce  n'est  pas  eux  qui 
habitent  les  cités  coquettes  ;  ce  n'est  pas  eux  qui  utilisent  pour 
leur  propre  compte  chemin  de  fer,  steamer,  télégraphe.  Même 
ces  instruments  de  civilisation,  qu'entretient  leur  travail, 
servent  souvent  à  faire  peser  sur  eux  la  plus  dure  tyrannie. 

Dans  l'immense  bassin  du  grand  fleuve,  la  paix  règne, 
l'ordre,  la  sécurité.  Le  cannibalisme  se  cache,  écrit  la  Com- 
mission d'enquête;  la  traite  a  disparu.  Impossible  de  mécon- 
naître l'importance  de  la  suppression  de  la  traite.  «  C'est  une 
grande  œuvre  »,  a  dit  justement  Lord  Curzon  à  la  Chambre 
des  Communes  en  1897.  Mais  ce  bienfait  perd  une  partie  de 
sa  valeur,  maintenant  que  la  politique  du  travail  forcé  réduit 
les  indigènes  à  cet  esclavage  dont  la  lutte  contre  les  traitants 
arabes  devait  les  affranchir.  C'est  un  écrivain  belge,  monar- 
chiste, partisan  de  la  politique  coloniale,  qui,  après  avoir 
étudié  la  situation  des  indigènes,  ose  tirer  de  ses  recherches 
cette  conclusion  effroyable  :  ((  l'esclavage  du  contribuable 
congolais  est  plus  dur  que  celui  des  traitants*  ». 

L'Etat  apporte  aux  indigènes,  avec  la  paix,  la  justice.  Les 
défenseurs  de  l'Etat  Indépendant  en  vantent  les  institutions 
judiciaires. 

Mais,  en  dépit  de  l'honnêteté  incontestable  des  juges  de  car- 
rière, c'est  une  question  de  savoir  si  la  justice  congolaise  n'a 
pas  pour  objet  essentiel  le  maintien  de  l'injuste  régime  poli- 
tique et  économique.  L'autorisation  préalable  du  Procureur 
de  l'Etat  et  l'avis  conforme  du  Gouverneur  général  sont  néces- 
saires pour  que  le  parquet  poursuive  les  non-indigènes  :  c'est 
la  raison  pour  laquelle  les  violences  des  Blancs  à  l'égard  des 
Noirs  sont  si  souvent  impunies.  La  Commission  d'enquête  a 
constaté  que  «  les  infractions  commises  à  l'occasion  de  l'exer- 
cice de  la  contrainte  n'ont  été  que  rarement  déférées  à  la  jus- 

I.  F.  Callier,  op.  laud,,  p.  i3o. 


LA    BELGIQUE     ET     LE    CONGO  223 

tice  »;  que  des  poursuites  commencées  contre  des  Blancs 
accusés  d'avoir  maltraité  des  indigènes,  ont  été  «  très  souvent  )> 
suspendues,  sans  motif,  par  ordre  supérieur  de  Tautorité 
administrative  '.  La  Commission  a  constaté  à  quel  point  il  est 
difficile  aux  Noirs  de  se  faire  rendre  justice.  La  connaissance 
des  affaires  les  plus  importantes  étant  réservée  au  tribunal  de 
Boma,  la  plupart  des  Congolais  ont  à  faire,  pour  se  rendre  à  la 
capitale,  un  très  long  voyage  :  en  cours  de  route,  beaucoup 
meurent,  mal  logés,  insuffisamment  nourris,  maltraités  peut- 
être.  Effrayé  au  seul  nom  de  Boma,  l'indigène  invité  à  com- 
paraître se  sauve  dans  la  brousse;  il  faut  «  enchaîner  parfois 
les  témoins  »  pour  les  conduire  au  siège  du  tribunal*.  Ainsi 
«  le  seul  fait  de  se  plaindre  expose  le  Noir  à  Texil  et  à  la  mort. . . 
C'est  l'organisation  et  la  protection  systématique  de  l'injus- 
tice' )). 

Enfin  l'État  n'a  fait  aucun  effort  sérieux  et  désintéressé 
pour  améliorer  la  situation  matérielle  des  indigènes.  Si,  après 
une  longue  indifférence,  il  commence  à  faire  étudier,  pour 
la  combattre,  la  maladie  du  sommeil,  c'est  peut-être  surtout 
parce  qu'elle  prive  de  main-d'œuvre  certaines  régions  et  en 
diminue  ainsi  la  valeur.  De  même  l'Etat  a  entièrement  aban- 
donné aux  missionnaires  le  soin  de  développer,  par  l'instruc- 
tion etl'éducation,  la  vie  intellectuelle  et  sentimentale  des  Noirs. 

Tel  est  le  bilan  des  services  rendus  par  VÉtat  civilisateur 
chargé  de  créer  V Afrique  Nouvelle  *.  Il  est  difficile  de  prétendre 
qu'ils  compensent  ou  justifient  les  charges  écrasantes  dont 
sont  accablés  les  Noirs. 

Les  conséquences  d'un  tel  régime?  C'est  la  misère  maté- 
rielle, toute  la  vie  occupée  à  la  récolte  du  caoutchouc  ou  à  la 
préparation  des  vivres  exigés  pour  l'impôt;  c'est  l'impossi- 
bilité de  s'enrichir  par  le  libre  commerce  et  le  libre  travail; 
c'est  l'abandon  des  cultures  et  des  industries  locales.  C'est 
la  misère  morale,  l'absence  de  toute  liberté,  une  continuelle 
inquiétude,    l'incessante    préoccupation    d'avoir    à    satisfaire 

I.  Rapport  de  la  Commission  d'enquête^  p.  i66;  p.  264;  p-  278. 
a.  Ibid.,  p.  269-270. 

3.  F.  Catlier,  op.  laud.,  p.  286-287. 

4.  Le  sous-tilre  du  livre,  très  favorable  k  TÉtat  Indépendant,  de  M.  Des- 
camps, intitulé  r Afrique  Nouvelle,  est  :  Essai  sur  VÉtat  civilisateur  dans  les 
pays  neufs» 


2â4  LA     REVUE     DE     PARIS 

toutes  les  exigences  du  Blanc  et  de  ses  serviteurs  noirs;  c'est 
la  terreur  de  l'Européen,  qui  impose  le  travail  par  la  violence, 
manie  la  chicotte  et  le  fusil,  dirige  les  expéditions  punitives; 
c'est  la  terreur  du  soldat  et  de  la  sentinelle  qui  volent,  violent, 
mutilent  et  tuent.  ((  La  population  mène  une  vie  fiévreuse  », 
toujours  prête  à  quitter  son  village  pour  échapper  à  d'intolé- 
rables souffrances.  C'est  l'absence  de  tout  progrès,  la  perma- 
nence de  la  barbarie.  Le  régime  du  monopole,  dit  la  Commis- 
sion d'enquête,  «  immobilise  l'état  économique  »  des  Noirs, 
s'oppose  à  toute  évolution  de  la  vie  indigène.  Enfin,  c'est  la 
dépopulation.  Les  femmes  se  font  avorter,  pour  pouvoir  sans 
embarras  s'enfuir  à  l'heure  du  danger.  Beaucoup  de  femmes 
et  d'enfants  meurent  dans  les  camps  d'otages;  beaucoup  de 
récolteurs  de  caoutchouc  meurent  dans  les  forêts;  beaucoup 
de  porteurs  meurent  sur  les  routes  de  caravanes;  beaucoup 
sont  tués  par  les  sentinelles  ou  lors  des  expéditions  punitives. 
Les  épidémies,  la  variole,  la  maladie  du  sommeil  déciment  ces 
peuplades  misérables  et  surmenées.  Ceux  qui  survivent  cher- 
chent à  fuir,  le  plus  loin  possible,  la  tyrannie  des  Blancs;  ils 
se  cachent  dans  les  îles,  dans  la  forêt;  ils  y  vivent  dans  des 
trous  du  sol,  dans  des  troncs  d'arbres,  comme  les  bêtes;  ils  y 
meurent  de  faim.  Les  voyageurs  sont  unanimes  à  constater  et 
à  décrire  le  dépeuplement  d'immenses  régions.  Les  rives  du 
Congo,  si  animées  au  temps  de  Stanley,  les  membres  de  la 
Commission  d'enquête  les  ont  vues  presque  désertes,  de  la 
Nouvelle-Anvers  au  Stanley-Pool  * . 

Tel  est  le  régime  qui  a  jusqu'ici  prévalu  dans  le  Congo  du 
roi  Léopold.  La  Belgique,  si  elle  annexe  le  pays,  pourra-t-elle 
le  laisser  subsister  .^^  devra-l-elle  le  transformer  entièrement? 
C'est  le  problème  qui  se  pose  aujourd'hui  à  Bruxelles. 

fiSligien   challaye 

1.  Les  tribus  Bolobo  étaient  évaluées  à  40000  hommes  au  début  de 
l'occupatioa;  il  en  reste  7000  hommes.  Le  consul  anglais  Casement,  en  1904, 
trouve  5oo  hommes  à  Loukoléla,  où  il  y  en  avait  5  000  en  1887;  etc.,  etc. 
M.  Ë.-D.  Morel  estime  à  i5ooooo  hommes  en  quinze  ans  la  diminution 
de  la  population  (soit  100 000  hommes  par  an);  le  consul  Casement  l'évalue 
à  3  000  000  (soit  aoo  000  hommes  par  an). 

L'adminiêtrateur^Gérant  :  h.  gassard. 


LA  VOIE   DU   MAL 


I 


Pietro  Benu  s'arrêta,  un  instant,  devant  la  petite  église  du 
Rosaire  : 

«  Il  est  à  peine  une  heure,  —  se  dit-il.  —  C'est  peut-être 
trop  tôt,  pour  aller  chez  les  Noina.  Sans  doute,  ils  font  la  sieste. 
Les  gens  riches  comme  eux  se  donnent  toutes  leurs  aises...  » 

Après  quelques  minutes  d'hésitation,  il  se  remit  en  marche, 
se  dirigeant  vers  le  faubourg  de  Sant'  Ussula,  qui  est  à  l'extré- 
mité de  Nuoro. 

On  était  aux  premiers  jours  de  septembre  :  le  soleil,  encore 
brûlant,  dardait  sur  les  petites  rues  désertes,  où  seuls  passaient 
quelques  roquets  faméliques,  dans  les  bordures  d'ombre  qui 
étendaient  devant  les  maisons  de  pierre  leurs  lignes  crénelées. 
Le  bruit  lointain  d'un  moulin  a  vapeur  interrompait  le  silence 
de  ce  midi  ardent;  et  cette  activité  haletante  et  palpitante 
semblait  être  Tunique  pulsation  vitale  de  la  petite,ville  brûlée 
par  le  soleil. 

Pietro,  suivi  de  son  ombre  courte,  anima  pendant  quelques 
instants  du  bruit  de  ses  gros  souliers  la  solitude  de  la  triste 
rue  qui  va  de  l'église  du  Rosaire  au  cimetière  ;  puis  il 
s'engagea  dans  le  faubourg  de  Sant'  Ussula,  s'attardant  h 
regarder  les  petits  jardins  envahis  par  une  végétation  sauvage, 
les  petites  cours  ombragées  par  quelques  figuiers,  par  quelques 

I.  Puhlished  May  fifleenth,  nineteen  hundred  and  eigkt.  Privilège  of 
copyright  in  the  United  States  reserved  under  the  Act  approved  March 
thirdy  nineten  hundred  and  five,  hy  la.  revue  de  paris. 

i5  Mai  1908.  I 


3a6  LA     REVUE     DE     PARIS 

amandiers,  par  de  maigres  treilles;  et,  finalement,  il  entra  dans 
un  cabaret  qui  avait  un  bouchon  pour  enseigne. 

Le  cabaretier,  un  Toscan,  jadis  charbonnier,  lequel  avait 
épousé  une  paysanne  de  mauvaise  vie,  était  couché  sur  Tunique 
banquette  du  <(  débit  »,  —  comme  il  appelait  solennellement 
son  trou;  —  il  dut  se  lever  pour  faire  asseoir  l'arrivant.  Dès 
qu'il' eut  reconnu  Pietro,  il  lui  sourit,  de  ses  grands  yeux 
clairs  et  pétillants  de  malice. 

—  Bonjour,  Pietro,  —  lui  dit-il,  dans  un  langage  bizarre 
où  le  dialecte  sarde  s'était  imprimé  sur  le  siennois  comme  la 
patine  sur  l'or.  —  Que  cherches-tu  de  ce  côté-ci  ? 

—  Ce  que  je  cherche .^^  A  boire  1  Et  sers-moi  vite  I  —  répondit 
Pietro,  avec  une  nuance  de  dédain. 

Le  Toscan  lui  versa  à  boire,  sans  cesser  de  l'observer  avec 
ses  grands  yeux  d'enfant  qui  souriaient  toujours. 

—  Veux-tu  parier  que  je  sais  où  tu  vas?...  Eh  bien,  tu  vas 
chez  les  Noina,  au  service  desquels  tu  désires  te  placer...  Je 
t'aurai  pour  client,  et  je  m'en  réjouis. 

—  Comment  diable  sais-tu  cela  ?  —  demanda  Pietro. 

—  Mais...  je  l'ai  su  par  ma  femme  :  les  femmes  savent  tout. 
Elle-même  l'a  sans  doute  appris  de  ta  Sabina... 

Pietro  fronça  un  peu  les  sourcils,  a  l'idée  que  Sabina  était 
en  relations  avec  la  femme  du  Toscan  ;  puis  il  hocha  la  tête, 
de  droite  à  gauche,  avec  cette  expression  dédaigneuse  qui  lui 
était  habituelle,  et  il  reprit  sa  sérénité  :  une  sérénité  natu- 
relle, qui  n'en  avait  pas  moins' quelque  chose  de  sarcastique. 
D'abord,  Sabina  n'était  pas  véritablement  sienne.  11  l'avait 
rencontrée,  pendant  les  dernières  moissons,  et,  par  une  nuit 
de  pleine  lune,  tandis  que,  sur  l'aire,  les  fourmis,  en  longues 
files  silencieuses,  dérobaient  le  grain,  Pietro,  endormi  à  plat 
ventre,  avait  rêvé  qu'il  épousait  la  jeune  fille.  Sabina  était 
gracieuse,  blanche  de  teint,  avec  une  boucle  de  cheveux  blonds 
qui  retombait  sur  un  front  pur  ;  et  elle  se  montrait  tendre  à 
l'égard  de  Pietro,  l'aurait  aimé  volontiers...  Mais,  lorsqu'il 
s'était  réveillé  de  son  rêve,  il  avait  ajourné  la  résolution  à  prendre 
et  il  ne  s'était  pas  décidé  encore  à  lui  déclarer  sa  sympathie. 

—  Quelle  Sabina?  —  demanda-t-il,  en  regardant  son  verre 
vide,  rougi  par  le  vin. 

—  Allons,  ne  fais  pas  la  bêtel...  La  nièce  de  Zio  Nicola 


LA    VOIE    DU    MAL  '        22^ 

Noina,  —  expliqua  le  Toscan,  qui  donnait  même  aux  bour- 
geois, aux  enfants  et  aux  fillettes  ce  titre  de  zio  et  de  zia^, 
réservé  par  les  Nuorais  aux  gens  du  peuple  déjà  vieux. 

—  Je  ne  m'en  doutais  pas,  ma  parole  I  —  affirma  Pîetro, 
qui  mentait.  —  Ah  !  elle  a  dit  que  je  veux  entrer  au  service  de 
son  oncle  P 

—  J'ignore  si  elle  Ta  dit.  C'est  moi  qui  le  suppose. 

—  On  voit'  bien  que  tu  n'as  pas  grand'chose  à  faire,  petit 
étranger!  —  repartit  Pietro,  de  son  air  méprisant,  —  et  que 
les  loisirs  ne  te  manquent  pas  pour  faire  des  suppositions... 
Mais,  si  je  voulais  réellement  entrer  au  service  de  Nicola  Noina, 
en  quoi  cela  t'intéresserait-il  ? 

—  Je  te  répète  que  cela  me  ferait  plaisir. 

—  Alors,  dis-moi  quelle  espèce  de  gens  sont  ces  Noina. 

—  Puisque  tu  es  de  Nuoro,  tu  dois  le  savoir  mieux  qu'un 
étranger!  —  repartit  le  cabaretier,  pour  se  dispenser  de 
répondre. 

Et,  en  même  temps,  il  saisit  une  sorte  de  plumeau  façonné 
avec  des  bandes  de  papier  et  il  se  mit  à  chasser  les  mouches 
qui  couvraient  une  corbeille  de  fruits  placés  en  montre  près 
de  la  porte. 

—  Un  étranger  voisin  en  sait  plus  qu'un  compatriote  lointain. 
Sans  interrompre  sa  chasse  aux  mouches,  le  cabaretier  com- 
mença de  bavarder  comme  une  commère. 

—  Les  Noina  sont  les  rois  du  faubourg,  tu  le  sais  bien,  quoi- 
qu'ils soient  Nuorais  à  peu  près  comme  je  le  suis,  moi... 

—  Que  diable  dis-tu  ?  Est-ce  que  la  femme  n'appartient  pas 
à  une  famille  de  «  principaux  »  ^  nuorais  P 

—  La  femme,  oui;  mais  lui?  Qui  sait  d'où  il  estP  II  ne  s'en 
souvient  pas  lui-même  1 .. .  Il  est  venu  à  Nuoro  avec  son  père, 
un  de  ces  marchands  ambulants  qui  achètent  de  l'huile  à  brûler 
et  qui  la  revendent  comme  de  l'huile  fine. 

—  C'est  ainsi  qu'on  s'enrichit!...  Et  toi,  est-ce  que  tu  ne 
baptises  pas  ion  vin?  —  s'écria  Pietro,  en  répandant  sur  le  plan- 
cher les  dernières  gouttes  de  son  verre. 

I.  K  Oncle  0,  «  tante  »,  —  comme  nous  disons  :  n  le  père  »  ou  «  la  mère  », 
en  parlant  de  personnes  âgéea« 

a.  Principali  :  oo  donne  ce  nooi  aux  chefs  des  meilleures  familles  de  la 
classe  populaire. 


aa8  LA      REVUE    DE     PARIS 

Il  éprouvait  déjà  une  velléité  instinctive  de  défendre,  par 
amour-propre,  son  futur  patron. 

—  Nul  cabaretier  de  Nuoro  ne  vous  verse  un  vin  aussi  pur 
que  celui-ci,  —  riposta  l'autre.  —  Tu  peux  le  demander  à 
Zio  Nicola,  qui  s'y  connaît. 

—  Ahl  oui,  n'est-ce  pas,  c'est  un  ivrogne?  —  interrogea 
Pietro.  —  Il  était  ivre,  à  ce  qu'on  raconte,  le  mois  passé, 
lorsqu'il  est  tombé  de  cheval  et  s'est  cassé  une  jambe,  en  reve- 
nant d'Oliena. 

—  Je  n'en  sais  rien.  Au  surplus,  il  avait  peut-être  dégusté 
beaucoup  d'échantillons  de  vin  :  c'est  pour  acheter  du  vin 
qu'il  y  était  allé...  Ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est  qu'il  s'est  cassé  la 
jambe;  et,  à  présent,  il  cherche  un  serviteur  habile  et  fidèle, 
parce  qu'il  ne  peut  plus  s'occuper  lui-même  de  son  bien. 

—  Et  la  patronne,  quelle  femme  est-ce.^ 

—  Une  femme  qui  ne  rit  jamais,  pas  plus  que  le  diable I... 
Une  vaniteuse.  Le  parfait  modèle  de  vos  «  principalesses  »,  qui 
pensent  avoir  le  monde  dans  leur  bonnet,  parce  qu'elles  possè- 
dent une  vigne,  un  clos,  une  tança  *,  des  chevaux  et  des  bœufs. 

—  Tu  trouves  que  ce  n'est  guère,  petit  étranger.^...  Et  leur 
fille,  comment  est-elle.^  orgueilleuse? 

—  Zia  Maria  ?  Un  beau  brin  de  fille  I  —  reprit  l'autre,  en  gon- 
flant ses  joues.  —  Extraordinairement  belle.  Et  bonne,  mo- 
deste, excellente  ménagère...  Du  moins,  on  le  dit...  Quant  à 
moi,  je  la  crois  encore  plus  arrogante  que  sa  mère...  Et  puis, 
ces  deux  femmes  doivent  être  avaricieuses,  aussi  avaricicuses 
que  Zio  Nicola  est  jovial  et  prodigue.  Mais  elles  le  tiennent 
serré,  ahl  oui,  ce  pauvre  Zio  Nicola I 

—  Cela,  je  m'en  moque!  —  dit  Pietro.  —  Pourvu  qu'elles 
ne  soient  pas  ladres  avec  moi... 

—  C'est  donc  vrai,  alors,  que  tu  vas  chez  eux?  —  demanda 
le  cabaretier,  qui  cessa  de  chasser  les  mouches. 

—  Oui,  s'ils  me  paient  bien...  Ont-ils  une  servante? 

—  Ils  n'ont  jamais  eu  ni  servantes  ni  serviteurs.  Ils  font  toute 
la  besogne  eux-mêmes.  Maria  travaille  comme  une  bête  de 
somme  :  c'est  elle  qui  va  à  la  fontaine,  qui  lave,  qui  balaie  la 
cour  et  la  rue,  devant  la  maison...  Une  honte  pour  des  gens 
riches  comme  eux  I 

I.  Pâturage  clos,  dans  la  montagne. 


LA    VOIE    DU    MAL  22Q 

—  Ce  n'est  pas  une  honte  de  travailler...  Et  puis,  tu  sem- 
blais  dire,  tout  à  Theure,  qu'ils  ne  sont  pas  riches  I 

—  N'empêche  qu'ils  se  croient  riches,  eux!...  Ils  se  croient 
riches,  parce  qu'ils  vivent  dans  ce  faubourg  de  va-nu-pieds... 
Comme  ces  femmes  ont  grandi  dans  un  milieu  de  misère,  elles 
s'imaginent  qu'elles  sont  des  reines.  D'ailleurs,  chez  Zia  Maria,, 
la  vanité  a  une  limite,  ou  du  moins  elle  se  dissimule  un  peu; 
mais,  chez  Zia  Luisa,  on  devine,  aux  moindres  paroles,  l'inten- 
tion de  faire  sentir  qu'elle  n'a  besoin  de  personne,  qu'elle  est 
cossue,  qu'elle  a  sa  maison  pleine  de  provisions  et  son  coffre 
plein  de  monnaie.  C'est  une  femme  qui  vous  considère  de  son 
haut.  Zio  Nicola  l'appelle  «  Madame  Royale  ».  Elle  ne  daigne 
même  pas  venir  prendre  le  fraia  sur  la  place,  avec  les  voisines, 
comme  fait  Zia  Maria  elle-même.  Elle  se  tient  dans  sa  cour, 
près  de  la  porte  ouverte;  et,  si  quelque  malheureuse  petite 
femme  s'approche  d'elle,  il  faut  voir  lés  airs  qli'elle  se  donne  1 

—  Tu  dis  donc,  —  interrompit  Pietro,  pensif,  en  regardant 
dehors,  vers  le  fond  ensoleillé  de  la  petite  rue,  —  que  le 
patron  n'est  pas  orgueilleux? 

—  Le  patron  aime  à  bavarder  et  à  rire,  voilà  tout.  Il  se 
moque  un  peu  de  tout  le  monde  et  il  affecte  d'être  sans  cesse 
à  court  d'argent.  C'est  un  malin,  mon  cherl 

—  Est-ce  que  le  mari  et  la  femme  vivent  en  bon  accord  .î^ 

—  Us  s'arrangent  ensemble  comme  les  oiseaux  du  même 
nid.  Autant  qu'on  en  peut  juger  d'après  les  apparences,  ils 
vivent  en  bon  accord  ;  mais,  du  reste,  ils  ne  font  part  de  leurs 
affaires  à  personne. 

—  Pourtant,  tu  parais  bien  informé,  toi...  aussi  bien  qu'une 
commère  I  —  fit  remarquer  Pietro,  de  son  air  méprisant. 

—  Que  veux-tu?  Mon  débit  est  un  lieu  où  l'on  cause  :  les 
gens  s'y  rassemblent  comme  les  abeilles  dans  la  ruche,  — 
répondit  le  Toscan,  dont  la  belle  comparaison  fit  sourire  Pietro. 
—  Moi,  j'écoute  et  je  répète. 

—  Alors,  quand  je  désirerai  savoir  quelque  chose,  je 
viendrai  ici. 

—  Mais  tu  y  es  déjà  venu,  il  me  semble I... 

Pietro  déboutonna  une  bourse  appliquée  à  sa  ceinture  de 
cuir  et  en  tira  une  pièce  blanche. 

—  Paie-toi...  Et' ta  femme,  où  est-elle? 


â3o  LA     REVUE     DE     PARIS 

—  Elle  est  allée  cueillir  des  figues  de  Barbarie,  —  répondit 
l'autre,  en  faisant  sonner  la  pièce  sur  le  comptoir,  pour 
s'assurer  qu'elle  n'était  pas  fausse. 

Pietro  pensait  à  la  femme  du  cabaretier,  une  très  belle  femme 
aux  grands  yeux  noirs,  avec  laquelle  il  avait,  lui  aussi,  passé 
plus  d'une  fois  quelques  heures;  et,  par  association  d'idées,  il 
demanda  : 

—  Qu'est-ce  qu'on  dit  de  Maria  Noina?  Est-ce  une  honnête 
fille? 

—  Immaculée  comme  l'hostie  1  Est-ce  qu'on  pose  des 
questions  pareilles  I  —  s'écria  le  Toscan.  —  La  fille  de  Zio 
Nicola  Noina  ?  Mais  c'est  un  miroir  de  vertu  1 

—  Et  ce  miroir-là  ne  se  laisse  faire  la  cour  par  personne? 

—  Non.  C'est  une  fille  qui  prétend  épouser  un  richard... 

—  Eh  bien,  nous  le  lui  amènerons  du  continent  !  —  dit  Pietro, 
goguenard,  en  guignant  cet  étranger  blondasse  et  bavard,  qui 
était  venu  du  continent  pour  épouser  tout  autre  chose  qu'un 
((  miroir  de  vertu  ». 

Il  aurait  iien  voulu  obtenir  encore  d'autres  renseignements  ; 
mais  il  craignit  que  le  cabaretier  n'allât  répéter  ses  questions 
aux  Noina,  et  il  se  mît  debout. 

—  J'espère  que  nous  nous  reverrons,  Pietro,  —  conclut 
le  cabaretier.  —  Engage-toi  chez  Zio  Nicola,  je  te  le  conseille. 
C'est  un  brave  homme,  après  tout!  Ne  cède  pas,  et  il  te  donnera 
tout  ce  que  tu  voudras. 

—  Merci  pour  le  conseil.  Mais  je  ne  vais  pas  chez  eux,  — 
affirma  Pietro,  qui  mentait  encore. 


Aussitôt  sorti,  il  tourna  à  droite  et  se  dirigea  vers  la  maison 
des  Noina.  C'était  une  petite  maison  blanche  et  paisible  qui, 
derrière  le  haut  mur  de  sa  cour,  semblait  considérer  avec 
dédain  les  masures  entassées  confusément  autour  de  la  place 
et  le  long  de  la  ruelle  poussiéreuse.  Pietro  écarta  sans  plus  de 
cérémonie  le  battant  rouge  de  la  porte  entrebâillée,  et  il  entra. 

A  droite  de  la  cour,  large,  pavée  de  cailloux,  brûlée  par  le 
soleil,  propre  et  bien  tenue,  un  hangar  servait  d'écurie  et  de 


LA    VOIE     DU     MAL  sSl 

remise.  A  gauche  s'élevait  la  maison,  dont  l'escalier  extérieur, 
construit  en  granit,  était  égayé  par  des  touffes  de  campanules 
qui  s'entrecroisaient  à  la  rampe  de  fer.  Çà  et  là,  dans  un  ordre 
presque  symétrique,  étaient  rangés  des  objets  de  ferme  :  un 
chariot  sarde,  de  vieilles  roues,  des  charrues,  des  hoyaux,  des 
jougs,  des  aiguillons,  des  poutrelles.  Sous  l'escalier  se  voyait 
une  porte  ;  un  peu  plus  loin,  une  autre  porte  de  bois,  pourvue 
d'un  guichet  à  la'  partie  supérieure,  indiquait  l'entrée  de  la 
cuisine.  Pietro  se  dirigea  de  ce  côté,  regarda  par  le  guichet 
ouvert  et  salua. 

—  Est-ce  que  je  vous  dérange? 

—  Entre  donci  —  répondit  simplement  une  femme  petite 
et  boulotte,  dont  le  visage  long,  blanc  et  calme,  était  encadré 
par  une  bande  de  toile  teinte  au  safran . 

Pietro  Benu  poussa  la  porte  et  s'avança  dans  la  cuisine  : 

—  Je  voudrais  parler  à  Zio  Nicola. 

—  Assieds-toi.  Je  l'appelle. 

Le  jeune  homme  s'assit  devant  le  foyer  sans  feu,  tandis 
que  Zia  Luisa  sortait  dans  la  cour  et  gravissait  l'escalier,  de 
son  pas  lent  et  pesant. 

Cette  cuisine  ressemblait  à  toutes  les  cuisines  sardes  :  large, 
pavée  de  briques,  avec  un  toit  de  roseaux  noircis  par  la  fumée. 
De  grandes  casseroles  de  cuivre  luisant,  des  outils  pour  faire  le 
pain,  des  broches  énormes  et  des  tranchoirs  de  bois  pendaient 
contre  les  murs  bruns.  Sur  une  des  bouches  pratiquées  dans 
l'énorme  fourneau  semi-circulaire,  une  cafetière  de  cuivre 
bouillait.  Sur  un  escabeau,  près  de  la  porte,  il  y  avait  une 
corbeille  d'asphodèle,  avec  tout  ce  qu'il  fallait  pour  coudre,  et 
une  chemise  de  femme  dont  la  broderie  sarde  était  à  peine 
commencée.  Ce  devait  être  un  ouvrage  de  Maria.  Où  était,  à 
cette  heure,  la  jeune  fille?  Sans  doute,  partie  pour  laver  du  linge 
au  torrent  :  car,  pendant  tout  le  temps  que  Pietro  fut  là,  elle 
ne  se  montra  point. 

Quelques  minutes  après,  Zia  Luisa  reparut,  blanche,  impas- 
sible, pinçant  les  lèvres,  le  corsage  lacé,  malgré  la  chaleur 
suffocante  ;  et  le  pas  d'un  boiteux  retentit  dans  la  cour. 

Dès  que  le  jeune  homme  aperçut  la  figure  débonnaire,  la 
face  colorée,  les  yeux  brillants  de  Zio  Nicola,  il  en  fut  tout 
réjoui. 


sSâ  LA     REVUE     DE     PARIS 

—  Comment  vas-tu?  —  lui  demanda  le  propriétaire,  en 
s'asseyant  avec  un  peu  d'effort  sur  un  ample  siège  de  paille. 

—  Bien,  —  répondit  Pietro. 

Zio  Nicola  allongea  sa  jambe  valide,  fit  une  légère  grimace  de 
douleur;  mais  il  se  remit  tout  de  suite.  ZiaLuisa  éloigna  du  feu 
la  cafetière  et  elle  recommença  de  filer,  avec  son  petit  fuseau 
sarde,  gros  de  laine  blanche.  Ainsi  courtaude  et  ronde,  presque 
solennelle  dans  Tancien  costume  nuorais,  avec  sa  jupe  d'orbace 
bordée  de  vert,  avec  son  bandeau  jaune  serré  autour  de  son 
visage  énigmatique,  avec  ses  lèvres  pincées,  ses  yeux  clairs  et 
froids,  elle  avait  Tapparence  d'une  idole  égyptienne  et  elle 
imposait  une  sorte  d'intimidation  religieuse. 

—  J'ai  appris  que  vous  cherchez  un  domestique,  —  dit 
Pietro,  en  dépliant  et  repliant  son  long  bonnet  noir.  —  Si  vous 
voulez  de  moi,  je  viendrai  chez  vous.  Mon  engagement  chez 
Antoni  Ghisu  finit  en  septembre... 

—  Mon  garçon,  —  repartit  Zio  Nicola,  en  fixant  sur  lui  ses 
yeux  brillants,  —  soit  dit  sans  t'offenser,  tu  ne  jouis  pas  d'une 
trop  bonne  réputation. 

Les  yeux  gris  de  Pietro  brillaient  au^si,  et  il  soutint  avec 
une  sorte  de  violence  les  regards  de  Zio  Nicola.  Mais,  quoiqu'il 
sentît  ses  oreilles  s'échauffer  sous  l'offense,  il  répondit  tran- 
quillement : 

—  Eh  bien,  prenez  des  informations. 

—  Allons,  ne  te  fâche  pas!  —  intervint  Zia  Luisa,  parlant 
entre  ses  dents  et  presque  sans  déclore  la  bouche.  —  Ce  sont 
des  bruits  qui  courent,  et  Nicola  aime  à  plaisanter. 

—  Mais  quels  bruits,  ma  bonne  Zia  Luisa?  Que  peut-on  me 
reprocher?  Je  n'ai  jamais  eu  de  démêlés  avec  la  justice,  moi! 
Le  jour,  je  travaille;  la  nuit,  je  dors.  Je  respecte  le  maître, 
les  femmes,  les  enfants.  Je  considère  comme  mienne  la  maison 
où  je  romps  le  pain  et  où  je  bois  le  vin.  Je  n'ai  jamais  volé 
une  aiguillée  de  fil.  Que  peut-on  dire  contre  moi?  —  demanda 
Pietro,  dont  le  visage  s'était  enflammé. 

Zio  Nicola  ne  cessait  pas  de  l'observer,  et  il  souriait.  Entre 
la  barbe  roussâlre  et  les  moustaches  noires  de  Pietro  lui- 
saient des  lèvres  fraîches  et  des  dents  juvéniles. 

—  Mon  Dieu,  ce  que  l'on  dit,  c'est  seulement  que  tu  joues 
volontiers  des  poings  et  que  tu  as  mauvaise  tête  !  —  s'écria-t-il. 


LA    VOIE    DU    MAL  333 

—  Et  le  fait  est  qu'en  ce  moment  même  tu  me  parais  fort  en 
colère.  Veux- tu  que  je  te  prête  mon  bâton? 

Et  il  lui  tendit  son  bâton,  comme  pour  l'inviter  à  malmener 
quelqu'un.  Pietro  se  mit  à  rire. 

—  Soit!  —  confessa-t-il.  —  Je  ne  nie  pas  que  j'aie  été  un 
garçon  un  peu  mutin  dans  ma  jeunesse  :  j'escaladais  les  murs, 
je  grimpais  sur  les  arbres,  je  rossais  mes  camarades  et  j'en- 
fourcliais  à  cru  les  poulains  sauvages.  Mais  quel  enfant  n'a 
pas  été  ainsi .^  Parfois  ma  mère,  la  pauvrette,  me  liait  avec  une 
corde,  m'enfermait  à  la  maison;  et  moi,  je  rongeais  la  corde 
et  je  prenais  la  clef  des  champs...  Mais  je  n'ai  pas  tardé  à 
connaître  la  peine  :  ma  mère  est  morte;  le  toit  de  notre  mai- 
sonnette s'est  effondré;  j'ai  su  ce  que  c'était,  d'avoir  froid, 
d'avoir  faim,  d'être  abandonné,  d'être  malade.  Mes  deux  vieilles 
tantes  me  sont  venues  en  aide;  mais  elles  sont  si  misérables  I 
Alors  j'ai  compris  la  vie.  Ahl  oui,  la  faim  est  une  bonne  mai- 
tresse  I  Je  suis  entré  en  service,  je  me  suis  habitué  à  l'obéis- 
sance et  au  travail...  Maintenant  je  suis  un  bon  ouvrier,  et  dès 
que  je  pourrai  reconstruire  ma  maisonnette  ruinée,  m'acheter 
un  char,  une  paire  de  bœufs  et  un  chien,  je  prendrai  femme. . . 

—  Ahl  diable,  diable I  Mais,  pour  prendre  femme,  il  faut 
avoir  du  pain  sur  la  planche*,  —  repartit  Zio  Nicola. 

Zia  Luisa  filait,  tout  en  écoutant  la  conversation,  et  un  petit 
pli  fronçait  sa  joue  droite,  autour  de  sa  bouche.  «  Ces  gueux  I 

—  pensait-elle,  —  ils  meurent  de  faim,  et  ils  rêvent  de  se 
marier  1  » 

—  Suffit,  —  conclut  Zio  INicola,  en  frappant  la  pierre  du 
foyer  avec  son  bâton.  —  Nous  allons  parler  de  l'affaire  et  nous 
tâcherons  de  nous  arranger. 

En  effet,  ils  s'arrangèrent. 


II 

Pietro  entra  au  service  des  Noina,  le  i5  septembre.  Il  arriva 
le  soir,  par  un  temps  nuageux  et  sombre.  Les  femmes  l'accueil- 
lirent avec  froideur,  presque  avec  défiance  ;  et  il  se  sentit  gagné 

I.  Proverbe  sarcle,  traduit  ainsi  en  italien  :  Per  prender  moglie,  ci 
vogliono  délie  vivande  (Pour  prendre  femme,  il  faut  des  vivres). 


q34  la     revue     de     PARIS 

par  la  tristesse,  lorsqu'il  pénétra  dans  la  cuisine  encore  obs- 
cure et  lorsqu'il  accrocha  son  caban  dans  le  coin,  près  de  la 
porte. 

Maria  alluma  une  lampe  et  versa  à  boire  au  nouveau  venu. 

—  Bois,  —  lui  dit-elle,  en  fixant  sur  lui  un  regard  perçant. 

—  Salut  à  vous  tous  !  —  répondit  Pietro. 

Et,  tandis  qu'il  buvait  le  vin  rougeâtre,  le  vin  de  médiocre 
qualité,  réservé  aux  domestiques  et  aux  pauvres,  il  regarda, 
lui  aussi,  sa  jeune  maîtresse.  Ainsi  rapprochés,  beaux  Tun  et 
l'autre,  dans  leurs  t^ostumes  caractéristiques,  le  serviteur  et  la 
maîtresse  paraissaient  être  de  magnifiques  échantillons  d'une 
même  face;  et  cependant  une  distance  infinie  les  séparait. 

Pietro  était  grand  et  de  formes  sculpturales;  il  portait  un 
pourpoint  d'écarlate,  décoloré  par  l'usage,  doublé  de  gros 
velours  bleu,  et,  par-dessus  le  pourpoint,  une  sorte  de  jaquette 
sans  manches,  en  peau  d'agneau  grossièrement  raccommodée, 
mais  bien  coupée  et  ornée  de  filets  rouges.  L'ensemble  de  sa 
personne  était  élégant  et  pittoresque,  malgré  l'insuffisante 
propreté  de  ses  vêtements  de  travail., Le  teint  de  son  visage 
était  mat  et  bronzé;  son  profil,  très  pur,  était  allongé  par  la 
ligne  des  cheveux  noirs,  dressés  sur  le  front,  et  par  la  barbiche 
noire  et  taillée  en  pointe.  Ses  grands  yeux  gris,  doux  et  lim- 
pides, contrastaient  avec  l'expression  farouche  de  ses  sourcils 
épais,  qui  se  rejoignaient,  et  de  ses  lèvres  empourprées  et 
méprisantes. 

La  jeune  maîtresse  aussi  était  grande,  brune,  alerte;  et, 
avec  ses  cheveux  noirs  et  frisés,  ramassés  en  grosses  ti'csses 
sur  la  nuque,  avec  sa  carnation  dorée,  avec  ses  larges  yeux 
noirs  qui  brillaient  sous  un  front  bas,  avec  les  cercles  d'or 
aux  pendeloques  de  corail,  qui  semblaient  dépendre  naturel- 
lement des  oreilles  mignonnes  et  diaphanes,  elle  rappelait  les 
femmes  arabes,  nées  du  soleil  et  de  la  terre  voluptueuse, 
douces  et  âpres  comme  les  fruits  sauvages.  Une  ligne  (l'une 
beauté  incomparable  déterminait  la  pointe  délicate  du  nez, 
la  lèvre  inférieure  et  le  menton.  Lorsqu'elle  riait,  deux  fos- 
settes se  creusaient  sur  ses  joues,  et  deux  autres,  plus  petites, 
au  coin  de  ses  yeux  :  —  peut-être  était-ce  pour  cela  qu'elle 
riait  souvent. 

Malgré  tout,  ils  se  déplurent  l'un  à  l'autre. 


LA    VOIE    DU     MAL  235 

Cependant  Zia  Luisa,  le  corsage  toujours  lacé  et  la  tête 
enveloppée  dans  le  bandeau  jaune,  préparait  le  repas.  Zio 
Nicola  n'était  pas  rentré  encore.  Pietro  s'assit  à  Técart,  der- 
rière la  porte,  et  il  se  mit  à  considérer  les  deux  femmes  avec 
une  curiosité  soupçonneuse. 

^-  Demain,  —  lui  dit  Maria,  —  tu  iras  à  notre  clos,  dans  la 
vallée.  Sais-tu  où  il  est? 

—  Bien  sûr!  —  répondit  Pietro,  en  relevant  la  tête,  avec 
son  air  habituel  de  mépris. 

—  Et  le  clos  confine  à  la  vigne,  —  ajouta  Zia  Luisa,  sans 
se  retourner. 

—  Je  sais  bien,  je  sais  bien.  Tout  le  monde  la  connaît,  yolre 
vigne. 

—  Oui,  c'est  la  plus  belle  vigne  de  Baddemanna,  —  insista 
la  vieille  maîtresse.  —  Elle  nous  a  coûté  cher,  et,  outre  l'ar- 
gent, Nicola  Noina  y  a  fait  une  grosse  dépense  de  temps  et  de 
travail.  Mais,  au  moins,  nous  pouvons  dire  que  nous  avons  une 
belle  vigne. 

—  Oui,  vous  pouvez  le  dire,  —  approuva  le  serviteur, 
comme  un  écho,  d'une  voix  triste. 

—  J'irai  souvent  t'y  retrouver,  —  annonça  Maria,  en  se 
penchant  pour  déposer  une  bouteille  auprès  de  Pietro. 

Puis  elle  plaça  devant  lui  un  escabeau,  une  corbeille  qui 
contenait  du  pain  d'orge,  un  fromage,  un  plat  de  viande  et  de 
pommes  de  terre.  Et  elle  ajouta  : 

—  Mange.  Voici  mon  père  qui  revient. 

On  entendit  dans  la  cour  le  pas  boiteux  de  Zio  Nicola,  et 
Pietro  se  réjouit  à  la  pensée  de  son  maître. 

—  Salut  à  toi,  et  sois  le  bievenu  I  —  dit  celui-ci  en  entrant 
dans  la  cuisine.  —  Quelle  vilaine  soirée!  Ma  jambe  souffre 
comme  une  femme  en  couches...  Mettons-nous  à  table.  Et 
sois  content,  Pietro  Bcnu  :  tu  es  au  milieu  d'amis,  au  milieu 
d'honnêtes  gens  qui  ne  se  font  pas  de  bile.  Si  nous  sommes 
pauvres,  nous  n'en  sommes  pas  moins  gais. 

Zio  Nicola  s'assit  devant  une  petite  table  où  il  n'y  avait  pas 
de  nappe;  les  femmes  mirent  à  terre  une  corbeille,  s'assirent, 
à  leur  tour,  et  commencèrent  à  manger. 

La  conversation  continua,  sans  animation.  Après  le  repas, 
Pietro  demanda  la  permission  de  sortir.  Il  rejoignit  quelques 


336  LA     REVUE     DE     PARIS 

jeunes  paysans  auxquels  il  avait  donné  rendez-vous,  et,  tous 
ensemble,  formant  un  chœur,  à  la  mode  nuoraise,  ils  s*en 
allèrent  chanter  devant  la  porte  de  leurs  amoureuses.  Pietro 
voulut  faire  comme  les  autres,  et  il  chanta,  sous  les  fenêtres 
de  la  maison  où  Sabina  servait  : 

Tu  m'as  volé  le  cœur,  ô  blonde  chcvehire...  * 


0     0 


Les  jours  suivants,  Pietro  fut  envoyé  au  clos,  pour  y  tra- 
vailler, et  à  la  vigne,  pour  y  garder  les  raisins  et  les  fruits  qui 
mûrissaient.  Maria,  comme  elle  le  lui  avait  annoncé,  descen- 
dait presque  tous  les  après-midi  dans  la  vallée,  à  pied  ou  à 
cheval,  et  elle  semblait  s'occuper  fort  peu  du  jeune  serviteur. 
Quelquefois  elle  repartait  sans  lui  avoir  adressé  une  seule 
parole. 

Pietro,  qui  construisait  une  sorte  de  digue,  le  long  du 
ruisseau,  dans  le  fond  du  domaine,  voyait  de  loin  Maria  errer 
dans  la  vigne,  entre  les  rangs  des  ceps  qu'éclairait  un  soleil 
encore  vif.  Au-dessus  de  la  vigne  s'élevaient  les  roches  de 
rOrthobene,  rayonnantes  de  lumière;  et,  au-dessus  des  roches, 
sur  le  ciel  d'un  azur  éblouissant,  les  chênes  immobiles  sem- 
blaient contempler,  rêveurs,  l'autre  côté  de  l'horizon.  Une 
végétation  sauvage  recouvrait  les  flancs  de  la  vallée;  parmi  le 
vert  cendré  des  figuiers  de  Barbarie  et  des  oliviers  brillait  le 
vertémeraude  des  vignes,  et  la  viorne  s'entrelaçait  au  lentisque 
luisant.  Des  blocs  de  pierre,  tombés  sans  doute  de  la  mon- 
tagne, se  dressaient  ça  et  lii,  dans  les  anfractuosités  du  terrain 
et  sur  le  bord  du  petit  torrent  qui  rafraîchissait  les  jardinets 
de  la  vallée.  Le  lierre  et  la  pervenche  tapissaient  les  roches; 
des  sentiers  à  peine  tracés  dégringolaient  ou  grimpaient,  entre 
les  ronces  et  les  broussailles;  de  gigantesques  bouquets  de 
cactus,  aux  lourdes  feuilles  greffées  l'une  sur  l'autre,  cou- 
ronnées de  fruits  et  de  fleurs  d'or,  débordaient  sur  les  crêtes 
ou  hérissaient  les  pentes. 

Maria,  en  simple  jupe  d'indienne  grisâtre,  avec  un  petit  cor- 

I.  «  Furadu  m'as  su  coro,  pUi  brunda.,,!  > 


LA    VOIE     DU    MAL  287 

sag€  de  velours  vert  qui  ressortait  comme  une  tache  un  peu  plus 
claire  et  plus  délicate  sur  la  verdure  de  la  vigne  et  de  Tolivaie, 
errait  çà  et  là,  d'un  pas  léger.  Agile  et  souple,,  elle  se  penchait 
pour  examiner  les  grappes,  se  haussait  pour  toucher  un  fruit 
presque  mûr,  détachait  avec  un  roseau  les  figues  de  Barbarie, 
toutes  dorées.  Semblable  à  certains  insectes  verts  qui  prennent 
la  couleur  du  buisson  où  ils  sont  nés,  elle  semblait  être  une 
émanation  de  la  vallée  féconde  :  elle  avait  la  flexibilité  du 
sarment,  la  maturité  charnue  et  un  peu  voluptueuse  de  la 
figue  de  Barbarie. 

Mais,  précisément,  comme  la  figue  de  Barbarie,  elle  ne 
savait  pas  cacher  ses  épines  ;  et  Pietro  lui  jetait  des  regards 
hostiles,  de  travers,  car  il  s'apercevait  bien  qu'elle  le  mépri- 
sait et  même  qu'elle  se  méfiait  de  lui. 

«  Elle  vient  ici  pour  me  surveiller,  —  se  disait-il.  —  Elle 
a  peur  que  je  ne  Itii  vole  son  bien.  Si  elle  me  provoque,  je 
vais  lui  enseigner  la  politesse  :  je  lui  donnerai  un  soufflet!  » 

Mais  elle  ne  le  provoquait  pas,  et  elle  ne  lui  adressait  la 
parole  que  de  temps  à  autre,  pour  lui  indiquer  le  travail  à  faire. 

Elle  était  toujours  froide  et  digne.  Aussi  Pietro  commençait- 
il  à  la  haïr  et  désirait-il  quitter  promptement  le  clos,  pour  ne 
plus  voir  ce  visage  hypocrite,  ces  yeux  scrutateurs  qui  l'insul- 
taient tacitement. 

«  On  s'aperçoit  bien  que  ces  gens-là  n'ont  jamais  eu  de 
serviteurs  I  »  se  disait-il.  Et,  par  dépit,  par  amour-propre,  il 
travaillait  vaillemment,  montait  la  garde  avec  diligence  et  ne 
mangeait  pas  un  seul  fruit... 

Un  jour,  en  octobre,  comme  il  rognait  les  pampres  pour 
que  le  soleil  arrivât  mieux  jusqu'aux  grappes.  Maria,  en  pas- 
sant près  de  Pietro,  lui  dit  : 

—  Pourquoi  ne  manges-tu  jamais  de  raisin? 

—  Tu  comptes  donc  les  grappes? —  répliqua- t-il,  courbé, 
mais  en  levant  les  yeux  vers  elle  et  en  secouant  la  tête,  avec 
cette  expression  dédaigneuse  qui  lui  était  habituelle. 

Elle  comprit  qu'elle  s'était  trahie,  et  elle  rougit;  mais, 
adroitement,  elle  parla  d'autre  chose  : 

—  Pietro,  —  dit-elle,  en  abritant  ses  yeux  avec  sa  main, 
pour  mieux  regarder  jusqu'à  la  limite  de  la  vigne  où  s'ali- 
gnaient les  poiriers  aux  feuilles  jaunes,  chargés  de  fruits  mûrs 


35^  LA     REVUE     DE     PARIS 

qui,  SOUS  le  soleil,  paraissaient  être  de  cire  et  tout  près  de  se 
liquéfier,  —  il  faudra  qu'après-demain  nous  cueillions  les 
poires. 

Comme  elle,  il  regarda  vers  les  poires. 

—  Bon!  c'est  entendu. 

—  Ecoute.  Toi,  dans  la  matinée,  tu  cueilleras  les  poires; 
et  moi,  je  viendrai  plus  tard  avec  le  cheval  et  je  les  empor- 
terai... Crois-tu  qu'elles  puissent  tenir  toutes  dans  quatre 
paniers?  S'il  le  faut,  je  ferai  deux  voyages. 

Puis,  comme  Pietro  s'éloignait  entre  les  rangs  de  ceps,  avec 
une  botte  de  pampres  dans  les  bras,  elle  le  suivit  : 

—  Quelle  récolte  de  poires I...  L'an  passé,  on  nous  les  a 
volées  toutes.  Mais,  cette  année-ci,  nous  les  vendrons  et  nous 
en  retirerons  au  moins^  vingt  lires. . .  Qu'est-ce  que  tu  en  penses, 
Pietro  ? 

—  Moi?  Je  n'en  pense  rien.  Je  n'ai  jamais  vendu  de  poires. 

—  Oui,  on  nous  les  a  volées,  l'an  passé.  Mais  tu  les  as  bien 
gardées,  cette  année-ci.  Je  te  ferai  cadeau  d'une  demi-douzaine 
de  cigares. 

—  Je  ne  fume  jamais,  —  répondit-il,  presque  narquois. 
Mais  la  jeune  maîtresse  se  montrait  si  expansive  et  si  bonne» 

ce  jour-là,  qu'il  se  demanda  s'il  ne  s'était  pas  trompé  en  la 
jugeant  méchante.  Puis,  pendant  qu'il  jetait  une  autre  botte 
de  pampres  au  bout  du  rang,  Maria  lui  dit  : 

—  Ecoute,  Pietro.  Le  mieux  serait  que  je  vienne  tôt,  vers 
les  deux  heures  de  l'après-midi.  Nous  cueillerions  ensemble 
les  poires,  et  nous  les  emporterions  en  une  seule  fois. 

<(  C'est  celai  —  pensa-t-il;  —  elle  craint  qu'en  les  cueillant 
je  n'en  mette  un  tas  de  côté...  Ah-I  l'avaricieuse,  la  sournoise, 
la  vilaine  diablesse!  » 

Mais,  tout  à  coup,  elle  prononça  trois  paroles  magiques, 
qui  le  comblèrent  de  joie  : 

—  J'amènerai  Sabina.... 

<(  Sabina  viendra  !  Sabina  viendra  !  »  —  continua-t-il  de  se 
répéter  à  lui-même,  après  le  départ  souhaité  de  Maria. 

Les  mouches,  les  insectes  cachés  sous  les  pampres,  le  pivert 
qui  frappait  de  son  bec  le  peuplier  blanc,  près  du  ruisseau,  le 
rossignol  qui  faisait  des  roulades  sur  le  rocher,  les  feuilles  qui 
murmuraient,    les    petites    pierres  qui   s'en    allaient'  sur   la 


LA  VOIE  DU  MAL  aâg 

pente,  répétaient  ces  bonnes  paroles.  Dans  la  limpide  sérénité 
du  crépuscule,  le  jeune  serviteur  sentait  son  cœur  palpiter 
d'allégresse.  Tout  ce  qu'il  y  avait  de  trouble  en  son  âme 
ardente  et  rebelle  se  dissipait  comme  un  nuage  au  lever  du 
soleil  :  «  Sabina  viendra!...  »  Entre  les  buissons  jaunâtres, 
dorés  par  les  derniers  reflets  du  couchant,  il  voyait  apparaître 
et  disparaître  une  chevelure  blonde.  Des  vers  passionnés  de 
vieilles  chansons  résonnaient  pour  lui  dans  les  lointains  bleus, 
parmi  les  roches  où  dorment  peut-être  les  sauvages  esprits  des 
anciens  poètes. 

Lorsqu'à  la  splendeur  bleuâtre  du  soir  se  mêlèrent  les 
premières  clartés  de  la  lune  qui  déclinait  derrière  l'olivaie,  et 
lorsqu'une  étincelle  brilla  entre  le  peuplier  et  le  noyer,  dans 
l'eau  courante,  —  Pietro  remonta  vers  la  cabane  et  s'étendit 
sur  un  petit  mur,  les  yeux  perdus  vers  la  montagne. 

La  brise  respirait,  si  légère  que  les  feuilles  n'avaient  plus 
un  murmure  ;  seul  un  frisson  silencieux  changeait  délicatement 
la  nuance  des  pampres  et  des  oliviers,  que  les  reflets  de  la  lune 
saupoudraient  de  perles.  Un  chœur  de  grillons  s'élevait  des 
broussailles  ;  on  entendait  le  clapotis  uniforme  du  ruisseau  ; 
sur  la  route,  blanche  de  lune,  un  chariot  lointain  roulait  comme 
suspendu  entre  la  vallée  et  la  montagne;  et  ces  bruits  vagues, 
mélancoliques,  toujours  égaux,  rendaient  plus  sensibles  le 
silence  et  la  solitude  qui  régnaient  autour  de  Pietro.  Il  goûtait 
inconsciemment  la  douceur  de  l'heure;  après  une  chaude 
journée  de  travail,  le  somnolent  bien-être  du  repos  et  de  la 
fraîcheur  enveloppait  sa  personne  comme  dans  une  couverture 
de  velours  ;  quelque  chose  de  vaporeux,  comparable  à  la  lumière 
difl'use  de  la  lune  nouvelle,  baignait  son  âme  primitive. 
C'étaient  des  rêves  simples  de  paysan,  des  désirs  d'homme 
jeune,  des  images  de  poète  rustique. 

«  Sabina  viendrai...  »  Et  le  monde  des  rêveries,  des  désirs, 
des  imaginations  s'élargissait,  s'élargissait  en  grands  cercles 
crépusculaires.  Le  présent  se  confondait  avec  l'avenir;  le  besoin 
ardent  de  baisers  impétueux,  avec  l'espoir  de  manger  un  jour 
dans  la  même  corbeille  où  mangerait  la  jeune  femme,  blonde 
et  bonne  ménagère. 

«  Elle  viendra,  —  se  redisait  le  serviteur,  avec  un  frisson  de 
plaisir.  —  Si  l'autre,  cette  endiablée,  nous  laisse  seuls  ensemble» 


3/iO  LA     REVUE     DE     PARIS 

je  la  saisirai  et  je  l'embrasserai  follement.  Sa  bouche  est  fraîche 
comme  une  cerise..*  » 

Puis  la  passion  s'apaisait,  à  se  figurer  un  bonheur  plus 
prosaïque  :  «  Nous  aurons  une  maison,  un  chariot,  une  paire 
de  bœufs.  Elle  fera  le  pain.  Moi,  je  louerai  mon  travail,  pour 
gagner  davantage...  y> 

La  lune  souriait  aux  rêves  de  Pietro,  comme  elle  souriait  aux 
rêves,  honnêtes  ou  coupables,  de  tant  d'autres  rêveurs  dispersés 
dans  les  campagnes  :  —  telle  une  reine  qui,  sans  distinguer 
personne,  sourit  à  tout  le  monde. 

Le  lendemain.  Maria,  contre  son  habitude,  ne  vint  pas  au 
clos.  Pietro  en  fut  un  peu  inquiet,  quoiqu'il  se  réconfortât  par 
l'espérance  peu  charitable  d'un  accident  arrivé  à  sa  jeune  maî- 
tresse..Il  monta  jusqu'à  la  route  et  il  scinita  le  lointain.  11  vit 
passer  des  femmes  et  des  enfants  qui  portaient  des  corbeilles 
pleines  de  figues  de  Barbarie,  des  chariots  chargés  de  raisin, 
des  paysans  d'Oliena  montés  sur  leurs  petits  chevaux  patients. 
Mais  Maria  n'était  pas  du  nombre. 

((  Ainsi,  —  pensa  Pietro  en  retournant  à  la  vigne,  —  pour 

i  la  première  fois  que  je  l'attends,  elle  manque  de  venir.  Qu'elle 

"V  aille  au  diable I  ». 

^  Le  surlendemain  encore,  pas  une  âme  vivante  ne  troubla 

pendant  l'après-midi,  la  solitude  du  domaine.  Cette  fois,  à 
mesure  que  les  heures  passaient,  Pietro  éprouva  un  souci 
grandissant.  «  Viendront-elles.»^...  Ne  viendront-elles  pas?...  » 
Le  soleil  franchit  le  haut  du  ciel,  les  ombres  des  oliviers  com- 
mencèrent à  s'allonger.  Et  voilà  qu'enfin  le  chien,  attaché  sous 
les  poiriers,  se  mit  à  aboyer,  dressé  sur  ses  jambes  de  derrière 
et  tournant  vers  la  route  ses  petits  yeux  rouges.  Avant  môme 
d'avoir  regardé,  Pietro  avait  deviné. 

Maria  et  Sabina,  toutes  les  deux  achevai,  dévalaient  en  galo- 
pant comme  des  folles.  On  apercevait,  dans  un  nuage  de  pous- 
sière grise,  leurs  visages  rouges,  éclairés  obliquement  par  le 
soleil,  et  les  chevaux,  ruisselants  de  sueur,  qui  se  frappaient 
furieusement  les  flancs  avec  la  queue.  Arrivées  à  la  barrière 


LA    VOIE     DU     MAL  24l 

elles  mirent  pied  à  terre  et  descendirent  dans  la  vigne,  tirant 
derrière  elles  les  chevaux  qui  allongeaient  le.  cou,  pour 
attraper  quelques  feuilles  d'arbre.  Pietro,  malgré  son  vif  désir 
d'aller  à  la  rencontre  des  jeunes  filles,  n'avait  pas  bougé,  mais 
son  cœur  battait,  et,  dès  que  Maria  eut  franchi  la  limite  de  la 
vigne,  il  se  redressa  et  il  salua. 

—  Eh  bien,  quoi  de  nouveau?  —  lui  cria  Sabina,  tout  en 
tirant  son  cheval  par  la  longe.  —  Il  y  a  si  longtemps  que  nous 
ne  nous  sommes  vus  I 

Il  la  regarda  fixement  et  il  sourit. 

—  Donne  1  —  fit-il,  en  l'aidant  à  attacher  le  cheval  et  à 
décharger  la  besace  gonflée,  qui  contenait  deux  grandes  cor- 
beilles de  roseaux,  tandis  que  Maria  se  démenait  en  vain  pour 
attacher  l'autre  cheval,  qui  avait  fourré  sa  tête  dans  un  buisson 
et  qui  s'ébrouait. 

Sabina  était  très  joliment  vêtue,  avec  un  petit  corsage  de 
velours  rouge  et  une  chemise  d'une  blancheur  parfaite  ;  son 
foulard  dénoué  laissait  entrevoir  son  cou  nu,  long  et  blanc, 
autour  duquel  étaient  noués  de  petits  cordons  de  soie  noire.  Sa 
beauté  délicate  et  pure  n'offusquait  certes  point  la  voluptueuse 
beauté  de  Maria;  mais  Sabina  était  gracieuse  plus  encore  que 
belle,  et  la  boucle  de  cheveux  qui  s'échappait  de  son  mouchoii" 
de  tête,  lui  voilait  le  front  et  parfois  même  les  yeux,  donnait  à 
sa  physionomie  un  air  enfantin.  Elle  plaisait  extraordinairement 
à  Pietro,  et  ses  yeux  clairs  et  languissants  le  fascinaient. 

Quand  le  cheval  fut  attaché,  elle  s'assit  par  terre  et  elle  ôta 
ses  chaussures.  Pietro  la  regardait  avec  insistance,  et  elle  était 
heureuse  de  le  constater.  Mais  tout  à  coup  Maria,  rouge  et  en 
sueur,  se  retourna  et  cria  avec  colère  : 

—  Est-ce  que  tu  es  ensorcelé,  Pietro?  Tu  pourrais  bien 
venir  m'attacher  cette  bête,  infernale  comme  toil 

Il  s'approcha,  sans  répondre,  et  il  attacha  le  cheval.  Une 
ombre  avait  obscurci  son  visage. 

Maria  aussi  ôta  ses  chaussures,  et  de  nouveau  elle  cria,  pour 
dire  au  serviteur  de  se  dépêcher  : 

—  Vite,  vite  ! ...  Tu  as  du  temps,  toi,  Pietro  Benu  ;  mais  nous, 
nous  sommes  pressées...  Plus  vite  que  ça,  le  diable  t'emporte I 

Alors  il  grimpa  sur  un  arbre,  avec  un  petit  panier  pendu  au 
bras,  et  il  se  mit  à  cueillir  les  poires.  Les  deux  cousines,  elles, 

i5  Mai  1908.  a 


a4â  l'A     REVUE     DE     PARIS    ' 

cueillaient  les  fruits  des  branches  basses,  et  elles  riaient  entre 
elles,  se  faisant  des  signes  et  se  bousculant.  Quelquefois  elles 
tendaient  leur  tablier  à  moitié  plein,  et  Pietro  y  laissait  tomber 
uiie  poire  moins  mûre,  qui  rebondissait  parmi  les  autres. 

—  A  moi,  maintenant I 

—  Non,  à  moi! 

—  C'est  toujours  à  toi!  dit  Maria,  en  tendant  son  tablier. 
A  chacune  son  tourl...  Attention,  Pietro I...  Jette! 

—  Mais  c'est  mon  tour,  à  moi  !  —  protesta  Sabina,  en  repous- 
sant sa  cousine.  — Tu  voîs,  Pietro,  là-haut,  celle  qui  semble  d'or! 

—  Oui!...  Prends  garde  :  je  te  la  jette  sur  la  poitrine,  — 
répondit-il  en  souriant. 

Le  beau  fruit  mûr  effleura  en  effet  la  poitrine  de  Sabina, 
rejaillit  dans  le  tablier  et  en  fit  tomber  le  contenu. 

—  Oh!  —  s'écria  Sabina  avec  un  chagrin  puéril,  tandis  que 
l'autre  se  baissait  pour  ramasser  les  poires  tombées  à  terre.  — 
Il  ne  faut  pas  que  tu  me  grondes,  Maria  I 

Pietro,  montrant  sa  face  parmi  le  feuillage  d'or,  riait  comme 
un  enfant.  Il  s'arrêta,  une  minute,  pour  regarder  les  deux  cou- 
sines qui  se  disputaient. 

—  C'est  ta  faute  :  tu  m'as  poussée  ! 

—  Non,  c'est  ta  faute  :  tu  as  lâché  les  coins  de  ton  tablier. 

—  Piejtro,  de  qui  est-ce  la  faute?  —  demandèrent-elles,  en 
levant  toutes  deux  le  visage  vers  lui. 

—  Eh  bien,  c'est  ma  faute,  à  moil 

Elles  se  mirent  à  rire;  et,  pour  la  première  fois,  Pietro 
remarqua  les  fossettes  de  Maria  et  s'aperçut  qu'auprès  de  ce 
visage  ardent  et  de  ce  buste  souple  et  plein  Sabina  paraissait 
blême  et  maigre. 

—  En  voilà  un  de  fini,  —  dit-il  en  se  laissant  glisser  agile- * 
ment  du  poirier.  —  A  Tannée  prochaine,   si  nous  sommes 
encore  de  ce  monde  ! 

Et  il  salua  d'un  geste  d'adieu  l'arbre  dépouillé.  Maria  prit  le 
petit  panier  qui  était  au  bras  de  Pietro,  et  elle  s'éloigna,  un 
instant,  pour  verser  les  poires  dans  la  besace. 

—  Pourquoi  me  regardes-tu  ainsi?  —  demanda  Sabina,  ren- 
contrant le  regard  de  Pietro. 

—  J'ai  deux  mots  à  te  dire,  —  murmura-t-il  en  embrassant 
le  tronc  d'un  autre  poirier. 


LA    VOIE    DU     MAL  2^3 

Elle  comprit  :  elle  savait  déjà  quelles  seraient  ces  mysté- 
rieuses paroles.  Elle  les  attendait,  et  elle  aurait  voulu  qu'il  les 
lui  dit  aussitôt.  Mais  sa  cousine  revenait.  Une  rougeur  fugitive 
colora  le  visage  pâle  de  la  jeune  servante  ;  ses  yeux  tendres  bril- 
lèrent et  sa  voix  trembla  de  désir. 

—  Dis-les  moi  tout  de  suite,  Pietro. . . 

—  Non,  un  autre  jour,  —  répondit-il  à  voix  basse,  en 
montrant  des  yeux  Maria.  —  Tu  viendras  pour  la  vendange, 
n'est-ce  pas? 

Elle  ne  répondit  ni  oui  ni  non.  Il  grimpa  sur  le  poirier,  et 
il  lui  semblait  qu'il  montait  au  ciel.  «  Oui,  Sabina  l'aimait, 
puisqu'elle  avait  rougi  et  tremblé.  »  Le  langage  de  leurs  yeux 
avait  été  significatif. 

A  partir  de  ce  moment,  les  amoureux  ne  rirent  plus,  ne 
plaisantèrent  plus,  ne  causèrent  plus.  Pietro  cueillait  les  poires 
d'en  haut;  les  deux  cousines  cueillaient  celles  d'en  bas!  Quel- 
ques poires  tombaient  d'elles-mêmes.  Le  soleil  transperçait  la 
frondaison  luisante,  et  les  beaux  fruits,  tièdes  et  fondants, 
parfumaient  l'air  d'alentour. 

Maria  chercha  inutilement  à  ranimer  la  conversation  :  les 
autres  se  taisaient.  Sabina,  redevenue  pâle,  n'osait  plus  lever 
le  visage  et  dissimulait  entre  les  feuilles  du  poirier  ses  mains 
tremblantes.  Pietro,  les  jambes  ouvertes  et  les  pieds  appuyés 
sur  deux  branches,  sentait  sur  toute  sa  face  la  chaleur  des 
rayons  obliques,  et  ses  yeux  reflétaient  la  scintillation  des  oli- 
viers qui  ondoyaient  sur  la  pente. 

Quand  la  récolte  des  poires  fut  terminée,  il  chargea  les 
besaces  combles  sur  la  croupe  des  chevaux,  et  les  cousines 
remirent  leurs  souliers.  Maria  ne  s'éloigna  pas  une  seule  fois, 
et  elle  semblait  le  faire  exprès.  Au  moment  de  partir,  elle  dit  : 

—  Veux-tu,  cousine,  que  nous  fassions  le  tour  du  domaine? 

—  Oui,  certainement! 

—  Et  toi,  Pietro  Benu,  —  demanda- t-elle  encore,  pour 
s'amuser  du  jeune  serviteur,  très  occupé  des  chevaux  qui  piaf- 
faient, —  veux-tu  faire  ce  tour  avec  nous? 

—  Que  le  diable  vous  fasse  tourner!  —  répondit-il,  de 
mauvaise  humeur. 

Les  jeunes  filles  se  mirent  à  rire  et  elles  s'élancèrent  sur  le 
sentier  ensoleillé,  en  se  poussant  l'une  l'autre  par  les  épaules. 


a44  LA     REVUE     DE     PARIS 

Sans  savoir  pourquoi,  Pietro  devint  triste.  Il  suivait  du 
regard  les  deux  cousines  et  il  les  voyait  folâtrer  sur  la  pente. 
Elles  disparurent  derrière  les  arbres  ;  puis  elles  reparurent  près 
du  ruisseau,  avec  leurs  corsages  resplendissants  comme  des 
fleurs.  Le  rire  sonore  de  Maria  se  mêlait  au  murmure  de 
Teau  courante.  Sabina,  penchée  sur  la  petite  cascade,  près 
du  noyer,  se  lava  le  visage  et  s'essuya  avec  le  pan  de  sa  jupe. 
Tout  à  coup,  elle  regarda  en  l'air,  vers  l'endroit  où  était  Pietro, 
et  elle  tendit  une  main;  puis  elle  dit  quelque  chose  à  Maria. 
L'une  et  l'autre  éclatèrent  de  rire.  «  Oui,  oui,  —  pensa  Pietro, 
—  elles  doivent  parler  de  moi  I . . .  »  Sans  doute  Sabina  confiait 
à  sa  cousine  la  demi-déclaration  d'amour  qu'elle  avait  reçue 
du  serviteur,  et  elles  en  riaient  toutes  les  deux.  Ah!  non, 
Sabina  ne  l'aimait  pas  :  s'était  sottement  trompé.  Elle  aussi, 
elle  devait  être  ambitieuse,  comme  sa  riche  cousine;  et  lui,  il 
était  pauvre,  il  n'avait  pas  de  maison,  il  ne  possédait  pas  même 
un  char,  une  paire  de  bœufs,  une  charrue.  Maintenant  que 
Maria  connaissait  le  secret  de  son  amour,  elle  se  moquerait  de 
lui  continuellement. 

Presque  certain  que  les  deux  filles  riaient  à  ses  dépéris, 
Pietro  tourna  le  dos,  dépité,  et  il  s'éloigna.  Quelques  minutes 
plus  tard,  lorsque  les  deux  cousines  remontèrent  la  pente  en 
tirant  derrière  elles  les  chevaux  chargés,  Sabina  lui  cria  : 

—  Adieu  I 

Il  la  regarda,  sans  répondre.  Elle  se  retourna  plusieurs  fois, 
et,  arrivée  sur  la  route,  elle  se  pencha  un  moment,  par-dessus 
le  parapet.  Après  quoi,  les  silhouettes  colorées  des  deux  cou- 
sines, avec  leurs  chevaux  chargés,  disparurent  au  détour  de 
la  route,  dans  la  lumière  rose  du  couchant  qui  incendiait  les 
rochers  de  la  montagne,  et  Pietro  resta  seul  dans  l'ombre  de 
la  vallée.  Sur  son  âme  aussi  était  tombé  un  voile  d'ombre. 

«  J'ai  eu  tort  de  me  fâcher,  —  pensait-il.  —  Non,  elle  ne  riait 
pas  de  moi!  Elle  m'aime.  Mais  je  suis  pauvre,  et  le  pauvre 
est  comme  le  malade  :  le  moindre  heurt  le  fait  souffrir... 
Baste!  je  remédierai  au  mal.  Elle  viendra  pour  la  vendange,  et 
je  la  prierai  de  m'accompagner  dans  les  rangs  de  vignes  où  je 
cueillerai  le  raisin.  Nous  irons  en  avant,  très  loin  des  autres, 
et,  tandis  qu'avec  ma  serpette  je  couperai  les  grappes  et 
qu'elle  les  recevra,  nous  pourrons  nous  dire  mille  choses... 


LA    VOIE    DU     MAL  ^45 

Puis  je  l'aiderai  à  charger  ta  corbeille  sur  sa  tête,  et  nous 
nous  regarderons...  Peut-être  oseriai-je  même  l'embrasser... 
Oui,  Maria  est  plus  belle;  mais  Sabina  est  meilleure.  » 

Quelques  instants  après,  il  revit  en  esprit,  avec  un  transport 
de  désir,  l'image  voluptueuse  de  sa  jeune  maîtresse.  «  Ahl 
—  pensa-t-il  alors,  —  comme  Vautre  est  méchante  I  Elle  ne 
nous  a  pas  laissés  seuls  une  minute.  Je  voudrais  qu'elle  fût 
là,  maintenant  :  je  la  jetterais  par  terre,  je  l'embrasserais  et 
je  la  mordrais...  Ah!  vipère,  tu  ne  veux  pas  que  les  autres 
s'aiment!  Tu  n'as  pas  voulu  que  j'embrasse  ta  cousine!  EJh 
bien,  à  toi  les  baisers  cruels;  à  Sabina  les  baisers  tendres... 
Car  tu  es  mauvaise,  et  Sabina  est  bonne...  » 

Il  s'arrêta  au  fond  de  la  vigne,  derrière  une  roche,  sous  une 
sorte  de  berceau  : 

—  Ici...,  —  dit-il  à  haute  Voix;  —  ici  peut-être...  Oui, 
l'endroit  est  favorable  pour  que  Sabina  et  moi  nous  puissions 
nous  embrasser. 

L'image  insidieuse  de  Maria  s'était  dissipée  ;  il  ne  restait,  der- 
rière la  roche  couverte  de  vignes,  que  la  douce  figure  de  la  ser- 
vante blonde,  avec  la  petite  corbeille  de  raisin  posée  sur  la  tête. . . 

Cependant  s'était  abattu  dans  la  vigne  un  vol  de  berge- 
ronnettes à  la  queue  frémissante,  qui  picoraient  les  grappes 
avant  d'aller  dormir  dans  leurs  nids  de  feuilles.  Et  Pietro  dut 
s'éveiller  de  son  rêve  amoureux  pour  courir  vers  la  vigne, 
en  frappant  des  mains  et  en  sifflant.  La  bande  de  bergeron- 
nettes s'enleva,  bruyante  et  gaie,  et  se  perdit  dans  la  limpidité 
du  crépuscule.  La  brise  transportait  jusqu'aux  pieds  de  Pietro 
les  feuilles  tombées  des  poiriers. 


III 


Mais,  le  jour  de  la  vendange,  Sabina  ne  descendit  pas  à  la 
vigne. 

—  Pourquoi  ta  cousine  n'est-elle  pas  venue?  —  demanda 
Pietro  à  Maria. 

—  Son  maître  ne  lui  a  point  permis  de  venir,  —  répondit 
la  jeune  maîtresse,  en  clignant  des  yeux  avec  malice  et  en 
hochant  la  tête. 


3^6  LA     REVUE     DE     PARIS 

Puis  elle  monta  vers  la  cabane  pour  faire  cuire  le  macaroni. 
A  mi-chemin,  elle  s'arrêta  près  d'une  fillette  au  visage  rose, 
qu*on  appelait  Rosa  a  l'Epineuse  »,  et  Pietro  les  vit  rire  en 
faisant  des  signes  vers  lui.  Une  tristesse  rageuse  l'assaillit 
comme  une  fièvre  maligne  :  pendant  toute  la  journée  il  se  tut, 
ou  il  ne  prononça  que  quelques  paroles,  de  mauvaise  grâce. 
Lorsqu'il  passa  près  de  la  roche  où  il  avait  rêvé  qu'il  embras- 
serait Sabina,  il  serrait  les  poings  :  c(  Oui,  les  femmes  se 
moquaient  de  lui!  Pourquoi?  Parce  qu'il  était  pauvre...  Eh 
bien,  lui  aussi,  il  se  moquait  des  femmes I...  )) 

—  Travaille,  ou  je  donne  un  coup  de  pied  à  toi  et  à  ton 
panier!  —  dit-il  brutalement  à  Rosa  l'Epineuse,  qui,  vendan- 
geant derrière  lui,  s'amusait  et  ne  recueillait  pas  les  raisins 
qu'il  avait  coupés. 

La  fillette  s'offensa,  s'éloigna;  et,  du  fond  de  la  vigne,  elle 
se  mit  à  crier  : 

—  Le  voyez- vous,  là-bas,  ce  poulain  qui  rue!...  Si  tu  es  de 
mauvaise  humeur,  pends-toi  donc  à  ce  figuier,  comme  Judas! 
Veux-tu  que  je  te  prête  le  cordon  de  mon  soulier,  dis,  vilain 
homme  aux  yeux  de  chat  sauvage? 

Il  resta  silencieux,  courbé,  occupé  à  détacher  les  grappes 
avec  sa  serpette.  Tous  les  autres  vendangeurs  étaient  allègres; 
les  garçons  pinçaient  les  filles  qui  riaient  et  criaient,  agiles,  se 
tenant  droites,  portant  leurs  paniers  remplis  de  raisins  violets 
sur  le  coussinet  qui  couronnait  leur  gracieuses  têtes  d'Arabes 
provocantes.  Il  y  avail  quelque  chose  de  païen  dans  cette 
simple  fête  champêtre  :  un  souffle  de  joie  et  de  volupté  cares- 
sait ces  paysans  beaux  et  sains,  qui  parlaient  selon  leurs 
impressions  du  moment,  et  ces  vendangeuses  qui  ne  pensaient 
qu'à  jouir  de  ce  jour  de  ce  soleil,  de  la  douceur  de  ce  raisin 
mûr,  du  voisinage  de  ces  maies  pris  de  désir.  Pietro  seul  se  tai- 
sait, mécontent,  l'esprit  lointain  ;  et  personne  ne  faisait  atten- 
tion à  lui. 

Deux  gars  se  mirent  à  chanter,  sans  interrompre  leur  tra- 
vail, improvisant  une  sorte  de  joute  poétique  sur  la  beauté  des 
filles  qui  étaient  là.  Mais  bientôt  la  joute  dégénéra  en  dispute 
personnelle;  des  vers  on  en  vint  à  la  prose,  et,  le  soir  venu, 
les  poètes  rivaux  se  prirent  aux  cheveux.  Alors  seulement 
Pietro  sourit,  mais  d'un  sourire  presque  féroce  ;  puis  il  attela 


LA    VOIE     DU     MAL  2^7 

ses  bœufs  à  un  chariot  lourd  de  raisin,  détacha  le  chien,  prit 
Taiguillon. 

Une  colonne  de  nuées  blanches  s'élevait  derrière  la  mon- 
tagne, sur  les  bois  de  Monte-Bidde,  et  une  humidité  invisible 
flottait  dans  Fair  embaumé  par  l'âpre  odeur  des  pampres.  La 
fin  de  l'automne  approchait,  voilant  l'horizon  et  teignant  en 
violet  le  couchant  mélancolique. 

En  franchissant  la  rustique  barrière  de  bois  qui  s'ouvrait 
sur  la  route,  Pietro  ne  daigna  pas  même  jeter  un  dernier 
regard  à  la  vigne  dépouillée,  à  la  cabane  déserte  où  il  avait  passé 
des  jours  si  sereins  et  rêvé  tant  de  rêves  humbles  ou  ardents. 
11  se  sentait  triste,  irrité  ;  jamais  comme  alors  il  n'avait  com- 
pris tout  ce  qu'avaient  d'affligeant  sa  pauvreté  et  sa  solitude. 
Désormais  il  était  convaincu  que  Sabina  ne  l'aimait  pas  :  sans 
quoi,  elle  serait  venue  pour  la  vendange.  Les  autres  femmes 
lui  étaient  devenues  odieuses  :  elles  lui  semblaient  toutes 
coquettes,  sottes,  sensuelles  ou  narquoises.  Personne  ne  l'ai- 
mait, personne  ne  l'avait  jamais  aimé.  U  n'avait  ni  une  sœur  ni 
une  parente  avec  laquelle  il  pût  établir  un  échange  de  tendresse 
et  de  réconfort.  Non,  rien,  exjcepté  ces  deux  vieilles  guenilles 
de  tantes,  courbées  sous  le  fardeau  d'une  vie  de  misère  :  deux 
petits  spectres  sans  parole.  Il  était  seul  au  monde,  et  il  lui 
semblait  que  toutes  ses  affections  rentrées,  entassées  sur  son 
cœur,  y  pourrissaient  comme  des  fruits  que  personne  n'avait 
voulu  cueillir. 

La  route,  ce  soir-là,  était  plus  animée  que  d'habitude;  des 
chariots  chargés  la  parcouraient,  lents  et  pesants,  suivis  ou 
précédés  par  le  conducteur  qui  traînait  son  aiguillon  sur  le  sol 
et  chantait  des  chansons  populaires  : 

Rosa  ses  peligrina  in  sa  Sardigna  ^ . . 

Des  groupes  de  paysans  et  de  paysannes  revenaient  en  cau- 
sant des  vendanges;  quelques  vieillards,  à  cheval,  se  profilaient 
sur  le  fond  grisâtre  de  la  montagne,  dans  la  brume  de  crépus- 
cule. L'air  s'imprégnait  d'une  forte  odeur  de  pampre,  de  vin 
doux,  d'herbe  humide.  Le  raisin,  sur  les  chariots,  avait  de 
vagues  reflets  violacés  ;  les  roues  traçaient  de  profonds  sillons 

X.  i  II  est  en  Sardaigae  une  rose  merveilleuse...  o 


â48  LA     REVUE     DE     PARIS 

sur  la  poussière  blanche;  quelques  feux  brîUaient  déjà  dans 
la  vallée;  quelques  tintements  de  chèvres  égarées  vibraient 
au-dessus  des  roches,  dans  les  gorges  qui  dominent  le  pont 
de  Gaparedda.  Et  les  voix  de  bouviers  retentissaient,  de  plus 
en  plus  sonores,  parmi  le  roulement  monotone  et  sourd  des 
chariots. 

Pietro  seul  ne  chantait  pas,  instinctivement  absorbé  dans 
cette  calme  tristesse  du  crépuscule  automnal.  11  voyait  le  sillon 
des  chariots  qui  le  précédaient,  il  respirait  Tair  humide,  il 
percevait  les  voix  mélancoliques  de  la  vallée  ;  et  son-  âme 
s'assombrissait  de  plus  en  plus,  ainsi  que  le  ciel  et  les  choses 
environnantes.  Et,  comme  d'habitude,  personne  ne  s'occu- 
pait de  lui;  seul  Malafede,  le  chien  long,  noir  et  maigre,  aux 
reins  tremblants  et  au  front  marqué  d'une  tache  blanche, 
l'accompagnait,  sérieux,  la  queue  et  les  oreilles  pendantes. 
L'animal  suivait  la  trace  laissée  sur  la  poussière  par  l'aiguillon 
que  Pietro  traînait  derrière  lui;  mais,  de  temps  à  autre,  il 
regardait  le  jeune  serviteur  avec  ses  yeux  rouges,  agitait  la 
queue,  bâillait  avec  un  faible  gémissement. 

—  Qu'est-ce  que  tu  veux?  —  lui  demanda  Pietro,  quand  ils 
furent  à  moitié  chemin.  —  ïu  as  faim  ?  Moi  aussi  I  Nous  man- 
gerons à  la  maison.  Et  demain  nous  repartirons  encore... 
En  attendant,  prends  patience. 

Le  chien  gémit  plus  fort  et  dressa  les  oreilles,  un  peu  récon- 
forté. Ce  n'était  pas  la  première  fois,  que  serviteur  et  chien 
causaient  ensemble,  chacun  à  sa  manière,  et  se  comprenaient. 
Pietro  disait  souvent  à  l'animal  : 

—  Quelle  différence  y  a-t-il  entre  toi  et  moi?  Aucune,  sinon 
que  je  suis  un  chien  qui  parle... 

Ce  soir-là,  il  ajouta  en  lui-même  : 

((  Arriver,  manger,  repartir,  garder  le  bien  d'autrui,  voilà 
pourquoi  nous  sommes  nés  l'un  et  l'autre.  Nul  n'attend  de 
nous  autre  chose.  Qui  nous  aime?  Personne.  Si  Malafede  a 
une  aventure  amoureuse,  un  instant  après  il  ne  s'en  souvient 
plus.  Moi,  si  je  vais  chez  la  femme  du  cabaretier  toscan,  le 
jour  d'après,  quand  je  la  rencontre,  je  ne  la  regarde  même  pas, 
et  elle  ne  me  regarde  pas  non  plus.  Chien  et  serviteur,  servi- 
teur et  chien,  c'est  pareil.  » 

Tout  à  coup,  près  de  la  fontaine  qui  était  en  contre-bas  de 


LA    VOIE     DU    MAL  2/|9 

la  route,  Rosa  rEpiiieuse  prit  un  caillou  et  le  lança  sur  Téchine 
du  chien.  Le  chien  aboya  de  douleur,  se  mit  à  courir  en  avant, 
puis  s'airêta  et  lécha  sa  blessure. 

Pietro  se  retourna,,  les  yeux  étincelants  de  colère  : 

—  Qui  a  fait  cela?  —  cria-t-il. 

—  Moi!  —  répondit  la  fille,  effrontément, 

—  Ahl  toi.^*  Sotte  que  tu  es!  Ose  un  peu  t'approcher,  et 
je  t'arrangerai  la  caboche  :  je  te  ferai  gicler  l'eau  de  la 
cervelle  1 

Elle  s'approcha  de  lui,  le  regarda  en  face,  lé  défia  : 

—  Essaie  donc  ! 

11  serra  dans  son  poing  l'aiguillon;  puis  il  secoua  la  tête,  de 
son  air  méprisant. 

—  Ne  te  fâche  pas  pour  rien,  —  dit  alors  la  fille.  —  Fai- 
sons la  paix.  Qu'est-ce  que  tu  as,  Pietro  Bfsnu?  As-tu  mangé 
des  sauterelles,  aujourd'hui?...  Tè,  Malavt!  Tè,  Mahvi^l 

Le  chien  revint  en  courant,  et  Rosa  essaya  de  le  caresser. 

—  Malheur  I  chien  et  serviteur,  vous  n'êtes  pas  fiers  I 
Voilà  que  Malafede  me  lèche  le  visage...  Oui,  Pietro  Benu,  je 
sais  ce  que  tu  as,  je  sais  à  quoi  tu  penses.  Maria  me  l'a  dit... 

—  Qu'est-ce  que  tu  sais?  Qu'est-ce  qu'elle  a  pu  te  dire?  — 
murmura-t-il  avec  mépris. 

Alors,  excitée  et  perfide,  la  fille  lui  raconta  : 

—  Maria  m'a  dit  que  tu  es  de  mauvaise  humeur  parce  que 
Sabina  n'est  pas  venue.  Mais  Sabina  se  moque  de  toi  :  elle  est 
amoureuse  folle  d'un  garçon  moins  misérable  et  moins  sau- 
vage... Elle  m'a  conseillé  de  te  le  dire,  et  de  te  taquiner,  de 
te  provoquer... 

—  Qui?...  Sabina? 

—  Non.  Maria. 

—  Au  diable  ceux  qui  l'ont  mise  au  monde!  —  maugréa- 
t-il,  railleur. 

—  Ne  jure  pas,  Pietro  Benu!...  Maria  est  jalouse  de  Sabina. 

—  Pourquoi? 

—  Parce  qu'elle  t'aime,  imbécile! 

Il  éclata  de  rire,  comme  il  avait  ri  en  partant  de  la  vigne, 
lorsque  les  deux  improvisateurs  s'étaient  pris  aux  cheveux.  Et 

I.  ré,  cri  par  lequel  on  appelle  les  chiens.  Malavl,  forme  dialectale  de 
Malafede, 


25o  LA     REVUE     DE     PARIS 

il  lui  sembla  qu'il  ne  croyait  pas  aux  propos  malins  de  la 
fillette. 

Tel  fut  le  principe  du  drame. 

* 

La  nuit  tombait,  vaporeuse  et  mélancolique.  Voici  les 
premières  maisons  de  Nuoro,  par-dessus  les  jardins  herbeux  ; 
voici,  entre  deux  grands  murs,  la  ruelle  raide  et  sale  par  où 
Pietro  devait  passer. 

Les  bœufs  avançaient,  prudents  et  graves  dans  leur 
taciturne  labeur.  Un  groupe  de  gamins,  demi-nus,  se  jeta  sur 
le  chariot  cahotant. 

—  Donne-moi  une  grappe  ! . . .  Donne-moi  une  petite  grappe  ! 

—  Filez  1  filez  I  —  vociféra  Pietro,  sortant  de  son  rêve. 
Les  polissons  grimpaient  sur  le  chariot  comme  des  limaçons. 

—  Filez  vite,  ou  je  vous  pique!  —  menaça  Pietro,  féroce, 
en  brandissant  Taiguillon. 

Malafede  aboya;  les  gamins  se  réfugièrent  près  du  mur,  en 
hurlant  et  en  riant. 

Une  étoile  brillait  sur  la  ruelle,  sur  les  pauvres  logis  estompés 
par  la  brume  dû  soir.  Pietro  retomba  dans  ses  réflexions.  Non, 
il  ne  croyait  plus  à  la  méchanceté  des  gens,  ni  surtout  aux 
bavardages  des  femmes  ;  mais  n  empêche  que. ..  Il  était  absurde 
que  Maria...  Suffit  :  il  ne  fallait  pas  même  y  penser...  Son 
rêve  anxieux  le  ramenait  toujours  à  Sabina.  Elle  seule  pou- 
vait avoir  divulgué  le  secret  de  cet  amour,  un  secret  qu'il 
osait  à  peine  s'avouer  à  lui-même. 

((  Sotte,  mille  fois  sotte!...  Ah!  elle  avait  un  autre  amou- 
reux? Eh  bien,  ils  pouvaient  aller  tous  les  deux  au  diable!... 
Quant  à, lui,  il  ne  voulait  plus  penser  à  cela.  Et  pourtant...  » 

Une  figure  de  femme,  svelte  et  mince,  en  manches  de 
chemise,  passa  dans  le  haut  de  la  ruelle.  «  Etait-ce  elle .^  Ah! 
la  voir,  lui  crier  une  insolence,  un  reproche;  conclure  ainsi  le 
rêve  bref,  né  sur  Taire,  mort  dans  la  vigne!...  »  Mais  non,  ce 
n'était  pas  elle;  c'était  la  femme  du  cabaretier  toscan,  qui 
passait  là,  par  hasard. 

—  Ah!  c'est  toi,  Pietro  Benu.'*  Veux-tu  me  donner  une 
grappe  de  raisin  ? 


LA    VOIE     DU     MAL  25l 

—  Dix,  mon  cœurl...  Prends-en,  prends-en  davantage... 
Fais  vite  :  ma  jeune  maîtresse  me  suit...  Où  pourrais-je  te 
voir,  FranzischeddaP 

—  Mais  maintenant  je  suis  une  femme  mariée!  —  dit-elle. 
Et,  tout  en  remplissant  de  grappes  son  tablier,  elle  toisait 

Pietro  de  ses  grands  yeux  noirs,  cernés,  pleins  d'une  étrange 
langueur. 

—  J*irai  chez  toi  ce  soir!  —  insista-t-il  d'une  voix  chaude. 
Prends  encore I  prends!...  Je  te  donnerai  tout,  le  raisin,  le 
chariot,  mon  âme... 

—  Tais-toi I...  Zio  Nicola  t'attend  sur  la  place  du  Rosaire. 
Pielro  poussa  ses  bœufs.  La  femme  disparut.  Au  bout  de 

quelques  instants,  eh  effet,  Zio  Nicola  se  présenta,  avec  son 
bâton,  son  boilnet,  sa  grande  barbe  roussâtre  de  fauve  appri- 
voisé. • 

—  Bonsoir,  Pietro  Benu!...  Cette  nuit,  nous  chanterons 
des  couplets  improvisés,  —  dit-il  en  examinant  le  raisin  du 
chariot. 

—  Pourquoi  n'êtes-vous  pas  venu  à  la  vigne? 

—  Ma  jambe  ne  me  Ta  pas  permis,  mon  cher  garçon. 

—  Ah!  vous  êtes  l'esclave  de  votre  jambe?  —  dit  Pietro 
avec  ironie. 

Zio  Nicola  tourna  vcrsi  le  jeune  homme  sa  grande  barbe 
roussâtre  et  leva  son  bâton  : 

—  Tu  ris  de  moi,  garnement!...  Tu  me  railles,  parce  que 
je  ne  suis  qu'un  pauvre  diable?  Si  j'étais  un  riche  maître... 

—  Mais  vous  êtes  riche,  mon  maître! 

—  «  Mon  maître,  mon  maître  »  !. ..  Il  faudrait  savoir  qui  est 
le  maître,  de  toi  ou  de  moi! 

Ils  étaient  arrivés  à  la  maison.  Le  chien,  parti  en  avant, 
grattait  la  porte  avec  ses  griffes  ^t  aboyait  de  joie.  Zia  Luisa 
vint  ouvrir. 

—  Vous  voilà  enfin!  —  dit-elle,  en  rejetant  sur  son  épaule 
le  coin  de  son  bandeau.  —  Et  Maria,  où  est-élle? 

—  Elle  est  restée  en  arrière  avec  les  vendangeuses. 

—  Petite  récolte!  —  fit  Zia  Luisa  en  regardant  avec 
complaisance  le  chariot  de  raisin ,  tandis  que  Pietro  dételait 
les  bœufs.  —  Petite  récolte!  Heureusement  que  nous  n'avons 
pas  besoin  de  cette  misère  pour  vivre! 


252  LA     REVUE     DE     PARIS 

En  se  réveillant  après,  un  sommeil  bref  et  lourd,  sur  la  natte, 
dans  la  cuisine  des  Noina,  Pietro  éprouva  une  sensation  dou- 
loureuse, comme  si  une  masse  lui  opprimait  le  cœur.  11  iétait 
habitué  à  se  réveiller  en  pensant  à  deux  yeux  très  doux,  voilés 
par  une  boucle  de  cheveux  blonds  ;  mais  cette  agréable  vision 
ne  revenait  pas,  ne  reviendrait  jamais  plus.  Au  lieu  des  lueurs 
de  l'aurore  dans  la  vallée,  il  avait  autour  de  lui  l'obscurité 
silencieuse  de  la  cuisine;  et  c'était  à  peine  si  une  clarté  blan- 
châtre filtrait  à  travers  la  vitre  fixée  dans  le  toit,  en  guise  de 
lucarne. 

Soudain,  il  entendit  un  bruit  de  pas,  dans  la  cour,  a  Qui 
était-ce.^  Etait-ce  Zia  Luisa,  toujours  levée  à  l'aube,  parce  que 
c'est  l'heure  où  doit  être  debout  une  bonne  ménagère  .^^  » 

La  porte,  poussée  doucement,  s'écarta,  laissa  voir  le  fond 
terne  de  la  cour;  et  Maria  entra,  pieds  nus,  agile  et  muette. 

Pietro  feignit  de  donnir  encore;  mais,  de  temps  à  autre,  il 
entr'ouvrait  un  œil  et  suivait  avec  curiosité  les  mouvements  de 
sa  jeune  maîtresse.  Elle  n'avait  pas  refermé  le  guichet  de  la 
porte,  et  la  lueur  de  l'aube,  de  plus  en  plus  claire,  envahit  la 
cuisine.  Ensuite  Maria  ôta  son  foulard,  se  lava,  et,  tête  nue, 
les  manches  de  la  chemise  retroussées  jusqu'aux  coudes,  elle 
prépara  le  café.  Pendant  que  la  cafetière  bouillait  à  gros 
bouillons  sur  la  braise,  elle  se  mit  à  moudre  le  café;  et  ce  fut 
seulement  alors  qu'elle  parut  apercevoir  Pietro.  11  entrevit  ses 
beaux  yeux,  encore  somnolents,  qui  se  fixaient  sur  lui,  et  il 
éprouva  une  indicible  sensation  de  bonheur.  Peu  à  peu,  ce 
vague  plaisir  grandit,  devint  joie  ardente,  fascination,  passion. 
Le  jeune  homme  sentit  que  le  sang  courait  dans  ses  veines, 
chaud  et  palpitant.  Mais,  à  peine  eut-il  conscience  de  son  désir, 
il  en  fut  honteux,  rougit,  ferma  les  paupières.  Quelques 
instants  s'écoulèrent,  durant  lesquels  il  n'entendit  plus  que  le 
bruit  monotone  du  moulin  à  café,  qui  lui  faisait  TeAPet  d'un 
grondement  à  l'intérieur  de  son  cerveau. 

<(  Maria  jalouse  de  sa  cousine  pauvre.^...  Eh  bien,  pourquoi 
pas?  )) 

Ce  secret,  qui,  la  veille  au  soir,  dans  le  crépuscule,  alors 


F^ 


LA      VOIE      DU      MAL  a53 

qu'il  était  las  et  qu'il  avait  le  cœur  gonflé  de  rancune,  lui  avait 
semblé  absurde,  Tenivrait  maintenant  comme  une  liqueur 
amère.  Dans  son  désir,  il  y  avait  encore  quelque  chose 
d'odieux  :  —  une  poussée  de  révolte,  une  occulte  fureur,  de 
vengeance,  quelque  chose  de  moins  féroce  qu'au  premier 
assaut  de  désir  éprouvé  le  jour  de  la  récolte  des  poires,  mais 
toujours  quelque  chose  d'un  peu  ciTiel.  ce  Elle  est  riche  et 
ambitieuse,  —  pensait-il,  les  yeux  clos.  —  Sûrement,  elle 
ne  voudrait  pas  m'épouser.  Mais  m'aimer,  pourquoi  non  ?  Je 
sius  beau,  je  suis  fort...  Oui,  je  me  rappelle  :  un  jour,  là-bas, 
dans  la  vigne,  je  l'ai  surprise  qui  me  regardait  les  lèvres...  Elle 
doit  n'avoir  jamais  embrassé  un  homme...  Et  voici  que,  de 
nouveau  elle  me  regarde...  Si  je  me  levais  et  si  je  l'em- 
brassais .►^...  )) 

Maria  continuait  à  moudre  lentement  le  café;  la  cafetière 
chantait,  les  charbons  embrasés  pétillaient  gaiement.  Tout  à 
coup,  elle  se  leva  et  s'approcha  du  guichet.  Pietro  ouvrit  les 
yeux  et  la  regarda;  mais  il  nosa  pas  se  lever  et  l'embrasser. 

Près  du  guichet,  dans  la  lumière  de  plus  en  plus  rose,  les 
cheveux  de  Maria  paraissaient  plus  noirs  et  plus  luisants  que 
d'ordinaire,  et  son  buste  flexible  et  plein  se  dessinait,  provo- 
cant, dans  le  corsage  délacé.  Pietro  la  caressa  toute  du  regard; 
mais,  encore  une  fois,  il  eut  honte  de  son  désir  et  de  ses  pensées. 
Ahl  oui,  une  distance  infinie  le  séparait  d'elle.  Il  n'était,  lui, 
qu'un  gueux,  un  vil  serviteur,  un  individu  qui,  la  nuit,  se 
glissait  le  long  des  murailles  pour  aller  au  rendez-vous  donné 
par  une  femme  de  mauvaise  vie.  Maria,  elle,  était  belle  et  pure 
et  elle  devait  aussi  être  bonne  :  c'était  le  fruit  exquis  réserve 
pour  la  bouche  d'un  homme  riche  et  distingué. 

—  Te  voilà  réveillé.^  J'allais  t'appeler.  Lève-toi  vite,  Pietro  : 
il  y  a  beaucoup  d'ouvrage. 

La  voix  était  calme,  les  paroles  commandaient.  Il  s'éveilla 
complètement  de  son  rêve  insensé,  et  ses  oreilles  mêmes 
devinrent  rouges  de  honte.  Il  sauta  sur  ses  pieds,  replia  sa 
natte,  en  fit  un  gros  rouleau,  qu'il  emporta  et  qu'il  appuya 
contre  le  mur.  Puis  il  sortit  dans  la  cour,  pour  se  laver  à 
l'eau  du  puits,  tandis  que  Maria  frappait  avec  la  main  sur  le 
moulin  à  café,  pour  en  faire  tomber  la  poudre  dans  la  cafe- 
tière. 


254  LA.     REVUE     DE     PARIS 


Le  soleil  ne  faisait  que  poindre  à  l'horizon,  et  déjà  le  travail 
chauffait  dans  la  cour  et  dans  le  cellier.  On  pressait  le  raisin, 
et  la  plus  rude  besogne  était  précisément  celle  du  jeune  ser- 
viteur. 

Sous  le  hangar,  au-dessus  de  la  grosse  cuve  noirâtre,  se 
dressait  le  eu  veau,  où  Pietro,  les  jambes  et  les  bras  nus,  la  tête 
rasant  la  poutre  du  toit,  une  main  contre  le  mur,  foulait 
vigoureusement  les  grappes.  Deux  femmes  montaient  par  une 
petite  échelle  de  bois  et  vidaient  dans  le  cuveau  les  paniers  du 
raisin  choisi.  Les  taches  violettes  du  moût  maculaient  le  vête- 
ment et  la  face  un  peu  pâle  du  jeune  homme,  et  ses  yeux 
mêmes  semblaient  cernés  par  le  jus  du  raisin.  Mais  il  avait 
Tair  joyeux,  il  riait,  il  bavardait;  et,  de  temps  à  autre,  il  se 
penchait  pour  mieux  voir  dans  la  cour.  Autour  du  chariot 
chargé  de  raisin,  deux  filles  et  un  garçon,  un  peu  aidés  par 
Zio  Nicola,  nettoyaient  les  grappes  et  les  jetaient  dans  les 
corbeilles  de  roseaux  que  les  femmes  posaient  ensuite  sur 
leurs  têtes  et  vidaient  dans  le  cuveau,  sous  les  pieds  mobiles 
du  fouleur.  Gomme  la  veille^  dans  la  vigne,  hommes  et  femmes 
causaient  et  badinaient  joyeusement.  Zio  Nicola  semblait  le 
plus  insouciant  de  tous. 

Le  soleil  envahissait  lentement  la  cour.  L'odeur'  du  moût 
attirait  de  bruyants  essaims  de  mouches  et  d'abeilles.  Parfois 
Zio  ^ïicola  pinçait  sa  voisine,  sous  prétexte  de  chasser  les 
abeilles  qui  la  tourmentaient.  La  jeune  fille  protestait,  mena- 
çait d'appeler  Zia  Luisa;  puis  elle  se  mettait  à  rire. 

—  Vieux  polisson,  puisse  le  feu  vous  griller  I  Laissez-moi 
tranquille... 

—  Ah!  tu  ne  parlerais  pas  de  ce  ton-là,  si,  au  lieu  d'un 
vieux,  c'avait  été  un  jeune,  même  polisson...  Mais  vois  :  une 
abeille  va  te  piquer  le  cou . . . 

—  Laisscz-la  piquer,  barbe  de  bouc!...  Sans  doute,  elle 
trouve  là  du  miel. 

—  Gomment?  Tu  te  laisses  piquer  par  Tabeille,  et  moi,  tu 
ne  veux  pas  seulement  que  je  te  touche  du  bout  du  doigt!... 


LA    VOIE    DU     MAL  i55 

C'est  parce  que  je  suis  estropié;  sans  quoi...   Constate  que 
ta  compagne  est  plus  docile  1... 

—  Ahl  vilain  barbon,  j'appelle  votre  femme!  —  glapissait 
l'autre  fille,  vers  laquelle  Zio  Nicola  venait  d'allonger  la  main. 

—  Du  raisin,  vite!  —  criait  le  fouleur,  se  penchant  sur  le 
cuveau.  —  C'est  comme  ça,  maître,  que  vous  le^  excitez  au 
travail?  Et  la  maîtresse,  qu'en  dit-elle.^ 

—  Hélas  I  —  soupirait  le  vieux,  —  la  maîtresse  elle-même 
me  considère  comme  un  propre  à  rien. 

Au  lieu  de  Zia  Luisa,  c'était  Maria  qui,  de  temps  à  autre, 
sortait  de  la  maison,  avec  un  petitmouchoir  jaune  sur  la  tête. 
Sa  chemise  et  son  corsage  vert  resplendissaient  au  soleil  et 
attiraient  le  regard  de  Pietro.  Il  épiait  ce  beau  visage,  ces 
lèvres  d'un  rouge  vif,  ouvertes  pour  le  rire;  et  une  flamme 
fugitive  passait  sur  son  front.  Quelquefois  la  jeune  fille,  in- 
quiète du  désordre  de  la  cour  et  de  l'importunité  des  mouches, 
qui  pénétraient  jusque  dans  la  cuisine,  s'approchait  de  la  cuve 
et  du  chariot,  et  elle  disait  aux  travailleurs  de  se  dépêcher. 

—  Vite!  vite!  Il  est  déjà  dix  heures.  Si  tout  n'est  pas  ter- 
mine à  midi,  je  me  pendrai  de  désespoir! 

Et  Pietro  répondait  par  des  paroles  moqueuses  : 

—  Pends-toi  donc  ;  mais  pas  assez  haut  pour  qu'on  ne  voie 
plus  tes  jambes... 

Une* fois,  elle  grimpa  sur  la  petite  échelle  et  regarda  dans 
le  cuveau;  puis  elle  examina  tranquillement  les  jambes  nues 
et  musculeuses  du  jeune  homme.  Lui  aussi,  l'observait  d'en 
haut,  et  il  lui  disait,  avec  une  joie  singulière  qui  faisait  battre 
son  cœur  : 

—  Tu  sais  :  mes  jambes  ne  sont  pas  de  fer.  Quand  j'aurai 
fini,  j'aurai  fini... 

Pourquoi  cette  joie?  Qu'avait-elle  donc,  ce  jour-la,  sa  jeune 
maîtresse,  pour  que,  rien  qu'à  la  voir,  il  se  sentît  tout  joyeux 
comme  après  avoir  bu  du  vin  d'Oliena? 


^  « 


A  la  cuisine,  Zia  Luisa,  avec  son  corsage  lacé  et  son  bandeau 
serré  autour  de  sa  face  impassible,  préparait  le  déjeuner  pour 


a56  LA     REVUE     DE     PARIS 

les  travailleurs  :  du  mouton  aux  pommes  de  terre.  Dans  un 
petit  pot  à  part,  un  morceau  de  bœuf  bouillait  pour  Zio  jNicola. 

«  Ce  pauvre  Mcolal  —  se  disait  Zia  Luisa,  cjui  avait  tou- 
jours été  jalouse.  —  Il  faut  le  traiter  bien,  maintenant  qu'il 
est  si  mal  en  point.  Il  aime  les  femmes,  et,  depuis  son  malheur, 
il  boit  un  peu  trop  ;  mais,  dans  le  fond,  c'est  un  brave  homme  : 
on  doit  avoir  pitié  de  lui...  Moi  aussi,  j'ai  l'air  d'être  orgueil- 
leuse; mais,  dans  le  fond,  je  suis  bonne.  Seulement...  j'estime 
qu'il  est  utile  de  s'imposer  au  monde;  sinon,  le  monde  vous 
foule  aux  pieds.  )> 

Tout  en  remuant  les  pommes  de  tierre  dans  la  marmite,  elle 
se  disait  encore  : 

((  Oui,  il  faut  s'imposer  1  s'imposer  1 .. .  Est-ce  que  nous 
sommes  nés  tous  égaux? Non!  Que  chacun  demeure  donc  à  sa 
place  :  les  riches  d'un  côté,  les  pauvres  de  l'autre.  Faire  du 
bien,  oui,  j'approuve  ça;  mais  s'humilier,  s'abaisser,  jamais! 
Ce  pauvre  Nicola,  au  contraire,  s'humilie  trop.  Mais  lui,  il 
n'est  pas  né  riche...  Ah!  c'est  une  triste  chose,  de  ne  pas 
naître  riche,  de  ne  pas  appartenir  à  une  famille  puissante  : 
on  reste  toujours  humble...  Ma  fille  Maria  a  hérité  quelque 
chose  du  caractère  de  son  père  ;  elle  ne  comprend  pas  toute  la 
dignité  de  sa  position.  Mais  elle  est  jeune,  et,  au  surplus,  elle 
est  maligne...  Sans  aucun  doute,  elle  fera  un  beau  mariage... 
Et  puis,  elle  est  si  instruite!  Elle  tient  les  comptes  et  les 
registres  comme  un  notaire;  elle  est  aussi  capable  qu'un 
avocat.  Sans  elle,  comment  aurions-nous  fait,  son  père  et 
moi,  qui  ne  savions  ni  lire  ni  écrire?  » 

Et  Zia  Luisa  concluait  :  «  Oui,  elle  épousera  un  homme 
riche;  et,  qui  plus  est,  savant...  Elle  épousera  un  docteur, 
mais  un  docteur  qui  aura  des  écus,  non  un  de  ceux  qui  se 
marient  pour  se  pousser  dans  le  monde  grâce  à  la  fortune  de 
leur  femme...  » 

A  midi,  tout  le  raisin  était  pressé  :  on  déjeuna.  Maria  mit 
par  terre,  au  milieu  de  la  cuisine,  une  corbeille  de  pain  de  fro- 
ment; et,  autour  de  la  corbeille,  elle  disposa  des  assiettes 
creuses  de  terre  rouge,  où  Zia  Luisa  avait  réparti  les  pommes 
de  terre  et  la  viande  de  mouton.  Ensuite  la  jeune  maîtresse 
appela  les  filles,  qui  se  lavaient  à  l'eau  du  puits.  Zio  Nicola, 
en  boitant,    s'approcha   de  la  bejone,  large  et  profond  réci- 


LA    VOIE     DU    MAL  267 

pient  de  liège  posé  sur  une  auge  de  pierre,  en  vida  l'eau  sale, 
y  versa  de  Teau  propre  et  se  lava;  puis,  la  barbe  ruisselante, 
il  entra  dans  la  cuisine,  s'essuya,  s'assit  à  la  place  qui  lui  était 
réservée,  près  de  la  table.  Déjà  les  autres  mangeaient  avide- 
ment, assis  h  même  le  sol,  autour  de  la  corbeille,  le  visage  rose 
et  gai,  dans  la  vapeur  des  viandes. 

—  Bon  appétit!  —  dit  le  maitre,  en  allongeant  sa  jambe.  — 
Ma  femme,  qu'est-ce  que  cette  petite  soupe  que  tu  as  préparée 
pour  moi?  Aujourd'hui  que  j'ai  travaillé,  donne-moi  à  manger 
ce  que  mangent  les  autres,  donne-moi  un  peu  de  viande  de 
mouton...  Oui,  c'est  du  mouton,  mes  enfants.  Groyiez-vous, 
par  hasard,  que  c'était  du  veau.^ 

Maria  lui  présenta  le  plat  désiré. 

—  Vous  avez  de  bonnes  dents,  vous  autres,  si  vous  pouvez 
mastiquer  ça.  La  peau  du  diable  n'est  certes  pas  plus  dure! 
Mais  que  voulez-vous?  Chez  un  tel  (un  richard  du  pays),  on 
vous  fera  mieux  manger. 

—  Ou  plus  mal!  —  répliqua  Zia  Luisa,  qui,  même  pour 
manger,  n'avait  pas  délacé  son  corsage.  —  Tais-toi  donc,  grand 
bavard  I 

Dès  qu'ils  eurent  un  peu  apaisé  leur  faim,  les  jeunes 
gens  commencèrent  à  plaisanter.         ^ 

—  Zia  Luisa,  me  prêtez-  vous  cent^ros?  —  disait  le  garçon. 

—  Oui,  si  tu  m'offres  une  bonne  garantie!  —  riposta  la 
vieille  maîtresse,  entrant  dans  la  plaisanterie,  mais  sans 
rien  perdre  de  sa  dignité. 

—  La  garantie,  la  voilà!  —  poursuivit  le  garçon,  en  frap- 
pant de  la  main  sur  l'épaule  d'une  des  filles,  très  pauvre. 

Tout  le  monde  se  mit  à  rire. 

—  Et,  si  ça  ne  vous  suffit  pas,  je  vous  apporterai  en  gage 
tous  les  joyaux  de  ma  famille  et  tous  les  couverts  d'argent!  — 
ajouta-t-il,  raillant  sa  propre  indigence. 

—  La  santé  est  le  plus  précieux  des  joyaux,  —  prononça 
Zio  Nicola,  qui,  du  haut  de  son  siège,  les  dominait  tous  de  sa 
figure  majestueuse,  à  la  grande  barbe  hiératique.  —  Avec  ce 
gage-là,  tu  peux  trouver,  non  pas  cent,  mais  mille  écus! 

Cependant  Maria  était  devenue  nerveuse  : 

—  Sans  doute,  —  dit-elle  ironiquement,  —  il  vaut  mieux 
être  sain  et  riche  que  pauvre  et  malade! 

i5  Mai  1908.  3 


258  LA     REVUE     DE     PARIS 

—  Verse  donc  à  boire  I  —  lui  ordonna  sa  mère. 
Maria  se  leva,  versa  du  vin  à  Pielro. 

—  Pourquoi  es-tu  de  mauvaise  humeur?  —  lui  demanda-t-il, 
en  la  regardant  dans  les  prunelles. 

Elle  le  regarda  aussi,  et  elle  lui  répondit,  avec  son  ironie 
accoutumée  : 

—  Après  que  j'ai  bien  mangé,  la  mauvaise  humeur  me 
prend. 

—  Figurons-nous  alors  ce  que  ça  doit  être,  quand  tu  as 
faim  !.. .  Mais  tu  ne  sais  pas  ce  que  c'est,,  d'avoir  faim,  toil 

Et  il  but;  puis  il  jeta  au  loin  quelques  gouttes  restées  au 
fond  de  son  verre.  Il  se  rappelait  la  faim  si  souvent  endurée 
pendant  sa  sauvage  enfance... 

Ce  jour-là,  on  n'économisa  pas  le  vin,  et  Maria  passa  plusieurs 
fois  avec  la  carafe,  se  penchant  pour  emplir  le  verre  du  servi- 
teur. 11  buvait  et  il  devenait  gai,  mais  d'une  gaieté  méchante. 
L'image  de  Sabina,  qu'il  avait  éloignée  de  lui,  pendant  ces 
heures  de  travail  et  de  babillage,  reparaissait  maintenant, 
blonde,  traîtresse  et  moqueuse. 

((  Ah!  elle  avait  ri  de  lui?  Eh  bien,  il  voulait,  à  son  tour, 
rire  d'elle,  rire  de  Maria,  rire  de  toutes  les  femmes!...  Mais 
s'il  réussissait  à  persuader  Maria  qu'il  était  follement  amoureux 
d'elle,  est-ce  qu'elle  le  chasserait?..,  iNon,  elle  ne  le  chasserait 
pas  :  elle  était  trop  rusée  pour  commettre  une  semblable 
erreur;  on  ne  chasse  pas  un  domestique  amoureux  qui  ne 
demande  que  de  la  compassion.  Tout  au  plus  la  jeune  maîtresse 
profiterait-elle  de  cette  passion  insensée  pour  se  faire  mieux 
servir.  Et  lui,  de  son  côté,  il  profiterait  de  la  bienveillance  et 
de  la  ruse  de  Maria...  Ah!  il  rirait  bien!  Puisque  les  femmes 
se  moquaient  de  lui,  il  voulait  se  moquer  aussi  des  femmes...  » 

Tout  à  coup,  il  devint  taciturne  et  sombre.  11  courba  la  tête, 
puis  il  la  redressa  brusquement,  et  il  leva  de  nouveau  son 
verre.  Maria  approcha  de  lui  la  carafe. 

—  J'ai  souffert  la  faim,  moi!  —  dit-il  sans  se  rendre  compte 
de  ce  qu'il  disait,  à  moitié  ivre,  cherchant  encore  les  yeux  de 
la  jeune  fille. 

Mais  elle  ne  le  regarda  plus.  Dès  lors,  il  perdit  la  con- 
science de  ce  qui  se  passait  en  lui  :  il  savait  seulement  qu'il 
suivait  des   yeux  tous  les  mouvements  de  Maria,  et  il  avait 


LA    VOIE    DU     MAL  sBq 

peur  (jue  ses  maîtres  ne  s'aperçussent  du  feu  qui  lui  embra- 
sait le  sang;  mais  il  ne  pouvait  pas  détacher  d'elle  son 
regard. 

Il  eut  toutefois  la  ruse  de  quitter  ses  compagnons  et  d'aller 
s'étendre  dans  un  coin  de  la  cour,  près  de  la  porte  de  la  cui- 
sine. Le  vin  et  la  chaleur  de  midi  lui  donnaient  une  sorte 
de  fièvre;  le  bourdonnement  des  mouches  et  des  abeilles  se 
confondait  pour  lui  avec  le  bourdonnement  intérieur  de  sa  tête 
brûlante... 

De  cette  place,  il  vit  le  garçon  et  les  filles  partir,  les  maîtres 
se  retirer  pour  la  sieste  dans  leur  chambre.  Maria,  elle, 
demeura  dans  la  cuisine.  A  travers  son  demi-sommeil  d'homme 
ivre,  Pietro  entendait  la  jeune  maîtresse  aller  et  venir,  remettre 
tout  en  ordre;  et  il  lui  semblait  qu'il  poursuivait  encore  du 
regard  sa  haute  et  séduisante  personne.  Il  avait  besoin  de 
désirer  une  femme;  et,  maintenant  que  son  amour-propre 
blessé  repoussait  la  douce  figure  de  la  pauvre  servante,  son 
désir  le  portait  vers  la  riche  maîtresse.  Mais  il  y  avait  dans  ce 
désir  quelque  chose  d'amer  et  de  vindicatif. 

«  Je  rirai  bien...  oui,  je  rirai  bieni  »  —  pensait  Pietro  en 
s'endormant. 


IV 


Il  resta  encore  quinze  jours  à  Nuoro,  aidant  Zio  Nicola  à 
mettre  le  vin  dans  les  tonneaux  ou  cultivant  un  jardin  assez 
proche.  Ensuite  il  s'en  alla  dans  la  montagne  et  il  fit  la 
provision  de  bois  pour  l'hiver. 

Durant  ces  \ongues  heures  de  solitude,  soit  dans  le  jardin 
désert,  soit  dans  les  bois  de  l'Orthobcnc,  il  pensait  continuel- 
lement à  Maria.  Il  s'imaginait  qu'il  n'était  pas  épris  d'elle; 
mais,  quoiqu'elle  lui  parût  extraordinairement  séduisante,  il 
n'osait  plus,  lorsqu'il  pensait  à  elle,  caresser  les  folles  envies, 
les  absurdes  projets  de  vengeance  amoureuse  qui  l'avaient 
hanté  maintes  fois. 

Non,  Maria  n'était  pas  femme  à  inviter  les  hommes  au  badi- 
nage  galant;  et  il  rougissait  en  se  souvenant  que,  pendant 
une  minute,  il  s'était  fait  illusion  sur  les  intentions  de  la  jeune 


26o  LA     REVUE     DE     PARIS 

fille  à  son  égard,  s'était  amusé  àTidée  de  lui  plaire.  Désormais 
il  la  voyait  toujours  dans  sa  haute  situation  de  mal  tresse  riche 
et  digne  :  le  regard  de  cette  jeune  femme,  perçant  et  lumineux, 
coupait  comme  un  couteau.  Même  dans  les  plus  humbles 
besognes,  soit  qu'elle  rît,  soit  qu'elle  montrât  une  gravité 
inaccoutumée,  elle  était  toujours  une  créature  de  race  orgueil- 
leuse et  superbe.  Mais  cela,  précisément,  agréait  au  serviteur. 
Quelquefois  il  songeait  encore  à  l'autre,  à  la  cousine  pauvre, 
et  il  souhaitait  de  la  revoir,  d'en  venir  avec  elle  à  une  explica- 
tion ;  mais,  peu  à  peu,  ce  désir  même,  inspiré  par  le  dépit, 
se  dissipa.  Durant  deux  semaines,  le  cœur  de  Pietro  se  tut, 
assoupi  et  gonflé  comme  la  terre  dans  la  saison  hivernale. 

Parfois,  le  soir,  Zio  Nicola  s'attardait  à  la  cuisine,  où  déjà  le 
feu  brûlait,  et  il  invitait  Pietro  à  boire  et  à  chanter.  Si  les  femmes 
ne  veillaient  pas,  le  maître  et  le  serviteur  buvaient  plus  que  de 
raison,  et  Zio  Nicola  racontait,  en  vers  improvisés,  les  épisodes 
les  plus  caractéristiques  de  sa  vie.  Lui  aussi,  il  avait  été  pauvre, 
il  avait  erré  à  la  recherche  de  la  fortune,  il  avait  aimé  et  rêvé. 

—  Mais,  pauvre  ou  riche,  toujours  joyeux I  — affirmait-il. 
Quand  on  est  gai,  le  ciel  vous  vient  en  aide.  Un  jour,  mes 
souliers  étaient  percés.  Alors  je  me  dis  :  «  Au  premier  pro- 
priétaire que  je  rencontre,  j'en  ôte  un  et  je  le  lui  plaque  sur 
le  museau...  »  Eh  bien,  devine  qui  j'ai  rencontré.»^ 

—  Le  père  de  Zia  Luisal  —  répondit  Pietro,  goguenard. 
Les  yeux  de  son  maître  étincelèrent  : 

—  Est-ce  que  tu  serais  le  diable.»^  Gomment  as-tu  fait  pour 
deviner  cela?  —  s'écria-t-il,  en  frappant  légèrement  avec  son 
bâton  sur  l'épaule  du  domestique. 

—  C'est  donc  \ra\?  —  demanda  Pietro,  étonné. 

—  Mais  oui,  c'est  vrail...  aussi  vrai  que  Dieu  existe I. .. 

—  Et  le  soulier,  vous  le  lui  avez  plaqué  sur  le  museau  .►* 

—  Ha  I  ha  I  ha  I  gros  malin  ! . . . 

Pietro  ne  réussit  jamais  à  savoir  si  Zio  Nicola  avait  ou 
n'avait  pas  lancé  son  soulier  au  visage  du  riche  propriétaire. 
D'ailleurs  le  maître  se  vantait  à  tout  propos  d'actes  plus  ou 
moins  héroïques,  accomplis  par  lui  durant  sa  jeunesse,  et  il 
exagérait  beaucoup  ses  aventures  amoureuses.  Une  fois,  il 
donna  même  à  entendre  qu'il  avait  épousé  Zia  Luisa  sans 
amour,  par  la  seule  raison  que  c'était  un  bon  parti. 


LA    VOIE     DU    MAL  261 

—  Mais  elle,  —  ajouta-t-il,  —  elle  était  amoureuse,  ahl 
oui,  vrai  comme  Dieul...  Moi,  j'étais  pauvre,  mais  j'étais 
beau  garçon.  Je  ne  dis  pas  ça  pour  m'en  faire  gloire. 

—  On  le  voit  bien  encore!  —  répondait  Pietro,  flatteur. 

—  La  beauté,  mon  ami,  vaut  presque  une  dot! 
Ces  discours  exaltaient  Pietro. 

((  S'il  n'y  avait  pas  cette  grosse  buse  de  Zia  Luisal...  »  — 
pensait-il. 

Le  vin,  la  tiédeur  du  feu,  le  bien-être  goûté  dans  cette  cui- 
sine, où  les  innombrables  casseroles  de  cuivre,  accrochées  à  la 
muraille,  luisaient  et  rappelaient  au  domestique  la  richesse  des 
maîtres,,  tout  éveillait  en  lui  une  ivresse  d'amour  et  d'ambition. 
Ah!  comme  c'était  beau,  d'avoir  du  bien,  avec  une  femme 
agréable  et  jeune!...  S'épouser  sans  amour,  non;  mais  faire  un 
riche  mariage,  acquérir  en  même  temps  l'amour  et  la  fortune, 
voilà  en  quoi  consistait  le  véritable  bonheur  ! 

((  Qui  épousera  Maria?  —  se  demandait-il  souvent.  —  Un 
tel,  ou  un  tel?...  Peut-être  un  monsieur,  un  docteur;  peut-être 
un  paysan  riche.  Sûrement,  ce  ne  sera  pas  un  pauvre,  et  moins 
encore  un  domestique...  A  cette  heure,  elle  n'aime  encore 
personne.  » 

Et,  à  cette  idée,  il  se  sentait  tout  réjoui.  Quelquefois  même 
il  se  surprenait  à  penser  qu'en  somme,  s'il  n'était  qu'un 
domestique,  il  appartenait  cependant  à  une  famille  qui  du 
moins  n'était  pas  étrangère  et  qui  n'avait  pas  vagabondé  dans 
le  pays  comme  celle  de  Zio  Nicola. 

((  Ah!  si  j'avais  un  petit  capital  !...  —  se  disait-il.  —  Je  ne 
sais  ni  lire  ni  écrire;  mais  je  suis  débrouillard.  On  a  vu  tant 
de  gens  faire  fortune!  » 

Et,  l'instant  d'après,  il  se  disait  encore  :  ((  Ceux  qui  ont 
fait  fortune  ont  volé,  ou,  comme  Zio  Nicola,  ils  ont  épousé 
une  femme  riche...  Moi  aussi,  je  pourrais  épouser  une  femme 
riche...  » 

Mais  finalement  il  se  disait  que  celte  femme  riche  ne  serait 
certes  pas  Maria  Noina,  et,  quant  aux  autres,  il  s'en  sou- 
ciait peu.  Alors  il  hochait  la  tête,  avec  son  air  méprisant,  et 
il  s'allongeait  sur  la  natte,  se  couchait,  le  bonnet  replié  sous 
l'oreille. 


•«6*J  LA     REVUE     DE     PARIS 

*    * 

Vint  la  saison  des  labours  et  des  semailles.  Le  terrain  que 
Pietro  devait  défoncer  et  ensemencer  était  très  loin  du  bourg, 
plus  loin  que  la  vallée  de  M arreri,  dans  le  voisinage  de  Lollovi, 
misérable  groupe  de  maisons  perdu  au  milieu  des  montagnes 
et  des  hauts  plateaux  les  plus  déserts  et  les  plus  tristes  du  pays 
nuorais.  Le  jeune  serviteur  devait  passer  là  tout  le  temps  des 
semailles,  seul  avec  ses  bœufs  et  son  cbien.  Mais  la  solitude  ne 
lui  déplaisait  pas  :  il  y  était  habitué.  D'ailleurs,  à  ce  moment- 
là,  un  obscur  instinct  le  poussait  à  désirer  d'être  hors  de  cette 
maison  tiède,  où  son  corps  s'amollissait  et  où  son  âme  s'égarait 
à  la  poursuite  de  rêves  insidieux. 

Avant  de  partir,  il  alla  au  cabaret  du  Toscan,  un  peu  dans 
l'espoir  d'y  trouver  la  femme  de  celui-ci,  la  facile  Francesca. 
Mais  il  ne  rencontra  que  le  Toscan,  tranquille,   curieux  et 
I  mauvaise  langue. 

—  Comment  vas-tu,  Pietro.^ 
1                                          —  Bien.  Donne-moi  à  boire. 

'  —  Par  quel   hasard   es-tu    si   altéré?   Pourtant,    chez   tes 

I  maîtres,  il  y  a  du  vin. 

—  Laisse  mes  maîtres  en  paix. 

^  —  Ohl  oh!  tu  es  trop  bon  de  les  défendre.  Crois-tu  qu'eux, 

ils  ne  disent  pas  du  mal  de  toi.^ 

—  S'ils  en  disent  du  mal,  laisse-les  parler...  Où  est   ta 
i                                     femme? 

;  —  Elle  est  au  lavoir...  Eli  !  eh!  —  ajouta-t-il  en  clignant 

f  de  l'œil,   —  je  sais  bien  pourquoi  tu  la  demandes   :  tu  l'as 

f  chargée  de  te  chercher  une  femme,  depuis  que  Sabina  t'a  dit 

bernique. 

—  Va-t-en  au  diable!  —  repartit  Pietro,  riant  sincèrement 
à  ridée  que  le  Toscan  estimait  assez  Francesca  pour  la  croire 

1  digne  de  chercher  une  femme  à  un  jeune  homme  honnête. 

—  Oui,  je  sais  :  tu  veux  épouser  une  femme  riche.   Ton 

'  maître  Ta  dit,  l'autre  jour,  lorsqu'il  était  ivre  à  ne  plus  tenir 

debout. 
'  —  Ah  I  il  Ta  dit?  —  s'écria  Pietro,  redressant  la  tète.  —  Et 

après?... 


LA    VOIE     DU     MAL 


â63 


—  Et  après?...  Rien!...  Pourquoi  n'épouses-tu  pas  sa  fille? 

—  Est-ce  que  tu  te  moques  de  moi?  —  fit  Pietro  avec 
mépris,  en  se  levant.  —  Je  ne  viendrai  plus  boire  chez  toi, 
petit  étranger. 

Mais,  sans  qu'il  sût  pourquoi,  la  plaisanterie  du  cabaretier 
lui  donna  une  joie  soudaine. 

Il  revint  à  la  maison  et  mit  les  bœufs  sous  le  joug.  Outre  les 
semences,  Zia  Luisa  chargea  sur  le  chariot  une  bonne  provi- 
sion de  pain  d'orge,  du  fi'omage,  de  Thuile,  des  pommes  de 
terre;  et  Maria  y  ajouta  une  grosse  gourde  pleine  de  vin  rouge 
et  un  sac,  pour  que  Pietro  se  couvrît  bien  pendant  la  nuit, 
très  froide  sur  ce  plateau  venteux. 

—  Et  vous  ne  lui  donnez  pas  un  crucifix,  un  chapelet?  — 
demanda  Zio  Nicola,  riant  d'une  manière  inconvenante.  — 
Un  chapelet  de  figues  sèches? 

Zia  Luisa  pinça  les  lèvres,  parce  qu'elle  n'aimait  pas  qu'on 
plaisantât  sur  la  religion.  Maria  ouvrit  la  grande  porte. 

—  Ecoute-moi  bien,  —  dit-elle.  —  Tu  iras  entendre  la 
messe  à  LoUovi,  mais  tu  ne  t'amouracheras  pas  d'une  belle 
Lollovaise... 

En  d'autres  circonstances,  Pietro  se  serait  piqué  de  cette 
plaisanterie  :  car  les  femmes  de  LoUovi  sont  les  plus  misérables 
des  environs.  Mais  alors  il  s'émut  presque  et  il  n'osa  pas 
regarder  Maria. 

Son  maître  l'accompagna  un  bout  de  route,  boitant  plus 
que  d'habitude.  C'était  une  journée  humide,  et  la  jambe  de 
Zio  Nicola  s'en  ressentait. 

—  Ah!  Pietro,  Pietro,  la  belle  chose  que  la  santé!  La 
belle  chose  que  la  jeunesse!  iNe  les  gâche  pas,  mon  ami! 
Garde-les  précieusement,  comme  on  garde  une  pièce  d'or 
dans  sa  ceinture...  Adieu.  Bon  voyage.  Si  tu  as  besoin  de  quoi 
que  ce  soit,  fais-le  moi  dire  par  un  passant...  Conserve  les 
semences  dans  un  endroit  bien  sec,  et  sème  le  plus  tôt  possible. 
Adieu  I 

((  Combien  cet  homme  est  bon!  »  —  se  disait  Pietro. 

Il  lui  semblait  qu'il  aimait  Zio  Nicola  comme  un  père,  et 
peu  s'en  fallait  qu'il  n'éprouvât  aussi  des  velléités  d'aimer  son 
orgueilleuse  maîtresse.  • 

Plongé  dans  ces  pensées,  il  piquait,  de  temps  en  temps,  avec 


364  LA     HEYUE     DE     PARIS 

raiguillon  le  bœuf  rouge,  dont  Féchine  était  marbrée  de  taches 
blanches,  —  indice  évident  que  la  bête  avait  passé  dans  un 
endroit  où  était  caché  un  trésor;  —  et  le  bœuf  rouge  trottait 
d'un  pas  lourd,  tandis  que  Malafede  aboyait  pour  exciter  Fautrc 
bœuf.  Ainsi  Pietro  arriva  de  bonne  heure  au  sentier  pierreux 
qui  descend  vers  la  vallée  de  Marreri. 

La  journée  était  moite  et  tiède,  le  ciel  laiteux.  A  la  pointe 
de  la  charrue  retournée  sur  le  chariot,  le  soc  brillait  avec  un 
paie  éclat  d'argent  neuf.  Dans  le  lointain  vaporeux,  les  yeux 
perçants  de  Pietro  distinguaient  la  petite  église  de  Valverdc, 
noire  au  bord  d'une  côte  abrupte,  et,  plus  loin  encore,  l'église 
de  San-Francesco,  blanche  sur  un  fond  de  montagnes  sau- 
vages entre  lesquelles  le  mont  Albo  se  détachait  en  bleu,  comme 
un  étendard  de  velours,  et  le  mont  Pizzinnu  se  dressait,  tel  un 
écucil  grisâtre  au  milieu  d'une  houle  de  nuages  violacés. 

Pietro  se  souvint  que  sa  mère,  comme  toutes  les  femmes 
de  Nuoro,  nourrissait  une  profonde  dévotion  pour  le  petit  saint 
Francesco,  —  santu  Franzischeddii;  —  et,. d'ailleurs  avec  une 
foi  médiocre,  il  fit  le  signe  de  la  croix.  11  croyait  bien  à  Dieu  et 
aux  saints,  il  allait  à  la  messe  et  il  communiait  pour  Pâques; 
mais  il  n'était  pas  dévot,  ne  priait  jamais,  ne  pensait  jamais  à  la 
mort  et  à  l'éternité.  Et  pourtant,  à  cette  époque  il  était  un  peu 
sentimental,  un  peu  mystique,  nn  peu  plus  croyant  que  d'ha- 
bitude, —  si  bien  qu'un  soir,  lorsqu'il  fut  là-haut,  dans  son 
aronzii\  il  sentit  le  besoin  de  prier,  comme  une  femmelette. 

Autour  de  lui,  le  paysage,  sublime  de  tristesse,  était  muel 
sous  le  crépuscule.  Le  lieu  était  désolé;  des  prairies  mélan- 
coliques surmontaient  les  pentes  revêtues  d'épais  maquis  de 
lentisques,  de  genévriers,  de  cistes,  dont  les  ondulations  ver- 
doyantes étaient  rompues  ça  et  là  par  des  roches  grises  et  noires 
qui,  dans  le  soir  incertain,  faisaient  penser  à  des  monstres 
pétrifiés.  Toute  la  contrée  paraissait  un  désert  que  n'aurait 
jamais  habité  l'homme,  et  sur  lequel  veillerait  seulement 
quelque  divinité  sauvage  ou  l'âme  d'un  ermite  préhistorique. 

Pieiro  s'agenouilla  donc  par  terre,  fit  le  signe  de  la  croix  et 
se  mit  à  prier.  11  lui  semblait  qu'il  était  dans  une  église  sans 
murailles.  Les  étoiles  scintillaient  à  Thorizon,  cierges  lointains 

I.  La  pièce  (!(•  Icrre  qu*on  laboure. 


LA    VOIE     DU    MAL  265 

allumés  par  d'invisibles  esprits  ;  les  genévriers  exhalaient  une 
odeur  d*encens. 

Pielro  avait  peur,  comme  s'il  eût  été  sur  le  point  de  mou- 
rir. Un  mal  mortel  avait  envahi  son  être,  et  il  en  devinait 
tout  le  péril. 

((  O  mon  Dieu,  ô  bon  saint  Francesco,  àiez-la  de  ma  pensée  I 
Ayez  pitié  de  moi,  ôtez-la  de  ma  pensée  1...  Elle  n'est  pas  pour 
moi,  et  ma  passion  peut  me  faire  commettre  des  folies...  Ma 
bienheureuse  mère,  viens  à  mon  secours!  Délivre-moi  des 
idées  coupables.  Ainsi  soit-ill  » 

Mais,  tout  en  priant,  il  songeait  à  elle,  brûlé  du  désir  de 
l'avoir  près  de  lui,  de  la  contempler  en  réalité  comme  il  la 
contemplait  en  rêve,  de  l'envelopper  de  ses  bras  comme  les 
montagnes  voilées  par  le  crépuscule  enveloppaient  la  vallée 
brumeuse,  sous  les  yeux  des  étoiles  complices. 


Oui,  depuis  son  départ,  depuis  l'imperceptible  signe  de 
croix  dont  il  avait  salué  le  santu  Franzischeddu  pour  se  le 
rendre  favorable,  comme  le  souhaitent  toutes  les  femmes,  tous 
les  amants,  tous  les  malandrins  de  Nuoro,  l'image  de  sa  jeune 
maîtresse  ne  l'avait  plus  quitté  un  seul  instant.  Il  avait  instinc- 
tivement espéré  que,  loin  d'elle,  il  l'oublierait;  mais,  au  con- 
traire, la  séparation  et  surtout  la  solitude  l'évoquaient  sans 
cesse  dans  son  cœur  et  la  lui  offraient  toute,  plus  séduisante, 
plus  belle  que  jamais.  Un  moment  vint  où  il  n'eut  plus  la 
force  de  combattre  sa  passion,  qui  grandissait  et  se  dévelop- 
pait dans  son  cœur  comme  une  greffe  sur  un  tronc  jeune  et 
sauvage. 

Les  jours  passaient.  Pictro  travaillait  du  matin  au  soir,  dé- 
frichant, brûlant  les  broussailles,  arrachant  les  racines  des 
lentisques,  labourant  et  ensemençant  les  parcelles  de  terrain 
débarrassées  de  leur  inutile  végétation. 

Aux  heures  vaporeuses  du  crépuscule,  on  apercevait  encore 
sa  silhouette  sur  le  fond  du  paysage  mélancolique.  11  labourait, 
des  heures  et  des  heures,  marchant  lentement  derrière  les  bœufs 
roux  qui   traînaient  avec    patience   l'antique  charrue   sarde. 


â66  LA     aEYUE     DE     PARIS 

Arrivé  à  rextrémité  du  long  sillon,  il  frappait  de  T aiguillon  le 
flanc  du  bœuf  marbré  de  blanc,  et  il  le  contraignait  à  tourner. 
Puis,  redescendant  la  pente,  sur  la  terre  remuée,  humide  et 
sombre,  qui  fumait  et  répandait  une  odeur  d*herbe  en  fermen- 
tation, il  tirait  la  corde  pour  empêcher  les  bœufs  de  courir;  et, 
arrivé  en  bas,  il  faisait  de  nouveau  tourner  l'attelage  et  il 
remontait,  toujours  taciturne,  Taiguillon  à  la  main.  Les  bœufs 
respiraient  fortement;  leurs  paupières  courtes  et  rouges 
s'abaissaient  avec  une  sorte  de  douleur  sur  leurs  grands  yeux 
tristes,  et  leurs  mufles  noirs  fumaient  comme  la  terre  remuée. 
La  passion  lui  travaillait  le  cœur  comme  la  charrue  travail- 
lait la  terre;  et,  pas  plus  que  la  terre,  il  ne  se  démandait  le 
pourquoi  de  ce  déchirement.  A  certaines  heures,  il  se  déses- 
pérait ;  mais  il  n'invoquait  plus  l'aide  de  saint  François  ou  de 
sa  mère  bienheureuse,  pour  être  délivré  de  cette  passion  qui  le 
dominait  tout  entier. 


^ 
*  ^ 


Parfois  quelque  berger,  quelque  paysan  à  cheval,  quelque 
femme  de  LoUovi,  portant  sur  la  tctc  une  corbeille  pleine  de 
fromages  ou  une  poule  à  la  main,  apparaissait  sur  le  sentier 
qui  longeait  la  pièce  de  terre  labourée  par  Pietro.  Alors  un  salut 
simple  et  rustique  égayait  un  instant  la  solitude  ;  puis  le  che- 
val se  perdait  dans  les  genévriers,  la  femme  dans  les  touffes 
d'oliviers  épars  sur  la  pente,  —  et,  de  nouveau,  c'était  le  si- 
lence. 

Pietro  travaillait  et  rêvait,  sous  le  ciel  automnal  toujours 
mélancolique,  voilé  par  les  nuages  gris  rose  des  aurores  tar- 
dives, par  les  brouillards  violets  du  soir,  par  les  lourdes  nuées 
des  journées  mauvaises,  où  les  buissons  verts  et  rougeâtres 
semblaient  se  gonfler  d'humidité,  où  les  roches  mouillées  deve- 
naient plus  grises  et  plus  tristes.  A  la  tombée  de  la  nuit,  il  se 
retirait  dans  une  cabane,  s'étendait  sur  une  couche  de  feuillage 
et  se  couvrait  avec  le  sac  que  lui  avait  donné  Maria.  Il  y  venait 
aussi  pour  manger,  et  tantôt  il  faisait  cuire  des  pommes  de 
terre,  tantôt  il  se  contentait  de  faire  griller  son  pain,  sur  lequel 
il  versait  quelques  gouttes  d'huile.  Les  bœufs  paissaient  sur  la 


LA     VOIE     DU     MAL  267 

pente.  Malafede,  n'ayant  pas  autre  chose  à  faire,  baillait,  à 
chaque  instant,  et  aboyait  contre  les  feuilles  roulées  par  la  bise. 

La  nuit,  chose  étrange,  la  solitude  s'animait  un  peu,  ou  du 
moins  elle  n'était  pas  aussi  profonde  et  aussi  complète  que 
pendant  le  jour.  Des  feux  allumés  par  d'autres  laboureurs  bril- 
laient dans  la  vallée  ;  on  entendait  tinter  les  clochettes  des 
troupeaux;  des  voix  humaines  et  des  abois  de  chien  réson- 
naient dans  le  silence  de  la  nuit,  apportés  par  le  vent. 

Et  une  figure  de  femme,  une  apparition  de  beauté  et  de 
volupté,  illuminait  et  réjouissait  les  rêves  de  Pietro,  comme  le 
feu  de  genévrier  illuminiait,  réjouissait  et  parfumait  la  cabane 
solitaire. 

Pietro  laboura  toute  la  pièce  de  terre  et  l'ensemença  presque 
toute. 

L'hiver  clair  et  froid  dissipa  les  nuées  automnales.  Certains 
jours,  il  pleuvait;  mais,  le  plus  souvent,  le  temps  se  mainte- 
nait sec  et  glacé.  La  tramontane  fouettait  de  ses  grandes  ailes 
les  monts  d'Or  une,  et  le  vent  éparpillait  au  loin  les  semences 
que  Pietro  répandait  autour  de  lui. 

Depuis  quelques  jours,  il  se  sentait  joyeux;  il  avait  recom- 
mencé de  parler  à  Malafede,  et  il  avait  souri  en  passant  devant 
la  pierre  sur  laquelle  il  s'était  agenouillé  naguère. 

—  Courage!  —  disait-il  à  ses  bœufs.  —  Nous  aurons 
bientôt  achevé  notre  besogne.  Noël  approche.  Nous  chante- 
rons avec   Zio  Nicola  et  nous   ferons  une  ribote  solennelle. 

Il  n'osait  pas  en  dire  plus;  mais,  comme  il  lui  était  impos- 
sible de.se  taire,  il  se  mettait  à  chanter. 

Il  chantait  à  gorge  déployée,  cherchant  quelquefois  aussi  à 
imiter  le  chœur  qui  accompagne  les  chants  nuorais.  Du  ténor 
il  passait  à  la  basse,  et  de  la  basse  au  baryton  ;  puis  il  repre- 
nait les  strophes.  C'étaient  les  mêmes  chansons  d'amour  qu'il 
avait  chantées  pour  Sabina;  mais  maintenant  ces  chansons 
volaient  vers  Maria. 

Ces  jours-là,  durant  ces  heures  de  joie  presque  enfantine, 
il  espérait  encore.  Ce  n'était  plus  le  rêve  d'un  amour  capri- 
cieux et  sensuel  qu'inspirerait  à  la  jeune  maîtresse  le  serviteur 


268  LA     REVUE     DE     PARIS 

beau  et  hardi;  c'était  le  rêve  d'une  joie  inconnue,  par  delà 
tout  désir  impur;  c'était  l'aspiration  à  un  amour  vrai  et  chaste. 

((  Qui  peut  connaître  l'avenir?...  » 

Et  il  retombait  dans  ses  imaginations  fantastiques  :  il  rêvait 
qu'il  serait  riche,  qu'il  pourrait  un  jour  lever  les  yeux  vers  elle 
et  la  regarder  dans  les  yeux,  oui,  s'expliquer  d'un  seul  regard. 

Alors  il  chantait,  et  sa  voix  s'envolait  au  loin,  par-dessus 
la  vallée  :  car,  à  ces  moments  d'espoir,  lorsqu'il  redevenait 
pur  comme  un  enfant  et  que  l'idée  de  Maria  le  faisait  rougir, 
l'image  ardente  de  la  jeune  fille,  cette  image  qui  d'ordinaire 
lui  tenait  compagnie,  s'enfuyait  au  loin  et  rentrait  dans  le 
cadre  de  la  maison  paternelle. 


* 


Mais,  à  mesure  que  l'heure  du  retour  approchait,  le  senti- 
ment de  la  réalité  ressaisissait  le  jeune  amoureux. 

Parfois,  des  passants  lui  apportaient  des  nouvelles  de  ses 
maîtres,  en  même  temps  que  les  semences  et  les  provisions 
envoyées  par  Zia  Luisa. 

—  Zio  iSicola  n'est  pas  venu  te  voir,  parce  qu'il  a  été 
retenu  quinze  jours  dans  son  lit  par  de  fortes  douleurs  à  la 
jambe. 

—  Et  qu'est-ce  que  dit  le  médecin?  Il  ne  peut  donc  pas 
trouver  de  remède? 

—  Ce  n'est  pas  l'envie  qui  lui  en  manque...  d'autant  plus 
qu'il  voudrait,  dit-on,  épouser  Maria! 

—  liai  ha!  ha!  le  médecin  ?.. . 

—  Pourquoi  ris-tu? 

—  Parce  que  ma  jeune  maîtresse  n'épousera  sûrement  pas 
le  médecin. 

—  Elle  épousera  le  fils  du  roi,  alors  ! 

—  Elle  épousera  un  riche  propriétaire  de  troupeaux,  voilà 
tout! 

Médecin  ou  propriétaire   de   troupeaux,  le  certain,    c'était 
qu'elle  n'épouserait  jamais  un  domestique.  Et  Pielro  retom- 
bait dans  ses  idéees  noires  en  se  rappelant,  avec  une  ironie 
rigée   contre    lui-même,  les   rêves    insensés    qui    accompa- 


LA    VOIE    DU    MAL  269 

gnaient  ses  chansons.  Il  aurait  voulu  se  donner  des  coups  de 
poing,  tant  sa  passion  rhumiliait.  Mais,  dorénavant,  il  ne 
pouvait  plus  détruire  ce  qu'il  avait  lui-même  semé  dans  son 
cœur  :  il  eût  été  plus  facile  d'enlever  une  à  une  les  semences 
répandues  sur  la  terre  labourée. 

Encore  deux  ou  trois  nuits,  et  Pietro  reviendrait  coucher 
dans  la  maison  de  ses  maîtres;  Zio  Nicola  lui  raconterait 
encore  ses  histoires;  et  lui...  Que  ferait-il,  lui?  Il  n'en  savait 
rien,  n'y  pensait  même  pas.  Il  continuerait  à  vivre,  à  tra- 
vailler pour  les  autres. . . 

Ainsi  arriva  la  dernière  soirée.  Pielro  s'assit  sur  une  pierre, 
au  milieu  du  terrain  ensemencé,  et  il  resta  longtemps  immo- 
bile, comme  plié  en  deux.  Il  paraissait  ressentir  enfin  la 
fatigue  de  tout  ce  long  labeur.  La  nuit  tombait.  De  grands 
nuages  ardoisés  maculaient  le  ciel  pâle.  Pielro,  les  coudes 
appuyés  sur  les  genoux,  les  yeux  clos,  sans  mouvement,  for- 
mait une  seule  tache,  une  seule  chose  avec  la  pierre  sur 
laquelle  il  était  assis,  parmi  les  houles  brunes  de  la  terre 
labourée.  Il  s'était  endormi. 

Il  dormit  longtemps,  comme  le  grain  entre  les  mottes.  Et 
n'était-il  pas  lui-même  un  grain  jeté  au  hasard  sur  une  terre 
mystérieuse  et  sauvage,  un  grain  qui  germerait  à  l'aventure, 
abandonné  au  caprice  du  temps  et  de  la  destinée? 

Lorsqu'il  se  réveilla,  il  était  nuit.  Alors  il  rentra  dans  la 
cabane.  Dehors,  les  ténèbres,  avec  leurs  brumes  ternes,  pesaient 
sur  le  haut  plateau  et  sur  les  vallées,  jusqu'aux  montagnes 
d'où  venait  un  grondement  du  vent  pareil  au  hurlement  de  la 
mer;  et,  si  un  petit  morceau  de  lune  jaune  apparaissait  entre 
les  nuages  mouvants,  Malafede  ne  manquait  pas  d'aboyer  là- 
contre,  s'imaginant  peut-être  que  c'était  l'œil  malintentionné 
d'un  voleur. 


A  cette  heure-là.  Maria  dormait  son  sommeil  profond  et 
agréable  de  fille  bien  portante;  mais,  lors  même  qu'elle  eût  été 
éveiUée,  elle  n'aurait  pas  pensé  à  Pietro  Benu,  pas  plus  qu'aux 
grains  qu'il  semait.  Elle  estimait  en  lui  le  domestique,  mais 


I  370  LA     REYUE     DB     PARIS 

c'était  tout;    et,    si  elle  avait  plaisir  à  le  voir  vigoureux  et 
I  dégourdi,  c'était  en  raison  de  Futilité  que  ces  qualités  pouvaient 

I  avoir.  En  famille,  on  parlait  souvent  du  nouveau  serviteur. 

j  Tout  le  monde  était  content  de  lui;  mais  la  jeune  maîtresse  se 

serait  arraché  de  honte  les  cheveux,  si  elle  avait  soupçonné  ce 
I  qui  se  passait  dans  Fâme  de  Pietro. 

[  Un  jour,  on  parla  de  lui  en  présence  de  Sabina.  C'était  la 

veille  de  la  Toussaint,  peu  après  le  départ  de  Pietro. 
I  Sabina    n'était   plus    en   service,   et  elle  aidait   ses  riches 

i  parentes  à  faire  le  pain  et  les  gâteaux  de  vin  doux  et  de  raisin 

i  sec,  que  toute  bonne  ménagère  nuoraise  a  soin  de  cuire  pour 

\  cette  fête. 

j  Maria,   dès  Faube,  avait  chauffé  le  four,   bluté  la  farine, 

;  préparé  les  amandes,  le  vin  doux  et  le  miel.  Puis  Sabina  vint, 

et,  toutes  ensemble,  les  deux  cousines  et  Zia  Luisa,  pétrirent 
I  la    pâte,   agencmillées   par    terre  autour   d'une    table   basse. 

j  Zia  Luisa  suait  à  la  peine  ;  les  deux  cousines  bavardaient  et 

I  riaient,  mais  elles  n'épargnaient  pas  leurs  poignets,  le  buste 

balancé  en  avant  et  en  arrière,  les  coins  des  foulards  rejetés  au 
sommet  de  la  tête.  Une  agréable  tiédeur  échauffait  la  cuisine, 
et,  par  la  petite  fenêtre,  par  les  ouvertures  du  toit,  pénétraient 
des  rayons  de  soleil,  qui  projetaient  de  longues  raies  de  pous- 
sière bleuâtre  et  des  taches  d'or  sur  les  murs  et  sur  le  carre- 
lage. 
'  Après  une  nuit  de   pluie,   la  sérénité  de   l'automne  était 

revenue.  Dans  tout  le  quartier  qui  environnait  la  maison  des 
1  Noina,  lavé  et  balayé  par  l'eaù  et  par  le  vent,  se  répandaient 

j  une  fraîcheur  et  une  senteur  champêtres.  Ça  et  là  gisaient  des 

branches  cassées  par  les  rafales;  les  toits,  couverts  de  mousse 
jaunâtre,  fumaient.  Du  côté  de  la  montagne,  des  groupes  de 
petits  nuages  roses  se  dissolvaient  dans  le  ciel  inondé  de  soleil  ; 
les  coqs  chantaient  encore;  les  poules,  errant  dans  les  ruelles, 
secouaient  leurs  plumes  humides,  frottaient  leur  bec  sur  le  sol, 
sur  les  cailloux  mouillés  et  luisants,  le  plongeaient  dans  les 
flaques  d'eau,  puis  relevaient  la  tête,  comme  pour  aspirer  mieux 
l'air  du  matin. 

Déjà  les  femmes  d'OIiena,  aux  cheveux  tordus  autour  des 
oreilles,  passaient  en  vendant  le  raisin  sec  et  le  vin  doux. 
Avec   leur  costume  singulier,    avec   leurs  pieds  nus,    tandis 


LA    VOIE     DU     MAL  27I 

qu'elles  tenaient  leurs  souliers  à  la  main,  elles  exécutaient  des 
mouvements  semblables  à  ceux  des  poules  vagabondes.  Leur 
petite  voix  stridente  qui  criait  :  «  Papascja  pjaes  e  fja?  Bini 
ottupiaes^?  »  annonçait  que  les  vendanges  étaient  terminées  et 
que  Thiver  approchait. 

Maria  et  Sabina  jasaient  et  riaient.  La  première  surtout 
paraissait  gaie  et  sereine;  le  rire  jaillissait  de  sa  belle  gorge 
dorée  comme  le  chant  de  la  gorge  d'un  oiseau. 

Sabina  aussi  plaisantait  et   riait.    Elle  racontait  que  son 
ancien    maître  lui  avait  fait  la  cour  et  que,  pour  la  séduire, 
il  lui  avait  promis  une  paire  de  souliers. 
.  —  Joli  cadeau,  ma  foi! 

—  Attends  un  peu,  que  je  te  raconte.  Je  lui  ai  dit  :  ((  Faites- 
les  moi  donc  voir,  ces  souliers!...  ))  Et  il  ma  montré  une 
paire  de  souKers  qui  appartenaient  à  sa  femme  I 

Tout  en  racontant,  Sabina  levait,  de  temps  à  autre,  sa  main 
blanche  de  pâte,  pour  rentrer  sous  le  foulard  les  cheveux  qui 
lui  couvraient  le  front.  Quelquefois,  à  force  de  rire,  les  deux 
cousines  ralentissaient  le  travail  ;  et  alors  Zia  Luisa  ouvrait  sa 
petite  bouche  dédaigneuse  et  prononçait  sévèrement  : 

—  Les  honnêtes  filles  ne  se  vantent  pas  de  certaines  choses, 
même  lorsque  ces  choses  sont  vraies. 

—  Alors  je  ne  suis  pas  honnête,  moi.*^ 

—  Je  n'en  sais  rien.  Mais  je  sais  qu'une  fille  d'honorable 
famille,  comme  tu  l'es,  ne  doit  pas  ouvrir  les  lèvres  avant 
d'avoir  bien  réfléchi. 

—  Chère  Zia  Luisa,  mes  lèvres  s'ouvrent  sans  que  je  m'en 
aperçoive.  ". 

Ou  encore  la  sévère  «  principalesse  »  menaçait  les  jouven- 
celles avec  son  rouleau  : 

—  Finissez,  ou  je  vous  bats  ! 

Mais  les  deux  cousines  continuaient  à  rire.  De  temps  en 
temps,  Maria  se  mettait  debout,  regardait  si  la  marmite 
bouillait,  et  attisait  avec  un  long  bâton  le  feu  du  four. 

Tandis  que  les  trois  femmes  pétrissaient  la  farine  avec  le  vin 
doux  pour  en  faire  de  petits  pains  sucrés,  Zio  Nicola,  qui 
avait  été  au   cabaret  pour  boire,  comme  d'habitude,  son  petit 

I.  «  Raisin  sec  cl  figues,  qui  en  achète?  Vin  doux,  qui  en  achète?  0 


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LA     REVUE     DE     PARIS 


verre  d*eau-de-vie,  rentra  à  la  maison  et  fit  part  d'une  nouvelle 
intéressante  : 

—  J'ai  vu  passer  un  prêtre  qui  portait  la  sainte  communion 
à  un  malade,  là-bas,  sur  le  Corso.  J'ai  demandé  qui  était 
gravement  malade,  et  on  m'a  répondu  :  «  Zia  Tonia  Benu.  » 

—  La  tante  de  Pietrol  —  s'écria  Sabina,  en  relevant  ses 
mains  jaunes  de  vin  cuit.  —  Et  il  n'en  sait  rien? 

—  Quand  même  il  le  saurait,  crois-tu  qu'il  s'en  soucierait 
beaucoup?  —  déclara  Zio  Nicola,  en  se  tournant  et  se  retour- 
nant devant  la  gueule  du  four, 

—  Eh!  on  dit  qu'elle  a  des  sous,  la  tante  I 

—  Vrai?  —  interrogea  Maria. 

—  Des  sottises  I  —  repartit  Zio  Nicola.  —  Des  commérages 
de  femmes  1 

—  Le  mari  de  Zia  Tonia  était  un  voleur  fameux,  et  il  est 
mort  au  bagne,  —  affirma  Zia  Luisa.  —  On  dit  qu'il  a  laissé  à 
sa  femme  une  cruche  pleine  d'or. 

—  Des  commérages  !  —  répéta  Zio  Nicola,  en  frappant  avec 
son  bâton  contre  le  four.  —  Des  histoires  à  dormir  debout  I 
Par  le  fait,  cette  pauvre  vieille  n'a  qu'une  masure,  un  coin 
de  terre  et  deux  maquis  de  lentisques. 

—  Dans  tous  les  cas,  c'est  peut-être  Pietro  qui  sera  l'héritier  ! 
dit  avec  vivacité  Sabina. 

—  Et  alors  tu  te  réjouis,  —  murmura  Maria,  riant  avec 
malice. 

—  Tais-toi  donc  1  —  fit  Sabina,  un  peu  troublée. 

—  Pietro?  Pietro?...  Qu'il  compte  là-dessus!  Et  les  autres 
neveux,  est-ce  que  c'est  des  ordures?  —  protesta  Ziô  Nicola.  — 
Et  d'ailleurs,  Pietro  refuserait  sans  doute  cet  héritage.  L'héri- 
tage d'un  malandrin!  Il  est  honnête,  Pietro. 

—  Cependant,  lorsqu'il  n'est  pas  en  service,  il  vit  cîhez  sa 
tante,  —  objecta  Maria.  —  Mais,  papa,  laissez  donc  le  feu 
tranquille  :  voilà  que  la  fumée  sort  toute  dans  la  cuisine  ! 

Sabina  n'osait  plus  parler,  par  crainte  que  Zio  Nicola  ne 
remarquât  son  trouble.  Car  elle  aimait  toujours  Pietro,  quoi- 
que celui-ci,  après  le  court  entretien  dans  la  vigne,  l'eût 
négligée  et  presque  méprisée.  Mais  connaît-on  l'avenir?  Peut- 
être  que,  si  Pietro  héritait  d'une  petite  maison  et  d'un  coin  de 
terre,  il  repenserait  à  se  marier.  Sabina  espérait. 


LA    VOIE     DU     MAL  2']3 

Zio  Nicola  prit  un  escabeau  et  s'assit  devant  le  four,  attisant  le 
feu,  malgré  les  protestations  de  Maria.  Et  il  raconta,  entre  autres 
choses,  Fhistoire  du  mari  de  Zia  Tonia  Benu,  ce  vieux  voleur 
mort  ((  là-bas  »,  vingt  ans  auparavant,  dans  ce  triste  lieu  où 
les  hommes  sont  réduits  à  tricoter  des  bas  et  à  faire  du  crochet. 

—  Oui,  c'était  un  fameux  voleur!  Son  âme  n*a  pas  même 
été  reçue  en  enfer,  et  elle  vague  maintenant  par  le  monde,  en 
compagnie  de  sept  esprits  de  mauvais  prêtres,  avec  lesquels 
elle  pénètre  quelquefois  dans  le  corps  d'une  créature  inno- 
cente. Un  jour,  parlant  par  la  bouche  d'un  enfant  possédé,  il 
a  dit  que,  pour  racheter  ses  crimes,  il  fallait  mille  messes  et 
cent  processions...  Mais  suffit!...  ce  qui  n'est  pas  douteux, 
c'est  qu'il  était  un  adroit  voleur,  épouvantail  des  propriétaires 
et  des  bergers.  Tout  ce  qu'il  voyait  était  à  lui.  Passait-il  près 
d'un  troupeau,  il  reluquait  la  brebis  la  plus  grasse,  et,  le  len- 
demain, cette  brebis  avait  disparu  :  c'était  à  croire  qu'il  volait 
avec  les  yeux...  Une  fois,  comme  il  passait  près  d'un  bercail,  il 
guigna  unç  belle  brebis  de  race  espagnole.  Le  berger,  qui  l'avait 
aperçu,  voulut  soustraire  cette  brebis  noire  aux  griffes  du  voleur, 
et  il  la  tua,  la  vida,  la  suspendit  à  une  branche  de  sa  cabane. 
Mais  le  voleur  trouva  tout  de  même  le  moyen  de  la  dérober. 

—  Si  Pietro  ne  jouit  pas  d'une  bonne  réputation,  c'est 
parce  qu'il  est  apparenté  à  un  semblable  vautour,  —  prononça 
Zia  Luisa,  tout  en  fabriquant  les  gâteaux  de  pâte  et  de  raisin 
sec  auxquels  elle  donnait  de  curieuses  formes  d'anneaux, 
d'échiquiers,  de  pyramides,  de  croix  et  môme  de  chapeaux  de 
prêtre. 

Zio  Nicola  se  mit  en  colère,  frappa  encore  le  four  avec  son 
bâton  et  s'écria  : 

—  Qu'il  vienne  me  le  dire  en  face,  celui  qui  ose  calomnier 
Pietro  Benu  !  Qu'il  vienne  me  le  dire  en  face,  s'il  a  du  courage! 
Oui,  qu'il  vienne  :  je  lui  répondrai  avec  ce  que  j'ai  dans  la  main  I 

Et  il  brandit  le  bâton,  prêt  à  frapper  le  calomniateur  de  son 
domestique... 

Vers  le  soir,  les  femmes  quittèrent  leur  travail,  après  avoir 
déposé  le  pain  et  les  gâteaux  dans  des  corbeilles  d'asphodèle. 
La  cuisine  chaude  était  parfumée  de  vin  cuit  et  de  raisin  sec. 

—  Il  faut  maintenant  que  j'aille  à  la  fontaine,  —  dit  Maria 
à  sa  cousine,  en  secouant  la  cruche  vide.  —  Si  tu  veux  m'ac- 

i5  Mai  1908.  4 


37^  LA     REVUE     DE     PARIS 

compagner,  nous  passerons  devant  chez  toi.  Tu  prendras  ta 

cruche,  et  nous  irons  ensemble. 
'  Maria  endossa  la  tunica,  — jupe  d'orbace  bordée  d'un  ruban 

cramoisi  ;  —  elle  posa  sur  sa  tête  la  cruche  renversée  et  elle 
'  sortit  avec  Sabina,  à   qui  Zia  Luisa  avait  mis  du  pain  et  des 

gâteaux  plein  son  tablier. 

Dans  la  maisonnette  de  Sabina,  la  vieille  grand'mère  filait^ 

tout  en  surveillant  la  petite  meule  que  tournait  silencieusement 
!  un  âne  gris,  aux  yeux  bandés.  La  pierre  de  la  meule,  l'âne  et 

[  la  face  terreuse  de  Zia  Caderina  avaient  la  même  couleur  de 

I  cendre,  paraissaient  être  d'une  même  substance,  et,  en  réalité, 

f  ils  formaient  un  tout.  Les  pensées  de  la  vieille  avaient  toujours 

suivi   Tâne,  et  l'âne  avait  toujours   tourné  la  meule.  Chaque 
''  jour,  la  meule  broyait  un  quart  de   froment  et  produisait  un 

gain  d'une  demi-lire,  ce  qui  suffisait  à  Zia  Caderina  pour  vivre. 

Quant  u  Sabina,  elle  pourvoyait  à  son  entretien  par  son  travail. 

—  Comment  allez-vous.^  —  demanda  Maria  à  la  grand'mère, 
I  tandis  que  Sabina  tordait  un  chiffon  pour  en  faire  un  coussinet. 
r  —  Tout  doucement,  tout  doucement,  —  répondit  la  petite 
I                                  vieille,  qui  parut  faire  allusion  à  quelque  invisible  route. 

—  ^'iens,  —  dit  Sabina  à  Maria,  en  se  penchant  pour  passer 
'                                 sous  la  porte. 

L'âne  s'était  arrêté,  comme  pour  écouter  ce  qu'on  disait,  et 
I  Zia  Caderina  lui  cria  vainement  : 

—  Marche,  marche  donc! 

Ce  fut  seulement  après  le  départ  des  deux  cousines  que  l'ani- 
mal recommença  d'évoluer  patiemment  autour  de  la  meule. 

Elles  allèrent  à  la  Funlanedda.  L'une  à  côté  de  l'autre, 
élancées  et  gracieuses,  vêtues  de  la  même  façon,  avec  les 
cruches  renversées  sur  la  tête,  elles  ressemblaient  à  deux  sœurs 
de  la  Bible,  Rachel  et  Lia,  ou  Marthe  et  Marie,  se  dirigeant 
vers  la  fontaine. 

Elles  descendirent  en  babillant  jusqu'à  la  roule  d'Orosei, 
celle  que  Pietro  avait  parcourue  en  revenant  de  la  vigne. 
Des  bourgeois  s'y  promenaient,  lents  et  tranquilles,  respi- 
rant l'air  parfumé  de  la  vallée;  quelques  paysans  conduisaient 
leurs  bœufs  ou  leurs  chevaux  à  l'abreuvoir;  des  feux  de  défri- 
cheurs, qui  incendiaient  les  landes,  commençaient  a  rougeoyer 
sur  le  fond  bleuâtre  des  monts  d'Oliena. 


LA    VOIE    DU    MAL  276 

Arrivées  à  la  fontaine,  Sabina  et  Maria  s'assirent  sur' une 
pierre,  pour  attendre  que  les  femmes  arrivées  avant  elles  eus- 
sent rempli  leurs  cruches.  Le  crépuscule  était  splendide  et 
tiède;  l'Orthobene  dominait  la  route,  gris  et  rose  sur  le  ciel 
cendré;  Tombre  s'épaississait  dans  le  fond  de  la  vallée,  mais 
les  profils  des  dernières  maisons  de  Xuoro  et  celui  de  la  cathé- 
drale se  détachaient  sur  Thorizon  d'or. 

—  Je  voudrais  un  corsage  de  velours  qui  eût  la  couleur  de 
ce  ciel  I  —  dit  Maria. 

Mais  Sabina  regardait  Tombre,  en  bas  de  la  pente,  et  elle  se 
souvenait  : 

((  Que  faisait  Pietro,  maintenant,  au  delà  de  cette  vallée  et 
encore  de  l'autre  vallée.^  Se  rappelait-il  sa  promesse  de  «  dire 
deux  mots  »  à  la  pauvre  servante?  Ou  regrettait-il  cette  pro- 
messe et  pensait-il  h  une  autre  femme  moins  pauvre?...  » 

Cependant  les  femmes  caquetaient  autour  de  la  fontaine. 
Une  petite  brune,  qui  avait  un  œil  bandé,  lavait  ses  pieds  dans 
le  ruisseau  et  disait  pis  que  pendre  de  sa  maîtresse  absente.  Du 
haut  du  mur  de  soutènement,  un  gamin,  juché  sur  le  parapet 
de  la  route,  crachait  sur  les  femmes,  qui  relevaient  la  tête  et 
lui  envoyaient  d'énergiques  malédictions.  Un  homme  descendait 
à  la  fontaine  pour  abreuver  trois  cochons  de  lait;  et  les  gentilles 
petites  bêtes,  aupoil  soyeux,  rayé  de  noir  et  de  jaune  comme  celui 
des  sanglieré,  avec  leur  groin  rose,  sali  de  terre,  se  poursuivaient 
l'une  l'autre,  grognaient  et  roulaient  dans  la  poussière  ;  arrivées 
près  du  ruisseau,  elles  flairèrent  les  pieds  de  la  servante  brune, 
puis,  au  lieu  de  boire,  elles  continuèrent  à  se  poursuivre  entre 
les  buissons.  Leur  gardien  siffla  pour  les  rappeler;  le  gamin 
cessa  de  cracher,  les  femmes  finirent  de  remplir  leurs  cruches, 
et  ce  fut  enfin  le  tour  des  deux  cousines,  qui  ne  tardèrent  pas  à 
s'en  aller  aussi,  avec  leurs  cruches  dressées  sur  leur  tête;  et  la 
fontaine  murmura  dans  le  silence  embrumé  du  crépuscule. 

Sabina  poursuivait  son  rêve  sentimental  : 

((  Quand  Pietro  reviendrait-il?  Auraient-ils  encore  l'occa- 
sion de  se  rencontrer?  Ah!  si  elle  avait  des  ailes  comme  un 
oiseau!  si  elle  pouvait  s'envoler  auprès  de  lui,  pour  scruter 
ses  pensées  ! . . .  » 

—  Si  sa  tante  meurt,  il  reviendra,  n'est-ce  pas?  —  demandâ- 
t-elle tout  à  coup. 


276  LA     REVUE     DE     PARIS 

—  De  qui  parles-tu? 

—  De  Pietro. 

—  Ah  I  comme  tu  penses  à  lui  ! ...  Je  ne  sais  pas  s'il  revien- 
dra; mais,  dans  tous  les  cas,  je  le  ferai  avertir...  Du  reste,  je 
crois  que  cette  vieille  est  toujours  malade  et  que,  de  temps  à 
autre,  elle  se  confesse  et  communie. 

—  Vous  vous  accordez  bien,  chez  vous,  avec  Pietro? 

—  Certainement,  —  affirma  l'autre,  non  sans  un  sourire  un 
peu  dédaigneux.  —  C'est  un  bon  domestique  et  je  suis  une 
bonne  maîtresse  I 

—  Un  brave  garçon,  n'est-ce  pas? 

—  Oui,  un  brave  garçon. 

Sabina  était  au  comble  du  bonheur,  quand  elle  entendait 
louer  Pietro  Benu,  —  ce  qui,  d'ailleurs,  n'arrivait  pas  souvent. 

—  De  toute  manière,  —  reprit-elle,  —  il  reviendra  bientôt? 

—  Je  n'en  sais  rien...  Il  a  dit  qu'il  ne  reviendrait  pas  avant 
d'avoir  terminé  sa  besogne.  Au  surplus,  tu  devrais  le  savoir 
mieux  que  moi. 

—  Je  t'assure  que  non!  —  répondit  Sabina,  timidement.  — 
Je  ne  sais  rien  du  tout...  Il  ne  me  dit  plus  rien,  depuis  ce 
jour-là,  tu  te  rappelles?...  Je  crois  qu'il  a  peur  de  vous  autres. 

— .  U  n'est  pas  homme  à  avoir  peur  de  personne  !  —  déclara 
Maria. 

—  Alors  je  ne  comprends  pas  qu'il  n'ait  plus  cherché  à  me 
voir,  puisque  je  suis  sûre  qu'il  a  de  l'affection  pour  moi. 

-T—  Et  toi  pour  lui?  —  demanda  Maria,  en  se  tournant  avec 
curiosité  vers  sa  cousine. 

—  Mais...  oui,  —  balbutia-t-elle,  encouragée  par  la  bien- 
veillance de  Maria  et  par  le  silence  du  crépuscule  qui  les  envi- 
ronnait. —  Depuis  le  jour  que  tu  sais...,  j'ai  continuellement 
attendu...  Quand  j'entends  prononcer  son  nom,  mon  cœur  bat 
fort,  fort!...  Si,  du  moins,  il  s'expliquait!... 

—  Et  ensuite?  —  insista  Maria. 

—  Ensuite?...  S'il  m'aime  véritablement,  nous  nous  marie- 
rons... 

Maria  se  tut;  et,  pour  la  première  fois,  cette  cousine  si 
pauvre  et  si  simple,  qui  se  contentait  de  si  peu,  de  presque  rien, 
mais  qui  pouvait  devenir  si  facilement  heureuse,  éveilla  chez 
elle  un  sentiment  d'envie,  où  pourtant  se  mêlait  de  la  pitié. 


LA     VOIE     DU     MAL  277 

—  Tu  ne  dis  rien?  —  ajouta  Sabina.  —  Cela  déplairait-il  à 
mon  oncle,  à  ma  tante  et  à  toi,  s'il  advenait...  ce  que  j'espère.^ 
Je  suis  pauvre.  J'attendrais  vainement  un  meilleur  parti! 

—  Mais  non  cela  ne  nous  déplairait  pas  I  Bien  au  contraire  I 
s'écria  Maria,  pensive.  Pietro  est  un  honnête  garçon.  Et,  de  plus, 
il  est  beau  I . . .  D'ailleurs,  si  sa  tante  lui  laisse  ce  qu'elle  possède. . . 

—  Que  m'importe.^  Ce  que  je  veux,  c'est  lui  et  non  le  bien 
de  sa  tante. 

—  Prends-le  donc,  si  tu  l'aimes  tant!  Mais  parle  plus  bas, . 
ma  belle! 

Après  un  court  silence.  Maria  dit  encore  : 

—  Mais  es-tu  sûre,  vraiment  sûre  qu'il  t'aime.^ 

—  Oui!  —  répondit  Sabina,  presque  offensée. 

Elles  avaient  regagné  la  maison  de  Sabina.  A  travers  une 
fente  éclairée  de  la  petite  porte,  on  apercevait  la  vieille  grand'- 
mère  qui  filait  et  le  vieil  âne  qui  continuait  à  tourner  la  meule. 
Maria  éprouva  un  élan  de  compassion,  en  revoyant  ce  tableau 
mélancolique. 

«  Pauvres  créatures!  —  pensa-t-elle,  les  yeux  fixés  sur  la 
vieille  et  sur  l'âne.  —  Elles  sont  au  bord  de  la  tombe,  et  elles 
travaillent  encore!  Quelle  triste  chose,  d'être  pauvres!...  » 

—  Adieu,  —  fit  Sabina,  en  se  courbant  pour  passeï*  sous 
la  petite  porte.  —  Cette  nuit,  je  dormirai  comme  une  mar- 
motte,.. A  demain! 

—  Adieu,  Zia  Caderina. 

—  Adieu,  —  répondit  la  vieille,  tandis  que  Tâne  s'arrêtait  de 
nouveau  pour  écouter. 

«  Je  veux  aider  Sabina.  Je  parlerai  à  Pietro,  pour  voir  s'il 
l'aime  véritablement  »,  se  disait  Maria,  tout  en  s'éloignant 
d'un  pas  tranquille,  dans  l'obscurité  croissante  du  soir.  Il  lui 
semblait  qu'avec  une  bienveillante  pitié  de  reine  elle  prenait 
la  cousine  et  le  serviteur  sous  sa  protection. 

Et  elle  aurait  rougi  de  honte,  si  on  lui  avait  dit  qu'à  cette 
heure  même,  dans  la  mélancolie  du  haut  plateau  sauvage, 
Pietro  rêvait  à  elle,  au  lieu  de  rêvera  Sabina. 

GRAZIA    DELBDDA 

(Traduit  de  l'italien  par  G.  hérelle.) 

{A  suivre.) 


TAINE' 

(notes    et    souvenirs) 


IV 

Comme  il  y  croyait  à  celte  nécessité  !  Comme  il  s'était  con- 
vaincu qu'elle  n'est  pas  une  illusion  de  l'esprit,  d'avance  obligé 
de  penser  le  monde  dans  la  forme  du  nécessaire,  mais  que, 
vraiment,  elle  réside  dans  les  choses,  où  l'esprit,  par  abstrac- 
tion, hypothèse,  vérification,  peut  l'atteindre,  l'expliquer  et  la 
suivre  jusqu'au  fond  de  la  nature!  Cette  croyance,  ce  grand 
espoir  avaient  été  le  mobile  initial  de  son  effort  et  de  son  œuvre. 
A  cette  idée  toute  sa  philosophie  se  suspendait  et  se  réduisait. 

((  Si  vous  entendez  par  cause  une  certaine  chose,  avait-il 
^crit  dans  les  Philosophes  Classiques,  vous  aurez  une  certaine 
idée  de  la  science  et  de  l'univers  ;  si  vous  entendez  par  cause 
une  autre  chose,  vous  aurez  une  autre  idée  de  l'univers  et  de 
la  science.  »  C'est  pourquoi,  a  ce  problème  de  la  cause,  c'est- 
à-dire  de  la  possibilité  et  de  la  valeur  de  la  science,  il  revenait 
toujours.  «  Reprenons  cette  grosse  question  de  l'induction. . .  », 
nous  disait-il  de  temps  en  temps.  Un  des  carnets  qu'il  a 
laissés  contient  une  petite  note  bien  curieuse,  hâtivement  écrite 
à  Sainte-Odile,  —  le  même  jour  sans  doute*  où,  longuement, 
en  silence,   il  avait  regardé  les  noires,  les  infinies  légions  de 

1.  Voir  la  Revue  du  i**»"  mai. 

2.  Mai  1867. 


TAINE 


379 


grands  sapins  sauvages,  et  jeté  Tébauche  d'une  description 
célèbre  et  toute  pénétrée  de  la  sérénité  des  Lois.  Tandis  que 
ses  yeux  s'apaisaient  à  contempler  ainsi  la  face  émouvante  et 
vivante  de  la  nature,  sa  pensée,  revenant  d'elle-même  à  sa 
tendance  originale  et  propre,  comme  il  arrive  toujours  quand 
l'homme  est  seul,  se  reprenait  à  scruter  l'éternel  et  invisible 
dessous  de  cette  nature.  «  La  solitude,  écrivait-il  pour  lui- 
même,  devant  ces  sombres  houles  végétales,  ramène  zum 
hôchsten,  à  la  métaphysique.  »,  Qu'est-ce  qu'une  loi?  Que 
signifie  cette  liaison  qui  assemble  les  couples  de  faits  constatés 
par  les  sciences?  Est-elle  nécessaire,  absolue  et,  si  oui,  com- 
ment d'une  expérience  qui  se  limite  toujours  à  de  l'accidentel  et 
du  relatif,  pouvons-nous  conclure  à  l'absolu  et  au  nécessaire? 

La  réponse  se  réduisait  à  ceci  :  Ce  qui  est  particulier  dans 
une  chose,  c'est  la  rencontre  des  éléments  abstraits  qui  la  com- 
posent. Considérés  à  part,  ces  éléments  sont  généraux,  c'est- 
à-dire  communs  à  beaucoup  de  choses,  les  mêmes  par  conséquent 
dans  toutes  ces  choses.  De  tel  cas  particulier  de  gelée,  je  puis 
négliger  toutes  les  apparences  locales  et  temporaires,  toute  la 
complication  des  circonstances  pour  ne  m'att^cher  qu'à  deux 
portions  du  phénomène  :  la  température  de  l'eau  et  son 
passage  à  l'état  de  glace.  Si,  par  des  expériences  méthodiques, 
isolant  ces  deux  caractères,  j'ai  découvert  qu'ils  sont  liés,  je 
dis  que  cette  liaison  est  générale,  puisqu'elle  associe  des 
caractères  généraux,  les  mêmes  en  toute  expérience  particulière, 
et  que,  d'autre  part,  les  différents  lieux  et  moments,  en  tant 
([uc  pures  portions  de  l'espace  et  du  temps,  sont  aussi  les 
mêmes,  exactement  interchangeables,  —  sans  influence,  par 
conséquent,  sur  le  phénomène. 

Si  donc  la  nature  nous  apparaît  comme  soumise  à  des  lois 
universelles,  ce  n'est  point,  comme  le  veut  Kant,  par  un  effet 
de  la  structure  de  notre  esprit,  ni,  comme  le  veut  Stuart  Mill, 
parce  que  notre  imagination  se  limite  à  nos  brèves  expériences. 
C'est  quelle  Vest.  Elle  l'est  parce  qu'en  toute  partie  du  temps 
et  de  l'espace  chaque  loi  n'assemble  qu'un  même  couple 
abstrait,  et  que,  d'autre  part,  la  différence  de  position  dans 
l'espace  et  le  temps  peut  être  éliminée.  Ainsi  le  même  prin- 
cipe d'identité  qui  régit  les  sciences  de  construction,  celles  du 
possible,  régit  les   sciences  d'observation,  celles  du  réel,  et 


28o 


LA    hevue    de    paris 


produit  les  éternelles   répétitions   que  Fesprit  retrouve  sous 
rinfînie  diversité  du  monde. 

D'une  autre  façon  nous  apparaît  cette  profonde  analogie 
des  nécessités  de  la  nature  et  de  celles  de  la  logique.  Si  par  des 
mesures  j'ai  découvert  que  la  somme  des  angles  d'un  certain 
triangle  est  égale  à  deux  droits,  je  sais  que  ce  n'est  pas  un 
hasard,  j'en  tiens  une  première  raison  quand  j'apprends  que  la 
somme  des  angles  du  triangle  abstrait,  c'est-à-dire  de  tout 
triangle,  est  égale  à  deux  droits.  Voilà  un  théorème,  et  lui-même 
a  sa  raison  dans  les  théorèmes  plus  généraux  qui  concernent  les 
éléments  du  triangle.  Tel  est  le  lien  de  nécessité  qui  assemble 
les  deux  données  d'une  proposition  mathématique.  C'est  un 
caractère  élémentaire  et  général  inclus  dans  le  premier  terme 
complexe  et  particulier,  et  qui  comprend  le  second  *.  De  même 
dans  la  nature.  Un  enfant  s'étonne  d'un  étang  gelé.  Il  en  tient 
une  première  raison  s'il  apprend  que  l'eau  gèle  dès  qu'il  fait  très 
froid  et  que  la  colonne  intérieure  du  thermomètre  tombe  au 
zéro.  Voilà  une  loi  ;  elle-même  a  sa  raison  dans  la  loi  plus  géné- 
rale qui  concerne  les  changements  de  température  et  le  passage 
de  l'état  liquide  à  l'état  solide.  Expliquer  celle-ci,  c'est  la 
ramener  à  du  plus  simple  et  du  plus  général  encore,  à  une 
relation  entre  les  températures  et  les  distances  des  molécules 
à  l'intérieur  de  tous  les  corps,  liquides,  solides  ou  gazeux. 
Tout  l'effort  de  la  science  est  d'opérer  des  réductions  de  ce 
genre;  au  bout  de  cet  effort  et  de  toutes  ces  réductions,  le 
terme  idéal  est  la  loi  la  plus  simple  et  la  plus  générale  de  toutes, 
formule  suprême  qui  se  répéterait  à  tout  moment  delà  durée, 
en  tout  lieu  de  l'espace,  la  même  dans  toutes  les  lois  et  activités 
de  la  nature,  et  d'où  la  seule  logique,  ne  postulant  rien  que  le 
principe  d'identité,  pourrait  déduire  toute  la  nature,  comme 
toute  la  géométrie  se  déduit  du  point  en  mouvement  suivant 
les  trois  dimensions  de  l'espace  expérimental.  Mais,  peut-on 
dire  au  géomètre,  pourquoi  cet  espace,  et  pourquoi  ses  trois 
dimensions.»^  Et,  de  même,  pourquoi  ces  données  du  monde 

I.  C'est  pourquoi  dans  le  syllogisme  Taioe  voulait  que  la  majeure  fût 
placée  entre  la  mineure  et  la  conclusion.  C'est  elle  en  effet  qui  donne  «  l'inter- 
médiaire explicatif»  :  Pierre  est  un  homme.  Tout  homme  est  mortel;  donc 
Pierre  est  mortel.  De  là  une  méthode  générale  de  pensée  :  commencer  non 
par  les  propositions  abstraites  et  générales,  mais  par  l'observation  et  lana- 
lysc  d'un  être  ou  fait  individuel. 


X 


TAINE  281 

réel?  Pourquoi  Texistence  elle-même?  Pourquoi  y  a-t-il 
quelque  chose  plutôt  que  rien?  Un  jour  que  je  venais  de 
trouver  Téternel  problème  posé  en  termes  exprès  dans  une  des 
vieilles  Upanishads,  je  lui  demandai  comment  il  l'envisageait. 
((  Au  delà  des  derniers  abstraits,  répondit-il,  il  n'y  a  pas  à 
chercher.  Etant  indécomposables,  ils  sont  toute  l'explication 
puisqu'une  explication  est  une  réduction  logique  d'un  composé 
à  ses  composants.  Les  derniers  éléments  trouvés,  l'enquête 
s'arrête  :  c'est  une  illusion  qui  nous  sollicite  à  la  continuer.  » 
Des  centres  inétendus  de  répulsion  dont  l'action  décroît  comme 
croît  le  carré  de  la  distance,  telle  était  l'idée  hypothétique  des 
éléments  de  l'être  qu'il  considérait  à  la  fin  de  sa  vie,  quand  il 
se  détournait  pour  quelque  temps  du  travail  des  Origines,  la 
méditation  de  l'ultime  abstrait  reposant  ses  nerfs  de  la  fati- 
gante histoire  humaine.  Les  choses  ont  deux  faces  :  vus  du 
dehors,  ces  mobiles  ainsi  définis  construisent  le  monde  de  la 
matière,  et  de  leurs  propriétés  dériveraient  toutes  ses  lois.  En 
eux-mêmes,  et  vus  du  dedans,  ils  sont  les  éléments  du  monde 
moral.  A  leurs  mouvements,  leurs  vitesses,  leurs  équilibres, 
leurs  inerties,  leurs  repos,  coiTespond  l'histoire  de  leurs  ten- 
dances intérieures,  lesquelles  sont,  à  l'état  d'infinie  simplicité, 
et  bien  au-dessous  du  seuil  de  la  conscience,  des  événements 
d'ordre  psychologique  :  désirs,  passions,  volontés.  C'est  de  la 
volonté,  semble-t-il,  que  Taine  comme  Schopenhauer,  avait 
fini  par  entrevoir  comme  type  direct  de  l'existence  *. 

Mais  quelle  différence  entre  les  deux  conceptions  totales,  et 
que  celle-ci  est  bien  une  œuvre  de  cet  esprit  français  que 
l'auteur  de  V Intelligence  avait  défini  logicien,  simplificateur, 
singulièrement  prompt  a  dégager  par  abstraction  les  éléments 
générateurs  des  choses!  Point  de  substance;  rien  que  des  faits, 
moraux  ou  physiques,  suivant  le  point  de  vue,  et  que  gouverne 
une   hiérarchie  de  lois  ;   ces  lois,   émanées   par   générations 

I.  Dans  une  note  écrite  pour  la  /{«^  édition  de  l Intelligence  (t.  II, 
p.  117),  Taine  donne  d'une  part  le  mouvement,  et  d'autre  part  la  sensation 
infinitésimale  comme  les  deux  aspects  de  l'élcmcnt  métaphysique.  Dans  la 
préface  de  cette  même  édition,  a  la  sensation,  11  ajoute  l'impulsion,  qui  com- 
pose les  émotions  et  la  volonté.  Dans  les  Notes  sur  les  éléments  derniers  des 
choses^  il  n'indique  plus  comme  composant  du  monde  moral  que  la  tendance 
(au  sens  psychologique).  Peut-être  considérait-il  alors  l'élément  de  sensa- 
tion comme  dérivé  de  l'élément  de  volonté. 


282  LA     REVUE     DE     PARIS 

(  logiques  de  la  loi  la  plus  abstraite,  étagées  suivant  leur  degré 

de  simplicité,  nécessairement  reliées  entre  elles  par  Taxiome 
;  d'identité  qui  se  répète  en  toutes  :  voilà  la  vue  de  la  nature 

i  qu'il  avait  esquissée  dès  Nevers,  formulée  à  quarante  ans,  et 

»  dont  il  ne  se  lassa  point,  jusqu'à  sa  mort,  de  suivre,  par  delà 

;  ce  que  la  science  atteint,  et  dans  les  régions  de  l'hypothèse, 

\  les  lignes  convergentes.  Cette  géométrie,  l'esprit  humain  peut 

{  Tcmbrasser  tout  entière,  retrouver  toute  la  filiation  de  ses  théo- 

;  rèmes  en  suivant,  il  est  vrai,  l'ordre  inverse  de  la  géométrie 

^  mathématique,  puisque  celle-ci  part  de  l'axiome  et  de  l'élément 

—  point,  ligne  et  surface  —  pour  descendre  aux  composés, 
:  et  que  les  sciences  du  réel  partent  du  complexe  et  du  particu- 

lier pour  remonter  vers  la  formule  initiale,  mais  en  poursui- 
vant toujours  la  logique  de  la  nature  par  la  logique  de  l'esprit, 
et  l'ordre  des  lois  par  l'ordre  des  propositions.  Avec  Taine  les 
méthodes  françaises  d'analyse  aboutissaient  à  une  idée  systé- 
matique d'ensemble  qu'il  opposait  à  celles  de  Kant  et  de  Mill, 
;  à  la  conception  allemande  tout   a  priori,   qui  n'attribue  de 

nécessité  qu'à  la  forme  de  notre  esprit,  à  la  conception  anglaise, 
'■  tout  expérimentale,  qui  réduisant  la  portée  de  notre  esprit  aux 

données  de  l'observation,  nie  la  certitude  du  nécessaire.  Contre 
Kant  et  contre  Mill,  il  concluait  à  «  des  connexions  invincibles 
et  intrinsèques  »  entre  les  choses,  et,  déplus,  à  la  possibilité 
d'en  dégager  toujours  la  raison  explicative,  d'atteindre  ainsi  à 
des  vérités  absolues,  et  de  les  énoncer  en  formules  ((  qui  ne 
souffrent  ni  limites,  ni  conditions,  ni  restrictions  ».- 

Ainsi  s'était  fortifiée  avec  la  vie,  ainsi  s'attestait  dans  ses 
dernières  paroles  d'enseignement,  cette  invincible  foi  au  déter- 
minisme universel  et  à  l'avenir  de  la  science  qu'il  avait,  à 
vingt  ans,  professée  avec  la  même  ferveur  visionnaire  que 
Renan,  en  des  lettres  et  des  notes  presque  contemporaines  des 
cahiers  que  ce  môme  Ilenan  de\ait  réunir  plus  tard  sous  ce 
titre  :  l'Avenir  de  la  Science.  Cette  foi,  d'abord  tout  a  priori 
et  spinoziste,  bientôt  nourrie  de  toutes  les  données  modernes 
sur  l'homme  et  sur  la  nature,  volontairement  soumise  aux 
disciplines  expérimentales  de  notre  temps,  s'était  à  plusieurs 
reprises  hautement  affirmée  au  cours  de  son  œuvre.  Les  con- 
clusions de  r/Ai/e/%c/îr^  qui  déclarent  possible  la  science  totale, 
y  compris   la   métaphysique,    il  les  avait  annoncées  dès   la 


TAINE  283 

préface  des  Philosophes  Classiques,  lorsque  prenant  position 
contre  les  positivistes  qui  déclarent  ne  rien  pouvoir  connaître 
des  causes  de  Tunivers  et  de  la  vie,  et  contre  les  spiritualistes 
qui  relèguent  ces  causes  hors  des  objets  et  de  la  nature,  il 
assimilait  Tordre  des  causes  à  l'ordre  des  faits,  la  dernière 
cause  étant  un  fait  de  même  espèce  que  les  autres,  compris 
dans  tous  les  autres,  d'où  Fesprit,  par  une  suite  de  décompo- 
sitions méthodiques,  peut  réussir  à  l'extraire. 

((  La  vérité  ne  me  fuit  pas,  j'en  tiens  le  principe  »,  avait-il 
écrit  en  i85i  à  Prévost-Paradôl,  avec  l'ivresse  du  jeune 
homme  qui  voit  le  monde  s'illuminer  devant  lui.  (C  Je  n'ai 
pas  l'explication  universelle,  mais  j'ai  le  principe  de  cette 
exphcation,  et,  sans  plus  douter  ni  flotter,  j'avance  tous  les 
jours  dans  la  connaissance  de  la  vérité.  Je  vois,  je  sais,  je 
crois.  ))  Et  quelques  mois  avant  sa  mort,  d'une  voix  qui 
n'avait  plus  d'élan,  mais  profonde,  lente,  presque  solennelle, 
plus  émouvante  que  tous  les  enthousiasmes  de  jeunesse, 
car  c'était  la  conviction  de  toute  sa  vie  qui  s'attestait,  et  toute 
sa  vie,  maintenant,  était  derrière  lui  :  «  Je  suis  le  contraire 
d'un  sceptique;  je  suis  un  dogmatique,  je  crois  que  tout  est 
explicable,  qu'il  n'y  a  point  de  mystère  définitif;  je  crois 
l'homme  capable  de  toute  la  science,  et  la  science  capable  de 
tout  pour  l'homme.  » 

A  cette  époque,  des  problèmes  qui  n'étaient  plus  seulement 
intellectuels  mais  vitaux  l'absorbaient.  Il  avait  vu  la  guerre, 
la  Commune  ;  depuis  longtemps  il  croyait  son  pays  profondé- 
ment malade,  et  il  tentait  de  diagnostiquer  son  mal.  Ces  paroles 
signifiaient  autre  chose  que  son  ancienne  croyance  au  progrès 
indéfini  d'un  stérile  savoir.  Par-dessus  le  pessimisme  foncier 
de  son  tempérament,  l'optimisme  réfléchi  de  sa  pensée  s'y  attes- 
tait. Elles  voulaient  dire  :  Toutes  les  causes  étant  à  sa  portée, 
un  jour  l'homme  saura  peser  sur  les  forces  qui  commandent 
sa  destinée  !  Plus  il  sera  maître  de  celles  qu'il  désigne  encore 
du  nom  de  hasard,  ((  plus  il  sera  fort  pour  améliorer  sa  con- 
dition et  sa  conduite  ».  Voilà  l'optimisme  de  Taine,  —  indé- 
pendant, parce  que  tout  intellectuel,  de  sa  douloureuse  réac- 
tion personnelle  à  la  vie.  La  question  ordinaire  :  Le  monde 
est-il  bon  ou  mauvais?  lui  paraissait  mal  posée,  la  réponse  à 
cette  alternative  ne  signifiant  rien  que  le  ton  des  sensibilités 


284  LA     REVUE     DE     PARIS 

individuelles.  Mais  celui  qui  avait  écrit  :  «  Je  vois  les  limites  de 
mon  esprit;  je  ne  vois  pas  celles  de  l'esprit  humain  »,  celui-là 
pouvait  dire  :  ((  Je  crois  sérieusement  que  le  monde  va  au 
mieux.  »  Il  est  remarquable  que  de  1872  à  1892,  de  tous  les 
projets  qu'il  a  dressés  pour  les  conclusions  de  ses  Origines,  il 
n'en  est  pas  un  seul  qui  ne  s'achève  sur  cette  idée  :  le  remède, 
c'est  la  science,  la  science  étendue  jusqu'aux  choses  humaines, 
la  graduelle  découverte  des  lois  qui  gouvernent  l'homme 
moral  et  social,  —  lois  souveraines  comme  les  autres,  et  que 
les  sociétés  pas  plus  que  l'individu  ne  méconnaissent  impu- 
nément. 


Toute  science  est  plus  que  du  savoir.  Taine  historien  pensait, 
et  qu'était-ce  ce  que  penser,  pour  l'auteur  de  Vlntelligence, 
sinon  abstraire  et  généraliser.^  On  en  concluait  que  son  esprit 
ne  contenait  que  formules  et  qu'abstractions,  et  que  c'était  là 
toute  la  matière  de  ses  systèmes.  Il  est  vrai  :  Taine  aimait  les 
idées,  mais  elles  ne  l'intéressaient  que  dans  la  mesure  où  elles 
correspondent  aux  caractères  généraux  des  faits.  Il  commen- 
çait donc  par  les  faits. 

((  Le  point  de  départ  de  mes  études,  écrivait-il  à  la  fin  de 
1891,  à  M.  Georges  Lyon,  n'est  pas  une  conception  a  priori, 
une  hypothèse  sur  la  nature  :  c'est  une  remarque  tout  expé- 
rimentale et  très  simple,  à  savoir  que  tout  abstrait  est  un  extrait 
retiré  et  arraché  d'un  concret,  cas  ou  individu,  dans  lequel  il 
réside  :  d'où  il  suit  que  pour  le  bien  voir,  il  faut  l'observer 
dans  ce  cas  ou  individu  qui  est  son  milieu  naturel  ;  ce  qui  con- 
duit à  pratiquer  les  monographies,  à  insister  sur  les  exemples 
circonstanciés,  à  étudier  chaque  généralité  dans  un  ou  plusieurs 
spécimens   bien  choisis  et  aussi  significatifs  que  possible.    )) 

Remarquons  ce  dernier  mot.  Dans  les  groupes  de  faits  la 
plupart  sont  quelconques,  adventices,  accidentels,  ou  bien  com- 
muns à  beaucoup  d'autres  groupes;  quelques-uns  seulement 
composent  le  caractère  propre  de  l'objet  considéré;  ils  en  mani- 
festent l'essence.  En  général  ceux-là  ne  se  présentent  pas  d'eux- 
mêmes;  il  faut  une  longue  enquête,  beaucoup  d'observations 
systématiques  pour  les  découvrir.  C'est  la  première  partie  de 


TAINE 


285 


la  science,  celle  dont  M.  Pierre,  dans  les  Philosophes  Clas- 
siques, dresse  le  programme  avant  que  M.  Paul  indique  le 
deuxième  stade  scientifique,  celui  des  généralisations  et  de  la 
synthèse.  Celte  enquête  expérimentale,  Taine  n*a  cessé  de  la 
poursuivre,  à  côté  de  son  travail  de  pensée,  —  avec  quelle 
suite,  quel  sens  et  quel  souci  du  détail  concret,  il  n'est  pas 
besoin  d'ouvrir  ses  petits  cahiers  inédits  ou  ses  liasses  de  docu- 
ments pour  s'en  rendre  compte  :  Graindorge  et  les  ^otes  sur 
V Angleterre  y  suffisent.  L'historien  qui  n'écrivait  sur  Platon 
qu'après  avoir  regardé  des  statues  grecques,  sur  Racine  qu'après 
avoir  étudié  des  estampes,  c'était  l'observateur  qui,  pour  con- 
naître les  différentes  formes  actuelles  de  vie  et  de  pensée, 
non  content  de  feuilleter  des  hommes  de  toutes  classes  et 
métiers,  officiers,  professeurs,  magistrats,  artistes,  ouvriers, 
avait  méthodiquement  suivi  des  procès  au  Palais,  des  sermons 
dans  les  églises,  et  à  Londres,  le  matin,  à  l'heure  où  les 
hommes  d'affaires  les  clerks  et  les  commis  venus  des  faubourgs 
et  de  la  banlieue  affluent  par  dizaines  de  mille  dans  les  gares 
de  la  Cily,  venait  les  regarder  passer  dans  les  guichets,  pour  se 
donner,  devant  ce  ruissellement  silencieux  et  continu  d'huma- 
nité anglaise  la  sensation  directe  et  physique  des  types.  Au  phi- 
losophe Sixte  du  roman  de  M.  Bourget  il  reprochait  surtout  de 
n'être  qu'un  méditatif  qui  s'est  systématiquement  interdit 
l'expérience  :  «  Il  n'a  vu  du  monde  réel  que  la  boutique  de 
son  père  et  les  badauds  du  Jardin  des  Plantes  ;  il  ne  lit  pas  les 
journaux;  il  n'a  pas  voyagé;  sur  le  monde  social,  politique, 
littéraii^,  commerçant,  industriel,  sur  les  types  humains  que 
ce  monde  comporte,  il  en  sait  moins  que  l'épicier  le  plus 
borné  et  le  plus  obtus.  Et  avec  cette  colossale  ignorance  il  se 
permet  de  conclure  sur  le  monde  social  et  le  moral  ! . . .  » 

Tous  ceux  qui  l'ont  approché  se  rappellent  ses  question- 
naires. Des  étudiants  s'étonnaient  qu'il  parût  leur  demander 
quelque  enseignement.  Mais  sa  candeur  —  c'est  le  mot  qu'il 
faut  répéter  quand  on  parle  de  lui  —  était  si  évidente,  que 
devant  lui  le  plus  timide  était  vite  à  son  aise.  Sa  courtoisie 
faisait  oublier  son  savoir.  Un  Je  croyais  que,.,  lui  suffisait  à 
présenter  son  doute  ou  son  objection  si  l'on  contredisait 
quelque  fait  de  son  expérience,  quelque  idée  de  sa  méditation. 
Après  un  interrogatoire  de  ce  genre,  s'il  réfléchissait,  un  jeune 


286  LA     REVUE     DE     PARIS 

homme  demeurait  modeste.  Il  comprenait  que  le  maître  Tavait 
examiné  à  titre  de  spécimen,  pour  se  renseigner  sur  l'éducation 
française,  sur  les  influences  de  tel  milieu,  de  telle  école  spé- 
ciale, plus  généralement  pour  apprendre  quelque  chose  des 
tendances  de  la  génération  nouvelle,  de  son  altitude  devant  la 
vie,  de  ses  idées  dominantes,  de  son  rêve  d'art,  de  science  ou  de 
bonheur.  ((  Tout  homme  est  intéressant,  nous  disait-il  un  jour; 
tout  homme  a  une  expérience  personnelle  des  choses.  11  s'agit 
de  la  dégager.  Il  ne  faut  pas  être  indiscret:  il  faut  se  laisser 
interroger  et,  en  retoui;,  demander  la  permission  d'interroger. 
Mais  j'ai  découvert,  ajoutait-il  sans  la  moindre  ironie,  avec  son 
admirable  naïveté  de  philosophe,  que  les  gens  sont  contents  de 
parler  d'eux-mêmes,  et  demandent  rarement  l'échange.  L'une 
des  conversations  les  plus  instructives  que  j'aie  eues,  c'est  avec 
un  facteur  des  postes  sur  une  impériale  de  diligence.  »  A  Stras- 
bourg il  a  noté  ce  qu'il  avait  appris  d'une  enfant  de  treize  ans  : 
certaines  nuances  spéciales  de  l'éducation  féminine  au  couvent, 
intimité,  tendresse,  confiance,  mais  aussi  la  faiblesse  de 
l'enseignement.  Surtout  il  avait  regardé  en  elle  la  fleur 
humaine  naissante,  la  femme  enfant,  à  demi  insexuée  encore, 
avec  l'étrange  charme  de  la  virginité,  son  âme  qui  n'ose  pas 
encore  s'ouvrir,  et  qui  sent  l'infini  de  la  vie  devant  elle. 
Devant  ses  gestes  d'oiseau,  ses  élans  de  bavardage  ou  bien  ses 
silences  et  ses  yeux  baissés,  il  avait  «  pris  sur  le  fait  la  nais- 
sance de  l'illusion  ». 

La  seule  histoire,  selon  ïaine,  était  celle  des  idées  et  des 
sentiments,  les  sociétés  s'expliquant,  comme  tous  les  groupes, 
par  leurs  éléments  qui  sont  des  âmes  humaines.  Pour  lui,  plus 
complètement  et  systématiquement  que  pour  son  maître 
Stendhal,  il  s'agissait  de  se  représenter  par  des  spécimens,  d'où 
l'on  voit  peu  à  peu  se  dégager  les  dominantes,  a  le  Français 
ou  l'Anglais  du  xvii"  siècle  ou  du  moyen  âge,  l'ancien 
Romain,  et  même  l'Indou  bouddhique,  de  nous  figurer  sa  vie 
privée,  publique,  industrielle,  agricole,  politique,  religieuse, 
philosophique,  littéraire,  bref  de  voir  son  état  mental  et  moral, 
le  détail  circonstancié  de  son  milieu  physique,  pour  graduelle- 
ment démêler  les  aptitudes  et  tendances  qui  se  retrouvent 
efficaces  et  prépondérantes  dans  toutes  les  démarches  de  son 
esprit  et  de  son  cœur,...  et  distinguer  ainsi  les  forces  primor- 


y 


TAINE  287 

diales  qui,  présentes  et  agissantes  à  chaque  moment  de  la  vie  de 
chaque  individu,  impriment  au  groupe  total  les  grands  carac- 
tères que  l'observation  lui  a  reconnus  \  A  cette  fin  il  indi- 
quait à  ses  élèves  un  plan  général  d'enquête.  A  propos  d'une 
société  d'autrefois,  comme  d'un  peuple  moderne  que  l'on  va 
étudier  sur  place,  les  grandes  questions  à  se  poser  étaient  les 
suivantes  :  Comment  la  moyenne  de  ses  individus,  dans  chaque 
classe,  conçoit-elle  le  bonheur,  le  devoir,  la  religion?  Quelle 
est  son  idée  générale  de  l'amour,  du  mariage,  de  la  famille? 
Comment  travaille-t-il  et  s'amuse-t-il? 

On  trouve  les  réponses  «n  comparant  le  plus  grand  nombre 
possible  de  cas  complets,  en  considérant  leurs  milieux,  leurs 
origines,  leurs  alentours,  leurs  suites,  toutes  les  particu- 
larités vivantes  de  l'individu.  «  Quel  talent  vous  avez  pour  le 
cross  examiningl  »  lui  disait  un  Anglais  dont  il  était  l'hôte,  et 
à  qui  il  avait  demandé  la  permission  de  l'interroger.  Je  me 
rappelle  à  mon  retour  d'un  voyage  dans  l'Inde  la  saisissante 
minutie  de  ses  questions  dont  chacune,  posée  d'un  mot,  ae 
demandait  qu'une  réponse  d'un  mot  :  il  ne  s'agissait  pas 
«  d'impressions  littéraires  ».  Quelle  était  la  largeur  du  Gange 
à  Bénarès,  la  force  du  courant,  la  nuance  précise  de  l'eau,  le 
degré  de  chaleur  à  sept  heures  du  matin  sur  la  rive?  11  vou- 
lait voir  exaclemenl  le  grand  fleuve  sacré  qui  charrie  des 
cendres  humaines  et  que  des  multitudes  nues  adorent,  son 
onde  chargée  de  limon,  véhémente  et  couleur  de  chocolat,  les 
laisses  pâles  de  graviers  peuplées  de  vautours.  En  lui  répon- 
dant, je  songeais  à  une  scène  d'Hamlet  qu'il  m'avait  signalée 
comme  l'une  des  plus  profondes,  —  celle  où  le  prince  qui 
veut  savoir,  à  qui  non  des  phrases,  mais  certaines  particularités 
de  fait,  importent  plus  que  tout,  oblige  Horalio  et  Marcellus 
à  lui  décrire  avec  une  brève  précision  du  procès-verbal  tout 
l'aspect  du  fantôme  :  l'armure,  la  visière  baissée,  l'expression 
de  tristesse,  la  couleur  du  teint,  celle  de  la  barbe,  le  regard, 
l'attitude  en  même  temps  que  la  durée  de  l'apparition,  —  et 
les  arrête,  les  confronte  s'ils  paraissent  se  contredire.  C'est 
cette  vision  du  complet  détail,  mais  spontanée,  immédiate, 
intuitive,  qu'il  admirait  plus  que  tout  chez  les  grands  artistes 

i.  Préface  des  Essais  de  Critique  et  d^ Histoire. 


288 


LA.     REYUÇ     DE     PARIS 


créateurs.  Par  un  mot  comme  celui  de  la  Reine  dans  la  même 
tragédie  d'Hamlet  :  Ao/re  fils  est  gras  et  court  de  souffle, 
toute  la   qualité  d'imagination   de  Shakespeare,   disait-il,  se 
révélait,  ^on  seulement  le  poète  avait  conçu  une  âme  d'un 
certain  type,  malade  d'une  certaine  façon,  mais  il  avait  vu  le 
corps  qu'elle  s'est  fait  et  qui  l'a  faite,  l'apparence  en  même 
temps  que  le  dedans  psychologique  d'un  certain  tempérament, 
l'action  de  la  maladie  sur  cet  esprit  et  cette  chair.  Dans  Napo- 
léon Bonaparte  il  admirait   un  pouvoir  de   même   ordre,  la 
faculté  de  penser,  non  par  mots,  non  par  signes  et  schémas 
plus  ou  moins  abrégés,   mais  par  images  pleines  et  directes 
du  réel.  «  Les  généralités  littéraires  et  les  abstractions  philo- 
sophiques dont  ses  contemporains  sont  imbus  ont  glissé  sur 
lui.  C'est  par  le  contact  immédiat  et  personnel  des  hommes 
et  des  choses,  c'est  par  la  pratique,  non  par  la  spéculation,  qu'il 
s'est  instruit.  De  là  son  goût  pour  les  détails  qui  font  le  corps 
et  la  substance  de  l'objet  »,  si  bien  que  ((  la  main  qui  ne  les  a 
pas    saisis  ne  tient   qu'une    écorce,   une   enveloppe.   A  leur 
endroit,  sa  curiosité,  son  avidité  étaient  insatiables  ».  Dernier 
trait,  qui  pour  Taine  fait  la  supériorité  de  Bonaparte  sur  tous 
les  hommes  de  son  époque  :  «  Non  seulement  dans  chacune 
des  vastes    machines  humaines  qu'il  construit  et  manie,   il 
aperçoit  d'un  seul  coup  toutes  les  pièces,  chacune  à  sa  place 
et  dans  son  office,  non  seulement  il  sait  les  chiffres,  compo- 
sitions,   situations   de   ses    personnels,    armées,    armements, 
bateaux,  finances,  non  seulement  son  coup  d'œil  topographique 
est  incomparable,  mais  il  voit  des  dedans  d'ame.  Il  les  voit  par 
le  dehors,  ((  par  tel  mot,  tel  accent  qu'il  recueille,  telle  atti- 
tude parlante,  telle  petite  scène  abréviative  et  topique,  par  des 
spécimens  et  raccourcis  si  bien  choisis  et  tellement  circonstanciés 
qu'ils  résument  toute  la  file  indéfinie  des  cas  analogues  ».  Par 
ces  notations  brèves,  précises,  incessamment  répétées,  d'avance 
il  pratique  le  procédé  favori  de  Stendhal,  celui  que  Taine  ne 
se    lassait  pas  d'enseigner,  le   seul,  disail^il,  pour  atteindre, 
représenter  et  calculer  ces  forces  spirituelles  qui  échappent  à 
toute  mesure  et  notation  directe,  les  dispositions  mentales  et 
morales,  les  caractères  et  tendances  de  ces  innombrables  créa- 
tures humaines  que  Napoléon  observait  pour  les  utiliser  et  que 
nos  sciences  historiques  et  sociales  commencent  à  servir. 


TAINE  289 

A  ce  procédé  ces  sciences  doivent  leur  immense  progrès  au 
XIX®  siècle,  et  c'est  lui  qui  nous  permet  de  tant  espérer  d'elles. 
11  y  a  cent  ans,  «  avec  l'idée  simple  de  l'homme  en  général, 
avec  la  notion  la  plus  écourtée,  la  plus  mutilée,  c'ést-à-dire  la 
plus  inexacte  »,  nos  pères  construisaient  la  société  en  général, 
un  édifice  imaginaire  : 

Nous  comprenons  aujourd'hui  que  de  tous  les  objets  de  science,  la 
société  humaine  est  probablement  le  plus  complexe;  famille,  com- 
mune, province,  état,  église,  hôpital,  entreprise  agricole,  commerciale, 
industrielle,  chacun  de  ces  groupements  d'hommes,  à  chaque  époque 
et  dans  chaque  pays,  est  une  sorte  d'individu  distinct,  un  corps  vivant 
formé  de  divers  organes  qui  dépendent  les  uns  des  autres,  dont  on  ne 
peut  avoir  l'idée  sans  unq  étude  spéciale  et  prolongée,  sans  dissection 
méthodique,  sans  la  vue  physique  des  gens  et  des  choses,  sans  l'habi- 
tude et  la  faculté  de  se  représenter  mentalement  les  pensées  quoti- 
diennes et  les  impulsions  prépondérantes  qui  gouvernent  la  conduite, 
non  pas  des  hommes  en  général,  mais  de  tel  homme,  pris  dans  tel 
milieu,  à  tel  moment.  Voilà  l'utilité  des  monographies  précises  et 
circonstanciées*. 

C'est  une  monographie  de  ce  genre  que  le  maître  nous  pro- 
posait quand  il  nous  détournait  du  visionnaire  et  aérien  Shelley 
qu'aimait  notre  jeunesse,  pour  nous  conseiller  une  étude  sur 
le  bourgeois  anglais  et  anglican  que  fut  Sydney  Smith.  Rien 
n'était  exceptionnel  en  ce  Sydney  Smith,  que  la  santé,  la 
vigueur,  la  belle  harmonie  organique  d'un  type  qui  fut  très 
abondant.  C'était  un  magnifique  échantillon.  Il  s'agissait  de  le 
regarder  vivre  et  puis  de  le  préparer,  de  le  décrire  à  peu  près 
comme  Huxley  a  décrit  l'écrevisse,  d'en  extraire  tout  ce  qu'il 
contenait  de  représentatif  et  de  général,  de  montrer,  non  dans 
l'abstrait,  mais  incarné  dans  un  certain  individu  vivant,  agis- 
sant en  lui,  le  dirigeant  et  le  développant,  déterminant  la 
substance  et  la  forme  de  son  esprit,  un  système  cohérent  de 
sentiments  et  d'idées,  qui,  plus  ou  moins  évidemment,  par  les 
traditions,  préjugés  et  doctrines  où  il  s'enferme,  par  les  insti- 
tutions qu'il  a  créées  et  qu'il  anime,  a  gouverné,  et  en  partie 
gouverne  encore  des  millions  de  cœurs  et  de  cerveaux  anglais. 

Telle  est  la  généralité  que  Taine  avait  en  vue  quand  il  regar- 
dait les  hommes,  ceux  d'aujourd'hui  comme  ceux  d'autrefois. 

I.  Lettre  à  M.  Â.-Delair,  19  avril  1890. 

x5  Mai  1908.  5 


290  LA     REVUE     DE     PARIS 

En  voyage  comme  à  son  bureau  de  travail,  il  ne  cherchait  pas 
autre  chose.  Le  soir,  à  Thôtel,  il  notait  ce  qu'il  avait  vu  dans 
la  journée  :  le  triage  des  détails  vraiment  caractéristiques, 
anecdotes,  gestes,  physionomies,  s'opérait  tout  seul,  et  la  brève 
formule  générale  naissait  d'elle-même.  A  côté  d'elle,  il  gardait 
quelque  fait  plus  singulièrement  représentatif  que  tout  autre 
et  qu'il  n'oubliait  jamais.  Il  avait  ainsi  composé  des  collec- 
tions de  souvenirs  personnels,  de  documents  concrets  et 
colorés  dont  chacun  correspondait  à  une  définition,  et  qpiand 
il  raisonnait  tout  haut,  il  se  servait  tantôt  de  ses  notations 
abstraites,  tantôt  de  ses  observations  et  anecdotes.  Les  deux 
séries,  équivalentes,  se  remplaçaient  exactement.  Et  leurs 
termes  étaient  à  peu  près  définitifs.  Une  fois  jugé  caractéris- 
tique, et  contrôlé,  le  fait  sensible  avait  été  classé  à  demeure. 
Quand  revenait  l'idée  qui  lui  correspondait,  il  revenait.  Et  de 
même  pour  les  propositions.  Une  fois  trouvée,  chacune  était 
acquise.  Il  ne  cherchait  pas  à  la  varier.  Il  y  avait  une  petite 
phrase,  toujours  à  peu  près  la  même,  formulante  et  résu- 
mante, sur  l'Angleterre  whig  au  xix*  siècle,  sur  les  institu- 
tions de  l'Empire,  sur  Macaulay,  sur  Stendhal,  sur  Sainte- 
Beuve,  sur  Maupassant,  sur  M.  de  Vogué.  C'est  que  pour  lui 
les  faits  et  ensembles  de  faits  sociaux,  moraux  et  même 
littéraires  n'étaient  point  motifs  à  improvisation  ou  fantaisie. 
Il  les  jugeait  rigoureusement  définissables,  comme  les  objets 
de  l'histoire  naturelle,  après  les  observations  et  comparaisons 
qui  seules  permettent  de  dégager  les  caractères  principaux  et 
de  généraliser  avec  une  précision  suffisante. 

De  telles  méthodes  de  pensée  commandaient  une  méthode 
de  composition.  Puisque  (c'est  une  des  principales  thèses  de 
V Intelligence)  toutes  les  idées  générales  sont  des  extraits  de  sen- 
sations et  d'images,  présentez-les,  disait-il,  suivant  leur  genèse 
naturelle.  Au  commencement,  les  dehors  visibles  des  choses, 
les  vivantes  apparences,  l'art  évocateur,  à  la  fin  les  définitions 
de  l'essence  et  des  lois.  Ainsi  lui-même,  après  avoir  une  pre- 
mière fois  écrit  son  La  Fontaine  suivant  le  procédé  philosophique 
ordinaire,  le  dcductif,  en  posant  d'abord  des  propositions, 
une  thèse,  l'avait  récrit  dans  l'ordre  inverse,  partant  d'une 
description  de  la  sobre  et  grise  Champagne,  en  général  du 


TAINE  agi 

paysage  français  moyen,  pour  aboutir  à  une  théorie  de  l'esprit 
français,  —  d'un  commentaire  animé  des  fables  de  La  Fontaine 
pour  conclure  à  une  théorie  de  la  Fable  poétique.  Considérez 
ces  théories  elles-mêmes  :  rien  de  plus  simple  dans  l'expression, 
de  plus  facile  à  suivre,  de  plus  illustré  d'images  et  de  cita- 
tions ;  nulle  philosophie  plus  attentive  à  se  dépouiller  des 
formes  techniques,  à  se  traduire  en  termes  de  réalité  sensible. 
Ce  fut  là  le  constant  souci  de  méthode  et  d'art  de  cet  écrivain 
philosophe.  Il  voyait  dans  l'abstraction  le  mode  supérieur  et  le 
plus  efficace  de  la  pensée,  mais  lorsqu'il  s'accordait  enfin  la 
joie  d'abstraire  et  de  généraliser,  le  plus  possible  il  s'interdi- 
sait l'usage  des  termes  abstraits  et  généraux,  —  à  ce  point  qu'à 
beaucoup  de  lecteurs  qui  ne  reconnaissent  un  philosophe  que 
s'il  parle  le  langage  de  l'école,  la  portée  véritable  de  ses  entre- 
prises spéculatives  échappait.  «  Toi  seul,  disait-il  à  de  Suckau, 
as  vu  qu'une  théorie  du  Beau  se  cachait  dans  mon  La  Fon- 
taine \  ))  Il  jugeait  cette  langue  trop  facile,  vague,  son  vocabu- 
laire indéterminé  et  propice  aux  illusions  verbales. 

A  mon  avis,  écrivait-il  à  Fauteur  d'un  essai  sur  le  libre  acbitre, 
en  toute  recherche,  et  notamment  en  psychologie,  le  premier  pas 
consiste  à  préciser  le  sens  exact  des  mots  usuels  et  plus  ou  moins 
littéraires  que  Ton  emploie;  par  exemple...  des  mots  pouç^oir^  possi- 
bilité, déterminé^  nécessité,  f  homme  ou  le  moi,  etc.  Cette  opération 
très  délicate  s'exécute  ptr  deux  voies  :  i°  par  Texamen  de  cas  très 
circonstanciés,  de  petits  faits  ^ciniens  bien  palpables  et  bien  tran- 
chés dans  lesquels  le  caractère  noté.par  le  mot  est  inclus;  on  assiste 
alors  à  la  genèse  actuelle  de  l'idée  en  question;  2°  par  l'étymologie 
en  français  et  dans  les  autres  langues,  en  remontant  aussi  haut  que 
possible  dans  les  langues  mères.  On  assiste  ainsi  à  la  genèse  historique 

I.  Il  est  remarquable  que  l'on  ait  pu  voir  dans  celle  phrase  un  exemple  de 
«  l'orgueil  »  de  Taine.  Singulier  orgueil  d'un  jeune  homme  de  vingt-cinq  ans 
qui  croyant  s'être  inventé  une  théorie  du  Beau  (c'était  bien  la  sienne;  il  l'étu- 
dié et  la  formule  pour  lui-même  dans  ses  cahiers  de  Nevers  et  elle  reparaîtra 
dans  la  Philosophie  de  l'Art)  au  lieu  de  l'annoncer  et  de  l'énoncer  formel- 
lement, la  dissimule  sous  un  titre  d'étude  littéraire  et  laisse  au  lecteur  le  soin 
de  découvrir  l'importance  de  ses  conclusions.  Là,  déjà,  Taine  au  lieu  de  phi- 
losopher dans  l'abstrait,  suit  et  présente  son  idée  dans  un  cas  particulier, 
concret  et  vivant.  C'est  une  thèse  du  même  ordre  qu'illustre  V Histoire  de  la 
Littérature  Anglaise,  et  que  peu  de  lecteurs  eussent  aperçue  s'il  ne  l'avait 
indiquée  en  quelques  lignes,  dans  une  préface  où  se  concentrent  dix  ans  de 
réflexions  et  la  substance  de  ces  Lois  en  Histoire,  ébauchées  dès  Nevers, 
et  dont  il  a  laissé  les  plans  et  les  esquisses.  Sans  doute  il  y  avait  renoncé, 
par  parti  pris  contre  l'expression  directe  des  généralités  pures. 


aga  la   reyub   de   paris 

de  ridée  en  question.  Cela  fait,  presque  toutes  les  difficultés  sont 
levées,  et  on  s'aperçoit  souvent  que  le  problème  réputé  insoluble  n'était 
qu'une  question  de  mots. . .  Selon  moi  rien  n'est  plus  fécond  en  illusion 
que  ceux  de  substance^  âme,  moi,  force,  cause,  pouifoir,  nécessité, 
liberté',  ce  sont  des  idola  specus  que  fait  évaporer  l'idéologie*. 

Une  idéologie  :  c'est  le  nom  qu'il  aimait  à  donner  à  son 
analyse  des  idées  par  Tanalyse  des  mots.  Il  ne  faisait  qu'appli- 
quer là  Tline  des  idées  maîtresses  de  V Intelligence  :  celle  qui 
pose  ridentité  profonde  du  signe  et  de  Tidée.  Dans  les  études 
préparatoires  des  divers  livres  des  Origines,  de  tels  essais  du 
titre  et  de  la  valeur  des  termes  les  plus  usuels  en  politique,  en 
économie  politique  et  sociale  —  état,  société,  gouvernement, 
contrat,  institution  —  reviennent  constamment.  Pour  chaque 
ordre  de  faits,  telle  était  toujours  sa  première  approche.  Par 
cette  recherche  il  remontait  non  seulement  au  sens  fonda- 
mental et  primitif  du  mot,  mais  à  l'élément  initial  de  l'idée. 
Fidèle  à  la  méthode  exposée  par  M.  Pierre  dans  les  Philoso- 
phes Classiques,  il  faisait  naître  à  la  fois  le  mot  et  l'idée  en  obser- 
vant les  cas  particuliers  où  ils  se  produisent  *.  Par  là  même  il 
apercevait  la  nature,  les  espèces,  les  divers  modes,  aspects, 
affinités  de  l'objet  qu'ils  représentent.  Car  l'analyse  du  vocabu- 
laire conduit  à  l'analyse  des  choses  et  la  traduction  exacte  à  la 
traduction  complète.  Etudiant  par  exemple  la  notion  de  société, 
il  j)renait  plusieurs  cas  de  société  :  l'État,  le  département, 
l'Eghse,  la  famille,  la  société  de  charité.  Il  notait  le  caractère 
commun  à  ces  différents  types  qui  est  d'être  une  compagnie, 
puis  les  caractères  distinctifs  dont  le  principal  est  d'être  tantôt 
une  société  volontaire,  tantôt  une  société  involontaire,  l'idéal 
étant  que  les  involontaires  deviennent  volontaires. 

Dans  cet  incessant  rapport  des  signes  aux  choses  signifiées, 
Taine  voyait  le  moyen  d'éviter  cette  erreur  de  l'esprit  trop 
civilisé,  qui,  peuplé  de  symboles,  combine  en  des  équations 
logiques  des  suites  de  signes  de  valeur  non  définie  pour  aboutir 
à  des  équations  imaginaires  ou  fausses,  —  inoffensives  quand 
elles  sont  de  l'ordre  métaphysique  comme  celles  de  M.  Cousin', 

I.  A  M.  Georges  Fonsegrive,  i8  juin  1887. 
•A,  Philosophes  Classiques,  De  la  Méthode,  I. 

3.  Voir,  dans  les  Philosophes  Classiques,  la  réfutation  par  Tanalysedu  voca- 
bulaire des  principales  propositions  de  M.  Cousin  sur  la  Raison. 


TAINE 


393 


dangereuses  quand  elles  prétendent  poser  les  vérités  vitales  de 
Thomme  et  de  la  société,  car  alors  la  formule  étant  inexacte  ou 
incomplète,  impossible  de  l'appliquer  sans  contraindre  et  blesser 
la  vie,  comme  firent  les  Jacobins  de  1793,  pour  l'adapter  de 
force  à  la  formule.  A  cette  traduction  des  idées  et  des  mots 
abstrait,  qui  conjure  les  mirages  de  ((  la  blagologie  philoso- 
phique »,  et  présente  au  lecteur  une  pensée  tout  à  fait  lucide, 
il  s'était  toujours  efforcé;  mais  deux  fois  seulement,  dans 
Y  Idéal  dans  l'Art,  et  surtout  dans  la  Philosophie  de  VAri,  il 
croyait  y  avoir  réussi.  Sans  doute  avant  de  rédiger  il  était 
arrivé,  après  études  et  comparaisons  de  beaucoup  d'oeuvres 
d'art,  à  quelque  formule  générale  comme  celles  qui  abondent 
dans  ses  notes  écrites  sans  ratures,  d'une  plume  fine  et  précise 
sur  de  petits  carrés  de  papier.  Par  exemple  :  «  L'idéal  (en  esthé- 
tique comme  en  morale)  est  une  fonction.  C'est  une  puissance 
du  réel  existant  et  ambiant,  une  puissance  en  général.  Ajoutez-y 
l'exposant  spécial,  tel  degré  d'idéalisation,  et  vous  avez  le 
degré  de  transformation  que  ce  réel  ambiant  subit,  très  diffé- 
rent dans  Téniers  et  dans  Rubens.  y>  Après  cette  note  toute 
personnelle,  saisissant  raccourci  de  pensée,  relisez  ces  deux 
petits  volumes  d'esthétique  où  je  ne  crois  pas  que  le  mot  esthé- 
tique lui-même  apparaisse  une  seule  fois,  —  les  plus  simples,  les 
plus  unis  de  son  œuvre,  si  transparents  que  l'on  en  peut  mécon- 
naître la  profondeur,  et  dont  il  disait  :  «  Je  crois  que  cela 
pourrait  se  traduire  en  grec  ancien  »,  —  et  vous  saurez  ce  que 
Taine  entendait  par  écrire. 

A  ces  réussites  d'art  il  atteignait  par  la  même  grâce  que  les 
anciens  maîtres  religieux,  parce  que  l'art  n'était  pas  sa  fin 
suprême.  Ils  peignaient  pour  louer  Dieu.  Il  n'écrivait  que 
pour  la  vérité.  Une  seule  chose  lui  importait  :  l'objet,  l'expli- 
quer dans  sa  structure  et  ses  origines,  le  faire  passer  de  la 
catégorie  de  l'inconnu  dans  celle  du  connu,  ne  pas  se 
tromper,  ne  pas  tromper.  Besoin  bien  ancien  et  bien  fort, 
changé  en  passion  avec  la  vie,  en  sorte  que  l'idée  scientifique, 
si  sèche,  inerte  chez  la  plupart  des  hommes,  retentissait  en 
émotion  dans  le  fond  organique  de  son  être.  11  nous  en  fit  un 
jour  la  confidence  par  un  de  ces  mots  essentiels,  prononcés 
à  voix  basse,  où  se  révèle  la  domination  d'une  passion 
maltresse  :   «  Quand  je  vois  un  fait,  une  chose  vivante  qui 


394  LA     REVUE     DE     PARIS 

prouvent  une  idée  abstraite,  cela  me  donne  un  coup  dans  la 
poitrine.  y> 

Ces  faits,  ces  choses  vivantes  comme  il  y  tenait!  comme  il 
s'efforçait  de  les  présenter  au  lecteur,  en  s'effaçant,  en  adap- 
tant son  style  à  celui  de  ses  citations,  abondantes  au  point  que 
des  adversaires  Tont  traité  de  compilateur.  Ses  amis  regret- 
taient parfois  qu'il  y  sacrifiât  le  plus  personnel  de  son  talent. 
«  Ce  que  je  critiquerais,  lui  écrivait  Gaston  Paris  du  premier 
volume  de  la  Conquête  Jacobine,  c'est  la  surabondance  des 
faits.  Ils  sont  nombreux,  précis,  importants  :  y  a-t-il  besoin 
d'être  Taine  pour  les  réunir?  »  Selon  Taine,  qui  ne  se  préoccu- 
pait pas  d'être  Taine,  mais  de  prouver  une  idée  générale,  dans 
ces  faits  se  concentrait  la  substance  de  son  œuvre,  et  ce  qu'il 
pouvait  penser  d*une  telle  objection,  on  peut  en  prendre  idée 
par  un  mot  comme  celui-ci  :  «  M.  Georges  Perrot,  nous  dit-il  un 
jour,  m'a  fait  le  plus  grand  compliment  que  j'aie  reçu  à  propos 
de  ma  Littérature  Anglaise.  Il  m'a  dit  :  c'est  une  anthologie. 
Oui,  mon  texte,  mes  commentaires  peuvent  disparaître  :  mes 
citations  demeurent;  leur  valeur  probante  est  certaine.  ))  Ainsi 
dans  sa  Littérature  Anglaise  il  voyait  surtout  un  herbier  bien 
fait,  représentatif  d'une  certaine  flore  humaine.  En  critique, 
en  histoire,  le  document  complet  et  concret  lui  paraissait  plus 
nécessaire  qu'ailleurs,  justement  parce  que  les  procédés  de  nota- 
tion scientifique  ne  sont  pas  là  possibles.  «  En  effet,  nous  disait- 
il,  j'ai  eu  cette  idée,  que  l'histoire  peut  atteindre  des  lois,  poser 
les  conditions  des  grandes  formes  de  l'action,  de  la  pensée  et 
de  l'association  humaine,  qu'elle  est  une  branche  de  l'histoire 
naturelle  :  je  n'ai  pas  prétendu  en  faire  une  science  exacte. 
Evidemment  les  faits  du  monde  moral,  idées,  sentiments,  incli- 
nations, ne  sont  pas  susceptibles  d'être  mesurés  et  définis  avec 
précision.  A  défaut  de  chiffres,  nous  donnons  des  textes.  Par^ 
exemple  en  critique,  où  il  s'agit  de  décrire  et  d'évaluer  des 
talents,  le  principe  est  de  ne  jamais  écrire  de  soi-même  une 
phrase  sans  un  ou  plusieurs  textes  en  vue.  Toutes  nos  phrases 
ont  un  seul  objet  :  préparer  le  lecteur  à  comprendre  et  à  sentir 
le  texte.  De  même  un  cadre  pour  un  tableau.  Le  texte  est  la 
preuve,  bien  mieux  l'illustration,  le  spécimen  sensible,  la 
manifestation  vivante  dont  nous  ne  faisons  que  le  commen- 
taire ;  seul  il  contient  et  dénote  la  qualité  et  la  quantité  du 


TAINE  295 

sentiment  et  du  talent  que  nous  voulons  faire  connaître;  il  est 
le  cri  articulé,  la  vibration  propre  et  unique  de  l'esprit  et  de 
Tâme  que  nous  expliquons.  »  C'est  pourquoi,  «  lorsque  j'écris, 
j'ai  mes  textes  classés  à  l'avance  :  ce  sont  mes  pierres  sur  les- 
quelles je  bâtis;  ma  rédaction  n'est  qu'un  ciment  <Jui  les 
assemble;  je  vais  de  l^une  à  l'autre,  et  je  termine  sur  un 
exemple  particulièrement  significatif  et  saillant  qui  ramasse, 
précise,  conclut,  en  produisant'  un  effet  maximum,  sorte  de 
sommet  vers  lequel  tout  a  convergé  ». 

11  revenait  toujours  à  ses  faits  :  qu'on  les  discute,  il  est 
indiscutable  qu'il  y  croyait,  et  il  avait  trop  besoin  de  certitude 
pour  donner  sa  croyance  à  ce  qu'il  n'avait  pas  minutieusement 
examiné.  «  La  chose  importante  dans  mon  chapitre  *  sur  les  effets 
du  gouvernement  révolutionnaire,  nous  disait-il,  par  exemple, 
c'est  cette  phrase  qui  note  un  fait  :  plus  dun  million  d*hommes 
sont  morts  de  faim.  A  mon  sens  un  tel  fait  est  de  premier  ordre. 
Il  répond  à  la  question  fondamentale  que  l'on  doit  se  poser  à 
propos  d'un  gouvernement  :  ilmesure  une  certaine  somme  de 
souffrance  humaine,  effet  terminal  sur  la  matière  humaine  du 
gouvernement  révolutionnaire.  Ce  sont  des  faits  comme  ceux- 
là  qui  donnent  une  valeur  à  ce  que  j'écris.  Non  seulement  ils 
prouvent,  mais  encore  ils  éclairent.  Ce  sont  des  illustrations. 
Us  font  appel  à  l'imagination,  la  sensibilité  et  l'expérience  du 
lecteur;  ils  attirent  et  retiennent  son  attention.  C'est  en  cela 
que  Macaulay  est  tellement  supérieur!  Sa  force  vient  de  la 
quantité  d'exemples  par  lesquels  il  démontre  et  rend  sensible 
une  idée,  la  mettant  à  la  portée  de  tout  le  monde.  Il  voit  les 
choses  physiques,  les  dehors,  les  couleurs,  lès  qualités  des 
individus.  Les  portraits,  anecdotes,  descriptions  se  mêlent  à 
ses  raisonnements  et  les  achèvent.. .  Tiens,  regarde  cette  phrase 
de  mon  chapitre  :  «  Pendant  quatorze  mois  le  gouvernement 
révolutionnaire  travaille  des  deux  mains  :  de  tune  il  achève  la 
confiscation  de  la  propriété,  grande  ou  moyenne;  de  Vautre  il 
procède  à  rabolition  de  la  petite.  Regarde  la  suite  :  tu  verras 
que  je  l'illustre  par  des  faits  qui  restent  généraux.  Je  n'ai  pas 
pu,  comme  Macaulay,  faire  un  récit,  donner  le  détail  émou- 


I.  Il   s\igit  du    chapitre   intitulé  Les   Gouvernés,  dans  le  Gouvernement 
Révolutionnaire. 


2q6  la   revue   de   paris 

vant  et  vivant,  faire  voir.  Je  n'ai  pas  son  talent;  je  nai  pas 
pu.  C'est  pourquoi,  sur  cent  lecteurs  de  Macaulay,  mes  Ori- 
gines ne  peuvent  en  intéresser  qu'une  dizaine.  Prouver,  en 
demandant  au  lecteur  le  minimum  d'efiFort  et  d'attention,  voilà 
le  grand  principe.  Tocqueville,  si  savant  et  profond  (j 'ai  retrouvé 
tout  son  échafaudage  de  documents  qu'il  a  jeté  par  terre  après 
avoir  bâti,  au  lieu  de  le  garder  comme  nous  sommes  obligés  de 
faire  aujourd'hui),  Tocqueville  n'a  pas  eu  d'influence.  Nous  lui 
sommes,  M.  Bryce^  et  moi,  supérieurs  d'un  degré,  à  cause  de 
nos  faits.  Macaulay  nous  bat  tous  les  deux  )). 

Nous  demeurions  réfractaires  à  ce  culte  de  Macaulay.  Les 
moyens  del'orateur  anglais,  souvent  un  peu  gros,  mieux  adaptés 
à  son  public,  pouvaient  être  plus  convaincants  :  ils  nous  sem- 
blaient moins  probants.  Surtout  la  qualité  de  la  pensée  nous 
paraissait  l'essentiel,  et  celle  de  Taine  d'un  tout  autre  ordre 
que  celle  de  Macaulay.  Nous  allions  plus  loin.  Aux  démons- 
trations élaborées  de  notre  maître,  à  ses  chaînes  d'arguments 
forgées  et  liées  maille  à  maille,  nous  préférions  sa  pensée  nais- 
sante, le  jaillissement  libre  et  neuf  de  ses  formules  si  brèves 
(*t  compréhensives,  ou  bien  l'évocation  rapide,  précise,  à  la 
Stendhal,  du  petit  fait  vivant,  bien  circonstancié  qui  résumait 
tout  un  ordre  de  faits,  en  suggérant  les  causes. 


VI 

Le  procédé  documentaire  s'achevait  par  le  procédé  artis- 
tique et  l'observation  par  la  vision.  «  Tout  abstrait  étant  un 
extrait  »,  il  importait  de  le  présenter  comme  tel,  non  pas 
strictement  isolé,  dépouillé,  gratté  à  la  façon  d'une  pièce  ana- 
tomique,  mais,  pour  employer  l'une  de  ses  fortes  expressions, 
((  avec  ses  points  d'arrachement  visibles  »,  encore  enveloppé 
d'un  peu  de  son  terreau  natal,  s'y  continuant  et  s'y  prolon- 
geant. Ceci  conduisait  à  décrire.  ((  J'ai  réussi  trois  choses, 
disait-il  :  la  définition,  la  démonstration  et,  à  un  moindre 
degré,  la  description.  »  Que  celui  qui  sait  démontrer  sache 
aussi  définir,  cela  va  de  soi  :  on  définit  pour  démontrer;  on 
démontre  pour   définir.   Mais  on  s'étonnait   que   le   logicien 

I.  The  American  Commomvealth  venait  de  paraître. 


TAINE 


297 


maître  de  ces  deux  opérations  fût  capable  de  la  troisième.  En 
réalité  il  ne  décrivait  que  pour  mieux  prouver.  Ses  paysages 
de  Champagne  servent  sa  thèse  sur  La  Fontaine  ;  ses  peintures 
de  la  société  de  cour  et  de  salon  à  l'époque  de  Louis  XIV,  sa 
thèse  sur  Racine.  La  vision  de  la  vieille  Oxford  gothique  et 
scolastique,  à  la  fin  de  son  Sfuart  Mill,  suggère  le  lien  secret 
qui  rattache  un  certain  système  d'idées,  la  philosophie  de 
Fexpérience,  à  cette  Angleterre  pratique,  méfiante  de  Va  priori, 
et  par  là  conservatrice  de  toutes  les  formes  du  passé.  Un  tel 
procédé  d'art  n'était  qu'une  application  de  l'idée  du  milieu. 
Impossible  selon  lui  de  faire  comprendre  une  partie  d'un 
ensemble  vivant,  son  origine,  son  rôle,  sa  forme,  ses  con- 
nexions si  l'on  n'évoque  pas  cet  ensemble  dans  son  harmonie 
totale  et  active,  dans  le  développement  original  de  ses  appa- 
rences multiples,  nuancées,  changeantes,  quelques-unes  telle- 
ment insaisissables  qu'on  les  sent  plutôt  qu'on  ne  les  aperçoit, 
et  qu'il  faut  se  réduire  à  les  suggérer,  sans  tenter  de  les  direc- 
tement traduire.  Avec  de  l'attention  et  de  la  méthode,  disait 
Taine,  tout  le  monde  peut  décomposer,  énumérer  les  éléments 
matériels  et  tangibles,  d'un  tout  vivant.  Ce  n'est  pas  assez. 
Qu'on  nous  montre  sa  forme  originale  et  vivante,  l'ondoiement 
de  sa  vie,  ses  rythmes  propres,  l'impondérable  fraîcheur  de  sa 
poussière  et  de  sa  nuance!  L'art  seul  est  capable  d'atteindre 
et  de  garder  tout  ce  périssable. 

Il  n'admettait  pas  qu'il  fût  un  artiste,  mais,  d'instinct,  il 
notait  les  aspects  de  la  nature  et  de  l'homme  en  langue  émou- 
vante de  peintre  et  de  poète.  De  sa  critique  même,  qui  voulait 
être  une  science,  le  point  de  départ  était  toujours,  et  il  le  procla- 
mait bien  haut,  telle  ou  telle  vibration  de  la  sensibilité,  seul 
réactif  qui  lui  fût  donné  pour  juger  la  nature  et  le  degré  d'un 
talent.  Qu'il  s'agisse  d'oeuvres  plastiques  ou  littéraires,  avant 
d'analyser  et  de  classer,  commencez,  conseillait-il,  par  écouter 
la  résonance  intérieure  de  votre  sympathie  ;  notez  pour  vous- 
même,  aussi  vite  et  abréviativement  que  possible,  et  pendant 
qu'elle  tressaille  encore,  votre  émotion,  votre  impression  du 
trait  le  plus  saillant,  la  petite  ou  forte  secousse  qu'il  vous  com- 
munique. De  ce  premier  branle  naît  le  vif  et  mystérieux  tra- 
vail qui  va  reconstruire  idéalement  l'individu  ou  l'ensemble 
contemplé.  «  Étant  donné,  dit  une  note  manuscrite,  un  fait 


'v,v^  LA     REVUE     DE     PARIS 

N*.u>it.>àe.  il  y  a  chez  l'artiste  afflux  d'émotions  sur  une  por- 
:k*u  db8>lraile  de  l'objet.  D'où  une  cristallisation  générale  »,  la 
iKÙ^^sauce  ou  le  groupement  en  lui  de  tendances  qui  repro- 
duisent les  tendances  de  l'objet,  en  se  subordonnant  à  celle 
que  manifeste  le  fait  jugé  le  plus  sensible.  La  faculté  de  l'ar- 
tiste est  ((  une  sympathie  imitative,  une  intuition  systématique 
d'une  totalité  de  caractères  et  de  leurs  connexions,  une  promp- 
titude d'intelligepce  »  aboutissant  à  la  vue  de  l'image  maîtresse 
qui  va  dans  l'œuvre  commander  les  autres. 

Suivant  que  cette  image  dominatrice  correspond  ou  non  à 
l'essence,  que  l'intuition  est  plus  ou  moins  pénétrante,  l'artiste 
est  plus  ou  moins  grand.  «  Delacroix,  qui  voit  le  lion  comme 
chat,  giganteiis  felis,  Shakespeare  qui  voit  l'homme  comme 
cerveau  imaginatif,  atteignent  d'un  seul  coup  aux  plus 
hautes  propositions  des  sciences.  »  Voilà  la  grande  sensibilité 
artistique,  d'un  tout  autre  ordre  que  «  la  mimique  méridionale 
à  fleur  de  peau  ».  De  ce  genre,  sinon  de  ce  degré  de  sensibilité, 
les  exemples  sont  nombreux  dans  l'œuvre  de  Taine.  Est-ce  que 
nous  ne  percevons  pas  le  geste  dé  la  sympathie  qui  devine  et 
synthétise  dans  ce  portrait  de  brahme  évoqué  dans  Graindorge  ? 
<(  Tête  longue,  étroite  aux  tempes,  et  le  crâne  d'une  hauteur 
énorme;  les  membres  maigres,  un  teint  de  statue  d'argile,  cuit 
au  soleil.  Toute  la  substance  semblait  s'être  retirée  dans  la 
cervelle,  et  le  reste  du  corps  sommeillait,  réduit  à  une  vie 
latente,  comme  celle  des  animaux  hibernants.  Cinq  ou  six  onces 
de  riz  par  jour,  de  l'eau,  un  toit  ayec  quelques  vêtements  de 
cotonnade  blanche;  deux  serviteurs;  ni  plaisirs,  ni  curiosités, 
ni  vices.  Il  passait  les  jours  silencieux,  assis  sur  ses  jambes 
croisées,  aii  seuil  de  sa  porte.  Dans  le  masque  immobile  les 
yeux  seuls  vivaient,  fixes  comme  des  flammes.  »  Toute  l'Inde 
brahmanique,  toute  sa  vertigineuse  obsession  métaphysique, 
tout  son  rêve  de  l'univers  et  de  la  vie  est  dans  cette  figure,  dans  ce 
volume  et  cette  longueur  du  crâne,  dans  cette  ardeur  hallucinée 
des  yeux,  dans  cette  aridité  du  corps  et  cette  attitude  reployée. 
Combien  de  voyageurs  dont  les  regards  se  sont  posés  sur  les 
ascètes  de  la  vallée  du  Gange  les  ont  vus  d'une  vision  compa- 
rable à  celle-là?  Ainsi  Keats  devinait  la  Grèce  sur  quelques 
marbres  rapportés  par  lord  Elgin  dans  la  triste  Londres. 
A  Taine,  «  les  petits  caractères  noirs  péchés  un  à  un  dans  un  pot 


TAINE  399 

d'encre  »  étaient  des  signes  émouvants  comme  à  nous  la  sensa- 
tion directe  de  la  vie,  de  ses  formes,  couleurs,  éclats  et  passions. 
Sur  ces  pauvres  indices  il  a  vu  et  décrit,  comme  si  ses  yeux  en 
avaient  réfléchi  Timage,  les  ciels  et  les  paysages  grecs,  les  jeunes 
gens  de  Platon,  la  cour  de  Philippe  II,  les  salons  de  Louis  XIV. 
Non  moins  vivement  les  petits  caractères  noirs  lui  évoquaient 
des  âmes  et,  chacun  avec  sa  caractéristique  et  ses  tendances 
propres,   les  grands  ensembles  psychologiques  dont  s'occupe 
rhistoire.    Dans    ce   domaine   du   spirituel,   riiistorien  ou  le 
critique,  s'il  est  un  artiste,  trouve  l'idée  de  son  œuvre  de  la 
même  façon  que  le  peintre  dans  celui  des  choses  visibles.  Là 
aussi,  étant  donné  un  groupe  —  tel  génie  de  poète,  telle  école 
littéraire  ou  de  peinture,  telle  époque  d'un  peuple,  telle  civili- 
sation —  il  est  une  certaine  portion  du  groupe,  quelque  fait 
ou  <(  caractère  dominateur  »,  dont  l'importance  se  révèle  évi- 
dente à  qui  sait  voir.  Là-dessus  se  produit  un  «  afflux  d'émo- 
tion )),  d'où  la  cristallisation  générale  d'images  et  d'idées  qui 
correspond  au  développement,  à  l'ordre  et  la  forme  de  l'objet. 
S'il  s'agissait  d'une  certaine  âme,  d'un  certain  génie,  ce  fait 
abstrait  et  principal  était  ce  que  Taine  appelait  la  faculté  maî- 
tresse.   Non   par  analyse    méthodique,    mais   subitement,    il 
l'apercevait,  cette  faculté  qui  se  subordonne  les  autres  et  déter- 
mine les  œuvres,  —  dans  une  secousse  d'illumination  joyeuse 
comme  celle  dont  s'émeut  le  peintre  quand  jaillit  à  ses  yeux  ce 
trait  essentiel  d'un  paysage  ou  d  une  figure  qui  va  commander 
tout  son  tableau.  Le  procédé  systématique  de  Taine,  peintre 
du  monde  moral,  relève  d'abord  de  l'art  et  de  ses  intuitions,  et 
seulement  ensuite,  du  raisonnement.  C'est  pourquoi  la  faculté 
maîtresse  lui  explique  tout.  Gomment  la  définition  orateur  his- 
torien lui  donnerait-elle  tantôt  Tite-Live  et  tantôt  Macaulay, 
si,  par  delà  ce  qui  leur  est  commun,  il  n'avait  commencé  par 
embrasser  tout  le  système,  unique   en  chacun,   d'aptitudes, 
inclinations,  idées,  toutes  les  connexions  internes  et  toutes  les 
liaisons  avec  le  milieu  qui  composent  ici  l'individu  Tite-Live, 
ailleurs  l'individu  Macaulay?  Pensée  par  un  autre  esprit  que 
le  sien,  évidemment  la  formule  demeure  inerte.  C'est  la  vision 
qui  la  précède  et  qu'elle  résume  qui  la  rend  féconde.   Vision 
nécessairement  personnelle  et,  malgré  tant  de  textes  et  de  faits 
probants,  arbitraire,  par  cela  même  qu'elle  est  d'ordre  artis- 


300  LA     REVUE     DE     PARIS 

tique,  et  que  Fart  est  un  parti  pris  qui  s'ignore,  un  choix  incon- 
scient et  logique  entre  les  caractères,  par  suite  entre  les  textes 
et  les  faits  qui  ne  sont  considérés  comme  probants  que  s'ils 
corroborent  la  vision.  J'étais  encore  étudiant,  et  je  venais  de 
lire  la  Vie  de  Byron  en  deux  volumes  par  Moore.  A  côté  des 
pages  correspondantes  de  la  Littérature  Anglaise,  elle  me  parut 
singulièrement  terne,  et  j'en  sentais  pourtant  l'évidente  véra- 
cité. Tous  les  mots,  tous  les  gestes  d'amour  ou  de  haine, 
d'ardeur  ou  de  mélancolie,  toutes  les  expressions  de  sauvage 
volonté  combattante  que  le  critique  français  avait  citées,  en 
les  encadrant  du  commentaire  de  même  ton  qui  en  soutient 
l'effet,  je  les  retrouvais  bien,  mais  dispersés,  perdus  sur  un 
fond  neutre  et  vague  de  vie  quotidienne  :  semaines  et  mois 
de  détente  et  de  prose.  Quelle  différence  de  valeur  I  Et  où 
était  le  vrai  Byron?  «  J'ai  essayé  de  faire  un  portrait  »,  nous 
dit  le  maître  quand  nous  lui  posâmes  cette  question.  Ce  mot 
suffisait.  Moore  s'était  appliqué  à  la  vérité  photographique, 
Taine  avait  cherché  la  vérité  d'art.  Élaguant  tout  le  détail 
insignifiant  de  la  vie,  négligeant  de  longues  journées,  il  s'était 
attaché  à  de  brèves  minutes,  mais  à  des  minutes  de  génie, 
celles  qui  ne  manifestaient  rien  que  de  personnel  et  de  singu- 
lier :  rêve,  passion,  rythmes  d'âme  et  de  volonté  qui  sont 
l'essence  propre  d'un  Byron.  Et  bien  qu'il  nous  eût  dit  :  j'ai 
essayé,  sans  doute  cette  sélection  s'était  opérée  d'elle-même. 
Impossible  par  le  seul  effort  volontaire  de  la  pensée  d'aboutir 
à  un  portrait  aussi  chargé  de  sens,  émouvant  et  animé.  Dans  la 
vie  du  grand  lyrique  anglais,  Taine  n'avait  choisi  que  ce  qu'il 
avait  vu,  et  qu'avait-il  vu  sinon  ce  qui  fixait  son  attention  sans 
que  lui-même  eût  besoin  de  la  fixer  :  à  savoir  une  certaine 
qualité  d'imagination  et  de  vouloir  et,  à  l'exclusion  de  tout 
le  reste,  ces  aspects  et  gestes  de  l'homme  qui  s'harmonisent  à 
ce  caractère  et  le  traduisent  .^^  D'où  la  logique  d'un  tel  portrait, 
bien  plus  rigoureuse  que  celle  de  la  nature  ;  et  de  là  son  arbi- 
traire. Car  on  peut  contester  que  le  trait  dont  l'artiste  s'est 
ému  soit  vraiment  Tessenliel.  La  nature  est  moins  catégorique 
que  l'art;  la  plupart  de  ces  créatures  sont  de  forme  vague  et 
inachevée;  beaucoup  sont  ambiguës  et  môme  contradictoires  : 
rarement  les  plus  belles  et  les  plus  fortes  se  laissent  réduire  à 
l'unité.  Souvent  la  faculté  maîtresse  d'où  procède  un  talent  est 


TAINE  3oi. 

double  :  un  Stuart  Mill  est  un  pur  logicien,  mais  un  Taine  est 
un  logicien,  et  de  plus  un  poète.  La  France  est  une  démocratie, 
plus  une  centralisation  où  se  survivent  des  traditions  de  monar- 
chie, plus  un  long  passé  de  catholicisme.  Les  États-Unis  sont 
une  démocratie,  plus  une  fédération  d'Etats,  plus  un  passé  de 
puritanisme.  Nulle  nécessité  intérieure  n'assemble  ces  carac- 
tères. Ils  ne  dépendent  pas  l'un  de  l'autre.  Un  de  ces  croise- 
ments de  nécessités  que  nous  appelons  hasard  les  a  réunis  ;  mais 
le  hasard  aurait  pu  ne  pas  les  réunir.  Nous  sommes  là  devant 
une  donnée  complexe  dont  la  complexité  même  est  une  pure 
donnée.  Dès  lors  suis-je  sûr  que  l'art,  dont  le  propre  est  de  sim- 
plifier, reste  vrai  toutes  les  fois  qu'il  simplifie  P  Ajoutez  que  s'il 
pénètre  jusqu'à  l'essence  de  l'objet,  certainement  il  y  apporte,  il 
y  mêle  quelque  chose  de  l'essence  de  l'artiste.  Dans  un  même 
parterre  de  fleurs  vous  percevrez  tantôt  une  somnolente  volupté 
de  couleurs  et  de  parfums,  une  magnificence  moUe  et  presque 
accablante  pour  les  sens,  —  tantôt  une  ardeur  légère  et  fré- 
missante de  vie,  une  translucidité  de  tissus,  une  allégresse 
aiguë  jusqu'à  l'extase  et  comme  un  rayonnement  d'âme  dans 
une  vapeur  de  lumière,  suivant  que  Keats  ou  bien  Shelley  vous 
le  décrit.  Un  portrait  gravé  de  Washington  par  Saint- Aubin 
est  marqué  du  caractère  précis,  un  peu  sec,  intellectuel,  de  la 
vision  française.  Certainement  les  synthétiques  évocations  de 
l'art  nous  présentent  ce  que  la  science  n'atteint  pas  :  telle  vie  à 
l'œuvre,  ses  secrètes  tendances,  son  profond  vouloir  organisa- 
teur et  personnel  —  mais  à  quel  degré  de  pureté?  Nul  critère 
pour  en  décider  absolument.  On  ne  peut  que  sentir  ou  ne  pas 
sentir  comme  l'artiste,  accepter  son  interprétation  ou  bien  la 
rejeter.  Un  intuitif  verra  la  vérité  profonde  du  caractère  chat 
des  lions  de  Delacroix.  Un  Anglais  moyen,  dressé  aux  leçons 
de  Ruskin,  aux  traditions  morales  et  sentimentales  des  anima- 
liers anglais,  se  plaindra  de  n'y  pas  trouver  des  attitudes  par- 
lantes, des  regards  émouvants  de  générosité  léonine. 

Et  combien  plus  probable  le  désaccord,  s^il  s'agit,  non  des 
formes  physiques  de  la  vie,  à  peu  près  fixes,  et  définissables, 
en  somme,  en  termes  de  quantité,  mais  de  caractères  et  d'états 
psychologiques,  pures  qualités  de  l'invisible,  et  qui  n'ont 
pour  mesure,  en  dernière  analyse,  que  nos  impressions  et  sen- 
timents I  Et  reste-t-il  une  seule  chance  d'imposer  des  certitudes 


3oa  LA     REYUB     DB     PARIS 

quand  on  considère  ces  modes  généraux  de  Fâme  et  de  Tesprit 
qui  se  traduisent  en  beaucoup  d'oeuvres  de  tout  ordre,  dans 
une  grande  école  d'art,  une  littérature,  une  civilisation  tout 
entière,  et  qui,  par  delà  les  tableaux  et  les  récits  d'événements, 
sont  pour  un  Taine  l'objet  final  de  l'histoire?  La  secrète  unité 
psychologique  que  lui-même  perçoit  dans  les  productions  les 
plus  diverses  d'un  peuple  ou  d'une  époque,  peut-il  en  imposer 
l'évidence  au  lecteur  qui  n'est  pas,  de  lui-même,  sensible  à 
quelque  chose  de  si  délicat  et  général?  Par  exemple,  réussira-t-il 
à  lui  faire  admettre  et  constater  la  présence  continue,  l'action 
souveraine  en  France,  pendant  deux  siècles,  de  Malherbe  à 
Fontanes,  de  cet  esprit  classique  qui  pense  par  notions 
abstraites  et  simples,  s'exprime  par  termes  nobles  et  généraux, 
qui  procède  par  voie  déductive,  sorte  de  raison  oratoire,  à 
l'œuvre  dans  un  discours  de  Robespierre  comme  dans  un  traité 
de  Bossuet,  et  dont  le  moment  culminant,  la  finale  et  com- 
plète application  est  la  Révolution  française?  Gomment/>roai'er 
l'existence  et  la  constante  pesée  sur  les  événements  d'une  telle 
force?  Gomment  déterminer  contre  tout  contradicteur  ce  qui 
provient  d'elle  aussi  bien  que  d'une  force  de  même  ordre  — 
l'acquis  scientifique  —  dans  ce  composé  non  moins  spirituel  : 
la  doctrine  révolutionnaire?  Surtout  quand  on  sait  le  rôle 
du  vouloir  inconscient  dans  le  jugement  et  la  croyance, 
comment  espérer  s'entendre  sur  un  mouvement  de  l'histoire 
si  vaste  et  si  proche  de  nous,  que  nos  vies,  intérêts,  passions  y 
sont  encore  engagés,  déterminant  à  l'avance,  pour  chaque 
image  qui  nous  en  est  présentée,  nos  réactions  de  sentiments? 
A  rencontre  des  préjugés,  préférences  et  partis  pris,  établira- 
t-on  jamais  que  dans  un  groupe  innombrable  de  faits  à  ce  point 
émouvants,  les  uns,  à  l'exclusion  des  autres,  sont  significatifs 
de  «  Tessence  »  ? 

Ici  -encore  tout  procède  d'intuitions  dont  la  profondeur  et  la 
vérité  dépendent  de  la  valeur  de  l'artiste,  et  qu'il  faut  accepter 
ou  contredire.  Intuitions  d'une  promptitude  déconcertante 
pour  le  chercheur  ordinaire,  et  qui,  bien  plus  que  la  mise  en 
œuvre,  font  l'intérêt  d'un  livre  comme  celui  des  Origines, 
((  C'est  beau  tout  le  temps  »,  dit  ironiquement  un  récent  cri- 
tique. Le  principal  souci  de  Taine  ne  fut  pas  de  «  faire  beau  », 
mais,  il  l'écrivait  à  Gaston  Paris,  «  de  se  tenir  au-dessous,  parce 


y 


TAINE  3o5 

qu'en  dehors  de  Tart,  pour  rester  dans  la  science  ».  De  là  ces 
catalogues  de  faits,  ces  trop  complets  développements,  cette 
construction  de  «  mur  romain  *  »  qui  veut  nous  emprisonner, 
où  nul  intervalle  ne  nous  est  laissé  pour  rêver,  deviner,  colla- 
borer activement  à  la  pensée  de  Fauteur;  de  là  ces  comparaisons 
systématiques,  poursuivies  jusqu'au  bout,  et  qui  tâchent,  non 
d'émouvoir  à  la  façon  des  images  d'un  Michelet,  mais  d'adapter 
ridée  à  tous  les  esprits,  en  traduisant  dans  le  concret,  terme  à 
terme,  la  proposition  abstraite  dont  la  directe  expression  ne 
serait  pas  comprise.  Tout  cela  fut  candide  et  laborieux  effort, 
sacrifice  ingénument  offert  à  la  vérité.  Là  n'est  point  la  beauté 
des  Origines,  mais  dans  ce  qui  se  dissimule  sous  de  tels  appa- 
reils, et  qui  tient  essentiellement  de  l'art,  —  dans  l'énergie, 
les  mouvements  d'imagination  philosophique,  les  rapides  con- 
ceptions d'idées  génératrices  d'où  sortit  le  livre  et  chacun  de 
ses  chapitres.  Là-dessus  le  peu  que  l'on  a  publié  des  esquisses 
d'idées  qui  servirent  à  l'ouvrage,  suffit  à  renseigner.  Pas  une 
rature  dans  ces  petites  phrases  serrées,  pas  une  indécision  dans 
ces  raccourcis  de  pensée,  étonnants  par  leur  densité,  leur  force 
et  leur  rigueur.  Là  se  jouait  la  faculté  maîtresse  de  Taine,  celle 
qui  lui  donnait  si  vite  la  vue  des  ensembles  et  des  causes.  De 
ces  petites  pages  saisissantes,  on  peut  dire  ce  que  lui-même 
disait  des  dialogues  de  Shakespeare  qu'il  admirait  le  plus  : 
((  Cela  n'a  du  lui  donner  aucun  mal  :  probablement  il  écrivait 
comme  sous  une  dictée.  » 

C'était  là  pourtant  le  contraire  d'un  improvisation.  Une  lec- 
ture immense,  un  long  passé  de  science  et  d'observation  médi- 
tées avaient  préparé  ces  formules.  Elles  tenaient  à  tout  le 
contenu  méthodique  et  personnellement  construit  de  son 
esprit,  à  tout  ce  qui  s'était  fortement  organisé  là  d'expérience 
et  de  pensée.  Dans  sa  critique  de  Rousseau  et  de  l'idée  révolu- 
tionnaire de  la  Raison,  qui  ne  retrouve  la  thèse  fondamentale 
de  sa  psychologie  ",  celle  qui  voit  l'hallucination  dans  la  per- 

1.  Mot  de  M.  Boutmy. 

2.  Indiquée  dès  la  Préface  des  Philosophes  Classiques  et  le  chapitre  sur 
Ben  Jonson  dans  la  Littérature  Anglaise.  «  Les  idées,  une  fois  qu'ellos  sont 
dans  la  tt^te  humaine,  tirent  chacune  de  leur  côté,  à  l'aveugle,  et  leur  équi- 
libre imparfait  semble  à  chaque  minute  sur  le  point  de  se  renverser.  Â  pro- 


3o4  ^^     REVUE     DE     PARIS 

ception,  et  dans  l'inielligence,  une  fragile  association,  un  équi- 
libre instable  et  prodigieux  d'images  dont  chacune  tend  à  Tin- 
dépendance  et  l'empire?  Dans  son  antipathie  pour  les  déduc- 
tion a  priori  du  xviii''  siècle,  pour  les  théories  trop  simples  de 
rhomme  et  de  la  société,  qui  ne  reconnaît  le  parti  pris  du 
savant  dressé  aux  méthodes  expérimentales  non  moins  que  de 
l'artiste  épris  du  détail  vivant,  expressif  et  complet?  Et  de 
même,  qui  ne  sent  un  lien  entre  les  jugements  qu'il  a  portés 
sur  l'Angleterre  en  1860  et  1870,  sur  la  province  française  en 
i864»  sur  l'Institution  de  Napoléon  et  la  France  contemporaine 
en  1890?  A  mesure  qu'il  avance  et  descend  dans  le  détail  de 
l'histoire,  ses  formules  se  multiplient,  elles  développent  leurs 
corollaires;  loin  que  jamais  elles  se  contredisent,  c'est  un  sys- 
tème de  plus  en  plus  fort  et  serré  qu'elles  composent. 

Dans  ces  systèmes  vrais  ou  faux  suivant  ce  que  vaut  le  coup 
d'œil  pliilosophique  de  Taine,  il  enfermait  l'histoire.  Les  intui- 
tions initiales  qui  décidèrent  toutes  les  thèses  des  Origines  sont 
des  postulats  qui  donnent  telle  ou  telle  géométrie  des  événe- 
ments, —  géométrie  d'un  tout  autre  ordre  que  celle  de 
l'espace,  car  si  chaque  fait  de  notre  expérience  spatiale  nous 
vérifie  le  postulat  d'EucUde,  il  n'est  pas  de  géométrie  de  l'his- 
toire à  laquelle  s'harmonisent  tous  les  faits  humains.  C'est  que 
la  logique  qui  commande  les  constructions  de  l'historien  n'est 
comparable  qu'à  celle  de  l'artiste.  Du  livre  des  Origines  il  en 
est  comme  de  l'étude  sur  Byron.  Dans  l'ensemble  mouvant, 
complexe  et  contradictoire  d'idées  et  d'événements  humains 
que  donne  une  certaine  coupure  dont  nous  avons  l'habitude, 
mais  qui  n'en  est  pas  moins  arbitraire,  une  certaine  vision 
aperçoit,  peut-être  à  tort,  peut-être  avec  raison,  certains  faits 
comme  essentiels  ou  représentatifs  à  l'exclusion  des  autres. 
Nécessairement  elle  choisit,  elle  ordonne,  et  l'image  de  l'his- 
toire s'organise  et  se  colore  suivant  certaines  idées  et  tonalités 

prement  parler  l'homme  est  fou,  comme  le  corps  est  malade,  par  nature.  La 
raison,  comme  la  santé,  n'est  en  nous  qu'un  équilibre  momentané,  un  bel 
accident.  Si  nous  l'ignorons,  c'est  qu'aujourd'hui  nous  sommes  régularisés, 
alenlis,  amortis...  Mais  il  n'y  a  là  qu'une  apparence,  et  les  dangereuses 
forces  primitives  subsistent  indomptables  et  indépendantes  sous  Tordre 
qui  semble  les  contenir.  Qu'un  grand  danger  se  montre,  qu'une  révolution 
éclate^  elles  feront  éruption  et  explosion  presque  aussi  terriblement  qu'au 
premier  jour.  (Littérature  Anglaise,  II,  m.) 


TAINE  3o5 

dominantes,  exactement  comme  les  représentations  de  Tart. 
Remarquez  qu'il  n'y  a  pas  d  autre  façon  de  penser  l'histoire. 
On  peut  refuser  de  la  penser  et  se  réduire  à  copier  des  docu- 
ments :  comme  ils  sont  innombrables,  on  peut  fonder  une  société 
d'archivistes  pour  les  dépouiller,  une  revue  périodique  pour 
les  publier.  Mais  penser,  c'est  abstraire  et  généraliser,  c'est 
trier  le  réel  et  le  reconstruire  idéalement.  Il  reste  que  cette 
reconstruction  peut  correspondre  à  l'ordre  profond  et  aux  domi- 
nantes effectives  du  réel.  Delacroix  eut  raison  de  concevoir  le 
lion  comme  fclis  gigcuiieus, 

A  sa  vision  des  ensembles  et  des  causes,  Taine,  une  fois  do- 
cumenté, après  toutes  les  vérifications  dont  il  était  capable, 
se  confiait,  parce  que  là  était  pour  lui  l'évidence,  celle  qu'il 
entreprenait  ensuite  de  démontrer.  A  la  rigueur  de  cetle 
preuve  il  donnait  et  limitait  tout  son  effort.  Refoulant  dure- 
ment son  instinct  d'artiste,  il  s'interdisait  dans  les  Origines 
les  libres  reconstructions  de  l'art.  Achever  l'évocation  qu'un 
texte  a  commencée,  mettre  en  scène  des  personnages,  ima- 
giner des  physionomies,  des  gestes,  des  sentiments,  un  débat 
de  volonté,  dépasser  le  document,  ou  seulement  le  solliciter,  — 
de  tout  ce  ((  coup  de  pouce  »  qu'il  admirait  chez  un  Michclot 
et  un  Renan,  il  ne  se  permettait  rien.  Dans  son  Danton  ou  son 
Bonaparte,  il  se  bornait  à  définir  les  facultés  psychologiques, 
à  en  recomposer  abstraitement,  en  dehors  du  devenir,  le  méca- 
nisme général.  Mais  qu'un  grand  intuitif  fût  capable  de 
recréer  vraiment  dans  leur  mouvement  dramatique  de  vie  les 
individus,  les  foules  et  les  passions  du  passé,  il  le  croyait.  Les 
vingt  pages  de  la  Chartreuse  sur  la  bataille  de  Waterloo,  les  six 
pages  du  Médecin  de  campagne  sur  le  Napoléon  du  soldat,  lui 
paraissaient  de  certaines  et  miraculeuses  résurrections.  Dans 
le  romancier  qui  devine  ce  que  l'observation  proprement  dite 
n'atteint  pas,  «  Tinlérieur  de  l'homme,  les  profondeurs  de 
l'esprit  et  du  cœur  »,  il  voyait  le  meilleur  auxiliaire  de  l'his- 
torien. Lui  seul  peut  nous  rendre  à  l'état  vivant  le  système  de 
sentiments  et  d'idées,  le  rêve  de  l'homme  et  de  l'idéal  qui 
furent  l'âme  d'une  société  et  d'un  siècle.  Dans  Tourguénieff 
nous  pouvons  apprendre  la  Russie  de  1860,  dans  (Jeorgj 
Eliot  l'Angleterre  de  i85o.  Peu  importe  que  les  personnages 
i5  Mai  1908.  6 


3o6  LA     REVUE     DE     PARIS 

et  le  récit  soient  imaginaires  :  si  le  romancier  est  de  premier 
ordre,  ils  sont  plus  vrais  que  le  réel.  Telle  était  son  idée  des 
puissances  de  Fart,  et  parce  qu'il  les  jugeait  si  rares  et  si 
hautes,  d'ordre  presque  mystérieux,  il  habituait  ses  élèves  à 
ridée  qu'il  est  inutile  de  s'essayer  aux  œuvres  d'imagination. 
Lui-même  ayant  commencé  d'en  écrire  une  y  avait  renoncé 
au  bout  de  quatre-vingts  pages  :  il  découvrait  que  son  roman 
tournait  à  l'analyse  personnelle  et  l'autobiographie  :  «  J'ai 
essayé...  Avec  de  la  culture,  de  l'observation,  disait-il,  on  peut 
toujours  faire  quelque  chose;  mais  ça  nem  vaut  pas  la  peine. 
Nous  n'ayons  qu'un  homme  qui  soit  capable  de  créer.  Chez 
lui  les  caractères  germent  et  se  développent  d'eux-mêmes.  C'est 
Maupassant.  Il  est  encore  mieux  doué  que  Flaubert.  » 

ANDR^     CHEVRILLON 

(A  suivre.) 


LA  NAVIGATION  INTÉRIEURE 

EN   FRANCE 


Depuis  le  commencement  du  siècle  dernier,  TÉlat  français 
a  dépensé  plus  de  deux  milliards  et  demi  pour  l'entretien, 
l'extension  et  l'administration  de  son  réseau  de  voies  navi- 
gables*. Pendant  longtemps,  des  droits  de  navigation  modérés 
ont  légèrement  atténué  les  charges  du  budget,  mais  depuis  i845 
jusqu'à  1880,  la  batellerie,  concurrencée  par  les  chemins  de 
fer,  s'est  tellement  lamentée  pour  obtenir  la  suppression 
de  ces  droits  que  les  pouvoirs  publics  ont  cédé  à  ses  suppli- 
cations et  lui  ont  donné,  par  étapes  successives,  le  privilège 
d'user  gratuitement  des  voies  d'eau.  Ces  subventions,  directes 
ou  indirectes,  n'auraient  probablement  fait  que  prolonger 
l'agonie  de  la  navigation  intérieure  si  le  grand  travail  d'uni- 
fication du  réseau  français  entrepris  par  M.  de  Freycinet 
n'était  venu  lui  rendre  une  réelle  vitalité.  Son  trafic,  qui,  en 
dehors  de  quelques  oscillations  n'avait  pour  ainsi  dire  pas 
varié  de  1847  à  188 1 ,  est  passé  depuis  de  2  174  000000  tonnes 
kilométriques  à  5o85oooooo.  Cependant,  il  semble  que  cet 
essor  commence  à  se  ralentir.  Au  cours  de  la  période  de  pros- 
périté économique  très  grande  que  nous  venons  de  traverser, 

I.  M.  Louis  LafGtte,  dans  son  récent  rapport  au  i*'  Congrès  national  de 
narigation  intérieure  (Bordeaux,  i9o7),  évalue  ces  dépenses  à  a  milliards 
3oo  millions,  sans  compter  les  dépenses  d'administration. 


3o8  LA     RBVUE     DE     PARIS 

l'accroissement  relatif  des  transports  par  eau  n'a  pas  été  aussi 
important  que  celui  des  chemins  de  fer.  Tandis  que  les  che- 
mins de  fer  continuent  à  abaisser  leur  prix  de  revient  et  leur 
prix  de  vente,  il  n'en  est  pas  de  même  sur  les  voies  navigables, 
-et  l'avenir  des  transports  par  eau  commence  à  susciter  de  nou- 
velles craintes. 

Il  semble  donc  que  la  sollicitude  témoignée  par  l'Etat  à  ses 
voies  navigables  n'a  pas  toujours  été  très  éclairée  et  qu'il  y 
avait  une  œuvre  plus  utile  à  entreprendre  que  l'extension  du 
réseau  et  l'abolition  des  péages.  Il  aurait  mieux  valu,  selon 
nous,  chercher  un  remède  au  vice  fondamental  de  l'industrie 
de  nos  transports  par  eau  :  le  manque  d'organisation  de 
l'exploitation.  Déjà  en  1 843,  Michel  Chevallier  pouvait 
dire  *  :  ((  Si  nous  nous  sommes  formés  dans  l'art  de  construire 
«des  canaux,  nous  sommes  encore  bien  novices  dans  l'art  de 
nous  en  servir  »,  et,  quarante-cinq  ans  plus  tard,  M.  Motet, 
parlant  de  nos  voies  navigables,  dénonçait  justement  «  l'état 
presque  sauvage  de  leur  exploitation  commerciale  ^  ».  Ce  n'est 
guère  que  depuis  une  quinzaine  d'années  que  les  hommes  poli- 
tiques et  les  économistes  cherchent  à  faire  triompher  cette 
idée  que  la  batellerie  doit  chercher  son  salut  dans  un  meilleur 
•'■emploi  de  ses  forces,  plutôt  que  dans  une  incessante  demande 
de  faveurs  et  de  subventions  ^ 


* 
*  a 


Comment  nos  voies  navigables  sont-elles  actuellement 
exploitées  et  organisées.^  M.  Paul  Léon  répond  très  justement  : 
«  Un  bateau  sur  un  canal  se  trouve  à  peu  près  comme  un  train 
qui  serait  placé  sur  les  rails  sans  locomotives,  sans  gares  et 
sans  horaires  *.  »   Dans  des  termes  un  peu  moins  vifs  mais 

I.  Les  intérêts  matériels  en  France. 

1.  Th.  Motet,  Chemins  de  fer  et  canaux,  Paris,  1888. 

3.  L'étude  générale  de  Texploitation  des  voies  navigables,  au  point  de 
vue  économique  et  réglementaire,  figure  h  l'ordre  du  jour  des  travaux  du 
XI®  Congrès  international  de  navigation  qui  se  réunira  dans  quelques  jours 
à  Sainl-Pclersbourg. 

4.  Paul  Léon,  la  Navigation  intérieure  en  France  {Revue  économique 
internationale^  i5-ao  novembre  1904). 


LA     NAVIGATION     INTERIEURE     EN     FRANCE  3o^ 

aussi  nets  ont  répondu  MM.  Krantz,  Yves  Guyot,  Féli)L 
Faure,  Aimond,  Baudin.  La  réponse  est-elle  exacte? 

