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LA REVUE DE PARIS
LA
REVUE DE PARIS
QUINZIÈME ANNÉE
TOME TROISIÈME
Mai-Juin 1908
PARIS
I
I BUREAUX DE LA REVUE DE PARIS
85"', FAUBOURG 8AINT-HONOR1È, SB*"''
i 1908
TAINE
(notes et souvenirs)
I
Entre 1880 et 1898, nous passions presque tous les étés à
Menthon-Saint-Bemard, sous le toit familial de la grave
maison où s'est poursuivie pendant vingt ans, pour être
soudain interrompue par la mort, l'énorme . et méthodique
construction des Origines de la France contemporaine. -
Nous arrivions le matin par le bateau de onze heures, — le
lycée ou la Sorbonne, le bruit et les odeurs du mauvais Paris
de Juillet bien loin derrière nous. La vieille Couronne de Savoie
nous jetait au petit débarcadère et reprenait sa course ; le batte-
ment des aubes s'éloignait. Sans nous mêler aux quelques
voyageurs qui prenaient la route du village, nous allions, en
suivant la rive, chercher l'endroit du presque invisible sentier
qui monte dans les blés, puis dans les vignes. A ce moment,
d'un seul coup, le pays nous reprenait.
Silence, lumière, solitude qui tenaient du prodige. Partout
alentour les hautes et muettes présences des montagnes : la
Dent de l'Enfon, de toutes la plus familière, la plus associée
dans notre souvenir au jardin et au toit même de Boringe,
celle dont je m'étudiais, à dix ans, à suivre avec un crayon les
dentelures de forêts et de roches, et tout le profil de titanesque
ler Mai 1908. i
183557
O LA REVUE DE PARIS
citadelle, — la Dent de TEnfon, la Roche Moraz, la Toumette,
les Bauges, noires et lointaines par dessus le roc de Chères, le
Semnoz, le mont Veyrier : quel cercle, quelles altitudes,
quelles immobilités I Cela accablait, cela semblait trop immé-
diat. Avec crainte l'œil se levait pour suivre le hérissement
bleuâtre des sapinières, les prairies en pente; il arrivait aux
derniers arbres, aux traînées antiques de pierre ruinée, et puis,
d'un trait, montait au faite inaccessible des murailles de cal-
caire. Alors seulement, à voir si petites les forêts suspendues,
si vagues les prés et les roches dans la vapeur bleue de
l'espace terrestre, on se rendait compte des distances, de
l'échelle du paysage, de la grandeur et de la fixité des éter-
nelles créatures qui en étaient les vrais individus.
Mais plus que tout nous étonnait le silence de ce pays ina-
nimé dans les ardeurs solaires de midi. On eût dit qu'il tom-
bait, ce silence, par nappes spacieuses et vibrantes, du ciel
et des solennelles montagnes. Une stridulation sonore et
persistante d'insectes en rendait plus sensible l'immensité.
Plus un coquelicot dans les blés qui ne vivaient plus, tant ils
étaient séchés, rôtis, dorés, changésen paille, offrande mûre et
prête à tomber sous la faucille. Plus loin, les vignes, d'un vert
si vif et si dru, miraculeusement sorties du cep noueux et de
la terre aride. Solitude absolue; rien seulement qui bougeât.
Blés et vignes, brillants peupliers au loin, toits de tuile
ancienne, large toit que nous cherchions, à présent visible
près de son noyer deux fois séculaire et sous le couronne-
ment sublime de l'Enfon, — toute cette partie humaine du
paysage se taisait, écrasée au pied de la montagne, semblait,
sous les feux souverains de midi, immobilisée dans une attente.
Au-dessus des vignes, nous trouvions la clôture de Boringe.
Nous entrions là comme dans le jardin de la Belle au Bois
dormant. Les pelouses, les pommiers, les dahlias dormaient
aussi dans la lumière et la solitude. C'était bien le moment
central et qui ne bouge pas, le cœur profond, splendide et
pâmé de l'année. L'air sentait le foin tiède; au pied des
pommiers, la chair des reines-claude tombées s'ouvrait et
fondait en sirop. Un bourdonnement de guêpes semblait la
vibration même, l'universelle vibration de l'été.
On eût cru vide la grande maison dont les stores verts
TAINE
étaient baissés parmi les tentures de vignes vierges Le chien
somnolait près de la margelle de la fontaine. Personne au
banc circulaire du puissant noyer patriarcal.
Mais, à notre coup de sonnette, une généreuse et cordiale
voix d'accueil s'éveillait. Et, par cette voix, tout de suite les
choses aimées nous étaient rendues : l'ombre et la fraîcheur
anciennes sous les vieilles solives qui datent de Louis XIV, la
bonne odeur et la paix des grands meubles de noyer ciré, les
graves bibliothèques le long des murs, les dix mille volumes
dont tous les rangs avaient nourri le studieux passé du maître.
Au déjeuner celui-ci paraissait, les yeux encore perdus dans
les visions du travail ; mais rapidement sa figure s'éclairait de
bienveillance. Il disait seulement : (( Bonjour mon enfant :
je suis content de le voir ». Mais on savait que si ses mots
étaient toujours les plus simples, toujours ils contenaient leur
sens le plus fort et le plus vrai. On était heureux de cette
brève bienvenue comme lorsque devant un travail d'étudiant
il laissait tomber son plus grand éloge : « C'est bien )).
*
A cette époque le lac d'Annecy n'était pas encore sur la route
des touristes; les quelques manoirs à demi cachés par leurs
noyers sur les pentes claires au bord du lac n'étaient habités
que par de vieilles familles savoyardes. Tout ce beau pays
fermé vivait de sa vie propre, agricole, ancienne, dont
l'effluve flottait autour du grand ovale bleu, en riches sen-
teurs de granges, d'étables, de fermes et de pressoirs.
Sur la route on voyait de grands chars aux roues mas-
sives, chargés de moissons ou de raisins, que de puissants
bœufs blancs ou blonds, enveloppés d'un essaim de mouches,
traînaient en dormant à demi. Quand ils avaient passé, l'air
en était plus tièdement embaumé. Dans ce pays de vignes,
de bceufs, d'abeilles et de lents charrois, on se sentait près de
l'Italie des vieilles Géorgiques. De loin en loin les villages
s'espaçaient, chacun tapi au pied de sa montagne, serré
autour d'une petite église au toit de ferme, au fin clocher
cuirassé d'étain. Ils paraissaient particulièrement vénérables,
8
LA RETUB DE PARIS
ces villages savoyards. Us étaient d'une seule couleur de
chaume très ancien, avec Taspect grave et chaud de certaines
mousses au pied des chênes. Les senteurs de foin, de bétail et
de vendanges éparses dans la campagne s'y concentraient.
Les chaumières étaient de pierre massive et rude, sans
plancher, pleines d'une demi-nuit; du côté de la montagne
quelques-unes prenaient des allures de chalets, avec leurs
toitures basses, leur escalier extérieur où dormaient des chats,
leur harnachement d'échelles, de gaules et de perches sous leurs
balcons de bois vétusté. Sur le pas des portes, des vieillards,
de vieilles femmes en vastes chapeaux de paille jaunis par les
étés, se tenaient immobiles en des postures de profonde
sagesse instinctive, analogues à celles des animaux fatigués à
qui suffit leur coin d'ombre ou de soleil. Ils saluaient; on
répondait : « Bonjour, père Julien 1 Bonjour, père Jobl Bon-
jour, damel Bonjour, demoiselle I » Chez tous ces paysans,
même chez les jeunes hommes, on sentait je ne sais quoi de
lent et d'apaisé ; les voix traînaient ; les gestes étaient presque
résignés : rien d'énergique ni de plantureux, rien qui fît
penser aux gas bretons du normands dans ces physionomies
plutôt grisâtres. Dans cette mollesse des hommes, j'ai tou-
jours cru voir un effet du paysage et du climat : splendeur
inerte et languide du lac, chaude vapeur débilitante qui s'en
exhale et stagne au fond de cet amphithéâtre alpestre. A cette
clarté moite, quelquefois presque hindoue à force d'intensité
brumeuse, à ce ciel dont Tazur blanchissait en fondant, à
ces eaux torpides, tantôt figées en incolores miroirs, tantôt
d'un bleu étrange de teinture chimique, au sommeil de ces
campagnes solitaires où passaient trois fois par jour les notes
lentes de l'Angélus, nous-mêmes étions trop sensibles. Dans
les étés que j'ai passés là, j'ai cru sentir, comme plus tard
dans la molle Syrie, la fatigue jusqu'à la tristesse, de la
lumière. Les belles végétations s'y engourdissaient comme
dans une huile lucide. Une corbeille de géraniums vue de la
terrasse de Boringe, rouge sur le bleu lisse et lointain du lac,
des peupliers qui tout le jour miroitaient comme une eau cou-
rante, de grands dômes de noyers baignés et pénétrés d'azur,
on restait passif devant ces choses, avec un sentiment de
détente, de faiblesse, qui tenait de la volupté et ne tenait
TAINE
point de la joie. Et puis les trop hautes montagnes semblaient
enseigner l'inutilité de TefTort. Auprès d'elles tout devenait
insignifiant de ce qui dans le paysage est en proportion
avec l'homme, et que l'homme, depuis toujours, a mêlé à
sa vie. A cause d'elles aussi trop de silence semblait appe-
santi sur la campagne.
II
Tandis que notre jeunesse encore mal enracinée dans la vie
cédait ainsi à toutes les influences, l'énei^ie de Taine, la résis-
tance et la ténacité de son vouloir et de sa structure person-
nelle nous semblaient un prodige. Que, vingt ans durant, dans
la solitude et la langueur de cette terre du lotus, il ait pu
tailler, soulever et jointoyer les blocs de ses Origines, c'est
pour tous ceux qui ont tenté d'écrire à Menthon-Saint-Ber-
nard une des preuves les plus frappantes de ce que fut sa
force. Vers la fin de sa vie seulement, quand il fléchissait sous
la fatigue ancienne d'un surhumain labeur, il reconnut un
jour, d'une voix sourde, les mystérieuses influences qui dans
ce pays font obstacle à l'effort.
Avec respect nous le regardions réfléchir et travailler, —
de très loin, bien qu'il fût si près. Notre horizon était si court I
— celui de la prime jeunesse, borné à l'immédiat et l'actuel.
Nous vivions là surtout de nos vacances, de cette indolente
Savoie, des solennelles forêts alpestres, des longues après-midi
à la voile sur ce lac dont tout le désert ondulant de nacre bleu
nous appartenait pour y courir à notre fantaisie, avec toujours
plus d'éblouissement et d'ivresse d'être seul au milieu des
choses rayonnantes, et sans penser ni vouloir, de sentir notre
être fondre aux vides lumineux de l'espace. Lui, si puissam-
ment concentré,, méditait, composait, écrivait. Vers la fin du
jour seulement, à l'heure oh le ciel s'apaisait, il sortait.
Comme nous remontions du port, tout notre être comme
pénétré et lavé jusqu'au fond d'azur et de clarté, nous le
rencontrions qui marchait seul, avec une expression absorbée,
une canne rustique à la main, le chapeau baissé sur les yeux,
mâchonnant nerveusement une brindille de sapin. Son horizon
JO LA RBTUE DE PARIS
à lui, c'était, par delà cette petite Savoie, Tunivers et Thistoire.
Par les chemins parfumés de menthe et de reines des prés, ce
promeneur solitaire portait en lui la construction de la France
contemporaine, la méthodique analyse de telle situation, force,
idée ou personnage historique, toujours la méditation d*un
ensemble de faits ou de notions dont il cherchait à « éliminer
Tessence », à dégager la genèse et le système. Pour récréation
il suivait, dans les livres qui lui parvenaient de tous les points
du monde civilisé, les directions sociales, politiques, reli-
gieuses de r Angleterre, de l'Allemagne, de l'Italie, des Etats-
Unis; il revenait à ses théories de la Volonté, de l'Induction.
Il scrutait le mystère de l'atome, de sa formation, structure,
équilibre et propriété fondamentales. Il achevait par le rêve
du probable et du possible le certain et précis édifice de la
conception du monde qu'il édifiait depuis quarante ans.
Si vagues, indéterminés, nous sentions en lui, non sans
timidité, malgré son sourire de bienveillance et de douceur,
la forme la plus cohérente et stable qu'un être humain puisse
atteindre, un système d'idées, sentiments et habitudes complet
et fermé, une âme définitivement constituée et orientée
depuis longtemps, et qui tirait de soi toute sa force et son
mouvement. A nous, roseaux insignifiants et sensibles à tous
les souffles, il apparaissait comme un chêne transplanté là, et
qui porte en soi, couche sur couche, bien intégré suivant la
loi de son développement et par la force de sa magnifique
volonté, tout un infini passé. Le passé du Taine qui sur les
bords du lac d'Annecy écrivait les Origines de la France con-
temporaine, c'était ses rêveries d'enfance dans les bois des
Ardennes, ses premières ivresses philosophiques du lycée
Bourbon, ses immenses lectures d'École Normale, ses médita-
tions hégéliennes de Nevers ; c'était About, Prévost-Paradol,
de Suckau, Planât; c'était Paris, l'Ecole de médecine, les
Pyrénées, Fontainebleau, le Journal des Débats, les salons de
l'Empire; c'était Guizot, Sainte-Beuve, Flaubert, les Con-
court, Tourgueniev; c'était ses méthodiques voyages de
France, d'Angleterre, d'Italie et d'Allemagne, un prodigieux
système d'observations et d'idées philosophiquement liées et
classées, sur toutes les réalités humaines du passé et du présent,
cinq ou six littératures, autant de philosophies et d'écoles
4«- Mai i008.
N« 184.
PUBLICATIONS NOUVELLES
DR LA
LIBRAIRIE HACHETTE ET C
IB
Boulevard Saint-Germaixi, 79, à Paris.
UAnnée Scientifique et Indus-
trieiiei fondée par Louis Figuier,
51* anoée (1907), par M. Emile Gautier.
— Un vol. in-16, avec 76 figures, br., 3 fr. 50.
Junaift, autant qu'aujoardliui, le grand public ne
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Rien de plue aatarel ! Jamais, en effet, les décou-
irertes n'ont été plus nombreuses et jamais les progrès
réalisés n'ont été plus rapides ni plus impressionnants.
La conséquence tonte logique d'un tel état de
cheeea est de donner un intérêt de tout premier ordre
ans OQTrages résumant, en les mettant à la portée de
tons, les découTortes scientifiques et leurs applications
iadostrielies. Et tel est justement l'objet que réalise le
Bsienz dn monde L'Anal Scientifique et Indtutriélle
dont nova annonçona aiigourd'hui le cinquante et
anième rolnme.
Dana le IItt* de cette année, M. Emile Gantier
expose arec nne ma!trise réelle tous les faits scienti-
fiqnea accomplis an cours de ces douze derniers mois.
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veau Tolnme : La navigation aérienne ; — Les hjdro-
planes ; ~- Lea progrès de la phototélégrapbie ; — La
télégrapbie sans fil transocéanique ; ~ La téléphonie
•ana fil; — Le problème du radium ; — L'or de la mer ;
— La tranamotation du cuivre; — La question de
l'asote ; -> Le sang du chauffeur ; ^ L'identification
des taches de sang; — Cuti et ophtalmo-réaction ; —
L'étiologie du cancer cbes l'homme et ches les sni-
■aux ; — L'alimentation de Paris en eaux potables ;
— Les messageries automobiles ; — L'éclairage des
vagons de chemin de fer par l'acétylène ; — Le Métro-
politain de Paris; — Le télémètre du commandant
Gérard; — L'identification obligatoire, etc., etc.
Infiniment varié, comme l'on voit, le nouveau volume
de YAnnée Scientifique et Industrielle ne le cède pas en
intérêt à ses devanciers et mérite de tous points de
figurer parmi lea livres utiles que toute personne
cultivée doit compter dans sa bibliothèque.
Petites Villes d'Italie (Deuxième
Série) EMILÏE-MARCURS'OÈIBRIE, par
M. André MaureL — Un volume in-lô,
broché, 3 fr. 50.
M. André Maarel continue ici l'artistique, la délicieuse
promenade qu'il fit k travers les petites villes d'Italie
et dont il noun conta, l'an dernier, la première partie,
sons ce même titre, en un volume qui eut un grand
soccès et qne couronna l'Académie française.
L'exquise promenado ! Los petites villes d'Italie,
tentes u fertiles en souvenirs historiques et toutes
marquées d'un subtil cachet d'art, nous apparaissent
sous la plume évocalrice de M. André Maurel.
Voici Pavie aux grandes ombres d'Histoire ; Plainance,
la cité-labyrinthe où se perdre est une joie; Parme;
Modène, la ville toute jeunette sous l'écrasement de
ses S 000 sns ; Bologne, aux richesses trop lourdes ;
Ferrare ; Ravenne, la ville fantôme qui n'a plus de
vivant que ses légendes héroïques ; Rimini ; Pesaro ;
Ancône; Pérouse ; Spolète ; Terni ; Orvieto, etc.
M. André Maurel sait à merveille appuyer le charme
de ses impressions personnelles à la forte muraille de
la vérité historique ; et ainsi chaque ville nous est
montrée, non seulement avec ses grâc«s naturelles,
mais encore sous le casque des siècles, sous l'empreinte
du passé.
Riche et abondante se développe également la partie
artistique : chacune de ces églises aux pierres peintes
ne renferme-t-ello pas nne toile fameuse, une signature
de maître 7
Tous ceux qui ont laissé en Italie des souvenirs ou
qui ré vent à elle de désir, liront avec joie ce livre
d'évocation délicate et forte.
DU MÊME AUTEUR :
Petites ViUea d'Italie. !'• série. Toicane, Vénétie. —
V édition. — Un vol. in-i6, broché, 3 ft*. 60.
{Ouvrage^eow'onné par F Académie françaite)
Musiciens d'aujourd'hui, par
M. Romain Rolland, — Un vol. in-16,
broché, 3 fr. 50.
TABLE DBS MATIÈRES : Bcrlioz. — Wag-
fier : « Siegfned », « Tristan ». — Camille
Sainl-Saëns, — Vincent d*lndy. — Richard
Strauss. — Hugo Wolf, — Bon Lorenzo
Perosi. — Musique française et musique
allemande. — « Pelléas et Mélisande » de
Claude Bebussy. — « Le Renouveau », Es-
quisse du mouvement musical à Paris,
depuis 1870.
L'auteur a voulu peindre quelquos-unes des princi-
pales personnalités musicales de l'heure actuelle.
Ces portraits sont précédés par ceux des deux
figures qui dominent toute la musique de la seconde
moitié du XIX* siècle : Berlioz et 'Wagner.
Dans la seconde psrtie du livre, on a essayé de
montrer le réveil et l'essor surprenant de la musique
française depuis 1870. M. Romain Rolland fait l'his-
toire rspide de son évolution, en étudiant successi-
vement les différents rouages de l'organi^tation
musicale à Paris depuis 1870 : les grands concerts, la
Société Nationale de musique^ la ScholaCantorum, etc.;
PUBLICATIONS NOUVELLES DE LA LIBRAIRIE HACHETTE ET C-.
et, tout en 8*efforç«nt de mettre en pleine lumière
le mérite et le dévouement admirable do ceux qui
ont été les artisans de notre résurrection musicale, il
ne s'est point interdit de juger librement leur œuvre.
DU MéMB auteur:
Vie de Michel-Ange, Un vol. In-i6« broché, t fir.
Vie de Beethoven. Un vol. in-16, broché, S fr.
Jtfusjoïeiis d'AutretoiB, Un vol. {Soug prute).
MolièrOi par M. Eugène Rigal, pro-
fesseur de lillérature française à T Uni-
versité de Montpellier. — Deux volumes
in-16, brochés; chaque volume, 3 fr. 50.
« Marquer le plus nettement possible la eourbe décrite
par le génie de Molière; — indiquer le caractère et lo
mérite propres de chaque pièce et les rapports essen-
tiels des pièces entre elles ; •— Tarier les points de vue
d'oti ellespeuTODt être examinées ; — profiter des occa-
sions les plus propices pour traiter rapidement les
questions générales qui intéressent l'art de Molière el
l'art classique tout entier ; — voir comment des œuvres
de théâtre sont con&truites et comment rautenr.y a
concilié ce qu*il lui plaisait d'y mettre d'observation
précise, de satire hardie, d'idées ou de thèiet fécondes
avec ce qu'il devait au simple amusement de ses spec-
tateurs ; — le plus souvent s'installer au cœur des oeu-
vres et s'efforcer d'en bien voir la nature et Torganisa-
tion ■, tel a été le dessein de M. Rigal dans cet ouvrage
d'une lecture agréable et facile, à la portée de tous, et
qui vient s'ajouter heureusement k la série d'études du
même auteur sur le Théâtre français.
DU MÊME AUTEUR :
Le Théâtre trançaie avant la période oUagique. —
Un vol. in-ld, broché. 3 fr. 50.
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morale; la Question sociale; la
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Gaultier. I. L'Indépendance de la Morale,
II. La Renaissance de VIdéal antique, 111. La
Défense de V Individualisme, lY. La Morale
el la Société. V. La Crise de la Charité,
VI. La Vraie Justice. VII. V Antinomie so-
ciale. VIII. La Morale et la Religion, IX. La
Science et la Foi, X. La Religion et fE.p^t
modeime, — Un vol in-16, broché : 3 fr. 50.
Dans ce livre magistral, M. Paul Oaultier discute
avec sa verve et sa profondeur de pensée habituelles les
principaux problèmes qui se posent i la conscience
moderne. En se plaçant au point de vue d'un spiritua-
lisme intégral, il les renouvelle et y apporte des solu-
tions où viennent se fondre en une synthèse supé-
rieure, avec lo courant de la tradition, les aspiratious
de notre temps et le travail de la pensée cou tempera ine.
D'un intérêt passionnant, en même temps qu'il les
met au point et les concilie en les dépassant, cet on-
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notre époque touchant la morale, la société et la reli-
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On pénètre comme par onehantement dans ces Huit
Paradis qui sont huit villes d'Orient les plus célèbres
de la Perse et de l'Asie Mineure. On les surprend en
pleine ivresse de printemps.
Mais dans leur prestigieux décor des hommes vivent,
qui sont les héritiers d'une civilisation merveilleuse.
C'est leur Ame et leur pensée qu'il importe de connaître.
Une admirable fraîcheur d'impression fait de ce
livre de prose une ouvre d'une originale poésie, toute
de sincérité, d'émotion neuve.
Par des traductions de poèmes et de chants popu-
laires persans, le livre de la princesse Bibesce olTre en
outre aux curieux de littérature orientale un très
délicat et très rare attrait. A Téhéran, dans les jardins
d'iris du Scfaah de Perse et dans les roseraies d'Ispahan
nous entendrons parler de Firdousi, l'Homère persan,
do Saadi, d'Uafis et de ce philosophe poète, Omar
Khâyyâm que Renan et Théophile Gautier ont consi-
déré comme le plus surprenant des génies de la Perse.
Quelques très curieuses traductions du Koran,
d'émouvantes anecdotes sur la vie du prophète Mahomet,
des détails pittoresques sur certaines cèrémonios reli-
gieuses particulières & l'Islamisme des Sohiites, une
étude vive et originale sur la condition des femmes en
Perse, des descriptions de paysages d'une grâce unique
alternant avec des dialogues et des contes, donnent au
livre une variété de ton très séduisante. Et le récit
s'achève sur une vision de Gonstantinople, la plus
belle ville du monde, la plus attristante aussi, parce
qu'on y rencontre k tout instant l'image de la Mort.
Associations et Syndicats de
Fonctionnaires! étude légis-
lative, par M. J. Jeanneney, député
de Ja HauLe-Saône. — Un volume in-16,
broché, 3 fr. 50.
La question du droit d'Association entre des Fono-
tionnaires est une des plus importantes et des plus
délicates que le Parlement soit appelé à régler.
Elle touche un très grand nombre de citoyens, puisque
les statistiques n'évaluent pas à moins de huit cent mille
personnes les employés, agents ou so.us-agent8 direc-
tement attachés & nos divers services publics.
Elle touche aussi des points de droit du plus vif
intérêt : forme et limite de la liberté d'organisation'
collective ; légitimité des associations ; garanties dues
aux fonctionnaires par l'État.
Tous ces problèmes sont traités dans ce volume par
M. Jbannenbt, rapporteur de la Commission chargée de
les élucidor, avec les qualités d'un juriste, d'un parle-
mentaire et d'un écrivain délicat, pittoresque et précis.
L'auteur n'a pas de peine à nous persuader que nous
sommes & une heure où personne ne saurait se dire
indifférent à de telles quetitions, et où il ne peut suffire
ni de s'alarmer confusément ni de s'entr'exoiter vers
des chimères.
PUBLICATIONS NOUVELLES DE LA LIBRAIRIE HACHETTE ET O*
Le Sentiment de la Nature en
Francei de J.-J. Rousseau à
Bernardin de Saint-Plerre. Essai
sut les rapports de la lUtérature et des
mœursj par M. Daniel Mornett docteur
es lettres, agrégé de TUniversilé. — Un
volame in-8*, broché, 7 fr. 50,
Nulle théorie n'a été plus discutée que celle de Taine
nr les liens qui nnisseni la littëratnre et les mœurs,
le génie et le milieu. Mais les discussions s'en sont
tenues le plus sourent 4 d'asses vagues généralités.
Le livre de M. Momet est un effort pour étudier, sur
an point précis et pour une période limitée, ces actions
et réactions de la vie courante et de la vie littéraire.
La méthode employée est rigoureusement histo-
rique; tous les textes, Journaux, Mémoires, Corres-
pondances, Récits de voyageurs. Romans, Poèmes,
même de nombreux documents inédits ont été soignou-
seraeat étudiés et groupés. Les conclusions qui s'en
dégagent, même lorsqu'elles contredisent les idées
recnea, sont donc très solidement justifiées.
Ajoutons que Tétude aborde constammeut des sujets
dont l'intérêt et le pittoresque sont encore vivants
et où le Boud de l'information minutieuse peut ne
pas nuire au plaisir de la lecture.
Au Japon. Promenades aux Sanc-
tuaires de TArti par M. Gaston Migeon,
conservateur au Musée du Louvre. — Un
volume in-16, illustré de 68 gravures,
broché, 4 fr.
Ou almagine trop volontiers que le Japon tient
tout entier au cœur frisé d'un chrysanthëme. Il y a un
autre JsiHin que celui des mousuiés : au-dessus de la
maison de thé, se dresse le Temple. G'ast cet autre
Japou que contemple, qu'étudie l'auteur de ce livre.
A pénétrer ainsi en l'intimité de ce peuple japonais
qui, pondant des siècles, consacra à l'art les res-
sources prodigieuses d'une imaginstion raffinée, on est
vite profondément intéressé et ravi par la découverte
d'une tradition artistique extrêmement féconde et
variée.
Cette tradition, ce livre, à force de recherches gui-
dées par une haute érudition et une sensibilité propre
a s'assimiler ces choses délicates, ce livre en a réuni
tous les éléments et l'expose dans son entière beauté.
Une Française au Maroc, par
H"* Mathilde Zeys. Avec une préface de
U. G. Hanotaux, de l'Académie française.
— Un volume in-46, illustré de 50 gra-
vures tirées hors texte d'après des pho-
tographies» broché, 4 fr.
Ob lira avec intérêt, à l'heure où toute l'Europe s
les yonx fixés aiir lo Maroc, ce livre dont M. Oabriel
Hanotaux, en sa préface, dit « qu'il instruit, qu'il
éclaire, qu'il prépare les voies; qu*il met en garde
eotttre bien des préjugés ; qu'il expose le passé et
laisse entrevoir l'avenir ».
Ceat tout*; une terre, toute une race, toute une civi-
lisation que M*** Zeys nous décrit. Sous la force domi-
nante de leur religion fanatique, les Marocains nous
apparaissent, présentés avec une extrême vérité simple
et convaincante : c*est, après Allah, le sultan, les
ministres, toute une forme de gouvernement et d'admi-
nistration ; c'est le peuple et ses mœurs, ses coutumes ;
c'Mt la vie des femmes, depuis le harem jusqu'à la
tente dans les campagnes; c'est les rapports entre
Marocains et Européens ; c'est la vie européenne dans
ce pays hostile ; c'est le Maroc entièrement fouillé par
un esprit observateur et clair, et exposé dans les
moindres détails de sa vie physique et morale.
Voyage en Portugali par mm. g.
de Beauregard et L. de Fouchier, —
Un volume in-16, illustré de 46 gravures,
broché, 4 fr.
La terre de Braganee, oh viennent de se passer
de si dramatiques événements, est l'un des coins du
monde les plus gracieux, les plus exquis : la nature a
de ces ironies cruelles; elle prête sans pudeur la
beauté de ses décors aux pires aventures, et les arbres
et les rivières bleu de ciel, et les vallées profondes et
les coteaux riants n'ont pas de honte pour les hommes.
Avec mille renseignements utiles de toutes natures,
des considérations justes et même des statistiques ;
avec cette présentation « artiste » des paysages et des
foules ; avec une documentation historique des plus
intéressantes et qui ajoute au livre un intérêt cruel-
lement actuel, cet ouvrage constitue le récit de
voyage aimablement évocateur et le parfait guide
pratique du touriste au royaume de Dom Manuel II.
{Collection de Voyages illustrés).
Pour jouer la Comédie de
Saloni par M. André de Lorde. —
Un volume in-16, sous une couverture
artistique en couleurs, broché, 3 fr. 50.
Il n'est pas de distraction plus aimable que la
Comédie de Salon, mais c'est autre chose qu'un jeu,
c'est un art, et cet art, on a négligé jusqu'ici de pré-
ciser les moyens de le pratiquer.
Si l'on songe à tout ce qui comporte la représenta-
tion, cfaes soi, d'un simple petit acte : choix de la pièce,
distribution des rôles, méthode pour les apprendre,
répétitions, mise en scène, arrangement du théétro,
de la salle, science du maquillage, du costume, on
conviendra qu'il est impossible de s'improviser direc-
teur et acteur sans posséder une manière de guide.
Or, il n'existait jusqu'ici aucun volume oh fut traité
spécialement et complètement un sujet auquel s'inté-
ressent tant de personnes.
L'ouvrage de M. André de Lorde, auteur dramatique
applaudi et comédien - amateur réputé, reudra les
plus grands services à tous ceux qui aiment la CSomédie
de Salon.
BardOUXf Notice historique lue en
séance publique le 7 décembre 1907, par
M. Georges Picot, secrétaire perpétuel
de l'Académie des sciences morales et po-
litiques. — Un vol. petit in-16, br., 60 cent.
PUBLICATIONS NOUVELLES DE LA LIBRAIRIE HACHETTI': ET C\
Encyclopédie des Connais-
sances agriCOleSi publiée par une
réunion de membres de TEnseignemenl
agricole, sous le patronage de MM. Adolphe
Caknot, membre de l'Institut, Ed. Mamelle,
SOUS' directeur de V Agriculture^ et sous la
direction de M. E. Cbancrin, ingénieur-
agronome, directeur d'École d'agriculture.
MISE EN VENTE :
Les Prairies, par M. Malpeaux, directeur
de VÉcole d'agriculture du Pas-de-Calais.
— Un volume in-16, cartonné, 1 fr. 50.
Au cours du xxx* siècle, U culture des plantes four-
ragères s'est accrue d'une façon remarquable; elle
8'accrott encore aujourd'hui. La principale cause de ce
développement est surtout l'extension donnée à Télé-
Taf^e du bétail pour la production de la viande, du
lait et do ses dérivés (beurre, fromage).
Dans cet ouvrage aur les plantes fourragères l'auteur
a eu une double intention : d'abord examiner les
meilleures méthodes de culture permettant d'obtenir
un plus grand rendement; ensuite indiquer l'impor-
tance des plantes fourragères servant à ralimentation
du bétail.
Le Houblon, par M. G, Moreau, professeur
à l'École nationale des Industries agricoles
de Douai. — Un volume in-16, cartonné,
75 cent.
Le Tabac, par M. F. de Gonfbvron, ingé-
nieur-agronome, vérificateur de la culture
des tabacs. — Un volume in-16, cartonné,
75 cent.
EN VENTE :
Chimie générale appliquée à V Agriculture. 2 fr . 50
Chimie agricole t fr. 50'
Forêts, Pâturages et Prés, Bois 1 fr. 50
La Bière 50 cent.
Les EauxHie-vie et les Alcools I fr. 50
Les Essences et les PariUms i fr. 25
Laiterie, Beurrerie, Fromagerie i fr. 25
Huilerie agricole 75 cent.
Les Plantes textiles 50 cent.
Les Conserves alimentaires i fr. 80
Viticulture moderne 3 fr. *
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Quincey, Edgard Poe, Gérard de Nerval),
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tion. — Un volume in-16, broché, 1 fr,
PiCCioldi par X.-B. Sainidne. — Un
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Guide pratique du Tounste. Illustrations
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toire des Arts et Métiers, professeur ho-
noraire de Mathématiques spéciales au
lycée Saint-Louis, contenant 762 exercices
rédigés conformément aux programmes
de TEnseignement secondaire des garçons
1* et 2* cycles, classes de 4* et 3* A, de 2*
et 1~ A et B, et de l'Enseignement secon-
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Manuel de Travaux pratiques de
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p. Freundler, docteur es sciences, chef
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ces, préparateur à la Faculté des sciences.
Deuxième édition revue et transformée,
précédée d'une préface de M. A. Hallbr,
membre de l'Institut, professeur à la Fa-
culté des sciences, directeur de l'École de
physique et de chimie de la Ville de Paris.
— Un volume in-8% cartonnage toile, 10 fr.
Les Grands Poètes modernesi
par MM. J. Boitel, directeur de l'École
Turgot, agrégé de l'Université, membre
du Conseil supérieur de rinstruction pu-
blique, lauréat de l'In s ti lut (pria? //a/p/tcn),
et L. Brossolette, professeur de littéra-
ture française à l'École normale d'institu-
teurs de la Seine. Choix de Poésies à Tusage
des lycées et collèges de garçons et de
jeunes filles, des écoles normales d'Insti-
tuteurs et d'institutrices et des écoles pri-
maires supérieures de garçons et de filles.
— Un volume in-i6, cartonné, 2 fr. 50.
Programme des Conditions exigées
pour l'admission à l'Ecole Poly-
technique en 1908. — Brochure
in-16, 30 centimes.
Programme des Conditions d'admis-
sion à l'École spéciale mili-
taire en 1908. - Broch. in-16, 30 cent.
Paru. — Imp. E. Capiomomt et 0% ne -de Seine, 57.
TAINE II
d'art, autant de civilisations, plusieurs époques historiques
analysées à fond, en des études où se concentre Fessence, et
dont il n'a développé que la moindre partie dans son œuvre
publiée, — toute la vaste enquête entreprise dès vingt- trois ans,
et qui, du La Fontaine et du Tite-Live jusqu'à V Intelligence, les
Notes sur T Angleterre et les Origines, n'eut pour objet que
l'âme et l'esprit humains, leur structure, leur mécanisme, les
lois de leurs variétés et variations, manifestés à travers les
siècles par l'infinie diversité des œuvres.
Je le revois dans ce jardin de Boringe où il se promenait à
petits pas, tête baissée, à la recherche de ses idées, ou bien lais-
sant en silence, après quelque long effort de lecture et de
réflexion, son travail s'organiser en lui, cuvant, c'était son
expression, tout ce qu'il venait d'accumuler pour tel nouveau
livre ou chapitre, de pensée et de lecture dans le profond réser-
voir de son esprit. Je le revois le matin, au premier déjeuner
que je prenais souvent en tête-à-tête avec lui, dans la salle
claire d'où l'on voyait, au dehors, des dahlias, des pelouses,
une grande azalée s'encadrer dans la lumineuse vigne vierge des
fenêtres. Heure légère I — des corbeilles de fruits sur la table,
un bourdonnement d'abeilles, des parfums ; par delà les vignes
le bleu engourdi encore, la mei^veille lisse et bleue du grand
lac. Il entrait, grand, maigre déjà de la maladie qui devait
l'emporter, simple dans son épaisse vareuse de peluche brune,
un mince chapeau de feutre abaissé sur ses yeux fatigués.
Après une solide soupe rustique d'herbes et de pommes de
terre, il commençait à siroter un peu de café noir, en causant
de son travail, de ses difficultés, de son sommaire, de ses for-
mules, de ses faits caractéristiques, avec quelle candide
bienveillance, quelle naturelle confiance de trouver en autrui
son semblable et son égall — partant toujours de l'exemple
sensible, du petit fait vivant, arrivant toujours, à propos
d'histoire, de critique, de psychologie, des méthodes dans les
sciences morales, à propos de la France moderne et des autres
peuples, à propos de son expérience des hommes et de la vie.
12 LA REVUE DE PARIS
à des formules générales et des définitions. Peu à peu, derrière
seg lunettes, ses, pâles prunelles, qu3 cinquante ans de lecture
avaient usées, repliaient en dedans leur regard; elles louche tr-
taient et se croisaient davantage, étrangement, à mesure que
sa pensée, se rapprochant des causes et de Tessence, le
prenait tout entier, jusqu'à Tenlever, semblait-il, au lieu et au
moment, jusqu'à lui faire oublier l'interlocuteur et quitter le
tutoiement avunculaire pour un vous abstrait et collectif.
Méditer le souvenir de ce visage, c'est revenir à une haute
leçon de sagesse et de tenue. Pour l'avoir connu, j'imagine
mieux le regard de Marc Aurèle, son maître, dont le livre ne
quittait pas son chevet. Stoïcienne, sa physionomie l'était par
la sérénité, la calme expression de candeur et de noblesse
intellectuelle. Stoïcien, depuis longtemps il l'était de disci-
pline et d'âme, par sa maîtrise de soi-même, son équanimité,
sa douceur, son simple et bienveillant sourire, son indulgence
à autrui et sa sévérité pour lui-même. On sentait, comme
Vacherot l'avait dit tant d'années auparavant à l'École Nor-
male « qu'il n'était pas de ce monde », qu'il vivait dans une
région supérieure à la nôtre, étranger à nos passions et nos
plaisirs. On devinait aussi, sous sa tranquillité, malgré son
optimisme philosophique et sa foi dans l'avenir de l'homme,
sa tristesse foncière.
Dès l'âge de vingt-trois ans il avait connu le besoin de soli-
tude et de silence, les lassitudes, les crises d'un tempérament
hypocondriaque, et ce qu'à son époque on appelait le spleen.
Sa réaction à la vie se faisait en souffrance, et c'est pourquoi
il a tant travaillé. Brisé déjà par la maladie qui devait l'em-
porter, il eut le seul mot de découragement que je connaisse
de lui. Le médecin lui avait défendu d'écrire, même de noter
au crayon les idées qui, malgré tout, continuaient de naître en
lui. Il se jugeait perdu, et nous osions prononcer devant lui
des paroles d'espérances. Il répondit seulement : « Pourquoi
vivre si je ne puis plus travailler? » Oublier la vie dans le
rêve actif et organisateur du travail, trouver son refuge dans
les domaines abstraits de la Science et les « alibis » de l'his-
toire et de l'art, contempler les causes et les lois dont la vue
rassérène, parce qu'elles participent du permanent, comprendre
TAINE
l3
Tordre, Taccepter, et tâcher à s'y ranger, se maintenir au-
dessus des inutiles soucis qui usent et font dévier la pensée
des directions voulues, se dominer, a se tenir », combattre en
soi Témotion par où, dans un désarroi de la volonté, fuit sou-
dain l'énergie du cerveau, s'exprimer sans gestes ni phrases
d'un ton uni, à voix basse, avec les mots les plus simples, qui
sont toujours les plus exacts : ces consignes aristocratiques et
stoïques avaient fini par modeler à demeure sa personne et sa
physionomie. Par-dessus tout il admirait les équilibres atteints,
la sagesse et la perfection de la santé, les justes harmonies, le
contentement de l'être bien développé, suivant son type, bien
adapté à son milieu et qui ne cherche son bonheur qu'à l'in-
térieur de sa loi et de ses limites naturelles. Il s'interdisait, il
blâmait les effusions romantiques, les confessions de désir et
de douleur. Et pourtant, par une contradiction dont il ne
s'apercevait pas, il les admirait chez les grands poètes de sa
jeunesse. C'est qu'au fond il était un enfant de son siècle dont
la maladie l'avait, lui aussi, touché. Il connaissait l'inquiétude
moderne. 11 avait constaté dans l'homme et en lui-même un
invincible besoin d'ailleurs et d'au-delà qui reste insatisfait
dans notre monde. Mais à ce désaccord entre le plus humain
de nos désirs et notre condition, il jugeait qu'il faut se résigner
parce qu'il y voyait une nécessité de notre nature, comme
dans telle plante, l'avortement constant d'une étamine. « Nous
parviendrons à la vérité, non au calme )>, avait-il écrit. Mais
pour ce romantique dressé à la science, nourri de Marc Aurèle,
de Spinoza et de Goethe, la vue et l'intelligence des éternelles
vérités, c'était le commencement de la paix de l'âme et de la
soumission aux lois. Rien d'autre ne lui suffisait. « Les idées
générales, c'a été mon pain quotidien », nous dit-il — de
quelle voix de résignation I — quelques jours avant sa mort,
quand pour la première fois il sentait ce pain-là lui manquer.
Et quelques mois auparavant : « J'ignore l'amusement ». Il
voulait dire les brèves illusions ordinaires par quoi les autres
hommes se distraient et trouvent la gaieté, ce « singulier oubli
de la condition humaine ». Une seule illusion lui était efficace :
le travail. « On ne travaille que pour ne pas se ronger. »
Dans la nature, qu'il a tant aimée, il voyait partout les
images et les exemples de cette paix et de cette obéissance à
l4 LA REVUE DE PARIS
Tordre qu'il cherchait à se commander. Il la regardait, cette
nature, bien moins en peintre qu'en philosophe poète qui
s'émeut de percevoir le permanent dans l'éphémère, et de
l'esprit, sous les matérielles apparences*. Certes il était sen-
sible à tous les prestiges de la forme, de la couleur, de l'ombre
et de la lumière ; mais ces modes visibles des choses lui étaient
comme un langage où se traduit de l'âme — âme primitive et
simple dont il comprenait par sympathie poétique toutes les
expressions. Tendresse virginale du délicat bouleau, force
héroïque du chêne, constance et gravité du sapin, splendide
bonheur du nuage endormi, <( perçant regard, force virile,
sérénité joyeuse du magnifique soleil », comme il a parlé de
tout cela, comme il l'a senti I — non pas certes extatiquement,
à la façon d'un Shelley impersonnel et dépourvu de centre,
qui se projette et se volatilise dans les choses, mais lentement,
en le méditant pour l'ajouter à lui-même, pour en éclairer,
apaiser, simplifier un instant son moi complexe, souffrant et
puissant de moderne et de penseur. Tout ne fut point jeu et
fantaisie dans ses sonnets philosophiques sur ses chats.
Ludendo dicere verum, c'en est l'épigraphe. Dans la sérieuse
tenue du silencieux animal qui se suffit, dans ses longues
poses d'immobilité sereine, dans la modestie et la perfection
du bonheur que chante son tiède rouet paisible, il nous mon-
trait en souriant une leçon naturelle de sagesse. Mais plus
graves, intimes et profondes étaient les choses que lui disaient
les êtres tout à fait simples et primitifs, les grands végétaux
dont la vie plus visiblement mêlée à celle de toute la nature
s'épanouit en dormant sur le sein pacifique de la terre. Il
I. « Il n'y a rieu de réel dans la nature sauf les éléments de l'esprit et
leurs divers groupes, » a-l-il écrit. Et encore : « Directement le type de
l'existence est l'événement mental, sensation ou image, tel que la conscience
le constate en nous ». Indirectement et vus du dehors, selon Taine, ces
événements apparaissent comme mouvements, le mouvement étant l'élément
de la nature visible, et celle-ci n'étant qu'un système de signes corres-
pondant aux événements mentaux qui ne sont point des phénomènes,
c'est-à-dire des apparences, mais le fonds réel des choses. « Je ne suis pas
un phénoméniste, » disait Taine, et il ajoutait, en souriant de la barbarie
du mot : c Je m'appellerai plutôt un éveniualisie, » Le phénomène, en effet,
suppose le noumèue, ou substance inaccessible et inconnaissable. Or, selon
Taine, il n'y a ni substance, ni inconnaissable, mais des groupes et des
suites de faits qui en eux-mêmes sont des événements moraux, conscients
ou inconscients suivant leur degré de complication.
TAINE l5
louait les arbres de vivre et de ne point penser. 11 les aimait
pour leur force tranquille, leur paix et leur silence, pour toute
la profonde et patiente volonté qui, régulièrement, au cours
d'un siècle, suivant la loi du type étemel, a développé l'iné-
branlable colonne du tronc, et, chaque avril déplie, hors de la
gaine du bourgeon les tendres feuilles périssables. Voyait-il là
comme les vieux sages de Flnde qui disaient T arbre du mondes
le vivant symbole de la nature et de l'unité de tous les vivants
successifs.^ En 1891 il écrit de Barbizon à Madame ïaine :
« J'ai passé une heure su# le dos à regarder une feuille de
chêne », une de ces prin tanières feuilles « longues d'un
pouce, d'un ton jaune, que le soleil traverse en les illuminant
jusqu'au cœur ». Sans doute, dans la translucidité du frais
tissu, il contemplait le miracle de la vie fluante et ce qu'un
artiste pressent en toutes choses : l'éternelle force qui produit
les étemelles formes et dont chaque être particulier n'est
qu'un aspect et un moment.
Vers la fin de sa vie, quand ressuscitait le printemps, il
allait ainsi passer quelques jours, seul, dans sa vieille forêt de
Fontainebleau pour revoir les grands chênes de sa jeunesse.
Dans le monde des créatures élémentaires il avait des amitiés
véritables dont il ne parlait pas ou dont il ne faisait confidence
que rarement, d'un mot, à ses plus intimes : Un jour sur la
route d'Annecy où nous marchions à côté de lui, se détournant
du chemin et faisant quelques pas dans une prairie : ce Oui, tu
vois, cette petite source dans l'herbe; je l'aime, j'y viens
souvent : c'est une petite chose heureuse, lumineuse, cons-
tante qui vit là ». A Champel, où il faisait une cure triste,
solitaire et patiente : (( Et puis j'ai l'Arve, ce large torrent
laiteux et véhément. J'y viens chaque soir; je m'assieds sur
cette pierre. » Il s'asseyait, il demeurait immobile; s'il nous
avait permis de l'accompagner nous respections le .silence
profond et presque intimidant où il tombait, car devant les
simples choses amies il cessait de raisonner, de suivre tout
haut la chaîne de ses idéees. Cela durait quelquefois long-
temps. On sentait que, non content de se taire, il s'efforçait de
faire en lui le silence intérieur, d'entrer dans cette grande
paix visible qui se confondait à la beauté du paysage, <( de
revenir à la patrie primitive, à l'assemblée muette des grandes.
i6
LA REVUE DE PARIS
formes », au calme peuple des êtres qui ne pensent pas. Je me
rappelle une longue halte au pied de la vieille croix de Perroy
d'où Ton découvre la coupe secrète, profonde et parfaite du
« Petit Lac )), au pied des sombres Bauges. Une paysanne,
une aïeule, qui devait avoir, à sa façon, vu ce commencement
du siècle que lui-même étudiait alors, était assise près de lui,
sur la même pierre disjointe, ses vieilles mains gourdes croisées
sur son giron. De ses yeux vagues, elle aussi semblait contem-
pler. Un grand paysage, un morceau de la planète était à leurs
pieds, et se figeait dans une immobile lumière. L'un et l'autre
se taisaient. Si dissemblables, séparés par de telles distances,
ils étaient ensemble dans le même repos, en harmonie tous
deux avec le silence et la tranquillité crépusculaire du monde.
A côté d'eux je songeais à cette page de Tourgueniev qu'il
m'avait citée avec une ferveur secrète, comme la plus belle et
la plus profonde leçon de sagesse de notre temps :
Ce soir-là, tout reposait, plongé dans une fraîcheur tranquille;
rien ne dormait encore; mais tout se préparait déjà au salutaire
apaisement de la nuit. Tout semblait dire à Thomme : a Repose toi,
frère, respire allègrement, et ne te fais pas d'inutiles soucis avant
d'entrer dans le sein du sommeil ». En ce moment, je relevais la
tête, et j'aperçus, à la pointe d'une branche, une de ces grandes
mouches que les élégants Français ont appelées demoiselles. Long-
temps je ne la quittai pas du regard. Toute saturée du soleil, elle
se bornait, sans bouger, à secouer quelquefois la tête et à faire
frémir ses ailes soulevées. A force de la regarder, il me sembla que
je comprenais le sens de la vie de la nature : une animation tran-
quille et lente, une absence de hâte, rien de trop, l'équilibre de
toutes les sensations, voilà la loi fondamentale. Tout ce qui sort de
ce niveau, soit au-dessus, soit au-dessous, est rejeté par la nature.
Un animal malade s'enfonce dans un fourré pour y mourir seul; il
sent qu'il n'a plus le droit de vivre avec ses égaux. Beaucoup
d'insectes périssent au moment même où ils ressentent les joies de
l'amour, ces joies qui rompent l'équilibre; et quant à l'homme qui,
par sa faute ou par celle d'autrui, est jeté hors des voies communes,
il doit tout au moins savoir ne pas se plaindre et se résigner.
*
Aux simples êtres encore engagés dans la nature, ces justes
harmonies sont plus faciles qu'à l'homme, qu'à l'homme
TAINE ly
moderne surtout, qui porte en soi des forces turbulentes de
rêve et de désir. Pour garder en soi les équilibres sains, il
conseillait de les détourner, ces forces, de soi-même, de
vivre pour autre chose que pour soi, en se subordonnant à
quelque objet jugé supérieur, que Ton aime, insistait-il, non
pour les succès que Ton y peut trouver, mais vraiment et
simplement pour lui-même, que Ton substitue à soi-même,
que Ton sert de tout son cœur, en jouissant par l'imagination
de sa grandeur et de sa beauté : un art, une science, et pour
la plupart des hommes, quelque œuvre collective, celle d'un
groupe où Ton s'intègre, — et de là son hostilité aux empiéte-
ments de l'Etat qui, limitant les possibilités d'action et d'asso-
ciation des individus réduisent chacun d'eux à lui-même.
C'est, généralisée, la discipline que Gœthe recommandait à
l'artiste : astreindre à une forme, projeter dans une œuvre
les puissances intérieures qui le tourmentent, sortir de soi,
comtempler et comprendre. C'est là règle de vie que Taine
lui-même avait indiquée [déjà dans la préface des Notes sur
Paris, en regrettant que son ironique, solitaire et trop désen-
chanté Graindorge y eût manqué.
A quel point cette règle fut la sienne, son œuvre peut
l'apprendre à ceux qui ne l'ont point connu. « Juste à ton
âge, écrivait-il à un jeune homme de vingt-cinq ans, j'ai
souhaité me faire une conception de l'homme, non pour
l'écrire et la publier, mais pour l'avoir, et j'ai ébauché àNevers
ma psychologie, » — science fondamentale selon lui, de
toutes les sciences morales, comme les mathématiques de
toutes les sciences physiques. Voilà l'origine et la fin de son
long effort. Etudier l'homme dans sa structure psychologique
générale comme dans son histoire, ses principales variétés,
situations et floraisons, démêler dans les différents groupes de
faits qui le manifestent ceux qui sont des causes, en suivre
le développement logique et lié, bref, trouver des lois dans ce
monde de l'esprit, et cela, non pas a priori, mais en partant
toujours de l'événement concret et coloré, en faisant œuvre, à
propos de plusieurs civilisations et de leurs monuments,
d'historien, de critique, d'érudit spécialiste, en observant
avec une méthode qu'aidaient ses yeux d'artiste, le plus grand
nombre possible d'individus actuels pour se donner la sensa-
i*** Mai 1908. a
y
l8 LA REVUE DE PARIS
tion directe des physionomies et des types, — telle fut Vidée
persistante qui commanda sa vie.
Gomme il ne vivait que pour connaître, il n'écrivait que
pour démontrer. Toutes les fois qu'il permit à sa faculté
poétique de se déployer, ce fut pour illustrer une idée, pour
en suivre le développement dans la réalité sensible, et recons-
truire dans son concert actif et son émouvante apparence, le
système vivant qu'il venait de démonter. Toujours il s'agissait
de comprendre et de faire comprendre, — en général de
dégager et formuler des causes, puis de les faire apparaître à
l'œuvre, se composant pour secrètement diriger quelque
devenir ou quelque épanouissement de vie. Mais uniquement
épris de l'essence, il préférait à tout la brève notation synthé-
tique où se condensent avec leurs liaisons de longues séries
de faits. « La forme littéraire est une première déchéance de
l'idée. » Il s'était convaincu qu'écrire, c'est simplement penser
avec exactitude, par un effort complet de l'esprit, et que Tidée
pleine et précise, c'est aussitôt l'expression juste, sans vague,
sans à peu près ni « bavure ». Toute son attention d'écrivain
portait sur la propriété rigoureuse des mots et la clarté par-
faite de la construction, — construction nécessaire comme
celle d'im théorème de géométrie, et qui correspond à la
structure profonde et logique des choses, chaque phrase,
chaque paragraphe engendrant la phrase ou le paragraphe
suivant, les idées et les faits s'ordonnant par groupes et
convergeant tantôt- vers la définition, tantôt vers l'évocation
totale de l'objet, toujours vers quelque effet total de preuve
et de certitude. C'était là ce qu'il appelait proprement son art.
(( L'art de la preuve, — mon art! »
Il s'y savait maître et en parlait avec une simplicité d'au-
tant plus vraie que cet art, disait-il, n'exige aucune faculté
suprême. Il y voyait une technique professionnelle qui s'en-
seigne et qui s'apprend, comme celle de l'architecte et de
l'ingénieur, un métier qu'il s'agit d'exercer avec probité, sans
(C blaguer », sans chercher à se faire valoir, en se donnant
beaucoup de peine pour que le lecteur comprenne avec peu
de peine. Ce métier, pour le posséder aussi bien que lui-
même, il suffisait de l'étudier çjhez les maîtres du style et du
raisonnement, les Grecs, les grands orateurs latins, chez
TAINB ; 19
Pascal, Hume, Courier, Macaulay. Tout ce que nous admi-
rions en lui, son intuition des faits essentiels et de leurs
dépendances, sa puissance à embrasser de vastes groupes, son
talent à décomposer un ensemble historique et vivant pour en
saisir Tordre, les nécessités, et puis le reconstruire, sa science
et son sentiment de la langue, sa force directe et condensée
d'expression, tout cela qui constituait sa personne de pen-
seur et d'écrivain, il semblait ignorer que c'était uniquement
et mystérieusement à lui, et que dans le royaume des idées,
lui aussi était un créateur. De là le défaut général de sa
méthode, celle qu'il exposa dans la préface des Essais de Cri-
tique et cTHistoire. Elle suppose à la portée de chacun les
puissants et délicats instruments de recherche, les facultés
d'analyse et de vision psychologiques qui n'appartenaient qu'à
lui. Par exemple, <c entre une charmille de Versailles, un rai-
sonnement philosophique et théologique de Malebranche, un
précepte de versification de Boileau, une loi de Colbert sur
les hypothèques, un compliment d'antichambre, une sentence
de Bossaet sur la royauté de Dieu », il avait aperçu de secrètes
analogies dont il avait induit la formule psychologique géné-
rale du xvn* siècle français. Il semblait croire que tout cri-
tique était capable d'observations et généralisations sem-
blables, du même sens des types et des ensembles historiques
et de leurs secrètes connexions. Vis-à-vis des jeunes gens sa
candeur était pareille. N'écrivant que pour la vérité, il nous
disait les procédés à son gré les meilleurs pour faire comprendre
et persuader. « Pourquoi n'uses-tu pas de ces oppositions symé-
triques qui ajoutent à la clarté? Pourquoi ne te sers-tu pas de
ces comparaisons continuées qui sont une transposition dans
le concret avec analogie profonde? » On répondait : « Mais
cela vous appartient : ce serait du pastiche ». « Pas du tout,
répliquait-il, cela est courant. Tu trouveras ces procédés chez
Nicole, et chez Courier. Macaulay se sert constamment du
premier. » D'un écrivain qui s'appliquait à suivre sa manière,
il ne disait pas : « il m'imite, il écrit comme moi, » — mais :
« il écrit comme je pense qu'il faut écrire, et comme je tâche
d'écrire ». La facile jeunesse de ses élèves résistait mal à une
si forte et insistante empreinte.
at) LA REVUE DE PARIS
Tout entier à ses objets philosophiques il n'imaginait pas
la poursuite du succès, encore moins cet appétit de la ghirCj
qui, les Anglais Tout remarqué, est un des thèmes singu-
liers de la poésie française* Quand M. Oscar Browning fut
charge de lui offrir le titre de docteur honoraire de Cam-
bridge, qu'il fallait aller recevoir en séance solennelle, il
demanda, dans la lettre la plus déférente, la permission de
préférer l'approbation intime d'une illustre compagnie de
professeurs à leur suffrage public. Qu'un tel honneur attirât
sur lui l'attention de l'Angleterre et des Etats-Unis, que la
presse de tous les pays anglo-saxons répétât son nom, cela ne
comptait pas pour lui. Il eût fallu donner plusieurs jours à des
réceptions et dîners, et <( quand un homme a soixante-trois
ans, il dépense à son œuvre les restes de sa force et de sa
santé )). Vers la quarantaine, il avait été nommé chevalier de
la Légion d'Honneur, comme examinateur à l'école Saint-Cyr,
cette dignité s'attachant alors, nécessairement, à cette fonc-
tion. A soixante ans, au milieu des écrivains plus jeunes qui
lui parlaient comme à leur maître et dont les boutonnières
s'illustraient de rosettes, il portait toujours le petit ruban
rouge, et je doute qu'il ait seulement remarqué la menue diffé-
rence qui nous frappait. Obligé de reconnaître sa (( notoriété »,
elle lui était à charge. On sait avec quel soin jaloux il cacha sa
personne, et que l'insistance des reporters et des photographes
n'a réussi à rien apprendre au public de sa figure et de sa vie
privée. « Le public a droit à nos idées, à rien d'autre; le reste
de nous-même n'est qu'à nous. » Ce n*est point par vanité
littéraire, mais parce qu'il désirait le succès de ses idées qu'il
souhaitait le succès de ses livres*. Je le suppliais un jour de
ne pas défendre qu'on publiât, fût-ce longtemps après sa mort,
telles notes toutes personnelles qu'il m'avait permis de con-
I. c Crois-tu qu'on ferait le métier que je fais si l'on ne croyait son idce
vraie?... nous n'avons qu'une seule compensation : la croyance intime que
nous sommes tombés sur quelque idée générale très large et très puissante,
et qui d'ici un siècle gouvernera une province entière des études et des
connaissances humaines ». (Lettre à E. de Suckau.)
TAINE ai
naître, tel cahier plein de rêves et d'effusions lyriques de jeu-
liesse. Comme j'arguais de l'intérêt général et documentaire
d'une telle publication pour l'histoire de ses idées. « Oui,
répondit-il ironiquement, et pourquoi ne monterait-on pas
mon squelette avec des fils d'acier afin de l'exposer au musée
d'Annecy? Cela aussi pourrait être instructif. » Même à ses
plus proches il ne livrait pas la partie la plus profonde et per-
sonnelle de lui-même. Il y avait là comme un sanctuaire secret
où s'enfermaient avec pudeur des sentiments intimes et des
souvenirs sacrés. Rien en lui ne trahissait la trop vive faculté
d'émotion qui le faisait souffrir. Je me rappelle les jours qui
suivirent la mort de sa mère. Il ne cessa pas de nous sourire,
et ne manifesta que par plus de silence et d'isolement « le plus
grand chagrin de sa vie ». Littérairement la sensibilité affichée,
les « cris de l'âme » étaient « sa bête noire ».
Nul moins que lui, dont le public était le monde civilisé,
n'eut le sentiment de son attitude en public, la préoccupation
de l'effet : toute sa nature tendait au rebours de l'instinct
histrionique, si fréquent chez l'artiste qu'il semble faire partie
du tempérament de l'artiste. Quand on songe à telle tendre et
légère description de la grise Champagne dans son La Fontaine,
à telles évocations de lumineuse et païenne Méditerranée dans
son Voyage en Italie, à tels émouvants souvenirs de musique
et de forêt, où se brise la surface volontairement tendue et
unie de son Graindorge, quand on se rappelle ses pages sur les
jeunes gens de Platon, sur les sapinières de Sainte-Odile, sur
les pénombres de Rembrandt, et que l'on ouvre les Origines
pour y suivre de méthodiques séries de témoignages et de faits
démonstratifs, des catalogues de pillages et de meurtres, de
techniques enquêtes sur l'approvisionnement de Paris en 1 798,
sur le Code Civil et le système d'impôts de Napoléon, quand
on sait quels dégoûts de l'esprit il sentit à vivre pendant douze
ans dans le faux classique, les abstractions vides et la phra-
séologie théâtrale de la Révolution, on peut mesurer ce qu'il a
sacrifié de lui-même et volontairement mutilé de son génie en
se tenant non pas au-dessous de l'art, mais si souvent et dure-
ment « hors de l'art, pour rester dans la science », et satisfaire
à propos de la France à son passionné besoin de comprendre
et de prouver.
2!a LA RBYUB DE PARIS
III
<( J'ai compris; je vois mon chapitre; je tiens mes géné-
ratrices. )) Ce dernier mot qui revenait souvent dans sa con-
versation nous donne le principe général de sa philosophie
et de sa méthode. Il définit son idée de la cause, c'est-à-dire
de ce qu'il s'agit en toute chose d'atteindre et de dégager
pour comprendre.
Sa pensée, de bonne heure nourrie de Hegel et de Gondillac,
était à la fois allemande et française.
« Toutes les idées élaborées depuis cinquante ans en Alle-
magne, a-t-il écrit, se réduisent à une seule : celle de déve-
loppement (Entwicklnng) , qui consiste à se représenter toutes
les parties d'un groupe comme solidaires et complémentaires,
en sorte que chacune d'elles nécessite le reste, et que toutes
réunies, elles manifestent par leurs successions et leurs con-
trastes, la qualité intérieure qui les assemble et les soutient. ))
Tout ensemble ou série de faits, l'infinie série elle-même
que l'on appelle la nature sont des développements de ce genre.
Telle étant la réalité, il y a deux façons de la connaître,
celle de l'artiste et celle du philosophe. D'un seul coup le
premier pénètre jusqu'à la force intérieure qui met au jour
tel groupe ou développé telle série. Profonde et totale vision,
accompagnée d'un tel émoi de sympathie que cette force, le
poète la sent entrer, agir en lui, et se substituer pour ainsi
dire à lui-même, en répétant idéalement l'ordre intérieur, la
tendance propre et toute la mouvante apparence de l'objet.
Moins fécond, mais très analogue, est le procédé de la
pensée philosophique. Elle ne ressuscite pas le dehors des
choses, mais par une analyse, impuissante si quelque
intuition ne la dirige, elle aussi pénètre jusqu'au dedans
essentiel, jusqu'à cet élément primitif qui, mettant au jour les
parties d'un ensemble, les reliant en lui-même, circule en
chacune d'elles et fait leur unité. Ainsi de la faculté philo-
sophique à la faculté poétique il n'y a qu'un pas. L'une et
l'autre, servies par un instinct, tiennent de l'imagination.
L'une et l'autre, dans les plus dissemblables détails d'un objet,
perçoivent la qualité commune par laquelle ils composent
TAiNE a3
un tout, la vie générale qui se manifeste en tous et déter-
mine leurs dépendances mutuelles. Dans la pensée réfléchie
du philosophe, cette vue de Tidée mère se traduit par une
proposition. Chez Tartiste qui ne ^it pas définir, c'est une
image émouvante et active, un rêve qui s'organise en lui
et le possède, sorte de gestation qui, par un développement
intérieur et idéal, répète le développement de la chose exté-
rieure et réelle. Mais les deux facultés sont parentes et peu-
vent se réunir dans le même esprit. Nulle raison pour que le
second procédé, qui part de la même intuition que le premier,
ne puisse le continuer, pour que la conception philosophique,
après s'être énoncée en formule, ne s'achève en création
imagi native, ou, inversement, pour qu'il soit impossible à
l'artiste de trouver l'expression abstraite de cette loi de l'objet
qu'il a pressentie, et dont l'épanouissement tend à se repro-
duire dans son rêve. Non seulement ces deux facultés ne
s'opposent pas, comme on le croit en général, mais elles sont
complémentaires. Disséquez une créature, montrez-nous l'ori-
gine, la structure, la distribution, le mécanisme des grands
organes, dépouillez le squelette, et puis, faisant œuvre d'art
et de synthèse, ressuscitez la vie dans ses harmonies actives,
dans son mouvement total et sa beauté : alors seulement nous
aurons compris et nous connaîtrons la créature.
D'une telle rencontre et d'une telle collaboration de ces
deux activités de l'esprit, Taine, que l'on a nommé un philo-
sophe poète, présente un évident et rare exemple. Je crois
qu'il s'est trompé quand il s'est rangé parmi ces esprits tout
méthodiques et classificateurs — purement français, selon lui,
— qui ne marchent que pas à pas, en s^ élevant aux idées
abstraites, selon les méthodes progressives et l'analyse gra-
duelle de Descartes et de Condillac. Cette méthode, ces classi-
fications, ces prudentes lenteurs, c'était chez lui la part de
l'éducation et de la volonté : il était trop respectueux de son
lecteur, trop soucieux aussi de le convaincre et de bien servir
la vérité, pour avancer une idée sans l'appuyer de tout l'ap-
pareil de ses preuves, sans l'exprimer et l'expliquer à fond,
sans marquer enfin tous les intermédiaires logiques qui la
rattachent à celles qui la précèdent et qui la suivent. De là les
monotones, et pour tout dire un peu mécaniques allures de
a4 l'A REVUE DE PARIS
ses derniers livres, où il importait tant de prouver. Le geste
original et personnel, si miraculeusement rapide et sûr de son
esprit, y disparaît. Après les développements et les expositions
documentaires, les rigoureuses démonstrations, les développe-
ments poursuivis jusqu*au bout, les systématiques images du
texte rédigé, quelle détente et quel plaisir de feuilleter les
petites notes où se projetait le premier jaillissement de sa
pensée, Tidée pure avant sa « déchéance » littéraire! On se
passionne à la surprendre ainsi sur le fait, à la voir naître et
s'organiser d'un élan si vif qu'elle trouve à l'instant son ordre
et ses expressions les plus brèves. On est sorti de la prison
logique où vous emmurait un puissant esprit. Joyeusement,
avec un redoublement de vie, on participe à l'énergie de cet
esprit. C'est Taine que l'on comprend alors, comme lui-même
aimait à comprendre. Car là s'atteste son essence propre, sa
faculté maîtresse, la puissance de vision philosophique qui,
lui débrouillant tout d'un coup un ensemble, lui révélait
l'origine, les causes, les filiations d'effets, toute une structure
organique et profonde, invisible aux yeux ordinaires, sous les
floraisons confuses du détail et du dehors, et l'enveloppe-
ment des végétations parasites. Quand il se mettait au travail
pour analyser ou « construire » quelque « système » naturel,
âme de grand individu ou bien ensemble historique, cette
vision lui donnait aussitôt l'ordonnance de ses idées. Elle était
si prompte et si lucide, elle se traduisait par des formules si
précises et nécessairement liées que lui-même, dans une note
intime, a pu parler de sa divination du plan *.
Ces causes, forces, essences, idées mères, que Taine, uni-
quement appliqué à comprendre, cherchait en toutes choses et
que des intuitions lui révélaient, ce ne sont jamais des entités
mystérieuses et spirituelles, des monades plus ou moins inac-
cessibles, mais des faits contenus dans les faits considérés et
qu'il s'agit d'en extraire. Telle avait été, contre les spiritualistes
qui relèguent les causes hors des objets, contre les positivistes
qui les relèguent hors de la science, la première affirmation
de sa pensée plûlosophique. Dans son étude sur Stuart Mill,
I. Non pas avec orgueil, comme on lui reproche, mais pour regreller de
l'avoir perdue.
TAINE 25
dans V Intelligence, il Tavait répété : toujours la cause d*un
fait est un fait, non pas un simple antécédent, mais quelque
élément ou qualité simple par quoi s'expliquent la nature, les
propriétés et les changements des complexes. Les propriétés
de la sphère s'expliquent par ses facteurs, lesquels sont indi-
qués dans sa définition : le demi-cercle tournant autour du
diamètre. Une œuvre d'art s'explique par telle aptitude psycho-
logique dominante et primitive chez l'artiste, et d'autre part
par les circonstances favorables ou contraires à tels ou tels
développements. Une école d'art, une littérature s'expliquent
d'abord par certains caractères psychologiques très tenaces :
la race, dont le premier facteur est, à l'origine, le climat, —
en second lieu par la série d'états historiques déjà parcourus
par ce peuple, ou, si l'on veut, son impulsion acquise : le
moment, — enfin par les événements extérieurs et la civili-
sation ambiante : le milieu. Si vous cessez de considérer des
ensembles et des moyennes pour entrer dans le détail des
productions particulières, ajoutez la faculté maîtresse de
chaque écrivain ou artiste, c'est-à-dire son germe individuel
et, semble-t-il, spontané, analogue à celui qui fait un peuplier
différent de tous les autres peupliers, plus impossible encore à
prévoir, parce qu'il procède d'un infini plus délicat et plus
complexe encore de faits imperceptibles, mais, en réalité, non
moins rigoureusement déterminé, et toujours assujetti pour
sa réussite ou son avortement, pour la forme finale à laquelle
il aboutit, aux influences générales de race, de milieu et de
moment'.
I. Poar combattre la thèse de la Littérature Anglaise, on l'a grossie et
simplifiée, en prêtant à Taine l'idée qu'un Shakespeare, en général tout grand
individu, s*ezplique entièrement par cette formule. Il a répété le contraire»
La formule est générale et ne pose que des conditions générales. Il n'est
point de science du particulier. Certes Tévénement contingent a ses causes,
superposition et entrecroisement de faits, mais parce qu'elles sont innom-
brables, nulle analyse ne peut suffire à les dégager. C'est le cas pour l'indi-
vidualité du germe, celle qui fait la diCTérence entre deux frères comme deux
épis de blé. A propos de Michelet, Taine écrivait en i855. « L'histoire
rejette ces suppositions téméraires qui expliquent d'avance et d'un ton tran-
chant le caractère de Maximilien, de Charles-Quint et de tant d'autres, en
combinant les qualités des cinq ou six races qui ont fourni les ancêtres. Les
historiens devraient apprendre des naturalistes que ces lois sur les espèces^
vraies lorsqu'on considère les multitudes, sont au plus haut point douteuses
quand on considère des individus. » Ajoutons que Taine employait le mot
race au sens historique et non pas anthropologique.
26 LA REVUE DE PARIS
Ainsi de toute chose. Si minime et particuKère, si vaste et
générale soit-elle, toujours elle est une partie d'un groupe Hé
dont certains éléments décident sa nature et ses changements.
De ceux-là on peut dire qu'ils sont ses causes, ses facteurs,
ses génératrices, enfin, qui lont fait naître et le développent
comme le demi-cercle tournant autour du diamètre donne
la sphère et tous les théorèmes de la sphère. Voilà l'essence
qu'il s'agit d'atteindre et de dégager, Or, suivant Taine, le
propre de l'intelligence humaine, justement sa génératrice, c'est
la faculté d'abstraire agissant sur des images. Par elle, que
l'analyse retrouve au fond de tout ce qui caractérise l'esprit
de l'homme — langage, idées et jugements généraux, connais-
sance du nécessaire et de l'universel — cette intelligence est
capable de poser à part les parties ou les qualités d'un objet, et,
quand sa pénétration et sa portée sont suffisantes, de démêler
en de vastes ensembles ces qualités et parties-là qui, nécessai-
rement, produisent dans un certain ordre les autres. Abstraire
des génératrices, voilà ce qu'il appelait penser. Abstraire des
génératrices dans le monde moral, celles d'un talent, d'une
littérature, d'une philosophie, d'un idéal régnant, d'une reli-
gion, d'une situation ou d'une forme d'esprit historiques,
d'une société ou d'une civilisation, et pour commencer les
plus simples et générales de toutes, celles de l'intelligence et
de la volonté humaines, — à cela s'était employée toute sa
pensée, poursuivant cette vaste enquête sur l'homme qu'il avait
entreprise dès sa jeunesse, en espérant le jour lointain où,
puisque la métaphysique est possible, on verra les diverses
sciences converger vers la cause des causes en tout ordre
d'existence, vers l'élément irréductible et la formule suprême,
génératrice elle-même de toute la nature.
Vers le printemps de 1871. après avoir rédigé ses notes sur
l'Angleterre, Taine avait eu l'idée d'un livre plus médité, plus
composé, sur cette France qu'il n'avait cessé de regarder dans
ses types, ses mœurs, ses classes, sa structure sociale et poli-
tique, sa littérature, son art, et sur laquelle dès son séjour à
Nevers, puis à Paris, et dans ses voyages annuels en province*,
I. Comme examinateur d'entrée à l'école Saint-Cyr.
TAINE 27
il n'avait cessé de prendre des notes. Il venait de voir l'inva-
sion; il voyait la Commune. De telles crises lui imposaient le
plus pressant et le plus vital de tous les problèmes, celui de
celle France actuelle qu'il avait étudiée avec une attention plus
passionnée que toutes les autres sociétés passées et présentes,
puisqu'elle était sa France. 11 l'aiderait à se comprendre et à
comprendre son mal : fautes d'hygiène ou vices de constitu-
tion profonde.
Mais nous savons à présent ce que Taine entendait par com-
prendre. Tout de suite un tel esprit se posait la question des
causes. De ce « complexe » infini qu'est un pays comme la
France moderne, quelles étaient les génératrices? Il ne s'agis-
sait pas ici d'une construction idéale, mais d'une forme vivante
en voie de devenir, dont les facteurs agissent à travers les
-années, par une genèse véritable. Ceux du présent sont dans
le passé, qui se survit dans le présent, et dont on peut dire
qu'il y est inclus comme l'élément dans le groupe, comme la
«ève, élaborée par la racine et la tige, circule, agit dans la fleur
dont elle portait à l'avance le type, la tendance, et toute la loi
de développement. Tel principe qui nous gouverne encore est
issu d'une idée de Rousseau et de sa concordance avec les direc-
tions anciennes et spontanées de l'esprit français. Telle mal-
formation profonde fut commencée par la monarchie de
Louis XIV, aggravée par la Révolution, achevée et fixée par
l'Empire. Telles moeurs, tels sentiments, telles idées sont
l'œuvre des institutions de Napoléon, de son Code Civil, de
son Concordat, de son Université. Tout notre ordre social
actuel date de 1789. Ainsi le besoin des causes avait entraîne
Taine dans le passé. Parce qu'il était philosophe il s'était fait
historien. Tout de suite son livre avait changé de titre et la
France Contemporaine était devenue les Origines de la France
Contemporaine.
Je voudrais donner quelque exemple de cette recherche
des ce génératrices » qui, bien souvent, se continuait tout haut
devant nous, — le soir, surtout, quand, accroupi sur le tapis du
salon, les mains autour des genoux, les prunelles bleu pâle
â8 LA REVUE DE PARIS
se croisant et tournant en dedans leur regard, il oubliait peu
à peu son interlocuteur pour suivre un monologue abstrait.
(J'essaye ici de retrouver quelque chose de ce monologue,
son ton de voix, le geste personnel de sa phrase précise. *)
Dans le groupe innombrable de faits qui composent la
France, le plus durable, le plus général et le plus profond et
dont on peut dire qu'il est le caractère essentiel, c'est le type
psychologique français. Il a deux faces : Tune intellectuellç,
dont les caractères apparaissent dès les premières œuvres de
race, et que j'ai étudiée dans mon La Fontaine, dans le pre-
mier volume de ma Littérature Anglaise, l'autre morale : pas-
sions et volonté. Je n'en ai pas encore cherché les caractères
et les éléments^.
Vous savez à quoi se ramène un esprit : à tel procédé
fondamental de pensée, à telle action intellectuelle élémen-
taire, qui, incessamment répétée, compose sa trame et lui
donne son tour. Vous savez comment les Français pensent les
objets : on le découvre dès que l'on compare de longues suites
d'œuvres françaises et non françaises. L'esprit français élague
et simplifie. La réalité est complexe, enchevêtrée; chaque
chose y procède de toutes les autres, s'y prolonge et s'y ramifie.
Dans cette réalité notre tendance est d'opérer des coupures,
d'isoler des groupes, d'en éliminer les dominantes et les direc-
trices pour les considérer à part. Considérez la construction
d'une phrase allemande : quel sentiment des connexions, du
Zusammenhang, du devenir, s'y révèle I Voyez dans le vocabu-
laire anglais, si riche, copieux, nuancé et comme chargé de
sensation concrète, le sens des réalités entières, exactes et
spéciales, événements de l'âme aussi bien qu'apparences phy-
siques, de leur diversité et changements, de tous leurs modes
et moments individuels. Traduire en français une phrase
allemande, c'est en faire l'analyse. Traduire en français une
phrase anglaise, c'est l'alléger, la dépouiller et l'éteindre;
c'est copier au crayon gris une figure en couleur. Réduisant
1. Nous lâchons le plus possible de reproduire ici les expressions habi-
tuelles de Taine. Mais nous ne mettons entre guillemets que les mots et
formules que nous empruntons a ses notes inédites et à- la Correspondance.
2. Voir pourtant Tanalyse et la construction de ce caractère dans une
note donnée en appendice au volume III de la Correspondance .
f
TAINE 29
ainsi les aspects et les qualités des choses, l'esprit français
aboutit à des idées générales, c'est-à-dire simples, qu'il aligne
dans un ordre simplifié : celui de la logique. Rien de plus pré-
cieux qu'une telle faculté : on peut dire qu'elle est la faculté
pensante par excellence, et l'esprit humain lui doit quelques-
unes de ses plus belles découvertes. Mais rien de plus dange-
reux lorsqu'elle opère dans le vide, hors des contrôles et véri-
fications de l'expérience. Au xvii® siècle, en même temps que
la France achève de se constituer et qu'apparaît sa personne
collective, deux influences concourent à produire la forme
complète et le caractère classique de cet esprit : les disciplines
oratoires de l'antiquité latine récemment retrouvées, la par-
faite centralisation, qui crée la vie de société et la conversation
de salon. Mais les dogmes monarchiques et religieux sont là
qui imposent des directions et des limites aux œuvres logiques
de la pensée. Il n'en est plus de même quand, au siècle sui-
vant, se pose et se généralise à l'encontre des idées tradition-
nelles la vue scientifique de la nature. Alors naît, se développe
et se propage une conception très simple et dangereusement
féconde, celle de l'homme abstrait dont le propre est la raison
— la même chez tous les hommes, et qui les fait tous égaux et
pareils. Voilà un produit caractéristique de l'esprit français,
« une idée générale très vite, nettement et facilement saisie,
avec écourtement et suppression de tous ses entours natu-
rels, et construction par voie déductive de toutes ses consé-
quences )).
La première est la théorie des droits de l'homme et de la
souveraineté du peuple. Elle est simple et l'application en est
simple. 11 suffit d'écarter de la réalité politique et sociale tout
le détail historique et complexe que l'abstraction a déjà éli-
miné de l'idée, et faisant table rase du passé, de déduire
mathématiquement la constitution et le code. Puisqu'ils sont
déduits d'une définition générale de l'homme, ils conviennent
à tous les hommes. De là tant d'enthousiasme et d'espérance.
Car la généralité de telles formules participent de l'absolu de
la raison. Elles sont des dogmes, objets de propagande reli-
gieuse par delà les frontières. Et de là tant de mécomptes et de
catastrophes. Car. de fait, les hommes réels, historiques, avec
leurs diflTérences héréditaires, leurs variétés locales, leurs origi-
3o LA REVUE DE PARIS
nalités propres, leurs évidentes inégalités, leurs traditions, pré-
jugés, obligations, intérêts et métiers divers, s'accomodent mal
des codes et constitttiîous construits pour Thomme abstrait.
(( Ainsi Boileau, Descaites, Lemaître de Sacy, Corneille,
Racine, Fléchier sont les ancêtres directs de Saint-Just et de
Robespierre. » Le même esprit qui mil au jour les tragédies
oratoires de Racine et l'histoire universelle de Bossuet a pro-
duit ridée de la souveraineté du Peuple et du règne de la
Raison. Regardez celle-ci se développer dans l'histoire et la
déterminer. Car elle aussi est une génératrice. Puisque le
peuple est souverain, il a le droit de jeter par terre tout gou-
vernement, même bon, même consacré par un plébiscite,
c'eat-à-dire par une volonté précédente du peuple. c< Sous le
nom de souveraineté du peuple, nous avons eu les insurrec-
tions, révolutions, coups d'état, et en général l'instabilité
gouvernementale que vous savez. » Voilà l'élément anarchique
que contenait la théorie, et en voici l'élément despotique.
Puisque le peuple raisonnable est souverain et que nul pacte
ne subsiste en dehors du contrat social qui crée l'Etat, déten-
teur de cette souveraineté, premier né et seul représentant de
Raison, nul droit ne demeure en face de l'Etat qui les possède
tous. De là les institutions révolutionnaires et napoléoniennes,
celles-ci nous gouvernant toujours, entretenant le principe
despotique qu'elles contiennent, y habituant chaque nouvelle
génération française. De là tous les développements et appli-
cations de la théorie. (( C'est l'État conçu d'abord comme cou-
vent Spartiate et démocratique, » puis comme (( caserne avec
aumônier et école d'enfants de troupe », l'État, centre et moteur
unique de la France qu'il (C manœuvre de haut en bas », hostile
aux initiatives privées, destructeur de toutes les sociétés qui
ne sont pas lui-même, analogue en cela à l'Église catholique,
cette création de l'esprit latin, père de l'esprit français. C'est
la suite des utopies socialistes depuis la Restauration, Saint-
Simon, Fourrier, Louis Blanc, Proudhon, la théorie du droit
au travail, la négation de la propriété individuelle, le collec-
tivisme. C'est la récente législation sur les congrégations reli-
gieuses, la mainmise sur l'enseignement public à tous les
degrés, la nécessité du baccalauréat dans toutes les carrières
libérales. C'est la centralisation excessive, l'ingérence de l'Etat
TAiNE 3r
dans la vie privée, la bureaucratie universelle, le règne des
fonctionnaires, Taccroissement des services, Ténormité du
budget français. L'histoire intérieure de la France depuis 1789
est celle de ces deux principes, Tanarchique et le despotique,
de leurs conflits et de leurs alternances, car chacun d'eux
produit l'autre par générations alternantes de démagogies et
de Césars. Brièvement, au cours du xix® siècle, leurs effets
combinés sont les suivants :
Sur la bourgeoisie et les paysans ) Nombre d enfants limités. Devenir
aisés ) fonctionnaire.
Sur la noblesse et la haute classe. Se rallier à TÉglise comme gen-
darme.
Sur les ouvriers Insurgés socialistes.
Sur les jeunes gens Révoltés par le collège.
Sur rÉglise Elle devient un régiment.
Sur le gouvernement Dynasties d'occasion, instabilité,
exclusion des chefs naturels, coteries au pouvoir, affaires
du dehors mal conduites, chute de la France en Europe.
Remarquez, d'ailleurs, que la religion et l'Église dominante,
par leur caractère de plus en plus centralisé, ont travaillé
dans le même sens. Supprimant la liberté d'examen et l'entre-
prise personnelle, elles aussi « font de l'homme une machine
ou un révolté ».
Vous voyez l'effet total. C'est la langueur de la besogne
sociale, surtout en province, et, par contre, l'excitation fébrile
et malsaine à Paris. Vis-à-vis des chefs, c'est le manque de
respect et de confiance, l'administré subissant l'administrateur
comme force imposée du dehors. C'est l'amoindrissement
universel de l'entreprise et de l'invention, l'atrophie chez
l'individu de ces facultés congrégatives et productives qui sont
l'élément vital d'une société.
Ainsi la pensée du maître retrouvait et suivait la logique
d'un développement de l'histoire. Mais ce n'est là qu'une
première vue générale, conduisant à l'idée d'ensemble des
Origines, à savoir que « le bilan net de la Révolution et de
l'Empire », et le mal de la France contemporaine, c'est l'écra-
sement commencé sous l'ancien Régime des corps secondaires
par l'Etat omnipotent. Que de reprises et corrections avant
d'arriver aux expressions et démonstrations définitives 1 Quel
3a LA REVUE DE PARIS
incessant contrôle des idées par le détail concret de l'histoire!
Quelle étude du réel par-dessous ces brèves formules! Avec
ces forces que Thistorien philosophe vient d'indiquer, tant-
d'autres, et de première importance, se composent, que Ton
peut dégager et définir! Par exemple outre « la génératrice
permanente héréditaire delà société française », — le caractère
et Tesprit français, outre « sa génératrice spéciale temporaire,
— les institutions du Consulat et de TEmpire », on en peut
considérer une autre, commune à toute TEurope, où elle
produit le milieu moderne : la science, en formation depuis
trois siècles, et qui, par un progrès soudain, apporte à tous,
avec une nouvelle idée de l'univers et de Fhomme, de nou-
velles conditions matérielles de vie. « Le premier effet en est
délétère; car elle décourage de vivre, tant le monde qu'elle
révèle est triste, fatal et sans au-delà; elle semble nier la
morale ; elle détruit les hiérarchies et discrédite les autorités
sociales, le roi, le noble, le prêtre, en général le supérieur. La
tendance générale est vers la désorganisation des anciennes
sociétés fondées sur la résidence, sur l'ignorance du dehors,
sur l'adaptation réciproque des chefs et des subordonnés. » En
somme la créature humaine a changé. De nouveaux organes
ont étendu dans le temps et dans l'espace sa correspondance
avec l'univers, c'est-à-dire sa connaissance et sa puissance. De
là deux ruptures d'équilibre. L'une qui ébranle tous les
systèmes établis d'idées — croyances, traditions, préjugés,
coutumes harmoniques aux anciennes conditions de vie, —
l'autre qui défait tous les groupements sociaux puisque les
applications de la science — chemin de fer, télégraphe, usine
— ont eu pour effet de déraciner les hommes, jusque-là
localisés, de les amasser en vastes agglomérations ouvrières,
enfin par la production infiniment accrue et les prix de revient
diminués, d'ajouter au bien-être des foules, par suite d'élever
leur niveau et de hâter leur règne. Science et démocratie, voilà
partout les deux caractères du milieu moderne. Combien de
malaises, secousses, débats, avortements avant que ce nouveau
monde trouve moralement et socialement son ordre stable et
vital! (( Imaginez, disait Taine, un peuple aveugle de bêtes
sous-marines incrustées dans l'obscurité de l'abîme à une roche
profonde qui tout d'un coup a commencé de s'exhausser et
TAINE 33
les amène rapidement au-dessus des eaux à la lumière. )> Ils
vont périr s'ils ne sont pas capables du profond effort orga-
nique qui, transformant leur structure, leur physiologie, leurs
instincts, les ajustera vite à leur nouveau milieu. En France
cet effort est plus difficile et son succès plus douteux que chez
d'autres peuples. Par les fautes accumulées de l'Ancien
Régime, de la Révolution et de l'Empire, la France « a
manqué » sa transformation régulière de nation moderne, —
<( l'ordre normal » de croissance suivi par les autres sociétés
d'Europe.
Mais le remède possible au mal est dans le principe qui
l'a fait naître, dans le progrès de cette même Science qui
envahit en ce moment un territoire nouveau : le monde
moral. Avec quel religieuse ferveur, Taine, jeune homme,
avait prévu cette conquête! Avec quelle volonté d'y prendre
part et d'y dévouer sa vie I « Le développement et l'application
des sciences de l'humanité est un ressort, un instrument de
civilisation et de puissance nouveau, comparable à cet égard
au développement et à l'appUcation des sciences de la nature.
Plus les sciences de l'humanité sont étendues, précises, plus
leur méthode est bien comprise, plus leur autorité est
reconnue, populaire, et plus le peuple qui les entend et les
applique, tire un grand parti de ses forces morales. » L'essentiel
est que ces sciences (( fassent le grand pas moderne », qu'elles
passent de l'état nul ou a priori, « où elles ont fait des hor-
reurs )), à l'état a posteriori, qu'elles commencent par l'obser-
vation pure, les documents, les monographies, « les récits chez
un même peuple ou chez différents peuples d'une même
donnée : l'impôt, tel impôt, l'armée, l'éducation publique, la
constitution générale, les arts, la religion ». On verra d'abord
(c'est la thèse de la Littérature Anglaise, des Essais de Critique
et d'Histoire, et tous les travaux de Taine à Nevers la pré-
parent et l'annoncent) que toujours, dans chaque groupe his-
torique observé, quelle que soit cette donnée, elle est liée aux
autres, qui dérivent comme elle de certains états psycholo-
giques dominants, et qu'ainsi, dans une société, toutes les
grandes œuvres de l'action, de l'intelligence et de l'association
humaines sont jointes ensemble par de mutuelles dépendances.
En multipliant les exemples de façon à voir la donnée varier
i«r Mai 1908. 3
3/| LA REVUE DE PARIS
avec les différents peuples et les différents moments de l'his-
toire, on découvrira les causes de ces variations, et par consé-
quent les conditions générales qui rendent possible et viable
telle forme d'état, de gouvernement ou d'église. Ainsi le»
problèmes politiques seront susceptibles de solutions objec-
tives et qui signifieront autre chose que des préférences indi-
viduelles. Naturellement, elles resteront dominées, et en
grande partie déterminées d'avance par des faits dont les plus
essentiels, ceux de la race, par exemple, ceux du moment,
c'est-à-dire de toute la poussée historique antérieure, échappent
à la volonté humaine. « La politique, application des sciences de
l'histoire, ne dépassera guère l'état de la médecine, application
des sciences naturelles. y> On ne refait pas plus la constitution
psychologique d'un peuple que la constitution politique d'un
individu. Mais c'est quelque chose que de pouvoir établir un
diagnostic, poser, sinon des formules de guérison, du moins
des règles d'hygiène, et prévoir les contre-coups salutaires ou
dangereux sur une société de telle ou telle mesure.