Le  premier  défaut  de  Forganisation  actuelle,  c'est  l'absence 
de  toute  liaison  entre  les  trois  éléments  du  transport  :  la  voie^ 
le  véhicule  et  le  moteur.  Chacun  d'eux  se  modifie,  se  perfec- 
tionne sans  tenir  compte  du  développement  des  deux  autres. 
La  voie  a  été  améliorée,  mais  c'est  à  peine  si  on  commence  à 
s'occuper  de  perfectionner  la  traction.  Quant  au  véhicule,  il  a 
gardé  ses  formes  massives  et  irrationnelles.  Enfin,  au-dessus 
de  ces  trois  éléments  qui  s'ignorent,  aucun  organe  central  ne 
marque  à  chacun  d'eux  son  rôle  et  sa  fonction.  C'est  l'anarchie. 
Qu'on  ne  dise  pas  :  la  navigation  intérieure,  n'ayant  à  effectuer 
que  des  opérations  simples,  n'a  que  faire  d'une  organisation 
complexe.  Les  opérations  du  roulage  ne  sont  pas  plus  compli- 
quées, et  cependant  les  compagnies  de  roulage,  au  temps  où 
les  routes  servaient  encore  aux  transports  à  longue  distance, 
avaient  une  organisation  administrative,  technique  et  com-r 
merciale  très  perfectionnée.  11  en  est  de  même  des  compagnies 
de  navigation  maritime,  et  surtout  du  concurrent  habituel  de 
la  navigation  :  le  chemin  de  fer. 

Un  autre  défaut  très  grave  de  notre  organisation  des  trans- 
ports par.  eau  est  le  peu  de  rendement  du  matériel  de  la 
batellerie.  La  bonne  utilisation  et  la  libération  rapide  des 
wagons  et  machines  sont  Tune  des  préoccupations  dominantes 
des  chemins  de  fer  qui  cherchent  à  faire  face  à  un  plus  grand 
trafic  sans  accroître  leur  outillage  et  par  la  simple  amélioration 
de  leurs  procédés  d'exploitation.  Les  chemins  de  fer  français 
utilisent  environ  quarante-cinq  fois  par  an  la  capacité  de  leur 
matériel;  la  batellerie  n'utilise  le  sien  que  huit  fois  et  demie*. 
Déduction  faite  des  arrêts  causés  par  les  chômages  ou  par  les 
manutentions,  on  calcule  que  le  parcours  journalier  moyen  d'un 
bateau  n'atteint  pas  six  kilomètres,  chiffre  très  faible,  si  l'on 
songe  que,  même  avec  les  modes  de  traction  très  imparfaits 
actuellement  en  usage,  un  bateau  peut  parcourir  i5  à  20  kilo- 
mètres par  jour,  éclusages  compris,  et  que  cette  distance  pourrait 
être  doublée  par  l'emploi  d'engins  de  traction  plus  perfectionnés. 

I.  Il  faut  uoler,  par  contre,  que  si  on  considère  la  fraction  du  temps  total 
pendant  laquelle  le  matériel  est  en  marche  utile,  la  batellerie  reprend 
l'avantage,  précisément  à  cause  de  la  lenteur  de  sa  marche. 


3lO  LA^RBVUE     DB     PARIS 

La  faible  longueur  du  parcours  journalier  tient  parfois  à 
r encombrement  ou  aux  défectuosités  de  la  voie.  Elle  tient 
plus  souvent  au  stationnement  inutile  des  bateaux  au  delà  des 
délais  normaux  de  chargement  et  de  déchargement.  Au  der- 
nier recensement  de  la  batellerie,  on  a  constaté  qu'un  tiers 
seulement  des  bateaux  étaient  en  marche.  Ce  stationnement 
inutile  tient  à  l'insuffisance  de  l'outillage  de  nos  ports  et  aussi 
au  calcul  du  commerçant,  pour  qui  il  est  avantageux,  même 
au  prix  d'une  indemnité  de  dix  francs  par  jour  payée  au  mari- 
nier, de  a  garder  au  delà  du  terme  convenu  le  bateau  qu'il  vient 
de  recevoir  et  de  ne  le  décharger  qu'au  fur  et  à  mesure  du 
placement  de  sa  marchandise.  Le  bateau  devient  alors  une 
sorte  de  magasin,  plus  économique  que  les  magasins  situés 
à  l'intérieur  des  villes,  un  magasin  d'où  la  marchandise  sort 
pour  aller  directement  chez  l'acheteur  '  ».  Il  faut  que  le  régime 
légal  de  la  batellerie  en  France  soit  bien  défectueux  pour 
rendre  avantageuse  la  transformation  d'un  véhicule  en  un 
magasin  fixel  Quant  aux  commerçants  non  riverains  des 
canaux  et  qui  payent  pour  leurs  entrepôts  un  loyer  et  des 
impôts,  que  pensent-ils  de  ces  «  magasins  flottants  »  qui  peu- 
vent séjourner  indéfiniment  dans  des  ports  créés  et  entretenus 
aux  frais  de  contribuables  sans  avoir  à  payer  un  centime  de 
redevance? 

Par  le  régime  des  primes  à  la  navigation  intérieure,  auquel 
aboutit  le  principe  de  la  gratuité  de  la  circulation  et  du  sta- 
tionnement sur  les  voies  navigables,  l'Etat  a  obtenu  le  résultat 
inverse  de  celui  qui  est  résulté  de  la  loi  des  primes  à  la  Marine 
marchande  de  iSgS  pour  les  voiliers  coureurs  de  primes  et  qui 
fuient  les  ports  pour  abattre  sur  lest  le  plus  de  milles  pos- 
sible. Bateau-magasin  ou  vaisseau  fantôme,  ces  deux  exemples 
montrent  combien  il  est  difficile  à  l'Etat  d'apporter  à  une 
industrie  une  aide  pécuniaire  sans  en  fausser  les  conditions 
normales  de  fonctionnement. 

L'insuffisance  des  moyens  de  traction  sur  les  canaux  fait 
perdre  aussi  beaucoup  de  temps  aux  bateaux.  Sur  les  voies 
à  petite  section  (canaux  du  Berry,  par  exemple)  ce  sont  des 
hommes  ou   des  ânes  qui   tirent  le  bateau;   sur  les  autres, 

I.  Volant,  Observations  relatives  au  projet  de  loi  sur  la  navigation  inté- 
rieure. Paris,  Mouillot,  1891. 


LA     NAVIGATION     INTERIEURE     EN     FRANCE  3ll 

ce  sont  des  chevaux  et  dans  ce  cas  trois  procédés  sont  en 
usage  :  ou  bien  les  chevaux  appartiennent  aux  bateliers  qui 
les  logent  à  bord  :  ils  ne  sont  alors  utilisés  que  pendant. le 
temps  de  marche,  c'est-à-dire  un  tiers  de  Tannée  seulement 
au  total;  ou  bien,  ce  qui  est  préférable,  les  chevaux  sont 
répartis  en  relais  organisés  par  TËtat  ou  ses  ayants  droit  ou 
par  des  entrepreneurs;  ou  bien  enfin  ces  chevaux  appartien- 
nent à  des  cultivateurs  riverains  qui  trouvent  là  un  emploi 
rémunérateur  de  leurs  bêtes  pendant  les  loisirs  que  leur  laisse 
la  culture.  C'est  alors  le  halage  aux  longs  jours,  autrefois  de 
beaucoup  le  plus  répandu,  et  qui  tend  à  diminuer  aujour- 
d'hui :  ((  Le  halage  est  libre  et  chaque  marinier  y  pourvoit 
comme  il  l'entend  et  loue  les  chevaux  à  prix  longuement 
débattus  aux  charretiers  riverains.  On  comprend  le  résultat 
de  ce  marchandage  incessamment  répété  ;  le  marinier  perd  son 
temps  à  tous  les  relais,  s'arrête  à  toutes  les  écluses,  discutant 
avec  tous  les  charretiers,  et  quand,  après  beaucoup  de  peines 
et  de  négociations,  il  croit  avoir  fait  un  bon  choix,  il  en  a 
fait  un  détestable,  car  il  a  perdu  un  temps  précieux*.  » 

Le  fait  que  le  halage  n'est  pas  organisé,  que  les  moyens  de 
traction  ne  sont  pas  maintenus  en  rapport  avec  l'importance 
du  trafic  à  desservir  est  non  seulement  une  cause  de  perte  de 
temps,  mais  aussi  une  cause  de  variations  très  grandes  dans 
le  prix  du  halage.  Ces  variations  atteignaient  5oo  p.  loo  sur 
le  canal  de  Saint-Quentin  en  1875,  avant  que  l'Etat  n'eût  pris 
en  mains  sur  ce  canal  l'organisation  de  la  traction.  C'est  là 
d'ailleurs  Une  des  raisons  de  l'instabilité  des  cours  du  fret  total, 
cause  d'infériorité  très  sérieuse  des  transports  par  eau.  Les 
commerçants,  qui  s'ingénient  à  calculer  d'avance  le  prix  de 
revient  de  toutes  leurs  opérations,  préféreraient  payer  un 
peu  plus  cher,  mais  être  assurés  contre  une  brusque  variation 
des  cours.  Ces  variations  sont  cependant  bien  moins  fortes 
que  dans  la  première  moitié  du  siècle  dernier  à  cause  de  la 
barrière  qu'oppose  à  la  hausse  du  fret  le  tarif  du  chemin  de 
fer  concurrent. 

Une  autre  cause  de  faiblesse  pour  nos  voies  navigables  est 
leur  faible   pouvoir  de   diffusion  qui  s'évanouit  à  quelques 

I.  Krantz,  Rapport  à  la  Chambre  des  députés,  n^  2417,  3  juin  1874. 


3l2      ,  LA    REVUE    DE     PARIS 

centaines  de  mètres  de  leurs  bords,  tandis  que  le  «  chemin  de 
fer,  avec  le  réseau  serré  de  ses  mailles,  distribue  sur  toute  la 
région  qu'il  dessert  la  facilité  des  transports...  et  va  trouver 
par  les  tentacules  des  embranchements  particuliers  les  besoins 
à  satisfaire  partout  où  ils  se  trouvent,  même  à  plusieurs  kilo- 
mètres des  lignes  environnantes  * .  »  On  pourrait  diminuer  cet 
inconvénient  en  assurant  une  liaison  satisfaisante  entre  le 
réseau  navigeable  et  le  réseau  ferré  ;  mais  nous  verrons  bientôt 
que  la  solution  de  cette  question  se  heurte  à  des  difficultés 
très  grandes. 

Enfin,  notre  réseau  navigable  souffre  d'indigence.  Il  ne 
vit  que  de  la  charité  publique.  Pour  sa  construction,  son  déve- 
loppement, son  amélioration,  ses  réparations,  son  entretien, 
il  doit  faire  appel  au  contribuable  par  l'intermédiaire  du  Parle- 
ment.' Son  existence  est  à  la  merci  des  théories  économiques 
d'un  ministre  ;  sa  subsistance  dépend  des  excédents  budgétaires 
et  de  la  rentrée  des  impôts. 

Manque  de  cohésion  entre  la  voie,  le  véhicule  et  le  moteur; 
mauvais  rendement  du  matériel;  insuffisance  des  moyens  de 
traction;  liaison  insuffisante  avec  les  chemins  de  fer;  enfin 
absence  de  ressources  propres,  tels  sont  les  défauts  de  notre 
navigation  intérieure. 

Comment  expliquer  cette  longue  anarchie  dans  l'exploita- 
tion de  nos  voies  navigables.^  Comment  le  mal,  signalé  depuis 
soixante  ans,  n'est-il  pas  encore  guéri .^ 

La  navigation  a  actuellement  chez  nous  une  structure  trop 
lâche  et  trop  peu  cohérente  pour  qu'aucun  corps  puisse  se 
vanter  de  la  représenter  et  de  parler  en  son  nom,  ou  seule- 
ment de  connaître  ses  besoins.  Elle  n'a  pas  d'existence  propre, 
supérieure  aux  services  qui  l'administrent  et  aux  intérêts 
qu'elle  sert.  L'Etat  a  créé  la  plus  grande  partie  de  notre  réseau 
navigable  ;  il  l'entretient,  l'améliore  et  l'administre  ;  il  en  assure 
même  le  fonctionnement  puisqu'il  paie  le  personnel  des  éclu- 
siers  et  des  gardes.  C'est  beaucoup;  c'est  trop  même,  car  il 
est  peu  équitable  que  la  charge  de  toutes  ces  dépenses  qui  ne 
profitent  qu'à  une  minorité  soient  à  la  charge  de  tous  les  con- 

I.  ***  Quelques  réflexions  sur  le  nouveau  canal  du  Nord  {Revue  poli- 
tique et  parlementaire  y  lo  janvier  1902). 


3i3 

tribuables  ;  et  d'un  autre  côté,  ce  n^est  pas  assez,  car,  en  livrant, 
par  un  souci  exagéré  de  liberté,  cette  voie  bien  construite  à  une 
batellerie  inorganisée  incapable  de  l'exploiter,  l'État  frappe 
son  œuvre  de  stérilité. 

Devant  l'abstention  volontaire  de  l'Etat,  quelque  groupe 
des  intéressés  aurait-il  pu  agir?  Ceux  qui  profitent  des  trans- 
ports par  eau,  les  industriels?  Mais  généralement,  ils  ne  se 
préoccupent  que  de  leurs  intérêts  immédiats  et  personnels. 
Quant  aux  Chambres  de  Commerce  et  autres  groupements 
d'industriels  qui  représentent  déjà  une  première  synthèse  de 
ces  intérêts ,  ils  sont  encore  trop  près  des  besoins  locaux 
pour  envisager  avec  quelque  hauteur  de  vue  des  problèmes 
d'intérêt  général.  Naguère  encore  le  Comité  central  des  houil- 
lères déclarait  en  bon  état  le  canal  de  Bourgogne  et  le  canal 
de,Briare,  mais  demandait  que  le  tirant  d'eau  fût  porté  de 
I  mètre  à  i  mètre  5o  dans  le  premier  et  à  i  mètre  35  dans 
le  second.  Quant  à  la  constitution  générale,  à  l'exploitation 
du  réseau,  personne  n'y  songeait. 

Peut-être  la  batellerie  aurait-elle  pu,  guidée  par  ses  connais- 
sances pratiques,  indiquer  les  réformes  à  faire.  Ici,  il  faut 
distinguer.  La  grande  batellerie,  c'est-à-dire  l'ensemble  des 
Compagnies  de  navigation,  possède  une  organisation  perfec- 
tionnée et  une  exploitation  savamment  réglée  au  point  de  vue 
technique  et  surtout  au  point  de  vue  commercial.  Grâce  à  cette 
supériorité,  grâce  aussi  à  certains  privilèges  administratifs 
qui  leur  ont  été  accordés,  elles  ont  pu  organiser  des  services 
réguliers  et  rapides  et  détourner  ainsi  des  chemins  de  fer  des 
marchandises  de  valeur  (coton,  vin,  blé,  etc.).  Dans  les 
différents  ports,  elles  ont  obtenu  pour  l'installation  de  leurs 
quais,  de  leurs  appareils  de  manutention,  de  leurs  magasins, 
les  meilleurs  et  quelquefois  les  seuls  emplacements  dispo- 
nibles :  ce  qui  leur  assure  un  monopole  de  fait  * . 

Ces  grandes  Compagnies  de  navigation,  qui,  par  le  tonnage 
de  leur  flotte,  ne  représentent  qu'un  sixième  du  total  de  la  batel- 
lerie, sont  hostiles  à  toute  mesure  destinée  à  donner  une 
organisation  rationnelle  à  la  masse  des  petits  bateliers  ;  car  ce 
serait  pour  elles-mêmes  la  fin  de  leur  supériorité  et  de  leur 

I.  Sur  la  situation  dans  le  bassin  du  Rhône,  voir  Tavernier,  Rapport  au 
î^^  Congrès  national  de  navigation  intérieure ,  Bordeaux,  1907. 


3l4  LA     REVUE     DE     PARIS 

demi-monopole.  Cela  explique  les  attaques  très  vives  qu'elles 
ont  dirigées  dans  les  Congrès  de  Navigation  ou  dans  la  Presse* 
contre  le  projet  de  loi  Yves  Guyot  dont  nous  reparlerons  ulté- 
rieurement. M.  Félix  Faure,  rapporteur  de  ce  projet  de  loi, 
insistait  sur  le  caractère  intéressé  de  ces  objections.  Elles 
paraissaient  malheureusement  représenter  Topinion  générale 
de  la  batellerie,  car  les  petits  bateliers,  sans  direction  et  sans 
représentants  attitrés,  restaient  en  dehors  de  la  discussion. 

A  défaut  des  Compagnies  de  navigation,  intéressées  au 
maintien  du  statu  quo,  les  petits  bateliers,  peu  intelligents, 
peu  instruits  et  peu  unis,  n'ont  rien  fait  pour  réclamer  et 
obtenir  une  amélioration  de  l'exploitation.  Au  reste,  il  faut 
reconnaître  qu'ils  ramènent  fatalement,  par  la  concurrence 
qu'ils  se  font  entre  eux,  le  prix  du  fret  aux  environs  du  prix 
de  revient,  et  que,  dès  lors,  les  améliorations  de  la  voie  ou 
des  méthodes  d'exploitation  ne  leur  laissent  presque  aucun 
bénéfice*.  Ainsi  la  réduction  progressive  des  péages,  puis  leur 
suppression  ont  provoqué  à  chaque  étape  une  chute  égale  du 
fret,  mais  le  batelier  n'en  a  pas  profilé'. 


Comment,  en  dehors  d'une  transformation  complète  du 
régime  actuel,  peut-on  supprimer  ou  atténuer  la  plupart  des 
inconvénients  signalés  ? 

Il  faut  d'abord  remédier  à  l'insuffisance  des  moyens  de 
traction  sur  les  voies  encombrées  et  affranchir  les  mariniers 
des  exigences  exagérées  des  charretiers  aux  moments  de 
presse.   Pour  cela  il  suffit  de  généraliser  le  système*  qui  a 

I.  Volant,  op.  laud. 

a.  C^est  ce  qui  explique  l'opposition  que  fait  actuellement  la  petite  batel- 
lerie à  rinstallatioD  du  halage  électrique  et  à  Taugmentation  de  la  capacité 
•des  bateaux.  Ces  mesures  ont  cependant  pour  elle  un  intérêt  considérable, 
fiinon  immédiat,  car,  si  elle  ne  parvenait  pas  dans  l'avenir  à  abaisser  son 
prix  de  revient,  elle  serait  écrasée  par  le  chemin  de  fer. 

3.  Avant  1860,  le  fret  du  bassin  houiller  vers  Paris  était  de  9  francs  par 
tonne  y  compris  3  fr.  5o  de  droits.  Aujourd'hui  les  droits  sont  abolis  et  le 
fret  oscille  autour  de  5  fr.  5o. 

4-  Il  faudrait,  ainsi  que  l'a  proposé  sans  saccès  M.  Baudin,  donner  à  ce 
système  la  base  légale  qui  lui  manque. 


LA     NAVIGATION     INTÉRIEURE     EN     FRANCE  3l5 

donné  de  bons  résultats  depuis  1876  sur  T Escaut  et  le  canal 
de  Saint-Quentin  :  le  monopole  de  la  traction  au  profit 
d'entreprises  de  courte  durée,  fonctionnant  sous  le  contrôle 
de  rÉtat  et  dans  les  conditions  réglées  par  lui. 

Une  autre  étape  dans  ramélioration  de  la  traction  sera  réa- 
lisée par  rétablissement  sur  les  voies  à  gros  trafic  du  halage 
mécanique  (en  particulier  du  halage  électrique)  qui  permettra, 
tout  en  doublant  ou  triplant  la  vitesse  normale  des  bateaux, 
de  leur  donner  une  exactitude  et  une  régularité  de  marche 
comparables  à  celles  des  chemins  de  fer.  Cette  question,  qui 
est  actuellement  à  Tordre  du  jour  dans  tous  les  pays,  a  fait 
l'objet  d'études  très  complètes,  notamment  de  M.  La  Rivière,. 
Inspecteur  général  des  Ponts  et  Chaussées.  Appliquée  d'ail- 
leurs des  à  présent  en  France  sur  le  canal  de  la  Deule,  en 
Allemagne  sur  le  canal  Teltow,  la  traction  électrique  sera 
adoptée  sur  les  nouveaux  canaux  votés  en  France  et  en  Alle- 
magne. 

Mais  dans  quelles  conditions  un  semblable  régime  peut-il 
fonctionner .►^  Exigeant  l'emploi  d'un  outillage  et  d'un  maté- 
riel coûteux,  la  traction  électrique  ne  peut  fournir  des  prix 
avantageux  que  si  le  nombre  des  tonnes  remorquées  est  très 
grand  ^  D'autre  part,  le  maintien,  sur  une  voie  très  fré- 
quentée, du  vieux  mode  de  traction  concurremment  avec 
le  nouveau,  ferait  perdre  à  celui-ci  la  plus  grande  partie  de  ses 
avantages,  car  les  bateaux  à  marche  rapide  ne  pourraient  y 
dépasser  les  bateaux  à  marche  lente  *. 

On  peut  concevoir  quatre  solutions  du  problème  : 

I*  Permission  ou  autorisation  sans  monopole  au  profit  d'un 
particulier  ; 

2**  Monopole  exploité  par  un  concessionnaire  ; 

3*  Monopole  géré  directement  par  l'Etat; 

4"*  Monopole  géré  par  un  établissement  public. 

La  première  solution  présente  l'avantage  théorique  de 
sauvegarder  le  principe  de  la  libre  concurrence  et  l'avan- 
tage pratique  d'être  immédiatement  applicable  dans  l'état 
actuel  de  notre  législation.  Cette  solution  vient  d'être  adoptée 

I.  M.  La  Rivière  estime  que  ce  système  ne  couvre  ses  frais  qu^à  partir 
de  a  millions  de  tonnes  environ. 

3.  Cet  inconvénient  se  fait  sentir  actuellement  sur  le  canal  de  la  Dénie. 


3x6  LA     REVUE     DE     I>ARIS 

pour  une  longueur  de  Sa  kilomètres  des  canaux  du  Nord 
(canal  de  la  Haute-Deule,  de  la  Sensée,  d'Aire,  etc.)  sur 
lesquels  le  décret  du  19  juillet  1907  a  transformé  en  conces- 
sion régulière  des  autorisations  antérieures.  Par  rapport 
au  présent  régime,  c'est  un  progrès  très  sérieux.  Mais,  si 
le  halage  par  chevaux  subsiste,  l'installation  du  halage  méca- 
nique perd  la  moitié  de  ses  avantages.  S'il  disparait,  ne 
risque-t-on  pas  de  constituer  en  lait,  sinon  en  droit,  un 
monopole  privé,  malgré  les  précautions  prises  (durée  rela- 
tivement courte  de  la  concession,  rachat  éventuel)  et  malgré 
une  clause  d'abaissement  des  tarifs  (si  les  bénéfices  dépassent 
6  p.  100) ,  qui  donne  à  cette  concession  un  caractère  assez  diffé- 
rent de  celui  d'une  entreprise  libre  pour  la  rapprocher,  au 
contraire,  d'une  régie  intéressée. 

A  côté  de  la  concession  sans  monopole,  les  trois  autres 
formes  sous  lesquelles  on  peut  organiser  un  système  de  traction 
électrique  comportent  un  monopole.  A  qui  conviendrait-il 
d'en  confier  l'exploitation?  A  un  concessionnaire,  à  l'Etat 
lui-même  ou  à  un  établissement  public?  Nous  ne  pensons 
pas  qu'il  faille  s'arrêter  à  la  première  solution.  L'exploi- 
tation d'un  monopole  par  l'industrie  privée  est  justifiée  lors- 
qu'elle exige  des  capacités  commerciales  développées  ou  des 
capitaux  très  considérables.  La  gestion  du  monopole  de  la 
traction,  demandant  surtout  des  connaissances  techniques,  ne 
semble  pas  au  contraire  nécessiter  l'intervention  d'un  parti- 
culier. 

Nous  n'avons  au  contraire  aucune  objection  de  principe 
contre  la  gestion  de  ce  monopole  par  l'Etat  et  nous  pourrions 
répéter  avec  M.  Krantz,  non  suspect  cependant  de  tendances 
interventionnistes,  que  les  objections  que  l'on  peut  faire  contre 
le  principe  de  l'organisation  de  la  traction  par  l'Etat  ne  peu- 
vent provenir  que  ((  d'idées  fausses  ou  d'un  respect  exagéré 
pour  la  liberté  des  transactions  ».  Cette  solution,  que  les  Alle- 
mands viennent  d'adopter  pour  les  principaux  de  leurs  nou- 
veaux canaux,  pourrait  bien  être  aussi  chez  nous  la  solution 
de  l'avenir.  Elle  présente  néanmoins  l'inconvénient  pratique 
d'imposer  à  l'Etat  une  assez  grosse  mise  de  fonds  et  de  mettre 
à  sa  charge  les  risques  de  la  mise  en  marche  d'un  outillage  nou- 
veau. 


LA     NAVIGATION     INTÉRIEUHE     EN     FRANCE  3l7 

Il  peut  donc  paraître  opportum  de  recourir  au  dernier 
système  que  nous  indiquions,  en  déléguant  le  monopole  à  des 
établissements  publics  fournissant  les  fonds  et  percevant  les 
taxes.  C'est  ce  rôle  qui  sera  rempli  par  la  Chambre  de  Com- 
merce de  Douai  sur  le  nouveau  canal  du  Nord.  C'est  Tune  des 
attributions  que  M.  Yves  Guyot  proposait  de  confier  aux 
Chambres  de  navigation,  M.  Baudin  à  des  «  syndicats  de  voies 
navigables  »  et  enfin  M.  Tavernier,  dans  un  vœu  adopté  par 
le  Congrès  de  navigation  intérieure  de  Bordeaux  de  1907,  c(  à 
des  administrations  régionales  où  seraient  représentées  les 
administrations  de  ports  riverains  et  la  batellerie  ».  Sous  des 
formules  diverses,  il  y  a  donc  une  tendance  à  confier  T orga- 
nisation de  la  traction  à  des  établissements  publics  qui, 
((  exploitant  sans  esprit  de  lucre  et  sous  la  tutelle  de  TEtat, 
feraient  nécessairement  profiter  le  public,  au  fur  et  à  mesure 
du  développement  du  trafic,  de  tous  les  abaissements  de  tarifs 
que  ce  développement  permettrait*  ». 

Ce  n'est  pas  tout  que  d'accélérer  la  vitesse  en  cours  de 
route;  il  faut  aussi  réduire  la  durée  du  séjour  au  port.  Le 
temps  qu'on  y  perd  peut  tenir  à  deux  causes.  C'est  d'abord, 
pour  les  transports  de  charbons,  l'encombrement  produit  par 
les  nombreux  bateaux  stationnant  devant  les  rivages  des  mines 
au  delà  de  la  quantité  que  celles-ci  peuvent  normalement 
charger.  M.  AUemane,  député,  a  déposé  une  proposition  de  loi 
d'après  laquelle,  après  dix  jours  de  stationnement,  la  mine 
devrait  payer  au  propriétaire  du  bateau  une  indemnité  de  cinq 
centimes  par  tonne  et  par  jour.  Des  mesures  législatives  ana- 
logues existent  en  Hollande,  en  Allemagne  et  en  Belgique, 
mais  l'effet  en  est  très  médiocre.  On  ne  peut  en  effet  exiger 
d'une  mine  qu'elle  charge  à  la  fois  tous  les  bateaux  qui  se 
présentent  à  son  rivage  sans  qu'elle  les  ait  réclamés.  Nous 
avons  beaucoup  plus  confiance  dans  une  entente  entre  les 
quatre  intéressés  qui,  jusqu'à  présent,  ne  contractent  que 
deux  à  deux  :  la  mine,  le  marchand  de  charbons,  l'affréteur  et 
le  batelier.  Sous  la  menace  d'une  intervention  législative  ou 
administrative,  cette  entente  vient  de  se  conclure.  Les  houillères 
ont  accepté  d'indiquer  à  leurs  acheteurs  l'époque  du  charge- 

I.  Projet  de  loi  de  M.  Yves  Guyot,  Expose  des  molifs,  p.  27. 


3l8  LA     REVUE     DE     PARIS 

ment  et  même  de  payer  une  indemnité  aux  bateliers  dans  le 
cas  où,  par  leur  faute,  le  délai  de  chargement  de  dix  jours 
serait  dépassé. 

Il  serait  également  très  utile  d'organiser  une  diffusion  exacte 
et  rapide  des  renseignements  commerciaux  concernant  le  cours 
du  fret,  l'importance  des  chargements  à  effectuer  et  le  nombre 
des  bateaux  vides,  afin  de  permettre  aux  bateaux  en  quête  de 
chargement  de  se  porter  là  où  le  besoin  se  fait  le  plus,  sentir. 
Il  y  aurait  intérêt  également,  pour  supprimer  les  marchan- 
dages inutiles,  et  les  remises  en  sous-main  qui  faussent  les 
renseignements,  d'organiser  de  véritables  bourses  de  fret  sur 
le  modèle  de  celles  qui  fonctionnent  à  Ruhrort  (Prusse  rhé- 
nane), à  Aussig  (Bohême),  à  Anvers  et  à  Rotterdam. 

Les  retards  sont  dus  aussi  au  mauvais  outillage  de  la 
plupart  de  nos  ports.  M.  Tavernîer  établit  un  parallèle  entre 
ce  qui  s'est  passé  en  France  et  en  Allemagne*.  Chez  nous 
l'Etat  a  construit  les  ports;  certains  industriels  ont  fait  les 
dépenses  d'outillage  et  d'aménagement  nécessaires  à  leurs 
besoins  propres.  Mais  l'outillage  public,  ouvert  à  tout  expédi- 
teur et  accessible  à  tout  transporteur,  est  dans  l'enfance.  En 
Allemagne,  au  contraire,  où  l'Etat  n'a  même  pas  payé  la  cons- 
truction des  ports,  ceux-ci  ont  été  créés,  outillés  et  aménagés 
en  vue  des  besoins  du  public,  de  la  façon  la  plus  large,  par 
les  collectivités  intéressées  qui  ont  dépensé  dans  cette  œuvre 
des  centaines  de  millions.  Ne  serait-il  pas  possible  d'amener 
chez  nous  les  capitaux  collectifs  à  remplir  un  rôle  analogue, 
si  l'on  confiait  aux  intéresses  une  part  dans  la  direction  des 
œuvres  qu'ils  auraient  contribué  à  réaliser,  si  l'on  mettait  à  la 
tête  des  ports  des  Administrations  locales  suffisamment  auto- 
nomes dans  lesquelles  ((  les  droits  de  gestion  seraient  propor- 
tionnés aux  concours  fournis  » . 

Accroître  la  vitesse  commerciale  du  transport  par  eau,  par 
l'augmentation  de  la  vitesse  de  marche  et  la  diminution  du 
temps  perdu  au  repos,  c'est  déjà  améliorer  sérieusement  le 
rendement  du  matériel  de  la  batellerie.  Mais  ne  peut-on  pas 
songer  à    la  transformation   même    de   ce    matériel,    à    un 

I.  Des  moyens  à  employer  pour  intéresser  les  capitaux  collectifs  on 
privés  à  la  mise  en  valeur  des  voies  navigables  (Rapport  au  x^'  Congrès 
natioDal  de  narigatioD  intérieure). 


LA     NAVIGATION     INT1?RIEURE     EN     FRANCE  3l9 

accroissement  de  sa  capacité,  parallèle  à  celui  que  réalisent 
actuellement  les  chemins  .de  fer?  Sur  les  grands  canaux, 
le  bateau  de  cent  tonnes  a  cédé  la  place  au  bateau  de  trois 
cents  tonnes  ;  beaucoup  d'esprits  sérieux  pensent  qu'aujour- 
d'hui le  bateau  de  trois  cents  tonnes  doit  s'effacer,  sur  les  voies 
les  plus  importantes,  devant  le  bateau  de  six  cents  tonnes. 
Cependant,  malgré  des  avantages  notables  résultant  de  la 
diminution  relative  de  certaines  dépenses  indépendantes  de  la 
charge  et  de  la  réduction  de  l'effort  de  traction  par  tonne 
remorquée,  l'emploi  du  bateau  de  six  cents  tonnes  présentera 
quelques  inconvénients  sérieux  *  :  transbordement  aux  points 
de  jonction  avec  les  autres  canaux  %  nécessité  d'un  second 
homme  à  bord,  généralement  un  salarié,  d'où  transformation 
de  la  vie  de  famille  des  pénichiens,  et  surtout  difficulté  de 
trouver  habituellement  des  chargements  complets  d'une 
pareille  importance. 

Pour  augmenter  le  rayon  d'action  de  la  navigation  intérieure, 
avant  de  songer  à  développer  notre  réseau  navigable,  il  serait 
plus  utile  d'assurer  sa  suture  avec  le  réseau  ferré.  Mais  les 
Compagnies,  fortes  des  clauses  de  leurs  cahiers  des  charges 
et  des  déclarations  publiques  de  plusieurs  ministres,  s'oppo- 
sent à  cette  jonction.  Si  l'on  réfléchit  a  la  différence  des 
régimes  sous  lesquels  vivent  en  France  les  chemins  de  fer  et 
les  voies  navigables,  on  comprend  que  les  premiers  redoutent 
l'écoulement  de  leur  trafic  (et  particulièrement  des  produits 
chers  dont  le  transport  est  avantageux)  à  tous  les  points  de 
fuite  que  constitueraient  pour  eux  les  ports  de  raccordement. 
Cependant  cette  politique  des  chemins  de  fer  est  contraire  à 
l'intérêt  général  toutes  les  fois  que  le  transport  mixte  permet- 
trait d'obtenir  un  abaissement  du  prix  de  transport  résultant 
non  pas  de  l'absence  de  péages  sur  la  voie  d'eau,  mais  d'un 
moindre  prix  de  revient.  M.  Maruéjouls  avait  déposé,  en  1908, 
un  projet  de  loi  tendant  à  imposer  aux  Compagnies  les  raccor- 
dements avec  les  voies  navigables.  La  solution  était  simple, 

I.  Sans  parler  des  dépenses  nécessaires  pour  la  transformation  de  la 
▼oie. 

a.  Cet  inconvénient  n'a  pas  Fimportance  qu'on  lui  prête  souvent.  Voir  Bar- 
latier  de  Mas,  Aménagement  et  Exploitation  du  réseau  navigable  français 
(Rapport  au  i^**  Congrès  national  de  navigation  intérieure). 


3aO  LA     REVUE     DE     PARIS 

mais  elle  avait  le  tort  de  pouvoir  être  trop  facilement  inter- 
prétée comme  une  véritable  spoliation  V 

Le  6  février  1908,  a  été  déposé  par  M.  Barthou  un  nouveau 
projet  de  loi  sur  le  même  objet.  Il  diflère  du  pi*écédent  en  ce 
qu'il  reconnaît  le  droit  des  compagnies  à  des  indemnités.  Il 
s'appuie  sur  la  doctrine  récemment  consacrée  par  le  Conseil 
d'Etat,  suivant  laquelle  TEtat  aurait  le  droit,  sauf  indemnité 
dans  le  cas  où  il  serait  porté  atteinte  aux  conventions  inté- 
rieures entre  les  parties,  d'imposer,  en  tant  que  puissance 
publique,  des  charges  nouvelles  n'ayant  pu  entrer  dans  les 
prévisions  des  parties  contractantes,  à  la  condition  qu'elles  ne 
soient  pas  contraires  au  cahier  des  charges  et  qu'elles  ne 
modifient  pas  le  caractère  de  l'entreprise.  Le  ton  conciliant  sur 
lequel  est  rédigé  l'exposé  des  motifs  permet  d'espérer  que,  sur 
les  mesures  d'application  un  accord  interviendra  assez  facile- 
ment entre  l'Etat  et  les  Compagnies. 

D'ailleurs,  si  elle  n'est  pas  liée  à  une  réforme  des  tarifs,  la 
solution  du  problème  des  raccordements  n'aura  qu'une  portée 
limitée,  les  transports  directs  bénéficiant  de  prix  très  bas,  tandis 
que  les  transports  à  destinalion  des  ports  de  transbordement 
pourront  être  taxés  au  prix  fort. 

Le  temps  n'est  plus  où  l'on  pouvait  compter  sur  les  res- 
sources du  budget  comme  sur  une  manne  inépuisable,  pour 
subvenir  à  tous  les  besoins  des  voies  navigables.  L'Etat,  ou 
plutôt  le  contribuable,  ne  veut  plus  fournir  pour  la  réalisation 
des  travaux  neufs  qu'une  subvention  ne  dépassant  pas  la 
moitié  de  la  dépense,  et  laisse  le  reste  à  la  charge  des  inté- 
ressés. Trois  raisons  principales  ont  amené  ce  revirement  : 

i"  Il  est  juste  que  les  personnes  qui  recueillent  le  bénéfice 
d'une  opération  quelconque  soldent  une  partie  de  la  dépense 
qu'elle  occasionne. 

2^'  Il  est  nécessaire  qu'une  contribution  considérable  des 
intéressés  prouve  au  Gouvernement  que  le  travail  demandé 
présente  une  utilité  suffisante  pour  motiver  de  sa  part  une 
subvention  importante. 

3°   La  situation  budgétaire   ne  permet  pas  d'exécuter  aux 


.    I.  Mallet,  Conciwrence  des  chemins  de  fer  et  des  ^oies  naylgables  (Rap- 
port au  i"  CoDgxès  national  de  navigation  intérieure). 


LA     NAVIGATION     INTERITSUBE    EN     FRANCE  321 

Irais  des  oôntmbuable$  .tous  les  travaux  réclamés.  11  faut  donc 
chercha:  de  l'argent  ailleurs. 

.  Parmi  ces  trois  raisons,  la  dernière  n'a  cju'une  valeur  pra- 
tiipie,  mais  elle  est  très  forte.  C'est  la  seule  qui  ait  pu  faire 
accepter  en  France  pour  les  Qouveaux  -travaux  de  naviga- 
tion intérieure  ie  rétablissement  des  péages,  conséquetice 
du  ^conccyoTB  financier  des  intéressés.  G'eat  également  devant 
cette  nécessité  pratique  qu'ont  dû  s'incliner  les  partisans  des 
voies  navigables  en  Allemagne,  où  le  Ministre  des  Travaux 
publics  prononçait  récemment  ce  mot  caractéristique  :  «  Péages 
et  améliorations  des  voies  navigables  sont  deux  faces  d'une 
même  question.  Elles  sont  intimement  et  indissolublement 
liées  \  » 

Sous  quelle  forme  le  concottrs  des  intéressés  doil-il  être 
fourni  P  «  L'essentiel  est  de  rompre  avec  le  système  des  subven- 
tions, h.  fonds  perdus  qu'on  abandonne  au  hasard  des  entre- 
prises sans  se  ménager  la  possibilité  de  les  diriger  ^  »  Et  si  le 
concours  Aes  intéressés  doit  être  donné  sous  forme  d'avances, 
il  importe  d'examiner  comment  s'en  fera  le  remboursement. 
Le  procédé  le  plus  simple  et  le  plus  général  est  de  lever  des 
péages,  des  droits  perçus  sur  la  circulation  des  rùarchan- 
dises  dans  une  section  de  voie  navigable  à  l'occasion  d'une 
amélioration  qui  y  a  été  réalisée.  Pourquoi  le  seul  mot  de 
péage  inquiète-^t-il  en  France  les  partisans  de  la  navigation? 
Est-ce,  comme  on  le  dit  souvent,  l'absence  d'une  marge  suffi- 
sante entre  le  prix  de  revient  et  le  pi'ix  de  vente  du  transport 
par  eau  qui  a  toujours  empêché  la  batellerie  de  supporter  un 
péage  même  minime  .^^  Non.  En  réalité,  le  péage  n'est  pas  un 
élément  dn  prix  de  revient  du  transport  sur  lequel  s'eK,erce  la 
concurrence,  mais  un  élément  constant  qui  s'ajoute  à  lui  et 
sur  lequel  la  concurrence  ne  peut  rien.  Lorsque  l'existence  de 
péages  suffit  à  entraver  le  développement  du  trafic,  c'est  que 
la  voie  est  inutile  ouïes  péages  mal  établis.  «  Ce  qu'il  faudrait, 
dit  M.  Colson  %  ce  serait  exempter,  ou  à  peu  près,  les  marchan- 
dises pondéreuses  et  taxer  lourdement  les  autres. . .  ;  ces  taxes 

1.  Chambre  des  députés,  i8  avril  1907. 

2.  Tavernier,  op,  laud.,  p.  66. 

3.  Revue  politique  et  parlementaire  (novembre  1900). 

i5  Mai  1908.  7 


322  LA     REVUE     DE     PARIS 

répartiraient  équitablement  les  charges  des  voies  de  toute 
nature  en  grevant  d*un  côté  les  produits  riches  sur  lesquels  les 
taxes  peuvent  porter  sans  inconvénient  économique  et  en 
dégrevant  de  l'autre  les  produits  de  faible  valeur.  Or,  c'est  là  le 
résultat  qu'il  serait  désirable  d'atteindre  pour  concilier  les 
intérêts  du  public  avec  les  nécessités  budgétaires.  » 

Mais  la  valeur  des  marchandises  n'est  pas  le  seul  élément 
à  considérer.  Au  Congrès  international  de  navigation  inté- 
rieure, tenu  à  Paris  en  1892,  M.  Beaurin  Gressier  énumérait 
les  erreurs  commises  dans  l'établissement  des  anciens  droits 
de  navigation  :  ((  On  ne  s'inquiétait  pas,  disait-il,  de  savoir  si 
l'expédition  était  urgente  ou  non,  si  les  objets  transportés 
étaient  ou  non  volumineux,  s'ils  entraînaient  certaines  sujé- 
tions d'emballage  ou  de  manutentions,  quelle  était  leur  divisi- 
bilité, quel  était  leur  degré  d'altérabilité,  quels  étaient  les 
risques  de  la  route.  On  laissait  complètement  de  côté  les 
moyens  que  pouvait  avoir  le  trafic  de  s'adresser  à  des  procédés 
de  transports  concurrents.  On  ne  tenait  aucun  compte  de  sa 
capacité  contributive,  c'est-à-dire  de  son  aptitude  à  supporter 
dans  son  prix  de  revient  à  destination  une  majoration  de  frais 
du  fait  du  transport.  »  Il  exposait  ensuite  comment  le  projet 
Yves  Guyot,  auquel  il  avait  collaboré,  cherchait  à  introduire 
dans  la  taxation  des  bases  plus  rationnelles,  plus  pratiques  et 
plus  équitables  et  à  remplacer  une  classification  administrative 
rigide  et  oppressive  par  une  tarification  souple  et  variée, 
modelée  sur  les  besoins  commerciaux. 

M.  Tavernier  propose  une  autre  méthode  pour  le  recouvre- 
ment des  avances  faites  par  les  intéressés.  Il  constate  que  les 
taxes  établies  dans  nos  ports  de  mer  par  les  Chambres  de  Com- 
merce, pour  couvrir  les  dépenses  des  travaux  qu'elles  ont  payés, 
donnent  un  rendement  très  sûr  et  très  élastique,  et  qu'il  en  est 
de  même  en  Allemagne  pour  les  ports  de  navigation  intérieure 
établis  ou  aménagés  par  les  collectivités.  11  en  conclut  que 
«  les  concours  basés  sur  un  surcroît  de  revenu  des  installa- 
tions de  ports  et  des  outillages  de  traction  sont  susceptibles  de 
gager,  mieux  que  des  droits  de  navigation,  en  général  stériles, 
les  concours  locaux  apportés  aux  travaux  neufs  d'extension 
ou  d'amélioration  *  » . 

I.  Op.  latid.r  p.  70. 


LA    NAVIGATION    INTERIEURE     EN     FRANCE  333 

Il  approuve  la  combinaison  adoptée  pour  le  canal  de  Mar- 
seille au  Rhône  :  le  remboursement  des  avances  des  intéressés 
s'effectuera  au  moyen  d'un  relèvement  des  taxes  du  port  de 
Marseille.  Il  nous  semble  cependant  peu  rationnel  de  prélever 
dans  certains  ports,  sur  toutes  les  marchandises,  des  péages 
destinés  à  couvrir  des  dépenses  d'établissement  de  voies  navi- 
gables utilisées  seulement  par  une  partie  de  ces  marchandises, 
si  bien  'que  les  marchandises  véhiculées  par  chemin  de  fer 
paieront  à  la  fois  le  canal  et  le  chemin  de  fer.  Il  y  aurait  en 
outre  un  gros  danger  pratique  dans  la  généralisation  de  ce  sys- 
tème, c'est  que  les  effets  fâcheux  de  l'exécution  d'un  travail 
insuffisamment  justifié  se  laissent  difficilement  et  lentement 
apercevoir.  Le  déficit  financier  réel,  pour  être  occulte,  n'en 
est  que  plus  dangereux,  et  l'on  peut  être  certain  que,  si  l'on 
faisait  payer  au  port  de  Marseille  les  dépenses  de  plusieurs 
entreprises  du  genre  du  canal  de  Marseille  au  Rhône,  il  pour- 
rait se  faire  que,  grâce  à  l'augmentation  des  droits  d'entrée 
du  port,  les  intérêts  des  capitaux  dépensés  pour  ces  travaux 
fussent  payés  pendant  quelques  années,  mais  il  est  certain  que 
le  port  de  Marseille  ne  tarderait  pas  à  succomber  sous  la  sur- 
charge. Si  la  rémunération  par  péages  est  souvent  aléatoire, 
c'est  que  les  entreprises  où  s'engagent  les  capitaux  ne  sont  pas 
suffisamment  justifiées.  La  rémunération  par  augmentation 
des  taxes  locales  est  peut-être  plus  productrice  au  début,  mais 
plus  dangereuse  à  longue  échéance. 

On  peut  au  contraire  retenir  du  projet  de  M.  Tavemier  cette 
idée,  qui  3e  retrouve  dans  le  projet  Baudin,  que  les  bénéfices 
réalisés  au  moyen  de  la  traction  électrique  peuvent  concourir 
au  remboursement  des  avances  fournies  par  les  intéressés. 
Ce  péage  occulte  serait  facilement  accepté. 

Afin  de  faciliter  l'apport  des  capitaux  privés  aux  travaux  de 
navigation  intérieure,  on  a  proposé  à  diverses  reprises  de  leur 
appliquer  le  système  de  la  garantie  d'intérêts  qui  a  donné  de 
bons  résultats  pour  les  chemins  de  fer.  Cette  idée  n'est  pas 
réalisable  dans  l'état  actuel  d'organisation  de  nos  voies  navi- 
gables. En  effet,  les  sommes  versées  par  l'État  aux  compagnies 
de  chemins  de  fer  à  titre  de  garantie  d'intérêts  ne  sont  que  des 
avances  gagées  par  leur  matériel  roulant  qui  vaut  des  centaines 
de  millions.  En  outre,  ainsi  que  le  fait  remarquer  M.  Taver- 


324  LA     aEYUB     DE     PARIS 

nier,  ce  les'CompagnîeB,  restant  libres,  soueie  contrôle  de  l'État, 
de  remanier  leur  tarification  et  d'améliorer  leur  exploitation, 
conservent  l'espoir  de  faire  'disparaître  les  déficits  s'il  -s'en  pro- 
duit. Rien  de  semblable  n'existe  pour  les  voies  d'eau  avec  le 
régime  actuel  où  les  Chambres  de  Commerce  et  les  autres  col- 
lectivités auTcquelles  on  demande  des  contributions  jouent  un 
rôle  puremenft  passif  ». 

Eitfin  cette  solution,  où  l'État  garantit  les  intérêts  des 
sommes  dépensées  par  les  intéressés,  est  exactement  l'inverse 
de  celle  adoptée  en  Allemagne  pour  les  nouveaux  canaus,  au 
ce  sont  au  contraire  les  intéressés  qui  garantissent,  au  moins 
partiellement,  en  cas  d'insuffisance  des  péages,  l'intérêt  des 
sommes  dépensées  par  l'Etat,  —  solution,  à  notre  avis,  très 
supérieure  à  la  première. 


Ne  faut-il  pas  viser  plus  haut  et  modifier,  pour  lui  donner 
plus  décrie  et  de  cohésion,  Torganisation  même  de  notre  navi- 
gation mtérieure? 

Pourquoi  ne  ;prendrait-on  pas  modèle  sur  l'organisation 
des  chemins  de  fer,  en  confiant  à  des  compagnies  privées 
l'exploitation  de  réseaux  de  voies  navigables.^  Ces  compagnies, 
complétant  leur  voie,  auraient  leur  matériel  de  transport  et 'de 
traction,  des  stations  de  marchandises,  des  quais,  des  engins  de 
chargement,  un  service  commercial,  des  départs  réguliers.  Le 
public  expéditeur  saurait  au  moins  où  s'adresser,  connaîtrait 
les  tarifs  et  délais  de  transports  ;  il  aurait  affaire  à  une  .com- 
pagnie solvable  et  responsable.  On  ferait  disparaître  les  inter- 
médiaires qui,  seuls,  profitent  de  l'état  désordonné  des  voies 
navigables. 

Malheureusement,  une  objection  déoisive  doit  être  faite  à  ce 
système,  à  première  vue  séduisant.  Le  principal  avantage  que 
le  public  ait  retiré  des  voies  navigables  résulte  de  la  concur- 
Tenoe  qui  s'est  établie  entre  elles  et  les  chemins  de  fer  et  a 
force  ceux-ci,  grâce  à  un  perfectionnement  incessant  de  leurs 
méthodes  d'exploitation  et  de  rutiUsati0n  de  leur  matériel,  à 
abaisser  continuellement  leurs  j)rix.  Si  les  voies  navigables 


LA     NAVIGATION     INTÉRIEURE     EN     FRANCE  3a5 

étaient  monopolisées  entre  les  mains  de  sociétés  privées,  une 
entente  ne  tarderait  pas  à  s'établir  entre  eUes  et  les  compagnies 
de  cheminfl  de  fer,  au  détriment  da  public. 

Une  solution  partielle  avait  été  proposée  par  M.  Baudin. 
Au-iles8Uft  des  Chambres  de  Commerce  dont  il  voulait  faire 
le»  collabora trices^  de  TEtat  pour  les  travaux  neufs,  ou  les 
travaux  d'amélâoration ,  M.  Baudin;  prévoyait  la  nécessité  de 
créer  un  organe  ceniDaL  cpui  réunirait  les  effoFts  des  intéressés 
et  leur  permeitrait  d'exercer  une  action  plus  sérieuse  ^  C'est 
à  cette  idée  ^e:  répondit  la  création  du  Comité  consultatif  de 
la  navigation  intérieure.  Ce  comité  trop  nombreux,  com^pre*- 
nant  tFop  d'iDomme»  pdi/tiques  et  de  fonctionnaires,  ne  s'est 
que  rarement  réuni  et  il  ne  semble  pas  qu'il  ait  donné  les  résul^- 
lats  que  l'on  était  en  droit  d'attendlre  de  lui. 

It  est  possible  de  trouveir  une  solution  d'ensemble  dans  les 
organisations- plus  complexes  que  prétendaient  réaliser  les  pro- 
jets de  loi  Yves  Guyot  et  Baudin  ou  dans  le  plan  qu'esquis- 
sait récemment  M.  Tavermer.  En  exposant  les  grandes  ligne» 
de  cea^  projeta,  noue  nous  étendrons  davantage  sur  le  premier, 
noua  bornant  à  montrer  en  quoi  les  deux  autres  en  diffèrent. 
Biédigé  8«ir  riiïvitaftion  de  plusieura  rapporteurs  du  bujdget  des 
Tiarraux  publicsv  après  avis  du  Conseil  d'Ëtat,  du  Conseil 
géttétal  des  Ponts  et  Chaussées  et  des  Chwnbres  de  Corn- 
OMrce,  te  projet  Ykcs  Guyot  est  une  œuvre  considérable.  Lais- 
sant de  côté  tout  ce  qui,  dans  ce  projet,  ne  concerne  pas 
l'organisation  proprement  dite  des  voies  navigables,  nous 
nous  bornerons  à  en  définir  les  éléments  essentiels. 

La  base  du  projet,  c'était  la  création  d'établiâsements  publics 
auxquels  on  donnait  le  nom  de  Chambres  de  Navigation.  Le 
x£le  de  ces  chambres  était  triple  : 

!<"  Eclairer  l'Administration  par  ses  avis  sur  les  besoins  com- 
merciaux de  ceux  qui  font  usage  des  voies  de  son  réseau  ; 

a*  Etablir  et  administrer,  sur  tout  ou  partie  de  son  réseau, 
au  fur  et  à  mesure  des  besoins  constatés,  un  outillage  publie 
d'exploitation  ; 

d""  Contribuer  aux  dépenses  d'extension  et  d'améKoration 

I.  Organisation  du  Comité  consultatif  de  la  navigation  intérieure  et  des 
P^Hm.  (Rapport  au  Président  de  la  République  et  discours  ppononcé  par 
M.  Baudin  à  la  séance  d*ouYcrture  de  ce  Comité.] 


3ft6  LA     REVUE     DE     PARIS 

de  son  réseau  par  des  avances  ou  des  subventions  en  se  rem- 
boursant au  moyen  de  péages. 

Le  projet  de  loi  proposait  avec  raison  de  donner  aux  Cham- 
bres de  Navigation  de  très  grands  réseaux.  Dans  ce  cas  seu- 
lement, la  mise  en  valeur  des  voies  navigables  répondrait  à  des 
vues  d'ensemble,  Toutillage  ne  comporterait  qu'un  petit 
nombre  de  types,  les  frais  généraux  seraient  relativement 
faibles,  et  les  ressources  financières  suffisantes  pour  parer  à 
toutes  les  éventualités.  Sur  les  bénéfices  des  opérations  avan- 
tageuses, on  prélèverait  les  ressources  nécessaires  à  la  consti- 
tution d'un  fonds  commun  dont  le  rôle  serait  double  :  parer 
aux  insuffisances  des  opérations  malheureuses  et  couvrir  les 
frais  généraux. 

Les  Chambres  de  Navigation  devaient  être  composées,  pour 
un  huitième,  de  fonctionnaires,  pour  un  huitième,  de  bateliers 
et,  pour  les  trois  quarts,  de  représentants  des  industriels  pour 
qui,  en  définitive,  les  moyens  de  transports  ont  été  faits.  Les 
membres  de  la  deniière  catégorie  seraient  élus  par  les 
Chambres  de  Commerce  riveraines  des  voies  d'un  réseau  ou 
intéressées  au  trafic  de  ce  réseau,  au  moyen  d'un  vote  dans 
lequel  chacune  d'elles  aurait  une  influence  en  rapport  avec 
l'importance  du  trafic  fourni.  Le  petit  nombre  des  membres 
des  Chambres  (trente-deux),  et  surtout  des  Comités  de  direc- 
tion (sept)  leur  aurait  permis  de  fournir  un  travail  utile, 
en  même  temps  que  la  durée  assez  longue  de  leur  mandat 
(six  ans)  leur  aurait  donné  la  compétence  nécessaire  et  l'indé- 
pendance vis-à-vis  de  leurs  commettants. 

Il  faut  d'ailleurs  remarquer  que  les  Chambres  de  Navigation 
ne  devaient  se  charger  de  l'exécution  des  travaux  locaux 
qu'en  cas  d'abstention  des  collectivités  locales  et  pouvaient 
inversement  se  concerter  entre  elles  pour  la  réalisation  d'oeu- 
vres dépassant  le  réseau  d'une  seule  Chambre. 

Dans  son  ensemble,  le  projet  Yves  Guyot,  très  complet  et 
très  étudié,  constitue  l'effort  le  plus  considérable  qui  ait  été 
fait  chez  nous  et,  croyons-nous,  dans  tous  les  pays  poui" 
donner  à  la  navigation  intérieure  la  vie  et  l'organisation  qui 
lui  manquent.  M.  Baudin  a  eu  le  mérite  de  le  reconnaître  *  et  le 

I.  Organisation  du  Comité  consultatif  de  la  navigation  intérieure  (Rap- 
port au  Président  de  la  République). 


LA    NAVIGATION     INTÉRIEURE     EN     FRANGE  Say. 

courage  de  reprendre  et  dé  défendre,  dans  Fintérêt  bien  com- 
pris de  la  navigation  intérieure,  certaines  parties  de  cette  œuvre. 
C'est  dans  le  projet  de  loi  tel  qu'il  fut  présenté  au  Sénat  que 
M.  Baudin prévoyait  la  création  d'établissements  publics,  inti- 
tulés Syndicats  des  voies  navigables,  et  auxquels  il  donnait 
une  organisation  et  des  attributions  analogues  à  celles  des 
Chambres  de  Navigation.  Toutefois,  par  le  fait  même  que  la 
partie  organisatrice  du  projet  Baudin  n'était  que  l'accessoire, 
le  complément  du  projet  de  travaux,  on  ne  devait  créer  de 
Syndicats' que  pour  les  voies  navigables  à  créer  ou  à  amé- 
liorer, et,  d'autre  part,  on  devait  créer  un  Syndicat  différent 
pour  chaque  voie.  Le  recrutement  des  Syndicats  des  voies 
navigables  devait  s'effectuer  d'une  manière  analogue  à  celui 
des  Chambres  de  Navigation,  sauf  qu'on  y  prévoyait,  à  juste 
titre,  l'admission  éventuelle  de  Membres  désignés  par  les  Con- 
seils généraux  des  départements  ou  les  Conseils  municipaux 
des  communes  ayant  fourni  des  subventions  pour  l'exécution 
de  l'œuvre  poursuivie,  ,ou  qui  auraient  garanti,  sur  leurs  res- 
sources propres,  les  emprunts  du  Syndicat.  Enfin,  le  projet 
de  loi  Baudin  remettait  avec  raison  au  décret  d'institution  des 
Syndicats  le  soin  de  régler  la  composition  du  corps  électoral, 
les  conditions  d'éligibilité,  le  mode  d'élection,  la  durée  du 
mandat  des  Membres  du  Comité,  ainsi  que  le  mode  de  fonc- 
tionnement et  les  attributions  de  ce  Comité. 

Ce  texte  fut  voté  par  la  Chambre,  mais  le  Sénat  amputa  le 
projet  de  toute  sa  partie  organisatrice  sans  même  la  discuter. 
Le  rapport  de  M.  Monestier  au  Sénat  laissait  espérer  qu'à 
l'occasion  de  chacun  des  projets  de  loi  prévus  au  programme 
Baudin  la  question  pourrait  être  reprise.  Il  n'en  a  rien  été; 
c'est  à  notre  avis  une  très  grosse  faute. 

Cette  question  des  Chambres  ou  Syndicats  de  navigation 
a  été  récemment  discutée  au  Congrès  national  de  Naviga- 
tion intérieure  de  Bordeaux  à  la  suite  du  rapport  déjà 
cité  de  M.  Tavemier.  Pour  lui,  l'élément  de  l'organisation 
future  des  voies  navigables,  c'est  le  port  intérieur.  La  pre- 
mière œuvre  est  donc  de  constituer  des  administrations  de 
ports,  à  peu  près  autonomes,  sous  le  contrôle  de  l'Adminis- 
tration, jouissant  de  la  personnalité  civile  et  dans  lesquelles 
seraient  représentés   les   intéressés  qui  auraient   fourni  des 


3lï8  LA  .  REYUS.    DE    PARIS.' 

fonds  pour  la  confitruotionou  ram^oraticooL  du  port,  et  la 
batellerie.  On  pourrait  s'inspirer,  pour  oanstituer  cet  orga- 
nisme nouveau,  de  différentes  formules  appliquées  à  la  gestion 
de  ports  ou  d'outillage»  publics  en  Allemagne ,^  en  Belgique,  en 
Espagne  et  en  Italie  ;  la  seule  règle  générale  à  retenir  est  que 
les  droil»  de  gestion  devraient  être  proportionnés  aux.Gon€OUff» 
fournis. 

Mais,  si  les  organismes  locaux  sont  aptes  à  gérer  des  œuvre» 
locales,  il  faut  prévoir  aurdessus  d'eux  pour  les  voies  navigables 
entières  ou  même  poinr  des  eneembles  de  voies,  des  organismes 
plu»  complexes,  chargés  de  veiller  au  développement,  à  lamé- 
Kôration  et  à  l'exploitation  de  leur  réseau.  Ce»«  administrations 
d^  voies  navigales  »  se  recruteraient  parmi  les  administratîona 
des*  ports.  Enfin-,  un  troisième  et  dernier  échelom  serait  con^ 
stitué  par  le  Comité  consultatif  de  la  navigation  transformé  etr 
recruté  en  majeure  partie  parmi  les  membres  des  admimatrations^ 
régionales.  Ce  Comité  aurait  pour  but  d'assister  L'État  dans 
Fexercice  de  ses  droits  de  police  et  de  surveitlance  générale, 
«  d'étudier  notamment  les  mesures-  propres  à. augmenter  Je 
trafic  général  du  réseau ,  préparer  les  bases  des  concours  finan* 
eiers  aux  travaux  neufs  d'extension  ou  d'amélioration,  chercber 
à  créer  entre  les  diverses  administration  régionale»  la  solidarité 
financière  utile  à  l'exécution  des  œuvres  communes  ^  ». 

Cette  idée  de  distinguer  parmi  les  organismes  nécessaio'ea  à 
l'organisation  et  à  l'exploitation  des  voies  navigables  trois  étages 
est  logique,  car  elle  correspond  à  la  satisfaction  des  besoins 
locaux,  régionaux  et  na'tionaux. 


Pour  réaliser  les  réformes  que  réclame  la  réorganisation  de 
la  navigation  intérieure,  l'action  privée,  noua  Savons  vu., 
est  impuissante.  Faut-il  donc,  à  l'exemple  de  FAltemagae» 
remettre  entre  les  mains  de  l'Ëtal  la  charge  de  l'exploita- 
tion- et  la  maîtrise  des  tarifs  sur  les  voies  navigables.   Noua 

I.  Op.  laud.,p\  76. 


LA     NAVIGATION     1NT1$RI£.UUE     EN     FllANCE  3a^ 

ne  croyons  pas  ipie  ce  soit  là  une- solution  conforme  ù  notre 
développement  économique. 

Bien  que  certaines  réformes  partielles  puissent  apporter  au 
régime  actuel  de  sériBuseB  améliorations,  nous  pensons  que 
pour  donner  à  noire  navigation  intcrieui^e  la  cohésion,  la  vita- 
lité et  surtouit  Findépendam^e'  financière  qui  lîii  manquent,  il 
faut  enirisager  franclkement  une  reforme  générale  el  métho- 
dique. Le»  agenifirde  cette  régénévaition  seraient  des  établisse- 
ments publics,,  faisant  appel  aux.  (mpacitéâ  commerciales  de» 
diverse»  régions^  asseyant  auac.  intéressé»  de  la  navigatîoiv 
intérieure  «ne  repi^sentation  cpii  leur  manque  entièr^oient: 
aujourd'hui,  et  rempliseant  d'une  façon  satisfaisante  le  triple 
rôle  qpK  leur  serait  dévolu  :  rôle  coneultatif  d'abord,  rôle 
achmnielFatif  enstiite,  lorsque  ces  corps  entreprendeaient 
rexploitatÎDn'  de  l'outillage  de»  ports  ou  des  moyen»  de 
traction,  lôfe  financier  enfin  très  important,  comportant  à  la 
fois  l'obldgation  de  fournir  tout  ou  partie  des  sommes  néces- 
SKÎres  aux  travaux  et  le  di*oit  d'en  assurer  le  recouvrement 
par  une  perception  commerciale  de  péages  et  de  taxes. 

£[  est  impossible  dé  confier  ce  rôle  aux  Chambres  de  Corn- 
meree.  Elles  sont  trop  nombreuses;  elles  n'ont  pas  la  compé- 
tence nécessaire  et  leurs  ressources  financière»  sont  si  faibles* 
qu'on  risquerait  dé  les  déconsidérer  en  cas  d'échec. 

Le  mieux  serait,  à  notre  avis,  de  reprendre,  en  tenant 
compte  de  certaines  critiques  fondées  de  la  batellerie,  le  projet 
Yves  Guyot  qui  constitue  une  solution,  sinon  parfaite,  du 
moins  très  intéressante,  du  problème,  et  de  créer  enfin  ces 
Chambres  de  Navigation  que  tant  d'esprits  distingués  ont 
réclamées.  Certains  auteurs  craignent  que  leur  solidité  finan- 
cière ne  soit  pas  complète  et  préféreraient  ne  leur  laisser  que 
leurs  attributions  consultatives  et,  au  besoin,  administra- 
tives. Ne  faudrait-il  pas  craindre  qu'en  limitant  ainsi  leur  rôle 
on  ne  fit,  en  créant  des  Chambres  de  Navigation,  qu'augmenter 
la  liste  déjà  longue  des  Commissions  et  des  Comités,  pom- 
peusement inaugurés  et  incapables  de  produire  un  travail 
utile.  Ce  n'est  qu'en  leur  donnant  un  rôle  et  un  intérêt 
directs  à  la  gestion  de  l'entreprise  qu'on  les  rendra  vivantes  et 
actives.  Remarquons  d'ailleurs  que  les  nouveaux  groupes  ne 
verraient  leur  rôle  croître  et  s'étendre  que  progressivement. 


33o  LA     RBVUE     DE     PARIS 

au  fur  et  à  mesure  des  besoins.  Ils  prendraient  peu  à  peu 
conscience  de  Timportance  et  de  l'efficacité  de  leur  rôle,  et 
passeraient,  sans  transition  brusque,  des  attributions  consulta- 
tives, qui  seraient  forcément  dominantes  au  début,  aux  attri- 
butions administratives,  à  la  gestion  des  outillages  et  enfin 
aux  grandes  opérations  financières  nécessaires  à  l'extension 
ou  au  perfectionnement  de  leur  réseau.  C'est  pour  permettre 
cette  éducation  progressive  qu'il  nous  semble  préférable  d'envi- 
sager, dès  à  présent,  avec  M.  Yves  Guyot  la  création  des  nou- 
veaux organismes  pour  tout  notre  réseau  navigable  et  indé- 
pendamment des  travaux  projetés  ou  en  cours.  Dans  tous  les 
cas,  on  peut  être  certain  qu'une  semblable  tentative,  répon- 
dant à  des  vues  d'ensemble  et  à  des  idées  générales  justes, 
donnerait  des  résultats  très  supérieurs  à  ceux  de  cette  poli- 
tique à  courte  vue,  uniquement  préoccupée  des  intérêts  du 
moment  et  de  solutions  provisoires  que  fut  pendant  long- 
temps la  politique  française  en  matière  de  voies  navigables 
et  qui  a  abouti  trop  souvent  à  la  création  d'entreprises  mal 
venues  et  difformes. 

On  parle  souvent  d'étendre  notre  réseau  navigable,  ,qui 
cependant  comprend  déjà  des  parties  inutiles  ou  inutilisées. 
Ge  serait  une  œuvre  très  grande  et  très  utile  que  d'augmenter 
l'utilisation  de  notre  réseau  actuel.  Pour  lui  donner  l'organi- 
sation et  l'exploitation  qui  lui  manquent,  que  l'on  songe  enfin 
à  élaborer  en  France  la  Gharte  de  la  navigation  intérieure. 

LOUIS    MARLIO 


LETTRES  A  LA  FAMILLE  CHILDE' 


XXIX 

A  monsieur  Edouard  Lee  Childe, 

[Paris,]  mardi  3i  ociobre  i865. 

Mon  cher  ami, 

Si  vous  avez  mal  au  foie,  prenez  du  calomel. . .  Je  n'ai  paa  le 
choléra.  Le  docteur  qui  m'est  venu  voir  hier  m*a  dit  qu'ayant 
affaire. d'un  cholérique  à  disséquer,  il  a  eu  beaucoup  de  peine 
à  s'en  procurer  un  ;  encore  probablement  l'a-t-on  avancé  pour 
lui  être  agréable. 

Je  suis  allé  aujourd'hui  à  Saint-Cloud,  où  j'ai  entendu  les 
Prussiens  jouer  très  bien  des  airs  du  Freischiïtz,  Madame 
de  Montijo  allait  bien. 

Je  donne  des  leçons  de  français  aux  femmes  charmantes, 
mais  à  domicile.  EnvDyez-m'en. 

Il  ne  meurt  du  choléra  ici  que  des  niais  qui  se  laissent 
faire,  niais  le  petit  nombre  d'imbéciles  qui  reste^  a  peur,  plus 
peur  qu'en  i849  ^^  i654,  où  le  choléra  était  bien  plus 
méchant.  C'est  qu'on  avait  alors  des  guerres  et  des  révolutions 
pour  se  distraire  et  qu'à  présent  on  n'a  rien  que  les  chants 
des  rues,  qui  sont  bien  bêtes.  —  Adieu,  tenez-vous  en  joie  et 
le  ventre  en  flanelle. 

I.  Publislied  May  fifteenth,  nineteen  hundred  andeight.  Privilège  ofcopy 
right  in  the  United  States  reserved  tinder  the  Act  approved  March  tkird, 
nineteen  hundred  and  five,  hy  LA  rcvue   de  paris. 

Voir  la  Bévue  des  i5  mars  et  i5  avril. 


332  LA     REVUE     DE     PARIS 

XXX 

Au  même, 

Cannes,  ii  février  1866. 

Mon  cher  ami. 

Je  suis  mieux  que  l'été  passé.  Je  serais  même  très  bien 
ssAs  un  gros  rhume,  fruit  d'une  aquarelle  infiniment  trop  pro- 
longée, qui  m*a  rendu  des  étouffements  très  désagréables.  Je 
commence  à  songer  sérieusement  au  retour,  mais  entre  dicho 
y  hecho,  hay  gran  trecho  * . . . 

Allons-nous  nous  faire  la  guerre .^^  Je  ne  le  pense  pas.  Je  me 
fie  à  la  prudence  de  Jonathan.  D'un  côté,  si  VAlabama  et  la 
Shenandoah  ont  causé  au  commerce  yankee  cent  et  quelques 
millions  de  dollars  de  perte,  que  feraient  une  cinquantaine  de 
bonnes  frégates?  Nous  avons  un  vaisseau  de  commerce  en 
mer  pour  quarante  que  vous  avez  :  ergo,  etc.  D'un  autre  côté, 
il  est  évident  que  tout  ce  qui  se  fait  de  bon  au  Mexique  en 
fait  de  civilisation  et  AUmprovement^  est  à  votre  profit.  Si  un 
homme  est  en  train  de  meubler  sa  maison,  le  bon  sens  et 
la  vertu  américaine  conseillent  d'attendre  la  fin  de  ces  arran- 
gements pour  le  voler.  Je  crains  que  vous  ne  passiez  votre  - 
mauvaise  humeur  sur  l'Espagne,  qui  dans  qette  affaire  du 
Chili  a  dépassé  nos  témérité». 

Je  ne  sais  rien  de  ce  qu'on  fait  à  Paris.  Je  suis  fâché  que 
S.  M.  ait  pris  le  costume  de  Marie- Antoinette.  Etiez-vous  à  oe 
bal?  Je  vois  que  la  pièce  de  Ponsard^  a  un  magnifique  succès. 
L'avez-vous  vue?  Je  n'ai  jamais  compté  que  vous  viendriez 
ici.  Vous  n'êtes  pas  fait  pour  la  solitude  et  vous  avez  mieux 
à  faire  qu'admirer  les  beautés  de  la  nature.  Je  me  réjouis  que 
vous  écriviez  quelque  chose.  J'ai  ici  une  lettre  de  Victor 
Jacquemont  sur  votre  pays  qui  vous  divertirait.  Je  vous  la 
montrerai  à  mon  retour.  —  Mille  amitiés. 


I .  «  Entre  dire  et  faire,  il  y  a  grand  espace.  » 
a.  Progrès. 
.  3.  Le  Lion  amoureuXy  comédie  en  cinq  actes  et  en  vers,  de  François  Pon- 
sard,  représentée  pour  la  première  fois,  sur  la  scène  de  la  Comédie- Française, 
le  18  janvier  1866. 


LETTRES    A    LA    FAMILLE    GHILDE  333 

XXXI 

Au  même. 

CaDBet,  QO 'février  1866. 

Mon  cher  ami, 

11  y  a  je  ne  sais  combien  de  temps  que  j*ai  donné  à  made- 
moiselle X. . .  mes  billets  pour  la  représentation  de  M.  Paradol  * . 
11  parait  qu'elle  est  très  recherchée,  car  on  m'éorit  et  onécaât 
à  M.  Cousin  de  divers  côtés  pour  la  même  affaire.  Je  crois  que 
cela  sera  très  joli,  mais  j'aime  mieux  mon  soleil. 

Adieu,  mon  cher  ami,  je  suis  mélancolique  et  daW^  au  der- 
nier degré.  EJst-41  vrai  que  les  crinolines  soient  condamnées  et 
qu'il  m'y  ait  plus  que  la  chemise  entre  la  robe  et  le  lieu  où, 
'  eomme  disait  firifaut,  les  reins  ohangent  de  nom? 

XXXM 

Aa  même, 

Paris/  ir  juin  1866. 
Mon  cher  ami, 

Charpentier  me  renvoie  votre  manuscrit,  avec  la  lettre  ci- 
conlve.  Sa  revue  a  une  opinion  et  il  croit  en  avoir.  Que  ferai- 
je  du  manuscrit!^ 

On  ne  parle  plus  guère  des  affaires  d'Allemagne,  tant  tout  le 
monde  en  est  ennuyé.  On  offrait  une  prime  au  premier  Alle- 
mand qui  en  tuerait  un  autre,  mais  le  nouveau  Préfet  de 
Police  n'a  pas  permis  de  coter  cela  à  la  Bourse'. 

La  chaleur  m'a  fait  grand  bien.  J'espère  qu'elle  vous  sera 
également  salutaire.  Abstins  venere  et  vino^  et  vous  vous  por- 
terez bien. 

I.  La  réception  de  Prêvost-Parndol  à  l'Acaddmic  française  (8  mura  1866'. 
:i.  a  Triste  0. 

3.  Quelques  jours  après,  la  guerre  éclatait  entre  la  Prusse  et  l'Autriche. 

4.  «  Âhaliens-toi  de  l'amour  et  du  vîn.  »  (Horace.) 


334  LA     REVUE     DE     PARIS 

XXXIII 

Au  même. 

Biarritz,  6  septembre  1866. 

Mon  cher  ami, 

Je  vous  remercie  des  belles  choses  politiques  et  morales 
que  vous  me  dites  et  qui  me  semblent  sensées  et  vraies.  Reste 
à  savoir  si  M.  de  Bismarck,  quia  si  bien  coupé,  saura  coudre... 
Je  le  crois  homme  à  réussir. 

Le  président  Johnson  me  paraît  un  presque  aussi  grand 
homme  que  M.  de  Bismarck.  Son  discours  est  vraiment  d'un 
homme  politique,  mais  j*ai  bien  peur  que  vos  gamins  du  Con- 
grès ne  triomphent.  Le  monde  appartient  aux  gamins. 

Je  ne  suis  resté  que  peu  de  temps  à  Londres,  ayant  été 
mandé  d'abord  à  Saint-Cloud,  puis  emmené  ici,  où  nous  mou- 
rons de  chaleur.  Je  vous  envie  toute  la  pluie  et  les  brouil- 
lards que  vous  avez  dû  rencontrer  dans  votre  voyage  senti- 
mmtal,  ayant  d'ailleurs  dans  votre  coupé  «  un  lait  pur  »,  dans 
votre  lit  «  un  œil  noir  ».  Il  n'y  a  presque  personne  ici.  Je 
veux  dire  :  pas  de  gens  que  vous  condescendiez  à  visiter.  Les 
plus  éloignés  des  baigneurs  viennent  de  Périgueux.  Ajoutez-y 
deux  ou  trois  étrangères  qui  ont  des  robes  jaune  citron  et  des 
écharpes  azur  (et  que  j'ai  prononcées  Suédoises)  et  un  £^p^ 
gnol  qui  a  assassiné  sa  femme  ou  sa  maîtresse  ou  le  tuteur 
d'icelle.  Voilà  tout  le  beau  monde  qu'on  voit  sur  la  plage.  Ni 
Russes,  ni  Anglais.  Item  le  Prince  Ladislas  Czartoryski,  de 
plus  en  plus  Polonais.  Il  attend  de  grands  événements  par  suite 
de  l'insurrection  des  déportés  polonais  près  du  lac  Baïkal. 

L'Empereur,  qui  est  tout  à  fait  bien  et  qui  chasse,  nous  tient 
rigueur  encore,  mais  on  nous  donne  à  entendre,  car  ici  on  ne 
dit  rien  comme  ailleurs,  qu'il  pourrait  bien  arriver  qu'il  lui 
plût  de  venir  peut-être  la  semaine  prochaine,  à  moins  qu'il 
n'eût  autre  chose  à  faire  ou  qu'il  ne  changeât  d'avis.  Nous 
passons  notre  temps  à  regarder  la  mer  et  à  faire  de  petites 
promenades.  Je  lis  une  histoire  de  Pierre-le-Grand  que  son 
auteur,  M.  Oustrialof,  m'a  envoyée  de  Pétersbourg  :  environ 
un  mètre  cube  d'impression.  C'est  peu  divertissant,  mais  inté- 
ressant; une  collection  de  documents  non  digérés,  mais  habi- 


LETTRES    A    LA    FAMILLE    GHILDE  335 

lement  déterrés.  Je  varie  mes  lectures  au  moyen  d'un  volume 
de  Burchard,  le  camérier  d'Alexandre  Vf,  ouvrage  aussi  reli- 
gieux qu'on  puisse  le  désirer. 


XXXIV 

Au  même. 

8  novembre. 

Mon  cher  ami, 

Cela  n'empêche  pas  votre  ami  le  traducteur  d'avoir  tort, 
puisque  vous-même  vous  avez  été  trompé.  La  morale  à  en 
tirer,  c'est  que  dans  une  langue  qui  a  des  mots  sans  flexions, 

LES  INVERSIONS 
sont 

INADMISSIBLES. 

"ExTOpa  8*ex  ^eXicov  UTtxys  Zeù<;'... 

{riiade^  A.  t.  i63.) 

sera  compris  par  tout  Grec  de  .la  même  façon;  mais  qu'un 
traducteur  vienne  dire  :  Hector  tira  Jupiter,  —  on  entendra 
que  Jupiter  est  tiré  I 

Je  vous  engage,  même  dans  les  vers  que  vous  ferez  pour  vos 
biches,  à  respecter  l'ordre  des  mots.  Lucidus  ordo,,.  Ordinis 
hœc  virtus  erit  et  venus  ^. 

Tout  à  vous, 

p.    M. 

XXXV 

Au  même. 

Cannes,  3  mars  i868. 
Mon  cher  ami. 

Je  ne  vous  ai  pas  fait  de  questions,  selon  mon  habitude.  Si 

1.  «  Jupiter  tira  Hector  d'entre  les  flèches...  » 

2.  «  L*ordre   lucide...   Telle    sera    la  vertu    de  l'ordre    et    sa    grâce.  » 
(Horace.) 


336  LA    ILETtTE     DB     PARIS 

Yons  aviez  eu  un  conseil  à  me  demander,  j'aurais  été  très 
embarrassé.  Je  vous  aurais  conseillé  une  autre  viUe  que  Pise, 
qui  est  un  passage.  Pistoja  m'a  paru  autrefois  une  retraite 
charmante,  où  j'aimerais  à  vivre.  Vous  pourriez  y  étudier  le 
champ  de  bataille  où  mourut  le  rowdie  Catilina,  et  faire  faire 
pour  cefit  francs  de  fouilles  qui  vous  rapporteraient  l'aigle 
d'argent  de  Marins,  que  le  galant  homme  susdit  avait  prise 
pour  guider  son  armée. 

Il  y  a  longtemps  que  j'ai  jeté  ma  langue  aux  chiens  à 
propos  de  vos  affaires  d'Amérique.  Je  vois  que  le  général 
Grant,  qui  passait  pour  avoir  une  espèce  de  conscience,  s'est 
parjuré  très  maladroitement.  Qui  prendra-t-on  pour  prési- 
dent, si  on  déclare  Grant  too  fcacf*  ?Le  Johnson  actuel  m'amuse 
et  je  serais  fâché  qu'il  fût  pendu.  Peut-être  en  viendrez-vous 
à  ce  moyen  politique,  car  il  parait  que  le  nouveau  monde 
l'apprécie  et  le  pratique  fort.  Il  y  a  des  maladies  morales  aussi 
bien  que  physiques  particulières  à  certains  lieux  et  je  penche 
à  croire  que  l'anarchie  est  américaine.  Il  est  vrai  qu'elle  tend 
à  devenir  européenne.  Entre  les  Fenians,  la*  guerre 
d'Abyssinie  et  les  Trades  Unions,  la  vieille  Angleterre  jette 
un  assez  vilain  coton.  Je  crois  cependant  qu'elle  n'est  pas 
encore  sur  ses  fins,  mais  les  temps  approchent.  Il  est  amusant 
de  vivre,  quand  on  n'a  pas  trop  de  peine  à  respirer. 

M.  Eustis  ^  m'a  fait  manger  des  crêpes  américaines  très 
bonnes. 

Le  duc  de  VaUombrosa  se  chamaille  dans  le  journal  de 
Cannes  avec  un  M.  Isnard,  de  Grasse,  qui  ne  veut  pas  prêter 
son  terrain  pour  les  courses  d'ici,  où  il  ne  manque  que  des 
chevaux  et  des  jockeys. 

Adieu,  mon  cher  ami;  santé,  joie  et  prospérité. 


1.  a  Trop  mauvais  u. 

2.  M.  Eustis  fut,  plus  tard,  ambassadeur  des  États-Unis  h  Paris.  Dans 
une  lettre  antérieure,  adressée  pareillement  à  M.  Kdouard  Childe,  Mérimée 
disait  :  «  Je  vois  souvent  M.  Eustis,  que  je  l4*ouve  très  aimable  et,  par- 
donnez-moi, nullement  américain.  Toute  la  famille  est  gracieuse.  La  sœur 
me  plaît  fort.  »  Et,  dans  une  lettre  postérieure  :  a  Je  vois  de  temps  en  temps 
les  Eustis,  qui  me  plaisent  beaucoup.  Quelque  chose  entre  Anglais  et  Fran- 
çais, qui  est  très  agréal)le.  Il  parle  bien  du  Nord,  ce  qui  est  de  bon  goût.  » 


LETTRES    A    LA     FAMILLE     GHILDE  337 

XXXVI 

Au  même. 

Paris»  i5  août  1868. 

Mon  cher  ami. 

Je  suis  à  Paris  depuis  hier  soir  après  avoir  passé  une 
quinzaine  à  Londres  et  trois  semaines  à  Fontainebleau.  Ces 
expéditions  ont  assez  bien  réussi,  sauf  un  rhume  que  je  viens 
d'attraper  qui  me  met  sur  le  flanc  et  me  fait  étouffer  comme 
avant  le  voyage  de  Montpellier  \  J'ai  passé  assez  bien  mon 
temps  à  Fontainebleau,  où  Ton  était  en  très  petit  comité.  J'ai 
pris  en  gré  la  forêt,  où  nous  faisions  de  grandes  promenades. 
C'est  dommage  qu'en  France  il  n'y  ait  pas  d'arbres  comme  en 
Angleterre.  En  revanche,  il  y  a  un  certain  vert  dans  le  paysage 
qui  manque  là-bas.  En  ma  qualité  de  coloriste,  je  suis  plus 
sensible  aux  teintes  qu'aux  formes. 

Il  y  a  dans  le  dernier  numéro  de  Punch  un  article  très 
méchant  contre  l'heureux  époux  de  la  Patti.  Il  me  semble 
que  c'est  écrit  par  un  ami  du  monde,  et  non  par  un  journa- 
liste. S'il  vous  tombe  sous  la  main,  lisez-le.  Il  — je  veux  dire 
le  marquis  —  a  donné  sa*  démission,  qui  a  été  acceptée  sans 
cérémonie. 

On  dit  que  les  coloured  citizens^  égorgent  les  white  ones^ 
dans  les  ex-Etats  sécessionistes,  et  que  les  uns  et  les  autres 
n'ont  pas  grand'chose  à  se  mettre  sous  la  dent. 

Je  reçois  d'Espagne  des  nouvelles  peu  rassurantes.  Tout  y 
bouillonne.  Prim  a  demandé  la  permission  de  prendre  des 
bains  à  Vichy  :  il  y  a  passé  un  jour,  sans  plus.  Il  faut  que  la 
reine  soit  bien  abominée  pour  que  l'Union  libérale  ait  fait  des 
offres  au  duc  de  Montpensier,  bien  qu'il  y  ait  contre  lui  les 
trois  objections  :  Francès,  cobarde  y  mezquino^.  Pour  se  laver 
de  la  dernière  imputation,  il  a 'donné  quatre  ou  cinq  mille 

I.  Sur  les  conseils  d'un  ami,  avocat  à  Marseille,  Mérimëe,  au  printemps 
de  1868,  avait  passé. un  mois  à  Montpellier  pour  y  prendre  des  bains  d'air 
comprimé  (médication  du  D*"  Bertin).  Il  y  revint  en  automne,  et  an  prin- 
temps de  l'année  suivante.  —  Cf.  ses  lettres  au  D^  Charles  Robin,  publiées 
dans  les  Notes  sur  Prpsper  Mérimée,  p.  4a2-43i* 

'i.  a  Les  citoyens  de  couleur  »,  les  noirs. 

3.  Les  blancs. 

4.  a  François,  couard  et  avare  », 

i5  Mai  1908.  K 


338  LA     KEVUE     DE     PARIS 

piastres  aux  mineurs,  qui,  bien  entendu,  les  ont  mangées  les- 
tement. Quelle  drôle  de  chose  que  Thistoire  I  Les  mêmes  faits 
et  presque  les  mêmes  hommes  reviennent  toujours  comme 
les  figurants  dans  une  bataille  du  Cirque  Olympique. 

Lisez  Famée  de  Tourguenef  * . 

Adieu,  mon  cher  ami,  soignez-vous  et  tenez-vous  en  joie,  si 
possible,  étant  donné  le  genus  viise  ubi  versdmar,  —  Xaipe*. 

XXXVII 

Au  même. 

Cannes,  14  novembre  1868. 

Mon  cher  ami, 

Je  vous  félicite  de  votre  bonne  arrivée  et  j'apprends  avec 
grand  plaisir  que  vous    vous  proposez  de  nous  faire  visite. 

Vous  n'avez  pas  voulu  «  canvasser'  »  pour  la  présidence  des 
Etats-Unis,  et  je  vous  approuve.  Il  faut  avoir  le  diable  au  corps 
pour  vouloir  gouverner  les  hommes  de  ce  siècle.  Ils  sont  vrai- 
ment trop  bêtes.  M.  Berryer  souscrivant  pour  la  statue  de 
l'héroïque  Mangiii*  donnerait  bien  envie  de  rire  s'il  n'y  avait 
au  fond  de  ces  facéties  quelque  chose  de  triste.  Il  me  semble 
que  tout  le  monde  prend  au  sérieux  les  affaires  d'Espagne,  — 
des  marionnettes,  pour  des  hommes.  —  Votre  amie  la  duchesse 
Colonna  a  pansé  les  blessés  du  pont  de  l'Alcolea  et  raffole 
des  héros  castillans. 

Adieu,  mon  cher  ami,  mille  compliments  de  toute  la  colonie. 

XXXVIII 

Au  même. 

Cannes,  18  avril  1869. 

Mon  cher  ami« 
J'espère  que  la  grippe  de  madame  Childe  est  vaincue  et 

I.  La  traduction  de  Fumée  avait  paru  dans  le  Corr^s pondant ^  et  toutes 
les  épreuves  en  avaient  passé  sous  les  yeux  de  Mérimée.  — Cf.  les  lettres  de 
Tourgueueff  au  prince  Galitzine,  du  7  juillet  au  3  décembre  1867,  publiées 
par  E.  Ualpérine-Kaminsky  (Ivan  Tourgueneff  d\aprè$  sa  correspondance 
avec  ses  amis  français;  Paris,  Fasquelle,  190 1,  p.  334*33). 

a.  «  Le  genre  de  vie  que  nous  menons.  —  Salut!  » 

3.  De  canvas  (briguer). 

4.  Berryer  venait  de  souscrire  à  la  statue  de  Baudin. 


LETTRES    A    LA     FAMILLE     CHILDE  339 

qu'elle  est  débarrassée  des  ennuis  et  des  fatigues  d'iuie  installa- 
tion. Jusqu'à  ce  qu'on  ait  appris  la  place  de  chaque  chose,  on 
est  malheureux  dans  un  appartement  neuf.  Voilà  pourquoi  je 
tiens  à  mon  chenil,  que  je  suis  menacé  pourtant  de  quitter  un 
de  ces  jours.  —  Je  compte  partir  d'ici  le  26.  Vous  comprenez 
que  je  vais  tolérablement.  Je  fais  de  petites  promenades,  avec 
un  pliant  pour  me  reposer  tous  les  cent  pas. 

Cannes  se  dépeuple.  Il  n'y  a  plus  personne  au  bois  le 
samedi  :  il  est  vrai  que  le  duc  *  est  grippé.  La  duchesse  des 
Cars  est  sensiblement  mieux  et  en  partie  guérie  de  sa  surdité. 
Miss  Eustis  est  revenue  fort  enchantée  des  magnificences  ro- 
maines. Ses  femmes  de  chambre  viennent  d'abjurer  l'hérésie 
de  Luther  dans  l'église  paroissiale  de  Cannes.  C'était  une 
cérémonie  touchante,  à  laquelle  je  regrette  de  n'avoir  pas 
assisté. 

Les  Tripet  ont  un  cuisinier  nouveau  qui  est  un  artiste 
recommandable.  J'ai  lu  énormément  de  romans  anglais  depuis 
un  mois.  Ils  sont  détestables,  et  d'un  genre  de  détestable  par- 
tîcalièrement  odieux.  Cela  donne  la  pire  opinion  d'une  société 
qtii  les  lit  et  les  achète.  Bien  mauvais  aussi  m'a  paru  le  livre 
de  Max  Mùller  :  Chips  front  a  germon  workshop  '.  C'est  une 
suite  d'articles  extraits  de  revues,  principalement  sur  la  mytho- 
logie. Il  veut  tout  expliquer  par  des  racines  sanscrites,  et  ne 
me  parait  pas  se  douter  de  ce  qu'est  la  mydiologie. 

Je  viens  de  faire  un  ardele  aussi  remarquable  par  l'élévation 
des  pensées  que  par  l'aménité  du  style  sur  l'infortunée  prin- 
cesse Tarakanof  que  Catherine  II  aurait  mise  dans  un  caveau 
où  une  inondation  de  la  Neva  termina  son  martyre.  Telle  est  la 
légende.  La  vérité  est  que  c'était  une  drÔlesse  qui  est  morte  en 
prison  d'une  maladie  de  poitrine  \ 

Avez-vous  vu  Pitirie^?  Faut-il  croire,  comme  le  dit  un 
journal,  que  cela  vaut  mieux  que  le  Cid  et  qaOlbello?  Au^er 

I.  Le  doc  de  Yallombrosa. 

a.  Copeaux  d'un  atelier  allemand, 

3«  BisÈùiFe  de  la  fausse  Élisaèeth  li,  dans  le  Journal  des  ^avanie  de  juni 
et  juillet  1869.  —  Cf.  lettres  de  Prosper  Mérimée  à  Fangère  et  à  Gkxbieeam, 
dans  les  Lettres  aux  Lagreaé^  lvix-lx. 

4«  Drame  en  'doq  actes,  de  Yictorieii  Sardoa,  représemé  pour  la  fnremâère 
fois,  sur  le  théâtre  de  la  Porte-Saint-Martin,  le  19  mars  1869. 


34o  LA     REVUE     DE     PARIS 

m'écrit  que  Feuillet  va  donner  aux  Français  un  vrai  chef- 
d'œuvre*. 

Adieu,  mon  cher  ami,  à  bientôt.  Veuillez  mettre  mes  hom- 
mages aux  pieds  de  madame  Childe. 


XXXIX 

Aa  même, 

Saiot-Cloud,  29  juillel  1869. 

Mon  cher  ami, 

Je  ne  suis  pas  plus  souffrant  qu'à  Tordinaire,  un  peu  moins 
peut-être,  l'air  de  la  campagne  y  aidant.  Ce  néanmoins,  j'ai 
encore  des  étouffements  le  matiiTèl;  le  soir,  sans  savoir  pour- 
quoi. Je  rentre  à  Paris  dans  quelques  jours  et  vais  me  mettre 
sous  la  cloche  du  Sénat  pour  respirer  de  l'air  non  comprimé 
mais  peu  propre  à  entretenir  la  vie. 

Je  crains  que  votre  intervention  dans  un  acte  de  l'état  civil 
aussi  grave  que  le  mariage  ne  soit  une  cause  de  nullité.  Bien 
que  j'aie  fait  une  thèse  de  matrimonio^y  il  y  a  si  longtemps  qtie 
je  n'ose  avoir  une  opinion. 

Je  n'en  ai  guère  plus  en  matière  de  linguistique.  Cepen- 
dant je  crois  que  les  Vendes  sont  des  Slaves  qui  se  sont 
répandus  au  sud-ouest  de  la  Pologne.  Les  Styriens,  les 
Moraves,  etc.,  sont  des  Vendes.  Vienne  (Vindobona)  a  été 
slave  et  vende,  —  et  la  Vénétie,  peut-être. 

Je  ne  sais  ce  que  c'est  que  le  letton.  Probablement  un 
dialecte  du  lithuanien  ^ 

Les  Finlandais  pairlent  finnois.  Les  Esthoniens,  les  Livo- 
niens,  les  Courlandais  sont  des  Touraniens,  pour  tout  potage, 
et  les  paysans  parlent,  je  crois,  un  dialecte  finnois. 

Ici,  en  notre  qualité  de  courtisans,  nous  ne  parlons  pas  poli- 

1.  JuliCr  drame  en  trois  actes,  par  Octave  Feuillet,  représenté  pour  la 
première  fois,  sur  la  scène  de  la  Comédie-Française,  le  4  mai  1869. 

2.  «  Du  Mariage  ».  —  Sa  thèse  de  licence  en  droit,  qui  n*a  pu  être 
retrpuvée  ni  à  la  Bibliothèque  nationale,  ni  à  la  Faculté  de  droit,  ni  à  la 
Bibliothèque  de  Tordre  des  avocats. 

3.  M.  Robert  Gauthiot,  directeur  adjoint  pour  la  grammaire  comparée  à 
l'École  des  Hautes  Études,  a  bien  voulu  nous  confirmer  cette  hypothèse  de 
Mérimée. 


LETTRES    A    LA    FAMILLE    CHILDE  34l 

tique.  Nous  ne  savons  rien  que  par  le  Journal  officiel.  Nous 
tirons  des  conclusions,  souvent  erronées,  d'après  les  physiono- 
mies. Les  politiques,  comme  les  vieux  joueurs,  se  sont  fait  des 
figures  impassibles.  Au  fond,  je  ne  m'ennuie  pas  à  observer 
et  je  m'instruis.  Ce  mot  me  fait  penser  à  votre  question  au 
sujet  de  M.  Duruy.  Je  ne  comprends  pas  plus  sa  retraite 
que  vous.  J'imagine  que,  le  dernier  cabinet  s'étant  débarrassé 
de  ses  grands  hommes,  M.  Duruy  a  jugé  qu'il  ne  pouvait 
plus  en  faire  partie.  Son  successeur  a  l'air  d'un  très  brave 
homme  fort  provincial,  et  universitaire,  à  ce  que  je  crois.  Je 
dînai  l'autre  jour  avec  S.  M.  G.  *,  après  avoir  été  fort  mouillé 
en  sa  compagnie.  Elle  prend  son  mal  en  patience.  Cependant 
elle  est  moins  grosse.  Il  est  faux  que  ses  bras  soient  gros 
comme  le  corps.  Tout  au  plus  sont-ils  comme  des  cuisses 
dodues.  Elle  a  de  jolis  yeux.  Le  prince  des  Asturies  *  est  très 
intelligent,  mais  gros  comme  un  rat  écorché. 

Je  crains  qu'on  ne  se  remette  à  fusiller  les  gens  en  Espagne 
avec  trop  peu  de  formalités.  11  paraît  que  les  carlistes  ren- 
contrent peu  de  sympathie.  Les  soldats  de  Cabrera  ont 
vingt-deux  ans  de  plus  sur  le  corps.  La  question  est  de  savoir 
si  le  prétendant  *  a  assez  d'argent  pour  acheter  un  régiment,  et 
assez  de  toupet  pour  aller  aux  balles,  deux  points  qui  restent 
à  démontrer. 

J'apprends  avec  bien  du  plaisir  que  vous  êtes  plus  content 
de  la  santé  de  madame  Childe.  Veuillez  me  mettre  à  ses  pieds. 
Mille  amitiés. 

XL 

Au  même. 

Canoës,  i"  décembre  1869. 

Mon  cher  ami. 

Soyez  le  bienvenu  en  Europe.  Ne  m'envoyez  pas  le  thé  ici 
et  veuillez  le  garder  chez  vous  jusqu'à  mon  retour,  si  je 
retourne. 

1.  L'ex-reine  d'Espagne,  Isabelle  II,  réfugiée  en  France  après  la  Révolu- 
tion de  1868. 

a.  Depuis,  Alphonse  XII. 
3.  Don  Carlos. 


34a 


LA     REVUE     DE     PARIS 


Je  suis  ici  très  souffreteux,  très  faible  et  fort  découragé. 
Je  trouve  la  vie  diablement  ennuyeuse  et  ne  me  sens  pas  la 
force  de  faire  quelque  chose  pour  la  prolonger. 

Je  reste  ici  pour  un  grand  nombre  de  raisons,  dont  la  pre- 
mière est  que  je  ne  pourrais  pas  faire  le  voyage  de  Paris 
malgré  le  désir  que  j'aurais  de  voir  les  choses  curieuses  qui 
vont  s*y  passer.  Puis,  à  quoi  bon  PII  se  fait,  je  crois,  une  grande 
évolution  à  laquelle  je  ne  comprends  rien.  Quels  seront  les 
résultats?  Très  probablement,  une  réforme  sociale  qui  rendra 
la  France  aussi  aimable  que  les  États-Unis.  Vous  serez  frappé, 
en  arrivant,  du  style  des  journaux  et  vous  croirez  qu'ils  sont 
rédigés  dans  quelque  tapis  franc.  Tous  les  jours  ils  perdent 
davantage  les  traditions  de  politesse  et  de  bon  sens  que  leur 
avait  laissées  la  censure.  Cela  ne  veut  pas  dire  que  la  liberté 
soit  une  mauvaise  chose,  mais,  à  ce  qu'il  parait,  il  faut  qu'elle 
vienne  en  son  temps  et  qu'elle  tombe  en  un  sol  où  elle  puisse 
fleurir. 

Je  viens  de  lire  le  dernier  roman  de  Flaubert  '.  On  l'éreinte 
généralement.  Il  y  a,  selon  moi,  de  très  bonnes  pages,  mais 
beaucoup  de  vérités  fort  inutiles  à  dire  et  des  descriptions  de 
salons  qui  semblent  n'avoir  été  vus  que  de  l'antichambre. 

Il  y  a  peu  de  monde  ici.  Les  mattres  d'hôtel  sont  consternés. 
Beaucoup  de  villas  attendent  inutilement  des  Anglais.  On  dit 
que  le  concile,  d'une  part,  et  le  citoyen  Rochefort,  de  l'autre, 
empêchent  les  voyageurs  de  s'arrêter  ici. 

Adieu,  mon  cher  ami.  Veuillez  présenter  mes  hommages  à 
madame  Childe. 

XLI 

Au  même. 

Cannes,  2  janvier  1870. 

Mon  cher  ami, 

Je  suis  bien  souffrant,  allant  de  mal  en  pire.  Vous  me 
parlez  de  soleil;  nous  sommes  en  plein  dégel,  on  ne  voit  pas 
les  îles  de  ma  fenêtre.  Il  a  gelé  à  6  degrés.  Tous  les  jardins 
sont  brûlés,  il  ne  reste  plus  une  fleur.  Ce  mauvais  temps 
ajoute  encore  à  mon  mal. 

I.  V Éducation  sentimentale. 


LETTRES    A    LA    FAMILLE    GHILDE  343 

Je  ne  comprends  rien  à  la  politique  qui  se  fait.  Il  me  semble 
que  nous  marchons  à  une  révolution  et  que  tout  le  monde  y 
pousse,  particulièrement  ceux  qui  ont  tout  à  y  perdre.  Les  i3i 
me  paraissent  avoir  demandé  ce  qu'ils  espéraient  ne  pas 
obtenir.  L'ayant  obtenu,  ils  refusent  de  se  mêler  du  gouverne- 
ment constitué  selon  leurs  vues.  Cela  fait  grand  honneur  à 
leur  patriotisme  et  à  leur  bon  sens.  Le  monde  tend  à  s'améri- 
caniser. 

Âdiéu,  mon  cher  ami,  veuillez  présenter  mes  hommages  à 
madame  Childe.  Miss  Lagden  et  Mrs.  Ewer  me  chargent  de 
tous  leurs  compliments. 

XLII 

Au  même, 

Cttnnes,  7  février  1870. 

Mon  cher  ami, 

Je  suis  très  souffrant,  très  découragé/  rien  ne  me  réussit  et 
tout  aggrave  mon  mal.  Voilà  mon  bulletin.  Le  temps  est  des 
plus  maussades  :  un  peu  moins  froid  qu'à  Paris  peut-être, 
mais  quant  au  soleil  de  Provence,  il  a  disparu  depuis  le  com- 
mencement de  cette  année. 

L'Académie  Française  a  fait  tant  de  sottises,  et  délie  grosse 
que  je  la  crois  capable  de  tout,  mais  le  duc  d'Aumale  a  de  l'es- 
prit et  je  ne  puis  croire  qu'il  donne  dans  ce  traquenard. 

.Au  reste,  s'il  s'agit  de  succéder  au  duc  de  Broglie,  il  a  du 
temps  devant  lui  pour  se  décider  :  je  ne  pense  pas  qu'il  soit 
remplacé  avant  1871. 

D'ici  là,  il  en  mourra  bien  d'autres.  J'apprends  que 
M.  Lebrun  est  bien  malade.  ViUemain,  Guizot,  moi,  nous 
donnons  beaucoup  d'espoir  aux  candidats  de  l'avenir.  Mais,  en 
1871,  y  aura-tril  une  Académie  Française.^ 

J'ai  lu  un  journal  américain,  j'oublie  son  nom  (Advertiser 
de  quelque  ville  comme  Boston,  New- York  ou  peu  importe), 
qui  m'a  paru  rempli  de  bon  sens  au  sujet  de  l'affaire  d' Auteuil  ' . 
Bien  entendu  qu'il  trouve  que  le  prince  Pierre  served  him  right', 

I.  La  mort  de  Victor  Noir,  tué  d'un  coup  de  revoWer  par  le  prince  Pierre 
Bonaparte, 
'i.  c  L'a  traité  comme  il  le  méritait  ». 


344  LA     REVUE     DE     PARIS 

mais  il  ajoute  celte  réflexion  sur  le  seul  témoin  de  la  scène  : 
((  Quelle  espèce  de  confiance  peut  inspirer  un  homme  qui,  ayant 
des  armes  sur  lui,  laisse  tuer  son  ami  sans  le  défendre?  » 

La  princesse  de  ***  a  quitté  son  époux  et  s'en  est  allée  à 
Nice,  où  il  lui  envoie  des  télégrammes  menaçants...  Je  l'ai 
vue  [naguère],  et  elle  me  plaisait  beaucoup.  Elle  avait  un 
embonpoint  très  joli  chez  une  demoiselle,  bien  qu'il  fît 
craindre  pour  l'avenir;  mais  vous  savez  qu'il  y  a  certains 
fruits,  comme  le  beurré  blanc,  par  exemple,  qui  ne  sont 
bons  qu'un  jour,  mais,  ce  jour-là,  quelle  bonté  I 

Je  me  réjouirais  de  l'arrivée  du  thé,  si  j'étais  plus  sûr  d'en 
boire.  J'y  ferai  mes  efl*orts  cependant. 

Adieu,  mon  cher  ami,  veuillez  me  mettre  aux  pieds  de 
madame  Ghilde.  Mille  amitiés.  Ces  dames  et  tous  les  Can- 
nais se  rappellent  à  votre  souvenir. 


XLIII 

A  a  même. 


Cannes,  27  février  1870. 


Mon  cher  ami. 

Vous  vous  figurez  peut-être  que  nous  sommes  dans  un  {sic) 
oasis  et  que  nous  ignorons  ici  les  misères  de  l'hiver.  Détrompez- 
vous.  Nous  avons  eu  en  janvier  une  gelée  à  —  6°  qui  a  détruit 
presque  toutes  les  fleurs,  et,  depuis,  le  soleil  n'a  montré  le  bout 
de  son  nez  que  de  loin  en  loin,  jamais  deux  jours  de  suite.  En 
revanche,  des  pluies  torrentielles  et  des  brouillards  presque 
dignes  des  bords  de  la  Seine.  Cela n'empcche  pas  les  gens  d'ici 
de  s'amuser.  On  danse,  on  a  l'Opéra  Italien,  on  donne  des  bals 
masqués.  Hier,  Nice,  Cannes  et  Antibes  se  sont  réunis  à  la 
pointe  d' Antibes  pour  une  ((  folle  journée  »•  donnée  par  un 
M.  Pleschtcheïef  (51c)*.  C'est  une  invention  russe  qui  consiste 
à  passer  douze  heures  ensemble  et  à  dîner  deux  fois.  Il  pleuvait 
à  verse  et  les  promenades  sentimentales  entre  les  deux  festins 
ont  dû  se  borner  à  des  excursions  de  la  salle  à  manger  au 
salon  d'un  hôtel  mal  installé. 

I.  M.  d'Apletscheieff? 


LETTRES    A    LA    FAMILLE    CHILDE  345 

Quelle  absence  d'idées  politiques  dans  M.  OUivierl  J*en  avais 
meilleure  opinion.  Il  y  a  dans  ce  pays-ci  une  déplorable  habi- 
tude de  vouloir  tout  faire  par  principes  posés  solennellement, 
acceptables  en  théorie  mais  impossibles  en  pratique.  Pour  le 
plaisir  de  outfavour^  Favre,  M.  Ollivier  prend  rengagement  de 
ne  se  mêler  en  rien  des  élections  :  il  donne  ainsi  une  croqui- 
gnole  à  son  collègue  et  divise  une  majorité  déjà  peu  solide. 
Voilà  un  homme  d'État  de  ce  temps-ci  I 

Adieu,  mon  cher  ami,  présentez  mes  respects  à  madame 
Childe.  Je  vous  souhaite  à  Tun  et  à  l'autre  santé  et  prospérité. 


XLIV 

Au  même. 

Cannes,  17  mars  1870. 


Mon  cher  ami, 


Merci  de  votre  lettre  et  des  nouvelles  du  monde,  dont  je  suis 
si  loin.  Je  suis  bien  affligé  de  la  mort  du  jeune  Laborde.  Cette 
pauvre  famille  est  cruellement  éprouvée. 

Vous  m'avez  donné  un  dictionnaire  des  américanismes  :  je 
serai  bientôt  obligé  de  vous  demander  un  glossaire  de  la  nou- 
velle langue  française.  Que  veux  dire  papoieuse? 

U Histoire  de  Napoléon,  de  Lanfrey,  dont  je  n'ai  pas  lu  grand'- 
chose  d'ailleurs,  me  parait  arrangée  comme  l'histoire  de  Thiers, 
mais  avec  d'autres  idées.  Les  deux  ouvrages  ne  brillent  pas  par 
l'impartialité.  Je  crois  qu'il  n'est  pas  encore  temps  de  porter 
un  jugement  définitif  sur  l'homme  et  son  temps,  mais  il  me 
semble  que  l'historien  qui  restera  retravaillera  et  corrigera 
l'histoire  de  Thiers. 

Vos  vers  d'Eschyle  m'ont  fait  plaisir,  bien  que  je  n'aime  p8^s 
((  l'éponge  )),  et  que  la  métaphore  soit  loin  d'être  juste.  Il  est 
curieux  de  voir  dans  la  plus  ancienne  poésie  cette  recherche 
du  concettOy  si  en  honneur  aux  époques  de  décadence.  Gela  rend 
indulgent  pour  Veuphuism  de  Shakespeare  et  le  style  culto. 
Je  viens  de  faire  une  tartine  à  cette  occasion,  à  propos  d'une 

I.  ((  Déposséder  de  la  faveur  publique  ». 


346 


La     aSViJlS     DE     PaRIS 


nouvelle  édition  de  Don  Quichotte^,  Je  dis  que  les  Grecs,  les 
Anglais  et  les  Espagnols  ont  eu  la  faculté  de  percevoir  à  la  fois 
deux  plaisirs,  celui  du  drame  et  celui  de  la  poésie  quintes- 
senciée.  Cette  faculté  n'existe  pas  chez  les  Français,  qui  veulent 
toujours  savoir  pouix|uoi  et  comment  ils  s'amusent. 

Je  suis  toujours  bien  souffrant  et  rien  ne  me  soulage.  J'ai 
des  nuits  affreuses  et  des  crises  d'étouffement  qui  me  prennent 
sans  que  je  puisse  deviner  ce  qui  les  amène.  Le  temps,  qui  est 
décidément  au  beau,  ne  me  fait  rien. 

J'avais  essayé  de  lire,  mais  sans  succès,  les  nouvelles  de 
Miss  Martineau.  Cela  me  fait  l'effet  de  ces  ouvrages  de  mathé- 
matique en  vers  : 

Le  carré  de  Thypoténuse 
Est  égal,  si  je  ne  m'abuse, 
A  la  somme  de  deux  carrés 
Construits  sur  les  autres  côtés... 

Je  lis  à  présent  les  Essais  de  Charles  Lamb.  11  a  des  idées 
originales  et  bien  anglaises.  Ses  lettres  sont  très  amusantes. 

Adieu,  mon  cher  ami;  je  suis  d'une  tristesse  abominable, 
et,  toutes  les  fois  que  vous  daignerez  me  dire  comment  va  le 
monde,  vous  ferez  une  œuvre  charitable.  Veuillez  me  mettre 
aux  pieds  de  madame  Childe.  Mille  amitiés. 

XLV 

Aa  même. 

CanDes,  7  mai  1870. 

Mon  cher  ami. 

Je  suis  toujours  malade.  Avant-liier,  pour  la  première  fois 
depuis  six  semaines  et  par  un  temps  admirable,  je  stiis  sorti 
c^n  voiture,  mais  cela  ne  m'a  pas  réussi.  Je  suis  encore 
consigné  dans  ma  chambre.  Vous  me  plaindriez  si  vous  saviez 
tout  ce  que  je  souffre  et  quelles  nuits  je  passe.  Rien  ne  me 
soulage.  Nous  sommes  ici  en  plein  été,  et  l'espoir  que  j'avais 
dans  le  retour  de  la  chaleur  est  maintenant  dissipé  comme  tant 

I.  La  Vie  et  VOEuvre  de  Cervantes^  préface  à  la  traduction  in-ia  de  Lucien 
Biart,  fut  imprimée  pour  la  première  fois  dans  la  lievue  des  Deux  Mondes 
du  i5  décembre  1877. 


LETTRES    A    LA    FAMILLE    CHILDE  3^7 

d'autres  illusions.  Combien  de  temps  dois-je  rester  encore  dans 
ce  triste  état,  je  n'en  sais  rien,  mais  ceux  qui  m'aiment  ne 
doivent  pas  prier  qu'il  se  prolonge  ^ 

Tout  ce  que  vous  dites  de  rébus pablicis  ^  est  fort  jusite.  Nous 
nous  en  allons  à  tous  les  diables.  On  nous  a  émancipés  de  trop 
bonne  heure  et  nous  ne  nous  servons  de  la  liberté  qu'on  nous 
donne  que  pour  faire  des  sottises.  Ajoutez  à  cela  la  profonde 
ignorance  de  cette  génération,  son  étourderie  et  sa  démorali- 
sation. Nous  n'aurons  pas  plus  le  droit  de  nous  plaindre,  si 
le  feu  du  ciel  tombe  sur  nous,  que  n'avaient  les  habitants  de 
Sodome  et  de  Gomorrhe. 

Je  n'ai  jamais  eu  de  goût  pour  M.  Guizot,  mais  je  lui  rends 
justice.  M.  Royer-CoUard,  qui  était  implacable  et  qui  abusait 
de  son  âge,  disait  :  ce  M.  Thiers  est  un  polisson,  mais 
M.  Guizot  est  un  drôle.  »  M.  Guizot  a  pour  lui  son  orgueil,  sa 
tenue  protestante,  et  son  éducation  de  famille.  Gela  lui  donne 
un  grand  avantage  sur  Thiers  et  ses  autres  contemporains,  qui 
n'avaient  que  de  la  vanité,  de  l'audace  et  de  mauvaises  manières. 
Ce  qiie  je  ne  puis  pardonner  à  M.  Guizot,  c*est  son  despotisme 
et  son  goût  pour  Tintrigue,  et  son  indifférence  pour  le  bien  et 
le  mal  dès  que  son  intérêt  est  en  jeu.  Rappelez- vous  sa  con- 
duite avec  le  ministre  Pritchard  et  son  indulgence  pour  son 
secrétaire  Génie,  qui  comme  celui  de  Brîd'oison  savait  manger 
à  deux  râteliers.  Ce  qui  manque  à  nos  hommes  politiques, 
c'est  d'abord  une  tête  poUtique,  puis  des  principes  et  du 
courage.  Ces  qualités-là,  à  vrai  dire,  ne  se  trouvent  guère 
que  dans  un  pays  d'institutions  aristocratiques.  Pîtt,  Fox, 
Canning,  Palmerston  ont  été  élevés  pour  être  des  siaiesmen  '. 
Ils  ont  fait  leur  apprentissage  et  obtenu  leur  grade  .au 
concours.  Maintenant  on  prend  un  cocher  sans  lui  demander 
s'il  a  jamais  conduit. 

Je  suis  bien  fâché  des  mauvaises  nouvelles  que  vous  me 
donnez  de  la  santé  de  madame  Childe.  J'espère  que  cet  été  la 
remettra,  si  tant  est  que  nous  ayons  un  été  tranquille.  Vous 
rappelez-vous  le  temps  où  vous  me  demandiez  de  vous  faire 

I.  On  sait  que  Mérimée  est  mort,  à  Cannes,  le  23  septembre  1870. 
a.  a  Des  affaires  publiques  ». 
3.  u  Hommes  d^Ëtat  ». 


348  LA     REVUE     DE     PARIS 

naturaliser  Français    et    où    je   vous    conseillais    de   rester 
Américain?  N'avais-je  pas  raison? 

Adieu,  mon  cher  ami,  veuillez  présenter  mes  hommages  à 
votre  femme  et  me  rappeler  au  souvenir  de  nos  amis. 


XLVI 

Au  même. 

Paris,  i4  juillet  1870. 
Mon  cher  ami  * , 

Je  ne  suis  pas  plus  que  vous  amateur  du  style  héroïque  de 
M.  de  Gramont,  mais  vous  me  semblez  bien  naïf  à  Tégard 
des  Prussiens.  Le  procédé  de  M.  de  Bismarck  ne  laisse  rien  à 
désirer  sous  le  rapport  de  la  perfidie  accompagnée  de  gros- 
sièreté» et,  outre  la  non-exécution  du  traité  de  Prague,  il 
s'ajoute  à  Taffaire  du  Luxembourg  et  à  celle  du  chemin  de  fer 
suisse.  Le  moment  n'était  pas  mal  choisi  pour  lui  demander 
des  explications.  Il  se  tire  d'affaire  assez  bien  en  écartant  la 
question  espagnole.  Je  ne  crois  pas  à  la  guerre,  parce  que  tout 
le  monde  en  Europe  en  a  trop  peur.  Ici,  chose  étrange,  elle 
est  assez  populaire.  Lord  Lyon  s  se  donne  beaucoup  de  mouve- 
ment et  parait  fort  bien  disposé  pour  nous. 

Je  suis  à  peu  près  dans  l'état  ou  vous  m'avez  laissé.  Mes 
jambes  se  désenflent  un  peu,  mais  je  ne  dors  pas  et  les  forces 
ne  reviennent  pas,  et  l'accablement  est  le  même. 

J'ai  remis  à  votre  messager  une  lettre  de  madame  deMontîjo- 
à  votre  adresse,  ne  sachant  comment  vous  l'envoyer,  puisque 
vous  ne  mettez  dans  votre  lettre  d'autre  indication  que  Ems. 
J'espère  que  celle-ci  vous  parviendra.  M.  Eustîs  va,  je  crois, 
à  Ems. 

Je  n'ai  pas  la  force  de  vous  en  écrire  plus  long,  mon  cher 
ami.  J'espère  que  les  eaux  vous  seront  prospères.  Veuillez, 
présenter  mes  hommages  à  madame  Childe. 

PROSPER     MERIMEE 


I.  M.  Edouard  Lee  Childe  était  alors  à  Ems,  témoin  des  incidents  qoi 
amenèrent  la  déclaration  de  guerre. 


AVEC  LA  FLOTTE  RUSSE' 


III 

Il  n'y  avait  plus  qu'à  rejoindre  la  flotte  à  Sainte-Marie  de 
Madagascar,  ce  que  je  pensais  faire  en  toute  sécurité  mainte- 
nant que  j'avais  dépisté  les  yachts.  Dans  cette  traversée  de 
Durban  à  Sainte-Marie  de  Madagascar,  mon  équipage  fait 
mal  son  service,  surtout  à  la  machine  frigorifique  où  sont 
les  fortes  têtes.  Depuis  que  les  ouvriers  russes  sont  à  bord 
pour  réparer  cette  machine  ça  ne  va  pas  mieux;  il  y  a  tou- 
jours quelque  chose  qui  cloche,  de  sorte  que  l'on  n'obtient 
plus  le  degré  de  froid  qu'il  faut  dans  les  cales.  M.  Just,  le 
chef  de  la  frigo,  fait  stopper  sa  machine  plusieurs  fois  pen- 
dant cette  traversée.  Il  fait  cimenter  le  pied  d'une  colonne 
servant  de  bâti  et  de  réservoir  à  une  pompe  de  circulation, 
car  cette  colonne  est  crevée  en  dessous. 

Le  i**"  janvier  igoB,  vers  quatre  heures  du  matin,  on  aper- 
çoit au  Nord  une  lueur  qui  se  projette  dans  le  ciel  comme 
une  lumière  électrique  mobile.  C'est  probablement  un  des 
croiseurs  russes  de  la  flotte  qui  fait  la  garde  au  large  de  l'ile 
de  Sainte-Marie  et  qui  fouille  les  criques  de  la  côte  et  l'horizon 
avec  ses  projecteurs. 

On  ne  voit  pas  les  feux  de  la  terre  qui  parait  embrumée. 
Enfin,  au  jour,  voilà  l'île  Sainte-Marie,  la  pointe  Blévec. 

I.  Voir  la  Revue  des  i5  mars  et  i5  avril. 


35o  LA     REVUE     DB     FARIS 

Je  fais  route  dans  le  canal,  et  bientôt  j'aperçois  la  flotte  de 
la  Baltique  mouillée  au  milieu,  devant  le  port  de  Sainte- 
Marie,  qu'on  nommait  autrefois  Port-Louis.  Je  viens  prendre 
place  au  milieu  de  la  flotte  qui  me  paraît  en  désordre  cl  mal 
mouillée;  les  navires  sont  sales  et  mal  tenus;  on  voit  qu'ils 
ont  attrapé  du  mauvais  temps  au  .cap  de  Bonne-Espérance  ; 
quelques  charbonniers  ont  accosté  les  navires  de  guerre,  mais 
h^  rade  n'est  pas  propice  pour  faire  du  charbon. 

Que  de  privations  ces  hommes  ont  à  supporter  I  Et  toujours, 
toujoiv^  occupés  au  charbon,  jours  et  nuits!  Quand  c'est  fini, 
il  faut  recommencer  :  les  énormes  gueules  des  fourneaux 
dans  les  chaufl'eries  mangent,  dévorent  le  charbon  comme  si 
on  le  jetait  da^is  un  goufl*re.  Et  pas  d'eau  douce  pour  se  laver. 
Rien  que  l'eau  salée  qui  colle  avec  le  sel  sur  le  linge  enduit 
de  fumée  et  de  charbon  gras.  L'eau  potable  est  distillée  de 
l'eau  salée,  ce  qui  fait  que  plus  ces  malheureux  en  boivent, 
par  la  chaleur  de  M^^dagascar,  plus  ils  veulent  en  boire  ;  et 
leur  bouche  est  toujours  acre. 

Même  après  une  nuit  passée  à  bousculer  le  charbon,  les 
hommes  sont  heureux  d'êti:e  désignés  le  matin  pour  venir  aux 
provisions  à  bord  de  VEspérance,  surtout  s'ils  ont  la  bonne 
fortune  de  trouver  le  capitaine  debout  I  Ces  malheureux*  me 
font  pitié;  quelquefois  je  leur  fais  donner  un  verre  de  bière, 
un  whisky  soda,  ou  de  la  bqnne  eau  avec  un  peu  de  tafia 
dedans.  Tout  de  même  l'un  d'ei^x  a  subtilisé  ma  montre  et  ma 
chaine  en  or,  qui  étaient  penduQS  dans  la  chambre  des  cartes. 
Je  pense  que  ce  fut  pour  conserver  un  souvenir  de  moi. 

Si  le  passage  du  Cap  a  fatigué  les  navires  de  la  flotte,  en 
récompense,  je  trouve  que  la  figure  des  hommes  est  meilleure 
que  sur  la  côte  du  Gabon  ;  malgré  leur  surmenage  on  voit  que 
le  climat  est  meilleur;  il  y  a  moins  de  malades. 

Sauf  la  première  division,  les  navires  étaient  mal  mouillés, 
presque  au  milieu  du  canal  où  la  mer  est  grosse  et  le  courant 
violent;  les  charbonniers  qui  avaient  accosté  les  navires  sont 
obligés  de  reprendre  leur  mouillage;  la  communication  est 
difficile  avec  les  vedettes  que  les  vaisseaux  ont  mises  à  l'eau  ; 
je  délivre  cependant  un  peu  de  viande  congelée  aux  plus 
téméraires  et  aux  plus  afiamés  qui  n'ont  pas  crainte  des 
embruns  de  la  mer. 


AVEC    LA     FLOTTE    RUSSE  35l 

Le  lendemain  a  janvier,  le  temps  est  meilleur;  j'ai  prévenu 
par  lettre  le  chef-d'état  major  que  notre  machine  frigorifique 
avait  cette  fois-ci  une  avarie  sérieuse.  Le  chef  mécanicien  de 
la  flotte  et  le  chef  ouvrier  du  Kamtchatka  viennent  à  bord  de 
V Espérance  et  décident  une  sérieuse  réparation. 

Vers  les  huit  heures  du  soir,  un  officier,  dans  un  petit  tor- 
pilleur, me  prévient  de  me  tenir  prêt  à  appareiller  le  lendemain 
matin  à  six  heures.  Je  lui  demande  où  aller;  il  me  répond 
qu'il  faudra  suivre  la  flotte.  Je  crois  que  Tamiral  n*a  pas 
communiqué  avec  Sainte-Marie  de  Madagascar,  bien  qu'il  fût 
resté  trois  jours  dans  le  canal. 

Le  lendemain  matin,  à  six  heures,  j'étais  à  pic  sur  mon 
ancre,  et  quand  l'amiral  signala  l'appareillage,  mon  ancre  était 
à  bloc  la  première.  Je  mis  la  machine  en  marche  le  premier, 
pour  m'écarter  afin  de  prendre  mon  poste  en  travers  du  vais- 
seau amiral,  avec  VOreL 

Le  cap  au  Nord,  l'escadre  défila,  le  Soiwaroff  en  tête  de 
ligne,  après  bien  des  hésitations,  car  chacun  en  prenait  à  sa 
guise;  il  est  probable  que  l'amiral  avait  donné  liberté  de 
manœuvrer.  Je  n'y  comprenais  rien  :  certains  navires  étaient 
déjà  à  un  mille  du  mouillage,  quand  d'autres  ne  faisaient  que 
de  déraper  leur  ancre,  de  sorte  que  les  navires  de  la  deuxième 
division  étaient  mélangés  à  ceux  de  la  première  ;  enfin  en  pas- 
sant la  pointe  Larré,  tout  était  en  ordre.  On  contourna  cette 
pointe  pour  se  diriger  dans  la  baie  de  Tintingue  située  trente 
milles  dans  le  Sud  quart  Sud-Ouest  de  la  pointe  Bellone,  dans 
TEst  de  la  partie  Nord  de  l'ile  Sainte-Marie.  Les  uns  après  les 
autres,  les  navires,  malgré  les  signaux  réitérés  de  l'amiral, 
viennent  dans  le  plus  grand  désordre  prendre  mouillage  en 
dehors  des  passes  de  la  baie,  où  la  mer  était  très  houleuse.  Une 
fois  à  Tancre,  la  flotte  (ait  du  charbon  avec  ses  pourvoyeurs 
charbonniers,  et  des  vivres  à  bord  de  V Espérance. 

Pendant  les  trois  jours  que  la  flotte  reste  sur  ce  mouillage, 
elle  fait  des  exercices  de  canon.  Pendant  deux  nuits  l'amiral 
donne  Tordre  d'éteindre  les  lumières  à  bord  de  tous  les 
navires,  pour  se  dissimuler  au  fond  de  cette  baie  à  tous  ceux 
qui  passaient  dans  le  canal  de  Sainte-Marie.  On  disait  que 
Rodjestvensky  avait  été  prévenu  qu'il  y  avait  des  bateaux 
suspects  dans  les  parages  de   Madagascar.  Je  me  conforme 


352  LA     REVUE     DE     PARIS 

de  mon  mieux  aux  ordres  de  Tamiral;  je  dis  de  mon  mieux, 
parce  qu'il  m'est  bien  difficile  de  faire  exécuter  ces  ordres  avec 
des  insoumis  comme  il  y  en  a  parmi  l'équipage. 

Les  autres  nuits,  le  personnel  de  la  machine  se  plaignait 
d'être  obligé  de  laisser  un  graisseur  debout  pour  faire  mar- 
cher la  dynamo  :  cette  nuit  où  l'amiral  avait  interdit  les 
lumières,  le  personnel  de  la  machine  voulait  à  toute  force, 
faire  marcher  les  dynamos  I 

Tout  cela  par  esprit  de  contradiction. 

Us  disaient  :  «  On  nous  prend  pour  des  esclaves  I  On  veut 
nous  faire  rester  sans  lumière  comme  des  forçats  I  Nous  ne 
sommes  pas  des  Russes  nous,   nous  sommes  des  Français!  » 

J'étais  seul  sur  V Espérance  à  comprendre  le  but  de  notre 
mission;  les  bons  sujets  et  ceux  qui  auraient  pu  deviner  se 
laissaient  entraîner  par  l'insinuation  de  quelques  mauvaises 
têtes,  qui  ne  voyaient  qu'une  chose  :  forcer  le  capitaine  à 
les  débarquer,  arrêter  la  croisière  pour  toucher  une  année  de 
salaires  au  bout  de  deux  ou  trois  mois  de  voyage. 

Un  jour,  Famiral  m'avait  dit  :  «  Ça  ne  va  donc  pas  à  bord 
de  Y  Espérance  avec  vos  hommes.^  J'aurais  cru  que  les  Français 
se  seraient  mieux  conduits.  »  J'avais  répondu  à  l'amiral  que 
tout  marchait  bien,  car  je  voulais  cacher  aux  étrangers  la  plaie 
de  notre  pauvre  marine  de  commerce,  où  il  n'est  plus  guère 
possible  de  recruter  des  équipages  disciplinés  comme  autrefois. 

Revenons  à  la  flotte  russe  qui,  pendant  cette  nuit  sans  lumière, 
faisait  bonne  garde  :  on  pouvait  de  temps  en  temps  entendre 
les  cris  répétés  des  sentinelles,  aux  coupées  et  aux  extrémités,  à 
la  poupe  et  à  la  proue  des  vaisseaux  de  guerre  ;  puis  quelques 
commandements  sourds,  mais  pas  un  son  de  cloche  :  les  heures 
ne  furent  pas  piquées  et  pas  un  canot  ne  circula  en  rade. 

Trois  contre-torpilleurs  furent  détachés  de  l'escadre  et 
expédiés  en  vedettes  autour  de  l'île  Sainte-Marie,  dans  le 
canal  et  dans  le  voisinage  de  la  baie.  Il  est  fort  probable 
qu'un  navire  passant  dans  le  canal  de  Sainte-Marie  n'aurait 
pas  soupçonné  qu'une  flotte  formidable  fût  cachée  dans  cette 
baie  de  Tintingue.  A  ce  moment-là,  la  flotte  était  puissante  : 
l'amiral  avait  déjà  formé  ses  paysans  aux  exercices  qu'il  leur 
faisait  répéter  sans  cesse,  malgré  les  corvées  du  charbon,  au 
mouillage  comme  à  la  mer. 


AVEC  LA  FLOTTE  RUSSE  353 

J'allai  faire  visite  au  chef  d'état-major  qui  m'avait  demandé  ; 
l'amiral  était  indisposé.  Le  chef  d'état-major  me  donna  des 
instructions  pour  aller  en  estafette  dans  la  baie  d'Antougil  à 
la  rencontre  des  charbonniers  venant  de  Las  Palmas  et  de 
Saint-Vincent  :  je  devais  leur  donner  l'ordre  de  rejoindre  à 
Nossi-Bc,  sans  perdre  de  temps, 

Vers  huit  heures  du  soir,  après  avoir  délivré  de  la  viande 
toute  la  journée  aux  équipages^  qui,  depuis  l'arrivée  de  V Espé- 
rance à  Sainte-Marie  de  Madagascar,  mangeaient  à  leur  faim, 
j'appareillais  pour  la  baie  d'Antougil.  J'avais  pris  deux  offi- 
ciers de  l'état-major  à  bord,  un  lieutenant  de  vaisseau  et  un 
commissaire.  Ils  avaient  pour  mission  :  le  premier  d'aller  à 
bord  des  vapeurs  charbonniers  que  l'on  rencontrerait  dans  la 
baie  d'Antougil  pour  leur  donner  des  instructions,  le  second 
de  porter  des  câblogrammes  à  Port-Choiseul. 

Le  lendemain  matin  j'étais  à  Port-Choiseul,  et  aussitôt 
mon  arrivée,  les  officiers  russes  débarquèrent  à  terre.  Dans 
l'après-midi,  deux  grands  vapeurs  dé  1 1  ooo  tonnes  chacun  se 
présentèrent;  un  autre  vers  cinq  heures  et  demie.  A  leur  retour 
de  terre,  les  officiers  russes  se  rendirent  à  bord  des  navires 
qui  appareillèrent  dans  la  soirée.  Le  lendemain  matin,  entrée 
d'un  vapeur  anglais  et  de  deu^  norvégiens,  qui  furent  expé- 
diés également.  Je  restai  encore  deux  jours  sans  voir  d'autres 
vapeurs  venir  à  Port-Choiseul,  et  pendant  ce  temps-là  les  offi- 
ciers russes  étaient  à  terre. 

On  sait  que  pendant  toute  la  croisière  de  la  flotte  de  la 
Baltique  dans  l'océan  Atlantique  et  dans  l'océan  Indien,  le 
ravitaillement  en  charbon  a  été  assuré  par  une  compagnie 
allemande,  qui  a  gagné  des  millions  de  roubles  :  ses  vapeurs 
et  ceux  qu'elle  avait  affrétés  avaient  pris  chargement  en 
Angleterre  à  destination,  les  uns  des  îles  Canaries,  Las 
Palmas,  d'autres  pour  Dakar  et  les  îles  du  Cap-Vert,  d'autres 
encore  pour  Delagoa-bay  et  Lourenço  Marques.  Il  va  sans 
dire  que  tous  ces  vapeurs  étaient  en  règle;  ils  auraient  pu 
aller  jusqu'au  Japon  sans  être  inquiétés. 

La  chose  était  très  simple.  Quand  l'amiral  avait  besoin  de 
3o  ooo  tonnes  de  charbon  par  exemple,  pour  telle  date,  il 
télégraphiait  à  Hambourg  et  les  vapeurs  qui  se  tenaient  dans 
le  voisinage  avec  un  chargement  de  charbon  à  ordre,  recevaient 

i5  Mai  1908.  9 


354  l'A     RKVUE     DE     PARIS 

un  télégramme  de  faire  diligence  immédiatement  pour  tel  ou 
tel  port,  où  ils  rencontreraient  la  flotiCr  ou  \ Espérance.  Il  est 
incontestable  que  ce  système  très  ingénieux  valait  tous  les 
dépôts,  du  monde  entretenus  à  ^nds  frais,  où  Ton  ne  trouve 
pas  de  charbon  ;  ou  si  par  malheur  on  en  trouve,  il  est  à 
Tétat  de  scories.  A  partir  du  détroit  de  Malacca,  le  ravitaille- 
ment jusqu'en  Extrême-Orient  était  fait  par  une  autre  Compa- 
gnie qui  avait,  en  plus  des  loo  ooo  tonnes  de  chaii)on  à  flot, 
d'énormes  dépôts  à  Singapour,  Saigon,  Shanghaï,  etc.,  repré- 
sentant plus  de  3oo  ooo  tonnes.  Le  ravitaillement  de  cette 
expédition  était  bien  compris,'  et  intelligemment  dirigé. 

Le  8  janvier,  mes  machines  frigorifiques  sont  démontées.  Le 
lendemain,  la  viande  du  faux  pont  n^  3  est  dégelée  ainsi  que 
les  nombreuses  caisses  de  volailles  et  gibiers.  J'ai  appareillé 
pour  rejoindre  la  flotte  le  plus  vite  possible  à  Nossi-Bé. 
Le  10,  en  passant  au  cap  d'Ambe,  je  suis  obligé  de  jeter  à  la 
mer  4oo  caisses  de  poulets  et  gibier.  On  remet  avec  bien  des 
difficultés  une  des  machines  frigorifiques  en  marche  ;  je  ne 
m'expliquais  pas  comment  on  ne  parvenait  pas  à  réparer  la 
colonne  qui  servait  à  la  circulation  de  Teau. 

Le  même  soir,  je  mouille  près  de  Nossi-Bé  pour  ne  pas 
rejoindre  la  flotte  la  nuit.  Le  lendemain  matin,  à  cinq  heures, 
branle-bas  et  appareillé  pour  rejoindre  la  flotte,  qui  est  mouillée 
à  Helleville  en  très  hon  ordre.  Quand  je  suis  assez  près,  une 
vedette  vient  avec  un  officier  pour  me  désigner  un  mouillage 
entre  le  Kamtchatka  et  le  Dimitri-Donskoi.  Aussitôt  je  fais  pré- 
venir l'amiral  par  M.  Shaub  de  cette  avarie  à  mes  machines 
frigorifiques  et  je  descends  à  terre  pour  une  visite  au  com- 
mandant du  Capricorne,  aviso.de  guerre  français. 

La  flotte  était  réunie  «a  complet  :  toutes  les  unités  de 
combat  et  les  transports  de  la  flotte  volontaire,  que  nous  avions 
laissés  à  Tanger  et  qui  avaient  passé  le  canal  de  Suez,  étaient 
mouillés  sur  la  rade  de  Helleville  en  bon  ordre  par  division. 
En  plus  il  y  avait  une  grande  quantité  de  charbonniers  le 
long  des  navires  de  guerre  qui  délivraient  leur  charbon. 
L'aspect  de  l'immense  baie  était  superbe  avec  cette  quantité 
de  vapeurs  et  de  navires  de  guerre.  Chaque  unité  remplissait 
ses  soutes  qui  étaient  presque  vides  en  arrivant  à  Nossi-Bé. 
Chaque  navire,  en  dehors  de  ses  soutes,  mettait  du  charbon 


AVEC    LA    FLOTTE    RUSSE  355 

en  sacs,  qui  ^ur  les  plages  des  cuirassés,  qui  sur  le  pont  ou 
dans  les  coursives,  en  supplément,  pour  la  traversée  de  Mada- 
gascar en  Extrême-Orient. 

Je  me  rendis  à  bord  du  Souvaroff  pour  demander  un  peu 
de  ce  charbon  au  chef  d'état-major;  il  m'en  restait  certai- 
nement assez  pour  aller  à  Vladivostok  ;  mais  il  étbit  toujours 
temps  d'attaquer  ma  réserve  de  la  cale  n""  3.  Gomme  je  lui 
demandais  aussi  de  l'eau  douce,  le  capitaine,  de  pavillon 
me  dit  >  «  De  l'eau  douce  1  vous  savez  bien  que  nous  n'en 
avons  pas  assez  pour  la  flotte,  les  bouilleurs  fonctionnent 
mal  sur  certains  navires  et  notre  bateau-citerne,  le  Météore, 
arrive  avec  peine  à  nous  alimenter.  C'est  inutile  aussi  que 
nous  vous  donnions  le  charbon  de  nos  charbonniers.  Us  sont 
ici  une  vingtaine  de  5  à  loooo  tonnes  :  malgré  cette  abon- 
dance apparente^  l'amiral  ne  vent  pas  céder  un  morceau  de 
ce  charbon;  il  leréser\'e  exclusivement  aux  navires  de  guerre. 
U  n'en  donnera  pasi  aux  transports  de  commerce  qui  accompa^ 
gnent  la  flotte,  parce  qu'ils  peuvent  aller  dans  les  ports  se 
ravitailler,  comme  vous  par  exemple  qui  êtes  neutre.  — 
Mai»  iKMS  savez  bien  que  l'on  me  refuse  du  charbon  à 
Durban.  —  Oiùt  M.  Sliaub  m'en  a  parlé;  mais  il  parait 
que  vous  aviez  demandé  i  ooo  tonnes;  c'était  trop  d'un  coup. 
Us  ont  pensé  que  vous  altÎM  imvitailler  la  flotte  russe  I  Us  ne 
se  doutent  pas  que  la  flotte  a  phia  de  4ooooo  tonnes  de 
charbon  à  sa  disposition.  —  C'est  justement  pour  cela  que 
vous  pourriez  me  donner  de  4oo  à  5oo  tonnes.  — '•  Mais  non! 
je  vous  dis  que  l'amiral  ne  veut  pas  en  donner  un  morceau  ; 
vous  en  trouverez  à  Majunga  d'ici  à  deux  jours.  » 

Nous  savions  tous,  l'amiral  le  premier,  que  les  gros  cui- 
rassés de  l'amiral  Togo  n'étaient  pas  encore  réparés  depuis 
la  bataille  navale  du  lo  août  devant  Port-Arthur.  Trois  grosses 
unités  changeaient  leurs  chaudières  à  Nagasaki  et  à  Yoko- 
hama; d'autres  tenaient  la  mer  tant  bien  que  mal  en  atten- 
dant une  embellie  pour  se,  réparer  dans  les  ports  du  Japon  : 
c'était  le  moment  d'aller  à  la  rencontre  de  l'amiral  Togo. 

Le  lendemain  matin,  l'amiral  Rodjetsvensky  me  fit  appeler 
à  bord  du  Souvaroffoù  j'arrivai  vers  huit  heures.  U  me  reçut 
cordialement,  mais  ce  n'était  plus  comme  dans  les  premiers 


356  LA     REVUE     DE     PARIS 

temps.  Il  avait  Tair  ennuyé  :  cette  vie  depuis  trois  mois,  au 
Sénégal,  au  Gabon,  à  Madagascar,  par  des  chaleurs  torrides^ 
à  bord  d*un  cuirassé  bondé  de  monde  et  chauffé  à  blanc 
de  la  quille  à  la  pomme  des  mâts,  n*est  pas  faite  pour  mettre 
en  gaieté  ni  pour  donner  la  santé. 

Je  racontai  à  Tamiral  Faccident  des  machines  frigorifiques, 
mes  appréhensions  au  sujet  de  la  viande  des  cales  qui  commen- 
çait à  mollir,  et  les  sacrifices  que  j'avais  dû  faire  de  quatre 
cents  caisses  de  volailles.  11  me  dit  qu*il  lui  était  impossible  de 
réparer  ma  machine  frigorifique,  que  le  chef  des  ateliers  à 
bord  du  Kamtchatka  le  lui  avait  dit  :  «  D'ailleurs  vous  devez 
partir  ce  soir  pour  Majunga  où  il  y  a  des  ateliers  et  où  vous 
pourrez  vous  réparer,  faire  du  charbon  et  de  Teau  douce.  Vous 
porterez  des  câblogrammes.  Parlez-moi  maintenant  de  votre 
voyage  à  Durban;  est-ce  vrai  ce  que  Ton  m'a  raconté!^  » 

Alors  je  fis  le  récit  de  ce  voyage  au  Natal.  L'amiral  sourit, 
ce  que  je  n'avais  encore  jamais  vu.  Il  me  serra  la  main  en 
me  disant  de  revenir  le  plus  proifiptement  possible  et  en  me 
souhaitant  bon  voyage.  Je  rentrai  à  bord  de  V Espérance^  qui 
depuis  son  arrivée  à  Nossi-Bé  délivrait  de  la  viande  à  tous  les 
navires  de  la  flotte.  Je  descendis  à  terre  prendre  mes  papiers 
de  bord  que  j'avais  déposés  à  Tlnscription  maritime.  En  reve- 
nant, je  croisai  l'enterrement  de  deux  officiers  russes  qui 
avaient  été  tués  par  un  appareil  Temperlet  en  faisant  du 
charbon  à  bord  d'un  vapeur  allemand. 

Quand  je  fus  à  bord,  le  second  de  Y  Espérance  me  dit 
qu'une  partie  des  hommes  de  mon  équipage  refusaient  de 
travailler  au  chargepienl ,  prétendant  que  la  marchandise 
composant  Ce  chargement  était  contrebande  de  guerre.  Ces 
hommes  qui,  à  Tanger,  avaient  demandé  une  augmentation 
de  salaires  de  trente  francs  par  mois  pour  transborder  viandes 
et  provisions  dans  les  canots  de  l'escadre,  trouvaient  tout 
simple  de  dire  après  trois  mois  :  «  Nous  ne  voulons  plus  tra- 
vailler.au  chargement  qui  est  contrebande  de  guerre.  » 

Vers  -les  quatre  heures  de  l'après-midi,  j'appareillais  de 
Nossi-Bé,  où  j'étais  depuis  trois  jours,  pour  Majunga,  où 
j'allais  porter  des  dépêches,  faire  de  l'eau  et  du  charbon  et 
réparer  les  machines  frigorifiques.  D'après  les  instructions 
de  l'amiral,  il  fallait  être  de  retour  pour  délivrer  des  vivres 


AVBG     LA    FLOTTE    RUSSE  357 

le  17,  c'est-à-dire  quatre  jours  après  I  A  neuf  heures  du  soir, 
un  formidable  choc  se  fit  entendre  et  tout  s'arrêta  dans  les 
machines  réfrigérantes.  Après  examen,  on  constata  qu'un 
écrou  s'était  dévissé  et  qu'une  tige  de  piston  était  passée  au 
travers  d'un  cylindre.  Cette  avarie  entraînait  de  grands  dégâts 
dans  le  reste  de  la  machine.  Une  forte  tête  du  gaillard  avant 
déclara  alors,  paraît-il  :  a  Du  coup,  nous  allons  f...  la  viande 
à  la  mer  et  retourner  en  France  toucher  un  an  de  voyage  I  » 

Le  lendemain,  i4  janvier,  j'entrais  en  rade  de  Majùnga, 
où  était  ancré  le  croiseur  français  InferneL  Aussitôt  que  j'eus 
pris  mon  mouillage,  un  aspirant  de  ce  croiseur  vint  à  bord  de 
YEspérance  m'apporter  l'invitation  du  capitaine  de  vaisseau 
Forestier,  chef  de  la  division  navale  de  l'océan  Indien  et  des 
officiers  du  croiseur  Infernel  à  venir  passer  à  bord  l'après- 
midi  du  samedi  1 4  janvier  1906. 

Je  devais  une  visite  au  coknmàndant  du  croiseur  français  ; 
je  me  rendis  à  son  invitation  et,  en  arrivant  à  bord  de  V Infernel, 
je  trouvai  sur  le  pont  la  meilleure  société  de  Majunga. 

A  la  nuit  close,  le  bal  prit  fin  à  bord  du  croiseur  français, 
et  les  invités  s'embarquèrent  pour  descendre  à  terre,  les  uns 
dans  les  embarcations  gracieusement  mises  à  leur  disposition, 
les  autres  sur  le  yacht  de  l'administrateur  en  chef.  Le  débar- 
quement de  tous  ces  invités  était  éclairé  par  les  projecteurs 
électriques  du  croiseur.  Le  coup  d'oeil  était  merveilleux  : 
YEspérance  était  embrasé  par  cette  lumière  parce  qu'il  se 
trouvait  sur  la  route  des  embarcations.  Quand  elles  passèrent 
à  l'arrière,  les  meilleurs  de  mon  équipage  crièrent  trois  fois  : 
hourra! 

Dès  mon  arrivée,  j'avais  fait  porter  les  câblogrammes 
par  un  homme  de  confiance  de  YEspérance,  de  sorte  qu'en 
descendant  à  terre,  le  lendemain  matin,  je  me  rendis  immédia- 
temient  faire  visite  à  l'administrateur  après  avoir  déposé  mes 
papiers  de  bord  à  l'Inscription  Maritime. 

Je  fis  une  demande  auprès  des  autorités  du  port  pour 
exécuter  immédiatement  les  réparations  à  la  machine  frigo- 
rifique. Une  commission  vint  à  bord  l'après-midi,  et  Ton 
commença,  séance  tenante,  quelques  démontages.  A  trois 
heures,  des  hommes  de  l'équipage  descendirent  à  terre  sans 
permission,  et  se  rendirent  à  l'Inscription  Maritime;  ils  racon- 


358  LA    REYUB     DE     PARIS 

tèrent  à  radministrateur  de  la  marine  qu'ils  avaient  été 
trompés  en  embarquant  sur  VEspérance,  que  ce  vapeur  trans- 
portait de  la  contrebande  de  guerre,  et  qu'ils  ne  voulaient  pas 
se  rendre  coupables  d'un  pareil  forfait  I  Ils  avaient  été  embar- 
qués au  Havre  pour  prendre  un  navire  à  Liverpool  et  aller  à 
Saïgon  porter  un  chargement;  mais  ils  n'étaient  pas  engagés 
pour  transporter  de  la  contrebande  de  guerre  et  suivre  la  flotte 
russe.  Us  prirent  bien  garde  de  dire  à  l'administrateur  qu'ils 
s'étaient  fait  augmenter  de  trente  francs  par  mois,  justement 
pour  cela. 

Enfin  I  on  les  avait  trompés  ;  on  devait  donc  les  rapatrier. 

L'admiriistrateur  leur  dit  :  «  Si  votre  capitaine  consent  à 
votre  débarquement,  je  vous  débarquerai  et  vous  rapatrierai.  D 
Je  vins  trouver  l'administrateur  qui  m'avait  fait  mander;  je 
protestai  contre  le  dire  de  ces  hommes  qui  étaient  de  mau- 
vaise foi;  je  dis  à  l'administrateur  qu'ils  avaient  comploté 
pour  faire  payer  à  l'armateur  une  année  de  salaire,  après  trois 
mois  de  service  :  «  Je  ne  veux  pas  les  débarquer,  c'est  eux  qui 
viennent  vous  le  demander;  par  conséquent,  si  vous  vous  y 
prêtez,  nous  porterons  au  rôle  :  débarqués  sur  leur  demande, 
malgré  les  protestations  du  capitaine.  » 

Us  furent  débarqués,  et  je  fus  bien  débarrassé:  je  regrettai 
cependant  quelques-uns  d'entre  eux. 

Mon  armateur  et  les  agents  russes,  qui  étaient  à  la  tcte  de 
cette  grosse  opération  de  fourniture  de  charbon  et  de  vivres, 
savaient  tout  ce  qui  se  passait  à  bord  de  VEspérance  par  mon 
subrécargue,  un  Allemand,  qui  avait  la  France  en  horreur  et 
se  tenait  en  relations  télégraphiques  avec  eux.  Ces  messieurs 
furent  tellement  découragés  de  la  mauvaise  foi  de  ces  marins 
Français,  que  les  cinq  grands  vapeurs  qu'ils  achetèrent  en 
Angleterre  pour  porter  des  provisions  en  Extrême-Orient,  et 
qui  devaient  être  francisés,  passèrent  sous  le  pavillon  alle- 
mand. Ainsi,  par  le  fait  de  cet  équipage,  la  marine  française 
perdait  l'avantage  de  compter  cinq  vapeurs  de  5  à  6  ooo  tonnes 
de  plus  qui  auraient  pris  armement,  comme  VEspérance,  au 
Havre. 

Quand  je  pense  que  tous  ces  hommes  si  hautains,  si  arro- 
gants même,  devant  moi  ce  jour-là  à  Majunga,  car  ils  savaient 
qu'il   m'était   presque  impossible   de  les  remplacer,    étaient 


AVEC    LA    FLOTTE    RUSSE  359 

venus  au  Havre  me  supplier  de  les  prendre  I  Ce  n'étaient  pas 
les  hommes  qui  manquaient  sur  les  quais  du  Havre  :  notre 
marine  marchande  n'est  malheureusement  pas  brillante  aujour- 
d'hui, et  plus. d'un  marin  attend  pendant  longtemps  quelque- 
fois un  embarquement  avantageux.  Pouvait-on  en  trouver  un 
plus  avantageuxP  Un  matelot  était  payé  cent  trente  francs  par 
mois  ;  les  chauffeurs  pouvaient  gagner  cent  soixante  francs  par 
mois  avec  les  cinquante  centimes  de  Theure  qu'on  leur  payait 
pour  le  travail  supplémentaire  en  dehors  des  heures  de  quart; 
quant  à  la  viande  et  au  reste,  ils  en  avaient  autant  qu'ils  en 
voulaient. 

Je  partis  après  cinq  jours  passés  à  Majunga,  sans  faire  de 
chaii>on  :  il  n'y  en  avait  pas  dans  le  pays.  Si  les  négociants 
en  avaient  fait  venir  aoooo  tonnes  il  aurait  été  vendu  en 
deux  mois  à  soixante-quinze  francs  la  tonne  et  même  plus 
cher.  Je  ne  pus  davantage  faire  de  réparations  sérieuses  à  la 
machine  frigorifique;  mais  j'emportai  deMajunga  les  dépêches 
de  Russie  pour  l'escadre. 

Eu  arrivant  à  la  pointe  de  d'Angadoka  le  lendemain,  nous 
trouvons  un  temps  atroce  :  ce  fut  presque  à  tâtons  que  j'arrivai 
en  rade  de  Helleville.  Le  chef  d'état-major  me  dit  qu'il  avait 
reçu,  par  un  torpilleur,  une  lettre  de  l'administrateur  chef  de 
Majunga,  lui  annonçant  que  la  machine  frigorifique  de  V Espé- 
rance était  irréparable.  Une  commission  de  mécaniciens  russes 
vint  à  bord  et  se  déclara  également  impuissante.  Je  ne  pouvais 
jne  faire  à  cette  idée  qu'on  n'arriverait  pas  à  cimenter  une 
colonne  servant  à  la  circulation.  Je  résolus  de  retourner 
à  Majunga  tenter  une  réparation.  Je  n'eus  pas  besoin  de 
demander  la  permission  :  l'amiral  me  fit  appeler  et  me  dit  qu'il 
fallait  délivrer  de  la  viande  jour  et  nuit  et  me  disposer  à  partir 
le  lendemain  pour  Majunga.  Je  revins  donc  pour  la  seconde 
fois  à  Majunga  porter  des  câblogrammes,  et  taôher  de  réparer 
mes  machines  frigorifiques.  On  mit  des  ouvriers  dans  les 
machines  pendant  trois  jours  :  ils  finirent  par  abandonner  le 
travail  en  disant  que  la  réparation  était  impossible.  U  restait 
encore  ioi5  tonnes  de  viande  congelée  à  bord. 

Je  revins  à  Nossi-Bé  où  l'on  décida  que  tous  les  soirs, 
j'irais  à  la  mer  jeter  la  viande  qui  se  dégelait  et  que  le  matin 
je  reviendrais  au  mouillage  délivrer  à  la  flotte  les  quartiers 


36o  LA    REVUE    DE    PARIS 

encore  gelés.  Ce  manège  dura  quinze  jours.  Chaque  unité  de 
la  flotte,  qui  avait  des  chambres  réfrigérantes,  y  entassa  la 
viande  encore  dure  comme  du  marbre.  Un  beau  matin,  je 
rentrais  en  rade,  les  cales  réfrigérantes  vides  :  on  avait  jeté 
près  de  700  tonnes  à  la  mer  sur  3  000.  Il  ne  me  restait  plus 
que  des  provisions  de  farines,  biscuits,  rhum,  etc. 

Pendant  mes  appareillages,  chaque  soir,  je  reçus  une  récla- 
mation du  restant  des  hommes  qui  composaient  mon  équipage. 
Cette  réclamation  était  faite  à  la  suite  des  ordres  que  Tamiral 
m'avait  donnés  :  Y  Espérance  suivrait  Tescadre  malgré  sa  perte 
de  viande,  —  ce  qui  m'a  toujours  fait  penser  que  tout  l'équi- 
page supposait  qu'après  l'avarie  de  la  machine  frigorifique, 
Y  Espérance  rentrerait  en  Europe  et  que  l'on  toucherait 
l'année  de  salaires  convoitée  depuis  si  longtemps.  Toutes  les 
avaries  survenues  pendant  cette  campagne  sont  peut-être  les 
conséquences  de  ce  malheureux  engagement  de  l'armateur  : 
payer  une  année  de  salaires  si  le  navire  était  empêché  de  con- 
tinuer son  voyage!  Enfin  je  reçus  un  ultimatum  de  mon  équi- 
page, officiers  compris  :  ils  ne  suivraient  pas  le  navire  plus 
loin,  si  on  ne  leur  garantissait  le  dépôt  des  salaires  d'une  année 
dans  une  banque  en  France,  Quand  je  pense  qu'il  y  avait  un 
officier  d'administration  à  Madagascar  qui  leur  donnait  raison  ! 

Je  me  décidai  donc  à  câbler  à  mon  armateur  : 

Açarie  frigorifique  déclarée  irréparable  :  aucune  chance  sauver 
restant  çiande.  Equipage  refuse,  devant  autorités  marines  qui 
approuvent,  continuation  voyage  si  vous  n'envoyez  preuves  télé- 
graphiques  que  vous  déposez  en  banque  cautionnement  un  an 
salaires.  Réponse  immédiate;  envoyez  instructions, 

La  réponse  arriva  le  lendemain  : 

Équipage  sera  entièrement  payé  comme  par  contrat;  suivez 
flotte  attendant  nouveau  vapeur  moderne,  maintenant  Australie 
dont  négocions  achat;  équipage  «  Espérance  »  permutera  avec 
équipage  nouveau;  vous  rejoindrai  personnellement  Tamatave, 

Malgré  tous  les  mauvais  procédés  de  l'équipage  de  YEspé^ 
rance ,  les  agents  français  faisaient  ce  qu'ils  pouvaient  pour 
que  les  agents  russes  missent  les  nouveaux  vapeurs  sous 
pavillon  français.  Leurs  eflbrts  furent  vains  :  les  agents  russes 
étaient  découragés. 


AVEC  LA  FLOTTE  RUSSE  36l 

Je  sais  que  les  marins  russes  qui  venaient  à  bord  de 
V Espérance  prendre  les  provisions  pendant  la  croisière,  étaient 
mauvais  conseillers  :  ils  racontaient  qu*à  bord  des  transports 
portant  le  pavillon  de  commerce  russe,  il  y  avait  des  mutine- 
ries, que  le  remorqueur  Rouss  était  maintenant  armé  avec  les 
marins  de  la  flotte  volontaire,  parce  que  les  matelots  avaient 
refusé  de  suivre  la  flotte  par  crainte  d'être  faits  prisonniers. 

Je  ne  sais  si  la  chose. est  vraie,  mais  quelle  comparaison 
établir  entre  la  solde  des  matelots  russes,  qui  était  de  qua- 
rante francs  lorsque  celle  des  nôtres  était  de  cent  trente! 

Je  reviens  à  la  flotte  de  la  Baltique,  qui  est  superbe  main- 
tenant en  rade  de  Nossi-Bé,  reluisante,  frottée,  astiquée  et 
peinte  à  neuf  I  Mais  les  carènes  traînent  des  herbes  marines 
de  six  pouces  de  long,  ce  qui  ne  donnera  pas  de  la  vitesse,  le 
jour  où  il  en  faudra. 

Tous  les  soirs,  deux  contre-torpilleurs  sortent  en  éclaireurs, 
pour  fouiller  les  criques  et  les  petites  baies  des  environs.  Ils 
font  le  tour  de  Tîle  de  Nossi-Bé.  La  flotte  aussi  fait  bonne 
garde  :  les  projecteurs  électriques  ne  cessent  de  fouiller  tous 
les  coins  de  l'horizon.  Pendant  les  quinze  nuits  que  je  suis 
sorti  au  large  pour  jeter  de  la  viande  à  la  mer,  j'avais  mis- 
sion de  prévenir,  si  j'apercevais  quelque  chose  de  suspect. 

Un  matin  que  j'avais  passé  la  nuit  au  large  de  Nossi-Bé  et 
que  je  me  disposais  à  rentrer,  j'aperçus  au  petit  jour,  envi- 
ron à  i5  milles  de  V Espérance,  une  escadre  de  plusieurs 
unités.  Je  voyais  se  détacher  au-dessus  de  la  mer,  unie  comme 
un  miroir  avant  le  lever  du  soleil,  des  mâts  et  des  cheminées 
fumantes,  des  superstructures  de  navires  :  j'en  comptai  huit. 
A  la  vue  de  cette  force  navale  que  je  ne  m'attendais  pas  à  voir 
ce  malin-là,  je  mis  en  route  à  ii  nœuds  pour  revenir  à  mon 
mouillage.  En  revenant  je  pensai  que  c'était  la  division  de 
l'amiral  Nébogatoff*  :  j'avais  eu  tort  de  ne  pas  mieux  m'en 
assurer.  Dès  que  mon  navire  fut  mouillé,  je  me  rendis  à 
bord  du  Souvaroffei  je  fis  part  au  chef  d'état-major  de  ce  que 
j'avais  vu  :  «  C'est  bien  »,  me  dit-il.  Une  demi-heure  après, 
deux  contre-torpilleurs  d€  la  flotte  prenaient  le  large.  Ils  revin- 
rent vers  trois  heures  de  l'après-midi.  A  cinq  heures  du  soir, 
comme  j'étais  à  bord  du  Souvarqff  pour  affaire  de   service. 


36a  LA     REVUE     OE     PA&IS 

le  chef  d*étatr-major  me  dit  :  a  Dites  donc,  commandant  Bou- 
teiller,  je  crois  que  vous  avez  mal  dormi  la  nuit  dernière  et 
que  ce  matin,  au  jour,  vous  avez  rêvé.  —  Quoil  vous  pré- 
tendez que  je  n*ai  pas  vu  ce  matin,  au  jour  et  à  environ 
i5  milles  à  louest  du  Pain  de  Sucre,  une  flotte  de  huit  unités? 
—  Je  ne  crois  pas  ;  vous  avez  dû  .vous  tromper.  —  Ah  1  pour 
cela  non!  dis-je.  Peu  importe  que  ce  soit  une  division  de 
Tescadre  Nébogatoff,  ou  Tescadre  anglaise  des  Seychelles,  ou 
des  Japonais.  Mais  pour  avoir  vu,  j'ai  vu.  » 

En  effet,  j'avais  bien  vu,  puisque  le  lendemain  matin,  au 
jour,  cette  même  flotte  était  dans  les  mêmes  parages.  Et  elle 
resta  en  vue  de  V Espérance îusqak  sept  heures  du  matin;  puis 
elle  disparut  en  faisant  route  au  Nord.  Quelle  était  cette  flotte? 
Je  ne  Tai  jamais  su.  Mais  je  crois  que  Tamiral  Rodjetsvensky 
le  savait.  D'après  des  officiers  russes  que  je  questionnai, 
c'était  l'escadre  anglaise  de  l'océan  Indien. 

Je  n'avais  pas  été  le  seul  à  la  voir,  puisque  le  !i3  février, 
me  trouvant  à  Majunga,  j'entendais  dire  en  ville  que  des 
Indiens  venant  de  Bombay  avec  leurs  boutres  racontaient  à 
qui  voulait  les  entendre  qu'ils  avaient  croisé  une  escadre 
japonaise  aux  Seychelles,  laquelle  attendait  une  flotte  russe 
venant  de  Djibouti.  Gomment  expliquer  que  les  Indiens^ 
commerçants  de  Majunga  et  arrivant  de  Bombay,  aient  su 
qu'une  escadre  russe  était  partie  de  Djibouti  pour  venir 
rejoindre  l'amiral  Rodjetsvensky  à  Madagascar.^  Ce  qui  était 
vrai  cependant,  puisqu'une  partie  de  rescadre  Nébogatoff 
était  en  route  pour  nous  rejoindi'e  à  j\ossi-Bé. 

Ces  racontars  m'inquiétèrent  à  tel  point  que  j'envoyai  une 
lettre  à  l'amiral  Rodjetsvensky  par  un  torpilleur  français 
allant  à  iSossi-Bé. 

Extrait  de  mon  j  on  mal  de  bord. 

Le  28  janvier  après  avoir  passé  la  nuit  au  large  de  l'île  de  Nossi- 
Bé  et  revenant  prendre  mon  mouillage  à  Ilelleville,  je  croise  à  environ 
cinq  milles  de  la  rade,  nne  flottille  russe,  composée  de  deux  des- 
troyers et  de  six  torpilleurs  qui  se  dirige  vers  le  !Sord-Ouesl.  Le 
3o  janvier,  en  rentrant  de  nia  croisière  de  nuit,  je  rencontre  la  pre- 
mière division  des  cuirassés  russes  à  sept  milles  de  la  côte.  Cette 
flotte  fait  route  vers  le  Nord-Ouest  à  j)etilc  vitesse.  Les  gros  cui- 
rassés me  paraissent  très  enfoncés  dans  l'eau  avec  une  surcharge  de 


AVEC  LA  FLOTTE  RUSSE  363 

charbon  sur  les  plages,  qui  ne  sont  plus  qu'à  un  mètre  cinquante 
à  peu  près  de  l'eau. 

L'amiral  Rodjetsvensky,  tout  en  faisant  bonne  garde,  ne 
perdait  j)as  un  instant  pour  instruire  ses  équipages  :  il  profi- 
tait de  toutes  les  circonstances.  La  nuit,  c'étaient  des  exercices 
sans  fin,  des  signaux  électriques,  des  projections  qui  fouillaient 
les  côtes,  le  fond  des  criques  et  ITiorizon  de  la  mer;  pen- 
dant la  journée,  des  exercices  de  canon,  de  torpille,  d'embar- 
cation, des  simulacres  de  débarquement.  Les  équipapes 
n'étaient  déjà  plus  les  terriens  à  col  bleu  tout  neuf,  que  nous 
avions  vus  à  Tanger  et  à  Dakar;  les  charbonniers  de  la  côte 
d'Afrique  prenaient  tournure.  Mais  à  mesure  que  les  jours 
passaient  sous  ce  climat  meurtrier,  qui  n'est  pas  fait  pour  les 
Russes,  on  voyait  des  athlètes  essayer  de  se  raidir  contre  le 
mal  qui  les  terrassait  peu  à  peu.  Les  plus  forts  tombaient  sou- 
dain en  deux  ou  trois  jours,  comme  des  bœufs  que  l'on 
assomme  d'un  coup  de  -massue;  les  autres  ne  voulaient  pas 
être  malades,  se  raidissaient  contre  le  mal  qui  mine  lente- 
ment, qui  vous  abat,  qui  vous  empêche  de  dormir,  qui  donne 
une  fatigue  inexplicable  quand  on  est  couché  la  nuit,  et  qui 
vous  anéantit  le  jouri 

Mais  pourquoi  la  flotte  était-elle  retenue  à  Madagascar, 
surtout  en  cette  mauvaise  saison  des  pluies  et  des  orages  sans 
fin,  si  pénible  pour  les  Européens,  surtout  à  boi-d  de  ces 
navires  de  guerre  en  fer  et  en  acier,  où  l'on  manque  de  place  .^ 
Et  ces  hommes  n'avaient  jamais  de  nouvelles  de  leurs  familles  : 
ils  ne  recevaient  pas  même  un  journal  I  C'était  l'isolement 
complet,  comme  sur  les  galères  des  temps  passés. 

Dimanche,  5  février  :  depuis  le  petit  jour  V Espérance 
délivre  des  provisions  à  une  douzaine  de  canots  de  la  flotte. 
Le  temps  est  beau;  la  journée  se  passera  sans  pluie;  on  ira 
entendre  la  musique  de  l'amiral  cet  après-midi,  à  quatre 
heures,  sur  la  place  du  gouvernement  de  Helleville.  La  haute 
société  de  la  ville  sera  là;  on  pourra  contempler  l'ancienne 
reine  de  iNossi-Bé,  entourée  de  ses  charmantes  Malgaches  au 
teint  cuivré,  bronzé,  à  la  tête  cbouriff^ée  et  aux  centaines  de 
petites  tresses,  à  l'écharpe  rouge,  verte  ou  bleue  ciel.  Elle 
viendra  saluer  la  femme  de  l'administrateur,  pour  montrer  à 


364  LA     REVUE     DE     PARIS 

tout  le  pays  qu'elle  est  encore  quelque  chose  dans  les  affaires 
du  gouvernement. 

Huit  heures  du  matin  :  on  hisse  les  couleurs;  un  officier 
d'état-major  monte  à  bord  de  ï Espérance,  me  disant  que  le 
chef  d'état-major  a  besoin  de  me  voir.  J'embarque  dans  la 
vedette  avec  l'officier  russe,  et  nous  arrivons  en  quelques 
minutes  à  bord  du  Soavaroff. 

((  Pouvez-vous  partir  à  midi  pour  Majunga?  —  Oui,  si  je 
peux  avoir  mes  papiers  de  bord  que  j'ai  déposés  hier  au 
bureau  de  la  marine.  Or  il  est  fermé,  aujourd'hui  dimanche.  » 

Il  s'agit  de  porter  des  télégrammes  très  pressés  et  de  faire 
des  achats  de  vivres  :  il  n'y  a  plus  rien  à  Nossi-Bé  ni  dans 
les  environs. 

Il  y  avait  soixante  vapeurs  sur  rade,  et  c'était  moi  qu'on 
envoyait  porter  des  télégrammes  et  chercher  des  vivres,  moi 
qui  venais  de  sortir  régulièrement  les  quinze  dernières  nuits. 
J'étais  au  mouillage  depuis  la  veille  seulement;  on  ne  pou- 
vait donc  pas  me  laisser  un  dimanche  au  repos!  Pourquoi 
l'amiral  Rodjestvensky  n'envoie-t-il  pas  un  de  ses  contre- 
torpilleurs  porter  ses  télégrammes .^^  Mystère!  De  mauvaises 
langues  ont  dit  que  l'amiral  n'avait  confiance  en  personne, 
sauf  dans  les  Français.  Le  soir,  j'étais  à  la  mer  et  V Espérance 
filait  vers  le  sud  à  la  vitesse  de  dix  et  onze  nœuds.  Le  lende- 
main matin  j'étais  à  Majunga  où  je  déposais  les  câblo- 
grammes.  Deux  officiers  russes  d'administration  étaient  à 
bord  de  YEspérance  pour  acheter  tout  ce  qu'ils  trouveraient 
dans  la  ville.  Ils  raflèrent  ce  qu'il  y  avait  dans  les  magasins  : 
quatre  cent  mille  francs  de  provisions  furent  achetées  sans 
délai  et  embarquées  sur  YEspérance.  Quand  j'eus  arrimé 
dans  les  faux  ponts  ces  quatre  cent  mille  francs  de  vivres,  je 
trouvai  qu'il  n'y  en  avait  pas  beaucoup  pour  tant  d'argent. 

Le  croiseur  Jnfernet  et  l'aviso  Capricorne  étaient  sur  rade. 
Quelques  heures  avant  mon  départ  pour  revenir  à  Nossi-Bé, 
je  démandai  au  plus  ancien  des  officiers  russes  s'il  avait  fait 
visite  au  commandant  de  YInfernet.  Sur  sa  réponse  négative, 
je  lui  conseillai  de  réparer  son  erreur  immédiatement. 

Le  soir  du  9  février,  j'appareillais  pour  Nossi-Bé,  avec, 
comme  passager,  l'administrateur  en  chef  de  la  province  de 


AVEC    LA    FLOTTE    RUSSE  365 

Majunga,  qui  venait  saluer  l'amiral  Rodjetsvensky.  Le  lende- 
main matin,  j'arrivais  en  rade  de  Nossî-Bé,  et  du  plus  loin  que 
les  pavillons  pouvaient  être  distingués,  je  signalai  à  Famiral 
que  j'avais  à  mon  bord  l'administrateur  en  chef  de  la  Pro- 
vince. Aussitôt  mouillé,  je  vis  venir  une  vedette  qui  prit 
l'administrateur  et  le  conduisit  à  bord  du  Souvaroff,  Une 
trentaine  de  canots  des  navires  de  l'escadre  accostèrent  pour 
prendre  des  vivres.  Quand  l'administrateur  quitta  le  Souvaroff, 
il  fut  salué  de  onze  coups  de  canon.  Le  soir  de  mon  arrivéè,à 
Nossi-Bé,  le  capitaine  danois  du  vapeur  Anambu  vint  me  voir; 
il  arrivait  de  Londres  avec  un  plein  chargement  de  3  ooo  tonnes 
de  cordages,  huiles  pour  les  machines,  etc.  Ce  vapeur  était 
un  de  ceux  qui  auraient  dû  être  francisés  ;  il  appartenait  à  la 
même  société  que  V Espérance  et  avait. quitté  Londres  dans  les 
premiers  jours  de  janvier. 

Depuis  deux  jours  que  ce  navire  était  sur  rade,  il  délivrait 
des  centaines  et  des  centaines  de  pièces  de  fibres  manille,  des 
matières  grasses,  des  fils  électriques,  des  caisses  de  matériel  de 
toutes  sortes.  Tout  cela  venait  d'Angleterre,  comme  les  vivres 
qu'avait  VEspérance,  comme  le  charbon  que  portaient  les 
navires  allemands,  comme  tout  le  reste  :  les  millions  et  les 
millions  de  francs  de  marchandises  livrés  aux  Russes,  à  la 
flotte,  venaient  d'Angleterre,  toujours  d'Angleterre! 

Le  1 1  février,  une  chaloupe  à  vapeur  du  Souvaro^m'apporte 
l'ordre  dont  copie  ci-dessous  : 

II  février  1906. 
Monsieur  9 

Le  Commandant  en  chef  m'a  donné  Vordre  de  ifous  prier 
d^ aborder  demain  matin  à  six  heures  le  transport  «  Anadyr  y*, 
afin  de  transmettre  à  bord  du  susdit  transport  toutes  les  provisions 
achetées  à  Majunga, 

Veuillez  agréer^  Monsieur^  Vexpression  de  mon  respect. 

Signé  :    CLAPIEB  DE   COLLONGUE 

Aussitôt  mon  transbordement  terminé  sur  V Anadyr,  je 
devais  repartir  pour  Majunga  reconduire  l'administrateur  en 
chef,  porter  des  télégrammes  et  prendre  du  matériel. 

Le  chef  d'état-major  m'avait  dit   :   «  Vous   prendrez   du 


366  LA     BBVUK     DE     PA.KIS 

matériel  et  vous  reviendrez  le  plus  rite  possible.  Allez  l  nous 
tenons  compte  des  services  que  vous  rendez  à  Tescadre,  mon 
cher  commandant,  et  beaucoup  voudraient  être  à  votre  place,  i» 

Aujourd'hui,  du  fond  de  la  Bretagne  où  je  suis  revenu,  je 
me  remémore  ce  qui  s'est  passé  à  cette  époque,  pendant 
cette  terrible  canrpagne  où  j'ai  pris  la  fièvre  comme  tous 
ceux  qui  m'ont  suivi,  et  je  me  demande  si  c'était  bien  la 
peine  de  me  donner  tant  de  mal.  Un  des  mécaniciens  qui  m'a 
suivi  jusqu'à  Shanghaï  est  mort  de  fièvre  depuis  son  retour 
au  Havre,  laissant  une  mère  et  des  sœurs  sans  ressources. 
Peut-être  moi-même  garderai-je  longtemps  le  germe  des  mala- 
die» contractées  à  Madagascar,  au  Gabon  et  au  Sénégal,  et 
jamais  un  Rbsw  ne  s  inquiétera  du  sort  que  nous  valut  notre 
dévouement  à  sa  patm.  IH'tvnim  amim  jpas  été  payés? 

Le  la  février,  je  débarquai  à  ]lfejiiB|^  radninâftlBateiaF  en 
chef.  Pendant  cette  relâche,  je  fis  faire  quelques  rêfmaâiosai^ 
aux  accessoires  des  chaudières.  Le  37  je  reçus  une  lettre  dir 
chef  d'état-major,  qu'avait  portée  un  torpilleur  français  venant 
de  Nossi-Bé. 

a4  février  1906. 
A  monsieur  le  commandant  du  i*apeur  «  Espérance  ». 
Monsieur  y 

J'ai  Vhonncuv  de  s^ous  informer  que  Son  ExccUenve  F  Amiral 
commandant  en  chef  a  décidé  que  s^otre  vapeur  quittera  Majum^a 
dans  un  jour  {em^iron)  après  que  cous  aurez  reçu  cette  lettre  y 
même  si  le  temjjs  susdit  ne  suffit  pas  pour  rembarquement  com- 
plet de  tous  les  matériaux  que  vous  deviez  prendre. 

Veuillez  a^réer^  monsieur^  C assurance  de  ma  haute  considéra^ 
tion. 

Signé  :  CLAPisn  de  collongve 

Dès  la  réception  de  cette  lettre  j'allai  trouver  les  fournisseurs 
du  matériel,  les  priant  de  me  remettre  ce  qui  était  prêt;  mais 
il  n'y  avait  rien  de  prêt.  Le  lendemain  28  février,  je  reçus 
une  seconde  lettre,  me  priant  de  me  rendre  à  Nossi-Bé  immé- 
diatement. 

Je  décidai  de  partir  le  soir  même;  mais  j'avais  compté  sans 
la  machine  de  VEspérctnce.  Mon  chef  mécanicien  m'avait  dit 


AVEC    LA    FLOTTE    RUSSE  36j 

qu'il  y  avait  quelques  ré}3arations  à  faire  aux  accessoires  des 
chaudières,  que  cette  réparation  demandait  quatre  ou  cinq 
jours.  J'avais  accordé  cinq  jours,  et  comme  nous  étions  à 
Majunga  depuis  quinze  jours,  je  pensais  que  tout  était  réparé. 
Il  me  fut  impossible  de  partir  :  la  machine  n'était  pas  prête  ; 
mais  j'embarquai  le  matériel  le  lendemain  et  les  jours 
suivants  pendant  que  les  mécaniciens  se  hâtaient  d'achever. 

3  mars  :  depuis  quatre  jours  et  quatre  nuits,  on  travaille 
au  montage  des  chaudières.  Les  feux  ont  été  allumés  à  cinq 
heures  ;  je  pense  pouvoir  partir  vers  midi.  Toute  la  matinée 
on  a  embarqué  du  matériel.  A  midi,  le  chef  mécanicien 
m'avise  qu'il  y  a  des  fuites  et  qu'on  ne  sera  prêt  qu'à  cinq 
heures.  A  quatre  heures  et  demie,  on  réchauffe  la  machine, 
quand,  tout  à' coup,  le  régulateur  de  la  chaudière  de  bâbord 
se  met  à  fuir.  Impossible  de  metti*e  en  marche  avec  une  seule 
chaudière  :  les  joints  de  celle  qui  est  à  tribord  fuient  aussi. 

Je  descends  immédiatement  à  terre  pour  prier  l'administra- 
teur en  chef  d'expédier  par  un  torpilleur  français  les  dépèches 
d'Europe  dont  j'étais  porteur.  J'écris  une  lettre  à  l'amiral 
Rodjestvensky,  le  priant  de  m'excuser  si,  pour  la  première 
fois,  je  ne  puis  obéira  son  ordre.  » 

Le  lendemain  3  mars,  j'appareille  avec  une  seule  chaudière. 

Le  4  mars,  j'arrive  parmi  la  flotte,  vers  midi,  à  Helleville; 
une  vedette  était  venue  m'attendre  au  large  avec  un  officier 
qui  me' donne  ordre  de  la  part  du  chef  d'état-major  d'aller 
directement  m'embosser  sur  le  Kamtchatka,  le  navire  atelier, 
pour  y  transborder  le  matériel  que  j'avais  pris  à  Majunga. 

Aussitôt  après  avoir  accosté  le  Kamtchatka,  je  me  rends  à 
bord  du  Souvaroff,  où  le  chef  d'état-major  me  demande  les 
causes  de  mon  retard  de  deux  jours  :  «  L'amiral  voulait  vous 
envoyer  à  Diégo-Suarez  prendre  le  chargement  d'un  de  nos 
transports  de  la  flotte  volontaire  qui  a  des  avaries  ;  mais  il  a 
envoyé  un  autre  grand  vapeur  à  votre  place.  Vous  allez  com- 
plètement vider  vos  cales  des  provisions  qui  vous  restent  et 
qu'on  va  répartir  sur  tous  les  navires  de  la  flotte,  puis  vous 
retournerez  à  Majunga  porter  des  câblogrammes  et  faire  l'essai 
de  vos  chaudières.  Vous  reviendrez  nous  rejoindre  ici  dans 
cinq  jours  au  plus  tard,  sinon  la  flotte  sera  partie,  ce  qui 
serait    ennuyeux,    car    l'amiral    veut    vous    garder.    —    Je 


368  LA     REVUE     DE     PARIS 

crains  qu'il  ne  me  soit  pas  possible  d'être  ici  dans  cinq 
jours.  Où  vous  rejoindre?  —  Vous  aurez  chance  de  nous 
trouver  à  X.  —  Dites-moi  quelle  route  vous  suivrez  : 
peut-être  vous  rattraperai-je  avant  d'arriver  à  X.  —  Je  ne 
puis  vous  dire  la  route  que  suivra  l'escadre.   » 

Le  lendemain,  je  revins  à  bord  du  Souvdrojf  pour  prendre 
les  câblogrammes ;  lamiral  était  souffrant  :  je  ne  le  vis  pas. 
Le  chef  d'état-major  me  dît  encore  de  revenir  avant  cinq 
jours.  ((  Impossible,  lui  répondis-je.  —  Eh  bien,  vous  ne 
nous  trouverez  plus  à  Nossi-Bé  ;  inutile  d'y  revenir.  —  Je 
filerai  directement  de  Majunga  sur  le  détroit  de  Malacca  où  je 
vous  retrouverai.  —  Je  ne  vous  ai  pas  dit,  mon  cher  com- 
mandant, que  l'escadre  passerait  par  le  détroit  de  Malacca.  Je 
vous  ai  simplement  dit,  et  très  confidentiellement,  que  vous 
aviez  des  chances  de  nous  retrouver  à  X...  c'est  tout.  J'ai 
grande  confiance  en  vous;  mais  il  m'est  impossible  de  vous 
dire  autre  chose.  » 

J'étais  très  ennuyé.  Je  pensais  que  c'était  la  dernière  fois 
que  je  venais  à  bord  du  Sùuvaroff  et  il  me  semblait  que  tous 
ces  Russes  avec  qui  je  vivais  depuis  six  mois,  pour  qui  j'avais 
fait  presque  l'impossible  et  sacrifié  ma  santé,  me  regardaient 
avec  indifférence  maintenant  qu'il  n'y  avait  jdIus  rien  à  bord 
de  mon  bateau.  Un  moment  après,  j'appareillais  en  contour- 
nant les  gros  cuirassés  russes,  et  le  drapeau  tricolore  s'abais- 
sait trois  fois  pour  saluer  la  flotte  qui  répondit  aussitôt.  Quand 
les  couleurs  françaises  furent  à  bloc,  V Espérance  fit  route  à 
toute  vitesse  vers  le  sud,  laissant  l'armée  navale  de  la  Bal- 
tique au  fond  de  la  baie.  Bientôt  je  ne  vis  plus  que  des  petits 
points  noirs  au  pied  des  énormes  montagnes  de  Nossi-Komba. 

Je  me  retournai  plusieurs  fois  pour  regarder  encore  ;  mais 
la  nuit  était  venue;  on  ne  voyait  plus  dans  le  ciel  que  la 
lueur  blanchâtre  des  projecteurs  électriques  qui  fouillaient 
les  replis  de  la  côte  et  l'horizon.  Je  quittais  cette  flotte  de  la 
Baltique  avec  regret.  Là  jalousie  me  mordait  au  cœur  quand 
je  pensais  qu'un  Allemand  allait  remplacer  V Espérance,  Je 
me  promettais  de  rejoindre  les  Russes;  mais  il  était  écrit  que 
je  ne  devais  plus  les  revoir. 

J.     BOUTEILLER 


LA   MONTÉE' 


XXIV 

Un  an  passe.  Chaque  dimanche,  les  Pelvîlain  vont  à  Cour- 
bevoie,  chez  les  Ermenault.  C'est  une  habitude  prise<>  une 
nécessité  de  leur  existence.  Au  dessert,  Catherine  s'essuie  la 
bouche  précipitamment  : 

—  Dépêchons-nous,  chéri!  le  train  n'attend  pas... 
Là-haut  on  leur  fait  bon  accueil.  Si  le  temps  est  mauvais, 

ils  entrent^dans  la  salle  à  manger  et  s'asseyent  autour  de  la 
table.  Si  le  soleil  brille,  ils  restent  au  jardin  et,  vers  quatre 
heures,  Marie-Rose  va  chercher  la  théière  et  l'installe  sur  un 
petit  réchaud.  Elle  porte  un  tablier  à  bavette:  Louis  parle 
encore  de  son  «  grand  amour  »,  de  cette  Jeanne  Dorgère  dont 
le  dédain  l'a  tant  fait  souffrir!  A  cela  Marie-Rose  répond  à 
peine.  Quelquefois,  par  contenance,  elle  répète  son  :  «  Pauvre 
garçon!  »  apitoyé.  Le  plus  souvent  elle  cherche  à  détourner 
la  conversation . . . 

Les  Ermenault,  hormis  les  Pelvilain,  ne  voyaient  personne. 
Madame  Ermenault  en  plaisantait.  Elle  disait  : 

—  C'est  positif,  nous  vivons  comme  des  sauvages. 
Catherine  répondait  : 

—  Vous  avez  joliment   raison!...  C'est   mon    principe... 
Chacun  chez  soi...  Oh!  je  suis  bien  payée  pour  me  méfier. 

I.  Voir  la  Revue  des  i«',  i5  arril  et  i*^'  mai. 

Puhlished  May  fifleenth,  nineteen  kundred  and  eight.  Privilège  of  copy- 
right in  the  United  States  reserved  under  Act  approved  March  third, 
nineteen  hundred  and  five,  &/  eu  g  ère  fasquellr. 

i5  Mai  1908.  10 


370  LA     REVUE     DE     PARIS 

Elle  chargeait  à  fond  contre  les  Dorgère.  Elle  parlait  du 
baron  de  Malignac,  du  «  petit  baron  ».  Elle  disait,  avec  une 
voix  sifflante  : 

—  D'abord,  il  n'est  pas  baron...  Chevalier,  rien  que  che- 
valier... et  d'industrie,  encore! 

Ayant  découvert  un  tel  mot,  elle  ne  se  lassait  pas  de  le 
répéter.  Madame  Ermenault  souriait  avec  indulgence  : 

—  Ne  vous  tourmentez  pas  ainsi I...  On  ne  se  plaît  pas... 
c'est  entendu...  chacun  va  de  son  côté,  voilà  tout!    . 

—  Oh!  chère  madame,  vous  voyez  la  vie  avec  des  yeux 
d'ange.  Je  vous  avoue  que  je  ne  possède  pas  votre  caractère. 
J'ai  de  la  rancune.  Elle  tient  bien.  Quand  on  m'a  fait  une 
sottise,  c'est  fini,  complètement  fini. 

—  Il  y  a  des  choses  plus  graves. 

—  Oui,  oui...  Mais  on  ne  doit  pas  se  laisser  marcher  sur 
les  pieds. 

Quand  ces  dames  parlaient  entre  elles,  c'était  toujours 
Catherine  qui  dirigeait  la  conversation.  Au  rebours  de 
madame  Dorgère,  qui  avait  besoin  d'une  oreille,  madame 
Ermenault  était  simplement  une  «  écouteuse  )).  Elle  écoutait 
donc  sans  broncher  les  histoires  de  Louis,  l'éloge  de  ses 
facultés,  de  ses  talents  administratifs. 

Un  dimanche,  cependant,  les  Pelvilain,  en  arrivant,  trou- 
vèrent madame  Ermenault  avec  un  bandeau  sur  l'œil.  Marie- 
Rose  travaillait  à  côté  d'elle.  Catherine  ne  put  retenir  une 
exclamation  : 

—  Quoi?  Qu'y  a-t-il  ?  Vous  êtes  souffrante.^ 
Madame  Ermenault  répondit  avec  un  sourire  : 

—  Rassurez-vous...  Ma  vie  n'est  pas  en  danger...  Je  me 
suis  fait  faire  avant-hier  l'opération  de  la  cataracte... 

Cette  fois,  Catherine  joignit  les  mains  : 

—  Est-ce  possible!...  Et  vous  ne  disiez  rien!...  Oh!  ma 
pauvre  amie! 

Il  lui  fallut  des  détails.  Madame  Ermenault  ne  les  donna 
pas.  Ce  fut  Marie-Rose  qui  les  fournit.  Sa  mère  pourtant  l'ar- 
rêtait, lui  prenait  la  manche  : 

—  Voyons,  voyons...  parlons  d'autre  chose. 
Catherine  interrogea  : 

—  Mais...  pour  vos  travaux,  c'est  un  vrai  desastre? 


LA    MONTEE  371 

—  Du  toutl...  Nous  nous  arrangeons. 

C'était  au  commencement  de  février.  Il  avait  neigé  la 
veille  et,  dans  le  jardin,  à  Tombre  du  mur,  près  de  la  pompe, 
on  voyait  encore  des  flaques  blanches  que  le  soleil  n'avait  pas 
fini  de  dégeler.  Dans  le  foyer,  deux  petites  bûches  étaient 
environnées  de  flammes  bleues  et  rouges.  L'hydrocéphale  était 
assis  sur  une  chaise  haute,  à  côté  du  feu.  Seâ  jambes  pen- 
daient; il  croquait  à  pleines  dents  une  orange  dont  le  jus  ruis- 
selait sur  son  menton.  Marie-Rose  découpa  soigneusement 
une  brioche  qui  répandait  une  bonne  odeur  de  beurre  chaud. 
En  s'en  allant,  Catherine  dit  à  Louis  : 

—  J'ai  du  remords. . .  Je  crois  qu'ils  font  des  dépenses  exprès 
pour  nous... 

Us  revinrent  cependant,  ils  revinrent  moins  par  affection 
que  par  habitude.  Us  avaient  trouvé  l'emploi  du  dimanche, 
cela  suffisait,  ils  n'éprouvaient  pas  le  besoin  de  chercher 
autre  chqse. 

Sans  doute,  Louis  avait  bien  promis  à  sa  mère  de  ne  jamais 
s'éprendre  de  Marie-Rose;  néanmoins  l'amitié  de  cette  jeune 
fille  lui  procurait  un  plaisir  extrême. 

Quelquefois,  même,  il  avait  le  désir  d'être  audacieux.  Mais  ^ 
il  n'osait  pas.  Alors  il  s'étonnait  de  sa  veulerie;  il  jugeait  : 

—  Si  j'étais  bête,  je  n'agirais  pas  autrement. 

U  parlait  constamment  de  Jeanne  Dorgère  ;  il  disait  les  tris- 
tesses de  l'amour. 

La  tranquillité  de  Marie-Rose  lui  donnait  la  fièvre.  Une 
fois,  brutalement,  il  l'apostropha  : 

—  Ah!...  Et  puis,  tenez,  vous  ne  savez  pas  ce  que  c'est. 
Marie-Rose  avait  rougi  : 

—  Oui,  c'est  vrai  I  —  répondit-eUe. 

XXV 

L'été  venu,  Louis  obtint  trois  semaines  de  vacances.  C'était 
un  congé  exceptionnel.  U  le  devait  à  la  bienveillance  de 
M.  Chatrian,  qui  le  traitait  comme  un  «  ancien  )).  Catherine 
ne  put  retenir  un  cri  d'enthousiasme  : 

—  L'excellent  homme!...  Franchement,  mon  petit,  il  est 
heureux  pour  toi  que  M.  de  Pré  faille  ait  cédé  la  place. 


373  LA     REYUB     DE     PARIS 

Que  ferait-on  de  trois  semaines  ?  Il  y  eut  une  discussion  à 
ce  sujet.  Louis  ayait  le  désir  de  voyager.  Pourquoi  n'iraient-ils 
pas  tous  deux  au  bord  de  la  mer?  Mais  Catherine  jeta  les  hauts 
cris.  Un  voyage,  cela  coûte  un  argent  fou  !  Elle  ne  pouvait  assu- 
mer une  telle  dépense.  Le  plus  sage  était  de  se  contenter  d'une 
campagne  modeste,  assez  proche,  mais  suffisante  tout  de  même 
pour  respirer  et  puiser  des  forces.  On  consulta  mademoiselle 
Aimée,  et  ce  fut  une  mauvaise  inspiration,  car,  dès  le  premier 
mot,  la  vieille  fille  s'anima,  devint  très  rouge  : 

—  La  campagne,  la  campagne!...  Encore  une  marotte  de 
Parisiens  1  Est-ce  que  je  vais  à  la  campagne,  moi  ?  Et  je  ne  m'en 
porte  pas  plus  mal. . .  Enfin,  si  vous  avez  de  l'argent  de  trop  I . . . 

—  Tu  sais  bien,  ma  bonne  Aimée,  que  nous  ferons  la 
chose  économiquement. 

—  La  meilleure  économie,  c'est  de  rester  chez  soi. 
Toutefois    on    passa    outre.    Après   bien    des   hésitations, 

des  projets  remués,  Catherine  écrivit  à  Vemon  et  loua, 
moyennant  soixante-cinq  francs,  la  petite  maison  du  bord  de 
l'eau  qui,  déjà,  pendant  cinq  ans,  avait  abrité  leurs  deux 
existences.  C'était  à  cela  qu'aboutissaient  les  rêves  merveilleux 
qu'ils  avaient  formés... 

Quinze  jours  avant  le  départ,  Catherine  dit  à  Louis  : 

—  Mon  petit...  il  me  vient  une  idée...  Si  nous  invitions 
les  Ermenault.»^... 

Loais  ouvrit  de  grands  yeux  : 

—  Inviter  les  Ermenaultl  Qu'est-ce  qu'il  te  prend? 

—  Us  nous  reçoivent  assez  souvent!...  Ce  serait  une  occa- 
sion de  noas  acquitter.  Et  puis,  je  te  l'avoue,  madame  Erme- 
nault  serait  pour  moi,  là-bas,  une  agréable  compagnie...  J'ai 
si  peur  de  m'ennuyer  ! . . . 

Le  vrai,  c'est  que  Catherine  n'était  pas  fâchée  de  montrer 
aux  Ermenault  que  leur  situation,  dès  maintenant,  leur  per- 
mettait de  les  recevoir.  Encore  fallait-il  qu'elles  acceptassent. 

Madame  Ermenault,  tout  d'abord,  refusa  net.  Elle  prétexta 
l'ouvrage  en  train,  les  commandes  qu'elle  devait  livrer. 
Catherine  revint  à  la  charge.  Huit  jours  plus  tard,  comme 
elle  insistait,  madame  Ermenault,  à  la  fin,  se  laissa  toucher. 

—  Vous  êtes  mille  fois  bonne.  J'accepte  pour  les  enfants  : 
la  petite  est  bien  fatiguée,  en  ce  moment... 


LA    MONTJ^E  373 

Ils  Toyagèrent  tous  ensemble.  C'était,  Ters  la'fih  de  juillet, 
un  jour  bleu,  doré,  frémissant  de  feuilles.  Tandis  que  le  train 
roulait,  franchissait  en  haletant  des  paysages  brûléâ  où  des 
filles,  la  main  sur  les  yeux,  regardaient  passer  lexjpress, 
Catherine,  involontairement,  se  reportait  au'  jour  de  leur 
arrivée  à  Paris,  à  tous  ces  espoirs  qu'ils  avaient  en  eux  et  dont 
ils  commençaient  à  faire  la  moisson.  N 'avait-elle  pas  le  droit 
d*en  être  satisfaite?  Mais  ce  n'était  pas  le  moment  de  s'arrêter!. 
Plus  qu^  jamais  elle  devait  tenir  la  barre... 

Les  Pelvilain  retrouvèrent  la  maison  en  place.  Des  hôtes 
avaient'  passé  qui  n'étaient  pas  eux.  On  avait  renouvelé  le 
papier  d'une  chambre,  et,  dans  la  salle  à  manger,  le  globe  de 
la  pendule  était  fêlé.  Catherine,  tout  haut,  remarquait  ces 
choses.  C'était  moins  de  l'attendrissement  qu'un  amour  du 
détail,  de  la  précision.  Dans  le  jardin,  les  cerisiers  en  fruits 
étaient  pareils  à  des  bouquets  de  flammes.  Et  l'odeur  des  roses 
dominait  tout.  Partout  il  y  avait  des  roses.  Elles  grimpaient 
au  mur  et  enguirlandaient  la  porte  d'entrée. 

Dès  le  jour  même,  Catherine  voulut  montrer  à  madame 
Ermenault  qu'elle  n'était  pas  une  femme  égoïste.  Malgré  ses 
protestations,  elle  tint  à  l'installer  dans  la  meilleure  chambre. 
Elle  lui  disait  : 

—  J'entends  que  vous  ne  vous  occupiez  de  rien.  Vous  êtes 
ici  pour  vous  reposer. 

—  C'est  convenu!  —  répondit  madame  Ermenaidt. 
Toutefois    elle    ne    pouvait   rester    oisive.   Le   lendemain 

matin,  on  la  vit  puiser  de  l'eau,  et,  quand  vint  l'heure  du 
déjeuner,  elle  voulut  absolument  mettre  le  couvert.  Vaine- 
ment courait-on  vers  elle  et  la  menaçait-on  de  lui  arracher 
assiettes  et  couverts. 

—  Je  vous  en  prie  I  —  suppliait-elle.  —  Pour  moi,  c'est  une 
distraction. 

Ce  furent  trois  semaines  délicieuses.  Aucun  nuage  entre 
lés  famUles.  Louis  retrouvait  peu  à  peu  ses  meilleures,  ses 
plus  fraîches  impressions  d'adolescent.  Le  matin,  au  lever  du 
soleil,  il  ouvrait  sa  fenêtre  encombrée  de  glycines  et  il 
respirait  à  pleins  poumons  les  saines  odeurs  de  la  campagne. 
Dieu  I  qu'il  faisait  bon  à  cette  heure-là  I  Les  feuilles,  au-dessous 


374  LA     BETUB    DE     PAB&8 

de  lui,  étaient  brillantes  de  rosée;  des  volubilis,  dans  la  nuit, 
s'étaient  ouverts;  les  oiseaux  chantaient,  un  train  filait  au 
loin,  mettant  une  ligne  de  fumée  blanche  au  flanc  du  coteau. . . 
Avant  tous,  il  descendait  au  jardin  ;  il  suivait  le  petit  chemin 
qui  glisse  au  fleuve  où  jadis  une  barque  brune  était  amarrée 
dans  les  roseaux.  Maintenant  la  barque  était  verte;  une  flaque 
miroitait  au  fond.  Mais  le  coin  n'avait  pas  changé  :  c'étai^it 
toujours  les  mêmes  saules  noueux,  rabougris,  dont  le 
feuillage  trempait  dans  l'eau.  Louis  s'asseyait,  il  respirait,  il 
était  calme.  Parfois,  montant  ou  descendant,  quelque  vapeur 
rouge  et  noir  envoyait  jusqu'à  lui  un  troupeau  de  vagueletfes 
frisées  d'argent.  Et  il  comptait,  derrière,  machinalement, 
les  gabarres  enchaînées  à  la  file  et  sur  lesquelles,  parmi  les 
futailles  ou  le  charbon,  des  enfants  jouaient,  garçons  et  filles, 
levés  tôt  à  cause  de  la  chaleur  et  de  la  lumière. 

Une  heure  plus  tard,  il  remontait  vers  la  maison.  Marie- 
Rose  était  à  sa  fenêtre.  U  lui  criait  de  loin  : 

—  Bonjour,  paresseuse  1 
Elle  répondait  : 

—  Peut-on  dire! ...  Il  y  a  longtemps  que  je  suis  réveillée. 
Ils  se  retrouvaient  dans  la  salle  à  manger,  dont  on  fermait 

les  volets  pour  que  le  soleil  ne  l'échauflât  point.  Le  pain  avait 
une  odeur  de  croûte  chaude.  Catherine  apportait  les  bols  à 
fleurs  et  une  grande  casserole  de  lait  fumant.  En  s'asseyant, 
elle  prévenait  ses  hôtes  : 

—  Ne  nous  pressons  pas  !  La  table  n'est  pas  louée. 

Ils  ne  se  pressaient  pas,  en  effet.  C'étaient  bien  les  laborieux 
qui  connaissent  le  prix  du  temps  et  savourent  toute  la  joie  de 
le  dépenser.  Louis  regardait  Marie-Rose.  Elle  avait  bon 
appétit  et  elle  beurrait  des  tranches  de  pain  qu'elle  parta- 
geait avec  son  frère.  L'hydrocéphale  mangeait  silencieuse- 
ment. Sitôt  que  sa  tasse  était  vide,  il  s'enfuyait  dans  le  jardin, 
et  on  ne  le  revoyait  plus  de  la  matinée.  Alors  Marie-Rose  et 
Louis  étaient  l'un  à  l'autre.  Us  marchaient  ensemble  au  milieu 
des  fleurs.  La  jeune  fille  portait  des  corsages  légers  qui  lais- 
saient deviner  sa  gorge.  Ses  bras  étaient  nus  jusqu'au  coude 
et  elle  avait  dans  la  campagne,  parmi  les  roses  et  le  soleil,  un 
beau  parfum  de  jeunesse  ardente  et  robuste.  Parfois,  d'un 
geste,  en  passant,  elle  arrachait  les  fleurs  flétries;  un  jour, 


LA    MONTÉE  375 

une  guêpe  la  piqua  au  doigt  :  ce  fut  toute  une  affaire.  Louis 
courut  en  hâte  chez  le  pharaaacien  pour  y  chercher  de  Talcali. 
Il  tremblait  d'émotion.  Elle  éclata  de  rire  : 

—  Ce  n*e8t  rien,  ce  n'est  rienl  —  disait-elle,  en  agitant 
son  doigt. piqué. 

Us  n'avaient  jamais  échangé  de  mots  d'amour,  et  cependant, 
entre  eux,  il  y  avait  plus  que  de  l'amitié.  Leur  joie,  c'était 
d'être  seuls  et  de  faire  en  tête  à  tête  une  promenade  au  milieu 
des  bois.  Us  en  rapportaient  des  paniers  de  girolles,  qu'on 
cuisait  le  lendemain  pour  le  déjeuner  et  qui  leur  rappelaient 
le  taillis  humide  et  frais  où  eUes  avaient  été  cueillies. . . 

Un  jour,  dans  un  mauvais  chemin,  Marie-Rose  fît  un  faux 
pas.  Comme  elle  boitillait,  le  jeune  homme  lui  offrit  son  bras, 
et  ils  revinrent  ainsi  jusqu'à  la  maison,  d'où  Catherine  et 
madame  Ermenault  les  aperçurent.  Le  soir,  Catherine  avertit 
son  fils  : 

—  Très  gentil,  mon  garçon.,.  Mais  il  faut  éviter  de  te 
compromettre. 

Louis  eut  un  rire  gêné  : 

—  Ohl  maman...  à  la  campagnel... 

—  Oui,  je  sais  bien,  je  sais  bien... 

Pour  la  veuve  Pelvilain,  il  n'y  avait  que  son  fils  qui  comptât, 
Marie-Rose  était  simplement  «  une  distraction  ».  Encore 
fallait-il  garder  la  mesure  et  ne  pas  se  mettre,  un  beau  matin, 
dans  ce  quelque  cas  embarrassant  ».  Catherine  n'ignorait 
aucun  des  devoirs  que  son  rôle  de  mère  lui  imposait.  Elle 
veillait...  Sa  grande  préoccupation,  auprès  de  madame  Erme- 
nault, c'était  de  faire  ressortir  la  supériorité  de  Louis.  Elle 
déclarait  que  l'avenir  lui  réservait  les  plus  hauts  emplois  : 
ainsi  l'ambition  qui  pouvait  croître  à  côté  de  la  sienne  s'en 
trouverait  d'autant  rabattue...  Quand  l'instituteur  vint  la 
voir,  elle  tint  beaucoup  à  ce  que  madame  Ermenault  assistât 
à  cette  visite.  Et  eUe  ne  craignit  pas  de  dire,  passionnément, 
d'une  voix  forte  où  sonnait  tout  son  orgueil  : 

—  Oui,  mon  cher  monsieur,  il  a  tenu  toutes  ses  pro- 
messes. . .  C'est  un  bien  grand  bonheur  pour  moi. . . 

Les  premiers  quinze  jours  écoulés,  on  commença  de  songer 
au  retour  et  à  sa  tristesse  inévitable.  Ce  n'était  pas  sans 
amertume  que  Louis  envisageait  la  fin  de  son  congé.  Il  s'était 


376  LA     REVUE     DE     PARIS 

refait  une  âme  qui  ressemblait  beaucoup  à  son  âme  d'eiifant. 
Parfois  même  il  aurait  pu  se  demander  s'il  avait  réellement 
quitté  Vernon,  si  Marie-Rose,  avec  lui,  n'y  avait  pas  toujours 
demeuré.  Le  bureau,  M.  Chatrian,  que  tout  cela  lui  paraissait 
lointain,  inutile,  ridicule  I  II  était  plus  près  certainement  des 
jours  heureux  de  la  ^orèt  de  Lyons  et  du  temps  où,  sa  main 
dans  celle  du'garde-chasse,  il  marchait  sous  les  futaies  odorantes 
et  silencieuses.  Marie-Rose  était  la  compagne  nécessaire.  Elle 
parlait  peu,[ne  l'ennuyait  pas.  Même,  quelquefois,  par  plaisan- 
terie, elle  se  moquait  de  lui.  Mais  il  ne  lui  en  voulait  guère... 

La  veille  du  départ,  ils  prirent  la  barque  verte  et  ils  se 
laissèrent  longtemps  glisser  au  fil  du  courant.  Il  avait  plu  la 
nuit,  les  gazons  lustrés  par  Torage  exhalaient  une  tiède  odeur 
d'herbe.  Il  faisait  bon;  les  talus  brasillaient  au-dessus  du 
fleuve,  les  iris  jaunes  étaient  en  fleurs.  Louis  ramait.  Devant 
lui,  Marie-Rose  en  corsage  clair  et  en  chapeau  de  paille  se 
tenait  assise.  Ils  gagnèrent,  après  trois  quarts  d'heure,  une 
petite  crique  ombragée  où  tout  un  peuple  d'oiseaux  célébrait 
la  douceur  de  l'air.  La  barque,  d'elle-même,  s'arrêta.  Des 
tilleuls  secouaient  leurs  bractées  odoriférantes  et  les  branches 
basses,  en  retombant,  touchaient  le  visage  des  deux  jeunes  gens. 
*  Une  heure  passa.  Le  soleil  descendit.  Louis  et  Marie-Rose 
parlaient  à  peine.  Us  tremblaient  un  peu.  Soudain  Louis  se 
dressa  dans  la  barque  et,  d'un  bras,  enlaça  la  taille  de  la 
jeune  fille. 

—  A  quoi  pensez-vous!  —  murmura-t-elle. 

Mais  sa  lèvre  était  tqute  frémissante  et  elle  ne  put  refuser 
un  baiser  d'amour. 


XXVI 

Catherine  eut  tôt  fait  de  regretter  ce  qu'elle  appelait  avec 
un  haussement  d'épaules  «  son  bel  élan  de  générosité  ».  Elle 
s'aperçut  vite  qu'entre  son  fils  et  Marie-Rose  il  y  avait  un  lien 
nouveau  qui  les  rapprochait.  Sans  doute,  en  sa  présence, 
ils  demeuraient  toujours  corrects  ;  elle  se  plaisait  à  croire  qu'un 
observateur  moins  fin  n'eût  rien  surpris  d'extraordinaire  dans 
leurs  façons  d'être.  Cependant  elle  était  inquiète.  Son  instinct 


LA    MONTIÎE  377 

Tavertissait  qu*un  complot  se  tramait  eti  dehors  d'elle.  Cer- 
tains regards  échangés  l'avaient  assez  instruite. 

Trois  mois  après  le  retour  à  Paris,  elle  devint  plus  nerveuse, 
plus  agitée.  Un  dimanche,  au  moment  de  partir,  elle  posa  là 
son  chapeau  et  dit  brusquement  : 

—  Je  n*y  vais  pas. 
Louis  fut  stupéfait  : 

—  Ahçà,  maman,  que  te  prend-il? 
Elle  répondit  sur  un  ton  aigre  : 

—  Il  y  a  des  choses  qui  ne  me  plaisent  pas. 
Toutefois  elle  s'abstint  de  donner  une  explication. . . 

Le  dimanche  suivant,  elle  reprit  le  chemin  de  Courbevoie  ; 
mais,  au  bas  de  la  rue,  elle  murmura  : 

—  Peut-on  habiter  un  endroit  pareil I...  C'est  éreintant. 
Une  circonstance  la  favorisa.  Il  arriva  que,  par  suite  de 

Tétat  de  ses  yeux,  madame  Ermenault  ne  fut  plus  en  mesure 
de  donner  aux  travaux  de  sa  fille  un  concours  suffisant.  Les 
gains  de  la  famille  se  trouvaient  réduits  de  moitié  :  c'était  la 
misère.  Par  bonheur,  la  maison  qui  les  employait  offrit  à  la 
jeune  fille  une  place  avantageuse  dans  ses  ateliers  :  elle 
accepta.  Chaque  matin,  dès  l'aube,  elle  quittait  la  petite 
maison  et  elle  n'y  rentrait  que  le  soir,  à  l'heure  du  dîner. 

Les  Pelvilain  apprirent  bien  vite  la  résolution  des  Erme- 
nault. A  ce  sujet,  il  y  eut  une  discussion  entre  la  mère  et  le 
fils.  Catherine  jurait  que  pour  tout  l'or  du  monde  elle  n'au- 
rait pas  consenti  à  voir  sa  fille  exercer  un  pareil  métier.  Louis 
émettait  un  avis  contraire.  Après  tout,  ces  gens-là  se  tiraient 
d'affaire  comme  ils  pouvaient  ;  on  serait  mal  venu  de  les  en 
blâmer.  Catherine  ripostait,  avec  une  voix  de  tête  ". 

—  Tais-toi  donc,  pauvre  amil  Tu  ne  sais  pas  ce  que  sont 
les  ateliers  à  Paris  :  une  fille  là-dedans,  c'est  la  perdition. 

Louis  reprenait  : 

—  Alors  maman,  s'il  faut  t'en  croire,  toutes  les  filles  qui 
travaillent  sont  des  traînées  ? 

—  A  peu  près... 

—  Laisse-moi  rire  1  Je  crois  qu'il  y  a  des  ouvrières  honnêtes. 

—  Montre-les  moi. 

—  Marie-Rose,  d'abord... 

Ce  fut  un  coup  de  théâtre.  Catherine  s'emporta  : 


SjS  LA     BBYUB     DE     PARIS 

—  Je  m'y  attendais  I  Qu'as-tu  donc  à  défendre  ainsi  la 
petite  Ermenault?  Je  ne  suppose  pas  que  tu  veuilles  en  faire 
ma  belle-fille... 

—  Du  tout!...  Mais  c'est  une  question  de  principe. 

—  Principe...  principe...,  —  murmurait  Catherine  en 
remettant  son  bonnet  en  place. 

Madame  Pelvilain  ne  concevait  pas  qu'on  pût  discuter  sur  un 
principe.  La  vie  est  une  suite  d'événements  que  les  gens  habiles 
doivent  tourner  à  leur  profit .  Les  discuteurs  sont  des  songe-creux 
qui  ne  parviennent  jamais  à  grand'chose.  Et  les  affaires  des 
autres,  en  somme,  qu'est-ce  que  cela  pouvait  bien  lui  faire?.. . 

Ayant  pris  la  défense  des  Ermenault,  Louis,  moralement, 
estima  qu'il  se  devait  à  lui-même  une  récompense.  11  sollicita 
de  la  jeune  fille  l'autorisation  d'aller  la  chercher,  le  soir,  à 
son  atelier.  Elle  refusa  net.  Alors  il  usa  de  traîtrise.  Un 
soir,  il  vint  se  poster  sur  son  chemin  et  il  l'attendit.  Dès 
qu'elle  le  vit,  elle  eut  un  mouvement  de  surprise  : 

—  Tiens,  c'est  vous  ! 

Et  elle  lui  tendit  la  main  en  rougissant. 

Us  ne  cherchèrent  pas  à  s'expliquer.  La  jeune  fille  s'in- 
forma de  la  santé  de  madame  Pelvilain.  Puis,  comme  elle 
apercevait  un  omnibus  : 

—  Vous  permettez?  —  dit-elle.  —  A  cause  de  mon  train... 
Cependant  elle  n'avait  pas  l'air  fâché.  Louis  jugea  qu'il  ne 

devait  pas  se  montrer  trop  exigeant  pour  la  première  fois. 
Il  revint...  Marie-Rose,  un  jour,  ne  put  s'empêcher  de  dire  : 

—  Si  quelqu'un  nous  voyait...  Qu'est-ce  qu'on  penserait 
de  moi? 

Pourtant,  déjà,  elle  ne  pensait  plus  à  lui  rien  défendre. 
Peu  à  peu,  cela  devint  une  habitude,  le  but  de  la  journée,  le 
salaire  moral  du  travail  courageux,  ininterrompu.  Marie-Rose 
avait  de  la  joie  en  se  disant  :  «  Je  vais  le  voir  »,  car  elle  était 
toujours  sûre  de  le  rencontrer  à  l'angle  des  deux  boulevards. 
D'ailleurs,  elle  était  fière  d'être  aimée.  Quand  des  couples 
passaient,  elle  rêvait  :  ((  Moi  aussi  I . . .  »  et  elle  relevait  un  peu 
la  tête...  Un  soir,  brutalement,  une  grosse  averse  éclata  et  les 
contraignit  à  se  réfugier  sous  une  porte  cochère.  Ils  étaient 
seuls  dans  l'ombre  et  le  bruit  de  la  pluie.  Ce  fut  là  qu'ils 
échangèrent  leur  second  baiser. 


LA    MONTEE  379 


XXVII 

Madame  Ghatrian  vint  trouver  Catherine  et  lui  demanda  : 

—  A  propos,  chère  amie,  faites-moi  donc  le  plaisir  de 
venir  passer  la  soirée  chez  moi,  samedi  prochain,  avec  votre 
fils...  Tout  à  fait  sans  cérémonie...  je  n'ai  pas  la  fortune  des 
Dorgère. 

Catherine  rougit  de  plaisir  : 

—  Vous  êtes  mille  fois  aimable...  Nous  acceptons  de  grand 
cœur. . .  La  fortune  des  Dorgère  I  ha  I  ha  I . . . 

Les  deux  femmes  rirent  ensemble.  Au  fond,  elles  ne  se. 
consolaient  pas  de  cette  brouille  malencontreuse.  Pour  se 
donner  le  change,  elles  raillaient  un  peu  férocement  leurs 
anciens  amis. 

—  Vous  en  avez  entendu  parler? 

—  Je  crois  bienl...  Un  homme  infatigable...  Il  perd  tout 
ce  qu'il  veut. 

—  Est-il  possible?...  Je  plains  la  femme. 

—  Vous  avez  de  la  bonté  de  reste  I . . .  Elle  n'est  pas  inté- 
ressante. 

—  Le  fait  est  que. . . 

Ce  débinage  avait  beaucoup  contribué  à  leur  rapproche- 
ment. Il  y  avait  pourtant  une  autre  raison.  Germaine  gran- 
dissait, devenait  gentille.  Louis,  de  plus  en  plus,  était  le 
((  sujet  d'avenir  »  que  M.  Ghatrian  couvrait  de  sa  protection 
bienveillante  et  efficace.  Le  bon  sens  ne  commandait-il  pas  de 
former  pour  les  deux  jeunes  gens  des  projets  d'union?  Maintes 
fois,  déjà,  madame  Ghatrian  y  avait  songé.  D'abord  Louis 
Pelvilain  lui  plaisait  beaucoup.  Ensuite  sa  profession,  pareille 
à  celle  de  M.  Ghatrian,  offrait  toute  sécurité.  Germaine,  pourvue 
d'une  petite  dot,  aurait  en  lui  un  époux  conforme  à  ses  goûts, 
à  sa  situation.  Ces  idées-là,  madame  Ghatrian  les  exprimait, 
de  temps  en  temps,  par  de  petites  phrases  significatives  : 

—  Nous  ne  sommes  pas  des  ambitieux...  Nous  cherchons 
avant  tout  la  tranquillité. 

—  Comme  je  vous  comprends  1  —  approuvait  Catherine, 
qui  cependant  évitait  de  se  compromettre. 

Les  intentions  de    madame  Ghatrian   ne  lui   avaient    pas 


38o  LA     REVUE    DE     PARIS 

échappé.  Seulement...  elle  se  réservait.  Ah!  si,  deux  ans  plus 
tôt,  elle  eut  deviné  de  tels  projets,  sans  doute  elle  les  eût 
encouragés  et  ce  mariage  l'eût  remplie  de  joie.  Mais,  depuis, 
elle  avait  connu  les  Dorgère,  elle  avait  pu  apprécier  les  succès 
de  Louis...  ^  quoi  bon  se  presser  de  le  marier?  Qui  sait, 
après  tout.*^  Il  trouverait  peul-élre  une  occasion  superbe, 
inespérée.  Toutefois  Catherine  était  trop  adroite  pour  décou- 
rager absolument  de  telles  espérances.  Elle  n'était  point 
femme  à  lâcher  la  proie  pour  l'ombre.  Il  s'agissait  de  tempo- 
riser. Ensuite  on  verrait... 

Et  les  Pehilain  allèrent  chez  les  Chatrian.  Quatre  ou  cinq 
vieilles  personnes,  famille  et  voisins,  étaient  rangés  avec  les 
hôtes  autour  de  la  table.  On  faisait  un  «  trente  et  un  ». 

—  Ma  pipe  ne  vous  gêne  pas?  —  demanda  M.  Chatrian. 
Cette  phrase  attira  d'amicales  protestations.  On  jouait  trois 

sous,  le  plus  sérieusement  du  monde,  et,  chaque  fois  que  les 
cartes  passaient,  les  visages  des  dames  reflétaient  une  angoisse 
extraordinaire.  L'une  d'elles,  plus  nerveuse,  ne  manquait 
jamais  de  dire  : 

—  Toujours  ma  veine!... 

Germaine  servit  le  thé.  Plus  tard,  il  y  eut  un  inteimède 
musical,  et  ce  fut  encore  elle  qui  en  fit  les  frais.  On  l'admira. 
Quelqu'un  même  ciiit  devoir  déplorer  qu'elle  n'eût  pas  fait 
ses  études  au  Conservatoire. 

—  Si  ce  n'était  pas  l'entourage!...  —  dit  madame  Cliatrian, 
en  haussant  les  yeux. 

Catherine  ne  ménagea  pas  ses  éloges.  Dans  l'omnibus  qui 
les  ramenait,  elle  eut  une  crise  d'enthousiasme  : 

—  Vhl  les  braves  gens! 

—  Oui...  oui...,  —  répondait  Louis  qui  feignait  de  penser 
à  autre  chose. 

Désormais,  une  fois  la  semaine,  les  Pelvilain  jouèrent  au 
trente  et  un  chez  les  Chatrian.  Us  y  retrouvaient  toujours  les 
mêmes  figures,  et  Louis,  à  cause  de  cette  grande  amitié  que 
le  chef  lui  témoignait,  le  prenait  d'un  peu  plus  haut  avec  ses 
collègues.  De  cette  amitié  cependant  il  ne  retirait  pas  seulement 
des  avantages  :  l'insistance  que  mettait  le  chef  à  solliciter  sa 
compagnie,  dans  le  moment  même  où  Marie-Rose  l'attendait  à 


LA    MONTIÎB  38l 

Tangle  des  deux  boulevards,  était  souvent,  pour  lui,  un  tracas. 
Il  lui  fallait  brusquer  : 

—  Vous  permettez,  monsieur?...  Une  course  à  faire. 

—  Bien. . .  bien. . .  Quel  jeune  homme  occupé  I 

Louis  filait  à  grandes  enjambées.  Il  rejoignait  la  jeune  fille, 
et  ensemble  ils  remontaient  jusqu'à  la  gare.  Nulle  crainte  ne 
les  troublait  plus.  Au  milieu  de  la  foule,  ils  étaient  seuls. 
Dans  les  rues  obscures,  ils  se  prenaient  le  bras,  ils  échangeaient 
de  rapides  baisers. 

Un  soir,  au  coin  d'une  rue,  ils  se  trouvèrent  face  à  face 
avec  madame  Chatrian  et  sa  fille  Germaine.  Elles  sortaient 
d'un  magasin  et  elles  avaient  des  paquets  sous  le  bras.  11  n'était 
plus  permis  à  Louis  de  les  éviter  :  il  souleva  gauchement  son 
chapeau  et  passa  tandis  que  les  deux  femmes,  scandalisées, 
détournaient  la  tête. 

Le  lendemain,  en  arrivant  au  bureau,  M.  Chatrian  entr'ou- 
vrit  la  porte  : 

—  Pelvilain,  voulez-vous  venir?  J'ai  à  vous  parler. 

Et,  quand  le  jeune  homme  fut  là,  debout,  respectueux, 
devant  son  chef  : 

—  Mon  cher,  une  fois  pour  toutes,  retenez  ceci  :  quand 
vous  serez  en  bonne  fortune,  je  vous  prie  de  ne  pas  saluer  ma 
femme  et  ma  fille. 

XXVIII 

L'histoire  ne  s'arrêta  pas  là.  Ce  même  jour,  madame 
Chatrian  accourut  chez  Catherine  et  lui  confia  tout.  Elle  avait 
beau  dire  :  (c  Entre  mères  de  famille,  c'est  un  service  à  se 
rendre  »,  son  émotion,  au  fond,  avait  un  caractère  plus  per- 
sonnel et  elle  ne  pardonnait  pas  à  Louis  les  craintes  qu'il  lui 
inspirait  pour  l'avenir.  Voici  donc  qu'il  se  révélait  féterd  et 
dévergondé  I  Devait-elle  poursuivre  son  idée  et  ne  serait-ce 
pas  uni  crime  de  lui  donner  Germaine,  si  douce  et  si  pure? 

Catherine  tomba  de  haut.  Elle  joignit  les  mains  : 

—  Est-ce  possible  I  Combien  je  vous  remercie  de  m'avertiri 
Aussitôt  elle  sollicita  d'autres  renseignements.  11  fallut  que 

madame  Chatrian  lui  fit  le  portrait  de  la  complice  de  Louis. 
A  certains  traits,  elle  eut  vite  fait  de  reconnaître  Marie-Rose.  Et 


3kS2  LA     REVUE     DE     PARIS 

elle  entra  dans  une  grande  colère.  Comment»  oettefiUe  a  qu'elle 
avait  90ume,  hébergée  )>I...  C'était  trop  fort,  par  exemple! 
Une  pelite  «  rien  du  tout  »,  une  ouvrière,  ah  bi^a,  «Ile  en 
avait  de  la  prétention  !  Il  lui  fallait  des  fils  de  famille  ! 

Madame  Gbatrian  écoutait  cette  diatribe  et  elle  s'en  trouvait 
d'autant  soulage.  C'était,  dans  son  esprit,  une  revanche  que 
prenait  Germaine  &ur  les  futures  infidélités  de  Louis.  Tout  à 
l'heure,  en  partant,  elle  pourrait  se  dire  :  «  Il  va  recevoir  son 
paquet!  »  et  elle  augurait  fort  bien  de  cette  indignation  de 
mère  attentive  à  réprimer  les  fredaines  d'un  fils  trop  exubérant. 
A  la  fin,  même,  il  lui  parut  que  la  scène  était  disproportionnée 
avec  la  grandeur  du  méfait,  et,  de  même  qu'elle  avait  attisé  le 
feu,  par  un  juste  retour,  elle  s'efforça  de  le  calmer. 

—  Oh  I  les  jeunes  gens,  vous  ^avez,  madame,  ils  ont  besoin 
d'un  peu  d'indulgence... 

Catherine  l'interrompit  : 

—  Ce  n'est  pas  tant  à  Louis  que  j'en  veux. . .  Il  est  coupable. . . 
cela  va  sans  dire...  Mais  elle,  une  fille  bien  élevée!...  Car  sa 
mère  est  une  honnête  femme...  Vraiment,  les  filles  d'aujour- 
d'hui n'ont  plus  de  pudeur! 

—  Madame! 

—  Vous  savez  bien  qu'il  n'est  pas  question  de  Germaine. 

C'est  un  ange,  celle-là Ah!  je  suis  malheureuse,  allez,  bien 

malheureuse  I 

Elle  fourrait  sa  tête  entre  ses  poings.  Madame  Chatrian  était 
fort  embarrassée  de  cette  douleur.  Elle  balbutia  : 

—  Je  reviendrai  causer  avec  vous.  J'ai  bon  espoir.  Votre  fils 
est  un  garçon  raisonnable.  Tout  finira  par  s'arranger. 

Et  elle  la  quitta  sur  de  vagues  paroles  de  consolation. 
Deux  heures  plus  tard,  en  rentrant,  Louis  trouva  sa  mère 
dans  les  larmes.  Il  s'approcha  d'elle  : 

—  Eh  bien!...  Qu'y  a-t-il  donc.»* 

Catherine  éloigna  de  son  visage  le  mouchoir  qui  cachait  ses 
yeux  : 

—  J'ai  tout  appris,  —  dit-elle  avec  une  simpUcité  tragique. 
Louis  ne  put  retenir  un  geste  : 

—  Je  suis  sûr  que  madame  Chatrian  a  fait  des  histoires... 
Cette  femme  est  vraiment  trop  potinière... 

Madame  Pelvilain  étendit  un  bras  : 


LA  mont]£e  383 

—  Ne  dis  pas  celai  Elle  vient  d'agir  en  amie  dévouée.  Elle 
a  droit  à  ma  reconnaissance. 

—  Joli  dévouement,  en  vérité,  qui  consiste  à  remplir  un 
rôle  de  mouchard  I 

—  Louis,  pas  un  mot  de  plus  I  Elle  t'a  vu.  Tu  donnais  le 
bras  à  Marie-Rose. 

—  C'est  vrai...  mais... 

—  Ahl  pauvre  enfant!...  Tu  ne  sais  pas  la  peine  que  tu  me 
fais  I 

Elle  pleurait.  Des  bribes  de  phrases  jaillissaient  au  milieu 
de  ses  sanglots  :  «  ...  efforts...  avenir  brisé...  réputation...  » 
Elle  se  domina  pour  dire  : 

—  Ecoute,  Louis,  tout  n'est  peut-être  pas  perdu.  Il  est 
encore  temps  de  te  ressaisir.  Je  ne  veux  plus  que  tu  voies 
ces  gens-là...  Je  ne  le  veux  plus...  Mon  Dieul  qui  donc  aurait 
pu  se  douter?...  C'est  ma  faute,  d'ailleurs  :  j'ai  manqué  de 
jugeote...  Il  est  vrai  que  jamais  je  n'aurais  cru  les  Ermenault 
capables... 

—  Capables  de  quoi? 

—  De  mettre  la  main  sur  mon  fils. 

—  Je  te  jure  bien. . . 

—  Laisse-moi  donc  tranquille  I  Ce  n'est  pas  de  toi  que  cette 
idée  est  venue.  Elles  t'ont  pris  dans  leurs  griffes...  parfaite- 
ment ! . . .  dans  leurs  griffes  ! . . .  Oh  I  les  misérables  I 

—  Calme-toi,  maman,  je  t'en  prie. 

Elle  se  calma  peu  à  peu.  Elle  ne  pleurait  plus.  Le  mouchoir 
qu'elle  pressait  dans  sa  main  droite  était  réduit  à  la  dimension 
d'une  bille  de  billard.  Soudain  elle  releva  la  tête  : 

—  Allons,  mon  petit,  sois  sincère.  Dis-moi  bien  quelles 
sont  tes  intentions  à  l'égard  de  cette  jeune  fille. 

Louis  se  recueillit  avant  de  parler.  Il  y  eut,  à  cette  minute, 
dans  la  chambre  familiale,  un  balancement,  une  hésitation. 
La  lampe  à  huile,  derrière  son  abat-jour  vert,  éclairait  la  table 
à  ouvrage  où  s'apercevaient  les  ciseaux,  la  pelote  d'épingles 
et  l'œuf  à  repriser.  Louis  avait  là,  devant  ses  yeux,  tous  les 
objets  qu'il  voyait  depuis  son  enfance.  D'une  voix  sourde,  il 
répondit  : 

—  J'aime  Marie-Rose. 

Catherine  bondit  ainsi  qu'une  bête  blessée  et  elle  appliqua 


384  LA     REYUB     DE     PARIS 

ses  deux  mains  contre  ses  oreilles  comme  si  Louis  venait  de 
proférer  un  gros  mot. 

—  Mon  Dieu  !  mon  Dieu  I  —  répétait-elle,  sans  retrouver 
son  équilibre. 

Et,  tout  à  coup,  elle  interrogea  : 

—  Tu  comptes  Tépouser? 

—  Je  le  désire,  —  répondit  Louis  avec  fermeté. 
La  veuve  Pelvilain  éclata  : 

—  Qu'ai-je  fait  pour  mériter  un  tel  malheur.î^ 

Elle  était  cramoisie,,  elle  avait  la  fièvre.  Elle  rappelait  à  Louis 
tous  les  soins  dont  elle  l'avait  entouré  pendant  son  enfance. 
Elle  l'accusait  d'ingratitude  et  le  chargeait  par  avance  da 
poids  de  sa  mort,  qui  ne  manquerait  pas  de  survenir  s'il  don- 
nait suifë  à  de  pareils  desseins. 

Ce  fut  au  tour  de  Louis  de  s'amollir.  Il  pleura. 

Catherine  disait  : 

—  Mais  enfin,  mon  pauvre  enfant,  tu  ne  réfléchis  pas.  Les 
Ermenault  n'ont  pas  un  rouge  liard...  Autant  vaut  épouser 
la  misère. 

—  Maman,  est-il  bien  nécessaire  d'être  riche? 

—  Tais-toi  !  Tu  ne  sais  pas  ce  que  c'est  que  la  vie. . .  D'ail- 
leurs, une  fille  qui  se  fait  accompagner  par  les  jeunes  gens... 

—  Marie-Rose  est  honnête.  Je  le  jure. 

—  Taratata! 

La  discussion  s'éternisait.  Ils  ne  parvinrent  pas  à  se  con- 
vaincre. Catherine  prépara  le  diner,  mais,  en  se  mettant  à 
table,  elle  déclara  : 

—  Je  n'ai  pas  faim. 

—  Ni  moi  non  plus,  —  dit  Louis. 

Ils  mangèrent  du  bout  des  dents.  Ils  évitaient  de  se 
regarder. 


XXIX 

Le  lendemain,  Catherine  sortit  après  le  déjeuner  et  prit  le 
chemin  de  Courbevoie.  Toute  sa  colère  était  réveillée.  Elle 
avait  des  ailes.  En  montant  la  rue,  elle  mâchait  par  avance 
les  phrases  qu'elle  dirait  à  cette  mère  idiote  ou  rusée.  Au  coup 


LA    MONTEE  385 

de  sonnette,  Thydrocéphale  vint  lui  ouvrir.  Elle  lui  demanda 
vivement  : 

—  Ta  mère  est  là? 

A  cet  instant,  madame  Ermenault  apparut  sur  le  petit 
perron  : 

—  Vous  voilà,  chère  amie!  Je  vous  remercie  de  ne  pas 
m'oublier. 

Catherine  répondit  sèchement  : 

—  Je  suis  venue  pour  vous  parler  de  choses  sérieuses. 

—  De  choses  sérieuses  I 

Elles  entrèrent  dans  la  salle  à  manger.  Madame  Ermenault 
tendit  une  chaise  à  Catherine  : 

—  Asseyez-vous  donc. 

Elles  s'installèrent  Tune  en  face  de  l'autre.  Catherine  mit 
les  mains  à  plat  sur  sa  jupe  noire  et  elle  commença  : 

—  Ma  chère  amie,  je  serai  brève.  Il  se  passe  en  ce  moment 
des  choses  surprenantes  et  que  vous  devez  ignorer.  Je  dis 
que  vous  devez  les  ignorer,  car  je  ne  suppose  pas  que  vous 
auriez  prêté  votre  appui... 

—  A  quoi  donc? 

—  Aux  manœuvres  de  votre  fille,  —  dit  madame  Pelvilain 
en  détachant  très  nettement  les  mots. 

—  Aux  manœuvres  de  ma  fille I...  Je  ne  comprends  pas... 
Dites. . .  Je  veux  savoir. 

Catherine  tira  de  sa  poche  un  mouchoir  et  s'essuya  le 
front...  Alors,  d'une  voix  fébrile,  saccadée,  elle  conta  que, 
chaque  soir,  maintenant,  Louis  retrouvait  Marie-Rose  à  la  sortie 
de  l'atelier  et  l'accompagnait  jusqu'à  la  gare.  Elle  ajouta  : 

—  Ce  qui  se  passe  entre  eux,  je  l'ignore.  Mais  vous  com- 
prendrez bien  que  les  gens  mal  intentionnés  puissent  faire  les 
pires  suppositions. 

Madame  Ermenault,  le  menton  en  main,  avait  écouté  le 
procès  de  sa  fille.  Elle  noua  les  doigts  avec  un  geste  doulou- 
reux. 

—  J'ignorais  cela,  —  dit-elle  simplement. 
Catherine  poursuivit  : 

—  Louis  est  très  jeune.  Il  n'a  pas  de  raison.  Je  suis  obligé 
de  le  surveiller  afin  de  l'empêcher  de  faire  des  bêtises.. .  Ce  qui 
se  passe   en  ce  moment  en   est  une   preuve.  Car,   enfin,  en 

i5  Mai  1908.  II 


386  LA    RETUE    DE    PARIS 

admettant  que  nos  deux  enfants  aient  de  la  sympathie  l'un 
pour  Tautre,  nous  ne  pouvons  pas  —  je  tiens  à  vous  le  dire 
—  nous  ne  pouvons  pas  songer  à  les  marier.  Louis  n'a  pas  de 
fortune,  et  ce  n'est  pas  sa  position  qui  lui  permettrait  de  sub- 
venir aux  besoins  d'un  ménage.  Quant  à  Marie-Rose,  elle  a 
des  charges... 

—  En  effet,  je  suis  une  charge,  —  répondit  madame  Erme- 
nault  avec  un  triste  sourire. 

—  Mon  Dieu!  ma  chère  amie...  Enfin,  que  pensez-vous 
de  ces  événements? 

Madame  Ermenault  regarda  Catherine.  Elle  vit  son  visage 
dur,  fermé,  inexorable.  Alors  elle  comprit  bien  que  tout 
combat  était  inutile.  Elle  prononça  : 

—  EIn  quoi  cela  peut-il  vous  intéresser,  puisque  vous  avez 
jugé  déjà? 

—  Ce  n'est  pas  une  réponse. 

—  Soit  ! . . .  Eh  bien,  puisque  vous  attachez  une  valeur  à  mon 
opinion,  laissez-moi  vous  dire  que  je  crois  ma  fille  absolu- 
ment sincère... 

—  Naturellement!...  Et  vous  vous  imaginez,  sans  doute, 
que  je  vais  m'atlendrir  et  donner  mon  consentement...  A 
d'autres!...  Je  ne  suis  pas  une  imbécile. 

Catherine  s'était  animée.  Le  sang  lui  venait  aux  joues. 
Subitement,  elle  éclata  : 

—  Jamais,  entendez-vous,  jamais!...  11  ne  prend  plus,  ce 
truc,  il  est  connu,  il  est  usé.  Votre  fille  pêche  au  mari...  Fort 
bien  I  et  tant  pis  pour  le  sot  qui  viendra  mordre  au  bout  de  sa 
ligne!  Moi,  je  vous  préviens  que  ce  ne  sera  pas  Louis... 

—  Assez!  —  dit  madame  Ermenault,  —  assez! 

Celte  femme  si  douce,  si  pondérée,  était  hors  d'elle-même, 
à  la  fin.  Elle  se  révoltait  : 

—  Madame,  pour  qui  nous  prenez^vous?  Plutôt  que  d'avoir 
recours  à  de  tels  moyens,  j'aimerais  mieux  que  ma  fille  ne  se 
mariât  pas... 

Catherine  reprit  : 

—  Ce  ne  sont  pas  de  vaines  déclarations  que  je  sollicite. 
Faites  entendre  à  Marie-Rose  que  je  n'autoriserai  jamais 
ce  mariage. 

—  C'est  bien. 


LA    MONTÉE  SS'J 

Madame  Ermcnault  dit  cela  d'une  voix  grave,  profonde, 
qui  brisait  net  la  discussion.  Catherine  se  leva.  Les  deux 
femmes  se  saluèrent.  Le  pas  de  la  veuve  Pelvilain  s'éloigna 
sur  le  gravier. 

Une  fois  seule,  madame  Ermenault  mit  sa  tête  dans  ses 
mains  et  Thydrocéphale  vint  lui  caresser  les  genoux  comme 
un  cl  lien  fidèle  : 

—  Tu  as  mal?  —  demandait-il. 

—  Non,  mon  petit...  Va  jouer... 

Marie-Rose  ne  rentra  qu'à  sept  heures  trois  quarts.  Comme 
elle  ôtait  son  chapeau,  madame  Ermenault,  doucement,  lui 
toucha  le  bras  : 

—  Ma  chérie...  Madame  Pelvilain  est  venue... 
La  jeune  fille  rougit  un  peu  : 

—  Ahl 

—  Ma  chérie...  Nous  avons  beaucoup  parlé...  Il  faut  que  tu 
sois  bien  raisonnable.  Ne  pense  plus  à  Louis,  va.  Il  faut  cesser 
de  le  voir. 

Marie-Rose  fit  un  mouvement.  Sa  lèvre  tremblait.  D'abord 
elle  ne  comprit  pas.  Puis  elle  eut  un  éblouissement. 

—  Cesser  de  le  voir!  Ahl  maman,  j'aimerais  mieux  mourir. 

—  Mourir  I  mourir  I  —  répétait  machinalement  madame 
Ermenault  avec  des  yeux  égarés,  en  parcourant  des  doigts  les 
cheveux  de  sa  fille,  tombée  entre  ses  genoux. 

Les  rideaux  de  la  salle  à  manger  étaient  ouverts.  De  petits 
nuages  mouvants  et  gris  éclipsaient  la  lune  levante,  et,  du 
jardin,  par  la  porte  entrebâillée  arrivait  le  bruit  menu  de  la 
pompe  égouttant  sur  le  gravier  son  filet  d'eau  claire. 


XXX 

Louis  et   Marie-Rose  se  retrouvèrent,  le  surlendemain,  à 
l'angle  des  deux  boulevards. 

—  La  dernière  foisi  —  dit  Marie-Rose. 

Après  deux  jours  de  réflexion,  elle  s'était  décidée  à  la  rup- 
ture. Elle  en  exposa  les  raisons  à  Louis  : 

—  Voyez-vous,  mon  ami,  dans  ces  conditions,  nous  serions 
trop  malheureux. 


388  LA     REVUE     DE     PARIS 

Lui  protesta.  Ahl  par  exemple,  il  ferait  beau  voir  que  par 
manque  de  courage  ils  cédassent  à  la  volonté  des  deux  familles  I 

—  Mais  vous  ne  voulez  pas  vous  brouiller  avec  votre  mère? 

—  Maman  pliera. 

—  Ce  n'est  pas  ce  qu'elle  a  dit. 

—  Allons  donc  ! . . .  Avec  le  temps  1 . . . 
A  la  fin,  Marie-Rose  se  laissa  toucher  : 

—  Comme  vous  êtes  bon!  —  dit-elle. 

Us  s'étaient  pris  le  bras.  Ils  suivaient  lentement  une  petite 
rue.  Une  vieille  mendiante  s'approcha  d'eux  et  Marie-Rose  lui 
donna  deux  sous. 

—  Pourvu  que  nous  ne  rencontrions  personnel  —  disait-elle 
en  tremblant  un  peu. 

Louis  feignit  de  rire  : 

—  Ah  non!...  Ce  n'est  pas  tous  les  jours  fête... 
Pourtant  cotte  crainte  persista.  Elle  leur  gâtait  les  retours  à 

deux.  Dans  chaque  passant  ils  croyaient  voir  un  ennemi. 

D'autre  part,  M.  Chatrian,  depuis  1'  «  incident  »,  marquait 
à  Louis  une  certaine  froideur.  Le  mardi,  au  trente  et  un, 
Catherine  et  le  chef  échangeaient  des  regards.  On  considérait 
Louis  comme  un  malade  qui  tarde  à  guérir. 

Parfois,  quand  il  était  songeur,  Catherine  lui  demandait  : 

—  A  quoi  penses-tu,  grosse  bête.^ 

—  A  rien. 

—  Comme  c'est  probable  !.. . 

De  temps  à  autre,  elle  venait  le  prendre  au  bureau.  En 
sortant,  il  la  heurtait,  devant  la  porte,  et  elle  lui  disait  : 

—  Je  passais  par  là. . . 

Elle  le  tenait  et  ne  le  lâchait  plus.  Coûte  que  coûte,  il  était 
forcé  de  la  suivre.  Quelquefois  elle  l'emmenait  au  café.  En 
s'asseyant,  elle  déclarait  : 

—  Nous  allons  nous  régaler. 

Au  fond,  Louis  ne  pensait  qu'à  Marie-Rose  :  elle  l'attendrait 
vainement,  ce  soir-là.  Alors  il  montrait  de  la  mauvaise  humeur. 
Catherine  feignait  d'en  ignorer  la  cause  ;  elle  disait  avec  un 
sourire  : 

—  Pauvre  loup,  .va  !  Tu  as  bien  mal  au  caractère. 

Entre  eux  il  n'était  jamais  question  des  Ermenault.  Mais 
Catherine,  tout  de  même,  avait  certaines  façons  de  les  attaquer. 


LA    MOISTÉE  389 

Elle  dénigrait  violemment  les  petites  ouvrières  qu'elle  rencon- 
trait au  bras  de  leurs  amoureux  : 

—  Encore  de  la  jolie  graine!  mon  Dieul  qu'est-ce  que 
cela  fera  plus  tard? 

Louis  haussait  les  épaules.  11  rêvait  à  l'amour,  il  était  heu- 
reux. Pourtant,  à  la  longue,  il  lui  vint  un  désir  plus  net,  plus 
impérieux.  Loyalement,  d'abord,  il  le  repoussa.  Mais  ce  bras 
de  Marie-Rose  qui  chauffait  le  sien  lui  donnait  la  fièvre.  Quel- 
quefois il  le  pressait  avec  violence. 

«  Que  veut-il  donc?  »  —  se  demandait  Marie-Rose  éperdue. 

Elle  le  sut,  un  jour  de  fin  mars,  tiède,  languissant,  où,  par- 
dessus les  marronniers,  le  soleil  achevait  de  mourir  dans  les 
vitres  claires. 

—  Non,  noni  —  suppliait-elle,  tandis  qu'il  la  poussait  vQrs 
la  porte  basse  d'un  petit  hôtel  devant  lequel,  chaque  soir, 
depuis  six  mois,  ils  avaient  passé. 

Elle  entra  cependant. . .  Une  heure  plus  tard,  en  pleurant,  elle 
mit  sa  tête  sur  l'épaule  de  Louis  : 

—  Vois-tu?  —  disait-elle,  —  j'avais  peur  que  tu  croies  que 
je  ne  t'aimais  pas... 

XXXI 

C'était  un  jour  d'avril,  en  semaine,  dans  le  petit  apparte- 
ment du  faubourg  Saint-Antoine,  où  le  soleil  pénétrait  à  flots. 
Entre  les  rideaux  de  guipure  que  soutenaient  des  embrasses 
chaudron,  le  ciel  léger  souriait  au-dessus  des  toitures.  Aimée 
et  Catherine  prenaient  le  café.  Elles  buvaient  sans  hâte,  le 
dos  voûté,  en  faisant  claquer  leurs  langues. 

Soudain  mademoiselle  Sagerette  interrogea  : 

—  Eh  bien,  Catherine,  ton  garnement? 

—  Ahl  ma  chère  amie,  ne  m'en  parle  pas. 

—  Hein?... .hein?...  Comment? 

C'était  la  première  fois  qu'avec  Aimée  Catherine  montrait 
une  pareille  franchise.  C'est  qu'elle  était  excédée,  à  la  fin. 
Depuis  trois  mois  que  «  cela  durait  »,  elle  avait  lutté  farou- 
chement, opiniâtrement.  La  veille  encore,  ils  avaient  eu  l'un 
avec  l'autre  une  terrible  scène.  Cette  fois,  le  coup  avait  été 
plus  dur  :  Louis  avouait  sa  liaison  avec  Marie-Rose  et,  par  sur- 


3gO  LA     REVUE     DE     PARIS 

croît,  il  notifiait  à  sa  mère  son  intention  de  Fépouser  dans  un 
bref  délai.  Alors  elle  perdait  la  tête.  Tant  de  luttes,  de  dévoue- 
ment, pour  aboutir  à  cette  triste  union  I  Elle  réfléchit  longue- 
ment, au  moyen  de  tirer  Louis  de  ce  mauvais  pas.  Il  fallait 
d'abord  l'éloigner,  le  placer  en  province  dans  une  succursale. 
La  chose  n'était  pas  impossible.  Par  M.  Jaume  et  M.  Bourgeot, 
elle  obtiendrait  bien  ce  qu  elle  désirait.  Dès  maintenant,  elle 
allait  commencer  les  démarches.  —  C'était  cela  qu'elle  racon- 
tait à  la  ((  bonne  ))  Aimée.  Du  poing,  elle  martelait  la  table  : 

—  Je  ferai  mon  devoir  jusqu'au  bout. 

—  Cela  ne  m'étonne  pas,  —  dit  philosophiquement  made- 
moiselle Sagerette.  —  Avec  un  fils,  on  doit  s'attendre  à  tout. 

Catherine  riposta  : 

r—  Vois  comme  sont  les  choses.  Autrefois  tu  disais  grand 
bien  de  la  petite  Ermenault! 

—  Ehl  mon  Dieu!  dans  cette  a  flaire,  c'est  encore  elle  qui 
est  le  plus  à  plaindre. 

—  Je  te  jure  qu'elle  n'est  pas  intéressante. 

—  C'est  une  opinion. 

Par    taquinerie    plus    que   par    conviction ,   mademoiselle 
Sagerette  prit  la  défense  de  Marie-Rose. 

—  Alors,  tu  trouves  cela  naturel.^  On  s'éprend  d'une  jeune 
fille,  on  la  séduit,  on  Tabandonne...  Édifiante  moralité I 

—  Cela  dépend  des  jeunes  filles. 

—  Apparemment,  cette  Marie-Rose  est  une  gourgandine.»^ 

—  Je  ne  dis  pas  cela,  mais. . . 

—  Mais  quoi?...  Oh  I  je  t'en  prie,  sortons,  promenons-nous. 
Je  crois  que  cela  te  fera  du  bien. 

Dans  la  rue,  mademoiselle  Sagerette,  de  son  ombrelle  levée, 
arrêta  un  fiacre.  Catherine,  timidement,  hasarda  : 

—  Tu  n'as  donc  plus  peur  des  voitures.^ 
La  vieille  fille  eut  un  haut-le-corps  : 

—  Non,  chère  amie,  quand  je  les  choisis  moi-même. 
Elles  se  firent  conduire  au  parc  Monceau  et  s'assirent  sur  un 

banc,  au  milieu  des  enfants  et  des  nourrices.  Aimée  insistait  : 

—  Ton  fils  a  tort  d'être  difficile.  Après  tout,  il  ne  s'agit  pas 
d'une  mésalliance  :  les  Ermenault  valent  les  Pelvilain. 

Catherine  soufl*rait  d'autant  plus  que,  par  calcul,  elle  était 
contrainte  de  se  modérer.  Elle  obliqua  : 


LA    MONTi£e  391 

—  Ma  chère  amie,  si  nous  avions  de  la  fortune... 

—  Tout  le  inonde  ne  peut  pas  être  riche. 

—  Oh!...  nous  ne  sommes  pas  exigeants... 

Cette  fois,  mademoiselle  Sagerette  éclata  de  rire.  Elle  jouis- 
sait pleinement  de  la  supériorité  de  sa  position. 

—  Oui,  oui,  je  connais  un  moyen.  Une  certaine  mademoi- 
selle Sagerette  pourrait  se  dépouiller  de  cent  mille  francs  et 
les  verser  dans  la  poche  de  Louis. . . 

—  Ah  Dieu!  ma  bonne  amie,  je  n'ai  jamais  parié  de  cela. 

—  Tu  le  sous-en tends...  Mais,  rassure- toi,  je  ne  serai  pas  si 
bête  !  Les  jeunes  gens  croient  qu'il  est  de  leur  devoir  de  manger 
dans  la  main  des  vieux. 

—  Est-ce  possible!  Tu  nous  fais  un  procès  inique;  cela  te 
plaît  d'insulter  à  notre  misère. 

—  Votre  «  misère  »!...  Voilà  le  grand  mot  lâché...  Laisse- 
moi  te  dire  que  je  n'y  crois  pas...  Vous  êtes  des  gens  patients, 
des  entasseurs... 

Catherine  leva  les  yeux  au  ciel  : 

—  Je  te  jure  bien  que  nous  ne  faisons  pas  un  sou  d'éco- 
nomies! 

Et  elle  fit  claquer  contre  ses  dents  l'ongle  de  son  pouce. 
Mademoiselle  Sagerette  haussa  les  épaules  : 

—  Laisse-moi  tranquille  ! 

—  Tiens,  ma  bonne  Aimée,  veux-tu  que  je  t'établisse  mon 
budget?  Peut-être  quand  tu  verras  des  chiffres... 

—  Ah  !  non,  par  exemple  I  —  dit  mademoiselle  Sagerette  en 
appliquant  ses  deux  mains  contre  ses  oreilles,  —  je  n'ai  pas 
envie  de  me  casser  la  tête. 

Catherine  fit  un  geste  et  gaixla  le  silence.  Le  jardin  bour- 
donnait dans  la  paix  charmaiite  de  l'après-midi.  Sur  les 
pelouses  vert  tendre,  on  voyait  se  détacher,  dans  la  fine 
lumière,  les  marbres  nus,  autour  desquels  s'agitaient  des  vols 
de  passereaux.  Des  nuages  blancs  moussaient  au-dessus  des 
peupliers,  qui  revêtaient  une  teinte  légère.  Les  corbeilles, 
nouvellement  regarnies,  exhalaient  une  fraîche  odeur  de 
printemps.  Et  partout  des  enfants  jouaient.  Des  petites  filles 
sautaient  à  la  corde  ou  fouettaient  le  sabot.  Un  jeune  garçon, 
qui  portait  un  col  marin  et  un  chapeau  de  paille,  frôla  ces^ 
■dames,  en  poussant  un  cerceau  devant  lui.  Catherine  soupira  : 


3g2  LA    REVUE     DÉ    PARIS 

—  Et  dire  qu'on  souhaite  de  les  voir  grandir!...  On  a  tort  : 
plus  tard,  ils  vous  donnent  bien  du  tourment. 

Puis  elle  se  reprit  à  songer.  Elle  ferait  ce  qu'elle  avait  dit. 
Il  fallait  éloigner  Louis.  C'était  la  seule  façon  de  le  sauver... 
Vraiment,  ce  serait  bien  extraordinaire  si,  par  M.  Jaume  et 
M.  Bourgeot,  elle  n'arrivait  pas  à  ses  fins... 

—  Je  te  reconduis?  —  proposa  mademoiselle  Sagerette, 
devenue  tout  à  coup  plus  aimable. 

Elles  prirent  encore  une  voiture  de  place  et  se  firent  mener 
rue  du  Débarcadère.  Devant  la  loge,  brusquement,  la  con- 
cierge arrêta  Catherine  : 

—  Madame,  une  dépêche  pour  vous. 

—  Une  dépêche  I 

Elle  déchirait  le  frêle  papier  avec  des  gestes  tremblants. 
Elle  lut  : 

Pierre  décédé  subitement  ce  matin.  Désespérée. 

CÉCILE   JAUME 

Tout  d'abord,  elle  ne  put  y  croire.  C'était  l'écroulement  de 
sa  combinaison,  du  projet  salutaire  qu'elle  avait  formé. 

—  Mort!...  mort!...,  — répétait-elle  avec  des  yeux  égarés. 
Et  elle  restait  là,  debout,  vaincue,  frissonnante,  comme  si 

chaque  pas  avait  dû  la  précipiter  dans  un  abîme. 


XXXII 

C'est  à  Tavemy  que  l'événement  s'était  produit.  Catherine 
s'y  rendit  dès  le  lendemain.  Madame  Jaume  lui  conta  en  pleu- 
rant tous  les  détails  de  la  catastrophe.  La  veille,  rien  ne  la 
faisait  prévoir.  Un  cri  poussé,  la  chute  d'un  corps  sur  le 
parquet,  et  tous  s'étaient  précipités  vers  la  chambre.  M.  Jaume, 
étendu  sur  le  dos,  ne  donnait  plus  signe  de  vie.  Sa  tête  avait 
porté  contre  l'angle  de  la  cheminée  :  il  s'était  fait  au  crâne  une 
blessure  saignante.  Deux  médecins,  appelés  en  hâte,  lui  prodi- 
guèrent vainement  leurs  soins  :  il  avait  succombé  à  la  rupture 
d'un  anévrisme. . . 

Catherine  tombait  en  plein  désespoir.  Madame  Jaume  et 
Suzanne  la  pressèrent  longuement  dans  leurs  bras  émus  : 

—  Merci  de  ne  pas  nous  abandonner  ! 


LA     MONTEE  893 

La  maison  était  sens  dessus  dessous.  Les  domestiques, 
muets,  effarés,  attendaient  des  ordres.  On  sentait  nettement 
qu'à  Taverny,  comme  au  ftoi  de  Lahore,  il  manquait  tout  à 
coup  cette  poigne  de  fer,  ce  grand  cerveau  qui  auraient  pu 
gouverner  un  Etat.  Vraiment,  madame  Jaume  n'était  point 
désignée  pour  recueillir  une  telle  succession. 

—  Je  ne  sais  plus  ce  que  je  fais!  —  larmoyait-elle. 
Catherine  intervint  : 

—  Ah!  chère  madame,  je  vous  en  prie,  ne  vous  inquiétez  de 
rien. 

Et  ce  fut  elle,  en  effet,  qui  s'occupa  de  tout.  Elle  veillait  le 
mort,  elle  télégraphiait  aux  maisons  de  deuil,  elle  réglait  le 
détail  des  obsèques.  Elle  prenait  soudainement  une  autorité 
extraordinaire.  Jadis,  en  présence  de  M.  Jaume,  elle  était 
gênée  :  cet  homme  la  dépassait,  Teffaçait...  Chose  étrange, 
elle  perdait  un  bon  ami,  une  influence,  et  sa  disparition,  pour- 
tant, la  mettait  à  Taise...  Un  espoir  vague,  nouveau,  lui  venait 
de  ce  visage  allongé  sous  la  petite  flamme  des  bougies,  de  ces 
jonchées  de  roses  et  d'œillets  arrachés  au  parc,  qui  faisait  là, 
derrière  les  rideaux,  son  perpétuel  bruit  de  volière.  Parfois 
un  domestique  l'abordait  : 

—  Madame  me  charge  de  dire  à  madame... 
Elle  répondait  :  - 

—  C'est  bien. 

Elle  avait  un  peu  l'illusion  d'être  la  châtelaine.  Elle  marchait 
vite  et  avec  aplomb.  Elle  recevaitles  parents  de  province,  de  petits 
cousins  doucereux,  intimidés,  qui  ne  la  connaissaient  pas  et  la 
}>renaient  pour  une  grande  dame  établie  dans  l'intimité  du 
ménage. 

Le  jour  de  la  cérémonie,  elle  ne  quitta  pas  madame  Jaume. 
Elle  se  tenait  avec  elle  et  recueillait  sa  part  des  condoléances. 
Elle  voulut  aussi  que  Louis  prît  place  derrière  le  char  avec  la 
famille. 

C'était,  dans  le  village,  un  mouvement  étrange  et  inusité. 
Toute  la  population  était  présente.  Quatre  cents  employés 
venus  de  Paris  représentaient  le  Roi  de  Lahore  et  l'on  portait  à 
bras  deux  couronnes  aussi  grandes  que  les  roues  du  corbillard. 

Au  cimetière,  il  y  eut  un  long  discours.  Le  sous-directeur, 
un  petit  homme  sec  et  nerveux,  fit  de  M.  Jaume  un  touchant 


Sgi  LA     REVUE     DE     PARIS 

éloge.  11  rappela  sa  vie  «  toute  de  labeur  et  d'abnégation  » 
et  les  sacrifices  qu'il  s'était  imposés  pour  les  petites  gens. 

—  Comme  c'est  vrai  I  —  sanglotait  madame  Jaume. 
Après  l'absoute,   elle   prit  le   bras  de    Catherine.    Toutes 

deux  s'acheminèrent  vers  le  landau  qui  attendait  au  bas  de  la 
route. 

—  Louis  I . . .  par  ici  !.. .  Vous  permettez  ? 

—  Ahl  ma  bonne  amie...  Tout  ce  que  vous  voudrez. 
Suzanne  les  avait  rejoints.  Ils  s'engouffrèrent  tous  quatre  dans 

la  voiture.  La  jeune  fille  pleurait  fort,  avec  des  (C  hou-hou  » 
douloureux  du  fond  de  la  gorge,  et  sa  mère,  l'entourant  de  ses 
bras,  s'efforçait  de  la  calmer.  Alors,  petit  à  petit,  elle  cessa. 
Ses  yeux,  derrière  le  crêpe,  étincelaient  comme  des  fleurs  après 
une  ondée.  Elle  avait  de  belles  joues  rondes,  lavées  de  larmes, 
qui  conservaient,  malgré  tout,  un  rayonnement  de  santé  et  de 
bonheur.  Les  chevaux  trottaient  lentement  ;  on  voyait  passer 
des  arbres,  des  maisons,  des  paysans,  —  quelquefois  aussi  des 
groupes  d'employés  du  Roi  de  Lahore,  jeunes  et  vieux,  qui 
s'arrêtaient,  composaient  leurs  visages  et  soulevaient  leurs 
chapeaux,  dans  un  grand  geste  de  déférence  et  de  sympathie. 

—  Il  était  bien  aimél  —  remarquait  madame  Jaume,  avec 
un  soupir. 

Elle  ne  doutait  pas  que  tous  les  cœurs  ne  reflétassent  exac- 
tement sa  propre  pensée.  Pourtant,  là-bas,  dans  la  grande  rue, 
les  cabarets  se  remplissaient  ;  on  levait  des  verres  sous  les  ton- 
nelles; les  jeunes  gens  se  répandaient  hors  du  village,  à  la 
lisière  de  la  forêt,  qui  commençait  à  bourgeonner.  Pour  la  plu- 
part, cette  mort  ne  représentait  qu'un  changement  de  maître. 
Et  d'abord,  ils  profitaient  d'un  jour  de  congé,  de  ce  beau 
soleil  répandu  à  larges  flots  sur  les  tristesses  de  leurs  vies 
recluses.  La  liberté  faisait  un  grand  murmure  de  joie  autour 
de  la  mort...  Madame  Jaume  ne  l'entendait  pas. 

La  voiture  passa  la  grille  du  parc  et  le  gravier  craqua  sous 
les  roues.  Louis  descendit  le  premier  et  offrit  la  main  à  ces 
dames.  La  jeune  fille  sauta  la  dernière.  Comme  il  touchait  ses 
doigts,  elle  dit  :  c(  Merci  »,  gentiment,  avec  un  clignement  d'yeux 
qui  était  l'ébauche  d'un  sourire.  Tout  le  monde  pénétra  dans  le 
salon  du  château.  Les  larmes  ne  coulaient  plus.  Catherine  aida 
madame  Jaume  à  dépouiller  son  voile  de  veuve,  et  les  deux 


LA    MONTÉE  3g5 

femmes,  ensuite,  s'étreignirent  silencieusement.  Puis  Cathe- 
rine demanda  : 

—  Avez-vous  un  indicateur? 

—  Pourquoi  faire? 

—  Je  dois  songer  à  notre  retour. 
Madame  Jaume  supplia  : 

—  Non,  non,  vous  n'allez  pas  partir  tout  de  suite...  Je  vous 
garde  à  dtner. 

—  Je  ne  veux  pas  être  indiscrète. 

—  Indiscrète  I . . .  Ma  pauvre  amie  ! . . .  Vous  ferez  un  acte  de 
charité. 

Suzanne  ajouta  ses  prières  à  celles  de  sa  mère.  Elle  embras> 
sait  tendrement  Catherine  : 

—  Si,  si,  madame...  N'est-ce  pas,  monsieur  Louis?... 

Les  Pelvilain  se  rendirent  aux  raisons  des  Jaume.  Aussi  bien 
ils  étaient  chez  eux,  déjà  de  la  famille.  Madame  Jaume  leur 
confiait  les  projets  dé  son  mari,  —  les  derniers,  —  ceux  qu'elle 
choyait  au  fond  d'elle-même  comme  les  reliques  les  plus  chères 
de  tout  son  passé  : 

—  Vous  voyez  ce  petit  coin,  à  droite.  11  voulait  y  faire  cons- 
construire  une  serre  pour  les  fougères  et  les  orchidées. 

Catherine  murmurait  : 

—  Oui,  oui...  Monsieur  Jaume  était  un  homme  extraordi- 
naire :  il  s'intéressait  à  tout. 

Madame  Jaume  répliqua: 

—  Mon  mari  vous  aimait  bien...  Il  me  parlait  souvent  de 
vous  et  de  votre  fils. . . 

Le  jour  baissa  peu  à  peu  dans  le  grand  salon.  Un  soleil 
coquelicot  s'éteignait  au  fond  du  parc  et,  par  une  fenêtre 
entr' ouverte,  on  entendait,  frêle  bruit  de  verre  ininterrompu, 
le  gazouillement  des  passereaux  qui  célébraient  la  beauté  du 
soir. 

Madame  Jaume  toucha  l'épaule  de  sa  fille  : 

—  Suzette,  fais  donc  voir  à  monsieur  Louis  les  photo- 
graphies. Elles  datent  de  l'été.  Ce  sont  les  dernières  que  le 
pauvre  ami  ait  prises. 

Les  jeunes  gens  s'installèrent  devant  une  table.  Un  valet  de 
pied  alluma  deux  lampes  à  colonnes,  qui  brillèrent  doucement 
sous  les  abat-jour  roses  et  flous  pareils  à  des  jupes  de  ballerines. 


3g6  LA     REVUE     DE     PARIS 

Lei  cheveux,  de  Suzanne  étaient  dorés  par  la  lumière.   Du 
petit  doigt,  elle  désignait  chaque  vue  : 

—  Là,  c'est  la  petite  rivière...  Ici,  l'entrée  du  potager...  Le 
vieux  chemin  de  la  ferme...  Encore  la  petite  rivière,  mais 
plus  loin...  à  la  sortie  du  bois  de  chênes. 

Catherine  regardait  Louis  et  Suzanne.  C'est  que  le  rêve 
confus  qui  s'agitait  en  elle  venait  subitement  de  se  préciser. 
Et  pourquoi  pas,  après  tout?  Ne  voit-on  point,  chaque  jour, 
des  jeunes  finies  riches  s'éprendre  de  beaux  jeunes  gens?  Or 
Louis  était  un  <(  joli  garçon  ».  Cette  qualité  en  valait  bien 
d'autres.  La  petite  Jaume,  sa  bru!  Quelle  conclusion  magni- 
fique, inattendue,  et,  comme  elle  aurait  vite  fait  d'oublier  les 
angoisses  passées,  ces  angoisses  qui,  maintes  fois,  n'avaient 
pu  la  laisser  dormir  I 

Dès  lors,  cette  pensée  ne  la  quitta  plus.  Au  dtner,  — 
tandis  que  le  domestique  offrait  les  plats  et  qu'elle  puisait,  en 
s'étudiant,  dans  la  saucière  bossuée  et  le  légumier  d  argent,  — 
de  l'œil,  en  même  temps,  elle  observait  les  boiseries  sculptées 
et  la  vaisselle  étagée  sur  le  dressoir... 

Au  moment  du  départ,  madame  Jaume  serra  Catherine  dans 
ses  bras  et,  pour  la  dixième  fois,  l'embrassa  très  affectueuse- 
ment : 

—  Revenez  bientôt...  Ne  nous  laissez  pas  comme  ça... 

—  Oui...  oui...  vous  pouvez  compter  sur  moi. 

XXXIII 

Catherine  revint  à  Taverny  le  surlendemain,  dans  la 
matinée.  Pendant  la  crise,  elle  avait  donné  la  mesure  de  son 
dévouement,  et,  de  celui-ci,  madame  Jaume  espérait  beaucoup 
encore.  Sa  confiance  ne  fut  point  déçue.  Catherine  l'aidait  à 
porter  le  sceptre. 

—  Non,  non,  chère  madame,  vous  n'irez  pas  à  Paris.  Vous 
n'êtes  pas  assez  solide  pour  faire  ce  voyage.  D'ailleurs,  votre  j 
présence  n'est  pas  absolument  indispensable.  Laissez-moi  faire. 
Demain,  dans  l'après-midi,  je  rendrai  visite  à  votre  notaire. 
Au  besoin,  si  vous  avez  quelque  chose  à  faire  dire,  je  passerai 
moi-même  au  magasin... 

—  Je  ne  voudrais  pas  abuser. 


LA    MONTEE  397 

—  Vous  plaisantez?  Entre  nous,  il  est  inutile  de  faire  des 
cérémonies. 

—  J'accepte,  alors...  Vous  êtes  mille  fois  bonne. 

—  Ne  parlons  pas  de  cela  I . . . 

Catherine  allait  donc  à  Paris,  mais  elle  en  revenait.  Elle  pre- 
nait le  Irain  à  toute  heure.  Dans  la  gare,  les  employés  la 
saluaient  respectueusement.  Quelquefois  les  gens  de  Taverny 
Tabordaicnt  et  Tinterrogeaient  : 

—  Eh  bien,  comment  cela  va-t-il  au  château? 

—  Tout  doucement.  Je  vous  remercie. 

On  ne  savait  pas  exactement  quelle  était  la  nature  de  ses 
fonctions.  Une  seule  chose  était  certaine  :  elle  avait  la  confiance 
du  château.  Madame  Jaume  n'agissait  plus  sans  la  consulter, 
les  domestiques  eux-mêmes  lui  demandaient  ses  ordres.  Elle 
était  un  personnage  à  part,  sympathique  ou  antipathique, 
suivant  le  cas,  et  qui  avait  droit,  comme  tous  les  puissants,  à 
de  la  crainte  et  à  du  respect.  L'art  de  Catherine,  c'était  de  ne 
pas  paraître  s'imposer.  Elle  s'arrangeait  pour  qu'on  lui  repro- 
chât d'être  trop  discrète.  Elle  bénéficiait  ainsi  de  l'apathie  de 
madame  Jaume,  heureuse  de  chaque  eflbrt  qu'on  lui  épargnait. 
En  arrivant,  elle  ôtait  son  chapeau,  faisait  bouflFer  sa  jupe  : 

—  Voyons,  chère  amie,  à  quoi  puis-je  vous  être  utile? 

—  Vous  allez  d'abord  prendre  quelque  chose. 

—  Merci,  je  n'ai  besoin  de  rien. 

Elle  s'asseyait  et  rendait  compte  à  madame  Jaume  de  la 
dernière  mission  qu'elle  avait  remplie. 
L'autre  prenait  sa  tête  à  deux  mains  : 

—  Que  d'affaires!  que  d'affaires!  —  gémissait-elle. 

C'est  que  la  situation,  en  effet,  était  singulièrement  em- 
brouillée. Au  Roi  de  Lahore,  notamment,  deux  chefs  de  rayon, 
M.  Borel  et  M.  Dingeon,  offraient  de  racheter  le  magasin  et  de 
le  payer  à  la  veuve  par  annuités.  La  proposition  était  tentante  : 
une  affaire  commerciale,  quelle  qu'elle  soit,  est  soumise  à  des 
aléas.  Maintenant  que  M.  Jaume  n'était  plus,  que  son  cerveau 
manquait  définitivement,  né  pouvailnon  redouter  que  cette 
grosse  entreprise  ne  périclitât?  Un  capital  bien  assis,  placé  en 
fonds  d'Etat  et  en  chemin  de  fer,  n'offrirait-il  pas  à  l'avenir 
de  Suzanne  de  préférables  garanties?  C'étaient  là  des  sujets  de 
tourment,  de  méditation.  Catherine  Pelvilain  fut  consultée. 


398  LA     REVUE     DE   .PARIS 

—  Vendre  le  Roi  de  Lahore?  Ce  n'est  pas  mon  opinion. 

—  Ahl  chère  madame,  si  j'avais  un  fils  capable  de  prendre 
au  magasin  la  place  de  son  père. . . 

—  Attendez.  Ne  vous  pressez  pas.  Il  n'y  a  point  péril  en  la 
demeure. 

L'avis  de  Catherine  prévalut  :  madame  Jaume  garda  le 
magasin.  Ce  n'était  pas  étourdiment  que  la  veuve  Pelvilain 
avait  donné  ce  conseil.  Sans  doute,  madame  Jaume  n'avait 
pas  de  fils  ;  mais,  un  jour,  eUe  aurait  un  gendre ,  —  et  il  se 
pourrait  bien  que  ce  gendre  f^t  le  plus  pratique  et  le  mieux 
doué  de  tous  les  garçons... 

Jadis  Catherine  avait  guéri  son  fils  amourMOL  par  le  moyen 
de  Marie-Rose  ;  aujourd'hui  elle  comptait  le  sauver  de  celle-ci  en 
le  rendant  sensible,  peu  à  peu,  au  charme  ingénu  de  la  petite 
Jaume.  A  quoi  bon  lutter.î^  Les  batailles,  jusqu'ici,  avaient  eu 
de  fâcheux  résultats.  Fini,  le  système  des  hostilités.  Le  plus 
possible,  elle  amènerait  Louis  à  Taverny.  Suzaniïe  était  suffi- 
samment gracieuse  :  nul  doute  qu'après  un  temps  de  -ce  régime 
il  ne  comparât,  pour  son  grand  profit,  la  situation  des  deux 
familles... 

Louis  voulait  avant  tout  sa  tranquillité.  Puisqu'il  voyait  tous 
les  soirs  Marie-Rose  et  que  sa  mère,  trop  occupée  des  Jaume, 
renonçait,  pour  le  moment,  du  moins,  aie  tourmenter,  il  devait, 
lui  aussi,  faire  une  concession  et  déférer  au  souhait  qu'elle  lui 
avait  exprimé  de  l'avoir  près  d'elle,  chaque  dimanche,  à 
Taverny.  Il  alla  donc  à  Taverny.  Cette  habitude  remplaça 
l'autre.  Il  s'ennuyait,  d'ailleurs.  De  ce  parc  magnifique, 
la  tristesse  montait  avec  les  brumes  venues  de  l'Oise  et  qui 
traînaient,  le  soir,  à  l'orée  du  bois.  Rarement  on  attelait  la  voi- 
ture. Madame  Jaume  aimait  son  «  chez  elle  »  comme  elle 
disait,  et  elle  affirmait  que,  sans  quitter  le  parc,  on  pouvait 
trouver  des  coins  «  délicieux  et  rafraîchissants  ».  Cette  femme 
avait  l'orgueil  de  la  propriété,  cette  satisfaction  qui  consiste 
à  se  dire  :  «  C'est  à  moi  »,  en  frappant  le  sol  de  son  pied  ou 
en  caressant  des  yeux,  à  la  tombée  du  jour,  le  velours  sombre 
des  feuillages  détachés  sur  le  ciel  bleu  pâle.  Elle  menait  Louis 
aux  bons  endroits.  C'est  ainsi  qu'il  connut  le  bois  de  chênes, 
le  «  champignon  »,  la  ce  grotte  Adélaïde  ».  Madame  Jaume 
sollicitait  son  admiration  et,  pour  ne  lui  point  déplaire,  il  était 


LA    MONTIÈE  399 

contraint  de  s'extasier.  Dimanches  tièdes,  immobiles,  traversés 
de  cris  d  oiseaux  et  de  bruits  de  feuillages.  Des  branches  lais- 
saient tomber  des  fils  de  soleil.  Une  odeur  de  mousse  venait 
du  sous-bois  où  la  petite  rivière  se  perdait  en  murmurant. 
Assises  en  des  fauteuils  de  rotin  qui  craquaient  à  chaque  mou- 
vement, ces  dames  babillaient,  échangeaient  des  propos  menus, 
des  insignifiances. 

—  Qu'on  est  bien  chez  vous!  —  disait  Catherine. 

Sa  tête,  nonchalamment,  se  renversait  et  touchait  le  dossier 
du  fauteuil.  La  femme  de  chambre  apportait  le  goûter  vers 
quatre  ou  cinq  heures.  Suzanne  versait  le  thé,  délicatement, 
en  dressant  le  petit  doigt.  Elle  demandait  : 

—  Deux  morceaux  de  sucre  pour  vous,  madame  Pel vilain? 
. . .  Toujours  pas  de  lait,  monsieur  Louis ?... 

C'est  qu'elle  connaissait  les  goûts,  les  préférences  de  chacun. 
Cette  science  de  petite  ménagère,  qui  excitait  jadis  l'enthou- 
siasme de  M.  Jaume,  lui  valait  encore  les  sourires  attendris  de 
sa  mère  et  de  Catherine. 

Madame  Pelvilain  ne  se  privait  pas  de  faire  à  son  fils  l'éloge 
de  cette  «  fille  charmante  ».  Louis  était-il  réellement  touché? 
Peut-être.  En  tout  cas,  il  s'efforçait  de  ne  pas  le  paraître. 

XXXIV 

Un  soir,  madame  Jaume  dit  à  Catherine  ; 

—  Ma  bonne  amie,  j'ai  quelque  chose  à  vous  demander. 

—  Ne  vous  gênez  pas.  Vous  savez  que  je  suis  toujours  à 
votre  service... 

—  Eh  bien,  voilà  :  voulez-vous  me  faire  l'amitié  de  venir 
passer  un  mois  à  Taverny? 

—  C'est  que...  Vous  êtes  trop  gentille...  Enfin,  je  ne  puis 
accepter. 

—  Pourquoi  ça? 

—  Vous  comprenez. . .  Un  grand  fils  seul  à  Paris  I . . . 
Madame  Jaume  éleva  la  main  en  signe  de  protestation  : 

—  Mais,  chère  amie,  si  je  vous  fais  cette  proposition,  c'est 
que  j'entends  bien  que  votre  fils  ne  vous  quitte  pas. . .  du  moins, 
dans  la  mesure  du  possible. . .  Il  aura  sa  chambre  ici  et  nous 
l'attendrons,  chaque  soir,  à  l'heure  du  dîner...  Rien  de  plus 


400  LA     REVUE     DE     PARIS 

facile,  d'ailleurs.  Les  trains  sont  nombreux...  C'est  ainsi  que 
s'arrangeait  le  pauvre  ami,  dans  la  belle  saison. 

—  Vous  êtes  trop  bonne.  Je  vais  en  parler  à  Louis. 

—  Je  compte  sur  un  ce  oui  » . 

—  Merci  encore. 

Les  derniers  mots  s'étaient  échangés  sur  le  quai  de  la  gare. 
Une  fois  dans  le  train,  Catherine  réfléchit.  Elle  était  peu  ras- 
surée :  sans  doute,  Louis  opposerait  à  l'oflTre  de  madame  Jaume 
un  refus  très  net.  Elle  eut  le  bon  sens  d'être  réservée  :  elle 
joua  la  martyre,  simplement,  alléguant  sa  grande  tendresse 
pour  Louis  qui  l'empêchait  de  quitter  Paris  «  alors  même  que 
l'air  de  la  campagne  lui  ferait  du  bien  et  qu'elle  éprouverait  un 
grand  plaisir  à  y  demeurer...  »  Elle  obtint  bientôt  la  récom- 
pense de  son  attitude  :  Louis  céda.  Il  avait  découvert,  tout  à 
coup,  un  autre  moyen  de  voir  Marie-Rose;  ils  déjeuneraient 
ensemble,  chaque  matin,  et  cette  heure-là  vaudrait  presque 
l'autre... 

Les  Pelvilain  reçurent  donc  l'hospitalité  au  château.  Tout  le 
jour,  Louis  était  un  petit  employé;  le  soir,  il  mettait  des  gants 
lie-de-vin  et  il  montait  dans  un  compartiment  de  deuxième 
classe.  Il  tenait  devant  ses  yeux  un  journal  qu'il  ne  lisait  pas, 
occupé  à  regarderies  meules  blondes,  les  toits  roses,  les  tour- 
nesols des  garde-barrières...  Catherine  le  guettait  à  la  grille. 
Elle  l'embrassait  en  lui  tatant  le  front  : 

—  Eh  bien,  petit,  ça  va?  La  journée  n'a  pas  été  trop  dure? 

—  Non,  maman. 

—  Taût  mieux  I 

Parfois  un  silence  les  glaçait.  Il  y  avait  «  quelque  chose  » 
entre  eux.  Pourtant  Louis  dînait  avec  appétit.  On  le  faisait 
parler.  On  s'émerveillait  de  son  esprit.  Après  le  repas,  on  pre- 
nait le  frais  devant  le  perron  et,  jusqu'à  neuf  heures,  sous  le 
clignotement  des  étoiles,  on  goûtait  bien  la  douceur  du  soir. 
Le  lendemain,  Louis  partait  quand  tout  le  château  dormait 
encore.  Tout  de  même,  il  jouissait  de  l'heure  matinale,  du 
premier  soleil  criblant  le  taillis  de  ses  aiguilles  d'or,  des  trilles 
envolés  sous  les  tilleuls,  des  vapeurs  blanches  qui  tournoyaient 
au-dessus  de  l'eau  comme  des  robes  de  fées  et  que  la  brise,  en 
«'élevant,  avait  tôt  fait  de  déchirer. . . 

Trois  heures  plus  tard,  il  retrouvait  Marie-Rose.  C'était  dans 


L'A    MONTEE  4oi 

un  restaurant  à  prix  fixe,  choisi  par  eux  à  mi-chemin  du  bureau 
et  de  Tatelier.  Louis  arrivait  le  premier;  U  s'installait  et  il 
attendait;  par  un  vasistas,  il  épiait  les  passages  de  la  rue.  C'est 
ainsi  que  de  loin  il  pouvait  voir  venir  la  jeune  fille.,  Quand  elle 
entrait,  elle  était  légèrement  haletante.  EUe  ôtait  vite  son  cha- 
peau de  paille,  sur  lequel  elle  piquait  deux  grosses  épingles  à 
tête  de  nacre.  Elnsuite,  d'un  geste  vif,  elle  arrangeait  ses  lourds 
cheveux  d'or  : 

—  Je  suis  en  retard?  —  demandait^lle. 

—  Mais  non.  Il  ne  fallait  pas  courir. 

Elle  courait  toujours,  cependant  :  elle  savait  que  l'heure  du 
déjeuner  était  brève.  En  mangeant,  ils  se  regardaient.  Marie- 
Rose  portait  des  corsages  de  toile  à  travers  lesquels  on  devi- 
nait sa  peau.  Louis  interrogeait  : 

—  Ça  va  toujours,  là-bas? 

—  Bien  sûr...  Ce  n'est  pas  l'ouvrage  qui  manque. 
Quelquefois,  pour  le  distraire,  elle  lui  contait  des  histoires 

d'atelier.  Elle  avait  un  rire  doux,  sans  méchanceté,  qui  raillait 
un  peu  la  vie.  Tous  deux  posaient  leurs  mains  sur  la  table  et 
leurs  doigts  se  rejoignaient  pour  une  courte  étreinte. 

Leur  joie,  c'était  de  se  lever  de  table  un  peu  plus  tôt  et 
d'aller  passer  dix  minutes  dans  un  square  tout  proche.  Il  y 
avait  là  d'autres  amoureux,  des  jeunes  gens  comme  eux, 
ouvrières  et  employés,  qui  tournaient  machinalement  dans 
les  petites  allées  qu'emplissait  l'acre  parfum  des  troënes  et 
des  géraniums.  Marie-Rose  et  Louis  s'asseyaient  sur  un  banc 
vert,  à  l'ombre  d'un  catalpa  : 

—  Comme  on  est  bien  ici!  —  disait-elle. 

—  Oui,  —  répondait-il.  —  C'est  dommage  que  nous  ne 
puissions  pas  y  rester  toute  la  journée. 

Ils  parlaient  de  leur  passé,  de  Vernon  surtout  et  de  ces  trois 
semaines  charmantes  qu'ils  avaient  vécues.  Marie-Rose  gardait 
la  mémoire  des  plus  petits  faits.  Quelquefois  Louis  s'écriait  : 

—  Comment!  tu  te  rappelles  ça?...  C'est  trop  drôle!... 
Mais   un   moment  vint  où  il  parut  à   la  jeune  fille  qu'il 

ne  prenait  plus  le  même  plaisir  à  ces  entretiens.  C'était  vers  la 
fin  de  juillet.  Il  était  inquiet,  absorbé.  Pendant  le  repas,  il  ne 
desserrait  pas  les  dents.  Une  fois  elle  lui  avait  dit  : 

—  Je  suis  sûre  que  tu  as  des  ennuis  avec  ta  mère. 

i5  Mai  1908.  12 


403  LA     RBTUB     DB     PARIS 

Distraitement,  il  répondit  : 

—  Oh  I  non. . .  Je  ne  parle  jamais  de  toi. 

Us  étaient  assis  dans  le  square,  après  le  déjeuner.  La  chaude 
caresse  d'un  jour  d'été  descendait  du  ciel  profond,  où  le  soleil 
mettait  la  splendeur  de  son  rayonnement.  Sur  la  pelouse,  un  jet 
d'arrosage  enveloppait  les  tamaris  d'un  réseau  de  cristal.  Une 
fillette  s'était  arrêtée,  avait  approché  son  mouchoir  de  la  source 
fraîche  et  elle  se  bassinait  le  front  et  les  lèvres.  Marie-Rose 
toucha  le  bras  de  Louis  : 

—  A  quoi  penses-tu  .►^ 

—  A  rien. 

—  Ah!... 

Et  ce  fut  plus  fort  qu'elle,  à  ce  moment  :  les  larmes  jailli- 
rent de  ses  yeux... 

—  Eh  bien,  Marie-Rose,  qu'as4u  donc? 

—  Rien...  C'est  bête,  bête...  Pardonne-moi  de  te  faire  une 
tête  comme  celle-là. 

XXXV 

L'intimité  du  château  ne  tarda  pas  à  porter  ses  fruits.  Un 
matin,  après  une  nuit  d'angoisse,  Suzanne  courut  se  jeter  dans 
les  bras  de  sa  mère  :  elle  aimait  Louis,  elle  voulait  devenir  sa 
femme. 

Madame  Jaume  se  prit  la  tête  à  deux  mains.  Elle  était  plus 
surprise  que  fâchée.  Puis,  devant  les  larmes  de  sa  fille,  elle  eut 
vite  fait  de  s'attendrir  : 

—  Mais  lui,  fillette,  t'a- t-il  jamais  fait  supposer?.,. 

—  iVon,  maman,  il  ne  m'a  rien  dit. 

Madame  Jaume  respira  :  ainsi,  les  Pelvilain  n'étaient  pas  des 
intrigants...  Rassurée,  elle  interrogea  : 

—  Es-tu  bien  sûre  de  l'aimer? 

—  Pour  ça,  oui! 

Suzanne  avait  les  yeux  et  les  joues  très  roses.  Madame  Jaume 
soupira. 

—  Tu  es  si  jeune!  —  dit-elle,  en  haussant  les  yeux.  — 
Pense  que  tu  as  à  peine  dix-sept  ans. 

—  Ça  ne  fait  rien,  —  répondit  Suzanne,  avec  l'assurance 
d'un  enfant  gâté  qui  exige  un  jouet. 


LA    MONTl^E  4o3 

Elle  ne  pleurait  plus.  Elle  devenait  pourpre  :  elle  avait  dit  un 
mot  de  trop,  sans  doute.  Sa  main  droite  montait  et  descendait  le 
long  du  bras  de  fauteuil  sur  lequel,  malaisément,  elle  était  assise. 

Madame  Jaume  soupira  de  nouveau,  puis  se  résigna.  Elle 
songeait  à  son  propre  mariage  :  en  somme,  Pierre  Jaume  était 
pauvre  dans  le  temps  où  elle  Tavait  épousé...  Et  ils  avaient 
fait  ce  qu'on  est  convenu  d'appeler  «  un  heureux  ménage  ». 
D'ailleurs,  qu'eût-elle  pu  dire  contre  les  Pelvilain,  desquels, 
jusqu'ici,  elle  avait  toujours  parlé  favorablement.^  Louis  n'était 
pas  un  inconnu.  Plutôt  que  d'unir  sa  destinée  à  celle  d'un 
jeune  homme  quelconque,  Suzanne  n'avait-elle  pas  trouvé  le 
vrai  chemin  de  son  bonheur.^...  Quelle  joie,  par  exemple,  elle 
allait  procurer  aux  Pelvilain!  Nul  doute  qu'ils  n'acceptassent 
la  proposition  avec  enthousiasme... 

Madame  Jaume,  en  descendant,  avertit  Catherine  : 

—  Ma  chère  amie,  j'ai  deux  mots  à  vous  dire. 

Elle  l'entraîna  dans  le  parc  et  lui  fit  la  confidence.  Catherine 
pâlit,  balbutia  : 

—  La  mignonne  I . . .  Est-ce  vraiment  possible  ?. . . 

—  Votre  fils  ne  vous  a  rien  dit? 

—  Il  n'aurait  jamais  osé. 

—  Je  sais. . .  je  sais. . .  C'est  un  garçon  si  délicat  ! 

Le  vrai,  c'est  qu'une  crainte  affreuse  torturait  Catherine. 
Elle  ne  se  doutait  pas  que  les  choses  iraient  de  ce  train.  Main- 
tenant elle  avait  le  couteau  sur  la  gorge.  Il  fallait  qu'elle 
répondît  «  oui  »  ou  «  non  »  dans  un  bref  délai.  En  admettant 
que  Louis,  subjugué  par  Marie-Rose,  opposât  à  sa  demande  un 
refus  formel,  c*en  était  fait  à  jamais,  ils  n'auraient  plus  qu'à 
dire  ((  merci  »  et  plier  bagages...  Jour  odieux,  terrible,  où  le 
parc,  avec  ses  bruits  de  feuilles  et  ses  cris  d'oiseaux,  semblait 
frémir  d'angoisse  et  de  fièvre  ! . . .  Elles  prenaient  le  thé,  toutes  les 
trois  autour  d'un  chêne  sectionné  qui  leur  servait  de  table.  Là- 
haut,  dans  les  branches,  des  moucherons  tournaient,  empHs- 
saient  l'air  d'une  vibration.  De  la  terre  chaude  montaient  une 
senteur  d'herbe,  des  exhalaisons  de  fleurs.  Catherine,  par  une 
éclaircie,  apercevait  les  prés,  violets  de  sauges,  endormis  sous 
le  soleil  et  bourdonnant  de  la  grêle  rumeur  des  insectes.  Au 
loin,  des  trains  passaient.  Leurs  sifflements  éperdus  traînaient, 
un  moment,  sur  la  campagne.  Elle  songeait  : 


4o4  LA     RETUB     DE     PARIS 

((  C'est  à  six  heures  que  mon  fils  revient.  )> 

Elle  appréhendait  ce  retour  et,  en  même  temps,  le  désirait. 
Elle  alla,  comme  tous  les  soirs,  au-4evant  de  Louis,  à  la  grille 
du  parc. 

—  Te  voilà,  mon  grand! 

—  Mais  oui,  petite  mère! 

Us  s'embrassèrent  très  affectueusement.  Madame  Pelvilain 
ne  se  sentait  pas  le  courage  de  parler  déjà.  Louis  s'étonna  du 
diner  muet,  recueilli,  devant  la  fenêtre  ouverte  sur  les  coteaux 
au-dessus  desquels  s'éteignait,  petit  à  petit,  le  crépuscule 
mauve. 

Ce  fut  le  soir,  comme  ils  s'apprêtaient  à  se  quitter,  que, 
tout  à  coup,  Catherine  se  décida  : 

—  Louis,  mon  chéri...  Laisse  moi  te  dire  deux  mots...  C'est 
très  sérieux... 

Elle  pénétra  dans  la  chambre  et  s'installa.  Sa  voix,  d'abord, 
fut  mal  assurée.  Les  paroles  ne  sortaient  que  difficilement. 
Louis  ne  disait  rien,  les  yeux  perdus,  et  elle  se  demandait  avec 
inquiétude  ce  qu'il  pensait  de  sa  démarche.  En  présence  de 
son  fils  et  de  la  gravité  de  la  partie  engagée,  elle  perdait  toute 
son  assurance.  Qu'allait-il  sortir  de  cette  entrevue  qu'elle 
jugeait  définitive.^  Peu  à  peu,  cependant,  elle  reprit  possession 
d'elle-même.  Elle  vantait  la  grâce,  les  qualités  morales  de 
Suzanne  Jaume. 

—  Une  petite  perfection,  mon  chéri...  Et,  avec  cela,  très 
très  riche...,  ce  qui  ne  gâte  rien. 

Puis  elle  frappa  Louis  dans  son  orgueil  : 

—  Tu  sais  ce  qu'a  dit  madame  Jaume  :  son  gendre  aura  la 
direction  du  Roi  de  Lahore,  Il  ne  tient  qu'à  toi  d'être  ce  direc- 
teur et  de  commandera  douze  cents  employés...  douze  cents, 
entends-tu? 

Louis  ouvrait  de  grands  yeux. 

—  Directeur,  moi!...  Moil...  Mais  je  ne  sais  pas  si... 
Catherine  l'interrompit. 

—  Allons  donc!  avec  tes  facultés!...  Et  puis,  au  besoin, 
je  t'aiderai,  mon  loup.  J'avais  toujours  rêvé  d'être  mêlée  à  de 
pareilles  affaires... 

Louis,  petit  employé  dans  une  grande  maison,  était  mieux 
que  personne  en  mesure  d'apprécier  l'importance  de  la  situa- 


LA    MONTEE  4o5 

tion.  C  était  inutilement  que  la  mère  dépensait  de  pareils 
efforts;  ils  n'ajoutaient  rien  à  l'opinion  du  fils  :  depuis  long- 
temps il  avait  pesé  les  choses...  Un  instant,  la  fine  silhouette 
de  Marie-Rose  passa  devant  ses  yeux.  Mais,  courageusement, 
il  chassa  cette  vision  douloureuse. 

—  Ce  sera  ce  oui  ))I  —  dit-il,  après  un  soupir. 
L'émotion  passée  il  eut  un  sourire.  Catherine  l'observait  : 

—  Je  vois,  mon  loup,  que  tu  as  quelque  chose  à  me  raconter. 
Louis  hocha  la  tête.  En  effet,   une  histoire  surprenante  et 

inattendue  I  Le  soir  même,  à  la  sortie  du  bureau,  M.  Chatrsan 
Tavait  accompagné  jusqu'à  la  gare,  en  lui  tenant,  ma  foi,  un 
drôle  de  langage.  Il  s'agissait  de  Germaine,  de  son  avenir.  Le 
chef  la  voulait  marier  et,  de  préférence,  à  quelqu'un  «  de  la 
boutique  ».  Il  avait  tout  dit,  tout,  jusqu'au  chiffre  de  la  dot... 
Il  avait  fallu  être  un  niais  pour  ne  pas  saisir  l'allusion.  Mais  lui 
avait  évité  de  se  compromettre. 

Pour  le  coup,  madame  Pel vilain  ne  se  tint  pas  de  joie.  Elle 
saisit  son  Louis  à  pleins  bras,  l'écrasa  vigoureusemeot  contre 
sa  poitrine  : 

—  Quel  succès,  garnement,  quel  succès  I 

XXXVI 

Quatre  mois  de  fiançailles!  C'était  le  moins  qu'on  pouvait 
faire  après  un  tel  deuil.  Les  enfants  se  marieraient  à  l'automne. 
Une  fois  les  choses  arrêtées,  madame  Jaume  respira  :  les 
grandes  résolutions  lui  étaient  odieuses,  mais,  aussitôt  qu'elle 
les  avait  prises.,  elle  s'en  trouvait,  du  coup,  allégée. 

Tout  d'abord  Louis  avait  eu  la  pensée  de  démissionna*. 
Catherine  lui  représenta  qu'une  telle  décision  était  inoppor- 
tune et  prématurée  ;  elle  ne  manquerait  pas  de  produire  sur 
madame  Jaume  un  mauvais  effet.  Louis  se  résigna  donc  à  ne 
pas  quitter  le  Crédit  aussitôt.  Seulement,  il  n'apporta  plus  le 
même  cœur  à  la  besogne.  M.  Chatrian  lui  marqua  de  la  froi- 
deur et  il  y  eut  parfois  des  mots  aigres  échangés  entre  les 
deux  hommes... 

Le  bureau,  d'ailleurs,  tenait  peu  de  place  dans  l'esprit  de 
Louis  Pelvilain.  Il  songeait  beaucoup  plus  à  MaricrRose.  Il 
devrait  l'avertir,  un  jour  ou  l'autre.  Ce  n'était  pas   précisé- 


4o6  LA     REVUE     DE     PARIS 

ment  un  remords  qui  le  tourmentait,  mais  il  y  avait  en  lui  une 
pesanteur,  une  anxiété  indéfinissable.  En  somme,  il  était  lié 
par  un  engagement.  Il  cherchait,  sans  la  trouver,  une  solution 
élégante  qui  lui  eût  permis  de  rompre  sa  chaîne. ..  Il  manœuvra 
si  lourdement  que,  vingt  jours  avant  le  mariage,  Marie-Rose 
n'était  pas  encore  informée.  Pourtant  madame  Jaume  com- 
mandait le  trousseau  et  Catherine  allait  à  Paris,  un  jour  sur 
trois,  pour  faire  des  emplettes.  Il  fallut  bien  qu'il  s'exécutât.,. 
Ce  fut  un  jour  d'automne,  doux,  léger  et  baigné  d'une 
brume  de  chaleur.  Depuis  longtemps,  Marie-Rose  désirait  faire 
une  ((  partie  de  campagne  »  :  tous  deux,  enfin,  avaient  sollicité 
une  permission. 

—  L'école  buissonnière  I  —  disait  Louis  en  riant,  —  tandis 
que  le  train  de  banlieue  aux  coussins  usés  les  emportait  à 
travers  l'immédiate  campagne  de  l'Ouest,  des  jardins  peignés, 
des  talus  hérissés  de  pins  et  d'acacias  que  dépassaient  les 
clochetons  des  villas  érigés  sur  le  bleu  du  ciel. 

—  Oui...  l'école  buissonnière...  c'est  amusant... 

Elle  riait,  se  peletonnait  contre  lui,  toute  rose  d'amour,  ne 
sachant  pas.  Aux  stations,  elle  mettait  sa  tête  à  la  portière. 

—  Tu  comprends  :  c'est  pour  faire  croire  que  le  wagon 
est  plein...  Comme  ça,  les  gens  ne  viendront  pas  nous 
ennuyer. 

Louis  songeait  à  ce  qu'il  allait  dire.  Il  en  avait  un  peu  de 
tristesse.  Réflexion  faite,  dans  l'histoire  qu'il  conterait  à 
Marie-Rose  il  ne  serait  pas  question  de  mariage.  Il  prétexterait 
son  envoi  en  province,  le  stage  obligatoire  dans  une  succur- 
sale... Ainsi,  en  conservant  un  peu  d'espoir,  elle  serait  moins 
malheureuse.  Ça  lui  permettrait  de  l'oublier  sans  beaucoup 
souflrir. . . 

—  Marie-Rose! 

—  Louis  I 

—  Une  tuile,  ma  chérie  I 

Ils  achevaient  de  déjeuner  dans  une  guinguette  du  parc  de 
Saint-Cloud.  Là-haut,  entre  les  grands  ormes  ensoleillés  qui 
faisaient  la  musique  de  la  mer,  les  hirondelles  filaient,  petites 
flèches  noires  et  cinglantes  qui  promettaient  une  radieuse 
journée.  Dans  le  lointain,  au  bout  des  prés,  les  toits  de  Gar- 
ches  étincelaient.  Mais,  derrière,  il  y  avait  encore  de  la  brume. 


LA    MONTEE  407 

la  brume  fine,  bleuâtre  du  matin,  voilant  les  fonds,  estom- 
pant les  lignes  de  peupliers, 

Marie-Rose  buvait,  distraitement.  Elle  posa  le  verre  un 
peu  vite. 

—  Qu*y  a-t-il?  —  demanda-t-elle,  en  attachant  ses  grands 
yeux  sur  Louis. 

Il  dit  sa  fable.  Il  la  dit  lentement,  posément,  presque  assuré 
de  convaincre  la  pauvrette.  Elle  Técouta,  bouche  close,  et, 
n'eût  été  le  tremblement  de  ses  doigts,  on  eût  pu  croire  qu'elle 
était  à  peine  émue.  Quand  il  eut  fini  : 

—  Alors,  tu  vas  partir?  —  demanda-t-elle. 
Il  fil  un  geste  d'épaules  : 

—  Ce  n'est  pas  pour  mon  plaisir. 
Elle  persistait  à  le  regarder  : 

—  Louis,  mon  petit,  pourquoi  mens-tu?  Je  sais  bien  que  tu 
te  maries,  va, 

—  Qui  te  l'a  dit? 

Le  mot  avait  filé.  Il  n'était  plus  temps  de  le  ressaisir  :  cou- 
rageusement, Louis  avoua. 

—  Eh  bien,  oui,  c'est  vi'ai...  Seulement,  je  ne  voulais  pas, 
je  n'osais  pas... 

Il  balbutiait,  jetait  les  mots  par-dessus  les  autres.  Elle 
l'écoutait,  cependant,  grave  et  calme,  avec  le  même  frisson 
de  ses  doigts  qui  durait  toujours.  Il  lui  disait  dcjs  choses  justes 
et  raisonnables...  Il  n'avait  pas  de  fortune.,.  La  position  qu'il 
occupait  était  absolument  insuffisante  : 

—  Nous  vois-tu  mariés,  avec  des  enfants? 

—  Oui,  je  comprends,  je  comprends  bien... 

Elle  n'essayait  pas  de  lutter.  Elle  ne  plaidait  pas  sa  propre 
cause.  Seulement,  elle  s'intéressait  à  la  fiancée  de  Louis;  elle 
voulait  des  détails,  beaucoup  de  détails... 

— 'Ah!  c'est  mademoiselle  Jaume  !.. .  Autrefois,  chez  vous, 
on  parlait  souvent  de  cette  famille...  Tu  vas  devenir  un  mon- 
sieur chic... 

—  Penses-tu?... 

Le  silence  tomba  entre  eux.  Louis  reprit  : 

—  Vois-tu,  Marie-Rose,  dans  tout  cela,  ce  qui  me  con- 
trarie, c'«est  d'être  obhgé  de  ne  plus  te  voir. 

—  Vraiment...  ça  te  fait  de  la  peine? 


4p8  LA     RETUE     DE     PARIS 

—  Beaucoup  de  peine. 

—  Ahl...  c'est  gentil. 

Y  avait-il  un  grain  d'ironie  au  fond  de  cette  phrase.^  Pour- 
tant Marie-Rose  ne  devait  guère  avoir  envie  de  plaisanter. 
A  cause  de  tout  ce  que  Louis  savait  de  son  caractère,  il  était 
troublé. 

—  Eh  bien,  ce  sera  notre  dernière  journée!  —  dit-elle,  en 
secouant  les  mies  demeurées  aux  plis  de  sa  jupe. 

Us  se  levèrent  et  marchèrent  dans  le  parc.  Devant  eux 
s'ouvrait  une  large  allée  verte,  assombrie,  où  les  arbres,  d'un 
boixi  à  l'autre,  se  rejoignaient  par  leurs  plus  hautes  branches. 
Us  étaient  seuls.  L'odeur  des  bois  leur  prenait  la  gorge.  Un 
coucou,  de  temps  en  temps,  jetait  ses  deux  notes  monotones, 
et,  sur  le  talus,  à  portée  de  leurs  mains,  des  campanules 
achevaient  de  fleurir,  «de  petites  campanules  bleues  qui 
semblaient  les  yeux  tristes  de  la  forêt.  Louis,  d'un  bras, 
entoura  la  taille  de  Marie-Rose.  Elle  frémit  sous  l'étreinte.  U 
la  regarda  ; 

-^  Tu  m'en  veux? 

—  Non,  je  sais  que  ce  n'est  pas  ta  faute. . . 
U  soupira  : 

—  La  vie  est  bête...  Quand  je  pense  que  nous  aurions  pu 
être  mari  et  femme  I . . . 

—  C'est  vrai!  —  fit-elle. 

A  cet  instant,  elle  eut  des  larmes  dans  les  yeux.  Pourquoi, 
d'une  petite  phrase,  avait-il  évoqué  cette  suite 'de  jours  qu'elle 
avait  espérés  et  attendus.^...  U  tenta  de  la  consoler  : 

—  Que  veux- tu,  Marie-Rose.^  maman  me  le  disait  encore 
hier  :  on  a  beau  former  des  projets,  il  y  a  des  choses  qui 
sont  indépendantes  de  la  volonté...  Ce  n'est  pas  une  raison, 
d'ailleurs,  pour  qu'on  soit  malheureux  toute  son  existence... 
Ainsi  toi,  tu  es  jeune,  tu  es  charmante.  Je  suis  sûr  qu'il  y 
a  bien  quelque  part  un  jeune  homme  qui  voudra  t'épouser  et 
te  donnera  plus  de  bonheur  que  je  n'aurai  pu  le  faire  moi- 
même... 

—  Du  bonheur!  —  répéta  Marie-Rose,  en  regardant  l'étoile 
d'azur  qui  s'ouvrait  au  bout  de  l'allée,  —  du  bonheur.^  oui, 
c'est  possible... 

Elle  disait  cela  pour  le  contenter.  Elle  avait  cessé  de  croire 


LA    MONTIÊE  409 

au  bonheur  ;  il  finissait  au  couchant  de  cette  journée;  elle  en 
goûtait  les  derniers  instants. 

—  Si  nous  nous  asseyions?  —  proposa-t-elle. 

Us  s'assirent  dans  l'herbe,  et  ils  étaient  bien.  L'invisible 
oiseau  recommençait  à  chanter  «  cou-cou,  cou-cou. . .  »  Tou- 
jours ces  deux  mêmes  notes  qui  sonnaient  dans  le  silence  du 
paysage.  Par  moments,  au-dessus  d'eux,  passaient  des  souffles 
d*air,  de  ces  coups  de  vent  qui  balayent  l'azur  et  font  remuer 
l'ombre  des  hautes  branches  sur  le  gazon  dru.  Marie-Rose,  un 
coude  dans  l'herbe,  rêvait  doucement.  Louis  la  regardait  et  se 
reprochait  de  n'avoir  point  connu  suffisamment  ce  joli  petit 
être...  C*est  qu'elle  était  délicieuse,  avec  cette  expression  de 
douleur  muette  qui  lui  pinçait  lés  narines  comme  si  cet  effort 
eût  pu  retenir  la  source  des  larmes.  Elle  portait  un  col  de 
dentelle  que,  ce  matin,  elle  avait  accroché  en  chantonnant.  Une 
barrette  ornée  de  turquoises  étincelait  faiblement  dans  ses 
cheveux  blonds. 

—  Comme  tu  es  pâlel  —  dit  Louis  tout  à  coup. 

—  Oh!  c'est  ce  feuillage  :  ici  les  gens  ont  des  mines  de 
déterré. 

•  Deux  minutes  plus  tard,  elle  demanda  ; 

—  A  quelle  heure  dois-tu  rentrer? 

—  Oh  I  pas  maintenant.  Il  suffit  que  je  prenne  le  train  de 
six  heures  vingt-cinq,  à  la  gare  du  Nord* . .  Et  puis,  si  je  suis  en 
retard... 

Il  fit  un  geste  qui  voulait  dire  :  a  Cela  n'a  pas  d'impor- 
tance )).  Il  pensait  que  la  jeune  fille  en  serait  heureuse.  Simple- 
ment, elle  prononça  : 

—  Eh  bien,  nous  avons  une  heure  et  demie  à  rester  ici. 

Et  elle  se  tut.  Elle  avait  pris  la  main  de  Louis.  L'heure  et 
demie  se  balançait  dans  la  verdure  et  le  soleil,  parmi  Todeur 
de  miousse,  de  feuilles  écrasées,  que  leur  soufflait  le  taillis 
humide.  L'heure  et  demie  tombait  du  ciel  pur  comme  une 
averse  de  bonheur.  Après,  le  ciel  serait  vide.  Il  fallait  tendre 
sa  tête  et  son  coeur  aux  larges  gouttes  bleues  qui  ricochaient 
de  feuille  en  feuille.  Et,  durant  cette  heure  et  demie,  trouant 
la  paix,  le  silence,  des  gens  passèrent...  C'étaient  de  jeunes 
garçons,  le  front  haut,  la  casquette  en  arrière,  dont  les  canifs 
écorchaient  des  baguettes  de  sauies...  C'était  un  couvent  de 


4lO  LA     REVUE     DE     PARIS 

filles,  des  toutes  petites,  filant  sous  Taile  des  sœurs  avec  un 
murmure,  un  piétinement...  Puis  d'autres  encore....  Le  ciel 
bleu  se  vidait,  laissait  tomber  son  dernier  azur.  Bientôt  il 
faudrait  songer  au  départ. 

Ce  fut  Marie-Rose  qui  donna  le  signal  : 

—  Allons,  viens!  — dit-eUé. 

Et  ils  se  levèrent.  Ils  descendirent  Tallée  verte,  assombrie, 
où  le  coucou  chantait  encore.  Soudain,  au  croisement  de 
deux  routes,  Louis,  brusquement,  s'arrêta.  Une  voiture 
lancée  au  trot  passa  rapidement  devant  eux.  A  peine  eurent-ils 
le  temps  d'apercevoir  une  jeune  femme  élégante,  nonchalam- 
ment renversée  dans  les  coussins.  Près  d'elle,  une  nourrice  à 
turban  portait  un  baby  enrubanné.  Louis  pressa  vivement  le 
bras  de  Marie-Rose  : 

—  Jeanne  Dorgère  I 

—  Comment,  c'est-elle  I 

Elle  les  vit  aussi,  rejeta  son  ombrelle  de  côté,  laissa  tomber 
sur  eux  un  regard  de  grande  dame  un  peu  méprisant.  Elle 
venait  de  Paris  et  regagnait  à  travers  boîs  la  propriété  que  son 
mari  avait  louée  à  Vaucresson.  Instinctivement,  Louis  porta  la 
main  à  son  chapeau.  Toutefois  il  n'acheva  pas  le  geste.  Il 
venait  de  se  rappeler  l'observation  de  M.  Chatrian  :  «  Quand 
vous  serez  en  bonne  fortune...  »  Il  n'infligerait  pas  à  cette 
femme  du  monde  l'affront  d'un  salut  inopportun. 

—  Cela  ne  te  fait  plus  rien?  —  demanda  Marie-Rose  en 
souriant. 

—  Ohl  non.  Il  y  a  longtemps  que  c'est  oublié. 

Elle  mordit  sa  lèvre  :  elle  pensait  qu'il  en  serait  ainsi  d'elle- 
même;  elle  serait  oubliée  comme  l'autre  et  Louis  n'éprouverait 
plus  d'émotion  à  son  souvenir.  Vraiment,  elle  était  triste,  la 
<(  bonne  fortune  »!...  Ils  traversaient  le  parc,  un  peu  pressés, 
tandis  que  des  enfants  jouaient  au  ballon  et  que  là-bas,  sous 
les  marronniers,  autour  des  filets  de  tennis,  on  voyait  s'agiter 
chemises  de  flanelle  et  jupes  de  coutil. 

Dans  le  train,  malgré  leur  désir,  ils  ne  purent,  cette  fois, 
demeurer  seuls. 

—  Je  descendrai  à  Courbe  voie,  —  dit  Marie-Rose. 

Le  soleil  couchant  enflammait  la  vitre.  Ils  voyaient  filer, 
hâtifs  et  pareils,  des  jardins  presque  mourants,  encore  ponc- 


LA    MONTÉE  4ll 

tués  d*œillets,  éclairés  de  roses.  A  chaque  station,  leur  venait 
le  souffle  ému  de  l'automne  et  de  la  campagne.  Enfin  Marie- 
Rose  sauta  sur  le  quai  : 

—  Adieu  I 

—  Adieu,  ma  petite  I 

Un  dernier  baiser,  les  doigts  noués  à  la  portière,  tandis 
que  le  train  s'ébranle.  Et  c'est  fini.  Ils  sont  perdus  l'un  pour 
l'autre... 

En  montant  la  rue,  malgré  tout,  Marie-Rose  croyait  encore 
à  l'honnêteté  de  Louis  et  à  sa  conscience. 

<(  Si  j'avais  un  enfant  de  lui,  —  rêvait^elle,  —  si  j'avais  un 
enfant,  il  ne  m'aurait  pas  abandonnée.  » 

XXXVII 

Les  jeunes  gens  se  marièrent  à  Tavemy.  Ainsi  Catherine 
l'avait-elle  voulu.  Elle  se  rappelait  une  phrase  dite  par  M.  Dor- 
gère  :  «  Il  vaut  mieux  être  le  premier  au  village  »,  et  cette 
réflexion  l'avait  frappée.  Fille  et  petite-fille  de  paysans,  habi- 
tuée dès  l'enfance  à  préparer  son  sourire  pour  parler  aux 
grands,  elle  se  carrait,  le  jour  du  mariage,  dans  sa  robe  de  soie 
violette,  elle  promenait  sur  la  foule  un  regard  orgueilleux 
qui  obhgeait  les  gens  au  respect. 

Depuis  un  mois,  elle  ne  comptait  plus  ses  satisfactions.  La 
première,  la  plus  grande  de  toutes,  c'avait  été  la  démission 
de  Louis.  Un  soir,  à  brûle-pourpoint,  il  avait  dit  à  M.  Chatrian  : 

—  Monsieur,  je  dois  vous  prévenir  que,  demain,  je  ne 
viendrai  pas  au  bureau. 

L'autre  ajusta  son  lorgnon  : 

—  Et  pourquoi  donc  ça? 

—  Je  prends  la  direction  du  Roi  de  Lahore, 

Terrible  avait  été  la  surprise  du  chef.  Il  bégayait,  il  se  tam- 
ponnait le  front  avec  un  mouchoir  : 

—  Vous...  vraiment?...  Ah!...  Je...  je...  vous  félicite. 
Catherine  interrogeait  Louis  : 

—  Alors  il  avait  l'air  vexé? 

—  Je  te  crois  I 

—  Que  c'est  amusant  I 

La  seconde  joie  fut  d'annoncer  la  nouvelle  à  la  bonne  Aimée. 


4iâ 


LA     REVUS     DE     PARIS 


Deux  fois,  déjà,  on  avait  tenté  de  la  voir.  Mais  le  bonheur 
des  Pelviiain,  cp'elle  pressentait,  la  vendait  hargneuse  :  elle 
consignait  sa  porte  inexorablement.  Catherine  prit  le  parti  de 
lui  écrire.  La  réponse  ne  se  fit  pas  attendre.  Quatre  pages  d'in- 
jures, de  violences I  «  C'est  révoltant...  coureur  de  dots... 
métier  infâme  »,  et,  en  manière  de  cônclusioa  :  c(  Vous  n'aurez 
rien  de  moi,  entendez-vousPpas  un  roiige  liard...  »  Catherine 
et  Louis  relurent  cette  lettre.  Ils  ne  pouvaient  s'en  détacher. 
Us  riaient  aux  larmes.  Catherine  disait,  en  frappant  le  papier 
de  sa  main  : 

—  Et  tu  crois  iju'il  n'y  a  pas  de  quoi  la  faire  enfermer? 
Elle  répondit  : 

«  Garde  tes  deux  sous,  ma  chère...  Heureusement,  nous 
n'avons  pas  besoin  de  cela...  » 

Enfin  elle  résolut  d'envoyer  une  lettre  d'invitation  aux 
Doi^ère  et  aux  Mahgnac.  De  la  sorte,  elle  leur  rendait  la 
pareille,  et  avec  usure.  Elle  imaginait  d'avance  le  visage  qu'ils 
feraient  en  apprenant  la  grosse  nouvelle  : 

—  Ce  qu'ils  vont  rager. . .  Oh  I  ce  qu'ils  vont  rager  I . . . 
Alors  elle  connut  la  paix.  Elle  devenait  mère  et  belle-mère 

du   Roi  de  Lahore,   c'est-à-dire  une  femme  puissante,    bien 
vêtue  et  qui  soulevait  les  chapeaux  sur  son  passage. 

Cétait  cela  que  signifiaient  la  cérémonie,  les  roses  blanches 
fleurissant  la  nef,  le  carillon  de  la  petite  sonnette,  et  Suzanne, 
la  ((  mignonne  )),  intimidée  et  rose  dans  le  brouillard  de  son 
voile  de  tulle... 

Et  Louis  fut  heureux.  Il  voyageait  avec  sa  jeune  femme. 
Après  réflexion,  il  avait  découvert  qu'ill'aimait  d'amour.  U  avait 
le  souci  de  lui  plaire  et  de  lui  prouver,  en  dépensant  royale- 
ment l'argent  qu'il  tenait  d'elle,  qu'il  était  un  homme  géné- 
reux. En  route,  tout  Tamusait  :  la  livrée  des  chasseurs,  les  bou- 
tons d'appel,  les  fleurs  sur  la  table.  La  vie,  brusquement, 
s'ouvrait  devant  lui.  Elle  était  pleine  de  jouets  nouveaux  et 
charmants. 

PIERRE    VILLETARD 


EN  MÉMOIRE  DE  J.-K.  HUYSMANS 


DOCUMENTS    INÉDITS      


Le  12  mai  1907,  mourait  J.-K.  Huysmans.  Pour  célébrer 
son  «  bout  de  Tan  »,  je  voudrais  conter  simplement  quelques 
souvenirs. 

Je  dois  beaucoup  à  Huysmans.  A  Rebours,  En  Route,  la 
Cathédrale  m'enseignèrent  le  français,  établirent  ma  pensée, 
ballottée  alors  entre  des  langues  multiples  et  adverses.  Ces 
livres,  je  les  emportais  en  mes  lointaines  migrations  ;  je  les  étu- 
diais durant  ces  interminables  heures  du  bord  où,  de  toutes 
parts,  tout  n'est  qu'uniformité,  flottaison  et  fuite.  Et  je  m'en 
éprenais  pour  la  diversité  prodigieuse  des  mots,  la  précision 
lapidaire  des  phrases,  la  tangibilité  hallucinante  des  images, 
qui  semblaient  arrêter  la  marche  du  navire,  bâtir  des  cathé- 
drales sur  l'onde  mouvante  et  recréer  cet  univers  instable  par 
la  stabilité  du  verbe. 

Mes  compagnons,  habitués  à  voir  traîner  sur  les  chaises 
longues  des  volumes  plus  folâtres,  raillaient  gentiment  ce  qu'ils 
appelaient  mon  «  snobisme  »  et  petit  était  le  nombre  de  ceux 
qui  m'empruntaient  cette  étrange  bibliothèque  de  voyage. 

Là-bas,  au  pays  des  arroyos  et  des  rizières,  devant  les  déesses 
bouddhiques  des  pagodes  vermillonnées,  me  hantaient  encore 
les  Vierges  primitives  évoquées  par  Huysmans,  les  Vierges 
aux  hanches  étroites  et  dont  les  dolentes  paupières  obliquent 
légèrement  à  la  chinoise. 

Revenue  à  Paris,  je  m'enorgueillissais  déjà  d'offrir  à  mon 


4l4  l'A     REVUE     DE     PARIS 

maître  inconnu  mon  premier  roman  éclos  en  la  France  jaune. 
Un  homme  de  lettres,  auprès  de  qui  je  m'informais  de  son 
adresse,  s'écria,  stupéfait  : 

—  Mais  vous  ignorez  donc  qu'il  s'est  fait  moine  et  vit 
retranché  du  monde,  à  Ligugé...  De  plus,  il  a  horreur  des 
femmes,  et,  particulièrement,  de  leur  littérature.  Jamais  le 
titre  profane  de  votre  livre  ne  franchirait  son  seuil  claustral. 

«  Qu'importe  I  —  pensai-je,  —  c'est  un  hommage  que  je 
lui  dois...  y> 

Quatre  jours  plus  tard,  mon  éditeur  me  tendit  une  petite 
enveloppe  d'aspect  minable,  où  une  main  timide,  tourmentée 
et  comme  insexuelle  avait  tracé  mon  nom,  que  ne  précédait 
aucun  terme  distinctif.  Elle  contenait  une  feuille  de  papier 
modeste,  pliée  en  quatre  et  recouverte  de  cette  même  écriture 
nerveuse,  gênée,  pointue.  J'y  déchiffrai  :  «  Monsieur  et  cher 
confrère  »,  mais  la  signature  m'était  parfaitement  illisible. 
Enfin  de  sérieuses  études,  dignes  d'un  paléographe,  révélèrent 
qu'elle  émanait  de  J.-K.  Huysmans. 

Huysmans  m'avait  écrit  I  Huysmans  m'écrivait  une  lettre  de 
trois  pages,  aux  caractères  serrés,  pour  me  dire  qu'il  avait  lu 
Petites  Épouses j  et  combien  il  me  remerciait  de  cet  envoi  1... 
Je  crois  bien  que,  semblable  aux  amoureuses,  je  piquai  cette 
glorieuse  petite  lettre  dans  mon  corsage. 

Mais  mon  enthousiasme  se  refroidit  un  peu  à  la  réflexion 
qu'IIuysmans  me  croyait  homme.  Certes  je  m'exaltais  d'être 
traitée  de  «  cher  confrère  »  par  le  maître  de  la  Cathédrale^  mais 
pourquoi  ce  «  monsieur  »?  Me  supposant  femme,  m'aurait-il 
pareillement  écrit?  Et  cependant  mon  nom  confessait  héroïque- 
ment ma  tare  sexuelle.  Son  aversion  pour  mes  sœurs  en  infé- 
riorité était-elle  donc  si  tenace  qu'ayant  aimé  un  livre  féminin, 
il  voulût  à  tout  prix  l'attribuer  à  un  mâle? 

Eh  !  laissons-lui  son  illusion,  à  ce  cher  misogyne,  répondons- 
lui!  mais  tâchons  d'éviter  les  adjectifs  et  les  participes  passés, 
dont  le  genre  me  dénoncerait  impitoyablement  comme  fille 
d'Eve. 

Ainsi  nous  échangeâmes  quelques  épitres... 

Puis,  un  jour,  Huysmans  m'avertit  qu'il  était  de  retour  à 
Paris  et  laïquement  installé  dans  un  quartier  de  «  bondieu- 
series ))  et  de  bigots. 


HUYSMAXS  4l5 

Comment,  le  sachant  si  près,  résister  à  Tenvie  de  le  voir?  Je 
prétextai  un  renseignement,  qu'il  me  tardait  d'obtenir,  sur  la 
Vierge  noire,  pour  lui  demander  un  rendez-vous.  Voici  la  lettre 
qui  me  Taccorda  : 

60,  rue  de  Babylone. 
Paris,  4  décembre  190a. 

Mon  cher  confrère, 

Je  suis  tout  à  votre  disposition  pour  vous  aider  à  trouver,  si  je  le 
puis,  les  renseignements  dont  vous  avez  besoin  pour  votre  livre,  et 
ce  n'est,  mais  oui,  qu'un  très  juste  dû  du  plaisir  que  m'ont  procuré, 
en  un  temps  où  la  disette  des  œuvres  d'art  s'affirme,  vos  exquises 
Petites  Épouses,  Je  suis  chez  moi,  toutes  les^près-midi,  jusqu'à  quatre 
heures  :  vous  êtes  donc  bien  sûr  de  me  trouver  dans  la  lanterne  de 
la  rue  de  Babylone  tous  les  jours  de  la  semaine. 

Je  suis  rentré  avec  une  àme  qui  pleuviote.  Apportez  des  para- 
pluies spirituels  pour  vous  abriter. 

Cordialement  votre  tout  dévoué, 

J.-X.  UUYSMANS 

Dans  Tescalier  suintant  d'une  vieille  maison  où  des  odeurs 
de  sacristie  se  mêlaient  aux  effluves  des  latrines,  installées  à 
mi-étage,  mon  cœur  battait  :  il  faudrait  donc  avouer  cette  quasi- 
supercherie  1  Et  cette  jupe  qui  traînaitderrière  moine  serait-elle 
pas  trop  mal  reçue? 

J'hésitai,  un  moment,  sur  le  quatrième  palier  carrelé,  avant 
de  tirer  le  pied  de  biche  qui  pendait  mélancoliquement  le  long 
du  vantail  unique. 

Une  femme  m'ouvrit.  Était-ce  (c  madame  Bavoil  »,  la  confi- 
dente des  saints?  Elle  ne  paraissait  guère  rébarbative  et  ne 
referma  point  devant  moi  la  porte.  Le  maître,  lui  aussi,  m'ac- 
cueillit sans  le  moindre  étonnement  et  avec  une  bienveillante 
simplicité.  Je  tombai  dans  un  fauteuil,  si  troublée  que  je 
bafouillai  un  charabia  déplorable. 

Puis  nous  nous  regardâmes  en  souriant. 

Qu'il  était  loin  de  ressembler  à  l'image  renfrognée  et  caduque 
présentée  par  certains  de  ses  amis!  Je  lui  trouvai  une  jeunesse 
et  une  mansuétude  extraordinaires,  avec  une  timidité  charmante 
qui  me  mettait  à  l'aise. 

—  Alors,  vous  me  pardonnez  de  n'être  qu'une  femme? 

—  Mais  oui,  puisqu'il  le  faut  bien  !  —  me  dit-il,  amusé.  — 


4l6  LA     RETUB     DE     PARIS 

Du  reste,  depuis  que  j'ai  repris  contact  avec  Paris,  je  savais  que 
dans  vos  lettres  vous  trichiez...  J'ai  même  vu,  dans  un  pério- 
dique, votre  portrait,  et  vous  y  êtes  féline  à  l'extrême,  puisque 
vous  y  montrez  des  griffes  démesurées...  (On  m'avait  repré- 
sentée en  dame  chinoise,  avec  des  ongliers.)  Mais  là-bas,  à 
Ligugé,  je  vous  croyais  sincèrement  un  officier  de  marine. 

—  Pourtant  mon  nom,  Myriam,  est  féminin. 

—  Eh  ouil  je  sais  bien.  Il  est  même  mystique  et  signifie 
((  amertume  ».  Mais  je  soupçonnais  la  roublardise  d'un  jeune 
auteur,  se  travestissant  en  authoress,..  C'est  d'ailleurs  ce  qui 
arrivera  bientôt,  si  vous  continuez  de  la  sorte!  Et  ce  sera  la 
revanche  de  vos  aînées,  obligées  de  s'abriter  derrière  un  pseu- 
donyme mâle...  Ahl  les  sacrées  mâtines,  tout  de  même!... 
Heureusement  que  je  ne  verrai  plus  ça! 

Et,  atteignant  un  paquet  de  «  caporal  »,  une  jambe  balancée 
sur  l'autre,  sa  lourde  tête  en  forme  de  cerf-volant,  —  comme 
il  disait  lui-même,  —  retombée  sur  la  poitrine,  le  dos  rond  et 
la  pensée  rentrée  derrière  les  paupières  baissées,  il  se  mit  à 
rouler  une  cigarette. 

Ainsi,  vieux,  ratatiné,  assombri,  me  parut-il  le  Durtal  de 
ses  livres  poursuivant  en  des  soliloques  interminables  de  para- 
doxales chimères.  Seules  ses  mains,  —  des  mains  frêles, 
blondes,  effilées,  mais  épointées,  comme  celles  des  madones 
primitives,  —  conservaient,  malgré  la  rouille  de  la  nicotine 
au  médius  et  à  l'index,  leur  étonnante  fraîcheur. 

Je  regardai  autour  de  moi.  C'était  une  pièce  confortable  et 
claire,  rétrécie  par  les  hautes  murailles  de  livres.  Quelques 
meubles  gothiques  ;  une  table  en  vieux  noyer,  dont  le  plateau 
reposait  sur  quatre  têtes  d'anges  sculptées  à  même  le  bois,  et, 
sur  la  cheminée,  entre  deux  vases  de  Delft  débordés  par  des 
bouquets  de  buis,  une  primitive  statue  de  saint  Sébastien  au 
visage  douloureux. 

—  Et  la  Vierge  noire?  —  demandai-je,  pour  ramener  l'atten- 
tion évadée. 

—  La  Vierge  noire  ? 

Son  corps  chétif  se  redressa,  ses  longues  paupières  se  rele- 
vèrent, et,  sous  le  regard  de  ses  prunelles,  toute  sa  face  rayonna 
d'une  juvénilité  merveilleuse. 

Et  il  me  parla  d'Elle. 


EN     MÉMOIRE     DE    J.-K.     HUYSMANS  ^17 

A  mesure  qu'il  s'animait,  un  sang  rose  transparaissait  der- 
rière la  cire  des  joues  ;  ses  mains  de  nonnette  s'effaraient  en  des 
gestes  ingénus;  sa  barbiche  et  ses  moustaches  tremblotaient, 
et,  autour  de  son  crâne  bombé,  les  cheveux  blancs,  taillés 
en  brosse,  vus  à  contre-jour,   formaient  une  mince  auréole. 

Mais  l'extraordinaire,  c'étaient  ses  yeux,  —  profonds  et 
limpides,  bleu  lavande,  bleu  améthyste,  de  ce  bleu  de  ver- 
reries, doux  et  fané,  qui  vous  regarde  encore  par  les  rosaces 
de  très  vieilles  églises  :  —  on  y  voyait  brûler  toute  la  ferveur 
ancestrale  de  son  âme.  Cette  tête  translucide  et  triangulaire, 
ne  Tavais-je  pas  contemplée  déjà  sur  un  vitrail? 

—  Oh  m'a  beaucoup  reproché  que,  m'étant  converti  j'at- 
taque;^  pourtant  prêtres  et  bondieuseries.  On  ne  veut  pas 
comprendre  qu'un  homme  puisse  être  mystique  sans  être 
clérical,  sans  aimer  forcément  la  bêtise  et  la  laideur...  Moi, 
j'aime  le  catholicisme  à  la  façon  des  peintres  et  des  architectes 
du  moyen  âge,  qui  adoraient  la  Vierge  et  s'inspiraient  de  sa 
dolente  beauté.  La  religion  d'alors  était  le  prototype  de  l'art. 
Ah  I  la  ramener  aux  sources  pures  de  la  mystique  I  Ne  serait-ce 
peut-être  pas  recréer  un  peu  d'idéal  et  de  ferveur  dans  la  con- 
science vulgaire  du  clergé,  dans  nos  âmes  sans  infini? 

Bientôt,  la  conversation  ayant  dévié,  il  entama  un  de  ses 
thèmes  favoris,  celui  du  satanisme,  des  incubes  et  des  suc- 
cubes. Il  parlait  de  ces  êtres  mystérieux  avec  familiarité;  il 
précisait  comme  s'il  s'agissait  de  commensaux  habituels. 

—  Mais  —  demandai-je,  un  peu  ahurie  — r  c'est  donc  là  des 
créatures  humaines? 

—  Non,  —  répliqua- t-il  avec  tranquillité.  —  Pas  exactement. 
Ce  sont  des  larves,  des  espèces  de  diablotins  d'essence  ter- 
restre, mais  engendrés  par  un  péché  spirituel.  Aussi  pullulent- 
ils  dans  tous  les  couvents...  Vous  n'en  avez  jamais  vu?  Il  y  en 
a  plein  cette  boîte  ;  vous  auriez  pu  en  rencontrer  dans  l'escalier. 
N'avez-vous  pas  remarqué  cette  odeur  de  soutane?  Il  y  a  beau- 
coup de  prêtres  et  une  oblate  dans  cette  maison. . .  La  larve,  c'est 
peut-être  ce  qu'on  pourrait  appeler  le  microbe  ecclésiastique... 

Huysmans  s'amusait-il  à  me  mystifier,  ou  bien  était-il 
devenu  fou?  Inquiète,  je  regardais  tantôt  lui  et  tantôt  la  porte. 
Mais  non,  rien  dans  sa  figure  ne  trahissait  le  ^déséquilibre  et 
son    raisonnement   était   logique.    Sans   doute  n'étais-je   pas 

i5  Mai  1908.  i3 


4l8  LA     REVUE     DE     PABIS 

mûre  encore  pour  ce  royaume  de  l'invisible  :  je  pris  congé. 
Me  reconduisant  sur  Le  palier,  Huysmans  m'autorisa  à  revenir. 


* 


Depuis,  je  suis  retournée  souvent  dans  la  vieille  maison 
à  odeur  de  misère  et  de  bigoterie.  J  aimais  tout  qui  m'attendait 
dans  la  grande  pièce  claire ,  tapissée  de  volumes;  son  atmo- 
sphère intime  et  bénigne»  le  bon  accueil  du  mattre  en  vareuse 
et  en  pantoufles,  invariablement  installé  devant  des  feuilles 
recouvertes  de  son  écriture  menue,  —  et  devant  un  paquet  de 
tabac  brun,  posé  sur  le  coin  de  la  table,  au-dessus  d'une  tête 
séraphique. 

J'y  allais  vers  trois  heures  et  m'attardais  jusqu'à  ce  que 
l'ombre  pénétrât  par  les  deux  fenêtres  et  que  ((  madame 
Bavoil  »  apportât  la  lampe. 

Huysmans  dissertait  sur  tout,  sur  la  sculpture,  l'imagerie, 
les  lettres  ;  sur  les  derniers  potins  de  Paris  :  —  aucun  n'était 
mieux  informé,  que  ce  cloîtré  de  ce  qui  se  passait  hors  de  ses 
murs.  —  11  me  disait  son  dégoût  du  siècle,  son  ennui  de  vivre, 
la  décadence  de  l'art  et  la  vénalité  des  esprits. 

Emporté  par  son  sujet,  il  se  levait,  et,  le  dos  rond,  les  pas 
feutrés,  allait  rôder  le  long  des  rayons  de  sa  bibliothèque.  Il 
fulminait,  vitupérait,  lâchait  des  mots  crus,  crachait  des 
mots  d'argot,  vomissait  des  torrents  de  sarcasmes,  qu'il  ac- 
compagnait de  ses  gestes  timorés.  Parfois  il  s'arrêtait,  tourné 
vers  moi;  et,  ses  mains  de  nonnette  jointes  au  ciel,  sa  tête 
gothique  renversée  sur  ses  épaules,  sa  bouche,  aux  dents  nico- 
tinisées,  grande  ouverte,  il  éclatait  d'une  gaieté  sardonique.  Et 
elle  me  déconcertait,  la  disparate  de  cet  homme  malingre  qui 
rasait  les  murs  en  chatte  peureuse  et  proférait  des  impré- 
cations tertulliennes.  On  eût  dit,  dans  une  toile  enfumée  de 
l'école  flamande,  un  de  ces  gnomes  mi-théosophes  et  mi- 
farceurs  venus  pour  tenter  saint  Antoine. 

Mais  aussitôt  le  sourire  mauve  de  ses  yeux  corrigeait  l'amer- 
tume de  ses  lèvres  et  l'ironie  de  sa  barbiche  de  satyre.  Apaisé, 
il  se  rasseyait  à  sa  table,  et,  changeant  de  mine  et  de  ton,  il 
poursuivait  des  propos  badins. 

—  Ahl  cher  maître,  —  m'écriai-je*  une  fois,  le  voyant 


EN     MEMOIRE    DE    J.-K.     HUYSMANS  4l9 

redevemi  si  gaulois,  —  je  parie  que  dld  peu  vous  vous  recon- 
vertirez au  paganisme. 

—  Hélas  I  —  me  répondît-il  d'un  ton  navré,  en  passant  sa 
main  sur  son  crâne  blanchi.  —  Je  ne  demanderais  pas  mieux; 
mais  il  est  trop  tard.  Vous  savez  bien  :  «  Quand  le  diable...  i^ 
Mais  vous,  toute  païenne  que  vous  êtes,  je  prévois  que  voua 
finirez  en  Carmélite  I 

—  Jamais  de  la  viel...  Eln  bonzesse  peut-être,  mais  certes 
pas  en  recluse  catholique  I 

Ce  mot  de  <(  bonzesse  »  excita  son  hilarité  : 

—  En  <(  gonzesse  »  plutôt!...  Ahl  les  sacrées  gonzesses  que 
vous  êtes  toutes  I 

Et,  depuis  ce  jour,  il  me  taquinait  de  ce  nom  :  «  madame  la 
Bonzesse  ». 

Une  autre  fois,  comme  je  lui  avais  parlé  avec  enthousiasme 
d*un  jeune  poète»  Charles  Derennes,  et  de  son  livre  intitulé  la 
Tempête,  —  qu'il  ignorait,  —  il  me  dit,  incrédule  : 

—  Hum!  la  Tempête  me  parait  un  titre  bien  grand;  il 
faudrait  du  génie  pour  le  justifier. . .  Ne  croyez-vous  pas^  que 
le  Flageolet  suffirait.»^ 

Les  jours  de  bonne  humeur,  la  plaisanterie  d'Huysmans 
jaillissait,  inlassable.  Fusées  d'ironie  étourdissante  qui  n'épar- 
gnaient même  pas  ses  amis.  Cet  esprit  blagueur  et  caustique 
se  manifestait  jusque  dans  ses  lettres,  dont  voici  quelques 
spécimens  : 

Paris»  le  26  décembre  1903. 
Ma  chère  confrère  et  amie, 

J'aurais  bien  envie  de  vous  gronder,  si  la  qualité  de  cette  pâte  au- 
gustement  gingembrée  ne  me  faisait  tourner  en  épithètes  laudatives 
les  adjectifs  de  reproche  que  j'avais  préparés. 

Mais  que  voilà  bien  le  coup  de  madame  Eve!  Imaginez  que  j'avais 
à  dîner  des  Bénédictins.  Et  il  fallait  leur  faire  manger  maigre  avant 
la  messe  de  minuit.  J*ai  donc  dû  soutenir  avec  un  merveilleux 
aplomb  qu'il  n'entrait  aucune  graisse  dans  la  composition  d'un  pud- 
ding, ce  qui  est  un  joli  mensonge,  je  crois. 

Il  est  vrai  qu'ils  se  sont  régalés!  Donc  charité  compense  mensonge 
et  nous  sommes  tous  quittes.  Si  vous  saviez  comme  avec  ce  monde- 
là  la  question  sarcelle-maigre  et  poulet-gras  est  bête  ! 

Je  profite  de  oette  occasion  pour  souhaiter  sérieuse  endurance  et 


4aO  LA     REVUE     DE     PARIS 

longue  vie  à  votre  nouveau-né  *.  Gare!  vous  savez  que  d'après  les 
légendes,  le  jeune  Antéchrist  doit  naître  avec  toutes  ses  dents.  Or  le 
petit  Hiérosolymitain  a  cela  de  commun  avec  lui  :  il  va  naître  avec 
de  petits  crocs  qui  s'attaqueront  à  la  chair  coriace  des  protestants. 
Mais  l'assimilation  s'arrête  là,  heureusement. 

Je  vous  envoie,  chère  madame  et  amie,  toute  l'assurance  de  mon 
respectueux  dévouement. 

J.-K.   HUYSMANS 

A  propos  de  ce  roman,  la  Conquête  de  Jérusalem,  qu'il 
venait  de  lire  en  épreuves,  et  des  protestants,  qu'il  détestait 
spécialement,  comme  ennemis  de  la  mystique,  il  m'écrivait 
encore  : 

Paris,  le  ao  janvier  1904. 
Chère  madame. 

C'est  lu.  Vous  pouvez  être  rassurée.  Votre  livre  est  absolument 
bien.  Votre  Jérusalem  grouille,  odorante  et  grillée,  et  elle  fume  à 
toutes  ses  pages  les  vraies  cassolettes  d'Orient.  Mais,  sapristi,  chère 
confrère,  savez- vous  que  vous  avez  écrit  le  plus  terrible  réquisitoire 
contre  la  gent  des  Protestants!  Tous  ces  Alsaciens  déplantés,  tous 
ces  évangélistes  de  pacotille,  l'ex-diaconesse  en  tête,  sont  frigide- 
ment  atroces  avec  leur  façon  de  supplicier  ce  pauvre  Hélie  payen. 
Il  pleut  sur  les  temples!  Madame  rAmie-des-Lotus,  vous  n'aurez  pas 
l'approbation  des  mômiers.  Mais  qu'est-ce  que  cela  fait?  Vous  aurez 
avec  vous  tous  ceux  que  l'art  requiert  ! 

Ah  !  votre  chameau  aveugle  qui  tourne  autour  d'une  croix  ! 

Soyez  donc  contente  et  fière  de  votre  livre.  Alléluia!  pour  le  catho- 
licisme; évohé!  pour  le  paganisme. 

Votre  tout  dévoué, 

J.-K.     HUYSMANS 

Un  autre  jour  : 

Madame  l'Amie-des-Lotus, 

Entendu  pour  jeudi.  Non,  le  Bénédictin  en  question  n'a  aucun 
rapport  avec  les  sœurs  de  Jérusalem.  C'est  du  franco-belge,  autre- 
ment dit  du  réfugié  en  Belgique  et  n'ayant  qu'un  but  :  être  à  Paris. 

Le  vin  vous  indiffère.  Non!  parce  que  j'ai  encore  une  bouteille 
de  vin  récollé  par  les  moines  de  Silos  en  Espagne  ;  c'est  du  soleil  en 
bouteille.  Je  la  veux  boire  avec  vous!  Il  me  semble  que  tout  l'Orient 
est  dans  ce  verre,  et  si,  fermant  les  yeux,  une  seconde,  rue  Saint-Pla- 
cide, vous  pouviez  vous  retrouver,  en  un  bref  éclair,  à  Jérusalem,  que 

I.  Il  s'agissait  de  mon  romau,  la  Conquête  de  Jérusalem^  qui  devait 
paraître  bientôt. 


EN     MÉMOIRE     DE    J.-K.     IIUYSMANS  421 

VOUS  aimez,  eh  bien,  ça  en  vaudrait  la  peine...  Mais  c'est  peut-être  le 
cas  de  répéter  les  vers  inouïs  de  feu  Camille  Doucet  : 

Oh!  cela,  c'est  trop  beau  et  ne  peut  arriver. 
Ne  me  fais  pas  rêver,  ne  me  fais  pas  rêver  ! 

Quelle  poésie! 

Vaut  encore  mieux  la  prose  de  madame  X... 

J.-K.    HUYSMANS 

Et  plus  lard  : 

Chère  madame  et  amie, 

Non  par  Y  Écho  de  Parts,  le  Journal,  le  Matin,  la  Libre  Parole, 
feuilles  que  je  lis  et  qui  demeurent  taciturnes  à  votre  égard,  mais  au 
hasard  d'une  visite,  j'apprends  que  vous  êtes  la  glorieuse  élue  des 
Amazones  bleues. 

Vivent  les  guerrières  d*écritoire  ! 

Moi,  je  vous  félicite  surtout  d'emporter  les  joyeux  fifrelins  qui 
composent  le  prix,  décerné  par  cette  revue  au  titre  effiirant  :  la  Vie 
heureuse. 

Autre  point.  Vous  vous  rappelez  qu'il  fut  dît  que  nous  déjeune- 
rions, une  fois  cette  toison  d'or  acquise.  Cette  semaine  m'est  occupée, 
du  soir  au  matin,  jusqu'à  la  garde,  par  des  raseurs;  mais  la  pro- 
chaine, non.  Écrivez-moi  donc  le  jour  qui  vous  irait  le  mieux.  Vous 
déjeunerez  assez  mal,  mais  j'ai  encore  quelques  véridiques  bouteilles 
qui  noieraient  les  pâles  bidoches,  les  bidoches  de  Folantin  ! 

Un    mot,  chère  madame  la    Bonzesse,  et 

bien  affectueusement  à  vous. 

J.-K.    HUYSMANS 


En  dépit  de  ses  railleries  et  ses  déblatérations,  Uuysmans 
était  infiniment  sensible,  tendre  et  bon.  Je  connais  maintes 
misères  morales  et  matérielles  qu'il  a  soulagées  de  la  façon  la 
plus  évangéliquement  discrète. 

En  haut  de  la  rue  de  Vaugirard,  dans  une  toute  petite  bou- 
tique, il  avait  d'anciens  amis,  un  sonneur  de  Saint-Sulpice  et 
sa  femme,  transformés  en  marchands  de  bric-à-brac  religieux. 
Il  leur  envoyait  des  clients,  allait  souvent  chez  eux  choisir 
quelque  bibelot,  et  me  raconta,  tout  attendri  : 


4ââ  LA     REVUE     DE     PARIS 

—  Us  sont  mariés  depuis  quarante  ans,  et,  qnand  le  vieux 
grimpe  parmi  ses  meubles  empilés  pour  décrocher  du  mur  une 
antique  bricole,  la  vieille,  à  moitié  aveugle,  le  suit  de  son 
inutile  regard  et  lui  crie,  affectueusement  inquiète  :  a  Fais 
attention,  mon  petit,  de  ne  pas  tomber  I  )> 

Et  Huysmans  reprit,  —  qui  sait?  peut-être  avec  un  tardif 
regret  : 

—  Après  quarante  ans,  elle  l'appelle  :  «  mon  petit I  )) 

Je  me  souviendrai  toujours  de  la  joie  juvénile  avec  laquelle 
il  m'annonça  qu'Antoine  Nau  et  son  ro^man,  les  Forces 
ennemies,  avaient  emporté  le  prix  Concourt  : 

—  Il  est  tout  jeune  et,  paraît-il,  très  pauvre.  Il  n'a  point 
trouvé  d'éditeur  et  il  s'est  endetté  pour  publier  ce  premier 
livre.  Avec  cela,  il  n'a  fait  aucune  démarche  auprès'  de  nous, 
et,  vivant  dans  son  rêve,  il  ignore  probablement  même  notre 
académie.  Il  a  fallu  toute  l'infatigable  énergie  de  Descaves  pour 
dénicher  son  adresse  dans  quelque  trou  du  Midi...  Ahl  va-t-il 
être  heureux!  va-t^il  être  heureux,  le  bougre!...  5ooo  balles, 
pensez  donc,  qui  lui  tombent  comme  cela  du  ciel  I ...  Je  donne- 
rais bien  quelque  chose  pour  voir  sa  binette  à  la  réception  du 
télégramme  lui  apprenant  la  bonne  nouvelle.  Il  est  capable  de 
ne  pas  y  croire  ! 

Et,  caressant  du  doa  sa  bibliothèque,  Huysmans  se  frottait 
joyeusement  les  mains. 

D'une  largeur  d'esprit  singulière,  il  admettait  toutes  les  idées, 
toutes  les  manifestations  d'art,  si  contraires  fussent^elles  aux 
siennes.  Il  ne  flétrissait  que  l'insincérité  et  le  cabotinage. 
L'enthousiasme  et  la  candeur  suppléaient  pour  lui  à  tous  les 
autres  dons;  la  seule  vertu  qu'il  prêchait,  c'était  le  labeur. 
Modeste  à  l'extrême,  il  rougissait  comme  une  jeune  fille 
lorsqu'on  lui  exprimait  de  l'admiration  pour  ses  œuvres. 
Jamais  il  ne  consentit  à  s'ériger  en  maître  ;  il  refusait  même  de 
guider  notre  pensée  ou  de  nous  donner  un  avis. 

—  Un  artiste  —  me  disait-il  souvent  —  n'a  pas  besoin  de 
conseils.  Il  n'a  qu'à  travailler,  qu'à  peiner  et  consulter  sa 
conscience.  Mieux  vaut  une  œuvre  inégale  sortie  de  vous- 
même  qu'un  ouvrage  admirablement  dosé  où  l'on  sent  les 
influences  d'autrui...  Et,  surtout,  gare  à  la  facilité!  Rien  ne 
vous  détruit  mieux  un   talent  qu'une  trop  -grande  adresse. 


EN     MEMOIRE    DE    J.-K.     HUYSMANS  4^3 

Dites-vous  bien  que  c'est  un  temt4«  Golgoliia  que  celui  des 
Lettres «t  qu'il  faut  y  asoenmonner  en  martyr! 


D'un  voyage  en  Allemagne,  Huysmans  avait  rapporté  les 
photographies  de  trois  tableaux  primitifs  :  un  Crucifiement 
de  Gninewald,  —  un  fragment,  du  moins,  où  Ton  voyait 
la  Vierge  renversée,  comme  une  <(  moniale  morte  »,  disait-il, 
entre  les  bras  de  saint  Jean;  —  un  Christ  étendu  sua*  une 
dalle,  le  corps  te  aussi  hérissé  qu'une  cosse  de  châtaigne  par 
les  échpirdes  des  verges  »,  et  le  portrait  de  la  Florentine  éaig- 
matique  du  musée  de  Francfort.  Il  les  avait  alignées  —  telles 
des  personnes  —  contre  le  dossier  de  son  cimapé  ;  il  se  pro- 
menait à  petits  pas  devant  ces  images,  s'esitretenant  avec  elles» 
fervent  et  familier  à  la  fois.  Il  tordait  ses  mains  devant  la 
Viei^ge  éperdue  de  douleur,  interpellait  avec  une  douce  malice 
le  pauvre  Jésus  malmené,  pirouettait  devant  l'éptsoopale 
coquine  dont  l'hypnotisait  la  beauté  perverse  et  pourtant 
liturgique.  Là,  enrtre  ces  trois  figufes,  on  le  sentait  dans  son 
époque  et  dans  son  milieu.  Là,  son  âme  véritable  et  nostal- 
gique, son  âme  du  moyen  âge,  s'ébattait  en  sa  juste  pairie. 
Et  moi-même,  elles  m'hallucinaient,  ces  figures,  et  je  finissais 
par  voir  en  lui  -un  crucifié  de  la  vie,  émacîé  par  le  regret  des 
siècles  révolus,  flagellé  par  la  laideur  moderne,  et  couché, 
comme  ce  Christ  lamentable  entre  la  Vierge  et  la  Démone, 
oui,  couché  là,  entre  la  mystique  et  la  dépravation,  dont 
Tune  souriait  par  ses  yeux  de  première  communiante  et  l'autre 
ricanait  par  sa  bouche  de  sphinge. 

La  passion  d'Huysmans  pour  le  moyen  âge  allait  si  loin 
qu'il  s'enfermait  souvent,  des  semaines  entières,  pour  ne  pas 
être  expulsé  de  son  monde  fictif.  Et  s'il  sortait,  il  choisissait 
les  ruelles  étroites,  les  abords  des  églises  et  des  couvents,  où 
les  silhouettes  séculaires  des  nonnes  lui  permettaient  l'illusion 
d'une  rétrospective  humanité. 

Parce  que  j'habite  un  quartier  moderne,  il  m'a  obstinément 
refusé  de  se  rendre  chez  moi  : 

—  Vous  demeurez  à  Passy!  —  s'écriait-il  avec  désespoir. 


4^4  LA     EEYUE     DE     PARIS 

—  Vous  une  Hiérosolymitaine,  une  fille  du  mont  Sion!... 
Passy,  mais  c'est  le  refuge  des  bourgeois  après  fortune  faite, 
le  ghetto  des  philistins...  Non,  jamais  je  n'irai  vous  voir  à 
Passy.  On  n'y  rencontre  que  des  chiens  en  paletot  et  des 
nourrices  à  couronne...  Et  dire  que  votre  nom  fleure  l'encens 
et  la  Bible!... 


« 
»  » 


Quelquefois  nous  parlions  de  l'amour.  Et  je  connus  ainsi 
les  tristesses  passées  d'Huysmans  et  sa  présente  tendresse 
inassouvie. 

Un  soir,  —  c'était  rue  Saint-Placide,  —  nous  nous 
oubliâmes  à  causer.  L'ombre  flottait  déjà  dans  la  pièce. 
«  Madame  Bavoil  »  ne  vint  pas  avec  la  lampe. 

Nous  nous  étions  tus.  Je  voyais  luire  les  guillochures  d'or 
des  livres,  l'émail  des  vases  de  Delft,  et  soudain,  sur  les  joues 
cireuses  de  mon  maître,  deux  lourdes  larmes  qui  descendaient 
lentement. 

Je  me  levai,  bouleversée.  Alors  la  tête  lasse  s'abattit  sur  la 
table  angélique  et,  dans  le  silence  crépusculaire,  Huysmans 
sanglota... 

Je  ne  le  revis  qu'un  an  après.  Il  était  alité,  atteint  d'un 
zona  terrible  qui  l'aveuglait  à  demi. 

Il  faisait  sombre  dans  la  chambre,  comme  à  notre  dernière 
entrevue.  Et  cependant,  dehors,  le  soleil  chantait.  On  avait 
tiré  les  rideaux  et  une  veilleuse  voilée  éclairait  piteusement  le 
pauvre  visage  amaigri,  coupé  d'un  bandeau  noir. 

Sa  main  de  nonnette  reposait  sur  la  couverture.  Il  avait 
dû  souffrir  beaucoup  :  même  le  son  de  sa  voix  était  changé  1 
Il  me  conta  qu'il  avait  travaillé  sans  relâche  et  terminé  dans 
cette  mélancolique  année  les  Foules  de  Lourdes,  Mais,  une  fois 
les  feuilles  chez  l'éditeur,  il  fut  frappé  soudainement  par  ce 
mal  mystérieux  qui  déroutait  les  médecins  et  l'empêchait  de 
corriger  ses  épreuves.  Il  se  l'expliquait  comme  un  avertisse- 
ment de  la  Vierge,  mécontente  de  certains  passages.  Elle  ne 
le  guérirait  que  si,  repentant,  il  lui  promettait  de  les  retou- 


EN    MEMOIRE    DE    J.-K.     HUYSMANS  4^5 

cher.  De  cela  il  était  certain;  mais  pas  encore  de  sa  contrition, 
qu'il  ne  sentait  pas  encore  expiatoire.  Que  sa  douleur  fût  un 
châtiment  céleste,  il  en  vit  la  preuve  dans  le  fait  que  ses 
souffrances  avaient  augmenté  à  l'approche  de  la  semaine 
sainte,  pour  devenir  intolérables  le  vendredi,  jour  de  la  divine 
agonie,  et  aller  en  s' adoucissant  vers  la  Pâques,  l'aurore 
joyeuse  de  la  rédemption.  Ainsi  la  maladie  s'était  toujours 
comportée  chez  les  mystiques. 

Je  l'écoutais,   dépaysée. 

Autour  de  son  lit  pendaient  des  chapelets,  se  multipliaient 
des  bréviaires,  foisonnait  le  buis.  Il  y  avait  même  sur  sa  table 
une  horrible  petite  sainte,  achetée,  semblait-il,  dans  une  «bon- 
dieuserie ». 

Je  ne  savais  que  dire. 

—  Je  suis  bien  heureux  —  conclut  mon  maître  —  qu'EUe 
veuille  me  permettre  de  souffrir  un  peu  pour  EUe.  Désor- 
mais tout  ce  qui  est  terrestre  m'indifière.  Je  me  remets  entre 
ses  mains  auxiliatrices. 

Et,  retrouvant  quelque  peu  son  sourire  d'-autrefois  : 

—  C'est  elle  qui  me  tiendra  lieu  maintenant  de  toutes  les 
bonzesses  I . . . 

Je  voulus  plaisanter  comme  jadis,  mais  «  madame  Bavoil  » 
entra,  tenant  au  creux  de  sa  main  une  relique  qu'on  lui 
envoyait. 

Le  visage  d'Huysmaiis  s'illumina. 

—  Regardez  1  c'est  la  précieuse  phalange  de  l'orteil  de  saint. . 
(Ma  foi,  j'ai  oublié  le  nom.)  Je  l'espérais  depuis  longtemps... 

Et  il  me  montra,  dans  une  bonbonnière  de  cristal,  un  bout 
d'os  blanchi.  Après  quoi,  son  âme,  oublieuse  de  ma  présence^ 
s'échappa  vers  des  pays  qui  me  furent  étrangers. 

Je  me  levai,  attristée,  et  baisai  ses  doigts  délicats.  Le  len- 
demain, je  devais  partir  pour  loin  et  pour  longtemps  :  retrou- 
verais-je  mon  doux  maître,  à  mon  retour,  et,  si  je  le  retrou- 
vais, nos  pensées  sauraient-elles  encore  se  reconnaître  et  galoper 
ensemble  vers  les  plaines  de  la  fantaisie  ? 

—  Je  prierai  pour  vous,  —  me  dit-il  sans  émotion. 

Je  ne  devais  plus  le  revoir.  Il  m'envoya  les  Foules  de 
Lourdes  (retouchées,  sans  doute)  à  Tunis,  avec  une  lettre  où 
s'était  tue  son  ironie  hennissante  ;  puis  celle-ci,  écrite  quelque 


4^6  LA.     RKYUE     DE     PABE6 

temps  avant  sa  mort  et  qui  proqa:¥eFa  a«x  plus  défiants  la 
noble  résûgnatâcm  et  la  sincère  piété  d'Hoysmans  : 

Paris,  le  5  janvier  1907. 
Ma  chère  et  bonne  Myrrhiam  {sic). 

Que  vous  êtes  bonne  de  vous  être  souvenue  d'im  assez  piteux 
homme  qui  vît  désormais  comme  une  sorte  de  reclus  retranché  du  , 
nombre  des  vivants! 

Eh  oui  !  depuis  que  vous  me  vîtes  à  moitié  aveugle  dans  un  lit, 
ça  été  presque  de  mal  en  pis,  ou  du  moins  c'est  un  autre  genre  de 
lortopes.  Le  zona  m'étant  retombé  sur  la  mâchoire,  ce  ftit  un  feu 
d'artifice  d'incroyables  maux  !  Il  y  a  un  mois,  j'étais  àasiB  nne  maison 
de  santé  où  un  habile  chirurgien  m'ouvrait  le  col  comme  ua  fruit. 
Aujourd'hui  je  suis  rentré  rue  Saint-Placide,  mais  menacé  d'une 
nouvelle  opération,  possédant  une  joue  comme  une  montgolGère,  qui 
ne  s'envole  pas,  hélas  ! 

Et,  au  fond,  rien  n'est  plus  dangereux  que  de  célébrer  la  Douleur 
et  je  paie  —  sans  repentir  —  les  pages  de  Sainte-Lydçine  et  des 
Fouies  de  Lourdes. 

—  Vous  n'avez  que  des  maux  bizarres  !  —  m'ont  dit  les  Prinoes 
de  la  Sciesice,  consultés  sur  mon  cas,  ce  qui  veut  dâire  qu'ib  ne 
savent  que  faire  i 

Mais  laissons  ces  kyrielles  de  jérémiades. 

Je  vis  très  souffrant,  mais  bouquinant  quand  j'ai  un  moment  de 
répit  entre  mes  quatre  murs.  Et  cela  suffît,  en  se  résignant  dans  la 
prière,  pour  accepter  la  vie,  si  médiocre  soit-elle. 

Et  je  vous  assure  que,  dans  ces  conditions,  on  pense  pins  affec- 
tueusement, je  crois,  à  ses  amis,  que  lorsque  l'esprit  s'^vague  dans 
de  la  bonne  santé,  et  c'est  pourqiMià  -votre  lettre  m'a  réjoui,  car 
je  vous  Tois  dans  votre  éléiaeat  de  sileBdce  ensoleillé,  sous  les  bonnes 
arcades  arabes  d'un  palais,  rêvassanJt^  puis  travaillant  et  sertissant 
en  fm  de  compte  de  belles  phrases  nuancées  et  odorantes  d'art.  La 
bonne  cinnamome  Harry,  je  voudrais  la  humer!  —  oui,  si  vous  avez 
des  impressions  parues  de  Tunis,  donne«-les-moi  à  lire.  Étant  i  peu 
près  incapable  de  travail,  je  me  consolerai  avec! 

Je  vois  bien,  an  Teste,  qu'il  ne  va  plus  me  rester  avec  la  mystique 
que  la  littérature  pour  m'occuper,  car  j 'ai  la  vague  intuition  q«e  je 
vais  désormais  être  mené,  en  dehors  des  voies  littécaires,  dians  les 
voies  réparatrices  de  la  souilranjce,  jusqu'à  ma  fin.  L'embêtement  est 
de  ne  pas  se  sentir  une  vocation  bien  décidée  pour  ce  genre  d'exis- 
tence; mais  très  certainement,  à  la  longue,  je  m'y  ferai;  —  mais 
j'* espère  qu'on  me  laissera  tout  de  môme,  dans  la  monotone  mélan- 
colie des  tortures,  un  petit  dessert  d'art!  — et  que  vous  aiderez  à  me 
le  fournir,  n'est^e  pas? 


EN     MEMOIRE     DE     J.-K.     HUYSMANS  4^7 

Que  VOUS  dirai-je  encore?  Rien!  Je  vis  si  à  l'écart,  dune  vie  si 
somnolente,  quand  les  maux  ne  la  réveillent  pas  !  Je  ne  sais  rien  et 
ne  vois  rien  —  et  suis  si  dégoûté,  d'ailleurs,  par  ce  que  je  lis  dans 
les  journaux,  sur  les  catholiques  et  leurs  persécuteurs,  que  j'ai 
presque  envie  de  me  désintéresser  et  des  uns  et  des  autres. 

Tout  cela  est  si  bassement  humain  qu'on  ne  peut  y  trouver 
aucun  réconfort. 

Travaillez  bien,  ma  chère  Myriam,  pensez  quelquefois  au  vieil 
impotent  qui  vous  envoie  toute  l'assurance  de  son  très  affectueux 
dévouement. 

J.-K.    UUYSMANS 

Vous  avez  raison,  pour  le  gothique.  Il  y  a  là  des  souvenirs  rap- 
portés des  Croisades,  certainement.  Au  reste,  ce  qui  est  bien  frap- 
pant, ce  sont  les  grands  vitraux  de  Chartres  qui  ont  absolument  des 
bordures  dessinées  et  peintes  comme  les  tapis  d'Orient.  Il  n'est  pas 
douteux  que  les  vitriers  du  xiii'  siècle  n'aient  eu  de  ces  étoffes  sous 
les  yeux.  En  dehors  d'autres  questions,  les  Croisades  ont  été  certai- 
nement quelque  chose  d'énorme  pour  l'art  de  l'Occident. 

Vous  avez  du  voir  Bauër,  —  qui  habite  Tunis,  m'a-t-on  dit? 

Revenue  à  Paris,  je  sus  par  «  madame  Bavoii  »,  qu'Huys- 
mans  se  mourait. 

Un  médecin  était  auprès  de  lui;  son  confesseur  attendait. 
D'ailleurs,  presque  défiguré  par  de  récentes  opérations,  il 
ne  se  souciait  pas  de  s'exposer  à  la  pitié  de  ses  amis.  Je  respectai 
sa  suprôme  coquetterie  et  son  recueillement  en  Dieu. 

Comme  je  lis  peu  les  journaux,  je  n'appris  sa  mort  que  te 
lendemain  de  son  enterrement.  Mais  je  suis  heureuse  de  pou- 
voir, un  an  après,  témoigner  de  ma  gratitude  :  je  lui  dois  mon 
plus  vif  amour  de  l'art  et  ma  foi  inébranlable  en  le  constant  et 
probe  efifort  de  l'artiste. 

MYRIAM     HARRY 


SUR  LA 

FRONTIÈRE  NORD-ODEST  DE  L'INDE 


La  Punjab  Mail,  nous  ayant  pris  sur  le  quai  de  Lahore,  le 
8  novembre,  dans  l'après-midi,  nous  déposa  le  lendemain 
matin,  à  six  heures,  à  la  station  de  Peshawer-Gantonment 
qui  dessert  la  ville  anglaise,  la  station  de  Peshawer-City 
qu'on  dépasse  deux  milles  auparavant  étant  réservée  à  la  cité 
indigène.  L'ensemble  des  deux  villes,  non  compris  la  gar- 
nison, forme  une  agglomération  de  près  de  cent  mille  habi- 
tants, presque  tous  mahométans  du  Punjab  ou  de  l'Afgha- 
nistan; le  pittoresque  du  site  et  de  cette  foule  a  été  trop 
souvent  décrit  pour  que  j'insiste  sur  leur  aspect,  qui  rap- 
pelle beaucoup  moins  l'Inde  gangétique  que  le  Turkestan 
russe,  ressemblance  encore  accrue  par  le  climat  et  la  végéta- 
tion qui  sont  ceux  des  oasis  de  l'Asie  Centrale.  L'unique  hôtel 
du  cantonnement  étant  bondé  de  voyageurs,  nous  fûmes  heu- 
reux de  trouver  un  refuge  au  dak  bengalow  (maison  de  poste). 
Le  khansamahy  chargé  de  l'intendance  du  bengalow,  nous 
apprit  bien  vite  que  le  matin  même  devait  se  tenir  un  grand 
durbar  officiel,  destiné  à  réunir  tous  les  chefs  indigènes  de  la 
région,  sous  la  présidence  du  Gouverneur  de  la  province 
Nord-Ouest  dont  le  siège  est  à  Peshawer.  La  seule  solennité 
de  ce  genre  en  cette  même  ville  avait  été  tenue  trois  ans  aupa- 
ravant par  Lord  Curzon  pour  inaugurer  et  consacrer  la  créa- 
tion de  cette  nouvelle  province,  détachée  à  cette  époque  du 
Punjab   à  cause   de   son   importance  politique.    La   réunion 


SUR     LA     FKONTIÈRE     NORD-OUEST     DE     l'iNDE  4^9 

actuelle»  à  laquelle  une  heureuse  coïncidence  allait  nous 
permettre  d'assister,  avait  pour  objet  de  commémorer  cet 
anniversaire,  en  même  temps  que  de  célébrer  la  fête  du  roi 
Edouard  VII,  empereur  des  Indes,  fixée  au  même  jour. 

Sur  cet  avis,  nous  nous  rendîmes  aussitôt  en  voiture,  par 
une  route  que  gardait  une  double  haie  de  miliciens  de  la  police 
locale,  au  jardin  public  où  devait  avoir  lieu  la  réunion,  sans 
autre  intention  que  de  jouir  du  spectacle  parmi  la  foule  ;  mais 
à  peine  arrivés,  nous  fûmes  gracieusement  invités  par  un  des 
attachés  au  protocole  de  la  fête  à  nous  rendre  sous  la  tente 
officielle,  où  étaient  déjà  assemblés  les  autorités  anglaises  et 
les  chefs  indigènes.  Cet  immense  abri  dressé  sur  une  pelouse 
du  jardin  était  environné  par  des  lignes  de  troupes  en  grande 
tenue  :  tuniques  rouges  de  Tinfanterie,  et  uniformes  noirs  et 
jaunes  de  Tartillerie,  destinés  à  donner  une  haute  impression 
de  la  force  britannique  aux  chefs  ainsi  réunis.  L'espace  enclos 
par  la  tente  était  divisé  en  deux  parties;  dans  Tune,  Testrade 
avec  le  trône  en  bois  sculpté  préparé  pour  le  gouverneur,  repré- 
sentant de  Tempereur-roi,  ayant  autour  de  lui  les  hauts 
fonctionnaires,  les  officiers  généraux  et  supérieurs  en  tenue 
de  parade,  avec  à  droite  et  à  gauche  des  chaises  pour  les 
invités,  dont  un  grand  nombre  de  dames  mêlées  à  d'autres 
officiers;  et  de  l'autre  côté,  faisant  face  à  l'estrade,  des  rangs 
de  sièges  où  étaient  assis- environ  trois  cents  chefs  de  la  région. 

Cette  disposition  accentuait  le  contraste  des  uniformes 
noirs  et  rouges  des  Anglais  et  des  toilettes  claires  des  femmes 
européennes  avec  les  robes  multicolores,  les  turbans  pyrami- 
daux, les  lourds  bijoux  et  les  cimeterres  de  ces  vassaux  venus 
de  la  montagne  et  de  la  plaine  et  représentant  les  tribus  et  les 
races  répandues  sur  toute  cette  frontière  d'Afghanistan,  depuis 
le  désert  du  Belouchistan  au  sud  jusqu'à  la  haute  vallée  déjà 
tibétaine  de  l'Indus  au  nord.  Certains  d'entre  eux  resplendis- 
saient sous  les  soieries  à  raies  éclatantes,  les  mousselines  et  les 
cotonnades  brodées,  les  velours  et  les  draps  d'or,  tandis  que 
d'autres  portaient  encore  les  grossières  fourrures  des  mon- 
tagnards ou  le  poshteen  afgan,  manteau  de  peau  d'agneau 
teint  extérieurement  en  jaune  et  orné  de  broderies  de  soie  de 
même  couleur.  La  moitié  environ  de  ces  chefs  avait  échangé 
le  costume  national  contre  l'uniforme  des  troupes  indigènes 


43o  LA     BBYUE     DE     PARia 

au  service  de  TAngleterre,  qui  très  habilement  a  donné  des 
grades  aux  plus  sûrs  d*entre  eux  dans  les  corps  irreguliers 
formés  pour  eml^igader  les  turbulentes  tribus  de  la  frontière. 

A  onze  heures,  une  salye  de  coups  de  canon  annonçait  que 
le  Gouverneur  quittait  sa  résidence,  et  celui-ci  faisait  bientôt 
après  son  apparition  en  victoria  découverte,  escorte  par  un 
peloton  de  lanciers  et  entouré  de  son  état*major.  ha  colonel 
Dane,  que  la  confiance  de  Lord  Curzon  et  son  expérience  du 
pays  ont  placé  à  la  tête  de  la  nouvelle  province  du  Nord-Ouest, 
est  un  homme  d'une  cinquantaine  d'années,  élancé  dans  son 
habit  noLL'  et  or  semblable  aux^  uniformes  diplomatiques,  et 
impassible  comme  il  convient  à  un  représentant  de  l'empire 
britannique.  Tout  le  monde  s'étant  levé  à  son  apparition,  il 
monta  sur  Testrade  aux  sons  du  God  save  ihe  king,  s'assit  sur  le 
trône  préparé  et,  ayant  coiffé  son  bicorne  à  plumes  blanches, 
commença  à  recevoir  l'hommage  des  chefs  qui  lui  étaient 
présentés  et  nommés  par  son  secrétaire  particulier,  également 
en  grand  uniforme.  Un  interprète  indigène,  chargé  des  céré- 
monies, donnait  aux  chefs  les  indications  nécessaires  pour  se 
présenter  à  tour  de  rôle  devant  le  trône  ;  là  ils  s'inclinaient  à 
l'appel  de  leur  nom,  tandis  que  le  Gouverneur  leur  touchait  la 
main  du  bout  de  ses  doigts  gantés,  en  esquissant  pour  chacun 
d'eux  un  vague  geste  de  salut. 

Puis  ceux  d'entre  eux  qui  portaient  l'uniforme  militaire 
furent  présentés  à  leur  tour  par  les  officiers  anglais  comman- 
dant les  corps  spéciaux  auxquels  ils  appartenaient,  tandis  que 
le  colonel  Dane,  au  lieu  de  leur  tendre  la  main,  touchait  la 
poignée  du  sabre  qu'ils  lui  présentaient  en  signe  d'hommage. 

Après  cette  cérémonie  fort  longue,  tous  ayant  repris  leurs 
places,  le  Gouverneur  se  leva  dans  le  silence  général  et  com- 
mença d'une  voix  un  peu  lasse  et  comme  indifférente  la 
lecture  d'un  discours  en  anglais,  dans  lequel  il  rappelait  les 
raisons  spéciales  de  la  réunion  actuelle,  résumait  en  ce  qui 
concerne  les  indigènes  les  bénéfices  de  l'œuvre  gouvernemen- 
tale entreprise  depuis  trois  ans  dans  la  province,  engageait  les 
chefs  à  rester  inébranlablement  attachés  à  la  cause  britannique 
en  raison  même  de  ces  bienfaits,  leur  donnait  enfin  d'utile» 
conseils  pour  la  conduite  de  leurs  affaires  intérieures,  notam- 
ment pour  le  règlement  pacifique  de  leurs  querelles  intestines. 


SUR     LA    FRONTIÈRE    NORIh-OUEST     DE    L*INDE  43l 

non  sans  leiir  rappeler  en  passant  de  qvtéla  moyen»  de  répres- 
sion Tautorité  disposait  pour  le  caa  où  ils  ne  seraient  pas  dis- 
posés à  profiter  de  ses  conseils. 

Le  Gouverneur  s*étant  rassis,  son  discours  fut  immédiate- 
ment traduit  par  l'interprète  indigène  en  pushta,  c'est-à-dire 
en  afghan,  langue  la  plus  connue  de  tous  les  chefs  présents. 
Il  est  à  remarquer  que  dans  cette  traduction  Tempereur-roi 
était  désigné  par  le  titre  de  Shah-in-Shah,  roi  des  rois,  ce  qui 
dut  sembler  quelque  peu  étrange  à  ces  musulmans  orthodoxes, 
surtout  à*  ceux  d'entre  eux  qui  connaissaient  le  Hadiik  du 
Prophète.  <(  Shah-in-Shah,  roi  des  rois,  est  le  terme  le  plus 
abject  dont  on  puisse  saluer  un  homme,  car  il  n'y  a  pas 
d'autre  roi  des  rois  qu'Allah  ^  ^ 

Le  Gouverneur  fit  ensuite  appeler  devant  lui  un  des  chefs 
auquel  il  remit  un  diplôme  lui  conférant  le  titre  de  natvab  en 
raison  de  ses  bons  services,  puis  un  agent  de  police  sur  la 
poitrine  duquel  il  attacha  une  médaille  d'argent  pour  le 
récompenser  d'avoir  arrêté  dans  les  rues  de  la  vUle,  au  péril 
de  sa  vie,  un  individu  dangereux.  Après  quoi  le  secrétaire  par- 
ticulier déclara  le  Durbar  clos,  aussi  solennellement  qu'il 
l'avait  déclaré  ouvert,  et  les  invités  du  Gouverneur  se  diri- 
gèrent vers  le  buffet  préparé,  pendant  que  les  chefs  indigènes 
quittaient  la  tente  par  petits  groupes,  en  commentant  pru- 
demment l'événement,  et  cpe  les  troupes  défilaient,  musique 
en  tête,  pour  regagner  leurs  cantonnements. 

A  la  sortie  du  Durbar,  nous  nous  rendîmes  immédiatement 
chez  le  major  Ross-Keppel,  bien  connu  de  tous  ceux  qui  ont 
eu  affaire  sur  cette  frontière,  où  il  a,  à  titre  àepoUtical  agent, 
la  direction  de  toutes  les  affaires  concernant  la  passe  de 
Khyber.  Nous  lui  demandâmes  l'autorisation  nécessaire  pour 
visiter  celle-ci.  De  lui-même,  il  nous  conseilla  la  visite  de  la 
passe  de  Malakand  et  de  la  vallée  de  Swat,  dont  l'accès  dépen- 
dait de  son  collègue,  le  political  agent  de  Malakand. 

Sur  son  avis  nous  nous  adressâmes  aux  bureaux  du  Gou- 
vernement, où  nous  fûmes  accueillis  par  le  secrétaire  du 
colonel  Dane»  M.  Johnston,  celui  même  qui  exerçait  au 
Durbar  les  fonctioiis  de  chef  du  protocole.  II  avait  reçu  de 


432  LA     REVUE     DE     PARIS 

Simla,  c'est-à-dire  du  Gouvernement  Général,  des  instruc- 
tions à  notre  sujet,  prescrivant  de  nous  donner  toutes  faci- 
lités, et  il  nous  promit  une  réponse  favorable  à  notre  demande. 
Peu  après,  en  effet,  il  nous  faisait  parvenir  une  lettre  fort 
aimable  signée  du  major  Godfrey,  agent  politique  à  Malakand, 
qui  nous  offrait  l'hospitalité  dans  sa  résidence  pour  nous 
faciliter  la  visite  de  cette  région  où  n'existe  aucune  installation 
à  l'usage  des  voyageurs. 

Dans  la  soirée,  comme  nous  faisions  nos  achats  de  vivres 
pour  la  route  chez  le  principal  marchand  parsi  de  Peshawer, 
nous  recueillîmes  dans  son  magasin  la  nouvelle  qu*un  des 
très  rares  Européens  résidant  en  Afghanistan  avait  été  assas- 
siné l'avant-veille  à  l'entrée  de  la  passe  de  Khyber  que  nous 
allions  visiter.  C'était,  nous  dit-on,  un  Allemand  nommé 
Fleischer,  depuis  dix-huit  ans  au  service  de  l'Emir  de  Kaboul 
dont  il  dirigeait  la  fabrique  d'armes.  Malgré  ce  fâcheux  pré- 
cédent, nous  nous  mettions  en  route  le  lendemain  de  bonne 
heure  dans  une  de  ces  voitures  légères  qu'on  nomme  ici  tam- 
tant,  attelées  de  deux  chevaux  et  conduites  par  un  cocher 
indigène,  afghan  de  costume  et  de  race.  La  route  de  Peshawer 
à  Khyber  se  dirige  droit  à  l'ouest  vers  la  frontière  à'  travers 
la  plaine  arrosée  par  la  rivière  de  Kaboul  et  ses  affluents,  qui 
sont  au  Nord  la  rivière  de  Swat  et  au  Sud  celle  de  Bara  qui 
passe  à  Peshawer  même.  Un  cercle  de  montagnes  limite  cette 
plaine,  habitée  par  les  tribus  aux  noms  célèbres  et  farouches 
Mahsuds,  Waziris,  Afridis,  Zakka-Khels,  Mohmands,  Orak- 
sais,  etc.,  et  ouverte  à  l'est  seulement  d'une  trouée  par  laquelle 
la  rivière  de  Kaboul  va  rejoindre  l'indus  en  amont  du  pont 
du  chemin  de  fer  à  Attock. 

Notre  attelage  dépassa  rapidement  la  zone  des  cultures 
qui  va  de  la  sortie  de  Peshawer  jusqu'au  poste  gardé  par  la 
milice,  qu'on  appelle  le  tombeau  de  Ilari  Singh,  d'après  le 
nom  du  fameux  général  Sikh  qui  défendit  la  région  contre 
les  Afghans  et  fut  tué  en  1837  dans  un  dernier  combat  livré 
près  d'ici  aux  troupes  de  l'Emir  Dost  Mohammed.  La  plaine 
nue  et  caillouteuse  s'étend  au  delà  jusqu'au  pied  des  mon- 
tagnes, semée  de  quelques  mares  à  demi  desséchées.  A  partir 
du  blockhaus  de  Kathchgarhi,  tour  carrée  en  terre  sèche 
gardée  par  les  sepoys,  la  route  commence  à  monter  insensi- 


SUR     LA     FRONTIÈRE     NORD-OUEST    DE     l'iNDE  433 

blement  jusqa  au  fort  de  Jamnid,  situé  à  dix  milles  et  demi 
du  cantonnement  de  Peshawer  et  marquant  la  frontière  entre 
rinde  et  l'Afghanistan . 

Ce  fort  qui  seul  émerge  de  la  plaine  «  comme  une  tourelle 
de  cuirassé  *  »  s'impose  de  très  loin  par  sa  masse  formée  de 
trois  murs  en  retrait  soutenant  des  terrasses  dont  Ta  plus  élevée 
domine  de  cent  pieds  le  sol.  Le  réduit  central  en  pierres 
sèches  date  sans  doute  de  la  domination  afghane  et  témoigne 
de  réparations  successives,  faites  notamment  par  Hari  Singii; 
il  est  armé  de  canons,  et  la  garnison  du  fort  est  fournie  par 
l'infanterie  régulière  de  l'armée  indienne,  avec  les  Khyber 
Rifles  dont  nous  reparlerons  bientôt.  Un  petit  chemin  de  fer 
stratégique,  avec  un  seul  train  quotidien  dans  chaque  sens, 
relie  Jamrod  à  la  gare  et  aux  casernements  de  Peshawer.  Une 
barrière  de  pierres  ferme  la  route,  entre  le  fort  et  un  vaste 
caravansérail  destiné  au  repos  des  caravanes  et  aux  visites  de 
la  douane,  et  c'est  là  également  que  la  police  vise  le  permis 
des  voyageurs  admis  à  pénétrer  dans  la  passe.  Celle-ci  en  effet, 
n'est  ouverte  au  transit  que  deux  fois  par  semaine,  le  mardi 
et  le  vendredi,  jours  pendant  lesquels  elle  est  militairement 
gardée  par  un  corps  spécial  organisé  à  cet  effet  et  qui  porte 
son  nom,  les  «  Khyber  Rifles  ». 

Deux  grandes  caravanes  commerciales,  parties  l'une  de 
Kaboul,  l'autre  de  Peshawer,  et  accompagnées,  la  première 
par  les  soldats  de  l'Emir,  la  seconde  par  les  troupes  indiennes, 
se  croisent  ces  jours-là  dans  la  passe  et  échangent  leur 
escorte.  Celle  qui  part  de  Peshawer  quitte  la  ville  indigène  la 
veille  du  jour  où  la  passe  est  ouverte,  couche  au  caravansérail 
de  Jamrud,  et  le  lendemain  à  Lundi  Kotal,  à  l'extrémité 
occidentale  de  la  passe,  où  se  trouve  un  autre  fort  anglais  avec 
un  vaste  terrain  de  campement  semé  de  tentes;  jusqu'à  ce 
dernier  point  la  route  seulement  est  considérée  comme  placée 
sous  le  protectorat  anglais,  tout  le  territoire  environnant  à 
partir  de  Jamrud  restant  afghan. 

Les  permis  pour  circuler  dans  la  passe  sont  délivrés  par 
l'agent  politique  de  Khyber  dont  nous  avons  parlé  ;  ils  sont, 
pour  les  voyagenrs  européens,  valables  un  seialjour  avec  l'aùto- 

1.  H.  Foncher,  la  Frontière  indo-afghane. 

i5  Mai  1908.  14 


434  LA.     REVUE     DE     PARIS 

risation  d'aller  jusqu'au  fort  d'Ali  Musjid,  entre  Jamrud  et 
Lundi  Kotal,  et  ils  portent  les  minutieuses  prescriptions  sui- 
vantes, que  je  traduis  du  texte  anglais  : 

1°  Le  permis  doit  être  exhibé  au  poste  de  douane  de  Khyber  à 
Jamrud;  2"  Les  visiteurs  ne  sont  pas  autorisés  à  franchir  Jamrud 
à  l'aller  après  onze  heures  et  demie  du  matin  ;  3°  Ils  doivent  s'arranger 
pour  quitter  Ali  Musjid  au  plus  tard  à  deux  heures  de  l'après-midi 
pour  le  retour;  4°  Us  ne  sont  pas  autorisés  à  visiter  les  blockhaus 
et  les  travaux  de  défense  à  Ali  Musjid. 

Ces  prescriptions,  qui  limitent  aux  heures  du  milieu  de  fà 
journée  le  séjour  à  faire  dans  la  passe,  sont  destinées  à  assurer 
la  sécurité  des  voyageurs  venus  pour  la  visiter,  qu'ils  pro- 
fitent ainsi  du  temps  pendant  lequel  elle  est  gardée  par  les 
Khyber  Rifles  pour  le  passage  des  deux  grandes  caravanes 
commerciales.  Les  permis  ne  sont,  bien  entendu,  délivrés  que 
pour  les  jours  où  elles  se  croisent  dans  le  défilé,  c'est-à-dire 
le  mardi  et  le  vendredi  de  chaque  semaine  ;  mais  ils  peuvent 
être  et  sont  refusés  en  temps  de  trouble,  lorsque  des  raids 
sont  à  craindre  de  la  part  des  tribus  montagnardes,  comme  il 
s'en  était  produit  peu  de  jours  avant  notre  visite. 

Après  avoir  fait  viser  notre  permis  au  poste  de  milice  placé 
à  l'entrée  du  caravansérail,  nous  franchîmes  la  porte  de  la 
barrière  en  pierre  sèche  qui  coupe  la  route  et  marque  la  fron- 
tière, et  nous  continuâmes  droit  vers  l'ouest  et  l'entrée  du 
défilé,  étroite  entaille  en  forme  de  V  qui  s'ouvrait  devant  nous 
dans  la  muraille  montagneuse.  Le  hameau  indigène  de  Jamrud, 
avec  ses  pauvres  maisons  de  terre  et  ses  rares  arbustes  rabou- 
gris, rompait  seul  la  monotonie  du  sol  pierreux;  au  Nord,  sur 
les  éperons  montagneux  qui  s'avancent  dans  la  plaine,  on  dis- 
tinguait trois  grandes  maisons  fortifiées  des  Afridis  et  une 
autre  plus  au  Sud. 

A  partir  de  l'entrée  du  défilé  où  nous  arrivons  bientôt,  la 
route  commence  à  monter  plus  abruptement  par  des  lacets  et 
des  boucles  entre  les  parois  de  schiste  et  de  calcaire.  Aucune 
végétation,  sauf  la  maigre  brousse  de  plantes  désertiques  et 
quelques  arbrisseaux  entre  les  pierres  ;  aucune  eau  courante  ne 
rafraîchit  l'aridité  de  ce  noir  paysage.  Peu  après  l'entrée  se 
dresse    le    blockhaus   de  Jehanghara,  confié   également  aux 


SUll     LA    FRONTIÈRE    NORD-OUEST     DE     l'iNDE  ^35 

Khyber  Rifles;  plus  loin,  celui  de  Shishagarh  surveille  plu- 
sieurs tournants  de  la  route  :  on  l'appelle  de  ce  nom  (la  maison 
des  miroirs)  parce  qu'il  sert  pour  les  signaux  optiques;  une 
ligne  télégraphique  traverse  d'ailleurs  la  passe,  coupant  à  tra- 
vers les  rochers  sans  suivre  les  courbes  de  la  grande  route, 
tandis  qu'un  bon  chemin,  praticable  à  Tartillerie,  monte  à 
Shishagarh  et  de«sert  ce  poste.  A  côté  de  ces  petits  forts 
anglais,  se  surveillant  et  s'enserrant  réciproquement,  s'élèvent 
les  blockhaus  des  Afridis,  bâtis  de  même,  en  forme  de  carrés 
oblongs  avec  d'étroites  fenêtres  masquées  par  des  hourdages 
blindés  de  fer  chez  les  Anglais  :  tous  ces  forts  sont  placés  sur 
des  rochers  isolés  pour  défier  l'escalade,  et  les  deux  côtés  de 
la  route  sont  gardés  à.  de  courtes  distances  par  des  sentinelles 
doubles,  prises  parmi  les  Rhyber  Rifles. 

Ce  corps  a  été  formé  avec  les  Afridis  que  le  Gouvernement 
des  Indes  a  jugé  plus  habile  de  prendre  en  partie  à  sa  solde 
pour  diminuer  leurs  incursions.  Les  Khyber  Rifles  forment  un 
régiment  de  douze  cents  hommes,  distribué  en  deux  bataillons 
et  douze  compagnies  :  leur  création  date  de  1900  et  ils  rem- 
placent l'ancienne  miUce  qui,  insuffisamment  encadrée  pen- 
dant les  troubles  de  1897,  avait  pris  parti  contre  les  Anglais, 
et  avait  permis  aux  Afridis  de  se  rendre  temporairement  maî- 
tres de  la  passe. 

Aujourd'hui  encore,  malgré  cette  leçon,  l'état-major  des 
Khyber  Rifles  est  seul  Anglais;  il  se  compose  d'un  comman- 
dant du  corps,  qui  a  à  sa  disposition  quarante-six  cavaliers  avec 
gradés  indigènes,  de  deux  chefs  de  bataillon,  de  deux  lieute- 
nants et  d'un  adjudant;  tous  les  autres  officiers  et  gradés  sont 
pris  parmi  les  indigènes  de  l'armée  des  Indes  :  leur  quartier 
général  est  à  Jamrud;  à  Lundi  Kotal  le  fort  est  gardé,  non  par 
eux,  mais  par  un  détachement  de  troupes  régulières. 

Une  demi-heure  après  l'entrée  du  défilé,  la  voiture  atteint  le 
sommet  de  la  montée  et  pénètre  dans  un  cirque  cerné  de 
hauteurs  et  bossue  de  vallonnements,  qui  descend  en  pente 
douce  vers  Ali  Musjid.  La  route  franchit  une  arche  de  pont  sur 
un  torrent  à  sec,  puis  passe  devant  un  village  afridi  aux  maisons 
fortifiées,  sur  la  rive  opposée  d'un  ruisseau  où  coulent  en 
cette  saison  quelques  filets  d'eau  et  où  l'on  campe.  C'est  Ali 
Musjid  (la  mosquée  d'Ali);  la  voiture   y   arrive  une   heure 


436  L^     REVUB     DE     PARIS 

emriron  après  aYoir  franchi  l'entrée  de  la  passe  :  elle  ne  peut 
d^aillenrs  dépasser  ce  point,  la  route  n'étant  aménagée  ensuite 
que  pour  les  cavaliers  et  les  petits  chariots  du  pays.  Le 
grand  fort  anglais  qui  coupe  ici  la  route  et  garde  Tentrée 
d'un  autre  rétrécissement  du  défilé  est  édifié  sur  un  immense 
rocher  à  pic,  isolé  au  milieu  de  la  passe,  rappelant  asses  la 
disposition  du  fort  du  Roule  qui  domine  le  port  de  Cherbourg; 
deux  autres  blockhaus  plus  petits  l'appuient,  l'un  au  >îord, 
l'autre  au  Sud  de  la  route.  La  mosquée  qui  a  donné  son  nom 
à  la  place  est  un  simple  kiosque  de  maçonnerie,  carré  et 
blanchi  à  la  chaux,  au  centre  d'une  terrasse  sur  laquelle  les 
non-musulmans  ne  peuvent  pénétrer.  Une  sentinelle  détachée 
du  fort  et  les  quelques  indigènes  du  village  voisin  qui  animent 
la  sauvagerie  et  la  solitude  du  lieu  se  chargent  d'avertir  les 
visiteurs  que  la  route  seule  leur  est  permise  et  qu'ils  ne  peu- 
vent pas  s'en  écarter  sans  s'exposer  aux  balles  des  Afridis 
qu'on  devine  derrière  les  rochers  proches.  La  sentinelle  est 
munie  aussi  d'une  pancarte  avertissant  les  voyageurs  qu'ils  ne 
doivent  pas  s'approcher  du  fort  et  qu'ils  ne  peuvent  s'attarder 
ici  plus  tard  que  deux  heures  et  demie  après  midi.  Malgré  ces 
défenses,  comme  il  n'existait  aucune  maison  sur  le  bord  de  la 
route  où  nous  abriter,  nous  nous  installâmes  sous  un  arbre 
situé  à  quelque  distance  de  la  roule,  par  conséquent  en  terri- 
toire afghan,  et  nous  y  procédâmes,  parmi  de  vieux  murs 
ruinés,  à  notre  déjeuner  qui  ne  fut  d'ailleurs  troublé  par 
•aucun  incident.  Le  soleil  était  assez  vif  en  ce  jour  d'automne 
et  le  thermomètre  marcpiait  20  degrés  à  l'ombre  des  arbres. 
Au  pied  de  la  terrasse  de  la  mosquée  d'Ali  une  plaque  scellée 
au  mur  de  soutènement  porte  la  date  de  1898  et  le  nom  du 
général  Grant,  qui  réprima  le  soulèvement  afridi  dont  nous  avons 
parlé  plus  haut  à  propos  de  l'organisation  des  Khyber  Rifles. 
D'autres  souvenirs  se  rattachent  à  ce  point,  que  les  Anglais 
ont  au  cours  du  dernier  siècle  disputé  aux  Afghans  et  aux 
tribus  de  frontières.  Avant  eux,  d'autres  races  avaient  laissé 
leur  marque  en  ce  lieu  historique  où  passèrent  la  plupart  des 
conquérants  de  l'Inde,  sauf  Alexandre  le  Macédonien  qui 
tourna  par  le  Nord,  et  les  forts  voisins  portent  les  traces  des 
trois  grandes  époques  qui  constituent  l'histoire  du  pays  : 
bouddhique,   musulmane  et  anglaise.  Pour  ne  parler  que  de 


SUR     LA     FRONTIERE     NORD-OUEST     DE     L  INDE 


437 


celte  dernière,  c'est  ici  que  passa  le  &  arril  i843  la  colonne 
du  général  PoUock,  qui  déliyra  la  garnison  anglaise  assiégée 
sous  les  ordres  de  Sale  dans  Jellahabad,  à  mi-chemin  entre 
Peshawer  et  Kaboul,  et  marcha  sur  Kaboul  pour  venger 
la  défaite  et  la  mort  des  quinze  mille  soldats  de  l'armée  des 
Indes  massacrés  au  mois  de  janvier  précédent,  pendant  qu'ils 
évacuaient  TÂfghnîstan,  sauf  un  seul  qui  avait  pu  échapper 
pour  porter  la  nouvelle  du  désasti^.  Les  Khyberis,  à  l'annonce 
de  l'arrivée  de  la  colonne  de  secours,  avaient  bloqué  l'entrée 
de  la  passe  avec  une  barricade  faite  de  pierres,  de  terre  sèche  et 
de  branchages;  escaladant  les  hauteurs  voisines,  une  partie  des 
troupes  de  Pollock  opéra  une  attaque  par  l'arrière,  ce  qui 
permit  au  général  d'enlever  la  barricade  et  de  forcer  l'entrée  de 
la  passe.  De  là  il  fallut  presque  un  jour  entier  pour  Caire  atteindre 
Ali  Musjid  au  long  convoi  de  munitions  et  de  provisioas 
destiné  à  ravitailler  la  garnison  assiégée  dans  Jellahabad.  Le 
fort  d'Ali  Musjid  avait  été  abandoimé  par  les  Khyberis,  et  le 
jour  suivant  la  colonne  de  secours  entrait  dans  Jellahabad  pour 
continuer  de  là  sa  marche  vers  l'ouest  et  battre  le  lendemain 
les  A%hans  de  Mohammad  Akbar  et  leur  reprendre  deux 
drapeaux  et  quatre  canons. 

On  sait  que  cette  première  campagne  d'Afghanistan  (i83^ 
i84a)  se  termina  par  la  réoccupation  de  Kaboul  et  le  rachat 
des  prisonniers  qui  y  survivaient,  après  quoi  l'armée  indienne 
repassa  la  frontière.  Durant  la  seconde  campagne  de  1879, 
sous  la  conduite  de  Lord  Roberts,  Ali  Musjid  fut  également 
le  théâtre  de  vifs  combats  entre  les  Anglais  et  les  Afghans, 
combats  qui  amenèrent  une  nouvelle  occupation  de  Kaboul, 
suivie  d'un  nouveau  retrait  des  troupes  britanniques. 

Le  a3  août  1897,  dix  mille  Afridis  se  jetaient  soudainement 
sur  ce  poste,  gardé  par  leurs  compatriotes  des  Khyber  Rifles, 
s'en  rendaient  maîtres  presque  sans  coup  férir,  et  s'emparaient 
le  lendemain  du  caravansérail  de  Lundi  Kotal,  tandis  que  la 
tribu  voisine  des  Barakzais,  encouragée  par  cet  exemple, 
enlevait  quinze  jours  après  le  fort  de  Saragarhi  qui  garde  le 
passage  des  monts  Samana  au  Sud-Ouest  de  Peshawer.  Telle 
fut  l'origine  de  la  campagne  du  Tirah,  dirigée  par  Sir  Willian 
Lockart,  alors  général  en  chef,  qui  amena  la  célèbre  affaire  du 
plateau  de  Durgai,  où  les  Gordon  Highlanders  se  couvrirent 


438  LA     REVUE     DE     PARIS 

de  gloire,  et  qui  se  termina  au  bout  de  six  mois  par  la  réoccu- 
pation de  la  passe  de  Khyber  et  un  nouveau  retour  au  statu  quo. 
Vingt  mille  hommes  de  troupes,  dont  un  tiers  européen,  dix-huit 
mille  coolies,  vingt-quatre  mille  bêtes  de  somme  avaient  été 
engagés  dans  cette  expédition. 

Peu  après  midi,  comme  nous  achevions  notre  repas  en 
remuant  ces  souvenirs,  une  lointaine  rumeur  et  le  passage  de 
quelques  cavaliers  nous  annonça  l'approche  des  deux  cara- 
vanes, la  première  venant  de  Kaboul,  la  seconde  de  Peshawer, 
qui  allaient  se  croiser  ici.  Bientôt  apparurent  les  têtes  des  deux 
colonnes,  débouchant  Tune  du  couchant  l'autre  du  levant,  et 
de  longues  files  de  chameaux,  de  bœufs  et  d'ânes  commen- 
cèrent à  serpenter  sur  les  flancs  de  la  montagne  pour  se 
rejoindre  aux  bords  du  ruisseau  coulant  à  nos  pieds.  Elles  se 
croisèrent  sans  s'arrêter,  mais  pendant  le  long  défilé  nous 
pûmes  à  loisir  contempler  ce  spectacle,  qui  donnait  l'im- 
pression de  deux  peuples  en  marche. 

Les  hommes  et  les  femmes,  uniformément  vêtus  du  costume 
afghan  :  cotonnade  bleue  et  peaux  de  mouton,  marchaient  pieds 
nus  à  côté  de  leurs  bêtes,  pendant  que  les  enfants,  les  chiens,  la 
volaille  étaient  juchés  sur  les  selles,  leurs  têtes  sortant  seules 
des  sacs  où  ils  étaient  suspendus.  Chacune  des  caravanes  comp- 
tait, autant  que  nous  en  pûmes  juger,  environ  cinq  cents  cha- 
meaux et  un  nombre  double  d'ânes  et  de  bœufs,  ce  qui  formait 
un  total  de  trois  mille  bêtes  de  charge,  probablement  égal  à 
celui  des  humains  qui  les  accompagnaient.  Le  convoi  venant  de 
Peshawer  était  beaucoup  plus  chargé  que  celui  de  Kaboul;  il 
apportait  les  produits  de  Tlnde,  principalement  les  colonnades 
et  les  objets  manufacturés,  en  échange  des  peaux,  des  fruits 
séchés  et  des  autres  produits  naturels  de  l'Afghanistan.  Les 
enfants  étaient  placés  par  couples  sur  le  haut  des  chameaux, 
les  chiens  et  les  poules  sur  le  dos  des  ânes;  quant  aux  bœufs, 
ils  rappelaient  par  leur  silhouette  et  leurs  longs  poils  les  yaks 
de  l'Himalaya,  ou  ces  métis  de  yaks  et  de  vaches  qu'on  nomme 
en  tibétain  dzo,  mais  avec  une  taille  supérieure.  Chacune  de 
ces  caravanes,  qu'on  appelle  ici  (du  nom  arabe)  kafila,  était 
précédée  de  quelques  lanciers  de  l'armée  des  Indes  et  escortée 
d'une  escouade  d'infanterie  indigène.  Au  milieu  du  convoi 
venant  de  Kaboul  défila  une  de  ces  voitures  indigènes  connues 


SUR    LA     FRONTIÈRE     NORD-OUEST     DE     l'iNDE  /fSg 

80US  le  nom  de  tonga,  très  basses  sur  roues  et  résistantes,  qui 
peuvent  passer  par  toutes  les  routes  :  les  rideaux  en  toile 
blanche  étaient  baissés  et  trois  cavaliers,  sabre  au  poing  l'escor- 
taient. Intrigués  par  cet  appareil  inusité  en  pareil  cas,  nous  nous 
informâmes  et  apprîmes  que  la  voiture  ramenait  à  Peshawer  le 
cadavre  du  malheureux  Fleischer,  dont  la  veille  nous  avions 
appris  la  mort.  D'après  ce  qui  nous  fut  raconté  plus  tard,  il 
venait  d'être  tué  à  la  halte  de  Dakka,  de  l'autre  côté  de  la 
passe,  par  les  propres  soldats  de  l'Emir  chargés  de  lé  pro- 
téger. Au  cours  d'une  querelle  avec  ceux-ci,  disait-on,  des 
termes  injurieux  lui  auraient  échappé,  grave  faute  avec  les 
Afghans  qui  ne  pardonnent  jamais  une  insulte.  Pour  se  défendre 
de  leur  riposte,  il  aurait  fait  le  geste  de  porter  la  main  à  son 
revolver,  geste  arrêté  par  celui  du  chef  d'escorte  (dujfadar)  qui 
l'aurait  frappé  d'une  balle  entre  les  yeux,  pendant  que  les  autres 
soldats  lui  tiraient  plusieurs  coups  de  fusil.  Fleischer  n'était 
pas,  ajoutait-on,  de  nationalité  allemande,  mais  autrichienne  - 
chargé  de  la  direction  de  la  manufacture  d'armes  de  l'Émir,  il 
était  venu  en  Afghanistan  comme  agent  de  la  maison  Krupp  et 
y  avait  fait  un  long  séjour;  il  venait  de  demander  un  congé 
pour  aller  à  la  rencontre  de  sa  femme  et  de  ses  enfants,  venus 
d'Europe  pour  le  rejoindre,  et  se  rendait  à  Bombay  :  c'est  un 
cadavre  que  ces  malheureux  allaient  trouver  en  débarquant 
aux  Indes.  D'après  les  journaux,  le  duffadar  meurtrier,  arrêté 
par  les  soldats  de  l'Emir,  aurait  été  exécuté  par  ordre  de 
ce  dernier,  en  même  temps  que  Fleischer  était  enterré  à 
Peshawer. 

Pendant  que  la  caravane  venant  de  Kaboul  continuait  sa 
marche  vers  l'Est  avec  son  funèbre  fardeau,  nous  reprenions  le 
nôtre  à  sa  suite,  au  milieu  de  la  confusion  causée  dans  l'étroit 
défilé  par  le  croisement  des  deux  convois.  Les  chameaux  hurlant 
se  mettaient  en  travers  de  la  route,  pendant  que  les  ânes  opi- 
niâtrement refusaient  d'avancer,  et  que  les  bœufs  affolés  pre- 
naient le  galop  en  rejetant  leurs  charges.  Il  fallut  les  efforts 
de  nos  chevaux  et  les  grands  coups  de  fouet  de  notre  conducteur 
pour  sortir  sains  et  saufs  de  la  mêlée  et  gagner  la  tête  de  la 
colonne;  la  route  étant  libre  ensuite  et  la  pente  rapide,  nous 
eûmes  bientôt  rejoint  l'entrée  de  la  passe;  et  delà,  à  travers  la 
plaine^  nous  regagnâmes  Peshawer  avant  que  le  soleil  fût  couché 


44o  LA     REVUE     DE     PARIS 

derrière  la  muraille  de  montagnes  dont  nous  venions  de  visiter 
Tunique  porte. 


* 
mt  « 


Le  lendemain  la  novembre,  usant  de  Taulorisation  excep- 
tionnelle qui  nous  avait  été  accordée,  nous  quittions  Peshawer 
pour  visiter  au  Nord  les  nouveaux  territoires  annexés  depuis  1 896 
à  l'empire  britannique  sous  le  nom  d'agence  de  Swat,  Dir  et 
Tchiti-al  :  ces  trois  pays  de  protectorat,  situés  au  delà  de 
rinde  proprement  dite,  forment  la  liaison  entre  sa  frontière 
Nord-Ouest  et  le  plateau  aujourd'hui  russifié  des  Pamirs  :  de  la 
station  de  Nowsh/era,  camp  anglais  établi  sur  la  rive  droite  de 
Kaboul,  à  27  milles  à  TEst  de  celui  de  Peshawer,  se  détache 
une  ligne  ferrée  à  voie  étroite  qui  court  à  travers  le  plateau  jus- 
qu'au pied  des  montagnes  qui  bordent  celui-ci  au  Nord.  Cette 
voie  stratégique  est  destinée  surtout  à  desservir  le  grand  camp 
de  Hoti  Mardan,  à  i5  milles  de  Nowshera,  où  tient  garnison  le 
corps  des  guides  de  la  Punjab  Frontier  Force,  et  le  fort  de  Durgai, 
construit  à  son  terminus,  25  milles  plus  loin  que  Mardan. 
Commercialement,  ce  chemin  de  fer  parait  d'ailleurs  une 
erreur,  car  les  marchandises  qui  descendent  de  la  vallée  du 
Tchitral,  afin  d'éviter  le  transbordement  vont  jusqu'à  Nowshera 
pour  être  chargées  directement  sur  la  grande  ligne  du  Punjab. 
Le  fort  de  Durgai,  établi  comme  celui  de  Jamrud  à  l'extrémité 
de  la  plaine  pierreuse  et  nue,  sert  de  base  pour  la  relève  et  le 
ravitaillement  des  troupes  échelonnées  plus  au  Nord  sur  les  nou- 
veaux territoires  que  nous  allions  visiter;  la  voie  ferrée  cessant 
ici,  les  transports  au  delà  se  font  par  ces  charrettes  indigentes 
appelées  tongas  et  ekkas,  dont  un  grand  nombre  est  emmagasiné 
dans  un  enclos  établi  autour  du  fort.  A  pai*t  Las  bâtiments  mili- 
taires et  le  hangar  de  la  station,  Durgai,  isolé  dans  la  plaine, 
n'offre  aucune  habitation,  et  il  n'y  a  même  pas,  comme  à  Jamrud, 
un  hameau  indigène.  Il  ne  doit  pas  être  confondu  avec  un  autre 
Durgai»  celui  du  Tirah  dont  nous  avons  parlé  plus  haut. 

Un  indigène  nous  attendait  à  l'arrivée  du  train,  envoyé  par 
le  major  Godfrey,  agent  politique  chargé  de  l'administration 
des  nouveaux   territoires  qui  commencent    ici,   Durgai  for- 


SUR     LA     FRONTIÈRE     NORD-OUEST     DE     l'iNDE  44i 

mant  la  frontière  de  Tlnde  proprement  dite.  Le  fort  de  Mala- 
kand»  résiâence  du  major,  est  bâti  au  sommet  de  la  passe  à 
sept  milles  de  là.  La  route  peu  après  Durgai  commence  à 
monter  obliquement  sur  le  flanc  occidental  du  défilé  :  large  de 
donae  pieds  environ,  avec  un  petit  tunnel  en  son  milieu,  elle  est 
taillée  dans  le  baisalte,  le  calcaire,  le  grès  et  le  marbre  qui  se 
succèdent  sur  les  parois  rocheuses.  Celles-ci  sont  presque 
entièrement  nues,  comme  celles  de  Khyber,  avec  quelques 
arbustes,  surtout  des  pins  :  Tescarpement  et  la  hauteur  de  ces 
murailles,  rouges  au  soleil,  noires  à  Tombre,  accentuent  la  gran- 
deur et  la  sauvagerie  du  paysage.  Cette  route  est  aujourd'hui  à 
peu  près  la  seule  ujsitée  pour  aller  directement  par  le  Tchitral 
aux  Pamirs,  et  c'est  par  là  que  passent  la  plupart  des  caravanes 
qui  montent  ou  descendent  sur  le  chemin  du  Toil^Unmonde. 
Au  sonunet  de  la  passe  se  dresse  le  fort,  ou  plutôt  l'en- 
semble de  blockhaus  qui  constitue  le  camp  retranché  de 
Malakand.  Le  principal  est  bâti  sur  un  mamelon  isolé,  mais 
dominé  à  TEst  et  à  TOuest  par  d'autres  lignes  de  hauteurs  qui 
continuent  les  flancs  de  la  passe.  Au  Nord,  il  surplombe  pres- 
que à  pic  la  vallée  de  Swat,  où  serpente  la  route  du  Tchitral, 
et  est  placé  de  telle  sorte  qu'il  peut  surveiller  en  même  temps 
au  Sud  la  plus  grande  partie  de  la  passe  et  delà  plaine  que  nous 
venions  de  traverser.  La  garnison  de  Malakand  est  formée  par 
un  régiment  indigène  du  Punjab,  composé  par  moitié  d'hin- 
dous et  de  mahométans,  avec  cinq  officiers  européens,  dont  un 
médecin;  il  y  avait  autrefois  trois  régiments  cantonnés  ici, 
mais  on  a  dû  réduire  ce  contingent,  l'eau  nécessaire  pour  une 
telle  agglomération  d'honunes  manquant  à  cette  hauteur  : 
elle  doit  en  effet  être  pompée  au  pied  du  fort  par  une  roue 
que  tournent  des  bœufs  et  envoyée  par  un  système  de  tuyaux 
jusqu'au  sommet.  Les  approches  du  fort  central  sont  défen- 
dues par  d'autres  blockhaus,  placés  sur  des  mamelons  moins 
élevés  au  Nord,  à  l'Est  et  à  l'Ouest;  sur  les  éminences  voisines 
se  voient  aussi  les  restes  d'anciennes  tours,  datant  des  temps 
gpréco-bouddhiques,  et  de  petits  blockhaus  carrés  occupés 
actuellement  par  la  milice,  qui  est  chargée  de  garder  toute  la 
longueur  de  la  route  an  Nord  et  au  Sud;  cette  dernière  est  de 
phis  battue  par  les  deux  canons  de  campagne  montés  sur  la 
tour  du  réduit  central  du  fort. 


44â  LA     REVUI5     DE     PARIS 

Nous  y  fûmes  reçus  par  le  major  Godfrey  qui  a  avec  le  titre 
d'agent  politique  la  direction  administrative  des  territoires  de 
Swal>  Dir  et  Tchitral.  Le  protectorat  britannique  fut  déclaré 
en  1896  à  la  suite  de  la  campagne  faite  pour  secourir  la  petite 
gamisofi  anglaise  assiégée  au  Tchitral  par  les  tribus  voisines 
et  pour  assurer  les  communications  avec  ce  dernier  pays,  qui 
garde  la  principale  route  vers  les  Pamirs.  La  juridiction  de 
l'agent  politique  s'étend  à  partir  de  Durgai  sur  la  région  placée 
au  Sud  de  la  rivière  de  Swat,  qui  forme  les  districts  de  Swat 
et  d'Upper-Swat,  puis  au  Nord  de  la  rivière  sur  le  territoire  de 
Dir,  comprenant  la  vallée  de  Panja-kora  à  l'exception  des 
abords  immédiats  du  fort  de  Chak-Dara  réservés  à  l'autorité 
militaire,  et  enfin  au  delà  sur  le  Tchatral  ou  Tchitral.  Ce  der- 
nier territoire  est  séparé  de  celui  de  Dir  par  une  chaîne  de 
montagnes  que  nous  apercevions  au  Nord-Est  avec  ses  crêtes 
couvertes  de  neige  fraîche  ;  la  route  vers  les  Pamirs  ne  coupe 
pas  cette  chaîne  directement  au  Nord,  mais  la  tourne  à  l'Est 
sans  avoir  à  franchir  aucune  autre  passe  pour  pénétrer  dans  la 
vallée  du  Tchitral  que  la  passe,  très  aisée,  de  Katgalla,  puis  elle 
continue  à  remonter  cette  vallée  pour  se  heurter  au  Nord  à  des 
cols  aussi  élevés  que  dangereux  sur  la  ligne  de  crête  de  l'Hin- 
dou-Koush;  on  arrive  ainsi  par  le  col  de  Baroghil  (4090  m.) 
sur  le  Petit,  puis  sur  le  Grand  Pamir,  ou  au  Nord-Est  par  la 
passe  de  Dora  (5  o3o  m.)  au  pays  de  Badakhshan,  qui  conduit 
à 'la  vallée  supérieure  de  l'Amou-Daria  et  au  Turkestan  russe. 
Quelques  jours  avant  notre  arrivée,  une  des  avalanches  qui 
sont  le  péril  de  ces  défilés  avait  englouti  complètement  une 
caravane  dans  la  passe  de  Baroghil.  Il  faut  compter  une 
moyenne  de  sept  jours  d'étape  de  Malakand  à  Dir  et  quatre 
de  là  à  Kashkar,  capitale  du  Tchitral,  qu'il  ne  faut  pas  con- 
fondre avec  le  Kashgar  du  Turkestan  chinois.  De  là  on  peut 
aussi  continuer  à  l'Est  vers  Gilgit,  situé  à  neuf  jours  plus  loin, 
par  où  l'on  atteint  également  les  Pamirs  ;  Gilgit  est  la  résidence 
d'un  autre  agent  politique  anglais,  mais  il  est  plus  habituel 
pour  gagner  ce  dernier  poste  de  prendre  la  route  du  Kashmir, 
moins  difficultueuse  et  par  où  passent  les  courriers  de  la  poste. 

La  population  du  Tchitral  (les  Tchitralis)  et  celle  des  prin- 
cipautés de  Nagar  et  Hunza,  au  Nord  de  Gilgit,  ne  passent  pas 
pour  être  opposées  aux  Européens  ;  elles  professent  l'Islam  sans 


SUR    LA    FRONTIÈRE     NORD-OUEST    DE    l'iNDE  M'S 

fanatisme  et  un  chrétierf  ne  court  pas  de  grands  risques  parmi 
elles.  Il  n'en  est  pas  de  même  chez  les  gens  de  Swat  et  de  Dir, 
qui  de  plus  se  battent  fréquemment  entre  eux.  Les  Swatis 
sont  organisés  en  une  sorte  de  république  ;  c'est  une  confédé- 
ration de  villages  avec  ses  chefs  appelés  maliks  comme  ceux 
des  Afridis  sur  la  frontière  afghane.  Le  pays  de  Dir  est  placé 
sous  l'autorité  héréditaire  d*un  nawab,  qui  a  deux  fils  dont  le 
second  est  naturellement  en  lutte  ouverte  avec  son  aîné  :  de 
là,  au  moment  de  notre  passage,  un  état  de  troubles  qui  amena 
plusieurs  rencontres  entre  les  deux  partis  et  se  termina  par 
Temprisonnement  du  cadet  sur  Tordre  du  Nawab  ;  peu  après, 
Tordre  était  de  nouveau  troublé  dans  la  vallée  par  un  chef 
voisin,  le  Khan  de  Nawagai,  qui  manifestait  Tintention  de 
marcher  contre  Dir,  sans  doute  dans  Tintention  de  venir  au 
secours  du  plus  jeune  fils  du  Nawab.  Au  commencement  de 
janvier  igoB,  les  hostilités  effectives  entre  eux  commencèrent 
par  la  prise  d'un  fort  enlevé  par  le  chef  de  Nawagai  à  celui  de 
Dir,  et  la  colonne  mobile  constituée  par  les  Anglais  à  Malakand 
en  prévision  des  événements,  reçut  Tordre  de  se  porter  en  avant 
pour  venir  au  secours  de  ce  dernier  et  maintenir  la  ligne  de 
communication  avec  le  Tchitral,  ce  qui  indiquait  une  situa- 
tion assez  sérieuse.  Depuis  lors  Tagitation  continue  entre  les 
petits  clans  de  cette  frontière. 

Précédemment,  un  de  ces  mouvements  subits  qui  soulèvent 
parfois  la  population  de  ces  montagnes  avait  jeté  sur  le  fort 
de  Malakand  tous  les  Swatis  entraînés  par  un  mendiant  vision- 
naire, qui  avait  voyagé  en  Asie  Centrale  et  en  Afghanistan  et 
que  les  Anglais  appelèrent  le  Fakir  fou  (Mad  Fakir).  Du 
ag  juillet  au  2  août  1897,  ils  bloquèrent  les  trois  mille  hommes 
de  la  garnison  et  les  guides  de  Mardan  accourus  à  Taide,  qui  ne 
purent  être  dégagés  que  par  Tarrivée  de  deux  nouveaux  régi- 
ments. Les  Swatis  perdirent,  dit-on,  dans  Taflaire  trois  mille 
hommes,  mais  les  troupes  anglo-indiennes  n'eurent  pas  moins 
de  quarante-deux  tués  et  cent  quarante-cinq  blessés. 

Comme  toujours  entraînés  par  Texemple,  les  Mohmands  voi- 
sins se  soulevèrent  à  leur  tour,  sous  la  conduite  du  mouUa 
Nadjib-oud-din,  pour  être  battus  le  9  août  suivant  par  les 
troupes  envoyées  de  Peshawer.  Deux  colonnes,  fortes  cha- 
cune  d'une  division,   furent  envoyées  ensuite  de  ce  dernier 


444  l'A     BEVUE     DE     PARIS 

point  pour  achever  la  pacification  de  ia  région  qui  se  fit  en  un 
mois,  non  sans  peine,  car  une  des  brigades  tombées  au  milieu 
du  clan  des  Mamounds  eut,  en  quinze  jours,  deux  cents  qua- 
rante-cinq hommes  hors  de  combat. 

Par  contraste  avec  ces  souvenirs  belliqueux,  le  paysage  de 
la  vallée  de  Swat  rappelle  d'assez  près  celui  de  la  haute 
vallée  du  Rhin,  du  côté  du  Ragatz  ou  de  Thusis  dans  le  canton 
des  Grisons  ;  les  villages,  assez  nombreux  le  long  de  la  riviière, 
sont  formés  de  maisons  basses  en  pierre  sèche,  avec  toit  plat 
en  terre  supporté  par  des  branchages  et  des  poutres  comme 
les  huttes  des  paysans  arméniens.  On  y  cultive  le  riz,  grâce  à 
l'arrosage  obtenu  par  les  petits  canaux  dérivés  de  la  rivière, 
tandis  qu'au  Sud  de  la  passe  de  Malakand,  dans  la  grande  plaine 
sèche  qui  s'étend  jusqu'à  la  rivière  de  Kaboul  et  forme  le  pla- 
teau de  Peshawer,  c'est  le  blé  et  l'orge  qui  dominent.  Un  vaste 
projet  est  mis  actuellement  à  l'étude  par  le  service  d'irrigati<Mi 
de  l'Inde,  dont  on  connaît  la  compétence;  il  consisterait  à 
détourner  le  cours  du  Swat  et  à  envoyer  une  partie  de  ses 
eaux  dans  la  plaine  de  Peshawer;  la  dépense  prévue  serait 
de  vingt-cinq  millions  de  francs.  Le  canal  à  établir  emprunte- 
rait la  passe  de  Malakand,  dont  on  abaisserait  le  sommet  an 
niveau  du  sol  en  creusant  une  tranchée  à  l'Est  du  fort  actuel; 
il  y  a  là  en  effet  une  fissure  par  laquelle  passe  une  ancienne 
route  que  les  indigènes  disent  avoir  été  construite  par  ordre 
d'Alexandre. 

La  vallée  de  Swat  est  par  ailleurs  célèbre  pour  avoir  fourni 
aux  musées  de  Lahore,  de  Calcutta  et  de  Londres,  et  même  à 
celui  du  Louvre  (mission  Foucher),  une  abondante  moisson 
destatues  et  de  bas-reliefs  datant  del'époque  gréco-bouddhique; 
il  existe  encore  une  chambre  pleine  de  ces  débris  dans  le  poste 
de  police  du  fort  que  nous  fit  voir  le  major  Godfrey.  Malheu- 
reusement, ces  bas-relief  s  qui  représentent,  traitées  à  la  manière 
gi*ecque,  les  scènes  bien  connues  de  la  "vie  du  Bouddlia,  notam- 
ment l'accouchement  de  Maya,  et  ces  statues  qui  rappellent 
par  leurs  types  classiques  la  belle  effigie  de  Bodhisattwa  du 
musée  de  Lahore,  sont  pour  la  plupaii  brisées  ;  d'après  le  major 
Godfrey,  ces  mutilations  seraient  l'œuvre  des  soldats  musul- 
mans du  conquérant  afghan  Mahmoud  de  Ghazni  (looi),  qui 
aurait  fait  disparaître  l'ancienne  population  et  la  civilisation 


SUR    LA    FRORTIÈRE     NORD-OUEST     DE     l'iNDE  ^45 

bouddhiste  de  la  vallée.  Celle-ci  formait  la  province  d'Ondyana, 
si  fameuse  dans  l'histoire  religieuse  de  F  Inde  avec  ceUe  de 
Gandharaquî  comprenait  la  plaine  de  Peshawer.  Les  pèlerins 
chinois  Fa-hien  (vers  4oo)  et  Song-yun  (5ï8-532),  qui  sont 
passés  par  cette  vallée  avant  la  disparition  du  bouddhisme, 
témoignent  de  la  richesse  du  pays,  qui  était  plein  de  souvenirs 
de  la  légende  du  Bouddha  ^ 

C'est  dans  le  bengalow  même  de  l'agent  politique,  enclavé 
dans  l'enceinte  supérieure  du  fort  central  et  dominant  la  face 
Nord  pour  mieux  surveiller  toute  la  vallée,  que  nous  fûmes 
installés  par  les  soins  du  major  Godfrey  et  de  son  aimable 
compagne,  qui  a  réalisé  dans  ce  pays  perdu  l'intérieur  pratique 
et  confortable  que  les  Anglais  transportent,  identique,  au  fond 
de  toutes  leurs  colonies.  Mrs  Godfrey  fut  d'ailleurs  à  bonne 
école,  étant  la  fille  d'un  ancien  chief  commissioner  au  Kashmir 
et  ayant  accompagné  son  mari  dans  ses  postes  les  plus  reculés. 
Celui-ci  fut  successivement  commissioner  h  Bender-Bushire 
sur  la  côte  du  Golfe  Persique,  puis  dans  la  vallée  de  Zhob 
(près  de  Quetta)  au  Belouchistan  britannique,  ensuite  à  Leh, 
capitale  du  Ladakfa,  et  enfin  à  Gilgit  au  pied  des  Pamirs;  il 
connaît  spécialement  parmi  les  langues  indigènes  le  pushtu 
(afghan),  l'urdu^  le  persan,  et  aussi  le  russe  qu'il  a  appris  pen- 
dant son  séjour  à  Moscou.  Nul  doute  que  les  succès  remportés 
par  les  Anglais  dans  le  maniement  si  déhcat  de  ces  territoires- 
frontières  ne  soient  dû  à  l'excellence  de  ces  agents  politiques, 
auxquels  sont  d'ailleurs  faits  des  avantages  et  données  des 
facilités  qui  les  attachent  à  leur  service  et  à  leur  poste. 

Le  major  Godfrey  voulut  bien  dans  l'après-midi  nous  faire 
voir  lui-même  le  fort  dans  tous  ses  détails.  Le  nombre  des 
voyageurs  ayant  passé  à  Malakand  avant  nous,  est  des  plus  res- 
treints; il  y  est  venu  des  Américains  et  un  Japonais,  le  pro- 
fesseur Sonada  qui,  accompagné  de  trois  autres  savants  de  sa 
nationalité  se  disant  sanscritisants,  parut  s'intéresser  vivement 
aux  vestiges  de  l'art  bouddhique  épars  dans  la  vallée.  Un  autre 
de  ses  compatriotes,  le  major  Hayashi,  auquel  les  journaux 
anglais  donnent  la  qualification  imprévue  d'attaché  militaire 
auprès  du  Gouvernement  Indien,  est  venu  également  jusqu'à 

I.  Cf.  les  article«  de  MM.  Foucher  et  Chavannes  :  Bulletin  de  l'École 
française  eT Extrême-Orient,  octobre  igoi  et  juillet  1908. 


446  LA     REVUE     DE     PARIS 

Malakand  et  a  poussé  de  nuit  jusqu'au  fort  de  Chak-Dara  que 
nous  devions  visiter  le  lendemain. 

Dès  le  coucher  du  soleil  le  froid  tombe  sur  la  vallée  et  le 
feu  est  nécessaire  dans  les  cheminées.  L'altitude  du  fort  est 
en  effet,  de  3  ooo  pieds  au-dessus  du  niveau  de  la  mer,  et  il  y 
fait  très  froid  pendant  le  jour,  sauf  en  été  où  le  thermomètre 
monte  à  90°  Fahrenheit.  Le  lendemain  matin,  après  une  nuit 
de  pluie,  nous  nous  réveillions  pour  voir  les  pics  séparant  au 
Nord  la  vallée  du  Swat  de  celle  de  Panjakora  et  de  Tchitral 
couverts  de  neige  toute  fraîche.  A  huit  heures  et  demie  nous 
montions  en  tonga  pour  aller  avec  le  major  visiter  le  fort  de 
Chak-Dara,  qui  garde  à  dix  milles  plus  loin  le  passage  de  la 
rivière  de  Swat.  La  descente  vers  la  rivière  est  plus  douce  que 
la'montée  faite  la  veille  de  Durgai  à  Malakand  :  les  tournants 
sur  le  précipice  en  sont  très  dangereux  pour  les  chevaux 
du  pays,  à  peine  domptés,  dont  la  race  rappelle  celle  des 
Kaboulis.  La  route  que  nous  suivions  aujourd'hui,  escortés 
par  des  lanciers  indigènes,  coupe  la  vallée  vers  le  Sud-Ouest 
en  passant  près  du  grand  village  d'Aladand,  le  principal  de 
ceux  que  marquent  les  cartes  dans  la  vallée  de  Swat,  et  elle 
franchit  ensuite  cette  rivière  sur  le  grand  pont  de  fer  inau- 
guré par  le  duc  et  la  duchesse  de  Connaught.  Cet  ouvrage 
d'art  a  été  établi  pour  le  passage  d'un  chemin  de  fer 
à  voie  large,  en  prévision  du  jour  où  la  ligne  ferrée  sera 
poussée  vers  le  Tchitral;  ses  deux  extrémités  sont  défendues 
par  des  portes  de  fer  et  sur  la  rive  droite,  dominant  la  rivière 
et  barrant  la  route,  se  dresse  le  grand  fort  de  Chak-Dara,  où 
tient  garnison  un  régiment  indigène  avec  cinq  officiers  anglais. 
Au  dehors  du  fort  la  place  ne  comporte  guère  que  les  bara- 
quements de  l'hôpital  indigène,  desservi  par  un  médecin 
européen  assez  occupé,  car  la  fièvre  règne  ici  et,  en  dépit  des 
relèves  fréquentes,  immobilise  jusqu'à  un  cinquième  de  la 
garnison. 

Au  Nord  de  ce  point  stratégique  il  n'y  a  pas  d'autres  postes 
militaires  que  ceux  de  Drosh  et  de  Kaslikar  dans  la  vallée  du 
Tchitral,  séparés  par  la  barrière  de  l'Hindou-Koush  des  sept 
postes  russes  du  plateau  des  Pamirs.  D'après  la  nouvelle  répar- 
tition des  forces  de  l'armée  indienne  établie  par  l'ordre  de 
Lord  Kitchener  en  date  du  28  octobre  1904»   ces  garnisons 


SUR     LA    FRONTIÈRE    NORD-OUEST    DE     L^^RDE  4^7 

dépendent  de  la  première  division  du  Corps  d'armée  <|||  Nord, 
qui  a  pour  centre  Peshawer.  La  première  brigade  de  cette 
division,  dont  le  chef  réside  à  Nowshera,  comprend  les  troupes 
cantonnées  à  Mardan,  Nowshera,  Durgai,  Malakand  et  Chak- 
Dara.  Celles  de  Peshawer,  de  Jamrud,  de  Cherat  (sanato- 
rium au  Sud  de  Nowshera),  de  Tchitral  et  de  Drosh  dépen- 
dent directement  de  Tétat-major  de  la  division;  et  celle-ci 
embrasse  tout  le  territoire  du  district  actuel  de  Peshawer,  à 
l'exception  de  la  position  d'Attock  (au  passage  de  Tlndus)  et 
év  ikîvliitf  errS  (fe  n^nsr9  9«irkfcm«.g^uiche  de  ce  fleuve.  La 
seconde  division  de  l'armée  du  Nord  a  pour  centre  le  gnaA 
camp  retranché  de  Rawal-Pindi  et  la  troisième  Lahore  ;  il  faut 
ajouter  les  brigades  indépendantes  chargées  de  garder  la  fron- 
tière indo-afghane  au  Sud  entre  le  district  de  Peshawer  et  le 
Belouchistan  aflglais,  aussi  bien  les  vallées  des  montagnes  que 
la  ligne  de  l'Indus. 

Le  fort  de  Chak-Dara  est  construit  en  pierre  comme  celui 
de  Malakand  et  placé  sur  une  petite  éminence  au  bord  de  la 
rivière  ;  il  ne  comprend  pas  d'ouvrages  détachés,  mais  seule- 
ment un  ensemble  de  casernements  et  de  remparts  massés 
autour  d'un  réduit  central  armé,  comme  à  Malakand,  de  deux 
canons  sur  roues.  C'est  un  ouvrage  destiné  surtout  à  impres- 
sionner les  indigènes  et  qui  serait  sans  grande  valeur  contre 
une  armée  européenne.  Nous  y  fûmes  accueillis  par  les  offi- 
ciers anglais,  qui  nous  firent  visiter  leur  mess,  et  du  haut  de  la 
tour  centrale  nous  pûmes  voir  serpenter  vers  le  Nord,  à  tra- 
vers la  plaine,  la  continuation  de  la  route  menant  au  Tchitral, 
par  où  passe  également  la  ligne  télégraphique.  Le  commerce 
qui  se  fait  par  cette  route  avec  Dir,  Swat,  Bajour,  etc.,  est 
de  trente-neuf  lakhs  de  roupies  à  l'importation,  de  soixante- 
cinq  à  l'exportation*. 

Le  fort  est  également  relié  à  celui  de  Malakand  par  un  fil 
téléphonique  posé  par  le  major  Godfrey  lui-même.  Celui-ci 
est  donc  prévenu  immédiatement  de  tout  ce  qui  se  passe  dans 
la  vallée,  qu'il  embrasse  d'ailleurs  de  la  vérandah  de  son  ben- 
galow,  en  même  temps  qu'il  reçoit  par  le  télégraphe  les  com- 
munications de  ses  sous-agents  placés  à  Dir  et  à  Kashkar. 

I.   I  Ukh  =  166000  franci. 


f  448  LA     REVUE     DE     PARIS 

I 

t  Malgré  les  offres  aimables  des  officiers  de  Chak-Dam  qni 

désiraient  nous  garder  plus  longtemps,  nous  dûmes  reprendre 

[  notre  tonga  pour  rentrer  à  Malakand  et  faire  nos  adie«iK  à 

f  Mrs.  Godfrey.  Après  Tavoir  remerciée  de  sa  gracieuse  bospita- 

r  lité,  nous  nous  quittâmes  au  milieu  d'un  petit  bois  {Jacé  au 

I  pied  du  fort,  qui  date,  dit-on  de  plus  de  mille  années  et  qui 

[  sert  de  cimetière  aux  indigènes  :  leurs  tombeaux,  comme  tous 

ceux  de  la  vallée,  sont  faits  d'un  amas  de  pierres  sèches  planté 

de  drapeaux  multicolores,  à  la  mode  turke  et  tibétaine.  Tou- 

^  jours  escortés  par  des  lanciers  qui  se  relayaient  à  chaque  poste 

!  de  la  route,  nous  redescendîmes  le  versant  Sud  de  la  mon- 

f  tagne  pour  regagner  la  station  de  Durgai,  afin  de  reprendre 

[  le  train  partant   de  là  chaque   après-midi  pour  rejoindre   à 

Nowshera  la  grande  ligne  et  le  train  poste  du  Punjab.  Celui-ci 

,  nous  déposait  le  lendemain  à  six  heures  du  matin  à  Rawal- 

Pindi,   après  que  nous  eûmes  vu  à  deux  heures  du  matin 

scintiller  le  reflet  des  étoiles  dans  l'eau  noire  de  l'Indus  sous 

I  l'arche  immense  du  pont  d'Attock. 


CHARLES-EUDES     BON  IN 


L'Administrattur'Gérant  :  n.  cassaxd. 


LA    NOUVELLE 

UNIVERSITÉ   DE   PARIS' 


La  nouvelle  Université  de  Paris,  comme  Tancienne,  est  un 
corps  collectif,  formé  de  facultés  et  écoles  diverses.  Mais  là 
se  borne  la  ressemblance.  Tout  le  reste  est  différent. 

Avant  tout,  l'esprit  d'où  elle  est  sortie.  La  vieille  Univer- 
sité avait  été,  à  l'origine,  et  pendant  des  siècles,  l'organe  de  la 
scolastique  «t  de  la  théologie.  Même  après  la  Renaissance, 
après  l'humanisme,  après  le  cartésianisme,  après  la  fermenta- 
tion scientifique  du  x  vu  i*  siècle,  elle  avait  gardé  profondément 
la  marque  de  ses  origines.  La  nouvelle  Université  de  Paris  est 
fille  de  la  science.  Elle  est  une  tentative  pour  réaliser  cette  con- 
ception des  philosophes  du  xviii*  siècle,  particulièrement  des 
encyclopédistes,  passée  de  leur  cerveau  en  celui  des  législateurs 
de  la  Révolution,  que  toutes  les  sciences  sont  solidaires,  et  que 
par  suite  les  établissements  où  elles  sont  cultivées  et  enseignées 
en  doivent  reproduire  à  la  fois  la  multiplicité  et  l'unité,  si 
bien  qu'aujourd'hui  le  mot  université  semble  avoir  changé  de 
sens  et  désigner  la  confédération  des  sciences,  et  non  plus, 
comme  au  moyen  âge,  celle  des  maîtres  et  des  étudiants. 

La  vieille  Université  comprenait  toutes  les  écoles,  les  écoles 
de  tout  degré.  On  entrait  enfant,  à  neuf  ou  dix  ans,  dans  les 

I.  Voir  la  Bévue  du  i«'  mai. 

i«'  Juin  1908.  I 


45o  LA     REVUE     DE     PARIS 

collèges  de  la  Faculté  des  arts;  on  sortait  homme  de  la  Faculté 
de  théologie  ou  de  celles  de  médecine  et  de  décret.  La  nouvelle 
Université  est  exclusivement  vouée  à  renseignement  supérieur. 
Par  là  encore,  elle  relève  des  idées  de  la  Révolution  française. 
C'est  en  effet  dans  les  projets  de  l'Assemblée  législative  et  de 
TAssemblée  constituante  que  se  trouve  énoncée  nettement,  pour 
la  première  fois,  la  distinction  de  trois  ordres  ou  degrés  d'en- 
seignement, l'enseignement  primaire,  pour  tous,  avec  le 
minimum  de  connaissances  élémentaires  nécessaire  à  tous, 
l'enseignement  secondaire,  pour  un  moins  grand  nombre,  avec 
des  connaissances  plus  élevées,  en  vue  de  l'exercice  des  profes- 
sions où  l'esprit  a  plus  de  part  que  la  main,  enfin,  pour  une 
élite,  l'enseignement  supérieur,  à  la  fois  producteur  et  propa- 
gateur des  sciences,  destiné  à  devenir,  avec  l'esprit  scientifique 
et  pour  la  vérité  rationnelle,  ce  que  les  Universités  avaient  été 
au  rpoyen  âge,  pour  la  foi,  avec  l'esprit  théologique. 

La  nouvelle  institution  tient  encore  à  la  Révolution  par  les 
principes  de  droit  public  suivant  lesquels  elle  est  construite, 
et  comme  établissement  d'enseignement  et  comme  établisse- 
ment public.  Sous  l'ancien  régime,  les  institutions  d'enseigne- 
ment étaient  l'œuvre  de  corporations  religieuses  ou  de  sociétés 
à  caractère  religieux.  Même  quand  le  pouvoir  royal  se  fut 
attribué  sur  elles  droit  de  tutelle  et  de  contrôle,  elles  ne  devin- 
rent pas  les  organes  d'un  service  public.  Avec  la  Révolution, 
sont  inscrites  pour  la  première  fois  dans  la  loi  les  maximes 
naguère  mises  en  avant  par  les  parlementaires  :  «  L'enseigne- 
ment est  une  fonction  nationale  ))  ;  «  cette  fonction  est  pour  la 
puissance  publique  un  devoir  de  justice  ».  Dès  lors,  l'ensei- 
gnement devient  un  devoir  pour  l'Etat.  Conséquences  :  les 
établissements  d'enseignement  sont  au  premier  chef  des  établis- 
sements d'Etat.  Ils  doivent  être  créés,  organisés,  administrés 
par  lui.  Il  doit  subvenir  à  leurs  dépenses.  Leurs  professeurs  doi- 
vent être  agents  de  l'Etat,  responsables  devant  l'Etat.  Jacobin, 
consulaire  ou  impérial,  c'est  là  le  droit  de  la  France  nouvelle, 
une  et  indivisible,  partant  centralisée.  Comme  nous  le  verrons 
plus  tard,  les  Universités  françaises  de  la  loi  de  1896  sont  des 
œuvres  de  décentralisation.  Elles  n'en  restent  pas  moins  organes 
de  l'Etat,  d'un  Etat  un,  et  non  morcelé  comme  la  France  de 
l'ancien  régime,  agissant  par  lois  générales,  et  l'indépendance 


LA    NOUVELLE     UNIVERSITlf    DE     PARIS  ^bl 

qu'elles  ont  reçue  est  un  moyen  de  mieux  assurer  la  fonction 
à  elles  assignée  par  TËtat. 

Trois  fois  donc  elles  descendent  de  la  Révolution.  Dès  lors, 
on  peut  s'étonner  qu'elles  soient  nées  seulement  cent  ans  après 
elle.  Ce  fait- s'explique  par  des  causes  historiques. 

L'idée  d'écoles  universelles  où  seraient  groupés,  suivant  leurs 
affinités,  tous  les  objets  du  savoir  humain,  se  trouve  pour  la 
première  fois  dans  les  rapports  de  Talleyrand  à  l'Assemblée 
constituante  et  de  Gondorcet  à  l'Assemblée  législative.  Que 
tel  fût  l'idéal  de  la  Révolution,' on  n'en  saurait  douter,  cette 
conception  du  haut  enseignement  étant  conforme  à  là  philoso- 
phie du  xviii*^  siècle,  d'où  sortait  la  Révolution,  De  tout  autres 
idées  n'en  avaient  pas  moins  été  mises  en  avant.  Aux  écoles 
encyclopédiques,  d'autres,  plus  soucieux  des  applications  de 
la  science  que  de  la  science  elle-même,  préféraient  des  écoles 
spéciales,  constituées  chacune  en  son  particulier  pour  une 
science  particulière  et  sa  pratique.  Théoriquement,  de  ces  deux 
conceptions,  la  première  avait  les  préférences  des  assemblées 
révolutionnaires  ;  elle  fut  même  adoptée  un  instant  par  la  Con- 
vention. Un  peu  plus  tai'd,  elle  fut  reprise  et  soutenue  par 
Daunouetpar  Roger  Martin,  sous  le  Directoire.  Mais  les  res- 
sources manquant  pour  la  réaliser,  ressources  en  hommes,  res- 
aources  en  argent,  les  nécessités  du  fait  l'emportèrent  sur  la 
dociriiie.  Dès  la  fin  de  la  Convention,  sous  la  pression  des  évé- 
nements, au  hasttrd  des  circonstances,  les  hommes  d'action 
créèrent  des  écoles  spéciales.  Ainsi,  de  l'ancien  Jardin  du  Roi, 
on  fit  le  Muséum,  école  spéciale  des  sciences  de  la  nature;  — 
on  manquait  d'ingénieurs  militaires  :  le  Comité  de  Salut  Public 
improvisa  l'Ecole  polytechnique  ;  —  on  n'avait  pas  de  profes- 
seurs :  on  décréta  l'Ecole  normale  ;  —  de  toutes  parts  montait 
une  plainte  contre  l'incapacité  des  médecins  et  les  crimes  des 
charlatans  :  on  établit  trois  Écoles  spéciales  de  Santé,  à  Paris, 
à  Montpellier,  à  Strasbourg. 

Le  Consulat  suivit  cette  impulsion.  Aux  écoles  spéciales  de 
la  Convention,  il  ajouta  d'autres  écoles  spéciales,  pour  le  droit 
et  pour  la  pharmacie.  Son  œuvre  propre,  en  ce  domaine,  fut 
le  rétabUssement  et  l'organisation  des  grades.  La  Révolution 
les  avait  supprimés,  proclamant  libres  toutes  les  professions 
libérales.  De  cette  liberté  n'étaient  sortis  que  mécomptes  et 


45a  LA     RBYUB     DE     PARIS 

méfaits.  Pour  y  remédier,  TEtat,  fidèle  à  sa  fonction  nouvelle, 
rétablit  les  grades,  doctorat  en  médecine,  licence  en  droit,  etc.  ; 
il  les  impose  comme  condition  à  Texercice  de  certaines  profes- 
sions; mais,  pour  éviter  le  retour  des  abus  d'autrefois,  il  s'en 
attribue  le  monopole.  Désormais,  les  grades,  exigés  par  l'État 
à  l'entrée  de  certaines  carrières  publiques,  seront  grades  d'Etat. 
Us  seront  son  estampille  sur  les  produits  de  ses  écoles  ;  les  exi- 
geant, il  les  garantira;  les  garantissant,  il  les  délivrera  dans  les 
conditions  déterminées  par  lui,  sur  la  foi  de  juges  nommés 
par  lui. 

Napoléon  eut  peu  souci  du  haut  enseignement.  On  sait  que 
pour  assurer  l'enseignement  public  dans  tout  l'Empire,  il  avait 
institué  l'Université  impériale,  une  et  indivisible,  comme  l'Em- 
pire même,  sorte  de  congrégation  laïque,  sans  vœux^  centra- 
lisée à  outrance  sous  la  main  d'un  Grand  Maître.  Dans  cette 
organisation  générale,  l'enseignement  supérieur  eut  une  place, 
une  toute  petite  place,  où  il  devait  vaquer  juste  à  la  fonction 
étroite  qu'on  lui  assignait,  où  il  manquait  de  la  liberté  qu'exi- 
gent les  recherches  de  l'esprit  et  le  progrès  des  sciences.  Des 
Ecoles  spéciales  de  Santé,  de  Droit,  qui  existaient,  on  fit,  par 
un  simple  changement  de  nom,  des  Facultés  de  médecine  et  de 
droit.  On  leur  ajouta  des  facultés  des  sciences  et  des  facultés 
des  lettres,  surtout  comme  mécanismes  de  la  collation  des 
grades,  sans  leur  assigner  une  destination  savante,  sans  même 
leur  donner  de  professeurs  en  propre.  A  Paris,  la  Faculté  des 
sciences  fut  composée  de  deux  professeurs  de  l'École  poly- 
technique, de  deux  professeurs  du  Collège  de  France,  de  deux 
professeurs  du  Muséum  et  de  deux  professeurs  de  mathémati- 
ques des  lycées;  —  la  Faculté  des  lettres,  de  trois  professeurs 
du  Collège  de  France  et  de  trois  professeurs  de  belles-lettres  des 
lycées.  Et,  dans  chaque  centre  académique,  chacune  de  ces 
facultés^  droit,  médecine,  sciences  et  lettres,  resta  une  école 
spéciale,  constituée  à  part,  sans  rapports  avec  les  autres,  et  de 
chacune,  sauf  dans  le  droit  et  la  médecine  où  il  y  avait  des 
étudiants,  la  principale,  parfois  même  l'unique  affaire,  fut  de 
tenir,  chaque  an,  des  sessions  d'examens. 

On  pense  bien  que  la  Restauration  n'eut  cure  d'animer  ces 
corps  fragmentaires  et  inertes.  Cependant,  sous  la  Restaura- 
tion, l'enseignement  supérieur  parisien  brilla  d'un  vif  éclat. 


LA     NOUVELLE     UNIVERSITE    DE     PARIS  453 

Par  une  heureuse  conjonction,  à  un  instant  donné,  se  trouvè- 
rent réunis,  dans  la  Faculté  des  lettres,  à  la  Sorbonne,  trois 
jeunes  professeurs  de  grand  talent,  éloquents  tou^  les  trois, 
chacun  à  sa  manière,  tous  les  trois  d'idées  libérales,  en  accord 
avec  le  libéralisme  montant  de  Topinion,  Guizot,  Cousin,  Vil- 
lemain.  A  leur  parole,  la  jeunesse  accourut,  comme  autrefois 
les  foules  du  moyen  âge  à  la  parole  d'Abélard.  Leurs  leçons 
étaient  recueillies,  pubhées,  distribuées  dans  toute  FEurope,  et 
à  Weimar,  Gœthe  les  attendait  chaque  semaine  comme  un  évé- 
nement. Ce  succès  oratoire  ne  fut  pas  seulement  un  épisode 
brillant  dans  Fhistoire  de  la  Faculté  des  lettres  de  Paris  ;  il  don- 
nait un  moule  aux  professeurs  des  Facultés  des  lettres,  et  fixait 
pour  longtemps  «  leur  manière  ».  Sans  étudiants,  sans 
apprentis,  ils  allaient  s'adresser  au  «  grand  public»  et  faire  pour 
lui,  souvent  avec  talent,  des  leçons  non  de  science,  non  de 
méthode,  mais  de  vulgarisation,  jusqu'au  jour  où  de  vrais 
étudiants  viendraient  leur  demander  autre  chose. 

Sous  le  gouvernement  de  Juillet,  Guizot,  Cousin,  ministres 
de  l'Instruction  publique,  rêvèrent,  à  la  place  des  Facultés 
isolées,  d'Universités  complètes,  à  la  moderne,  «  grands 
foyers  d'études  et  de  vie  intellectuelle  ».  Ce  ne  furent  que  de 
simples  velléités,  tant  l'opinion  publique  était  indifférente  à 
ces  choses  de  la  science  et  de  l'esprit. 

Sous  le  second  Empire,  de  grands  noms,  de  grandes  décou- 
vertes doivent  être  inscrits  au  compte  de  l'enseignement 
supérieur  de  Paris.  Les  génies  naissent  quand  ils  naissent,  et 
la  pénurie  des  moyens  matériels  n'est  pas  pour  eux  une 
entrave.  Mais  alors  que  dans  tout  le  reste  de  l'Europe,  surtout 
en  Allemagne,  les  Universités  se  développaient,  s'enrichis- 
saient, produisaient  à  l'envi^  en  France,  les  Facultés,  mal 
venues,  mal  organisées,  mal  logées,  mal  outillées,  mal  dotées, 
mal  pourvues  en  personnel,  restaient  languissantes  et  aux 
trois  quarts  stériles.  Des  contemporains  non  suspects  ont 
tracé  le  tableau  de  leur  misère  à  la  fin  du  second  Empire. 
A  Paris,  la  Faculté  de  droit  s'abrite  toujours  dans  le  massif 
édifice  construit  pour  elle  par  Soufflot,  au  troisième  tiers 
du  xvm''  siècle.  C'est  la  mieux  logée;  pourtant  elle  n'a  pas 
de  place  pour  tous  ses  cours,  ni  pour  sa  bibliothèque.  La 
Faculté  de  médecine  a  ses  cliniques  dans  divers  hôpitaux.  Son 


454  LA' REVUE     DE     PARIS 

amphithéâtre  d'anatomie  est  un  charnier  infect  qui  empoi- 
sonne tout  un  quartier;  sur  lui  s'ouvrent  les  fenêtres  de  la 
clinique  des  femmes  en  couches.  Elle  n*a  de  laboratoires  ni 
pour  la  physiologie,  ni  pour  la  chimie,  ni  pour  la  physique. 
Et  cependant  c'est  le  moment  où,  par  Claude  Bernard,  les 
sciences  expérimentales  et  leurs  méthodes  commencent  à 
s'appliquer  à  la  médecine.  L'Ecole  supérieure  de  pharmacie 
est  tapie  rue  de  l'Arbalète  dans  une  .vieille  maison  branlante, 
portant  ses  planchers  sur  étais.  La  Faculté  des  lettres  a, 
dans  la  Sorbonne,  deux  salles  de  cours,  la  grande  salle  de 
Guizot,  de  Cousin  et  de  Villemain,  qui  ne  sert  guère,  et  une 
autre,  plus  petite,  à  la  fois  pour  les  cours  et  les  examens;  en 
face,  pour  les  séances  du  doctorat,  une  toute  petite  salie  au 
plafond  bas,  d'accès  difficile.  Dans  la  même  Sorbonne,  la 
Faculté  des  sciences  fait  tous  ses  cours  de  sciences  expéri- 
mentales dans  le  même  amphithéâtre;  elle  a  logé  ses  collec- 
tions dans  des  greniers;  comme  laboratoires,  elle  n'a  qu'un 
baraquement  dans  une  cour  humide,  obscure,  surplombée 
par  les  vieilles  maisons  de  la  rue  Saint  Jacques. 

Les  ressources  pour  matériel  sont  à  l'avenant.  A  la  Faculté 
de  droit,  i  ooo  francs  pour  achat  de  livres  et  de  périodiques. 
Aussi  n'a-t-on  aucun  périodique  étranger.  A  la  Faculté  des 
sciences,  8  gSo  francs  pour  les  frais  de  cours  et  de  labora- 
toires; I  5oo  francs  pour  les  collections,  i6o  pour  abonne- 
ments aux  périodiques  savants. 

Le  nombre  et  la  nature  des  enseignements  sont  loin  de 
répondre  à  l'état  de  la  science,  moins  encore  à  ses  besoins.  La 
liste  des  chaires  des  diverses  Facultés  de  Paris,  en  1870,  est 
courte,  très  courte,  surtout  si  on  la  compare  à  celle  des 
grandes  Universités  étrangères  à  la  même  date  ;  à  la  Faculté  de 
droit,  onze  enseignements,  à  la  Faculté  de  médecine,  vingt  et 
un;  douze  à  la  Faculté  des  lettres,  onze  également  à  la  Faculté 
des  sciences. 


Cependant,  à  la  fin  du  second  Empire,  des  voix  autorisées, 
celle  d*un  ministre  réformateur,   Victor  Duruy,  créateur  de 


LA     NOUVELLE     UNIVERSITÉ    DE     PARIS  455 

TEcoIe  des  Hautes  Études,  celles  des  plus  grands  savants. 
Pasteur,  Claude  Bernard,  Sainte-Claire  Deville,  s'élèvent 
pour  dénoncer  la  misère.  On  commence  à  s'émouvoir.  Après 
la  -guerre  de  1870,  on  s'émeut  davantage  sous  la  conviction 
que  ce  qui  a  triomphé  à  Sadowa  et  à  Sedan,  c'est  l'esprit 
allemand,  fils  de  la  science  allemande,  et  bientôt  la  restaura- 
tion de  l'enseignement  supérieur  français  apparaît  à  l'élite 
comme  une  nécessité  publique,  comme  une  des  formes  du 
relèvement  national.  A  peine  la  République  proclamée  et  les 
républicains  aux  affaires,  on  se  met  à  l'œuvre  avec  une  ardeur 
confiante  et  de  longs  espoirs.  Pendant  vingt  ans,  sous  l'impul- 
sion de  ministres  comme  Jules  Ferry,  René  (joblet,  Ber- 
thelot,  pour  ne  dire  que  les  noms  des  morts,  sous  l'action 
continue  de  la  Direction  de  l'Enseignement  supérieur.  Ville 
et  Etat  rivalisent  pour  construire  des  Facultés  nouvelles. 
A  Paris,  s'élèvent  la  nouvelle  Sorbonne,  la  nouvelle  Ecole  de 
pharmacie,  la  nouvelle  Faculté  de  droit,  la  nouvelle  Faculté 
de  médecine  :  dépense  voisine  de  cent  millions.  Chaque  année, 
le  budget  de  l'enseignement  supérieur  s'accroît  de  plusieurs 
millions.  Si  bien  qu'en  1890,  le  Gouvernement  de  la  Répu- 
blique pouvait,  avec  une  légitime  fierté,  dire  de  la  Répu- 
blique devant  le  Sénat  :  «  Dans  ces  quinze  dernières  années, 
elle  a  refait  les  bâtiments  des  Facultés  ;  —  elle  a  constitué  à 
peu  près  de  toutes  pièces  leur  outillage,  leurs  laboratoires, 
leurs  collections,  leurs  bibliothèques;  —  elle  a  élargi  et 
enrichi  les  cadres  de  leurs  enseignements;  —  elle  a  plus  que 
doublé  leur  budget;  elle  a  rendu  meilleure  la  situation  des 
personnes  et  doté  les  enseignements  des  ressources  indispen- 
sables; —  elle  a  créé  deux  catégories  d'étudiants,  autrefois 
inconnus  en  France,  les  étudiants  en  lettres  et  les  étudiants 
en  sciences  ;  —  elle  a  mis  plus  de  science  que  par  le  passé  là 
où  dominait  autrefois  le  souci  des  études  professionnelles,  et 
elle  a  donné  une  tâche  professionnelle  aux  ordres  de  Facultés 
qui  n'en  avaient  pas  ;  —  elle  a  rendu  aux  Facultés  la  person- 
nalité civile  qu'un  pouvoir  défiant  leur  avait  contestée  ;  —  elle 
a  rendu  possible  leur  rapprochement  pour  une  œuvre  com- 
mune; —  elle  a  donné  toute  liberté  à  la  science  et  aux 
doctrines;  elle  a  favorisé  le  groupement  des  étudiants  aussi 
bien  que  celui  des  maîtres;  —  enfin,  elle  a  vu  le  nombre  de 


456  LA     RBTUE     DE     PARIS 

I 

ses  étudiants  s'élever  par  milliers  et  les  étrangers  revenir  à 
ses  écoles.  » 

Et  si  ce  témoignage  paraissait  partial,  en  voici  un  autre,  irré- 
cusable, celui  d'un  étranger  bien  informé,  écrivant,  quelques 
années  plus  tard  :  «  Quel  que  puisse  être  le  jugement  définitif 
des  historiens  de  la  République,  ses  pires  détracteurs  ne  pour- 
ront contester  ce  fait  que  seule  la  Prusse,  après  Iéna,fut  capable 
de  reconstituer  et  de  régénérer  d'une  manière  aussi  heureuse  et 
aussi  rapide  chaque  branche  de  son  enseignement  supérieur.  » 

La  fin  de  l'entreprise,  c'était  la  constitution,  en  France,  d'un 
certain  nombre  d'Universités  analogues  à  celles  de  l'étranger, 
non  pas,  comme  on  l'a  dit  inexactement  et  injustement,  par 
imitation  servile  de  l'étranger,  «  cette  maladie  des  peuples 
vaincus  »,  mais  parce  que  la  forme  universitaire,  où  les 
sciences  diverses  et  les  diverses  disciplines  sont  unies  et 
coordonnées,  semblait,  expérience  faite,  le  meilleur  moyen 
d'assurer  la  diffusion  et  le  progrès  des  sciences.  Ces  Univer- 
sités, une  loi  eût  pu  les  décréter  dès  le  début.  Mais  la  loi  ne 
crée  pas  les  mœurs,  et,  dans  les  Facultés,  les  mœurs  étaient 
alors  telles  qu'en  venant  prématurément  les  Universités 
eussent  risqué  d'être  factices  et  stériles.  Au  lieu  d'en  faire  le 
prélude  de  la  réforme,  on  eut  la  sagesse  d'en  faire  le  terme. 
Avant  de  poser  l'étiquette  sur  des  établissements  encore 
dénués  de  l'esprit  universitaire,  on  résolut  de  provoquer  en 
eux  cet  esprit  et  de  faire  en  sorte  que  peu  à  peu  la  constitu- 
tion des  Universités  finît  par  apparaître  comme  la  consé- 
quence des  progrès  réalisés,  et  que,  le  moment  venu,  la  loi 
eût  moins  à  les  créer  qu'à  les  consacrer. 

Il  serait  intéressant  de  suivre  une  à  une  toutes  les  greffes 
de  cette  épigénèse.  Ici,  il  suffira  d'indiquer  les  principales. 
On  commence,  en  i885,  par  restaurer  la  personnalité  civile 
des  Facultés,  tombée  en  désuétude.  En  même  temps,  on  les 
autorise  à  recevoir  des  subventions,  à  en  faire  usage  pour  la 
création  de  nouveaux  enseignements,  pour  les  dépenses  des 
laboratoires,  bibliothèques  et  collections  et  pour  des  œuvres  en 
faveur  des  étudiants.  Comme  on  pouvait  prévoir  que  des 
hbéralités  seraient  faites  indivises  aux  Facultés  d'une  même 
ville,  pour  en  régler  l'emploi,  on  institue,  en  chaque  centre 
académique,  un  Conseil  général  des  Facultés. 


LA     NOUVELLE     UNIVBRSITlÊ     DE     PARIS  ^67 

C'était  la  première  ébauche  de  Forgane  central  indispen- 
sable aux  Universités  futures.  Bientôt  on  le  développe,  on 
en  étend  les  fonctions.  On  décide  qu'il  sera  composé  du  rec- 
teur, président,  des  doyens  et  de  délégués  élus  de  chaque 
Faculté.  A  la  fonction  modeste  et  intermittente  de  la  première 
heure,  on  ajoute  des  fonctions  scientifiques,  des  fonctions 
scolaires,  des  fonctions  administratives.  Très  délibérément, 
on  met  ainsi  en  expérience  un  organe  de  vie  commune  entre 
Facultés  d'un  même  groupe. 

A  tout  cela,  le  pouvoir  réglementaire,  comme  disent  les 
juristes,  suffisait.  Puisqu'on  procédait  expérimentalement,  il 
parut  sage  de  s'en  tenir  d'abord  à  ce  qu'il  permettait.  Pour 
aller  plus  loin,  il  fallait  la  loi.  Aller  plus  loin,  dans  cette  voie, 
c'était,  pour  chaque  Faculté,  obtenir  un  budget  propre,  pour 
la  réunion  des  Facultés,  devenir  un  corps,  investi  lui  aussi  de 
la  personnalité  civile,  et  n'être  plus  une  juxtaposition  de  per- 
sonnes. Quatre  ans  plus  tard,  en  1889,  ^*  ^^^  ^®  finances  éta- 
blit les  budgets  des  Facultés  et  décida  qu'y  seraient  versés  les 
crédits  ouverts  au  ministère  de  l'Instruction  publique  pour 
le  matériel  de  ces  établissements.  Quatre  ans  plus  tard,  en 
1893,  nouveau  progrès  et  décisif  :  la  loi  de  finances  crée  dans 
chaque  ressort  académique  le  corps  des  Facultés,  le  déclare 
personne  civile  et  le  pourvoit  d'un  budget.  Virtuellement,  les 
Universités  étaient  faites. 

Que  manquait-il  à  ces  corps  pour  être  des  Universités? 
Trois  choses  seulement,  mais  trois  choses  essentielles.  Un 
nom  d'abord,  leur  nom  vrai,  le  seul  possible,  le  seul  en  usage 
dans  tous  les  pays  civilisés.  En  second  lieu,  un  plein  pouvoir 
disciplinaire  sur  leurs  maîtres  et  sur  leurs  étudiants.  Enfin 
une  dotation  plus  large,  plus  certaine,  plus  régulière  que  le 
produit  des  dons,  legs  et  subventions. 

Ce  fut  le  triple  don  de  la  loi  du  16  juillet  1896.  Elle  déci- 
dait que  les  corps  de  Facultés  prendraient  le  nom  d'Univer- 
sités; que  les  Conseils  généraux  des  Facultés,  devenus  Con- 
seils des  Universités,  auraient  juridiction  disciplinaire  sur  les 
professeurs  et  sur  les  étudiants;  enfin  que  les  droits  d'études, 
perçus  jusqu'alors  au  profit  du  Trésor,  le  seraient  désormais 
au  profit  des  Universités  elles-mêmes. 

Ainsi  ^'acheva  par  une  loi  très  simple  cette  lente  et  métho- 


458  LA     REVUE     DE     PARIS 

dique  évolution.  On  voit  sans  peine  quelles  idées  Tont 
dirigée.  Les  Universités  sont  les  organes  d'une  fonction  scien- 
tifique. Du  premier  au  dernier 'échelon  des  études,  la  science 
à  propager,  la  science  à  accoitre  est  la  fin  de  tout  Torganisme. 
Or,  par  essence,  la  recherche  scientifique  est  libre  :  elle  ne 
reconnaît  d'autres  lois  que  celles  des  méthodes,  et  ce  sont  lois 
que  la  puissance  publique  est  inhabile  à  formuler.  Mais, 
d'autre  part,  en  France,  l'enseignement  supérieur,  comme 
l'enseignement  secondaire  et  l'enseignement  primaire,  est  une 
fonction  de  l'Etat;  ses  professeurs  sont  agents  de  l'Etat.  Dès 
lors,  ils  forment  un  service  public.  Ce  service  a  sans  doute 
ceci  de  propre  qu'il  est  intellectuel  et  moral.  Cependant, 
comme  tout  service  public,  étabU  par  l'État,  dans  l'intérêt 
commun,  il  est  soumis  à  des  règles  édictées  par  la  puissance 
publique. 

Il  fallait  donc  concilier  cette  indépendance  et  cette  dépen- 
dance. Pour  cela,  les  Universités  ont  été  affranchies  de  toute 
entrave  dans  leur  vie  scientifique;  elles  sont  maîtresses  de 
leurs  programmes,  de  leur  organisation  scientifique  sans 
autre  obligation  que  de  pourvoir  aux  enseignements  néces- 
saires à  la  collation  des  grades  conférés  par  l'Etat.  En  outre 
de  ces  grades,  elles  peuvent  instituer  des  titres  d'ordre  scien- 
tifique, délivrés  en  leur  nom,  mais  ne  conférant  aucun  des 
droits  et  privilèges  attachés  aux  grades  d'Etat.  Sous  leur  vie 
scientifique  et  pour  en  accroître  les  moyens,  on  a  placé  la  vie 
civile  la  plus  large,  la  mieux  assurée,  sans  autres  restrictions 
ou  tutelles  que  celles  qui  résultent  des  lois  générales  du  pays, 
et  le  principe  constitutionnel  de  la  responsabilité  ministérielle. 
Juridiquement,  les  Universités  françaises  sont  donc  des 
organes  de  l'Etat,  animés  d'une  vie  propre  et  trouvant  dans 
leur  vie  civile  des  moyens  de  mieux  réaliser  leur  libre  fonc- 
tion scientifique. 

*'* 

L'Université  de  Paris  est  un  corps  collectif.  A  l'origine, 
en  1896,  elle  comprenait  cinq  Facultés,  la  théologie  protes- 
tante, le  droit,  la  médecine,  les  sciences,  les  lettres,  et  l'Ecole 
supérieure  de  Pharmacie.  La  Faculté  de  théologie  catholique 


LA     NOUVELLE    UNIVERSITÉ     DE     PARIS  l^bg 

avait  été  supprimée  une  dizaine  d'années  plus  tôt  ;  la  Faculté 
de  théologie  protestante,  inutile  du  moment  que  TEtat,  ne 
nommant  plus  de  ministres  des  cultes,  n'avait  plus  à  en 
former,  devait  disparaître,  elle  aussi,  en  1906,  à  Tapplication 
de  la  loi  qui  a  séparé  les  Églises  de  TEtat.  L'Université  de 
Paris  perdait  donc  un  de  ses  organes  primitifs.  Trois  ans 
plus  tôt,  elle  en  avait  reçu  un  autre  :  T  Ecole  normale  supé- 
rieure lui  avait  été  réunie. 

Ainsi  constituée,  TUniversité  n'est  rien  sans  ses  éléments 
constituants.  Au  contraire,  chacun  de  ces  éléments  était  et 
serait  quelque  chose,  hors  de  cette  réunion.  Chacun  a  sa  per- 
sonnalité propre,  son  budget,  sa  vie,  sa  fonction,  ses  profes- 
seurs, ses  étudiants. 

La  toute  neuve  Université  de  Paris,  comme  autrefois 
Tancienne,  couvre  de  ses  édifices  le  sommet,  le  flanc  nord  et 
les  confins  de  la  Montagne  Sainte-Geneviève.  Le  pays  latin 
du  moyen  âgé  est  resté  le  «  quartier  latin  »  de  Paris,  bien 
que  le  latin  soit  la  seule  langue  qu'on  n'y  parle  pas.  Son 
centre  est  à  la  nouvelle  Sorbonne,  immense  palais  rectangu- 
laire, face  à  la  rue  des  Écoles,  limité  à  l'ouest  parles  rues  de 
la  Sorbonne  et  Victor-Cousin,  à  l'est  par  la  rue  Saint-Jacques, 
au  sud  par  la  rue  Cujas.  Y  logent  les  services  généraux  de 
l'Université,  la  section  principale  de  la  Bibliothèque  universi- 
taire, la  Faculté  des  lettres  et  partie  de  la  Faculté  des  sciences. 
—  Près  du  Panthéon,  la  Faculté  de  droit,  celle  de  Soufflot, 
sévère  édifice,  agrandi,  plus  que  doublé,  sur  la  rue  Soufflot,  la 
rue  Saint-Jacques  et  la  rue  Cujas.  Rue  d'Ulm,  l'Ecole  normale 
supérieure,  entre  cours  et  jardins.  Boulevard  Saint-Germain, 
la  Faculté  de  médecine;  place  de  l'École  de  Médecine,  TEcole 
pratique  :  pavillons  de  dissection,  laboratoires  d'anatomie,  de 
physiologie,  d'anatomie  pathologique,  d'histologie,  etc.  :  dans 
presque  tous  les  hôpitaux  de  Paris,  à  l'Hôtel-Dieu,  à  Saint- 
Antoine,  à  Beaujon,  à  Laënnec,  à  Saint-Louis,  à  la  Maternité 
les  nombreuses  cliniques  de  la  Faculté.  —  Avenue  de  l'Obser- 
vatoire, l'École  supérieure  de  pharmacie,  avec  ses  immenses 
laboratoires  et  son  jardin  botanique.  Aux  fortifications,  sur  un 
bastion,  le  laboratoire  de  physiologie  expérimentale.  Près  du 
Jardin  des  Plantes,  un  très  vaste  laboratoire  de  la  Faculté  des 
sciences  pour  l'enseignement  élémentaire,  théorique  et  pra- 


46o  LA     REVUE     DE     PARIS 

tique,  des  sciences  physiques,  chimiques  et  naturelles.  Rue 
Michelet,  près  TÉcole  de  pharmacie^  TEcole  de  chimie  appli- 
quée, dans  un  vieux  baraquement  qui  va  disparaître,  et  sera 
remplacé ,  entre  la  rue  Saint-Jacques  et  la  rue  d'Ulm,  par  un 
vaste  Institut  de  chimie,  long  de  i4o  mètres.  Enfin,  pour  les 
besoins  de  demain,  un  grand  terrain  de  20000  mètres  carrés 
tout  récemment  acheté  par  TUniversité,  Tancien  couvent  des 
Visitandines. 

Ce  n^est  pas  tout.  L'Université  de  Paris  s'étend  hors  de 
Paris.  A  Nice,  elle  a  l'admirable  Observatoire,  construit, 
outillé,  doté  par  Raphaël  Bischoffsheim  et  qu'il  lui  a  donné, 
avec  son  annexe  de  haute  altitude  au  Mont  Mounier.  Sur  la 
Méditerranée,  à  Banyuls,  le  laboratoire  maritime  Arago,  créé 
par  Lacaze-Duthiers.  Sur  la  Manche,  le  laboratoire  maritime 
de  Roscoff,  si  connu  des  naturalistes  du  monde  entier,  créé 
par  le  même  savant.  Plus  loin,  au  Noixi,  sur  la  Manche  encore, 
le  laboratoire  maritime  de  Wimereux,  construit  et  donné  par 
M.  Lonquéty.  Enfin,  à  Fontainebleau,  à  la  lisière  de  la  forêt, 
un  laboratoire  de  physiologie  végétale. 

Tous  ces  édifices  ne  lui  appartiennent  pas  en  propre. 
L'Ecole  supérieure  de  pharmacie  et  l'Ecole  normale  supérieure 
sont  propriétés  domaniales.  La  nouvelle  Sorbonne,  la  Faculté 
de  droit,  la  Faculté  de  médecine,  construites  à  frais  communs 
par  l'Etat  et  la  Ville,  sont  propriétés  d^  la  Ville  de  Paris.  En 
propre,  l'Université  possède  l'Observatoire  de  Nice,  les  labo- 
ratoires maritimes,  les  terrains  de  la  rue  Saint-Jacques  et  de 
la  rue  d'Ulm,  les  laboratoires  voisins  du  Jardin  des  Plantes 
construits  de  ses  deniers. 

Toute  personne  civile  doit  être  représentée.  Parfois  elle 
l'est  par  l'ensemble  de  la  collectivité  ;  très  rarement  par  un 
seul  individu;  le  plus  souvent  par  un  conseil.  On  ne  pouvait 
songer  à  faire  délibérer  sur  leurs  intérêts  communs  les  trois 
cents  professeurs,  chargés  de  cours,  maîtres  de  conféi'ences  et 
agrégés  des  facultés  de  Paris;  encore  moins  pouvait-on  en 
confier  la  charge  à  un  seul  homme.  On  l'a  remise  à  un  con- 
seil, le  Conseil  de  l'Université. 


LA    NOUVELLE     UNIVERSITE     DE     PARIS  /i6l 

Ce  Conseil  comprend  des  membres  de  droit  et  des  membres 
élus  :  comme  membres  de  droit,  le  vice-recteur  de  TAca- 
démie  de  Paris,  président,  les  doyens  du  Droit,  de  la  Méde- 
cine, des  Sciences  et  des  Lettres,  le  directeur  de  l'Ecole  supé- 
rieure de  pharmacie,  le  directeur  et  le  sous-directeur  de 
rÉcole  normale  supérieure;  comme  membres  élus,  deux  délé- 
gués de  chaque  faculté,  deux  délégués  de  l'Ecole  de  phar- 
macie, avec  mandat  de  trois  ans. 

Le  Conseil  se  réunit  régulièrement  une  fois  par  mois,  à  la 
Sorbonne;  il  peut  être  convoqué  extraordinairement  par  le 
recteur,  ou  sur  la  demande  du  tiers  de  ses  membres. 

Quelles  sont  ses  attributions?  On  peut  les  grouper  sous 
trois  chefs,  la  vie  civile  de  l'Université,  sa  vie  scientifique,  sa 
vie  scolaire.  Pour  la  vie  civile,  le  conseil  statue  sur  l'admi- 
nistration des  biens  de  l'Université,  sur  l'exercice  des  actions 
en  justice;  il  délibère  sur  les  acquisitions,  aliénations  et 
échanges  des  biens  de  l'Université,  sur  les  baux  d'une  durée 
de  plus  de  dix-huit  ans,  sur  les  emprunts,  sur  l'acceptation 
des  dons  et  legs,  sur  les  offres  de  subventions,  il  donne  son 
avis  sur  les  budgets  et  comptes  des  Facultés.  Pour  la  vie 
scientifique,  il  statue  sur  la  réglementation  des  cours  libres, 
sur  l'organisation  et  la  réglementation  des  cours,  conférences 
et  exercices  pratiques  communs  à  plusieurs  Facultés,  sur 
l'organisation  générale  des  cours,  conférences  et  exercices 
pratiques  proposée  chaque  année  par  les  facultés  et  écoles  de 
l'Université,  et  il  a  pour  mandat  spécial  d'y  établir  la  coordi- 
nation nécessaire  au  bien  des  études  et  aux  intérêts  des  étu- 
diants ;  il  délibère  sur  la  création  des  enseignements  rétribués 
sur  les  fonds  de  l'Université,  sur  l'institution  et  la  réglemen- 
tation des  titres  d'ordre  scientifique  que  l'Université  est  en 
droit  de  créer;  il  donne  son  avis  sur  les  créations,  transfor- 
mations ou  suppressions  des  chaires  rétribuées  sur  les  fonds 
de  l'État,  sur  le  règlement  des  services  communs  à  plusieurs 
Facultés,  tels  que  Bibliothèque  universitaire,  laboratoires, 
instituts  communs.  Scolairement,  le  Conseil  statue  sur  l'ins- 
titution d'oeuvres  dans  l'intérêt  des  étudiants;  sur  la  répar- 
tition entre  les  étudiants  des  diverses  facultés  et  écoles  de 
l'Université  des  dispenses  de  droits  prévues  par  les  lois  et 
règlements;  il  délibère  sur  les  règlements  relatifs  aux  dis- 


462  LA     REVUE     DE     PARIS 

penses  de  droits  perçus  par  TUniversité.  Il  a  juridiction  dis- 
ciplinaire sur  les  professeurs  et  les  étudiants  de  toutes  les 
Facultés,  sauf  appel  au  Conseil  supérieur  de  l'Instruction 
publique.  Enfin,  en  cas  de  désordres  graves  dans  une  Faculté, 
cette  Faculté  ne  peut  être  fermée  totalement  ou  partiellement 
sans  son  avis. 

Je  viens  d'employer  les  mots  statue,  délibère,  donne  son  avis  : 
ils  marquent  trois  degrés  dans  les  pouvoirs  du  Conseil.  Quand 
il  statue,  sa  décision  est  définitive;  elle  ne  peut  être  annulée 
que  par'arrêté  du  ministre  et  seulement  dans  deux  cas,  excès 
de  pouvoir  ou  violation  d'une  disposition  soit  légale  soit  régle- 
mentaire. Quand  il  délibère,  sa  décision  est  soumise  à  l'appro- 
bation du  ministre  de  Tlnstruction  publique.  Celui-ci  peut  ne 
pas  l'approuver;  mais  il  n'est  pas  en  droit  d'y  substituer  sa 
décision  propre.  Enfin  quand  il  donne  simplement  son  avis,  le 
ministre  peut  décider  à  l'opposé  de  cet  avis.  En  outre  de  ces 
pouvoirs,  le  Conseil,  sur  l'initiative  de  ses  membres,  peut 
étnettre  des  vœux  sur  toute  question  relative  à  l'enseignement 
supérieur. 

Après  le  pouvoir  délibérant,,  et  pour  réaliser  ses  décisions, 
le  povTotr  exénilrf .  IT  evf  confié  an  mcfcai^  pvéaiâBBt  en. 
Conseil  de  l'Université.  A  Paris,  en  vertu  d'un  vieux  règle- 
ment, le  recteur  de  l'Académie  est  le  ministre  de  l'Instruction 
publique.  Deux  fois  seulement,  à  ma  connaissance,  le  ministre 
a  exercé,  honoris  causa,  la  fonction  rectorale.  11  a  présidé  la 
première  assemblée  de  l'Université;  il  a  présidé,  l'an  passé, 
à  la  Sorbonne,  la  séance  solennelle  de  réception  de  l'Uni- 
versité de  Londres  par  l'Université  de  Paris;  pour  la  vie  de 
tous  les  jours,  il  remet  sa  charge  au  vice-recteur. 

Ce  vice-recteur  n'est  pas  l'analogue  du  recteur  de  la  vieille 
Univereité  de  Paris,  ou  des  recteurs  de  certaines  Universités 
étrangères.  Le  premier  était  élu  pour  un  temps  très  court, 
par  les  délégués  des  facultés  et  des  nations.  Il  tenait  d'elles 
tout  son  pouvoir,  et  ne  devait  de  comptes  qu'à  elles. 
A  l'étranger,  là  où  il  y  a  un  recteur,  par  exemple  en  Allemagne, 
il  est  un  professeur,  élu  le  plus  souvent  pour  un  an,  soit  par 
l'ensemble,  soit  par  les  délégués  de  ses  collègues.  Sa  fonction 
est  surtout  représentative;  à  côté  de  lui,  agit,  pour  l'adminis- 
tration, un  délégué  de  l'Etat,  un  curateur.  En  France,  pays 


LA     NOUVELLE     UNIVERSITlÉ     DE     PARIS  463 

centralisé,  les  recteurs  d'Académie  existent  depuis  une  cen- 
taine d'années.  Choisis  le  plus  souvent  parmi  les  professeurs 
de  Facultés,  nécessairement  pourvus  du  grade  de  docteur,  ils 
sont  agents  directs  de  l'Etat.  Ils  sont  placés  chacun  à  la  tête 
d'une  circonscription  administrative,  appelée  académie  et  qui 
comprend  plusieurs  départements.  Us  y  ont  sous  leur  autorité 
les  Facultés,  les  lycées  et  collèges  de  garçons  et  de  filles,  les 
Ecoles  normales  primaires  et,  en  partie,  les  établissements 
d'enseignement  primaire.  Quand  on  fit  les  Universités,  on  ne 
voulait  pas,  on  n'eût  pas  pu  bouleverser  toute  une  partie  de 
l'organisation  administrative  de  la  France.  On  fut  donc  tout 
naturellement  conduit  à  laisser  le  recteur  à  la  tête  de  l'Uni- 
versité, comme  il  était  auparavant  à  la  tète  des  Facultés. 

Mais  là  son  rôle  est  double.  Agent  de  l'Etat,  il  représente 
l'Etat,  devant  l'Université.  A  ce  titre,  il  veille  à  l'exécution 
des  décisions  du  ministre,  à  l'observation  des  lois  et  règle- 
ments. Pouvoir  exécutif  de  l'Université,  il  est  chargé  d'exé- 
cuter ses  décisions,  il  la  représente  devant  l'Etat.  Situation  en 
partie  double,  qui  peut  être  parfois  délicate,  mais  que  le  libé- 
ralisme des  ministres  et  l'autorité  morale  des  recteurs  ne  ren- 
dront jamais  périlleuse. 

* 

Sans  ressources,  une  personne  civile  est  impuissante. 
Quelles* sont  les  ressources  de  l'Université  de  Paris,  j'entends 
sfes  ressources  propres?  Quels  usages  est-elle  en  droit  d'en 
faire .ï^  Quels  usages  en  a-t-elle  faits?  En  devenant  Univer- 
sité, les  Facultés  de  Paris  n'ont  pas  cessé  d'être  établissements 
de  l'État.  L'Etat  continue  donc,  comme  par  le  passé,  de  pour- 
voir à  leurs  besoins  par  des  sommes  considérables.  Tout  ce 
qu'il  leur  donnait  auparavant,  a  été  maintenu  au  budget, 
augmenté  même.  En  1908,  le  personnel  de  ces  Facultés, 
nommé  et  rétribué  par  l'État,  est  inscrit  au  budget  du  minis- 
tère de  l'Instruction  publique  pour  3  887  076  fmncs,  auxquels 
il  faut  ajouter  267000  francs  pour  les  dépenses  propres  de 
l'École  normale  supérieure.  En  outre,  l'État  donne  à  l'Uni- 
versité pour  être  répartie  par  son  Conseil  entre  ses  divers 
établissements,  une  somme  élevée,  affectée  aux  dépenses  de 


464  LA     REVUE     DE     PARIS 

matériel,  frais  de  cours,  dépenses  de  laboratoires,  chauffage, 
éclairage,  etc. 

Les  ressources  propres  de  l'Université  sont  d'abord  une 
partie  des  droits  payés  par  les  étudiants.  Avant  1896,  tous  ces 
droits  étaient  perçus  au  profit  du  Trésor.  En  créant  les  Uni- 
versités, pour  leur  assurer  des  ressources  certaines,  pour 
éveiller  en  elles  Tesprit  d'émulation,  de  ces  droits  on  fit  deux 
parts.  Les  droits  d'examens  en  vue  des  grades  d'État  restèrent 
recettes  d'Etat;  ils  continuèrent  d'être  encaissés  au  profit  du 
Trésor.  Mais  les  droits  d'études,  d'inscription,  de  bibliothèque, 
de  travaux  pratiques,  en  un  mot  tous  ceux  qui  se  rapportent 
à  la  vie  scientifique  de  l'étudiant,  devinrent  recettes  d'Univer- 
sité et  furent  versés  à  sa  caisse.  A  Paris,  c'est  une  recette 
considérable,  elle  s'est  élevée  en  1906  aux  chiffres  suivants  : 
droits  d'immatriculation,  66  120  francs;  —  droits  d'inscrip- 
tion, 787  64o  francs  ;  —  droits  de  bibliothèque,  loi  912  fr.  5o  ; 

—  droits  de  travaux  pratiques  et  de  laboratoires,  896  797  fr.  5o  ; 

—  Total,  I  3oi  470  francs,  auxquels  il  convient  d'ajouter  une 
quarantaine  de  mille  francs,  produit  des  examens  pour  les  titres 
scientifiques  établis  par  l'Université  elle-même,  en  dehors  des 
grades  d'Etat. 

De  cette  recette  entière  l'Université  n'est  pas  libre  de  dis- 
poser à  sa  guise.  Elle  doit  donner  aux  bibliothèques  tout  le 
produit  des  droits  de  bibliothèque  :  aux  laboratoires,  le  pro- 
duit complet  des  droits  de  laboratoires  et  de  travaux  pratiques. 
Elle  ne  dispose  donc  en  réalité  que  des  droits  d'immatricu- 
lation, et  des  droits  d'inscription.  On  a.  pu  le  voir  par  les 
chiffres  relevés,  la  marge  est  grande. 

Mais  en  lui  faisant  largesse  des  droits  d'étude,  la  loi  en  a 
cependant  déUmité  l'emploi.  Certains  abus  étaient  possibles. 
On  y  a  coupé  court,  d'avance,  en  décidant  que  les  Univer- 
sités ne  pourraient  employer  ces  ressources  qu'aux  objets  sui- 
vants :  dépenses  des  laboratoires,  bibliothèques  et  collections, 
construction  et  entretien  des  bâtiments,  création  de  nouveaux 
enseignements,  œuvres  dans  l'intérêt  des  étudiants* 

A  l'aide  des  ressources  de  cette  catégorie,  l'Université  de 
Paris  a  déjà  réalisé  nombre  d'améliorations,  les  unes  extraor- 
dinaires, les  autres  ordinaires.  A  peine  constituée,  pleine  de 
foi  en  sa  vitalité,  et  confiante  dans  la  persistance  de  sa  person- 


LA     NOUVELLE     UNIVERSITE     DE     PARIS  465 

nalité  civile,  elle  empruntait  i  700000  francs  au  Crédit  Fon- 
cier pour  construire,  rue  Cuvier,  le  vaste  atelier  de  rensei- 
gnement élémentaire  des  sciences  physiques,  chimiques  et 
naturelles.  Tout  récemment,  faisant  bloc  d'une  subvention  de 
l'Etat,  d'une  libéralité  du  prince  de  Monaco,  de  ses  ressources 
disponibles,  et  s'endettant  encore  un  peu,  elle  achetait,  au  prix 
de  deux  millions,  pour  ses  besoins  actuels  et  surtout  pour 
ses  besoins  futurs,  le  couvent  des  Visitandines,  bâtiments  et 
jardins.  Dahs  l'intervalle,  elle  construisait,  sur  un  des  bastions 
à  elle  abandonnés  par  radministraûon  de  la  Guerre,  un  labo- 
ratoire de  physiologie;  elle  améliorait  Roscoff,  Banyuls, 
Wimereux;  elle  perfectionnait  l'outillage  de  ses  Facultés,  col- 
lections d'archéologie  et  d'art  moderne,  géographie,  labora- 
toires de  sciences  expérimentales,  séminaires  d'études  à  la 
Faculté  de  droit,  à  la  Faculté  des  lettres.  En  même  temps, 
elle  créait,  à  la  Faculté  de  droit,  une  chaire  d'histoire  du  droit 
public  romain,  une  chaire  d'histoire  des  doctrines  économi- 
ques, une  chaire  d'histoire  des  traites,  une  chaire  de  législa- 
tion et  d'économie  rurales,  et  trois  emplois  d'agrégés;  —  à  la 
Faculté  de  médecine,  deux  emplois  d'agrégés,  trois  emplois  de 
préparateurs;  —  à  la  Faculté  des  sciences,  une  chaire  d'histo- 
logie, une  chaire  de  physique  générale,  un  cours  de  chimie 
appliquée,  des  conférences  de  mathématiques,  deux  emplois 
de  chefs  de  travaux,  huit  emplois  de  préparateurs;  à  la  Faculté 
des  lettres,  une  chaire  d'histoire  de  l'art,  une  chaire  de  langue 
et  littérature  anglaises,  un  cours  de  psychologie  expérimen- 
tale, un  cours  de  langue  et  littérature  russes;  —  à  l'Ecole 
supérieure  de  pharmacie,  deux  emplois  de  préparateurs,  et 
cinq  emplois  de  garçons  de  laboratoire. 

Les  subventions  des  communes,  des  établissements  publics 
et  des  particuliers  forment  un  second  groupe  de  ressources.  Il 
en  est  venu  à  l'Université  de  Paris  de  bien  des  côtés,  même 
d'Amérique;  toutes  avec  des  affectations  déterminées.  La  ville 
de  Paris,  toujours  si  généreuse  pour  l'instruction  publique, 
ouvre  la  liste  :  une  chaire  d'histoire  de  la  Révolution  française 
à  la  Faculté  des  lettres,  une  chaire  d'évolution  des  êtres  orga- 
nisés à  la  Faculté  des  sciences;  plus  tard,  deux  chaires  à  la 
Faculté  de  médecine,  une  de  gynécologie,  une  antre  de  clinique 
infantile  ;  tout  récemment  une  chaire  de  chimie  biologique  à 

!•'  Juin  1908.  'À 


466  LA     REVUE     DE     PARIS 

TEcole  supérieure  de  pharmacie;  en  outre,  des  bourses  à  la 
Faculté  de  droit  et  à  TEcole  de  pharmacie,  un  subside  annuel 
à  la  Bibliothèque  universitaire,  section  de  médecine,  et 
4ooo  francs  pour  le  personnel  du  Bureau  de  Renseignements 
de  la  Sorbonne. 

Après  la  ville  de  Paris,  sur  la  liste  déjà  longue,  je  relève  : 
subvention  du  Conseil  général  de  la  Seine,  pour  prêts  d'obli- 
geance aux  étudiants  ;  subvention  du  Gouvernement  de  l'Al- 
gérie et  du  Gouvernement  tunisien  pour  un  cours  de  géogra- 
phie et  de  colonisation  de  l'Afrique  du  Nord  ;  subvention  de 
rinstitut  Pasteur  pour  une  maîtrise  de  conférences  de  chimie 
biologique  à  la  Faculté  des  sciences  ;  subvention  du  Gouver- 
nement hongrois  pour  un  cours  de  langue  et  littérature  hon- 
groises à  la  Faculté  des  lettres  ;  subvention  du  comte  de  Gham- 
brun,  pour  un  cours  d'histoire  de  l'économie  sociale  à  la 
Faculté  des  lettres  et  pour  un  cours  d'économie  sociale  à  la 
Faculté  de  droit;  subvention  de  l'américain  Mr.  Andrew  Car- 
negie, pour  bourses  au  laboratoire  Curie  ;  subvention  de  l'Amé- 
ricain Mr.  James  Hyde  pour  un  cours  fait,  chaque  année, 
en  anglais,  à  la  Faculté  des  lettres,  par  un  professeur  de 
l'Université  Harvard;  subvention  de  M.  Albert-  Kahn, 
5oooo  francs  par  an,  pour  bourses  de  voyage  autour  du 
monde;  subvention  du  Gouvernement  général  de  l'Indo-Chine, 
pour  l'Institut  de  médecine  coloniale  de  la  Faculté  de  méde- 
cine. 

Les  dons  et  legs  sont  une  troisième  et  dernière  source  de 
revenus.  L'Université  de  Paris,  et  plusieurs  de  ses  Facultés, 
toutes  investies  comme  elle  de  la  personnalité  civile,  en  ont 
déjà  reçu  de  considérables.  Tous,  sauf  un,  ont  une  affectation 
déterminée.  A  la  Faculté  de  droit,^  le  legs  Goulencourt,  plus 
de  600000  francs,  avec  pleine  liberté  d'emploi.  A  la  Faculté 
des  lettres,  le  legs  Flammermont,  2  266  francs  de  rente,  pour 
une  caisse  de  prêts  aux  étudiants  d'histoire  moderne;  le  legs 
Beljame,  en  faveur  des  étudiants  de  langue  anglaise;  le  legs 
Duplessis,  collection  d'ouvrages  d'art;  le  legs  Michonis, 
environ  55oooo  francs,  bourses  de  voyage  aux  étudiants  en 
philosophie  et  histoire  religieuse.  A  l'Ecole  de  pharmacie, 
donations  Buignet,  Desportes,  Menier,  prix  aux  étudiants. 
A  l'Université,  fondation  Armand  Colin,  bourses  de  voyage  à 


LA     NOUVELLE     UNIVERSITE     DE     PARIS  ^67 

Tétranger;  fondation  Marillier;  fondation  de  la  marquise  Arco- 
nati-Visconti,  prix  Peyrat,  histoire  contemporaine;  fondation 
Lannelongue,  bourse  à  un  étudiant  en  médecine  originaire  du 
Gers;  fondation  du  duc  de  Loubat,  citoyen  américain,  chaire 
de  clinique  thérapeutique  à  la  Faculté  de  médecine  ;  donation 
par  Raphaël  Bischoffsheim  de  l'Observatoire  de  Nice  et  de  ses 
dépendances,  le  tout  évalué  à  2770643  francs;  legs  par  le 
même  de  2  5ooooo  francs  pour  Tentretiendecet  Observatoire. 
Enfin,  tout  récemment,  legs  Gommercy,  4  000000,  pour  favo- 
riser les  études  à  la  Faculté  des  sciences. 

A  cet  égard,  la  loi  de  1896  n*a  donc  pas  été  stérile. 

A  travers  ces  chiffres,  on  entrevoit  déjà  Tintensité  de  la  vie 
scientifique  et  scolaire  de  TUniversité  de  Paris.  Ce  n*est  pas 
un  étabUssement  médiocre  que  celui  qui,  outre  le  gros  subside 
de  l'État,  tire  de  son  activité  tant  de  ressources,  et  auquel  les 
libéralités  viennent  de  tant  de  côtés,  parfois  de  si  loin,  nom- 
breuses, copieuses  et  variées.  Pour  s'en  rendre  un  compte 
exact,  il  faudrait  pénétrer  daxu»  chaque  Faculté,  dans  chaque 
service,  dans  chaque, laboratoire,,  anx  heures  où  les  ruches 
sont  en  travail,  dans  les  bibliothèques  aux  instants  où  elles 
regorgent  de  lecteurs  étudiants;  on  ne  le  peut  ici.  A  défaut  du 
détail,  une  esquisse  par  grandes  masses  pourra  donner  une 
idée  de  l'activité  universitaire  du  Paris  contemporain. 

D'abord  la  masse  des  professeurs.  Ils  sont  aujourd'hui  au 
nombre  de  32o;  43  à  la  Faculté  de  droit;  108  à  la  Faculté  de 
médecine,  y  compris  29  médecins  et  chirurgiens  des  hôpitaux, 
chargés  de  cours  de  cliniques  annexes;  64  à  la  Faculté  des 
sciences;  78  à  la  Faculté  des  lettres  et  22  à  l'École  supérieure 
de  pharmacie.  L'École  normale  supérieure,  administrée  par  un 
directeur  assisté  d'un  sous-directeur,  n'a  pas  de  professeurs 
en  propre.  Ses  élèves  sont  immatriculés,  suivant  les  sections, 
à  la  Faculté  des  lettres  et  à  la  Faculté  des  sciences. 

Ces  320  professeurs  ne  sont  pas  tous  du  même  titre.  On 
distingue  en  eux  les  professeurs  titulaires,  les  chargés  de  cours, 
les  maîtres  de  conférences,  les  agrégés.  Les  professeurs  titu- 
laires, nommés  par  décret,  sur  présentation  de  la  Faculté  et  de 


468  LA     RBYUE     DE     PARIS 

la  Section  permanente  du  Conseil  supérieur  de  l'Instruction 
publique,  sont  inamovibles.  Ils  sont  87  à  la  Faculté  de  droit, 
38  à  la  Faculté  de  médecine,  28  à  la  Faculté  des  sciences,  35 
à  la  Faculté  des  lettres,  23  à  l'Ecole  de  pharmacie.  Générale- 
ment plus  jeunes,  les  chargés  de  cours  et  les  maîtres  de  confé- 
rences sont  nommés  par  le  ministre,  quand  ils  sont  rétribués 
sur  les  fonds  de  l'Etat,  parle  recteur,  sur  présentation  du  Con- 
seil de  l'Université,  quand  ils  reçoivent  leur  traitement  sur  les 
fonds  de  l'Université.  Ils  sont,  suivant  les  Facultés,  docteurs  en 
droit,  en  médecine,  es  sciences  ou  es  lettres.  Les  agrégés  sont 
nommés  par  concours.  Ils  n'existent  qu'à  la  Faculté  de  droit, 
à  la  Faculté  de  médecine  et  à  l'Ecole  de  pharmacie.  Ils  peu- 
vent être  et  souvent  ils  sont  chargés  de  cours  complémen- 
taires. 

Aux  chefs  d'emploi,  dans  les  services  à  laboratoires  et  à  tra- 
vaux pratiques,  sont  adjoints  de  nombreux  auxiliaires,  chefs 
des  travaux,  chefs  de  laboratoires,  chefs  de  cliniques,  prosec- 
teurs, prépara teui-s,  aides,  moniteurs.  Au  total,  l'ensemble  du 
personnel  affecté  à  l'enseignement  atteint  le  chiffre  de  628. 

Pour  être  complet,  à  ce  chiffre  il  faut  ajouter  les  cours 
libres.  Le  Conseil  de  l'Université  les  autorise  très  libéralement. 
Il  exige  seulement  une  garantie  scientifique,  soit  un  doctorat, 
soit  des  travaux  personnels  équivalents,  une  méthode  scienti- 
fique, un  sujet  rentrant  dans  l'encyclopédie  universitaire,  et 
ne  faisant  pas  double  emploi  avec  les  sujets  traités  par  ses  pro- 
fesseurs. A  titre  d'exemples,  voici  quelques-uns  des  cours 
libres  autorisés  en  1 908  :  droit  musulman  ;  —  le  régime  matri- 
monial en  droit  allemand  ;  —  sciences  auxiliaires  de  l'histoire 
du  Droit;  —  psychiatrie  appliquée  à  l'étude  du  Droit;  —  ryth- 
mique musicale  intuitive  ;  —  langue  et  littérature  hébraïques  ; 
—  langue  et  littérature  Scandinaves  ;  —  principes  de  colonisa- 
lion  appliqués  à  l'Afrique  occidentale  française;  —  le  dessin 
dans  l'art  français;  —  le  style  classique  italien  à  travers  les 
écoles  d'art  d'Europe  duxvi''  au  xviii' siècles;  —  Egypte  et 
Syrie  au  temps  des  Hyksos  et  de  Thoutmès;  — histoire  de  l'As- 
sistance publique  en  France  ;  —  électricité  animale  ;  —  phona- 
tion et  audition;  —  généralités  de  la  chimie  organique;  — 
méthodes  d'Hamilton  et  de  Jacobi  en  mécanique  céleste. 

En  principe,   tous  les  cours  de  l'Université   sont  publics. 


LA     NOUVELLE     UNIVERSITE     DE     PARIS  469 

C'est  la  tradition  française,  celle  de  Guizot,  Cousin  et  Ville- 
main.  Elle  a  eu  ses  inconvénients.  Souvent  elle  a  attiré  aux 
auditoires  des  Facultés  un  public  incompétent  et  frivole,  au 
niveau  duquel  fatalement  se  mettait  le  professeur.  Il  est  vrai 
que  la  mode  des  cours  oratoires  a  été  limitée  à  la  Faculté  des 
lettres,  et  à  quelques  cours  de  vulgarisation  de  la  Faculté  des 
sciences,  que  jamais  elle  ne  s'est  étendue  aux  enseignements 
ésotériques  de  la  Faculté  des  sciences,  ni  à  la  Faculté  de  droit, 
ni  à  la  Faculté  de  médecine.  On  n'y  a  pas  renoncé.  Mais  depuis 
que  la  Faculté  des  lettres  et  la  Faculté  des  sciences  ont  de 
vrais  étudiants,  les  cours  publics  eux-mêmes  ont  pris  une 
allure  plus  didactique  et  un  caractère  plus  savant.  Ce  sont, 
non  plus  conférences  d'Athénée  pour  un  public  mondain, 
mais  cours  d'initiation  à  la  science  et  à  ses  méthodes.  L'igno- 
rant désœuvré  qui  s'y  égare  s'y  sent  vite  en  pays  étranger.  De 
la  tradition,  on  n'a  conservé  que  l'habitude  des  larges  et  claires 
ordonnances,  de  l'exposition  lucide,  du  solide  enchaînement 
des  idées,  toutes  qualités  françaises  qu'il  importe  de  con- 
server, et  de  donner  en  exemple  aux  maîtres  de  demain. 

Toutefois  ne  sont  publics  que  les  cours  qu'une  décision  de 
la  Faculté  n'a  pas  réservés  aux  seuls  étudiants.  En  fait,  la  plu- 
part des  cours  et  des  travaux  pratiques  dont  ils  sont  assortis 
se  font  pour  eux  sexAs^  privatim,  et  même  privatissime  comme 
on  dit  en  Allemagne,  par  groupes  d'autant  plus  limités  que 
l'objet  du  travail  est  plus  délicat  ou  plus  difficile.  A  l'Univer- 
sité, le  travail  est  libre,  celui  de  l'étudiant  comme  celui  du 
maître.  11  ne  l'est  pas  cependant  au  même  degré  qu'en  Alle- 
magne. Là,  Tunique  sanction  des  études  universitaires  est  le 
doctorat,  et  le  doctorat  consiste  en  la  composition  et  la  soute- 
nance d'une  thèse  sur  un  sujet  choisi  par  le  candidat  sous 
l'inspiration  d'un  maître  de  son  choix.  Les  examens  d'Etat,  en 
vue  de  l'exercice  des  professions  publiques,  médecine,  admi- 
nistration, enseignement,  barreau,  magistrature,  si  stricts,  si 
chargés,  si  difficiles,  se  passent  en  dehors  des  Universités, 
devant  des  jurys  spéciaux,  et  les  Universités  sont  censées  n'y 
pas  préparer.  Chez  nous,  au  contraire,  depuis  le  Consulat,  les 
grades  académiques  sont  grades  d'Etat,  et  conditions  à  l'exer- 
cice de  certaines  professions,  et  il  n'est  ni  à  prévoir,  ni  à  sou- 
haiter, avec  nos  mœurs,   qu'il  cesse  d'en  être  ainsi.  L'Etat 


470  LA     REVUE     DE     PARIS 

donc  en' détermine  les  programmes,  et  fatalement  ces  pro- 
grammes deviennent  en  partie  la  règle  de  l'activité  des  Uni- 
versités; règle  large  cependant,  souple  et  sans  tyrannie,  qui, 
tout  en  limitant  la  liberté  académique,  laisse  à  l'étudiant  le  choix 
de  ses  maîtres,  au  maître  le  choix  du  sujet  à  traiter  dans  Tobjet 
général  de  son  enseignement,  et  une  pleine  indépendance  de 
procédés  et  de  méthodes.  Les  choses  sont  ordonnées  de  telle 
façon  que  d'année  en  année,  au  cours  gradué  des  études, 
croisse  la  liberté  de  l'élève.  D'abord,  pour  les  débutants, 
l'initiation  aux  méthodes,  et  les  résultats  généraux  de  la 
science;  puis,  une  première  invitation  à  la  recherche;  enfin, 
au  sommet,  le  travail  personnel  en  toute  liberté,  sous  la  direc- 
tion plus  lointaine  des  maîtres,  le  doctorat,  chef-d'œuvre  du 
compagnon  savant  en  vue  de  la  maîtrise. 

Où  les  Universités  sont  affranchies  de  toutes  les  gênes  des 
grades  d'État,  c'est  dans  les  titres  d'ordre  scientifique  qu'elles 
sont  libres  d'instituer  et  de  régler.  L'Université  de  Paris  a 
déjà  usé  assez  largement  de  cette  franchise.  Les  titres  créés 
jusqu'ici  par  elle  sont  de  deux  sortes  :  les  uns  d'ordre  tech- 
nique, les  autres  d'ordre  purement  scientifique.  Dans  le  pre- 
mier groupe,  le  certificat  de  sciences  pénales,  à  la  Faculté  de 
droit,  aux  études  duquel  concourent,  avec  des  professeurs  de 
la  Faculté,  des  magistrats  et  des  médecins  légistes;  le  diplôme 
de  médecin  colonial  et  le  diplôme  de  médecin  légiste,  psy- 
chiatrie et  médecine  légale,  à  la  Faculté  de  médecine;  le 
diplôme  d'ingénieur  chimiste,  à  la  Faculté  des  sciences,  sanc- 
tion des  trois  années  d'études  de  l'Institut  de  chimie  appliquée. 
Le  titre  purement  scientifique  est  un,  avec  des  modalités 
différentes,  suivant  les  Facultés;  c'est  le  doctorat  de  l'Univer- 
sité de  Paris.  Les  épreuves  en  sont  les  mêmes  que  celles  du 
doctorat  d'Etat.  Mais  comme  il  ne  donne  pas  les  mêmes 
droits,  comme  il  est  simplement  une  preuve  de  savoir  appro- 
fondi, on  peut  y  prétendre  sans  justifier  des  grades  antérieurs, 
baccalauréat,  licence,  exigés  par  les  lois  et  règlements  pour 
le  doctorat  d'Etat.  11  suffit  de  prouver  qu'on  est  apte  à  ce 
degré  du  travail  universitaire.  Les  Français  n'en  sont  pas 
exclus;  mais  les  étrangers  qui  viennent  à  Paris  achever  ou 
perfectionner  des  études  commencées  ailleurs,  sont  les  plus 
nombreux  à  le  poursuivre.  En   1907,  il  a  été  délivré  /i4  doc- 


LA     NOUVELLE     UNIVERSITE     DE     PARIS  ^7! 

tqrats  de  TUniversité  de  Paris,  i5  à  la  Faculté  de  médecine, 
8  à  la  Faculté  des  sciences,  lo  à  la  Faculté  des  lettres,  a  à 
rÉcole  de  pharmacie.  Rien  que  par  ces  chiffres,  on  voit  que 
le  titre  n'est  pas  prodigué.  Le  bon  renom  de  l'Université  de 
Paris  est  engagé  à  ce  qu'il  ne  soit  pas  tenu,  à  l'étranger,  pour 
inférieur  au  doctorat  d'Etat.  De  fait,  il  est  si  estimé  que  ceux 
qui  l'ont  obtenu  tiennent,  une  fois  revenus  en  leurs  pays,  à 
en  porter  la  marque.  Ils  ont  demandé  un  insigne.  Le  Conseil 
de  l'Université  leur  a  accoixlé  le  droit  de  porter  l'épitoge  aux 
couleurs  de  Paris,  rouge  et  bleu  avec  trois  rangs  d'hermine, 
indice  du  doctorat. 


* 


Maintenant  la  masse  des  étudiants.  Elle  est  énorme,  presque 
aussi  grande  qu'au  moyen  âge  :  i6  175,  en  1907.  Toutefois  une 
remarque  est  ici  nécessaire.  En  fait,  tous  ces  étudiants  ne  sont 
pas  présents.  Je  ne  parle  pas  des  îrréguliers.  C'est  une  espèce 
abondante,  surtout  à  la  Faculté  de  droit,  qu'on  a  connue  de 
tout  temps,  et  que  les  temps  futurs  connaîtront  sans  doute 
aussi.  Je  parle  des  absents  pour  cause  légitime.  De  par  les 
règlements  scolaires,  l'inscription  vaut  pour  deux  ans;  par 
suite  reste  inscrit  et  est  recensé  tout  étudiant  dont  la  dernière 
inscription  ne  remonte  pas  au  delà  de  deux  années.  Beaucoup 
sont  dans  ce  cas.  Les  uns  sont  au  service  militaire;  les  autres, 
internes  des  hôpitaux,  candidats  aux  agrégations  des  lycées, 
candidats  au  doctorat,  travaillent  en  vue  de  leurs  examens  ou 
concours,  toutes  inscriptions  prises.  Ils  continuent  d'entrer  en 
compte.  Ainsi  à  la  seule  Faculté  de  droit,  en  1907,  i  53o  étu- 
diants régulièrement  dénombrés,  n'avaient  fait  aucun  acte 
de  scolarité. 

Sous  le  bénéfice  de  cette  réserve,  en  l'année  1907,  les 
16  175  étudiants  immatriculés  à  l'Université  de  Paris  étaient 
répartis  de  la  manière  suivante  :  à  la  Faculté  de  droit,  7  182, 
dont  583  candidats  au  doctorat;  à  la  Faculté  de  médecine, 
3  201 ,  savoir  :  3  037  aspirants  au  doctorat,  6  à  l'officiat,  vieux 
titre  inférieur  supprimé  depuis  longtemps  déjà,  mais  que 
peuvent  demander  encore  ceux  qui  en  avaient  naguère  com- 


47^  LA     UEVUE     DE     PARIS 

mencé  les  études,  78  élèves  sages-femmes  et  85  élèves  chi- 
rurgiens-dentistes; à  la  Faculté  des  sciences,  2  147,  savoir  : 
670  candidats  au  certificat  d'études  physiques,  chimiques  et 
naturelles,  98  élèves  de  Tinstitut  de  chimie  appliquée,  9  can- 
didats à  Tagrcgation  des  lycées,  i  206  candidats  à  la  licence 
es  sciences,  49  aspirants  au  doctorat,  et  ii5  étudiants  simple- 
ment immatriculés  pour  être  admis  au  travail  des  laboratoires  ; 
à  la  Faculté  des  lettres,  2  649^  savoir  :  714  candidats  à  la 
licence,  298  aspirants  aux  diverses  agrégations  de  renseigne- 
ment secondaire,  i53  candidats  aux  certificats  d'aptitude  à 
l'enseignement  des  langues  vivantes,  189  candidats  aux 
diplômes  d'études  supérieures,  437  candidats  au  certificat 
d'études  françaises  pour  les  étrangers,  72  aspirants  au  doc- 
torat, enfin  786  étudiants  simplement  immatriculés  pour  avoir 
accès  dans  les  conférences  internes  de  la  Faculté  ;  à  l'École  de 
pharmacie,  i  000  dont  34  candidats  au  doctorat  de  l'Université 
de  Paris,  mention  Pharmacie,  et  88  aspirants  herboristes. 

Au  total,  depuis  une  dizaine  d'années,  la  crue  des  étudiants 
n'a  cessé  de  monter.  De  i4ooo  en  1897,  après  un  abaisse- 
ment sensible  en  1902,  l'étiage  passe  à  i4  6oo,  pour  dépasser 
16000  en  1907.  Mais  si  de  ce  chiffre  global  on  isole  les  com- 
posantes, le  mouvement  est  loin  d'être  le  même  dans  toutes 
les  Facultés  de  TUniversité.  A  la  Faculté  de  droit,  de  4  600 
en  1897,  le  chiffre  tombe  à  44oo  en  1899,  ^  ^®  relève 
à  4700  en  1901,  reste  stationnaire  deux  ou  trois  ans,  puis 
bondit  tout  à  coup  à  6  100  en  1906,  à  7  100  en  1907.  A  la 
Faculté  de  médecine,  à  l'Ecole  de  pharmacie,  il  en  est  autre- 
ment. Les  plus  hauts  chiffres  ont  été  atteints  il  y  a  quel- 
ques années,  4  5oo  et  i  800  en  1898;  par  une  décroissance 
continuelle,  ils  tombent  respectivement  à  3  100  et  à  i  000 
en  1907.  Des  phénomènes  sociaux  et  économiques  en  sont  la 
cause.  Le  diplôme  de  licencié  en  droit  est  un  passe-partout 
pour  nombre  de  carrières;  beaucoup  même  le  recherchent 
sans  intention  déterminée  d'avenir,  simplement  pour  avoir, 
comme  en  cas,  ce  diplôme  en  leur  poche.  Et  puis,  on  fait 
son  droit,  du  moins  jusqu'à  la  licence,  facilement,  en  fai- 
sant autre  chose.  Pour  la  médecine  et  la  pharmacie,  il  en  est 
autrement.  Les  études  sont  longues,  coûteuses.  La  concur- 
rence est  devenue  ardente,    âpre;  médecins  et  pharmaciens 


LA     NOUVELLE     UNIVERSITE     DE    PARIS  473 

pullulent.  Nombre  de  faits  sociaux,  associations  de  secours 
mutuels,  syndicats  ouvriers,  diminuent  leurs  profits.  11  est  tout 
naturel  que  diminue  le  nombre  de  ceifx  qui  veulent  courir 
Taléa  de  professions  si  encombrées. 

Il  n'en  est  pas  de  même  pour  la  Faculté  des  lettres  et  pour 
la  Faculté  des  sciences.  Au  début  de  la  réforme  de  renseigne- 
ment supérieur,  elles  n'avaient  guère  pour  étudiants  que  de 
futurs  professeurs.  Le  nombre  des  emplois  étant  limité,  très 
vite  les  débouchés  se  sont  rétrécis.  La  loi  militaire  de  1889  qui 
donnait  une  prime  à  la  licence  es  lettres  et  à  la  licence  es 
sciences,  amena  dans  ces  Facultés  des  étudiants  qu'elles  ne 
connaissaient  pas  auparavant.  Au  sortir  des  lycées  et  des 
collèges,  beaucoup  de  bons  élèves,  sûrs  de  devenir  licenciés  en 
moins  de  deux  ans,  se  firent  étudiants,  en  licence.  C'était 
autant  de  gagné  pour  la  culture  générale  du  pays.  Avec  la  loi 
militaire  de  1906,  qui  a  supprimé  le  privilège  militaire  des 
grades,  on  pouvait  craindre  une  sensible  diminution  du 
nombre  de  ces  étudiants.  Jusqu'ici  il  n'en  a  rien  été.  L'im- 
pulsion acquise  ne  parait  pas  épuisée.  Après  de  bonnes  études 
secondaires,  nombre  de  jeunes  gens  qui  autrefois  n'auraient 
pas  dépassé  le  baccalauréat,  tiennent  à  venir  à  l'Université 
s'initier  à  son  travail,  à  ses  méthodes.  Et  pour  répondre* à 
cette  nouvelle  et  heureuse  tendance,  l'actiyité  de  la  Faculté  des 
lettres  et  de  la  Faculté  des  sciences,  longtemps  concentrée  sur 
la  préparation  aux  grades,  et  aux  concours  de  l'enseignement 
public,  s'est  élargie.  Leur  licence  n'est  plus  la  licentia  docendi; 
c'est  le  premier  degré  de  la  culture  savante,  avec  ce  qu'il  com- 
porte de  spécialités.  Aussi,  nombreux  encore  à  la  Faculté  des 
lettres,  les  aspirants  aux  fonctions  de  l'enseignement  le  sont 
beaucoup  moins  à  la  Faculté  des  sciences.  Surplus  de  200 étu- 
diants qui  manipulent  chaque  jour  au  laboratoire  de  physique 
générale,  une  trentaine  seulement  se  destinent  à  l'enseigne- 
ment. Les  autres  font  de  la  science  pour  la  science,  ou  pour 
l'appliquer  ensuite  aux  travaux  de  l'industrie.  Gela  c'est  toute 
une  révolution.  L'Université  de  Paris  l'a  très  largement  favo- 
risée, en  envisageant  comme  dignes  d'elle  d'autres  tâches  que 
celle  de  former  des  répétiteurs  et  des  professeurs,  et  en  se  ren- 
dant compte  des  besoins  actuels  et  futurs  de  la  société  française. 
Enfin,  c'est  surtout  à  la  Faculté  des  lettres  et  à  la  Faculté  des 


k^jlx  •        LA     REVUE     DE     PARIS 

sciences  que  chaque  année  va  croissant  le  nombre  des  étudiants 
étrangers  attirés  vers  l'école  de  Paris. 

Il  a  atteint,  en  1907,  plus  de  2  3oo  unités,  le  nombre  de  ces 
étudiants  étrangers.  Et  il  y  en  a  du  nouveau  monde  comme  de 
l'ancien.  Le  dénombrement  en  est  intéressant.  D'abord,  une 
vieille  cliente  fidèle,  la  Roumanie,  233;  T Autriche-Hongrie, 
42;  le  Portugal,  2;  l'Espagne,  8;  l'Italie,  9;  la  Grèce,  22;  la 
Bulgarie,  43;  la  Serbie,  28;  l'Empire  Ottoman,  108;  la  Perse, 
8;  le  Japon,  i;  la  Chine,  i[\\  l'Egypte,  i3;  la  Tunisie,  9; 
les  Iles-Britanniques,  65  ;  la  Suède  et  la  Norvège,  9  ;  les  Pays- 
Bas,  6;  la  Belgique,  5;  le  Luxembourg,  9;  la  Suisse,  30; 
l'Empire  allemand,  127;  le  Danemark,  i  ;  le  Continent  afri- 
cain, 2  ;  les  lies  africaines,  3;  le  Canada,  4;  le  Mexique,  7;  le 
Brésil,  2  ;  les  Antilles,  2  ;  les  Républiques  de  l'Amérique  Cen- 
trale, 6;  les  Républiques  de  l'Amérique  du  Sud,  24  ;  les  États- 
Unis,  63  ;  Haïti,  i  ;  enfin  le  vol  des  oiseaux  migrateurs  venus 
de  Russie,  i  200  en  chiffre  rond. 

Intéressante  aussi  la  répartition  de  ces  contingents  par 
Facultés.  Bien  que,  l'Egypte  exceptée,  le  droit  français  n'ait 
d'application  et  partant  d'utilité  pratique  qu'au  dedans  de  nos 
frontières,  549  étudiants  étrangers  sont  inscrits  à  la  Faculté  de 
droit.  Il  n'y  en  a  que  43 1  à  la  Faculté  de  médecine,  sans  compter 
les  nombreux  docteurs  étrangers  qui  viennent  travailler  quelque 
temps  dans  les  laboratoires.  Il  y  en  avait  davantage  voilà  quinze 
ou  vingt  ans.  Mais  la  loi  n'a  plus  permis  aux  étrangers  d'exercer 
la  médecine  en  France,  s'ils  ne  satisfont  pas  à  toutes  les  con- 
ditions imposées  aux  nationaux  ;  le  diplôme  qu'ds  obtiennent, 
de  même  valeur  scientifique  que  le  doctorat  d'Etat,  ne  leur 
donne  aucun  droit  en  France.  Du  coup  leur  nombre  a  sensi- 
blement diminué.  Pour  semblable  raison,  ils  ne  sont  que  25  à 
l'Ecole  de  pharmacie.  En  revanche,  ils  sont  483  à  la  Faculté 
des  sciences  et  907  à  la  Faculté  des  lettres. 

Beaucoup  sont  des  femmes.  L'Université  de  Paris,  ^n  effet, 
ne  distingue  pas  entre  les  sexes.  A  conditions  égales,  égal 
accès  au  savoir  et  aux  grades.  La  médaille  qu'elle  a  fait  graver 
par  Chaplain  et  à  l'empreinte  de  laquelle  sont  scellés  ses  diplô- 
mes, porte,  aux  côtés  d'une  figure  centrale  personnifiant  la 
science,  d'un  côté  un  jeune  homme  en  costume  de  laboratoire, 
de  l'autre  une  jeune  fille.  Ce  n'est  pas  simplement  un  symbole  : 


LA    NOUVELLE     UNIVERSITE    DE     PARIS  ^75 

c'est  rexpressiond'un  fait.  Il  y  a  une  trentaine  d'années,  la  pre- 
mière femme  qui  vint  à  Tamphi théâtre  d'anatomie,  disséquer 
avec  les  hommes,  fît  presque  scandale.  Un  peu  plus  tard,  celle 
qui  la  première  étudia  le  droit,  provoqua  la  stupeur.  On  s'y  est 
fait.  II  y  a  des  femmes  médecins  ;  il  y  a  des  princesses  de  science  ; 
l'Université  de  Paris  a  même  confié  une  de  ses  chaires  à  la  veuve 
d'un  savant  illustre,  docteur  es  sciences  comme  lui,  associée  à 
ses  travaux,  à  ses  découvertes,  à  sa  gloire;  il  y  a  des  femmes 
avocats;  le  droit  de  plaider  a  fini  par  leur  être  conféré  par 
la  loi  ;  il  y  eut  de  tout  temps  des  femmes  professeurs  ;  avec  le 
développement  de  l'enseignement  des  jeunes  filles,  le  nombre 
en  croît  d'année  en  année.  Semblables  phénomènes  sociaux 
se  passent  à  l'étranger,  en  Russie,  aux  Etats-Unis,  en  Suisse, 
en  Angleterre,  ailleurs  encore.  Aussi  n'est-il  pas  étonnant 
qu'à  l'Université  de  Paris  lé  contingent  des  femmes  étudiantes 
soit  de  i3i9,  et  que  sur  ce  nombre  829  soient  étrangères. 
Elles  se  répartissent  de  la  façon  suivante  entre  les  diverses 
facultés;  108  à  la  Faculté  de  droit;  3o  françaises  et  78  étran- 
gères; —  246  à  la  Faculté  de  médecine,  78  françaises, 
178  étrangères;  —  a^a  à  la  Faculté  des  sciences,  89  fran- 
çaises, i53  étrangères;  —  719  à  la  Faculté  des  lettres, 
298  françaises,  421  étrangères;  —  4  à  l'Ecole  de  pharmacie, 
toutes  étrangères. 

Des  -dix  ou  onze  mille  étudiants  présents,  moitié  environ, 
parisiens  de  naissance  ou  de  résidence,  vit  au  foyer  de  famille. 
Les  autres,  pour  la  plupart,  logent  dans  les  hôtels  meublés 
du  quartier  latin  et  mangent  dans  les  brasseries  et  dans  les 
restaurants  à  bon  marché.  Vie  médiocre  et  morne,  qui  n'est 
pas  sans  dangers.  Sous  le  gouvernement  de  Juillet,  Guizot  ne 
songeait  pas  sans  tristesse  «  à  cette  déplorable  condition  de  la 
jeunesse'  »,  aux  traces  qu'elle  peut  laisser  «  pour  tout  le  reste 
de  leur  vie,  dans  les  mœurs,  les  idées,  le  caractère  de  ceux-là 
mêmes  qui  n'y  succombent  pas  tout  entiers  ».  Et  il  rêvait, 
autour  des  grandes  écoles,  de  maisons  où,  «  sans  la  contrainte 
des  collèges,  les  jeunes  gens  pourraient,  à  leur  gré,  retrouver 
quelque  chose  du  foyer  domestique  ».  Un  de  mes  regrets  est 
de  n'avoir  pas  réussi  jusqu'ici  à  provoquer  un  mouvement 
pour  la  construction  de  ces  maisons.  Je  les  voudrais  claires. 


li'jQ  LA     REVUE     DE     PARIS 

saines  et  gaies;  un  logis  pour  dix  ou  douze  au  plus,  avec  une 
salle  commune,  salon  de  conversation,  salle  de  lecture,  salle 
de  jeux,  salle  à  manger,  bains,  douches,  salle  d'armes  et 
d'exercices  physiques  ;  pour  chacun  une  chambre  et  un  cabinet 
de  travail,  un  mobilier  très  simple,  partout  de  Tair,  de  la 
lumière,  et,  s'il  se  pouvait,  un  peu  de  ciel  et  d'espace  où 
perdre  le  regard. 

Du  moins,  les  étudiants  sans  foyer  parisien  peuvent,  en 
dehors  des  heures  de  cours,  de  laboratoire  et  de  bibliothèque, 
se  réunir  entre  eux  ailleurs  qu'au  café  ou  à  BuUier.  C'est  grand 
progrès  sur  l'état  antérieur.  11  s'est  formé  entre  eux  des  asso- 
ciations. On  les  a  favorisées,  la  constitution  des  Universités 
visant  un  triple  but,  le  rapprochement  des  maîtres,  celui  des 
maîtres  et  des  étudiants,  celui  des  étudiants. 

La  plus  ancienne  est  l'Association  générale  des  étudiants. 
Comme  son  nom  l'indique,  elle  reçoit  des  étudiants  de  toutes 
les  Facultés.  Elle  naquit  à  l'heure  enthousiaste  où  FUniversité 
de  Paris,  encore  lointaine,  apparaissait  à  tous,  jeunes  et  vieux, 
comme  un  bel  idéal  à  conquérir.  Avec  elle,  l'étudiant  de  Paris 
ne  fut  plus  un  être  anonyme,  perdu  dans  la  foule.  Sans 
revêtir  un  costume  archaïque,  il  eut  ses  marques  distinctives, 
le  béret  de  velours  noir,  avec  ourlets  aux  couleurs  des  diverses 
Facultés,  jaune,  rouge,  vert,  amaranthe  ou  ponceau,  et  en 
sautoir,  sous  Thabit,  le  ruban  violet,  couleur  de  l'Université, 
ou  bleu  et  rouge,  couleurs  de  Paris.  Le  groupe  eut  son 
drapeau,  le  drapeau  tricolore,  et  il  le  porta  fièrement,  digne- 
ment, en  France,  à  l'étranger,  dans  les  cérémonies  et  les  fêtes 
universitaires. 

La  faveur  des  maîtres,  celle  des  pouvoirs  publics  leur  fut 
promptement  acquise.  En  son  modeste  logis  de  la  rue  des 
Ecoles,  elle  reçut  des  ministres,  voire  des  présidents  de  la 
République.  Après  quelques  années,  elle  fut  déclarée  d'utilité 
publique,  majeure  par  conséquent,  capable  de  posséder. 

Aujourd'hui,  elle  compte  2700  adhérents.  Le  recteur, 
les  doyens,  nombre  de  professeurs,  beaucoup  d'hommes 
politiques  sont  parmi  ses  patrons  et  ses  membres  d'honneur. 
Elle  n'a  pas  encore  quitté  son  berceau,  le  modeste  appartement 
du  n°  4i  de  la  rue  des  Ecoles,  mais  elle  y  a  ajouté,  chaque 
année,  tantôt  un  appartement,  tantôt  un  étage  entier,  et  elle 


LA     NOUVELLE     UNIVERSITE     DE     PARIS  /177 

en  est  venue  à  occuper  toute  la  maison  et  la  maison  voisine, 
moins  les  boutiques.  Elle  a,  sans  parler  du  café,  des  salles 
d'études  et  de  conférences,  des  bibliothèques,  des  commence- 
ments de  collections  pour  ses  diverses  sections. 

Mais  tous  ces  locaux,  construits  et  aménagés  pour  d'autres 
usages,  sont  incommodes,  insuffisants.  Depuis  longtemps, 
elle  rêvait  d'une  maison  à  elle,  construite  et  aménagée  pour 
elle,  parée  pour  elle.  Du  jour  où  elle  fut  personne  civile,  elle 
se  mit  à  économiser  dans  ce  dessein.  Ce  dessein  est  à  la  veille 
de  se  réaliser.  Après  bien  des  recherches,  bien  des  projets,  la 
Maison  des  Étudiants  va  se  faire.  L'Association  videra  son  bas 
de  laine.  Mais  les  laoooo  ou  i3oooo  francs  qu'il  contient  n'y 
suffiraient  pas.  La  Ville,  l'Etat,  les  bons  vouloirs  particuliers 
feront  le  reste.  La  ville  a  loué  à  l'iVssociation  à  bail  amphi- 
théotique,  pour  un  loyer  minime,  l'ancienne  Faculté  de  méde- 
cine, rue  de  la  Bûcherie,  qui  est  propriété  communale.  A  la 
demande  du  Gouvernement,  les  Chambres  ont  accordé  à 
l'Association  une  subvention  de  300000  francs.  S'il  faut 
davantage,  l'Association  le  trouvera. 

Chaque  année,  l'Association  générale  a  son  banquet.  S'y 
assoient  avec  les  étudiants  nombre  de  professeurs.  La  fête  est  pré- 
sidée par  un  homme  notoire,  souvent  illustre,  tels  que  Renan, 
Sully  Prudhomme,  Ernest  Lavisse,  Jean  Casimir-Perier,  Emile 
Loubet,  Paul  Hervieu,  Michel  Bréal.  La  collection  de  leurs 
discours,  publiée  par  l'Association,  est  un  précieux  recueil. 

Plus  tard  se  sont  fondées  d'autres  associations  d'étudiants, 
particulières  celles-là,  l'Association  corporative  des  étudiants 
en  pharmacie,  l'Association  corporative  des  étudiants  en 
médecine,  l'Association  des  élèves  et  anciens  élèves  de  la 
Faculté  des  sciences,  l'Association  des  élèves  et  anciens  élèves 
de  la  Faculté  des  lettres.  Ceux-là  se  groupent  suivant  d'autres 
affinités  que  celles  qui  ont  formé  à  l'origine  l'Association 
générale.  Elles  sont  toutes  dignes  d'intérêt  et  de  faveur.  Car 
toutes  elles  tendent  à  faire  sortir  l'étudiant  de  son  isolement. 

Quant  aux  étudiants  étrangers,  ils  fraient  sans  doute  avec 
les  étudiants  français,  et  sont  nombreux  à  l'Association  géné- 
rale; mais,  comme  autrefois  les  membres  des  nations  de  la 
vieille  Université  de  Paris,  ils  ont  tendance  bien  naturelle  à 
se  grouper  entre  eux.  Si  bien  qu'on  pourrait  voir,  dans  la  jeune 


478  LA     REVUE     DE     PARIS 

Université  de  Paris,  les  premiers  linéaments  de  nations  nou- 
velles. Le  plus  nombreux,  le  plus  cohérent,  est  le  groupe 
russe,  formé  d'étudiants  ardents  au  travail,  vivant  de  peu,  se 
faisant  volontiers  à  tour  de  rôle  les  serviteurs  des  camarades. 
N'exagérons  rien  cependant.  Ce  sont  là  groupements  instables, 
sans  organisation,  sans  passé,  sans  tradition,  formés  au  hasard 
des  circQAatjances  et  que  les  circonstances  peuvent  modifier. 


Voilà,  en  une  rapide  esquisse,  la  noovelle  Université  de 
Paris.  A  peine  constituée  en  sa  forme  mûdeme,  elle  a  été 
saluée  par  les  Universités  du  monde  entier,  et  leur  est  apparue» 
avec  le  corps  de  ses  maîtres,  comme  l'héritière  de  l'antique 
Université  de  Paris,  dont  le  renom  vit  toujours  respecté.  Avec 
elles,  elle  fait  échange  régulier  de  publications  et  de  travaux; 
à  leurs  fêtes,  elle  envoie  des  délégués;  à  ses  fêtes,  elle  reçoit 
leurs  représentants.  Il  y  a  deux  ans,  une  importante  députa- 
tion  de  ses  membres,  recteur  en  tête,  faisait  visite  à  l'Univer- 
sité de  Londres  ;  elle  était  reçue,  à  Windsor,  par  le  Roi  et  la 
Reine.  L'an  dernier,  une  nombreuse  députation  de  l'Université 
de  Londres,  vice-chancelier  en  tête,  lui  rendait  sa  visite. 

Avant  que  de  naître,  elle  avait  rencontré  plus  de  faveur  encore, 
en  France,  à  Paris.  On  a  vu  ce  que  l'Etat,  la  Ville  et  les  par- 
ticuliers ont  fait  pour  elle.  En  outre  de  ces  grands  bienfai- 
teurs, elle  a  ses  amis.  Ils  se  sont  groupés,  au  nombre  d'un 
millier  environ,  en  une  société,  la  Société  des  amis  de  l'Univer- 
sité de  Paris,  qui  eut  pour  premier  président  un  ancien  Prési- 
dent de  la  République,  Jean-Casimir  Perier,  auquel  a  succédé 
un  ancien  ministre  de  l'Instruction  publique,  Raymond  Poin- 
caré,  celui-là  même  qui,  après  Léon  Bourgeois  et  Georges 
Leygues,  déposa  et  soutint  le  projet  de  loi  d'où  elle  est  sortie. 
Chaque  année,  de  ses  dons,  de  ses  cotisations,  de  ses  revenus, 
car  elle  aussi  est  reconnue  d'utilité  publique,  elle  accorde  des 
bourses  de  voyage  à  l'étranger  à  quelques-uns  de  ses  étu- 
diants, des  subventions  à  quelques-uns  de  ses  laboratoires.  Et, 
bienfait  plus  précieux,  elle  est  pour  elle,  auprès  du  public, 
une  caution  de  haute  valeur. 


LA    NOUVELLE     UNIVERSITÉ     DE     PARIS  ^79 

Ce  ne  sera  pas  trop  du  concours  de  tous  ses  amis,  connus 
ou  inconnus,  présents  et  à  venir,  pour  aider  à  son  achève- 
ment. Car,  malgré  tout  ce  qu'elle  a  déjà,  elle  n'est  pas  encore 
complète.  Ses  ambitions  sont  hautes  et  vastes.  Sans  en  tracer 
ici  un  programme,  je  dirai  seulement  qu'il  lui  manque  encore 
un  Institut  de  géographie,  un  laboratoire  spécial  de  méca- 
nique appliquée,  un  Institut  d'histoire  de  l'art.  Le  sol  où  ils 
pourront  s'élever  est  à  elle  :  viennent  les  quelques  millions 
nécessaires,  et  les  constructions  sortiront  vite  de  terre. 

Telle  qu'elle  est  déjà,  elle  présente  un  ensemble  imposant, 
Certes  toutes  cloisons  n'ont  pas  disparu  entre  les  divers  corps 
dont  elle  est  formée.  Ce  n'est  pas  en  dix  ans,  en  vingt  ans, 
ni  même  en  cinquante  ans,  que  peuvent  disparaître  des 
mœurs  séculaires.  Chaque  Faculté  a  sa  physionomie,  son 
caractère,  et,  si  Ton  veut,  'ses  préjugés.  On  savait  bien,  en 
les  réunissant,  que  très  longtemps  encore  chacune  d'elles 
conserverait  son  individualité,  et,  au  fond,  il  n'est  peut-être 
pas  à  souhaiter  qu'elle  la  perde.  Philologues  et  savants,  juristes, 
économistes,  médecins  et  pharmaciens,  ont  des  origines 
diverses,  des  éducations  différentes.  Les  robes  qu'ils  revêtent 
dans  les  cérémonies  ne  sont  pas  de  même  couleur.  L'essentiel 
est  qu'ils  ne  soient  plus  confinés,  les  uns  et  les  autres,  dans 
des  compartiments  étanches.  Or,  il  est  manifeste  qu'à  travers 
les  parois  de  séparation  s'accomplissent  les  exosmoses  et  les 
endosmoses  de  la  science.  La  médecine  a  ses  hôpitaux  et  ses 
laboratoires.  Mais,  outre  que  l'éducation  du  médecin  débute 
par  un  stage  à  la  Faculté  des  sciences,  partout  l'observation 
clinique  se  double  de  l'expérimentation.  Depuis  Claude 
Bernard  et  Pasteur,  la  médecine  est  devenue  une  science 
expérimentale.  De  même  à  la  Faculté  de  droit,  les  anciennes 
méthodes  strictement  géométriques  se  sont  assouplies  dans 
l'atmosphère  de  l'histoire.  Grand  est  le  nombre  des  .professeurs 
qui  ont  des  grades  dans  deux  Facultés,  à  la  Faculté  des  sciences 
et  à  la  Faculté  de  médecine,  à  la  Faculté  des  lettres  et  à  la 
Faculté  de  droit.  Très  significatif  aussi  le  nombre  des  étu- 
diants qui  étudient  simultanément  dans  deux  établissements. 
En  1907,  on  en  a  noté  Sg  à  la  Faculté  des  sciences  et  à  la 
Faculté  de  médecine,  3g  à  la  Faculté  des  sciences  et  à  l'Ecole 
de  pharmacie,  18  à  la  Faculté  des  sciences  et  à  la  Faculté  des 


48o  LA     REVUE     DE     PARIS 

lettres  ou  à  la  Faculté  de  droit,  826  à  la  Faculté  des  lettres  et 
à  la  Faculté  de  droit. 

Depuis  quelques  années,  une  fois  Fan,  tous  les  maîtres  de 
rUniversité  se  réunissent,  à  la  Sorbonne,  en  assemblée  géné- 
rale. Là,  tantôt  le  recteur,  tantôt  un  doyen,  leur  rend  compte 
de  la  situation  de  TUniversité.  Us  sont  ainsi  mis  au  courant 
des  faits  qui  les  intéressent  tous.  Mais  les  rapprochements 
féconds  d'esprits  se  font,  chaque  jour,  partout  où  se  rencon- 
trent les  professeurs  de  Facultés  diverses,  dans  les  Académies, 
dans  les  sociétés  savantes,  dans  les  bibliothèques,  dans  les 
laboratoires.  A  ces  contacts,  de  l'un  à  l'autre  passent  les  vues 
originales  et  les  idées  nouvelles. 

L'apport  de  l'Université  de  Paris  au  trésor  de  la  science 
contemporaine  est  déjà  considérable.  Je  pourrais  citer  à  l'actif 
des  maîtres  nombre  de  travaux  individuels  ou  collectifs,  qui 
sont  des  chefs-d'œuvre  ;  à  l'actif  des  étudiants ,  nombre  de 
thèses  de  doctorat  qui  sont  des  œuvres,  nombre  de  mémoires 
qui  sont  des  promesses.  L'Université  de  Paris  n'est  pas  seule- 
ment un  très  vaste  atelier  d'enseignement,  elle  est  une  colonie 
d'  «  écoles  »,  au  sens  savant  du  mot.  Nous  autres  Français, 
nous  ne  pouvons  pas  lui  décerner  des  brevets  de  «  maîtrise  ». 
Mais  quand  cette  «  maîtrise  »  est  reconnue,  proclamée  par 
l'étranger,  nous  devons  l'enregistrer.  J'enregistre  donc,  na- 
guère, les  prix  de  hautes  mathématiques  fondés  par  le  Roi 
de  Suède,  décernés  à  deux  mathématiciens  de  la  Faculté  des 
sciences,  Poincaré  et  Appell;  les  bourses  internationales 
d'études  fondées  par  l'Américain  Andrew  Carnegie ,  pour  le 
'laboratoire  illustré  par  Curie;  le  prix  Bolyai,  de  l'Académie 
hongroise  des  sciences,  attribué  au  mathématicien  Poincaré, 
de  la  Faculté  des  sciences  ;  le  prix  Nobel  des  sciences  physi- 
ques, décerné  une  première  fois  à  Curie  et  à  madame  Curie, 
une  seconde  fois  au  chimiste  Moissan  ;  tout  récemment,  le 
prix  Nobel  de  la  Paix,  attribué  à  Louis  Renault,  le  fondateur, 
à  la  Faculté  de  droit,  de  1'  «  école  »  française  de  droit  inter- 
national public...  La  liste  reste  ouverte. 

LOUIS     LIARD 


ÉPAVES' 


LA    BEAUTE     FAIT     CROIRE 


La  foi,  Tantique  foi  dans  mon  âme  a  péri, 
Et  maintenant  je  sonde  à  tâtons  la  Nature. 
Mais  je  regrette,  hélas  I  la  sublime  imposture 
Qui,  dans  Tombre  déserte,  offre  au  cœur  un  abri; 

Et  j'y  crois  de  nouveau  quand  vous  m'avez  souri  : 
La  nuit  m'épouvantait,  cette  aube  me  rassure. 
Quand  je  ne  vous  vois  pas,  l'inconnu  me  torture; 
Paraissez  seulement,  et  mon  mal  est  guéri. 

Un  sourire  de  vous,  et  le  bonheur  m'inonde  : 

Je  ne  peux  plus  douter  qu'une  main  sur  le  monde, 

Par  pitié,  comme  un  baume,  ait  épanché  l'amour. 

L'espérance  a  raison  de  ma  raison  rebelle  : 
Sans  retour  aimez-moi  ;  je  croirai  sans  retour 
A  la  bonté  d'un  Dieu  qui  vous  créa  si  belle. 

I.  Poésies  extraites  d'un  volume  qui  paraîtra  bientôt  sous  ce  titre, 
i"  Juin  1908.  •  3 


483  LA     REVUE     DE     PARIS 

II 

LE    PREMIER    AMOUR 

A  Carmen  Sylva, 

Comme  un  verre  intact,  avant  Theure 
Où  le  remplira  Téchanson, 
Au  plus  léger  coup  qui  l'effleure 
Vibre  d'un  sonore  frisson, 

Mais  pour  la  fugitive  atteinte 

N'a  plus  de  soupir  cristallin, 

Et  ne  tressaille  ni  ne  tinte 

Sous  aucun  heurt  dès  qu'il  est  plein, 

Le  jeune  cœur,  vivant  calice, 
Frémit,  plaintif,  au  moindre  appel, 
Avant  que  l'Amour  le  remplisse 
De  son  généreux  hydromel  ; 

Mais,  quand  cet  échanson  céleste 
L'a  soudain  comblé  jusqu'au  bord, 
Plus  rien  n'y  bat  pour  tout  le  reste  ; 
Silencieux,  îl  parait  mort. 

C'est  qu'il  peut  dédaigner  la  terre  ; 
11  aime  !  le  ciel  est  entré 
Dans  sa  profondeur  solitaire  : 
Il  est  immuable  et  sacré. 


III 


JE  LUI  FERAI  DES  VERS  AIMANTS 

Je  lui  ferai  des  vers  aimants, 
Et,  comme  un  lapidaire  incliné  sur  sa  meule 
Se  cache  pour  tailler  ses  plus  purs  diamants, 
Je  polirai  tout  bas  ces  vers  pour  elle  seule, 


ÉPAVES  483 

Et  nul  ne  les  verra  se  former  sous  mon  front, 

Nul  ne  verra  sur  eux  tomber  des  pleurs  de  femme, 

Et  ces  choses  se  passeront 
Hors  du  monde  et  très  haut,  de  mon  âme  à  son  âme. 


IV 


SUU     UNE     TOMBE 

J'entends  toujours  monter  de  cette  affreuse  tombe 
Le  son  lugubre  et  sourd  de  la  terre  qui  tombe 

Et  croule  sur  ce  jeune  corps. 
Ce  son  n'a  plus  voulu  sortir  de  mon  oreille  ; 
Il  me  poursuit  le  jour,  la  nuit  il  me  réveille, 

11  m'obsède  comme  un  remords. 

Je  crois  toujours  ouïr  la  morte  solitaire 

Qui,  sentant  croître  l'ombre  et  s'amasser  la  terre, 

Les  conjure  d'attendre  un  peu  : 
Près  de  s'évanouir,  si  douce  est  la  lumière  I 
Mais  la  nuit  et  le  sable  ont  chargé  sa  paupière. 

Au  soleil  elle  a  dit  adieu. 

Elle  écoute  :  elle  entend  s'éloigner  sa  famille  ; 
Ils  rentrent  au  foyer,  tes  frères  :  pauvre  fille. 

Va  seule  dans  l'éternité. . . 
Toute  seule,  ô  terreur!  O  spectacle  qui  navre  : 
Dans  l'âme  la  torture,  et  dans  l'œil  du  cadavre 

Le  sommeil  vide,  illimité. 

Car  ces  êtres  jumeaux  n'ont  plus  même  fortune  : 
L'un  rend  paisiblement  à  la  source  commune 

Les  éléments  qu'il  avait  pris  ; 
L'autre  dans  l'infini  s'épouvante  et  frissonne. 
Et,  veuve  du  regard,  ne  reconnaît  personne 

Au  vague  empire  des  esprits. 


484  LA     REVUE     DE     PARIS 

Qui  donc  souhsdte  à  Tâme  une  essence  immortelle 
Devant  rhorizon  noir  que  la  funèbre  pelle 

Ouvre  au  songe  sous  le  gazon? 
C'est  plutôt  le  néant  cent  fois  que  je  préfère, 
A  moins  que  l'enfant  mort  puisse  oublier  sa  mère 

Et  la  verdure  et  la  maison. 


LE    PARDON 


Pour  peu  que  votre  image  en  mon  âme  renaisse, 

Je  sens  bien  que  c'est  vous  que  j'aime  encor  le  mieux. 

Vous  avez  désolé  l'aube  de  ma  jeunesse, 

Je  veux  pourtant  mourir  sans  oublier  vos  yeux, 

Ni  votre  voix  surtout,  sonore  et  caressante, 
Qui  pénétrait  mon  cœur  entre  toutes  les  voix. 
Et  longtemps  ma  poitrine  en  restait  frémissante 
Gomme  un  luth  solitaire  encore  ému  des  doigts. 

Ah!  j'en  connais  beaucoup  dont  les  lèvres  sont  belles, 
Dont  le  front  est  parfait,  dont  le  langage  est  doux  : 
Mes  amis  vous  diront  que  j'ai  chanté  pour  elles, 
Ma  mère  vous  dira  que  j'ai  pleuré  pour  vous. 

J'ai  pleuré,  mais  déjà  mes  larmes  sont  plus  rares; 
Je  sanglotais  alors,  je  soupire  aujourd'hui; 
Puis  bientôt  viendra  l'âge  où  les  yeux  sont  avares, 
Et  ma  tristesse  un  jour  ne  sera  plus  qu'ennui... 

Oui,  pour  avoir  brisé  la  fleur  de  ma  jeunesse. 
J'ai  peur  devons  haïr  quand  je  deviendrai  vieux  : 
Que  toujours  votre  image  en  mon  âme  renaisse! 
Que  je  pardonne  à  l'âme  en  souvenir  des  yeux! 

SULLY -PRUD  HOMME 


LA  VOIE   DU   MAL' 


MOEURS    SARDES 


IV 

Pietro  revint  après  cinq  semaines  d'absence,  la  veille  de 
Noël. 

Avançant,  avançant  toujours,  par  les  rudes  chemins  qui 
descendaient  au  fond  de  la  vallée,  puis  qui  remontaient  jusqu'à 
Nuoro,  il  piquait  ses  bœufs  sans  pitié,  pour  accélérer  le  retour. 
Le  soc  était  usé,  le  chariot  était  plein  de  racines  de  lentisque. 

Nonobstant  sa  hâte  et  son  anxiété,  il  aurait  voulu  ne  rentrer 
chez  ses  maîtres  qu'à  la  nuit  close  :  il  éprouvait  une  crainte 
vague  de  la  première  rencontre  avec  Maria  ;  il  avait  peur  qu'elle 
ne  lût  sur  son  visage  les  sentiments  qui  l'agitaient.  Par 
instants,  son  bras  retombait,  inerte,  et  l'aiguillon  interrompait 
son  œuvre  cruelle.  Alors  les  bœufs  ralentissaient  le  pas,  et 
Malafede  furetait  çà  e  t  là ,  dans  les  broussailles  à  demi  dépouillées , 
noires  et  rouges  comme  des  tas  de  charbon  qui  s'éteignent. 

Une  aigre  tramontane  soufflait  ;  le  ciel  bas  et  plombé  annon- 
çait la  neige.  Mais  Pietro  sentait  un  feu  intérieur  brûler  dans 
sa  poitrine;  ses  mains  noires  étaient  chaudes;  une  veine 
battait  à  sa  tempe  droite,  et  il  lui  semblait  qu'il  avait  la  fièvre. 
Il  aurait  voulu  chanter;  mais  ses  lèvres  sèches  et  serrées 
refusaient  de  s'ouvrir.  Un  cercle  ardent  lui  étreignait  le  front, 

I.  Puhlished  June  first,  nineteen  hundred  and  eigkt.  Privilège  of 
copyright  in  the  United  States  reserved  under  the  Act  approved  March 
third,  nineteen  hundred  and  five^  hy  la  revue  de  paris. 

Voir  la  Revue  dn  i5  mai. 


486  LA     REVUE     DE     fARIS 

et  la  pulsation  continue  de  sa  tempe  droite  ressemblait  à  des 
coups  de  marteau  qui  auraient  rivé  ce  cercle  invisible. 

Il  cheminait,  désireux  de  rencontrer  quelqu'un  à  qui  parler. 
Mais  le  chemin  sauvage  était  plus  que  jamais  désert;  toute  la 
vallée,  avec  ses  maquis  rouilles,  avec  ses  pierres  livides,  avec  ses 
fonds  gris,  paraissait  morte,  sous  ce  grand  ciel  obscur  et  lourd. 

Arrivé  devant  la  petite  église  de  «  la  Solitude  »,  sur  la  route 
qui  domine  les  deux  vallées,  Pietro  s*arracha  à  son  rêve  fé- 
brile. Nuoro  était  là,  toute  voisine,  enveloppée  de  vent,  dans  la 
nuit  sinistre.  On  en  distinguait  déjà  les  premières  maisons. 
Quelques  femmes,  drapées  dans  leur  tunica  et  portant  une 
cruche  sur  la  tête,  quelques  hommes,  avec  leur  immanquable 
cheval  ou  avec  leurs  bœufs  somnolents,  passaient,  fouettés  par 
la  bise.  Pietro  tourna  le  dos  aux.  montagnes  voilées  de  brume, 
à  la  vallée  fumeuse,  et  il  pénétra  dans  la  ville.  Malgré  son 
envie  de  lier  conversation  avec  quelqu'un,  il  ne  s'arrêta  pas, 
ne  salua  aucun  des  rares  passants,  jusqu'à  ce  qu'il  fût  arrivé 
devant  la  porte  de  ses  maîtres.  Le  bruit  des  roues  emplit  la 
ruelle  d'un  fracas  de  torrent.  Malafede  s'élança  en  avant,  la 
queue  dressée,  et  il  aboya. 

Parvenu  devant  le  cabaret  éclairé,  Pietro  entrevit,  derrière 
le  comptoir,  la  gracieuse  et  ardente  figure  de  la  belle 
Francesca,  et  un  transport  de  désir  brilla  dans  ses  yeux.  Mais 
aussitôt  il  pensa  à  Maria,  et,  pour  la  première  fois  de  sa  vie, 
il  fut  honteux  d'avoir  désiré  une  femme  de  mauvaises  mœurs. 
Ahl  non,  même  si  Francesca  l'eût  appelé,  il  n'aurait  pas 
été  chez  elle  :  il  lui  aurait  semblé  qu'il  trahissait  Maria,  à 
laquelle  il  aurait  voulu  sacrifier  bien  plus  qu'un  désir  impur  1 

La  porte  charretière  était  close.  Il  heurta  avec  son  aiguillon; 
et,  tout  de  suite,  dans  le  brusque  silence,  il  entendit,  derrière 
le  mur,  la  voix  fraîche  de  Maria  :  * 

—  C'est  probablement  Pietro! 

«  C'est  probablement  Pietro  I . . .  »  Comme  elle  avait  dit  cela  1 
C'était  à  croire  qu'elle  l'attendait!  Et  cette  supposition,  qui 
pourtant  lui  parut  vaine,  suffit  pour  emplir  son  cœur  de  joie. 

Ce  fut  Zia  Luisa  qui  vint  ouvrir.  Pietro  aperçut  Maria, 
debout  sur  la  première  marche  de  l'escalier;  mais  il  n'osa  pas 
la  regarder  tout  de  suite. 

—  Bonsoir,  —  dit-il,  en  poussant  ses  bœufs  dans  la  cour. 


LA    VOIE     DU     MAL  487 

Enfin,  lorsque  Zia  Luisa  se  retourna  pour  fermer  la  porte, 
il  osa  regarder  sa  jeune  maîtresse  et  il  lui  demanda  : 

—  Eh  bien,  quoi  de  nouveau? 

—  Tout  va  bien.  Dieu  merci!  Il  fait  froid;  mais  notre  peau 
n'est  pas  délicate  comme  celle  des  citadins... 

Le  jeune  homme  pensa  :  «  Aucune  dame  de  la  ville  n*est 
préférable  à  elle!  » 

—  Mais  toi,  Pîetro,  est-ce  que  tu  as  été  malade.^  —  fit 
Zia  Luisa,  quand,  après  avoir  dételé  les  bœufs  et  remis  le 
chariot  à  sa  place,  il  regagna  la  cuisine,  où  Malafede  allait 
flairant  dans  tous  les  coins.  —  Tu  es  jaune  et  maigri. 

—  Allons  donc!  J*ai  eu  un  peu  de  fièvre,  ces  derniers  soirs. 
Mais,  comme  dit  Maria,  ma  peau  n'est  pas  assez  délicate  pour 
se  ressentir  de  si  peu  de  chose...  Où  donc  est  le  maître.»^ 

—  De  la  fièvre,  de  la  fièvre!...  —  dit  Maria,  à  demi  bien- 
veillante et  à  demi  moqueuse.  —  Une  fièvre  intérieure,  peut- 
être...  Cinq  semaines  sans  voir  celle  que  Ton  aime!...  C'est 
cela  qui  t'a  donné  la  fièvre. 

Pîetro  la  regarda  en  face;  mais  il  baissa  vite  les  yeux,  tant 
le  sourire  de  cette  fille  lui  faisait  mal.  Ah!  comme  elle  était 
loin  de  lui!  Aussi  loin  qu'une  femme  sage  l'est  d'un  fou,  à 
qui  elle  n'adresse  la  parole  que  par  compassion.  Redevenu 
triste,  il  s'assit  devant  le  feu,  près  de  Zia  Luisa,  et  il  se  mit 
à  lui  raconter  la  manière  dont  il  avait  accompli  son  travail. 

Maria  allait  et  venait  dans  la  cuisine,  préparant  le  souper 
maigre  de  la  vigile  de  IVoël.  Dehors,  les  cloches  sonnaient 
VAve,  avec  des  carillons  de  joie. 

Zio  Nicola  ne  tarda  pas  à  revenir.  Il  était  maigri,  lui  aussi;  il 
était  pâle  et,  contre  son  ordinaire,  un  peu  mélancolique.  Mais, 
dès  qu'il  eut  aperçu  Pietro,  lequel  s'était  levé,  respectueux  et  sou- 
riant, son  visage  s'épanouit  et  il  frappa  la  terre  avec  son  bâton. 

—  Ah  !  bravo  !  —  dit-il,  en  s'asseyant  à  la  place  de  Zia  Luisa 
et  en  tapant  avec  sa  main  ouverte  sur  le  genou  de  Pietro'.  — 
Je  t'attendais.  Cette  nuit,  nous  veillerons  et  nous  chanterons 
a  disputas  \  Si  les  femmes  veulent  aller  à  la  messe,  qu'elles  y 

I.  Chant  dialogué,  où,  comme  dans  certaines  idylles  de  Théocrite, 
chacun  des  deux  poètes  improvise  à  son  tour  un  couplet.  Ils  soutiennent 
l'un  et  l'autre  des  thèses  opposées,  de  sorte  que  le  dialogue  prend  la 
forme  d'une  «  discussion  ». 


A88  LA     REVUE     DE     PARIS 

aillent.  Quant  à  moi,  je  m'en  passerai  volontiers.  La  messe  de 
minuit  m'a  toujours  été  odieuse,  parce  que  tout  le  monde  y 
va  pour  se  divertir,  pour  faire  du  scandale.  Tu  n'as  pas 
rintention  d'y  aller,  toi,  j'espère?... 

—  Non,  —  dit  Pietro,  flatté  de  ces  paroles.  — Je  vous  tien- 
drai compagnie,  puisque  cela  vous  fait  plaisir...  Et  cepen- 
dant, vous  pourriez  passer  cette  nuit-ci  avec  vos  amis. 

—  Au  diable  les  amis  1  —  proclama  le  maître,  en  levant  les 
bras.  —  Ils  viennent  aujourd'hui  pour  boire  votre  vin,  et 
demain  ils  médisent  de  vous.  Le  meilleur  ami,  c'est  le  bon 
serviteur...  Et  le  chien  aussi,  je  ne  dis  pas  le  contraire.  Ici, 
Malavîl  Parbleu,  tu  es  laid  comme  un  chien! 

Malafede  s'était  réfugié  entre  les  jambes  de  son  maître,  et 
il  lui  léchait  les  mains. 

—  Vite,  à  boire,  femmes!  —  ordonna  Zio  Nicola. 
Maria  s'approcha,  tenant  la  carafe  et  le  verre. 

—  Est-ce  que  tu  iras  à  la  messe?  —  demanda  Pietro  à  la 
jeune  fille. 

—  Moi?  Non,  certes!  J'irai  tout  de  suite  au  lit,  dès  que 
j'aurai  soupe.  Je  n'ai  personne  à  rencontrer  dans  l'église...  Et 
vous  aussi,  père,  vous  feriez  bien  de  ne  pas  veiller  trop  tard... 

Pietro  n'entendit  pas  ce  que  répondit  le  maître...  Maria 
n'avait  personne  «  à  rencontrer  dans  l'église  ».  Donc  elle 
n'avait  pas  d'amoureux,  pas  de  fiancé  plus  ou  moins  secret!... 
Ah  !  comme  elle  était  bonne  !  Il  la  regarda  avec  reconnaissance 
et  il  but  avec  volupté  le  vin  qu'elle  lui  avait  offert. 

—  Les  femmes  vont  se  coucher,  tant  mieux!  —  reprit  le 
maître.  —  La  nuit,  les  femmes  n'ont  rien  de  mieux  à  faire, 
voilà  mon  opinion.  Nous,  Pietro  Benu,  nous  fermerons  la 
grande  porte,  et  nous  n'ouvrirons  à  personne,  même  au  diable, 
s'il  se  présente.  Nous  allumerons  un  grand  feu,  nous  placerons 
à  côté  de  nous  une  bouteille  de  vin,  et  nous  chanterons. 

—  Mais  je  ne  sais  pas  chanter!  —  objecta  Pietro.  —  Invitez 
donc  un  ami. 

—  Est-ce  que  tu  es  sourd?  est-ce  que  tu  n'entends  pas  ce 
que  je  te  dis?  —  vociféra  Zio  Nicola,  pris  d'une  colère  subite. 
—  Je  te  dis  que  mes  amis,  à  moi,  c'est  mon  serviteur,  c'est 
mon  chien,  c'est  mon  bâton!..,  Oui,  mon  bâton  aussi!  Un 
ami  que  je  n'avais  pas,  l'année  dernière... 


LA    VOIE     DU    MAL  ^89 

Et,  s'attristant  tout  à  coup,  il  courba  la  tête.  Mais  il  la 
redressa  aussitôt,  secoua  sa  longue  barbe. 

—  Au  surplus,  si  tu  ne  veux  pas  rester,  va -t'en!  Je  chan- 
terai tout  seul. 

—  Je  resterai,  je  resterai I  —  dit  Pietro,  riant. 

Le  fait  est  qu'après  souper  les  femmes  se  retirèrent.  Pietro 
aurait  voulu  que  Maria  restât  aussi  :  quoiqu'il  n'osât  pas  la 
regarder,  la  seule  présence  de  la  jeune  fille  lui  donnait  un  doux 
plaisir.  Ce  qu'il  éprouvait,  ce  n'était  pas  de  l'ivresse,  comme 
aux  heures  où,  loin  d'elle,  il  croyait  la  voir  devant  luî,  vivante 
e  palpitante;  mais  elle  était  si  belle,  sa  voix  était  si  harmo- 
nieuse, sa  personne  exhalait  de  tels  effluves  de  jeunesse  et  de 
volupté,  qu'il  sentait  la  présence  de  la  jeune  fille  de  la  même 
façon  que,  en  cette  soirée  froide,  il  sentait  l'agréable  chaleur 
du  feu. 


* 
0  « 


Pietro  Benu  mit  trois  grosses  bûches  dans  l'âtre  et  déploya 
deux  nattes  de  jonc  sur  le  sol  tiédi.  Le  maître  prépara  deux 
bouteilles  de  vin,  dont  l'une,  plus  rouge  que  l'autre,  resplen- 
dissait aux  reflets  de  la  flamme.  Et  la  scène  homérique  com- 
mença. 

Zio  iNicola  et  son  serviteur  s'assirent  sur  les  nattes,  et  le 
maître  souleva  ujie  des  bouteilles  pour  la  mirer  à  la  flamme. 
Ensuite  il  emplit  et  mira  de  la  même  façon  le  verre,  où  le  vin 
scintillait  comme  un  rubis.  Et  il  se  mit  à  chanter  : 

—  Voici  le  sang  généreux  du  tonneau,  et,  en  le  buvant,  nous  réchauf- 
fons notre  cœur.  Buvons-le  donc  et  réchauffons-nous  :  car,  au 
dehors,  la  neige  tombe,  et  sur  nous  aussi  tombe  la  neige  des  ans. 
Méfie-toi,  jeune  homme  :  les  années  passeront  pour  toi  comme  pour 
los  autres;  ton  cœur  se  refroidira,  et  il  faudra  beaucoup  de  vin  pour 
le  réchauffer.  Qu'en  dis-tu? 

Pietro  répondit  : 

—  Mon  cœur  est  déjà  froid.  Je  ne  suis  qu'un  pauvre  serviteur,  et 
nulle  femme  ne  me  regarde,  et  nul  plaisir  ne  me  sourit.  Je  bois, 
mais  le  vin  même  ne  peut  me  réchauffer  l'âme. 


igO  LA     REVUE     DE     PARIS 

Et  Zio  Nicola  riposta,  dans  une  seconde  strophe  aux  vers 
plus  ou  moins  boiteux  : 

—  Tu  es  un  farceur  et  un  vaniteux,  et  tu  mens,  lorsque  tu  affirmes 
que  les  femmes  ne  te  regardent  pas,  que  jamais  les  plaisirs  ne  te  sou- 
rient. Je  vais  te  prouver  le  contraire... 

La  tramontane  soufflait  par  rafales  ;  de  grands  nuages  clairs, 
compacts,  semblables  à  d'énormes  blocs  de  neige,  venaient  des 
monts  d'Orune;  quelques  flocons  blancs  commençaient  à 
tomber;  aucun  bruit,  excepté  le  souffle  furieux  de  la  bise, 
n'arrivait  jusqu'aux  deux  chanteurs.  De  temps  à  autre,  Zio 
jNicola,  s'animant,  se  relevait  de  sa  natte  pour  s'asseoir  sur  une 
chaise,  faisait  à  Pietro  un  signe  de  la  main  pour  l'avertir  de 
ne  pas  interrompre  ;  et,  au  lieu  d'une  strophe,  il  en  improvi- 
sait deux  ou  trois,  pires  les  unes  que  les  autres.  Pietro  l'écou- 
tait  religieusement;  puis,  à  son  tour,  il  chantait  son  huitain, 
et  il  buvait,  buvait... 