Pour un tel progrès les peuples sont plus ou moins bien
doués. Le défaut intellectuel des Français, c'est de ne pouvoir
embrasser à la fois toute la complexité d*une chose, « ni de
penser beaucoup d^dées ensemble ». Leur esprit, « de module
petit et délicat », écourte, mais il démêle vite les caractères
et sent exactement leurs rapports, ce qui est le propre de la
pensée pensante. En cela, comme Taine nous le disait un jour
à propos d'une œuvre où s'attestait cette qualité, « ils sont
bien la race la plus intelligente », singulièrement aptes,
& ils daignent s'astreindre aux vérifications expérimentales, à
dégager les éléments générateurs d'un ordre de faits, c'est-
à-dire à l'opération scientifique par excellence (« Descartes,
géométrie analytique; Jussieu, classification natureDe des
plantes ; Lavoisier, la balance et la nomenclature en chimie ;
Bichat, les tissus ; Haûy , la classification des cristaux par les
angles ; Cuvier, les organes en tant qu'utiles ; Geoffroy Saint-
Hilaire, les parties en tant qu'éléments d'un type »). De cette
faculté toute française se prenant au monde l'esprit et de
l'histoire pour le penser^ c'est-à-dire pour extraire avec
promptitude et précision les faits générateurs et directeurs
d'un groupe et saisir la logique secrète des choses, Taine
TAINE 35
lui-même est un exemple complet *. Seul un Français
pouvait concevoir, ordonner et achever un livre comme
l'Ancien Régime, dont les cinq cents pages suffisent à
dégager, classer, avec une décision si lucide les causes
générales, les raisons immédiates et lointaines, les facteurs
historiques , sociaux , psychologiques , les caractéristiques
spéciales de cet ensemble infini qu'est à un moment donné
de son histoire « un grand peuple ayant âge de peuple ».
D'une telle œuvre la beauté n'est pas, comme l'imaginent ceux
qui ne sentent point des valeurs de ce genre, l'effet d'une
recette d'art, une sorte de vernis surajouté. Elle procède
d'une certaine qualité de vision et de pensée, reconnaissable
dans l'ensemble et le détail du livre, dans la suite des chapitres
et paragraphes, aussi bien que dans le vocabulaire, la construc-
tion et la liaison des phrases, je veux dire l'aptitude apercevoir
des caractères et des rapports délicats, et à trouver les justes
expressions et ordonnances d'idées qui leur correspondent.
Dans une si vaste étude, comme dans un bref j^^^aî de Critique et
(THistoire, comme dans un chapitre de l'Intelligence, — dans
l'analyse d'une société comme dans celle d'un talent, comme
dans celle d'une faculté de l'esprit, il s'agissait toujours de
trouver et faire apparaître les faits généraux et simples qui
gouvernent de vastes collections et séries de faits particuliers,
— par là de contribuer à soumettre les choses humaines à cette
Science qui cherche des liaisons entre les faits, pour démêler
et suivre dans la trame infiniment entrecroisée, dans la tapis-
serie versicolore, incessamment tissée et déroulée au métier de
l'étemelle Nature, le fil unique et continu de la nécessité.
ANDRÉ CHEVRILLON
(A suivre.)
I. De même, par exemple, la Cité antique de Fustel de Coulanges; de
même ua article en' Tiogt pages de Samte-BeuTe. Un Raskin, entreprenaoC
«a article sar Torner, écrit cinq Tolumes où il est littéralement question de
tout, minéralogie, cristallographie, géologie, botanique, critique litté-
raire, histoire, morale, théologie, économie politique. Il intitule un de ses
chapitres : Of Many Tkings. Un Buekle entreprenant une Histoire de la
ciTiiisatioa diffuse ses idées générales dans une Introduction en plusieurs
volumes, et meurt sans avoir commencé son livre. La critique littéraire
anglaise est encore presque tout anecdotique et biographique. Elle ne
cherche pa« à expliquer et définir un talent.
LA PRÉVISION DU TEMPS
La Météorologie, comme toute science, progresse à la fois en
élargissant ses principes et en précisant ses applications. Mais la
plupart des hommes mesurent leur considération pour les
sciences aux services qu'elles rendent. Ils croient constater que
la météorologie, avec toutes les ressources de son budget, avec
l'appareil compliqué de ses multiples expériences, avec ses
allures de science exacte et les savants réputés qui dirigent ses
services, semble tournera vide. C'est qu'ils lui posent sans cesse,
et à peu près en vain, cette unique question : Quel temps fera-
t-il demain? et, la réponse se faisant attendre, ils retournent,
pour calmer leur impatience, aux prédictions des <( vieux
majors ». Pourtant ils sont injustes ; je voudrais leur en donner
la preuve, en justifiant des résultats acquis.
La grande occupation des météorologistes parait être l'éta-
blissement des moyennes. CoUigeànt les innombrables obser-
vations recueillies à la surface du globe, ils additionnent,
divisent et, finalement, impriment en d'interminables colonnes
les moyennes de température, de pression, d'humidité, de force
et de direction du vent, en chaque lieu, suivant les saisons, les
mois, les jours et les heures. Tous ces nombres ont au moins un
mérite : ils sont donnés avec une exactitude rigoureuse. On nous
dit que la température moyenne de Brest, en janvier, est de dix
degrés ; nous pouvons être assurés que, prenant la moyenne des
LA PRIÎTISION DU TEMPS 87
températures entre les années 1908 et 1958, nous trouverons
encore dix degrés : c'est une certitude pour Tavenir, et par
suite, une prévision. Mais à quoi nous sert-elle? A rien, semble-
t-il, sinon à masquer notre ignorance. Le temps qu'il fera
demain est commandé par celui qui a existé aujourd'hui et les
jours précédents; il est déterminé, mais nous ne savons pas
l'extraire des données qui le contiennent ; ce n'est pas répondre
que d'affirmer qu'il y a soixante-cinq chances sur cent pour
qu'il pleuve, et vingt-huit chances sur cent pour que le vent
souffle de l'Ouest; ou plutôt, c'est répondre comme ce médecin
à son client qui demande s'il a encore longtemps à vivre : « La
durée moyenne de la vie est de trente-six ans; vous en avez
quarante ; donc vous êtes, scientifiquement, mort depuis quatre
ans )>.
Toutes ces critiques sont aisées, mais peu justes. Les
moyennes ne sont pas inutiles ; elles ont grandement aidé la
météorologie à remonter vers ses principes, parce qu'en éli-
minant les variations « accidentelles », elles mettent en évi-
dence les facteurs permanents. Mais elles ont aussi des appli-
cations pratiques; en définissant nettement les climats, elles
commandent la vie agricole du pays ; c'est parce qu'une longue
habitude et des traditions transmises à travers les générations
ont donné au paysan la connaissance approchée des moyennes
de pluie et de température aux difi'érents mois de l'aniiée, qu'il
sait quand il doit semer, quand il pourra récolter ; c'est faute
de les connaître que le colon qui s'expatrie est exposé à de si
douloureuses déceptions.
Autre exemple : la statistique météorologique nous apprend
entre quelles limites oscille, dans chaque pays, la vitesse du
vent; les ingénieurs qui ont établi des ponts suspendus, ceux
qui ont dressé les plans de la tour Eiffel, ont eu besoin de ces
données pour mettre leurs constructiims en état de résister aux
coups de vent les plus forts; ceux qui s'occupent aujourd'hui
de locomotion aérienne prennent ces données en considération
constante, pour déterminer la puissance qu'ils doivent donner
aux moteurs de leurs dirigeables ou de leurs aviateurs ou pour
estimer la valeur pratique de leurs appareils d'après le nombre
des jours où ils pourront, dans une année, évoluer librement.
C'est encore par la connaissance du régime pluviométrique que
38 LA RBrUB DE PARIS
les ingénieurs qui captent les chutes d'eau pour établir leurs
usines ou ceux qui établissent les canalisations urbaines d*eau
potable, déterminent les dimensions des barrages qu'ils ont à
construire pour obtenir un débit régulier.
Mais les statistiques météorologiques laissent toujours irré-
solu le problème fondamental de la prévision du temps.
Notons pourtant que ce problème n'existe pas pour tous les
points de la terre ; les habitants de Singapoore ou de Bogota ne
connaissent pas, comme nous, le dilemme quotidien de la canne
et du parapluie ; les saisons y déroulent leur orbe avec une régu-
larité astronomique et il est certaines contrées du Brésil où,
tous les jours, à trois heures du soir, la pluie commence à
tomber. Nos climats sont plus fantaisistes ; ils posent aux météo-
l'ologistes un problème épineux ; voyons de quels éléments nous
disposons pour le résoudre.
Toutes les données numériques relatives au temps sont centra-
lisées, en France, par notre Bureau météorologique. Des télé-
grammes y parviennent, chaque jour, de 54 stations françaises
et de 77 stations européennes. Ils permettent de dresser des
tableaux et des cartes qui résument l'état général de l'atmosphère
sur l'Europe à sept heures du matin. Le plus important de ces
documents est la carte des pressions et des vents ; on y voit
tracées des lignes isobares qui réunissent tous les points pour
lesquels la pression barométrique est la même ; en même temps,
des flèches représentent, aux divers centres d'observation, la
direction et la force du vent. L'échelle adoptée pour mesurer
cette force s'étend de zéro, pour le calme absolu, à 9 pour la
tempête ; un vent faible y est représenté par 2 ; les nombres 4 » 6, 8
désignent un vent modéré, fort ou très fort, et les flèches représen-
tatives sont d'autant plus empennées que le vent est plus rapide.
Tels sont les documents sur lesquels on aura, chaque jour, à
tabler pour établir les prévisions du lendemain et dont la série,
continuée sans interruption depuis quarante-huit ans, forme la
source unique où nous devrons puiser pour fonder et justifier
nos règles de prévision'. Encore ne devrons-nous pas leur
I. D'autres états d'Europe et les États-Unis d'Amérique publient des
cartes analogues, qui ne présentent ni un intérêt pratique, ni une valeur
scientifique supérieurs.
LA PRiSviSION DU TEMPS 3q
accorder une confiance sans limite : par suite du décalage des
heures entre l'orient et l'occident de l'Europe, des observations
faites à la même heure ne correspondent pas au même instant;
bien plus, il suffit d'une erreur dans une des observations trans-
mises pour bouleverser le réseau des isobares et changer l'as-
pect de la carte ; ainsi, en plus des complications dues au pro-
blème lui-même, les météorologistes ont encore l'obligation de
n'user qu'avec précaution du seul document dont ils disposent.
Malgré ces multiples difficultés, une grande idée générale
s'est dégagée assez vite de l'observation des faits : dans la
majeure partie de l'Europe, en laissant de côté la zone médi-
terranéenne, qui exigerait une étude spéciale, le problème de la
prévision du temps est lié intimement à l'étude des bourrasques.
En effet, le passage d'une dépression à travers l'Europe repro-
duit toujours les mêmes phénomènes généraux : baisse pro-
gressive du baromètre, suivie d'une ascension, — régime des
vents déterminé par la règle de Buys-Ballot, c'est-à-dire que
l'observateur qui dirige sa main gauche vers le centre de bour-
rasque tourne le dos au vent, — rotation successive du vent
conforme à la loi de Dove, c'est-à-dire qu'au sud de la bour-
rasque, la girouette tourne dans le sens des aiguilles d'une
montre, tandis qu'au nord, la rotation est inverse; le vent sera
d'ailleurs, en général, d'autant plus fort que la dépression sera
plus accusée, c'est-à-dire que les isobares seront plus resserrés
sur la carte; des pluies accompagnent la bourrasque dans sa
marche, plus abondantes d'ordinaire en arrière qu'en avant;
enfin, sur la mer, la force des vagues est liée étroitement à la
grandeur et à la direction du vent.
Il suffirait donc de connaître la marche des bourrasques et
leurs déformations successives pour être en état de prédire, avec
une précision suffisante, les mauvais temps qui menacent l'Eu-
rope. Une étude analogue, appliquée aux anticyclones, permet*
trait de déterminer l'étendue des aires de beau temps, ainsi que
leur durée probable. Ainsi le temps, et surtout le mauvais temps,
nous vient de l'Ouest; c'est donc vers l'Angleterre, l'Ecosse et
l'Irlande, plus loin encore s'il se peut, qu'il faudra guetter les
dépressions; de là l'importance exceptionnelle des stations
occidentales, Stornoway dans les Hébrides, Valencia en Irlande.
C'est pour cette raison que le service d'informations météorolo-
4o LA REVUE DE PARIS
giques reçoit des télégrammes des Açores, pour surveiller le
Sud-Ouest, et dislande, pour se garder du côté du Nord-
Ouest. Entre ces deux points, un large espace reste découvert;
mais il n'est pas impossible que le développement de la télégra-
phie sans fil à bord des transatlantiques ne permette, d'ici à
quelques années, de réaliser une surveillance permanente sur
la route si fréquentée qui joint l'Angleterre à New- York * ; et,
puisqu'il s'agit ici de prévisions, on comprend, du même coup,
pourquoi les pays de l'Europe occidentale sont mis, par la
nature même, en état d'infériorité par rapport à l'Europe cen-
trale et orientale; les dépressions mettent, en moyenne, deux
jours à traverser l'Europe ; à peine ont-elles été signalées en
Irlande, à peine le Bureau météorologique a-t-il eu le temps
de dresser ses cartes et d'établir ses prévisions, que déjà elles
abordent la France. Il faut donc qu'en météorologie, l'Angle-
terre et la France se contentent, jusqu'à nouvel ordre, du rôle
d'avant-garde que leur situation leur impose; elles devront
travailler surtout pour les autres.
Ayant établi, chaque matin, la carte météorologique de
l'Europe, les météorologistes n'ont accompli que la partie la
plus commode de leur tâche quotidienne ; il s'agit mainte-
nant de faire montre de leur science en prédisant le temps
du lendemain; ils doivent, en effet, lancer, le matin même,
des dépêches indiquant l'état futur de la mer sur les côtes de
la Manche, de la Bretagne, de l'Océan et de la Méditerranée.
Si une tempête est prévue, les sémaphores devront hisser les
cônes de tempête, visibles du large et dirigés la pointe en haut
ou en bas suivant que le vent prévu soufflera du Nord ou du Sud ;
si on craint une tempête violente, au cône on ajoutera un cylindre
fait, comme le cône, d'un panier d'osier recouvert de toile noire.
En plus des prévisions maritimes, le Bureau météorologique
devra encore envoyer des dépêches agricoles, qui portent, non
plus sur le vent, mais sur la température, la pluie et l'état du
ciel ; à cet effet, on a divisé la France en huit régions naturelles,
pour chacune desquelles on doit établir une prévision spéciale.
I. Mais ce que nous avons dit dans Les principes de la météorologie
(voir la Revue du i^c mars 1908) de la tentative de Gordon Bcnnelt et de
l'enquête de Holmeyer, montre qu'il ne faut pas aller trop loin vers l'Ouest
chercher les dépressions : une prévision hâtive risque fort d'être fausse.
r
LA PRJSvISION du TEMPS 4l
Pour être à même de formuler, en quelques heures, une
douzaine de pronostics relatifs à des régions et à des phéno-
mènes différents, il faut, semble- t-il, posséder, des règles claires
et simples, ou mieux encore une sorte de barème qui fournisse
automatiquement les solutions toutes faites ; or, si Ton cherche
dans les traités les plus complets de météorologie, on n*y
trouvera rien de semblable ; à peine y peut-on distinguer deux
idées directrices, que nous appellerons le principe de continuité
et le principe de répétition.
Le principe de continuité fournit une règle de prévisions
applicable à toute espèce de phénomène : vous observez un
homme qui marche; si, depuis quelque temps, il progresse
dans le même sens et d'un pas égal, vous pouvez prévoir le
point qu'il atteindra dans une minute, dans une heure, dans
un jour; mais votre prévision peut être complètement erronée,
car le marcheur peut aussi bien, pour des raisons qui vous
échappent, s'arrêter, changer de route ou même rebrousser
chemin; pourtant vous aurez d'autant moins de chance de
vous tromper que l'homme a depuis longtemps une marche
régulière et que votre prévision porte sur un instant moins
éloigné du moment de votre observation. La même méthode
peut s'appliquer à l'évolution du temps; si on a, depuis deux
ou trois jours, observé une modification continue, comme
peut l'être la progression d'une bourrasque à travers l'Europe,
on peut, avec vraisemblance, estimer l'état du temps pour le
lendemain, voire pour un -laps de deux ou trois jours;
mais l'expérience prouve qu'on ne peut avoir aucune con-
fiance en des prévisions à plus longue échéance et que
même, d'un jour sur l'autre, les pronostics tirés de la
continuité peuvent être mis en défaut ; les bourrasques ont,
en moyenne, des habitudes régulières parce qu'elles sont
emportées par le grand courant convectif atlanto-européen
qui progresse de l'Ouest à l'Est; mais elles sont sujettes aussi
à des fantaisies, en apparence inexplicables : on en voit qui
s'arrêtent et meurent sur place; d'autres, au contraire, qui
prennent tout à coup une vigueur redoublée ; il en est enfin
qui font un brusque détour et dérivent brusquement vers le
Nord ou vers le Sud; le principe de continuité est donc loin
d'être, pour le météorologiste, un guide assuré.
42 LA REVUE DE PABIS
On en peut dire autant du principe de répétition. Depuis
que le Bureau météorologique publie ses bulletins, plus de
quinze mille cartes d'isobares ont été dressées.. Bien qu'il n*y
en ait pas deux qui soient identiques, il en est pourtant qui se
ressemblent; en les comparant entre elles, on a pu établir
un certain nombre de types de temps, qui se reproduisent avec
des fréquences variables. Chaque saison a ses types favoris;
on a pu étudier leur évolution et lorsqu'on voit débuter une de
ces formes typiques, on a de fortes raisons pour escompter
toute la série de ses transformations.
On voit donc, qu'avec une longue pratique, le météorolo-
giste pourra déduire ses pronostics de l'observation de cas
similaires ; mais son diagnostic, comme celui du médecin, a
besoin de s'appuyer sur une expérience prolongée; c'est ce
qui a permis à M. Angot, directeur actuel de notre Bureau
météorologique, d'écrire que la prévision du temps était (( une
question de pure pratique », indiquant clairement par là que
le météorologiste ne disposait, en dehors de notions vagues et
générales, d'aucune règle précise. Et l'on doit, d'après cela,
s'émerveiller du flair professionnel qu'on peut acquérir par
un long usage : la proportion des prévisions heureuses attein-
drait, d'après les auteurs compétents, 90 p. 100; toutefois,
il est vraisemblable que ce pourcentage optimiste a été obtenu
en comptant comme réussites certaines prévisions dont les
termes, sagement équilibrés, ménagent prudemment l'avenir.
Ce qu'il y a de grave dans celte situation, c'est qu'elle ne
parait pas susceptible d'être améliorée; Thabiletc des météoro-
logistes actuels a des limites ; leurs successeurs ne feront pas
mieux et on ne voit guère apparaître, en tout ceci, de méthode
scientifique perfectible. Mais il ne faut jamais désespérer de
la science; tôt ou tard, son heure arrive. Une idée nouvelle,
et qui promet d'être féconde, a été récemment introduite dans '
la météorologie ; comme elle n'a pas eu l'heureuse fortune de
naître dans les temples de la science officielle, elle a reçu,
d'abord, un accueil réservé ; elle a eu grand'peine à faire
LA PRlfviSION DU TEMPS 43
écouter ses preuves, mais l'initiative et la ténacité individuelle
ont triomphé *de tous les obstacles. L'histoire vaudrait la peine
d'être contée; en voici seulement les grandes lignes.
De tout temps, la météorologie a eu ses praticiens, comme
la médecine a ses rebouteurs ; gens de forte expérience,
qui méprisent les cartes et n'ont cure des isobares, mais se
sont constitué peu à peu des règles de prévisions en consul-
tant les nuages, le vent, la lune; toutes ces règles, il faut le
dire, ne sont pas dénuées d'intérêt. D'autres observateurs,
mieux avertis et d'esprit plus ouvert aux méthodes scienti-
fiques, se font, dans toute la France, les aides bénévoles et
dévoués du Bureau central ; leur labeur patient et scrupuleux
leur a souvent révélé des règles importantes. Que valent toutes
ces règles? Sont-elles d'application purement locale ou bien
ont-elles, au contraire, une portée plus générale .î^ Nul ne
le savait, et il faut avouer que nul ne se préoccupait de le
savoir lorsqu'en 1904» l'idée fut émise qu'on servirait gran-
dement la science en instituant un concours de prévisions
météorologiques, auquel pourraient participer tous ceux qui
croient être en possession de méthodes nouvelles.
L'Association française pour l'avancement des sciences, à
son congrès d'Angers, se rallia à cette idée; mais, en fait,
aucun concours ne put être organisé en France. La Belgique
fut plus heureuse et un concours de prévisions, doté par une
libéralité anonyme d'un prix important, put être ouvert par la
société belge d'astronomie; le jury comprenait, entre autres
personnalités, MM. Flamache, professeur à l'Université de
Gand, Lawrence Rotch, directeur de l'Observatoire de Blue
Hill aux États-Unis, Brunhes, directeur de l'Observatoire du
Puy-de-Dôme, et Teisserenc de Bort, directeur de l'Observa-
toire de Trappes. Les concurrents, au nombre de vingt, avaient
d'abord à subir une épreuve préliminaire : ils devaient, du
i*^' au i5 septembre 1905, envoyer chaque jour, du siège du
Bureau météorologique de leur pays, leur pronostic pour le
lendemain; ils devaient donc prévoir, vingt^quatre heures à
l'avance, les variations barométriques sur la surface de
l'Europe, la trajectoire approximative des centres de dépres-
sion, l'arrivée ou la disparition des bourrasques ou des
anticyclones. A la suite de ces premières épreuves, sept can-
44 LA REVUE DE PARIS
didats, — trois Français, un Hollandais et trois Allemands, —
furent appelés à Liège les a6, a 7 et 28 septembre, pour y
établir leurs prévisions sur un certain nombre de cartes d'iso-
bares, dont les unes étaient tirées au sort et les autres choisies
par le jury parmi les plus caractéristiques; ils devaient, en
outre, fournir au jury toutes les explications qu'il pourrait
réclamer sur les prévisions effectuées et les méthodes employées.
On voit qu'un pareil programme ne laissait guère de place au
hasard ; le nombre des épreuves était suffisant pour que le prix
ne fût pas obtenu par une réussite accidentelle, et les juges
du concours, en se réservant d'interroger les concurrents sur
leurs procédés, étaient à même de faire le tri des recettes
empiriques et des procédés scientifiques.
C'est dans ces conditions et à la suite de ces épreuves
que le jury, à l'unanimité, décerna le prix du concours à
M. Guilbert, secrétaire de la Commission météorologique du
Calvados, « à cause, dit le rapport officiel, de la méthode qui
lui permet de prévoir avec précision les déplacements des
centres de haute et de basse pressions sur l'Europe ; bien que
cette méthode ne puisse donner une certitude absolue, elle a
permis d'indiquer d'avance des changements complets de
situation qu'aucune autre méthode jusqu'ici n'avait pu pré-
voir. )) La science des prévisions est donc en train de se
renouveler; les règles que M. Guilbert avait su tirer de l'obser-
vation ont reçu depuis des développements et des explications
qui permettent de les rattacher aux lois générales des mouve-
ments tourbillonnaires ; elles font corps, chaque jour davan-
tage, avec la science pure : circonstance favorable qui per-
mettra d'en préciser le sens et d'en assurer l'application.
Nous avons vu, dans un article précédent, que les bourras*
ques, centres de dépression barométrique, animées d'un
mouvement de rotation en sens inverse des aiguilles d'une
montre, cheminent dans le grand courant conveclif atlanlô-
européen comme des tourbillons entraînés par un cours
d'eau, tandis que les anticyclones, aires de hautes pressions^
LA PROVISION DU TEMPS 45
forment comme des îles entourées par ce même courant
aérien : le sens de rotation est donc inverse dans les bourrasques
et autour des anticyclones qui constituent, les uns comme les
autres, de vastes mouvements tourbillonnaires. Or, la théorie
édifiée par Helmhollz montre que des tourbillons, abandonnés
à eux-mêmes dans un milieu dénué de viscosité, doivent se
conserver indéfiniment; tel est, à peu près, le cas pour l'air
atmosphérique et, par suile^ on peut se demander quelle
cause intervient pour modifier les tourbillons aériens. Le grand
mérite de M. Guilbert à été de comprendre que cette modifica-
tion devait provenir, non du tourbillon et du courant qui
l'emporte, mais d'une action extérieure ; cette action, il l'a
trouvée dans les vents de surface. On sait que les vents qui
rasent la surface du sol ont souvent une direction et une inten-
sité très difi'érentes de celles des courants aériens supérieurs^
qui nous sont révélées par les mouvements des nuages ; ces
vents supérieurs appartiennent, en efiet, au grand courant
convectif qui entraine les bourrasques et embrasse les anticy-
clones, tandis que les vents de girouette ont été profondé-
ment modifiés par le relief du sol ; c'est précisément par l'in-
termédiaire de ces vents superficiels que le relief agit sur les
mouvements tourbillonnaires de la masse atmosphérique; il
leur donne, pour ainsi dire, un point d'appui.
De savantes considérations, développant les théories de
Helmholtz, de lord Kelvin et de Bjerkness, ont conduit M. Ber-
nard Brunhes à retrouver dans ces théories les règles de
M. Guilbert; mais il revient au même de faire un appel direct à
l'expérience en modifiant légèrement une ancienne et classique
expérience de M. Weyher : à i m. 5o au dessus d'un bassin
rempU d'eau tiède, installons un ventilateur et mettons-le en
marche; la rotation qu'il communique à l'air entraîne la
vapeur du bassin en un mouvement giratoire très visible et
forme ainsi une trombe artificielle qui ne diffère des mou-
vements tourbillonnaires que nous étudions qu'en ce qu'elle
est plus haute que large, tandis que les bourrasques et les
cyclones s'étendent sur une aire considérable par rapport
à leur hauteur; mais, à cela près, le phénomène naturel et
notre imitation possèdent les mêmes propriétés générales.
Faisons tourner le ventilateur en sens inverse des aiguilles
46 LA REVUE DE PARIS
d'une montre, comme les bourrasques de notre hémisphère,
puis, à l'aide d'un tuyau relié à une sou£Qerie, envoyons un
jet d'air sur le pied de la trombe ; cette trombe sera, invaria-
blement déviée vers la gauche du courant d'air ; le sens de la
déviatioa serait contraire, si on inversait la rotation du venti-
lateur; tel est le point de départ expérimental qui va nous
servir à justifier les méthodes nouvelles de prévision.
Pour cela, revenons un instant au phénomène simple, à la
bourrasque normale; au dessus d'une terre parfaitement égale et
poKe gfisse» d'un mûttvement régulier» le grand courant con-
vèctif dont le large fleuve pimdl en édbmp»^ du Sud-Ouest au
Nord-Est, notre vieux continent; de place en jUmem s'y suc-
cèdent des tourbillons, entraînés par le courant;' chacwoi im
ces tourbillons se traduit, sur la carte météorologique, par des
isobares formés approximativement de cercles concentriques et
d'autant plus serrés que la dépression est plus profonde, que
la pente de la bourrasque est plus accentuée; les météorolo-
gistes précisent cette notion à l'aide du gradient barométrique,
c'est-à-dire du nombre de miUimètres dont la pression varie,
perpendiculairement aux isobares, par degré géographique
de 1 1 1 kilomètres. Dans la pratique, les isobares sont tracés
sur la carte météorologique de cinq en cinq millimètres : 780,
735, 7/40, etc; dès lors, si. dans une région, la distance des
isobares consécutifs est de cinq degrés, le gradient sera égal à
un ; il vaudra deux, si cette distance n'est que de deux degrés
et demi, et ainsi de suite.
A cette distribution du gradient correspond une répartition
du vent normal : plus le gradient sera élevé, plus la dépression
sera profonde, et plus le vent qui tourbillonne autour d'elle sera
rapide. C'est ainsi qu'un vent de force 2 est normal pour
une région où le gradient est un; un vent modéré, de force 4i
sera normal pour un gradient 2 ; un vent fort, représenté par
6, correspond à un gradient 3 et un vent violent, 8, à un gra-
dient 4 ; tous ces vents devront en plus, conformément à la loi
de Dove, tourner autour de la bourrasque, en se rapprochant
de son centre, en sens inverse des aiguilles d'une montre.
Tel est l'aspect typique de la bourrasque ; si pourtant nous
considérons une carte du Bureau météorologique, sur laquelle
sont inscrites k avec les isobares, la force et la direction des
LA PRÉVISION DU TEMPS 47
Tents, il nous apparaît que ces caractères sont rarement
vérifiés; en un point où, d'après la disposition des isobares
et le gradient qui en résulte, nous devrions avoir, par exemple,
un vent du sud de force 4i on observe efFectivement un vent
de force et de direction différentes, ou même un calme absolu.
Comment expliquer cette anomalie? M. Guilbert nous en
fournit une interprétation très simple en admettant que le
vent réel résulte de là composition du vent de bourrasque et du
vent de surface. Observons-nous, par exemple, un calme
absolu alors que le vent de bourrasque, estimé d'après le gra-
dient, devrait souffler du Sud et posséder une force égale à 4?
C'est que le vent de surface, soufflant du Nord avec une force
égale, vient compenser exactement le vent de bourrasque.
Si on accepte cette manière de voir, on pourra faire de la
carte météorologique une lecture suggestive ; en chaque point
de cette carte, on saura estimer la grandeur et la direction des
vents de surface, et alors, il ne restera plus qu'à i(aire appel
à Texpérience décrite tout à l'heure pour connaître le sort de
la bourrasque. De même que notre tourbillon factice, tour-
nant de droite à gauche, était régulièrement dévié vers la
gauche du courant d'air qui venait le frapper, de même nous
pouvons énoncer la proposition générale suivante :tout vent de
surface qui vient frapper une bourrasque de notre hémisphère,
h repousse vers sa gauche; et on doit s'attendre à ce que la
répulsion soit d'autant plus énergique, que lé vent de surface
est lui-même plus puissant.
Cette unique règle résume tous les préceptes de M. Guil-
bert, mais elle est elle-même assez large et assez extensive
pour envelopper un nombre considérable de cas particuliers.
Supposons, par exemple, que, tout autour du cyclone, les
vents aient bien l'orientation prévue par la loi de Dove, mais
avec une force supérieure à celle qui correspond au gradient
barométrique ; les vents sont anormaux par excès. Cela revient
à dire que les vents de surface, qui s'ajoutent aux vents de
bourrasque pour leur donner cette force anormale, sont diri-
gés, comme eux, de façon à laisser le centre de dépression à
leur gauche; dès lors, il ne reste plus qu'à appliquer la règle
générale pour voir que cette bourrasque, étouffée de tous
côtés par les vents de surface, doit se combler et disparaître.
48 LA REVUE DE PARIS
Le phénomène inverse se produirait si les vents, autour de la
dépression, étaient en tous sens anormaux par défaut; un rai-
sonnement analogue montre qu'alors la dépression doit
s'étendre et s'aggraver.
Une distribution aussi régulière des vents est d'ailleurs
assez rare; le cas le plus fréquent est celui où les vents, anor-
maux par excès d'un côté de la bourrasque, sont, de l'autre,
anormaux par défaut ; on doit alors voir la dépression repoussée
par les premiers, se diriger vers les seconds qui l'attirent et
définissent ainsi la région de moindre résistance ; sa direction
va donc se modifier et l'on pourra pronostiquer sa trajectoire
nouvelle et même, d'après la grandeur des facteurs efficaces,
prévoir son aggravation ou sa diminution.
Enfin, on peut encore soumettre au raisonnement le cas,
assez fréquent dans la pratique, où deux tourbillons se succè-
dent à courte distance dans le courant convectif . Deux efiets
peuvent alors se produire : ou bien entre ces deux tourbillons
existent des vents de surface qui tendent à écarter leurs trajec-
toires, ou bien, ces vents faisant défaut, les aires des deux
dépressions se pénètrent suffisamment pour que le vent de
chacune d'elles puisse agir sur l'autre comme un vent indé-
pendant ; il suffit alors de tracer sur une feuille de papier ces
deux tourbillons avec les vents qui leur correspondent, pour
voir que chacun d'eux agit sur l'autre de façon à le rapprocher
de lui; les deux dépressions doivent donc s'influencer mutuel-
lement et tendre à se confondre en une bourrasque plus puis-
sante dont la position et les effets pourront ainsi être déterminés
à l'avance.
«
« »
C'est par des prévisions de cet ordre, absolument irréalisables
par les méthodes antérieures, que M. Guilbert a pu, après
dix-huit ans de prédications et d'efforts, forcer l'attention des
météorologistes et faire consacrer, par le concours de Liège,
les méthodes qu'il préconise. Je donnerai, en terminant, deux
exemples récents qui montreront, mieux que toute discussion
théorique, comment peuvent être traités les cas particuliers
LA PRÉVISION DU TEMPS ^9
que chaque jour nous présente * ; les cartes jointes à cet article,
serviront de base à nos raisonnements.
Le a décembre dernier, le Bureau central signalait Tarrivée,
sur rirlande et TÉcosse, d*ùne dépression d'assez faible puis-
sance ; or on peut constater sur la carte que la répartion des
vents est anormale ; les vents, sur l'Angleterre et la Normandie,
sont d'une faiblesse disproportionnée à la variation du gra-
dient; presque nuls sur l'Angleterre, ils ont sur nos côtes, du
Havre à Boulogne, des directions compriises entre le Sud-Sud-
Est et rOuest-Nord-Ouest, alors qu'ils devraient normalement
souffler du Sud-Ouest. L'Angleterre et la Manche constituent
donc pour la bourrasque une région de faible résistance ; par
suite, l'extension de cette bourrasque est certaine et la baisse
de pression va se diriger droit sur la Manche ; mais la rapidité
de cette oscillation barométrique ne peut être que dangereuse,
car elle forme inévitablement un centre très important et, par
conséquent, les vents prévus d'après les méthodes classiques
comme modérés ou assez forts, se changeront en réalité en
vents très forts, sinon violents. C'est ce que manifeste nette-
ment la carte du lendemain, qui constate l'existence d'une
véritable tempête sur les côtes de la Manche ; et cet exemple
montre comment le calme de la veille, loin d'être un symptôme
rassurant, était au contraire la cause d'aggravations aussi
subites que dangereuses.
Passons au second exemple. La carte du i3 décembre 1907
traduit une situation météorologique assez courante : une
bourrasque, de force moyenne, assaille l'Ecosse, suivant
d'assez près une dépression plus faible, qui avait traversé la
Manche le jour précédent et qui se trouve maintenant sur
l'Autriche ; ces deux mouvements cycloniques, assez voisins
pour se pénétrer en partie, et qui ne sont pas séparés par des
vents puissants, doivent tendre à se confondre en une dépres-
sion plus profonde et plus étendue, ayant son centre dans la
région qui les sépare. Efifectivement, la carte du lendemain i4
nous montre la plus terrible tempête de tout l'hiver 1 907-1 908 ;
I. Je tians de la complaisance de M. Gailbert les indications nécessaires
à rezamen de ces deux exemples, et je dois ajouter qae ceux qui s'intéressent
i ces questions trouveront, dans un livre très prochain de ce météorologiste,
tons les renseignements relatifs à l'emploi des nouvelles méthodes.
I*' Mai 1908. 4
5o LA REVUE DE PARIS
lii
le centre du tourbillon est placé, comme l'indiquaient les
prévisions, près de la Hollande, entre les deux centres de la
veille; le vent souffle en tempête, avec mer démontée, sur les
côtes normandes et bretonnes, en même temps que sur le
Danemark et la Norvège; il a même, dans ces deux directions,
une puissance supérieure à celle qui correspond au resserre-
ment des isobares. Par conséquent, on peut prévoir que la
bourrasque, refoulée par des vents trop puissants, ne pourra
s'écouler ni vers le Sud, ni vers le Nord-Est; elle devra donc
expirer sur place et si, le lendemain, il en peut subsister quelque
trace, ce ne peut être que sur la Pologne où elle aura pu se
glisser, grâce à la faiblesse des vents dans cette direction ; c'est
en efifet sur la Pologne et l'Autriche qu'on retrouve, le lende-
main i5, les restes très affaiblis de la dépression, qui ont pu *l^^
passer entre la France et le Danemark.
Pour sommaires que soient ces indications, elles ne montrent
pas moins quel parti on peut tirer des cartes météorologiques, >
à condition de savoir les lire. Il serait absurde de prétendre f
que le problème de la prévision du temps est entièrement
résolu; les protagonistes des nouvelles méthodes conviennent
eux-mêmes qu'elles n'apportent pas, dans leur forme actuelle, rrr
une certitude absolue ; ils admettent que si les principes sont
simples et clairs, leur application est souvent difficile et exige
une longue pratique de la météorologie. 11 n'en est pas moins
vrai que la routine des vieux procédés vient d'être rajeunie ;
sous le coup de fouet des idées nouvelles, la météorologie va
prendre un nouvel essor et, puisque le seul but auquel - elle
puisse actuellement aspirer est la prévision à brève échéance,
elle pourra du moins s'en rapprocher par des voies perfectibles
et dignes de la science.
LOUIS HOULLEVIGUE
LA MONTÉE'
XV
Catherine vivait à part. Hormis son cercle étroit, elle igno-
rait tout. Son horizon était déterminé par les Dorgère et les
Chatrian. Encore ne lui fut-ril jamais, venu la pensée de les
rapprocher. Aussi fut-ce avec un bonheur mêlé d'effroi qu'un
soir, brusquement, elle avertit Louis :
— Mon chéri, c'est extraordinaire... Figure-toi que j'ai vu
madame Chatrian chez madame Dorgère I II paraît que leurs
filles ont fait connaissance au cours de piano.
— Pas possible I ,
— Les Chatrian sont de la petite fête... Oui... oui... parfai-
tement; elles pendront avec nous la crémaillère, rue Demours^
à la fin du mois.
Le lendemain, ce fut au tour de M. Chatrian de frapper, sur
l'épaule de Louis :
— Cachottier. . . cachottier I . . . c'est comme cela que vous
allez au bal... Parlez-moi donc des Dorgère...
Ils s'y retrouvèrent, dix-huit jours plus tard. Les Pelvilain
étaient venus de bonne heure, en amis intimes. Catherine avait
fait de grands frais de toilette. Il lui sembla, néanmoins, qu'on
ne lui savait aucun gré de ses efforts : le mot qu'elle attendait
ne sortit pas de la bouche de madame Dorgère. Elle en conçut,
I. Published May first, nineteen hundred and eight.. Privilège of copyright
in the United StateS' reserved.under the Act approved March thirdy-nineteen
hundred and five, by eug^.2ie fasquelle.
Voir la Revue des i" et i5 avril.
53 LA REVUE DE PARIS
aussitôt, un léger dépit. Louis feignait une aisance qu'il n'avait
pas en réalité. L'arrivée des Chatrian donna soudain un coup
de fouet à son orgueil. Depuis quinze jours, il s'était bien pro-
mis de se montrer à son sous-chef sous Taspect inattendu d'un
« jeune homme du monde ». M. Chatrian, par contre, était
gêné. A défaut d'un habit noir, dont il n'avait jamais cru
devoir faire l'acquisition, il portait une redingote à revers de
soie, un peu démodée, et qu'éclairait une cravate en faille
blanche piquée d'une épingle à rubis. Madame Chatrian était
petite, ramassée, et elle souriait de tous côtés pour paraître
aimable. Sa fille Germaine, en robe gris argent, avait l'aspect
d'un svelte bouleau. N'eussent été les poches qui gonfls^ient ses
yeux, accusant une fatigue héréditaire, on eût pu dire qu'elle
était jolie.
Les présentations faites, M. Chatrian vint au-devant de
Louis : ..
— Vous connaissez du monde ici? — interrogea-t-il.
— Tout le monde, — répondit Louis avec assurance.
Chez les Dorgère, Louis n'était plus l'inférieur de son sous-
chef. Il lui était même supérieur, puisqu'il connaissait ce tout
le monde )> et jouissait ainsi, dans cette maison, d'une situation
privilégiée. Il fit de son mieux pour ponfirmer cette opinion.
Il passait des Levraud aux Bellempré, se penchait aux oreilles
des jeunes filles, leur parlait avec feu. Il prenait même
tant de soin à nourrir sa vanité que sa mère fut obligée de
l'avertir :
— N'oubhe pas de faire danser la petite Chatrian.
Elle-même s'était assise à côté de la femme du sous-chef.
Ces dames eurent vite fait de trouver un sujet commun : les
Dorgère. Elles ne se lassaient pas d'en faire l'éloge, se ren-
voyant la balle, mutuellement, avec des soupirs, des clins
d'yeux, des gestes d*épaules. Elles tendaient le cou l'une vers
l'autre. Elles étudiaient tous leurs mouvements. Madame
Chatrian portait un collier de corail rose qui tenait en son
centre un saint-esprit en filigrane d'or. Elle y touchait de
l'index et ce doigt palpait chaque grain pour remonter jus-
qu'au menton, qu'il, caressait avec complaisance. Elle disait :
— J'adore voir les jeunes gens s'amuser. Il me semble que
je reviens moi-même à cet heureux âge.
LA MOlfTiE b$
— Ce n'est pas Tentrain qui leur manque! — apprécia
Catherine.
Louis invita Germaine Chatrian. Elle portait des gants à
seize boutons, d'une peau rèche, sans éclat, et qui fleurait
encore l'essence avec laquelle on avait dû la nettoyer. Entre le
haut des gants et les bou fiants de tulle qui garnissaient les
manches, un petit espace nu était visible. Louis, du coin de '
l'œil, examinait cette pauvre chair : Germaine avait le nez de
son père, le pli de sa bouche, ses cheveux . plantés haut. Il
semblait que vingt années d'administration eussent passé sur
elle pour la vieillir prématurément.
Elle dit à Louis :
— Alors, vous êtes dans le bureau de papa...
Cette voix, pour Louis, était un peu celle du sous-chef. Elle
aurait pu dire, un instant ap*ès : <x Avez-vous fait le compte de
monsieur Un tel? x> Le commis Pelvilain s'en serait à peine
étonné.
Il reprit, après un silence :
— Je sais que vous êtes une excellente pianiste.
Germaine haussa deux épaules pointues :
— Mais non! — ditrelle. — C'est Jeanne qui me îalt cette
réputation.
Us valsèrent. D'une main Louis enlaça la taille de la jeune
fille. Les baleines d'un corset mal ajusté tremblaient sous
ses doigts. Le pas de Germaine était inégal; elle interro-
geait :
— Je suis une triste valseuse? . .
Il répondait, par politesse :
— Je vous assure que ça va très bien.
Au fond, pourtant, il ne pouvait s'empêcher d'établir la
comparaison avec Jeanne Dorgère. Il la voyait de loin, rose,
animée, pérorant au milieu d'un groupe de jeunes.hommes qui
en faisaient le siège. Son carnet de bal volait d'une main à
l'autre, elle le reprenait, elle en épelait le grifibnnage. Pais,
tout a coup, livrée au valseur^ elle partait, dans l'ébourifie-
ment de sa robe dc vert Nil x). Légère, elle glissait du salon à la
salle à manger ; un moment, elle s'an-était au bufiet, picorait,
croquait un sandwich et buvait deux doigts de Champagne. Et
c'était de nouveau la fièvre, le tourbillon...
54 LA REVUE DE. PARIS
. Louis avait reconduit Germaine à sa place. Il s'approcha de
Jeanne :
• — Voulez-vous m'accorder la prochaine valse ?
Elle fixa, sur lui de grands yeux ébahis, pleins de candeur:
— La prochaine?... mais je suis invitée!.... Si vous voulez
vous inscrire sur mon carnet ?. . .
Louis répondit sèchement :
Merci bien I Je ne prendrai pas de numéro d'ordre.
Elle fit un geste :
— Ahl... Je ne peux, pourtant pas me couper en quatre
morceaux.
Elle était plantée en face de Louis, la poitrine battante. A cet
instant, les tziganes attaquaient une valse italienne.
•Brusquement, Jeanne eut un élan de pitié..
— Venez, — dit-elle, — Et tant pis!
Parfois un couple les frôlait. Ds rencontrèrent Marthe Le-
vraud, au bras d'un polytechnicien. Elle se pencha à l'oreiQe
de Jeanne. Que lui disait-elle? Jeanne répondit par un coup
d'éventail, une moue insouciante. Il semblait à Louis, confu-
sément, qu'entre tous, ce soir-là, se tramait une conspiration
contre son bonheur. A la fin, il n'y put résister; il déclara :
— J'ai à vous parler.
Quatre ou cinq couples se tenaient sur l'escalier. On vidait là,
dans un demi-recueillement, de petites querelles sentimentales.
La plus jeune desBellempré flirtait avec un ami de son frère. Au
passage, du doigt, légèrement, elle toucha l'épaule de Jeanne :
— Bonne chance, loute I
Us descendirent quelques marches, s'isolèrent : une valse,
là-haut, se dévidait languissante ,^ mélancolique, envoyant ses
accords perdus avec un tumulte de voix, de pas qui traînent.
— Qu'y-a-t-il? — demanda Jeanne.
Il bégaya :
— Vous moquez- vous de moi ?
Elle joignit les mains :
— Pas de scène, je vous en prie 1 . . . Je suis chez moi. . .
Il eut un geste nerveux :
— M'expliquerez- vous votre indifllérence?
Elle réfléchit, une seconde, puis, tout bas, en serrant les
lèvres :
LA MONTl^E 55
— Maman ne veut plus de... de... ces enfantillages.
— Bien I . . . c'est très bien I
Louis était rouge et sa voix chancelait. Jeanne, à son tour,
s'empourpra :
— Rentrons, — dit-elle, — on ne comprendrait rien à mon
absence.
Us se mêlèrent de nouveau à la foule joyeuse. Dans le salon,
Jeanne abandonna le bras de JLouis :
— Vous permettez.^... Il faut que je tienne mes engage-
ments.
Aussitôt il invita Marthe Levraud. Ses yeux, cependant, ne
quittaient pas Jeanne. Il souffrait de la joie qu'elle montrait,
des fusées de rire qu'elle lançait à droite et à gauche.
La fête maintenant battait son plein. Les violons jouaient
avec une voluptueuse nonchalance qui sentait les approches de
l'aube. Madame Dorgère triomphait au milieu d'un groupe de
dames et sa voix éclatait, par moments, impérieuse et autori-
taire :
— Je vous dis qu'aujourd'hui il n'y a plus de peintres. On
ne fait que des horreurs... des horreurs!...
M. Dorgère avait mené au buffet madame Ghatrian. Celle-
ci était fort émue et s'embarrassait d'un quartier d'orange
confît trop gros pour être croqué en une seule fois. L'un de
ses yeux observait M. Chatrian, qui venait de trouver un com-
pagnon, un ancien receveur des contributions directes. Ces
messieurs, excités par le Champagne, discutaient sur la poli-
tique ei^rieure. Le receveur disait, en martelant l'espace de
son poing fermé :
— L'amitié de l'Angleterre est un leurre. C'est la France qui
tire les marrons du feu.
Germaine passait : son père l'arrêta, lui prit au vol un
baiser rapide. M. Chatrian se sentait beaucoup plus à l'aise.
Il était pareil au jeune homme qui fait ses débuts dans le
monde.
Cependant il y avait eu déjà quelques défections. Le salon
s'éclaircissait. La chambre de Jeanne, convertie en vestiaire
pour dames, était toute bourdonnante d'appels, de manteaux
dépliés, de baisers d'adieu.
Quelquefois madame Dorgère ou sa fille se précipitait :
56 LA REYU£ DE PARIS
— Comment I vous partez déjà I . . .
Mais elles étaient impuissantes à retenir le flot qui se pres-
sait de plus en plus. C'était, dans Tescalier, la descente lasse,
continuelle, des jeunes filles vêtues de châles blancs, qu'atten-
dait la fraîcheur de lame. Les Pelvilain restèrent le plus tard
possible : ils étaient furieusement amis intimes et tenaient à le
bien prouver. Us se retrouvèrent pourtant dehors, entre quatre
et cinq heures, sous une lune d'octobre à son déclin, qui paille-
tait d'argent les ruisseaux immobiles au long du trottoir.
Dans le fiacre qui les ramenait, Catherine, tout à coup,
interrogea :
— Que penses-tu de cette soirée.^
Comme Louis gardait le silence franchement, elle déclara :
— Moi, je vais te donner mon avis : les Dorgère tour-
nent à la pose... Ahl ce ne sont plus les braves Dorgère que
nous avons connus autrefois...
XVI
Les Dorgère s'enflammèrent vite pour les Chatrian. Les Pel-
vilain en furent vexés :
— Ça ne durera pasi — disait Catherine ayec un sourire.
Les jeunes filles cependant se quittaient à peine. Tous les
deux jours, elles échangeaient des cartes postales. Au cours,
elles s'asseyaient l'une à côté de l'autre, au désappointement
des Bellempré, qui dénigraient Germaine et ses air^ <( pro-
vince ». Jeanne était une artiste de premier ordre; Germaine la
suivait de loin : l'amitié de Jeanne flattait beaucoup Germaine,
et celle-là, d'autre part, avait la joie de conseiller et de pro-
téger celle-ci. Catherine, entre les Dorgère et les Chatrian,
était un peu eff*acée. Madame Chatrian, après, le bal, l'avait
priée de venir chez elle, mais l'éloge des Dorgère, qu'elle
était obUgée d'écouter, la lassait visiblement. Elle disait à
Louis :
— Bonne femme, madame Chatrian, mais ennuyeuse,
ennuyeuse...
Louis sursautait :
— J'espère que tu n'as rien laissé paraître I
LA MONTJ^E 57
— Sois tranquille, mon chéri, je ne suis pas si béte. ..
El après un soupir :
— Enfin... nous verrons bien!
Elle dissimulait mal qu'elle attendait avec impatience un
« refroidissement ». Il fallut que Thiver s'écoulât et qu'un jour
d'avril, la maîtresse de piànor, mademoiselle Guilherm, donnât
une séance publique où toutes ces demoiselles auraient Tocca-
sion de se produire et de manifester les progrès accomplis pen-
dant douze mois. Fut-ce l'effet du hasard? Germaine, ce jour-
là, se surpassa, tandis que Jeanne, par contre, égrenait mala-
droitement les uQtes légères d'un menuet de Boccherini. Le
public fit la différence et répartit, suivant le mérite, ses applau-
dissements. Parents et élèves s'étaient levés, on remuait des
chaises, on passait dans le jardin, où mademoiselle Guilherm
avait fait servir une collation. Madame Chatrian vint au-devant
de madame Dorgère. Le succès de Germaine la gonflait de joie.
Quêtant un compliment, elle pressa la main de sa commère
avec effusion :
— Ah I madame, votre Jeanne nous a charmés.
Madame Dorgère recula d'un pas et toisa madame Chatrian
de toute 43a hauteur :
— Non, madame, ne vous donnez pas la peine. . . Nous savons
à quoi nous en tenir... Jeanne est très mécontente d'elle.
Ce fut en vain que, par des protestations, madame Chatrian
tenta d'adoucir le chagrin de madame Dorgère. Elle ne recueillit
que des interjections, de petites phrases brèves et rageuses,
— ce qui l'indisposa gravement. — Jeanne voulait afficher
l'indifférence : elle parlait beaucoup, allant de Marthe à Cécile,
négUgeant intentionnellement Germaine. Le printemps était
au-dessus de tout avec son vent frais, ses feuilles retroussées
et le ciel en dôme, d'où la lumière bleue et nonchalante tom-
bait sur les visages des jeunes filles, avivant la couleur des
rubans et les gouttes claires ou sombres des yeux. Leur endi-
manchement fleurissait la pelouse et l'allée. Elles brillaient
comme les géraniums des corbeilles et les pervenches des bor-
dures. Jeanne, à cette heure, était jalouse. Elle avait cru
jusqu'ici que l'art était un parc réservé aux jeunes filles
riches. Qu'une petite bourgeoise y tînt plus de place qu'elle-
même, voilà ce qui la révoltait. Elle se vengea tout de suite.
58 La revue de paris
à propos d'un rendez-vous qu'elles avaient pris la veille pour
aller voir ensemble une amie intime des Bellempré. Comme
Germaine le lui rappelait, subitement, elle se frappa le front :
— Non, ma chère, je ne suis pas libre... Remettons cela.
Madame Chatrian ne cacha pas à Catherine sa façon de
penser. Jeanne était (( une poseuse, une médisante ». Quanta
la mère, « quelle langue, mon Dieu, quelle langue I... Et cela
pour dire des choses sans grand intérêt ». Catherine évita de
se prononcer. Elle gardait la mesure, songeant à part soi qu'elle
ne pourrait que profiter de cette diversion. Elle conclut :
— Voyez-vous, chère madame, il ne faut pas abuser de
l'intimité. Les gens qui se voient trop ont toujours des sujets
de discorde.
— Ohl... elles pourront bien courir après moi! — dit
madame Chatrian en prenant congé.
D'abord, il n'y eut pas de rupture : aucune des deux mères
ne voulait paraître froissée; l'échec de Jeanne fut attribué à
une migraine qu'elle découvrit après réflexion. Madame Dor-
gère comprit même qu'en ne félicitant pas Germaine elle s'était
mise dans son tort. Un jour, à brûle-pourpoint :
— A propos, — s'écria-t-elle, — je ne vous ai pas fait com-
pliment... Germaine s'est très bien tirée de son petit morceau.
L'adjectif: « petit », blessa madame Chatrian, Ce fut encore
un grief qu'elle enregistra...
Quinze jours plus tard, il y eut une nouvelle histoire.
Jeanne Dorgère faisait ses chapeaux elle-même et ses amies
étaient d'accord pour affirmer qu'elle avait un véritable talent
de modiste. Or le dernier chapeau de Jeanne, trop grand, trop
chargé, déplut à Germaine, dont la modestie fut choquée. Par
malheur, elle fit part à Marthe Levraud de ses réflexions :
— Ne trouvez-vous pas que le chapeau de Jeanne est tout à
fait (( toc » ?
La phrase fut rapportée à Jeanne par sa plus tendre et meil-
leure amie. Un jour, comme les trois jeunes filles se trou-
vaient ensemble, Jeanne dit tout à coup :
— Tiens, voilà le soleil I... Si j'avais su, j'aurais mis mon
chapeau (c toc ».
Germaine mordit sa lèvre et jura que, de toute sa vie, elle
ne re verrait Marthe Levraud.
\
\
LA MONT]£b: 59
L*affaire du chapeau « toc » à peine oubliée, il y eut entre
les deux familles un nouveau motif de querelle. Ce fut la
rencontre, faite par M. Dorgère, de madame Chatrian et de sa
fille, sur un refuge de la place du Palais-Royal : M. Dorgère
n*ayait pas salué ces dames. Madame Chatrian déclarait qu'il
les avait vues; M. Dorgère soutenait le contraire. Qui croire?
Il y eut, à ce sujet, des mots aigres échangés. Madame Cha-
trian ne manqua pas de faire des allusions à la <( myopie » de
M. Dorgère. Une fois, elle avertit Catherine :
— Et le pire, c'est qu'il en est ainsi pour ses grandes
affaires. Il a la vue courte. Je me suis laissé dire qu'un jour
il pourrait bien tomber de haut et se casser les reins.
XVII
L'expérience prouva que Catherine avait eu tort de se
réjouir des difficultés survenues entre les Dorgère et les Cha-
trian. Elle n'y gagna rien. Sa situation, au contraire, en devint
plus difficile. Elle eut à subir les plaintes» les récriminations
des deux familles; elle dut prêter l'oreille à l'exposé de tous
les griefs. Le plus fort, c'est que< de part et d'autre on l'accu-
^t de tiédeur et que les Dorgère la jugeaient favorable aux
Chatrian, tandis que les Chatrian, de leur côté, la soupçonnaient
fortement de prendre parti pour les Dorgère. Elle récoltait ici
«t là des mots blessants auxquels elle avait le courage de ne
pas répondre. <( Vos Chatrian... », disait madame Dorgère, en
haussant les yeux. « Ces bons Dorgère.,. », insinuait ma-
dame Chatrian en portant sur le mot (( bon » toute l'ironie qui
bouillonnait en son cœur déçu.
Une fois, madame CWtrian l'interpella :
— Voyons, madame Pelvilain, vous qui êtes une femme
intelligente, je m'étonne que vous ne sachiez pas encore que les
Dorgère sont des vantards et des farceurs. . ,
— Mais, chère madame. . ,
— Oui, je comprends. Ce sont vos amis. Vous ne voulez
pas en dire du mal. Mais laissons celai Je suis tranquille : le
temps vous ouvrira les yeux.
Un peu plus tard, ce fut un assaut de madame Dorgère :
\
6o LA RETUE DE PARIS
— Savez-vous? la semaine dernière, j'ai vu madame Gha-
trian et sa « i^armante y> fille. Elles sont venues chez moi en
coup de vent : une simple visite de politesse.. « Toutes ces
dames n ont poussé qu'un cri : a Quelle dégaine I... )> C'est
une de ces amitiés dont je compte me défaire au premier
moment. Mais vous-même...
— Je n'ai pas k me plaindre d'elles, — répondit simple-
ment Catherine.
— Oh I vous avez des trésors d'indulgence.
— Pourquoi donc?
— Parce qu'elles vous méprisent, chère madame!... Elles
vous méprisent comme elles me méprisent moi-même... Le
mépris de madame Chatrian, voyez-vous çal... c'est à crever
de rire.
Et elle riait, en effet, d'un petit rire strident, nerveux, où
frémissaient la colère et la vanité. . .
Les choses, au bureau, ne se passèrent pas autrement.
Cependant, tout d'abord^ M. Chatrian joua l'insouciance. 11
disait avec un geste d'épaules : ...
— Papotages de femmes I Nous autres hommes, nous
sommes au-dessus de cela.
Mais ces affaires, au fond, l'intéressaient plus qu'il. ne vou-
lait le montrer. Sa femme et sa fille le chauffaient à blanc.
Quelquefois, le matin, il demandait à Louis :
— Rien de nouveau ?
— Non, monsieur, rien de nouveau.
— Allons. . . ça va bien.
D'autres jours, il avait une histoire prête, une histoire qui
lui brûlait les lèvres. Pour augmenter l'effet, avant de la
conter, il déclarait :
— Moi qui n'apporte aucune passion, je trouve. . .
Louis ne discutait pas. Il approuvait son sous-chef, en bon
courtisan, quitte à garder son opinion sur Jeanne, qu'il estimait
encore la plus exquise de toutes les jeunes filles. Il doutait de
sa fidéhté, néanmoins, et c'était là, pour lui, une perpétuelle
cause d'angoisses. Il ne pouvait se faire à l'idée qu^elle lui
préférerait, quelque jour, un autre jeune homme. Pourtant elle
renouvelait constamment à son égard le manège qui, le soir du
bal, l'avait si cruellement exaspéré. Deux ou trois fois il l'avait
LA MONTEE 6ï
revue au milieu cl*un groupe déjeunes gens, souriant, jouant
de Féventail, tirant de sa grâce le meilleur parti possible.
Quand il arrivait, elle lui tendait une main molle et interrom-
pait à peine sa conversation. L'impression la plus douloureuse
qu'il eût gardée datait d'un certain dimanche de juin où
les Bellempré, dans leur propriété de Meudon, donnèrent
une gctrden-party. Jamais plus que ce jour-là Jeanne ne lui
parut merveilleuse et indifférente. Vêtue de mousseline, elle
était pareille aux nuages de beau temps qui flottent dans
Tazur...
Il la revit longtemps avec sa robe blanche. C'était au bureau,
pendant les ardeurs d'un été pénible, où le roulement des
voitures semblait le rythme de la fièvre. Chaque bruit de
carton qui se déclenchait était une douleur. Les stores baissés
laissaient filtrer des lames de soleil. Les: employés travaillaient
en bras de chemise; k chaque seconde, résonnait le glou-
glou de la carafe vite épuisée et de nouveau remplie... Un
événement occupait le bureau : M. de Préfaille était malade.
Ce n'était pas, à vrai dire, una maladie caractérisée, mais il
souffrait, on l'entendait geindre, et ses tempes, parfcMs, étaient
moites d'une sueur d'angoisse.
— U est touché! — annonçait Denis, en hochant la tâte.
Là-dessos, M. Chatrian avait son opinion, mais, par tac-
tique, il évitait de la révéler.
— C'est une crise passagère, — disait-il à Louis.
Pourtant cette crise, il la suivait, il en notait chaque phase
avec intérêt. La maladie de M. de Préfaille était son affaire. U
s'efforçait de la cacher, distribuant les nouvelles avec avarice,
prêt à la lutte, comme si, déjà, la foule des compétiteurs se
jetait sur lui pour dérober les fruits de la succession.
Voulant dérouter Louis, il parlait des Dorgère avec abon-
dance. C'était leur nom qui servait de dérivatif aux préoccu-
pations que donnait au sous-chef la santé de M. de Préfaille.
Louis devait subir certaines paroles qui le désolaient :
— Entre nous, c'est une famille peu recommandable. . .
11 tremblait à la pensée qu'un brusque incident pourrait bien
rendre, un jour, entre les Dorgère et les Chatrian, la brisure
définitive.
Et ce fîit ce qui arriva. Pour clore la saison, avant leur
62 LA REVUE DE PARIS
voyage à la mer, les Dorgère lancèrent des invitations à une
matinée. Les Pelvilain furent au nombre des élus. Les Cha-
trian, par contre, ne reçurent rien. Madame Chatrian alla
trouver Catherine et lui conta ce nouvel affront :
— Oh! ce n'est pas que je tienne à leur invitation... Des
gens tarés I... Mais je vous fais juge du procédé.
Catherine était fort embarrassée. Elle bredouilla :
— En effet... c'est inconcevable...
Toutefois, ce n'était pas dans le seul dessein d'élever une
protestation que madame Chatrian s'était rendue en hâte che2
les Pelvilain. Elle ajouta :
— Maintenant, chère madame, écoutez-moi bien. Je suis
décidée à rompre avec les Dorgère. J'espère que mes amis me
suivront. C'est tout l'un ou tout l'autre. Il faut choisir...
Catherine n'hésita pas. Depuis longtemps, à voir la tournure
que prenaient les choses, elle avait bien jugé que Louis ne
serait jamais l'époux de Jeanne. D'autre part, M. Chatrian.
futur chef de bureau, pouvait leur être, dans l'avenir, le plus
précieux des auxiliaires :
— C'est tout choisi, -— ■ fit^elle, en ouvrant les bras. — Je
suis décidée à vous suivre...
Mais ce ne fut que le lendemain, au déjeuner, qu'elle osa
confier à Louis la redoutable nouvelle. Il y eut une scène, la
plus grave que cette mère et ce fils eussent encore eue l'un
avec l'autre. A la fin, la raison l'emporta : Louis dut se rési-
gner à ne plus voir Jeanne... pour le moment, du moins, —
car, afin de ne pas trop le désespérer, on laissait la porte
ouverte aux lointains espoirs...
Au dessert, un coup de sonnette retentit. C'était mademoi-
selle Sagerette. Elle entra, vit les yeux rouges, les joues bour^
souflées :
— Oh ! ohl — dit-elle — je tombe dans un jeu de quilles.
Catherine la prit à part, lui confia l'histoire. Mademoiselle
Sagerette l'écouta sans mot dire et se recueillit, un instant,
avant de prononcer son verdict. Puis, ramassant, d'un coup,
toute la haine qu'elle avait contre la jeunesse et la beauté :
— Je suis bien contente pour Louis. Cette fille avait la tète
d'une petite gueuse.
LA MONTEE 63
XVIII
II y eut dans l'existence des Pel vilain un vide profond,
douloureux, que l'amitié des Ghatrian ne suffisait pas à combler.
Pour Louis, ce fut un vrai chagrin. L'idée qu'il perdait Jeanne
lui était insupportable. Il devint mélancolique au point de ne
plus jamais sourire et de montrer à tous ce que Catherine
appelait familièrement « sa tête de croque-mort ».
La bonne Catherine était inquiète. Elle craignait que, pour
tromper son désespoir, Louis ne fît une <( mauvaise connais-
sance ». Déjà, lors de son arrivée à Paris, elle avait éprouvé
les mômes angoisses. Elle ne s'était rassurée que le jour où.
Louis avait enfin connu des préoccupations sentimentales :
Marie-Rose Ermenault, d'abord; Jeanne Dorgère, ensuite.
Outre que ces deux jeunes filles, l'une après l'autre, avaient été
l'objet de ses convoitises, intérieurement elle se réjouissait de
ce que Louis, par l'attention qu'il leur donnait, se dérobait au
vertige affreux des coups d'oeil inviteurs et des dessous de
dentelle. Aujourd'hui la situation était changée : Louis, privé
de l'amour honnête, pouvait se rabattre sur les aventures. A
tout prix, il fallait éviter ce péril.
Donc Catherine décida qu'elle procurerait à son fils des
distractions. Oui, mais quelles distractions? Elle songea que,
cette année même, dans le courant d'août, Louis aurait un
congé d'une dizaine de jours : pourquoi ne feraient-ils pas un
petit voyage.»^ EHe prépara son plan longtemps à l'avance. En
femme prudente, elle voulait savoir exactement ce que coûtent
les choses.
Après qu'elle eut mûrement réfléchi, une telle dépense
l'effraya et elle renonça tout à coup à son projet. Il fallait
bien cependant une compensation : le dimanche, trois ou
quatre fois, eUe emmena Louis déjeuner à la campagne.
Tristes dimanches, en vérité, que ces jours de fête bruyants^
poudreux, où, juchés sur les impériales d'un train de banlieue,
dans le soleil, la fumée, l'odeur du charbon, Catherine et
Louis débarquaient, après une demi-heure de trajet, dans un
village où les maisonnettes des boutiquiers enrichis raillaient
leurs pas sur la route, à la recherche d'une guinguette à
64 l'A REVUE DE PARIS
fritures et viandes mal cuites... Pourtant ils n'étaient pas
seuls. Il y avait là des jeunes ménages, de petites ouvrières
accompagnées de leurs amoureux, des familles même, — trois
ou quatre filles pâles, échelonnées de huit à vingt ans et qui
récoltaient avec des cris de joie les bleuets et les pavots
épanouis au revers du talus. — Poissy, Joinville, Sannois!
Les écailles de Teau miroitaient parmi les feuilles. Un chant
de marinier traînait sur la rivière. Une barque filait avec des
rameurs blancs, une fille gracieuse, et Tombre des peupliers
absorbait tout cela tandis qu*à droite, sous une flambée de soleil,
des tuiles rouges fleurissaient comme un champ de coquelicots,
dépassées au fond par les minces tuyaux de brique d'une usine
au repos dans la chaleur et le bourdonnement des mouches.
Louis n'était pas heureux. Le souvenir de Jeanne le pour-
suivait.
Une fois, comme ils étaient assis sous une tonnelle,
Catherine lui demanda :
— A quoi penses-tu ?
Il répondit avec une voix mouillée :
— Tu le sais bien.
Catherine eut un haut-le-corps. Elle se recueillit une
seconde, puis déclara :
— Je t'assure que tu as bien tort de te faire de la bile. . . Ces
gens-là ne sont pas intéressants.
Louis mit sa tête entre ses mains. Il pleura. L'air était doux.
Une guêpe se balançait dans une cloche de volubilis, tout
près de son front. Derrière eux, une fillette de dix ans était
montée sur une table et elle chantait, pour la joie de sa famille :
Verse, verse des baisers
A mes sens inapaisés...
Catherine continua :
— Mon cher enfant, je ne te comprends pas. L'amour ne
vaut qu'autant qu'il est partagé. Cette Jeanne Dorgère se
moquait de toi.
— Je le sais bien I
— Alors?...
— Ahl maman, c'est plus fort que moi.
— Il faut être raisonnable... Tu es un homme, mon chéri.
LA MONTÉE 65
Je te jure bien que, le moment venu, il y aura plus d'une
jeune fille qui ne demandera pas mieux que de t'épouser.
— Je n'y tiens pas.
— Taratatal...
Vers la fin de juillet, les Pelvilain reçurent des Jaume une
invitation à venir passer un dimanche dans leur propriété de
Taverny. Les Jaume, depuis l'intervention de M. Bourgeot,
étaient rentrés en grâce auprès de Catherine. La diversion, en
tout cas, semblait opportune : Catherine l'accepta de bon cœur.
Us arrivèrent le matin, à dix heures et demie. La victoria
des Jaume les attendait à la gare. Us traversèrent au trot la
grande rue, où le vent secouait les drapeaux de la fête commu-
nale. Des femmes, le paroissien aux doigts, s'arrêtaient pour
les regarder,
— Comme c'est beau d'être riche! — murmura Catherine.
Les Jaume firent à leurs amis un splendide accueil. Plus
encore que de l'hôtel du boulevard Haussmann, ils étaient
fiers de leur Taverny. Les serres, les communs, la ferme
modèle furent tour à tour Tobjet de visites minutieuses et
attentives. Catherine apprit que le taureau se nommait « Dra-
gomirofi* »,
— Un général russe, — ajouta madame Jaume, qui ne
croyait pas que de si petites gens eussent pu acquérir beau-
coup de science.
Suzanne parut au moment du déjeuner. Elle avait beaucoup
grandi, trop vite même, et son corps frêle accusait toutes les
laideurs de l'âge ingrat. Sa figure, par contre, était douce et
agréable. Deux ou trois ans encore, et elle ressemblerait à sa
mère, elle aurait, elle aussi, une tête de mouton.
— Oh! oh! mais c'est une vraie jeune fille, — dit Cathe-
rine avec admiration.
Madame Jaume s'empourpra de contentement :
— Et si vous la voyiez à la ferme!... Elle s'occupe de tout.
Elle bat le beurre. Elle va dénicher les œufs.
— Sûrement, ce n'est pas une petite bête ! — fit M. Jaume
en feignant de lui tirer les cheveux. — A propos, Louis, j'ai
vu Bourgeot : il a l'œil sur toi.
— Vous êtes trop bon, monsieur! — bredouilla Louis.
La journée fut calme et très belle. On la passa dans le parc,
1^ Mai 1908. 5
66 LA REVUE DE PARIS
autour d'une table posée à Tombre d'un chêne centenaire, dont
M. Jaume caressait le tronc avec familiarité. Louis fit une
partie de croquet avec Suzanne. Entre deux coups de maillet,
la fillette lui demanda :
— Avez-vous une voiture?
— Non, — répondit-il avec embarras.
Elle mit sa lèvre en pointe :
— C'est pourtant bien ennuyeux de marcher quand il fait
chaud.
Après le diner, la victoria, de nouveau, fut avancée au bord
du perron. Un croissant de lune se levait au-dessus du parc.
Des buissons s'évadait une odeur tiède, puissante, d'herbes et
de fleurs. En chemin, Catherine interrogea son fils :
— Eh bien, j'espère que tu t'es amusé?
Louis répondit :
— Non, maman, pas beaucoup.
Catherine sursauta :
— Comment, pas beaucoup I... Ah çàl que te faut-il donc?
XIX
Ce qu'il fallait à Louis, Catherine, après réflexion, le
trouva enfin. Elle se souvint, tout à coup, des Ermenault.
Louis, autrefois, avait un « sentiment » pour la petite. Puis,
cette famille lui plaisait, il y était à l'aise, il en avait parlé
souvent avec sympathie. Au fait, pourquoi ne reverraient-ils
pas les Ermenault? Sans doute, il ne pouvait plus être ques-
tion d'un mariage entre Louis et Marie-Rose : Catherine savait
dorénavant à quoi s'en tenir sur la fortune de la famille.
Mais qu'importe? Il s'agissait là simplement de distraire Louis,
de lui faire oublier son chagrin. Guérir Jeanne avec Marie-
Rose I Voilà qui valait mieux, certes, que de livrer le (( pauvre
enfant » à tous les dangers de l'imprévu. Catherine, en bonne
mère, se félicitait d'y avoir songé.
Un matin, brusquement, elle pénétra dans la chambre de
son fils :
— Louis, mon petit homme, c'est demain dimanche. As-tu
des projets pour la journée?
LA MONTÉE 67
— Non, maman.
— Alors, écoute-moi. Je vais te faire une proposition. Que
dirais-tu d'une visite à Courbe voie?
— A Courb. . .
— Oui, tu sais bien chez qui. Je viens d'avoir cette idée,
tout à rheure, en préparant ton café au lait.
Louis releva la tête, ouvrit de grands yeux :
— Mais les Ermenault n'y comprendront rien! Il y a plus
d'un an que nous ne leur avons donné signe de vie.
Catherine remua la main, comme pour chasser une mouche
importune :
— Ne t'inquiète pas de celai... A Paris, cela se fait tous
les jours. On voit les gens, on ne les voit plus et puis on les
revoit... Tiens, je me rappelle un mot de M. Jaume, l'autre
jour, à Taverny : « Il ne faut pas m'en vouloir si j'ai l'air,
quelquefois, d'un indifférent. Je pense toujours à mes amis;
seulement, je n'ai pas toujours le temps de m'occuper d'eux. »
— Tu crois? — fit Louis qui, docilement, se laissait con-
vaincre.
— J'en suis sûre, — répondit Catherine avec assurance. —
Ahl mon Louis, ton défaut, c'est d'avoir toujours des
scrupules. De temps en temps, il faut bien faire une chose à
son contentement...
Ce ne fut pas, tout de même, sans un peu d'émotion que la
mère et le fils, après avoir quitté le tramway de Neuilly, mon-
tèrent la grande rue de Courbe voie, toute vibrante de soleil,
de chaleur, de cris d'enfants... Des filles en jupons et en
camisoles s'accoudaient aux fenêtres. Des soldats descendus de
la caserne illuminaient le pavé des taches claires de leurs uni-
formes. Les cabarets ouverts soufflaient aux visages des odeurs
de vin, de friture, mêlées à des bribes de chansons qu'accom-
pagnait parfois un violon aigre. Et partout, peuple de Tave-
nir, montrant des yeux brillants, des faces de misère, les
gamins aux cheveux brouillés, aux mollets noirs, poussaient
du sol, encombraient les ruelles, barbotaient dans la fange
des ruisseaux gris, bleus ou roses, selon la nature des pro-
duits que leur versaient les usines riveraines. Plus haut, il y
eut des feuilles, trois ou quatre acacias poudreux qui s'agi-
taient dans le bleu du ciel. Encore plus haut, il y eut une voi-
68 l'A llfiVUE DE PARIS
ture d'enfant pleine de linge frais et qu'on poussait avec des
eris dans une rue déserte au-dessus de laquelle des sorbiers
étendaient leurs branches. Les nuages blancs faisaient des
rondes autour du soleil comme de grandes filles endimanchées.
Un train hurlait sur le pont de pierre fleuri d'affiches et dont
la voûte avait une odeur afireuse. Puis ce furent des terrains
pelés où les tessons étincelaient comme de gros diamants, des
talus jaunes de pissenlits, un tertre vert où paissait une chèvre.
Alors parurent les villas, jouets fragiles, mal à l'aise dans le
jardin rectangulaire, tiré au cordeau, parfumé de roses, d'ail-
leurs, de roses riches, épanouies et qui faisaient envie au pas-
sant.
Gatherine s'épongea le front :
— Nous arrivons. Et je n'en suis pas fâchée. La promenade
•n'est guère agréable !
Louis ne répondit pas : il rêvait. Des souvenirs le char-
maient en foule. Il y avait dans le ciel et sur la terre une har-
monie étrange, inconnue, faite des plus infimes détails : le
vulgaire . disparaissait ; ce n'était plus qu'un tableau d'une
extrême délicatesse ...
— C'est là, — dit enfin Catherine.
Ils touchaient la porte. Aucun bruit ne sortait de la maison,
qui semblait inhabitée. Mais le jasmin embaumait, doux et
léger, comme autrefois. Des cris d'oiseaux mirent dans l'air
un petit frisson... Ce fut madame Ermenault qui vint ouvrir.
Elle avait beaucoup vieilli. Des mèches grises voltigeaient
autour de ses tempes. D'abord, elle ne reconnut pas les Pel-
vilain. Catherine parla vite :
— Ah! chère madame, que nous avons d'excuses à vous
faire I... C'est à peine si j'ose me présenter devant vous...
Au son de cette voix, madame Ermenault poussa une
exclamation :
— Madame Pelvilainl Ah! par exemple!... C'est une bonne
surprise que vous me faites là... Vous pardonnez cet accueil,
n'est-ce pas.»^ Mes yeux sont devenus bien mauvais... Et je ne
m'attendais pas à votre visite.
Catherine feignit une grande confusion :
-^ Vous aggravez mes remords, chère madame... Qu'avez-
vous dû penser de moi?
LA MONTIÎE 69
Madame Ermenault répondit très simplement :
— Ce que j'ai pensé de vous?... Aucun mal, je vous prie
de le croire. .. Je parlais souvent de vous avec la petite. Toutes
deux, nous avons cherché longtemps ce qui avait pu vous
fâcher. Marie-Rose médisait : « Écris-leur doncl... » moi, je
n'osais pas.. . J'espérais bien, au fond, que vous reviendriez un
jour ouTautre... Vous voyezque jene me suis pas trompée..,
— Vous êtes trop bonne, — balbutia Catherine. — A pro-
pos, et vos chers enfants P
— Vous allez les voir, — répondit madame Ermenault.
Elle se recueillit, un instant, et sa voix monta :
— Marie-Rose I Marie-Rose I
On entendit le bruit d'une porte qui se ferme, un cri loin-
tain :
— Voilà, maman I
Et le vol d'une jupe balaya le minuscule perron dont la
rampe était tout enflammée de capucines. Marie-Rose apparut.
Elle avait légèrement grandi. Son buste, un peu grêle jadis,
prenait maintenant^ une certaine ampleur. Ses cheveux
n'étaient plus épandus comme autrefois, mais elle les tordait
sur sa nuque en une courte natte que tenait un ruban noir. .«
Gaiement, elle dit à Louis :
— Je vous plains d'avoir grimpé la rue avec une chaleur
pareille ! Vous devez avoir bien soif. . .
— Mais noni — répondit Louis.
Elle reprit :
— Alors, ce sera pour moi que j'irai chercher de la bière...
Les deux mères avaient gagné le fond du jardin. Elles pri-
rent place autour d'une table rustique, et Catherine ôta ses
mitaines. L'hydrocéphale était près d'elles. Il bêchait furieu-
sement un carré de terre qu'on lui avait «abandonné.
— C'est un grand garçon, — prononça Catherine.
— Oui, c'est un grand garçon! — répondit madame Erme-
nault avec un soupir.
Et elles gardèrent le silence, un moment. Catherine son-
geait, non sans embarras, qu'elle n'avait pas encore parlé du
mari défunt. Elle guettait un mot qui lui vînt en aide. Comme
il n'arrivait pas, brusquement, elle se décida :
— Vous avez passé des jours terribles...
70 LA REYUB DE PARIS
— Oui, — répondit madame Ermenault, — nous sommes
bien malheureux.
Catherine poursuivit :
— Et d'autant plus que ce pauvre M. Ermenault vous a été
enlevé dans la force de Tâge, au moment où...
La veuve Pel vilain brûlait d'être indiscrète. Madame
Elrmenault ne lui en donna pas le temps :
— Je ne pense pas à cela, — dit-elle brièvement. — Qu'im-
porte si mon mari, en mourant, nous a laissés dans une triste
situation et a déçu bien des espérances? Ce n'est pas cela qui
m'a fait le plus de mal. Ma fille et moi, nous subissons le sort
de beaucoup de femmes. Mais il n'est plus là,. près de nous,
voyez-vous, il n'est plus là...
Catherine murmura :
— Hélas I chère madame, j'ai connu de pareils moments.
La vie n'est pas gaie. . .
Elle se reprenait à l'aimer, pourtant, en voyant près d'elle
ce grand, superbe fils, dont son cœur de mère s'enorgueillis-
sait. Louis, gravement, écoutait cette conversation, mais son
âme, au fond, ne pouvait s'y associer. Il y avait trop de
jeunesse, trop de santé, trop de joie qui chantaient en lui
pour qu'il pût croire aux tristes réalités de la misère et de la .
mort. La force et la vie gonflaient son cœur. Il les sentait
palpiter dans le bleu de l'atmosphère, dans l'arôme tiède et
voluptueux des sureaux aux fleurs blanches qui sautaient par-
dessus le mur.
Marie-Rose revint. EUe apportait une bouteille et des verres
à pied qu'elle disposa sur la table. — Marie-Rose, elle aussi,
avait connu la douleur; mais elle s'était relevée comme un
champ de seigle après^ l'orage. L'air, autour d'elle, semblait
animé d'un bourdonnement.
A mesure que Louis regardait Marie-Rose, des souvenirs
confus montaient en lui; il évoquait son amour d'enfant, il
en était un peu troublé. Elle lui disait :
— Vous rappelez-vous, hein? je vous taquinais rudement.
Quand j'étais là, vous ne pouviez plus lire vos histoires
d'Indiens. Vous avez dû me maudire.
Louis sourit :
— Non, non, je ne vous en ai pas voulu.
LA MONTÉE 71
— Atcc celai — ditr-elle, en rejetant une mèche révoltée.
Le jour coula. On eût dit que le petit jardin des Ermenault
était solitaire an milieu du monde. Les bruits du dehors —
cris d*enfants, piétinements de la foule, sifflets du chemin de
fer — s'y transformaient en y pénétrant. Rien ne pouvait
troubler la sérénité des êtres simples qui vivaient là. Les
Ermenault n'étaient pas des ambitieux. Cette mère et cette
fille se serraient Tune contre l'autre avec amour; ensemble
elles recevaient la caresse du ciel. La foule, autour des Erme-
nault, faisait le bruit de la mer furieuse. Elle battait le mur
du jardin pour conquérir l'îlot qui résistait victorieusement.
Toutes les rumeurs, pareilles à des vagues soulevées par la
tempête, heurtaient le rivage impassible. C'est que l'amour
était la raison de vivre des Ermenault; c'est au moyen de
l'amour qu'elles réglaient leurs frêles existences. Et cela sentait
les fleurs, le soleil, les courants aériens qui poussent des
nuages blancs pareils à des collines où il a neigé.
Catherine pensait :
(( Les pauvres gens! Us n'arriveront jamais à rien. »
XX
Les Pel vilain quittèrent les Ermenault le plus tard possible.
Ils descendirent la rue au soleil couchant, avec un mince
bouquet de roses cueillies là-bas et qui gardaient au milieu de
la foule l'odeur fraîche du petit jardin.
Catherine dit à Louis :
— Ce sont des gens aimables. Ces dames m 'ont priée de venir
et d'apporter mon ouvrage. Je profiterai . certainement et
l'invitation.
Elle en profita largement. Ce lui devint une habitude. La
société des Ermenault lui plaisait mieux que celle des Dorgère,
parce que chez eux maintenant elle pouvait le prendre d'un
peu haut et qu'on ne la contrariait plus sur le chapitre de son
orgueil. Elle parlait de la position de Louis, des services qu'il
rendait, de l'espoir que ses chefs mettaient en lui. Madame
Ermenault l'écoutait gravement. Parfois elle disait :
— Tant mieux, tant mieux I Je suis très heureuse pour
votre Louis.
7^ LA REVUE DE PARIS
Et c'était vrai. Elle était sincère. Catherine s'étonnait que
madame Ermenault et sa fille ne se plaignissent pas; elle
aurait voulu qu'elles montrassent de temps en temps un peu
d'amertume. Mais non, elles ne disaient rien. Quels étranges
caractères I
Les Ermenault travaillaient pour une maison du boulevard
Sébastopol. Catherine louait vivement leur activité. L'après-
midi, quand elle arrivait, elle trouvait la mère et la fille
en train de tirer l'aiguille devant une corbeille de linge pleine
jusqu'au bord, qui occupait le milieu de la table. Elle joignait
les mains :
— Alors... quoi? Pas un instant de répit?
— Oh! vous n'êtes pas toujours là, — répondait madame
Ermenault avec un sourire.
A ce métier, elles gagnaient environ cinq francs par jour.
Madame Ermenault appréciait :
— C'est peu de chose, sans doute, mais nous préférons
encore cette combinaison. Au moins, nous sommes ensemble,
nous respirons. La petite a déjà voulu se placer dans un
magasin. Moi, je n'y tiens pas.
— Evidemment! — approuvait Catherine.
Taquinée par son éternelle idée de fortune, elle insinuait :
— Mais, au fait... j'y songe. Pourquoi ne vous établiriez-
vous pas à votre compte? Je suis certaine que vous réussiriez.
Madame Ermenault souriait encore :
— Il faut de l'argent pour s'établir. . . Nous n'en avons pas.. .
Et puis il y a tant de concurrence aujourd'hui ! Il faut être
plus habile^quejles autres. Franchement, je ne me crois pas
autorisée...
— Autorisée?...
— A risquer mon honorabilité en faisant des dettes.
Vingt fois la question fut posée. Catherine ne cédait pas.
Elle savait bien qu'elle ne ferait pas revenir madame Erme-
nault sur sa décision ; elle avait peu d'espoir de lui insuffler
cette audace qui lui manquait ; mais elle éprouvait un plaisir
malsain, orgueilleux, à comparer le ressort qu'elle avait en
elle à ce qu'elle traitait intérieurement de <( veulerie » et de
<( lâcheté )). Elle jugeait :
(( Quel joli avenir elle prépare à ses enfants ! »
LA MONT1ÊE 'jS
Au fond, elle n'en avait pas grand souci. La maison était
honnête, agréable. L'essentiel, d'ailleurs, c'était que Louis y
pût trouver quelque distraction. Or ce voisinage de jeune
fille lui faisait du bien, il reprenait là son entrain et sa gaieté.
Catherine, en mère sage, avait pesé le pour et le contre. Elle
s'était demandé tout d'abord s'il n'y avait pas quelque danger
à laisser s'établir ainsi une intimité. Puis elle sourit : elle
connaissait Louis; elle l'avait façonné à son image; il était
mille fois trop intelligent pour « faire une bêtise ».
Et Louis, en effet, n'était pas amoureux de Marie-Rose. La
blessure infligée par Jeanne Dorgère était trop récente pour
qu'il la pût oublier encore. Mais, en présence de la jeune
Ermenault, il éprouvait une joie inconsciente, presque ani-
male. Elle lui plaisait bien mieux que Germaine Chatrian, —
dont le type ne répondait guère à l'idéal féminin qu'il s'était
forgé. Cela même avait soulevé naguère des discussions entre
la mère et le fils. Catherine persistait à vanter Germaine.
Opportunément, elle déclarait avec un battement de paupières
qui avait l'intention d'être égrillard :
— C'est une petite qui a du chien... Si, si, je t'assure
qu'elle a du chien I...
Tous les quinze jours, au moins, les Pel vilain allaient
passer l'après-midi du dimanche dans la petite maison. Louis
s'asseyait près de Marie-Rose, jouait avec son fil. Quelquefois
la jeune fille disait un mot drôle et on les entendait rire. Sa
nuque avait une odeur délicate. Une chaîne d'argent stin-
iillait sous les à-jour de son corsage. Entre elle et Louis il
n'était jamais question que de choses légères, sans impor-
tance. Les mots couraient.de l'un à l'autre; ils avaient la
grâce fragile, éphémère, des papillons gris-bleu qui volaient
de rosier en rosier.
Une fois, comme les Pelvilain s'apprêtaient à prendre congé,
madame Ermenault toucha le bras de Catherine :
— Si vous voulez me faire plaisir, — dit-elle, — vous
dînerez ce soir avec nous.
D'abord Catherine se défendit. Elle craignait de gêner ces
dames. Mentalement aussi elle calculait le surcroît de
dépenses que deux convives allaient causer. Un scrupule la
retenait. Elle prononça :
74 LA REVUE DE PARIS
— Non, non! ce sera pour un autre jour... Et vous me
permettrez d'apporter un pâté.
Chose étrange, la proposition ne fut pas accueillie avec
Tempressement qu'elle espérait. Madame Ermenault, au con-
traire, parut froissée. Elle dit un peu vite :
— Mais, chère madame, si je vous invite, ce n'est pas
pour vous laisser mourir de faim.
A moins de la désobliger, les Pelvilain ne pouvaient
opposer un nouveau refus. Ils acceptèrent donc. Il faisait
tiède. Le ciel avait le ton des bruyères mourantes. Louis
et Marie-Rose portèrent la table dehors. Us mirent le couvert
avec des cris joyeux et des éclats de rire. Et ce fut un crépus-
cule délicieux où les roses donnaient tout leur parfum, oî*
la pompe émiettait son eau fraîche, où la lune brillait comme
une médaille d'argent mat dans le ciel voilé par les pous-
sières de la ville. . . Marie-Rose se levait après chaque plat pour
donner de nouvelles assiettes, car madame Ermenault, dan»
le temps de la gêne, conservait encore certaines habitudes de
l'aisance.
Ali dessert, légèrement excité, Louis prit Marie-Rose à part
et lui confia qu'il n'était pas heureux, qu'il avait de doulou-
reux souvenirs. Bien que la jeune fille ne lui demandât rien,
il lui conta tout au long son histoire avec Jeanne Dorgère,
les mille souffrances qu'il avait endurées... Plusieurs fois,
Marie-Rose l'interrompit :
— Pauvre garçon! — disait-elle avec pitié.
Louis mettait de la coquetterie dans ses confidences. Il
avait cru bonnement que, d'un élan, le cœur de Marie-Rose
irait vers lui et que, tout en le repoussant, d'un geste très
doux, il pourrait lui faire sentir le prix qu'il attachait à cette
sympathie. Mais il se trompait. Marie-Rose ne l'aimait pas.
Et elle était très franche et très simple. -
— Pauvre garçon I — répétait-elle.
Il conclut :
— Mon malheur, voyez-vous, c'est que Jeanne Dorgère
n'ait pas été la jeune fille que je me figurais. J'ai pris le mau-
vais chemin, voilà tout.
Catherine garda la meilleure impression de cette visite et
de cette soirée. Pendant trois jours, elle parla des Erme-
LA MONTIÎE 75
nault dans le sens le plus favorable. Si grand même était son
besoin d'en parler, que, la semaine suivante, mademoi-
selle Sagerette étant venue la voir, elle lui lit un vif éloge de
Marie-Rose et de sa « chère » maman. La vieille fille ouvrit
des yeux énormes :
— Quoi? quoiP les Ermenault? Qu'est-ce que tu chantes?
— Voyons, ma bonne Aimée, rappelle-toi : tu les as vues à
la maison.
— C'est possible : tu reçois Pierre, Jacques et Paul... J'en
étais restée aux Dorgère.
— Nous ne voyons plus les Dorgère. Ces gens ont trop mal
agi...