A  onze  heures,  tandis  que  les  cloches  sonnaient  avec  une 
allégresse  si  exagérée  qu'elles  semblaient  mises  en  branle  par  de 
folles  rafales,  le  maître  et  le  serviteur  chantaient  encore.  Les 
bouteilles  étaient  vides,  et  leur  brasillement  avait  passé  dans 
les  yeux  des  buveurs.  Quelquefois,  Pietro  réussissait  à  com- 
poser des  strophes  sur  des  idées  si  vives  et  si  piquantes  que 
Zio  Nicola  se  déclarait  vaincu.  Mais,  loin  de  se  fâcher,  il  consi- 
dérait son  adversaire  avec  admiration  et  il  lui  disait  : 

—  Bravo  1  J'aime  u  te  voir  ainsi! 

Les  deux  hommes  continuèrent  à  boire,  mais  ils  cessèrent 
de  chanter.  Vers  minuit,  les  yeux  du  maître,  qui,  aux  reflets 
du  feu,  prenaient  un  éclat  de  cristal,  s'ouvraient  et  se  fermaient 
inconsciemment.  Ceux  du  domestique,  pleins  de  langueur, 
s'égaraient  à  la  poursuite  de  rêves  et  de  visions  fantastiques. 

—  Pietro,  mon  enfant,  tu  chantes  à  merveille,  et  je  te  veux 
du  bien.  A  quoi  penses-tu .î^  Dis-le-moi  vite...  d'autant  plus 
que  je  le  devine!... 

Etait-ce  vraiment  ce  que  le  maître  avait  dit?...  Et  Pietro 
devait-il  parler,  devait-il  avouer  sans  réticence  les  pensées  qui 
hantaient  son  esprit.^ 

—  Ah!  maître,  si  vous  saviez!...  —  risqua-t-il.  —  Si 
vous  saviez  quel  serpent  j'ai  dans  le  cœur!...  Vous  dites  que 


LA    VOIE    DU     MAL  Agi 

VOUS  me  voulez  du  bien.  Mais,  si  vous  saviez  que  je  pense  à 
votre  fille,  vous  vous  jetteriçz  sur  moi  comme  un  chien 
enragé  I . . . 

—  Hé  I  hé  !  moi  aussi...  —  interrompit  Zio  Nicola,  en  rele- 
vant la  tête. 

Et  il  se  mit  à  raconter  pour  la  seconde  fois,  en  prose,  les 
aventures  qu'il  avait  déjà  rappelées  dans  ses  vers.  Pietro,  qui 
les  savait  par  cœur,  commença  d'être  distrait,  et  bientôt  les 
paroles  du  maitre  arrivèrent  confusément  à  lui,  comme  un 
bourdonnement  d'abeilles.  Toutefois  il  lui  semblait  qu'il 
n'était  pas  ivre,  que  le  maitre  ne  l'était  pas  non  plus;  et  la 
confiance  que  lui  accordait  Zio  Nicola  le  rendait  heureux  et 
hardi...  Pourquoi  non.^  Il  allait  ouvrir  la  bouche  et  parler. 
Tout  lui  semblait  facile,  tout  était  possible...  Oui,  oui,  il 
devait  parler;  mais  d'abord  il  était  nécessaire  de  chercher  les 
paroles  convenables. 

Il  cacha  son  visage  entre  ses  paumes,  réfléchit  longuement. 
Tout  à  coup  il  écarta  ses  mains  de  son  visage  en  feu,  et, 
comme  un  fou,  il  regarda  à  travers  ses  doigts  ouverts  la  splen- 
deur de  la  flamme  rouge.  Les  paroles  lui  montaient  aux  lèvres  : 

—  Zio  Nicola,  je  ne  suis  pas  riche;  mais,  si  vous  m'aidez,  je 
le  deviendrai.  Ma  tante  est  sur  le  point  de  mourir,  et  je  sais 
-qu'elle  a  fait  un  testament  en  ma  faveur...  Son  bien  est  peu 
de  chose,  je  ne  l'ignore  pas  :  une  maisonnette  en  ruine  et  un 
lopin  de  terre.  Mais  je  vendrai  le  tout,  et,  avec  mon  petit 
capital,  j'entreprendrai  le  commerce  des  bœufs.  Je  m'y 
connais,  vous  savez,  et  peut-être  réussirai-je  à  faire  fortune... 
Vous  aussi,  mon  maître,  vous  avez  commencé  avec  rien... 
Donnez-moi  votre  fille,  Zio  Nicola,  donnez-la  moi  pour  femme. 
Vous  verrez,  je  deviendrai  riche...  Zio  Nicola  I  maître!... 

Il  appela  doucement.  Mais  Zio  Nicola,  la  tête  appuyée  sur 
la  main,  ne  fit  aucune  réponse.  Pietro  l'examina  et  s'aperçut 
qu'il  s'était  endormi.  Alors  se  produisit  en  lui  une  brusque 
réaction  ;  comme  cela  lui  arrivait  souvent,  il  rougit  jusqu'aux 
oreilles,  et  il  se  sentit  profondément  humilié. 

((  Oui,  c'est  vrai,  je  suis  ivre,  —  se  dit-il  en  hochant  la 
tête.  — 'Dormons,  dormons...  » 

Il  s'étendit  sur  la  natte;  puis  il  se  releva,  examina  encore 
son  maître. 


49^  ^^     REVUE     DE     PARIS 

«  Ne  vaudrait-il  pas  mieux  le  réveiller  et  lui  dire  de  se 
mettre  au  lit?...  Mais  non.  Qu'il  s'arrange  tout  seul!  » 

Et,  après  avoir  encore  hoché  la  tête,  il  s'étendit  de  nou- 
veau sur  la  natte.  Ses  oreilles  étaient  brûlantes;  ses  paupières, 
très  lourdes,  ne  voulaient  pourtant  pas  se  fermer;  des  raies 
pourpres  sillonnaient  les  murs,  le  toit,  le  parquet,  et,  sur  ces 
sentiers  lumineux,  ime  quantité  de  limaçons  verdâtres  ram- 
paient, dont  quelques-uns  allongaient  hors  de  leurs  coquilles 
de  petites  cornes  roses  et  tremblantes  ;  puis  tout  cela  éclatait 
et  se  dispei*sait  en  étincelles  d'or. 

C'était  le  feu  qui  pétillait. 


—  Gomme  vous  avez  bien  chanté,  cette  nuitl  —  dit  Maria, 
le  lendemain  matin,  à  Pietro,  non  sans  une  grimace  de 
dégcfût. 

—  Oui,  très  bien.  Qu'est-ce  que  tu  as  à  y  redire?  — 
répondit  Pietro,  en  la  dévisageant. 

—  Vous  vous  êtes  soûlés  comme  des  brutes.  Je  ne  puis  pas 
souffrir  les  hommes  vicieux...  Pour  ce  qui  est  de  mon  père, 
le  pauvre,  il  faut  être  patient  :  après  toutes  les  peines  qu'il  a 
endurées,  il  est  naturel  qu'il  cherche  à  se  distraire...  Mais  toi, 
Pietro I  quelle  honte!  Quand  je  suis  entrée  ici,  ce  matin,  tu 
ressemblais  à  un  chien...  Oui,  à  un  chien  jeté  de  travers  sur  la 
natte,  les  pattes  dans  la  cendre. 

Pietro  comprit  bien  qu'elle  exagérait  ;  mais  il  n'en  regretta 
pas  moins  d'avoir  bu,  et,  en  même  temps,  il  fut  heureux  de 
l'intérêt  qu'elle  témoignait  pour  lui. 

—  Que  t'importe  si  je  bois  ou  si  je  ne  bois  pas?  —  dit-il 
en  redressant  la  tête,  de  son  air  méprisant.  — Occupe-toi  plutôt 
de  toi-même.  Prends  garde,  avec  tout  ton  orgueil,  à  ne  pas 
avoir  pour  mari  un  ivrogne,  plus  ivrogne  que  moi. 

—  Jésus!  —  s'écria-t-elle,  en  grinçant  des  dents.  —  Je  le 
mangerais  ! . . .  Plutôt  un  bandit  qu'un  ivrogne  ! 

—  Eh  bien,  —  reprit  brusquement  le  serviteur,  les  yeux 
fixés  sur  ceux  de  Maria,  —  je  ne  m'enivrerai  plus,  je  te  le 
promets. 

Cette  promesse  n'attendrit  point  Maria  ;  mais  Pietro  y  fut 


LA    VOIE     DU     MAL  49^ 

fidèle.  Ce  jour-là,  en  effet,  s'il  alla  au  cabaret,  il  s'abstint 
soigneusem^ent  de  boire  et  il  ne  regarda  pas  la  femme  du  caba- 
retier.  Il  se  contenta  de  causer  et  de  défendre  ses  maîtres, 
dont  le  Toscan  disait  du  mal. 

Les  jours  suivants,  il  travailla  dans  un  jardin  que  les  Noina 
possédaient  près  de  la  ville.  A  la  brune,  il  regagnait  la  maison 
et  il  soupait  avec  ses  maîtres.  Lorsqu*il  était  là,  Zia  Luisa 
l'employait  à  de  petites  besognes  domestiques,  et,  un  soir, 
elle  l'envoya  même  à  la  fontaine,  avec  la  cruche  sur  l'épaule. 
Lui  qui  naguère  se  serait  révolté  contre  ses  exigences,  parce 
qu'un  serviteur  agricole  doit  seulement  travailler  la  terre, 
il  obéissait  et  il  s'humiliait  avec  joie,  pour  plaire  à  la  jeune 
fille. 

Depuis  quelque  temps,  sans  savoir  pourquoi,  il  se  sentait 
bon,  et,  parfois  aussi,  triste,  d'une  tristesse  douce,  mais  plus 
souvent  allègre  comme  un  enfant.  Certains  jours,  U  s'aban- 
donnait tout  entier  à  son  rêve,  comme  il  avait  fait  le  soir  de 
Noël.  Ce  rêve,  le  voici  :  —  Un  soir,  il  rentrait  tard  à  la  maison 
et  il  trouvait  Maria  seule,  assise  au  coin  du  feu.  Alors  il 
s'asseyait  devant  le  feu  et  il  regardait  sa  jeune  maîtresse  avec 
insistance.  «  Pourquoi  me  regardes-tu  ainsi,  Pietro?  lui 
demandait-elle.  —  Parce  que  tu  me  plais,  Mariai  »  Elk  riait; 
et  lui,  il  se  levait  d'un  bond,  se  penchait  sur  elle,  renversait  la 
tête  de  l'aimée,  lui  donnait  un  baiser  frénétique.  —  Ce  rêve 
suffisait  pour  le  rendre  heureux,  d'un  bonheur  ardent,  et,  de 
jour  en  jour,  se  transformait  en  projet  délibéré,  en  idée  fixe. 
Pietro  s'était  procuré  un  petit  peigne,  un  miroir  de  poche, 
et,  dès  qu'il  se  trouvait  seul,  il  se  mettait  à  peigner  longuement 
sa  barbe  et  sa  chevelure,  considérait  avec  soin  ses  yeux,  ses 
lèvres,  son  front.  Il  se  trouvait  beau,  et  il  en  était  réjoui. 


VII 


D'ordinaire,  les  maîtres  allaient  se  coucher  dé  bonne  heure. 
Quelquefois  pourtant,  si  un  beau  feu  brûlait  dans  l'âtre, 
Zia  Luisa  et  Maria  s'attardaient  dans  la  cuisine  et  causaient 
avec  Pietro.  Siégeant  sur  une  chaise  haute,  la  vieille  maîtresse 


^94  LA     REYUE     DE     PARIS 

filait  ;  et  la  flamme  jaune  et  bleuâtre  de  la  lampe  à  huile  donnait 
un  paisible  relief  et  comme  une  teinte  de  céruse  à  sa  large 
face  blanche.  Maria,  au  contraire,  un  peu  lasse  après  une 
longue  jourjnée  de  travail,  se  blottissait  dans  un  coin  du  foyer, 
à  même  le  sol;  et  elle  parlait  peu,  envahie  par  l'engourdis- 
sement de  la  chaleur  et  du  repos.  Ainsi  accroupie,  souvent  les 
pieds  nus,  elJe  avait  l'aspect  d'une  servante;  mais  elle  ne 
laissait  pas  d'être  merveilleusement  belle.  Pietro  l'admirait  à 
la  dérobée,  et,  chaque  fois  qu'il  rencontrait  ses  yeux,  il  éprou- 
vait un  transport  de  désir. 

Une  conversation  presque  puérile  s'engageait  entre  la  vieille 
maîtresse  et  le  jeune  serviteur.  Zia  Luisa  vantait  ses  propres 
biens  ;  Pietro  s'amusait  à  louer  les  biens  des  autres  : 

—  J'ai  vu  aujourd'hui  le  domestique  de  Franziscantoni 
Careddu;  il  descendait  à  l'abreuvoir  avec  les  bœufs  de  son 
mdtre.  Quelles  bêtes  admirables  I  Elles  ont  Téchine  luisante 
comme  un  miroir  et  elles  sont  fortes  comme  des  lions. 

—  Qu'est-ce  que  tu  dis  là?  Ils  voulaient  me  les  vendre, 
leurs  bœufs;  mais  je  n'en  ai  pas  voulu  :  ce  sont  des  bêtes 
trop  vieilles..  Prétendrais-tu   les   comparer   avec    ma   paire? 

—  Je  les  trouve  plus  beaux  que  les  vôtres,  moil 

—  Tu  es  fou  I . . .  On  voit  bien  que  tu  ne  te  connais  guère  en 
bétail.  Ma  paire,  à  moi,  sache-le,  vaut  cent  écus  sonnants  1 

Sur  ce,  Zio  Nicola  apparaissait,  traînant  la  jambe  et  frap- 
pant la  terre  avec  son  bâton.  Presque  toujours  il  était  à  moitié 
ivre  et  il  exigeait  que  Pietro  se  mît  à  chanter  avec  lui  des  cou- 
plets improvisés.  Pour  le  satisfaire,  Pietro  chantait;  mais  cela 
l'ennuyait,  d'autant  plus  que  ces  chants  n'amusaient  guère 
les  femmes. 

—  Faites-moi  donc  le  plaisir  de  vous  taire  I  —  dit  un  soir 
Maria,  en  tournant  le  visage  vers  le  serviteur,  fâchée.  —  Toi 
au  moins,  Pietro,  finis  I 

—  Voyez-vous  cette  petite  femme  I  —  s'écria  Zio  Nicola,  en 
la  menaçant  de  son  bâton. 

Maria  lui  arracha  le  bâton  des  mains  et  se  mit  à  rire  ;  mais 
elle  remarqua  que  Pietro,  devenu  muet  subitement,  lui  regar- 
dait le  cou  avec  des  yeux  affolés.  Elle  porta  sa  main  à  sa  poi- 
trine, et  elle  sentit  que  sa  chemise  était  entr'ouverte.  Certai- 
nement Pietro  avait  vu  le  signe  brun,  orné  de  trois  poils  d'or 


LA    VOIE     DU     MAL  ^gb 

et  grand  comme  une  lentille,  qu'elle  avait  sur  la  gorge,  un 
peu  au-dessous  de  la  fossette.  Elle  fit  rentrer  le  bouton  dans  la 
boutonnière  de  sa  chemise;  mais  Pietro  ne  chanta  plus,  malgré 
les  prières  et  les  menaces  du  maître... 

Les  jours  passaient.  Un  soir,  Zîo  Nicola  sortit  avec  Pietro 
et  le  conduisit  au  cabaret  du  Toscan.  Franzisca  y  était  seule, 
et  sa  figure  de  madone  un  peu  défraîchie  mettait  une  note  de 
gaîlé  dans  le  débit  mélancolique.  Dès  qu'elle  aperçut  les  deux 
hommes,  elle  s'approcha  d'eux  avec  empressement  et  elle 
sourit  à  Pietro. 

—  Il  te  plaît  donc,  ce  garçon?  —  lui  demanda  Zio  Nicola,  en 
frappant  avec  son  bâton  sur  les  épaules  de  Pietro. 

—  C'est  un  beau  garçon,  pour  suri 

—  Et  moi,  est-ce  que  je  ne  suis  pas  un  bel  homme?...  Où 
est  donc  ton  mari? 

—  Il  est  allé  à  Ollena,.  pour  y  faire  sa  provision  de  vin. 
Zio  Nicola  ne  plaisanta  pas  davantage.  Il  commanda  du  vin 

fort  et  il  en  but  deux  verres,  coup  sûr  coup.  Franzisca  était 
retournée  au  comptoir;  mais  Pietro  constata  que  son  maître 
la  regardait  avec  des  yeux  luisants 

—  Pietro  Benu,  —  dit  soudain  Zio  Nicola,  —  j'ai  oublié 
de  t'envoyer  chez  Salvatore  Brindis,  pour  lui  dire  que  je 
l'attends  demain  à  la  maison.  11  faut  que  nous  réglions 
ensemble  l'affaire  des  chèvres.  Va  donc  lui  parler.  Ensuite,  tu 
seras  libre  de  faire  ce  que  tu  voudras... 

Pietro  comprit  :  il  se  leva  et  il  s'en  alla.  Mais,  au  lieu  de  se 
rendre  chez  Salvatore  Brindis,  il  se  dirigea  vers  la  maison  de 
son  maître.  Il  lui  semblait  qu'il  était  ivre,  et  il  pensait  à  Maria 
comme  dans  les  premiers  jours  de  sa  passion,  alors  qu'une  force 
instinctive  le  poussait  à  la  désirer,  d'un  désir  presque  cruel. 

En  arrivant,  il  trouva  sa  jeune  maîtresse  seule  dans  la  cui- 
sine, assise  à  la  place  de  Zia  Luisa,  sur  la  haute  chaise,  près 
de  la  lampe  à  pétrole.  Elle  cousait  tranquillement,  et  Pietro 
—  fut-ce  une  illusion?  —  s'imagina  qu'elle  le  voyait  rentrer 
avec  plaisir.  En  tout  cas,  elle  ne  laissa  paraître  aucune  inten- 
tion de  se  retirer. 

—  Où  est  la  maîtresse?  —  demanda  Pietro,  en  accrochant 
sa  capote  au  clou,  comme  d'habitude. 

—  Elle  s'est  sentie  fatiguée,  elle  est  allée  se  coucher...  Mon 


49^  LA     REVUE     DE     PARIS 

père  ne  revient  pas  encore?  —  interrogea  la  jeune  fille  avec 
tranquillité,  sans  même  relever  la  tête. 

—  Il  reviendra  tout  à  l'heure.  Je  l'ai  laissé  chez  Salvatore 
Brindis. 

Tout  en  faisant  ce  mensonge,  il  décrocha  du  clou  sa  capote 
et  il  la  pendit  à  la  patère  de  la  porte.  Il  ne  savait  comment 
dissimuler  son  trouble;  il  se  sentait  pâlir  et  trembler,  comme 
s'il  avait  été  sur  le  point  de  commettre  un  crime  ;  et  la  tran- 
quillité de  Maria»  dont  la  main  s'élevait  et  s'abaissait  avec  une 
régularité  lente,  le  dé  d'argent  passé  au  doigt  du  milieu, 
augmentait  son  émotion. 

Il  ressortit  dans  la  cour  et,  prudemment,  il  ferma  la  grande 
porte,  afin  que  Zio  Nicola  ne  pût  surprendre,  à  son  retour,  le 
dangereux  entretien  qu'il  voulait  avoir  avec  Maria.  La  nuit 
était  limpide  et  froide  ;  la  lune  éclairait  la  cour,  où  les  boyaux 
et  les  socs  brillaient  comme  s'ils  avaient  été  d'argent.  L'hor- 
loge de  Santa-Maria  sonna  les  heures,  avec  de  longues  vibra- 
tions tremblantes.  Tout  était  silence  et  gel.  Seul  le  cœur  de 
Pietro  brûlait  et  palpitait. 

Il  saisit  un  tronc  gros  et  noir,  couvert  de  mousse  glacée  ;  il 
le  souleva  contre  sa  poitrine,  rentra  dans  la  pièce,  déposa  la 
bûche  sur  l'âtre.  Cet  effort  physique  le  calma  un  peu  :  il  s'assit 
par  terre,  dans  une  pose  pittoresque;  il  frappa  ses  mains  l'une 
contre  l'autre,  pour  les  nettoyer  de  la  mousse  que  le  tronc  y 
avait  laissée;  il  s'installa,  puis  il  retira  son  bonnet.  Mais  il  ne 
savait  que  dire.  Il  pensait  confusément  qu'il  lui  serait  facile 
de  se  dresser,  de  bondir  vers  sa  jeune  maîtresse  et  de  lui 
cueilUr  sur  les  lèvres  ce  baiser  qu'il  désirait  comme  le  fiévreux 
désire  la  fraîcheur  d'un  fruit.  Mais  11  n'osait  pas  faire  un  mou- 
vement. 

Pendant  quelques  minutes,  les  deux  jeunes  gens  se  turent. 
Puis  Maria,  voyant  le  jeune  homme  assis  presque  à  ses  pieds, 
dit  quelque  chose  qui  le  frappa  et  le  troubla  davantage  encore  : 

—  Je  t'attendais,  Pietro.  Il  faut  que  je  te  parle. 

Il  leva  la  face  vers  elle  et  il  la  regarda  ;  mais  elle  continuait 
à  coudre,  les  yeux  fixés  sur  son  aiguille,  les  cils  baissés;  et  elle 
ne  vit  pas  le  regard  flamboyant  de  Pietro. 

—  Ecoute-moi,  —  reprit-elle.  —  U  y  a  longtemps  que 
j'aurais  voulu  te  parler  de  cela;  mais  je  n'en  ai  pas  eu  l'occa- 


LA    VOIE    DU     MAL  ^97 

sion.  D'ailleurs,  je  te  prie  de  me  faire  une  promesse  :,quoi  que 
tu  puisses  décider,  tu  ne  répéteras  jamais  à  personne  que  je 
t'ai  entretenu  de  ce  sujet...  Me  le  promets-tu? 

Il  secoua  la  tête,  de  son  air  méprisant.  Il  devinait  déjà  ce 
qu'elle  voulait  lui  dire.  Il  n'en  répondit  pas  moins  : 

—  Je  te  le  jure,  sur  mon  honneur. 

— ^  Eh  bien,  que  penses-tu  de  Sabina?  T'es-tu  expliqué  avec 
elle?  Est-ce  qu'on  t'aurait  raconté  quelque  histoire  sur  son 
compte?  Car  il  est  évident  que  tu  la  négliges...  Sabina  t'aime, 
ellel.i.  Réponds. 

Elle  n'avait  pas  interrompu  son  travail;  elle  parlait  avec 
sérénité,  et  elle  ne  paraissait  pas  s'intéresser  outre  mesure  à  la 
cause  qu'elle  plaidait;  le  silence  prolongé  de  Pietro  ne  réussit 
pas  même  à  l'émouvoir.  Quant  à  lui,  il  ne  trouvait  pas  un 
mot  à  dire  ;  il  semblait  frappé  de  stupeur  et  il  fixait  des  yeux 
presque  égarés  sur  la  flamme,  qui  commençait  à  lécher  le 
tronc  où  la  mousse  était  déjà  toute  incendiée  comme  une 
lande  minuscule. 

Enfin  Maria  releva  la  tête,  mais  sans  montrer  beaucoup  de 
curiosité.  Elle  prit  la  pelote,  fit  courir  le  fil  entre  ses  doigts, 
le  cassa  avec  ses  dents,  et,  tout  en  enfilant  l'aiguille,  qu'elle 
haussait  vers  la  flamme  de  la  lampe,  elle  dit  : 

—  Tu  ne  me  réponds  pas,  Pietro?...  Parle  donc. 

Lui  aussi,  il  avait  relevé  les  yeux,  et  son  regard  désespéré  la 
dévorait  des  pieds  à  la  tête.  Ce  soir-là.  Maria  était  plus  belle 
que  jamais,  ou  du  moins  elle  le  paraissait  au  jeune  serviteur. 
La  toile  qu'elle  cousait  lui  recouvrait  les  genoux  et  tom- 
bait jusqu'au  parquet;  sa  chemise  très  blanche  avait  des 
reflets  de  neige;  parmi  toute  cette  blancheur,  son  cou  sem- 
blait plus  rose  et  son  visage  plus  séduisant;  la  flamme  de  la 
lampe  et  la  clarté  du  feu  la  baignaient  d'une  lumière  ma- 
gique. Les  coins  de  la  cuisine  étaient  noyés  d'ombre;  au 
dehorB,  la  nuit  et  le  silence  régnaient.  Tout  cela  formait  un 
fond  de  mystère  où  la  figure  de  Maria  se  présentait  à  Pietro 
comme  elle  s'était  présentée  à  lui  dans  ses  rêves,  voisine,  sienne, 
entièrement  sienne.  Il  n'avait  qu'à  étendre  les  bras  pour  la 
saisir  et  pour  la  presser  contre  sa  poitrine. 

—  Pourquoi  ne  me  réponds-tu  pas  ?  Pourquoi  me  regardes- 
tu  ainsi?  —  demanda-t-elle  encore,  commençant  à  s'inquiéter. 

!•'  Juin  1908.  4 


igS  LA     REVUE     DE     PARIS 

—  Qup  veux-tu  que  je  te  dise?,..  Qu'est-ce  que  ta  cousiile 
veut  de  moi  ?  —  prononça-  t-il  enfin ,  avec  un  accent  de  franchise . 
—  Je  ne  lui  ai  jamais  dit  que  je  Taimais,  et  je  ne  Taime  point. 
Qu'est-ce  qu'elle  veut  de  moi? 

—  Pietro!  —  s'écria  fièrement  la  cousine  riche,  offensée 
pour  la  cousine  pauvre.  —  On  n'a  pas  le  droit  de  parler  ainsi  ! 
On  ne  traite  pas  ainsi  une  fille  honnête I...  D'ailleurs,  ne  mens 
pas  :  je  t'ai  vu  moi-même,  dans  la  vigne,  la  courtiser  et  lui 
parler  en  secret. 

Pietro  eut  une  ruse  d'amoureux  : 

—  Lui  parler  en  secret?  Eh  bien,  oui,  je  l'avoue  1 .. .  —  dit-il 
en  baissant  les  yeux  et  en  attrapant  le  bâton  de  fer  évic^é  qui 
servait  à  souffler  et  à  attiser  le  feu. 

—  Tu  l'avoues  I . . .  Par  conséquent,  Pietro,  tu  vois  bien  que. . . 
Il  fit  sur  la  cendre  un  signe  de  croix  avec  la  pointe  du  bâton. 

—  Oui,  j 'ai  dit  alors  à  Sabina  que  j 'avais  à  lui  confier  quelque 
chose...  à  l'entretenir  de  mon  amour...  de  l'amour  que  j'ai, 
non  pour  elle,  mais  pour  une  autre  femme...  Je  voulais  lui 
demander  un  conseil. 

—  A  qui?  à  Sabina?...  Et  pourquoi  à  elle?  —  répartit 
Maria,  étonnée. 

Pietro  fit  un  autre  signe  de  croix  sur  la  cendre.  En  ce 
moment-là,  il  se  sentait  plein  d'astuce,  quoique  timide  comme 
un  enfant. 

—  Pourquoi?...  Parce  que  Sabina  est  parente  de  Vautre. 

—  De  Vautre?  —  répéta  Maria. 

Ils  se  turent.  Le  regard  de  la  jeune  fille  s'assombrit,  ses 
mains  cessèrent  de  coudre. 

—  Une  parente...  Une  parente  de  Sabina?  —  reprit-elle, 
comme  si  elle  se  parlait  à  elle-même,  pensive,  le  front  courbé, 
le  coude  pose  sur  le  genou,  un  doigt  sur  les  lèvres. 

Pietro  éprouvait  une  peur  anxieuse.  Et  cependant,  à  cette 
minute,  il  ne  se  souvenait  ni  de  Zio  Nicola,  ni  de  Zia  Luisa, 
ni  qu'il  était  le  domestique  de  cette  femme  à  laquelle  il  était 
sur  le  point  de  révéler  sa  folle  passion.  Maria  heurta  deux  ou 
trois  fois  ses  dents  avec  son  dé. 

—  Une  parente?...  une  parente?... 

—  Eh  bien,  —  déclara-t-il  avec  une  sorte  de  colère,  — 
c'est  toil 


LA    VOIE     DU    MAL  499 

Elle  le  regarda,  sans  stupeur,  sans  indignation  ;  mais  elle 
rougit  et  elle  se  mit  à  rire  : 

—  Est-ce  que  tu  plaisantes,  Pietro  Benu? 

Il  recouvra  soudain  le  sentiment  de  la  réalité  ;  il  se  rappela 
le  maître,  la  maîtresse,  la  distance  sociale  qui  le  séparait  de 
cette  belle  fille  à  laquelle  il  avait  enfin  ouvert  son  cœur  ;  mais 
il  n'eut  plus  de  crainte.  Désormais,  ils  étaient  front  à  front; 
le  secret,  du  moins,  ne  les  séparait  plus,  et  un  instinct  sauvage 
animait  Pietro,  pareil  à  celui  qui  devait  animer  l'homme  pri- 
mitif en  présence  de  la  femme  convoitée.  Mais  à  cet  instinct 
s'ajoutaient  aussi  les  passions  qui  avaient  tourmenté  le  jeune 
homme,  durant  les  longues  journées  de  sa  solitude  :  désir  et 
rêve  d'amour,  orgueil,  besoin  de  vaincre. 

—  Oui,  c'est  toil...  Pourquoi  ris-tu?  Parce  que  je  suis 
pauvre.^  parce  que  je  suis  domestique?  Mais,  quoique  pauvre 
et  domestique,  ne  suis-je  pas  un  homme  comme  les  autres 
et  ne  puis-je  t'aimer  tout  de  même?...  Et  mieux  que  les 
autres,  Mariai  Car  les  autres  te  regardent  avec  une  arrière- 
pensée,  celle  de  t' épouser,  d'avoir  ta  fortune,  tandis  que,  moi, 
je  te  regarde  comme  un  être  inaccessible,  je  t'aime  pour  toi 
seule,  sans  aucune  espérance,  sinon  de  gagner  ton  amitié... 
D'ailleurs,  qui  sait  si  je  ne  réussirai  pas  à  devenir  riche?... 

—  Ecoute,  —  fit  Maria,  sérieuse,  trop  sérieuse.  —  Tout 
cela,  c'est  de  la  démence...  Si  j'ai  ri,  ce  n'était  pas  pour 
t'offenser;  mais  c'était  parce  que...  parce  que  tu  t'es  expliqué 
d'une  façon  singulière...  Si  tu  es  pauvre,  ce  n'est  pas  ta  faute. 
Nous  sommes  tous  égaux  devant  Dieu. 

Il  comprit  qu'elle  parlait  ainsi  parce  qu'elle  avait  peur  de 
l'irriter.  Il  n'en  devint  que  plus  audacieux  : 

—  Eh  bien,  alors,  pourquoi... 

—  Sois/ donc  raisonnable,  Pietro  I  Songe  que,  même  si  je 
consentais,  les  autres  ne  consentiraient  pas... 

—  Mais  toi . . .   toi ... ,  voudrais-tu  ? 

—  Non.  Je  ne  peux  pas  t'aimer. 

—  En  aimeà-tu  un  autre? 

—  Non.  Je  n'aime  personne,  et  je  ne  me  soucie  d'aimer 
personne. 

—  Tu  dis  ça  parce  que  tu  ne  sais  pas  ce  que  c'est  qu'aimer! 
insista-t-il  avec  le  courage  du  désespoir.  Mais,  maintenant  que 


500  LA     REYtjB     DE     PARIS 

tu  sais  combien  je  t-aime,  tu  m'aimeras  peut-être,  un  jour,  tu 
me  regarderas  peut-être  avec  des  yeux  diffërents... 

Elle  le  regarda,  en  effet,  du  coin  de  Tœil,  assaillie  d*unç 
vague  terreur.  Il  s'exaltait  trop.  Etait-il  devenu  fou?  Que  pré- 
tendait-il d'elle.'^  Si  elle  l'avait  écouté  d'abord  avec- bienveil- 
lance, c'était  un  peu  par  crainte,  un  peu  parce  qu'elle  y  prenait 
plaisir;  mais  c'était  assez,  maintenant.  Il  parlait  bien;  quant 
à  ça,  oui  :  jamais  personne  n'avait  adressé  à  la  jeune  fille  une 
plus  chaude,  une  plus  vive  déclaration  d'amour.  Mais  elle 
avait  trop  la  conscience  de  son  devoir  pour  se  permettre  plus 
que  le  plaisir  de  l'écouter.  Elle  replia  la  toile  avec  une  lenteur 
voulue,  piqua  son  aiguille  dans  la  pelote  de  fil,  ôta  son  dé  et 
s'apprêta  à  partir. 

Un  voile  obscurcit  les  yeux  de  Pietro.  Elle  s'en  allait;  jamais 
plus  il  ne  la  reverrait  ainsi,  en  tête  à  tête,  dans  le  silence  et 
dans  l'ombre  de  la  ntrit.  Il  s'élança,  s'assit  à  côté  d'elle,  lui 
saisit  une  main  : 

—  Reste.  J'ai  à  te  parler  encore... 

—  Laisse-moi!  —  s'écria-t-elle,  s'insurgeant  toute,  avec  une 
indignation  farouche.  —  Laisse-moi,  ou  j'appelle  ma  mère! 

Aussitôt  il  laissa  libre  la  main  de  Maria  et  il  sentit  comme  une 
envie  convulsive  de  pleurer.  Peut-être  se  serait-il  humilié, 
peut-être  aurait-il  demandé  pardon,  si  la  jeune  fille  n'avait 
bondi  tout  à  coup,  cherchant  à  s'échapper  :  il  bondit  à  son 
tour,  courut  après  elle,  l'empoigna  presque  brutalement. 

—  ^e  crie  pas!  —  lui  dit-il,  d'une  vôîx  qui  pourtant  était 
suppliante.  —  Je  ne  veux  pas  te  faire  de  mal.  Je  veux  seu- 
lement que  tu  m'écoutes.  Si  je  te  retiens,  c'est  précisément  pour 
te  dire  qu'il  ne  faut  pas  avoir  peur  de  moi...  Vois,  je  pour- 
rais te  faire  du  mal;  mais  je  n'en  ai  pas  la  volonté,  je  n'y 
songe  même  pas... 

—  Laisse-moi,  Pietro,  laisse-moi!  —  ropéta-t-elle,  mena- 
çante, en  se  débattant  toujours. 

11  passa  un  bras  autour  de  sa  taille,  rapprocha  du  sien  le 
visage  de  la  jeune  fille,  la  baisa  sur  les  lèvres;  et  enfin  il  la 
laissa.  Il  tremblait  de  la  tête  aux  pieds.  Il  entendit,  comme 
dans  un  rêve,  qu'elle  pleurait  convulsivement  et  qu'elle  disait  : 

—  Lâche!  lâche!...  Je  dirai  tout  à  mon  père...  Je  te  ferai 
mettre  à  la  porte... 


LA     VOIE     DU     MAL 


5oi 


Ensuite,  quand  il  se  trouva  seul  dans  la  cuisine  silencieuse, 
où  la  grande  flamme  crépitante  de  la  bûche  semblait  vivre,  il 
redit  à  haute  voix  les  paroles  de  Maria  :  ^ 

«  Lâche I  lâche!...  Je  dirai  tout  à  mon  père...  Je  te  ferai 
mettre  à  la  porte...  » 

Donc,  tout  était  perdu.  j\e   valait-il  pas   mieux  s'en  aller  . 
avant  d'être  chassé  comme  un  chien?...  Et  que  ferait-il,  après^ 
Où  irait-il?  Désormais,  sa  vie  n'avait  plus  de  but.  • 

Il  remit  en  ordre  l'ouvrage  que  Maria,  dans  sa  fuite,  avait 
laissé  tomber  à  terre,  et  il  s'assit  sur  la  chaise,  en  attendant 
le  retour  du  maître. 

«  Dès  qu'il  sera  rentré,  —  pensait-il,  —  je  lui  raconterai 
tout,  et  puis  je  m'en  irai...  Peut-être  me  pardonnera-t-il.  Je 
lui  dirai  :  «  Moi  aussi,  je  suis  un  homme.  La  passion  m'a  ôté 
le  bon  sens.  Vous,  mon  maitre,  qui  êtes  un  homme  en  chair 
et  en  os,  vous  qui,  ce  soir  ipème,  avez  péché,  excusez-moi  et 
pardonnez-moi  d'avoir  do^^né  un  baiser  à  votre  fille...  Un 
baiser!  Oui,  je  lui  ai  donné  un  baiser!  » 

Alors  un  frisson  de  volupté,  tel  qu'il  n'en  avait  pas  éprouvé 
au  moment  du  baiser  même,  lui  courut  par  tout  le  corps.  Et, 
nonobstant  toutes  ses  craintes  et  toutes  ses  incertitudes,  il 
cacha  son  visage  entre  ses  mains,  s'abîma  dans  un  rêve 
d'amour.  Il  avait  maintenant  quelque  chose  à  se  rappeler,  et, 
quoique  le  souvenir  et  le  désir  fussent  l'un  et  l'autre  sans  espé- 
rance, sa  passion  devenait  de  plus  en  plus  forte,  de  plus  en 
plus  farouche. 


VIII 


Maria  pleura  de  rage  et  d'humiliation  ;  mais  ensuite  le  som- 
meil profond  de  la  jeunesse  la  ga^a  et  lui  apaisa  le  cœur. 
En  s'éveillant,  le  lendemain  matin,  à  l'aube,  elle  se  rappela 
aussitôt  la  scène  du  soir  précédent,  et  il  lui  sembla  qu'elle 
avait  rêvé. 

Par  le  fait,  elle  avait,  elle  aussi,  rêvé.  —  Elle  avait  rêvé 
qu'elle  était  descendue  à  la  vigne  où  Pietro  gardait  le  raisin.  Il 
faisait  chaud;  mais  une  végétation  printanière  couvrait  les 
petites  de  la  montagne.  L'herbe,  la  viorne  fleurie  envahissaient 


5oa  LA     REVUE     DE     PARIS 

la  "vigne,  cachaient  les  ceps  chargés  de  grappes  déjà  noires. 
Et  elle  avait  crié  à  Pietro  :  «  Que  fais-tu  donc?  Pourquoi 
n'arraches- tu  pas  toute  cette  mauvaise  herbe?  Vois  :  il  faut  se 
courber  et  chercher  les  grappes  comme  on  chercherait  un  objet 
perdu.  ))  Mais,  au  moment  où  elle  se  courbait,  deux  bras 
robustes  l'avaient  entourée ,  l'avaient  soulevée ,  l'avaient 
étreinte;  et  c'étaient  les  bras  de  Pietro.  Comme  la  veille  au 
soir,  il  avait  approché  du  sien  le  visage  de  la  jeune  fille,  la 
forçant  à  tenir  la  tête  immobile,  et  il  lui  avait  donné  un  baiser 
sur  les  lèvres»  puis  un  autre,  puis  d'autres  encore,  en  nombre 
infini.  Elle  aurait  voulu  crier,  mais  elle. ne  le  pouvait  pas; 
(f ailleurs,  personne  ne  l'aurait  entendue,  dans  cette  vallée 
déserte.  Il  lui  donnait  des  baisers,  sans  rien  dire,  les  yeux 
fermés  ;  et  elle  avait  peur,  mais  peu  à  peu  ses  genoux  pliaient, 
et  l'ardeur  des  lèvres  de  Pietro  se  communiquait  à  son  propre 
sang  :  il  lui  semblait  qu'elle  allait  mourir. . .  —  Lorsqu'elle  se 
réveilla,  elle  se  rappela  qu'effectivement  Pietro  l'avait  embras^ 
sée;  et,  l'impression  de  la  réalité  se  confondant  pour  elle  avec 
l'impression  du  rêve,  un  sentiment  de  douceur  jamais  éprouvé 
lui  pénétra  le  cœur.  Mais  aussitôt  une  réaction  se.produisit. 

((  Pietro  Benu,  som  domestique,  l'avait  embrassée  I  Elle  avait 
reçu  un  baiser  de  son  domestique  I  Quelle  honte  suprême!  »  Il 
n'est  pas  d'imprécations  et  d'insultes  que,  dans  son  for  inté- 
rieur, elle  ne  prodiguât  à  ce  domestique  insolent  et  lâche. 
Comment  oserait-elle  reparaître  devant  lui?  Dorénavant  il 
pouvait  la  regarder  avec  des  yeux  de  maître  et  lui  manquer 
de  respect  à  toute  minute.  Il  fallait  donc  le  chasser  comme  un 
chien  galeux...  Mais  ne  se  vengerait-il  pas?  N'oserait-il  pas 
répandre  des  calomnies  sur  le  compte  de  ses  maîtres,  leur  faire 
des  avanies,  leur  causer  du  dommage,  couper  les  arbres  dans 
la  vigne,  tuer  les  bœufs,  incendier  les  moissons?  Un  homme 
offensé  est  plus  redoutable  que  le  feu  et  la  tempête...  Et, 
d'ailleurs,  est-ce  qu'on  peut  jamais  savoir?  Les  hommes  sont 
si  imprudents,  si  emportés  I  Que  ferait  Zio  Nicola,  s'il  venait 
à  apprendre?...  Il  serait  capable.  Dieu  nous  en  préserve I  de 
provoquer  un  scandale,  peut-être  de  verser  le  sang...  Le 
mieux,  c'était  donc  de  se  taire,  d'agir  avec  prudence,  d'éviter 
les  catastrophes.  On  obtient  par  la  douceur  ce  que  l'on  n'ob- 
tiendrait point  par  la  violence.  » 


LA    VOIE     DU     MAL  5o3 

D'autre  part,  les  paroles  de  Pietro  lui  revenaient  à  Tes- 
prit  :  ((  Vois,  je  pourrais  te  faire  du  mal;  mais  je  n'en  ai  pas 
la  volonté.  »  Oui,  certes,  il  l'aurait  pu;  et  néanmoins  il  s'était 
contenté  de  lui  donner  un  baiser,  un  seul...  Et  là-bas,  dans 
la  vigne  (car,  dès  ce  temps-là,  il  était  sans  doute  amoureux 
d'elle),  que  de  fois  il  aurait  pu  lui  faire  du  mal!  que  de  fois 
ils  s'étaient  trouvés  seuls  dans  la  vallée  déserte,  dans  des 
recoins  du  jardin  où  nul  regard  humain  ne  l'aurait  surpris  1 
Or  il  l'avait  toujours  respectée... 

Ce  qu'il  fallait,  pour  l'heure,  c'était  éviter  les  occasions  de 
se  retrouver  en  tête-à-tête  avec  lui.  Plus  tard,  elle  imaginerait 
un  moyen  pour  le  faire  congédier  sans  scandale. 


*  * 


Elle  se  leva,  ouvrit  la  fenêtre,  s'attarda  longtemps  à 
regarder  dans  la  cour  silencieuse.  Des  nuages  sombres  mon- 
taient sur  l'horizon,  recouvraient  le  ciel  froid  et  clair.  Un  coq 
chantait.  Malafede  aboyait  près  de  la  porte. 

Maria,  triste  et  soucieuse,  oublia  un  peu  sa  désagréable 
aventure  en  se  rappelant  qu'elle  avait  à  faire  la  lessive.  Par 
ce  mauvais  temps  !  Pourquoi  le  temps  ne  se  décidait-il  pas  à 
se  mettre  au  beau?.'..  La  cour  redeviendrait  propre  et  gaie 
comme  un  salon  ;  la  campanule  refleurirait. . .  Et  Pietro  ne  serait 
plus  dans  le  bourg;  il  retournerait  aux  champs,  il  s'occuperait 
de  manier  la  faucille  et  de  ramasser  le  grain.  Quant  à  elle, 
ahl  non,  elle  n'irait  plus  surveiller  son  travail  I 

Elle  soupira,  ressaisie  par  le  souvenir  de  la  scène  qui  avait 
eu  lieu  la  veille  au  soir  ;  et,  comme  pour  soulager  sa  mauvaise 
humeur,  elle  commença  à  refaire  le  lit  et  à  ranger  sa  chambre, 
tout  en  frappant  nerveusement  du  pied. 

—  Est-ce  que  tu  as  le  diable  au  corps,  ce  matin?  —  lui  cria 
Zio  Nicola,  de  la  chambre  voisine. 

Alors  elle  sortit  sur  l'escalier,  descendit  dans  la  cour.  Le 
guichet  de  la  porte  de  la  cuisine  était  ouvert,  mais  on  n'enten- 
dait aucun  bruit.  Est-ce  que  Pietro  était  déjà  parti?  L'idée  lui 
vînt  que  le  jeune  homme,  pour  ne  pas  subir  le  renvoi  dont 
elle  l'avait  menacé,  avait  peut-être  quitté  la  maison;  et  cette 


5o4  LA     REVUE     DE     PARIS 

idée  lui  bouleversa  le  cœur.  Mais,  en  entrant  à  la  ouisine,  elle 
y  trouva  Pietro  endormi  dans  une  posture  bizarre,  assis  par 
terre,  la  tête  appuyée  sur  une  chaise  basse.  Il  devait  avoir  passé 
une  nuit  tourmentée  et  sans  sommeil  :  il  n'avait  pas  même 
étendu  sa  natte  devant  le  foyer,  et,  à  la  lueur  livide  qui  arri- 
vait par  le  guichet,  son  visage  semblait  pâle  comme  celui  d'un 
malade.  «  II  n'a  pas  dormi  )>,  se  dit-elle.  Et,  sans  pouvoir  s'en 
défendre,  elle  éprouva  de  la  pitié  pour  lui. 

Elle  se  rappela  les  paroles  de  Pietro  :  «  Ne  suis-je  pas  un 
homme  comme  les  autres?...  »  Et  elle  pensa  :  «  C'est  ici 
qu'il  m'a  donné  un  baiser...  ici,  à  cette  place...  Il  m'a  donné 
ce  baiser  parce  que  je  voulais  fuir...  Que  fera-t-il,  lorsqu'il 
se  réveillera  et  qu'il  me  verra?...  S'il  allait  sauter  sur  moi, 
m'empoigner  et  m'embrasser  encore,  comme  dans  mon 
rêve?...  ))  % 

Le  dépit,  l'humiliation,  la  compassion,  le  désir  de  vengeance, 
le  désir  de  ne  pas  provoquer  le  serviteur,  et  aussi  une  certaine 
satisfaction  d'amour-propre  agitaient  son  âme.  EUe  regardait 
avec  mépris  la  face  pâle  du  dormeur;  mais,  sans  le  vouloir, 
ses  yeux  s'arrêtaient  sur  les  lèvres  du  jeune  homme,  et  elle 
sentait  encore  sur  sa  propre  bouche  la  saveur  des  baisers  qu'il 
lui  avait  donnes  dans  le  rêve. 

Cependant  elle  vaquait  aux  besognes  accoutumées,  en  prenant 
soin  de  ne  pas  faire  de  bruit.  Elle  ne  voulait  pas  réveiller 
Pietro  ;  mais  elle  ne  savait  pas  si  c'était  par  honte  de  reparaître 
devant  ses  yeux  ou  par  crainte  d'interrompre  son  sommeil. 

Pietro  dut  sentir  sa  présence  :  car,  tandis  qu'elle  fouillait 
dans  la  cendre  pour  y  chercher  une  braise,  il  s'éveilla  en  sur- 
saut et  il  la  regarda,  d'un  air  effaré. 

—  Pourquoi  as-tu  laissé  le  feu  s'éteindre?  —  lui  demandâ- 
t-elle, sans  le  regarder. 

Il  se  souleva,  s'agenouilla,  se  courba  pour  rallumer  le  feu. 

—  Tout  à  l'heure  il  brûlait  encore...  Je  ne  sais  comment  il 
s'est  éteint.  Je  vais  le  rallumer...  Attends  un  peu;  ne  t'inquiète 
pas,  —  balbutia-t-il,  encore  ensommeillé,  mais  timide  et 
presque  craintif. 

<(  Tout  à  l'heure  il  brûlait  encore. . .  Par  conséquent,  jusqu'au 
matin,  Pietro  n'avait  pas  dormi  »,  —  pensa  Maria,  debout  près 
du  foyer. 


LA     VOIE     DU     MAL  5o5 

II  battit  le  briquet,  ralluma  le  feu  ;  puis  il  se  redressa,  se 
secoua. 

—  Maria,  —  dit-il,  —  je  te  prie  de  m'excuser,  si...  si  j'ai 
perdu  la  tête.  Ne  dis  rien  à  ton  père.  Je  m'en  irai  dès  que 
j'aurai  trouvé  un  prétexte. ..  Tu  es  si  bonne  que  tu  me  pardon- 
neras. Je  ne  lèverai  plus  les  yeux  sur  toi... 

Elle  lui  tourna  le  dos;  et  lui,  pour  le  moment,  n'ajouta 
pas  une  parole. 

Mais  il  ne  tint  pas  sa  promesse,  ne  songea  pas  à  s'en  aller. 
Toutefois,  pendant  une  quinzaine  de  jours,  il  n'osa  plus  lever 
les  yeux  devant  Maria  ;  et  il  ne  lui  adressait  la  parole  qu'après 
qu'elle  l'avait  interrogé.  Il  travaillait  dans  la  vigne,  et  il  lui  arri- 
vait souvent  de  ne  rentrer  chez  ses  maîtres  qu'à  la  nuit  close. 

Un  dimanche,  pourtant,  vers  la  fin  du  carnaval,  il  se  trouva 
seul  avec  elle,  dans  la  cour  chauffée  et  égayée  par  le  soleil.  Us 
se  préparaient  l'un  et  l'autre  à  sortir,  elle  en  habit  de  fête,  pour 
aller  au  sermon,  lui  très  beau,  dans  un  costume  flambant  neuf. 

—  Où  vas- tu  .^  —  lui  demanda-t-elle,  en  laçant  le  corsage 
que,  d'habitude,  les  Nuoraises  portent  délacé,  lorsqu'elles 
restent  chez  elles. 

—  Je  vais  voir  les  masques. 

—  Tu  ferais  mieux  d'aller  entendre  le  sermon. 

Pietro  la  regarda;  ses  yeux,  qui  flamboyaient,  la  contem- 
plèrent longuement,  obstinés  et  avides.  Elle  rougit. 

—  J'irai  l'entendre,  si  tu  veux...  Je  ne  m'intéresse  pas  du 
tout  au  carnaval. . .  Loin  de  toi,  je  ne  peux  plus  vivre. . . 

—  Tais-toi,  Pietro  1 

Il  la  regardait  toujours,  de  ses  yeux  fascina teurs.  Maria 
s'éloigna  rapidement  et  sortit.  Pietro  crut  deviner  qu'elle 
fuyait... 

D'autres  jours  passèrent.  Le  printemps,  grand  complice 
des  amoureux,  était  arrivé,  avec  sa  tiédeur  excitante.  Depuis 
ce  dimanche-là,  Pietro  ne  manqua  point  d'adresser  quelques 
paroles  passionnées  à  sa  jeune  maîtresse,  chaque  fois  qu'ils 
demeuraient  seuls  ;  et  elle  ne  s'indignait  plus,  ne  fuyait  plus. 
Elle  semblait  s'être  habituée  à  considérer  Pietro  comme  un 


6o6  LA     REVUE     DE     PARIS 

admirateur  fervent  et  à  n*avoir  plus  peur  de  lui.  Du  reste, 
elle  n'avait  pas  d'autres  adorateurs,  ou  du  moins  elle  n'en 
avait  pas  qui  pussent  entretenir  avec  elle  des  relations  immé- 
diates et  périlleuses.  Tous  les  paysans  riches  et  célibataires 
d'alentour  connaissaient  l'orgueil  de  la  belle  Maria  Noina,  et 
ils  disaient  :  «  Elle,  veut  pour  mari  un  bourgeois,  un  avocat; 
mais  elle  dédaigne  un  homme  habillé  de  peaux.  )>  Les  jeunes 
gens  pauvres  n'osaient  donc  pas  lever  les  yeux  vers  elle;  et, 
quant  aux  bourgeois  et  aux  avocats,  ils  ne  lui  trouvaient  pas 
assez  de  fortune. 

Seul  un  propriétaire  de  bonne  famille,  Francesco  Rosana, 
cultivateur  riche  et  intelligent,  mais  fort  laid,  regardait  avec 
insistance  la  fille  de  Nicola  Noina.  Elle  le  savait;  mais,  pendant 
plus  d'une  année,  elle  avait  attendu  en  vain  une  déclaration  de 
Francesco,  et,  désormais,  elle  ne  l'attendait  plus.  D'ailleurs,  ce 
jeune  homme  ne  lui  plaisait  guère;  elle  aurait  eu  plus  de  goût 
pour  un  autre  jeune  homme,  riche  propriétaire  de  troupeaux, 
grand  et  bien  fait;  mais  celui-ci  devait  épouser  une  orpheline, 
moins  belle  et  plus  riche  que  Maria. 

.  Un  jour,  ce  riche  propriétaire  vint  chercher  Zio  Nicola,  et 
Maria,  en  le  regardant  bien,  ressentit  une  étrange  impression  : 
elle  crut  remarquer  qu'il  ressemblait  à  Pietro.  Sans  savoir 
pourquoi,  elle  poussa  un  soupir,  et,  pendant  toute  la  journée, 
elle  éprouva  une  vague  tristesse. 

Parfois  aussi,  quoiqu'elle  ne  fût  ni  d'un  caractère  impulsif 
ni  d'un  tempérament  très  ardent,  l'instinct  de  la  jeunesse, 
l'enivrement  de  la  saison  prin tanière,  les  forces  de  la  nature 
l'emportaient  chez  elle  sur  le  sens  rassis.  Alors  des  rêves 
d'amour  troublaient  son  sommeil;  et,  dans  ces  rêves,  c'était 
presque  toujours  l'image  de  Pietro,  ce  n'était  presque  jamais 
l'image  du  riche  propriétaire,  qui  l'étreignait  et  qui  la  cou- 
vrait d'indicibles  caresses'.  Presque  toujours  aussi  ces  rêves 
avaient  pour  cadre  la  vigne  silencieuse  et  verte,  sise  à  l'écart 
de  ce  monde  plein  de  préjugés,  telle  une  oasis  où  régnerait  le 
seul  amour,  l'amour  qui  réclame  la  beauté  et  la  force,  la  dou- 
ceur et  la  volupté,  non  la  richesse  ni  les  autres  avantages, 
extérieurs  et  vains,  dont  un  homme  peut  se  prévaloir 

Un  soir,  comme  elle  attendait  que  Zio  Nicola  revînt  d'une 
de  ces  tournées  qu'il  faisait  habituellement  dans  les  cabarets 


LA    VOIE    DU    MAL  507 

du  voisinage,   elle  entendit  frapper  à  la  grande  porte.   Elle 
sortit  et  elle  demanda  qui  était  là. 

—  Moi,  —  répondit  la  voix  de  Pietro. 

Maria  croyait  qu*il  ne  rentrerait  que  le  samedi  soir,  et 
cette  voix  entendue  à  l'improviste  la  troubla.  Elle  ouvrit  tout 
de  suite,  et  il  franchit  le  seuil.  La  nuit  était  sombre,  mais 
douce,  étoilée.  Aucun  bruit,  aucune  lumière  ne  pénétrait  dans 
la  cour. 

—  Pourquoi  es-tu  rentré  si  tôt?  —  interrogea-t-eUe  d'une 
voix  défiante,  comme  si  elle  devinait  déjà  la  réponse. 

—  Il  y  a  trois  jours  que  je  ne  t'ai  vue,  —  déclara  le  jeune 
homme,  immobile  à  côté  d'elle.  —  Je  ne  suis  revenu  que  pour 
te  voir.  Si  tu  l'exiges,  je  m'en  retournerai  à  l'instant  même. 

Elle  ne  sut  quoi  répondre;  mais,  instinctivement,  elle  se 
rapprocha  du  petit  escalier.  Il  la  suivit,  timide,  respectueux, 

—  Fais-moi  voir  au  moins  ton  visage,  Maria!...  Viens,  un 
moment,  à  la  cuisine.  Ensuite,  je  m'en  irai. 

Elle  resta  muette.  Alors  Pietro,  emporté  une  seconde  fois 
par  S2i  passion,  la  saisit  à  la  taille  et  l'entraîna,  tandis  qu'elle 
se  débattait  un  peu,  mais  sans  crier,  vers  la  cuisine,  dont  la 
porte  était  entr'ouverte. 

—  Il  n'y  a  personne?  —  murmura-t-il. 

—  Non,  —  répondit-elle  sur  le  même  ton. 

Ils  entrèrent,  et,  à  la  lumière  de  la  lampe,  il  la  regarda 
comme  un  fou,  si  rapprochée  de  lui,  palpitante  et  comme 
éperdue.  Mais  il  n'osa  pas  lui  donner  un  baiser  ;  et  même  il  la 
lâcha,  disant  : 

—  Je  suis  content,  à  cette  heure.  Si  tu  veux,  je  m'en  vais. 

—  Non,  il  vaut  mieux  que  tu  restes  :  on  pourrait  t'avoir  vu. . . 
C'est  toi  qui  ouvriras,  quand  mon  père  reviendra.  Bonsoir. 

Elle  se  retira,  et,  dès  qu'elle  fut  dans  sa  chambre,  elle  com- 
mença à  trembler,  sans  se  rendre  compte  de  son  trouble.  Elle 
passa  une  nuit  agitée  par  des  rêves,  s'éveilla  lorsqu'il  était 
çncore  nuit,  ne  put  se  rendormir.  Mais  une  joie  jusqu'alors 
inconnue  lui  gonflait  le  cœur,  à  la  pensée  de  revoir  bientôt  le 
jeune  homme.  Elle  ne  distinguait  pas  clairement  la  raison 
de  cette  joie,  et  elle  ne  se  se  demandait  pas  non  plus  ce  qui 
arriverait;  mais  d'ailleurs  l'intention  de  répondre  à  l'amour 
du  domestique  était  fort  loin  dç  son  esprit.  (C  EUe  se  laisserait 


5o8 


LA     REVUE     DE     PARIS 


aimer,  voilà  tout...  Et  pourquoi  non?  Quel  mal  y  aurait-il? 
Pietro  était  si  honnête,  si  respectueux!  »  La  présence  du  jeune 
homme,  au  lieu  de  lui  faire  peur,  lui  donnait  un  vif  plaisir. 
Ne  suffisait-il  pas  de  se  montrer  bonne  avec  lui  pour  le  rendre 
doux  et  tremblant  comme  un  agneau?  Pourquoi  ne  lui  don- 
nerait-elle pas  ce  bonheur,  puisque  cela  lui  était  si  agréable  à 
elle-même?... 

A  Taube,  elle  s*habilla,  se  coiffa  avec  soin  ;  et  elle  descendit. 
Le  cœur  lui  battait  d'anxiété,  et  aussi  d*un  désir  qu'elle  ne 
voulait  pas  s'avouer  à  elle-même.  Pietro  était  déjà  debout, 
prêt  à  partir;  mais  il  semblait  l'attendre. 

—  Je  m'en  vais,  —  dit-il.  —  La  journée  est  vraiment 
belle...  Pourquoi  ne  viens-tu  plus  là-bas.  Maria? 

—  Qu'irais-je  y  faire  à  présent?  —  répliqua-t-elle  avec  une 
feinte, dureté.  —  J'irai  lorsque  j'aurai  besoin  d'y  aller... 

—  Alors,  tu  viendras? 

—  Oui,  je  viendrai,  bien  sûr...  Qu'est-ce  qui  pourrait 
m'empêcher  de  venir? 

Tout  en  parlant,  elle  vaquait  aux  besognes  ordinaires. 

—  Eh  bien,  adieu,  —  dit-il,  faisant  mine  de  partir. 

Elle  ne  répondit  pas;  mais  elle  se  retourna,  sans  y  prendre 
garde.  11  s'approcha  d'elle,  enflammé  de  passion  : 

—  Donne-moi  au  moins  ta  main,  Maria. 

—  Mais  va-t-en  donc!  En  vérité,  tu  es  fou...  Laisse-moi 
tranquille,  une  bonne  fois  pour  toutes! 

—  Ne  te  mets  pas  en  colère  !  Je  ne  veux  pas  te  tourmenter... 
Ne  me  donne  pas  la  main,  puisque  tu  ne  veux  pas...  Pourtant 
ma  main  n'est  pas  sale.  Mais  c'est  la  main  d'un  pauvre,  et 
c'est  pour  cela  que  tu... 

—  Tais-toi,  tais-toi!  Va-t'en!  —  supplia-t-elle,  en  lui  indi- 
quant la  porte  et  en  s'écartant  de  lui. 

—  Accorde-moi  au  moins  un  regard  !  Pourquoi  baisses-tu 
les  yeux?...  Un  seul  regard,  Maria!  —  insista-t-il,  en  se  rap- 
prochant d'elle.  —  Ah!  tu  refuses  parce  que  je  suis  pauvre... 
Oui,  c'est  pour  cela.  Mais  je  te  l'ai  déjà  dit  :  est-ce  qu'on  sait 
si  je  ne  ferai  pas  fortune?...  D'ailleurs,  qu'est-ce  que  je  te 
demande?  Rien!...  Seulement,  il  ne  faut  pas  que  tu  me  traites 
mal.  Accorde-moi  au  moins  un  regard...  Allons,  relève  la 
tête... 


LA.    VOIE    DU     MAL  Bog 

Maria  paraissait  fascinée.  Oui,  c'était  bien  cette  joie-là 
qu'elle  désirait  ardemment  :  se  sentir  adorée  avec  humilité, 
implorée  pour  un  regard. 

Pietro  lui  prit  une  main,  qu'il  serra  fortement.  A  ce  con- 
tact, un  frisson  les  envahit  tous  les  deux. 

—  Adieu I...  Tu  viendras  à  la  vigne? 

—  Peut-être  I 

11  partit  enfin.  Mais  il  l'attendit  vainement;  et,  le  samedi 
soir,  il  retourna  chez  ses  maîtres  avec  l'anxiété  et  la  fièvre 
d'un  affamé  qui  cherche  à  voler  un  pain.  Malheureusement 
pour  lui,  les  maîtres  veillaient,  et,  à  l'heure  du  coucher,  ils 
se  retirèrent  tous  ensemble. 

Jusqu'à  l'aube,  il  eut  un  sommeil  plein  d'inquiétudes  et  de 
sursauts.  Non,  il  ne  pouvait  plus  lutter,  il  ne  pouvait  plus 
vivre  ainsi.  Ou  Maria  s'abandonnerait  à  son  amour-,  ou  lui- 
même...  Que  ferait-il,  lui?  11  n'en  savait  rien;  mais  il  était 
résolu  à  tout. 

Le  lendemain  matin,  elle  descendit  plus  tard  que  d'habitude. 
Elle  semblait  tranquille,  impassible.  A  peine  entrée,  elle  se 
pencha  sur  l'âtre  et  elle  mit  la  cafetière  devant  le  feu. 

—  Pourquoi  n'es-tu  pas  venue? —  lui  demanda-t-il.  —  Je 
t'ai  attendue,  attendue  continuellement...  Le  temps  était 
beau...  Tu  as  craint  de  venir? 

—  J'avais  à  travailler. ici,  — répondit-elle,  d'une  voix  froide. 
Mais  soudain  elle  s'anima,  le  dévisagea,  parut  prendre  un 

plaisir  perfide  à  le  provoquer,  à  lui  faire  comprendre  qu'elle 
n'avait  pas  peur  de  lui. 

—  J'irai  la  semaine  prochaine.  Il  doit  y  avoir  du  fenouil  : 
j'irai  le  cueillir. . .  Le  travail  de  la  vigne  sera  bientôt  fini,  n'est-ce 
pas?  Tu  la  tailles,  en  ce  moment? 

—  Oui,  je  la  taille...  Mais  tu  ne  viendras  pas  ;  je  le  prévois 
bien. 

—  Qu'irais-je  faire  dans  la  vigne,  à  cette  heure?  Pourquoi 
veux-tu  que  j'y  aille? 

—  Pour  que  je  te  voie,  pour  que...  nous  nous  voyions... 
Car  tu  as  aussi  de  l'amitié  pour  moi,  je  le  sais.  Oui,  à  pré- 
sent, tu  as  de  l'amitié  pour  moi. ..  Dis-moi  que  c'est  vrai! 

Elle  secoua  la  tête,  avec  un  agacement  mêlé  de  chagrin. 

—  Quand  même  j'aurais  de  l'amitié  pour  toi... 


5lO  LA     RBVUS     DE     PARIS 

—  Eh  bien,  parle! 

—  Je  n'ai  rien  à  te  dire, 

Il  se  leva.  Elle  alla  près  de  la  porte  et  elle  r^arda  dehors. 
Le  soleil  frappait  sur  le  mur  de  la  cour.  Zia  Luisa  pouvait 
(Jescendre  d  un  instant  à  l'autre.  Pietro  s'approcha  de  la  jeune 
fiUe  avec  précaution  et,  lui  donna  un  baiser. 

-—  Eh  bien...  si  tu  avais  de  Tamitiépour  moi?...  —  insista- 
t-il.  —  Que  t'importent  les  autres?...  Mais  toi,  dis,  est-ce  que 
tu  m'aïKies? 

—  Laisse-moi,  Pietro,  laisse-moi  I . . .  On  pourrait  nous  voir. . . 

—  Oui,  je  te  laisse...  Mais,  auparavant,  dis-moi  que  tu 
m'aimes. 

—  Laisse-moi,  Pietro! 

Elle  lui  disait  :  «  Laisse-moi  »,  mais  elle  ne  se  débattait 
plus.  Maria  Noina  éta,it  devenue  tout  à  coup  si  différente  d'elle- 
même  que  Pietro  croyait  rêver. 

—  Oui,  oui,  je  te  laisse...  je  te  le  promets...  Mais,  aupara-- 
vaut,  dis-moi... 

—  Eh  bien,  oui,  je  t'aime  I 

Alors,  malgré  sa  promesse,  il  ne  la  laissa  point. 


IX 

Pendant  un  mois  environ,  Pietro  Benu  vécut  comme  dans 
un  songe,  auquel  pourtant.il  ftnit  par  s'habituer.  Les  premiers 
jours  surtout,  il  eut  comme  un  étourdissement  et  une  fièvre 
continuels,  se  trouva  pour  ainsi  dire  suspendu  entre  ciel  et 
terre.  Il  s'endormait  et  il  se  réveillait  toujours  avec  la  même 
joie  au  cœur.  Jamais  il  n'avait  été  si  heureux;  jamais  il  n'avait, 
même  en  imagination,  souhaité  un  si  grand  bonheur. 

Aux  brefs  rendez-vous  qui  suivirent  leur  premier  entretien 
d'amour.  Maria  se  montra  tendre  et  ardente.  Elle  s'abandonnait 
presque  entièrement  à  lui,  avec  une  passion  spontanée  et  sans 
défiance.  Oh!  non,  elle  ne  doutait  pas  de  lui.  Et  lui,  il  n'était 
pas  jaloux,  il  ne  la  soupçonnait  pas;  mais  il  se  sentait  toujours 
un  peu  timide,  toujours  un  peu  domestique,  devant  elle. 

D'ailleurs  il  s'écoulait  des  semaines  entières  sans  qu'ils 
pussent  se  revoir;  et,  lorsqu'ils  se  r6vx)yaient  en  présence  de 


LA    VOIE     DU     MAL  5ll 

personnes  étrangères,  ils  affectaient  un  maintien  glacé,  presque 
hostile.  Maria  saisissait  même  tous  les  prétextes  pour  se  plaindre 
de  lui,  pour  le  gronder  à  la  moindre  occasion  ;  lui,  il  se  rebiffait 
contre  elle;  et  quelquefois  ils  se  disputaient  si  bien  que  Zio 
Nicola  croyait  bon  d'intervenir,  presque  toujours  pour  prendre 
le  parti  de  son  serviteur.  Mais  tout  cela  troublait  un  peu  la 
joie  de  Pietro  :  car  il  lui  semblait  que  Maria,  si  tendre  et  si 
attrayante  aux  heures  d'amour,  voulait  ensuite  lui  rappeler  de 
quelque  manière  sa  condition  et  la  distance  qui  les  séparait. 

Ah  I  oui,  il  savait  bien  qu'il  était  un  domestique  ;  mais  il  espé- 
rait, malgré  tout.  L'amour  n'accomplit-il  pas  des  miracles? 

—  Enfin  ma  tante  a  fait  son  testament  en  ma  faveur,  —  dit- 
il,  une  nuit,  à  Maria,  dans  la  cuisine  où  eUe  était  descendue  et 
où  elle  se  tenait  aux  aguets,  palpitante  de  crainte.  —  Ma  tante 
est  si  vieille!...  Ah!  si  tu  voulais  m'attendrel...  Je  vendrais 
tout  de  suite  la  maisonnette,  la  terre,  tout,  et  je  ferais  du  com- 
merce... Tu  verras!  tu  verras! 

Maria  se  laissait  embrasser,  mais  elle  n'encourageait  pas  les 
espérances  de  Pietro.  Entre  eux,  jamais  il  n'était  ouvertement 
question  de  mariage;  mais  cela  ne  l'empêchait  pas  de  promettre 
fidélité  à  son  jeune  amoureux.  Parfois  une  ombre  venait 
obscurcir  ces  moments  si  doux.  Pietro  s'attristait  et  Maria 
devenait  sévère. 

—  Qu'est-ce  que  tu  as,  mon  amour? 

—  Rien...  Je  suis  de  mauvaise  humeur,  cette  nuit.  N'y  fais 
pas  attention. 

—  Moi  aussi,  je  suis  de  mauvaise  humeur 

Ils  n'osaient  pas  se  dire  ce  qu'ils  pensaient;  et  ils  échan- 
geaient des  baisers  qui  avaient  un  goût  de  volupté  douloureuse. 
Mais  bientôt  ils  oubliaient  leur  tristesse,  afin  de  jouir  instinc- 
tivement de  l'heure  présente,  de  l'instant  qui  fuyait  pour  ne 
jamais  revenir. 

Ils  se  voyaient  presque  toujours  la  nuit,  et,  pendant  l'entre- 
tien, celui  qui  redoutait  le  plus  une  surprise,  c'était  Pietro. 
A  chaque  minute,  il  entre-bâillait  la  porte,  pour  épier;  et, 
durant  ces  courts  intervalles.  Maria  semblait  recouvrer  le  sen- 
timent de  la  réalité,  changeait  de  physionomie,  s'assombrissait, 
pleurait  quelquefois. 

<(  Non,  je  ne  serai  jamais  à  lui,  —  pensait-elle.  —  Que  £iais-jte 

\ 


5l2  LA     REVUE     DE     PARIS 

donc  ici?  pourquoi  le  tromper?...  »  Mais,  dès  qu'il  revenait 
près  d'elle,  il  l'enveloppait  de  nouveau  dans  la  fascination  de 
son  regard  et  de  ses  paroles. 

Elle  était  assez  intelligente  pour  comprendre  que  Pietro 
n'était  pas  un  séducteur.  Elle  voyait  très  bien  qu'il  avait  été 
entraîné  par  la  passion,  et  qu'il  l'avait  entraînée  avec  lui  dans  ce 
gouffre  périlleux  où  l'avait  poussé  une  force  fatale.  Mais, 
néanmoins,  elle  se  révoltait  parfois  contre  cette  puissance 
mystérieuse  et  elle  accusait  le  jeune  serviteur  de  s'être  fait 
aimer  par  artifice.  Elle  se  demandait  : 

((  Que  veut-il  de  moi?  Je  ne  puis  pas  épouser  un  domes- 
tique... et  il  le  sait  si  bien  qu'il  n'ose  pas  m'en  parler...  Non, 
Pietro  n'est  pas  honnête  :  on  ne  tente  pas  ainsi  une  fille  de 
bonne  famille...  Je  crois  qu'il  m'aurait  fait  la  cour,  même  si 
j'avais  été  mariée...  » 

Lui,  au  contraire,  il  la  respectait,  parce  que,  de  jour  en  jour, 
l'espérance  grandissait  en  lui  de  faire  d'elle  sa  femme,  et  il 
voulait  J'épouser  pure.  S'il  n'osait  pas  lui  parler  mariage, 
c'était  surtout  parce  qu'il  craignait  que  son  amour  ne  parût 
intéressé. 

Ainsi,  de  jour  en  jour,  tandis  que  chez  lui  la  passion  devenait 
calme,  profonde,  et  que  son  âme  se  rassérénait  à  la  lueur  d'un 
avenir  heureux,  le  caprice  de  Maria  se  troublait,  se  transformait 
en  sombre  passion.  La  curiosité  de  savoir  ce  qu'était  l'amour 
l'avait  poussée  vers  cet  homme  jeune  et  beau;  et  l'amour 
s'était  révélé  à  elle,  l'avait  enlacée,  mais  ne  l'avait  pas  pénétrée 
jusqu'au  cœur.  Elle  ne  comprenait  pas  ou  elle  ne  voulait 
pas  comprendre  le  but  de  cette  passion.  Au  fond  de  son  âme 
régnait  une  nuée  orageuse,  et  c'était  en  elle-même  que 
vibraient  les  sentiments  perfides  dont  elle  accusait  Pietro... 

Une  après-midi,  elle  descendit  dans  la  vallée  où  Pietro  finis- 
sait de  cultiver  la  vigne.  Ils  se  revirent  sous  ces  poiriers  où 
il  avait  remarqué  pour  la  première  fois  la  beauté  de  la  jeune 
fille.  Le  ciel  était  bleu;  la  vallée  était  verte  et  délicate  comme 
un  immense  berceau  de  velours.  Tout  invitait  à  aimer,  et, 
pendant  un  instant,  Pietro  se  crut  perdu.  Maria  l'avait  attiré 
derrière  le  rocher  où  il  avait  imaginé  qu'il  embrasserait 
Sabina.  Le  lierre  embaumait;  deux  moineaux  s'aimaient, 
sur   une   branche   feuillue.   Les   yeux   de   Maria  devenaient 


LA    VOIE    DU    MAL  5l3 

inconscients;  Pietro  tremblait,  souffrait;  mais  il  se  rappelait 
sa  promesse  :  «  Je  ne  te  ferai  pas  de  mal...  » 

Il  ne  voulait  pas  qu'elle  se  repentît  de  Tavoir  aimé  ;  mais  il 
eut  le  tort  de  le  lui  faire  comprendre.  Maria  s'en  retourna,  et, 
lorsqu'elle  fut  seule  sur  la  route,  elle  frissonna  en  pensant  au 
péril  auquel  elle  venait  d'échapper. 

((  Il  croit  toujours  que,  plus  tard,  il  m'épousera.  11  veut 
se  faire  bien  voir  de  mes  parents  ;  et  moi,  je  n'ose  pas  lui  dire 
qu'il  est  fou...  Oh!  mon  Dieu,  mon  Dieu,  c'est  moi  qui  suis 
folle!...  Pourquoi  ai-je  été  à  la  vigne,  aujourd'hui? N'est-il  pas 
temps  que  cela  finisse?...  Cette  nuit,  je  lui  dirai  :  «  Renonce 
à  tout  espoir,  Pietro;  ne  me  tourmente  plus...  »  Dans  quelques 
jours,  il  s'en  ira  loin  d'ici  ;  il  ira  transporter  du  charbon  et  de  la 
cendre  depuis  la  forêt  jusqu'au  rivage  de  la  mer.  Ensuite  on 
commencera  les  moissons.  Nous  ne  nous  verrons  plus  qu'une 
ou  deux  fois  tous  les  trois  mois,  et  il  pourra  oublier...  Oui, 
oui,  il  est  grand  temps  que  cela  finisse!...  » 

Pendant  toute  la  soirée,  elle  fut  inquiète  et  sombre.  EUe  se 
jeta  sur  son  lit,  en  attendant  que  ses  parents  s'endormissent, 
et  elle  pleura  de  rage  et  d'amour.  Elle  mordait  ses  lèvres,  où 
elle  sentait  encore  le  feu  des  lèvres  de  Pietro;  elle  enfonçait 
ses  ongles  dans  les  paumes  de  ses  mains,  jusqu'à  éprouver 
une  sensation  de  douleur;  mais,  malgré  tout,  elle  se  rappelait 
les  caresses  de  l'aimé.  «  Va-t'en,  ma  chère  Maria,  —  lui 
avait-il  dit.  —  Ne  faisons  rien  de  malhonnête.  Va-t'en,  par 
charité!...  »  Et  elle  s'en  était  allée,  et  elle  aurait  voulu  ne  plus 
jamais  le  revoir.  Mais  il  fallait  le  revoir  encore  une  fois. 

Ce  qu'ils  faisaient  n'était-il  pas  déjà  malhonnête?  Était-ce 
bien,  de  s'aimer  ainsi,  sans  espérance?...  Elle  s'avisait  enfin 
qu'elle  était  dans  le  péché  :  —  péché  de  désir,  de  men- 
songe, de  désobéissance  envers  ses  parents,  de  tromperie 
envers  son  inférieur.  —  Mais  Dieu  était  plein  de  miséricorde, 
et,  avec  une  bonne  confession,  l'âme  se  lave  comme  le  linge 
dans  la  fontaine.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  fallait  couper  court  h 
cette  relation  blâmable,  et  indigne  d'elle.  Oui,  tout  de  suite, 
à  l'instant  même! 

Elle  se  leva  et  elle  sortit  dans  la  loggia ^  sur  le  petit  escalier. 
Pietro  l'attendait  à  la  cuisine,  anxieux,  confiant,  bon  et 
tendre*  Pauvre  Pietro!...  Pendant  une  seconde,  elle  hésita. 

t»  inin  1908.  5 


5j4  la    revue    de    paris 

Elle  s'était  appuyée  à  la  balustrade,  sous  le  clair  de  lune... 
Puis  elle  rentra  dans  sa  chambre  et  elle  pleura  encore.  Pour- 
quoi était-il  un  domestique.»^  Pourquoi  avait-il  osé  lever  les 
yeux  jusqu'à  elle.^  S'ils  souffraient  Tun  et  Tautre,  c'était  la 
faute  de  Pietro,  de  lui  seul.  Un  fou,  un  écervelé,  un  imbécile! 
Tant  pis  pour  lui  :  il  fallait  absolument  en  finir. 

Ressaisie  d'un  accès  de  colère,  Maria  sortit  pour  la  seconde 
fois  de  sa  chambre,  descendit,  entra  dans  la  cuisine.  Pietro 
était  là,  qui  attendait,  encore  tout  ému  par  la  visite  qu'elle 
lui  avait  faite  à  la  vigne  et  par  les  baisers  qu'ils  avaient 
échangés  derrière  le  rocher.  Dès  qu'il  l'aperçut,  il  la  prit  dans 
ses  bras  et  il  lui  donna  un  baiser  ardent.  Alors  elle  oublia  ses 
perfides  résolutions 

Mais,  chez  elle,  depuis  ce  soir-là,  la  lutte  entre  les  sens 
et  la  raison  devint  plus  que  jamais  âpre  et  insidieuse.  Un 
moment  arriva  où  elle  ne  se  demanda  plus  ce  qu'elle  voulait, 
où  elle  n'osa  plus  explorer  les  bas-fonds  de  son  cœur;  et  elle 
s'abandonna  aux  événements,  dans  l'espoir  qu'un  jour  où 
l'autre  l'avenir  s'éclaircirait.  Elle  n'avait  plus  peur  de  Pietro  : 
ce  garçon  n'était  pas  un  homme,  c'était  un  enfant;  ou,  pour 
mieux  dire,  c'était  un  serviteur,  humble  et  docile  même  en 
amour. 

Cependant  Maria  maigrissait,  se  fanait.  Elle  n'était  plus 
une  ménagère  économe  et  soigneuse;  d'inexplicables  distrac- 
tions lui  engourdissaient  les  mains,  lui  obscurcissaient  les 
yeux.  Zio  Nicola  lui  reprochait  fréquemment  la  mauvaise 
tenue  des  registres  et  de  la  correspondance.  Quant  à  Zia  Luisa, 
elle  se  rappelait  sa  propre  jeunesse  et  elle  pensait  :  <(  Maria 
a  besoin  d'un  mari.  Il  est  grand  temps  que  quelqu'un  se 
décide...  »  Et,  comme  les  avocats  et  les  riches  bourgeois  ne  se 
décidaient  pas  à  demander  la  main  de  la  jeune  fille,  Zia  Luisa 
médisait  d'eux  et  commençait  à  vanter  les  riches  cultivateurs  : 

—  Les  avocats I...  des  gueux,  des  brouillons  des  hommes 
de  mauvaise  foi  qui  vendent  leur  âme  pour  une  poignée  de 
sous.  Y  en  a-t-il  un  seul,  parmi  eux,  qui  soit  digne  de  dénouer 
les  souliers  de  Francesco  Rosana?...  Ce  qu'il  faut  dans  une 
bonne  maison,  c'est  de  l'argent,  non  du  bavardage,  non  des 
souliers  vernis  par-dessus  et  percés  par-dessous.  Francesco 
Rosana  et  quelques  autres  qui  lui  ressemblent,  oui,  ceux-là 


LA    VOIE     DU     MAL  5l5 

sont  vraiment  des  hommes  :  des  hommes  pourvus  de  tout,  de 
sagesse  et  d'écus.  Mais  les  petits  avocats  et  les  petits  rentiers 
ne  sont  que  des  meurt-de-faim... 

Les  discours  de  Zia  Luisa  parvenaient  aux  oreilles  de  Fran- 
cesco,  qui  ne  cessait  plus  de  regarder  Maria,  lorsqu'il  la  ren- 
contrait à  l'église  ou  dans  la  rue. 

Cette  année-là,  Maria  n'accomplit  pas  le  devoir  pascal.  Elle 
n'avait  pas  le  courage  de  se  confesser,  et  elle  craignait  que  le 
prêtre  ne  lui  refusât  l'absolution  pour  le  péché  qu'elle  commet- 
tait, d'aimer  et  d'embrasser  un  homme  dont  elle  n'avait  pas 
l'intention  de  faire  son  époux. 

((  Je  suis  doublement  pécheresse,  — pensait-elle,  —  puisque 
je  trompe  à  la  fois  mes  parents  et  Pietro. . .  » 

L'époque  de  la  moisson  arriva.  Pietro  fut  loin  du  logis  pen- 
dant de  longues  semaines  ;  mais  il  obtint  de  Maria  la  promesse 
qu'elle  viendrait  le  trouver  là-haut,  sur  le  plateau,  dans  ce 
lieu  où  son  cœur  s'était  ouvert  à  l'amour  comme  la  terre  à  la 
semence.  Maria  tint  sa  promesse,  et  il  put  voir  la  beUe  per- 
sonne de  la  jeune  fille  se  dresser  parmi  l'or  des  épis  comme 
un  pavot  flamboyant. 

La  vallée,  blottie  à  l'ombre  des  monts  sauvages,  était  luxu- 
riante de  moissons;  les  moissonneurs,  courbés  sous  le  soleil 
torride,  las,  mais  possédés  d'une  joie  presque  religieuse,  cou- 
paient les  épis  sans  rien  dire.  Seules  quelques  filles  chantaient 
et  riaient,  et  le  gazouillement  de  leur  rire  se  confondait  avec 
le  cri  des  cailles  et  avec  le  griUotement  des  cigales.  Maria 
resta  là^haut  quelques  jours,  dans  cette  terre  qui  était  à  elle 
et  dont  elle  semblait  une  fleur  vivante  ;  et  le  soleil  bronza  et 
dora  aussi  son  visage. 

Sabina  faisait  partie  de  l'équipe  des  moissonneurs,  et  ce 
fut  alors  qu'elle  perdit  son  dernier  espoir  d'être  aimée  par 
Pietro. 

Dans  le  silence  de  midi,  alors  que  les  faucilles,  abandonnées 
sur  les  gerbes,  luisaient  comme  de  l'argent,  alors  que  tout  le 
paysage,  jaiine  de  chaumes  et  de  soleil,  semblait  assoupi  dans 
une  somnolence  fiévreuse  et  que  les  montagnes  lointaines  se 
confondaient  avec  les  vapeurs  bleuâtres  de  l'horizon,  les  mois- 
sonneurs s'en  allaient  dormir  à  l'ombre  des  maquis,  disséminés 
çà  et  là,  fourbus  de  fatigue  et  de  chaleur. 


5l6  LA     RBYUB     DB     PARIS 

Or,  un  jour  que  Sabina  s'était  endormie  comme  ses  com- 
pagnes, à  Tombre  d'un  buisson,  elle  se  réveilla  en  sursaut  et 
elle  regarda  autour  d'elle.  Maria  n'était  plus  là.  Une  pensée, 
d'abord  vague  et  informe,  passa  dans  l'esprit  de  la  jeune  fille. 
Elle  se  glissa  silencieusement  entre  les  broussailles,  gravit  la 
hauteur,  prudente  comme  un  lézard,  se  cachant  de  temps  à 
autre  derrière  les  arbustes;  et,  sans  être  vue,  elle  vit  Pietro 
et  Maria  qui,  derrière  le  mur  de  la  cabane,  s'embrassaient 
éperdument,  insoucieux  de  prendre  la  moindre  précaution. 
Ils  s'étaient  réfugiés  là  sous  prétexte  d'y  chercher  l'ombre; 
et,  seuls  dans  le  cercle  du  paysage  embrasé,  ils  cueillaient  les 
baisers  sur  les  lèvres  l'un  de  l'autre,  à  la  face  du  ciel  et  de 
la  terre,  comme  les  moissonneurs  cueillaient  les  épis  mûrs. 


Dans  la  nuit  du  7  au  8  septembre,  un  groupe  de  filles 
nuoraises  parcourait  les  sentiers  mal  tracés  qui,  à  travers  les 
tanças  closes,  à  travers  les  pâturages  ouverts  et  les  bois  de 
chênes,  conduisaient  des  campagnes  de  Nuorovers  le  mont 
Gonare.  Ces  nocturnes  pèlerines  se  rendaient  pédestrement  au 
sanctuaire  qui  se  dresse  sur  la  cime  de  ce  mont,  les  unes 
pour  y  accomplir  un  vœu,  d'autres  pour  y  demander  une 
grâce,  le  plus  grand  nombre,  tout  simplement,  pour  se  divertir. 
C'était  le  lendemain  que  devait  se  célébrer  la  fête.  Des  gens 
de  tous  les  villages  d'alentour  monteraient  là-haut  :  il  y  aurait 
quelque  chose  à  voir,  et  l'on  pourrait  danser  et  s'amuser. 

Chacune  des  pèlerines  portait  un  petit  paquet,  qui  renfermait 
son  déjeuner  et  son  dîner,  et  elle  avait,  jetée  sur  le  bras  ou 
sur  l'épaule,  la  tunica  de  gala,  qu'elle  n'endosserait  que  sur  le 
lieu  de  la  fête.  Plusieurs  d'entre  elles  marchaient  pieds  nus, 
par  vœu  ;  et  il  y  en  avait  une  qui  portait  ses  cheveux  dénoués 
sur  ses  épaules  et  qui  tenait  à  la  main  un  cierge  colorié  :  c'était 
Maria  Noina,  qui  s'acquittait  d'un  vœu  ancien.  Sa  longue 
chevelure  noire,  humide  de  rosée,  ondulait  au  vent;  par  ins- 
tants, la  brise  la  lui  emmêlait,  la  lui  fouettait  sur  la  face  ;  mais 
la  satisfaction  de  s'entendre  louer  par  ses  compagnes  de  voyage 
compensait  bien  ce  petit  ennui  : 


LA    VOÏE    ïyV    MAL  617 

—  Avec  les  cheveux  dénoués,  Maria,  tu  ressembles  à  une  fée. 

—  Tu  ressembles  à  Marieddal  tu  as  les  cheveux  de  Ma- 
rieddal 

Mariedda  est  la  fillette  des  fables,  volée  par  l'ogre,  celle  dont 
les  cheveux  étaient  si  longs  qu'un  jour  elle  lança  le  bout  de  sa 
tresse  par  la  fenêtre  et  que  le  fils  du  roi  s'en  servit  comme 
d'une  corde  pour  monter  jusqu'à  elle. 

—  Dieu  garde  tes  cheveux.  Maria  Noina!  Laisse-moi  les 
toucher,  pour  me  préserver  du  mauvais  œil  I 

—  Prions,  maintenant!  —  dit  Rosa  TÉpineuse,  qui  était 
jalouse  des  éloges  adressés  à  Maria  par  ses  compagnes. 

Et  elle  regarda  une  étoile  qui  tremblait,  sur  le  sanctuaire  du 
Gonare;  puis  elle  entonna  le  rosaire  à  haute  voix.  Mais  la  pre- 
mière à  rire  sottement,  ce  fut  Rosa  elle-même,  et  ses  com- 
pagnes ne  purent  continuer.  Alors  Maria  dit  que  chacun  prierait 
pour  son  propre  compte,  et  tout  retomba  dans  le  silence. 

La  lune  éclairait  le  paysage  vaste  et  désolé,  les  tanças  brû- 
lées par  l'été,  noircies  ça  et  là  par  des  incendies  récents. 
Quelques  feux,  qu'avaient  allumés  des  bergers  perdus  dans 
ces  solitudes,  apparaissaient  étranges  comme  des  feux  follets, 
pareils  à  des  langues  rouges  qui  sortiraient  de  la  terre  noire, 
derrière  les  murs  bas  ou  au  milieu  des  chaumes  coupés  et 
des  asphodèles  secs.  Cà  et  là,  de  petits  marais, .  formés  par 
les  premières  pluies  de  septembre,  exhalaient  un  brouillard 
bleuâtre  qui  semblait  être  l'haleine  de  la  terre  fiévreuse.  De 
toutes  parts,  sur  le  lointain  horizon,  les  montagnes  s'estom- 
paient en  bleu,  dans  la  vaporeuse  clarté  de  la  lune,  et  là-haut, 
dominant  toutes  choses,  les  étoiles  veillaient  dans  leur  mysté- 
rieux silence,  palpitant  sur  le  ciel  clair  et  profond. 

Les  filles  cheminaient,  cheminaient,  blanches  de  lune,  silen- 
cieuses et  recueillies.  Les  cheveux  de  Maria  flottaient  au  vent, 
comme  s'ils  avaient  voulu  se  détacher  d'elle,  s'envoler  avec 
la  brise  qui  les  caressait;  puis  ils  retombaient  sur  ses  épaules 
d'un  air  las,  semblant  regretter  leur  caprice. 

Tout  à  coup,  les  filles  s'arrêtèrent,  se  retournèrent,  tendirent 
l'oreille  :  dans  l'absolu  silence  qui  précédait  l'aube,  on  perce- 
vait le  trot  de  plusieurs  chevaux,  et  un  écho  de  voix  humaines 
était  apporté  parle  vent...  Qui  était-ce?...  Et  voilà  que,  à  la 
ligne  extrême  de  la  tança,  une  longue  tache  noire  apparut, 


5l8  LA     REVUE     DE     PARIS 

qui  s'approchait  peu  à  peu,  qui  se  divisait;  et  des  ombres 
de  chevaux  et  d'hommes  s'allongèrent  sur  les  chaumes  éclairés 
par  la  lune. 

—  Des  gens  qui  viennent  à  la  fêtel  —  dit  Maria. 

Des  hommes  et  des  femmes,  vêtus  du  costume  sarde,  les 
premiers  avec  le  fusil  en  bandoulière,  les  secondes  assises  en 
croupe,  ou  sur  des  selles,  ou  à  califourchon  sur  de  petites 
juments,  se  présentèrent  et  entourèrent  les  filles  arrêtées  au 
milieu  des  chaumes.  Dans  cette  caravane,  se  distinguait  entre 
tous  un  jeune  cultivateur  qui  montait  une  cavale  blanche  de 
grande  taille,  toujours  en  mouvement,  à  la  tête  fine  et  à  la 
queue  bien  fournie.  Ce  garçon  n'était  pas  beau,  mais  il  avait 
un  certain  air  de  hardiesse  et  de  distinction  généreuse;  avec 
sa  capote  d'orbace  et  de  velours,  dont  le  capuchon  était  rejeté 
sur  ses  épaules,  avec  son  fusil  qui  scintillait  sous  la  lune,  avec 
sa  ceintijre  brodée  et  ses  éperons  attachés  sur  des  guêtres  qui 
dessinaient  des  jambes  nerveuses,  il  faisait  penser  aux  cheva- 
liers errants  ou  aux  orgueilleux  hidalgos.  Par  le  fait,  c'était 
un  principale,  c'est-à-dire  un  de  ces  riches  paysans  qui  forment 
une  caste  à  part,  se  vantent  d'avoir  du  sang  noble  dans  les 
veines,  et  possèdent  même  une  certaine  instruction. 

—  Salut  aux  Nuoraises  I  —  commencèrent  à  crier  les  nou- 
veaux venus,  en  arrêtant  leurs  chevaux  près  des  filles. 

—  Salut  à  Nuoro  I 

—  Voulez-vous  monter  en  croupe?  —  demanda  un  vieux 
galant,  en  se  penchant  de  côté  pour  extraire  d'une  besace  une 
gourde  pleine  de  vin.  —  Voulez-vous  boire  .►^ 

—  Merci  I  —  répondit  promptement  Maria.  —  Votre  vin, 
buvez-le  vous-mêmes,  ou  donnez-le  à  vos  femmes,  pour 
les  faire  choir  de  la  croupe  de  vos  chevaux I  De  cette  façon, 
vous  pourrez  nous  prendre  avec  vous,  au  retour. 

—  Bravo  I  —  cria  le  vieux.  —  Tu  vois,  je  suis  ton  conseil I 
Et  il  posa  la  gourde   sur  sa  bouche,    renversa  la  tête  en 

arrière  et  se  mit  à  boire,  tandis  que  les  femmes  se  rebéquaient 
contre  Maria  par  des  mots  piquants. 

Le  jeune  homme  à  la  cavale  blanche,  s'inclinant  sur  la  selle, 
dit  tout  bas  à  Maria  : 

—  Salut,  Maria  Noinal  Tu  vas  donc  aussi  à  la  fête?...  Le 
beau  manteau  qui  te  couvre  les  épaules  I  Dieu  garde  tes  che- 


LA    VOIE     DU     MAL  SlQ 

veuxl    Quel   dommage  qu'il  ne  me  soit  pas  permis  de  les 
toucher  I 

Alors  seulement  elle  feignit  de  reconnaître  le  jeune  homme  : 

—  Salut,  Francesco  Rosana!  —  répondit-elle,  en  levant  le 
visage  vers  lui  et  en  rejetant  en  arrière  ses  cheveux,  qui  lui 
tombèrent  jusque  sur  les  hanches. 

Il  la  regardait  d'en  haut,  avec  des  yeux  avides;  mais,  ayant 
rencontré  le  regard  plutôt  malveillant  et  un  peu  moqueur  de 
la  jouvencelle,  il  devint  timide,  se  redressa,  rendit  la  main  a 
sa  monture. 

,    —  Francesco,  —  lui  dit  soudain  Maria,  provocante,  —  au 
retour,  voudras-tu  me  prendre  en  croupe  sur  ton  cheval  .^^ 

Francesco  se  retourna  vivement  et  s*écria  : 

—  Tout  de  suite  I  Viens  I 

—  Non,  pas  tout  de  suite.  Je  t'ai  dit  :  «  au  retour  ». 

—  Entendu I  Bonne  fête,  les  filles!  —  leur  souhaita-t-il, 
rayonnant  de  bonheur. 

La  jument  frappait  du  pied,  se  battait  les  flancs  avec  sa 
queue,  mordait  son  frein.  Francesco  s'éloigna,  rejoignit  ses 
compagnons,  qui  venaient  de  partir;  mais,  pendant  un  long 
bout  de  chemin,  il  tourna  vers  Maria  un  visage  souriant. 

—  L'afifaire  est  faite  !  —  dit  malignement  Rosa. 

—  Quelle  affaire  ? 

—  Le  mariage.  Ne  vois-tu  pas  qu'il  est  amoureux  comme 
un  fou.^ 

—  Il  est  trop  laid,  —  dit  Maria. 

—  Qui  déprécie,  achète  *. 

—  Il  est  conseiller  municipal. 

—  Il  est  riche. 

—  Il  a  quatre  tanças.  Tout  à  l'heure,  nous  en  traverserons 
une. 

—  Je  vous  répète  qu'il  est  trop  laid  I . . .  Il  a  de  beaux  yeux  ; 
mais  il  ne  regarde  jamais  en  face.  Il  a  un  nez  qui  ressemble 
au  bec  d'un  vautour. 

—  Qui  déprécie,  achète... 

Maria  pensait  à  Pietro  absent,  seul  dans  la  vigne,  là-bas; 
et  elle  comprenait  que  le  moment  était  venu  de  le  sacrifier; 

1.  Proverbe  :  «  Chi  disprezza,  conipra  ». 


hùÔ  LA     kËVtJË     bE     t>ÂftIS 

et  elle  éprouvait  de  la  pitié  pour  lui,  mais  comme  pour  une 
victime  nécessaire.  D'ailleurs,  était-ce  sa  faute,  à  elle  ?  Pouvait- 
elle  prévoir  que  Francesco  se  serait  présenté,  cette  nuit,  au 
milieu  des  tanças,  envoyé  vers  elle  par  le  destin  P 

Les  filles  se  reprirent  à  cheminer,  à  cheminer.  L'aube  res- 
plendissait derrière  les  crêtes  lointaines  de  TOrthobene,  derrière 
les  montagnes  bleues  d'OUena.  Le  ciel  se  colorait  lentement 
de  rose;  les  chaumes  commençaient  à  reluire,  humides  de 
rosée  ;  le  vent  se  taisait  ;  les  alouettes  chantaient,  cachées  dans 
les  maquis. 

Les  filles  rie  disaient  plus  rien.  Elles  s'arrêtèrent  encore  une 
fois,  sur  Tesplanade  désolée  qui  entoure  la  vieille  et  mysté- 
rieuse chapelle  du  Saint-Esprit.  Quelques-unes  d'entre  elles  se 
lavèrent  dans  l'eau  d'une  mare,  au  milieu  des  joncs.  Puis  elles 
se  remirent  en  marche,  enveloppées  dans  la  poétique  splendeur 
du  matin. 

Elles  cheminaient,  cheminaient.  Maria  songeait  toujours  à 
Pietro  et  à  Francesco.  Le  premier  s'éloignait  derrière  elle, 
toujours  plus  loin,  toujours  plus  loin,  dans  le  silence  de  l'es- 
pace, tandis  que  Francesco  se  rapprochait,  l'appelait,  l'attendait 
là-haut,  dans  la  montagne,  avide  et  fascinant  comme  un  vau- 
tour. Absorbée  dans  ses  pensées,  elle  suivait  ses  compagnes, 
sans  faire  attention  au  paysage. 

Les  filles  traversèrent  des  plaines  couvertes  de  ronces  et  de 
prunelliers,  celles-là  chargées  de  mûres  luisantes,  ceux-ci 
alourdis  par  les  baies  violettes.  Elles  passèrent  entre  des 
groupes  de  roches  énormes,  percées  au  sommet,  illuminées 
par  les  radieuses  clartés  de  l'aurore.  Maria  secoua  ses  préoccu- 
pations lorsqu'elle  vit  les  pentes  de  la  montagne,  tapissées  de 
bois  qui  ondoyaient  dans  l'or  du  soleil  naissant.  Au  sommet 
du  mont,  parmi  les  roches  roses  de  soleil,  le  sanctuaire  se  pro- 
filait en  gris  sur  le  ciel  bleu. 

Les  filles  s'agenouillèrent  et  firent  une  courte  prière. 

Maria  tira  de  sa  poche  un  peigne  et,  aidée  par  ses  compagnes, 
elle  démêla  et  lissa  ses  cheveux.  Puis,  toutes  ensemble,  elles 
se  mirent  de  nouveau  à  monter  et  elles  s'enfoncèrent  dans  un 
bois  de  chênes  nains,  clairsemés.  Alors  elles  commencèrent  à 
rencontrer  beaucoup  de  monde.  Des  groupes  d'hommes,  de 
femmes  et  d'enfants,  venus  de  Bitti  et  d'Orune,  soit  à  pied. 


lA    VOÎB    t)U    MAL  531 

Boit  à  cheval,  redescendaient,  après  avoir  entendu  la  première 
messe,  et  s*en  retournaient  dans  leurs  villages  lointains,  blottis 
entre  les  monts  sauvages,  au  nord  de  Nuoro.  Les  hommes,  au 
visage  basané,  aux  farouches  yeux  noirs,  vêtus  d'orbace,  de 
serge,  de  cuir,  pareils  aux  mastrucati  latrones  *  de  Cicéron  ; 
les  femmes,  dans  leurs  rudes  costumes  d'orbace  et  de  drap 
jaune,  ne  manquaient  pourtant  pas  d^une  primitive  élégance. 

—  Salut  à  Nuoro  I  —  dirent  les  gens  de  Bitti,  avec  leur  pro- 
nonciation latine. 

—  Salut  à  Orune!  Salut  à  Bitti  I  —  répondirent  les  filles. 
Plus  haut,   elles  rencontrèrent    des    gens  d'Olzai;   village 

dont  les  habitants  sont  connus  pour  leurs  sentiments  religieux. 
Une  femme  de  ce  village,  pâle  et  sévère  comme  une  honne, 
racontait  à  une  gracieuse  fille  de  Gavoi,  coiffée  d'une  capuche 
rose,  la  légende  de  sainte  Barbara.  La  femme  d*01zai  disait, 
en  se  signant  :  ((  La  madone  de  Gonare  et  notre  sainte  Barbara 
(au  nom  du  Père  et  du  Fils  et  du  Saint-Esprit,  ainsi  soit-il!) 
se  sont  rencontrées  précisément  à  cette  place.  Elles  se  regar- 
dèrent, se  donnèrent  la  main.  Puis  la  madone  dit  : 

c  Barbaredda  d'Olzai, 

De  rendroit  où  Ton  nous  posera, 

Jamais  nous  ne  nous  verrons*.  » 

Et,  en  effet,  le  sanctuaire  de  la  madone  de  Gonare  s'aperçoit  de 
tout  le  district,  sauf  de  Téglise  d'Olzai,  où  est  sainte  Barbara. 

Peu  à  peu  la  montagne  se  peuplait.  Par  les  sentiers  grimpait 
une  foule  bariolée.  Les  paysans,  les  femmes,  les  patres  d'Orune, 
le  village  le  plus  proche,  formaient  comme  une  procession.  Mille 
voix  résonnaient  sous  les  chênes,  dans  le  bois  aride  et  sauvage. 
D'en  haut  venaient  des  cris  d'enfants,  de  marchands  ambu- 
lants, de  personnes  en  gaieté.  —  Parmi  cette  foule,  Maria  se 
trouva  mêlée  à  un  groupe  d'hommes  qui,  l'admirant  plus 
qu'il  n'aurait  été  convenable,  lui  adressaient  des  propos  flat- 
teurs et  plaisantaient  sur  ses  cheveux  dénoués  : 

—  On  dirait  la  queue  de  ma  jument  noire...  Regarde  donci 

I.  a  Brigands  velus  de  la  luaslruca  »,  —  vêtement  de  peau  sarde  ou 
germain. 

a.  En  dialecte  :  «  Barbaredda  de  Orzai,  —  Ube  nos  an  a  ponner^  —  No 
nos  hidimus  mai.  » 


5aa  LA     REVUE     DE     PARIS 

—  Oui;  mais  la  jouvencelle  ressemble  à  ta  jument,  quand 
les  mouches  la  tourmentent. 

—  Quel  malheur  qu'elle  ne  se  laisse  pas  mettre  le  frein! 
Maria  rougissait,  mais  elle  faisait  semblant  de  prier  et  elle 

ne  répondait  pas. 

La  presse  augmentait.  De  tous  les  sentiers,  de  tous  les  fonds 
de  bois  afQuaient  cavaliers,  piétons,  chars  tirés  par  des  bœufs, 
chiens  et  mendiants.  C'étaient  des  gens  de  la  Barbagia;  c'étaient 
des  Nuorais  superbes,  de  belles  filles  d'Orune,  roses  sous 
leurs  bandeaux  blancs,  des  femmes  de  Mamojada,  au  corsage 
rouge,  des  pâtres  d*Orgosolo,  dont  le  costume  laineux  rappe- 
lait lesl  Sardes  de  jadis,  vêtus  de  fourrures;  c'étaient  de 
pimpants  Dorgalais,  aux  longues  boucles  frisées,  des  femmes 
d'Oliena,  avec  leurs  chevaux  chargés  de  vin.  Et  Ton  voyait 
monter  aussi  les  Baroniais,  aux  sandales  de  peau;  et  Ton  dis- 
tinguait dans  la  multitude  quelques  femmes  de  Goceano, 
pâles,  avec  de  grands  yeux  arabes,  et  quelques  femmes  de 
Gampidano,  aux  foulards  jaunes  déployés  sur  la  tête,  aux  faces 
roses  et  dorées  comme  des  madones  byzantines. 

Le  soleil  était  déjà  haut  et  tombait  d'aplomb  sur  le  bois, 
lorsque  Maria  et  ses  compagnes  arrivèrent  au  campement  des 
marchands,  établi  au  pourtour  des  clairières  où  quelques 
familles  de  Nuoro  s'installaient  pour  passer  le  temps  de  la 
neuvaine.  Avant  de  gravir  la  dernière  côte,  celle  qui  mène 
jusqu'à  l'église,  les  filles  déposèrent  leurs  fardeaux  et  s'as- 
sirent au  pied  d'un  arbre.  Maria  regarda  autour,  d'elle,  en 
quête  de  Francesco;  mais,  entre  les  nombreuses  montures 
attachées  aux  arbres,  elle  ne  reconnut  pas  la  cavale  blanche. 
Alors  elle  s'égaya  un  peu,  rejeta  ses  cheveux  en  arrière  et 
regarda  le  paysage. 

Le  lieu  n'était  pas  beau.  Les  arbres  jetaient  des  ombres  rares 
sur  la  pente  parsemée  d'herbe  aride,  de  buissons  grisâtres.  Dans 
ces  ombres  et  dans  cette  herbe  tout  un  peuple  s'agitait,  croyant 
s'amuser  par  la  seule  raison  qu'il  s'était  rassemblé  là. 

Les  marchands  ambulants  veillaient  sur  leur  camelote 
de  fer-blanc,  criaient  les  prix,  lançaient  des  plaisanteries 
grossières  aux  filles  qui  passaient.  Des  femmes  de  Tonara, 
étroitement  serrées  dans  leur  costume  rude,  insensibles  au 
soleil  et  au  bruit  de  la  foule,  mesuraient  des  noisettes  ou  sciaient 


LA    VOIE    DU     MAL 


5a3 


et  débitaient  leurs  nougats  blancs,  qui  fondaient  à  la  chaleur. 
Sous  des  cabanes  de  feuillage,  les  revendeurs  exposaient 
leurs  étoffes  d'occasion  ;  Técarlate  saignait  au  soleil,  les  bro- 
carts scintillaient  ;  toute  une  flore  invraisemblable  s'épanouissait 
sur  les  foulards  et  sur  les  châles  rustiques. 

Près  des  buvettes,  autour  des  tonneaux  et  des  bouteilles, 
se  bousculaient  des  bandes  d'hommes,  amis  nouveaux  et  vieux 
amis,  qui  s'étaient  rencontrés  là  par  hasard;  et  au  milieu  d'eux 
se  détachaient,  faisant  un  bizarre  contraste,  les  figures  de  quel- 
ques bourgeois.  Le  vin  et  les  liqueurs  réjouissaient  l'âme  de  ces 
farouches  paysans,  et  l'eau-de-vie  embaimmait,  tel  un  parfum 
de  fleur  funeste. 

Maria  et  ses  compagnes  mangèrent.  Ensuite  elles  endossèrent 
la  tanica  et  elles  se  remirent  en  marche  vers  l'église. 
.  Le  sentier  s'élargissait,  âpre,  raidi  en  escalier,  comme 
taillé  dans  la  roche,  entre  des  blocs  énormes,  entre  des  maquis, 
entre  des  troncs  d'arbres  de  plus  en  plus  sauvages  et  con- 
tournés. Les  costumes  colorés  des  femmes  resplendissaient  sur 
le  fond  lumineux  de  la  pente.  Les  voix  se  perdaient  dans  la 
silencieuse  pureté  des  cimes  couronnées  d'azur. 

Mais  Maria  continuait  à  entendre,  autour  d'elle,  de  sottes  et 
parfois  d'indécentes  paroles.  Les  jeunes  gens  accouraient  pour 
la  voir,  s'arrêtaient,  la  dévisageaient.  C'était  toute  une  explo- 
sion d'admiration  naïve,  qui  offensait  et  qui  flattait  la  belle  aux 
cheveux  épars.  Quelqu'un  demandait  : 

—  D'où  est-elle,  cette  fille  .►^ 

—  Elle  est  de  Nuoro. 

—  Non,  elle  est  d'Orune. 

—  Non,  elle  est  d'Orotelli. 

—  D'où  es-tu,  ma  belle.»* 

—  Elle  est  de  chez  le  diable!  —  répondit  Rosa,  envieuse  et 
impatientée. 

Tout  le  monde  se  mit  à  rire,  et  les  jeunes  gens  crièrent  : 

—  Vive  Nuoro  I 

Les  mendiants,  arrêtés  près  des  croix  qui  s'érigeaient  de 
place  en  place,  au  bord  du  chemin,  tendaient  la  main  et  chan- 
taient, d'une  voie  cadencée,  une  espèce  de  lamentation  doulou- 
reuse. Personne  ne  prêtait  l'oreille  à  ce  qu'ils  disaient,  mais 
presque  tout  le  monde  jetait  des  sous  dans  leurs  casquettes 


bâi  LA     tiÉYXJE     Dfi     t>ARI8 

posées  à  terre.  Maria  ne  manquait  pas   de  jeter  un   sou  à 
chacun  d'eux. 

Sitôt  le  sommet  atteint,  les  filles  de  Nuoro  entrèrent  dans  la 
vieille  église,  déjà  remplie  de  fidèles,  et  Maria  eut  peine  à 
s'ouvrir  un  passage  dans  la  presse  pour  pénétrer  jusqu'à  l'autel. 
La  chaleur  était  intense  et  le  visage  de  la  jeune  fille  s'empour- 
prait, très  beau  dans  le  cadre  des  cheveux  dénoués.  Francesco  . 
Rosana,  appuyé  à  la  balustrade  de  l'autel,  frémit  en  la  voyant, 
et,  pour  l'arrêter,  il  lui  toucha  doucement  le  bras. 

—  Tu  ne  fais  que  d'arriver?  —  lui  demanda-t-il  à  voix  basse  ? 

—  Oui,  —  répondit-elle,  continuant  d'avancer  sans  lui 
accorder  un  regard. 

Elle  déposa  son  cierge,  s'agenouilla,  essaya  de  prier. 

((  O  vierge  du  Gonare,  il  est  accompli,  le  vœu  que  je  t'ai 
fait,  lorsque  mon  père  est  tombé  dç  cheval.  Tu  as  sauvé  mon 
père,  ô  Vierge,  et  je  suis  venue  vers  toi,  les  pieds  nus  et  les 
cheveux  dénoués,  et  je  t'ai  apporté  un  cierge  de  trois  livres... 
Sois  louée,  ô  Vierge  du  Gonare...  » 

Elle  ne  sut  pas  en  dire  plus  long,  quoique,  dans  son  cœur, 
bouillonnât  un  flot  de  prière.  Mais  elle  n'osait  pas  formuler  les 
obscurs  désirs  de  son  cœur.  Elle  aurait  voulu  demander  à  la 
Madone  la  grâce  d'oublier  tout  de  suite  Pietro  et  d'aimer  celui 
qui  la  regardait  ardemment,  à  deux  pas  de  distance  ;  mais  elle 
n'en  avait  pas  la  hardiesse. 

Trois  prêtres,  vêtus  de  blanc  et  d'or,  entonnèrent  la  messe. 
Un  adolescent,  en  robe  rouge,  vint  se  placer  près  de  Maria, 
avec  son  encensoir  allumé,  qui  se  balançait  et  qui  fumait. 

Puis  la  foule  envahit  jusqu'aux  marches  de  l'autel,  et 
Maria  dut  se  remettre  debout.  Quelqu'un  lui  effleura  la  main  : 
elle  se  retourna;  elle  vit  Francesco  derrière  elle,  et  elle  sourit. 
Alors  il  fit  tout  ce  qu'il  put  pour  se  rapprocher  encore,  si  bien 
qu'il  lui  passa  presque  le  bras  autour  de  la  taille. 

La  foule  augmentait  toujours.  En  se  retournant.  Maria 
apercevait  une  ondulation  de  têtes  multicolores,  et,  par  la  porte 
grande  ouverte,  dans  un  carré  d'éclatante  lumière,  elle  décou- 
vrait une  autre  foule,  puis  une  autre  encore,  serrée,  entassée 
sur  le  parvis  et  sur  les  rochers  d'alentour.  Jamais  elle  n'avait 
vu  un  spectacle  plus  imposant,  un  tableau  plus  lumineux  et 
plus  coloré,  pas  même  aux  jours  de  la  semaine  sainte,  dans  la 


LA    VOIE     DU     MAL  5s5 

cathédi'ale  de  Nuoro.  Il  y  avait  là  des  costumes  et  des  types 
de  quinze  ou  vingt  villages  :  vieilles  têtes  hiératiques  de 
bergers,  figures  de  hobereaux  aussi  aristocratiques  que  des 
figures  de  princes,  profils  bronzés  d'insulaires  monta- 
gnards, longues  chevelures  préhistoriques,  petits  visages  de 
camées,  yeux  sarrasins,  noirs  et  profonds  comme  la  nuit,  têtes 
enveloppées  de  bandeaux  jaunes,  noirs  ou  blancs,  couvertes 
de  capuches,  coiffées  à  l'orientale,  cachées  sous  de  larges  fou- 
lards à  franges,  voilées  de  dentelles,  encadrées  de  cornettes 
raidies  par  Tamidon.  On  distinguait  aussi  dans  la  foule  quel- 
ques autres  ^femmes  qui  avaient  les  cheveux  dénoués  ;  mais 
aucune  ne  les  avait  aussi  beaux  que  Maria.  Quand,  à 
1- élévation,  celle-ci  se  mit  à  genoux,  ses  cheveux  balayèrent 
le  sol. 

Francesco  ne  cessait  pas  un  moment  de  la  contempler,  et 
quelquefois  leurs  regards  se  rencontraient.  Elle  pensait  tou- 
jours à  Pietro;  dans  les  minutes  de  distraction  et  de  rêve,  elle 
voyait  devant  elle  les  yeux  si  doux  et  si  clairs  qui  l'avaient 
regardée  comme  aucun  autre  homme  ne  la  regarderait  plus; 
mais,  en  se  retournant,  elle  rencontrait  les  yeux  bruns  et 
vifs  de  Francesco,  et  elle  les  considérait  avec  abandon  et 
avec  tristesse.  Oui,  le  rêve  était  fini,  la  réalité  commençait. 

D'ailleurs,  si  elle  se  sentait  triste,  elle  ne  l'était  pas  pro- 
fondément. Sans  doute,  Francesco  était  laid;  mais  il  avait  une 
physionomie  bonne  et  douce,  qui  inspirait  de  la  confiance.  On 
ne  peut  pas  tout  avoir,  dans  la  vie  :  il  faut  savoir  se  contenter. 

Et,  pendant  ce  temps-là,  les  fidèles  chantaient  les  gosos, 
laudes  en  l'honneur  de  la  Madone,  sur  un  mélancolique  motif 
qui  semblait  la  plainte  d'un  peuple  désolé  : 

Les  roches  distillent  des  perles  ; 
Les  maquis,  des  grâces  et  dons; 
Avec  mille  voix  et  chansons 
T'acclament  les  oiseaux  jolis  ; 
Et  les  étoiles  reluisantes 
Descendent  pour  te  couronner*. 


I.  En  dialecte  :  v  Sas  roccas  dislillan  perlas;  —  Sas  maUas,  grassias  e 
donos;  —  Cun  milli  boghes  e  tonos  —  Tacclaman  sas  aes  hellas;  —  Sas 
relughentes  islellas  —  Falan  pro  fincoronare.  » 


536 


LA     REVUE     DE     PARIS 


XI 


A  peine  sortie  de  la  petite  église,  Maria  ramassa  ses  che- 
veux en  deux  grosses  tresses,  qu'elle  tordit  sur  sa  nuque,  et 
elle  enveloppa  sa  tête  d'un  foulard  sombre.  Franoesco  la 
suivait,  et,  lorsqu'il  vit  les  compagnes  de  la  jeune  fille  dispersées 
d^ns  la  foule,  il  lui  dit  : 

—  Viens  avec  moi,  là-bas,  entre  ces  rochers.  Les  Nuorais 
y  sont  tous.  Nous  regarderons  la  course  de  chevaux. 

Maria  accepta  Tiiivitation,  et  elle  sourit,  quand  il  recommença 
de  lui  faire  la  cour.  Ils  descendirent  ensemble  jusqu'aux  rochers, 
un  peu  au-dessous  de  Tesplanade,  et  ils  trouvèrent  là  un  groupe 
de  Nuorais  qui  regardaient  les  chevaux  courant  sur  le  plateau 
situé  en  contre-bas.  De  cette  hauteur,  les  chevaux  ressem- 
blaient à  des  souris  montées  par  des  cavaliers  lilliputiens. 
La  foule  s'était  éparpillée  sur  l'esplanade  et  sur  les  pentes, 
rocheuses  ;  des  cris  sauvages  résonnaient  de  toutes  parts.  Tout 
lé  monde  parlait  des  prix,  qui  consistaient  en  bœufs,  en  argent, 
an  étoffes  de  velours  et  de  brocart. 

Maria  s'amusait  beaucoup.  Près  d'elle,  plusieurs  femmes 
d'Orotelli  faisaient  circuler  de  main  en  main  une  fiole,  où  elles 
introduisaient  leur  petit  doigt,  et  ensuite  elles  passaient  reli- 
gieusement ce  doigt  sur  leurs  lèvres. 

—  Que  font-elles?  —  demanda  Maria. 

•  —  C'est  l'huile  miraculeuse  de  la  lampe  de  Notre-Dame, 
qui  préserve  des  maux  d'yeux  I  —  répondit  Francesco,  iro- 
nique. 

Maria,  au  lieu  de  rire,  appela  une  des  Orotellaises  : 

—  Veux-tu  me  donner  cette  fiole  d'huile  bénite  ?  Ma  mère  a 
souvent  mal  aux  yeux. 

—  Non,  ma  belle,  je  ne  peux  pas.  Mais,  si  tu  veux,  libre  à 
toi  de  t'en  servir!... 

—  Ses  yeux  n'ont  pas  besoin  de  médicaments,  —  intervint 
Francesco  Rosana.  —  Ne  vois- tu  pas  comme  ils  sont  beaux? 
Est-ce  que  tu  es  aveugle? 

—  Je  te  la  paierai  une  lire,  —  insista  Maria. 

—  Quand  même  tu  m'offrirais  mille  écus,  je  n'accepterais 
pas,  ma  belle.  ' 


LA    VOIE    DE    MAL 


527 


—  Alors,  va  en  paix! 
Francesco  demanda  à  Maria  : 

•    —  Veux-tu   que  je  prie  ce  monsieur  de   nous  prêter  sa 
jumelle?  Nous  regarderons  du  côté  de  Nuoro. 

—  Oui!  —  répondit-elle  avec  un  sourire. 

Francesco  emprunta  la  jumelle  et  l'approcha  des  yeux  de 
Maria.  Pendant  qu'elle  regardait,  il  lui  passa  un  bras  autour 
des  épaules  et  il  dit  : 

—  Regarde.  Ce  village  que  tu  vois  au-dessous  de  nous, 
c'est  Sarule...  Et  vois-tu  aussi  ce  bois,  qui  est  un  peu  plus 
loin.»^  Il  y  a  deux  ans,  j'y  suis  resté  trois  mois,  à  faire  paître 
mes  vacfies...  Regarde  encore  de  cet  autre  côté,  très  loin.  C'est 
la  plaine  de  Macomer. ..  Quel  dommage  qu'il  y  ait  un  peu  de 
brume,  aujourd'hui!  La  journée  va  se  gâter.  Mais,  l'an  pro- 
chain, nous  reviendrons  ici  ensemble,  n'est-ce  pas? 

Elle  resta  muette.  Ses  compagnes  de  voyage  s'approchèrent 
d'elle  et  commencèrent  à  la  plaisanter,  à  faire  des  alllusions 
malicieuses.  Puis  toute  la  bande  des  Nuorais  redescendit  vers 
le  bois.  A  moitié  chemin.  Maria  s'arrêta  près  d'un  bloc  cal- 
caire, contre  lequel  s'adossaient  quelques  femmes  d'Ala. 
D'autres  enveloppaient  dans  des  morceaux  de  papier  et  con- 
servaient religieusement  quelques  grains  de  poussière  qu'elles 
avaient  grattés  à  la  surface  du  bloc. 

—  Ici,  —  expliqua  une  toute  petite  vieille,  qui  n'avait  qu'un 
œil,  —  la  très  Sainte  Vierge  s'est  adossée,  lorsqu'elle  gravis- 
sait la  montagne...  En  s'adossant  contre  ce  bloc,  on  se  pré- 
serve des  douleurs  d'épaules,  et  la  poussière  qu'on  y  gratte 
guérit  de  la  fièvre. 

—  Si  je  ne  me  trompe,  —  dit  tout  bas  Francesco,  —  nous 
sommes  sur  le  mont  des  miracles. 

—  Mécréant!  repartit  Maria,  en  s'adossant  contre  le  bloc. 
Mais,  quand  elle  vit  qu'il  s'y  adossait  aussi,  à  côté  d'elle, 

elle  éclata  de  rire  et  elle  lui  demanda  : 

—  En  somme,  y  crois-tu  ou  n'y  crois-tu  point? 

—  Je  crois  en  toi.  Maria,  et  ce  que  tu  fais,  je  le  fais. 

Cette  galanterie  plut  beaucoup  à  la  jeune  fille.  Oui,  vrai- 
ment, Francesco  était  aimable  et  bien  élevé.  A  partir  de  cette 
minute,  ils  ne  se  quittèrent  plus. 

Revenus  dans  le  bois,  les   Nuorais   s'attardèrent   un   peu 


538  LA     RBYUB     DE     PARIB 

autour  d'une  troupe  de  paysans  qui  dansaient  la  danse  sarde. 
Puis  ils  firent  quelques  achats  et  ils  se  préparèrent  au  retour, 
avec  l'intention  de  s'arrêter  encore  à  moitié  route,  dans  la 
tança  de  Francesco  Rosana. 

Maria,  ainsi  qu'elle  l'avait  promis,  monta  en  croupe  derrière 
Francesco,  et  elle  entoura  de  son  bras  la  taille  du  cavalier.  Le 
jeune  propriétaire  sentait  le  buste  de  la  jeune  fille  s'appuyer 
contre  lui  légèrement;  il  serrait  dans  sa  main  la  main  chère,  et 
il  était  heureux  comme  il  ne  l'avait  jamais  été. 

< —  Il  me  semble  que  je  suis  ivre,  —  dit-il"  tout  à  coup.  — 
Mais,  grâce  à  Dieu,  tu  es  là  pour  me  soutenir! 

Rosa  TEpineuse,  assise  en  croupe  sur  un  bidet  monté  par  un 
vieux  paysan,  regardait  à  chaque  instant  la  cavale  blanche  de 
Francesco  et  faisait  une  grimace  méchante. 

Avant  d'arriver  à  la  chapelle  du  Saint-Esprit,  tout  le  monde 
mit  pied  à  terre,  et  l'on  mangea  à  l'ombre  d'un  petit  bois  de 
chênes. 

—  Regarde  doncl  —  dit  Rosa  à  une  de  ses  compagnes,  en 
indiquant  Maria  et  Francesco.  —  Ils  se  font  la  cour  d'une 
manière  scandaleuse. 

—  Est-ce  que  tu  serais  jalouse  P  —  répondit  l'autre. 

—  De  qui?  De  ce  porc-épic? 

—  Quel  porc-épic?  —  demanda  quelqu'un  de  la  com- 
pagnie, 

—  Toil  —  répliqua  la  fille. 

Maria,  devinant  de  qui  il  s'agissait,  rougit  de  colère.  Oui, 
sans  doute,  Francesco  était  laid.  Plus  elle  le  regardait,  et 
moins  il  lui  plaisait,  avec  ce  teint  pâle  et  presque  ter- 
reux, avec  cette  mâchoire  saillante,  avec  cette  petite  barbe 
noire  et  clairsemée,  avec  ce  front  bas  et  ridé,  avec  ce  nez  aquilin 
qui  lui  donnait  un  air  d'oiseau  de  proie.  Mais  ses  yeux  étaient 
doux,  son  sourire  était  bon;  et,  en  outre,  il  s'habillait  avec 
élégance,  chaussait  des  bottines  de  bourgeois,  portait  une 
montre,  avait  un  mouchoir  blanc  marqué  à  son  chiffre.  Bref, 
c'était  un  jeune  homme  distingué,  un  riche  propriétaire,  et 
Rosa  avait  bien  de  quoi  crever  d'envie  I  Au  surplus,  les  vastes 
tanças  qui  entouraient  la  chapelle  du  Saint-Esprit  apparte- 
naient à  Francesco;  il  était  à  lui,  ce  bois  où  la  compagnie 
s'attardait  à  faire  la  sieste;  il  était  à  lui,  ce  ruisseau;  elle» 


lA    VOIE     DU     MAL  529 

étaient  à  lui,  ces  vaches  paissantes  ;  —  et  toxit  cela  faisait  un 
cadre  magnifique  à  la  figure  insuffisamment  jolie  du  jeune 
propriétaire. 

Lorsque  la  compagnie  se  remit  en  route,  le  jour  commençait 
à  décliner.  Le  repas,  le  vin,  Theure  inspiraient  Tallégresse, 
mais  une  allégresse  un  tantinet  sentimentale,  aux  cavaliers  et 
aux  jeunes  filles.  Celles-ci,  assises  en  croupe  sur  les  chevaux 
un  peu  las,  se  laissaient  mollement  aller  contre  les  épaules  des 
garçons  qui  leur  serraient  la  main  avec  tendresse.  Le  soleil 
baissait  sur  le  ciel  bleu  d'ardoise;  une  douceur  ardente  impré- 
gnait ce  paysage  désert,  où,  sur  un  fond  doré,  les  ombres  des 
arbres  et  des  maquis  ressortaient  fortement  ;  au  passage  des 
chevaux,  les  ruisseaux,  les  eaux  stagnantes,  où  se  reflétaient  les 
buissons  et  les  joncs  de  la  rive,  jetaient  des  étincelles  vertes. 

Francesco,  éperonnant  sa  belle  cavale,  devançait  toujours 
ses  compagnons  de  voyage.  Puis,  sous  prétexte  de  les  attendre, 
il  arrêtait  la  cavale,  se  tournait  en  arrière,  pour  regarder;  et 
alors  ses  yeux  se  fixaient  sur  le  visage  de  Maria,  passionnés 
et  avides.  Elle  baissait  les  siens;  mais  souvent  aussi  elle  riait, 
et  les  fossettes  de  ses  joues  exaltaient  encore  l'enthousiasme 
de  Tamoureux  cavalier. 

Enfin,  pendant  la  dernière  étape  qui  les  séparait  de  Nuoro, 
il  déclara  son  amour  à  la  jeune  fille. 

—  Maria,  —  lui  dit-il,  —  je  voudrais  t'adresser  une 
question.  Aujourd'hui  ttr  as  été  si  gentille  avec  moi  que  cela 
me  donne  le  courage  de  t'ouvrir  mon  cœur. 

—  Parle,  —  répondit-elle  simplement. 

Mais  sa  voix  était  un  peu  tremblante,  et  un  voile  de  tris- 
tesse offusquait  ses  yeux. 

—  Daigne  m'écouter,  Maria,  et  excuse-moi  d'avoir  une 
pareille  audace...  Es-tu  libre .^^  As-tu  quelque  engagement 
d'amour? 

Elle  pensa  à  celui  qu'elle  aurait  voulu  chasser  de  son  âme, 
mais  qui,  malgré  elle,  y  revenait  toujours;  et  un  accès  de 
pitié  et  d'humiliation  l'envahit  :  —  pitié  pour  lui,  humiliation 
pour  elle-même,  qui  s'était  avilie  jusqu'à  aimer  un  domes- 
tique... Qu'aurait  dit  Francesco  Rosana,  s'il  avait  su  ?.. . 

Gomme  elle  se  taisait,  le  jeune  homme  lui  serra  la  main, 
pour  solliciter  la  réponse.  Elle  mordit  sa  lèvre  inférieure,  elle 

i**"  Juin  1908.  6 


53o  LA     REVUE     DE     PARIS 

regarda  au  loin,  et,  pendant  une  seconde,  elle  eut  l'idée  géné- 
reuse de  confesser  sa  funeste  passion.  Mais  la  honte  aussitôt 
reprît  le  dessus. 

—  Je  suis  libre,  —  affirma-t-elle. 

—  Eh  bien,  veux-tu  devenir  ma  femme?  J*en  parlerai  sur- 
le-champ  à  ton  père. 

—  Francesco,  —  répondit-elle,  sérieuse,  —  je  te  remercie 
beaucoup  pour  Thonneur  que  tu  me  fais.  Mais  tu  comprends 
que  je  ne  peux  pas  te  donner  tout  de  suite  une  réponse. 
Laisse-moi  réfléchir  un  peu.  Dans  quinze  jours,  je  te  ferai 
savoir  quelque  chose. 

—  Dans  quinze  jours!  —  s'écria-t-il.  —  Gomme  c'est 
longl...  Eh  bien,  soitt 

Il  n'ajouta  rien  de  plus  ;  mais  il  serra  très  fort  la  main  qu'elle 
tenait  toujours  appuyée  à  sa  ceinture,  et  à  plusieurs  reprises, 
il  poussa  des  soupirs. 

Elle  pensa  :  ((  Oui,  il  m'aime,  et  peut-être  autant  que  ce 
malheureux  domestique.  ))  Puis  elle  baissa  les  yeux,  et  deux 
larmes  de  douleur  tombèrent  sur  son  sein  ému. 

Mais  ce  ne  fut  qu'un  instant.  Déjà  les  premières  maisons 
de  INuoro  apparaissaient  dans  le  limpide  crépuscule  de  sep- 
tembre. Les  paysans  rencontrés  sur  la  route  s'arrêtaient, 
saluaient  Francesco  avec  une  respectueuse  déférence.  Les 
compagnons.de  voyage  éperonnèrent  leurs  chevaux  et  se  réu- 
nirent pour  rentrer  tous  ensemble  dans  la  ville.  Maria  secoua 
la  tête,  comme  pour  en  chasser  les  pensées  tristes,  et  elle 
releva  fièrement  le  visage.  On  fit  une  rentrée  triomphale, 
et  Francesco  proposa  aux  cavaliers  de  reconduire  à  cheval, 
jusque  chez  elles,  les  femmes  qui  les  avaient  honorés  de  leur 
compagnie.  Il  traversa  ainsi  toute  la  ville,  et  il  passa  devant 
sa  propre  maison. 

—  Vois,  —  dit-il,  en  montrant  à  Maria  une  maison  blanche 
qui  avait  quatre  fenêtres  ouvertes.  —  ïu  sais  que  cette  maison 
est  la  mienne.  Derrière,  il  y  a  le  jardin,  avec  un  bel  amandier, 
un  grenadier,  une  treille.  Cela  te  plaît-il? 

—  Je  n'ai  jamais  visité  ta  maison,  —  lui  répondit-elle,  en 
regardant  les  fenêtres. 

—  L'été,  il  fait  fraisdans  le  jardin,  —  rcprit-il. 
Et  il  ajouta,  à  voix  basse  : 


LA    VOIE    DU    MAL  53l 

—  Nous  prendrons  le  frais  sous  la  treille,  n'est-ce  pas, 
Maria? 

—  Je  ne  sais  pas  encore,  —  dit-elle  timidement. 

—  IVt^sIa  maison  te  plaît,  n'est-ce  pas?  La  rue  est  belle. 
En  carnaval,  elle  est  toujours  pleine  de  masques  et  de  per- 
sonnes qui  s'amusent. 

Les  voisines  de  Francesco  sortaient  sur  leurs  portes  : 

—  Salut  aux  gens  de  la  fête!  —  criaient-elles.  —  Vous  êtes- 
vous  bien  amusés?  Nous  aves-vous  rapporté  du  nougat? 

—  Oui,  oui,  mais  nous  l'avons  perdu  en  route!  —  répon- 
dait en  plaisantant  l'heureux  Francesco.  —  Les  souris  ont 
troué  nos  besaces. 

Et  Maria  saluait  de  la  tête,  souriant  à  ses  futures  voisines. 

Cependant  Zia  Luisa  filait,  droite  sur  le  seuil  de  sa  porte 
cochère.  Quelqu'un  passa  et  lui  annonça  que  Maria  revenait, 
assise  en  croupe  sur  la  cavale  de  Francesco  Rosana.  Une  rou- 
geur légère  colora  le  pâle  visage  de  Zia  Luisa.  Elle  toucha  son 
corset,  pour  s'assurer  qu'il  était  lacé,  arrangea  le  bandeau  qui 
entourait  son  visage,  pinça  les  lèvres  et  attendit,  solennelle  et 
imposante.  Dès  qu'elle  aperçut  les  deux  jeunes  gens  et  qu'elle 
distingua  la  main  de  Francesco  posée  sur  celle  de  Maria,  la 
vieille  chatte  comprit  que  le  mariage  était  bel  et  bien  conclu, 
et,  non  sans  juste  raison,  elle  en  éprouva  un  transport 
d'allégresse. 

—  Salut  aux  gens  de  la  fête!  dit-elle,  agitant  son  fuseau. 
Tu  ne  mets  pas  pied  à  terre,  Francesco  Rosana? 

—  Non,  il  est  trop  tard,  —  répondit-il  en  aidant  Maria  à 
descendre.  —  Je  viendrai  un  autre  jour. 

—  Eh  bien,  reste  au  moins  un  moment!  Veux-tu  accepter 
un  verre  de  vin? 

—  Oui  ;  apportez  ! 

Zia  Luisa  s'en  alla  à  la  cuisine,  et  Maria  se  trouva  encore 
seule  avec  Francesco  pendant  quelques  minutes. 

—  Dans  quinze  jours,  n'est-ce  pas? 
' —  Oui,  dans  quinze  jours. 

GRAZIA    DELEDDA 
(Traduit  de  Titalien  par  o.   hérelle.) 

(A  suivre.) 


LA  JEUNESSE  DE  DELPHINE  GAY 

(MADAME   EMILE   DE   GIRARDIN) 


—     DOCUMENTS    INEDITS     


O  maire  pulehrâ  filia  pulckrior! 


En  ce  femps-Ià  Sophie  Gay  partageait  sa  vie  entre  Aix-la- 
Chapelle,  où  son  mari  avait  fondé  une  maison  de  banque,  après 
sa  disgrâce  de  trésorier-payeur  général,  et  Paris  où  la  rappe- 
laient tous  les  hivers  ses  relations  de  société  et  le  souci  de 
rétablissement  de  ses  filles^.  Elle  habitait  à  Paris^rae  Neuve- 
Saint-Augustin,  n"^  19.,  à  deux  pas  de  Fbôtel  Richelieu  ou 
Lamartine  avait  coutume  de  descendre.  Mais,  dès  que  revenait 
Tété,  elle  Fallait  passer  à  Aix-k-Cbapelle  dont  les  eaux  étaient 
aussi  recherchées  que  peuvent  l'être  aujourd'hui  celles  de  Spa. 

La  ((  saison  »,  à  Aix-la-Chapelle,  en  1818,  fut  tout  particuliè- 
rement brillante,  grâce  au  congrès  que  les  puissances  étrangères 
y  tinrent  au  mois  de  septembre,  pour  délibérer  sur  Tévacuation 
anticipée  du  territoire  français.  On  se  souvient  qu'aux  termes 
du  second   traité  de  Paris,   et  par  aggravation   de  celui  du 

X.  Cette  épigraphe  fut  mise  par  Alexandre  Guiraud  en  tête  de  l'article 
qu'il  consacra  aux  Essais  poétiques  de  Delphine  dans  la  Muse  française  (1824). 

a.  Élîsa,  qui  était  l'ainée,  avait  épousé,  en  1817,  le  comte  O'Donnell.  Res- 
taient à  marier,  Delphine,  —  née  à  Aix-la-Chapelle,  le  26  janvier  i8o4,  — 
qui  épousa,  le  i*^^  juin  i83i,  Emile  de  Girardin,  et  Isaure,  qui  épousa,  le 
6  juin  1887,  Théodore  Garre. 


LA  JEUNESSE  DE  DELPHINE  GAY  533 

3o  mai  i8i4>  il  avait  été  stipulé  que  le  territoire  français  demeu- 
rerait occupé  par  une  armée  de  i5oooo  soldats  étrangers.  La 
durée  de  cette  occupation  avait  été  fixée  à  cinq  ans  ;  mais  elle 
pouvait  être  réduite  à  trois,  au  cas  où  la  situation  politique  de 
la  France  n'inspirerait  plus,  passé  ce  délai,  aucune  inquiétude 
à  la  Sainte-Alliance. 

En  1818,  le  gouvernement  français,  par  Torgane  du  duc 
de  Richelieu,  ayant  réclamé  le  bénéfice  de  cette  clause,  les 
souverains  alliés  convinrent  de  se  réunir  à  Aix-la-Chapelle 
pour  examiner  cette  demande.  Naturellement,  ce  congrès  y 
attira,  en  outre  du  monde  officiel,  un  certain  nombre  de 
personnages  de  marque,  dont  la  princesse  d'Orange,  sœur  de 
l'empereur  de  Russie,  le  prince  Auguste  de  Prusse  et  —  ren- 
contre toute  fortuite,  à  ce  qu'il  parait!  —  madame  Récamier, 
venue  \k,  suivant  un  joli  mot  d'Adrien  de  Montmorency, 
«  comme  sixième  puissance  ))^ 

Ce  milieu  cosmopolite  n'était  pas  pour  déplaire  à  Sophie 
6ay.  On  pourrait  même  dire  qu'elle  y  était  dans  son  élément, 
car,  en  vraie  Parisienne  qu^elle  était,  elle  avait  toujours  eu  un 
faible  pour  les  étrangers  ^. 

Elle  écrivait  d'Aix-la-Chapelle,  à  un  ami,  le  3i  août  iSiS  : 

Si  vraiment,  monsieur,  il  me  souvenait  très  bien  de  la  promesse 
que  vous  aviez  eu  la  bonté  de  me  faire  et  que  vous  venez  enfin 
d'accomplir.  Je  suis  presque  tentée  d'en  rendre  grâce  à  ce  mal 
d'œil  qui,  vous  forçant  à  plusieurs  jours  de  retraite,  vous  a  donné 
le  loisir  de  penser  à  vos  engagemens  et  de  les  satisfaire,  car,  soit 
dit  sans  vous  offenser,  mon  souvenir  aurait  peut-être  eu  bien  de  la 
peine  à  se  faire  jour  à  travers  les  jplaisirs  qui  se  disputent  votre 
tems.  Ainsi  donc  pardonnez-moi  ce  mouvement  de  reconnaissance 
pour  une  indisposition  qui  m'a  valu  la  plus  aimable  lettre. 

D'anciens  amis  qui  me  tiennent  au  courant  des  nouvelles  pari- 

1.  Madame  de  Vitrolles  s'y  trouvait  aussi,  c  pour  faire  valoir  ses  préten- 
tions sur  la  principauté  de  Salm  ».. 

2.  C'est  ainsi  qu'elle  avait,  une  des  premières,  admiré  la  poésie  de  Byron. 
Elle  écrivait»  le  la  mars  1820,  à  Alexandre  Guiraud  : 

D'admirer  lord  Byron,  chacun  me  fait  un  crime. 
On  médit  de  mon  goût,  on  l'appelle  un  travers  ; 
Mais  mon  amour  pour  lui  paraîtra  légitime, 
Si  jamais  on  apprend  que  je  lui  dois  vos  vers.  . 

{Inédit.) 


534  LA     REVUE     DE     PARIS 

siennes  m'avaient  appris  le  duel  de  M.  de  Jouy  et  les  tracasseries  du 
Comité  des  i5.  J*ai  vu  avec  peine  le  mauvais  eflet  que  celles-ci 
produisaient  sur  l'esprit  des  étrangers;  ils  sont  par  nature  disposés 
à  nous  croire  trop  vains,  trop  légers  pour  sacrifier  nos  intérêts  par- 
ticuliers à  ceux  d*un  parti  vraiment  patriotique.  Ces  sortes  d'in- 
trigues, leur  prouvant  que  l'ambition  personnelle  dirige  autant  les 
libéraux  que  les  ultras,  leur  servent  de  prétexte  pour  surveiller  plus 
longtemps  ce  qu'ils  appellent  notre  esprit  réçolittionnaire.  Quand 
donc  l'amour  du  bien  public  l'emportera-t-il  sur  l'amour-propre? 

J'avais  prévu  que  la  convalescence  de  notre  ami  Benjamin 
Constant  serait  longue  et  pénible  :  aussi  ma  rancune  contre  cet 
affreux  accident  *  et  tout  ce  qui  en  est  cause  sera-t-elle  éternelle.  J'ai 
la  consolation  d'en  parler  souvent  ici  avec  madame  Récamier,  dont 
l'intérêt  n'est  pas  moins  vif  que  le  mien  pour  cet  aimable  malade. 
Nous  lisons  toujours  avec  un  plaisir  nouveau  ses  articles  dans  la 
Minerve  *,  et  je  les  prête  ici  k  tous  les  illustres  diplomates  que  je 
rencontre.  Nous  en  possédons  déjà  de  fort  importans,  et  que  l'on  croit 
chargés  de  préparer  les  affaires  du  Congrès  de  manière  à  ce  que  les 
souverains  n'ayent  plus  qu'à  signer. 

Les  soirées  que  je  passe  au  milieu  de  ces  grands  personnages 
ressemblent  bien  peu  à  celles  où  le  Rhal  de  Totin  nous  amusait 
tant  l'hiver  dernier,  mais  c'est  un  autre  genre  de  mélodrame  qui  ne 
manque  pas  d'intérêt  et  le  plaisir  d'y  jouer  le  rôle  d'une  bonne 
Française  à  la  barbe  de  tous  ces  Cosaques  a  quelque  chose  d'assez 
piquant.  Cependant  je  ne  compte  pas  m'en  amuser  plus  d'un  mois 
encore.  Je  n'ai  pas  la  moindre  nouvelle  de  madame  Gail,  on  croit 
qu'elle  arrivera  ici  le  i5  septembre.  Si  cela  est,  nous  reviendrons 
ensemble  à  Paris.  Les  souverains  se  réuniront  le  27,  et  le  28  les 
conférences  s'ouvriront.  On  nous  avait  flattés  d'une  troupe  de 
comédiens  français  pour  cette  époque,  mais  l'empereur  d'Autriche 
s'est  opposé  à  celle  mesure  anti-gormanique  et  nous  en  serons 
réduits  à  nous  moquer  de  leurs  acteurs  burlesques.  Que  n'êtes-vous 
là  pour  en  contrefaire  le  sublime?  La  partie  de  ma  famille  qui 
vous  est  inconnue  sait  déjà  vos  talents  en  ce  genre.  Isaure  en  a  fait 
des  récits  merveilleux  et,  pendant  qu'elle  vantait  votre  gaieté,  je 
parlais  de  tout  ce  qui  vous  rend  sérieusement  aimable,  mais,  pour 
qu'on  ne  vous  croie  point  parfait,  j'ai  supposé  que  vous  étiez  frivole, 
inconstant,  que  sais-jc?  il  fallait  bien  vous  imaginer  quelques 
défauts  :    comme  ceux-là   n'empêchent  pas  d'être  un  ami  sincère 

I.  On  sait  que  Benjamin  Constant  tomba  un  jour  de  la  tribune  et  qu'il 
resta  boiteux  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie. 

a.  La  Minerve  française,  fondée  par  Benjamin  Constant  avec  le  concours 
d'Aignan,  Etienne,  Jay,  É.  de  Jouy,  Lacretelle  aîné  et  Tissot,  parut  au  mois 
de  février  18 18. 


LA  JEUNESSE  DE  DELPHINE  GAY  535 

et  dévoué,  ils  ne  sauraient  porter  atteinte  au   bon  sentiment  que 
vous  m'inspirez,  et  c'est  pour  cela  que  je  les  ai  choisis. 

SOPHIE    CAY 

Je  suis  très  touchée  du  souvenir  de  M.  Marin*  et  vous  prie  de  l'en 
remercier  de  ma  part.  Dites-lui  que  je  le  charge  de  vous  inviter  à 
m'écrire  souvent.  Quand  vous  verrez  M.  de  Jouy,  rappelez-lui  qu'il 
y  a  dans  un  petit  coin  de  la  Prusse  une  de  ses  amies  qui  s'intéresse 
beaucoup  à  ses  succès  et  lui  en  demande  de  nouveaux^. 

Madame  Gail,  dont  il  est  question  dans  cette  lettre,  était,  en 
1818,  la  meilleure  amie  de  Sophie  Gay.  Elle  était  née  Sophie 
Garre,  et,  comme  elle  était  aussi  laide  que  madame  Gay  était 
belle,  on  avait  pris  Fhabitude  de  les  désigner  Tune  de  Tautre  par 
a  la  belle  )>  et  «  la  laide  »,  —  ou  encore  par  ((  Sophie  de  la  parole  » 
et  ce  Sophie  de  la  musique  ))  :  madame  Gail  était,  en  effet,  une 
musicienne  accomplie.  —  Mariée,  en  1794»  à  dix-neuf  ans  ^  à 
rhelléniste  de  ce  nom,  elle  s'était  si  vite  dégoûtée  du  grec 
qu'elle  avait  planté  là  son  mari,  au  bout  de  quelques  mois,  pour 
cultiver  la  musique  en  pleine  liberté.  Après  avoir  pris  des 
leçons  de  Mengozzi,  Fétis,  Peme  et  Neukomn,  elle  se  mit  à 
faire  des  romances  qui  eurent  tout  de  suite  une  grande  vogue. 
Mais  sa  réputation  ne  datait  vraiment  que  des  Deux  Jaloax, 
petit  opéra-comique  en  un  acte,  qu'elle  avait  fait  jouer  au 
Théâtre  Feydeau,  le  37  mars  18 13.  A  partir  de  ce  moment,  la 
moindre  de  ses  compositions,  romance  ou  nocturne  à  deux 
voix,  obtint  un  succès  que  n'atteignirent  jamais  les  ouvrages 
de  Loïsa  Puget  ou  de  Pauline  Duchambge.  11  faut  dire  aussi 
que  ses  interprètes  ordinaires  étaient  Ponchard,  Levasseur,  la 
jeune  Cinti,  voire  Garât,  qui,  dans  les  dernières  années  de 
sa  vie,  ne  chantait  qu'accompagné  par  elle.  Elle-même  avait 
un  joli  filet  de  voix,  dont  le  sentiment  faisait  le  principal 
charme. 

J'ai  dit  qu'elle  était  laide.  Par  contre,  elle  était  si  bonne  et 
si  facile  à  vivre,  elle  avait  une  telle  distinction  de  langage  et 

X.  C'était  le  sculpteur  que  Chateaubriand  chargea  d'exécuter  le  mau- 
solée de  Pauline  de  Bcaumont,  dans  l'église  de  Saint-Louis-des-Français, 
à  Rome. 

a.  Lettre  inédite,  communiquée  par  madame  Léonce  Détroyat. 

3.  Née  à  Melun,  en  1776,  elle  mourut,  à  Paris,  le  34  juillet  181 9. 


536  LA     REVUE     DE     PAUIS 

(le  manières,  tant  de  tact  et  de  simplicité,  que  les  femmes  du 
monde  Taimaient  pour  ses  qualités  morales  presque  autant  que 
pour  son  talent.  Elle  avait  conquis,  entre  autres,  l'affection 
très  dévouée  de  la  baronne  Lydie  Roger,  fille  du  fermier  général 
Vassal,  laquelle  vendit  ses  diamants  et  ses  perles  pour  venir 
en  aide  aux  républicains  et  aux  bonapartistes  traqués  par  la 
Restauration,  et  elle  avait  loué  avec  elle,  rqe  Vivienne,  dans  la 
maison  que  plus  tard  occupèrent  las  frères  Galignani,  un 
grand  appartement  pour  y  donner  des  concerts  et  des  fêtes.  Le 
((  tout  Paris  »  d'aujourd'hui  ne  saurait  se  faire  une  idée  de  ce 
qu'était,  en  1818,  le  salon  de  Sophie  Gail.  Tous  les  mondés  y 
étaient  représentés.  On  y  rencontrait,  tour  à  tour  et  quelquefois 
ensemble,  la  princesse  de  Chimay,  ancienne  madame  Tallien, 
encore  resplendissante  en  dépit  des  injures  du  temps,  madame 
de  Pontécoulant,  madame  de  X...  qui  se  vantait  d'avoir 
enlevé  Talma  à  madame  de  Z...,  sa  mère,  madame  Blondel 
de  la  Rougerie,  créole  piquante  ;  —  parmi  les  étrangères 
de  distinction,  l'Anglaise  madame  Hutchinson,  dont  le  mari 
avait  contribué  à  l'évasion  de  M.  de  La  Valette,  la  comtesse 
de  Furstenstein,  nièce  de  madame  Benjamin  Constant  ;  —  puis 
quelques  hommes  sérieux,  comme  l'historien  Lemontey  et  le 
mathématicien  de  Prony;  —  enfin  quelques  jeunes  hommes 
d*avenir  comme  M.  Vatout,  que  M.  Deoazes  avait  pris  pour 
secrétaire  quand  on  forma  le  ministère  de  la  poUce,  ce  qui  avait 
fait  dire  à  madame  Roger,  un  jour  que  madame  de  Constant 
lui  demandait  si  Ton  pouvait  encore  avoir  des  relations  avec  un 
tel  fonctionnaire  : 

—  Certainement,  ma  chère  amie!  On  ne  doit  craindre  que 
ce  qu'on  ne  sait  pas. 

La  manière  d'être  de  madame  Roger  dans  ce  salon  retentis- 
sant et  encombré  ne  laissait  pas  voir  qu'elle  était  chez  elle. 
Elle  s'effaçait  complètement  et  ne  paraissait  qu'une  invitée. 
C'était  madame  Gail  qui  faisait  tous  les  honneurs.  Madame 
Roger  ne  s'occupait  que  des  chanteurs,  du  vieux  Berton,  de 
Nicolo,  de  Fétis,  des  qu'ils  arrivaient.  On  se  groupait  là,  dit 
un  mémoriahste  bien  informé*,  dans  un  pêle-mêle  fort 
commode  et  des  plus  amusants.  Après  le  concert,  on  dansait 

I.  Auger.  —  Mémoires. 


LA  JEUNESSE  DE  DELPHINE  GAY     ,      BSy 

quelquefois;  et  Delphine  Gay,  rose  encore  en  bouton,  et  sa 
sœur  grassouillette,  madame  O'Donnell,  étaient  parmi  les 
danseuses  les  plus  courtisées. 

Sophie  Gay,  depuis  quelque  temps,  s'était  emparée  de 
madame  Gail,  au  point  qu'on  ne  les  voyait  plus  Tune  sans 
l'autre.  Elles  avaient  composé  ensemble  un  opéra-comique  qui 
avait  obtenu  un  certain  succès  au  Thé&tre  Feydeau.  a  Sophie 
de  la  parole  »  avait  simplement  ajusté  une  petite  comédie  de 
Regnard,  la  Sérénade,  et  a  Sophie  de  la  musique  »  y  avait  fait 
entrer  quelques-uns  des  morceaux  les  plus  appréciés  dans 
son  salon,  entre  autres  une  barcaroUe  vénitienne  :  0  pescatore 
delt  onda,  qu'elle  avait  mise  à  la  mode,  et  dont  les  variations, 
chantées  par  le  célèbre  baryton  Martin,  avaient  couru  sur 
toutes  les  lèvres. 

L'idée  leur  était  venue  de  transporter  la  Sérénade  à  Aix-la- 
Chapelle,  pour  charmer  Tesprit  et  le  cœur  des  souverains  et 
des  diplomates  pendant  le  congrès  :  d'où  l'impatience  avec 
laquelle  Sophie  Gay  attendait  sa  bonne  amie,,  à  la  date  du 
3i  août  1818. 

Relisons,  s'il  vous  plaît,  sa  lettre.  J'y  trouve  deux  ou  troi^ 
lignes  qui  méritent  qu'on  s*y  arrâte.  Elle  dit  :  a  Le  plaisir  de 
jouer  le  rôle  d'une  bonne  Française  à  la  barbe  de  tous  ces 
Cosaques  a  quelque  chose  d'assez  piquant.  »  —  Très  piquant, 
en  effet,  et  le  correspondant  de  Sophie  aurait  pu  lui  répondre 
qu'elle  n'avait  pas  toujours  eu  ce  beau  dédain  pour  les  Co- 
saques. 

En  181 4.  elle  avait  été  l'une  des  premières  h  aller  au-devant 
des  Alliés,  quand  ils  entrèrent  dans  Paris.  Il  est  vrai  qu'elle 
avait  fait  ce  vilain  geste  moins  par  amour  pour  Louis  XVIII 
que  par  ressentiment  contre  Napoléon.  Aussi  bien  n'avait-elle 
pas  tardé  à  s'en  repentir,  et,  tout  en  caquetant  à  Aix-la-Chapelle 
avec  les  diplomates  de  la  Sainte-Alliance,  elle  jouait,  selon  son 
expression,  «  le  rôle  d'une  bonne  Française.  » 

Le  10  septembre  181 8,  elle  écrivait  à  madame  Gail  : 

Venez  vite,  chère  amie,  que  je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur 
pour  vous  remercier  de  cette  bonne  idée  de  choisir  notre  maison- 
nette pour  asile  pendant  ce  congrès.  A  toute  autre  je  répondrais  que, 
ma  nombreuse  famille  remplissant  déjà  nos  appartements,  il  ne 
nous  en  reste  pas  un  digne  d'être  offert  à  une  belle  dame;   cela  est 


538  LA     REVUE     DE     PAUIS 

vrai,  mais  noQ  pas  pour  vous,  chère  bonne,  car  je  me  souviens  de 
vous  avoir  vue  rue  Saint-Honoré  et  je  sais  que  vous  pouvez  momen- 
tanément habiter  une  petite  chambre  :  en  conséquence,  vous  aurez 
celle  de  Delphine  que  je  niche  dans  mon  cabinet.  Ma  chambre,  celle 
de  mon  mari,  tout  sera  à  votre-  disposition,  et  vous  aurez  de  plus 
un  très  joli  salon  où  vous  recevrez  votre  beau  monde  et  le  mien. 
Si  vous  n'amenez  personne,  j  ai  ici  femme  de  chambre,  domestique, 
cuisinière  à  vos  ordres  et  trois  petites  filles  qui  servent  à  la  fois  de 
secrétaires,  de  servantes  et  de  société  :  ainsi  donc,  vous  ne  manquerez 
pas  de  soins.  J'avais  d'abord  pensé  à  vous  donner  ma  chambre,  mais 
vous  seriez  capable  de  regarder  cette  offre  comme  un  honnête  refus 
et  je  veux  m'assurer  de  vous  avant  tout.  J'avais  aussi  la  ressource 
de  vous  louer  pour  un  prix  fou  un  vilain  appartement  dans  le  quar- 
tier, mais  j'aime  mieux  que  vous  soyez  mal  chez  moi  qu'ailleurs. 
Ainsi  donc,  j'attends,  chère  amie,  que  vous  me  disiez  :  «  J'accepte 
la  petite  niche  de  Delphine  »,  et  cette  réponse  mettra  toute  la  famille 
en  joie. 

Madame  Récamier,  à  qui  j'ai  annoncé  la  bonne  nouvelle  de  votre 
arrivée,  m'a  déjà  fait  promettre  de  vous  lier  avec  elle.  Nos  diplomates 
aspirent  au  même  honneur;  moi,  je  ne  pense  qu'au  plaisir,  mais  il 
se  fait  déjà  sentir  à  chacun  de  nous  ;  mon  mari  fait  déjà  provision 
du  meilleur  thé  pour  le  prendre  avec  vous;  Isaure  vous  apprête  un 
café  délicieux  ;  Delphine  veut  être  votre  copiste  de  musique  ; 
Hortense  ',  votre  secrétaire.  Moi,  je  me  réserve  l'emploi  de  confidente, 
et  Dieu  sait  comme  nous  bavarderons.  Je  garde  pour  ce  moment  ^ 
tout  ce  que  j'aurais  à  répondre  à  votre  aimable  lettre.  Vous  ne  me 
dites  rien  des  succès  de  ce  cher  Francisque  *,  mais  je  sais  que  c'est 
déjà  un  professeur  important  et  pour  l'amour  du  grec  je  l'embrasse 
familièrement.  Dites  mille  choses  tendres  pour  moi  à  cette  bonne 
sœur'  qui  a  dû  être  si  heureuse  de  vous  revoir!  Ma  foi,  vous  êtes 
revenue  à  temps,  car  j'allais  l'aimer,  je  crois,  tout  autant  que  je 
vous  aime.  Obligez-moi  de  dire  au  phénix  des  grognons  une  foule 
de  choses  désagréables  de  ma  part,  pour  l'engager  à  me  répondre. 

Eh  bien,  voilà  notre  Sérénade  au  croc.  La  partition  est-elle  enfin 
terminée?  Gavaudan  vous  a  écrit  ici  pour  l'avoir,  ainsi  que  celle  de 
mademoiselle  de  Launay.  Et  ce  cher  Fétis,  comment  va-t-il?  A-t-il 
avancé  son  opéra  ?  A  combien  de  questions  vous  aurez  à  répondre  ! 

Mandez-moi  vite  le  jour  fixé  pour  votre  départ.  Songez  que  tous 
les  plénipotentiaires  arriveront  ici   le  20,  et  les  souverains  le  27, 

1.  Il  s'agit  ici  d'Hortense  Allart,  futur  auteur  des  Enchantements  de 
Prudence. 

2.  Fils  de  Sophie  Gail,  qui  se  fît,  lui  aussi,  une  grande  rcputatiou  comme 
helléniste.  —  Né  le  11  octobre  1795,  il  mourut  le  xi  avril  1845. 

3.  La  baroune  Silvestre,  née  Garre. 


LA  JEUNESSE  DE  DELPHINE  GAY  BSq 

et  qu'il  faudrait  elre  ici  avant  eux  pour  être  un  peu  reposée  du 
voyage  quand  ils  arriveront. 

A  bientôt,  chère  amie.  Je  n'ai  plus  d'autre  idée  que  celle  de 
vous  revoir  et  de  causer  avec  vous  de  tout  ce  qui  nous  intéresse. 

Recevez  d'avance  les  caresses  de  toute  une  famille. 

SOPHIE     GAY^ 

P.  S.  —  Rappelez-moi  au  souvenir  des  amis  qui  attachent  quelque 
prix  au  mien.  Je  vais  répondre  à  Emmianuel,  quoiqu'il  ait  mis  un 
peu  trop  de  temps  à  se  décider  à  m'écrire.  On  dit  ici  que  le  comte 
de  Gazes  pourrait  bien  venir  au  Congrès.  Je  pense  qu'il  amènerait 
MM.  Villcmain  et  Vatout  et  je  serais  charmée  de  retrouver  notre 
salon  ici.  Les  grands  seigneurs  que  j'y  vois  me  ragoûtent  d'autant 
plus  des  gens  d'esprit,  et  je  descendrais  sans  le  moindre  regret  des 
beaux  équipages  où  l'on  me  tratne  avec  six  chevaux  dans  la  ville, 
pour  m'y  promener,  bras  dessus  bras  dessous,  avec  un  homme  de 
lettres  aimable.  Je  n'ai  pas  plus  de  vanité  que  cela. 

((Excusez  du  peul  »  aurait  dit  Villemain,  s'il  avait  eu  con- 
naissance de  cette  lettre.  Mais  au  fond  il  n'aurait  pas  été  autre- 
ment surpris  de  Thonneur  qu'on  lui  réservait  :  lorsque  Sophie 
résidait  à  Paris,  il  était  vraiment  le  roi  de  son  petit  salon,  et  c'est 
lui,  bien  plus  que  M.  de  Chateaubriand,  qui  fut  le  vrai  parrain 
littéraire  de  Delphine.  A  ceux  qui  en  douteraient  je  rappellerai 
qu'en  1822  ce  fut  sur  son  rapport^  que  TAcadémie  française 

I.  Lettre  inédite. 

a.  Ce  rapport  disait  : 

Si  l'auteur  du  n^  io3,  en  ne  traitant  qu'une  partie  du  sujet  (le  Dévouement  des 
médecins  français  et  des  sœurs  de  Sainte-Camille  dans  la  peste  de  Barcelone)  n'avait 
donné  pour  excuse  et  son  sexe  et  son  jeune  dg'e,  rAcodcmie,  à  la  perfection  et  au 
charme  de  pIuHieurs  passages,  aurait  pu  croire  que  la  pièce  était  l'ouvrage  d'un 
talent  exercé  dans  les  secrets  du  style  et  de  la  poésie;  mais  la  simplicité  touchante 
de  divers  tableaux,  la  délicatesse,  je  dirai  même  la  retenue  des  pensées  et  des 
expressions,  auraient  permis  d'attribuer  l'ouvrage  ù  une  personne  de  ce  sexe  qui 
sait  si  bien  exprimer  tout  ce  qui  tient  à  la  grâce  et  au  sentiment.  En  se  restrei- 
gnant &  réloge  des  sœurs  de  Sainte-Camille,  l'auteur  se  plaçait,  en  quelque  sorte, 
hors  du  concours,  et  dès  lors  TAcndémie,  qui  a  jugé  l'ouvrage  digne  d'une  mention 
honorable,  a  cru  juste  de  lui  assigner  un  rang  distinct  et  séparé  de  celui  des 
autres  mentions. 

Le  i^^  prix  avait  été  décerné  à  M*  Alletz;le  x*'  accessit,  à  M.  Chauvet,  poète 
et  critique  distingué,  à  qui  Manzoni  adressa  sa  lettre  fameuse  sur  V Unité  de 
temps  et  de  lieu  dans  la  tragédie;  le  i'^  accessit,  à  M.  Michel  Pichat,  qui 
remporta,  en  x825,  un  si  grand  succès  avec  sa  tragédie  de  Léonidas, 

Chose  curieuse  et  digne  d'être  notée,  c'est  à  peu  près  dans  les  mêmes 
conditions  que  Victor  Hugo,  âgé  de  quinze  ans,  avait  été  couronné,  la  première 
fois,  à  l'Académie,  et  je  ne  saurais  oublier  qu'au  mois  d'avril  182a  il  envoya 
à  l'Académie  des  Jeux  Floraux,  dont  il  était  «  maître  »  depuis  le  aS  avril  i8ao, 
une  ode  sur  le  Dévouement  dans  la  peste^  que  Jules  de  Rességuier,   son 


b^O  LA.    REVUE     DE     PARIS 

décerna  une  particulière  mention  à  la  jeune  fille  pour  ce  poème  : 
le  Dévouement  des  sœurs  de  Sainte-Camille  dans  la  peste  de  Bar- 
celone,  et  que,  trois  ans  après,  il  contribua  largement  à  sa  popu- 
larité en  la  chargeant  de  quêter  pour  les  Grecs.  Delphine  lui  a 
même  dédié,  à  cette  occasion,  une  petite  pièce  de  vers  qui  vaut 
d'être  reproduite  ici  : 

BNVOI    A    M.    VILLEMAIW 

Vous  le  voulez  :  qui  peut  résister  à  sa  voix 

Lorsque  l'éloquence  commande? 
Pour  ceux  que  votre  esprit  eût  charmés  autrefois, 
Pour  ces  Grecs  malheureux  voici  mon  humble  offrande. 
La  fortune  en  fuyant  m*a  ravi  ses  trésors, 

Et  ma  richesse  est  dans  ma  lyre; 
Je  n*aî,  pour  seconder  vos  généreux  efforts, 
Que  les  bienfaits  de  ceux  qui  daigneront  me  lire. 
Puisse  ma  faible  voix,  unie  a  vos  accents. 
Rendre  à  ce  beau  pays  tout  le  bonheur  du  nôtre  ! 

Puissent  un  jour  les  Grecs  reconnaissans 
Sur  le  marbre  sacré  de  leurs  noms  renaissans 

Graver  mon  nom  auprès  du  vôtre  ! 
Pari»,  25  août  i625. 

Enfin,  comme  autre  preuve  de  Tadmiration  de  Villemain 
pour  le  talent  de  Delphine,  voici  un  tout  petit  billet  qu'il  lui 
adressait  le  29  novembre  1827  : 

Je  vous  envoie  le  plus  humble  des  hommages,  un  discours  que 
j  ai  prononcé  il  y  a  quelques  mois  et  dont  vous  n*avez  guère  entendu 
parler.  Ce  n'est  pas  du  Casimir  Dolavigne  ou  du  Lamartine.  C'est  de 
la  prose  colorée  dans  quelques  endroits  par  l'éclat  du  sujet.  Il  y  a 
quelques  traits  qui  auraient  mérité  d'elro  anoblis  par  vos  vers. 

Un  faible  tribut  est  porté  à  vos  pieds  par  un  admirateur  qui  saura 
par  cœur  TÉpître  sur  l'Italie  dès  le  premier  jour,  et  avant  même 
qu'elle  soit  à  la  seconde  édition. 

Veuillez  agréer  mon  respect. 

Mais  avec  Villemain,  «  de  son  naturel  un  peu  fou  »,  comme 
disait  Sophie,  il  y  avait  toujours  à  redouter  un  changement 

correspondant  à  Toulouse,  baptisa  le  Dévouement^  tout  court,  et  qui  fut 
publiée  sous  ce  titre  définitif  dans  ses  Odes  et  Ballades^  livre  I  Y,  ode  iv. 
I.  Lettre  inédite. 


LA  JEUNESSE  DE  DELPHINE  GAY         5^1 

d'humeur.  Quelque  temps  avant  son  maiiage  (janvier  ]83o),  il 
vint  faire  une  scène  à  la  mère  de  Delphine  à  propos  de  rien, 
comme  si  la  Muse  «  avait  eu  quelque  prétention  sur  sa  destinée 
conjugale  »  S  —  ce  qui  fit  dire  à  Lamartine  : 

C'est  mal  débuté.  L  amitié  va  très  bien  à  un  homme  marié,  et  la 
vôtre  et  celle  de  .votre  aimable  mère  m'auraient  semblé,  à  sa  place,  un 
présent  de  quelque  prix  '. 

Tout  autre  était  Benjamin  Constant,  dont  Sophie  Gay  déplo- 
rait tout  à  l'heure  V  a  affreux  accident  )o  et  la  longue  convales- 
cence. Celui-là  était  plus  qu'un  ami  pour  elle,  c'était  en  poli- 
tique quelque  chose  comme  un  compère  et  un  complice,  et  il 
n'avait  pas  dépendu  d'elle  qu'en  i8i  5  il  n'eût  reçu  par  son  élec- 
tion à  l'Académie  française  le  prix  de  ses  palinodies.  Elle  écri- 
vait, le  24  janvier  de  cette  année,  à  un  académicien  dont  j'ignore 
le  nom  : 

Cher  comte, 

Un  de  vos  collègues,  qui  pense  avec  raison,  je  crois,  qu'un  bon 
prosateui*,  fort  instruit  en  politique  et  en  littérature,  couragetix  dans 
ses  opinions,  ingénieux  dans  ses  ouvrages ,  est  digne  de  siéger 
parmi  vous,  doit  proposer  demain  à  votre  assemblée  Fami 
Benjamin  de  Constant,  pour  remplacer  le  brave  et  aimable  chevalier 
de  Boufflers.  Je  suis  chargée  de  réclamer  votre  appui  pour  ce 
nouveau  candidat,  qui  ne  veut  se  présenter  devant  votre  noble 
aréopage  qu'autant  qu'il  pourra  compter  sur  le  suffrage  de  ses 
anciens  amis.  Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire  tout  le  prix  qu'il 
attache  au  vôtre;  vous  devinez  que  son  amour-propre  en  serait  aussi 
fier  que  son  amitié  en  serait  reconnaissante. 

Comment  se  porte-t-on  au  VaP,  par  ce  vilain  froid?  J'ai  bien  de 
la  peine  à  le  supporter,  même  au  coin  de  mon  feu  ;  prenez  pitié  de 
moi,  et  venez  par  votre  bonne  présence  m'aider  à  braver  tous  lesr 
maux  de  là  vie. 

Edmond  implore  votre  grâccipour  obtenir  aujourd'hui,  demain 
ou  après,  la  faveur  des  Anglaises  pour  rire. 

Mille  tendres  et  éternelles  amitiés. 

SOPHIE    GAY* 

I.  Lettres  à  Lamartine,  —  Lettre  de  Delphine,  en  date  du  6  janvier  i83o. 
'2.  Corresp.  de  Lamartine»  —  Réponse  à  Delphine,  en  date  du  a5  janvier. 

3.  Le  Yal-dc-Loupou la  Yallée-aux-Loups, qu'habitait  alors  Chateaubriand. 

4.  Lettre  inédite. 


542  LA     REVUE     DE     PARIS 

Mais  Benjamin  Constant  n'avait  pas  l'oreille  de  l'Académie  : 
il  ne  fut  élu  ni  en  i8i5,  ni  en  1819,  ni  même  en  i83o',  malgré 
tear  démarches  réitérées  de  Sophie  Gay. 

Elle  était,  en  effet,  inlassable,  quand  il  s'agissait  de  servir  ses 
amis,  et  madame  Récamier ,  qui  connaissait  son  influence  à  l'Ins- 
titut, la  mit  souvent  à  contribution,  notamment  en  i84i,  lors 
de  la  candidature  de  Ballanche  à  l'Académie  française. 

Sophie  écrivait  alors  à  la  belle  Juliette  : 

M.  Ballanche  aura  la  première  voix  de  M.  de  Lamartine,  chère 
madame,  il  me  charge  de  vous  en  donner  l'assurance,  et  je  lui  rends 
grâces  de  m 'offrir  cette  occasion  de  vous  prouver  le  zèle  de  ma 
vieille  amitié. 

SOPHIE  gay' 
14  janvier  1841. 

Et  quelques  jours  après  : 

Je  vous  envoyé  le  petit  billet  que  je  reçois  de  madame  de 
Lamartine,  chère  madame,  pour  vous  prouver  le  vif  intérêt  qu'elle 
et  son  mari  prennent  à  M.  Ballanche.  J'y  ajouterai  que  la  voix 
nécessaire  est,  dit-on,  acquise.  C'est  ce  que  nous  a  biea  affirmé 
hier  M.  [illisible~\  qui  est  ordinairement  très  instruit  des  votes  aca- 
démiques. J'ai  tant  le  désir  de  vous  donner,  la  première,  cette  bonne 
nouvelle,  que  je  l'aventure  peut-être,  mais  vous  me  le  pardonnerez, 
n'est-ce  pas? 

Cependant  Ballanche  ne  fut  élu  que  le  17  février  i843,  en 
remplacement  d'Alexandre  Duval,  ce  qui  fit  dire  à  Alfred  de 
Vigny,  son  concurrent  : 

Ballanche  est  nommé,  et  j'en  ai  été  très  content.  C'eût  été  pour 
lui  un  malheur  véritable  que  de  n'être  pas  reçu  cette  fois,  car  ce  refus 
eût  été  le  dernier!  Que  d'académiciens  à  "qui  je  prêchais  son  mérite, 
à  qui  j'apprenais  le  nom  de  ses  œuvres*  et  qui  ne  les  ont  pas  encore 
lues  *  !  , 

Be venons  quelque  peu  en  arrière.  Madame  Bécamier  et 
Sophie  Gay  avaient  fait  assaut  plus  d'une  fois  de  beauté  et 

1.  En  i8i5,  ce  fut  Baour-Lormian  qui  succéda  au  chevalier  de  Boufflers, 
et  en  i83o,  ce  fut  Cousin  qui  remplaça  Lally-Tollendal. 

2.  Lettre  inédite. 

3.  fd. 

4.  Lettre  inédite  à  Alexandre  Guiraud« 


LA  JEUNESSE  DE  DELPHINE  GAY  543 

d'esprit  dans  les  mêmes  salons,  sous  le  Consulat;  mais,  tout  en 
ayant  Tune  pour  l'autre  une  réelle  sympathie,  —  et  quelques 
amis  communs,  dont  madame  de  Staël  et  Benjamin  Constant, 
—  elles  n'avaient  jamais  eu  Toccasion  de  se  lier  avant  leur 
rencontre  à  Aix-la-Chapelle.  Elles  rattrapèrent  pendant  le 
congrès  tout  le  temps  perdu.  Nous  avons  une  lettre  de  Sophie 
Gay  à  sa  belle-sœur,  où  elle  parle  de  madame  Récamier  en  ces 
termes  : 

Là,  comme  en  exil,  comme  à  Rome,  comme  à  Paris,  comme 
partout,  son  salon  était  le  rendez-vous  de  tout  ce  qu'il  y  avait  de  per- 
sonnages marquans  ou  de  gens  aimables.  Le  prince  Auguste  de 
Prusse,  que  j'y  voyais  souvent,  nie  parla  un  jour  du  désir  qu'il  avait 
de  satisfaire  un  vœu  de  son  amie,  la  baronne  de  Staël,  en  faisant 
peindre  par  un  grand  peintre  sa  Corinne  dans  un  des  moments  où 
elle  se  livre  à  son  inspiration  poétique.  Ce  vœu  que  la  mort  de 
madame  de  Staël*  ne  lui  avait  pas  permis  d'accomplir,  cette  œuvre 
doublement  importante  par  le  sujet  et  par  le  prix  qu'il  y  voulait 
mettre,  le  prince  désira  en  charger  David.  Tout  le  monde  approuva 
cette  idée,  que  le  talent  de  David  justifiait  assez,  et  que  sa  position 
d'exilé  rendait  généreuse;  mais,  je  l'avoue,  mon  amitié  jalouse  s'affli- 
geant  de  voir  cette  palme  ravie  aux  mains  de  Gérard,  je  fis  valoir 
vainement  la  volonté  posthume  de  madame  de  Staël,  son  admira- 
tion, ses  sentiments  affectueux  pour  Gérard,  qui  l'auraient  sans  doute 
portée  à  le  choisir  pour  rendre  sa  plus  noble  pensée,  pour  offrir  sa 
douloureuse  image  d'une  femme  de  génie,  belle,  aimante  et  sacrifiée 
sans  pitié  aux  préjugés  du  monde. 

Sigismond-  l'ut  chargé  d'écrire  à  David,  et,  le  croirez-vous?  ce 
grand  peintre  qu'un  chef-d'œuvre  de  plus  pouvait  ramener  dans  sa 
patrie,  loin  de  saisir  cette  occasion,  marchanda  sur  la  somme 
considérable  offerte  par  le  prince,  et  cela  d'une  manière  si  peu  digne 
de  l'artiste,  du  sujet  de  ce  tableau  et  du  sentiment  qui  le  faisait 
commander,  que  madame  Récamier,  dont  la  bonté  avait  d'abord 
craint  de  s'opposer  aux  intérêts  d'un  exilé,  se  joignit  à  moi  pour 
dire  que  jamais  Gérard  n'aurait  jamais  rien  écrit  de  semblable.  Il 
fut  aussitôt  décidé  qu'il  ferait  Corinne  '. 

Telle  est  l'histoire  du  tableau  fameux  qui  décorait  la  cheminée 
du  salon  de  l'Abbaye-aux-Bois.  Cette  négociation  mit  d'emblée 
une  certaine  intimité  dans  les  rapports  des  deux  femmes,  et 

1.  Elle  cuit  morte  le  l't  juillet  1817. 

'2.  M.  Gay,  mari  de  Sophie. 

o.  TiCttrc  inédite.  —  Et  il  fit  Corinne  au  cap  Misène. 


544  LA     REVUE     DE     PARIS 

celte    intimité    derint    plus    grande   encore  lorsqu'elles    se 
retrouYèrent  à  Paris. 

Le  i5  octobre  1818,  Sophie  écrivait  à  madame  Récamier  : 

Je  suis  bien  touchée,  madame,  de  votre  aimable  souvenir,  mais 
vous  ne  deviez  pas  moins  aux  regrets  que  j*éprouve  depuis  votre 
départ  ;  nous  avons  des  fêtes,  il  est  vrai  ;  quant  aux  plaisirs,  vous  y 
avez  mis  bon  ordre;  cependant  M.  Dalopeus*  a  donné  hier  un  bal 
étonnant,  où  je  m'étais  parée  de  votre  lettre  pour  être  mieux 
accueillie  que  personne.  Le  talisman  n'a  pas  manque  son  effet,  et  je 
vous  dois  bien  la  moitié  des  bonnes  grâces  dont  ma  famille  a  été 
comblée.  On  médite  encore  plusieurs  autres  réunions  de  ce  genre, 
mais  j'espère  n'en  pas  être,  car  j'ai  le  projet  de  me  mettre  en  roule 
le  plus  tôt  qu'il  me  sera  possible  pour  aller  réclamer  quelque 
preuve  d'un  intérêt  que  vous  avez  rendu  aussi  doux  que  nécessaire  à 
mon  cœur.  Rappelez- vous,  madame,  votre  engagement  de  la 
cathédrale',  et  tâchez  d'y  rester  aussi  fidèle  que  je  suis  sûre  de  Têlre 
au  sincère  attachement  que  vous  m'inspirez. 

SOPHIE    GAY 

Recevez  les  compliments  affectueux  de  toute  cette  petite  famille 
pour  laquelle  vous  aviez  tant  de  bonté  et  agréez  les  hommages 
respectueux  de  M.  Gay. 

Comme  le  prince  Lubomirski  est  persuadé  que  M.  Dalopeus  ne 
vous  parle  jamais  que  de  lui,  il  n>e  charge  de  mettre  à  vos  pieds- 
toutes  ses  adorations  et  tous  ses  regrets.  Je  vous  prie  à  mon  tour 
de  me  rappeler  au  souvenir  de  M.  Récamier'- 

Et  Toilài  qui  explique  suffisamment  l'accueil  que  Delphine 
reçut,  quelques  années  plus  tard,  à  TAbbaye-aux-Bois. 

D'ailleurs,  en  dépit  de  tous  les  événements  qui  traversèrent 
leur  vie,  Sophie  Gay  demeura  fidèle  à  madame  Récamier.  J'ai 
sous  les  yeux  une  des  dernières  lettres  qu'elle  lui  ait  écrites  :  elle 
a  trait  à  la  mort  de  Chateaubriand.  La  voici  : 

Que  de  douleurs!  Pauvre  et  divine  amie!  Encore  une  plaie  de 
plus  sur  ce  cœur  adorable!  AhT  vous  ne  doutez  pas,  j'espère,  de  ce 
que  j'éprouve  à  cette  perle  si  grande  pour  le  monde  pensant,  si 
cruelle  pour  vous.  Mais  ce  monde,  tel  qu'il  devient  aujourd'hui, 

I.  Ambassadeur  de  Russie  à  Aix4a-Chapelle. 

a.  Ce  ne  pouvait  être,  me  dit  M.  Charles  de  Loménie,  qu'une  promesse 
d'écrire  ou  de  rester  fidèle  à  l'amitic. 

3.  Cette  lettre,  inédite,  était  adressée  à  ce  madame  Récamier,  rue  Basse- 
du-Rcmpart,  près  le  passage  Sandrié  »,  où  elle  habitait  depuis  1808. 


LA  JEUNESSE  DE  DELPHINE  6AY  545 

n'était  plus  digne  de  ce  génie  si  vaste  et  si  noble  et  si  religieux.  Le 
ciel  Ta  réclamé,  vous  l'y  retrouverez,  vous  Tange  consolateur  de 
tout  ce  qui  souffre.  Mais,  pendant  le  temps  d'épreuves  qui  nous  reste 
à  subir,  n'oubliez  pas  la  vieille  amie  qui,  après  avoir  joui  de  vos 
éclatâns  succès,  pleure  sur  toutes  vos  peines. 

SOPHIE    GAY  * 

Versailles,  6  juillet  [1848]. 

Les  deux  amies  devaient  se  suivre  de  près  dans  la  tombe  : 
madame  Récamier  mourut  le  ii  mai  1849;  Sophie  Gay,  le 
6  mars  i853. 


II 

Si  Ton  s'en  rapportait  à  la  pièce  de  vers  qui  ouvre  son  volume 
de  poésies,  Delphine  serait  devenue  poète  en  voyant  pleurer  sa 
mère,  et  c'est  pour  la  consoler  qu'elle  se  serait  mise  à  chanter. 
—  Je  ne  dirai  pas  que  c'est  trop  joli  pour  être  vrai,  mais  alors 
Sophie  Gay  aurait  eu  d'autres  chagrins  avant  la  perte  de  sa 
belle-sœur  et  de  son  mari,  puisque  Delphine  composa  la  Noce 
d'Elvire  au  mois  de  septembre  1820  et  que  Mary  et  Sigismond 
Gay  moururent,  la  première,  au  mois  de  février  1821,  le 
second  au  mois  de  décembre  1822. 

Quoi  qu'il  en  soit,  dès  que  Delphine  se  fut  révélée  sous  ce 
jour,  sa  mère,  après  avoir  essayé  vainement  de  l'arrêter,  ne  lui 
ménagea  pas  les  conseils.  Sachant  par  expérience  qu'on  est  trop 
disposé  à  traiter  légèrement  la  littérature  des  femmes,  elle  lui 
dit: 

«  Si  tu  veux  qu  on  te  prenne  au  sérieux,  donnes-en  l'exemple, 
étudie  la  langue  à  fond;  pas  d*à  peu  près,  remontres-en  à  ceux  qui 
ont  appris  le  latin  et  le  grec,  et  puis  n'aie  dans  ta  mise  aucune  des 
excentricités  des  bas-bleus  ;  ressemble  aux  autres  par  ta  toilette  et 
ne  le  distingue  que  par  ton  esprit.  En  un  mot  sois  femme  par  la 
robe  et  homme  par  la  grammaire  ^  !  » 

Ces  conseils  étaient  trop  sages  pour  n'être  pas  suivis,  —  d'au- 
tant que  Delphine  ne  voyait  que  par  les  yeux  de  sa  mère.  —  Ses 
premiers  vers,  très  purs  de  forme,  avaient  quelque  chose  de 

1.  Lcltre  inédite,  communiquée  par  M.  Charlea  de  Loménie. 

2,  Victor  Hugo  raconté  par  un  témoin  de  sa  vie,  t.  II,  p.  56. 

!*■''  Juin  1908.  7 


546  LA     REVUE     DE     PARIS 

mâle,  comme  sa  beauté.  On  sentait  qu'elle  avait  profité  des 
leçons  :  aussi  Alexandre  Soumet  était-il  fier  de  son  élève. 

Quant  à  sa  toilette,  elle  était  aussi  simple  que  possible.  Elle 
se  composait,  le  plus  souvent,  d'une  robe  (Je  mousseline 
blanche  unie  et  d'une  écharpe  de  gaze  bleue.  Quand  Delphine 
allait  dans  le  monde  avec  sa  mère,  et  qu'on  lui  demandait  des 
vers,  elle  en  disait  sans  se  faire  prier,  et  elle  disait  bien,  sans 
aucune  emphase. 

Son  organe  était  plein  et  vivant,  son  altitude  décente,  son  air 
noble  et  sévère.  Grande  et  un  peu  forte,  la  tête  fièrement  attachée 
sur  un  cou  d'une  beauté  antique,  le  profil  aquilin,  Toeil  clair  et 
lumineux,  elle  avait,  dans  toute  sa  personne,  un  air  de  sibylle 
accoutrée  et  quelque  peu  façonnée  à  la  mode  du  temps  ^ 

Mais,  dès  qu'elle  avait  fini  de  réciter,  elle  redevenait  une  jeune 
fille  comme  une  autre,  ce  Un  soir,  qu'elle  était  complimentée 
par  une  jolie  femme  à  la  mode,  elle  lui  répondit  : 

«  Ce  serait  plutôt  à  moi,  madame,  à  vous  complimenter;  pour 
nous  autres  femmes,  il  vaut  mieux  inspirer  des  vers  que  d'en  faire*  ». 

La  réponse  était  d'une  femme  d'esprit,  mais  de  ce  côté-là 
encore  elle  avait  de  qui  tenir  :  sa  mère  était  réputée  pour  ses 
bons  mots,  la  vivacité  de  ses  reparties.  D'aucuns  trouvaient 
même  qu'eUe  en  abusait  quelquefois,  et  c'est  un  fait  que  sa 
mauvaise  langue  coûta  à  son  mari  le  poste  de  trésorier-payeur 
général  que  Napoléon  P' lui  avait  confié  à  Aix-la-Chapelle.  Mais 
Delphine  avait  reçu  de  la  nature  un  don  plus  précieux  que 
celui  de  l'esprit  :  elle  était  bonne  autant  que  belle;  c'est  pour 
cela  sans  doute  qu'elle  n'eut  jamais  d'ennemis,  même  sous 
le  masque  transparent  du  vicomte  de  Launay. 

J'ai  dit  que  son  maître  en  l'art  poétique  avait  été  Soumet.  Il 
n'était  pas  encore  «  notre  grand  Alexandre  ».  On  n'avait  pas 
encore  applaudi  ses  tragédies  de  Saiil  et  de  Clytemnestre,  mais 
on  s'en  occupait  beaucoup  dans  le  monde,  et  son  élégie  de  la 
Pauvre  Fille  ^  lui  avait  ouvert  tous  les  salons. 

La  première  fois  que  Delphine  parut  à  l'Abbaye-aux-Bois, 

I.  Daniel  Stern.  —  Mes  Souvenirs, 

a.  Victor  Hugo  raconté, 

3.  Ce  poème  remontait  à  Tannée  1814. 


LA  JEUNESSE  DE  DELPHINE  GAY  547 

elle  voulut  payer  sa  bienvenue  en  récitant  le  petit  chef-d'œuvre 
de  Soumet.  Elle  y  obtint  un  si  grand  succès  que,  sur  les 
instances  de  madame  Récamier,  à  qui  sa  mère  avait  donné  le 
mot,  elle  consentit  à  dire  son  propre  poème,  le  Dévouement  des 
sœurs  de  Sainte-Camille  dans  la  peste  de  Barcelone,  On  lui  fit  une 
ovation.  C'était  en  182a.  Il  y  avait  là,  parmi  les  auditeurs,  la 
reine  de  Suède,  la  femme  du  général  Moreau,  le  peintre  Gérard 
et  les  courtisans  habituels  de  la  beUe  Juliette,  dont  BuUanche 
et  Mathieu  de  Montmorency.  Il  ne  manquait  que  le  dieu 
du  temple,  autrement  dit  Chateaubriand,  alors  ambassa- 
deur à  Londres.  Ayant  reçu,  quelque  temps  après,  un  exem- 
plaire du  poème,  il  en  complimenta  Fauteur  par  la  lettre 
suivante  : 

5  février  iSaS. 
Madame  Récamier  m*a  appris,  à  mon  grand  élonnement,  made- 
moiselle, que  vous  n'avez  pas*  reçu  la  lettre  que  j'ai  eu  Thonneur  de 
vous  écrire  de  Londres.  Le  Dévouement  des  Saurs  de  Sainte- 
Camille  m*a  enchanté.  Je  sais  maintenant  pourquoi  vous  dites  si 
bien  les  vers  :  vous  parlez  votre  langue.  Mais  je  crains,  mademoi- 
selle, que  vous  ne  soyez  réduite  un  jour  à  demander  à  Dieu  pardon 
de  votre  gloire.  Moi  qui  suis  plus  faible  que  vous,  je  vous  remercie 
de  m'ayoir  associé  à  votre  futur  repentir,  en  répandant  sur  une 
ligne  de  ma  prose  le  charme  et  l'éclat  de  votre  poésie*.  J'ai  à  peine 
le  temps  d'écrire,  mademoiselle,  pardonnez  à  ce  griffonnage. 
Agréez  mes  obéissances  et  offrez,  je  vous  prie,  à  madame  Gay  tous 
mes  hommages  *. 

Dans  rintervalle,  l'Académie  française  avait,  comme  je  Tai 
dit  plus  haut,  accordé  une  mention  particulière  au  beau 
poème  de  Delphine,  qui  s'était  vue  tout  aussitôt  très  recher- 
chée par  le  faubourg  Saint-Germain,  Je  parle  des  dames  qui  se 
piquaient  de  littérature,  comme  la  comtesse  de  Custine,  la 
duchesse  de  Maillé,  la  duchesse  de  Duras  et  sa  fille  ((  Bourika  » 
de  Rauzan  '. 

I.  Delphine  avait  reproduit  dans  son  poème  une  pensée  du  Génie  du 
Christianisme, 

a.  Lettre  inédite. 

3.  On  disait  de  la  duchesse  de  Duras  qu'elle  avait  trois  ûUes  :  i^  Ourika^ 
son  roman;  09  Bourika  y  sa  fille  Clara,  duchesse  de  Rauzan,  ainsi  sur- 
nommée pour  son  peu  d'esprit,  et  3^  Bourgeonika,  sa  fille  Félicie,  d'abord 
princesse  de  Talmont,  puis  comtesse  de  La  Rochejacquelein,  dont  le  teint 
était  tout  couperosé. 


548 


LA     REVUE     DE     PARIS 


Delphine  fut  d'autant  plus  sensible  à  ces  gracieux  témoi- 
gnages qu'ils  lui  arrivèrent  au  moment  où  elle  en  avait  le  plus 
besoin.  Elle  venait,  en  effet,  de  perdre  son  père,  et  cette  mort 
inattendue  avait  obligé  Sophie  à  resteindre  singulièrement  son 
train  de  maison. 

Elle  avait  quitté  son  appartement  de  la  rue  Neuve-Saint- 
Augustin  pour  aller  habiter  dans  un  petit  entresol  humide  et 
bas  de  la  rue  Gaillon.  Lamartine,  plus  tard,  en  a  fait  ce  pitto- 
resque inventaire  : 

Deux  chambres  basses,  où  Ton  montait  par  un  escalier  de  bois, 
des  meubles  rares  et  éraillés,  restes  de  Tantique  opulence,  quelques 
livres  sur  des  tablettes  suspendues  à  côté  de  la  cheminée,  une  table 
ou  les  vers  de  la  fille  et  les  romans  de  la  mère,  corrigés  pour 
l'impression,  révélaient  assez  les  travaux  assidus  des  deux  femmes; 
au  fond  de  Tappartement,  un  petit  cabinet  de  travail  où  Delphine 
se  retirait  du  bruit  pour  écouter  l'inspiration,  voilà  tout.  Ce  boudoir 
ouvrait  sur  une  terrasse  de  douze  pas  de  circuit,  sur  laquelle  deux 
ou  trois  pots  de  fleurs  souffrantes  de  leur  asphyxie  recevaient  à 
midi  un  rayon  de  soleil  entre  deux  toits,  et  où  les  moineaux  d'une 
écurie  voisine  piétinaient  dans  l'eau  de  pluie*. 

Si  ce  n'était  pas  la  misère,  c'était  la  gêne,  noblement 
supportée  du  reste  par  la  mère  et  la  fille,  mais  les  courtisans 
et  les  admirateurs  n'en  étaient  que  plus  nombreux,  et  tout  ce 
qui  avait  un  nom  dans  la  politique  et  les  lettres  connaissait 
le  petit  entresol  de  la  rue  Gaillon. 

Voilà  donc  Delphine  engagée  sur  le  chemin  de  la  gloire  à 
Tâge  de  dix-huit  ans.  De  1822  à  1827,  date  de  son  apothéose 
au  Capitole  de  Rome,  on  peut  dire  qu'elle  cueillit  par  brassées 
les  lauriers  et  les  roses.  Elle  ne  s'était  pas  encore  donné  le 
surnom,  de  «  Muse  de  la  Patrie  »,  qu'elle  en  remplissait  le 
rôle  aux  applaudissements  de  la  France  entière*. 

Les  événenents,  d'ailleurs,  semblaient  se  multiplier  pour  faire  * 

I.  Entretien^  de  littérature. 

a.  Ce  surnom  lui  vint  des  vers  suivants  qui  terminent  la  ViaioUt  son 
«  chant  du  sacre  »  : 

Le  héros,  me  cherchant  au  jour  de  8u  victoire, 

Si  je  ne  l'ai  chanté,  doutera  de  sa  gloire; 

Les  autels  retiendront  mes  cantiques  sacrés, 

Et  fiers,  après  ma  mort,  de  mes  chants  inspirés^ 

Les  Français,  me  pleurant  comme  une  sœur  chérie, 

M'appelleront  un  jour  Muse  de  la  patrie  ! 


LA  JEUNESSE  DE  DELPHINE  GAY  5&9 

son  jeu.  Quand  elle  ne  vendait  pas  les  élégies  de  Guiraud  au 
profit  des  «  Petits  Savoyards  »  *  ;  quand  elle  ne  quêtait  pas 
pour  les  Grecs,  —  et  sa  pièce  intitulée  la  Quête  *  leur  rapporta 
quatre  mille  francs,  —  elle  déplorait  la  mort  du  général  Foy 
en  des  vers  qu'on  gravait  ensuite  sur  son  tombeau,  ou  bien 
elle  donnait  la  réplique  à  Victor  Hugo,  à  Lamartine,  à  madame 
Tastu,  dans  les  chants  du  sacre  de  Charles  X.  Sa  Vision  est 
un  excellent  morceau  de  poésie.  Sainte-Beuve  peut  dire  que 
c'est  du  Racine  vu  à  travers  Soumet;  pareille  critique  est  encore 
un  éloge  :  ne  fait  pas  du  Racine  qui  veut,  même  édulcoré  par 
Soumet.  Cette  Vision  valut  à  la  jeune  fille  Thonneur  d'être 
reçue  en  audience  privée  par  le  roi  *  :  madame  de  Duras  avait 
intercédé  pour  elle. 

J'ai  sous  les  yeux  le  billet  que  l'auteur  à*Ourika  adressait 
quelque  temps  avant  à  M.  de  Lourdoueix,  chargé  de  la  direc- 
tion des  sciences,  beaux-arts  et  belles  lettres  au  ministère  de 
l'Intérieur,  afin  de  lui  demander  une  pension  pour  Delphine  : 

Il  me  semble,  que  des  paroles  de  bonté  de  la  bouche  du  roi 
devraient  être  suivies  de  cette  marque  de  munificence  pour  une 
jeune    personne    d'un    talent    unique.   On  ne    peut    craindre  que 

I.  Alexandre  Guiraud  lui  écrivait  à  ce  sujet  : 

Vous  donnez  à  mes  vers  la  vogue  des  vôtres,  mademoiselle,  et  je  vous  en 
remercie.  Voici  encore  vingt  exemplaires.  [Elle  avait  vendu  les  premiers.]  Vous 
voyes  que  j'use  largement  de  votre  charité.  Soyez  la  patronne  de  mes  petits 
Savoyards  dans  les  salons,  et  vous  serez  bénie  à  tous  les  coins  de  rue  de  Paris. 
{LeUre  inédite.)  • 

a.  La  duchesse  de  Duras  lui  écrivait  : 

C'est  à  vous  qu^oii  voudrait  ressembler,  aimable  Delphine,  mais  cela  n'est  pas 
facile;  il  faut  vous  aimer  pour  se  consoler  de  vos  perfections.  Venez  donc  dîner 
vendredi,  si  ce  jour  convient  à  madome  votre  mère;  je  suis  impatiente  d'entendre 
encore  cette  Quête  éloquente,  qui  va  amollir  tous  les  cœurs  et  ouvrir  toutes  les 
bourses.  Voulez-vous   amener  M.   Volcry?  Mille  tendres  amitiés.  {Lettre  inédite,) 

3.  Sur  celte  Vision  de  Delphine  et  sa  présentation  au  roi,  nous  avons  une 
lettre  de  Sophie  Gay  à  Tastu  l'imprimeur  : 

Vous  êtes,  monsieur,  le  plus  oiroohle  et  le  plus  obligeant  du  monde,  voilà  ce  que 
ma  fille  veut  que  je  vous  dise  avant  tout;  mais  nous  traitons  si  rarement  avec  les 
souverains  que  nou^  voudrions  être  bien  sûres  de  ne  pas  leur  manquer  de  parole. 
C'est  pourquoi,  s'il  vous  était  possible  de  nous  faire  remettre  Texemplaire  du  roi 
(tout  cartonné)  dimanche  soir,  fût-ce  ù  minuit,  nous  serions  plus  tranquilles,  car 
il  nous  faut  être  à  dix  heures  au  chûlcuu.  Pour  le  public,  il  sera  servi  ù  loisir. 

L'épigraphe  portée  hier  suffit.  La  citation  de  M.  de  Barante  donnerait  un  air 
pédant  à  la  Vision^  et  je  crois  que  les  propres  paroles  de  Jeanne  valent  mieux  que 
toutes  celles  de  ses  historiens. 

SOPHIE    GAY 

(Lettre  inédite.) 


55o  LA     REVUE     DE     PARIS 

celte    grâce   fasse  planche,   comme    on    dit.    Il    n*y   a   pas  deux 
mademoiselle  Gay  * . 

Ce  billet  est  du  2  décembre  1824.  Madame  de  Duras,  savait- 
elle,  quand  elle  F  écrivit,  que  Delphine  avait  été  en  passe  de 
devenir  la  favorite  ou  la  femme  morganatique  du  comte 
d'Artois?  J'en  doute,  et  cependant  le  bruit. en  avait  couru 
sous  quelques  manteaux.  Certains  courtisans,  informés  de  la 
situation  où  végétait  Sophie  Gay  depuis  son  veuvage,  s'étaient 
mis  en  tête  de  faire  un  sort  à  Delphine  en  la  chargeant  de  dis- 
traire les  ennuis  de  Monsieur,  frère  du  roi. 

Malheureusement,  il  avait  fait  vœu  de  continence  au  lit  de 
mort  de  madame  de  Polastron,  et  leur  ingénieux  dessein  n'avait 
pu  être  rempli.  Je  ne  crois  pas,  d'ailleurs,  que  Delphine  eût 
consenti  à  jouer  le  rôle  qu'on  lui  ménageait.  Elle  avait  alors 
un  autre  amour  en  tête,  elle  était  éprise  d'un  beau  militaire, 
d'un  ancien  officier  des  gardes  du  corps,  dont  sa  mère  elle- 
même  raffolait*.  Et  Alfred  de  Vigny,  car  c'est  de  lui  qu'il  est 
question,  n'aurait  pas  demandé  mieux  que  de  se  marier  avec 
elle.  Mais  la  mère  du  jeune  poète  —  de  «  l'ange  de  l'adultère  », 
comme  l'appelait  Sophie  Gay,  par  allusion  à  l'un  de  ses 
Poèmes  antiques  —  madame  de  Vigny,  qui  savait  le  prix  de 
l'argent,  ayant  beaucoup  souffert  de  la  médiocrité  de  sa  for- 
tune, n'avait  pas  voulu  que  son  fils  unique  épousât  une  fille 
sans  dot,  habituée  au  train  du  monde.  Et  Delphine  en  avait 
été  pour  son  rêve  et  Sophie  pour  ses  larmes. 

J'ai  publié  ailleurs  ^  la  correspondance  de  Sophie  Gay  avec 
madame  Desbordes-Valmore,  sa  confidente,  au  sujet  de  ce 
projet  de  mariage.  Je  n'y  reviendrai  pas  aujourd'hui.  Mais 
comme  preuve  de  l'admiration  et  des  sentiments  que  nos  amou- 
reux s'étaient  gardés  l'un  à  l'autre,  vingt-quatre  ans  après, 

I.  Lettre  inédite, 

1,  Sophie  Gay  écrivait  à  Guiraud,  le  1^  août  182a  : 

Monsieur  Rnynounrd  vient  d'adresser  à  la  Muse  des  billets  de  choix  pour  la 
séance  de  ce  matin.  Elle  propose  à  son  aimable  flatteur  de  lui  donner  la  main 
dans  cetle  solennité  pour  supporter  dignement  l'attaque  du  classique  étranger. 
Si  le  poète  est  déjà  retenu  et  que  le  guerrier  soit  libre,  nous  lui  offrons  notre  billet 
conducteur.  Mille  amitiés.  —  Un  peu  avant  deux  heures  chez  moi. 

8OPHIB     GAT 

a  Le  guerrier  »,  c'était  Alfred  de  Vigny, 
3.  Cf.  notre  ouvrage  :  Alfred  de  Vigny. 


LA  JEUNESSB  DE  DELPHINE  GAY  55l 

je  citerai  cette  lettre  de  Vigny  que  j  ai  trouvée  dans  les  papiers 
de  Delphine  : 

12  avril  1846. 

Ce  monologue  plus  long  que  celui  de  Chatterton  *  et  dont  vous 
m*avez  parlé  hier  avec  tant  de  grâce  et  de  bonne  amitié,  gardez-le 
donc  en  souvenir  de  moi  et  relisez-le,  s'il  se  peut.  Je  ne  cesserai 
de  regretter  votre  absence  de  cette  matinée. 

Vous  auriez  fait  là  une  étrange  étude  des  hommes.  Je  n*ai  que 
mon  sermon  à  vous  envoyer,  vous  avez  sans  doute  l'excommunica- 
tion quelque  part  chez  vous.  Que  votre  loyauté  était  charmante  hier 
dans  sa  révolte  pour  moi  !  Je  vous  en  remercie  du  fond  de  ce  cœur 
qui  n'oublia  jamais  un  sourire  : 

Et  n'accorda  jamais  le  pardon  d'une  offense. 

ALI^RED     DE     VIGNY* 

Le  vers  final  était  évidemment  àTadresse  de  M.  Mole  *... 

Mais  revenons  au  comte  d'Artois.  Une  fois  monté  sur  le 
trône,  il  saisit  la  première  occasion  de  témoigner  sa  bienveil- 
lance à  Delphine.  Après  Tavoir  reçue  en  audience  privée,  et 
lui  avoir  annoncé  qu'il  lui  accordait  une  pension  de  cinq  cents 
écus,  il  l'engagea  paternellement  à  voyager,  en  lui  donnant 
pour  raisoii  qu'elle  éviterait  ainsi  bien  des  périls. 

Quelques  jours  après,  le  6  juin  1825,  elle  se  présentait  au 
Panthéon  avec  ce  laisser-passer  du  baron  Gros  : 

Le  gardien  laissera  monter  à  la  coupole  Sainte-Geneviève, 
mademoiselle  Delphine  Gay  et  sa  société.  Ce  billet  restera  à  la 
personne  *. 

.Qu'allait-elle  faire  sous«  la  coupole?  Elle  n'allait  pas  seule- 
ment faire  admirer  les  peintures  dont  le  baron  Gros  venait 
de  la  décorer;  elle  allait  surtout  montrer  la  place  d'où,  au 
mois  d'avril,  elle  avait  déclamé  publiquement  son  hymne  à 
Sainte-Geneviève  ^ 

I.    Apparemment,    son   discours    de    réception    à    rAcadémie    française 
(•29  janvier  1846). 
1,  Lettre  inédite. 

3.  Alfred  de  Vigny,  on  le  sait,  ne  pardonna  jamais  à  M.  Mole  la  réponse 
que  celui-ci  avait  faite  à  son  discours  de  réception. 

4.  Document  inédit. 

5.  On  lisait,  à  ce  propos,  dans  le  Globe  du  7  mai  1826  : 

On  a  tort  d'accuser  les  Jésuites  de  n'aimer  ni  les  arts,  ni  les  beaux  vers,  ni  les 


552  LA     REVUE     DE     PARIS 

Ce  jour-là,  son  auditoire  d.* élite  lui  avait  fait  une  ovation 
dont  Técho  se  répercuta  jusqu'à  Rome. 

Le  lendemain  l'auteur  à'Ourika  lui  écrivait  : 

M.  Villemain  m*a  dit,  mademoiselle,  votre  aimable  souvenir. 
Vous  me  gâtez^  mais  en  vérité  vous  me  devez  bien  un  peu  de  cette 
bonne  grâce  en  retour  de  ma  sincère  admiration.  Vous  voulez  donc 
bien  réjouir  par  votre  présence  et  le  son  de  votre  voix  la  plus  aimable 
des  vieilles  et  des  aveugles?  Puisque  vous  me  laissez  le  choix  du 
jour,  je  vous  propose  mercredi  prochain,  à  une  heure.  Je  me  réjouis 
d'avance  des  moments  que  je  vais  passer  avec  une  personne  qui 
réunit  tant  de  bonté  à  tant  d'esprit,  c'est-à-dire  les  deux  meilleures 
choses  qu'il  y  ait  en  ce  monde.  Si  vous  ne  me  faites  rien  dire,  je 
serai  à  votre  porte  mercredi  à  une  heure. 

Rappelez-moi,  je  vous  prie,  au  souvenir  de  madame  votre  mère. 
Je  suis  charmée  que  votre  sœur  soit  mieux. 


Sans  doute,  la  voix  de  Delphine  fit  son  effet,  car,  peu  de 
jours  après,  la  duchesse  lui  écrivait  de  nouveau  : 

J'ai  un  vrai  plaisir  à  vous  envoyer  la  lettre  ci-jointe,  mademoi- 
selle :  ce  n'est  pas  encore  tout  ce  que  j'aurais  voulu,  mais  c'est  quel- 
que chose  que  d'être  sur  le  chemin  de  la  justice.  Ce  bon  duc'  vous 
dit  la  vérité  et  aurait  désiré  faire  mieux.  Accordez-lui  sa  demande. 
J'en  ai  une  aussi  à  vous  faire,  c'est  de  vous  mener  encore  une  fois 
chez  cette  pauvre  tante  aveugle  à  laquelle  vous  avez  fait  passer  une 
heure  si  délicieuse  :  elle  s'en  souvient  et  voudrait  entendre  la  Coupole. 
Dites-moi  votre  jour,  et  si,  pour  éviter  les  lenteurs,  lundi  à  midi  et 
demie  vous  conviendrait'. 

C'est  au  milieu  de  ces  témoignages  flatteurs  d'admiration  et 

femmes  :  tout  Paris  ignore  donc  qu'à  Sainte-Geneviève,  au-dessus  du  maître  autel, 
entre  le  ciel  et  la  terre,  il  y  a  quinze  jours,  s'est  tenue  une  véritable  séance  d'aca- 
démie romaine  ?  C'était  une  fête  ù  la  Léon  X.  Deux  fauteuils  d'honneur,  un  pour  le 
peintre,  un  pour  Corinne.  Quarante  amis,  les  uns,  les  yeux  fixés  sur  les  tableaux 
et  sur  la  muse,  d*autres  en  prières  et  en  recueillement  pieux  ;  et  la  voix  tombant 
des  cieux  comme  celle  de  la  sainte  bergère,  et  allant  faire  tressaillir,  dans  un  coin 
obscur  des  catacombes,  les  cendres  oubliées  d'un  poète  et  d'un  philosophe  :  n'est- 
ce  donc  pas  un  tableau  merveilleux,  digne  presque  des  jours  de  la  Grèce  ?  Apelle, 
prend  ton  pinceau,  et  rends-nous  cette  scène  magique  :  nous  la  placerons  dans 
l'église  souterraine  :  tu  seras  VAlpha  et  VOméga  de  notre  vieux  Panthéon. 

1.  Lettre  inédite. 

2.  Le  duc  de  Doudeaaville. 

3.  Lettre  inédite. 


LA  JEUNESSE  DE  DELPHINE  GAY  553 

de  sympathie  que  Delphine,  en  obéissant  au  conseil  du  roi, 
partit  pour  l'Italie  avec  sa  mère. 

Elles  firent  une  halte  à  Lyon  pour  se  reposer  et  voir  madame 
Desbordes-Valmore,  et  voici  comment  Marceline  a  raconté  cet 
événement  dans  une  lettre  privée  : 

Quand  je  l'ai  vue  pour  la  première  fois,  belle,  imposante  comme 
la  Rachel  de  la  Bible,  elle  était  couverte  de  cheveux  blonds  retom- 
bant sur  toutes  ces  roses,  et  semblait  en  être  formée.  Jamais  rien  de 
si  éclatant  n'est  apparu  dans  une  ville.  Sa  mère  la  conduisait  alors 
en  Italie  et  s'arrêtait  quelques  jours  à  Lyon.  Mon  mari,  qui  l'avait 
entrevue  au  balcon  de  Thôtel,  vint  me  chercher  vite,  vite,  pour  me 
faire  voir,  disait-il,  ce  que  je  ne  verrais  plus  de  ma  vie.  Il  y  avait  là 
une  foule  qui  passait  et  repassait  émerveillée.  Gomme  il  faisait 
affreusement  chaud,  la  jeune  fille  fut  obligée  de  s'étouffer  en  fermant 
ses  fenêtres  très  basses,  et  les  curieux  la  regardaient  encore  au  tra- 
vers des  vitres.  J'appris  dans  le  jour  que  c'était  mademoiselle  Del- 
phine Gay,  et  je  sus  bientôt  par  moi-même  qu'elle  était  bonne, 
vraie  comme  sa  beauté.  En  l'examinant  avec  attention,  on  ne  tom- 
bait que  sur  des  perfections,  dont  Tune  suffit  à  rendre  aimable  Têtre 
qui  la  possède  * . . . 

Gomment  donc  Lamartine,  qui  devait  la  rencontrer  à  Terni, 
près  des  cascades  du  Velino,  après  avoir  été  ébloui  comme  tout 
le  monde,  a-t-il  été  choqué  de  son  rire.^  C'est  qu'en  effet  elle 
riait  trop  pour  une  jeune  personne  qui  se  prétendait  «  la  Muse 
de  la  patrie  ».  Quinze  ans  après,  en  i84i,  il  lui  écrivait  : 

La  gaieté  est  amusante,  mais  au  fond  c'est  une  jolie  grimace. 
Qu'y  a-t-il  de  gai  sous  le  ciel  et  sur  la  terre?  Le  bonheur  est  triste 
lui-même  quand  il  est  complet,  car  l'infini  est  sublime,  et  le  sublime 
n'est  pas  gai*. 

Il  faut  bien,  d'ailleurs,  que  chez  elle  ce  rire  éclatant  ait  été 
une  imperfection,  puisqu'il  fut  remarqué  et  relevé  par  un  autre 
poète.  J'ai  nommé  Alfred  de  Vigny'. 

Cela  n'empêcha  pas  Delphine  de  faire  un  voyage  triomphal 
en  Italie. 

1.  Lettre  inédite. 

3.  Cf.  notre  Alfred  de  Vigny. 


55^  LA     RBVUE     DB     PARIS 

Lamartine  V  qui  n*a  pas  plus  que  Victor  Hugo  la  mémoire 
des  dates,  nous  dit  qu'il  la  vit  pour  la  première  fois  en  i835. 
C'est  une  petite  erreur  qu'il  aurait  pu  s'épargner,  s'il  avait  pris 
la  peine  de  consulter  sa  correspondance.  Elle  nous  apprend, 
en  effet,  que  leur  rencontre  eut  lieu  en  1826,  quelques  jours 
après  .son  duel  avec  le  colonel  Pepe.  Lamartine  était  alors 
secrétaire  d'ambassade  à  Florence  et  madame  Gay  et  sa  fille 
se  rendaient  à  Rome.  Il  fut  si  charmé  de  les  connaître,  Del- 
phine fit  tanl^  d'impression  sur  lui,  qu'il  les  invita  à  passer 
quelque  temps  à  Florence,  ajoutant  que  la  jeune  Muse  ne 
serait  vraiment  inspirée  que  là.  Mais  elles  n'acceptèrent  son 
invitation  que  pour  plus  tard,  et  sous  la  promesse,  exigée  en 
riant  par  Delphine,  qu'il  leur  enverrait  des  vers  à  Rome.  Nous 
allons  voir  qu'il  tint  parole.  Le  16  septembre  1826,  madame 
Gay  lui  écrivait  de  cette  ville  ! 

L'admiration  et  la  joie  sont  deux  sentiments  impossibles  à  cacher, 
et  voilà,  monsieur,  ce  qui  nous  rend  aujourd'hui  si  coupables 
envers  vous.  L'autre  jour,  à  dîner,  chez  M.  le  duc  de  Laval,  il  m'a 
remis  votre  lettre  à  la  condition  absolue  de  lui  lire  les  vers  qu'elle 
pourrait  contenir.  Je  n'osais  me  flatter  d'une  si  précieuse  confidence  : 
nous  brûlions  de  vous  lire,  j'ai  tout  promis.  Mais  à  peine  le  cachet 
a-t-il  été  rompu  que  Delphine  s'est  écriée  :  «  Il  y  a  des  vers  !  »  et  puis, 
m'enlevant  la  lettre  sans  aucun  respect,  elle  les  a  dévorés  dans  un 
coin,  en  laissant  seulement  échapper  quelques  mots,  comme  :  «  C'est 
ravissant,  divin!  et  lui  seul  a  le  secret  de  cette  poésie  à  la  fois  si 
brillante  et  si  triste  !  » 

Une  admiration  si  bien  sentie  a  redoublé  l'impatience  de  con- 
naître ces  beaux  vers.  Delphine  les  a  lus  d'une  voix  très  émue,  et 
M.  de  la  Rochefoucauld  vous  dira  mieux  que  moi  l'effet  qu'ils  ont 
produit.  Ah!  par  grâce,  ne  nous  punissez  pas  de  ce  succès,  envoyez- 
nous  bien  vite  ce  que  vous  avez  ajouté  à  cette  noble  élégie.  Ce  sera  le 
plus  sûr  encouragemenl  pour  ma  fille.  Voici  les  vers  impromptus 
que  M.  de  Laval  vous  a  trop  vantés.  Elle  vous  les  livre  unique- 
ment pour  vous  prouver  sa  soumission.  Vous  aviez  mille  fois  raison 
de  lui  prédire  qu'elle  ne  serait  inspirée  qu'à  Florence.  Aussi  ne 
pensé-je  qu'à  l'y  ramener.  Visiter  avec  vous  ces  montagnes,  ces 
vallées  fleuries,  qui  vous  ont  fourni  tant  de  pensées  sublimes,  doit 
rendre  à  l'inspiration  la  muse  la  plus  endormie  !  Et  puis  trouver  de 
l'amitié,  toutes  les  grâces  de  l'esprit,  réunies  au  plus  beau  talent  du 
monde,  voilà  de  quoi  charmer  les  vieilles  mères  comme  les  jeunes 
poètes!  On  est  bien  loin  ici  d'apprécier  ces  plaisirs-là,  personne  ne 


LA    JEUPfESSB    DE    DELPHINE    GAY  555 

se  doute  de  celui  que  nous  a  causé  votre  lettre.  Vous  qui  le  savez, 
n'en  soyez  pas  avare. 

Delphine,  qui  prétend  que  vous  faites  chérir  les  fléaux  et  les  désas- 
tres, ne  veut  plus  vous  écrire  en  prose,  elle  attend  ce  que  vous  pen- 
sez d'elle  pour  vous  répondre. 

Adieu,  nous  n'avons  jamais  plus  désiré  le  printemps  *. 

Les  vers  de  Lamartine  auxquels  Sophie  Gay  fait  allusion 
dans  cette  lettre  étaient  son  élégie,  ou  le  commencement  de 
son  élégie  *,  sur  la  Perte  de  VAnio.  On  se  souvient  qu'un  ébou- 
lement  de  rochers  détruisit  à  cette  époque  les  merveilleuses 
cascatelles  de  Tivoli.  Je  ne  m'étonne  pas  que  ces  vers  aient  eu 
tant  de  succès  à  l'ambassade  de  France  à  Rome.  C'est  une  des 
meilleures  choses  que  Lamartine  ait  faites,  et  il  en  avait  si 
bien  conscience  qu'il  écrivait  à  Aymon  de  Virieu,  le  i3  fé- 
vrier 1837  : 

Je  suis  confondu  que  tu  ne  trouves  pas  mes  vers  sur  Tivoli  à  ton 
plein  gré.  Je  trouve  que  c'est  le  seul  morceau  par  lequel  je  voudrais 
lutter  avec  lord  Byron  :  Italie  y  Italie!  etc.  ;  mais  on  se  trompe  sur 
soi-même'... 

Quelques  jours  après,  madame  Gay  retournait  à  Florence, 
et  voici  en  quels  termes  Lamartine  en  parlait  au  comte  Edouard 
de  la  Grange  : 

8  octobre  1826.  —  Nous  jouissons  dans  cet  instant  de  votre  amie 
mademoiselle  Delphine  Gay.  Elle  parait  une  bonne  personne  et  ses 
vers  sont  ce  que  j'aime  le  moins  d'elle.  Cependant  c'est  un  joli 
talent  féminin,  mais  le  féminin  est  terrible  en  poésie. 

24  octobre,  —  Mesdames  Gay  sont  parties  pour  Rome*. 

I.  Lellre  inédite. 

a.  Car  Lamartine  s'y  prît  a  deux  ou  trois  fois,  comme  il  faisait  souvent.  —  La 
fin  de  cette  élégie  n'arriva  à  Delphine  qu'au  commencement  de  janvier  i8'i7, 
comme  en  témoigne  une  lettre  de  Sophie  Gay  au  poète,  datée  du  4  ' 

En  vérité,  le  ciel  ne  fait  ni  mieux  ni  plus  vite.  Cette  seconde  partie  est  encore 
plus  admirable  que  Tautre.  Delphine  s'est  empressée  de  les  lire  toutes  deux  au 
petit  nombre  de  gens  dignes  que  nous  voyons  ici  [à  Rome].  Français,  Italiens, 
Russes,  tous  ont  admiré  les  grandes  pensées,  l'harmonie  de  ces  beaux  vers;  enfin 
ils  obtiennent  presque  le  succès  quMls  méritent...  {Lettre  inédite,) 

Un  an  plus  tard,  Lamartine  récitait  sa  pièce  dans  le  salon  de  Sophie  Gay 
à  Paris,  et  Villemain,  qui  assistait  à  cette  audition,  la  lisait  le  lendemain,  à 
son  cours,  au  Collège  de  France. 

3.  Correspondance  de  Lamartine,  t.  1 1 1 ,  p.  8, 

4.  Ibid.yi,  II,  p.  35i  et  864. 


556  LA     REVUE     DE     PARIS 

Elles  avaient  donc  passé  environ  trois  semaines  à  Florence. 
C'était  plus  qu'il  n'en  fallait  pour  que  Lamartine  se  liât  avec 
Delphine  d'une  amitié  qu'on  pourrait  appeler  de  l'amour,  s'il 
ne  s'était  plusieurs  fois  défendu  d'avoir  eu  pour  eUe  ce  dernier 
sentiment  ^ 

Et> quant  à  elle, on  peut  dire  qu'elle  le  paya  largement  de 
retour.  Ouvrez  son  recueil  de  poésies,  vous  y  trouverez  une 
pièce  à  lui  dédiée  qui  doit  être  de  ce  temps  : 

A  M,  A.  de  L.„ 

LE     DÉPART 

Quel  est  donc  le  secret  de  mes  vagues  alarmes? 
Est-ce  un  nouveau  malheur  qu'il  me  faut  pressentir? 
D'où  vient  qu'hier  mes  yeux  ont  versé  tant  de  larmes 
En  le  voyant  partir? 

La  nuit  vint...  et  j'errais  encor  sur  son  passage. 
Regardant  l'horizon  où  l'éclair  avait  lui, 
Sur  la  route,  de  loin,  je  vis  tomber  l'orage, 
Et  je  tremblai  pour  lui. 

J'aimais  à  contempler  cette  lueur  ardente 
Qu'il  voyait  comme  moi  dans  le  ciel  obscurci, 
A  sentir  sur  mon  front  cette  pluie  abondante 
Qui  l'inondait  aussi% 

J'allai,  cherchant  un  être  ému  de  ma  souffrance, 
Interroger  les  yeux  de  son  départ  témoins... 
Mais  lui !...  n'était  pour  eux,  dans  leur  indifférence, 
Qu'un  voyageur  de  moins. 

Mes  amis  m'attendaient  au  seuil  de  ma  demeure; 
Je  lus  dans  leurs  regards  un  reproche  jaloux. 
«  L'ingrate!  disaient-ils;  elle  souffre,  elle  pleure, 
«  Et  ce  n'est  pas  pour  nous  !  » 

Cependant,  pour  tromper  son  âme  généreuse. 
J'ai  caché  ma  douleur  sous  l'adieu  le  plus  froid... 
Pourquoi  de  son  départ  être  si  malheureuse! 
Je  n'en  ai  pas  le  droit. 

I.  On  lit  dans  son  Cours  familier  de  littérature  : 

Elle  m'avait  laissé  une  gracieuse  et  sublime  impression.  C'était  de  la  poésie, 
mais  point  d'amour,  comme  on  a  voulu  plus  tard  interpréter  en  passion  mon  atta- 
chement pour  elle.  Je  Tai  aimée  jusqu'au  tombeau,  sans  jamais  songer  qu'elle  était 
jeune.  Je  l'avais  vue  déesse  à  Terni. 


LA  JEUNESSE  DE  DELPHINE  GAY  557 

Quel  est  ce  sentiment,  ce  charme  de  s'entendre, 
Qui,  montrant  le  bonheur,  le  détruit  sans  retour... 
Qui  dépasse  en  ardeur  l'amitié  la  plus  tendre.,. 
Et  qui  n'est  pas  l'amour? 

C'est  l'attrait  de  deux  cœurs,  exilés  de  leur  sphère, 
Qui  se  sont  d'un  regard  reconnus  en  passant, 
Et  que  dans  les  discours  d'une  langue  étrangère 
Traduit  le  même  accent. 


On  parle  à  son  ami  des  chagrins  de  la  terre; 
On  confie  à  l'amour  le  secret  d'un  instant; 
Mais  au  poète  aimé  Ton  redit  sans  mystère 
Ce  que  Dieu  seul  entend  ! 

Le  retour  des  dames  Gay  à  Rome  coïncida  avec  l'arrivée  des 
marins  français  qui  avaient  ramené  d'Alger  les  Romains 
captifs  chez  les  Musulmans.  L'ambassadeur  de  France, 
M.  de  Laval-Montmorency,  les  invita  au  dîner  qu'il  donnait 
à  l'équipage  de  la  corvette  française,  et,  pour  le  remercier  de 
cette  attention  délicate,  Delphine  récita,  au  dessert,,la  pièce  de 
vers  qui  lui  avait  été  inspirée  par  cette  belle  action.  Ce  dîner 
avait  lieu  le  la  décembre  1826.  Trois  semaines  après,  —  le 
2  janvier  1827,  —  M.  Desmousseaux  de  Givré,  secrétaire  d'am- 
bassade, écrivait  à  madame  Charles  Lenormant  : 

Je  répondrai  bien  mal  à  vos  questions  sur  Tivoli;  j'entends 
beaucoup  parler  de  ce  désastre,  il  a  inspiré  de  beaux  vers  à 
M.  de  Lamartine;  mais  je  n'en  ai  rien  vu  par  moi-même,  et  tout 
ce  que  j'en  sais,  c'est  qu'il  ne  faut  plus  espérer  de  retrouver  les 
cascatelles.  Je  n'ai  point  entendu  parler  de  querelle  entre  des  Français 
et  des  Romains.  J'ai  vu,  au  contraire,  des  Romains  délivrés  d'escla- 
vage par  des  Français,  et  que  leurs  libérateurs  ont  ramenés  à  Rome. 
Ce  spectacle  était  fait  pour  inspirer  la  «  Muse  de  la  Patrie  ».  Aussi 
a-t-elle  chanté  cet  événement  dans  une  espèce  d'improvisation  que  je 
joindrai  à  ma  lettre,  si  je  puis.  Mademoiselle  Delphine  ajoute  à  un 
fort  beau  talent  et  à  de  fort  bonnes  qualités  le  mérite  de  vous  con- 
naître et  de  parler  de  vous  à  mon  gré.  Cela  fait  que  je  lui  pardonne 
sa  façon  d'être  belle.  Madame  sa  mère  est  fort  amusante  et  très  bon 
diable*. 

Sur  le  compte  de  Sophie  Gay,  M.  Desmousseaux  de  Givré 

I*  Lettre  inédile  communiquée  par  M.  Charles  de  Loménie. 


558  LA     REVUE     DE     PARIS 

ne  faisait  qu'exprimer  là  F  opinion  générale*;  mais  il  fallait 
qu'il  fût  bien  difficile  pour  ne  pas  trouver  la  beauté  de  Del- 
phine à  son  goût,  car  elle  avait  conquis  tous  les  cœurs  en 
Italie,  à  commencer  par  la  duchesse  de  Saint^Leu,  autrement 
dit  la  reine  Hortense. 

Peut-être,  pour  M.  Desmousseaux  de  Givré,  savait-elle  trop 
qu'elle  était  belle,  mais  comment  aurait-eUe  pu  l'ignorer  quand 
tout  le  monde  le  lui  disait?  Le  miracle,  c'est  que,  le  sachant, 
elle  soit  restée  ((  simple  et  bonne  fille  », 

Le  26  avril  i834,  la  reine  Hortense  lui  écrivait  d'Arenen- 
berg  : 

Je  vous  ai  retrouvée  tout  entière  dans  votre  aimable  lettre,  ma 
chère  Delphine.  Que  votre  mari  ne  m*en  veuille  pas  d'aimer  à  vous 
appeler  de  ce  nom  :  c'est  celui  que  vous  portiez  à  Rome,  quand 
vous  me  répétiez  vos  jolis  vers  et  que  je  me  plaisais  à  entendre  cet 
organe  si  français  et  si  expressif!  Vous  ue  m'avez  donc  pas  oubliée? 
Je  vous  en  remercie,  car  je  pensais  qu'à  Paris  Ton  oubliait  tout!  Il 
m'est  bien  doux  de  voir  que  cette  méfiance,  trop  motivée  peut-être, 
n'est  pas  aussi  générale  que  je  le  craignais.  Certainement  je  suis 
charmée  de  recevoir  souvent  de  vos  ouvrages  et  vos  lettres  ;  vous  ne 
pouvez  douter  du  plaisir  que  me  feront  toutes  les  preuves  de  votre 
souvenir.  J'ai  demandé  si  souvent  :  «  Est-elle  mariée?  Est-elle  heu^ 
reuse?  »  Vous  me  deviez  bien  de  me  répondre  d'une  manière  qui  me 
satisfasse  autant.  Je  penserai  à  la  proposition  que  vous  me  faites;  le 

I .  On  lit  dans  les  Souvenirs  de  Daniel  Stern  : 

Madame  Gay  était  une  célébrité  des  premiers  beaux  jours  de  l'Empire.  Elle  en 
gardait  le  geste  et  l'accent,  la  rime  0  gloire  »  et  a  victoire  »,  le  turban  aussi,  le  turban 
des  mamelouks,  avec  la  harpe  d'Ossian  où  Ton  chantait  le  refrain  du  Beau  Dunois  ; 
tout  un  air  d'état-major,  une  poussière  d'escadron,  un  éclair  de  sabre  au  soleil; 
quelque  chose  d'inouï  et  d'indescriptible...  Accoutumée  au  bruit,  lorsque  vint  la 
mauvaise  fortune,  %Ile  ne  voulut  point  rentrer  dans  le  silence.  Tout  en  elle  était 
sonore,  ses  amours,  ses  amitiés,  ses  haines,  ses  défauts,  ses  vertus,  —  car  elle  en 
avait  :  sa  maternité  le  fut  plus  que  tout  le  reste.  —  Sa  fille,  dès  qu'elle  la  vit  belle, 
dès  qu'elle  put  deviner  son  génie,  lui  fut  une  occasion,  un  prétexte,  une  espérance, 
et  bientôt  une  certitude  exaltée  de  ramener  à  son  foyer  l'éclat.  La  production  de 
la  petite  merveille,  la  mise  en  scène  de  ses  talents  précoces  occupa  et  passionna 
les  ambitions  ranimées  de  madame  Gay.  Elle  rêva  de  lauriers,  de  chars  poudreux 
dans  l'arène,  de  princes  subjugués,  d^époux  illustres,  souverains  ou  tout  au  moins 
grands  hommes. 

Et  dans  les  Entreliens  de  Lamartine  : 

Son  âme,  chargée  de  premiers  mouvements,  était  pleine  d*explosion:  dans  les 
éruptions  de  son  cœur,  elle  brisait  tout,  elle  faisait  scène,  elle  choquait  les  scru- 
pules; elle  scandalisait  les  pusillanimités  de  salon  :  c'était  son  seul  tort;  mois 
ce  tort  était  racheté  par  tant  de  vi  gueur  de  sentiment  et  par  tant  d'élégance  de 
conversation  qu'on  lui  pordonnait  tout  et  qu'on  finissait  par  aimer  en  elle  jusqu'à 
ses  défauts. 


LA  JEUNESSE  DE  DELPHINE  GAY  559 

plus  difficile  est  de  trouver  quçlque  article  qui  puisse  être  amené  natu- 
rellement *.  Mon  fils  fait  un  ouvrage  sur  l'artillerie  ^,  ce  ne  serait  guère 
intéressant  à  lire  ;  il  veut  après  faire  quelque  chose  sur  son  oncle  ; 
nous  verrons  ce  qu'il  pourra  vous  envoyer.  Il  s'est  bien  forme  depuis 
que  vous  ne  l'avez  vu,  et  il  me  rend  bien  heureuse  par  la  bonté  de 
son  caractère,  sa  noble  résignation  qui  tempère  la  vivacité  et  la 
fermeté  de  ses  opinions  :  je  n'ose  lui  souhaiter  la  patrie,  car  je  fais 
trop  de  cas  de  la  tranquillité,  et  là,  où  l'on  vous  craint,  on  ne  peut 
plus  espérer  d'être  aimé.  Aussi  la  résignation  pour  toutes  les  injus- 
tices comme  pour  les  mécomptes  est  devenue  la  vertu  qui  nous  • 
convient  le  mieux.  Croyez  au  plaisir  que  j'aurais  à  vous  revoir,  à 
ÎFaire  connaissance  avec  votre  mari  et  à  vous  renouveler  l'assurance 
de  mes  sentiments. 

hortbnse' 

Le  a  novembre  i836,  à  la  première  nouvelle  de  la  tentative 
malheureuse  que  le  fils  de  la  reine  Hortense  avait  faite  à 
Strasbourg,  Delphine  écrivait  à  Lamartine  : 

Il  ne  pouvait  parler  de  la  France  sans  attendrissement.  Nous 
étions  ensemble  k  Rome,  lorsqu'on  nous  apprit  la  mort  de  Talma. 
Chacun  alors  de  déplorer  cette  perte,  chacun  de  rappeler  le  rôle 
dans  lequel  il  avait  vu  Talma  pour  la  dernière  fois.  En  écoutant 
tous  ces  regrets,  le  prince  Louis,  qui  n'avait  pas  encore  dix-huit  ans, 
frappa  du  pied  avec  impatience  ;  puis  il  s'écria,  les  larmes  aux  yeux  : 
«  Quand  je  pense  que  je  suis  Français  et  que  je  n'ai  jamais  vu 
Talma*...  » 

Dix-sept  ans  après,  «  le  prince  Louis  »,  devenu  Napoléon  III, 
régnait  sur  la  France,  et  Victor  Hugo,  exilé  à  son  tour,  écri- 
vait à  Delphine  (8  mars  i853)  : 

Quand  je  pense  à  la  France,  et  c'est  toujours,  je  pense  à  vous.  Il 
semble  que  vous  soyez  pour  moi  une  partie  de  la  figure  de  la  France. 
Je  ne  vois  pas  la  patrie  en  laid,  comme  vous  voyez  !  ' 

I.  Delphine,  mariée  à  Emile  de  Girardin,  avait-elle  demandé  à  la  reine 
Hortense  un  article  de  son  fils,  le  prince  Louis-Napoléon,  pour  le  Musée 
des  Familles  ou  VAlmanachdc  France?  C'est  probable. 

a.  Nommé  capitaine  d'artillerie  à  Berne  en  i834,  le  prince  devait  publier 
en  i836  son  Manuel  d'artillerie  (i  vol.  in-S'^). 

3.  Lettre  inédite. 

4.  Id. 

5.  Lettre  inédite,  communiquée  par  madame  Léonce  Détroyat. 


56o 


LA     REVUE     DE     PARIS 


c(  Sa  façon  d'être  belle  »,  que  M.  Desmousseaux  de  Givré 
«  pardonnait  »  à  Delphine,  n'était  donc  pas  si  mauvaise.  Au 
surplus,  s'il  fallait  une  dernière  preuve  des  succès  de  Del- 
phine en  Italie,  je  la  trouverais  dans  ce  fait  qu'elle  manqua 
de  nous  être  ravie  par  un  riche  mariage  romain.  Mais  elle  ne 
put  se  résigner  à  perdre  sa  qualité  de  Française.  C'est  du  moins 
ce  qu'elle  nous  apprend  dans  la  pièce  de  vers  intitulée  le 
Retour  et  dédiée  à  sa  sœur,  la  comtesse  O'DonneU  : 

Je  reviens  dissiper  le  vain  bruit  qui  t'alarme. 

De  ces  beaux  lieux,  ma  sœur,  j'ai  senti  tout  le  charme; 

Mais  loin  de  mon  pays,  sous  les  plus  doux  climats, 

Un  superbe  lien  ne  m'enchaînera  pas. 

Non  !  l'accent  étranger  le  plus  tendre  lui-même 

Attristerait  pour  moi  jusqu'au  mot  :  «  Je  vous  aime.  » 

Un  sort  brillant,  par  l'exil  acheté. 
Comblerait  mes  désirs!  Ma  sœur  n'a  pu  le  croire. 
D'un  plus  noble  destin  mon  orgueil  est  tenté  ; 

Un  cœur  qu'a  fait  battre  la  gloire 
Reste  sourd  à  la  vanité. 
Ce  bonheur  dont  l'espoir  berça  ma  rêverie, 
Nos  rivages  français  pouvaient  seuls  me  l'offrir. 
J'ai  besoin,  pour  chanter,  du  ciel  de  la  patrie; 
C'est  là  qu'il  faut  aimer,  c'est  là  qu'il  faut  mourir! 

On  ne  dira  plus,  j'espère,  qu'elle  avait  usurpé  le  titre  de 
((  Muse  de  la  patrie  ». 

Au  mois  de  mai  1820,  elle  revint  en  France  avec  sa  mère, 
après  avoir  été  couronnée  au  Capitole  *.  Un  an  plus  tard,  elle 
aurait  eu  la  joie  d'y  monter  au  bras  de  Chateaubriand  lui- 
même,  puisqu'il  remplaça  M.  de  Laval  en  1828.  Mais  il  ne 
fut  pas  le  dernier  à  lui  envoyer  ses  compliments,  et  c'est  lui 
encore  qui,  en  i83o,  lorsqu'elle  fut  privée  de  la  pension  que 
lui  faisait  le  roi  Charles  X,  éleva  le  premier  la  voix  pour  la 
venger  de  cette  injure. 


I.  Et  David  d'Angers  «  l'envoyait  tout  droit  à  la  postérité  (a)  »  en  faisant 
son  médaillon.  Il  lui  écrivait,  le  2  septembre  1828  : 

Mademoiselle,  j'ai  l'honneur  de  vous  offrir  le  croquis  en  bronze  que  j'ai  fait 
d'après  vous.  C^est  un  bien  faible  à  peu  près  de  vos  traits,  mais  j'espère  que  celui 
que  je  ferai  pour  le  bas-relief  de  Sainte-Geneviève  réussira  mieux.  {lettre  inédite,  ) 

(a)  Réponse  d«  Delphine  i  Darid  d'Angers, 


LA  JEUNESSE  DE  DELPHINE  GAY  56l 

Célébrant  la  prise  d'Alger  dans  un  beau  Te  Deiun  de  gloire, 
elle  avait  eu  Taudace  d'écrire,  à  Tadresse  du  général  de 
Bourmont  : 

0  m>  store  du  sort  !  o  volonté  suprême  ! 
lin  Français  dans  nos  murs  amena  l'étran^'or; 
•     On  l'appela  transfuge,  —  et  cet  homnie  est  le  UHMue 
Que  Dieu  clioisit pour  nous  venger. 

A  l'amour  de  nos  rois  sa  valeur  asservie 
Voyait  dans  leur  retour  un  gage  de  bonheur, 
Et  pour  eux  il  fit  plus  que  de  donner  sa  vie  : 
Guerrier,  il  donna  son  honneur! 

Faisant  d'un  nom  maudit  un  souvenir  qu'on  aime, 
La  victoire  lui  jette  un  cclaUmt  pardon, 
Et  du  pur  sang  d'un  fils  le  glorieux  baptôme 
Lave  la  tache  de  son  nom. 

C'étaient  là  de  nobles  vers  et  des  sentiments  vraiment  patrio- 
tiques. Mais  le  ministère  Polignac  ne  l'entendit  pas  de  la 
sorte.  Il  jugea  que  c'était  offenser  le  roi  que  de  rappeler  la 
c(  ragusade  »  du  général  qui  venait  de  recevoir  le  bâton  de 
maréchal  pour  la  prise  d'Alger,  et  Delphine  fut  rayée  de  la 
liste  des  pensionnaires  de  Charles  X  ^ 

Cela  ne  fit  que  la  rendre  plus  populaire.  11  est  fâcheux 
seulement  que  cet  imbécile  de  Polignac  n'ait  pas  arraché  cette 
vilaine  ordonnance  au  roi  quelques  mois  plus  tôt,  car  le  par- 
terre du  Théâtre-Français,  qui  acclama  Delphine,  le  soir  de  la 
première  représentation  d'Hernani,  lui  aurait  manifesté  son 
indignation  autrement  que  par  des  battements  de  mains. 

Théophile  Gautier  a  écrit  à  ce  propos  : 

La  première  fois  que  nous  vîmes  Delphine  Gay,  c'était  à  cette 
orageuse  représentation  où  Ilernani  faisait  sonner  son  cor  comme 
un  clairon  d'appel  aux  jeunes  hordes  romantiques.  Quand  elle 
entra  dans  sa  loge  et  se  pencha  pour  regarder-  la  salle,  qui  n'était  pas 
la    moins    curieuse   partie    du    spectacle,    sa   beauté   —    bellczza 

1.  Le  plus  joli,  c'est  que,  deux  ans  après,  en  pleine  Vendée,  la  duchesse 
de  Berry  disait  au  maréchal  de  Bourmont  qui,  après  lui  avoir  monte  la  tète, 
lui  conseillait  de  renoncer  à  la  lutte  : 

—  Oh!  vous,  cela  ne  m'étonne  pas,  vous  n'avez  jamais  fait  que  trahir! 
(Cf.  les  Mémoires  de  madame  de  Boigne,  t.  IV). 

!•«•  Juin  1908.  8 


563 


LA     REVUE     DE     PARIS 


fol  (forante  —  suspendit  le  tumulte  et  lui  valut  une  triple  salve 
d'applaudissements;  cette  manifestation  n'était  peut-être  pas  de  très 
bon  goût,  mais  considérez  que  le  parterre  ne  se  composait  que  de 
poètes,  de  sculpteurs  et  de  peintres,  ivres  d'enthousiasme,  fous  de 
la  forme,  peu  soucieux  des  lois  du  monde.  —  La  belle  jeune  fille 
portait  alors  cette  écharpe  bleue  du  portrait  d'Hersent,  et,  le  coude 
appuyé  au  rebord  de  la  loge,  en  reproduisait  involontairement 
la  pose  célèbre;  ses  magnifiques  cheveux  blonds,  noués  sur  le 
sommet  de  la  tète  en  une  large  boucle  selon  la  mode  du  temps,  lui 
formaient  une  couronne  de  reine,  et,  vaporeusement  crêpés,  estom- 
paient d'un  brouillard  d'or  le  contour  de  ses  joues,  dont  nous  ne 
saurions  mieux  comparer  la  teinte  qu'à  du  marbre  rose'. 

C'est  ainsi  que  cette  «  Muse  de  la  patrie  »  fut  associée,  le 
soir  du   25  février  i83o,    au  triomphe  de  Victor  Hugo. 

Un  an  après,  le  i''''  juin  i83i,  elle  épousait  Emile  de 
Girardin. 

LéON     Sl£cHE 
I.  Introduclioo  aux  Lettres  parisiennes  du  vicomte  de  Laanay. 


PROGRAMME    NAVAL 


La  France  est  déchue  du  deuxième  rang  de  puissance  navale 
qu'elle  occupait  au  xix*  siècle.  Lord  Brassey  constate  dans  son 
Naval  Annualy  édité  au  printemps  de  l'an  passé,  qu'à  l'heure 
actuelle,  elle  ne  présente  que  vingt-trois  cuirassés  modernes, 
tandis  que  l'Angleterre  en  offre  cinquante-cinq,  les  États-Unis, 
vingt-sept  et  l'Allemagne,  vingt-six;  en  1910,  nous  n'aurons 
plus  que  quinze  bâtiments  de  première  ligne  à  opposer  à 
quarante-huit  anglais,  vingt-quatre  allemands  et  vingt-quatre 
américains.  Ces  statistiques,  même  sujettes  à  discussion  \ 
n'indiquent  pas  moins  nettement  notre  déchéance.  Le  nouveau 
projet  allemand  met  en  chantier  pendant  quatre  ans,  en  1908, 
1909,  1910  et  1911,  quatre  grands  bâtiments  de  guerre  de 
18000  tonnes.  En  19 14»  la  flotte  allemande  comprendra 
trente-sept  cuirassés,  et,  si  Teffort  de  l'AUemagtie  continue, 
en  1920  elle  sera  en  mesure  d'aligner  cinquante-huit  cuirassés. 

L'Amirauté  anglaise  répondra  par  des  mises  en  chantiers 
nouvelles,  plus  nombreuses  que  jamais,  aux  efforts  de  l'Alle- 
magne. Elle  jouit  d'ailleurs  d'une  situation  privilégiée;  grâce 
à  la  puissance  de  son  outillage,  l'industrie  anglaise  produit  en 
deux  ans  l'instrument  de  combat  que  l'Allemagne  met  trois 
ans  à  construire,  et  la  France  plus  de  quatre  ans.  L'Amirauté 
a  donc  le  loisir  d'attendre  plus  d'un  an  pour  répondre  aux 
mises  en  chantier  de  ses  adversaires,    sans  courir  le  risque 

I.  Nos  cuirassés  type  Charleniagne  que  lord  Brassey  considère  comme 
démodes  en  1910  valent  bien  les  cuirassés  allemands  type  Kaiser, 


564 


LA     REVUE     DE     PARIS 


d'être  devancée*.  Les  États-Unis  ne  restent  pas  en  arrière  : 
dans  son  message  du  début  de  Tannée,  le  Président  Roosevelt 
constate  que  la  construction,  chaque  année,  d'un  cuirassé  du 
type  le  plus  perfectionné  ne  ferait  que  maintenir  la  flotte  fédé- 
rale dans  sa  puissance  actuelle.  «  Cela  ne  suffit  pas,  dit-il. 
A  mon  avis,  nous  devrions  cette  année  voter  les  crédits  de 
quatre  cuirassés  d'escadre.  »  On  doit  donc  prévoir  qu'en  jgiô, 
la  marine  anglaise  mettra  en  ligne  près  de  soixante  cuirassés, 
l'Allemagne  trente-sept,  et  les  Etats-Unis  un  nombre  sans 
doute  voisin  du  chiffre  de  l'Allemagne. 

Que  pèsera  la  marine  française  avec  ses  douze  cuirassés  ?  Car, 
à  cette  date,  les  bâtiments  antérieurs  au  programme  de  1900 
seront  vieillis  et  fatigués,  et  nous  ne  pourrons  compter  que  sur 
les  six  Patrie  et  sur  les  six  Danton, 

Notre  budget  de  la  marine  a  passé,  dans  l'intervalle  de  1896 
à  1907,  de  289  à  3i2  millions;  pendant  ce  temps,  le  budget 
anglais  passait  de  574  à  846  millions,  et  le  budget  allemand 
de  ii5  à  348  millions.  Les  nouvelles  prévisions  allemandes 
imposent  une  augmentation  annuelle  variant  de  3o  à  78  mil- 
lions de  marks  ;  la  dépense  prévue  s'élève  en  191 1  à  46i  mil- 
lions pour  s'abaisser  plus  tard  à  317  millions. 

Un  journal  autrichien,  la  Neue  Freie  Presse,  a  publié  récem- 
ment un  tableau  comparatif  de  l'accroissement  des  budgets 
maritimes  des  grandes  puissances  ; 


EN  1899 

Al 

EN    I90G 

P.     100. 

• 

Angleterre.    .    . 

618  millions. 

765  millions. 

23,6 

Étals-Unis.  .   . 

3i3        — 

578         — 

84,6 

France  .    .    .    . 

3o4        — 

325        — 

6,5 

Allemagne.  .    . 

170        — 

296        - 

73,5 

Russie.  .    .    . 

211         — 

264        — 

23,3 

Italie  .... 

■     96    - 

l32           — 

36 

Japon.    .    .    . 

35    — 

70        - 

97.5     • 

Autriche.   .    . 

35    — 

57        - 

60,1 

C'est  la  France  qui  a  fait  le  moins  pour  sa  marine  depuis 


1.  Elle  a  en  outre  la  ressource,  non  négligeable,  de  mettre  la  main  sur  les 
constructions  exécutées  en  Angleterre  pour  le  compte  des  puissances  étran- 
gères. 


PROGRAMME     NAVAL  565 

dix  ans;  si  on  ajoute  que,  depuis  dix  ans,  notre  marine  a  été 
l'objet  d'efforts  persistants  de  désorganisation,  que  la  produc- 
tion de  nos  arsenaux  a  diminue  dans  une  forte  proportion,  et 
que,  à  rencontre  de  nos  rivaux,  nous  consacrons  des  res- 
sources considérables  à  l'entretien  et  à  la  construction  d'une 
flotte  soi-disant  défensive  et  d'une  efficacité  douteuse,  il  n'est 
pas  téméraire  d'affirmer  que  le  résultat  du  budget  de  la  marine 
a  été  chez  nous  en  diminuant. 

On  dira  peut-être  que  l'Allemagne,  avec  son  budget  obéré, 
commet  une  grosse  imprudence  à  pousser  aussi  haut  ses 
dépenses  navales;  osera-t-on  nier  que,  chez  elle,  il  n'y  ait  pas 
quelque  idée  d'une  simple  avance?  La  France  est  le  pays  le 
plus  riche  du  monde  :  le  jour  où  les  armées  prussiennes 
seraient  de  nouveau,  à  la  suite  d'un  conflit  général,  maîtresses 
de  Paris,  les  milliards  d'indemnité  qu'on  retirerait  du  bas  de 
laine  auraient  tôt  fait  de  combler  le  déficit  momentané  des 
budgets  allemands.  Sans  doute,  quand  on  envisage  le  chiffre 
de  60  millions  que  coûte  un  cuirassé  moderne,  quand  on 
observe  l'accroissement,  plus  rapide  d'année  en  année,  du 
tonnage  des  navires  et  de  leur  prix,  on  est  tenté  de  qualifier 
de  course  à  l'abîme  cet  entraînement  auquel  obéissent  toutes 
les  marines;  mais  quand  on  est  riche,  on  doit  être  prêt  à 
défendre  sa  richesse.  Les  millions  employés  en  constructions 
navales  par  des  ouvriers  français,  avec  des  matériaux  français, 
ne  sortent  pas  de  France  :  il  vaudrait  mieux  les  consacrer  aux 
travaux  de  la  paix  ;  mais  leur  emploi  appauvrit  moins  le  pays 
que  l'arrachement  d'une  province  ou  une  rançon  de  guerre  de 
dix  milliards.  Qu'on  ne  dise  pas  non  plus  que  la  partie  entre 
l'Allemagne  et  nous  se  jouera  sur  les  Vosges  et  non  sur  la 
mer  :  dans  la  lutte  formidable  qui  risque  d'ensanglanter  le 
xx"  siècle,  nous  ne  serons  pas  seuls  en  jeu;  notre  alliance  ne 
sera  recherchée  que  si  nous  sommes  forts  :  si  notre  marine 
ne  compte  plus,  au  règlement  de  compte  définitif,  nous  ne 
constituerons  que  la  proie  dont  le  partage  réconciliera  les 
adversaires. 

Nous  n'avons  donc  pas  le  droit,  quoi  qu'il  en  coûte,  de 
négliger  notre  marine  :  il  nous  faut  forger  sans  retard  les  ins- 
truments de  guerre  qui  nous  manquent.  Quel  sera  le  pro- 
gramme des  nouveaux  bâtiments? 


566  LA     RBTUE     DE    PARIS 


Lorsqu'il  s'agit  de  définir  un  nouveau  type  de  bâtiments  de 
guerre,  on  a  coutume,  soit  dans  la  presse,  soit  dans  les 
milieux  maritimes,  de  commencer  par  fixer  le  déplacement 
du  navire.  U  y  a  vingt  ans,  un  ministre  s'est  trouvé  qui  a 
déclaré  qu'un  bon  bâtiment  de  guerre,  pour  être  maniable,  ne 
devait  pas  dépasser  7  000  tonnes.  Nous  lui  devons  la  série  des 
Bouvines,  des  Jemmapes,  etc.,  bâtiments  considérés  comme 
sans  valeur  dès  le  début  de  leur  construction.  Plus  tatd,  lots 
de  l'établissement  des  cuirassés  type  Charlemagne,  les  Conseils 
de  la  marine  fixèrent  à  1 1  000  tonnes  le  maximum  que  l'on  ne 
devait  pas  dépasser,  et  l'insuffisance  de  ce  tonnage  empêcha 
de  donner  à  ces  bâtiments  toute  la  valeur  offensive  et  défensive 
que  comportait  la  situation  d'alors.  Une  méthode  plus  intelli- 
gente fut  appliquée  lors  de  l'établissement  du  progranime 
de  1900  :  le  déplacement  de  i4  5oo  tonneaux  fut  adopté,  non 
a  priori,  mais  comme  le  résultat  des  exigences  de  l'attaque  et  de 
la  défense.  Enfin,  aujourd'hui,  on  admet  a  priori  que  le  bâti- 
ment de  guerre  doit  avoir  un  énorme  déplacement  ao  000  ou 
26000  tonneaux;  on  demande  en  même  temps  une  vitesse 
d'au  moins  ai  nœuds.  Ces  données  étant  admises,  on  en 
déduit  quel  armement  pourra  porter  le  navire  avec  line  pro- 
tection suffisante. 

La  méthode  d'aujourd'hui  n'est  pas  plus  rationnelle  que  celle 
de  jadis  :  s'il  faut  subir  les  inconvénients  des  grands  dépla- 
cements, on  devra  s'y  résigner;  mais  ce  n'est  pas  ainsi  qu'à 
notre  avis  le  problème  doit  être  posé.  Le  bâtiment  de  combat 
est  destiné  à  réduire  au  silence  et  à  détruire  les  bâtiments  de 
combat  ennemis.  Tout  le  monde  est  en  ce  moment  d'accord 
que  ni  la  torpille,  ni  l'éperon,  ne  sont  en  mesure  d'atteindre 
ce  résultat  :  dans  un  combat  d'escadre  contre  escadre,  l'artil- 
lerie est  redevenue  la  reine  indiscutée  des  batailles.  Le  j*o- 
blème  se  pose  donc  d'une  façon  très  simple  :  le  bâtiment 
étant  une  batterie  de  canons  destinée  à  détruire  les  bâtimeilte 
similaires,  définissons  d'abord  le  nombre  et  le  calibre  des 
pièces  qui  doivent  constituer  cette  batterie. 


PROGRAMME     NAVAL  507 

Il  convient  de  bien  spécifier  que,  dans  rétablissement  du 
projet  d'un  bâtiment  mis  en  chantier  en  1909,  il  ne  peut  s'agir 
que  de  préparer  Tattaque  des  bâtiments  actuels,  en  service,  On 
construction  ou  en  projet.  L'évolution  de  la  construction 
navale  peut  amener  dans  deux  ans  des  conceptions  foutes 
différentes  de  celles  qui  s'imposent  aujourd'hui;  mais  si  nous 
obtenons,  à  l'aide  d'une  certaine  artillerie,  l'effet  nécessaire 
et  suffisant  qui  nous  permettra  de  combattre  tous  les  bâti- 
ments connus,  en  service  ou  en  projet,  il  n'y  a  aucun  intérêt 
à  faire  davantage  et  à  recourir  à  des  armes  inutilement  puis- 
santes; il  est  superflu  de  construire  aujourd'hui  le  bâtiment 
d'après-demain.  Les  bâtiments  de  combat  en  construction  sont 
tous  à  peu  près  conçus  d'après  les  mêmes  idées  et  dérivent  plus 
ou  moins  du  Dreadnoughi  anglais;  aussi  parait-il  suffisant, 
dans  notre  étude,  d'envisager  l'attaque  d'une  escadre  composée 
de  Dreadnought.  Tout  bâtiment  pouvant  combattre  utilement 
un  tel  navire  sera,  a  fortiori,  capable  de  se  mesurer  avec  tous 
les  bâtiments  plus  anciens  ou  plus  faibles. 

L'armement  principal  du  Dreadnought  se  compose  de  dix 
canons  de  3oB  millimètres  disposés  par  paires  en  cinq  tou- 
relles. Ces  canons  peuvent,  à  raison  de  deux  coups  à  la 
minute,  envoyer  des  projectiles  pesant  38B  kilogrammes, 
capables  de  perforer,  à  4  000  mètres,  une  épaisseur  de 
460  millimètres  d'acier  Krupp  et  chargés  d'un  poids  explosif 
de  35  kilogrammes.  Le  bâtiment  est  défendu  par  une  ceinture 
cuirasssée  ayant  au  centre  979  millimètres,  à  l'avant  i5a  mil- 
limètres et  à  l'arrière  101  millimètres.  La  partie  centrale  des 
œuvres  mortes  comprise  entre  les  tourelles  extrêmes  est  pro- 
tégée par  une  épaisseur  d'acier  Krupp  de  3o3  millimètres. 
Les  tourelles  sont  cuirassées  à  279  millimètres.  Un  pont 
cuirassé  règne  de  bout  en  bout  au-dessus  de  la  ceinture.  Les 
canons  à  tir  rapide  de  petit  calibre,  au  nombre  de  vingt-sept, 
sont  disposés  soit  sur  le  toit  des  tourelles,  soit  dans  une 
batterie  non  protégée  qui  s'étend  dans  la  partie  centrale  du 
bâtiment. 

Trois  moyens  s'offrent  pour  réduire  un  bâtiment  de  cette 
espèce  :  s'attaquer  au  bâtiment  lui-même,  forcer  au  silence 
son  artillerie,  ou  enfin  annihiler  le  personnel  en  le  réduisant 
à  l'incapacité  de  conduire  le  navire  et  de  servir  les  canons. 


568  LA     REVUE     DE     PARIS 

Le  premier  mode  est  sans  aucun  doute  le  plus  séduisant  et 
le  plus  complet  :  un  «  coup  heureux  »  de  3o5  ouvrant  à  la 
flottaison  une  vaste  brèche  est  capable  de  faire  chavirer  le 
bâtiment  en  quelques  minutes.  Ce  «  coup  heureux  »  n'a  rien 
d'invraisemblable,  d'autant  plus  que  la  diminution  du  blindage 
aux  extrémités  rend  possible  non  seulement  la  perforation, 
mais  le  défoncement  de  la  ceinture,  suivis  de  l'explosion  du 
projectile  et  de  l'ouverture  d'une  brèche  d'autant  plus  dange- 
reuse que  la  marche  du  navire  favorisera  l'introduction  de 
l'eau.  Mais  ce  genre  d'attaque  ne  peut  réussir  qu'avec  des  pro- 
jectiles de  gros  calibre  agissant  surtout  par  leur  masse;  c'est 
manifestement  cette  tactique  qui  a  inspiré  la  conception  des 
Dreadnought, 

S'attaquer  directement  à  l'artillerie,  c'est-à-dire  aux  tou- 
relles, est,  avec  des  projectiles  lourds,  un  problème  plus  diffi- 
cile :  la  cible  constituée  par  la  tourelle  est  très  faible,  et  l'expé- 
rience du  Sujfren  a  montré  qu'un  projectile  de  rupture  était 
inefficace  contre  une  tourelle  bien  établie.  Il  semble  donc  que 
la  tourelle  ne  peut  être  attaquée  qu'indirectement  en  détruisant 
les  parties  voisines  du  navire,  c'est-à-dire  les  superstructures 
qui  l'entourent,  et  qui,  démolies  à  coups  de  projectiles, 
viendront  encombrer  le  voisinage  des  tourelles  et  pourront  les 
immobiliser.  Aussi  le  développement  exagéré,  sur  les  bâti- 
ments français,  des  superstructures,  des  châteaux,  des  passe- 
relles, est  particulièrement  dangereux.  11  suffit  de  considérer 
une  photographie  de  nos  cuirassés  pour  voir  TefTet  que  pro- 
duirait l'effondrement  du  mât  militaire.  La  moitié  de  l'artil- 
lerie serait  immobilisée.  Cet  accident  faillit  arriver  au  Césare- 
vitch  pendant  la  journée  du  lo  août. 

Reste  le  troisième  mode  d'attaque.  En  écrasant  le  bâtiment 
sous  une  pluie  de  projectiles  explosifs  qui  répandent  à  la  fois 
l'incendie  et  Tasphyxie  et  qui  empêchent  à  bord  toute  ma- 
nœuvre, on  rend  la  résistance  nulle  et  on  permet  l'attaque  à 
faible  distance  qui,  par  la  torpille  ou  le  canon,  fera  disparaître 
le  navire.  Cette  tactique  fut  celle  des  Japonais;  mais  elle 
n'apparut  nettement  qu'à  la  bataille  de  Tsou-shima.  A  la 
rencQntre  dite  du  lo  août,  un  fait  très  particulier  se  pro- 
duisit qui  a  induit  en  erreur  toutes  les  Amirautés  :  les  projec- 
tiles japonais  étaient   mal  amorcés  et  éclataient  au  moindre 


PROGRAMME     NAVAL  669 

obstacle;  ceux  qui  touchaient  Teau  éclataient  au  contact  de 
Feau.  En  même  temps,  le  tir  manqua  entièrement  de  préci- 
sion. Les  bâtiments  russes  reçurent  peu  de  projectiles*,  et 
ceux-ci  firent  peu  d'effet.  On  se  hâta  de  conclure  à  l'ineffica- 
cité des  projectiles  contre  les  cuirassements  et  à  la  nécessité, 
pour  réduire  les  navires,  de  les  attaquer  uniquement  à  l'aide 
de  gros  calibres.  C'est  cette  manière  de  voir  qui  conduisit  sans 
aucun  doute  à  la  conception  anglaise  du  Dreadnought. 

Mais  l'année  suivante,  à  Tsou-shima,  les  Japonais  avaient 
amélioré  à  la  fois  l'amorçage  de  leurs  projectiles  et  la  justesse 
de  leur  tir.  Us  écrasèrent  en  quelques  instants  la  flotte  russe 
sous  une  pluie  de  projectiles  explosifs  de  tous  calibres  :  au 
bout  de  quelques  instants,  tout  brûlait  à  bord;  le  personnel 
était  asphyxié  ou  incapable  du  moindre  effort;  les  gaz  délétères, 
aspirés  par  les  manches  d'aspiration,  avaient  été  porter  la  mort 
jusque  dans  les  fonds  du  bâtiment.  L'amiral  Roldjestvensky 
dit  dans  son  rapport  :  ((  Le  plus  grand  ennemi  du  vaisseau  de 
ligne  est  la  nappe  de  feu  que  produit  l'explosion  incessante 
des  projectiles.  Nous  n'avions  que  peu  de  bois  à  bord,  mais  la 
peinture  flambait  et  nos  vaisseaux  étaient  environnés  de 
flammes.  » 

D'après  le  rapport  du  commandant  du  .Césarevitch,  «  vingt- 
quatre  heures  après  le  combat,  beaucoup  A'hommcs  se  plai- 
gnaient encore  d'étourdissements ,  de  vertiges,  pertes  de 
mémoire  et  maux  de  tête,  sans  avoir  de  blessures  apparentes  ». 
Deux  matelots  furent  tués  par  les  gaz  d'un  obus  japonais 
éclatant  sur  une  des  tourelles  de  3o5.  L'ingénieur  itahen, 
Lorenzo  d'Adda,  qui  visita  YOrel  quelques  jours  après  sa 
reddition,  constate  que  les  tourelles  étaient  intactes  au  milieu 
d'un  monceau  de  ruines;  mais,  d'après  les  dires  des  officiers 
russes,  la  chaleur  dégagée  par  les  obus  explosifs  éclatant  contre 
les  parois  des  tourelles  avait  forcé  les  hommes  à  les  aban- 
donner. Le  lieutenant  Séménof  du  Souvaroin  raconte  : 

Ce  n'étaient  pas  des  projectiles  qui  éclataient  sur  les  ponts,  mais 
des  mines  entières.  Elles  explosaient  sur  le  premier  objet  qu'elles 
rencontraient  sur  leur  course.   Un    étai  de  cheminée  suffisait  pour 

I.  he  Césarevitch  reçut  douze  coups  de  3o5;  on  estime  que  sept  cents 
coups  lui  furent  envoyés. 


570  LA     REYUB     DE     PARIS 

provoquer  Texplosion.  Les  tôles  des  parois  du  navire,  les  super- 
structures sur  le  pont  supérieur  étaient  transformées  par  l'explosion 
en  débris  qui  blessaient  et  tuaient  les  hommes. 

Là-dessus  la  chaleur  développée;  les  flammes  se  répandant  par- 
tout; les  matériaux  difficilement  inflammables  comme  des  hamacs 
et  les  sacs  des  hommes,  entassés  en  plusieurs  couches  sur  le  pont, 
serrés  et  arrosés  d'eau,  flambaient  tout  à  coup  et  brûlaient.  Par 
moments,  on  ne  pouvait  rien  voir  à  travers  les  jumelles,  tant  les 
images  étaient  troublées  par  les  vibrations  de  Tair  brûlant. 

...  Je  regarde  autour  de  moi.  Quelle  désolation!  Des  kiosques  en 
flammes,  des  ruines  fumantes,  des  cadavres.  Pour  l'extinction  de 
l'incendie,  il  y  avait  encore  dos  hommes;  mais  le  matériel  faisait 
défaut  :  des  manches  en  toile  brûlaient  comme  de  l'amadou. 
A  deux  heures  vingt,  la  tourelle  de  iSa  arrière  dut  cesser  le  feu  :  le 
personnel  suffoquait  sous  l'action  de  la  chaleur  et  de  la  fum&.  Les 
passerelles  et  la  chambre  des  cartes  étaient  en  feu,  en  sorte  que  Tunique 
issue  du  blockhaus  rempli  de  fumée  était  le  tube  cuirassé  conduisant 
au  poste  inférieur  central  de  commandement.  C'est  par  là  que  pas- 
sèrent   l'amiral,  son    chef  d'état-major  et  roflicier    de  navigation. 

La  catastrophe  de  Vléna  nous  a  donné  en  France  une  dou- 
loureuse confîrniation  des  récits  des  officiers  russes  :  nous 
avons  su  les  eflets  des  teriipératures  énormes,  développées  par 
les  gaz  de  Fexplosion  :  là  aussi,  les  peintures  brûlaient,  et  nous 
avons  constaté  les  dégâts  causés  par  un  incendie  dû,  non  pas 
à  la  combustion  à  Tair  libre  du  bois  ou  du  linoléum,  mais  à 
la  combustion  de  tous  les  matériaux  léchés  par  des  flammes  à 
plus  de  2  000  degrés.  C'est  un  phénomène  bien  connu,  mais 
sur  lequel  l'attention  des  marins  et  des  ingénieurs  n'était  pas 
appelé,  ou  plutôt,  marins  et  ingénieurs  avaient  négligé  les  ensei- 
gnements de  Texpérience,  car,  dans  des  essais  faits  en  Angle- 
terre en  1900,  essais  dans  lesquels  le  Majestic  avait  tiré  sur  le 
Belle-Isle  des  projectiles  de  162  chargée  à  la  lyddite,  la  chaleur 
développée  dans  les  tourelles  de  Belle-Isle  au  moment  du  choc 
des  projectiles  avait  été  telle  que  des  fils  de  cuivre  avaient 
fondu,  sans  qu'aucun  projectile  ait  pénétré  directement! 

On  reconnaîtra  donc,  que  pour  éteindre  le  feu  de  rartillerie 
et  désemparer  un  navire,  il  n'est  pas  besoin  d'autre  chose  que 
de  l'accabler  sous  une  pluie  de  projectiles  explosifs,  qui  brûlera, 
asphyxiera  et  démoralisera  le  personnel  :  le  bâtiment  lui- 
même  ne  sera  plus  qu'une  épave  hors  d'état  de  se  défendre  et 
de  se  mouvoir. 


PROGRAMME    NAVAL  b^l 

En  résumé,  nous  pouvons  envisager  l'attaque  du  Dreadnoaght 
soit  avec  des  projectiles  dits  de  rupture  ou  de  semi-rupture,  c'est- 
à-dire  capables  de  pénétrer  ou  de  défoncer  les  cuirasses,  soit  à 
l'aide  de  projectiles  explosifs  dirigés  contre  le  personnel  et  les 
superstructures.  Quel  sera  le  calibre  de  ces  divers  projectiles? 

Pour  les  premiers,  il  n'est  pas  douteux  que,  leur  effet  de 
défoncement  étant  proportionnel  à  leur  masse  et  à  leur  vitesse, 
le  calibre  le  plus  élevé  sera  à  préférer. 

Dans  le  cas  des  projectiles  explosifs,  une  autre  considé- 
ration doit  intervenir,  celle  de  l'efficacité  du  tir;  il  ne  suffit 
pas  d'envoyer  un  projectile;  il  faut  que  ce  projectile  arrive 
au  but.  On  doit  donc  faire  intervenir,  —  ce  qui  est  de 
toute  première  importance,  —  la  rapidité  du  tir  et  sa  pré- 
cision. Il  faut  se  garder  de  croire,  en  effet,  que  le  tir  à  la 
mer  donne  des  résultats  très  précis.  L'erreur  que  l'on  commet 
dans  l'appréciation  des  distances,  les  variations  journalières 
de  la  poudre  *,  de  légères  différences  dans  le  poids  du  projec- 
tile, les  erreurs  d'appréciation  dans  l'intensité  et  la  direction 
du  vent,  dans  la  direction  et  la  vitesse  du  but,  les  défauts  du 
pointage,  les  mouvements  du  navire  interviennent  pour  dimi- 
nuer la  justesse  du  tir. 

Il  faut  mesurer  la  distance  au  moyen  du  télémètre  ;  appré- 
cier la  vitesse  et  la  direction  du  vent,  ainsi  que  les  autres  cor- 
rections à  faire;  définir  la  hausse  et  la  dérive  à  employer; 
pointer  et  envoyer  le  coup  :  en  évaluant  l'erreur  probable 
commise  dans  chacune  de  ces  mesures,  de  ces  appréciations 
et  de  ces  opérations,  on  est  en  mesure  de  prévoir,  à  l'aide  du 
calcul  des  probabilités,  l'erreur  probable  totale.  Si  on  suppose 
un  canon  de  164,7  tirant  à  4 000  mètres,  Terreur  probable 
en  hauteur  est  de  g  mètres,  et  en  portée  de  i35  mètres  :  le 
coup  isolé  correspond  à  un  tir  non  réglé.  Si,  à  la  suite  de  ce 
premier  coup,  on  apporte  peu  à  peu  les  corrections  voulues, 
le  tir  devient  réglé,  c'est-à-dire  que  le  point  de  chute  moyen 
coïncide  avec  le  centre  du  but  :  la  moitié  des  coups  tombe 
à  une  distance  de  ce  point  inférieure  à  un  chiffre  que  Ton 
désigne  sous  le  nom  d'écart  probable   :   à  4  000  mètres,  cet 

I.  En  supposant  une  poudre  pratiquement  homogène  et  non,  malheureu- 
sement, la  poudre  en  usage  dans  la  marine  françiiise. 


573  l'A     REVUE     DE     PARIS 

écart  probable  est,  pour  un  canon  de  164,7,  ^®  ^  "^-  9  ^'^ 
hauteur  et  de  26  mètres  en  portée. 

C'est  cet  écart  probable  après  réglage  qui  est  donné  par  les 
tables  de  tir  :  on  voit  quelle  erreur  grave  on  commet  quand 
on  raisonne,  pour  un  coup  isolé  avant  réglage,  sur  les  chiffres 
donnés  par  les  tables  :  l'écart  en  portée  de  i35  mètres  avant 
réglage  se  réduit  à  a6  mètres  après  réglage. 

Ces  chiffres  nous  dispensent  d'insister  sur  l'importance  du 
réglage  du  tir.  En  partant  de  données  analogues,  le  calcul 
des  probabilités  permet  de  calculer  les  chances  d'atteindre 
une  cible  constituée  par  un  panneau  de  100  mètres  de  long 
sur  8  mètres  de  haut.  Sans  réglage  du  tir,  cette  probabilité 
est  de  18  p.  100  à  4 000  mètres;  après  réglage,  elle  est 
de  77  p.  100;  c'est-à-dire  que  sur  cent  coups  envoyés,  dix- 
huit  toucheront  le  but  dans  le  premier  cas,  et  soixante-dix- 
sept  dans  le  second.  Notons  en  passant,  que  cette  probabi- 
lité après  réglage  qui  est  de  soixante-dix-sept  à  4  000  mètres 
tombe  à  quarante-deux  à  6000  mètres.  Ce  simple  rapproche- 
ment montre  combien  rapidement  l'augmentation  de  la  distance 
multiplie  les  chances  de  non-louchés. 

On  sait  comment  en  pratique  s'exécute  le  réglage  du  tir  : 
on  cherche  par  des  tirs  successifs  à  «  encadrer  le  but  »  entre 
des  coups  alternativement  courts  et  longs,  de  plus  en  plus 
rapprochés. 

Mais  cette  opération,  très  aisée  à  terre  ou  sur  un  but  fixe, 
est  délicate  à  la  mer  en  guerre  :  l'observation  des  points  de  chute 
est  très  difficile;  les  coups  longs  sont  masqués  par  le  but; 
les  coups  «  au  but  »  se  confondent  avec  les  coups  tirés  par 
l'adversaire.  En  même  temps,  le  but  se  déplace  :  avec  les 
vitesses  modernes  dépassant  16  nœuds,  deux  bâtiments  qui  se 
croisent  ont  une  vitesse  relative  de  plus  de  70  kilomètres  à 
l'heure  :  donc  la  distance  du  but  varie  de  plus  de  i  kilomètre 
par  minute.  L'évolution  et  les  changements  de  route  modifient 
les  corrections  dues  au  vent.  Le  problème  déjà  très  complexe 
lorsqu'un  bâtiment  unique  tire  sur  un  bâtiment  isolé  devient 
inextricable  si  une  escadre  tire  sur  une  escadre  :  comment, 
lorsque  le  navire  de  tête  est  le  but  désigné  à  toute  une 
escadre,  chaque  bâtiment  reconnaîtra- t-il  les  points  de  chute 
de  ses  propres  projectiles? 


PROGRAMME     NAVAL  678 

On  a  raconté  qu'à  Tsou-shima,  les  Japonais  s'étaient  bornés 
à  exécuter  un  tir  continu  sans  se  préoccuper  de  régler  le  tir  en 
hauteur  et  qu'ils  se  rapprochaient  des  hàtiments  russes 
jusqu'à  ce  que  la  gerbe  totale  tombât  sur  ceux-ci  :  le  rensei- 
gnement n'a  pas  été  confirmé,  mais  n'a  rien  d'invraisemblable. 

On  se  rendra  compte  d'après  ces  explications  que  le  tir  exige 
deux  opérations  bien  distinctes  :  l'une,  qui  est  à  proprement 
parler  le  réglage  du  tir,  c'est-à-dire  la  fixation  des  éléments  du 
pointage;  la  deuxième,  qui  est  le  pointage  lui-même.  La  pre- 
mière est  exécutée  par  l'officier  de  tir  qui  apprécie  la  distance 
et  la  vitesse  du  but,  le  vent,  etc.,  et,  tenant  compta  de  tous  ces 
éléments,  fixe  la  hausse  et  la  dérive  :  la  deuxième  est  entre  les 
mains  du  chef  de  pièce  qui,  après  avoir  donné  la  hausse  et  la 
dérive  indiquées,  est  chargé  de  viser  le  but  et  d'envoyer  le 
coup.  On  conçoit  qu'un  mauvais  réglage  rend  illusoire  la  per- 
fection du  pointage,  et  qu'inversement  l'insuffisance  des 
canonniers  rend  inutiles  les  soins  apportés  pour  le  réglage  : 
lorsque  le  but  n'est  pas  atteint,  il  est  très  difficile  de  préciser 
si  la  responsabilité  en  incombe  à  l'officier  ou  au  pointeur.  C'est 
pourquoi,  pour  la  formation  des  pointeurs,'  se  préoccupe-t-on 
d'éliminer  les  erreurs  dues  au  réglage  :  on  exécute  ce  qu'on 
appelle  les  tirs  d'appréciation.  Au  lieu  de  prendre  un  but 
éloigné  et  de  dimensions  réelles,  on  prend  un  panneau  de 
petite  dimension,  placé  à  une  distance  connue  et  rapprochée  : 
la  trajectoire  étant  très  tendue  au  départ,  si  le  but  n'est  pas 
atteint,  c'est  uniquement  par  suite  de  faute  de  pointage. 

Mais  trop  souvent  on  attribue  à  ces  tirs  (T appréciation  une 
valeur  absolue  :  si  on  a  mis  90  p.  100  de  projectiles  dans 
une  cible  de  10  mètres  placée  à  5oo  mètres,  on  conclut  qu'on 
aurait  également  envoyé  90  p.  100  dans  une  cible  de  100  mètres 
placée  à  5  000  mètres.  Il  y  a  là  une  erreur  grossière,  qui  ne 
tient  aucun  compte  du  réglage  et,  en  réalité,  suppose  résolu  le 
problème  le  plus  complexe. 

Sans  doute,  lorsqu'il  s'agit  de  tirs  d'exercice,  c'est-à-dire  de 
tirs  sur  un  rocher,  ou  sur  un  panneau  dérivant,  ou  sur  une 
vieille  coque  de  navire  abandonnée  en  mer,  on  peut  régler  le 
tir  d'un  bâtiment  en  marche  :  on  connaît  alors  la  position  du 
but  et  on  peut  tracer  la  route  du  bâtiment  tireur.  Mais  dans 
un  tir  de  guerre,  il  n'y  faut  pas  songer.  Jamais  on  ne  pourra 


574  LA     REVUE     DE     PABIS 

considérer  le  tir  comme  réglé  :  la  probabilité  du  toucher  sera 
donc,  non  celle  des  tables  de,  tir,  mais  celle  d'un  coup  isolé. 
Le  nombre  des  coups  au  but  tombera  dans  la  proportion  de 
80  p.  100  à  ao  p.  100. 