— Très bien! Un clou chasse l'aulrc.
— Ainsi, tu ne te souviens plus des Ermenault?
Mademoiselle Aimée parut se recueillir. Subitement, de
l'index, elle se toucha le front.
— J'y suis!... les gens du Bois... le mari tuberculeux...
— Parfaitement I
— Tiens, tiens I les Ermenault I .. .
— J'avoue que nous les avions négligés... à tort, d'ail-
leurs... Ce sont d'excellentes amies... La petite est adroite! Je
voudrais que tu voies l'ouvrage qu'elle abat en une journée.
Mademoiselle Sagerette prêtait l'oreille en souriant. De
temps à autre, elle approuvait en hochant la tête. Elle dit enfin :
— Sais-tu à quoi je pense?
— Non.
— Je pense que cette jeune fille serait pour ton fils un
très bon parti.
Sous le choc de cette phrase, Catherine tressaillit :
— Tu plaisantes I — dit-elle enfin.
— Pas le moins du monde!... J'imagine que Louis ne
compte pas épouser une princesse. Il lui faut une femme
laborieuse. Celle-ci est toute désignée.
Catherine bondit :
— Allons donc! Marie-Rose n'a pas un sou de dot. Louis,
Dieu merci, peut prétendre à mieux.
Mademoiselle Aimée eut un petit rire :
— Jolie théorie, en vérité ! N'est-ce donc plus à l'homme
de travailler et de pourvoir aux besoins du ménage? Je
76 LA REVUE DE PARIS
m'étonne, ma chère amie, de trouver dans ta bouche des pro-
pos d'une telle immoralité... Ce qui t' égare, je me permets de
te dire cela, c'est ton orgueil ridicule, disproportionné. Tu
crois que ton fils a découvert le Pérou parce qu'il est qua-
trième commis au Crédit Russo-Belge. En admettant que tous
ses chefs tombent devant lui, comme des capucins de cartes,
il obtiendra peut-être, à la fin de sa carrière, un emploi de six
mille francs. Et puis après?. . . Il aura noirci beaucoup de papier
et usé bien des fonds de culotte... Je regrette de t'enlever
tes illusions, mais je te dois la vérité, ma bonne... Ton fils
est un (( rond de cuir ». Il mourra dans la peau d'un « rond
de cuir ».
— « Rond de cuir » ! . . . « rond de cuir » I — balbutiait
Catherine, l'œil fixe, égaré, comme si le disque percé tour-
nait obstinément devant ses yeux pour l'humilier et pour
l'amoindrir.
Inquiète pourtant de l'effet produit, mademoiselle Sagerette,
pour l'atténuer, ajouta :
— L'essentiel, vois-tu, c'est de bien faire son métier et de
vivre en honnête homme. D'ailleurs, je ne vois pas l'avenir de
Louis sous des couleurs trop noires. 11 se pourrait fort bien
qu'une vieille amie lui laissât une fortune qui mît ses derniers
jours à l'abri...
Ce fut sur ces mots réparateurs que mademoiselle Sagerette
quitta Catherine. Celle-ci, malgré le baume des ultimes
paroles, avait grand'peine à se remettre. Elle était hors d'elle.
Les larmes qui l'étouffaient jaillirent soudain et, pendant
toute une heure, elle ne put les arrêter. Louis, en rentrant, la
trouva dans un tel état qu'il n'y comprit rien. Elle l'empoi-
gnait par le cou, l'étreignait de baisers violents, passionnés.
— Jure-moi, — disait-elle, — jure-moi que tu n'épouseras
jamais là petite Ermenault.
Lui répondait avec étonnement :
— Mais, petite mère, il n'a jamais été question de celai
XXI
Septembre vint et l'état de M. de Préfaille s'aggravait
toujours; La fièvre empourprait ses joues; d'un mouchoir,
LA MONTEE 77
fréquemment, il s'essuyait le front et les lèvres. N'importe, il
tenait bon, il se cramponnait à son fauteuil de chef de service.
Un jour, M. Chatrian s'approcha de lui :
— Vous êtes fatigué, monsieur. Voulez-vous m'autoriser à
prendre la suite P
Sèchement, il répondit :
— Je vous remercie. . . Je sais ce que je peux faire.
Chez lui, par exemple, il s'abandonnait. Entre sa chatte et
sa bonne, il n'était plus qu'un pauvre homme criant parfois :
« Mon Dieu, que je souffre I » exhalant avec des pleurs
d'enfant toutes les plaintes qu'avait trop longtemps étouffées
la contrainte administrative.
Souvent, après le dîner, il annonçait :
— Je crois que je vais bien dormir.
Mais, deux heures plus tard, il s'éveillait, la tête brûlante,
en proie à des cauchemars. La bonne avait une opinion sur la
maladie de son maître : elle l'attribuait à l'air de Paris. Elle
lui conseillait de prendre un congé, un « grand congé ». Elle
disait : '
— Faites donc un tour à la campagne... Au bout de deux
mois, vous serez guéri.
M. de Préfaille souriait amèrement :
— Ma pauvre fille, ce n'est pas possible.
— Tant pis alors! — répliquait-elle, en remuant la vaisselle
avec des gestes bourrus...
Une fois, M. de Préfaille n'y put tenir : depuis le matin, il
avait lutté ; soudain on entendit le bruit métallique des clefs
becquetant les serrures de son bureau.
— Je m'en vais, — dit-il; — je ne me sens pas bien.
M. Chatrian feuilletait un registre. 11 releva la tête :
— Vous vous tuez, monsieur... Ce n'est pas raisonnable.
M. de Préfaille porta la main en avant :
— Ohl je vous en prie, mpn cher... Pas de compliments
de condoléances!
Dehors, il faisait beau. C'était un de ces soirs merveilleux
où l'été semble retrouver une seconde jeunesse. M. de Pré faille
marchait droit devant lui. Peu à peu ses douleurs s'apaisèrent.
H atteignit les Champs-Elysées. Le soleil déclinant emplissait
l'air d'une poussière dorée. Entre les chevaux de Marly, tout
78 LA REVUE DE PARIS
blancs sur les nuages roses du couchant, les équipages mettaient
la vibration de leur passage ininterrompu. Des corsages clairs,
des ombrelles à fleurs glissaient nonchalamment sous les feuil-
lages déjà piqués de taches d'or. M. de Préfaille prit une chaise,
allongea ses jambes. Du bout de sa canne, sur la terre, il
dessinait des demi-cercles. Une langueur infinie semblait venir
de rOuest, des longs nuages pareils à des corbeilles de tulipes,
des voitures lentes qui roulaient vers TArc de Triomphe avec
un bruit comparable à celui de la mer.
M. de Préfaille resta là deux heures. 11 se sentait mieux. Mais,
en rentrant chez lui, devant la glace d'un pâtissier, brusque-
ment, il s'arrêta. Etait-ce donc lui, cette face maigre, aux pom-
mettes fiévreuses? Et ce lui fut tout à coup une illumination.
— Je suis perdu, — murmura-t-il.
A partir de ce jour, il ne vint plus au bureau qu'irréguliè-
rement. Ses absences, d'ailleurs, le torturaient. Il craignait de
perdre sa place. A chaque retour, il interrogeait :
— Y a-t-il du nouveau .^^ Le directeur m'a-t-il fait demander?
M. Ghatrian avait un faux sourire :
— Mais non, mais non, cher monsieur. . . Ne vous inquiétez
de rien.
Ce fut aux approches de la Toussaint que M. de Préfaille
cessa tout à fait de venir. M. Ghatrian Fallait voir deux fois la
semaine : le chef le questionnait, suivait les affaires en cours ;
même, parfois, il rédigeait des minutes au crayon et il exigeait
que le sous-chef lui apportât la réponse.
Ges visites lassèrent M. Ghatrian. Un jour, il dit à Louis :
— Dites donc, Pelvilain, vous qui êtes bien avec le chef,
vous devriez aller le voir.
Louis se présenta chez M. de Pré faille. La veille, celui-ci avait
eu « sa crise », et elle avait été plus terrible encore que les autres
foi$. Assis dans un fauteuil et vêtu d'une robe de chambre
tabac qui le drapait entièrement, il se laissait partir, il suivait
le cours de sa destinée. Ses deux bras fuyaient à l'abandon.
D'une çiain, il caressait la fourrure de Picciola, sa bonne
chatte, q\ii ronronnait à ses côtés. Tout de suite, il dit à Louis :
— Ne n^e parlez pas du bureau... Ges choses-là ne m'inté-
ressent plus.
Et c'était vrai. 11 avait pris à la fois le dégoût de l'adminis-
LA MONTIÉE 79
tration et du cigare . Gomme Louis , poliment, exprimait les vœux
qu'il formait pour sa guérison, M. de Préfaille hocha la tête :
— F...U, mon pauvre ami!
Il avait perdu le souci de sa dignité. Il traitait Louis en
camarade. Au départ, même, amèrement, il plaisanta :
— Ne m'en veuiUez pas... si je ne me lève pas pour vous
reconduire.
Louis ne revit jamais M. de Pré faille. Le chef s'éteignit
à la fin du mois. Tous les employés raccompagnèrent jus-
qu'au caveau de famille qu'il possédait au Père-Lachaise. En
chemin, on s'étonnait qu'il manquât de parents au point de
n'être suivi que par deux petits-cousins qui se mêlaient à la
cohue administrative. Par exemple, on resta muet d'étonne-
ment et d'admiration en face de la chapelle de marbi^ au
fronton de laquelle était écrit : « Louis de Préfaille, Conseiller
d'Etat. — Guy de Préfaille, Vice-Amiral... ».
Au retour, Denis prit le bras de Louis. Sans doute, leur
amitié n'était plus la même. Mais les circonstances justifiaient
de pareilles familiarités.
— Ahl ce n'est pas le premier que j'ai conduit, — prononça
Denis avec un soupir.
Plus bas, il ajouta :
— Voulez-vous que je vous dise ce qui l'a tué? Ge n'est pas
•on albuminurie, comme le chantent les médecins. Non, non,
cet homme-là se minait, voyez-vous .►^ Il n'a jamais pu se con-
soler d'être un « raté ».
Louis eut un haut-le-corps :
— «Un raté! » Ah çà! êtes-vous fou? M. de Préfaille était
bel et bien un chef de service.
Denis eut un petit rire :
— Ghef de service I . . . Ah I ah ! mon pauvre monsieur, mais
pour un homme comme lui, c'était rien, moins que rien...
Tout cela, c'est affaire de proportion. Les de Préfaille ne
montaient plus; ils descendaient. G'est de ça que le chef ne
s'est jamais consolé .
Louis restait muet sous le coup inattendu de cette révélation.
Une froide pluie d'automne embrumait le cimetière. Leâ deux
commis dévalaient par un petit chemin bordé de cyprès. La
scie d'un marbrier grinçait au loin.
8o l'A REVUE DE PARIS
— C'est comme ça, c'est comme ça! — répétait Denis en
baissant le menton.
XXII
Au jour de Tan, M. Chatrian fut nommé chef et Louis
obtint une augmentation de cent cinquante francs. Catherine
accueillit la nouvelle avec un sanglot :
— Mon chéri!... mon chéri!...
— Mais maman... Il n'y a pas de quoi pleurer!
— Ce n'est pas à cause de ça... Je songe que tu vas partir
pour le régiment à la fin de l'année.
Il avait fallu l'émotion de cette petite joie pour la con-
traindre à soulager son cœur. Pourtant elle envisageait depuis
longtemps la séparation. La nuit, parfois, elle avait des sur-
sauts brusques : elle voyait Louis en uniforme et rudoyé par
son sergent. C'était le point noir de son existence. Que devien-
drait son fils? Dans quel état le lui rendrait-on .^^
A l'apostrophe de sa mère, Louis ouvrit les bras :
— Ahl oui, le service... une scie!
Maintes fois il y avait pensé. Il ne regrettait pas seulement
son confortable et ses habitudes. L'avenir, surtout, le tour-
mentait. Sans doute, le Crédit lui rendrait une place; mais
quelle serait cette place, vaudrait-elle celle qu'il abandonnait.^
La rupture avec les Dorgère lui attirait de M. Chatrian une
bienveillance exceptionnelle. Et voici qu'il allait briser tout
cela!
Catherine, jadis, avait horreur du soldat. EUe se souvenait
des champs dévastés par le passage des troupes, des granges
qu'on réquisitionnait et dans lesquelles, bon gré, mal gré, les
paysans étaient tenus de loger des hommes. Maintenant elle
s'attendrissait pour un régiment qui rentrait à la caserne
après une marche militaire :
— Ces pauvres enfants ! comme on les éreinte !
Une telle angoisse la torturait qu'elle aurait voulu la faire
partager aux uns et aux autres. Elle prônait la (( paix univer-
selle », le (( désarmement ». Aux Jaunie eux-mêmes elle ne
put se retenir de manifester son opinion. M. Jaume éclata de
rire : — le rire aigu, strident de l'homme supérieur. — Il
LA MONTEE 8l
refit avec une variante le geste élégant de Fontenoy :
— Messieurs les Allemands... à vous l'honneur!
Catherine était exaspérée. En sortant, elle dit à Louis :
— Ça lui est bien égal... 11 n*a pas de fils!
Elle assourdit aussi madame Ermenault de ses doléances.
Mais là non plus elle ne rencontra pas cette dévotion parfaite à
ses idées, cette pitié chagrine dont elle eût voulu trouver
l'expression dans toutes les voix et dans tous les yeux.
Madame Ermenault souriait :
— Un an, c'est vite passé... Puis, votre fils pourra venir en
permission.
A cela Catherine répondait :
— Mais, chère madame, un an, c'est plus qu'il ne faut
pour faire de Louis un vaurien et un débauché !
— Ne croyez pas cela. Un garçon bien élevé se retrouve
toujours.
— Vous dites ça. . .
Par principe, elle refusait toutes consolations. Louis, une
fois parti, serait un enfant perdu. De plus, c'était la ruine de
sa « carrière », de trop beaux projets mûris à l'avance et qui
s'écroulaient parce que « cet imbécile de gouvernement lui
faisait porter un sac et un fusil » .
Quelquefois, songeant à l'enfance de Louis, elle s'émouvait.
Seule, elle prenait un médaillon qui contenait le portrait de
son fils à l'âge de cinq ans. Elle balbutiait, au milieu de ses
larmes :
— Dire que ce petit garçon-là va coucher dans une
caserne ! . . .
Il n'y avait qu'une façon de conjurer le péril : faire
réformer Louis. Pour cela, il y avait des « trucs ». Elle les
recherchait tous au fond de sa mémoire. Celui-ci buvait du
café pur et faisait un kilomètre au pas de gymnastique. Cet
autre errait toute la nuit et se présentait fourbu au médecin-
major. N'avait-elle pas entendu parler d'un garçon boucher
qui s'était fait sauter l'index d'un coup de hachette?... Entre
vingt moyens, Louis devrait choisir le plus facile et le moins
dangereux.
Celui-ci, noblement, s'y refusa : il serait soldat; il ferait
son temps avec courage. D'abord, Catherine fut épouvantée.
I*' Mai 1908. 6
8q la revue de paris
Elle ne reconnaissait plus Fenfant docile qu'elle avait couvé.
Puis, tout à coup, elle fut saisie d'admiration :
— Oui, oui, tu es un brave 1 — disait-elle entre deux san-
glots, comme si Louis, dès le lendemain, allait courir à la
frontière.
Cet héroïsme, par bonheur, n'eut pas l'occasion de se
dépenser; Louis fut versé dans les services auxiliaires pour
ses mauvais yeux. 11 était astigmate, simplement. Et cela ne
se voyait guère. Mais, sans dissimuler sa joie, Catherine eut
honte cependant de la tare qui s'attachait à son fils, de ce
brevet d'infirmité qu'on lui décernait légèrement et qui pou-
vait le déprécier. Elle feignit d'en rire; elle disait partout :
— Astigmate... astigmate... Avez-vous jamais entendu
parler d'une pareille bêtise? En voilà une maladie qui n'en
est pas uiie I
XXIIl
Catherine s'était plantée devant Louis ; elle croisa les bras :
— Il y a des gens qui ont du toupet.
— Que veux-tu dire?
— Regarde.
D'une grande enveloppe elle venait de tirer une lettre. Elle
commença :
(( Monsieur et madame Dorgère... »
Louis pâlit :
— Jeanne se marie?
— Mon Dieu, oui... Je suppose que ça te laisse froid.
— Qui épouse-t-elle ?
— Monsieur de Malignac... Un baron... Mais ce n'est pas
de cela qu'il s'agit... Conçois-tu que ces gens osent nous
relancer? Ohl je sais bien pourquoi... Us veulent nous donner
le regret de les avoir perdus... Tu comprends... Maintenant
que leur fille épouse môssieu de Malignac...
Et, le coude levé :
— Un baron... As-tu fini?... Je t'en donnerai, moi, des
barons ! . . .
Louis gardait le silence. 11 était moins surpris qu'affecté.
Après un soupir, il interrogea :
LA MONTÉE 83
— Iras-tu?
— Plus souvent I... Je considère cette invitation comme
une insolence.
Louis, cependant, songeait à Jeanne. 11 revoyait son coup
de jupe, son catogan, sa jolie taille pliée en deux quand elle
se penchait pour confier un secret à l'oreille de Marthe ou.de
Cécile.
— J'irai , — déclara- t-il.
Catherine haussa les épaules :
— Tu as de la bonté de reste !
Il y avait dans le cas de Louis un peu de curiosité malsaine.
Puis son orgueil d'homme l'empêchait de croire que Jeanne
l'avait totalement oublié. Trop de souvenirs lui demeuraient
de cette jeune fille : il n'admettait pas son indifTérence. Peut-
être même, à son aspect, aurait-elle un . mouvement. , . un
tout petit mouvement...
Un beau soleil fêta cette journée extraordinaire. Louis
brusqua son déjeuner et se mit en route. On célébrait le
mariage à Saint-Ferdinand. Sur l'omnibus, Louis boutonnait
ses gants avec fièvre. Quelquefois, mal à l'aise, il fermait les
yeux. Par avance, il se composait une attitude.
Il vit Jeanne, tout à coup, dans le moment où. il ne s'y
attendait pas. Elle sautait de la voiture, mince et gracieuse
dans la vapeur blanche de son voile. Un jeune homme
s'avançait vers elle, lui tendait la main. Louis, timidement, se
faufila derrière le cortège. Le chant de l'orgue lui donnait
une grosse émotion. Les cierges tremblaient au fond d'un
brouillard.
Dans l'assistance, petit à petit, il reconnut des visages.
C'était des gens qu'il avait vus autrefois chez les Dorgère ou
les Beltempré. U lui revenait des phrases, des manières de
Jeanne. Puis Torgue tonnait, emportait tout dans une rafale.. .
U restait debout. Le soleil perçait un vitrail : il le regardait
s'épanouir et colorer la foule d'un reflet de kaléidoscope étin-
celant. Devant lui se balançait la houle fleurie des chapeaux
de femmes : — cerises, roses-thé, pivoines, bottes d'épis cou-
chées en des nids de dentelle. — .C'était. un jardin étouffant
qui répandait des parfums étranges. Soudain, il s'aperçut
que la cérémonie était achevée : la foule se dirigeait vers la
S\ LA RBVUE DE PARIS
sacristie. Il allait donc voir Jeanne, il toucherait sa main, il
formulerait des souhaits de bonheur.
Eh bien, non, il ne le pouvait pasi Autour de lui des gens
roulaient, Temprisonnaient d'un double courant. Lui restait
immobile. Son orgueil dominait tout. Il songeait que Jeanne
Tavait aimé et que toute cette foule était venue pour l'admirer
et pour la saluer. Il n'avait pas le courage de se joindre aux
autres.
L'église, peu à peu se vida. Louis s'assit dans le chœm* et
attendit Jeanne. De loin, elle apparut, petit nuage blanc,
léger, qu'escortait la tribu familiale arborant toutes les
nuances des satins et des velours. Jeanne s'appuyait au bras
de son mari. Elle souriait. C'est ainsi que, pendant huit
jours, Louis s'était plu à l'imaginer. Ses yeux regardaient à
dioite et à gauche, mais quand elle passa près de lui, elle ne
le vit pas. C'en était trop : il s'élança, gagna une porte
latérale et s'enfuit à grandes enjambées. Il courait, la tète
chaude, le cœur frémissant.
Ainsi Jeanne souriait, elle était heureuse. Cette pensée le
révoltait. Il détestait la femme, il la méprisait. Il eût voulu
pouvoir dire à toutes les jeunes et belles créatures qui le fr6-
laient en cet après-midi de juillet où les femmes-fleurs jaillis-
saient du trottoir comme pour l'attendrir et pour le narguer :
— Je sais ce que vous êtes... Je sais Ce que vous valez!...
Soudain, à l'angle d'une rue, il découvrit la façade du Crédit.
Ce fut un choc bienfaisant : il aima son bureau, sa vie recluse,
le besogne ennuyeuse à laquelle il était assujetti. N'était-<;e
pas le moyen de parvenir, de s'assurer plus tard une place dans
le monde? Désormais il ne donnerait plus d'attention aux
femmes. En frappant l'asphalte de son talon, il répétait : m Je
ne veux plus l'aimer », comme la plus entraînante des chan-
. sons de marche. C'est que Louis possédait une volonté de fer.
Par exemple, il avait beaucoup de mal à se le prouver...
PIERRE VILLETARD
(La fin au prochain numéro.)
LA
VIEILLE UNIVERSITÉ DE PARIS
L*Université de Paris est à la fois une très jeune et unie tnès
vieille personne. En sa forme actuelle, elle date seulement de
1896. Par ses origines, elle remonte au xii*" et peul-être an
XI' siècle. En ces temps lointains, dans Tlle de la Cité, autour
de la première église Notre-Dame, celle qui avait succédé au
temple d'Esculape de Tantique Lutèce, il s'était formé, par le
fait et sous l'autorité de TÉvêque de Paris, des écoles pour
apprendre aux clercs ce que les clercs devaient savoir. On y
enseignait ce qui alors était toute la sagesse humaine:, profane
et sacrée, d'abord les sept arts libéraux : au premier degré, la
grammaire, la dialectique ou art de raisonner, la rhétorique,
ou art de parler et d'écrire; au second degré, l'arithmétique,
la musique, la géométrie et l'astronomie, les seules sciences
ou fragments de science connus au moyen âge; plus tard,
au-dessus des arts, la théologie, savoir propre du clerc, puis
le droit canon, savoir également clérical, et enfin la médecine.
Ouvrir une école était alors fort simple. Il suffisait de la
permission de l'Evèque ou de son délégué, le Chancelier de
Notre-Dame. Une fois cette licence obtenue, le maître avait
droit de parler; venait l'entendre qui voulait. 11 parlait tantât
en plein air, dans une rue, place ou carrefour, sur une borne
ou sur la pierre d'un montoir, tantôt à couvert, sous un cloître
ou dans une salle, garnie d'une chaire ou d'un escabeau avec
des bottes de paille pour les élèves. Très longtemps, ces écoles
86 LA REVUE DE PARIS
épîscopales de Paris, sans autre lien que leur dépendance
commune vis-à-vis de FEvêque ou du Chancelier de Notre-
Dame, furent les principales écoles du royaume et des pays de
France. Bientôt leur renom se propagea dans toute F Europe,
et c'est par milliers que se comptèrent leurs écoliers. Us
restaient aux écoles dix ans, quinze ans, vingt ans, parfois
davantage, comme aujourd'hui encore, les étudiants des zaouia
musulmanes. « Heureuse cité, — dit un contemporain,
Philippe de Harvengt, abbé de Bonne Espérance, — où les
étudiants sont en si grand nombre que leur multitude en vient
presque à dépasser celle des habitants laïques. »
C'étaient presque tous des clercs ou de futurs clercs, c'est-
à-dire des gens d'Eglise; mais gens d'Eglise souvent de mœurs
peu ecclésiastiques, et qui feraient aujourd'hui scandale. Bon
nombre, certes, étaient ardents à l'étude et avides de savoir.
Le moyen âge intellectuel s'est formé presque tout entier
à Paris. Mais beaucoup aussi travaillaient peu et buvaient
ferme. « Pour boire et manger, dit un prédicateur du temps,
ils n'ont pas leurs pareils; ce sont des dévorants à table, non
des dévots à la messe. Au travail, ils bâillent; au festin, ils
ne craignent personne. Ils abhorrent la méditation des livres
divins ; mais ils aiment à voir le vin pétiller dans leurs verres. »
Malins et spirituels, ils composent, récitent et chantent des
fabliaux; souvent, la nuit, ils se promènent dans les rues,
enfoncent les portes des bourgeois, vont se réjouir avec des
filles, toujours prêts à recevoir des coups, prêts à en donner,
turbulents, combatifs, hérissés comme des coqs, faisant bon
marché de leur vie et de celle d'autrui, hardis et braves, au
point que Philippe-Auguste disait d'eux : <( Ils sont plus hardis
que les chevaliers. Ceux-ci, couverts de leurs armures, hésitent
à se, battre. Les clercs à la tête tonsurée, qui n'ont ni haubert
ni heaume, se jettent les uns sur les autres en jouant du cou-
teau. » Cela n'empêchait pas l'École de Paris d'être tenue dès
ce temps-là pour la « serre chaude de l'Esprit », le ce promon-
toire du Parnasse », la « Sainte Jérusalem toute embaumée
d'aromates intellectuelles », et de grandir en renom dans tous
les. pays d'Europe.
Cette foule mobile, grossie chaque année, n'avait pas tardé
à déborder hors de la Cité, mais seulement sur la rive gauche
LA VIEILLE UNIVERSITÉ DE PARIS 87
de la Seine, par le Petit-Pont. Beaucoup n'étaient pas fâchés
de mettre la rivière entre eux et la rude autorité du Chancelier
de Notre-Dame. Peu à peu et de très bonne heure, par leur
genre de vie même et le besoin de se sentir les coudes, maîtres
et écoliers avaient pris Thabitude de s'unir entre eux, d'abord
suivant leur pays d'origiiie, puis suivant la nature de leurs
études. Enfin un rapprochement plus général s'était accompli
le jour où, sur le flanc Nord de la Montagne Sainte-Geneviève,
des maîtres comme Guillaume de Champeaux et surtout Abé-
lard, avaient attiré à eux les foules étudiantes et soulevé leur
enthousiasme. Ce jour-là, en elles avait paru comme la con-
science d'une unité. De ces unions et groupements spontanés
sortit l'Université de Paris. En ce temps-là, juridiquement
université signifiait corporation; le mot universitas, — tous
ensemble, — s'opposait à l'expression singuli ut singuli, — seul
à seul. On disait dans le Midi universitas civium pour désigner
l'ensemble des citoyens d'une ville s'administrant eux-mêmes ;
dans le Nord, on disait iwiversitas mercatorum pour désigner
une corporation ayant ses privilèges. A partir du xiii^ siècle,
il y eut la corporation des maîtres et des écoliers de Paris, et
ce ïlit l'Université de Paris.
«
« «
Elle naquit de deux actes, l'un du pouvoir royal, l'autre du
pouvoir pontifical, et d'une façon qui montre quels étaient
déjà la force et l'esprit politique de la corporation naissante *.
A la suite d'une querelle et d'une échauffourée, il y avait
eu mort de plusieurs écoliers, aux environs de l'Abbaye de
Saint-Germain-des-Prés. La fo,ule des maîtres et des écoliers
fut assez puissante pour imposer au roi Philippe-Auguste
l'octroi d'une charte qui l'affranchissait de la police municipale
et des juges du Roi. Par cet acte de Tannée 1200, l'Univer-
sité, soustraite à la juridiction civile, est soumise exclusi-
vement aux juges d'Église. Défense est faite au Prévôt de
Paris de mettre la main sur un écolier, si ce n'est en cas de
I. Sur cette période, Y. Â. Luchaire, dans Histoire de France de Lavisse,
t. III, ï'« p.; — Ch.-V. Langloîs, ibid,, t. III, 2^ p.
88 LA Revue de paris
flagrant délit, et encore devra-t-il alors le livrer sur-le-champ
à la justice ecclésiastique. En aucun cas et sous aucun prétexte
les mitres de TUniversité ne pourront être arrêtés par les
gens du Roi. Les laïques devront protection et assistance aux
écoliers, toutes les fois que ceux-ci seront attaqués ou molestés.
Enfin le Prévôt et les bourgeois de Paris sont astreints à jurer,
çn présence de l'Université, qu'ils observeront de bonne foi,
çn toute circonstance, les clauses de ce privilège. C'était bien
un Etat dans l'État qui venait de se lever.
A peine affranchie de l'autorité civile et royale, l'Université
rêve d'un autre affranchissement. L'autorité de laquelle elle
relevait désormais, pour sa vie civile, comme pour sa vie
scolaire, était celle de l'Évêque. Elle ne pouvait s'en déta-
cher juridiquement et prétendre à exercer elle-même sur
elle-même une juridiction propre. Mais l'autorité épiscopale
était trop proche ; elle avait été plus d'une fois sévère et même
injuste; dans la collation des m licences d'enseigner )>, elle
avait été souvent partiale et trafiquante. L'Université, qui
n'avait pas encore de droit interne, en voulut un, et c'est au
Pape qu'elle le demanda.
A cette époque, les évêques n'étaient pas entièrement sous
la dépendance des papes. Mais, dans le clergé, pour échapper à
leur tyrannie, volontiers, on s'adressait au Pape, comme à l'au-
torité supérieure. Les ordres monastiques s'étaient ainsi con-
stitués. L'Université de Paris, pour s'affranchir en partie de
l'Évêque, eut recours au Pape, et en iai5, un cardinal, Robert
de Courçon, fut délégué pour lui apporter la bulle qui la con-
stituait comme corporation ecclésiastique. Inutile de relater ici
les divers articles de cette constitution. 11 suffira d'en noter
une disposition essentielle : droit était reconnu aux maîtres et
étudiants de Paris de se confédérer entre eux, ou avec d'autres
et de fermer les écoles dans des circonstances déterminées,
par exemple si un maître ou un écolier était tué ou blessé, s'il
recevait injure grave, si justice lui était refusée.
Après l'affranchissement de la police et de la justice civiles,
c'était le droit de coalition, impliquant le droit de réunion;
c'était aussi le droit de grève. Ainsi, après l'octroi émancipa-
teur du Roi, s'affirmait et s'accroissait, par un acte du Pape,
l'indépendance de l'Université. Qu'on ne s'y trompe pas
LA VIEILLE UNIVERSITE DE PARIS 89
cependant, elle reste cbose d*Eglise. C'est une corporation;
mais c'est aussi une confrérie. Elle est composée presque
exclusivement de clercs, tous tonsurés ^ Elle est, à part les
rares physiciens ou médecins qu'elle contient, essentiellement
organe de l'ËgUse. C'est à ce titre qu'elle a voulu s'affranchir
de lautorité royale ; si elle s'affranchit partiellement de l'auto-
rité locale de l'Evêque, c'est en se plaçant sous l'autorité plus
lointaine et plus haute, mais toujours ecclésiastique du Pape.
Le sceau qu'elle se donna le marque bien. Avoir un sceau par-
ticulier qtait alors un des signes de l'indépendance corporative.
Quelques années avant les actes de laoo et de iai5, les
maîtres de Paris s'en étaient fait fabriquer un. Le Chancelier
de Notre-Dame, au sceau duquel ils devaient recourir, le fit
briser solennellement. Après la bulle de iâi5, il ne pouvait
eontester à l'Université le droit d'en avoir un. Celui qu'elle se
donna est très significatif : tout en haut, la croix, puis dans
un compartiment impair, la Vierge, patronne de Notre-Dame;
au-dessous, en deux compartiments jumeaux, à droite,
l'Évêque, crosse en main, à gauche, une sainte nimbée, enfin
tout en bas, les docteurs et les écoliers.
Charte royale, bulle pontificale, ne pouvaient être aux mains
de la jeune Université triomphante qu'armes de combat et de
conquête. La lutte était inévitable entre elle et l'Evêque en
partie dépossédé. L'Université acceptait, et ne pouvait faire
autrement, sa juridiction disciplinaire et judiciaire. L'Evêque,
kii, ne reconnaissait pas à l'Université le plein droit de se
liguer et coaliser que lui avait accordé le Pape. Dès 12 19, le
eonflit éclate. L'Évêque et le Chancelier déclarèrent excom-
munié quicooque aurait vu des écoliers courir en armes, la
nuit, par les rues, sans les dénoncer à la justice ecclésiastique ;
eela, c'était de la discipline, et le droit nouveau de l'Université
n'était pas violé. Mais en même temps étaient excommuniés,
par avance, ceux qui, usant du droit, maîtres ou écoliers, se
ligueraient, par serment, sans l'autorisation de l'autorité épis-
eopale.
Son droit ainsi méconnu, l'Université ne pouvait cpi'en
appeler au Pape. Pour envoyer un délégué à Rome, elle ouvre
une souscription. Le Chancelier riposte en excommuniant les
maîtres et écoliers qui souscriront ; il leur interdit même le
90 LA REVUE DE PARIS
confessionnal. Grand émoi dans l'Université; le chapitre inter-
vient. Inflexible, TÉvêque suspend a sacris des professeurs, met
en prison des écoliers. L'Université n'avait qu'une réponse, son
droit de grève. Elle ordonne la cessation générale des cours,
et elle finit par obtenir gain de cause. Le Pape lève les arrêts
d'excommunication et donne ordre au Chancelier et à « ses
complices » — le mot est dur — de venir se justifier à Rome.
Ainsi s'affirme à la fois l'autorité du Pape sur l'Evêque de
Paris et l'indépendance de la corporation universitaire. Quel-
ques années plus tard, en 1222, après de nouveaux conflits
moins graves, une nouvelle bulle complète l'affranchissement.
L'Evêque conserve sa juridiction disciplinaire et judiciaire sur
l'Université ; mais défense lui est faite d'incarcérer préventive-
ment les maîtres et écoliers accusés ou suspectés; ils sont
admis à donner. caution. Enfin il est enjoint au Chancelier de
démolir la prison qu'il avait fait construire.
En même temps, une autre brèche était faite dans son auto-
rité déjà bien démantelée. C'était l'Evêque ou, par lui, le
Chancelier de Notre-Dame qui conférait la <( maîtrise » et la
(( licence » d'enseigner. Désormais il ne devra les donner qu'aux
candidats dont l'aptitude aura été attestée par un jury de pro-
fesseurs. En outre il était mis fin à son monopole de la colla-
tion des grades. Sur la rive gauche, l'abbé de Sainte-Geneviève,
qui était seigneur d'un vaste territoire, avait lui aussi le droit
de conférer, en ce territoire, maîtrises et licences. Quand les
écoles eurent, beaucoup du moins, passé le Petit-Pont et
répandu leurs foules sur la rive gauche, elles se trouvèrent
sous la juridiction de l'abbé. Tout naturellement, elles lui
demandèrent des grades. Il en conféra; mais le Chancelier de
Notre-Dame ne les reconnut pas. L'acte de 1222 lui enjoignait
de les reconnaître et de laisser aux maîtres qui les possédaient
tout droit d'enseigner.
Ainsi affranchie du Roi et de l'Evêque, ne dépendant plus
guère que du Pape, la démocratie universitaire, répandue,
sans places fixes, sans bâtiments spéciaux, dans la Cité et sur
la Montagne Sainte-Geneviève, s'organise intérieurement et
se donne peu à peu la forme sous laquelle elle vivra pendant
des siècles. Spontanément, on l'a vu plus haut, s'étaient rap-
prochés les maîtres suivant la communauté de leurs études.
LA VIEILLE UNIVERSITE DE PARIS 9I.
Ces groupements, en se resserrant, devinrent les facultés : la
Faculté des Arts, la plus nombreuse de toutes, la Faculté de
Droit canon, la Faculté de Médecine et la Faculté de Théo-
logie. Dans la Faculté des Arts, s'étaient formés d'autres
groupements, suivant les origines des maîtres et des écoliers.
Ce furent les nations. 11 y en avait quatre : la Nation de
Normandie, comprenant Normands et Bretons; la Nation de
Picardie, Picards et Wallons; la Nation d'Angleterre, qui
changea de nom à la guerre de Cent Ans et devint Nation
d'Allemagne, Allemands, Anglais, Suédois; enfin la Nation
de France, comprenant les Français des évêchés de Paris,
Bourges, Sens, Tours et Reims, et tous les universitaires de
race latine.
Chaque, nation avait son procureur, élu par elle, et chargé
de pourvoir à ses intérêts. Plus tard, chaque faculté eut son
doyen, également élu par elle. Enfin, dès i245, les quatre
nations des arts se donnèrent un chef temporaire, le recteur,
élu pour quelques mois, et qui ne tarda pas à devenir le chef
de toute la confrérie universitaire. 11 était élu à deux degrés.
Au premier degré, les délégués des quatre nations des arts et
des autres facultés se réunissaient dans une église, tantôt celle
des Mathurins, tantôt celle de Saint>-Julien4e-Pauvre, et choi-
sissaient, pour chaque groupement, quatre électeurs. Aussitôt
élus, ces grands électeurs ou intrants se réunissaient en con-
clave, et avant la fin du jour ils élisaient le recteur. Une fois
élu, celui-ci était proclamé solennellement, au nom du Père,
du Fils et du Saint-Esprit, par son prédécesseur, et il rece-
vait de ses mains, le béret sur la tête, la mante d'hermine
sur les épaules et, en sautoir, l'écharpe au sachet de velours
contenant le sceau de l'Université et la clef de la caisse com-
mune. Ses pouvoirs étaient courts; mais ils étaient considé-
rables. Aux xiv" et XV* siècles, il sera un personnage redouté.
Son rôle était surtout de maintenir, envers et contre tous, les
privilèges de la corporation. 11 avait le pouvoir de déclarer la
grève générale des cours, dans les cas où ces privilèges étaient
violés ou menacés.
L'Université n'avait pas sa maison propre. Chaque maître,
libre d'enseigner, une fois pourvu de la permission ou licence,
çnseignait où il voulait. Quand une congrégation particulière,
93 LA BEVUE DE PARIS
nation ou faculté, avait besoin de délibérer, elle se réunissait
dans un cloître ou dans le réfectoire d'un couvent; quand la
fédération entière tenait des assises, elle se réunissait dans
une église, le plus souvent aux Mathurins ou à SaintnJulien-
le-Pàuvre. C'est de Saint-Julien-le-Pauvre que partait, à la
fête du Lendit, recteur en tête monté sur une mule, l'intermi-
nable procession de l'Université allant à Saint-Denis acheter
les parchemins.
Vers le milieu du xiii* siècle apparurent les collèges^ Ce
ne furent pas au début des maisons d'enseignement, mais
des maisons hospitalières. Dans la foule des écoliers venus de
toutes les parties du monde civilisé, il y avait des étudiants
riches ; mais la plupart étaient fort pauvres. Beaucoup, ventre
vide et dents longues, mendiaient leur pain, couchaient dans
des caves ou sous les porches des églises, et pour étude,
lisaient les missels enchaînés derrière des treillis de fer, à la
porte des églises, ou les manuscrits exposés aux boutiques des
libraires-jurés de la rue Saint-Jacques. En faveur de certains
d'entre eux s'ouvrirent quelques collèges, où ils trouvaient le
gîte, un lieu d'étude et la nourriture. Les premiers furent
créés par des étrangers, pour des étrangers, Danois, Suédois
et autres gens du Nord. Bientôt il en fut fondé d'autres, par de
Jhauts personnages, pour les écoliers pauvres de leurs diocèses
ou de leurs provinces, ceux des Bernardins, des Prémontrés,
de Cluny, d'Harcourt, de Navarre, de Bayeux, du Cardinal-
Lemoine, de Presles, de Narbonne, du Plessis, de Marmoutier,
de Comouailles, d'Arras, de Bourgogne, de Tours, des Lom-
bards, de Lisieux, de Dormans, d'Autun, etc.
Primitivement, les écoliers y vivaient comme à l'hôtel,
sous l'autorité d'un principal, chef de la maison, et allaient
rue du Fouarre ou rue de la Bûcherie aux écoles des maîtres.
Peu à peu, les maîtres, surtout ceux de la Faculté des Arts,
quittèrent leurs vieilles rues et vinrent s'établir dans les col-
lèges. Sans cesser d'être des maisons hospitalières, ceux-ci
devinrent donc des maisons enseignantes, qui finirent par
avoir chacune un jeu complet de maîtres ou régents, et à
LA VIEILLE UNIVERSITE DE PARIS QfS
former ainsi de petites collectivités dans la république fédéra-
tive de l'Université. Peu à peu le caractère des collèges se
modifia. Les boursiers, objet des fondations, en restèrent le
noyau; mais autour d'eux, il y eut d'autres écoliers, pension-
naires et externes; comme pensionnaires, des carriéristes ou
chambriers, jeunes gens riches avec des précepteurs parti-
culiers, ayant chambres spéciales, et se nourrissant à leurs
frais; des connetears om portionnistes, payant pension pour le
dortoir et la table commune; comme externes, des martinets^
ainsi nommés pour leur humeur vagabonde, écoliers de l'école
buissonnière, ne paraissant guère au collège que pour retiret
les attestations nécessaires au moment des examens, enfin des
galoches ou porteurs de sabots, étudiants amateurs, vieillissant
sous le harnais scolastique. Dans ces collèges des arts, la di^
cipline était rude. Le fouet public y était en usage; un dea
agents aux ordres du principal était chargé de l'administrer.
Un de ces fouetteurs fut célèbre en son temps ; c'était Tem-
pête, le grand fouetteur de Montaigu, ce collège où tout était
aigu, le lieu, les dents et les esprits, morts acutus, dentés aculi,
mentes acutœ.
Parmi les collèges du xiii* siècle, celui de Sorbonne mérite
une mention spéciale. Il fut fondé par un pieux personnage,
Robert de Sorbon, pour recevoir a seize pauvres maîtres
ès-arts, aspirants au doctorat en théologie ». Outre une fin
charitable et pieuse, son fondateur se proposait de perpé-
tuer la race des théologiens séculiers que le succès croissant
des ordres mendiants semblait menacer. Asile de théologiens
à l'origine, la Sorbonne, rebâtie et agrandie plus tard paar
Richelieu, resta, tout le long de l'histoire de l'Université
de Paris, une maison de théologiens, et ne fut pas autre
chose. C'est uniquement par ses disputes théologiques, par ses
sentences doctrinales, qu'elle devint plus tard la maison la
plus célèbre de l'Université.
Ainsi, au courq du moyen âge, se construisit, morceau par
moreeaii^ au hasard des fondations pieuses, sur toute la Mon-
tagne Sainte-Geneviève, la cité des collèges. Ainsi peu à peu*
la foule mobile t errante des étudiants se trouva fixée par
petits groupes,, dans des maisons d'étude.
Ces siècles du moyen âge, le xiii', lé xiv*" et le xv% furent
94 ^A REVUE DE PARIS
pour rUniversité de Paris, une période d'incomparable splen-
deur et de puissance incroyable. Démocratie batailleuse,
affranchie du Roi, affranchie de l'Evêque, soumise seulement
à l'autorité très lointaine du Pape, hautaine, arrogante, ferme
sur ses droits et privilèges, ardente à la dispute, ardente à
l'action, pénétrée du sentiment de sa force, la république
scolaire de Paris se fait redouter tour à tour des pouvoirs qui
l'avaient affranchie. Elle est une puissance dans l'État, et ne
néglige aucune occasion de le faire sentir. Elle intervient dans
toutes les querelles publiques, se prononçant tantôt pour le
Pape, tantôt pour le Roi. Ainsi, au début du xiv* siècle, elle
se déclarç en majorité pour Philippe-le-Bel contre Boni-
face VIII. Plus tard, elle sera pour les Bourguignons contre
les Armagnacs^ Elle en viendra à diriger par ses ambassadeurs
les conciles de Pise et de Constance, et à prétendre, aux jours
du schisme, devenir l'arbitre de la Papauté, en se prononçant
sur les prétentions rivales à l'héritage de Saint-Pierre.
«
« «
A ces trois siècles de vie intense, d'éclat et de puissance,
succèdent trois siècles d'engourdissement, de déclin, de ruine
lente et continue.
Tout d'abord, à mesure que l'autorité royale s'élargit et
s'élève, l'Université perd en puissance. Elle est encore dans
les textes et sur les parchemins « la fille aimée des rois »,
mais elle devient fille sujette. Dès i445, une ordonnance de
Charles VII l'enlève à la juridiction ecclésiastique et la sou-
met, en droit commun, à la juridiction du Parlement. Un
peu plus tard, Louis XI lui fait retirer, par une bulle pon-
tificale, ce qu'une bulle pontificale lui avait accordé, le droit
de suspendre ses leçons. Sous Henri II, il apparaît nettement
que son rôle politique est fini. Une échauffourée avait eu
lieu, au Pré-aux-Clercs, entre bourgeois, gens de police et
étudiants. Naguère encore, comme sous Philippe-Auguste,
elle eût réclamé haut et obtenu réparation. Cette fois, elle
est forcée d'aller demander pardon au Roi. Enfin, à la fin du
xvi*" siècle, sous Henri IV, la royauté s'attribue le droit de
LA VIEILLE UNIVERSITE DE PARIS (^5
régler, elle-même et seule, réducalion de la jeunesse dans le
royaume. Ce pouvoir est déclaré « uji de ceux qui importent
le plus au bien de TEtat ». Dès lors, il est retiré à FÉglise,
et, pour la première fois, il entre, pour n'en plus sortir,
dans la compétence du magistrat civil. Sans doute, l'édu-
cation reste chose religieuse, confiée principalement à des
prêtres. Mais toute intervention du Pape dans son gouverne-
ment est abolie. Désormais le pouvoir tutélaire et directeur de
l'Université sera le Roi et son Parlement. Mais l'accroissement
de l'autorité royale n'expliquerait pas seul un tel change-
ment. Pour subir sans se rebeller, sinon sans murmurer, cette
mainmise du pouvoir civil, pour se laisser enlever par mor-
ceaux son autorité corporative, il fallait que l'Université de
Paris sentît en elle-même un déclin de son autorité morale.
Elle avait, en effet, rapidement décliné sous l'action de causés
diverses. Fille de la scolastique, elle avait vécu de scolas tique
et pour la scolastique, sans s'apercevoir que dans les esprits
commençaient à paraître d'autres façons de penser. L'impri-
merie était inventée, et avec elle le livre avait paru. Des
navigateurs avaient découvert des terres nouvelles et boule-
versé les idées sur les limites de la terre. La Renaissance avait
remis au jour des auteurs .grecs et latins, inconnus ou
méconnus du moyen âge, et l'antiquité retrouvée n'excitait
pas moins d'enthousiasme par la liberté de ses idées que par
la beauté de sa forme. La Réforme venait de placer les esprits,
face à face, avec la Bible et le Nouveau Testament, sans
commentaires interposés, si bien que Luther pouvait dire que
« les langues sont les fourreaux qui renferment Tesprit » et
aussi qu'il avait, « par l'étude des langues, retrouvé la vraie
doctrine ». Or, tout cela, qu'était-ce, sinon la fin de la scolas-
tique, la ruine de sa base et de ses procédés.^
T'our base elle avait l'autorité. Des textes sacrés, qui
s'imposent a la foi du croyant, l'autorité était passée aux textes
profanes. Aristote était devenu le maître, auquel il faut croire,
parce qu'il a dit. Par une seconde transposition, elle était
passée du maître à ses commentateurs, et les esprits s'épuisaient
à apprendre, par cœur, pendant des années et des années,
textes et commentaires. Le raisonnement s'appliquait] non
à des réalités, à des idées concrètes, mais à des abstrac-
96 LA REVUE DE PARIS
lions, à des mots. La grande affaire philosophique du moyen
âge avait été la question des universaux, qui sont les termes
par lesquels, dans le langage, nous exprimons les idées
générales, et la querelle des réalistes et des nominalistes,
c'est-â-dirc de ceux pour qui les universaux étaient les réalités
mêmes, et de ceux pour qui ils n'étaient que des mots, flatus
vocis. On raisonnait en forme syllogistique de omni re scibili
et quibasdam aUis, en baroco, en cesare, en camestres, en
baralipton, tirant subtilement des idées tout ce qu'elles conte-
naient, sans jamais un regard sur les réalités, et comme alors
les idées générales étaient, non 'pas des expériences coor-
données, mais des constructions a priori de Tesprit, on n'en
tirait naturellement, en longues chaînes de syllogismes, que
ce que l'esprit y avait mis. A marcher ainsi, on n'avançait pas.
Entre l'esprit et les réalités s'interposait, voilant les réalités,
une trame serrée et continue d'idées artificielles. Pédantisme,
subtilité, stérilité, le grand art de Raymond LuUe, de qui
Descartes, destructeur de ces idoles gothiques, devait dire
qu'il « apprenait à parler de toutes choses sans rien savoir et à
se faire admirer des plus ignorants ».
Contre une telle éducation s'élevaient avec les influences
générales plus haut énumérées des voix retentissantes ou per-
suasives, parlant français, celles de Rabelais et de Montaigne,
d'autres encore, sorties de l'Université elle-même, parlant
encore latin, comme celle de Ramus. mais parlant moderne en
latin. Ramus, en i536, qualifiera crûment d'erreurs les idées
d'Aristote : « Quaecumque ab Aristotele dicta essent comment
titia esse ». Rabelais charge à fond contre l'éducation scola^
tique ; il souffle sur les brouillards ; aux barbouillamenta Scoti,
comme il dit des dissertations des théologiens et des philo-
sophes, il oppose la vue des réalités, soit dans le miroir des
lettres païennes qu'il adore, soit dans la nature elle-même,
qu'il sait voir et regarder. Montaigne, sorti à treize ans
maître es arts du Collège de Guyenne, fait lui aussi, d'une
ironie plus douce mais non moins pénétrante, la guerre à
Vergotisme. « C'est baroco et baralipton, dit-il, qui rendent
leurs supposts aussi crottez et enfumez. » Il veut écarter du
chemin des enfajnts ces « espines et ces ronces » et les con-
duire « à la sagesse par des routes ombreuses et gazonnées ».
LA VIEILLE UNIVERSITlé DE PARIS 97
A ces influences "diverses, Topinion, si Ton peut dire, était
d'autant plus sensible, que la clientèle de l'Université s'était
profondément modifiée. Ce n'étaient plus exclusivement des
clercs ou de futurs clercs qui peuplaient les écoles ; à côté des
clercs, destinés à TEglise, il y avait des enfants, des jeunes
gens destinés à vivre dans le siècle, fils de nobles, fils de
bourgeois. Et puis l'Université n'était plus la grande école
internationale du moyen âge. Autour d'elle, en France, il s'en
était constitué d'autres, à Orléans, à Reims, à Montpellier,
ailleurs encore. 11 s'en était créé à l'étranger, à Oxford, à
Cambridge, et naturellement, ïes écoliers de ces pays, trou-
vant chez eux pâture d'esprit, ne venaient plus à Paris, sauf
les boursiers soucieux du bénéfice des fondations.
Endormie dans la gloire de son passé, fermée à l'esprit des
temps nouveaux, l'Université était stérile en nouveautés. Le
souffle de la Renaissance ne l'avait pas animée; elle n'avait
même pas senti le besoin de développer en elle l'enseigne-
ment du grec. Elle se confinait toujours dans l'étude du droit
canon, et n'enseignait pas le droit national. Elle avait pro-
voqué ainsi la création, par François P^ de lecteurs royaux
qui formèrent le Collège Royal ou Collège de France : fait
grave dans son histoire, qui signifiait qu'aux yeux du Roi elle
ne suffisait plus à tout et que l'unique moyen de faire ce
qu'empêchait sa routine était de le faire en dehors d'elle,
fût-ce contre elle. Au nombre de deux tout d'abord, un pour
l'hébreu, un pour le grec, les professeurs ou lecteurs royaux
furent bientôt au nombre de dix, un pour le droit français, un
pour le latin, un pour la philosophie, d'autres pour les mathé-
mathiques et la médecine. Outre un esprit nouveau et des
méthodes nouvelles, cette création apportait deux grandes
nouveautés : les professeurs et lecteurs royaux étaient des
laïques; ils ne faisaient pas payer leurs élèves, mais étaient
appointés par le Roi. C'était le commencement, en France,
d'un véritable enseignement supérieur des lettres et des
sciences, afl^ranchi de l'esprit d'autorité et donné par l'Etat.
Bientôt allait surgir une concurrence autrement redoutable.
La Société de Jésus était fondée par Ignace de Loyola en 1659.
Dès le début, l'éducation des enfants et des jeunes gens des
classes riches fut un de ses moyens pour réaliser son dessein
i*' Mat 1908. 7
98 LA REVUE DE PARIS
de domination universelle. Dès i56i, longtemps avant que
fût achevé son règlement d'études, elle était autorisée u
s'établir à Paris. Son succès fut si rapide que dix ans plus
tard, un protestant, Hubert Longuet, pouvait dire : <( Les
Jésuites éclipsent en réputation tous les autres professeurs,
et peu à peu ils font tomber les Sorbonnieiis dans le mépris ».
Elle avait peu souci des facultés supérieures, théologie,
décret et médecine. A ce degré, les esprits sont déjà formés.
Ce qui lui importait, c'était de les modeler elle-même à Tâge
où ils sont plastiques. Aussi n'eut-elle guère que des éta-
blissements correspondant à notre enseignement secondaire
actuel, c'est-:à-dire aux collèges de la Faculté des Arts. Elle
s'appliqua, .avec un succès grandissant^ à s'y assurer, dès
l'enfance, la possession des âmes.
Très vite, le contraste fut grand entre ses collèges et ceux
de l'Université : ils étaient spacieux et sains, bien tenus et
scrupuleusement surveillés; la vie y était douce, régulière,
agréable; les études, entremêlées d'exercices physiques, ceux
du gentilhomme, la natation, l'escrime, l'équitation ; les
semaines, coupées de longues promenades à la campagne; le
travail, excité sans cesse par l'émulation, récompensé par des
divertissements; l'esprit d'obéissance, insinué par tous les
détails d'une vie paisible et pleine, et aussi par l'exemple,
chez les maîtres, du zèle professionnel, de l'abnégation et de
l'accord des volontés.
Le cadre des études reste à peu près le même que dans les
collèges de l'Université, en tout sept ou huit classes. Mais
le contenu en difière sensiblement, et la méthode et la fin y
sont toutes différentes. On y parle en latin, rien qu'en latin,
comme dans les collèges de la Faculté des Arts. Mais entre. les
trois années de grammaire, par lesquelles débute l'enseigne-
ment, et les deux ou trois ans de philosophie avec notions
de mathématiques, par lesquelles il se clôt, s'intercale la
grande nouveauté, la classe d'humanités et la rhétorique entiè-
rement renouvelée. La Renaissance a passé sur l'Europe, lui
révélant la beauté des lettres antiques. Le charme ne sera
plus rompu. Mais il peut incliner les âmes vers les idées
mêmes de l'antiquité; les Jésuites le captent et le tournent
vers l'idéal chrétien. Ils brisent ou désarticulent les œuvres
LA VIEILLE UNIVERSITE DE PARIS 9^
païennes, et ils en font apprendre à leurs élèves non ce qui
peint rhomme d'Athènes oU de Rome, dans son milieu, avec
ses idées, avec ses mœurs, mais ce. qui exprime Thomme en
général, Thomme de tous les temps, avec ses penchants, ses
vices et ses vertus. Les lettres ajitiques deviennent les lettres
humaines, humwiiores Utterae; la Renaissance tourne court;
elle fait place à F humanisme , culture élégante, mais purement
formelle, toute en lieux communs, volontairement étrangère
aux faits positifs. Et voilà un nouveau moule d'éducation
formé et fermé pour plusieurs siècles.
Chassés du royaume après l'attentat de Jean Chatel sur la
personne du Roi, les Jésuites devaient rentrer tout au début
du XVII* siècle. L'attrait de leur enseignement était déjà si
grand, qu'ayant ouvert des collèges hors du royaume, à
Douai, à Pont-à-Mousson, nombre de familles nobles y
envoyaient leurs enfants, malgré les défenses du Parlement.
C'est pendant cette éclipse partielle qu'intervint la réforme
de l'Université de Paris par Henri IV, en lôgS et 1600. De
cette réforme, nous avons déjà dit ce qui avait trait au
statut général de l'Université en regard du pouvoir royal. 11
faut en dire brièvement ce qui se rapportait à l'intérieur de
l'institution ^
Pour les facultés supérieures, théologie, décret et médecine,
peu de choses à noter. Dans la partie des statuts qui touche à
la Faculté de Théologie, le fait le plus saillant est l^omission
du nom du Pape. On prescrit que, dans l'enseignement, (( rien
ne sera contraire aux droits et à la dignité du Roi et du
royaume de France ». La Faculté de Décret reste ce qu'elle
était, religieuse et théologique, avec six professeurs. A part
les Institules de Justinien en première année, son objet
demeure les Décrétales et les Clémentines, c'est-à-dire le droit
canon, le droit des clercs : ce qui importe avant tout, c'est
Torthodoxie des candidats. Aucune modification profonde
n'est faite dans la médecine. « Les étudiants eh médecine
assisteront fréquemment aux disputes et aux leçons publi-
ques. )) En cinq ans, ils devront suivre au moins deux séances
d'anatomie. Donc pas d'études réelles, mais des disputes ver-
I. Sur ceUe période, V. Ch. Jourdain, Histoire de l'Université de Paris
au XVII* et au XV m* siècles.
lOO LA REVUE DE PARIS
baies. La scolas tique survit. On traite Thomme par voie syllo-
gistique. Vraiment, Molière n'outrera pas. En revanche, on
réglemente les examens, baccalauréat, licence et doctorat.
A noter, comme indice, cette prescription : les bacheliers en
médecine qui voudront être .admis aux examens de licence,
(( rendront respectueusement visite au Parlement et à chacune
de ses Chambres, aux membres de la Cour des Comptes et de
la Cour des Aides, au Prévôt de Paris, au Prévôt des Mar-
chands, aux membres du Corps municipal et à tous les digni-
taires de la Ville ».
Plus intéressant,' le règlement des collèges de la Faculté
des Arts. L'influence de la Renaissance s'y fait sentir et aussi
le besoin d'améliorer, après les nouveautés retentissantes de la
Société de Jésus. L'ordre des études et la nature des exercices
scolaires sont réglés minutieusement. Tout d'abord, l'obliga-
tion de parler en latin, l'interdiction de parler en français.
A côté du latin, le grec, mais en second plan. Comme exer-
cices, les thèmes, le vers latin, la composition latine, l'expli-
cation des auteurs, avec recommandation de choisir des
auteurs « d'une latinité pure »; d'amples récitations, des
déclamations, des revisions. La mémoire demeure l'instru-
ment principal. Après les études classiques, la philosophie qui .
dure deux ans : en première année, la logique et l'éthique;
en seconde, la physique et la métaphysique, suivant la divi-
sion consacrée. Toute survivance de la scolastique n'a donc
pas disparu. Il en reste encore cette obligation pour les can-
didats à la maîtrise es arts de répondre publiquement à tout
venant, sur toute question de logique, de morale, de phy-
sique et de métaphysique. Pas plus d'histoire, moins de
sciences encore que chez les Jésuites. En seconde année de
philosophie, à l'heure très matinale de six heures, quelques
notions sur les premiers livres d'Euclide et sur la sphère.
Cette restauration ne fut pas un renouveau pour l'Univer-
sité de Paris. Le corps manquait de vie. Tout le long du
XVII® siècle, son histoire est terne, sans grandeur. A peine
quelques faits notables, par exemple : la reconstruction et
l'agrandissement, par Richelieu, du Collège théologique de Sor-
bonne ; la création, par Mazarin, du beau Collège des Quatre-
Nations, sur la rive gauche de la Seine, face au Louvre, pour
LA VIEILLE UNIVERSITÉ DE PARIS lOI
la jeunesse des provinces annexées, Italie, Flandre, Alsace,
Cerdagne et Roussillon, avec une dotation princière; la créa-
tion, en 1675, par la volonté de Louis XIV, à côté du droit
canon, d'un enseignement du droit civil romain et du droit
français, « tel qu'il est contenu dans les Ordonnances et dans
les Coutumes ».
En elle-même, la vie de l'Université continue d'être mé-
diocre. Ce sont, d'un bout à l'autre du siècle, rivalités de
doyens et de professeurs, conflits dans les collèges, divisions
entre facultés et nations, procès pour la propriété d'un champ,
pour le droit de conserver des messagers jurés. Toute l'ardeur
qu'elle peut avoir encore se concentre dans la bataille contre
les Jésuites. A peine rentrés, elle veut les empêcher d'avoir
des collèges à Paris, en dehors d'elle. D'abord victorieuse,
puis battue, elle veut arrêter leur développement. Attaques,
défenses devant le Parlement, en cour de Rome, elle met en
œuvre tous moyens de résistance, procédures de droit, con-
damnations théologiques, le tout en pure perte. En 1 661, le
Collège de Clermont, ouvert à Paris par les Jésuites, avait plus
de trois mille pensionnaires. La modération de son gallica-
nisme retient l'Université de prendre un parti bien accentué
dans les grandes querelles théologiques du xvii^ siècle. Tout
pour elle est subordonné à la lutte contre la congrégation
rivale et détestée.
Cette concentration de son effort l'empêche de voir les nou-
veautés intellectuelles et pédagogiques qui se produisent
autour d'elle, et d'en profiter pour sa rénovation. Elle est
indifférente, sinon hostile, au cartésianisme, le fait intellec-
tuel le plus considérable, non pas seulement du xvii*' siècle,
mais de l'ère moderne, puisqu'il substituait la raison humaine
à l'autorité dans la recherche de la vérité. Elle avait subi une
certaine infiltration de l'esprit de la Renaissance. Elle subira
de même, à son insu, peut-être à son corps défendant, une
infiltration de l'esprit cartésien, mais plus lentement encore,
et, quand elle se décidera à l'avouer, la physique de Descartes
aura depuis longtemps déjà fait place à la physique de
Newton.
A côté d'elle, une congrégation nouvelle, la corporation
nationale des Oratoriens, inaugure un enseignement vraiment
lOS LA REVUE DE PARIS
nouveau, emploi dû français comme langue usuelle, élude
approfondie de la langue maternelle, égalité du grec et du
latin, enseignement combiné des sciences et des lettres, étude
de la chronologie, dé l'histoire et de la géographie. Presque
en même temps, Messieurs de Port-Royal, par esprit de cha-
rité et de (( dévotion envers les enfants », ouvrent les Petites
Ecoles, qui sont aussi une- grande nouveauté, puisque, résolu-
ment, toute étude y est faite en français, puisque à Tart d'écrire
en latin, est substitué Tart d'écrire. en français, puisqu'on y
supprime le vers latin, qu'on y remplace la traduction écrite
des textes grecs et latins par la traduction parlée, et qu'on y
introduit la grammaire générale et une logique débarbouillée
de scolastique, éclairée d'esprit cartésien.
Contre les uns, contre les autres, les Jésuites, sentant le
péril, ouvrent la lutte, modérée contre les Oratoriens, féroce
et sans merci, jusqu'à destruction, contre Port-Royal. L'Uni-
versité de Paris ne comprend pas quelle force elle eût pu tirer
de ces innovations. Malgré ses sympathies pour Messieurs de
Port-Royal, elle assiste, trop indifférente et trop prudente, à
ces luttes, espérant peut-être qu'elles affaibliraient son adver-
saire, alors que le seul moyen de redevenir forte était de se
renouveler elle-même, ou de son fonds ou par emprunts à qui
faisait mieux qu'elle.
Au xviii" siècle, l'Université de Paris continue de se traîner
sans force et sans élan. Un instant, RoUin attire sur elle
quelque attention. Son Traité des Études est de 1726. Ce n'est
.pas l'œuvre d'un réformateur. Le pieux et candide RoUin,
tout appliqué à son devoir quotidien, n'avait rien d'un révo-
lutionnaire. Après avoir enseigné quarante ans de suite, il
voulait simplement dire ce qu'il avait enseigné, comment il
l'avait enseigné, et quelles innovations modestes il avait expé-
rimentées, estimant qu'après lui de plus jeunes pourraient
tirer parti de son expérience. Son Traité des Études eût pu
devenir, pour les collèges de l'Université, un manuel et un
guide. 11 n'en fut rien. RoUin sans doute fut, dans l'Univer-
sité, une autorité qu'on invoque et dont on se pare; mais il
ne fut que l'autorité d'un nom. Trente ans après la publi-
cation du Traité, un contemporain pouvait écrire : « Presque
V!
LA VIEILLE UNIVERSITÉ DE PARIS Io3'
personne na mis à exécution le plan de M. Rollin; personne
n'a profilé des leçons qu'il a données en composant ses deux
histoires. Où sont les collèges où Ton apprend la langue fran-
çaise par principes? Où sont ceux où Ton apprend suffisam-
ment la géographie, Thistoire, la chronologie, la fable?...
Tout se borne à traduire du latin en français, à mettre du
français en latin, à arranger des mots pour en faire des vers
et à faire tout au plus une centaine d'amplifications en latin
et en français. »
Si l'Université restait sourde aux voix sorties d'elle-même,
comment aurait-elle entendu les voix de l'extérieur*? Elles
parlaient pourtant haut, ces voix du dehors, et disaient des
paroles non encore proférées, l'indépendance absolue de la
raison humaine, son droit à tout examiner, même les choses
de la religion et de la foi. Avec Montesquieu, avec J.-J. Rous-
seau, avec d'Alembert, Diderot, Voltaire et les Encyclopé-
distes, les sciences morales et les sciences de la nature
gagnaient du champ sur les réserves intangibles de naguère ;
les problèmes relatifs à Thomme, à la société, se posaient avec
même liberté que des problèmes mathématiques; les méthodes
expérimentales, sans avoir produit encore des fruits compa-
rables à ceux du xix® siècle, commençaient à montrer leur
fécondité. C'était partout, dans toutes les directions, l'esprit
de la science, et une nouvelle orientation de l'esprit humain.
Cet air nouveau circule autour de l'Université de Paris sans
pénétrer en elle.
Quel contraste entre l'état de la science et celui de l'ensei-
gnement I En ce siècle qui eut des mathématiciens comme
Leibnitz, Newton, Bemouilli, Euler, d'Alembert et Taylor,
sont faites dans le domaine de la nature, les découvertes Ini-
tiales de toutes les sciences modernes, la gravitation et le
système du monde, les lois de l'optique, de la chaleur rayon-
nante et de la chaleur latente, la mesure du calorique, les
premières lois de l'électricité, la mesure des angles des miné-
raux, la détermination de la forme de la terre, la découverte
des sexes et de la fécondation des plantes, la classification
botanique; enfin, chose sans précédent et d'une portée incal-
I. Sur ccUe période, voir Louis JAard, L'enseignement supérieur en France,
î:89'1893.
I04 LA REVUE DE PARIS
culable, rhomme et la société deviennent objets de science,
et, en tout cela, TUniversité de Paris n'est pour rien, et, fait
plus grave, tout cela n'est presque rien pour elle. Le
XVIII* siècle s'est fait tout entier en dehors d'elle et sans
elle. Non seulement elle ne contribue pas à la science par son
activité; mais elle n'en admet que très difficilement et très
tardivement les résultats. « Plus de soixante ans, a dit
M.-J. Chénier, s'étaient écoulés entre l'époque où Newton
publia les principes de la philosophie naturelle et l'époque où
l'auteur des Institutions newtoniennes professa le premier la
nouvelle pliysique à l'Université de Paris. » La Faculté de
Droit semble ignorer que les sciences morales sont nées.
Jamais ne se vit pareil écart entre le degré des connaissances
et le niveau de l'enseignement.
En 1762 se produisit un événement par lequel, en d'autres
temps, le sort de l'Université de Paris eût pu être changé.
Les Jésuites furent expulsés du royaume. On lui donna le
Collège Louis-le-Grand, qui était leur, et on en fit son collège
central ; on y réunit les boursiers de ceux de ses collèges qui
n'étaient pas de plein exercice et qui furent supprimés.. Mais
il était trop tard. L'institution vieillie, languissante, ne pou-
vait se ranimer et refleurir.
D'ailleurs les idées sur le but et sur les moyens de l'éduca-
tion s'étaient modifiées du tout au tout. Au xvii*^ siècle,
comme au moyen âge, former des chrétiens était le but de
l'Université. Tout le reste était subordonné à cette fin. Au
milieu du xviii® siècle, on commence à assigner une autre
fin, une fin nationale, à rinstruction publique. C'est pour la
société, pour la nation, pour la patrie qu'elle doit être donnée.
Sur' ce point, les Parlementaires sont nets et décisifs. « Il
s'agit, dit Guyton de Morveau, de former des citoyens, de
graver dans l'âme de l'enfant l'image de la patrie et de lui
donner des connaissances qui le préparent aux diverses fonc-
tions de la vie civile. » — « Les enfants de l'État doivent être
élevés par des membres de l'Etat », dit dans le même sens
La Chalotais. « Les enfants élevés dans les collèges naissent
citoyens », déclare le Parlement de Grenoble; par suite, « les
maîtres doivent être citoyens et ne dépendre que de l'Etat ».
Aussi nets et plus agressifs sont les Encyclopédistes et les
LA. VIEILLE UNIYERSITIÊ DE PARIS Io5
philosophes. Promoteurs de l'esprit nouveau, ils poursuivent,
en la personne de TUniversité de Paris, la tradition, la rou-
tine et la résistance à la science. (( Je reconnais déjà le doigt
de Dieu dans la hêtise de la Sorhonne, écrit Voltaire à d'Alem-
hert, après la critique du Bélisaire de Marmontel ; ces polis-
sons sont Topprohre de la France. » Diderot n*est pas plus révé-
rencieux : « La Faculté de Théologie, dit-il, a réglé les études
sur les circonstances présentes; elles sont tournées vers la
controverse avec les protestants, les luthériens, les sociniens,
les théistes et la nuée des incrédules modernes. Elle est eUe-
raême une excellente école d'incrédulité. Il y a peu de sorbo-
nistes qui ne recèlent, sous leur fourrure, ou le déisme ou
Tathéisme. Us n'en sont que plus intolérants et plus brouil-
lons. )) La Faculté de Droit est « misérable. On y néglige
tout ce qui pourrait intéresser les citoyens. Elle n'habite plus
un vieux bâtiment gothique; mais elle parle goth sous les
superbes arcades de l'édifice moderne qu'on lui a élevé. »
Pour la médecine, « il n'y a point d'étude ou de pratique,
écrit Vicq d'Azyr dans V Encyclopédie, où il se soit introduit .
autant d'abus ». Quant à la Faculté des Arts, c'est dans ses
écoles, écrit Diderot, « qu'on étudie encore aujourd'hui, sans
les apprendre, sous le nom de belles-lettres, des langues
mortes qui ne sont utiles qu'à un très petit nombre de
citoyens, que, sous le nom de rhétorique, on enseigne l'art
de parler avant l'art de penser, et celui de bien dire avant que
d'avoir des idées; que, sous le nom de logique, on se remplit
la tête des subtilités d'Aristote, que, sous le nom de métaphy-
sique, on agite sur la durée, l'espace, l'être en général, la
possibilité, l'essence, l'existence, la distinction des deux sub-
stances des thèses aussi frivoles qu'épineuses, premiers éléments
du scepticisme et du fanatisme, germe de la malheureuse facilité
à répondre à tout ». Mauvais sons de cloche pour l'Université.
Ce n'était pourtant pas encore le glas ; mais il approchait.
Fait à remarquer, dans les cahiers de doléances et de vœux
dressés par les trois ordres avant la réunion des États Géné-
raux de 1789, personne ne demande la suppression des uni-
versités. On signale leurs abus, leur langueur, leur insuffi-
sance, leurs routines. Mais on parait croire que, sous l'impulsion
de l'État et l'action de l'opinion, elles pourront se réformer et
I06 LA REVUE DE PARIS
se ranimer. Comme réformes générales, on demande réta-
blissement d'une éducation nationale, et d'un plan uniforme
d'enseignement : <( Ce plan, examiné et adopté par le gouver-
nement, deviendrait le Code de l'enseignement national »
(Clergé de Reims); «que l'éducation soit dirigée vers les
devoirs que la morale prescrit à l'homme et que le citoyen
contracte en naissant envers son prince et sa patrie » (Noblesse
de Reims) ; (( que l'éducation publique soit tellement modifiée,
qu'elle puisse convenir aux états de tous les ordres, et former
des hommes vertueux et utiles pour toutes les classes de la
société (Tiers-État de la Rochelle); que les États Généraux
s'occupent (( des moyens d'inspirer un caractère national par
des changements dans l'éducation de l'un et l'autre sexe,
laquelle sera constituée sur des principes relatifs à la desti-
nation présumée de ces enfants » (Noblesse de Lyon).
A celte date de 1789, en quel état se trouvait l'Université de
Paris? — Elle avait toujours quatre facultés; la théologie, le
droit, la médecine et les arts, et dans la Faculté des Arts, au
moins nominalement, quatre nations, France, Picardie, Nor-
mandie et Allemagne. La Faculté de Théologie avait onze pro-
fesseurs, sept en Sorbonne et quatre en Navarre. La Faculté de
Droit en avait sept, six pour le droit canon et le droit romain,
un seul pour le droit français, avec le concours de douze doc-
teurs agrégés. La Faculté de Médecine, à la fois école et cor-
poration professionnelle, comprenait cent quarante-huit doc-
teurs régents, ne résidant pas tous à Paris; sept étaient attitrés
pour enseigner les accouchements, la pathologie, la physio-
logie, la pharmacie, la chirurgie latine, la chirurgie française
et la matière médicale. La Faculté des Arts n'avait plus que
seize collèges, dont dix seulement de plein exercice, les Col-
lèges d'Harcourt, du Cardinal-Lemoine , de Navarre, de
Lisieux, du Plessis-Sorbonnc, de la Marche, des Grassins,
Montaigu, Mazarin et Louis-le-Grand. Dans chacun de ces
dix collèges, à peu près même nombre de maîtres, un pour
chaque classe, de la sixième à la rhétorique, parfois deux pour
la philosophie qui durait deux ans et réunissait, à la philo-
LA VIEILLE. UNlVEHSITlê DE PARIS IO7
Sophie proprement dite, les mathématiques et la physique. De
professeurs spéciaux il n'y avait qu'au Collège Mazarin pour
les mathématiques, au Collège de Navarre et à Louis-le-Grand
pour la physique.
On ne sait que de façon incomplète et indécise le nombre
des écoliers et des étudiants. A la Faculté de Droit, le nombre
des réceptions est, en 1788-89, de 563, savoir 288 pour le
baccalauréat, 378 pour la licence et a pour le doctorat. A la
Faculté de Médecine, on relève 98 inscriptions au premier tri-
mestre, 9a au second, 81 au troisième, et 102 au quatrième.
En gros, les seize collèges de la Faculté des Arts avaient
ensemble environ 5 000 élèves.
Le prix des études et des grades varie suivant les facultés.
Peu élevé à la Faculté des Arts, il est formidable à la Faculté
de Médecine ; pour la série des examens et les cérémonies qui
accompagnent le dernier, il s'élève à 7 000 livres. Et quel
décompte I J'y relève : pièces aux suisses et concierge de Notre-
Dame, à ceux de l'archevêché, 37 livres, 4 sols; boîtes de dra-
gées au doyen, au chancelier et à l'archevêque, 62 livres; ten-
tures et tapisseries, i36 livres; déjeuners et dîners, 167 livres,
4 sols; location de robes, 4 livres, 4 sols; carrosses, 23 livres,
8 sols; bière, vin, échaudés, petits pains, 21 livres, 10 sols;
location et blanchissage des rabats dont les candidats ont fait
usage, 19 livres, 12 sols.
Cependant la condition des professeurs était modeste,
médiocre même. A la Faculté des Arts, les régents de philo-
sophie et de rhétorique touchaient 2 4oo livres, les autres,
2 000 seulement. La fortune de l'Université n'était pas con-
sidérable. On a ses comptes pour les années qui précèdent
la Révolution. En tant que personne collective elle encaissa,
en 1789, 4Ô 519 livres de revenus, 25 000 comme loyers d'im-
meubles, le reste comme rentes sur la ville, les postes, les
tailles, aides et gabelles, la ferme du parchemin, et produits de
quelques legs. Sur ces recettes, elle avait à pourvoir à quel-
ques fondations, environ un millier de livres, au préciput du
recteur, variant entre i 200 et i 800 livres, à une rente de
I 200 livres à la Faculté de Médecine, aux affiches, impôts,
dépenses du tribunal universitaire, entretien de ses immeubles,
frais de carrosses, de dîners et de cérémonies.
I08 LA REVUE DE PARIS
En dehors du corps collectif, on ignore ce que pouvaient
posséder en propre les Facultés de Théologie, de Médecine et
de Droit. Quand TAssemblée Constituante établit une contri-
bution patriotique, égale au quart du revenu net de chaque
citoyen, la Faculté de Théologie et celle de Droit se taxèrent
chacune à 3oo livres, ce qui impliquait pour chacune un
revenu net de i 300. La Faculté de Médecine déclara que ses
dépenses nécessaires « surpassant de beaucoup ses revenus
fixes et même casuels, elle se trouvait hors d'état de contri-
buer )>. Plus riches étaient les seize collèges de la Faculté des
Arts : leurs revenus s'élevaient à environ 1 looooo livres,
savoir : le vingt-huitième du produit de la ferme des portes,
octroyé par le Roi en 1719, pour établir la gratuité des études
dans les collèges, en remplaçant par des gages fixes les rétri-
butions auparavant payées aux régents par les écoliers, environ
3oo 000 livres, et le revenu des fondations pour bourses,
qu'on peut évaluer à 800000 livres en moyenne. Sur ces res-
sources, outre les bourses, ils payaient les traitements de leurs
principaux, procureurs et régents, et subvenaient aux dépenses
de matériel.
L'ensemble des immeubles qu'occupait alors l'Université de
Paris peut être évalué à quinze millions. La Faculté de Théo-
logie avait la Sorbonne; la Faculté des Arts, les seize collèges
dont il a été question plus haut. La Faculté de Droit était ins-
tallée depuis 1775 dans l'édifice de Soufflot, qu'elle occupe
encore aujourd'hui. La Faculté de Médecine, abandonnant son
vieil et étroit logis de la rue de la Bûcherie, l'avait remplacée
dans les bâtiments à demi ruinés de la rue Jean-de-Latran.
Pendant des siècles, l'Université, en tant que corps collectif,
n'avait pas eu de domicile propre. Au moyen âge, et plus tard
encore, elle se réunissait au couvent des Mathurinfi, à côté de
Gluny. Après l'expulsion des Jésuites en 1762, elle trouva un
asile au Collège Louis-le-Grand, ancien Collège de Clermont.
Mais elle ne s'y trouvait ni chez elle, ni au large. Quand eurent
été approuvés les plans de Soufflot pour la Faculté de Droit,
elle demanda qu'on lui construisit, en face et symétriquement,
là où se trouve la mairie du V** arrondissement, un autre édi-
fice où elle aurait eu salle de réunion générale, salle pour son
tribunal, dépôts d'archives et grefle, salles spéciales pour cha-
LA VIEILLE UNIVERSITE DE PARIS IO9
cune de ses quatre facultés et chacune des nations de la Faculté
des Arts, galeries pour la bibliothèque, halle aux parchemins
et appartements pour le recteur, les officiers généraux, les
bibliothécaires et les professeurs émérites. Des plans furent
dressés et présentés au Roi. Mais ce fut tout.
C'est en Fétat ci-dessus que la Révolution saisit l'Université
de Paris. Elle était mortellement touchée.
Trois actes de l'Assemblée Constituante le lui firent sentir à
l'évidence. Elle était une corporation privilégiée, un corps
indépendant. Le décret du 22 décembre 178g la mit, elle et
les autres corporations, sous la surveillance de l'administration
départementale. Elle avait le droit de posséder et elle possédait.
Les lois du 2 novembre 1789 et du 22 avril 1790 transférèrent
à la Nation les biens des corporations et des congrégations.
Elle conservait l'administration des siens, mais seulement
<( pour la présente année, et jusqu'à ce qu'il en ait été autre-
ment ordonné par le pouvoir législatif ». Enfin la loi du
25 mai 1791, qui créait les ministères, la liait directement aux
pouvoirs nouveaux, en l'attachant au Ministère de l'Intérieur.
Contre mauvaise fortune, elle essaya bon visage, sinon bon
cœur. Après la prise de la Bastille, elle va en corps chez
Baîlly et chez Lafayette pour les féliciter et mettre sous leur
protection ses droits et ses intérêts. Quelques jours plus tard,
elle envoie à Versailles une députation à l'Assemblée nationale
« pour lui présenter l'hommage de son respect » , et l'assurer
qu'elle recevrait « avec transport le dépôt précieux et sacré de
l'éducation nationale ». A quoi le Président répondit., non sans
ironie, semble-t-il, « que l'Assemblée ne doute pas que l'Uni-
versité de Paris ne serve ses intentions patriotiques avec le zèle
qu'elle a fait voir jusqu'ici dans l'enseignement des lettres ».
Bientôt survient la constitution civile du clergé et le ser-
ment des prêtres. L'antagonisme, latent jusqu'alors, éclate
soudain. Le recteur et quelques professeurs prêtent le serment.
La plupart le refusent. Du fait, démissionnaires, destitués ou
nterdits, le nombre des maîtres est diminué sensiblement, et
la fonction de l'Université mise en souffrance. Son existence
même se trouve, peu après, mise en question. Le décret, du
18 août 1792 maintient provisoirement les établissements
IIO LA RBTUB DE PARIS
d*\nsiruction, mais ordonne que « les membres dès congré-
gations employées dans l'enseignement public » n'en pour-
ront continuer « Fexercice qu'à titre individuel ». En même
temp% surgissent, pour l'organisation de l'éducation nationale,
de graiids projets, ceux de Talleyrand, de Condorcet, qui
font iab\^ rase des universités et tracent les plans de tous
autres édifiii^s.
Ainsi rUnîx^sité perdait successivement ses privilèges, ses
biens, sa constiigttion, son indépendance, son régime propre.
Elle n'était plus qn^une ombre. Ses facultés spéciales avaient
été atteintes par d'auhrta lois encore : la Faculté de Théologie,
parcelle du 12 juillet iT^o^sur la constitution civile du clergé,
qui la rendait inutile en faÎ9«iit obligation aux évêques d'avoir
des séminaires pour le recrutemtMt de leur clergé ; les Facultés
de Médecine et de Droit, par celle dlii 2 mars 1791 , qui procla-
mait la liberté des professions, sans coédition légale d'études,
de grades et de dipômes.
Cependant elle subsistait toujours, appaiiiTiîfi, vidée, atten-
dant le coup final. Il parut porté le soir du i5 sefitambre 1*793.
\ la suite d'une séance confuse, la Convention ava^ décrété :
(( i<es collèges de plein exercice et les Facultés de TKjologie,
de Médecine, des Arts et de Droit sont supprimées sur toiili la
surface de la République ». Mais, dès le lendemain, cette hÀ
avait été suspendue. Légalement, l'Université continuait donc
de subsister. Mais toute vie achevait de se retirer d'elle. On ne
parlait plus de ses Facultés de Théologie, de Droit et de
Médecine; elles étaient tenues pour disparues. A la Faculté des
Arts, il ne restait guère que les boursiers et les quelques pro-
fesseurs ayant prêté serment. On les payait encore. Bientôt,
on cessa de les nourrir. Le 11 nivôse an II, au Collège des
Quatre-Nations, « le défaut de fonds avait fait cesser la
nourriture. » On alla ainsi jusqu'au i^*" ventôse an III. Ce
jour-là, la loi qui créait les Ecoles Centrales ordonnait :
(( Tous les anciens établissements consacrés à l'instruction
publique, sous le nom de collèges salariés par la nation, sont
et demeurent supprimés dans toute l'étendue de la Répu-
blique. » C'est ainsi que l'Université de Paris, la vive lumière
du moyen âge, acheva de s'éteindre.
LOUIS LIARD
AU JAPON
1 3 novembre 1907.
Le bateau entre dans la baie de Tsuruga. Enfin! nous voici
arrivés; dans le brouillard du matin, pour la seconde fois,
m'apparalt.le Japon. Ce n'est pas sans émotion que je revois ce
pays où la vie passe doucement, remplie de menues choses. Le
paysage est demeuré le même; mais, depuis quatre ans, depuis
cette guerre heureuse , Tâme du Japon a dû changer. Dans l'après-
midi je quitte Tsuruga; je serai à Tokyo demain matin. Le
voyage est long, les sleepings sont petits; le matin, dans le
couloir, j'aperçois un élégant Japonais se rendant au lavabo
en simple caleçon. On s'arrête et, dans le matin clair, tous les
voyageurs se précipitent, sur le quai, autour d'une vasque
remplie d'eau et pendant dix minutes, hommes, femmes,
enfants se frottent la figure, les dents, la tête avec acharne-
ment. Le départ du train; seul, met fin à cet excès de
propreté.
14 novembre.
Neuf heures du matin, la gare de Shimbashi. Mes amis japo-
nais sont là et je suis heureux de retrouver cette amitié polie
que trop de gens accusent de n'être pas sincère. Mes amis m'ac-
compagnent à l'hôtel où je descends en attendant d'avoir trouvé
une maison japonaise.
A l'hôtel, beaucoup de Français, la Banque de Paris et des
Pays-Bas est brillamment représentée ; on entend parler d'em-
prunts, de budget, de déficit. La France est bien vue en ce
lia LA REVUE DE PARIS
moment; il vaut mieux être Français qu'Américain : depuis
quatre ans, quelle volte-face .dans les amitiés! L'après-midi,
je parcours les rues et je retrouve un peu le Tokyo d'il y a
quatre ans ; mais que de changements I que de tramways élec-
triques I toutes les rues ont le leur et les gens, si calmes
autrefois, se pressent et se bousculent.
i6 novembre.
Je veux louer une maison japonaise, mais ce n'est pas facile
à trouver. Les propriétaires japonais refusent de louer à ces
Européens qui salissent les tatamis, les nattes, et plantent des
clous dans les boiseries.
Chaque jour ce sont des promenades vaines, et chaque soir
je m'endors avec l'espoir de la maison en papier que le lende-
main doit m'apporter. Enfin, dans une rue étroite, j'ai trouvé
un joli coin .^ La maison est grande, le jardin minuscule. J'ai
pourtant sur la rue une porte à deux battants, mais je l'ouvre
rarement, préférant la petite porte percée dans le mur...
29 novembre.
Intéressant article paru dans le Chûôkôron au sujet des
Genros, des anciens :
Je veux surtout parler de six hommes d'État : le prince Ito, le
prince Yamagata, feu le marquis Saïgo, le marquis Matsukata, le
prince Oyama et le marquis Inoué. Pendant de longues années les
représentants des deux clans rivaux Satsuma et Chôshû agirent sou-
vent de concert.
Marquis Saïgo. — Parmi les hommes de Satsuma, feu le mar-
quis Saïgo était de beaucoup le plus remarquable. Le parti de
Satsuma dut à Saïgo son pouvoir et pendant trente années l'influence
de Saïgo fut énorme. Ito et Yamagata furent les ouvriers du parti;
Saïgo en fut l'âme : sans lui, Ito et Yamagata n'auraient pas existé.
Saïgo était toujours prêt à prendre en main les affaires délicates
dont les autres ne voulaient pas et il était passé maître dans Fart
des compromis. Il travaillait toujours pour l'apaisement, et l'union
des deux clans rivaux fut souvent son œuvre; il était l'homme
que l'on chargeait des missions difficiles. Quand le prince alla
trouver le comte Okuma pour lui demander sa démission, le mar-
quis Saïgo l'accompagnait. Quand le prince Ito alla à Shimono-
seki foui* négocier avec Li Hung-tchang, le marquis Saïgo était du
voyage. Lorsque le prince Yamagata voulut gouverner avec l'aide
AU JAPON • Il3
des Jiyulo, le marquis Saïgo fut chargé de négocier cette alliance.
Mais Saïgo laissait aux autres le travail courant et il apparaissait seu-
lement dans les moments difficiles. Saïgo n'avait pas trop l'esprit de
clan, pourtant, tant qu'il vécut, les hommes de Satsuma eurent une
influence qu'ils n'auraient pas eue sans lui.
Prince Oyania. — Saïgo et Oyama étaient cousins, mais leurs
caractères et leurs goûts différaient totalement. Le prince Oyama eut
toujours des tendances européennes, et il aimait la société des Euro-
péens. C'est un galant homme intègre et riche : sa ricliesse est
due à son économie. C'est un homme politique indépendant, il
n'a pas de protégés et chez lui l'esprit de clan n'existe pas. Il n'est
pas très inQuent, n'ayant jamais voulu se mêler de politique. Mais
c'est un grand administrateur, et pendant la guerre russo-japonaise il
a réussi à tenir en main des hommes que le général Kodamâ avait
en vaiiv essayé de diriger. Durant ces cinq dernières années son
influence n'a ni augmenté, ni diminué.
Marquis Matsukata, — Parmi les hommes de Satsuma, le mar-
quis Matsukata n'est pas un des plus influents, mais l'empereur a
une grande confiance en lui. Le marquis Matsukata est considéré
comme un habile financier; c'est un ami des hvasaki et il est le
conseiller de la famille Shimadzou. Ayant su toujours se tenir à
l'écart de la politique, son influence est grande parmi les industriels
et les commerçants du Japon. Il a surtout abandonné la politique
active depuis qu'il a accepté d'être président de la Croix Rouge.
Depuis quelques années il passe presque tout son temps dans sa cam-
pagne de Kamakoura; il a laissé au marquis Inoué le soin de con-
seiller le gouvernement dans les affaires financières.
Marquis Inoué, — Le marquis Inoué, homme violent, aime pour-
tant les compromis. Dans les conflits qui s'élevèrent entre le
ministre des Finances et le ministre de la Guerre, entre le gouver-
nement et le parti des Sciyiikvvaï, il intervint comme médiateur.
Souvent son intervention ne réussit ni à l'une ni à l'autre des parties,
et il aime tellement à intervenir qu'avant même .qu on le lui ait
demandé, il s'ofl're comme médiateur. Il conseille les frères Mitsui,
la famille Mori, enfin tous ceux qui n'ont pas déjà comme conseiller
le marquis Matsukata. Les deux marquis, tout en étant rivaux, ont
toujours vécu en très bons termes ; il est vrai que le marquis Inoué
laisse la place d'honneur au marquis Matsukata, car Inoué n'a aucune
vanité; il a même parfois obéi à des gens qui avaient été ses protégés.
Prince Yamagala. — Le prince a toujours été considéré comme
le chef du parti de la guerre. Cela est peut-être vrai, mais il est
célèbre pour deux raisons : i° son amitié pour le peuple 2° son
organisation du gouvernement municipal dans les provinces; il fut
de plus l'organisa teur de l'armée. Quant il arriva au pouvoir, beau-
i** Mai 1908. 8
Il4 ' LA REYUB DE PARIS
coup pensaient que le recrutement de l'armée ne pouvait se faire
que dans la classe des guerriers. Lorsqu'il proposa le service obliga-
toire pour tous, sa proposition fut vivement combattue. Mais il
passa outre, et le service obligatoire pour tous fut une victoire pour
le peuple. Car, ?i partir de ce jour, les paysans et les marchands
devinrent les égaux des samouraïs. Le prince Yamagata est le seul
Genro qui puisse être comparé au prince Ito. Son influence décroît;
l'âge affaiblit ses facultés, mais il a trouvé, dans le marquis
Katsma, un successeur en qui il peut avoir toute confiance.
Prince ho. — La vie politique du prince Ito fut très longue,
mais son prestige baisse de jour en jour, et Ton peut considérer
comme impossible un nouveau ministère Ito. Pendant ces dernières
années le prince s'est occupé des aflaires de Corée ; la Corée fut pour
lui ce que la Croix Rouge avait été pour le marquis Maisukata. Le
prince Ito a eu le bonheur d'avoir comme successeur le jnarquis
Saïonji, homme d'une grande valeur; le prince peut donc se retirer
de la vie politique l'âme tranquille.
Le pouvoir politique, depuis un certain temps, a passé de la main
des Genros aux mains de leurs jeunes successeurs : le marquis Saïonji,
le marquis Katsura et le baron Yamamolo- Parmi les Genros on
pourrait peut-être citer encore le comte Itagaki et le comte Okuma.
Mais depuis longtemps le premier vit complètement retiré. Quant au
comte Okuma, il remplit habilement, depuis plusieurs années, le
rôle de chef de l'opposition, mais ses qualités d'administrateur sont
nulles. Quelques personnes, je le sais, regardent comme un malheur
l'éloignement dans lecfuel on le tient et croient qu'il aurait fait des
merveilles étant au pouvoir. On voit que ces personnes ne connais-
sent pas bien le comte; même comme chef d'opposition son influence
diminue de jour en jour. Mais sa vitalité se manifeste en dehors des
questions politiques.
3 décembre.
Me voici installé, et je me sens enfin au Japon! A ma porte,
ce matin, une lanterne à mon nom a été accrochée ; le soir vient
et j'entends, comme il y a quatre ans, les cris des marchands
de soba, de tofoa et le sifflet aigu du nettoyeur de pipes.
4 décembre.
Le Jiji continue son concours de beauté. Toutes les per-
sonnes qui croient avoir quelques charmes peuvent envoyer
leurs photographies au journal; les geishas seules ne peuvent
pas prendre part au concours. Le Jiji est un vertueux journal,
mais il a tort, au nom de la vertu, d'exclure de ce concours les
AU JAPON Il5
plus jolies Japonaises, car les jolis visages sont rares au Japon et
pour recruter les geishas, on ne choisit point les laiderons. Une
femme, pour être jolie, doit avoir une figure allongée, un nez
droit assez long, de grands yeux et le teint blanc. Les yeux
bridés sont loin d'être considérés comme de beaux yeux, le nez
aplati est le signe d'une naissance commune, le teint jaune
indique une fille de la campagne, hinata koasaï : mot à mot,
qui sentie soleil.
lo décembre.
Sur mon chemin j'ai rencontré aujourd'hui le général Nogi;
le héros de Port-Arthur était à cheval et les passants le saluaient
respectueusement. Certains, pourtant, Taccusent d'avoir atta-
qué Port-Arthur comme il aurait attaqué un château fort, il y
a quarante ans. Au cours de récentes manœuvres, pendant une
inondation, Nogi, surpris au milieu de la rivière, faillit être
noyé; il fut tiré de ce mauvais pas par ses officiers. Un journal
satirique le montrait au milieu du courant où flottaient les
âmes des morts de Port-Arthur. On n'a jamais su exactement
le nombre des morts : 80000 paraît être le chiffre véritable.
Ce fut une saignée sérieuse, mais les enfants" croissent ici
comme les champignons. En janvier i88i la population était
de 36 millions d'habitants, actuellement le Japon en compte
49 millions. En vingt-cinq ans la population du Japon a donc
augmenté de 12 Sooooo : on comprend la nécessité de l'émi-
gration.
16 décembre.
Me voici à Kyoto pour quelques jours. Aucun changement
depuis quatre ans; deux tramways électriques circulent, mais
ils sont tout petits et se traînent misérablement ; aussi les kuru-
mayaSy les traîneurs de pousse-pousse, sont nombreux et ils ont
toujours leurs couvertures rouges. Il y a peu d'étrangers en ce.
moment, car il fait très froid, et puis les touristes américains ne
viennent pas cette année. L'argent est rare au Japon en ce
moment et pourtant les maisons de thé ne chôment pas. Les
clients payeront plus tard quand des jours meilleurs seront
revenus ; en ce moment la situation économique du pays doit
être la suivante : une moitié du Japon doit à l'autre moitié.
Mais dans ce Kyoto ovi la vie est si douce et où les tentations
sont si nombreuses, l'économie est bien difficile.
]l6 LA REVUE DE PARIS
i8 décembre.
l'ame du miroir
Autrefois à Malsouyama, dans la province de Itchigo, habitait
un samouraï. Il vivait heureux, sa femme était douce, sa fille
jolie et tous trois s'aimaient tendrement. Un jour, son seigneur
le chargea d'une mission importante et il dut partir pour Myako.
Dans ce temps-là les voyages prenaient longtemps, aussi sa femme
et sa fille furent très tristes en apprenant son prochain départ.
(( Revenez vite, lui disaient-elles, car nous sommes impatientes
de vous voir de retour. » Il leur promit de revenir très vite; il
recommanda à sa femme de bien soigner leur enfant et promit
à sa fille de lui rapporter des jouets si elle était sage. Il partit très
triste ; jusqu'à la porte, sa femme l'accompagna, portant sa petite
fille sur son dos, et longtemps elle suivit des yeux le voyageur.
Chaque jour elle préparait le repas de son mari comme s'il
eût été là, et chaque jour elle racontait à sa fille de jolies
histoires. Dans ce temps-là, on ne pouvait envoyer de lettre,
aussi, pendant de longs mois, elles furent sans nouvelles. Au
bout d'un an, le samouraï revint la figure hâlée par le voyage.
A la porle, il quitta ses habits poussiéreux; l'âme joyeuse, sa
femme et sa fille l'accueillirent. Après s'être assis, il tira d'une
boîte une belle poupée et la donna à son enfant : (c C'est pour
te récompenser de ta sagesse », dit-il. La petite fut heureuse,
car, à la campagne, l'on voit rarement d'aussi belles poupées.
A sa femme, il fit cadeau d'un miroir; elle le reçut en s'incli-
nant; c'était la première fois qu'elle voyait un tel objet et elle
demanda à son mari quel en était l'usage. Il répondit en sou-
riant : (( Un miroir sert à refléter le visage ; le sabre reflète l'âme
du samouraï, le miroir reflète l'âme de la femme. Un miroir
est un objet rare, il faut le garder avec soin. » Elle lui promit
de le conserver précieusement ; ensuite elle et sa fille préparè-
rent le repas et achetèrent du saké pour faire oublier au voya-
geur les fatigues de la route. Pendant le repas, les trois têtes
étaient penchées l'une vers l'autre, car chacun avait tant de
choses à raconter I
Mais le bonheur, comme l'éclat de la lune et comme le
parfum des fleurs, est une chose périssable. Le malheur entra
dans la maison : la femme du samouraï tomba malade. On crut
AU JAPON 117
d*abord à une maladie peu grave, mais, de jour en jour, la
malade s'aflaiblissait et bientôt le médecin désespéra de la
sauver. La fille soigna sa mère avec un grand dévouement,
ne prenant aucun repos; mais ni la science, ni l'amour ne
peuvent empêcher ce qui doit arriver.
Un jour, la mère appela sa fille auprès de sa couche et, au
milieu de ses souffrances, elle parla ainsi : « Je scnî que je vais
mourir; quand je ne serai plus là, aime ton père encore davan-
tage. — Ne parlez pas ainsi ma mère, pourquoi désespérer?
vous guérirez. — Ton cœur est tendre et je suis heureuse
d'avoir une fille comme toi; je voudrais bien ne pas te quitter,
mais la destinée doit s'accomplir. » La mouiante se fit apporter
le miroir, elle le retira de sa boîte et dit à sa fille : « C'est un
miroir, que ton père acheta pour moi à Myako; je te le laisse
en souvenir de moi; après ma mort, si tu veux m'aperce-
voir, regarde ce miroir et toujours tu y verras mon visage. »
Après avoir prononcé ces paroles, elle mourut.
La douleur du père et de la fille faisait peine à voir ; peu à
peu le temps apaisa leur souffrance. Mais la fille n'oubliait pas,
et se rappelant les paroles de sa mère, seule dans sa chambre,
elle prenait le miroir. Ne sachant pas quel était le visage qui s'y
reflétait, elle croyait voir sa mère. A la vue de cette image si
chère, ses traits s'illuminaient de joie et le visage de sa mère
aussi prenait une expression heureuse. Une seule chose la
rendait triste : sa mère ne lui répondait pas lorsqu'elle lui par-
lait. Chaque soir, pour voir sa mère, l'enfant longuement
contemplait le miroir. Une année passa, le père se remaria.
La fille fut douce pour cette nouvelle femme et elle lui obéis-
sait comme à sa propre mère. Mais cette femme était méchante
et tourmentait la pauvre enfant. Un jour même, avec de
fausses larmes dans les yeux, elle dit à son mari : « Renvoyez-
moi, je ne puis plus rester auprès de vous, ma vie est en
danger car votre fille veut ma mort ». Le samouraï n'ajouta
pas foi à cette accusation; mais, voyant sa fille se retirer secrè-
tement dans sa chambre, il la suivit et la surprit parlant devant
un miroir. Il s'approcha d'elle et lui demanda ce qu'elle dissi-
mulait dans sa manche. Elle lui montra l'objet qu'elle cachait
et lui dit. « C'est le miroir de ma mère; tous les jours je le
regarde et j'y vois son visage. Car elle m'a dit en mourant :
Il8 LA REYUB DE PARIS
« Pour toi, toujours je serai là dans ce miroir ». Voyez vous-
même. )) Le père comprit; ses yieux se remplirent de larmes et
il n'eut pas le courage de détromper son enfant.
25 décembre.
Les scandales n'ont point manqué ces derniers temps.
L'amiral Ito est poursuivi pour adultère par le mari de sa
bonne : simple affaire de chantage, mais les journaux se sont
emparés de ce fait-divers avec joie. Il y a encore l'affaire
Tanaka : la femme de ce dernier aurait été la maîtresse d'un
Européen et de plus aurait eu comme amant Komazo, un acteur
célèbre de Tokyo. Divorce, scandale, Komazo fait appel à un
jury d'honneur qui le lave de tout soupçon.
Dans ce pays, où l'amour est facile, l'adultère est sévèrement
puni'; aussi les femmes mariées trouvent difficilement un
amant, car il faut un certain courage pour risquer quatre ans
de prison, et puis au Japon l'opinion publique n'est pas indul-
gente pour l'adultère.
3i décembre.
Ce matin, comme cadeau du nouvel an, le gouvernement,
sans prévenir, augmente le prix du tabac. Les cigarettes Fuji
que l'on payait lo sens en valent la à présent. Protestations
dans les journaux qui s'écrient : (( Si encore pour ce prix là
le gouvernement nous donnait des cigarettes convenables, mais
nous n'en avons pas pour notre argent et, depuis que le tabac
est devenu monopole d'Etat, la marchandise est exécrable d.
On parle d'un prochain impôt sur le sucre, le café et le pétrole.
Le public commence à protester : comment le Japon a été
victorieux et, comme résultat, non seulement le gouverne-
ment maintient les taxes dé guerre, mais à celles-ci il en ajoute
d'autres I
I''*' janvier 1908.
Les Japonais, cette nuit, ne se sont pas couchés. Hier, dans
les rues, tout le monde courait affairé.. Que d'achats faits au
dernier moment I Cette année, l'argent est rare, et pour les
habitants de Tokyo ce n'est pas une bonne nouvelle année. Ils
avaient peu d'argent, mais ils l'ont tout dépensé : rien ainsi ne
les rattache à Tannée qui finit. La prodigalité est de bon ton
chez l'Yeddocco (habitant de Tokyo) : pour lui l'argent de la
AU JAPOIV 119
veille diffère de celui du jour même. Cette année a commencé
par une journée grise et froide et les rues semblaient mortes
après Fagitation d'hier. Les chapeaux à haute forme sont
sortis de leurs boites, j'allais dire de leurs écrins, tant leurs
formes étranges et leur ancienneté les rendent vénérables. Dans
son kourouma, qui court rapide, traîné par deux hommes, le
Japonais cossu, le cou entouré d'une énorme peau de renard,
s'endort et sa tête, lourde de saké doux, ballotte doucement.
Dans les rues, les petites filles jouent au volant : c'est le jeu
du nouvel an ; il dure pendant quinze jours. Les garçons jouent
au cerf-volant, mais les fils électriques, qui font de Tokyo une
grande cage, arrêtent les cerfs-volant dans leur vol et les gar-
çons, dépités et sans amour-propre, jouent au volant, le jeu
des filles.
En France, ce jour qui commence l'année est un jour un
peu triste, au Japon, c'est un vrai jour de fête : tous les visages
semblent dire : « Enfin une de plus de passée I » C'est peut-être
la même idée qui donne ici un air de galté aux enterrements.
Le dicton japonais dit : a Si tu rencontres un enterrement, la
journée sera bonne ». Mais si les Japonais n'ont pas au même
degré que nous le respect de la mort, ils ont le respect des
morts, ce qui est peut-être mieux. Chez nous ils sont nombreux
ceux qui, se découvrant au passage d'un mort inconnu, ont
oublié la tombe de leurs grands-parents. Les cimetières ici
sont des endroits fréquentés; celui d'Uéno est un des plus jolis
que je connaisse : il ressemble à un grand parc ; de grands
cèdres y ombragent de petites tombes.
8 janvier.
Je viens de terminer la lecture de Nikoudan (Chair à canon),
livre écrit par le lieutenant Sakouraï sur le siège de Port-
Arthur. Ce livre a eu au Japon un énorme succès et a même*
été traduit en anglais. Voici un passage assez émotionnant dans
son réalisme farouche :
... Ah ! ce ravin ! Dans ce même ravin, la veille, la 9® division eut à
soutenir un dur combat. Quelle scène horrible! On n'avait pu encore
ramasser les blessés; vivants étaient entassés pêle-mêle avec les morts,
les uns sur les autres, gémissant de douleur, appelant au secours. C'est
à peine si nous trouvions la place où poser les pieds pour ne pas
marcher sur les corps ; nous pensions fouler la terre, nous foulions
I20 LA REVUE DE PARIS
de nos pieds un uniforme kaki. « Ne marchez pas sur les cadavres! »
criais-je à mes hommes ; à ce même instant, je piétinais la poitrine
d'un mourant et en moi-même je demandai pardon au mort pour
cette insulte involontaire. Mais, dans cet étroit sentier, il était impos-
sible do ne pas marcher sur nos pauvres camarades... Nous étions
maintenant au pied de la montagne, mais aucune trace de notre
régiment. Quel désappointement et quelle souffrance de ne pas le
trouver là! L'assaut avait-il été remis?... Au bout de quelques
minutes, notre capitaine décida de retourner à Wuchia-fang et
d'attendre de nouveaux ordres. Une fois encore nous traversâmes
l'infernal passage et il nous fallut piétiner une fois de plus les corps
de nos malheureux camarades. Pour comble d'horreur, après nous
avait passé l'arlillcrie, et les lourdes roues des caissons et des canons
avaient écrasé de leur poids ces infortunés cadavres. Des débris
humains, des flots de sang, des fusils, et des sabres brisés tout cela
pêle-mêle! oh! Tafl'reux spectacle!...
i5 janvier.
C'est aujourd'hui le jour de fête des apprentis et des domes-
tiques, le seul auquel ils aient droit pendant l'année. La neige
tombe à gros flocons et se transforme vite en boue épaisse. Il
faudrait des échasses pour marcher dans les rues et Ton com-
prend l'utilité de ces socques élevés que les Japonais chaussent
les jours de pluie. Malgré ce mauvais temps, je suis allé assister
à la réouverture du théâtre Meijiza; le fils Sadanji y remplace
son père comme directeur et comme acteur. Il fit Tannée
dernière un voyage en Europe ; ce voyage fit verser des larmes
aux geishas de Kyoto. A son retour, il voulut supprimer
les marchands de billets, car les bureaux de théâtre n'existent
pas au Japon. Cette réforme, goûtée par le public, ne le fut pas
par les intermédiaires. Dispersés dans la salle, ils manifestèrent
et Ton se bouscula quelque peu sous l'œil de la police qui fut
paternelle; les manifestants très excités n'ont pas mis le feu
au théâtre : il faut les féliciter de s'être montrés si calmes.
Réformer n'est pas une chose facile et si les classes dirigeantes
sont amies du progrès ou, pour mieux dire, des usages euro-
péens, le peuple, lui, tient à ses vieilles coutumes. La fille de
Danjero débutait ce jour-là, elle ne fut ni meilleure ni plus mau-
vaise que Sadda Yacco; combien je préfère les hommes dans
les robes de femmes ! ils ont du talent ; les femmes n'ont pour
elles que leurs gestes gracieux.
AU JAPON 121
16 janvier.
Les journaux annoncent ce matin la mort du peintre Gaho,
âgé de soixante-quatorze ans. Il élait né à Kyoto dans la maison
mêmedeKano dont il devint l'élève. Pendant Tépoque troublée
de la Restauration, sa femme devint folle, et lui, pour vivre, fut
obligé de peindre des éventails (i yen les 100) que Ton expor-
tait en Chine. Il fonda, il y a une dizaine d'années, avec son
collègue Okakura, l'école japonaise des Beaux-Arts, école qui
devait réagir contre la tendance un peu trop moderne de la
jeune école.
Aujourd'hui, je croise dans la rue un jeune garçon de six ans,
habillé à l'européenne : des bas rayés bleu et blanc, un cos-
tume de velours rouge; autour du cou, un châle en velours
lilas à franges et sur la tête un béret vert Henri II avec une
plume blanche.
17 janvier.
Je reviens de faire un tour au parc d'Uéno. Ce parc, si joli
il y a quatre ans, ressemble à présent à un champ de bataille : le
sol est bouleversé, les arbres sont coupés; ça et là des débris
de colonnes, des murs en ruine... on sent qu'une exposition a
passé par là.
Pour cette petite exposition, on a abîmé ce beau parc ; quelles
ruines laissera après elle la grande exposition de 191 2 I En
visitant le musée d'Uéno, j'ai rencontré le petit prince de
Corée, un enfant de huit ans, parfaitement ridicule dans son
uniforme kaki. En sortant du musée, j'aperçois, discrète au
milieu d'un bosquet, la statue de Jenner. Les statues d'Euro-
péens sont rares au Japon et celle-ci, par extraordinaire, n'est
pas trop grotesque.
18 janvier.
Le ministère reste avec deux nouveaux ministres, mais, dans
les journaux, quel tollé contre les Genros qui causèrent cette
crise ! Désolation de certains qui s'écrient en parlant de cette
influence occulte : « Le pouvoir parlementaire n'existe plus dans
ce pays » ; d'autres conseillent à ces vieux débris du passé de se
retirer ; on les a assez vus, il est temps qu'ils disparaissent. Une
crise ministérielle, la Chine, la Corée, le manque d'argent,.
l'Amérique, l'émigration, le Canada, que de problèmes diffi-
ciles à résoudre I
133 LA REYUB DB PARIS
Les journaux veulent que Ton agisse énergiquement contre
la Chine, dont l'attitude est blessante pour le Japon. A l'adresse
de l'Amérique, toujours d'aimables paroles et l'on espère que la
flolle s'arrêtera au Japon, où on la recevrait magnifiquement.
3o janvier.
Les journaux annoncent ce matin la retraite prochaine de
sir Robert Hart, directeur général des douanes chinoises.
Sir Robert Hart est âgé de soixante-quatorze ans et c'est peut-
être l'Européen connaissant le mieux la Chine. Ce départ me
rappelle quelques souvenirs. Sir Robert Hart n'aime pas que
Ton déplace les chaises de son salon ; ses cravates sont faites
avec la soie d'une robe ayant appartenu à une personne qui lui
fut chère, et comme cette personne lui fut chère il y a long-
temps et que sir Robert Hart a soixante-quatorze ans, les cra-
vates deviennent de plus en plus minuscules. Jamais vous ne
pouvez lui exposer une affaire verbalement, il faut la lui sou-
mettre par écrit et il vous répond par lettre : pour lui la parole
est trompeuse et séduisante.
3 février.
Les cas de petite vérole augmentent tous les jours ; les hôpi-
taux sont pleins et l'on en construit de provisoires.
Autrefois, quand le vaccin était inconnu au Japon, les épi-
démies de petite vérole donnaient lieu à des cérémonies
curieuses. Les malades et ceux qui craignaient la contagion
couvraient une table de drap rouge. Sur cette table, ils plaçaient
de gros sacs de riz et sur ces sacs des goheï (papiers sacrés)
rouges. Cela formait une espèce d'autel devant lequel les
•assistants s'agenouillaient et priaient douze jours durant.
Après ce temps, le riz était jeté dans la rivière; pendant ces
douze jours, les malades se baignaient dans de l'eau colorée en
rouge et tout ce dont ils se servaient était rouge : les serviettes
étaient rouges, les kimonos étaient rouges.
6 février.
Des nouvelles taxes sont votées par les deux Chambres, le
prix du pétrole, du saké, du sucre va donc être augmenté.
L'idée d'un impôt sur les geishas fait son chemin. Le Yorodzou
publie un article intitulé : Plus de geishas.
AU JAPON 123
Le Japon est célèbre par ses nombreuses geishas et une telle popu-
larité de cette classe de femmes ne s'est jamais vue dans aucun temps,
dans aucun pays. Les geishas d'aujourd'hui ont su s'attirer la pro-
tection des hommes d'État et certaines sont même devenues com-
tesses et princesses (allusion à la femme du prince Ito, une ancienne
geisha).
Quand on demande aux étrangers quelles sont les distractions du
Japon, ils répondent : c Les geishas ». Il est malheureux de voir
l'iniluence de ces filles détruire peu à peu ce passé d'honneur que le
Bushido (lois morales pour les guerriers) nous avait légué. Dans
l'ancien temps, un semouraï, s'il allait dans une maison de plaisir,
était déshonoré et était forcé de s'ouvrir le ventre. Aujourd'hui la
compagnie des geishas est recherchée et est considérée comme une
chose élégante.
Sans parler du côté moral de la question, cherchons d'abord quel
remède le gouvernement pourrait apporter à un tel état de de choses.
On fume moins. On boit moins depuis que le prix du tabac et
du saké a été augmenté... Un impôt sur les geishas équilibrerait le
budget actuellement en déficit; elles répareraient un peu le mal
qu'elles ont fait à la réputation du Japon.
Pauvres geishas! ce Matsumoto qui vous maltraite ainsi
doit être un amoureux vexé à qui l'une de vous a donné un
coup de coude (le coup de coude est la manière de refuser un
homme), ou ce doit être un salutiste encore enflammé parles
paroles du général Booth. Depuis le mois d'avril 1907, l'armée
du Salut est en honneur ici; chaque jour, dit-on, pendant le
séjour du général Booth au Japon, 3oo Japonais confessaient
publiquement leurs fautes, des lai*mes dans les yeux; mais
depuis son départies conversions ont dû bien diminuer.
8 février.
Ichikawa Danzo, un vieil acteur japonais qui depuis neuf ans
avait quitté le théâtre, va apparaître de nouveau en mars sur la
scène de Kaboukiza (l'un des théâtres de Tokyo). Il annonce
qu'il abandonne à son fils son ancien nom de Kouzo. Pour
quarante-quatre jours, Danzo touche 10 000 yens.
9 février.
Un de mes amis japonais me raconte le curieux dîner auquel
il assista hier soir. Un Japonais, sentant sa mort prochaine,
voulut qu'un repas réunit tous ses amis ; pendant qu'ils étaient
assemblés, il leur fit porter un' kimono de soie blanche : il
ia4 LA REVUE DE PARIS
demandait à chacun d'eux d'inscrire quelque chose sur ce
vêtement de mort. Les peintres y dessinèrent au pinceau
quelques branches de prunier, les poètes y écrivirent quelques
poésies. Le mourant voulait emporter dans la tombe la pensée
de ses amis. C'est une idée jolie, et, paraît-il, le dîner fut des
plus gais, tandis que le kimono blanc circulait de main en main.
11 février.
Il y a vingt ans aujourd'hui, l'empereur donna à son peuple
la constitution actuelle. En souvenir de cet événement, l'empe-
reur à fait don au prince Ito (le père de la Constitution) de la
salle dans laquelle la commission avait travaillé il y a vingt ans.
La salle a été transportée, aux frais de l'empereur, dans la
propriété du prince à Omori, et aujourd'hui mille invités ont
répondu à l'invitation de ce dernier, mais des quinze membres
qui composaient la commission il y a vingt ans, cinq seulement
sont encore en vie.
i5 février.
Une ancienne geisha, devenue propriétaire d'une maison de
thé du Yoshiwara, s'est suicidée hier, et ce fut un suicide très
propre. Elle rendit visite à ses amis; le lendemain matin, elle
se leva un peu plus tôt que de coutume, revêtit son plus beau
kimono et, devant Tautel bouddhique, elle plaça un coussin de
soie qu'elle recouvrit d'un papier huilé, puis elle se coupa le
cou. Près d'elle on trouva un paquet de lettres adressées à ses
amis ; quelques-unes avaient été écrites une semaine auparavant.
(( Elle avait des dettes, me disait un Japonais en me parlant de
ce suicide, mais ce ne peut être la véritable raison, car en ce
moment, au Japon, qui n'a pas de dettes? »
17 février.
Dans les journaux, pour la première fois, on lit de violents
articles contre les crédits votés pour l'augmentation des arme-
ments. Voici quelques extraits d'un intéressant article paru ce
matin dans le Vorodzou.
On est heureux de voir ropposilion qui se manifeste dans le pays
contre l'accroissement des dépenses mihtaires. Jusqu'à présent pas
une voix ne s*élail élevée; personne n'osait dire sou sentiment. A la
têle de ce mouvement d'opposition se trouve le baron Shibousawa,
l'un des plus habiles financiers du Japon. Les chambres de commerce
critiquent ouvertement la politique financière du gouvernement et
AU JAPON
iâ5
lui demandent de réduire les armements que le peuplcî ne peut plus
payer. Parmi les hommes politiques, certains, qui autrefois n'auraient
pas osé parler contre le budget de la guêtre, ont protesté. M. Oishi
à la Chambre jeudi dernier disait : « Pourquoi de telles dépenses
militaires alors que la paix parait assurée? » M. Oishi a parlé ce
jour-là au nom du pays. Que craignons-nous en ce moment? Notre
alliance avec TAngletcrre, nos ententes avec la France et la Russie
assurent la paix en Extrême-Orient. Avoir une armée puissante est
une chose flatteuse pour Tamour-propre d'une nation, mais encore
faut-il qu'elle puisse la payer.
18 février.
Le comte Hayashi, ministre des Aflaires étrangères, a une
mauvaise presse. On l'accuse d'avoir montré une incapacité
vraiment exagérée; on dit même que le marquis Katsoura, l'un
des soutiens du cabinet actuel, trouve que le comte Hayashi
n'est pas à sa place dans ce ministère si difficile à diriger.
Une dépêche de Corée annonce que le gouvernement coréen
a décidé de changer la couleur du costutne ; de blanc, il deviendra
noir. Importante réforme I
ai février.
Depuis hier l'union ne règne plus au sein du parti socialiste
japonais. Voici le texte de la résolution qui fut votée : (( La con-
duite de M. Sen Katayama est indigne d'un vrai socialiste : il
est donc exclu du parti socialiste. »
L'excommunié Katayama explique cette mesure ainsi : « C'est,
dit-il, une inimitié personnelle entre M. Nishikawa et moi. Ce
dernier me reproche, étant socialiste, de posséder une maison
et de n'avoir pas partagé le peu d'argent que j'ai avec les autres
membres du parti. »
i*^ mars.
Un nommé Kusaka, simple ouvrier de l'arsenal d'Osaka,
veut faire don au budget de 9 4oo yens à la condition que l'on
n'y touche pas pendant quatre cents ans. Il a écrit dans ce sens
au président de la Chambre des députés; il pense que, dans
quatre cents ans, capital et intérêts réunis rembourseront la
Dette du Japon. La commission chargée d'examiner cette
demande a accepté le proposition de Kusaka...
CHARLES LAURENT
HISTOIRE
D'UNE
DEMOISELLE DE MODES'
XXVII
Ce matin-là, Louise reçut deux lettres. L'une venait d'un
notaire qui la priait de passer à son étude pour affaire la con-
cernant. L'autre était de Silveira. Silveira suppliait, menaçait,
envoyait deux pages de points d'exclamations qui avaient l'air
de bondir du papier.
Son plafond devait partir le surlendemain pour le Salon et
Louise ne lui avait pas donné la dernière pose. Chaque jour,
elle remettait, et maintenant, si elle ne venait pas, elle le
réduisait à la honte et au désespoir.
C'est que, chaque jour, regardant le ciel et la terre, et les
rangées d'arbres qui commençaient à verdir, elle se disait :
(( Est-ce aujourd'hui que j'aurai le courage de franchir la barre
d'appui de mq, fenêtre et de m'abîmer sur le trottoir, inerte,
délivrée enfin? » — Mais elle ne le faisait pas, d'abord par
une horreur naturelle, un instinct plus fort que sa souffrance ;
I. Published May first, nineteen hundred andeight. Privilège of copyright
in tke United States reserved under the Act approved March thirdt nineteen
hundred and five, Ajcalmann-lévy.
Voir la Revue des i5 mars, i«f et i5 avril.
HISTOIRE D UNE DEMOISELLE DE MODES 12J
ensuite, à cause d'une colère sourde, qui, glissée en elle, l'em-
pêchait de succomber à Taccablement.
Depuis cette nuit où, dans une inconscience traversée de
lueurs déchirantes, elle avait senti autour d'elle la protection
et le dévouement silencieux et passionnés de Louis Robert, il
était venu la voir plusieurs fois. Et elle, feignant un calme
qu elle n'éprouvait pas, lui avait arraché peu à peu les détails
de ce drame d'amour qu'elle connaissait mal. Elle voulait savoir
quels droits avait eus cette disparue de se lever ainsi, et de
venir, toute-puissante, lui prendre son ami presque dans ses
bras.
Et ce qu'elle apprit ne lui apporta aucun apaisement. Car,
depuis près de douze ans qu'elle avait rompu avec Jacques
Lenoël, en sachant qu'elle brisait sa vie, cette femme, loin de
celui qu'elle avait aimé, se consacrait à d'autres soins, à des
devoirs qu'elle jugeait impérieux; et maintenant elle l'appelait,
se disait mourante. Louise ne croyait pas à cette mort si
proche : pour mourir cette malade n'aurait pas eu besoin de
lui, et c'était pour vivre qu'elle le demandait si éperdument.
De Lisbonne, avant de s'embarquer, Lenoël avait écrit à
Louise une lettre toute palpitante d'inquiétude, de tendresse,
de regrets. Mais quoil il la quittait.
Le soir de son départ, alors qu'il la tenait défaillante entre
ses bras, il n'avait pas dit un mot pour la rassurer, ne lui avait
laissé aucun espoir, se gardant de promettre qu'après avoir
volé au chevet de cette amie ancienne il reviendrait à elle,
l'amie des jours présents. Non, il s'en était allé pour jamais
la sacrifiant, la confiant à Robert, comptant qu'il la console-
rait, l'épouserait peut-être.
Elle songea : « Il voudrait qu'aucun remords, aucune tris-
tesse ne gâtât le bonheur qu'il a retrouvé. »
Puis elle se souvint de ce qu'un jour lui avait dit sa tante :
— Tu n'es qu'une petite demoiselle de modes, tu ne peux
pas lutter avec les femmes de son monde, qui sont de plain-
pied avec lui.
Et cependant personne moins que lui n'avait le préjugé du
rang social, et jadis en Allemagne il n'hésitait pas à la présenter
à une princesse, à un commandant de corps d'armée.
Ce n'était donc pas pour cela, c'est parce qu'il préférait
^28 LA BEVUE DE PARIS
l'autre qu'il était retourné à elle, et cette pensée fut à Louise la
plus intolérable de toutes.
A quoi se résoudrait-elle? Elle ne le savait pas encore. Une
ressource restait toujours, et, en attendant, elle tâcherait de ne
pas donner le spectacle de l'abattement et du désespoir. Elle se
prépara à se rendre chez Silveira.
Le peintre, en la voyant, poussa des cris de joie, eut sa
mimique habituelle. Dans son costume de satin noir, il se
découpait sur le jour comme une ombre chinoise élégante et
absurde.
Il s'approcha d'elle, et, d'une voix faussement émue :
— Pauvre petite ! — dit-il ; — on a eu du chagrin, beaucoup
de chagrin ! Mais il ne faut plus. Jolie comme cela, les amis
ne manquent pas.
Louise, indignée, voulut répondre; puis, craignant d'en trop
dire, elle feignit de ne pas comprendre.
A sa grande surprise, elle s'aperçut que Silveira recommen-
çait à travailler au portrait. Il y ajoutait des effets de lumière,
des reflets, qu'il obtenait au moyen de jeux de rideaux. Après
s'y être occupé près de deux heures, il dit :
— Maintenant, vous allez être Venise, je vais vous mettre
le manteau et la couronne.
Et il l'attira vers le profond divan que surmontait un dais
de soie rose. Alors, faisant le geste de lui attacher le manteau,
il lui enlaça la taille, et, de son autre main, essaya de la ren-
verser parmi les coussins. Elle, frémissante, pleine de force,
se redressa. Essayant de la ressaisir, il dit :
— Petite chérie, ne te fâche pas : je serai, moi aussi, un
ami très gentil, aussi gentil que l'autre.
Elle lui échappa encore, et, passant derrière un chevalet, le
fit glisser : une énorme palette, qui s'y trouvait accrochée, vint
s'étaler contre Silveira; sur son costume de satin noir s'écra-
sèrent les vermillons, les bleus, les chromes et les cinabres,
toute la gamme éclatante et chantante d'un coloriste. Et ainsi
il ressemblait à quelque pitoyable arlequin, au lendemain du
mardi gras.
Au milieu du désarroi, Louise prit son chapeau pour s'en-
fuir. Arrivée à la porte, elle vit que le verrou avait été tiré : elle
le repoussa. A ce moment, un grand coup de sonnette retentit.
HISTOIRE D UNE DEMOISELLE DE MODES ISQ
et, tandis qu'elle descendait, elle rencontra Mrs. Bartlett qui,
superbe et altière, montait Tescalier.
Dans la rue, Louise se sentit plus calme. A se défendre
contre cette ridicule agression, un peu de la colère amassée en
elle pour une bien autre cause s'était dissipée. Elle suivit la
ligne des arbres du long boulevard ; mais la douceur des choses
ne la pénétrait plus ; elles étaient devenues lointaines, étran-
gères, hostiles, et la clarté du ciel de printemps tombait sur
elle, cruelle et froide. Les regards mêmes, dont Thommage et la
caresse jadis la flattaient, maintenant lui paraissaient irritants.
Elle sauta dans un fiacre, donna au cocher l'adresse du
notaire :
— 17 bis, rue Grenier-Saint-Lazare.
Un besoin d'activité, une fièvre la tenait; elle voulait
s'étourdir, s'employer à des besognes fastidieuses, tuer les
heures, toutes ennemies.
Et puis, que savait-on? cette maigre bête qui la traînait pou-
vait s'emporter, la précipiter sur le pavé. Alors tout serait
fini, et lui, là-bas, dans son île fleurie, aurait tout de même,
quand il l'apprendrait, une peine cuisante. ,
Au second étage d'une maison délabrée, elle sonna. Dans
l'étude, quatre clercs griffonnaient sous le jour triste que les
vitres sales recevsdent d'une cour étroite. Des cartonniers grim-
paient jusqu'au plafond; bourrés d'actes et de contrats, enre-
gistrant des volontés défuntes qui dormaieilt sous la poussière.
Les quatre clercs, levant la tête, restèrent éblouis. Un flot
de lumière, soudain, éclairait la pièce morne. Aucun n'écrivit
plus.
— Monsieur Dumont des Pallières? — dit Louise. —
Veuillez lui annoncer mademoiselle Kérouall.
Quand elle fut introduite, un maigre vieillard s'inclina, lui
fit signe de s'asseoir. Il avait un fin profil d'oiseau, des che-
veux blancs ramenés en toupet, et son œil tout rond jetait sur
le monde un regard d'innocence.
L'austérité du cabinet s'ornait d'un grand portrait du comte
de Chambord, au bas duquel apparaissait une dédicace. Tout
autour se rangeaient, dans des cadres modestes, les membres
de la famille royale. Mais on devinait qu'ils étaient là par
déférence pour celui qui reposait enseveli sous les plis du
I*' Mai 1908. 9
l3o LA BBYUB DE PARIS
drapeau blanc : de cœur, l'humble officier ministériel ne
s'était jamais rallié à la branche cadette.
Maître Dumont des Pallières prit une* enveloppe, en tira
un papier :
— Voici la lettre que j'ai reçue de mon client le docteur
Lenoël, et qui a motivé l'invitation que je vous ai adressée.
De Madère, où il réside actuellement, il me fait part de son
projet d'offrir en donation à mademoiselle Kérouall une maison
sise à Villeneuve-Saint-Georges, avec jardin, dépendances, et
tous objets la garnissant. Il désirerait qu'à titre de faveur y
soient maintenus, comme gardiens, monsieur et madame Sor-
bier, qui, depuis longtemps, y sont domiciliés. Ces deux per-
sonnes jouissent d'ailleurs d'une pension provenant d'un legs
fait par monsieur Lenoël père, chez qui Sorbier fut domes-
tique... Il sera nécessaire, — dit le notaire interrompant cet
exposé, — que je sois nanti de quelques pièces pour la rédac-
tion du contrat. J'aurai besoin de votre acte de naissance et
de l'autorisation de vos parents, puisque vraisemblablement
vous n'êtes pas majeure.
Ces propos, qu'pUe avait écoutés en silence, furent pour
Louise un subit éclaircissement. Une lettre venue de Madère,
l'avant-veille, lui était restée en partie obscure : « Dans mon
chagrin profond, — écrivait Lenoël, — je vous supplie de me
donner une marque d'amitié qui me sera infiniment précieuse.
Vous en aurez l'occasion, cette semaine, ne la repoussez pas. . . »
Quand le notaire eut cessé de parler, Louise se leva. Elle
était très pâle, mais sa voix demeurait ferme.
— Monsieur, — dit-elle, — je suis reconnaissante au doc-
teur Lenoël de son intention généreuse, mais je ne veux rien
accepter. Vous aurez la bonté de l'en informer.
Maître Dumont des Pallières regarda cette jeune fille debout
devant lui, et sa figure de vieil oiseau polaire se figea de sur-
prise. Puis il demanda :
— Y a-t-il à ce refus quelque motif que je puisse trans-
mettre à mon client?
— Dites-lui, 'monsieur, que cette habitation est bien trop
luxueuse pour une personne de ma condition. Dites-lui aussi
qn*il est possible que d'ici peu de temps je quitte Paris.
Cette seconde raison de son refus lui était venue subitement^
HISTOIRE d'une DEMOISELLE DE MODES l3l
et ne répondait à rien qu'à Tidée de faire sentir là-bas que
désormais elle se dérobait, devenait insaisissable et mysté-
rieuse. Elle ne prévoyait guère que ces paroles prononcées
au hasard auraient un pouvoir singulier de prophétie et
d'incantation...
Chez elle, quand elle rentra, Louis Robert l'attendait. Il lui
rendait visite une ou deux fois la semaine et gardait toujours,
tant de mesure et de discrétion que, malgré ce qu'il y avait
entre eux de délicat, il nela choquait jamais. Sa passion, qu'il
s'efforçait de cacher, s'adoucissait, se trempait de tendresse.
Louise était vivement touchée, mais c'était tout. A côté de
l'incomparable charme de Jacques Lenoël, trop souvent les
façons de Louis Robert lui avaient paru primitives et sans
grâce.
Ce soir-là, il venait annoncer qu'il s'en allait pour quelques
jours. Sa mère le demandait, « s'ennuyait après lui ». Userait
de retour au commencement de mai.
Us parlèrent de l'absent, comme ils faisaient toujours,
puisque aussi bien il était le grand lien qui les unissait. Louise
ne montrait pas toute sa souffrance et avidement elle question-
nait. Robert aussi recevait des nouvelles de Madère : le doc-
teur avait trouvé madame Darsier dans le plus triste état ; minée
de consomption, elle traversait en outre une crise aiguë, lut-
tait contre une pleurésie infectieuse.
De cette Germaine Duchastellier jadis éblouissante de fraî-
cheur et de santé, il ne subsistait plus qu'une pauvre créature
hâve, défaite, héritière lamentable des richesses et des tares
physiques de son mari, traînant comme une malédiction le
châtiment de ce mariage accompU dans les plus bas calculs de
l'avarice.
Auprès de cette femme à laquelle il avait passionnément été
attaché, Lenoël restait abîmé de douleur et de pitié. Toutefois
Robert n'en doutait pas : il irait jusqu'au bout, ne déserterait
pas, serait la proie de cette mourante qui avsdt déjà tant pesé
sur sa vie.
— Je serai absent une semaine au plus, — ajouta-t-il. —
Le docteur Lenoël m a confié une partie de sa clientèle et mon
voyage est très inopportun. Mais les souhaits des personnes
âgées ont quelqqe chose de sacré : on se dit que ce sont peut-»-
l3a LA REVUE DE PARIS
être les derniers qu'elles forment. De cinq enfants que nous
étions, — dit-il avec mélancolie, — il n'y a plus qu'une fille
mariée dans le pays, et moi, le plus jeune.
Avant de se retirer, très timidement, il demanda la permis-
sion d'envoyer quelques fleurs.
— En ce moment, notre Provence est un jardin : les roses
poussent jusque dans le creux des rochers, et vont se mirer
dans la mer bleue.
Et ils se quittèrent comme on se quitte sans cesse, — con-
fiant dans les lendemains inconnus et menacés.
XXVIII
Le 3o avril, vers six heures et demie, Louise, dans lés salons
de modes, chercha sa tante pour rentrer avec elle.
— Elle vient de s'en aller, — dit la caissière, — madame
Block Ta fait appeler.
Louise partit seule. Dehors, sur le ciel clair, l'or et les roses
du couchant étaient répandus. Elle pensa : <( Cette soirée
serait charmante, si je n'avais pas envie de mourir. »
Elle tourna à droite dans la rue de la Paix, et rien ne l'avertit
que cette porte, sous laquelle elle entrait deux fois par jour
depuis près de cinq ans, elle ne la franchirait jamais plus.
Il faisait si beau qu'elle s'en vint par la rue de Rivoli et les
Champs-Elysées. Elle marchait, perdue dans un nuage formé
par sa tristesse. Au bout de la rue de Castiglione, sur la ter-
rasse des Tuileries, les deux bronzes de Cain se dressaient. Et
soudain une vision se leva; tout un autre passé, oublié, caché
depuis longtemps par une vie nouvelle, se montra. Entre les
groupes de bêtes féroces, dans une matinée d'un printemps
lointain déjà, elle revoyait Fernand Epstein. Elle se revit elle-
même, pleine de trouble et d'effroi... Que d'événements
depuis, que de misères, que de joies, disparues aussi I
Elle continua sa route.
Avenue de Villiers, sa tante n'était pas revenue, Louise
l'attendit plus d'une heure.
Défaite, décomposée, Félicité entra enfin et se laissa tomber
dans un fauteuil.
HISTOIRE d'une DEMOISELLE DE MODES l33
— Il arrive une chose inconcevable, — dit-elle.- — Qu'y
a-l^il donc eu entre Silveira et toi ?
— Il y a eu qu'à la dernière séance il a été insolent et brutal
et que je m'en suis allée aussitôt.
— Et pour ce portrait qu'il faisait de toi, dans quel costume
as-tu posé?
— Il m'avait demandé d'apporter un corsage décolleté que
j*ai mis deux fois.
— Eh bien, ma pauvre enfant, tu es au Salon : je viens de
l'apprendre par madame Block qui était au vernissage avec
son frère. Tu es en nymphe, toute nue, sur un fond de feuil-
lage... Quelle infamie, mon Dieu, quelle infamie I
Et Félicité essuya ses yeux en pleurs.
— On s'écrasait devant le tableau ; beaucoup de femmes te
reconnaissaient, on chuchotait, on riait. C'était un scandale,
mais c'était aussi un triomphe : car on dit que ce misérable a
fait un chef-d'œuvre. Il a donné à la figure une expression si
voluptueuse, si provocante, que tous les hommes restaient
plantés devant, les regards allumés.
Elle se tut, de nouveau gagnée par les larmes.
— Madame Block a été très bien, — fit-elle ensuite. — Elle
n'a pas douté un instant que tu ne fusses victime d'une scéléra-
tesse, et elle a chargé son frère de voir des membres du jury,
afin qu'ils obligent Silveira à retirer la toile ou du moins à
atténuer la ressemblance. Mais demain matin le Salon est
public, et pourra-t-on agir d'ici là? Ahl si monsieur Tous-
sard était à Paris, les choses ne se passeraient pas ainsi, ce drôle
trouverait à qui parler.
Elle ne disait rien d'une autre protection, qui, celle-là, eût
été toute-puissante, dont l'absence causait en somme tout le
mal, mais qu'il eût été trop cruel d'évoquer.
Louise, atterrée gardait le silence, devant cette catastrophe
sans nom, et elle songeait :
(( Où me cacher, comment disparaître? »
La vie devenait vraiment trop terrible.
Très avant dans la soirée, elles se tinrent désolées vis-à-vis
l'une de l'autre. Félicité eUe-même avait perdu sa vaillance.
Par la fenêtre entr'ou verte, on sentait la nuit très douce,
l'air tout chargé des effluves du printemps. Et, voyant fuir
l34 LA REVUE DE PARIS
ces voûtes d'arbres, le long desquelles jadis elle laissait errer
sa rêverie, Louise se disait ;
(( A présent, je ne désire plus que la fin de tout... »
Au matin, Félicité, la figure meurtrie par le chagrin et l'in-
somnie, vint auprès du lit où, dans les cauchemars et la fièvre,
la jeune fille s'était débattue.
— Je m'en vais là-bas, — dit^elle; — il faut faire face à
l'orage, expliquer, se défendre. Toi, ma pauvre enfant, tâche
d'être calme. Les pires ennuis n'ont qu'un temps, tout s'use,
tout s'oublie. Mais le coup est dur...
Restée seule, Louise prit Fairy sur ses genoux. Ce petit être
innocent, qui palpitait tout contre elle, c'était maintenant son
unique joie. Et elle lui disait :
— Tu ne sais pas, toi, ce qui est arrivé, et ton amitié est la
seule en qui je puisse m'abandonner sans souflrir.
Elle eut la visite d'Eliane. Hélas I Poncelet, qui s'était
occupé de l'aflaire, lui aussi, n'avait rien obtenu. Ce misérable
Silveira affirmait que Louise s'était prêtée à poser l'ensemble,
puisque d'ailleurs elle ne lui refusait rien. .. Au reste, il comp-
tait bien lui offrir le beau portrait en buste qu'il venait de
terminer; seul, le cadre qu'il faisait faire en retardait l'envoi.
— Je ne suis pas allée encore au magasin, — dit Éliane; —
je suis bien sûre que tout le monde prendra votre parti, mais
que cette histoire est donc pénible pour vous, ma pauvre amie!
Et, tout en se désolant, la petite madame Poncelet avait des
airs de matrone sage, à l'abri désormais de pareilles aventures.
Le courrier apporta à Louise tout un paquet de journaux.
Elle ne s'étonna pas, — plus rien ne l'étonnait, — mais elle se
raidit contre de nouveaux assauts. C'étaient les comptes rendus
du Salon, marqués au crayon bleu à l'endroit où il était ques-
tion de la Nymphe de Silveira.
(( Ce tableau est très séduisant, — remarquait un des plus
' autorisés critiques d'art, — et, cette fois, le peintre a pris son
inspiration chez Giorgione, ce maître mystérieux dont les
figures chaudes luisent voluptueusement au milieu de bois
obscurs... ))
Certsdns reprochaient à l'artiste d'avoir donné à sa nymphe
une expression trop hardie. « Je pense qu'elle aura tôt fait de
lever un satyre, — affirmait le feuilletoniste d'un journal
UlStOIRE D^UNE DEMOISELLE t>E MODES l35
sérieux; — j'en prends à témoin tous les messieurs qui se
pressaient devant elle. »
Dans une feuille mondaine, Louise lut cet entrefilet :
(( Monsieur Silveira a exposé une jeune personne délicieu-
sement jolie, et sans vains atours. On dit que des acheteurs se
sont déjà présentés. S'agit-il de Tœuvre ou du modèle?... »
Une autre :
« Cette nymphe serait un portrait. Diable! Le renseigne-
ment est complet, et Ton écrirait volontiers au bas de cette
alléchante image ces trois adverbes, qu'un prince adressait
jadis à une comédienne célèbre : Oh? Quand? Combien?,.. On
assure qu'il faut chercher du côté de la rue de la Paix. »
Exaspérée, Louise jeta les journaux à terre, les foula aux
pieds. Mais, regardant les bandes, elle s'aperçut que toutes
portaient la même écriture et qu'elle la reconnaissait.
Au début de sa liaison avec Lenoël, plusieurs lettres de
cette main féminine, pleines de haine et de menaces, lui étaient
parvenues. Et elle avait été certaine que ni le dépit théâtral de
madame Alice Gointel ni les extravagances puériles de madame
de Gouza ne se seraient exprimées avec cette âpreté furieuse
et vengeresse. Elle avait soupçonné une autre femme, obligée
sans doute à se dérober dans l'ombre, d'où elle lançait ses
traits empoisonnés.
Elle se rappela aussi un propos de Lenoël qui l'avait frappée :
— Les anciens — avait-il dit — étaient de grands symbo-
listes; ils ont inventé les femmes à chevelures de serpents.
Et, comme il n'avait rien ajouté, elle supposa qu'il ne pou-
vait nommer celle qui lui inspirait cette réflexion...
Félicité rentra, s'effbrçant de paraître paisible, msds elle
avait été au supplice toute la journée, et son visage gardait la
trace de son long eflbrt de courage.
— Le magasin a été parfait, — dit-elle ; — toutes ces demoi-
selles t'ont défendue avec ardeur. Les clientes, c'est autre chose :
quelles rosses! Leur indignation, j'aurais su dans bien des cas
la calmer; cela ne m'eût pas été difficile, tu peux m'en croire.
Madame Block s'en est chargée, d'ailleurs, supérieurement.
« Monsieur Silveira a commis une infamie, — a-t-elle dit, —
mais la vérité se découvrira bientôt. Hier, au Salon, on dési-
gnait déjà celle qui a posé cette nymphe dont le visage seul
236 LA REVUE DE PARIS
est emprunté à la pauvre Louise... » Et ces paroles en ont fait
rougir ou blêmir plus d'une. D'autres étaient stupéfaites ;
d autres souriaient. Ça été un défilé sans fin. Il est même
venu des hommes qui te cherchaient du regard, curieux et
sournois.
Cet incident parisien fut pendant plusieurs jours l'amuse-
ment pervers et frivole des âmes désœuvrées. Et cette société,
assurément la plus polie et la moins hypocrite qui soit, trouva
son divertissement habituel à cette infraction aux lois de pudeur
et d'honneur, lentement établies durant des siècles sans nombre,
au-dessus des instincts asservis et domptés...
Louise reçut encore beaucoup de journaux et de lettres. Us
étaient remplis d'hommages, d'injures, de déclarations d'amour
et d'offres d'argent. Sur une enveloppe elle lut cet en-tête :
Folies-Capucines. Elle la déchira : on lui proposait un enga-
gement pour la saison prochaine, à des conditions magni-
fiques. Elle n'aurait qu'à se montrer dans le personnage de
Vénus, une Vénus — « art nouveau » — ornée de perles, de
coquillages, de coraux et d'algues, et qui sortirait des flots (de
l'eau véritable). Au « deux », Vénus devenait cocotte : les toi-
lettes, somptueuses, seraient fournies par l'administration. Il y
aurait dans cet acte un pas de danse à exécuter dans le décor
du Moulin-Rouge. Au « trois », Vénus est amoureuse d'un
officier français, elle se fait religieuse ambulancière, le suit au
Tonkin. Il est blessé, elle le soigne, l'arrache à la mort. Au
dernier acte, apothéose : Vénus, en cantinière, enveloppée du
drapeau français, chante la Marseillaise avec chœur. « Si nous
donnons tous ces détails, — disait en terminant le directeur, —
c'est sur la prière de l'auteur du scénario. Il espère que vous
serez séduite par sa nouveauté et soiï intérêt comme nous
l'avons été nous-mêmes. »
Louise se prit le front dans les mains, se demandant si elle
perdait la raison, ou si c'étaient les autres, tous acharnés à
l'assaillir, à l'entraîner en quelque ronde éperdue...
Les choses peu à peu se calmèrent, mais, un soir, revenant
du magasin, Félicité dit à Louise :
— Nous avons causé de toi, madame Block et moi : nous
pensons que tu ferais bien de t'absenter quelques semaines. Va
assister au mariage de ta sœur, comme tu le lui as promis.
HISTOIRE D'UNE DEMOISELLE DE MODES 187
L'idée de s'en aller là-bas « être de noce », comme on dit
dans le Bordelais, remplit Louise d'effroi. Oui, certes, elle
avait promis. Mais c'était au temps des jours heureux, alors
que tout lui souriait, lui était facile. Maintenant elle n'aurait
plus le cœur à se mêler aux fêtes de famille. Et puis elle
redoutait que le petit bureau de poste local ne s'encombrât
de journaux où des notes encadrées l'insulteraient.
Elle répondit à sa tante qu'elle irait plutôt en Angleterre,
où l'invitait depuis plus d'un an une certaine Georgette,
mariée la-bas, et qu'elle avait connue au magasin.
Mais, au fond, elle ne songeait qu'au moyen de disparaître
tout à fait.
Il arriva encore quelques lettres, et plusieurs feuilles illus-
trées qui la représentaient en des poses ridicules ou obscènes.
En première page d'un journal, elle lut : « Le tableau sensa-
tionnel du Salon, la Nymphe de Silveira, a été acquis le jour
même de l'ouverture. L'acheteur serait le comte Kowieski,
ce riche boyard dont les collections sont célèbres. Le chef-
d'œuvre du peintre vénitien irait donc orner en Russie un des
châteaux où ce grand seigneur entasse des trésors d'art. »
(( Tant mieux I — se dit Louise ; — du moins ne restera-t-il
pas en France. »
Mais le nom aussitôt la fit souvenir de cette comtesse
Kowieska, si belle et follement élégante, qui venait au maga-
sin. Depuis l'été, on ne l'avait pas revue, et maintenant Louise
se rappela le propos d'une de ces demoiselles :
— Vous savez, la comtesse Kowieska a lâché son mari
pour s'en aller avec un ténor... Il n'y a que les femmes du
monde pour être aussi bêtes. Nous autres, nous sommes fixées
sur ce qu'ils valent, ces beaux grimés I . . .
XXIX
Depuis près d'une semaine, Louise se tenait enfermée. Du
haut de son balcon, elle apercevait la masse sombre des arbres,
les lignes des rues et des avenues, et de cette ville immense
étendue à ses pieds elle croyait entendre des insultes monter
jusqu'à sa pauvre chambre. Elle, qui avait été la fête des yeux.
l38 LA REVUE DE PAKIS
se sentait maintenant en butte au mépris, et cette pensée Tacca-
blait, s'ajoutait à Fautre douleur, plus âpre et poignante, qui
déjà lui paraissait insupportable.
Le soir, elle se résolut à sortir. Elle s'en irait par les quar-
tiers populeux jusqu'aux berges où la Seine traverse de loin-
tains faubourgs. Le miroir familier de l'eau, en qui depuis
sa petite enfance elle regardait se pencher et trembler la forme
des choses, elle s'y pencherait à son tour. Et alors elle verrait.
Cette rivière toute claire et luisante, pleine de reflets bleus et
de. nuages blancs épars comme des vols de colombes, elle y
glisserait volontiers avec le fardeau de sa misère.
Par des rues que ne fréquentent pas les équipages, elle
atteignit le quai de Passy, et suivit le pavé qui borde le fleuve.
L'eau filait rapide, accrue par les pluies d'avril, et la force
du courant fatiguait les péniches amarrées à la rive. Au-dessus
des pyramides de pierres et de sable, des piles de bois, des
sacs de charbon, les grues avançaient leurs becs de fer. Et cet
endroit voué aux durs labeurs gardait sous l'éclat riant de
la saison un aspect farouche.
Louise eut un frisson d'horreur... Non, jamais elle n'en-
trerait dans ces flots souillés et grondants. Elle se figura son
corps battant les pontons, heurté au passage par les bateaux-
mouches, repêché par les mariniers, et venant échouer tout
sanglant sur la berge, près des marchandises déchargées.
D'épouvante, elle s'enfuit.
Elle courut jusqu'à la montée du Trocadéro, se laissa
tomber sur un banc, parmi les allées en labyrinthe qui s'em-
mêlent sur la colline.
Et elle songea à ce qu'elle allait devenir. Le courage de
mourir et le courage de vivre lui manquaient également.
Une femme prit place à côté d'elle. Sordidement vêtue,
elle avait un aspect de lassitude, un visage ravagé. Derrière
elle, les grandes statues dorées, de style Louis XIV, couchées
autour d'un bassin de marbre, lui faisaient un fond de splen-
deur.
Louise l'observait^ surprise, émue, envieuse presque de voir
un être porter si simplement sa détresse. Et de rester si incon-
sciente de son abjection, de ne pas savoir qu'elle faisait sous
la belle lumière une tache sinistre, Louise l'admirait : <( De
HISTOIRE D^UNE DEMOISELLE DE MODES iSq
nous deux, — jugeait-elle, — c'est moi la plus à plaindre,
car, si elle soufiFre, c'est de froid ou de faim, et ces maux sont
réparables, tandis que moi, je souffre de ne plus connaître
cette douceur d'être aimée qui m'était délicieuse, et je me
désole parce que je suis à tous un objet de blâme et de rail-
lerie. Ce sont des douleurs que, sans doute, cette pauvresse ne
comprendrait pas : eUe doit avoir une idée peu compliquée des
épreuves auxquelles une femme est soumise. »
— Pourriez-vous me dire l'heure qu'il est?
Au moment où la pauvre créature prononça ces mots, une
toux violente la secoua, lui déchira la poitrine.
— Êtes-vous malade.»^ — fit Louise avec intérêt.
Et dans sa poche elle chercha son porte-monnaie.
— C'est rien, — fit la femme, — c'est la fin d'une mau-
vaise bronchite. Voilà deux mois que j'ai quitté l'hôpital.
— Et maintenant — dit Louise — que faites-vous ?
— Autant dire rien : je ne suis plus forte à l'ouvrage. Je
raccommode, je rapièce pour les mariniers, ceux qui n'ont
pas de femme. J'habite par là, du côté de la rivière.
Et du doigt elle désignait le, quai de déchargement, d'où
Louise s'était échappée.
Elle recommença :
— Pourriez-vous me dire l'heure, s'il vous plaît? Mon
homme m'attend en bas, au ponton de l'Aima. Il travaille
à Bercy.
Louise la contemplait avec étonnement : alors il y avait
quelqu'un qui guettait celte miséreuse, un homme qui vien-
drait à elle ; elle n'était pas seule à plier sous le faix. Louise
de nouveau l'envia. Puis, sortant un louis de sa bourse, elle
le lui offrit.
La femme, qui s'était levée, s'arrêta, éblouie; un éclair
jaillit de ses yeux ternes. Et cet éclair, sous sa lueur fauve,
faisait surgir en foule des rêves et des convoitises, — une
boutique de a troquet » brillante de lumière, et le zinc et les
verres de vin, et la pâle absinthe, et l'ivresse brutale et bien-
heureuse...
Louise gravit la côte, prit une avenue et s'en vint lentement,
traînant cette vie qu'elle n'avait pas osé quitter.
Le jour finissait. Sous les feux du soleil couchant, la ville
l4o LA RBTUB DE PARIS
embrasée se mon finît dans une gloire d'apothéose. Et les êtres
se découpaient x;liétifs et dérisoires sur For et la pourpre
^somptueusement tendus à Foccident.
Presque en face de sa maison, elle traversa.
Un coupé stationnait devant la porte. Elle en remarqua la
caisse peinte en imitation de jonc et elle se souvint de la voi-
ture toute pareille dont se servait jadis Femand Epstein. Un
homme en descendit. Il était grand et pâle, avec des mous-
taches si claires qu'elles semblaient blanches, et sa mise avait
cette élégance négligée que Ton voit aux gens riches. Il fit
quelques pas, s'avança tout contre elle, et la regarda avec
une attention minutieuse.
Elle, inquiète, se disait :
(( Qu'ya-t-il, que va-t-il arriver encore?... »
Mais rien n'arriva. La jeune fille entendit ce personnage
remonter en voiture, refermer la portière et s'éloigner.
Elle s'enfonça sous la voûte de la porte cochère. Dehors,
les dernières flammes teignaient d'orange les pierres de la
façade et, dans l'ombre où elle pénétra, elle sentit tout à coup
la fraîcheur, la nuit d'un cayeau. Et cette impression lui fut
bienfaisante...
Le lendemain matin, Rosalie présentait une carte : « Wil-
liam Smith, Esquire. )>
— Ce monsieur dit que mademoiselle le connaît et le
recevra.
Car, depuis peu, il venait sans cesse des gens que l'on avait
tous éconduits.
William Smith, Louise se le rappelait bien, c'était le secré-
taire du comte Kowieski. Peut-être lui dirait-il que la Nymphe
partait pour l'étranger. Elle le fit introduire.
William Smith, Esquire, avait des yeux de jais, les cheveux
noir bleu, et le teint bronzé de l'extrême Midi. Mais sa raideur,
sa tenue irréprochable le proclamaient britannique incontesta-
blement. 11 salua d'un geste rapide, en homme d'affaires, et dit :
— J'espère vous êtes bien.
Puis, s'étant assis :
— Voulez-vous venir en Russie .►*
— En Russie! — fit Louise, saisie, comme si déjà lui
fussent apparus les glaces du pôle et les ours blancs.
HISTOIRE d'une DEMOISELLE DE MODES I^I
— Précisément!... Ne tremblez pas. Le comte Kowieski a
acheté le tableau de Silveira qui vous représente.
— Qui représente ma figure! — interrompit Louise indi-
gnée, — car pour le reste...
— Ohl je sais, vous êtes très correcte, très comme il faut :
je vous connais depuis longtemps... Mais écoutez : le comte
a voulu vous voilr, et, comme vous n'êtes pas sortie durant plu-
sieurs jours, hier seulement il vous a aperçue. Il m'a chargé
d'un message pour vous. Voulez- vous venir faire les honneurs
de son château de Ma Folie, en Podolie ? C'est une très splendlde
demeure. Le comte n'y est pas retourné depuis le départ de
la comtesse. Cette dame, vous l'avez appris, sans doute, a eu
une copduite très incorrecte, étant partie avec un chanteur...
Depuis lors, le comte, cruellement mortifié, est tombé dans
un état de grande dépression.
)> Mais la surveillance de ses immenses propriétés est
devenue nécessaire et il est parti, ce matin, pour un temps
qu'il ne peut encore fixer exactement.
)) Le comte est un homme paisible et mélancolique; il a
peu de volonté et beaucoup de magnificence.
)) Je ne vous parle pas de sa générosité, car, je sais, vous
n'êtes pas occupée de votre intérêt, mais je vous dirai qu'en
allant là-bas vous ferez une action digne d'une personne de
cœur. La société d'une femme distinguée et aimable sera cer-
tainement utile pour le tirer de ce.tte tristesse où il est plongé.
Et comme sur le tableau votre figure lui plaisait excessive-
ment, je viens, connaissant vos qualités, m'adresser à vous.
De quelque façon que l'on considérât le dessein de William
Smith, il ne difierait pas beaucoup de celui de Jéhovah, qui^
pour qu'Adam n'errât pas solitaire parmi les délices du jardin
d'Eden, résolut de lui donner une compagne. Et peut-être
Smith, l'avait-il puisé dans sa Bible de poche, qu'il hsait
chaque jour.
Il ajouta :
— Vous ferez ce que vous voudrez, et serez en tout votre
maîtresse . Vous n'avez rien à craindre de cet homme doux et
nonchalant, et comme, je suis sûr, vous êtes bonne, la pensée
de le consoler vous sera agréable.
Doué de finesse, William Smith avait certainement choisi
\
l4a LA REVUE DE PARIS
tout de suite les arguments les meilleurs pour toucher la
pauvre Louise. D'ailleurs il était honnête et parfaitement
sincère. Il administrait avec une entière loyauté cette fortune
rurale et industrielle, d'une gestion difficile et compliquée,
s'attribuant à lui-même des émoluments proportionnés à son
zèle, qui était considérable.
Le neuvième des douze enfants du Révérend Walter Smith,
pasteur à Gibraltar, il avait été engagé tout jeune par le
syndicat des Hôtels Internationaux, ces carrefours du monde,
où, de Sidney à Singapour et à Monte-Carlo l'humanité
mange les mêmes grillades et les mêmes pickles, dans un
décor somptueux, banal, — et monotone à l'égal de ce paradis
dont elle ne tenta jamais au cours des siècles de varier le rêve.'
Ce fut durant une saison à Rome qu'il rencontra le comte
Kowieski. La vigilance, la fermeté, l'incorruptibilité, qu'il
montrait dans ses fonctions de directeur-gérant, émurent
d'admiration le grand seigneur venu de ces régions haréales^
où la fraude et l'improbité se glissent sous les façons serviles,
où la neige semble s'étendre pour tout étouffer et amortir. Le
comte Kowieski, rencontrant un employé scrupuleux, n'en
put croire ses yeux. Il fit tout pour se l'attacher et finalement
y parvint. William Smith devint son secrétaire, et le comte
put vivre désormais, à sa guise, dans l'apathie, la langueur et
la négligence de tout. . .
Louise, muette, attentive, agitée, avait écouté William
Smith. Et, tandis qu'il parlait, elle voyait, dans l'infini des
steppes mornes se dresser avec ses hautes tours crénelées un
château semblable aux burgs du Rhin.
Sans doute, elle avait songé à disparaître, mais, tout à coup,
la pensée d'abandonner Paris, la ville riante et fleurie, pour
s'en aller en des pays sauvages, la remplissait d'effroi.
Et cependant, ce qui s'offrait à elle, c'était bien la réalisa-
tion inattendue et singulière de son secret désir. Elle échap-
pait ainsi à ses persécuteurs, rendait impuissantes leurs atta-
ques; et, ce qui la touchait bien plus, elle mettait entre elle et
celui qui l'avait quittée un abîme devant lequel il resterait
dérouté. Elle se figurait sa surprise et sa douleur et elle s'en
réjouissait. Ce serait sa seule vengeance. Car elle savait bien
que de loin il la suivait toujours avec un souci passionné. Les
HISTOIRE d'une DEMOISELLE DE MODES l43
lettres venues de Madère et demeurées sans réponse, les ques-
tions à Robert, l'attestaient suffisamment. Et, dès lors, il la
chercherait en vain à travers la terre immense.
Toutes ces idées, tumultueusement, passaient en elle, la
jetaient dans un grand trouble.
— Monsieur, — dit-elle enfin, — j*ai traversé de cruelles
épreuves, et mon courage n*est pas toujours aussi fort que
ma misère. Depuis quelque temps, je vous l'avoue, je désirais,
pour sortir de ma vie, m'en aller n'importe où, et voici que
maintenant votre projet me glace de crainte.
— Il ne faut pas, — dit Smith ; — ce n'est pas raisonnable.
Je vous invite à venir dans un pays charmant, où le climat est
délicieux. C'est le jardin de la Russie, plein d'arbres fruitiers
et de fleurs. Le château, bâti au xviii" siècle par un architecte
français, est un vrai palais. Vous y serez très heureuse... Vous
autres Françaises, vous avez peur de tout! Réfléchissez. Dans
cinq jours, vous me direz votre réponse. D'ici là, je vais à
Gibraltar.
Cette visite laissa Louise plus calme. Elle n'arrêtait rien
encore, mais du moins elle se découvrait une issue, un moyen
de fuir autrement que par un coup de désespoir.
Espérant un peu de paix parmi les morts, elle s'en alla au
cimetière Montmartre ; comme elle franchissait la grille,
madame de Couza, avec une amie, descendait de voiture. Louise
n'eut que le temps de se dérober derrière une chapelle.
Alors elle ne bougea plus de chez elle. Par sa fenêtre enti'ait
l'azur profond du ciel, l'aveuglant et la blessant.
Auprès de sa tante, non plus, elle ne trouvait nul réconfort.
Lorsque celle-ci rentrait du magasin, Louise cherchait sur le
visage de Félicité la trace des aflronts subis à cause d'elle. Et,
comme chacune croyait avoir causé le malheur de l'autre,
elles s'entraînaient mutuellement dans une tristesse sans fond.
Elles ne savaient plus que se dire, et le silence devenait entre
elles pénible comme des reproches.
Et Louise pensait :
(( Monsieur Toussard va revenir; elle se consolera. Mais,
s'il me trouve là, je serai entre eux un sujet de malaise, de
dissentiments et de chagrins. »
Enfin, le cinquième jour, celui qui devait ramener Smith,
l44 l'A REVUE DE PARIS
arriva... Emue et tremblante, Louise pourtant n'hésitait plus.
Une nouvelle circonstance vint fortifier encore sa résolution.
Par le premier courrier, elle eut une lettre de Robert, datée
de la veille. Retenu dans son pays par une indisposition grave
de sa mère, il ne faisait que d'arriver à Paris et apprenait
tout. Et U n'avait plus désormais qu'un désir : relever l'offense
mortelle faite à Louise, châtier le misérable. Il serait chez elle
vers le soir; U la conjurait de lui permettre de la venger.
Ce duel, la jeune fille sentit qu'elle devait l'empêcher à tout
prix : traître et spadassin, l'indigne Silveira devait connaître
des bottes qui abattent l'adversaire sûrement. Dans une vision
qui la fit frémir, Robert lui apparut blessé, saignant, mourant.
Et elle se figura aussi la vieille mère, là-bas, la paysanne proven-
çale recevant la nouvelle qu'à Paris on lui avait tué son fils.
Sans perdre un instant, Louise écrivit à Robert :
Mon ami, s^otre lettre me touche infiniment, mais je vous
défends de vous battre. Je pars, je m'en vais pour longtemps.
Conservez-moi un souvenir affectueux, et soyez sûr que le vôtre
me restera toujours cher.
A dix heures, Smith sonna. Quoiqu'elle l'attendit, Louise,
en le voyant, fut effrayée : il lui sembla que c'était le destin
qui entrait chez elle.
Il la salua, puis il dit :
— C'est bien. Je vois, c'est décidé. Je pars ce soir. Vous aussi.
— Ce soiri — fit-elle, consternée.
— Ohl ne soyez pas en peine, je me charge de tout. N'em-
portez pas de bagages, ce sera plus commode pour vous. Je
préparerai ce qu'il faudra. Je vais envoyer un tailleur, line
lingère, une couturière prendre vos mesures... Mais, écoutez,
votre femme de chambre ne vous accompagnera-t-elle pas?
— Ohl non, — fit Louise, — je ne veux avec moi per-
sonne de Paris.
— Fort bien. Nous en trouverons une à Vienne... C'est
entendu, alors. A six heures, à l'Hôtel Bristol...
Quand elle fut seule, elle s'abandonna à son chagrin, san-
glota, blottie dans les coussins du divan ; et Fairy, la petite
chienne, à côté d'elle, se mita gémir aussi.
Louise l'embrassant, lui dit :
HISTOIRE d'une DEMOISELLE DE MODES l45
— Toi, tu viendras avec moi là-bas, dans l'inconnu.
Et, tandis qu'elle lui parlait, l'idée la frappa que ce petit
être serait bientôt tout ce qui lui resterait de son passé, et que
dans ses yeux, cachés sous les soies épaisses, elle chercherait
sans doute les reflets des images qui s'y étaient formées.
De la visite de Smith, de ce qu'il lui proposait, Louise
s'était gardée de rien dire à sa tante, dont elle devinait la
désapprobation indignée. Toujours, Félicité avait craint le
scandale, s'appliquant à sauver les apparenbes, tandis que
Louise, ainsi qu'en avait bien jugé Toussard, était une im-
prudente, une romanesque. Et, quoique nulle ambition ne
l'entraînât vers un sort dont elle pressentait la mélancolie, ce
coup de tête, sans qu'elle s'en doutât peut-être, devait la com-
promettre irrémédiablement.
Le courage lui manquait d'affronter une explication et de
déchirants adieux : elle avait résolu d'écrire à sa tante.
La suppliant de lui pardonner cette fuite, qui en ce moment
lui semblait la seule délivrance possible, elle ajoutait :
Ne \>ous inquiétez pas; je vous donnerai bientôt de mes nouvelles
et vous expliquerai tout. Aujourd'hui je n'en puis écrire davantage.
Dites à monsieur Toussard que je songerai toujours à lui avec
amitié^ avec amertume aussi, car il m'avait tout prédit. Faites
pour mes parents comme d'habitude et prenez soin des deux
pastels qui sont dans mon petit salon.
Votre malheureuse
LOUISE,
Ayant achevé sa lettre au milieu d'abondantes larmes, elle
vint s'accouder au balcon. La ville se répandait au loin, à
l'infini, et soudain toutes ces choses, qu'elle aimait, fuyaient,
lui échappaient. L'âme de cette ville ne lui était plus de rien,
lui devenait aussi étrangère que si tout à coup s'étendait
devant elle Ninive ressuscitée.
Son petit sac à la main, Fairy sous le bras, elle monta en
voiture.
Sans plus songer, elle s'en allait au hasard, épave emportée
sur des flots rapides, et autour d'elle tout semblait mouvant,
brisé, comme des objets réfléchis dans une eau courante.
Pourtant, à la rencontre de la rue d'Offémont, elle se pencha
hors du fiacre, regarda la maison si oonnue sur laquelle se
i«' Mai 1908. 10
l46 LA REVUE DE PARIS
dressait la cime verte des arbres. De tant d'heures qu'elle y
avait vécues, il ne restait plus en elle qu'une image doulou-
reuse, une flamme éteinte dont la fumée lentement se dissipait.
Hôtel Bristol, à travers un long couloir, on la conduisit dans
un grand salon. Là, au-dessus d'une avalanche de chifibns
jetés à terre, sur les meubles, parmi les malles béantes,
William Smith apparut : il avait l'air de régner sur ce tumulte,
de démêler le prodigieux fouillis de mousselines, de gazes, de
soieries, jupes, ^peignoirs, mantelets, aux couleurs tendres
d'aurore ou d'azur, garnis de dentelles ou de fleurs, atours de
quelque bergère d'une pastorale de Florian. Et, plus loin, les
lingeries blanches, rangées en piles, avec les nœuds roses ou
bleus qui les attachaient, figuraient les moutons accroupis et
dociles de quelque fabuleuse bergerie. Et Smith lui-même était
transformé. De la voix et du geste, il animait des hordes de
serviteurs, d'emballeurs, de demoiselles de magasin. Sous la
froideur anglaise, le sang d'Espagne éclatait, dans son œil,
dans sa cravate rouge comme les grenades d'Andalousie.
Mais, en voyant Louise, il se retrouva gentleman correct,
William Smith, Esquire.
— Nous faisons les paquets, — dit-il; — beaucoup d'objets
manquent, les robes seront expédiées là-bas. J'attends les cha-
peaux. Je les ai pris chez Block, comme pour la comtesse...
)) Voici, — ajouta-t-il en désignant une jupe et une redin-
gote, — qui sera convenable pour la route. A Vienne, demain
soir, vous pourrez mettre un autre costume. Je m'entends en
toilette : la comtesse me chargeait de beaucoup d'achats...
Et voilà — dit-il avec quelque orgueil — le sac de voyage :
je suppose, vous en serez contente.
Sous une housse en drap mastic il découvrit un immense
nécessaire de maroquin fauve garni d'innombrables flacons
aux bouchons de vermeil.
— Vous trouverez comme parfumerie et eaux de toilette les
meilleures marques... Dans cette bouteille, c'est le cognac, si
vous en désirez... Et voici un livre de messe, puisque naturel-
lement vous êtes romaine catholique.
Puis, tout à coup, il se frappa le front :
— Ah! c'est le petit chien que j'ai oublié... Vite, garçon,
courez au Bazar du Voj^age et rapportez un panier.
HISTOIRE d'une DEMOISELLE DE MODES l47
Et ainsi arriva-t-il que Fairy, griffon d'Ecosse, partit pour
la Russie dans un panier d'osier.
XXX
William Smith poussa la porte-fenêtre qui ouvrait sur le
balcon, et le jardin à la française déroula au loin ses plates-
bandes et ses massifs, où, parmi les fleurs, brillaient les statues
et les bassins de marbre.
Le château aussi était de style français, datait de cette
époque où le goût de France régnait sur le monde. Du côté
de la cour d'honneur, une grille en demi-cercle aboutissait au
portail, — œuvre achevée de cette ferronnerie qui eut sous
Louis XV une si élégante floraison. — La façade principale
donnait sur les parterres et les allées. Son entablement repo-
sait sur des colonnes aux chapiteaux ioniques ; une balustrade
à l'italienne la couronnait, ornée de groupes d'enfants et de
trophées.
Devant cette demeure somptueuse et charmante, sorte de
Trianon égaré en ces solitudes, on se prenait à songer à l'archi -
tecte venu de nos pays, cent cinquante ans auparavant, avec
ses dessins et ses épures. Et l'on se demandait par quel sorti-
lège il avait fait jaillir de ces terres sauvages cet aimable palais.
. — Cela ressemble à Versailles, — dit Smith.
— A Versailles 1 — fit Louise.
Et ce nom, qu'elle répéta machinalement, lui donna tout à
coup le sentiment prodigieux de la distance : telle une pierre
tombant dans un abîme et dont le son ne remonte pas.
Versailles!... Elle revoyait le château, la petite chambre...
Puis, très nettement, elle crut entendre ces mots dits par
Lenoël : <( On ne vit pas du passé. »
Sur les massifs et les marbres, le jour déclinant jetait des
roses.
William Smith ajouta :
— Vous n'occuperez cet appartement que juste le temps de
réparer celui de la comtesse. Le comte désire que vous l'habi-
tiez afin que ne reste aucune trace de celle qui l'a déserté. Le
château est plein de meubles anciens et très beaux. Un aïeul
l4[8 LA REVUE DE PARIS
du comte les a achetés en France durant la grande Révolution.
Des tapissiers viendront de Komenetz et tout sera prêt bientôt.
Et il la quitta en disant que le comte rentrerait vers huit
heures et qu'on dînerait un peu tard, en demi-toilette:
Depuis qu'elle voyageait, tant de paysages, tant de villes
avaient fui sous son regard lassé, que Louise se croyait tou-
jours emportée dans l'espace. A Vienne, elle s'était arrêtée un
jour pour choisir la femme de chambre qu'elle n'avait pas
voulu emmener de Paris, et elle avait engagé Magda, cette jolie
brune aux épais cheveux frisés dont, en cet instant, s'agitait la
vague silhouette, inconsistante comme le reste. Seule Fairy
gardait sa réalité, parmi toutes ces apparences. Inquiète,
désemparée, la petite chienne tendait le nez vers les senteurs
inconnues, appliquant et haussant sa sagesse à cette nouvelle
et démesurée conception de l'univers qui lui était révélée.
Louise la prit sur ses genoux et lui parla. Maintenant,
d'ailleurs, à qui aurait-elle parlé .►^
— Nous sommes aux confins de la terre, — lui dit-elle, —
je ne sais plus bien pourquoi, et voici que toutes les deux nous
avons très peur. Qu'en penses-tu, ma pauvre Fairy?
Fairy eut un grognement léger qui semblait un blâme, puis,
abaissant la tête entre ses pattes, elle s'endormit. Et Louise,
à travers la fatigue qui lui faisait si incertains les contours
des choses, continua de réfléchir.
Oui, pourquoi était-elle venue? Car, de tout ce qui l'avait
tant fait souffrir, rien ne se montrait plus à elle distincte-
ment. Dans le crépuscule qui descendait, le passé,, le pré-
sent se diluaient. Une forme cependant, confuse comme les
autres, se levait et venait à elle : c'était le comte Kowieski.
Qu'était-il, cet homme qu'elle avait entrevu à peine, dans une
avenue que dorait le soleil couchant? Elle se le rappelait long
et frêle, avec des moustaches d'un blond si pâle qu'elles
semblaient blanches. 11 n'avait pas l'air méchant, mais si
étrange et spectral qu'il l'effrayait.
Tandis que le froid peu à peu se glissait en elle, la chaleur
de sa petite chienne lui était douce.
Une voix rompit le silence :
— J'ai déballé toutes les robes, — disait la femme de
chambre. — Madame choisira celle qu'elle veut mettre.
HISTOIRE d'une DEMOISELLE DE MODES l^Q
On rappelait (( madame » maintenant, « madame de
Kérouall ». Cela s'était fait sans qu'elle s'en aperçût : Tim-'
peccable Smith avait tout réglé. Mais ce que cette désignation
apportait dans sa vie de nouveau et de définitif, elle n'en pou-
vait guère douter.
Parmi les chiffons et les parures étalés, Magda se mouvait,
accorte et vive. Elle savait les manier avec le respect, le
souci et la tendresse que l'on doit à ces choses augustes.
Agréable de sa personne elle était de plus, « une perle », coif-
fant" en perfection et ayant appris la couture et le français à
Vienne chez une grande couturière de Paris.
Louise désigna au hasard un fourreau de dentelle doublé de
soie. Tandis qu'on l'habillait, elle se sentait tremblante, prête
à défaillir. La toilette achevée, la femme de chambre piqua
une rose au corsage de sa maîtresse, toute blanche et fluide,
et mortellement pâle sous l'or de ses clieveux, avec sa fleur
sanglante au côté.
On frappa. Smith parut :
— Voici le comte. Peut-il vous saluer.
Par la porte demeurée ouverte, le comte entra.
Il était grand, légèrement voûté; comme ébloui par la
clarté, il fermait à demi les paupières. Il s'approcha, presque
avec crainte, et cette allure était singulière et faite pour sur-
prendre chez ce puissant seigneur.
Il regarda la jeune fille longtemps, puis il dit :
— Vous êtes belle. Je vous remercie d'être venue.
Et, s'inclinant non sans grâce, il lui baisa la main. Puis,
assis en face d'elle, il continua :
— Je vous remercie, mais sans doute yous ne saviez pas ce
que vous faisiez et vous ne voudrez pas rester ici : c'est
trop solitaire et trop maussade pour vous, qui êtes habituée à
Paris, cette ville joyeuse. Moi, j'aime ce. pays où l'on est
comme perdu.
Louise l'écoutait, envahie d'une tristesse qui se dégageait
de lui et de tout l'inconnu qui l'entourait, de ces jardins, de
ces forêts qu'enveloppait la nuit.
— Ce qui me touche le plus en vous, — dit-il, — c'est
l'infini qui est dans vos yeux. Je n'en ai vu de pareils à aucune
Française. .. Elles ont des yeux rieurs et spirituels qui reflètent
l5o LA REVUE DE PARIS
la vie, mais les vôtres emportent au delà de tout... De quelle
•partie delà France êtes-vous?
— Mon père est Breton, — fit Louise, — et je lui res-
semble.
— Ahl oui, je comprends : — toute la mer est dans votre
regard. . . la mer et le ciel aussi.
Puis il ne dit plus rien, s'absorba dans une rêverie pro-
fonde. Une sonnerie brusquement Ten arracha.
— Il n*y aura qu'un coup de cloche ce soir, — fît-il, — à
cause de l'heure tardive. Je suis allé très loin aujourd'hui
visiter des fermiers. Il y a si longtemps que je négligeais toutl
Côte à côte, ils descendirent. L'escalier était de marbre
blanc à rampe très large. Des enfants ailés, toute une bande
d'amours, décoration conçue en une époque galante, se jouaient
sur cette rampe, couchés, assis ou prêts à s'envoler, tandis que
passaient ce gentilhomme mélancolique et cette jeune fille
craintive qui n'étaient point de ce temps-là.
La salle à manger, revêtue de brèche d'Alep, se divisait en
panneaux entre lesquels des colonnes engagées s'ornaient aux
chapiteaux de ciselures de bronze. Un surtout d'argent, œuvre
de Germain, était posé sur la table, autour de laquelle des
laquais à la livrée bleu et orange des Kowieski étaient rangés.
Le comte plaça Louise vis-à-vis de lui. Fine et fière, elle
s'harmonisait avec cette demeure aux airs de palais. Il la
considérait, et un sourire singulier, rapide, traversa son visage
morne. Il lui plaisait qu'elle fût là, au lieu de l'autre, de celle
qui maintenant sans doute courait les grands chemins, s'avi-
lissait aux grossiers contacts... Cette vengeance convenait à ce
méditatif, dont les bonheurs et les peines étaient silencieux et
secrets, et il jouissait âprement d'asseoir, à l'endroit où jadis
l'altièrc comtesse trônait dans son orgueil et son ennui, cette
petite fille de rien, cueillie sur une avenue de Paris.
Le service se faisait avec une gravité solennelle. Le comte
ne parlait pas et ce repas était imposant comme la célébration
d'un rite.
— Vous ne touchez à rien, — dit-il tout à coup. — Cepen-
dant la cuisine ici est française : mon chef vient du Café
Anglais.
Louise répondit que la fatigue l'empêchait de prendre la
HISTOIRE d'une DEMOISELLE DE MODES l5l
moindre chose. Il insista pour qu'elle goûtât au moins d'un
plat et "acceptât quelques fruits, qui étaient très beaux.
Ce qui, plus que la fatigue, la tenait immobile et effarée,
c'était la stupeur d'être là, et l'impression, que tout, autour
d'elle, était illusion et mirage, que ce château, ces serviteurs,
le comte lui-même allaient s'abîmer et disparaître.
Le dîner achevé, ils se rendirent dans un salon, lambrissé
de blanc et tendu de tapisseries qui représentaient l'histoire
de Psyché. Il était garni de meubles de l'époque Louis XVI,
consoles et bahuts d'un prix inestimable et ressemblant à ceux
dont la richesse excessive fut reprochée à la reine de France.
Comme la jeune fille les admirait, le comte dit qu'ils pro-
venaient de cette vente qui eut lieu, durant plus d'une année,
sur la place du château, à Versailles, et au cours de laquelle
tous les meubles royaux furent mis à l'encan et dispersés.
— Ceci, — dit-il en désignant un pupitre où s'encastraient
des plaques de Sèvres, — c'est la liseuse dont se servit la
reine Marie-Antoinette.
Ils s'approchèrent de la cheminée, où, malgré la saison, le
feu brûlait et s'assirent en face l'un de l'autre.
— J'aime tant le feu que j'en fais allumer presque tout
l'été. Depuis mon enfance, je n'ai jamais pu me réchauffer
tout à fait. A travers mes souvenirs les plus lointains, c'est
un vent glacé qui souffle et me transit. Jusqu'à l'âge de
vingt ans, je passais une partie de l'année dans le nord de la
Russie, et toute cette époque de ma vie est comme pénétrée
de froid... Chez vous, la température est douce.
— Nous avons aussi des froids et de la neige, — répondit-
elle, — mais qui ne durent pas. Je me rappelle qu'au mariage
d'une amie les voitures et les chevaux étaient couverts de flocons
blancs. Nous trouvions cela très joli et même un peu féerique.
Il la regarda longtemps avec sympathie.
— Vous aussi, — dit-il, — vous mettez un peu de joie en
moi. J'en ai eu si peu dans la vie! Mon père était un homme
très dur, devant qui je tremblais, et ma mère n'aimait que
mon frère aîné. Lui et moi, nous fûmes projetés, un jour,
hors du traîneau, sur la Neva gelée. Mon frère se tua; moi, je
demeurai d'abord presque stupide, et ma mère ne voulut plus
me voir, ne pardonnant pas que ce fût moi qui eusse survécu.
l5a LA REVUE DE PARIS
Depuis lors, nul être ne m'a jamais témoigné quelque solli-
citude, excepté Smith, mon secrétaire.
Louise écoutait cette voix lasse exhalant sa plainte au milieu
de la profusion des richesses, de tout l'appareil de l'immense
fortune. Ensuite le comte tisonna nerveusement. Tout à coup,
se levant, il marcha jusqu'au fond du salon, puis revint :
— Et vous n'ignorfez pas, personne n'ignore comment j'ai
été quitté.
— Moi aussi, je l'ai étél — fit Louise tristement.
— Vous! — dit-il», surpris, — vousl... D'ailleurs, que
vous importe? Vous aurez à vos pieds ceux que vous voudrez. . .
Mais laissons ces sujets, ou bien, dès le premier soir, je vais
vous ennuyer tellement que vous voudrez partir. . . Dites-moi,
sa vez-vous jouer aux échecs?
Elle ne savait pas. Tout de suite il voulut lui donner une
leçon. Il prépara lui-même la table et l'échiquier, disposa les
pièces, et se mit à lui expliquer les règles du jeu. Elle suivait,
attentive, comprenant vite. Lui soudain s'était animé. Penché
sur le damier, il réglait avec soin la place des combattants. Cet
homme, que toute action effrayait, se complaisait à la lutte
idéale de ces figures d'ivoire, et les combinaisons mathéma-
tiques de l'échiquier lui valaient des plaisirs abstraits, où toute
son ardeur était intéressée, où se dérivait un instant son ingué-
rissable mélancoUe.