L'histoire  des  dernières  goerros  maritimes  confirme  cette 
manière  de  voir.  Lors  du  bombardemenl  d'Alexandrie  par  la 
flotte  anglaise,  le  Monarch,  le  Pénélope,  et  YIrmincible  étaient 
embossés  à  i  100  mètres  du  fort  Méa,  le  Téméraire  à 
3  aoo  mètres,  et  V Inflexible  à  3  55o  mètres.  Tous  ces  bâtiments 
lancèrent  ensemble  cinq  cents  projectiles  de  gros  calibre  et 
trois  cent  quarante-quatre  projectiles  de  petit  calibre;  pas  un 
canon  égyptien  ne  fut  démonté  et  on  releva  dans  la  batterie  la 
trace  de  deux  atteintes  seulement.  Le  jour  du  désastre^  de  la 
flotte  espagnole  à  Santiago,  les  Américains  se  Uvrèrent  à  une 
poursuite  qui  ressemblait  à  un  tir  d'exercice,  caries  Espagnols 
ne  répondaient  pas  :  ils  firent  ujie  consommation  énornae  de 
projectiles;  ils  prirent  soin,  au  lendemain  de  la  bataille,  de 
relever  exactement  le  nombre  des  atteintes  ;  il  ne  dépassa  pas  le 
nombre  de  3  p.  100.  A  Chemulpo,  le  Varyag,  attaqué  à  une 
distance  variant  de  8  3oo  à  4  600  mèti*es,  a  reçu  huit  obus  sur 
cent  quatre-vingt-dix-sept  envoyés,  soit  4  p.  100.  Dans  la 
bataille  du  10  août,  le  Césarevitch  fut  exposé,  à  3  5oo  mètres, 
au  feu  de  dix  bâtiments  japonais  ;  ceux-ci  firent  une  telle  con- 
sommation de  projectiles  qu'ils  étaient  sur  le  point  d'aban- 
donner la  lutte  au  moment  où  la  flotte  russe  se  dispersa  ;  or  le 
Césarevitch  porte  la  trace  de  douze  coups  *.  Lorsque  VOrelse 
rendit  le  lendemain.de  Tsou-shima,  on  releva  l'effet  de  trente- 
trois  projectiles  ;  il  avait  été,  pendant  plusieurs  heures,  le  but 
de  toute  l'escadre  japonaise. 

Les  Amirautés  européennes  ont,  pendant  longtemps,  dédaigné 
la  précision  du  tir.  On  admettait  comme  hors  de  discussion 
que  les  batailles  navales  se  livreraient  à  petites  distances  et 
on  avait  recherché  une  vitesse  initiale  des  projectiles  con- 
sidérable, donnant  une  trajectoire  très  tendue.  Les  correc- 
tions de  tir  étaient,  par  ce  fait,  très  réduites  :  on  pou- 
vait considérer  que  l'on  tirait  à  bout  portant.  Le  faible 
résultat  du  tir  des  Américains  à  Santiago  n'avait  pas  ému  les 

I.  On  cslimc  que  sept  cents  coups  avaient  été  tirés  sur  lui. 


PROGRAMME     NAVAL  b']5 

Amirautés  européennes;  elles  s'étaient  contentées,  dans  leur 
orgueil  de  vieilles  puissances  maritimes,  de  remarquer  que  les 
équipages  américains  étaient  médiocres  et  médiocremeni  ins- 
truits. Quand  les  succès  des  Japonais  forent  connus,  on  voulut 
trouver  quelque  explication  au  désastre  si  complet  des  Russes  : 
au  lieu  de  Tattribuer  à  Tinsuffisance  de  leur  préparation,  on 
crut  en  voir  la  cause  dans  un  tir  remarquablement  précis  des 
Japonais  à  grande  distance.  La  légende  des  tirs  précis  à 
6  ooo  mètres  s'établit,  et,  sur  la  foi  de  cette  légende,  toutes  les 
Amirautés  se  mirent  à  travailler  le  tir  à  grande  distance.  Après 
la  guerre,  on  constata  que  les  tirs  efficaces  avaient  eu  liçu 
entre  a  ooo  et  4  ooo  mètres.  Mais  Teffet  était  produit  :  à 
l'heure  actuelle,  le  tir  à  grande  distance  est  la  principale 
préoccupation  de  nos  écoles  de  tir. 

On  sait  quels  progrès  les  Anglais,  sous  la  direction  de 
Tamiral  Percy  Scott,  ont  réalisés  dans  cet  ordre  d'idées.  Tout 
récemment,  ils  ont  fait  un  tir  réel  à  5  ooo  mètres  sur  un  vieux 
bâtiment,  le  Hero  :  deux  cuirassés  modernes,  le  Hibernia  et 
le Britannia,  lancèrent  cent  trente  projectiles;  il  y  eut  vingt- 
huit  touches.  C'est  un  très  brillant  résultat.  Mais  il  ne  faut  pas 
oublier  que  le  but  était  immobile  et  que  Ton  n'avait  pas  l'émo- 
tion du  combat.  Dans  un  tir  de  guerre,  neuf  ou  dix  projectiles 
tout  au  plus  auraient  atteint  le  but.  On  dira  sans  doute  que 
nous  exagérons  l'inefficacité  du  tir.  Chaque  jour,  les  journaux 
spéciaux  nous  citent  de  très  brillants  résultats  de  tirs  à  la  mer. 
Récemment,  on  rendait  compte  des  tirs  du  Dreadnoughi  :  «  Si 
la  cible  avait  représenté  la  section  d'un  cuirassé,  sur  quarante 
coups  tirés  avec  des  obus  de  rupture,  vingt-neuf  auraient 
touché  directement  la  coque;  avec  des  obus  ordinaires,  trente- 
sept  des  quarante  projectiles  auraient  fait  trente-sept  centres 
de  destruction.  En  fait,  le  Dreadnoughi  peut  mettre  au  but,  en 
huit  minutes,  trente-sept  obus  de  3qo  kilogrammes,  en  mar- 
chant à  quatorze  ou  quinze  nœuds,  à  une  distance  de 
6  8oo  mètres.  » 

Il  est  probable  qu'il  s'agit  ici  d'un  tir  d'appréciation,  mal 
interprété  ainsi  que  nous  l'avons  exposé  plus  haut.  S'il  n'en 
est  pas  ainsi,  nous  dirons  simplement  que  les  tirs  sont  exécutés 
dans  des  conditions  qui  n'ont  rien  de  comparable  à  celles  du 
combat. 


576  LA     REVUE     DE     PARIS 

Ce  trop  long  exposé  nous  conduit  à  cette  conclusion  que, 
pour  atteindre  un  résultat  utile,  il  faut  envoyer  beaucoup  de 
projectiles;  donc,  disposer  d'une  artillerie  nombreuse  et  à  tir 
rapide.  Le  vainqueur  sera  celui  qui  réglera  le  plus  vite  son  tir 
et  qui,  dès  ce  moment,  pourra  envoyer  non  pas  le  plus  grand 
poids  de  projectiles,  mais  le  plus  grand  nombre  de  projectiles. 
Un  projectile  moyen  qui  arrive  fait  plus  de  mal  qu'un  projec- 
tile puissant  qui  tombe  à  Feau. 

Or  la  démoralisation  d'un  équipage  s'obtiendra  par  l'effet, 
non  pas  de  quelques  coups  isolés,  mais  du  grand  nombre  de 
coups  qui  multiplieront  à  bord  les  démolitions,  les  incendies  et 
les  asphyxies.  C'est  pourquoi  nous  pensons  qu'il  faut  employer 
le  canon  da  calibre  le  plus  élevé  à  tir  réellement  rapide. 

Mettons  en  présence  un  Dreadnought,  disposant  en  belle  de 
huit  canons  de  3o5  tirant  deux  coups  à  la  minute,  et  un  cui- 
rassé tirant  en  belle  quatre  canons  de  3o5  et  douze  canons  de 
16/4,7  ^  ^^^^  coups  par  minute.  En  cinq  minutes,  une  cible  de 
100  mètres  de  long  sur  8  mètres  de  haut  placée  à  [\  000  mètres 
aura  reçu  du  premier  vingt  projectiles  de  3o5  et  du  second 
dix  projectiles  de  3o5  et  cinquante-quatre  de  16/4,7.  ^^^ 
chiffres  supposent  que  le  bâtiment  tireur  ne  roule  pas.  Ils 
devraient  être  réduits  de  moitié  dans  le  cas  contraire.  Et  Témo- 
tion  du  combat  les  diminue  encore,  dans  une  très  forte  mesure 
la  précision  du  tir  :  en  faisant  cette  réduction  à  5o  p.  100, 
nous  sommes  certainement  optimiste. 

Les  programmes,  qui  ne  s'embarrassent  de  rien,  ont  décidé 
d'étendre  le  tir  rapide  non  plus  au  seul  calibre  moyen,  mais 
également  au  fçros  calibre  :  on  exige  maintenant  deux  coups 
par  minute  pour  le  3o5,  trois  coups  pour  le  a^o.  Les  marchés 
pour  la  fourniture  des  tourelles  des  nouveaux  cuirassés  fran- 
çais, type  Voltaire,  exigent  un  tir  rapide  d'une  durée  de  cinq 
minutes,  à  raison  de  trois  coups  par  minute.  L'ingéniosité  de 
nos  artilleurs  et  de  nos  ingénieurs  résoudra  peut-être  le  pro- 
blème. Mais  trouvera-t-on  des  canonniers  ayant  une  force 
physique  et  morale  telle  qu'ils  seront  en  mesure  de  tirer  avec 
sang-froid,  en  cinq  minutes,  trente  coups  de  canon  de  3^0  mil- 
limètres? Pour  réaliser  un  tir  réellement  rapide,  il  faut  des- 
cendre aux  moyens  calibres  :  il  convient  de  ne  pas  dépasser 
164,7  »  peut-être  même  faudrait-il  allerjusqu'à  i5o millimètres. 


PROGRAMME    NAVAL  677 

Nous  prévoyons,  dans  toute  cette  discussion,  Femploi  du 
canon  de  164,7  :  à  la  vérité,  il  y  aurait  intérêt  à  adopter  le 
calibre  de  i5o  millimètres;  car  le  poids  du  projectile  de  164,7 
est  trop  considérable  pour  que  sa  manœuvre  à  bras  soit  facile 
et  la  charge  de  poudre  exige  l'emploi  de  deux  gargousses.  Le 
canon  de  i5o  permet  un  tir  réellement  rapide  d'au  moins 
huit  coups  à  la  minute,  tandis  que  le  i64i7  atteindra  difficile- 
ment cinq  coups.  Mais  le  i5o  n'existe  pas  dans  Tartillerie  de 
marine  française  :  raisonnons  donc  sur  le  matériel  existant. 

Une  autre  considération  importante  est  à  faire  valoir  au 
profit  des  calibres  moyens  :  le  roulis,  qui  augmente  les  chances 
d'erreurs  du  tir,  diminue  la  rapidité  de  tir  ;  sur  l'ancien  Saint- 
Louis,  par  un  roulis  de  10*,  la  rapidité  de  tir  était  réduite  de 
près  de  5o  p.  100  et  cette  réduction  est  plus  grande  pour 
les  gros  calibres  que  pour  les  calibres  moyens.  Si  Ton  reprend 
la  comparaison  précédente,  le  Dreadnought,  en  cinq  minutes, 
ne  tirera  que  quarante  coups  :  il  mettra  moins  de  cinq  projec- 
tiles au  but;  son  adversaire  mettra  au  but  dans  les  mêmes 
conditions,  deux  projectiles  et  demi  de  3o5  et  vingt  projectiles 
de  164,7.  Un  Dreadnought,  attaqué  par  fort  roulis,  par  un 
bâtiment  armé  d'artillerie  moyenne,  serait  donc  en  mauvaise 
posture  :  il  pourrait  être  réduit  par  un  croiseur  cuirassé  qui 
serait  bien  servi. 

Dans  toute  cette  discussion,  nous  n'avons  fait  intervenir  que 
le  nombre  de  coups  au  but;  mais  en  réalité,  ce  qui  importe, 
ce  n'est  pas  de  toucher,  c'est  de  produire  un  effet  destructeur. 
Or  les  projectiles  dits  «  de  rupture  »,  projectiles  massifs  con- 
tenant une  faible  charge  d'explosifs,  ne  pénètrent  les  blindages 
que  s'ils  se  présentent  sous  une  incidence  déterminée,  sinon 
ils  ricochent  ou  éclatent  à  la  surface,  sans  produire  de  sérieux 
dégâts  :  en  supposant  des  projectiles  arrivant  de  tous  les  points 
de  l'horizon,  seuls  sont  efficaces  ceux  compris  dans  un  angle 
de  3o°  de  part  et  d'autre  de  la  normale,  soit  un  tiers  seulement. 
D'où  une  nouvelle  source  de  réduction  de  l'efficacité  du  tir 
du  projectile  plein.  La  marine  française  recherche  un  projectile 
pouvant  à  la  fois  servir  de  projectile  de  rupture  et  de  projec- 
tile explosif  :  c'est  le  projectile  de  <(  demi-rupture  »,  qui  a 
tous  les  défauts  des  demi-mesures.  Il  est  contre  les  blindages 
épais  d'une  efficacité  moindre  que  les  projectiles  de  rupture; 

[er  JuÎQ  igo8.  9 


578  LA      REYUE     DE     PARIS 

surtout  il  contient  une  charge  d'explosif  insuffisante  :  i3  kilo- 
grammes pour  le  3o5,  alors  que  lès  projectiles  anglais  de  même 
calibre  en  renferment  35  kilogrammes. 

Un  tel  projectile  ne  saurait,  à  notre  aris,  être  adopté  que  si 
des  expériences  de  tir,  non  au  polygone,  mais  sur  des  bâtiments 
ont  démontré  son  efficacité.  Qu'il  s'agisse  d'ailleurs,  de  ce 
projectile  ou  d'un  autre,  des  essais  pratiques  s'imposent  tou- 
jours :  jamais  il  n'en  a  été  fait  dans  la  marine.  On  approvi- 
sionne nos  escadres  de  projectiles  en  réalité  inconnus  :  on 
ignore  également  l'effet  des  projectiles  sur  les  navires.  On 
dépense  des  millions  à  la  légère;  mais  on  hésite  à  consacrer 
quelques  centaines  de  mille  francs  à  des  expériences  indispen- 
sables aux  études  des  ingénieurs  et  des  artilleurs  et  nécessaires 
pour  donner  à  nos  officiers  confiance  dans  le  matériel  qu'ils 
emploient.  Nous  ne  pouvons  pas  rester  dans  l'état  d'incerti- 
tude et  d'inquiétude  où  nous  sommes  aujourd'hui;  des  expé- 
riences s'imposent  :  la  catastrophe  de  Vléna  nous  en  fournit 
les  moyens.  h'Iéna,  remis  à  flot,  constituera  la  plus  belle  et 
la  plus  intéressante  des  cibles,  qui  nous  permettra  à  la  fois 
d'apprécier  l'efficacité  de  nos  projectiles  et  de  déterminer  les 
mesures  à  prendre  pour  nous  protéger  de  projectiles  analogues. 

Nous  avons  été  dupes  des  mots.  L'  «  unité  de  calibre  »  et 
r  «  unité  de  projectiles  »  sont  devenues  la  ((  grande  idée  »  de 
nos  réformateurs.  Sans  doute,  il  est  vain  de  prétendre  avoir 
des  projectiles  exactement  appropriés  aux  divers  obstacles 
qu'ils  rencontrent,  car  on  ne  connaît  qu'un  but  général,  et  on 
ne  peut  préciser  si  ledit  projectile  atteindra  une  cuirasse  ou 
des  superstructures.  Si,  pour  détruire  les  superstructures  et 
annihiler  le  personnel,  un  projectile  explosif  de  moyen  calibre 
suffit,  il  faut  recourir  à  ce  moyen  calibre.  Et  si,  pour  atteindre 
le  bâtiment  lui-même,  le  gros  calibre  est  indispensable,  il  faut 
se  résigner  au  gros  calibre*.  Mais,  quoique,  depuis  la  guerre 
russo-japonaise,  l'efficacité  des  projectiles  explosifs  ait  été 
mise  hors  de  doute,  nous  ne  possédons  pas  encore  en  France, 
le  projectile  à  explosif  analogue  à  celui  qui  a  valu  aux  Japonais 
la  victoire  de  Tsou-shima  :  nos  projectiles  de  demi-rupture 
ne  portent  qu'une  trop  faible  charge. 

I.  Il  faut  ajouter  que,  pour  bombarder  les  villes,   un  projectile  spécial 
présente  des  avantages,  ne  serait-ce  qu'au  point  de  vue  du  prix. 


PROGRAMME    NAVAL  679 

Il  est  indispensable  que,  sans  perte  de  temps,  nous  soyons 
en  mesure  de  munir  nos  bâtiments  de  projectiles  plus  puis- 
sants :  le  projectile  allongé  à  quatre  calibres,  le  projectile 
connu  en  Angleterre  sous  le  nom  de  «  commonshell  »,  nous 
donnerait  un  obus  à  explosif  contenant  environ  36  kilogrammes 
de  lyddite  pour  le  3o5  et  8  kilogrammes  pour  le  164,7. 

Avec  de  tels  projectiles,  l'avantage  sera  incontestablement 
au  moyen  calibre,  grâce  à  son  tir  rapide.  Le  Dreadnought 
mettra  en  cinq  minutes  au  but  vingt  projectiles  contenant  cha- 
cun 35  kilogrammes  d'explosifs,  soit  en  tout  700  kilogrammes 
de  lyddite  :  notre  bâtiment,  mettant  au  but  dix  projectiles 
de  3o5  et  cinquante-quatre  de  164,7,  projettera  782  kilo- 
grammes d'explosifs.  Avec  un  armement  de  six  canons  de 
3o6  et  de  vingt-quatre  canons  de  i5o,  la  masse  totale  d'ex- 
plosifs reçue  par  l'adversaire  serait  en  cinq  minutes  de  plus 
de  I  000  kilogrammes. 

Pour  rester  dans  les  probabilités  vraies  de  la  guerre,  rédui- 
sons ces  chiffres  de  80  p.  100  :  le  premier  bâtiment  aura 
envoyé  i4o  kilogrammes  d'explosifs  utiles,  le  deuxième 
i56  kilogrammes  et  le  troisième  aoo  kilogrammes.  Rien  ne 
vaut  l'éloquence  de  ces  chiffres  pour  établir  que  le  moyen 
calibre  s'impose  du  fait  de  l'emploi  de  projectiles  à  explosifs. 

En  résumé,  l'armement  du  navire  de  combat  doit  permettre 
d'annihiler  le  personnel  par  l'attaque  à  l'aide  de  projectiles 
explosifs  :  c'est  par  leur  nombre,  plus  que  par  la  puissance  de 
chacun  d'eux,  qu'on  atteindra  ce  résultat.  Donc,  contre  le 
personnel,  on  recourra  au  calibre  moyen  :  nous  pensons  qu'il 
faut  adopter  le  calibre  de  164,7.  —  ^®  plus,  il  faut,  en  anni- 
hilant le  personnel,  chercher  en  même  temps  à  atteindre  le 
navire  lui-même  :  le  gros  calibre  y  pourvoira  :  nous  choi- 
sissons le  plus  gros  calibre  actuel,  le  3o5,  sans  nous  dissi- 
muler qu'un  calibre  supérieur  ne  serait  pas  sans  présenter  des 
avantages. 

Reste  à  fixer  le  nombre  et  la  répartition  de  chacun  des  types 
de  canons.  Dans  l'armée  de  terre,  on  peut  fixer  le  nombre  des 
canons  d'une  batterie  sans  se  préoccuper  du  sol  sur  lequel  évo- 


58o  LA.     REVUE     DE     PARIS 

luera  cette  batterie  :  les  seules  conséquences  qui  découlent  du 
nombre  des  canons  sont  celles  qui  concernent  le  personnel,  le 
ravitaillement,  le  nombre  des  attelages.  Sur  mer,  la  batterie 
est  attachée  à  sa  plate-forme;  cette  plate-forme  doit  être  pro- 
tégée; elle  doit  se  mouvoir  à  grande  vitesse;  lorsqu'on  a  fixé 
le  nombre  des  canons,  tant  de  moyens  que  de  gros  calibres,  et 
lorsqu'on  s'est  imposé  les  dispositions  adoptées  pour  la  pro- 
tection, ainsi  que  les  conditions  de  vitesse,  le  déplacement 
résulte  d'une,  simple  addition.  Mais  encore  faut-il  que  cette 
addition  conduise  à  des  chiffres  acceptables,  à  la  fois  au  point 
de  vue  technique  et  au  point  de  vue  financier.  Le  problème 
du  nombre  des  pièces  ne  peut  donc  pas  se  poser  sans  examiner 
les  répercussions  sur  le  déplacement  :  nous  supposerons,  dans 
tout  ce  qui  suit,  que  les  différents  types  de  bâtiments  envisagés 
sont  établis  dans  les  mêmes  conditions  de  protection  et  de 
vitesse  et  ne  diffèrent  entre  eux  que  par  Tartillerie. 

La  répartition  de  l'artillerie  doit  être  la  conséquence  de  la 
tactique  de  combat  que  Ton  adoptera.  Si  on  se  propose,  dès 
que  le  tir  devient  possible,  de  couvrir  l'ennemi  de  projectiles 
moyens  qui  paralyseront  le  personnel,  puis  d'attaquer  le  bâti- 
ment lui-même  à  l'aide  de  la  grosse  artillerie,  on  peut  concevoir 
que  ces  deux  phases  du  combat  soient  exécutées  à  l'aide  d'ins- 
truments différents.  Il  n'est  pas  défendu  d'envisager  qu'une 
division  de  combat  se  composerait  de  trois  navires;  deux 
d'entre  eux  seraient  chargés  uniquement  de  moyenne  artillerie 
et  entreraient  les  premières  en  action,  puis  un  troisième  bâti- 
ment, armé  de  gros  calibres  et  tenu  en  réserve,  n'entrerait  en 
ligne  qu'après  le  premier  choc  et  s'attaquerait  au  bâtiment 
déjà  paralysé. 

De  même  on  peut  imaginer  une  escadre  composée  de  trois 
divisions,  dont  deux  de  moyenne  artillerie  et  une  de  grosse 
artillerie.  Il  n'est  pas  douteux  qu'une  pareille  escadre,  entraînée 
par  un  chef  ayant  une  tactique  nettement  offensive,  aurait 
une  efficacité  singulière  ;  mais  si  un  pareil  dispositif  a  des 
avantages  marqués  dans  une  tactique  franchement  offensive, 
servie  par  la  supériorité  soit  du  nombre  des  navires,  soit  du 
tir,  il  est  inférieur  au  point  de  vue  défensif.  Le  bâtiment 
attaqué  par  un  adversaire  l'accablant  de  la  puissance  de  son 
tir  rapide  trouvera  dans  quelques  canons  de  gros  calibre  la 


PROGRAMME    NAVAL  58l 

possibilité,  à  Taide  d'un  «  coup  heureux  »,  de  rétablir  ses 
chances  de  victoire. 

Aussi,  quels  que  soient  les  avantages  de  ne  posséder  sur 
un  même  bâtiment  qu'un  calibre  unique,  pensons-nous  qu'il 
n'y  a  pas  lieu  de  s'écarter  de  la  tradition  et  qu'il  convient  de 
réunir  sur  un  même  navire  une  batterie  de  grosse  et  une 
batterie  de  moyenne  artillerie . 

La  batterie  de  gros  canons  se  composera  au  minimum  de 
quatre  pièces,  en  deux  tourelles  doubles,  l'une  à  l'avant, 
l'autre  à  l'arrière  ;  on  disposera  ainsi  d'une  bordée  de  quatre 
coups  par  le  travers,  avec  une  vitesse  de  tir  de  deux  coups  à 
la  minute;  soit  huit  coups.  Quant  à  la  batterie  d'artillerie 
moyenne,  on  ne  saurait  descendre  au-dessous  du  chiffre  de 
dix-huit  canons,  qui  est  précisément  celui  des  cuirassés  type 
Patrie  :  les  cuirassés  de  ce  type  sont,  au  point  de  vue  du 
calibre  et  du  nombre  des  pièces,  très  judicieusement  conçus; 
ils  constituent,  sous  un  déplacement  de  i5  ooo  tonnes,  et  pour 
un  prix  de  4^  millions,  le  minimum  du  bâtiment  de  combat 
moderne. 

En  prenant  ce  point  de  départ,  on  peut  augmenter  l'impor- 
tance de  l'armement,  en  ne  se  limitant  que  par  les  considérations 
de  déplacement  et  de  prix. 

Avec  un  déplacement  et  un  prix  voisin  de  ceux  de  la  série 
Voltaire  (19  000  tonnes,  55  millions),  l'armement  pourrait  être 
constitué  :  soit  de  six  canons  de  3o5  dans  l'axe  et  de  dix-huit 
canons  de  i6/i,  soit  de  quatre  canons  de  3o5  et  de  vingt-quatre 
canons  de  l6^;  soit,  si  on  créait  le  calibre  de  i5o,  de  six  canons 
de  3o5  et  de  vingt-quatre  canons  de  1 5o  millimètres.  En  augmen- 
tant encore  le  déplacement  et  le  prix,  on  réaliserait  avec  21  000 
tonneaux  et  60  millions  un  armement  de  huit  canons  de  3o5  et 
de  vingt-quatre  canons  de  164,7.  Enfin,  on  peut  envisager  des 
bâtiments  de  tonnage  encore  plus  élevé;  avec  25 000  tonnes 
et  70  millions,  on  pourrait,  non  sans  difficultés  il  est  vrai, 
armer  un  navire  de  douze  canons  de  3o5  et  de  vingt-quatre 
canons  de  164,7. 

Comment,  entre  ces  différents  types,  déterminer  le  choix 
auquel  il  convient  de  s'arrêter.»^ 


582  L^     REVUE     DE     PARIS 


# 
*    * 


Il  n'est  pas  douteux  que  six  cuirassés  de  25  ooo  tonnes,  met- 
tant en  ligne  soixante-douze  canons  de  3o5  et  cent  quarante- 
quatre  canons  de  164,7,  présentent  une  énorme  supériorité  sur 
six  cuirassés  de  1 5  000  tonnes  portant  vingt -quatre  canons  de 
3o5  et  cent  huit  canons  de  i64»7.  ^^^  1^  dépense  est  dans  le 
premier  cas  de 420  millions,  dans  le  deuxième  de  252  millions  ;  le 
problème  militaire  se  complique  donc  d'un  problème  financier. 

Deux  systèmes  peuvent  être  mis  en  présence.  Le  premier 
fixerait  a  priori  la  somme  totale  à  consacrer  à  l'accroissement 
de  la  flotte  ;  si  on  dispose  de  420  millions,  préfère-t-on  six  cui- 
rassés de  25  000  tonnes,  ou  huit  de  19  000  tonnes,  ou  dix  de 
i5ooo  tonnes?  Nous  ne  pensons  pas  qu'il  faille  s'arrêter  à  ce 
concept  trop  théorique  :  il  est  plus  pratique  d'examiner  la 
question  en  tenant  compte  à  la  fois  de  la  situation  du  budget 
de  la  marine,  de  la  puissance  de  production  de  l'industrie 
française  et  de  la  durée  des  constructions  navales  en  France. 

Nous  mettons  cinq  ans  à  construire  des  bâtiments  que  l'Al- 
lemagne exécute  en  trois  ans  et  l'Angleterre  en  deux  ;  cela  tient 
beaucoup  plus  à  la  déplorable  organisation  de  nos  services 
qu'à  l'impuissance  de  notre  industrie.  Une  des  causes  princi- 
pales est  le  souci  d'  «  étaler  »  la  construction  sur  un  grand 
nombre  d'exercices  pour  réduire  la  dépense  annuelle  :  les  com- 
missions du  budget  et  le  Parlement,  tout  en  prescrivant  impé- 
rativement la  construction  en  quatre  ans  des  cuirassés  type  Vol- 
taire, l'entravent  en  maintenant  le  chiffre  des  dépenses  annuelles 
de  constructions  neuves  au-dessous  de  cent  vingt  millions. 
Dans  de  semblables  conditions,  la  durée  de  la  construction  est 
proportionnelle  au  tonnage  des  bâtiments,  et  si  trois  ans  suf- 
fisent pour  des  bâtiments  de  1 5  000  tonnes,  cinq  ans  deviennent 
nécessaires  pour  des  bâtiments  de  25  000  tonnes. 

Or,  dans  l'état  actuel  de  l'Europe,  il  serait  criminel  de  mettre 
un  programme  au  chantier  sans  se  préoccuper  avant  tout  de  la 
date  de  son  achèvement.  Au  jour  du  combat  six  cuirassés  de 
i5  000  tonnes  en  service  sont,  quelle  que  soit  leur  valeur  mili- 
taire, supérieurs  à  six  cuirassés  de  2  5  000  tonnes  en  chantier. 


PROGRAMME     NAVAL  583 

En  améliorant  quelque  peu  notre  système  administratif  et  sur- 
tout en  ne  décidant  les  mises  en  chantier  que  lorsque  les  plans 
seront  terminés  et  à  Tabri  de  toute  discussion,  nous  sommes  en 
mesure  de  construire  en  France,  en  trois  ans,  un  cuirassé  de 
â5ooo  tonnes.  S'il  s'agissait  de  construire  simultanément  six 
bâtiments  de  ce  tonnage,  nos  ressources  industrielles,  surtout 
en  ce  qui  concerne  la  fourniture  des  blindages,  seraient  peut- 
être  insuffisantes  ;  mais  la  commande  d'un  deuxième  lot  de  trois 
bâtiments  en  1909,  loin  de  dépasser  les  forces  de  nos  industries 
métallurgiques,  leur  assurerait  au  contraire  un  travail  continu 
et  leur  permettrait,  au  fur  et  à  mesure  de  l'avancement  des  cui- 
rassés type  Voltaire,  d'éviter  tout  licenciement  de  personnel. 

Examinons  quelles  seraient  les  conséquences  budgétaires 
de  ce  nouveau  programme.  Au  budget  de  la  marine  pour 
l'année  1908,  la  part  attribuée  aux  constructions  neuves 
est  de  108  millions  en  1908,  atteint  lao  millions  en  1909  et 
1910  et  retombe  à  80  millions  en  191 1  et  à  i  600000  en  1912* 
Un  programme  exécuté  comme  nous  venons  de  le  dire,  c'est- 
à-dire  voté  et  commandé  en  1908,  mis  en  chantier  en  1909  et 
1910  et  terminé  moitié  au  i"  janvier  191 2,  moitié  au  i^*"  jan- 
vier 191 3,  devra  être  payé  sur  les  exercices  1909  à  191 3;  si 
on  limite  à  1 20  millions  l'effort  annuel  attribué  aux  constructions 
neuves,  il  reste  disponible  : 

En  1909 o  franc. 

En  1910 o    — 

En  19 II /|0  millions. 

Enigia 118       — 

En  1913 120       — 

soit  en  tout  278  millions. 

Sur  ce  chiffre,  il  convient  de  réserver  environ  75  millions 
pour  les  bâtiments  de  flottille,  torpilleurs,  contre-torpilleurs, 
sous-marins  :  c'est  donc  à  200  millions  que  se  réduit  la  somme 
disponible,  avec  le  budget  actuel,  pour  exécuter  un  nouveau 
programme.  Ce  chiffre  correspond  à  un  prix  unitaire  de  33  mil- 
lions, très  inférieur  au  prix  (4  2  millions)  dé  nos  cuirassés  type 
Patrie  et  montre  qu'on  ne  saurait  envisager  un  nouveau  pro- 
gramme sans  admettre  une  forte  augmentation  de  la  dotation 
budgétaire  de  nos  constructions  neuves.  Cette  augmentation 


584  LA     REVUE     DE     PARIS 

sera  annuellement  de  lo  millions  800000  francs,  si  nous 
construisons  des  cuirassés  de  i5ooo  tonnes;  de  26  millions, 
si  nous  contruisons  des  cuirassés  de  19000  tonnes;  Sa  mil- 
lions Aooooo  francs,  si  nous  construisons  des  cuirassés  de 
ai  000  tonnes;  44  millions  4ooooo  francs,  si  nous  construi- 
sons des  cuirassés  de  26  000  tonnes. 

Sans  doute,  dans  Tétat  actuel  de  l'Europe,  aucun  de  ces 
chiffres  ne  dépasse  les  forces  contributives  de  la  France,  mais 
ils  sont  des  minima;  car  il  n'est  pas  douteux  qu  après  le  pro- 
gramme actuel,  un  nouveau  programme  s'imposera,  alors 
qu'il  ne  restera  jusqu'en  191 4  aucune  disponibilité  pour  des 
mises  en  chantier  nouvelles.  11  est  d'une  sage  politique  de 
ménager  nos  ressources,  de  façon  à  être  en  mesure  d'amorcer 
en  191 1  la  mise  en  chantier  de  nouvelles  unités.  Il  y  a  là,  à 
notre  avis,  une  raison  majeure  de  limiter  le  tonnage  des  nou- 
veaux bâtiments  au  minimum  de  ce  qui  est  compatible  avec 
une  sérieuse  offensive. 

Une  autre  raison,  non  moins  grave,  de  nous  abstenir  des  ton- 
nages exagérés  est  que  le  bâtiment  de  guerre  ne  constitue  pas 
toute  la  marine  :  pour  assurer  son  entretien  et  sa  réparation,  il 
faut  des  arsenaux,  des  ports,  des  bassins  de  radoub.  Or  déjà  nos 
arsenaux  sont  en  retard  ^ur  notre  flotte;  nous  n'avons  pas  les 
bassins  de  radoub  suffisants  pour  nos  cuirassés  type  Patrie. 
Aurons-nous,  à  l'achèvement  des  Voltaire,  les  moyens  de  les 
recevoir  et  de  les  réparer?  Il  y  a  là  une  raison  majeure  de  ne 
dépasser  le  tonnage  des  Voltaire  que  si  la  nécessité  s'en  impose 
absolument. 

Faut-il  ajouter  que  la  mégalomanie  n'est  pas  sans  danger  dans 
la  construction  des  navires  de  guerre.  L'accroissement  des 
dimensions  rend  le  bâtiment  moins  manœuvrable  ;  or,  la  facilité 
d'évolution  est,  sur  le  champ  de  bataille,  la  meilleure  défense 
contre  les  torpilles.  Le  tirant  d'eau  exagéré  rend  dangereuse  la 
navigation  dans  certains  parages.  En  revanche,  un  plus  grand 
déplacement  assure  une  meilleure  tenue  à  la  mep  et  permet,  par 
mauvais  temps,  d'utiliser  plus  longtemps  le  tir  de  l'artillerie. 
Toutefois,  au  delà  d'un  certain  chiffre,  ces  considérations  con- 
tradictoires perdent  une  partie  de  leur  importance  et  on  ne  sau- 
rait trouver  en  elles  des  arguments  définitifs  pour  la  fixation  du 
tonnage.  Enfin,  on  ne  doit  pas  s'occuper  seulement  des  coups 


PROGRAMME    NAVAL  585 

que  l'on  donne  ;  on  doit  prévoir  aussi  ceux  que  Ton  reçoit.  Si  au 
point  de  vue  offensif  il  peut  y  avoir  intérêt  à  grouper,  sur  une 
même  plate-forme  et  sôus  la  direction  d'un  seul  chef,  une  batterie 
aussi  nombreuse  que  possible,  il  ne  faut  pas  oublier  que  cette 
batterie  est  à  la  merci  d'un  ce  coup  heureux  »  de  torpille  ou  de 
canon.  Au  point  de  vue  des  risques  à  courir,  il  y  a  intérêt  à 
répartir  le  tonnage  total  d'une  flotte  entre  le  plus  grand  nombre 
possible  d'unités. 

Nous  concluons  à  fixer  à  19000  tonnes  le  déplacement  du 
nouveau  programme,  c'est-à-dire  à  nous  en  tenir  à  peu  près 
aux  dimensions  du   Voltaire, 

Si  moyennant  ces  dimensions  nous  pouvons  réaliser,  avec 
des  conditions  de  protection  et  de  vitesse  satisfaisantes, 
l'armement  de  quatre  canons  de  3o5  et  de  vingt-quatre  canons 
de  164,7,  ï^ous  ne  voyons  aucune  raison  de  pousser  le  ton- 
nage à  ai  000  tonnes,  ainsi  qu'il  en  a  été  question  jusqu'à 
ce  jour;  nous  limiterons  à  26  millions  le  supplément  de  cré- 
dits à  attribuer  chaque  année  à  nos  constructions;  de  plus 
nous  n'aurons  pas  à  envisager,  pour  nos  arsenaux  et  nos  ports, 
des  agrandissement  supérieurs  à  ceux  exigés  par  les  Voltaire. 


Au  canon,  faut-il  adjoindre  la  torpille  comme  arme  offen- 
sive du  cuirassé? 

Il  y  a  dix  ans,  tous  les  bâtiments  possédaient  un  certain 
nombre  de  tubes  lance-torpilles  placés  dans  les  batteries,  c'est- 
à-dire  non  protégés.  On  dut  reconnaître  que,  pendant  le 
combat,  les  torpilles  constituaient  un  véritable  danger  pour  le 
navire  qui  les  portait  :  en  fait,  dans  les  guerres  récentes,  on 
évita  de  placer  les  torpilles  dans  leurs  tubes  et,  peu  à  peu,  on 
supprima  les  tubes  dits  aériens.  Mais,  ne  voulant  pas  renoncer 
à  l'emploi  des  torpilles,  on  les  remplaça  par  des  appareils  de 
lancement  sous-marins,  appareils  lourds,  coûteux,  encom- 
brants et  d'un  fonctionnement  assez, médiocre.  Comme,  d'autre 
part,  les  distances  du  combat  paraissent  devoir  maintenir  è 
l'avenir  les  adversaires  hors  de  portée  des  torpilles,  il  semble- 
rail  normal  de  supprimer  entièrement  les  tubes  lance-torpilles. 


586  LA     REVUE     DE     PARIS 

A  cela  les  partisans  des  torpilles  font  valoir  que  les  torpilles 
nouvelles  ont  une  portée  de  3  ooo  mètres  ;  que  la  sûreté  de 
leur  tir  a  bénéficié  notablement  du  fait  de  leur  augmentation 
de  vitesse  qui  atteint  aujourd'hui  43  nœuds  à  i  ooo  mètres 
(soit  8o  kilom.  à  Tljeure).  Ils  envisagent,  non  le  tir  individuel, 
mais  le  tir  de  toute  une  escadre,  lançant  une  salve  sur  Tescadre 
adversaire  :  «  un  coup  heureux  »  annihilant  ainsi  un  navire 
n'a  rien  d'impossible.  Le  tir  individuel,  d'ailleurs,  peut  être  la 
suprême  ressource  d'un  bâtiment  désemparé  et  attaqué  à 
courte  distance. 

Aussi  paraît-on  décidé,  sur  les  nouvelles  constructions,  à 
conserver  les  tubes  lance-torpilles  sous-marins.  11  nous 
semble  que  le  danger  qui  a  conduit  à  la  suppression  des  tubes 
aériens  non  abrités,  n'existe  plus  le  jour  où  on  peut  les  placer 
derrière  une  cuirasse  de  200  millimètres.  Aussi,  sommes-nous 
d'avis  de  renoncer  aux  tubes  sous-marins,  mais  de  revenir  aux 
aériens  en  les  installant  avec  certaines  précautions  dans  le 
réduit  central. 

CHARLES     FERRA^D 

(A  suivre.) 


k 


TAINE' 

(notes    et    souvenirs) 


Nous  lui  rappelions  un  jour  un  mot  de  sa  jeunesse.  A  vingt- 
sept  ans,  critiquant  Read  et  Royer-CoUard,  il  disait  en  sub- 
stance :  Un  philosophe  ne  s'occupe  pas  des  effets  utiles  ou  mal- 
faisants de  la  vérité.  Il  n*est  fait  que  pour  analyser  et  raisonner. 
—  Mais  vous  êtes  marié?  lui  dit  Read.  —  Moi  ?  Point  du  tout  : 
bon  pour  Tanimal  extérieur  que  j'ai  laissé  à  la  porte.  —  Mais, 
lui  dit  M.  Royer-CoUard,  vous  allez  rendre  les  Français  révo- 
lutionnaires. —  Je  n'en  sais  rien ,  est-ce  qu'il  y  a  des  Français  ?  »  ■ 

Est  ce  qu'il  y  a  des  Français.^  L'auteur  des  Origines  n'en 
doutait  pas,  et  il  s'en  préoccupait  fort.  ((  Que  veux-tu  ?  répondit- 
il  simplement,  le  point  de  vue  change  avec  la  vie  ». 

Le  point  de  vue;  mais  dans  son  cas,  rien  d'autre.  Pour  la 
méthode,  les  idées  maîtresses,  il  n'admettait  pas  qu'elles  eus- 
sent varié.  En  effet,  dans  les  Origines,  même  déterminisme 
logique,  même  conception  des  causes,  des  <(  génératrices  »,  que 
dans  les  Philosophes  Classiques  et  VEssai  sur  Stuart  Mill,  — 
de  la  race,  des  moments  et  des  milieux  que  dans  Isl  Littérature 
Anglaise,  —  de  l'esprit  humain  et  de  l'instabilité  de  ses  équili- 
bres que  dans  V Intelligence,  C'est  toujours  le  procédé  mono- 

I.  Voir  la  Uevue  des  i"  et  i5  mai. 
î.  Phiîosoplics  classiques  y  p.  37. 


588  LA     REVUE     DE     PARIS 

graphique,  documentaire,  et  la  construction  psychologique  des 
personnages.  Ses  portraits  du  Jacobin,  de  Danton,  de  Robes- 
pierre, de  Bonaparte,  vérifient,  comme  chacun  de  ses  Essais  de 
critique  et  (Thistoire,  l'idée  qu'une  âme  est  un  groupe  lié,  un 
système  de  faits  et  facultés  qui  dépendent  les  uns  des  autres. 
C'est  ce  groupe,  dans  sa  forme,  dans  l'ordre  et  la  hiérarchie  de 
ses  connexions  intérieures,  c'est  sa  loi  qu'il  s'agit  de  décrire, 
—  de  décrire  en  dehors  du  temps,  en  cherchant  cette  portion 
durable,  essentielle,  du  type  ou  de  l'individu  qui  fait  l'unité 
de  ses  manifestations  changeantes  et  commande  toute  la 
courbe  d'un  devenir.  Ainsi  considérée  dans  l'abstrait,  une  cer- 
taine forme  d'âme  ou  d'esprit  est  une  cause  qui  agit  d'un  bout 
à  l'autre  d'une  vie,  parfois  bien  au  delà  d'une  vie  et  sur  de 
vastes  collections  d'hommes.  Or,  dans  les  Origines,  non  moins 
que  dans  la  Littérature  Anglaise,  Taine,  avant  tout  philosophe, 
cherchait  des  causes,  et  la  structure  psychologique  d'un  Bona- 
parte lui  en  paraissait  une,  non  moins  remarquable  que  le  type 
général  d'esprit  qui  prévalait  en  France  au  xviii®  siècle  et 
qu'il  a  nommé  classique.  C'est  ce  que  ne  voient  pas  les  histo- 
riens qui  lui  reprochent  de  ne  pas  raconter.  «  Mon  but  n'est 
pas  l'histoire  narrative,  mais  l'exposé  des  forces  qui  produisent 
les  événements.  » 

Seulement  la  connaissance  des  causes  ne  lui  était  plus  une 
fin  dernière.  Derrière  celle-là,  il  en  cherchait  d'autres,  pratiques, 
Taine  ayant  entrepris  d'écrire  les  Origines  «  pour  payer  sa 
dette  )),  —  celle  que  chaque  homme  commence,  disait-il,  à 
contracter  envers  son  pays  dès  sa  naissance.  Jusque-là  physio- 
logiste pur,  que  les  seules  lois  et  fonctions  générales  de  la  vie 
intéressent,  il  abordait  un  cas  particulier  de  pathologie,  et  cela, 
non  par  curiosité  de  savant,  mais  avec  le  sentiment  d'un  devoir, 
avec  le  sentiment  direct,  humain,  fort  et  profond,  du  lien  qui 
l'attachait  à  la  pairie  malade.  Le  mal  de  la  France  remontait 
selon  lui  très  loin,  bien  au  delà  de  1789  :  ((  J'ai  commencé  par 
blesser  à  fond  les  royalistes  en  trouvant  le  chiffre  de  l'impôt 
direct  sous  l'ancien  régime,  les  81  pour  100  du  revenu  net,  extor- 
qués aux  paysans  par  les  taxes  royales,  seigneuriales,  ecclésias- 
tiques ».  Mais  depuis  1789  le  mal  était  évident.  Avec  ses 
révolutions  et  coups  d'État  périodiques,  ses  sauts  de  la  déma- 
gogie au  César  et  du  César  à  la  démagogie,  avec  ses  convul- 


TAINE  689 

sioDS  et  ses  mutilations  récentes,  sa  centralisation  excessive, 
l'anémie  de  sa  province  et  la  congestion  de  sa  capitale,  avec 
la  faiblesse  de  sa  natalité,  ses  inguérissables  discordes,  son 
inquiétude  permanente  du  lendemain,  avec  ses  crises  aiguës  et 
sa  souffrance  chronique,  la  France  ne  lui  semblait  pas  une 
nation  européenne  normale.  Comme  il  Taimait,  cette  France, 
on  en  peut  juger  par  les  mots  de  douleur  de  sa  correspon- 
dance au  cours  de  la  Guerre  et  de  la  Commune.  «  J'ai  Tâme 
comme  une  plaie...  Je  n'ai  pas  le  courage  d'écrire...  J'ai  le 
cœur  navré...  Nous  sommes  sur  la  roue  et  nous  attendons  le 
dernier  coup  de  barre...  J'ai  le  cœur  mort  dans  la  poitrine*.  » 
De  telles  tristesses  le  laissèrent  incurablement  pessimiste  à 
l'endroit  de  son  pays.  Dans  les  catastrophes  de  la  Guerre  et 
la  Commune,  il  ne  voyait  pas  les  malheurs  accidentels  que 
traverse  toute  nation,  mais  les  plus  récentes  manifestations 
d'un  vice  organique  dont  le  développement,  depuis  un  siècle, 
se  poursuivait  avec  des  arrêts,  des  reprises,  des  périodes  dis- 
tinctes, suivant  un  rigoureux  déterminisme.  De  ce  profond 
trouble,  il  tentait  de  reconnaître  la  nature  et  les  origines,  pour 


I.  La  note  suivante,  extraite  d'un  article  paru  en  janvier  1907  dans  la  Bévue 
d'Histoire  moderne  et  contemporaine,  peut  donner  idée  du  parti  pris  que 
certains  apportent  à  l'étude  de  Taine  et  de  son  œuvre,  c  Taine  acheta  une 
maison  à  Menthon  Saint-Bernard,  afin,  disait-il,  d'être  plus  près  de  la  fron- 
tière ».  Où,  quand,  à  qui  Taine  disait-il  cela,  c'est  ce  que  l'on  ne  nous 
apprend  pas.  Kemarquons  que  l'auteur  de  l'article  n'a  point  connu  Taine; 
ce  document  est  produit  par  un  historien  qui  reproche  à  l'auteur  des  Ori^ 
gines  l'insuffisance  de  sa  documentation. 

La  note  s'achève  par  l'accusation  suivante  :  c  Pendant  la  guerre,  quand 
il  quitta  devant  les  Prussiens  sa  maison  de  campagne  des  environs  de  Paris, 
il  la  recommanda  à  la  bienveillance  de  nos  vainqueurs  en  clouant  sa  carte 
de  visite  sur  la  porte  avec  ces  mots  :  H,  Taine,  membre  de  V Académie  de 
Berlin,  Un  grand  savant,  mort  aujourd'hui,  aimait  à  rappeler  ce  dernier 
trait  ». 

Il  est  probable  que  le  grand  savant  à  qui  on  prête  ce  mot  est  Berthelot. 
Berthelot  était  lié  avec  Taine  et  n'en  parlait,  me  dit  un  de  ses  fils,  qu'avec 
*  affection  et  respect.  Nous  sommes  ici  probablement  devant  un  racontar  de 
même  ordre  que  les  mots  malveillants  que  Ton  prête  à  Renan  sur  Berthelot 
lui-même,  et  dont  ceux  qui  connurent  Renan  savent  qu'ils  sont  impossibles. 
Pour  le  fait  même,  Taine  ne  possédait  point  de  maison  de  campagne  en  1871  : 
celle  qu'il  habitait  de  temps  en  temps  à  cette  époque  appartenait  à  son  beau- 
père.  Il  n'était  pas  membre  de  l'Académie  de  Berlin.  11  n'était  membre  ou 
correspondant  d'aucune  académie  allemande.  Il  fut  nommé  associé  étranger 
de  l'Académie  de  Munich  en  1881  et  docteur  honoris  causa  de  l'Université 
d'Heidelberg  en  août  1886. 


590  LA     REVUB     DE     PARIS 

conclure,  sinon  au  remède  —  il  n*y  croyait  pas,  —  du  moins 
au  régime  qui  permettra  de  ne  pas  trop  souffrir  et  de  durer  : 
«  seule,  la  longueur  du  temps  peut  refaire  une  constitution  ». 
A  cette  longue  recherche,  il  sacrifiait  le  grand  travail  sur  la 
Volonté  qu'il  avait  médité  depuis  Nevers  et  par  quoi  devait 
s'achever  sa  psychologie.  C'était  le  parti  pris  contraire  à  celui 
de  sa  jeunesse.  Au  Français,  au  citoyen  «  qui  tâche  d'être 
utile  »,  le  philosophe  à  présent  cédait  le  pas,  n'apparaissant 
que  pour  le  renseigner  et  le  conduire. 

C'est  bien  là  le  grand  trait  distinctif  de  sa  vieillesse.  Son  poini 
de  vue  n'est  plus  celui  de  la  science;  c'est  celui  de  la  vie.  La 
vie  même  nous  y  place,  à  mesure  que  pour  chacun  de  nous  elle 
avance  vers  son  terme.  De  la  jeunesse  à  Tâge  mûr,  notre  image 
du  monde  réel  continue  de  se  former,  celle  qui  commence  à 
s'assembler  dès  la  naissance  et  qui  fut  à  l'origine  si  vague  et 
dépourvue  de  signification.  C'est  de  la  société  ambiante,  de 
notre  groupe  humain  que  nous  prenons  alors  conscience.  Un 
jeune  homme,  tout  à  sa  découverte  du  monde,  aux  idées  et 
sensations  qui  l'enchantent,  n'a  pas  encore  senti  toutes  ses 
dépendances.  Avec  le  temps,  il  s'intègre.  D'année  en  année,  des 
devoirs  et  responsabilités  le  prennent  davantage,  l'obligeant  aux 
décisions  et  aux  actes,  à  la  considération  des  fins  et  des  moyens. 
Peu  à  peu  la  libre  perspective  de  possibilités  que  lui  était  la  vie 
s'est  changée  en  série  concrète  de  souvenirs  et  d'expériences  ;  la 
vie,  qui  s'est  réalisée  pour  lui,  lui  semble  plus  réelle  ;  elle  passe 
au  premier  plan  de  sa  pensée.  Il  peut  se  répéter  le  raisonnement 
qui  lui  montre  dans  la  perception  extérieure  une  hallucination 
vraie  :  ce  n'est  plus  le  caractère  hallucinatoire,  c'est  la  vérité 
de  sa  perception  qui  lui  importe.  On  peut  suivre  dans  les  quatre 
volumes  de  la  Correspondance  cette  interversion  graduelle  des 
valeurs.  Sans  doute,  dès  les  premiers,  il  est  visible  qu'un  Taine 
est  trop  bien  construit,  trop  fort  et  résistant,  trop  complète- 
ment et  virilement  homme  pour  céder  aux  influences  qui  déra- 
cinent ;  des  fibres  trop  sensibles  et  tenaces  l'attachent  à  autrui  : 
nul  sentiment  de  fils  pour  sa  mère  ne  fut  plus  profond  que  le 
sien;  nul  sentiment  d'ami  plus  tendre  que  celui  qui  l'unissait  à 
deSuckau,  plus  ferme  et  plus  grave  que  celui  qui  s'atteste  dans 
l'article  sur  Woepke.  Aussi  bien  la  conclusion  de  Graindorge, 
c'est  que  l'homme  est  puni  quand  il  s'isole.  Mais  si  la  personne 


TAINE  691 

du  maître  recevait  de  ces  appuis  naturels  quelque  chose  de  sa 
force  constante  et  de  son  équilibre,  jusqu'à  la  Guerre  sa  pensée 
restait  toute  spéculative. 

A  Tépoque  où  nous  Tavons  connu,  les  objets  de  cette  pensée 
étaient  devenus  principalement  pratiques.  11  approchait  de  la 
vieillesse;  il  était  chef  de  famille;  il  avait  charge  d'âmes.  A  la 
blessure  personnelle  que  lui  avait  été  la  blessure  de  la  France, 
il  avait  senti  que  son  être  se  continuait  dans  cette  France. 
Historien  non  plus  d'une  littérature  où  d'un  art,  mais  d'une 
société,  son  nouveau  travail  l'accoutumait  à  juger  les  hommes 
et  les  actes  suivant  les  services  rendus  à  cette  société.  Non 
content  des  liens  et  devoirs  ordinaires,  il  avait  voulu  s'en 
créer  d'autres,  s'attacher  à  une  petite  patrie  locale,  prendre 
part  à  ses  affaires,  entrer  dans  le  conseil  de  la  commune,  poser 
là  sa  demeure  principale  où  vivrait  après  lui  la  famille  qu'il 
avait  fondée,  et,  dans  l'espoir  d'y  mieux  fixer  ses  descendants, 
construire  tout  près  le  simple  tombeau  du  Roc  de  Chères  qu'il 
regardait  en  souriant  de  la  terrasse  de  Boringe.  On  peut  dire 
que  chez  le  Taîne  de  cette  époque  les  paroles  et  les  actes  de  la 
raison  pratique  démentaient  l'idéalisme  métaphysique  de  la 
pensée,  le  pessimisme  du  tempérament.  Avec  quel  sérieux, 
quel  souci  du  présent  et  de  l'avenir,  du  bien  et  du  mieux  pour 
les  siens,  pour  son  pays,  pour  les  hommes,  il  considérait  les 
réalités  humaines,  avec  quel  sens  de  la  vie,  de  ses  problèmes 
et  devoirs,  avec  quelle  antipathie  pour  ceux  qui  la  froissent  ou 
la  bafouent  I  Comme  il  conseillait  de  ne  pas  l'improviser  au 
jour  le  jour,  en  impulsif,  de  ne  pas  la  jouer  en  dilettante, 
mais  de  la  sérieusement  et  soigneusement  construire  1 

Souffrant,  en  général,  et  sans  espoir  pour  lui-même,  il 
n'aimait  plus  rien  que  les  formes  de  vie  et  de  santé,  les  équi- 
libres justes,  l'ordre  intérieur  qui  font  la  force  constante  et 
la  sérénité  de  la  créature.  Ce  sentiment  influait  sur  ses  idées 
de  l'Art  et  de  la  Science.  Il  lui  arrivait  maintenant  de  se 
demander  si  celle-ci,  à  laquelle  il  avait  tant  donné  de  lui-même, 
ne  contient  pas  un  principe  malfaisant,  antagoniste  des  illu- 
sions et  disciplines  nécessaires  à  la  vie.  ((  Nous  devrions  écrire 
en  latin  »,  disait-il  quelquefois,  en  songeant  aux  absurdes  ou 
néfastes  conséquences  que  l'on  tirait  des  idées  qu'il  avait 
enseignées.   Mais  à  la  Science  il  gardait  sa  foi,  en  se  disant 


bQ2  LA     REVUE     DE     PARIS 

qu'elle  n'çst  dangereuse  que  hâtive,  administrée  à  des  cerveaux 
de  demi  culture,  que,  complète,  bien  faite  et  bien  comprise,  eUe 
ne  peut  pas  ne  pas  être  le  grand  instrument  de  puissance  et  de 
civilisation.  Le  même  souci  de  la  vie  se  manifestait  dans  son 
esthétique.  De  plus  en  plus,  dans  l'œuvre  d'art  il  tenait  compte 
de  ce  qu'il  avait  appelé  le  degré  de  bienfaisance  du  caractère. 
S'il  n'avait  pas  tant  aimé  Musset  dans  sa  jeunesse,  si  vers 
1880  il  l'avait  lu  pour  la  première  fois  et  comparé  à  Tenny- 
son,  je  doute  que  son  jugement  eût  été  celui  qu'il  a  porté  dans 
la  Littérature  Anglaise  et  qu'il  eût  préféré  les  fièvres  et  les  san- 
glots de  Rolla  aux  calmes,  hautes  et  viriles  contemplations  du 
poète  anglais,  à  ses  pures  et  rigoureuses  expressions  de  stoïcisme. 
Mais  un  Musset  n'eut  que  la  fièvre.  Dans  la  littérature  de  1880, 
chez  les  successeurs  de  Baudelaire  et  des  Concourt,  il  sentait 
bien  aiitre  chose,  un  principe  de  dissolution,  la  profonde  maladie 
nerveuse,  manifestée  tantôt  par  la  langueur,  le  trouble, 
l'étrangeté  trop  pénétrante,  perverse  jusqu'au  sadisme  du 
sentiment,  tantôt  par  le  frissonnement  perpétuel  de  la  sensa- 
tion. Dans  les  formes  elles-mêmes,  dans  les  nouvelles  manières 
d'écrire,  il  distinguait  et  condamnait  un  élément  morbide.  La 
notation  dite  «  artiste  »,  avec  son  tapotage  de  couleurs,  ses 
décompositions  de  tons  et  ses  aspects  discontinus,  les  procédés 
qui  sacrifient  les  ^gnifications  radicales  à  de  fugitifs  effets 
tirés  de  l'apparence  des  mots,  de  leurs  rapprochements  inat- 
tendus, de  leurs  brefs  reflets  mutuels,  de  leurs  vagues  et 
mystérieuses  «  correspondances  »,  tout  cela  lui  déplaisait.  Il 
suivait  ces  recherches  avec  une  curiosité  d'artiste  et  de  profes- 
sionnel, mais  il  n'aimait  que  les  simples  et  fortes  démarches 
classiques,  les  suites  normales  et  liées  d'images,  la  domination 
de  la  grande  ligne  fondamentale  où  s'atteste,  au  lieu  de  l'instabi- 
lité de  l'être  et  de  son  éparpillement  dans  un  infini  d'impressions 
mobiles,  la  présence  coordinatrice  de  l'idée.  \J Iphigénie  en 
Tauride  de  Goethe,  la  Chartreuse  de  Stendhal,  Madame  Bovary 
de  Flaubert,  Terres  vierges  et  quelques  nouvelles  de  Tourgue- 
niev, c'étaient  là,  selon  lui,  les  sommets  de  l'art  au  xix*'  siècle.  A 
VIphigénie,  il  déclarait  devoir  sa  plus  grande  sensation  poétique. 
De  la  Chartreuse,  il  disait  sur  un  ton  de  confidence,  comme  pour 
parler  d'une  passion  intime  :  «  Je  donnerais  tout,  tout  ce  que 
j'ai  fait  pour  l'avoir  écrite.  Je  l'ai  relue  soixante  fois.  » 


TAINE  5^3 

Le  dernier  effort  de  sa  pensée  fut,  de  tous,  le  plus  directement 
pratique.  Dans  le  chapitre  sur  T Ecole,  par  où  commençaient 
à  s'achever  les  Origines,  il  ne  s'agit  de  rien  que  de  la  vie,  de 
la  préparation  à  la  vie  des  jeunes  générations  françaises.  Sur 
ces  pressants  problèmes  il  faisait  plus   que   réfléchir  :   lui- 
même  était  directeur  et  conseiller  '  de  jeunes  gens.  Maintenir 
intactes  les   énergies  de  l'esprit  et  de  la   volonté,  les   bien 
assembler   à  demeure,   en    synthèses    résistantes    contre   les 
secousses    de    l'émotion,    contre  les    dissolvantes   influences 
de  la    suggestion,   les    bien    fixer    à  quelque  idée   de   fond, 
modérer  les  sensibilités  dont  le  frémissement  trop  facile  jette 
Tâme  au  caprice  et  au  désordre,  les  prémunir  contre  la  maladie 
romantique  —  essors  du  désir  dans  le  vide  et  chutes  sou- 
daines dans  Fennni  et  le  dégoût,  poursuite  de  la  sensation 
véhémente  et  puis  mécontente  satiété  — ,  apprendre  au  jeune 
homme  à  ci  n'être  pas  difficile  en  fait  de  bonheur  )>,   bref,  le 
détourne^:  de  lui-même  et  l'adapter  à  la  vie,  laquelle  est  le 
plus   souvent   médiocre,    c'était    là    pour    lui   l'essentiel.   A 
cette  fin,  et  contre  toutes  les  causes  de  déséquilibre,  il  s'agissait 
de  bien  lester  le  jeune  esprit,  de  le  munir  de  vérités  positives 
et  bien  coordonnées,  qui  sont  des  aliments  de  pensée  et  ne  sont 
point  des  aUments  de  rêve,   de  le  dresser  à  la  précision  des 
idées,  à  la  rigueur  du  raisonnement,  à  la  méthode  de  quelque 
science,  à  la  discipline  d'analyse  qu'est  l'étude  du  latin,  et  cela 
en  évitant  à  l'enfant,  ce  qu'il  reprochait  à  Técole  française,  le 
surmenage  et  la  claustration,  en  le  maintenant  dans  son  milieu 
naturel,  en  lui  faisant  le  plus  tôt  possible  voir  de  ses  yeux  et 
toucher  de  ses  mains  les  choses  réelles,  et   spécialement  les 
objets  de  son  activité  future.  Surtout  il  importait  de  ne  pas 
l'obliger,  par  l'ingestion  mécanique  d'un  savoir  hors  de  pro- 
portion avec  ses  forces,  à  l'attitude  mentale  passive,  mais  de 
sauvegarder  la  partie    la  plus  précieuse  de   lui-même  :    ses 
énergies  propres,  le  ressort  personnel  de  sa  volonté,  ses  facultés 
d'initiative  et  d'invention. 

Soulignons  ces  derniers  mots.  Par  eux  s'exprimait  une  idée 
fondamentable,  invétérée  de  Taine,  et  qui  s'affirme  dès  ses 
premières  lettres.  Cette  idée,  qui  gouverna  toute  sa  vie,  toute 

I.  Voir  surtout  dans  le  IV«  volume  de  la  Correspondance  les  lettres  à 
madame  Poinsot. 

I"  Juin  1908.  iQ 


BgA  LA     REVUE     DE     PARIS 

sa  conception  de  la  vie,  tous  ses  jugements  sur  les  hommes  et 
les  sociétés,  c'est  que  l'individu  ne  vaut  que  selon  son  degré 
d'indépendance,  que  moins  il  aliène  de  sa  personne,  et  plus  il  est 
fier,  honorable,  heureux,  riche  en  forces  spontanées  qui  con- 
tribueront à  la  force  de  son  groupe.  Avant  tout,  qu'il  soit  maître 
absolu  de  sa  personne  étendue  par  tout  le  domaine  inviolable 
qu'il  a  peu  à  peu  conquis  au  cours  des  siècles  et  qui  comprend 
sa  vie  privée,  sa  propriété,  son  for  intérieur,  sa  conscience,  ses 
croyances  et  ses  opinions  I  De  ce  domaine-là,  on  sait  à  quel  point 
Taine  fut  jaloux,  avec  quelle  pudeur  et  quelle  rigueur  il  Ta 
défendu  contre  les  intrusions  de  la  curiosité.  A  se  réserver,  il 
mettait  le  même  soin  que  tant  d'écrivains  è  se  pubher.  Ce  senti- 
ment se  rattachait  à  celui  qui,  de  bonne  heure,  le  détourna  d'une 
carrière  de  fonctionnaire  pour  atteindre  à  la  pleine  indépendance 
de  ses  actes.  «  J'ai  eu  deux  idées,  nous  disait-il  quelquefois, 
avec  sa  sérieuse  simplicité,  et  comme  s'il  parlait  de  deux  trou- 
vailles comparables.  L'une,  théorique,  sur  la  classification  des 
faits  moraux  et  leurs  connexions  h  l'intérieur  d'un  groupe. 
L'autre,  pratique  :  réduire  au  minimum  les  besognes  de  gagne- 
pain  et  me  contenter  de  peu.  A  vingt-cinq  ans,  avec  une  heure 
d'enseignement  par  jour  et  ce  que  m'avait  laissé  mon  père, 
j'avais  le  reste  de  ma  journée  pour  suivre  ma  pensée,  et  les 
articles  que  j'écrivais  n'étaient  pas  alimentaires.  »  Ce  besoin  de 
quant  à  soi  et  de  liberté,  impérieux  et  primitif  chez  lui  comme 
un  instinct,  tenait  à  toute  sa  nature,  déterminant  son  idéal 
réfléchi  de  la  vie.  Dans  ses  théories  poUtiques  et  sociales,  la  part 
de  l'équation  personnelle  était  là. 

Ce  n'était  point  la  part  de  l'égoïsme.  Chez  Taine  le  sentiment 
de  l'individu  dérivait  du  sentiment  social.  Il  ne  concevait 
l'homme  qu'en  société.  «  C'est  une  abstraction,  disait-il,  un 
artifice  de  l'esprit  qui  le  détache  de  l'organisme  dont  il  n'est 
qu'une  cellule  et  le  pose  à  part.  De  fait  il  tient  à  toute  la  com- 
munauté où  il  a  son  être.  Il  ne  vit  que  par  elle  et  que  pour  elle.  » 
D'où  l'intérêt  de  la  communauté  à  le  maintenir  le  plus  vivant 
possible,  le  plus  capable  d'activités  efficaces,  à  stimuler  par 
conséquent,  plutôt  qu'à  comprimer  sa  volonté,  laquelle  n'est 
pas  en  lui  chose  impersonnelle,  simple  reflet  comme  l'intelli- 
gence, ((  mais  son  essence,  son  moi  »,  l'aboutissant  de  tout  son 
mouvement  de  vie,  «  la  chose  propre  qu'on  ne  peut  léser  sans 


TAINE  595 

léser  son  être  intime  ».  Plus  évidemment  encore  il  importe  à 
la  société  de  respecter  en  lui  ces  énergies-là  qui  la  servent  direc- 
tement et  que  Ton  peut  appeler  sociales,  les  tendances  naturelles 
par  lesquelles  il  s'agrège  à  d'autres  pour  agir  avec  eux,  dans 
un  intérêt  commun,  pour  une  œuvre  commune,  et  par  là 
former  ces  sociétés  secondaires  qui,  volontairement  entreprises, 
entretenues,  sont  les  organes  naturels  et  nécessaires  du  corps 
social.  L'individu  n'est  égoïste  que  dans  la  mesure  où  il  se 
refuse  à  ces  développements-là  de  lui-même,  et  si  c'est  l'État 
qui  les  lui  refuse,  c'est  l'Etat  qui  le  rend  égoïste.  Que  les  ingé- 
rences du  pouvoir  central  l'écartent  des  œuvres  collectives  et 
spéciales  —  de  science  ou  d'art,  d'éducation  ou  de  bienfaisance, 
d'agriculture  ou  d'industrie  — ,  qu'il  pourrait  concevoir,  créer, 
aider,  suivant  ses  aptitudes,  sa  compétence,  ses  conditions  et 
ses  moyens,  en  s'oubliant  pour  un  objet  qui  l'intéresse  et  le 
dépasse,  et  le  voilà  réduit  à  des  fins  immédiates,  personnelles  et 
viagères.  Sous  la  domination  de  l'État  universel,  qui  fabrique 
artificiellement  et  médiocrement  les  organes  spéciaux  que  les 
initiatives  privées  produiraient  naturellement,  spontanément  et 
bien,  il  n'y  a  plus  qu'individus  séparés,  enfermés  et  «  maintenus 
par  pression  mécanique  »  en  des  compartiments  rigides.  Leur 
faculté  congrégative  s'est  atrophiée;  socialement  ils  sont 
inertes,  et  si  la  pression  extérieure  qui  seule  les  maintenait 
vient  à  céder,  faute  de  liens  organiques  qui  les  assemblent  en 
groupes  naturels,  ils  tombent  à  l'anarchie.  De  longues  périodes 
d'apathie  coupées  par  des  révolutions,  voilà  leur  histoire. 

Aux  yeux  désenchantés  de  l'historien  des  Origines,  telle  était 
rKisloire  de  la  France  moderne.  «  Depuis  deux  cents  ans,  elle  a 
l'habitude  de  la  centralisation;  depuis  cent  ans,  de  l'insurrec- 
tion. ))  Le»  brusques  déséquilibres  révolutionnaires,  il  les  avait 
connus  en  i848  et  187 1  ;  la  compression  mécanique,  il  lavait 
constatée  et  môme  personnellement  subie  sous  l'Empire;  la 
stagnation  des  âmea  en  province,  il  l'avait  sentie  à  Vouziers, 
Nevers,  Poitiers,  plus  tard  au  cours  de  ses  voyages  en  France, 
et  de  tels  souvenirs  s'avivaient  au  contraste  que  leur  faisait  son 
expérience  d'un  autre  grand  pays  moderne.  L'Angleterre  l'avait 
impressionne  d'une  façon  décisive.  Il  y  voyait  un  régulier 
développement  historique,  des  institutions  non  fabriquées, 
mais  nées  au  cours  de  ce  développement,  non  imposées,  mais 


596  LA     REVUE     DE     PARIS 

fondées  sur  la  tradition  et  le  respect,  des  chefs  naturels  qui  ne 
sont  point  des  fonctionnaires,  de  libres  champs  ouverts  aux 
entreprises  de  l'individu,  à  ses  hautes  ambitions  désintéressées, 
une  riche  floraison  spontanée  d*œuvres  collectives,  et,  grâce  à 
une  forte  vie  locale  qui  proportionne  la  chose  publique  à  ce  que 
les  intelligences  peuvent  embrasser  et  comprendre,  un  vif  sen- 
timent de  la  chose  publique.  D'une  telle  société,  le  principe 
n'est  pas,  comme  en  un  pays  de  plébiscites  et  de  constitutions 
improvisées,  la  volonté  politique  consciente  dont,  seule,  en 
réalité,  une  petite  minorité  de  citoyens  est  capable,  mais  la 
volonté  profonde  et  latente  que  constitue  en  chacun  l'habitude, 
le  besoin,  le  devoir,  l'obéissance  au  prestige,  le  fait  d'être  né 
dans  un  certain  groupe,  la  tendance  à  y  rester,  le  sentiment 
vis-à-vis  de  ce  groupe  «  d'un  engagement  inné  ».  Tels  étant 
ses  éléments  spirituels,  une  telle  société  semblait  à  Taine  «  de 
type  énergique  »,  organiquement  liée,  vivace  parce  que  nourrie 
par  mille  fibres  vivantes  qui  l'attachent  au  sol,  en  sorte  que  si 
quelque  accident  emportait  «  la  cime  de  son  gouvernement  », 
elle  subsisterait  par  toutes  ses  racines.  Il  comparait  sa  France  ;  et 
quelle  en  était  sa  vision  bien  avant  qu'il  commençât  d'écrire  les 
Origines  y  c'est  assez  de  Graindorge  et  des  Carnets  de  Voyage 
pour  nous  l'apprendre.  A  Paris,  centre  unique,  sorte  de  cer- 
veau congestionné,  un  échauffement  malsain  et  fébrile,  l'afflux, 
au  détriment  du  reste  de  la  France,  des  éléments  de  vie  et 
d'action  qui  viennent  briller  et  se  consumer  là,  une  exagération 
de  dépense  et  de  travail,  l'âpre  mêlée  des  concurrences  ou  bien 
l'avide  poursuite  du  plaisir  et  de  l'excitation,  le  système 
français  rejetant  l'individu  sur  lui-même  en  confisquant  au 
profit  de  l'Etat  les  œuvres  collectives.  En  province  (la  province 
de  1860),  même  égoïsme,  mais  dans  le  ralentissement  général 
de  la  vie  :  des  villes  demi-mortes,  une  société  à  demi  dissociée, 
des  bourgeois  indigènes  qui  se  cantonnent  et  moisissent,  des 
fonctionnaires  étrangers,  amovibles,  provisoires,  qui  ne  rêvent 
qu'avancement  et  retraite,  s'acquittant  avec  langueur  des 
besognes  prescrites,  —  nulle  occupation  que  de  gérer  son  bien, 
cultiver  son  lopin  de  terre,  économiser,  ou  bien  la  routine 
d'une  «  place  »,  -^  nulle  distraction  que  le  café  ou  la  messe, 
les  querelles  de  cléricalisme  et  d'anticléricalisme,  et  chez  tous, 
en  l'absence  de  groupements  naturels,  adaptés  à  leur  expérience. 


TAINE  597 

à  lears  facultés,  et  produits  par  leurs  initiatives,  la  stérilisante 
sensation  de  faire  passivement  partie  d*un  système  immense, 
anonyme,  uniforme,  et  d'être  mécaniquement  administrés. 

Telle  était  chez  Taine  l'idée  générale  de  la  France  que  les 
impressions  et  observations  de  sa  jeunesse  avaient  commencé 
de  former.  Elle  était  achevée  depuis  longtemps  quand,  en  1872, 
il  traça  les  premières  esquisses  de  ses  Origines.  Elle  n'avait  pas 
changé  quand,  à  la  fin  de  sa  vie,  il  arrivait  aux  conclusions 
d'ensemble  d'une  si  longue  étude.  On  parlé  du  parti  pris  des 
Origines  :  il  n'y  eut  de  parti  pris  que  celui-là.  Voilà  l'intuition 
primitive  sans  quoi  le  Uvre  n'eût  pas  été  conçu.  Elle  réparai^ 
sait  à  la  fin  de  l'ouvrage,  et  comme  elle  en  avait  déterminé 
l'idée  directrice,  elle  en  déterminait  les  conclusions.  Etant 
donnée  la  constitution  intime  de  la  France  contemporaine,  le 
vice  profond  et  fatal  de  cette  constitution,  telle  que  Taine  la 
définit,  quelles  en  sont  les  raisons  explicatives?  —  c'était  la 
question  première.  Et  voici  la  réponse,  aboutissant  final  de 
toute  l'enquête.  Etant  domié  à  la  fin  du  xv!!!*"  siècle  le  total 
de  l'histoire  antérieure,  étant  donnés  à  ce  moment  telle  forme 
de  pensée  et  telle  doctrine  régnante,  puis  telles  séries  d'événe- 
ments et  de  situations,  tels  personnages  dominateurs,  notam- 
ment et  finalement  a  Napoléon  en  face  d'une  table  rase  avec 
son  besoin  de  faire  vite  et  son  égoïsme  viager  ig> ,  la  conséquence 
logique  est  la  constitution  intime  de  la  France  actuelle  avec  son 
vice  profond,  tous  deux  définis  exactement  comme  dans  la 
question,  question  et  réponse  supposant  le  même  jugement  sur 
la  France  actuelle.  Là-dessus  comparez  les  deux  notes  que 
voici  :  l'une  qui  remonte  à  l'époque  où  le  maître  commençait  à 
méditer  ses  Origines,  l'autre  écrite  dix-sept  ou  dix-huit  ans 
plus  tai'd,  quand  il  arrivait  au  terme  de  son  œuvre. 

Vers  1872,  il  écrivait  : 

Depuis  les  origines,  à  travers  Louis  XI,  François  I",  Richelieu, 
Louis  XIV,  mais  surtout  par  la  Révolution  et  l'Empire,  toutes  lesj 
petites  sociétés  demi-indépendantes,  fournissant  un  intérêt  et  une 
occupation,  un  objet  de  dévouement,  ont  été  supprimées.  Il  ne  reste 
que  rindividu  avec  sa  famille  intime  et  TÉtat,  celui-ci  énormément 
chargé  de  services.  Conséquences  :  l'ennui,  Tégoïsme,  l'indifférence 
aux  affaires  publiques,  l'extinction  d'une  quantité  de  forces  vives,  la 
vie  de  province  {Madame  Bovary ^  les  Deux  Poètes,  la  Muse  du 


SqS  la   revue   de   paris 

déparlement).  D'autre  part,  réunion  à  Paris  de  tous  les  ambitieux 
actifs  et  de  tous  les  hpmmes  supérieurs,  ce  qui,  joint  au  besoin 
français  d'excitation  et  de  plaisir,  donne  la  vie  parisienne  telle  que 
nous  la  connaissons  ^ 

t  Et  vers  1890,  il  écrivait  : 

L'institution    de    Napoléon  dit   :   Je  vous  interdis    les  vues  de 

long  avenir,  la  création  d'un  groupe  aristocratique  de  patrons, 
I  d'hommes  indépendants,  dévoués,  ayant  de  l'influence,  bref  de  chefs 

\  naturels,  et  partout  de  groupes  stables  et  féconds.  La  coopération 

volontaire  presque  abolie  et  remplacée  par  la  coopération  forcée  dans 
I  I    le  présent  et  dans  l'avenir  sous  l'impulsion  du  centre  :  voilà  le  bilan 

I  net  de  la  Révolution  et  de  l'Empire.  Ajoutez  l'état  mental  et  moral  de 

»  la  noblesse,  du  clergé,  de  la  royauté,  de  la  bourgeoisie,  des  paysans, 

t  des  ouvriers,  en  vertu  et  au  sortir  de  la  Révolution  et  de  l'Empire  : 

l'eflet  total  est  l'hostilité  à  la  formation,  à  l'existence,  k  l'activité  des 

supériorités  et  des  corps. 

Voilà  pour  Taine  e  mal  chronique  et  profond  de  notre 
France  moderne,  œuvre  commune  des  dilTérents  régimes; 
voilà  ses  causes  et  voilà  son  histoire.  Cette  vue,  c'était  toute 
son  opinion  politique,  laquelle  ne  se  laissait  pas  réduire,  comme 
tentaient  obstinément  et  naïvement  de  le  faire  réactionnaires  et 
radicaux,  aux  mesures  et  formules  ordinaires  de  nos  partis. 
C'était  la  thèse  fondamentale  qu'il  a  successivement  dirigée, 
insoucieux  des  applaudissements  comme  des  injures,  contre 
les  amis  de  l'Ancien  Régime,  de  la  Révolution  et  de  l'Empire. 

* 

De  la  même  façon,  sa  pensée  philosophique  échappait  aux 
philosophes  des  partis.  Ceux-ci  s'accordaient  pour  l'accuser 
d'inconséquence.  Aux  jugements  moraux  qu'il  portait  dans  les 
Origines,  d'une  voix  si  humaine  et  parfois  vibrante  d'indigna- 
tion, ils  opposaient  sa  conception  déterministe  de  l'homme  et  de 
l'histoire.  Là-dessus  les  uns  lui  reprochaient  de  tendre  vers  la 
doctrine  spiritualiste  et  chrétienne  du  libre  arbitre;  les  autres 
l'en  louaient,  se  réjouissant  de  sa  conversion  prochaîne.  Taine 
continuait  d'expliquer  les  personnages  de  l'Histoire,  et  puis 

I.  Correspondance.  Vol.  III,  appendice. 


TAiNE  5g9 

de  les  juger.  Lui-même  Taffirmait  tout  haut  :  «  J'ai  toujours 
accolé  la -qualification  morale  à  l'explication  psychologique; 
dans  le  portrait  des  Jacobins,  de  Robespierre,  de  Bonaparte, 
mon  analyse  préalable  est  toujours  rigoureusement  déterministe, 
et  ma  conclusion  terminale,  rigoureusement  judiciaire  ». 

C'est  qu'il  se  plaçait  à  deux  points  de  vue  successifs  :  d'abord 
celui  de  la  science  qui  cherche  le  pourquoi  et  le  comment, 
ensuite  celui  de  la  pratique,  qui  considère  l'eflet  total  et  final, 
en  mal  ou  en  bien,  sur  les  hommes  et  la  société.  De  même  un 
pur  déterministe  peut  d'abord  étudier  la  genèse  historique  et 
psychologique  d'une  œuvre  d'art,  démêler  les  nécessités  qui 
décident  son  style  et  son  caractère,  et  pourtant  apprécier  sa 
qualité  d'oeuvre  d'art.  De  ce  qu'il  aperçoit  les  conditions  du 
beau  et  du  laid,  il  ne  suit  pas  qu'il  ne  distingue  plus  entre  le 
laid  et  le  beau.  «  Que  tout,  physiologie,  psychologie,  histoire, 
puisse  et  doive  être  considéré  au  point  de  vue  déterministe, 
mathématique  et  géométrique,  cela  est  certain  ;  mais  cela  n'ex- 
clut pas  un  autre  point  de  vue  non  moins  important  :  celui  où 
l'on  compare  des  valeurs  de  même  espèce  comme  plus  ou  moins 
grandes  l'une  que  l'autre  ou  comme  rapportées  à  l'unité.  Tel  est 
le  point  de  vue  parfaitement  légitime  de  l'esthétique,  de  la 
morale,  de  la  politique ^..  »  Il  y  a  des  plans  distincts  de  la 
pensée,  divers  ordres  de  jugements  :  «  J'ai  un  critérium  pour 
l'histoire  de  la  société;  j'en  avais  et  j'en  ai  d'autres  pour 
l'histoire  de  l'art  et  de  la  science.  Il  y  a  une  mesure  pour  éva- 
luer les  philosophes,  les  savants,  une  mesure  difl*érente  pour 
évaluer  les  écrivains,  les  poètes,  les  artistes.  Il  y  a  une  troi- 
sième mesure  pour  évaluer  les  politiques  et  tous  les  hommes 
d'action  :  l'homme  qu'on  examine  a-t-il  voulu  et  su  diminuer 
ou  du  moins  ne  pas  augmenter  la  somme  totale,  actuelle  et 
future  de  la  souffrance  humaine.^  A  mon  gré,  telle  esta  son 
endroit  la  question  fondamentale  ^  » .  On  peut  la  poser  à  propos 
des  actes,  des  idées  et  des  œuvres,  à  propos  de  la  doctrine  révo- 
lutionnaire, à  propos  de  la  Révolution  ;  on  peut  la  poser  à  propos 
d'une  croyance,  d'un  corps  de  croyances,  d'une  religion.  On 
peut  écrire  que  «  le  Christianisme  est  encore  pour  quatre  cent 
millions  de  créatures  humaines  la  grande  paire  d'ailes  indispen- 

I.  Lettre  à  M.  Paul  Bourget.  i*"^  novembre  i883. 
^.  A  M.  Jules  Lemaître.  u8  mars  1887. 


600  LA     REVUE     DE     PARIS 

sable  pour  soulever  Thomme  au-dessus  de  lui-même...,  que 
toujours  et  partout  depuis  dix-huit  cents  ans,  sitôt  que  ces 
ailes  défaillent  ou  qu'on  les  casse,  les  mœurs  privées  et  publiques 
se  dégradent  »,  —  on  peut  écrire  cela,  par  ce  que  Ton  juge  du 
point  de  vue  de  la  pratique,  celui  de  la  bienfaisance  et  de  la 
malfaisance,  et  rester  en  dehors  du  Christianisme.  On  peut 
constater  la  valeur  efficace  d'un  rêve  et  pourtant  son  caractère 
de  rêve  ;  on  peut  reconnaître  un  système  d'illusions  pour  un 
produit  naturel  et  spontané  de  la  vie,  indispensable  à  la  vie,  et 
cependant  discerner  son  caractère  illusoire.  C'est  le  cas  pour 
bien  des  fantômes  que  nous  impose  la  nature,  pour  ceux  de 
l'amour,  qui  servent  la  vie  de  l'espèce  ;  c'est  le  cas  pour  l'hallu- 
cination constante  de  la  perception  extérieure,  sans  laquelle 
nous  n'imaginons  même  pas  la  vie.  Oui,  celui  qui  pour  hvre  de 
chevet  avait  choisi  non  le 'bréviaire  catholique,  mais  le  bréviaire 
stoïcien,  blâmait  le  parti  qui  tachait  à  ruiner  le  catholicisme  en 
France.  Ce  n'est  pas  que,  jugeant  du  dehors  les  différentes 
formes  du  christianisme,  il  préférât  les  disciplines  catholiques. 
Ses  sjTnpathies,  on  le  sait,  allaient  aux  protestantes,  mieux 
adaptées  selon  lui  à  l'homme  moderne,  et  qui  subordonnent  les 
rites  et  les  dogmes  à  la  morale  pour  cultiver  les  consciences  et 
les  volontés.  Mais,  tel  quel,  le  catholicisme  était  la  religion 
générale  et  traditionnelle  en  France.  Or  en  toute  société  la 
religion  apparaît  comme  un  organe  naturel  et  nécessaire. 
Travailler  à  détruire  celle  qui  prévaut  depuis  des  siècles  quand 
il  est  trop  tard  pour  lui  en  substituer  une  autre,  et  parce  qu'on 
la  juge  insuffisante  ou  vieillie,  «  c'est  agir  en  homme  qui 
voudrait  s'amputer  du  foie  parce  qu'il  a  le  foie  malade  » .  A  ceux 
qui  rêvaient  d'opérer  ainsi  la  France,  il  rappelait  la  fonction 
spirituelle,  au  cours  de  l'histoire,  du  christianisme  et  de  l'Eglise, 
quel  ferme  et  précis  appui  un  corps  de  croyances  antiques,  un 
système  traditionnel  d'images  émouvantes  et  populaires  prête, 
chez  la  moyenne  des  hommes,  à  la  vacillante  idée  du  devoir 
en  s'y  associant,  quel  refuge  et  quel  gouvernement  nécessaire 
les  âmes  incertaines  et  tristes  ont  trouvé  dans  la  Cité  de  Dieu, 
et  comme  leur  faiblesse  s'y  est  changée,  au  profit  de  la  com- 
munauté, en  force  organisée  de  dévouement.  Là-dessus,  les 
croyants  le  voyaient  tout  près  d'eux,  au  seuil  même  de  la 
croyance,  cherchant  le  Dieu  de  Pascal,  douloureusement  par- 


TAINE  60I 

tagé  entre  son  ancienne  foi  à  la  Science  et  ses  nouvelles  aspi- 
rations. ((  Le  pas  qu'il  n'a  point  franchi...,  »  dit  son  meilleur 
biographe,  parce  que  de  la  valeur  morale  et  sociale  de  la  reli- 
gion, de  sa  vérité  vitale  il  n'a  pas  conclu  à  sa  vérité  absolue. 
Entre  Tune  et  l'autre  idée  il  y  avait  bien  autre  chose  qu'un 
pas.  Chacune  était  située  sur  une  route  différente  de  l'esprit; 
elles  appartenaient  à  deux  de  ces  catégories  de  la  pensée  qu'il 
distinguait  si  rigoureusement.  Seulement,  à  la  fin  de  sa  vie,  il 
s'apercevait  que  tout  le  monde  ne  comprenait  pas  sa  distinction 
et  que  l'on  employait  le  déterminisme  psychologique  à  discré- 
diter la  religion,  bien  pis,  la  morale  et  la  notion  de  responsa- 
bilité. C'est  alors  qu'il  regrettait  tout  bas  de  n'avoir  pu  faire 
comme  les  savants  de  jadis  qui  n'écrivaient  qu'en  latin,  — pour 
les  seuls  savants. 

Je  revois  le  soir  où  il  nous  lut,  —  avec  quelle  ferveur  de 
conviction  concentrée  1  —  la  lettre  qu'il  venait  d'écrire  à  son 
ami  M.  Paul  Bourget  au  sujet  du  Disciple.  La  thèse  qui  pose 
l'antinomie  de  la  Science  et  de  la  Morale  le  blessait  à  fond. 
Toutes  les  forces  de  son  cœur  et  de  son  esprit  protestaient 
contre  le  dilemme  qui  oppose  l'une  à  l'autre  les  deux  idées 
maltresses  de  sa  vie.  A  ces  deux  idées,  il  tenait  d'une  attache 
invincible.  Il  était  de  ces  hommes,  plus  rares  aujourd'hui 
qu'autrefois,  dont  l'âme,  toute  de  gravité,  de  permanence  et 
d'énergie,  se  construit  à  demeure,  et  reçoit  d'une  conviction 
ses  axes  définitifs.  Résistante  aux  suggestions  du  dehors 
comme  aux  impulsions  du  dedans,  ime  telle  âme,  qui  ne  se 
livre  guère,  trouve  dans  sa  foi  son  ordre,  sa  force  et  sa  stabi- 
lité. C'est  vouloir  la  séparer  de  ses  racines  qu'attaquer  le  prin- 
cipe spirituel  qui  la  nourrit,  celui  d'où  procède  et  qu'entretient 
le  système  de  ses  doctrines  et  de  ses  actes.  Contre ^e  telles  entre- 
prises, Taine  s'était  muni  :  au  raisonnement,  il  répondait  par  le 
raisonnement.  Chez  un  logicien  comme  celui-là,  l'idée  du  devoir 
n'était  pas  seulement  affaire  de  volonté  pratique  et  de  parti  pris 
héréditaire.  Elle  s'appuyait  à  toute  l'ancienneté  de  sa  réflexion. 

Voici,  je  crois,  les  points  principaux  de  cette  pensée  *  ;  je 
résume  ici  ce  qu'il  nous  enseignait. 

I.  Partiellement  indiquée  dans  la  préface  des' Essais  de  Critique  et 
d'Histoire. 


602  LA     REVUE     DE     PARIS 

Le  déterminisme  ne  ruine  pas  Tidée  de  responsabilité  :  il  la 
fonde.  Car  pourquoi,  à  quelle  fin  punir,  si  l'acte,  indépendant 
de  toute  cause,  est  vraiment  un  commencement  absolu?  C'est 
parce  que  Thomme  obéit  à  des  motifs,  au  nombre  desquels  se 
trouve  ridée  du  châtiment  lui-même,  que  l'institution  du 
châtiment  est  légitime,  et,  de  plus,  profitable  non  seulement  à 
la  société  qui  par  là  se  protège,  mais  à  l'individu  qui  sait 
d'avance  qu'à  la  bienfaisance  ou  la  malfaisance  de  ses  actes, 
elle  répondra  par  sa  sympathie  ou  son  antipathie,  sa  louange 
ou  son  blâme,  ses  récompenses  ou  ses  punitions.  Au  senti- 
ment qu'il  a  de  ces  naturelles  conséquences,  le  sentiment  qu'il 
a  de  sa  responsabilité  se  confond.  A  l'idée  qu'il  a  de  ces  bonnes 
ou  mauvaises  conséquences,  l'idée  qu'il  a  de  la  qualité  de  ses 
actes  est  indissolublement  associée. 

En  somme  un  seul  déterminisme  nous  décharge  du  compte 
à  rendre  :  celui  des  nécessités  qui  s'opposent  à  nous-même  et 
que  l'on  distingue  dé  nous-même,  —  par  exemple  celles  de  la 
contrainte  ou  de  la  maladie,  si  décisives  que  nulle  idée  de 
châtiment  n'y  pourrait  faire  obstacle.  Comme  ces  nécessités 
extérieures  sont  les  seules  évidentes,  on  en  conclut  que 
tout  déterminisme  est  de  cet  ordre-là,  —  incompatible,  par 
conséquent,  avec  la  responsabilité.  Mais  il  en  est  un  autre, 
plus  secret,  qui,  loin  de  contraindre  la  volonté,  la  constitue. 
Un  motif  nous  entraîne  :  c'est  qu'il  s'est  accordé  à  tout  le 
système  de  tendances,  sentiments,  idées,  qu'est  notre  per- 
sonne ;  c'est  donc  qu'il  nous  est  devenu  personnel.  Dès  lors, 
en  agissant  par  lui,  c'est  par  nous-même,  par  tout  ce  que 
nous  sommes  que  nous  agissons.  Toute  l'éducation  a  pour 
but  de  modifier  d'une  certaine  façon  notre  personne,  d'intégrer 
dans  ce  système  qui  la  constitue  l'idée  et  le  sentiment  du  bien 
et  du  mal,  et,  par  l'exemple,  les  suggestions  répétées,  la 
discipline  et  l'habitude,  d'assurer  pour  l'avenir  leur  valeur 
prépondérante  de  motif.  Mais  supposons  le  fatalisme  extrême  ; 
supposons  des  caractères  que  nul  efibrt  d'éducation  ne  puisse 
modifier  ;  imaginons  avec  Stuart  Mill  deux  sortes  de  créatures 
telles  que  rien  ne  puisse  empêcher  les  unes  d'agir  pour  notre 
bien  ni  les  autres  de  nous  être  malfaisantes.  Même  dans  ce 
cas,  et  si  visible  que  nous  fût  cette  nécessité,  très  probable- 
ment nous  ne  sentirions  envers  les  premières  que  respect  et 


TAINB  6o3 

gratitude,  envers  les  secondes  qu*horreur  et  que  mépris  *.  Pour 
tout  ce  raisonnement  fondamental,  notre  maître  nous  renvoyait 
à  Tadmirable  analyse  de.  Stuart  Mill*.  Il  la  jugeait  définitive. 
Il  faisait  en  outre  observer  que  plus  une  école  philosophique 
ou  religieuse  a  nié  le  libre  arbitre,  et  plus  elle  s'est  montrée 
stricte  en  morale,  plus  elle  a  tenu  Thomme  pour  responsable. 
C'a  été  le  cas  pour  les  stoïciens,  pour  les  supralapsariens,  les 
calvinistes  et  les  jansénistes.  Ce  fut  le  cas  pour  lui-même. 
Entre  ce  qui  est  permis  et  défendu  il  distinguait  avec  une 
précision  qui  n'est  plus  de  notre  temps.  Les  consignes  de 
probité,  de  véracité,  de  courage  et  de  tenue  avaient  une  telle 
autorité  sur  lui  qu'il  n'imaginait  guère  qu'autrui  pût  y  faillir. 
Sans  doute,  son  jugement  de  l'homme  était  sombre  :  il  le  voyait 
très  proche  de  ses  origines  animales,  raisonnable  par  l'effet  d'un 
équilibre  fragile,  et  toujours  sur  le  bord  de  la  folie.  Mais  ce 
n'était  là  qu'une  idée  générale  ;  de  fait  et  dans  la  vie,  il  sur- 
estimait les  hommes.  Par  exemple  il  est  certainement  arrivé 
qu'à  ses  questionnaires  les  réponses  aient  subi  l'influence  de 
la  vanité,  de  l'intérêt  personnel  ou  du  parti  pris.  Il  ne  le 
soupçonnait  point  :  il  donnait  ingénument  sa  confiance, 
imaginant  chacun  suivant  lui-même,  non  seulement  véri- 
dique  et  probe  avec  scrupule,  attentivement  respectueux 
d' autrui,  mais  indifférent  aux  excitations  de  foule  et  de  société, 
insoucieux  du  plaisir,  indépendant  de  la  minute  présente, 
capable  d'un  long  effort  et  d'une  œuvre,  parce  que  forte- 
ment appuyé  à  quelque  idée  de  fond.  En  revanche,  quand  une 
dérogation  aux  consignes  d'honneur  et  de  délicatesse  lui  deve- 
nait évidente,  il  condamnait  et  n'oubliait  pas. 

Pour  lui-même,  ce  déterministe  ne  se  contentait  pas  des 
commandements  de  la  morale  ordinaire.  Il  s'était  proposé  un 

I.  C*e8t  ce  qui  arrive  pour  les  caractères  qu'une  maladie  invétérée  altère 
à  demeure.  Lorsque  le  changement  est  ancien,  lorsqu'il  parait  définitif, 
l'opinion  cesserde  distinguer  entre  le  caractère  propre  au  malade  et  le  carac- 
tère produit  par  la  maladie.  Même  avertie  de  la  maladie,  elle  cesse  alors 
d'être  indulgente,  et  sa  sévérité  est  d'autant  plus  grande  que  le  malade  parti- 
cipe davantage  à  la  vie  sociale,  que  ses  actes  entrent  davantage  dans  la 
société.  Prenons  un  cas  extrême.  Uu  Néron  peut  être  reconnu  pour  fou  :  on 
l'exècre.  De  même,  c'est  de  Marat,  dont  lui-même  a  diagnostiqué  le  délire, 
que  Taine  a  parlé  avec  le  plus  d'indignation  et  de  mépris. 

a.  Dans  la  Philosophie  de  Sir  William  Hamilton, 


6o4  LA     REVUE     DE     PARIS 

modèle  très  haut  et  prescrit  une  loi  difficile.  Stoïcien,  il 
Tétait,  non  seulement  de  caractère,  mais  de  pensée.  Chez 
son  maître  Marc-Aurèle,  il  retrouvait  son  idée  de  la  nature  : 
le  monde  conçu  «  non  comme  un  monceau  d'êtres,  mais 
comme  un  être  unique  )>,  gouverné  par  un  ordre  de  nécessités, 
et  dont  tous  les  éléments  sont  liés,  si  hîen  que  la  plus  imper- 
ceptible partie  suppose  tout  le  passé  et  tout  le  présent  de 
Tensemhle,  en  manifeste  la  force  .totale  et  la  loi  génératrice. 
Une  telle  idée  fait  apparaître  ce  que  les  Bouddhistes  appellent  : 
V illusion  de  H individualité.  L'homme  n'est  pas  séparé;  il  n'est 
qu'un  moment  de  la  nature  ;  il  ne  vit  qu'en  elle,  que  par  elle 
et  que  pour  elle,  —  pour  la  manifester  et  l'accomplir.  Dès 
lors,  qu'importe  sa  joie  ou  sa  douleur  d'individu.î^  «  Qu'a-t-il  à 
faire  de  ces  mille  pensées  mutilées  par  lesquelles  son  esprit  se 
prend  aux  fragments  qui  l'entourent.^  Une  seule  est  entière  et 
vraie,  celle  de  cette  Nature  »  *  qui,  seule,  est  complète  et  belle, 
et  dont  la  volonté  se  confond  à  Tordre  des  lois.  Contempler, 
comprendre,  accepter  «  ces  nécessités  qui  nous  plient  ou  qui 
nous  traînent  »,  y  trouver  l'oubli  de  soi-même,  c'est  la  règle 
de  vie  à  laquelle  il  s'exerçait  de  plus  en  plus  à  mesure  qu'il 
sentait  venir  la  mort,  en  relisant  quotidiennement  son  Maro- 
Aurèle  —  la  nuit  surtout,  dans  ces  heures  solitaires  d'insomnie 
où  le  monde  illusoire  semble  reculer  et  se  taire  pour  laisser 
l'homme  en  face  de  lui-même  et  de  cette  profonde  réalité  qui  ne 
se  révèle  pas  à  la  lumière  et  dans  le  mouvement  du  jour.  Ce 
que  lui  était  cette  lecture,  ce  qu'étaient  ses  pensées  de  la  nuit,  il 
me  le  fit  entendre  une  fois,  tout  à  la  fin  de  sa  vie,  en  me  mon- 
trant auprès  de  son  ht,  dans  sa  chambre  où  Ton  n'entrait  guère, 
le  seul  livre  des  Pensées.  J'entends  encore  ces  quelques  mots 
si  simples,  inachevés,  prononcés  d'une  voix  basse  et  tombante, 
avec  l'accent  inoubliable  et  lointain  d'un  homme  qui  déjà 
n'appartient  plus  tout  à  fait  a  la  vie. 

Le  miracle,  c'est  que  le  vieillard,  qui  parlait  de  ce  ton  et  dont 
les  nuits  étaient  une  préparation  à  la  mort,  pût  continuer  de 
travailler.  11  travaillait,  sachant  que  le  temps  lui  était  stricte- 
tement  mesuré,  a  ce  point  qu'il  doutait  —  c'était  là  le  chagrin 
auquel  il  tâchait  à  se  résigner  —  de  pouvoir  achever  ses 
Origines,  dont  le  dernier  volume  était  pourtant  commencé. 

I.  Article  sur  Marc-Aurcle  dans  les  Essais  de  Critique  et  d'Histoire. 


TAINE  6o5 

Sa  volonté  triomphait  de  sa  lassitude.  Il  ne  cherchait  qu'en 
soi  la  force  de  sa  constance,  en  se  repliant,  comme  Marc-Aurèle, 
tandis  que  sa  force  physique  baissait,  sur  Fidée  de  sa  tâche  et 
de  sa  consigne.  La  consigne,  c'était  de  ne  pas  céder,  de  tra- 
vailler jusqu'au  bout,  de  taire  son  souci,  d'être  patient  à  la 
souffrance,  de  maintenir  contre  la  maladie  la  haute  et  sereine 
attitude  d'une  âme  qui  se  commande. 

Il  se  rapprochait  de  plus  en  plus  de  son  modèle.  Il  se  faisait 
plus  simple,  plus  doux,  plus  indulgent.  Dans  son  regard  purgé 
de  la  passion  de  la  vie,  se  lisait  maintenant  la  bonté  de  ceux  qui 
ont  fini  de  se  déprendre  d'eux-mêmes.  Sa  figure  spiritualisée  par 
la  maladie,  son  front  plus  pâle  et  plus  grand  se  marquaient  d'une 
dignité  étrange  ;  à  tous  il  inspirait  ((  le  singulier  sentiment  )) 
que  lui-même  avait  éprouvé  devant  Wœpke  :  le  respect.    Si 
indulgent  et  prêt  à  nous  sourire,  nous  le  sentions,  au  milieu 
de  nous,  solitaire.  La  mort  pouvait  venir,  il  l'attendait  avec 
la  confiance  de  l'homme  qui  n'étant  point  fait  pour  connaître 
le  bonheur,  ne  l'ayant  jamais  cherché,  voit  en  elle  la  grande 
paix  définitive  après  beaucoup  de  labeur  et  de  souffrance  domi- 
née. A  vingt-deux  ans,  il  en  avait  parlé  comme  de  «  la  bonne 
hôtellerie  y>.  A  soixante-quatre  ans,  il  nous  disait  :  «  La  conso- 
lation, c'est  de  penser  que  l'on  n'importe  absolument  pas,  que 
Ton  va  passer  tout  de  suite,  que  l'on  appartient  à  quelque  chose 
de  bien  plus  grand  que  soi,  que  l'on  est  un  atome  dans  le  mou- 
vement d'un  tourbillon  immense  ».  On  a  rapporté  de  lui  cet 
autre  mot  :  a  La  Nature  est  une  grande  dame  qui  avance  en 
marchant  sur  des  fourmis.  Je  suis  une  de  ces  fourmis  :  je 
vais  être  écrasé  ».  Il  s'y  préparait  en  admirant  la  beauté  de 
cette  Nature,  la  sérénité  de  ses  inévitables  démarches,  l'iné- 
puisable puissance  qui  ne  fait  tomber  dans  la  nuit  les  vivants 
éphémères  que  pour  en  amener  d'autres,  incessamment,  par 
milliards  à  la  lumière,  danse  de  poussières  qui  passent  dans 
l'immobile  rayon  qu'est  l'étemel  présent.  Voilà  le  sentiment 
qui  le  ramenait  encore  dans  la  forêt  au  printemps  de  1891  et, 
je  crois  bi«n,  une  dernière  fois  en  1892,  pour  y  regarder  se 
déplier  lentement  ces  tendres  feuilles  de    chêne,   «   longues 
d'un  pouce,    d'un   ton  jaune,    qui,  lorsqu'on  les    prend   en 
travers,  sont  illuminées  jusqu'au  cœur  ». 

Vers  la  fin  de  cette  même  année,  la  Mort  le  toucha  une  pre- 


6o6  LA     REVUE     DE     PARIS 

mière  fois,  rudement,  et  puis  retira  sa  main,  pour  le  laisser, 
demi-brisé,  respirer  quelques  semaines.  Il  comprit  tout  de  suite, 
mais  il  n'en  fit  confidence  qu'à  un  ou  deux  amis  très  intimes  — 
—  des  hommes  — ,  d'un  mot  bref,  comme  toujours  dans  ces 
rares  moments  où  il  se  permettait  de  parler  de  lui-même. 
((  Crois-tu  qu'avec  ce  que  je  sais  de  physiologie,  je  puisse  me 
faire  illusion  ?  »  Les  autres  pouvaient  croire  qu'il  ignorait  son 
état,  tant»  par-dessus  la  défaite  de  son  être  physique,  une  sou- 
veraine discipline  maintenait  sa  haute  et  calme  tenue  d'âme.  Il 
savait  bien  maintenant  qu'il  ne  finirait  pas  l'œuvre  à  laquelle 
il  avait  donné  le  plus  dur  effort  et  la  nioitié  de  sa  vie  d'écrivain. 
Pourtant  il  essayait  encore  de  travailler  :  quand  les  médecins 
s'y  opposèrent,  il  leur  demanda  la  permission  de  noter  au 
crayon  les  idées  qui,  malgré  tout,  continuaient  à  se  produire 
d'elles-mêmes  et  mener  leur  jeu  dans  son  cerveau.  «  Les  idées 
générales,  c'a  été  mon  pain  quotidùml...  »  Réduit  enfin  au 
repos,  reclus  dans  sa  froide  chambre,  il  attendait  sa  fin  et  se 
taisait.  Il  relisait  les  maîtres  de  son  métier  qu'il nWt  le  plus  lon- 
guement et  profondément  admirés,  Stendhal  et  Saiale-Beuve, 
mais  surtout  son  maître  de  vie,  Marc-Aurèle.  Il  s'isolait  avw  ses 
suprêmes  pensées  ;  il  semblait  qu'il  voulût  être  seul  devant  lu 
mort.  Mais  pour  ceux  que  l'on  admettait  à  le  voir,  il  sortait 
tout  de  suite  de  son  silence  et  de  son  rêve.  Au  commandement 
de  sa  volonté,  tout  son  être  mourant,  mais  depuis  si  longtemps 
'discipliné,  obéissait  aussitôt.  Il  ne  montrait  que  son  sourire 
de  douceur,  de  résignation  et  de  bonté.  Il  recommençait  de 
raisonner,  comme  toujours,  de  choses  générales,  tranquille- 
ment, courtoisement,  avec  sa  parole  lucide,  précise,  en  petites 
phrases  qui  ne  laissaient  aux  idées  que  leur  substance.  C'étaient 
surtout  des  jugements  d'ensemble  sur  la  vie  humaine.  Il  parlait 
de  l'expérience  qu'il  en  avait  eue,  de  sa  vision  totale  des  hommes 
et  de  l'histoire.  Une  dernière  fois  reparaissaient  les  petits  faits 
significatifs,  les  brèves  formules  résumantes  qu'il  employait 
encore  à  conseiller,  à  diriger. 

M.  E.  M.  de  Vogué,  qui  le  voyait  dans  ces  jours  «suprêmes, 
a  dit  admirablement  ce  que  nous  éprouvions  alors  devant  lui. 
Je  pense  qu'en  écrivant  ces  pages  d'un  accent  presque  religieux  * , 

I .  Même  accent  cl  même  senliment  dans  l'arlicle  que  lui  consacra  M.  Boutmy, 
recueilli  dans  Taine,  Scherer,  Laboulaye. 


TAINE  607 

il  songeait  à  Tinoubliable  et  presque  solennelle  impression  que 
nous  éprouvrâmes  tous,  le  dernier  soir,  où  nous  le  vîmes 
debout,  dans  son  salon,  au  milieu  de  quelques  amis.  Si  mince, 
pâle  et  comme  translucide,  il  nous  parut  plus  grand  que 
d'ordinaire,  toute  la  vie  réfugiée  dans  le  crâne  d'un  volume 
énorme,  et  dont  s'accusait  mieux  que  jamais,  dans  l'amaigris- 
sement de  la  chair,  l'admirable  architecture.  Il  y  avait  sur  ce 
visage  quelque  chose  de  souverain,  une  sorte  de  majesté  rayon- 
nante qui  le  transfigurait.  Il  semblait  parler  de  très  haut  et  de 
loin.  Petits  et  grands,  les  simples  et  les  illustres,  nous  nous 
taisions  de  respect,  le  sentant  au-dessus  de  la  vie,  sur  un  autre 
plan  que  nous  tous. 

Ce  soir-là,  ce  qui  révélait  chez  le  mourant,  —  comme  parfois 
sous  les  mystérieuses  influences  de  la  mort,  l'aspect  fondamen- 
tal du  masque — ,  c'était  le  fond^même  de  sa  personne,  cette 
singulière  essence  d'un  Taine  que  Vacherot  avait  notée  quarante- 
deux  ans  auparavant  chez  le  jeune  homme^  quand  il  écrivait  : 
il  n  est  pas  de  ce  monde.  Un  tel  mot  traduit  le  sentiment  étrange 
que  nous-même  avions  connu  devant  lui  pendant  des  années 
et  que  le  contraste  avivait  toutes  les  fois  que  nous  quittions  la 
hauteur  où  il  nous  avait  emmené  quelques  instants,  pour 
retrouver  —  non  sans  une  surprise  —  l'humanité  commune, 
son  mouvement,  ses  jeux,  ses  modes  et  préjugés,  ses  poursuites 
de  plaisir  et  de  succès,  —  et  nous  même  tout  de  suite  y  revenir. 
Il  n'appartenait  pas  tout  à  fait  à  cette  humanité.  Certes,  il  savait, 
il  avait  accompli  son  devoir  social  ;  il  avait  voulu  la  servir  ;  il 
avait  longuement  travaillé  pour  elle,  mais  du  dehors  pour  ainsi 
dire,  et  sans  vraiment  participer  à  sa  vie.  11  était  différent  Ses 
mobiles  étaient  autres.  Les  hommes,  leurs  passions,  idées,  rêves, 
sentiments,  coutumes,  toutes  leurs  formes  de  pensée  et  d'action, 
celles  du  présent  au  même  titre  que  celles  du  passé,  ne  lui  étaient 
au  fond  que  matière  à  connaissance  et  pensée.  Il  avait  semblé 
vivre  avec  ses  pairs,  des  artistes  et  des  savants.  Mais  ses  notes 
l'attestent  :  ils  regardait,  interrogeait  ceux  qu'il  admirait  le 
plus,  un  Delacroix,  un  Flaubert,  un  Berthelot,  comme  il 
étudiait  des  paysans  et  des  ouvriers,  des  femmes  et  des  jeunes 
gens,  en  général  des  hommes  d'origines  et  métiers  divers, 
comme  il  scrutait  les  monuments  écrits  et  plastiques  du  passé. 
Il  s'agissait  toujours  de  dégager  des  types,  des  formes  d'âme 


6o8  LA     REVUE     DE     PARIS 

et  d'esprit,  des  systèmes  d'idées  et  de  sentiments,  leur  liaison 
avec   le  milieu;    il  s'agissait  toujours  de  connaître  et  com- 
prendre   l'homme,     ses    espèces    et    ses    diverses   fonctions 
morales,  les  conditions  de  leurs  variétés.  Lui-même  Ta  écrit  à 
son  ami  de  Suckau  :   il  était  allé  dans  les  salons  comme  à 
r amphithéâtre.  «  Pour  connaître  l'homme,  nous  disait-il,  il  faut 
avoir  vu  disséquer  et  être  allé  aux  soirées  de  M.  Carnot.  »  J'ose 
dire  qu'au  total  il  voyait  imparfaitement  les  individus;  c'est 
qu'il  ne  regardait  en  eux  que  ce  qu'ils  contiennent  de  général. 
Les  individus  ne  lui  étaient  que  des  signes,  des  indices  de  ces 
réalités   abstraites  et  permanentes  qu'il  cherchait  en   toutes 
choses,  et  dont  la  vue  lui  donnait  «  un  coup  dans  la  poitrine  d, 
parce  qu'à  ses  yeux  elles  constituaient  toute  la  dramatique 
réalité  vivante.  Il  l'a  dit  encore  à  de  Suckau*.  ((  A  proprement 
parler,  les  faits,  les  petites  coupures  isolées  n'existent  pas;  ils 
n'existent  qu'au  regard  de  notre  esprit  ;  au  fond  il  n'y  a  que 
des  abstraits,  des  universaux,  des  choses  générales,  lesquelles 
nous  apparaissent  comme  particulières  ».  11  regardait  ainsi  la 
tapisserie  du  monde  à  l'envers,  c'est-à-dire  du  côté  oh  elle  se 
tisse.  Dans  le  réseau  de  mailles  et  de  nœuds,  entre-croisés  qui 
dessinent  à  nos   yeux   les    figures   distinctes    et   mille    fois 
nuancées  des  événements  et  des  êtres,  il  retrouvait  et  suivait 
l'identité  continue  de  quelques  fils  de  douleur. 

Voilà  le  point  de  vue  étrange  du  rare  et  pur  philosophe, 
de  celui  qui  ne  l'est  point  seulement  par  une  portion  de 
son  cerveau,  mais  d'imagination,  de  sensibilité,  de  tem- 
pérament, de  toutes  les  forces  spontanées  et  disciplinées 
de  son  être,  de  naissance  et  d'essence.  Comme  il  l'écrivait  à 
Sainte-Odile,  devant  le  silence  et  l'immobilité  des  sombras 
sapinières,  ce  point  de  vue-là  est  celui  de  l'altitude,  —  et  c'est 
aussi  celui  de  la  soUtude. 

ANDRÉ    GHEVRILLON 
I.  -J2  juillet  1862,  Correspondance,  t.  II. 


L'ADMIRABLE  MÈRE 

DE 

MICHEL    VARAMBAUD' 


1 

Lorsque  Michel  eut  cinq  ans ,  madame  Varambaud  com- 
mença de  le  faire  étudier  en  vue  de  son  entrée  au  lycée.  Tous 
les  jours,  vers  onze  heures,  après  le  déjeuner,  il  devait  se  rendre 
dans  le  cabinet  de  son  père  pour  faire  ses  devoirs;. et,  tandis 
que  M.  Varambaud,  substitut  du  procureur  de  la  Répu- 
blique, se  préparait  à  partir  pour  le  tribunal  et  rassemblait 
ses  papiers,  il  restait  encore  un  instant  à  jouer,  assis  sur  le  tapis, 
devant  la  bibliothèque  aux  grandes  portes  vitrées  ouvertes, 
dans  laquelle  on  voyait,  sur  le  rayon  du  bas,  une  écurie  com- 
plète en  miniature.  Il  y  avait  là,  au-dessous  des  gros  livres 
de  droit,  cinq  chevaux  au  râtelier  et  les  pieds  dans  la  litière, 
—  une  vraie  litière  de  paille  et  d*où  sortait,  quand  la  biblio- 
thèque était  fermée,  un  hérissement  de  petits  brins  sous  la 
porte,  —  puis  les  voitures,  des  harnais  sur  un  tréteau,  et  des 
étrilles,  des  brosses,  des  vans  d'osier,  des  musettes  de  toile  que 
madame  Varambaud  avait  taillées  et  cousues  d'après  les  indica- 

I.  Extrait  d'un  volume  qui  paraîtra  bientôt  sous  ce  titre  :  Histoire  d'une 
Société.  —  Troisième  livre.  —  Michel  Varambaud, 

Published  /une  first,  nineteen  hundred  and  eight.  Privilège  of  copyright 
in  the  United  States  reserved  under  the  Act  approved  March  third,  nineteen 
hundred  and  fivet  hy  bugj^nb  pasqublle. 

i«'  Juin  1908.  II 


6lO  LA     REVUE     DE     PARIS 

lions  de  son  mari.  Et  Ton  apercevait,  dans  un  coin,  un  tas  de 
petites  bottes  de  foin  bien  ficelées. 

M.  Yarambàud,  en  pardessus,  prêt  à  partir,  le  chapeau 
sur  la  tête,  —  un  chapeau  haut  de  forme  dont  la  soie 
brillait,  —  sa  mince  serviette  de  maroquin  au  bras,  ouvrait  la 
porte  et  appelait  sa  femme  qui,  dans  la  chambre  à  coucher, 
commençait  seulement  de  s'habiller  :  —  car  elle  déjeunait  tou- 
jours au  sortir  du  lit,  et  sans  avoir  fait  sa  toilette. 

Elle  arrivait  aussitôt,  souvent  son  peigne  à  la  main,  vêtue, 
par-dessus  sa  chemise  de  flanelle,  d'un  jupon  court  qui  lais- 
sait voir  ses  pieds  chaussés,  même  en  été,  d'épaisses  bottines 
de  drap  fermées  par  des  crochets.  Et,  tout  en  parlant  à  son 
mari  et  tout  en  l'écoutant,  elle  continuait  à  passer  le  long  de  ses 
cheveux,  qu'elle  tirait  en  arrière,  —  ce  qui  lui  faisait  renverser 
la  tête,  —  son  immense  peigne  de  corne.  Dès  que  son  père  était 
parti,  Michel,  interrompant  ses  jeux,  commençait  ses  devoirs. 
C'était  quelque  dictée,  un  exercice  de  français,  un  problème, 
la  copie  d'une  fable  ou  d'un  morceau  choisi.  Et  madame 
Varambaûd  allait  et  venait  du  cabinet  de  toilette  à  la  table  où 
écrivait  son  fils. 

Le  coude  gauche  appuyé  sur  le  cahier  posé  de  biais,  qu'il 
retenait  de  la  sorte,  le  corps  penché,  la  tête  redressée,  les 
épaules  de  travers,  la  partie  supérieure  du  bras  droit  collée 
contre  les  côtes  et  la  main  dirigée  en  dehors  et  ayant,  comme 
point  d'appui,  les  deux  derniers  doigts  rephés,  Michel  devait, 
à  l'aide  des  trois  autres  doigts  restés  libres  et  dont  chacun 
avait  sur  le  porte-plume  une  position  déterminée,  tracer  avec 
sa  plume  des  pleins,  des  déliés,  faire  des  lettres  à  boucles  et  des 
jambages  bien  égaux. 

A  chaque  instant,  madame  Varambaûd  arrivait  derrière  la 
chaise  de  son  fils,  regardait  la  ligne  en  train,  sursautant  quand 
la  boucle  du  bas  de  1'/  était  plus  grande  que  celle  du  haut,  ou 
que  la  tête  de  Ve  était  un  peu  bouchée.  Quelquefois,  d'un 
mouvement  nerveux  involontaire  qui  résultait  de  sa  position 
contractée,  la  main  projetait  au  delà  du  niveau  des  autres 
lettres,  entre  deux  lignes,  quelque  jambage  effrayant.  Ou  bien 
il  y  avait  tout  à  coup  un  gros  pâté. 

Dès  qu'elle  l'apercevait,  madame  Varambaûd  poussait  un 
cri  d'indignation.  Et,  interrompant  pour  un  instant  son  va-et- 


l'admirable    mère    de     MICHEL    VARAMBAUD  6ll 

vient  continuel,  elle  restait  debout,  à  côté  de  la  table,  une  règle 
à  la  main,  à  guetter  la  tenue  de  Micbel  et  la  position  de  ses 
doigts.  Mais  peu  à  peu  le  corps  tordu  tendait  à  reprendre  son 
maintien  naturel,  le  bras  droit  s'écartait  du  corps,  les  doigts,  se 
rapprochant  les  uns  des  autres,  enfin  se  réunissaient.  Alors, 
d'un  coup  sec,  la  règle  s'abattait  sur  la  main,  et  madame 
Varambaud  éclatait  en  cris  véhéments  :  c'était  —  comme 
autrefois,  à  l'époque  où  Michel  faisait  des  bâtons,  lorsqu'ils 
n'étaient  pas  droits,  ou  lorsqu'ils  étaient  tremblés,  ou  trop 
maigres  —  un  flot  ininterrompu  d'exclamations  de  colère,  de 
paroles  menaçantes,  de  questions  absurdes  qu'elle  répétait  avec 

une  ironie  insultante.  ((  Etait-il  idiot? ne  comprenait-il  donc 

rien?...  »  Et  toujours  elle  Taccusait  de  le  faire  exprès.  Michel/ 
a  grosses  larmes,  pleurait  sans  répondre.  Madame  Varambaud, 
invoquant  le  Ciel,  lui  demandait  avec  insistance  qu'est-ce  que 
vraiment  elle  lui  avait  fait  pour  avoir  un  enfant  pareil  I  Et  ses 
cris,  qui  empUssaient  la  pièce,  augmentaient  la  fatigue  de 
Michel  et  son  ébranlement  douloureux.  Enfin,  saisissant  la 
petite  main  de  son  fils  dans  sa  main  sohde  et  crispée,  madame 
Varambaud  la  menait  sur  le  papier;  et  il  semblait  à  Michel 
que  les  montées  et  les  descentes  avaient  doublé  de  longueur  et 
n'en  finissaient  pas.  La  plume  éraflait  le  papier;  le  petit  doigt 
du  milieu  se  tachait  d'encre  de  plus  en  plus.  Les  sanglots, 
qu'il  essayait  de  retenir,  de  temps  à  autre  soulevaient  encore 
sa  poitrine  d'un  gros  soubresaut.  Et  ses  larmes,  qui  tombaient 
en  gouttes  brillantes,  faisaient  sur  le  papier  de  grosses  bour- 
souflures rondes  que  madame  Varambaud  exaspérée  tampon- 
nât avec  son  épais  mouchoir. 

Ett^  se  redressait  tout  à  coup,  épuisée,  elle  aussi,  de  fatigue, 
—  indiquant  à  Michel  comme  fin  de  sa  tâche,  si  jusqu'à  cet 
endroit  son  travail  était  bien  fait,  la  fin  d'une  page,  d'une  Ugne 
et  quelquefois  d'un  mot.  Debout  derrière  la  chaise,  immobile, 
elle  ne  quittait  paa  des  yeux  le  bec  hésitant  de  la  plume,  son 
corps  chaud  incliné  sur  la  petite  épaule.  Sa  chemise  de  nuit, 
dont  elle  avait  enlevé  lesi  manches  pour  se  débarbouiller  et  qui 
n'était  plus  retenue  à  la  taille  que  par  la  ceinture  de  son  jupon, 
pendait  autour  d'elle.  On  voyait,  sous  la  toile  de  sa  chemise 
de  jour  bâillante,  un  peu  de  peau  blanche  dans  l'échancrure 
d'un  gilet  de  flanelle.  Et  la  grosse  chaîne  d'argent  qui  portait 


6lâ  LA     REVUE     DE     PARIS 

ses  médailles,  s*écartant  de  son  estomac,  avait  pris  la  perpendi- 
culaire et  tombait  tout  droit,  comme  un  fil  à  plomb. 

La  leçon  terminée,  madame  Varambaud  sortait  avec  son 
fils,  qu'elle  ramenait  vers  trois  heures,  avant  de  commencer  ses 
visites.  Alors,  jusqu'au  soir,  Michel,  resté  seul,  jouait  autour 
des  bonnes,  dans  la  cuisine;  mais  quand  Alphonsine,  l'ou- 
vrière, était  là  (et,  plus  tard,  après  qu'il  fut  entré  au  lycée,  le 
jeudi,  qui  était  jour  de  congé),  il  s'installait  auprès  d'elle  dans 
la  chambre  du  premier  étage  où  elle  travaillait  tout  en  sur- 
veillant Cécile.   • 

La  clientèle  d' Alphonsine,  depuis  vingt  ans,  s'était  toujours 
accrue.  Elle  allait  maintenant  dans  toutes  les  familles  bourgeoises 
delà  viUe,  acceptant  n'importe  quelle  besogne,  qu'elle  remplis- 
sait indifféremment  avec  le  même  zèle  et  la  même  soumission  : 
blanchisseuse  chez  les  uns,  couturière  chez  les  autres,  ailleurs 
surveillant  les  enfants,  aidant  les  domestiques  ou  les  rem- 
plaçant. Et 'elle  trouvait  moyen,  dans  la  même  journée,  d'aller 
chez  plusieurs  personnes  pour  exercer  ces  différents  métiers, 
—  le  matin,  dès  cinq  heures,  balayant  le  ruisseau  et  le  trottoir 
devant  la  maison  d'une  cliente,  s'en  allant  ensuite  faire  le 
ménage  chez  quelque  vieille  dame  pendant  que  celle-ci  était 
à  la  messe,  puis,  à  huit  heures,  commençant  chez  une  troi- 
sième pratique  sa  tâche  de  couture  ou  de  blanchissage, 
qu'elle  demandait  parfois  la  permission  d'interrompre  avant 
le  repas  du  soir  pour  aller  chez  une  quatrième  servir  à  table. 
Et,  deux  fois  par  semaine,  elle  continuait  de  se  rendre  chez 
madame  Poulot-Bailly  la  mère,  qui  l'avait  recommandée  à 
madame  Varambaud. 

—  Voilà  des  années  et  des  années  que  je  m'en  sers  et  je 
n'ai  jamais  eu  à  m'en  plaindre,  —  avait  dit  cette  dame.  — 
Elle  est  repasseuse  de  son  état,  mais  on  peut  la  mettre  à  toute 
main,  et,  tout  en  surveillant  les  enfants,  elle  vous  fera  très  bien 
votre  raccommodage.  Vous  pouvez  avoir  en  elle  toute  con- 
fiance. Elle  est  silencieuse,  discrète,  dévouée;  enfin,  je  ne  puis 
rien  vous  dire  de  mieux,  c'est  une  conscience. 

Quand  elle  estimait  que  Michel  n'était  pas  sage  ou  qu'il 
devenait  trop  bruyant,  Alphonsine,  interrompant  son  ouvrage, 
le  reprenait  avec  douceur  et  politesse  : 


l'admirable    mère     de    MICHEL    YARAMBAUD  6l3 

—  Allons,  monsieur  Michel! 

Et  elle  lui  faisait  remarquer  qu'un  enfant  bien  élevé  ne 
parlait  pas  ainsi,  qu'un  frère  ne  devait  pas  taquiner  sa  petite 
sœur  et  que  mademoiselle  Cécile,  d'ailleurs,  était  trop  patiente, 
trop  douce,  qu'elle  ne  devait  pas  se  laisser  taquiner  sans 
répondre.  Puis,  déclarant  à  Michel  qu'aucun  des  enfants  de 
la  bonne  société  ne  voudrait  jouer  avec  lui,  elle  lui  donnait  en 
exemple  le  jeune  Gaston  Bohé  des  Barres  ou  les  deux  fils  de 
madame  Poulot-Bailly  la  jeune,  des  enfants  sages  et  religieux 
qui  avaient,  dans  leur  salle  d'étude,  un  autel  avec  tout  ce  qu'il 
faut  pour  dire  la  messe  ;  ils  avaient  même  une  petite  chasuble 
que  leur  mère  leur  avait  brodée;  et,  tous  les  jeudis,  ils  célé- 
braient l'office,  auquel  assistaient  leurs  parents  et  au  cours 
duquel  TuA  d'eux  quêtait  pour  l'œuvre  de  la  Sainte-Enfance. 

Quelquefois,  s'interposant  entre  les  deux  enfants  dont  elle 
interrompait  les  jeiix,  elle  faisait  s'asseoir  Cécile  sur  un  petit 
banc  à  côté  d'elle,  lui  donnait  une  aiguille  et  un  brin  de  laine 
avec  un  nœud  au  bout  pour  qu'elle  enfilât  des  boutons,  des 
perles,  ou  fit  de  gros  points  dans  un  carré  d'étoffe.  Et  elle 
promettait  à  Cécile,  comme  grande  récompense,  de  lui 
raconter,  plus  tard,  si  elle  était  sage,  des  histoires  que  la 
petite  fille  aussitôt  réclamait.  Alors  Alphonsine  la  faisait 
attendre  :  «  Quand  l'aiguille  de  la  pendule  sera  sur  le  quart... 
la  demie  »,  disait-elle.  Ou  bien  :  «  Quand  vous  aurez  fait  trois 
points  avec  votre  laine  bleue.  »  Puis,  le  moment  venu,  elle 
commençait. 

C'étaient  des  aventures  dramatiques  et  toutes  à  peu  près  du 
même  genre  :  enfants  voyageant  avec  leur  mère,  perdus  dans 
les  forêts  et  puis  assassinés  par  des  aubergistes  manquant  de 
vivres  et  peu  scrupuleux.  Et  l'on  voyait  la  mère  affamée  dévo- 
rant le  contenu  d'un  plat,  tandis  que  les  morceaux  murmuraient 
dans  la  sauce  :  ((  Maman,  tu  manges  ma  chair!  Maman,  tu 
bois  mon  sang!  »  Il  y  avait  aussi  des  histoires  de  miracles, 
petits  miracles  familiers  et  domestiques,  à  la  portée  de  tout  le 
monde,  que  Michel,  avec  conscience,  essayait  de  comprendre, 
puis  discutait,  —  comme,  par  exemple,  cette  anecdote  de  la 
petite  fille  qui,  avant  d'aller  à  la  distribution  des  prix,  faisait 
deux  grosses  taches  sur  sa  belle  robe.  Alors  elle  avait  pris 
dans  la  chambre  de  sa  mère  une  image  de  la  Sainte  Face,  l'avait 


6l4  LA     REVUE     DE     PARIS 

appliquée  sur  sa  robe,  et,  immédiatement,  les  taches  avaient 
disparu. 

Les  histoires  étaient  interrompues,  vers  quatre  heures,  parla 
bonne  qui  apportait  la  lampe  et  le  goûter  d'Alphonsine.  Les 
enfants  descendaient  chercher  le  leur,  puis  remontaient.  Et,  en 
rentrant,  ils  trouvaient  Alphonsine  en  train  de  goûter  sur  un 
coin  de  la  table  à  repasser.  Elle  ne  levait  pas  les  yeux,  conti- 
nuant à  tremper  ses  longues  mouillettes  de  ^ain  dans  un  bol 
de  vin  chaud  sucré  qui  fumait.  Lorsqu'elle  avait  fini,  elle 
s'essuyait  la  bouche  avec  un  grand  mouchoir  blanc,  puis  se 
remettait  vivement  à  l'ouvrage. 

Debout  devant  la  fenêtre,  Michel,  le  front  contre  la  vitre, 
son  pain  et  sa  tablette  de  chocolat  à  la  main,  regardait  la 
nuit  tomber  sur  la  rue  propre  et  déserte.  Une  haute  porte 
cochère,  en  face  de  lui,  laissait  voir  à  peine,  au  fond  d'une 
cour,  la  ligne  d'un  toit  que  dépassaient  les  frondaisons 
écartées  d'un  grand  arbre.  Au-dessus,  le  ciel  était  gris,  d'une 
obscurité  légère  derrière  laquelle  on  devinait  la  lumière  :  elle 
croissait  peu  à  peu,  s'étendait,  gagnait  toute  la  partie  du  ciel 
visible,  puis  la  lune,  tout  à  coup,  apparaissait.  Elle  montait 
rapidement;  sa  marche  ensuite  semblait  se  ralentir,  et  Michel 
contemplait  avec  attention,  les  yeux  levés,  le  disque  lumineux 
où  l'on  distinguait  des  parties  brillantes  et  des  sortes  de  des- 
sins sombres,  analogues  aux  hachures  que  font  au  crayon  les 
écoliers  sur  leurs  cartes  pour  y  représenter  les  montagnes. 

Parfois,  s'approchant  de  la  fenêtre,  Alphonsine  montrait 
aux  enfants,  dans  ces  lignes  mystérieuses,  la  figure  de  Judas 
portant  son  fagot  d'épines.  ^ 


II 

Une  fois  par  semaine,  le  jeudi,  c'était  jour  de  marché  à  Ville- 
meurthe.  Ce  matin-là,  dès  neuf  heures,  madame  Varambaud, 
qui  avait  l'habitude  de  faire  elle-même  ses  provisions,  s'ache- 
minait vers  le  marché,  son  fils  à  côté  d'elle  et  un  gros  panier 
à  la  main. 

A  partir  de  l'archevêché,  la  Grand' Rue  avait  un  aspect  inac- 
coutumé. Des  servantes,  des  ménagères  se  croisaient,  allant  à 


l'admirable    mère    de    MICHEL    VARAMBAUD  6l5 

la  halle  ou  en  revenant,  et  des  paysannes  circulaient  avec  de 
grands  paniers,  en  bavardant  par  groupes  au  milieu  de  la  rue, 
sur  le  bord  de  laquelle,  sans  s'interrompre,  elles  se  rangeaient 
quand  passaient  des  charrettes.  Et  les  cris  sourds  et  gutturaux 
des  charretiers  animaient  les  lourds  chevaux  à  pâturons  poilus, 
qui,  un  moment,  allongeaient  le  pas  en  balançant  plus  fort  la  tête. 

On  débouchait  tout  à  coup,  par  une  courte  rue  longeant  la 
Salle  Synodale,  sur  la  place  du  Marché.  C'était,  entre  la  cathé- 
drale et  le  marché  couvert,  parmi  les  baraques  en  toile  où  les 
marchands  forains  exposent  les  objets  de  leur  négoce,  la  foule 
épaisse  des  jours  de  foire. 

On  vendait  là  des  étoffes,  des  outils,  toutes  les  petites  choses 
dont  se  servent  les  ménagères»  —  fil,  aiguilles,  boutons,  lacets, 
—  et  puis  des  paniers,  des  corbeilles,  des  poteries,  et  de  la 
vaisselle  de  faïence  posée  à  terre,  sur  de  la  paille,  et  qui  for- 
maient, à  certains  endroits  de  la  place,  de  grands  étalages  tout 
blancs.  Contre  le  trottoir,  rangées  à  la  file,  les  unes  derrière  les 
autres,  on  voyait  des  charrettes  dételées,  d'autres  remplies  de 
paniers  vides,  ou  à  cul  et  portant  à  leurs  brancards  dressés 
quelque  harnais  de  cuir. 

La  foule,  lentement,  suivait  les  étroits  passages,  les  hommes 
engoncés  dans  leurs  blouses  roides,  d'où  sortait  à  l'encolure  un 
foulard  multicolore,  les  femmes  avec  la  marmotte,  ou  un  mou- 
choir plié  en  triangle  sur  leurs  cheveux  très  tirés,  luisants,  et  qui 
leur  collaient  sur  le  crâne.  Leurs  yeux  vifs  furetaient  le  long  des 
étalages;  elles  péroraient  d'une  façon  criarde,  assourdissante, 
avec  de  grands  coups  de  silence.  Tous  ils  avaient  dans  la 
démarche  ce  lourd  balancement  que  donne  aux  paysans  la  houle 
de  la  terre  et  qu'ils  gardent  sur  le  pavé  des  villes,  en  sou- 
venir de  leurs  champs  au  sol  inégal  où  les  mottes  s'effritent  sous 
les  pieds.  Près  des  femmes  au  dos  tordu  par  l'habitude  de  la 
hotte,  ils  allaient  courbés,  les  mains  en  tr' ou  vertes,  comme  s'ils 
pesaient  encore  sur  la  charrue.  A  force  de  s'être  penchés  vers 
la  terre,  leurs  visages  avaient  pris  de  sa  couleur;  parce  qu'ils 
avaient  reflété  ses  sillons  étemels,  ceux-ci  semblaient  s'être 
prolongés  jusque  dans  leur  peau  brune  et  s'y  être  gravés. 

A  l'angle  de  la  rue  Dauphine,  des  groupes  stationnaient 
devant  les  Grands  Magasins  de  la  Providence.  Continuellement 
des  gens  entraient,  d'autres  sortaient.  Quelquefois,  sur  le  seuil 


6l6  LA     REVUE     DE     PARIS 

du  magasin,  entre  les  tnannequins  à  figure  humaine  et  habillés 
de  vêtements  d'hommes,  —  messieurs  à  tête  petite,  à  moustache 
noire  ou  à  favoris  jaunes,  et  parmi  lesquels  il  y  avait  toujours, 
ce  qui  amusait  beaucoup  les  passants,  un  marmiton  à  toque 
blanche  et  un  nègre  en  habit  noir,  —  on  voyait  apparaître 
M.  Miziot  reconduisant  en  personne  quelques  clients  de  marque, 
—  un  groupe  de  campagnards  venus  pour  faire  des  achats  de 
noce  et  qu'il  conseillait  en  ami,  ou  bien  un  riche  curé-doyen  des 
environs,  rougeaud,  solide  et  important,  en  souliers  à  boucle, 
en  soutane  propre,  et  qui  portait  à  la  main  un  parapluie  roulé 
à  crosse  de  bois,  avec  un  gros  sac  de  cuir  luisant  et  rebondi. 

Madame  Yarambaud,  pour  éviter  la  paille  crottée  répandue 
sur  le  sol,  relevait  sa  jupe,  —  une  jupe  ample  et  longue,  pro- 
venant d'une  ancienne  robe  de  visite  et  peu  à  peu  descendue  par 
degrés  du  salon  à  la  rue,  —  et  pénétrait  dans  le  marché  cou- 
vert. Il  comprenait  un  rez-de-chaussée,  plus  une  galerie  circu- 
laire supportée  par  des  colonnes.  On  y  accédait,  aux  quatre 
coins,  par  quatre  escaliers  où  passait  un  double  courant  de 
foule.  Et  les  transactions  se  débattaient  au  milieu  d'un  grand 
vacarme,  tous  ces  bourgeois  issus  de  campagnards  conservant 
la  rapacité  héréditaire. 

Madame  Varambaud  allait  d'une  marchande  à  l'autre,  prome- 
nant son  regard  indécis  le  long  des  étalagés.  Elle  examinait 
les  choux,  tâtait  les  salades,  ouvrait  une  cosse  de  pois.  Ou  bien, 
se  baissant,  elle  saisissait  par  les  pattes,  au  milieu  d'un  tas 
de  plumes  multicolores  et  ternes,  quelque  paire  de  poulets 
qu'elle  soupesait,  un  instant,  avant  de  la  replacer  sur  le  sol. 
De  loin  en  loin,  pour  se  renseigner,  elle  demandait  à  une  mar- 
chande le  prix  du  beurre. 

Passant  le  bout  de  son  doigt  nu  sur  l'extrémité  du  couteau 
qu'on  lui  tendait,  elle  prenait  une  parcelle  de  beurre,  puis  elle  se 
penchait,  avec  son  autre  main  écartait  sa  voilette  de  son  visage, 
mettait  le  petit  morceau  dans  sa  bouche.  Et,  un  moment,  elle 
restait  immobile,  remuant  les  lèvres  avec  de  petits  claquements, 
comme  absorbée  dans  sa  dégustation  et  attentive  à  quelque  chose 
d'indéfini  qu'elle  paraissait  écouter. 

Ses  achats  terminés  et  avant  de  revenir  à  la  maison,  madame 
Varambaud,  son  panier  rempli  à  la  main,  entrait  à  la  cathédrale 


l'admirable     MÈKE     de     MICHEL    VARAMBAUD  617 

pbur  faire  au  Saint  Sacrement  une  courte  visite  ou  pour 
acquitter  une  petite  dette.  C'était  un  bouquet  promis  à  saint 
Joseph,  un  sou  qu'elle  devait  à  saint  Antoine  de  Padoue  :  — 
il  lui  avait  fait  retrouver  ses  clefs,  la  grammaire  de  Michel, 
ou,  grâce  à  son  intervention  miraculeuse,  M.  Varambaud 
avait  consenti  à  la  conduire  au  bal.  —  Elle  se  signait  rapide- 
ment, posait  un  genou  sur  le  bord  d'un  prie-dieu,  ses  lèvres 
remuaient  très  vite,  puis,  après  avoir  salué  l'autel,  elle  repartait 
par  la  porte  de  côté,  ce  qui  abrégeait  ainsi  son  chemin. 

Souvent,  ay  milieu  de  la  nef,  parmi  les  rangées  bien  alignées 
des  chaises  vides,  quelque  dame  agenouillée,  en  reconnaissant 
madame  Varambaud,  lui  faisait  un  petit  signe,  se  levait,  puis 
Ton  s'abordait  à  voix  basse  auprès  du  bénitier,  et  les  voix  s'éle- 
vaient dès  la  porte  franchie. 

C'étaient  certaines  vieilles  amies  de  la  famille  de  son  mari, 
que  madame  Varambaud  connaissait,  mais  qu'elle  voyait  rare- 
ment :  mademoiâelle  Béjot,  madame  Poulot-Bailly  la  mère, 
la  femme  du  vieux  docteur  Tireveillot.  Les  premières  exclama- 
tions étaient  toujours  relatives  au  temps  qu'il  faisait.  Ensuite 
on  s'informait  longuement  des  santés.  Et,  dans  le  passage  débou- 
chant par  une  petite  porte  voûtée  sur  la  Grand'Rue,  —  entre 
les  grilles  ouvragées  derrière  lesquelles  on  discernait,  à  travers 
des  feuillages  verts,  d'un  côté,  la  tranquille  et  pompeuse  façade 
de  l'archevêché,  et,  de  l'autre,  les  hauts  vitraux  de  la  Salle 
Synodale,  —  on  marchait  à  pas  très  lents,  à  cause  de  madame 
Poulot-Bailly  que  son  embonpoint  fatiguait. 

A  la  porte  de  la  Grand'Rue,  on  s'arrêtait  pour  échanger  des 
paroles  d*adieu  ;  et,  après  un  mot  aimable  à  l'adresse  de  cha- 
cune des  personnes  présentes  et  un  dernier  compliment  de  poli- 
tesse pour  M.  Varambaud,  —  qu'elle  appelait  quelquefois 
encore  par  son  prénom,  —  madame  Poulot-Bailly  s'éloignait. 
Souvent,  pourtant,  au  bout  de  quelques  pas,  se  retournant,  elle 
rappelait  madame  Tireveillot,  à  qui  elle  avait  encore  quelque 
chose  à  dire.  Et  madame  Varambaud  entendait  —  avec,  de 
temps  à  autre,  le  nom  de  certaines  personnes  que  son  mari 
qualifiait  de  réactionnaires  et  qu'il  lui  avait  demandé  de  ne  pas 
voir  —  quelque  courte  phrase  de  ce  genre  : 

—  N'oubliez  pas  mes  trois  chasubles  I 

—  N'est-elle  donc  pas  déjà  zélatrice.»^ 


6l8  LA     REVUE      DE      PARIS 

—  Et  les  cinq  dizaines  que  vous  m'aviez  promises? 

—  Laissez,  laissez,  j'en  parlerai  à  monseigneur! 

Elle  s'en  allait  enfin,  et,  dès  qu'elle  était  partie,  madame  Tire- 
veillot  ne  manquait  jamais  de  faire  sonéloçe  : 

—  C'est  une  si  bonne  personne!  Elle  est  toujours  aimable, 
toujours  souriante.  Et  pourtant  elle  n'a  pas  eu  la  vie  gaie  :  son 
mari  était  si  difficile!...  Et  cinq  garçons,  avec  celai...  Eh 
bien!  elle  trouvait  le  moyen  de  faire  toutes  ses  visites,  elle  était 
déjà  à  la  tête  de  toutes  les  œuvres,  elle  allait  à  la  messe  tous  les 
matins.  Et  son  mari,  qui  ne  partageait  malheureusement  pas  ses 
idées,  ne  pouvait  rien  lui  dire,  parce  qu'elle  lui  répondait  tran- 
quillement, sans  se  fâcher  :  «  Mais,  mon  ami,  qu'est-ce  que  ça 
peut  te  faire,  puisque  tu  n'es  pas  encore  réveillé  quand  je  m'en 
vais  et  que  je  suis  revenue  pour  assister  à  ton  déjeuner  et  à 
celui  de  tes  enfants?,..  » 

Au  moment  de  remonter  la  Grand'Rue,  madame  Varambaud, 
s'arrêtant  une  dernière  fois,  entrait  à  la  boucherie.  Dès  qu'il 
l'apercevait,  le  patron  aussitôt  s'avançait  vei^s  elle,  et,  pendant 
qu'elle  cherchait  du  regard,  parmi  les  quartiers  de  viande-  sus- 
pendus au  plafond,  ce  qui  conviendrait  pour  les  repas  suivants, 
le  boucher,  en  confidence,  lui  indiquait  quel  morceau  ce  jour- 
là  était  le  plus  avantageux.  Autour  d'eux,  on  sciait  les  viandes  ; 
les  coups  de  couperet  retentissaient  sur  le  billot;  les  garçons, 
tenant  dans  la  main  gauche  le  fusil  sur  lequel  ils  aiguisaient 
leur  large  couteau  d'acier,  regardaient  le  doigt  des  acheteuses 
indiquer  sur  la  viande  la  tranche  qu'il  leur  fallait.  On  entendait, 
parfois,  le  choc  vibrant  des  morceaux  jetés  dans  la  balance, 
sur  un  carré  de  papier  jaune  :  —  un  brusque  froissement,  un 
chiffre  crié,  tandis  que  le  plateau  chargé  de  poids  retombait 
avec  un  bruit  de  cymbales. 


ni 

A  six  ans  et  demi,  Michel  entra  au  lycée.  Et  il  recommença, 
sous  la  direction  d'un  maître,  ce  que  sa  mère  deux  années 
durant  lui  avait  fait  étudier,  afin  que  dès  son  arrivée  au  lycée 
il  sût  déjà,  et  parfaitement,  tout  ce  que  les  autres  allaient 
commencer  seulement  dapprendre. 


l'admirable     MÈBE     de     MICHEL    VARAMBAUD  619 

Chaque  matin,  au  début  de  la  classe,  on  récitait  les  leçons, 
puis  on  corrigeait  les  devoirs  ;  et,  avant  la  récréation  d'un  quart 
d'heure  qui  divisait  les  trois  heures  de  classes,  il  y  avait  une 
dictée  ou  bien  un  exercice  de  grammaire  appelé  «  exercice 
d'invention  ».  Il  fallait,  par  exemple,  ranger  dans  l'une  des 
de  ces  deux  catégories  :  personne,  ou  chose,  chacun  des  mois 
d'une  série  que  dictait  le  professeur.  Et  si  le  roi,  le  vieillard, 
l'homme,  Dieu,  et  le  jardinier  étaient  des  personnes,  l'océan, 
la  voix,  l'œil  et  le  perroquet  étaient  —  à  la  grande  stupéfaction 
de  Michel  —  des  choses.  La  classe  se  terminait  par  une  leçon 
de  lecture.  Plusieurs  jours  de  suite,  on  restait  sur  le  même 
passage,  que  lisait  péniblement,  à  haute  voix,  un  des  élèves; 
et  les  autres  devaient  suivre  exactement  le  texte,  de  façon  à 
pouvoir  continuer  la  phrase  ou  le  mot  commencé.  Mais  cette 
obligation  de  ne  pas  lire  plus  vite  que  celui  qui  lisait  à  haute 
voix,  d'endosser  toutes  ses  hésitations,  ses  fautes,  ses  répéti- 
tions, —  et  de  ne  penser  à  rien  qu'à  assembler  avec  lenteur  des 
syllabes,  —  assoupissait  rapidement  les  écoliers,  qui  bientôt  ne 
suivaient  plus  la  lecture  et  se  laissaient  aller  à  une  somnolence 
mauvaise,  où  les  facultés  actives  peu  à  peu  s'engourdissaient. 
Quelques-uns,  tout  en  suivant  machinalement  de  l'œil  les 
grosses  lettres  de  leur  livre,  songeaient  à  beaucoup  d'autres 
choses,  —  dans  une  sorte  de  dédoublement  d'eux-mêmes  qui  les 
disposait  à  ne  plus  pouvoir,  sans  être  aussitôt  distraits  par  des 
pensées  étrangères,  appliquer  leur  esprit,  désormais  incapable 
de  se  fixer,  au  travail  ou  à  la  moindre  réflexion. 

Quelques  minutes  avant  onze  heures,  les  écoliers  s'en 
allaient.  Michel  aussitôt  partait  à  toutes  jambes,  heureux 
d'être  libre  et  de  courir  au  soleil,  et  assez  jeune  encore  pour 
ne  pas  emporter  avec  lui  ce  qui  si  vite  se  môle,  en  les  altérant, 
aux  minutes  heureuses  de  l'homme  :  le  souvenir  des  moments 
pénibles  passés.  En  arrivant  à  la  maison,  il  s'arrêtait  toujours 
pour  regarder  à  travers  les  rideaux  dans  la  salle  à  manger,  que 
rendait  plus  visible  une  autre  fenêtre  donnant  en  face  sur  le 
jardin.  On  apercevait,  sous  les  ondes  de  la  lumière  encore 
matinale,  le  couvert  disposé  sur  la  nappe  blanche  :  les  quatre 
assiettes  autour  de  la  table  ronde,  l'argenterie  claire,  les  verres 
brillants,  et,  plantées  symétriquement  entre  les  deux  carafes, 
deux  bouteilles  en  verre  sombre  et  au  col  élancé.  A  côté  de  la 


030  LA     REVUE     DE     PARIS 

place  de  M.  Varambaud,  il  y  avait,  dans  une  corbeille,  une 
couronne  intacte  de  pain  doré. 

Dès  que  Michel  était  arrivé,  on  se  mettait  à  table.  Et, 
tout  en  nouant  autour  de  son  cou  les  cordons  de  sa  serviette,  — 
quelquefois  encore  une  ancienne  serviette  qui  datait  de  sa 
petite  enfance  et  au  bas  de  laquelle  on  pouvait  lire,  imprimé 
en  grosses  lettres  rouges  :  «  Bébé  est  sage  »,  ou  :  ce  Bébé  mange 
sa  soupe  »,  —  Michel  commençait  de  raconter  les  incidents  de 
la  matinée,  ce  qu'il  avait  dit  ou  fait.  Et  il  passait  sans  tran- 
sition d'un  sujet  à  un  autre,  avec  une  volubilité  inlassable  et 
essoufflée,  et  dans  une  sorte  de  confusion  joyeuse  que  madame 
Varambaud  cherchait  à  modérer,  puis  interrompait,  s'avi- 
sant  que  cela  pouvait  gêner  son  mari  ou  le  fatiguer.  En  toutes 
choses,  en  effet,  elle  essayait  de  lui  être  agréable.  Elle  flattait 
ses  goûts,  ses  manies,  toujours  en  quête  de  ce  qu'il  pouvait 
vouloir,  afin  de  prévenir  ses  désirs  et  d'abonder  aussitôt  dans 
le  sens  qu'ils  indiquaient,  —  heureuse  quand  il  était  de  bonne 
humeur  et  désolée  quand  il  n'avait  pas  d'appétit  ou  déclarait 
qu'un  plat  était  manqué.  —  Et,  dans  la  crainte  de  paraître  le 
négliger,  elle  le  harcelait  d'attentions  maladroites  et  le  plus  sou- 
vent inutiles,  avec  une  sorte  de  despotisme  inconscient  qui  la 
faisait,  malgré  son  grand  désir  de  le  contenter  uniquement, 
se  contenter  tout  d'abord  elle-même,  et  imposer  à  son  mari 
l'idéal  qu'elle  se  formait  pour  lui  du  bonheur,  sans  se  préoc- 
cuper le  moins  du  monde  de  ce  qu'il  pensait  et  sans  même 
écouter  ce  qu'il  disait.  Et,  à  là  fin,  si  M.  Varambaud  lui  répon- 
dait avec  un  peu  d'impatience  (de  même  qu'au  moindre 
reproche,  à  la  moindre  observation  qu'il  lui  faisait,  ou  quand, 
au  cours  de  la  conversation,  il  lui  refusait  quelque  chose  qu'elle 
désirait  beaucoup,  —  comme  d'aller  au  bal  ou  de  chanter  à  un 
salut  —  ou  encore,  s'il  avait  reçu  le  matin  dans  son  cabinet  une 
femme  seule  et  qu'il  lui  eût  répondu  à  ce  sujet  d'une  manière 
évasive) ,  madame  Varambaud  se  taisait  :  sa  figure  aussitôt  se 
contractait,  elle  posait  sa  fourchette,  regardait  le  plafond  avec 
des  yeux  emplis  de  larmes.  Quelquefois  même,  éclatant  en 
sanglots,  elle  se  levait  brusquement  et  sortait.  Les  enfants, 
immobiles,  restaient  muets.  M.  Varambaud,  alors,  avec  une 
gravité  tendre,  s'occupait  d'eux  :  il  leur  parlait,  les  servait, 
appelait  la  bonne,  puis,  tout  à  coup,   laissant   échapper   un 


l'admirable     mère     de     MICHEL    VARAMBAUD  6ai 

mouvement  de  contrariété,    il  envoyait  Michel    chercher  sa 
mère. 

Elle  s'était  réfugiée  dans  la  chambre  d*ami,  où  Michel  la  trou- 
vait agenouillée  devant  le  lit,  priant  et  sanglotant,  la  tète  dans 
les  mains.  Avec  une  douceur  obstinée,  elle  refusait  de  revenir  : 

—  Non,  non!  —  disait-elle. 

Michel,  tout  à  la  fois  indifférent  et  gêné,  s'en  allait.  Et, 
toujours,  c'était  M.  Yarambaud  qui  finissait  par  aller  cher- 
cher sa  femme.  Elle  revenait  à  son  bras,  le  visage  bouffi  de 
larmes,  sans  rien  dire,  et  la  démarche  raidie  et  faible  comme 
une  convalescente  qui  pour  la  première  fois  revient  à  table. 

Cette  exaltation  était  suivie  de  crises  ardentes  de  dévotion. 
S'estimant  incomprise  et  méconnue,  elle  se  rapprochait  de  Celui 
que  son  imagination  lui  représentait  immuablement  le  même, 
jamais  injuste,  toujours  accueillant  et  prêt  à  la  comprendre  et 
à  la  consoler.  Elle  lui  racontait  ses  peines,  ses  chagrins,  le  pre- 
nait à  témoin  de  la  bonté  de  ses  intentions,  de  son  amour  pour 
son  mari,  de  son  désir  de  le  contenter  : 

—  Vous  savez  combien  je  l'aime  I  —  disait-elle. 

Et  elle  le  suppliait,  lui  qui,  croyait-elle,  en  avait  le  pou- 
voir, de  la  faire  apprécier  plus  justement  par  son  mari. 

Le  dimanche,  à  la  messe  de  onze  heures,  —  la  dernière  messe 
basse,  car  madame  Varambaud  alliait  à  sa  ferveur  une  aver- 
sion pour  les  sermons,  qu'elle  trouvait  bien  inutiles  pour  elle 
et  vraiment  superflus,  —  elle  suivait  exactement  chacune  des 
parties  de  l'office,  articulant  tout  bas  chacun  des  mots  qu'elle 
lisait  dans  son  livre,  afin  de  s'en  bien  pénétrer.  Et  elle  accom- 
plissait tous  les  rites  prescrits,  se  levant,  s'agenouillant,  se 
signant,  avec  conviction  et  avec  une  ampleur  exagérée  de 
gestes,  comme  les  jeunes  prêtres  qui  célèbrent  leurs  premières 
messes. 

De  temps  en  temps,  à  des  intervalles  irréguliers,  —  ce  jour- 
là,  on  allait  à  une  messe  plus  matinale,  —  elle  communiait. 
Michel,  avec  une  gêne  croissante,  la  voyait,  au  dernier  tiers  de 
la  messe,  enlever  ses  gants,  relever  sa  voilette,  se  moucher, 
puis,  tout  à  coup,  la  figure  humble,  quitter  sa  chaise  et,  les 
mains  jointes,  s'avancer  lentement,  —  elle  qui  marchait 
toujours  si  vite,  —  parmi  le  flot  recueilli  des  dames  qui  se 
dirigeaient  vers  l'autel.  Elle  s'arrêtait  à  deux  pas  de  la  grille. 


032  LA     REVUE     DE     PARIS 

contre  laquelle  des  femmes  agenouillées  étaient  serrées  les  unes 
auprès  des  autres;  à  chaque  instant,  Tune  d'elles  se  retirait, 
une  de  celles  qui  attendaient  prenait  la  place  vide;  et,  sans 
relâche,  de  l'autre  côté  delà  grille,  le  prêtre  passait  et  repassait. 
Madame  Varambaud,  à  son  tour,  s'agenouillait,  recevait 
l'hostie;  et  elle  revenait,  les  yeux  baissés,  au  milieu  de  ces 
dames  que  Michel  connaissait  pour  la  plupart  et  qui  pas- 
saient, balayant  les  dalles  de  leur  robe,  le  visage  recueilli 
et  doucement  attentif,  comme  si  elles  portaient  entre  leurs 
doigts  unis  quelque  chose  de  très  fragile  et  de  très  précieux. 
De  loin  en  loin,  l'une  après  l'autre,  lançant  de  côté  un  coup 
d'œil  subitement  revenu  aux  choses  de  ce  monde,  elles  obli- 
quaient vers  la  chaise  (qu'elles  avaient  précédemment  occupée  ; 
puis,  agenouillées  de  nouveau,  elles  s'abandonnaient  à 
leur  attitude  fervente,  —  que  définitivement  elles  perdaient, 
quelques  instants  plus  tard,  en  reprenant,  à  la  porte  de  la 
cathédrale,  leurs  allures  ordinaires  d'épouses  sans  passions  et 
de  mères  tranquilles.  —  Souvent  elles  restaîe»^,  une  minute,  à 
bavarder,  par  petits  groupes,  s'entretenant  —  avec  une  sorte 
d'affectation  de  ne  pas  dépasser  le  ton  des  conversations,  habi- 
tuelles —  de  choses  familiales  et  domestiques,  de  leur  ménage^ 
de  leur  mari,  de  leurs  enfants...  Et  il  semblait  à  Michel  qu'il 
y  avait  entre  elles  quelque  chose  de  mystérieux  qui,  un  moment, 
les  avait  rapprochées  et  qu'elles  s'efforçaient  maintenant  de 
paraître  oublier. 

Cette  année-là,  madame  Varambaud  conduisit  Michel  et 
Cécile  aux  processions.  Us  arrivaient  vers  la  fin  des  vêpres  :  la 
cathédrale  déjà  était  à  moitié  remplie,  on  entrait  encore;  et, 
dominée  par  le  bourdonnement  sonore  et  aérien  des  cloches, 
il  y  avait  sous  les  voûtes  une  sourde  rumeur  faite  d'une  suc- 
cession ininterrompue  de  bruits  divers,  éparpillés,  dont  les 
uns  reprenaient  quand  les  autres  avaient  cessé,  —  voix  assour- 
dies, piétinements,  grincements  des  chaises  sur  les  dalles,  cla- 
quements des  sièges  mobiles  des  prie-dieu,  —  à  travers  lesquels 
montaient  encore,  parfois,  les  dernières  psalmodies,  graves  et 
monotones,  des  vêpres  que  personne  n'écoutait  plus. 

La  procession  s'organisait.  On  voyait,  sous  la  direction 
de  jeunes   prêtres,    les    confréries    se   grouper  et   s'avancer 


l'admirable     MÈHë     de     MICHEL    VARAMBALD  GâS 

lentement,  les  unes  derrière  les  autres,  pour  prendre  leur 
place.  Près  de  la  chapelle  de  la  Vierge  et  devant  la  grande 
porte  de  la  nef  était  installé  un  reposoir,  c'est-à-dire  un  autel 
très  élevé,  couvert  de  draperies,  de  fleurs  et  de  lumières. 
Un  bedeau  allumait  les  derniers  cierges.  Et  Ton  apercevait 
soudain,  entre  deux  piliers,  devant  la  masse  palpitante  et 
immobile  des  lumières,  allant  et  venant  au  bout  d'une  longue 
perche  une  petite  flamme  qui  tremblotait. 

Poussant  à  travers  l'église  leurs  souffles  puissants  et  qui  fai- 
saient tout  vibrer,  les  orgues  brusquement  se  faisaient  entendre, 
et,  du  chœur,  répondaient  les  chants  joyeux  des  prêtres  qui 
se  formaient  en  procession.  Le.  cortège  s'avançait  enfin,  avec 
un  peu  de  confusion  tout  d'abord,  le  long  d'un  bas  côté,  pré- 
cédé par  de  toutes  petites  filles  vêtues  de  blanc  et  par  d'autres 
un  peu  plus  âgées,  qui  avaient  fait  leur  première  communion, 
cette  année-là,  et  portaient  leurs  vêtements  blancs  et  leurs 
voiles.  Les  bannières,  successivement,  se  levaient,  les  groupes 
auxquels  elles  appartenaient  suivaient,  et  il  y  avait  des  piéti- 
nements, de  brusques  arrêts,  des  remises  en  marche,  jusqu'au 
moment  où  les  distances  établies  permettaient  à  tout  le  monde 
de  marcher  à  pas  lents  et  réguliers. 

Lorsque  la  tête  de  la  procession  passait  devant  elle,  madame 
Varambaud,  poussant  Cécile,  que  Michel  tenait  par  la  main,  lui 
faisait  prendre  place  entre  deux  fillettes  qui  s'écartaient. 

On  lui  avait  mis,  ce  jour-là,  sa  plus  belle  robe,  —  une  robe 
de  mousseline  à  volants,  décolletée  et  qui  laissait  nus  ses  bras 
et  ses  mollets  potelés.  —  Un  large  ruban  de  soie,  de  la  même 
couleur  qu'une  minuscule  couronne  de  roses  posée  sur  ses 
cheveux  courts  et  bouclés,  ceignait  son  petit  ventre  et,  s'amin- 
cissant  sur  les  côtés,  s'épanouissait  par  derrière  en  un  grand 
nœud  à  coques  amples  et  bien  étalées,  qu'elle  secouait  à  chacun 
de  ses  pas  menus  et  encore  peu  sûrs.  Elle  portait,  suspendue 
à  son  cou,  une  corbeille,  —  celle  qui  servait  ordinairement  à 
mettre  le  pain,  aujourd'hui  bien  drapée  et  tout  emplie  par  des 
pétales  de  fleurs.  Et,  sans  oser  les  jeter,  elle  laissait  au  milieu 
sa  main  fermée,  en  regardant  autour  d'elle  avec  des  yeux 
étonnés  et  confiants,  grands  ouverts,  et  qui  semblaient  tout 
ronds,  au-dessus  de  ses  petites  joues  brunes  rebondies. 

L'orgue,  tout  à  coup,  se  taisait.  Subitement  alors,  dans  un 


€a4  LA     REVUE     DE     PARIS 

coin  de  l'église,  une  bruyante  et  joyeuse  fanfare  de  cuivres 
éclatait  :  c'était  la  musique  de  l'école  des  frères  qui  saluait  la 
procession  arrivant  au  premier  reposoir.  On  s'arrêtait,  puis  il 
y  avait  un  moment  de  silence,  tout  le  monde  se  prosternait, 
€t  l'on  entendait  très  loin  tinter   une  petite  sonnette.  Cécile 
s'agenouillait;  Michel,  ne  voulant  pas  se  mettre  à  genoux,  — 
ce  qu'il  avait  toujours  considéré  comme  un  peu  humiliant,  —  et 
sentant  qu'on  le  remarquerait  s'il  restait  debout,  s'inclinait  à 
moitié,   intimidé,    et  quelquefois,    par  une   concession  qu*il 
n'était  pas  sans  se  reprocher,  il  allait  jusqu'à  mettre  un  genou 
en  terre.  Presque  à  la  hauteur  de  sa  figure,  des  profils  appa- 
raissaient sous  la  mousseline  vaporeuse  des  voiles.  Les  robes 
longues,    étalées   sur  les  dalles,  à  sa  droite  et  à  sa  gauche, 
s'amoncelaient  en  flots  blancs  autour  de  ses  jambes  nues.  Et  il 
respirait,  avec  une  sorte  d'angoisse  et  d'émotion  singulière- 
ment douce,  une  tiède  et  troublante  odeur  de  roses  qui  semblait 
monter  de  toutes  ces  formes  blanches  prosternées. 

Après  un  léger  désordre,  les  communiantes  se  remettaient 
en  marche.  Et  les  enfants  de  Marie,  à  leur  tour,  apparaissaient, 
groupées  derrière  leur  bannière  que  portait,  à  la  force  des  poi- 
gnets, une  robuste  fille  aux  traits  accentués,   à  la  lèvre  supé- 
rieure couverte  d'un  duvet  brun ,  et  qui  baissait  pudiquement 
les  yeux  sous  son  voile  blanc.  Sa  robe  unie  de  laine  noire,  un 
peu  courte,  découvrait  ses  pieds  chaussés  de  solides  souliers 
noirs  bien  cirés.  Et,  sur  le  corsage  rebondi  et  tendu  à  en  crever 
'par  l'efibrt   des  bras   qui   soutenaient  la   hampe   gainée   de 
velours  foncé,  on  voyait,  croisé  au  milieu  du  dos  et  pendant 
sur  la  poitrine,  un  ruban  d'un  bleu  violent  au  bout   duquel 
miroitait  une  petite  médaille  ronde,  en  argent.  Quatre  demoi- 
selles, semblablement  accoutrées  de  longs  voiles  blancs  par- 
dessus leurs  robes  noires,  marchaient,  —  deux  en  avant,  deux 
en  arrière,  —  recevant,  entre  leurs  doigts  gantés  de  coton  blanc, 
les  larges  rubans  de  moire  qui  retombaient  du  faite  de  l'ori- 
flamme. 

Les  autres  confréries  suivaient,  chacune  avec  sa  bannière, 
{celle  des  Servantes  et  Ouvrières  chrétiennes,  —  où  rayonnait 
la  figure  de  sainte  Marthe,  la  servante  de  Jésus,  —  portée  par 
Alphonsine),  et  l'orphelinat,  les  pensions;  puis,  précédant 
leurs  aînés,  —  les  ouvriers  membres  du  cercle  catholique,  — 


l'admirable     mère     de     MICHEL     VARAMBAUD  625 

les  apprentis  membres  du  patronage  Saint-Étienne  :  petits 
jeunes  gens  de  douze  à  dix-huit  ans,  aux  visages  ronds,  les 
cheveux  plantés  bas  sur  le  front  déprimé,  la  plupart  roux  et  la 
peau  tavelée,  qui  cheminaient  les  mains  jointes  et  les  pouces  en 
croix.  Ils  portaient  tous,  sur  le  côté  gauche  de  la  poitrine,  une 
petite  rosette  de  rubans  verts  où  pendait  une  petite  croix  de 
cuivre. 

Enfin,  entre  les  curés  de  toutes  les  paroisses  qui  marchaient 
par  rang  d'âge,  en  deux  files,  tenant,  sur  leurs  gros  livres 
d'heures  reliés  de  peau  brune,  un  petit  bouquet  de  fleurs 
naturelles,  et  vêtus  de  leurs  plus  belles  chasubles  (raides, 
dorées,  et  presque  toutes  ornées,  au  milieu  du  dos,  de  sujets 
symboliques  brodés  en  relief  :  agneau  sous  une  croix, 
colombe  planant  sur  un  calice,  christ  aux  bras  étendus),  s'avan- 
çait, sous  un  dais  carré  que  surmontaient,  aux  quatre  coins,  de 
grands  panaches  de  plume,  l'archevêque  mitre,  caparaçonné 
d'une  chape  d'or  aux  plis  droits  et  retenant  des  deux  mains, 
sur  un  support  placé  au  niveau  de  sa  figure,  un  ostensoir  étin- 
celant  de  pierreries.  Déjeunes  séminaristes  en  robes  de  dentelle 
le  précédaient,  marchant  quatre  par  quatre,  l'encensoir  à  la 
main,  et  accompagnés  par  des  diacres  en  dalma tiques  qui  por- 
taient d'énormes  cierges  plantés  dans  de  gros  chandeliers.  A  des 
signaux  donnés,  ceux  qui  avaient  les  encensoirs  se  retournaient, 
s'agenouillaient,  se  relevaient  et,  tous  ensemble,  de  toute  la 
longueur  des  chaînes,  balançaient  à  la  hauteur  de  leur  tête  les 
vases  d'argent  d'où  bondissaient  des  fumées  bleues.  Seuls  au 
milieu  de  tous  ces  prêtres,  quatre  messieurs  de  la  ville,  en 
habit  noir,  —  parmi  lesquels  on  reconnaissait  M.  Miziot,  — 
tenaient  entre  deux  doigts  les  cordonnets  dorés  qui  pendaient 
des  quatre  coins  du  dais. 

Devant  le  grand  reposoir  de  la  nef,  les  prêtres  s'arrêtaient  : 
l'archevêque  gravissait  seul  les  degrés  de  l'autel  et,  se  retour- 
nant, traçait  dans  l'air  de  grands  signes  de  croix  avec  l'osten- 
soir qu'il  présentait  à  la  foule  au  bout  de  ses  bras  tendus. 
Toutes  les  têtes  se  courbaient.  Agenouillée  au  premier  rang, 
madame  Varambaud,  la  tête  haute  et  pressant  contre  sa  bouche 
le  lourd  paquet  de  ses  médailles,  lançait  à  la  petite  vitre  miroi- 
tante placée  au  centre  du  soleil  d'or,  de  longs  regards  sup- 
pliants. 

i*!*  Juin  1908.  12 


636 


LA     REVUE     DE     PARIS 


IV 


L'année  suivante,  Michel  entra  dans  la  classe  de  huitième; 
et  ses  études  aussitôt  devinrent  pour  lui  très  pénibles  :  tout  ce 
qu'il  avait  à  apprendre  était  nouveau  pour  lui  et  sa  mémoire, 
au  service  de  sa  raison  et  de  sa  sensibilité,  capable  de  con- 
server les  idées  et  les  images,  ne  parvenait  qu'au  prix  d'un  très 
pénible  effort  à  s'employer  aux  besognes  basses  et  mécaniques 
que  l'on  exige  des  enfants. 

Chaque  soir,  après  la  classe,  au  lieu  de  rentrer  directement 
à  la  maison,  il  faisait  un  grand  tour  par  les  Promenades. 
C'était  l'époque  où  l'on  commence  à  sentir,  malgré  la  beauté 
des  journées,  quand  le  soir  tombe,  l'approche  de  l'hiver  :  le 
soleil  avait  disparu,  Tair  était  silencieux,  et  la  brume  qui  mon- 
tait du  sol  vers  le  ciel  froid  et  pur  semblait  apporter  avec  elle 
une  odeur  de  fumée  d'herbes  et  de  pommes  de  terre  qu'on  sort 
du  four.  Assemblés  de  loin  en  loin  autour  d'un  arbre,  le  long 
de  l'avenue,  des  gamins  jetaient  des  cailloux  dans  le  feuillage 
pour  abattre  les  marrons.  Parfois  une  grosse  pierre,  heurtant 
avec  un  bruit  mat  le  bois  d'une  branche,  l'ébranlait  d'une 
secousse  qui  longuement  faisait  frémir  toutes  les  feuilles  ;  et 
une  gi'êle  de  marrons  rebondissait  sur  la  terre  ou  s'enfonçait 
dans  les  feuilles  mortes.  Quelques-uns,  moins  mûrs,  avaient 
encore  leur  coque,  que  le  choc  faisait  éclater  facilement;  ou 
bien,  du  talon,  un  enfant  écrasait  l'enveloppe  épineuse  et  résis- 
tante d'où  jaillissaient  quelquefois  deux  boules  irrégulières, 
couleur  d'acajou  verni,  et  tachées  sur  un  point  d'un  cercle 
pâle  et  mat  et  qui  semblait  poudré  de  cendre  fine,  Et  partout 
sous  les  arbres  la  terre  était  jonchée,  parmi  les  feuilles,  de 
brindilles  de  bois  sec  et  de  coques,  meurtries  et  comme  rouil- 
léespourla  plupart,  quelques-unes  encore  très  vertes,  fermées 
et  avec  leur  queue,  d'autres  séparées  en  deux  et  laissant  voir 
leur  intérieur  intact,  creux,  blanc  et  lisse;  parfois,  entre  deux 
feuilles,  on  apercevait  tout  à  coup  la  surface  plate  et  chatoyante 
d'un  marron.  Choisissant  minutieusement  les  plus  gros  et  les 
plus  brillants,  des  petites  filles  en  sarreau  noir  furetaient  le 
long  des  allées,  un  petit  panier  à  la  main,  avec,  autour  du  cou. 


l'admirable     mère     de     MICHEL    VARAMBAUD  627 

un  long  chapelet  de  marrons  qui  leur  descendait  plus  bas  que 
la  taille. 

Quand  Michel  arrivait  à  la  maison,  la  nuit  était  presque 
venue.  Dans  un  coin  du  jardin,  le  scieur  de  bois  qui,  tous  les 
ans,  à  la  même  époque,  venait  pendant  quatre  ou  cinq  jours 
détailler  et  rentrer  la  provision  d'hiver,  achevait  sa  tâche.  Un 
pied  posé  sur  la  bûche  ajustée  entre  les  branches  du  chevalet, 
il  poussait  et  ramenait  sa  scie  d'une  façon  ininterrompue  et 
régulière:  la  sciure,  en  pluie  fine,  s'ajoutait  au  petit  cône  pâle 
qui  s'élevait  au-dessous  peu  à  peu,  puis  le  bruit  de  la  scie  s'ar- 
rêtait brusquement  et,  à  droite  et  à  gauche,  deux  bûches  tom- 
baient avec  un  retentissement  élastique.  L'homme  se  redres- 
sait, essuyait  sa  figure  moite  du  revers  de  son  bras,  rentrait 
les  bûches  dans  le  bûcher,  puis,  remettant  sa  veste,  qu'il  avait 
posée  sur  la  margelle  du  puits,  il  partait  par  la  petite  porte  du 
jardin. 

Michel,  qui  était  allé  chercher  son  goûter,  s'approchait  alors 
du  bois  entassé  le  long  du  mur,  —  longs  fûts  noueux,  quelques- 
uns  lisses  et  secs,  d'autres  couverts  d'écorce  rugueuse  et 
humide  se  détachant  par  plaques  et  qui  sentaient  la  forêt,  la 
mousse  et  le  champignon.  Son  léger  repas  terminé,  il  allait  à 
la  treille  manger  du  raisin  ;  et,  marchant  sur  les  plates-bandes, 
entre  les  dahlias  dont  les  grosses  fleurs,  déjà  presque  flétries 
par  les  premières  gelées  de  la  nuit,  pesaient  au  bout  des  tiges, 
il  fouillait  parmi  les  feuilles,  où  il  trouvait  encore,  de  loin 
en  loin,  quelque  grappe  oubliée.  Elle  résistait,  il  tirait  fort  : 
la  vigne  brusquement  se  détachait  du  mur,  et  il  lui  restait  à 
la  main  une  toute  petite  grappe,  faite  de  cinq  ou  six  grains 
glacés,  roussis,  fripés,  sur  lesquels  se  collaient  d'invisibles  et 
tenaces  fils  de  soie  d'araignée,  et  qu'il  mangeait  à  même  en 
laissant  pendre  la  grappe  au-dessus  de  son  visage.  Et  toute  la 
fraîcheur  de  la  nuit,  qu'il  aspirait  avec  une  sorte  d'avidité  pleine 
de  délices,  semblait  se  mêler  dans  sa  bouche  à  leur  chair  glis- 
sante et  sucrée. 

Sa  mère,  tout  à  coup,  l'appelait  en  criant  très  fort  :  c'était 
l'heure  de  rentrer.  Il  montait  alors  pour  faire  ses  devoirs,  — 
presque  toujours  des  exercices  de  grammaire  qu'on  aurait  dit 
inventés  par  le  maître  qui  apprend  à  monsieur  Jourdain  à 
prononcer  les  voyelles.  —  Et  le  sentiment  qu'avait  Michel  de 


628  LA     REVUE     DE     PARIS 

leur  inutilité  radicale  l'emplissait  immédiatement  d'un  morne 
ennui  et  semblait  transformer  dans  ses  doigts  son  léger  porte- 
plume  en  un  ustensile  de  plomb. 

Assis  dans  son  fauteuil  et  le  dos  tourné  à  la  lumière, 
M.  Varambaud  lisait  les  journaux  de  Paris,  qui  venaient 
d'arriver.  L'abat-jour,  coiffant  la  lampe  à  huile,  rabattait  une 
lueur  douce  dans  laquelle  apparaissait  son  visage  coloré,  les 
feuilles  grises  de  son  journal  et,  de  l'autre  côté  de  la  table,  sur 
le  sous-main  de  toile  cirée  noire  et  brillante,  le  cahier  déployé 
de  Michel,  sa  tête  ronde  aux  cheveux  bruns  rasés  si  près  qu'ils 
semblaient  clairs  et  ses  petites  mains  courtes  d'écolier.  A  chaque 
instant,  cessant  d'écrire,  il  demandait  à  son  père  une  expli- 
cation. Selon  les  jours,  M.  Varambaud  répondait  avec  com- 
plaisance ou  sur  un  ton  de  mauvaise  humeur.  Michel  alors 
écrivait  rapidement,  puis  de  nouveau  sa  plume  se  relevait,  et, 
pour  ne  pas  poser  tout  de  suite  une  nouvelle  question,  il  atten- 
dait un  moment,  immobile,  sans  rien  faire,  les  yeux  machina- 
lement fixés  sur  la  partie  de  cuivre  ajouré  de  la  lampe,  où 
on  voyait  tomber  lentement  les  gouttes  d'huile  l'une  après 
l'autre.  Parfois,  au  cours  de  la  soirée,  la  clarté  de  la  lampe 
diminuait  subitement.  M.  Varambaud,  avec  un  geste  de  con- 
trariété, se  penchait  en  arrière,  considérait,  en  clignant  les 
paupières,  la  mèche  qui  noircissait;  puis,  pour  remonter  la 
lampe,  il  tournait  la  clef,  qui,  à  chaque  tour,  produisait  un 
bruit  rauque,  pour  s'arrêter  sur  une  sorte  de  hoquet  beau- 
coup plus  fort.  La  lumière  encore  un  peu  baissait,  puis,  après 
un  vacillemcnt,  soudain  elle  redevenait  brillante  et  aussitôt 
s'immobilisait. 

Souvent,  avant  que  le  devoir  fût  terminé,  M.  Varambaud 
réclamait  la  page  commencée.  Mal  disposé  déjà  quelquefois 
par  les  notes  médiocres  que  Michel  avait  rapportées  du  lycée 
et  mécontent  d'être  sans  cesse  obligé  de  s'occuper  de  lui,  il 
parcourait  vivement  les  lignes  du  regard,  s'irritant  progressi- 
vement à  la  vue  des  fautes  qu'il  y  trouvait;  tout  à  coup,  pour 
une  faute  de  plus,  un  mot  mal  écrit,  ou  illisible,  ou  même 
oublié,  il  finissait,  sous  les  yeux  épouvantés  de  Michel,  qui 
avec  anxiété  observait  tous  ses  mouvements,  par  déchirer  le 
devoir  déjà  presque  aux  trois  quarts  terminé.  Il  fallait  recom- 
mencer.  Tout  en  pleurant,   Michel  ramassait   les  morceaux 


l'admirable    mère    de    MICHEL    VARAMBAUD  ÔSQ 

épars  de  la  copie,  et  de  nouveau  il  essayait  de  fixer  son  esprit 
sur  tous  ces  mots  qui  n'avaient  aucun  sens  pour  lui.  La  pro- 
position était-elle  principale,  —  principale  absolue,  principale 
coordonnée,  principale  juxtaposée  ;  —  incidente,  — incidente 
dé  termina  tive,  incidente  explicative,  incidente  coordonnée;  — 
subordonnée,  —  subordonnée  complétive,  subordonnée  cir- 
constancielle, subordonnée  coordonnée,  —  ou  bien  encore 
infinitive,  participe,  personnelle,  impersonnelle?...  Et  les 
explications  qui  suivaient  ne  faisaient  qu'ajouter  à  la  confu- 
sion de  tout  cela  :  «  Le  complément  qualificatif  essentiel  cor- 
respond à  la  proposition  incidente  déterminative  ;  le  complé- 
ment qualificatif  accessoire  correspond  à  la  proposition  inci- 
dente explicative;  le  complément  direct  ou  indirect  à  la 
proposition  subordonnée  complétive,  et  le  complément  cir- 
constanciel à  la  proposition  complétive  circonstancielle...  » 

Madame  Yarambaud,  qui  arrivait  toute  prête  à  faire 
apprendre  à  Michel  ses  leçons,  poussait  une  exclamation  en 
voyant  qu'il  n'avait  pas  encore  fini  ses  devoirs.  Elle  s'appro- 
chait de  lui,  regardait  où  il  en  était  ;  et,  sous  prétexte  de  l'aider, 
elle  ne  cessait  pas  un  instant  de  le  harceler,  lui  reprochant, 
presque  à  chaque  mot,  avant  qu'il  l'eût  commise,  la  bévue 
qu'il  allait  faire.  Le  temps  passait;  il  hésitait,  elle  redoublait 
ses  questions,  le  pressait  de  plus  en  plus.  Enfin,  la  tête 
perdue,  obligé  de  se  décider  vite  sous  les  menaces  de  sa  mère, 
il  disait  à  peu  près  au  hasard  le  mot  qu'il  croyait  être  le  bon. 
Et  il  écrivait  avec  une  lassitude  déjà  complète,  le  cœur  serré 
à  la  pensée  de  toutes  les  leçons  qu'il  lui  faudrait  encore 
apprendre  le  soir.  Madame  Yarambaud  le  quittait  enfin,  sur 
un  passage  facile,  après  une  dernière  recommandation  mena- 
çante. 

Quelques  minutes  avant  six  heures,  on  entendait  au  dehors 
le  son  lointain  et  mélancolique  de  la  trompette  du  laitier.  Il 
se  rapprochait,  devenait  insensiblement  plus  fort,  et  Michel 
écoutait  avec  un  soulagement  indicible  ce  bruit  familier  qui, 
tous  les  soirs,  lui  annonçait  un  peu  de  relâche  et  l'intermède 
repas.  La  voiture,  un  moment,  stationnait  devant  la  fenêtre, 
puis  elle  se  remettait  en  marche;  le  bruit  de  la  trompette 
allait  en  s'éloignant,  et  subitement,  dans  l'escalier,  la  voix  de 
madame  Yarambaud  s'élevait  : 


] 


63o 


LA     REVUE     DE     PARIS 


—  Alfred,  —  criait-elle,  —  Alfred,  à  table  I 

Alors,  la  lête  lourde  de  larmes  .et  le  corps  fatigué  comme 
s*il  avait  porté  longtemps  un  très  pesant  fardeau,  Michel  sui- 
vait son  père,  qui  venait  d'éteindre  la  lampe,  descendait  der- 
rière lui  l'escalier  et  entrait  dans  la  salle  à  manger  froide  au 
centre  de  laquelle  rayonnait  sans  éclat  le  globe  blanc  de  la 
suspension,  qu'enveloppait  brusquement  la  bouffée  de  vapeur 
s'échappant  de  la  soupière  dont  madame  Varambaud  venait 
de  soulever  le  couvercle.  Ses  parents  se  mettaient  à  parler,  on 
l'oubliait,  il  n'était  plus  question  de  lui  ;  et,  sans  bouger,  tassé 
sur  lui-même,  il  commençait  de  manger  sa  soupe,  s'absorbant 
dans  la  douceur  d'une  joie  que  peu  d'années  suffiraient  à 
détruire  pour  jamais,  la  joie  d'être  petit. 

Aussitôt  le  dîner  fini,  Michel  se  remettait  à  écrire.  Mais 
l'espèce  d'engourdissement  heureux  que  lui  avait  donné  le 
repas  lui  rendait  plus  pénible  la  reprise  de  sa  tâche.  Rapide- 
ment il  finissait  ses  devoirs,  puis  on  passait  aux  leçons,  —  le 
plus  souvent  une  fable  ou  quelque  pièce  de  poésie,  qu'il  appre- 
nait avec  la  plus  grande  difficulté  et  comme  si  les  mots  étaient 
séparés  de  lui  par  une  barrière  mystérieuse  et  tenace  qu'il  ne 
parvenait  pas  à  franchir. 

Quand  il  croyait  enfin  savoir,  il  donnait  le  livre  à  sa  mère, 
lisant,  au  dernier  moment,  d'un  coup  d'œil  rapide,  les  deux 
premières  lignes,  qu'il  récitait  tout  d'une  haleine  pour  s'arrêter 
brusquement  au  milieu  de  la  troisième  et  reprendre  ensuite  sur 
un  ton  différent  et  avec  de  perpétuelles  hésitations.  Et  la 
recherche  du  sens,  par  lequel  il  essayait  de  guider  sa  mémoire 
réfractaire  à  l'action  machinale  du  bruit  des  mots,  Tccartait,  au 
contraire  de  la  forme  particulière  à  l'auteur.  Madame  Varam- 
baud, bientôt,  lui  rendait  le  livre  :  il  se  remettait  à  apprendre, 
tout  en  luttant  contre  le  sommeil  qui  peu  à  peu  l'envahis- 
sait. Il  pai^venait  enfin,  en  regardant  à  chaque  instant  les 
mots  qui  lui  échappaient,  à  se  donner  à  lui-même  l'illusion 
qu'il  savait  à  peu  près;  et,  de  nouveau,  avec  toujours  l'espoir 
que  par  un  heureux  hasard  il  arriverait  à  réciter  jusqu'au 
bout,  il  tendait  le  livre  à  sa  mère.  Madame  Varambaud,  cette 
fois,  perdait  patience.  Elle  le  reprenait  d'une  voix  exaspérée, 
lui  criant  dans  l'oreille  le  mot  qu'il  ne  savait  pas  ;  et,  à  chacune 
de  ses  hésitations,  elle  l'étourdissait  d'un  :  «  Prends  garde,  mon 


l'admirable    mère    de    MICHEL    VARAMBAUD  63l 

petit  enfant,  prends  garde  I  )>  achevant  ainsi  d'affoler  Michel, 
qui  sentait  déjà  sur  sa  joue  le  soufflet  qu'elle  lui  promettait.  — 
La  main  s'abattait  tout  à  coup,  secouant  cruellement  dans  sa 
tête  son  cerveau  endolori.  Michel  éclatait  en  pleurs,  sa  mère 
criait  plus  fort.  M.  Varambaud,  que  tout  ce  bruit  gênait,  faisait 
entendre  une  sourde  exclamation  d'ennui  :  alors,  la  voix  sou- 
dain plus  basse,  sans  s'interrompre,  elle  continuait  sur  le 
même  ton  de  colère  et  de  menace.  Voyant  enfin  qu'il  ne 
saurait  jamais  si  elle  le  laissait  apprendre  seul,  elle  se  déci- 
dait à  lui  apprendre  de  force.  Mais  les  phrases  qu'elle  lui  disait 
n'arrivaient  pas  à  pénétrer  son  cerveau  saturé.  Avec  une 
affectation  de  patience,  elle  les  lui  répétait  interminablement, 
s'arrêtant  parfois  pour  dire,  d'une  voix  tremblante  de  colère  : 
ce  Quelle  patience,  mon  Dieu,  quelle  patience I  y>  —  quand 
l'enfant,  hébété,  tombant  de  sommeil  et  d'épuisement  et 
succombant  de  peine,  ne  savait  plus  que  balbutier  des  sons 
incohérents,  ou  qu'il  poussait  entre  deux  mots  un  gros  soupir 
convulsif.  —  Des  larmes  rondes»  roulant  le  long  de  ses  joues 
brûlantes,  glissaient  sans  s'y  attacher  sur  son  petit  tablier  noir. 
Il  lui  semblait  que  ses  paupières,  qui  se  fermaient  malgré  lui, 
étaient  bordées  de  mille  pointes  d'aiguilles.  Sa  tête,  de  plus 
en  plus,  à  mesure  que  Theure  s'avançait,  devenait  lourde.  Et 
les  intonations  nobles  et  gracieuses  de  sa  mère,  qu'il  s'efforçait 
de  répéter  après  elle,  montaient  et  descendaient  bizarrement 
dans  sa  voix  troublée  de  larmes. 

Enfin,  tout  à  la  fois  pris  de  pitié  et  un  peu  impatienté, 
M.  Varambaud,  d'une  voix  bonne  qui  emplissait  Michel  de 
reconnaissance  et  semblait  aussitôt  réchauffer  et  amollir  son 
cœur  contracté  de  chagrin,  conseillait  à  sa  femme  d'envoyer 
le  petit  se  coucher.  Madame  Varambaud,  cédant  à  regret, 
déclarait  alors  à  Michel  qu'il  aurait  encore  à  repasser  ses  leçons 
le  lendemain  matin. 

11  allait  tendre  son  front  à  son  père,  s'en  allait  dans  la  grande 
chambre  de  ses  parents,  se  déshabillait  rapidement,  puis  il  se 
glissait  dans  son  lit  tout  froid,  où  il  restait,  encore  un  moment, 
vibrant  de  son  effort,  à  moitié  étourdi,  la  figure  gonflée  et 
déjà,  comme  s'il  était  grand,  seul  avec  sa  peine.  La  chaleur 
du  lit,  cependant,  peu  à  peu  l'apaisait.  Et,  les  jambes  repliées 
dans  sa  longue  chemise,  les  mains  enfoncées   sous  l'oreiller 


1 


63d  la    revue    de    paris 

qu'il  serrait  contre  sa  joue,  il  s'abandonnait  enfin  au  délicieux 
repos  du  sommeil,  rassuré  de  sentir  entre  lui  et  les  tracas  du 
lendemain  tout  l'espace  de  la  nuit. 

Bien  souvent  la  trêve  n'était  pas  complète.  Une  angoisse 
prodigieuse,  l'envahissant  au  milieu  de  son  sommeil,  lui  ren- 
dait sans  le  réveiller  la  faculté  de  sentir.  C'était  une  sorte  de 
cauchemar  abstrait,  dénué  de  tableaux  et  de  personnages. 
Michel  avait  seulement  l'impression  de  lignes,  animées  et 
sinueuses  qui,  au  lieu  de  lui  être  extérieures  comme  tout  ce 
qui  tombe  sous  les  sens,  semblaient  provenir  du  plus  profond 
de  lui-même,  —  et  qu'il  percevait  par  un  moyen  extraordi- 
naire, impossible  à  saisir  avec  une  âme  consciente  et  dont 
l'action  inconnue  le  plongeait  dans  un  désespoir  horrible;  — 
figures  qui  étaient  peut-être  l'image  écrite  des  mouvements 
réels  agitant  son  cerveau  et  qu'il  arrivait  à  enregistrer  à  la  suite 
d'un  développement  anormal  de  sa  sensibilité,  de  même  que 
par  l'intermédiaire  d'une  pointe  reposant  sur  une  plaque  de 
cire  molle  on  peut  apercevoir,  sous  forme  de  lignes  et  quand  la 
cause  a  déjà  disparu,  les  vibrations  d'un  morceau  de  métal 
qu'on  a  frappé. 

Ses  parents,  accourus  à  ses  cris,  le  voyaient  se  toi*dre  dans 
son  lit  en  les  regardant  sans  les  reconnaître,  les  yeux  grands 
ouverts,  d'où  coulaient  intarissablement  des  larmes.  Son  corps 
se  tendait  comme  un  arc,  ou  bien  il  se  renversait  en  arrière 
et  ses  talons  touchaient  sa  nuque.  Et  ni  caresses,  ni  consola- 
tions, ni  exhortations,  ne  parvenaient  à  le  réveiller  et  à 
l'apaiser.  Son  père,  d'une  voix  inquiète  et  qu'il  voulait  rendre 
réconfortante,  lui  parlait;  sa  mère  l'entourait  de  ses  bras.  Et, 
si  près  de  son  père  et  de  sa  mère,  il  restait,  au  milieu  de  leurs 
efforts  impuissants,  aussi  abominablement  seul  que  lorsqu'on 
va  mourir  et  que  tout  le  désespoir  et  toute  la  tendresse  des 
autres  ne  peuvent  ni  nous  consoler  ni  rien  empêcher,  —  ayant 
perdu,  ce  qui  parfois  n'arrive  pas  dans  toute  une  existence, 
d'une  façon  absolue,  le  sens  de  l'espoir.  —  Sa  première  sen- 
sation du  retour  à  la  vie  ne  parvenait  pas  même  à  dissiper  cette 
angoisse.  Il  continuait  à  pleurer  longuement,  puis  peu  àpeu 
s'apaisait,  dans  la  chaleur  du  cou  de  sa  mère.  On  le  recouchait 
alors,    on   rajustait   ses   couvertures;    madame    Varambaud, 


l'admirable     mère     de     MICHEL    VARAMBAUD  633 

assise  à  son  chevet,  le  regardait  s*endormir;  et  il  tombait 
bientôt  dans  un  profond  sommeil,  d'où  le  tirait  subitement, 
le  lendemain  matin,  à  sept  heures,  la  bonne  qui  sans  bruit 
venait  le  réveiller. 

Cependant  M.  Varambaud,  que  Fétat  nerveux  de  son  fils 
commençait  à  inquiéter,  demanda  enfin  au  docteur  Tire- 
veillot  de  venir  voir  Michel.  Plusieurs  fois  le  docteur  passa  la 
soirée  chez  les  Varambaud,  et,  de  la  sorte,  il  parvint  à  être  témoin 
d'une  crise.  Un  soir,  Michel  se  réveilla  en  sursaut,  assis  en 
chemise  sur  les  genoux  de  son  père,  aveuglé  par  la  lumière 
cnie  de  la  lampe  toute  proche,  secoué  de  peur  et  tout  ébranlé 
par  ce  brusque  réveil,  par  cette  lumière  intolérable,  le  froid 
de  la  pièce  et  le  son  inaccoutumé  de  la  voix  du  médecin  qui 
tout  en  lui  parlant  lui  soufflait  dans  les  yeux. 

Le  docteur  Armand  Tireveillot,  l'ancien  camarade  d'enfance 
de  M.  Varambaud,  ne  ressemblait  guère  à  son  père,  —  le 
bruyant  et  turbulent  docteur  Tireveillot,  qu'on  avait,  durant  des 
années,  rencontré  quotidiennement  parcourant  la  ville  dans  sa 
voiture  découverte,  toujours  un  pied  posé  en  dehors  sur  le 
marchepied  comme  pour  être  prêt  à  descendre  plus  vite  et  qui, 
dès  la  porte  d'entrée,  criait  d'une  voix  retentissante  :  «  Qui 
est-ce  qui  est  malade  ici?...  »  Calme,  les  traits  fins,  les  yeux 
spirituels,  la  voix  douce  et  modérée,  le  fils  avait  une  réputation 
de  capacité  et  d'honnêteté  que  semblait  justifier  l'accroissement 
constant  de  sa  clientèle  :  médecin  de  l'hôpital,  du  lycée  et  des 
écoles,  membre  du  conseil  d'hygiène  de  la  ville,  il  comptait 
parmi  sa  clientèle,  en  plus  de  la  société  bourgeoise,  l'archevêché, 
les  crèches  et  le  séminaire,  —  qu'à  cause  de  ses  opinions 
antireligieuses  affichées  le  docteur  Tireveillot  père  n'avait 
jamais  pu  obtenir.  —  Et  on  l'appelait,  en  outre,  en  consulta- 
tion dans  tous  les  châteaux  des  environs.  Chaque  matin,  il 
partait  pour  la  campagne  ou  pour  l'hôpital  dans  un  coupé  de 
louage  conduit  par  un  cocher  à  casquette,  et  au  fond  duquel 
on  l'apercevait  occupé  à  lire  des  journaux,  des  revues  et  des 
brochures  dont  il  avait  toujours  une  quantité  éparse  autour  de 
lui.  Chaque  matin  aussi,  avant  de  commencer  ses  visites,  il 
avait  assisté,  en  compagnie  de  sa  mère,  à  la  messe  basse  de 
sept  heures,  la  suivant  avec  une  attention  scrupuleuse  dans 
son  livre  de  messe,  —  un  livre  élégant,  à  rehure  souple,  dont 


634  LA     REVUE     DE     PARIS 

il  récitait  les  prières  tout  bas  et  avec  un  air -aussi  intéressé  et 
aussi  attentif  que  s'il  amputait  un  blessé  ou  s*il  était  en  pré- 
sence d'un  beau  cas  de  maladie... 

La  crise  terminée,  le  docteur  emmena  dans  le  cabinet  les 
Varambaud  inquiets,  et  commença  par  les  rassurer.  Puis  il 
déclara  cependant  qu'il  fallait  à  Michel  beaucoup  de  soins, 
beaucoup  déménagements  :  c'était  avant  tout  une  question  de 
surveillance  intelligente;  on  devait  autant  que  possible  lui 
éviter  toute  fatigue,  toute  émotion;  il  fallait  d'ailleurs  tâcher 
de  savoir  ce  qui  pouvait  provoquer  ces  accès...  Mais,  voyant 
que  madame  Varambaud  n'avait  pas  l'air  satisfait  et  qu'elle 
semblait  trouver  ce  qu'il  disait  insuffisant,  il  ne  tempéra  plus 
l'expression  ironique  de  sa  physionomie  et  se  mit  à  écrire 
soigneusement  une  longue  et  bénigne  ordonnance  qu'il  relut 
ensuite  tout  haut,  interrompu  à  chaque  phrase  par  madame 
Varambaud  qui,  avec  quelque  chose  d'exagéré  dans  sa  solli- 
citude, faisait  préciser  un  détail,  réclamait  un  renseignement 
complémentaire  et  quelquefois,  pour  être  sûre  qu'elle  avait 
bien  compris,  répétait  après  lui  ce  qu'il  venait  d'expKquer,  — 
heureuse  de  pouvoir  retenir  dans  le  cercle  étroit  où  volontaire- 
ment elle  restreignait  son  inquiétude  toute  velléité  de  pensée, 
ou  de  remords. 


A  mesure  que  l'année  s'avança  et  durant  l'année  qui  suivit, 
on  négligea  de  plus  en  plus  les  devoirs  et  les  leçons  de  chaque 
j  our  pour  s'occuper  uniquement  des  compositions ,  parce  qu'elles 
étaient  capables,  plus  que  les  notes  quotidiennes,  d'établir  le 
classement  des  élèves  et  la  supériorité  de  Michel. 

Madame  Varambaud,  désormais,  passait  tout  son  temps,  entre 
ses  visites,  à  faire  entrer  dans  la  mémoire  de  son  fils  le  contenu 
des  pages  indiquées  pour  la  composition,  auxquelles  elle  ajoutait 
parfois  un  détail  inédit,  —  supprimant,  d'un  trait  de  crayon,  ce 
qui  lui  semblait  inutile  ou  devoir  ne  pas  être  demandé,  et  souli- 
gnant ce  qui  était  a  apprendre  ou  lui  paraissait  important.  Et 
si,  par  exemple,  dans  l'histoire  de  Louis  XI,  au  paragraphe  i3, 
traitant  des  victoires  de  Louis  XI,  madame  Varambaud  avait 


l'admirable    mère     de    MICHEL    VARAMBAUD  635 

supprimé,  comme  inutile  :  ((  11  n'osa  pas,  au  retour  de 
Liège,  s'exposer  aux  quolibets  des  Parisiens  »,  elle  avait  laissé 
subsister,  avec  intention  sans  doute,  le  passage  qui  précédait  : 
<(  L'homme  le  plus  fin  du  royaume  —  écrivait  l'historien, 
ancien  professeur,  proviseur  de  gralid  lycée  et  chevalier  de  la 
légion  d'honneur  —  avait  été  pris  dans  ses  propres  pièges; 
l'universelle  araignée  s'était  posée  imprudemment  sous  la 
griffe  du  lion  de  Bourgogne.  » 

Pour  vaincre  la  résistance  de  Michel,  de  plus  en  plus  active  et 
qui  souvent  aboutissait  maintenant  à  de  véritables  scènes  de 
révolte,  ou  pour  combattre  son  inertie,  madame  Varambaud 
employait  tous  les  moyens,  la  prière,  la  menace,  les  promesses, 
les  outrages,  mettant  en  doute  son  intelligence  ou  son  cœur,  et, 
afin  d'exciter  sa  vanité,  lui  donnant  en  exemple  certains  de  ses 
camarades,  et  en  particulier  Pascalin,  son  ami  intime,  dont  elle 
prononçait  le  nom  avec  une  sorte  de  mépris  destiné  à  augmenter 
la  honte  qu'il  y  avait  à  être  dépassé  par  lui.  Et  que  de  fois  Michel 
entendit  ses  parents  s'entretenir  à  table,  la  voix  soudain  sérieuse 
et  presque  triste,  et  comme  si  une  comparaison  défavorable  à 
leur  fils  s'étabUssait  malgré  eux,  dans  leur  esprit,  de  sa  conduite 
avec  celle  du  petit  Ladmirault  qui,  sachant  sa  mère  malade, 
avait  appris  en  secret  une  composition  et  avait  été  premier  I . . . 
Souvent  aussi  M.  Varambaud  lui  parlait  des  fils  Touret,  —  les 
fils  du  professeur  de  gymnastique,  —  dont  l'un,  l'aîné,  qui 
n'avait  jamais  rien  voulu  faire,  était  aujourd'hui  maçon,  tandis 
que  l'autre,  s'il  travaillait  toujours  aussi  bien  qu'à  présent,  pour- 
rait arriver  aux  plus  hautes  situations.  Et  il  rappelait  l'exemple 
d'Eugène  LouchemoUe,  parti  de  plus  bas  encore,  —  puisque 
sa  mère  avait  été  leur  servante  —  et  qui,  après  avoir  été  insti- 
tuteur, était  maintenant  directeur  d'une  école  dans  une  des 
villes  du  département 

Régulièrement,  les  matins  de  composition,  madame  Varam- 
baud allait  attendre  Michel  à  Ih  sortie  du  lycée,  dans  la  petite 
cour  extérieure  où  elle^re trouvait  chaque  fois  cinq  ou  six  dames, 
toujours  les  mêmes.  Et,  tout  de  suite  familière,  même  avec 
celles  qu'elle  connaissait  à  peine,  elle  allait  se  joindre  au  petit 
groupe  qui  l'avait  regardé  venir  avec  une  envieuse  et  froide 
malveillance  et  l'accueillait  pourtant  avec  une  sorte  de  défé- 
rence presque  servile. 


636  LA     REYUE     DE     PARIS 

Elle  mettait  aussitôt  la  conyersatioii  sur  les  compositions,  les 
progrès  des  enfants,  qu'elle  appelait,  à  l'imitation  de  Michel, 
par  leur  nom  de  famille  ;  et  elle  ne  ménageait  à  leur  sujet  ni 
les  critiques  ni  les  compliments,  disant  à  madame  Bemaudat, 
la  femme  d'un  minotier,  sans  plus  de  précaution  que  si  elle 
s'était  fait  cette  remarque  à  elle-même  et  toujours  avec  cette 
franchise  qui  lui  valait  tant  d'ennemis  : 

—  Bernaudat  ne  m'a  pas  l'air  bien  fort  sur  les  dates... . 
Ou,  lorsqu'un  autre,   par  exemple,  avait  réussi  dans  une 

matière  où  généralement  il  n'était  pas  à  redouter,  afin  de  se 
bien  montrer  impartiale  et  pour  qu'on  rendit  à  son  fils  égale- 
ment justice,  elle  ne  manquait  jamais  de  faire  un  compliment  : 

—  Eh  bien,  madame!  votre  fils  a  très  bien  fait  le  problème 
des  réservoirs,  l'autre  jour  I 

Et  elle  répliquait  avec  autorité,  —  pour  couper  court  aux 
phrases  de  la  dame  interpellée,  qui  protestait  avec  des  dénéga- 
tions minaudières  et  comme  quelqu'un  à  qui  l'on  donne  un  trop 
gros  pourboire  : 

—  Si,  si,  je  vous  assure,  il  l'a  très  bien  fait,  et  ce  n'était 
pas  facile  I 

Et  ses  félicitations,  sous  lesquelles  on  sentait  l'unique  souci 
de  comparer  toujours  les  mérites  des  autres  à  ceux  de  son  fils, 
blessaient  tout  autant  que  ses  critiques.  Mais  à  propos  des 
matières,  fort  rares,  où  elle  sentait  bien  que,  malgré  tous  ses 
efforts,  Michel  ne  réussirait  jamais,  elle  affectait  d'admirer 
sans  réserve  l'élève  qui  était  presque  toujours  premier,  sur  un 
ton  dont  l'ironie  détruisait  la  louange  qu'elle  prétendait  faire  : 

—  Oh!  en  géométrie.  Butin,  c'est  le  fort  des  forts! 

Elle  interrogeait  aussi  les  mères  sur  les  préparatifs  de  leurs 
enfants,  la  manière  dont  elles  les  faisaient  travailler;  et,  avec 
assurance,  elle  déclarait  sa  manière,  à  elle,  —  commençant 
toutes  ses  phrases  par  :  «  Moi,  madame,  je...  »,  moins  par 
désir  de  convaincre  que  pour  affirmer  son  opinion. 

Dès  qu'elle  apercevait  Michel,  madame  Varambaud,  quittant 
bi-usquement  le  groupe  des  dames,  s'avançait  au-devant  de  lui 
et  le  questionnait.  Eh  bien  !  quel  était  le  sujet? Croyait-il  l'avoir 
bien  traité .►^...  Et  les  autres?...  Avait-il  un  brouillon?...  Mys- 
térieux et  modeste,  Michel  répondait  à  peine.  Et  il  fallait  que 
madame  Varambaud  le  harcelât  pour  qu'il  se  décidât  à  parler. 


l'admirable    mère     de    MICHEL    YARAMBAUD  687 

Quelquefois,  pour  en  savoir  plus  long,  elle  happait  au  passage 
quelque  camarade  de  Michel,  lui  adressait,  en  le  tutoyant, 
deux  ou  trois  questions  rapides  et  le  rendait  à  la  liberté  quand 
elle  en  avait  tiré  tout  ce  qu'elle  voulait.  Embarrassés  par  cette 
dame  qui  les  connaissait  si  bien,  et  autant  pour  lui  jouer  un 
bon  tour  que  par  timidité,  ils  essayaient  toujours  de  lui 
échapper,  faisaient  la  sourde  oreille  ou  s'enfuyaient  à  toutes 
jambes. 

A  chaque  instant,  d'ailleurs,  sous  un  prétexte  ou  sous  un 
autre,  pour  savoir  si  l'on  était  content  de  Michel,  ou  parce 
qu'il  n'avait  pas  été  au  tableau  d'honneur,  ou  quand  il  avait 
été  second  sans  qu'eUe  eût  trouvé  de  fautes  sur  son  brouiUon, 
elle  partait  pour  aller  voir  le  censeur,  le  proviseur,  ou  bien 
les  professeurs,  —  qui  la  redoutaient  à  l'égal  d'une  inspection 
générale,  sachant  que  rien  ne  lui  échappait,  qu'elle  corrigeait 
les  compositions  après  eux  et  que  si,  par  inattention  ou  négli- 
gence, ils  avaient  marqué  à  Michel  une  faute  de  trop,  ou  laissé 
échapper  un  quart  de  faute  à  un  de  ses  rivaux,  elle  serait  tout 
k  fait  capable  de  poursuivre  une  réclamation  jusqu'à  ce  qu'elle 
eût  obtenu  satisfaction.  —  Elle  pressait  son  interlocuteur  de 
questions,  l'étourdissait  de  paroles,  essayait  de  le  mettre  en 
contradiction  avec  lui-même,  demandait  des  raisons,  exigeait 
des  preuves,  en  apportait,  puis,  ayant  ce  qu'elle  désirait, 
immédiatement  elle  repartait,  suivie  par  Michel  horriblement 
gêné  et  qui  sentait  s'accumuler  derrièi^e  lui  des  réserves  d'éton- 
nement  et  presque  de  scandale. 

Bientôt,  grâce  à  son  activité,  madame  Varambaud  arriva  à 
faire  naître  dans  les  familles  une  émulation  générale.  Les 
mères,  même  les  plus  indifférentes  auparavant,  s'occupaient 
maintenant  des  compositions  de  leurs  fi]^;  et,  au  cours  des 
visites,  particuUèrement  chez  madame  Varambaud,  on  enten- 
dait parler  de  Sésostris  et  d'Ammon  d'une  façon  familière  et 
comme  de  gens  qu'on  aurait  beaucoup  connus.  Souvent,  en 
manière  de  plaisanterie,  pour  bien  montrer  son  savoir  et  peut- 
être  un  peu  aussi  l'ignorance  des  autres,  madame  Varambaud, 
interpellant  brusquement  quelque  personne,  l'interrogeait  sur 
la  femme  de  Sésostris,  ou  le  commerce  des  céréales  dans-  la 
République  Argentine.  Et,  au  moment  où  l'on  apprenait  les 
sous-préfectures,  ayant  découvert  une  de  ces  villes  insigni- 


638  LA     REYUE     DE     PARIS 

fiantes  et  qui  semblent  n'être  qu'un  assemblage  de  syllabes, 
elle  demandait  avec  enjouement  :  «  Je  parie  que  tous  ne  con- 
naissez pas  Bazas  »,  —  considérant  presque  comme  un  succès 
personnel  l'aveu  d'ignorance  d'autrui. 

Quelquefois  une  dame,  avec  amabilité,  s'informait  de  Michel, 
dont  régulièrement  tout  le  monde  vantait  les  succès.  Madame 
VaniBabaBd«  avec  une  feinte  simplicité,  répondait  qu'il  allait 
bien  :  il  était  en  train  de  travailler...  Puis  quelque  autre  dame 
entrait  et,  après  les  phrases  de  bienrenne,.  disait  tout  à  coup  : 
«  Je  ne  vous  demande  pas  de  nouvelles  de  Michel  ;  je  viens  de 
l'apercevoir  étendu  dans  le  jardin,  au  soleil...  »  Ou  bien  on 
l'avait  vu  à  califourchon  sur  un  mur,  ou  courant  dans  la  rue. . . 

Madame  Yarambaud,  aussitôt,  se  levant  avec  indignation, 
s'excusait  ;  et  elle  allait  remettre  Michel  en  face  de  son  cahier 
ou  de  son  livre,  tandis  que  les  personnes  ainsi  abandonnées 
se  regardaient  d'un  air  devenu  froid,  sous  lequel  on  sentait 
la  même  pensée  d'hostilité  et  d'ironie,  dans  un  silence  que 
rompait  enfin  quelque  dame  pour  affirmer  que  vraiment 
madame  Varambaud  était  une  mère  admirable.  Lorsque 
Michel,  pourtant,  s'était  débarrassé  le  matin  de  la  tâche  du 
jour,  madame  Varambaud  le  laissait  aller  et  venir  à  sa  guise, 
sans  jamais  s'occuper  de  ce  qu'il  faisait  et  sans  même  savoir 
s'il  était  à  la  maison.  Vers  le  soir,  il  apparaissait  au  salon,  où  il 
restait  sans  rien  dire  à  écouter  parler  les  grandes  personnes. 

C'était,  à  l'époque,  un  petit  garçon  court  et  solide,  tour  à 
tour  tranquille  et  tapageur,  et  dont  les  manifestations  de  vie 
éclatant  avec  violence  faisaient  place  brusquement  à  une 
sorte  d'inactivité  rêveuse  où  toute  énergie  semblait  en  sus- 
pens et  comme  sous  le  coup  d'une  réalisation  immédiate  qui 
soudain  l'aurait  satisfait.  Sa  bouche,  expressive  et  matérielle, 
et  qui  semblait  conserver  quelque  chose  de  ses  moues  de  petit 
enfant,  exprimait  souvent  le  doute  et  la  raillerie.  On  voyait, 
au  fond  de  ses  yeux  francs  et  comme  emplis  de  fraîcheur,  se 
succéder  sans  artifice  les  impressions  de  son  âme.  Et  il  y  avait, 
dans  toute  sa  figure  à  la  fois  sérieuse  et  spirituelle,  un  singu- 
lier mélange  de  hardiesse  et  de  timidité. 

Au  lycée,  cependant,  son  caractère  ardent  et  les  succès  sco- 
laires qu'il  remportait  bien  malgré  lui  excitaient  la  jalousie 
de  ses  camarades  :  instinctivement,  ils  se  groupaient  pour  le 


l'admirable    mère     de    MICHEL    VARAMBAUD  639 

laisser  à  Técart.  Et,  s'il  avait  sjir  la  plupart  une  sorte  d'autorité 
physique,  ils  lui  témoignaient  en  retour  une  hostilité  envieuse 
et  déguisée  dont  il  sentait  les  plus  petites  atteintes,  parce  qu'à 
rencontre  de  sa  mère,  —  qui  ne  s'apercevait  jamais  des  haines 
qu'elle  faisait  naître,  —  lui  les  devinait  avant  qu'elles  se  fussent 
déclarées.  11  gênait,  d'ailleurs,  tous  ceux  avec  qui  il  était  en 
contact,  par  le  seul  contraste  de  son  esprit  droit  et  sans  détour 
avec  ce  mensonge  général  sous  lequel  les  hommes,  qqi  subûh- 
sent  toutes  les  contraintes,  dissimulent  —  ea  afleetant  de  con- 
sidérer comme  un  choix  de  leur  part  les  actes  auxquels  on  les 
astreint  —  leur  lâche  docilité  et  leur  impuissance  à  agir. . .  Et 
n'osant  échappper  à  leur  servilité  que  par  les  efforts  d'une  ima- 
gination stérile,  la  plupart,  de  la  sorte,  en  arrivent  à  ne  plus 
jamais  pouvoir  agir,  et  toute  leur  activité  se  home  à  former  à 
l'infini  des  projets  dont  ils  ajournent  sans  cesse  l'exécution. 

Constamment,  dans  ce  cercle  étroit  de  leur  vie  d'enfant,  ils 
différaient,  tergiversaient,  ergotaient,  péroraient,  discutaient, 
—  passant,  par  exemple,  dans  une  récréation,  si  elle  durait  un 
quart  d'heure,  dix  minutes  à  choisir  un  jeu,  à  savoir  qui  serait 
d'un  camp,  qui  serait  de  l'autre,  à  compter,  à  recompter  ;  —  ou 
hien,  en  dehors  du  lycée,  ils  faisaient  interminablement  des 
préparatifs,  destinés  à  donner  de  grands  amusements  plus  tard, 
mais  toujours  plus  tard,  et  dans  un  avenir  qui  se  reculait  tou- 
jours. Parfois  aussi  l'un  d'eux,  ébauchant  de  grands  projets 
d'avenir,  racontait  minutieusement  ce  qu'il  ferait,  ce  qu'il 
serait,  —  confidences  fanfaronnes  par  lesquelles  il  essayait,  sans 
avoir  à  agir,  de  se  donner  à  soi-même  et  vis-à-vis  des  autres 
une  valeur  qu'il  n'avait  pas.  —  Et  Michel  les  entendait,  avec  un 
mélange  de  stupéfaction  et  d'indignation,  prendre  parti  contre 
eux-mêmes  et  parler  ensemble  des  leçons,  des  devoirs,  d'un 
air  joyeux  et  comme  s'ils  s'intéressaient  vraiment  à  ce  qu'en 
réalité  ils  ne  faisaient  que  subir. 

Chaque  semaine,  dans  les  lettres  que  madame  Varambaud 
écrivait  à  ses  parents,  eUe  parlait  presque  uniquement  de 
Michel,  abondait  en  détails  précis  sur  ses  études,  ses  compo- 
sitions et  ses  succès.  Et  là-bas,  à  Dompierre,  dans  la  petite 
maison  où  vieiUissaient  monsieur  et  madame  Armelle,  le 
grand-père  et  la  grand' mère  suivaient  avec  un  intérêt  croissant, 
qui  avait  remplacé  tous  les  autres,  les  progrès  de  ce  petit  enfant 


6^0  LA     REVUE     DE     PARIS 

dont  ils  avaient  —  parce  qu'ils  ne  le  voyaient  pas  souvent  — 
peu  à  peu,  sans  s'en  douter,  fini  par  transformer  la  figure  en  un 
point  idéal  et  sensible  vers  lequel  convergeaient  tous  leurs 
désirs  et  leurs  espoirs,  —  s'imaginant  Michel  tel  qu'ils  étaient 
eux-mêmes,  avec  les  mêmes  idées  et  les  mêmes  tendances,  un 
peu  moins  marquées  seulement.  —  Comme  s'ils  vivaient  auprès 
de  lui,  ils  savaient  tout  ce  qu'il  avait  à  faire,  ses  notes  de  classe, 
le  contenu  de  ses  bulletins,  la  date  de  ses  compositions  et  leur 
difficulté,  ses  chances,  les  rivaux  qu'il  avait  à  redouter  et  dont 
le  nom  leur  était  familier,  et  enfin  les  résultats  : 

Bébé  a  été  premier  en  histoire ,  avec  une  bonne  composition. 
C^est  Sénéchal  et  Pascalin  qui  ont  été  second  et  troisième. 
Les  notes  de  la  semaine  ont  été  :  6  pour  tout,,. 

Il  a  rapporté  son  ordre  du  jour;  nous  sommes  bien  contents  : 
s  il  en  a  un  aussi  le  31  octobre,  il  sera  au  tableau  d^honneur^  et, 
quand  on  a  six  tableaux  d'honneur  dans  Vannée,  on  a  le  pre^ 
rnier  prix  de  tableau  d'honneur.  Il  y  a  sur  son  ordre  du  jour  : 
«  A  été  mis  à  tordre  du  jour  de  sa  classe  pour  sa  conduite  et  son 
traça  il,  » 

M.  Varambaud,  qui,  de  temps  en  temps,  ajoutait  quelques 
mots  aux  lettres  ^e  sa  femme,  laissait  voir,  sous  la  simplicité 
apparente  de  ses  phrases,  plus  profond  peut-être  chez  lui  que 
chez  tous  les  autres,  le  sentiment  d'excessive  fierté  et  d'espé- 
rance que  Michel  causait  à  tous  les  siens  : 

Je  veux  vous  dire  que,  si  vous  êtes  fiers  des  progrès  de  votre 
petit'fils,  mon  orgueil  égale  au  moins  le  vôtre,  et  que  je  suis  heu- 
reux de  reporter  tout  le  mérite  de  pareils  progrès  sur  Céline  qui, 
en  bonne  mère,  se  dévoue  toute  entière  à  V éducation  et  à  l'instruc- 
tion de  notre  cher  enfant.  Elle  le  fait  avec  zèle,  avec  intelligence; 
elle  le  fait  aussi,  comme  vous  pouvez  en  juger,  avec  succès.   » 

Mais  son  bon  sens  et  sa  pondération  habituelle  apparais- 
saient dans  la  phrase  suivante  : 

Je  suis  plutôt  obligé  quelquefois  de  la  modérer, 

RENÉ     BEHAINE 


LES   SALONS  DE    1908 


Baudelaire  écrivait,  dans  un  de  ses  admirables  Salons,  celui 
de  i846  : 

Je  crois  sincèrement  que  la  meilleure  critique  est  celle  qui  est 
amusante  et  poétique;  non  pas  celle-ci,  froide  et  algébrique,  qui, 
sous  prétexte  de  tout  expliquer,  n'a  ni  haine  ni  amour,  et  se  dépouille 
volontairement  de  toute  espèce  de  tempérament;  mais  —  un  beau 
tableau  étant  la  nature  réfléchie  par  un  artiste  ^-  celle  qui  sera  ce 
tableau  réfléchi  par  un  esprit  intelligent  et  sensible.  Ainsi  le  meilleur 
compte  rendu  d'un  tableau  pourra  être  un  sonnet  ou  une  élégie  *. 

«  Intelligent  »  ou  non,  tout  poète  est  «  sensible  »,  d'une 
sensibilité  particulièrement  vive,  à  toutes  les  choses  de  Tart. 
C'est  la  pensée  qui  m'a  fait  accepter,  non  sans  crainte,  le 
redoutable  honneur  d'étudier  dans  cette  Revue  les  Salons 
de  1908.  Pour  tenter  cette  aventure,  il  ne  me  fallait  pas  moins 
que  voir  excusée,  par  un  maître  de  mon  art,  une  audace  dont 
je  sens  tout  le  péril. 


SOCléré     NATIONALE     DES    BEAUX-AUTS 

En  l'absence  de  M.  Besnard,  qui  n'expose  pas  cette  année, 
commençons  par  une  grande  toile  de  M.  RoU,  président  de  la 
Société,  et  —  c'est  cela  surtout  qui  importe  —  artiste  excel- 

I.   Curiosités  Esthétique  s  ^  éd.  Calmaon-Lévy,  p.  Sa. 

I*'  Juin  1908.  i3 


1 


6^2  LA     REVUE     DE     PARIS 

lent.  M.  Roll  put  longtemps  être  défini  un  peintre  naturaliste. 
Les  toiles  qui  l'ont  rendu  célèbre,  simples,  crues,  et,  si  je 
puis  dire,  sentant  la  terre,  étaient  remarquables  par  cette  sou- 
mission de  Tartiste  à  Tobjet,  qui  fut  le  credo  du  naturalisme; 
elles  faisaient  de  lui  comme  un  Maupassant,  plus  inégal,  de 
la  peinture.  Sa  Fille  de  ferme,  qui  est  au  Luxembourg, 
robuste  et  saine,  portant  à  bout  de  bras  un  seau  plein  de 
lait,  dont  le  zinc  frappe  les  yeux  d'un  éblouissemcnt  mat, 
semble  vraiment  l'illustration  d'une  de  ces  nouvelles  où 
Maupassant  contait  les  mœurs  de  sa  Normandie  natale,  plan- 
tureuse et  drue.  Après  une  éclipse  de  sa  réputation,  M.  Roll 
accomplit  une  évolution  qu'il  est  facile  de  constater,  et  malaisé 
de  définir.  Vers  l'idéalisme,  ont  écrit  plusieurs  critiques;  je  ne 
sais  pas  très  bien  ce  qu'est  l'idéalisme  en  art,  ou  je  le  sais 
trop  :  tout  art  est  idéaliste  en  quelque  mesure.  Disons  que 
M.  Roll  évolue  vers  un  art  plus  complexe,  plus  fin  aussi, 
moins  borné  à  la  simple  reproduction  des  choses,  et  où  la  vie 
est  interprétée  plus  librement. 

Sa  toile  s'intitule  :  Vers  la  Nature,  pour  VHumanité.  A  la 
seule  lecture  du  titre,  avant  d'avoir  vu  l'œuvre,  j'ai  eu  un 
mouvement  de  recul.  Rien  n'est  plus  dangereux,  pour  un 
artiste,  que  d'écrire  :  «  la  Nature  »,  ou  «  l'Humanité  »,  avec 
des  lettres  majuscules.  «  France,  méfie-toi  des  individus!  » 
s'écriait  Anacharsis  Clootz.  Nous  dirions  volontiers  :  ce  Art, 
mcfie-toi  des  abstractions  I  »  Ellles  peuvent  mener  loin.  Con- 
naissez-vous ce  sujet  de  tableau  :  t Amour  entre  les  grandes  et 
les  petites  considérations?.,.  Mais  enfin,  quand  l'œuvre  est 
techniquement  belle,  il  est  bien  certain  qu'une  belle  idée  la 
rehausse  encore  ;  et  c'est  peut-être  même  à  cette  modeste 
constatation  qu'il  faut  réduire  la  fameuse  théorie  de  la  hiérar- 
chie des  genres.  Or  la  toile  de  M.  Roll,  considérable  par  ses 
dimensions,  l'est  aussi  par  le  talent  dépensé.  Comme  M.  Bes- 
nard  dans  les  fresques  de  l'Ecole  de  Pharmacie,  M.  Roll  a 
essayé  de  «  styliser  »  le  moderne  ;  et  il  y  a  réussi  avec  une 
habileté  que  la  franchise  un  peu  brutale  de  ses  j^remiers 
tableaux  n'eût  pas  laissé  espérer  de  lui.  Ces  fumées  qui  mon- 
tent d'usines  sombres,  et  qui,  de  ces  noires  bâtisses  où  s'éla- 
borent toutes  les  chimies  industrielles,  semblent  aller  là-haut 
se  dissoudre  en  azur;  ces  roches  un  peu  apocalyptiques,  mais 


LES    SALONS    DE     I908  643 

qui  échelonnent  des  plans  où  Tair  et  la  lumière  circulent  ;  ce 
:  groupe  central  où  Ton  reconnaît  d'illustres  savants  d'aujour- 
d'hui ;  cette  figure  mystérieuse  qui  plane  dans  le  ciel  et  vers 
qui  sont  dirigés  tous  les  regards,  —  tout  cela  donne  l'impres- 
sion d'une  espèce  de  Walhalla  contemporain  ;  il  y  a  dans  cette 
.grande  toile  un  pathétique  indéniable.  On  ne  s'explique  pas 
très  bien  ce  qu'est,  à  côté  de  la  figure  principale,  ce  taureau 
translucide;  et  voila  l'inconvénient  de  ces  tableaux  symbo- 
liques où  le  symbole,  quand  il  n'est  pas  compris,  tourne  à 
l'énigme.  Mais  ce  n'est,  après  tout,  qu'un  détail,  et  l'ensemble 
de  la  toile  honore  grandement  son  auteur.  Auprès  d'elle,  des 
Journées  d'été  lumineuses  rappellent  la  première  manière  de 
:  M.  Roll,  avec  autant  de  vérité  probe  et  plus  de.  charme. 

M.  Lhermitte  expose,  lui  aussi,  une  grande  toile.  Du 
Lhermitte,  c'est  toujours  bien,  mais  ce  n'est  jamais  que  bien. 
.Je  respecte,  j'admire  même  le  sentiment  sérieux,  et,  si  je  puis 
dire,  l'humilité  noble  de  cet  art.  Mais  c'en  est  la  matière  que  je 
ne  puis  aimer.  Les  tableaux  de  M.  Lhermitte  se  reconnaissent 
entre  mille  par  un  je  ne  sais  quoi  de  brouillé,  —  je  ne  dirai 
pas  de  fuligineux»  car  cela  manque  d'enveloppement,  —  mais 
de  haché,  de  hérissé  comme  les  chaumes  ras  après  la  moisson. 
Ses  hommes,  ses  femmes,  ses  animaux,  ses  paysages  ont  l'air 
d'être  faits  en  brins  de  paille.  M.  Lhermitte  semble  peindre 
moins  avec  un  pinceau  qu'avec  un  balai,  un  balai  très  intelli- 
gent et  très  savant  d'ailleurs,  —  mettons,  si  l'on  veut,  le  balai 
de  l'Apprenti  Sorcier  dans  la  ballade  de  Gœthc,  —  mais  un 
balai  enfin,  qui  ne  peut  couvrir  la  toile  qu'en  la  striant  de 
rayures  broussailleuses.  Et,  malheureusement,  la  couleur  de 
M.  Lhermitte  ne  rachète  pas  ce  qu'il  y  a  de  trop/iwiW  dans  sa 
facture.  Des  bleus  usés,  des  rouges  éteints,  des  jaunes  rouil- 
leux  donnent  à  ses  toiles  un  aspect  trouble  et  terne.  On  songe, 
devant  elles,  à. du  Gazin  dans  du  RaiTaëlli,  —  du  Rafiaëlli  plus 
large,  mais  du  Cazin  sans  mystère.  —  Et  puis  elles  sont  trop 
vastes  :  l'espace  coloré  n'y  intéresse  pas  en  proportion  de  son 
étendue.  11  semble  qu'on  doive  préférer  de  beaucoup  les  petits 
tableaux  de  M.  Lhermitte  à  ses  grandes  toiles. 

La  Famille,  qu'il  expose  cette  année,  a  les  ordinaires  défauts 
et  qualités  de  ces  dernières.  La  tonalité  génél'ale  en  est 
triste,  mais  l'ordonnance  en  est  harmonieuse  ;  et  elle  respire 


644  LA     REVUE     DE     PARIS 

Une  émotion  grave  et  simple,  sans  exagération,  sans  effet 
cherché,  sans  éloquence  théâtrale.  La  tète  de  la  femme  offre 
un  caractère  trop  italien  pour  ce  paysage  français,  et  la  tête 
de  l'enfant  qui  regarde  ne  parait  pas  tout  à  fait  en  place  ;  mais 
le  geste  du  père,  debout  près  de  la  femme  assise,  avec  le  rac- 
courci du  bras  sur  le  manche  de  la  faux  qui  pèse  en  arrière, 
est  à  la  fois  très  hardi  et  très  vrai;  et  Ton  doit  signaler  Thomme 
qui,  au  second  plan,  déjougue  les  bœufs,  comme  le  meilleur 
morceau  de  la  toile,  et,  absolument  parlant,  comme  un  très 
beau  morceau. 

Juste  à  côté  de  cette  pensive  grisaille,  les  trois- toiles  de 
M.  Zuloaga  chantent  la  gloire  du  coloris. 

Ah!  M.  Zuloaga  ne  s'embarrasse  pas  d'idées I  11  se  met  en 
face  des  êtres  et  des  choses,  et  les  peint  comme  il  les  voit,  avec 
une  fougue  à  la  fois  tendue  et  facile,  avec  une  allégresse  ner- 
veuse et  verveuse  qu'on  sent  amusée  d'elle-même.  Sans  doute, 
devant  ses  tableaux,  j'entends  bien  qu'on  murmure  :  «  Velas- 
quez...  Goya...  »  Mais,  avec  ce  nom  de  Zuloaga,  qui  semble 
le  cri  d'un  paon  nostalgique  dans  la  torpeur  d'un  après-midi 
à  Grenade,  et  quand  on  est  né,  ainsi  que  nous  l'apprend  le 
catalogue,  à  Eibar  (Guipuzcoa),  quels  meilleurs  maîtres  pour- 
rait-on élire  pour  demeurer  fidèle  à  sa  nature.»^  Et  ne  devons- 
nous  pas  nous  réjouir  plutôt  de  trouver  en  M.  Zuloaga  un 
Espagnol  authentique,  en  un  temps  où,  comme  le  dit  ou  presque 
le  couplet  des  Brigands,  il  y  a  tant  de  peintres 

. . .  qui  se  dis*nt  Espagnols 
Et  qui  n'sont  pas  du  tout  Espagnols! 

Des  trois  toiles  de  M.  Zuloaga,  je  ne  sais  vraiment  laquelle 
préférer.  Est-ce  le  Nain  Gregorio  el  Boléro,  ce  monstre  si 
ingénument,  si'  sympathiquement  hideux,  avec  son  moignon 
de  main  crispé  sur  une  cruche  pansue,  et  son  œil  vairon,  et  le 
point  lumineux  de  l'autre  œil,  où  semble  s'être  réfugiée  toute 
l'intelligence  contenue  dans  ce  raccourci  d'homme?  Mais  peut- 
être  les  deux  outres  qu'il  balance  aux  bouts  d'un  bâton,  sur 
son  épaule,  encombrent-elles  un  peu  trop  la  toile,  et  ne  font- 
elles  pas  comprendre  assez  vite  ce  qu'elles  sont  :  des  peaux  de 
bêtes  gonflées  et  encore  garnies  de  leurs  poils.  Peut-être  aussi 
le  ciel  est-il  brossé  trop  en  décor,  et,  gros  d'un  orage  prochain. 


LES     SALONS    DE     I QOS  6^5 

a-t-il  lui-même  trop  Tair  d'une  outre...  Serait-ce  plutôt  alors 
les  Sorcières  de  San-MiUan  (Ségovie),  cet  étonnant  sabbat 
espagnol,  cet  extraordinaire  Walpurgis  castillan,  où  sont 
groupées  six  mégères  aux  teints  sulfureux,  qui  vont  sans  doute 
faire  bouillir  dans  la  marmite  de  Macbeth  une  olla  podrida 
infernale?  Quelle  sombre  frénésie  dans  ces  touches  à  la  fois 
éclatantes  et  terreuses  1  et  quelle  variété  dans  les  types  de  ces 
dames  I  et  Tair  «  demeuré  »  de  celle  qui  a  un  demi  bec-de- 
lièvre  I  et  la  calvitie  grisonnante  de  la  vieille  penchée  I  et  les 
deux  debout,  celle  qui  tient  une  petite  ombrelle  si  comique,  et 
l'autre  aux  grosses  lunettes  de  corne  ! . . .  Je  ferai  pourtant  à  ce 
chef-d'œuvre  d'observation  truculente  un  reproche  qu'on 
pourrait  déjà  adresser  à  la  précédente  toile  :  on  ne  sait  pas 
très  bien  d'où  viennent  les  lumières. 

Décidément,  s'il  faut  choisir,  ma  préférence  ira  au  Portrait 
de  mademoiselle  Lucienne  B rêvai  dans  le  second  acte  de  Carmen, 
On  me  dit  qu'elle  n'est  pas  ressemblante  :  je  ne  l'ai  jamais  vue 
que  de  loin,  sur  la  scène  de  l'Opéra,  c'est-à-dire  fort  mal.  Mais 
comme  cela  m'est  indifférent!  Mettons  que  c'est  un  Portrait 
de  Théâtre,  ainsi  que  M.  Besnard  avait  si  justement  nommé, 
voici  sept  ou  huit  ans,  son  célèbre  portrait  de  Réjane.  Mais,  en 
même  temps  qu'un  portrait  de  théâtre,  ce  tableau  est  tout  le 
théâtre,  avec  son  éclairage  violent  et  factice,  et  ses  profondeurs 
de  rêve.  Sans  doute,  le  châle  mexicain,  où  se  drape  mademoiselle 
Bréval  est  peint  trop  à  plat  :  l'artiste  l'a  copié  pour  lui-même, 
et,  sa  prestigieuse  copie  terminée,  il  s'est  contenté  d'en  zébrer 
le  bariolage  avec  trois  grands  coups  de  pinceau  pour  accuser 
les  formes.  Mais  c'est  là  tout  ce  que  je  vois  à  reprocher  à  cette 
belle  toile,  qui  paratt  avoir  été  ((  mise  en  scène  »  par  M.  Albert 
Carré.  Oui,  il  me  semble  bien,  en  définitive,  que  c'est  celle-là 
que  je  préfère  :  elle  est  plus  personnelle,  plus  libre  que  les 
deux  autres,  et  elle  réunit  les  deux  caractères  où  Gœthe  se 
trouve  avoir,  dans  le  sous-titre  de  ses  Mémoires,  résumé  toute 
une  esthétique  :  Vérité  et  Poésie. 

C'est  aussi  à  l'Europe  du  Midi  que  M.  Lucien  Simon,  délais- 
sant la  Bretagne,  emprunte  le  sujet  de  sa  grande  toile  : 
Cérémonie  religieuse  à  Assise.  Et,  sans  le  vouloir,  il  a  institué  là 
un  parallèle  instructif  entre  deux  races  de  peintres  :  les  tableaux 
de  M.  Zuloaga,  c'est  l'Espagne  vue  par  un  Espagnol;  la  toile 


646 


LA     RETUE     DE     PARIS 


dé  M.  Simon,  c'est  Tltalie  vue  par  un  Français;  c'est^-dire, 
avec  moins  de  frénésie,  moins  de  sensualité  obscure  et  presque 
animale,  plus  de  lucidité,  et,  par  conséquent,  plus  de  vrai  réa- 
lisme, —  car  le  vrai  réalisme  n'est  pas  l'exagération,  mais 
l'expression  de  la  réalité.  —  La  lucidité  de  l'intelligence  se 
retrouve  même  dans  l'éclairage  :  le  soleil  de  M,  Zuloaga  est 
comme  bilieux,  celui  de  M.  Simon,  plus  blanc,  plus  crayeux; 
c'est  le  soleil  qui  a  éclairé  les  Le  Nain  et  les  Philippe  de 
Champaigne,  et  qui,  après  l'éclipsé  d'un  siècle  et  demi  qae 
lui  infligea  la  peinture  d'atelier,  a  reparu,  avec  l'éclat  irrité 
d'une  protestation,  sous  le  pinceau  viril  de  Manet.  La  toile  de 
M.  Simon  est  d'une  tonalité  à  la  fois  très  franche  et  très  fine  ; 
et  tout  le  détail —  le  blanc  miroitement  du  satin  cassé  des 
chapes,  la  lumière  rouge  des  cierges  dans  la  lumière  argentée» 
du  jour,  les  architectures  lointaines  de  l'abside  entrevues  par 
delà  l'autel,  enfin,  sur  le  devant  de  la  toile,  les  enfants  de 
chœur  inattentîfs,  surtout  le  premier,  à  tête  de  rêveur  ambi- 
tieux, de  Bonaparte  d'Église,  et  le  dernier  à  figure  naïvem^it 
hébétée,  —  tout  cela  est  d'un  maître  peintre. 

Simon,  Cottet;  Gottet,  Simon...  Nous  sommes  habitués  à 
coupler  ces  deux  noms;  et,  cette  année  encore,  nous  les  retrou- 
vons tous  deux  à  la  Société  Nationale.  M.  Cottet,  lui,  a  été 
fidèle  à  sa  Bretagne  coutumière,  dont  il  fut  même,  voici  dix 
ans  bientôt,  l'inventeur,  ou  le  réinventeur.  Et  cependant, 
comme  pour  M.  Simon,  il  y  a  de  l'Italie  dans  son  affaire. 
Mais  ce  qui  a  sei-vi  M.  Simon  a  plutôt  desservi  M.  Cottet. 
M.  Simon  a  traduit  une  scène  italienne  directement,  en  peintre 
français;  M.  Cottet  a  vu  un  spectacle  breton,  et  il  a  tâché  de 
le  reproduire  avec  l'émotion  naïve  d'un  quattrocentiste.  11  n'a 
réussi  qu'à  nous  donner  un  pastiche,  plein  de  talent,  des  pri- 
mitifs. Ce  qu'il  y  a  de  meilleur  dans  son  tableau,  Au  Pays  de 
kl  Mer,  —  Douleur,  —  c'est  le  fond,  le  paysage,  la  c<  marine  »  : 
ces  humbles  maisons,  ces  voiles  rouges  ou  brunes,  cette  mer 
épaisse  et  glauque,  tout  cela  est  du  Cottet,  et  est  excellent. 
Mais  devant  cette  tête  de  femme  renversée,  dont  les  traits  sont 
trop  simplifiés,  devant  ce  cadavre  d'une  rigidité  gauche, 
devant  ces  figures  groupées  artificiellement,  —  si  l'on  songe 
à  une  Pietà,  on  y  songe  trop  :  l'impression  n'est  pas  sponta- 
nément issue   de  la  peinture;  elle  est  imposée  au  spectateur 


LES    SALONS    DE     I908  647 

par  le  peintre  ;  on  sent  dans  ce  tableau  la  volonté,  la  recherche, 
le  calcul.  Et,  même  quand  la  main  a  bronché  involontaire- 
ment, comme  il  arrive  parfois  à  M.  Cottet,  il  semble  qu'elle 
Fait  encore  fait  exprès,  pour  imiter  Tankylose  des  primitifs; 
et,  loin  d*en  savoir  presque  gré  au  peintre,  comme  d'une 
maladresse,  mais  sincère,  on  lui  en  fait  un  plus  sévère 
grief. 

Pourtant,  comme  cette  toile  est  belle,  si,  par  exemple,  on  la 
compare  à  la  grande  composition  de  M.  Gustave  Courtois I... 
Ohl  oui.  c'est  une  <(  grande  composition  »  que  le  Paradis 
Perdu,  M.  Courtois  n'y  a  pas  ((  plaint  »  l'huile  :  c'est  du 
Milton  au  mètre  carré.  Cette  peinture  décorative,  nous  dit  le 
catalogue,  «  commandée  par  la  ville  de  Neuilly,  est  destinée  à 
la  salle  des  mariages  de  l'Hôtel  de  Ville  »  de  cette  localité. 
Pauvre  localité  I  Les  naissances  vont  y  diminuer,  sûrement. 
Je  ne  sais,  en  effet,  ce  qu'il  faut  le  plus  blâmer  dans  cette  toile, 
de  l'exécution  si  barbarement  «  fignolée  »,  ou  de  l'idée  même, 
si  hostile  à  l'institution  du  mariage.  M.  Courtois  a  imaginé 
une  sorte  de  diptyque  où  l'on  voit,  d'un  côté,  Adam  et  Eve, 
dans  un  paysage  printanier,  heureux  avant  la  pomme,  et,  de 
l'autre,  Adam  écrasé  sous  un  lourd  fardeau,  près  d'une  Eve 
mûre  et  triste  :  ils  ont  mangé  la  pomme,  ils  se  sont  mariés, 
ils  sont  malheureux...  Comme  c'est  encourageant  pour  les 
couples  qui  viendront  prononcer  devant  cette  toile  le  «  oui  » 
sacramentel!  Le  Paradis  perdu,  c'est  celui  des  célibataires... 

Et  quelle  peinture  I  On  ne  peut  pas  décrire,  il  faut  avoir  vu 
cet  Adam  bellâtre  et  rebondi,  luisant  comme  s'il  était  peint 
sur  porcelaine,  et  cette  Eve  à  la  fois  puérile  et  charnue,  agui- 
chant 

Le  beau  coq  vernissé  qui  reluit  au  soleil, 

et  lui  tendant  la  pomme  fatale,  avec  un  déhanchement  bien 
inutile  pour  le  poids  de  ce  fruit. 

Je  n'ai,  croyez-le  bien,  aucun  plaisir  à  être  cruel,  et  je  ne  le 
suis  même  qu'à  mon  corps  défendant,  et  parce  que  je  dois 
dire  tout  ce  que  je  pense.  Aussi  m'empressé-je  d'ajouter 
qu'il  y  a,  dans  le  Paradis  Perdu,  des  qualités  de  dessin,  —  d'un 
dessin  trop  strict,  qui  cerne  les  formes  comme  un  maillot 
qu'elles  vont  faire  craquer,  —  et  même  des  qualités  de  concep- 


648 


LA     REVUE     DE     PARIS 


tion.  L'idée  de  séparer  les  deux  parties  de  la  composition  par 
un  arc-en-ciel,  qui,  né  du  nche  Eden,  va  se  perdre  sur  la 
froide  et  sombre  terre,  cette  idée  est  ingénieuse.  Je  veux  faire 
remarquer  encore  les  montagnes  du  fond,  —  qui  rappelle  trop, 
pour  un  décor  édénique,  le  fond  du  Léman,  —  montagnes 
légères  et  bleuâtres  à  gauche,  côté  de  TEden,  obscures  et 
chargées  de  neige  à  droite,  côté  de  la  Terre.  11  y  a  là  dedans  un 
symbolisme  soigneux;  le  symbole  est  toujours  aussi  peu  enga- 
geant, d'ailleurs,  pour  les  «jeunes  époux  ».  On  ressent  devant 
le  Paradis  Perdu  la  sympathie  attristée  qu'inspire  un  grand 
effort,  lui  aussi  perdu. 

Voici,  par  bonheur,  pour  nous  refaire  les  yeux,  une  autre 
peinture  murale,  Y  Éternel  Printemps,  de  M.  Maurice  Denis. 
M.  Denis  est  un  peintre  esthéticien  qui  a  beaucoup  écrit  dans 
les  «  jeunes  revues  »,  pour  y  énoncer  des  théories  parfois  un 
peu  hasardeuses,  mais  toujours  très  intelligemment  déduites. 
11  a  trouvé,  cette  fois,  un  compromis  entre  son  hiératisme 
primitif,  dont  la  gaucherie  était  bien  factice,  et  la  vie  qu'il  ne 
veut  pas  reproduire  ;  et  il  nous  a  donné,  dans  son  Eternel  Prin- 
temps, une  féerie  simple  et  exquise.  Vous  connaissez  le  mot 
de  Debussy  :  <(  La  musique  doit  faire  plaisir.  »  Eh  bieni  en 
dehors  de  toutes  les  théories,  la  peinture  de  M.  Denis  a  une 
qualité  suprême  :  elle  plaît.  Rien  de  plus  heureux  que  la 
lumière  dont  son  tableau  est  fleuri.  Certes,  les  deux  petites 
filles  du  panneau  de  droite  rappellent  Puvis  ;  mais  la  couleur, 
chez  M.  Denis,  a  sa  personnalité;  et  le  chœur  de  danse  du  pan- 
neau de  gauche,  aux  corps  sculptés  par  des  ombres  bleues,  est 
d'une  grâce,  d'une  eurythmie  toutes  classiques. 

C'est  juste  en  face  de  V Éternel  Printemps  que  se  trouvent 
les  deux  panneaux  décoratifs  de  M.  LeroUe,  Douce  Journée  :  le 
voisinage  est  dangereux,  et  ((  ils  n'ont  qu'a  bien  se  tenir  ».  Us 
se  tiennent  bien.  — M.  Auburtin  a  envoyé  une  vaste  toile  :  VAube 
des  Cygnes,  dans  un  décor  à' Ile  heureuse.  Evidemment,  on  y 
reconnaît  aussi  l'influence  de  Puvis,  aux  paquets  de  cheveux 
jaunes  qui  coulent  sur  les  épaules  des  Naïades  :  quel  décora- 
teur a  échappé  à  cette  influence  depuis  vingt  ans?  Mais  l'or 
glacé  de  l'aube,  et  surtout  le  reflet  en  accolade  du  cou  des 
cygnes  dans  la  nappe  de  l'eau  immobile,  sont  d'un  poète. 

M.   Lévy-Dhurmer,   après   avoir   commencé  par  le  rêve. 


LES     SALONS    DE     IQOS  6^9 

évolue  toujours  davantage  vers  la  vie.  Déjà,  voici  quelques 
aimées,  il  avait  exposé  des  «  masques  »  d'une  psychologie  aiguë, 
et  qui  sont  peut-être  ce  que  je  préfère  dans  son  œuvre  nom- 
breuse et  variée.  Ses  Fondeurs^  qui  s'agitent  dans  un  atelier 
apotliéo tique,  où  tous  les  contours  sont  embrasés  d'un  jour 
frisant,  révèlent  un  pinceau  plus  lumineux  et  plus  libre  qu'il 
n'avait  accoutumé.  J'ai  moins  aimé  son  Beethoven  :  avec  ce 
teint  métallique  et  cette  chevelure  en  flammes  et  en  fumées, 
Beethoven  semble  le  chef  des  Fondeurs,  égaré  dans  une  autre 
salle.  Mais  on  sent  que  M.  Lévy-Dhurmer  a  été  ému  en 
peignant  ce  front  auguste  où  vivait  un  monde. 

Enfin,  à  côté  des  grandes  compositions  «  sérieuses  »,  — 
macabres  même,  comme  la  Peine  Capitale  de  M.  Priant,  à  la 
tonalité  si  fausse  (quand  on  aura  coupé  le  cou  au  condamné, 
il  en  jaillira,  au  lieu  de  sang,  du  jus  de  groseille),  —  voici  deux 
compositions  humoristiques,  Tune  d'un  maître  en  ce  genre, 
M.  Willette,  l'autre  d'un  peintre  déjà  célèbre  qui  était  sur  le 
chemin  de  la  maîtrise,  et  qui  l'a,  du  coup,  atteinte  :  M.  Jean 
Veber. 

M.  Willette  est  inégal,  comme  dessinateur  et  comme  peintre. 
Il  a  été  souvent  plus  chanceux  que  dans  son  tableau  de  cette 
année.  La  Vie  n'est  peut-être  quun  songe,  nous  dit-il  en  cette 
allégorie  montmartroise.  —  Mon  Dieu,  oui!  mais  il  me  seoible 
avoir  déjà  lu  cet  aphorisme  un  certain  nombre  de  fois.  C'est 
là  du  Shakespeare,  ou  du  Galderon  de  la  Place  Blanche. 
M.  Willette  a  trop  d'esprit  pour  qu'on  ne  se  montre  pas  exi- 
geant avec  lui. 

Et  puis,  et  principalement,  son  tableau  est  peint  à  la  fois 
trop  vague  et  trop  cru.  Le  ton  général  en  est  trop  blanchâtre, 
avec  des  notes  trop  vives.  Je  sais  bien  que  nous  sommes  ici 
dans  l'irréel  ;  mais  c'est  moins  une  irréalité  de  comédie  ita- 
lienne que  de  Guignol.  Notons  cependant  un  délicieux  corset 
vert,  à  la  fuite  soyeuse  et  ombrée,  et,  çà  et  là,  l'éclair  des  chaira 
déshabillées,  avec  ce  rien  de  polissonnerie  qui  relève,  ou 
ravale,  selon  les  goûts,  les  œuvres  de  M.  Willette.  Ahl  Pierrot! 
Pierrot!  Vous  nous  avez  souvent  enchantés,  le  crayon  ou  le 
pinceau  en  main.  Blanc  rêveur,  faites,  pour  une  fois,  comme 
le  nègre  :  continuez! 

Que  de  monde  devant  le  Jean  Veber!  J'ai  beau,  d'abord,  me 


6$o 


LA     REVUE     DE     PARIS 


pencher  à  droite  et  à  gauche,  me  hausser  sur  la  pointe  des 
pieds,  même  jouer  discrètement  des  coudes  :  je  ne  vois   que 
des  hauts  de  forme  inclinés  et  des  chapeaux-cloches  attentifs  ; 
à  peine,  par  endroits,  dans  Tinterstice  d'une  barbe  grave  et 
d'une  joue  poudrederizée,  une  tache  rose  qui  me  saute  gainnent 
aux  yeux,  dos  gras  de  ribaude  à  la  Téniers,  ou  trogne  enlu- 
minée de  pochard  estival.  Je  prends  patience  en  contemplant, 
au  haut  du  tableau,  dans  Textase  d'un  ciel  fouetté,  la  Tour 
Eiffel  et  un  dirigeable  planant  côte  à  côte,  comme  l'idéal  des 
foules.  —  Enfin,  à  la  faveur  d'une  éclaircie,  je  puis  voir  la 
toile  entière.  C'est  très  drôle,  et  c'est  très  fort.  Décrire  l'œuvre 
est  impossible  :   il  y  a  autant  de  monde  dans  le  tableau  que 
devant.  Joueurs  de  bouchons,  sonneurs  de  trompes,  cyclistes, 
automobilistes,   couples  enlacés,  danseurs  désarticulés,   c'est 
la  Guinguette,  aux  environs  de  Paris,  par  un  beau  dimanche, 
la  Guinguette   en  goguette...   La   toile   est  peinte  dans  une 
tonalité   un  peu    criarde  exprès,  avec    des  rouges  peut-être 
excessifs.  Et  encore,  non!  11  est  des  rouges    aigus  comme 
des  cris  de  trompettes,   il    en    est    de  soutenus  comme   des 
fanfares  de  cors,  il  en  est  enfin  de  bruyants  comme  des  notes 
de  pistons  :  M.  Jean  Veber  a  orchestré  sa  toile  au  piston,  — 
le  piston  des  fêtes  populaires.  —  On  ne  peut  exécuter  plus 
spirituellement  une  commande  officielle;  et  nos   conseillers 
municipaux,    dont    celte  toile  ornera  la    buvette,   à  l'Hôtel 
de  Ville,  ont  de  la  chance.  J'entends  déjà  leurs  plaisanteries, 
pincées  à  l'extrême  droite,  et  débraillées  à  l'extrême  gauche. 


Chair  de  la  femme  !  argile  idéale  !  A  merveille  ! 

Nos  peintres  te  délaissent  de  plus  en  plus.  Où  est  le  temps 
où  le  bon  Armand  Silvestre  pouvait,  au  moment  même  où  les 
feuilles  poussaient  comme  pour  en  voiler  certaines  pages, 
publier  tous  les  ans  un  gros  volume,  «  orné  de  nombreuses 
reproductions  »,  qui  s'intitulait  le  Nu  au  Salon?  D'ailleurs 
on  te  reviendra  :  car,  magnifique  résumé  des  choses  et  rêve 
éternel  de  l'homme,  tu  es  doublement  la  fleur  du  monde. 

Il  y  a  très  peu  de  ((  nus  »  à  la  Société  Nationale;  mais,  en 


LES     SALONS     DE     I908  65l 

revanche,  il  en. est  un  fort  beau,  celui  que  nous  offre  M.  Caro- 
Delvaille  :  un  corps  de  femme  lumineux,  nacré,  à  la  poitrine 
tendrement  palpitante.  L'accueU  à  cette  belle  toile  a  vengé 
M.  Caro-Delvaille  des  critiques  trop  sévères  que  lui  avait 
attirées,  voici  deux  ans,  un  «  nu  »  très  savoureux  aussi, 
cette  grasse  Automne  si  voluptueuse  parmi  des  feuilles  et 
des  fruits. 

J'ai  moins  aimé,  je  dois  le  dire,  la  peinture  décorative  du 
même  artiste,  le  Paon  Blanc.  Peut-être  en  est-on  ou  trop  loin 
ou.  trop  près,  et  peutr-être  fera-t-elle  mieux  en  place.  Mais  elle  . 
parait  bien  raide  et  bien  sèche.  On  dirait  qu'il  y  a  en  M.  Caro- 
Delvaille  deux  peintres  très  différents,  et  presque  ennemis  : 
celui  qui  modèle  des  chairs  si  émouvantes,  et  celui  qui  nous 
avait  donné  naguère  le  portrait  de  mademoiselle  RoUy  et  qui 
vient  de  brosser  le  Paon  Blanc.  Je  constate  cette  dualité 
étrange  sans  essayer  de  l'expliquer.  Mais  M.  Caro-Delvaille  est 
jeune,  et  peut-être  nous  réserve-t-il,  dans  sa  manière  décora- 
tive, de  belles  surprises. 

Parmi  les  «  nus  »,  je  dois  signaler  encore  une  Fille  rele- 
vant sa  chevelure,  de  M.  Armand  Berton,  baignée  d'une  fine 
lumière  blanche,  une  Étude  un  peu  ronde,  de  M.  Biessy, 
une  autre,  un  peu  bleuâtre,  de  mademoiselle  Lee  Robbins; 
de  M.  P.-J.  Bracquemond,  une  femme  près  d'une  bassine  de 
cuivre  qui  l'empourpre  de  reflets  incendiaires  ;  de  M.  Armand 
Point,  Trois  Grdce^ joliment  pastichées,  peintes  déjà  avec  la 
patine  ;  — j'aime  mieux,  du  même  artiste,  le  Portrait  de  made- 
moiselle Lilli  Jacobsen,  aux  chairs  trop  cireuses,  mais  aux 
somptueuses  étoffes;  —  de  madame  Dubufc-Wehrlé,  une 
femme  à  l'orange,  d'un  dessin  très  précis;  enfin,  de  M.  Louis- 
Picard,  un  ((  nu  ))  délicatement  vaporeux. 


Les  portraits  sont  fort  nombreux,  comme  toujours. 

Cette  année  marque  la  rentrée  dans  la  faveur  des  critiques, 
parfois  quinteux,  de  deux  peintres  qui  furent  très  attaqués 
pour  leur  virtuosité,  et  qui  finissent  par  triompher  de  toutes 
les  attaques  grâce  à  cette  virtuosité  même  :  MM.  Boldini  et  de 


653  LA     REVUE     DE     PARIS 

La  Gandara.  Il  n'y  a  eu  qu'un  cri  devant  le  Portrait  de 
madame  A^...,  par  M.  Boldini  ;  c'est  la  vie,  la  vie  un  peu 
((  excitée  »,  un  peu  crispée,  comme  cette  main  qui  relient  la 
robe  glissant  de  Tépaule,  mais  enfin  la  vie.  Quelle  prestesse 
d'exécution I  Et  quels  «  noirs  »! 

M.  Antonio  de  la  Gandara  peint  lui  aussi  avec  un  «  faire  » 
merveilleux.  Son  Portrait Ae  mademoiselle  C.  L..,  est  plutôt 
un  portrait  de  robe  rose,  —  d'ailleurs  étourdissant;  —  mais 
il  n'y  a  qu'à  admirer  le  Portrait  de  madame  Renée  Nagel- 
mackers,  et  surtout  le  portrait  en  pied  de  Mademoiselle  Dolley^ 
avec  un  manchon  en  fourrure  d'un  métier  prodigieux. 

On  a  été  maintes  fois  très  injuste,  et  l'on  continue  d'être  assez 
injuste,  pour  M.  Jacques-Emile  Blanche.  Quoi  d'étonnant,  au 
reste?  C'est  peut-être  le  plus  intelligent  de  nos  peintres,  et  il 
a  beaucoup  de  talent.  On  ne  lui  pardonne  pas  de  cumuler.  Il  a 
aidé  aussi  la  critique  à  errer  sur  son  compte,  par  je  ne  sais 
quelle  inquiétude  nerveuse  qui  se  traduit  dans  son  inspiration 
et  même  dans  sa  technique.  Mais  enfin  il  faudrait  le  dire  une 
bonne  fois  :  M.  Blanche  est  un  des  meilleurs  peintres 
d'aujourd'hui.  Son  portrait  de  Sir  Coleridge  Kennard-Bartj 
malgré  une  main  un  peu  sommaire,  en  même  temps  qu'il  est 
mi  fort  beau  portrait,  réalise  le  type  anglo-saxon  avec  une 
psychologie  magistrale. 

Arrêtons-nous  un  long  moment  devant  le  Portrait  de 
M.  Bernard  Boutet  de  Monvel.  Cet  artiste,  très  jeune  encore, 
—  il  n'a  pas  trente  ans,  —  s'est  d'abord  fait  connaître  par  de 
délicieuses  estampes  en  couleurs,  qui  restituent  les  élégances 
romantiques  avec  une  verve  sobre,  où  un  rien  de  caricature  se 
rehausse  d'une  réelle  poésie.  11  avait  débuté  très  brillamment, 
à  l'un  des  précédents  Salons,  par  un  portrait  déjeune  homme 
accompagné  de  deux  chiens.  C'est  encore  un  portrait  déjeune 
homme  accompagné  de  deux  chiens  qu'il  expose  cette  année. 
Cette  toile  le  classe  définitivement  parmi  les  meilleurs  peintres 
de  la  nouvelle  génération. 

Sans  doute,  la  peinture  en  est,  par  endroits,  —  comment 
dirai-je?  —  un  peu  laineuse.  Les  flancs  des  lévriers  et  l'herbe 
du  coteau  sont  faits  comme  le  molleton  du  vêtement  et  comme 
les  bas  qui  gainent  les  jambes  du  modèle.  Mais  on  sent  dans  ce 
portrait,  à  la  fois  très  simple  et  très  personnel,  la  liberté  de  la 


LES    SALONS    DE     IQOS  653 

vraie  maîtrise.  Le  dessin,  un  peu  cerné  peut-être,  est  d'une 
sûreté  parfaite.  Les  plis  du  veston  plaqué  par  la  brise,  l'envol 
souple  du  fouet,  le  geste  qui  retient  le  chapeau,  tout  cela  est 
admirablement  vu.  Et,  devant  ce  «  complet  sport  »  stylisé,  on 
songe  que,  dans  deux  siècles,  nos  knicker-bockers  et  nos  cha- 
peaux mous  paraîtront  aussi  «  héroïques  »  que  les  chapeaux  à 
plumes  et  les  bottes  de  Van  Dyck.  Le  paysage  est  aussi  très 
solidement  construit,  avec  des  détails  très  heureux,  comme 
cette  gueule  ouverte  de  lévrier  qui  se  profile  si  hardiment  sur 
les  lointains,  et  ces  arbres  ronds,  en  boules  vertes,  épars  à 
rhorizon,  et  qui  font  sentir  la  distance.  Il  n'y  a  pas  seulement 
du  vent  dans  cette  belle  toile  :  il  y  a  de  l'air. 

Un  autre  jeune  peintre  s'était  fait  remarquer,  lui  aussi,  à  un 
Salon  récent,  par  une  belle  étude  de  femme  :  M.  Raymond 
Woog.  Son  Portrait  de  M.  Anatole  France,  un  peu  petit,  est 
l'une  des  effigies  les  plus  ressemblantes  que  je  connaisse  du 
maître.  Ce  sont  bien  ses  yeux  comme  imbibés  de  lumière,  son 
front  nuancé,  et  son  sourire  indéfinissable.  M.  Raymond  Woog 
est  un  des  meilleurs  portraitistes  qui  se  soient  révélés  depuis 
dix  ans.  Il  expose  aussi  un  Portrait  de  Roddy  W..,,  plein  d'une 
grâce  jeune  et  virile,  et  une  Nature  morte  d'une  très  jolie  cou- 
leur, enlevée  d'un  pinceau  libre  et  sûr. 

M.  Guirand  de  Scevola  a  précisé  son  dessin  et  affiné  sa 
lumière,  qui  naguère,  trop  blafarde  en  certaines  de  se.s  toiles, 
faisait  de  lui  comme  un  Carrière  à  l'acétylène.  Dans  son  beau 
Portrait  du  marquis  de  Massa,  il  a  su  être  riche  en  restant 
simple  ;  et  ses  paysages  de  Versailles,  surtout  V Heure  dorée, 
sont  d'exquises  évocations.  M.  Gaston  La  Touche  nous  donne 
cette  fois  un  portrait,  celui  de  Bracquemond,  où  il  a  un  peu 
trop  éteint  sa  couleur;  mais  il  a  accompli  un  véritable  tour 
de  force  en  rendant  sensible  la  diaphanéité  de  la  grande 
feuille  blanche  placée  devant  le  graveur.  M.  Jacques  Baugnies 
et  M.  W.-A.  Ablett  ont  de  la  grâce,  le  premier  dans  sa  figure 
de  Chasseresse,  le  second  dans  le  Portrait  de  Mme  A.  /)... 

C'est  plutôt  parmi  les  peintres  de  mœurs  qu'il  faudrait 
classer  un  célèbre  vétéran  du  pinceau,  M.  Rafiaëlli.  Mais  tout 
essai  de  classification  est  forcément  aléatoire;  et  d'ailleurs  son 
Bûcheron  et  son  Apprentie,  en  même  temps  que  des  documents 
typiques,  sont  des  portraits  individuels  et  ont  été  traités  pour 


'654  LA     REVUE     DE     PAUIS 

eux-mêmes.  L'un  et  l'autre  offrent  cette  gaucherie  minutieuse 
qui  caractérisèrent  il  y  a  vingt  ans  les  disciples  de  Zola,  les 
Alexis,  les  Géard,  ou  le  Huysmans  de  M.  Folantin,  —  et  qu'on 
pourrait  appeler  la  gaucherie  naturaliste.  Le  détail  y  est  très 
poussé,  par  endn^ls;  et  l'ensemble  garde  cependant  quelque 
chose  de  fruste.  Le  bras  Atoit  de  V  Apprentie  ne  porte  pas  sur 
àon  carton  de  modiste;  il  est  plutôt  porté  par  lui.  En  revanche, 
les  plumes  du  chapeau  et  le  lointain  décor  punaien  sont  rendus 
d'admirable  façon.  La  tête  du  chien  assis  au  pieds  du 
bûcheron  n'est  pas  construite  ;  malgré  la  bonne  truffe  koBÛde 
qui  lui  sert  de  nez,  il  a  l'air  d'un  chemineau  très  barbu  pltttdl 
que  d'un  chien..  Et  la  main  gauche  du  bûcheron  lui-même, 
très  étudiée,  très  veinée  et  innervée,  contraste  avec  la  droite, 
simplement  indiquée.  La  peinture  de  M.  Raffaëlli,  —  qui 
d'aiUeurs  a  créé  un  genre  dont  il  est  non  seulement  l'inventeur, 
mais  \ç  maître,  —  sent  l'illustration.  Elle  a  toujours  un  aspect 
un  peu  crayonné,  un  peu  «  brouillonne  »  ;  —  je  voudrais  pou- 
voir dire,  sans  que  ce  mot  fût  pris  en  mauvaise  part,  et  parce 
que  je  n'en  trouve  pas  d'autre,  un  peu  «  sale  ».  Aussi  préférons- 
nous  de  lui  les  toiles  où  la  nature  est  analogue  à  sa  manière  ;  ce 
sont  d'ailleurs  celles  qui  ont  fait  sa  renommée  :  fourmillants 
paysages  de  ville,  avec  des  petites  taches  de  couleurs  vibrantes 
et  comme  trépidantes  ;  paysages  de  banlieue  que  souillent  des 
fumées  d'usines,  éparses  dans  un  ciel  gris  sur  des  verdures 
lépreuses.  L'un  de  ceux  que  M.  Raffaëlli  a  envoyés  cette  année, 
et  qui  s'intitule  Banlieue  de  Paris,  est  spécialement  exact. 

Les  trois  Portraits  que  M.  Prinet  groupe  en  une  grande 
toile  font  sans  doute  trop  «  sujet  ».  Le  père  et  la  mère  ont 
trop  l'air  de  dire  à  la  jeune  fille  rêveuse,  à  qui  ils  parlent  d'un 
mari  possible,  et  qui,  les  yeux  perdus,  songe  à  un  autre,  déjà 
choisi  :  ((  Voyons,  alors,  tu  n'en  veux  pas.^  »  Mais  chacune  de 
ces  figures,  prise  en  soi,  est  excellente. 

L'art  de  M.  Prinet,  un  peu  froid,  est  admirablement  sincère. 
Dans  ce  tableau,  qui  doit  être  compté  parmi  les  meilleurs  du 
Salon,  il  y  a  quelque  chose  de  Fantin,  non  par  la  technique, 
mais  par  l'émotion.  > 

L'émotion,  voilà  ce  que  l'on  sent  aussi  dans  les  toiles  de 
M.  Jacques  Brissaud  :  le  portrait  de  mademoiselle  D.  A..,,  un 
autre  de  mademoiselle  G.  S...,  à  la  charmante  figure  rieuse  cl 


LES    SALONS    PE     I908  655 

franche;  et  surtout  le  Portrait  de  madame  L. ..,  -^  uile  vieille 
dame  assise  de  profil  dans  un  fauteuil  capitonné  aux  miroi- 
tantes soies  bleues,  près  d'une  table  en  acajou  massif;  — 
M.  Brissaud  a  mis  dans  cette  petite  toile  très  moderne  le 
charme  exquis  du  suranné;  Quand  sa  facture  sera  plus  libre, 
ce  qu'il  nous  donnera  sera  tout  à  fait  bien. 

Mademoiselle  Brpslau  expose  la  meilleure  toile  qu'elle  ait 
encore  peinte  ;  la.  Vie  Pensive,  —  deux  femmes  assises  à  une 
table  desservie,  Tune  de  face,  l'autre  en  profil  perdu;  —  c'est 
là  un  beau  tableau,  très  franc  et  très  bien  équilibré. 

M.  Guiguet  semble  avoir  toulu  embourgeoiser  son  talent 
pour  représenter  une  innombrable  Famille  bourgeoise;  mais 
sa  Tendresse  Enfantine  bl. un  charme  pauvre,  qui  touche. 
,.  M.  Daghan-Bouveret ,  qui  fut  un  peintre  large,  a  rétréci 
étrangement  sa  manière  :  on  y  sent  aujourd'hui  le  scrupule  elle 
«  repentir  ».  Ne  vous  y  trompez  pas  cependant;  son  portrait 
semble  trop  ce  léché  »,  mais  regardez-le  bien  :  il  est  solide.  Une 
autre  célébrité,  M.  Gervex,  envoie  un  brillant  portrait  de  femme. 

Puisque  nous  en  sommes  aux  célébrités,  signalons  de 
M.  Giron  un  Portrait  de  M.  Bartholomé,  bien  dur.  Ce  ne  peut 
être  cet  officier  d'infanterie  de  marine  qui  a  caressé;  d'une  main 
aussi  souple,  le  lumineux  marbre  que  M.  Bartholomé  expose 
dans  une  des  grandes  salles  de  la  Peinture.  —  Une  illustration 
de  naguère  et  d'aujourd'hui,  M.  Carolus  Duran,  a  représenté 
Don  Fernando  del  F. ,  chambellan  dépée  et  de  cape  de  Sa  Sainteté, 
d'un  modernisme  qui  surprend  dans  ce  costume  anachronique. 

De  M.  Aman- Jean  j'ai  surtout  remarqué  un  Portrait  de 
jeune  homme  admirablement  posé,  et  de  charmants  Portraits 
d^ enfants,  avec  un  chien  délicieux.  La  figure  de  Miss  Lily  Elsie 
as  «  The  Merry  Widow  »  a  été  traitée  par  M.  Lavery  d'une 
façon  un  peu  banale  ;  mais  les  qualités  de  cet  artiste  se  retrou- 
vent dans  le  rose  hardi  de  la  robe,  et  surtout  dans  le  petit 
Portrait  de  Miss  Maggie  Tayte. 

M.  Abel  Faivre  fait  aussi  ((  joli  »,  comme  peintre,  qu'il  fait 
«  laid  »,  —  à  notre  grande  joie,  —  comme  caricaturiste.  Son 
portrait  de  femme  est  fort  agréable  ;  mais  j'aime  encore  mieux 
de  lui  une  nature  morte,  où  l'influence  de  Renoir  se  reconnaît 
à  la  succulence  des  fruits  veloutés,  et  un  Intérieur  d'une  très 
fine  lumière. 


656  LA     REVUE     DE     PARIS 

M.  Agache  est  représenté  par  un  beau  portrait  sévère, 
comme  tout  ce  que  peint  cet  artiste  souriant,  dont  M.  Bosset- 
Oranger  nous  donne  une  très  vivante  image.  Sévère  aussi,  le 
portrait  en  pied  que  fit  de  lui-même  M.  Lottin,  mort  récem- 
ment, et  dont  la  peinture  était  déjà  funèbre.  Dans  son  tableau 
de  fleurs,  les  marguerites  ressemblent  à  des  immortelles.  Mais 
sa  manière  sombre  promettait  d'être  forte. 

M.  Bellery-Desfontaines  a  campé  un  intéressant  portrait  du 
violoniste  Enesco.  Du  même  peintre,  j'ai  surtout  remarqué  des 
marines  très  savoureuses,  —  en  particulier,  celle  qui  s'intitule 
la  Fin  du  Jour  :  ce  reflet,  sur  la  falaise,  d'un  soleil  couchant 
qu'on  ne  voit  pas,  la  frange  irisée  des  vagues,  l'herbe  froide 
au  premier  plan,  tout  cela  est  très  senti  et  très  rendu. 

M.  Garrido  est,  lui  aussi,  Espagnol,  comme  M.  Zuloaga. 
Mais,  cette  année,  il  «  exagère  ».  Voyez  son  portrait  d'homme 
au  front  énorme,  aux  yeux  fiévreux,  brillants  comme  deux 
gouttes  de  café  :  cette  toile,  qui  n'est  pas  un  portrait,  mais 
une  caricature,  s'appelle  le  Critique  dArt.  La  plaisanterie  est 
amusante...  Et  nous  voici  tout  doucement  amenés  par  M.  Gar- 
rido jusqu'aux  peintres  que,  faute  d'un  meilleur  nom,  j'appel- 
lerai les  peintres  de  genre. 


* 


D'abord  les  orientalistes,  si  nombreux  jadis,  et  qui  se  font 
de  plus  en  plus  rares  :  peut-être  le  succès  de  notre  <(  pénétra- 
tion pacifique  »  au  Maroc  leur  donnera-t-il  un  regain  d'ac- 
tivité...  Il  n'en  est  guère  plus  que  deux  de  notables,  à  la  Société 
Nationale  :  M.  Dinet  et  M.  Girardot.  M.  Dlnet  a  exposé  un 
portrait  de  Parisienne,  comme  pour  faire  ressortir  davantage 
son  talent  d'orientaliste.  La  figure  de  cette  Parisienne  est 
vraiment  trop  balafrée,  mais  j'avoue  avoir  aimé  l'écharpe  ver- 
sicolore  flottant  sur  les  épaules  du  modèle,  et  dont  l'acidité 
est  assez  osée.  En  revanche,  il  n'y  a  qu'à  louer  ses  Jeunes 
porteuses  d'eau,  aux  teints  de  briques  cuites,  aux  corps  ver- 
nissés comme  des  poteries.  L'Orient  de  M.  Girardot  est  plus 
gris,  mais  plus  transposé,  et  très  fin. 

Les   grandes  illustrations   d'histoire   que  signe   M.    Abbey 


LES     SALONS     DE     I908  667 

sont  peintes,  ou  plutôt  coloriées,  avec  goût.  M.  Charles  Guérin 
a  beaucoup  vu  les  Monticelli  : 

Quiconque  a  beaucoup  vu 
A  beaucoup  retenu... 

Il  est  d'ailleurs  de  pires  modèles  ;  et  les  toiles  de  M.  Guérin, 
aux  violets  un  peu  touffus  peut-être,  font  rêver  longuement 
de  fêtes  galantes  et  de  «  splendeurs  éclipsées  ». 

M.  Jeanniot  nous  ramène  à  la  modernité  la  plus  vivante  : 
son  Souvenir  de  Versailles,  une  femme  sur  un  banc  au  cré- 
puscule, a  les  qualités  de  mouvement  qui  distinguent  les  toiles 
de  ce  remarquable  artiste  ;  et  j 'ai  beaucoup  aimé  de  lui  une 
Campine  Belge,  où  il  a  desserré  sa  manière. 

Notons  encore,  de  M.  Bunny,  une  Pkige  lointaine,  d'un  très 
joli  romantisme,  et  n'oublions  pas  les  Béraud,  très  observés 
comme  toujours,  ni  les  gentils  tableautins  d'Albert  Guillaume, 
aux  titres  spirituels  comme  ses  légendes. 


Notre  siècle  est  le  siècle  exquis  du  paysage  : 
Nul  n'aura  mieux  que  nous  chanté  les  floraisons, 
La  naissance,  la  vie  et  la  mort  des  saisons... 

a  dit  un  poète  dont  je  ne  puis  citer  le  nom;  c'est  une  femme  : 
cherchez... 

Les  vers  sont  charmants  ;  et  la  pensée  qu'ils  expriment  est 
fort  juste,  et  plus  encore  pour  la  peinture  que  pour  la  poésie. 
Oui,  de  tous  les  peintres  du  xix°  siècle,  ce  sont  peut-être 
les  Corot,  les  Rousseau,  les  Chintreuil,  les  Diaz,  les  Sisley, 
les  Monet  qui  auront  laissé  les  œuvres  les  plus  originales. 
Disciples  de  ces  maîtres,  nos  peintres  moissonnent  avec  aisance 
ce  que  ceux-ci  ont  parfois  si  péniblement  semé.  Aussi  la 
critique,  sur  ce  chapitre,  n'a-t-elle  guère  qu'à  louer;  et  son 
embarras  n'est-il  que  celui  du  choix.  A  peine  si  l'on  pourrait 
reprocher  à  nos  paysagistes,  souvent  si  habiles  à-  noter  un 
instant  ou  un  coin,  de  ne  pas  assez  synthétiser,  de  ne  pas  assez 
((  construire  »  leurs  toiles  :  elles  sont  plutôt  des  frissons  saisis 

I*'  Juio  1908.  14 


658  LA     REVUE     DE     PARIS 

que  des  expressions  traduites  ;  même  les  meilleures,  à  de  rares 
exceptions  près,  demeurent  des  pochades  poussées. 

Cette  stylisation  classique,  absente  en  général  de  leur  toiles, 
je  la  trouve  pourtant  dans  celles  de  M.  René  Ménard  :  aussi 
est-ce  le  premier  paysagiste  que  je  veux  saluer.  Une  profonde 
culture  humaniste,  qui  est  de  tradition  dans  sa  famille,  lui  a 
fait  comprendre  la  vérité  du   vieil  adage  où  Tart  est  défini 
homo  addiius  natarœ.  Il  y  a  de  Fémotion  et  de  la  pensée  dans 
ses  tableaux;  c'est  pour  lui,  en  particulier,  qu'un  paysage  est 
un  état  d'âme.  Voyez  surtout  ses  admirables  paysages  italiens. 
Devant  cette  plaine  de  Pœstum,   si    morne  avec  son  temple 
écrasé  parTombre  des  montagnes,  et  son  herbe  triste  où  pais- 
sent encore  les  bœufs  du  Clitumne;  devant  cette  Voie  Appienne 
au  soleil  couchant,  avec  ces  longs  cyprès  de  cimetière  et  celte 
tour  ronde  que  polit  le  crépuscule,  —   ou  cette  autre    l^oie 
Appienne,  par  un  jour  d'automne  qui  bleuté  les  lointains  infinis 
et  doux  comme  des  regrets,  —  tout  notre  vieux  sang  de  Latins 
bat  plus  vite  dans  nos  veines,   et  des  vers   de  Virgile,   de 
Heredia  nous  viennent  à  la  mémoire.  Seul  peut-être  le  grand 
nuage  blanc  qui  roule  au-dessus  de  Pœstum  me  parait  discu- 
table :  je  devine  bien  qu'il  a  été  mis  là  pour  éclairer  le  tableau 
et  contraster  avec  la  demi-ténèbre  ocreuse  de  la  plaine  mélan- 
colique ;  mais  il  paraît  vraiment  trop  lourd  et  trop  crémeux. 
Saluons  aussi  M.  Mesdag,  dont  les  musées  s'honorent  déjà 
de  posséder  les  toiles,  où,  sous  un  ciel  saumâtre,  se  gonfle  ou 
s'aplanit  une  mer  d'un  sel  qui  semble  plus  lourd  que  partout 
ailleurs. 