— Aujourd'hui, — dit-il, — ce sont des semblants de jeux,
comme les manœuvres qu'on fait faire aux soldats pour les
instruire. Mais, si vous m'écoutez, vous deviendrez une grande
joueuse d'échecs.
En des simulacres de parties elle gagnait et perdait tour à
tour. Vers onze heures, il eut pitié d'elle, lui dit qu'elle ferait
bien de se retirer. Près de la porte, il lui baisa la main.
— Merci encore, — dit-il, — merci d'être venue. Depuis
que vous êtes là, il me semble que l'air est rempli de fleurs,
de parfums, de musique... Ne repartez pas tout de suite!
Précédée de deux, laquais tenant des flambeaux, Louise
gravit l'escalier où, sur la rampe, se dispersait une bande
d'amours.
HISTOIRE d'une DEMOISELLE DE MODES l53'
XXXI
Louise était arrivée depuis près d'une semaine, et le comte
Kowieski la traitait avec une grâce courtoise et attendrie. Il
avait secoué un peu son apathie, ne demeurait plus des jour-
nées entières à fumer, dans la pénombre, des cigarettes
mélangées d'of)ium. Et vraiment quelque joie était entrée avec
elle dans ce château où elle passait claire et blonde et toute
semblable aux déesses lissées sur les tapisseries. Car, ainsi que
l'observait jadis Jacques Lenoël, sa beauté était allégorique.
Le comte l'avait promenée dans les salons sans nombre, lui
faisant remarquer surtout les objets de provenance française ;
puis ils s'étaient attardés dans la longue galerie consacrée aux
portraits de famille. C'étaient d'abord les premiers comtes
lithuaniens, farouches sous leurs armures; ensuite, à partir du
XVI i'' siècle, les courtisans, les ministres, les ambassadeurs,
vêtus somptueusement à l'imitation de la cour de Louis XIV.
Des comtesses aux types russes, polonais ou allemands,
avaient été peintes un peu hâtivement par des artistes venus
d'Italie. Les comtes du x viii® siècle portaient la poudre et l'habit
brodé; parmi eux, ce Stanislas Kowieski, grand capitaine, qui
battit les armées russes, et, plus loin, le comte Jean, qui, ne
résistant pas aux avances de l'impératrice Catherine, fut traître
à sa patrie. Une comtesse Kowieska, très belle, avait, au
commencement du xix'' siècle, posé devant Madame Vigée-
Lebrun. Enfin le comte s'arrêta, et, désignant deux portraits
par Angely, le peintre viennois :
— Voici mon père et ma mère.
— Sont-ils morts tous deux? — interrogea Louise.
— Non : ma mère vit encore. Elle avait divorcé et s'était
remariée avec le prince Giustiniani. Elle habite Naples. Nous
ne nous voyons plus.
Sans doute, cette dame aussi avait eu la nostalgie du soleil
et s'était enfuie.
Après le parc, aux nobles avenues, aux massifs s'allongeant
comme des tapis fleuris, ils avaient visité l'orangerie et les
écuries, superbe construction où chaque stalle s'ornait d'une
l54 l'A REVUE DE PARIS
tête de cheval sculptée dans la pierre; le centre formait un
vaste manège.
— Si vous ne savez pas monter à cheval, mon piqueur, qui
est un fameux écuyer, vous servira de professeur. Dans les
écuries se trouvent plusieurs chevaux dressés pour dames...
J'ai aimé le cheval. On est ravi dans Fespace, on s'oublie, on
oublie tout... Il y a quelque temps que je n'ai fait d'équita-
tion, mais avec vous je m'y remettrai volontiers...
Depuis lors Louise prenait des leçons. Elle n'avait aucune
peur, montrait d'étonnantes dispositions, et Smith avait écrit
à Vienne pour commander une amazone.
Des jours s'écoulèrent, limpides et monotones, où, sous
l'azur du ciel, volaient les brises chargées des parfums acres
de la terre.
Le comte faisait avec Smith de longues courses à travers
ses domaines. La vigne, le mûrier, le chanvre et le lin s'y
cultivaient ; mais c'était du blé que les Kowieski tiraient des
revenus considérables. Smith en avait organisé l'expédition
par bateau sur le Bug et le Dniester jusqu'à Odessa, le marché
européen des céréales.
Et Louise allait se promener avec Fairy, celle-ci désormais
rassurée, puisque partout c'étaient des brins d'herbe, du sable,
des cailloux et qu'au regard d'un chien la constitution du
globe ne diflère pas visiblement d'un lieu à l'autre.
Au delà des plates-bandes, des allées en quinconces coupées
çà et là de bassins, où dans l'eau verdie s'ouvraient des lis
d'eau, elle atteignait la lisière des forêts. Elles étaient for-
mée^ de chênes dont les masses puissantes s'étendaient au
loin. Plongeant dans ces terres noires, toutes traversées du
sel qui filtrait des soubassements glaciaires, ils y puisaient
leur force abondante et magnifique. Le printemps, dans ces
régions, se pare d'une pompe sauvage. Des touffes d'absinthe
et d'immortelles jaunes jaillissaient du sol, et l'odeur des
roseaux aromatiques se répandait dans l'air. Au fond, sur la
gauche, s'élevaient les premières collines d'Ouratinsk, décou-
pées çà et là en escarpements, et recouvertes de la sombre
parure des bois.
Et, dans l'émoi persistant de sa nouvelle destinée, Louise
ne reconnaissait plus son âme de jadis. Tout son passé,* ses
r
HISTOIRE d'une DEMOISELLE DE MODES l55
souvenirs, qui s'enchaînaient depuis sa petite enfance, lui
devenaient comme étrangers depuis le moment où ce singulier
Smith lui avait remis à Paris, sur le quai de la gare de TEst,
un billet pour des régions inconnues. Parfois elle en venait
presque à se demander si cet homme n'çtait pas sorcier, s'il
ne l'avait pas transportée dans la lune, dont les paysages
argentés luisaient à l'horizon dans le ciel pâle.
Un jour, Louise accompagna le comte en voiture. La route
devait traverser un pays pittoresque et varié. Elle côtoya
d'abord de riantes habitations peintes de tons vifs, entourées
de jardins fruitiers; puis des champs de blé se déployèrent
comme un océan couleur d'or, où le vent creusait les vagues
d'une mer houleuse. Les épis et les fleurs s'élançaient d'une
telle vigueur qu'ils montaient plus haut que la tête des
hommes. Au retour, dans un village juif encombré d'enfants
'en guenilles, de hâves visages aux prunelles luisantes se
levèrent furtivement sur eux.
Ce soir-là, le comte négligea l'échiquier et se mit au piano.
Distraitement, il laissa errer les doigts sur les touches, fit naître
des airs anciens, des chants russes âpres et farouches. Peu à
peu les sons s'adoucirent, glissèrent en mélodies rêveuses et
formèrent ce Gondolier de Rubinstein, où la rame frappe d'une
cadence endormeuse l'eau des lagunes... Et Venise et ses
dômes et ses campaniles se mirèrent dans l'eau...
L'image s'effaça et ce fut Chopin qui régna seul. Kowieski
aimait particulièrement la musique du maître polonais. Pathé-
tique et fiévreuse, elle disait toute sa misère à lui, coulant au
long des notes, s'égrenant ainsi que des larmes. Ses douleurs,
ses secrets désirs, tout le tumulte de son cœur s'y répandaient.
Lorsqu'il se tut, il vit les joues de Louise toutes baignées
de pleurs. Il pensa qu'elle exprimait divinement la tristesse.
Car, si, à son premier amant, le vaniteux et malheureux
Fernand Epstein, elle avait paru éclatante et rare et de luxe
suprême, si Jacques Lenoël la tenait pour une réalisation har-
monieuse et sereine de parfaite beauté, aux yeux de ce dernier
venu, à l'âme troublée, elle était la figure de la mélancolie,
charme douloureux- du monde.
Puis Kowieski vint s'asseoir sur un tabouret, aux pieds de
Louise.
l56 LA RETUB DE PARIS
— Je crains — dit-il — de vous aimer, parce que comme
les autres vous fuirez... Et vous me ferez souffrir... D'ailleurs,
de toute manière, on souffre : la source de toute souffrance est
en nous, et, si notre âme s'aventure au dehors, elle revient
meurtrie et déchirée... Vous êtes belle et douce et redoutable,
et vous m'effrayez.
Et, posant le front sur les genoux de la jeune fille, il pleura.
Quelques jours plus tard, Louise reçut une réponse à la
lettre que, dès son arrivée en Pologne, elle avait écrite à sa
tante. Félicité se faisait d'amers reproches, se disait qu'elle
aurait dû deviner, empêcher ce coup de tête déplorable. Elle
songeait avec angoisse à la façon dont M. Toussard accueillerait
cette nouvelle folie. Et même elle demeurait insensible à tout
ce qui aurait pu l'émouvoir ou la flatter. L'opulence du comte
Kowieski la touchait bien moins que ne la désolait le scan-
dale probable. Et, la chose n'étant pas ébruitée encore, elle
suppliait sa nièce de rentrer à Paris.
Mais cette lettre, loin d'ébranler Louise, ne fit que raviver
ses peines récentes. Elle n'était pas, comme sa tante, sou-
cieuse de correction, et elle avait appris à ses dépens ce qu'il
entre de frivolité cruelle dans ce qu'on appelle l'opinion...
Une après-midi, à sa leçon d'équitation, le piqueur lui dit
qu'il la trouvait si bien en selle qu'il ne verrait aucun danger
à ce qu'elle s'en allât en promenade.
Le lendemain, avec le comte Kowieski, ils sortirent aux
approches du soir, alors que s'apaisait la chaleur de la journée.
En l'amazone expédiée de Vienne, Louise apparaissait,
fine et fière silhouette noire sur le ciel clair. Souple et bien
campée, elle maniait son cheval avec aisance et sûreté, et son
port et son air rappelaient ces écuyères de l'époque romantique
qui, dans les tableaux d'Alfred de Dreux, montent des coursiers
alezans ou gris pommelé, au col de cygne.
Us partirent au trot modéré, puis, en rase campagne, prirent
le galop. Ils filaient, rapides; les épis, se courbant, les saluaient
au passa ge.
Le professeur encourageait son élève du geste et du regard.
Précédant d'une demi-longueur, il réglait l'allure. Et le comte
Rowieski suivait, libre, heureux, comme affranchi tout à coup
de ses pensées mornes et de sa tristesse. Ayant atteint les
HISTOIRE d'une DEMOISELLE DE MODES 167
coteaux d'Ouratinsk, ils s'en revinrent plus lentement. Autour
d'eux les brises volaient caressantes, parfumées. Dans la forêt,
un rossignol jetait ses trilles d'une voix si éclatante qu'ils
s'arrêtèrent pour écouter.
Ils pénétrèrent dans la cour d'honneur, firent halte devant
le perron, et, lorsque Louise se laissa glisser à bas du cheval,
ce fut le comte Kowieski qui la reçut dans ses bras.
Le visage animé, l'œil brillant, il n'était plus le même, et,
tandis qu'il la tenait contre lui, elle s'aperçut qu'il tremblait.
Elle alla à sa chambre, et, quittant l'amazone, posa sur ses
épaules un peignoir flottant. Le jour déclinait; sur le parc et
les bois, descendaient les voiles blancs du crépuscule; enfin la
nuit, ainsi qu'une berceuse, se pencha sur le monde endormi.
Tout à coup, dans la pièce presque obscure, sans qu'elle
l'eût entendu ou vu entrer, le comte se trouva tout près d'elle.
Il tâchait de la saisir, et ses bras étendus étaient comme
les ailes éployées d'un grand oiseau nocturne.
Elle eut peur, poussa un faible cri. Mais la frayeur, la pitié,
la lassitude et le dégoût d'elle-même lui étaient toute force.
Elle lutta à peine. Des soupirs s'achevèrent en un sanglot et
ce fut tout...
Comme elle restait anéantie sur la chaise longue, un bruit
la fit tressaillir : c'était une chauve-souris qui battait les murs
de son aile lourde.
Elle fit prier le comte de l'excuser si elle ne descendait pas
diner avec lui, la promenade à cheval l'ayant brisée. Les
heures de nuit sonnèrent tour à tout à la petite pendule
ancienne. Blottie dans son lit, Louise ne dormait pas, et, se
rappelant ces jours si proches oîi l'amour était pour elle
Tabandon délicieux et consenti, longtemps, amèrement, déses-
pérément, elle pleura.
Vers le matin, elle glissa dans un sommeil plein de rêves.
Elle fuyait à travers une forêt toute noyée d'ombre. Un grand
oiseau la poursuivait. Haletante, éperdue, elle arriva devant
une grille. L'ayant ouverte, elle se trouva au milieu d'une
allée dont les arbres étaient garnis de feuilles jaunes et elle
reconnut Villeneuve-Saint-Georges. Lenocl venait à sa ren-
contre, mais, au moment où il allait la joindre, une femme
velue d'un linceul se dressa et, lui saisissant la main, l'entraîna
l58 LA REVUE DE PARIS
avec elle... Alors, demeurée seule, Louise poussa une plainte
et se réveilla. Par les lames des persiennes, le soleil répandait
dans la chambre ses rayons comme des brassées de fleurs d'or.
Au cours de la matinée, William Smith la pria de le rece-
voir.
— Je viens — dit-il — prendre les mesures de votre cou
et de vos bras : le comte m'envoie à Vienne acheter un collier
de perles et d'autres bijoux. Si je ne puis me procurer ce qu'il
faut, on écrira à Paris. Il veut que le collier s<Mt aussi beau
que celui de la comtesse.
XXXII
La bibliothèque était un des endroits les plus agréables du
château de Ma Folie. De forme ovale, elle s'éclairait au moyen
d'im plafond vitré; sur les hautes armoires peintes en gris
et fermées de grillages dorés, qui l'entouraient toute, étaient
posés les bustes en bronze des philosophes grecs. Majestueuse
et sereine, cette pièce semblait faite pour les méditations
qu'au xviii*^ siècle des esprits sceptiques, élégants et préoc-
cupés de problèmes scientifiques ou sociaux, poursuivaient
parmi des décors et des emblèmes galants.
Louise d'abord avait traversé cette bibliothèque, et mainte-
nant elle n'en sortait quasi plus qu'au moment des repas et
des promenades.
Dépourvue d'instruction, nourrie, au hasard, de quelques
lectures faciles, elle avait puisé dans l'intimité de deux hommes
d'inégale mais réelle valeur des notions qui avaient fleuri çà
et là dans son esprit. Tant qu'elle était demeurée auprès de son
ami Toussard et de Jacques Lenoël, elle pensait être à la source
de toute science, et apprendre en vivant. Maintenant, livrée
à elle-même, réduite à une destinée fastueuse et sans joie,
elle voulut demander aux livres l'oubli et la distraction. Peu
à peu elle découvrait le passé si profond et encombré qu'elle
se trouva comme perdue parmi les lointaines avenues où se
déroulaient les histoires des peuples.
Bientôt, s'effbrçant de procéder avec ordre et méthode, et
s'aidant des catalogues, elle tenta de se renseigner sur l'an-
HISTOIRE d'une DEMOISELLE DE MODES iBq
tiquité. La bibliothèque, commencée à Tépoque où la gloire
des lettres françaises emplissait le monde, leur avait fait une
belle place. Les noms de Voltaire et de Rousseau, de Montes-
quieu et de Buffon luisaient sur les dos de veau fauve et de
maroquin des livres alignés au long des tablettes. Mais ce fut
le bon RoUin qui fournit à Louise ses premiers enseignements.
Les récits bien conduits, et d'une solennité naïve, du recteur
de rUniversité de Paris, intéressèrent la jeune fille. Par ins-
tants, elle se prenait la tête, craignant qu'elle n'éclatât, dans
rcffort pour loger tant de noms, tant d'événements, une telle
succession vertigineuse de grandeurs, de décadences et de morts.
Son illusion et sa hantise devenaient parfois si fortes qu'elle
croyait voir, par delà les murs, des armées en campagne et des
contrées sans fin, formant d'immenses empires prêts à dispa-
raître dans la ruine et la fuite de tout.
A sa petite chienne posée sur ses genoux et ruminant un
rêve innocent, elle disait :
— Nous nous croyons importantes, ma pauvre Fairy, et
nous attachons du prix à nos tristesses et à nos colères, mais
elles sont chétives et ridicules et d'une insignifiance que tu ne
peux te figurer...
C'est ainsi qu'en étudiant l'histoire elle acquérait, par sur-
croit, quelque teinte de philosophie.
Elle s'intéressa surtout aux Grecs, dont elle savait qu'ils
révélèrent la beauté, et, se souvenant qu'elle avait tenu entre
les mains quelques fragments où leur génie s'attestait encore,
elle en conçut une fierté mélancolique.
Après l'histoire ancienne, dont elle avait désormais une
idée légère et supérieure à celle qu'en a d'ordinaire la belle
société, elle se résolut à lire l'histoire de France. — Outre le
XVIII® siècle, la bibliothèque contenait les principaux écri-
vains du xix°, jusqu'en i85o environ. Depuis lors, les achats
avaient été peu nombreux, les voyages ou 4'autres plaisirs
absorbant sans doute les comtes et les comtesses. Les œuvres
françaises les plus récentes étaient celles d'Octave Feuillet,
quelques pièces de Dumas fils et divers romans, dont un exem-
plaire de Madame Bovary ^ assez délabré. Tous ces volumes
portaient le chiffre de la mère du comte actuel.
L'histoire que le hasard mit sous les yeux de Louise fut
l6o LA REVUE DE PARIS
celle de Michelet. Ces récits puissants, colorés et si évoca-
teurs, lui causèrent une bien autre émotion que les fresques
correctes et pâles du pauvre RoUin. Le drame de la Révolu-
tion la captiva tellement qu'elle en vint à encourir le blâme
discret de sa femme de chambre, la jolie Magda, qui la vit avec
chagrin négliger de changer sa toilette pour le repas du soir.
Le comte, étonné de cette folle ardeur, venait de temps en
temps trouver Louise dans la salle silencieuse dont les parois
s'éclairaient des lueurs d'or qu'y jetait sa chevelure blonde.
— Comme vous vous plaisez à la lecture I — disait-il avec
surprise. — Moi, cela me donne toujours une grande tristesse
qu'il se soit passé tant de choses... Les œuvres d'imagination
ne me délectent pas plus que les ouvrages d'histoire. Nos
grands romanciers ont failli me rendre fou : ils inspirent
l'épouvante de la vie, qui est déjà assez fâcheuse. Je sens bien
plus de poésie dans la musique que dans les livres. Et, du
reste, les correspondances de mes paysans et de mes fermiers,
et les autres lettres d'affaires que souvent Smith s'obstine à
me communiquer, me cassent la tête suffisamment.
Louise expliqua qu'elle lisait pour s'occuper et s'instruire.
— C'est singulier, — fit Kov^ieski, — cette activité qu'ont
les Français. Elle n'est pas méthodique et réglée comme celle
des Anglais, elle est souvent sans but... C'est peutr^tre ce
qui les rend aimables...
Ce fut un matin d'août, sous un ciel bleu et frémissant de
chaleur, que Louise eut pour la troisième fois des nouvelles
de Félicité. Dans sa deuxième lettre sa tante lui avait annoncé
le retour de M. Toussard : « Son chagrin et sa colère, disait-
elle, ont dépassé tout ce que j'avais redouté. Il a déclaré qu'il
ne te re verrait jamais... »
Elle ajoutait que, pour des raisons qu'elle donnerait pro-
chainement, M. Toussard voulait qu'elle-même se retirât du
magasin de modes.
Or, dans la lettre qui arrivait en ce matin d'août, il n'était
question ni de M. Toussard ni des propres affaires de Félicité,
mais d'une chose qui devait troubler Louise de façon autre-
ment vive et poignante :
Hier y f ai reçu la visite du docteur Leno'èl. F ai été saisie à un
tel point que Je nai pas d^abord trouvé de paroles. Lui-même
HISTOIRE d'une DEMOISELLE DE MODES l6l
n avait plus sa parfaite aisance, mais il s^est vite remis et m^a
dit : « Vous n ignorez pas, madame, t affection profonde que je
porte à votre nièce; je viens vous supplier de me dire oit elle est. »
Je lui ai dit qu après son départ tu avais été en butte à tant et
à de si cruelles épreuves que tu t^ étais décidée à quitter Paris, en
me défendant de faire connaître le lieu de ta retraite. Il a violem-
ment insisté, m' assurant que cette précaution ne pouvait s^appli--
pUquer à lui, et que j^ agissais avec une cruauté qu*il ne méritait
pas. Il m^a demandé enfin si je voudrais bien te faire parvenir
une. lettre de lui. J'ai dit que je me conformerais à ta décision, et
je dois la lui transmettre. Il est parti en me laissant voir son
dépit amer. Je crois bien quil t'aime toujours. Depuis, j'ai su
quil avait ramené madame Darsier, encore dolente, mais
sauvée pour l'instant. Il paraît qu il va l'épouser. Dans ces con^
ditions, ma pauvre enfant, tu feras bien de ne plus songer à lui,
et je lui répondrai en conséquence, si tel est ton avis...
Tenant entre les doigts la feuille de papier qui lui appor-
tait ces lointaines nouvelles, Louise resta longtemps accablée.
L'air brûlait comme des flammes, semblait sa propre douleur
qui la consumait. Elle se dit : « Il se marie. Alors, que me
veut-il? Et si je suis ici, c'est surtout par sa faute : qu'il m'y
laisse donc en paixi... » Et, du fond de sa détresse, quelque
ressentiment lui vint, qui lui redonna un peu de force.
Comme elle n'était pas descendue de toute la journée, le
comte, vers le soir, se rendit auprès d'elle dans sa chambre.
Il la vit pâle et brisée et il s'en inquiéta :
— Cette chaleur est écrasante, — dit-il, — et puis toutes
ces lectures vous auront ftitiguée. Il faudra recommencer nos
promenades à cheval, qui vous faisaient du bien. Si la chaleur
continue, nous sortirons de grand matin.
Après un silence, il reprit :
— C'est peut-être d'ennui et d'isolement que vous êtes
malade : vous regrettez Paris, et tous les amis et les amuse-
ments que vous y aviez. Patientez un peu : dans deux ou trois
mois, nous voyagerons. Je vous conduirai dans de beaux pays.
Mon yacht est mouillé à Odessa; c'est un bateau magnifique,
on y est très heureux : on oublie tout, quand on n'aperçoit
plus que le ciel et l'eau... D'ici là, nous aurons quelques
visiteurs; entre autres; un cousin à moi, un garçon charmant^
qui est attaché à notre ambassade chez vous.
i®' Mai 1908. II
l6s LA REVUE DE PARIS
Louise le remercia, le rassura : son malaise n'était rien,
elle en était déjà remise. Alors lui, la voyant si délicieuse et
désirable dans sa langueur, s'enhardit, tenta de glisser le bras,
au long du divan, parmi les mèches blondes répandues. Mais
elle, émue, palpitante encore à la pensée de l'autre, dont elle
avait senti tout proches le désir et le souffle, eut un grand
frisson, se déroba. Et le comte Kowieski, timide, méfiant de
lui-même, n'insista pas.
Dès le lendemain, Louise écrivit à sa tante :
Dites-lui de ma part que, puisquil a refait sa vie à sa guise,
je le prie de ne plus se mêler de la mienne.
Elle retourna à ses lectures, mais elle n'avait plus son calme.
Elle s'adonna de préférence à des livres d'imagination, qui
traitaient d'amour : car ces livres, pensait-elle, s'efforcent de
peindre les douleurs et les joies auxquelles sont soumis les
hommes. Elle espérait ainsi se retrouver. elle-même, entendre
l'écho de ses tristesses renvoyé par d'autres voix. Elle lut
quelques volumes de Balzac, de George Sand, des poèmes en
prose de Chateaubriand; mais rien dans ces écrivains illustres
ne sut la toucher, ne fut en harmonie secrète avec sa propre
âme. (( D'ailleurs, ; — se disait-elle, — tout y est réglé, arrêté
et ne change plus, tandis que la vie fuit sans trêve, transfor-
mant, emportant tout. Dans les livres seulement, le bonheur
peut se fixer en un décor immuable, se découper à jamais sur
un fond d'or, comme une image de piété... »
Elle se faisait ainsi un ensemble d'idées qui, empreintes
d'un amer pessimisme, contrastaient singulièrement avec sa
jeunesse, son inexpérience et sa beauté. Et cette sensation de
l'écoulement, qu'elle gardait toujours présente, datait peut-
être de son enfance, et du spectacle de cette rivière qui roulait
au loin ses flots sans cesse renouvelés.
Dès lors, elle ne demanda plus aux livres que de l'instruire
ou de l'amuser. Elle prenait de toutes parts, et son esprit
devint comme ces forêts touffues qui se sont développées au
hasard des germes déposés par les oiseaux. Un jour, elle ouvrit
cette Madame Bovary dont tant de mains fébriles ou négligentes
avaient déjà froissé les pages. Cette aventure vulgaire et tra-
gique, raccourci pitoyable et sublime d'illusions, d'orgueil
HISTOIRE d'une demoiselle DE MODES l63
et de misère, rétonna, mais ne Témut pas. Elle plaignit Emma
sans pouvoir Taiiper, la jugeant d'une ardeur trop âpre et
sèche. Elle lui reprocha aussi le choix médiocre de ses amants,
se refusant encore à concevoir que Ton pût aimer des hommes
^ai ne fussent pas à la ressemblance de Jacques Lenoël.
Et ^elques semaines passèrent, monotones et paisibles.
Mais un OMtîn, Smith entra chez Louise :
— Vous »e verrez pas le comte, en ce moment : il a sa crise.
Ces troubles, auxquc4s il est sujet depuis le terrible accident,
surviennent quand il a de vives contrariétés. Tout à l'heure,
il s'est mis dans une colère effroyable à cause de la comtesse :
ayant agi très grandement avec eue, à condition qu'elle ne
porte pas son nom et ne fasse pas de scandale, il a appris
des détails déplorables que je voulais lui cacher. Cette dame
devrait être enfermée, ce serait mieux pour tout le monde.
Puis Smith parla de sa propre famille, de ses filles, qu'il
destinait à l'enseignement, de son fils atné, midshipman.
— Voyez- vous, mademoiselle Louise, — car il continuait
à la nommer ainsi quand ils étaient seuls, en souvenir de
leurs relations au magasin de modes, — pour se tirer d'affaire,
il n'y a que la bonne conduite et l'activité : j'ai élevé mes
enfants dans ces principes, je veux qu'ils travaillent. Si plus
tard il leur vient par moi quelque bien, ils en' seront plus
dignes. D'ailleurs vous connaissez, dans l'Evangile, la parabole
des deniers et de celui qui ne sut pas les faire fructifier. Toute
la prospérité de l'Angleterre est expliquée par cette parabole.
Le comte ne quittait pas encore ses appartements, lorsque
arriva au château son jeune parent, le prince Daltroff.
Louise redoutait cette visite : dans la fausseté de sa nouvelle
condition, il lui était très cruel de se trouver en face d'un
Parisien. Elle songeait à la résistance qu'en ses jours déjeune
et farouche fierté elle avait opposée aux vœux et aux projets du
pauvre Fernand Epstein. Certes elle n'ignorait pas avec quelle
frivolité et quelle injustice se perpétuent souvent les préjugés;
mais elle-même était sans force contre des scrupules natu-
rels, qu'elle avait vu les magasins de modes partager avec les
classes bourgeoises.
Ce fut dans ces dispositions qu'elle apprit, un matin, que le
prince Daltroff était au château depuis la veille. Décidée à ne
l64 LA RBYUB DE PARIS
pas se montrer avant que le comte eût reparu, elle restait à
Técart, lorsque, aux aboiements furieux poussés par Fairy,
elle entre-bâilla sa porte. Sur le palier, à Tendroit ou aboutis-
sait l'escalier, un homme jeune, mince, élégant, subissait en
souriant les assauts de la petite chienne, qui, hors d'elle, les
soies hérissées, les yeux fous, jetait du fond de son m^nu
gosier, contre cet étranger, des sons éperdus et stridents. Et
rien n'était comique et plaisant comme cet être minuscule
s'efforçant de répandre la terreur, dont il croyait .posséder
l'appareil redoutable.
Louise, un peu interdite, appela Fairy avec sévérité.
— Je vous remercie, madame, de venir à mon secours, t— fit
en s'inclinant avec grâce l'étranger; — mais, comme j'ai chassé
le tigre aux Indes, j'avais conservé tout mon sang-frqid.
C'est ainsi que Louise et le prince Daltroff firent connais-
sance.
A l'heure du dîner, le comte allant mieux, ils.se retrou-
vèrent dans la salle à manger. Et la jeune fille, qui avait tant
craint cette rencontre, fut rassurée tout de suite par l'aisance
noble et charmante du jeune diplomate. II. causait avec agré^
ment et vivacité, et, quand il s'adressait à Louise, c'était avec
une courtoisie empressée qui semblait un discret et délicat
hommage.
Fils de l'ambassadeur et Français par sa mère, ayant séjourné
longtemps en Italie et ensuite à Paris, le prince Daltroff était
à peine Russe. Tout au plus gardait-il en parlant ce chanton-
nement léger qui donne au français un air d'être en fête.
Grand amateur d'art, familier de tous les musées» il avait tout
vu, tout lu, et sa nonchalance était comme une coquetterie.
— Voici une jeune dame avec laquelle vous vous enten-
drez, — dit le comte Kowieski à son cousin, t— car eUe passe
une partie de sa vie dans la bibliothèque... Cette biblio-
thèque, depuis des années, on n'en avait ouvert aucune
armoire et les livres qui sommeillaient sous la poussière ont dû
être bien surpris d'être ainsi dérangés.
Daltroff regarda Louise avec intérêt, lui demandant quel
choix guidait ses lectures.
— En ce moment, — dit-elle, — je tâche d'apprendre, et je
sais trop peu pour m'être créé un goût ou une préférence.
HISTOIRE D^UNB DEMOISELLE DE MODES l65
— Aimez- VOUS les vers? — reprit-il. — Il faut les aimer :
ils sont comme les fleurs, inutiles et délicieux. Si vous le per-
mettez, je vous présenterai mes poètes de prédilection. J'en ai
de plusieurs sortes.
Il se tut quelques instants, puis continua :
— Je ne prétends pas que ce soit toujours une beauté
d'être inutile... Ainsi, la diplomatie, quoique purement orne-
mentale, n'a plus ni beauté ni raison d'être depuis que les
questions internationales sont réglées par les banquiers.
Et, comme le comte Kowieski laissait voir son étonnement,
DaltrofT ajouta :
— Oh! je m'en doute bien, vous me désapprouvez de
m'exprimer si librement. C'est que, mon cher, j'en sais long
sur ce qui se prépare chez nous, et il y a des jours où j'ai
honte de ma vaine, de ma puérile carrière... Les idées là-bas
marchent plus vite qu'on ne croit, ailées, armées, terribles.
Mes sympathies, mes vœux secrets sont avec elles; mais ne
craignez rien, je suis un allié, un ami, je ne suis pas encore
un conspirateur.
On tint des propos moins graves. Daltro IT raconta qu'Alice
Cointel s'était aperçue que, d'être si distinguée et raisonnable,
maintenant qu'elle était moins jeune, aurait le tort de la
vieillir avant l'âge :
— Il parait qu'elle va quitter la Comédie-Française à la
suite de caprices divers. Il est question d'aventures roma-
nesques. Comme l'Aurore, elle aurait fait choix d'un très
jeune amant : cela lui crée un renouveau opportun.
Le prince savait en perfection la chronique galante de la
rampe. Il là disait gaiement, en camarade de toutes ces
héroïnes qui, menant à la fois tant d'existences imaginaires ou
réelles, sont bien excusables de s'y égarer parfois. Il connais-
sait aussi tous les auteurs dramatiques et les autres, et ceux
qui ne faisaient que des chroniques, et même les moindres,
qui, ne glissant que des entrefilets, essayaient d'être les plus
tapageurs. A quelques illustres exceptions près, il était sans
enthousiasme pour le monde des lettres :
— L'époque est ingrate, — dit-il, — et l'on supplée au
talent, comme les femmes à la fraîcheur, par le maquillage.
Cela fait des succès factices et qui durent peu. D'ailleurs, si
l66 LA REVUE DE PARIS
cela vous amusait, je vous amènerais quelques littérateurs
quand vous viendrez à Paris avec Kowieski.
La sympathie qui, dès le premier soir, s'était formée entre
Louise et Daltrofl' s'accrut encore. La bibliothèque les réunis-
sait chaque jour, et, d'une voix sonore et bien timbrée, le prince
lisait des vers. S'abandonnant à l'enchantement des images
et des mots, Louise l'écoutait. Et la vaste pièce, si longtemps
sans écho, s'emplissait de l'harmonie du langage rythmé.
Un jour, comme il avait récité Néère d'André Ghénier,
Daltroffdit soudain :
— Vous ne vous doutez pas combien j'ai déjà entendu
parler de vous. C'était par deux bien jeunes adorateurs, encore
lycéens, le fils et le neveu de la comtesse de Sauvignac, Et
ces messieurs ne plaisantaient pas : l'un d'eux voulait se tuer,
l'autre se proposait de vous enlever.
— Je sais, — fit Louise en souriant. — Classe de rhéto-
rique, division C. Ces jeunes gens m'ont envoyé des fleurs.
Il y a déjà longtemps de cela!
Et le souvenir de tout ce qui était advenu depuis, lui
revint tout à coup, sembla pleuvoir sur elle comme des
feuilles mortes.
Le prince reprit :
— A présent, je vous connais, et je ne m'étonne pas du
trouble que vous jetez dans les âmes. Et sans doute resterai-je
un des rares qui, vous ayant approchée, n'auront pas tenté de
vous faire la cour. Mais vous m'avez conquis tout de même et
je serai toujours heureux de vous donner des preuves de mon
amitié, de mon dévouement.
— Pour une femme qui est jeune, l'amitié est plus difficile
à rencontrer que les hommages, — dit Louise, — et je vous
remercie de m'accorder la vôtre. J'ai eu quelques amis et je
les ai perdus, par la faute des circonstances plus que par la
mienne. Et maintenant je suis presque isolée dans la vie.
Daltroff répliqua :
— Je suis sûr que Kowieski vous est vraiment attaché. C'est
un homme qui a souffert par lui-même et par les autres. Il
n"a pas les dons brillants qui séduisent, mais c'est un être
excellent, et une femme de cœur peut s'intéresser à lui, et lui
offrir des joies qui lui ont toujours manqué.
HISTOIRE D*UNE DEMOISELLE DE MODES 167
— Je suis réellement touchée de sa bonté pour moi, —
répondit Louife, — et je tâcherai de lui montrer ma grati-
tude. D'ailleurs, à mon âge, j'ai été en butte à tant d'épreuves
que je ne souhaite plus maintenant que la paix. Et peut-être
l'ai-je rencontrée.
— Ahl ma pauvre enfant, — s'écria DaltrolT, — quelle
illusion e»t la vôtre I Vous êtes à la merci des autres et de vous-
même : vous parlez de paix, et vous êtes à l'image de celles
pour qui, aux temps héroïques, les guerriers s'exterminaient. . .
Enfin, quoi qu'il arrive, comptez que je suis votre ami. . . D'après
ce que m'a dit mon cousin, nous nous re verrons à Paris, au
printemps, et peut-être, vers février, à Nice, à Monte-Carlo.
Au bout de quelques jours, le charmant prince s'en alla.
— Je le regrette, — dit Kowieski, — autant pour vous que
pour moi. Il est un compagnon exquis. Mais on ne le garde
jamais longtemps. 11 appartient tout entier à une femme, la
comtesse de Sauvignac, plus âgée que lui de dix ans. Cette
liaison est déjà ancienne, il lui a sacrifié les plus beaux
mariages...
Des semaines se succédèrent, août glissa en septembre, le
ciel pâlit encore, et la pourpre et l'or de l'automne s'étendirent
sur les forêts comme des flammes qui bientôt allaient les
flétrir toutes. Ce fut alors cju'une activité subite régna dans
le château, d'ordinaire si calme. Sur l'aile gauche close,
jusqu'alors, on vit s'ouvrir toutes grandes les fenêtres
et s'envoler la poussière qui semblait celle de tant d'heures
endormies là.
Les écuries, les selleries aussi s'agitaient, se préparaient à
quelque événement.
— Il va nous venir toute une bande de chasseurs, — dit le
comte à Louise, — tandis qu'ils dînaient tous deux dans la
salle de marbre. Je me dispenserais bien de les accueillir,
surtout présentement, mais c'est un vieil usage de famille, et
difficile à supprimer... Nous aurons plusieurs officiers supé-
rieurs de Komenetz, et des propriétaires de la province. Par-
fois il me vient de loin des visiteurs... Quant à moi je ne
trouve aucun plaisir à la chasse, je l'estime un divertissement
cruel... La maison va être remplie de bruit et de monde, et ce
sera fini de vous voir à mon gré.
l68 LA tiÈVUfe t)E tAtllS
De plus en plus, il s'accoutumait et prenait goût à elle. Sans
effort et sans artifice, elle était de douceur si souple qu'elle se
façonnait aux autres insensiblement. D'ailleurs elle était
quelque peu changée : plus lente, plus languissante, elle
semblait traîner derrière elle les voiles invisibles d'un deuil
secret. Et cette tristesse qui l'enveloppait la parait, aux yeux
de ce seigneur mélancolique, d'une grâce singulière. Sa coif-
fure non plus n'était pas la même qu'aux temps heureux où
on la comparait à la Psyché de Naples. Magda maintenant dis-
posait à sa fantaisie la chevelure magnifique qu'on lui confiait.
Elle était fort habile à en varier la disposition, ayant servi
deux ans une cantatrice en renom. Et Louise apparaissait
tantôt avec des mèches éparses et fleuries comme Ophélie,
tantôt avec des nattes relevées et ornées de perles et de bril-
lants, à la façon de Desdémone, patricienne de Venise...
Le jour où devaient arriver les invités, William Smith se
présenta chez madame de Kérouall :
— Je veux vous dire un mot seulement, car je suis très
affairé... Ces gens, évitez-les le plus possible. Quoique
de haute naissance, ils sont tout le contraire de ce que nous
appelons des gentlemen. Et je les considère plutôt comme des
sauvages, des idolâtres et des ivrognes. . . Sans doute, les Anglais
boivent aussi quelquefois, mais jamais ils ne perdent le respect
de la morale et de la religion... Je vous dis cela, parce que le
comte est si distrait qu'il n'y songerait que trop tard...
Vers le soir, les coups de fouet et les grelots des postiers
résonnèrent dans les avenues, atteignirent le perron, et bientôt
des cris et des jurons retentirent dans le château.
Suivant l'avis de Smith, Louise ne bougea pas de chez elle,
et le comte Kowieski, étant allé la voir, n'insista pas pour
qu'elle revînt sur cette décision. Toute la nuit, les lourdes
bottes frappèrent les dalles de marbre, et des salles basses
s'élevaient des clameurs, des chants et, parfois, un vacarme
de querelles.
Lasse enfin de sa captivité, elle s'en alla, un matin, en pro-
menade avec le piqueur. Au retour, comme elle remontait
l'escalier, vêtue de son amazone, trois hommes dressés sur la
dernière marche lui barrèrent l'accès du palier. Ils avaient la
tenue de chasse, et, secoués de rires énormes, les habits en
UlâtOlHE t>*UNE DEMOISELLE DE MODES IÔQ
désordre, le regard allumé de vin, ils figuraient la troupe de
quelque Bacchus tartare. Appuyés sur la rampe, ' — incer-
tains et chancelants, ils paraissaient gigantesques et redou-
tables encore. Louise eut peur d'abord, voulut s'enfuir; puis
une audace lui vint, elle se résolut à passer en les bravant.
Sous leur souffle chaud, sous leurs jurons, elle avança tran-
quille, hautaine. Une main se tendit pour la saisir, un visage
frôla le sien : d'un coup de cravache elle cingla si rudement
le gentilhomme qu'il recula, étourdi.
Alors ce fut la lutte et la mêlée ; tous, se poussant, essayant
de s'emparer d'elle, patinaient sur le marbre poli ; elle put
s'échapper.
Ils s'écroulèrent sur les marches, restèrent vautrés, abîmés
dans l'ivresse. Au-dessus d'eux se jouait la bande légère des
amours ailés.
Tremblante encore de cette aventure, elle eut dans la
journée la visite de Smith.
— Vous avez été splendide! — s'écria-t-il ; — d'en bas, je
vous admirais. Je pensais au berger David, si frêle et jeune,
qui, avec l'aide de Dieu, terrassa Goliath, le géant blasphé-
mateur. Celui que vous avez châtié est le fils du grand-duc
Vasili. Parfois le Seigneur se sert des faibles pour abattre les
forts et les puissants...
Les chasseurs s'en retournèrent comme ils étaient venus,
parmi les grelots et les claquements de fouet, et de nouveau
le silence régna dans le château. Au dehors, l'automne, pré-
coce en ces régions, avait fait son œuvre. Le vent âpre et sec,
précurseur de la dure saison, balayait les nuages en tumulte et
le tourbillon des feuilles mortes, et, l'a nuit, au long des cou-
loirs et dans les hautes cheminées, on l'entendait siffler et
gémir. Le comte décida que Ton partirait. Déjà, à Odessa, le
yacht était tout armé, n'attendait plus que les passagers.
Presque à la veille du départ, Louise apprit une grande
nouvelle. Sa tante lui annonça qu'elle allait épouser M. Tous-
sard :
Maintenant que ses deux nièces, dont il était tuteur, sont
mariées en pros^ince, je n ai plus aucun motif pour me refuser à
ce qu^il souhaitait depuis longtemps, car il souffrait de t incorrec-
tion de notre çie. D^ ailleurs, sa belle-sœur accepte avec bonne
170 LA REVUE DE PARIS
grâce notre résolution. Nous habiterons, dans la banlieue de
Paris, une maison agréable, au milieu d^un beau jardin. De là
il se rendra à ses affaires...
Ma pauvre enfant, je ne puis me défendre d^une sincère tris^
tesse en i" annonçant une chose dont je de{»rais me réjouir absolu^
ment. Il m'est plus douloureux en cet instant de te sentir si loin
de moi et je me reproche amèrement de n avoir pas su te conduire
avec plus de sagesse et £ énergie, Cest lui, c*est monsieur Tous-
sard qui avait raison contre toi, contre moi,,.
En post-scriptum, elle ajoutait :
Figure-toi que le docteur Lenoèl est revenu me voir : « Louise
nest pas retournée dans sa famille, — m'a-t-il dit, — je veux
savoir ce quelle est devenue, j> Je lui ai répondu : « Elle était
libre, elle a disposé d'elle-même, i^ Il a pâli au point quil m'a
fait peur : Puis il s'est retiré. J'aime à croire qu'il en restera là.
Un matin de novembre, Louise monta en voiture pour
s'éloigner de ces lieux où, pendant plus de six mois, elle avait
langui doucement. Elle dit adieu à ce château, à ces allées pro-
fondes, à ces bois maintenant dépouillés. L'air était paisible, et
la brume drapait de ses voiles toutes ces choses qui sem-
blaient disparues, englouties déjà dans le passé!
XXXIII
Au milieu de la salle, où, comme pour les grands enterre-
ments, les lumières brillaient dans Tobscurité factice, la petite
roue de la fortune tournait. Et, distinctement, à travers tous
les bruits épars, se percevait le tintement des pièces d'or qui
se heurtaient sur la table de jeu. C'était le salon de roulette,
à Monte-Carlo.
Serrés en triple rang, assis, debout, les joueurs immobiles
suivaient de l'œil la boule qui fuyait, puis s'arrêtait, tandis
que le croupier, impassible, grandiose et fatal, ramassait avec
le râteau la moisson répandue sur le tapis vert. Et cela recom-
mençait toujours. Toujours de nouveau les espoirs s'enflaient,
s'envolaient derrière cette roue qui, inconsciente et terrible,
tournait.
HISTOIRE D UNE DEMOISELLE DE MODES I7I
Dérangeant quelques groupes qui firent place en s'écartant,
Louise, le comte Kowieski et le prince Daltroff entrèrent dans
le salon de jeu : on voulait montrer, la roulette à madame de
Kérouall. Auparavant, le prince avait expliqué les combinaisons,
les martingales, les chançfss et les superstitions des joueurs.
: — Et tenez, — affirmait-U, au moment où ils franchissaient
la porte, — j'ai entendu cjire que la première fois qu'on se
risque, on est sûr de gagner sur le chiffre de son âge. C'est le cas
d'essayer, d'autant que vous n'avez pas à craindre de l'avouer.
Le comte Kowieski s'approcha de. la table et, par-dessus les
épaules, fît glisser viilgt-cinq louis sur le a5. Louise souriait,
indifférente, incrédule. La petite boule s'élança, sauta, courut
follement. Enfin elle se ralentit, hésitante, puis se fixa,
marqua aS.
— a5, rouge, impair, passe I — dit le banquier.
Et il compta douze mille cinq cents francs. Il y eut un léger
émoi : des têtes se dressèrent cherchant qui, par une audace
heureuse, venait de gagner en jouant le numéro.
Alors, parmi les regards, Louise en sentit un qui la glaça.
A peine put-elle reconnaître que c'était Louis Robert qui
avait posé sur elle des yeux d'angoisse, et déjà il était noyé
dans la foule. Mais la douleur et le mépris de cet honnête
homme la laissèrent tremblante et défaillante : elle demanda à
quitter le salon. Dans une des hautes glaces qui le décoraient,
elle eut la vision d'une femme que d'abord elle ne reconnut
pas. Cette figure de luxe et d'orgueil, parée de velours, de
fourrures, de tulles nuageux, avec, au long du corsage, ces
perles sans prix, était-ce bien elle, Louise Kérouall? Et, son-
geant à celles qui au magasin venaient étaler leur insolei^ce et
leur faste, elle se dit qu'elle était maintenant toute pareille à
l'une d'elles.
Au dehors, le ciel, la mer rayonnaient, et, sur ce fond étin-
celant, Monte-Carlo élevait ses pavillons, ses hôtels, ses frêles
architectures mauresques de café-concert.
En ce début de mars, la colline s'ornait déjà de fleurs qui
mêlaient leur grâce à cette végétation tropicale, aux contours
rigides et métalliques. Sur la droite, les terrasses de Monaco
venaient tremper jusque dans .le flot, coulaient vers Tonde
bleue en cascades de roses.
47^ l'A ilEVtJÉ Ï)E PARtS ■ ' •
Louise remonta seule dans Tapparteinent cju'elle occupait
depuis la veille, avec le comte, à l'Hôtel de Paris.
Accoudée à son balcon, elle croyait être encore portée sur
ces vagues où durant plusieurs mois elle avait erré. Au delà
de cette ligne qui formait Thorizon, s'étendaient les terres
qui toiirà tour s'étaient déroulées devant elle. Rochers pour-
pres et violets des promontoires d'Ionie, sables dotés d'Afrique,
rives parfumées d'Asie, villes blanches, au creux des golfes;
montrant leurs minarets clairs et leurs coupoles argentées,
bois d'orangers et de lauriers-roses aux flancs des collines,
douceur des nuits bleues d'Orient, pâle*ur des matins où les
îles sortent de l'onde en soulevant leurs voiles, — elle revivait
ces heures où lui étaient apparues l'Asie Mineure, l'Egypte et
cette Grèce qu'on lui avait jadis vantée, puis Gorfou, avec
ses vallées sombres et délicieuses, et cette Sicile éclatante et
fière, mouillée à l'entrée du monde d'Occident... Si loin de
tout ce qu'elle connaissait, son âme éparse et comme aliénée
d'elle-même était charmée par tant de spectacles. Et, gardant
les instincts qui lui venaient d'une longue suite d'ancêtres,
elle se disait qu'elle vivrait volontiers au hasard des routes,
tandis que les pays naîtraient et s'évanouiraient comme des
mirages...
Le comte lui avait été un compagnon discret, taciturne,
mélancolique, dont l'attachement se trahissait en élans
brusques, que sa timidité rendait parfois gauches. Sans
l'aimer, elle le considérait avec sympathie.
Vers le commencement de mars, sous les vents d'équinoxe,
la mer devint dure et houleuse. Des orages traversaient
l'atmosphère. On avait résolu de cesser la croisière. Et Louise
avait abandonne avec regret sa demeure flottante.
Elle et le comte ne faisaient que passer à Monte-Carlo : ils
devaient s'installer à Cannes, dans la villa des Palmiers, louée
pour eux par Smith.
Tout de suite, Louise avait détesté Monte-Carlo, cette ville-
casino, où, même avant sa rencontre avec Robert, les regards
la suivaient, obstinés, acharnés comme des mouches...
Elle fut heureuse, le surlendemain au soir, de se retirer
dans la paix de la villa. Le ciel et la mer luisaient entre les
feuilles comme des vitraux d'église sertis de plomb. Elle se dit
HISTOIRE d'une DEMOISELLE DE MODES l'jS
qu'elle goûterait peut-être, dans cette retraite, des jours
tranquilles.
A peine arrivés, ils eurent la visite du prince Daltroff,
— Eh bien, — dit-il, dès qu'il eut pris place sous la véranda
où le déjeuner était servi, — vous pouvez vous vanter,
madame, d'avoir soulevé derrière vous une belle trainée de
poussière. Monte-Carlo en a plein les yôux et en reste ébloui.
Ce que j'ai subi, à cause de vous, de questions et même d'inter-
views n'est pas croyable 1... Tous les reporters des feuilles
mondaines du littoral sont venus avec des crayons et des
calepins. Et je leur en ai fourni pour leur peine. J'ai conté que
vous descendiez delady Ellenborough et d'un khan de Tartarie :
de là votre remarquable distinction et votre type anglais. J'ai
dit aussi que vous possédiez dans l'Asie centrale d'immenses
domaines peuplés de nègres blancs... Us ont été ravis.
— Mon Dieu! — fit Louise, agacée, -*- comme je souhai-
terais qu'on me laissât tranquille I
— Cela, — riposta Daltroff, — c'est impossible... Shake-
speare a dit que la vie est semblable aux planches d'un théâtre.
Quelques-uns y ont de beaux rôles; les autres, la foule, les
admirent, et madame de Kérouall sera toujours admirée. .. Ici,
pourtant; vous serez plus tranquille. Cannes est un endroit
très sélect, où de petites chapelles voisinent aristocratique-
ment. Un lien les unit, un lien sonore comme une corde de
harpe : c'est leur culte pour le poète mystique et symbolique
Pierre Gardanne^ . . Je l'ai connu autrefois, quand il donnait des
répétitions à quelques-uns de mes camarades. 11 était pauvre
alors, cynique et mal nippé. Aujourd'hui, il habite près de
chez vous un délicieux cottage, et quand, le monocle à l'œil,
le gardénia à la boutonnière, il récite avec une fatuité suprême
les litanies delà Vierge, arrangées en vers blancs, on voit se
pâmer les* grandes dames. On dirait qu'il est familier de la
Reine des Gieux et que c'est par délicatesse pure qu'il s'abstient
de compromettre tout à fait cette dame céleste... Si cela vous
amuse, je vous le présenterai.
Louise et le comte répondirent que, pour le moment, ils ne
voulaient fréquenter personne.
Quand le prince Daltroff les quitta, ce soir-là, il fut convenu
que Ton se retrouverait à Paris^ vers le début de mai^J;
174 LA BBYUE DB PARIS
Pendant près de quatre semaines, Louise el le comte
Kowieski séjournèrent à Tombre des palmiers. A peine les
voyait-on, mais, tout de même, les curiosités grouillaient autour
d'eux. Après s'en être beaucoup tourmentée, Louise se résolut
à ignorer tout, à traverser le monde comme s'il n'était pas, ou
comme s'il n'était qu'un bocal peuplé de poissons rouges.
Un soir qu'elle rentrait d'une promenade en voiture, on lui
présenta une dépêche. Durant ses voyages, elle avait toujours
soin d'indiquer des étapes, pour que des nouvelles de sa famille
pussent facilement lui parvenir. D'ailleurs, tous ses déplace-
ments n'étaient pas pour surprendre, dans une région où le
tiers de la population voyage con^mercialement.
Ayant déchiré le pli bleu, Louise lut :
Père gr-aifement malade y i>iens. — MARIE kérouall.
Un nuage passa devant ses yeux, lui cacha les palmiers, la
mer, tout l'horizon : elle ne vit plus que la. modeste chauibre,
où là-bas, au bord de l'eau, son père se mourait.
Elle se mit en route la nuit même, laissant le comte désolé,
malgré la promesse qu'elle lui fit de le rejoindre dès qu'elle le
pourrait. Il n'eut pas le courage de l'accompagner à la gfltre,
et ce fut Smith qui remit à Louise, avec son billet, un porte*
feuille :
— Le comte désire que vous ayez de quoi être utile à votre
famille, si c'est nécessaire.
Après vingt heures de route, Louise atteignit Port-Sain t-
Pierre. Du pont, en passant la rivière, la maisonnette lui
apparut toute riante et fleurie, sous le ciel printanier. Un
instant, elle en conçut un espoir meilleur; mais, quand eUe
sonna à la porte, elle pensa que les forces lui manqueraient.
Ce fut sa mère qui vint ouvrir. Elle pleurait. Et toutes deux,
sans rien se dire, s'embrassèrent, mêlèrent leurs larmes.
Louise monta l'escalier étroit, où jadis ses pieds d'enfant
avaient trébuché. Elle entendait le tic tac de l'horloge de bois
dans la cuisine et l'illusion lui vint qu'elle était retournée à ses
jeunes années.
Dans son lit de noyer, aux rideaux de toile peinte, les yeux
grands ouverts, hébété, hagard, Louise vit son père qui
agonisait.
HISTOIRE d'une DEMOISELLE DE MODES 176
Car cette figure hâve et blême et qui semblait de pierre,
c'était Jean Kérouall, le beau marin, venu de Bretagne en
Gironde, il y avait vingt-sept ans. Gomme s'il eût reconnu
sa fille préférée, une lueur brilla dans son regarà morne,
puis s'éteignit, et ce regard, dont jadis, en mer, il interro-
geait la distance, se perdit dans les plaines sans bornes du
pays des ombres. Frappé, trente-six heures auparavant, d'une
congestion au cerveau, on le jugea tout dé suite perdu : on
l'avait administré sans qu'il reprit connaissance. Louise,
secouée de sanglots, tomba à gt houx^ à côté de ses sœurs, au
pied du lit.
Vers le soir, le docteur vint, par amitié : car il ne gardait
aucun espoir. De temps en temps, on' humectait les lèvres
sèches du mourdtlt, on lui faisait respirer de l'éther, pour faci-
liter le dur passage. Alors que le petit jour filtrait par les
fenêtres, Jean Kérouall rendit le dernier soupir.
Plus tard, le soleil vint couler ses rayons sur le visage du
mort, redevenu serein et beau, puis se joua autour de ces
trois jeunes têtes, serrées l'une contre l'autre en un commun
désastre, ainsi qu'elles se serraient jadis, quand, toutes fillettes,
leur père les emmenait sur la rivière, dans un canot de pêche.
L'enterrement eut lieu le surlendemain. Recouvert d'un drap
noir bordé d'argent, le cercueil, porté à bras d'hommes,
traversa le village matinal avant d'aller reposer dans la nuit
comme une barque sombrée. Derrière le corps, marchaient la
famille et des amis. En face de l'église, l'humble convoi tourna
à droite, pour pénétrer sous le porche.
A ce moment, un homme de haute taille et de belle mine
croisa le cortège, salua respectueusement. G'était le comte de
Leuze.
Louise ne l'aperçut pas, mais lui la reconnut, resta long-
temps arrêté, la suivant des yeux.
XXXIV
Paris 1... Depuis hier elle était à Paris, et ces deux syllabes,
qu'elle se répétait, tintaient en elle comme des grelots d'argent.
De cette ville, qu'elle avait fui, elle ne se rappelait plus main-
176 LA BEVUE DE PARIS
tenant que les grâces, le ciel charmant, et les longues avenues
donnant sur de nobles échappées, et toute cette vie éparse,
souriante, aimable.
La veille, malgré la fatigue du voyage, vêtue d'une petite
robe de deuil faite à Bordeaux, grisée, légère, elle avait couru
par les rues et le long des quais, fine et longue silhouette
toute noire dans la lumière rosée du soir. Et les hommages des
passants lui plaisaient.
Puis elle était rentrée dans l'appartement qu'elle occupait,
avenue des Champs-Elysées, jusqu'à ce que fût prêt l'hôtel que
l'on disposait pour elle à deux pas du Bois, près de la Muette.
Dans sa première et rapide promenade, elle s'était tenue
loin des endroits où elle craignait de retrouver son passé vivant
encore : — la rue de la Paix, l'avenue de Villiers, que d'ail-
leurs Félicité n'habitait plus, et surtout cette rue d'Offémont
où gisaient, comme en une tombe toujours fleurie, ses plus
chers, ses plus cuisants, ses plus douloureux souvenirs. Mais
aujourd'hui une fièvre, une audace nouvelle lui venait. Et,
tandis que défilaient les charrettes et les buggies et toute la
carrosserie prin tanière, une pensée se glissait en elle, la domi-
nait bientôt entièrement : ne fût-ce qu'un instant, il fallait
qu'elle le vîtl Ce jour même, elle irait à sa consultation... Et,
dès lors, elle fut certaine que rien au monde ne l'empêcherait
de réaliser son projet.
Ce qui la poussait à retourner chez Jacques Lenoël, elle
n'aurait pu l'expliquer. Elle n'ignorait pas que depuis plu-
sieurs mois il était marié, que la présence de sa femme rue
d'Offémont était probable. Certes le dessein de renouer avec
lui était loin d'elle et même l'aurait révoltée.
Peut-être obéissait-elle à ce goût du danger, propre aux
âmes inquiètes et ardentes, peut-être voulait-elle braver son
ami, le faire souffrir, mesurer ce qu'elle gardait sur lui d'em-
pire, peut-être espérait-elle échapper à ce charme, à cet envoû-
tement, qu'elle n'avait pu secouer encore; peut-être simple-
ment était-elle attirée de façon invincible...
Dans sa voiture, attelée de deux grands carrossiers, elle
se rendit vers quatre heures chez le docteur Lenoël. Sa toilette
de deuil, souple et transparente, flottait ftutôUr d'elle en vapeut^
nombres d'où elle émergeaii* blonde, liimiiTcu&Ci
HISTOIRE D UNE DEMOISELLE DE MODES 1 77
Rue d'Offémonl, dès le seuil, une déception cruelle Tat-
tendait. Cette maison si connue, elle la reconnaissait à peine :
sur remplacement du jardin, une aile avait été bâtie pour
madame Lenoël, le docteur s'étant refusé à demeurer dans une
des maisons qui appartenaient à sa femme.
De ce pauvre jardin où, si souvent, dans les nuits chaudes
d'été, ils s'attardaient, de ce bosquet tant aimé que les oiseaux
remplissaient de chants, rien n'existait plus. Il sembla à
Louise que la cognée meurtrière qui avait abattu ces arbres
la frappait elle-même. Elle franchit la porte. Le vestibule,
par ce temps ensoleillé, lui parut plus froid et plus obscur
qu'autrefois. Elle tâta le mur, pour être certaine qu'elle ne
rêvait pas.
Dans le salon, elle se dissimula de façon à n'être pas remar-
quée par lui avant son tour d'être admise. Et, fermant les
yeux, elle n'entendit plus que les coups de son cœur dans sa
poitrine, si courts et si pressés qu'elle en perdait le souffle.
Une heure, deux peut-être, s'étaient écoulées, quand le
battant s'ouvrit de nouveau; c'était à ell^ d'entrer.
En l'apercevant, Lenoël eut un cri aussitôt étouffé ; la por-
tière retomba. Alors, de stupeur, d'émoi, ils se tinrent" quel-
ques secondes en face l'un de l'autre. Puis il la prit, l'enve-
loppa de ses bras, la serra d'une étreinte où palpitaient tous
ses poignants regrets, tous ses vains désirs.
— Louise, — dit-il enfin, — pourquoi ce départ insensé?
Tu savais bien que je devais revenir.
Levant les yeux vers lui, elle le vit changé. Des traces de
lassitude se montraient sur ce visage, jadis si calme, si beau.
Et son regard même n'avait plus cet éclat .paisible, cette séré-
nité pleine de force où elle-même puisait autrefois la con-
fiance et la joie. Alors, songeant au jardin rasé, elle se dit :
« Tout est détjruit, saccagé... »
Assis contre elle, il la caressait, comme il faisait quand il
était, pour elle, tout l'univers. Elle songeait : (( Que peut-il, à
présent.^ »
Au milieu de toutes ces choses, qui si longtemps lui avaient
été familières, elle se sentait plus loin de lui que naguère, en
Russie, lorsqu'elle évoquait son image. Une tristesse mortelle
lui venait.
i^f* Mai 1908. 1%
178 LA REVUE DE PARIS
De nouveau il la saisit, lui brûlant les lèvres de ses baisers.
EUle demeurait inerte et comme étrangère.
11 dit: •
— Louise, je t'ai retrouvée, je t*aime, je te veux. (Sa voix
était rauque.) 11 ne faut pas que tu retournes à une liaison
indigne de toi. Dès ce soir, j'aurai un coin où te cacher.
(( Voilà — pensa-t-elle — ce qu'il me propose ! . . . »
Sur la table, à côté du faune dansant, un portrait se dres-
sait dans un cadre doré. Cette femme posée là, parmi les objets
intimes, c'était le fantôme de Villeneuve, celle qui lui avait
volé son bonheur. Fine et frêle, elle avait l'air de fixer sur
Louise son regard aigu, inquiet, profond. Et ce fut sous ce
regard que Louise répondit :
— Après ce qui a été, rien n'est plus possible entre nous.
Ce serait manquer à ce qui me reste de plus précieux au
monde, à l'amour que j'ai eu pour vous... J'étais à vous abso-
lument; l'idée que vous pourriez me quitter, je ne l'avais
plus. J'aurais voulu vieillir, afin de descendre la vie avec
vous, côte à côte. -Vous êtes parti, et ce que vous m'offrez
maintenant est d'une cruauté vraiment dérisoire après ce que
vous m'aviez accordé. Je venais chez vous librement, fière-
ment, et voici que vous me demandez d'être à vous dans l'ombre,
comme une coupable.
Il la suivait des yeux, moins troublé par ce qu'elle disait
que par elle-même, regardant les lignes charmantes de son
corps qui frémissait, pendant qu'elle prononçait ces paroles
désolées.
Elle continua :
— Vous jugez que j'ai forme des liens méprisables : c'est
votre droit, et vous êtes en ceci de l'avis commun. Mais je ne
me méprise pas moi-même, c'est l'essentiel. Je n'ai aucune
bassesse, et je suis sûre que vous le savez bien. Aux heures
les plus misérables que j'ai traversées, le comte Kowieski
m'a offert un asile. Il a été très bon pour moi; je ne puis
l'oublier. Que l'on me croie cupide et vile, soucieuse seu-
lement de briller par mon luxe, peu m'importe... D'ailleurs,
rien n'importe, et le sort de Louise Kérouall est insignifiant
auprès du tumulte de l'univers. A mesure que nous parlons,
les minutes s'écoulent, se perdent dans l'écoulement de tout...
HISTOIRE D UNE DEMOISELLE DE MODES
179
Subitement, il devint attentif, tandis que sur la bouche en
fleur de la jeune fille flottaient si étrangement ces mots de
sagesse désespérée.
Elle dit, essayant de sourire :
— Je vous étonne... J'ai appris beaucoup, là-bas, de l'his-
toire, de la philosophie... Gela m'a fait connaître la mesure
des choses et leur néant.
11 la considérait avec une surprise mêlée d'effroi. Elle
n'était donc plus à lui, son jouet complaisant et délicieux?
C'en était donc fait de ce pouvoir, de cette magie qui livrait
toutes les femmes, charmées, dociles, vaincues, à sa merci .►^
Irritée par l'obstacle, sa passion s'éveillait d'une ardeur sourde.
Oubliant de quel respect, de quelle tendresse délicate il l'en-
tourait jadis, il voulut la saisir. Elle se leva, toute blanche,
droite, se protégea de ses bras étendus.
Il recula, sa violence disparue, noyée dans une immense,
détresse. Il murmura :
— C'est horrible, la vie est horrible. Je suis un malheureux I
Alors il rappela le temps où il l'avait connue, où elle s'était
donnée à lui, dans l'abandon généreux de ses vingt ans.
11 avait d'abord lutté, elle devait s'en souvenir, essayant en
vain de se dérober à l'attrait redoutable qu'il lui voyait, mais
sa passion avait été plus forte, faisant taire ses scrupules, ses
remords. Et, en échange des rêves qu'elle mettait en lui, de sa
foi, de sa jeunesse radieuse, il avait apporté, lui, son passé si
lourd, sa vie entamée, engagée de toutes parts. Et, un jour, en
une revanche implacable, l'épreuve était venue qu'il aurait dû
prévoir, qu'il n'avait pu conjurer, qui le laissait désarmé,
brisé.
Le front dans les mains, courbé, sans courage, il était là,
pris au piège cruel qu'il s'était tendu à lui-même.
Louise s'était rapprochée, pour assoupir cette douleur au
son doux et caressant et vain de ses paroles.
Lentement, comme sous une brise bienfaisante, Jacques
Lenoël sembla renaître. 11 découvrit son visage, qui apparut
transfiguré, une flamme allumée au fond de ses prunelles.
D'une voix frémissante, il dit :
— Louise, je ne peux vivre sans toi; fuyons je ne sais où,
pourvu que je t'aie!
l8o LA REYUB DE PARIS
Dans ce lieu, témoin de tout son effort, de sa carrière glo-
rieuse, monta ce cri de folie.
Emue, touchée, Louise resta muette, un instant, puis, avec
une infinie tristesse, elle lui montra le portrait de cette dame
souffrante, qui semblait veiller là, attentive, anxieuse.
— Vous l'avez disputée à la mort, — dit-elle, — vous l'avez
sauvée : voulez- vous la tuer maintenant?
Il ne dit plus rien, et, sur la poitrine de Louise, il pleura...
L'horloge sonna : il y avait près d'une heure que Louise était
là, que couraient les minutes désolées de leur rencontre.
Elle dit :
— Il faut que je parte.
Elle lui mit sur le front un baiser, grave comme un baiser
funèbre.
Il tressaillit, demanda :
— Vous reverrai-jeî^
Et elle s'en alla, dans ses voiles de deuil, Némésis incon-
sciente, qui en vengeait d'autres, tant d'autres sacrifiées, dès
longtemps tombées à l'oubli. . .
Le soir, sur le balcon de leur appartement des Champs-
Elysées, Louise et le comte Kowieski regardaient les feux
errants fuir et s'entre-croiser au long de l'avenue.
— Vous êtes mélancolique, Louise, — dit-il; — je croyais
que vous auriez tant de joie à revoir votre ville?
— Je suis allée aujourd'hui, — fit-elle, — porter des fleurs
au cimetière, à une amie morte pendant mon absence. Et cela
m'a rendue triste.
PHILIPPE LAUTREY
RÊVES PAÏENS'
I
LA FUITE DE DAPHN^
Dans la plaine d'Attique, lorsque naissait la cité souveraine,
le dieu du soleil vit, un matin, aux abords du Géphise, une
nymphe qu'il aima pour sa chevelure blonde, sa grâce timide,
sa fraîcheur printanière.
Elle regardait couler Teau sur ses pieds d'ivoire, et rêvait
à rinconnu, doux et charmant comme elle, qui viendrait
bientôt et lui dirait, tout bas, les mots qu'elle attendait.
Soudain, un éclair brilla sur la terre, le ciel et Tonde; et
Daphné vit apparaître le jeune Apollon, au corps blanc, aux
yeux de flammes, cuirassé d'or, casqué de lumière, terrible,
ardent et pur.
Il parla. Aux accords de sa voix harmonieuse, l'air vibrait
comme une lyre.
I. On se rappelle un roman que nous avons donné, voilà quelque dix-huit
mois, d*e8prit salubre et sagacc, de forme nelle et jolie, étude de mœurs
souvent piquante et parfois pénétrante, avec une malice délicate, une grâce
ailée, comme d'une abeille attique heureusement acclimatée à Paris : les
Courtisans de la Gloire,
C'était le début, dans les lettres françaises, d*une jeune Grecque délicieu-
sement douée à tous égards, mademoiselle Catina Psycba.
Ces Rêves païens^ du même auteur, où module un art plus noble et peut-
être plus vigoureux, où se déclare, avec résolution, avec hardiesse, en des
mythes inspirés directement de la tradition hellénique, une pensée à la fois
antique et moderne, — ces Hêves païens font partie d'un recueil — pos-
thume, hélas! — qui paraîtra bientôt sous ce titre : on ne s'étonnera pas
que nous ayons tenu à Ips publier pieusement.
iSa LA REVUE DE PARIS
Daphné ne Fécouta pas : épouvantée par l'éclat de Timmor-
tel amant, elle s'enfuit.
Plus rapide que les flots, elle courait vers les demeures des
hommes. Mais elle entendit près d'elle les pas légers de
l'Olympien qui riait, joyeux et fier.
Alors elle s'écria :
— O Zeus redoutable 1 mes forces défaillent, je suis perdue!
Toi seul peux me secourir : aie pitié de moi 1
Sa prière fut exaucée : au moment où la main du dieu tou-
cha son épaule, la nymphe fut changée en plante.
Depuis ce jour, sur le clair Céphise, s'inclinent les fleurs
roses du laurier mystique. Le passant respire, sans volupté,
son amer parfum. Ni les rayons d'été ni les neiges d'hiver ne
flétrissent ses pétales. Mais parfois, à l'heure du regret, quand
les étoiles s'éteignent dans le ciel livide, au son d'un chant
triste, les feuilles frissonnent :
— Daphné 1 Daphné 1 par quel châtiment le Maître suprême
a répondu à ta prière impie ! Tu as eu peur, hélas I peur des
joies surhumaines : tu as mérité de t'enraciner dans le sol,
d'être à jamais captive.
)) Toi qui fus si belle, malheureuse! pourquoi fuyais- tu
l'étreinte divine? Songe, ahl songe que celles qui ont aimé le
radieux Apollon régnent dans la gloire à ses côtés, et sont les
mères des demi-dieux !
)) Toi que j'ai perdue, ne le savais-tu pas.^^
II
LE SECRET
Je me nomme Théano. Je demeure à Mycone. Ma mère
mourut en me mettant au monde. Mon père, honnête et cou-
rageux pêcheur, veilla sur mon enfance; mais, épuisé par un
labeur incessant, il suivit bientôt sa femme. 11 me laissait
pauvre et seule, à quinze ans. Je vécus en tissant delà toile
pour des femmes moins belles que moi. Car je fus très belle.
Et cependant j'étais malheureuse, et nul ne me rendait hom-
mage. L'existence était dure pour tous à Mycone, rocher sté-
RÊVES PAÏENS l83
rile balayé par les vents. On n'avait pas d'heures à consacrer
aux femmes, on n'y connaissait pas la volupté ni les plaisirs.
Un soir, lasse d'avoir erré sur la plage, je m'appuyai contre
le rocher géant dont l'ombre flotte au loin sur la mer. J'écou-
tais la menace des vents et des flots, je contemplais ma patrie
aride, et je songeais à Corinthe, Eleusis, Olympie, Athènes,
aux cités glorieuses. Ne verrais-je jamais les temples resplen-
dissants, ni les luttes héroïques, ni les fêtes des peuples for-
tunés?
Tout à coup, un mot fut murmuré à mon oreille. Je tres-
saillis et regardai autour de moi : personnel J'étais bien seule.
Avais-je rêvé ce mot, dont le sens m'était inconnu? Je répé-
tai, à haute voix, les syllabes harmonieuses, et je sentis, sous
ma main, le rocher lentement s'entr' ouvrir.
Dans une caverne profonde, aux colonnes de bronze,. ruis-
selaient l'or, l'argent et les pierres précieuses. Il me semblait
que la terre me révélait sa splendeur, et m'ouvrait son sanc-
tuaire magnifique. J'y pénétrai sans crainte, à la lueur des
diamants qui roulaient sous mes pieds comme des cailloux et
constellaient les voûtes de porphyre.
Longtemps je restai dans la caverne. Je choisissais des
pierres bleues, vertes, rouges, pour en parer mes bras et mon
cou de neige, mes cheveux d'ébène. Je m'enivrais de joie et
d'orgueil. Après tant de souffrances, tant d'humiliations, quel
triomphe! Savoir ce que nul ne savait 1 Posséder aujourd'hui
toutes ces richesses, demain dominer le monde I Moi, Théano,
belle, inspirée, reine des trésors I
A l'aube, je sortis de la grotte, et m'élançai vers les humbles
maisonnette du villages pour y proclamer ma découverte. Je
voulais crier à mes compagnons de misère :
— Venez, venez I il y a là du bonheur pour tous. Laissez vos
filets et vos barques. Par moi, Mycone sera plus opulente
qu'Athènes. Appelons à nous les poètes, les artistes. Que de
nobles figures de marbre et d'ivoire se dressent sur nos places I
Qu'à la fureur des flots les temples opposent leur majesté
sereine I Que des chants mélodieux apaisent la plainte des airsl
Que la beauté se pose enfin sur l'île mélancolique, sans bois
et sans fleurs !
i84
LA REVUE DE PARIS
Je courais, haletante, joyeuse, lorsqu'une autre pensée tra-
versa mon esprit :
(( Si tous connaissent mon trésor, il leur appartiendra comme
à moi. Verrai-je vendre, dans les boutiques, les joyaux divins?
Verrai-je, aux doigts des matelots, ces pierres royales? Des
paroles vulgaires troubleront-elles le silence de ces lieux
enchantés?
)) Qui a murmuré à mon oreille les syllabes miraculeuses?
Quelque dieu invisible, sans doute. Je suisl'élue, je suis Tunique.
Révélerai-je le mystère à ceux qui n'ont pas été choisis, à ceux
qui ne pouvaient entendre la voix que j'ai entendue?
)) Je ne serais plus que la servante des hommes. Nonl les
profanes ne doivent pas connaître les trésors sacrés... »
Deux fois le soleil s'alluma sur Mycone. Lorsque ses der-
niers rayons s'éteignaient dans les eaux, je me glissais dans
mon royaume, et j'en sortais avant l'aurore, emportant quel-
ques joyaux que je cachais dans ma cabane. Il me serait per-
mis, à moi, de trafiquer avec ces choses merveilleuses, puisque
c'est à moi qu'elles furent données. Bientôt, quand j'aurais
amasse des richesses, je m'en irais, loin de Mycone, vers les
villes de luxe et de plaisir.
Le troisième soir, je posai, comme les autres fois, la main
sur le roc, et j'entr 'ouvris les lèvres... Mais je restai muette...
Je frémis. Ai-je oublié? Ah! Dieux! Ai-je oublié?
Toute la nuit, je fis pour me souvenir un eflbrt surhumain.
Je fouillai ma mémoire, j'assemblai des sons divers, j'écrasai
mon front contre la muraille de granit, je promis des sacrifices
à tous les immortels, j'invoquai celui qui m'avait parlé...
Au matin, glacée par le vent, raidie par la fatigue, je retour-
nai dans ma chaumière.
La nuit suivante, je luttai encore contre le destin.
Puis j'allai vers les hommes. Je leur contai mon histoire,
je les suppliai de prendre des haches et d'enfoncer la porte dont
nul n'avait la clef. Us consentirent; mais leurs bras vigoureux
ne purent rien contre le roc trop dur, contre le mur implacable.
Ils ont ri de moi. Ils me croient folle. Jamais ils ne sauront.
Si je leur avais fait don du mot magique!... Je l'aurais
retrouvé dans leur cœur.
RÊVES PAÏENS l85
Mais non I ce qui est à tous n'est à personne. Pour moi seule,
l'or a brillé dans les cavernes profondes. Je fus la favorite des
Dieux. J'ai gardé leur secret. J'en conserve à jamais l'orgueil.
Aujourd'hui je suis triste et vieille, mais je songe encore à
ce qui fut, à ce qui pouvait être, et je cherche, je cherche
toujours.
Quand vient la nuit, j'évoque la splendeur des trésors
cachés, à genoux devant la porte qui ne s'ouvre plus.
111
MYRRHINE
Dans les bois ombreux d'Arcadie s'était réfugié Photion, le
philosophe. 11 était jeune encore, enthousiaste et beau. 11
fuyait Sparte, sa rude et glorieuse patrie, car il ne pensait pas
sur les Dieux ce que les magistrats de la cité ordonnaient que
l'on pensât. Sans cesse, il méditait avec angoisse sur les
volontés du Destin et les désirs des hommes, sur les mystères
de la vie, née de la volupté, livrée à la douleur.
11 aimait les êtres et les choses. 11 interrogeait, il jugeait les
Dieux. Ni le Maître souverain qui lance la foudre, ni la Sagesse
inviolable et sereine, ni la Vierge altière, gloire et terreur des
nuits, ni la blanche Aphrodite aux cheveux d'or, n'emplissaient
son cœur, ne dominaient sa pensée.
Son esprit inquiet descendait plus bas que les Enfers, s'éle-
vait plus haut que l'Olympe. 11 cherchait, par delà les Dieux.
Jamais il n'allait vers les villes, ne s'agenouillait dans les
temples. 11 habitait les bois avec Myrrhine, sa femme.
Elle l'avait volontairement suivi. Elle l'aimait. Délicate et
pensive, elle avait beaucoup souffert àLacédémone, parmi les
durs guerriers à qui le ciel sourit en vain. Maintenant elle était
heureuse. Pendant le jour, elle vaquait aux soins de la maison,
filait, cultivait le petit jardin plein de fleurs et d'abeilles. Son
rouet bourdonnait comme une ruche, elle chantait comme un
rossignol.
Souvent, assise aux pieds de Photion, elle l'écoutait lire les
paroles inscrites sur ses tablettes d'ivoire. Paroles redoutables^
ardentes et pures comme la flamme.
l86 LA aBVUB DE PARIS
Elle Fadmirait pour sa force, elle Tadôrait pour sa douceur.
Elle était tout à lui.
Par une pluvieuse matinée d'automne, la jeune femme
errait seule, dans le bois.
La masse sombre des nuages qui voilaient le soleil laissait
échapper quelques rayons pâlis. Des gouttes d'eau étincelaient
dans les arbres, et tombaient, une à une, sur l'herbe. Myrrhine
marchait lentement. Un pressentiment la troublait. Elle était
émue, vaguement inquiète. Soudain il lui sembla qu'une
main effleurait son épaule : surprise, elle se retourna. D'abord,
elle ne distingua rien ; mais, peu à peu, elle vit apparaître,
entre les branches d'un laurier, une femme vêtue de lierre
depuis les pieds jusqu'à la ceinture. L'inconnue était belle.
Ses cheveux, plus souples que la liane, plus roux que les
feuilles d'automne, s'enroulaient à ses bras roses, à son cou
rond, à sa poitrine forte et pleine. Son visage avait l'éclat des
pêches mûres ; ses yeux verts étaient doux et profonds comme
l'ombre des bois. Malgré sa fraîcheur, elle avait le charme
mélancolique d'une plante touchée par l'hiver. On ne pouvait
deviner si elle était jeune ou vieille.
D'une voix aussi plaintive que les notes lointaines d'une
flûte, elle dit :
— Myrrhine!...
— Qui es-tu .^ — demanda la jeune femme en tremblant. —
Nymphe ou déesse? Car tu n'es pas de la race des hommes.
L'inconnue sourit gravement :
— Non je ne suis pas de la race cruelle des hommes. Je
suis Thymbris, la dryade. Il y a longtemps, très longtemps, les
Dieux m'ont confié un arbre merveilleux qui croissait dans
les forêts d'Arcadie. Qu'il fut beau, mon chêne! Je m'en
souviens! O femme, je me souviens : six bergers, en joignant
les mains, pouvaient à peine embrasser son tronc magnifique.
Entre ses racines, les lièvres peureux trouvaient un sûr abri;
les fleurs germaient à son ombre ;.dans son feuillage toufl^u sou-
pirait la brise, chantaient les oiseaux. Des vies innombrables se
mêlaient à sa vie.
RÊVES PAÏENS 187
)) Gomme je TaimaisI Je pressais ardemment ma poitrine
contre sa rude écorce, je nouais ma chevelure à ses branches,
je mordillais ses feuilles, je buvais sa sève comme du vin. Je
sentais passer en moi la puissante jeunesse de Tarbre séculaire.
» Un jour, ahl Dieux I jour de printemps, des bûcherons
sont venus. En marchant, ils causaient, ils riaient. Je vis sur
mon chêne se lever leurs haches de fer. Invisible, je luttai
contre eux. Mais ces êtres grossiers ne pouvaient deviner la
présence delà dryade, ne pouvaient ressentir la terreur sacrée.
Je ne pus défendre mon chêne.
)) J'entends encore le bois craquer, gémir. Je vois l'entaille
profonde. L'arbre vénérable est tombé lentement sur le sol. La
poussière a souillé ses feuilles délicates. Il est mort. Je crus
mourir aussi. Hélas I j'avais puisé en lui des forces redoutables. . .
)) Depuis ce jour, je hais les hommes. Vaincue, humiliée,
impuissante, livrée aux regrets, je fuis les lieux où j'ai connu
la douleur d'avoir failli à ma tâche I Douleur dont nulle
d'entre nous ne se consola jamais.
)) Je fuis les heux où jadis étaient ma joie et mon orgueil.
Maintenant il ne reste du chêne divin qu'un morceau de tronc
noir. Le gazon se dessèche à la place où fut son ombre, les
lièvres cherchent ailleurs un abri, et les oiseaux n'y chantent
plus.
)) Je hais les hommes I Mais je les plains : car ils ne savent
qu'asservir, voler, tuer. Invincibles et lamentables, ils sont
les maîtres du monde. Ils possèdent la terre, mais la joie n'y
fleurit pas pour eux.
)> Ils viennent, et nous partons. Chaque pas qu'ils font efface
nos pas. Ils avancent, et les syl vains, les nymphes, les satyres,
les dryades fuient comme des bêtes traquées. Nous disparaî-
trons bientôt : ils sont plus forts que nous.
)) C'est pourquoi, malgré ma haine, je viens en amie, pour
qu'ils ne méritent plus le nom de destructeurs; pour qu'ils
soient compatissants aux êtres qu'ils ont vaincus, et qu'ils
sentent, enfin, Tàme des choses.
j> Depuis que j'erre sur la terre dépouillée, cent fois j'ai
va partir les hirondelles. Je suis triste et lasse. Mais, avant
d'entrer dans la paix profonde, je veux agir encore une fois.
J'ai longtemps cherché un être humain digne de posséder un
l88 LA REVUE DE PARIS
secret que je possède. A toi je puis le révéler, car tu es de ma
race. On t'a dit, n'est-ce pas, que le trisaïeul de ta trisaïeule
est né d'une dryade, et que, pour Tamour d'une femme, il
abandonna les bois? Tu es sa fille; quelques gouttes de sève se
mêlent encore à ton sang. Je t'ai reconnue, et je ne me suis
pas voilée à ton approche, et je t'ai appelée. Ce que j'ai à te
dire, tu peux l'entendre.
M yrrhine inclina la tête :
— Je t'écoute, — dit-elle gravement.
La dryade fixa sur la jeune femme son clair regard :
— Depuis que je suis revenue en Arcadie, je t'observe, et
j'observe aussi Photion, ton époux, ton ami, ton maître.
Invisible et muette, je me suis approchée de vous et j'ai pénétré
dans vos cœurs. Vous respectez la vie, la joie et la beauté.
Jamais vous n'avez piétiné la fourmi, volé l'œuf du rossignol,
froissé l'aile du papillon. Je t'aime, ô ma sœur, ô toi qui n'as
pas offensé l'esprit des forêts I Je veux te parler, à toi seule.
Myrrhine tremblait d'épouvante. Qu'allait-elle apprendre.^
Quel secret pouvait lui révéler la dryade.»^ Une chose terrible,
sans doute, peut-être surhumaine... Elle ne désirait pas la
connaître. Elle ne désirait rien, car elle possédait l'amour.
Mais elle savait que Photion eût recueilli, à genoux, les mots
qu'allait prononcer ïhymbris.
(( Si je refuse de les entendre, je serai criminelle envers
mon époux, — songea-t-elle. — Je veux être digne de lui : je
ne veux pas craindre l'inconnu. »
Elle se tourna vers la dryade :
— Parle! mais sache que ce que tu diras, je le répéterai à
celui que j'aime. S'il est une seule de tes paroles qu'il ne doive
pas entendre, tais-toi I car moi, je ne saurais me taire.
La dryade répliqua :
— Je n'exige de toi aucun serment. Quand tu posséderas
mon secret, tu verras toi-même ce que tu dois faire. Voici.
)) Solitaire et libre, j'ai parcouru l'Hellade. Moi, la fille des
forêts antiques qui couvrent les plaines, j'ai gravi les hautes
cimes, je suis descendue dans les vallées. Partout où pousse
un brin d'herbe, où s'épanouit une fleur, où s'élève un arbre,
j'ai posé le pied. Sur les monts, j'ai cueilli le thym sauvage;
dans les jardins des rois, les lis de neige et les roses de
RÊVES PAÏENS 189
pourpre; dans les prés, les fraîches anémones; dans les
cimetières, l'asphodèle d'or; la belladone parmi les temples
en ruines, et la ciguë dans les marais. Un exilé d'Egypte
m'apporta la semence des sombres pavots. Aux rayons de la
lune, je me suis penchée sur les étangs limpides, et les doigts
transparents des nymphes m'ont tendu le lotus mystique,
le pâle nénuphar. J'ai cueilli les fleurs qui tapissent les
champs, qui rampent dans les décombres, qui s'enlacent aux
arbres et aux pierres, qui ornent les tombés; celles qui
s'ouvrent au soleil, aux étoiles ou à l'ombre, qui flottent sur
les eaux. Toutes les fleurs de la volupté, de l'extase, du rêve, de
l'oubli et de la mort, je les ai baisées de mes lèvres, pressées
contre mes seins nus, broyées entre mes mains. J'ai mêlé à
à leurs pétales les feuilles salubres de l'eucalyptus, les feuilles
vénéneuses du noble laurier, les feuilles de chêne qui jadis
couronnaient ma tête et dont je ne suis plus digne de me parer.
A cette végétation merveilleuse j'ai demandé ses parfums, son
miel et ses poisons. J'ai distillé de ^a substance le suc qu'elle
puisa dans la terre, la goutte de feu que lui versa le ciel.
)) J'en ai composé un miraculeux élixir. Heureux celui qui
pourra le boire ! Il sentira couler en ses veines une vie intense.
Son âme s'éveillera. La joie et la douleur se livreront à lui. Il
chantera la pitié, l'amour et l'espérance. Ses yeux percevront
les astres lointains. Il lira dans les cœurs. Il découvrira les
trésors enfouis. Les voix de la terre lui parleront. Quand la
pluie ne tombera pas des nues, quand les champs seront durs
comme le roc, et que l'herbe se desséchera au fond des ruis-
seaux taris, il entendra sous ses pieds le frais murmure des
sources : il creusera le sol, et l'eau jaillira.
)) Ses enfants seront fiers et magnanimes. Sa pensée inspi-
rera les disciples qui lui succéderont. Et peu à peu naîtra
une race héroïque, noble, généreuse et subtile.
lù J^ai longtemps soufiert. Quand mes sœurs dansent autour
de l'arbre divin, je pleure de honte et m'éloigne d'elles. Le
jour où je verrai marcher, à l'ombre des bois, les hommes
nouveaux, je serai consolée.
» Les feuilles de chêne n'ornent plus ma tête. Je voudrais y
poser la couronne de laurier. Alors je pourrai mourir.
)) La liqueur que renferme ce flacon d'argent suffirait à
190 LA REVUE DE PARIS
conserver pour toujours la chair d'un cadavre. Sept vivants,
fussent-ils des vieillards, peuvent y puiser des forces surhu-
maines. Je te la donne. Mais apprends ceci : tu ne dois la
verser qu'à ceux qui aiment et qui pensent. Pour ceux-là,
seuls, elle a des vertus magiques. Pour les autres, elle est
aussi inefficace que Teau des rivières. Il ne faut pas qu'elle
coule en vain.
)) Tu serais criminelle si de ce breuvage précieux tu perdais
une seule goutte.
» Bois, toi-même, ô femme! si tu te juges digne de boire,
et si tu l'oses ; mais n'oublie ni mes promesses ni mes menaces.
Je mets entre tes mains l'élixir de vie.
Si grave était Tacçent de la voix mélodieuse que Myrrhine
hésita. Elle avait peur.
Puis elle songea :
(( Je donnerai à Photion ce breuvage merveilleux. Lui seul
décidera. Il saura me désigner les élus à qui je le verserai. Je
n'y tremperai moi-même les lèvres que s'il me le permet, s'il
me l'ordonne. »
— Je te remercie, ô dryade! — dit-^lle. — J'accepte, en
tremblant, le don que tu me fais. Mais je veux être libre de te
le rendre demain.
— C'est bien, qu'il en soit ainsi. Prends; et que je puisse
bientôt mourir, triomphante et consolée!
La lune brillait très haut dans le ciel. Ses rayons argentés
filtraient à travers le feuillage sombre. Les oiseaux dormaient.
Les feuilles mortes tombaient sans bruit. Rien ne troublait la
paix lumineuse de cette nuit d'automne.
Assise devant sa porte, Myrrhine regardait au loin. Elle était
pâle. Son visage amaigri avait la rigidité d'un masque. La
fièvre brillait dans ses yeux noirs. Sa tête, dépouillée de sa
chevelure blonde, se penchait tristement.
Soudain, à quelques pas d'elle, la dryade apparut, et,
comme la première fois, l'appela par son nom :
— Myrrhine ! Myrrhine I
La jeune femme tressaillit :
— Que veux-tu, ô dryade? que veux-tu de moi?
— Pourquoi es-tu si triste? Depuis vingt jours, je t'attends,
près du laurier. Tu n*es pas venue. Pourquoi? J*ai vu, sur le
sol, le flacon d'argent où j'ai gravé mon nom. 11 était vide. A
qui as-tu versé le baume magique ?
La jeune femme ne répondit pas.
— En vain tu gardes le silence. Je sais qu'en me quittant tu
trouvas inanimé, sur le seuil de ta maison, l'époux que tu
adores. Sur l'oreiller parfumé de tes cheveux, je sais quelle
tête repose. Je sais que tu baises des lèvres muettes et que,
toutes les nuits, tu serres dans tes bras un cadavre, aussi
chaud que ta poitrine d'amoureuse. Je sais sur quelle chair a
coulé, goutte à goutte, Télixir de vie. Ahl pauvre femme I si
tendre, si faible et si criminelle! Qu'as-tu donc osé faire?
Myrrhine répondit avec orgueil :
— Je n'ai pas voulu livrer à la terre ou à la flamme le corps
de mon époux. Je l'ai pieusement embaumé. Le miracle que tu
m'avais annoncé s'est accompli : il est plus beau qu'aux premiers
temps de nos amours I et je le garde, à jamais, contre mon
cœur.
— Tu as ofiensé ceux que nul n'ofiense impunément. Je te
plains, mais je ne puis rien pour toi. . .
Et Myrrhine vit s'approcher d'elle, lentement, en foule, les
rousses dryades aux prunelles vertes, les satyres velus^ les cen-
taures à la croupe luisante, au buste cuivré, les naïades légères
et pures comme les sources, les fauves bacchantes. Plus loin
apparaissait, à demi noyé dans l'ombre, le rude et mélancolique
visage d'un cyclope. Et tous ces êtres redoutables dardaient sur
elle leurs regards pleins de menaces. Muette, immobile, elle
attendait.
Alors une voix retentit :
— O dryade errante et désolée, pour la deuxième fois vaincue,
icÀ qui avais élu cette femme pour lui donner l'élixir de vie,
prononce sa sentence l
Thymbris park :
— Tu es lapremière de ceux qui dissiperont les précieux arômes
des champs et des bois pour embaumar les cadavres. Pour ce
crime, il n'est pas de pardon. Voici ton châtiment :
» Tu ne descendras que très vieille dans la tombe. Mais janiais
iga LA REVUE DE PARIS
plus tu n'approcheras d'un être vivant. Les hommes, dépouillés
par toi, te renieront. Les bêtes et les oiseaux fuiront à ton
approche. Les abeilles même, en te sentant venir, abandonneront
leur ruche emplie de miel.
)) Le jour, auprès de ton époux inanimé, tu vivras solitaire.
La nuit, tu presseras, comme hier, tes lèvres sur ses lèvres, et
tu l'enlaceras de tes bras.
» Il est à toi, le mort auquel tu sacrifias la joie et la noblesse
de tant d'êtres à venir, le mort que tu as trop aimé. A toi pour
toujours I
Sans prières et sans larmes, elle avait écouté. Dans ses
yeux brillait le terrible regard de ceux qui défient le Destin.
Elle releva fièrement sa tête dépouillée et retourna vers le
mort.
IV
LA MORT DE LA PYTHIE
L'Hellade avait vieilli. Comme un manteau de pourpre trop
lourd, la gloire glissait de ses épaules.
Neuf citoyens d'Athènes, choisis parmi les meilleurs et les
plus riches, étaient venus à Delphes interroger l'oracle.
— Philippe de Macédoine approche, — disaient-ils. — Faut-
il marcher contre lui?
)) Les Dieux nous abandonnent. Les avons-nous offensés?
Que veulent-ils de nous ?
Le peuple de Delphes, assemblé près du temple, regardait
avec curiosité les envoyés, somptueusement vêtus, de la cité
souveraine. Les Athéniens se promenaientlentement et tenaient
entre eux de graves discours. Ils étaient tristes. Ils sentaient
que leur patrie ne serait bientôt qu'une reine découronnée.
Apollon daignerait-il inspirer un conseil salutaire? Les hexa-
mètres savants et subtils, que composeraient les interprètes
de l'oracle, révéleraient-ils le secret des malheurs d'Athènes?
Les envoyés savent qu'en ce moment même, dans le sanc-
tuaire redoutable où se dresse le trépied couvert de la peau du
serpent, la flamme luit entre les dalles de marbre et la fumée de
l'encens enveloppe la Pythie. Les prêtres, sévères, couronnés
RÊVES PAÏENS igS
de palmes, Tentourent; si elle reste muette, ils la menacent, la
frappent : bientôt elle parlera.
Un soleil resplendissant éclairait le temple et les nobles
statues groupées sur le fronton. Tout à coup, entre les grands
vases d'or qui ornaient le seuil, la prophétesse apparut. Elle
saisit une des branches de laurier qui trempaient dans Teau
lustrale, et s'élança au dehors. Stupéfaits, les Athéniens la
regardaient venir. Elle s'arrêta près d'eux. Courant, gesticu-'
lant, appelant, les prêtres la suivaient. Sans se retourner, elle
s'écria :
— O envoyés d'Athènes, ô, peuple, écoutez! car l'heure est
venue. Ce que je viens d'entendre, ce que des voix étranges
murmurent depuis longtemps à mes oreilles, ces prêtres n'osent
vous le dire : les paroles que je dois prononcer briseraient le
cadre de leurs hexamètres, les briseraient eux-mêmes. Je ne
crains plus leurs menaces ni leurs coups. Je suis plus forte
qu'eux. Qu'ils ne me touchent pas I ou ils tomberont foudroyés.
» Je fus le jouet des puissances mystérieuse, la captive du
temple. Je me libère enfin, et je viens à vous.
)) Je suis ivre d'encens et de prières. Je suis vierge, je suis
folle, je suis sacrée 1
Comme une suppliante, elle tendait ses bras nus. Sa robe
jaune brillait au soleil. Son visage flétri était d'une effrayante
beauté. Elle secouait sa longue chevelure grise, et poussait des
cris terribles. La foule épouvantée s'éloigna d'elle. Les prêtres,
tremblants, ne l'interrompaient pas.
— Les interpètres mentiront : ils mentent toujours. N'invo-
quez plus, n'implorez plus, n'interrogez plus les Dieux. Ils sont,
maintenant, aussi humiliés, aussi las que vous.
)) Us vont mourir, vos Dieux frivoles, cruels et charmants!
Us vont mourir, comme ceux qui sont venus avant eux, comme
ceux qui bientôt viendront. . .
» Les Dieux de la Grèce sont devenus des tyrans. Aujourd'hui
leurs commandements sont injustes. Us châtient par caprice et
sans pitié. Zeus, Hêra, Aphrodite, Athênê, ApoUon même, tous
sont criminels.
» Us furent les architectes, les chanteurs, les poètes. Us sont
les geôliers, les oppresseurs.
!•' Mai 1908. i3
igd LA REVUE DE PARIS
)) Ils proscrivent la Pensée. Partout, à la source des fleuves,
au fond des bois, au sein de la terre, parmi les étoiles, un d'eux
se dresse, splendide et menaçant, et Lui dit : a Tu n'iras pas plus
loin. » Il faut qu'ils meurent.
)) Ils sont avides et cruels. Entendez-vous dans l'air siffler
leurs flèches d'or? Par le sang des victimes leurs autels sont
empourprés. Il faut qu'ils meurent.
)) Je vois les temps futurs. . . O toi que l'on adore ici, à qui je
fus consacrée. Dieu des rayons et de la lyre, ô glorieux Apollon I
là où tu régnais, il s'est fait un grand silence. Dans la grotte
obscure et mystérieuse, la Vierge vénérable, la grande Sibylle
de Cumes est muette.
» Et moi, hélas I etmoîP...
)> En vain, des chaînes de diamants attachent au sol de
Délos ta statue géante. En vain, pour mieux t'honorer, tes
prêtres-rois défendent à l'homme de naître et de mourir sur
rile ou se réfugia ta mère, où tu fus enfanté. Ta statue crou-
lera. Les habitants de la verte Ténos et de l'aride Mycone
bâtiront leurs demeures d'un jour avec les fragments de ton
temple que tu croyais éternel, et nul ne viendra plus vers la
terre sacrée, la terre maudite, dont la poussière ne se mêla
jamais aux cendres des morts.
)) Les oiseaux chantent dans les bois de Délos ; mais ta voix
ne bruit plus dans le feuillage des oliviers.
Les larmes ruisselaient sur ses joues creuses. Elle se tut,
un moment; puis, plaintive, murmura :
— Où sont les Dieux.^ Je vois. . . je vois.
)) Ils sont vaincus. On ne leur immole plus d'iiécatombes.
La foule a déserté leurs temples, la poussière recouvre leurs
images, et l'oubli* a coulé sur eux.
)) D'autres les précédèrent, d'autres les ont suivis : on ne
connaît plus leurs noms.
)) Sous les pas des Dieux ont germé les fleurs, sur les autels
des Dieux les fleurs se sont fanées, sur les tombes des Dieux
la terre a refleuri.
» Mais quelle vision étrange!... Je prophétise! Ecoutez...
)) Les poètes ont erré dans les temples déserts ; les ombres
sacrées leur sont apparues; leur âme a tressailli... Les Dieux
reviennent. Ils sont revenus.
RÊVES PAÏENS IqS
)) Ils furent les tyrans, ils sont les libérateurs.
» Ils n'ont plus de prêtres ; devant eux s'inclinent les intel-
ligences souveraines. Nul pays ne leur est consacré; ils pos-
séderont le monde.
» C'est encore toi que j'invoque, Apollon, Apollon! Ne te
plains pas, ô le plus charmant des Olympiens! Il est vrai, l'on
ne t'offre plus de sacrifices; mais le cygne caresse ton front
de ses ailes, le loup te lèche les pieds...
» Le grand Titan rebelle et magnanime tend la main au
Despote qui le tortura et fut détrôné par lui. Et les Dieux
d'autrefois, les beaux Dieux de l'amour, de la lumière et de la
mélodie, resplendissent d'une jeunesse étemelle.
)) Quand viendra-t-il, le jour où l'homme retrouvera ses
Dieux adorés, redoutés, haïs, pardonnes, et posera sa tête sur
leurs genoux?
)) Hâtons ce jour! Profanons leurs autels, dépouillons leurs
temples, bravons leur puissance, insultons à leur gloire. Ceux
qui les attaquent les affranchissent, en affranchissant le
monde...
)) Qu'ils s'éloignent, et nous les rappellerons! Qu'ils s'en-
dorment en paix, et nous les réveillerons.
)) Saluons de nos chants d'allégresse l'arrivée, le départ et le
retour des dieux!
Elle se tut. Tous se taisaient comme elle. Soudain elle
poussa un cri farouche, jeta loin d'elle la branche de laurier,
étendit les bras et tomba, morte.
Ses lèvres pâles souriaient.
Les prêtres se tourn"èrent vers les envoyés pensifs, vers le
peuple terrifié. L'un d'eux montra du doigt le visage livide et
dit d'une voix grave et dure :
— Elle a blasphémé 1
Athènes ne connut pas les paroles de la Pythie.
PSYCHA
LA BELGIQUE ET LE CONGO
Le roi Léopold de Belgique, souverain absolu de TEtat
indépendant du Congo (improprement appelé Congo Belge),
offre à son peuple d'Europe ses terres d'Afrique. La Belgique
se demande si elle a intérêt à accepter ce présent magnifique
et dangereux.
Le Congo possède de grandes richesses. Beaucoup de
lianes, certains arbres, et les racines de quelques herbes ren-
ferment du caoutchouc; les bois précieux abondent; des
bandes d'éléphants rôdent, porteurs d'ivoires... C'est le désir
de ces richesses qui a retenu au centre de l'Afrique les Blancs
avides et audacieux. Des sentiments plus nobles poussèrent
les premiers explorateurs : le prosélytisme chrétien, l'esprit
d'émulation nationale, l'enthousiasme humanitaire; surtout
peut-être une haute curiosité, le goût de l'aventure, et ce
besoin que les héros ressentent de vivre dangereusement.
Jusque vers i85o, le bassin du Congo reste la terra inco-
gnita des cartes du xvi° siècle. Mais voici Livingstone qui
traverse le premier la région équatoriale, découvre le Tan-
ganyika, atteint le Congo. Voici Cameron qui dans la partie
orientale du bassin continue l'exploration de Livingstone.
Voici Savorgnan de Brazza qui, remontant l'Ogôoué, touche à
l'Alima, par lequel il descendrait jusqu'au grand fleuve, si
l'hostilité de tribus anthropophages ne l'obligeait à s'arrêter.
Voici enfin Stanley qui réussit à traverser d'un bout à l'autre
le bassin du Congo : parti de Bagamoyo, sur la côte orientale
d'Afrique, le 17 novembre 1874, il arrive à Boma, sur la côte
LA BELGIQUE ET LE CONGO I97
occidentale, le 9 avril 1877 : le cours du fleuve géant est
définitivement reconnu.
Les explorateurs content leurs merveilleuses aventures. Us
décrivent avec émotion les souffrances des indigènes entrevus
par eux. Dans de pauvres villages, séparés par d'énormes
distances ou d'infranchissables forêts, ces misérables man-
quent de tout. Les forts tyrannisent les faibles, les réduisent
en esclavage, les abattent pour les manger. Pour fournir de
main-d'œuvre l'Amérique et les colonies européennes, c'est
surtout au Centre Africain que les traitants font la chasse à
rhomme : ils recrutent par la violence des troupeaux d'es-
claves, les poussent jusqu'à la côte, où les vaisseaux négriers
embarquent le bois débène.
La révélation de ces atroces souffrances soulève en Europe
une indignation vive, une ardente pitié. 11 faut que de telles
horreurs prennent fini Comment? Par l'intervention des puis-
sances européennes. Il est urgent d'apporter aux Noirs notre
civilisation, notre science, l'ordre, la paix, la liberté... Cepen-
dant quelques commerçants habiles méditent d'utiliser à leur
profit cet élan désintéressé de sympathie. Ils entendent les
explorateurs vanter les richesses naturelles des pays décou-
verts; leurs convoitises s'allument. Ils songent à exploiter,
dans leur propre intérêt, ces terres vierges, si jamais l'Europe y
instaure son pouvoir sous prétexte de civilisation. A l'origine de
Faction colonisatrice dans le bassin du Congo, c'est un para-
doxal mélange de philanthropie naïve et d'astucieuse cupidité.
En septembre 1876, le roi des Belges, Léopold II, fonde V Asso-
ciation Internationale Africaine, dont il est nommé président. Le
but de la société est exclusivement scientifique et humanitaire. Il
s'agit d'explorer avec méthode les régions inconnues de l'Afrique
centrale et de les (( ouvrir à la civilisation ». Les voyageurs de
toute nationalité uniront leurs efforts, coordonneront leurs
découvertes. Les peuples s'entendront pour arracher les Noirs
à la barbarie, mettre fin à la traite et à l'esclavage. Le roi Léo-
pold parle de <( déchirer le voile qui pèse encore sur l'Afrique * »,
de «planter définitivement l'étendard de la civilisation sur le sol
I. Comité national belge de l'Association Internationale Africaine, sëunce
da 6 novembre 1876.
198 LA REVUE DE PARIS
de l'Afrique centrale*. » L'étendard de la civilisation, c'est le
drapeau de l'Association Internationale, le drapeau bleu avec, au
centre, une étoile d'or. Dans cette oeuvre toute désintéressée,
pas de préoccupations d'ordre économique. C'est à peine si on
les découvre aux détours de petites phrases obscures : « Nous
aiderons puissamment à l'évangélisation des Noirs, dit le roi
Léopold, — et à l'introduction parmi eux du commerce et de
l'industrie*. »
'Des comités nationaux qui constituent l'Association Interna--
tionale Africaine, un seul est actif et riche : le comité belge.
La puissante personnalité du roi Léopold plie au service de
ses désirs et de ses rêves ce comité, et, par lui, l'Association
Internationale tout entière. L'œuvre alors cesse d'être exclu-
sivement scientifique et humanitaire ; elle devient aussi poli-
tique et commerciale. Les interprètes du roi Léopold répè-
tent : comment faciliter la tâche des explorateurs, comment
surtout mettre fin aux misères des Noirs sans occuper effec-
tivement le pays.^ L'un des récents apologistes de l'Etat Indé-
pendant écrit : (( L'Association Internationale Africaine avait
pris pour emblème le drapeau bleu étoile d'or. Magnifique
symbole moral d'une puissance morale aussi. Emblème admi-
rable sans doute, mais combien insuffisant vis-à-vis des agres-
sions des indigènes et des rivalités européennes qui commen-
çaient à se faire jour*. »
Au retour de son merveilleux voyage, Stanley trouve, à Mar-
seille, deux envoyés du roi Léopold qui lui demandent de se
consacrer à cette œuvre grandiose : la fondation d'un État civi-
lisateur dans le bassin du Congo. L'explorateur accepte. Dans
un secret absolu, l'entreprise se prépare. Stanley s'embarque en
1879, ^^^^ ^^ mission de soumettre tout le bassin du Congo à
l'Association Internationale.
Une société privée va devenir fondatrice d'empire. Son rôle,
— tel que Stanley l'a plus tard défini dans une communication
adressée à l'Angleterre au nom du roi Léopold (octobre i884),
1. Conférence géographique de Bruxelles, séance inaugurale, la sep-
tembre 1876.
2. Comité national belge de V Association Internationale Africaine, séance
du 6 novembre 1876.
3. E. Descamps, F Afrique Nouvelle (Bruxelles, Lebègue), p. 27.
LA BELGIQUE ET LE CONGO I99
— c'est de diriger (( les États indigènes » du Centre Africain
(( selon des principes philanthropiques » et en assurant a une
absolue liberté du commerce ». Le libre commerce va répandre
partout « des richesses jusqu'ici perdues pour le monde ». La
valeur des produits naturels récoltés par les Noirs retournera en
Afrique les enrichir. Quel est le but de l'Association Interna-
tionale ? Stanley répond : (( Civiliser l'Afrique en encourageant
le commerce légitime. »
Cependant plusieurs Puissances disputent le bassin du Congo
à l'Association Internationale : la France, servie par de Brazza
qui a planté le drapeau tricolore sur la rive nord du Stanley
Pool; le Portugal, qui invoque des droits historiques sur tout
le littoral; l'Angleterre, qui appuie les prétentions du Portugal.
Alors l'Allemagne intervient. Bismarck, favorable à l'entre-
prise belge, convoque à Berlin une Conférence Internationale
devinée à régler pacifiquement les différends que soulèvent
les compétitions européennes dans le bassin du Congo et aussi
dans celui du Niger. La Conférence s'ouvre en novembre i884.
Bismarck l'inaugure par des paroles qui rappellent presque
textuellement la formule de Stanley : il s'agit de « civiliser
les indigènes de l'Afrique en ouvrant au commerce l'intérieur
de leur continent... Le but fondamental du programme de la
Conférence est de faciliter à toutes les nations commerçantes
l'accès de l'intérieur de l'Afrique ».
Trois mois les délégués des quatorze puissances délibèrent.
Dans leurs discours deux motifs passent sans cesse : maintien
d'une absolue liberté commerciale, amélioration du sort des
noirs. UActe de Berlin, résumant les résolutions prises au
terme de la Conférence (i885), manifeste cette double préoc-
cupation. L'article 1 oblige toutes les puissances intéressées à
maintenir une absolue liberté commerciale à l'intérieur du
bassin du Congo ; l'article V prescrit qu'elles ne pourront y con-
céder ni monopole ni privilège d'aucune sorte. L'article VI
constate qu'elles prennent l'engagement de veiller à la conser-
vation des races indigènes et d'améliorer leur condition maté-
rielle et morale.
L'Association Internationale cherche à être reconnue comme
Etat souverain. Les Etats-Unis, puis l'AUeniagne accèdent au
désir du roi Léopold avant même l'ouverture de la Conférence
200 lA REVUE DE PARIS
de Berlin. Pendant la durée de la conférence, T Association
Internationale est successivement reconnue par la Grande-
Bretagne, la France, le Portugal, la Belgique, etc. Par des
traités spéciaux, TAssoôiation s'engage vis-à-vis de la plupart
des grandes puissances à laisser leurs nationaux se fixer sur son
territoire, y posséder, louer, vendre, acheter, commercer. Le
23 février i885, l'Association adhère à l'Acte de Berlin, s'en-
gage à respecter les décisions de la Conférence . Le i ^'^ aoû 1 1 885 ,
le roi Léopold notifie aux puissances que l'Association Interna-
tionale s'appellera désormais État Indépendant du Congo ; et
du nouvel Etat il se proclame le souverain.
Jusqu'en 1 891-1892, l'Etat Indépendant n'impose aucune
restriction au libre commerce.
Depuis le milieu du xix® siècle, quelques maisons fran-
çaises, hollandaises, anglaises, portugaises, s'étaient établies
sur le littoral et à l'embouchure du fleuve. Des Noirs, en cara-
vanes, leur apportaient les produits du pays : ivoire, caout-
chouc; ils les échangeaient contre des marchandises euro-
péennes, dont ils trafiquaient ensuite avec les indigènes plus
sauvages de l'intérieur. Dès cette époque, on pouvait constater
les remarquables aptitudes commerciales de plusieurs tribus
congolaises. « L'Africain, disait Stanley, est né commerçant. »
Ces Ubres et pacifiques échanges entre Blancs et iNoirs se
multiplient à mesure que l'ordre est mieux assuré, que les
moyens de communication se développent. Les maisons
françaises et hollandaises établissent des factoreries jusqu'aux
rives du Stanley-Pool. Les Belges entrent en scène, secoués
par la propagande du capitaine d'état-major Albert Thys, alors
attaché à l'administration de l'Etat Indépendant. La Com-
pagnie du Congo pour le commerce et F industrie, fondée par lui,
groupe les efforts des financiers et des coloniaux; elle révèle
les richesses du Congo aux capitalistes belges; elle étudie la
création du chemin de fer qui, permettant l'accès du grand
fleuve, rendra possible l'exploitation de son bassin; elle fonde
plusieurs sociétés sœurs, distinctes par leur objet, unies par
LA BELGIQUE ET LE CONGO 201
la communauté du personnel dirigeant, les sociétés de la rue
Bréderode. Le succès récompense l'initiative hardie des finan-
ciers et des commerçants belges ou étrangers. Les exportaticms
croissent chaque année, régulièrement, honnêtement, sans
que le pays risque d'être épuisé trop vite, sans qu'il soit néces-
saire de faire appel à la force pour amener les indigènes à
exploiter les richesses de leur sol.
Brusquement, l'Etat Indépendant renonce à cette politique
de liberté et de sagesse. Le roi Léopold veut « faire grand et
faire vile * » ; pour réaliser de vastes projets, en Belgique et en
Afrique, il a besoin d'immenses ressources. Où les trouver?
dans les forêts et la brousse, du Congo. Il suffit que le souverain
s'approprie les richesses naturelles du pays, ou qu'il les attribue
soit à l'Etat dirigé par lui, soit aux sociétés fondées par lui.
En septembre 1891, un décret du Roi, non publié au
Bulletin officiel, ordonne confidentiellement aux fonction-
naires de certains districts de prendre des « mesures ^urgentes
et nécessaires pour conserver à la disposition de l'Etat les
produits domaniaux;, notamment l'ivoire et le caoutchouc ».
En 1893, le monopole s'étend à d'autres régions. Le prétexte
juridique, c'est que l'État est maître des terres vacantes : on
entend par là toutes les terres non occupées par les huttes et
les cultures des noirs. Le souverain peut s'approprier ainsi
presque tout le territoire. C'est une véritable révolution écono-
mique : elle établit, selon la formule de M. Vandervelde, « le
collectivisme au profit d'un seul * ».
Désormais, il est interdit aux indigènes de récolter et de
vendre aux commerçants les produits de leurs forets et de leurs
savanes, qui maintenant appartiennent à l'État. Il leur est
même interdit de récolter, sur les terres que l'État leur laisse,
les produits qu'ils n'exploitaient pas avant la création de l'État,
l'ivoire et le caoutchouc. Aucune théorie, pas même celle des
terres vacantes, ne peut justifier cette prohibition, explicable
seulement par le désir de réserver à l'État le monopole du
commerce. Il est interdit aux commerçants d'acheter ce qu'il
est interdit aux indigènes de vendre. Le Noir qui recueille de
I. Félicien Caltier, Étude sur la situation de VÉtat Indépendant du
Congo (Bruxelles-Paris, Larcier-Pédoné, 1906, a® édition), p. 61.
1. Discours à la Chambre belge, i<^' juillet 1908.
a02 LA REVUE DE PARIS
rivoire ou du caoutchouc est un voleur, le commerçant qui en
achète, un receleur.
Les puissances étrangères, méconnaissant Fimportance des
intérêts engagés, ne protestent pas contre cette violation de
l'Acte de Berlin, qui leur garantit libre commerce dans tout
le bassin du Congo. C'est en Belgique seulement qu'une vive
opposition éclate, dans les milieux diplomatiques, politiques,
scientifiques et commerciaux. « Il existe, dans les archives du
Département des Affaires étrangères, un rapport détaillé où le
Ministre d'alors se prononce, au nom de VActe de Berlin, contre
l'orientation nouvelle que l'on imprime à l'Etat *. » Le gouver-
neur général de l'Etat Indépendant, M. Camille Janssens, démis-
sionne plutôt que de se résigner à appliquer la politique nou-
velle; M. A. J. Wauters prédit « les abus de toute nature »
auquel le régime va donner lieu ; les sociétés de la rue
Bréderode, lésées dans leurs droits et leurs intérêts, réclament
le maintien du libre commerce garanti par les traités. L'éner-r
gique volonté du Roi brise toutes les résistances*; l'Etat propose
aux sociétés et réussit à leur faire accepter une transaction : il
leur concède une portion relativement minime du sol dont il
se réserve la meilleure part.
Aujourd'hui le territoire se répartit entre l'Etat, le Souverain,
et des sociétés concessionnaires ou propriétaires, aux bénéfices
desquelles sont presque toujours intéressés l'État ou le Souve-
rain. L'Etat possède le Domaine privé, créé par décret -en
octobre 1892. Depuis juin 1906, la plus grande partie du
domaine privé est devenu ce qu'on nomme le Domaine National.
C'est le gouvernement, par ses fonctionnaires, qui en exploite
les richesses. Les revenus réels en sont longtemps demeurés
secrets : le Bulletin officiel publiait chaque année des prévisions
de recettes et de dépenses; jusqu'en 1906, il ne ne fit jamais
connaître dans quelle mesure ces prévisions se trouvaient réa-
lisées. Les dépenses prévues l'emportaient toujours sur les
recettes prévues ; si bien que le budget paraissait se solder en
déficit. Mais, en réalité, les sommes produites par la vente de
l'ivoire et du caoutchouc du domaine privé sur le marché
d'Anvers, dépassaient chaque année considérablement les pré-
visions de recettes et même les prévisions de dépenses.
I. F. Catlier, op, laud., p. 63.
LA BELGIQUE ET LE CONGO Q03
La propriété personnelle du Souverain, c'est le Domaine de la
Couronne. Le décret qui l'a créé en 1896, le décret qui en a
étendu les limites en 1901, ont été longtemps tenus secrets ; il
y a été fait une allusion officielle, pour la première fois en 1902 ;
mais c'est seulement en décembre 1907, que ces documents
ont été publiés. Le Domaine de la Couronne comprend un
territoire immense, équivalent à un grand Etat, plus de
vingt-cinq millions d'hectares situés dans les régions les plus
riches en forêts et en mines. Depuis décembre 1906, c'est l'Etat
qui en exploite les richesses, au profit de la Fondation de la
Couronne ; il lui livre à 3 fr. 5o le kilogramme sur le quai
d'Anvers, le caoutchouc qui vaut de 8 à i a francs le kilogramme .
Les revenus du Domaine de la Couronne ont toujours été
rigoureusement tenus secrets. Par différents calculs, on les a
évalués à un total variant entre 70 et 80 millions de francs pour
le temps écoulé entre 1896 et 1906. Cela ferait une moyenne
annuelle de 7 millions. Pour l'année 1906, le ministère belge
a fait connaître à une commission parlementaire que le montant
de caoutchouc et d'ivoire vendus s'est élevé à 6 5ooooo francs.
L'emploi de ces revenus a longtemps été mystérieux. D'après
les renseignements officiels publiés en décembre 1907, ils
doivent servir d'abord à assurer des renies annuelles et viagères
aux membres de la Famille Royale (i5oooo francs par an
à toute veuve de souverain, 120000 francs par an à l'héritier
présomptif, 75000 francs par an aux princesses non mariées).
Puis le surplus du revenu doit être affecté à des œuvres d'uti-
lité publique, en Belgique, auCongo, travaux d'embellissement
œuvres d'assistance sociale, etc. Les revenus du Domaine ont
servi, par exemple, à embellir le Palais royal de Laeken, à cons-
truire l'Ecole coloniale de Tervueren, à édifier l'Arcade du cen-
tenaire de Bruxelles. Il est probable que les ressources du
Domaine ont été aussi employées à subventionner les journaux
et les revues favorables à l'État Indépendant, à publier un grand
nombre de brochures sympathiques, à entretenir le Bureau de
la presse, qui a son siège à Bruxelles dans les locaux du gouver-
nement central*.
I. A propos du Bureau de la presse, M. F. Caltier écrit : « Le Domaine
fouruit les fonds nécessaires pour endormir la conscience nationale grâce aux
complaintes patriotiques, et pour égarer l'opinion étrangère » (F. Cattier,
ao4 l'A REYUB DE PARIS
Enfin plusieurs parties du territoire congolais ont été aliénées
en toute propriété ou tejnporairement concédées à certaines
sociétés commerciales, qui ont reçu de TEtat le droit exclusif
d'en exploiter les produits. De ces sociétés, quelques-unes
étaient installées au Congo au temps du libre commerce ;
d'autres ont été créées sous le régime du monopole. Les plus
importantes peuvent être considérées comme de véritables
filiales de l'Etat, avec lequel elles partagent par moitié leurs
bénéfices : la Société Anversoise du Congo (ou Société de la
Mongala); VAnglo-Belgtanlndian Rubber Company, communé-
ment appelée YAbir (A. B. I. R.); et la Compagnie du Kasaï.
La Société Anversoise, fondée à Anvers en 1893, dissoute
en 1898, et reconstituée sous le régime de la loi congolaise
pour échapper au contrôle de la justice belge, a reçu, pour
une durée de cinquante ans, renouvelable, la concession du
bassin de la Mongala ; l'État Indépendant possède la moitié des
actions. Les bénéfices obtenus par la Société ont été considé-
rables : les parts émises en échange d'actions originaires de
5oo francs, ont touché 1000 francs de dividende, en 1898;
800 francs en 1899. Depuis, la révolte de certaines tribus a
suspendu ou diminué les profits, et la révélation des crimes
commis contre les indigènes par les agents de la Compagnie a
amené F Etat à lui reprendre, pour quinze ans, l'exploitation
de la concession : aujourd'hui, l'État fournit à la Compagnie
le caoutchouc de son territoire au prix net de 4 fr» 5o le kilo-
gramme rendu à Anvers.
UAbir, constituée à Anvers en 1892, dissoute et reconsti-
tuée sous le régime de la loi congolaise en 1898, a reçu, pour
trente ans, la concession des bassins du Loporietdela Maringa.
L'Étatpossède la moitiédes actions. L'Abir a réalisé d'énormes
bénéfices : plus de 18 millions en six ans (de 1898 à i9o3).
Chaque action nominale de 5oo francs, sur laquelle il n'a été
versé qu'une partie du capital, a reçu pour ces six années
7876 francs de dividende (en 1898 : i 100 francs; en 1899 :
op, latid., p. '^4^/- Il a été prouvé en 1906 pour l'un des journaux belges,
que l'État Indépendant lui a versé 9 000 fraucs à raison de 5oo francs par
mois. L'un des principaux actionnaires de ce journal, le commandant
Lemaire, apprit le fait au retour du Congo, exigea la restitution à TÉlat
Indépendant de celte somme, et, l'État la refusant, la fit distribuer entre
neuf œuvres de bienfaisance.
LA BELGIQUE ET LE CONGO ao5
I aa5 francs; en 1900 : 2 100 francs). L'action nominale de
5oo francs valait en 1898, 1 4 600 francs; en 1899, 17 960 francs;
en 1900, a5a5o francs. Actuellement, TEtat a repris Texploi-
tation du territoire concédé à ïAbir, et il lui fournit le caout-
chouc aux même conditions qu'à VAnversoise.
La Compagnie du Kasaï ai été fondée en 1901 par TÉtat et
quatorze petites sociétés belges ou anglaises, établies dans la
seule région du Haut-Congo riche en caouchouc et encore
ouverte au commerce libre. L'Etat a concédé à la Compagnie,
pour trente ans, le droit d'exploiter les produits du sol; il se
réserve la moitié des bénéfices. Ceux-ci se sont élevés à
i465ooo francs en 1902, à 3687000 francs en 1903, à
5597000 francs en 1904» à 7 543 000 francs en 1905. L'action
de 25o francs a atteint il y a peu de temps 16000 francs.
Ekifin, tout récemment, ont été créées de nouvelles sociétés
destinées à exploiter le domaine forestier et minier du Congo
et à y construire des chemins de fer : en octobre 1906, ï Union
Minière du Katanga, à laquelle sont intéressés des capitaux
anglais, et qui compte parmi ses administrateurs cinq Anglais
à côté de cinq Belges; la Compagnie du chemin de fer du Bas-
Congo au Katanga, à laquelle s'est intéressée la Banque de
r Union parisienne ; V American Congo Company, à laquelle se
sont intéressés des capitaux américains, et qui compte parmi
ses administrateurs six Américains à côté de six Belges ; en
novembre 1906, la Société Internationale Forestière et Minière
du Congo, constituée par le Domaine de la Couronne,
quelques personnalités belges et un groupe américain; en
juillet 1907, la Société pour le développement des territoires du
bassin du lac Léopold IL
En résumé, le territoire du Congo est, dans presque toute
son étendue, partagé entre l'État, le Souverain, et un certain
nombre de sociétés concessionnaires aux bénéfices desquelles
l'Etat est intéressé. Dans le Domaine privé, dans le Domaine
de la Couronne, sur les terres des compagnies, les com-
merçants n'ont plus accès. Quelques rares régions, pauvres
en produits naturels*, restent théoriquement ouvertes au
commerce libre : encore l'État, ordinairement, refuse-t-il de
I. La quatre- Tingt-deuxième partie da paya, aeloa M. Vaodervelde (Dis-
cours à la Chambre belge, séance du 3 jaîllet 1903).
306 LA REVUE DE PARIS
vendre ou de louer des terrains aux commerçants qui vou-
draient s'y installer ; et il interdit aux indigènes de vendre ou
de louer aux commerçants même les terres de leurs villages *.
L'Etat Indépendant ne viole-t-il pas ainsi l'Acte de Berlin,
qui devrait l'obliger à maintenir une absolue liberté commer-
ciale, sans monopole ni privilège? Non, répondent ses défen-
seurs. La liberté du commerce reste entière au Congo : « chacun
est libre de vendre ou d'acheter tous produits dont le trafic est
légitime ». Mais ce la liberté du commerce n'est en rien
exclusive du droit de propriété ». L'État, en bonne justice, est
maître des terres vacantes, res nullius : c'est un principe de
droit universellement admis, inscrit dans les codes de tous
les pays civilisés, consacré par toutes les législations
coloniales. La plus grande partie des terres congolaises sont
terres vacantes. L'État peut en disposer pour lui-même ou en
conférer à d'autres la possession. En fait, c'est après avoir
constaté « l'inaction presque générale des particuliers » que
l'État s'est décidé à exploiter, par lui-même ou par l'intermé-
diaire de sociétés déléguées, les richesses naturelles du sol qui
sont sa propriété. L'État est un propriétaire qui exploite les
produits de ses domaines, ce n'est pas un commerçant. Le
monopole que s'attribue l'État est, si l'on veut, un monopole
de propriété ; ce n'est pas l'un de ces monopoles de commerce
que condamne l'Acte de Berlin ^.
Les adversaires de l'État Indépendant critiquent l'extension
donnée par l'État à la notion de terre vacante ; selon eux, les
terres congolaises n'étaient pas des biens sans maîtres. Surtout
ils refusent d'attacher aucune importance à la distinction
purement théorique, juridique, ou plutôt sophistique, de
monopole de commerce et de monopole de propriété. Le fait
seul importe : en fait, toute opération commerciale est
devenue impossible par suite du monopole que l'État s'est
attribué. D'abord, comme le disait le plénipotentiaire belge à
la Conférence de Berlin, « il n'y a pas de commerce sans com-
I. F. Cailler, op. laud., p. 29, 70-71.
a. Déclarations de l'État Indépendant du Congo^ Bulletin officiel de VÉtat
Indépendant, juia igoS. Note de VEtat Indépendant en réponse à une note
anglaise, du ^3 aoâl 1908, dans la revue belge le Mouvement géographique
(11 octobre 1908).
LA BELGIQUE ET LE CONGO 207
merçants », or les commerçants ne peuvent ni acquérir ni louer
aucun immeuble sur les terres de l'Etat ou des Compagnies.
Surtout il n'est plus possible aux commerçants ni de rien ache-
ter ni de rien vendre. Au Congo, il n'y a rien à acheter que
les produits naturels, caoutchouc et ivoire : par définition, ils
appartiennent à l'Etat ou à ses Sociétés concessionnaires, dans
toute l'étendue des terres vacantes; et même si l'indigène en
recueille sur les rares terres qui lui sont laissées, il n'a pas le
droit d'en trafiquer. D'autre part, dans ce pays où les indigènes
n'ont pas d'argent, on ne peut leur vendre aucun objet manu-
facturé qu'en l'échangeant contre les produits naturels, ivoire
ou caoutchouc, qui, par définition, appartiennent à l'Etat ou à
ses Sociétés concessionnaires. Ainsi plus d'achat ni de vente
possibles; plus de libre commerce possible ^
L'Acte de Berlin, respecté en théorie, est violé en fait.
En instaurant, à partir de 189 1-1892., un régime de mono-
pole, l'Etat Indépendant n'a pas seulement méconnu les
articles I et V de l'Acte de Berlin, qui devaient l'obliger à
maintenir une absolue liberté du commerce; il a méconnu
aussi l'article VI, qui devait l'obliger à assurer la conservation
et le progrès des races indigènes. Dans une région comme
l'Afrique centrale, le progrès et même la conservation des
races indigènes sont intimement liés à la liberté du commerce.
Les membres de la Conférence de Berlin avaient bien
reconnu celte vérité essentielle, d'une importance capitale.
Un rapport signé à la fois par M. de Courcel, plénipotentiaire
français, et le baron Lambermont, plénipotentiaire belge, pose
ce principe que le régime économique à créer dans le bassin
du Congo devra a être combiné de telle manière qu'il tende
surtout à stimuler chez ces peuples encore mineurs, le goût du
travail, à leur faciliter l'acquisition de l'outillage qui leur est
nécessaire et des objets de première nécessité qui leur
1. Ë.-D. Mord, dans un grand nombre de publications de la Congo
liefbrm Association, F. Cattier, op. laud,^ p. 71-72. Cf. Rapport de la
Commission d^ enquête sur la situation de TÉtat Indépendant, p. i56.
208 LA REVUE DE PARIS
• manquent, à hâter enfin leur marche vers un meilleur état
; social )).
f Dans un régime d'absolue liberté commerciale, la concur-
! ren ce qui s'établit entre commerçants européens, les oblige à
1 acheter les produits naturels du pays à des prix relativement
I élevés; elle les oblige à vendre les produits industriels
d'Europe à des prix relativement modérés. Les indigènes, bien
I payés pour leur travail, peuvent se procurer aisément les
produits européens qu'ils désirent; ils peuvent mieux satis-
faire leurs habituels besoins; ils peuvent commencer à
satisfaire les besoins nouveaux qui s'éveillent en eux au
I contact d'une civilisation plus affinée. Us sont, par là même,
encouragés à faire effort; d'eux-mêmes, ils s'habituent à
travailler librement. L'habitude du travail volontaire peut
seule faire évoluer ces populations primitives, si longtemps
immobiles et comme somnolentes. Le libre commerce a pour
conséquence le libre travail ; du libre travail résulte le progrès
spontané des races indigènes.
De i885 à 1891, les tribus situées dans l'Etat Indépen-
dant disposent de leur sol héréditaire, de leurs forêts, de
leurs savanes. Les produits que les Noirs y récoltent
•deviennent leur propriété ; ils peuvent en trafiquer comme ils
veulent; utilisant la concurrence des maisons de commerce
belges, hollandaises, françaises, ils tirent un bon prix de leur
ivoire et de leur caoutchouc. Sans contrainte, ils s'accou-
tument à travailler pour les Blancs. S'ils évoluent vers un état
social nouveau, vers une civilisation supérieure, c'est en toute
liberté. Mais la situation change en 1 891-1892; le régime du
monopole commence à s'établir. Fatalement, il entraîne toutes
sortes d'abus, toutes sortes de crimes.
Que toutes sortes d'abus, toutes sortes de crimes aient été
commis contre les Noirs du Congo, l'histoire impartiale n'en
peut douter. Les preuves sont décisives : il y a, en abondance,
les témoignages concordants d'honnêtes gens bien informés,
voyageurs de tous pays, consuls étrangers, missionnaires
protestants de toute nationalité et de toute dénomination,
missionnaires catholiques belges * ; il y a les jugements rendus
I. Od peut citer le consul anglais M. Casement; M. Sjôblom, Suédois, de
la Mission bapliste américaine; M. Dugald Campbell, de la Mission près-
LA BELGIQUE ET LE CONGO 2O9
contre certains Européens reconnus coupables de cruautés
envers les Noirs, par la Cour de Borna * ; il y a les lettres
intimes d'agents ou d'anciens agents de l'Etat Indépendant et
des Compagnies concessionnaires, et les documents secrets que
certains d'entre eux révèlent dans des accès d'indiscrétion.
Surtout, il y a le Rapport officiel de la Commission d'Enquête
envoyée au Congo, en 1904-1906, parle Souverain de TEtat
Indépendant, à la demande de l'Angleterre. Cette Commission
d'enquête, qui comprenait trois magistrats, belge, italien et
suisse, de la plus haute impartialité ^, a reconnu Texactitude
générale des critiques adressées à l'Etat Indépendant. On peut
regretter que les dépositions recueillies par elle aient été tenues
secrètes; on a le droit d'affirmer que son Rapport officiel
constitue un acte d'accusation terrible contre le régime écono-
mique et politique actuel de l'Etat Indépendant.
D'abord, les Noirs ont été dépouillés, sans aucune compen-
sation, de presque toutes leurs propriétés collectives. Les
indigènes du Congo, sauvages très primitifs, ont besoin, pour
vivre, d'utiliser de vastes territoires. Ignorant l'agriculture
intensive, ils déplacent leurs champs de manioc ou de maïs sur
de larges espaces, laissant la plus grande partie de leur sol en
friche. Puis ce ils tirent leurs ressources non seulement des
terres qu'ils occupent d'une manière permanente et apparente,
— jardins et cultures, — mais encore et surtout des savanes et
des forêts voisines, où, de tout temps, ils ont pratiqué la
bylérienne écossaise; M. Joseph Clark, de la Mission baptiste américaine;
M. John Weeks, de la Mission baptiste anglaise; M. Ruskin, de la Congo
Balolo Mission; M. Scrivener, de la Mission baptiste anglaise: M. Gilchrist,
de la Congo Balolo Mission; M. William Morrisson, de la Mission presby-
téricnne américaine; M. et Mrs Harris, M. PadAeld, M. Slannard, tous de
la Congo Balolo Mission; les missionnaires catholiques belges, le P. Cus et
le P. Yermeersch, de la compagnie de Jésus, etc. Les rares voyageurs dont
l'État Indépendant peut invoquer le témoignage favorable, ou bien n'ont pas
visité les régions à caoutchouc, ou bien sont restés trop peu de temps pour
connaître la situation réelle du pays; la bonne foi de quelques-uns d'entre
eux parait suspecte.
I. Ces jugements ne sont malheureusement pas publiés; quelques-uns
(affaire Caudron) ont été connus par des indiscrétions.
a. M. Edmond Janssens, avocat général à la Oour de cassation de Bel-
gique; le baron Nisco, président par intérim du tribunal d'appel de Boma;
le docteur de Schumacher, conseiller d'État et chef du Département de la
justice du canton de Lucerne.
i«r Mai 1908. 14
no LA RBYUB DE PARIS
chd:55?e. et récolté certains fruits qu'ils pouvaient soit utiliser
{Kmr eux-mêmes, soit vendre ». La forêt leur fournit les bêles
i}u'ils y tuent, les fruits qu'ils y cueillent, les arbres dont ils
construisent leurs demeures ou leurs canots, les bois dont ils
se chauffent, les fibres dont ils tressent leurs étoffes. Aussi les
tribus rcclament-elles de vastes étendues de terres, qu'elles
utilisent à leur profit, et sur lesquelles elles revendiquent des
droits exclusifs, reconnus et respectés des tribus voisines.
C( C'est la propriété collective, Vallmende des tribus *. »
Ces propriétés collectives des tribus, l'Etat les a qualifiées de
terres vacantes et s'en est emparé. Il a incorporé à son domaine
tout le territoire non occupé par les huttes et les cultures des
Congolais; il leur a enlevé leurs forêts, leurs savanes, parfois
les bandes de terre provisoirement laissées en friche. Privés
de la jouissance de leurs propriétés collectives, les indigènes
ont été victimes d'une (( immense expropriation* ».
Une première conséquence du régime nouveau, c'est la sup-
pression pour les indigènes du droit d'aller et de venir. Jadis
les tribus déplaçaient leur habitat, à la suite d'un événement
de mauvais augure, ou d'une épidémie, quand mourait un
chef, lorsque étaient épuisés les territoires de chasse. Aujour-
d'hui, les Noirs ne peuvent s'installer sans autorisation de
l'Etat sur les terres inoccupées qui appartiennent à l'Etat.
Dans certaines régions, il est défendu à l'indigène, sans per-
mis spécial, de quitter son village, pour aller, même tem-
1. A.-J. Waulers, le Régime foncier et la Liberté commerciale, dans le
Mouvement géographique (19 novembre 1906). F. Cattier, op. laud.,
p. 52-53. Le P. Vermeersch, dans son ouvrage la Question congolaise
(Bruxelles, Buelens, 1906). Selon lui, la plus grande partie de la forêt
congolaise est l'objet d'appropriation collective : la chasse étant le principal
usage du domaine, l'exercice de la chasse constitue un signe irrécusable
d'appropriation comme le serait chez nous l'exploitation agricole.
2. A.-J. Waulers, Mouvement géographique (19 novembre 1905). Le
P. Cus, de la Compagnie de Jésus, proleste en termes très forts conlrc
l'attribution a TÉtat des terres soi-disant vacantes : « Nous voulons
apprendre aux Noirs à travailler. Si nous réussissons, il leur faudra donc
racheter à l'État les terres que l'État leur aura pris? Jamais nous ne nous
accommoderons d'un pareil régime. » L'État ayant oflert aux Pères Jésuites
de leur louer des terres que ceux-ci considéraient comme propriétés col-
lectives des indigènes, le Père Cus refusa dans une lettre adressée au
secrétaire général de l'État, le chevalier de Cuvelier : « Nul ne peut nous
obliger à coopérer à une injustice. » (Lettre citée dans le Mouvement géo'-
graphique, 3 décembre iqo5.)
LA BELGIQUE ET LE CONGO SU
porairement, au village voisin : le propriétaire ne peul-il
interdire de traverser ses terres? Les villages entourés de
terres qui appartiennent à TËtat, constituent des enclaves où
les Noirs se trouvent enfermés. Ils sont, comme les serfs du
moyen âge, attachés à la glèbe ^ Ils sont même, comme les
esclaves de tous les temps, condamnés au travail forcé; Ils
sont contraints de procurer caoutchouc et ivoire à TEtat et aux
Sociétés concessionnaires déléguées par lui. Comment? sous
prétexte d'impôt.
Les avocats de l'État Indépendant, suivis, sur ce point
particulier, par les membres de la Commission d'enquête
eux-mêmes, justifient le travail forcé en affirmant que les
Congolais, sauf exception, ne travaillent pas volontairement.
Il est donc indispensable de les contraindre au travail ; et « le
seul moyen légal dont dispose l'Etat pour obliger la popula-
tion au travail est d'en faire un impôt ». D'abord « le travail,
écrit la commission d'enquête, est un des agents efficaces de
civilisation et de transformation des populations noires ». Puis
il est impossible de tirer parti autrement des richesses du pays ;
le climat est trop chaud, trop épuisant pour que le Blanc y
travaille de ses mains ; et on ne peut que provisoirement faire
appel à la main-d'œuvre noire ou jaune tirée d'autres colonies *.
La théorie du travail forcé rappelle les fameux sophismes
par lesquels les planteurs d'il y a cent ans justifiaient l'escla-
vage : l'esclavage civilise le Nègre en le rapprochant de l'Eu-
ropéen; sans l'esclavage, les colonies seraient condamnées à
la ruine, etc. Comme les théories esclavagistes d'autrefois,
I. Rapport de la Commission d'enquête, p. i52. Le direcicur en Afrique
de VAbir envoie à ses agents la circulaire suivante (29 septembre 1903) :
(c Dès qu'un chef de factorerie ou chef de poste a constaté d'une manière
certaine que des indigènes de son secteur sont passés dans un autre, il doit
les réclamer à son confrère, qui a pour devoir de les lui renvoyer immédia-
tement. »
a. Rapport de la Commission d* enquête ^ p. 1 58- 160. La Commission
ajoute que l'État aurait pu obtenir le travail volontaire du nègre en lui
fournissant de l'alcool, et qu^il a eu le grand mérite de n'en rien faire ; p. aS-i.
On a répondu que l'introduction de l'alcool au Congo a été prohibée par la
Conférence internationale de Bruxelles en 1890 : TÉtat n'aurait pu mécon-
naître une décision aussi claire; aucun sophisme juridique n'en aurait pu
justifier la violation . Voir F. Cattier, op. laud., p. 344-345; Pierre Mille
et Félicien Challaye, les Deux Congos, Paris, édition des Cahiers de la
Quinzaine, 1906, p. 55.
212 LA REVUE DE PARIS
les théories néoesclavagistes d'aujourd'hui soulèvent bien des
objections. Si le travail volontaire est le plus efficace agent
de progrès individuel et social, le travail imposé n'améliore ni
l'individu ni la société. Puis, à supposer que l'Etat doive
exercer une pression sur les indigènes pour les amener à tra-
vailler, le travail auquel il les contraindrait devrait, en bonne
justice, leur permettre de mieux satisfaire leurs besoins, et
non pas servir seulement à enrichir l'Ëtat ou quelques per-
sonnalités étrangères. En fait, bien des Noirs au Congo com-
mencent à travailler volontairement, quand leur travail est
suffisamment, honnêtement rémunéré. C'est le cas des indi-
gènes au service des particuliers ou des Missions ; c'est le cas
de ceux qui sont employés dans quelques petites concessions
agricoles, et dans certaines entreprises privées, comme celle
du chemin de fer Matadi-Léopoldville.
Quoi qu'il en soit, l'Etat n'a pas cru possible de compter
sur le travail volontaire des indigènes. Il les a astreints à des
(( prestations de travail ». Pour payer l'impôt, c'est du
caoutchouc surtout que la grande majorité des indigènes
soumis au fisc est tenue d'apporter soit à l'État, soit aux
Sociétés concessionnaires auxquelles l'Etat délègue ses pou-
voirs. Les fonctionnaires de l'Etat deviennent des agents
commerciaux; les agents des Sociétés commerciales devien-
nent des fonctionnaires chargés de percevoir l'impôt.
De 1892 à 1908, les (( prestations de travail » sont exigées
illégalement, car aucun décret publié au Bulletin officiel n'en
autorise la perception*. Le taux et la nature de l'impôt, les
moyens de contrainte, tout est laissé à l'arbitraire de l'admi-
nistration ou des Compagnies. En vertu des tarifs officiels,
chaque indigène de la Mongala est tenu d'apporter à la
Société Anversoise 9 kilogrammes de caoutchouc par mois,
laissant un bénéfice moyen mensuel de 63 francs, c'est-à-dire
108 kilogrammes par an, laissant un bénéfice moyen annuel
de 766 francs. Chaque indigène de la région de r/16/r est tenu
d'apporter à cette société 6 kilogrammes par mois, laissant un
bénéfice moyen mensuel de ^2 francs, c'est-à-dire 72 kilo-
I. Jugements du tribunal d'appel de Bornât 29 août 1899 el 8 sep-
tembre 1908. Rapport de la Commission d'enquête, p. i63-i64. F. Cattier,
op. laud., p. iii'iia.
LA BELGIQUE ET LE CONGO 2l3
grammes par an, laissant un bénéfice moyen annuel de
5o4 francs*. Ces chiffres officiels ont dû être, en fait.
Depuis 1903, le taux de l'impôt est officiellement fixé à
quarante heures de travail par mois; mais c'est une limite
toute théorique, généralement dépassée. Le taux des presta-
tions antérieurement perçues est d'ordinaire maintenu. Une
circulaire du Gouverneur général en date du 29 février 1904,
fait savoir aux agents de l'Etat que l'application de la loi
nouvelle doit amener non une diminution, mais une progres-
sion constante des ressources du trésor^.
Les agents chargés de percevoir l'impôt, qu'ils appartiennent
à l'Etat ou aux Compagnies concessionnaires, ont personnelle-
ment intérêt à faire produire aux indigènes le plus de caout-
chouc possible. Les agents de l'Etat ont longtemps reçu des
primes proportionnelles à la quantité de caoutchouc récolté.
D'abord ces primes étaient fixées par les contrats d'engage-
ment. Une circulaii'e, datée du 20 juin 1892, signée par le
secrétaire d'Etat M. Van Eetvelde, recommande aux agents
de ne « rien négliger pour exploiter les produits des forêts »,
et elle ajoute :
C'est pour stimuler le zèle de nos agents dans ce sens que j*aî
décidé qu'à l'avenir il sera accordé à ceux qui s'occuperont de l'exploi-
tation des produits des forêts de l'État, une gratification proportion-
nelle aux frais d'exploitation. Par frais d'exploitation, il faudra
entendre nécessairement les dépenses quelconques en numéraire ou
en marchandises auxquelles aura donne lieu la récolte.
Un tarif annexé précise les gratifications, inversement pro-
portionnelles aux frais d'exploitation : moins le caoutchouc
coûte, plus forte est la somme versée à l'agent \ Puis en 1895,
TAUemagne ayant demandé des explications sur cette ques-
tion des primes, le secrétaire d'Etat, M. Van Eetvelde, affirma
\. Rapport de la Commission d'enquête^ p. 164. F. Cattier, ihid.^ p. 173-174.
a. Rapport de la Commission d* enquête ^ p. 169. F. Cattier, ibid.^ p. 116.
3. Ce document, qui n'a pas été conteste, a été lu pour la première fois
an Parlement belge par M. Yandervelde le 16 mars 1906. Quelques instants
avant la lecture, par M. Yandervelde, de cette circulaire et d^autres du même
genre, le ministre des Affaires étrangères, M. de Favereau, disait : « J'ai nié
déjà que des primes aient été données aux ofOciers pour la récolte du
caoutchouc. »
ai4 LA REVUE DE PARIS
officiellement, dans une lettre adressée au Ministre d'Alle-
magne, comte d'Alvensleben, le ii décembre 1895, que l'Etat
n'offrait ni n'avait l'intention d'offrir des gratifications à ses
agents pour la récolte du caoutchouc ; et alors on remplaça
le système des primes fixées au contrat par « un système de
primes occultes ». Les agents reçurent, chaque mois ou
chaque trimestre, un nombre de points proportionnel à la
production du caoutchouc dans leur région; ces points
correspondaient à une somme d'argent versée au fonctionnaire
à l'expiration de son contrat. Aujourd'hui le système des
primes occultes est remplacé parle système des « allocations de
retraite » : l'Etat confère des retraites aux fonctionnaires dont
il est satisfait, sans que ceux-ci y aient aucun droit. (( Les
fonctionnaires attachés à la perception des impôts n'ignorent
pas qu'ils doivent mériter les sommes d'argent qu'on leur
accorde sous prétexte de retraite*. » Enfin les agents des
Sociétés percevant l'impôt touchent aussi des primes propor-
tionnelles à la quantité de produits récoltés, et les employés
supérieurs et les directeurs des Compagnies touchent des
primes encore plus élevées que leurs subordonnés : ce qui les
amène à encourager la perception de l'impôt par tous les
moyens.
Personnellement intéressés à faire produire à l'impôt le plus
possible, les agents de l'Etat ou des Compagnies réclament aux
indigènes des quantités énormes de caoutchouc, supérieures
même aux quantités si considérables fixées par les règlements.
La Commission d'enquête constate que « quelle que soit son
activité dans la forêt caoutchoutière, l'indigène, à raison des
nombreux déplacements qui lui sont imposés, voit la majeure
partie de son temps absorbée par la récolte du caoutchouc ».
Les environs des villages sont vite dépouillés des lianes à
caoutchouc. Dès lors le Noir doit chaque quinzaine faire une
ou deux journées de marche, parfois plus, pour atteindre
les endroits oîi subsistent les lianes en quantités suffisantes.
Dans la forêt, pendant de longs jours, il mène l'existence la
plus misérable, privé de sa femme et de ses enfants, mal nourri,
exposé sans abri ou sous un abri improvisé au froid de la nuit et
I. F. Cattier, op, laud., p. 114-116.
LA BELGIQUE ET LE CONGO 2lb
à toutes les intempéries, en butte aux attaques des bêtes fauves.
Rentré au village, il n'a guère que deux ou trois jours à y
passer; puis il doit retourner dans la foret chercher du caout-
chouc pour les blancs. Pas de repos, jusqu'à la mort; c'est
un martyre sans fin * .
Le caoutchouc des forêts appartient à l'Etat, propriétaire
des teiTes vacantes ; le travail du Noir qui le récolte est dû à
l'Etat comme impôt. Ainsi, selon la formule de M. de Smet de
Naeyer, alors président du Conseil des Ministres de Belgique,
(( l'indigène n'a droit à rien ». Cependant les Instructions
officielles prescrivent de rémunérer le travail du collecteur de
caoutchouc, comme s'il était volontaire. Mais pour le prix de
la main-d'œuvre, elles fixent un maximum sans indiquer de
minimum. Et aucune surveillance n'est exercée, à ce point de
vue, sur les agents, intéressés à diminuer autant que possible
les frais de production. 11 en résulte que la rémunération
accordée, en fait, aux indigènes, est absolument insuffisante;
quand ils sont payés, ils sont payés en marchandises qu'on leur
impose, parfois en marchandises qui n'ont aucune utilité dans
la région*.
Il n'est pas vrai que la valeur des produits naturels du sol
retourne aux indigènes, même pour une faible part, comme
Stanley l'avait espéré. Les importations du Congo (commerce
spécial) comprennent surtout des matériaux destinés aux
travaux publics, et des produits manufacturés destinés aux
Européens, fort peu d'objets utiles aux Noirs; pourtant leur
valeur totale n'atteint généralement pas les deux tiers ni parfois
même la moitié de la valeur totale des exportations, qui con-
sistent uniquement en produits naturels du sol récoltés par les
Congolais.
Comment imposer aux indigènes un travail aussi pénible et
aussi mal rémunéré .►^ Par la menace et la violence. L'État et les
Sociétés ont longtemps placé, dans les principaux villages, des
gardes noirs chargés, en théorie, d'empêcher la dévastation
des forêts, en fait, chargés d'obliger les indigènes à la récolte
du caoutchouc. On distingue deux sortes de sentinelles : les
I. Rapport de la Commission d* enquête ^ p. 191-192,
3. Ihid,, p. i65.
dl6 LA REVUE DE PARIS
capitas, choisis dans la population du village, et les senlilisy
étrangers au pays. Beaucoup de ces sentilis sont des anthropo-
phages appartenant aux plus cruelles tribus : l'Etat ou la Com-
pagnie les arme et leur confie une autorité absolue. La Com-
mission d'enquête résume en ces termes les témoignages
reçus par elle sur les agissements de ces sentinelles :
Ils s'érigent en despoles, réclament des femmes, des vivres, non
seulement pour eux, mais pour le cortège de parasites et de gens
sans aveu que l'amour de la rapine ne tarde pas à associer à leur
fortune, et dont ils s'entourent comme d'une véritable garde du
corps ; ils tuent sans pitié tous ceux qui font mine de résister à leurs
exigences ou à leurs caprices*.
Les crimes commis par ces sentinelles sont attestés par
des témoignages nombreux et effrayants. Un missionnaire,
M. Harris, dans une lettre adressée au Vice-Gouverneur général,
le 17 janvier 1906, décrit la visite qu'il a faite au village de
jNsongo-Mboyo avec un indigène, employé par lui, qui en était
originaire. Cet homme, d'âge mûr, après avoir retrouvé sa
mère et causé avec elle, se mit à sangloter :
Je lui demandai pourquoi il pleurait : « 0 Blanc! comment puis-
je être heureux? Mes parents ont tous été massacrés pour le caout-
chouc; mes amis n'ont plus ni maison ni nourriture; ma sœur a eu
le pied gauche et la main droite coupés. »
Et les Noirs du village content à M. Harris les autres crimes
des sentinelles :
L'année dernière, la, jeune femme Iménéga fut attachée à un
arbre fourchu et coupée en deux avec un sabre-poignard, qui entra
par l'épaule gauche, coupa la poitrine et le ventre, et ressortit par
le côté. Les sentinelles voulaient ainsi punir le mari de cette femme.
Bolumba; une autre femme, voulant rester fidèle à son mari, fut
empalée, et comme elle n'en mourait pas, elle fut achevée d'un coup
de fusil. Pour la même raison, Élika, de Bokunga, reçut une balle
qui lui traversa la joue et le nez, après quoi on lui coupa le pied
gauche et la main droite; elle n'en mourut pas, et se trouve
toujours là, enceinte.
I. Rapport de la Commission d'enquête, p. 198 et suiv. Le Directeur en
Afrique de la Compagnie VAbir a d<$claré à la Commission d'enquête que
« la sentinelle est un mal, mais un mal nécessaire ». II lui a remis une liste
de 14a sentinelles tuées ou blessées, en sept mois, dans sa copcession,
évidemment à titre de représailles.
LA BELGIQUE ET LE CONGO 217
Comine dans les autres villages, je trouvai que Tamusement des
sentinelles était l'inceste public forcé : Lokugi avec sa sœur Lokomo,
Lokilo avec sa fille Éfire... J'étais si ému, Excellence, par Thistoire
de ces gens (ajoute M. Harrîs), que je pris la liberté de leur pro-
mettre, au nom de l'État libre du Congo, qu'à l'avenir vous ne les
tueriez plus que pour des crimes*...
Des châtiments divers, dont plusieurs sont interdits en
théorie par la législation de l'Etat Indépendant, atteignent les
indigènes qui se refusent à apporter la quantité requise de
caoutchouc. C'est l'amende en barrettes de cuivre, une mon-
naie du pays. C'est la chicoiie, sorte de lanière en cuir
d'hippopotame, qui inflige de cruelles souffrances. Un mission-
naire, M. Ruskin, décrit le spectacle d'une femme frappée de
deux cents coups de chicotte : <( le sang, l'urine coulaient de
son corps. Elle mourut peu après* ». C'est l'arrestation des
chefs, retenus prisonniers et astreints à des travaux serviles
jusqu'à ce que leurs sujets aient fourni les prestations exigées.
C'est l'arrestation des vieillards, surtout des femmes et des
enfants, détenus comme otages jusqu'à ce que l'homme ait
accompli la corvée. Le Gouverneur général de l'État Indépen-
dant, le baron Wahis, écrit le 9 janvier 1897 au Commissaire
du district du lac Léopold II : <( Là oti les indigènes refusent
le travail avec obstination, vous les contraindrez à obéir en
prenant des otages*. » Des circulaires du directeur de VAbir
organisent ce que celui-ci appelle « la contrainte par corps...
pour le recouvrement çles impositions en caoutchouc » ; et des
fiches sont remises aux agents, avec le titre : « Etat des indi-
gènes soumis à la contrainte par corps ». Les otages, mal
nourris, enfermés dans des locaux immondes, meurent en
grand nombre, de faim parfois, souvent de variole ou de
quelque autre épidémie; ceux qui survivent sont, selon le mot
d'un missionnaire, « des squelettes vivants^ ».
Enfin des expéditions militaires contraignent les villages
I. Lettre citée par M. Pierre Mille, le Congo Léopoldierit Paris, édition
des Cahiers de la Quinzaine, igoS, p. 1 40-1 4a.
a. Témoignage de M. Ruskin, dans E.-D. Morel, Red Bubber^ p. 63.
3. Docament cité par M. Yandervelde, Chambre des représentants belges
séance du i*^' juillet 1903.
4. Témoignage de M, Ruskin, dans E.-D. Morel, Red Rabber, p. 63.
2l8 LA REVUE DE PARIS
récalcitrants, châtient les tribus rebelles. C'est au cours de ces
(( expéditions punitives » que les soldats noirs au service de
l'Etat ou des Compagnies commettent le plus de crimes, le
plus de vols et d'incendies, le plus de viols et de meurtres;
c'est alors qu'ils pillent et brûlent les cases, mutilent et tuent
les hommes, violent les femmes, coupent aux femmes et aux
enfants les mains ou les pieds ; c'est alors qu'après la bataille
ils se repaissent des cadavres des ennemis morts.
Plusieurs fois, la Commission d'enquête a entendu des
témoignages analogues à celui que l'on nous dit avoir été
porté devant elle par le vieux chef de Bolima :
Il se tint fièrement devant tous, montra du doigt ses vingt témoins,
et plaça sur la table ses cent dix baguettes, dont chacune représen-
tait une vie sacrifiée pour le caoutchouc : « Voici des baguettes de
chefs; voilà des baguettes d'hommes; celles-ci, plus courtes, sont
des baguettes de femmes; et les toutes petites sont des baguettes
d enfants... » Il raconta comment le Blanc lui avait fait la guerre, et,
après la bataille, lui avait montré les cadavres de ses hommes, en
disant: «Maintenant tu vas apporter du caoutchouc, n'est-ce pas?» A
quoi il répondit : «Oui. »Les cadavres furent découpés et mangés par
les combattants*.
De ces violences et de ces crimes, les plus horribles peut-
être sont les mutilations de morts et de vivants. Le consul
anglais Casement a entendu des noirs habitant le Domaine de
la Couronne affirmer que les soldats noirs de l'Etat ont coupé
des parties d'ennemis morts pour prouver aux Blancs qu'ils
tuaient aussi des homihes :
(( Combien d'entre vous ont été ainsi mutilés après leur
mort? — Beaucoup, beaucoup \ »
La Commission d'enquête a reçu les témoignages de mis-
sionnaires ayant vu, portés par des soldats de l'Etat des paniers
de mains coupées, parfois fumées pour qu'elles se conservent
mieux. Devant la Commission, un missionnaire, le révérend
Clark, sa femme et une autre femme de missionnaire ont
déclaré avoir vu, à plusieurs reprises, des indigènes tués au
1. Témoignage de M. Harris, dans Pierre Mille, le Congo Léopoldien,
p. 88.
2. Témoignage de M. Casement, dans Pierre Mille, le Congo Léopoldien^
p. 48.
LA BELGIQUE ET LE CONGO SIQ
cours d'expéditions entreprises par TÉtat, et dont la main
droite avait été coupée ; ils ont déclaré avoir soigné une petite
fille dont la main droite avait été coupée au cours d'une expé-
dition, et qui mourut au bout de six mois. Les membres de
la Commission d'enquête ont vu, de leurs yeux, plusieurs
vivants mutilés, hommes et femmes, privés d'une main, ou
d'un pied, ou d'une main et d'un pied. Ils ont entendu, à
Baringa, la femme Boali raconter « qu'un capita, auquel elle
avait refusé de se donner, l'abattit d'un coup de fusil, et, la
croyant morte, lui coupa le pied droit pour prendre l'anneau
qui lui encerclait la cheville ». La Commission explique
dans son Rapport que des soldats noirs ou des sentinelles, à
la suite d'un combat ou d'une rixe, ont coupé la main ou le
pied à des ennemis qu'ils croyaient morts, soit pour voler les
bracelets et les anneaux de cuivre, soit pour se procurer un
trophée ou une sorte de conviction. Mais elle déclare n'avoir
jamais constaté que des Blancs aient infligé ou fait infliger à
titre de châtiment ces mutilations à des vivants.
Les violences souvent criminelles destinées à imposer aux
indigènes la récolte du caoutchouc ont été (la Commission le
constate) fréquentes jadis dans le Domaine de la Couronne; à
l'époque de son passage (igoô), elles étaient encore « très
fréquentes » dans les concessions de VAnversoise et de ÏAbir,
où elles constituaient « une règle habituellement suivie ».
Si l'immense majorité des indigènes soumis au fisc est
astreinte à la récolte du caoutchouc, un certain - nombre
subissent d'autres impôts qui donnent lieu à d'autres abus.
C'est le cas des impositions en vivres. Elles ont pour objet de
fournir aux fonctionnaires Blancs du gibier, du bétail, des
animaux de basse-cour, aux soldats et aux travailleurs noirs
de l'Etat, des pains de manioc (chikwangue) ou du poisson
séché. (( Pour alimenter, à Léopoldville, trois mille soldats et
travailleurs, on a recours à la population d'une zone de la
superficie approximative de la Belgique. » Les Noirs qui
résident même à grande distance des postes, [^ sont tenus d'y
3âO LA REVUE DE PARIS
apporter des vivres tous les quatre, huit ou douze jours. Cer-
tains sont forcés de faire, aller et retour, cent cinquante
kilomètres pour apporter au lieu de la perception une taxe
qui représente à peu près i fr. 5o. Ils ne reçoivent en retour
qu'une rémunération insuffisante. Parfois, menacés d'empri-
sonnement, ils sont obligés d'acheter les vivres que l'Etat
leur réclame à un prix bien supérieur à celui que leur paie
le fisc. En tout cas, l'impôt en vivres prend aux Noirs qui y
sont soumis la plus grande partie de leur temps, il les obsède
sans cesse ; il les empêche de se livrer à leurs cultures et à
leurs industries locales ; il les maintient dans un état lamen-
table de misère et d'inquiétude*.
D'autres groupes d'indigènes sont soumis à d'autres cor-
vées, tout aussi continues, tracassières et insupportables :
coupe de bois, pagayage, portage. Le portage, qui a dépeuplé
jadis le pays des cataractes, subsiste encore dans plusieurs
régions. Il retombe toujours sur les mêmes villages, et, dans
ces villages, sur les mêmes personnes; il n'épargne ni les
enfants, ni les infirmes, ni les malades. (( Il épuise, dit la
Commission d'enquête, les tribus qui y sont assujetties et les
menace de destruction partielle. » Un officier italien décrit
la route des caravanes entre Kasongo et le Tanganyika : elle
est jonchée d'ossements et de corps en putréfaction, comme au
temps des traitants arabes; les porteurs y sont morts par cen-.
taines, de fatigue ou de faim; le soir, un petit vent s'élève,
répandant sur tout le pays une odeur de cadavre, que les
officiers appellent <( le parfum du Manyéma^ ».
A toutes ces charges pesant sur les indigènes, il faut ajouter
le service militaire et les travaux publics. L'exposé des pro-
cédés employés il y a quelques années pour le recrutement
des soldats et des travailleurs « constituera peut-être la page
la plus noire de l'histoire de l'Etat Indépendant du Congo* ».
Il fallait des Noirs armés pour contraindre au travail les Noirs
sans armes ; il fallait des ouvriers pour accomplir d'impor-
tants travaux publics. Au début de l'occupation, les indigènes
hésitaient à quitter leur village, à se laisser emmener aux pays
I. Rapport de la Commission d' enquête ^ p. 173-177.
.2. Témoignage cité par E.-D. Morel, Bed Rubber^ p. 86.
3. F. Cattier, op, laud., p. aSg.
LA BELGIQUE ET LE CONGO 221
inconnus; c'est par la force que TEtat les enrôla. Aux hommes
ainsi recrutés par la contrainte, il accorda le nom très doux
de libérés. L'Etat donna des primes sur les libérés aux offi-
ciers et fonctionnaires réussissant à enrôler des soldats ou des
travailleurs.
Dès lors, les fonctionnaires et les officiers achetèrent aux
chefs indigènes ou se firent donner en cadeau ou réclamèrent
à titre d'amende ou de rançon des esclaves domestiques. Le
capitaine commandant Sarrazin, à Coquilhatville, écrit, le
i" mai 1896, aux agents de VAbir : « Le chef Ngulu, de
Wangata, est envoyé dans la Marihga pour m'acheter des
esclaves. » Parfois de véritables razzias furent entreprises par
des fonctionnaires désireux d'augmenter leurs primes. Aujour-
d'hui le recrutement de l'armée offre beaucoup moins de diffi-
cultés qu'autrefois; les Noirs ont reconnu les avantages de
l'uniforme qui leur permet de se livrer à leurs instincts de
rapine et de violence*. Mais il reste difficile d'enrôler des
travailleurs destinés à être envoyés loin de leur village. La
Commission d'enquête signale qu'on les recrute encore sou-
vent par la violence. Elle cite le cas d'un fonctionnaire qui a
purement et simplement incarcéré, puis enrôlé de force des
indigènes venus au poste s'acquitter de leur impôt en manioc *.
Impôts en caoutchouc, impôts en vivres, corvées de coupe
de bois, de pagayage, de portage, service militaire, travaux
publics : ces charges pèsent lourdement sur des sauvages
habitués depuis des siècles à mener une vie presque inac-
tive. En échange des obligations qu'il leur impose, quels ser-
vices leur rend l'Etat?
Le Rapport de la Commission d'enquête exprime le senti-
ment d'admiration qu'on éprouve à voir s'installer au cœur
de la barbarie africaine la civilisation d'Europe. « Des villes
qui rappellent nos plus coquettes cités balnéaires, égaient et
animent les rives du grand fleuve »; d'industrieuses cités
s'élèvent, Matadi, Léopoldville ; des chemins de fer traversent
la brousse ou la forêt équatoriale ; quatre-vingts steamers sil-
lonnent le Congo ou ses affluents; le télégraphe parcourt
1. F. Cattier, op. laud., p. 259-263.
2. Rapport de la Commission d'enquête, p. 258.
222 LA REVUE DE PARIS
I200 kilomètres. En quelques années le puissant effort d'une
volonté souveraine a vraiment transformé la face de la terre.
Impression très juste, il me semble, que tout voyageur
doit éprouver en traversant ces terres sauvages, européani-
sées si vite. Mais Téquité oblige à reconnaître que les indi-
gènes, pour la plupart, n'ont retiré aucun avantage de la
« civilisation » introduite parmi eux. Ce n'est pas eux qui
habitent les cités coquettes ; ce n'est pas eux qui utilisent pour
leur propre compte chemin de fer, steamer, télégraphe. Même
ces instruments de civilisation, qu'entretient leur travail,
servent souvent à faire peser sur eux la plus dure tyrannie.
Dans l'immense bassin du grand fleuve, la paix règne,
l'ordre, la sécurité. Le cannibalisme se cache, écrit la Com-
mission d'enquête; la traite a disparu. Impossible de mécon-
naître l'importance de la suppression de la traite. « C'est une
grande œuvre », a dit justement Lord Curzon à la Chambre
des Communes en 1897. Mais ce bienfait perd une partie de
sa valeur, maintenant que la politique du travail forcé réduit
les indigènes à cet esclavage dont la lutte contre les traitants
arabes devait les affranchir. C'est un écrivain belge, monar-
chiste, partisan de la politique coloniale, qui, après avoir
étudié la situation des indigènes, ose tirer de ses recherches
cette conclusion effroyable : (( l'esclavage du contribuable
congolais est plus dur que celui des traitants* ».
L'Etat apporte aux indigènes, avec la paix, la justice. Les
défenseurs de l'Etat Indépendant en vantent les institutions
judiciaires.
Mais, en dépit de l'honnêteté incontestable des juges de car-
rière, c'est une question de savoir si la justice congolaise n'a
pas pour objet essentiel le maintien de l'injuste régime poli-
tique et économique. L'autorisation préalable du Procureur
de l'Etat et l'avis conforme du Gouverneur général sont néces-
saires pour que le parquet poursuive les non-indigènes : c'est
la raison pour laquelle les violences des Blancs à l'égard des
Noirs sont si souvent impunies. La Commission d'enquête a
constaté que « les infractions commises à l'occasion de l'exer-
cice de la contrainte n'ont été que rarement déférées à la jus-
I. F. Callier, op. laud,, p. i3o.
LA BELGIQUE ET LE CONGO 223
tice »; que des poursuites commencées contre des Blancs
accusés d'avoir maltraité des indigènes, ont été « très souvent )>
suspendues, sans motif, par ordre supérieur de Tautorité
administrative '. La Commission a constaté à quel point il est
difficile aux Noirs de se faire rendre justice. La connaissance
des affaires les plus importantes étant réservée au tribunal de
Boma, la plupart des Congolais ont à faire, pour se rendre à la
capitale, un très long voyage : en cours de route, beaucoup
meurent, mal logés, insuffisamment nourris, maltraités peut-
être. Effrayé au seul nom de Boma, l'indigène invité à com-
paraître se sauve dans la brousse; il faut « enchaîner parfois
les témoins » pour les conduire au siège du tribunal*. Ainsi
« le seul fait de se plaindre expose le Noir à Texil et à la mort. . .
C'est l'organisation et la protection systématique de l'injus-
tice' )).
Enfin l'État n'a fait aucun effort sérieux et désintéressé
pour améliorer la situation matérielle des indigènes. Si, après
une longue indifférence, il commence à faire étudier, pour
la combattre, la maladie du sommeil, c'est peut-être surtout
parce qu'elle prive de main-d'œuvre certaines régions et en
diminue ainsi la valeur. De même l'Etat a entièrement aban-
donné aux missionnaires le soin de développer, par l'instruc-
tion etl'éducation, la vie intellectuelle et sentimentale des Noirs.
Tel est le bilan des services rendus par VÉtat civilisateur
chargé de créer V Afrique Nouvelle *. Il est difficile de prétendre
qu'ils compensent ou justifient les charges écrasantes dont
sont accablés les Noirs.
Les conséquences d'un tel régime? C'est la misère maté-
rielle, toute la vie occupée à la récolte du caoutchouc ou à la
préparation des vivres exigés pour l'impôt; c'est l'impossi-
bilité de s'enrichir par le libre commerce et le libre travail;
c'est l'abandon des cultures et des industries locales. C'est
la misère morale, l'absence de toute liberté, une continuelle
inquiétude, l'incessante préoccupation d'avoir à satisfaire
I. Rapport de la Commission d'enquête^ p. i66; p. 264; p- 278.
a. Ibid., p. 269-270.
3. F. Catlier, op. laud., p. 286-287.
4. Le sous-tilre du livre, très favorable k TÉtat Indépendant, de M. Des-
camps, intitulé r Afrique Nouvelle, est : Essai sur VÉtat civilisateur dans les
pays neufs»
2â4 LA REVUE DE PARIS
toutes les exigences du Blanc et de ses serviteurs noirs; c'est
la terreur de l'Européen, qui impose le travail par la violence,
manie la chicotte et le fusil, dirige les expéditions punitives;
c'est la terreur du soldat et de la sentinelle qui volent, violent,
mutilent et tuent. (( La population mène une vie fiévreuse »,
toujours prête à quitter son village pour échapper à d'intolé-
rables souffrances. C'est l'absence de tout progrès, la perma-
nence de la barbarie. Le régime du monopole, dit la Commis-
sion d'enquête, « immobilise l'état économique » des Noirs,
s'oppose à toute évolution de la vie indigène. Enfin, c'est la
dépopulation. Les femmes se font avorter, pour pouvoir sans
embarras s'enfuir à l'heure du danger. Beaucoup de femmes
et d'enfants meurent dans les camps d'otages; beaucoup de
récolteurs de caoutchouc meurent dans les forêts; beaucoup
de porteurs meurent sur les routes de caravanes; beaucoup
sont tués par les sentinelles ou lors des expéditions punitives.
Les épidémies, la variole, la maladie du sommeil déciment ces
peuplades misérables et surmenées. Ceux qui survivent cher-
chent à fuir, le plus loin possible, la tyrannie des Blancs; ils
se cachent dans les îles, dans la forêt; ils y vivent dans des
trous du sol, dans des troncs d'arbres, comme les bêtes; ils y
meurent de faim. Les voyageurs sont unanimes à constater et
à décrire le dépeuplement d'immenses régions. Les rives du
Congo, si animées au temps de Stanley, les membres de la
Commission d'enquête les ont vues presque désertes, de la
Nouvelle-Anvers au Stanley-Pool * .
Tel est le régime qui a jusqu'ici prévalu dans le Congo du
roi Léopold. La Belgique, si elle annexe le pays, pourra-t-elle
le laisser subsister .^^ devra-l-elle le transformer entièrement?
C'est le problème qui se pose aujourd'hui à Bruxelles.
fiSligien challaye
1. Les tribus Bolobo étaient évaluées à 40000 hommes au début de
l'occupatioa; il en reste 7000 hommes. Le consul anglais Casement, en 1904,
trouve 5oo hommes à Loukoléla, où il y en avait 5 000 en 1887; etc., etc.
M. Ë.-D. Morel estime à i5ooooo hommes en quinze ans la diminution
de la population (soit 100 000 hommes par an); le consul Casement l'évalue
à 3 000 000 (soit aoo 000 hommes par an).
L'adminiêtrateur^Gérant : h. gassard.
LA VOIE DU MAL
I
Pietro Benu s'arrêta, un instant, devant la petite église du
Rosaire :
« Il est à peine une heure, — se dit-il. — C'est peut-être
trop tôt, pour aller chez les Noina. Sans doute, ils font la sieste.
Les gens riches comme eux se donnent toutes leurs aises... »
Après quelques minutes d'hésitation, il se remit en marche,
se dirigeant vers le faubourg de Sant' Ussula, qui est à l'extré-
mité de Nuoro.
On était aux premiers jours de septembre : le soleil, encore
brûlant, dardait sur les petites rues désertes, où seuls passaient
quelques roquets faméliques, dans les bordures d'ombre qui
étendaient devant les maisons de pierre leurs lignes crénelées.
Le bruit lointain d'un moulin a vapeur interrompait le silence
de ce midi ardent; et cette activité haletante et palpitante
semblait être Tunique pulsation vitale de la petite,ville brûlée
par le soleil.
Pietro, suivi de son ombre courte, anima pendant quelques
instants du bruit de ses gros souliers la solitude de la triste
rue qui va de l'église du Rosaire au cimetière ; puis il
s'engagea dans le faubourg de Sant' Ussula, s'attardant h
regarder les petits jardins envahis par une végétation sauvage,
les petites cours ombragées par quelques figuiers, par quelques
I. Puhlished May fifleenth, nineteen hundred and eigkt. Privilège of
copyright in the United States reserved under the Act approved March
thirdy nineten hundred and five, hy la. revue de paris.
i5 Mai 1908. I
3a6 LA REVUE DE PARIS
amandiers, par de maigres treilles; et, finalement, il entra dans
un cabaret qui avait un bouchon pour enseigne.
Le cabaretier, un Toscan, jadis charbonnier, lequel avait
épousé une paysanne de mauvaise vie, était couché sur Tunique
banquette du <( débit », — comme il appelait solennellement
son trou; — il dut se lever pour faire asseoir l'arrivant. Dès
qu'il' eut reconnu Pietro, il lui sourit, de ses grands yeux
clairs et pétillants de malice.
— Bonjour, Pietro, — lui dit-il, dans un langage bizarre
où le dialecte sarde s'était imprimé sur le siennois comme la
patine sur l'or. — Que cherches-tu de ce côté-ci ?
— Ce que je cherche .^^ A boire 1 Et sers-moi vite I — répondit
Pietro, avec une nuance de dédain.
Le Toscan lui versa à boire, sans cesser de l'observer avec
ses grands yeux d'enfant qui souriaient toujours.
— Veux-tu parier que je sais où tu vas?... Eh bien, tu vas
chez les Noina, au service desquels tu désires te placer... Je
t'aurai pour client, et je m'en réjouis.
— Comment diable sais-tu cela ? — demanda Pietro.
— Mais... je l'ai su par ma femme : les femmes savent tout.
Elle-même l'a sans doute appris de ta Sabina...
Pietro fronça un peu les sourcils, a l'idée que Sabina était
en relations avec la femme du Toscan ; puis il hocha la tête,
de droite à gauche, avec cette expression dédaigneuse qui lui
était habituelle, et il reprit sa sérénité : une sérénité natu-
relle, qui n'en avait pas moins' quelque chose de sarcastique.
D'abord, Sabina n'était pas véritablement sienne. 11 l'avait
rencontrée, pendant les dernières moissons, et, par une nuit
de pleine lune, tandis que, sur l'aire, les fourmis, en longues
files silencieuses, dérobaient le grain, Pietro, endormi à plat
ventre, avait rêvé qu'il épousait la jeune fille. Sabina était
gracieuse, blanche de teint, avec une boucle de cheveux blonds
qui retombait sur un front pur ; et elle se montrait tendre à
l'égard de Pietro, l'aurait aimé volontiers... Mais, lorsqu'il
s'était réveillé de son rêve, il avait ajourné la résolution à prendre
et il ne s'était pas décidé encore à lui déclarer sa sympathie.
— Quelle Sabina? — demanda-t-il, en regardant son verre
vide, rougi par le vin.
— Allons, ne fais pas la bêtel... La nièce de Zio Nicola
LA VOIE DU MAL ' 22^
Noina, — expliqua le Toscan, qui donnait même aux bour-
geois, aux enfants et aux fillettes ce titre de zio et de zia^,
réservé par les Nuorais aux gens du peuple déjà vieux.
— Je ne m'en doutais pas, ma parole I — affirma Pîetro,
qui mentait. — Ah ! elle a dit que je veux entrer au service de
son oncle P
— J'ignore si elle Ta dit. C'est moi qui le suppose.
— On voit' bien que tu n'as pas grand'chose à faire, petit
étranger! — repartit Pietro, de son air méprisant, — et que
les loisirs ne te manquent pas pour faire des suppositions...
Mais, si je voulais réellement entrer au service de Nicola Noina,
en quoi cela t'intéresserait-il ?
— Je te répète que cela me ferait plaisir.
— Alors, dis-moi quelle espèce de gens sont ces Noina.
— Puisque tu es de Nuoro, tu dois le savoir mieux qu'un
étranger! — repartit le cabaretier, pour se dispenser de
répondre.
Et, en même temps, il saisit une sorte de plumeau façonné
avec des bandes de papier et il se mit à chasser les mouches
qui couvraient une corbeille de fruits placés en montre près
de la porte.
— Un étranger voisin en sait plus qu'un compatriote lointain.
Sans interrompre sa chasse aux mouches, le cabaretier com-
mença de bavarder comme une commère.
— Les Noina sont les rois du faubourg, tu le sais bien, quoi-
qu'ils soient Nuorais à peu près comme je le suis, moi...
— Que diable dis-tu ? Est-ce que la femme n'appartient pas
à une famille de « principaux » ^ nuorais P
— La femme, oui; mais lui? Qui sait d'où il estP II ne s'en
souvient pas lui-même 1 .. . Il est venu à Nuoro avec son père,
un de ces marchands ambulants qui achètent de l'huile à brûler
et qui la revendent comme de l'huile fine.
— C'est ainsi qu'on s'enrichit!... Et toi, est-ce que tu ne
baptises pas ion vin? — s'écria Pietro, en répandant sur le plan-
cher les dernières gouttes de son verre.
I. K Oncle 0, « tante », — comme nous disons : n le père » ou « la mère »,
en parlant de personnes âgéea«
a. Principali : oo donne ce nooi aux chefs des meilleures familles de la
classe populaire.
aa8 LA REVUE DE PARIS
Il éprouvait déjà une velléité instinctive de défendre, par
amour-propre, son futur patron.
— Nul cabaretier de Nuoro ne vous verse un vin aussi pur
que celui-ci, — riposta l'autre. — Tu peux le demander à
Zio Nicola, qui s'y connaît.
— Ahl oui, n'est-ce pas, c'est un ivrogne? — interrogea
Pietro. — Il était ivre, à ce qu'on raconte, le mois passé,
lorsqu'il est tombé de cheval et s'est cassé une jambe, en reve-
nant d'Oliena.
— Je n'en sais rien. Au surplus, il avait peut-être dégusté
beaucoup d'échantillons de vin : c'est pour acheter du vin
qu'il y était allé... Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il s'est cassé la
jambe; et, à présent, il cherche un serviteur habile et fidèle,
parce qu'il ne peut plus s'occuper lui-même de son bien.
— Et la patronne, quelle femme est-ce.^
— Une femme qui ne rit jamais, pas plus que le diable I...
Une vaniteuse. Le parfait modèle de vos « principalesses », qui
pensent avoir le monde dans leur bonnet, parce qu'elles possè-
dent une vigne, un clos, une tança *, des chevaux et des bœufs.
— Tu trouves que ce n'est guère, petit étranger.^... Et leur
fille, comment est-elle.^ orgueilleuse?
— Zia Maria ? Un beau brin de fille I — reprit l'autre, en gon-
flant ses joues. — Extraordinairement belle. Et bonne, mo-
deste, excellente ménagère... Du moins, on le dit... Quant à
moi, je la crois encore plus arrogante que sa mère... Et puis,
ces deux femmes doivent être avaricieuses, aussi avaricicuses
que Zio Nicola est jovial et prodigue. Mais elles le tiennent
serré, ahl oui, ce pauvre Zio Nicola I
— Cela, je m'en moque! — dit Pietro. — Pourvu qu'elles
ne soient pas ladres avec moi...
— C'est donc vrai, alors, que tu vas chez eux? — demanda
le cabaretier, qui cessa de chasser les mouches.
— Oui, s'ils me paient bien... Ont-ils une servante?
— Ils n'ont jamais eu ni servantes ni serviteurs. Ils font toute
la besogne eux-mêmes. Maria travaille comme une bête de
somme : c'est elle qui va à la fontaine, qui lave, qui balaie la
cour et la rue, devant la maison... Une honte pour des gens
riches comme eux I
I. Pâturage clos, dans la montagne.
LA VOIE DU MAL 22Q
— Ce n'est pas une honte de travailler... Et puis, tu sem-
blais dire, tout à Theure, qu'ils ne sont pas riches I
— N'empêche qu'ils se croient riches, eux!... Ils se croient
riches, parce qu'ils vivent dans ce faubourg de va-nu-pieds...