M.  Le  Sidaner  s'est  fait  rapidement  connaître  par  des  toiles 
frissonnantes,  —  peintes,  eût  dit  Rodenbach,  «  au  clair  de 
lampe  ».  —  Il  a  une  manière  un  peu  monotone,  mais  fine  :  on 
dirait  qu'il  peint  à  l'ouate.  Il  est  allé  renouveler,  non  son  pro- 
cédé, mais  son  inspiration,  à  Londres,  d'où  il  nous  rapporte  des 
paysages  de  ville  :  Saint-Paul,  Trafalgar  Square,  le  Palais  de 
Hampton  Court,  tremblotants  comme  toujours,  mais  très  émus. 
Par  contraste,  voici  les  Montenard,  vraiment  trop  violents, 
et  trop  violets.  M.  Montenard  semble  outrer  toujours  davan- 
tage sa  couleur  :  sa  Provence,  après  avoir  été  l'une  des  plus 
véridiquement  ensoleillées,  devient  fausse.  Mais  les  gestes  de 
ses  pêcheurs  sont  d'un  réalisme  pittoresque.  Réalistes  et  poé- 


LES     SALONS    DE     I908  669 

tiques  à  la  fois  sont  les  paysages  de  M.  Billotte  :  —  par  exemple, 
celui  qui  s'appelle  Avant  Forage,  aux  fortifications,  et  où  Ton 
sent  si  bien,  selon  l'expression  populaire,  qu'«  un  bain  chauffe  ». 

M.  Buysse  est,  lui  aussi,  un  remarquable  paysagiste.  Citons 
de  lui  un  Canal  en  juin,  peut-être  un  peu  rose  et  papillotant, 
mais  humidement  lumineux,  et  surtout  un  Givre  étonnant. 

'  Je  range  parmi  les  paysagistes  M.  Lobre  :  ses  Verrières  ne 
sont  pas  des  «  natures  mortes  »,  mais  vraiment  des  paysages 
de  choses,  auxquelles  il  prête  une  âme.  C'est  aussi  une  Cathé- 
drale qu'a  représentée  madame  Madeleine  Lemaire,  et  son 
exposition  est  une  des  meilleures  qu'elle  nous  ait  données 
depuis  longtemps,  —  bien  que  ses  Fées  semblent  un  peu  trop 
pareilles  à  de  simples  mondaines  :  je  ne  crois  pas  que  les  fées 
soient  vêtues  d'aussi  somptueux  brocarts.  —  Paysagiste  aussi, 
cette  année,  M.  Guillaume  Dubufe,  qui  expose  des  vues  cares- 
santes de  Capri. 

De  M.  Iwill,  qui  a  envoyé  cinq  paysages,  je  n'aime  que  le 
Chemin  inondé,  mais  je  l'aime  bien.  Ses  autres  toiles  touchent 
à  la  chromolithographie.  Dans  celle-là,  au  contraire,  il  a  for- 
tement rendu  le  vert  âpre  de  l'herbe  parmi  l'eau  blême,  sous 
un  ciel  bouleversé  aux  nimbus  opaques,  chargés  déjà  d'une 
imminente  averse. 

Les  tableaux  de  M.  Gumery  sont  tous  excellents,  cette  année. 
Ce  peintre  n'a  peut-être  pas  encore  été  mis  à  sa  véritable  place. 
Je  sais  de  lui  des  roses  en  tas  dans  une  humble  bourriche,  des 
roses  lourdes,  charnues,  séveuses,  peintes  en  pleine  pâte.  Dans 
son  Embarquement,  la  mer  est  un  peu  épaisse  ;  mais  comme  on 
sent  bien  souffler  le  vent  dans  les  rubans  des  coiffes  féminines  I 
Signalons,  de  M.  Gumery  également,  la  Toilette,  dans  une 
ombre  vert  et  or,  avec  d'exquis  reflets  frissonnants  sur  la  peau 
de  l'enfant.  M.  Dauphin  et  M.  Léopold  Stevens  nous  propo- 
sent de  salubres  Marines^  et  le  poète  Eugène  Morand  nous 
rappelle  qu'il  est  aussi  un  bon  peintre,  avec  une  Plage  de 
Pontaillac  très  ensoleillée. 

*  > 

J'aime  passionnément  les  fleurs,  même  les  fleurs  peintes, 
bien  qu'elles  soient  toujours  un  peu  tuées  par  le  regard  de 


66o  LA     REVUE     DE     PARIS 

rhomme.  Et,  d^ailleurs,  le  moyen  de  ne  pas  être  ému  d'avance 
quand  on  lit  des  titres  comme  ceux-ci  :  f  Azalée  jaune  devant 
la  glace.  Chrysanthèmes,  Bégonias,  Petit  azalée  blanc,  Roses  et 
liserons.  Tulipes  jaunes  et  tulipes  roses?  Les  noms  des  tableaux 
de  fleurs  sont  déjà  des  poèmes,  les  plus  brefs  ^^s  Aât/caî' japo- 
nais... Madame  Lisbeth  Delvolvé-Carrière  expose,  comme  tcMi- 
jouTS,  de  chaiman  tes  fleurs  pensives;  celles  de  M.  H.-J.  Dumont 
sont  un  peu  lourdes,  et  celles  de  M.  Karbowsky,  en  revanche, 
un  peu  légères.  Mais  les  unes  et  les  autres  sont  peintes  avec 
émotion.  Notons  encore  des  Roses  trémières  de  Texcellent 
paysagiste  qu'est  M.  Muenier. 

Devant  les  natures  mortes  de  M.  2^karian,  j'entends  pro- 
noncer le  mot  de  pastiche.  Pourquoi?  Regardez  ses  verres 
d'eau,  par  exemple.  Ne  sont-ils  pas  d'une  frigidité,  d'une  lim- 
pidité, d'une  neutralité  admirables?  Mettons  que  M.  Zakarian 
pastiche...  la  nature.  Ne  fait  pas  ce  tour  qui  veut.  Les  natures 
mortes  de  M.  Carme  sont  une  révélation  :  il  faut  attendre 
beaucoup  de  son  talent,  très  fort  et  très  pur. 

Je  ne  puis,  à  mon  grand  regret,  que  signaler  —  aux  Dessins, 
Aquarelles,  Pastels,  MiniatureSy  Estampes,  etc.  —  des  pastels 
précis  de  M.  Louis  Legrand,  des  Raisins  veloutés  de  mademoi- 
selle Suzanne  Lemaire,  un  beau  paysage  expressif  et  coloré  de 
M.  Luigini,  de  pompeux  Dahlias  de  mademoiselle  Mathilde 
Sée,  les  gravures  en  couleurs  de  M.  B.  Boutet  de  Monvel,  — 
surtout  son  Jeune  homme  et  son  Sportsman,  —  celles  de 
M.  Uaflaelli,  d'un  si  vif  accent,  —  un  Boulevard  des  Italiens 
et  une  Seine  à  Bezons  ;  la  Seine  encore  et  le  Bassin  du  Luxem^ 
bourg,  de  l'excellent  graveur  qu'est  M.  Béjot,  et  un  remar- 
quable Clair-obscur  de  M.  AUan  Osterlind.  —  Je  passe  les  archi- 
tectes, dont  le  véritable  salon  est  la  rue;  je  note,  à  la  section 
des  objets  d'art,  un  beau  vase  allégorique  de  M.  J.-M. -Michel 
Cazin,  les  charmants  éventails  de  madame  Marie  Gautier,  les 
émaux  translucides  de  madame  Henry-Cazalis,  la  vitrine  du 
pauvre  Bojidar  Karageorgevitch,  où  se  retrouve  toute  son 
inquiétude  artiste,  les  bijoux,  si  riches  et  si  variés,  de  M.  Edouard 
Monod,  et  enfin  les  merveilleuses  dentelles  .où  continuent 
d'exceller  les  mains  délicates  des  Françaises. 

Et  j'ai  hâte  d'arriver  à  la  sculpture,  pour  essayer  de  m'expli- 
quer  sur  ce  qu'on  pourrait  appeler  «  le  cas  Rodin  ». 


LES    SALONS    DE     IQOS  66l 


* 


J'ai  la  plus  grande  admiration  pour  le  génie  de  M.  Rodin. 
Le  public  des  snobs  a  beau  s'en  être  engoué  tardivement,  et 
les  badauds  de  la  critique  renchérir,  si  c'est  possible,  sur  les 
snobs  :  M.  Rodin  est  un  grand  maître,  et  son  Jean-Baptiste, 
son  Baiser,  son  Penseur  même,  qui  est  d'un  si  bel  effet  en 
plein  air  devant  le  Panthéon,  doivent  être  mis  au  nombre  des 
plus  magnifiques  œuvres  qu'aient  produites  la  statuaire  fran- 
çaise. Quand  on  voit  son  Victor  Hugo,  la  plus  belle  effigie  qui 
soit  du  grand  poète,  et  où  il  apparaît  vraiment,  avec  sa  cri- 
nière tordue  et  ses  yeux  fauves  et  presque  torves,  comme  le 
Jupiter  des  mots,  on  déplore  qu'ayant  à  dresser  à  un  tel  homme 
un  monument  digne  de  lui,  la  France  ne  l'ait  pas  demandé  à 
M.  Rodin.  Ses  grandes  œuvres  donnent  le  sentiment  le  plus 
haut  que  l'art  puisse  donner,  le  sentiment  de  l'héroïque. 

Mais  que  ses  envois  de  cette  année  sont  déconcertants  1  Us 
sont  au  nombre  de  trois  :  un  Orphée,  une  Muse  et  un  groupe 
intitulé  Triton  et  Néréide  ;  —  de  bien  beaux  noms  et  qui  mar- 
quent bien  l'ambition  qu'a  aujourd'hui  M.  Rodin  de  rivaliser 
avec  l'antique .  —  Ce  sont  les  premières  œuvres  qu'on  aperçoit 
en  arrivant  au  Salon  de  la  Société  Nationale  :  placées  au  milieu 
du  grand  vestibule,  et  dressées  sur  des  socles  très  hauts,  elles 
ont  l'air  d'avoir  été  vraiment  mises  sur  le  pavois.  Je  vous 
assure  qu'à  leur  aspect  la  première  impression  ressentie  est 
celle  de  la  stupeur. . . 

Sans  doute,  «  au  second  abord  »,  en  tournant  autour  d'elles 
avec  une  circonspection  attentive,  un  peu  comme  le  rat  de  La 
Fontaine  autour  du  c(  bloc  enfariné  »,  —  on  dira  peutr-être 
même,  plus  tard  :  comme  un  critique  d'art  autour  d'une  œuvre 
de  Rodin  vieux,  —  on  commence  à  se  reprendre  et  à  com- 
prendre. Le  geste  de  l'Orphée,  accablé  de  douleur,  et  redressant 
son  corps  amaigri  dans  un  suprême  élan  qu'écrase  la  lyre  trop 
pesante,  est  un  fort  beau  geste.  Le  dos  de  la  Muse,  —  surtout 
vu  de  loinl  par  exemple,  de  l'escalier  de  gauche,  —  décrit  une 
courbe  émouvante,  à  la  fois  puissante  et  voluptueuse;  et,  dans 
l'enlacement  du  Triton  et  de  la  Néréide,  il  est  des  fuites  de  lignes 
et  des  caresses  de  lumière  d'une  auguste  douceur. 


602  LA     REVUE     DE     PARIS 

Mais  on  ne  peut  s'empêcher  de  trouver,  malgré  tout,  biea 
extraordinaire  cet  Orphée  à  la  fois  callipyge  et  aztèque  ;  et  si  le 
dos  de  cette  Muse  est  un  dos  merveilleux,  le  mouvement  de  sa 
jambe  gauche  est  bien  acrobatique  ;  et  les  yeux  ne  se  débrouil- 
lent pas  très  facilement  dans  la  confusion  de  cette  Néréide  et 
de  ce  Triton  interrompus. 

J'entends  bien  que  ces  morceaux  ne  sont  pas  terminés.  Et 
les  fervents  admirateurs  de  M.  Rodin  nous  disent  :  «  Exigez- 
vous  qu'il  soit  prêt  juste  pour  le  matin  du  vernissage?  »  A  quoi 
Ton  est  sur  le  point  de  répondre  :  «  Eh  bien  I  s'il  n'est  pas  prêt, 
qu'il  n'expose  pas...  » 

Pourtant  Ton  songe  qu'en  tout  état  de  cause,  on  regretterait 
de  ne  pas  avoir  éprouvé  le  frisson  qu'on  éprouve  devant  ses 
trois  envois.  Mais  ce  n'est  qu'un  frisson.  Et,  par  contre,  quel 
exemple  M.  Rodin  donne  là  aux  jeunes  sculpteurs  trop  pressés 
et  présomptueux,  qui  fatalement  doivent  penser  :  «  Rodin  a 
du  génie,  et  il  n'achève  pas  :  n'achevons  pas  et  nous  aurons  du 
génie!...  )>  Et  les  malheureux,  qui  n'ont  pas  même  de  talent, 
perdent  du  coup  le  désir  du  mieux  et  le  goût  de  l'effort.  Et 
c'est  ce  qui  nous  vaut  ces  marbres  à  peine  dégrossis,  ces  statues 
fossiles,  sur  le  grain  desquelles  on  cherche  la  trace  des 
bélemnites  et  des  trilobites  préhistoriques,  et  qui  semblent 
avoir  été  taillées  par  des  sculpteurs  de  l'âge  de  la  pierre,  —  de 
pierre  tout  juste  polie... 

Je  sais  bien  que  M.  Rodin  n'est  pas  entièrement  responsable 
de  ses  vulgaires  imitateurs.  Mais  tout  de  même!...  Je  parlais  . 
tout  à  l'heure  de  son  Victor  Hugo  :  M.  Rodin,  aujourd'hui, 
c'est  Victor  Hugo  publiant  d'avance  ses  moindres  fragments 
posthumes.  Saluons-le  avec  respect,  et  attendons  de  lui,  non 
plus  des  morceaux,  mais  des  œuvres. 

Il  y  a  bien  aussi  du  <(  fruste  »  rodinesque  dans  la  tête  de  Jean- 
Dominique  Ingres  exposée  par  M.  Bourdelle.  C'est  un  Ingres  qui 
pourrait  aussi  bien  être  un  Marat,  —  ou,  si  l'on  veut  lui  trouver 
un  frère  en  art,  un  David.  Oui,  il  a  vraiment  l'air  d'un  Jacobin 
de  la  peinture.  Mais  le  caractère  colérique  et  obstiné,  et  ce 
qu'il  y  avait  d'un  crapaud  génial  dans  la  tête  d'Ingres,  y  est 
puissamment  traduit. 

Dans  le  Nicolas  Rolin,  chancelier  de  Bourgogne,  de  M.  Jean 
Baffier,  on  croit  sentir  une  tension  vers  la  simplicité  ;  et  l'œuvre 


LES     SALONS    DE     IQOS  6G3 

en  parait  moins  simple  qu'elle  ne  voudrait;  mais  elle  est  solide. 
Le  marbre  gris  dans  lequel  est  taillé  le  Chevreau  de  M.  Dampt 
est  une  bien  vilaine  matière  ;  mais  Tartiste  en  a  tiré  un  très  joli 
parti.  UHiver,  de  M.  Desbois,  est  si  recroquevillé  par  le  froid 
qu'il  parait  se  nourrir  des  stalactites  suspendues  à  sa  b^be. 
Mais  peu  de  sculpteurs  aujourd'hui  auraient  pu  modeler  une 
aussi  belle  académie  de  vieillard.  M.  Pierre  Roche  fait  sup- 
porter un  admirable  buste  de  son  maître  Dalou  par  un  homme 
puissamment  sculpté,  et  il,  a  imaginé  un  arrangement  ingé- 
nieux et  nouveau  pour  le  geste  de  la  femme  qui  élève  vers  le 
buste  l'étemel  laurier  symbolique. 

Je  dois  signaler  encore  le  noble  buste  d'Adolphe  Moreau 
père,  par  M.  Alfred  Lenoir;  la  délicieuse  Jeunesse  et  la  spiri- 
tuelle Silhouette  1830,  de  M.  Fix-Masseau;  les  quatre  groupes 
de  petites  danseuses  de  Mlle  Yvonne  Serruys,  d'une  élégance 
et  d'une  vie  extraordinaires;  un  beau  bas-relief  en  bois  de 
M.  Lacombe;  un  riche  groupe  à' Adam  et  Eve,  par  M.  Jean- 
Pierre  Gras;  un  Buste  de  Mademoiselle  J/0...,  à  la  fois  très 
solide  et  très  fin,  par  madame  Louise  Oqhsé,  et  un  très  vivant 
Docteur  Pozzi,  du  prince  Troubetzkoï ,  *  dont  l'influence  se 
retrouve  dans  le  Groupe  équestre  et  dans  la  Forge  de  M.  Pin- 
chon. 

FERAA^D  GREGH 

(La  fin  prochainement.) 


LE    PRINCE 

BOJIDAR  KARAGEORGEVITCH 


Bojidar  Karageorgevitch  avait  au  plus  haut  point  cet 
attrait  touchant  du  prince  dépossédé,  en  exil  d'un  lointain 
royaume,  —  un  peu  chimérique  peut-être,  mais  dont  on  se 
plaisait  à  respecter  la  confuse  légende.  —  «  Le  Prince  Char- 
mant )),  ce  surnom  lui  fut  donné  par  tous,  il  lui  revient  de 
drpit  ;  cependant  ce  prince-là  semble  moins  banal,  moins  ténor, 
que  le  doux  héros  des  contes  de  fées. 

La  première  fois  que  je  le  vis,  ce  fut  un  soir,  très  tard,  au 
foyer  de  TOdéon.  La  répétition  générale  de  la  Marchande  de 
Sourires  s'achevait  à  peine,  et,  parmi  le  brouhaha  des  félici- 
tations, je  serrais,  dans  un  ahurissement  agréable,  de  nom- 
breuses mains,  amies  ou  inconnues,  et  je  ne  parvenais  pas  tou- 
jours à  entendre  les  noms  des  personnes  que  Ton  me  présentait. 

A  un  moment,  J30urtant,  on  parut  s'écarter  un  peu  autour 
de  moi  et  il  y  eut  moins  de  bruit  : 

—  Le  prince  Bojidar  Karageorgevitch,  —  dit  quelqu'un. 

Et,  dans  l'espace  vide,  où  la  lumière  s'aviva,  un  jeune  homme, 
mince  et  blond,  s'avança  vers  moi  et  me  baisa  la  main.  D'une 
voix  musicale,  avec  une  grâce  toute  particulière,  il  me  compli- 
menta en  des  termes  plus  chaleureux  que  tous  les  autres.  Et  j'eus 
l'impression  très  nette  d'être  en  présence  de  quelqu'un  de  rare 
et  de  précieux,  d'un  homme  très  différent  du  commun  des 
hommes. 


LE    PRINCE     BOJIDAR    KARAGEORGEVITCH  665 


*    * 


Certes  il  ne  ressemblait  à  personne,  ni  par  son  aspect 
physique,  ni  par  son  caractère,  ni  par  le  tour  de  son  esprit. 

Rien  que  des  lignes  droites  danâ  son  fin  visage  ;  le  front 
très  blanc,  comme  étiré  vers  '  le  haut,  les  tempes  qui  n'en 
finissent  plus,  le  nez  d'un  élan  si  noble,  les  joues  plates,  la 
mâchoire  effacée,  la  claire  barbe  en  pointe  ;  —  aucun  indice  des 
instincts  grossiers,  mais  tous  les  signes  qui  présagent  un  mys- 
ticisme exalté,  un  idéalisme  qui  méconnaît  presque  le  réel... 
Et  pourtant  quelle  contradiction  déconcertante  dans  le  sourire 
malicieux  de  la  bouche  étroite,  dans  le  regard  aigu,  moqueur 
et  gai,  des  brillantes  prunelles,  bleues  comme  les  fleurs  du 
linl...  On  croirait  voir,  sous  une  ogive  austère,  la  joie  ruti- 
lante d'un  vitrail  au  soleil. 


* 


Le  prince  Bojidar  avait  fait  ses  études  à  Paris;  mais  il 
parlait  toutes  les  langues  d'Europe  avec  une  égale  perfection. 
Pour  tous  les  arts  il  était  doué,  et,  successivement,  il  les  cultiva 
tous,  comme  en  se  jouant. 

De  ses  multiples  talents  il  ne  tirait  pas  vanité  ;  ses  essais 
semblaient  être  seulement  un  hommage  de  son  enthousiasme 
à  la  beauté  et  à  l'art.  Ecrire,  peindre,  chanter  et  crier  son  admi- 
ration pour  toutes  les  œuvres  du  génie,  —  ou  qu'il  croyait 
telles,  —  existait-il  vraiment  d'autres  occupations  au  monde, 
quand  on  était  libre  de  vivre  sa  vie?... 

Dans  l'hôtel  que  sa  famille  habitait,  avenue  du  Bois,  Villa 
Saïd,  l'appartement  du  prince  Bojidar,  tout  en  haut  de  la 
maison,  ne  se  composait  que  d'une  toute  petite,  chambre  et 
d'un  grand  atelier,  qu'il  avait  revêtu  de  boiseries  en  chêne 
ajouré,  meublé  de  bahuts  gothiques  et  orné  de  toutes  sortes 
d'objets  dignes  d'intérêt  rapportés  de  ses  voyages. 

C'est  là  qu'il  travailla  longtemps,  à  sa  fantaisie  tout  d'abord, 
avec  amour  et  joie,  puis,  plus  tard,  contraint,  avec  effort  et 
fatigue,  à  la  tâche,  comme  un  manœuvre. 


<)66  LA     REVUE     DE     PARIS 

Il  avait  des  indignations  passionnées  contre  la  bassesse  et 
l'injustice,  prenait  parti  pour  les  humbles,  avec  une  ardeur 
et  un  dévouement  inlassables.  Pour  juger  ce  que  valait  cette 
<Buvre  de  bienfaisance,  il  se  fit,  un  soir,  incognito,  admettre 
comme  indigent  à  ((  l'Hospitalité  de  nuit  »,  et  y  coucha  plu- 
sieurs fois.  Pour  des  faits  analogues,  nous  le  comparions  sou- 
vent au  Rodolphe  des  Mystères  de  Paris, 

Mais  la  particularité  la  plus  frappante  de  son  caractère, 
•c'était  un  rayonnement  de  gaîté,  une  gaminerie  gouailleuse, 
une  verve  ironique,  qui  souvent  fouettait  et  griffait.  Personne 
comme  lui  ne  savait  découvrir,  d'un  coup  d'œil,  le  défaut  des 
«cuirasses,  la  vraie  nature  des  êtres,  et  le  mobile  qui  les  faisait 
agir,  sous  le  voile  des  politesses  et  l'apparence  du  désintéres- 
sement. Avec  quel  malin  plaisir  il  amenait,  par  des  pentes 
insensibles,  la  victime  choisie,  aux  aveux  involontaires!  Il 
tendait  des  perches  à  la  vanité,  enguirlandait  des  pièges,  et, 
quand  on  y  tombait  sans  le  savoir,  son  rire  éclatait  triomphant, 
^t  bien  peu  de  gens  en  comprenaient  la  cause  véritable. 

.  Mais,  avec  ses  amis,  Bojidar  riait  aussi  de  franc  et  joyeux 
rire,  sans  arrière-pensée,  de  tout  son  cœur.  Il  possédait  ce  don 
précieux  de  doubler  par  sa  présence  l'agrément  d'une  réunion. 
Sa  gaîté  communicative  s'allumait  d'un  rien  et  ne  s'éteignait 
plus.  Je  me  le  rappelle,  un  soir,  chez  moi,  où  la  verve  d'un  des 
convives  ne  tarissait  pas,  incapable  d'avaler  une  seule  gorgée 
de  vin  ou  d'eau,  pendant  tout  le  dîner,  sous  peine  de  s'étran- 
jgler  dans  le  fou  rire. 

Ah!  quel  chagrin,  d'avoir  vu  la  vie  s'acharner  à  briser 
€ette  floraison  de  joie,  qui  toujours  renaissait  pour  être  brisée 
•encore!... 

•'il     '-iî 

L'hôtel  de  la  Villa  Saïd  était  vaste  et  avait  assez  belle  appa- 
rence extérieurement.  Ce  fut  lui  pourtant  qui  donna  les  pre- 
miers soupçons  de  la  détresse,  dissimulée  encore,  qui  acca- 
blait les  princes  en  exil.  Dès  le  seuil  franchi,  on  était  frappé 
de  la  nudité  du  vestibule,  de  l'escalier  sans  tapis,  de  l'aspect 


LE     PRINCE     BOJIDAR     KARAGEORGEVITCH  667 

froid  et  inachevé  qu'offraient  les  salons  ;  dans  l'atelier  seul, 
encombré  et  tiède,  on  avait  une  impression  d'intimité  et 
de  vie. 

Cette  maison,  en  effet,  était  hors  de  proportion  avec  les 
ressources,  de  plus  en  plus  restreintes,  de  la  famille  déchue; 
les  impôts  très  élevés,  les  hypothèques  qui  la  rongeaient,  en 
faisaient  une  trop  lourde  charge  :  ce  fut  le  rocher  de  Sisyphe 
que  le  pauvre  Bojidar  soutint  si  longtemps  de  ses  vaillantes 
mains,  mais  qui  finit  par  l'écraser... 

Un  jour,  les  derniers  débris  de  la  fortune  s'en  allèrent  en 
miettes,  les  dernières  ressources  furent  épuisées. 

C'est  alors  que  le  Prince  Charmant  révéla  tout  ce  qu'il 
valait.  Il  tendit  ses  muscles,  durcit  ses  nerfs,  et,  sans  hésiter, 
plein  de  confiance,  il  affronta  la  pénible  lutte  pour  la  vie.  Lui, 
habile  de  tant  de  façons,  et,  pour  ainsi  dire,  capable  de  tout, 
n'avait-il  pas  qu'à  choisir,  parmi  les  arts  où  il  excellait,  pour 
gagner  sa  vie  et  celle  des  siens  .►^  Quoi  de  plus  facile  que  de 
changer  le  passe- temps  en  métier.^ 

Il  essaya  d'abord  du  journalisme.  Le  prestige  de  son  titre  lui 
servit,  cela  marcha  quelque  temps  ;  puis  il  fallut  recourir  aux 
traductions  d'œuvres  étrangères,  sa  connaissance  parfaite  de 
tant  d'idiomes  différents  lui  fut  précieuse. 

Il  chantait,  d'une  voix  touchante  et  fraîche.  Rien  n'était  plus 
gracieux  et  plus  agréable  à  voir  et  à  entendre  que  Bojidar 
jouant  de  la  guitare  en  chantant  des  séguidilles  espagnoles  : 
on  lui  demanda  des  leçons  de  chant  et  il  en  donna. 

Mais  quels  gains  légers,  en  regard  des  si  lourdes  charges!... 
Bojidar  pensa  à  l'art  décoratif  et  se  crut  sauvé.  Bravement  il 
saisit  le  marteau,  attaqua  le  bois  et  le  cuivre.  A  un  des  Salons 
de  la  Société  Nationale,  il  exposa  une  cheminée  monumentale. 
Puis  il  sculpta  des  meubles,  broda  sur  soie,  sur  satin,  sur  toile, 
et  enfin  s'acharna  au  travail  des  «  cuirs  d'art  »,  qui  le  retint 
longtemps. 


Je  ne  sais  quelles  circonstances  heureuses  permirent  au 
prince  de  faire  un  voyage  aux  Indes.  Ce  fut  une  trêve,  un 
repos. 


668 


LA     HEVUE     DE     PARIS 


Au  retour,  il  écrivit  un  livre  :  Noies  sur  VInde\  qui  est  sa 
meilleure  œuvre  littéraire. 

Bien  peu  de  relations  de  voyages  ont  la  vivacité  et  le  relief, 
l'enthousiasme  contagieux  de  celle-ci  :  le  livre  est  formé  de 
tableaux  rapides,  d'une  touche  nette  et  brillante,  où  leffet  n  est 
pas  cherché,  mais  surpris  sur  la  nature,  par  un  œil  clairvoyant, 
et  rendu  avec  une  sincérité  naïve  qui  vaut  toutes  les  habiletés. 

Quel  récit  montre  plus  clairement  aux  yeux  de  Tesprit 
le  fameux  mausolée  de  la  sultane  Nour-Mahal  que  cette  courte 
description  ? 

...  Le  portail  franchi,  c'est  une  apparition  de  miracle.  Au  bout  d'un 
parc  de  grands  cyprès  noirs,  le  tombeau  de  Noortaz-Mahal,  un  géant 
de  marbre  mirant  sa  blancheur,  surmonté  de  cinq  coupoles  qui 
semblent  des  perles,  dans  un  bassin  de  pierre  rose,  entouré  de  fleurs. 

Le  monument  entier,  la  terrasse  sur  laquelle  il  s'élève,  les  quatre 
minarets  hauts  comme  des  phares,  tout  est  de  marbre  d'un  blanc  de 
lait  et  d'opale,  chatoie  en  tons  de  nacre  dans  l'éclat  du  soleil,  sous  le 
ciel  blanc  de  poussière  et  de  chaleur. 

Et  à  l'intérieur,  le  long  des  colonnes  et  des  murs,  des  mosaïques  de 
cornalines  et  de  calcédoines  figurent  des  pavots  et  des  funkies  si 
frêles,  si  transparents,  qu'ils  semblent  les  fleurs  mêmes  posées 
contre  la  pierre.  Aux  larges  portes  cintrées  et  aux  fenêtres,  des  voiles 
de  marbre  ciselé  en  guipure  laissent  passer  une  lumière  ambrée, 
très  douce. 

Sous  la  voûte  centrale  dort  Noortaz-Mahal,  la  sultane  bien-aimée, 
la  Lumière  du  Monde,  pour  laquelle  l'empereur  Chah-Jehan  voulait 
le  mausolée  le  plus  beau  de  la  terre. 

Un  grillage  de  marbre  aux  dessins  souples,  d'une  finesse  stupé- 
fiante, d'une  exquise  harmonie,  encercle  le  sarcophage  blanc  tout 
incrusté  de  mindis  et  de  basilics  en  pierres  précieuses,  et,  dans  le 
colosse  de  marbre  auquel  vingt  mille  ouvriers  ont  travaillé  vingt  ans, 
cette  grille  seule,  en  son  indicible  beauté,  aurait  suffi  pour  réaliser 
le  vœu  de  Chah-Jehan. 

Mais,  toutes  ces  merveilles  qui  l'enchantent  n'empêchent  pas 
le  voyageur  de  voir  les  misères,  de  s'émouvoir  devant  les  souf- 
frances, de  s'emporter  en  véhémente  indignation  devant  les 
rapacités  féroces  qui  s'offrent  à  lui.  La  famine  désole  toute 
une  région  de  l'Inde  et  les  maigres  secours  que  le  gouverne- 

I.  h^  Revue  de  Paris  en  a  publié  une  bonne  part  dans  ses  numéros  des  i««', 

i5  juillet,  !»•'•  octobre  i8g8  et  i5  février  '899. 


LE    PRINCE    BOJIDAR    KARAGEORGEVITCH  669 

ment  destine  aux  affamés  sont  détournés  en  partie  par  les  fonc- 
tionnaires chargés  de  les  distribuer.  De  grands  dévouements,  il 
est  vrai,  compensent  un  peu  ces  infâmes  trafics  ;  de  braves  gens, 
en  dehors  de  l'administration,  font  tous  leurs  efforts  pour  atté- 
nuer rhorrible  misère,  —  et  comme  à  ceux-là  le  prince  rend 
justice! 

...  J'ai  vu  et  admiré  les  sœurs  de  l'Armée  du  Salut,  si  ridicules  ici, 
alors  qu'elles  ramassent,  à  renfort  de  grosse  caisse,  l'argent  avec 
lequel  là-bas,  dans  les  provinces  affamées,  elles  font  des  miracles 
de  charité,  sauvent  des  milliers  d'existences  humaines. 

Et  ce  que  j'ai  vu  encore  et  admiré  le  plus  :  des  officiers  —  dont 
pourtant  cela  ne  semble  pas  la  mission  —  des  officiers  s'occupant  de 
tout  leur  cœur  à  secourir  les  victimes  du  fléau,  donnant  à  cela  tout 
leur  temps,  leur  paye  entière.  Et  l'un  d'eux,  un  officier  très  brave, 
ayant  déjà  fait  plusieurs  campagnes,  par  conséquent  aguerri  aux 
atrocités,  me  contant,  avec  des  larmes  dans  les  yeux,  l'inoubliable 
horreur  d'un  Famine  Camp  dont  il  s'occupait  à  Ch...  Le  choléra 
tombé  comme  surcroît  de  mal  sur  la  dysenterie  qui  lentement 
épuise  les  malheureux,  la  terreur  du  fléau  faisant  perdre  la  raison 
aux  six  cents  survivants  des  mille  trois  cents  de  la  veille...  et  tout  un 
train  emportant  de  l'endroit  maudit  cette  caravane  de  fous  qui 
emplissaient  les  wagons  de  leurs  rires  et  de  leurs  chants...  Et  il 
n'était  pas  administratif  du  tout,  l'officier  qui  me  racontait  cela  ;  si 
peu  civilisateur,  même,  qu'on  ne  pouvait  pas  lui  rappeler  l'horreur 
de  sa  vision,  lorsque  par  bonheuril  pouvait  la  chasser  de  sa  mémoire, 
sans  le  voir  entrer  en  fureur. 

Le  prince,  lui  aussi,  fut  hanté  longtemps  par  le  souvenir  de 
ces  pitoyables  êtres;  il  en  a  tracé  quelques  silhouettes  saisis- 
santes : 

...  Au  bord  de  la  route,  deux  formes  marchent,  titubent,  puis, 
tournées  vers  moi,  montrent  l'épouvantail  de  leurs  corps  desséchés, 
de  leurs  yeux  troubles,  seuls  vivants  dans  la  figure  à  la  peau  plaquée 
sur  les  os,  à  la  mâchoire  saillante,  dans  une  grimace  de  tête  de  mort. 

Des  gens  de  la  famine,  venus  des  provinces  du  centre,  où  il  ne 
pleut  pas  depuis  deux  ans,  où  tout  meurt.  Eux  vont  à  la  recherche 
d'une  «  Maison  de  Pauvres  »  dans  les  environs.  Des  loques  sans  cou- 
leur les  recouvrent;  les  tignasses  embroussaillées  grisonnent  autour 
des  visages  de  souffrance,  — la  femme,  plus  fine,  aux  os  plus  menus, 
moins  difforme  que  l'homme,  dont  les  jointures  lourdes  forment  des 
boules  au-dessus  des  tibias.  —  Et,  comme  des  bêtes,  ils  se  jettent  sur  le 
grain  cuit  qu'Abibulla  est  allé  leur  chercher,  puis,  avec  des  regards 


670  LA     REVUE     DE     PARIS 

de  crainte  tout  autour  d'eux,  s*en  vont  vite,  aussi  vite  qu'ils  peuvent, 
de  leur  pauvre  démarche  hésitante  et  boiteuse,  sans  même  dire  merci. 
La  «  Maison  des  Pauvres  »  où  ils  vont  est  une  cour  enclose  de 
murs,  contre  lesquels  des  toiles  soutenues  par  des  piquets  forment 
auvent.  Et  là  gisent  douze  ou  quinze  cents  malheureux  squelettes, 
spectres' aux  omoplates  saillantes  à  couper  la  peau,  les  bras  réduits  à 
répaisseur  de  Tos,  avec  la  grosseur  de  Tarticulation  du  coude  au 
milieu,  et,  au  bout  de  cela,  des  mains  qui  paraissent  énormes,  toutes 
plates,  comme  désarticulées.  Au-dessus  de  la  maigreur  effrayante  des 
jambes  et  sous  les  côtes  saillantes,  la  peau  tendue  se  plaque  sur  les 
vertèbres  à  la  place  du  ventre  absent.  Hommes  et  femmes,  presque  tous 
sont  nus,  sauf  un  petit  pagne  réduit  en  charpie.  Et  tous  ont  ces 
mêmes  yeux  hagards,  incertains,  ce  même  rictus  des  dents  sorties 
entre  les  joues  creusées.  Presque  tous  ont,  aux  saillies  des  os,  la  peau 
crevée,  saignante... 


Quand  la  tragédie  de  Belgrade  mit  fin  si  brusquement  au 
règne  des  Obrenovitch  et  rendit  le  trône  de  Serbie  à  un  Kara- 
georgevitch,  le  prince  Bojidar,  avec  plus  ou  moins  de  réussite, 
avait  fait  bien  des  métiers.  Il  était  las,  ses  joues  se  creusaient, 
son  front  un  peu  dénudé  paraissait  plus  haut  encore  et  le 
lin  de  ses  yeux  avait  pâli.  Mais  il  riait  encore  au  nez  du  destin, 
et  luttait  toujours,  en  cachant  ses  rancunes  et  ses  défaillances. 

Maintenant  il  était  orfèvre. 

Quand  il  pouvait  se  procurer  des  matières  précieuses,  il  réali- 
sait, comme  Lalique,  des  bijoux  artistiques.  Mais  il  devait  le 
plus  souvent  se  restreindre  à  des  objets  très  simples  :  il  ciselait 
des  liseuses,  des  ouvre-lettres,  des  boutons  de  robes,  des 
couteaux  à  fruits  ;  il  tordait  en  forme  de  cuillers  des  branches 
délicates  ;  —  il  en  inventa  même  une  pour  les  bébés,  charmante 
et  pratique,  qu'il  croyait  devoir  être  adoptée,  avec  enthou- 
siasme, par  toutes  les  mères... 

L'événement  qui,  d'une  façon  aussi  brutale,  restaura  la 
dynastie  des  Karageorgevitch  émut  et  troubla  Bojidar,  et, 
malgré  le  peu  d'entente  qui  régnait  entre  les  branches  rivales 
de  la  famille,  certainement  lui  rendit  l'espoir. 

11  pensa  que  le  cousin  d'un  roi  ne  pouvait  être  laissé  dans 
une  situation  humiliante,  —  ou,  que,  en  mettant  les  choses  au 


LE    PRINCE     BOJIDAH    KAR  A6E0RGEVITG  H  67I 

pis,  le  retentissement  donné  à  son  nom  allait  attirer  d'innom- 
brables clients  et  qu'il  vendrait  tout  ce  qu'il  voudrait,  à  des- 
prix exorbitants.  De  toutes  façons,  Tédifice  qui  croulait  sur  lui 
et  que,  à  bout  de  forces,  il  s'efforçait  encore  de  soutenir,  pour- 
rait être  bientôt  reconstruit. 


* 


Une  extraordinaire  nouvelle,  qui  courait  les  journaux,  me 
fut  rapportée,  quelque  temps  après  l'avènement  de  Pierre  P'. 

Le  roi  disait-on,  en  apprenant  que  son  cousin  Bojidar  était 
orfèvre,  lui  avait  commandé  de  composer,  tout  de  suite,  un 
modèle  de  couronne  royale  pour  la  Serbie,  en  prenant  comme 
motif  ornemental  la  feuille  du  chêne,  emblème  de  la  dynastie  ; 
mais  le  prince  ne  consentait  à  exécuter  la  commande  qu'en 
collaboration  avec  moi. 

Après  une  minute  d'ébahissement,  je  devinai  que  c'était 
là  une  espièglerie  de  Bojidar,  prise  au  sérieux  parles  reporters. 
Elle  me  fit  plaisir,  car  elle  témoignait  d'un  joyeux  état  d'es- 
prit :  peut-être  y  avait-il  du  nouveau  I . . .  peut-être  l'apanage 
espéré  ?... 

*  * 

Hélas  !  il  n'y  avait  rien  ! . . .  rien  qu'un  persistant  et  décevant 
espoir...  L'apanage  ne  vint  pas... 

Plus  écrasante  encore  fut  la  lutte,  plus  âpres  devinrent 
les  créanciers,  irrités  des  attentes  vaines,  des  promesses 
irréalisables. 

Bojidar  était  maintenant  tout  h  fait  un  ouvrier.  En  bour- 
geron  de  velours  à  côtes,  il  allait,  dès  sept  heures  du  matin,  à 
son  atelier,  au  Marais,  et,  là,  travaillait  sans  relâche.  Il  déjeunait, 
sur  un  banc,  au  square  du  Temple,  de  quelques  sous  de 
boudin  et  d'un  morceau  de  pain;  il  allait  boire,  ensuite,  à  la 
fontaine  Wallace.  Des  camarades,  à  qui  il  demandait  parfois 
une  hospitalité  de  quelques  jours,  pour  fuir  des  tracasseries 
trop  aiguës,  ont  pu  dire  ce  qu'était  l'invariable  menu  de  son 
dîner  :  une  boîte  de  thon  à  quarante-cinq  centimes  et  une^ 


672  LA     REVUE     DE     PARIS 

tasse  de  thé.  Le  prince  recommandait  beaucoup  aux  miséreux 
le  thon,  ((  pas  cher  et  très  nourrissant  ». 

Cet  ascétisme,  qui  épuisait  ses  forces,  ne  lui  était  pas  très 
pénible,  car,  personnellement,  il  n'avait,  autant  dire,  besoin  de 
rien  matériellement.  Mais  il  avait  beau  s'ingénier  à  réduire  ses 
dépenses,  il  n'arrivait  pas  à  faire  face  aux  charges  trop  lourdes. 

Il  commençait  à  ployer  sous  le  fardeau,  sa  santé  s'altérait. 
Le  soir,  souvent,  il  lui  fallait  dîner  en  ville,  redevenir  le 
prince,  faire  l'aimable,  et  cela  pour  obtenir  des  commandes, 
amorcer  des  clientes  :  —  «  les  du  monde  »,  «  les  bergères  », 
((  les  charmeuses  »,  comme  il  les  appelait  ironiquement.  — 
Cette  contrainte,  ce  surcroît  de  fatigue,  le  mettaient  hors  de 
lui.  Quand  on  lui  demandait  ce  qu'il  ferait,  au  cas  où  l'apanage 
arriverait  : 

—  Je  brûlerai  mon  habit  noir,  pour  ne  plus  jamais  aller  dans 
le  monde  !  —  s'écriait-il,  —  et  je  resterai  couché  six  mois  !... 

Rien  n'est  venu,  et  il  est  maintenant  couché  pour  toujours, 
le  prince  charmant  et  malheureux,  l'ami  à  jamais  regretté  par 
tous  ceux  qui  l'ont  connu. 

La  route  la  plus  douce  semblait  devoir  s'ouvrir  devant  le 
prince  Bojidar  ;  il  y  avait  droit,  par  sa  naissance,  par  ses  talents, 
son  noble  esprit  et  son  grand  cœur  compatissant;  le  sort 
contraire  l'a  hérissée  d'épines  et  de  pierres,  il  y  a  marché  néan- 
moins bravement  et  est  arrivé  tout  de  même,  car  «  il  n'y  a 
pas  de  chemin  qui  n'aboutisse  au  désert. . .  » 

On  se  souviendra  de  Bojidar  comme  d'une  belle  fleur  de 
serre,  poussée  par  hasard  hors  de  tout  abri,  assailhe  par  l'ou- 
ragan et  lui  tenant  tête  avec  l'énergie  du  chêne,  —  le  chêne 
héraldique,  emblème  de  sa  race. 

JUDITH     GAUTIER 


Vadminitlrateur'Gérant  :  u.  ca9SA.ud. 


LA  FAUSSE  BOURGEOISE' 


I 

Ces  suppléments  périodiques  de  service  militaire  que  la 
constitution  des  armées  européennes  impose  aux  civils;  pour 
exercer  les  troupes  de  réserve  et  de  territoriale,  sont  le  cau- 
chemar de  bien  des  bourgeois  paisibles,  alourdis  dans  le  bien- 
être  du  foyer,  ou  rivés  à  leur  labeur  quotidien  par  des  chaînes 
que  rhabitude  a  faites,  à  la  longue,  plus  indispensables  que 
des  plaisirs. 

Vieilli  ou  non,  maniaque  ou  point,  un  civil  de  trente-cinq 
ans,  convié  à  faire  les  manœuvres  avec  les  troupes  actives, 
songe  d'abord  au  sursis.  Si  on  le  lui  refuse  (et,  de  délai  en 
délai,  on  doit  bien  en  venir  là),  il  arrive  au  corps  intimidé, 
méfiant,  grognon.  La  divine,  la  folle  jeunesse  n*est  plus  là  ; 
elle  n'égayé  plus,  comme  naguère,  pour  le  conscrit,  la  mono- 
tonie de  la  caserne  ou  la  fatigue  des  corvées...  Maussade,  le 
territorial  endosse  pourtant  la  capote,  coiffe  le  shako,  entre 
dans  le  rang.  Les  clairons  sonnent  :  en  marche,  sac  au  dos  I 
Voilà  les  manœuvres  commencées. 

Or,  au  bout  du  premier  kilomètre,  le  boutiquier,  l'employé, 
le  petit  propriétaire,  ont  déjà  pris  une  allure  plus  martiale.  A 
l'étape,  ils  s'étonnent  de  manger  le  repas  improvisé  d'un  appé- 
tit qu'ils  n'apportaient  pas  au  fin  déjeuner  de  la  ménagère.  Le 
soir,  l'organisation  du  cantonnement  les  divertit  et  leur  vaut 
parfois  une  aventure  que  son  imprévu  rend  savoureuse.  Le 
lendemain,  les  plaisanteries  classiques  du  troupier  fleurissent 

I.  Published  June  fifleenth^  nineteen  hundred  and  eight.  Privilège  of 
copyright  in  the  United  States  reserved  under  tke  Act  approved  March  third, 
nineteen  hundred  and  five,  hy  Alphonse  lemerre. 

i5  Juin  1908.  X 


674  LA     REVUE      DE     PARIS 

déjà   sur   leurs    lèvres  ;    le  civil    rajeuni    marche  comme   à 
vingt  ans,  se  passionne  pour  les  «  batailles  »  où  l'on  engage  sa 
compagnie,  devance  à  l'assaut  ses  camarades  de  «  l'active  ». 
Si  des  chefs   ne  l'arrêtaient  à  temps,  il  embrocherait  d'une 
baïonnette  réelle  l'ennemi  fictif.  Il  dort  comme  une  bûche, 
mange  comme  un  collégien,  chante,  siffle,  lutine  les  cham- 
brières. Son   ventre  rondelet  s'aplatit.   Lui  qui  se  plaignait 
d'asthme,  le  voilà  qui  s'élance  au  pas  gymnastique,  dans  les 
guérets.   Sa  jeunesse  "reconquise  l'enchante.    Il  s'étonne  de 
battre  aisément  le  record  des  jeunes  soldats,  plus  vifs,  mais 
plus  fragiles   et  moins  endurants.  Il  ne  s'ennuie  plus.  Il  se 
sent  vivre.  Il  achève  les  manœuvres  avec  une  virile  ardeur, 
et  ses  chefs  doivent  confesser  que  lui  et  ses  pareils  constituent 
le  meilleur  de  l'armée. 

Avec  des  nuances,  des  différences  de  plus  ou  de  moins, 
l'officier  de  réserve  ou  de  territoriale  qui  fait  les  manœuvres 
connaît  les  mêmes  appréhensions  à  l'avance,  suivies  des 
mêmes  revanches  de  gaîté,  de  vitalité.  Lui  aussi  —  civil 
parfois  épaissi  dans  ses  habitudes  de  bureau  ou  de  cercle  — 
profite  de  cette  cure  forcée.  Lui  aussi  s'étonne  de  ne  plus  con- 
naître l'insomnie,  l'inappétence,  le  vide  ennuyeux  des  heures. 
Lui  aussi  goûte  l'imprévu  des  cantonnements,  l'arrivée,  au  cré- 
puscule, dans  la  petite  ville  de  province.  La  petite  ville  som- 
nolait, à  son  ordinaire,  quand,  par  l'effet  d'une  retraite  ino- 
pinée ou  d'un  astucieux  mouvement  tournant,  les  «  manchons 
blancs  »  refluent  vers  elle,  l'envahissent  à  l'instant  où  s'allu- 
ment ses  rares  réverbères.  Emoi  de  la  munipalité,  ordre  aux 
hommes  de  camper  sur  le  foirail,  distribution  des  billets  de 
logement  à  Messieurs  les  officiers... 

Le  billet  de  logement!  Quel  nom  délicieux,  évocateur 
d'aventure,  mot  du  passé  légué  au  présent  et  qui  garde  dans  le 
présent  sa  poétique  parure  de  passé!  L'officier  de  carrière,  que 
ce  rectangle  de  papier  municipal  a  mis  trop  souvent  en  .pré- 
sence d'un  couple  de  provinciaux  revêches,  de  quelque  vieille 
fille  sordide,  ou  simplement  de  braves  gens  par  trop  ignorants 
de  l'hygiène,  —  l'officier  de  carrière  l'empoche  sans  émoi  et 
pense  simplement,  avec  une  martiale  philosophie  :  «  Une 
mauvaise  nuit  est  bientôt  passée  !  »  Mais  le  civil,  travesti 
momentanément    en    héros    galonné,    l'ingénieur,    l'avocat, 


LA    FAUSSE    BOURGEOISE  676 

l'artiste  surtout  1...  C'est  un  coupon  d'entrée  dans  l'inconnu, 
dans  le  roman,  qu'on  lui  délivre,  apostille  par  le  maire  1  Lq  pré- 
cieux billet  à  la  main,  comme  il  fait  sonner  ses  éperons  sur  les 
pavés  pointus  de  la  rue  du  Mail  ou  du  Parvis-Sainte-Oppor- 
tune, en  gagnant  le  logis  qui  va  le  recevoir!  Et  comme  il  se 
redresse  dans  son  dolman,  poudreux  encore  de  l'étape,  au 
moment  ou  il  lève  le  heurtoir  de  la  porte  et  réveille  l'âme 
assoupie  de  la  provinciale  maison  I 

Je  ne  voudrais  pas  décourager  les  vocations  naissantes 
d'officier  de  réserve,  mais  la  vérité  me  contraint  à  dire  que 
durant  ma  carrière  de  civil  en  képi,  si  j^ai  parfois  pris  part  aux 
manœuvres  et  frappé  chez  l'habitant,  muni  du  fameux  billet, 
jamais  l'aventure  ne  me  guetta  derrière  la  porte,  ne  me  fit 
accueil  dans  la  maison.  Le  conteur  seul  engerba  sa  glane  au 
cours  des  repas  médiocres,  —  en  écoutant  parler,  en  regardant 
gesticuler  ses  hôtes,  —  ou  bien  le  soir,  seul  dans  la  chambre, 
toujours  trop  chaude  ou  trop  froide,  selon  les  saisons,  en  ins- 
pectant l'arrangement  des  meubles,  le  décor  des  murs,  tel- 
lement significatifs  des  êtres  I  Le  lendemain,  chevauchant 
botte  à  botte  avec  moi,  des  camarades  me  relataient  parfois 
telle  mirifique  réception  chez  une  veuve  passionnée,  telle 
soudaine  défaillance  d'une  suave  institutrice  :  —  tant  mieux 
pour  eux  ou  pour  leur  imagination  I  —  Je  confessais  humble- 
ment ma  disette...  Le  hasard,  qui  mène  nos  vies,  désertait-il 
donc  la  mienne  dès  que  je  revêtais  un  uniforme.^  Non  pas  ! 
Seulement,  pour  moi,  pour  mes  «  campagnes  »,  le  hasard  se 
faisait  moral,  paternel,  quasi  puritain.  Je  ne  logeais  jamais 
que  chez  des  gens  d'une  vertu  singulière. 

Pourtant,  comme  il  voulait  sans  doute  que  je  n'oubliasse 
point  sa  royauté,  le  divin  hasard  marqua  l'un  de  mes  vertueux 
billets  de  logement  de  sa  griffe  et  (de  façon  assez  peu  roma- 
nesque, d'ailleurs)  illustra,  une  fois,  —  une  seule  fois,  —  mon 
étape  de  cette  façon  d'incident  que  les  vieux  romanciers  appe- 
laient une  ((  reconnaissance  » . 


II 

Imaginez  la  plus  propre  des  sous-préfectures  de  la  Flandre 
française,  pays  propre;  dans  cette  sous-préfecture,  la  rue  la 


676  ^^     REVUE     DE     PARIS 

plus  nette  uniquement  bordée  de  maisons  bourgeoises, 
repeintes  chaque  année;  imaginez  qu*un  samedi  soir  (c'est-à- 
dire  le  jour  où  toute  ville  flamande  rince  ses  façades  du  sol 
au  fattage  et  balaye  ses  pavés  comme  un  parquet),  un  pou- 
dreux lieutenant  d'artillerie  sonne  devant  la  plus  blanche,  la 
mieux  débarbouillée  parmi  ces  demeures  de  la  fée  Proprette  : 
vous  aurez  l'image  exacte  de  mon  arrivée  à  Saint-X. . . ,  durant  les 
manœuvres  d'automne,  en  1906.  La  porte  me  fut  ouverte  par 
une  femme  de  chambre  en  bonnet  et  en  tablier  d'une  blan- 
cheur conventuelle.  Dès  le  vestibule,  je  constatai  que  l'excel- 
lent aspect  de  l'extérieur  était  confirmé  par  le  cossu  de  l'ameu- 
blement. Rien  d'artistique,  des  meubles  modernes  encadrés 
par  des  tentures  modernes  ;  nulle  fantaisie  dans  l'arrangement 
des  objets,  mais  aussi  (ce  qui  est  rare  en  province)  aucune 
faute  de  goût  ni  d'harmonie.  Cependant,  épouvantée  par  ce 
soudard  mal  astiqué,  la  chambrière  prit  mon  biUet  de  logement 
sans  prononcer  une  parole,  et,  me  laissant  en  suspens,  disparut 
leste  et  silencieuse  par  l'escaUer  du  fond.  Les  tapis  bien 
brossés,  les  acajous  et  les  noyers  bien  frottés,  les  cuivres 
lumineux  semblaient  me  considérer  avec  stupeur  :  «  Quel 
est  cet  intrus  qui  ose  introduire  ici  l'affreuse,  la  nuisible,  la 
détestable  poussière  ?  )> 

L'instant  d'après,  j'aperçus  une  femme  d'une  trentaine 
d'années  qui  descendait  posément  l'escalier  :  point  joUe,  petite, 
un  peu  forte,  de  beaux  cheveux,  elle  était  vêtue  d'une  jupe  de 
drap  foncé;  une  ceinture  de  cuir  jaune  serrait  à  la  taille  une 
blouse  de  taffetas  gris.  Je  remarquai  ses  solides  chaussures  de 
marche  cirées  en  miroir.  Elle  tenait  mon  billet  de  logement. 

—  Monsieur,  —  me  dit-elle  sans  sourire,  mais  avec  une 
sorte  de  cordialité  discrète,  bien  flamande,  —  soyez  le  bienvenu. 
Monsieur  Vouillemans  n'est  pas  encore  rentré  de  son  bureau. 
C'est  donc  moi  qui  vais  vous  conduire  à  votre  chambre. 

Tout  en  me  parlant,  elle  m'inspectait  du  regard,  puis  ses 
yeux  se  reportaient  sur  le  tapis,  où,  malgré  mes  précautions,  se 
marquait  la  trace  de  mon  entrée.  Elle  chercha  évidemment  une 
solution  qui  conciliât  son  goût  de  la  propreté  avec  la  cour- 
toisie hospitalière,  ne  la  trouva  pas,  et  enfin  prit  son  parti  : 

—  Voulez-vous  me  suivre,  monsieur? 

Après  elle,  je  montai  deux  étages.  En  traversant  le  palier  de 


LA    FAUSSE    BOURGEOISE  677 

l'entresol,  j'entendis  de  jeunes  voix  chuchotantes;  j'aperçus, 

derrière  une  porte  entrebâillée,  des  frimousses  curieuses  de 

bébés  qui  se  poussaient  Tune  l'autre  pour  regarderie  militaire. 

Au  second  étage,  mon  hôtesse,  ouvrant  une  porte,  dit  : 

—  Voici  votre  chambre. 

J'entrai  à  sa  suite,  et  je  fis  sur-le-champ  cet  inventaire 
machinal  auquel  s'accoutume  le  descripteur  professionnel. 
C'était  une  grande  pièce  carrée,  bien  province,  une  chambre 
vouée  au  bleu  et  au  blanc,  reps  bleu  sur  les  sièges,  fleurettes 
bleues  au  papier,  rideaux  de  calicot  blanc  à  bandes  bleues 
drapant  l'alcôve  et  les  deux  fenêtres.  L'odeur  du  linge  frais  et 
de  la  verveine  y  régnait.  Aux  murs,  deux  grandes  lithographies 
représentaient,  l'une  Mazarin,  l'autre  Richelieu.  Une  pendule 
et  des  candélabres  d'albâtre  décoraient  la  cheminée.  Le  lit 
s'enfonçait  dans  une  alcôve,  entre  une  penderie  et  un  cabinet 
de  toilette  :  dans  ce  cabinet,  la  servante  qui  m'avait  reçu  dispo- 
sait un  tub  et  de  l'eau  chaude.  Les  fenêtres  donnaient  sur  un 
jardinet  si  méticuleusement  dessiné  et  ordonné  qu'il  ressemblait 
à  une  épure.  Arbres  et  arbustes  s'y  groupaient  en  symétriques 
alternances.  La  pelouse  du  milieu  figurait  une  eUipse  irrépro- 
chable, flanquée  de  deux  massifs  fleuris  qui  me  firent  aussitôt 
penser  à  deux  tartes. 

Je  me  confondis  en  remerciements.  J'étais  ravi  de  mon  gîte. 

—  La  valise  est  déjà  dans  la  penderie,  —  fit  madame  Vouil- 
lemans;  —  votre  brosseur  vient  de  l'apporter. 

Elle  hésita,  un  moment;  puis,  désignant  l'active  chambrière 
qui  débouclait  la  valise  : 

—  Vous  sera-t-il  déplaisant  —  continua-t-elle  —  d'être  servi 
par  Ernestine  ?  Nous  n'avons  pas  de  valet  de  chambre  et  j'aime- 
rais mieux,  je  l'avoue,  que  votre  ordonnance  n'entrât  pas  dans 
les  appartements. 

Je  protestai  que  je  saurais  me  contenter  d'Ernestine. 

—  Alors,  tout  va  bien,  —  répliqua  la  dame,  avec  un  léger, 
très  léger  sourire.  —  Le  bouton  de  la  sonnette  est  à  droite  de 
la  cheminée. 

Nos  yeux  se  rencontrèrent,  comme  elle  prononçait  ces  mots. 
Ses  pruneUes  d'une  agréable  fadeur  bleuâtre,  s'attachèrent  aux 
miennes  avec  tant  de  fixité  que  les  miennes  cédèrent,  se 
détournèrent  assez  gauchement. 


678  LA     REVUE     DE     PARIS 

—  Nous  dînons  à  sept  heures,  monsieur,  —  dit  enfin 
madame  Vouillemans. 

—  Je  serai  exact,  madame.  Et  je  m*excuse  encore... 

Elle  ne  répondit  rien,  fit  signe  de  la  suivre  à  Ernestine,  qui 
attendait.  Et,  la  porte  refermée  sur  elles,  je  me  trouvai  seul. 

«  Une  grande  chambre,  un  bon  lit,  un  tab,  1  eau  chaude  en 
abondance,  sans  doute  une  table  soignée,  car  la  patronne  a 
Tair  d'une  maîtresse  femme...  Voilà  qui  vaut  toutes  les  aven- 
tures, étant  donné  surtout  que  je  passe  trente-six  heures  ici  : 
car  demain,  c'est  dimanche I...  » 

Ainsi  méditais-je,  tout  en  m'accordant  la  joie,  rare  en 
temps  de  manœuvre,  d'une  toilette  poussée  à  fond...  Soudain 
je  me  rappelai  le  regard  qu'avait,  tout  à  l'heure,  attaché  sur 
moi  mon  hôtesse  : 

((  Si  Bénézech  avait  logé  dans  cette  maison,  il  m'aurait 
fallu  entendre  demain  un  récit  croustillant...  » 

Bénézech  était  mon  lieutenant  en  second,  un  Toulousain  à 
figure  de  ténor,  à  qui  le  hasard  du  logis  chez  Thabîtant  valait 
de  merveilleuses  aventures.  Ou  du  moins  il  les  racontait,  et  on 
r écoutait  avec  indulgence  :  cela  faisait  passer  les  intermi- 
nables chevauchées  au  pas,  sur  le  flanc  des  batteries. 

((  Bahl  —  pensai-je,  en  revêtant  mon  meilleur  uniforme 
pour  faire  honneur  à  mes  hôtes,  —  Bénézech  lui-même,  j'en 
sujs  persuadé,  n'attirerait  pas  cette  calme  Flamande  hors  des 
sentiers  du  devoir.  Mais  alors,  que  me  voulait-elle?  On  eût 
dit  qu'elle  avait  quelque  chose  à  me  demander,  qu'elle  hésitait, 
qu'elle  n'osait  pas. . .  Nous  verrons  bien  I . . .  » 

J'étais  prêt,  «  tube  »,  rasé,  paré,  vingt  minutes  environ 
avant  l'heure  fixée  pour  le  dîner.  J'allais  allumer  une  cigarette, 
quand  un  scrupule  m'arrêta  : 

«  Non,  décidément,  on  n'a  pas  le  droit  de  fumer  ici  :  cela 
fleure  trop  le  savon  et  la  verveine. . .  et  je  suis  sûr  que  la  digne 
madame  Vouillemans  maudirait  l'incivil  artilleur I...  » 

Je  remis  mon  étui  dans  ma  poche,  et,  pour  attendre  le  dîner, 
j'allai  m'accouder  à  l'une  des  fenêtres.  L'ombre  descendait  sur 
les  lauriers  d'Espagne,  taillés  en  cubes,  sur  les  rosiers  taillés 
en  boule,  sur  les  ifs  taillés  en  pions  d'échecs.  Dans  le  crépus- 
cule,  les  deux  tartelettes  de  fleurs  se  confondaient  avec  la 


LA     FAUSSE     BOURGEOISE  679 

pelouse.  Une  cloche  de  couvent  sonna  la  demie  de  sept  heures; 
une  autre  lui  répondit;  puis  ce  fut  le  carillon  de  Téglise 
diocésaine  qui  gambada,  un  instant,  à  la  mode  flamande, 
dans  le  clocher  voisin...  En  même  temps,  un  coup  léger  fut 
frappé  à  ma  porte  et  je  reconnus  la  voix  d*Ernestine  qui 
disait  : 

—  Si  monsieur  l'officier  veut  descendre  souper. . . 

Le  <(  souper  »  ne  démentit  pas  mes  pronostics.  Dans  une  salle 
à  manger  tendue  de  rouge,  à  chaises  de  solide  cuir,  à  buffet  de 
chêne  sur  les  panneaux  desquels  se  détachaient  des  perdreaux 
sculptés  et  que  chargeait  une  pesante  argenterie,  je  goûtai  une 
cuisine  savoureuse,  un  peu  lourde  en  viandes.  Je  bus  d'ailleurs 
d'excellents  vins,  tirés  en  mon  honneur  d'une  de  ces  caves 
copieuses,  savamment  et  amoureusement  composées,  comme  on 
n'en  trouve  peut-être  plus  qu'en  Flandre.  Outre  madame  Vouil- 
lemans  et  son  mari,  fort  bel  homme  d'une  quarantaine  d'années 
qui  eût  figuré  noblement  dans  la  Leçon  d'Anatomie  ou  dans  la 
Corporation  des  Drapiers,  —  je  soupai  avec  une  parente  âgée, 
vivant  sous  le  même  toit,  —  les  deux  filles  du  ménage,  —  onze 
et  dix  ans,  le  portrait  chlorose  de  leur  mère,  —  et  avec  l'inévi- 
table institutrice  badoise.  J'appris  que  M.  Vouillemans  dirigeait 
un  important  tissage,  créé  par  lui,  et  qui  commençait  seulement 
à  prospérer.  J'appris  aussi  que  la  famille  comptait  deux  autres 
enfants,  deux  jumeaux,  venus  sur  le  tard,  il  y  avait  dix-huit 
mois  à  peine.  En  rappelant  ce  souvenir,  mon  hôte  et  sa  femme 
échangeaient  de  ces  regards  qui  suggèrent  à  l'observateur  le 
moins  en  éveil  :  «  Ces  deux  êtres-là  s'aiment  encore  d'amour.  » 
Et  cela  se  comprenait  aussi  à  l'intonation  caressante  avec  laquelle 
il  prononçait  le  nom  de  sa  femme,  qui  était  le  nom  d'une  héroïne 
de  Lessing  :  «  Minna  ».  J'eusse  pu,  me  semblait-il,  doser  les  élé- 
ments de  cet  amour  :  assez  de  désir,  de  joie  physique,  pour 
aiguiser  la  tendresse  ;  une  sincère  reconnaissance  du  bon  travail- 
leur à  la  parfaite  ménagère,  et  réciproquement;  la  douce  habi- 
tude d'une  vie  sans  angoisses;  enfin  les  enfants,  où  des  âmes 
pures  et  dépourvues  d'égoïsme,  comme  celles-ci,  se  sentent 
vraiment  renaître. 

((  Bénézech  a  bien  fait  de  ne  pas  loger  ici,  pensai-je  :  il  y 
perdrait  son  temps  et  sa  faconde.  Voilà  un  parfait  ménage.  » 


68o 


LA     REVUE     DE     PARIS 


D'ailleurs  la  maîtresse  de  la  maison,  affable  avec  moi,  ne  me 
témoignait  plus  la  moindre  curiosité. 

Le  diner  fini,  elle  monta  dans  la  chambre  des  enfants; 
M.  Vouillemans  me  miena  dans  son  cabinet,  fumer  et  boire.  Les 
cigares  (contrebande  belge,  me  confia-t-il)  étaient  bons,  le 
genièvre  parfait;  une  agréable  digestion  rendit  mon  hôte  peu 
à  peu  plus  loquace. 

—  Voilà  —  me  dit-il  —  notre  vie  de  provinciaux.  Je  voudrais 
que  vous  ne  gardiez  pas  un  trop  mauvais  souvenir  de  l'avoir 
partagée  un  soir.  Ahl  cela  ne  ressemble  pas  à  votre  vie  de 
Paris,  à  vous  surtout,  monsieur,  qui  êtes  artiste...  Mais  madame 
Vouillemans,  qui  pourtant  a  été  élevée  à  Paris,  n'aime  pas 
Paris.  Le  goût  d'habiter  en  province  fut  certainement  une  des 
raisons  qui  la  décidèrent  à  m'épouser. . .  Je  ne  crois  pas  qu'elle 
l'ait  regretté,  —  ajouta>t-il  avec  un  gros  rire. 

11  reprit  du  genièvre,  vida  son  petit  verre  à  moitié,  puis  con- 
tinua : 

—  Moi,  je  suis  forcé  d'aller  à  Paris  un  jour  par  semaine, 
pour  mes  affaires  :  c'est  ma  corvée  la  plus  pénible.  Je  l'accepte 
par  nécessité;  mais  je  ne  me  sens  vivre  que  quand  je  respire  à 
nouveau  l'air  de  ma  petite  ville,  quand  je  rentre  dans  mon 
usine  et  dans  ma  chère  maison...  C'est  peut-être  parce  que  j'ai 
créé  mon  usine  et  bâti  ma  maison...  Mes  parents,  après  avoir 
possédé  une  grosse  fortune,  m'avaient  laissé  en  mourant  une 
situation  embarrassée...  Ohl  de  vingt-cinq  à  trente-cinq  ans, 
je  n'ai  guère  dormi!  Maintenant  ça  va,  Dieu  merci I  Mais  j'ai 
fourni  un  tel  effort  que  je  n'ai  plus  de  goût  que  pour  le  train 
courant  de  mes  affaires  et  le  repos  chez  moi,  entre  mes 
enfants  et  ma  femme. 

Et,  finissant  son  verre  d'un  seul  coup,  il  ajouta  : 

—  Minna  n'est  pas  une  femme  ordinaire. 
Je  corroborai  : 

—  Madame  Vouillemans  est  charmante. 

—  Ce  n'est  pas  une  femme  ordinaire,  —  répéta-t-il.  —  Elle 
tient  sa  maison!...  vous  avez  remarqué?...  Dans  notre  pays, 
presque  toutes  les  femmes  sont  bonnes  ménagères  :  c'est  dans 
la  tradition,  c'est  dans  le  sang.  Eh  bien  !  madame  Vouillemans, 
qui  est  née  à  Paris,  tient  sa  maison  comme  pas  une  de  mes  com- 
pntriot.es.  On  la  cite  pour  cela  ici,  on  la  jalouse.  La  vérité,  c'est 


LA     FAUSSE     BOURGEOISE  68l 

que  sa  maison  est  la  perfection  même,  comme  tenue...  Vous 
me  jugez  ridicule,  monsieur,  et  je  le  suis,  puisque  je  vous 
vante  mon  logis  le  jour  où  j'ai  le  plaisir  de  vous  y  recevoir. 
Mais,  voyez-vous,  moi,  j*ai  la  manie  de  Tordre.  Ce  que  j'admire 
le  plus  au  monde,  c'est  l'ordre. . .  Je  suis  convaincu  que  l'ordre, 
c'est  d'abord  le  succès  et  l'argent  :  mes  parents  n'avaient  pas 
d'ordre,  ils  ont  gaspillé  leur  fortune;  j'ai  refait  la  mienne,  moi 
qui  ai  de  l'ordre. . .  Mais  l'ordre,  c'est  aussi  le  bonheur.  Aucun  être 
humain  ne  m'a  jamais  paru  heureux,  sans  l'ordre...  Parce  que, 
voyez-vous,  le  bonheur,  ce  n'est  pas  tel  ou  tel  événement  rare, 
considérable,  qui  vous  arrive,  qui  vous  donne  de  la  joie  pendant 
quelques  heures  ou  quelques  jours  et  auquel,  fatalement,  on 
s'habitue,  au  point  que  bien  vite  on  se  retrouve  ni  plus  ni  moins 
heureux  qu'avant.  Le  bonheur,  c'est  la  chose  de  toutes  les  heures 
ou  de  toutes  les  minutes;  c'est  la  température,  le  lit,  la  table,  le 
vêtement;  c'est  de  n'être  jamais  heurté  inutilement,  froissé, 
agace  ;  c'est  de  trouver  à  portée  de  votre  maiii  l'objet  dont  vous 
avez  besoin;  c'est  de  réduire  au  minimum  la  part  de  l'imprévu, 
parce  que,  neuf  fois  sur  dix,  l'imprévu  est  l'ennemi;  c'est, 
enfin,  de  n'aimer  qu'un  petit  nombre  d'êtres  et  de  pouvoir 
compter  sur  leur  afiection...  Réfléchissez,  monsieur,  vous  verrez 
que  tout  cela,  au  fond,  c'est  de  l'ordre.  De  l'ordre  dans  les 
projets,  de  l'ordre  dans  l'arrangement  des  choses  autour  de  soi, 
de  l'ordre  dans  les  afi*ections  :  car  le  cœur  a  sa  comptabilité.  Je 
tiens  strictement  la  mienne,  de  ce  côté-là  aussi  :  les  prétendus 
amis  qui  se  sont  montrés  mauvais  payeurs  en  amitié,  je  les  ai 
mis  en  faillite  d'amitié,  je  vous  en  réponds  I...  Vous  comprenez 
qu'avec  ces  idées-là,  j'aurais  été  le  plus  malheureux  des  hommes 
si  j'avais  épousé  une  femme  désordonnée. . .  Quand  je  pense  que 
je  me  suis  marié  par  amour,  toqué  comme  un  collégien  d'une 
jeune  et  jolie  Parisienne I .. .  Heureusement,  je  suis  tombé  sur 
la  perle  des  perles.  Que  voulez-vous?  on  a  son  étoile I 

M.  Vouillemans  se  tut,  mâchonnant  béatement  le  culot  de 
son  cigare  belge.  J'admirais,  à  part  moi,  la  magnifique  contra- 
diction de  cet  esprit  si  pondéré,  qui  se  déclarait  presque  lyrique- 
ment  ennemi  de  l'imprévu,  et  confessait  en  même  temps  que 
son  bien  le  plus  précieux  était  dû  à  un  acte  en  somme  hasar- 
deux :  son  mariage. 

La  porte  du  cabinet  s'ouvrit.  Madame  Vouillemans  entra, 


68a  LA     REVUE     DE     PARIS 

s'aasit  très  simplement  auprès  de  son  mari.  Us  se  prirent  la  main 
et  parlèrent  des  enfants,  surtout  des  deux  jumeaux,  dont  ils 
citaient  les  récentes  facéties.  Je  regardais  Minna  :  elle  avait  la 
même  jupe,  la  même  blouse,  la  même  ceinture  et  les  mêmes 
bottines  qu'à  la  minute  où  elle  m'avait  accueilli.  Pas  plus  que 
sa  coiffure,  aucun  détail  de  son  ajustement  n'avait  bougé.  Elle 
m*apparut  grandie  de  tout  le  piédestal  que  venait  de  lui  dresser 
l'éloquence  bourgeoise  de  son  mari  :  —  la  Déesse  de  l'Ordre,  de 
l'ordre  domestique  et  provincial.  —  En  même  temps,  je  cher- 
chais à  démêler  dans  son  apparence  les  raisons  de  la  passion 
qu'elle  avait  inspirée...  Oui,  quinze  ans  plus  tôt,  avant  que  la 
province  l'eût  ainsi  ouatée,  empâtée,  cette  femme  pouvait  avoir 
été  jolie,  tentante.  Les  traits  se  devinaient  fins,  quand  on  les 
dépouillait  mentalement  de  leur  bouffissure  actuelle.  Le  corps 
avait  dû  être  à  la  fois  mince  et  potelé.  Les  mains  restaient 
petites,  bien  taillées.  Le  soleil  de  la  vingtième  année  luisant 
là-dessus,  elle  avait  pu  être  une  demi-beauté... 

Un  léger,  un  lointain  choc  de  souvenir  évoqua  très  vague- 
ment en  moi,  et  pour  un  instant  infiniment  court,  l'image  de  la 
jeune  fille  qu'avait  dû  être  madame  Vouillemans.  —  Mémoire 
ou  imagination?  —  Je  n'aurais  pas  su  le  dire...  Déjà  l'évoca- 
tion avait  disparu,  comme  un  souffle  sur  un  miroir,  et  j'es- 
sayais vainement  de  la  rappeler  quand  Minna  se  leva  : 

—  Monsieur  doit  être  fatigué. . .  Et,  d'ailleurs,  —  ajouta-t-elle 
en  se  tournant  vers  moi,  —  nous  avons  coutume,  mon  mari 
et  moi,  de  monter  à  onze  heures  précises. 


III 

((  Dans  un  pareil  lit,  et  avec  vingt-deux  kilomètres  de 
cheval  au  pas  dans  les  jambes,  je  ne  vais  faire  qu'un  somme 
jusqu'à  demain  matin.  y> 

Ainsi  avais-je  pensé  en  m'enfonçant  entre  les  draps  de  fine 
toile  flamande  tissés  par  les  métiers  de  M.  Vouillemans.  Pour- 
tant il  ne  faisait  pas  jour  encore  quand,  après  une  lutte  assez 
longue  et  à  moitié  consciente  pour  retenir  le  sommeil,  je 
m'éveillai  tout  à  fait,  prêtant  l'oreille... 

Dans  le  silence  absolu  de  la  maison,  une  voix  perçante  de 


LA    FAUSSE     BOURGEOISE  683 

marmot  gémissait,  pleurait,  hurlait  éperdument.  Une  autre  voix 
toute  pareille  rivalisa  bientôt  avec  la  première.  «  Tiens  I  — 
pensai-je,  —  ma  chambre  est  juste  au-dessus  de  celle  des 
jumeaux.  Fâcheuse  affaire  I  )> 

Je  ne  m'obstinai  point  à  me  rendormir  avant  que  le  concert 
des  héritiers  Vouillemans  eût  pris  fin.  Ma  bougie  allumée,  je 
constatai  que  ma  montre  marquait  quatre  heures  et  quart. 
(C  J'aurai  bien  le  temps  de  compléter  ma  nuiti  C'est  demain 
dimanche  :  pas  d'étape!  »  Je  soufflai  ma  bougie  et  j'attendis 
patiemment.  Déjà  l'un  des  jumeaux  se  taisait.  L'autre,  en 
revanche,  faisait  tapage  pour  deux.  «  Quels  petits  rageurs  a 
enfanté  ce  couple  placide!  Dans  ce  palais  de  Tordre,  on  n'a 
.tout  de  même  pas  trouvé  moyen  d'empêcher  les  enfants  de 
brailler...  Mais  quoi!  entend-on  le  bruit  que  font  ses  propres 
enfants?...  Ou,  quand  on  l'entend,  n'est-ce  pas  la  plus  douce 
des  musiques.^...  Si,  comme  moi,  les  Vouillemans  sont  éveillés 
par  leur  progéniture,  je  gage  que  ce  vacarme  les  incite  aux 
plus  tendres  épanchements.  Les  piaillements  de  ses  marmots 
ne  choquent  pas  plus  M.  Vouillemans  que  les  marques  du 
temps  sur  le  corps  et  sur  le  visage  de  madame  Vouillemans, 
parce  que  ce  sont  ^e^  enfants  et  que  c'est  sa  femme. ..  »  Comme 
je  méditais  ainsi,  la  fugitive  évocation  de  madame  Vouillemans 
à  vingt  ans,  qui  m'avait  traversé  l'esprit  sans  que  j'eusse 
pu  me  rendre  compte  si  c'était  imagination  ou  souvenir, 
ressuscita  soudain,  mais  cette  fois  tout  à  fait  précise.  Je  revis 
nettement  certaine  apparition  blonde  et  frêle,  certaine  Ophélie 
de  vingt  ans  vêtue  en  Parisienne  élégante,  que  j'avais  croisée, 
un  jour,  sur  un  seuil  illustre. 

((  Ce  serait-elle.^...  Cette  bourgeoise  rancie  dans  la  graisse  et 
dans  l'ordre?...  Non,  je  me  trompe...  Et  puis,  j'ai  vu  l autre 
si  peu  de  temps!...  Garde-t-on  un  souvenir  à  ce  point  net 
d'une  personne  qu'on  a  tout  juste  aperçue,  une  seule  fois,  sur 
un  palier  d'escalier  ?  » 

Pourtant  ma  mémoire  s'obstinait  : 

((  C'est  elle,  c'est  elle!...  Ah!  j'y  suis  !  je  n'ai  pas  vu  seule- 
ment la  jeune  fille  :  j'ai  vu  sa  mère...  Et  cest  à  sa  mère 
quelle  ressemble  aujourd'hui,  à  sa  mère  que  j'ai  regardée 
naguère  tout  à  loisir.  » 

Content  d'avoir  résolu  ce  petit  problème  de   physiologie 


684 


LA     REVUE     DE     PARIS 


mnémonique,  et  désormais  certain  de  ne  point  me  tromper,  je 
fis  Texcursion  du  souvenir  dans  le  passé,  déjà  vieux  de  douze 
ans,  que  cette  rencontre  illuminait.  Les  deux  jumeaux  enfin 
apaisés  restituaient  le  silence  à  la  maison  Vouillemans  ;  mais 
je  n'avais  plus  envie  de  me  rendormir.  Je  revivais,  sans 
le  moindre  effort  de  mémoire,  —  et  avec  cette  netteté  d'évo- 
cation qui  est,  je  crois,  le  don  distinctif  des  romanciers,  — 
une  des  plus  curieuses  scènes  de  vie  artistique  auxquelles  il 
m'eût  été  jamais  donné  d'assister. 

.  C'était  en  1898;  je  travaillais  à  ma  première  pièce,  et,  de 
temps  en  temps,  j'allais  en  Hre  quelques  scènes  au  maître  du 
théâtre  d'alors,  qui  me  faisait  l'honneur  de  son  amitié  :. 
Alexandre  Dumas  fils.  Voici  comment  nous  procédions.  J'arri- 
vais environ  une  heure  avant  le  déjeuner.  Je  lisais  mon 
manuscrit  :  Dumas,  vêtu  de  cet  ample  «  complet  y>  bleu,  tout 
d'une  pièce,  qui  était  sa  tenue  de  travail,  m'écoutait  sans  rien 
dire.  Si  je  levais  les  yeux  vers  son  masque  formidable  auréolé 
de  cheveux  blancs  et  roux,  je  n'y  devinais  ni  approbation  ni 
critique.  Ma  lecture  achevée,  nous  nous  mettions  à  table.  Alors, 
tout  en  déjeunant,  Dumas  commentait  ce  que  je  lui  avais  lu, 
approuvait,  discutait,  combattait  les  théories,  puis,  ça  et  là, 
bifurquait  dans  les  anecdotes  :  sa  mémoire  en  contenait  d'in- 
nombrables et  nul  conteur  de  nos  jours  n'a  hérité  la  verve 
et  l'esprit  dont  il  les  illustrait.  Si  bien  qu'à  ces  déjeuners  je 
finissais  par  oublier  ma  pièce,  et  par  ne  plus  songer  qu'au 
divertissement  supérieur  que  m'offrait  mon  hôte. 

Alexandre  Dumas  était  alors  en  pleine  gloire;  ses  œuvres, 
partout  reprises,  triomphaient  simultanément  sur  plusieurs 
scènes.  C'est  dire  que  bien  des  appétits,  bien  des  espoirs 
gravitaient  vers  lui.  Sa  porte  était  assiégée.  Il  la  fermait 
rigoureusement  pendant  ma  lecture  :  la  consigne  était  donnée, 
une  fois  pour  toutes;  on  ne  nous  dérangeait  à  aucun  prix. 
Après  le  déjeuner,  au  contraire,  au  moment  du  café  et  des 
cigares,  il  recevait  en  ma  présence.  Quémandeurs,  femmes 
en  peine  de  consultations  psychologiques,  jeunes  auteurs  en 
gésine  dramatique,  cabotins,  cabotines,  imprésarios,  une  amu- 
sante troupe  comique  ou  tragique  défilait  alors.  Le  grand  dra- 
maturge les   accueillait  avec  une  sorte  de  rudesse  courtoise 


LA    FAUSSE    BOURGEOISE  685 

que  je  n'ai  vu  personne  praticjuer  depuis,  et  qui  ne  froissait 
personne  :  car  pour  tous  il  savait  trouver,  à  la  fin  de  Fentre- 
tien,  soit  une  aumône,  soit  un  encouragement,  selon  le  cas. 
Cet  homme  illustre,  si  diversement  jugé  par  ses  contempo- 
rains, avait,  en  somme,  un  cœur  de  pitié  et  de  bonté. 

—  J'ai  croisé  sur  votre  seuil  une  charmante  visiteuse,  —  lui 
dis-je  en  arrivant  un  matin,  vers  onze  heures,  mon  rouleau  à 
la  main.  —  Est-ce  une  actrice.^ 

—  Une  blonde  mince .^...  Ophélie  habillée  par  Laferrière  et 
coiffée  par  Virot...  Elle  n'est  pas  au  théâtre,  mais  elle  brûle 
d'y  entrer.  Et,  ma  foi,  eUe  ne  manque  pas  de  tempérament. 
Elle  m'a  dit  tout  à  l'heure,  ici,  la  scène  de  la  Princesse  de 
Bagdad,  vous  savez?  la  scène  des  cheveux  et  du  corsage,  avec 
un  élan,  une  fougue...  Ce  sera  quelqu'un,  cette  petite.  Je  ne 
la  perdrai  pas  de  vue. 

—  De  quel  monde  est-elle? 

—  Elle  dît  qu'elle  est  d'une  bonne  famille,  naturellement. 
Elle  m'a  plutôt  l'air  d'une  petite  entretenue,  quelque  fin  mor- 
ceau pour  vieux  financier  discret...  Mais  il  me  semble  qu'elle 
vous  occupe  beaucoup,  jeune  homme,  mon  Ophélie?. . .  Allons  f 
allons  I  asseyez-vous  et  lisez-moi  votre  papier.  Nous  ne  sommes 
pas  ici  pour  bavarder. 

A  vrai  dire,  «  l'Ophélie  »  ne  m'occupait  guère,  et  je  l'oubliai 
tout  à  fait  au  cours  de  ma  lecture.  Il  ne  fut  plus  question  d'elle 
pendant  que  nous  déjeunions;  et  je  crois  bien  que  je  n'y 
aurais  plus  jamais  songé  de  ma  vie,  si,  tout  de  suite  après  le 
déjeuner,  un  incident  très  vif  ne  nous  l'eût  rappelée. 

Le  valet  de  chambre  vint  présenter  une  carte  en  disant  : 

—  Cette  dame  demande  à  parler  à  monsieur. 
Le  maître  lut  un  nom  bourgeois  quelconque. 

—  Connais  pas,  —  fit-il.  —  Jeune?  vieille?... 

—  Une  dame,  entre  deux  âges...  très  convenable...  pas 
d'un  théâtre. 

Dumas  sourit  de  ce  mot. 

—  Faites-la  entrer,  —  dit-il. 

Nous  vîmes  entrer  une  dame  d'environ  quarante-cinq  ans, 
l'air  timide,  mais  éminemment  correct  et  bourgeois,  une  dame 
en  soie  et  en  velours,  vêtue,  à  l'évidence,  de  ce  qu'elle  avait 
de  plus  cossu,  ayant  coiffé  de  sa  plus  belle  capote  à  plumes 


686 


LA     REVUE     DE     PARIS 


noires,  pour  rendre  visite  au  grand  homme,  ses  cheveux  blonds 
à  peine  pâlis  par  l'âge.  Point  n'était  besoin  de  la  compétence 
spéciale  du  valet  de  chambre  pour  reconnaître  que  cette  res- 
pectable visiteuse  n'avait  rien  d'une  mère  d'actrice.  Elle  fît 
une  révérence  à  Dumas,  m'en  fit  une  autre,  puis  s'assit,  inti- 
midée à  l'extrême. 

—  Vous  pouvez  parler  devant  monsieur,  —  fit  Dumas,  — 
c'est  mon  secrétaire. 

La  dame  m'adressa  un  nouveau  salut,  toussa,  releva  sa  voi- 
lette pour  tamponner  de  son  mouchoir  roulé  en  boule  son 
visage  congestionné  et  ses  yeux  émus,  enfin  se  décida  à  parler, 
—  d'abord  par  bouts  de  phrases  entrecoupés,  puis  tout  d'une 
haleine. 

—  Monsieur...  ou  plutôt  maître...  n'est-ce  pas.»^  c'est 
comme  cela  qu*on  appelle...  les...  les  grands  hommes  comme 
vous...  les...  maîtres,  enfin?...  ma  fiUe  m'a  dit  cela...  Excu- 
sez-moi si  je  suis  troublée...  voici  ce  qui  m'amène.  Il  faut  vous 
dire  que  je  suis  veuve...  oui,  je  suis  restée  veuve  à  trente-cinq 
ans,  avec  une  fille  unique.  Mon  mari  était  dans  l'industrie,  à 
Armentières.  Il  faisait  bien  ses  affaires,  quand  il  est  mort... 
Malheureusement,  il  est  mort  trop  jeune...  avant  la  fortune. 
Enfin,  il  m'a  tout  de  même  laissé  une  bonne  aisance  et  j'ai  pu 
élever  ma  fille  à  Paris,  avec  tous  les  grands  professeurs...  Oh  ! 
de  ce  côté-là,  ce  qu'il  y  a  de  mieux,  elle  Ta  eu,  à  n'importe 
quel  prix;  des  cachets  de  dix  francs,  de  vingt  francs,  je  n'y 
ai  jamais  regardé.  L'an  dernier,  un  professeur  du  Conserva- 
toire lui  donnait  tous  les  mois  une  leçon  de  piano  à  cinquante 
francs...  cinquante  francs  par  leçon,  vous  m'entendez?...  C'est 
vous  dire,  n'est-ce  pas  ?. . . 

Dumas  me  jeta  un  coup  d'oeil  gai,  mais  se  garda  bien  d'in- 
terrompre la  visiteuse,  qui,  maintenant  lancée  à  toute  allure, 
continua  : 

—  Je  ne  rechignais  pas  devant  la  dépense  pour  l'éducation 
de  ma  fille,  parce  que  je  me  disais  que,  jolie  comme  elle  est, 
avec  une  centaine  de  mille  francs  de  dot  qu'elle  a,  en  bonnes 
valeurs,  si  en  plus  de  cela  elle  possédait  une  éducation  supé- 
rieure, je  n'aurais  pas  de  peine  à  la  marier...  d'autant  plus  que 
j'ai  gardé  des  relations  dans  le  Nord,  dans  le  monde  industriel. .. 
Quand  je  lui  parlais  de  mes  projets,   elle  ne  disait  ni  oui  ni 


LA    FAUSSE     BOURGEOISE  687 

non  ;  elle  riait,  elle  m'embrassait. . .  Elle  est  si  gentille,  si  affec- 
tueuse!... 

(Ici  la  brave  dame  eut  une  courte  crise  d*émotion,  et  renfonça 
quelques  larmes  dans  ses  yeux,  à  coups  de  mouchoir.) 

—  Tout  allait  donc  aussi  bien  que  possible,  quand,  il  y  a 
un  mois,  Hermine  (elle  s'appelle  Herminfe)  vient  un  soir  s'age- 
nouiller près  de  moi,  m'embrasse,  me  cajole,  et  finalement  me 
déclare  qu'elle  veut  entrer  au  théâtre,  que  c'est  une  vocation 
irrésistible,  qu'elle  ne  sera  jamais  heureuse  si  elle  ne  la  suit 
pas...  Vous  devinez  ma  stupeur,  ma  désolation  I  Certes,  maître, 
j'admire  le  théâtre...  surtout  les  grandes  pièces  comme  les 
vôtres...  et  j'admire  les  grands  acteurs  qui  les  jouent,  les 
acteurs  de  la  Comédie-Française,  par  exemple.  Avec  ceux-là, 
on  est  toujours  sûr,  comme  on  dit,  de  passer  une  bonne  soirée. . . 
Nous  ne  nous  faisons  pas  faute  d'aller  aux  Français,  Hermine 
et  moi...  souvent  plusieurs  fois  par  semaine.  Et  je  voyais  bien 
qu'elle  s'y  plaisait.  Elle  prenait  des  leçons  de  diction,  débitait 
très  bien  des  vers,  ou  des  tirades  en  prose. . .  Mais  de  là  à  entrer 
au  théâtre,  n'est-ce  pasP  il  y  a  un  abime.  C'était  si  loin  de  nos 
habitudes,  de  nos  traditions  de  famille I...  tous  industriels,  ou 
fonctionnaires...  il  y  a  même  eu  un  amiral  et  un  chanoine... 
Cela  ne  vous  froisse  pas,  maitre,  ce  que  je  dis  là  du  théâtre? 

—  Non  madame,  —  répondit  Dumas.  —  Je  pense,  comme 
vous,  que  la  vie  de  théâtre  est  une  ordure  ! 

—  Ah!  —  fit  la  bonne  dame  interloquée. 
11  lui  fallut  un  moment  pour  se  remettre. 

—  Je  ne  dormis  pas,  vous  pensez  bien,  —  reprit-elle,  —  la 
nuit  qui  suivit  cette  déclaration  d'Hermine.  Les  jours  suivants, 
j'essayai  de  la  ramener  à  d'autres  idées,  je  lui  fis  toutes  les 
objections  qui  me  vinrent  à  l'esprit.  Mais  elle  est  plus  forte  que 
moi  pour  discuter.  «  Ou  j'ai  du  talent,  —  disait-elle,  —  ou  je 
n'en  ai  pas.  Si  j'en  ai,  je  réussirai  sans  avoir  besoin  de  compro- 
missions. Crois-tu  donc  que  je  n'aie  pas  de  talent?...  »  Je  ne 
pouvais  pas  dire  que  je  croyais  une  chose  pareille,  puisque  je 
lui  trouve  un  talent  énorme  et  qu'elle  me  tire  les  larmes  des 
yeux  quand  elle  me  joue  vos  scènes,  maître!...  Enfin,  après 
quinze  jours  de  discussion,  elle  m'a  entortillée  si  bien,  en  me 
jurant  que  nous  ne  nous  quitterions  jamais,  en  me  démon- 
trant qu'on  peut  très  facilement  rester  honnête  femme  à  la 


688  LA     REVUE     DE     PARIS 

scène,  que  j'ai  fini  par  tomber  d'accord  avec  elle  sur  ce  point  : 
que  si  elle  avait  un  vrai  talent,  un  grand  talent,  certifié  par 
quelqu'un  d'indiscutable...  eh  bieni  à  la  grâce  de  Dieul... 
je  permettrais. 

—  Et  vous  m'avez  choisi  comme  expert,  —  interrompit 
Dumas  de  qui  la  figure,  d'abord  amusée  par  le  papotage  de  la 
dame,  s'était  embrunie  peu  à  peu. 

—  Oh!  ce  n'est  pas  moi,  maitre,  qui  ai  eu  l'idée!... 
D'abord,  ne  vous  connaissant  pas  personnellement,  je  n'aurais 
jamais  osé.  C'est  Hermine,  qui  m'a  proposé...  Elle  m'a  dit  : 

^((  Voyons,  maman  I  Si  Alexandre  Dumas  te  dit  que  j'ai  de 
l'avenir,  le  croiras-tu?...  Et  me  laisseras-tu  travailler?...  »  Que 
faire,  monsieur?  J'ai  fini  par  accepter  cette  sorte  d'expertise, 
comme  vous  dites.  Vous  ne  pouvez  pas  vpus  tromper,  habitué 
comme  vous  l'êtes  aux  choses  de  théâtre.  Et  si  ma  fille  a  du 
talent,  après  tout,  je  ne  veux  pas  qu'elle  souffre,  qu'elle  soit 
malheureuse,  faute  de  l'exercer. 

—  Alors,  vous  vous  imaginez,  ma  chère  dame,  —  fit  le  maître, 
—  que  votre  gamine,  si  elle  a  le  théâtre  dans  le  sang,  y  renon- 
cera parce  que  je  lui  aurai  dit  qu'elle  n'y  fera  rien  de  bon?... 
Elle  déclarera  que  je  suis  une  vieille  bête  et  n'en  courra  que 
plus  vite  vers  les  coulisses. 

—  Ne  croyez  pas  cela,  monsieur  Alexandre  Dumas,  ne 
croyez  pas  celai  Hermine  est  une  petite  fille  loyale  comme 
l'or  ;  elle  n'a  qu'une  parole.  Elle  m'a  juré  sur  les  cendres  de  son 
pauvre  père  qu'elle  se  conformerait  exactement  à  votre  avis... 
D'ailleurs,  —  ajouta  la  dame  avec  un  sourire,  mais  d'une  voix 
plus  hésitante,  —  la  question  de  discuter  cet  avis  ne  se  pose 
pas. . .  puisque  vous  le  lui  avez  déjà  donné,  et  qu'il  est  conforme 
à  ce  qu'elle  désire... 

—  Que  diable  me  chantez-vous  là?  —  s'écria  Dumas.  — 
J'ai  conseillé  quelque  chose  à  votre  fille,  moi?...  Mais  je  ne 
l'ai  jamais  vue  de  ma  vie,  votre  fille I... 

—  Si,  maître,  —  reprit  la  dame,  sans  se  démonter  le  moins 
du  monde  (ses  yeux,  au  contraire,  rayonnaient).  —  Vous 
l'avez  vue...  Elle  est  venue  vous  voir,  elle  vous  a  récité  une 
scène  de  la  Princesse  de  Bagdad, 

—  Comment  est-elle,  votre  filJe?...  U  en  vient  tant  ici,  de 
demoiselles  qui  me  récitent  la  Princesse  de  Bagdad  I 


LA     FAUSSE     BOURGEOISE  689 

—  Une  blonde  mince,  avec  des  yeux  bleu  clair. . .  très  jolie. . . 
ce  n'est  pas  parce  que  c*est  ma  fille  que  je  le  dis...  vraiment 
très  jolie...  Elle  est  venue  vous  voir  aujourd'hui  même,  à 
onze  heures... 

—  Ah  I  rOphélie. . .  —  grommela  Dumas. 

Il  ne  répondit  pas  tout  de  suite.  La  bonne  dame  souriait 
triomphalement.  Moi,  qui  connaissais  le  Jupiter  dramatique, 
je  regardais  les  nuées  s'assembler  sur  son  front. 

—  Eh  bien  I  madame,  —  s'écria-t-il  enfin,  —  vous  direz  à  votre 
Hermine  qu'elle  n'a  aucun  talent,  qu'elle  n'arrivera  jamais  à 
rien  et  que  ce  n'est  pas  la  peine  qu'elle  se  présente  au  Conser- 
vatoire :  elle  serait  refusée. 

Le  visage  de  la  mère  se  décomposa  : 

—  Cependant,  —  balbutia-t-elle,  —  Hermine  m'avait  dit... 

—  Hermine  vous  a  dit  des  sottises...  Quand  elle  m'a  eu 
récité  sa  scène,  j'étais  pressé,  et,  pour  me  débarrasser  d'elle,  je 
lui  ai  fait  des  compliments  de  politesse.  Vous  concevez, 
madame,  que  je  ne  peux  pas  supporter  ici  les  crises  de  nerfs 
de  toutes  ces  petites  demoiselles  en  mal  de  cabotinage.  Alors, 
dame!  je  m'en  tire  comme  je  peux...  d'autant  plus  que,  sur 
dix  qui  me  consultent,  il  y  en  a  neuf  qui  vont  vers  le  théâtre 
avec  des  projets  où  le  talent  dramatique  ne  sert  à  rien...  Mais 
puisque  c'est  sérieux,  cette  fois,  je  vous  répète,  à  vous,  la 
maman,  que  votre  Hermine  est  faite  pour  la  scène  comme 
moi  pour  être  évêque.  Je  n'ai  aucune  raison  de  vous  dissi- 
muler la  vérité,  voyons  I  Et  vous  avez  senti  que  c'est  à  vous 
que  je  la  dirais,  puisque  vous  êtes  venue  me  trouver  après 
votre  fille... 

—  Je  suis  venue  —  sanglota  la  pauvre  femme  —  parce  que 
je  tenais  à  m'entendre  redire  par  vous  ce  que  vous  aviez  dit  à 
Hermine...  Cela  m'aurait  donné  plus  de  force,  plus  de  cou- 
rage... Mais  je  ne  doutais  pas  que  vous  ne  lui  eussiez  dit  la 
vérité...  Ohl  je  n'en  doutais  pasi 

Elle  se  leva,  bouleversée,  sa  c£q)ote  de  travers,  essuyant  ses 
yeux,  moitié  avec  son  mouchoir,  moitié  avec  sa  voilette. 
Dumas  alla  vers  elle  et  l'accompagna  vers  la  porte  : 

—  Allons,  madame,  pas  d'émotion!...  pas  de  chagrin I... 
cela  n'en  vaut  pas  la  peine,  je  vous  l'assure...  Rentrez  chez 
vous,  racontez  la  chose  à  votre  fille.  Si  elle  ne  vous  croit  pas, 

i5  Juin  1908.  2 


690  LA     REVUE     DE     PARIS 

elle  n*a  qu'à  revenir  ici  :  je  suis  prêt  à  lui  répéter  ce  que  je 
viens  de  vous  dire...  Otez  lui  le  goût  des  planches,  à  cette 
gamine.  Mariez-la  vite.  Elle  est  faite  pour  cela. 

La  porte  refermée  sur  la  visiteuse,  le  grand  écrivain  se 
retourna  vers  moi. 

—  Avez-vous  vu  cette  vieille  toquée.»^...  C'est  une  bour- 
geoise renforcée,  bourgeoise  de  naissance,  de  tradition,  de 
mœurs.  Eh  bien!  la  voilà  désespérée  parce  que  sa  fille  ne  sera 
pas  cabotine.  Ah!  elle  était  prête  à  tout;  à  porter  la  boîte  à 
fards,  à  peloter  les  acteurs  et  les  directeurs,  à  recevoir  les 
bouquets  et  des  billets  de  rendez-vous  pour  sa  fiUe!...  Dans 
toute  maman,  décidément,  il  y  a  une  proxénète  qui  som- 
meille... Qu'est-ce  que  vous  avez  à  écarquiller  les  yeux 
comme  ça? 

—  Que  voulez-vous,  maître.^  —  répliquai-je,  —  c'est  vrai, 
je  n'y  suis  plus!...  La  fille  de  cette  brave  dame,  c'est  bien 
notre  Ophélie.^ 

—  Votre  Ophéhe,  oui. 

—  Eh  bien!  je  n'ai  pas  rêvé...  vous  me  disiez  vous-même, 
il  n'y  a  pas  deux  heures,  que  cette  Ophélie  avait  un  tempéra- 
ment rare,  qu'elle  ferait  son  chemin  et  que  vous  ne  la  perdriez 
pas  de  vue...  A  la  ùière  vous  venez  de  dire  le  contraire,  et  avec 
une  dureté,  vous  quiètes  si  bon!... 

—  D'abord,  je  ne  suis  pas  bon,  —  fit  Dumas,  bougon.  —  Et 
puis,  vous  ne  comprenez  donc  rien?...  Quand  je  l'ai  reçue, 
avant  déjeuner,  votre  sacrée  Ophélie,  j'ai  cru  que  j'avais 
affaire  à  une  petite  farceuse  fortement  déniaisée...  un  fin 
morceau  pour  vieux  financier,  comme  je  vous  l'ai  dit...  JJais 
voilà  que  sa  bonne  femme  de  mère  arrive  ici,  me  raconte 
qu'elle  est  une  veuve  d'industriel,  une  bourgeoise  (il  n'y  a 
qu'à  la  voir,  du  reste),  quelle  ne  manque  pas  d'argent, 
qu'elle  a  élevé  sa  fille  pour  le  mariage,  et  que  la  petite  est 
honnête...  Et  vous  voulez  que  je  pousse  cette  gamine-là  au 
théâtre,  dans  cette  sentine?...  Merci!  On  n'y  manquera  jamais 
de  gourgandines...  Et  puis,  tenez,  parlons  d'autre  chose! 

Telle  était  la  scène  qui  me  revenait  en  mémoire,  à  dix  ans 
de  distance,  dans  le  silence  rétabli  de  la  maison  Vouillemans. 
Sur  l'identité  de  madame  Vouillemans  et  de  «  mon  Ophélie  » 


LA    FAUSSE     BOURGEOISE 


je  n'avais  pas  le  moindre  doute  :  certaines  affirmations  de  la 
mémoire  sont  si  précises,  si  impérieuses,  qu'on  ne  les  discute 
pas  ;  la  réalité  n'a  pas  plus  de  certitude.  D'autre  part,  «  Minna  if> 
n'était  pas  ici,  comme  je  l'avais  cru,  le  prénom  de  l'héroïne  de 
Lessing,  mais  le  diminutif  d'Hermine.  Enfin,  le  dénouement 
de  l'aventure  se  devinait  aisément  et  concordait  avec  le  début  : 
Hermine,  comme  elle  l'avait  juré  à  sa  mère,  avait  accepté 
l'arrêt  d'Alexandre  Dumas;  elle  avait  renoncé  au  théâtre, 
s'était  mariée,  s'était  alliée  à  une  de  ces  familles  du  Nord  où 
sa  mère  avait  gardé  des  amitiés.  Elle  avait  suivi  son  mari  en 
Flandre,  y  avait  fondé  un  foyer,  fait  souche  de  petits 
Flamands  et  de  petites  Flamandes.  Le  vœu  du  grand  moraliste 
dramatique  avait  reçu  un  magnifique  accomplissement. 

«  Elle  est  parfaitement  heureuse,  —  pensai-je  ;  —  là-dessus, 
pas  l'ombre  d'un  doute.  Et  je  suis  sûr  qu'elle  bénit  dans  ses 
prières  l'auteur  du  Demi-Monde.  A-t-elle  cependant  raconté  à 
son  mari  qu'il  doit  à  Dumas  fils  sa  femme  et  son  bojaheur? 
Je  le  lui  demanderai  à  elle-même,  si  je  la  vois  un  moment  en 
tête-à-tête.  Et  cela  l'étonnera  d'autant  moins  qu'elle  m'a 
reconnu...  » 

Dans  la  profonde  paix  nocturne,  le  carillon  de  la  cathédrale 
égrena  ses  notes  sautillantes,  puis  cinq  heures  sonnèrent.  Je 
me  rappelai  que  j'étais  là  pour  dormir,  et,  de  nouyeau  bien 
enfoncé  dans  la  toile  verveinée  de  mon  lit,  je  ne  tardai  pas  à 
oublier  Hermine,  les  jumeaux,  Alexandre  Dumas,  le  passé  et 
le  présent. 

IV 

L'occasion  de  m'entretenir  en  tête-à-tête  avec  mon  hôtesse 
me  fut  offerte  le  lendemain.  Un  abondant  déjeuner  dominical, 
auquel  je  fus  admis,  avait  réuni  la  famille.  M.  Vouillemans  sortit 
en  même  temps  que  les  derniers  invités  pour  se  rendre  à  son 
cercle;  les  fillettes  :  furent  emmenées  à  la  promenade  par  une 
tante;  madame  Vouillemans  resta  au  logis  avec  sa  vieille 
parente,  la  nourrice  et  les  jumeaux. 

Je  regagnai  ma  chambre  et  je  m'assis  près  de  la  fenêtre, 
le  Service  en  campagne  dans  les  mains.  Mais  je  ne  l'ouvris 
même  pas.   L'après-midi  limpide   et  calme   sentait  le  repos 


693  ^^     REVUE     DE     PARIS 

du  dimanche.  L'épure  symétrique  du  jardinet  était  oblique- 
ment partagée  par  un  clair  soleil  et  par  un  lavis  d*ombre. 
Madame  Vouillemans  lisait  sous  mes  fenêtres,  étendue  dans 
un  rocking-chair.  Les  deux  bessons  prenaient  leurs  ébats  sous 
l'œil  de  la  nourrice,  qui,  tout  en  veillant  sur  eux,  égrenait  un 
chapelet.  Je  m'intéressai  aux  ébats  des  deux  bessons.  Ils  étaient 
comiques,  de  ce  comique  de  clowns,  de  ce  comique  anglais* 
pince-sans-rire,  qu'exercent  naturellement  les  bessons  de  tous 
les  pays.  Grands  et  forts  pour  leur  âge,  —  déjà  ils  trottaient 
fort  à  l'aise,  —  vêtus  pareil  d'un  paletot  de  drap  rouge,  coiffés 
d'un  béret  rouge,  avec  un  petit  jupon  blanc,  des  bas  blancs 
et  des  souliers  rouges.  Impossible  de  les  discerner  l'un  de 
l'autre,  pour  qui  n'était  pas  le  père,  la  mère  ou  la  nourrice- 
Leur  langage  était  assez  indistinct,  mais  ils  se  comprenaient 
évidemment  l'un  l'autre  sans  paroles,  par  de  mystérieux  signes 
ou  peut-être  simplement  par  la  communication  des  yeux. 
D'ailleurs  ils  faisaient  peu  de  bruit,  ne  criaient  pas,  ne  riaient 
jamais. 

En  ce  moment,  ils  complotaient  quelque  chose,  tournant  leur 
dos  rouge  à  la  nourrice,  les  deux  bérets  rouges  se  touchant  : 
—  une  étrange  fleur  rouge,  une  fleur  double  semblait  poussée  à 
même  le  gravier  de  l'allée.  —  Leur  colloque  terminé,  ils  se 
séparèrent.  L'un  des  deux  bérets  rouges  se  dirigea,  sans  se 
presser,  vers  le  fond  du  jardin,  où  s'élevait  une  petite  tonnelle; 
l'autre  rallia  sa  nourrice,  s'entortilla  dans  ses  jupes,  et  sou* 
dain,  d'un  geste  étonnamment  sûr,  précis,  tira  la  pointe  du 
chapelet.  La  nourrice  lâcha  prise  : 

—  Vilain!  vilain!...  Veux-tu  me  rendre  mon  chapelet .^.. 
Allons,  Armand,  donne  le  chapelet  à  Nounou... 

Armand  se  fit  prier  un  peu,  très  peu,  puis  rendit  le  chape- 
let. Mais  quand  la  nourrice  se  rassit,  l'autre  béret  rouge  avait 
disparu...  Elle  appela  : 

—  Henri  ! . . .  Henri  ! . . . 

Nulle  réponse.  Elle  se  leva,  cria  encore  : 

—  Henri!... 
Rien  ne  bougea. 

—  Où  est  ton  frère?  —  demanda-t-elle  à  Armand. 
Armand  resta  impassible,  il  avait  ramassé  un  caillou  rond 

et  l'examinait,  dans  l'attitude  d'un  vieux  géologue. 


LA    FAUSSE    BOURGEOISE  QqS 

—  Henri I  Henri!  —  cria  la  bonne  femme,  que  l'inquiétude 
commençait  à  gagner. 

Elle  fourra  son  chapelet  dans  sa  poche  et  courut  vers  le 
fond  du  jardin...  Madame  YouiUemans  avait  quitté  son 
livre,  et  observait  la  scène.  Au  moment  où  la  nounou  attei- 
gnait l'angle  droit  de  la  tonnelle,  un  béret  rouge  apparut  à 
l'angle  gauche,  et  le  petit  bonhomme  s'avança  sans  hâte, 
regardant,  lui  aussi,  un  caillou  avec  l'attention  d'un  diaman* 
taire.  Avant  que  la  nourrice  eût  fait  le  tour  de  la  tonnelle, 
les  deux  bérets  rouges  s'étaient  rejoints  auprès  de  leur  mère 
et  semblaient  se  communiquer  les  résultats  de  leur  étude  lapi- 
daire. Madame  Vouillemans  ne  put  s'empêcher  de  rire.  Je 
riais  moi-même  de  bon  cœur.  Elle  leva  la  tête  et  m'aperçut. 

—  Voilà  à  quoi  ils  passent  leur  temps,  —  me  dit-eUe.  — 
Us  font  cent  malices  à  cette  pauvre  Gudule,  qui  est  bien  la 
meilleure  fille  du  monde. 

—  Ahl  madame  I  —  dit  la  nounou,  —  ils  me  feront  perdre 
la  tête. 

—  Ils  sont  vraiment  très  divertissants,  —  déclarai-je.  — 
Voulez-vous  me  permettre  de  les  voir  de  près? 

—  Mais  certainement!  Vous  serez  d'ailleurs  bien  mieux,  par 
ce  joh  temps  au  jardin,  que  dans  votre  chambre. 

On  me  présenta  les  bessons,  qui  m'inspectèrent  avec  méfiance. 
On  joua  avec  eux  au  jeu  de  les  «  mêler  »,  comme  deux  boules 
de  billards,  et  de  me  demander,  après,  qui  était  Henri,  qui  était 
Armand.  Quand  je  voyais  l'une  près  de  l'autre  leurs  deux 
frimousses,  rien  ne  me  semblait  plus  aisé  que  de  distinguer 
l'une  de  l'autre.  Ils  allaient,  un  instant,  se  cacher  derrière 
l'ample  jupe  de  leur  nounou,  revenaient;  et  je  ne  savais  plus  : 
je  les  dénommais  au  hasard,  presque  toujours  à  contre- 
vérité. 

Madame  Vouillemans  consulta  une  petite  montre  qu'un 
bracelet  attachait  à  son  poignet  gauche  : 

—  Nounou,  —  fit-elle,  —  voilà  cinq  heures.  Rentrez  les 
petits.  C'est  l'heure  de  la  bouillie. 

Quand  nous  fûmes  en  tête-à-tête  dans  le  paisible  jardin,  elle 
se  tourna  vers  moi  : 

—  N'est-ce  pas  qu'ils  sont  drôles?  Aucune  des  petites  ne 
nous  a  jamais  amusés  autant  qu'eux,  à  leur  âge. 


6gi  LA     REVUE     DE     PARIS 

£Ue  souriait  et  sa  figure,  que  je  considérais  attentivement, 
sa  figure  aux  traits  arrondis,  aux  yeux  calmes,  et  aussi  sa  pose 
confortable,  tranquille,  sans  apprêt,  et  aussi  sa  voix  lente, 
bien  articulée,  tout  en  elle  respirait  la  sérénité,  le  goût  de  sa 
vie,  et,  pour  autant  que  ce  mot  ait  un  sens  humain,  le  bon- 
heur. 

a  Dumas  a  eu  raison,  —  pensai-je;  —  voilà  une  femme 
heureuse,  plus  heureuse  qu'aucune  comédienne  que  j'aie 
jamais  rencontrée  I  » 

A  ce  moment,  le»  pâles  prunelles  bleues  de  madame  Vouil- 
lemans  s'attachèrent  sur  les  miennes,  comme  la  veille.  Mais, 
cette  fois,  nous  comprimes  que  nous  songions  à  la  même  chose 
et  nous  ne  pûmes  nous  empêcher  de  sourire.  Toute  explica- 
tion préUminaire  devenait  superflue  :  je  m'en  abstins. 

—  Ce  qui  m'étonne,  madame,  —  dis-je,  —  c'est  d'avoir  été 
reconnu  par  vous. 

—  Tout  de  suite. . .  dès  le  vestibule. 

—  Que  moi,  je  vous  aie  reconnue,  cela  n'avait  rien  de  sur- 
prenant :  je  ne  pouvais  oublier  certaine  apparition  blonde,  rue 
Ampère... 

—  Ohl  je  vous  en  prie...,  —  interrompit  la  jeune  femme, 
avec  un  air  d'aimable  ennui.  —  L'apparition  blonde,  ça  ne  pou- 
vait que  vous  empêcher  de  me  reconnaître  :  j'ai  beaucoup 
changé,  je  le  sais.  C'est  même  pour  cela  qu'il  vous  a  fallu  du 
temps,  à  vous,  pour  vous  rappeler!...  Je  vais  d'ailleurs  être 
franche  :  si  ma  mémoire  fut  plus  prompte,  la  cause  n'en  est 
pas  que  votre  extérieur  m'eût  particulièrement  frappée,  il  y  a 
douze  ans...  Seulement,  vous  êtes  la  figure  humaine  qu'ont 
aperçue  mes  yeux  à  une  minute  de  ma  vie  où  mon  cerveau 
bouillait,  où  mes  nerfs  étaient  en  émoi,  où  je  me  trouvais, 
comme  on  dit,  dans  un  état  de  «  réceptivité  »  extraordinaire. 
Depuis,  j'ai  vu  quelques  portraits  de  vous  dans  des  journaux  ; 
j'ai  lu  que  vous  aviez  été  l'ami  d'Alexandre  Dumas  :  et  je  me 
suis  toujours  doutée  que  c'était  vous  que  j'avais  croisé  sur  le 
palier,  rue  Ampère,  le  5  juin  1898. 

Elle  parlait  toujours  posément,  et  son  visage  n'était  pas  moins 
calme.  Cependant  je  sentais  que  ce  qu'elle  disait  maintenant 
l'intéressait  plus  que  tout  ce  qu'elle  m'avait  dit  jusqu'alors, 
même  quand  elle  me  parlait  de  ses  enfants.  A  cause   de  cette 


LA     FAUSSE     BOURGEOISE  696 

lointaine  et  discrète  émotion  que  je  devinais  en  elle,  j'évitai 
de  faire  la  moindre  question  :  c'eût  été  risquer  de  Teffa- 
roucher,  dissiper  son  envie  de  confidences;  —  elle  aussi, 
j'en  étais  sûr,  souhaitait  des  paroles  plus  intimes,  cherchait 
la  question  convenable.  —  Après  quelque  temps  d'un  silence 
qui,  tout  de  même,  nous  rapprocha,  nous  fit  mieux  commu- 
niquer, elle  demanda  : 

—  Vous  étiez  encore  chez  Dumas  quand  ma  mère  y  vint, 
n'est-ce  pas? 

Je  fis  signe  que  oui. 

—  C'est  bien  ce  que  j'ai  pensé,  au  portrait  qu'elle  me  fit  du 
témoin  de  sa  visite. 

Et,  après  un  silence  : 

—  Pauvre  maman  I  Vous  ne  vous  doutez  pas  que  vous  avez 
beaucoup  aggravé  son  humiliation.  <(  Si,  encore,  —  me  disait- 
elle,  —  j'avais  été  seule  avec  Dumas I...  Mais  devant,  ce 
jeune  homme,  qui  avait  l'air  de  se  moquer  de  moil...  »  Je  sais 
bien  qu'elle  se  Test  imaginé  et  que  vous  ne  vous  moquiez  pas. 
Mais  ma  mère  était  si  affolée,  si  bouleversée  I  Et  il  parait  que 
Dumas  la  traita  si  durement  I . . . 

Non  seulement  quand  les  femmes  écrivent,  mais  parfois 
même  quand  elles  parlent,  il  faut  chercher  leur -vraie  pensée 
plutôt  dans  le  ton  que  dans  les  mots.  (]e  que  me  disait  à  ce 
moment  madame  Vouillemans  signifiait  tout  autre  chose  que 
les  mots  prononcés,  et  je  distinguais  le  vrai  sens  derrière  le 
masque  des  mots.  Elle  voulait  me  dire  (et  elle  me  disait  avec 
son  intonation  devenue  indécise,  timide,  avec  ses  yeux  devenus 
interrogateurs)  :  ce  Je  désire  entendre,  racontée  par  vous, 
qui  fûtes  un  spectateur  de  sang-froid,  cette  scène  que  je  con- 
nais seulement  à  travers  le  récit  de  ma  mère,  de  ma  mère  qui 
était  une  excellente  femme,  mais  un  peu  bornée  et  qui,  ce 
jour-là,  avait  perdu  la  tête...  »  Oui,  tout  cela  m'était  exprimé 
dans  les  ((  pauvre  maman  I  y>  les  «  il  paraît  que  Dumas  la  traita 
si  durement I...  »  Pour  la  première  fois  depuis  vingt-quatre 
heures,  je  compris  que  ce  placide  visage  de  bourgeoise  pouvait 
exprimer  la  passion  et  qu'une  flamme  pouvait  luire  derrière  la 
verroterie  bleue  de  ce  regard. 

—  Madame,  —  luidis-je,  —  non  seulement,  pendant  cette 
scène  pénible,  je  ne  songeai  pas  à  me  moquer  de  madame 


696  LA     REVUE     DE     PARIS 

voire  mère,  mais  je  fus  certainement  aussi  mal  à  Taise  qu'elle, 
et  j'aurais  voulu  la  réconforter,  la  consoler  et  vous  consoler 
aussi. 

—  Alors,  Dumas  fui  vraiment  très  dur? 

Elle  ne  s'avisait  plus  de  dissimuler,  maintenant.  Elle  était 
franchement  curieuse,  franchement  questionneuse.  Elle  appro- 
cha même  son  rocking-chair  de  ma  chaise,  comme  pour  faci- 
liter la  confidence. 

—  Très  dur,  non  ;  mais  très  net. 

—  Il  déclara  hien  que  je  n  Avais  aucun  avenir,  que  même  je 
ne  réussirais  jamais  à  entrer  au  Conservatoire? 

—  Oui. 

—  Il  m'avait  dit  exactement  le  contraire,  à  moi-même, 
deux  heures  auparavant,  quand  je  lui  eus  récité  la  grande 
scène  de  la  Princesse  de  Bagdad. . .  Je  sais  bien  qu'il  a  expliqué 
à  maman  que  c'était  là  un  moyen  de  se  débarrasser  des  can- 
didates importunes.  Mais  tout  de  même...  pourquoi  m'avoir 
félicité  si  chaleureusement?...  pourquoi  m'avoir  promis  (ce 
que  je  ne  lui  demandais  pas)  de  s'intéresser  à  ma  carrière?...  Il 
était  si  facile  d'être  seulement  poli...  évasifl...  Ohl  de  cela 
surtout,  je  lui  en  veux...  En  me  donnant  cette  espérance  et  en 
me  l'ôtant  tout  de  suite  après,  il  m'a  fait  inutilement  souffrir.. . 
pour  le  plaisir.  C'était  mail 

Madame  Vouillemans  eut,  à  ces  mots,  une  si  violente 
émotion  qu'elle  faillit  bien,  je  crois,  fondre  en  larmes.  Mais 
l'excès  même  de  cette  émotion  la  *ré veilla,  comme  il  arrive 
quand  on  est  ému  en  rêve.  Elle  se  ressaisit,  d'un  effort  que 
l'orgueil  suscita  plutôt  que  le  souci  des  convenances. 

—  Je  dis  cela,  — fit-elle  (et  de  nouveau  les  yeux,  le  visage 
se  masquèrent),  —  je  dis  cela...  comme  je  le  dirais  d'une 
autre...  Car,  pour  ce  qui  me  concerne,  je  ne  puis  que  rendre 
grâce  à  Dumas. 

—  C'est  ce  que  je  me  dis  à  moi-même,  madame,  depuis  que 
je  vous  ai  retrouvée. 

—  Son  rude  conseil  a  vraiment  créé  ma  vie  présente.  J'ai 
tenu  parole,  j'ai  renoncé  au  théâtre  d'une  façon  absolue,  défi- 
nitive. Je  n'ai  même  pas  voulu  revoir  le  maître,  lui  demander 
la  confirmation  de  l'arrêt  prononcé  devant  ma  mère.  Ma  mère 
elle-même  m'y  engageait  :  car  c'était  elle,  la  pauvre  femme. 


LA     FAUSSE     BOURGEOISE  697 

qui  maintenant  se  désespérait.  Au  fond,  elle  n'avait  jamais  su 
avoir  d'autre  volonté  que  la  mienne  :  après  quelques  objec- 
tions timides,  elle  avait  désiré,  autant  que  moi,  ce  qu'elle  me 
voyait  souhaiter.  «  Ma  chère  maman,  —  lui  dis-je,  — j'ai  pris 
librement  Dumas  pour  arbitre  ;  Dumas  affirme  que  je  n'ai  aucun 
avenir  :  c'est  la  réponse  de  la  Destinée...  » 

—  Vous  êtes  à  ce  point  fataliste  ? 

—  Je  ne  marche  jamais  contre  le  vent  du  sort...  Le  sort,  qui 
avait,  selon  moi,  parlé  par  la  bouche  de  Dumas,  continua 
d'ailleurs  à  manifester  sa  loi.  Le  fils  d'un  compatriote,  d'un 
ami  de  mon  père  vînt  à  Paris,  moins  de  huit  jours  après,  nous 
voir,  voir  ma  mère,  plutôt,  pour  une  affaire  :  quelques  actions 
d'une  société,  que  maman  possédait  et  que  l'ami  voulait 
racheter  pour  renforcer  un  groupement...  Le  jeune  homme 
dîna  chez  nous  :  un  garçon  sage,  énergique,  froid...  Vous  le 
connaissez  :  c'était  Antoine  Vouillemans,  mon  mari...  Il  s'éprit 
de  moi  comme  un  fou...  ♦ 

—  Il  me  l'a  dit,  —  fis-je,  en  souriant. 

—  J'avoue  qu'il  me  plut  beaucoup  aussi  et  tout  de  suite... 
Non,  vraiment,  il  n'y  eut  pas  le  moindre  dépit  dans  mon 
consentement  au  mariage  :  le  théâtre  fut  très  vite  oublié. 
Trois  mois  plus  tard,  j'étais  mariée,  installée  dans  cette  sous- 
préfecture  de  province...  Un  an  après,  je  mettais  au  monde 
notre  petite  Hélène...  Le  travail  de  M.  Vouillemans  prospérait, 
à  mesure  que  s'accroissait  la  famille;  son  excellent  cœur 
m'était  chaque  jour  plus  cher.  De  mon  côté,  je  m'appliquais 
à  lui  faire  la  maison  et  la  vie  qu'il  voulait,  hors  desquelles  il 
ne  saurait  être  heureux  :  pas  d'imprévu,  pas  de  fantaisie; 
beaucoup  de  régularité,  un  ordre  parfait...  Mon  mari  a  toutes 
les  qualités,  mais  il  est  le  contraire  d'un  artiste  :  quand  il  veut 
désigner  un  individu  qui  mène  mal  ses  affaires,  ou  dont  la 
moralité  lui  parait  répréhensible,  il  dit  volontiers  :  «  Cet  artiste 
d'un  tell...  ))  ou  encore  :  «  Cette  espèce  d'artiste!...  ))  Vous 
avez  constaté,  monsieur,  que  notre  logis  n'est  pas  le  temple 
de  Tart...  Je  l'ai  fait  ainsi,  d'abord  pour  plaire  à  mon  mari;  et 
puis,  peu  à  peu,  je  l'ai  compris  et  aimé  comme  je  l'avais  fait  : 
j'ai  compris  et  aimé  aussi  cette  vie  de  bourgeois  provinciaux, 
dont  notre  logis  est  l'image.  Le  goût  de  l'ordre,  chez  mon  mari, 
va  jusqu'à  la  crainte  des  caprices,  même  favorables,  du  sort;  il 


698  LA     REVUE      DE     PARIS 

n'aime  pas  le  mot  «  chance  ».  II  admire  le  sang-froid,  l'équi- 
libre moral,  jusqu'à  considérer  les  gens  très  sensibles  comme 
des  demi-fous  :  de  là  son  aversion  pour  les  artistes  et  pour 
l'art  en  général.  Eh  bien!  tout  cela,  que  mon  mari  a  dans 
l'instinct,  dans  le  sang,  pour  ainsi  dire,  je  l'ai  acquis  peu  à 
peu;  tout  cela  s'est  incorporé  à  moi. 

—  Effet  de  l'amour! 

—  Sans  doute  :  j'adore  mon  mari.  Mais  pas  seulement  effet 
de  l'amour.  Ma  raison  a  été  peu  à  peu  conquise,  après  mon 
cœur.  Voyez-vous,  monsieur,  c'est  Antoine  qui  a  raison  :  le 
bonheur  est  dans  l'ordre.  Quiconque  le  cherche  ailleurs,  dans 
l'imprévu,  dans  l'émotion,  obéit  aux  mêmes  impulsions  que 
les  joueurs  et  que  les  alcooliques  :  il  quête  la  secousse  violente 
ou  l'abêtissement.  Voilà  la  vérité  :  aujourd'hui  j'en  suis  sûre, 
sûre!  Tous  les  sensitifs  qui  cèdent  à  leur  sensibilité  sont 
bientôt  des  névropathes,  des  malades.  Tous  les  passionnés 
extrêmes  aboutissent  au  crime  ou  au  suicide...  Et  les  artistes! 
Par  ce  que  nous  connaissons  de  la  vie  des  plus  célèbres,  nous 
pouvons  juger  de  ce  que  vaut,  en  fait  de  bonheur,  la  vie  des 
médiocres,  la  vie  des  artistes  en  général!  Avouez  que  c'est  à 
frémir.  Le  théâtre  surtout...  oui,  le  théâtre,  qui  m'est  apparu 
autrefois  comme  un  paradis...  Je  ne  m'occupe  guère  mainte- 
nant des  acteurs  ni  des  actrices  ;  mais,  enfin,  je  lis  les  jour- 
naux !  Ah!  combien  Dumas  parlait  juste  quand  il  prononçait 
ces  mots  dont  ma  pauvre  maman  fut  effarée  :  «  une  ordure  »  ! 

Madame  Vouillemans  avait  débité  cette  réplique  avec  une 
chaleur  de  convertie,  que  ne  ressentent  guère  les  gens  nés 
dans  la  foi  et  qui  n'ont  jamais  eu  besoin  de  se  convertir. 

—  Pourtant,  votre  mari  a  fait  un  mariage  d'amour,  un 
mariage  de  passion.^ 

Elle  rougit. 

—  C'est  une  objection  que  je  lui  ai  posée  moi-même  aux 
premiers  temps  de  notre  mariage.  11  m'a  répondu  :  «  Si 
j'avais  craint  que  tu  ne  fusses  pas  la  compagne  que  je  sou- 
haitais, ce  n'est  pas  parce  que  tu  me  séduisais  physiquement 
que  je  t'aurais  épousée.  Mais  j'ai  eu  le  pressentiment  dès  que 
je  t'ai  vue,  et  la  certitude  dès  que  je  t'ai  connue,  que  tu  me 
rendrais  heureux.  Ce  n'est  pas  de  l'emballement;  c'est  de  la 
clairvoyance. 


LA     FAUSSE     BOURGEOISE  699 

J'insistai  : 

—  N'empêche  que,  tout  mariage  comporte  de  rincertain, 
M.  Vouillemans  eût  été  plus  fidèle  à  ses  principes  en  restant 
garçon. 

—  Il  vous  répondrait,  comme  il  m'a  répondu  à  moi-même, 
que  prendre  un  parti  n'est  pas  faire  acte  de  joueur.  L'acte  du 
joueur,  c'est  d'escompter  le  sort,  c'est  de  tabler  sur  ce  qu'on 
ne  voit  pas.  L'homme  équilibré  ne  table  que  sur  ce  qu'il 
voit. 

Evidemment,  cette  théorie  «  se  tenait  ».  Mais  je  ne  pouvais 
me  défendre  de  la  trouver  un  peu  pharîsienne.  Chasser  l'im- 
prévu de  la  vie  (outre  que  c'est  pratiquement  impossible), 
n'est-ce  pas  en  exclure  le  dieu,  le  dieu  inconnu  auquel  les 
prévoyants  habitants  d'Athènes  avaient  dressé  un  autel?  Un 
peu  pharisienne,  la  thèse  du  ménage  Vouillemans  m*agaçait 
un  peu.  Fût-ce  cet  agacement,  ou  tout  simplement  la  curio- 
sité professionnelle,  qui  me  fit  émettre  une  question  que  je 
retenais  depuis  le  commencement  de  notre  entretien,  par  une 
espèce  de  pudeur,  par  la  peur  confuse  de  faire  du  mal?  Vrai- 
ment, ce  fut  comme  malgré  moi  que  je  dis  : 

—  En  sorte,  madame,  que  vous  ne  regrettez  pas  de  n'avoir 
pas  été  célèbre,  acclamée,  comme  une  Sarah  Bernhardt  ou  une 
Bartet? 

La  paisible  bourgeoise  enveloppa  du  regard  son  jardinet 
géométrique,  la  blanche  façade  de  sa  maison,  nuancée  de  rouge 
par  le  déclin  du  soleil. 

—  Ohl  non,  noni  —  fit-elle.  —  Le  procédé  de  Dumas  a 
été  brutal,  bizarre;  il  m'a  peinée  inutilement.  Mais  je  bénis  le 
résultat;  je  bénis  mon  manque  de  talent.  Car,  grâce  à  mon 
manque  de  talent,  j'ai  trouvé  le  bonheur. 

—  Alors,  madame,  je  puis  vous  apprendre  sans  péril  que 
Dumas  vous  parlait  sincèrement,  à  vous,  quand  il  vous  prédi- 
sait un  bel  avenir  à  la  scène. 

J'avais  à  peine  dit  cela  que  j'eusse  voulu  reprendre  mes 
paroles,  madame  Vouillemans  s'était  levée,  le  visage  subite- 
ment envahi  de  sang.  Elle  balbutia  : 

—  Comment?...  comment?...  Je  ne  comprends  pas. 
Effrayé  de  l'effet  de  ma  phrase,  je  battis  en  retraite  : 


700  LA     REVUE     DE     PARIS 

—  Je  veux  dire  —  fis-je  —  que,  probablement,  Dumas  a 
exagéré  la  sévérité  de  son  appréciation  :  il  n'aimait  guère  voir 
les  jeunes  filles  du  monde  se  faire  actrices,  et... 

—  N'essayez  pas  de  rattraper  votre  phrase,  • —  interrompit 
presque  rudement  madame  Vouillemans.  —  Dumas  vous  a 
parlé  quand  vous  avez  été  seul  avec  lui...  Obi  je  m'en  doutais 
bien  !...  Je  sentais  bien  que  les  choses,  telles  que  maman  me 
les  racontait,  étaient  inexplicables.  Voyons  1  monsieur,  parlez  I 
il  fallait  ne  rien  dire  du  tout...  ou  bien  vous  me  devez  l'expli- 
cation complète. 

Elle  avait  trop  raison  contre  moi.  Je  pris  mon  parti.  D'ail- 
leurs il  ne  me  déplaisait  pas  de  réhabiliter  dans  cette  âme  de 
femme  la  mémoire  de  mon  vieux  maître. 

—  Dumas,  madame,  —  lui  dis-je  franchement,  —  a  agi 
dans  votre  cas  en  homme  loyal,  sage,  et  bon,  en  moraliste 
assez  sûr  de  sa  morale  pour  ne  pas  hésiter  à  se  substituer  au 
Destin.  Il  pensait  ce  qu'il  vous  a  dit  après  vous  avoir  entendue 
réciter  la  Princesse  de  Bagdad,  Il  vous  l'a  dit,  parce  que  vous 
voyant  venir  chez  lui  seule,  point  timide,  jolie,  élégante,  douée 
de  tempérament,  il  n'a  point  supposé  que  vous  fussiez  une 
jeune  fille  du  monde...  La  visite  de  votre  mère  l'a  renseigné. 

Je  contai,  fidèlement,  cette  visite,  et  l'étonnement  que  j'en 
avais  ressenti,  et  comment  je  l'avais  exprimé  au  maitre.  Je 
rapportai  sa  phrase  :  ((  Vous  voulez  que  je  pousse  cette  gamine- 
là  au  théâtre,  dans  cette  sentine.^...  merci!...  on  n'y  manquera 
jamais  de  gourgandines.  » 

Madame  Vouillemans  m'écoutait,  debout,  immobile  devant 
moi.  La  nuée  de  sang  qui  lui  avait  tout  à  l'heure  empourpré 
le  front  et  les  joues  s'évaporait  lentement;  elle  devint  pâle 
comme  à  son  ordinaire,  puis  pâlit  davantage...  Quand  je 
faisais  mine  de  m'arrêter  elle  me  disait  :  «  Allez I  allez!...  » 
Quand  elle  comprit  que  je  n'avais  plus  rien  à  lui  apprendre, 
elle  resta  debout  devant  moi.  Et  je  vis  poindre  de  grosses 
larmes  dans  les  yeux  qu'elle  fixait  sur  moi;  de  lourdes 
larmes  qui  venaient  éclore  sur  le  bord  des  paupières,  puis 
roulaient  sur  les  joues  molles,  sur  le  corsage  de  satin  brun, 
sur  la  jupe,  par  terre,  sans  qu'elle  songeât  même  à  les  étan- 
cher.  Rien  n'était  plus  poignant  que  ce  regard,  obstinément 
fixé  sur  moi,  dans  cette  lente  stillation  de  larmes. 


LA    FAUSSE    BOURGEOISE  7OI 

Je  me  levai;  je  tentai  une  excuse  : 

—  Madame...  je  suis  navré...  Jamais  je  ne  vous  aurais  conté 
tout  cela  si  j'avais  pu  prévoir... 

On  eût  dit  que  ma  voix  la  réveillait.  Elle  chercha  vivement 
son  mouchoir,  s'essuya  les  yeux;  elle  me  regarda  d'un  air 
hostile  : 

—  Oh!  c'est  mal...  C'est  mal!  —  fit-elle. 

Et,  sans  que  je  pusse  deviner  à  quoi  s'adressait  ce  reproche, 
à  l'acte  de  Dumas  ou  à  ma  révélation,  eUe  me  tourna  le  dos  et, 
presque  en  courant,  gagna  la  maison.  Je  restai  seul  dans  le 
jardinet  géométrique,  où  déjà  descendait  l'ombre,  avec  une 
fraîcheur  assez  aigre. 


Dans  les  aubes  d'automne,  quand  la  batterie  chemine  sur  la 
route,  précédée  par  ses  chefs  à  cheval,  escortée  par  les  chan- 
sons de  marche  des  canonniers,  l'officier  de  réserve  qui  fait 
les  manœuvres  jouit  d'une  vie  pleine,  forte,  saine,  amusante. 
Les  galonnés  de  l'armée  active  sont  blasés  là-dessus  ;  le  civil, 
point  :  c'est  pour  lui  comme  une  fête.  D'abord,  le  civil  (s'il 
n'est  pas  un  chasseur  passionné)  ignore  l'aube  en  toute  saison, 
l'aube  exquise,  adorable  enfance  du  jour.  Puis,  rarement,  dans 
le  tran-tran  de  son  effort  individuel,  il  connaît  la  chaude  sen- 
sation de  la  vie  collective,  de  l'action  en  groupe,  en  masse, 
sensation  si  réconfortante,  si  savoureuse I  Ah!  les  bonnes 
étapes  !  De  rudes  chansons  jaillissent  des  rudes  gosiers  des 
hommes,  rythmant  le  pas  : 

Trois  orfèvr',  un  jour  de  Saint-Éloi, 
S'en  vinrent  dîner  chez  une  horlogère  ; 
Trois  orfèvr',  un  jour  de  Saint-Éloi 
S'en  vinrent  dîner  chez  un  bon  bourgeois. . . 

ou  encore  : 

Un  bateau  chargé  de  riz 
Descendait  Tlong  d'ia  rivière; 
Une  dame  de  Paris 
Envoya  sa  chambrière... 

Le  jour  n'est  encore  que  le  reflet  du  soleil  invisible;  il  fait 


702  LA     REVUE     DE     PARIS 

frais,  Tair  embaume,  la  rosée'  retient  la  poussière  sur  les 
routes.  Les  fermes  s'agitent,  les  charrues  gagnent  les  champs 
pour  recommencer  à  préparer  les  prochaines  emblavures. . . 
Tiens!  une  petite  ville  à  Thorizon ! . . .  Elle  surgit  d'un  pli  de  la 
plaine,  grandit,  se  précise;  après  des  détours  et  des  côtes, 
nous  y  voilà.  La  route,  soudainement  pavée,  devient  la  rue  prin- 
cipale, la  ((  rue  de  la  République  ».  Comme  elle  dort,  la  petite 
ville I...  Ses  voies  désertes  ne  laissent  pas  apercevoir,  le  matin, 
comme  celles  des  capitales,  les  dernières  palpitations  d'une  vie 
nocturne  ;  et,  si  proche  de  la  campagne,  la  petite  ville  renfro- 
gnée semble  ignorer  que  l'active  journée  du  paysan  est  entamée 
déjà  autour  d'elle  et  qu'il  fait  grand  jour  sur  le  Mail,  sur  la 
place  de  l'Eglise,  sur  le  boulevard  Gambetta...  Allons  1  allons  ! 
il  faut  réveiller  la  petite  ville  paresseuse.  Si  les  pas  de  nos 
chevaux,  si  le  bruit  de  nos  caissons,  de  nos  affûts  roulant  sur 
le  pavé  n'y  suffisent  pas,  sonnez,  trompettes  I  Un  air  jailli  de 
vos  cuivres,  pour  secouer  la  léthargie  de  la  petite  ville!...  Oh! 
les  amusantes  mines  de  bourgeois  effarés  que  nous  montrent 
soudain  les  croisées  entrouvertes  !  Et  les  jolis  ébouriffements 
de  jeunes  filles,  de  jeunes  femmes,  tirées  du  lit  en  plein 
sommeil,  accourues  aux  fenêtres  pour  voir  défiler  la  batterie  1 . . . 
Ainsi  est  traversée  la  petite  ville  dans  le  fracas  de  guerre. . .  Une  I 
deux!  une!  deux!  voici  le  pont  sur  la  rivière,  un  faubourg, 
des  restes  de  rempart...  Et  de  nouveau,  c'est  la  route  blanche, 
la  route  du  pays  de  France,  entre  les  platanes  et  les  peupliers... 

Ainsi  chevauchais-je  botte  à  botte  avec  le  camarade  Bénézech, 
sur  les  cinq  heures  du  matin,  le  lendemain  de  ma  conversation 
avec  madame  Vouillemans.  Je  n'avais  pas  revu  mon  hôtesse 
depuis  cette  conversation,  depuis  qu'elle  m'avait  laissé  seul,  si 
brusquement,  dans  le  jardinet  géométrique,  en  disant  :  ((  Oh! 
c'est  mal,  c'est  mal. . .  »  Le  soir,  j'avais  dîné  avec  le  mari  et  la 
vieille  parente.  Les  deux  fillettes  dînaient  chez  leur  tante. 

—  Ma  femme  vous  prie  de  l'excuser,  monsieur,  —  m'avait 
dit  M.  Vouillemans.  —  Elle  est  sujette,  surtout  depuis  la 
naissance  de  nos  deux  petits,  à  des  crises  de  migraine 
qui  la  forcent  à  s'aliter  parfois  vingt-quatre  heures  de  suite, 
sans  prendre  aucun  aliment.  Oh!...  ce  n'est  qu'ennuyeux,  ce 
n'est  pas  grave...  D'ailleurs,  les  crises  s'espacent  de  plus  en 


LA     FAUSSE     BOURGEOISE  'j03 

plus  et  les  médecins  espèrent  qu'elles  finiront  par  disparaître. 

Notre  dîner  manqua  de  joie.  L'excellent  Dfiari  ne  cachait  pas 
son  souci  :  sans  la  nécessité  d'être  courtois  avec  son  hôte,  il 
n'aurait  évidemment  pas  quitté  le  chevet  de  sa  femme.  Quant 
à  moi,  j'étais  furieux  contre  moi,  et  je  me  gourmandais  inté- 
rieurement : 

((  Triple  idiot!  Tu  avais  bien  besoin  de  bavarder,  de  troubler 
cette  âme  de  cabotine  assoupie  dans  une  épaisse  ouate  bour- 
geoise!... Seras-tu  guéri  désormais  de  cette  malsaine  curio- 
sité qui  veut,  à  tout  prix,  regarder  le  dedans  des  âmes?  » 

Dès  que  le  dîner  fut  fini,  M.  Vouillemans  dut  remonter 
auprès  de  la  malade;  moi-même,  j'avais  hâte  de  me  mettre 
au  lit. 

—  Je  vous  fais  mes  adieux,  —  me  dit  M.  Vouillemans,  — 
car  je  sais  que  demain  matin  vous  montez  à  cheval  à  quatre 
heures. 

Nous  nous  serrâmes  la  main. 

Le  lendemain  matin,  quand  je  partis,  sauf  la  diligente 
Ërnestine  qui  me  servit,  toute  la  maison  était  encore  plongée 
dans  le  sommeil. 

Je  ne  quittai  pas  sans  angoisse  cette  maison  d'ordre  et  de 
bonheur,  où,  hôte  imprudent,  j'avais  peut-être  apporté  un 
germe  de  trouble.  Il  me  peinait  surtout  de  n'avoir  pu  revoir 
madame  Vouillemans.  Mais  qu'y  faire?...  Lui  écrire?... 
J'essayais  de  trouver  les  termes  d'une  lettre  convenable, 
tandis  que  Bénézech,  d'une  voix  de  fer,  me  racontait  ses 
aventures  de  l'étape  précédente.  Bénézech  n'aurait  eu  garde 
de  passer  quarante-huit  heures  sans  aventures  ! 

—  Mon  vieux,  —  disait-il,  —  quand  j'ai  aperçu  cette  petite 
en  face  de  ma  fenêtre,  qui  repassait  un  jupon,  et  fraîche 
comme  une  rose  du  Bengale,  tu  sais?...  et  toute  décolletée  à 
cause  de  la  chaleur  du  fourneau...  je  me  suis  dit  :  «  Henri,  si 
tu  laisses  échapper  une  occasion  pareille,  tu  n'es  qu'un...  » 

Et  Bénézech,  dans  cette  hypothèse,  se  qualifiait  sévèrement. 
Mais  vous  pensez  bien  que  c'était  une  pure  hypothèse,  et  que, 
dans  le  fait,  il  avait  au  contraire  mérité  qu'on  le  comparât  aux 
plus  audacieux  dons  Juans.  Lui-même  ne  s'en  faisait  pas  faute. 

—  Mais  tu  ne  m'écoutes  pas  !  —  s'écriait-il  enfin,  de  méchante 
humeur. 


704  LA     REVUE     DE     PARIS 

Il  avait  raison  :  je  ne  Técoutais  guère,  et  je  n'écoutais  non 
plus  que  d'une  oreille  distraite  les  chansons  des  canonniers.  La 
sensation  de  vie  en  commun  ne  m'échauffait  pas  le  cœur 
comme  de  coutume  ;  la  gloire  du  matin  ne  rayonnait  pas  en  moi 
comme  aux  précédentes  étapes.  Je  pensais  à  madame  Vouille- 
mans,  la  fausse  bourgeoise  que  j'avais  démasquée  devant  sa 
propre  juridiction,  si  imprudemment!...  Et  le  remords  d'avoir 
créé  de  la  souffrance  humaine  me  gâtait  à  la  fois  la  beauté  du 
jour  et  la  joie  de  l'action. 

Mais,  quoi  qu'en  disent  les  théoriciens  de  la  morale,  la 
conscience  humaine  travaille  à  éliminer  le  remords  comme  le 
sang  à  éliminer  les  poisons.  Que  j'aie  senti  la  gêne  obscure 
de  ce  mauvais  souvenir  décroître  peu  à  peu  jusqu'à  la  fin  des 
manœuvres,  c'est-à-dire  pendant  une  douzaine  de  jours;  que 
la  reprise  de  la  vie  civile  (où  l'on  redevient  si  soudainement 
un  autre  homme,  où  l'on  dépouille  vraiment  avec  l'uniforme 
la  pensée  de  l'officier)  m'ait  rendu  assez  tôt  ma  liberté  d'esprit 
et  ait  rangé  cet  incident  parmi  ceux  que  la  mémoire  conserve, 
mais  qui  ne  l'obsèdent  point,  —  est-ce  là  marque  d'une  sensi- 
bilité supérieure  ou  inférieure  à  la  sensibilité  moyenne  des 
hommes.^  Je  n'aurai  pas  l'outrecuidance  de  le  décider.  La 
sincérité  m'oblige  à  dire  que,  deux  mois  et  demi  après  les 
manœuvres ,  j  e  ne  pensais  à  madame  Vouillemans  que  si  le  hasard 
d'une  conversation,  d'une  lecture,  d'une  rencontre,  me  rap- 
pelait le  pays  flamand,  la  personne  d'Alexandre  Dumas,  le  goût 
des  jeunes  filles  modernes  pour  le  théâtre,  ou  les  surprises  d'un 
billet  de  logement  :  —  en  un  mot,  des  choses  latérales  à  madame 
Vouillemans  elle-même.  —  Alors,  certes,  je  reparaissais  un 
instant  devant  le  tribunal  de  ma  conscience.  Je  lui  fournissais 
rapidement  quelques  arguments  à  décharge  qui  s'étaient  élaborés 
en  moi,  presque  d'instinct,  ou  du  moins  sans  que  j'eusse  le  sou- 
venir d'y  avoir  contribué  par  le  moindre  effort  :  «  Oui,  j'avais 
eu  tort,  évidemment,  de  ne  pas  tenir  ma  langue.  Mais  cette 
dame  m'affirmait  si  formellement  qu'elle  bénissait  sa  destinée! 
Elle  semblait  si  heureuse  de  son  sort!  Elle  accusait  si  injuste- 
ment le  grand  Dumas  de  discourtoisie  et  de  méchanceté!...  » 
Ces  arguments  ne  valaient,  sans  doute,  pas  grand'chose.  Ma 
conscience,  cependant  s'en   contentait  et  prononçait  aussitôt 


LA    FAUSSE    BOURGEOISE  JO^ 

mon  acquittement.  Pour  tout  dire  en  un  mot,  je  m'étais  par- 
donné. 

C'est  alors  —  vers  la  fin  de  la  même  année  —  que  je  reçu» 
une  lettre  timbrée  de  Saint-X...  et  dont  la  suscription,  bien 
que  tracée  par  une  main  inconnue,  me  révéla  tout  de  suite, 
par  des  caractères  graphologiques  étonnamment  contradictoires» 
Tâme  double  de  son  auteur,  madame  Vouillemans. 

La  lettre  disait  : 

Comme  Je  serais  humiliée  si  s^ous  étiez  tenté  JC attribuer  celte 
lettre  au  désir  que  f  aurais  de  s^ous  occuper  de  moi!  Mon  soui^enir 
tient  certainement  fort  peu  de  place  dans  i^otre  mémoire,  je  le 
sais;  Je  trouç^e  cela  tout  naturel,  La  mienne  peut  moins  facilement 
oublier  f  non  pas  ç>otre  personne,  mais  les  incidents  de  ma  çis 
auxquels  le  hasard  i^ous  a  mêlé  deux  fois.  Et  je  s^ous  açoue  tout 
de  suite  que  je  ne  pense  pas  à  cous  sans  malaise, 

Pavais  d^ abord  cru  découvrir  au  fond  de  ce  malaise  une  assez 
nlaine  rancune.  Oui,  il  me  semblait  quej'étaisjrritée  contre  çfsuê, 
que  je  s^ous  en  coulais  de  m'apoir  fait  du  mal.  Après  i^otre  dépitrt, 
je  fus,  en  effet,  tf^s  souffrante;  une  grippe  intestinale  me  mit  sa 
danger  pendant  quelques  jours.  Cette  maladie,  direz-i^ous,  na 
aucun  rapport  ai>ec  notre  entretien  I^  Elle  en  avait  pourtant,  j'en 
suis  sûre,  La  grippe  guérie,  j* endurai  de  cruelles  souffrances 
morales.  Les  médecins  appelèrent  cela  de  la  neurasthénie. 
Comment  cette  seconde  crise  s*est  résolue,  je  cous  le  conterai 
tout  à  Vheure,  Mais  quand  elle  a  été  résolue,  heureusement 
résolue,  j^ai  constaté  avec  surpriee  que  i^tre  soui^enir  me  causait 
encore  du  malaise.  Et  cependant  je  90us  V assure,  —  et  je  cous 
te  proui^erai,  — je  ne  vous  tenais  plus  rancune,,.  Alors P,,, 

Eh  bien,  en  réfléchissant,  en  scrutant  mon  cœur,  j^ai  cant^ 
pris  que  j^éprou{>ais,  à  cotre  égard,  une  sorte  de  gêne  d'amour- 
propre,  ou  plutôt,.,  comment  dire?.,,  un  froissement  de  coqueir- 
terie  morale.  Parfaitement  guérie  maintenant  d'esprit  et  de  corps, 
J'és^oquais  toujours  les  instants  où  ç^ous  m'asnez  vue,  vous,  pour 
la  dernière  fois,  tellement  bouleversée  que  je  ne  savais  plus  même 
retenir  mes  larmes  ni  m*empêeher  ^articuler  en  syllabes  les 
pensées  tumultueuses  que  j'aurais  dû  cacher, , ,  Oh  !  que  je  me 
sois  montrée  à  vous  dans  cet  état,  je  ne  me  le  pardonnerai 
jamais!,,.  Ma  pudeur  en  est  blessée;  V image  que  je  vous  ai 
laissée  de  moi  m'obsède,  m'incommode  sans  relâche,  c  II  croit  fue 
cette  loque  féminine,  cette  détraquée  qui  perd  la  tète,  en  appre- 
i5  Juin  1908.  3 


706  LA     REVUE     DE     PARIS 

nant,  à  douze  ans  de  distance,  quelle  aurait  pu^être  cabotine,  il 
croit  que  cette  folle,  c'est  moi,  c*est  mon  i^rai  moi!, . .  »  Voilà  ce  que 
je  pense,  et  cette  idée  m'est  intolérable.  Non!  non!  je  ne  t^eux  pas, 
je  ne  peux  pas  supporter  que  quelqu'un  au  monde  ait  de  moi  cette 
opinion,  Ten  souffie  comme  peut  souffrir  un  honnête  homme  qui, 
dans  une  certaine  circonstance,  a  senti  peser  sur  lui  un  injuste 
soupçon  d'indélicatesse.  Ou  comme  une  épouse  fidèle,  qu'un  être 
humain  y  un  seul,  a  surprise  dans  t  apparence  de  la  faute. 

Croiriez-vous  que  j'ai  failli  aller  à  Paris,  s^ous  trouver  chez 
yous,  me  justifier. i^...  Mais  j'ai  eu  peur,  cette  fois  encore,  de  ne 
pas  être  «  moi  »  en  votre  présence.  Décidément,  il  vaut  mieux  que 
je  vous  écrive,  de  ma  maison  où  la  paix  est  revenue,  oii  j'ai  le 
loisir  de  m' expliquer  à  vous,  et,  je  V espère,  de  vous  convaincre. 

Je  commence  par  un  aveu,  qui  vous  donnera  tout  de  suite  la 
mesure  de  ma  sincérité;  le  trouble  dont  vous  avez  eu  le  spectacle 
na  pas  été  passager.  Je  ne  m'en  suis  pas  remise  en  quelques 
heures,  ni  en  quelques  jours.  Tant  que  mon  mal  physique  me 
laissait  assez  de  répit  pour  penser,  je  pensais  obstinément  :  «  Ma 
vie  a  été  gâchée...  »  J*ai  insulté  ma  destinée.  J'ai  demandé  compte 
à  Dieu  de  ce  coup  du  sort  inique,  permis  par  lui.  Toutes  les  réa- 
lités précieuses  qui  m'appartenaient,  fortune,  considération,  mes 
enfants,  mon  mari,  tout  cela  m'a  brusquement  paru  ne  rien  valoir 
auprès  de  ce  que  j'avais  perdu.  Folie,  n'est-ce  pas.^^...  Je  ne  nie 
pas  que  j'aie  été  un  peu  folle!  Ma  folie  consistait  à  ressentir  subi- 
tement,  dans  mon  cœur  de  femme  mûre,  provinciale,  garrottée  par 
mille  lois  sociales,  V ardeur  de  ma  vingtième  année,  ma  griserie 
de  petite  Parisienne  libre,  et  le  même  besoin  effi^éné  d'action,  d'art, 
de  célébrité... 

Jadis  il  n'avait  pas  fallu  moins,  pour  me  dompter,  que  l'humi-- 
liation  soudaine,  infligée  par  Dumas.  Alors  j'avais  haï  Vart  de 
cette  haine  qui  est  du  désir  à  rebours,  comme  certaines  femmes 
haïssent  un  homme  adoré  qui  les  a  trahies  :  —  en  pensant  à  lui 
sans  relâche,  en  le  gardant  pour  mobile  secret  de  toutes  leurs 
actions.  —  Ma  vocation  avortée  d'artiste  demeurait,  sans  qu'on 
s'en  doutât  autour  de  moi,  sans  que  je  m'en  doutasse  moi-même, 
le  motif  secret  de  mon  prudent  mariage,  de  ma  sage  vie  -de 
provinciale.  Déçue  par  ma  foi  primitive,  j'embrassai  avec  une 
ardeur  de  néophyte  la  foi  contraire  qui  m'était  proposée,  préchée, 
qui  était  magnifiquement  pratiquée  devant  moi  par  mon  mari. 
Ma  soumission  à  cette  foi  nouvelle  fut  une  revanche.  En  excluant  de 
ma  vie  la  passion,  l'imprévu,  la  fantaisie,  l'art  même,  et  en  étant 
heureuse  dans  une  vie  pareille,  ye  triomphais  sans  relâche  d'une  des- 
tinée qui  m'avait  exclue  de  tout  cela.  L'amour  réel  que  m'inspirait 


LA    FAUSSE    BOURGEOISE  ■JQ'J 

mon  mari,  la  j oie  dC être  mère,  le  bien-être dechaque  heure seliguaient 
dC ailleurs  pour  me  faire  illusion.  Comment  aurais-je  pu  douter 
de  ma  victoire  sur  le  passée  puisque  j'en  états  çenue  an  dégoût 
sincère  pour  ce  que  fas^ais  tant  souhaité,  Jeune  fille?.,.  Oui, 
monsieur,  le  théâtre  me  faisait  horreur.  Ni  mon  mari  ni  moi 
ny  mettions  jamais  les  pieds.  Lui  ny  tenait  guère;  moi,  d'y  aller 
me  causait  un  malaise  physique.  Cet  excès  même  aurait  du  m^a^ 
venir,  n'est-ce  pas?  Eh  bien!  non...  Je  ne  manquais  pas  de  bonnes 
raisons  pour  me  l'expliquer  à  moi-même,  raisons  de  morale  ou 
raisons  d'hygiène.  Il  fallut  le  choc  que  i^ous  ai^ez  donné  à  mon 
illusion  pour  la  détruire. 

Je  me  souviens  qu'à  peine  remontée  dans  ma  chambre,  après 
vous  avoir  quitté.  Je  m'abattis  à  plat  ventre  sur  mon  lit,  cachant 
mes  yeux  à  la  lumière  pour  mieux  regarder  au  dedans  de  moi. 
Et  Je  fus  épouvantée  de  ce  que  J'y  vis  :  toute  ma  vie  en  ruine, 
et  cette  seule  pensée  :  «  La  vie  que  Je  rêvais  jeune  fille  était  la 
vraie.  Tout  le  reste  n'est  rien.  J'ai  ce  rien;  et  j'aurais  pu  avoir  la 
vraie  vie!...  » 

Monsieur,  la  souffrance  physique  est  parfois  le  meilleur  déri- 
vatif à  la  torture  du  cœur  :  Je  crois  que,  si  Je  n'étais  pas  tombée 
malade.  J'aurais  définitivement  perdu  V esprit  dans  cette  maison, 
au  milieu  de  ces  êtres  qui  signifiaient  tordre,  le  prévu,  la  règle,  et 
qui,  par  conséquent,  m'oppressaient,  m'irritaient,  m'exaspéraient; 
en  face  de  mon  mari  qui  ne  comprenait  rien  à  mon  état,  à  qui  Je 
ne  pouvais  rien  dire  et  de  qui  les  questions  et  la  sollicitude  même 
me  persécutaient.  Et  puis,  soyons  franche!  autre  chose  encore  que 
le  sentiment  de  ma  vie  manquée  me  désolait  :  J* avais  pris  cons- 
cience de  ma  déchéance  physique,  qui  m'était,  avant,  tellement 
indifférente  que  Je  ne  la  remarquais  même  pas.  Maintenant  J'ob- 
servais avec  minuticj  en  tête-à-tête  avec  les  miroirs,  ma  taille, 
mon  visage.  Une  horreur  me  prenait  de  cet  être  déformé,  ravagé, 
fané,  que  douze  années  avaient  fait  de  moi.  Pourtant  J'avais  été 
Jolie,  très  Jolie!  Pourtant,  au  même  âge  que  moi,  et  plus  tard,  des 
femmes  de  théâtre,  telles  que  Bartel,  llading,  Sarah,  gardaient 
tout  leur  attrait!...  La  cause  de  ma  déchéance  physique,  c'était 
donc  encore  Vaffrexise  vie  que  J'avais  menée!...  Et  J'en  accusais 
cette  vie,  et  la  ville,  et  la  maison  et  les  êtres  autour  de  moi.,.  Tout 
cela  me  devint  tellement  odieux  que  Je  crus  ne  plus  pouvoir  le  sup- 
porter. J'irai  Jusqu'au  bout  de  mes  aveux,  monsieur  :  Je  pensai  à 
me  libérer.  Non  pas,  tout  de  même,  pour  entrer  au  théâtre  :  Je 
vous  ai  dit  que  J* avais  conscience  de  ma  déchéance  physique.  Mais 
pour  renaître  à  ce  qui  me  semblait  de  nouveau  la  vie,  pour  fuir 
la  province,  le  calme  bourgeois  et  surtout  l'ordre,  l'ordre  détesté!. . . 

Cest  alors  que  se  déclara  une  terrible  crise  de  grippe  intes^ 


yo8  LA     RBVUB     DE     PARIS 

iinale.  On  craignit  V appendicite.  Je  souffris  beaucoup  et,  comme 
on  parlait  de  m^ opérer,  je  dus  envisager  Vhypothèse  de  la  mort. 
Cela  me  fut  salutaire;  je  ne  m'en  doutai  pas  sur  T heure;  mais 
cela  m* apparaît  maintenant.  La  souffrance  physique  exerce  sur 
nos  peines  morales  une  cruelle  souveraineté;  elle  les  efface  en  nous 
imposant  des  douleurs,  sinon  plus  fortes,  du  moins,  semble^-t-^l, 
plus  proches  et  qui  ne  nous  laissent  pas  le  répit  de  réi^er.  Tandis 
que,  comme  disaient  les  médecins,  je  9.  faisais  r^  delà  grippe  intes* 
tinale,  je  fus  tout  entière  à  cette  crueUe  élaboration,  puis  ensuite 
à  Vélimination  de  mon  mal.  Et  quand  le  danger  fut  conjuré, 
quand,  dans  Vanémie  générale  de  mon  être,  il  me  sembla  que 
mon  cerceau  recommençait  à  penser,  mon  cœur  à  sentir,  ce 
fut  une  si  débile  pensée,  une  sensation  si  amortie,  que  cela  ne 
pouvait  plus  s* appeler  de  la  souffrance  :  c'était  plutât  une  grande 
tristesse,  une  mélancolie  profonde.  Je  n  avais  plus  horreur  de  ma 
maison;  au  contraire,  je  m'y  réfugiais  maintenant  avec  une  sorte 
d'épouvante  :  ma  faiblesse  me  rendait  précieux  les  êtres  et  les 
choses  familiers,  les  dieux  protecteurs  du  foyer.  La  présence  de 
mon  mari  me  devenait  indispensable,  et  pourtant  je  ne  lui  témoin 
gnais  guère  de  tendresse.  Je  m'irritais  contre  lui  pour  des  riens; 
mais,  lui  parti,  une  angoisse  me  tourmentait.  Les  médecins  dirent 
alors  que  je  «  faisais  de  la  neurasthénie  ».  Les  médecins,  mon- 
sieur, ne  savent  pas  grand^ chose;  ils  connaissent  seulement  les 
traits  généraux  des  maladies,  et  chaque  malade  est  une  maladie 
différente  :  ne  faudrait-il  pas  un  médecin  différent  pour  chaque 
malade. "^  J'ai  dû  d'être  sauvée  au  fait  que  j'ai  eu,  pour  moi  seule, 
mon  médecin.  Vous  devinez  que  ce  fut  mon  mari. 

Il  sut  d^ abord  choisir,  avec  sa  sûreté  de  jugement  accoutumée, 
parmi  les  prescriptions  générales  des  docteurs,  celles  qui  me  con- 
venaient, à  moi,  connue  de  lui  mieux  que  du  plus  savant  docteur. 
Ainsi  me  fut  rendu  peu  à  peu  tout  ce  que  je  pouvais  recouvrer  de 
force,  malgré  tétat  morbide  de  ma  sensibilité.  Pui^,  quand  il  me 
jugea  suffisament  réparée  pour  tenter  une  révulsion  morale,  un 
soir  que  nous  étions  seuls  dans  notre  chambre,  les  enfants  au  lit, 
la  maison  silencieuse,  moi  étendue  sur  ma  chaise  longue,  il  vint 
s'asseoir  à  mon  chevet,  et  me  prit  la  main. 

—  Ma  chère  Minna,  —  me  dit-il,  —  te  voilà  à  peu  près  d'aplomb. 
Il  faut  te  guérir  tout  à  fait.  Or  ta  guérison  dépend  de  toi.  Tu  ne 
te  guériras  pas  si  tu  continues  à  me  cacher  la  raison  de  ton  mal... 

L'effet  de  ce  coup  de  bistouri  fut  instantané  :  je  ne  pus  pro~ 
noncer  une  parole  et  toute  ma  douleur  creva  en  sanglots.  Antoine 
me  prit  dans  ses  bras,  me  laissa  pleurer  tant  que  j'en  eus  besoin, 
sans  rien  me  dire,  sans  me  caresser  même.  Tout  en  pleurant,  je 
pensais  : 


LA    FAUSSE    BOURGEOISE  70g 

«  Ceat  vrai  que  je  ne  lui  ai  rien  dit,  ni  avant  ni  apr-ès,,.  Il  n^a 
Jamais  su  que  j'avais  souhaité  le  théâtre  :  ma  mère  et  moi,  d'un 
tacite  accord,  avions  soigneusement  caché  cela  à  mon  fiancé,..  Et 
la  révélation  que  j* ai  eu,  par  cet  officier  de  passage,  que  j'aurais 
pu  effectivement  entrer  au  théâtre  et  y  réussir,  je  la  lui  ai  cachée 
aussi...  Il  le  fallait  bien, puisque  j'avais  caché  le  reste...  C'est 
vrai  encore  :  je  ne  serai  soulagée  que  quand  j'aurai  tout  raconté, 
mais  comment  oser  dire  P.. .  ]» 

Jdes  sanglots  s'apaisaient,  Antoine  reprit  doucement  : 

—  Minna,  si  je  te  demande  cette  confidence  que  tu  ne  m'as  pan 
faite,  c'est  que  je  suis  d'avance  préparé  à  tout  entendre...  Oui, 
tout,  si  grave  que  ce  puisse  être;  et  cela  doit  être  grave,  puisque 
tu  me  tas  caché...  Je  (aime,  tu  as  été  ma  chère  compagne  pendant 
douze  ans,  tu  fais  partie  de  moi-même.  Je  te.  pardonne  d'avance 
tout  ce  que  tu  me  confesseras.  Et  je  ne  te  le  demande  pas  par  curio^ 
site,  je  t'assure  !  Je  me  passerais  fort  bien  de  le  savoir;  j'aimerais 
mieux  ne  pas  le  savoir...  Mais  toi,  tu  ne  seras  d'aplomb  que 
quand  tu  me  l'auras  dit,  et  je  veux  te  guérir .  Voyons,  du  courage! 

Il  me  tenait  les  deux  mains;  nous  nous  regardions  dans  les  yeux. 
Pour  la  première  fois  depuis  que  mes  misères  m'avaient  rendue 
égoïste,  je  constatais  la  douloureuse  expression  de  ces  beaux  yeux 
noirs,  le  ravage  de  ces  beaux  traits  que  vous  connaissez.  Et  tout 
moi  faisait  un  grand  effort  instinctif  pour  aller  à  lui,  pour  lui 
obéir, pour  sortir  mon  secret,  — un  effort  de  l'être  entier  comparable 
à  celui  qui  tend  tous  les  ressorts  physiques  et  moraux  de  la  femme 
lorsqu'elle  va  être  mère  et  qu'elle  veut  se  délivrer...  Mais  j'étais 
comme  garrottée  par  un  sort...  Je  ne  pouvais  pas,  je  ne  pouvais 
pas! 

Le  visage  d'Antoine  exprima  encore  bien  plus  de  douleur.  Sans 
quitter  mes  mains  : 

—  Allons,  —  dit-il,  —  il  faut  que  je  Caide,  Minna...  J'ai  déjà 
deviné  beaucoup  de  choses,  que  tu  peux  l'épargner  de  m' avouer. 
Cet  officier...  que  nous  avons  eu  ici  pendant  vingt-quatre  heures... 
tu  ne  le  voyais  pas  pour  la  première  fois  ?... 

Je  fis  signe  que  €  non  »;  de  l^i  tête.  Et  je  commençai  à  espérer 
ma  délivrance. 

—  Tu  l'avais  déjà  rencontré?.,. 

—  Oui, 

—  Autrefois,  à  Paris  P. . . 

—  Oui. 

—  Avant  notre  mariage  P 

—  Oui. 

Antoine  médita,  un  instant.  Moi,  j'avais  une  telle  confiance 
dans  son  intelligence,  dans  sa  perspicacité,  que  j^ étais  dès  lors 


7IO  LA     REVUE     DE     PARIS 

com*aincue  quil  avait  miraculeusement^  pénétré  tout  mon  secret 
et  que  je  n  aurais  quà  répondre  jusqu  au  bout  :  «  Oui,.,  oui..,  i^ 
à  ses  questions.  Mais  voilà  quil  s'arrêtait!  On  eut  dit  quil  ne 
savait  plus  lui-même  quelle  question  me  poser. 

' —  Aide-moi  un  peu,  à  ton  tour,  —  fit-il;  —  tu  conçois,  il  y  a  des 
choses  que  je  pressens.. ,  mais  tout  de  même. . .  je  ne  peux  les  savoir 
que  de  toi.  Le  passage  de  cet  officier  est  la  cause  de  ton  désarroi, 
j^en  suis  sur,,. 

Comme  s'il  ne  pouvait  plus  me  regarder,  il  s'approcha  encore 
de  moi,  tont  près,  tout  près,  posa  son  front  sur  V oreiller  où  s'ap- 
puyait ma  tête,  en  sorte  que  les  mots  qu'il  disait  étaient  balbutiés 
à  mon  oreille.  Un  sort  de  silence  pesait  toujours  sur  moi,  liait  ma 
bouche,  mais  je  sentais  poindre  dans  mon  cœur  une  étrange 
espérance  y  une  lueur  au  fond  de  la  nuit,  —  comme  un  mineur 
enseveli  qui  se  dit  :  «  Mais  c'est  le  jour  Ici-bas...  cest  le  jour!.,.  » 

—  Va,  —  continuait  mon  mari,  à  mon  oreille,  ^—j'aimerais  mieux 
ne  jamais  t' entendre  me  dire  ce  que  je  te  demande,  mais  tu  ne 
seras  pas  guérie  si  tu  ne  le  dis  pas...  Minna,  je  sais  la  vérité.,, 
donc,  puisque  je  suis  là,  tout  contre  toi,  c'est  que  je  ne  t'en  veux 
pas...  J'ai  eu  ma  crise  de  souffrance,  moi  aussi...  tu  étais  trop 
misérable,  toi-même,  pour  t' apercevoir ,  mais  j'ai  bien  souffert, 
va!,..  Je  te  répète  que  tu  es  ma  femme  chérie.,.  Depuis  que  tu  es 
ma  femme,  je  suis  sur  de  toi.  Débarrasse-toi  de  ce  mauvais  secret 
d'autrefois  qui  t'empoisonne...  Parle!...  D'avance...  je  te...  je 
te...  pardonne. 

—  Ah!  —  mécriai'je,  —  comprenant  soudain.  Qu'est-ce  que  tu 
crois  donc.^ 

Je  m'étais  dressée  sur  mon  séant,  et  mes  mains,  soudainement 
fortes,  avaient  contraint  Antoine  à  se  relever. 

—  Qu'est-ce  que  tu  crois?,..  Mais  tu  es  fou!  tu  es  fou!,.. 

Je  me  jetai  à  son  cou,  je  l'embrassai  éperdu  ment.  Je  riais  dans 
mes  larmes. 

—  Oh  !  le  fou  !. , .  le  fou  !  —  balbutiai-je.  —  Comment?. .,  tu  as  pu 
penser.'^.,.  Cet  officier...  mais,.,  je...  il  me  connaissait  à  peine... 
je  l'ai  entrevu  une  seule  fois  dans  ma  vie  avant  qu'il  vint  ici, 
entrevu  dix  secondes  à  peine,  sur  un  palier  d'escalier...  Ecoute, 
écoute,  je  vais  tout  te  raconter...  Et  tu  verras  que  ce  n'est  rien, 
rien,  auprès  de  ce  que  tu  avais  imaginé,,. 

Les  mots,  qui  me  fuyaient  tout  à  l'heure,  se  pressaient  main- 
tenant sur  mes  lèvres,  pour  expliquera  Antoine  son  erreur  et  pour 
lui  raconter  ma  véritable  histoire.  Je  la  lui  racontai  d'ailleurs 
aussi  mal  qu'il  est  possible,  par  la  fin,  par  le  milieu,  par  n'im- 
porte où;  mais,  en  quelques  instants,  il  fut  renseigné...  Au  moment 
où  je  m'arrêtais,  à  bout  de  souffle,  car  j'avais  parlé  vite,  vite. 


LA     FAUSSE    BOURGEOISE  7II 

comme  on  court  à  perdre  haleine,  Je  nC aperçus  d'une  chose  que 
mon  égoïsme  de  neurasthénique  n^ avait  même  pas  remarquée  : 

—  Oh!  —  m'écriai-je,  —  tu  as  des  cheveux  gris  ! 

Il  en  avait  très  peu,  —  quelques  ondes  argentées  sur  les 
tempes;  —  mais  c  étaient  les  premiers.  Et  ils  étaient  apparus 
depuis  peu  de  temps. 

—  Oui,  je  crois,  —  fit  Antoine  en  souriant,  —  Je  t^avoue  que 
cela  m^est  égal.  M'aimeras-tu  moins?  Cest  toi  qui  me  les  as 
donnés, 

—  Je  t^ aimerai  comme  jamais  encore  je  ne  t'ai  aimé,  —  lui 
rèpondis^je,  —  Et  pourtant  je  t'aimais  infiniment  et  je  n  ai  jamais 
aimé  que  toi.  Mais,  à  présent,  je  sais  que  je  i* ai  fait  souffrir.  Ah! 
oui,  j'ai  bien  besoin  que  tu  me  pardonnes  ! 

Que  vous  dirai-je  déplus^  monsieur?  Les  médecins,  vous  le  savez, 
s'accordent  aujourd'hui  pour  reconnaître  que  la   neurasthénie 
féminine  a  toujours  une  raison  de  cœur,   (Tétait  bien  mon  cas, 
mais  je  ne  m'en  étais  pas  doutée.  Je  me  disais  :  c  J'aime  mon 
mari  et  il  m'aime.  »  Oui.,,  mais  à  ce  mari  aimé,  et  qui  m'aimait, 
je  cachais  une  partie  de  mon  âme;  je  jouais  pour  lui  et  pour 
moi  un  faux  personnage,  et  cela  depuis  le  premier  jour  de  notre 
union.  Si  le  hasard  des  manœuvres  ne  vous  avait  pas  envoyé 
chez  moi  et  si  vous  ne  mouviez  pas  révélé  la  vraie  pensée  de  Dumas 
sur  moi,  j'aurais  sans  doute  gardé  toute  ma  vie  mon  secret. 
Consciente  ou  non  de  cette  petite  trahison  conjugale^  je  n'aurais 
jamais  été  parfaitement  heureuse  :  à  mesure  que  V excès  de  force 
de  la  première  jeunesse  m'était  ravi  par  les  années,  je  me  sentais 
devenir    inquiète,    nerveuse...    Des    migraines    me    terrassaient 
durant  vingt^quatre  heures  de  suite,  sans  cause  apparente.  Un 
léger  ressort,  faussé  en  moi,  se  faussait  de  plus  en  plus,  voilà  tout,.. 
Maintenant  j'ai  le  corps  et  le  cœur  en  paix.  Je  me  porte  à  inei^ 
veille,  et,  je  vous  V assure  j  j'aime  ma  vie  de  bourgeoise  pour  elle^ 
même,  et  non  pas,  comme  avant,  par  une  tension  inconsciente  de 
mon  orgueil. 

Vous  voyez  donc,  monsieur,  que  votre  passage  et  la  révélation 
un  peu  hasardeuse  que  vous  avez  laissé  échapper,  après  avoir 
bouleversé  un  moment  notre  calme,  nous  ont  finalement  apporté  de 
la  sérénité  y  du  bonheur.  Aussi,  loin  de  vous  garder  rancune  comme 
naguère,  je  vous  suis  obligée;  et  mon  mari  pense  comme  moi. 
Si  donc  le  hasard  des  manœuvres  ou  vos  occupations  civiles, 
ou  tout  simplement  vos  loisirs  vous  ramenaient  un  jour  en 
Flandre,  nous  serions  tous  deux  charmés  de  vous  revoir.  J'espère 
que  ce  jour  ne  sera  pas  trop  éloigné.  Pardonnerez-vous  à  une 
femme  qui  n  est  pas  encore  tout  à  fait  une  vieille  femme  d^ ajouter 
que  vous  constateriez,  à  première  vue,  le  bien  que  vous  lui  avez 


712  LA     REVUE     DE     PARIS 

fait?,,.  J'ai  beaucoup  changé  depuis  septemb/^ey  heure asement 
changé.  D^abord,  j'ai  minci;  puis  mon  teint  est  dcf^enu  clair, 
comme  il  était  autrefois. 

Certes,  cous  ne  retrouveriez  pas  celle  que  Dumas  appelait 
€  çotF^e  Ophélie  9  ;  aucun  automne  ne  vaut  le  printemps.  Mais 
peut-être  auriez  vous  de  la  peine  à  reconnaître  la  «  dame  de 
province  b  à  qiti  fut  remis  naguère  votre  billet  de  logement, 

HERMINE  VOUJLLEMANS, 


Cette  lettre  m'intéressa  et,  naturellement,  me  fit  plaisir. 
Elle  m'ôta  un  remords  que  je  portais  d'un  cœur  léger,  mais 
qui  dormait  tout  de  même  au  fond  de  mon  cœur. 

Pourtant  je  ne  céderai  pas  à  Tinvitation  de  madame  Vouil- 
lemans  :  je  n'irai  pas  exprès  en  Flandre,  et  si  le  hasard  d'un 
aulre^  billet  ]de  logem^it  m'envoyait  chez  elle,  je  préférerais  à 
sa  confortable  demeure  le  moindre  gîte  d'hôtel.  D*abord  il  est 
pénible  de  revoir  des  gens  ayec  qui  Ton  a  agi  sans  adresse.  Et 
puis...  comment  dire?...  La  lettre  de  madame  Vouillemans  né 
m'a  pas  absolument  persuadé  qu'elle  soit  guérie  pour  la  vie, 
gagnée  définitivement  à  l'ordre,  à  la  province,  au  terre  à  terre 
bourgeois.  On  ne  change  pas  tant  que  cela,  même  après  de 
rudes  crises.  J'aurais  peur  de  réveiller  de  dangereux  échos. 

Madame  Vouillemans,  comme  tant  d'autres  dames  de  pro- 
vince, est  une  fausse  bourgeoise...  Il  en  est  qui  se  croient 
sincèrement  bourgeoises,  et  cela  peut  encore  leur  faire  du 
bonheur.  Il  en  est  qui  se  croient  bourgeoises  par  intermit- 
tences, lien  est  qui  ne  parviennent  jamais  à  se  convaincre... 
Chaque  âme  de  femme  est  un  monde. 

MARCEL    PRÉVOST 


COMMENT   L'ART 


DU   MOYEN   AGE   A  FINI 


Jamais  Tart  du  moyen  âge  ne  parut  plus  vivant,  plus  fécond 
que  dans  les  premières  années  du  xvi*"  siècle.  L'art  français 
du  temps  de  Louis  XII  est  exquis.  On  ne  trouve  plus,  il  est 
vrai,  les  grands  ensembles  du  xiii*^  siècle,  mais  une  foule  de 
statues  charmantes,  parfois  admirables,  sont  éparses  dans  cent 
églises.  Les  beaux  vitraux  abondent.  L'ordonnance  de  ces 
œuvres  est  soumise  aux  lois  d'une  iconographie  savante,  qui 
n'est  plus  celle  du  xiii^  siècle,  mais  qui  est  presque  aussi  sévè- 
rement réglée.  La  composition  des  grandes  scènes  religieuses, 
le  groupement  des  personnages,  leur  costume  même  sont 
imposés  à  l'artiste  par  la  tradition.  Presque  jusqu'à  la  fin  du 
règne  de  François  P%  cette  iconographie  séculaire  parait  iné- 
branlable. Gomment  donc  se  fait-il  qu'en  peu  d'années,  elle 
se  dissolve  et  bientôt  disparaisse  sans  laisser  de  traces?  Quand 
l'art  du  moyen  âge  a-t-il  fini  et  pourquoi  a-t-il  fini? 

La  première  idée  qui  se  présente  à  l'esprit  c'est  que  la  tradi- 
tion du  moyen  âge  a  été  tuée  chez  nous  par  l'art  de  la  Renais- 
sance italienne.  U  faut  reconnaître,  en  effet,  que  le  principe  de 
l'art  du  moyen  âge  était  en  complète  opposition  avec  le  prin- 
cipe de  l'art  de  la  Renaissance.  Le  moyen  âge  finissant  avait 
exprimé  tous  les  côtés  humbles  de  l'âme  :  souffrance,  tristesse, 
résignation,  acceptation  de  la  volonté  divine.  Les   saints,  la 


7l4  LA     REVUE     DE. PARIS 

Vierge,  le  Christ  lui-même,  souvent  chétifs,  apparentés  au 
pauvre  peuple  du  xv®  siècle,  n'ont  pas*  d'autre  rayonnement 
que  celui  qui  vient  de  l'âme.  Cet  art  est  d'une  humilité  pro- 
fonde. Le  véritable  esprit  du  christianisme  est  en  lui. 

Tout  différent  est  l'art  de  la  Renaissance.  Son  principe  caché 
est  Torgueil.  L'homme  désormais  se  suffit  à  lui-même  et  aspire 
à  être  un  Dieu.  La  plus  haute  expression  de  l'art,  c'est  le  corps 
humain  sans  voile.  L'idée  d'une  chute,  d'une  déchéance  de 
l'être  humain,  qui  détourna  si  longtemps  les  artistes  du  nu,  ne 
se  présente  même  plus  à  leur  esprit.  Faire  de  l'homme  un  héros 
rayonnant  de  force  et  de  beauté,  échappant  aux  fatalités  delà 
race  pour  s'élever  jusqu'au  type,  ignorant  la  douleur,  la  com- 
passion, la  résignation,  tous  les  sentiments  qui  diminuent,  — 
voilà  bien,  avec  toutes  sortes  de  nuances,  l'idéal  de  l'Italie  du 
xvi'  siècle.  Cet  art,  introduit  chez  nous  au  temps  de  Fran- 
çois I*',  commença  à  porter  le  trouble  dans  notre  art  religieux. 
Les  saints,  le  Christ  lui-même  se  mirent  à  ressembler  à  des 
héros  antiques,  à  des  empereurs  divinisés  qui  planent  au- 
dessus  de  la  nature  humaine.  Mais  cette  conception  nouvelle 
de  l'art  ne  modifia  en  rien  les  vieilles  dispositions  iconogra- 
phiques. Si  l'esprit  en  est  différent,  la  forme  reste  identique. 

Voici  un  charmant  vitrail  de  La  Couture  de  Bernay.  Il  repré- 
sente la  Nativité  avec  toutes  les  grâces  de  la  Renaissance  du 
temps  de  François  I'".  On  aperçoit  dans  le  fond  les  arcs  de 
triomphe  de  Rome  et  les  candélabres  antiques  de  la  Chartreuse 
de  Pavie.  Les  personnages  se  répondent  avec  une  élégante 
symétrie.  Les  bergers  qui  viennent  adorer  leur  Dieu  sont  cou- 
ronnés de  feuillage  comme  des  bergers  de  Virgile.  La  Vierge 
et  saint  Joseph  ont  le  beau  profil,  la  ligne  noble  des  héros  de 
Raphaël.  Tout  semble  nouveau  et,  au  fond,  tout  est  conforme 
à  la  tradition.  La  Vierge  est  à  genoux  devant  l'enfant  couché 
tout  nu  sur  la  terre;  les  anges  entourent  le  nouveau-né  et 
saint  Joseph  abrite  de  la  main  sa  chandelle  contre  le  vent.  Un 
artiste  du  xv*'  siècle  n'eût  pas  été  plus  scrupuleux. 

Veut-on  un  autre  exemple  .►^  Qu'on  étudie  le  vitrail  de  Pont- 
Audemer  qui  représente  la  mort  de  la  Vierge.  Il  est  à  peu  près 
du  même  temps  que  celui  de  La  Couture.  Tout  y  est  ordonné 
suivant  les  lois  de  l'esthétique  italienne,  groupes  symétriques, 
équilibre  savant,  noble  cadre  d'architecture.  11  semble  qu'une 


COMMENT    L*ART    DU    MOYEN    AGE    A     FINI  716 

pareille  œuvre  ne  puisse  rien  avoir  de  commun  avec  le  passé. 
Mais  il  suffit  de  regarder  avec  plus  d'attention  pour  recon- 
naître qu'il  ne  manque  aucun  des  naïfs  détails  imaginés  par  le 
moyen  âge  :  saint  Jean  met  un  cierge  dans  la  main  de  la 
Vierge,  un  apôtre  lit  dans  son  missel  les  prières  des  morts,  et 
un  autre  souffle  sur  la  braise  de  l'encensoir. 

Le  vitrail  de  La  Couture  et  celui  de  Pont-Audemer  ne  sont 
pas  des  exceptions.  Toutes  nos  œuvres  du  xvi*  siècle  ont  été 
conçues  dans  cet  esprit.  Ainsi  l'art  de  la  Renaissance  italienne, 
en  entrant  chez  nous,  n'a  nullement  détruit  la  vieille  icono- 
graphie française.  Il  s'y  est  accommodé.  Si  la  tradition  du 
moyen  âge  est  morte,  ce  n'est  pas  la  Renaissance  qui  l'a  tuée, 
c'est  la  Réforme.  C'est  la  Réforme  qui,  en  obligeant  l'Église 
catholique  à  surveiller  tous  les  aspects  de  sa  pensée  et  à  se 
ramasser  fortement  sur  elle-même,  a  mis  fin  à  cette  longue 
tradition  de  légendes,  de  poésie  et  de  rêves. 

Une  des  premières  conséquences  de  la  Réforme  fut  de  rendre 
suspect  aux  catholiques  leur  vieux  théâtre  religieux.  Ils  s'aper- 
çurent pour  la  première  fois  qu'au  texte  de  l'Evangile  les 
auteurs  de  Mystères  avaient  mêlé  mille  contes,  mille  plati- 
tudes, mille  grossièretés.  Il  fallut  reconnaître  que  les  protes- 
tants n'avaient  pas  tout  à  fait  tort  quand  ils  disaient  que  ces 
détestables  poètes  «  convertissaient  en  vrayes  farces  les  sacrées 
paroles  de  la  Bible*  ».  L'heureux  âge  de  l'innocence,  où  tout 
est  grâce,  était  maintenant  passé. 

Dès  i54i,  l'échevinage  d'Amiens  faisait  difficulté  ((  à  laisser 
jouer  publiquement  la  pai*ole  de  Dieu  ».  Sept  ans  après,  le 
1 7  novembre  i548,  le  Parlement  de  Paris,  par  un  arrêt  célèbre, 
défendit  expressément  aux  confrères  de  représenter  «  le  mys- 
tère de  la  Passion  de  Notre  Sauveur,  ne  autres  mystères  sacrés  ». 
L'arrêt  du  Parlement  ne  s'appliquait  qu'à  Paris.  L'acte  de  i548 
ne  marque  donc  pas,  comme  on  Ta  si  souvent  répété,  la  fin  du 
théâtre  religieux  du  moyen  âge^.  Les  confrères,  qui  n'avaient 
plus  le  droit  de  représenter  leurs  mystères  à  Paris,  allaient  de 

I.  Heori  Esliennc,  Apologie  pour  Hérodote,  chap.  xxi. 

a.  C'est  ce  qu'a  très  bien  montré  M.  Lanson  dans  la  Revue  d'histoire 
littéraire  de  la  France,  1908,  pp.  177  et  suir. 


7l6  LA     REVUE     DE     PARIS 

temps  en  temps  les  jouer  à  Rouen.  La  célèbre  confrérie  d'Ar- 
gentan continuait,  comme  par  le  passé,  à  représenter  la  Passion. 

Il  est  visible,  pourtant,  que  notre  vieux  théâtre  chrétien  est 
condamné.  En  i556,  une  représentation  de  la  Passion,  qui  fut 
donnée  dans  le  cimetière  de  Thôtel  Dieu,  à  Auxerre,  amena  de 
graves  désordres.  Cette  année  i556  marque,  dans  Thistoire  des 
Mystères,  une  date  plus  décisive  encore  que  Tannée  i548. 
A  Rouen,  le  Parlement  interdit  la  représentation  du  Mystère  de 
Job  et  à  Bordeaux  il  fut  défendu  aux  confrères  de  jouer  des 
pièces  «  concernant  la  foi  chrétienne,  la  vénération  des  saints, 
et  les  saintes  institutions  de  TÉglise  ». 

La  vie  se  retire  décidément  de  notre  théâtre  religieux.  Après 
1571,  l'antique  confrérie  d'Argentan,  qui  avait  édifié  tant  de 
générations,  devient  muette.  Ce  n'est  plus  que  dans  quelques 
provinces  reculées  que  l'on  s'obstine  encore  à  jouer  les  Mys- 
tères :  à  la  fin  du  xvi*  siècle,  on  représentait  encore  la  Passion 
dans  les  Alpes,  à  Lanslevillard,  à  Modane,  à  Saint-Jean-de- 
Maurienne. 

La  disparition  des  Mystères  eut  pour  l'art  chrétien  de 
graves  conséquences.  Les  Mystères  avaient  créé  en  grande 
partie  l'iconographie  de  la  fin  du  moyen  âge.  C'est  par  les 
Mystères  que  la  tradition  se  maintenait.  Si,  jusque  vers  1670, 
les  peintres  représentent  au  Jardin  des  Oliviers  Jésus  avec  une 
tunique  violette.  Judas  avec  une  bourse  et  Malchus  avec  une 
lanterne  (pour  prendre  un  exemple  entre  cent),  c'est  que  telle 
était,  depuis  deux  cents  ans,  la  mise  en  scène  invariable  du 
théâtre.  Quand  le  théâtre  religieux  disparut,  il  n'y  eut  plus 
d'autres  traditions  que  celles  qui  se  perpétuèrent,  quelque  temps 
encore,  dans  les  ateliers.  Les  vieux  artistes  restèrent  fidèles  à 
ce  qu'ils  avaient  vu  au  temps  de  leur  jeunesse  :  presque  jus- 
qu'à la  fin  du  XVI*  siècle,  on  retrouve  encore  dans  quelques 
vitraux  l'iconogrs^hie  traditionnelle.  Mais  avec  ces  vieux 
maîtres,  disparurent  les  antiques  formules.  Ces  pratiques,  que 
le  théâtre  ne  consacrait  plus,  n'avaient  plus  de  sens  pour  les 
nouvelles  générations. 

C'est  ainsi  qu'à  la  fin  du  xvi^  siècle  nos  artistes  se  trouvèrent 
tout  à  coup,  sans  traditions,  en  face  des  sujets  chrétiens. 
Leur  orgueil,  sans  doute,  en  fut  flatté,  car  l'Italie  leur  avait 
appris  qu'un  grand  artiste  ne  doit  rien  qu'à  lui-même.  Mais 


COMMENT     L   ART     DU    MOYEN     AGE    A    FINI  717 

Fart  chrétien  n'y  gagna  pas.  Il  y  avait  dans  la  tradition  qui 
mourait  ainsi  plus  de  poésie,  de  tendresse  et  de  pathétique  qu'un 
homme,  eût-il  du  génie,  n'en  pouvait  mettre  dans  son  œuvre. 
Voilà  comment  la  Réforme,  en  tuant  le  théâtre  du  moyen 
âge,  atteignit  indirectement  l'iconographie. 

Au  moment  même  où  disparaissait  le  théâtre  chrétien, 
l'Église  annonçait  l'intention  d'exercer  sur  les  œuvres  d'art  une 
exacte  surveillance.  En  i563,  le  concile  de  Trente,  dans  sa 
vingt-cinquième  session,  qui  fut  la  dernière,  parle  en  ces 
termes  des  statues  et  des  tableaux  qui  doivent  désormais 
décorer  les  églises  : 

Le  saint  concile  défend  que  Ton  place  dans  une  église  aucune 
image  qui  rappelle  un  dogme  erroné  et  qui  puisse  égarer  les  simples. 
Il  veut  qu*on  évile  toute  impureté,  qu'on  ne  donne  pas  aux  images 
des  attraits  provoquants.  Pour  assurer  le  respect  de  ces  décisions,  le 
saint  concile  défend  de  placer  ou  faire  placer  en  aucun  lieu,  et  même 
dans  les  églises  qui  ne  sont  point  assujetties  à  la  visite  de  Tordinaire, 
aucune  image  insolite,  à  moins  que  Téveque  rie  Tait  approuvée. 

C'était  là  une  conséquence  nouvelle  de  la  Réforme.  Les 
protestants  avaient  déclaré  la  guerre  aux  images.  Il  ne  fallait 
pas  qu'ils  eussent  de  motifs  légitimes  de  railler  la  crédulité  ou 
le  peu  de  délicatesse  morale  des  catholiques. 

La  décision  du  concile  de  Trente  pourrait  faire  croire  que 
depuis  longtemps  le  clergé  n'exerçait  plus  aucune  surveillance 
sur  les  œuvres  d'art.  Une  pareille  déduction  serait  tout  à  fait 
erronée.  L'étude  attentive  des  documents  prouve,  au  contraire, 
que  jamais  les  hommes  d'Eglise  ne  renoncèrent  à  proposer  aux 
artistes  leurs  programmes.  Lorsque,  en  iSog,  les  chanoines  de 
Rouen  décidèrent  de  faire  décorer  de  statues  le  grand  portail 
de  la  cathédrale,  ils  n*aban donnèrent  pas  le  choix  des  sujets  à  la 
fantaisie  des  artistes.  Ils  demandèrent  à  trois  membres  de  leur 
chapitre,  au  chantre  Jean  Le  Tourneur,  à  Etienne  Haro  et  à 
Arthur  Fillon,  le  futur  évêque  de  Senlis,  de  vouloir  bien 
examiner  ensemble  quelles  figures  il  convenait  de  faire 
sculpter.  Ce  sont  eux  qui  décidèrent  que  le  tympan  du  grand 
portail  serait  décoré  d'un  arbre  de  Jessé  et  les  voussures,  de 
statuettes  d'anges,  de  prophètes  et  de  sibylles.  L'année  sui- 
vante, un  autre  membre  du  chapitre,  le  chanoine  Mesengc,  est 


7l8  LA     REVUE     DE     PARIS 

chargé  de  surveiller rexécution  des  ce  histoires  ».  II  lui  semble 
que  le  moyen  le  plus  efficace  est  de  demander  aux  sculpteurs 
un  dessin  de  ces  images  et  il  propose  de  faire  faire  ce  dessin  à 
ses  frais*. 

On  est  étonné,  quand  on  étudie  de  près  Fart  de  la  fin  du 
moyen  âge,  d*être  obligé  de  reconnaître  que  certaines  œuvres, 
qu'on  pouvait  croire  sorties  de  l'imagination  d'un  peintre,  ont 
été  arrêtées  dans  tous  leurs  détails  par  un  clerc.  Le  couronne- 
ment de  la  Vierge  de  Villeneuve-lès-Avignon,  ce  riche  tableau 
où  l'on  voit  la  Trinité,  les  saints,  le  paradis,  l'enfer,  la  messe 
de  saint  Grégoire,  Rome  et  Jérusalem,  semblait  témoigner  en 
faveur  de  la  science  iconographique  de  l'artiste.  Un  contrat 
passé  par-devant  notaire  a  établi  que  le  peintre  Enguerrand 
Charonton  n'avait  rien  eu  à  imaginer.  C'est  un  prêtre,  Jean  de 
Montagnac,  qui  a  tout  réglé.  L'artiste  n'a  même  pas  eu  la 
liberté  de  choisir  la  couleur  du  vêtement  de  Notre  Dame  «  qui 
doit  être  de  damas  blanc*  ». 

Beaucoup  d'œuvres  ont  dû  naître  ainsi  de  la  collaboration 
d'un  artiste  et  d'un  clerc  ^  Les  laïques  qui  commandaient  un 
tableau  à  un  peintre  ne  se  fiaient  pas  toujours  à  sa  science  des 
choses  saintes.  Parfois  ils  exigeaient  qu'il  consultât  un  prêtre 
ou  quelque  savant  moine.  Lorsque  les  marchands  de  laine  de 
Marseille  demandèrent  au  peintre  Pierre  Villate,  en  1471 ,  l'his- 
toire de  sainte  Catherine  de  Sienne,  leur  patronne,  ils  insérèrent 
dans  le  contrat  cette  condition  expresse  qu'il  prendrait  les  con- 
seils d'Antoine  Leydet,  prieur  du  couvent  des  Dominicains*. 

11  semble  donc  que  le  clergé  n'ait  jamais  renoncé  à  servir  de 
guide  aux  artistes.  Mais,  ce  qui  est  évident,  c'est  que  ce  clergé 
n'avait  aucun  des  scrupules  que  la  Réforme  éveilla  dans  les 
âmes.  Il  n'y  eut  jamais  de  censeurs  moins  sévères  que  ces 
chanoines  et  ces  évêques  de  la  fin  du  moyen  âge.  Ils  firent 
preuve  d'une   tolérance   et  d'une   largeur  d'esprit   que   nous 

I.  Documents  publiés  par  Ch.  de  Beaurepaire  dans  ses  Mélanges  histo- 
rifjues  et  archéologiques^  ^^97i  PP-  2o3-a'i4. 

•1.  L'abbé  Requin  a  publié  ce  contrat  dans  une  brochure  intitulée  :  Un 
tableau  du  roi  René  au  musée  de  Villeneuve-lès-Avignon,  1890,  in-8. 

3.  Voir  un  autre  exemple  dans  le  Bulletin  archéologique  du  Comité  des 
travaux  historiques,  i885,  p.  38 1. 

4.  Bulletin  archéologique  du  Comité  des  travaux  hist(riques,  i885, 
pp.  378-379. 


COMMENT     L   ART     DU    MOYEN    AGE    A     FINI  71g 

bénissons  aujourd'hui.  Aucune  des  gracieuses  légendes,  aucun 
des  jolis  contes  de  fées  qui  charmaient  le  peuple  ne  les  choqua. 
Ils  ne  virent  point  d'inconvénient  à  ce  qu'on  représentât 
dans  un  vitrail  Jésus-Christ  en  maréchal-f errant  travaillant 
dans  l'atelier  de  saint  Eloi.  Ils  ne  se  scandalisèrent  pas  davan- 
tage de  voir  dans  leurs  églises  l'image  des  héros  antiques.  Le 
beau  jubé  que  Jean  de  Langeac,  évêque  de  Limoges,  fit  élever 
dans  sa  cathédrale,  en  i534>  était  décoré,  dans  le  haut,  de 
l'image  des  Vertus  et  des  Pères  de  l'Eglise  et,  dans  le  bas,  de 
six  bas-reUefs  représentant  les  travaux  d'Hercule*.  Le  prélat 
avait  pour  devise  Marcescit  in  otio  virtus,  et  il  pensait  sans 
doute  que  la  légende  d'Hercule  était  le  parfait  symbole  des 
luttes  qu'une  grande  âme  aime  à  engager  avec  la  destinée.  Les 
images  des  dieux  du  paganisme,  sculptés  à  la  façade  d'une 
église  ou  dans  l'église  elle-même,  ne  choquaient  personne. 
L'évêque  qui  visitait  son  diocèse  pouvait  voir  Mars  et  Vénus  au 
portail  de  Pont-Sainte-Marie,  près  de  Troyes.  Il  pouvait  voir,  à 
la  voûte  de  l'église  de  Beaumont-le-Roger,  dans  des  cartouches, 
les  douze  grands  dieux  de  l'Olympe.  S'il  avait  la  curiosité  de 
feuilleter  les  livres  d'Heures  où  les  fidèles  lisaient  l'office  de  la 
Vierge,  il  apercevait  dans  les  marges  Cérès,  couronnée  d'épis, 
Bacchus,  Plu  ton,  le  dieu  Sylvain  aux  pieds  de  chèvre  et 
l'histoire  des  amours  de  Pyrame  et  de  Thisbé*.  L'évêque 
pensait  que  ces  dieux  inoifensifs  n'étaient  plus  que  des  formes 
charmantes,  de  belles  arabesques  qui  pouvaient  bien  embellir 
la  maison  de  Dieu.  Car  tout  ce  qui  est  beau  mérite  d'être 
accueilli  avec  reconnaissance.  La  beauté  vient  du  ciel.  Toute 
belle  œuvre,  qu'elle  soit  païenne  ou  chrétienne,  est  un  message 
de  Dieu.  Le  pape  n'avait-il  pas  ouvert  son  Vatican  à  toutes  les 
merveilles  du  monde  antique  ? 

L'esprit  de  la  partie  la  plus  cultivée  du  clergé,  en  France, 
vers  i53o,  c'était  l'esprit  des  grands  papes  de  la  Renaissance. 

Hospitalier  à  la  beauté  antique,  le  clergé  ne  le  fut  pas  moins 
aux  caprices  de  l'imagination  populaire,  aux  saillies  de  la 
gaieté  gauloise.  La  bonhomie  des  chanoines,  plus  encore  que 

1.  Ce  jabé  a  été  placé  à  l'entrée  de  l'église.  Les  statues  ont  été  mutilées, 
mais  on  voit  encore  les  bas-reliefs  qui  représentent  les  travaux  d'Hercule. 

2.  Officium  beatae  Marias  Virginis,  imprimé  par  Germain  Hardouyn  en 
i5i4. 


yaO  LA     REVUE     DE     PARIS 

celle  des  artistes,  éclate  dans  les  stalles  qu'on  sculptait  pour 
eux  et  qu'ils  approuvaient. 

Rien  ne  témoigne  mieux  en  faveur  de  leur  tolérance  que  ces 
stalles  du  xv**  et  du  xvi'  siècle.  Il  n'y  a  là  aucune  place  pour 
les  choses  du  ciel.  C'est  la  vie  de  tous  les  jours.  Voici  le  porteur 
d'eau  qui  va  à  la  fontaine,  et  le  fabricant  de  chandelles  dans  sa 
boutique.  Voici  le  fermier  qui  revient  de  la  foire  un  agneau 
sur  ses  épaules,  le  faucheur  qui  aiguise  sa  faux,  l'archer  qui 
s'exerce  pour  le  concours  de  la  Sain  {^Sébastien,  le  paysan  qui 
dort  sur  le  foin.  Vmci  les  contes  de  la  veillée  qui  font  peur  aux 
enfants,  l'homme  qui  parle  dans  la  forêt  à  la  femme-oiseau,  le 
moine  qui  rencontre  un  monstre,  le  crapaud  sorcier  qui  remue 
avec  une  cuiller  un  étrange  breuvage.  Plus  loin,  voici  d'antres 
contes,  les  inépuisables  récits  dont  la  femme  est  l'héroïne  et 
où  le  pauvre  homme^  se  console.  Dame  Anieuse  dispute  à  son 
mari  la  culotte  ;  un  sculpteur  travaille  à  modeler  la  statue  d'une 
femme  et  Satan  l'aide,  car  pour  faire  une  femme  l'homme  ne 
suffit  pas,  il  faut  encore  le  diable.  Et  le  diable  lui-même,  si 
puissant  qu'il  soit,  est  encore  moins  fort  que  la  femme.  Deux 
femmes  coupent  le  diable  en  deux  avec  une  scie.  Une  faible 
femme  a  passé  la  corde  au  cou  du  diable  et  le  mène  en  laisse 
comme  un  petit  chien. 

Ainsi  s'égaie  la  bonhomie  de  l'artiste.  Ces  stalles  ressemblent 
à  la  conversation  des  vieilles  gens  d'autrefois.  Elles  sont  émail- 
lées  de  proverbes,  de  dictons.  Une  paysanne  offre  une  cor- 
beille de  marguerites  à  un  porc  (margaritas  ante  porcos).  Le 
diable  s'agite  dans  un  bénitier.  Un  renard  à  moitié  écorché 
sort  de  la  bouche  d'un  ivrogne  :  écorcher  le  renard,  c'était, 
dans  la  vieille  langue,  subir  les  conséquences  de  son  intem- 
pérance. On  voit  la  truie  qui  file  et  le  canard  qui  joue  de  la 
clarinette.  Et,  pour  que  rien  ne  manque,  il  y  a  aussi  quelques 
gauloiseries  et  même  quelques-unes  de  ces  grossièretés  inno- 
centes'qui  faisaient  rire  nos  aïeux. 

Toutes  ces  images  n'étaient  assurément  ni  dangereuses,  ni 
corruptrices  :  tout  au  plus  risquaient-elles  de  retenir  l'âme  dans 
des  régions  un  peu  basses.  Le  clergé  pourtant  s'en  accommo- 
dait. Après  tout,  c'était  là  la  nature.  L'homme  était  ainsi  fait  : 
d'autant  plus  brillaient,  dans  les  parties  hautes  du  chœur,  dans 
les  vitraux,  les  magnifiques  images  des  saints  qui  avaient  vaincu 


/ 

COMMENT    l'art    DU    MOYEN    AGE     A    FINI  7211 

cette  nature  ennemie.  Ainsi  les  clercs  accueillaient,  comme 
jadis,  toute  Thumanité,  persuadés  que  dans  tous  les  aspects 
de  la  vie  il  est  possible  de  trouver  un  enseignement. 

Il  ne  faut  pas  croire  que  ces  figures  triviales  se  soient  intro- 
duites dans  Téglise  à  la  faveur  de  l'indifférence  des  clercs.  Ils 
savaient  parfaitement  ce  que  les  artistes  leur  préparaient. 
En  i/i58,  les  chanoines  de  Rouen  se  rendirent  dans  l'atelier 
du  huchier  Philippot  Viart  qui  venait  de  commencer  les  stalles 
de  la  cathédrale.  Ils  purent  voir  comment  le  maître  entendait 
décorer  les  miséricordes.  On  leur  montra  quelques-uns  de  ces 
petits  bas-reliefs  qui  nous  amusent  encore  aujourd'hui  :  joueurs 
de  tambourins,  monstres,  mari  qui  bat  sa  femme,  rustres  qui 
échangent  des  horions.  Ils  se  retirèrent  fort  satisfaits. 


^ 
«  « 


Au  concile  de  Trente,  l'Église  se  demanda  si  elle  avait  tou- 
jours rempli  en  conscience  tous  ses  devoirs  ;  et  elle  se  promit 
d'être  à  l'avenir  plus  sévère  pour  elle-même.  Le  protestantisme 
iconoclaste  avait  condamné  l'art;  l'Eglise  le  sauva,  mais  elle  le 
voulut  sans  reproche.  Il  parut,  dans  la  seconde  partie  du 
xvi"  siècle,  plusieurs  ouvrages  où  étaient  déduites  toutes  les 
conséquences  des  principes  posés  par  le  concile. 

L'Italie  produisit  alors  un  livre  qui  s'annonçait  comme  une 
œuvre  capitale,  mais  que  son  auteur  ne  put  malheureuse- 
ment pas  terminer  :  le  Discorso  intorno  aile  imagini  sacre  e 
profane  du  cardinal  Paleotti^  Dans  plus  d'une  page  de  ce 
livre,  Paleotti  nous  apparaît  comme  un  grand  esprit.  Il  établit 
contre  les  protestants  la  légitimité  de  l'art  par  les  plus  nobles 
arguments.  Il  laisse  bien  loin  derrière  lui  nos  honnêtes  théolo- 
giens français,  un  René  Benoist,  par  exemple,  qui  cependant 
avait  écrit  sur  le  même  sujet  des  pages  pleines  de  bon  sens^. 
Paleotti  a  cette  fine  élégance  italienne  qui  fait  penser  au  beau 
rythme  de  Palladio.  C'est  un  platonicien  de  la  Renaissance,  de 

1.  Le  livre  fut  publié  à  Bologne  en  t58a.  11  en  parut  à  Ingolstadt,  en  1094, 
une  traduction  latine  sous  le  titre  de  De  imaginibus  sacris.  Deux  livres  seu- 
lement sur  cinq  Curent  écrits. 

2.  René  Benoist,  Traité  catholique  des  images,  i5G4. 

i5  Juin  1908.  4 


722  LA     REVUE     DE     PARIS 

la  lignée  de  Marsile  Ficin.  On  sent  qu'il  adore  la  beauté.  Suivant 
lui,  la  peinture  nous  introduit  successivement  dans  trois  mondes. 
Elle  nous  ouvre  d'abord  le  monde  des  sens»  qui  est  celui  de  la 
pure  volupté  :  une  ligne,  luie  couleur  suffisent  à  nous 
enchanter.  Elle  nous  découvre  ensuite  le  monde  de  l'intelli- 
gence: au  delà  des  formes,  elle  nous  montre  la  pensée  qui  les 
engendre.  Elle  nous  élève  enfin  jusqu'au  monde  de  l'amour  : 
ici,  l'àme,  ravie  des  belles  vérités  qu'elle  a  découvertes,  ne  se 
contente  plus  de  les  contempler,  elle  les  aime.  Contempler 
l'Annonciation  peinte  par  un  grand  artiste,  ce  n'est  pas  seule-  ' 
ment  goûter  les  voluptés  que  donnent  les  lignes  et  les  couleurs, 
c'est  comprendre  et  puis  aimer  la  bonté  de  Dieu. 

Cette  haute  philosophie  de  l'art  annonçait  un  beau  livre  sur 
l'iconographie  chrétienne,  qui  ne  fut  pas  écrit  :  on  ne  retrouva 
dans  les  papiers  de  Paleotti  que  les  titres  des  chapitres.  On 
voit  clairement  qu'il  se  proposait  de  passer  en  revue  tous  les 
sujets  traités  par  les  peintres  de  son  temps,  en  leur  signalant 
leurs  erreurs. 

Ce  que  l'Italie  ne  put  faire,  la  Flandre  le  fit.  L'œuvre  sortit 
de  cette  fameuse  université  de  Louvain  qui  fut,  au  xvi"*  siècle, 
le  boulevard  du  catholicisme  dans  les  pays  du  iNord.  Dès  i568, 
cinq  ans  après  le  concile,  Jean  Molanus  fit  à  Louvain  une  lec- 
ture sur  l'utilité  des  images.  Il  s'appliquait,  lui  aussi,  à  réfuter 
les  doctrines  iconoclastes  et  à  produire  les  titres  de  l'art  chré- 
tien*. L'œuvre  est  savante,  mais  on  n'y  sent  pas  cet  amour 
de  la  beauté,  qui  anime  le  livre  de  Paleotti.  Molanus  n'est  qu'un 
érudit.  Après  avoir  établi  que  l'art  chrétien  n'était  pas  une  forme 
de  l'idolâtrie,  Molanus  se  demanda  ce  que  devait  être  désormais 
cet  art.  Tel  est  le  véritable  sujet  de  son  livre.  C'est  une  sorte 
de  traité  d'iconographie,  où  les  scènes  traditionnelles,  les  types 
consacrés  sont  soumis  à  l'examen.  Molanus  exerce  avec  sévé- 
rité cette  haute  magistrature  que  le  concile  de  Trente  avait  délé- 
guée à  l'évêque. 

Rien  n'est  plus  intéressant  pour  nous  que  ce  long  réquisi- 
toire contre  l'art  du  moyen  âge.  Le  symbolisme  qui  avait  été 
l'âme  même  de  l'art  du  xiii*^  siècle,  cette  belle  idée  que  la  réa- 
Kté  n'est  qu'une  apparence,  que  le  rythme,  le  nombre  et  la 

I.  Ce  discours  est  devenu  le  premier  livre  du  De  historia  sanct.  imagi^     i 
num  et  picturarum. 


COMMENT    l'art    DU    MOYEN     AGE    A    FINI  728 

hiérarchie  sont  le&  grandes  lois  de  TuniTers  ;  toul  ce  monde  de 
pensées  t  où  vivaient  les  vieux  théologiens  et  les  vieux  artistess 
semble  fermé  à  Molanus.  Le  pen  qu'il  dit  de  la  hiérarchie 
prouve  qu'il  est  complètement  étranger  à  Tesprit  des  œuvres 
du  passé.  Il  juge  qu'il  est  indifférent  de  mettre  saint  Paul 
avant  saint  Pierre,  de  peindre  la  Vierge  ht  gauche  on  à  droite  du 
Christ,  de  placer  dans  le  ciel  tel  ordre  de  saints  avant  tel  autre. 
Quant  au  symbolisme  proprement  dit,  c'est  à  peine  s'il  daigne 
y  faire  une  allusion.  Il  dit  pourtant  un  mot  des  quatre  ani- 
maux évangéliques  ;  mais  la  signification  qu'il  leur  prête  prouve 
dairement  qu'il  n'est  pas  familier  avec  les  symbolistes  du 
moyen  âge.  Il  s'imagine  que  l'aigle,  l'homme,  le  lion  et  le 
bœuf  n'ont  pas  d'autre  fonction  que  de  rappeler  les  premiers 
versets  de  chaque  Évangile.  C'est  là  assurément  un  pauvre 
enseignement.  On  sent,  en  lisant  Molanus,  que  les  anciens  sym- 
boles se  dessèchent  et  meurent.  Il  n'y  a  pas  une  ligne,  dans  totit 
le  livre,  qui  se  rapporte  au  fameux  parallélisme  de  l'Ancien  et 
du  Nouveau  Testament,  à  ces  grands  ensemibles  qui  furent  si 
chers  au  moyen  âge  et  auxquels  le  xvi*  siècle  lui-même  ne 
renonça  pas  tout  à  fait. 

Privé  de  la  poésie  des  symboles,  le  nouvel  art  religieux  sera 
également  dépouillé  de  la  poésie  des  légendes.  L'art  du  moyen 
âge  avait  vécu  de  songes.  Une  moitié  au  moins  des  chefs- 
d'œuvre  que  nous  admirons  dans  nos  églises  fut  inspirée  par 
des  fables.  Ces  légendes  avaient  été  plus  fécondes  et  plus 
bienfaisantes  que  n'importe  quelle  histoire,  au  temps  où  elles 
étaient  tenues  pour  authentiques.  Mais  ces  temps  étaient  passés. 
Molanus,  qui  a  lu  ses  adversaires,  sait  qu'il  n'est  plus  possible 
d'ajouter  foi  au  Pseudo-Abdias,  c'est-à-dire  à  l'histoire  des 
Apôtres  telle  que  la  Légende  dorée  la  raconte.  Le  sévère  théo- 
logien condamne  sans  pitié  ces  récits  qui  pendant  quatre  siècles 
avaient  inspiré  les  artistes.  Désormais,  il  ne  sera  plus  permis 
de  représenter  le  merveilleux  voyage  de  saint  Thomas  dass 
l'Inde,  ni  cette  lutte  de  saint  Jacques  et  du  magicien  Hermo- 
gène,  que  l'évêque  d'Amiens  laissait  encore  sculpter  dans  sa 
cathédrale  aux  premiers  jours  du  xvi*  *. 

Molanus  est  {dus  anadacieux  encore.  U  ose  avouer  que  dans 

I.  Bas-relief  du  croisillon  de  droite. 


7^4  LA     REVUE     DE     PARIS 

la  vie  de  la  Vierge,  telle  que  les  artistes  la  racontent,  tout  n'est 
pas  àTabridela  critique.  L'histoire  de  ses  parents  d'abord,  puis 
le  récit  de  son  enfance,  de  son  séjour  dans  le  Temple  sont  au 
nombre  de  ces  choses  que  la  piété  peut  croire,  mais  qui  ne 
sauraient  être  présentées  comme  des  vérités  incontestables. 
Les  innombrables  œuvres  d'art,  que  le  passé  a  consacrées  aux 
premières  années  de  la  Vierge,  doivent-elles  donc  être  détruites? 
En  aucune  façon  ;  mais  l'Eglise  a  le  devoir  d'éclairer  la  simplicité 
des  fidèles.  Qu'ils  sachent  dans  quel  esprit  ces  images  doivent 
être  contemplées.  Peut-être,  d'ailleurs,  sera-t-il  sage,  tout  en 
respectant  les  anciennes,  de  ne  pas  en  faire  faire  de  nouvelles. 

Mais  il  y  a  quelque  chose  de  plus  grave.  Molanus  dit 
nettement  que  les  circonstances  de  la  Mort  de  la  Vierge  ne 
reposent  que  sur  des  témoignages  apocryphes  ^  Ainsi  ce  beau 
récit  mille  fois  peint  ou  sculpté,  où  les  artistes .  avaient  mis 
toute  leur  foi  et  tout  leur  cœur,  ces  apôtres  qui  entourent  le 
lit  de  la  Vierge,  ces  miraculeuses  funérailles,  ce  tombeau'  où 
veillent  les  anges,  tout  cela,  c'était  de  la  poésie,  ce  n'était  pas  de 
l'histoire  I  Qu'auraient  dit  les  vieux  maitres  de  Notre-Dame  de 
Paris?  Leur  œuvre  rayonnerait-elle  d'une  si  pure  beauté,  s'ils 
avaient  cru  sculpter  une  légende  à  laquelle  il  est  permis  de 
ne  pas  croire.  Ce  froid  petit  chapitre  de  Molanus  marque  la  fin 
d'un  âge  de  l'humanité.  Ainsi,  la  vie  de  la  Vierge  n'était  pas 
certaine  de  tout  point!  Ainsi  dans  ce  merveilleux  joyau  que  le 
moyen  âge  avait  ciselé  avec  tant  d'amour,  il  y  avait  peut-être 
quelques  pierres  fausses  I 

Cet  aveu  fait,  il  en  coûtait  moins  d'enlever  à  la  vie  des 
saints  quelques  légendes.  Molanus  ramène  à  des  proportions 
humaines  les  vieux  saints  épiques  si  chers  au  peuple. 

Saint  Christophe,  dit-il,  a  réellement  existé  :  ce  n'est  pas, 
comme  l'affirment  les  protestants,  un  pur  symbole.  Mais  il  ne 
ressemblait  en  rien  à  ce  géant  monstrueux,  à  ce  Polyphème 
que  nous  représentent  les  artistes.  11  n'a  jamais  porté  l'enfant 
Jésus  sur  ses  épaules  ;  mais  il  a  porté,  en  vaillant  missionnaire, 
le  nom  du  Christ  parmi  les  païens.  Il  n'a  nullement  le  privilège 
de  mettre  à  l'abri  de  la  mort  subite.  C'est  une  grossière  super- 
stition à  laquelle  on  pourra  mettre  fin  en  déplaçant  ses  images. 

I.  n  le  dit  plus  nettement  dans  la  première  édition  que  dans  la  seconde. 
Voir  p.  33o  avec  l'addition  de  la  page  33 1.. 


COMMENT    l'art    DU    MOYEN    AGE    A    FINI  726 

Saint  Georges  n'était  pas  un  chevalier  errant  qui  tuait  les 
monstres  et  délivrait  les  princesses.  C'était  un  confesseur  de  la 
foi  qui  a  arraché  au  démon  ou,  si  Ton  veut,  «  aux  dents  du 
dragon  »,  plus  d'une  victime.  Un  de  ses  miracles  convertit 
l'impératrice  Alexandra.  C'est  cette  impératrice  que  des 
peintres  ignorants  ont  transformée  en  une  jeune  vierge  que 
saint  Georges  arrache  au  monstre. 

Saint  Nicolas  a  sans  doute  fait  plusieurs  miracles,  mais  le 
seul  qui*  n'ait  aucun  fondement  est  celui  que  l'on  peint  d'ordi- 
naire. L'histoire  des  trois  enfants  dans  le  saloir  ne  peut  se 
justifier  :  on  ne  peut  même  pas  comprendre  comment  une 
pareille  fable  a  pu  naître.  Il  sera  beaucoup  plus  sage,  —  si 
l'on  veut  donner  à  saint  Nicolas  un  attribut,  —  de  le  repré- 
senter, comme  on  fait  quelquefois,  portant  sur  un  livre  trois 
boules  d'or.  Ce  sera  une  allusion  à  ces  trois  bourses  avec 
lesquelles  il  sauva  l'honneur  des  trois  pauvres  filles  que  leur 
père  allait  vendre. 

Ainsi  la  poésie  recule  devant  le  bon  sens.  Malheureusement 
la  raison  pure  n'a  jamais  inspiré  les  artistes,  et  il  n'y  avait 
plus  désormais  aucun  espoir  que  Thistoire  de  saint  Georges  pût 
faire  naître  un  chef-d'œuvre.  Ce  n'est  pas  seulement  le  vieux 
christianisme  populaire  du  moyen  âge  qui  est  condamné 
par  l'esprit  nouveau,  c'est  aussi  ce  christianisme  pathé- 
tique qu'on  pourrait  appeler  le  christianisme  franciscain. 
Que  de  chefs-d'œuvre  les  anciens  maîtres  n'avaient-ils  pas 
faits  avec  la  Vierge  s'évanouissant  au  pied  de  la  croix  I  On  ne 
pensait  guère  alors  qu'une  pareille  image  pût  devenir  un  jour 
un  objet  de  scandale.  C'est  pourtant  ce  qui  arriva.  Molanus 
établit  par  les  témoignages  des  Pères  et  des  docteurs  que  la 
Vierge  resta  ferme  au  pied  de  la  croix.  La  peindre  évanouie, 
c'est  lui  faire  injure.  Toute  l'Église  suivit  le  sentiment  de 
Molanus.  Les  Jésuites,  eux-mêmes,  condamnèrent  Faudace  des 
peintres  qui  déshonoraient  la  Vierge  en  lui  prêtant  les  faiblesses 
humaines  ^  A  Rome,  on  enleva  des  églises  plusieurs  tableaux 
qui  représentaient  la  Vierge  s'évanouissant  sur  le  Calvaire*. 

La  douleur  de  Dieu  le  Père  parut  tout  aussi  choquante  que 

I.  Petras  Canisiai,  De  Deiparâ,  Lib.  IV ,  cap.  xxviii. 
a.  Johanaes  de  Carthagena,  Lib.  XII,  homil.  xtii. 


736  LA     AETIIB     DB     PARIS 

celle  de  la  Vierge.  Dans  les  années  qui  suivirent  le  concile  de 
Trente,  un  prêtre  d'Anvers  reçut,  pour  djécorer  son  église,  ane 
image  qui  représentait  le  Christ  mort  sur  les  genoux  de  son 
Père.  C'est  ce  groupe  pathétique  que  saint  Bonarenture  avait 
inspiré  aux  artistes  du  xiv^  siècle.  Un  pareil  sujet  pouvait 
inquiéter  un  prêtre  qui  se  souciait  des  décisions  du  conoile. 
Celui  d'Anvers  écrivit  à  Molanus,  déjà  célèbre,  pour  lui 
demander  conseil.  Molanus  répondit  qu'il  fallait  consulter 
l'évêque,  mais  que  pour  lui  il  ne  pouvait  approuver  une  sem* 
blahle  image. 

U  hii  parait  tout  aussi  inconvenant  de  représenter  Jésus- 
Christ,  après  sa  Passion,  venant  s'agenouiller  devant  son  Père, 
en  lui  montrant  ses  plaies  et  Tinstrument  de  son  supplice  \ 

Molanus,  pourtant,  n'ose  pas  demander  qu'on  fasse  dispa- 
raître des  églises  les  Vierges  de  pitié,  les  Vierges  percées  de 
sept  glai'ves,  non  plus  que  cette  touchante  figure  du  Christ 
assis  sur  le  Calvaire  et  attendant  la  mort.  Érasme  a  beau 
railler  :  Molanus  sent  que  ces  vieilles  images  alimentent  la 
piété  des  simples.  Mais  il  a  soin  de  faire  observer  que  rien  dans 
rÉcriture,  que  rien  chez  les  Pères  ne  justifie  de  pareilles  repré- 
sentations. Parler  ainsi,  c'est  rendre  bien  suspect  ce  que  Ton 
prétend  légitimer.  Et,  en  effet,  les  Vierges  de  pitié  et  les  Christ 
assis  n'ont  gn^e  survécu  au  livre  de  Molanus  '. 

On  voit  que  le  christianisme  passionné  des  mystiques,  le 
christianisme ^i  venait  du  cœur,  ne  touche  pas  pins  Molanus 
que  le  christianisme  qui  sortait  de  l'imagination,  le  naïf  chris- 
tianisme du  peuple.  On  pressent  que  Molanus  doit  se  montrer 
peu  indulgent  pour  toutes  ces  particularités  iconographiques 
que  les  artistes  avaient  empruntées  au  théâtre.  Sans  en  saroir 
l'origine,  il  les  juge  condamnables.  Il  désapprouve  conune 
une  hérésie  l'audace  des  artistes  qui  représentent  Jésus-Christ 
sortant  du  tombeau  grand  ouvert  :  vieille  pratique  pourtant, 
et  qui  iiemontait  au  drame  liturgique  du  xii^  siècle. 

Mais  ce  qui  le  choque  particulièrement,  c'est  ce  goût  du 

I.  C'est  U  Bcène  qui  termioe  soûveat  dos  Mjatères  de  la  PaasioA,  et  qui 

est  empruntée  aux  Méditations  attribuées  à  saint  Bonaventure. 

1.  On  peut  en  dire  autant  des  mises  au  tombeau.  Molanus  croît  (p.  93), 
que  rien  ne  prouve  que  laYierge  ait  assisté  à  renseTelissement  de  son  fils. 
Or  la  Vierge  était  le  prîoctpal  peraonnage  des  mises  im  tombeau. 


COMMENT    L   ART    DU     MOYEN    AGE    A    FINI  727 

pittoresque,  du  décor,  des  beaux  costumes  que  les  artistes 
doivent  surtout,  au  théâtre.  Il  est  inconvenant  de  représenter 
les  noces  de  Cana  comme  un  banquet  d'Epicuriens  ^  Il  est 
inconvenant  de  représenter  la  fille  d*Hérodiade  dansant  devant 
Hérode.  Désormais  on  ne  verra  rien  de  pareil  au  charmant 
vitrail  de  Saint-Vincent  de  Rouen,  éblouissant  de  richesse  : 
Salomé  soulevant  sa  belle  robe  montre  ses  longs  bas  rayés  de 
rouge  et  de  bleu;  Hérode  est  à  table  sous  un  dais  qui  semble 
d'argent  et  d  or  ciselé  ;  le  vin  rafraîchit  dans  de  riches  flacons, 
et  un  petit  chien  étonné  tourne  en  aboyant  autour  de  la  dan* 
seuse.  Il  est  heureux  que  Leprince  ait  fait  ce  chef-d'œuvre  au 
temps  de  François  P%  car  plus  tard  il  n'eût«pas  trouvé  grâce 
aux  yeux  des  sages  prêtres  qui  lisaient  Molanus.  Il  n'est  rien 
qui  choque  notre  théologien  autant  que  les  riches  costumes  qui 
contrastent  si  fort  avec  la  simplicité  de  l'Ecriture.  Il  se  plaint 
de  l'indécence  des  peintres  qui  donnent  à  Marie-Madeleine  — 
cette  sublime  figure  du  repentir  —  le  vêtement  des  grandes 
dames.  Cet  appel  à  l'austérité  ne  fut  que  trop  entendu.  Chose 
étrange  :  la  Renaissance  conspire  ici  avec  TÉglise.  Plusieurs 
années  avant  le  concile  de  Trente,  nos  sculpteurs  avaient  appris 
des  Italiens  qu'il  n'y  a  de  noble  que  la  draperie.  Manches  à 
crevés,  riches  corsages,  robes  relevées  de  broderies,  man- 
teaux attachés  par  des  fermoirs  de  pierres  précieuses  :  ce  luxe 
n'excitait  plus  que  le  mépris  de  nos  jeunes  artistes.  Tout  ce  qui 
pouvait  rappeler  un  temps,  un  pays  était  vulgaire.  On  ne 
s'élevait  à  la  noblesse  que  par  l'abstraction.  C*est  ainsi  que, 
sons  la  double  influence  de  l'esthétique  italienne  et  du  concile 
de  Trente,  le  règne  de  la  draperie  vague  commençait. 

Molanus  qui  n'aime  ni  le  pittoresque  du  décor,  ni  la  richesse 
des  costumes,  n'aime  pas  davantage  les  sailUes  de  l'imagina- 
tion. Il  cite  le  fameux  passage  où  saint  Bernard  blâme  avec 
tant  de  force  les  religieux  qui  laissent  représenter,  sur  les  cha- 
piteaux de  leurs  cloîtres,  des  singes,  des  lions,  des  chasseurs, 
des  centaures  et  des  monstres  sans  nom.  C'était  avertir  les 
chanoines  de  ne  plus  tolérer,  aux  stalles  du  chœur,  les  enfan- 
tillages des  artistes.  Ce  qui  autrefois,  dans  un  âge  de  naïveté, 
a  pu  sembler  innocent,  ne  l'est  plus  aujourd'hui.  Toute  nudité 

I.  P.  io5.  Il  s'abrite  ici  derrière  Qainctius  Heduu». 


728  LA     REVUE     DE     PARIS 

doit  être  sévèrement  proscrite.  Il  ne  convient  pas  que  David 
contemple  Bethsabée  au  bain.  A  plus  forte  raison  les  images 
des  dieux  du  paganisme  ne  sauraient-elles  plaire  à  des  chré- 
tiens. Il  n'y  a  pas  d'interprétation  qui  puisse  justifier  leur 
présence  dans  l'église. 

Ainsi  s'annonce  un  âge  de  décence  et  de  raison.  Après  i56o, 
tout  conspirait  à  détruire  l'art  du  moyen  âge.  Avec  les  Mystères, 
commencèrent  à  disparaître  les  traditions  iconographiques  du 
passé.  Dans  le  même  moment,  l'Eglise,  faisant  la  revue  de  ces 
traditions,  découvrit  que  le  plus  grand  nombre  portait  la 
marque  de  l'excessive  crédulité  des  anciens  temps  et  elle 
invita  les  artistes  à  les  abandonner. 

Il  fallait  que  l'art  du  moyen  âge  succombât.  Son  charme  était 
d'avoir  gardé  la  candeur  de  l'enfance.  Son  charme  était  le  regard 
limpide  de  ses  jeunes  saintes.  Cet  art  ressemblait  à  l'Eglise  du 
moyen  âge  elle-même,  à  la  foi  qui  ne  discute  pas,  mais  qui 
chante.  Un  tel  art  ne  pouvait  être  effleuré  par  le  doute.  On  voit 
ici  combien  les  puissances  mystérieuses  de  la  poésie  et  de  Fart 
sont  indépendantes  des  progrès  de  la  raison.  L'art  et  la  poésie  qui 
émeuvent  sortent  du  cœur  et  d'une  région  obscure  où  la  raison 
n'a  pas  accès.  L'artiste  qui  examine,  juge,  critique,  doute,  con- 
cilie, a  déjà  perdu  la  moitié  de  sa  force  créatrice.  C'est  pour- 
quoi Tart  du  moyen  âge,  qui  n'était  que  foi  naïve  et  sponta- 
néité, ne  pouvait  survivre  à  l'esprit  d'examen  que  la  Réforme 
fit  éclore.  Il  n'y  aura  plus  à  l'avenir  qu'une  ressource  pour 
l'artiste  chrétien  :  se  mettre  en  face  de  l'Evangile  et  l'inter- 
préter comme  il  le  sent.  C'est  ce  que  fera  Rembrandt,  et  c'est 
ce  que  fera  Poussin  :  désormais  les  catholiques  ne  seront  pas 
plus  soutenus  par  la  tradition  que  les  protestants  eux-mêmes. 
Dans  cet  âge  nouveau  qui  commence  au  concile  de  Trente, 
l'artiste  ne  devra  plus  rien  qu'a  lui-même.  Il  y  aura  donc 
encore  en  Europe  des  hommes  capables  d'interpréter  l'Evan- 
gile suivant  leur  tempérament  et  leur  génie  ;  mais  il  n'y  aura 
plus,  comme  au  moyen  âge,  un  ensemble  de  traditions  partout 
respectées  et  capables  d'élever  le  plus  modeste  artiste  au-dessus' 
de  lui-même.  Il  y  aura  encore  des  artistes  chrétiens  :  il  n'y  aura 
plus  d*art  chrétien. 

EMILE    MÂLE 


MUTUALITÉS  ECCLÉSIASTIQUES 


On  connaît  la  propagande  qui,  depuis  le  xvii*  siècle,  se  fait 
dans  le  monde  catholique  en  faveur  des  associations  sacerdo- 
tales *.  Les  Jésuites  y  ont  participé.  Les  papes  Font  encou- 
ragée. En  septembre  1906,  alors  que  déjà  la  campagne  des 
mutualités  commençait  en  France,  la  Revue  des  Études  ecclé- 
siastiques annonçait  que  <(  le  pape  vient  d'approuver  par  un 
bref  solennel  une  société  de  secours  mutuels,  fondée  par  les 
prêtres  de  Rome.  L'intention  du  pape  est  que  ces  sociétés  de 
secours  mutuels  entre  prêtres  se  multiplient  non  seulement  en 
Italie,  mais  dans  tous  les  pays  )). 

La  législation  canonique  oblige  les  évêques  à  nourrir  con- 
grument  leurs  prêtres.  L'évêque  n'a  pas  le  droit  d'ordonner 
un  prêtre  «  sans  titre  »,  c'est-à-dire  sans  lui  donner  ou  sans 
exiger  qu'il  apporte  une  source  de  revenus.  Il  ne  le  peut  pas  à 
moins  d'aune  dispense  formelle,  qui  renferme  toujours  la  clause 
suivante  :  ((  L'évêque  pourvoiera  de  son  mieux  à  l'entretien 
des  clercs,  de  manière  qu'à  la  honte  du  sacerdoce,  ils  ne  soient 
pas  obligés  de  mendier*.  »  Les  mutualités  ecclésiastiques 
allaient  donner  aux  évêques  le  moyen  de  remplir  ce  devoir. 

Les  premières  datent  de  1903.  L'application  de  la  loi 
sur  les  congrégations  produisait  des  troubles  en  Bretagne; 
les   prêtres   dirigeaient   la   résistance;    le    gouvernement    de 

1.  Voir  dans  la  Revue  de  Paris  da  i5  octobre  1906  le  Syndicalisme 
ecclésiastique,  par  A.  Mater. 

2.  Gasparri,  Tractatus  de  sacra  ordinatione,  1898,  n^  610. 


•ySo  LA     REVUE      DE     PARIS 

M.  Combes  supprimait  et  suspendait  leurs  traitements.  11 
fallait  des  ressources  pour  y  suppléer.  Le  i5  novembre  1902, 
Tévêque  de  Saint-Brieuc  fondait  une  Association  catholique  en 
faveur  des  prêtres  pauvres  du  diocèse.  C'était  une  association 
mixte  :  les  laïques  pouvaient  en  faire  partie.  Le  5  janvier, 
Tévêque  de  Quimper  établissait  une  Association  de  bienfaisance 
en  faveur  du  clergé,  composée  de  prêtres  exclusivement. 
Véritable  société  de  secours  mutuels,  bien  que  régie  par  la  loi 
de  1901  sur  les  Associations  et  non  par  la  loi  de  1898  sur 
les  Mutualités,  elle  fonctionnait  comme  une  association 
ordinaire,  avec  des  assemblées  générales,  des  comités,  des 
sous-comités,  des  délégués.  Elle  s'administrait  librement  :  le 
règlement  épiscopal  avait  seulement  décidé  que  le  comité 
directeur  s'adjoindrait  un  chanoine  titulaire,  un  curé-doyen, 
un  recteur,  un  aumônier;  un  professeur  et  un  vicaire.  Elle 
avait  une  tâche  difficile,  puîsqu'en  août  igoS  l'évêque  annon- 
çait que  les  traitements  supprimés  dans  son  diocèse  montaient 
à  cent  mille  francs.  Enfin,  en  septembre  igoi,  les  prêtres 
du  diocèse  de  Soissons  fondaient  une  société  de  secours 
mutuels  proprement  dite,  selon  la  loi  de  1898;  c'était  la 
première  de  son  espèce. 

L'année  suivante,  le  Parlement  votait  la  loi  de  Séparation. 
Le  31  juin,  le  ministre  des  Cultes  déclarait  que  les  prêtres 
pourraient,  après  la  Séparation,  créer  des  caisses  de  secours 
suivant  le  droit  commun,  c'est-à-dire  des  sociétés  de  secours 
mutuels.  En  1906,  paraissaient  trois  brochures  importantes 
sur  les  mutualités  :  la  première,  par  M.  Dedé\  avocat,  direc- 
teur de  la  revue  le  Mutualiste  français,  qui  essaye  depuis  igoi 
de  répandre  parmi  les  catholiques  les  idées  sociales  du  comte 
Albert  de  Mun;  l'autre,  par  l'abbé  Jouanolou,  directeur  au 
grand  séminaire  de  Tarbes';  la  troisième,  par  monseigneur 
Foucauld,  évêque  de  Saint-Dié,  qui,  en  même  temps,  publiait 
dans  la  Semaine  religieuse  de  son  diocèse  un  modèle  de  statuts. 

Aussitôt  une  quarantaine  de  mutuelles  s'organisaient, 
notamment  à  Saint-Dié,  Soissons,  la  Rochelle,  Tarbes, 
Reims,  Poitiers,  Oran,  Limoges,  Roueh.  Cette  dernière,  plus 

1.  E.  Dedé,  Mutumlité  ecclésiastique ,  Paris,  Lecoffre»  1906. 
a.  A.  Jouanolou,  les  Sociétés  de  secours  mutuels  entre  ecclésiastiques. 
Paria,  Lecoffre,  1906. 


MUTUALITJÊ8    ECCLlJsiASTIQUES  ']3l 

que  les  autres,  attira  rattention  parce  que  monseigneur  Fuzet  ne 
peut  rien  entreprendre  qui  ne  scandalise  les  ultras  :  comprenant 
tous  les  diocèses  de  la  province  ecclésiastique,  la  mutuelle  de 
Rouen  compte  déjà  près  de  cinq  cents  membres. 


Le  i5  janvier  1907,  M.  Lasies,  député  du  Gers,  et  M.  Tabbé 
Lemire  interpellaient  le  gouvernement  sur  le  sort  des 
anciennes  caisses  de  retraites  concordataires.  Le  ministre 
r^ondit  que  les  biens  de  ces  institutions  iraient  aux  établis- 
sements communaux  de  bienfaisance,  mais  grevés  des  pensions 
déjà  dues  aux  ecclésiastiques.  Alors  l'abbé  Lemire  déposa, 
séance  tenante,  la  proposition  de  loi  suivante  :  ((  Un  délai  de 
deux  mois  est  accordé  aux  caisses  diocésaines  de  secours  aux 
prêtres  âgés  ou  infirmes,  pour  se  transformer  en  sociétés  de 
secours  mutuels  d'après  la  loi  de  1898.  »  La  Chambre  vota  le 
renvoi  à  la  commission.  La  proposition  Lemire  ne  devait 
aboutir  que,  plus  d'un  an  après,  à  propos  de  la  loi  sur  la 
dévolution  des  biens  ecclésiastiques;  la  discussion  de  cette 
loi  dura  longtemps,  parce  qu'^e  offrait  aux  défenseurs  de 
l'Ëgiise  une  dernière  occasion  de  cetarder  la  dispersion  de 
l'ancien  patrimoine  ecclésiastique,  et  aussi  parce  qu'elle  posait 
une  question  de  droit  très  compliquée^  très  obscure,  très 
vague  faute  d'aucun  texte  clair  dans  le  droit  civil  ou  dans  les 
lois  administratives  :  la  question  des  fondations  de  messes  et 
du  respect  qu'an  Etat  leur  doit. 

Au  cours  de  cette  discussion,  le  4  novembre  1907,  l'abbé 
Lemire  proposait  par  voie  d'amendement,  que  ft  les  biens  des 
caisses  de  retraite  et  maisons  de  secours  pour  les  prêtres  âgés 
ou  infirmes  fussent  attribués  par  décret  à  des  sociétés  de 
secours  mutuels  ayant  la  même  destination  y>.  Il  justifiait  son 
amendement  par  des  paroles  courageuses  : 

J*ai  futopie  de  la  légalité  et,  si  c'en  est  réellement  une,  recon- 
naissez qu  elle  est  bien  proche  des  exigences  de  la  conscience.  Il  m'en 
coûte  d'être  hors  la  loi  de  mon  pays,  et  je  snis  très  peiné  de 
cette  existence  précaire  et  misérable  que  nous  devons  traîner,  n'étant 
que  des  passants  dans  nos  églises  et  des  mendiants  dans  nos  presby* 


73a  LA'   REVUE     DE     PARIS 

tères.  Quand  je  trouve  le  moyeu  de  faire  rentrer  une  catégorie  quel- 
conque de  nos  prêtres  dans  le  cadre  de  Tune  quelconque  des  lois 
françaises,  je  recommande  cette  existence  légale,  cette  expérience 
d  une  loi  de  mon  pays. 

Et  il  ajoutait  : 

Si  j'étais  évêque,  j'essaierais  dès  demain  ;  non  seulement  j'essaierais, 
mais  je  commanderais  et  je  prendrais  mes  responsabilités.  Une  des 
choses  qui  m'ont  souvent  attristé,  c'est  qu'après  une  condamnation 
première  des  cultuelles,  on  s'en  soit  tenu  là  ;  c'est  qu'on  n'ait  pas,  en 
France  comme  dans  d'autres  pays,  cherché  dès  le  lendemain  une 
solution  plus  acceptable.  Quand  on  casse  la  ruche  d'un  essaim 
d^abeilleSy  il  en  fait  une  autre.  J'ai  été  peiné  —  pourquoi  le  taire? 
—  que  l'épiscopat  français,  après  la  déroute  momentanée  qui  a  suivi 
la  condamnation  de  son  premier  arrangement,  de  son  projet  de  cano- 
niques légales,  n'ait  pas  présenté  à  qui  de  droit  d'autres  combinai- 
sons et  qu'il  n'ait  pas  eu  la  noble  et  patriotique  ténacité  de  dire  : 
«  Oui  :  nous  ferons,  pour  le  bien  de  la  France,  cet  ejQTort  inlassable 
d'offrir  jusqu'au  bout,  à  notre  chef  de  Rome,  des  légalités  nouvelles, 
si  les  premières  ne  lui  ont  pas  paru  satisfaisantes.  » 

L'amendement  fut  voté  à  la  Chambre  le  i3  novembre  1907. 
Ainsi,  labbé  Lemire  avait  fait  légaliser  le  plan  que  le  clergé, 
depuis  plus  d'un  an,  exécutait  déjà.  Ces  humbles  mutualités 
ecclésiastiques,  d'abord  fondées  pour  verser  à  quelques  vieux 
prêtres  des  pensions  d'au  plus  800  francs,  allaient  être  chargées 
de  recueillir  les  épaves  de  la  propriété  ecclésiastique  ;  mais  il 
fallait  regarder  le  patrimoine  des  anciennes  caisses  de  secours 
comme  personnel  aux  membres  du  clergé,  car  si,  par  malheur, 
on  l'avait  regardé  comme  un  patrimoine  d'Église,  le  pape 
n'aurait  pas  admis  qu'une  association  de  prêtres  le  recueillit, 
pas  plus  qu'il  n'avait  permis  à  des  associations  de  laïques  de 
recueillir  les  biens  des  fabriques. 

L'abbé  Lemire,  après  le  vote  de  son  amendement,  avait 
interrogé  le  ministre  sur  la  valeur  des  biens  qui  allaient  échoir 
aux  mutualités.  Le  28  janvier  1908,  M.  Briand  lui  répondait 
qu'il  les  évaluait  à  vingt  millions,  dont  plus  de  quatorze  en 
rentes  et  quatre  en  immeubles,  et  d'un  revenu  de  plus  de 
six  cent  mille  francs.  Dans  le  Times  à\x  6  février,  Tabbé  Lemire 
interviewé  commençait  par  dire  que  l'évaluation  du  ministre 
lui  semblait  trop  faible,  et  il  ajoutait  : 


MUTUALITl^S    ECCLIÉSIASTIQUES  733 

Mais  même  ce  revenu  annuel  de  600000  francs,  fournissant  des 
pensions  de  600  francs  pour  i  000  prêtres,  serait  une  base  pour  les 
nouvelles  sociétés,  que  leurs  propres  membres  pourraient  ensuite 
développer.  Une  autre  ressource  pourrait  être  obtenue,  si  le  Sénat 
confiait  aux  nouvelles  mutualités  l'exécution  des  messes  de  fondation, 
ce  qui  reviendrait  à  réserver  aux  prêtres  âgés  les  honoraires  de  ces 
messes,  à  créer  pour  eux  une  sorte  de  caisse  de  chômage,  ou  un 
fonds  pour  les  prêtres  sans  emploi...  La  Chambre  haute,  en  adoptant 
un  tel  amendement,  que  plusieurs  sénateurs  considèrent  favorable- 
ment, s'honorerait  par  un  acte  de  justice... 

L'abbé  Lemire  comptait  donc  sur  un  succès  du  projet  nou- 
veau devant  le  Sénat  :  cette  assurance  suppose  qu'il  s'en  était 
entretenu,  non  seulement  avec  des  sénateurs,  mais  avec  le 
gouvernement.  M.  Briand  n'a  pas  nié  son  désir  d'un  tel 
arrangement.  Le  i"  avril,  au  Sénat,  il  dira,  parlant  de 
l'Église  :  «  Je  ne  vois  pas  sans  une  certaine  tristesse  cet  effri- 
tement qui  se  fait  sous  nos  yeux.  Le  Gouvernement  de  la 
République  na  pas  intérêt  à  cet  état  anarchique  de  la  religion 
catholique;  il  a  le  désir  de  voiries  citoyens  de  ce  pays  pratiquer 
librement  leurs  croyances,  et  il  serait  absolument  déplorable 
que  par  défaut  d'organisation,  là  où  il  y  a  des  consciences 
catholiques,  elles  ne  puissent  pas  recevoir  leur* aliment.  » 
Le  7  avril,  il  expliquera  ce  qui  l'avait  empêché  de  proposer 
la  solution,  qui  allait  alors  triompher  sous  la  forme  d'un  amen- 
dement de  M.  Philippe  Berger  : 

Il  ne  nous  aurait  pas  été  difficile  de  faire  une  proposition.  Nous 
aurions  pu,  eu. effet,  en  faire  une  semblable  à  celle  de  M.  Philippe 
Berger;  mais  les  propositions  d'initiative  gouvernementale,  nous 
savons  par  l'expérience  comment  elles  ont  été  accueillies  ailleurs. 
Nous  les  avions  faites  sur  d'aulrcs  points  ;  quand,  après  la  loi 
de  1905  et  le  refus  de  constituer  des  associations,  on  nous  dit  : 
a  Le  pape  demande  le  droit  commun,  la  loi  de  1901  et  d'autres 
facultés  qui  sont  inscrites  dans  la  loi  pour  tous  les  citoyens  »,  nous 
les  avons  accordées,  ces  concessions  ;  et  il  a  suffi  que  le  Gouverne- 
ment les  nt  inscrire  dans  la  loi  pour  que,  immédiatement,  elles  fus- 
sent repoussées.  Nous  sommes  ici  en  présence  d'une  initiative  indi- 
viduelle ;  nous  sommes  heureux  qu'elle  se  soit  produite  et,  avec  la 
commission,  nous  vous  demandons  de  la  faire  vôtre,  de  l'adopter. 

Février-mars  1908  :  un  mois  se  passa.  Des  conciliabules  se 
tenaient  à  la  Chambre,   au  Sénat,  dans  le  cabinet  du  garde 


J3^  LA     RBVUB     DE     PARIS 

des  Sceaux;  des  évêques  Yoyageaient;  monseigneur  Fuzet 
allait  à  Rome.  Soudain  le  Vatican  parla  et  tout  d*abord  attaqua 
les  auteurs,  vrais  ou  supposés,  de  la  concession  qu'on  allait 
lui  faire.  Le  8  mars,  le  Matin  publiait  une  dépêche  de  Rome  : 

Aucun  des  év(\ques  français  venus  à  Rome  depuis  la  séparation 
n*a  su  parler  au  Vatican  le  langage  qu*a  tenu  monseigneur  Fuzet.  Je 
n'ai  pas  reçu  de  confidences  de  la  part  de  Tarchevêque  de  Rouen,  qui 
n*a  vu  aucun  journaliste  ;  mais  ce  que  j'entends  dire  autour  du  Vatican 
m'oblige  à  le  croire,  puisqu'on  y  parle  de  concessions  sérieuses 
faites  par  le  Saint-Siège.  Il  s'agirait  d'autoriser  les  prêtres  pauvres 
à  profiter  des  secours  que  l'Etat  met  à  leur  disposition.  Jusqu'à  pré- 
sent, le  Vatican  n'avait  autorisé  personne  à  s'adresser  au  gouverne- 
ment dans  quelque  but  que  ce  fût.  Monseigneur  Fuzet  a  dû  parler  le 
langage  de  la  raison. 

Le  12  mars,  autre  dépêche  de  V Agence  Havas: 

On  dément  de  source  autorisée  la  nouvelle  suivant  laquelle  mon- 
seigneur Fuzet  aurait  obtenu  du  pape  des  concessions  sérieuses,  et 
notamment  l'autorisation  pour  les  prêtres  pauvres  de  profiter  des 
secours  de  l'État.  On  ajoute  que  ce  que  le  Saint-Siège  avait  cru  pou- 
voir permettre  il  l'avait  permis  avant  la  visite  de  monseigneur  Fuzet 
au  Vatican. 

Chez  les  catholiques  intransigeants,  qui  croient  de  bonne 
foi  peut-être  que  monseigneur  Fuzet  est  franc-maçon,  on  ne 
lui  voit  rien  ffidre,  on  ne  lai  entend  rien  dire,  qui  ne  paraisse 
désastreux  pour  r Église.  Il  importait  donc,  si  Ton  jugeait  viable 
ridée  de  Fabbé  Lemire,  de  déclarer  que  monseigneur  Fuzet  n'y 
avait  pas  contribué.  Le  i4  mars,  revenant  en  France,  Tar- 
chevêque  envoyait  à  la  Croix,  qui  l'inséra  le  17,  la  lettre  sui- 
vante : 

Les  agences  autorisées  et  non  autorisées  perdent  leur  temps  à 
démentir  ce  que  je  n'ai  jamais  affirmé.  Je  me  suis  borné  à  faire  con- 
naître qu'à  cette  question  :  les  mutualités  ecclésiastiques  peuvent- 
elles  se  constituer  en  sociétés  déclarées  pour  sauver  le  patrimoine 
des  caisses  ecclésiastiques  et  jouir  des  avantages  que  la  loi  oonfiire  i 
ces  sortes  de  sociétés,  le  Saint-Père  m'a  répondu  :  c  Je  le  permets  ». 
Je  n'ai  dit  que  cela  d'un  long  entretien  où  Sa  Sainteté  a  daigné  me 
combler  des  marques  de  sa  bienveillance,  et  je  prie  les  inspirateurs 
des  agences  de  me  faire  la  grâce  de  ne  pas  me  croire  assez  sot  pour 
m'attribuer  le  mérite  de  cette  réponse. 


MUTUALITÉS     ECCLÉSIASTIQUES  735 

Le  i5  mars,  le  Bulletin  religieux  de  rarchidiocèse  de  Roaen 
publiait  un  compte  rendu  des  deux  entrevues  accordées  par  le 
pape  à  monseigneur  Fuzet.  a  Nous  ignorons  ce  qui,  dans  ces 
entretiens,  a  été  dit  sur  la  situation  religieuse  de  la  France. 
Mais  nous  savons  qu'à  la  demande  de  Monseigneur,  Sa  Sainteté 
a  permis,  dès  la  première  audience,  que  les  mutualités  ecclésias- 
tiques se  constituassent  en  sociétés  approuvées,  afin  d'obtenir 
les  avantages  conférés  par  la  loi.  C'est  une  décision  de  grande 
importance.  y> 

Les  démentis  recommencèrent  aussitôt.  Le  19  mars,  la 
Croix  disait  à  Paris  :  ce  îSous  pouvons  affirmer  de  source 
absolument  autorisée  que  les  informations  sur  la  prétendue 
autorisation  donnée  par  le  Pape  pour  les  associations  à 
monseigneur  Fuzet  reposent  uniquement  sur  une  équivoque.  y> 
Et  le  même  jour,  la  Corrispondenza  Romana  se  croyait  auto- 
risée à  déclarer  : 

Monseigneur  Fuzet,  n*a  pu  obtenir  aucune  formelle  approbation 
papale,  par  la  simple  raison  que  (selon  son  propre  dire)  il  n*en  a  traité 
que  verbalement  avec  le  Pape  lors  de  sa  visite.  Il  est  donc  évident 
que  sous  cette  forme  il  n'a  pu  se  produire  que  ceci  :  Monseigneur  a 
informé  le  Pape  qu'il  avait  constitué  une  mutualité  pour  pourvoir 
aux  besoins  de  son  clergé,  qu'i).  1  avait  fait  ou  tenait  à  la  faire  enre- 
gistrer pour  mieux  l'assurer  devant  la  loi  ;  Pie  X  aura  naturellement 
trouve  la  chose  bonne  eu  elle-même,  et  il  l'aura  exprime  dans  la 
conversation,  sans  lui  donner  la  valeur  d'une  formelle  approbation 
qui,  en  telle  matière  et  dans  ce  moment,  ne  pourrait  être  donnée 
qu'après  mûr  examen.  En  conséquence,  toutes  les  affirmations  d^ap- 
probation  pontificale  doivent  être  accueillies  avec  les  plus  extrêmes 
réserves. 

C'était  contre  les  mutualités  la  première  attaque  de  ce 
journal  romain,  qui  n'a  pas  cessé  d'entraver  l'acceptation  des 
dispositions  conciliantes  et  dont  les  feuilles  ecclésiastiques  de 
France  ont  plusieurs  fois  signalé  l'ignorance  totale  des  choses 
françaises  * . 

Le  21  mars,  le  Carrière  dllalia  publiait,  comme  transmises 
par  son  correspondant  parisien,  les  déclarations  d'un  «  haut 
prélat  français  »,  violemment  hostiles  aux  mutualités  ecclésias- 

1.  Voir  notamment  U   Semaine  religieuse  du  diocèse  de  Besançon  du 
ai5  avril,  et  jusqu'à  la  Croix  an  18  ayril.  • 


736  ^LA     REVUE     DE     PARIS 

tiques.  Le  a4«  le  correspondant  parisien  du  Carrière,  M.  Dome- 
nico  Russo,  obligeait  la  Croix  à  déclarer  qu'il  n'était  pour  rien 
dans  l'interview:  en  même  temps,  il  se  plaignait  à  son  journal 
et  apprenait  que  l'article  était  venu,  non  pas  des  bureaux  du 
Carrière,  mais  de  la  Secrétairie  d'État  du  Saint-Siège,  laquelle 
avait  demandé  qu'il  parût  sous  cette  forme  et  avec  cette 
attribution  *. 

Le  22  mars,  VOsservatore  liomano  donnait  à  monseigneur 
Fuzet  un  nouveau  démenti,  dont  il  ne  faut  retenir  que  le  trait 
suivant  :  «  Personne  n'a  su  —  et  monseigneur  Fuzet  ne  doit 
l'avoir  jamais  dit  —  qu'il  était  chargé  par  l'épiscopat  français 
de  traiter  cette  grave  question  avec  le  Saint-Siège.  Par  suite,  il 
n'est  aucun  doute  que  ce  prélat  n'a  pu  parler  au  pape  que  de  son 
association  de  Mutualité  ecclésiastique  normande.  »  On  craignait 
donc  que  l'Église  de  France  eût  à  l'archevêque  de  Rouen  trop 
d'obligations;  mais,  en  même  temps,  on  voulait  dissimuler  ce 
que  tout  le  monde  connaît  à  présent,  à  savoir  que  d'autres  pré- 
lats, et  notamment  l'archevêque  d'Albi,  monseigneur  Mignot, 
avaient  obtenu  du  pape  la  même  assurance  que  monseigneur 
Fuzet. 

Quatre  jours  après,  on  essaya  contre  lui  la  manœuvre  qui 
avait  réussi  déjà  contre  l'archevêque  d'Avignon  et  contre 
l'évêque  de  Tarentaise.  En  juillet  1907,  monseigneur  Sueur 
d'Avignon  donnait  sa  démission  parce  que  son  clergé,  qui  le 
jugeait  trop  gouvernemental,  vivait  en  révolte  ouverte  contre 
lui  et  qu'à  Rome  cette  rébellion  trouvait  des  appuis.  En 
octobre,  monseigneur  Lacroix  de  Tarentaise  devait  partir  aussi, 
parce  que  le  pape  lui  refusait  l'association  diocésaine  qui, 
seule,  pouvait  conserver  le  culte  dans  la  région  la  plus  pauvre 
de  Fiance.  On  avait  aussi  parlé  d'une  démission  de  monsei- 
gneur Fuzet  en  février  1908,  parce  qu'il  avait  osé  déléguer 
un  vicaire  général  à  l'enterrement  d'un  curé  proposé  par 
M.  Combes  pour  l'épiscopat  et,  par  suite,  devenu  suspect.  A 
nouveau  le  23  mars,  les  agences  annonçaient  de  Rome  : 

Le  bruit  court,  dans  les  milieux  ecclésiastiques,  que  Monseigneur 
Fuzet,  archevêque  de  Rouen,  serait  décidé  à  donner  sa  démission 
et  qu'il  aurait  prévenu  un  prélat  français  habitant  Rome.  On  donne 

1.  Figaro  du  19  avril,  Univers  du  20,  Croix  du  ai. 


MUTUALITlSs    EC.CLÉSIASTIQUES  787 

comme  motif  à  cette  grave  résolution  la  déception  qu'aurait  éprouvée 
monseigneur  Fuzet  on  constatant  qu'après  avoir  semblé  adhérer  à 
ses  projets  et  lui  avoir  témoigne  une  grande  sympathie,  le  pape  et  le 
cardinal  Merry  del  Val  s'étaient  subitement  ravisés  et  repoussaient 
aujourd'hui  ce  qu'ils  avaient  accepté  en  le  félicitant  l'autre  jour.  Ce 
revirement  est  vivement  commenté  dans  les  milieux  du  Vatican.  oA 
on  ne  sait  à  quoi  l'attribuer. 

L'archevêque  se  contenta  de  démentir.  Mais  ni  les  hostilités 
ni  les  démentis  n'enrayaient  le  mouvement.  Le  i5  mars,  le 
Mutualiste  f Français  de  M.  Dedé,  revue  très  orthodoxe,  annon- 
çait, ce  à  la  demande  de  plusieurs  mutualités  )>,  la  création  d'une 
rubrique  spéciale  pour  les  mutualités,  ecclésiastiques  :  «  Un  jour 
viendra,  nous  Fespérons,  où,  cette  rubrique  prenant  une  plus 
grande  importance,  nous  pourrons  faire  une  édition  spéciale 
du  Mutualiste  français  en  faveur  des  membres  des  mutualités 
ecclésiastiques.  Ce  sera  sans  doute  lors  de  l'établissement  d'une 
fédération  entre  ces  sociétés,  projet  qui  fait  partie  du  plan  d'or- 
ganisation mutualiste  du  clergé  français,  si  souvent  exposé  par 
notre  directeur  et  dont  la  réalisation  est  impatiemment  attendue 
par  plusieurs  mutualités  ecclésiastiques.  )>  Le  a  avril,  une 
assemblée  épiscopale  de  la  région  parisienne  étudiait  la  ques- 
tion des  mutualités... 


« 
^  0 


Le  i^*"  avril,  l'abbé  Lemire  arrivait  au  Sénat  avec  Tabbé 
Dabry,  à  qui  la  condamnation  de  son  journal  la  Vie  catholique 
donnait  enfin  le  loisir  d'entendre  parler  M.  Briand.  Les  tri- 
bunes étaient  au  complet.  Les  huissiers  conseillèrent  à  l'abbé 
Lemire  d'installer  son  ami  dans  la  loge  des  députés  et  d'y 
monter  lui-même,  comme  s'il  amenait  son  secrétaire. 

Quand  les  abbés  entrèrent  dans  la  loge,  le  garde  des  Sceaux 
parlait;  il  comparait,  une  fois  de  plus,  la  condescendance  des 
républicains  à  l'intransigeance  des  ultramontains  :  ((  Nous  nous 
sommes  efforcés,  disait-il  à  la  droite,  de  faire  une  loi  acceptable, 
viable,  destinée  à  assurer  la  concorde  religieuse  dans  ce  pays.  De 
voire  côté,  rien!  Un  ordre  vient  de  là-bas  qui  tue  votre  initia- 
tive. ))  Il  vit  alors  l'abbé  Lemire  et  continua  :  ((  Tenez,  dans  cette 
i5  Juin  1908.  5 


738  LA     REVUE     DE     PARIS 

voie,  à  propos  de  ce  projet  qu'on  a  discuté,  je  vais  vous  dire  une 
chose.  Pour  sauver  les  caisses  des  vieux  prêtres,  M.  l'abbé 
Lemire  a  pris  l'initiative  d'un  amendement.  Je  l'aimais  déjà 
beaucoup  pour  la  force  de  son  caractère  et  pour  la  loyauté  de 
son  esprit  ;  mais,  depuis  ce  jour,  je  l'ai  estimé  davantage  encore, 
car  il  a  fait  œuvre  courageuse.  » 

La  gauche  applaudit  et,  comme  le  ministre  se  tournait  vers 
l'abbé  Lemire,  les  sénateurs  commencèrent  à  se  retourner  aussi  ; 
bientôt  toute  l'assemblée  regarda  l'abbé,  tandis  que  le  ministre 
ajoutait  :  «  Il  a  présenté  cette  proposition  malgré  les  intransi- 
geants; il  a  fait  cet  effort  qu'on  lui  a  reproché,  et  il  est  devenu 
une  sorte  de  pestiféré  dans  l'Eglise ,  parce  qu'il  a  essayé  d'adapter 
les  lois  de  son  pays  aux  intérêts  de  son  Eglise.  »  Alors  tout  le 
Sénat,  tourné  vers  l'abbé  Lemire,  l'applaudit  fortement,  à  l'ex- 
ception de  quelques  membres  de  droite. 

Après  la  séance,  l'abbé  Lemire  se  rendit  à  la  salle  des  confé- 
rences. On  l'entoura.  Il  fit  des  excuses  au  président  du  Sénat 
pour  l'incident  qu'il  avait  causé  :  «  Monsieur  l'abbé,  lui  dit  le 
président,  nous  ne  l'avions  encore  fait  que  pour  Thiers,  libéra- 
teur du  territoire.  » 

L'abbé  Lemire  revint  au  Sénat  le  3  avril  1908.  Les  séna- 
teurs avaient  à  choisir  entre  deux  amendements.  L'un,  de 
M.  Ghaumié,  décidait  que  les  biens  de  fondation  affectés  à  des 
services  pieux  seraient  transmis  aux  établissements  de  bienfai- 
sance, lesquels  feraient  dire  les  messes  par  les  curés  successifs 
de  la  paroisse.  L'autre,  de  M.  Berger,  attribuait  les  mêmes  biens 
aux  mutualités  ecclésiastiques.  Le  matin  du  3  avril,  M.  Lemire 
avait  essayé  de  voir  M.  Poincaré,  qui  soutenait  l'amendement 
Chaumié  ;  il  ne  l'avait  pas  rencontré  ;  il  venait  donc  au  Sénat 
pour  lui  parler,  le  convertir  à  l'amendement  Berger  et  y 
convertir  aussi  les  sénateurs  du  Nord.  Il  trouva  M.  Poincaré 
dans  la  salle  des  conférences  et,  assis  au  coin  d'une  table,  il 
lui  fit  un  discours  que  beaucoup  de  sénateurs  venaient  écouter. 
M.  Poincaré  préférait  l'amendement  Chaumié  pour  que  le 
capital  des  fondations  demeurât  propriété  des  établissements 
publics  *  :  «  Mais,  disait  M.  Lemire,  vous  n'avez  pas  l'esprit  de 

I.  Il  va  de  soi  que  cette  conversation  n*a  pas  été  sténographiée.  Nous  la 
rapportons  d'après  un  témoin  qui  en  a  pris  des  notes  el  qui  était  qualifié 
pour  on  prendre. 


MUTUALITÉS    ECCLÉSIASTIQUES  789 

la  Séparation,  vous  êtes  le  dernier  des  concordataires.  Je  suis  plus 
séparatiste  que  vous.  —  C'est  vrai,  disait  M.  Poincaré.  »  —  Et 
Tabbé  continuait  :  «  Vous  faites  une  loi  de  dévolution  parce 
que  TEglise  n'a  pas  formé  les  associations  cultuelles  qui 
auraient  pu  recueillir  ses  anciens  biens;  mais  comment  ne 
voyez-vous  pas  que  les  mutualités  ecclésiastiques  offrent  les 
mêmes  avantages  quant  à  ces  biens  P  Elles  ne  seront  pas  cul- 
tuelles ;  mais  elles  garantiront  la  conservation  du  capital  qu'on 
leur  transmettra,  puisque  la  loi  sur  les  sociétés  de  secours 
mutuels  leur  impose  un  contrôle.  Elles  garantiront  l'exécution 
des  messes  qui  grèvent  les  fondations,  puisque  les  prêtres 
mutualistes  auront  intérêt  à  dire  ces  messes  pour  en  toucher  les 
honoraires.  Si  vous  ne  croyez  pas  à  la  conscience  d'une  asso- 
ciation, ne  donnez  la  liberté  à  aucune.  Si  nous  ne  sommes  pas 
capables  de  liberté,  laissez-nous  en  tutelle  ;  ne  continuez  pas 
la  politique  de  séparation;  refaites  le  Concordat.  »  Il  conclut  : 
(C  Croyez-vous  que  le  contrôle  des  familles,  intéressées  à  l'exé- 
cution des  messes,  ne  s'exercera  pas  mieux  sur  des  sociétés  de 
secours  mutuels  que  sur  l'Etat.^  On  ne  contrôle  pas  l'Etat, 
mais  on  contrôle  les  particuliers.  » 

Il  usa  d'arguments  politiques,  rappela  que  l'amendement 
Chaumié  avait  échoué  à  la  Chambre  sous  la  forme  d'un  amen- 
dement Lhopiteau,  que  la  Chambre  ne  changerait  sûrement 
pas  d'avis  pour  suivre  le  Sénat,  mais  qu'elle  consentirait  au 
contraire  facilement  à  voter  une  disposition  aussi  entièrement 
nouvelle  que  l'amendement  Berger.  ((  Mais  supposez  encore 
que,  par  aventure,  la  Chambre  vote,  après  le  Sénat,  l'amende- 
ment Chaumié  et  que  la  charge  de  faire  dire  les  messes  de 
fondation  retombe  sur  les  établissements  de  bienfaisance,  c'est- 
à-dire,  en  pratique,  sur  les  communes,  ne  prévoyez-vous  pas 
quq^des  municipalités  très  avancées,  collectivistes,  refuseront 
de  remplir  cette  obligation.^  Et  s'il* en  résulte  des  difficultés, 
à  qui  s'adressera-t-on  ?  Au  Parlement.  Ces  municipalités  iront 
trouver  leurs  députés  et  leurs  sénateurs,  et  leur  diront  :  Faites- 
nous  enfin  une  loi  qui  nous  débarrasse  complètement  des 
ennuis  d'Eglise,  qui  nous  donne  tous  les  biens  sans  condition. 
N'avez-vous  pas  déjà  fait  en  trois  ans  trois  lois  de  Séparation? 
Tenez- vous  à  en  faire  une  par  an.^  » 

Ce  raisonnement  impressionna  beaucoup  les  sénateurs.  Il 


74o  LA.    REYUE     DE     FA.RIS 

dit  encore  :  «  Je  préfère  un  amendement  qui  nous  oblige  à 
faire  des  associations,  à  un  amendement  qui  nous  maintient 
dans  TindiTidualisme.  Nous  avons  intérêt  à  prendre  contact 
avec  la  loi.  )^  Et  il  tira  de  sa  poche  la  lettre  d'un  curé  cpii  lui 
racontait  cette  histoire  :  un  curé  voisin,  dans  le  iNord,  avait 
transporté  chez  lui  une  partie  du  mobiher  de  la  sacristie,  vases, 
reliques,  ornements;  il  mourut;  on  mit  les  scellés;  la  famille 
s'empara  de  tout  ce  qu'elle  trouva  ;  le  successeur  voulut  rentrer 
en  possession  de  ce  qui  appartenait  à  la  fabrique;  mais  le 
notaire  de  la  famille  lui  répondit  :  ((  Vous  n'êtes  ni  héritier,  ni 
personne  morale;  de  quoi  vous  mêlez-vous?  » 

Gomme  on  objectait  à  l'abbé  Lemire  que  les  catholiques 
intransigeants  feraient  rejeter  par  le  pape  les  mutualités 
de  même  que  les  associations  cultuelles,  il  protesta  :  en  quoi  la 
mutualité,  qui  paiera  une  messe,  sera-t--elle  plus  cultuelle  que 
ne  l'était,  la  veille,  le  bureau  de  bienfaisance  qui  faisait  dire  la 
même  messe  P  Mais  des  sénateurs  insistaient,  rappelaient  que 
le  pape  avait  plus  d'une  fois  annoncé  des  transactions  pourvu 
qu'on  reconnût  aux  catholiques  l'usage  du  droit  commun,  cpi'on 
leur  avait  accordé  cet  usage  du  droit  commun,  mais  qu'il  n'avait 
pas  transigé  :  ce  Nous  allons  encore  faire  une  avance  que  le 
pape  repoussera.  »  L'abbé  Lemire  leur  dit  à  plusieurs  reprises, 
et  d'un  air  beaucoup  plus  affirmatif  encore  que  ses  paroles  : 
<x  Je  tiens  de  bonne  source  que  le  Saint  Père  a  déclaré  qu'il 
laisserait  faire  des  mutualités,  non  seulement  libres,  mais 
soumises  à  l'approbation  du  gouvernement.  Vous  ne  ferez  pas 
une  loi  inutile.  y> 

L'abbé  Lemire  a  répété  à  qui  l'a  voulu  cette  conversation. 
On  l'a  prévenu  que  des  journaux  la  fausseraient,  que  la  Croix 
lui  prêterait  des  propos  gênants  pour  un  prêtre.  Il  a  simple- 
ment répondu  que,  sans  extravagances  et  singularités,  une 
interview  n'attirerait  pas  rattention. 

L'amendement  Berger,  que  défendait  l'abbé  Lemire,  fut 
voté  par  le  Sénat,  le  7  avril.  La  disposition  principale  est  ainsi 
rédigée  : 

Sur  lesbiens  grèves  de  fondations  de  messes,  TÉtat,  les  départements, 
les  communes  et  les  établissements  publics  possesseurs  ou  attribu- 
taires desdits  biens,  devront,  à  défaut  des  restitutions  à  opérer  en 
vertu  du  présent  article,  mettre  en  réserve  la  portion  correspondant 


MUTUALITIÊS    BCGL^SIASTIQUES  7^1 

aux  charges  ci-<lessu&  yisées.  Cette  portion  sera  remise  aux  sociétés 
de  secours  mutuels  de  prêtres,  sous  la  forme  de  titres  de  rente  nomi- 
natifs, à  charge  par  celles-ci  d  assurer  l'exécution  des  fondations 
perpétuelles  de  messes. 

Le  lendemain,  la  Croix  gémissait  : 

M.  Chaumié  et  quelques-uns  de  ces  collègues  radicaux  ont  proposé 
un  texte  loyal  qui  prévoit  l'acquit  des  charges  cultuelles  par  les  minis- 
tres du  culte  exerçant  leur  ministère  en  vertu  de  la  loi  du  2  janvier  1 907 . 
Pourquoi,  au  lieu  d'adopter  ce  texte  très  simple,  recourir  à  des  sociétés 
de  secours  mutuels  qui  :  i*  sont  actuellement  l'objet  d'importantes 
controverses  et,  par  conséquent,  hypothétiques  ;  2**  ne  sont  aucunement 
désignées  par  leur  nature  pour  un  service  de  ce  genre?  On  peut  même 
se  demander  s'il  n'est  pas  contraire  à  leur  loi  constitutive.  On  dirait 
vraiment  que  M.  Berger  et  ses  inspirateurs  cherchent  à  compliquer 
une  chose  très  simple  pour  la  faire  échouer.  Nous  nous  garderons 
bien  de  trancher  ici  une  question  qui  est  à  l'élude  au  Vatican,  mais 
nous  déclarons  ne  pas  comprendre  l'attitude  de  la  Commission. 
C'est  l'amendement  de  M.  Chaumié  et  de  ses  amis  qui  représente 
ici  la  loyauté  et  la  simplicité. 

Les  gens,  que  dérangeait  la  solution  de  M.  Berger,  du 
ministre,  de  Tabbé  Lemire  et  de  monseigneur  Fuzet,  y  oppo- 
saient deux  objections. 

La  première  avait  été  formulée  le  ai  mars  par  cet  article  du 
Carrière  d'Italia,  fabriqué  au  Vatican  sous  le  nom  d'un  jour- 
naliste de  Paris  :  «  Grattez  les  mutuelles,  vous  trouverez  les 
cultuelles  ».  Le  lo  avril,  la  Corrispondenza  Romana  s'expri- 
mait plus  clairement  encore  : 

Le  ministre,  disait-elle,  a  voulu  imposer  aux  mutualités  ecclésias- 
tiques de  renoncer  à  toute  discipline  ecclésiastique  en  disant  qu'elles 
ne  sont  que  des  organismes  financiers  et  non  pas  confessionnels.  Or, 
voici  que  M.  Berger  les  rend  si  confessionnelles  qu'elles  prennent 
l'aspect  de  synonymes  d'associations  cultuelles.  L'amendement 
Berger  constitue  une  vraie  dotation  de  messes,  extraite  de  celle  totale 
du  legs,  un  vrai  legs  de  messes;  il  l'attribue  comme  tel  à  une  mutua- 
lité ecclésiastique,  comme  ecclésiastique.  Ainsi  donc  une  mutualité 
ecclésiastique,  parce  qu'elle  est  ecclésiastique,  reçoit  du  gouverne- 
ment un  legs  de  messes  parce  qu'il  est  de  messes  ;  une  telle  mutua- 
lité fonctionne  ainsi,  à  ce  point  de  vue,  comme  une  cultuelle.  Si  l'on 
acceptait,  par  conséquent,  les  amendements  combinés  Lemire-Briand 


7^2  LA     REVUE     DE     PARIS 

et  Berger,  on  aurait  des  mutualités  ecclésiastiques  ayant  un  partiel 
fonctionnement  de  cultuelles  avec  la  totale  suppression  de  la  disci- 
pline ecclésiastique.  C'est  la  centième  tentative  de  Briand  de  faire 
entrer  par  la  fenêtre  ses  cultuelles  à  qui  le  pape  a  fermé  la  porte. 

Pourtant  les  auteurs  de  Famendement  Berger  n'avaient  pas 
voulu  faire  des  cultuelles  déguisées.  L'abbé  Lemire  avait 
déclaré  dans  son  discours  du  4  novembre  à  la  Chambre  :  ce  II 
n'entre  pas  dans  ma  pensée  une  minute  d'inviter  mes  amis 
du  clergé  à  faire  quelque  chose  de  trompeur,  à  organiser  le 
culte  à  Tabri  de  lois  qui  ne  visent  pas  le  culte.  Il  n'entre  pas 
dans  ma  pensée  —  et  ce  serait  contraire  à  la  loyauté  —  de 
dire  aux  curés  :  «  Vous  ferez  une  société  de  secours  mutuels, 
et,  à  la  faveur  de  cette  société  de  secours  mutuels,  vous  orga- 
niserez le  culte.  ))  Non!  Je  ne  veux  pas  mêler  deux  cléments 
dont  l'union  ne  serait  pas  strictement  légale.  » 

Le  ministre  des  Cultes  avait  répété  à  la  Chambre  le 
lo  avril  :  «  Ces  sociétés  ont  pour  but,  non  pas  le  culte,  mais  la 
mutualité  )>,  et,  comme  une  disposition  de  la  loi  interdisait 
aux  mutualités  de  prêtres  d'insérer  dans  leurs  statuts  des 
motifs  d'exclusion  tirés  de  la  discipline  ecclésiastique,  il  avait 
ajouté  :  «  Si  un  prêtre  ayant  coopéré  à  une  œuvre  de  mutua- 
lité encourt  des  peines  disciplinaires  au  point  de  vue  cultuel, 
il  n'est  pas  admissible  que,  pour  des  raisons  de  discipline 
ecclésiastique,  on  lui  fasse  perdre  le  bénéfice  de  ses  efforts 
comme  mutualiste.  Il  faut  être  logique,  il  ne  faut  pas  deman- 
der à  la  fois  la  société  de  secours  mutuels  et  la  société  cul- 
tuelle. )) 

Les  catholiques  auraient  dû  retenir  l'avis  très  normand  que 
leur  donnait  l'abbé  Jouen,  secrétaire  de  la  Mutualité  ecclé- 
siastique normande  (M.  E.  N.),  dans  une  lettre  du  aS  mars  an 
Nouvelliste  de  Rouen  :  «  Le  ministère  supprima  l'article  des 
statuts  qui  prévoyait  des  messes  pour  les  défunts.  Au  Ueu 
d'accepter  cette  suppression,  la  M.  E.  N.  substitua  au  texte 
primitif  un  texte  plus  élastique  qui,  expliqué  par  le  règlement 
intérieur,  dont,  seule,  elle  reste  maîtresse,  permet  d'atteindre 
le  but  primitivement  visé.  » 

La  deuxième  objection  vient  du  texte  voté  par  la  Chambre 
le  i3  novembre  1907  :  ((  Pour  être  aptes  à  recevoir  les  biens 


MUTUALITjfs    EGGLÉSIASTIQUES  ^43 

des  anciennes  caisses  de  retraites,  les  sociétés  devront  être 
ouvertes  à  tous  les  intéressés  et  ne  prévoir  dans  leurs  statuts 
aucune  amende,  ni  aucun  cas  d'exclusion  fondés  sur  un 
motif  touchant  à  la  discipline  ecclésiastique.  ))  Le  ministre 
avait  justifié  cette  disposition  : 

Il  faut  que  ces  sociétés  aient  en  vue  la  mutualité,  et  rien  que  la 
mutualité.  Nous  vous  avons  proposé,  afin  d'éviter  des  conflits  qui 
ne  manqueraient  pas  de  surgir  demain,  le  texte  que  vous  con- 
naissez... Mon  observation  est  basée  sur  ce  fait  que,  déjà  dans  certains 
diocèses,  on  a  tenté  de  constituer  des  sociétés  de  secours  mutuels  ; 
nous  avons  lu  les  statuts  de  ces  sociétés;  nous  y  avons  trouvé  des 
articles  qui  mettent  les  prêtres  sous  la  domination,  je  pourrais 
presque  dire  sous  l'arbitraire  de  l'évêque;  ces  sociétés  de  secours 
mutuels  ont  des  statuts  que  nous  ne  pourrions  accepter.  C'est  pour 
quoi  il  vaut  mieux  prévoir  la  diflicullé  et  indiquer  d'une  façon  très 
nette  et  très  précise  que  des  préoccupations  de  discipline  ecclésias- 
tique doivent  être  étrangères  au  fonctionnement  des  sociétés  préNiies 
par  l'amendement. 