Comme ces femmes ont grandi dans un milieu de misère, elles
s'imaginent qu'elles sont des reines. D'ailleurs, chez Zia Maria,,
la vanité a une limite, ou du moins elle se dissimule un peu;
mais, chez Zia Luisa, on devine, aux moindres paroles, l'inten-
tion de faire sentir qu'elle n'a besoin de personne, qu'elle est
cossue, qu'elle a sa maison pleine de provisions et son coffre
plein de monnaie. C'est une femme qui vous considère de son
haut. Zio Nicola l'appelle « Madame Royale ». Elle ne daigne
même pas venir prendre le fraia sur la place, avec les voisines,
comme fait Zia Maria elle-même. Elle se tient dans sa cour,
près de la porte ouverte; et, si quelque malheureuse petite
femme s'approche d'elle, il faut voir lés airs qli'elle se donne 1
— Tu dis donc, — interrompit Pietro, pensif, en regardant
dehors, vers le fond ensoleillé de la petite rue, — que le
patron n'est pas orgueilleux?
— Le patron aime à bavarder et à rire, voilà tout. Il se
moque un peu de tout le monde et il affecte d'être sans cesse
à court d'argent. C'est un malin, mon cherl
— Est-ce que le mari et la femme vivent en bon accord .î^
— Us s'arrangent ensemble comme les oiseaux du même
nid. Autant qu'on en peut juger d'après les apparences, ils
vivent en bon accord ; mais, du reste, ils ne font part de leurs
affaires à personne.
— Pourtant, tu parais bien informé, toi... aussi bien qu'une
commère I — fit remarquer Pietro, de son air méprisant.
— Que veux-tu? Mon débit est un lieu où l'on cause : les
gens s'y rassemblent comme les abeilles dans la ruche, —
répondit le Toscan, dont la belle comparaison fit sourire Pietro.
— Moi, j'écoute et je répète.
— Alors, quand je désirerai savoir quelque chose, je
viendrai ici.
— Mais tu y es déjà venu, il me semble I...
Pietro déboutonna une bourse appliquée à sa ceinture de
cuir et en tira une pièce blanche.
— Paie-toi... Et' ta femme, où est-elle?
â3o LA REVUE DE PARIS
— Elle est allée cueillir des figues de Barbarie, — répondit
l'autre, en faisant sonner la pièce sur le comptoir, pour
s'assurer qu'elle n'était pas fausse.
Pietro pensait à la femme du cabaretier, une très belle femme
aux grands yeux noirs, avec laquelle il avait, lui aussi, passé
plus d'une fois quelques heures; et, par association d'idées, il
demanda :
— Qu'est-ce qu'on dit de Maria Noina? Est-ce une honnête
fille?
— Immaculée comme l'hostie 1 Est-ce qu'on pose des
questions pareilles I — s'écria le Toscan. — La fille de Zio
Nicola Noina ? Mais c'est un miroir de vertu 1
— Et ce miroir-là ne se laisse faire la cour par personne?
— Non. C'est une fille qui prétend épouser un richard...
— Eh bien, nous le lui amènerons du continent ! — dit Pietro,
goguenard, en guignant cet étranger blondasse et bavard, qui
était venu du continent pour épouser tout autre chose qu'un
(( miroir de vertu ».
Il aurait iien voulu obtenir encore d'autres renseignements ;
mais il craignit que le cabaretier n'allât répéter ses questions
aux Noina, et il se mît debout.
— J'espère que nous nous reverrons, Pietro, — conclut
le cabaretier. — Engage-toi chez Zio Nicola, je te le conseille.
C'est un brave homme, après tout! Ne cède pas, et il te donnera
tout ce que tu voudras.
— Merci pour le conseil. Mais je ne vais pas chez eux, —
affirma Pietro, qui mentait encore.
Aussitôt sorti, il tourna à droite et se dirigea vers la maison
des Noina. C'était une petite maison blanche et paisible qui,
derrière le haut mur de sa cour, semblait considérer avec
dédain les masures entassées confusément autour de la place
et le long de la ruelle poussiéreuse. Pietro écarta sans plus de
cérémonie le battant rouge de la porte entrebâillée, et il entra.
A droite de la cour, large, pavée de cailloux, brûlée par le
soleil, propre et bien tenue, un hangar servait d'écurie et de
LA VOIE DU MAL sSl
remise. A gauche s'élevait la maison, dont l'escalier extérieur,
construit en granit, était égayé par des touffes de campanules
qui s'entrecroisaient à la rampe de fer. Çà et là, dans un ordre
presque symétrique, étaient rangés des objets de ferme : un
chariot sarde, de vieilles roues, des charrues, des hoyaux, des
jougs, des aiguillons, des poutrelles. Sous l'escalier se voyait
une porte ; un peu plus loin, une autre porte de bois, pourvue
d'un guichet à la' partie supérieure, indiquait l'entrée de la
cuisine. Pietro se dirigea de ce côté, regarda par le guichet
ouvert et salua.
— Est-ce que je vous dérange?
— Entre donci — répondit simplement une femme petite
et boulotte, dont le visage long, blanc et calme, était encadré
par une bande de toile teinte au safran .
Pietro Benu poussa la porte et s'avança dans la cuisine :
— Je voudrais parler à Zio Nicola.
— Assieds-toi. Je l'appelle.
Le jeune homme s'assit devant le foyer sans feu, tandis
que Zia Luisa sortait dans la cour et gravissait l'escalier, de
son pas lent et pesant.
Cette cuisine ressemblait à toutes les cuisines sardes : large,
pavée de briques, avec un toit de roseaux noircis par la fumée.
De grandes casseroles de cuivre luisant, des outils pour faire le
pain, des broches énormes et des tranchoirs de bois pendaient
contre les murs bruns. Sur une des bouches pratiquées dans
l'énorme fourneau semi-circulaire, une cafetière de cuivre
bouillait. Sur un escabeau, près de la porte, il y avait une
corbeille d'asphodèle, avec tout ce qu'il fallait pour coudre, et
une chemise de femme dont la broderie sarde était à peine
commencée. Ce devait être un ouvrage de Maria. Où était, à
cette heure, la jeune fille? Sans doute, partie pour laver du linge
au torrent : car, pendant tout le temps que Pietro fut là, elle
ne se montra point.
Quelques minutes après, Zia Luisa reparut, blanche, impas-
sible, pinçant les lèvres, le corsage lacé, malgré la chaleur
suffocante ; et le pas d'un boiteux retentit dans la cour.
Dès que le jeune homme aperçut la figure débonnaire, la
face colorée, les yeux brillants de Zio Nicola, il en fut tout
réjoui.
sSâ LA REVUE DE PARIS
— Comment vas-tu? — lui demanda le propriétaire, en
s'asseyant avec un peu d'effort sur un ample siège de paille.
— Bien, — répondit Pietro.
Zio Nicola allongea sa jambe valide, fit une légère grimace de
douleur; mais il se remit tout de suite. ZiaLuisa éloigna du feu
la cafetière et elle recommença de filer, avec son petit fuseau
sarde, gros de laine blanche. Ainsi courtaude et ronde, presque
solennelle dans Tancien costume nuorais, avec sa jupe d'orbace
bordée de vert, avec son bandeau jaune serré autour de son
visage énigmatique, avec ses lèvres pincées, ses yeux clairs et
froids, elle avait Tapparence d'une idole égyptienne et elle
imposait une sorte d'intimidation religieuse.
— J'ai appris que vous cherchez un domestique, — dit
Pietro, en dépliant et repliant son long bonnet noir. — Si vous
voulez de moi, je viendrai chez vous. Mon engagement chez
Antoni Ghisu finit en septembre...
— Mon garçon, — repartit Zio Nicola, en fixant sur lui ses
yeux brillants, — soit dit sans t'offenser, tu ne jouis pas d'une
trop bonne réputation.
Les yeux gris de Pietro brillaient au^si, et il soutint avec
une sorte de violence les regards de Zio Nicola. Mais, quoiqu'il
sentît ses oreilles s'échauffer sous l'offense, il répondit tran-
quillement :
— Eh bien, prenez des informations.
— Allons, ne te fâche pas! — intervint Zia Luisa, parlant
entre ses dents et presque sans déclore la bouche. — Ce sont
des bruits qui courent, et Nicola aime à plaisanter.
— Mais quels bruits, ma bonne Zia Luisa? Que peut-on me
reprocher? Je n'ai jamais eu de démêlés avec la justice, moi!
Le jour, je travaille; la nuit, je dors. Je respecte le maître,
les femmes, les enfants. Je considère comme mienne la maison
où je romps le pain et où je bois le vin. Je n'ai jamais volé
une aiguillée de fil. Que peut-on dire contre moi? — demanda
Pietro, dont le visage s'était enflammé.
Zio Nicola ne cessait pas de l'observer, et il souriait. Entre
la barbe roussâlre et les moustaches noires de Pietro lui-
saient des lèvres fraîches et des dents juvéniles.
— Mon Dieu, ce que l'on dit, c'est seulement que tu joues
volontiers des poings et que tu as mauvaise tête ! — s'écria-t-il.
LA VOIE DU MAL 333
— Et le fait est qu'en ce moment même tu me parais fort en
colère. Veux- tu que je te prête mon bâton?
Et il lui tendit son bâton, comme pour l'inviter à malmener
quelqu'un. Pietro se mit à rire.
— Soit! — confessa-t-il. — Je ne nie pas que j'aie été un
garçon un peu mutin dans ma jeunesse : j'escaladais les murs,
je grimpais sur les arbres, je rossais mes camarades et j'en-
fourcliais à cru les poulains sauvages. Mais quel enfant n'a
pas été ainsi .^ Parfois ma mère, la pauvrette, me liait avec une
corde, m'enfermait à la maison; et moi, je rongeais la corde
et je prenais la clef des champs... Mais je n'ai pas tardé à
connaître la peine : ma mère est morte; le toit de notre mai-
sonnette s'est effondré; j'ai su ce que c'était, d'avoir froid,
d'avoir faim, d'être abandonné, d'être malade. Mes deux vieilles
tantes me sont venues en aide; mais elles sont si misérables I
Alors j'ai compris la vie. Ahl oui, la faim est une bonne mai-
tresse I Je suis entré en service, je me suis habitué à l'obéis-
sance et au travail... Maintenant je suis un bon ouvrier, et dès
que je pourrai reconstruire ma maisonnette ruinée, m'acheter
un char, une paire de bœufs et un chien, je prendrai femme. . .
— Ahl diable, diable I Mais, pour prendre femme, il faut
avoir du pain sur la planche*, — repartit Zio Nicola.
Zia Luisa filait, tout en écoutant la conversation, et un petit
pli fronçait sa joue droite, autour de sa bouche. « Ces gueux I
— pensait-elle, — ils meurent de faim, et ils rêvent de se
marier 1 »
— Suffit, — conclut Zio INicola, en frappant la pierre du
foyer avec son bâton. — Nous allons parler de l'affaire et nous
tâcherons de nous arranger.
En effet, ils s'arrangèrent.
II
Pietro entra au service des Noina, le i5 septembre. Il arriva
le soir, par un temps nuageux et sombre. Les femmes l'accueil-
lirent avec froideur, presque avec défiance ; et il se sentit gagné
I. Proverbe sarcle, traduit ainsi en italien : Per prender moglie, ci
vogliono délie vivande (Pour prendre femme, il faut des vivres).
q34 la revue de PARIS
par la tristesse, lorsqu'il pénétra dans la cuisine encore obs-
cure et lorsqu'il accrocha son caban dans le coin, près de la
porte.
Maria alluma une lampe et versa à boire au nouveau venu.
— Bois, — lui dit-elle, en fixant sur lui un regard perçant.
— Salut à vous tous ! — répondit Pietro.
Et, tandis qu'il buvait le vin rougeâtre, le vin de médiocre
qualité, réservé aux domestiques et aux pauvres, il regarda,
lui aussi, sa jeune maîtresse. Ainsi rapprochés, beaux Tun et
l'autre, dans leurs t^ostumes caractéristiques, le serviteur et la
maîtresse paraissaient être de magnifiques échantillons d'une
même face; et cependant une distance infinie les séparait.
Pietro était grand et de formes sculpturales; il portait un
pourpoint d'écarlate, décoloré par l'usage, doublé de gros
velours bleu, et, par-dessus le pourpoint, une sorte de jaquette
sans manches, en peau d'agneau grossièrement raccommodée,
mais bien coupée et ornée de filets rouges. L'ensemble de sa
personne était élégant et pittoresque, malgré l'insuffisante
propreté de ses vêtements de travail., Le teint de son visage
était mat et bronzé; son profil, très pur, était allongé par la
ligne des cheveux noirs, dressés sur le front, et par la barbiche
noire et taillée en pointe. Ses grands yeux gris, doux et lim-
pides, contrastaient avec l'expression farouche de ses sourcils
épais, qui se rejoignaient, et de ses lèvres empourprées et
méprisantes.
La jeune maîtresse aussi était grande, brune, alerte; et,
avec ses cheveux noirs et frisés, ramassés en grosses ti'csses
sur la nuque, avec sa carnation dorée, avec ses larges yeux
noirs qui brillaient sous un front bas, avec les cercles d'or
aux pendeloques de corail, qui semblaient dépendre naturel-
lement des oreilles mignonnes et diaphanes, elle rappelait les
femmes arabes, nées du soleil et de la terre voluptueuse,
douces et âpres comme les fruits sauvages. Une ligne (l'une
beauté incomparable déterminait la pointe délicate du nez,
la lèvre inférieure et le menton. Lorsqu'elle riait, deux fos-
settes se creusaient sur ses joues, et deux autres, plus petites,
au coin de ses yeux : — peut-être était-ce pour cela qu'elle
riait souvent.
Malgré tout, ils se déplurent l'un à l'autre.
LA VOIE DU MAL 235
Cependant Zia Luisa, le corsage toujours lacé et la tête
enveloppée dans le bandeau jaune, préparait le repas. Zio
Nicola n'était pas rentré encore. Pietro s'assit à Técart, der-
rière la porte, et il se mit à considérer les deux femmes avec
une curiosité soupçonneuse.
^- Demain, — lui dit Maria, — tu iras à notre clos, dans la
vallée. Sais-tu où il est?
— Bien sûr! — répondit Pietro, en relevant la tête, avec
son air habituel de mépris.
— Et le clos confine à la vigne, — ajouta Zia Luisa, sans
se retourner.
— Je sais bien, je sais bien. Tout le monde la connaît, yolre
vigne.
— Oui, c'est la plus belle vigne de Baddemanna, — insista
la vieille maîtresse. — Elle nous a coûté cher, et, outre l'ar-
gent, Nicola Noina y a fait une grosse dépense de temps et de
travail. Mais, au moins, nous pouvons dire que nous avons une
belle vigne.
— Oui, vous pouvez le dire, — approuva le serviteur,
comme un écho, d'une voix triste.
— J'irai souvent t'y retrouver, — annonça Maria, en se
penchant pour déposer une bouteille auprès de Pietro.
Puis elle plaça devant lui un escabeau, une corbeille qui
contenait du pain d'orge, un fromage, un plat de viande et de
pommes de terre. Et elle ajouta :
— Mange. Voici mon père qui revient.
On entendit dans la cour le pas boiteux de Zio Nicola, et
Pietro se réjouit à la pensée de son maître.
— Salut à toi, et sois le bievenu I — dit celui-ci en entrant
dans la cuisine. — Quelle vilaine soirée! Ma jambe souffre
comme une femme en couches... Mettons-nous à table. Et
sois content, Pietro Bcnu : tu es au milieu d'amis, au milieu
d'honnêtes gens qui ne se font pas de bile. Si nous sommes
pauvres, nous n'en sommes pas moins gais.
Zio Nicola s'assit devant une petite table où il n'y avait pas
de nappe; les femmes mirent à terre une corbeille, s'assirent,
à leur tour, et commencèrent à manger.
La conversation continua, sans animation. Après le repas,
Pietro demanda la permission de sortir. Il rejoignit quelques
336 LA REVUE DE PARIS
jeunes paysans auxquels il avait donné rendez-vous, et, tous
ensemble, formant un chœur, à la mode nuoraise, ils s*en
allèrent chanter devant la porte de leurs amoureuses. Pietro
voulut faire comme les autres, et il chanta, sous les fenêtres
de la maison où Sabina servait :
Tu m'as volé le cœur, ô blonde chcvehire... *
0 0
Les jours suivants, Pietro fut envoyé au clos, pour y tra-
vailler, et à la vigne, pour y garder les raisins et les fruits qui
mûrissaient. Maria, comme elle le lui avait annoncé, descen-
dait presque tous les après-midi dans la vallée, à pied ou à
cheval, et elle semblait s'occuper fort peu du jeune serviteur.
Quelquefois elle repartait sans lui avoir adressé une seule
parole.
Pietro, qui construisait une sorte de digue, le long du
ruisseau, dans le fond du domaine, voyait de loin Maria errer
dans la vigne, entre les rangs des ceps qu'éclairait un soleil
encore vif. Au-dessus de la vigne s'élevaient les roches de
rOrthobene, rayonnantes de lumière; et, au-dessus des roches,
sur le ciel d'un azur éblouissant, les chênes immobiles sem-
blaient contempler, rêveurs, l'autre côté de l'horizon. Une
végétation sauvage recouvrait les flancs de la vallée; parmi le
vert cendré des figuiers de Barbarie et des oliviers brillait le
vertémeraude des vignes, et la viorne s'entrelaçait au lentisque
luisant. Des blocs de pierre, tombés sans doute de la mon-
tagne, se dressaient ça et lii, dans les anfractuosités du terrain
et sur le bord du petit torrent qui rafraîchissait les jardinets
de la vallée. Le lierre et la pervenche tapissaient les roches;
des sentiers à peine tracés dégringolaient ou grimpaient, entre
les ronces et les broussailles; de gigantesques bouquets de
cactus, aux lourdes feuilles greffées l'une sur l'autre, cou-
ronnées de fruits et de fleurs d'or, débordaient sur les crêtes
ou hérissaient les pentes.
Maria, en simple jupe d'indienne grisâtre, avec un petit cor-
I. « Furadu m'as su coro, pUi brunda.,,! >
LA VOIE DU MAL 287
sag€ de velours vert qui ressortait comme une tache un peu plus
claire et plus délicate sur la verdure de la vigne et de Tolivaie,
errait çà et là, d'un pas léger. Agile et souple,, elle se penchait
pour examiner les grappes, se haussait pour toucher un fruit
presque mûr, détachait avec un roseau les figues de Barbarie,
toutes dorées. Semblable à certains insectes verts qui prennent
la couleur du buisson où ils sont nés, elle semblait être une
émanation de la vallée féconde : elle avait la flexibilité du
sarment, la maturité charnue et un peu voluptueuse de la
figue de Barbarie.
Mais, précisément, comme la figue de Barbarie, elle ne
savait pas cacher ses épines ; et Pietro lui jetait des regards
hostiles, de travers, car il s'apercevait bien qu'elle le mépri-
sait et même qu'elle se méfiait de lui.
« Elle vient ici pour me surveiller, — se disait-il. — Elle
a peur que je ne Itii vole son bien. Si elle me provoque, je
vais lui enseigner la politesse : je lui donnerai un soufflet! »
Mais elle ne le provoquait pas, et elle ne lui adressait la
parole que de temps à autre, pour lui indiquer le travail à faire.
Elle était toujours froide et digne. Aussi Pietro commençait-
il à la haïr et désirait-il quitter promptement le clos, pour ne
plus voir ce visage hypocrite, ces yeux scrutateurs qui l'insul-
taient tacitement.
« On s'aperçoit bien que ces gens-là n'ont jamais eu de
serviteurs I » se disait-il. Et, par dépit, par amour-propre, il
travaillait vaillemment, montait la garde avec diligence et ne
mangeait pas un seul fruit...
Un jour, en octobre, comme il rognait les pampres pour
que le soleil arrivât mieux jusqu'aux grappes. Maria, en pas-
sant près de Pietro, lui dit :
— Pourquoi ne manges-tu jamais de raisin?
— Tu comptes donc les grappes? — répliqua- t-il, courbé,
mais en levant les yeux vers elle et en secouant la tête, avec
cette expression dédaigneuse qui lui était habituelle.
Elle comprit qu'elle s'était trahie, et elle rougit; mais,
adroitement, elle parla d'autre chose :
— Pietro, — dit-elle, en abritant ses yeux avec sa main,
pour mieux regarder jusqu'à la limite de la vigne où s'ali-
gnaient les poiriers aux feuilles jaunes, chargés de fruits mûrs
35^ LA REVUE DE PARIS
qui, SOUS le soleil, paraissaient être de cire et tout près de se
liquéfier, — il faudra qu'après-demain nous cueillions les
poires.
Comme elle, il regarda vers les poires.
— Bon! c'est entendu.
— Ecoute. Toi, dans la matinée, tu cueilleras les poires;
et moi, je viendrai plus tard avec le cheval et je les empor-
terai... Crois-tu qu'elles puissent tenir toutes dans quatre
paniers? S'il le faut, je ferai deux voyages.
Puis, comme Pietro s'éloignait entre les rangs de ceps, avec
une botte de pampres dans les bras, elle le suivit :
— Quelle récolte de poires I... L'an passé, on nous les a
volées toutes. Mais, cette année-ci, nous les vendrons et nous
en retirerons au moins^ vingt lires. . . Qu'est-ce que tu en penses,
Pietro ?
— Moi? Je n'en pense rien. Je n'ai jamais vendu de poires.
— Oui, on nous les a volées, l'an passé. Mais tu les as bien
gardées, cette année-ci. Je te ferai cadeau d'une demi-douzaine
de cigares.
— Je ne fume jamais, — répondit-il, presque narquois.
Mais la jeune maîtresse se montrait si expansive et si bonne»
ce jour-là, qu'il se demanda s'il ne s'était pas trompé en la
jugeant méchante. Puis, pendant qu'il jetait une autre botte
de pampres au bout du rang, Maria lui dit :
— Ecoute, Pietro. Le mieux serait que je vienne tôt, vers
les deux heures de l'après-midi. Nous cueillerions ensemble
les poires, et nous les emporterions en une seule fois.
<( C'est celai — pensa-t-il; — elle craint qu'en les cueillant
je n'en mette un tas de côté... Ah-I l'avaricieuse, la sournoise,
la vilaine diablesse! »
Mais, tout à coup, elle prononça trois paroles magiques,
qui le comblèrent de joie :
— J'amènerai Sabina....
<( Sabina viendra ! Sabina viendra ! » — continua-t-il de se
répéter à lui-même, après le départ souhaité de Maria.
Les mouches, les insectes cachés sous les pampres, le pivert
qui frappait de son bec le peuplier blanc, près du ruisseau, le
rossignol qui faisait des roulades sur le rocher, les feuilles qui
murmuraient, les petites pierres qui s'en allaient' sur la
LA VOIE DU MAL aâg
pente, répétaient ces bonnes paroles. Dans la limpide sérénité
du crépuscule, le jeune serviteur sentait son cœur palpiter
d'allégresse. Tout ce qu'il y avait de trouble en son âme
ardente et rebelle se dissipait comme un nuage au lever du
soleil : « Sabina viendra!... » Entre les buissons jaunâtres,
dorés par les derniers reflets du couchant, il voyait apparaître
et disparaître une chevelure blonde. Des vers passionnés de
vieilles chansons résonnaient pour lui dans les lointains bleus,
parmi les roches où dorment peut-être les sauvages esprits des
anciens poètes.
Lorsqu'à la splendeur bleuâtre du soir se mêlèrent les
premières clartés de la lune qui déclinait derrière l'olivaie, et
lorsqu'une étincelle brilla entre le peuplier et le noyer, dans
l'eau courante, — Pietro remonta vers la cabane et s'étendit
sur un petit mur, les yeux perdus vers la montagne.
La brise respirait, si légère que les feuilles n'avaient plus
un murmure ; seul un frisson silencieux changeait délicatement
la nuance des pampres et des oliviers, que les reflets de la lune
saupoudraient de perles. Un chœur de grillons s'élevait des
broussailles ; on entendait le clapotis uniforme du ruisseau ;
sur la route, blanche de lune, un chariot lointain roulait comme
suspendu entre la vallée et la montagne; et ces bruits vagues,
mélancoliques, toujours égaux, rendaient plus sensibles le
silence et la solitude qui régnaient autour de Pietro. Il goûtait
inconsciemment la douceur de l'heure; après une chaude
journée de travail, le somnolent bien-être du repos et de la
fraîcheur enveloppait sa personne comme dans une couverture
de velours ; quelque chose de vaporeux, comparable à la lumière
difl'use de la lune nouvelle, baignait son âme primitive.
C'étaient des rêves simples de paysan, des désirs d'homme
jeune, des images de poète rustique.
« Sabina viendrai... » Et le monde des rêveries, des désirs,
des imaginations s'élargissait, s'élargissait en grands cercles
crépusculaires. Le présent se confondait avec l'avenir; le besoin
ardent de baisers impétueux, avec l'espoir de manger un jour
dans la même corbeille où mangerait la jeune femme, blonde
et bonne ménagère.
« Elle viendra, — se redisait le serviteur, avec un frisson de
plaisir. — Si l'autre, cette endiablée, nous laisse seuls ensemble»
3/iO LA REVUE DE PARIS
je la saisirai et je l'embrasserai follement. Sa bouche est fraîche
comme une cerise..* »
Puis la passion s'apaisait, à se figurer un bonheur plus
prosaïque : « Nous aurons une maison, un chariot, une paire
de bœufs. Elle fera le pain. Moi, je louerai mon travail, pour
gagner davantage... y>
La lune souriait aux rêves de Pietro, comme elle souriait aux
rêves, honnêtes ou coupables, de tant d'autres rêveurs dispersés
dans les campagnes : — telle une reine qui, sans distinguer
personne, sourit à tout le monde.
Le lendemain. Maria, contre son habitude, ne vint pas au
clos. Pietro en fut un peu inquiet, quoiqu'il se réconfortât par
l'espérance peu charitable d'un accident arrivé à sa jeune maî-
tresse..Il monta jusqu'à la route et il scinita le lointain. 11 vit
passer des femmes et des enfants qui portaient des corbeilles
pleines de figues de Barbarie, des chariots chargés de raisin,
des paysans d'Oliena montés sur leurs petits chevaux patients.
Mais Maria n'était pas du nombre.
(( Ainsi, — pensa Pietro en retournant à la vigne, — pour
i la première fois que je l'attends, elle manque de venir. Qu'elle
"V aille au diable I ».
^ Le surlendemain encore, pas une âme vivante ne troubla
pendant l'après-midi, la solitude du domaine. Cette fois, à
mesure que les heures passaient, Pietro éprouva un souci
grandissant. « Viendront-elles.»^... Ne viendront-elles pas?... »
Le soleil franchit le haut du ciel, les ombres des oliviers com-
mencèrent à s'allonger. Et voilà qu'enfin le chien, attaché sous
les poiriers, se mit à aboyer, dressé sur ses jambes de derrière
et tournant vers la route ses petits yeux rouges. Avant môme
d'avoir regardé, Pietro avait deviné.
Maria et Sabina, toutes les deux achevai, dévalaient en galo-
pant comme des folles. On apercevait, dans un nuage de pous-
sière grise, leurs visages rouges, éclairés obliquement par le
soleil, et les chevaux, ruisselants de sueur, qui se frappaient
furieusement les flancs avec la queue. Arrivées à la barrière
LA VOIE DU MAL 24l
elles mirent pied à terre et descendirent dans la vigne, tirant
derrière elles les chevaux qui allongeaient le. cou, pour
attraper quelques feuilles d'arbre. Pietro, malgré son vif désir
d'aller à la rencontre des jeunes filles, n'avait pas bougé, mais
son cœur battait, et, dès que Maria eut franchi la limite de la
vigne, il se redressa et il salua.
— Eh bien, quoi de nouveau? — lui cria Sabina, tout en
tirant son cheval par la longe. — Il y a si longtemps que nous
ne nous sommes vus I
Il la regarda fixement et il sourit.
— Donne 1 — fit-il, en l'aidant à attacher le cheval et à
décharger la besace gonflée, qui contenait deux grandes cor-
beilles de roseaux, tandis que Maria se démenait en vain pour
attacher l'autre cheval, qui avait fourré sa tête dans un buisson
et qui s'ébrouait.
Sabina était très joliment vêtue, avec un petit corsage de
velours rouge et une chemise d'une blancheur parfaite ; son
foulard dénoué laissait entrevoir son cou nu, long et blanc,
autour duquel étaient noués de petits cordons de soie noire. Sa
beauté délicate et pure n'offusquait certes point la voluptueuse
beauté de Maria; mais Sabina était gracieuse plus encore que
belle, et la boucle de cheveux qui s'échappait de son mouchoii"
de tête, lui voilait le front et parfois même les yeux, donnait à
sa physionomie un air enfantin. Elle plaisait extraordinairement
à Pietro, et ses yeux clairs et languissants le fascinaient.
Quand le cheval fut attaché, elle s'assit par terre et elle ôta
ses chaussures. Pietro la regardait avec insistance, et elle était
heureuse de le constater. Mais tout à coup Maria, rouge et en
sueur, se retourna et cria avec colère :
— Est-ce que tu es ensorcelé, Pietro? Tu pourrais bien
venir m'attacher cette bête, infernale comme toil
Il s'approcha, sans répondre, et il attacha le cheval. Une
ombre avait obscurci son visage.
Maria aussi ôta ses chaussures, et de nouveau elle cria, pour
dire au serviteur de se dépêcher :
— Vite, vite ! ... Tu as du temps, toi, Pietro Benu ; mais nous,
nous sommes pressées... Plus vite que ça, le diable t'emporte I
Alors il grimpa sur un arbre, avec un petit panier pendu au
bras, et il se mit à cueillir les poires. Les deux cousines, elles,
i5 Mai 1908. a
a4â l'A REVUE DE PARIS '
cueillaient les fruits des branches basses, et elles riaient entre
elles, se faisant des signes et se bousculant. Quelquefois elles
tendaient leur tablier à moitié plein, et Pietro y laissait tomber
uiie poire moins mûre, qui rebondissait parmi les autres.
— A moi, maintenant I
— Non, à moi!
— C'est toujours à toi! dit Maria, en tendant son tablier.
A chacune son tourl... Attention, Pietro I... Jette!
— Mais c'est mon tour, à moi ! — protesta Sabina, en repous-
sant sa cousine. — Tu voîs, Pietro, là-haut, celle qui semble d'or!
— Oui!... Prends garde : je te la jette sur la poitrine, —
répondit-il en souriant.
Le beau fruit mûr effleura en effet la poitrine de Sabina,
rejaillit dans le tablier et en fit tomber le contenu.
— Oh! — s'écria Sabina avec un chagrin puéril, tandis que
l'autre se baissait pour ramasser les poires tombées à terre. —
Il ne faut pas que tu me grondes, Maria I
Pietro, montrant sa face parmi le feuillage d'or, riait comme
un enfant. Il s'arrêta, une minute, pour regarder les deux cou-
sines qui se disputaient.
— C'est ta faute : tu m'as poussée !
— Non, c'est ta faute : tu as lâché les coins de ton tablier.
— Piejtro, de qui est-ce la faute? — demandèrent-elles, en
levant toutes deux le visage vers lui.
— Eh bien, c'est ma faute, à moil
Elles se mirent à rire; et, pour la première fois, Pietro
remarqua les fossettes de Maria et s'aperçut qu'auprès de ce
visage ardent et de ce buste souple et plein Sabina paraissait
blême et maigre.
— En voilà un de fini, — dit-il en se laissant glisser agile- *
ment du poirier. — A Tannée prochaine, si nous sommes
encore de ce monde !
Et il salua d'un geste d'adieu l'arbre dépouillé. Maria prit le
petit panier qui était au bras de Pietro, et elle s'éloigna, un
instant, pour verser les poires dans la besace.
— Pourquoi me regardes-tu ainsi? — demanda Sabina, ren-
contrant le regard de Pietro.
— J'ai deux mots à te dire, — murmura-t-il en embrassant
le tronc d'un autre poirier.
LA VOIE DU MAL 2^3
Elle comprit : elle savait déjà quelles seraient ces mysté-
rieuses paroles. Elle les attendait, et elle aurait voulu qu'il les
lui dit aussitôt. Mais sa cousine revenait. Une rougeur fugitive
colora le visage pâle de la jeune servante ; ses yeux tendres bril-
lèrent et sa voix trembla de désir.
— Dis-les moi tout de suite, Pietro. . .
— Non, un autre jour, — répondit-il à voix basse, en
montrant des yeux Maria. — Tu viendras pour la vendange,
n'est-ce pas?
Elle ne répondit ni oui ni non. Il grimpa sur le poirier, et
il lui semblait qu'il montait au ciel. « Oui, Sabina l'aimait,
puisqu'elle avait rougi et tremblé. » Le langage de leurs yeux
avait été significatif.
A partir de ce moment, les amoureux ne rirent plus, ne
plaisantèrent plus, ne causèrent plus. Pietro cueillait les poires
d'en haut; les deux cousines cueillaient celles d'en bas! Quel-
ques poires tombaient d'elles-mêmes. Le soleil transperçait la
frondaison luisante, et les beaux fruits, tièdes et fondants,
parfumaient l'air d'alentour.
Maria chercha inutilement à ranimer la conversation : les
autres se taisaient. Sabina, redevenue pâle, n'osait plus lever
le visage et dissimulait entre les feuilles du poirier ses mains
tremblantes. Pietro, les jambes ouvertes et les pieds appuyés
sur deux branches, sentait sur toute sa face la chaleur des
rayons obliques, et ses yeux reflétaient la scintillation des oli-
viers qui ondoyaient sur la pente.
Quand la récolte des poires fut terminée, il chargea les
besaces combles sur la croupe des chevaux, et les cousines
remirent leurs souliers. Maria ne s'éloigna pas une seule fois,
et elle semblait le faire exprès. Au moment de partir, elle dit :
— Veux-tu, cousine, que nous fassions le tour du domaine?
— Oui, certainement!
— Et toi, Pietro Benu, — demanda- t-elle encore, pour
s'amuser du jeune serviteur, très occupé des chevaux qui piaf-
faient, — veux-tu faire ce tour avec nous?
— Que le diable vous fasse tourner! — répondit-il, de
mauvaise humeur.
Les jeunes filles se mirent à rire et elles s'élancèrent sur le
sentier ensoleillé, en se poussant l'une l'autre par les épaules.
a44 LA REVUE DE PARIS
Sans savoir pourquoi, Pietro devint triste. Il suivait du
regard les deux cousines et il les voyait folâtrer sur la pente.
Elles disparurent derrière les arbres ; puis elles reparurent près
du ruisseau, avec leurs corsages resplendissants comme des
fleurs. Le rire sonore de Maria se mêlait au murmure de
Teau courante. Sabina, penchée sur la petite cascade, près
du noyer, se lava le visage et s'essuya avec le pan de sa jupe.
Tout à coup, elle regarda en l'air, vers l'endroit où était Pietro,
et elle tendit une main; puis elle dit quelque chose à Maria.
L'une et l'autre éclatèrent de rire. « Oui, oui, — pensa Pietro,
— elles doivent parler de moi I . . . » Sans doute Sabina confiait
à sa cousine la demi-déclaration d'amour qu'elle avait reçue
du serviteur, et elles en riaient toutes les deux. Ah! non,
Sabina ne l'aimait pas : s'était sottement trompé. Elle aussi,
elle devait être ambitieuse, comme sa riche cousine; et lui, il
était pauvre, il n'avait pas de maison, il ne possédait pas même
un char, une paire de bœufs, une charrue. Maintenant que
Maria connaissait le secret de son amour, elle se moquerait de
lui continuellement.
Presque certain que les deux filles riaient à ses dépéris,
Pietro tourna le dos, dépité, et il s'éloigna. Quelques minutes
plus tard, lorsque les deux cousines remontèrent la pente en
tirant derrière elles les chevaux chargés, Sabina lui cria :
— Adieu I
Il la regarda, sans répondre. Elle se retourna plusieurs fois,
et, arrivée sur la route, elle se pencha un moment, par-dessus
le parapet. Après quoi, les silhouettes colorées des deux cou-
sines, avec leurs chevaux chargés, disparurent au détour de
la route, dans la lumière rose du couchant qui incendiait les
rochers de la montagne, et Pietro resta seul dans l'ombre de
la vallée. Sur son âme aussi était tombé un voile d'ombre.
« J'ai eu tort de me fâcher, — pensait-il. — Non, elle ne riait
pas de moi! Elle m'aime. Mais je suis pauvre, et le pauvre
est comme le malade : le moindre heurt le fait souffrir...
Baste! je remédierai au mal. Elle viendra pour la vendange, et
je la prierai de m'accompagner dans les rangs de vignes où je
cueillerai le raisin. Nous irons en avant, très loin des autres,
et, tandis qu'avec ma serpette je couperai les grappes et
qu'elle les recevra, nous pourrons nous dire mille choses...
LA VOIE DU MAL ^45
Puis je l'aiderai à charger ta corbeille sur sa tête, et nous
nous regarderons... Peut-être oseriai-je même l'embrasser...
Oui, Maria est plus belle; mais Sabina est meilleure. »
Quelques instants après, il revit en esprit, avec un transport
de désir, l'image voluptueuse de sa jeune maîtresse. « Ahl
— pensa-t-il alors, — comme Vautre est méchante I Elle ne
nous a pas laissés seuls une minute. Je voudrais qu'elle fût
là, maintenant : je la jetterais par terre, je l'embrasserais et
je la mordrais... Ah! vipère, tu ne veux pas que les autres
s'aiment! Tu n'as pas voulu que j'embrasse ta cousine! EJh
bien, à toi les baisers cruels; à Sabina les baisers tendres...
Car tu es mauvaise, et Sabina est bonne... »
Il s'arrêta au fond de la vigne, derrière une roche, sous une
sorte de berceau :
— Ici..., — dit-il à haute Voix; — ici peut-être... Oui,
l'endroit est favorable pour que Sabina et moi nous puissions
nous embrasser.
L'image insidieuse de Maria s'était dissipée ; il ne restait, der-
rière la roche couverte de vignes, que la douce figure de la ser-
vante blonde, avec la petite corbeille de raisin posée sur la tête. . .
Cependant s'était abattu dans la vigne un vol de berge-
ronnettes à la queue frémissante, qui picoraient les grappes
avant d'aller dormir dans leurs nids de feuilles. Et Pietro dut
s'éveiller de son rêve amoureux pour courir vers la vigne,
en frappant des mains et en sifflant. La bande de bergeron-
nettes s'enleva, bruyante et gaie, et se perdit dans la limpidité
du crépuscule. La brise transportait jusqu'aux pieds de Pietro
les feuilles tombées des poiriers.
III
Mais, le jour de la vendange, Sabina ne descendit pas à la
vigne.
— Pourquoi ta cousine n'est-elle pas venue? — demanda
Pietro à Maria.
— Son maître ne lui a point permis de venir, — répondit
la jeune maîtresse, en clignant des yeux avec malice et en
hochant la tête.
3^6 LA REVUE DE PARIS
Puis elle monta vers la cabane pour faire cuire le macaroni.
A mi-chemin, elle s'arrêta près d'une fillette au visage rose,
qu*on appelait Rosa a l'Epineuse », et Pietro les vit rire en
faisant des signes vers lui. Une tristesse rageuse l'assaillit
comme une fièvre maligne : pendant toute la journée il se tut,
ou il ne prononça que quelques paroles, de mauvaise grâce.
Lorsqu'il passa près de la roche où il avait rêvé qu'il embras-
serait Sabina, il serrait les poings : c( Oui, les femmes se
moquaient de lui! Pourquoi? Parce qu'il était pauvre... Eh
bien, lui aussi, il se moquait des femmes I... ))
— Travaille, ou je donne un coup de pied à toi et à ton
panier! — dit-il brutalement à Rosa l'Epineuse, qui, vendan-
geant derrière lui, s'amusait et ne recueillait pas les raisins
qu'il avait coupés.
La fillette s'offensa, s'éloigna; et, du fond de la vigne, elle
se mit à crier :
— Le voyez- vous, là-bas, ce poulain qui rue!... Si tu es de
mauvaise humeur, pends-toi donc à ce figuier, comme Judas!
Veux-tu que je te prête le cordon de mon soulier, dis, vilain
homme aux yeux de chat sauvage?
Il resta silencieux, courbé, occupé à détacher les grappes
avec sa serpette. Tous les autres vendangeurs étaient allègres;
les garçons pinçaient les filles qui riaient et criaient, agiles, se
tenant droites, portant leurs paniers remplis de raisins violets
sur le coussinet qui couronnait leur gracieuses têtes d'Arabes
provocantes. Il y avail quelque chose de païen dans cette
simple fête champêtre : un souffle de joie et de volupté cares-
sait ces paysans beaux et sains, qui parlaient selon leurs
impressions du moment, et ces vendangeuses qui ne pensaient
qu'à jouir de ce jour de ce soleil, de la douceur de ce raisin
mûr, du voisinage de ces maies pris de désir. Pietro seul se tai-
sait, mécontent, l'esprit lointain ; et personne ne faisait atten-
tion à lui.
Deux gars se mirent à chanter, sans interrompre leur tra-
vail, improvisant une sorte de joute poétique sur la beauté des
filles qui étaient là. Mais bientôt la joute dégénéra en dispute
personnelle; des vers on en vint à la prose, et, le soir venu,
les poètes rivaux se prirent aux cheveux. Alors seulement
Pietro sourit, mais d'un sourire presque féroce ; puis il attela
LA VOIE DU MAL 2^7
ses bœufs à un chariot lourd de raisin, détacha le chien, prit
Taiguillon.
Une colonne de nuées blanches s'élevait derrière la mon-
tagne, sur les bois de Monte-Bidde, et une humidité invisible
flottait dans Fair embaumé par l'âpre odeur des pampres. La
fin de l'automne approchait, voilant l'horizon et teignant en
violet le couchant mélancolique.
En franchissant la rustique barrière de bois qui s'ouvrait
sur la route, Pietro ne daigna pas même jeter un dernier
regard à la vigne dépouillée, à la cabane déserte où il avait passé
des jours si sereins et rêvé tant de rêves humbles ou ardents.
11 se sentait triste, irrité ; jamais comme alors il n'avait com-
pris tout ce qu'avaient d'affligeant sa pauvreté et sa solitude.
Désormais il était convaincu que Sabina ne l'aimait pas : sans
quoi, elle serait venue pour la vendange. Les autres femmes
lui étaient devenues odieuses : elles lui semblaient toutes
coquettes, sottes, sensuelles ou narquoises. Personne ne l'ai-
mait, personne ne l'avait jamais aimé. U n'avait ni une sœur ni
une parente avec laquelle il pût établir un échange de tendresse
et de réconfort. Non, rien, exjcepté ces deux vieilles guenilles
de tantes, courbées sous le fardeau d'une vie de misère : deux
petits spectres sans parole. Il était seul au monde, et il lui
semblait que toutes ses affections rentrées, entassées sur son
cœur, y pourrissaient comme des fruits que personne n'avait
voulu cueillir.
La route, ce soir-là, était plus animée que d'habitude; des
chariots chargés la parcouraient, lents et pesants, suivis ou
précédés par le conducteur qui traînait son aiguillon sur le sol
et chantait des chansons populaires :
Rosa ses peligrina in sa Sardigna ^ . .
Des groupes de paysans et de paysannes revenaient en cau-
sant des vendanges; quelques vieillards, à cheval, se profilaient
sur le fond grisâtre de la montagne, dans la brume de crépus-
cule. L'air s'imprégnait d'une forte odeur de pampre, de vin
doux, d'herbe humide. Le raisin, sur les chariots, avait de
vagues reflets violacés ; les roues traçaient de profonds sillons
X. i II est en Sardaigae une rose merveilleuse... o
â48 LA REVUE DE PARIS
sur la poussière blanche; quelques feux brîUaient déjà dans
la vallée; quelques tintements de chèvres égarées vibraient
au-dessus des roches, dans les gorges qui dominent le pont
de Gaparedda. Et les voix de bouviers retentissaient, de plus
en plus sonores, parmi le roulement monotone et sourd des
chariots.
Pietro seul ne chantait pas, instinctivement absorbé dans
cette calme tristesse du crépuscule automnal. 11 voyait le sillon
des chariots qui le précédaient, il respirait Tair humide, il
percevait les voix mélancoliques de la vallée ; et son- âme
s'assombrissait de plus en plus, ainsi que le ciel et les choses
environnantes. Et, comme d'habitude, personne ne s'occu-
pait de lui; seul Malafede, le chien long, noir et maigre, aux
reins tremblants et au front marqué d'une tache blanche,
l'accompagnait, sérieux, la queue et les oreilles pendantes.
L'animal suivait la trace laissée sur la poussière par l'aiguillon
que Pietro traînait derrière lui; mais, de temps à autre, il
regardait le jeune serviteur avec ses yeux rouges, agitait la
queue, bâillait avec un faible gémissement.
— Qu'est-ce que tu veux? — lui demanda Pietro, quand ils
furent à moitié chemin. — ïu as faim ? Moi aussi I Nous man-
gerons à la maison. Et demain nous repartirons encore...
En attendant, prends patience.
Le chien gémit plus fort et dressa les oreilles, un peu récon-
forté. Ce n'était pas la première fois, que serviteur et chien
causaient ensemble, chacun à sa manière, et se comprenaient.
Pietro disait souvent à l'animal :
— Quelle différence y a-t-il entre toi et moi? Aucune, sinon
que je suis un chien qui parle...
Ce soir-là, il ajouta en lui-même :
(( Arriver, manger, repartir, garder le bien d'autrui, voilà
pourquoi nous sommes nés l'un et l'autre. Nul n'attend de
nous autre chose. Qui nous aime? Personne. Si Malafede a
une aventure amoureuse, un instant après il ne s'en souvient
plus. Moi, si je vais chez la femme du cabaretier toscan, le
jour d'après, quand je la rencontre, je ne la regarde même pas,
et elle ne me regarde pas non plus. Chien et serviteur, servi-
teur et chien, c'est pareil. »
Tout à coup, près de la fontaine qui était en contre-bas de
LA VOIE DU MAL 2/|9
la route, Rosa rEpiiieuse prit un caillou et le lança sur Téchine
du chien. Le chien aboya de douleur, se mit à courir en avant,
puis s'airêta et lécha sa blessure.
Pietro se retourna,, les yeux étincelants de colère :
— Qui a fait cela? — cria-t-il.
— Moi! — répondit la fille, effrontément,
— Ahl toi.^* Sotte que tu es! Ose un peu t'approcher, et
je t'arrangerai la caboche : je te ferai gicler l'eau de la
cervelle 1
Elle s'approcha de lui, le regarda en face, lé défia :
— Essaie donc !
11 serra dans son poing l'aiguillon; puis il secoua la tête, de
son air méprisant.
— Ne te fâche pas pour rien, — dit alors la fille. — Fai-
sons la paix. Qu'est-ce que tu as, Pietro Bfsnu? As-tu mangé
des sauterelles, aujourd'hui?... Tè, Malavt! Tè, Mahvi^l
Le chien revint en courant, et Rosa essaya de le caresser.
— Malheur I chien et serviteur, vous n'êtes pas fiers I
Voilà que Malafede me lèche le visage... Oui, Pietro Benu, je
sais ce que tu as, je sais à quoi tu penses. Maria me l'a dit...
— Qu'est-ce que tu sais? Qu'est-ce qu'elle a pu te dire? —
murmura-t-il avec mépris.
Alors, excitée et perfide, la fille lui raconta :
— Maria m'a dit que tu es de mauvaise humeur parce que
Sabina n'est pas venue. Mais Sabina se moque de toi : elle est
amoureuse folle d'un garçon moins misérable et moins sau-
vage... Elle m'a conseillé de te le dire, et de te taquiner, de
te provoquer...
— Qui?... Sabina?
— Non. Maria.
— Au diable ceux qui l'ont mise au monde! — maugréa-
t-il, railleur.
— Ne jure pas, Pietro Benu!... Maria est jalouse de Sabina.
— Pourquoi?
— Parce qu'elle t'aime, imbécile!
Il éclata de rire, comme il avait ri en partant de la vigne,
lorsque les deux improvisateurs s'étaient pris aux cheveux. Et
I. ré, cri par lequel on appelle les chiens. Malavl, forme dialectale de
Malafede,
25o LA REVUE DE PARIS
il lui sembla qu'il ne croyait pas aux propos malins de la
fillette.
Tel fut le principe du drame.
*
La nuit tombait, vaporeuse et mélancolique. Voici les
premières maisons de Nuoro, par-dessus les jardins herbeux ;
voici, entre deux grands murs, la ruelle raide et sale par où
Pietro devait passer.
Les bœufs avançaient, prudents et graves dans leur
taciturne labeur. Un groupe de gamins, demi-nus, se jeta sur
le chariot cahotant.
— Donne-moi une grappe ! . . . Donne-moi une petite grappe !
— Filez 1 filez I — vociféra Pietro, sortant de son rêve.
Les polissons grimpaient sur le chariot comme des limaçons.
— Filez vite, ou je vous pique! — menaça Pietro, féroce,
en brandissant Taiguillon.
Malafede aboya; les gamins se réfugièrent près du mur, en
hurlant et en riant.
Une étoile brillait sur la ruelle, sur les pauvres logis estompés
par la brume dû soir. Pietro retomba dans ses réflexions. Non,
il ne croyait plus à la méchanceté des gens, ni surtout aux
bavardages des femmes ; mais n empêche que. .. Il était absurde
que Maria... Suffit : il ne fallait pas même y penser... Son
rêve anxieux le ramenait toujours à Sabina. Elle seule pou-
vait avoir divulgué le secret de cet amour, un secret qu'il
osait à peine s'avouer à lui-même.
(( Sotte, mille fois sotte!... Ah! elle avait un autre amou-
reux? Eh bien, ils pouvaient aller tous les deux au diable!...
Quant à, lui, il ne voulait plus penser à cela. Et pourtant... »
Une figure de femme, svelte et mince, en manches de
chemise, passa dans le haut de la ruelle. « Etait-ce elle .^ Ah!
la voir, lui crier une insolence, un reproche; conclure ainsi le
rêve bref, né sur Taire, mort dans la vigne!... » Mais non, ce
n'était pas elle; c'était la femme du cabaretier toscan, qui
passait là, par hasard.
— Ah! c'est toi, Pietro Benu.'* Veux-tu me donner une
grappe de raisin ?
LA VOIE DU MAL 25l
— Dix, mon cœurl... Prends-en, prends-en davantage...
Fais vite : ma jeune maîtresse me suit... Où pourrais-je te
voir, FranzischeddaP
— Mais maintenant je suis une femme mariée! — dit-elle.
Et, tout en remplissant de grappes son tablier, elle toisait
Pietro de ses grands yeux noirs, cernés, pleins d'une étrange
langueur.
— J*irai chez toi ce soir! — insista-t-il d'une voix chaude.
Prends encore I prends!... Je te donnerai tout, le raisin, le
chariot, mon âme...
— Tais-toi I... Zio Nicola t'attend sur la place du Rosaire.
Pielro poussa ses bœufs. La femme disparut. Au bout de
quelques instants, eh effet, Zio Nicola se présenta, avec son
bâton, son boilnet, sa grande barbe roussâtre de fauve appri-
voisé. •
— Bonsoir, Pietro Benu!... Cette nuit, nous chanterons
des couplets improvisés, — dit-il en examinant le raisin du
chariot.
— Pourquoi n'êtes-vous pas venu à la vigne?
— Ma jambe ne me Ta pas permis, mon cher garçon.
— Ah! vous êtes l'esclave de votre jambe? — dit Pietro
avec ironie.
Zio Nicola tourna vcrsi le jeune homme sa grande barbe
roussâtre et leva son bâton :
— Tu ris de moi, garnement!... Tu me railles, parce que
je ne suis qu'un pauvre diable? Si j'étais un riche maître...
— Mais vous êtes riche, mon maître!
— « Mon maître, mon maître » !. .. Il faudrait savoir qui est
le maître, de toi ou de moi!
Ils étaient arrivés à la maison. Le chien, parti en avant,
grattait la porte avec ses griffes ^t aboyait de joie. Zia Luisa
vint ouvrir.
— Vous voilà enfin! — dit-elle, en rejetant sur son épaule
le coin de son bandeau. — Et Maria, où est-élle?
— Elle est restée en arrière avec les vendangeuses.
— Petite récolte! — fit Zia Luisa en regardant avec
complaisance le chariot de raisin , tandis que Pietro dételait
les bœufs. — Petite récolte! Heureusement que nous n'avons
pas besoin de cette misère pour vivre!
252 LA REVUE DE PARIS
En se réveillant après, un sommeil bref et lourd, sur la natte,
dans la cuisine des Noina, Pietro éprouva une sensation dou-
loureuse, comme si une masse lui opprimait le cœur. 11 iétait
habitué à se réveiller en pensant à deux yeux très doux, voilés
par une boucle de cheveux blonds ; mais cette agréable vision
ne revenait pas, ne reviendrait jamais plus. Au lieu des lueurs
de l'aurore dans la vallée, il avait autour de lui l'obscurité
silencieuse de la cuisine; et c'était à peine si une clarté blan-
châtre filtrait à travers la vitre fixée dans le toit, en guise de
lucarne.
Soudain, il entendit un bruit de pas, dans la cour, a Qui
était-ce.^ Etait-ce Zia Luisa, toujours levée à l'aube, parce que
c'est l'heure où doit être debout une bonne ménagère .^^ »
La porte, poussée doucement, s'écarta, laissa voir le fond
terne de la cour; et Maria entra, pieds nus, agile et muette.
Pietro feignit de donnir encore; mais, de temps à autre, il
entr'ouvrait un œil et suivait avec curiosité les mouvements de
sa jeune maîtresse. Elle n'avait pas refermé le guichet de la
porte, et la lueur de l'aube, de plus en plus claire, envahit la
cuisine. Ensuite Maria ôta son foulard, se lava, et, tête nue,
les manches de la chemise retroussées jusqu'aux coudes, elle
prépara le café. Pendant que la cafetière bouillait à gros
bouillons sur la braise, elle se mit à moudre le café; et ce fut
seulement alors qu'elle parut apercevoir Pietro. 11 entrevit ses
beaux yeux, encore somnolents, qui se fixaient sur lui, et il
éprouva une indicible sensation de bonheur. Peu à peu, ce
vague plaisir grandit, devint joie ardente, fascination, passion.
Le jeune homme sentit que le sang courait dans ses veines,
chaud et palpitant. Mais, à peine eut-il conscience de son désir,
il en fut honteux, rougit, ferma les paupières. Quelques
instants s'écoulèrent, durant lesquels il n'entendit plus que le
bruit monotone du moulin à café, qui lui faisait TeAPet d'un
grondement à l'intérieur de son cerveau.
<( Maria jalouse de sa cousine pauvre.^... Eh bien, pourquoi
pas? ))
Ce secret, qui, la veille au soir, dans le crépuscule, alors
F^
LA VOIE DU MAL a53
qu'il était las et qu'il avait le cœur gonflé de rancune, lui avait
semblé absurde, Tenivrait maintenant comme une liqueur
amère. Dans son désir, il y avait encore quelque chose
d'odieux : — une poussée de révolte, une occulte fureur, de
vengeance, quelque chose de moins féroce qu'au premier
assaut de désir éprouvé le jour de la récolte des poires, mais
toujours quelque chose d'un peu ciTiel. ce Elle est riche et
ambitieuse, — pensait-il, les yeux clos. — Sûrement, elle
ne voudrait pas m'épouser. Mais m'aimer, pourquoi non ? Je
sius beau, je suis fort... Oui, je me rappelle : un jour, là-bas,
dans la vigne, je l'ai surprise qui me regardait les lèvres... Elle
doit n'avoir jamais embrassé un homme... Et voici que, de
nouveau elle me regarde... Si je me levais et si je l'em-
brassais .►^... ))
Maria continuait à moudre lentement le café; la cafetière
chantait, les charbons embrasés pétillaient gaiement. Tout à
coup, elle se leva et s'approcha du guichet. Pietro ouvrit les
yeux et la regarda; mais il nosa pas se lever et l'embrasser.
Près du guichet, dans la lumière de plus en plus rose, les
cheveux de Maria paraissaient plus noirs et plus luisants que
d'ordinaire, et son buste flexible et plein se dessinait, provo-
cant, dans le corsage délacé. Pietro la caressa toute du regard;
mais, encore une fois, il eut honte de son désir et de ses pensées.
Ahl oui, une distance infinie le séparait d'elle. Il n'était, lui,
qu'un gueux, un vil serviteur, un individu qui, la nuit, se
glissait le long des murailles pour aller au rendez-vous donné
par une femme de mauvaise vie. Maria, elle, était belle et pure
et elle devait aussi être bonne : c'était le fruit exquis réserve
pour la bouche d'un homme riche et distingué.
— Te voilà réveillé.^ J'allais t'appeler. Lève-toi vite, Pietro :
il y a beaucoup d'ouvrage.
La voix était calme, les paroles commandaient. Il s'éveilla
complètement de son rêve insensé, et ses oreilles mêmes
devinrent rouges de honte. Il sauta sur ses pieds, replia sa
natte, en fit un gros rouleau, qu'il emporta et qu'il appuya
contre le mur. Puis il sortit dans la cour, pour se laver à
l'eau du puits, tandis que Maria frappait avec la main sur le
moulin à café, pour en faire tomber la poudre dans la cafe-
tière.
254 LA. REVUE DE PARIS
Le soleil ne faisait que poindre à l'horizon, et déjà le travail
chauffait dans la cour et dans le cellier. On pressait le raisin,
et la plus rude besogne était précisément celle du jeune ser-
viteur.
Sous le hangar, au-dessus de la grosse cuve noirâtre, se
dressait le eu veau, où Pietro, les jambes et les bras nus, la tête
rasant la poutre du toit, une main contre le mur, foulait
vigoureusement les grappes. Deux femmes montaient par une
petite échelle de bois et vidaient dans le cuveau les paniers du
raisin choisi. Les taches violettes du moût maculaient le vête-
ment et la face un peu pâle du jeune homme, et ses yeux
mêmes semblaient cernés par le jus du raisin. Mais il avait
Tair joyeux, il riait, il bavardait; et, de temps à autre, il se
penchait pour mieux voir dans la cour. Autour du chariot
chargé de raisin, deux filles et un garçon, un peu aidés par
Zio Nicola, nettoyaient les grappes et les jetaient dans les
corbeilles de roseaux que les femmes posaient ensuite sur
leurs têtes et vidaient dans le cuveau, sous les pieds mobiles
du fouleur. Gomme la veille^ dans la vigne, hommes et femmes
causaient et badinaient joyeusement. Zio Nicola semblait le
plus insouciant de tous.
Le soleil envahissait lentement la cour. L'odeur' du moût
attirait de bruyants essaims de mouches et d'abeilles. Parfois
Zio ^ïicola pinçait sa voisine, sous prétexte de chasser les
abeilles qui la tourmentaient. La jeune fille protestait, mena-
çait d'appeler Zia Luisa; puis elle se mettait à rire.
— Vieux polisson, puisse le feu vous griller I Laissez-moi
tranquille...
— Ah! tu ne parlerais pas de ce ton-là, si, au lieu d'un
vieux, c'avait été un jeune, même polisson... Mais vois : une
abeille va te piquer le cou . . .
— Laisscz-la piquer, barbe de bouc!... Sans doute, elle
trouve là du miel.
— Gomment? Tu te laisses piquer par Tabeille, et moi, tu
ne veux pas seulement que je te touche du bout du doigt!...
LA VOIE DU MAL i55
C'est parce que je suis estropié; sans quoi... Constate que
ta compagne est plus docile 1...
— Ahl vilain barbon, j'appelle votre femme! — glapissait
l'autre fille, vers laquelle Zio Nicola venait d'allonger la main.
— Du raisin, vite! — criait le fouleur, se penchant sur le
cuveau. — C'est comme ça, maître, que vous le^ excitez au
travail? Et la maîtresse, qu'en dit-elle.^
— Hélas I — soupirait le vieux, — la maîtresse elle-même
me considère comme un propre à rien.
Au lieu de Zia Luisa, c'était Maria qui, de temps à autre,
sortait de la maison, avec un petitmouchoir jaune sur la tête.
Sa chemise et son corsage vert resplendissaient au soleil et
attiraient le regard de Pietro. Il épiait ce beau visage, ces
lèvres d'un rouge vif, ouvertes pour le rire; et une flamme
fugitive passait sur son front. Quelquefois la jeune fille, in-
quiète du désordre de la cour et de l'importunité des mouches,
qui pénétraient jusque dans la cuisine, s'approchait de la cuve
et du chariot, et elle disait aux travailleurs de se dépêcher.
— Vite! vite! Il est déjà dix heures. Si tout n'est pas ter-
mine à midi, je me pendrai de désespoir!
Et Pietro répondait par des paroles moqueuses :
— Pends-toi donc ; mais pas assez haut pour qu'on ne voie
plus tes jambes...
Une* fois, elle grimpa sur la petite échelle et regarda dans
le cuveau; puis elle examina tranquillement les jambes nues
et musculeuses du jeune homme. Lui aussi, l'observait d'en
haut, et il lui disait, avec une joie singulière qui faisait battre
son cœur :
— Tu sais : mes jambes ne sont pas de fer. Quand j'aurai
fini, j'aurai fini...
Pourquoi cette joie? Qu'avait-elle donc, ce jour-la, sa jeune
maîtresse, pour que, rien qu'à la voir, il se sentît tout joyeux
comme après avoir bu du vin d'Oliena?
^ «
A la cuisine, Zia Luisa, avec son corsage lacé et son bandeau
serré autour de sa face impassible, préparait le déjeuner pour
a56 LA REVUE DE PARIS
les travailleurs : du mouton aux pommes de terre. Dans un
petit pot à part, un morceau de bœuf bouillait pour Zio jNicola.
« Ce pauvre Mcolal — se disait Zia Luisa, cjui avait tou-
jours été jalouse. — Il faut le traiter bien, maintenant qu'il
est si mal en point. Il aime les femmes, et, depuis son malheur,
il boit un peu trop ; mais, dans le fond, c'est un brave homme :
on doit avoir pitié de lui... Moi aussi, j'ai l'air d'être orgueil-
leuse; mais, dans le fond, je suis bonne. Seulement... j'estime
qu'il est utile de s'imposer au monde; sinon, le monde vous
foule aux pieds. )>
Tout en remuant les pommes de tierre dans la marmite, elle
se disait encore :
(( Oui, il faut s'imposer 1 s'imposer 1 .. . Est-ce que nous
sommes nés tous égaux? Non! Que chacun demeure donc à sa
place : les riches d'un côté, les pauvres de l'autre. Faire du
bien, oui, j'approuve ça; mais s'humilier, s'abaisser, jamais!
Ce pauvre Nicola, au contraire, s'humilie trop. Mais lui, il
n'est pas né riche... Ah! c'est une triste chose, de ne pas
naître riche, de ne pas appartenir à une famille puissante :
on reste toujours humble... Ma fille Maria a hérité quelque
chose du caractère de son père ; elle ne comprend pas toute la
dignité de sa position. Mais elle est jeune, et, au surplus, elle
est maligne... Sans aucun doute, elle fera un beau mariage...
Et puis, elle est si instruite! Elle tient les comptes et les
registres comme un notaire; elle est aussi capable qu'un
avocat. Sans elle, comment aurions-nous fait, son père et
moi, qui ne savions ni lire ni écrire? »
Et Zia Luisa concluait : « Oui, elle épousera un homme
riche; et, qui plus est, savant... Elle épousera un docteur,
mais un docteur qui aura des écus, non un de ceux qui se
marient pour se pousser dans le monde grâce à la fortune de
leur femme... »
A midi, tout le raisin était pressé : on déjeuna. Maria mit
par terre, au milieu de la cuisine, une corbeille de pain de fro-
ment; et, autour de la corbeille, elle disposa des assiettes
creuses de terre rouge, où Zia Luisa avait réparti les pommes
de terre et la viande de mouton. Ensuite la jeune maîtresse
appela les filles, qui se lavaient à l'eau du puits. Zio Nicola,
en boitant, s'approcha de la bejone, large et profond réci-
LA VOIE DU MAL 267
pient de liège posé sur une auge de pierre, en vida l'eau sale,
y versa de Teau propre et se lava; puis, la barbe ruisselante,
il entra dans la cuisine, s'essuya, s'assit à la place qui lui était
réservée, près de la table. Déjà les autres mangeaient avide-
ment, assis h même le sol, autour de la corbeille, le visage rose
et gai, dans la vapeur des viandes.
— Bon appétit! — dit le maitre, en allongeant sa jambe. —
Ma femme, qu'est-ce que cette petite soupe que tu as préparée
pour moi? Aujourd'hui que j'ai travaillé, donne-moi à manger
ce que mangent les autres, donne-moi un peu de viande de
mouton... Oui, c'est du mouton, mes enfants. Groyiez-vous,
par hasard, que c'était du veau.^
Maria lui présenta le plat désiré.
— Vous avez de bonnes dents, vous autres, si vous pouvez
mastiquer ça. La peau du diable n'est certes pas plus dure!
Mais que voulez-vous? Chez un tel (un richard du pays), on
vous fera mieux manger.
— Ou plus mal! — répliqua Zia Luisa, qui, même pour
manger, n'avait pas délacé son corsage. — Tais-toi donc, grand
bavard I
Dès qu'ils eurent un peu apaisé leur faim, les jeunes
gens commencèrent à plaisanter. ^
— Zia Luisa, me prêtez- vous cent^ros? — disait le garçon.
— Oui, si tu m'offres une bonne garantie! — riposta la
vieille maîtresse, entrant dans la plaisanterie, mais sans
rien perdre de sa dignité.
— La garantie, la voilà! — poursuivit le garçon, en frap-
pant de la main sur l'épaule d'une des filles, très pauvre.
Tout le monde se mit à rire.
— Et, si ça ne vous suffit pas, je vous apporterai en gage
tous les joyaux de ma famille et tous les couverts d'argent! —
ajouta-t-il, raillant sa propre indigence.
— La santé est le plus précieux des joyaux, — prononça
Zio Nicola, qui, du haut de son siège, les dominait tous de sa
figure majestueuse, à la grande barbe hiératique. — Avec ce
gage-là, tu peux trouver, non pas cent, mais mille écus!
Cependant Maria était devenue nerveuse :
— Sans doute, — dit-elle ironiquement, — il vaut mieux
être sain et riche que pauvre et malade!
i5 Mai 1908. 3
258 LA REVUE DE PARIS
— Verse donc à boire I — lui ordonna sa mère.
Maria se leva, versa du vin à Pielro.
— Pourquoi es-tu de mauvaise humeur? — lui demanda-t-il,
en la regardant dans les prunelles.
Elle le regarda aussi, et elle lui répondit, avec son ironie
accoutumée :
— Après que j'ai bien mangé, la mauvaise humeur me
prend.
— Figurons-nous alors ce que ça doit être, quand tu as
faim !.. . Mais tu ne sais pas ce que c'est,, d'avoir faim, toil
Et il but; puis il jeta au loin quelques gouttes restées au
fond de son verre. Il se rappelait la faim si souvent endurée
pendant sa sauvage enfance...
Ce jour-là, on n'économisa pas le vin, et Maria passa plusieurs
fois avec la carafe, se penchant pour emplir le verre du servi-
teur. 11 buvait et il devenait gai, mais d'une gaieté méchante.
L'image de Sabina, qu'il avait éloignée de lui, pendant ces
heures de travail et de babillage, reparaissait maintenant,
blonde, traîtresse et moqueuse.
(( Ah! elle avait ri de lui? Eh bien, il voulait, à son tour,
rire d'elle, rire de Maria, rire de toutes les femmes!... Mais
s'il réussissait à persuader Maria qu'il était follement amoureux
d'elle, est-ce qu'elle le chasserait?.., iNon, elle ne le chasserait
pas : elle était trop rusée pour commettre une semblable
erreur; on ne chasse pas un domestique amoureux qui ne
demande que de la compassion. Tout au plus la jeune maîtresse
profiterait-elle de cette passion insensée pour se faire mieux
servir. Et lui, de son côté, il profiterait de la bienveillance et
de la ruse de Maria... Ah! il rirait bien! Puisque les femmes
se moquaient de lui, il voulait se moquer aussi des femmes... »
Tout à coup, il devint taciturne et sombre. 11 courba la tête,
puis il la redressa brusquement, et il leva de nouveau son
verre. Maria approcha de lui la carafe.
— J'ai souffert la faim, moi! — dit-il sans se rendre compte
de ce qu'il disait, à moitié ivre, cherchant encore les yeux de
la jeune fille.
Mais elle ne le regarda plus. Dès lors, il perdit la con-
science de ce qui se passait en lui : il savait seulement qu'il
suivait des yeux tous les mouvements de Maria, et il avait
LA VOIE DU MAL sBq
peur (jue ses maîtres ne s'aperçussent du feu qui lui embra-
sait le sang; mais il ne pouvait pas détacher d'elle son
regard.
Il eut toutefois la ruse de quitter ses compagnons et d'aller
s'étendre dans un coin de la cour, près de la porte de la cui-
sine. Le vin et la chaleur de midi lui donnaient une sorte
de fièvre; le bourdonnement des mouches et des abeilles se
confondait pour lui avec le bourdonnement intérieur de sa tête
brûlante...
De cette place, il vit le garçon et les filles partir, les maîtres
se retirer pour la sieste dans leur chambre. Maria, elle,
demeura dans la cuisine. A travers son demi-sommeil d'homme
ivre, Pietro entendait la jeune maîtresse aller et venir, remettre
tout en ordre; et il lui semblait qu'il poursuivait encore du
regard sa haute et séduisante personne. Il avait besoin de
désirer une femme; et, maintenant que son amour-propre
blessé repoussait la douce figure de la pauvre servante, son
désir le portait vers la riche maîtresse. Mais il y avait dans ce
désir quelque chose d'amer et de vindicatif.
« Je rirai bien... oui, je rirai bieni » — pensait Pietro en
s'endormant.
IV
Il resta encore quinze jours à Nuoro, aidant Zio Nicola à
mettre le vin dans les tonneaux ou cultivant un jardin assez
proche. Ensuite il s'en alla dans la montagne et il fit la
provision de bois pour l'hiver.
Durant ces \ongues heures de solitude, soit dans le jardin
désert, soit dans les bois de l'Orthobcnc, il pensait continuel-
lement à Maria. Il s'imaginait qu'il n'était pas épris d'elle;
mais, quoiqu'elle lui parût extraordinairement séduisante, il
n'osait plus, lorsqu'il pensait à elle, caresser les folles envies,
les absurdes projets de vengeance amoureuse qui l'avaient
hanté maintes fois.
Non, Maria n'était pas femme à inviter les hommes au badi-
nage galant; et il rougissait en se souvenant que, pendant
une minute, il s'était fait illusion sur les intentions de la jeune
26o LA REVUE DE PARIS
fille à son égard, s'était amusé àTidée de lui plaire. Désormais
il la voyait toujours dans sa haute situation de mal tresse riche
et digne : le regard de cette jeune femme, perçant et lumineux,
coupait comme un couteau. Même dans les plus humbles
besognes, soit qu'elle rît, soit qu'elle montrât une gravité
inaccoutumée, elle était toujours une créature de race orgueil-
leuse et superbe. Mais cela, précisément, agréait au serviteur.
Quelquefois il songeait encore à l'autre, à la cousine pauvre,
et il souhaitait de la revoir, d'en venir avec elle à une explica-
tion ; mais, peu à peu, ce désir même, inspiré par le dépit,
se dissipa. Durant deux semaines, le cœur de Pietro se tut,
assoupi et gonflé comme la terre dans la saison hivernale.
Parfois, le soir, Zio Nicola s'attardait à la cuisine, où déjà le
feu brûlait, et il invitait Pietro à boire et à chanter. Si les femmes
ne veillaient pas, le maître et le serviteur buvaient plus que de
raison, et Zio Nicola racontait, en vers improvisés, les épisodes
les plus caractéristiques de sa vie. Lui aussi, il avait été pauvre,
il avait erré à la recherche de la fortune, il avait aimé et rêvé.
— Mais, pauvre ou riche, toujours joyeux I — affirmait-il.
Quand on est gai, le ciel vous vient en aide. Un jour, mes
souliers étaient percés. Alors je me dis : « Au premier pro-
priétaire que je rencontre, j'en ôte un et je le lui plaque sur
le museau... » Eh bien, devine qui j'ai rencontré.»^
— Le père de Zia Luisal — répondit Pietro, goguenard.
Les yeux de son maître étincelèrent :
— Est-ce que tu serais le diable.»^ Gomment as-tu fait pour
deviner cela? — s'écria-t-il, en frappant légèrement avec son
bâton sur l'épaule du domestique.
— C'est donc \ra\? — demanda Pietro, étonné.
— Mais oui, c'est vrail... aussi vrai que Dieu existe I. ..
— Et le soulier, vous le lui avez plaqué sur le museau .►*
— Ha I ha I ha I gros malin ! . . .
Pietro ne réussit jamais à savoir si Zio Nicola avait ou
n'avait pas lancé son soulier au visage du riche propriétaire.
D'ailleurs le maître se vantait à tout propos d'actes plus ou
moins héroïques, accomplis par lui durant sa jeunesse, et il
exagérait beaucoup ses aventures amoureuses. Une fois, il
donna même à entendre qu'il avait épousé Zia Luisa sans
amour, par la seule raison que c'était un bon parti.
LA VOIE DU MAL 261
— Mais elle, — ajouta-t-il, — elle était amoureuse, ahl
oui, vrai comme Dieul... Moi, j'étais pauvre, mais j'étais
beau garçon. Je ne dis pas ça pour m'en faire gloire.
— On le voit bien encore! — répondait Pietro, flatteur.
— La beauté, mon ami, vaut presque une dot!
Ces discours exaltaient Pietro.
(( S'il n'y avait pas cette grosse buse de Zia Luisal... » —
pensait-il.
Le vin, la tiédeur du feu, le bien-être goûté dans cette cui-
sine, où les innombrables casseroles de cuivre, accrochées à la
muraille, luisaient et rappelaient au domestique la richesse des
maîtres,, tout éveillait en lui une ivresse d'amour et d'ambition.
Ah! comme c'était beau, d'avoir du bien, avec une femme
agréable et jeune!... S'épouser sans amour, non; mais faire un
riche mariage, acquérir en même temps l'amour et la fortune,
voilà en quoi consistait le véritable bonheur !
(( Qui épousera Maria? — se demandait-il souvent. — Un
tel, ou un tel?... Peut-être un monsieur, un docteur; peut-être
un paysan riche. Sûrement, ce ne sera pas un pauvre, et moins
encore un domestique... A cette heure, elle n'aime encore
personne. »
Et, à cette idée, il se sentait tout réjoui. Quelquefois même
il se surprenait à penser qu'en somme, s'il n'était qu'un
domestique, il appartenait cependant à une famille qui du
moins n'était pas étrangère et qui n'avait pas vagabondé dans
le pays comme celle de Zio Nicola.
(( Ah! si j'avais un petit capital !... — se disait-il. — Je ne
sais ni lire ni écrire; mais je suis débrouillard. On a vu tant
de gens faire fortune! »
Et, l'instant d'après, il se disait encore : (( Ceux qui ont
fait fortune ont volé, ou, comme Zio Nicola, ils ont épousé
une femme riche... Moi aussi, je pourrais épouser une femme
riche... »
Mais finalement il se disait que celte femme riche ne serait
certes pas Maria Noina, et, quant aux autres, il s'en sou-
ciait peu. Alors il hochait la tête, avec son air méprisant, et
il s'allongeait sur la natte, se couchait, le bonnet replié sous
l'oreille.
•«6*J LA REVUE DE PARIS
* *
Vint la saison des labours et des semailles. Le terrain que
Pietro devait défoncer et ensemencer était très loin du bourg,
plus loin que la vallée de M arreri, dans le voisinage de Lollovi,
misérable groupe de maisons perdu au milieu des montagnes
et des hauts plateaux les plus déserts et les plus tristes du pays
nuorais. Le jeune serviteur devait passer là tout le temps des
semailles, seul avec ses bœufs et son cbien. Mais la solitude ne
lui déplaisait pas : il y était habitué. D'ailleurs, à ce moment-
là, un obscur instinct le poussait à désirer d'être hors de cette
maison tiède, où son corps s'amollissait et où son âme s'égarait
à la poursuite de rêves insidieux.
Avant de partir, il alla au cabaret du Toscan, un peu dans
l'espoir d'y trouver la femme de celui-ci, la facile Francesca.
Mais il ne rencontra que le Toscan, tranquille, curieux et
I mauvaise langue.
— Comment vas-tu, Pietro.^
1 — Bien. Donne-moi à boire.
' — Par quel hasard es-tu si altéré? Pourtant, chez tes
I maîtres, il y a du vin.
— Laisse mes maîtres en paix.
^ — Ohl oh! tu es trop bon de les défendre. Crois-tu qu'eux,
ils ne disent pas du mal de toi.^
— S'ils en disent du mal, laisse-les parler... Où est ta
i femme?
; — Elle est au lavoir... Eli ! eh! — ajouta-t-il en clignant
f de l'œil, — je sais bien pourquoi tu la demandes : tu l'as
f chargée de te chercher une femme, depuis que Sabina t'a dit
bernique.
— Va-t-en au diable! — repartit Pietro, riant sincèrement
à ridée que le Toscan estimait assez Francesca pour la croire
1 digne de chercher une femme à un jeune homme honnête.
— Oui, je sais : tu veux épouser une femme riche. Ton
' maître Ta dit, l'autre jour, lorsqu'il était ivre à ne plus tenir
debout.
' — Ah I il Ta dit? — s'écria Pietro, redressant la tète. — Et
après?...
LA VOIE DU MAL
â63
— Et après?... Rien!... Pourquoi n'épouses-tu pas sa fille?
— Est-ce que tu te moques de moi? — fit Pietro avec
mépris, en se levant. — Je ne viendrai plus boire chez toi,
petit étranger.
Mais, sans qu'il sût pourquoi, la plaisanterie du cabaretier
lui donna une joie soudaine.
Il revint à la maison et mit les bœufs sous le joug. Outre les
semences, Zia Luisa chargea sur le chariot une bonne provi-
sion de pain d'orge, du fi'omage, de Thuile, des pommes de
terre; et Maria y ajouta une grosse gourde pleine de vin rouge
et un sac, pour que Pietro se couvrît bien pendant la nuit,
très froide sur ce plateau venteux.
— Et vous ne lui donnez pas un crucifix, un chapelet? —
demanda Zio Nicola, riant d'une manière inconvenante. —
Un chapelet de figues sèches?
Zia Luisa pinça les lèvres, parce qu'elle n'aimait pas qu'on
plaisantât sur la religion. Maria ouvrit la grande porte.
— Ecoute-moi bien, — dit-elle. — Tu iras entendre la
messe à LoUovi, mais tu ne t'amouracheras pas d'une belle
Lollovaise...
En d'autres circonstances, Pietro se serait piqué de cette
plaisanterie : car les femmes de LoUovi sont les plus misérables
des environs. Mais alors il s'émut presque et il n'osa pas
regarder Maria.
Son maître l'accompagna un bout de route, boitant plus
que d'habitude. C'était une journée humide, et la jambe de
Zio Nicola s'en ressentait.
— Ah! Pietro, Pietro, la belle chose que la santé! La
belle chose que la jeunesse! iNe les gâche pas, mon ami!
Garde-les précieusement, comme on garde une pièce d'or
dans sa ceinture... Adieu. Bon voyage. Si tu as besoin de quoi
que ce soit, fais-le moi dire par un passant... Conserve les
semences dans un endroit bien sec, et sème le plus tôt possible.
Adieu I
(( Combien cet homme est bon! » — se disait Pietro.
Il lui semblait qu'il aimait Zio Nicola comme un père, et
peu s'en fallait qu'il n'éprouvât aussi des velléités d'aimer son
orgueilleuse maîtresse. •
Plongé dans ces pensées, il piquait, de temps en temps, avec
364 LA HEYUE DE PARIS
raiguillon le bœuf rouge, dont Féchine était marbrée de taches
blanches, — indice évident que la bête avait passé dans un
endroit où était caché un trésor; — et le bœuf rouge trottait
d'un pas lourd, tandis que Malafede aboyait pour exciter Fautrc
bœuf. Ainsi Pietro arriva de bonne heure au sentier pierreux
qui descend vers la vallée de Marreri.
La journée était moite et tiède, le ciel laiteux. A la pointe
de la charrue retournée sur le chariot, le soc brillait avec un
paie éclat d'argent neuf. Dans le lointain vaporeux, les yeux
perçants de Pietro distinguaient la petite église de Valverdc,
noire au bord d'une côte abrupte, et, plus loin encore, l'église
de San-Francesco, blanche sur un fond de montagnes sau-
vages entre lesquelles le mont Albo se détachait en bleu, comme
un étendard de velours, et le mont Pizzinnu se dressait, tel un
écucil grisâtre au milieu d'une houle de nuages violacés.
Pietro se souvint que sa mère, comme toutes les femmes
de Nuoro, nourrissait une profonde dévotion pour le petit saint
Francesco, — santu Franzischeddii; — et,. d'ailleurs avec une
foi médiocre, il fit le signe de la croix. 11 croyait bien à Dieu et
aux saints, il allait à la messe et il communiait pour Pâques;
mais il n'était pas dévot, ne priait jamais, ne pensait jamais à la
mort et à l'éternité. Et pourtant, à cette époque il était un peu
sentimental, un peu mystique, nn peu plus croyant que d'ha-
bitude, — si bien qu'un soir, lorsqu'il fut là-haut, dans son
aronzii\ il sentit le besoin de prier, comme une femmelette.
Autour de lui, le paysage, sublime de tristesse, était muel
sous le crépuscule. Le lieu était désolé; des prairies mélan-
coliques surmontaient les pentes revêtues d'épais maquis de
lentisques, de genévriers, de cistes, dont les ondulations ver-
doyantes étaient rompues ça et là par des roches grises et noires
qui, dans le soir incertain, faisaient penser à des monstres
pétrifiés. Toute la contrée paraissait un désert que n'aurait
jamais habité l'homme, et sur lequel veillerait seulement
quelque divinité sauvage ou l'âme d'un ermite préhistorique.
Pieiro s'agenouilla donc par terre, fit le signe de la croix et
se mit à prier. 11 lui semblait qu'il était dans une église sans
murailles. Les étoiles scintillaient à Thorizon, cierges lointains
I. La pièce (!(• Icrre qu*on laboure.
LA VOIE DU MAL 265
allumés par d'invisibles esprits ; les genévriers exhalaient une
odeur d*encens.
Pielro avait peur, comme s'il eût été sur le point de mou-
rir. Un mal mortel avait envahi son être, et il en devinait
tout le péril.
(( O mon Dieu, ô bon saint Francesco, àiez-la de ma pensée I
Ayez pitié de moi, ôtez-la de ma pensée 1... Elle n'est pas pour
moi, et ma passion peut me faire commettre des folies... Ma
bienheureuse mère, viens à mon secours! Délivre-moi des
idées coupables. Ainsi soit-ill »
Mais, tout en priant, il songeait à elle, brûlé du désir de
l'avoir près de lui, de la contempler en réalité comme il la
contemplait en rêve, de l'envelopper de ses bras comme les
montagnes voilées par le crépuscule enveloppaient la vallée
brumeuse, sous les yeux des étoiles complices.
Oui, depuis son départ, depuis l'imperceptible signe de
croix dont il avait salué le santu Franzischeddu pour se le
rendre favorable, comme le souhaitent toutes les femmes, tous
les amants, tous les malandrins de Nuoro, l'image de sa jeune
maîtresse ne l'avait plus quitté un seul instant. Il avait instinc-
tivement espéré que, loin d'elle, il l'oublierait; mais, au con-
traire, la séparation et surtout la solitude l'évoquaient sans
cesse dans son cœur et la lui offraient toute, plus séduisante,
plus belle que jamais. Un moment vint où il n'eut plus la
force de combattre sa passion, qui grandissait et se dévelop-
pait dans son cœur comme une greffe sur un tronc jeune et
sauvage.
Les jours passaient. Pictro travaillait du matin au soir, dé-
frichant, brûlant les broussailles, arrachant les racines des
lentisques, labourant et ensemençant les parcelles de terrain
débarrassées de leur inutile végétation.
Aux heures vaporeuses du crépuscule, on apercevait encore
sa silhouette sur le fond du paysage mélancolique. 11 labourait,
des heures et des heures, marchant lentement derrière les bœufs
roux qui traînaient avec patience l'antique charrue sarde.
â66 LA aEYUE DE PARIS
Arrivé à rextrémité du long sillon, il frappait de T aiguillon le
flanc du bœuf marbré de blanc, et il le contraignait à tourner.
Puis, redescendant la pente, sur la terre remuée, humide et
sombre, qui fumait et répandait une odeur d*herbe en fermen-
tation, il tirait la corde pour empêcher les bœufs de courir; et,
arrivé en bas, il faisait de nouveau tourner l'attelage et il
remontait, toujours taciturne, Taiguillon à la main. Les bœufs
respiraient fortement; leurs paupières courtes et rouges
s'abaissaient avec une sorte de douleur sur leurs grands yeux
tristes, et leurs mufles noirs fumaient comme la terre remuée.
La passion lui travaillait le cœur comme la charrue travail-
lait la terre; et, pas plus que la terre, il ne se démandait le
pourquoi de ce déchirement. A certaines heures, il se déses-
pérait ; mais il n'invoquait plus l'aide de saint François ou de
sa mère bienheureuse, pour être délivré de cette passion qui le
dominait tout entier.
^
* ^
Parfois quelque berger, quelque paysan à cheval, quelque
femme de LoUovi, portant sur la tctc une corbeille pleine de
fromages ou une poule à la main, apparaissait sur le sentier
qui longeait la pièce de terre labourée par Pietro. Alors un salut
simple et rustique égayait un instant la solitude ; puis le che-
val se perdait dans les genévriers, la femme dans les touffes
d'oliviers épars sur la pente, — et, de nouveau, c'était le si-
lence.
Pietro travaillait et rêvait, sous le ciel automnal toujours
mélancolique, voilé par les nuages gris rose des aurores tar-
dives, par les brouillards violets du soir, par les lourdes nuées
des journées mauvaises, où les buissons verts et rougeâtres
semblaient se gonfler d'humidité, où les roches mouillées deve-
naient plus grises et plus tristes. A la tombée de la nuit, il se
retirait dans une cabane, s'étendait sur une couche de feuillage
et se couvrait avec le sac que lui avait donné Maria. Il y venait
aussi pour manger, et tantôt il faisait cuire des pommes de
terre, tantôt il se contentait de faire griller son pain, sur lequel
il versait quelques gouttes d'huile. Les bœufs paissaient sur la
LA VOIE DU MAL 267
pente. Malafede, n'ayant pas autre chose à faire, baillait, à
chaque instant, et aboyait contre les feuilles roulées par la bise.
La nuit, chose étrange, la solitude s'animait un peu, ou du
moins elle n'était pas aussi profonde et aussi complète que
pendant le jour. Des feux allumés par d'autres laboureurs bril-
laient dans la vallée ; on entendait tinter les clochettes des
troupeaux; des voix humaines et des abois de chien réson-
naient dans le silence de la nuit, apportés par le vent.
Et une figure de femme, une apparition de beauté et de
volupté, illuminait et réjouissait les rêves de Pietro, comme le
feu de genévrier illuminiait, réjouissait et parfumait la cabane
solitaire.
Pietro laboura toute la pièce de terre et l'ensemença presque
toute.
L'hiver clair et froid dissipa les nuées automnales. Certains
jours, il pleuvait; mais, le plus souvent, le temps se mainte-
nait sec et glacé. La tramontane fouettait de ses grandes ailes
les monts d'Or une, et le vent éparpillait au loin les semences
que Pietro répandait autour de lui.
Depuis quelques jours, il se sentait joyeux; il avait recom-
mencé de parler à Malafede, et il avait souri en passant devant
la pierre sur laquelle il s'était agenouillé naguère.
— Courage! — disait-il à ses bœufs. — Nous aurons
bientôt achevé notre besogne. Noël approche. Nous chante-
rons avec Zio Nicola et nous ferons une ribote solennelle.
Il n'osait pas en dire plus; mais, comme il lui était impos-
sible de.se taire, il se mettait à chanter.
Il chantait à gorge déployée, cherchant quelquefois aussi à
imiter le chœur qui accompagne les chants nuorais. Du ténor
il passait à la basse, et de la basse au baryton ; puis il repre-
nait les strophes. C'étaient les mêmes chansons d'amour qu'il
avait chantées pour Sabina; mais maintenant ces chansons
volaient vers Maria.
Ces jours-là, durant ces heures de joie presque enfantine,
il espérait encore. Ce n'était plus le rêve d'un amour capri-
cieux et sensuel qu'inspirerait à la jeune maîtresse le serviteur
268 LA REVUE DE PARIS
beau et hardi; c'était le rêve d'une joie inconnue, par delà
tout désir impur; c'était l'aspiration à un amour vrai et chaste.
(( Qui peut connaître l'avenir?... »
Et il retombait dans ses imaginations fantastiques : il rêvait
qu'il serait riche, qu'il pourrait un jour lever les yeux vers elle
et la regarder dans les yeux, oui, s'expliquer d'un seul regard.
Alors il chantait, et sa voix s'envolait au loin, par-dessus
la vallée : car, à ces moments d'espoir, lorsqu'il redevenait
pur comme un enfant et que l'idée de Maria le faisait rougir,
l'image ardente de la jeune fille, cette image qui d'ordinaire
lui tenait compagnie, s'enfuyait au loin et rentrait dans le
cadre de la maison paternelle.
*
Mais, à mesure que l'heure du retour approchait, le senti-
ment de la réalité ressaisissait le jeune amoureux.
Parfois, des passants lui apportaient des nouvelles de ses
maîtres, en même temps que les semences et les provisions
envoyées par Zia Luisa.
— Zio iSicola n'est pas venu te voir, parce qu'il a été
retenu quinze jours dans son lit par de fortes douleurs à la
jambe.
— Et qu'est-ce que dit le médecin? Il ne peut donc pas
trouver de remède?
— Ce n'est pas l'envie qui lui en manque... d'autant plus
qu'il voudrait, dit-on, épouser Maria!
— liai ha! ha! le médecin ?.. .
— Pourquoi ris-tu?
— Parce que ma jeune maîtresse n'épousera sûrement pas
le médecin.
— Elle épousera le fils du roi, alors !
— Elle épousera un riche propriétaire de troupeaux, voilà
tout!