Le  32  mars  1908,  la  Corrispondenza  Romana  citait  ce  texte 
et  ajoutait  : 

Après  cela,  il  va  de  soi  que  le  mérite  attribué  par  quelques  jour- 
naux aux  statuts  proposés  par  monseigneur  Fuzet  n'a  pas  de  fonde- 
ment. En  effet,  ces  statuts  obligent  les  membres  à  être  en  communion 
avec  le  Pape,  sous  peine  de  déchéance.  Cette  condition  (essentielle 
pour  toute  société  ecclésiastique  catholique)  rend  tout  de  suite 
inaptes  à  bénéficier  dudit  article  de  loi,  les  mutualités  proposées  par 
monseigneur  l'archevêque  de  Rouen.  L'amendement  Lemire  est 
pratiquement  inutile  à  toute  mutualité  de  prêtres  catholiques;  il  ne 
pourrait  servir  qu'à  des  mutualités  schismatiques,  s'il  y  avait  un 
groupement  d'ecclésiastiques  schismatiques  pour  les  constifUer. 

Le  même  jour,  VOsservatore  Romano  déclarait  : 

Nous  avons  sous  les  yeux  l'opuscule  imprimé,  à  ce  sujet,  à  Rouen, 
dès  1906.  L'article  7  du  statut  déclare  que  l'archevêque  de  Rouen 
est  le  président  d'honneur  et  que  les  évêques  de  la  province  ecclé- 
siastique de  Normandie  sont  les  vice-présidents  d'honneur.  Il  est 
permis  de  craindre  que  ce  soit  trop  pour  l'État,  et  trop  peu 
pour  r Église,  Trop  pour  l'État  qui,  avec  sa  loi  de  Séparation,  n'a 
pas  voulu  reconnaître  l'épiscopat  catholique  de  France  comme  tel  et 
dans  l'exercice  de  son  ministère  :  par  suite,  l'État  n'  «  enregistrera  » 
pas  le  statut,  si  l'on  n'enlève  pas  cette  disposition.  Trop  peu  pour 


74&  LA     REVUE     DE     PARIS 

rÉglise  :  dans  une  forte  organisation  financière  du  clergé,  les  érè- 
ques  (en  supposant  que  l'Etat  les  tolérât  à  la  présidence  honoraire) 
n  auront  aucune  part  réelle  de  direction  et  de  contrôle,  leur  prési- 
dence n'étant  qu'honoraire.  Il  est  aisé  de  se  figurer  les  dangers  que 
Ton  encourrait  dans  de  telles  conditions.  Un  prêtre,  expulsé  du  clergé 
par  suite  d'un  régulier  jugement  de  son  supérieur  ecclésiastique, 
pourra  rester  dans  l'association,  parce  que  le  gouvernement  ne 
reconnaîtra  pas  la  sentence  épiscopale. 

Monseigneur  Fuzet  répondit  dans  un  Mémoire  du  8  avril.  Il 
rappelait  d^abord  que  la  loi  sur  les  sociétés  de  secours  mutuels 
permet  aux  sociétés  de  régler  elles-mêmes,  dans  leurs  statuts,  le 
«  mode  d'élection  »  des  membres  du  bureau  et  du  conseil  d'ad- 
ministration :  les  cvêques  pourront  donc  organiser  les  élections 
de  manière  à  préserver  leur  autorité.  Il  ajoutait  que  les  statuts 
peuvent  aussi  prévoir  des  cas  d'exclusion,  notamment  pour 
indignité,  et  que  l'indignité  pourra  résulter  de  certaines  peines 
infligées  aux  prêtres  par  leur  juridiction  professionnelle,  à 
savoir  Tofficialité  (le  Mémoire  ne  la  nomme  pas,  mais  l'indique), 
de  même  que  dans  les  sociétés  laïques  l'indignité  peut  résulter 
de  certaines  peines  infligées  par  les  tribunau?^  correctionnels. 

Enfin,  disait  l'archcvoque,  le  droit  canon  hii-même  ne  demande-t-il 
pas  qu'il  soit  pourvu  par  l'évèque  à  la  subsistance  du  prêtre  [interdit], 
afin  que  sa  dignité  sacerdotale  ne  soit  pas  compromise  par  une 
mendicité  notoire?  De  sorte  que  la  mutualité,  on  secourant  le  prêtre 
interdit,  aide  en  réalité  l'évèque  à  remplir  vis-à-vis  de  ce  prêtre  une 
obligation  canonique.  La  clause  introduite  dans  l'amendement 
Lemire,  relative  à  la  discipline  ecclésiastique,  n'est  donc  pas  con- 
traire au  droit  canon  :  elle  est  même  en  quelque  sorte  dans  son 
esprit.  . 

Le  chanoine  Rousseau  de  Meaux,  dans  un  Mémoire  du 
i8  avril,  répondait  autrement  :  «  Si  plusieurs  prêtres,  disait-il, 
fondaient  une  tontine  pour  transmettre  aux  survivants  Tavoir 
des  prédécédés,  songerait-on  à  leur  faire  un  crime  de  n'avoir 
pas  pensé  à  se  munir  préalablement  de  l'autorisation  de  l'ordi- 
naire ?  En  quoi,  sous  ce  rapport,  dîfierent  une  tontine  et  une 
caisse  de  retraite.^  »  Il  révélait  aussi  que,  d'après  les  statuts  de 
l'ancienne  caisse  du  diocèse,  un  prêtre  interdit  n'aurait  pas 
pu  être  exclu  ;  or,  la  hiérarchie  n'avait  jamais  pris  ombrage 
de  cette  situation. 


MUTUALITlês    EGCLiSsiASTIQUES  7^5 

Mais  le  pape  ou  ses  conseillers  semblèrent  gênés  surtout 
par  cette  disposition  de  la  loi  du  lo  avril  1908,  qui  veut  que 
les  mutualités  ecclésiastiques  soient  approuvées,  c'est-à-dire 
demandent  la  reconnaissance  du  gouvernement  et  acceptent 
son  contrôle  financier  :  de  cette  formalité  administrative, 
dépend  la  faculté  de  posséder  et  acquérir  des  immeubles.  Le 
3o  mars,  la  Croix  faisait  savoir  que  le  Vatican  permettait 
la  formation  de  sociétés  libres,  c'est-à-dire  non  approuvées. 
Le  i5  avril,  M.  Dedé,  directeur  du  Mutualiste  français,  annon- 
çant qu'il  avait  envoyé  au  cardinal  Merry  del  Val  un  rapport 
sur  la  question,  exposait  un  nouveau  système  :  constitution 
de  sociétés  approuvées  pour  recevoir  les  biens  des  anciennes 
caisses  de  retraite;  pour  tous  les  autres  objets,  formation  de 
sociétés  libres,  qui  d'ailleurs  auraient  exactement  le  même 
personnel  que  les  autres.  C'est  dire  que  chaque  prêtre  ferait 
à  la  fois  partie  d'une  société  libre  et  d'une  société  approuvée. 
Ce  laïque  espérait  peut-être  faire  accepter  par  le  Saint-Siège 
une  solution  moyenne  qu'on  avait  refusé  de  chercher  dans 
les  projets  et  l'expérience  de  l'archevêque  de  Rouen. 

Le  17  avril,  HEcho  de  Pari^  publiait  une  déclaration  conci- 
liante de  l'archevêché  de  Paris  : 

Nos  mutualités  bénéficieront  peu  de  la  dévolution  qui  pourra  leur 
cire  faite.  Mais  nous  remarquerons  que  de  telles  sociétés  de  secours 
mutuels  entre  prêtres  présenteraient  1  avantage  de  devenir  un  organe 
purement  ecclésiastique  et  de  permettre  ainsi  une  sorte  de  prolon- 
gation de  Tancienne  propriété  ecclésiastique.  Si  quelque  jour  un 
ministère  futur  voulait  établir  une  analogie  entre  ces  sociétés  de 
secours  mutuels  et  les  associations  cultuelles,  il  serait  toujours 
facile  de  prouver  que  les  lois  de  1908  et  de  1900  n'ont  rien  de 
commun  et  que  les  organismes  conçus  par  chacune  de  ces  lois  sont 
totalement  différents. 

Mais,  de  Rome,  le  correspondant  de  F  Éclair  écrivait  le 
26  avril  : 

L'épiscopat  français  est-il  partagé  sur  cette  question?  Ce  qui  est 
sûr,  c'est  qu'ici  on  ne  Test  pas.  Le  piège  a  été  du  premier  coup 
éventé.  Si  quelque  évoque,  ou  même  archevêque,  açfait  ensuis  de  se 
suicider,  il  le  ferait  tout  seul  :  je  l'avertis  qu'on  ne  le  suivrait  pas. 
Ici,  non  seulement  on  n'est  pas  naïf  à  ce  point,  mais  on  pense  avec 
raison  que  l'abandon  de  leurs  droits  hiérarchiques,  par  ceux  mêmes 


7^6  LA     REVUE     DE     PARIS 

qui  en  sont  divinement  investis,  constituerait  de  leur  part  le  crime 
des  crimes  et  le  scandale  des  scandales. 

Personne  ne  savait  encore  ce  que  Rome  dirait,  ni  même 
quand  Rome  parlerait.  Mais  plus  l'incertitude  se  prolongeait, 
plus  il  importait  de  calculer  quelles  chances  d'avenir  laisse- 
rait à  l'Eglise  de  France  le  rejet  ou  l'acceptation  de  la  loi  nou- 
velle. Pour  en  avoir  une  idée,  il  suffisait  d'analyser  les  bro- 
chures publiées  en  1906  par  M.  Dedé  et  l'abbé  Jouanolou, 
alors  que  l'adhésion  du  pape  n'était  pas  en  discussion. 

L'évêque,  libre  dispensateur  du  sacrement  de  l'ordre,  et  à 
qui  le  concile  de  Trente  permet  de  refuser  l'accès  de  la  prê- 
trise à  n'importe  quel  candidat  pour  n'importe  quelle  cause, 
pourrait  toujours  obliger  tous  ses  prêtres  ou  futurs  prêtres  à 
faire  partie  de  la  mutualité  diocésaine*.  D  leur  imposerait 
ainsi  l'équivalent  d'un  «  titre  »  clérical  et  s'épargnerait  le 
souci  de  leur  entretien  en  cas  de  vieillesse,  maladie  ou  mise 
en  interdit.  De  plus,  il  maintiendrait  l'égalité  dans  son  clergé. 
Et  tout  le  clergé  de  France  entrerait  dans  l'organisation 
mutualiste. 

La  mutualité  s'administrerait,  comme  toutes  les  sociétés 
analogues,  par  des  assemblées  générales,  au  moins  annuelles, 
avec  un  conseil,  élu  parles  assemblées,  et  un  bureau,  choisi  par 
le  conseil*.  Ce  mécanisme  électif  se  concilierait  sans  peine 
avec  les  exigences  de  la  hiérarchie  et  de  la  discipline  ecclé- 
siastique, par  la  combinaison  de  deux  dispositions  :  l'une, 
empruntée  à  la  Mutualité  Normande,  qui  assure  à  l'évêque,  de 
par  les  statuts,  le  rang  de  président  d'honneur;  l'autre, 
empruntée  à  la  mutualité  de  la  Rochelle,  dont  un  article  pré- 
voit, comme  causes  d'exclusion,  des  «  condamnations  afflic* 
tives  ou  infamantes,  civiles  ou  canoniques  ».  La  désignation 
de  l'évêque  comme  président  d'honneur  n'est  pas  une 
vaine  politesse'  :  ce  titre  lui  permet  d'assister  à  toutes  les 
délibérations;  sa  présence  aux  délibérations,  à  défaut  des 
statuts,  oblige  le  président  effectif  à  réprimer,  en  vertu  de 
son  droit  de  police,  toute  tentative  pour  mettre  en  discussion 

I.  Jouanolou,  pp.  4a,  43. 
a.  Ibid.j  pp.  65-75. 
3.  Ibid,,  pp.  38-40. 


MUTUALITJÊ9    ECCLÉSIASTIQUES  7^7 

d* autres  affaires  que  des  actes  de  mutualité,  par  exemple,  des 
actes  accomplis  par  le  chef  hiérarchique  du  diocèse.  L'exchi-^ 
sion  prévue  pour  des  condamnations  canoniques  n'exposerait 
pas  les  prêtres,  autant  qu'on  pourrait  le  croire,  au  bon  plaisir 
d'un  évêque  fantasque  :  le  mot  condamnation  suppose  un 
jugement;  le  jugement  suppose  un  tribunal  ou  du  moins 
une  procédure  régulière;  par  suite,  l'exclusion  ne  pourrait 
jamais  résulter  de  ces  peines  que  les  évèques  de  France  distri- 
buaient avec  tant  d'arbitraire  sous  le  régime  du  Concordat, 
mais  seulement  des  peines  prononcées  dans  les  formes.  Qui- 
conque sait  la  terreur  que,  jusqu'à  la  Séparation,  le  despo- 
tisme épiscopal,  protégé  par  le  gouvernement,  a  répandue 
dans  le  clergé  français,  croira  sans  peine  que  les  prêtres 
mutualistes  auraient  accepté  joyeusement  toute  limitation  de 
ce  despotisme,  lors  même  qu'elle  ne  les  aurait  pas  entièrement 
garantis  contre  toute  mesure  d'exclusion,  -7  d'autant  mieux 
que  les  membres  exclus  pourraient  se  faire  admettre  de  nou- 
veau, par  exemple  à  l'expiration  d'une  peine  disciplinaire. 

Quant  aux  chances  financières  des  mutualités  ecclésiastiques, 
l'abbé  Jouanolou  *  faisait  les  calculs  suivants  sur  un  diocèse  de 
cinq  cent  quarante-six  prêtres  et  pour  une  société  dont  la 
cotisation  serait  de  ao  francs.  Les  cotisations  donneraient  par 
an  logao  francs.  Les  droits  d'entrée,  variables  de  dix  à  cin- 
quante fois  la  cotisation  suivant  la  jeunesse  ou  la  vieillesse  du 
prêtre,  produiraient  373  700  francs.  Dix  nouveaux  prêtres 
par  an  fourniraient  encore  2  000  francs  ;  et  la  société  aurait 
un  revenu  de  35  000  francs.  Ajoutez  ce  qui  reviendrait  en 
moyenne,  à  chaque  diocèse,  des  600000  francs  de  revenu  des 
anciennes  caisses  de  retraite,  soit  7000  francs;  plus,Jes 
5oooo  francs  qui  représenteraient  la  part  moyenne  d'un 
diocèse  dans  le  revenu  des  i5o  millions  —  telle  est  l'éva- 
luation la  plus  probable  —  de  fondations  de  messe.  Chaque 
mutualité  aurait  déjà  80000  francs  de  revenu,  c'est-à-dire 
plus  qu'il  ne  faut  pour  entretenir  les  prêtres  vraiment  invalides 
d'un  diocèse.  Les  sociétés  pourraient  donc,  à  mesure  qu'elles 
amasseraient  des  réserves,  avancer  l'âge  des  retraites  payées 
sur  leurs  fonds,  de  manière  à  diminuer  d'autant  la  dépense 

I.  Jouanolou,  pp.  a8-36. 


748  LA     REYUB     DE     PARIS 

des  traitements  d'actiyité,  qui  pèsent  à  présent  sur  le  Denier 
du  Culte.  Et  à  mesure  que  le  Denier  du  GuHe,  affranchi  de  la 
sorte  d'une  part  croissante  de  ses  charges,  ferait  des  éco- 
nomies, la  propriété  ecclésiastique  se  reformerait. 

L'ÉgUse  de  France,  enfin,  se  rétablirait  par  une  fédération 
des  mutualités  ecclésiastiques  et  par  la  création  d'une  caisse 
de  retraites  et  d'assurances,  commune  à  toutes  les  sociétés 
fédérées.  La  loi  permet  ces  institutions  sans  conteste,  et 
M.  Dedé  en  attendait  les  résultats  que  voici  :  la  fédération 
fournirait  des  conseils  juridiques  et  pratiques  aux  sociétés 
affiliées  ;  elle  tiendrait  lieu  d'organisme  de  défense  «  prenant 
fait  et  cause  pour  toutes  les  associations  sœurs,  si  Tune  d'entre 
elles  venait  à  être  attaquée  d'une  façon  quelconque  sur  le 
terrain  de  l'intérêt  général  »  ;  elle  aurait  un  comité  d'études 
et  de  vigilance  «  qui  jetterait  ses  investigations  »  sur  les  propo- 
sitions ou  projets  de  lois  ou  de  décrets,  sur  la  jurisprudence» 
sur  les  décisions  officielles;  elle  aiderait  les  mutualités  à 
placer  leurs  capitaux;  surtout,  elle  administrerait  la  «  Caisse 
générale  de  retraites  du  clergé  français  )>,  pour  servir  aux 
mutualités  de  société  d'assurance  et  les  dispenser  de  confier 
leurs  fonds  à  des  compagnies  capitalistes  qui  absorbent 
naturellement  pour  leurs  bénéfices  une  partie  des  sommes 
qu'on  leur  verse. 

Ainsi  le  clergé  de  France  aurait  une  organisation  complète. 
Dans  les  paroisses,  les  comités  catholiques  et  les  délégués  de 
l'œuvre  du  Denier  du  Culte  serviraient  aux  curés  d'auxiliaires 
moins  gênants  que  les  associations  cultuelles  repoussées  par  le 
pape.  Dans  chaque  diocèse,  la  mutualité  ecclésiastique  travail- 
lerait à  reconstituer  le  patrimoine  de  l'Eglise,  entretiendrait 
même  des  séminaires,  —  caria  loi  française  permet  aux  sociétés 
de  secours  mutuels  d'organiser  des  cours  d'enseignement  pro- 
fessionnel —  et,  de  la  sorte,  assurerait  complètement  le  recru- 
tement et  l'entretien  du  personnel.  Enfin,  à  Paris,  la  fédération 
des  mutualités  administrerait  la  caisse  du  clergé,  aurait  des 
hôpitaux  pour  les  prêtres  malades,  des  journaux  de  renseigne- 
ments professionnels  pour  les  administrations  diocésaines,  un 
service  du  contentieux  pour  éclairer  les  sociétés  et  aussi  pour 

I.  Dedé,  toc.  cit,,  pp.  71-87. 


MUTUALITIBS     ECCLÉSIASTIQUES  749 

juger  les  difficultés  survenues  soit  entre  elles  soit  entre  Tune 
d'elles  et  ses  membres  :  car  les  statuts  de  chaque  mutualité 
pourraient  imposer  l'engagement  de  soumettre  les  litiges,  par 
voie  d'arbitrage,  au  bureau  judiciaire  de  l'organe  fédéral. 

L'Eglise  de  France  administrerait  donc  son  temporel  comme 
autrefois,  au  temps  des  Assemblées  du  clergé.  Rien  n'empê- 
cherait même  d'édicter  qu'aux  assemblées  générales  de  la 
fédération,  chaque  mutudité  eût  pour  délégués  son  prési- 
dent d'honneur,  c'est-à-dire  l'évêque,  et  un  membre  désigné 
au  scrutin,  c'est-à-dire  un  simple  prêtre.  Sans  doute  il  fallait 
prévoir  que  des  catholiques,  par  scrupule  d'orthodoxie,  et  des 
journalistes  républicains,  par  manie  de  narguer  ce  qu'ils 
prendraient  pour  une  capitulation  de  Rome,  les  uns  et  les 
autres  par  l'effet  de  leur  ignorance»  essaieraient  de  voir  et  de 
montrer,  dans  l'organisation  ci-dessus  décrite,  une  restaura- 
tion de  l'Eglise  gallicane.  Mais  l'histoire  de  notre  ancien 
clergé  montre  que  les  Assemblées  du  xvii*'  et  du  xviii^  siècle 
essayèrent  en  vain  de  s'ériger  en  conciles.  De  même,  s'il  venait 
à  quelques  mouches  du  coche  ecclésiastique  la  prétention  de 
transformer  la  fédération  des  mutualités  sacerdotales,  soit  en 
machine  de  guerre  contre  l'Etat,  soit  en  organe  de  schisme 
contre  Rome,  le  clergé,  enfin  tranquille  dans  son  asile  mutua- 
liste, se  garderait  d'en  sortir  et  d'attirer  l'attention  des  puis- 
sances, soit  laïques,  soit  romaines. 

Pour  l'instant,  comme  en  France  les  sociétés  de  secours 
mutuels  dépendraient  du  ministère  du  Travail,  lequel  siège 
dans  l'ancien  archevêché  de  Paris,  il  se  trouverait  que  ce 
bâtiment  n'aurait  perdu  les  archives  du  clergé  parisien  que 
pour  attendre  les  archives  prochaines  de  tout  le  clergé  fran- 
çais. Et  c'est  toujours  ainsi  que  l'Eglise,  quand  elle  semble 
périr,  ne  fait  que  changer  et  grandir,  et  ne  grandit  que  parce 
qu'elle  sait  changer. 


On  attendait  la  décision  définitive  du  pape.  On  l'attendait 
même  anxieusement,  à  cause  des  articles  décourageants  de  la 
presse  valicane.  Une  curieuse  légende  circulait  déjà,  qui  Ira- 


75o  LA     REVUE     DE     PARIS 

duit  bien  cette  inquiétude.  On  racontait  qu'en  mars,  monsei- 
gneur  Fuzet  avait  exposé  au  pape,  durant  plus  d'une  heure, 
son  projet  de  mutualités  approuvées;  que  le  pape  avait  écouté 
sans  impatience,  lui  qui  passe  pour  ne  pas  comprendre  le  fran- 
çais, cet  exposé  fait  en  français;  qu'enfin,  répondant  à  une 
question  précise,  il  avait  dit,  pareillement  en  français,  ces 
simples  mots  :  «  Je  le  permets  »  ;  et  que  l'archevêque  n'avait 
pas  regagné  son  hôtel  depuis  une  demi-heure  qu'un  émis- 
saire du  Vatican  était  venu  l'y  rejoindre  et  lui  avait  dit  :  «  Qu'il 
soit  bien  entendu  que  le  pape  n'a  rien  permis,  et  que  si  vous 
avez  cru  qu'il  vous  donnait  une  permission,  vous  avez  mal 
saisi.  ))  Voilà  ce  qu'on  racontait.  C'était  pure  légende.  Pie  X, 
après  avoir  permis  de  vive  voix,  avait  écrit  à  l'archevêque, 
après  son  départ,  qu'il  lui  demandait  d'attendre  encore  pour 
faire  approuver  sa  mutualité.  Quoi  qu'il  en  fût,  on  savait  le 
pape  en  proie  aux  influences  les  plus  contradictoires. 

On  aurait  tort  de  juger  Pie  X  à  la  manière  d'un  prêtre 
qui  disait  récemment  :  ((  Le  pape  est  un  bien  bon  homme  ;  mais 
il  n'a  pas  d'horizon  ;  il  pense  perpendiculairement.  »  D  ne 
faudrait  pas  davantage  apprécier  les  mesures  de  renonciation 
qu'il  a  dictées  et  qui  ont  privé  le  clergé  de  toutes  ses  res- 
sources, à  la  manière  de  l'abbé  Loisy  qui  les  déclare  insensées, 
parce  que,  dit-il  ((  le  désintéressement  pratiqué  aux  dépens 
d'autrui  mérite  un  autre  nom  ».  Pie  X  est  scrupuleux  :  il  se 
défie  de  lui-même  et  de  ses  ennemis.  11  cherche  des  malices 
cachées  dans  les  moindres  paroles  du  pouvoir  laïque  ;  il  s'ins- 
talle dans  la  pensée  adverse  pour  y  découvrir  des  embûches; 
il  met  son  cerveau  chez  le  diable,  qui  naturellement  s'en  sert 
contre  lui  ;  et  c'est  ainsi  qu'il  agit  souvent  comme  ne  l'auraient 
jamais  espéré  les  ennemis  les  plus  acharnés  de  l'Eglise  et  que, 
dans  le  monde  anticlérical,  on  le  tient  unanimement  pour  le 
véritable  auteur  de  la  loi  de  Séparation.  Peut-être  ne  connaît- 
on  pas  assez  les  tiraillements  qu'il  subit. 

Quand  les  évêques  lui  expliquent  la  nécessité  d'accepter  ou 
plutôt  de  subir  les  lois  françaises,  de  s'y  adapter,  sinon  de  s'y 
soumettre,  il  les  comprend,  il  les  approuve  de  toute  son  âme 
d'ancien  curé.  Mais  quand  on  lui  rappelle  que  la  plupart  de 
ces  évêques,  nommés  par  des  gouvernements  radicaux,  com- 
promis par  conséquent  avec  les  puissances  de  l'erreur,  ont  des 


MUTUALITÉS     ECCLÉSIASTIQUES  ^Sl 

relations  et  des  intérêts  à  ménager,  il  comprend  aussi.  Puis, 
quand  on  lui  représente  que  Tattitude  désirée  par  la  majorité 
de  Fépiscopat  est  intéressée,  en  ce  sens  qu'il  s'agit  principale- 
lement  de  sauver  des  biens  et  des  recettes,  au  lieu  que  la 
résistance  serait  une  attitude  désintéressée,  c'est-à-dire  désas- 
treuse et  ruineuse,  il  penche  un  peu  plus  encore  pour  la 
résistance;  car  un  esprit  scrupuleux  juge  de  Thonnéteté  d'un 
acte,  non  par  les  raisons  qui  le  conseillent,  mais  par  les 
inconvénients  qui  en  résultent,  en  sorte  qu'entre  deux  partis, 
il  prendra  d'instinct  le  plus  désavantageux.  Et  quand  les  conseils 
belliqueux  viennent  des  laïques,  quand  ces  bons  apôtres,  dont 
Pie  X  ignore  et  dont  il  ne  pourrait  pas  en  tout  cas  comprendre 
les  arrière-pensées  politiques,  lui  disent  de  renoncer  aux 
biens  que  l'État  consent  à  ne  pas  confisquer,  sous  prétexte  que 
la  charité  des  fidèles  y  suppléera  sans  faute,  qu'ils  en  donne- 
ront eux-mêmes  l'exemple,  largement,  comment  voudrait-on 
qu'un  aussi  brave  homme  n'écoutât  pas  ces  avis  héroïques 
puisqu'ils  ont  pour  effet  immédiat  de  dépouiller  le  clergé,  — 
préférablement  aux  avis  pratiques  de  ce  clergé,  qui  vise  à 
garder  le  plus  possible  des  anciennes  ressources,  pour  en 
chercher  le  moins  possible  de  nouvelles? 

Mais  la  comparaison  des  deux  clergés  séculier  et  régulier  agit 
plus  fortement  encore  sur  Pie  X. 

On  a  raconté  beaucoup  de  légendes  surl'influence  des  moines 
au  Vatican,  et  surtout  sur  l'influence  des  Jésuites  :  elle 
s'explique  sans  légendes.  Une  congrégation,  dont  les  supé- 
rieurs vivent  à  Rome,  aura  toujours  plus  d'action  qu'un  clergé 
morcelé,  dont  les  chefs  ne  se  montrent  qu'une  fois  par  an, 
pour  apporter  la  contribution  de  leur  diocèse  au  Denier  de 
Saint-Pierre  ou  se  défendre  contre  les  délations  de  la  police 
pontificale.  De  même,  un  moine,  pétri  de  connaissances  ecclé- 
siastiques, informé  parles  maisons  de  son  ordre  de  ce  qui  se 
dit,  s'écrit,  se  pense  et  se  fait  dans  tous  les  pays,  longue- 
ment poli  par  les  frictions  des  hommes  et  des  ambitions  dans 
le  même  ordre,  des  ordres  dans  l'Église  et  de  l'Église  contre 
les  partis  dans  la  chrétienté,  aura  toujours  plus  d'autorité 
qu'un  évêque  dont  la  finesse  n'a  pu  s'exercer  que  sur  un 
préfet,  un  nonce,  un  ministre.  Et  cette  première  considération 
ferait  déjà  comprendre  pourquoi,  dans  la  grande  affaire  de 


7^2  LA     REVUE     DE     PARIS 

r Eglise  de  France,  le  pape  a  depuis  trois  ans  écouté  tout  le 
monde,  à  Texception  de  nos  évêques. 

On  sait  de  plus  que,  depuis  des  siècles,  les  deux  clergés  sécu- 
lier et  régulier  se  disputent  le  gouvernement  des  diocèses  et  des 
paroisses,  et  que  nulle  part  les  séculiers  n*avaient  mieux  résisté 
qu'en  France  à  l'intrusion  des  réguliers,  parce  que,  sous  F  An- 
cien Régime,  le  clergé  avait  une  organisation  corporative  et 
que  les  rois  Ty  aidaient  par  esprit  d'indépendance  envers  Rome, 
parce  qu'ensuite,  depuis  le  Concordat,  tous  les  gouvernements 
avaient  observé  la  même  attitude,  tantôt  par  attachement  aux  tra- 
ditions gallicanes,  tantôt  par  libéralisme,  c'est-à-dire  pour  mani- 
fester leur  éloignement  des  doctrines  monarchiques  dont  les 
papes  prenaient  la  défense.  Les  congrégations  devaient  donc 
attendre  impatiemment  et  saisir  avidement  l'occasion  de 
régenter  en  France,  comme  ailleurs,  les  administrations  diocé- 
saines et  paroissiales. 

Or  cette  occasion,  elles  l'avaient  trouvée  dans  la  loi  de  1901 
sur  les  Associations.  Tout  le  monde  sait  aujourd'hui  que  Wal- 
deck-Rousseau,  l'auteur  de  cette  loi,  ne  visait  pas  à  détruire 
toutes  les  congrégations.  11  voulait  réduire  à  Timpuis^sance 
les  Jésuites,  les  Assomptioiinistes  et  les  ordres  compromis  dans 
la  politique,  mais  donner  aux  autres  un  statut  légal,  c'est-à-dire 
des  droits.  De  fait,  la  loi  de  1901  accordait  à  toutes  les  insti- 
tutions religieuses,  —  moyennant  des  conditions,  il  est  vrai, 
mais  des  conditions  faciles  à  remplir,  —  la  faculté  d'acquérir 
une  existence  officielle  et  un  régime  durable.  Mais  ni  Waldeck- 
Rousseau  ni  les  congrégations  n'avaient  prévu  que  les  Fran- 
çais se  passionneraient  pour  l'exécution  de  cette  loi.  On  avait 
pensé  que,  les  débats  parlementaires  terminés,  l'intérêt  tombe- 
rait. Bien  au  contraire,  il  redoubla.  Les  moins  violents  samu- 
sèrent,  comme  il  est  toujours  arrivé  chez  nous,  de  la  guerre 
aux  moines,  et  la  politique  anticongréganiste  devint  si  popu- 
laire que  Waldeck-Rousseau  lui-même  dut  s'y  engager  plus 
qu'il  n'avait  d'abord  voulu.  La  congrégation  fut  son  Maroc. 

11  commença  précisément  par  empêcher  l'introduction  des 
moines  dans  le  clergé  paroissial.  «  Certains  moines,  dit  le  journal 
la  Croix  \  avaient  espéré  tourner  la  loi  en  se  faisant  incorporer 

I.  La  Croix,  29  août  1901. 


MUTUALITÉS    ECCLlêsiASTIQUES  753 

parmi  les  prêtres  séculiers.  »  Une  première  circulaire  défendit 
aux  évêques  de  recevoir  dans  leurs  diocèses  d'anciens  con- 
gréganistes.  Une  autre  circulaire*,  dont  l'objet  était  offi- 
ciellement formulé  ((  Nécessité  de  surveiller  le  recrutement  du 
clergé  paroissial  en  présence  des  sécularisations  possibles  », 
prescrivit  les  règles  que  voici  : 

Monsieur  le  préfet,  la  loi  du  i®""  juillet  igoi  ayant  amené  la  dis- 
persion de  diverses  congrégations  religieuses  d'hommes,  non  autori- 
sées, il  importe  d'exercer  la  plus  grande  vigilance  sur  les  expédients 
par  lesquels  les  membres  de  ces  agrégations  s'efforceraient  de  péné- 
trer dans  les  rangs  du  clergé  paroissial  au  détriment  de  notre  clergé 
séculier. 

1°  On  ne  peut  admettre  Tentrée  dans  le  clergé  paroissial  d'un  sujet 
faisant  partie  d'une  congrégation  existant  encore,  quelque  soit  le  lieu 
où  elle  s'est  transportée.  C'est  ainsi  qu'on  ne  pourrait,  par  exemple, 
accepter  la  sécularisation  de  membres  de  la  compagnie  de  Jésus, 
alors  même  que  celle-ci  n'existerait  plus  en  France  sous  foime 
d'agrégations  compactés. 

2°  La  sécularisation  ne  peut  être  accordée  qu'aux  prêtres  rentrés 
dans  leur  diocèse  d'origine  pour  y  vivre  conformément  aux  lois  et 
sous  la  juridiction  de  leur  ordinaire. 

3°  Enfin  la  sécularisation  ne  doit  jamais  s'effectuer  sur  place, 
c'est-à-dire  au  lieu  même  où  existait  la  congrégation,  de  manière 
que  l'opinion  publique  ne  puisse  s'y  tromper  et  que  la  congréga- 
tion ne  puisse  pas  se  constituer  sous  une  autre  forme. 

Et  le  17  décembre,  Waldeck-Rousseau  disait  à  la  Chambre  : 
((  11  n'est  pas  possible  de  créer  entre  le  clergé  séculier  et  le 
clergé  régulier  un  troisième  clergé,  une  sorte  de  clergé  irrégu- 
lier. »  Cette  politique  s'aggrava,  quand  M.  Combes  prit  la  suc- 
cession de  Waldeck-Rousseau  et  que,  contrairement  à  toute 
attente,  il  appliqua  contre  toutes  les  congrégations  la  loi  qu'on 
s'était  vanté,  mais  simplement  vanté,  de  faire  en  effet  contre 
elles.  Il  répartit  en  quelques  lots  les  demandes  d'autorisation. 
Sur  le  lot  des  congrégations  dites  prédicante's,  seules  organisées 
pour  envahir  le  clergé  paroissial,  M.  Rabier  fit,  le  6  février  igoS, 
un  rapport  où  il  citait  beaucoup  de  preuves  de  cette  invasion. 

D'après  les  préfets,  dont  il  énumérait  les  témoignages, 
l'établissement  des  Maristes  de  Valenciennes  ce  enlève  au  clergé 

I.  Circulaire  du  ii  npvembre  1901. 

i5  Juin  1908.  6 


754  LA      REVUE     DE     PARIS 

séculier  une  forte  clientèle,  la  plus  riche,  cfoi  a  presque  oublié 
le  chemin  de  Téglise  paroissiale  ».  Les  Rédemploristes  de 
Moulins  ont  une  chapelle  qui  «  pcHle  un  préjudice  considérable 
à  la  fabrique  de  Téglise  paroissiale  ».  Les  Dominicains,  dans  un 
quartier  de  Bordeaux,  «  font  à  Tégiise  paroissiale  une  concur- 
rence sérieuse  ».  A  Biarritz,  ils  ont  fondé  ce  une  chapelle  somp- 
tueuse, que  l'aristocratie  des  fidèles  ne  peut  manquer  de  pré- 
férer aux  églises  plus  modestes  de  la  commune;  ils  voient 
croître  chaque  jour  la  prospérité  de  leur  maison  ;  cette  rapide 
fortune  n'a  pas  laissé  d'inquiéter  les  membres  du  clergé  parois- 
sial, qui  souhaiteraient,  que  les  fabriques  eussent  leur  part  de 
ces  bienfaits  pécuniaires  et  qui  verraient  même  sans  déplaisir 
la  fermeture  de  la  chapelle  ».  Dans  l'Aisne,  les  Oblats  du 
Sacré-Cœur  de  Saint-Quentin  avaient  réussi  l'opération  qu'As 
préparaient  depuis  1875  ;  ils  avaient  envahi  les  paroisses  : 
((  A  Fourdrain,  le  conseil  municipal,  dans  sa  délibération  du 
i5  décembre  1901,  impute  au  supérieur  d'avoir  voulu  assurer 
à  sa  congn^tion  une  véritable  main-mise  sur  tous  les  services 
du  culte...  Un  desservant  de  Saint-Quentin  s'est  plaint  des 
agissements  des  congréganistes,  qui  sont  parvenus  à  l'évincer 
de  sa  cure.  »  Le  préfet  de  la  Seine  signale,  à  propos  des  Fran- 
ciscains, ((  une  intervention  directe  de  la  congrégation  dans 
l'exercice  public  du  culte  ».  En  Vaucluse,  ((  les  missionnaires 
de  Saint-Garde  sont  investis  à  demeure  de  fonctions  ecclé- 
siastiques ».  A  Reims,  les  Pères  de  l'oratoire  de  Saint-Philippe 
de  Néri  «  ne  cottstituent  pas  autre  chose  que  l'état-major  de 
l'archevêque  ».  En  un  mot,  disait  le  rapporteur,  «  les  congré- 
gations sont  un  danger  pour  nos  commerçants  et  nos  indus- 
triels, et  pour  le  clergé  séculier  lui-même  ».  Le  24  mars  sui- 
vant, à  la  Chambre,  M.  Combes  disait  encore  : 

>ious  avons  un  clergé  régulièrement  organisé...  Cest  à  ce  clergé 
chargé  d'administrer  les  paroisses  que  la  prédication  a  été  réservée. 
La  prédication  n'est  pas  seulement  un  de  ses  privilèges;  elle  est  une 
de  ses  charges  obligatoires  parce  qu'elle  est  un  des  actes  essentiels 
de  l'œuvre  sacerdotale...  Les  congrégations  prédicantes  tendent  à  se 
substituer  au  clergé  séculier  dans  la  sphère  des  attributions  propres 
à  ce  dernier.  Pour  se  faire  pardonner  cette  intrusion  dans  un 
domaine  qui  devrait  lui  être  fermé,  le  prédicant  n'a  pas  la  sagesse 
de  se  donner  comme  un  modeste  auxiliaire  du  clergé  des  paroisses. 


MUTUAUTlês     ECCLESIASTIQUES  766 

C'est  avec  fracas,  avec  jactance  qu'il  monte  dans  la  chaire  chrétienne. 
On  bat  ponr  ainsi  dire  le  rappel  à  l'arrivée  du  prédicant  congréga- 
niste...  Dès  qu'il  a  paru,  dès  qu'il  a  parlé,  le  curé  ou  le  desser>'ant 
s'éclipse,  il  n'est  plus  rien,  il  ne  compte  plus  dans  sa  paroisse.  Le 
curé  est  dépossédé  à  la  fois  de  la  chaire  et  du  confessionnal. 

Ces  paroles,  sûmes  de  la  suppression  des  congrégations 
mises  en  cause,  permettaient  aux  moines  de  dire  que  les  francs- 
maçons,  qui  gouvernaient  la  France,  s'entendaient  avec  le 
clergé  séculier  pow  détruire  les  établissements  religieux.  Les 
congrégations  les  plus  disposées  et  les  mieux  préparées  à 
remplacer  le  clergé  paroissial  avaient  succombé  sous  des 
discours  et  des  rapports  qui  dénonçaient  la  concurrence*  des 
deux  clergés.  A  Rome,  dans  les  procures  des  ordres  religieux, 
on  a  gardé,  non  pas  un  désir  de  vengeance  contre  le  clergé 
paroissial,  —  la  charité  réprouve  une  inclination  qui  se  for- 
mulerait par  ce  mot  brutal,  —  mais  une  secrète  dispositios 
à  penser  et  surtout  à  persuader  que  la  persécution  et  le  dénù^ 
ment  retremperont  les  âmes  épiscopales  et  curiales,  aussi 
profitablement  peut-être  que  les  âmes  monastiques. 

Aussi,  lorsqu'il  fallut  décider  si  le  clergé  de  France  accep- 
terait ou  répudierait  les  conditions  de  la  loi  de  Séparation,  les 
ordres  religieux  ont  conseillé  la  résistance,  tandis  que  les 
évêques  penchaient  pour  la  soumission.  Dans  cette  occasion, 
les  réguliers  ont  traité  les  séculiers,  comme  en  1901  les  Jésuites 
avaient  traité  les  autres  congrégations.  On  se  rappelle  qu'alors 
les  quatre  provinciaux  de  la  Compagnie  en  France  expliquèrent, 
dans  une  déclaration  publique,  pourquoi  ils  ne  demanderaient 
pas  l'autorisation,  —  sans  dire  qu'ils  ne  la  demandaient  pas 
parce  qu'ils  ne  l'auraient  jamais  obtenue.  Ils  donnaient  une 
leçon  aux  congrégations  moins  compromises  qui  allaient  la 
demander  : 

Loin  de  nous,  disaient-ils,  la  pensée  de  condamner  ceux  de  nos 
frères  dans  la  vie  religieuse  qui  croient  devoir  prendre  un  autre  parti. 
Nous  savons  combien  la  délibération  est  pleine  d'angoisses...  Plu- 
sieurs [congrégations]  croient  pouvoir  trouver  une  formule  de  con- 
ciliation qui  satisfasse  le  gouvernement  sans  sacrifier  les  droits  du 
Saint-Siège...  Pour  nous,  nous  avouons,  avec  tous  les  religieux  qui 
ont  pris  le  chemin  de  l'exil  ou  se  sont  dispersés,  ne  pas  trouver  de 
formule  de   conciliation...  Enfin,  mis  en  position  de  rendre  à  la 


7B6  LA     REVUE     DE     PARIS 

France  un  signalé  service,  en  résistant,  autant  que  nous  le  pouvons 
à  une  persécution  religieuse  qui  la  tue,  ce  serait  refuser  de  nous 
sacrifier  pour  elle... 

Combien  de  fois  les  religieux  n'ont-ils  pas  vanté  aux  évêques 
les  bienfaits  de  la  pauvreté!  <(  Vous  seriez  plus  apostoliques; 
on  vous  prendrait  pour  des  martyrs  ;  le  peuple  se  lèverait  der- 
rière vous;  la  foi  se  rallumerait.  »  Un  moine  tenait  un  jour 
des  propos  semblables  à  Tabbé  Lemire.  L'abbé  prit  son  La 
Fontaine  et  lut  au  moine  la  fable  du  Renard  à  la  queue 
coupée. 

Pour  être  justes,  il  ne  faut  pas  attribuer  au  seul  ressenti- 
ment les  conseils  de  renoncement  que  les  moines  donnaient 
aux  séculiers.  Reconnaissons  qu'ils  avaient  sujet  de  craindre 
sincèrement  les  résultats  d'une  politique  conciliante.  L'expé- 
rience de  1901  ne  pouvait  que  les  rendre  méfiants  :  pour 
appliquer  une  loi  que  Waldeck-Rousseau  avait  conçue  de 
manière  à  leur  donner  des  garanties,  il  s'était  trouvé  un 
ministre  qui  avait  balayé  toutes  leurs  maisons.  Les  religieux 
pouvaient,    sans   inconséquence,    déconseiller  la  soumission. 

Ainsi,  les  laïques  et  les  réguliers  donnaient  au  pape  des  avis 
qui  allaient  directement  contre  la  tendance  des  évêques  et  qui 
semblaient  plus  désintéressés.  M.  Brunetière  a  pu  dire  *  que  ces 
intransigeants  se  moquent  de  la  modération  «  avec  cette  verve 
grossière  qui  semble  être  pour  eux  le  signe  des  convictions 
fortes  )).  Chaque  fois  qu'il  a  fallu,  depuis  1906,  choisir  entre 
le  parti  de  la  résistance  et  le  parti  de  la  soumission,  on  a  vu 
Pie  X  fulminer  des  condamnations  solennelles,  mais  purement 
platoniques,  puis  entrer  en  délibération  pour  dicter  des  con- 
seils pratiques  et  incliner  à  la  conciliation,  jusqu'au  dernier 
moment  où  les  laïques  et  les  moines,  mais  les  laïques  surtout 
peut-être,  brusquement  le  conduisent  à  la  décision  la  plus 
embarrassante,  difficile  et  ruineuse  pour  l'épiscopat. 

Il  a  rejeté  les  associations  cultuelles,  malgré  l'avis  exprimé 
par  la  majorité  des  évêques  aux  assemblées  de  mai  et  sep- 
tembre 1906.  Il  avait  demandé  des  garanties  de  droit  commun; 

I.  Lettre  de  Brunetière  à  l'agence  Fournier,  dans  le  Temps  du  i5  sep- 
tembre 1906. 


MUTUALITI^S     ECCLIÉSIASTIQUES  767 

une  loi  de  janvier  1907  a  permis  aux  catholiques  de  faire  des 
associations  de  droit  commun  au  lieu  des  cultuelles  :  il  s'y  est 
refusé.  Il  a  refusé  jusqu'aux  déclarations  de  réunion  que  les 
curés  devaient  faire  une  seule  fois  par  an  pour  célébrer  le  culte 
dans  les  églises  ;  ^  a  fait  échouer  le  contrat  de  jouissance  de 
ces  églises,  préparé  par  le  préfet  de  la  Seine  et  l'archevêque  de 
Paris.  Il  a  substitué,  aux  assemblées  pleinières  de  Tépiscopat, 
de  petites  assemblées  régionales  ;  il  leur  a  même  retiré  le  seui 
pouvoir  utile  qu'elles  pouvaient  exercer,  le  droit  de  présenter 
les  candidats  aux  sièges  vacants...  Bref,  il  travaillait  à  empê- 
cher toute  organisation  de  l'Église  de  France,  et  les  mutua- 
lités ecclésiastiques  allaient  permettre  au  clergé  de  la  relever. 


Le  ao  mai,  les  journaux  du  soirTpubliaient  une  lettre 
adressée  par  Pie  X  aux  cardinaux  français  : 

Le  moment  nous  parait  venu  de  vous  faire  connaître  les  décisions 
que  nous  avons  prises  au  sujet  des  mutualités  dites  approusfèes,  afin 
que,  par  votre  entremise,  tous  les  membres  de  Tépiscopat  et  du 
clergé  français  en  soient  informés... 

Dans  notre  amour  pour  la  France  et  pour  ses  prêtres,  dont  nous 
suivons  à  chaque  pas  les  admirables  efforts  de  générosité  sous  le 
coup  des  plus  cruelles  épreuves,  nous  étions  disposé  à  autoriser  les 
plus  larges  concessions,  pourvu  que  la  loi  eût  permis  aux  prêtres 
de  France  de  sauvegarder  leur  dignité  et  les  règles  de  la  discipline 
ecclésiastique...  Mais  voici  que  l'on  demande  au  clergé  français  de 
former  des  mutualités  ouvertes  à  tous  ceux  qui  se  réclameraient  de 
quelque  façon  que  ce  soit  du  titre  d'intéressés,  sans  moyen  légal 
d'écarter  de  leurs  rangs  des  égarés,  ou  même  des  membres  exclus  de 
la  communion  de  l'Église.  On  demande  en  somme  aux  ecclésiasti- 
ques français  de  se  constituer  en  corps  séparé  et  d'oublier  en  quelque 
sorte  leur  caractère  de  prêtres  en  communion  avec  le  siège  aposto- 
lique. Et  tout  cela  pour  pouvoir  recueillir  des  avantages  matériels, 
fort  discutables  et  précaires  et  entourés  de  restrictions  hostiles  à  la 
hiérarchie  dont  le  moindre  contrôle  est  positivement  et  explicite- 
ment exclu  de  par  la  loi... 

Tandis  que  les  auteurs  de  la  loi  cherchent  à  éviter  l'odieux  d'avoir 
enlevé  le  pain  aux  pauvres  prêtres  âgés  et  infirmes,  ils  s'offrent  à 
rendre  une  petite  partie  de  tant  de  biens  séquestrés.  Mais  ce  qu'ils 


758  LA     REVUE     DE     PARIS 

donnent  d'une  main,  ils  le  marchandent  del^jrautre  par  des  restric- 
tions et  des  mesures  d'exception.  Dans  ces  conditions,  il  ne  nous 
est  pas  possible  d'autoriser  la  formation  de  mutualités  approuvées» 
Avec  sa  clairvoyance  habituelle,  notre  illustre  prédécesseur  écrivait, 
en  1892,  aux  évêques  de  France,  que  dans  la  pensée  des  ennemis,  la 
séparation  de  l'Église  et  de  l'État  devait  être  a  l'indifférence  absolue 
du  pouvoir  à  l'égard  des  intérêts  de  la  société  chrétienne,  c'est-à-dire 
de  l'Église,  et  la  négation  même  de  son  existence  ».  Et  Léon  XIIÏ 
ajoutait  :  «  Ils  font  cependant  une  réserve  qui  se  formule  ainsi  : 
dès  que  l'Église,  utilisant  les  ressources  que  le  droit  commim  laisse 
aux  moindres  des  Français,  saura,  par  un  redoublement  de  son  acti- 
vité native,  faire  prospérer  son  œuvre,  aussitôt  l'État  intervenant 
pourra  et  devra  mettre  les  catholiques  français  hors  du  droit  commun 
lui-même...  »  C'est,  hélas!  ce  que  nous  voyons  aujourd'hui. 

Plus  grave  encore  est  la  question  des  fondations  de  messes,  patri- 
moine sacré  sur  lequel  on  a  osé  mettre  la  main  au  détriment  des 
âmes  et  en  sacrifiant  les  dernières  volontés  des  testateurs...  Au  lieu 
de  restituer  ces  fondations  sans  entraves,  on  les  offre  à  des  mutualités 
que  Ton  dépouille  explicitement  de  tout  caractère  ecclésiastique  et 
auxquelles  de  par  la  loi  on  interdit  toute  intervention  légale  de  l'épis- 
copat...  Par  là  même,  malgré  toutes  les  mesures  que  pourrait  prendre 
l'épiscopat  et  malgré  le  bon  vouloir  de  la  majorité  des  très  dignes 
prêtres  de  France,  la  célébration  de  ces  messes  serait  exposée  aux 
plus  redoutables  périls.  Or  nous  devons  sauvegarder  la  volonté  des 
testateurs  et  assurer  la  célébration  légitime  en  toute  circonstance  du 
saint  sacrifice.  Nous  ne  pouvons  donc  autoriser  un  système  qui  est 
en  opposition  avec  les  intentions  des  défunts  et  contraire  aux  lois 
qui  régissent  la  célébration  légitime  de  l'acte  le  plus  auguste  du 
culte  catholique. 

Cette  lettre  porte  la  date  du  17  mai.  Ce  jour-là,  Tabbé 
Lemire  quittait  Rome.  Venu  pour  exposer  au  Vatican  ses 
raisons,  il  s'en  retournait  bien  persuadé  que  la  décision  du 
pape  tarderait  longtenxps  encore.  Pie  X  avait  refusé  de  le 
recevoir;  de  même,  le  cardinal  Merry  del  Val.  Des  membres 
de  la  Congrégation  des  Affaires  ecclésiastiques  extraordinaires 
lui  avaient  dit  qu'on  ne  les  avait  pas  encore  consultés.  H 
apparaît  ainsi  que  le  Vatican  ne  voulait  plus  entendre  les  rai- 
sons favorables  aux  mutualités.  Quant  à  monseigneur  Fuzet, 
il  se  taisait.  Il  avait  rapporté  de  son  dernier  séjour  à  Rome 
une  grippe  maligne,  qui  peut-être  avait  servi  de  prétexte  aux 
bruits  de  sa  démission. 

La  lettre  de  Pie  X  n'est  pas  rédigée  avec  la  grandeur  et  la 


MUTUALITlês     ECCLlêsiASTIQUES  ^OQ 

distinction  oratoire  des  derniers  documents  pontificaux.  Elle 
a  été  visiblement  brusquée  pour  couper  court  aux  réflexions 
des  journaux,  même  les  plus  modérés,  comme  les  Débats,  qui 
dénonçaient  récemment  le  plan  des  congrégations  contre  le 
clergé  séculier  de  France.  Elle  signifie  surtout  que  le  Vatican 
n'admettra  jamais  un  régime,  même  favorable,  surtout  favo- 
rable, qu'il  n'aura  pas  discuté  :  il  ne  veut  pas  qu'un  précé- 
dent, aussi  considérable  qu'aurait  été  Tacceptation  de  cette  loi 
française,  établisse  dans  le  monde  qu'un  Etat  peut  régler  de 
son  propre  gré  le  sort  d'une  province  de  l'Église.  Quant  à  la 
perte  de  i5o  millions  qu'il  inflige  au  clergé  français,  Pie  X 
n'en  tient  pas  compte  pour  lui,  mais  il  veut  en  consoler  les 
autres  : 

C'est  avec  une  profonde  tristesse  que  nous  voyons  ainsi  se  con- 
sommer des  spoliations  sans  nombre  par  la  mainmise  sur  le  patri- 
moine des  morts.  Dans  le  but  d'y  remédier  autant  que  possible, 
nous  foisons  appel  à  tous  nos  chers  prêtres  de  France  ;  nous  les  prions 
de  vouloir  une  l'ois  Tannée  célébrer  une  messe  aux  intentions  des 
pieuses  fondations,  comme  nous  le  ferons  nous-mêmes  une  fois 
par  mois.  En  outre,  et  malgré  les  limites  restreintes  de  nos  res- 
sources, nous  avons  déjà  déposé  la  somme  nécessaire  pour  la  célé- 
bration de  deux  mille  messes  par  an,  aux  mêmes  intentions,  afin 
que  les  Ames  des  trépassés  ne  soient  pas  privées  de  suffrages 
auxquels  elles  avaient  droit  et  que  la  loi,  telle  qu'elle  est  conçue 
aujourd'hui,  ne  respecte  plus. 

Ces  deux  mille  messes  représentent  quatre  mille  francs  de 
rente.  Le  pape  en  a  fait  scrupuleusement  déposer  la  première 
annuité.  A  l'annonce  de  ce  cadeau,  beaucoup  se  demandaient 
s'il  profiterait  aux  trente  ou  quarante  mille  prêtres  des  diocèses 
de  France,  ou  aux  religieux  de  Rome.  D'stprès  les  dernières 
nouvelles,  —  élégante  conciliation.  —  les  masses  seront  dites 
par  les  réguliers  français  de  Rome. 

ANDRÉ     MATER 


UN  PAYSAGISTE    ROMANTIQUE 

PAUL    HUET 

(1804-I869) 

DOCUMENTS      INEDITS       


I 

On  a  inauguré  hier,  à  Saint-Cloud,  le  buste  de  Paul  Huet. 
Ce  nom  ne  dit  pas  grand'chose  au  public  profane  :  c'est  pour- 
tant Tun  des  plus  beaux  de  l'école  de  peinture  de  i83o,  et 
celui  d'un  précurseur,  sinon  d'un  révolutionnaire.  Mais  Paul 
Huet,  timide  et  fier  comme  il  l'était,  n'attendit  jamais  la 
grande  renommée  que  de  son  talent  ennemi  du  tapage.  C'est 
lui  qui  disait  :  «  Veut-on  faire  l'éloge  d'un  homme?  On  ne 
dit  plus  qu'il  est  droit,  on  dit  qu'il  est  adroit.  —  L'art  n'est 
plus  un  sentiment,  mais  un  tour  de  force.  »  Et  sa  mémoire 
se  ressent  quelque  peu  de  cette  discrétion,  bien  qu'elle  ait 
été  pieusement  entretenue  par  un  petit  groupe  de  critiques 
fidèles  —  comme  Emest  Cliesneau  et  Philippe  Burty  —  et 
par  un  fils  admirable.  C'est  à  la  piété  de  ce  fils,  tout  autant 
qu'à  la  dévotion  des  vrais  connaisseurs,  que  Paul  Huet  doit  le 
monument  qu'il  possède  aujourd'hui.  Remercions-les  d'avoir 
mis  son  effigie  dans  le  seul  cadre  qui  lui  convînt.  Jamais  le 
royal  parc  de  Saint-Cloud  n'inspirera  de  plus  beaux  tableaux 
que  les  siens. 


PAUL     HUET  761 

Heim,  le  peintre  de  la  Distribution  des  récompenses  aa 
Salon  de  182^^  qu'on  peut  voir  au  musée  de  Versailles, 
rencontrant  Paul  lluet,  quelques  jours  après  l'ouverture  de 
l'Exposition  de  i855,  où  figurait  son  tableau  de  V Inondation 
à  Sainl'Cloud,  lui  disait  que  le  paysage  ainsi  traité,  c'était  de 
la  peinture  d'histoire. 

On  en  pourrait  dire  autant  de  l'ensemble  de  son  œuvre,  et 
je  ne  serais  pas  surpris  que  cette  caractéristique  ait  été  pour 
quelque  chose  dans  la  façon  toute  spontanée  et  comme  enthou- 
siaste avec  laquelle  Eugène  Delacroix,  à  l'âge  de  vingt- 
trois  ans,  rechercha  l'amitié  de  Paul  Huet,  qui  en  avait  dix- 
neuf. 

C'était  pendant  l'hiver  de  1822-1823.  Delacroix,  qui  avait 
déjà  exposé  la  Barque  du  Dante,  ayant  remarqué  à  la  vitrine 
d'un  marchand  une  étude  de  paysage  aussi  forte  que  neuve, 
demanda  un  soir  à  Comairas  ^  s'il  pouvait  lui  dire  de  qui  elle 
était. 

—  Voici  l'auteur  1  —  répondit  Comairas  en  désignant  Paul 
Huet  qui  songeait  dans  un  coin  de  leur  atelier  commun. 

Le  lendemain,  Delacroix  s'y  installait  sans  plus  de  cérémonie 
pour  voir  travailler  le  jeune  paysagiste  à  son  tableau  du 
Cavalier.  11  y  resta  environ  un  mois,  retenu  et  charmé  qu'il 
était  par  la  manière  large  et  lumineuse  dont  Huet  interprétait 
la  nature.  Il  faut  dire  aussi  que  la  beauté  du  site  était  bien  faite 
pour  inspirer  un  peintre.  L'atelier  de  Huet  n'était  qu'une 
cabane,  mais  cette  cabane  avait  pour  cadre  et  comme  dépen- 
dances l'île  Séguin.  Elle  existe  encore,  cette  île,  elle  flotte 
toujours  sur  les  eaux  grises  du  Bas-Meudon,  mais  elle  a  perdu 
les  grands  arbres,  les  hautes  herbes  et  les  halliers qui,  vers  1 820, 
en  faisaient  un  lieu  de  délices.  C'est  là,  dans  la  buée  transpa- 
rente qui  baignait  les  joncs  et  les  saules,  que  Paul  Huet  fixa 
sur  la  toile  ses  premiers  effets  de  lune  ;  c'est  là  qu'à  travers  les 
vapeurs  du  fleuve  il  regardait,  matin  et  soir,  se  lever  et  se  cou- 
cher le  soleil  rouge  sur  la  Seine  frissonnante  ou  endormie  ;  et 
je  ne  m'étonne  pas  qu'avec  son  âme  de  poète  il  ait  mis  tant  de 
mélancolie  dans  ses  soleils  couchants.  C'est  là  enfin  qu'il  put 
étudier  tout  à  son  aise  le  jeu  de  la  lumière  dans  les  chaudes 

I.  Comairas  (Philippe),  né  à  Saint-Ger/nain-en-Laye,  le  a4  octobre  i8o3, 
mort  à  Fontainebleau,  le  14  février  1876,  fut  un  des  meilleurs  élèves  d'Ingres. 


762  LA     REVUE     DE     PARIS 

averses  de  l'orage,  la  montée  subite  ou  progressive  des  eaux  et 
les  grandes  inondations  qui  transformaient  le  parc  de  Saint- 
Cloud  en  un  vaste  marécage.  On  affirme  que  c  est  Bonington 
qui  lui  apprit  à  semer  les  nuages  blancs  dans  Tazur  du  ciel; 
c'est  possible,  mais,  comme  me  le  disait  un  jour  Lansyer,  qui 
l'admirait,  Paul  Huet  avait  trouvé  le  moyen  de  capter,  de 
transporter  sur  sa  palette  toute  la  nacre  du  ciel  de  Paris. 

Le  Cavalier  fini,  Delacroix  quitta  l'île  Séguin,  mais,  un  an 
après,  quelle  ne  fut  pas  sa  surprise  en  retrouranl  la  couleur 
claire,  la  manière  sin>ple  et  jusqu'à  la  «  texture  y>  de  Huet  dans 
les  paysages  de  Constable  qui  venaient  de  faire  leur  apparition 
au  Louvre  I  Son  impression  fut  si  vive  que,  s'il  faut  en  croire 
M.  Frédéric  Villot,  il  rentra  précipitamment  dans  son  atelier 
et  reprit  son  Massacre  de  Scio,  qui  était  presque  terminé,  «  pour 
empâter  les  lumières,  introduire  de  riches  dcmi-teîntes,  donner 
par  des  glacis  de  la  transparence  aux  ombres,  faire  circuler  le 
sang  et  palpiter  les  chairs  ».  La  vérité  qu'il  avait  entrevue  au 
Bas-Meudon  venait  de  se  révéler  à  lui  dans  un  flot  de  lumière. 
Mais,  à  partir  de  ce  jour-là,  chaque  fois  qu'on  soutint  en  sa  pré- 
sence que  Paul  Huet  s'était  inspiré  de  GonstaWe,  il  prit  hardi- 
ment sa  défense,  disant  et  répétant  que  son  ami  n'avait  eu 
d'autre  mattre  que  le  génie  de  l'île  Séguin. 

Delacroix  aurait  pu  ajouter  :  «  et  les  grands  écrivains 
romantiques  » ,  —  car  c'est  leur  âme  diffuse  qui  donne  la  vie 
et  le  channe  à  ses  tableaux.  Michelet  déclare  :  «  D  a  peint 
quelque  part  un  pensif  oiseau  d'eau,  qui  se  tient  seul  dans  une 
petite  baie  écartée  et  ombreuse.  En  le  voyant,  je  dis  :  C^est 
lui\  ))  Et  moi,  quand  je  regarde  quelqu'une  de  ses  toiles,  que 
ce  soit  une  clairière,  un  sous-bois,  un  étang,  une  prairie,  il  me 
semble  qu'au  détour  du  chemin,  au  bord  de  l'eau,  derrière  tel 
bouquet  d'arbres,  tout  à  l'heure  apparaîtra  quelque  figure 
mélancolique  sortie  de  l'imagination  d'un  de  ses  auteurs  favoris. 
N'est-ce  pas  lui-même  enfin  qui,  après  avoir  lu  l'article  de  Bau- 
delaire sur  les  paysagistes  de  la  fin  de  l'Empire,  lui  écrivait  : 

Les  paysagistes  de  mon  temps  étaient  moins  gais,  témoin  Ober- 
mann.  Ce  n'est  pas  la  gaieté  qu'on  leur  reprochait  :  ils  s'appelaient 
Jean-Jacques  Rousseau,  Bernardin  de  Saint-Pierre,  Chateaubriand, 

I.  Le  Temps,  du  la  janvier  1869. 


PAUL    HUET  763 

George  Sand.  Voilà  les  maîtres,  les  paysagistes  d'alors,  les  émus  et 
les  passionnés  qu'on  admirait  et  qui,  je  l'espère,  ne  sont  pas  encore 
oubliés*. 

Et  c'est  pour  cela,  sans  doute,  qull  voyait  la  nature  avec  Les 
yeux  de  Constable  :  en  effet,  la  même  éducation  fait  générale- 
ment les  mêmes  âmes;  le  paysagiste  anglais  avait  commencé, 
lui  aussi,  à  regarder  les  bois,  le  ciel  et  Feau  à  travers  Fceuvre 
des  poètes  lakistes,  et  nous  savons  ce  qu'il  pensait  de  Tancienne 
école  française  de  paysage.  Il  écrivait  de  Paris,  en  1824  * 

Mes  affaires  sont  en  bonne  voie  ;  bien  que  le  directeur  du  musée 
du  Louvre,  M.  le  comte  Forhin,  eût,  dès  le  commencement,  placé 
mes  tableaux  au  Louvre  dans  un  endroit  fort  respectable,  au  bout  de 
quelques  semaines  leur  réputation  s'étant  accrue,  on  les  a  enlevés 
pour  les  mettre  à  une  place  d'honneur,  et  deux  sont  en  première 
ligne  dans  le  grand  salon.  Je  dois  beaucoup  aux  artistes,  pour  les 
réclamations  faites  par  eux  en  ma  faveur,  et  j'excuse  le  comte  qui, 
n'étant  pas  peintre',  je  pense,  a  cru,  en  voyant  le  raboteux  de  la 
couleur,  que  ces  tableaux  devaient  être  vus  à  distance.  On  s'est 
aperçu  de  l'erreur  et  bientôt  on  a  reconnu  la  richesse  de  la  texture, 
ainsi  que  le  soin  apporté  à  rendre  la  surface  des  objets.  On  a  été 
frappé  de  la  fraîcheur  et  de  la  vivacité  des  teintes,  qualifiées  introu- 
vables dans  les  tableaux  français.  La  vérité  est  qu'ils  étudient,  et 
beaucoup  même,  mais  seulement  les  tableaux,  et,  comme  le  dit  North- 
cote,  ils  n'ont  pas  plus  connaissance  de  la  nature  que  les  chevaux  de 
fiacre  des  pâturages.  Habituellement,  ce  qui  est  le  pire,  ils  peignent 
des  études  d'objets  séparés,  tels  que  des  feuilles,  des  rochers,  des 
pierres,  etc.,  en  sorte  qu'ils  ne  voient  que  des  morceaux  isolés,  déta- 
chés de  l'ensemble,  et  qu'ils  négligent  l'aspect  général  de  la  nature 
ainsi  que  de  ses  différents  effets.  J'ai  appris  hier  que  le  propriétaire* 
de  mes  tableaux  en  demande  i3ooo  francs.  On  aurait  acheté  pour 
le  gouvernement  la  Charrette,  mais  il  n'a  pas  voulu  s'en  défaire 
séparément.  Les  artistes,  dit-on,  veulent  les  acquérir  pour  les  placer 
dans  un  lieu  où  ils  pourront  les  voir  '. 

Ddacroix  ne  fut  donc  pas  seul  à  les  admirer  ;  mais,  s'il  subil 
rinfluence  des  deux  paysagistes,  français  et  anglais,  Huet  lïe 
pouvait  manquer  de  subir  la  sienne,  et  j'en  vois,  quant  à  moi, 
la  trace  dans  la  façon  dont  il  a  campé  et  vâtu  le  personnage  de 

I.  Lettre  du  3  septembre  ifl68. 

a.  Gcmfftable  était  mal  renseigné  :  le  oomte  de  ForJbia  avait  travereé  l'ate* 
lier  de  Boisaieu,  à  Lyon,  et  cebii  de  David,  à  Paria. 

3.  Lettre  publiée  par  M.  Frédéric  Villot  dans  la  Revue  universelle  des 
arts  (janvier  1857). 


764  LA     REVUE     DE     PARIS 

son  Cavalier,  De  même  que  Victor  Hugo  s'amusait  tout  jeune 
aux  antithèses,  Delacroix  recherchait  déjà  le  contraste  violent 
des  couleurs  opposées,  et  je  pense  que  ce  fut  pour  entrer  dans 
ses  vues  que  Paul  Huet  donna  une  monture  blanche  à  son 
cavalier  rouge. 

Il  ne  faut  pas  oublier  qu'il  n'avait  alors  que  dix-neuf  ans, 
qu'il  se  cherchait  encore,  en  dépit  de  sa  précoce  maîtrise,  et 
que,  chez  lui,  le  paysagiste  était  doublé  d'un  peintre  de 
figure  :  il  avait  passé  près  de  deux  ans  dans  les  ateliers  de  Gros 
et  de  Guérin.  Il  était  même  élève  de  Guérin  lorsque  Géricault 
exposa  son  Naufrage  de  la  Méduse.  L'admiration,  l'enthou- 
siasme qu'il  montra  pour  ce  chef-d'œuvre  excitait  les  raille- 
ries de  ses  camarades,  qui  le  traitaient  de  fou  «  furieux  »  ;  il 
les  laissait  dire,  convaincu  que  le  temps  lui  donnerait  raison. 

Mais  je  m'aperçois  que  je  n'ai  encore  rien  dit  des  origines 
et  de  la  condition  sociale  de  Paul  Huet.  Quand  on  les  con- 
naîtra, on  ne  sera  pas  étonné  que  Delacroix  se  soit  pris  pour 
lui  d'une  amitié  profonde,  car  sous  son  masque  à  la  Talley- 
rand,  derrière  ses  allures  hautaines,  se  cachait  un  grand  fond 
de  tendresse  et  de  générosité  natives. 

Huet  était  né  sous  une  mauvaise  étoile,  et  je  l'entends  d'ici, 
durant  les  courts  repos  qui  suivaient  leurs  séances  de  peinture, 
conter  d'une  voix  basse  à  Delacroix  son  enfance  douloureuse 
et  sa  jeunesse  orpheline.  Ses  parents,  marchands  de  toile  à 
Paris,  avaient  été  ruinés  par  la  Révolution  ;  son  père  avait 
*  échappé  par  miracle  à  la  guillotine.  Venu  au  monde  en  i8o4« 
vingt  ans  après  le  quatrième  de  ses  frères  et  sœurs,  il  devait 
porter  la  peine  de  sa  naissance  intempestive.  Mal  vu  d'abord, 
sa  constitution  grêle  et  maladive  le  fit  ensuite  chérir  davan- 
tage. Mais,  ayant  eu  le  malheur  de  perdre  sa  mère  à  l'âge  de 
sept  ans,  il  fut,  du  même  coup,  sevré  de  caresses.  On  le 
mit  au  lycée  Bonaparte,  où  il  poussa  ses  études  jusqu'en 
seconde;  après  quoi,  un  de  ses  oncles  ayant  parlé  de  le  faire 
concourir  pour  l'Ecole  normale,  notre  collégien,  qui  avait  déjà 
le  professorat  en  horreur,  déclara  qu'il  voulait  faire  de  la 
peinture.  Cela  ne  plaisait  guère  à  son  père,  mais  devant  son 
insistance  et  ses  larmes,  le  bonhomme  céda.  Le  petit  Paul  avait 
toujours  montré  du  goût  pour  les  images,  coloriées  ou  non. 


PAUL    HUET  765 

qu'il  voyait  aux  vitrines  des  libraires,  et  plus  d'une  fois  il  était 
revenu  à  la  maison  avec  une  lithographie  de  Charlet  ou  de 
Géricault.  La  mode  était  aux  lithographies  :  c'était  le  gagne- 
pain  ordinaire  des  jeunes  artistes;  il  n'était  pas  rare  qu'on  en 
rencontrât  dans  la  rue  avec  une  pierre  sous  le  bras.  Paul  Huet 
avait  une  prédilection  marquée  pour  les  dessins  de  Chariot  à  la 
mine  de  plomb.  Cette  prédilection  dura  tant  qu'il  vécut,  et 
c'est  évidemment  pour  ce  motif  que  Delacroix,  en  mourant, 
lui  légua  toutes  ses  lithographies  de  Charlet. 

Après  avoir  reçu  les  premières  leçons  de  peinture  d'un 
élève  de  David,  Huet  entra  dans  l'atelier  de  Gros,  qu'il 
abandonna  bientôt  sur  un  mot  dur  du  maitre.  Gros,  passant 
un  jour  derrière  lui,  regarde  son  académie,  s'arrête  et,  à 
haute  voix,  lui  en  fait  compliment.  Il  lui  demande  son 
numéro  de  réception  à  l'Ecole  des  Beaux-Arts.  Huet  répond 
qu'il  a  été  exclu  du  concours  comme  trop  faible.  «  Pourquoi 
diable  aussi  faites-vous  des  jambes  trop  courtes?  »  s'écrie 
Gros  humilié  dans  son  amour-propre  de  professeur.  Et  il 
repoussa  brusquement  le  carton  de  son  élève  qui,  plus  humilié 
que  lui  encore  et  tout  saignant  de  cette  injure  gratuite,  entra 
peu  après  chez  Pierre  Guérin.  Il  avait  alors  dix-sept  ans. 

Subitement  il  perdit  son  père  :  comme  il  était  à  peu  près 
sans  ressources,  il  quitta  résolument  l'École  et  se  résigna  à 
demander  son  pain  à  sa  palette.  Il  s'était  lié  chez  Guérin  avec 
un  camarade  excellent,  Comairas,  déjà  nommé.  Celui-ci  con- 
naissait un  peintre  de  portraits  appelé  Lelièvre,  qui  avait  une 
petite  maison  dans  l'île  Séguin  :  il  y  entraîna  Paul  Huet,  qui 
se  voua  au  paysage,  et  voilà  comment,  à  quelque  temps  de 
là,  le  jeune  homme  fut  présenté  à  Delacroix.  Mais  il  avait 
beau  avoir  du  talent  et  promettre  un  précurseur,  son  pinceau 
élait  incapable  de  pourvoir  à  son  entretien;  il  vivait  de  priva- 
tions. Bientôt  il  tomba  malade.  Son  fils  garde  comme  une 
relique  le  portrait  à  l'aquarelle  que  fit  de  lui,  pensant  qu'il 
était  perdu,  son  ami  Comairas.  Ce  portrait  est  saisissant  et 
vous  serre  le  cœur.  La  figure  de  Huet  est  d'une  maigreur 
effrayante;  la  physionomie,  celle  d'un  homme  près  de  finir, 
mais  les  yeux  ont  une  expression,  im  éclat  extraordinaires  :  il 
semble  que  le  peu  de  vie  qui  reste  au  jeune  malade  s'y  soit 
toute  réfugiée. 


766  LA     REYUB     DE     PARIS 

Il  guérit  cependant,  et,  quand  il  fut  en  état  de  reprendore 
son  pinceau  et  ses  crayona,  Delacroix  lui  procura  quelques 
travaux  lucratifs.  Ainsi  fut  resserré  encore  le  lien  qiii  les  unis- 
sait Tun  à  Tautre,  et  leur  amitié  toujours  en  éveil  dura  exac- 
temtent  quarante  ans.  En  voulez-vous  d'autres  témoignages? 
La  correspondance  de  Tun,  le  journal  et  la  mort  de  l'autre 
vont  tout  à  rheure  en  fournir  d'aussi  nombreux  que  touchants. 
—  Mais  il  faut  d'abord  qae  j'introduise  Paul  Huet  dans  le 
Cénacle  de  Joseph  Delorme.  Quoiqu'il  y  soit  entré  fort  discrè- 
tement et  qu'il  ti'y  ait  jamais  fait  de  bruit,  ce  ne  fut  pas  le 
moins  fidèle  des  artistes  qui  se  groupèrent,  à  partir  de  1827, 
autour  de  Victor  Hugo. 

II 

Les  relations  de  Paul  Huet  avec  le  Cénacle  ne  remontaient 
pas  plus  haut  que  l'année  1829.  11  habitait,  à  cette  époque, 
au  n"*  27,  rue  de  Madame,  à  deux  pas,  par  conséquent,  de  chez 
Victor  Hugo.  Mais  on  aurait  tort  d'en  conclure  que  ce  voisi- 
nage tout  fortuit  favorisa  leur  commerce.  La  misère  et  les 
sacrifices  de  toute  nature  que  Huet  s'imposait  par  amour  de 
l'art,  depuis  la  mort  de  son  père,  l'avaient  rendu  encore  plus 
sauvage,  et  je  crois  bien  qu'il  n'eût  pas  fait  de  si  tôt  la  con- 
naissance du  jeune  chef  de  l'école  romantique,  si  Eugène 
Delacroix  ne  l'avait  en  quelque  sorte  pris  par  la  main  et 
entraîné  rue  Notre-Dame-des-Ghamps. 

Il  n'avait  jusque-là  exposé  au  Salon  qu'une  Vue  des  environs 
de  La  Fère  (1827);  mais,  dans  les  derniers  mois  de  l'année 
1829,  il  fit  pour  le  Diorama  Montesquieu  une  Vue  de  Rouen, 
et  une  Vae  du  Château  d Arques,  de  quarante  pieds  de  déve- 
loppement, qui  attirèrent  l'attention  de  la  critique  et  mirent  la 
plume  à  la  main  de  Sainte-Beuve.  Le  28  octobre  i83o,  Sainte- 
Beuve  écrivait  dans  le  Globe  : 

Nous  avions  déjà  vu  deux  ou  trois  paysages  de  M.  Huet  exposés  à 
la  galerie  Colbert,  et  dans  tous  un  même  caractère  nous  a  frappé,  à 
savoir  rintelligence  sympathique  et  l'interprétation  animée  de  la 
nature.  L'homme  ne  joue  guère  de  rôle  dans  cette  manière  d'envi- 
sager les  lieux  et  de  les  reproduire;  le  groupe  d'usage  n*y  est  pas; 
la  pastorale  et  l'élégie  y  sont  sacrifiées;  point  de  ronde  arcadienne 


PAUL    HUET  767 

autour  d'un  tombeau;  point  de  couples  épars,  et  de  nymphes  folâtres, 
et  d'amours  rebondis;  pcHnt  de  kermesse  rustique,  de  concert  en  plein 
air  ou  de  diner  sur  Therbette;  pas  même  de  rcHnance  touchante,  ni 
de  chien  du  pauvre,  ni  de  veuve  du  soldat.  C'est  la  nature  que  le 
peintre  embrasse  et  saisit  ;  c'est  le  symbole  confus  de  ces  arbres  déjà 
rouilles  par  l'automne,  de  ces  marais  verdâtres  et  dormants,  de  ces 
collines  qui  froncent  leurs'  plis  à  T horizon,  de  ce  ciel  déchiré  et 
nuageux,  c'est  l'harmonie  de  toutes  ces  couleurs  et  le  sens  flottant 
de  cette  pensée  universelle  qu'il  interroge  et  qu'il  traduit  par  son  pin- 
ceau. A  peine  si  çà  et  là,  le  long  de  quelque  rampe  tortueuse  d'un 
coteau  lointain,  on  aperçoit,  pareil  à  un  point  noir,  un  voyageur 
qui  gravit.  La  nature  avani  tout,  la  nature  en  elle-même  et  avec 
elle  toutes  ses  variétés  de  collines,  de  pentes,  de  vallées,  de  clochers 
à  distance  ou  de  ruines;  la  nature  surmontée  d'un  ciel  haut, 
profond  et  chargé  d'accidents,  voilà  le  paysage  comme  l'entend 
M.  Huet  ;  et  son  exécution  répond  à  cette  pensée.  De  larges  teintes, 
une  plénitude  de  ton  qui  pousse  à  l'impression  de  l'ensemble,  des 
ondées  de  lumière  et  d'ombre  ;  des  nuances  uniques  dans  l'épaisseur 
des  feuillages  et  dans  la  profondeur  des  lointains,  nuances  devinées 
et  pressenties,  qu'un  œil  vulgaire  ne  discernerait  pas  dans  la  nature  ; 
qui  ne  se  révèlent  qu'à  la  prunelle  humide  de  larmes,  et  qui  nous 
plongent  en  de  longues  et  ineffables  rêveries  durant  lesquelles  nous 
nous  mêlons  à  l'âme  du  monde.  Hoffmann,  en  son  admirable  conte 
de  V Eglise  des  Jésuites,  à  l'endroit  où  le  peintre  Berthold,  ce 
pauvre  génie  incomplet,  s'épuise  dans  ses  paysages  à  copier  textuelle- 
ment la  nature,  introduit  à  son  coté  un  petit  Maltais  ironique, 
espèce  de  Méphistophélès  de  l'art,  qui  lui  frappe  sur  l'épaule  et  lui 
donne  de  merveilleux  conseils.  On  dirait  que  M.  Huet  en  a  profité 
d'avance.  Voici  le  passage  : 

«  Saisir  la  nature  dans  l'expression  la  plus  profonde,  dans  le  sens 
le  plus  intime,  dans  cette  pensée  qui  v\i\e  tous  les  êtres  vers  une  vie 
plus  sublime,  c'est  la  sainte  mission  de  tous  les  arts.  Une  simple  et 
exacte  copie  de  la  nature  peut-elle  conduire  à  ce  but?  —  Qu'une 
inscription  dans  ime  langue  étrangère,  copiée  par  un  scribe  qui  ne 
comprend  pas  et  qui  a  laborieusement  imité  les  caractères  inintelli- 
gibles pour  lui,  est  misérable,  gauche  et  forcée  !  C'est  ainsi  que  cer- 
tains paysages  ne  sont  que  des  cxDpies  correctes  d'un  original  écrit 
dans  une  langue  étrangère.  —  L'artiste  initié  au  secret  divin  de  l'art 
entend  la  voix  de  la  nature  qui  raconte  ses  mystères  infinis  par  les 
arbres,  par  les  plantes,  par  les  fleurs,  par  les  eanx  et  par  les  mon- 
tagnes. Puis  vient  sur  lui,  comme  l'esprit  de  Dieu,  le  don  de  trans- 
porter ses  sensations  dans  ses  ouvrages.  Jeune  homme!  n'as-tu  pas 
éprouvé  quelque  chose  de  singulier  en  contemplant  les  paysages  des 
anciens  maîtres?  Sans  doute  on  n'a  pas  songé  que  les  feuilles  de 


768  LA     REVUE     DE     PARIS 

tilleuls,  que  les  pins,  les  platanes,  étaient  plus  conformes  à  la  nature; 
que  le  fond  était  plus  vaporeux,  les  eaux  plus  profondes;  mais 
l'esprit  qui  plane  sur  cet  ensemble  s'élevait  dans  une  sphère  dont 
réclat  t'enivrait.  > 

Or,  c'est  précisément  cet  esprit  d'ensemble  qui  respire  dans  les 
paysages  de  M.  Huet  et  en  fait  des  ouvrages  tout  à  fait  originaux 
auprès  de  tant  d'autres  paysages,  maniérés,  superficiels  et  factices; 
de  lui  aussi  on  peut  dire  en  ce  sens  qu'il  a  entendu  la  voix  de  la 
végétation  et  qu'il  lui  a  été  donné  de  comprendre  le  génie  des  lieux... 

Cette  page  éloquente  et  d'une  critique  si  avisée  et  si  péné- 
trante honorait  grandement  Paul  Huet.  Il  pouvait  en  être  d'au- 
tant plus  fier  —  et  il  s'en  glorifia,  en  effet,  toute  sa  vie  —  que 
c'est  peut-être  le  seul  article  où  Sainte-Beuve  se  soit  occupé 
d'art,  persuadé  qu'il  était  que,  pour  être  tout  à  fait  compétent 
en  ces  matières,  il  y  faut  consacrer  son  existence. 

La  réputation  du  jeune  paysagiste  date  de  là.  Deux  ans 
après,  en  i83i,  il  exposait  au  Salon  quatre  aquarelles  et  neuf 
toiles,  —  dont  le  Cavalier,  catalogué  sous  le  titre  :  Un  orage 
à  la  fin  du  jour,  qu'il  avait  peint  sous  les  yeux  de  Delacroix  et 
auquel  il  donna  comme  légende  quatre  vers,  plus  ou  moins 
appropriés,  de  Victor  Hugo.  Ouvrez  le  volume  des  Odes  et 
Ballades,  à  la  dixième  ballade,  qui  s'appelle  :  A  un  passant. 
Elle  se  termine  par  cette  strophe  : 

Voyageur  isolé  qui  t'éloignes  si  vite, 
De  ton  chien  inquiet  la  nuit  accompagné, 
Après  le  jour  brûlant,  quand  le  repos  t'invite. 
Où  mènes-tu  si  tard  ton  cheval  résigné? 

Pour  faire  cadrer  ces  vers  avec  son  sujet,  Paul  Huet  avait 
remplacé  «  la  nuit  »  par  le  «  soir  »,  mais  le  chien  était  de 
trop  encore,  puisque  le  tableau  ne  nous  montre  qu'un  cheval 
blanc  monté  par  un  cavalier  rouge.  —  N'importe,  la  critique 
fut  presque  unanime  à  saluer  en  lui  un  novateur  et  un 
maître.  Gustave  Planche  qui  n'était  pas  très  bénisseur  de 
son  naturel,  signala  comme  ((  le  plus  beau,  le  plus  vrai 
paysage  du  salon  »,  la  Vieille  Abbaye,  au  soleil  couchant,  qui 
accompagnait  le  Cavalier;  Jal,  moins  compétent  et  sur  ce 
point  mal  averti,  évoqua,  sans  intention  désobligeante  d'ail- 
leurs, le  souvenir  de  Constable  et  de  Watteau.  Seul,  Etienne- 
Jean  Delécluze  fut  franchement  hostile,  et  nous  allons  voir 


PAUL    HUET  -769 

qu'il  ne  se  départit  jamais  de  cette  hostilité  envers  Paul  Huet. 
Celui-ci  en  souffrit  beaucoup  et  pendant  longtemps,  car 
Delécluze  parlait  de  haut,  et  Tautorité  du  Journal  des  Débats 
rayonnait  malgré  tout  sur  ses  feuilletons  malveillants  et 
iniques.  Un  jour  vint  où  ce  critique  alla  lui-même  au-devant 
de  la  critique  eu  sollicitant  le  jugement  de  ses  pairs  sur  ses 
Souvenirs  de  soixante  années.  L'occasion  était  trop  belle  pour 
la  laisser  perdre.  Ce  jour-là,  Sainte-Beuve  se  permit  de  lui 
dire  tout  ce  qu'il  avait  sur  le  cœur,  et  Paul  Huet  fut  vengé 
de  tous  ses  dénis  de  justice. 

Mais,  auparavant,  Sainte-Beuve  avait  échangé  avec  le 
paysagiste  quelques  lettres  que  je  me  reprocherais  de  négliger 
car  elles  nous  apportent  une  preuve  nouvelle  de  sa  conscience 
littéraire  et  de  l'indépendance  de  son  esprit. 

Le  a  septembre  i85o,  il  écrivait  à  Paul  Huet  : 

Mon  cher  ami, 

J*ai  à  écrire  quelque  chose  sur  M.  Bazin.  Je  vois,  d'après  la  lettre 
de  faire  part,  que  vous  lui  étiez  allié.  Je  voudrais  bien  avoir  de  vous 
quelques  renseignements  positifs  sur  sa  vie  et  ses  origines,  moins 
pour  le  dire  que  pour  le  savoir  ;  voudriez-vous  me  donner  un  rendez- 
vous  pour  demain  mardi  vers  4  heures  chez  vous,  si  vous  vouliez  —  ou 
vers  midi,  chez  moi,  si  vous  sortiez? 

Tout  à  vous,  mon  cher  ami. 

SAINTE-BEUVE* 

Quel  était  ce  Bazin  sur  qui  cherchait  à  se  documenter  l'il- 
lustre critique?  Il  faut  que  vous  sachiez,  car  il  y  en  a  plusieurs, 
qu'il  s'appelait,  de  son  prénom,  Anaïs  et  qu'il  était  né  «  de 
Baucou  ))  ;  il  portait  le  nom  de  son  père  adoptif.  Après  avoir 
collaboré  à  la  Quotidienne  de  Michaud,  Bazin,  étant  avocat  à 
la  cour  d'appel  de  Paris,  avait  publié  une  Histoire  de  France 
sous  le  ministère  du  cardinal  Mazarin,  qui,  sans  être  un  chef- 
d'œuvre,  n'en  contient  pas  moins  des  aperçus  assez  neufs  : 
on  la  consulte  encore  avec  fruit.  Il  a  écrit  également  une 
excellente  notice  sur  Bussy-Rabutin  ;  mais  ce  qui  le  recom- 
mandait à  l'attention  de  Sainte-Beuve,  c'était  surtout  son  tra- 
vail critique  sur  Molière.    Sainte-Beuve  donc,   au  lendemain 

I.  LeUre  inédite. 

i5  Juin  1908.  7 


y'JO  LA     REVUE     DE     PARIS 

de  sa  mort,  le  jugea  digne  d*un  article  ^'on  peut  lire  au  k>me  II 
de  ses  LtundU.  Il  Tavait  à  peine  achevé,  qu^îL  mandait  à  Paul 
Huet  : 

Ce  7  septembre  iS5o. 

Mon  cher  ami,  j'ai  été  si  absorbé  par  le  travail  que  je  n*ai  pu 
encore  vous  répondre.  Mon  article  est  fini  et  j'aurais  voulu  y  pouvoir 
tenir  plus  de  compté  de  votre  désir;  mais  quand  vous  l'aurez  lu, 
veuillez  aussi  tenir  compte  de  mes  raisons. 

Je  crois,  en  effet,  que  les  familles  sont  ennemies  de  la  littérature. 
Depuis  que  je  me  livre  à  ce  genre  de  portraits  et  d'études,  je  n'ai 
jamais  rencontré  que  difficultés  de  ce  côté  et  demandes  à*adoucis»e- 
menu.  Or,  vous  artiste,  vous  savez  ce  que  c'est  qu'un  portrait  a(2o</c/. 

Cromwell,  dont  on  faisait  le  portrait,  montrait  son  visage,  tout 
plein  de  verinies  et  de  poireaux,  à  son  peintre,  et  lui  disait  :  «  Ah  çiu 
vous  allez  me  faire  au  vrai  tout  cela,  entendez-vous!  » 

Ce  que  disait  là  Cromwell  est  tout  le  contraire  de  ce  que  disent  les 
familles.  S'il  y  a  dans  une  physionomie  un  trait  saillant,  une  ride, 
une  gerçure,  un  tic,  il  faudrait  l'effacer. 

Tout  ceci  est  pour  vous  expliquer  le  sens  de  cette  parole  que  j'ai 
jetée  devant  vous,  l'autre  jour.  Dans  le  cas  présent,  j'avais  affaire  à 
un  homme  d'esprit  ironique,  nullement  bienveillant,  supérieur  par 
l'intelligence,  ayant  bien  des  parties  fines  et  d'autres  petites;  j'ai 
essayé  de  marquer  cela  sans  pouvoir  supprimer  la  clé  secrète^  selon 
moi,  le  principe  de  son  ironie  ou  du  moins  le  principal  ressort,  mais 
je  l'ai  laissé  encore  à  demi  enveloppé. . . 

Homère  et  Shakespeare  n'ont  pas  de  biographie?  —  Bien!  — Mais 
M.  Bazin  n'était  ni  l'un  ni  l'autre  :  s'il  a  chance  de  vivre,  il  faut  pour 
cela  qu'on  le  dessine  de  près  et  qu'on  le  grave.  —  Lui-même;  quand 
il  a  pu  faire  les  biographies  de  Molière  ou  de  Bussy-Rabutin, 
demandez-lui  comment  il  s'y  est  pris  et  avec  quelle  précision  rigou- 
reuse il  a  tout  recherché  et  enregistré  !  J'aurais  voulu  avoir  le  talent 
singulier  qu'il  a  montré  dans  ces  deux  biographies,  pour  le  lui 
appliquer  à  lui-même.  C'est  ainsi,  après  tout,  qu'on  honore  les  gens 
de  lettres;  il  faut  les  honorer,  non  selon  la  charité  morale  trop  fade, 
mais  selon  la  vérité  morale,  la  seule  digne  des  esprits  fermes,  des 
philosophes  et  des  hommes. 

Excusez-moi,  cher  ami,  il  faut  que  j'aie  eu  la  conscience  bien  forte 
de  ce  que  je  faisais,  pour  ne  pas  vous  céder  entièrement  et  tout  d'abord. 

On  aimerait  à  connaître  les  points  particuliers  sur  lesquels 
le  critique  était  en  désaccord  avec  le  peintre,   mais  tous  deux 

I.  Lettre  inédite. 


PAUL     HUET  771 

en  ont  gardé  le  secret.  Cependant  Sainte--Beiive,  avec  son  art 
habituel,  enveloppa  si  bien  les  choses  qu*il  parvint  à  contenter 
son  correspondant,  comme  il  appert  du  billet  que  voici  : 

Ce  i5  septembre  i85o. 
Mon  cher  ami,  j'avais  besoin  de  votre  témoignage  pour  être  un 
peu  rassuré,   il  m'a  été  très  sensible,  je  vous  assure,   et  j'aurais 
été  vous  en  remercier,  si  je  n'étais  occupé  comme  un  ouvrier  à  la 
semaine. 

Je  vous  serre  la  main  encore  une  fois  et  je  vous  remercie. 
A  vous, 

SAINTE-BBUVB* 

Revenons  maintenant  à  Delécluze.  Né  en  1781,  a  Etienne  )), 
comme  il  se  nomme  familièrement  en  ses  Souvenirs^  était  le 
beau-frère  de  Viollet-le-Duc,  le  bibliophile,  qui  lui-même 
était  le  père  de  Tarchitecte.  Il  avait  débuté  comme  critique 
d'art,  en  1819,  au  Lycée  français  de  Charles  Loyson,  et  en 
avait  gardé  si  bon  souvenir  qu'il  avait  pris  pour  devise  l'épi- 
graphe poétique  de  cette  revue  d'avant-garde  :  Dulces  ante  omnia 
Musœ.  Mais  la  «  muse  y>  d'Etienne  était  singulièrement  réaction- 
naire. Ayant  eu  la  chance  et  la  malchance  à  la  fois  de  passer  par 
l'atelier  de  David,  il  y  avait  puisé  la  haine  sacro-sainte  de  tout 
ce  qui  sentait  le  romantisme,  et,  pendant  quarante  ans,  sa  férule 
s'abattit  lourdement,  injustement,  sur  les  artistes  grands  et 
petits  qui  se  rattachaient  à  cette  école.  Je  ne  sais  pas  ce  que  lui 
avait  fait  Paul  Huet,  mais  il  avait  pour  lui  une  aversion  toute 
particulière  :  la  seule  fois  peut-être  qu'il  fut  obligé  de  lui 
rendre  justice,  il  ne  put  s'empêcher  de  mettre  au  bout  de  sa 
plume  uiie  goutte  de  venin.  Parlant,  en  i855,  de  Y  Inondation 
à  Saint'Cloud,  qui  fit  l'admiration  de  tout  le  monde,  Delé- 
cluze, après  avoir  dit,  à  propos  des  paysages  de  Français,  que 
le  pire  écueil  pour  les  artistes  était  l'engouement  des  amateurs 
et  que  ((  la  condition  principale  pour  acquérir  un  talent  solide 
et  se  faire  un  nom  était  d'obéir  à  son  sentiment,  à  sa  con- 
science même  »,  —  ce  qu'il  aurait  pu  appliquer  en  toute  équité 
à  Paul  Huet,  —  Delécluze  écrivait  dans  les  Débats  : 

L'Inondation  à  Saint-Cloud^  paysage  de  M.  Huet,  a  un  aspect 
de  grandeur  qui  parle  à  l'imagination.  C'est  certainement  un  de  ses 

I.  Lettre  inédite. 


773 


LA     REVUE     DE     PARIS 


meilleurs  ouvrages,  bien  qu*il  laisse  à  désirer,  comme  toutes  ses 
autres  productions,  ce  soin,  cet  amour  avec  lesquels  on  témoigne  de 
son  respect  de  la  nature,  en  ne  négligeant  aucun  détail. 

Cependant  Delacroix  écrivait  à  Paul  Huet  au  sujet  de  ce 
même  tableau  : 

Je  crois  vous  faire  quelque  plaisir  en  vous  parlant  de  celui  que 
m'ont  fait  vos  tableaux  à  l'Exposition.  Votre  grande  inondation  est 
un  chef-d'œuvre  :  elle  pulvérise  la  recherche  des  petits  eflTets  à  la 
mode*. 

Sainte-Beuve  fut  donc  heureux  de  Toccasion  que  lui  fournit 
Delécluze,  en  1862,  de  lui  dire  ses  quatre  vérités.  Je  sais  peu 
de  morceaux  oii  il  se  soit  découvert  de  la  sorte,  où  il  ait  chargé 
avec  autant  de  fougue  et  d'entrain  : 

J'ai  affaire  à  un  adversaire.  M.  Delécluze,  critique  d'art,  n'a  cesse 
de  combattre,  de  railler,  de  chicaner,  de  diminuer  ou  de  nier  le 
mouvement  que  j'aime,  dont  je  m'honore  d'être,  moi  indigne,  dont 
tous  les  amis,  toutes  les  admirations  de  ma  jeunesse  ont  été,  dont 
tous  ceux  qui  survivent  sont  encore.  Il  n'a  jamais  voulu  comprendre 
que  ce  qu'il  appelle  la  bourrasque  romantique  avait  de  grandes  et 
bonnes  raisons  d'être;  que,  depuis  1816  et  1819,  un  souffle  général 
et  rafraîchissant  passait  sur  les  âmes,  qu'un  souffle  embrasé  passait 
sur  les  lèvres  et  sur  les  pinceaux;  qu'il  y  avait  entre  tout  ce  qui 
éclata  ou  ce  qui  s'essaya  de  nouveau  alors,  dans  l'art,  dans  la  poésie, 
dans  la  philosophie,  dans  l'histoire,  dans  la  critique,  —  qu'il  y  avait 
d'une  branche  et  d'un  ordre  à  l'autre,  aflinité,  sympathie  naturelle, 
fraternelle,  courant  rapide,  électrique,  le  vrai  signe  des  résurrections 
nécessaires  et  légitimes. 

En  peinture  (je  parlerais  comme  un  ignorant  si  j'entrais  dans  le 
détail,  mais  sur  un  seul  point  principal  j'ai  conscience  d'avoir 
raison),  il  était  bon  que  l'école  de  David  finît  et  fût  déclarée  finie  ;  la 
contemplation  du  tableau  des  Sabines  ne  menait  à  rien  ;  les  Gérard, 
les  Gros  eux-mêmes,  les  Guérin,  les  Girodet,  n'étaient  pas  des 
maîtres  à  faire  des  élèves  supérieurs  ou  égaux  à  eux,  si  ces  élèves  ne 
se  retournaient  contre  eux  ou  du  moins  ne  s'éloignaient  très  vite  de 
ces  guides  à  bout  de  voix  et  usés  sur  la  fin  de  leur  carrière.  11  fallait 
qu'avec  Bonington  un  rayon  clair  et  lumineux,  une  lumière  légère  >înt 
baigner  et  inonder  le  ciel  des  marines  et  des  paysages;  qu'avec  Géri- 
cault,  une  réalité  puissante  et  d'après  la  forte  nature  osât  reparaître 
et  se  montrer;  qu'avec  Eugène  Delacroix  une  langue  de  feu  vînt  ser- 
penter à    travers  les   larges   toiles  et  avertir  le  spectateur  ébloui 

I.  Lettre  inëdite  communiquée  par  M.  René-Paul  Huet. 


PAUL     HUET  773 

qu'après  tout  et  avant  tout  un  peintre  est  un  peintre.  Or,  tout  ce 
côté-là,  M.  Delécluze,  si  à  cheval  sur  Tanciennc  école,  ne  le  sait  pas, 
ne  le  sent  pas.  Il  connaissait  si  peu  Géricault,  ce  jeune  maître,  que 
longtemps  il  l'a  écrit  Jéricho,  comme  la  ville.  Il  s'étonne  que  ceux 
qu'il  appelle  romantiques  aient  accueilli  et  salué  M.  Ingres  à  son 
retour  d'Italie,  et  il  s'obstine  à  voir  dans  M.  Ingres  l'école  pure  de 
David  continuée,  et  cela  n'est  pas  plus  vrai  qu'il  ne  le  serait  de  dire 
qu'André  Chénier  est  de  l'école  classique  précédente...  J'ai  encore 
sur  le  cœur  ces  jugements  dédaigneux  sur  Paul  Huet,  par  exemple, 
ce  paysagiste  précurseur,  qui  fut  l'un  des  premiers  à  rentrer  dans 
la  voie  et  à  exprimer  dans  ses  vastes  paysages,  où  le  détail  peut 
laisser  à  désirer,  les  aspects  d'ensemble,  le  sentiment  profond  cl 
sacré  de  la  nature.  M.  Delécluze  n'a  jamais  su  que  l'accuser  d'aimer 
et  de  chercher  le  bizarre. 

Après  avoir  lu  ces  lignes  vengeresses,  —  et  ce  ne  sont  pas 
•les  seules  où  Sainte-Beuve  ait  malmené  Delécluze*,  — je  vous 
laisse  à  penser  si  Paul  Huet  tressaillit.  Il  avait  gardé  copie  de 
la  lettre  qu'il  écrivit  sur-le-champ  à  Sainte-Beuve.  C'est  une 
des  plus  belles  que  je  connaisse  ;  elle  a  le  style',  elle  a  la  flamme 
et  cette  noble  indignation  qui,  le  cas  échéant,  fait  la  prose,  tout 
aussi  bien  que  le  vers  : 

Mon  cher  Sainte-Beuve, 

Je  voudrais  pouvoir  vous  serrer  les  mains.  C'est  seulement  hier 
que  j'ai  lu  votre  Lundi  sur  Delécluze  ;  article  charmant,  plein  de 
votre  éclat,  frappé  avec  la  finesse  délicate  et  pénétrante  que  vous 
savez  mettre  à  vos  moindres  écrits.  Le  public,  j'espère,  comprendra 
enfin  votre  magot  ^.  Satisfaction  de  cœur,  bonheur  que  laisse  une 
justice  bien  faite,  bien  et  spirituellement  rendue,  un  avant-goût  du 
plaisir  des  Dieux,  voilà  ce  que  je  vous  dois. 

Oui,  mon  cher  ami,  le  règne  de  celte  influence  à  la  fois  pédante 

I.  Il  faut  l'entendre  parler  du  0  bourgeois  »  qu'était  Delécluze  et  de  sou 
style  : 

Il  y  a  en  littérature  une  chose  bien  essentielle  qn'on  ne  lui  aura  pas  apprise  et 
qu'il  ne  saura  jamais,  c'est  l'art  d'écrire...  M.  Delécluze  n'est  pas  de  Técole  dont 
il  croit  être  et  dont  il  a  été  beaucoup  trop  en  qualité  de  critique  d'art  par  ses  doc- 
trines ou  ses  préventions.  U  ne  prêche  nullement  d'exemple.  Il  est  le  contraire 
d'un  classique.  Il  écrit  le  plus  souvent  ù  la  diable  ou  plutôt  à  la  papa...  Si  c'est  être 
romantique  que  d'écrire  incorrectement,  personne  n'a  plus  droit  ù  ce  titre  que  lui. 

1.  Allusion  au  passage  où  Sainte-Beuve  répondait  à  M.  Delécluze,  qui  avait 
accusé  M.  Thiers  d'avoir  préparé  le  c  règne  du  laid  »  en  soutenant  les 
romantiques  dès  1834  : 

Si  l'on  avait  mis  devant  Louis  XIV  les  productions  de  M.  Delécluze  et  celles  de 
M.  Thiers,  ce  n*est  pas  probablement  de  ces  dernières  que  le  grand  roi  eût 
dit  :  «  Qu'on  m'ôte  ces  magots.  » 


774  LA     REVUE     DE     PARIS 

et  délétère  a  pesé  comme  une  calamité  pendant  plus  de  quarante 
ans.  Petite  vanité  satisfaite,  beaucoup  de  bêtise  et  pas  de  cœur  font 
les  longues  années.  Pendant  plus  de  quarante  ans,  cette  larve  posée 
sur  les  feuilles  des  Débats  a  de  sa  bave  taché,  flétri,  sali  tout  ce  qui 
était  fleur,  tout  ce  qui  pouvait  être  un  fruit.  J'accorde  d  après  vous 
à  M.  Delécluze  qu'il  était  plus  béte  que  méchant  et  qu'il  suffit 
d'arracher  à  cet  afl*reux  bourgeois  son  bonnet  de  coton.  S'il  s'était 
borné,  comme  certains  de  ses  confrères  d'une  haute  notoriété,  à 
reprocher  à  Napoléon  d'être  un  soldat,  à  Lamartine  d'être  un  poète, 
je  crois  que  je  lui  pardonnerais  de  grand  cœur,  mais  j'avoue  à  ma 
honte  combien  j'ai  désiré  souvent  qu'un  pied  généreux  écrasât  cette 
loche  inutile  et  malfaisante.  Quel  coupable  que  celui  qui  aurait  pu 
faire  tant  de  bien  et  qui  n'a  fait  que  du  mal  ! 

La  plus  grande  gloire  de  M.  Delécluze  sera  certainement  d'avoir 
pu  occuper  votre  plume  pendant  si  longtemps.  Je  ne  puis  voir  en 
cet  écrivain  qu'un  vieillard  envieux,  pressé  de  venger  l'impuissance 
du  jeune  et  paresseux  «  Etienne  ».  Je  comprends  votre  embarras  en 
parlant  d'un  homme  qui  n'a  jamais  rien  su  parce  qu'il  n'a  jamais 
compris.  Citer,  vous  le  savez  mieux  que  moi,  mon  cher  ami,  n'est 
pas  savoir.  La  critique  comme  je  la  conçois,  et  comme  vous  la 
faites,  est  une  noble  mission,  un  sacerdoce.  Pour  dicter  des  conseils, 
il  faut  avoir  le  droit  de  parler  haut  et  de  haut;  derrière  Sainte- 
Beuve,  montrer  Joseph  Delorme.  Vous  dites,  mon  cher  Sainte-Beuve, 
que  le  jeune  Etienne  a  négligé  de  nous  transmettre  ce  que  David 
lui  adressait  de  conseils  et  de  véri  tes  ;  vous  aimez  les  anecdotes,  elles 
sont  nécessaires  à  vos  récits,  permettez-moi  d'en  rappeler  une  assez 
curieuse. 

David,  faisant  le  tour  de  son  atelier  et  disant  à  chacun  son 
mot,  s'adresse  au  jeune  Etienne  :  «  Tu  es  riche,  toi,  tu  ne  travailles 
pas,  toi,  tu  ne  sera  jamais  un  peintre,  ça  se  voit,  mais  tu  es  un 
bavard,  et  toi,  Etienne,  tu  seras  un  critique  '  ». 

Cela  voulait  dire,  dans  la  bouche  du  maître,  un  mauvais  critique, 
et  jaloux  à  tort  et  à  tra\>ers.  Voilà  l'avenir  d'Etienne,  artiste 
manqué,  critique  par  impuissance  et  jalousie,  écrivain  difius,  bavard, 
volant  avec  sa  plume  la  réputation  qu'il  ne  peut  gagner  par  sa 
palette;  incapable  de  développer  un  germe  fécond,  de  tendre  la 
main  aux  faibles,  d'applaudir  les  forts,  d'éclairer  le  public  ;  parlant 
de  Michel-Ange  en  méconnaissant  Jéricho  \  dépourvu  du  don  si 
précieux  d'admirer  et  n'ayant  que  le  plus  affreux  des  pédantismes, 
le  pédantisme  de  l'ignorant  et  du  bourgeois. 

Vous  accordez  quelque  talent  d'écrivain  à  M.  D.  :  que  ce  soit  le 
résultat  de  votre  indulgence,  ou  un  respect  imposé  par  la  vieillesse 

I.  Sainte-Beuve  a  utilisé  cette  anecdote,  au  bas  d'une  page,  dans  le  volume 
des  Lundis  où  il  a  recueilli  ses  articles  sur  Delécluze. 


PAUL    HUBT  775 

je  me  tais  :  le  maître  en  fait  de  style  a  prononcé;  j  avoue  cependant 
mon  dégoût  et  mon  ennui  pour  ce  style  lourd  et  vide.  Mademoiselle 
de  Liron,  la  ûlle  aux  habitudes,  qui  s'applique  un  collégien,  encore 
enfant,  dans  ses  nuits  d'insomnie,  m'a  paru  quelque  comparse 
négligée  par  l'auteur  de  Fauhlas  et  le  sujet  d'un  assez  mauvais 
livre  *,  qu'une  sensiblerie  inspirée  par  l'époque  d*Ourika  fait  passer. 
Ajoutez,  si  TOUS  voulez,  la  curiosité  qui  s'attache  toujours  à  de 
pareils  sujets,  et  vous  expliquerez,  il  me  semble,  le  petit  succès 
d'un  sujet  égrillard,  traité  par  un  vieux  libertin.  Mais  ce  que  je 
veux  bien  établir,  c'est  que  l'élève  de  David,  le  conservateur  des 
bonnes  doctrines,  n'a  jamais  su  tracer  un  trait,  n'a  de  sa  vie  compris 
une  ligne,  lui,  le  grand  défenseur  de  la  ligne;  c'est  qu'il  n'a  jamais 
été  plus  peintre  de  genre  que  peintre  d'histoire  et  que  les  deux 
tableaux  dont  vous  parlez,  exposés  récemment  chez  Martinet,  sont 
une  preuve  irrécusable  de  ce  que  j'avance.  Jamais  il  n'a  été  tenté 
'  une  imitation  plus  béte,  plus  informe,  plus  ignorante  des  spirituels 
et  vaillants  croquis  de  Carie  Vernet.  Malheureusement,  je  suis  trop 
juge  et  partie  pour  vous  parier  de  ce  pauvre  homme,  dont  je  vous 
fatigue,  vous  qui  venez  déjà  de  vous  imposer  la  lourde  tâche  de  l'étu- 
dier. 

J'aurais  mieux  fait,  cher  ami,  de  vous  dire,  en  mon  nom  et  au 
nom  de  bien  des  souffrances,  combien  je  vous  remercie  des  mots 
chaleureux  qui  nous  relèvent  après  tant  d'années. 
Je  vous  embrasse  de  cœur. 

PAUL     HUET- 

C'est  ainsi  que  maniaient  la  plume  les  maîtres  du  pinceau  de 
l'école  de  i83o.  Comme  le  disait  Sainte-Beuve,  il  y  avait  entre 
eux  et  les  écrivains,  —  poètes,  philosophes,  critiques,  —  une 
affinité,  une  sympathie,  une  fraternité  qui  tenait  à  ceci  que  les 
uns  et  les  autres  buvaient  aux  mêmes  sources.  L'art  et  la  lit- 
térature ne  se  regardaient  pas  en  chiens  de  faïence  et  ne 
vivaient  pas  à  l'écart  l'un  de  Tautre,  ils  frayaiait  ensemble, 
ils  se  comprenaient,  ils  s'aidaient  par  de  mutuels  emprunts, 
et  chacun  y  trouvait  son  compte.  Pendant  que  les  Boulanger, 
les  Deveria,  les  Johannot  illustraient  les  œuvres  de  Victor 
Hugo  et  de  ses  camarades,  Paul  Huet  faisait  des  bois  pour 
l'édition  originale  de  VIsabel  de  Bavière  de  Dumas  et  pour  la 
traduction  de  Bobinson  Crasoë  de  Pétrus  Borei,  et  Delacroix 

I.  Mademoiselle  de  Liron^  roman  de  Delécluze,  que  Sainte-Beuve  prisait 
fort. 

1.  Lettre  inédite. 


776  LA     REVUE     DE     PARIS 

élisait  le  sujet  de  ses  toiles  dans  la  vie  ou  les  ouvrages  de 
Milton,  dujTasse,  de  Shakespeare,  Byron,  Walter  Scott,  Cha- 
teaubriand. En  1868,  Baudelaire  dans  un  article  sut  les  paysa- 
gistes, l'ayant  traité  de  «  vieux  de  la  vieille  »,  Paul  Huet 
lui  écrivait  : 

Vers  la  fin  de  la  Restauration,  la  jeunesse  semblait  sortir  d'un 
long  épuisement  ;  entraînée  par  un  irrésistible  élan  de  liberté, 
elle  courait  à  toutes  les  sources  de  vie,  vers  le  beau  et  le  bien.  Il  y 
eut  comme  un  tourbillon  lumineux  :  la  colonne  de  feu  de  Tintelli- 
gence.  Philosophie,  histoire,  politique,  on  voulait  tout  embrasser, 
tout  envahir.  L'art  ne  fut  pas  oublié,  ce  fut  sur  ce  flot  que  fut  porté 
le  pauvre  paysage;  la  poésie  toute  élégiaque,  caractère  essentiel  de 
ce  temps,  lui  tendait  la  main...  Le  paysage  paraissait  TexpressioiT 
des  âmes  tendres  et  recueillies,  une  expression  neuve,  vive  et  sincère, 
ce  qui  dans  l'art  compte  pour  quelque  chose*. 

((  Ame  tendre  et  recueillie  )>,  voilà  bien  ce  que  fut  Paul 
Huet,  en  dépit  de  son  esprit  vigoureux  et  de  ses  grandes  colères. 
Sainte-Beuve  lui  écrivait,  le  23  août  i863  : 

Cher  ami,  j'ai  fait  votre  cadeau,  et  il  a  été  reçu  comme  il  le  méritait. 
On  a  admiré  particulièrement  les  fonds;  pour  moi,  j'en  admire  tout. 

Votre  discours  sur  cette  tombe  a  été  très  bien,  touchant,  élevé,  et 
d'un  ami  qui  parle  d'un  de  ses  pairs.  Oh!  diantre!  comme  les  pre- 
miers rangs  sont  tombés  !  Nous  arrivons  en  ligne,  à  nous  les  balles! 
Travaillons  jusqu'au  bout  et  faisons  feu  jusqu'à  la  dernière  cartouche. 
A  vous  de  tout  cœur. 


De  quel  mort  s*agissait-il  .^  Du  plus  grand  et  du  meilleur 
ami  de  Paul  Huet,  d'Eugène  Delacroix.  On  trouvera  le  dis- 
cours dans  le  Afom7ear  du  18  août  i863.  Je  n'en  citerai  donc 
que  le  morceau  le  plus  saillant  : 

Penseur  profond,  peintre  admirable,  qui  prend  sa  place  près  de 
Paul  Véronèse  et  de  Rembrandt,  à  côté  de  Gœthe  et  de  Byron,  Dela- 
croix est  du  petit  nombre  des  artistes  qui  caractérisent  une  époque 
et  s'en  emparent  :  il  restera  une  des  gloires  de  notre  France... 

L'esprit  juste  de  Delacroix  l'a  tenu  en  dehors  des  petites  querelles 
d'école;  il  ne  rayait  aucun  mot  du  dictionnaire  et  ne  rejetait  pas 
plus  l'imagination  que  l'étude,   la    couleur  que  le  caractère  et  le 

I.  LeUre  datée  de  Chaville,  2  septembre  1868. 
a.  Lettre  inédite. 


PAUL    HUET  777 

dessin  *.  Il  ne  se  demandait  pas  s*ii  était  spiritualiste  ou  réaliste,  ii 
voulait  émouvoir  et  charmer.  Il  savait  que  Tâme  seule  arrive  à 
l'âme,  et  qu'on  doit  toujours  dire  le  vrai.  De  là  cette  foule  de  toiles 
passionnées  où  la  couleur  n'est  qu'un  moyen  de  plus  d'arriver  à 
l'expression;  de  là  ce  génie  vigoureux,  inventif  et  original,  qui  se 
révèle  dans  les  décorations  de  nos  monuments,  aussi  bien  que  dans 
les  œuvres  de  moindre  dimension... 

Je  n'ai  pas  parlé  de  l'écrivain,  de  l'administrateur;  partout  Dela- 
croix a  porté  un  esprit  juste,  une  droiture  et  une  fermeté  inébranlables. 

Mais  s'il  m'était  possible,  combien  je  serais  heureux  de  parler  de 
l'ami,  de  l'homme  privé,  toujours  d  une  grâce,  d'une  bonté  char- 
mante !  Il  appartenait  à  d'autres  voix  que  la  mienne  de  se  faire  ici 
l'interprète  de  cette  profonde  douleur  et  surtout  le  juge  de  ce  beau 
talent.  Mais,  fier  et  reconnaissant  d'une  amitié  qui  pendant  quarante' 
ans  ne  s'est  jamais  démentie,  j'ai  cédé  à  l'entraînement  du  cœur  et 
essayé  de  vaincre  l'émotion  de  ma  profonde  douleur  pour  adresser  à 
celui  que  j'ai  si  bien  aimé  et  si  bien  senti  un  dernier  et  éternel  adieu. 

Et  ce  qu*il  ne  pouvait  dire  sur  cette  tombe,  il  Técrivit,  quel- 
ques mois  plus  tard,  dans  des  lettres  particulières,  à  propos  de 
Texposition  et  de  la  vente  des  œuvres  de  Delacroix.  Il  avait  un 
cousin,  M.  Auguste  Petit,  président  de  chambre  à  la  cour 
d'appel  de  Grenoble,  qui  partageait  son  admiration  pour 
le  grand  peintre.  Il  lui  mandait,  le  i6  février  i864  - 

Mon  cher  Auguste, 
Je  vous  ai  envoyé  la  notice  d'Eugène  Delacroix  sans  y  joindre  un 
mol  de  lettre,  par  la  triste  raison  que  j'étais  dans  mon  lit.  J'ai  été 
fort  malade  depuis  une  quinzaine  et  je  suis  encore  fort  souffrant. . . 
Je  me  suis  cependant  levé  pour  aller  voir  l'exposition  de  peinture  du 
grand  artiste  dont  vous  voulez  recueillir  un  souvenir.  J'ai  supporté 
aussi  bien  que  possible  celte  imprudence  et  j'espère  pouvoir  me 
traîner  à  la  vente.  Mon  ambition  est  aussi  de  courir  les  chances  de 
l'enchère  et  d'avoir  mon  petit  morceau.  Comme  vous,  probablement, 
je  serai  forcé  de  me  réserver  pour  les  dessins,  qui  du  reste  seront 
plus  intéressants  encore  que  les  peintures  ;  nous  serons  donc  concur- 

I.  J'ouvre  le  Journal  de  Delacroix  et  j'y  lis,  sous  la  date  du  i3  avril  i858  : 
J'ai  retravaillé,  retouché  V Hercule  de  Chabrier  (a).  J'ai  été  &  trois  heures  chez 
Huet.  Ses  tableaux  m'ont  fort  impressionné  (b).  \\  y  a  une  vigueur  rare  ;  encore 
des  endroits  vagues,  mais  c'est  dans  son  talent.  On  ne  peut  rien  admirer  sans 
regretter  quelque  chose  à  côté.  En  somme,  grands  progrès  dans  ses  bonnes  parties. 
En  voilà  assez  pour  que  des  ouvrages  restent  dans  le  souvenir,  ce  qui  m'est 
arrivé  pour  ceux-ci.  J'y  ai  pensé  avec  beaucoup  de  plaisir  toute  la  soirée. 

(a)  Variante  réduite  de  l'un  de*  onze  tjmpana  de  la  Vie  tTIlerruie,  i  l'Hôlel  de  Ville. 

[b)  Ce  «ont  ceux  que  Huet  exposa  en  1859.  ■ 


778  LA     REVUE     DB     PAIIIS 

rents,  mon  cher  ami,  et  je  vous  avone  iopie  je  suis  51  emJbarrassé 
pour  moi-même  que  votre  commiâsicm  m'épouvante  un  peu... 
Cette  vente,  on  peut  le  prévoir,  et  c'est  d'opinion  des  experts,  sera 
des  plus  singulières  et  pleine  de  soubresauts.  Telle  chose  pour- 
suivie ira  peut-être  k  des  prix  impossibles,  et,  un  moment  après,  si 
l'on  sait  saisir  l'occasion,  il  y  aura  un  lot  avantageux.  Vous  me 
parlez,  cher  ami,  de  quelques  centaines  de  francs;  je  voudrais  que 
vous  pussiez  préciser  un  peu  vos  intentions  et  me  dire  jusqu'à  quel 
point  vous  me  laissez  carte  blanche.  Rien  n'est  plus  ébranlant  qu'une 
vente;  pourrai-je  d'ailleurs  la  suivre?  C'est  ce  que  je  ne  saurais 
encore  bien  assurer.  Comme  je  vous  le  dis,  je  le  désire,  et  surtout 
pour  les  dessins,  vers  lesquels  je  serai  comme  vous  obligé  probable- 
ment de  me  rabattre  complètemeoftt.  C'est  cependant  une  dernière 
occasion  et  je  désire,  dans  l'intérêt  de  René  S  en  profiter  pour  lui 
laisser  des  souvenirs  d'un  talent  merveilleux,  qui  ne  se  retrouvera 
certainement  plus,  ni  peut-être  n'aura  de  longtemps  rien  qui  puisse 
le  rappeler.  La  peinture  féminine  nous  envahit,  et  si  notre  époque, 
dont  Delacroix  est  le  vrai  représentant,  na  pas  assez  osé,  que  sera 
donc  l'art  énené  de  l'avenir? 

Sa  peinture  est  seule  exposée  en  ce  moment  ;  deux  salles  contîemient 
à  peine  ces  richesseg,  et,  quand  on  pense  qu'il  n'y  a  là  que  les  éléments 
de  tout  ce  que  Delacroix  a  exécuté,  on  est  confondu.  Bien  entendu 
que  je  ne  parle  pas  des  six  mille  dessins  qui  vont  suivre.  Il  faut  dire 
que  Delacroix  a  eu  l'esprit  de  tout  conserver  et  que  bien  peu  de  ses 
études  ont  été  éparpillées  sur  la  route.  Ce  qui  frappe  surtout  dans  ces 
esquisses,  c'est  l'accent  nerveux,  vif,  continu,  qui  ne  cède  jamais, 
dans  cette  carrière  remplie,  ni  à  la  mode  ni  aux  influences  ;  jamais 
accent  ne  fut  plus  sincère.  Beaucoup  d'incorrections,  bien  entendu, 
avec  un  grand  sentiment  de  dessinateur;  quoi  qu'on  en  dise,  Dela- 
croix est  un  dessinateur  si  le  dessin  est  destiné  à  exprimer.  Grande 
tournure,  merveilleuse  invention,  la  passion  dans  la  forme  comme 
dans  la  couleur,  Delacroix  est  l'artiste  moderne  par  excellence,  et  non 
un  professeur  de  dessin  qui  cache  l'impuissance  et  la  médiocrité  par 
la  rhétorique. 

Il  est  bien  à  regretter  que  vous  n'ayez  pu  venir  à  Paris  en  ce 
moment  :  outre  ses  œuvres,  Delacroix  avait  lui-même  acheté  un 
certain  nombre  d'études  de  Géricault,  parmi  lesquelles  il  y  a  trois 
ou  quatre  morceaux  des  plus  intéressants... 

Adieu,  cher  ami,  embrassez  bien  pour  nous  tout  ce  qui  vous 
entoure. 


I.  Son  fîls. 

a.  Lettre  inédite. 


PAUL    HUET  77^ 

Les  artistes  surtout  se  précipiteront  et  lutteront  sur  ce  terrain  de 
la  vente;  il  faut  bien  vous  tenir  pour  prévenu  que  c'est  plus  une 
vente  d  artistes  qu'une  vente  d'amateurs. 

Cinq  jours  après,  Huet  écrivait  de  nouveau  à  M,  Petit  : 

Cher  ami,  je  ferai  de  mon  mieux,  mais  je  ne  puis  répondre  de 
rien;  le  feu  est  aux  enchères,  l'enthousiasme  va  croissant,  la  mort 
ime  fois  de  plus  donne  raison  à  l'absent!  On  s'est  disputé  les 
moindres  toiles...  La  vente  des  dessins  ira  au  moins  aussi  loin. 
L'exposition  est  magnifique  et  l'on  commence  k  proclamer  haute- 
ment que  Delacroix  est  un  grand  dessinateur.  Les  imbéciles  *  ont 
attendu  pour  cela  l'exhibition  d'une  copie  de  Raphaël,  excellente  en 
effet.  Pour  comprendre  que  cet  homme  est  un  génie  supérieur,  il  a 
fallu  tenir  en  main  la  preuve  qu'il  était  capable  de  faire  un  devoir  de 
troisième,  La  séduction  de  l'exposition  de  dessins  est  irrésistible  ;  il 
laut  que  les  plus  rebelles  admirent  cette  flexibilité  de  talent  qui 
passe  de  la  grâce  la  plus  charmante,  de  l'exécution  la  plus  adroite  à 
la  grandeur  du  style,  au  nerveux  de  l'exécution  et  à  la  beauté  sublime 
du  caractère  et  de  la  forme. 

J'ai  noté  pour  moi  la  première  pensée  des  Anges  terrassant 
Héliodorey  croquis  à  la  mine  de  plomb,  et  je  compte  pousser  ce 
dessin  jusqu'à  200  francs.  Je  pense  ou  du  moins  j'espère  l'avoir, 
mais  certainement  il  y  aura  concurrence*. 

Il  y  eut  concurrence,  en  effet,  mais,  comme  il  tenait  à  ce 
dessin  par-dessus  tout,  Paul  Huet  s'en  rendit  acquéreur  au 
prix  de  280  francs  *. 

I.  Veut-on  savoir  ce  que  pensait  Delacroix  des  «  imbéciles  »  ou  des  jaloux 
qui  lui  barraient  la  route?  qu'on  lise  la  lettre  qu^ii  écrivait  à  Huet  à  une 
date  inconnue  : 

Ce  jeudi  matio. 
Mon  cher  ami, 

Le  plaisir  que  me  fait  éprouver  votre  lettre  est  au*des8us  de  toutes  les  récom- 
penses qu'un  artiste  peut  ambitionner.  Je  vous  en  remercie  mille  fois  ici,  en  atten- 
dant que  j'nille  vons  serrer  la  main.  Les  hommes  de  talent  n'ont  malheureusement 
pas  tous  l'élévation  des  sentiments.  QuHmportent  les  mesquines  rivalités?  je  ne 
m'en  suis  jamais  beaucoup  inquiété.  Un  suffrage  comme  le  vôtre  et  noblement 
exprimé  efface  l'impression  de  mille  piqûres. 

Je  vous  embrasse  donc  bien  sincèrement  et  vous  remercie  de  nouveau. 

EUC.     DELACROIX 

[Lettre  inédite.) 

a.  Lettre  inédite. 

3.  La  veote  Delacroix  dura  du  mardi  x6  février  1864  au  lundi  29.  Évaluée 
d*abord  à  moins  de  100  000  francs,  elle  en  produisit  plus  de  36o  000.  Les 
tableaux  seuls  rapportèrent  209711  francs;  les  dessins  et  aquarelles, 
117  833  francs. 


ySo  LA     REVUE     DE     PARIS 

III 

Des  années  s'écoulèrent  sans  que  Huet  et  Sainte-Beuve 
eussent  Toccasion  de  s'écrire*.  Tout  à  coup,  sous  Tinfluence 
des  idées  libérales  qui  malgré  tout  faisaient  leur  chemin  dans 
le  monde,  on  parla  de  reprendre  Hernani  à  la  Comédie-Fran- 
çaise. Cette  reprise  qui  eut  lieu,  en  effet,  au  mois  de  juin  1867, 
fit  presque  autant  de  bruit  que  la  représentation  du  26  février 
i83o,  et  voici  en  quels  termes  le  grand  paysagiste  romantique 
écrivit  à  Victor  Hugo  : 

Chaville,  a3jam  1867. 
Cher  grand  poète, 

Quelle  reprise  !  quelle  joie  aussi  pour  ceux  qui  vous  aiment  et  vous 
suivent  depuis  le  début!  Comme  Pétrarque,  on  vient  d'aller  vous 
chercher  au  loin  pour  vous  conduire  au  Capitole.  N'enviez  pas  le 
triomphe  du  poète  florentin.  Vous  avez  été  porté  par  une  salle 
émue,  passionnée,  enflammée  par  vos  beaux  vers.  Victoire  complète! 
c'était  irrésistible  et  les  moins  disposés  étaient  heureux  de  suivre  et 
fiers  d'être  là. 

Vous  m'avez  sans  doute  bien  oublié,  mais  je  trouve  l'occasion  trop 
belle  pour  ne  pas  en  profiter  et  me  rappeler  à  votre  amitié.  Pendant 
cette  représentation  mille  souvenirs  se  pressaient,  et  personne  n'était 
plus  heureux  de  ce  succès  présent,  renouvelant  le  passé. 

J'aurais  voulu  vous  présenter  mes  deux  enfants,  jeunes  tous  deux, 
tous  deux  fiers  aussi  de  se  trouver  mêlés  à  ces  jeunes  recrues  de 
votre  génie.  Vous  auriez  joui  de  leur  enthousiasme  si  pur  et  peut- 
être  vous  seriez- vous  mieux  rappelé  celui  qui  n'a  cessé  ni  de  vous 
admirer  ni  de  vous  aimer. 


I.  Cependant  Sainte-Beuve  écrivait,  le  4  juin  1866,  à  madame  Paul  Huet 
qui  Tavait  complimenté  sur  un  de  ses  articles  : 

Madame,  je  suis  touché  comme  je  le  dois  d'un  témoignage  si  amical  de  sympa- 
thie :  nous  avons  besoin  plus  que  vous  ne  le  supposez  d'être  encourogës  et  sou- 
tenus dans  ce  travail  de  chaque  jour  :  il  nous  est  doux  de  sentir  des  intelligences 
amies,  et  particulièrement  de  les  trouver  là  où  nous  avons  nous-mêmes  des  admi- 
rations à  placer.  Je  me  rappelle  le  premier  jour  où  je  visitai  Paul  Huet  dans 
son  atelier  proche  l'Ecole  de  médecine;  que  d^années  écoulées,  que  de  vicissitude» 
depuis  lors  !  notre  amitié  a  résisté,  et  nous  n'avons  cessé,  chacun  dans  son  ordre, 
de  travailler  et  de  lutter!  Ces  souvenirs  dans  leur  sincérité  même  ont  leur  douceur. 

H  me  sera  bien  cher,  madame,  et  bien  précieux,  en  lui  donnant  la  main,  de  sentir 
désormais  une  autre  main  toucher  la  sienne  (a). 

Agréez,  je  vous  prie  et  partagez  avec  lui  l'expression  de  mes  sentiments  les  plus 
dévoués  et  les  plus  profonds. 

SAINTE-BBUVB 

(Lettre  inédite,) 
(a)  Paul  Huet.  veur,  «'était  roinarii!  peu  de  tempa   arant. 

2.  Lettre  inédite. 


PAUL    HUET  781 

Le  grand  poète  répondit  huit  jours  après  : 

H<iuteville-House,  3ojain. 

Merci,  cher  Paul  Huel.  Mon  vieux  cœur  est  ému  de  votre  sou- 
venir !  Vous  voyez  que  notre  jeunesse  avait  raison.  Quant  à  vous, 
vous  Tavez  prouvé  par  toutes  les  belles  œuvres  qui  font  aujourd'hui 
votre  renommée.  Je  vous  ai  suivi  du  regard  dans  votre  ascension  de 
succès  en  succès.  Aujourd'hui  y  suis  heureux  de  retrouver  toute 
jeune  votre  vieille  amitié. 

J'embrasse  vos  chers  fils  et  je  vous  serre  la  main. 

VICTOR    HUGO* 

Cependant,  depuis  1 869,  la  santé  de  Paul  Huet  donnait  par 
instants  de  sérieuses  inquiétudes  à  ses  amis.  Madame  de 
Lamartine  écrivait  alors  à  M.  Charles  Alexandre  : 

Hier  j'ai  manqué  quelqu'un  que  j'aurais  voulu  voir,  c'est  Fromentin. 
Nous  voyons  beaucoup  ce  pauvre  M.  Huet,  bien  souffrant.  M.  de 
Lamartine  vient  d'aller  chez  lui  avec  Valentine*. 

Et  lui-même  s*apitoyait  fort  sur  son  état  : 

Ne  pouvoir  plus  mettre  sur  la  toile  les  quelques  pensées  que  j'ai 
encore  vives  et  claires  dans  le  cerveau,  j'ai  peine  à  m'habituer  à 
cette  idée.  Deux  années  de  souffrance  m'ont  rendu  bien  timide  et 
craintif,  et,  outre  le  besoin  que  j'aurais  de  travailler  pour  les  miens, 
ce  n'est  pas  là  tout  à  fait  vivre  pour  un  artiste.  Ne  vous  étonnez 
donc  pas  si  quelquefois  déjà  je  vous  ai  écrit  des  phrases  découragées... 
Vous  me  parlez  de  la  gloire  en  noble  et  bon  langage.  Vous  devriez 
me  dire  votre  opinion  sèir  cette  divinité  douteuse  que  j'aime  tant, 
inglorius  que  je  suis  et  surtout  ne  sachant  pas  ce  qu'elle  est...  Songez 
combien  il  y  a  longtemps  que  je  lutte  et  si  personne  a  mis  plus 
d'obstination  que  moi  dans  cette  vie  de  bouchon  de  liège  toujours 
renfoncé  et  toujours  à  la  surface*. 

Mais  il  y  avait  chez  lui  un  tel  ressort,  un  tel  besoin  de  faire 
mieux,  de  se  surpasser  dans  des  œuvres  nouvelles,  qu'il 
finissait  toujours  par  vaincre  la  maladie.  Une  seule  chose  le 
mettait  hors  de  lui,  c'était  Finjustice.  Chevalier  de  la  Légion 
d'honneur  depuis  i84i»  il  avait  compté  sur  l'Exposition  uni- 
verselle de  1867  pour  obtenir  la  rosette  d'officier.  On  lui  fit  la 

I.  Lettre  inédite. 

i.  Charles  Alexandre  :  Madame  de  Lamartine,  p.  241. 

3.  Lettre  du  16  septembre  1859,  publiée  par  Ernest  Chesnean  dans  le 
Constitutionnel  du  10  février  1869. 


782  LA     REVDE     DE     PARIS 

cruelle  injure  de  n'accrocher  que  la  moitié  de»  tableaux  qu'on 
lui  avait  demandés,  et,  s'il  eut  une  première  médaille,  ce  fui 
grâce  à  Taj^oint  des  voix  des  artistes  étrangers.  L'adminis- 
tration ne  lui  pardonnait  pas  ses  opinions  républicaines.  Elle 
ne  lui  pardonnait  pas  davantage  d'avoir  été  le  [»x>fesseur  de 
dessin  de  la  duchesse  d'Orléans  S  car,  en  ce  temps-là,  les 
républicains  et  les  orléanistes,  faisant  cause  commune,  étaient 
traités  sur  le  même  pied,  c'est-à-dire  en  ennemis. 

Plusieurs  fois,  à  la  suite  d'une  commande  de  huit  panneaux 
que  lui  avait  donnée  en  i858,  im  modeste  fabricant  de 
Normandie^,  Huet,  qui  regrettait  maintenant  de  n'avoir  pas 
fait  un  peu  de  décor,  sentant  bien  que  la  peinture  décorative 
aurait  élargi  et  épuré  ses  facultés  naturelles,  avait  souhaité 
qu'on  lui  confiât  la  décoration  d'une  chapelle.  Un  jour,  même, 
comme  M.  de  iNieuwerkerke  avait  l'air  de  lui  vouloir  quelque 
bien,  il  lui  avait  exprimé  timidement  ce  noble  désir.  Mais  ce 
n'était  pas  cela  qu'on  espérait  de  lui.  M.  de  Nieuwerkerke  lui 
donna  à  entendre  que,  sur  un  simple  mot  de  sa  part,  il  serait 
heureux  de  changer  en  rosette  le  ruban  rouge  qu'il  portait  à  la 
boutonnière.  Ce  mot-là,  Paul  Huet  ne  sut  pas  le  dire,  et  par 
((  sa  fierté  maladroite  »,  comme  il  en  convenait  lui-même',  il 

1.  C'est  à  la  suite  de  TExposition  de  1887  où  Paul  Huet  avait  envoyé  sa 
grande  eau-forte  des  Eaux  de  Royat^  que  le  duc  d'Orléans  chargea  le  peintre 
de  Téducation  artistique  de  la  princesse.  Les  relations  de  Paul  Huet  avec 
Michelet  datent  de  là  :  —  on  sait  que  Michelet  fut  le  professeur  d'histoire 
de  la  princesse  Clémenlii^e,  jusqu'en  1843,  date  de  son  mariage  avec  le 
prince  de  Saxe-Cobourg-Gotha, 

2.  Ces  huit  panneaux  décoratifs  sont  aujourd'hui  en  la  possession  de 
M.  René-Paul  Huet,  qui  s'en  est  rendu  acquéreur,  après  nne  chasse  de  plu- 
sieurs années  traversée  d'incidents  comiques. 

Quand  ils  furent  exposés,  Delacroix  écrivait  à  son  ami  : 

Ca  mercredi  [mai  1859] 
...Voilà  bien  des  paroles  pour  une  affaire  d'intérêt.  Ce  qui  m'a  charmé  dans  votre 

lettre,   c'est  d*y   voir  votre  partialité  pour  moi,  qui   me  flatte  et  qui    m'honore 

encore  plus. 
Je  n'ai  pas  encore  osé  aller  au  Salon,  par  la  crainte  de  m'y  voir  :  de  sorte  que 

je  ne  peux  pas  vous  parler  de  vos  panneaux.  L*effet  m'en  a  suivi  longtemps  après 

la  visite  que  je  leur  fis  chez  vous   Tété   dernier.  Je  ne  doute  pas  qu'on  ne  les 

estime  à  leur  valeur,  c'est-à-dire  très  haut. 
Je  vous  serre  bien  la  main  en  attendant  le  plaisir  de  vous  voir, 

E.   DELACROIX 
(Lettre  inédite.) 

3.  Philippe  Burty  :  Notice  biographique  et  critique  de  Paul  Huet  suivie 
du  catalogue  de  ses  œuvres  (Paris,  1869). 


PALL     HUET  jSi 

indisposa  contre  lui  le  directeur  des  Beaux-Arts,  le  seul  homme 
de  Fadministration  qui  ne  loi  fût  pas  hostile.  Et  voilà  pourquoi 
son  nom  fut  rayé  de  la  liste  des  officiers  de  la  Légion  d'hon- 
neur, lors  de  l'Exposition  universelle.  U  en  fut  d'aiutant  plus 
mortifié,  que,  de  tous  les  c6tés,  on  l'assurait  qu'il  faisait  partie 
de  la  promotion.  Comme  il  s'en  plaignait  à  Sainte-Beuve, 
celui-ci,  qui  était  sénateur  et  jouissait  d'un  grand  crédit  auprès 
du  prince  Napoléon  et  de  la  princesse  Mathilde,.  lui  écrivit  en 
manière  de  consolation  : . 

Ce  9  septembre  1867. 
Mais,  mon  cher  ami,  Je  ne  sais  rien  de  plus  que  tout  le  monde.  II 
est  à  croire  que  vous  étiez  sur  cette  liste,  mais  on  aura  fait  comme 
toujours  des  radiations,  et  au  dernier  moment  L'accident  de 
Th.  Rousseau. aura  été  cause  qu'il  l'aura  emporté  sur  vous.  Au  fait, 
mon  cher  ami,  laissez-moi  vous  le  dire,  qu'est-ce  que  tout  cek  vous 
fait?  Vous  êtes  classé  dès  longtemps  aux  yeux  des  juges,  vous  êtes 
un  des  pères  de  la  renaissance  naturelle  du  paysage;  nul  n'en  a 
conçu  aussi  largement  que  vous  l'esprit,  la  poésie,  la  vie;  d'autres 
ont  pu  réussir  et  exceller  dans  des  parties  et  dans  des  coins  de 
paysage,  mais  Tànie  de  la  nature,  qui  donc  Ta  saisie  et  comprise 
comme  vous?  Voilà  votre  titre  tracé  en  vingt  pages  qui  défient  la 
comparaison.  A  votre  place,  j'enverrais  promener  toutes  ces^  bêtises, 
et  je  me  concentrerais  à  recueillir  mon  œuvre  sous  quelque  forme 
qui  la  rende  commodément  visible  et  qui  la  vulgarise  :  par  exemple, 
pourquoi  ne  feriez-vous  pas  des  gravures,  comme  vous  les  savez  faire, 
de  vos  principaux  paysages,  par  ordre  de  date  et  d'exposition  depuis 
le  Château  d'Arqués  et  avant?  Vous  trouveriez  une  plume  d'un  ami 
pour  mettre  en  tète  quelques  lignes  d'introduction,  s'il  en  était  besoin, 
et  le  contemporain,  l'ami,  l'émule  d'Eugène  Delacroix  pourrait 
dormir  sur  les  deux  oreilles  :  il  serait  vengé. 
Bien  à  vous, 

SAINTE-BEUVE* 

Cette  lettre  produisit  Tefl^et  que  Sainte-Beuve  en  attendait. 
Huet  suivit  son  conseil  et  se  remit  à  travailler  Teau-forte 
qu'il  avait  restaurée  en  France  avec  Eugène  Delacroix  et  qui 
lui  avait  valu,  en  i834  et  en  iSSy,  un  éclatant  succès.  Mais  il 
était  trop  tard  :  la  maladie  lui  arracha  l'outil  de  la  main,  au 
moment  où  il  terminait  la  gravure  du  Cavalier.  Cette  eau- 
forte  de  son  premier  tableau  est  peut-être  ce  qu'il  a  fait  do 

I.  Lettre  inédite. 


784  LA     REVUE     DE     PARIS 

mieux  en  ce  genre,  comme  sa  dernière  toile,  de  Ta  vis  des 
connaisseurs,  est  la  plus  parfaite  de  toutes.  Il  l'acheva  le  jour 
même  où  il  tomba  frappé  d'apoplexie.  G'éiait  le  9  janvier  1869. 
La  veille  au  soir,  il  était  assis  au  coin  du  feu  de  Sainte-Beuve, 
causant,  non  sans  quelque  ombre  de  tristesse»  de  toutes  ces 
choses  qui  leur  étaient  communes  et  chères,  idées  dC  d'art  et  de 
philosophie  sociale,  souvenirs  du  passé,  perspectives  un  peu 
sombres  et  voilées  de  l'avenir*  ». 

Cette  mort  foudroyante  fit  une  impression  profonde  dans 
le  monde  des  artistes,  car,  ainsi  que  l'écrivait  Michelet,  Paul 
Huet  ((  était  plus  qu'un  pinceau,  c'était  une  âme,  un  charmant 
esprit,  un  cœur  tendre  *  »,  —  et  Sainte-Beuve  ajoutait  :  <(  un 
cœur  orné  des  plus  douces  vertus'  ». 

Un  mois  après,  Victor  Hugo  adressait  au  fils  de  Paul  Huet 
cette  lettre  émouvante  : 

IJauteville-House,  7  février  1869. 

J'ai  été  comme  vous,  monsieur,  durement  atteint,  et  pleurer  m*est 
facile.  Du  reste,  je  suis  accoutumé  à  cet  hiver  de  l'âme  qu'on 
appelle  la  douleur;  dix-sept  ans  d'exil,  c'est  dix-sept  ans  de  deuil, 
l'exil  n'est  autre  chose  qu'un  veuvage.  J'aimais  votre  père.  Nos  deux 
jeunesses  s'étaient  rencontrées  et  j'avais  vu  l'aube  de  son  talent  qui  a 
été,  dans  son  art  spécial,  comme  un  jour  nouveau. 

Faire  vrai,  c'est  créer.  Paul  Huet  a  fait  vrai,  de  là  sa  puis^nce.  Il 
a  compris  la  nature  comme  il  faut  la  comprendre,  empreinte  de 
réalité  et  pénétrée  d'idéal.  Oui,  je  le  pleure.  C'était  en  même  temps 
un  noble  et  ferme  caractère.  Vous  êtes  son  digne  fils,  je  le  sais.  Je 
vous  serre  la  main. 

VICTOR     HUGO* 

Heureux  ceux  qui  partent  en  laissant  à  ceux  qui  restent  un 
pareil  souvenir  I 

LlSON    SJ^GHÉ 


I.  Sainte-Beuve.  —  Portraits  contemporains f  t.  II,  p.  a43: 
*2.  Le  journal  le  Temps^  du  12  janvier  1869. 

3.  Portraits  contemporains^  t.  Il,  p.  a43. 

4.  Lettre  inédite. 


LA  VOIE   DU   MAL' 


XII 

Les  quinze  jours  s^écoulèrent.  Francesco  fréquentait  la 
maison  de  Maria,  faisait  souvent  des  promenades  avec  le  père, 
ne  manquait  pas  une  occasion  de  passer  dans  la  rue.  Il  était 
vraiment  amoureux,  tout  le  monde  s'en  apercevait,  et  il  ne 
cherchait  pas  à  le  cacher. 

Après  ces  quinze  jours,  Maria  en  demanda  huit  autres  pour 
prendre  une  décision. 

—  Encore  I  —  dit  Francesco,  presque  offensé.  —  Mais  c'est 
un  martyre  ! 

Il  crut  que  Maria  le  tourmentait  ainsi  pour  éprouver  son 
amour,  et  il  se  résigna  à  attendre,  de  plus  en  plus  impatient. 
Déjà  les  cadeaux  pleuvaient  de  la  maison  Rosana  dans  la 
maison  Noina;  presque  chaque  jour,  les  voisines  et  le  cabare- 
tier  voyaient  arriver  une  femme  de  service  qui  portait  sur  sa 
tête  une  corbeille  soigneusement  recouverte  d'une  serviette 
blanche. 

—  C'est  sans  doute  une  corbeille  de  fruits,  —  disait  le  caba- 
retier,  en  chassant  les  mouches  de  sa  chétive  boutique. 

—  Non  :  ce  sont  plutôt  des  biscuits  saupoudrés  de  sucre  I 
répondait  une  voisine,  de  la  porte  d'en  face. 

—  Parions-nous  ? 

I.  Published  /une  fifteenth^  nineteen  kundred  and  eight.  Privilège  of 
copyright  in  ihe  United  States  reserved  under  the  Act  approved  Marck 
third,  nineteen  kundred  and  five,  bjr  la  revur  db  paris. 

Voir  la  Bévue  des  i5  mai  et  i"  juin. 

i5  Juin  1908.  8 


786  LÀ     REVUE     DE     PARIS 

—  Quel  dommage  que  Pietro  ne  soit  pas  au  pays  !  11  aurait 
pu  nous  dire  quelque  chose.  Car,  en  somme,  on  ne  sait  rien; 
on  ne  sait  pas  même  si  le  mariage  est  résolu. 

—  Maria  a  demandé  un  mois  pour  prendre  une  décision  ! 
affirmait  le  cabaretier,  qui  paraissait  très  bien  informé.  On  ne 
comprend  pas  pourquoi  cette  fille  hésite.  Mais  je  veux  lui 
parler  à  ce  propos. . . 

Un  jour,  en  effet,  comme  il  était  entré  chez  les  Noina  pour 
acheter  une  mesure  de  grain,  il  demanda  à  la  jeune  fille  : 

—  Eh  bien,  Zia  Maria,  quand  vous  mariez-vous.^ 

—  Dieu  seul  le  sait. 

—  Dieu  seul.^  Mais  vous  aussi,  ce  me  semble,  vous  devriez 
le  savoir.  Francesco  Rosana  se  consume  en  attendant  votre 
réponse. 

—  Comment  avez-vous  appris  cela?  —  interrogea  l'autre , 
étonnée. 

—  C'est  un  oiseau  qui  me  l'a  dit...  Les  oiseaux  même  le 
savent.  11  n'est  personne  qui  ne  connaisse  le  secret...  Mesurez 
bien  le  grain,  Zia! 

Elle  pensait  à  Pietro,  qui  se  trouvait  alors  dans  la  vigne. 
Connaissait-il  la  nouvelle.»^  Une  crainte  involontaire  l'assaillit. 

—  Non,  non,  —  répondit-elle  en  versant  le  grain  poudreux 
dans  le  sac  du  cabaretier.  —  Je  ne  me  marie  pas,  je  ne  me 
marierai  jamais.  Les  gens  bavardent;  mais  il  n'y  a  rien... 

—  Qui  voulez-vous  donc  pour  mari,  si  Francesco  Rosana  ne 
vous  plaît  point  .^  Un  garçon  si  riche,  si  sympathique,  si  aimable  ! 
On  le  prendrait  pour  un  gentilhomme  habillé  en  paysan. 

Et  le  Toscan  se  mit  à  flatter  la  jeune  fille  : 

—  Un  garçon  digne  de  vous,  Zia!  Vous  feriez  un  si  beau 
couple!...  Allons,  décidez-vous,  décidez-vous! 

Tous  les  voisins,  spécialement  les  jeunes  femmes,  tenaient 
le  même  langage  ;  ils  louaient  sans  cesse  Francesco  et  ils  con- 
seillaient à  Maria  de  l'accepter  pour  époux. 

Cependant  Pietro,  après  avoir  achevé  son  année  de  service» 
venait  de  renouveler  son  engagement  pour  une  autre  année. 
Maria  avait  bien  essayé  de  persuader  à  Zio  Nicola  de  ne  pas  le 
renouveler,  cet  engagement;  mais  celui-ci  l'avait  toisée  avec 
surprise  et  dédain  : 


LA    VOIE     Dt*     MAL  787 

—  Que  les  femmes  sont  soties!  Toutes  sans  exception! 
Pourquoi  veux-tu  que  je  congédie  ce  domestique?  Où  en 
trouverai-je  un  qui  le  vaille?  C'est  une  perle,  ce  Pietro 
Bènu!...  En  vérité,  tu  es  comme  celui  qui  cherchait  du  pain 
meilleur  que  le  pain  de  froment  ! . . . 

Pietro  travaillfidt  dans  la  vigne,  et  il  rêvait.  Quelques  bruits 
vagues,  relatifs  aux  fiançailles  possibles  de  Maria,  étaient 
arrivés  jusqu'à  lui;  mais  déjà,  en  d'autres  circonstances,  il 
avait  entendu  des  commérages  et  de  fausses  nouvelles  au 
sujet  du  mariage  de  Francesco  et  de  sa  jeune  maîtresse,  et  il 
ne  croyait  plus  à  rien.  11  était  aveugle  et  sourd;  il  ne  vivait  que 
de  sa  passion^  loin  du  monde  réel,  comme  relégué  dans  une  île 
de  songes.  Le  temps  était  doux,  serein;  la  vendange  mûrissait, 
au  pied  de  la  montagne  poudreuse  sur  les  pentes  de  laquelle 
les  lentisques,  brûlés  par  quelque  incendie,  ressemblaient  à 
des  taches  de  rouille.  * 

Pietro  regardait  à  chaque  instant  là-haut,  vers  la  grande 
route,  dans  Tespérance  de  voir  arriver  Maria.  Mais  Maria  ne 
pensait  à  lui  qu'avec  haine.  Pourquoi  ce  domestique  s'était-il 
fait  aimer?  Pourquoi  s'était-il  mis  sur  son  chemin  comme 
un  obstacle  qu'il  fallait  franchir,  non  sans  péril? 

Toutefois  il  n'était  pas  rare  non  plus  que  le  souvenir  des 
yeux  et  des  baisers  du  pauvre  domestique  suffit  pour  retourner 
la  rancune  de  Maria  contre  Francesco.  Ce  souvenir  éveillait 
en  elle  un  tumulte  de  passion  et  de  remords,  l'enchaînait  au 
passé,  la  faisait  pleurer  d'angoisse  et  de  désir.  Mais  ensuite 
une  voisine,  venue  pour  acheter  de  l'orge,  du  froment  ou  des 
amandes,  contemplait  la  jeune  propriétaire  avec  un  sourire 
servile  et  lui  disait  : 

—  L'as-tu  vu  passer?  Vraiment  il  fait  peine!  Il  n'a  plus 
que  la  peau  et  les  os...  Ma  parole,  tu  es  plus  dure  que  ces 
amandes;  tu  as  le  cœur  noir,  toi!...  Et  dire  qu'il  est  si  riche, 
si  aimable!  Le  plus  beau  garçon  de  Nuoro,  le  mieux  vêtu!... 
Prends  garde  d'avoir  à  te  repentir,  Maria  ! 

Et  elle  retombait  dans  ses  rêves  ambitieux. . . 
Vint  le  temps  de  la  vendange.   Pietro  rentra  au  pays  et 
obtint  avec  difficulté  de  Maria  un  entretien  nocturne. 

—  Je  suis  malade,  —  lui  dit-elle.  —  J'ai  la  fièvre.  Sens 
comme  je  suis  brûlante.  J'ai  peur  de  mourir. 


788  LA     REVUE     DE     PARIS 

Effectivement  elle  était  brûlante,  elle  avait  la  face  pâle  et 
elle  tremblait.  Pietro  ne  la  retint  qu'une  minute,  puis  il  la 
pria  lui-même  de  se  retirer,  de  se  coucher,  de  se  soigner. 
Elle  fit  quelques  pas,  en  chancelant  ;  et,  lorsqu'elle  fut  près  de 
la  porte,  elle  se  retourna  et  lui  dit  : 

—  Pietro,  il  faut  que  nous  soyons  prudents...  Ces  jours-ci, 
j'ai  refusé  un  bon  parti,  et  mes  parents  soupçonnent  que  j'ai 
une  passion  dans  le  cœur...  Seras-tu  prudent?  Feras-tu  tout 
ce  que  je  voudrai.^ 

—  Tout,  mon  cœur,  tout  I  Ordonne-moi  de  me  jeter  dans  le 
feu,  OTdonne-moi  de  me  couper  les  poignets... 

—  Moins  que  cela,  beaucoup  moins...  Ce  que  je  voudrais, 
c'est  que  tu  ne  cherches  plus  à  ro^  voir  et  à  me  parier  si  souvent. 

—  Ta  volonté  sera  faite!  —  s'écria-t-il,  exalté. 

Il  avait  grande  envie  de  lui  demander  qui  était  ce  a  bon  - 
parti  ))  qu'elle  avait  refusé  ;  mais  il  pensa  que  c'était  Francesco 
Rosana,    et   il  n'osa  pas  la  retenir  davantage.  Elle  avait  la 
fièvre,  la  pauvrette! 

11  la  suivit  des  yeux  pendant  qu'elle  traversait  la  cour 
éclairée  par  la  lune,,  et  il  crut  remarquer  qu'elle  pleurait. 


*  * 


Par  une  secrète  suggestion  de  Maria,  Zia  Luisa  fit  partir 
Pietro  tout  de  suite  après  la  vendange.  Comme  l'année  pré- 
cédente, il  fut  envoyé  sur  le  haut  plateau,  pour  les  semailles. 

Son  chariot  était  chargé  de  semences  et  de  provisions;  le 
soc  neuf  brillait  à  la  pointe  de  la  charrue.  Il  se  mit  en  route, 
un  soir  d'octobre  doux  et  tiède,  au  clair  de  lune,  sans  avoir 
pu  embrasser  Maria.  11  palpitait  d'amour  et  de  tristesse.  Non, 
non,  elle  n'était  plus  la  même  :  elle  était  souffrante,  malheu- 
reuse, très  changée.  Et  tout  cela  à  cause  de  lui,  à  cause  de  lui! 
Ah  !  il  s'en  était  bien  aperçu  :  son  père  et  sa  mère  la  traitaient 
avec  une  froideur  dédaigneuse,  parce  qu'elle  ne  voulait  pas 
accueillir  la  demande  en  mariage  de  Francesco  Rosana. 

«  C'est  par  crainte  de  ses  parents,  —  se  disait-il,  —  qu'elle 
n'a  pas  voulu  me  permettre  de  la  voir  de  nuit.  Et  je  vais  être 
parti  si  longtemps  l  » 


LA    VOIE    DU     MAL  789 

Non,  îl  ne  pouvait  pas  la  quitter  ainsi  I  II  fît  halte  dans  un 
enclos;  il  recommanda  à  un  paysan  son  char  et  ses  bœufs; 
il  attacha  son  chien,  pour  n'être  pas  suivi,  et  il  retourna  en 
arrière.  Il  marchait  presque  sans  savoir  ce  qu'il  faisait,  comme 
un  somnambule,  sous  l'impulsion  d'une  force  mystérieuse. 
Son  cœur  battait  d'amour  «t  d'anxiété.  Il  rôda  prudemment 
autour  de  la  maison  de  ses  maîtres,  vit  que  Zio  Nicola  était 
au  cabaret,  frappa  ehfin  à  la  porte  cochère.  Ce  fut  Maria  qui 
vint  ouvrir. 

—  Toi,  Pietrol  —  s'écria-t-elle,  effrayée.  —  Pourquoi  es-tu 
revenu? 

—  Je  ne  pouvais  pas...  m'en  aller  de  cette  façon,  — 
népondit-il,  haletant  et  frémissant.  —  Pardonne-moi,  je  ne 
pouvais  pas...  Je  suis  revenu  pour  te  parler...  Dis-moi  ce 
qui  se  passe.  Maria,  dis-4e-moi  tout  de  suite...  Dis-moi  ce  que 
tu  as.  Dis-moi  la  raison  pour  laquelle  il  est  impossiMe  que 
nous  nous  voyions  comme  auparavant. . . 

Il  suppHait,  il  défaillait,  il  paraissait  sur  le  point  de  tomber 
mort  aux  pieds  de  Maria.  Et  elle  le  regardait,  tremblante  de 
peur  et  de  compassion.  Ahl  oui,  ce  pauvre  serviteur  l'aimait, 
l'aimait  plus  que  ne  l'aimait  le  riche  propriétaire!  Mais  qu'y 
pouvait-elle?...  Pendant  un  instant,  elle  eut  l'idée  généreuse 
de  révéler  à  Pietro  toute  la  vérité;  mais  le  courage  lui 
manqua.  Elle  mentit  encore,  elle  mentit  toujours. 

—  Mais  tu  ne  sais  donc  pas,  —  lui  dit-elle  d'une  Toix 
douce,  —  tu  ne  sais  donc  pas  que  mes  parents  me  surveillent? 
Ne  te  Tai-je  pas  déjà  dit?...  J'ai  refusé  plus  d'une  proposition 
de  mariage,  et  ils  se  doutent  que  j'aime  quelqu'un...  que  je 
t'aime...  Va-t'en,  Pietro  I  Sois  prudent!  Ne  me  fais  pas  souffrir! 

—  Non,  jamais  je  ne  te  ferai  souffrir  1  —  protesta-t-il  avec 
passion.  —  Mais  j'ai  besoin  de  te  voir  quelquefois;  j'ai  besoin 
de  toi  comme  du  pain  et  de  l'eau...  Me  permets-tu  de  revenir 
de  temps  à  autre.  Mariai 

—  Non,  non,  jamais  en  cachette!...  Sois  bon,  Pietro!  Ne 
me  fais  pas  souffrir!...  Et  maintenant,  va-t'en,  va-t'en? 

Elle  le  poussait  vers  la  porte,  craignant  tout  de  bon  qu'on 
ne  les  surprit;  mais  il  ne  pouvait  pas  s'éloigner,  il  ne  pouvait 
pas  bouger.  11  aurait  voulu  être  mort;  il  sentait  un  grand 
malheur  suspendu  sur  sa  tête. 


79^  LA     REVUE     DE     PARIS 

—  Permets  que  je  reste  au  moins  cette  fois,  Maria!  11  y  a 
si  longtemps  I . . . 

Et,  avec  une  ardeur  folle,  il  Tétreignit  contre  son  cœur,  la 
baisa  sur  les  lèvres  avec  Tavidité  d'un  affamé.  Elle  ne  put 
résister;  elle  lui  rendit  ses  baisers,  pleura  désespérément;  et 
ainsi  leurs  embrassements  furent  souillés  par  les  larmes  de  la 
trahison. 

Depuis  deux  semaines  environ,  Pietro  avait  repris  posses- 
sion du  haut  plateau  et  il  travaillait  avec  diligence. 

Un  soir,  dans  les  premiers  jours  de  novembre,  un  jeune 
paysan  de  Nuoro,  qui  passait  par  là,  lui  apporta  un  panier  de 
provisions.  Pietro  l'invita  à  entrer  dans  la  cabane,  à  se  reposer 
près  du  feu  ;  et  Malafede  lui-même,  rôdant  autour  du  voyageur, 
flairait  ses  vêtements  et  lui  léchait  les  mains.  Mais  le  jeune 
paysan,  qui  était  pressé  de  partir,  s'arrêta  sur  le  seuil  de  la 
cabane,  tendit  le  panier  et  prit  congé. 

—  Donne-moi  au  moins  des  nouvelles  de  mes  maîtres,  — 
lui  dit  Pietro. 

—  Maria  s'est  enfin  décidée  à  se  fiancer  avec  Francesco 
Rosana...  Le  Toscan  prétend  que  c'est  lui  quia  réussi  à  la  con- 
vaincre! —  répondit  l'autre  en  riant. 

—  Qu'est-ce  que  tu  me  racontes  là.^  —  s'écria  Pietro  en 
s'élançant  avec  une  sorte  de  violence  contre  le  paysan. 

—  Comment?  tu  ne  savais  pas?... 

Ces  paroles  entrèrent  dans  le  crâne  de  Pietro  comme  un 
coup  de  hache.  Pendant  une  seconde,  il  eut  les  lèvres  gelées, 
aussi  pesantes  que  du  marbre  ;  ses  yeux  crurent  voir  un 
monstre  qui  fondait  sur  lui.  Mais  aussitôt  il  se  rendit  maître 
de  ce  vertige. 

—  Allons  donc  !  —  reprit-il,  en  aflectaqt  de  rire  très  fort,  — 
ce  n'est  pas  possible.  Tu  te  trompes.  Maria  a  refusé  Fran- 
cesco :  elle  me  l'a  dit,  à  moi-même. 

L'autre,  qui  avait  hâte  de  s'en  aller,  ne  vit  pas  que,  dans  la 
pénombre,  le  visage  de  Pietro  se  décomposait,  et  il  répondit 
tranquillement  : 

—  Que  te  dirai-je?Ce  qui  est  certain,  c'est  que  Francesco 


LA    VOIE    DU    MAL  79I 

Rosana  vient  chaque  soir  faire  visite  à  Maria  et  qu'il  lui 
envoie  presque  tous  les  jours  des  cadeaux.  Les  parents  lui 
ont  accordé  Y  entrée,..  D'ailleurs,  que  nous  importe?  Adieu. 
Amuse-toi  bien  ! 

Le  passant  se  retirait;  mais  Pietro  siffla  pour  le  rappeler. 

—  Ecoute  I  J'oubliais  quelque  chose...  J'ai  l'intention  de  me 
rendre  ce  soir  à  Nuoro,  pour  une  afiwre  personnelle.  Si  Zia 
Luisa  t'interroge,  tu  lui  diras  que  j'étais  déjà  parti  quand  tu  as 
passé.  De  cette  façon,  je  pourrai  prétendre  que  je  suis  revenu 
pour  renouveler  mes  provisions  de  vivres.  As-tu  compris? 

—  Entendu  !  Bonsoir. 

Pietro  se  mit  en  chemin,  plus  sombre  et  plus  triste  que  la 
nuit.  Pourquoi  s'en  allait-il?  où  allait-il?  que  ferait-il?  Il  n'en 
savait  rien,  mais  il  allait.  Il  allait  comme  le  bélier  qui,  poussé 
par  le  prurit  de  son  front  vermineux,  va  le  frapper  contre  une 
pierre,  contre  un  tronc  d'arbre,  contre  un  objet  quelconque. 
Il  avait  besoin  de  marcher,  de  voir,  de  poursuivre  une  certitude 
qui  aggraverait  son  mal. 

Il  chemina  ainsi,  un  bon  bout  de  route.  Ses  tempes  battaient; 
il  croyait  entendre  un  galop  de  chevaux  sur  un  sol  pierreux  ; 
il  voyait  de  grandes  taches  violettes  voltiger  dans  l'air  froid 
de  la  nuit.  Mais,  peu  à  peu,  il  rentra  en  lui-même.  Il  regarda 
le  ciel,  pour  deviner  l'heure  d'après  le  cours  des  étoiles;  il 
aperçut  Jupiter,  vert  et  brillant,  assez  bas  sur  l'horizon  cris- 
tallin, et  il  pensa  : 

«  Il  doit  être  sept  heures.  Dans  une  heure  et  demie,  je  serai 
là-bas.  C'est  aujourd'hui  samedi.  Si  la  nouvelle  est  vraie, 
Francesco  Rosana  sera  encore  à  la  maison  quand  j'arriverai... 
Si  je  l'y  trouve,  je  me  jette  sur  lui  et  je  l'égorgé...  Mais  non. 
Maria  ne  l'aime  pas,  ne  veut  pas  de  lui.  Il  est  impossible  qu'elle 
me  trahisse  comme  Judas  a  trahi  le  Christ.  C'est  sa  famille  qui 
lui  a  imposé  ces  fiançailles  ;  et  elle,  timide,  peureuse,  elle  a  cédé. 
Comme  elle  doit  soufl*rir ! . . .  Qui  sait?. . .  c'est  peut-être  elle  qui 
m'a  fait  donner  cet  avis,  et,  en  ce  moment  elle  m'attend...  » 

Plus  il  avançait,  plus  le  soupçon  de  la  trahison  s'aff*aiblis- 
sait  dans  son  âme  éperdue.  Les  souvenirs,  en  file  serrée, 
repassaient  dans  son  esprit;  chaque  regard,  chaque  promesse, 
chaque  parole  de  Maria  se  représentait  à  sa  mémoire  et  y  éveil- 
lait un  sentiment  de  profonde  tendresse. 


79^  L^     RfeVUË     l>fi     PARIS 

En  moins  de  deux  heures,  il  remonta  la  vallée.  Il  courait,  il 
haletait,  il  était  fou.  Il  lui  semblait  qu'il  se  hâtait  «vers  un  lieu 
de  péril^.pour  sauver  Maria  d'un  incendie,  pour  l'arracher  à 
un  destin  abominable.  Il  tendait  les  bras  en  avant,  serrait  les 
poings,  comme  pour  mesurer  sa  force  et  se  préparer  à  la  lutte 
prochaine  contre  un  ennemi  inconnu.  Tous  les  instincts  de 
l'homme  primitif  ressuscitaient  en  lui  : 

«  Je  le  tuerai,  je  Tégorgerai,  je  le  jetiemi  par  terre  comme 
un  arbre  brisé  par  l'oumgan  ! . . ,  Oui,  je  le  tuerai  I  je  le  tuerai  I  » 

Il  se  répéta  longtemps  ces  mots  k  lui-même;  il  lui  sem- 
blait qu'il  les  hurlait  et  qu'il  les  entendait  répétés  par  le 
bruit  de  ses  pas,  par  le  battement  de  ses  tempes,  par  les  vio- 
lentes pulsations  de  son  cœur  et  de  sa  gorge.  Et,  plus  il  appro- 
chait de  Nuoi>ô>  plus  il  isentait  croître  sa  haine  contre  Fran- 
cesco,  plus  Maria  lui  apparaissait  comme  une  victime. 

Parvenu  à  la  petite  église  de  «  la  Solitude  »,  il  s'arrêta  brus- 
quement, ressaisi  tout  à  coup  par  la  réalité.  Là,  devant  lui, 
Nuoro  étalait  ses  maisonnettes  noires  et  silencieuses;  quel- 
ques lanternes  rouges  brillaient  dans  les  ténèbres  ;  une  cloche  , 
annonçait  le  couvre-feu,  —  l'heure  du  sommeil,  du  repos  et 
des  crimes. 

«  Où  vais-je?  »  se  demanda  Pietro.  Un  souffle  de  vent,  des- 
cendu de  rOrthobene  sinistre,  tomba  sur  ses  épaules,  y  refroi- 
<Ut  la  sueur,  l'enveloppa  tout  entier  comme  d'un  funèbre  lin- 
ceul... Oui,  où  allait-il.»^  Dans  quelques  instants,  il  serait  arrivé, 
rentrerait  sous  le  toit  de  ses  maîtres.  Peut-^tre  Francesco 
Rosana  était-il  déjà  parti  ;  mais,  s'il  était  encore  là,  que  ferait 
le  pauvre  domestique?  Eh  bien,  il  saluerait,  et  ce  serait  tout.. . 

K  Non,  —  se  dit-il,  en  reprenant  sa  marche,  -"je  ne  veux 
pas  rentrer  tout  de  suite.  J'épierai,  et,  lorsque  j'aurai  vu  sortir 
cette  ordure,  j'essaierai  de  pénétrer  en  cachette  dans  la  maison 
et  de  parler  à  Maria. . .  Il  faut  d'abord  que  nous  nous  concer- 
tions ensemble  ;  je  verrai  ensuite  ce  qu'il  conviendra  de  fwre.  » 

Mais  tout  à  coup  il  entendit  derrière  lui  une  respiration 
haletante,  un  soufflé  presque  humain  ;  et,  avant  même  qu'il  eût 
le  temps  de  se  retourner,  Malafede  le  rejoignit  et  le  devança. 

—  Boni  voilà  le  chien I  —  dit  Pietro  à  haute  voix.  — 
Comment  faire,  à  présentP 

Il  jura,  il  siffla;  mais  le  chien,  tout  frémissant  de  joie  et  de 


LA      VOIE      DU      MAL  798 

fatigue,  courait  droit  vers  le  pays.  Alors  Pietro  pensa  qu'il 
serait  préférable  d  entrer  tout  de  suite  à  la  maison.  Mais,  à 
mesure  qu'il  approchait  davantage,  son  cœur  se  remettait 
à  battre  très  fort  et  les  pensées  se  confondaient  dans  son 
esprit, 

«  Si  je  le  trouve  là,  je  le  tuerai,  je  me  jetterai  sur  lui  comme 
un  chien  enragé,  —  se  disait-il;  —  mieux  vaut  Tattendre 
dehors  :  je  ne  veux  pas  me  perdre»  non!,.,  car  Maria,  j'en 
suis  certain,  m'aime  encore...  Il  faut  que  je  me  domine,  que 
je  me  vainque...  par  amour  pour  elle...  > 

Devant  la  maison  de  ses  maîtres,  il  s'arrêta,  Malafede  grat- 
tait à  la  porte  et  gémissait  :  Pietro  le  saisit  par  le  collier, 
l'entraîna  jusqu'à  l'angle  du  mur.  Le  chien  se  débattait,  aboyait  ; 
et  Pietro,  courbé,  anxieux,  le  suppliait  de  se  taire  : 

—  Tais-toi,  que  diable I .. ,  Sois  sage,  tais-toi  I 
Subitement,  un  carré  de  lumière  rougeâtre  s'abattit  sûr  le 

chemin,  devant  la  porte  qui  s'ouvrait;  et  un  homme  sortit, 
s'attarda  un  instant,  finit  de  dire  quelque  chose,  prit  congé  : 

—  Bonsoir,  Marra, 

—  Bonsoir,  Francesco. 

Pietro  se  sentit  mourir.  Le  chien  lui  échappa  des  mains. 
Lui-même  se  leva,  s'approcha,  s'arrêta  dans  le  carré  de 
lumière  et  vit  comme  en  rêve  la  personne  de  Maria.  Elle 
tenait  à  la  main  une  chandelle.  A  l'aspect  de  Pietro,  elle  pâlit, 
le  regarda,  épouvantée.  Mais  déjà  le  chien  était  à  la  cuisine, 
et  Zio  Mcola  se  montrait  sur  la  porte,  criant  : 

—  Malafede  est  ici!  Qu'est-ce  que  cela  veut  dire,»*...  Ah! 
tu  y  es  aussi,  mon  brave? 

Pietro  ne  l'entendit  pas  :  il  considérait  Maria,  et  Maria 
s'écartait  de  la  porte  cochère.  Pas  un  mot  ne  fut  échangé 
entre  eux  ;  mais  Pietro  comprit  que  tout  était  fini  pour  lui.  Il 
entra  dans  la  cour,  referma  la  porte  cochère. 

—  Bonne  nuit,  - —  dit-il  en  s'avançant  vers  la  maison.  — 
Vous  ne  m'attendiez  pas,  j'en  suis  sûr! 

Maria  ne  douta  point  qu'il  disait  cela  pour  eU<e,  et  la  peur 
la  prit.  Instinctivement,  elle  éteignit  la  lumière  et  elle  se 
réfugia  dans  la  cuisine^  derrière  Zio  iNicola,  Pietro  ne  lui 
adressa  plus  un  regard.  Il  s'approcha,  s'assit  près  du  feu,  dans 
le.  coin  où  il  avait  passé  tant  d'heures  heureuses,  sur  l'esca- 


"794  ^^     REVUE     DE     PARIS 

beau  que  venait  peut-être  de  quitter  son  rival.  Il  éprouvait 
un  besoin  féroce  de  hurler,  de  briser,  de  saccager  tout  ce 
qui  l'entourait  ;  il  aurait  voulu  prendre  dans  Tâtre  un  tison 
ardent,  Tagiter  furieusement,  mettre  le  feu  partout,  périr 
avec  tous  |f  s  autres  dans  cet  incendie  allumé  par  la  haine  et  le 
désespoir.  Mais  il  ne  remua  pas  une  main,  ne  leva  pas  les  ' 
yeux  :  la  douleur  le  paralysait. 

—  Tu  ressembles  à  un  cadavre,  —  lui  dit  Zia  Luisa»  en 
l'examinant  avec  moins  d'indifférence  que  d'habitude.  — 
Est-ce  que  tu  es  malade  P 

—  Oui,  je  suis  malade.  C'est  pour  cela  que  je  suis  revenu. 
J'ai  la  fièvre...  Donnez-moi  de  la  quinine,  et  je  repartirai  tout 
de  suite. 

—  Tu  as  bien  fait  de  revenir.  Mais,  puisque  tu  es  ici,  repose- 
toi;  tu  repartiras  demain  matin...  Je  vais  te  donner  de  la  qui- 
nine; justement,  j'en  ai  acheté  une  fiole.  Maria  aussi  a  eu  la 
fièvre. 

<(  Elle  aussi!  »  pensa  Pietro.  Et  il  leva  les  yeux,  regarda 
autour  de  lui.  Rien  n'était  changé  ;  toujours  les  mêmes  figures  : 
Zia  Luisa  filant,  Zio  Nicola  serrant  son  bâton  entre  ses  jambes. 
Maria  qui,  le  dos  tourné,  rangeait  quelques  verres  dans  un 
plateau  posé  sur  le  four.  Et  pourtant  Pietro  avait  l'impres- 
sion de  se  trouver  dans  un  monde  nouveau,  dans  un  lieu 
tragique  et  presque  lugubre  ;  il  lui  semblait  qu'il  était  mort, 
que  quelqu'un  lui  avait  asséné  sur  le  crâne  un  coup  de  pierre 
et  l'avait  assommé  :  l'être  qui  maintenant  vivait  en  lui  était  un 
autre  être,  un  Pietro  ressuscité  dans  un  séjour  de  douleur  et 
de  mort. 

—  Oui,  tu  ressembles  à  un  cadavre,  —  répéta  Zia  Luisa.  — 
Prends  tout  de  suite  un  peu  de  quinine...  Et  tu  dois  aussi 
avoir  faim* 

—  Non,  je  n'ai  pas  faim  :  je  vous  dis  que  j'ai  la  fièvre. 

—  Une  fièvre  d'amour!  —  fit  Zio  Nicola,  en  frappant  à 
petits  coups  sur  la  pomme  de  son  bâton  avec  une  tabatière  de 
corne  que  bouchait  un  morceau  de  liège. 

—  Je  vous  dis  que  j'ai  la  fièvre!  —  repartit  Pietro,  irrité. 

—  Holà!  mon  beau  garçon,  —  répliqua  le  maître,  —  il 
me  semble  que  tu  as  aussi  le  délire.  Ne  crie  pas  si  fort.  Puisque 
tu  as  la  fièvre,  couche-toi...  Mais,  pourtant,  tu  boiras  bien  un 


LA    VOIE    DU     MAL  796 

verre  de  vin,  je  suppose?  Allons,  Maria,  donne-nous  à  boire... 
Et  montre-nous  donc  un  peu  ton  visage  I  On  dirait  que  tu  vois 
encore  dans  le  fond  du  verre  que  tu  tiens  la  face  de  Francesco 
Rosana. 

Maria  s'écarta  de  la  table,  mais  elle  ne  se  retourna  pas. 
Alors  Pietro  aperçut  les  verres  dans  l'un  desquels  devait  avoir 
bu  Francesco  ;  et  il  repoussa  avec  horreur  celui  que  Maria  vint 
lentement  lui  offrir.  Son  cœur  se  brisait;  il  aurait  donné  tout 
le  reste  de  sa  vie  pour  être  seul  avec  Maria  et  pour  obtenir  de 
la  jeune  fille  l'explication  de  ce  qui  lui  paraissait  être  un 
abominable  mystère.  Mais  elle  présenta  le  verre  à  Zio  jNicola; 
et  ensuite  elle  s'éloigna  d'eux,  fit  le  tour  de  la  cuisine,  sortit, 
ne  revint  plus. 

((  Elle  a  peur  de  moi,  —  se  dit  Pietro.  —  Pourquoi  a-t-elle 
peur.^  jN'ai-je  pas  juré  que  jamais  je  ne  lui  ferais  de  mal?... 
Elle  est  lâche;  oui,  elle  est  lâche,  très  lâche!  Mais  je  l'aime 
plus  que  moi-même,  et,  si  elle  me  demandait  pardon. . .  »  Quand 
il  pensait  à  elle,  il  se  sentait  faible  comme  un  enfant. 

Tout  à  coup,  il  réentendit  un  bourdonnement  dans  sa  tête  ; 
un  feu  lui  monta  à  la  face;  un  nuage  rouge  passa  devant  ses 
yeux.  Tuer!  tuer!  Il  fallait  tuer  quelqu'un,  il  fallait  boire  du 
sang  humain,  pour  étancher  la  soif  terrible  qui  lui  brûlait  la 
gorge. 

((  Cette  nuit,  j'étrangle  Zio  Nioola,  ce  sanglier  rouge,  cet 
imbécile!...  » 

Quand  Zia  Luisa  se  fut  retirée,  le  maitre  toucha  légèrement 
avec  son  bâton  l'épaule  du  domestique. 

Pietro  tressaillit,  parut  sortir  d'un  rêve  : 

—  Qu'y  a-t-il? 

—  De  bonnes  nouvelles,  —  répondit  Zio  INicola,  d'une  voix 
goguenarde.  —  Je  vais  te  raconter  la  chose. 

11  déploya  un  grand  mouchoir  bleu,  le  secoua,  puis  il  se 
moucha  bruyamment. 

—  Oui,  de  bonnes  nouvelles  ;  ou,  du  moins,  on  le  prétend...  . 
Est-ce  que  tu  prends  du  tabac,  Pietro  Benu?...  Non?  Tant  pis 
pour  toi!...  Moi,  j'ai  commencé  à  en  prendre   :  je  me  fais 
vieux,  (i'est  un  mal   sans  remède!...  Donc,  ma  fille  épouse 
Francesco  Rosana. 

Pietro  écoutait   en  silence.    Les  dernières  paroles   de  son 


796  .LA     RBYUE     DE     PARIS 

maître  le  frappèrent  oomioe  vm.  'gourdin.  Hélas  I  jnsqu'à  ce 
moment,  il  avait  encore  e«péré  qu'il  se  trompait. 

—  Pourquoi  i'épouse-t-elle?  —  continua  Zio  Nicola.  —  Elle 
aurait  pu  attendre,  elle  aurait  pu  épouser  un  beau  garçon. 
Mais,  aujourd'hui,  crois-moi,  les  femmes  préfèrent  les  kommes 
laids. . .  Tu  «s  un  beau  garçon,  toi,  par  exemple  ;  mais  ne  va  pas 
t'imaginer  que  tu  plairas  aux  femmes.  Ces  temps-là  sont  passés, 
mon  ami.  Le  coucou  ne  cfeante  plus...  Zia  Luisa  veut  de  lui. 
Maria  veut  de  lui,  tout  le  monde  veut  de  lui. . . . 

—  De  qui  veut-on? 

—  De  qui?  Est-ce  que  tu  es  sourd?  W  ai-je  pas  nommé 
Francesco  Rosana?  Un  garçon  riche,  un  faiseur  d'embarras, 
un  conseiller  municipal  I . . .  Il  est  certain  que  Maria  aurait  pu 
épouser  un  bourgeois,  un  médecin,  un  avocat;  mais  les  avo- 
cats, à  ce  que  prét^id  Zia  Luisa,  sont  des  gueux...  Or  sais-tu 
qui  a  fait  ia  demande  en  mariage?  Devine... 

Pietro  releva  la  tête,  fit  son  habituel  geste  de  dédain. 

—  Le  maire,  mon  beau  garçon  ;  le  maire  en  chair  et  en 
osl  —  annonça  Zio  Nicola,  qui  voulait  être  ironique,  mais 
qui  ne  réussissait  pas  à  cacher  une  satisfaction  vaniteuse. 

Et  il  ôta  son  bonnet,  puis  le  remit  un  peu  de  travers  sur  sa 
grosse  telle  ébouriffée. 

—  Fort  bieni  —  continua- t-il..  —  Nous  ferons  comme  vous 
voulez.  Il  y  a  des  sous,  chez  les  Rosana.  EH  Maria  m'a  l'air 
d'être  faite  tout  exprès  pour  compter  des  sous  1 

—  On  dit  pourtant...  —  commença  Pietro. 
Mais  il  fit  son  geste  de  dédain  et  s'interrompit. 

—  On  dit?...  Qu'est-ce  qu'çn  dit?...  Réponds!  Qu'est-ce 
qu'on  dit? 

—  On  dit  que  Maria  n'aime  pas  Francesco... 

—  Elle  n'aime  pas  Francesco?  Ehl  qui  peut  le  savoir?... 
Les  femmes,  je  te  le  répète,  ne  sont  plus  amoareuscs. . . 
D'ailleurs,  personne  ne  la  contraint.  C'est  elle  qui  vctut  de  lui, 
c'est  elle  qui  a  fait  son  choix.  Quant  à  moi,  jfe  «'ai  pas  même 
essayé  d'exprin^er  mon  opinion. 

«  Tout  est  bien  fini  I  »  —  se  dit  Pietro.  L'accent  sincère  et  les 
con'fidences  du  maître  lui  montraient  ies  choses  dans  leur  laide 
réalité  :  Maria  l'avait  trahi  de  son  plein  gré,  et,  sans  doute,  il  y 
avait  longtemps  qu'elle  couvait  cette  trahison  1  Elle  l'avait  trahi 


LA    VOIE     DU     MAL  J^'J 

en  lui  doimant  des  baisers,  comme  Judas  avait  trahi  Jésus. 
Oui.  tout  était  kien  fini  I 

Demeuré  seul,  Pietro  se  lirni  Ithrement  à  sa  rage  et 
à  son  désespoir.  Il  sortit  dans  la  cour>  s'approcha  de  FescaUei, 
il  rôda  de  côté  et  d'autre,  épiant  k  moyen  d'arriver  jusqu'à 
la  chambre  de  Maria.  Mais  c'était  impossible  ;  tout  était  clo6, 
tout,  était  silenciexix.  Par-dessus  le  mur  de  la  cour,  une  étoile 
verdâtre,.  aussi  lumineuse  qu'une  petite  lune,  peut-être  la 
même  qui  avait  accompagné  de  ses  rayons  la  course  folle  de 
Pietro  à  travers  la  vallée  de  Marreri,  scintillait  et  semblait 
rire  de  lui  et  de  ses  fureurs. 

n  rentra  dans  la  cuisine  et  il  se  jeta  par  terre.  Les  souve- 
nirs l'oppressaient,  le  suffoquaient.  Ici,  ici,  près  du  foyer 
sacré,  devant  ce  feu  qui  semblait  vivre,  Maria  lui  avait  donné 
ses  lèvres,  lui  avait  promis  d'être  fidèle,  s'était  pâmée  dans  ses 
bras.  Comment  tout  cela  pouvait-il  s'être  évanoui .^^  Pietro,  les 
yeux  fermés,  croyait  entendre  encore  la  voix  chuchotante  de 
la  jeune  fille,  sentir  encore  la  chère  main  se  poser  sur  la 
sienne.  Tout  le  reste  n'était-îl  pas  un  cruel  cauchemar  P.. . 
Mais  soudain  la  voix  changeait,  devenait  celle  d'un  homme  ; 
et  le  riva)  était  là,  assis  devant  le  feu,  avec  un  sourire  de  sar- 
casme qui  lui  soulevait  la  lèvre  supérieure,  tandis  que  l'ombre 
de  son  profil  aquilin  s'agitait  sur  la  muraille  comme  le  profil 
d'un  oiseau  de  proie. 

D'autres  visions  encore  se  présentaient,  hostiles.  C'était 
Zia  Luisa  qui  riait  de  joie,  et  ce  rire  insolite  avait  quelque 
chose  de  lugubre  et  presque  d'obscène,  tandis  que  son  rouet 
tournait  avec  un  mystérieux  grincement,  pareil  à  celui  d'une 
porte  rouillée,  ouverte  avec  lenteur;  c'était  Zio  Nicola  qui 
racontait  ses  anciennes  aventures  d'amour,  sans  épargner  les 
détails  scabreux,  et  Pietro  se  sentait  enflammé  de  désirs. 
Puis,  brusquement,  tout  se  taisait»  les  figures  des  maîtres 
disparaissaient,  le  feu  commençait  à  s'éteindre  ;  et  alors,  dans 
la  pénombre  rougeâtre,  un  groupe  se  dessinait,  —  celui  d'un 
homme  et  d'une  femme  s'étreignant,  les  lèvres  jointes.  —  Ce 
groupe,  c'était  Franceaco  et  Maria. 


798  LA     REVUE     DE     PARIS 


1  Un  léger  bruit,  fait  dans  la  cour,  rappela  Pietro  à  lui-même  : 

((  Est-ce  elle?...  Ohl  si   elle   venait,    si   elle  me   disait    : 
^Toat  cela  nest  quun  rêve.  Me  voici,  je  suis  encore  à  toi...  y> 

EUe  ne  vint  pas;  mais  cet  instant  d'espoir  suffît  pour 
amollir  le  cœur  de  l'infortuné.  Pourquoi  se  désespérer  si  vite? 
Après  tout,  le  mariage  n'était  pas  célébré  encore...  Du  reste, 
quand  même  tout  serait  fini  avec  Maria,  n'y  avait-il  pas 
d'autres  femmes  dans  le  monde?  «  Je  pourrai  oublier.  Je  suis 
jeune,  je  suis  fort...  »  Il  se  rappela  Sabina,  repensa  à  tant 
d'autres  filles  pauvres,  qui  auraient  pu  l'aimer  passionnément. 
Donc,  à  quoi  bon  perdre  la  tête  pour  une  fille  qui  le  trahis- 
sait? 

Mais  ridée  de  la  trahison  irrita  de  nouveau  sa  douleur. 
Maria  était  l'aimée,  l'unique  ;  elle  était  l'air  qu'il  respirait, 
le  sang  qui  coulait  dans  ses  veines,  la  soufirance  qui  le 
mettait  à  la  torture.  Sans  elle,  rien  n'existait  plus,  tout  s'abi- 
mait  dans  les  ténèbres. 

Les  heures  passèrent.  Pietro  fit  sévèrement  son  examen  de 
conscience,  se  demanda  s'il  avait  commis  quelque  faute, 
quelque  erreur  qui  justifiât  la  trahison.  Mais  non  ;  il  n'avait 
rien  fait  que  l'aimer.  Pas  même  dans  ses  moments  de  rage, 
il  n'eût  assez  de  clairvoyance  haineuse  pour  deviner  la  véri- 
table raison  du  changement  subit  qui  s'était  opéré  en  Maria. 
Il  l'avait  placée  très  haut,  très  haut,  comme  une  étoile  ;  et 
il  n'apercevait  d'elle  que  la  splendeur. 

«  Elle  m'abandonne  parce  qu'elle  ne  m'aime  plus,  —  pensa- 
t-il.  —  Elle  m'abandonne  parce  que  tout  le  monde  a  loué 
devant  elle  Francesco  Rosana;  et  alors  elle  s'est  prise  à 
l'aimer.  »  Ensuite  il  pensa  :  «  Francesco  est  laid;  mais  il  est 
instruit,  il  est  malin,  il  sait  parler  comme  un  avocat.  Quels 
moyens  de  séduction,  quels  sortilèges  de  regards  et  de  paroles 
n'a-t-il  pas  employés  pour  me  voler  son  cœur  I . . .  Ah  !  si  cette 
fête  du  Gonare  n'était  pas  venue  ! . . .  Maria  est  femme,  et  par 
conséquent  elle  est  faible.  On  me  l'a  ensorcelée,  on  me  l'a 
volée...  Les  assassins  I  Qu'ils  soient  tous  maudits  I  Malheur, 
malheur  à  eux!  Malheur  à  Francesco  Rosana,  l'exécrable 
faucon!  Malheur  à  cet  assassin...  » 

Mille  projets  de  vengeance  lui  traversèrent  l'âme. 

((  Je  regorgerai  ici,  ici,  devant  ce  foyer  sacré  I  —  prononça- 


LA    VOIE     DU     MAL  799 

t-il  à  haute  voix,  en  étendant  la  main  vers  le  feu.  —  Ici,  le 
jour  des  noces,  avant  qu'elle  lui  ait  appartenu!...  Ahl  j'ai 
besoin  de  sang  et  de  larmes  I  » 

Encore  une  fois  un  grondement  de  catastrophe  retentit 
dans  ses  oreilles,  un  nuage  de  sang  passa  devant  ses  yeux; 
puis  tout  se  tut,  s'évanouit.  Le  souvenir  des  jours  disparus 
à  jamais  lui  attendrit  le  cœur,  et  il  éclata  en  sanglots. 

Xlll 

Le  lendemain  matin,  il  attendit  en  vain  Maria.  Zia  Luisa 
descendit,  lui  donna  un  paquet  de  quinine  et  le  pressa  de 
repartir. 

—  Maria  aussi  a  eu  la  fièvre,  cette  nuit.  Elle  n'a  pas  reposé 
un  instant. 

—  Fièvre  d'amour!  dit  Pietro  en  se  préparant  au  départ. 
J'espère  que  vous  me  ferez  revenir  pour  la  noce. 

—  Oh  !  pour  la  noce,  nous  ferons  le  pain  avec  k  blé  que  tu 
sèmes  ! 

—  A  cette  époque-là,  je  serai  mort,  —  dit  Pietro  qui  se  met- 
tait en  route. 

—  Soigne-toi  :  tu  as  vraiment  une  vilaine  mine,  mon  enfant! 
répondit  Zia  Luisa,  sans  que  son  blême  visage  exprimât  la 
moindre  affection  pour  le  serviteur  malade.  Soigne-toi, 
entends-tu?  Pour  travailler,  il  faut  se  porter  bien... 

Sur  le  chemin,  Pietro  fut  repris  de  ses  fureurs.  Donc  Maria 
se  cachait;  elle  était  décidée  à  ne  plus  lui  accorder  un  seul 
entretien.  Comment  faire? 

((  Je  reviendrai  quelquefois;  mais  elle  se  tiendra  sur  ses 
gardes...  Ah!  si  je  savais  écrire!...  Quelle  lettre  je  lui  enver- 
rais, écrite  avec  mon  sang!...  Mais  comment  faire  ?  comment 
faire?  Comment  vivre?  »  —  pensait-il,  désespéré. 

Il  lui  vint  à  l'esprit  de  se  cacher  dans  une  maison  voisine  et 
de  mander  Maria. 

((  Mais  quelle  raison  donnerais-je  aux  voisins?  D'ailleurs 
elle  se  méfierait  :  elle  ne  viendrait  pas,  et,  en  outre,  elle  s'ofien- 
serait  de  mon  procédé. . .  »  Puis  il  se  rappelait  les  paroles  de 
Zia  Luisa  :  «  Pour  la  noce,  nous  ferons  le  pain  avec  le  blé  que 


800  LA.     REVUE     DB     PARIS 

tu  sèmes...  »  Et  une  lueur  d'espéraiice  lui  rassérénait  lame  : 
«  Rien  ne  presse.  Attendons..,  » 

Ce  fut  ainsi  qu'il  revint  au  lieu  de  son  travail,  et  il  sema 
avec  amertume  le  blé  «  qui  servirait  à  faire  le  pain  de  la 
noce  )>.  Ah!  comme  il  aurait  voulu  empoisonner  la  semence 
ou  la  jeter  au  vent  ! 

Les  jours  passèrent,  lents,  monotones,  lugubres.  I>ans  les 
crépuscules  violets  du  haut  plateau,  la  personne  du  serviteur 
trahi  se  dressait  de  plus  en  plus  sombre,  de  plus  en  plus  dure 
et  noire.  Lorsqu'il  s'arrêtait  sur  quelque  roche  et  que,  de  ses 
yeux  sauvages,  il  observait  l'horizon,  il  paraissait  être  la  statue 
de  la  haine. 

Il  haïssait  tout  le  monde  :  Zia  Luisa,  cette  grasse  adoratrice 
de  l'argent,  qui  considérait  un  homme  pauvre  comme  un  êtw 
inférieur;  Zio  Nicola,  qui  avait  su,  par  sa  beauté  et  par  son 
audace,  conquérir  une  femme  telle  que  la  sienne;  Frqncesco, 
a  ce  vautour  »  ;  Maria,  cette  perfide  qui  s'était  laissé  ravir  par 
l'oiseau  de  proie...  Oui,  elle  aussi,  il  la  haïssait,  et,  à  certains 
moments,  plus  que  tous  les  autres  ;  mais,  jusque  dans  ces  trans- 
ports de  haine  au  miUeu  desquels  il  se  remémorait  les  pre- 
miers temps  de  son  amour,  les  temps  où  il  désirait  Maria 
avec  l'ardeur  violente  d'un  brigand,  la  passion  le  dominait, 
farouche.  Alors  il  redevenait  l'homme  primitif  :  tout  ce  qu'il 
y  avait  de  généreux  en  lui,  et  même  cet  instinct  de  bonté 
presque  féminine  qui  l'avait  ennobh  pendant  la  période  heu- 
reuse de  son  amour,  tout  tombait,  comme,  à  la  fin  du  prin- 
temps, tombent  les  ailes  des  papillons;  —  et  il  ne  restait  que 
la  chenille  immonde  et  malfaisante. 

Des  songes  affreux  troublaient  son  sommeil,  et  ses  nuits 
étaient  plus  tristes  encore  que  ses  jours.  Presque  chaque  nuit, 
il  rêvait  qu'un  cortège  nuptial  traversait  le  haut  plateau,  fou- 
lant aux  pieds  le  blé  naissant;  et  il  se  mettait  en  colère,  pre- 
nait un  fusil,  tirait  sur  l'époux. ..  Une  fois,  il  lui  arriva  de  rêver 
qu'il  avait  devant  lui  une  longue  route,  grise  entre  deux  haies 
noires,  une  route  sans  fin  qui  traversait  le  monde  entier;  et  il 
parcourait  cette  route  avec  un  fagot  de  bois  qui  lui  meurtrissait 
les  épaules,  comme  il  avait  fait  dans  son  enfance,  lorsque, 
pour  venir  en  aide  à  sa  mère,  il  ramassait  sur  la  montagne  dee 
branches  de  chêne.  Il  marchait,  marchait,  et  la  nuit  tombait. 


LA    VOIE    DU    MAL  8oi 

et  la  route  n'en  finissait  pas.  II  avait  faim,  il  suait,  il  trem- 
blait de  fatigue  ;  et  la  route  s'allongeait  toujours,  et  il  ne  savait 
pas  où  il  allait.  Dans  le  fond,  là-bas,  à  l'endroit  où  le  ciel  obscur 
se  confondait  avec  les  haies  noires,  un  fantôme  était  caché, 
terrible  comme  les  fantômes  qui  Tefirayaient,  quand  il  était 
petit,  à  la  tombée  du  soir,  lorsqu'il  descendait  de  TOrthobene 
avec  sa  charge  de  bois. 

Après  ces  rêves  de  fiévreux,  il  se  sentait  faible,  alangui; 
mais,  d'autre  part,  il  lui  semblait  qu'il  devenait- rusé,  que  son 
intelligence  s'affinait;  des  projets  de  criminel  expérimenté 
travaillaient  son  esprit.  Ce  fut  dans  un  de  ces  moments  de 
langueur  physique,  après  un  rêve  où  il  avait  tué  Francesco 
Rosana,  qu'il  eut  la  prévision  de  ce  qui  adviendrait  ensuite  : 

((  On  m'arrêtera;  on  me  condamnera;  je  passerai  ma  vie 
au  bagne.  A  quoi  m'aura  servi  ma  vengeance?  Elle  sera  pire 
que  mon  malheur...  Non!  il  faut  être  astucieux...  astucieux 
comme  les  femmes...  Tu  vois,  —  se  disait-il  à  lui-même,  — 
tu  vois  comme  Maria  a  été  fourbe  et  méchante  I  Elle  m'a 
trahi  ;  elle  a  tendu  son  piège  sans  que  je  pusse  rien  soupçonner. 
Je  ne  réussirai  pas  même  à  lui  demander  :  «  Pourquoi  as-tu  fait 
cela?  ))  Et  cependant  je  mange  son  pain,  je  dors  sous  son 
toit...  Il  faut  que,  moi  aussi,  je  devienne  méchant,  calcula- 
teur, astucieux...  )) 

Et  il  devenait  méchant,  calculateur,  astucieux  ;  et  sa  dou- 
leur croissait,  croissait  dans  la  solitude,  librement,  comme 
y  avait  déjà  crû  son  amour,  à  la  façon  d'une  plante  sauvage. 

Une  nuit,  il  retourna  au  pays;  mais,  cette  fois,  ce  qui  le 
poussait,  ce  n'était  pas  une  aveugle  impulsion  ;  c'était  un  désir 
anxieux  de  revoir  Maria,,  d'agir,  de  lutter  contre  le  destin. 

Il  attacha  le  chien  et  il  partit.  Il  arriva  à  Nuoro  vers  neuf 
heures.  La  porte  cochère  était  close.  Il  frappa,  dans  l'espoir 
que  Maria  viendrait  lui  ouvrir.  Et,  en  eflTet,  par-dessus  le  mur 
de  la  cour,  il  vit  une  lueur  éclairer  quelques  instants  la 
façade  de  la  maison;  mais  aussitôt  cette  lueur  s'éteignit,  et 
personne  ne  vint  ouvrir.  Sans  doute.  Maria,  sortie  dans  la 
cour,  avait  deviné  qui  frappait  à  la  porte. 

Un  transport  de  rage  saisit  Pietro  ;  il  eut  envie  de  frapper 
très  fort,  d'abattre  la  porte  à  coups  de  pierre;  mais  ensuite 
il  pensa  : 

i5  Juin  1908.  g 


8oa 


LA     REVUE     DE     PARIS 


«  A  quoi  bon?  Ce  serait  un  scandale  inutile.  Ce  qu'il  faut, 
c'est  de  la  ruse...  Comme  elle  est  rusée,  elle!  comme  elle 
est  rusée  h..  » 

U  se  dirigea  yers  la  maisonnette  de  ses  tantes,  évitant  les 
rares  passants,  afin  de  ne  pas  être  reconnu.  Cette  maison* 
nette  était  entourée  d'une  cour  ouverte,  et  les  deux  vieilles 
veillaient  encore  dans  la  cuisine  à  peine  éclairée  par  un  pauvre . 
feu  de  sarments.  Pietro,  qui  connaissait  la  maison  sur  le  bout 
du  doigt,  gravit  avec  précaution  Tescalier  extérieur,  entra 
dans  la  petite  chambre  à  coucher  qui  donnait  sur  le  balcon  de 
bois.  A  tâtons,  dans  Tobscurité,  il  trouva  le  coffre  de  bois  brun 
où  les  vieilles  serraient  leurs  guenilles.  Il  ouvrit  le  tiroir  et  il 
y  prit  le  pistolet  du  bandit.  Zia  Tonia  conservait  cette  arme 
comme  une  relique.  Pietro  la  lui  déroba  sans  scrupule  et  reprit 
le  chemin  du  haut  plateau. 

Mais,  sans  savoir  pourquoi,  lorsqu'il  fut  dans  la  vallée,  le 
long  des  sentiers  sauvages,  à  peine  indiqués  par  la  lumière  fan- 
tastique de  la  lune  qui,  tour  à  tour,  apparaissait  et  disparaissait 
entre  les  grandes  nuées  livides,  il  se  rappela  vaguement  son 
rêve  de  la  route  grise,  interminable,  peuplée  de  fantômes. 
«  Ouirai-je.»^  où  aboutirai-je.»*  »  —  se  demandait-il  involon- 
tairement. 

La  nuit  d'automne,  étrange  dans  cette  vallée  nue  et  déserte, 
ravivait  l'obscure  suggestion  du  rêve.  Pietro  palpait  le 
pistolet,  et,  par  instants,  arrêté  derrière  un  massif  de  brous- 
sailles, il  éprouvait  une  impression  singulière.  11  lui  semblait 
que  son  rival  passait  devant  lui,  dans  l'incertaine  clarté  du 
sentier  tortueux;  et  il  levait  son  arme,  tirait.  Un  cri  inter- 
rompait le  silence  effrayant  de  la  vallée;  puis,  de  nouveau, 
régnait  le  silence. 

Pietro  sentait  son  cœur  battre  violemment  :  il  avait  l'im- 
pression d'avoir  déjà  commis  le  crime.  Mais  ensuite  il  se 
secouait,  s'éveillait  de  son  rêve  atroce,  se  remettait  en  route, 
((  Qu'adviendra-t-il  de  moi?  Où  irai-je.^  où  aboutirai-je?...  » 
Et  il  marchait,  marchait  sous  le  ciel  étrange,  sinistre  comme 
l'âme  d'un  criminel;  il  marchait  dans  les  sentiers  abrupts, 
tantôt  pleins  de  ténèbres,  tantôt  éclairés  par  la  lueur  bleuâtre 
de  la  lune  mobile.  Dans  l'âme  de  Pietro  luisait  aussi  une 
clarté   incertaine;    qui  parfois    s'éteignait   complètement;   et 


LA    VOIE    DU    MAL  ^  8o3 

devant   lui .  s'allongeait,   interminable,    mystérieuse   ccmime 
dans  le  rêve,  la  voie  du  mal. 


Le  lendemain,  après  avoir  examiné  Tarme  encore  utilisable, 
il  la  cacha  entre  deux  pierres  creuses,  dans  un  maquis  épais 
et  inexploré.  Après  quoi,  il  reprit  son  travail.  11  lui  semblait 
qu'il  était  un  autre  homme,  qu'il  sortait  d'un  long  cauchemar. 

«  Comme  j'étais  stupidel  —  pensait-il.  —  J'aurais  pu  être 
heureux,  et  je  ne  l'ai  pas  voulu...  Ah!  ce  jour  où  elle  est 
venue  dans  la  vigne I  J'aurais  pu  alors  devenir  son  amant  et 
contraindre  ainsi  ses  parents  à  me  la  donner  en  mariage.  Mais 
au  contraire.. .  au  contraire,  j'ai  été  aussi  stupide  qu'un  enfant. . . 
Ahl  vous  me  le  paierez,  vous  me  le  paierez!  J'étais  comme  un 
chien  qui  dort,  et  vous  m'avez  réveillé  à  coups  de  pierres... 
Tu  n'as  pas  voulu  m'ouvrir  ta  porte.  Maria  Noina?  Très  bien  : 
tu  es  la  maîtresse  et  je  suis  le  serviteur.  Mais  prends  garde  à 
toi,  femme  I  Tu  t'es  amusée  de  moi,  tu  as  fait  de  moi  ton  jouet, 
tu  as  voulu  mes  baisers  ;  et  maintenant  tu  me  fermes  ta  porte  I ... 
Tu  as  été  fourbe,  mais  ta  fourberie  est  pour  moi  une  leçon. 
Moi  aussi,  je  serai  astucieux. . .  » 

Toutefois,  au  moment  même  où  il  pensait  ainsi,  il  espérait 
encore.  Ahl  s'il  avait  su  écrire!...  «  Mais  je  reviendrai  à  la 
maison,  —  se  disait-il.  —  L'hiver  arrivera,  et  je  dormirai  encore 
sous  ce  toit  fatal.  Je  réussirai  à  lui  parler;  je  lui  dirai  tout  ce 
qui  me  ronge  le  cœur...  » 

Il  se  disait  cela  tout  en  travaillant.  C'était  une  journée  triste, 
sombre  et  froide.  Vers  le  soir,  la  tramontane  se  mit  à  souf- 
fler, et  Pietro  voulut  allumer  du  feu.  Mais  il  s'aperçut  qu'il 
avait  perdu  son  briquet,  probablement  dans  la  course  qu'il 
avait  faite  à  >uoro,  et  il  se  dirigea  vers  une  cabane  de  labou- 
reurs qtii  cultivaient  un  terrain  voisin  de  celui  qu'il  avait  semé. 
Il  voulait  leur  emprunter  un  briquet  ou  se  faire  donner  un 
tison  ardent. 

La  nuit  était  noire  et  glacée  ;  des  monts  d'Orune,  la  tra- 
montane soufflait  par  rafales.  Pietro  trouva  les  laboureurs 
réunis  autour  d'une  flambée  de  genévrier,  dont  le  parfum  se 


8o4  LA     BBYUB     DE     PARIS 

mêlait  à  celui  de  la  graisse.  La  fumée  emplissait  la  cabane 
que  secouait  et  que  menaçait  d'emporter  un  vent  furibond. 
Assis  autour  du  feu,  les  laboureurs  faisaient  griller  deux: 
cuisses  de  brebis  enfilées  dans  de  longues  broches  de  bois.  En 
apercevant  Pietro,  ils  se  troublèrent  un  peu  ;  mais  ensuite  ils 
se  mirent  à  rire  et  ils  l'invitèrent  à  dîner. 

—  Ça  sent  la  viande  volée!  —  fit  Pietro,  en  prenant  un 
tison. 

Et  il  se  disposait  à  s*en  aller;  mais  les  autres  lui  dirent  : 

—  Si  tu  n'acceptes  pas  notre  invitation,  nous  croirons  que 
tu  nous  espionnes.  Reste  :  la  viande  volée  est  très  nourris- 
sante... Eh  quoi?  îi'avons-nous  pas  le  droit,  nous  aussi,  de 
bien  manger  quelquefois?  Les  maitres  sont-ils  les  seuls  qui 
doivent  manger  bien? 

Pietro  resta.  Les  laboureurs  lui  racontèrent  qu'ils  avaient 
volé  cette  brebis  dans  une  étable,  à  peu  de  distance.  Mais  l'un 
d'eux  s'écria  : 

—  Non,  nonl  C'est  elle  qui  est  venue  icil  Elle  semblait 
nous  dire  :  ((  Prenez-moi  et  mangez-moi I...  »  Mange  donc, 
Pietro  Benu  :  tu  as  un  visage  d'affamé.  Pourquoi  deviens-tu 
si  maigre?  Est-ce  que  tes  maitres  te  laissent  mourir  de 
faim? 

Puis  ils  parlèrent  de  Maria. 

—  Ah!  si  je  l'avais  ici,  —  disait  un  des  laboureurs,  qui 
dévorait  comme  un  loup,  en  arrachant  avec  ses  dents  de  longs 
lambeaux  de  chair  rôtie,  —  si  je  l'avais  ici,  je  m'en  régalerais 
comme  de  ce  morceau  de  viande.  Je  n'ai  jamais  vu  de  femme 
plus  belle.  Chaque  fois  que  je  la  vois,  le  désir  m'affole.  Ah! 
Pietro,  que  ne  suis-je  à  ta  place!... 

Pietro  frémissait,  mais  il  ne  disait  rien.  «  Il  avait  été  stu- 
pide  )),  —  pensait-il. 

Après  ce  repas  pantagruélique,  il  resta  dans  la  cabane.  Il 
s'étendit  près  de  l'ouverture  bouchée  avec  des  branchages  et 
des  pierres,  et  il  finit  par  s'endormir.  De  temps  à  autre,  il 
s'éveillait,  croyant  entendre  les  aboiements  de  Malafede;  et 
alors  il  prêtait  l'oreille,  mais  il  ne  percevait  que  le  hurlement 
du  vent  et  le  ronflement  de  ses  hôtes.  «  Quelqu'un  peut  me 
voler  mes  bœufs,  —  pensait-il.  —  Eh  bien,  qu'on  me  les  vole! 
Il  fait  chaud  ici,  et  je  ne  bouge  pas.  Après  tout,  ces  bœufs 


LA    VOilË    DU    MAL  8o5 

appartiennent  à  mes  maîtres  maudits...  Qu'ils  aillent  tous  au 
diable  I  »  Et  il  se  rendormait. 

Vers  Taube,  il  fut  réveillé  en  sursaut.  Cette  fois,  il  entendait 
réellement,  à  travers  la  rafale,  le  hurlement  caractéristique 
de  Malafede,  pareil  à  une  voix  humaine,  rauque  et  lamen- 
table; et  Marianedda,  la  petite  chienne  des  laboureurs,  qui  res- 
semblait à  un  jeune  renard,  tremblait  et  aboyait  avec  furie. 

<(  Qu'y  a-t-il?  ))  —  se  demanda  Pietro,  inquiet. 

Il  écarta  les  branchages  qui  fermaient  la  cabane,  et  il  pâlit  : 
quatre  carabiniers,  raides  et  bruns  dans  la  première  clarté 
de  Taube  grise,  montaieat  la  pente.  Il  s'élança  dehors;  mais, 
avant  même  qu'il  pût  se  rendre  un  compte  exact  du  danger 
auquel  il  voulait  se  soustraire,  il  se  trouva  pris.  Les  autres 
laboureurs  furent  également  arrêtés.  La  viande,  crue  ou  cuite, 
qui  restait  de  ce  malheureux  repas,  fut  saisie,  enveloppée 
dans  la  peau  da  la  brebis  volée,  mise  sur  les  épaules  de  l'un 
des  coupables. 

Pietro  hurlait,  se  mordait  les  mains.  En  vain  ses  compa- 
gnons et  lui  protestaient-ils  de  leur  innocence. 

—  Marche,  en  attendant  I  —  lui  dit  un  des  carabiniers,  qui 
le  poussa  avec  la  crosse  de  son  fusil.  —  Si  tu  es  innocent,  on 
le  verra  bien. 

Il  dut  se  mettre  en  route.  Il  lui  semblait  qu'il  était  le  jouet 
d'un  mauvais  rêve.  Il  refaisait  le  chemin  qu'il  avait  tant  de 
fois  parcouru  si  douloureusement,  et  il  blasphémait  comme  un 
damné. 

«  Suis-je  donc  maudit?  —  se  demandait-il.  —  Qui  m'a 
frappé  d'anathème.^  Que  diront  mes  maîtres,  quand  ils  sau- 
ront?... Et  elle?...  Groira-t-elle  que  je  suis  vraiment  un 
voleur?  )) 

A  un  certain  moment,  ils  rencontrèrent  le  propriétaire  de  la 
brebis,  celui  qui  avait  averti  les  carabiniers. 

—  Bobore,  —  cria  Pietro,  menaçant  et  suppliant,  —  je  ne 
suis  pas  coupable,  moil  Fais-moi  relâcher,  ou  tu  auras  à  t'en 
repentir  I...  Je  ne  t'ai  jamais  nui,  Bobôre,  je  te  le  jure,  aussi 
vrai  que  Dieu  existe I...  Fais-moi  remettre  en  liberté;  sinon, 
je  suis  un  homme  perdu. 

—  Pietro,  —  répondit  le  pâtre,  —  je  te  crois;  mais  ce 
n'est  pas  ma  faute  si  on  t'a  arrêté.  Je  ne  suis  qu'un  pauvre 


8o6 


LA     HBVUB     DB     PAHIS 


diable,  et  c'est  la  troisième  brebis  que  ces  démons  me  Tolent. 
J'étais  à  bout  de  patience. 
Les  laboureurs  dirent  : 

—  Nous  l'avons  trouvée  morte  près  de  la  haie...  morte  du 
mal  de  Dieu... 

—  Que  le  diable  vous  pende!  On  verra  si  c'est  vrai. 

—  Je  ne  suis  pas  coupable!  —  protestait  Pietro. 

—  Marche  donc!  —  répétait  le  carabinier,  en  le  poussant 
avec  la  crosse  de  son  fusil. 

—  Bobôre,  —  implora  Pietro,  —  va  au  moins  chez  mes 
maîtres.  Vas-y,  je  t'en  conjure  par  l'âme  de  ta  mère,  et 
raconte-leur  comment  les  choses  se  sont  passées... 

Heureusement,  ils  arrivèrent  de  bon  matin  à  Nuoro,  et 
presque  personne  ne  les  vit.  Interrogés  par  le  juge,  les 
laboureurs  déclarèrent  que  Pietro  était  innocent.  Néanmoins 
il,  attendit  inutilement,  pendant  toute  la  journée,  l'heure  où 
on  le  relâcherait. 

Averti,  Zio  Nicola  se  mit  en  mouvement,  alla  chez  le  juge, 
consulta  un  avocat. 

—  Que  voulez-vous  .î^  —  répondit  l'homme  de  loi.  —  Les 
chicanes  de  la  justice  sont  aussi  embrouillées  que  les  cheveux 
de  Méduse... 

«  Qu'il  aille  au  diable  avec  ses  paroles  incompréhensibles  !  » 
—  se  dit  à  lui-même  Zio  Nicola. 

Et  il  continua  ses  démarches.  Mais,  malgré  tout,  dans  la 
soirée,  Pietro  fut  conduit  de  la  salle  de  poUce  en  prison.  Il 
y  resta  trois  mois. 

* 
*  * 

Pietro  savait  très  bien  qu'un  accusé,  même  si  les  indices 
du  délit  sont  vagues,  est  souvent  obligé  de  subir  une  longue 
détention  préventive;  mais  il  était  incapable  de  s'y  résigner  : 
cette  injustice  lui  paraissait  monstrueuse.  De  jour  en  jour, 
grandissait  dans  son  cœur  un  tumulte  de  révolte  et  de  mauvais 
instincts.  Il  y  avait  des  heures  où  il  croyait  qu'il  devenait  fou. 
Que  faisait  Maria?  L'idée  du  mariage,  qui  peut-être  s'accom- 
plirait tandis  qu'il  serait  encore  en  prison,  exaspérait  le 
chagrin  et  la  colère  de  Pietro. 


LA.    VOIB    DU    MAL  807 

Les  Noina  lui  envoyaient  quelquefois  un  peu  de  nourriture 
et  des  bouteilles  de  vin.  Zio  ISicola  poussa  la  bienveillance 
jusqu^à  solliciter  du  juge  Fautorisation  d'avoir  un  entretien 
avec  le  prisonnier,  qu'il  réconforta  et  à  qui  il  raconta  des 
historiettes  gaies.  Il  avait  dû  prendre  un  autre  domestique; 
mais  il  dit  a  Pietro  : 

—  L'an  prochain,  je  te  reprendrai  à  mon  service. 

Pietro,  sombre  et  taciturne,  ne  répondit  pas;  il  pensait  à 
Maria,  aux  noces  que  Zio  Nicola  disait  prochaines  ;  et  la  seule 
idée  de  rentrer  chez  les  Noina  après  le  mariage  et  d'assister  au 
bonheur  des  jeunes  époux  le  mettait  hors  de  lui. 

Quelques  jours  plus  tard,  on  introduisit  dans  la  chambrée 
où  se  trouvait  Pietro  un  nouveau  prisonnier,  qui  n'était  pas 
nuorais.  C'était  un  jeune  homme  svelte,  imberbe,  à  la  phy- 
sionomie d'enfant  intelligent  et  méchant.  Il  s'appelait  Zuanne 
Antine.  A  peine  entré,  il  salua  ses  compagnons  d'infortune, 
leur  serra  la  main,  demanda  leurs  noms,  s'informa  minutieu- 
sement de  leurs  affaires.  Il  paraissait  désireux  de  se  choisir  un 
compagnon,  un  ami;  et  son  choix  tomba  sur  Pietro. 

—  Parle-moi  franchement,  —  lui  demanda  Antine.  —  Ce 
vol,  est-ce  que  tu  l'as  commis  ? 

—  Nonl  —  affirma  Pietro. 

—  Tu  as  eu  tort.  Si  tu  avais  vcilé,  tu  n'aurais  pas  tant 
souffert.  Tu  aurais  ainsi  joint  l'utile  à  Tagréable. 

Pietro  sourit. 

—  Qui  ne  vole  pas  n'est  pas  un  homme  I  —  continua 
l'autre.  —  Dis-moi  une  chose.  Est-ce  que  Dieu  existe,  ou 
est-ce  qu'il  n'existe  pas.^  S'il  existe  et  s'il  est  juste,  il  doit 
avoir  fait  le  monde  pour  que  les  hommes  en  jouissent.  Par 
conséquent,  tout  ce  qu'il  y  a  de  bon  dans  le  monde  appartient 
à  tous  les  hommes.  Il  suffit  de  savoir  s'approprier  ce  qui  en 
vaut  la  peine... 

—  Mais,  tu  vois,  —  fit  observer  Pietro,  —  on  nous  met 
ensuite  en  prison. 

—  Aussi  faut-il  user  de  ruse,  —  répliqua  Antine.  —  Ce 
qu'il  y  a  de  bon,  il  faut  savoir  l'attraper  I 

—  Tout  malin  que  tu  es,  tu  t'es  laissé  prendre  I  —  objecta 
Pietro,  que  les  discours  de  son  compagnon,  moitié  sérieux, 
moitié  plaisants,  choquaient  et  amusaient  tout  à  la  fois. 


8o8  LA     REVUE     DE     PARIS 

Antine  cligna  de  ses  yeux  malins. 

—  Es-tu  bien  sûr,  —  fit-il,  —  que  je  ne  me  sois  pas  laissé 
prendre  exprès?...  Je  sortirai  de  prison  plus  blanc  qu'une 
colombe.  Je  n'ai  pas  commis  le  délit  dont  on  m'accuse,  et 
mon  innocence,  je  la  prouverai.  Une  autre  fois,  je  serai  peut- 
être  coupable,  mais  je  pourrai  dire  au  juge  :  «  On  m'en  veut, 
on  me  persécute,  on  me  calomnie.  Je  ne  suis  pas  moins  inno- 
cent que  la  première  fois,  et  j'ai  confiance  dans  l'impartialité 
de  la  justice...  »  Alors  le  juge  sera  disposé  à  me  croire... 
Oui,  oui,  le  juge  me  croirai 

—  Mais  moi,  je  pourrai  déposer  contre  toi  et  répéter  ce  que 
tu  viens  de  me  dire  I  —  s'écria  Pietro. 

L'autre  le  regarda  au  fond  des  yeux  et  sourit;  dans  l'ombre 
de  la  chambrée,  ses  belles  dents  luisaient  comme  les  dents 
d'un  loup  qui  va  mordre. 

—  Toi,  tu  seras  mon  ami  et  tu  ne  me  trahiras  pasl  — 
déclara  Antine.  —  Les  hommes  sont  tous  frères  et  ils  doivent 
s'aider  les  uns  les  autres,  sans  jamais  se  trahir  ni  sp  faire  de  tort. 

Pietro  ne  releva  pas  les  contradictions  de  ces  cyniques 
théories.  D'ailleurs  le  jeune  prisonnier  parlait  sur  un  ton 
badin,  et,  au  surplus,  il  était  si  sympathique  et  si  insinuant, 
avec  sa  frimousse  de  gamin  malicieux,  avec  ses  yeux  fripons, 
avec  sa  voix  sonore,  que  tous  l'écoutaient  volontiers  et  subis- 
saient malgré  eux  l'influence  du  nouveau  venu... 

Quelques  jours  après  son  arrivée,  Antme  se  mit  à  raconter 
de  terribles  histoires  de  bandits,  auxquelles  il  prétait  une  cou- 
leur poétique.  Les  autres  prisonniers  faisaient  cercle  autour  de 
lui,  muets  et  attentifs,  brûlant  d'une  curiosité  malsaine;  et, 
tout  comme  les  autres,  Pietro  sentait  son  cœur  palpiter,  s'en- 
flammer d'une  féroce  ardeur. 

Antine  se  vantait  de  connaître  tous  les  bandits  de  la  région 
nuoraise,  alors  infestée  par  le  brigandage,  et  il  montra,  après 
l'avoir  retirée  de  la  semelle  de  son  soulier,  une  lettre  du 
fameux  Gorbeddu,  qui  lui  donnait  un  rendez-vous  sur  la  cime 
des  monts  d'Oliena.  La  lettre  de  Gorbeddu  passa  de  main  en 
main  ;  ceux  mêmes  qui  ne  savaient  pas  lire  examinaient  curieu- 
sement ce  papier,  le  touchaient  avec  respect.  Pietro,  à  son  tour, 
considf5ra  longuement  l'écriture,  soupira  et  dit,  en  frappant 
avec  deux  doigts  sur  le  feuillet  : 


LA    VOIE    DU     MAL  809 

—  Voilà  un  homme  I 

Et  il  eut  Tair  de  vouloir  ajouter  quelque  chose;  mais  sou- 
dain il  se  tut  et  il  devint  sombre  : 

•  c(  Ahl  —  pensait-il,  —  ce  Corbeddu  ne  se  serait  sûrement 
pas  laissé  offenser  comme  moi  I  II  aurait  balayé  tous  les  obs- 
tacles, de  même  que  le  vent  balaie  la  paille.  Moi,  au  contraire, 
je  suis  un  lâche  I  » 

—  Eh  bien,  —  dit-il  en  restituant  la  lettre,  —  il  faut  que 
j'apprenne  à  lire  et  à  écrire  :  car,  si  je  deviens  bandit,  j'aurai 
probablement  des  lettres  à  envoyer  et  à  recevoir. 

Il  disait  cela  pour  rire.  Mais  Antine  se  mit  à  l'observer 
d'une  façon  étrange. 

—  Ici,  —  lui  dit-il  enfin,  —  on  a  du  temps  de  reste.  Si  tu 
veux,  je  t'apprendrai  à  lire  et  à  écrire. 

Pietro  accepta  avec  enthousiasme  ;  et  cette  nouvelle  occu- 
pation, à  laquelle  il  s'adonna  avec  une  application,  extrême, 
lui  rendit  les  heures  moins  longues,  l'absorba,  le  réconforta. 
Un  vieux  gardien,  à  qui  Antine  offrait  à  l'occasion  un  verre 
de  vin,  leur  fournit  ce  qu'il  fallait  pour  écrire,  un  alphabet, 
plusieurs  numéros  de  journal.  En  quelques  jours,  Pietro  fît 
des  progrès  merveilleux.  Vers  le  moment  de  sa  mise  en  liberté, 
il  fut  en  état  de  lire  et  de  comprendre  une  colonne  entière 
dans  un  journal,  d'écrire  son  nom  et  celui  de  Maria.  Il  en 
éprouva  une  joie  perverse  :  il  s'imaginait  qu'il  avait  acquis  une 
arme  bonne  à  la  fois  pour  la  défense  et  pour  l'attaque. 

Cependant  les  jours  passaient,  monotones  et  incertains. 
Pietro,  habitué  à  se  mouvoir,  à  marcher,  à  travailler,  perdait 
presque  la  notion  du  temps.  Parfois  il  lui  semblait  qu'il 
n'était  en  prison  que  depuis  quelques  jours,  et  parfois  il  lui 
semblait  qu'il  était  reclus  depuis  des  années.  La  nuit,  dans  le 
silence  lugubre  qu'interrompaient  seulement  la  voix  hurlante 
des  bourrasques  et  les  cris  monotones  des  sentinelles,  le  pri- 
sonnier avait  des  crises  de  nostalgie,  au  souvenir  des  heures 
nocturnes  qu'il  avait  passées  naguère  près  du  feu,  dans  la 
chaude  cuisine  de  ses  maitres  ;  et,  dans  les  rêves  qui  hantaient 
son  sommeil,  il  revoyait  Maria,  il  l'embrassait,  il  se  pâmait 
d'amour. 

Grand  Dieul  Tout  cela  c tait-il  donc  fini,  fini  irrévocable- 
ment? Pietro  pensait  à  Francesco  Rosana  avec  des  transports 


8lO  LA     REVUE     DE     PARIS 

de  haine  ;  en  prononçant  le  nom  de  son  rival,  il  grinçait  des 
dents.  Il  accusait  même  Francesco  de  sa  présente  disgrâce, 
par  cette  raison  que,  s'il  n'était  pas,  cette  nuit-là,  retourné  à 
Nuoro  pour  voler  le  pistolet  de  sa  tante,  il  n'aurait  pas  perdu 
son  briquet  et  ne  serait  pas  allé  chercher  du  feu  chez  les 
laboureurs.  Une  rage  sombre  et  concentrée,  une  mortelle  ran- 
cune, un  instinct  de  révolte  contre  le  monde  et  contre  le 
destin,  fermentaient  au  plus  profond  de  son  âme,  et  les  théories 
criminelles  de  son  compagnon  de  geôle,  tombant  comme  des 
semences  empoisonnées  sur  cette  ame  vierge,  y  germaient 
aussitôt. 

—  Tous  les  hommes  sont  égaux!  —  disait  Antine,  à  demi 
sérieux,  h  demi  badin.  —  Ils  sont  égaux,  puisqu'ils  sont  les 
fils  d'un  même  père.  Dieu  est  le  père  de  tous,  et,  après  avoir 
créé  le  monde,  il  a  dit  aux  hommes  :  ((  Voilà,  mes  enfants! 
J'ai  fait  une  fouace,  et  il  y  a  une  part  pour  chacun.  C'est  à 
vous  de  la  prendre.  »  Or,  parmi  les  hommes,  les  uns  ont  été 
adroits  et  les  autres  sots  :  les  uns  ont  pris  une  grosse  part,  et 
les  autres  n'ont  rien  eu.  A  ces  derniers,  lorsqu'ils  se  lamen- 
tent, Dieu  dit  :  ((  Arrangez-vous  comme  vous  pourrez,  mes 
enfants  !  Chacun  pour  soi  et  Dieu  pour  tous  !  Tant  pis  pour 
ceux  qui  ne  savent  pas  se  tirer  d'affaire  !  » 

—  Mais,  —  énonça  un  jour  Pietro,  —  pour  être  heureux,  il 
ne  suffit  pas  d'être  riche. 

—  Qui  t'a  dit  cela?  —  ricana  l'autre  avec  mépris.  —  C'est 
toi  qui  te  l'imagines,  imbécile!  Et  moi,  je  t'affirme,  au  con- 
traire, que  celui  qui  est  riche  a  tout  :  on  le  respecte,  on  l'aime, 
on  le  redoute!  Il  n'est  pas  jusqu'aux  femmes,  si  souvent  inca- 
pables de  rien  comprendre,  qui  n'aiment  et  qui  ne  préfèrent  les 
hommes  bien  pourvus  d'argent,  même  s'ils  sont  laids,  borgnes 
ou  déhanchés. 

—  C'est  pourtant  vrai!  —  murmura  Pietro,  pensant  à 
Maria. 

Les  compagnons  approuvèrent,  d'autant  mieux  qu'ils  met- 
taient presque  tous  en  pratique  la  théorie  d'Antine.  La  plupart 
d'entre  eux  étaient  des  voleurs,  des  malfaiteurs,  des  criminels; 
ils  parlaient  un  langage  impur,  et  chacune  de  leurs  paroles 
exprimait  un  sentiment  immoral.  De  quelques-uns,  la  seule 
haleine  paraissait  empoisonner  l'air   fétide  de  la  prison.   A 


LA    VOIE     DU    MAL  8ll 

respirer  cet  air,  Pietro  sentait  son  cœur  s'endurcir  et  son  intel- 
ligence se  corrompre,  travaillée  par  un  funeste  levain.  Il  com- 
prenait vaguement  que  le  monde  était  semblable  à  une  balance 
monstrueuse  :  dans  l'un  des  plateaux,  les  hommes  étaient 
précipités  en  bas  sous  le  poids  des  injustices  et  des  souf- 
frances; dans  Fautre  plateau,  ils  s'élevaient  et  ils  n'avaient 
qu'à  jouir. 

—  Pourquoi  cela?  —  demandait-il. 

—  Parce  que  nous  sommes  des  sots!  répondait  Antine. 
Parce  que  nous  ne  voulons  pas  comprendre  que  nous  avons 
tous  les  mêmes  droits  et  que  le  monde  appartient  à  tous. 
Regarde,  par  exemple,  les  oiseaux  de  Tair  :  ils  sont  tous  vêtus 
de  la  même  façon,  prennent  tous  leur  nourriture  où  ils  la 
trouvent  et  font  tous  leur  nid  où  il  leur  plaît.  Pourquoi  les 
hommes  ne  les  imiteraient-ils  pas?...  Les  hommes  sont  plus 
bêtes  que  les  oiseaux,  voilà  touti 

—  Mais,  en  fin  de  compte,  il  y  a,  comme  tu  dis,  des  gens  qui 
sont  adroits  et  d'autres  qui  sont  bêtes.  Moi,  par  exemple,  je 
suis  bête;  je  me  laisse  offenser  sans  riposter,  et  je  ne  suis  pas 
capable  de  prendre  ce  qui  est  bon  là  où  je  le  trouve.  Est-ce 
ma  faute? 

Et,  saisi  de  rage  à  la  pensée  que,  s'il  avait  voulu,  il  lui  aurait 
été  possible  d'avoir  Maria,  d'en  savourer  l'amour  et  de  s'en 
approprier  la  fortune,  il  s'écriait  : 

—  Ah  !  oui,  j'ai  été  bête!  oui,  j'ai  été  bêtel 

—  Mais  on  peut  devenir  adroit. 

—  Comment  fait-on  ? 

—  On  apprend...  Tu  as  vu  comment  on  apprenait  à  lire  et 
à  écrire?  Eh  bien,  c'est  la  même  chose. 

A  chaque  instant,  Pietro  était  tenté  de  révéler  à  Antine  sa 
passion  désespérée  ;  mais  il  n'osait  pas.  Dans  le  tréfonds  de  son 
âme,  il  conservait  une  lueur  d'espérance  :  il  se  figurait  qu'un 
obstacle  quelconque  surgirait  et  empêcherait  le  mariage. 
Francesco  pouvait  tomber  malade  et  mourir;  Maria  pouvait 
se  repentir  et  regretter  le  passé... 

Mais,  en  attendant.  Tordre  d'élargissement  n'arrivait  pas. 
Pourquoi  y  avait-il  tant  d'injustice  dans  le  monde?  Quel  droit 
avaient  les  hommes  d'emprisonner  un  de  leurs  semblables, 
sans  être  sûrs  de  sa  faute?  Ahl  oui,  Antine  avait  raison!  Le 


iJia  LA     REYUE     DE     PARIS 

monde  était  une  balance  :  sur  un  des  plateaux  on  descendait,  et 
sur  l'autre  on  montait. 


* 


Lorsqu'il  apprit  que  Maria  et  Francesco  ne  tarderaient  pas 
à  se  marier,  cette  nouvelle  combla  le  calice  d'amertume  que 
Pietro  s'efforçait  en  vain  d'éloigner  de  ses  lèvres.  Il  devint 
furieux;  il  secoua  violemment  la  grille  de  sa  prison,  comme 
s'il  voulait  la  rompre,  et  il  lui  sembla  qu'il  suffoquait.  Si  au 
moins  on  l'avait  remis  en  liberté  ! . . .  Il  aurait  pu  faire  quelque 
chose,  il  aurait  pu  essayer  de  tous  les  moyens;  il  aurait  prié, 
menacé,  tué... 

La  dernière  semaine  qu'il  passa  en  prison,  il  vécut  dans 
un  continuel  accès  de  rage.  Dehors,  il  pleuvait,  il  pleuvait  tou- 
jours. Par  la  petite  fenêtre  grillée,  Pietro  ne  voyait  qu'une 
tranche  de  ciel  livide,  uniforme,  traversée  par  quelques  cor- 
beaux au  croassement  rauque. 

((  Il  n'y  a  pas  de  Dieu,  il  n'y  a  pas  de  Dieu!  —  pensait  le 
prisonnier.  —  S'il  y  en  avait  un,  il  ne  ferait  pas  souffrir  ainsi 
un  innocent  1 . . .  » 

Mais  le  jour  vint  où  la  justice  reconnut  son  erreur,  et  Pietro 
fut  relâché. 

Antine  lui  avait  dit  :  ' 

—  Dès  que  je  sortirai  à  mon  tour,  j'irai  te  retrouver.  J'ai  à 
te  proposer  une  affaire.  Sois  heureux,  amuse-toi  bien  et  ne 
m'oublie  pas. 

Quand  Pietro  revit  les  rues  bien  connues,  ce  fut  pour  lui 
comme  s'il  s'éveillait  d'un  mauvais  rêve,  et  il  éprouva  la  joie 
du  convalescent  qui  guérit  après  avoir  été  sur  le  point  de  mourir. 

Les.  nerfs  vibrants,  la  face  blé  mie  par  la  réclusion  et  par  la 
douleur,  il  alla  chez  les  Noina.  Maria  n'était  pas  là.  Zia  Luisa 
l'accueillit  assez  froidement  et  lui  annonça  que  le  mariage  de 
sa  fille  se  ferait  bientôt. 

—  Rentreras-tu  à  notre  service .►^  —  ajouta-t-elle.  —  J'ai 
entendu  dire  par  Francesco  qu'il  a  besoin  d'un  domestique. 

Pietro  frémit.  Domestique  de  Francesco  Rosana?  Jamais  I 

—  Où  est  Maria? —  demanda-t-il. 


LA    VOIE    DU     MAL  8l3 

—  Je  n'en  sais  rien. . .  Je  crois  qu'elle  est  allée  à  la  neuvaine. . . 
Bois  donc,  Pietro  :  tu  es  blanc  comme  un  agnelet.  Bois  :  le  vin 
te  rendra  un  peu  de  couleur...  Viendras-tu  à  la  noce? 

Il  but  ;  mais  le  "vin  lui  sembla  du  poison. 

Quand  il  fut  dehors,  il  erra  autour  de  la  maison,  pour  guetter 
Maria.  Mais  elle  ne  revint  pas. 

((  Elle  était  sûrement  à  la  maison;  mais  elle  n'a  pas  voulu 
me  revoir  1  — pensa-t-il.  —  Tout  est  fini,  tout  est  irrévoca-r 
blement  fini!  )) 

11  se  rappela  ses  projets  de  vengeance,  l'idée  de  tuer  Fran- 
cesco  avant  le  mariage  ;  et  il  se  dit  qu'il  pourrait  le  faire  ce 
soir  même,  en  se  mettant  aux  aguets  derrière  la  porte  des 
Noina.  Il  se  figurait  voir  arriver  le  fiancé,  heureux  et  tran- 
quille. Un  peu  de  courage  suffirait  à  l'amant  trahi  pour  se  jeter 
sur  Francesco  et  pour  l'étrangler...  Et  ce  serait  encore  la 
prison,  le  bagne,  l'éternelle  souflTrance  I . . .  Non,  noni  L'idée 
de  retourner  en  prison  l'épouvantait  à  tel  point  qu'elle  triom- 
phait de  sa  passion  et  de  sa  hain0.  Il  se  rappela  les  paroles  d' An- 
tine  :  «  Il  faut  attendre  l'occasion  et  la  mettre  à  profit.  » 

((  Oui,  —  se  dit  Pietro,  —  il  faut  attendre  I  » 

Et  le  cœur  gonflé,  l'âme  enveloppée  d'ombre,  il  s'éloigna  de 
la  maison  fatale. 

GRAZIA    DELEDDA 
(Traduit  de  l'italien  par  g.  hérelle.) 

(A  suivre,) 


PROGRAMME  NAVAL' 


II 

Le  bâtimeat  de  guerre  a  deux  ennemis,  le  canon  et  la 
torpille  :  ces  deux  armes  mettent  en  action  tous  les  éléments, 
Teau,  le  fer,  le  feu,  et  enfin  lair  empoisonné.  L'eau,  péné- 
trant par  les  brèches  ouvertes  à  la  flottaison,  fait  chavirer  en 
quelques  minutes  le  bâtiment  le  plus  puissant  ;  les  éclats  d'obus 
détruisent  le  personnel,  portent  partout  l'incendie  ;  les  explo- 
sifs, dégageant  des  gaz  irrespirables,  répandent  l'asphyxie 
jusque  dans  les  fonds  du  navire.  Pourtant  les  Amirautés  se 
préoccupent  toujours  beaucoup  plus  —  en  temps  de  paix  —  des 
moyens  d'attaque  que  des  moyens  de  défense.  Les  armées  de 
terre  commettent  d'ailleurs  la  même  erreur  :  c'est  sur  le  champ 
de  bataille  que  la  tactique  nouvelle,  nécessitée  par  l'emploi  du 
fusil  rapide,  a  dû  s'improviser.  Sur  mer,  on  n'improvisera  pas 
les  moyens  de  défense  contre  les  engins  nouveaux. 

Contre  le  canon,  la  marine  française  a  toujours  considéré 
comme  indispensable  la  ceinture  cuirassée  complète  à  la 
hauteur  de  la  flottaison.  Mais  cette  ceinture  ne  suffit  pas  ;  une 
brèche,  même  peu  grave,  permettant  l'invasion  de  petites 
quantités  d'eau  sur  le  pont,  diminue  rapidement  la  stabilité 
du  bâtiment  et  le  fait  chavirer.  Longtemps  on  ne  s'est  pas 
préoccupé  de  ce  danger;  en  France,  on  a  construit  des  séries  de 
((   cuirassés  chavirables  »  ;  en  Angleterre,  la  même  erreur  a 

I.  Voir  la  Revue  du  i"  juin. 


PROGRAMME     NAVAL  8l5 

conduit  à  des  désastres  :  le  Victoria,  ayant  reçu,  dans  un 
abordage,  une  avarie  comparable  à  Teffet  d'un  coup  de  canon, 
a  chaviré  sous  la  seule  action  de  son  gouvernail  qui  lui  faisait 
prendre  de  la  bande.  Il  est  donc  nécessaire  de  prévoir,  derrière 
la  ceinture,  une  tranche  dite  «  cellulaire  »,  étroitement  cloi- 
sonnée et  ayant  pour  but  de  limiter  Timportance  de  la  brèche. 
Lia  partie  la  plus  importante  du  bâtiment  sera  constituée  par 
un«  sorte  de  «  bouchon  »  cuirassé,  qui  continuera  à  flotter 
droit  malgré  que  la  muraille  ait  été  percée.  Cette  disposition, 
préconisée  dès  1872  par  M.  Bertin,  n'a  été  appliquée  que  sur 
les  cuirassés  type  Patrie  en  1900 1  Ce  flotteur  doit  être  constitué 
de  telle  sorte  qu'il  survive  à  la  destruction  de  tout  ce  qui  est 
au-dessus  et  au-dessous  de  lui.  11  sera  donc  compris  entre  deux 
ponts  cuirassés;  les  communications  entre  le  dessous  et  le 
dessus  serontassurée^par  des  conduits  étanches.  La  hauteur  du 
caisson  sera  telle  qu'au  roulis,  ni  le  can  supérieur,  ni  le  can 
inférieur  ne  vienne  affleurer  la  flottaison  ;  l'affleurement  du 
can  supérieur  après  destruction  des  superstructures  causerait  le 
chavirement;  l'affleurement  du  can  inférieur  permettrait  à 
l'artillerie  de  crever  la  coque  au-dessous  de  la  ceinture.  Ces 
conditions  exigent  une  hauteur  totale  de  caisson  d'au  moins 
quatre  mètres;  à  l'avant,  la  hauteur  du  caisson  sera  plus 
grande,  afin  de  tenir  compte  de  la  forme  dç  la  vague  soulevée 
par  la  marche. 

Quelle  sera  l'épaisseur  de  cette  cuirasse  ?  Sur  le  Patrie,  elle 
est  de  280  millimètres,  s'abaissant  à  130  millimètres  sous 
l'eau,  dans  le  sens  de  la  hauteur  et  à  180  millimètres  aux 
extrémités,  dans  le  sens  de  la  longueur.  Sur  le  Voltaire, 
l'épaisseur  maximum  est  réduite  à  25o  millimètres. 

Sur  les  derniers  cuirassés  allemands,  l'épaisseur  maximum 
est  de  3o5  *  et  se  réduit  à  i5o  millimètres  aux  extrémités  ;  sur 
le  Dreadnought  elle  est  de  280  et  se  réduit  également  à 
i5o  millimètres  à  l'avant. 

Les  progrès  dans  la  fabrication  des  blindages,  en  substituant 
successivement  aux  plaques  de  fer,  les  plaques  d'acier,  puis 
les  plaques  d'acier  compound,  puis  d'acier  harweyé,  puis 
d'acier  Charpy  ou  Krupp,  ont  permis  de  réduire,  sans  aucun 

I.  n  est  Traisemblable  aiie  ce  maximum  s'étend  sur  une  très  faible  sur- 
face. * 


8l6  LA     REVUE     DE     PARIS 

sacrifice  de  résistance,  l'épaisseur  des  blindages  :  870  millimètres 
d*acier  Charpy  protègent  au  même  degré  que  65o  millimètres 
d'acier  ordinaire.  Aussi  la  cuira^e  épaisse,  qui  était  de 
55o  millimètres  sur  le  Formidable,  a  pu  être  abaissée  à 
25o  millimètres  sur  le  Voltaire,  Or,  depuis  quatre  ou  cinq  ans 
les  métallurgistes  ont  réussi  à  produire  un  métal  qui,  attaqué 
par  les  plus  puissants  projectiles,  ne  se  fend  pas;  il  en  résulte 
que  l'attaque  d'une  cuirasse  par  l'artillerie  ne  produit  plus 
l'effet  destructeur  que  l'on  escomptait.  Autrefois  la  plaque 
brisée  ouvrait  une  brèche.  Aujourd'hui,  si  le  projectile  pénètre, 
il  fait  un  trou  de  son  calibre,  qu'il  est  aisé  de  tamponner  et  qui 
ne  peut  constituer  une  avarie  majeure.  Il  est  vrai  qu'on 
recherche,  par  le  projectile  de  semi-rupture,  à  pénétrer  et  à 
éclater  ensuite;  mais  nous  n'en  sommes  encore  qu'aux  espé- 
rances des  artilleurs.  On  peut  donc  admettre  aujourd'hui 
qu'une  ceinture  de  220  millimètres  assure  une  protection 
pratiquement  suffisante. 

D'autre  part,  l'habitude  est  prise,  dans  toutes  les  Amirautés, 
de  réduire  l'épaisseur  des  bhndages  à  l'avant  et  à  l'arrière.  On 
admettait,  sans  discuter,  que  les  navires  combattraient  par 
l'avant  et  toute  l'artillerie  était  disposée  en  conséquence  ; 
inversement,  on  supposait  que  les  projectiles  ennemis,  frap- 
peraient l'avant  sous  une  incidence  très  faible.  11  suffisait  dans 
ces  conditions  d'une  protection  relativement  faible.  En  réalité, 
les  projectiles  viendront  de  tous  les  points  de  l'horizon  :  les 
projectiles  à  explosifs,  qui  éclatent  en  produisant  leur  effet 
total  sous  une  incidence  de  60^,  seront  particulièrement  à 
redouter  pour  des  avants  protégés  avec  120  ou  i5o  millimètres. 
Contre  le  chavirement,  il  n'est  pas  douteux  que  c'est  la  partie 
la  plus  large  du  navire  qui  doit  recevoir  le  blindage  le  plus 
épais.  Mais  une  brèche  faite  à  l'avant  présente  un  autre  danger  : 
la  marche  du  navire  favorise  l'introduction  de  l'eau.  UOsliabia, 
à  Tsou-shima,  ayant  reçu  dans  son  avant  non  protégé  deux 
projectiles,  l'eau  s'est  précipitée  en  masse  et  le  bâtiment  a 
chaviré.  Sur  le  Formidable  français,  la  seule  disparition  d'une 
tape  d'écubier  dans  une  sortie  par  mauvais  temps  a  permis  à 
l'eau  d'arriver  en  si  grande  masse  qu'on  eut  un  moment 
d'inquiétude.  Il  importe  donc  de  maintenir  intacte  la  protection 
de  l'avant  ;  il  vaut  mieux  faire  un  sacrifice  sur  la  protection  du 


PROGRAMME     NAVAL  817 

centre  en  réduisant  la  cuirasse  à  doo  ou  âio  millimètres  que 
d'accepter  la  réduction  à  i5o  millimètres  du  blindage  de 
l'ayant. 

Nous  préférerions,  par  le  maintien  d*une  ceinture  de 
200  millimètres,  assurer  l'intégrité  absolue  du  caisson  blindé  ; 
mais  la  constitution  des  blindages  actuels  diminue,  comme 
nous  l'avons  dit,  les  dangers  de  la  brèche  ;  et  les  grandes 
qualités  de  résistance  et  d'élasticité  des  nouveaux  métaux  à 
blindage  font  qu'un  projectile,  même  de  gros  calibre,  atteignant 
obliquement  la  ceinture,  ne  produira  qu'un  effet  de  déformation 
limité,  sans  effet  de  destruction.  A  cet  égard,  le  progrès  devra 
consister  à  augmenter  les  dimensions  des  plaques  de  façon  à 
intéresser  au  moment  du  choc  la  plus  grande  surface  possible; 
c'est  un  progrès  qui  présentera  l'avantage  de  ne  pas  entraîner, 
pour  le  bâtiment,  une  augmentation  de  poids. 

Si  nous  acceptons  d'ailleurs  une  semblable  réduction,  c*est 
que  nous  attachons  un  grand  prix  à  assurer  «  l'homogénéité  de 
la  protection  )>;  des  parties  vitales  du  navire  ne  sont  nullement 
protégées  aujourd'hui  ou  plutôt  sont  protégées  par...  de 
simples  sophismes. 

Ainsi  constitué,  le  caisson  blindé  formera,  en  quelque  sorte, 
le  sol  mouvant  de  la  batterie.  Il  n'y  a  pas  à  démontrer  l'intérêt 
primordial  qu'il  y  aurait  à  réduire  au  strict  nécessaire  la  cible 
offerte  aux  coups  de  l'ennemi;  toute  surface,  tôlerie  ou  blin- 
dage, dont  la  présence  à  bord  n'est  pas  indispensable,  con- 
stitue un  danger  en  arrêtant  et  en  faisant  éclater  un  projectile. 
Le  navire  idéal  devrait  donc  être  constitué  par  une  série  de 
tourelles  cuirassées  émergeant  du  caisson  blindé  et  laissant 
entre  elles  des  espaces  vides,  —  si  l'on  n'avait  pas  à  assurer  la 
marche  de  tous  les  services  pendant  le  combat,  le  logement  de 
tout  le  personnel,  surtout  pendant  les  périodes  de  paix. 

L'artillerie  doit  être  protégée;  sans  exclure  les  réduits 
blindés  qui  présentent  certains  avantages,  nous  donnons  la 
préférence  à  la  disposition  de  l'artillerie  en  tourelles,  et  nous 
limitons  à  deux  par  tourelles  le  nombre  des  canons.  En  ce 
moment  même,  plusieurs  Amirautés  et  certains  constructeurs 
célèbres  étudient  la  tourelle  à  trois  et  quatre  canons.  Une 
semblable  disposition,  qui  se  justifie  par  une  économie  très 
i5  Juin  1908.  *  10 


8l8  LA     REVUE     DE     PARIS 

réelle  de  poids,  n'est  pas  sans  inconvénients  graves.  Une 
fraction  trop  importante  de  Tarmement  se  trouverait  à  la  merci 
d'un  seul  coup  «  heureux  »;  Faccumulation  de  projectiles  et 
de  gargousses  peut  entraîner  des  accidents  ;  le  tir  rapide  de 
trois  canons  de  3oo  dans  une  tourelle  à  trois  canons  rendra  la 
tourelle  plus  rapidement  inhabitable  que  le  tir  de  deux  canons. 
Il  vaut  mieux  trois  tourelles  de  deux  canons  que  deux  tourelles 
de  trois. 

L'épaisseur  des  blindages  des  tourelles  est  fixée,  à  l'heure 
actuelle,  par  un  sophisme  des  plus  singuliers  :  ((  une  pièce 
doit  être  protégée  par  un  blindage  ayant  pour  épaisseur  le 
calibre  de  la  pièce  ».  La  tourelle  de  3o5  sera  blindée  à  3o5  et 
la  tourelle  de  iQ^^j  sera  blindée  à  164,7;  ^®^  canons  à  tir 
rapide  de  76  millimètres  destinés  à  combattre  les  torpilleurs, 
seront  protégés  par  un  blindage  de  75  milhmètres.  C'est  cette 
règle  qui  a  assuré  à  Tsou-shima  la  destruction  immédiate  de 
toute  la  petite  artillerie  à  tir  rapide,  de  telle  sorte  que,  le  soir 
de  la  bataille,  les  cuirassés  russes  survivants  étaient  réduits  à 
tirer  sur  les  torpilleurs  avec  leur  grosse  artillerie. 

11  y  a  une  part  de  vérité  dans  le  désir  d'assurer  à  l'instru- 
ment de  combat  le  plus  efficace,  la  grosse  artillerie,  une 
protection  meilleure  qu'à  la  moyenne  artillerie;  mais  on  a 
dépassé  la  limite  :  il  y  a  un  écart  trop  grand  entre  la  protection 
à  i4o  millimètres  des  tourelles  de  164,7  de  ^^  Patrie  et  de 
194  millimètres  de  la  Justice,  et  celle  à  280  millimètres  des 
tourelles  de  3o5  de  ces  mêmes  bâtiments.  L'expérience  du 
Sujfren  a  montré  que  la  tourelle  de  3o5,  blindée  à  3oo  milli- 
mètres, supportait,  presque  à  bout  portant,  l'attaque  normale 
d'un  projectile  de  3o5  millimètres;  il  y  a  donc  là  excès  de 
protection,  tandis  que  le  blindage  de  1 20  millimètres  protégeant 
les  canons  de  164,7  ^®*  insuffisant. 

Pour  que  notre  armement  en  artillerie  moyenne  conserve 
toute  son  efficacité,  il  faut  lui  assurer  une  protection  suffisante 
pendant  toute  la  durée  du  combat  ;  si  donc  nous  préconisons 
le  maintien  du  moyen  calibre,  il  est  indispensable  que  les 
économies  réalisées  de  ce  chef  soient  employées  en  partie  par 
une  augmentation  de  la  protection.  Nous  pensons  qu'il  faudrait 
fixer  à  â5o  millimètres  le  bUndage  des  tourelles  de3o5  et  à  300 
celui  des  tourelles  de  164,7,  ^^îï^si  que  des  casemates. 


PROGRAMME    NAVAL  819 

Pendant  le  combat,  il  faut  naviguer;  d*où  nécessité  de 
placer  un  organe  de  commandement  et  de  direction  dans  une 
position  telle  qu*il  puisse  apercevoir  ce  qui  se  passe  sur  le 
champ  de  bataille;  c'est  le  rôle  assigné  au  blockhaus. 

Quiconque  a  visité  un  navire  de  guerre  moderne,  surtout 
un  bâtiment  français,  a  pu  avoir  quelque  peine  à  discerner  le 
blockhaus  :  entouré  de  constructions  accessoires,  de  passerelles, 
de  chambres  de  cartes,  de  chambres  de  veille,  etc.,  etc», 
il  disparait  au  grand  détriment  de  l'intérêt  militaire.  11  est, 
généralement,  au  pied  d'un  mât  de  grande  dimension  qui  lui 
dissimule  la  vue  de  l'arrière  et  qui  constitue,  pour  le  jour  du 
combat,  le  plus  terrible  des  dangers.  Dans  ce  blockhaus,  on  a 
voulu  accumuler  tous  les  organes  de  commandement  et  de 
direction  du  bâtiment,  appareils  de  manœuvre  du  gouvernail, 
commande  des  machines,  direction  de  l'artillerie,  lancement 
des  torpilles,  etc.  ;  un  personnel  nombreux  d'officiers  et  de 
matelots  s'entasse  dans  cet  étroit  espace,  exposant  le  bâtiment 
à  être  désemparé  par  l'action  d'un  seul  projectile  asphyxiant, 
ainsi  qu'il  arriva  au  Cesarevitch  le  lo  août  :  le  même  projectile 
a  blessé  le  chef  d'état-major,  le  commandant,  un  lieutenant  de 
vaisseau  et  deux  matelots,  et  a  tué  un  lieutenant  de  vaisseau 
et  deux  matelots;  le  reste  du  personnel  a  été  étourdi  ou 
asphyxié  ;  le  timonier,  qui  manœuvrait  le  gouvernail,  en 
s'affaissant,  a  bloqué  la  barre  à  bâbord  et  le  bâtiment  s'est  mis 
à  tourner,  semant  au  milieu  de  la  flotte  russe  un  trouble 
irrémédiable. 

Les  communications  du  personnel  entre  le  blockhaus  et  les 
parties  abritées  du  bâtiment  ne  peuvent  se  faire  que  par  un 
tube.  Ce  tube  cuirassé,  malgré  son  diamètre  de  60  centimètres,  ' 
est  absolument  plein  de  fils  électriques.  Sur  un  navire  accablé 
d'une  grêle  d«  projectiles,  il  serait  cependant  indispensable  de 
permettre  d'accéder  à  ce  blockhaus  par  des  parties  abritées. 

Le  blockhaus  joue  sur  le  bâtiment  un  rôle  primordial;  sa 
protection  doit  donc  être  telle  qu'il  n'y  ait  aucune  défaillance 
à  craindre  ni  de  la  part  des  hommes,  ni  de  la  part  des  instru- 
ments qu'il  contient.  Pour  atteindre  semblable  résultat,  il  faut 
simplifier  le  problème.  Il  n'est  pas  besoin  que  les  organes 
matériels  de  direction,  barre,  transmetteurs  d'ordres,  etc., 
soient  dans  le  blockhaus  ;  celui-ci  ne  doit  contenir  que  (C  l'œil  » 


SaO  l'A     REVUE     DE     PARIS 

•ei  le  cerceau  du  bâtiments  en  la  persomne  de  son  commandant, 
dnn  officier  et  d'un  timonier.  Supposons  que  tous  les  organes 
de  direction  — comme  cela  est   d'ailleurs  réglementaire  — 
soient  installés  dans  un  poste  placé  dans  les  parties  abritées  du 
navire,  et  que,  au-dessus  de  ce  poste,  un  tube  cuirassé  épais  de 
aoo    millimètres   s'^ève    verticalement   jusqu'à    un    niveau 
dominant  toutes  les  tourelles  et  les  superstructures;  que   le 
diamètre  de  ce  tube  soit  tel  que  l'on  puisse  circuler  aisément 
dans  son  intérieur;  que  dans  sa  partie  haute,  il  soit  entièrement 
dégagé  de  toutes  constructions  accessoires,  de  telle  sorte  que 
les  projectiles  ne  trouvent  dans  son  voisinage  d'autre  écran 
que  lui-même*  :  le  commandant,  assis  à  la  partie  haute  du 
tube,   verra   tout  l'horizon;  un    timonier  placé  à  ses  pieds 
manœuvrera,   sur   ses   indications,   la   commande  du  servo- 
moteur ;  un  officier  transmettra  ses  différents  ordres  au  poste 
central  d'où  ils  rayonneront  sur  le  reste  du  bâtiment.  L'œil  et, 
qui  plus  est,  le  cerveau  du  bâtiment  seront  dans  les  meilleures 
•conditions  de  sécurité. 

Toute  la  flatte  française,  au  mépris  des  enseignements  de  la 
guerre  russo-japonaise,  est  encore  munie  de  mâts  militaires, 
qui  sont  dangereux  pour  le  navire  qui  lés  porte.  Installer  en 
outre  sur  ces  mâts  les  postes  de  conduite  de  tir,  c'est  exposer 
le  bâtiment  à  être  démuni,  dès  le  début  du  combat,  de  toute 
son  artillerie.  Il  faut,  pour  la  conduite  du  tir,  des  blockhaus 
de  même  nature  que  celui  de  commandement;  on  pourrait 
néanmoins,  pour  réduire  les  poids,  réduire  le  tube  cuirassé 
au  passage  des  transmissions;  le  personnel  aurait  accès  au 
blockhaus  par  une  échelle  extérieure  au  fût  blindé. 

Les  dispositions  que  nous  venons  de  décrire  suffiraient  à 
protéger  le  bâtiment  contre  l'artillerie  de  rupture  ou  chargée 
de  poudre  noire;  elles  reproduisent  en  les  améliorant  les 
systèmes  classiques.  Mais  l'entrée  en  action  des  projectiles 
explosifs  impose  de  nouvelles  précautions  ;  il  faut  assurer  «  la 
respiration  7>  du  bâtiment. 

I.  Le  tube  sera  rétréci  à  la  partie  supérieure  et  fermé  par  uo  chapeau 
laissant  une  fente  annuUire  à  travers  laquelle  tout  l'horizon  s'apercevra;  il 
sera  aisé  de  disposer  les  choses  de  telle  sorte  que  le  chapeau  soit  rabat- 
table,  et  que,  une  fois  en  place,  la  hauteur  de  la  fente  puisse  varier,  suiTant 
l'importance  qu'il  y  aura  à  assurer  une  protection  plus  complète. 
# 


PROGRAMME     NAVAL 


821. 


La  ventilation,  sur  ie&  bâtiments  modernes,  est  très  médiocre  ; 

on  a  décuplé  la  puissance  des  machines,  c'est-à-dire  des  sources 

de  chaleur  ;  on  a  multiplié  à  Tinfini  le  compartimentage  ;  toutes 

ces  mesures  rendaient  insuffisants  les  anciens  procédés  de 

ventilation,  si   bien  qu'aujourd'hui,  un  navire  qui  naviguerait 

trois  ou  quatre  jours  à  grande  allure  par  mauvais  temps, 

c'est-à-dire  sabords  fermés,  serait  inhabitable.  Les  projectiles 

^'  nouveaux  sont  venus  compliquer  le  problème.  Les  fonds  du 

^  bâtinkents  sont  aérés  par  des  conduits  de  ventilation  qui  aspirent 

^  Tair  dans  les  batteries  et  sur  les  ponts  principaux;  qu'un 

■  projectile    explose    dans    le    voisinage  des    prises   d'air,    et 

^  l'asphyxie  va  se  propager  dans  les  soutes  à  munitions,  dans  les 

machines,    dans    le    compartiment   des.  auxiliaires;    qu'un, 

''  projectile  déchire  une  cheminée,  et  la  fumée  se  répandant  sur 

'  les  ponts  et  dans  les  batteries  aveugle  le  personnel  et  rend 

F  toute  manœuvre  impossible. 

ir  Donc,  nécessité  nouvelle  de  blinder  les  cheminées  ;  nécessité 

également  d'aller  chercher,  en  dehors  des  zones  où  éclatent. 

les  projectiles,  de  l'air  frais  que  l'on  distribuera  dans  les 

r  fonds.  Différents  dispositifs  peuvent  être  imaginés.  La  solution 

la  plus  complète  consisterait  à  créer  quelques  tranches  tran&- 

I  versales  du  bâtiment  constituant  de  vastes  puits  d'aération  et 

de  ventilation.    Ces   compartiments   seraient  alimentés  d'air 

\  frais  par  des  ouvertures  placées,   les  unes  sur  les  fluics  du 

bâtiment,  les  autres  à  la  partie  supérieure  ;  il  n'y  aurait  aucune 

difficulté  réelle  à  tracer  ces  ouvertures  à  travers  le  blindage  des 

flancs  dont  on   pourrait,    par  des  dispositions  convenables,, 

conserver  l'efficacité. 

L'intérieur  de  ce  puits  d'aération  contiendrait  des  machines 
soufflantes  et  des  pompes  de  compression.  Pendant  le  combat, 
il  sera  nécessaire,  pour  éviter  l'invasion  des  gaz  asphyxiants 
dans  les  tourelles,  de  créer  dans  celles-ci  une  pression  d'air  de 
quelques  mètres  d'eau;  il  importe  aussi  de  réduire  la  section 
des  conduits  de  ventilation  qui,  traversant  les  cloisons  étanches, 
suppriment  l'intégrité  de  celles-ci;  il  convient  donc  de  faire 
circuler  l'air  sous  pression  pour  l'envoyer  plus  aisément  dans . 
les  fonds  du  bâtiment. 

Une  mesure  de  même  ordre  pourrait  être  prise  pour  les 
cheminées.    Du    moment  que    le  tirage   forcé    s'imposQ,    il 


833  LA     REVUE     DE     PARIS 

importe  peu  que  la  fumée  suive  un  parcours  strictement  ver- 
tical; nous  avons  à  plusieurs  reprises  proposé  de  refouler  la 
fumée  le  long  des  flancs  du  bâtiment,  suivant  le  vent  et  suivant 
la  position  de  l'ennemi;  loin  du  champ  àe  bataille,  des 
cheminées  télescopables  pourraient  être  employées  avec  tirage 
naturel.  Mais  on  préférera  sans  doute  s'en  tenir  à  la  tradition 
des  cheminées  et  des  manches  d*aération  verticales.  Dans  ce 
cas,  il  sera  nécessaire  que  chaque  cheminée  soit  protégée  par 
un  anneau  blindé  d'une  hauteur  suffisante  ;  que  chaque  manche 
d'aération  soit  revêtue  d'un  tube  cuirassé  assez  élevé  pour 
aller  puiser  de  l'air  pur,  très  haut,  loin  des  ponts  où  les 
projectiles  éclatent.  On  pourra  également  grouper,  dans  des 
réduits  blindés,  quelques  cheminées  et  quelques  manches 
d'aération;  ces  réduits  serviraient  d'appui  aux  postes  de 
conduite  de  tir  et  au  blockaus  ;  ils  protégeraient  les  ventilateurs 
de  refoulement,  donneraient  asile  pendant  le  combat  au 
personnel  "  de  relève  Qt  abriteraient  une  partie  de  la  petite 
artillerie  destinée  à  repousser  les  torpilleurs. 

Quelque  solution  que  l'on  prenne,  la  protection  des  che- 
minées et  de  l'aération  doit  être  une  des  principales  préoccu- 
pations des  ingénieurs,  et  on  ne  s'expliquerait  pas  qu'un 
nouveau  programme  naval  ignorât  encore,  comme  on  l'a  fait 
pour  le  VoltairCj  les  enseignements  des  dernières  guerres 
maritimes. 

Représentons-nous  un  bâtiment  ainsi  constitué.  Un  caisson 
blindé  s'élevant  au-dessus  de  l'eau  de  3  mètres  dans  la  partie 
centrale,  de  5  mètres  à  l'avant  ;  sur  ce  caisson,  les  fûts  blindés 
des  tourelles,  des  blockhaus,  des  cheminées  et  des  manches 
d'aération.  Mais,  avec  cette  disposition  simplifiée,  il  faudrait, 
pour  assurer  aux  canons  un  commandement  suffisant,  donner 
aux  fûts  des  tourelles  une  hauteur  exagérée.  On  remédiera  à  ce 
défaut  en  créant,  dans  la  partie  centrale  du  bâtiment,  entre  les 
tourelles  de  3o5,  avant  et  arrière,  un  étage  blindé  à  aoo  milli- 
mètres, d'où  émergeront  les  tourelles  et  autres  fûts  cuirassés.  On 
profitera  des  angles  de  cette  citadelle  pour  installer  des  canons 
en  casemate  ;  ses  flancs  serviront  de  protection  à  une  batterie 
de  canons  de  75  millimètres  à  tir  rapide,  ainsi  que  nous  l'expo- 
serons plus  loin  ;  des  traverses  blindées  diviseront  l'intérieur 
de  la  citadelle  de  façon  à  limiter  les  effets  des  projectiles  qui 


PROGRAMME     NAVAL'  SsS 

pourraient  pénétrer  par  les  sabords  des  canons.  Un  pont  blindé 
à  3  centimètres  recouvrira  sa  partie  supérieure. 

C'est  de  cette  citadelle  qu'émergeront  les  tourelles,  les  che- 
minées, les  fûts  des  manches  d'aération,  du  blockhaus,  etc.  ; 
le  blindage^  des  cheminées  s'élèvera  au  moins  à  2  mètres  au- 
dessus  du  pont  supérieur  du  réduit,  et  les  manches  à  i  mètre. 
Aucune  construction  accessoire  ou  parasite  ne  surmontera  le 
dessus  de  la  citadelle. 

Le  bâtiment,  dans  ces  conditions,  est  prêt  au  combat;  les 
dangers  que  lui  réserve  le  feu  de  l'adversaire  sont  réduits  au 
minimum.  Mais  le  bâtiment  n'est  pas  seulement  une  plate -forme 
d'artillerie;  il  est  une  caserne  dans  laquelle  il  faut  vivre. 

L'amiral  Gervais,  dans  une  réunion  où  les  enseignements  de 
la  guerre-japonaise  avaient  été  discutés,  s'exprimait  ainsi  : 

Il  y  a  un  point  qui  est  absolument  à  retenir;  c'est  que  le  bâtiment 
de  guerre  soit  conçu  pour  être  un  bâtiment  de  guerre  et  uniquement 
un  bâtiment  de  guerre,  et  que  tout  ce  qui  est  confort,  habitude  de 
temps  de  paix,  tout  ce  qui,  en  un  mot,  est  du  luxe,  soit  énergique- 
ment  supprimé.  Nous  avons  malheureusement  trop,  en  France, 
sacrifié  à  ces  questions  d'intérêt  personnel  et  de  confortable;  ce  ne 
sont  que  cuisines,  salles  spéciales,  salles  de  bains,  je  ne  sais  quoi, 
sans  compter  les  divers  kiosques  :  tout  cela  sont  des  choses  encom- 
brantes, des  motifs  d'incendie  possibles;  ce  sont  des  superstructures 
qui  ajoutent  du  poids.  Eh  bien!  le  bâtiment  de  guerre  doit  être  ras 
comme  un  ponton  ;  il  ne  doit  y  avoir  comme  grand  luxe  que  celui 
du  vide.  Nous  avons,  je  crois,  beaucoup  a  faire  sous  ce  rapport  ;  il 
faudrait  absolument  que  les  officiers  de  marine  les  premiers,  les  ami- 
raux en  tête,  s'habituassent  à  vivre  à  bord  en  tant  de  paix  comme 
on  vit  en  campagne  et  non  pas  comme  chez  soi.  Je  suis  convainc^ 
que  si  l'on  voulait  se  donner  la  peine  de  supprimer  à  bord  des  bâti- 
ments tout  ce  qu'on  ajoute  peu  à  peu  parce  que  c'est  commode, 
parce  que  c'est  agréable,  parce  que  cela  répond  à  de  certains  desi- 
derata, mais  toutes  choses  qui  ne  sont  pas  nécessaires,  on  obtien- 
drait des  résultats  extraordinaires:  j'en  suis  persuadé  parce  que  je  l'ai 
vu  moi-même.  Je  crains  que  la  tendance  actuelle  ne  soit  précisé- 
ment au  développement  de  toutes  ces  petites  habitudes  intimes, 
agréables  si  vous  voulez,  mais  tout  à  fait  fâcheuses  au  point  de  vue 
d'abord  du  matériel  lui-même,  et  même  au  point  de  vue  du  per- 
sonnel qu'elles  habituent  à  une  existence  qui  n'est  pas  celle  à 
laquelle  il  doit  être  rompu. 


834  LA     RETUE     DE     PARIS 

Que  nous  sommes  loin  des  desiderata  exprimés  par  l'amiral 
Gervais  I  Que  Ton  regarde  les  croquis  représentant,  dans  les 
Annuaires,  les  bâtiments  de  guerre  des  grandes  puissances,  on 
aperçoit  immédiatement  à  quel  point  les  superstructures  sont 
plus  développées  en  France  qu*ailleurs  ;  chacun  veut  en  principe 
les  diminuer,  mais  tout  le  monde  conspire  pour  les  augmenter. 
Cela  tient  à  ce  qu'il  manque  dans  notre  Amirauté  une  direction 
réelle,  capable  de  décourager  les  initiatives  personnelles  dont 
Teffet  est  de  dénaturer  entièrement  le  bâtiment  de  guerre.  Les 
officiers  étrangers  restent  stupéfaits  quand  ils  visitent  les 
hôpitaux  de  nos  nouveaux  navires.  En  paix  comme  en  guerre, 
les  malades  sérieux  seront  immédiatement  débarqués  et  remis 
aux  hôpitaux  à  terre.  Néanmoins  on  encombre  nos  navires  de 
salles  installées  suivant  les  règles  de  la  plus  précise  hygiène, 
outillées  comme  une  clinique  parisienne  ;  tout  cela,  pour  soigner 
des  rhumes  et  ouvrir  des  panaris,  et  constituer  une  cible  qui 
recueillera  précieusement  les  projectiles  ennemis.  Faut-il 
parier  des  mesures  assurant  à  chaque  catégorie  du  personnel, 
officiers,  sous-officiers  et  matelots,  des  salles  de  réunions  spé- 
ciales, des  salles  de  bains  difierentes? 

Le  temps  des  longues  croisières  est  passé.  Les*escadres  de 
combat  sont  destinées  désormais  à  effectuer  des  navigations 
de  très  courte  durée;  elles  attendront,  dans  une  rade  amie, 
le  moment  de  l'action;  prévenues  par  le  télégraphe,  parle 
télégraphie  sans  fil,  par  les  croiseurs,  par  les  services  de  ren- 
seignement, elles  n'appareilleront  que  pour  une  opération 
déterminée.  Dans  ces  conditions  est-il  nécessaire  de  donner 
—  pendant  la  guerre  —  aux  états-majors  et  aux  équipages 
tout  le  confortable  qu'on  rencontre  aujourd'hui.^ 

En  temps  de  guerre,  le  logement  et  le  confortable  devraient 
être  réduits  au  strict  nécessaire  :  plus  de  carrés  spéciaux,  plus 
de  salles  de  bains,  plus  d'hôpitaux  confortables.  Les  logements 
indispensables  ainsi  réduits  en  volume  pourraient  alors  être 
disposés  à  l'avant  et  à  l'arrière,  de  manière  à  ne  gêner  en 
rien,  même  après  leur  destruction,  l'efficacité  de  l'artillerie. 
Pour  le  temps  de  paix,  des  locaux  supplémentaires  devant 
être  supprimés  le  jour  de  la  déclaration  de  guerre,  pourraient 
sans  inconvénient  être  disposés  sans  tenir  compte  du  champ 
de  tir  de   certaines   pièces;  il  serait  facile  de  prendre  des 


PROGRAMME    NAVAL 


8a5 


mesures  pour  rendre  aisé  le  démontage  et,  au  besoin,  le  jet  à 
la  mer  de  ces  constructions.  De  vastes  caisses  en  bois  boulon- 
nées sur  le'pont  les  constitueraient  à  peu  de  frais  \ 

Nous  ne  reviendrons  pas  sur  la  question  des  mâts  militaires  ; 
le  mât  ne  doit  pas  avoir  d'autre  utilité  que  de  permettre, 
rinstallation  de  la  télégraphie  sans  fil  ;  il  doit  être  établi  en 
conséquence,  aussi  peu  encombrant  que  possible  et  facile  à 
démonter.  On  devra  examiner  s'il  est  utile  que  tous  les  bâti-, 
ments  aient  une  installation  de  télégraphie  sans  fil  à  grande 
distance  ;  il  suffit  qu'un  seul  navire,  un  croiseur  de  préfé- 
rence, transmette  et  reçoive  les  communications  lointaines.' 
La  masse  des  navires  d'une  armée  navale  n'a  besoin  que 
d'échanger  des  signaux  à  courte  distance. 


Le  navire  défendu  contre  l'artillerie  ennemie,  reste  à  le 
défendre  contre  la  torpille.  Chacun  se  souvient  de  l'époque  où 
l'arme  nouvelle,  inspirant  à  la  ((  jeune  école  »  un  enthou- 
siasme peu  réfléchi,  devait  rendre  inutile  les  lourds  bâtiments 
chargés  d'artillerie,  et  assurer  la  maîtrise  de  la  mer  aux  petits 
torpilleurs.  L'expérience  a  ramené  à  des  vues  plus  modestes. 
La  guerre  russo-japonaise  en  particulier  a  fourni  des  ensei-. 
gnements  qu'il  convient  de  rappeler  en  deux  mots. 

Tout  d'abord,  elle  a  montré  l'effet  terrible  et  un  peu  inat- 
tendu des  torpilles  de  blocus  :  on  leur  doit  la  destruction,  du 
côté  japonais,  de  deux  bâtiments  d'escadre,  le  Hatsasé  et  le 
Yashima,  et  de  neuf  petits  bâtiments,  croiseurs,  canonnières, 
contre-torpilleurs;  —  du  côté  russe,  du  Petropawbsk  et  de 
cinq  petits  bâtiments.  Le  Yashima  fut  défoncé  à  tribord, 
s'inclina  et  chavira  avant  qu'on  eût  pu  le  redresser;  sur  le 
Petropawlosk,  il  semble  que  l'explosion  de  la  torpille  entraîna 
l'explosion  des  soutes  à  munitions,  car  le  bâtiment  parut 
environné  de  flammes  et  sombra  en  quelques  minutes. 

Quant  aux  torpilles  automobiles,  lancées  par  des  torpilleurs, 
leur  effet  destructif  fut  relativement  limité  ;  on  constata,  tout 

I.  Des  dispositions  de  ce  genre  sont  appliquées  depuis  quelques  années 
sur  les  monitors  ronmains  du  Danube. 


8a6  LA     REVUE     DE     PARIS 

d^ abord,  rextrême  difficulté  d'assurer  la  justesse  de  leur  tir. 
Dans  la  nuit  qui  suivit  la  bataille  du  lo  août,  des  essaims  de 
torpilleurs  japonais  attaquèrent  les  diverses  fractions  de  la 
flotte  russe  en  fuite  :  malgré  le  calme  absolu  de  la  mer,  ils 
éprouvèrent  un  insuccès  complet.  Les  attaques  effectuées  à 
Port- Arthur  ne  furent  pas  plus  heureuses  :  sans  doute,  lors  de 
la  première  attaque  qui  surprit  la  flotte  russe  sans  méfiance, 
avant  toute  déclaration  de  guerre,  quelques  torpilles  parvinrent 
au  but  et  causèrent  des  avaries  graves  au  Cesarevitch  ;  ces  ava- 
ries furent  d'ailleurs  réparées  et  n'empêchèrent  pas  le  bâtiment 
de  continuer  la  campagne;  mais,  en  maintes  circonstances,  les 
attaques  japonaises  ne  produisirent  aucun  résultat.  Enfin,  au 
moment  où  la  guerre  allait  se  terminer,  le  Sebastopol,  mouillé 
en  rade  de  Port-Arthur,  démuni  de  son  artillerie  légère  et 
d'une  fraction  très  importante  de  son  équipage,  fut  l'objet 
d'attaques  successives  de  la  part  des  escadrilles  japonaises  ; 
plus  de  cent  cinquante  torpilles  furent  lancées  contre  lui  à  une 
distance  d'environ  700  mètres  ;  le  bâtiment  était  entouré  de 
filets  BuUivant;  quatre  torpilles  touchèrent  le  but,  mais  firent 
si  peu  d'avaries  que  le  bâtiment  était  intact  et  se  coula  lui-même 
la  veille  de  la  reddition  de  Port- Arthur. 

En  revanche,'  le  jour  de  Tsou-shima,  les  torpilleurs  com- 
plétèrent la  victoire.  Le  soir,  ils  s'attaquèrent  aux  bâtiments 
russes  désemparés  et  fuyant  en  désordre  ;  n'ayant  plus  rien  à 
craindre  de  l'artillerie  légère  qui  était  entièrement  détruite,  ils 
pouvaient  s'approcher  assez  près  pour  assurer  la  justesse  de 
leur  tir.  Aussi  donnèrent-ils  le  coup  de  grâce  au  Souvarqf,  au 
Sissoï  Veliky,  au  Navarin, 

Il  semble,  que  tout  bâtiment  frappé  par  une  torpille  —  de 
blocus  ou  automobile  —  éprouvera  toujours  une  avarie  majeure, 
telle  qu'on  devra  le  considérer  comme  désemparé  et  mis  hors 
de  combat.  On  pourrait  imaginer  des  dispositifs  qui  permet- 
traient dans  certains  cas,  aux  bâtiments  frappés,  de  continuer 
à  combattre  ;  mais  il  faudrait  consacrer  à  la  défense  contre  les 
torpilles  une  dépense  de  déplacement  hors  de  proportion  avec 
les  risques  courus. 

Contre  la  torpille  de  blocus,  il  n'y  a  pas  de  défense  possible  : 
dans  les  parages  où  semblables  torpilles  sont  à  craindre,  les 
bâtiments  de  combat  ne  doivent  naviguer  qu'en  s'entourant 


PROGUAMME    NAVAL  827 

de  toutes  les  précautions;  les  méthodes  de  draguagc  sont 
connues  ;  il  ne  faut  pas  se  dissimuler  qu'elles  ne  sont  pas  d'une 
certitude  absolue.  En  France,  il.  semble  que  Ton  ait  perdu  de 
vue  la  puissance  de  cet  engin  ;  les  ports  de  plusieurs  puissances 
sont  armés  de  torpilles  d'invention  et  de  construction  fran- 
çaises, que  notre  Marine  a  peut-être  trop  dédaignées.  Tout 
bâtiment  touché  par  de  semblables  torpilles  sera  en  général 
annihilé;  la  seule  préoccupation  des  ingénieurs  devrait  être 
d'empêcher  qu'il  coule  immédiatement  et  de  faire  que  la 
majeure  partie  de  son  équipage  puisse  être  sauvé.  A  cela,  un 
compartimentage  bien  étudié  et  bien  exécuté  pourra  pourvoir. 

Quant  à  la  torpille  automobile,  la  véritable  défense  consiste 
à  l'empêcher  d'atteindre  le  bâtiment;  c'est  une  erreur  de 
chercher  dans  des  dispositifs  spéciaux  une  protection  contre 
ses  effets.  Sur  la  demande  du  Conseil  supérieur  de  la  Marine, 
les  cuirassés  type  Voltaire  possèdent  une  cloison  intérieure 
cuirassée,  qui  doit  constituer  une  protection  contre  la  torpille; 
l'efficacité  de  cette  cloison  est  établie  par  des  calculs  qui  ont 
mérité  à  leur  auteur  un  prix  de  l'Académie  des  Sciences, 
mais  qui  n'ont  pas  été  soumis  au  contrôle  de  l'expérience  *  ; 
l'insuccès  du  système  de  protection  essayé  sur  le  Henri  IV 
doit  rendre  sceptique  sur  la  valeur  de  dispositifs  de  ce  genre. 
Cette  cloison  pesant  5oo  tonneaux,  d'une  efficacité  plus  que 
douteuse,  entraîne  un  supplément  de  déplacement  de  près  de 
I  200  tonnes  et  augmente  le  prix  de  chaque  bâtiment  de 
trois  millions  et  demi  :  pour  l'ensemble  de  ces  cuirassés, 
vingt  millions  de  supplément  de  dépense,  soit  la  moitié  du  prix 
du  Patrie  sont  le  coût  d'un  vœu  du  Conseil  supérieur.  Dans 
le  nouveau  programme,  le  même  Conseil  supérieur  n'a  plus 
parlé  de  protection  contre  les  torpilles. 

Depuis  plus  de  vingt  ans,  les  Amirautés  ont  employé  contre 
les  torpilles  les  filets  BiiUivant,  —  vastes  filets  à  mailles  d'acier 
suspendus  verticalement  à  5  ou  6  mètres  du  bord.  Bien  que 
Ton  ait  trouvé  moyen  d'armer  les  torpilles  d'un  coupe-filet, 
le  filet  conserve  une  efficacité  que  l'expérience  de  la  guerre 

I.  Ces  expériences  sont,  parait-il,  eu  cours  de  préparation  et  seront  exé- 
entées  dans  quelques  mois  ;  les  bâtiments  sont  d'ailleurs  en  cours  de  cons- 
truction et  il  serait  déjà  trop  tard  pour  supprimer  ce  cloisonnement  s'il  était 
jugé  inutile. 


8q8  la   revue   ]>e    paiii^ 

russo-japonaise  a  montré  maintes  fois.  Mais  en  France,  les 
filets  Bullîyant  furent  en  général  médiocrement  installés;  ils 
étaient  d*une  manœuvre  difficile,  d'un  entretien  coûteux;  ils. 
donnaient  une  apparence  peu  élégante  aux  flancs  des  bâtiments. 
Peu  à  peu,  on  s'en  débarrassa  plus  ou  moins  officiellement  : 
d'abord  on  les  débarqua,  se  réservant  de  les  reprendre  en  temps 
de  guerre  ;  puis  on  déposa  à  terre  les  apparaux  de  manœuvre  ; 
il  fut  entendu  que  tout  ce  matériel  serait  conservé  en  magasin  ; . 
mais  n'étant  plus  entretenu,  il  devint  rapidement  inutilisable, 
si  bien  qu'un  jour,  sans  que  cette  question  eut  été  l'objet  d'une, 
étude  et  d'un  débat  sérieux,  les  filets  Bullivant  disparurent 
de   la   marine   française;    on  cessa  de  les  prévoir  et  de  les 
installer  sur  les  nouveaux  bâtiments.  En  Angleterre,  il  n'en  fut' 
pas  de  même,  non  plus  que  dans  la  plupart  des  marines  euro-, 
péennes  ;  aussi  notre  Conseil  supérieur  a-t-il  fait  œuvre  sage 
en  prescrivant,  pour  les  bâtiments  à  venir,  le  retour  aux  filets 
Bullivant. 

On  ne  saurait  douter  de  leur  utilité;  au  mouillage  ils 
constituent  une  très  efficace  protection,  et  c'est  un  point 
important,  car  les  attaques  de  torpilleurs  seront  surtout 
redoutables  au  mouillage.  C'est  également  au  mouillage  que 
seront  à  craindre  les  attaques  des  sous-marins.  En  marche 
une  escadre  n'a  à  craindre  qu'un  coup  de  hasard  :  le  sous- 
marin,  né  pouvant  dépasser  9  nœuds,  ne  peut  atteindre  un 
cuirassé  filaùt  i6  nœuds  qu'à  l'affût;  l'étendue  des  mers  rend 
cette  chance  bien  médiocre.  Contre  le  torpilleur,  qui,  tout  au 
contraire,  grâce  à  sa  supériorité  de  vitesse  et  à  son  agilité,  peut 
surprendre  et  atteindre  le  grand  navire,  un  autre  mode  de 
protection  s'impose  :  dans  l'armée  de  terre,  le  fantassin  ne  se 
cuirasse  pas  contre  la  balle  et  l'obus,  mais  cherche  sa  protection 
dans  la  destruction  de  son  adversaire  ;  de  même,  le  bâtiment  de 
combat  doit  se  protéger  de  la  torpille  en  détruisant  le  torpilleur. 

Les  torpilleurs  ont  —  en  principe  —  comme  double  défense 
leur  vitesse  et  leurs  petites  dimensions  ;  a  en  principe  »,  car  si 
l'on  atteint  aujourd'hui  pour  les  torpilleurs  des  vitesses  de 
28  nœuds  et  pour  les  contre-torpilleurs  des  vitesses  de 
37  nœuds,  c'est  aux  dépens  des  dimensions  qui  ont  toujours 
été  en  augmentant.  Un  bâtiment  de  900  tonneaux  et  80  mètres 
de  long,  comme  le  Cossack,  n'est  pas  invisible.  D'autre  part. 


FROGRAMME     NAVAL  829 

pour  arriver  la  nuit  à  bonne  portée  de  tir,  un  torpilleur 
essaiera  de  se  rapprocher  à  petite  vitesse  ;  le  bruit  des  machines 
etl'écume  blanche  soulevée  par  une  marche  rapide  suffiraient, 
dans  la  nuit  noire,  à  déceler  sa  présence.  Quoi  qu'il  en  soit, 
vis-à-vis  d'un  ennemi  de  cette  espèce,  il  convient  de  recourir  à 
un  jet  continu  de  projectiles,  comparable  au  jet  d'une  pompe  à 
incendie.  C'est  pourquoi  on  a  employé  tout  d'abord  l'artillerie 
de  37  millimètres  capable  de  fournir  un  tir  continu  de  trente 
coups  à  la  minute.  Mais  le  projectile  de  37  millimètres  est 
d'une  efficacité  médiocre  ;  à  un  torpilleur  qui  apparaît  à  i  000 
ou  I  :200  mètres  d'un  cuirassé,  il  ne  suffit  pas  de  causer  une 
avarie  grave,  capable  de  le  couler  lentement;  il  faut  lui 
interdire  de  franchir  les  4oo  ou  5oo  mètres  qui  le  placeraient 
à  bonne  portée  de  tir,  l'arrêter  net.  Aussi,  au  calibre  de 
37  millimètres,  substitua-t-on  le  calibre  de  47*  puis  le  caUbre 
de  75  millimètres.  Le  Japon,  sur  ses  nouvelles  constructions, 
parait  devoir  recourir  au  lao  millimètres. 

Mais,  plus  le  calibre  augmente,  plus  augmente  la  difficulté 
de  suivre  un  but  se  déplaçant  rapidement.  En  fait,  nous  en 
sommes  réduits  aux  hypothèses  et,  faute  d'expériences,  noiiis 
ignorons  les  effets  des  projectiles  sur  les  torpilleurs  :  le  nombre 
ne  manque  cependant  pas  de  vieux  torpilleurs  sur  lesquels 
pourrait  s'essayer  l'efficacité  de  nos  diverses  armes.  Les 
nouveaux  contre-torpilleurs  anglais  sont  munis  de  canons  de 
iQo;  il  y  a  là  une  indication  qui  conduira  sans  doute  à 
employer  au  moins  le  calibre  de   100  pour  l'artillerie  légère. 

En  général,  on  s'est  fort  peu  préoccupé  de  la  disposition  et 
de  la  protection  des  pièces  d'artillerie  légère;  on  les  met 
où  leur  installation  se  fait  sans  difficultés  et  sans  gêner  les 
aménagements,  d'où  il  résulte  que  leur  tir  sera  nécessairement 
mal  dirigé  et  peu  efficace.  Il  est  difficile  de  s'expliquer  l'aber- 
ration de  toutes  les  Amirautés  qui,  au  mépris  des  leçons  des 
guerres  récentes,  ont  installé  derrière  de  simples  tôleries,  ou 
sur  les  passerelles,  les  canons  de  défense  contre  des  torpilleurs. 
Le  Dreadnought  *  possède  vingt-sept  canons  de  76  dont  8  dans 

I.  Nous  raisonnons  sur  les  renseignements  dopnës  par  les  annuaires  et 
qui  sont  peut-être  erronés.  Nous  avons  cependant  des  raisons  de  croire  que 
la  disposition  de  l'artillerie  légère  du  Dreadnought  est  bien  celle  que  nous 
donnons. 


83o  LA     REVUE     DE     PARIS 

le  château  central,  dîx  placés  deux  par  deux  sur  le  toit  des 
tourelles  de  3o5,  quatre  sur  la  passerelle,  quatre  sur  le  gaillard 
d'avant,  et  un  sur  le  pont  arrière.  Une  aussi  grande  dispersion 
des  pièces  rendra  le  tir  difficile  à  diriger  ;  mais  en  les  admettant 
comme  suffisantes,  elles  n'assurent  que  la  protection  d'un 
Dreadnought  absolument  intact,  n'ayant  éprouvé  aucune  avarie. 
Que  le  bâtiment  ait  été  exposé  au  feu  d*une  batterie  moyenne, 
à  tir  rapide,  armée  de  projectiles  explosifs  :  que  restera- t-il  de 
tous  ces  canons  non  protégés?  Le  moment  ne  viendra-t-il  pas 
où  le  ûreadnoug ht  devra  recourir,  pour  se  défendre  des 
torpilleurs,  à  ses  seuls  canons  de  3o5  millimètres?  Et  dans  ces 
conditions,  ne  pourra-t-il  pas  être  attaqué  sans  danger?  D'autre 
part,  la  menace,  pendant  lé  combat  de  jour,  d'une  attaque 
brusque  de  torpilleurs,  forcera  à  maintenir  des  dépôts  de 
munitions  de  76  à  portée  des  pièces,  au  risque  des  accidents 
les  plus  graves. 

On  dira  sans  doute  que  la  plupart  des  canons  de  76  milli- 
mètres, noiuament  ceux  des  tourelles,  pourront,  pendant  le 
jour,  être  abrités  sous  le  pont  cuirassé  et  ne  seront  mises  à 
poste  que  le  soir.  Mais  la  transition  du  combat  de  jour  au 
combat  de  nuit  laissera-t-clle  le  temps,  au  milieu  des  débris 
de  la  bataille,  de  procéder  à  cette  mise  en  place?  En  réalité, 
toutes  les  marines  ont  commis  le  même  oubli  :  le  sw  d'une 
journée  victorieuse,  elles  seront  la  proie  facile  des  torpilleurs* 
Nous  ne  devons  pas,  dans  les  constructions  prochaines,  tomber 
à  nouveau  dans  une  semblable  faute  ;  la  majeure  partie  de 
l'artillerie  légère  sera  sérieusement  protégée. 

Comment  réaliser  ces  desiderata?  Nous  pouvons  disposer 
un  certain  nombre  de  pièces  dans  la  batterie  centrale  blindée 
a  200  millimètres.  Il  nous  semble  en  outre  possible  de  créer 
une  sorte  de  tourelle  à  éclipse  qui,  pendant  le  combat,  resterait 
sous  le  pont  cuirassé  et  qui  serait,  en  quelques  secondes,  mise  à 
son  poste  de  tir.  Ces  tourelles  n'auraient  aucune  protection  à 
l'exception  de  leur  toit  qui  serait  constitué  par  une  fraction  du 
pont  cuirassé.  Elles  seraient  disposées  dans  des  emplacements 
à  découvert,  hors  des  superstructures  fixes,  notamment  sur 
la  plage  arrière  ;  quelques-unes  émergeraient  du  réduit  cen- 
tral. Il  semble  que  vingt-quatre  pièces  suffiraient  :  six  à  l'avant 
non  protégées,  six  à  l'arrière  en  tourelles  à  éclipse,  huit  dans 


PROGRAMME    NAVAL  83l 

la  batterie  centrale  et  quatre  au-dessus  de  la  batterie  centrale, 
en  tourelles  à  éclipse. 

Pour  la  défense  contre  les  torpilleurs,  les  projecteurs 
électriques  doivent  s'ajouter  à  l'artillerie  légère;  en  principe, 
ils  ont  pour  but  de  chercher  les  torpilleurs  et  de  les  éclairer 
vivement  de  façon  à  les  désigner  aux  coups.  On  a  contesté  leur 
utilité  et  on  les  a  même  considérés  comme  un  véritable  danger  : 
quand  ils  éclairent  le  torpilleur,  ils  trahissent  la  présence  du 
bâtiment  qui  les  porte;  dans  la  guerre  russo-japonaise,  les 
Russes,  loin  d'allumer  leurs  projecteurs,  ont  masqué  toute 
lumière,  et,  grâce  à  cette  précaution,  ils  ne  subirent  aucune 
perte  dans  leurs  navigations  de  nuit,  chaque  fois  qu'ils  furent 
poursuivis  par  les  flottilles  japonaises.  La  meilleure  protection, 
la  nuit,  est  en  efiet  l'obscurité  :  une  flottille  de  torpilleurs,  qui 
cherche  une  escadre  par  nuit  noire,  même  dans  des  parages  très 
limités,  ne  la  trouvera  que  si  le  hasard. la  met  sur  sa  route  ;  de 
plus,  dans  l'obscurité,  il  devient  impossible  de  discerner  un 
petit  croiseur  d'un  cuirassé  et  d'apprécier  les  distances.  Un  tir 
de  torpilles  par  nuit  noire  sera  donc  généralement  inefficace. 
Néanmoins  l'utilité  des  projecteurs  ne  saurait  se  discuter;  on 
imitera  dans  la  pratique  la  sage  réserve  des  Russes  ;  mais  des 
cas  se  présenteront  où  il  sera  indispensable,  même  au  prix  de 
certains  risques,  de  voir  clair.  Quatre  puissants  projecteurs 
devront  donc  être  prévus.  De  même  que  l'artillerie  légère,  ils 
seront  disposés  pour  être  mis  à  l'abri  pendant  le  combat  de 
jour;  on  peut  imaginer  pour  eux  aussi  des  tourelles  à  éclipse; 
deux  seraient  disposées  sur  le  château  central,  une  à  l'avant  et 
une  à  l'arrière. 

Malgré  les  précautions  prises,  malgré  les  filets  BuUivant, 
malgré  un  armement  d'artillerie  légère  bien  installé  et  bien 
servi,  un  coup  heureux  de  torpille  est  toujours  à  craindre,  et 
l'avarie  produite  sera  toujours  grave  :  on  doit  se  préoccuper 
d'en  limiter  les  conséquences  et  d'obtenir  que,  quel  que  soit  le 
coup  de  torpille,  le  navire  ne  soit  en  danger  ni  de  couler,  ni 
de  chavirer. 

Pour  que  le  navire  ne  coule  pas,  il  suffit  que  l'invasion 
par  l'eau  des  compartiments  voisins  du  centre  de  l'explosion 
n'augmente  pas  le  poids   du   navire  au  delà  du .  maximum 


:832  LA     BEVUE     DE     PARIS 

.  du  déplacement  qu*il  peut  prendre  sans  danger  ;  or ,  le 
volume  au-dessus  de  Teau  de  la  tranche  cellulaire  cui- 
rassé atteint,  pour  un  bâtiment  de  i8  ooo  tonnes,  environ 
8000  mètres  cubes;  de  plus,  il  est  aisé  de  créer  des  com- 
partiments transversaux  en  nombre  assez  grand  pour  qu'aucun 
d'eux  ne  dépasse  un  volume  total  de  a  000  mètres  cubes. 
L'invasion  entière  par  l'eau  de  deux  compartiments  voisins 
n'amènera  qu'une  surcharge  de  4  000  mètres  cubes  et  n'entraî- 
nera par  suite  que  l'enfoncement  de  la  moitié  de  la  tranche 
cellulaire  ;  le  bâtiment  restera  soutenu  par  son  flotteur  cuirassé  ; 
on  augmentera  le  plus  possible  le  nombre  des  tranches 
transversales  étanches,  en  particulier  à  l'avant  et  à  l'arrière  pour 
éviter  en  cas  d'avarie  une  forte  modification  de  l'assiette. 

Au  lieu  de  se  contenter  d'un  cloisonnement  transversal, 
'  aussi  serré  que  possible,  on  souvent  a  prévu  des  cloisonne- 
ments longitudinaux.  Les  navires  à  deux  hélices  de  toutes 
les  flottes  militaires  et  commerciales  ont  reçu  une  cloison 
longitudinale  séparant  les  deux  machines  :  on  évite  ainsi 
.l'invasion  simultanée  des  deux  machines,  mais  le  bâtiment 
chavire. 

Sur  le  transatlantique  City  of  Paris,  l'explosion  d'un 
cylindre  fit  dans  la  carène  une  brèche  par  où  l'eau  envahit  la 
chambre  des  machines  tribord;  par  une  chance  heureuse, 
l'explosion  avait  en  même  temps  crevé  la  cloison  longitudinale, 
permettant  ainsi  l'invasion  de  la  deuxième  machine;  cette 
circonstance  sauva  le  bâtiment.  Pendant  la  guerre  russo-japo- 
naise, le  Yashima  périt  grâce  à  ses  cloisons  longitudinales  : 
crevé  par  une  torpille,  il  s'inclina  peu  à  peu;  on  ne  put  le 
redresser  par  des  manœuvres  d'eau  convenables  :  et  il  chavira. 

Il  est  donc  indispensable  qu'un  navire  crevé  reste  droit  : 
pour  cela,  il  suffit  que  l'eau  puisse  circuler  d'un  bord  à  l'autre. 
Sans  doute  on  pourra  améUorer  le  cloisonnement  par  des 
cloisons  longitudinales  ;  mais  elles  devront  être  telles  que  les 
compartiments  symétriqpies  soient  en  communication  perma- 
nente; notamment  les  compartiments  en  abord,  tribord  et 
bâbord,  seront  en  communication  par  le  double  fond.  Faut-il 
insister  sur  les  illusions  que  l'on  se  fait  en  supposant  qu'on 
pourra  par  des  manœuvres  d'eau  rétablir  l'équilibre?  Après  un 
coup  de  torpille  qui  aura,  dans  certains  compartiments,  semé 


PROGRAMME    NAVAL  833 

la  mort  et  l'épouvante,  comment  sans  perdre  une  minute  et 
malgré  le  désarroi  général,  pouvoir  déterminer  avec  précision 
et  exécuter  les  manœuvres  d'eau? 

Autre  remarque  indispensable  :  la  destruction  du  Petro- 
pawlosk  démontre  la  nécessité  d'écarter  le  plus  possible  de  la 
carène  les  soutes  à  munitions.  Il  ne  faut  pas  qu'un  coup  de 
torpille  provoque  l'explosion  des  soutes.  Il  convient  donc,  non 
de  mettre  les  soutes  à  fond  de  cale,  mais  bien  au  contraire  de 
les  suspendre,  pour  ainsi  dire,  immédiatement,  au-dessous  de  la 
tranche  cellulaire.  Des  dispositions  doivent  être  prises  égale- 
ment pour  que  la  destruction  d'une  seule  chambre  de  chauffe 
n'ait  pas  de  répercussion  sur  l'appareil  moteur  : 

Nous  ne  pouvons  pas  ici  insister  davantage  sur  certains 
détails  trop  techniques  ;  qu'il  nous  suffise  de  bien  préciser  que 
la  meilleure  sauvegarde  contre  les  torpilles  est  de  prévoir  et 
même  de  préparer  l'invasion  par  l'eau  d'une  tranche  transver- 
sale entière,  sans  que  cette  invasion  entraîne  la  disparition  du 
navire.  Avoir  la  prétention  de  limiter  cette  invasion  à  une 
fraction  d'un  compartiment,  c'est  méconnaître  à  la  fois  la  puis- 
sance de  la  torpille  et  la  nécessité  absolue  de  maintenir  le  navire 
parfaitement  droit. 


« 
*  * 


Le  bâtiment  de  combat  doit  se  mouvoir  sur  les  mers;  la 
question  de  la  vitesse  se  pose  maintenant.  JNuUe  question  n'a 
été  plus  discutée  :  elle  est  résolue  aujourd'hui  en  faveur  des 
grandes  vitesses. 

Il  faut  rappeler  et  répéter  que  personne  ne  soutient  qu'une  aug- 
mentation de  vitesse,  fût-ce  d'un  quart  de  nœud,  ne  soit  pas  dési- 
rable, et  qu'une  supériorité  de  vitesse,  même  peu  importante,  ne  soit 
d'aucune  valeur  stratégique  ou  tactique.  Ce  que  Ton  prétend,  c'est 
que  la  vitesse  est  un  facteur  moins  important  pour  un  cuirassé  que 
la  puissance  militaire  ;  qu'elle  est  soumise  à  des  défaillances  plus 
sérieuses,  plus  inévitables  et  plus  accidentelles  que  la  puissance 
militaire  et  que,  pour  ces  raisons,  infériorité  d'importance  originelle 
et  plus  grande  incertitude  pour  la  maintenir,  elle  doit  être  sévère- 
ment tenue  dans  sa  place  subordonnée  lors  du  tracé  du  cuirassé.  Si 
i5  Juin  igo8.  1 1 


834 


LA     REVUE     DE     PARIS 


nous  supposons  un  cuirassé  idéal  —  et  rien  ne  défend  l'hypothèse 
de  cet  idéal  comme  moyen  de  raisonnement,  —  c'est-à-dire  un 
bâtiment  dans  lequel  on  puisse  réaliser  en  parfaite  proportion  les 
qualités  militaires,  la  vitesse,  le  rayon  d'action  et  tout  le  reste,  nous 
dirons  que  chaque  augmentation  de  vitesse  obtenue  par  des  progrès 
faits  dans  les  moteurs  constitue  un  avantage,  mais  que  cette  même 
augmentation,  obtenue  en  sacrifiant  la  puissance  de  Tarlillerie,  pour 
donner  plus  de  place  à  la   machine,  constitue  un  désavantage. 

Ainsi  s'exprime  Mahan  ;  on  ne  saurait  mieux  prêcher  dans 
le  désert,  car  toutes  les  Amirautés  obéissent  à  1  entrainement 
général  et  fixent  entre  ao  et  âa  noeuds  la  vitesse  des  cuirassés 
en  construction.  Admettons  ao  nœuds  pour  nous  conformer  à 
la  mode.  Remarquons  toutefois  que  la  vitesse  n'a  d'intérêt  que 
pour  la  navigation,  lorsqu'il  s'agira  de  se  rendre  rapidement 
d'un  point  à  un  autre;  or  la  distance  d'Alger  à  Marseille 
(4oo  milles)  est  franchie  en  vingt^cinq  heures  à  l'allure  de 
i6  nœuds,  en  vingt  heures  à  l'allure  de  ao  nœuds.  Pour 
gagner  cinq  heures,  que  la  moindre  circonstance  de  mer  fera 
perdre,  est-il  permis  de  sacrifier  tout  ce  qu'on  sacrifie  à  la 
vitesse?  Sur  le  champ  de  bataille,  bien  imprudent  sera  le  chef 
qui  manœuvrera  h  pli\s  de  1 6  nœuds  ;  à  cette  allure,  un  bâti- 
ment franchit  presque  5oo  mètres  à  la  minute;  si  les  unités 
d  une  escadre  naviguent  à  aoo  mètres  d'intervalle,  une  simple 
inattention  dans  la  conduite  des  navires,  la  plus  légère  avarie 
dans  le  gouvernail,  la  moindre  hésitation  dans  une  évolution 
ont  pour  conséquence  immédiate  un  abordage  et  une  cata- 
strophe. L'histoire  journalière  de  nos  escadres  est  fertile  à  cet 
égard  en  enseignements.  Remarquons  enfin  que  la  vitesse  est, 
sur  le  bâtiment  de  guerre,  le  seul  organe  qu'on  ne  puisse  pas 
sérieusement  protéger  et  qui  se  perd  aussi  aisément  qu'il  est 
coûteux  h  conquérir.  La  marine  russe  en  a  fait  la  fâcheuse 
expérience  :  le  lo  août,  le  Cesareviteh  n'avait  rien  perdu  de  sa 
puissance  offensive  et  défensive  ;  mais  ses  cheminées  étaient 
crevées;  il  ne  marchait  plus  qu'à  toute  petite  vitesse;  néanmoins 
il  consomma  4 70  tonneaux  de  charbon  en  vingt-quatre  heures, 
au  lieu  de  83,  chiffre  normal! 

11  est  bon  de  chiffrer  ce  que  coûte  la  vitesse.  En  prenant 
comme  point  de  départ  le  Fo//aiVe  qui.  avec  aa35o  chevaux* 
filera  19  nœuds,  on  peut  établir  que  ce  mcme  bâtiment  exige- 


PROGRAMME     NAVAL  835 

rait  a6  ooo  chevaux  pour  20  nœuds  et  n'en  demanderait  que 
i3ooo,  soit  moitié  moins,  pour  16  nœuds.  Il  est  difficile,  à 
rheure  actuelle,  de  réaliser  une  bonne  machine  marine  pesant 
moins  de  80  kilogrammes  par  cheval;  l'appareil  moteur  du 
bâtiment  de  20  nœuds  pèse  i  000  tonneaux  de  plus  que  celui 
du  bâtiment  de  16  nœuds.  Ces  i  000  tonneaux  pourraienJt  être 
employés  en  canons  (une  tourelle  double  complète  de  3o5  pèse 
800  tonneaux)  ;  en  munitions  (i  000  tonneaux  correspondent  à 
dix  mille  coups  de  1 64  «7)1  ou  ^ une  diminution  de  défdacement 
de  11  iioo  tonnes  et  par  suite  du  prix  du  navire  qui  serait  réduit 
de  près  de  7  millions. 

Concluons  donc  que  les  Amirautés,  en  dotant  leurs  cuirassés, 
pour  obéir  à  la  mode,  des  vitesses  de  30  nœuds  et  au  delà,  ne 
font  qu'imiter  les  Parisiennes  élégantes  qui  mettent  leur  amour- 
propre  à  circuler  au  milieu  des  encombrements  de  Paris,  avec 
des  automobiles  de  4o  chevaux.  Une  voiture  de  10  chevaux 
leur  rendrait  exactement  le  même  service. 

Toutefois,  jusqu'à  l'heure  actuelle,  l'exagération  des  vitesses 
avait  une  excuse  valable.  Chacun  sait  en  effet  que  les  vitesses, 
dites  officielles,  inscrites  dans  les  Annuaires,  ne  sont  réalisées 
qu'aux  essais  et  subissent  très  rapidement  une  moins-value 
notable.  Les  vitesses  d'essai  ne  sont  exigées,  en  principe, 
que  pour  éprouver  la  solidité  des  divers  organes  ;  elles  consti- 
tuent une  sorte  d'examen.  En  outre,  les  machines  alternatives, 
par  leur  constitution  même  et  grâce  aux  jeux  de  leurs  divers 
organes,  dépérissent  peu  à  peu.  Pour  ces  motifs,  il  était 
indispensable  de  réserver  une  marge  assez  grande  entre  la 
vitesse  officielle  des  essais  et  la  vitesse  pratique  de  navigation  ; 
si  on  désirait  une  vitesse  pratique  de  18  nœuds,  il  était  prudent 
d'exiger  ao  nœuds  aux  essais. 

L'introduction  des  turbines  rend  cette  précaution  inutile  : 
la  suppression  des  frottements  et  de  rusure  permet  à  la  turbine 
de  rester  identique  à  elle-même  et,  par  suite,  de  développer 
toujours  la  puissance  prévue  ;  contrairement  à  la  machine  alter- 
native, elle  est  toujours  prête  à  l'examen;  si  donc  elle  est  cal- 
culée pour  20  nœuds,  c'est  ao  nœuds  qu'elle  donnera  sans 
risques,  et  il  est  inutile  de  prévoir  une  marge  entre  la  vitesse 
officielle  et  la  vitesse  pratique.  La  conséquence  de  l'introduc- 
tion des  turbines  aurait  dû  être  de  réduire  la  vitesse  officielle  ; 


836  LA     REVUE     DE     PARIS 

bien  au  contraire,  on  a  profité  des  turbines  pour  l'exagérer 
encore.  L'écart  entre  le  Nelson  et  le  Dreadnoughl  est  officielle- 
ment de  2  nœuds  1/2  ;  il  sera  pratiquement  de  près  de  4  nœuds. 

C'est  aux  turbines  que  nous  aurons  en  efiet  recours  pour  la 
propulsion  du  nouveau  bâtiment  de  combat.  L'emploi  de  ces 
appareils  n'est  plus  en  question  aujourd'hui.  Cependant,  la  tur- 
bine laisse  à  désirer  sur  quelques  points  :  elle  complique  le  pro- 
blème des  hélices,  et  sa  consomthation  ne  saurait  être,  à  toutes 
les  allures,  aussi  économique  que  celle  des  machines  alterna- 
tives. Mais  elle  a  l'avantage  dé  rester  identique  à  elle-même,  de 
n'exiger  aucun  entretien,  aucun  démontage,  aucune  reprise 
de  jeu  hebdomadaire;  en  deux  ans,  ses  organes  qui  s'usent  le 
plus  prennent  un  jeu  inférieur  à  deux  dixièmes  de  millimètre  : 
pour  les  machines  alternatives,  il  faut  visiter  les  pistons  et 
reprendre  les  jeux  après  toute  marche  un  peu  longue  ;  l'emploi 
des  turbines  double  la  valeur  effective  d'une  flotte. 

Chacun  sait  que,  dans  une  escadre,  il  est  nécessaire  de 
toujours  prévoir  l'immobilisation  d'une  partie  des  unités  pour 
permettre  le  démontage  des  machines;  aussi,  qu'un  ordre 
d'appareiller  vienne  inopinément,  une  fraction  des  navires 
devra  rester  au  mouillage.  En  même  temps  le  souci  d'être 
disponible  fait  ajourner,  trop  souvent,  les  visites  indispen- 
sables ;  qu'un  incident  survienne,  tel  qu'une  marche  rapide  non 
prévue,  et  l'on  se  trouve  exposé  aux:  avaries  les  plus  sérieuses. 
La  turbine  au  contraire  est  toujours  prête;  si  on  lui  fournit  la 
vapeur  nécessaire,  elle  développera  sans  préparation  la  puis- 
sance du  jour  des  essais.  Cette  supériorité  indéniable  doit  faire 
considérer  comme  tout  à  fait  secondaires  les  inconvénients 
signalés  plus  haut. 

Autre  avantage  précieux.  Les  machines  alternatives,  par 
leur  délicatesse,  avaient  peu  à  peu  développé  à  bord  le  rôle  des 
mécaniciens.  Dès  les  premiers  jours  de  la  marine  à  vapeur, 
l'officier  de  vaisseau,  tenant  dans  le  mépris,  à  la  fois  la 
machine  à  vapeur  et  le  mécanicien  qui  la  conduisait,  se  refu- 
sait à  descendre  dans  les  machines  et  les  chaufferies,  sauf  les 
jours  d'inspection,  quand  il  allait  vérifier  la  propreté  des 
parquets  et  le  poli  des  cuivres  ;  il  pourchassait  les  chauffeurs  et 
mécaniciens  qui,  de  leurs  «  pieds  noirs  »,  venaient  noircir  la 


PROGRAMME     NAVAL  887 

blancheur  immaculée  des  ponts.  Mais  ignorant  tout  des 
machines,  il  devait  croire  sur  parole  son  mécanicien.  Lorsque 
le  mécanisme  eut  envahi  tout  le  navire,  le  mécanicien  devint 
le  maître,  ou  plutôt  le  collaborateur  indispensable  à  qui  on 
accorde  une  confiance  aveugle,  et  qui  abuse  quelquefois  de  cette 
confiance. 

Lorsque  les  premières  voitures  automobiles  firent  leur  appa- 
rition, il  fut  de  mode  que  leurs  propriétaires,  non  seulement  la 
conduisissent,  mais  s  occupassent  eux-mêmes  de  leur  entretien 
et  de  leur  réparation.  11  fut  très  élégant  de  se  coucher  sous  la 
voiture  pour  serrer  un  boulon,  de  roder  soi-même  une  soupape 
et  de  vivre  les  mains  pleines  de  cambouis.  Cette  mode  fit  la 
fortune  de  Tautomobile,  non  seulement  parce  qu^elle  entraîna 
la  masse  du  public  vers  le  sport  nouveau,  mais  parce  qu'elle 
aiguilla  les  constructeurs  vers  la  simplicité  des  organes  et  les 
força  à  établir  une  voiture  qui  pût  être  conduite  par  tout  le 
monde.  Si,  au  contraire,  dès  le  début,-  les  amateurs  s'étaient 
fiés,  pour  l'entretien  et  la  conduite  de  leurs  voitures,  à  des 
mécaniciens  professionnels,  ceux-ci  se  seraient  bien  gardés  de 
tendre  vers  la  simplification,  car  à  mesure  que  l'organe  se  sim- 
plifiait, rimportance  du  mécanicien  diminuait. 

L'Amirauté  anglaise,  en  excluant  désormais  les  machines 
alternatives,  a  eu  surtout  pour  but  d'afiranchir  le  comman- 
dement de  la  sujétion  des  mécaniciens  :  avec  la  turbine,  il 
n'est  plus  possible  d'abriter  un  refus  de  service  derrière  une 
nécessité  plus  ou  moins  réelle  de  démontage  :  il  n'est  plus, 
surtout,  possible  de  dissimuler  le  mauvais  état  de  l'appareil 
jusqu'au  jour  d'un  débarquement;  l'entretien  est  presque  nul 
et  n'exige  pas  de  compétence  spéciale;  la  réparation,  il  est  vrai, 
en  cas  d'avarie  grave,  est  compliquée  et  difficile  et  ne  peut  se 
faire  que  dans  un  arsenal;  mais  elle  est  aussi  exceptionnelle 
qu'une  rupture  d'arbre  sur  les  machines  alternatives. 

La  seule  critique  valable  contre  les  turbines  a  trait  à  la  consom- 
mation de  charbon.  Les  machines  alternatives  sont  très  écono- 
miques à  l'allure  de  12  à  i5  nœuds  et  le  deviennent  de  moins 
en  moins  à  mesure  que  l'on  s'approche  de  la  vitesse  maxima  : 
les  turbines  ont'u  grande  allure  une  consommation  moindre 
que  celle  de  machines  à  piston;  vers  i5  à  16  nœuds,  les  con- 
sommations des  deux  systèmes  d'appareils  sont  comparables  ; 


«38 


LA     REVUE     DE     PARIS 


mais  au-^dessous  de  ces  allures  la  consommation  des  turbines 
est  de  plus  en  plus  défavorable,  à  mesure  que  la  vitesse 
baisse.  Or,  disent  les  adversaires  de  la  turbine,  les  escadres  sont 
condamnées  à  naviguer  à  petite  vitesse,  vers  lo  ou  12  nœuds, 
et  à  cette  alliu'e,  les  turbines  sont  de  très  grandes  mangeuses  de 
cbarbon. 

Nous  répondrons,  avec  beaucoup  d'officiers,  que  les  sorties 
d'exercices  à  10  ou  la  nœuds  auxquelles  la  tradition  condamne 
nos  escadres  sont  une  inutile  dépense  :  si  on  réclame  une  vitesse 
de  ao  nœuds,  il  faut  supposer  que  Ton  pratiquera,  en  temps 
de  guerre  et  en  présence  de  Tennemi,  des  vitesses  de  i5  et  de 
16  nœuds  :  c'est  donc  à  ces  allures  que  l'on  doit  exécuter  les 
exercices  du  temps  de  paix.  Viendrai't-il  à  l'idée  de  nos  officiers 
de  cavalerie  d'exercer  nos  cuirassiers  à  lallure  du  pas,  pour 
faire  sur  la  nourriture  des  chevaux  des  économies  d'avoine? 


* 


La  question  des  chaudières  marines  a  été,  dans  ces  der- 
nières années,  tant  dans  la  Presse  qu'au  Parlement,  l'objet  de 
vives  discussions  :  elle  est,  par  nature,  très  complexe,  et  le 
public,  entre  des  affirmations  contradictoires  soit  des  techni- 
ciens, soit  des  hommes  politiques,  a  quelque  peine  à  se  faire 
une  opinion.  Il  n'est  donc  pas  inutile,  de  préciser  le  type  des 
chaudières  dont  il  convient  de  doter  nos  futurs  navires. 

11  y  a  un  immense  intérêt  dans  la  construction  navale,  à 
réaliser  des  économies  de  poids.  Qu'il  s'agisse  de  la  structure 
de  la  coque,  du  tracé  des  machines  ou  des  dispositifs  des  chau- 
dières, le  progrès  ne  peut  se  réaliser  que  par  la  recherche  de 
la  légèreté.  Aussi,  lorsque  le  problème  de  la  vitesse  se  posa, 
avec  les  torpilleurs  et  avec  les  croiseurs  rapides,  tous  les  efforts 
des  ingénieurs  tendirent  à  diminuer  le  poids  consacré  à  la  pro- 
duction de  la  vapeur. 

Deux  procédés  s'offraient  :  modifier  le  type  des  appareils,  ou 
en  augmenter  le  rendement.  C'est  à  ce  dernier  moyen  que 
l'on  s'adressa  tout  d'abord  :  il  y  a  trente  ans,  toutes  les  chau- 
dières marines  étaient  des  chaudières  dites  a  cylindriques  », 
dans  lesquelles  une  masse  d'eau  considérable  baigne  l'extérieur 


PROGRAMME     NAVAL  889 

des  tubes  parcourus  par  les  courants  de  flammes.  On  commença 
par  activer,  à  Taide  de  lemploi  du  tirage  forcé,  la  combustion 
du  charbon  sur  les  grilles  :  au  lieu  de  brûler  80  kilogrammes 
par  mètre  carré  de  grille,  on  parvint,  dans  les  «  chaudières  de 
l'Amirauté  ^,  à  brûler  jusqu'à  4oo  kilogrammes  par  mètre 
carré  de  grilles.  Une  série  de  croiseurs  rapides  fut  munie  de  ce 
genre  de  chaudières  ;  elles  ne  donnèrent  pas  entière  satisfac- 
tion, et  vers  Tannée  1890,  notre  Marine  y  renonça  et  chercha 
la  légèreté  par  Femploi  des  chaudières  dites  multitubulaires, 
où  l'économie  de  poids  est  réalisée  par  la  diminution  de  la 
quantité  d'eau.  Il  fallut  de  nombreuses  années  avant  qpe  cet 
exemple  fût  imité  à  l'étranger.  Les  premiers  appareils  employés 
furent  les   chaudières  d'Allest  et  les  chaudières   Belleville; 
l'accident  malheureux  du  Jauréguiberry  fit  écarter,  au  bout 
de  quelques  années,  le  premier  de  ces  deux  types  —  peut-être 
à  tort,  car  les  appareils  de  la  même  espèce,  en  service  encore 
sur  une  dizaine  de  bâtiments  dont  le  Masséna  et  le  Jaurégui- 
berry,  n'ont   donné  lieu  à  aucun   incident.  Néanmoins  elles 
furent  éliminées  au  profit  des  chaudières  Belleville,  que  la 
Marine  expérimentait  depuis  vingt  ans,  puis  d'une  nouvelle 
venue,  la  chaudière  Niclausse.  Ces  trois  types  de  chaudières 
d'Allest,  Belleville  et  Niclausse  sont  qualifiées  de  chaudières 
à  gros  tubes  ou  de  chaudières  à  tubes  horizontaux.  Mais  au 
moment  où   leur   emploi  se   généralisait,   un  autre  type  de 
chaudière,  dit  à  petit  tubes  ou  à  tubes  verticaux,  faisait  son 
apparition.  Ce  type  était  en  réaUté  le  plus  ancien  de  tous. 
Etabli  pour  la  première   fois  par  un  ingénieur  du  port  de 
Cherbourg,  M.   Sochet,  il  devait  sa  célébrité  au  capitaine  de 
frégate  du  Temple  qui  l'avait  expérimenté  vers  1870;  à  ce 
moment  il  arrivait  trop  tôt  et  il  avait  été  dédaigné  en  France. 
Mais  au  moment  de  l'apparition  des  torpilleurs,   le  célèbre 
constructeur  anglais  Thomycroft  avait  repris  la  même  idée, 
jet,  grâce  à  elle,  avait  réalisé,  sur  ses  torpilleurs,  des  vitesses 
de  25  nœuds,  exceptionnelles  à  Tépoque.  Ce  succès  décida 
l'Amirauté  française  à  expérimenter  ce  type  de  chaudière  en 
achetant  à  Thomycroft  le  torpilleur  le  Coureur  qui  entra  en 
service  en  1888.  Dès  ce  moment,  la  chaudière  dite  à  petits 
tubes  et  à  tirage   forcé  régna  exclusivement  sur  les  torpil- 
leurs;  de  nombreux  constructeurs   et  des  ingénieurs  de   la 


84o  LA     REVUE     DE     PARIS 

Marine  imaginèrent  des  dispositifs  divers  qui  tous  reprodui- 
saient le  principe  simple  et  pratique  .de  la  chaudière  du 
Temple.  Les  bons  services  que  ce  genre  de  chaudières  donna 
sur  les  torpilleurs  conduisirent  un  certain  nombre  d'ingé- 
nieurs, et  notamment  M.  Bertin,  à  penser  que  pour  les  grands 
navires  cet  excellent  appareil  évaporatoire,  permettrait  un 
bénéfice  considérable  sur  le  poids.  Cette  chaudière  présentait 
en  effet  l'avantage  des  très  fortes  combustions;  on  réalisait 
donc  grâce  à  elle  une  grande  légèreté,  obtenue  à  la  fois  par 
un  faible  volume  d'eau  et  par  un  grand  rendement.  On  pou- 
vait dans  de  bonnes  conditions  brûler  jusqu'à  3oo  kilogrammes 
de  charbon  par  mètre  carré  de  grilles,  tandis  qu'avec  les  chau- 
dières dites  à  gros  tubes,  au  delà  de  i3o  kilogrammes,  le 
charbon  brûlait  mal,  distillait  en  partie  et  les  gaz  se  réallu- 
maient dans  les  cheminées. 

Une  chaudière,  où  l'activité  de  la  combustion  peut  atteindre 
et  même  dépasser  3oo  kilogrammes  par  mètre  carré  de  grille, 
présente  au  point  de  vue  de  la  souplesse,  des  avantages 
précieux,  —  qualité  secondaire  sur  un  paquebot,  mais  primor- 
diale sur  un  navire  de  guerre.  Sur  celui-ci  en  effet,  dans  les 
manœuvres  d'escadre  et  dans  les  évolutions  de  combat,  l'allure 
doit  changer  à  tout  instant  :  avec  les  chaudières  à  petits  tubes, 
il  suffit  pour  tripler  la  production  de  vapeur  d'accélérer  la 
marche  des  ventilateurs  et  l'alimentation  des  foyers  :  sur  les 
chaudières  à  gros  tubes,  il  faut  allumer  d'autres  corps  de  chau- 
dières. Le  tirage  forcé  présentait  un  autre  avantage  :  comme 
l'arrivée  de  l'air  est  produite  artificiellement,  on  peut  réduire  à 
la  fois  la  section  de  passage  de  l'air  dans  les  conduites  d'arrivée 
d'air  et  la  section  des  cheminées.  Un  des  enseignements  les 
plus  nets  de  la  guerre  russo-japonaise  a  été  la  nécessité  de 
prendre  des  mesures  contre  la  destruction  des  cheminées  ;  il 
devient  nécessaire  à  la  fois  de  réduire  la  cible  qu'elles  offrent 
et  de  blinder  au  moins  leur  base.  Il  y  a  donc  un  intérêt 
primordial  à  diminuer  leur  section. 

Aussi  la  Marine  expérimenta  peu  à  peu  les  chaudières  à 
petits  tubes  sur  les  grands  navires  :  le  Chaieaurenaull,  le 
Monicalm,  le  Jeanne-dArc  reçurent  de  tels  appareils.  Ajoutons 
que,  la  chaudière  à  petits  tubes  pouvant  être  construite  par  un 
grand  nombre  de  fournisseurs  et  par  l'établissement  d'indret. 


PROGRAMME      NAVAL  8^1 

son  prix  ne  pouvait  être  élevé  artificiellement;  en  la  mettant 
en  concurrence  avec  les  chaudières  Belleville  et  Niclausse,  on 
maintiendrait  le  prix  de  celles-ci  dans  de  justes  limites. 

Telle  était  la  situation  lors  de  rétablissement  du  programme 
de  1900  :  les  devis  prévoyaient  Temploi,  soit  des  chaudières 
Belleville,  soit  des  chaudières  Niclausse,  soit  des  chaudières  à 
petits  tubes.  M.  Pelletan  arriva  aux  affaires.  Il  avait  en 
suspicion  ((  les  bureaux  »  et  «  la  science  officielle  ».  Ces  senti- 
ments bien  connus  furent  habilement  exploités  ;  on  obtint  de 
lui  la  réunion  d'une  commission  de  mécaniciens  soigneusement 
choisis;  on  avait  exclu  le  mécanicien  Inspecteur  général,  chef 
du  corps  des  mécaniciens,  dont  on  savait  Tavis  favorable  aux 
chaudières  à  petits  tubes.  Cette  commission  déclara,  sans 
débats  contradictoires  avec  les  ingénieurs,  qu'il  n'était  pas 
admissible  de  dépasser  sur  les  grands  bâtiments,  une  com- 
bustion de  120  kilogrammes  par  mètre  carré  de  grilles; 
.que  seules  les  chaudières  à  gros  tubes  Niclausse  et  Belleville 
pouvaient  être  employées  et  que  Ton  devait  réserver  aux 
torpilleurs  et  contre-torpilleurs,  les  chaudières  à  petits  tubes 
et  les  fortes  combustions.  M.  Pelletan  rédigea  de  sa  propre 
main  une  dépêche  ministérielle  qui  donna  force  de  loi  à  ces 
conclusions. 

Grâce  à  cette  décision,  toute  concurrence  était  éliminée  au 
profit  des  chaudières  à  gros  tubes  :  on  en  vit  immédiatement 
les  conséquences  financières  :  les  appareils  type  Patrie  coû- 
tèrent environ  i  200000  francs,  alors  que  des  constructeurs 
très  sérieux  avaient  fait  une  offre  ferme  de  800  000  francs  pour 
un  appareil  à  petits  tubes. 

Au  point  de  vue  technique,  la  mesure  prise  n'était  pas  plus 
défendable.  L'argument,  mis  en  avant  auprès  M.  Pelletan  par 
ceux  qui  ont  dicté  cette  circulaire,  est  qu'une  combustion 
supérieure  à  1 20  kilogrammes  par  mètre  carré  de  grilles  fatigue 
les  chauffeurs  d'une  façon  excessive.  On  ne  comprend  pas  com- 
ment ce  surmenage  des  chauffeurs,  jugé  inacceptable  sur  les 
cuirassés,  est  admissible  sur  un  torpilleur  ou  un  contre-torpil- 
leur où  cependant  l'équipage  est  réduit  au  minimum  et  où  le 
logement  manquant  de  confortable  assure  moins  de  repos  que 
sur  un  cuirassé;  la  vérité  est  que  le  problème  du  torpilleur 


842 


LA    REVUE     DE    PARIS 


n'est  soluble  qu'avec  des  chaudières  poussées  à  grande  allnre, 
tandis  qu'il  en  est  autrement  du  cuirassé.  On  a,  d'autre  part, 
non  sans  habileté,  étabU  une  confusion  sur  la  difficulté  de  la 
chauffe  à  bord  :  sur  un  paquebot,  dont  la  vitesse  de  route  est 
toujours  voisine  de  la  vitesse  maxima,  une  combustion  intense 
n'irait  pas  sans  difficultés,  pour  le  personnel  comme  pour  le 
matériel;  sur  on  navire  de  guerre,  l'important  est  de  pouvoir 
faire  rapidement  varier  l'allure,  de  passer  en  peu  d'instants  de 
i5  à  i8  nœuds  par  exemple  ;  à  cet  égard,  les  chaudières  à  haute 
combustion  donnent  aux  navires  une  souplesse  parfaite;  sur 
un  grand  navire  et  surtout  sur  un  cuirassé,  la  chauffe  à 
outrance  est  exceptionnelle;  même  sur  le  champ  de  bataille, 
elle  n'aura  que  la  durée  d'une  évolution,  c'est-à-dire  quelques 
quarts  d'heure. 

Au  point  de  vue  technique,  il  n'est  pas  exagéré  de  dire  que  la 
circulaire  de  M.  Pelletan  constitue  un  véritable  attentat  contre 
le  progrès  :  en  limitant  à  120  kilogrammes  la  combustion  des 
chaudières,  on  retirait  d'avance  aux  ingénieurs  l'un  des  seuls 
moyens  efficaces  d'augmenter  la  légèreté  des  appareils  et  par 
suite  la  vitesse  des  navires.  On  ne  peut  comparer  cette  mesure 
qu'à  celle  qui,  sous  un  prétexte  humanitaire,  interdirait  de 
construire  des  appareils  à  vapeur  à  une  pression  supérieure  ù 
[i  kilogrammes,  d'employer  des  courants  d'un  voltage  supérieur 
à  I  000  volts,  de  faire  tourner  les  moteurs  à  pétrole  à  plus  de 
I  000  tourâ,  de  dépasser  dans  les  opérations  métallurgiques, 
une  température  de*  2  000",  etc.  Sur  les  locomotives,  il  n'est 
possible  de  réaliser  les  grandes  vitesses  qu'en  brûlant  jusqu'à 
4oo  kilogrammes  par  mètre  carré  de  grilles;  le  chauffeur  d'un 
rapide  marchant  à  cette  allure  pendant  trois  heures  est  autre- 
ment surmené  qu'nn  chauffeur  de  cuirassé. 

Le  successeur  de  M.  Pelletan  ne  l'a  pas  ignoré,  et,  il  y  a 
deux  ans,  sur  l'initiative  du  Sénat  qui,  par  Torgane  <i|^e  son 
rapporteur  général,  M.  Milliès-Lacroix,  av^it  protesté  contre  la 
suppression  de  toute  concurrence,  il  rouvrit  la  question  en  con- 
sultant le  Comité  technique  sur  le  type  des  chaudières  à  adopter 
pour  VEdgar-Quinetei  le  Waldeck-Rousseau.  Après  une  enquête 
et  une  discussion  approfondies,  le  Comité  technique  conclut  que 
Ton  pourrait  accepter  au  même  titre  les  trois  types  d'appareils  : 


PROGRABIME     ?«AVAL  843 

Belleville,  Niclauase  et  à  petits  tubes.  Le  ministre,  néanmoins, 
ne  crut  pas  devoir  revenir  sur  les  décisions  de  son  prédécesseur, 
et  tout  récemment  encore,  pour  la  commande  des  chaudières 
des  six  cuirassés  type  Danton,  il  a  limité  la  concurrence  entre 
les  deux  types  Belleville  et  Niclausse. 

A  Tétranger,  tous  les  pays,  àTimitation  de  l'Amirauté  fran-^ 
çaise  qui  a  été  l'initiatrice  en  cette  matière  comme  en  tant 
d'autres,  ont  adopté  d^abord  les  chaudières  françaises  à  gros 
tubes,  Belleville  et  Niclausse;  puis  des  types  nouveaux  du 
même  genre  ont  été  créés,  Babcox  et  Wilcox  en  Angleterre  et 
aux  États-Unis,  Durr  en  Allemagne;  mais  la  plupart  des 
marines  font  ce  que  M.  Pelletan  a  empêché  et  installent  la 
chaudière  à  petits  tubes.  En  Angleterre,  plus  de  la  moitié  dos 
navires  en  construction  reçoivent  la  chaudière  Yarrow;  le 
même  type  est  adopté  à  l'exclusion  de  tout  autre  en  Autriche  ; 
en  Allemagne,  tous  les  navires  récents  et  les  navires  en  chantier 
ont  des  chaudières  Schultz-Thomycroft;  enfin  les  Japonais, 
dont  l'expérience  en  fait  de  chaudières  est  plus  avancée  que 
celle  des  autres  marines,  piisque  cette  expérience  est  celle  de 
la  guerre,  ont  abandonné  les  chaudières  JMiclausse  et  Belleville, 
pour  prendre  les  chaudières  Myabara.  Non  seulement  ils. 
emploient  ces  chaudières  sur  leurs  nouvelles  constructions, 
mais  sur  les  bâtiments  russes  pris  à  Port-Arthur  et  à  Tsou-shima, 
VOrel,  le  Revitsan  et  le  Bayaiiy  ils  ont  substitué  les  chaudières 
Myabara  aux  appareils  Bellevilljs  et  Niclausse  ^ . 

Or,  chaudières  Yarrow,  chaudières  Schultz-Thomycroft, 
chaudières  Myabara  sont  des  chaudières  à  petits  tubes,  a  tirage 
forcé,  dérivées  de  la  chaudière  du  Temple.  M.  le  sénateur  Pichon, 
dans  une  discussion  récente,  a  donné  les  chifires  suivants,  sur 
la  répartition  des  types  de  chaudières  destinées  aux  grands 
bâtiments  lancés  ou  mis  en  chantiers  en  1907  :  chaudières  à 
gros  tubes  (tubes  horizontaux),  cinq  navires  représentant 
98  000  tonneaux  et  187  000  chevaux;  chaudières  à  petits  tubes 

I.  Le  ministre  de  la  Marine,  dans  la  récente  discussion  au  Sénat  relative 
aux  chaudières,  a  fait  connaître  que  VAmirauté  japonaise  avait  adressé,  à  la 
soite  de  la  guerre,  des  lettres  très  élogieuses  aux  constructeurs  Belleville  et 
Niclausse  :  cela  prouve  peut-être  que  rAmirauté  japonaise  n'a  pas  eu  à  se 
plaindre  de  ce  type  de  chaudières;  mais  l'adoption  généralisée  des  chau- 
dières Myabara  indique  sans  conteste  que  celles-ci  ont  été  trouvées  préfé- 
râbles. 


844  LA     REVUE     DE     PARIS 

(tubes  verticaux),  dix-sept  navires  représentant  217000  ton- 
neaux et  359  000  chevaux.  Ces  chiffres  se  passent  de  commen- 
taires :  l'avenir  appartient  aux  chaudières  à  petits  tubes. 

Quelle  est  l'influence  bizarre  et  néfaste  qui  nous  interdit 
d'employer  sur  nos  navires  des  appareils  inventés  et  réalisés  en 
France  et  que  toutes  les  Marines  s*accordent  à  préférer?  Craint- 
on  de  donner  un  démenti  à  la  compétence  technique  de  M.  Pel- 
letanP  Ou  bien  existe-t-il  quelque  mystérieux  lien  entre  la  majo- 
rité qui  nous  gouverne  et  le  type  des  chaudières? 

Quelque  jour,  la  marine  française  pourra  revenir  aux  types 
qu'elle  a  créés  de  toutes  pièces.  Ce  ne  sera  ni  la  première,  ni  la 
dernière  fois,  qu'une  invention  française  aura  dû  aller  cher- 
cher à  l'étranger  l'appui  susceptible  de  l'imposer  chez  nous  ; 
mais  la  chaudière  du  Temple  aura  eu  cette  fâcheuse  faveur 
d'avoir  été  contrainte  de  revenir  deux  fois  de  l'étranger,  une 
fois  comme  chaudière  de  torpilleur,  une  deuxième  fois  comme 
chaudière  de  grand  bâtiment. 

Une  nouvelle  transformation  du  matériel  naval  qui  se  pré- 
pare aujourd'hui  rend  d'ailleurs  son  triomphe  nécessaire  et  pro- 
chain. L'Amirauté  anglaise,  depuis  trois  ans,  commence  de 
•  substituer  sur  les  torpilleurs  et  contre-torpilleurs  le  chauflage 
au  pétrole  au  chauffage  au  charbon  ;  elle  complète  ainsi  l'évolu- 
tion due  à  la  turbine.  L'ensemble  —  turbine  et  chauffage  au 
pétrole  —  constitue  un  appareil  d'une  souplesse  et  d'un  endu- 
rance extrêmes.  Quelques  hommes  suffisent  à  le  conduire  ;  les 
torpilleurs  type  Cossack  ne  possèdent  que  le  quart  du  personnel 
mécanicien  et  chauffeur  des  autres  contre-torpilleurs  d'ancien 
système.  Le  pouvoir  calorifique  du  pétrole  permet  en  même 
temps  d'augmenter  la  distance  franchissable,  à  poids  égal,  dans 
le  rapport  de  trois  à  cinq.  Enfin  l'Amirauté  anglaise  est  parvenue 
à  brûler  le  pétrole  dans  des  conditions  telles  que  la  fumée  est 
entièrement  supprimée.  On  ne  saurait  trop  insister  sur  les  avan* 
tages  indéniables  de  la  suppression  de  la  fumée.  Celle-ci  en  effet, 
sur  nos  navires  modernes  à  grande  vitesse  est  une  gène  perma- 
nente :  elle  pénètre  partout,  obscurcit  la  vue,  est  un  obstacle 
pour  le  tir  des  canons  ;  les  nuages  épais  qui  se  répandent  dans 
le  ciel  décèlent  à  grande  distance  la  présence  d'une  escadre. 

Tous  ces  avantages  sont,  en  Angleterre,  chose  acquise  pour 
les  torpilleurs  et  les  contre-torpilleurs  :  tous  les  bâtiments  de 


PROGRAMME     NAVAL 


845 


cette  espèce  construits  depuis  deux  ans  sont  installés  pour  le 
chauffage  au  pétrole  ;  la  France  vient  seulement  de  commander 
quelques  contre-torpilleurs  suivant  les  mêmes  idées. 

Mais,  déjà,  l'Amirauté  anglaise  est  entrée,  pour  les  grands 
bâtiments,  dans  la  voie  du  chauffage  au  pétrole.  Or,  les  chau- 
dières dites  à  gros  tubes,  qui  déjà  ne  permettent  pas  le  chauffage 
intensif  au  charbon,  permettent  encore  moins  le  chauffage 
intensif  au  pétrole  ;  il  en  est  tout  autrement  des  chaudières  à 
petits  tubes,  et  c'est  pour  ce  motif  que  TAmirauté  anglaise,  non 
moins  que  l'Amirauté  allemande,  développe  l'emploi  des 
appareils  de  cette  espèce. 

Toutes  ces  considérations  ont  été  exposées  au  Sénat,  en  février 
dernier,  par  M.  le  sénateur  Pichon,  et  n'avaient  pas  manqué 
d'impressionner  la  haute  Assemblée,  lorsque  l'amiral  de  Cuver- 
ville,  sans  discuter  les  faits  allégués,  est  venu  donner  au  Sénat 
la  soi-disant  opinion  des  ce  marins  »  et  justifier  le  Ministre 
d'avoir  écarté  à  nouveau,  malgré  l'avis  de  ses  conseils  tech- 
niques, la  chaudière  à  petits  tubes  pour  les  cuirassés  type 
Voltaire. 

Avec  la  lenteur  de  nos  constructions,  nous  devrions  tou- 
jours être  en  France  —  comme  d'ailleurs  nous  l'avons  sou- 
vent été  —  àTavant-garde  du  progrès  :  c'est  pour  nous  le  seul 
moyen  d'être  à  la  hauteur  de  nos  rivaux.  Nos  cuirassés  du 
programme  de  1906  entreront  en  service  au  plus  tôt  en  1911» 
en  même  temps  que  les  Dreadnought  mis  en  chantiers  en  1909 
et  les  Ersatz,  commandés  en  1908.  Ces  derniers  navires  seront 
tous  munis  de  la  chauffe  au  pétrole,  ou  pourront  tout  au  moins 
l'installer  grâce  au  type  de  leurs  chaudières.  La  France  s'est 
interdit  dès  aujourd'hui  les  moyens  de  réfiiliser  cette  trans- 
formation. 

Sans  doute,  en  191 1,  l'oubli  sera  venu,  et  les  responsabi- 
lités seront  difficiles  à  préciser.  11  n'en  est  pas  moins  vrai  que, 
grâce  à  l'esprit  de  progrès  de  M.  Pelletan  et  à  son  souci  de 
ménager  les  chauffeurs,  et  grâce  à  l'intervention  de  l'amiral  de 
Cuverville,  nous  serons  seuls  à  posséder  des  appareils  démodés 
permettant  la  chauffe  au  charbon  seul  ;  nous  serons  seuls  égale- 
ment à  conserver  le  surmenage  des  chauffeurs. 


846 


LA.     REVUE     DE     PARIS 


Résumons  les  caractérisliques  du  Mtiment  de  combat  que 
nous  proposons  : 

Un  armement  de  quatre  canons  de  3o5  en  a  tourelles 'doubles, 
de  vingt-quatre  canons  de  1 64 1 7  et  de  9^  canons  de  100  milli- 
mètres. Les  canons  de  i64*7  sont  installés  huit  en  réduits  dont 
quatre  aux  angles  du  fort  central  :  seise  en  huit  tourelles 
doubles  dans  la  partie  centrale.  Les  canons  de  100  millimètres- 
sont  installés  six  en  tourelles  à  éclipse  sur  la  plage  arrière, 
quatre  au-dessus  du  réduit  central,  également  en  tourelles  à 
éclipse,  huit  dans  le  réduit  et  six  à  l'avant  non  protégés. 

La  protection  est  assurée  par  une  ceinture  de  330  millimètres 
et  par  un  blindage  de  a  00  millimètres  régnant  dans  toutes  les 
parties  qu'il  importe  de  défendre  efBcacement,  c'est-à-dire 
le  fort  blindé  des  tourelles  de  i64t7-  La  base  des  cheminées  et 
des  manches  d'aération  émergent  du  réduit,  à  Tabri  d'entou- 
rages cuirassés  à  100  millimètres. 

Les  logements  sont  installés  à  l'avant,  et  dans  le  réduit  blindé  ; 
sur  la  plage  arrière,  deux  étages  de  constructions  sont  pré- 
parés, l'un  destiné,  à  demeurer  en  temps  de  guerre,  l'autre 
contenant  les  pièces  qu'on  peut  dire  ce  de  luxe  »,  carrés,  salons, 
salle  à  manger,  bureaux,  et  destiné  à  être  démonté  en  temps 
de  guerre. 

De  même,  entre  les  tourelles  de  i64«7i  sont  placés  les 
aménagements  de  temps  de  paix,  cuisines  et  postes  divers. 
Deux  blockhaus,  l'un  à  l'avant  des  cheminées  avant,  l'autre  à 
l'arrière  des  cheminées  arrière,  les  postes  de  conduite  de  tir, 
les  entourages  des  cheminées  et  des  manches  de  ventilation 
émei^ent  du  pont  supérieur.  Tous  les  panneaux  sont  fermés  au 
moment  du  combat,  et  les  accès  dans  les  fonds  n'ont  lieu  que 
par  les  manches  de  ventilation  disposées  en  consécpence. 

Un  mât  tripode  destiné  seulement  à  la  télégraphie  sans  fil 
s'élève  entre  les  deux  groupes  de  cheminées. 

Le  bâtiment  sera  pourvu  de  filets  BuUivant. 

L'appareil  moteur  est  à  turbines  et  est  alimenté  par  des 
chaudières  à  tubes  verticaux  genre  du  Temple  pouvant  être 


PROGRAMME    NAVAL  8^7 

chauffées  soit  au  charbon,  soit  au  pétrole.  Il  est  calculé  pour 
une  vitesse  de  20  nœuds. 

Au  terme  de  cette  longue  étude,  nous  devons  répondre  à 
une  objection  qui  s'impose  à  la  pensée  du  lecteur.  Si  le  navire 
de  demain  est  tel  que  nous  le  proposons,  comment  expliquer 
la  conception  du  Dreadnoaghi  à  laquelle  l'Angleterre  reste 
fidèle  et  à  laquelle  se  rallient  la  plupart  des  puissances  navales, 
Allemagne,  Etats-Unis,  Russie,  etc..»^  Comment  expliquer  que 
Ton  ait  tiré,  des  enseignements  de  la  guerre  russo-japonaise, 
les  arguments  en  faveur  d'une  thèse  entièrement  apposée  à 
celle  que  nous  soutenons? 

En  réalité,  le  Dreadnoaght  a  été  conçu  dans  la  période 
((  légendaire  »  de  la  guerre  russo-japonaise,  alors  que,  sur  la 
foi  de  renseignements  télégraphiés  par  des  correspondants 
dont  l'imagination  remplaçait  la  connaissance  précise  des  faits, 
les  Amirautés  avaient  cru  à  l'inefficacité  de  l'artillerie  moyenne. 
On  avait  appris  que  le  Cesarevitch  s'était  retiré  indemne  de  la 
bataille  du  10  août.  On  supposait  qu'il  avait  été  attaqué  par 
de  puissants  projectiles  et  on  avait  admis  que  ces  puissants 
projectiles,  malgré  leur  puissance,  avaient  été  insuffisants. 
D'où  nécessité  de  recourir  aux  plus  gros  calibres.  Nous-même, 
nous  avons,  à  cette  époque  partagé  l'erreur  générale  :  dans 
un  article  du  Journal  des  Débats  du  19  août  1906,  nous  préco- 
nisions l'adoption,  pour  les  cuirassés  type  Voltaire^  des  deux 
calibres  de  3o5  et  de  aiio,  à  l'exclusion  de  l'artillerie  moyenne. 
U  paraît  certain  que  l'Amirauté  anglaise  obéissait  aux  mêmes 
mobiles  lorsqu'elle  étudiait  les  plans  du  Dreadnought.  En  juil- 
let 1905,  la  mise  en  chantier  du  bâtiment  était  en  préparation 
à  Portsmouth  ;  si  on  se  rappelle  que  la  bataille  de  Tsou-shima 
avait  eu  lieu  le  38  mai,  il  est  permis  de  dire  que  les  plans  du 
Dreadnought  ont  été  établis  dans  l'ignorance  des  véritables  ensei- 
gnements de  cette  bataille;  notons  d'ailleurs  que  toutes  les  nou- 
velles télégraphiées  du  Japon  avaient,  comme  après  le  10  août, 
insisté  sur  l'importance  de  la  grosse  artillerie.  Lorsque  les  faits 
précis  furent  connus  et  dismités,  le  Dreadnought  était  en  chan- 
tier ;  nombre  de  marins  et  d'ingénieurs,  dont  sir  William  White, 
l'ancien  et  célèbre  constructeur  en  chef  de  l'Amirauté,  ne  lui 
ménagèrent  pas  les  critiques.  Mais  la  tradition  était  créée  : 
l'Angleterre  appuyait  sa  plus  grande  puissance  navale  sur  les 


848  LA     REVUE     DE     PARIS 

plus  grands  navires  et  les  plus  gros  canons.  La  question  sortait 
du  domaine  purement  technique  et  tout  retour  en  arrière 
devenait  difficile. 

Remarquons  d'ailleurs  que  si  l'armement  du  Dreadnought 
n'est  pas,  à  notre  avis,  celui  qui  s'impose  aujourd'hui  pour 
combattre  les  navires  à  flot  ou  en  chantier,  il  s'imposera  sinon 
demain,  du  moins  après-demain,  contre  les  navires  établis 
rationnellement.  Le  bâtiment  dont  nous  avons  esquissé  les 
traits  principaux  n'aura  que  peu  à  redouter  l'artillerie  moyenne 
à  explosifs;  il  faudra  recourir,  pour  le  réduire,  aux  seuls 
canons  de  gros  calibres.  Mais  si  le  Dreadnought,  au  point  de 
vue  de  l'armeriaent,  est  le  navire  d'après-demain,  il  est,  au 
point  de  vue  de  la  protection,  le  navire  d'avant-hier.  On  ne 
saurait  donc  le  prendre  comme  modèle  lorsqu'il  s'agit  de  cons- 
truire le  navire  de  demain. 

Un  modèle  sur  lequel  l'attention  des  Amirautés  européennes 
aurait  dû  se  fixer  davantage,  est  le  nouveau  bâtiment  mis  en 
chantier  par  le  Japon.  Si  une  marine  est  fixée  sur  les  véritables 
enseignements  de  la  guerre  russo-japonaise,  c'est  bien  la 
marine  de  l'Empire  du  Soleil-Levant;  or,  que  met-elle  en 
chantier?  un  bâtiment  de  21  000  tonneaux  ayant  une  ceinture 
épaisse  de  3o5  et  un  blindage  de  3o3  millimètres,  protégeant 
toute  la  partie  centrale  ainsi  que  la  batterie  moyenne  ;  son 
armement  se  compose  de  dix  canons  de  3o5  et  de  vingt-quatre 
canons  de  i5â.  Nous  avons  exposé  plus  haut  pourquoi  nous 
croyons  devoir  limiter  le  tonnage  à  18000  ou  19000  tonnes; 
si  on  accepte  le  déplacement  de  21  000  tonneaux,  l'armement 
que  nous  avons  proposé  dans  le  courant  de  notre  étude  serait 
de  huit  canons  de  3o5  et  de  vingt-quatre  canons  de  164,7; 
c'est-à-dire  un  armement  très  voisin  de  celui  du  bâtiment 
japonais.  Il  semble  donc  que  le  nouveau  cuirassé  japonais 
s'inspire  des  idées  que  nous  venons  de  développer. 

CH.     FERRAND 


LES   SALONS  DE   1908 

II 

SOCIÉTÉ     DES    ARTISTES     FRANÇAIS 

Traversons  la  cloison  symbolique,  le  diaphragme  de 
planches  qui  divise  le  Grand  Palais;  entrons  chez  la  Société 
des  Artistes  Français,  la  première  en  date,  et  la  plus  considé- 
rable encore  par  le  nombre  des  exposants,  sinon  toujours  par 
la  qualité  des  œuvres  exposées... 

Oh  !  que  de  marbres  1  que  de  marbres  1  De  tous  côtés,  à  droite, 
à  gauche,  en  face,  par  derrière  déjà,  sitôt  que  j'ai  fait  quelques 
pas,  et  jusque  .dans  les  recoins  les  plus  sombres  de  Timmense 
galerie,  c'est  un  peuple  de  formes  immobiles,  un  hérissement 
blanc  et  froid...  Combien  Ton  sculpte  encore  en  France!  A 
quelques  regards  jetés  çà  et  là  sur  des  Dianes  ou  des  Vénus 
maniérées,  j'ai  déjà  envie  d'aller  revoir  l'Or/) /i<^e  incomplet  de 
Rodin  :  disjecti  membre  poelœ...  Montons  d'abord,  pour  nous 
réchauffer  les  yeux,  aux  salles  de  Peinture. 

. . .  Oh  !  que  de  toiles  !  que  de  toiles  I  Je  n'ai  pas  traversé 
trois  salles  que  je  m'arrête  découragé,  en  songeant  qu'il  y 
en  a  quarante-trois,  et  m'effondre  sur  un  des  ce  divans  pro- 
fonds ))  qu'eût  célébrés  Baudelaire,  et  que,  cette  année-ci,  la 
Société  des  Artistes  Français  a  disposés  en  grand  nombre  sur 
des  tapis  luxueux,  avec  une  «  splendeur  »  tout  «  orientale...  » 
(Hélas!  durant  toute  ma  visite,  je  chercherai  en  vain  les 
((  riches  plafonds  ». . .)  Oui,  quarante-trois  salles,  où  les  tableaux 
se  pressent  le  long  des  murs,  sans  un  interstice! 

I.  Voir  la  Revue  du  i''*' juin. 

i5  Juin  1908.  la 


85o  LA     REVUE     DE     PARIS 

Heureusement,  ici,  l'on  peut,  Ton  doit  même  choisir  avec 
sévérité  :  car  le  choix  n*est  pas  tout  fait,  comme  à  l'autre 
Salon,  où  les  toiles  décidément  mauvaises  sont  très  rares.  Je 
ne  parlerai  que  des  œuvres  qui  valent;  —  et  je  m'excuse 
d'avance  si  j'en  omets.  Remarquer  tout  ce  qui  est  digne  de 
remarque,  dans  ces  salles  interminables,  dans  ces  halls  qui 
sont  des  halles,  est  physiquement  impossible. 

M.   Henri   Martin,  après   des   débuts  difficiles,  a  fini  par 
imposer  à  l'admiration  des  critiques  —  d'abord  hésitants  — 
et  même  du  public  —  étonné  encore,  mais  conquis  —  son 
talent  très  personnel  et  un  peu  paradoxal,  qui,  élargissant  avec 
hardiesse  la  formule  pointilliste,  nous  offre  de  vastes  composi- 
tions peintes  par  toutes  petites  touches.  Il  nous  a  donné  naguère 
un  chef-d'œuvre,  ces  Faucheurs  baignés  de  soleil  qui  marque- 
ront une  date  dans  l'histoire  de  la  peinture  contemporaine, 
et   dont  nous  retrouverons,  d'ailleurs,  plus  loin,  signée  de 
M.  G. -H.  Carré,  une  naïve  réplKjue.  L'Étude,  panneau  destiné 
à  la  Sorbonne,  que  M.  Henri  Martin  expose,  cette  année,  et  qui 
fera  partie  du  même  ensemble  décoratif,  ne  vaut  pas  les  Fau- 
cheurs. Dans  cette  toile  glorieuse,  la  manière  du  peintre  et  le 
sujet  de  la  peinture  se  trouvaient  merveilleusement  d'accord  : 
les  menues  taches  de  la  couleur  semblaient  la  vibration  même 
de  la  lumière  autour  des  paysans,  par  un  jour  torride,  dans 
un  pré  bourdonnant  de  mouqhes  et  palpitant  de  parfums.  Le 
paysage  de  V Étude  est  sans  doute  un  paysage  méridional,  mais 
plus  fin,  moins  ardent  que  celui  des  Faucheurs;  c'est  un  coin 
de  Provence,  au  printemps,  sous  des  oliviers  argentés,  devant 
une  mer  bleue  entrevue  à  travers  les  branches.  Les  flèches  du 
soleil  y  sont  moins  frémissantes,  la  lumière  y   repose  plus 
sereine  ;  et  le  tremblement  de  la  couleur  semble  moins  néces- 
saire. Tel  coup  de  clarté  sur  un  chapeau  de  paille  est' admira- 
blement rendu  par  M.  Henri  Martin;   mais  les  vêtements  des 
personnages  s'alourdissent  sous  le  pinceau  trop  insistant,  et 
certaines  étoffes  prennent  un  aspect  trop  rond,  trop  poli.  Le 
manteau  du  personnage  central,  par  exemple,   a  Tair  d'être 
moins  en  drap  gris  qu'en  grès  rose.  C'est  là  l'inconvénient  de 
cette  facture   un   peu  uniforme,    où   tout  est  traduit   de  la 
même  façon,  sans  que  le  procédé  s'approprie  à  chaque  objet. 


LES    SALONS    DE     I908  85l 

Les  choses  y  perdent  leur  individualité,  irréductible  pourtant. 
M.  Henri  Martin  pourrait  être  défini  un  peintre  panthéiste, 
dont  le  dieu  serait  la  lumière,  partout  présente  et  partout 
identique  à  elle-même,  -r-  Aussi,  lorsqu'il  tente  un  portrait, 
comme  celui  de  Madame  F...  placé  juste  en  face  de  son  grand 
tableau,  M.  Henri  Martin  peint-il  une  toile  fort  intéressante 
certes,  mais  sans  détail  étudié,  et  partant  sans  vie  profonde. 
Sa  peinture  est  essentiellement  décorative. 

Par  contre,  en  ce  genre,  il  est  passé  maître.  Depuis  Puvis 
de  Chavannes,  nul  n'a  su  mieux  que  lui  équilibrer  les  diverses 
parties  d'une  toile,  en  varier  plus  habilement  les  épisodes,  et 
les  faire  concourir  avec  une  simplicité  plus  savante  à  Teffet 
total.  Bien  qu'à  un  moindre  degré  que  les  Faucheurs,  V Étude 
atteste,  chez  M.  Henri  Martin,  cette  science  éminente  de 
l'harmonie.  Les  attitudes  —  un  peu  trop  «  penchées  »  —  des 
jeunes  gens  qui  entourent  le  maître,  toutes  diverses,  sont 
toutes  expressives;  et  une  atmosphère  de  recueillement  ému, 
et,  si  l'on  peut  dire,  de  lumineux  silence,  se  dégage  de  cette 
belle  toile.  Les  étudiants  qui  l'auront  sous  les  yeux,  à  la 
Sorbonne,  pourront  évoquer  le  début  du  Phèdre  et  la  prome- 
nade de  Socrate  et  de  ses  disciples  au  bord  de  l'Uissus.  Et  ils 
devront  admirer  avec  quelle  poésie  M.  Henri  Martin,  ayant  à 
leur  représenter  \ Étude,  a  su  moderniser  et  animer  l'antique 
et  froide  allégorie. 

Seul,  le  jeune  homme  adossé  contre  une  colonne,  à  gauche, 
me  semble  appeler  une  réserve  :  ses  vêtements  paraissent 
empruntés  au  vestiaire  où  M.  Jean  Veber  habille  ses  rapins;  et 
il  s'appuie  si  lourdement  au  fût  de  la  colonne  que  l'on  ne  laisse 
pas  d'être  inquiet  pour  la  statuette  de  Minerve  qui  la  domine. 

Le  maître,  c'est  M.  Anatole  France,  qui,  d'un  doigt  socra- 
tique, enseigne  ses  élèves  barbus.  En  même  temps  qu'une 
belle  scène,  féconde  en  nobles  et  graves  leçons,  nos  petits- 
neveux  trouveront  dans  cette  toile  un  portrait  du  grand  écri- 
vain, portrait  approximatif  parce  que  le  modèle  y  est  très 
interprété,  mais  qui  préside  heureusement,  et  qui  devait  pré- 
sider à  cette  peinture  où  la  vie  moderne  est  stylisée. 

M.  Jean-Paul  Laurens,  fidèle  aux  grandes  compositions  qui 
l'ont  rendu  célèbre,  a  brossé  une  vaste  toile  qu'il  nomme  la 


853  LA     REVUE     DE     PARIS 

Musique.  Un  Beethoven  colossal  Templit  prescpe  tout  entière  ; 
et,  sans  doute,  Beethoven  est  presque  toute  la  musique,  mais 
rœuvre  ne  répond  pas  exactement  au  titre  :  son  vrai  nom 
serait  plutôt  Apothéose  de  Beethoven^  ou  même  Monument  de 
Beethoven,  Oui,  ce  dernier  nom  conviendrait  fort  bien  :  car  les 
c[ualités  de  ce  tableau  sont  des  qualités  architecturales,  — 
celles  qui,  d'ailleurs,  avec  le  sens  du  dramatique,  ont  distingué 
de  tout  temps  M.  Jean-Paul  Laurens. 

Dans  cette  composition,  c'est  Beethoven  que  j'aime  le 
moins.  A  force  de  vouloir  faire  un  Beethoven  surhumain,  nos 
peintres  le  font  inhumain.  Celui  de  M.  Jean-Paul  Laurens  se 
renverse  avec  un  beau  geste  farouche,  mais  il  est  vraiment  trop 
colossal,  surtout  pour  les  dimensions  de  la  toile;  et  l'exagé- 
ration de  sa  taille  est  encore  accrue  dans  certains  détails  de  son 
corps.  Front  haut,  poitrine  large,  mains  fortes,  nous  imagi- 
nons bien  un  Beethoven  avec  ces  caractéristiques;  -mais 
pourquoi  lui  prêter  des  jambes  aussi  énormes,  et  qui,  venant 
en  avant  du  tableau,  sont  grossies  encore  par  la  perspective.^ 
Ce  sont  les  jambes  de  Louis  XVIII.  Qu'on  nous  montre  un 
Beethoven  titanique,  soit,  mais  non  podagre. 

A  ces  déformations  excessives,  que  nous  notions  déjà,  à  la 
fin  du  précédent  article,  dans  VIngres  sculpté  par  M.  Bour- 
delle,  il  semble  que  l'influence  de  M.  Rodin  se  reconnaisse,  et 
que  non  seulement  nos  statuaires,  mais  nos  peintres  même,  et 
non  les  moindres,  soient  hantés  par  le  souvenir  de  son  Balzac. 

Mais  tout  ce  qui  entoure  Beethoven,  dans  le  tableau  de 
M.  Jean-Paul  Laurens,  est  digne  de  son  grand  talent  probe  et 
ému,  qui  fait  songer  à  un  dramaturge  romantique  attardé  en 
notre  temps.  Trop  de  cadavres  peut-être,  et  de  cadavres  trop 
sanglants,  dans  la  foule  qu'emporte  au-dessus  de  Beethoven  le 
tourbillon  de  la  musique  :  Beethoven  nous  parle  moins  de  la 
mort,  de  la  mort  précise  et  physique,  que  de  la  grande  tristesse 
vague  et  sublime  que  l'âme  éprouve,  aux  heures  où  la  vie  fait 
silence  en  elle,  à  la  pensée  que  tout  doit  finir  un  jour...  Même 
dans  la  Marche  funèbre,  le  funèbre  est  dans  le  sentiment  plus 
que  dans  la  vision  suggérée;  ce  n'est  pas  un  cadavre,  un 
cadavre  exact  et  personnel,  qu'on  voit  en  fermant  les  yeux, 
c'est  plutôt  un  cortège  magnifique  et  mélancolique,  déroulé 
par  les  rues  d'une  ville  pompeuse  comme  les  appels  des  trom- 


LES    SALON8    DE     IQOS  855 

peites,  sous  un  ciel  voilé  comme  le  bruit  des  tambours»  Moins 
encore  Beethoven  éveille-t-il  en  nous  l'idée  du  sang.  Là  est 
d'ailleurs  Técueil  de  toute  œuvre  où  une  idée  musicale  est 
traduite  picturalement.  Les  deux  arts  sont  frères,  mais  frères 
ennemis.  Je  crois  qu'on  peut  dire  :  Ut  pic  tara  poesis,  mais 
non  :  l  t  pictura  musica. 

J'ajoute  que  le  reste  de  l'ensemble  allégorique  où  est  figuré 
le  génie  de  Beethoven  apparaît  fort  juste.  J'aime  beaucoup, 
eii  particulier,  ce  Napoléon  qui  galope  dans  le  haut  de  la 
toile,  comme  s'il  fuyait  Beethoven  irrité  d'avoir  voulu  dédier 
la  Symphonie  héroïque  au  Consul  qui  a  trompé  sa  confiance  en 
devenant  Empereur.  La  grande  culture  et  le  sens  historique  de 
M.  Jean-Paul  Laurcns  se  retrouvent,  dans  tous  ses  tableaux,  à 
des  détails  de  ce  genre.  Et  surtout  il  faut  louer  l'idée  de  cet 
orchestre  qui  se  masse  en  lignes  parallèles  aux  pieds  de 
Beethoven.  Je  ne  crois  pas  qu'on  ait  encore  tiré  un  si  excel- 
lent parti,  dans  une  toile,  de  ce  qu'on  pourrait  appeler  l'ana- 
nimi té  plastique  de  l'orchestre.  Annunzio,  en  son  admirable 
Triomphe  de  la  Mort,  faisant  allusion  à  l'orchestre  caché  de 
Bayreuth,  parlait  du  «  golfe  mystique  »;  ici  c'est  la  mer 
sonore  dont  les  hommes  sont  des  vagues.  Tous  ces  dos  pen- 
chés symétriquement,  avec,  là-bas,  le  chef  d'orchestre  seul 
vu  de  face,  et  jailli  au-dessus  d'eux  comme  une  lame  plus 
haute  incarnée  dans  uii  homme,  forment  un  décor  architec- 
tural, —  je  reviens  à  ce  mot  qui  s'impose,  —  d'une  très  ori- 
ginale nouveauté;  cette  idée  est  une  vraie  trouvaille. 

«  Et  la  peinture.»^  »  dira-t-on  :  car,  dans  tout  ce  qui  précède, 
il  n'est  question  que  de  la  composition  et  du  dessin.  La  pein- 
ture.^ D'une  tonalité  bleuâtre,  plus  bronzée  au  bas  de  la  toile, 
plus  azurée  dans  le  haut,  avec  des  touches  rougeâtres,  çà  et  là, 
qui  la  dramatisent,  elle  contribue  pour  sa  part  à  l'effet  de 
l'œuvre.  Il  est  des  peintres  essentiellement  coloristes,  il  en  est 
d'autres  qui  excellent  dans  l'ordonnance  d'un  ensemble;  de 
même  qu'il  est  des  poètes  à  épithètes,  et  d'autres  à  phrases. 
Ceux-là  nous  donnent  plus  de  plaisir  soudain,  ceux-ci  plus  de 
joie  méditée.  Seuls,  les  très  grands  possèdent  l'un  et  l'autre 
don.  M.  Jean-Paul  Laurens  ne  trouve  pas  toujours  d'adjectifs 
somptueux  ou  exquis,  mais  il  sait  mener  une  idée  de  bout  en 
bout  avec  une  forte  syntaxe. 


854  LA     REVUE     DE     PARIS 

Mademoiselle  Dufau  expose,  à  ce  Salon,  Fœuvre  la  plus 
importante  qu'elle  ait  encore  donnée,  et  la  plus  ambitieuse 
peut-être   qu'ait   tentée  une  femme  «   depuis  qu'il  y  a  des 
femmes,  et  qui  peignent...  »  Il  convient  d'abord  de  saluer  ce 
magnifique  effort.  Où  sont  les  temps  où  les  femmes  décoraient 
minutieusement  des  tabatières,  et  où,  à  de  très  rares  excep- 
tions près,  toute  leur  audace  s'élevait  au  portrait,  lequel  était 
presque  toujours  un  portrait  d'enfant?  Mademoiselle  Dufau 
s'est  hardiment  attaquée  au  genre  de  peinture  le  plus  difficile, 
à  l'allégorie  moderne.  Que  dis-je  ?  dans  un  de  ses  deux  tableaux, 
elle  a  essayé  de  représenter  l'immatériel  et  de  peindre  l'invi- 
sible. C'est  là,  du  reste,  que,  malgré  des  qualités  indéniables, 
elle  a  échoué  en  partie. 

Ses  deux  toiles  sont  des  panneaux  décoratifs  destinés  à  la 
c(  salle  des  Autorités  »  à  la  Sorbonne.  (En  passant,  félicitons- 
nous  de  la  reconstruction  de  la  Sorbonne,  qui  nous  aura  valu 
tant  de  belles  ou  charmantes  décorations,  de  Puvis  à  Mademoi- 
selle Dufau.  La  troisième  République  a  été  très  bâtisseuse; 
mais  celte  passion  de  construire  n'eût-elle  servi  qu'à  renou- 
veler notre  peinture  décorative,  on  ne  pourrait  la  déplorer.) 
L'un  de  ces  panneaux  a  pour  titre  :  a  Astronomie.  —  Mathéma- 
tiques )).  L'autre  :  «  Radioactivité.  —  Magnétisme  ».  Figurer 
l'Astronomie  ou  les  Mathématiques  est  un  jeu  pour  les  élèves 
de  l'Ecole  des  Beaux-Arts  :  les  antiques  Muses  ne  sont  pas 
faites  pour  rieni  II  est  déjà  plus  embarrassant  de  rajeunir  le 
symbole,  —  ce  qu'a  su  faire  habilement  Mademoiselle  Dufau; 

—  pourtant  la  chose  est  encore  relativement  aisée,  grâce  aux 
vieux  attributs  professionnels  de  l'Astronomie  ou  des  Mathé- 
matiques, qu'on  peut  placer  discrètement  près  des  figures 
modernisées.  Mais  pour  symboliser  la  Radioactivité  et  le  Magné- 
tisme, ces  puissances  toutes  récentes,  pour  les  faire  passer  du 
Laboratoire,  où  nos  savants  commencent  à  peine  à  les  capter, 
dans  le  domaine  de  l'Art,  la  région  des  plus  vieilles  acqui- 
sitions humaines,  il  faudrait  un  véritable  tour  de  force,  et,  en 
dépit  de  tout  son  talent.  Mademoiselle  Dufau  n'y  a  pas  réussi. 

Elle  l'a  si  bien  senti  qu'à  son  titre  général,  ((  Radioactivité. 

—  Magnétisme  »,  elle  a  cru  nécessaire  d'ajouter,  en  un  car- 
touche, un  sous-titre,  une  explication  qui  d'ailleurs  n'explique 
pas  grand'chose  :  ce  Toutes  les  forces  radiantes  unissent  pour 


LES     SALONS     DE     IQOS  855 

réternelle  activité  la  matière  pondérable  et  Timpondérable.  » 
Que  de  glose  pour  un  tableau,  —  et  de  glose  embrouillée  ! 
L*esprit  se  perd  dans  ces  abstractions  grandiloquentes  :  c'est 
un  peu  là  du  Curie  à  Pathmos. 

Et  la  toile  est  aussi  confuse  que  la  glose.  Je  Tai  longue- 
ment regardée,  avec  le  plus  vif  désir  de  comprendre,  avec  la 
meilleure  volonté  critique  :  je  n'y  suis  point  parvenu.  Je  vois 
bien  —  comment  ne  pourrais-je  pas  les  voir?  elles  tiennent 
presque  tout  le  tableau  —  je  vois  bien  deux  figures  gigan- 
tesques, une  femme  au  corps  puissant,  accroupie  sur  une 
montagne  à  forme  de  volcan  japonais,  dont  le  faite  disparaît 
dans  les  nuées  d'un  orage;  et,  penché  vers  elle  pour  lui  baiser 
les  lèvres,  un  être  ambigu,  dont  le  corps  semble  bien  d'un 
homme,  mais  dont  hésite  la  face  eCTéminée,  qui  rappelle 
Puvis  par  le  front  bas  et  Burne-Jones  par  le  menton  pro- 
éminent. Mais  qu'est-ce  que  cette  femme,  et  qu'est-ce  que  cet 
homme?  Si  les  sexes  des  personnages  correspondent  au  genre 
des  mots,  elle  serait  la  Radioactivité,  il  serait  le  Magnétisme. 
Ou  bien,  elle  serait  la  Terre,  il  serait  le  Ciel.  Pourquoi?  pour- 
quoi? 

Et  qu'est-ce  encore,  dans  le  bas  du  tableau,  que  ce  torrent 
qui  descend  en  blanches  cascades,  et  que  longent  à  cheval, 
parmi  des  arbres  aux  frondaisons  crémeuses,  dans  une  atmo- 
sphère de  légende  médiévale,  un  chevalier  et  une  «  châtelaine  », 
—  qui  est  aussi  «  la  femme  nue  »  ? 

Le  sens  de  tout  cela  m'échappe.  Il  va  sans  dire  que,  si  la 
composition  dû  tableau  paraît  incompréhensible,  la  peinture, 
comme  toujours  chez  Mademoiselle  Dufau,  a  de  rares  mérites  : 
le  paysage  est  fouetté  —  c'est  le  mot  —  avec  une  verve  riche, 
et  le  corps  de  la  géante  mystérieuse,  toute  signification  allé- 
gorique mise  à  part,  constitue  un  splendide  morceau,  un  nu  à 
la  fois  très  solide  et  très  séduisant,  la  plus  savoureuse  académie 
modem-style. 

Mais,  encore  une  fois,  l'idée  que  veut  traduire  le  tableau 
reste  inintelligible.  La  distance  n'est  pas  grande,  de  cet  art  qui 
a  trop  présumé  de  ses  moyens,  aux  apocalypses  facultatives 
des  plus  lointains  rose-croix. 

En  revanche,  l'autre  panneau  :  a  Astronomie,  —  Mathéma- 
tiques )),  où  Mademoiselle  Dufau  n'a  tenté  qu'une  allégorisation 


856 


LA     REVUE     DE     PARIS 


possible,  est  une  fort  belle  toile.  Et  Tallégorie  est  là,  non  seu- 
lement  réalisée,  mais   renouvelée   avec  bonheur.    Je   parlais 
tout  à  l'heure  des  attributs  traditionnels  des  Muses  ;  il  en  est 
un  que  Mademoiselle  Dufau  a  employé  le  plus  ingénieuse- 
ment du  monde  :  c'est  le  triangle  des  Mathématiques.  Elle  l'a 
suspendu  aux  doigts  d'une  jeune  femme,   —  peut-être  un 
peu  trop  visiblement  inspirée  de  Besnard,  —  qui  rythme,  en  le 
frappant,  la  danse  d'un  couple;  et  cette  danse  figure  le  mouve- 
ment des  astres,  dont  les  lueurs  argentées  se  reflètent  dans 
une  eau  taciturne...  Oh!  sans  doute,  là  même,  nous  constatons 
le  péril  de  tout  symbolisme  qui  n'est  pas  absolument  clair; 
l'esprit  n'identifie  pas  tout  d'abord  ces  figures,  et,  avec  un 
peu  de  mauvaise  foi,  ou  de  bonne  humeur,  on  pourrait  voir 
dans  cette  femme  au  triangle,   dans  cet  homme  robuste  et 
fi-uste,  et  cette  coryphée  ondoyante,  la  Franc-Maçonnerie  faisant 
danser  le  Bloc  et  la   Gauche.  Mais  il  faut  bien  faire  quelque 
crédit  à  l'artiste  ;  et  l'on  ne  peut  rêver  un  couple  d'une  poésie 
plus  gracieuse  à  la  fois  et  plus  forte  que  le  couple  qui  repré- 
sente, suivant  la  glose  supplémentaire  annexée  au  titre  général 
du  tableau,  ((  l'échange  égal  des  forces  opposées  créant  l'équi- 
libre et  le  rythme  infinis  ».  Le  corps  de  l'homme  est  peint  avec 
une  liberté  toute  virile  (je  n'y  vois  à  reprendre  que  le  pied 
droit,  trop  négligé,  qui  semble  quelque  peu  un  pied  bot);  et 
si  les  jambes  de  la  femme  se  dérobent  d'une  manière  un  peu 
trop  désordonnée  sous  sa  blanche  tunique,  les  plis  de  cette 
tunique  ont  un  «  fondu  »  exquis.  Et  tout  le  paysage,  Vazur 
nocturne  piqué  d'étoiles,  ce  promontoire  allongé  qui  fait  proue 
dans  une  mer  sereine,  même  ces  arbres  un  peu  flous,  pareils  à 
des  flammes  vertes  retombantes,  tout  cela  est  d'un  très  bel  artiste. 

Parmi  les  autres  grandes  toiles,  si  nombreuses,  —  surtout 
dans  la  première  salle,  qu'on  a  appelée  drôlement  m  la  salle 
de  récréation  des  Géants  »,  —  je  vois  encore  à  signaler  un 
tableau  de  M.  Guillonnet,  représentant /a  Garden-Pariy  offerte 
à  M.  le  Président  de  la  République  par  le  Conseil  général  du 
Lot-et-Garonne  (Agen,  1906),  sujet  dangereux,  dont  l'auteur 
s'est  tiré  avec  grand  talent;  une  toile  allégorique  de  M.  Zwiller, 
les  Arts  vaincus  par  la  Science,  xju'on  pourrait  définir  <(  du 
Henner  peint  par  Gleyre  »  ;  un  triptyque  ému  de  M.  Henri 


LES    SALONS    DE     IQOS  867 

Royer,  Devant  la  Grande  Mer  ;  un  Christ  de  M.  Fernand  Sabatté, 
bien  noueux,  mais  assez  tragique  ;  de  M.  Raphaël  Gollin  deux 
vastes  Fragments  de  plafond  (que  serait-ce  si  c'étaient  des  pla- 
fonds entiers I,..)  trop  vaporeux  et  d'une  poésie  édulcorée; 
enfin  le  Chant  du  Départ,  —  qui  semble  nommé  ainsi  par  anti- 
phrase, car  c'est  la  première  toile  aperçue  à  l'arrivée,  —  où 
M.  Edouard  Détaille  a  mis,  une  fois  de  plus,  sa  grande  science 
de  l'efTet  et  son  érudition  militaire.  Son  immense  tableau, 
peint  tout  entier  en  tons  clairs,  a  une  réelle  harmonie,  et  de 
la  ruée  des  soldats  vers  le  spectateur  se  dégage  bien  le  sen- 
timent d'épopée  qu'a  voulu  donner  M.  Détaille. 

Contrairement  à  ce  que  nous  constations  pour  la  Société 
Nationale,  on  trouve  beaucoup  de  «  nus  »  au  Salon  des  Artistes 
français  :  ce  ne  sont  que  Vagues  mollement  posées  sur  la 
volute  d'un  flot  en  angélique,  et  Baigneuses  aux  corps  de 
bonbon  rose  ou  d'albâtre  déliquescent;   mais  je  n'en  ai  vu 

aucun  qui  puisse   retenir  l'attention Si  mes  impressions 

m'ont  trompé,  j'en  demande  humblement  pardon  au  «  génie 
méconnu  ». 

Parmi  les  portraits,  le  premier  que  je  crois  devoir  signaler 
est  celui  de  M.  Henri  Rochefort,  par  M.  Marcel  Baschet. 
Avant  de  le  voir,  j'avais  déjà  remarqué,  dans  une  des  salles  pré- 
cédentes, deux  fort  beaux  pastels  du  même  peintre,  reprodui- 
sant, l'un,  la  finesse  souriante  de  M.  Henri  Lavedan,  l'autre, 
la  cordiale  bonhomie  de  M.  Moyaux.  Simplicité  de  l'exécution, 
acuité  de  l'expression,  les  qualités  ordinaires  de  M.  Baschet 
se  retrouvent,  magnifiées,  dans  son  grand  portrait,  l'un  des 
meilleurs  que  nous  ait  donnés  cet  artiste,  et  le  meilleur  peut- 
être  depuis  celui  dç  Manet,  qui  ait  été  fait  du  polémiste 
fameux.  Ses  yeux  clairs,  son  teint  bilieux,  le  toupet  légen- 
daire qui  jaillit  de  son  front  comme  une  flamme  de  neige  ;  le 
vieux  velours  fané  du  fauteuil  où  il  est  assis;  son  attitude 
même,  plutôt  d'attente  que  de  repos,  avec  ces  bras  croisés 
qu'on  sent  prêts  à  se  décroiser  pour  un  gesie  nerveux,  tout, 
dans  cette  effigie  robustqet  sobre,  est  magistral. 

M.  Patricot  tient,  en  peinture,  «  la  spécialité  de  blanc  »; 
il  donne  à  cette  couleur  tour  à  tour  des  sécheresses  agressives 


858  LA     REVUE     DE     PARIS 

et  de  caressants  éclats.  Il  a  peut-être  exagéré,  cette  fois-ci,  dans 
son  portrait  de  mademoiselle  J.  P...  Aussi  Ta-t-il  intitulé  : 
A  VAube.  Mais  son  Portrait  de  Fillette,  où  son  pinceau,  par- 
fois trop  dur,  s'est  permis  d'heureuses  mollesses,  doit  être 
rangé  au  nombre  de  ses  bonnes  toiles. 

Très  librement  peints,  aussi,  et  plus  ce  poussés  )),  sont  les 
deux  tableaux  qu'expose  M.  Richard  Miller,  et  qui  méritent 
une  mention  toute  spéciale.  Dans  son  Portrait  des  enfants  Las- 
coux,  la  figure  de  l'aînée  offre  à  la  fois  une  sûreté  et  une 
finesse  de  coloris  admirables  ;  et,  si  le  guéridon  auprès  duquel 
elle  est  assise  semble  peut-être  un  peu  rouge,  le  vase  japonais 
posé  sur  une  table,  au  fond  du  tableau,  bien  qu'à  peine  indiqué, 
fait  chanter  ses  couleurs  avec  une  délicieuse  justesse. 

En  regardant  la  seconde  toile  de  M.  Miller,  plus  jaune,  et, 
paraît-il,  déjà  plus  ancienne,  on  se  dit  qu'il  a  dû,  lui,  regarder 
beaucoup  la  salle  Caillebotte  au  Luxembourg.  La  nationalité 
de  l'artiste  —  il  est  né  aux  Etats-Unis  —  se  reconnaît  d'une 
façon  inattendue,  et  d'ailleurs  amusante,  au  type  du  vieux 
camelot,  assis  contre  une  colonne  Morris,  et  qui  a  l'air  d'un 
clown  un  peu  trop  anglo-saxon  pour  cette  scène  parisienne. 
D'autre  part,  il  faut  que  le  catalogue  porte  les  mots  :  Effet  de 
nuit,  pour  qu'on  ne  la  situe  pas  tout  aussi  bien  en  plein  jour. 
Mais  l'ensemble  de  la  toile  est  d'une  élégance  de  tons,  d'une 
délicatesse  d'éclairage,  qui  l'apparentent  aux  meilleurs  tableaux 
de  V impressionnisme,  —  cette  école  si  grande  en  ses  maîtres,  et 
qui  pourrait  se  nommer,  d'un  beau  nom,  le  réalisme  poétique. 

Les  toiles  de  M.  Laszlo  sont  toujours  parmi  les  plus  inté- 
ressantes de  cette  Société.  Son  talent  se  plie  avec  une  souplesse 
intelligente  au  sujet  élu.  Le  Portrait  qu'il  nous  offre  de  la 
Princesse  Louise  de  Dattenberg,  d'une  très  agréable  couleur 
dorée,  a  des  fraîcheurs  charmantes  dans  le  visage;  et  son  Por- 
trait d* Alfred East  est  d'une  forte  et  virile  simplicité. 

M.  Bordes  nous  a  donné  de  meilleurs  portraits  que  ceux  de 
Mademoiselle  M,  de  S...  et  de  A/.  Abraham  Dreyfus.  Le  pre- 
mier surtout  a  quelque  chose  d'un  peu  aigre;  dans  le  second, 
les  qualités  de  son  pinceau  se  retrouvent  davantage.  La  Femme 
au  voile  gris  de  M.  Frédéric  Lauth  est  d'une  grâce  charmante, 
et  les  portraits  de  M.  Ferdinand  Humbert  se  distinguent 
comme  toujours  par  leur  habile  arrangement.  Fort  bien  pré- 


LES    SALONS    DE     I 908  869 

sentes  aussi,  le  vivant  Portrait  de  M.  H.  S...  par  M.  Dawant, 
et  celui  de  Monseigneur  Herscher,  évéqae  de  Langres,  par 
M.  Gabriel  Femer. 

Il  faut  s'incliner  avec  un  respect  attendri  devant  Téternelle 
jeunesse  de  M.  Hébert,  qui  envoie  deux  portraits  de  femmes 
d'une  bien  jolie  couleur.  J'ai  surtout  remarqué,  dans  le 
Portrait  de  Mademoiselle  D.  jB...  par  M.  Cormon,  des  fleurs 
délicatement  vaporeuses.  Saluons  aussi  M.  Bonnat,  repré- 
senté, cette  fois,  par  le  Portrait  de  Madame  J,  A/.,,  et  celui 
de  M.  Daniel  Guestier^  singulièrement  énergique  et  large; 
M.  Jules  Lefebvre,  qui  nous  apitoie  sur  une  gracieuse  Aban- 
donnée^  M.  Antonin  Mercié,  qui,  délaissant  le  ciseau  pour 
le  pinceau,  nous  montre  une  voluptueuse  Diane  endormie ^ 
dans  un  charmant  paysage  à  la  Corot;  et  M.  Tony  Robert- 
Fleury  qui,  en  pleine  célébrité,  a  si  vaillamment  rajeuni  sa 
technique,  et,  dans  son  Travail  interrompu,  nous  donne  un 
portrait  virginal  d'une  très  fine  lumière. 

Voici,  par  contraste,  des  jeunes,  et  qui  sont  déjà  d'excel- 
lents artistes  :  M.  Déchenaud,  dont  les  trois  portraits  ont 
beaucoup  d'accent;  M.  Troncet,  très  sincère  dans  son  propre 
portrait,  d'une  manière  un  peu  sombre,  mais  solidement 
brossé;  M.  E.-B.  Selmy,  un  peu  brutal,  mais  plein  de  fran- 
chise dans  le  Portrait  de  M,  Eugène  Lautier;  M.  Laparra,  qui 
représente  Mademoiselle  Y,-J,  L...  sur  un  joli  fond  de  tapis- 
serie, avec  de  beaux  noirs  dans  le  velours  de  la  robe. 

M.  Jean-Pierre  Laurens  prête  à  M.  Péguy  un  aspect  un  peu 
monacal;  mais  ce  portrait,  fort  vivant,  est  peint  avec  une 
remarquable  sûreté.  Voici  encore,  dans  le  Goûter,  de  clairs 
Portraits  de  Madame  Ph,  F...  et  de  ses  filles,  par  M.  Alexis 
Vollon,  bien  digne  du  nom  qu'il  porte  ;  et  enfin  un  très  brillant 
début  :  le  Portrait  de  M.  Frémiet  par  son  petit-fils,  Emmanuel 
Fauré-Frémiet,  dont  c'est  la  première  œuvre,  et  qui  promet 
beaucoup. 

Les  tableaux  de  genre  et  les  études  de  mœurs  abondent  au 
Salon  des  Artistes  français.  C'en  est  même  une  des  caractéris- 
tiques principales  :  toutes  les  toiles  anecdo tiques,  toutes  les 
scènes  d'histoire,  tous  les  épisodes  militaires  qu'on  peint 
en    France    semblent  s'y   donner  tous  les  ans   rendez-vous. 


86o 


LA     REVUE     DE     PARIS 


Malheureusement,   la  qualité   ne  répond  pas  à  la  quantité; 
lorsque  nous  aurons  noté  les  Deux  Frères,  de  M.  Henri  Brispot, 
le  Napoléon,   —  Soir  de  bataille,  i809,  de  M.   Louis-Henri 
Dupray,  le  Don  Juan  et  Zerline,  de  M.   Gustave  Jacquet,  et 
les  gracieux  Petits  Goélands,  de  Madame  Demont-Breton,  je 
crois  que  nous  en  aurons  dit  tout  ce  qu'il  y  avait  à  en  dire- 
Mais  nous  pouvons  ranger  encore  sous  cette  rubrique  les  toiles 
qui  ne  sont  à  proprement  parler  ni  de  ((  gi*andes  compositions  x^, 
ni  des  portraits,  ni  des  paysages;  et,  dans  le  nombre,  il  en  est 
quelques-unes  de  remarquables   :   par   exemple,    la  toile  de 
M.  Paul  Cbabas,  Sur  la  Rivière,  à  la  lumière  à  la  fois  douce  et 
claire,  et  aux  frissonnants  reflets;  le  très  poétique   tableau. 
Sous  le  Cèdre,  de  M.  Albert  Maignan,  le  Groupe  dAmis  de 
M.  Mac-Cameron,  tableau  un  peu  «  propagandiste  »  (les  amis 
sont  des  buveurs  d'absinthe  hébétés  par  le  «  poison  vert  »), 
d'une  peinture  trop  noirâtre,  mais  dont  les  figures  sont  assez 
puissamment   caractérisées;  la  charmante  toile  de  M.  Paul- 
Albert  Laurens,  Pierrot  jaloux,  d'une  couleur  très  fine  et  d'une 
spirituelle  inspiration;   le  Déjeuner  sur  V herbe  de  M.   Gour- 
dault  et  la  Conchita  de  M.  Georges-Berges,  qui,  placés  par 
un  hasard  ironique  dans  la  même  salle,  crient  avec  ensemble  : 
«  Vive  Manetl...  »  Puis  le  Hepas  du  Soir,  où  M.  Joseph  Bail 
recommence,  une  fois  de  plus,  avec  un  goût  incontestable,  ses 
habiles   pastiches  des  maîtres  hollandais;  V Atelier  Humberi, 
par  Mademoiselle  Rondenay,  d'une  facture  un  peu  brouillée, 
mais  d'une  adroite  composition  ;  un  chemineau  pittoresque  et 
vrai,  de  M.  Adler;  les  Feuilles  d Automne,  de  M.  Léonce  de 
Joncières,  excellent  portrait  de  femme  dans  un  paysage  évo- 
cateur;  un  Parc  abandonné,  de  M.  Maxence,  dans  sa  manière 
à  la  fois  un  peu  crue  et  un  peu  vernie;  V Épave,  de  M.  André 
Dewambez,  au  décor  très  intelligemment  planté;  une  Fête  sur 
nie,  de  M.  Sims,  qui  a  regardé  les  Ticpolo,  mais  qui  a  le  sens 
de  la  décoration...  Et  voici  encore  M.  Rochegrosse,  toujours 
studieusement  épris  de  l'antiquité;  M.  Frank  Craig,  qui  est 
l'Abbey  de  la  Société  des  Artistes  français;  enfin  les  ce  Espa- 
gnols »  ;  M.  Vasquez,  coloriste  violent;  M.  Zô,  observateur 
exact;  M.  Pascau,  qui  réunit  en  une  seule  toile  quatre  portraits 
de  gens  d'Eglise  un  peu  isolés  les  uns  des  autres,  mais  d'un 
dessin  attentif...  Citons  encore  M.  J.  Gayron,  dont  le  Pardon, 


LES    SALONS    DE     I908  861 

légèrement  anecdotique,  est  une  brillante  étade  de  robes,  et, 
ensemble,  M.  Avy  et  M.  Etcheverry,  dont  les  talents  sont 
interchangeables . 

Il  y  a  relativement  moins  de  paysages  à  la  Société  des  Artistes 
français  qu'à  la  ((  Nationale  »  ;  mais,  par  contre,  ils  sont  presque 
tous  très  grands,  —  trop  grands I...  Leur  dimension  fait  moins 
songer  à  l'immensité  de  la  nature  qu'à  l'importance  de  la 
médaille,  pour  laquelle  ils  ont  été  peints  :  on  croit  la  voir 
monter  à  l'horizon  de  maint  paysage,  comme  un  autre 
soleil... 

M.  Paul  Antin  n'est  pas  un  paysagiste,  à  proprement  parler, 
mais  ce  que  j'aime  le  mieux  dans  son  triptyque,  les  Fumées^ 
c'est  justement  le  paysage,  d'un  fuligineux  émouvant.  On  y 
sent  l'espace,  —  et  le  charbon. 

M.  Harpignies  —  honneur  aux  anciens  I  —  continue  à 
peindre  des  verdures  avec  verdeur.  Ses  Bords  de  la  Royal  (près 
Vintimille)  et  ses  Environs  de  Bonny-sur-Loire  ont  la  suave 
robustesse  et  la  belle  ingénuité  de  ses  meilleurs  tableaux.  Le 
Soir,  de  M.  Guillemet,  est  une  noble  toile,  très  simple,  très 
vraie,  peinte  d'une  façon  un  peu  sourde  peut-être,  mais  je  sais 
peu  de  paysages  où  l'eau  soit  frémissante  d'aussi  délicats 
reflets.  M.  Adrien  Demont  nous  présente,  celte  fois-ci,  des 
Crépuscules  véritablement  trop  empourprés.  Sans  doute,  il  est 
parfois  des  couchants  aussi  rouges;  mais  pourquoi  choisir 
justement  ceux-là,  où  la  nature  paraît  s'être  amusée  à  man- 
quer de  goût.»^  J'aime  beaucoup  plus  les  Pointelin,  qui  nous 
montrent  toujours  d'exquises  Échappées.  Les  deux  vues  de 
Venise  qu'expose  M.  Allègre  sont  peintes  avec...  allégresse; 
on  y  trouve  des  touches  fougueuses  de  couleur  et  de  beaux 
chatoiements  d'eaux  mortes.  Vénitien  aussi,  M.  Franc  Lamy, 
dont  j'ai  surtout  goûté  le  Quai  des  Esclavons, 

Le  Temple  de  Junon  Lacinienne  à  Girgenli,  par  M.  Réalier- 
Dumas,  semble  trop  une  étude  d'architecture  :  comparez  à  ce 
travail,  d'ailleurs  estimable,  les  temples  de  M.  Ménard,  si  vous 
voulez  mieux  sentir  encore  ce  que  ce  peintre-poète  ajoute  d'âme 
à  ses  paysages. 

Je  dois  encore  citer  les  toiles  de  MM.  Cabié,  Amédée  et 
Paul   Buffet,  Georges  Charpentier  (une  excellente  marine), 


802  LA     REVUE     DE     PARIS 

Rigolot  (une  Soirée  d* Automne  trop  violacée,  mais  un  Soleil 
levant  dans  la  brume  très  véridiquement  moite),  Gaston  Brun 
(un  Soir  après  la  Plaie,  où  Ton  sent  bien  la  profondeur  humide 
de  Tair  au-dessus  des  flaques  froides)  et  Quignon,  qui,  dans 
son  Messidor,  trop  grand  pour  trop  peu  de  détail,  masse  avec 
des  empâtements  savoureux  un  champ  de  blé  d'un  or  vraiment 
estival. 

Enfin,  si  les  portraits  de  fleurs  ne  nous  offrent  rien  de  par- 
ticulièrement remarquable,  j'ai  noté  en  revanche  deux  natures 
mortes  tout  à  fait  belles  :  Tune,  la  Tasse  de  Saxe,  de  M.  Ber- 
geret,  aux  blancs  à  la  fuis  épais  et  fins,  l'autre,  de  M.  Bom- 
pard.  Faïences  anciennes  de  Perse  et  d'Asie  Mineure^  avec  des 
vernissés  de  poterie  et  des  bleus  harmonieusement  divers,  qui 
sont  d'un  maître. 

* 
*  * 

Et  maintenant,  saturés  de  peinture,  ivres  d'huile,  redes- 
cendons vers  la  Sculpture,  vers  les  marbres,  les  pierres  et  les 
plâtres,  dont  la  blancheur  monotone,  à  peine  variée  par  des 
bronzes  et  quelques  terres  cuites,  est  soudain  pour  la  rétine 
un  repos  délicieux.  Ce  n'est  pas  que  déjà  certaines  torsions  de 
gestes  exagérées,  certains  enchevêtrements  de  formes  inextri- 
cables ne  fatiguent  de  loin  notre  regard  ;  mais  quelques  œuvres 
aussi  lui  donneront  celte  joie  plénière  que  dispense  la  sculpture, 
l'art  viril  par  excellence. 

Trois  surtout,  que  je  veux  mettre  tout  de  suite  hors  de  pair  : 
—  Y  Architecture,  de  M.  Landowski,  —  le  Victor  Hugo  et  le 
Monument  Trarieux,  de  M.  Jean-Boucher.  —  M.  Jean-Boucher 
a  représenté  le  Victor  Hugo  des  Contemplations  et  de  la  Légende, 
le  Victor  Hugo,  déjà  héros  et  encore  homme,  de  Guernesey. 
Ce  n'est  plus  le  ((  jeune  maître  »  imberbe  de  David  d'Angers,  que 
Barrias  a  eu  la  si  malencontreuse  idée  de  reproduire  dans  son 
hétéroclite  apothéose,  et  qui,  pour  nous,  n'a  vraiment  rien  de 
Victor  Hugo.  Ce  n'est  pas  encore  le  vieillard  auguste,  le  Père 
ou  même  le  Grand-Père  du  Verbe,  que  M.  Bodin  a  si  majes- 
tueusement figuré  à  deux  reprises,  dans  son  buste  fameux  et 
dans  son  monument  encore  inachevé.  C'est  un  homme  en 
pleine  maturité,  au  front  déjà  raviné  de  rides,  mais  au  corps 


LES     SALONS     DE     IQOS  863 

plein  de  force,  l'homme  ((  à  la  jambe  de  prince  ))  que,  dans  ses 
charmants  souvenirs  de  Guernesey,  nous  a  décrit  ici  même 
M.  Paul  Stapfer.  Et  c'est  un  homme,  sinon  d'aujourd'hui,  du 
moins  d'hier,  vêtu  à  peu  de  chose  près  comme  ceux  de  nos 
jours,  voire  «  mis  comme  un  paysan  »,  —  ainsi  qu'il  le  dit 
dans  une  pièce  des  Contemplations,  —  mais  comme  un  paysan 
farouche  et  superbe.  Dans  la  longue  série  des  effigies  de  Victor 
Hugo,  celle  de  M.  Jean-Boucher  aura  une  place  à  part,  une 
place  qui  jusqu'à  présent  était  à  prendre. 

Debout  sur  son  rocher,  un  grand  coup  de  vent  dans  son 
lourd  manteau  envolé  derrière  lui,  la  jambe  droite  posée  sur 
une  pierre,  la  gauche  arquée  solidement  sous  les  plis  du  pantalon 
que  plaquent  les  souffles  du  large,  sa  vigoureuse  épaule  arc- 
boutant  contre  eux  tout  le  poids  d'un  torse  obstiné,  une  main 
tenant  un  vaste  chapeau  et  un  bâton  rustique,  l'autre  main 
dans  la  barbe  touffue,  la  tête  un  peu  inclinée,  les  yeux  creux 
sous  les  sourcils  en  broussaille,  et  légèrement  obliques,  — 
comme  il  arrive  souvent  lorsqu'on  réfléchit  et  qu'on  regarde 
fixement  quelque  chose  qu'on  n  aperçoit  pas;  —  tel  est  le 
Victor  Hugo  qu'a  vu  M.  Jean-Boucher,  et  que  nous  reverrons 
désormais  en  pensée,  avant  qu'un  carrefour  de  la  cité  ou  un 
rond-point  de  nos  parcs  le  dresse  devant  nos  prunelles,  au  lieu 
qu'il  mérite. 

J'ai  fort  aimé  aussi  le  Monument  Trarieux  du  même  artiste. 
Si  la  Justice  accoudée  contre  le  socle  semble  un  peu,  non  pas 
conventionnelle,  mais  prévue,  —  en  revanche  V Ouvrier  qui  lui 
fait  pendant  est,  en  son  énergie  trapue,  admirablement  vrai. 
Et  une  petite  fille,  que  guide  vers  le  monument  une  femme  à 
la  mantille  un  peu  trop  espagnole,  nous  rappelle  que  M.  Jean- 
Boucher,  en  même  temps  qu'il  se  hausse  à  la  force,  garde  la 
grâce. 

Dans  V Architecture,  M.  Landowski  n'a  que  de  la  force; 
mais  il  n'a  voulu  avoir  que  de  la  force,  et  il  en  a  beaucoup. 
Son  œuvre,  taillée  dans  une  pierre  brune  qui  lui  donne  un 
aspect  déjà  antique,  et  comme  une  couleur  de  ruine,  révèle 
une  extraordinaire  décision.  Au  lieu  de  nous  montrer,  sous  le 
prétexte  que  le  mot  Architecture  est  du  féminin,  l'habituelle 
Muse  un  peu  matrone  que  tant  d'autres  auraient  campée  devant 
un  mur  plat  avec  un  compas  et  un  fil  à  plomb  en  mains,  il  a 


864  LA     REVUE     DE     PARIS 

délibérément  assis,  au  sommet  d'une  voûte  cyclopéenne,  dans 
la  pose  de  la  fatigue  et  de  la  méditation,  T Architecte  lui-même, 
artiste  encore  près  de  l'ouvrier,  au  corps  colossal  fait  pour 
remuer  ces  blocs  énormes,  mais  à  la  tête  pensive,  et  triste  vague- 
ment, comme  toute  figure  d'intellectuel,  avec  un  large  front 
sous  lequel  on  sent  que  l'idée  ordonne  les  pierres.  Certes 
l'œuvre  de  M.  Landowski  dénote  un  effort  trop  visible  vers  le 
gigantesque;  mais,  un  peu  démesurée,  elle  reste  simple  cepen- 
dant. Ce  qu'elle  a  de  fruste  dans  l'exécution  s'accorde  avec  le 
sujet  traité;  et  le  geste,  par  exemple,  du  bras  droit  qui  s'aban- 
donne sur  la  jambe  puissamment  repliée,  est  magnifique. 

Cette  allégorie  de  l'Architecture  devait,  d'ailleurs,  cette  année, 
se  dresser  au  Salon  des  Artistes  français  :  car  plus  que  jamais 
y  abondent  les  grands  monuments  où  la  part  de  l'architecte 
est  presque  égale  à  celle  du  sculpteur.  Il  en  est  de  prodigieux 
par  leurs  dimensions,  et  qui  encombrent  inutilement  le  hall 
pourtant  si  vaste  du  Grand  Palais,  au  détriment  des  œuvres 
moindres,  mais  meilleures  ;  —  tel,  entre  autres,  de  M.  Belloc,  un 
Monument  au  général  de  La  Moricière  pour  la  ville  de  Consian- 
Une,  immense  boursouflure  de  bronze  où  l'œil,  d'abord  confondu 
de  stupeur,  finit  par  distinguer  des  détails  d'un  comique  irrésis- 
tible, comme  ce  zouave  qui,  du  vent  de  son  clairon,  semble 
rafraîchir  les  pieds  du  général  victorieux,  sans  doute  un  peu 
échauffés  par  l'assaut  final. 

Heureusement,  il  en  est  d'autres  :  je  citerai  le  Monument 
Edouard  Barbey,  de  M.  Sicard,  où  cet  excellent  artiste  n'a  pu 
animer  la  figure  de  M.  Barbey,  mais  s'est  rattrapé  dans  les 
groupes  du  bas,  traités  avec  un  réalisme  savoureux;  —  (du 
même,  signalons  une  belle  Nuit,  qui  rappelle  un  peu  trop  la 
Nature  se  dévoilant,  de  Barrias,  mais  dont  les  formes  amples  ont 
été  modelées  amoureusement):  —  le  Monument  à  Jacquard,  de 
M.  Marins  Roussel,  aux  intéressantes  figures  allégoriques;  le 
monument,  intime  comme  il  convient,  à*Eugènc  ManueL  par 
M.  Gustave  Michel;  le  Monument  de  Jules  }  erne,  par  M.  Albert 
Roze,  avec  des  enfants  joliment  posés,  et  celui  d'Alphonse  Allais 
par  M.  Paul  Chevré. 

C'est  parmi  les  «  grands  monuments  »  qu'il  faut  sans  hési- 
tation classer  les  deux  titaniques  bardes,  Cerfs  et  Biches,  de 
M.  Garde  t.  Pour  le  prochain  Salon,  nous  n'attendons  pas  moins 


LES     SALONS    DE     I908  865 

de  son  ciseau,  d^aillenrs  puissant,  que  le  «  portrait  en  pied  »  et 
grandeur  nature  du  Diplodocus  récemment  offert  à  la  France 
par  M.  Carnegie.  ((  Monumentales  »  aussi,  les  deux  nobles 
Figures  allégoriques  en  bronze  doré  que  M.  Frémiet  destine  à  la 
place  du  Carrousel,  de  même  que  le  Temps  et  le  Génie,  à  la 
fois  emphatiques  et  minutieux,  de  M.  Ségoffin. 

((  Paulo  minora.,.  »  Voici  une  Fille  prodigue ,  de  M.  Verlet, 
peut-être  callipygeà  l'excès,  mais  qui  ploie  un  très  joli  dos;  un 
Printemps,  de  M.  Desruelles,  qui  dresse  auprès  d'un  taureau 
un  peu  massif  une  jeune  fille  adorablement  candide  ;  un  Baiser 
à  la  Source,  de  M.  Coutheillas,  où  le  vague  d'une  main  entrevue 
sous  la  transparence  de  l'eau  fluide  est  exquisement  rendu  ;  un 
Prince  Albert  /"  de  Monaco,  très  ressemblant,  de  M.  Denys 
Puech;  un  Adam  et  Eve  un  peu  confus,  mais  agréables,  de 
M.  Terroir;  un  très  vivant  Panneautage  de  Chevreuils,  par 
M.  Edouard  Mérite  ;  les  beaux  Chiens  courants,  de  M.  Perrault- 
Harry;  enfin  d'originales  Roses  en  bronze  de  l'excellent  sta- 
tuaire qu'est  M.  Roger-Bloche. 

Et,  parmi  les  bustes,  il  faut  noter  un  suave  M.  Fallières^  de 
M.  Cariés,  —  ((  buste  officiel  »,  —  un  Saint-Saëns  prodigieu- 
sement vrai,  de  M.  Marqueste,  un  très  fin  Berthelot  de 
M.  Bernslamm,  un  charmant  buste  en  plâtre  de  Madame  Muller 
y  Alberro,  par  M.  Pierre  Muller,  et  une  délicieuse  Étude  de 
Jeune  Femme,  en  chêne,  de  M.  Léon  Morice,  devant  laquelle 
on  regrette  que  nos  statuaires  aient  presque  entièrement  aban- 
donné la  sculpture  du  bois,  cet  art  si  français. 

Enfin  un  coup  d'œil  trop  bref,  sans  doute,  jeté  sur  les 
Dessins,  Cartons,  Gravures,  etc.,  m'a  permis  d'apprécier,  entre 
autres,  avec  les  pastels  de  M.  Marcel  Baschet  déjà  nommés, 
deux  charmantes  illustrations  de  M.  Raphaël  CoUin  pour  les 
Chansons  de  Bilitis,  un  Canal  à  Dordrecht,  de  M.  Gustave  Frai- 
pont,  deux  aquarelles  de  M.  Luigi  Loir,  qui  nous  communique 
toujours  si  bien  (c  le  frisson  de  Paris  »,  de  solides  dessins  de 
MM.  Henri  Royer  et  Fernand  Sabatté,  les  deux  gravures  magis- 
trales de  M.  Achille  Jacquet,  de  belles  eaux-fortes  de  M.  Julien 
Tinayre,  et  les  lithographies  savoureuses  de  M.  Léandre, 
surtout  le  Portrait  de  Femme  et  le  Portrait  dAnglada, 


i5  Juin  1908.  x3 


i 

■'}       *  866  LA     REVUE     DE     PARIS 


Je  sors  du  Grand  Palais,  exténué,  sentant  monter  à  mon 
front  Finsidieuse  migraine,  et,  Tavouerai-je,  presque  attristé 
après  avoir  vu  tant  d'oeuvres  d'art.  Trop  est  trop  ;  et  le  sage 
était  ce  peintre  qui  n'allait  jamais  regarder  au  Louvre  qu'un 
seul  tableau  à  la  fois. 

Un  vrai  soir,  un  soir  charmant  de  mai,  se  pose  tendrement 
sur  le  tumulte  de  Paris  ;  dans  un  vrai  ciel  délavé  par  la  pluie 
récente,  une  vraie  flaque  d'azur  semble  rêver  au-dessus  des 
nuages  ;  et  je  m'étonne  de  voir  dans  les  rues  de  vrais  hommes 
et  de  vraies  femmes.  Que  la  nature  et  que  la  vie  sont  belles, 
au  sortir  d'un  Salon  1 

Ne  nous  y  trompons  pas  cependant,  et  ne  soyons  pas  ingrats 
par  excès  de  fatigue  :  cette  joie  de  contempler  ainsi  les  choses 
réelles,  c'est  à  l'Art,  en  grande  partie,  que  je  la  dois.  Si  je  suis 
ému  devant  ce  soir  de  ville,  c'est  sans  doute  parce  que  sa 
grâce  et  son  pathétique  doivent  obscurément  toucher  le  plus 
humble  des  passants;  mais   c'est  aussi  parce  que  de  grands 
artistes,  depuis  de  longs  siècles,  ont  senti  et  traduit  la  dou- 
ceur nuancée   d'un  ciel  crépusculaire,  le  frisson  des  jeunes 
verdures  sur  les  arbres  printaniers,  l'agitation  même   d'une 
cité  à  cette  heure  fiévreuse,  et  surtout  l'infini  épars  dans  les 
visages  humains.  Leur  vision  s'impose  à  moi,  en  ce  moment  : 
ils  ont  accru  la  réalité  en  accroissant  l'âme  des  hommes  ;  ils 
ont  été,  chacun  à  sa  façon,  des  catégories  du  beau. 

Et  c'est  pourquoi  nous  ne  devons  pas  nous  lasser  de  chercher 
tous  les  ans  s'il  ne  nous  en  serait  pas  né  un,  par  hasard,  ou  si 
ceux  que  nous  possédons  continuent  heureusement  leur  fonction 
sacrée.  Et  c'est  à  quoi  répond,  chaque  printemps,  dans  chaque 
journal  ou  chaque  revue,  le  compte  rendu  des  Salons.  Cette 
idée,  qui  soudain  séduit  en  moi  le  poète,  en  lui  faisant  com- 
prendre l'importance  de  la  plus  simple  tâche  dans  l'ensemble  des 
choses,  augmente  encore  la  crainte  qu'avouait  au  début  de 
cette  longue  étude  le  critique  d'art  occasionnel;  je  sens  davan- 
tage la  hardiesse  de  l'entreprise,  —  que  j'ai  essayé  de  racheter 
par  une  application  sérieuse  et  par  une  entière  bonne  foi. 

FERNAND     GREGH 


QUESTIONS   EXTÉRIEURES 


LA   TRIPLE  ENTENTE 


Le  voyage  de  M.  Fallières  à  Londres,  les  voyages  en  Russie 
d'Edouard  VII  et  de  M.  Fallières,  la  visite  annoncée  pour  Tau- 
tomne  de  Nicolas  II  à  Londres  et  à  Paris  marquent  le  début 
d'une  ère  nouvelle  où  la  Triple  Entente  pourra  faire  à  la 
Triple  Alliance  le  plus  courtois,  mais  aussi  le  plus  symé- 
trique des  vis-à-vis.  A  cette  Triple  Entente,  depuis  sept  ou 
huit  ans,  tendaient  les  espoirs,  puis  les  efforts  de  notre  diplo- 
matie. Quand  M.  Delcassé  arriva  au  pouvoir  le  39  juin  1898, 
nos  hommes  d'Etat  étaient  partagés  en  deux  camps,  les 
((  Anglais  )>  et  les  ((  Russes  )>,  —  tels  autrefois,  dans  les 
classes  des  Jésuites,  les  «  Romains  »  et  les  ((  Carthaginois  )>. 
Mais  les  ((  Russes  y>  l'emportaient  de  beaucoup.  La  plupart  de 
nos  diplomates  ne  voyaient  que  par  les  yeux  du  Tsar  ;  c'était 
l'infime  minorité  qui  parlait  avec  regrets  de  l'ancienne  alliance 
anglaise.  Dans  notre  Parlement,  les  coloniaux  faisaient  la  loi  : 
l'entente  avec  la  perfide  Albion  !  s'il  fallait  un  complément  à 
l'alliance  russe,  la  majorité  eût  encore  préféré  quelque  mar- 
chandage avec  Berlin. 

M.  Delcassé  lui-même,  à  ses  débuts,  n'était  peut-être  pas 
hostile  à  cette  conception  allemande  :  de  1898  à  1908,  les 
bons  tours  de  la  diplomatie  bismarckienne  devaient  l'en 
guérir  tout  à  fait;  dès  1899,  pourtant,  quelques  mois  de 
ministère  et  l'incident  de  Fachoda  lui  avaient  donné  la  preuve 
que  la  Double  Alliance  devait  chercher  plutôt  la  neutralité, 
sinon  l'amitié  anglaise.  Les  diplomates  accueillirent  de  leurs 


868 


LA     REVUE     DE     PARIS 


railleries  les  projets  de  ce  journaliste  :  réconcilier  Rome  et 
Garthage;  marier  Féléphant  à  la  baleine!  Toutes  les  com- 
paraisons des  ((  sphères  »  diplomatiques  y  passèrent.  Les 
zélés  patriotes  soupçonnaient  quelque  trahison,  quelque  com- 
plot contre  Talliance  russe  et  contre  la  sécurité  nationale  : 
M.  Delcassé  était  vendu  à  l'Angleterre.  Les  plus  indulgents 
plaidaient  la  naïveté  de  ce  politicien,  que  ses  préjugés  de 
radical  inclinaient  vers  Talliance  des  deux  nations  parlemen- 
taires. Les  plus  sages  ne  voyaient  qu'obstacles  ou  périls  :  en 
fait,  de  1898  à  1901,  de  la  nomination  de  M.  Delcassé  à  l'avè- 
nement d'Edouard  VII ,  la  rivalité  anglo-russe  en  Asie  et  l'inti- 
mité anglo-allemande  en  Europe  semblaient,  pour  des  années 
encore,  deux  éléments  essentiels  de  la  politique  mondiale. 
Brusquement,  en  1901,  l'intervention  d'Edouard  VII  vini 
tout  changer  :  de  190 1  à  1906,  par  la  collaboration  de  Paris 
et  de  Londres,  de  1906  à  1908,  par  l'habileté  de  Londres 
surtout,  ce  rêve  de  Triple  Entente  devint  une  réalité. 

Mais  oh  doit  rendre  justice  à  chacun  :  quelles  qu'aient  été 
en  cet  ouvrage  la  grande  part  des  hommes  d'Etat  français, 
surtout  de  MM.  Loubet  et  Delcassé,  et  la  part  plus  grande 
encore  d'Edouard  VII  et  de  ses  deux  ministres,  lord  Lans- 
downe  et  sir  Edward  Grey,  ce  n'est  ni  aux  uns  ni  aux  autres 
que  revient  le  premier  mérite. 

Le  premier  ouvrier  de  la  Triple  Entente  fut  M.  de  Bûlow, 
ministre  des  Affaires  étrangères  de  juin  1897  à  octobre  1900, 
puis  chancelier  de  l'Empire,  directeur  depuis  onze  années  de 
la  politique  allemande. 


* 


Quand  M.  de  Biilow  succéda  par  intérim  à  M.  de  Marschali 
en  juin  1897,  il  n'était  bruit  dans  la  presse  européenne  que  de 
la  grande  coalition  du  Continent  contre  l'Angleterre.  Depuis 
deux  ans,  les  idées  bismarckiennes  dirigeaient  à  nouveau  la 
politique  de  Berlin.  Aux  cinq  années  ((  anglaises  »  du  régime 
Gaprivi  (1890-1895),  avaient  succédé  les  années  ((  russes  »  du 
régime  Hohenlohe  :  le  télégramme  au  président  Krûger  en  jan- 
vier 1896  avait  été  le  congé  solennel  à  l'amitié  de  Londres; 


LA    TRIPLE    ENTENTE  869 

gagner  l'amitié  de  Pétersbourg  et,  par  le  Tsar,  la  direction  de 
la  Double  Alliance  semblait  être  le  nouveau  but. 

Contre  FAngleterre,  détentrice  de  FÉgypte,  surveillante 
acariâtre  du  Touat,  du  Niger,  de  TAbyssinie,  du  Siam  et  du 
haut  Mékong,  la  France  de  M.  Hanotaux(mai  1894-juin  1898) 
semblait  prête  à  partir  en  guerre.  Contre  les  menées  de 
l'Angleterre,  amie  des  Cretois,  des  Arméniens,  des  Macédo- 
niens, de  tous  les  trouble-fête  de  la  paix  levantine,  la  Russie 
de  M.  de  Lobanof  (janvier  1895-août  1896)  avait  négocié  déjà 
l'entente  austro-russe  «  pour  le  maintien  de  la  paix  et  du  statu 
quo  ».  Tournant  désormais  vers  ses  frontières  asiatiques,  vers 
la  Perse,  vers  la  Chine,  vers  la  Corée,  ses  projets  de  chemins 
de  fer  et  ses  espoirs  de  mer  libre  ;  fondant  la  Banque  russo- 
chinoise  (juillet  1895);  obtenant  le  Transmandchourien  (sep- 
tembre 1896)  et  le  protectorat  effectif  de  Séoul  (juillet  1896)  : 
Pétersbourg  avait  besoin  de  cette  paix  levantine,  quand  bien 
même  l'écrasement  du  royaume  grec  sous  l'invasion  turque 
et  l'anéantissement  des  chrétientés  d'Arménie  et  de  Macédoine 
sous  le  massacre  hamidien  en  seraient  la  rançon. 

La  Russie  ne  pouvait  pas  trouver  un  meilleur  garant  du 
statu  quo  balkanique,  un  protecteur  plus  énergique  du  Sultan, 
qu'en  cette  Allemagne,  dont  les  généraux  venaient  de  con- 
duire les  armées  turques  en  Thessalie  (mai  1897).  Pour 
l'exécution  du  «  grand  projet  »  des  Français  sur  l'Egypte, 
Pétersbourg  ne  pouvait  pas,  non  plus,  offrir  à  Paris  de  meilleur 
associé  que  cette  Allemagne  encore  :  la  diplomatie  allemande, 
disposant  du  Turc,  assurerait  aux  réclamations  françaises  le 
juridique  prétexte  d'une  revendication  du  suzerain;  les  rails 
allemands,  atteignant  déjà  Koniah  et,  par-dessus  le  Taurus, 
tendant  vers  les  voies  syriennes,  assureraient  contre  le  Canal 
la  même  mobilisation  turque  que  contre  la  Grèce. 

Dès  1895,  dans  les  affaires  asiatiques,  pour  le  salut  de 
Pékin  et  de  Tautre  Homme  Malade,  contre  les  ambitions  japo- 
naises et  l'annexion  de  Port-Arthur,  contre  ces  Anglais  de 
l'Extrême  Orient,  le  syndicat  franco-russo-allemand  avait 
fonctionné  :  le  beau  succès  de  Simonoseki  présageait  un  pareil 
recul  des  usurpations  britanniques,  le  jour  où  ce  même  syn- 
dicat fonctionnerait  en  Europe  et  dans  le  monde  entier. 

En  mai    1897,   ^^^  journaux  du  Continent  répétaient  les 


870  LA     REVUE     DE     PARIS 

exubérantes  prédictions  qu'inspiraient  à  la  Novoie  Vremia  les 
condoléances  de  Guillaume  II,  après  la  catastrophe  du  Bazar 
de  la  Charité  : 

La  situation  politique  devient  telle  que  la  France  aurait  grand 
avantage,  dans  son  intérêt  propre,  à  maintenir  les  meilleures  rela- 
tions possibles  avec  le  cabinet  de  Berlin,  qui  a  définitivement 
reconnu  que  le  lien  amical,  existant  entre  la  République  et  la  Russie, 
a  rendu  impossible  la  réalisation  des  arrière-pensées  qui  ont  pré- 
sidé autrefois  à  la  constitution  de  la  Triple  Alliance. 

L'empereur  Guillaume  II  a  donné,  depuis  Tautomne  dernier, 
beaucoup  de  preuves  que  l'idée  d'un  rapprochement  avec  la  Russie 
et  la  France  lui  sourit  beaucoup.  Ce  rapprochement  aurait  pour  but 
de  régler  les  conflits  de  l'Orient  et  surtout  de  résister,  de  concert, 
aux  projets  de  l'Angleterre,  tels  que  les  indiquent  les  agissements 
britanniques  dans  la  question  d'Orient  et  son  attitude  provocatrice  à 
l'égard  des  républiques  sud-africaines 

((  Lien  amical  entre  la  République  française  et  la  Russie  », 
disait  encore  la  Novoïe  Vremia  :  le  grand  mot  d'  «  alliance  » 
n'avait  pas  été  prononcé;  mais  M.  Félix  Faure  préparait  son 
voyage  d'août  1897  pour  étonner  le  monde  de  ce  verbe 
fatidique.  Pétersbourg  accordait  volontiers  cette  satisfaction 
à  la  vanité  française,  en  n'y  mettant  qu  une  condition  :  avant 
de  recevoir  M.  Félix  Faure  (3 3-2 6  août),  le  Tsar  recevait 
Guillaume  II  et  le  nommait  amiral  de  sa  flotte  (7-1 1  août); 
aux  quatre  jours  de  fêtes  et  de  toasts  franco-russes,  on  donnait 
pour  préliminaires  quatre  jours  de  fêtes  et  de  toasts  russo- 
allemands  et,  si  Nicolas  II  et  M.  Félix  Faure  proclamaient 
((  l'alliance  »,  Nicolas  II  et  Guillaume  II,  invoquant  les 
((  relations  traditionnelles  et  intimes  qui  existent  entre  les 
souverains  et  les  deux  empires  et  qui  reposent  sur  des  bases 
inébranlables  »,  se  promettaient  de  marcher  «  unis,  suivant 
la  même  route  ». 

Sur  quelle  route  le  nouvel  amiral  de  la  flotte  russe  guiderait- 
il  son  compagnon?  En  janvier  1896,  Guillaume  II  avait  lié 
son  honneur  et  les  intérêts  de  son  peuple  à  la  sauvegarde  de 
l'Afrique  et  à  l'indépendance  des  républiques  boers.  Le 
fameux  télégramme  au  président  Kruger  n'avait  pas  arrêté 
l'avancée  de  Gecil  Rhodes.  Aussi,  dans  le  Militaer  Wochen- 
blalt  de  Berlin,  le  baron  de  Luettwitz  étudiait  les  anciennes 
tentatives  d'invasion  en   Angleterre,   celle  de    Boulogne  en 


LA    TRIPLE    ENTENTE  87I 

particulier,  et  concluait  que,  depuis  l'échec  de  Napoléon,  tout 
était  changé  au  détriment  des  Anglais  :  le  canal  de  Kiel, 
facilitant  la  jonction  des  flottes  française  et  russe,  mettait 
Londres  sous  le  coup  d'un  débarquement.  Les  journaux  russes 
disaient  pareillement  que  la  «  liberté  des  mers  »  était  liée  à  la 
liberté  de  l'Egypte  et  que  l'avenir  de  l'Allemagne,  puissance 
maritime,  allait  se  décider  :  ou  la  rivalité  ouverte  avec 
l'Angleterre  et  le  succès,  grâce  à  l'appui  de  l'Europe  continen- 
tale ;  ou  la  solitude  et  les  protestations  impuissantes  contre  la 
tyrannie  anglaise.  D'après  les  journaux  anglais,  le  projet  de 
Guillaume  II  était  réellement  d'unir  la  France,  la  Russie  et 
l'Allemagne  :  sans  doute  les  provinces  annexées  étaient  un 
sérieux  obstacle;  mais  la  moindre  rétrocession  de  territoire 
pouvait  apaiser  la  majorité  des  Français,  qui  n'avaient  plus 
de  haine  véritable  que  pour  l'Angleterre.  Et  les  stratèges  de 
la  presse  française  exposaient  déjà  le  rôle  de  la  France  dans 
la  prochaine  guerre  anglo-allemande  :  les  plus  modérés 
posaient  en  principe  que,  de  toutes  façons,  hous  regagnerions 
au  moins  la  Lorraine  *. 

Le  voyage  à  Pétersbourg  en  août  1897  avait  été  le  début 
de  M.  de  Bûlow  <(  intérimaire  »  :  il  avait  de  visu  constaté 
la  fascination  que  Guillaume  II  exerçait  sur  l'esprit  et  le 
cœur  de  Nicolas  II,  et  quelle  prise  commode  sur  la  politique 
russe  pouvait  offrir  à  la  chancellerie  de  BerUn  cette  incom- 
préhensible, mais  indiscutable  puissance.  De  1897  à  1907, 
durant  dix  années,  malgré  les  incidents  et  les  déboires,  le 
charme  continue  d'opérer  :  c'est  aux  conseils  de  Guillaume  II 
que  Nicolas  recourt  dans  tous  ses  embarras,  aux  consolations 
de  Guillaume  II,  dans  chacune  de  ses  détresses.  En  août  1907, 
trois  semaines  avant  de  signer  l'accord  anglo-russe  (3i  août), 
le  Tsar  vient  encore  à  Swinemûnde  passer  quatre  jours 
(3-6  août)  auprès  de  son  ami,  lui  parler  du  «  prix  qu'il 
attache  à  la  continuation  des  rapports  de  parenté  et  d'amitié 
traditionnels,  qui  ont  constamment  été  un  lien  étroit  entre 
leurs  deux  maisons  et  leurs  deux  pays  ». 

Sur  les  décisions  de  Pétersbourg,  l'accord  austro-russe, 
préparé   en   août    1896,    signé   en  avril    1897,  donnait  à  la 

I.  Voir  là  dessus  Questions  Diplomatiques  et  Coloniales,  1897,  I,  p.  480 
et  56i;  II,  p.  177,  248  et  401. 


872  LA     REVUE     DE     PARIS 

chancellerie  allemande  une  autre  prise,  plus  forte  encore.  Cet 
accord  pour  le  maintien  du  statu  quo  balkani^e  était  Tindis- 
pensable    condition  de  toute  entreprise  russe  en  Asie   :  que 
Vienne  cessât  de  le  respecter,  et  la  Russie  était  obligée  sur-le- 
champ  de  revenir  à  ses  Slaves  et  à  ses  Orthodoxes,  d'aban- 
donner ses  Corée  et  Mandchourie  lointaines,  de  sacrifier  toute 
sa  mise  de  jeu  en  Extrême-Orient.  De  1897  à  1907,  durant  dix 
années,  cet  accord  subsistant  conservera  la  même  valeur  aux 
yeux  des  Russes.  Us  ne  s'aviseront  d'en  mesurer  les  effets 
désastreux  que  le  jour  où,  la  guerre  russo-japonaise,    puis 
l'accord  an^o-russe  ayant  mis  un  terme  momentané  à  leurs 
chevauchées  asiatiques,  les  déclarations  du  baron  d'Aehrenthal 
(28  janvier  1908)  les  ont  enfin  persuadés  que  leur  clientèle 
slave  des  Balkans  peut  leur  être  enlevée  par  la  descente  autri- 
chienne vers  Salonique. 

Les  onze  années  de  l'accord  austro-russe  (avril  1897-jan- 
vier  1908)  coïncident  avec  les  onze  années  de  politique  mand- 
chourienne;  c'est  aussi  la  période  où  les  deux  conjoints  de  la 
monarchie   austro-hongroise,    ne  pouvant  signer  leur  Com- 
promis régulier,  vivent  en  union  libre,  toujours  à  la   merci 
d'une  querelle,  toujours  sous  le  risque  d'une  rupture.  Berlin, 
qui  peut  se  faire   l'honnête   courtier   dans   toutes   les    fric- 
tions  de  l'accord  austro-russe,    peut    imposer,    plus    facile- 
ment encore,  sa  médiation  quotidienne  dans  le  ménage  austro- 
hongrois  :  depuis  trente  ans,  c'est  en  Berlin  que  les  Hongrois, 
véritables  auteurs  de  l'alliance  austro-allemande,  mettent  leur 
confiance.   Vienne  tient  donc  Pétersbourg  par  les  Balkans  : 
Berlin  tient  Vienne  par  la  Hongrie.  Durant  les  onze  années  de 
l'accord  austro-russe,  si  le  comte  de  Goluchowski  peut,  sans 
Compromis,  préserver  l'unité  de  la  double  monarchie,  c'est 
que,  fidèle  sujet  de  son  empereur  François-Joseph,  il  est  aussi 
le  fidèle   serviteur,  le  «  brillant  second  »  de   <(  son  »  autre 
empereur  Guillaume  II. 

En  septembre  1897,  le  second  voyage  de  M.  de  Bûlow 
((  intérimaire  »  avait  été  pour  lui  faire  toucher  du  doigt  cette 
situation  si  favorable  à  l'hégémonie  allemande.  A  Budapest, 
où  François-Joseph  recevait  une  bombe,  Guillaume  II,  cou- 
vert de  fleurs  par  les  dames  de  la  halle,  restait  (c  confondu 
de  tant  damour  et  de  tant  de  cordialité   ».   Durant  les  dix 


LA     TRIPLE     ENTENTE  878 

jours  qu'il  passait  chez  ses  fidèles  Hongrois  (10-21  sep- 
tembre), c'est  lui  qui  semblait  donner  le  mot  d'ordre  et  leur 
présenter  le  souverain  qu'il  daignait  recommander  à  leur 
obéissance. 

Comme  pour  compléter  cette  revue  de  ses  chances,  en  sep- 
tembre 1897  M.  de  Bulow  avait  vu  arriver  en  Allemagne  le 
roi  et  la  reine  d'Italie  ;  aux  grandes  manœuvres  de  Franc fort- 
sur-le-Mein  (4  septembre),  il  avait  entendu  Humbert  et  Guil- 
laume II  célébrer  «  l'inébranlable  »  Triplice.  De  ce  côté,  sans 
doute,  on  devinait  quelque  hésitation  à  s'engager  dans  une  poli- 
tique anti-anglaise.  L'amitié  de  l'Angleterre  n'est  pas  seule- 
ment une  tradition  de  la  monarchie  piémontaise  ;  c'est,  encore 
plus,  un  besoin  vital  de  lltalie  unifiée. 

Après  quatorze  siècles  de  partages  et  de  tyrannies  étrangères, 
les  Italiens  rendus  à  l'indépendance  et  à  l'unité  savent  —  leur 
douloureuse  histoire  est  là  pour  le  leur  rappeler  sans  cesse  — 
que  deux  périls  menacent  la  vie  de  leur  nation.  Les  armées 
du  Continent  peuvent  brusquement  tomber  dans  leurs  plaines 
du  Pô,  dont  le  soleil,  les  récoltes,  les  vignes  et  les  femmes 
ont  toujours  attiré  le  Barbare  d'outre-monts  :  c'est  comme 
assurance  contre  ce  risque  continental  que  l'Italie  accepte  la 
Triplice,  malgré  le  dur  sacrifice  de  Trente  et  Trieste  maintenues 
sous  le  joug  autrichien.  Les  flottes  de  la  Méditerranée,  tout 
pareillement,  assiègent  l'Italie  centrale  et  méridionale,  qui,  de 
Gênes  aux  derniers  caps  de  la  Fouille  et  de  la  Sicile,  s'allonge 
en  îles  et  presqu'îles,  sous  le  canon  du  maître  de  la  mer. 
Durant  quatorze  siècles,  tandis  que  d'Odoacre  à  Napoléon  et 
Metternich,  Milan  était  sous  la  griffe  des  conquérants  conti- 
nentaux, les  Deux  Siciles,  de  Genséric  à  Nelson  et  aux  Bour- 
bons de  Naples,  étaient  sous  la  tyrannie  ou  la  rançon  des 
thalassocrates.  C'est  contre  ce  risque  maritime  que  l'Italie 
unifiée  s'attache  à  l'assurance  anglaise. 

En  septembre  1897,  pourtant,  quelques  journaux  italiens 
prêchaient  la  croisade  contre  l'ingérence  britannique  ;  d'autres 
au  contraire  conseillaient  à  leur  gouvernement  de  quitter  la 
Triplice  plutôt  que  de  rien  faire  qui  pût  troubler  l'intimité 
avec  Londres.  De  ces  deux  partis,  lequel  l'eût  emporté 
auprès  de  l'opinion?  M.  de   Bûlow,  ancien   ambassadeur  à 


874  LA     REVUE     DE     PAEIS 

Rome  (i 898-1 897),  savait  combien  Tintimité  anglo-italienne 
avait  souffert  des  aventures  abyssines.  Pour  le  service  des 
commodités  de  TAngleterre  en  Egypte,  les  Italiens  étaient 
allés  aux  gouffres  financiers  de  Kassala  et  de  Massaouah,  au 
désastre  militaire  d'Adoua  (mars  1896).  Durant  Tété  de  1897, 
ritalie  discutait  encore  le  règlement  de  frontières,  que  Menelik 
imposait  au  major  Nerazzini  (mai  1897),  et  l'évacuation  de 
cette  place  de  Kassala,  dont  M.  di  Rudini  rejetait  enfin  le  far- 
deau sur  l'armée  anglaise.  La  chute  de  M.  Crispi  ayant  rétabli 
quelque  cordialité  dans  les  rapports  avec  la  France,  le  secours 
de  la  flotte  anglaise  ne  pouvait  plus  apparaître  indispensable 
contre  cette  menace  de  Toulon  et  de  Bizerte,  dont  on  avait 
rebattu,  durant  quinze  années,  les  oreilles  de  la  nation.  Entre 
Paris  et  Rome,  Pétersbourg  essayait  sa  médiation;  le  futur 
Victor-Emmanuel  II  venait  d'épouser  une  princesse  monténé- 
grine (octobre  1896)  : 

L'évacuation  de  Kassala  par  les  Italiens,  —  écrivait  la  Novoie 
Vremia  en  mai  1897,  —  est  une  nouvelle  et  sensible  défaite  pour 
l'Angleterre.  En  recouvrant  sa  liberté  d'action  vis-à-vis  de  la  Grande- 
Bretagne,  l'Italie  pourra  maintenir  de  bonnes  relations  avec  la 
Russie  et  la  France  sans  sortir  de  la  Triple  Alliance.  En  outre,  dans 
le  cas  très  probable  où  les  intrigues  continuelle  de  rAngleterre 
amèneraient  les  autres  puissances  à  reconnaître  la  nécessité  d'un 
a  accord  continental  »,  dirigé  contre  la  Grande-Bretagne,  l'Italie 
pourrait  jouer  dans  cette  combinaison  un  rôle  très  important  et 
extrêmement  flatteur,  dont  les  résultats  compenseraient,  et  bien 
au  delà,  la  pertç  du  plateau  abyssine 

Mari  d'une  Italienne,  dont  la  mère  porte  le  nom  d'un  des 
grands  patriotes  italiens,  M.  de  Bûlow  ne  pouvait  être  soup- 
çonné à  Rome  de  mauvais  desseins  contre  la  patrie  de  Min- 
ghetti  :  dans  le  désarroi  où  les  souvenirs  et  conséquences 
d'Adoua  tenaient  encore  Topinion,  M.  de  Bûlow  pouvait  avoir 
sur  le  choix  d'une  alliance  l'influence  décisive. 

Une  autre  prise  sur  Rome  s*ofl*rait  à  lui.  Dans  la  Méditer- 
ranée, ritalie  n'avait  pas  été  seule  conquise  à  l'influence  anglaise  : 
tandis  que  Berlin  organisait  sa  Triplice  contre  nos  revendica- 
tions continentales,  Londres  nouait  avec  l'Espagne  et  l'Italie 

I.  Cf.  Questions  Diplomatiques  et  Coloniales,  1897,  I,  p.  482. 


LA    TRIPLE    ENTBNTE  876 

une  sorte  de  Triplice  maritime  contre  nos  réclamations  médi- 
terranéennes. Or,  en  1897,  l'Espagne  n'avait  plus  confiance 
dans  la  force  britannique  pour  défendre  ses  colonies  contre  les 
États-Unis  et  le  Japon,  dont  elle  sentait  déjà  les  approches.  Le 
gouvernement  de  Madrid,  tout  occupé  de  ses  querelles  parle- 
mentaires, ne  voulait  pas  prévoir  de  si  lointains  périls;  mais 
aux  opposants  de  droite  et  de  gauche,  Tadhésion  à  la  Double 
Alliance  paraissait  la  seule  garantie  désirable  :  la  Russie,  toute- 
puissante  alors  dans  le  Pacifique,  entraverait  la  descente  des 
Japonais  sur  les  Philippines  ;  la  France  avait  dans  ses  Antilles 
les  mêmes  raisons  de  craindre  une  descente  américaine  que  les 
Espagnols  à  Cuba  *. 

En  admettant  que  le  gouvernement  fût  toujours  entiché  de 
r Angleterre,  les  sentiments  des  plus  anglophiles  pourraient-ils 
longtemps  résister  aux  criailleries  et  campagnes  de  presse  pour 
((  la  liberté  des  mers  »,  à  révocation  de  Gibraltar,  forteresse 
anglaise  sur  terre  espagnole  et  sur  ce  détroit  qui  devrait  unir 
Ceuta  espagnole  à  Cadix  espagnole,  les  deux  Espagnes  d'Afrique 
et  d'Europe.»^...  Mais  dans  un  autre  détroit  méditerranéen,  qui 
devrait  unir  aussi  les  deux  Italies  de  Sicile  et  de  Tripohtaine, 
Malte  est  une  autre  forteresse  anglaise,  que  la  «  liberté  des 
mers  »  devrait  rendre  aux  Italiens. 


Nommé  ministre  des  Affaires  étrangères  à  titre  définitif  le 
28  octobre  1897,  M.  de  Bulow  pouvait  donc  se  flatter  d'avoir 
en  mains,  pour  le  grand  jeu  de  l'hégémonie  allemande,  plus 
d'atouts,  et  de  bien  plus  beaux,  que  n'en  avait  jamais  eus 
Bismarck,  même  aux  jours  de  sa  toute-puissance,  —  et  c'est 
plaisir  d'imaginer  ce  que  Bismark  eût  tiré  de  ce  jeu. 

Le  seul  risque  était  peut-être  l'impatiente  anglophobie  du 
gouvernement  français.  On  pouvait  craindre  que  Paris  ne 
voulût  brusquer  la  partie  et,  trop  tôt,  exiger  la  mise  en  branle 
de  cette  Ligue  du  Bien  Continental.  En  cet  été  de  1897,  on 
annonçait  la  prochaine  jonction  sur  le  Haut  Nil  des  deux  mis- 
sions Marchand  et  de  Bonchamps  :  en  toute  hâte,  les  Anglais 

I.  Cf.  Questions  Diplomatiques  et  Coloniales,  1897,  II,  p.  371, 


8/6  LA     REVUE     DE     PARIS 

poussaient  leurs  rails  vers  Berber  et  préparaient  la  reprise  de 
Khartoum.  Le  général  Kitchener  arriverait-il  à  Fachoda  avant 
que  les  Français  eussent  opéré  leur  jonction  et  installé  leur  ligne 
de  postes,  de  TAbyssinie  au  Congo,  d*Obock  à  Libreville?  et  si 
Kitchener  arrivait  trop  tard,  essaierait-il  de  rompre  cette  barrière? 
et  s'il  Tattaquait,  la  France  ne  réclamerait-elle  pas  de  Pélers- 
bourg,  et  Pétersbourg  de  Berlin,  Texécution  des  promesses 
relatives  à  TEgypte?  Repoussée,  cette  exigence  de  Paris  amène- 
rait la  dissolution  de  la  Ligue.  Acceptée,  elle  forcerait  l'Alle- 
magne à  marcher  plus  tôt  qu'on  avait  escompté,  sans  les  ins- 
truments de  succès  que  l'on  commençait  seulement  d'acquérir. 

L'Allemagne  commençait  seulement  d'acquérir   une    flotte 
véritable  et  l'outillage  correspondant  :  le  27  décembre  1897, 
elle  lançait  le  Furst  Bismarck,  le  premier  cuirassé  que  ses  chan- 
tiers eussent  pu  construire  de  toutes  pièces  et  par  leurs  propres 
moyens.  Le  28  mars  1898,  le  Reichstag  allait  voter  à  une  très 
forte  majorité  les  dépenses  d'un  grand  programme  naval;  le 
23  septembre  1898,  à  l'ouverture  du  port  de  Stettin,  Guil- 
laume II  allait  formuler  la  devise  de  l'Allemagne  nouvelle  : 
Unsere  Zukanft  liegt  aaf  dem  Wasser,  Mais  si  «  l'avenir  était 
sur  l'eau  »,  le  présent  n'y  était  pas  encore  et  les  flottes  anglaises 
auraient  raison  de  la  coalition  continentale  d'autant  plus  faci- 
lement que  la  hâte  des  Français  en  Afrique  avait  pour  corol- 
laire, à  l'autre  bout  du  monde,  la  hâte  des  Russes  en  Mand- 
chourie  et  que  cette  hâte  russe  pouvait  à  plus  brève  échéance 
encore  amener  le  choc  avec  l'Angleterre  dans  les  eaux  chinoises. 

Tous  les  intérêts  de  Berlin  lui  commandaient  d'activer  la 
descente  des  Russes  :  plus  tôt  et  plus  avant  la  Russie  aurait 
engagé  ses  deux  bras  dans  l'engrenage  chinois,  et  plus  grande 
serait  la  liberté  de  l'action  allemande,  soit  en  Europe  pour  sa 
politique,  soit  en  Chine  pour  son  établissement  colonial.  Après 
les  rêves  de  deuischlums  américains,  africains  et  turcs,  c'est  le 
rêve  chinois  qui  désormais  hantait  les  nuits  et  les  journées  du 
maître  impérial  :  la  Chine  immense!  la  Chine  inépuisable! 
la  Chine  gorgée  de  peuples,  de  houilles  et  de  minerais!  la 
Chine,  débouché  insatiable  pour  les  usines  et  industries  de 
toutes  sortes  dont  on  voulait  couvrir  le  sol  allemand!  A  peine 
M.  de  Biilow  nommé,  un  incident  donnait  prétexte  à  l'inau- 
guration de  cette  entreprise  :  deux  missionnaires  allemands 


LA     TRIPLE     EXTENTE  877 

étaient  tués  en  Chine  (8  novembre  1897).  Aussitôt  :  occupa- 
tion allemande  de  Kiao-tchéou,  entrée  des  Russes  de  Port- 
Arthur,  apparition  des  Français  à  Kouang-tcheouwang. 

Ainsi  se  reformait  le  syndicat  des  sauveteurs  de  Simonoseki. 
Ils  s'installaient  sans  peine  en  leurs  usurpations  respectives. 
Mais  ils  ne  pouvaient  escompter,  sans  forces  bien  étalées,  une 
paisible  jouissance.  Contre  eux,  le  Japonais,  dupe  de  Simono- 
seki, était  tout  prêt  à  s'allier  avec  l'Anglais,  protecteur  patenté 
de  l'intégrité  chinoise  :  dès  le  printemps  de  1898,  la  menace  de 
l'alliance  anglo-japonaise  obligeait  les  champions  de  la  «  liberté 
des  mers  »  d'envoyer  en  Extrême-Orient  le  meilleur  de  leurs 
forces  navales.  Us  ne  pouvaient  songer  à  libérer  en  même 
temps  la  Méditerranée  et  le  Pacifique.  11  est  vrai  que  la  libéra- 
tion du  Pacifique  présentait  le  moins  de  dangers  et  le  plus  de 
profits  à  l'entente  russo -allemande  :  les  seuls  intérêts  et  désirs 
de  la  France  étaient  directement  engagés  à  la  libération  de 
l'Egypte. 

Tout  compte  fait,  cette  surprise  chinoise  était  donc  un 
nouvel  atout  dans  le  jeu  de  M.  de  Btilow.  Elle  pouvait  lui 
fournir,  à  l'occasion,  le  prétexte  honnête  de  refuser,  sdns 
brusquerie,  sans  apparence  de  trahison  ni  de  mauvais  vouloir, 
toute  demande  des  anglophobes  de  Paris  à  une  trop  prompte 
ou  trop  active  collaboration  dans  l'aventure  africaine.  Si  Paris 
prenait  mal  celte  prudente  abstention,  qu'importait  à  Berlin.»* 
Port-Arthur  occupé  mettait  définitivement  Pétersbourg  dans 
l'impossibilité  de  toute  politique  européenne  et  Pétersbourg 
finirait  toujours  —  pouvait-on  croire  —  par  ramener  Paris  au 
bercail  de  la  Ligue  continentale.»*  Dix  années  durant,  cette  occu- 
pation de  Port-Arthur,  en  effet,  et  les  luttes  policières  contre 
le  brigandage  mandchourien,  puis  les  luttes  diplomatiques 
contre  les  intrigues  anglaises  et  américaines,  les  batailles 
ouvertes  enfin  contre  l'intervention  japonaise  allaient  livrer  la 
diplomatie  russe  à  l'ingérence  continuelle  de  Berlin,  et,  par 
contrecoup,  gêner  ou  même  entraver  toute  l'action  diploma- 
tique de  la  France. 

Tant  de  bonheur  ne  suffisant  pas  encore,  une  surprise 
française  venait  s'ajouter  pour  le  joyeux  avènement  de 
M.  de  Bûlow  :  l'affaire  Dreyfus  commençait  (octobre  1897); 
durant  quatre  années  (1897-1901),  les  Français,  divisés  par 


878  LA     RBTUE     DE     PARIS 

cette  guerre  civile,  allaient  perdre  toute  envie  d'aventures  exté- 
rieures. En  juin  1898,  d'ailleurs,  M.  Hanotaux  quittait  les 
affaires  avant  que  le  heurt  de  Fachoda  eût  mis  la  France 
dans  Tobligation  d'exécuter  ou  d'abandonner  le  «  grand 
projet  ».  Le  successeur  de  M.  Hanotaux,  bien  qu'il  eût  sa 
responsabilité  dans  l'organisation  de  l'aventure  africaine,  bien 
qu'il  fût  disposé,  lui  aussi,  aux  ambitions  coloniales,  était  un 
disciple  trop  fervent  de  Gambetta  pour  tout  sacrifier  au  seul 
désir  d'abaisser  l'Angleterre  ou  risquer  la  puissance  de  la 
nation,  dans  une  lutte  que  la  seule  mégalomanie  des  coloniaux 
pouvait  juger  indispensable. 

Le  heurt  de  Fachoda  se  produisit  (septembre  1898),  sans 
que  Paris  songeât  à  réclamer  la  mise  en  branle  de  la  Ligue 
continentale,  sans  même  que  Paris  voulût  accepter  les  offres 
que  Pétersbourg  lui  fit  alors  d'une  diversion  contre  l'Inde. 
Après  avoir  attisé  et  utilisé  l'anglophobie  française,  Berlin 
n'avait  donc  à  payer  aucune  conséquence  de  Fachoda,  pas 
même  à  constater,  tout  d'abord  au  moins,  un  changement 
dans  les  dispositions  conciliantes  de  M.  Delcassé  :  l'immo- 
destie des  Anglais  dans  le  triomphe  et  l'humiliation  profon- 
dément ressentie  de  cette  reculade  française  semblaient  établir 
une  haine  inexpiable  entre  Paris  et  Londres,  —  et  c'est  plaisir 
encore,  quand  on  mesure  ce  que  Bismarck  sut  tirer  d'un  pareil 
courant  de  haine  entre  Rome  et  Paris,  c'est  plaisir  d'imaginer 
ce  que  Bismarck  eût  fait  sortir  de  Fachoda. 

Mais  Bismarck  avait  appris,  par  une  longue  expérience,  à 
toujours  prévoir  de  loin  et  à  calculer  au  plus  juste  la  conduite 
de  ses  affaires.  La  diète  de  Francfort,  surtout,  lui  avait  été  un 
long  apprentissage  de  coalitions  avec  des  partenaires  toujours 
rétifs  contre  des  adversaires  multiples  et  changeants.  Envers 
les  uns  et  les  autres,  il  avait  tiré  de  cette  expérience  quelques 
principes  généraux  de  direction. 

Contre  l'adversaire,  faire  front  et  ne  jamais  lâcher  pied 
dans  les  grandes  ou  les  petites  choses  lui  semblait  le  commen- 
cement de  la  sagesse.  Il  racontait  à  son  fidèle  Busch  le 
20  octobre  1877  : 

A  la  dicte,  personne  parmi  les  petits  États  de  la  Confédération 
n*osait  fumer;  seul  Buol,  le  représentant  de  TAutriche,  avait  ce 
privilège.  Moi,  un  beau  jour  je  sortis  tranquillement  un  cigare  de 


I 


LA    TRIPLE     ENTENTE  879 

ma  poche  et  je  demandai  à  Buol  de  vouloir  bien  me  donner  du  feu. 
Toutes  les  autres  puissances  furent  stupéfaites  de  mon  audace  et 
crurent  qu'il  allait  se  produire  un  p:rave  accident  diplomatique... 
Buol  eut  Tair  très  étonné,  mais  il  me  donna  du  feu. 

Il  avait  toujours  le  cigare  provocateur;  mais,  pour  le  couper, 
il  ne  jugeait  pas  utile  d'aiguiser  son  sabre  et,  le  cigare  tiré,  il 
eût  trouvé  maladroit  de  ne  pas  Tallumer,  plus  maladroit  encore, 
le  sabre  tiré,  de  n*en  faire  que  gestes  et  jeux  de  batte.  Par 
système  autant  que  par  nature,  il  était  colérique  et  violent; 
mais  il  savait  que  les  plus  rouges  fureurs  perdent  leur  elFet 
quand  toujours  elles  se  dissipent  en  paroles.  Il  faisait  trop 
entendre  qu'il  était  le  maître  de  la  foudre;  encore  sortait-il 
parfois  sans  son  tonnerre;  dans  le  Paris  du  Second  Empire, 
il  avait  appris  de  la  Belle  Hélène  qu'un  Jupin  trop  bruyant 
se  fait  moquer  des  autres  Dieux. 

Et  bien  qu'il  fût  souvent  bravache,  jamais  personne  ne  put 
douter  de  son  courage. 

Il  se  disait  fidèle  serviteur  de  la  paix:  :  après  avoir  déchaîné 
trois  grandes  guerres  pour  amener  la  Prusse  et  TAllemagne  au 
point  qu'il  voulait,  il  pensait  réellement  que  la  paix  était  le 
plus  conforme  à  la  fortune  et  à  la  sécurité  de  l'Empire.  Il 
avait  même  ses  jours  de  scrupules  humanitaires,  surtout 
quand  les  eaux  de  Gastein  lui  avaient  «  alourdi  le  foie  ».  Il 
disait  alors  (19  octobre  1877)  :  ((  Je  me  sens  l'àme  triste.  J'ai 
fait  du  mal,  beaucoup  de  mal!  C'est  moi  qui  suis  la  cause 
de  trois  grandes  guerres.  C'est  moi  qui  sur  les  champs  de 
batailles,  ai  fait  tuer  80000  hommes  qui,  aujourd'hui  encore, 
sont  pleures  par  leurs  mères,  leurs  sœurs,  leurs  veuves.  » 
Mais  il  ajoutait  aussitôt  :  «  Tout  cela,  c'est  affaire  entre  moi 
seul  et  Dieu  »  et  tout  le  monde  savait  que  son  seul  Dieu,  à  lui, 
était  le  Dieu  des  armées  et  qu'à  trois  grandes  guerres,  il  ajou- 
terait deux  ou  trois  cent  mille  cadavres,  sitôt  que  la  durée  de 
son  œuvre  lui  semblerait  exiger  pareil  holocauste. 

Envers  ses  partenaires,  ceux  du  jour  et  ceux  qu'il  espérait 
du  lendemain,  il  ne  pensait  pas  que  la  générosité  fût  obliga- 
toire, ni  les  bons  procédés  toujours  préférables.  Il  professait 
néanmoins  qu'il  est  souvent  profitable  de  ne  pas  négliger  les 
désirs  et  ambitions  de  ses  associés,  jamais  indispensable  de 
froisser  inutilement  les  unes  et  les  autres.  Tout  ce  qui  n'était 


88o 


LA     REVUE     DE     PARIS 


pas  trop  visiblement  incompatible  avec  leurs  droits  et  leur 
dignité,  il  Texigeait  d'eux;  mais  d'ordinaire  il  leur  concé- 
dait ce  qui  lui  semblait  compatible  avec  ses  ambitions  proches 
ou  lointaines  : 

Après  Sadowa,  racontait-il  à  Busch  (*i8  octobre  1877),  mon 
gracieux  Maître  avait  décidé  d'enlever  un  morceau  de  territoire  à 
chacun  des  princes  battus,  comme  punition  :  «  Je  vais,  me  disait- 
il  sans  cesse,  exercer  la  justice  de  Dieu  ».  Je  finis  par  lui  répondre 
qu'il  valait  mieux  laisser  Dieu  exercer  sa  justice  tout  seul  et  qu'il 
ne  fallait  pas  que  nous  prissions  plus  de  territoire  que  nous  n'en 
avions  besoiti...  Si  je  l'avais  écouté,  nous  aurions  pris  tout  le  nord 
de  la  Bohême,  toute  la  Silésie  autrichienne  et  la  moitié  de  la  Saxe... 
Ce  que  j'ai  eu  du  mal  à  l'en  empêcher!... 

Envers  ses  partenaires,  comme  envers  ses  adversaires,  il  ne 
pensait  pas,  non  plus,  que  la  franchise  fût  toujours  de  règle  ou 
de  mise.  Mais  jamais  il  n'eût  admis  que  le  perpétuel  mensonge 
fût  la  marque  d'un  grand  politique  et  que  la  valeur  d'une 
diplomatie  se  mesurât  au  nombre  de  ses  dupes  ou  à  la  gran- 
deur de  leurs  déconvenues.  La  perpétuelle  fourberie,  au  con- 
traire, lui  eût  semblé  plus  naïve  encore  que  la  perpétuelle 
droiture,  finissant  par  mettre  tout  le  public  en  défiance  et 
rendre  de  plus  en  plus  difficile  l'exercice  même  du  droit  de 
tromper.  Il  se  vantait  assurément  quand  il  disait  à  Busch  le 
3i  mai  i885  :  «  L'empire  d'Allemagne  tout  entier  ne  repose 
que  sur  la  confiance  que  l'on  a  en  moi  à  l'extérieur.  En  France, 
tout  le  monde  a  foi  en  ma  parole.  Le  loi  des  Belges  a  dit  encore 
récemment  qu'un  contrat  écrit  et  signé  ne  valait  pas  une  assu- 
rance verbale  de  ma  part...   La  tsarine  m'a  dit  en  propres 
termes  :  ((  Toute  notre  confiance  repose  en  vous.  Nous  savons 
que  vous  dites  toujours  l'exacte  vérité  et  que  vous  faites  ce 
que  vous  dites. . .  »  Du  moins,  son  langage  et  sa  conduite  étaient 
un  tel  mélange  d'éclatantes  franchises  et  de  déroutantes  duph- 
cités  que  jamais  l'interlocuteur  ne  parvenait  à  s'y  reconnaître. 

Mais  envers  soi-même,  la  tromperie  ou,  ce  qui  est  tout 
pareil,  les  illusions  lui  paraissaient  encore  la  pire  des  mala- 
dresses. S'il  lui  arrivait  de  ne  pas  apprécier  justement  la  valeur 
de  ses  décisions  et  la  logique  de  ses  actes,  il  semble  que,  tou- 
jours, il  en  voulût  connaître  exactement  les  motifs  et  la  portée. 
Chargé,  d'abord,  de  la  politique  prussienne,  il  s'était  fait  une 


L\    TRIPLE    ENTENTE  88l 

idée  précise  de  la  place  qu'il  entendait  donner  à  la  Prusse  dans 
l'Allemagne  qu'il  voulait  reconstituer.  Chargé,  ensuite,  de  la 
politique  impériale,  il  semble  qu'il  eût  à  toute  heure  une  vue 
ensemble  sur  le  rôle  qu'il  réservait  à  son  empereur  et  à  sa 
nation,  dans  l'Europe  et  dans  le  monde,  aujourd'hui  et  demain. 
Aussi,  s'étant  taillé  en  idée  sa  part,  sa  plus  large  part,  il  pou- 
vait discerner  ce  qu'à  tout  prix  il  fallait  disputer  aux  autres  et 
ce  que. l'on  pouvait  leur  abandonner,  ce  qu'il  était  utile  d'ac- 
quérir et  ce  qu'il  était  puéril  de  désirer.  Il  disait  à  Busch  le 
a4  février  1879  : 

Les  gens  de  ropposilion  m'attaquent  toujours  personnellement  au 
lieu  de  trailer  la  queslion  :  je  suis  un  être  versatile  et  plein  de 
contradictions;  il  n'j  a  pas  moyen  de  les  faire  sortir  de  là...  Je  n*ai 
change  de  système  qnVn  matière  économique,  car  en  politique  je 
ne  crois  pas  qu'on  m'ait  vu  beaucoup  varier.  Lorsque  je  suis  arrivé 
au  pouvoir,  je  ne  m'étais  fixé  qu'un  but  :  Tunification  de  l'Allemagne 
sous  l'hégémonie  de  la  Prusse.  Tout  le  reste  était  accessoire;  j'y  ai 
subordonné  toutes  les  considérations  économiques  et  autres. 

Et,  voulant  les  grands  résultats,  il  y  marchait  continûment 
sans  se  laisser  détourner  par  les  tentations  du  chemin  ou  par 
les  concessions  aux  camarillas  :  ni  le  petit  profit  immédiat,  ni 
les  petits  succès  personnels,  ni  même  le  souci  de  plaire  en  haut 
lieu  n'étaient  pour  le  distraire  de  sa  route.  Quelque  dévoue- 
ment qu'il  eût  à  son  empereur,  quelque  tendresse  qu'il  eût  au 
fond  pour  ce  «  vieux  »,  il  tempêtait,  menaçait  de  partir  plutôt 
que  céder  aux  caprices  de  Lui  ou  aux  combinaisons  d* Elles  : 

C'est  vrai,  disait-il  encore  à  Busch  *,  que  j'ai  tout  de  même  eu  du 
mal  avec  Lui..,  J'ai  passé  de  bien  mauvaises  semaines  à  Versailles; 
je  ne  pouvais  rien  en  tirer;  je  voulais  sérieusement  m'en  aller.  Et 
même  maintenant,  ça  ne  va  pas  tout  seul!  J'écris  une  note  impor- 
tante ou  une  dépêche,  je  la  relis,  je  la  recommence  six  ou  sept  fois, 
et  II  y  fait  des  modifications!  Il  y  ajoute  des  choses  qui  n'ont  rien  à  y 
faire,  qui  sont  juste  l'opposé  de  ce  que  je  veux  dire  et  de  ce  que 
j'entends;  Il  met  toujours  en  avant  un  tas  de  systèmes  qui  ne  peuvent 
pas  fonctionner,  et  II  est  entêté  comme  tout  pour  les  conserver.  Je 
ne  suis  pas  le  seul  à  souffrir  de  son  caractère  pointilleux,  de  ce  qu'il 
appelle,  Lui,  son  esprit  consciencieux...  Vous  pouvez  dire  que  cette 

I.  4  octobre  1877  et  6  octobre  1879. 

i5  Juin  1908.  .  r4 


882  LA     REVUE     DE     PARIS 

lutte  de  chaque  jour  use  certains  ministres  a  mort.  C'est  comme 
cela  que  Bulow  a  été  détruit.  La  faute  en  est  à  notre  gracieuse 
Majesté  ;  c'est  Elle  qui  est  responsable.  Pauvre  Bulow  !  les  médecins 
disent  qu'il  est  atteint  :  on  va  l'envoyer  en  Italie... 

En  1879,  Bernhardt-Emest  de  Bûlow,  secrétaire  d'Etat  aux 
Affaires  étrangères,  tombait  pour  le  bien  du  service,  —  s'il 
en   faut  croire  Bismarck,  —  en  luttant  contre,  les  fantaisies 
impériales.   En  avril  1906,  Bemhardt-Henri  de  Bûlow,  après 
neuf  ans  de  secrétariat  aux  affaires  étrangères,  devait  à  son 
tour  s'en  aller  prendre  du  repos  en  Italie;  mais  ce  n'était  pas 
l'héroïque  résis(tance  aux  caprices  d'en  haut  qui   l'avait  usé. 
11   passait,   avant  son  arrivée  au  pouvoir,  pour    le    meilleur 
élève  de  Bismarck;  il  s'était  révélé  en  neuf  années  de  minis- 
tère comme   l'un    de  ces  disciples  excellents,   en   effet,   qui 
reproduisent    à   faire   crier  d'admiration  le  ton,    l'allure,  la 
manière,  tous  les  tics  du  maître,  mais  oublient  d'en  acquérir 
quelques-unes  des  maximes  et  qualités  fondamentales. 


* 
*  * 


Au  lendemain  de  Fachoda,  tout  étant  prêt  en  Europe  pour 
la  pratique,  sinon  pour  la  conclusion  d'une  Ligue  continen- 
tale, il  était  évident  que  la  seule  Allemagne,  chef  de  la  Triple 
Alliance  et  amie,  par  Pétersbourg,  de  la  Double  Alliance, 
pouvait  en  prendre  l'initiative.  Grave  décision  assurément  et 
qui  exigeait  que  M.  de  Bûlow  sût  de  claire  conscience  si 
vraiment  cette  Ligue  entrait  dans  ses  plans,  et  pourquoi,  et 
quels  avantages  espérant  en  retirer,  quels  risques  et  frais  il 
comptait  y  affecter,  quels  avantages  aussi  concéder  à  ses 
associés  et  quel  minimum  de  sécurités  leur  promettre.  Mais 
décision  facile  et  qui  n'engageait  en  rien  la  responsabilité 
immédiate  de  Berlin. 

Prise  désormais  dans  l'engrenage  mandchourien,  la  Russie 
ne  voulait  que  liberté  d'action  en  Extrême-Orient  et  tran- 
quille attente  dans  l'Orient  turc;  son  accord  austro-russe  lui 
donnaij  celle-ci  ;  un  récent  accord  anglo-russe  semblait  aussi 
lui  garantir  celle-là  :  par  cet  accord  d'avril  1899,  l'Angle- 
terre livrait  aux  chemins  de  fer  russes  tout  le  pays  au  nord 


LA     TRIPLE     ENTENTE  883 

de  la  Grande  Muraille,  à  condition  que  la  vallée  du  Yanglsé- 
Kiang  lui  fût  réservée.  —  Prise,  de  son  côté,  dans  les  impos- 
sibilités de  Compromis  et  dans  les  aventures  de  gouvernement 
illégal,  harassée  par  Tobstruction  des  Hongrois  en  Translei- 
thanie  et  par  Topposition  des  Allemands  en  Gisleithanie,  F  Au- 
triche ne  demandait  que  cette  même  tranquillité  de  l'Orient  : 
l'accord  austro-russe  la  lui  garantissait.  Du  côté  de  Péters- 
bourg  et  de  Vienne,  Berlin  n'avait  donc  rien  à  promettre  qu'une 
garantie  morale  et  secrète  :  une  signature  publique  eût  fait 
dresser  devant  l'Europe  le  spectre  des  Trois-Empereurs. 

La  France  avait  renoncé  au  «  grand  projet  »,  mais  non  pas 
aux  ambitions  africaines  :  tout  au  contraire,  l'humiliation  de 
Fachoda  semblait  exiger  quelque  entreprise  où  récupérer  le 
prestige  perdu  et  les  annexions  convoitées.  Un  accord  anglo- 
français  intervenait  aussi  en  mars  1899  pour  préciser  en 
Afrique  les  droits  et  «  sphères  »  d'ambitions;  à  l'Angleterre, 
l'Egypte  et  l'Afrique  du- Levant;  à  la  France,  le  Sahara  et 
l'Afrique  d'Occident.  Dans  cette  Afrique,  il  était  de  notoriété 
publique  que  le  Maroc  devenait  la  pensée  du  nouveau  ministre. 
Mais  dans  cette  même  Afrique  de  l'Occident,  sur  ces  mêmes 
rivages  de  la  Méditerranée  musulmane,  Madrid  et  Rome  espé- 
raient une  semblable  revanche  de  leurs  déboires  coloniaux  : 
après  la  perle  de  Cuba  et  des  Philippines  (paix  hispano-amé- 
ricaine, 12  août  1898),  les  présides  marocains  restaient  la 
dernière  pierre  d'attente  d'un  empire  espagnol;  après  l'éva- 
cuation de  Kassala  et  le  règlement  de  frontières  abyssin,  la 
Tripolitaine  devenait  la  seule  «  compensation  »  des  Italiens 
dans  le  partage  de  l'Islam. 

La  suite  des  événements  devait  montrer  combien  il  était 
facile  de  concilier  les  ambitions  des  trois  nations  latines.  Dès 
1899,  ^'  ^®  Bûlow  avait  le  moyen,  sans  engager  en  rien 
l'Empire,  de  travailler,  de  présider  plutôt  à  cette  conciliation. 
L'Espagne  avait  perdu  toute  confiance  dans  l'alliance  anglaise 
qui,  ni  pour  la  guerre,  ni  pour  la  paix,  ne  lui  avait  été  du 
moindre  secours  :  c'est  à  la  France  qu'elle  avait  délégué  sa 
signature  aux  conférences  de  Washington  ;  c'est  à  l'Allemagne 
qu'elle  s'adressait  pour  se  défaire  honorablement  des  lambeaux 
insulaires  qui  lui  restaient  de  ses  Indes  Orientales  :  Berlin  lui 
achetait  les  Carolines  et  les  Mariannes  (juin  1899).  —  L'Italie 


884  LA     REVUE     DE     PARIS 

croyait  avoir  à  se  plaindre  aussi  de  Talliance  anglaise  :  à  Malte, 
M.  Chamberlain  imposait  l'anglais  comme  langue  facultative 
dans  les  affaires  publiques  et,  d'ici  quinze  ans,  comme  langue 
obligatoire;  dans  la  vie  courante,  il  s'efforçait  de  sixbslîtuer  à 
l'italien  le  bizarre  patois  latino-gréco-sémitique  des    Mallais. 
—   La  France,    passant  aux   mains  du  ministère  Waldeck- 
Rousseau   (22  juin  1899),   avait   un   pressant   besoin    de  la 
collaboration,  tout  au  moins  de  l'indifférence  de  Berlin  pour 
régler  son  affaire  Dreyfus  :  le  procès  de  Rennes  allait  s'ouvrir 
(août)  ;  M.  de  Bûlow  avait  un  jour  donné  sa  parole  au  Reicbstag 
(24  janvier  1898)  que  jamais  Dreyfus  n'avait  eu  de  rapport 
avec  l'Allemagne;  à  cette  indication  négative,   M.  de    Bûlow 
aurait-il  pu  donner  quelque  preuve  positive  sur  l'origine  du 
bordereau?...    Pour   sa    politique    extérieure,    le    ministère 
Waldeck-Rousseau  était  prêt  aussi  aux  conversations. 

Le  5  juillet  1899,  sur  les  côtes  de  Norvège,  le  vaîsseau-école 
français,  Iphigénie,  rencontrait  le  yacht  impérial  Hohenzollern; 
le  commandant  français  faisait  visite  à  l'Empereur.  Le  6  juillet, 
Guillaume  II,  canon  tonnant,  tambour  battant,  clairon  son- 
nant, montait  à  bord  de  VIphigénie,  puis  télégraphiait  au  pré- 
sident Loubet  combien  «  son  cœur  de  marin  et  de  camarade 
s'était  réjoui  de  l'accueil  gracieux  qui  lui  avait  été  fait  par  le 
commandant,  les  officiers  et  l'équipage  ».  Réponse  du  prési- 
dent Loubet  pour  «  remercier  de  l'honneur  fait  à  nos  marins  ». 
Commentaire  du  Berliner  Tageblatt  : 

M.  Delcassé  est  dégagé  des  préjugés  nationalistes  et  chauvins  de 
certains  de  ses  prédécesseurs  et  il  n'a  garde  de  se  laisser  hypnotiser 
par  la  «  trouée  des  Vosges  » .  Si  l'empereur  Guillaume  a  pu  passer  à 
bord  de  VIphigénie  la  revue  des  aspirants  français,  le  mérite  de  cet 
événement  revient  tout  particulièrement  à  M.  Delcassé. 

A  ses  «  camarades  »  de  VIphigénie,  Guillaume  II  avait 
exposé  qu'un  pressant  devoir  s'imposait  aux  marines  euro- 
péennes :  oublier  toutes  leurs  rivalités  pour  reconquérir  la 
liberté  des  mers.  Il  semblait  donc  que  Berlin  poursuivît  le 
rêve  ou  le  désir  de  la  Ligue  continentale.  Mais  du  désir  ou  d  u 
rêve  à  la  ferme  volonté,  il  eût  fallu  le  calcul  et  la  nette  vision 
des  profits  que  l'on  avait  en  chasse.  En  1898,  l'expédition  du 
prince  Henri  à  Kiao-lchéou  et  le  voyage  de  Guillaume  II  en 


LA    TRIPLE     ENTENTE  885 

Orient  semblaient  avoir  fixé  les  ambitions  allemandes  sur  la 
Turquie  asiatique  et  sur  la  Chine  :  exploitation  du  Chantoung 
allemand,  poussée  du  Bagdad  allemand,  deux  beaux  profits 
que  Berlin  pouvait  escompter  de  la  Ligue  et  que  la  Ligue 
pouvait  assurer  à  Berlin,  pourvu  que  M.  de  Bûlow  garantit  à 
ses  divers  associés  les  droits  et  intérêts  qu'ils  pouvaient  avoir 
chez  le  Chinois  et* chez  le  Turc.  Mais  les  Turcs  ont  un  sage 
proverbe  :  <(  On  ne  peut  pas  mettre  plus  d'une  pastèque  sous 
chaque  bras.  ))  Pour  son  inextinguible  soif  de  marchés  et  de 
colonies,  de  clients  et  de  protégés,  Berlin  ne  pensait  pas  que 
les  deux  pastèques  du  Bagdad  et  du  Chantoung  pussent 
suffire  :  elle  rêvait  de  prendre,  avec,  des  Amériques,  des 
Afriques,  des  Océanies,  —  le  monde. 

Prendre  le  monde  n'a  jamais  été  une  entreprise  commode  : 
encore,  jusqu'à  Napoléon,  semblait-il  qu'une  grande  armée 
pût  suffire.  Aujourd'hui  il  faut,  en  outre,  une  grande  flotte 
de  guerre,  une  grande  marine  de  commerce,  une  grande 
industrie,  un  grand  trafic  et,  surtout,  une  grande  richesse  ou, 
du  moins,  un  grand  crédit.  Depuis  dix  ans,  l'Allemagne,  ayant 
mesuré  toutes  ces  conditions  de  la  Weltpolitik,  s'efforçait 
d'en  acquérir  les  instruhients  :  elle  possédait  l'armée  et 
l'industrie;  elle  commençait  de  construire  les  flottes  et  le 
commerce.  Mais,  faute  de  patrimoine  et  de  crédit,  elle  avait  un 
pressant  besoin  de  richesse  :  pour  le  gouvernement  comme  pour 
les  particuliers,  le  gain  devenait  la  première  des  nécessités, 
—  le  gain  rapide,  immédiat,  quotidien.  «  Gaigner  »  partout 
et  toujours;  «  gaigner  »  dans  tous  les  domaines  et  par  tous  les 
moyens;  «  gaigner  »  avec  et  contre  tout  le  monde  :  dure 
nécessité,  difficilement  compatible  avec  la  stricte  honnêteté, 
presque  incompatible  avec  les  combinaisons  à  longue  échéance. 

Tenir  le  monde  est  une  entreprise  encore  plus  malaisée 
et  plus  asservissante  :  la  puissance  ni  la  science  ni  la  richesse 
n'y  suffit;  quand  on  doit  marcher,  ayant  sous  chaque  bras 
plusieurs  continents,  et,  de  chaque  main,  exécuter  deux  ou 
trois  opérations  de  force  ou  d'adresse,  il  faut,  pour  ne  pas 
tout  laisser  tomber  à  chaque  pas,  de  la  souplesse  et,  même,  un 
art  d'équilibriste,  sinon  de  jongleur.  Cette  souplesse  est-elle 
toujours  conciliable  avec  la  dignité?  l'art  du  jongleur  va-t-il 
sans  quelque  poudre  aux  yeux?  et  de  ces  tours  d'équilibre 


886  LA     REVUE     DE     PARIS 

à  Tescamotage,  est-il  possible  de  ne  jamais  franchir  la  limite? 
Et,  malgré  tout  son  talent,  le  plus  habile  opérateur  n'a-t-il 
pas  à  chaque  rencontre  besoin  d'un  compère  ou  d'un  aide? 

La  Ligue  continentale  ne  pouvait  aider  la  Weltpolilik  que 
dans  certaines  affaires,  en   Chine,   en  Turquie,   partout  où 
pouvait  atteindre  la  force  militaire  des  Continentaux.  Mais  dans 
les  deux  Amériques,  sur  les  deux  ou  trois  façades  de  l'Afrique, 
Berlin  ne  pouvait  se  priver  de  la  collaboration  de  Londres 
qu'en  retardant,  en  abandonnant  peut-être  les  projets  dont  on 
s'était  promis   les   profits  les  plus  merveilleux.    En    Afrique 
surtout,     les    constructions    allemandes    n'étaient     toujours 
qu'abris  de  fortune  :  elles  ne  tenaient  qu'accotées  aux  solides 
bâtisses  de  l'Angleterre.  On  l'avait  bien  vu  dès  l'automne  de 
1898  :  après  Fachoda,  un  arrangement  secret  avait  été  conclu 
avec  Londres;  en  février  1899,  M.  de  Bûlow  refusait  encore 
de  le    communiquer  au   Reichstag;   mais    en  mars    tout   le 
monde  en  devinait  la  teneur,  quand  Cecil  Rhodes,  débarqué 
à  Berlin,  reçu  par  l'Empereur,  obtenait  liberté  de  passage  sur 
territoire  allemand  pour  son  télégraphe  du  Cap  au  Caire. 

Si  donc  le  télégramme  à  Krûger  engageait  l'honneur  impérial 
contre  les  entreprises  de  Cecil  Rhodes,  les  intérêts  coloniaux 
liaient  le  consentement  impérial  à  ces  mêmes  entreprises.  Et 
pareillement  les  intérêts  du  commerce  métropoUtain  ne  pou- 
vaient s'arranger  de  la  haine  ou  seulement  de  l'humeur  des 
Anglais.  Les  statistiques  étaient  là-dessus  d'une  trop  claire  élo- 
quence :  malgré  l'admirable  essor  de  Hambourg,  de  Rotterdam 
et  d'Anvers,  Londres  restait  le  premier  facteur,  l'indispensable 
entrepôt  de  l'exportation  germanique. 

En  cet  état  des  choses,  comment  ((  vouloir  »  la  Ligue  des 
continentaux  et  s'y  donner  de  tout,  cœur?  Mais,  ne  la  voulant 
pas,  comment  oser  en  parler  sans  cesse?  de  quel  front  prêcher 
la  croisade  contre  l'Angleterre?...  En  son  principe  même,  la 
politique  de  M.  de  Bûlow  était  viciée  parce  manque  de  fran- 
chise qui,  durant  trois  ou  quatre  années  (1899-190%^),  allait 
se  traduire  au  grand  jour  en  une  déconcertante  série  de  pro- 
messes aux  uns  et  de  paroles  aux  autres,  d'actes  et  d'engage- 
ments contradictoires.  Dans  l'arsenal  de  Bismarck,  M.  de 
Bùlow  avait  trouvé  ces  jeux  de  contrats  entre-croisés,  de  sacs 
à  double  et  triple  fond.  Mais  Bismarck  ne  les  avait  employés 


LA    TRIPLE     ENTENTE  '    887 

que  dans  l'ombre  ou,  découvert,  il  avait  allégué  le  salut  de 
l'Empire,  suprême  loi  de  sa  politique  ;  et  il  avait  eu  Thabilité  de 
faire  admettre,  même  par  ses  dupes,  que  ces  assurances  et 
contre-assurances  étaient  en  effet  une  cuirasse  nécessaire  au 
frêle  débutant  qu'était  encore  r Allemagne  unifiée. 

C'est  en  plein  Reichstag  (12  avril  1904)  que  M.  de  Bùlow 
proclame  que  «  pour  exécuter  un  coup  d'échec  machiavélique, 
il  faut  d'abord,  comme  Frédéric  le  Grand,  écrire  V Anti- 
Machiavel  )).  A  ce  machiavélisme  d'apparat,  M.  de  Bûlow  ne 
donne  qu'une  règle,  les  intérêts  et  le  succès  de  l'Allemagne, 
et  non  pas  les  intérêts  vitaux  et  nationaux,  mais  les  profits 
momentanés  et  mercantiles  ;  et  non  pas  les  grands  succès  qui 
légitiment  tout,  mais  les  cueillettes  d'applaudissements  et  de 
sourires,  les  réussites  personnelles  de  l'Empereur  ou  du  ministre. 

Trois  ou  quatre  années  de  ces  jeux  (1899- 1908)  allaient 
ruiner  en  Europe  le  crédit  de  la  parole  allemande,  puis  coaliser 
toutes  les  rancunes  ;  mais  le  maréchal  de  Waldersee  commande- 
rait en  Chine  les  armées  des  nations  ;  le  baron  de  Bûlow  devien- 
drait comte  (22  juin  1899)  ®^  chancelier  (17  octobre  1900); 
et  si  la  guerre  du  Transvaal,  qu'une  médiation  continentale 
aurait  dû  épargner,  valait  à  l'Allemagne  une  violente  crise 
commerciale  et  financière,  par  le  resserrement  delà  consomma- 
tion anglaise,  quelques  îles  du  Pacifique,  quelques  pans  de 
déserts  africains,  des  comptoirs  dans  toute  la  Chine  et  le  firman 
du  Bagdad  allemand  gonfleraient  la  gibecière  du  chancelier  : 

Juillet-aoïit  1899.  —  Visite  de  Guillaume  II  kïlp/u'génie;  télé- 
gramme au  président  Loubct.  Conflit  anglo-bocr;  la  Ligue  panger- 
manique  réclame  rentenle  avec  la  France  et  le  développement  de  la 
flotte  allemande  pour  assurer  l'indépondance  du  Transvaal. 

Octobre  1899.  —  Début  de  la  guerre  sud-africaine.  Publication  et 
complément  des  accords  signés  à  Berlin  par  Cecil  Rhodes. 

Novembre  1899.  —  Grandes  défaites  anglaises.  Exposé  des 
motifs  d'un  nouveau  programme  naval.  Suggestions  de  Berlin  aux 
ambassadeurs  de  la  Double  Alliance  pour  que  Paris  et  Pélersbourg 
prennent  l'initiative  d'une  intervention  médiatrice.  Accord  anglo-alle- 
mand au  sujet  clos  Samoa,  du  Togo,  de  la  Gold  Coast  et  de  l'Afrique 
occidentale.  Voyage  de  Guillaume  II  à  Londres;  entretiens  avec 
MM.  Chamberlain  et  Balfour.  Discours  de  M.  Chamberlain  à  Lei- 
cester,  prophétisant  la  Triplice  anglo-germano-yankee.  La  Deutsche 
Bank  obtient  la  concession  du  Koniah-Bagdad. 


888  LA     REVUE     DE     PARIS 

Décembre  1899.  —  Annonce  au  Reichstag  du  prochain  doublement 
de  la  flotte  allemande;  grand  discours  de  M.  de  Bulo>v  :  «  Il  faut 
que  nous  possédions  une  flotte  assez  puissante  pour  qu'une  agression 
venant  d'une  puissance  quelconque  ne  puisse  se  produire...  Notre 
sécurité  en  Europe  repose  sur  l'inébranlable  Triple  Alliance  et  sur 
nos  bonnes  relations  avec  la  Russie  p.  Révélations  du  Lokal- 
Anzeiger  sur  l'entente  secrète  entre  l'Allemagne  et  l'Angleterre  pour 
le  partage  des  colonies  portugaises*  Violences  des  journaux  allemands 
contre  la  saisie  par  l'Angleterre  de  navires  allemands. 

Janvier-février  1900.  —  Défense  à  Tusine  Krupp  de  livrer  des 
obus  à  l'Angleterre.  Au  lancement  du  transatlantique  Detitschland, 
discours  de  M.  de  Biilow  sur  l'expansion  mondiale  du  commerce 
allemand.  Au  Bundesralh,  discours  de  M.  de  Biilow  sur  les  satisfac- 
tions obtenues  de  Londres  «  à  la  suite  de  représentations  énerg"iques  ». 
Défaite  anglaise  de  Spion's  Kopje.  Nouveau  programme  naval 
présenté  au  Reichstag  :  «  Ne  sachant,  dit  le  ministre  de  la  Marine^ 
avec  quel  adversaire  nous  pouvons  avoir  aflaire,  nous  devons  être 
armés  pour  le  conflit  naval  le  plus  dangereux.  » 

Mars  1900.  —  Délivrance  de  Ladysmith  et  reddition  de  Cronje  : 
félicitations  de  Guillaume  II  à  la  Reine.  Les  Boers  demandent  la 
médiation  des  puissances.  Réponse  de  Berlin  :  «  Les  Républiques 
peuvent  s'adresser  directement  à  Londres  ou  employer  les  bons 
olïices  de  qui  n'a  pas  d'intérêts  importants  dans  le  sud  de  l'Afrique. ..  » 

Avril-mai  1900.  —  Nouvelle  tentative  de  Berlin  auprès  des 
ambassadeurs  de  la  Double  Alliance  pour  l'organisation  d'une 
médiation  impérative.  A  la  réponse  favorable  de  l'ambassadeur  russe, 
Berlin  réplique  en  exigeant  que,  d'abord,  les  trois  signataires,  France, 
Russie  et  Allemagne,  se  garantissent  leurs  possessions  d'Europe.  — 
donc  ratifient  librement  le  traité  de  Francfort.  Entrevue  de  TKmpe- 
reur  et  du  prince  de  Galles  à  Altona.  Délivrance  de  Mafeking.  Accord 
anglo-allemand  pour  la  construction  du  chemin  de  fer  entre  Great 
Fish  Bay,  dans  l'Angola  portugais,  et  Oltavi,  dans  la  Sûdwestafrika. 

Juin-août  1900.  —  Vote  du  programme  naval.  Les  Boxers  en 
Chine.  Siège  des  légations.  Berlin  obtient  de  Pétersbourg  le 
commandement  des  troupes  internationales  pour  le  maréchal  de 
Waldersee. 

Septembre-octobre  1900.  —  Le  président  Kriiger  quitte  l'Afrique. 
A  l'annexion  du  Transwaal,  proclamée  par  lord  Roberts,  on  dit  que 
la  Russie  va  répondre  par  l'annexion  de  la  Mandchourie.  Conven- 
tion anglo-allemande  pour  l'intégrité  du  territoire  chinois  et  le 
maintien  de  la  «  porte  ouverte  »  ;  avantages  au  commerce  allemand 
dans  le  domaine  du  Yangtsé;  le  Berliner  Tageblatt  assure  qu'un 
article  secret  de  la  convention  vise  l'Afrique. 

Décembre  1900.   —    Refus   de  recevoir    à  Berlin    le    président 


LA     TRIPLE     ENTENTE  889 

Kriiger.  a  Cette  visite,  explique  M.  de  Bulow,  n'améliorerait  pas 
notre  situation  dans  le  monde;  le  télégramme  impérial  de  1896  ne 
déterminait  pas  notre  politique  in  omnes  cas  us  et  e^entuSy  in 
8  a  ec  II  la  saeculornm.  » 

Ainsi,  grâce  aux  guerres  de  Chine  et  du  Transvaal, 
Tannée  1900  a  été  pour  M.  de  Bûlow  une  série  de  gains  sur 
le  partenaire  anglais  :  quels  que  soient  les  sentiments  profonds 
de  celui-ci,  il  lui  faut  garder  belle  figure.  Mais  ayant  tiré  de 
TAngleterre  tout  ce  qu'il  pouvait  désirer  en  Afrique  et  en 
Chine,  M.  de  Bûlow  en  1901  change  d'associé. 

En  Allemagne,  les  démonstrations  de  Guillaume  1 1  aux  funé- 
railles de  la  reine  Victoria,  son  acceptation  du  feldmaréchalat 
anglais  et  la  collation  de  T Aigle  Noir  à  lord  Roberts  soulevaient 
rindignation  populaire  (février  1901);  la  presse  entière  donnait 
plus  libre  carrière  à  ses  sentiments  «  proboers  »,  à  mesure 
que  l'interminable  guerre,  maintenant  disséminée  dans  toute 
l'Afrique  du  Sud,  demandait  un  effort  dont  on  ne  croyait  pas 
l'Angleterre  longtemps  capable.  Lord  Roberts  n'était  rentré  en 
janvier  1901  que  pour  exiger  l'envoi  de  3o  000  hommes  à  son 
successeur;  en  mars,  les  Boers  refusaient  les  conditions  de  paix 
qu'on  venait  leur  offrir.  Sur  le  passage  d'Edouard  YII,  allant 
voir  à  Kronberg  sa  sœur  mourante  (février  1901),  c'était,  — 
disait  la  Gazette  de  l'Allemagne  du  Nord  —  «  une  explosion  de 
brutale  grossièreté,  qui  méritait  la  plus  sévère  réprobation  ». 
Toute  l'année,  lord  Kitchener  appliquant  sa  froide  et  féroce 
méthode,  la  presse  officieuse  elle-même  de  l'Empire  se  faisait 
de  plus  en  plus  acerbe,  jusqu'au  discours  malencontreux  de 
M.  Chamberlain  à  Edimbourg  (35  octobre),  qui  amenait  un 
échange  d'injures  et  une  riposte  de  M.  de  Bûlow  (8  jan- 
vier 1902),  dont  les  Anglais  lui  gardent  encore  aujourd'hui 
rancune. 

C'est  avec  la  Double  Alliance  que  M.  de  Bîilow  entreprend 
en  1901  sa  campagne  de  gains.  En  février  1901 ,  la  commission 
d'ingénieurs  et  de  financiers,  qui  rentrait  de  l'Irak,  publiait  son 
rapport  die  deuische  Bagdad-Bahn,  Pour  ce  «  Bagdad  alle- 
mand »,  l'adhésion  diplomatique  de  Pétersbourg  et  la  collabo- 
ration pécuniaire  de  Paris  étaient  d'autant  plus  utiles  que  la  crise 
financière  abattait  par  centaines  dans  toute  l'Allemagne  les 
établissements  de  crédit.  A  Pétersbourg,  on  avait  ressenti  vive- 


890  LA     REVUE     DE     PARIS 

ment  la  pointe  de  Taccord  anglo-allemand  ;  mais  qu'à  cela  ne 
tînt  I  M.  de  BûIoav,  le  i  5  mars  1 901 ,  prenait  congé  de  cet  accord, 
en  déclarant  que  la  Mandchourie,  n'étant  pas  une  des  Dix-huit 
provinces,  n'était  pas  comprise  dans  l'intégrité  de  la  Chine.  Les 
financiers  de  Pétersbourg,  qui  sentaient  le  marché  de  Paris  se 
fermer  un  peu  à  leurs  demandes  d'argent,  n'étaient  pas  dis- 
posés à  donner  au  concurrent  allemand  l'accès  de  l'épargne 
française  ;  au  projet  russo-franco-allemand  de  Bagdad,  M.  Witte 
opposait  le  projet  anglo-russe  Moscou-Orenbourg-Merv-Héral, 
qui  ouvrirait  à  ses  emprunts  le  marché  de  Londres.  Mais 
Paris,  sans  rien  objecter  à  ce  projet  anglo-russe,  préférait  le 
Bagdad. 

M.  Delcassé,  profitant  aussi  de  la  guerre  sud-africaine,  com- 
mençait à  réaliser  son  plan  marocain.  Après  l'occupation  du 
Touat  (1900),  il  allait  négocier  les  accords  franco-marocains 
(juillet  1901)  ;  les  fêtes  franco-italiennes  de  Toulon  (avril  1901) 
préparaient  l'accord  franco-italien  (décembre  1901).  Les 
explorateurs  allemands  déployant  au  Maroc  une  inquiétante 
activité,  M.  Delcassé  pensait  que  le  Bagdad  franco-russo- 
allemand  pourrait  amorcer  une  transaction  : 

A\^ril'mai1901,  —  Voyage  de  M.  Delcassé  à  Saint-Pétersbourg 
pour  obtenir  le  consentement  du  Tsar  au  projet  de  Bagdad. 
Guillaume  II  emmène  Tambassadeur  russe  fêter  à  Metz  Tanniversaire 
de  Nicolas  IL  Déclarations  pessimistes  de  M.  de  Goluchowski  au  sujet 
des  Balkans.  Toast  de  Guillaume  II  aux  officiers  français,  qui  vien- 
nent d'assister  à  la  revue  de  la  Garde. 

23  juin  1901 .  —  Extrait  du  Livre  Jaune  sur  le  Maroc  1901-190*'^, 
p.  13.  —  Dépêche  de  M.  Delcassé  à  M.  de  Noailles  : 

Le  prince  de  Radolin  m'a  interrogé  sur  l'ambassade  marocaine, 
arrivée  à  Paris  la  veille  au  soir,  et  m'a  signalé  des  articles  de  journaux 
où  il  serait  question  d'un  protectorat  de  la  France  sur  le  Maroc  : 
«  Si  par  le  mot  de  protectorat,  ai-je  fait  observer,  on  entend  que  la 
France,  maîtresse  de  l'Algérie-Tunisie,  a  et  doit  conserver  au  Maror 
une  situation  absolument  à  part,  il  semble  que  c'est  l'évidence 
même.  —  Rien  de  plus  juste,  a  dit  le  Prince;  tout  le  monde  se  rend 
compte  de  cette  situation  ». 

Août-septembre  1901.  —  Tentative  des  Turcs  sur  Koueit,  polit 
port  du  golfe  Persique,  terminus  désiré  du  Bapfdad;  démonstration 
navale  des  Anglais  qui  revendiquent  le  protectorat  du  cheikh  locnl; 
les  deux  adversaires  se  mettent  d'accord  pour  le  statu  quo  provi- 
soire; mais  l'Angleterre,  écrit  la  Gazette  de  Francfort,  reconnaît 


LA     TRIPLE     ENTENTE  89I 

en  théorie  la  souveraineté  du  sultan  turc  et  le  droit  de  prolonger 
la  voie  ferrée  jusqu'à  Koueit.  Rencontre  de  ISicolas  II  et  de  Guil- 
laume II  à  Dantzig.  Voyage  de  Nicolas  II  en  France;  à  Compiègne, 
pour  la  première  fois,  les  hommes  d'État  français  Tentretiennent 
d'une  entente  avec  l'Angleterre. 

Octobre-décembre  1901,  —  Discours  de  M.  Chamberlain  sur 
les  «  atrocités  »  de  la  guerre  franco-allemande.  Polémiques  de  presse. 
Les  négociations  entre  financiers  français  et  allemands  aboutissent 
à  un  accord  pour  la  construction  et  l'exploitation  du  Bagdad. 

Mais  au  début  de  1902,  un  coup  de  théâtre  amène  un 
nouveau  virement  de  la  politique  allemande.  L'alliance  anglo- 
japonaise  est  négociée  (janvier),  signée  (février)  :  la  note 
franco-russe  y  répond  (mars).  Le  sort  de  l'Extrême-Orient  va 
peut-être  se  décider  par  les  armes  :  ayant  conduit  les  Russes  à 
Port-Arthur  (1898),  puis  s'étant  associé  aux  Anglais  sur  le 
Yangtsé  (1900),  M.  de  Bûlow  veut  maintenant  rester  hors  du 
conflit  ou  mettre  à  l'encan  son  aide  diplomatique  et  militaire. 
Durant  le  printemps  de  1902,  c'est  contre  Londres  qu'il 
semble  continuer  le  jeu.  Mais  il  voudrait  la  contre-assurance 
des  Etats-Unis,  pour  devenir  avec  eux  l'arbitre  : 

Janvier  1902.  —  Firman  du  Bagdad  avec  promesse  de  garantie 
kilométrique  de  16  5oo  francs  et  aboutissement  à  un  port  du  Golfe 
que  l'on  désignera  plus  tard.  Discours  de  M.  de  Biilow  contre 
M.  Chamberlain. 

Jan^ier-fè^frier  1902.  —  Les  journaux  allemands  racontent 
comment  l'ambassadeur  anglais  voulut  s'opposer  à  l'expédition  des 
Américains  sur  Cuba.  Aigres  polémiques  dans  la  presse  américaine. 
Londres  désavoue  son  ambassadeur.  Voyage  du  prince  Henri  aux 
Étals-Unis.  Cadeau  de  Guillaume  II  aux  Américains  d'un  Grand 
Frédéric  en  bronze. 

N'ayant  rien  obtenu  de  ce  côté,  M.  de  Bûlow  se  retourne 
vers  la  Double  Alliance.  L'accord  franco-italien,  qui  vient  d'être 
annoncé  (janvier  1902),  semble  enlever  à  Londres  son  dernier 
allié  d'Europe,  et  l'Italie  a  la  réputation  de  toujours  choisir  le 
«  bon  cheval  ».  La  crise  financière  qui  depuis  un  an  ne  fait 
qu'empirer  en  Allemagne  et  que  les  mauvaises  récoltes  de  1902 
vont  porter  au  comble,  rendrait  indispensable  l'entente  avec 
Paris.  Mais,  les  risques  de  la  Double  Alliance  en  Extrême- 
Orient  ayant  augmenté,  les  exigences  de  M.  de  Biilow  se  font 


893  LA     REVUE     DE     PARIS 

plus  dures  :  dans  FaiFaire  de  Bagdad,  Berlin  renie  les  paroles 
données;   M.   Delcassé  expose  à  la  Chambre  (24   mars)  les 
«  conditions  nécessaires  à  la  participation  de  Télénient  fran- 
çais »;  Berlin  semble  accepter;  mais,  à  la  signature  des  con- 
trats, les  conditions  ne  sont  pas  reproduites.  Refus  de  M.  Del- 
cassé. Berlin  essaie  en  public  d'amabilités  :  abolition  de  la 
dictature  en  Alsace-Lorraine  (mai).  Dans  le  tête-à-tête,  elle  a 
d'inacceptables  offres  :  pour  l'affaire  marocaine,  M.  de  Bûlow, 
consulté  par  M.  de  Noailles*,  fixe   le  minimum  des    préten- 
tions allemandes  ;  mais  il  voudrait  lier  cette  question  du  Maroc 
à   d'autres   affaires  méditerranéennes   :   la   prédominance  de 
l'Allemagne  à  Trieste  lui  semblerait  dans  un  avenir   encore 
indéterminé,  après  la  mort  de  François-Joseph,  une  condition 
d'équilibre...  Paris  garde  le  souvenir  des  offres  de  Bismarck 
sur  le  Luxembourg,  et  Paris  a  pris  pour  méthode  la  bonne 
foi  absolue.  M.  Delcassé  ne  veut  rien  entendre  qu'il  ne  puisse 
répéter  aussitôt  à  son  partenaire  italien. 

Nouveau  coup  de  théâtre  :  la  paix  est  signée  en  Afrique 
(i"  juin  1902).  L'Angleterre  a  les  mains  libres  en  Extrême- 
Orient.  M.  de  Bûlow,  qui  connaît  l'exacte  valeur  de  la  force 
japonaise,  ne  doute  plus  du  choix  à  faire  :  Guillaume  II 
nomme  le  roi  Edouard  amiral  de  la  flotte  allemande  (juin), 
emmène  le  duc  de  Cambridge  et  l'ambassadeur  anglais 
inaugurer  le  monument  de  l'impératrice  Frédéric  (août), 
pilote  M.  Brodrick,  lord  Roberts  et  tout  un  état-major  anglais 
aux  manœuvres  de  Francfort-sur-l'Oder  (septembre),  refuse 
de  recevoir  les  généraux  boers  sans  la  présentation  de  Tambas- 
sadeur  anglais  (octobre),  vient  enfin  lui-même  apporter  ses 
souhaits  de  fête  à  Sandringham  (novembre). 

Mais  il  trouve  bien  des  choses  changées  en  Angleterre  :  le 
plus  ferme  partisan  de  l'entente  anglo-allemande,  lord  Salis- 
burg,  a  quitté  les  affaires  (juillet);  l'orateur  de  Leicester, 
M.  Chamberlain,  va  quitter  la  métropole  pour  un  long  voyage 
en  Afrique  et  n'en  rentrera  que  pour  abandonner  le  ministère 
(septembre  iQoS).  Depuis  le  discours  du  prince  de  Galles  au 
Guildhall  (novembre  1901),  il  est  visible  qu'Edouard  VII 
pousse  de  toutes  ses  forces  vers  une  entente  anglo-française  : 

I.  Voir  l'article  non   signé  de  celui-ci  dans  le  Correspondant  du  aS  no- 
vembre 1908. 


LA     TRIPLE    BNTENTE  898 

l'accord  franco-italien,  loin  d'être  un  échec  pour  Londres,  a 
été  le  premier  pas  décisif  vers  un  rapprochement  franco-anglais. 
Guillaume  II  essaie  de  ramener  Londres  au  service  allemand. 
Il  n'a  pas  pris  avec  lui  M.  de  Bûlow;  il  connaît  les  sentiments 
de  toute  l'Angleterre  contre  son  chancelier.  Il  négocie  lui- 
même.  Les  intérêts  communs  décident  une  collaboration  des 
deux  flottes  contre  le  Venezuela.  Mais  les  récriminations  des 
Etats-Unis  avivent  encore  les  défiances  des  Anglais,  qui  mettent 
au-dessus  de  tout  l'amitié  de  Washington  (décembre  1902). 
Berlin  cependant  propose  une  autre  collaboration  :  en  jan- 
vier-février 1908,  on  parle  entre  financiers  franco-allemands 
'et  financiers  anglais  d'un  grand  syndicat  pour  le  Bagdad  ;  les 
hommes  d'État  sont  hésitants  ;  l'opposition  de  la  presse  et  du 
Parlement  est  très  vive  :  seule,  la  volonté  du  roi  pourrait  la 
réduire  (avril)....  Edouard  VII  est  dans  la  Méditerranée, 
rendant  visite  aux  rois  d'Espagne  et  d'Italie,  tandis  que  la  flotte 
anglaise  salue  M.  Loubet  dans  les  eaux  algériennes,  et,  pour 
mieux  marquer  que  l'accord  est  désormais  établi  entre  Paris 
et  Londres  au  sujet  de  la  Méditerranée,  Edouard  VII  arrive  à 
l'Elysée  (i"mai  1908). 


De  cette  première  visite  à  Paris  à  l'entrevue  de  Revel,  cinq 
années  se  sont  écoulées,  et  la  Triple  Entente  s'est  faite 
par  étapes  successives  :  accord  franco-anglais  (avril  1904) 
accord  franxîo-espagnol  (octobre  1904),  enquête  de  HuU 
(février  1905),  paix  de  Portsmouth  (août  1905),  conférence 
d'Algésiras  (janvier-avril  1906),  convention  russo-japonaise 
(janvier  1906),  mariage  anglo-espagnol  et  premières  tentatives 
d'accord  anglo-russe  (mai  1906),  convention  anglo- franco- 
italienne  sur  l'Ethiopie  (décembre  1906),  visite  de  marins 
russes  à  Londres  (avril  1907),  accord  franco-japonais  et 
accords  anglo-franco-espagnols  (mai),  accord  russo-japonais  et 
accord  anglo-russe  (septembre),  négociations  pour  la  neutra- 
lité de  la  Norvège,  le  slatu  quo  de  la  Baltique  et  de  la  mer 
du   Nord  (juillet  1907-mars  1908). 

Durant  cette  seconde  période,  M.  de  Bûlow  a  continué  de 


1 


LA     REVUE     DE     PARIS 


collaborer  à  la  fondation  de  la  Triple  Entente.  C'est  lui  qui,      . 
après  le  discours  de  Tanger  (mars  igoB),  au  lieu  d'accepter  la      | 
discussion  en  tête  à  tête  que  Paris  lui  offre,  exige  la   réunion 
d'une  conférence  publique  où  Londres   et    Pétersbourg  sont 
obligées  de  marcher  la  main  dans  la  main  pour  l'exécution  de 
leurs  engagements  avec  la  France.  C'est  lui  qui,  lançant  les 
Turcs  vers  la  mer  Rouge,  l'Egypte  (avril  1906)  et  la  Perse 
(1907-1908),   remuant  le  monde  musulman  de  projMigandes 
panislamiques,  poussant  ses  entreprises  dans  le  golfe  Persîque, 
à  Téhéran  et  au  Maroc,  réunit  dans  un  même  mouvement 
d'inquiétude  les  trois  puissances  «  musulmanes  ».  II  rend  ainsi 
la  Triple  Entente  presque  inévitable.  Et  c'est  encore  lui  qui,  ne 
sachant  mettre   à   profit  ni  les  dispositions  conciliantes   de 
MM.  Bourgeois  etPichon,  ni  les  rencontres  d'Edouard  VII  et 
de  Guillaume  11  à  Kronherg  (1906),  Wilhemshôhe  et  Londres 
(1907),  ni  les  entrevues  de  Guillaume  II  et  de  Nicolas  II  à 
Bjorke  et  Swinemiinde  (1906  et  IQ07),  ni  la  médiation  pos- 
sible de  l'Autriche  aux  entrevues  d'Edouard  VII  et  de  François- 
Joseph  à  Ischl  (1906  et  1907),  ni  les  bons  offices  de  l'Italie  et 
son  propre  voyage  à  Rapallo  (1907),  fait  que  la  réconciliation 
européenne  s'opère  sans  l'Allemagne  et  semble  s'opérer  contre 
elle. 

Mais  M,  de  Bûlow  dans  cette  seconde  période  n'est  plus  le 
maître  du  chœur  :  de  1897  à  1908,  il  avait  dressé  l'orchestre; 
de  1903  à  1908,  c'est  Edouard  VU  qui  le  conduit. 


VICTOR    B]SHARD 


VAdministra (ei r^Géran i  :  a.  cassard. 


TABLE  DU  TROISIÈME  VOLUME 


Mai-Juin 


ANDRÉ  CHEVRILLON. 
LOUIS  H0ULLEVI6UE 
PIERRE  VILLETARD 
LOUIS  LIARD.  .  .  . 
CHARLES  LAURENT. 
PHILIPPE  LAUTREY 

G.  PSYCHA 

FÉLICIEN  CHALLAYE 


LIVRAISON  DU   !«'  MAI 

.  Talne.  —  Notes  et  SoQTenirs.  — I •*" 

.  La  Prévision  dn  Temps ^^ 

.  La  Montée  {S*  partie) 5J. 

.  La  Vieille  Université  de  Paris 8& 

.  An  Japon.  : lll 

.  Histoire  d'nne  Demoiselle  de  Modes  (fn) 1%. 

.  Rêves  païens I81 

.  La  Belgique  et  le  Congo 196- 


LIVRAISON   DU   15  MAI 


6RAZIA  OELEODA La  Yole  dn  Mal  {!'*  partie) 3i25 

ANDRÉ   CHEVRILLCN.  .  .    Talne.  -  Notes  et  Sonvenirs.  -  II 978 

LOUIS  HARLIO La  Navigation  intérieure  en  France 307 

PROSPER  HÉRIHÉE  .  .  .    Lettres  a  la  famUle  Cbilde.  -  III 331 

C-  ROUTEILLER Avec  la  Flotte  msse.  -  III 319^ 

PIERRE  VILLETARD  ...    La  Montée  {fin) 3C9 

■  YRIAH  HARRY En  Mémoire  de  J.-K.  Hnysmans 413 

CHARLES-EUDES  DONIN.    Sur  la  Frontière  Nord-Ouest  de  Tlnde 4% 


896  LA     REVUE     DE     PARIS 


LIVRAISON  DU   I"  JUIN 

LOUIS  LIARD La  Nouvelle  Université  de  Paris 449 

SULLY  PRUDHOMUIIE.  .  .  Épaves 481 

6RAZIA  DELEDDA La  Vole  du  Mal  (S»  partie) 485 

LÉON  SÉCHÉ La  Jennesse  de  Delplilne  Gay 53^2 

CHARLES  FERRAND-  •  .  •  Programme  naval.  —  1 563 

ANDRÉ  CHEVRILLON.  •  .  Talne.  -  Notes  et  Souvenirs,  —{fin) 587 

RENÉ  BEHAINE L'Admirable  Mère  de  Michel  Varamband 609 

FERNÀN^  GRE6H Les  Salons  de  1908.  —  1 641 

JUDITH  GAUTIER Le  Prince  Bojldar  Karageorgevltcn 66I 


LIVRAISON   DU    15  JUIN 

MARCEL  PRÉVOST  ....    La  Fansee  Bourgeoise 673 

EMILE  MALE Gomment  l'Art  dn  Moyen  Age  a  fini 713 

ANDRÉ  MATER Mutualités  ecclésiastiques 'K9 

LÉON  SÉCHÉ Un  Paysagiste  romantique  :  Paul  Huet  (1804-1869).  760 

6RAZIA  DELEDDA    ....     La  Vole  du  Mal  {3*  partie) 785 

CHARLES  FERRAND.  .  .  .    Programme  naval.  -  II 814 

FERNAND  6RE6H Les  Salons  de  1908  {fin) 849 

VICTOR  BÉRARD Questions  extérieures.  —  La  Triple  Entente 667 


^'-f^iCtMiP't^iiSi^S^^- 


16*  Année. 


N»  12. 


15  Jota  1908. 


LA 


8ENERAL  UBRARY, 
DNIV.OFiAiCH. 

MIL  11«S 


REVUE  DE  PARIS 


SOMMAIRE 

Pagei. 
Marcel   Prô'vbst.   .      La  Fausse  Bourgeoise  *^ 673 

Emile    Mâle  ....       Comment  l'Art  du  Moyen  Age  a  fini 713 

André  Mater  .   .   .      Mutualités  ecclésiastiques 729 

Iléon    Séché ....  Un  paysagiste  romantique  :  Paul  Huet ....  760 

Grazia   Deledda  .   .      La  Voie  du  Mal^^  (3«  partie) .  785 

dtarlea    Ferrand.  .      Programme  navaL  —  II 814 

Femand   Gregh.   .      Les  Salons  de  1908  (fin) 849 

Victor   Bérard    .   .  Questions  extérieures.  —  La  Triple  Entente  .  867 

1.  PubUêhûd  June  ftfteenth  nineteen  hundred  and  tighU  Privilège  of  copyright  in  the  United  StaU*  ruervêd  undêr 
thê  Aet  approvêd  Mareh  third,  ninêteên  hundred  and  five,  by  (A)  Alphonse  Lemerre,  (B)  la  Revue  de  Paris. 


PRIX  DE  LA  UVRAISON  :  9  fr.  60 


PARIS 
85"',   FAUBOURG  SAINT-HONORÉ,   85 


1908 


LIVRES    NOUVEAUX 


ETUDES  D'HISTOIRE  DES  SCIENCES 
ET  D'HISTOIRE  DE  LA  PHILOSOPHIE, 
par  A.  Hannequln. 
Il  faut  remeteier  les  amis  de  A.  Hannequin 
d*avoir  songé  à  réanir  ses  articles  épars  dans  les 
revues  spéciales.  Ces  études  sont  bien  connues 
du  public  philosophique  et  sont  dignes  de  VEssai 
critique  3ur  Vhypothèse  dcjs  atomes  dans  la  Science 
contemporaine^  —  un  des  meilleurs  livres  de  cri- 
tique philosophique  qui  aient  été  publiés  depuis 
trente  ans  et  qui  fait  plus  vivement  regretter  la 
mort  prématurée  de  son  auteur. 

SOUS    LES    OLIVIERS, 

COMTRASTE<)   KT   COULEURS 

par  Mlcliei  Jacqnemln. 

L*auteur  nous  expose  son  plan  en  quelques 
lignes  :  «  Ces  études  sur  le  Midi  s'étendent 
d'Avignon^  première  ville  italienne^  à  Gènes,  pre- 
mière ville  ^Italie,  J'ai  voulu  faire  connaître  au 
grand  public,  qui  visite  superficiellement  la 
Riviera,  de  beaux  paysages  trop  oubliés,  des 
œuvres  d'art  admirables,  trop  peu  connues  ».  Et 
c'est  une  suite  de  délicieuses  promenades,  en 
effet,  qu'il  nous  est  donné  de  faire  en  la  compa- 
gnie de  M.  Michel  Jacquemin.  La  sincérité  même 
de  ses  admirations  nous  les  fait  partager,  et  l'on 
devra  la  joie  de  plus  d'une  découverte  à  ce  livre 
P'  toresque  et  précis  d'un  auteur  et  bien  renseigné. 

POUR   JOUER    LA  COMEDIE   DE  SALON, 
par  André  de  Lorde. 

On  trouve  dans  ce  livre  les  mille  secrets  qui 
peuvent  donner  aux  comédiens  amateurs,  sinon 
du  génie  ni  même  du  talent,  du  moins  les  con- 
naissances indispensables.  Ils  y  apprendront  la 
mise  en  scène,  la  science  du  maquillage  et  du 
costume  :  ils  verront  comment  on  improvise 
dans  un  salon  un  théâtre  et  une  salle  conve- 
nables. Nul,  mieux  que  M.  André  de  Lorde,  ne 
pouvait  écrire  ce  guide  pratique  du  comédien 
amateur.  Ce  n'est  pas  seulement  un  auteur  dra- 
matique applaudi  :  personne  ne  joue  plus  adroi- 
tement ni  plus  spirituellement  la  comédie. 

LES  CONDITIONS  DU  BONHEUR, 
par  P.  Souriaii. 
Les  très  vieux  problèmes  ont  toujours  besoin 
d'être  rajeunis.  Les  spéculations  sur  la  nature  du 
bonheur,  familières  aux  philosophes  de  tous  les 
temps,  sont  toujours  d'actualité  :  le  piésident 
Roosevelt  et  le  pasteur  Wagner  Taffirmaient 
naguère.  C'est  en  philosophe  qui  a  suivi  les  ré- 
cents progrès  de  la  psychologie  des  émolii>ns  et  des 
sentiments  et  l'évolution  de  la  société,  que 
M.  Souriau  reprend  l'examen  de  la  vieille  ques- 
tion. 11  croit  le  bonheur  possible,  le  bonheur  que 
l'on  mérite  par  l'effort,  le  bonheur  que  l'on  par- 
tage avec  ses  semblables,  le  bonheur  qui  sait  se 
sacrifier  à  la  vérité  et  à  la  justice. 


ŒUVRES   POSTHUHES 
DE   CHARLES  BAUDELAIRE, 

Pour  tous  les  admirateurs  du  poète  des  Fiean 
du  Mal,  ce  volume  sera  le  bienvenu.  Il  présente, 
groupées  et  annotées,  toutes  les  |ûèces,  prose  on 
poésie,  qui  ont  été  découvertes  depuis  Tédilioa 
définitive  que  Théodore  de  Banville  et  Gbaries 
Asselineau  donnèrent  jadis  dos  œuvres  de  leur 
ami.  Les  six  pièces  roudamnéts  des  FUars  da 
Mal,  les  Journaux  intimes,  les  fragments,  da  Liv^-e 
sur  la  Belgique  que  médita  Baudelaire  et  beaucoup 
d'autres  notes, —tels  sont  les  précieux  documents 
que  M.  Jacques  Crépet,  suivant  l'heureux  exemple 
de  son  père,  M.  Eugène  Crépet,  a  réunis  et  édités 
avec  un  zèle  pieux.  Ce  volume  complète  heureu- 
sement le  Charles  Baudelaire,  Lettres,  para  Pan 
dernier. 

HISTOIRE  OU  DOGME  DE  LA  PAPAUTE. 
par  rabbé  Josepn  Tormel. 
Depuis  les  origines  jusqu'à  la  fin  du  iv*  siècle, 
M.  l'abbé  Turmel  nous  expose  par  quels  états  a 
dû  passer  le  pouvoir  spirituel  de  saint  Pierre  et 
de  ses  successeurs  pour  arriver  enfin  au  Souve- 
rain Pontificat  romain  et  à  une  primauté  généra- 
lement reconnue  en  Occident  Des  textes,  des 
faits  soigneusement  critiqués,  datés  et  agencés  ; 
le  minimum  de  place  à  la  controverse  et  aux 
questions  insolubles;  bref  un  livre  d'exposition, 
s'adressant  au  grand  public  et  ne  cherchant  que 
la  certitude  historique. 

AU  CŒUR  ARDENT  DE  LA  CITE, 
par  Paol-Habert. 
M.  Paul-Hubert,  lauréat,  en  1906,  du  prix 
Sully  Prudhomme  avec  les  Horizons  d'or,  nons 
donne  aujourd'hui  un  recueil  de  poèmes  ardents 
et  tumultueux.  C'est  la  vie  de  «  la  Cité  •,  les 
foules,  les  rues  et  leurs  cris«  toute  notre  fiévreuse 
existence  moderne,  qu'il  a  voulu  faire  passer  en 
son  livre,  et  il  n'a  point  failli  à  cette  lourde 
tâche.  Il  faut  admirer  cet  effort  d'un  poète  sin- 
cère et  bien  doué,  qui  a  su  dépeindre,  sans  pxx»- 
saïsme,  les  choses  et  les  êtres  les  moins  poéti- 
ques, ou,  plus  exactement,  qui  a  su  découvrir  la 
poésie  où  on  ne  la  cherchait  pas  avant  lui. 

LA  SUISSE  AU  XX-  SIÈCLE, 
par  Pierre  Clerget. 
Après  un  siècle  de  progrès  scientifiques,  de 
développement  commercial  et  d'expansion  indus- 
trielle, chacun  des  grands  États  du  mon  a 
éprouvé  le  besoin  de  présenter  au  public  le  1  a 
de  son  activité  et  de  sa  richesse.  La  Sui  », 
malgré  sa  faible  étendue,  peut  revendiquer  e 
place  honorable  dans  ce  concours  des  nat-  s 
européennes.  M.  Clerget,  avec  une  imparti,  è  j 
digne  d'éloge,  a  réuni  les  arguments  et  les  <  f-  / 
fres  qui  permettent  au  lecteur  d'apprécier  s 
exactement  la  valeur  de  cette  force  helvé»*  > 


LA  REVUE  DE  PARIS.  -   15  Juin  I908. 


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2*cl.,  46fr.86;  3«cl.,37fr.B0.    * 

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Prix  des  billets  au  départ  de  Paris:  i""  cl.,  86fr.25; 

2-ci.,34fr.35;  3«cl.,  25  fr. 
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20  à  44  0/0.) 
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20  0/0  sur  le  prix  des  Abonnements  ordinaires 

d'un  mois.) 
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d'au  moins  quatre  personnes,  valables  33  jours. 

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Retour  ordinaires. 

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telles, Objets  d'Arty  etc. 

Ces  Coffres-forts  sont  situés  dans  les  sous- 
Bols  du  Crédit  Lyonnais;  leur  construction  et 
leur  installation  présentent  les  phis  complètes 
garanties  contre  les  risques  d'mcendie  et  de 
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Chaaue  locataire  reçoit  une  Clé  spéciale, 
iont  il  n'existe  pas  de  double,  et  il  peut  faire 
rarier  les  combinaisons  de  la  serrure  a  son  gré. 
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ouvert,  au  fur  et  à  mesure  des  affaires  à 
traiter  jusqu'à  concurrence  de  6000  titres 
(Autorisation  de  l'Assemblée  générale  du 
28  avril  1906). 

Prix  de  vente  actuel,  480  francs,  sans 
frais.  On  souscrit  à  des  titres  à  ce  prix  au 
siège  social  de  la  Société,  16  bis,  rue  d'Au- 
triche, à  Tunis,  et  dans  toutes  les  agences 
du  Crédit  Foncier  et  Agricole  d'Algérie,  de  la 
Compagnie  Algérienne  et  de  la  Banque  Pri- 
vée, 3,  rue  Pillet-WîU.  En  Belgique,  à 
Anvers,  à  la  Banque  de  Reports  de  Fonds 
Publics  et  de  Dépôts . 

Le  rapport  sur  le  dernier  exercice  de  la 
Société  est  adressé  franco  à  toute  personne 
qui  le  demande. 


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I,  rue  du  Guet,  Sèvres. 

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27,  Hooge  Nieuwstraat. 

AU  HAVRE.  -  M.  G.  DURAND-VIEL, 
I,  place  Camot. 

A  ANVERS.  -  M.  Auo.  HÉVÉ, 
131,  avenue  des  Arts. 

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Nettelbeckstrasse,  24,  Berlin  W.  62. 


COMPTOIR    NATIONAL    D'ESCOMPTE   DE    PARIS 

Société  intDjine  tu  Capital  de  150.000.000  de  fraocs,  entièrement  versés 


SITUATION  au  30  Avril  1908 


ACTIF  : 

Caisse  et  Baoqae 75.383.5il  46 

Portefeuille 662.490.882  57 

RepoTts 43.121.596  68 

Correspondants  «  Effets  à  Tfin- 

caissement  > 56.630.483  12 

Comptes  GoaranU  débiteurs 86.315.112  86 

Rentes,   Obligations   et   Valeurs 

diverses 13.323.192  83 

Participations  financières 10.547. 187  41 

Ay  aces  garanties 118.933.432  63 

Co  nptes  débiteurs  par  Accepta- 

t'ons 106.407.089  76 

Ag  nées  hors  d'Burope 13.383.802  65 

Go  iptes  d'Ordre  et  Divers 24 .  331 .  286  54 

Im Jienbles 15.841.544    ■> 

Fr.  1.226.709.722  51 


PASSIF  : 

Capital 150.000.000    • 

Réserves 20.568.162  85 

Comptes  de  Chèques  et  Comptes 

d'Escompte •*....  555.863.722  22 

Comptes  Courants  créditeurs 303. 70?. 556  47 

Bons  à  Échéance  fixe 59.543.234    • 

Acceptations 105.424.888  58 

Comptes  d'Ordre  et  Divers 31 .606.158  39 


Pr.    1.226.709.722  54 


LA    REVUE     DE    PARIS 


COMPTOIR  NATIONAL   D'ESCOMPTE 

DE  PARIS 
Capital  :  150  Millions  de  Francs 

INTIÈaiMSlfT  YIRSiS 


SIÈGE  SOCIAL  :  14,  rue  Bergère 
Succursale  :  2,  place  de  TOpéra,  Paris 

Opérations  du  Ck>mptoir 

Bons  à  échéance  fixe,  Escompte  et  RecouTrementa,  Escompte 
de  chèques,  Achat  et  Vente  de  Monnaies  étrangères, 
Lettres  de  Crédit,  Ordres  de  Bonne,  Arances  sur  Titres, 
Chèques,  Traites,  Envois  de  Fonds  en  Province  et  à  TEtran- 
ger,  Sooaeriptions,  Garde  de  Titres,  Prêta  hypothécaires 
maritimes,  Oarantie  contre  les  Risques  de  remooursement 
au  pair,  Paiement  de  Coupons,  etc. 

AGENCES 

99  BVRBAVX  !»«  qiTABTIBR  BAHS  PABIS 

18  BVJRSAVX  BB  BA]ri<IBVB 

144   AeBHCBS   BIT  PBOTIHCB 

11  A«BirCB8  BAirS  I.BS  COI.OirXBS  BT  PAYS 

BB  PBOTBCTOBAT 

1»  AOBBCBS  A  I.«]feTBA]reBB 

Location  de  coAres-forts 

Le  Comptoir  tient  un  senrice  de  coffres-forts  à  la  disposition 
du  puolio,  /4,  me  Bergère,  1,  pUue  de  l'Opéra^  147,  boule- 
vard Saint-Germain,  49^  avenue  deê  Champe-Blyséet  et  dans 
les  principales  Agences. 

Une  clef  spéciale  unique  est  remise  à  chaque  locataire.  —  La 
combinaison  est  faite  et  changée  par  le  locataire,  à  son 
gré.  —  Le  locataire  peut  seul  ouvrir  son  cofre. 


BONS  A  ÉCHÉANCE  FIXE 

Intérêts  payés  sur  les  sommes  déposées  : 

De  6  mois  à  11  mois.  .  .  S  0/0  |  De  1  an  à  3  ans.  .  .  31/t 
Les  Bons,  délivrés  par  le  Comptoib  matiohal  aux  tau  éla- 
térèU  ci-dessus,  sont  à  ordre  ou  ao  portaur,  an  ehsix  éi 
Déposant  —  Les  intéréU  sont  représentés  par  des  A^ 
d'intérétê  également  à  ordre  on  an  porteur,  payables  smms- 
triellement  ou  annuellement  suivant  les  eonvenanees  di 
Déposant.  Les  Bcnê  de  capital  et  (Tintéritê  peuvent  tes 
endossés  et  sont  par  conséquent  négociables. 
▼HXBS  B*BAVX,  STATIOirS  BBTXTAXJM 


Le  Comptoir  matiomal  a  des  agenees  dans  les  nrineipski 
Villeê  d'eaux:  Aix-en-Provenee,  Bagnéres-de>Loehoa. 
Bayonna,  BiarriU,  La  Bourbonle,  Calais,  Cannes,  Cbfttel- 
Goyon,  Cherbourg,  Daz,  Dieppe,  Dunlnrqne,  Ennkin. 
Fontainebleau,  Le  Havre.  Le  Mont-Dore,  Niée.  Pan,  Sairt- 
Germain-eo-Laye,  Trouvilla-Deanville,  Viehy,  Toais.  OsUsdc^ 
Saint-Sébastien,  Monte-Carlo,  Le  Caire,  Alexandrie  (Egypte., 
etc.  ;  ces  agences  traitent  toutes  les  opérations  eomoM  la 
siège  social  et  les  autres  agences,  de  sorte  que  les  EtFsngeca. 
les  Touristes,  les  Baigneurs,  peuvent  continuer  à  s'occope 
d'affaires  pendant  leur  villégiature. 

Lettres  de  crédit  pour  Toyages 

Le  Comptoir  Natioiial  d'Escompts  délivre  des  Lettre»  dëCré- 
dît,  circulaires  payables  dans  le  monde  entier  anpi* 
de  ses  agences  et  correspondants;  ces  Lettres  de  Grèfit  ssal 
accompagnées  d'un  carnet  d'identité  et  d'indleatioa»  «i 
offrent  aux  voyageurs  les  plus  grandes  commodités,  m 
même  temps  qu'une  sécurité  inoontestable. 

Salons  fies  Aeerédités,  Brenck  t^  2,  phee  it  V%jfai 

Speoial  department  for  travellers .  and  letters  of  crstfit. 
Luggages  stored.  Letters  of  crédit  eashed  and  ddivcreA 
throughout  the  world.  —  Bxchange  office.  Letters  ssd 
parcels  received  and  forwarded. 


OFFICIERS     MINISTÉRIELS 

Les  annonces  sant  reçues  aux  bureaux  de  la  Revue  de  Paris,  55*»*%  Faubourg-SairU-Honoré, 

Téléphone  516-». 


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et  Salats,  avoués,  M"  Cotelle,  notaire  à  Paris. 


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1372  m.  env.  Mise  à  prix  :  iS.OOO  fr.  S'adresser 
M*'  Barbit,  Léger,  avoués;  Massion,^notaire  à  Paris; 
AjjfOfe  de  la  yonrffae,  iOO  bis,  rue  Paris,  Clamart,  p'  visiter. 


VENTE  le  22  juin  1908,  à  2  heures,  en  l'étude  de 
M"  Flamand-Duval,  notaire  à  Paris,  24  r.  La  Fayette. 

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à  Paris,  2,  Boulevard  de  Clichy,  angle  rue  des 
Martyrs.  Mise  à  prix  :  SO.OOO  francs.  Loyers 
d'avance  à  rembourser  5.000  fr.  Marchandises  à 
dire  d'expert.  S'adresser  à  M*  Raveton,  avoué,  8,  r. 
de  Caslellane  et  au  notaire. 


VENTE  au  Palais,  à  Paris,  le  17  Juin,  2  heares. 
1 1 01 H  C  s,  7  et  7  bis,  me  Avker  (Hontrosi^). 
UOIIlk  Droit  au  bail.  Promesse  de  vente  et 
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LA    REVUE    DE    PARIS 


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Tollu,  notaire. 


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lO  LA    REYUE    DE    PARIS 


COMPAGNIE   DES  CHEMINS   DE  FER 

DU 

NORD  DE  L'ESPAGNE 


Le  rapport  du  Conseil  d'administration  de  la  Compagnie  des  Chemins  de  fer  du  Nord  de  l'Espagne  à 
l'Assemblée  générale  des  Actionnaires  tenue  le  1  mai  vient  de  nous  être  communiqué. 

n  ressort  de  ce  document  qu'en  1901  l'ensemble  des  recettes  a  atteint  126.0U.326  p.  25. 

Soit  une  production  de  34.233  p.  12  par  kilomètre. 

Les  dépenses  d'exploitation  se  sont  élevées' à  55.029.093  p.  61  soit  14.949  p.  49  par  kilomètre. 

Le  produit  liquide  de  l'exploitation  présente  donc  une  somme  de  126.592.912  p.  15  en  augmentation  de 
5.199.090  p.  10  sur  l'exercice  19Ô6. 

Comme  on  le  voit  par  les  chiffres  qui  précèdent,  le  produit  net  de  l'exploitation  présente  une  augmen- 
tation de  4.841.661  p.  91,  soit  4  p.  100  du  ehiffre  de  1906. 

Les  recettes  voyageurs  présentent  cette  année  une  augmentation  de  1.054.952  p.  10. 

Nombre  de  voyageurs  ont  renoncé  aux  carnets  kilométriques  en  raison  des  conditions  du  nouveau 
tarif  et  ont  oplé  pour  d'autres  combinaisons  assurant  à  la  Compagnie  une  participation  plus  élevée. 

Le  nombre  de  voyageurs  transportés  à  un  kilomètre  a  été  en  1906  de  119.633.916  à  raison  de  0  p.  04^ 
et  en  1901  de  101.538.231  à  raison  de  0  p.  047. 

En  résumé,  les  recettes  d'exploitation  et  diverses  présentent  un  total  de  126.592.912  p.  15  et  les  dépenses 
de  55.029.093  p.  61;  il  reste  net  11.563.818  p.  54. 

Par  rapport  à  1906  les  charges  de  l'exploitation  ont  éprouvé  une  baisse  de  1.819.035  p.  48. 

Le  compte  Intérêts  des  obligations  présente  une  diminution  de  332.523  p.  31,  conséquence  de  la  rédac- 
tion naturelle  qu'éprouvent  iSs  intérêts  par  suite  de  l'amortissement  des  obligations,  qui  présente  une 
augmentation  de  369.551  p.  45. 

Le  compte  Intérêts,  Changes  et  Commissions  présente  une  diminution  de  855.054  p.  81. 

La  diminution  du  compte  Intérêts,  Changes  et  Commissions  est  due  à  la  baisse  du  taux  du  change  qui 
a  été  de  11,13  p.  100;  mais  comme  il  y  avait  des  francs  achetés  en  1906  à  16  p.  100  il  en  est  résulté  un 
change  moyen  de  12,63  p.  100. 

Le  matériel  moteur  et  de  transport  a  subi  un  amortissement  0,05  p.  100  de  sa  valeur. 

Par  rapport  à  1906,  le  compte  Abonnement  avec  l'Administration  du  Timbre  en  France  présente  nnc 
augmentation  de  35.293  p.  16  qui  provient  de  la  somme  plus  importante  payée  à  titre  d'impôts  en  Pranee 
sur  actions  et  obligations;  elle  a  cependant  été  atténuée  par  le  coure  moins  onéreux  du  change. 

En  1907,  la  caisse  de  prévoyance,  pensions  de  retraite,  secours,  médicaments,  soins  médicaux  et  habil- 
lement donne  un  total  de  1.186.119  p.  90.  Le  personnel  y  a  contribué  pour  182.518  p.  10;  il  y  a  lieu  d'es 
déduire  encore  le  montant  de  la  vente  des  billets  d'entrée  dans  les  gares  :  160.311  p.  06.  Il  reste  uns 
différence  de  1.443.830  p.  14  que  la  Compagnie  a  prise  à  la  charge  de  son  compte  d'exploitation. 

D'autre  part,  en  1907,  les  impôts  payés  h  TÉtat  et  frais  de  contrôle  ont  atteint  12.861.580  p.  44  et  la 
Compagnie  évalue  à  5.638.114  p.  14  le  montant  des  transports  officiels. 

Ces  deux  sommes  réunies  représenteraient  un  dividende  de  35  p.  85  soit  de  1,55  p.  100  par  action. 

L'Assemblée  générale  approuve  les  comptes  de  l'exercice  1901,  ainsi  que,  en  toutes  ses  parties,  le 
Rapport  présenté  par  le  Conseil  d'administration  et  l'application  de  l'excédent  de  produits  dans  la  forma 
proposée  par  ledit  Conseil. 

L'Assemblée  générale  ratifie  les  nominations,  comme  Administrateurs  de  la  Compagnie,  de  MM.  Joa- 
quin  Lopez  Doriga  et  Manuel  Arnûs,  en  remplacement,  respectivement,  des  Administrateurs  décédés 
MM.  le  marquis  de  Yiesca  delà  Sierra  et  José  Maria  Semprun,  et  réélit  pour  cinq  ans  "les  membres  sor« 
tants,  à  savoir  : 

MM.  M.  Estibaus,  G.  Pereire,  E.  Guell,  J.  Carreras,  A.  Borrell,  le  Baron  de  Satrustegui,  le  Comte  de 
Serra,  le  Comte  Foy. 

L'Assemblée  générale  confirme  toutes  ses  autorisations  antérieures  et,  le  cas  échéant,  autorise  à  nou- 
veau le  Conseil  d'Administration  à  passer  les  contrats  qu'il  jugera  nécessaires  à  l'amélioration  du  trafic, 
à  obtenir  les  concessions  ou  faire  les  cessions  convenables  pour  parfaire  et  compléter  le  réseau  actuel 
de  la  Compagnie  ou  à  réaliser  quelque  autre  acte  que  ce  soit,  tendant  à  modifier  le  réseau.  Le  Conseil 
est  autorisé  à  se  faire  représenter  à  cet  effet  par  un  ou  plusieurs  de  ses  membres  chaque  fois  'il  li 
jugera  opportun,  conformément  aux  dispositions  des  Statuts. 

L'Assemblée  générale,  sur  la  proposition  d'un  actionnaire,  M.  Barbey,  décide  à  l'unanimité  ^.  roter 
des  remerciements  au  Conseil  d'administration  et  h  la  Direction  de  la  Compagnie,  pour  leursaf^  tion, 
ainsi  qu'à  tout  le  personnel  pour  le  zèle  avec  lequel  il  les  a  secondés.  H. 


LA     REVUE     DE     PARIS 


XI 


LA  SEULE  BICYCLETTE 


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Table  décennale 

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Revue  de  Paris 

(1894-1903) 
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CANAL  DE  SUEZ 

ASSEMBLÉE     DU     2    JUIN    1908 
EXTRAIT  DU  RAPPORT  du  Conseil  d'Administration 

{Le  rapport  entier  est  envoyé  à  toute  personne  qui  le  demande  à  la  Compagnie,  rue  Charras,  9,  à  Paris.) 


Le  trafic  du  Canal,  dont  ramélioralion  depuis  de 
nombreuses  années  a  été  h  peu  près  ininterrompue 
et  dont  la  marche  depuis  1900,  en  particulier,  a  été 
constamment  et  régulièrement  ascendante,  a  mar- 
qué, en  1907,  l'une  des  plus  fortes  progressions  que 
la  Compagnie  ait  eu  à  enregistrer.  Ce  résultat  est 
d'autant  plus  remarquable  que  l'activité  générale 
du  commerce  a  été  le  seul  facteur  de  Tintensité  du 
trafic. 

Les  recettes  totales  de  Tan  dernier  présentent, 
par  rapport  aux  recettes  de  1906,  une  augmentation 
de  plus  de  huit  millions  et  l'excédent  des  recettes 
sur  les  dépenses,  qui  comprennent  une  dotation  de 
4  millions  au  profit  du  Fonds  d'Amortissement  et 
de  500.000  francs  au  profit  du  Fonds  d'assurance, 
est  en  augmentation  de  6.766.373  fr.  28. 

Malgré  cet  accroissement  des  bénéfices,  il  est 
proposé  de  maintenir  le  revenu  net  de  l'action  au 
chilTre  de  141  fr.  auquel  il  avait  été  fixé  l'an  dernier. 
Le  Conseil  attache  une  importance  particulière  à 
n'augmenter  le  dividende  que  lorsqu'il  se  croit 
assuré  de  pouvoir  aisément  maintenrr  cette  aug- 
mentation dans  les  années  ultérieures.  Or,  les  con- 
ditions générales  dans  lesquelles  l'exercice  1908  s'est 
ouvert  ne  seraient  pas  de  nature  à  lui  donner  à  cet 
égard  une  certitude  absolue  :  le  trafic  des  premiers 
mois  est,  en  effet,  inférieur  au  trafic  de  la  période 
correspondante  de  1907  et  il  est  vraisemblable  que 
la  perte  actuelle  s'accroîtra  quelque  peu  dans  la 
seconde  moitié  de  Tannée.  Mais  le  maintien  du 
revr-*u  net  de  141  fr.  n'en  sera  pas  compromis. 

Il  il  proposé,  d'autre  part,  d'accroître  la  Réserve 
stat  ^ire  d'un  prélèvement  de  2.294.280  fr.  80  sur 
les  'eceltes  et  de  grossir  la  Réserve  extraordinaire 
d'une  dotation  de  2.800.000  fr.  Par  l'adoption  de  ces 
propositions,  les  réserves  de  la  Compagnie  seront 
por  »<>s,  dans  l'ensemble,  à  près  de  35.000.000.  Comme 

L     semblée  a  approuvé  à  Vunanimité  toutes  les  résolutions  présentées  par  le  Conseil  d'administration. 


la  majeure  partie  en  peut  être  utilisée,  le  cas  échéant, 
f>our  accroître  la  masse  distribuable  des  revenue, 
leur  ampleur  sera  un  élément  de  sécurilé  complète, 
pour  le  Jour  où  les  circonstances  permettront  d'en- 
visager l'augmentation  du  dividende. 

Les  travaux  d'amélioration  du  Canal  sont  pous- 
sés avec  la  plus  grande  activité.  Y  compris  les  tra- 
vaux d'entretien,  le  cube  des  terrassements  et  des 
dragages  effectués  en  1907  a  été  de  11.000.000  de 
mètres  environ,  chiffre  qui  n'avait  été  atteint,  à 
beaucoup  près,  dans  aucune  année  antérieure  depuis 
l'achèvement  du  CanaL  L'ensemble  du  programme 
à  l'exécution  duquel  se  rapportent  les  travaux  d'amé- 
lioration en  cours  sera  terminé  dans  un  délai  assez 
{)rochain  pour  que  le  Conseil  puisse  déjà  envisager 
'accomplissement  d'autres  travaux  importants,  jus- 
tifiés par  l'accroissement  des  dimensions  des  navi- 
res. Ces  travaux  devront  comporter  un  nouvel 
approfondissement  général,  par  l'exécution  systé- 
matique des  dragages  jusqu'à  11  mètres  de  profon- 
deur, et  des  élargissements  ayant  pour  objet  de 
donner  au  Canal,  sur  toute  son  étendue,  la  largeur 
existant  actuellement  dans  les  gares.  La  réalisation 
de  ce  nouveau  programme,  qui  pourra  être  entre- 
pris dans  le  courant  de  1909,  exigera  4  ou  5  ans. 

Ainsi  qu'il  avait  été  annoncé,  la  Compagnie  a  pu 
élever  à  8  mètres  53  (28  pieds  anglais),  à  partir  du 
l"ianvier  1908,  le  tirant  d'eau  maximum  des  navires 
Pendant  les  quatre  premiers  mois  de  cette  année, 
23  navires  ont  bénéficié  de  cette  augmentation. 

Le  Conseil  a  eu  à  déplorer  la  perte  de  Sir  John 
Ardagh,  un  des  trois  représentants  de  Sa  Majesté 
Britannique.  Pour  le  remplacer,  il  a  nommé,  sur  la 
désignation  du  Gouvernement  Britannique,  Sir 
William  Garstin,  qui  occupait  en  Egypte  les  hautes 
fonctions  de  Conseiller  au  ministère  des  travaux 
publics. 


12 


LA    RBVUB    DE    PARIS 


CHEMINS     DE    FER    DE    L'OUEST 


PARIS   A  LONDRES 

(Tiâ  Roueriy  Dieppe  et  NewhavenJ 
PAR    LA    GARE    SAINT-LAZARE 


SERVICES  RAPIDES  tous  les  jours  et  toute  Vannée 
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DÉPARTS    DB    PARIS-SAINT-LAZARB  : 

A  10  h.  20  matin  (l^^  et  !2«  classes  seulement)  et  à  9  h.  20  soir  (i'^,  2%  et  3«  classes) 

DÉPARTS    DB    LONDRES  : 

'  Victoria  à  10  h.  matin  (1*^  et  S*'  classes  seulement) 

London-Bridge  et  .Victoria  à  8  h.  45  soir  (i'*,  2«  et  3«  classes) 

Trajet  de  jour  en  8  h.  40 


OR AND E     ÉCONOMIE 


Billets  simples,  valables  pendant  7  jours  : 

1'*  CLASSE 48  fr.  25 

2*  CLASSE 36  fr.      > 

3*  CLASSR 23  fr.  25 


Billets  d'aller  et  retour,  valables  pendant  un  moi< 

l'^CLASSB 82  fr.  76 

2*  CLASSE 58  f r.  76 

3*  CLASSE 41  fr.  60 


Ce9  bUlels  donnent  le  droit  de  s'arrêter,  sans  supplément  de  prix,  à  toutes  les  gares 
situées  sur  le  parcours,  ainsi  qu'à  Brighton, 

Les  trains  du  service  de  jour  entre  Paris  et  Dieppe  et  vice  versa  comportent  des  voitures 
de  1'*^  classe  et  de  2<^  classe  à  couloir  avec  >V.  G.  et  toilette  ainsi  qu'un  wagon-restaurant;  ceux 
du  service  de  nuit  comportent  des  voitures  à  couloir  des  trois  classes  avec  W.  G.  et  toilette. 
Une  des  voitures  de  i'«  classe  à  couloir  des  trains  de  nuit  comporte  des  compartiments  à  couchettes 
(supplément  de  5  fr.  par  place).  Les  coi/chettes  peuvent  être  retenues  à  l'avance  aux  gares  de 
Paris  et  de  Dieppe  moyennant  une  surtaxe  de  1  fr.  par  couchette. 


EXCURSIONS 

Billets  d'Aller  et  Retour  valables  pendant  14  Jours 

Délivrés  à  l'occasion  des  fêtes  de  Pâques,  de  la  Pentecôtei  de  l'Assomption  et  de  Noël 

De  PARIS-Saint-Laaare  à  LONDRJES 

ET    VICE  VERSA 
1"  classe  :  '49  fr.  05  —  2^  classe  :  37  fr.  80  —  3«  classe  :  32  fr.  60 


Pour  plus  de  renseignements,  demander  le  bulletin  spécial  du  Service  de  Paris  à  Londres,  qv  e  la 
Compagnie  de  TOnest  envoie  franco  à  domicile  sur  demande  affranchie  adressée  au  Service  ^  )  la  j 
Publicité,  20,  me  de  Rome,  à  Paris. 


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EUGÈNE  FASQUELLE,  Éditeur,  rue  de  Grenelle,  11,  Paris. 


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LES  ROYAUTÉS  (poèmes) 


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AU  CŒUR  ARDENT  DE  LA  CITÉ  (poème) 

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LE   LIVRE 

DES 

MILLE    NUITS  ET    UNE    NUIT 

Traduction  littérale  et  complète  du  D'  J.  G.  MARDRUS 

Edition  iltustrife  ;  ar  le  facsimilé  en  couleurs  des  miniatures  et  des  encadrements 
qui  ornent  les  manuscrits  originaux  Persans  et  Hindous. 
11  paraîtra  un  fascicule  (prix  i  fr.  50)  le  5  et  le  20  de  chaque  mois. 


Envol   franco    contre  mandat  on   timbres-posle. 


l4  I<A    REVUE    DE    PARIS 


CHEMINS     DE    FER     DE    L'EST 


^MMMMAMMAMMMMMAMM 


Billets  d'aller  et  retour  à  prix  très  réduits 

délivrés  aux  familles. 


La  Compagnie  des  Chemins  de  fer  de  TEst  a  Thonneur  de  rappeler  au  Public  qa'à 
l'occasion  des  vacances,  elle  délivrera  du  15  Juin  au  15  Septembre  inclus  aux  familks 
d'au  moins  3  personnes  payant  place  entière,  des  billets  collectifs  d'aller-  et  retour,  diU 
«  de  vaaancesà  prix  très  réduits  »  (1",  2*  et  3*  classes)  de  ou  pour  toutes  les  gares  de  soa 
réseau,  sous  condition  d'effectuer  un  parcours  minimum  de  300  kil.,  aller  et  retour 
compris  ou  de  payer  pour  cette  distance. 

Les  billets  sont  établis  pour  l'itinéraire  à  la  convenance  du  Public.. 

Le  prix  total  du  billet  collectif  s'obtient  en  ajoutant  au  prix  de  quatre  biUeU 
simples  pour  les  2  premières  personnes,  le  prix  d'un  de  ces  billets  pour  la  troisième 
personne  et  la  moitié  de  ce  prix  pour  la  quatrième  et  chacune  des  suivantes  : 

Les  demandes  de  billets  doivent  être  faites  à  la  gare  de  départ  au  moins  quatre 
jours  à  l'avance;  ce  délai  est  réduit  à  48  heures  pour  certaines  grandes  gares. 

Ces  billets  d'aller  et  retour  dits  «  de  vacances  »  sont  uniformément  valables, 
jusqu'au  1*"*  Novembre  inclus  et  ne  sont  pas  susceptibles  d'être  prolongés . 

Lorsqu'un  billet  de  famille  comprend  plus  de  trois  voyageurs,  trois  d'entre  euiat 
moins  sont  tenus  de  voyager  ensemble  à  l'aller  et  au  retour  ;  les  autres  ont  la  faculté 
sous  certaines  conditions  de  voyager  isolément  mais  sous  réserve  que  la  demande  en 
sera  faite  en  même  temps  que  celle  du  billet  de  famille. 

A  la  condition  que  la  demande  en  soit  faite  quelques  jours  d'avance,  il  peut  être 
délivré  conjointement  avec  les  billets  de  vacances  des  billets  circulaires  combiDés 
suisses  (valables  io  jours)  se  soudant  exactement  aux  premiers  à  la  frontière  et 
formant  un  circuit  fermé  d'au  moins  200  kilomètres  de  parcours  suisses. 

Cartes  d'identité.  — 11  peut  être  délivré  à  un  ou  plusieurs  voyageurs  inscrits  sur 
un  billet  de  famille  et  en  même  temps  que  ce  billet,  une  carte  d'identité  sur  la  présciH 
tation  de  laquelle  le  titulaire  sera  admis  à  voyager  isolément  à  moitié  prix  du  tarif; 
général,  pendant  la  villégiature  de  la  famille  entre  le  lieu  de  départ  et  le  lieu  de  dcsli* 
nation  mentionnés  sur  le  billet. 


Pour  tous    renseignements    complémentaires^    le    Public    est  prié    de    coi*i      \er 
Tarif  G,  F.  w°  6  que  les  gares  du  réseau  mettront  sur  demande  à  sa  dispositi 


LA     RBYUE     DB     PARIS 


l5 


HACHETTE  et  0%   boulevard  Saint-Germain,  79,  à  Paris. 
BlBLWTTtÈQlŒ  DES  METLLmff{S  T{OMAJMS  ÉTT{AJMGEJ(S 

BURRPORD - DEL AUNOY 


L'APPARTEMENT 

DU    MORT 

ROMAN 

Traduit  de  T anglais  avec  r autorisation  de  Fauteur 

PAR  LA  C***"  DE  FITTE  DE  SOUCY 

Un  volume  in-i6,   broché i  fr. 

ENCYCLOPÉDIE    DES    CONNAISSANCES  AGRICOLES 

Publiée  sous  le  Patronage  de  MM.  ADOLPHE  CARNOT,  Membre  de  l'Institut 

et  Ed.  MAMELLE,  Sous-Directeur  de  TAgricuIture 

et  sous  la  Direction  de  M.  E.  ÇHANCRIN,  Directeur  d'École  d'Agriculture 


VIENT  DB    PARAITRE 


L.    MALPEAUX 


Ingénieur  agricole 
Directeur  de  l'École  d'Agriculture  du  Pas-de-Calais 


Les  Plantes  sarclées 

Pomme  de  terre»   Betterave»  Carotte,  etc. 

^n  volume  în-i6,  cartonné 2  fr. 

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himie  eénôrale   appliquée  à  l'Agriculture, 

par  E.  Chancrin.  Un  vol 2  5o 

btimie  agricole,  par  £.  Chancrin.  Un  vol.  2  5o 
iticulture    moderne,    par    £.    Chancrin.    Un 

▼ol '.  .  .  .     3    • 

:xrétSj  Pâturages  et  Prés- Bois.  Economie 
Sylvo-Pastorale,  par  A.  Fron.  Un  vol. .  .  i  5o 
>8  Prairies,  par  L.  Malpeaux.  Un  vol. .  .  i  5o 
l  Bière.  Procédés  modernes  de  préparation  et 
utilisation  de    sous-produits,   par  A.    Morbau. 

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^0  Eaux-de-Vie  et  les  Alcools.  Guide  pratique 
iu  Bouilleur  de  cru  et  du  Distillateur,  par 
VI.  Pages.  Un  vol i  3o 


Les  Essences  et  les  Parfums.  Extraction  et 
fabrication,  par  A.  Rolet,  suivi  de  l'Essence  de 
térébenthine,  par  Ed.  Rabatâ.  Un  vol..     i  a5 

Laiterie,  Beurrerle,  Fromagerie,  par  V.  Houdet. 

Un  vol i  25 

Huilerie    agricole,    par    P.    d*Aygalliers.     Un 

vol »  75 

Les  Plantes .  textiles,    par    L.    Bonnétat.   Un 

vol «30 

Le  Tabac,  par  F.  de  Confbvron.  Un  vol.  .     »  yS 

Le  Houblon,  par  G.  Morbau,.  Un  vol.  .   .     *  yb 

Les  Conserves  alimentaires  (fabricatioti  mena' 

gère  et  industrielle),  par  L.  Lavoine.  Un  vo!  .     i  80 


l6  LA    REVUE    DE   PARIS 


1 


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MARQUIS   DE  SÉQUR 

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Esquisses  et  Récits 

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Christen  Russi 

Roman  traduit  de  r allemand  par  C.  BOUTIBONNE 
Un  volume  in-i8.  —   Prix 3  fr.  50 


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DE   l'académie   française 


La  Duchesse  de  Bourgog»^e 

et  l'Alliance  savoyarde  sous  Louis  XIV 

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Un  volume  in-S".  —  Prix 't         ÎOl 


LIVRES    NOUVEAUX 


■  eiOIRES  D'UNE  VIEILLE  FILLE, 
par  René  Balin. 
Le  public  lira  passionnément  ces  Mémoires 
tTime  vieille  fllU,  M.  René  Bazin  nous  dit, 
dans  sa  préface,  qu'il  les  a  simplement  extraits 
de  papiers  légués  par  une  vieille  amie.  Le  cer- 
tain, c'est  que  ces  pages  semblent  vraiment 
écrites  par  Tauteur  pour  le  seul  plaisir  ou  plutôt 
pour  le  seul  besoin  de  les  écrire.  On  y  trouvera 
de  sérieux  documents  sur  «  deux  fractions  de 
Inhumanité  bien  peu  connues  en  tout  temps  et  en 
tout  pays  :  les  pauvres  et  ceux  qui  les  aiment  ». 
Le  livre  mérite  par  là  d'être  beaucoup  lu  :  il  ne 
le  mérite  pas  moins  par  les  gr&ces  d'un  style  tou- 
jours élégant  et  savoureux  qui,  lui,  est  bien  de 
M.  René  Bazin. 

VOLTAIRE  PHILOSOPHE, 
par  Georges  PeUlssler. 
•  En  intitulant  ce  livre  Voltaire  philosophe,  nous 
iivons  pris  le  mot  philosophe  dans  la  signification 
iiù  le  xvni*  siècle  l'entendait.  Métaphysique  et 
physique,  religion,  morale,  politique,  tels  sont  les 
quatre  domaines  auxquels  Voltaire  applique  sa 
philosophie  :  ce  sont  aussi  les  quatre  chapitres  de 
notre  volume.  »  Les  critiques  sont  généralement 
lieu  tendres  pour  la  philosophie  de  Voltaire  à  qui 
le  patron&ge  de  M.  Homais  a  nui.  Aussi  est-il 
intéressant  d'en  avoir  un  exposé  complet  et 
i  mpartial,  par  un  voltairien  qui  a  été  aux  sources  et 
qui  sait  justifier  son  admiration. 

CHOIX  DE  POÉSIES  (1871-1883), 
par  Maurice  Bonebor. 
C'est  une  préface  bien  peu  commune  que  la  pré- 
face écrite  par  M.  Maurice  Boucher  pour  ce  Choix  de 
poésies,  C-est  presque  toujours  un  manifeste  où 
une  apologie  de  leurs  œuvres  que  les  poètes 
mettent  en  tète  de  leurs  volumes  :  M.  Maurice 
Boucher,  au  contraire,  nous  parle  de  ses  vers 
comme  le  plus  sévère  des  critiques.  Et  on  lui  en 
veut,  vraiment,  de  cette  sévérité  quand,  après  la 
préface,  ou  commence  à  lire  les  beaux  vers  tou- 
jours harmonieux,  quelquefois  truculents,  dans 
les  premières  pages,  puis  de  plus  en  plus  purs  et 
déjà  presque  austères  que  M.  Maurice  Boucher  a 
extraits  des  volumes  publiés  par  lui  de  1871  à  1883. 

LA  POLITIQUE   RADICALE, 

par  Ferdinand  Bniason. 

é  àM.  Henri  Brisson,  •  préfacé  »  par  M.  Léon 

cCOis,  ce  volume  n'entreprend  pas  l'histoire, 

étudie  les  doctrines  du  parti  radical  et  radi- 

icialiste.  Car  ce  parti  ne  veut  pas  laisser  aux 

is  d'opposition,  conservateur  ou  révolution- 

e,  l'avantage  de  se  présenter  sous  la  forme  d'un 

ème.  Que  les  radicaux  ont  un  but,  une  mé- 

'e,  une  morale,  une  philosophie,  une  doctrine 

lie,  M.  Buisson,  dans  son  livre,  bréviaire  de  la 

^Hé  parleoj^ntaire,  s'attache  à  le  démontrer. 


UN  VIEUX    BOUGRE, 
Pftf  Obarles-Henry  Hirseh. 

C'est  un  type  bien  curieux  que  celui  de  ce 
«  Vieux  bougre  »  dont  M.  Charles- Henry  Hirseh 
nous  conte  l'existence  vagabonde  et  passionnée  : 
il  ne  ressemble  guère  au  chemineau  rêveur  de 
Richepin.  Voleur,  assassin,  cet  être  hors  la 
loi  traite  la  vie  en  pays  conquis,  et  cueille 
sans  scrupules  les  fruits  et  les  femmes  qu'il  ren- 
contre le  long  de  la  route.  Le  personnage  a, 
d'ailleurs,  de  la  grandeur  :  même  vieux,  il  est  de 
ceux  à  qui  nul  ne  résiste  et  malheur  à  qui  se 
dresse  devant  luil  Comme  tous  les  romans  de 
M.  Charles-Henry  Hirseh,  celui-ci  est  une  série 
d'eaux-fortes  vigoureuses  et  poignantes,  gravées 
avec  un  art  minutieux  et  précis  dont  le  réalisme, 
sans  jamais  choquer,  n'omet  cependant  aucun 
détail.  Et  ce  livre  nous  est  une  nouvelle  occasion 
d'admirer  le  style  si  souple  et  si  subtil  d'un  de 
nos  conteurs  les  plus  originaux. 

SOIRÉES   DU  STENDHAL-CLUB, 

*  Deuxième  êérie^ 

par  Oailmlr  Stryieneki  et  Paul  Arbelet. 

M.  Casimir  Stryienski  avait  signé  la  première 
série  des  Soirées  du  Stendhal-Club;  cette  nouvelle 
série  qui  ne  nous  apporte  pas  de  moins  curieux 
documents,  nous  apporte,  en  outre,  une  délicieuse 
préface  où,  en  deux  pages  alertes  et  spirituelles, 
nous  est  présenté  le  Stendhal-Club  et  dont  il 
faut  extraire,  au  moins,  ces  quelques  lignes  : 
«  On  n'y  croit  pas  que  Stendhal  ait  été  le  génie 
suprême  et  unique,  le  grand  Initiateur.  Mais  on 
pense  qu'il  ne  fut  jamais  d'esprit  plus  varié, 
plus  original,  plus  fécond  en  piquantes  surprises, 
pas  de  sensibilité  plus  nuancée,  plus  fine  et  plus 
rare.  Pour  des  &mes  curieuses,  Stendhal  est  le 
thème  d'un  amusement  intarissable.  » 

SAINTE-IARIE-DES-FLEURS, 
par  René  BoylesYe. 

Nous  avons  signalé  autrefois  ce  délicieux 
roman,  qui,  après  le  Médecin  des  Dames  de  Néons, 
fit  connaître  et  retenir  le  nom  aujourd'hui  célèbre 
de  M.  René  Boylesve.  Cette  nouvelle  édition  nous 
est  un  heureux  prétexte  à  dire  encore  le  charme 
de  cette  œuvre  de  jeunesse  et  d'amour.  L'auteur, 
dans  sa  préface  nous  prévient  qu'il  n'a  rien 
changé  au  livre  :  •  Je  le  donne  tel  exactement 
qu'il  parut  en  1897,  en  m'excusant-auprës  de  ceux 
qui  ont  bien  raison  d'aimer  des  œuvres  de  forme 
plus  achevée  et  plus  pure  ;  mais  au-dessus  môme 
de  la  forme  achevée  et  pure,  s'élève  parfois 
une  certaine  flamme  qui  attire  mieux  que  les 
contours  irréprochables,  non  pas,  sans  doute, 
qu'elle  soit  plus  belle,  mais  simplement  parce 
qu'elle  brûle  ».  Et  M.  René  Buylesve  a  eu  bien 
raison.  Sainte-Marie-des-Fleurs  restera  comme  une 
de  ses  œuvres  les  plus  prenantes. 


1S33 


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