Médecin ou propriétaire de troupeaux, le certain, c'était
qu'elle n'épouserait jamais un domestique. Et Pielro retom-
bait dans ses idéees noires en se rappelant, avec une ironie
rigée contre lui-même, les rêves insensés qui accompa-
LA VOIE DU MAL 269
gnaient ses chansons. Il aurait voulu se donner des coups de
poing, tant sa passion rhumiliait. Mais, dorénavant, il ne
pouvait plus détruire ce qu'il avait lui-même semé dans son
cœur : il eût été plus facile d'enlever une à une les semences
répandues sur la terre labourée.
Encore deux ou trois nuits, et Pietro reviendrait coucher
dans la maison de ses maîtres; Zio Nicola lui raconterait
encore ses histoires; et lui... Que ferait-il, lui? Il n'en savait
rien, n'y pensait même pas. Il continuerait à vivre, à tra-
vailler pour les autres. . .
Ainsi arriva la dernière soirée. Pielro s'assit sur une pierre,
au milieu du terrain ensemencé, et il resta longtemps immo-
bile, comme plié en deux. Il paraissait ressentir enfin la
fatigue de tout ce long labeur. La nuit tombait. De grands
nuages ardoisés maculaient le ciel pâle. Pielro, les coudes
appuyés sur les genoux, les yeux clos, sans mouvement, for-
mait une seule tache, une seule chose avec la pierre sur
laquelle il était assis, parmi les houles brunes de la terre
labourée. Il s'était endormi.
Il dormit longtemps, comme le grain entre les mottes. Et
n'était-il pas lui-même un grain jeté au hasard sur une terre
mystérieuse et sauvage, un grain qui germerait à l'aventure,
abandonné au caprice du temps et de la destinée?
Lorsqu'il se réveilla, il était nuit. Alors il rentra dans la
cabane. Dehors, les ténèbres, avec leurs brumes ternes, pesaient
sur le haut plateau et sur les vallées, jusqu'aux montagnes
d'où venait un grondement du vent pareil au hurlement de la
mer; et, si un petit morceau de lune jaune apparaissait entre
les nuages mouvants, Malafede ne manquait pas d'aboyer là-
contre, s'imaginant peut-être que c'était l'œil malintentionné
d'un voleur.
A cette heure-là. Maria dormait son sommeil profond et
agréable de fille bien portante; mais, lors même qu'elle eût été
éveiUée, elle n'aurait pas pensé à Pietro Benu, pas plus qu'aux
grains qu'il semait. Elle estimait en lui le domestique, mais
I 370 LA REYUE DB PARIS
c'était tout; et, si elle avait plaisir à le voir vigoureux et
I dégourdi, c'était en raison de Futilité que ces qualités pouvaient
I avoir. En famille, on parlait souvent du nouveau serviteur.
j Tout le monde était content de lui; mais la jeune maîtresse se
serait arraché de honte les cheveux, si elle avait soupçonné ce
I qui se passait dans Fâme de Pietro.
[ Un jour, on parla de lui en présence de Sabina. C'était la
veille de la Toussaint, peu après le départ de Pietro.
I Sabina n'était plus en service, et elle aidait ses riches
i parentes à faire le pain et les gâteaux de vin doux et de raisin
i sec, que toute bonne ménagère nuoraise a soin de cuire pour
\ cette fête.
j Maria, dès Faube, avait chauffé le four, bluté la farine,
; préparé les amandes, le vin doux et le miel. Puis Sabina vint,
et, toutes ensemble, les deux cousines et Zia Luisa, pétrirent
I la pâte, agencmillées par terre autour d'une table basse.
j Zia Luisa suait à la peine ; les deux cousines bavardaient et
I riaient, mais elles n'épargnaient pas leurs poignets, le buste
balancé en avant et en arrière, les coins des foulards rejetés au
sommet de la tête. Une agréable tiédeur échauffait la cuisine,
et, par la petite fenêtre, par les ouvertures du toit, pénétraient
des rayons de soleil, qui projetaient de longues raies de pous-
sière bleuâtre et des taches d'or sur les murs et sur le carre-
lage.
' Après une nuit de pluie, la sérénité de l'automne était
revenue. Dans tout le quartier qui environnait la maison des
1 Noina, lavé et balayé par l'eaù et par le vent, se répandaient
j une fraîcheur et une senteur champêtres. Ça et là gisaient des
branches cassées par les rafales; les toits, couverts de mousse
jaunâtre, fumaient. Du côté de la montagne, des groupes de
petits nuages roses se dissolvaient dans le ciel inondé de soleil ;
les coqs chantaient encore; les poules, errant dans les ruelles,
secouaient leurs plumes humides, frottaient leur bec sur le sol,
sur les cailloux mouillés et luisants, le plongeaient dans les
flaques d'eau, puis relevaient la tête, comme pour aspirer mieux
l'air du matin.
Déjà les femmes d'OIiena, aux cheveux tordus autour des
oreilles, passaient en vendant le raisin sec et le vin doux.
Avec leur costume singulier, avec leurs pieds nus, tandis
LA VOIE DU MAL 27I
qu'elles tenaient leurs souliers à la main, elles exécutaient des
mouvements semblables à ceux des poules vagabondes. Leur
petite voix stridente qui criait : « Papascja pjaes e fja? Bini
ottupiaes^? » annonçait que les vendanges étaient terminées et
que Thiver approchait.
Maria et Sabina jasaient et riaient. La première surtout
paraissait gaie et sereine; le rire jaillissait de sa belle gorge
dorée comme le chant de la gorge d'un oiseau.
Sabina aussi plaisantait et riait. Elle racontait que son
ancien maître lui avait fait la cour et que, pour la séduire,
il lui avait promis une paire de souliers.
. — Joli cadeau, ma foi!
— Attends un peu, que je te raconte. Je lui ai dit : (( Faites-
les moi donc voir, ces souliers!... )) Et il ma montré une
paire de souKers qui appartenaient à sa femme I
Tout en racontant, Sabina levait, de temps à autre, sa main
blanche de pâte, pour rentrer sous le foulard les cheveux qui
lui couvraient le front. Quelquefois, à force de rire, les deux
cousines ralentissaient le travail ; et alors Zia Luisa ouvrait sa
petite bouche dédaigneuse et prononçait sévèrement :
— Les honnêtes filles ne se vantent pas de certaines choses,
même lorsque ces choses sont vraies.
— Alors je ne suis pas honnête, moi.*^
— Je n'en sais rien. Mais je sais qu'une fille d'honorable
famille, comme tu l'es, ne doit pas ouvrir les lèvres avant
d'avoir bien réfléchi.
— Chère Zia Luisa, mes lèvres s'ouvrent sans que je m'en
aperçoive. ".
Ou encore la sévère « principalesse » menaçait les jouven-
celles avec son rouleau :
— Finissez, ou je vous bats !
Mais les deux cousines continuaient à rire. De temps en
temps, Maria se mettait debout, regardait si la marmite
bouillait, et attisait avec un long bâton le feu du four.
Tandis que les trois femmes pétrissaient la farine avec le vin
doux pour en faire de petits pains sucrés, Zio Nicola, qui
avait été au cabaret pour boire, comme d'habitude, son petit
I. « Raisin sec cl figues, qui en achète? Vin doux, qui en achète? 0
273
LA REVUE DE PARIS
verre d*eau-de-vie, rentra à la maison et fit part d'une nouvelle
intéressante :
— J'ai vu passer un prêtre qui portait la sainte communion
à un malade, là-bas, sur le Corso. J'ai demandé qui était
gravement malade, et on m'a répondu : « Zia Tonia Benu. »
— La tante de Pietrol — s'écria Sabina, en relevant ses
mains jaunes de vin cuit. — Et il n'en sait rien?
— Quand même il le saurait, crois-tu qu'il s'en soucierait
beaucoup? — déclara Zio Nicola, en se tournant et se retour-
nant devant la gueule du four,
— Eh! on dit qu'elle a des sous, la tante I
— Vrai? — interrogea Maria.
— Des sottises I — repartit Zio Nicola. — Des commérages
de femmes 1
— Le mari de Zia Tonia était un voleur fameux, et il est
mort au bagne, — affirma Zia Luisa. — On dit qu'il a laissé à
sa femme une cruche pleine d'or.
— Des commérages ! — répéta Zio Nicola, en frappant avec
son bâton contre le four. — Des histoires à dormir debout I
Par le fait, cette pauvre vieille n'a qu'une masure, un coin
de terre et deux maquis de lentisques.
— Dans tous les cas, c'est peut-être Pietro qui sera l'héritier !
dit avec vivacité Sabina.
— Et alors tu te réjouis, — murmura Maria, riant avec
malice.
— Tais-toi donc 1 — fit Sabina, un peu troublée.
— Pietro? Pietro?... Qu'il compte là-dessus! Et les autres
neveux, est-ce que c'est des ordures? — protesta Ziô Nicola. —
Et d'ailleurs, Pietro refuserait sans doute cet héritage. L'héri-
tage d'un malandrin! Il est honnête, Pietro.
— Cependant, lorsqu'il n'est pas en service, il vit cîhez sa
tante, — objecta Maria. — Mais, papa, laissez donc le feu
tranquille : voilà que la fumée sort toute dans la cuisine !
Sabina n'osait plus parler, par crainte que Zio Nicola ne
remarquât son trouble. Car elle aimait toujours Pietro, quoi-
que celui-ci, après le court entretien dans la vigne, l'eût
négligée et presque méprisée. Mais connaît-on l'avenir? Peut-
être que, si Pietro héritait d'une petite maison et d'un coin de
terre, il repenserait à se marier. Sabina espérait.
LA VOIE DU MAL 2']3
Zio Nicola prit un escabeau et s'assit devant le four, attisant le
feu, malgré les protestations de Maria. Et il raconta, entre autres
choses, Fhistoire du mari de Zia Tonia Benu, ce vieux voleur
mort (( là-bas », vingt ans auparavant, dans ce triste lieu où
les hommes sont réduits à tricoter des bas et à faire du crochet.
— Oui, c'était un fameux voleur! Son âme n*a pas même
été reçue en enfer, et elle vague maintenant par le monde, en
compagnie de sept esprits de mauvais prêtres, avec lesquels
elle pénètre quelquefois dans le corps d'une créature inno-
cente. Un jour, parlant par la bouche d'un enfant possédé, il
a dit que, pour racheter ses crimes, il fallait mille messes et
cent processions... Mais suffit!... ce qui n'est pas douteux,
c'est qu'il était un adroit voleur, épouvantail des propriétaires
et des bergers. Tout ce qu'il voyait était à lui. Passait-il près
d'un troupeau, il reluquait la brebis la plus grasse, et, le len-
demain, cette brebis avait disparu : c'était à croire qu'il volait
avec les yeux... Une fois, comme il passait près d'un bercail, il
guigna unç belle brebis de race espagnole. Le berger, qui l'avait
aperçu, voulut soustraire cette brebis noire aux griffes du voleur,
et il la tua, la vida, la suspendit à une branche de sa cabane.
Mais le voleur trouva tout de même le moyen de la dérober.
— Si Pietro ne jouit pas d'une bonne réputation, c'est
parce qu'il est apparenté à un semblable vautour, — prononça
Zia Luisa, tout en fabriquant les gâteaux de pâte et de raisin
sec auxquels elle donnait de curieuses formes d'anneaux,
d'échiquiers, de pyramides, de croix et môme de chapeaux de
prêtre.
Zio Nicola se mit en colère, frappa encore le four avec son
bâton et s'écria :
— Qu'il vienne me le dire en face, celui qui ose calomnier
Pietro Benu ! Qu'il vienne me le dire en face, s'il a du courage!
Oui, qu'il vienne : je lui répondrai avec ce que j'ai dans la main I
Et il brandit le bâton, prêt à frapper le calomniateur de son
domestique...
Vers le soir, les femmes quittèrent leur travail, après avoir
déposé le pain et les gâteaux dans des corbeilles d'asphodèle.
La cuisine chaude était parfumée de vin cuit et de raisin sec.
— Il faut maintenant que j'aille à la fontaine, — dit Maria
à sa cousine, en secouant la cruche vide. — Si tu veux m'ac-
i5 Mai 1908. 4
37^ LA REVUE DE PARIS
compagner, nous passerons devant chez toi. Tu prendras ta
cruche, et nous irons ensemble.
' Maria endossa la tunica, — jupe d'orbace bordée d'un ruban
cramoisi ; — elle posa sur sa tête la cruche renversée et elle
' sortit avec Sabina, à qui Zia Luisa avait mis du pain et des
gâteaux plein son tablier.
Dans la maisonnette de Sabina, la vieille grand'mère filait^
tout en surveillant la petite meule que tournait silencieusement
! un âne gris, aux yeux bandés. La pierre de la meule, l'âne et
[ la face terreuse de Zia Caderina avaient la même couleur de
I cendre, paraissaient être d'une même substance, et, en réalité,
f ils formaient un tout. Les pensées de la vieille avaient toujours
suivi Tâne, et l'âne avait toujours tourné la meule. Chaque
'' jour, la meule broyait un quart de froment et produisait un
gain d'une demi-lire, ce qui suffisait à Zia Caderina pour vivre.
Quant u Sabina, elle pourvoyait à son entretien par son travail.
— Comment allez-vous.^ — demanda Maria à la grand'mère,
I tandis que Sabina tordait un chiffon pour en faire un coussinet.
r — Tout doucement, tout doucement, — répondit la petite
I vieille, qui parut faire allusion à quelque invisible route.
— ^'iens, — dit Sabina à Maria, en se penchant pour passer
' sous la porte.
L'âne s'était arrêté, comme pour écouter ce qu'on disait, et
I Zia Caderina lui cria vainement :
— Marche, marche donc!
Ce fut seulement après le départ des deux cousines que l'ani-
mal recommença d'évoluer patiemment autour de la meule.
Elles allèrent à la Funlanedda. L'une à côté de l'autre,
élancées et gracieuses, vêtues de la même façon, avec les
cruches renversées sur la tête, elles ressemblaient à deux sœurs
de la Bible, Rachel et Lia, ou Marthe et Marie, se dirigeant
vers la fontaine.
Elles descendirent en babillant jusqu'à la roule d'Orosei,
celle que Pietro avait parcourue en revenant de la vigne.
Des bourgeois s'y promenaient, lents et tranquilles, respi-
rant l'air parfumé de la vallée; quelques paysans conduisaient
leurs bœufs ou leurs chevaux à l'abreuvoir; des feux de défri-
cheurs, qui incendiaient les landes, commençaient a rougeoyer
sur le fond bleuâtre des monts d'Oliena.
LA VOIE DU MAL 276
Arrivées à la fontaine, Sabina et Maria s'assirent sur' une
pierre, pour attendre que les femmes arrivées avant elles eus-
sent rempli leurs cruches. Le crépuscule était splendide et
tiède; l'Orthobene dominait la route, gris et rose sur le ciel
cendré; Tombre s'épaississait dans le fond de la vallée, mais
les profils des dernières maisons de Xuoro et celui de la cathé-
drale se détachaient sur Thorizon d'or.
— Je voudrais un corsage de velours qui eût la couleur de
ce ciel I — dit Maria.
Mais Sabina regardait Tombre, en bas de la pente, et elle se
souvenait :
(( Que faisait Pietro, maintenant, au delà de cette vallée et
encore de l'autre vallée.^ Se rappelait-il sa promesse de « dire
deux mots » à la pauvre servante? Ou regrettait-il cette pro-
messe et pensait-il h une autre femme moins pauvre?... »
Cependant les femmes caquetaient autour de la fontaine.
Une petite brune, qui avait un œil bandé, lavait ses pieds dans
le ruisseau et disait pis que pendre de sa maîtresse absente. Du
haut du mur de soutènement, un gamin, juché sur le parapet
de la route, crachait sur les femmes, qui relevaient la tête et
lui envoyaient d'énergiques malédictions. Un homme descendait
à la fontaine pour abreuver trois cochons de lait; et les gentilles
petites bêtes, aupoil soyeux, rayé de noir et de jaune comme celui
des sanglieré, avec leur groin rose, sali de terre, se poursuivaient
l'une l'autre, grognaient et roulaient dans la poussière ; arrivées
près du ruisseau, elles flairèrent les pieds de la servante brune,
puis, au lieu de boire, elles continuèrent à se poursuivre entre
les buissons. Leur gardien siffla pour les rappeler; le gamin
cessa de cracher, les femmes finirent de remplir leurs cruches,
et ce fut enfin le tour des deux cousines, qui ne tardèrent pas à
s'en aller aussi, avec leurs cruches dressées sur leur tête; et la
fontaine murmura dans le silence embrumé du crépuscule.
Sabina poursuivait son rêve sentimental :
(( Quand Pietro reviendrait-il? Auraient-ils encore l'occa-
sion de se rencontrer? Ah! si elle avait des ailes comme un
oiseau! si elle pouvait s'envoler auprès de lui, pour scruter
ses pensées ! . . . »
— Si sa tante meurt, il reviendra, n'est-ce pas? — demandâ-
t-elle tout à coup.
276 LA REVUE DE PARIS
— De qui parles-tu?
— De Pietro.
— Ah I comme tu penses à lui ! ... Je ne sais pas s'il revien-
dra; mais, dans tous les cas, je le ferai avertir... Du reste, je
crois que cette vieille est toujours malade et que, de temps à
autre, elle se confesse et communie.
— Vous vous accordez bien, chez vous, avec Pietro?
— Certainement, — affirma l'autre, non sans un sourire un
peu dédaigneux. — C'est un bon domestique et je suis une
bonne maîtresse I
— Un brave garçon, n'est-ce pas?
— Oui, un brave garçon.
Sabina était au comble du bonheur, quand elle entendait
louer Pietro Benu, — ce qui, d'ailleurs, n'arrivait pas souvent.
— De toute manière, — reprit-elle, — il reviendra bientôt?
— Je n'en sais rien... Il a dit qu'il ne reviendrait pas avant
d'avoir terminé sa besogne. Au surplus, tu devrais le savoir
mieux que moi.
— Je t'assure que non! — répondit Sabina, timidement. —
Je ne sais rien du tout... Il ne me dit plus rien, depuis ce
jour-là, tu te rappelles?... Je crois qu'il a peur de vous autres.
— . U n'est pas homme à avoir peur de personne ! — déclara
Maria.
— Alors je ne comprends pas qu'il n'ait plus cherché à me
voir, puisque je suis sûre qu'il a de l'affection pour moi.
-T— Et toi pour lui? — demanda Maria, en se tournant avec
curiosité vers sa cousine.
— Mais... oui, — balbutia-t-elle, encouragée par la bien-
veillance de Maria et par le silence du crépuscule qui les envi-
ronnait. — Depuis le jour que tu sais..., j'ai continuellement
attendu... Quand j'entends prononcer son nom, mon cœur bat
fort, fort!... Si, du moins, il s'expliquait!...
— Et ensuite? — insista Maria.
— Ensuite?... S'il m'aime véritablement, nous nous marie-
rons...
Maria se tut; et, pour la première fois, cette cousine si
pauvre et si simple, qui se contentait de si peu, de presque rien,
mais qui pouvait devenir si facilement heureuse, éveilla chez
elle un sentiment d'envie, où pourtant se mêlait de la pitié.
LA VOIE DU MAL 277
— Tu ne dis rien? — ajouta Sabina. — Cela déplairait-il à
mon oncle, à ma tante et à toi, s'il advenait... ce que j'espère.^
Je suis pauvre. J'attendrais vainement un meilleur parti!
— Mais non cela ne nous déplairait pas I Bien au contraire I
s'écria Maria, pensive. Pietro est un honnête garçon. Et, de plus,
il est beau I . . . D'ailleurs, si sa tante lui laisse ce qu'elle possède. . .
— Que m'importe.^ Ce que je veux, c'est lui et non le bien
de sa tante.
— Prends-le donc, si tu l'aimes tant! Mais parle plus bas, .
ma belle!
Après un court silence. Maria dit encore :
— Mais es-tu sûre, vraiment sûre qu'il t'aime.^
— Oui! — répondit Sabina, presque offensée.
Elles avaient regagné la maison de Sabina. A travers une
fente éclairée de la petite porte, on apercevait la vieille grand'-
mère qui filait et le vieil âne qui continuait à tourner la meule.
Maria éprouva un élan de compassion, en revoyant ce tableau
mélancolique.
« Pauvres créatures! — pensa-t-elle, les yeux fixés sur la
vieille et sur l'âne. — Elles sont au bord de la tombe, et elles
travaillent encore! Quelle triste chose, d'être pauvres!... »
— Adieu, — fit Sabina, en se courbant pour passeï* sous
la petite porte. — Cette nuit, je dormirai comme une mar-
motte,.. A demain!
— Adieu, Zia Caderina.
— Adieu, — répondit la vieille, tandis que Tâne s'arrêtait de
nouveau pour écouter.
« Je veux aider Sabina. Je parlerai à Pietro, pour voir s'il
l'aime véritablement », se disait Maria, tout en s'éloignant
d'un pas tranquille, dans l'obscurité croissante du soir. Il lui
semblait qu'avec une bienveillante pitié de reine elle prenait
la cousine et le serviteur sous sa protection.
Et elle aurait rougi de honte, si on lui avait dit qu'à cette
heure même, dans la mélancolie du haut plateau sauvage,
Pietro rêvait à elle, au lieu de rêvera Sabina.
GRAZIA DELBDDA
(Traduit de l'italien par G. hérelle.)
{A suivre.)
TAINE'
(notes et souvenirs)
IV
Comme il y croyait à celte nécessité ! Comme il s'était con-
vaincu qu'elle n'est pas une illusion de l'esprit, d'avance obligé
de penser le monde dans la forme du nécessaire, mais que,
vraiment, elle réside dans les choses, où l'esprit, par abstrac-
tion, hypothèse, vérification, peut l'atteindre, l'expliquer et la
suivre jusqu'au fond de la nature! Cette croyance, ce grand
espoir avaient été le mobile initial de son effort et de son œuvre.
A cette idée toute sa philosophie se suspendait et se réduisait.
(( Si vous entendez par cause une certaine chose, avait-il
^crit dans les Philosophes Classiques, vous aurez une certaine
idée de la science et de l'univers ; si vous entendez par cause
une autre chose, vous aurez une autre idée de l'univers et de
la science. » C'est pourquoi, a ce problème de la cause, c'est-
à-dire de la possibilité et de la valeur de la science, il revenait
toujours. « Reprenons cette grosse question de l'induction. . . »,
nous disait-il de temps en temps. Un des carnets qu'il a
laissés contient une petite note bien curieuse, hâtivement écrite
à Sainte-Odile, — le même jour sans doute* où, longuement,
en silence, il avait regardé les noires, les infinies légions de
1. Voir la Revue du i**»" mai.
2. Mai 1867.
TAINE
379
grands sapins sauvages, et jeté Tébauche d'une description
célèbre et toute pénétrée de la sérénité des Lois. Tandis que
ses yeux s'apaisaient à contempler ainsi la face émouvante et
vivante de la nature, sa pensée, revenant d'elle-même à sa
tendance originale et propre, comme il arrive toujours quand
l'homme est seul, se reprenait à scruter l'éternel et invisible
dessous de cette nature. « La solitude, écrivait-il pour lui-
même, devant ces sombres houles végétales, ramène zum
hôchsten, à la métaphysique. », Qu'est-ce qu'une loi? Que
signifie cette liaison qui assemble les couples de faits constatés
par les sciences? Est-elle nécessaire, absolue et, si oui, com-
ment d'une expérience qui se limite toujours à de l'accidentel et
du relatif, pouvons-nous conclure à l'absolu et au nécessaire?
La réponse se réduisait à ceci : Ce qui est particulier dans
une chose, c'est la rencontre des éléments abstraits qui la com-
posent. Considérés à part, ces éléments sont généraux, c'est-
à-dire communs à beaucoup de choses, les mêmes par conséquent
dans toutes ces choses. De tel cas particulier de gelée, je puis
négliger toutes les apparences locales et temporaires, toute la
complication des circonstances pour ne m'att^cher qu'à deux
portions du phénomène : la température de l'eau et son
passage à l'état de glace. Si, par des expériences méthodiques,
isolant ces deux caractères, j'ai découvert qu'ils sont liés, je
dis que cette liaison est générale, puisqu'elle associe des
caractères généraux, les mêmes en toute expérience particulière,
et que, d'autre part, les différents lieux et moments, en tant
([uc pures portions de l'espace et du temps, sont aussi les
mêmes, exactement interchangeables, — sans influence, par
conséquent, sur le phénomène.
Si donc la nature nous apparaît comme soumise à des lois
universelles, ce n'est point, comme le veut Kant, par un effet
de la structure de notre esprit, ni, comme le veut Stuart Mill,
parce que notre imagination se limite à nos brèves expériences.
C'est quelle Vest. Elle l'est parce qu'en toute partie du temps
et de l'espace chaque loi n'assemble qu'un même couple
abstrait, et que, d'autre part, la différence de position dans
l'espace et le temps peut être éliminée. Ainsi le même prin-
cipe d'identité qui régit les sciences de construction, celles du
possible, régit les sciences d'observation, celles du réel, et
28o
LA hevue de paris
produit les éternelles répétitions que Fesprit retrouve sous
rinfînie diversité du monde.
D'une autre façon nous apparaît cette profonde analogie
des nécessités de la nature et de celles de la logique. Si par des
mesures j'ai découvert que la somme des angles d'un certain
triangle est égale à deux droits, je sais que ce n'est pas un
hasard, j'en tiens une première raison quand j'apprends que la
somme des angles du triangle abstrait, c'est-à-dire de tout
triangle, est égale à deux droits. Voilà un théorème, et lui-même
a sa raison dans les théorèmes plus généraux qui concernent les
éléments du triangle. Tel est le lien de nécessité qui assemble
les deux données d'une proposition mathématique. C'est un
caractère élémentaire et général inclus dans le premier terme
complexe et particulier, et qui comprend le second *. De même
dans la nature. Un enfant s'étonne d'un étang gelé. Il en tient
une première raison s'il apprend que l'eau gèle dès qu'il fait très
froid et que la colonne intérieure du thermomètre tombe au
zéro. Voilà une loi ; elle-même a sa raison dans la loi plus géné-
rale qui concerne les changements de température et le passage
de l'état liquide à l'état solide. Expliquer celle-ci, c'est la
ramener à du plus simple et du plus général encore, à une
relation entre les températures et les distances des molécules
à l'intérieur de tous les corps, liquides, solides ou gazeux.
Tout l'effort de la science est d'opérer des réductions de ce
genre; au bout de cet effort et de toutes ces réductions, le
terme idéal est la loi la plus simple et la plus générale de toutes,
formule suprême qui se répéterait à tout moment delà durée,
en tout lieu de l'espace, la même dans toutes les lois et activités
de la nature, et d'où la seule logique, ne postulant rien que le
principe d'identité, pourrait déduire toute la nature, comme
toute la géométrie se déduit du point en mouvement suivant
les trois dimensions de l'espace expérimental. Mais, peut-on
dire au géomètre, pourquoi cet espace, et pourquoi ses trois
dimensions.»^ Et, de même, pourquoi ces données du monde
I. C'est pourquoi dans le syllogisme Taioe voulait que la majeure fût
placée entre la mineure et la conclusion. C'est elle en effet qui donne « l'inter-
médiaire explicatif» : Pierre est un homme. Tout homme est mortel; donc
Pierre est mortel. De là une méthode générale de pensée : commencer non
par les propositions abstraites et générales, mais par l'observation et lana-
lysc d'un être ou fait individuel.
X
TAINE 281
réel? Pourquoi Texistence elle-même? Pourquoi y a-t-il
quelque chose plutôt que rien? Un jour que je venais de
trouver Téternel problème posé en termes exprès dans une des
vieilles Upanishads, je lui demandai comment il l'envisageait.
(( Au delà des derniers abstraits, répondit-il, il n'y a pas à
chercher. Etant indécomposables, ils sont toute l'explication
puisqu'une explication est une réduction logique d'un composé
à ses composants. Les derniers éléments trouvés, l'enquête
s'arrête : c'est une illusion qui nous sollicite à la continuer. »
Des centres inétendus de répulsion dont l'action décroît comme
croît le carré de la distance, telle était l'idée hypothétique des
éléments de l'être qu'il considérait à la fin de sa vie, quand il
se détournait pour quelque temps du travail des Origines, la
méditation de l'ultime abstrait reposant ses nerfs de la fati-
gante histoire humaine. Les choses ont deux faces : vus du
dehors, ces mobiles ainsi définis construisent le monde de la
matière, et de leurs propriétés dériveraient toutes ses lois. En
eux-mêmes, et vus du dedans, ils sont les éléments du monde
moral. A leurs mouvements, leurs vitesses, leurs équilibres,
leurs inerties, leurs repos, coiTespond l'histoire de leurs ten-
dances intérieures, lesquelles sont, à l'état d'infinie simplicité,
et bien au-dessous du seuil de la conscience, des événements
d'ordre psychologique : désirs, passions, volontés. C'est de la
volonté, semble-t-il, que Taine comme Schopenhauer, avait
fini par entrevoir comme type direct de l'existence *.
Mais quelle différence entre les deux conceptions totales, et
que celle-ci est bien une œuvre de cet esprit français que
l'auteur de V Intelligence avait défini logicien, simplificateur,
singulièrement prompt a dégager par abstraction les éléments
générateurs des choses! Point de substance; rien que des faits,
moraux ou physiques, suivant le point de vue, et que gouverne
une hiérarchie de lois ; ces lois, émanées par générations
I. Dans une note écrite pour la /{«^ édition de l Intelligence (t. II,
p. 117), Taine donne d'une part le mouvement, et d'autre part la sensation
infinitésimale comme les deux aspects de l'élcmcnt métaphysique. Dans la
préface de cette même édition, a la sensation, 11 ajoute l'impulsion, qui com-
pose les émotions et la volonté. Dans les Notes sur les éléments derniers des
choses^ il n'indique plus comme composant du monde moral que la tendance
(au sens psychologique). Peut-être considérait-il alors l'élément de sensa-
tion comme dérivé de l'élément de volonté.
282 LA REVUE DE PARIS
( logiques de la loi la plus abstraite, étagées suivant leur degré
de simplicité, nécessairement reliées entre elles par Taxiome
; d'identité qui se répète en toutes : voilà la vue de la nature
i qu'il avait esquissée dès Nevers, formulée à quarante ans, et
» dont il ne se lassa point, jusqu'à sa mort, de suivre, par delà
; ce que la science atteint, et dans les régions de l'hypothèse,
\ les lignes convergentes. Cette géométrie, l'esprit humain peut
{ Tcmbrasser tout entière, retrouver toute la filiation de ses théo-
; rèmes en suivant, il est vrai, l'ordre inverse de la géométrie
^ mathématique, puisque celle-ci part de l'axiome et de l'élément
— point, ligne et surface — pour descendre aux composés,
: et que les sciences du réel partent du complexe et du particu-
lier pour remonter vers la formule initiale, mais en poursui-
vant toujours la logique de la nature par la logique de l'esprit,
et l'ordre des lois par l'ordre des propositions. Avec Taine les
méthodes françaises d'analyse aboutissaient à une idée systé-
matique d'ensemble qu'il opposait à celles de Kant et de Mill,
; à la conception allemande tout a priori, qui n'attribue de
nécessité qu'à la forme de notre esprit, à la conception anglaise,
'■ tout expérimentale, qui réduisant la portée de notre esprit aux
données de l'observation, nie la certitude du nécessaire. Contre
Kant et contre Mill, il concluait à « des connexions invincibles
et intrinsèques » entre les choses, et, déplus, à la possibilité
d'en dégager toujours la raison explicative, d'atteindre ainsi à
des vérités absolues, et de les énoncer en formules (( qui ne
souffrent ni limites, ni conditions, ni restrictions ».-
Ainsi s'était fortifiée avec la vie, ainsi s'attestait dans ses
dernières paroles d'enseignement, cette invincible foi au déter-
minisme universel et à l'avenir de la science qu'il avait, à
vingt ans, professée avec la même ferveur visionnaire que
Renan, en des lettres et des notes presque contemporaines des
cahiers que ce môme Ilenan de\ait réunir plus tard sous ce
titre : l'Avenir de la Science. Cette foi, d'abord tout a priori
et spinoziste, bientôt nourrie de toutes les données modernes
sur l'homme et sur la nature, volontairement soumise aux
disciplines expérimentales de notre temps, s'était à plusieurs
reprises hautement affirmée au cours de son œuvre. Les con-
clusions de r/Ai/e/%c/îr^ qui déclarent possible la science totale,
y compris la métaphysique, il les avait annoncées dès la
TAINE 283
préface des Philosophes Classiques, lorsque prenant position
contre les positivistes qui déclarent ne rien pouvoir connaître
des causes de Tunivers et de la vie, et contre les spiritualistes
qui relèguent ces causes hors des objets et de la nature, il
assimilait Tordre des causes à l'ordre des faits, la dernière
cause étant un fait de même espèce que les autres, compris
dans tous les autres, d'où Fesprit, par une suite de décompo-
sitions méthodiques, peut réussir à l'extraire.
(( La vérité ne me fuit pas, j'en tiens le principe », avait-il
écrit en i85i à Prévost-Paradôl, avec l'ivresse du jeune
homme qui voit le monde s'illuminer devant lui. (C Je n'ai
pas l'explication universelle, mais j'ai le principe de cette
exphcation, et, sans plus douter ni flotter, j'avance tous les
jours dans la connaissance de la vérité. Je vois, je sais, je
crois. )) Et quelques mois avant sa mort, d'une voix qui
n'avait plus d'élan, mais profonde, lente, presque solennelle,
plus émouvante que tous les enthousiasmes de jeunesse,
car c'était la conviction de toute sa vie qui s'attestait, et toute
sa vie, maintenant, était derrière lui : « Je suis le contraire
d'un sceptique; je suis un dogmatique, je crois que tout est
explicable, qu'il n'y a point de mystère définitif; je crois
l'homme capable de toute la science, et la science capable de
tout pour l'homme. »
A cette époque, des problèmes qui n'étaient plus seulement
intellectuels mais vitaux l'absorbaient. Il avait vu la guerre,
la Commune ; depuis longtemps il croyait son pays profondé-
ment malade, et il tentait de diagnostiquer son mal. Ces paroles
signifiaient autre chose que son ancienne croyance au progrès
indéfini d'un stérile savoir. Par-dessus le pessimisme foncier
de son tempérament, l'optimisme réfléchi de sa pensée s'y attes-
tait. Elles voulaient dire : Toutes les causes étant à sa portée,
un jour l'homme saura peser sur les forces qui commandent
sa destinée ! Plus il sera maître de celles qu'il désigne encore
du nom de hasard, (( plus il sera fort pour améliorer sa con-
dition et sa conduite ». Voilà l'optimisme de Taine, — indé-
pendant, parce que tout intellectuel, de sa douloureuse réac-
tion personnelle à la vie. La question ordinaire : Le monde
est-il bon ou mauvais? lui paraissait mal posée, la réponse à
cette alternative ne signifiant rien que le ton des sensibilités
284 LA REVUE DE PARIS
individuelles. Mais celui qui avait écrit : « Je vois les limites de
mon esprit; je ne vois pas celles de l'esprit humain », celui-là
pouvait dire : (( Je crois sérieusement que le monde va au
mieux. » Il est remarquable que de 1872 à 1892, de tous les
projets qu'il a dressés pour les conclusions de ses Origines, il
n'en est pas un seul qui ne s'achève sur cette idée : le remède,
c'est la science, la science étendue jusqu'aux choses humaines,
la graduelle découverte des lois qui gouvernent l'homme
moral et social, — lois souveraines comme les autres, et que
les sociétés pas plus que l'individu ne méconnaissent impu-
nément.
Toute science est plus que du savoir. Taine historien pensait,
et qu'était-ce ce que penser, pour l'auteur de Vlntelligence,
sinon abstraire et généraliser.^ On en concluait que son esprit
ne contenait que formules et qu'abstractions, et que c'était là
toute la matière de ses systèmes. Il est vrai : Taine aimait les
idées, mais elles ne l'intéressaient que dans la mesure où elles
correspondent aux caractères généraux des faits. Il commen-
çait donc par les faits.
(( Le point de départ de mes études, écrivait-il à la fin de
1891, à M. Georges Lyon, n'est pas une conception a priori,
une hypothèse sur la nature : c'est une remarque tout expé-
rimentale et très simple, à savoir que tout abstrait est un extrait
retiré et arraché d'un concret, cas ou individu, dans lequel il
réside : d'où il suit que pour le bien voir, il faut l'observer
dans ce cas ou individu qui est son milieu naturel ; ce qui con-
duit à pratiquer les monographies, à insister sur les exemples
circonstanciés, à étudier chaque généralité dans un ou plusieurs
spécimens bien choisis et aussi significatifs que possible. ))
Remarquons ce dernier mot. Dans les groupes de faits la
plupart sont quelconques, adventices, accidentels, ou bien com-
muns à beaucoup d'autres groupes; quelques-uns seulement
composent le caractère propre de l'objet considéré; ils en mani-
festent l'essence. En général ceux-là ne se présentent pas d'eux-
mêmes; il faut une longue enquête, beaucoup d'observations
systématiques pour les découvrir. C'est la première partie de
TAINE
285
la science, celle dont M. Pierre, dans les Philosophes Clas-
siques, dresse le programme avant que M. Paul indique le
deuxième stade scientifique, celui des généralisations et de la
synthèse. Celte enquête expérimentale, Taine n*a cessé de la
poursuivre, à côté de son travail de pensée, — avec quelle
suite, quel sens et quel souci du détail concret, il n'est pas
besoin d'ouvrir ses petits cahiers inédits ou ses liasses de docu-
ments pour s'en rendre compte : Graindorge et les ^otes sur
V Angleterre y suffisent. L'historien qui n'écrivait sur Platon
qu'après avoir regardé des statues grecques, sur Racine qu'après
avoir étudié des estampes, c'était l'observateur qui, pour con-
naître les différentes formes actuelles de vie et de pensée,
non content de feuilleter des hommes de toutes classes et
métiers, officiers, professeurs, magistrats, artistes, ouvriers,
avait méthodiquement suivi des procès au Palais, des sermons
dans les églises, et à Londres, le matin, à l'heure où les
hommes d'affaires les clerks et les commis venus des faubourgs
et de la banlieue affluent par dizaines de mille dans les gares
de la Cily, venait les regarder passer dans les guichets, pour se
donner, devant ce ruissellement silencieux et continu d'huma-
nité anglaise la sensation directe et physique des types. Au phi-
losophe Sixte du roman de M. Bourget il reprochait surtout de
n'être qu'un méditatif qui s'est systématiquement interdit
l'expérience : « Il n'a vu du monde réel que la boutique de
son père et les badauds du Jardin des Plantes ; il ne lit pas les
journaux; il n'a pas voyagé; sur le monde social, politique,
littéraii^, commerçant, industriel, sur les types humains que
ce monde comporte, il en sait moins que l'épicier le plus
borné et le plus obtus. Et avec cette colossale ignorance il se
permet de conclure sur le monde social et le moral ! . . . »
Tous ceux qui l'ont approché se rappellent ses question-
naires. Des étudiants s'étonnaient qu'il parût leur demander
quelque enseignement. Mais sa candeur — c'est le mot qu'il
faut répéter quand on parle de lui — était si évidente, que
devant lui le plus timide était vite à son aise. Sa courtoisie
faisait oublier son savoir. Un Je croyais que,., lui suffisait à
présenter son doute ou son objection si l'on contredisait
quelque fait de son expérience, quelque idée de sa méditation.
Après un interrogatoire de ce genre, s'il réfléchissait, un jeune
286 LA REVUE DE PARIS
homme demeurait modeste. Il comprenait que le maître Tavait
examiné à titre de spécimen, pour se renseigner sur l'éducation
française, sur les influences de tel milieu, de telle école spé-
ciale, plus généralement pour apprendre quelque chose des
tendances de la génération nouvelle, de son altitude devant la
vie, de ses idées dominantes, de son rêve d'art, de science ou de
bonheur. (( Tout homme est intéressant, nous disait-il un jour;
tout homme a une expérience personnelle des choses. 11 s'agit
de la dégager. Il ne faut pas être indiscret: il faut se laisser
interroger et, en retoui;, demander la permission d'interroger.
Mais j'ai découvert, ajoutait-il sans la moindre ironie, avec son
admirable naïveté de philosophe, que les gens sont contents de
parler d'eux-mêmes, et demandent rarement l'échange. L'une
des conversations les plus instructives que j'aie eues, c'est avec
un facteur des postes sur une impériale de diligence. » A Stras-
bourg il a noté ce qu'il avait appris d'une enfant de treize ans :
certaines nuances spéciales de l'éducation féminine au couvent,
intimité, tendresse, confiance, mais aussi la faiblesse de
l'enseignement. Surtout il avait regardé en elle la fleur
humaine naissante, la femme enfant, à demi insexuée encore,
avec l'étrange charme de la virginité, son âme qui n'ose pas
encore s'ouvrir, et qui sent l'infini de la vie devant elle.
Devant ses gestes d'oiseau, ses élans de bavardage ou bien ses
silences et ses yeux baissés, il avait « pris sur le fait la nais-
sance de l'illusion ».
La seule histoire, selon ïaine, était celle des idées et des
sentiments, les sociétés s'expliquant, comme tous les groupes,
par leurs éléments qui sont des âmes humaines. Pour lui, plus
complètement et systématiquement que pour son maître
Stendhal, il s'agissait de se représenter par des spécimens, d'où
l'on voit peu à peu se dégager les dominantes, a le Français
ou l'Anglais du xvii" siècle ou du moyen âge, l'ancien
Romain, et même l'Indou bouddhique, de nous figurer sa vie
privée, publique, industrielle, agricole, politique, religieuse,
philosophique, littéraire, bref de voir son état mental et moral,
le détail circonstancié de son milieu physique, pour graduelle-
ment démêler les aptitudes et tendances qui se retrouvent
efficaces et prépondérantes dans toutes les démarches de son
esprit et de son cœur,... et distinguer ainsi les forces primor-
y
TAINE 287
diales qui, présentes et agissantes à chaque moment de la vie de
chaque individu, impriment au groupe total les grands carac-
tères que l'observation lui a reconnus \ A cette fin il indi-
quait à ses élèves un plan général d'enquête. A propos d'une
société d'autrefois, comme d'un peuple moderne que l'on va
étudier sur place, les grandes questions à se poser étaient les
suivantes : Comment la moyenne de ses individus, dans chaque
classe, conçoit-elle le bonheur, le devoir, la religion? Quelle
est son idée générale de l'amour, du mariage, de la famille?
Comment travaille-t-il et s'amuse-t-il?
On trouve les réponses «n comparant le plus grand nombre
possible de cas complets, en considérant leurs milieux, leurs
origines, leurs alentours, leurs suites, toutes les particu-
larités vivantes de l'individu. « Quel talent vous avez pour le
cross examiningl » lui disait un Anglais dont il était l'hôte, et
à qui il avait demandé la permission de l'interroger. Je me
rappelle à mon retour d'un voyage dans l'Inde la saisissante
minutie de ses questions dont chacune, posée d'un mot, ae
demandait qu'une réponse d'un mot : il ne s'agissait pas
« d'impressions littéraires ». Quelle était la largeur du Gange
à Bénarès, la force du courant, la nuance précise de l'eau, le
degré de chaleur à sept heures du matin sur la rive? 11 vou-
lait voir exaclemenl le grand fleuve sacré qui charrie des
cendres humaines et que des multitudes nues adorent, son
onde chargée de limon, véhémente et couleur de chocolat, les
laisses pâles de graviers peuplées de vautours. En lui répon-
dant, je songeais à une scène d'Hamlet qu'il m'avait signalée
comme l'une des plus profondes, — celle où le prince qui
veut savoir, à qui non des phrases, mais certaines particularités
de fait, importent plus que tout, oblige Horalio et Marcellus
à lui décrire avec une brève précision du procès-verbal tout
l'aspect du fantôme : l'armure, la visière baissée, l'expression
de tristesse, la couleur du teint, celle de la barbe, le regard,
l'attitude en même temps que la durée de l'apparition, — et
les arrête, les confronte s'ils paraissent se contredire. C'est
cette vision du complet détail, mais spontanée, immédiate,
intuitive, qu'il admirait plus que tout chez les grands artistes
i. Préface des Essais de Critique et d^ Histoire.
288
LA. REYUÇ DE PARIS
créateurs. Par un mot comme celui de la Reine dans la même
tragédie d'Hamlet : Ao/re fils est gras et court de souffle,
toute la qualité d'imagination de Shakespeare, disait-il, se
révélait, ^on seulement le poète avait conçu une âme d'un
certain type, malade d'une certaine façon, mais il avait vu le
corps qu'elle s'est fait et qui l'a faite, l'apparence en même
temps que le dedans psychologique d'un certain tempérament,
l'action de la maladie sur cet esprit et cette chair. Dans Napo-
léon Bonaparte il admirait un pouvoir de même ordre, la
faculté de penser, non par mots, non par signes et schémas
plus ou moins abrégés, mais par images pleines et directes
du réel. « Les généralités littéraires et les abstractions philo-
sophiques dont ses contemporains sont imbus ont glissé sur
lui. C'est par le contact immédiat et personnel des hommes
et des choses, c'est par la pratique, non par la spéculation, qu'il
s'est instruit. De là son goût pour les détails qui font le corps
et la substance de l'objet », si bien que (( la main qui ne les a
pas saisis ne tient qu'une écorce, une enveloppe. A leur
endroit, sa curiosité, son avidité étaient insatiables ». Dernier
trait, qui pour Taine fait la supériorité de Bonaparte sur tous
les hommes de son époque : « Non seulement dans chacune
des vastes machines humaines qu'il construit et manie, il
aperçoit d'un seul coup toutes les pièces, chacune à sa place
et dans son office, non seulement il sait les chiffres, compo-
sitions, situations de ses personnels, armées, armements,
bateaux, finances, non seulement son coup d'œil topographique
est incomparable, mais il voit des dedans d'ame. Il les voit par
le dehors, (( par tel mot, tel accent qu'il recueille, telle atti-
tude parlante, telle petite scène abréviative et topique, par des
spécimens et raccourcis si bien choisis et tellement circonstanciés
qu'ils résument toute la file indéfinie des cas analogues ». Par
ces notations brèves, précises, incessamment répétées, d'avance
il pratique le procédé favori de Stendhal, celui que Taine ne
se lassait pas d'enseigner, le seul, disail^il, pour atteindre,
représenter et calculer ces forces spirituelles qui échappent à
toute mesure et notation directe, les dispositions mentales et
morales, les caractères et tendances de ces innombrables créa-
tures humaines que Napoléon observait pour les utiliser et que
nos sciences historiques et sociales commencent à servir.
TAINE 289
A ce procédé ces sciences doivent leur immense progrès au
XIX® siècle, et c'est lui qui nous permet de tant espérer d'elles.
11 y a cent ans, « avec l'idée simple de l'homme en général,
avec la notion la plus écourtée, la plus mutilée, c'ést-à-dire la
plus inexacte », nos pères construisaient la société en général,
un édifice imaginaire :
Nous comprenons aujourd'hui que de tous les objets de science, la
société humaine est probablement le plus complexe; famille, com-
mune, province, état, église, hôpital, entreprise agricole, commerciale,
industrielle, chacun de ces groupements d'hommes, à chaque époque
et dans chaque pays, est une sorte d'individu distinct, un corps vivant
formé de divers organes qui dépendent les uns des autres, dont on ne
peut avoir l'idée sans unq étude spéciale et prolongée, sans dissection
méthodique, sans la vue physique des gens et des choses, sans l'habi-
tude et la faculté de se représenter mentalement les pensées quoti-
diennes et les impulsions prépondérantes qui gouvernent la conduite,
non pas des hommes en général, mais de tel homme, pris dans tel
milieu, à tel moment. Voilà l'utilité des monographies précises et
circonstanciées*.
C'est une monographie de ce genre que le maître nous pro-
posait quand il nous détournait du visionnaire et aérien Shelley
qu'aimait notre jeunesse, pour nous conseiller une étude sur
le bourgeois anglais et anglican que fut Sydney Smith. Rien
n'était exceptionnel en ce Sydney Smith, que la santé, la
vigueur, la belle harmonie organique d'un type qui fut très
abondant. C'était un magnifique échantillon. Il s'agissait de le
regarder vivre et puis de le préparer, de le décrire à peu près
comme Huxley a décrit l'écrevisse, d'en extraire tout ce qu'il
contenait de représentatif et de général, de montrer, non dans
l'abstrait, mais incarné dans un certain individu vivant, agis-
sant en lui, le dirigeant et le développant, déterminant la
substance et la forme de son esprit, un système cohérent de
sentiments et d'idées, qui, plus ou moins évidemment, par les
traditions, préjugés et doctrines où il s'enferme, par les insti-
tutions qu'il a créées et qu'il anime, a gouverné, et en partie
gouverne encore des millions de cœurs et de cerveaux anglais.
Telle est la généralité que Taine avait en vue quand il regar-
dait les hommes, ceux d'aujourd'hui comme ceux d'autrefois.
I. Lettre à M. Â.-Delair, 19 avril 1890.
x5 Mai 1908. 5
290 LA REVUE DE PARIS
En voyage comme à son bureau de travail, il ne cherchait pas
autre chose. Le soir, à Thôtel, il notait ce qu'il avait vu dans
la journée : le triage des détails vraiment caractéristiques,
anecdotes, gestes, physionomies, s'opérait tout seul, et la brève
formule générale naissait d'elle-même. A côté d'elle, il gardait
quelque fait plus singulièrement représentatif que tout autre
et qu'il n'oubliait jamais. Il avait ainsi composé des collec-
tions de souvenirs personnels, de documents concrets et
colorés dont chacun correspondait à une définition, et qpiand
il raisonnait tout haut, il se servait tantôt de ses notations
abstraites, tantôt de ses observations et anecdotes. Les deux
séries, équivalentes, se remplaçaient exactement. Et leurs
termes étaient à peu près définitifs. Une fois jugé caractéris-
tique, et contrôlé, le fait sensible avait été classé à demeure.
Quand revenait l'idée qui lui correspondait, il revenait. Et de
même pour les propositions. Une fois trouvée, chacune était
acquise. Il ne cherchait pas à la varier. Il y avait une petite
phrase, toujours à peu près la même, formulante et résu-
mante, sur l'Angleterre whig au xix* siècle, sur les institu-
tions de l'Empire, sur Macaulay, sur Stendhal, sur Sainte-
Beuve, sur Maupassant, sur M. de Vogué. C'est que pour lui
les faits et ensembles de faits sociaux, moraux et même
littéraires n'étaient point motifs à improvisation ou fantaisie.
Il les jugeait rigoureusement définissables, comme les objets
de l'histoire naturelle, après les observations et comparaisons
qui seules permettent de dégager les caractères principaux et
de généraliser avec une précision suffisante.
De telles méthodes de pensée commandaient une méthode
de composition. Puisque (c'est une des principales thèses de
V Intelligence) toutes les idées générales sont des extraits de sen-
sations et d'images, présentez-les, disait-il, suivant leur genèse
naturelle. Au commencement, les dehors visibles des choses,
les vivantes apparences, l'art évocateur, à la fin les définitions
de l'essence et des lois. Ainsi lui-même, après avoir une pre-
mière fois écrit son La Fontaine suivant le procédé philosophique
ordinaire, le dcductif, en posant d'abord des propositions,
une thèse, l'avait récrit dans l'ordre inverse, partant d'une
description de la sobre et grise Champagne, en général du
TAINE agi
paysage français moyen, pour aboutir à une théorie de l'esprit
français, — d'un commentaire animé des fables de La Fontaine
pour conclure à une théorie de la Fable poétique. Considérez
ces théories elles-mêmes : rien de plus simple dans l'expression,
de plus facile à suivre, de plus illustré d'images et de cita-
tions ; nulle philosophie plus attentive à se dépouiller des
formes techniques, à se traduire en termes de réalité sensible.
Ce fut là le constant souci de méthode et d'art de cet écrivain
philosophe. Il voyait dans l'abstraction le mode supérieur et le
plus efficace de la pensée, mais lorsqu'il s'accordait enfin la
joie d'abstraire et de généraliser, le plus possible il s'interdi-
sait l'usage des termes abstraits et généraux, — à ce point qu'à
beaucoup de lecteurs qui ne reconnaissent un philosophe que
s'il parle le langage de l'école, la portée véritable de ses entre-
prises spéculatives échappait. « Toi seul, disait-il à de Suckau,
as vu qu'une théorie du Beau se cachait dans mon La Fon-
taine \ )) Il jugeait cette langue trop facile, vague, son vocabu-
laire indéterminé et propice aux illusions verbales.
A mon avis, écrivait-il à Fauteur d'un essai sur le libre acbitre,
en toute recherche, et notamment en psychologie, le premier pas
consiste à préciser le sens exact des mots usuels et plus ou moins
littéraires que Ton emploie; par exemple... des mots pouç^oir^ possi-
bilité, déterminé^ nécessité, f homme ou le moi, etc. Cette opération
très délicate s'exécute ptr deux voies : i° par Texamen de cas très
circonstanciés, de petits faits ^ciniens bien palpables et bien tran-
chés dans lesquels le caractère noté.par le mot est inclus; on assiste
alors à la genèse actuelle de l'idée en question; 2° par l'étymologie
en français et dans les autres langues, en remontant aussi haut que
possible dans les langues mères. On assiste ainsi à la genèse historique
I. Il est remarquable que l'on ait pu voir dans celle phrase un exemple de
« l'orgueil » de Taine. Singulier orgueil d'un jeune homme de vingt-cinq ans
qui croyant s'être inventé une théorie du Beau (c'était bien la sienne; il l'étu-
dié et la formule pour lui-même dans ses cahiers de Nevers et elle reparaîtra
dans la Philosophie de l'Art) au lieu de l'annoncer et de l'énoncer formel-
lement, la dissimule sous un titre d'étude littéraire et laisse au lecteur le soin
de découvrir l'importance de ses conclusions. Là, déjà, Taine au lieu de phi-
losopher dans l'abstrait, suit et présente son idée dans un cas particulier,
concret et vivant. C'est une thèse du même ordre qu'illustre V Histoire de la
Littérature Anglaise, et que peu de lecteurs eussent aperçue s'il ne l'avait
indiquée en quelques lignes, dans une préface où se concentrent dix ans de
réflexions et la substance de ces Lois en Histoire, ébauchées dès Nevers,
et dont il a laissé les plans et les esquisses. Sans doute il y avait renoncé,
par parti pris contre l'expression directe des généralités pures.
aga la reyub de paris
de ridée en question. Cela fait, presque toutes les difficultés sont
levées, et on s'aperçoit souvent que le problème réputé insoluble n'était
qu'une question de mots. . . Selon moi rien n'est plus fécond en illusion
que ceux de substance^ âme, moi, force, cause, pouifoir, nécessité,
liberté', ce sont des idola specus que fait évaporer l'idéologie*.
Une idéologie : c'est le nom qu'il aimait à donner à son
analyse des idées par Tanalyse des mots. Il ne faisait qu'appli-
quer là Tline des idées maîtresses de V Intelligence : celle qui
pose ridentité profonde du signe et de Tidée. Dans les études
préparatoires des divers livres des Origines, de tels essais du
titre et de la valeur des termes les plus usuels en politique, en
économie politique et sociale — état, société, gouvernement,
contrat, institution — reviennent constamment. Pour chaque
ordre de faits, telle était toujours sa première approche. Par
cette recherche il remontait non seulement au sens fonda-
mental et primitif du mot, mais à l'élément initial de l'idée.
Fidèle à la méthode exposée par M. Pierre dans les Philoso-
phes Classiques, il faisait naître à la fois le mot et l'idée en obser-
vant les cas particuliers où ils se produisent *. Par là même il
apercevait la nature, les espèces, les divers modes, aspects,
affinités de l'objet qu'ils représentent. Car l'analyse du vocabu-
laire conduit à l'analyse des choses et la traduction exacte à la
traduction complète. Etudiant par exemple la notion de société,
il j)renait plusieurs cas de société : l'État, le département,
l'Eghse, la famille, la société de charité. Il notait le caractère
commun à ces différents types qui est d'être une compagnie,
puis les caractères distinctifs dont le principal est d'être tantôt
une société volontaire, tantôt une société involontaire, l'idéal
étant que les involontaires deviennent volontaires.
Dans cet incessant rapport des signes aux choses signifiées,
Taine voyait le moyen d'éviter cette erreur de l'esprit trop
civilisé, qui, peuplé de symboles, combine en des équations
logiques des suites de signes de valeur non définie pour aboutir
à des équations imaginaires ou fausses, — inoffensives quand
elles sont de l'ordre métaphysique comme celles de M. Cousin',
I. A M. Georges Fonsegrive, i8 juin 1887.
•A, Philosophes Classiques, De la Méthode, I.
3. Voir, dans les Philosophes Classiques, la réfutation par Tanalysedu voca-
bulaire des principales propositions de M. Cousin sur la Raison.
TAINE
393
dangereuses quand elles prétendent poser les vérités vitales de
Thomme et de la société, car alors la formule étant inexacte ou
incomplète, impossible de l'appliquer sans contraindre et blesser
la vie, comme firent les Jacobins de 1793, pour l'adapter de
force à la formule. A cette traduction des idées et des mots
abstrait, qui conjure les mirages de (( la blagologie philoso-
phique », et présente au lecteur une pensée tout à fait lucide,
il s'était toujours efforcé; mais deux fois seulement, dans
Y Idéal dans l'Art, et surtout dans la Philosophie de VAri, il
croyait y avoir réussi. Sans doute avant de rédiger il était
arrivé, après études et comparaisons de beaucoup d'oeuvres
d'art, à quelque formule générale comme celles qui abondent
dans ses notes écrites sans ratures, d'une plume fine et précise
sur de petits carrés de papier. Par exemple : « L'idéal (en esthé-
tique comme en morale) est une fonction. C'est une puissance
du réel existant et ambiant, une puissance en général. Ajoutez-y
l'exposant spécial, tel degré d'idéalisation, et vous avez le
degré de transformation que ce réel ambiant subit, très diffé-
rent dans Téniers et dans Rubens. y> Après cette note toute
personnelle, saisissant raccourci de pensée, relisez ces deux
petits volumes d'esthétique où je ne crois pas que le mot esthé-
tique lui-même apparaisse une seule fois, — les plus simples, les
plus unis de son œuvre, si transparents que l'on en peut mécon-
naître la profondeur, et dont il disait : « Je crois que cela
pourrait se traduire en grec ancien », — et vous saurez ce que
Taine entendait par écrire.
A ces réussites d'art il atteignait par la même grâce que les
anciens maîtres religieux, parce que l'art n'était pas sa fin
suprême. Ils peignaient pour louer Dieu. Il n'écrivait que
pour la vérité. Une seule chose lui importait : l'objet, l'expli-
quer dans sa structure et ses origines, le faire passer de la
catégorie de l'inconnu dans celle du connu, ne pas se
tromper, ne pas tromper. Besoin bien ancien et bien fort,
changé en passion avec la vie, en sorte que l'idée scientifique,
si sèche, inerte chez la plupart des hommes, retentissait en
émotion dans le fond organique de son être. 11 nous en fit un
jour la confidence par un de ces mots essentiels, prononcés
à voix basse, où se révèle la domination d'une passion
maltresse : « Quand je vois un fait, une chose vivante qui
394 LA REVUE DE PARIS
prouvent une idée abstraite, cela me donne un coup dans la
poitrine. y>
Ces faits, ces choses vivantes comme il y tenait! comme il
s'efforçait de les présenter au lecteur, en s'effaçant, en adap-
tant son style à celui de ses citations, abondantes au point que
des adversaires Tont traité de compilateur. Ses amis regret-
taient parfois qu'il y sacrifiât le plus personnel de son talent.
« Ce que je critiquerais, lui écrivait Gaston Paris du premier
volume de la Conquête Jacobine, c'est la surabondance des
faits. Ils sont nombreux, précis, importants : y a-t-il besoin
d'être Taine pour les réunir? » Selon Taine, qui ne se préoccu-
pait pas d'être Taine, mais de prouver une idée générale, dans
ces faits se concentrait la substance de son œuvre, et ce qu'il
pouvait penser d*une telle objection, on peut en prendre idée
par un mot comme celui-ci : « M. Georges Perrot, nous dit-il un
jour, m'a fait le plus grand compliment que j'aie reçu à propos
de ma Littérature Anglaise. Il m'a dit : c'est une anthologie.
Oui, mon texte, mes commentaires peuvent disparaître : mes
citations demeurent; leur valeur probante est certaine. )) Ainsi
dans sa Littérature Anglaise il voyait surtout un herbier bien
fait, représentatif d'une certaine flore humaine. En critique,
en histoire, le document complet et concret lui paraissait plus
nécessaire qu'ailleurs, justement parce que les procédés de nota-
tion scientifique ne sont pas là possibles. « En effet, nous disait-
il, j'ai eu cette idée, que l'histoire peut atteindre des lois, poser
les conditions des grandes formes de l'action, de la pensée et
de l'association humaine, qu'elle est une branche de l'histoire
naturelle : je n'ai pas prétendu en faire une science exacte.
Evidemment les faits du monde moral, idées, sentiments, incli-
nations, ne sont pas susceptibles d'être mesurés et définis avec
précision. A défaut de chiffres, nous donnons des textes. Par^
exemple en critique, où il s'agit de décrire et d'évaluer des
talents, le principe est de ne jamais écrire de soi-même une
phrase sans un ou plusieurs textes en vue. Toutes nos phrases
ont un seul objet : préparer le lecteur à comprendre et à sentir
le texte. De même un cadre pour un tableau. Le texte est la
preuve, bien mieux l'illustration, le spécimen sensible, la
manifestation vivante dont nous ne faisons que le commen-
taire ; seul il contient et dénote la qualité et la quantité du
TAINE 295
sentiment et du talent que nous voulons faire connaître; il est
le cri articulé, la vibration propre et unique de l'esprit et de
Tâme que nous expliquons. » C'est pourquoi, « lorsque j'écris,
j'ai mes textes classés à l'avance : ce sont mes pierres sur les-
quelles je bâtis; ma rédaction n'est qu'un ciment <Jui les
assemble; je vais de l^une à l'autre, et je termine sur un
exemple particulièrement significatif et saillant qui ramasse,
précise, conclut, en produisant' un effet maximum, sorte de
sommet vers lequel tout a convergé ».
11 revenait toujours à ses faits : qu'on les discute, il est
indiscutable qu'il y croyait, et il avait trop besoin de certitude
pour donner sa croyance à ce qu'il n'avait pas minutieusement
examiné. « La chose importante dans mon chapitre * sur les effets
du gouvernement révolutionnaire, nous disait-il, par exemple,
c'est cette phrase qui note un fait : plus dun million d*hommes
sont morts de faim. A mon sens un tel fait est de premier ordre.
Il répond à la question fondamentale que l'on doit se poser à
propos d'un gouvernement : ilmesure une certaine somme de
souffrance humaine, effet terminal sur la matière humaine du
gouvernement révolutionnaire. Ce sont des faits comme ceux-
là qui donnent une valeur à ce que j'écris. Non seulement ils
prouvent, mais encore ils éclairent. Ce sont des illustrations.
Us font appel à l'imagination, la sensibilité et l'expérience du
lecteur; ils attirent et retiennent son attention. C'est en cela
que Macaulay est tellement supérieur! Sa force vient de la
quantité d'exemples par lesquels il démontre et rend sensible
une idée, la mettant à la portée de tout le monde. Il voit les
choses physiques, les dehors, les couleurs, lès qualités des
individus. Les portraits, anecdotes, descriptions se mêlent à
ses raisonnements et les achèvent.. . Tiens, regarde cette phrase
de mon chapitre : « Pendant quatorze mois le gouvernement
révolutionnaire travaille des deux mains : de tune il achève la
confiscation de la propriété, grande ou moyenne; de Vautre il
procède à rabolition de la petite. Regarde la suite : tu verras
que je l'illustre par des faits qui restent généraux. Je n'ai pas
pu, comme Macaulay, faire un récit, donner le détail émou-
I. Il s\igit du chapitre intitulé Les Gouvernés, dans le Gouvernement
Révolutionnaire.
2q6 la revue de paris
vant et vivant, faire voir. Je n'ai pas son talent; je nai pas
pu. C'est pourquoi, sur cent lecteurs de Macaulay, mes Ori-
gines ne peuvent en intéresser qu'une dizaine. Prouver, en
demandant au lecteur le minimum d'efiFort et d'attention, voilà
le grand principe. Tocqueville, si savant et profond (j 'ai retrouvé
tout son échafaudage de documents qu'il a jeté par terre après
avoir bâti, au lieu de le garder comme nous sommes obligés de
faire aujourd'hui), Tocqueville n'a pas eu d'influence. Nous lui
sommes, M. Bryce^ et moi, supérieurs d'un degré, à cause de
nos faits. Macaulay nous bat tous les deux )).
Nous demeurions réfractaires à ce culte de Macaulay. Les
moyens del'orateur anglais, souvent un peu gros, mieux adaptés
à son public, pouvaient être plus convaincants : ils nous sem-
blaient moins probants. Surtout la qualité de la pensée nous
paraissait l'essentiel, et celle de Taine d'un tout autre ordre
que celle de Macaulay. Nous allions plus loin. Aux démons-
trations élaborées de notre maître, à ses chaînes d'arguments
forgées et liées maille à maille, nous préférions sa pensée nais-
sante, le jaillissement libre et neuf de ses formules si brèves
(*t compréhensives, ou bien l'évocation rapide, précise, à la
Stendhal, du petit fait vivant, bien circonstancié qui résumait
tout un ordre de faits, en suggérant les causes.
VI
Le procédé documentaire s'achevait par le procédé artis-
tique et l'observation par la vision. « Tout abstrait étant un
extrait », il importait de le présenter comme tel, non pas
strictement isolé, dépouillé, gratté à la façon d'une pièce ana-
tomique, mais, pour employer l'une de ses fortes expressions,
(( avec ses points d'arrachement visibles », encore enveloppé
d'un peu de son terreau natal, s'y continuant et s'y prolon-
geant. Ceci conduisait à décrire. (( J'ai réussi trois choses,
disait-il : la définition, la démonstration et, à un moindre
degré, la description. » Que celui qui sait démontrer sache
aussi définir, cela va de soi : on définit pour démontrer; on
démontre pour définir. Mais on s'étonnait que le logicien
I. The American Commomvealth venait de paraître.
TAINE
297
maître de ces deux opérations fût capable de la troisième. En
réalité il ne décrivait que pour mieux prouver. Ses paysages
de Champagne servent sa thèse sur La Fontaine ; ses peintures
de la société de cour et de salon à l'époque de Louis XIV, sa
thèse sur Racine. La vision de la vieille Oxford gothique et
scolastique, à la fin de son Sfuart Mill, suggère le lien secret
qui rattache un certain système d'idées, la philosophie de
Fexpérience, à cette Angleterre pratique, méfiante de Va priori,
et par là conservatrice de toutes les formes du passé. Un tel
procédé d'art n'était qu'une application de l'idée du milieu.
Impossible selon lui de faire comprendre une partie d'un
ensemble vivant, son origine, son rôle, sa forme, ses con-
nexions si l'on n'évoque pas cet ensemble dans son harmonie
totale et active, dans le développement original de ses appa-
rences multiples, nuancées, changeantes, quelques-unes telle-
ment insaisissables qu'on les sent plutôt qu'on ne les aperçoit,
et qu'il faut se réduire à les suggérer, sans tenter de les direc-
tement traduire. Avec de l'attention et de la méthode, disait
Taine, tout le monde peut décomposer, énumérer les éléments
matériels et tangibles, d'un tout vivant. Ce n'est pas assez.
Qu'on nous montre sa forme originale et vivante, l'ondoiement
de sa vie, ses rythmes propres, l'impondérable fraîcheur de sa
poussière et de sa nuance! L'art seul est capable d'atteindre
et de garder tout ce périssable.
Il n'admettait pas qu'il fût un artiste, mais, d'instinct, il
notait les aspects de la nature et de l'homme en langue émou-
vante de peintre et de poète. De sa critique même, qui voulait
être une science, le point de départ était toujours, et il le procla-
mait bien haut, telle ou telle vibration de la sensibilité, seul
réactif qui lui fût donné pour juger la nature et le degré d'un
talent. Qu'il s'agisse d'oeuvres plastiques ou littéraires, avant
d'analyser et de classer, commencez, conseillait-il, par écouter
la résonance intérieure de votre sympathie ; notez pour vous-
même, aussi vite et abréviativement que possible, et pendant
qu'elle tressaille encore, votre émotion, votre impression du
trait le plus saillant, la petite ou forte secousse qu'il vous com-
munique. De ce premier branle naît le vif et mystérieux tra-
vail qui va reconstruire idéalement l'individu ou l'ensemble
contemplé. « Étant donné, dit une note manuscrite, un fait
'v,v^ LA REVUE DE PARIS
N*.u>it.>àe. il y a chez l'artiste afflux d'émotions sur une por-
:k*u db8>lraile de l'objet. D'où une cristallisation générale », la
iKÙ^^sauce ou le groupement en lui de tendances qui repro-
duisent les tendances de l'objet, en se subordonnant à celle
que manifeste le fait jugé le plus sensible. La faculté de l'ar-
tiste est (( une sympathie imitative, une intuition systématique
d'une totalité de caractères et de leurs connexions, une promp-
titude d'intelligepce » aboutissant à la vue de l'image maîtresse
qui va dans l'œuvre commander les autres.
Suivant que cette image dominatrice correspond ou non à
l'essence, que l'intuition est plus ou moins pénétrante, l'artiste
est plus ou moins grand. « Delacroix, qui voit le lion comme
chat, giganteiis felis, Shakespeare qui voit l'homme comme
cerveau imaginatif, atteignent d'un seul coup aux plus
hautes propositions des sciences. » Voilà la grande sensibilité
artistique, d'un tout autre ordre que « la mimique méridionale
à fleur de peau ». De ce genre, sinon de ce degré de sensibilité,
les exemples sont nombreux dans l'œuvre de Taine. Est-ce que
nous ne percevons pas le geste dé la sympathie qui devine et
synthétise dans ce portrait de brahme évoqué dans Graindorge ?
<( Tête longue, étroite aux tempes, et le crâne d'une hauteur
énorme; les membres maigres, un teint de statue d'argile, cuit
au soleil. Toute la substance semblait s'être retirée dans la
cervelle, et le reste du corps sommeillait, réduit à une vie
latente, comme celle des animaux hibernants. Cinq ou six onces
de riz par jour, de l'eau, un toit ayec quelques vêtements de
cotonnade blanche; deux serviteurs; ni plaisirs, ni curiosités,
ni vices. Il passait les jours silencieux, assis sur ses jambes
croisées, aii seuil de sa porte. Dans le masque immobile les
yeux seuls vivaient, fixes comme des flammes. » Toute l'Inde
brahmanique, toute sa vertigineuse obsession métaphysique,
tout son rêve de l'univers et de la vie est dans cette figure, dans ce
volume et cette longueur du crâne, dans cette ardeur hallucinée
des yeux, dans cette aridité du corps et cette attitude reployée.
Combien de voyageurs dont les regards se sont posés sur les
ascètes de la vallée du Gange les ont vus d'une vision compa-
rable à celle-là? Ainsi Keats devinait la Grèce sur quelques
marbres rapportés par lord Elgin dans la triste Londres.
A Taine, « les petits caractères noirs péchés un à un dans un pot
TAINE 399
d'encre » étaient des signes émouvants comme à nous la sensa-
tion directe de la vie, de ses formes, couleurs, éclats et passions.
Sur ces pauvres indices il a vu et décrit, comme si ses yeux en
avaient réfléchi Timage, les ciels et les paysages grecs, les jeunes
gens de Platon, la cour de Philippe II, les salons de Louis XIV.
Non moins vivement les petits caractères noirs lui évoquaient
des âmes et, chacun avec sa caractéristique et ses tendances
propres, les grands ensembles psychologiques dont s'occupe
rhistoire. Dans ce domaine du spirituel, riiistorien ou le
critique, s'il est un artiste, trouve l'idée de son œuvre de la
même façon que le peintre dans celui des choses visibles. Là
aussi, étant donné un groupe — tel génie de poète, telle école
littéraire ou de peinture, telle époque d'un peuple, telle civili-
sation — il est une certaine portion du groupe, quelque fait
ou <( caractère dominateur », dont l'importance se révèle évi-
dente à qui sait voir. Là-dessus se produit un « afflux d'émo-
tion )), d'où la cristallisation générale d'images et d'idées qui
correspond au développement, à l'ordre et la forme de l'objet.
S'il s'agissait d'une certaine âme, d'un certain génie, ce fait
abstrait et principal était ce que Taine appelait la faculté maî-
tresse. Non par analyse méthodique, mais subitement, il
l'apercevait, cette faculté qui se subordonne les autres et déter-
mine les œuvres, — dans une secousse d'illumination joyeuse
comme celle dont s'émeut le peintre quand jaillit à ses yeux ce
trait essentiel d'un paysage ou d une figure qui va commander
tout son tableau. Le procédé systématique de Taine, peintre
du monde moral, relève d'abord de l'art et de ses intuitions, et
seulement ensuite, du raisonnement. C'est pourquoi la faculté
maîtresse lui explique tout. Gomment la définition orateur his-
torien lui donnerait-elle tantôt Tite-Live et tantôt Macaulay,
si, par delà ce qui leur est commun, il n'avait commencé par
embrasser tout le système, unique en chacun, d'aptitudes,
inclinations, idées, toutes les connexions internes et toutes les
liaisons avec le milieu qui composent ici l'individu Tite-Live,
ailleurs l'individu Macaulay? Pensée par un autre esprit que
le sien, évidemment la formule demeure inerte. C'est la vision
qui la précède et qu'elle résume qui la rend féconde. Vision
nécessairement personnelle et, malgré tant de textes et de faits
probants, arbitraire, par cela même qu'elle est d'ordre artis-
300 LA REVUE DE PARIS
tique, et que Fart est un parti pris qui s'ignore, un choix incon-
scient et logique entre les caractères, par suite entre les textes
et les faits qui ne sont considérés comme probants que s'ils
corroborent la vision. J'étais encore étudiant, et je venais de
lire la Vie de Byron en deux volumes par Moore. A côté des
pages correspondantes de la Littérature Anglaise, elle me parut
singulièrement terne, et j'en sentais pourtant l'évidente véra-
cité. Tous les mots, tous les gestes d'amour ou de haine,
d'ardeur ou de mélancolie, toutes les expressions de sauvage
volonté combattante que le critique français avait citées, en
les encadrant du commentaire de même ton qui en soutient
l'effet, je les retrouvais bien, mais dispersés, perdus sur un
fond neutre et vague de vie quotidienne : semaines et mois
de détente et de prose. Quelle différence de valeur I Et où
était le vrai Byron? « J'ai essayé de faire un portrait », nous
dit le maître quand nous lui posâmes cette question. Ce mot
suffisait. Moore s'était appliqué à la vérité photographique,
Taine avait cherché la vérité d'art. Élaguant tout le détail
insignifiant de la vie, négligeant de longues journées, il s'était
attaché à de brèves minutes, mais à des minutes de génie,
celles qui ne manifestaient rien que de personnel et de singu-
lier : rêve, passion, rythmes d'âme et de volonté qui sont
l'essence propre d'un Byron. Et bien qu'il nous eût dit : j'ai
essayé, sans doute cette sélection s'était opérée d'elle-même.
Impossible par le seul effort volontaire de la pensée d'aboutir
à un portrait aussi chargé de sens, émouvant et animé. Dans la
vie du grand lyrique anglais, Taine n'avait choisi que ce qu'il
avait vu, et qu'avait-il vu sinon ce qui fixait son attention sans
que lui-même eût besoin de la fixer : à savoir une certaine
qualité d'imagination et de vouloir et, à l'exclusion de tout
le reste, ces aspects et gestes de l'homme qui s'harmonisent à
ce caractère et le traduisent .^^ D'où la logique d'un tel portrait,
bien plus rigoureuse que celle de la nature ; et de là son arbi-
traire. Car on peut contester que le trait dont l'artiste s'est
ému soit vraiment Tessenliel. La nature est moins catégorique
que l'art; la plupart de ces créatures sont de forme vague et
inachevée; beaucoup sont ambiguës et môme contradictoires :
rarement les plus belles et les plus fortes se laissent réduire à
l'unité. Souvent la faculté maîtresse d'où procède un talent est
TAINE 3oi.
double : un Stuart Mill est un pur logicien, mais un Taine est
un logicien, et de plus un poète. La France est une démocratie,
plus une centralisation où se survivent des traditions de monar-
chie, plus un long passé de catholicisme. Les États-Unis sont
une démocratie, plus une fédération d'Etats, plus un passé de
puritanisme. Nulle nécessité intérieure n'assemble ces carac-
tères. Ils ne dépendent pas l'un de l'autre. Un de ces croise-
ments de nécessités que nous appelons hasard les a réunis ; mais
le hasard aurait pu ne pas les réunir. Nous sommes là devant
une donnée complexe dont la complexité même est une pure
donnée. Dès lors suis-je sûr que l'art, dont le propre est de sim-
plifier, reste vrai toutes les fois qu'il simplifie P Ajoutez que s'il
pénètre jusqu'à l'essence de l'objet, certainement il y apporte, il
y mêle quelque chose de l'essence de l'artiste. Dans un même
parterre de fleurs vous percevrez tantôt une somnolente volupté
de couleurs et de parfums, une magnificence moUe et presque
accablante pour les sens, — tantôt une ardeur légère et fré-
missante de vie, une translucidité de tissus, une allégresse
aiguë jusqu'à l'extase et comme un rayonnement d'âme dans
une vapeur de lumière, suivant que Keats ou bien Shelley vous
le décrit. Un portrait gravé de Washington par Saint- Aubin
est marqué du caractère précis, un peu sec, intellectuel, de la
vision française. Certainement les synthétiques évocations de
l'art nous présentent ce que la science n'atteint pas : telle vie à
l'œuvre, ses secrètes tendances, son profond vouloir organisa-
teur et personnel — mais à quel degré de pureté? Nul critère
pour en décider absolument. On ne peut que sentir ou ne pas
sentir comme l'artiste, accepter son interprétation ou bien la
rejeter. Un intuitif verra la vérité profonde du caractère chat
des lions de Delacroix. Un Anglais moyen, dressé aux leçons
de Ruskin, aux traditions morales et sentimentales des anima-
liers anglais, se plaindra de n'y pas trouver des attitudes par-
lantes, des regards émouvants de générosité léonine.
Et combien plus probable le désaccord, s^il s'agit, non des
formes physiques de la vie, à peu près fixes, et définissables,
en somme, en termes de quantité, mais de caractères et d'états
psychologiques, pures qualités de l'invisible, et qui n'ont
pour mesure, en dernière analyse, que nos impressions et sen-
timents I Et reste-t-il une seule chance d'imposer des certitudes
3oa LA REYUB DB PARIS
quand on considère ces modes généraux de Fâme et de Tesprit
qui se traduisent en beaucoup d'oeuvres de tout ordre, dans
une grande école d'art, une littérature, une civilisation tout
entière, et qui, par delà les tableaux et les récits d'événements,
sont pour un Taine l'objet final de l'histoire? La secrète unité
psychologique que lui-même perçoit dans les productions les
plus diverses d'un peuple ou d'une époque, peut-il en imposer
l'évidence au lecteur qui n'est pas, de lui-même, sensible à
quelque chose de si délicat et général? Par exemple, réussira-t-il
à lui faire admettre et constater la présence continue, l'action
souveraine en France, pendant deux siècles, de Malherbe à
Fontanes, de cet esprit classique qui pense par notions
abstraites et simples, s'exprime par termes nobles et généraux,
qui procède par voie déductive, sorte de raison oratoire, à
l'œuvre dans un discours de Robespierre comme dans un traité
de Bossuet, et dont le moment culminant, la finale et com-
plète application est la Révolution française? Gomment/>roai'er
l'existence et la constante pesée sur les événements d'une telle
force? Gomment déterminer contre tout contradicteur ce qui
provient d'elle aussi bien que d'une force de même ordre —
l'acquis scientifique — dans ce composé non moins spirituel :
la doctrine révolutionnaire? Surtout quand on sait le rôle
du vouloir inconscient dans le jugement et la croyance,
comment espérer s'entendre sur un mouvement de l'histoire
si vaste et si proche de nous, que nos vies, intérêts, passions y
sont encore engagés, déterminant à l'avance, pour chaque
image qui nous en est présentée, nos réactions de sentiments?
A rencontre des préjugés, préférences et partis pris, établira-
t-on jamais que dans un groupe innombrable de faits à ce point
émouvants, les uns, à l'exclusion des autres, sont significatifs
de « Tessence » ?
Ici -encore tout procède d'intuitions dont la profondeur et la
vérité dépendent de la valeur de l'artiste, et qu'il faut accepter
ou contredire. Intuitions d'une promptitude déconcertante
pour le chercheur ordinaire, et qui, bien plus que la mise en
œuvre, font l'intérêt d'un livre comme celui des Origines,
(( C'est beau tout le temps », dit ironiquement un récent cri-
tique. Le principal souci de Taine ne fut pas de « faire beau »,
mais, il l'écrivait à Gaston Paris, « de se tenir au-dessous, parce
y
TAINE 3o5
qu'en dehors de Tart, pour rester dans la science ». De là ces
catalogues de faits, ces trop complets développements, cette
construction de « mur romain * » qui veut nous emprisonner,
où nul intervalle ne nous est laissé pour rêver, deviner, colla-
borer activement à la pensée de Fauteur; de là ces comparaisons
systématiques, poursuivies jusqu'au bout, et qui tâchent, non
d'émouvoir à la façon des images d'un Michelet, mais d'adapter
ridée à tous les esprits, en traduisant dans le concret, terme à
terme, la proposition abstraite dont la directe expression ne
serait pas comprise. Tout cela fut candide et laborieux effort,
sacrifice ingénument offert à la vérité. Là n'est point la beauté
des Origines, mais dans ce qui se dissimule sous de tels appa-
reils, et qui tient essentiellement de l'art, — dans l'énergie,
les mouvements d'imagination philosophique, les rapides con-
ceptions d'idées génératrices d'où sortit le livre et chacun de
ses chapitres. Là-dessus le peu que l'on a publié des esquisses
d'idées qui servirent à l'ouvrage, suffit à renseigner. Pas une
rature dans ces petites phrases serrées, pas une indécision dans
ces raccourcis de pensée, étonnants par leur densité, leur force
et leur rigueur. Là se jouait la faculté maîtresse de Taine, celle
qui lui donnait si vite la vue des ensembles et des causes. De
ces petites pages saisissantes, on peut dire ce que lui-même
disait des dialogues de Shakespeare qu'il admirait le plus :
(( Cela n'a du lui donner aucun mal : probablement il écrivait
comme sous une dictée. »
C'était là pourtant le contraire d'un improvisation. Une lec-
ture immense, un long passé de science et d'observation médi-
tées avaient préparé ces formules. Elles tenaient à tout le
contenu méthodique et personnellement construit de son
esprit, à tout ce qui s'était fortement organisé là d'expérience
et de pensée. Dans sa critique de Rousseau et de l'idée révolu-
tionnaire de la Raison, qui ne retrouve la thèse fondamentale
de sa psychologie ", celle qui voit l'hallucination dans la per-
1. Mot de M. Boutmy.
2. Indiquée dès la Préface des Philosophes Classiques et le chapitre sur
Ben Jonson dans la Littérature Anglaise. « Les idées, une fois qu'ellos sont
dans la tt^te humaine, tirent chacune de leur côté, à l'aveugle, et leur équi-
libre imparfait semble à chaque minute sur le point de se renverser. Â pro-
3o4 ^^ REVUE DE PARIS
ception, et dans l'inielligence, une fragile association, un équi-
libre instable et prodigieux d'images dont chacune tend à Tin-
dépendance et l'empire? Dans son antipathie pour les déduc-
tion a priori du xviii'' siècle, pour les théories trop simples de
rhomme et de la société, qui ne reconnaît le parti pris du
savant dressé aux méthodes expérimentales non moins que de
l'artiste épris du détail vivant, expressif et complet? Et de
même, qui ne sent un lien entre les jugements qu'il a portés
sur l'Angleterre en 1860 et 1870, sur la province française en
i864» sur l'Institution de Napoléon et la France contemporaine
en 1890? A mesure qu'il avance et descend dans le détail de
l'histoire, ses formules se multiplient, elles développent leurs
corollaires; loin que jamais elles se contredisent, c'est un sys-
tème de plus en plus fort et serré qu'elles composent.
Dans ces systèmes vrais ou faux suivant ce que vaut le coup
d'œil pliilosophique de Taine, il enfermait l'histoire. Les intui-
tions initiales qui décidèrent toutes les thèses des Origines sont
des postulats qui donnent telle ou telle géométrie des événe-
ments, — géométrie d'un tout autre ordre que celle de
l'espace, car si chaque fait de notre expérience spatiale nous
vérifie le postulat d'EucUde, il n'est pas de géométrie de l'his-
toire à laquelle s'harmonisent tous les faits humains. C'est que
la logique qui commande les constructions de l'historien n'est
comparable qu'à celle de l'artiste. Du livre des Origines il en
est comme de l'étude sur Byron. Dans l'ensemble mouvant,
complexe et contradictoire d'idées et d'événements humains
que donne une certaine coupure dont nous avons l'habitude,
mais qui n'en est pas moins arbitraire, une certaine vision
aperçoit, peut-être à tort, peut-être avec raison, certains faits
comme essentiels ou représentatifs à l'exclusion des autres.
Nécessairement elle choisit, elle ordonne, et l'image de l'his-
toire s'organise et se colore suivant certaines idées et tonalités
prement parler l'homme est fou, comme le corps est malade, par nature. La
raison, comme la santé, n'est en nous qu'un équilibre momentané, un bel
accident. Si nous l'ignorons, c'est qu'aujourd'hui nous sommes régularisés,
alenlis, amortis... Mais il n'y a là qu'une apparence, et les dangereuses
forces primitives subsistent indomptables et indépendantes sous Tordre
qui semble les contenir. Qu'un grand danger se montre, qu'une révolution
éclate^ elles feront éruption et explosion presque aussi terriblement qu'au
premier jour. (Littérature Anglaise, II, m.)
TAINE 3o5
dominantes, exactement comme les représentations de Tart.
Remarquez qu'il n'y a pas d autre façon de penser l'histoire.
On peut refuser de la penser et se réduire à copier des docu-
ments : comme ils sont innombrables, on peut fonder une société
d'archivistes pour les dépouiller, une revue périodique pour
les publier. Mais penser, c'est abstraire et généraliser, c'est
trier le réel et le reconstruire idéalement. Il reste que cette
reconstruction peut correspondre à l'ordre profond et aux domi-
nantes effectives du réel. Delacroix eut raison de concevoir le
lion comme fclis gigcuiieus,
A sa vision des ensembles et des causes, Taine, une fois do-
cumenté, après toutes les vérifications dont il était capable,
se confiait, parce que là était pour lui l'évidence, celle qu'il
entreprenait ensuite de démontrer. A la rigueur de cetle
preuve il donnait et limitait tout son effort. Refoulant dure-
ment son instinct d'artiste, il s'interdisait dans les Origines
les libres reconstructions de l'art. Achever l'évocation qu'un
texte a commencée, mettre en scène des personnages, ima-
giner des physionomies, des gestes, des sentiments, un débat
de volonté, dépasser le document, ou seulement le solliciter, —
de tout ce (( coup de pouce » qu'il admirait chez un Michclot
et un Renan, il ne se permettait rien. Dans son Danton ou son
Bonaparte, il se bornait à définir les facultés psychologiques,
à en recomposer abstraitement, en dehors du devenir, le méca-
nisme général. Mais qu'un grand intuitif fût capable de
recréer vraiment dans leur mouvement dramatique de vie les
individus, les foules et les passions du passé, il le croyait. Les
vingt pages de la Chartreuse sur la bataille de Waterloo, les six
pages du Médecin de campagne sur le Napoléon du soldat, lui
paraissaient de certaines et miraculeuses résurrections. Dans
le romancier qui devine ce que l'observation proprement dite
n'atteint pas, « Tinlérieur de l'homme, les profondeurs de
l'esprit et du cœur », il voyait le meilleur auxiliaire de l'his-
torien. Lui seul peut nous rendre à l'état vivant le système de
sentiments et d'idées, le rêve de l'homme et de l'idéal qui
furent l'âme d'une société et d'un siècle. Dans Tourguénieff
nous pouvons apprendre la Russie de 1860, dans (Jeorgj
Eliot l'Angleterre de i85o. Peu importe que les personnages
i5 Mai 1908. 6
3o6 LA REVUE DE PARIS
et le récit soient imaginaires : si le romancier est de premier
ordre, ils sont plus vrais que le réel. Telle était son idée des
puissances de Fart, et parce qu'il les jugeait si rares et si
hautes, d'ordre presque mystérieux, il habituait ses élèves à
ridée qu'il est inutile de s'essayer aux œuvres d'imagination.
Lui-même ayant commencé d'en écrire une y avait renoncé
au bout de quatre-vingts pages : il découvrait que son roman
tournait à l'analyse personnelle et l'autobiographie : « J'ai
essayé... Avec de la culture, de l'observation, disait-il, on peut
toujours faire quelque chose; mais ça nem vaut pas la peine.
Nous n'ayons qu'un homme qui soit capable de créer. Chez
lui les caractères germent et se développent d'eux-mêmes. C'est
Maupassant. Il est encore mieux doué que Flaubert. »
ANDR^ CHEVRILLON
(A suivre.)
LA NAVIGATION INTÉRIEURE
EN FRANCE
Depuis le commencement du siècle dernier, TÉlat français
a dépensé plus de deux milliards et demi pour l'entretien,
l'extension et l'administration de son réseau de voies navi-
gables*. Pendant longtemps, des droits de navigation modérés
ont légèrement atténué les charges du budget, mais depuis i845
jusqu'à 1880, la batellerie, concurrencée par les chemins de
fer, s'est tellement lamentée pour obtenir la suppression
de ces droits que les pouvoirs publics ont cédé à ses suppli-
cations et lui ont donné, par étapes successives, le privilège
d'user gratuitement des voies d'eau. Ces subventions, directes
ou indirectes, n'auraient probablement fait que prolonger
l'agonie de la navigation intérieure si le grand travail d'uni-
fication du réseau français entrepris par M. de Freycinet
n'était venu lui rendre une réelle vitalité. Son trafic, qui, en
dehors de quelques oscillations n'avait pour ainsi dire pas
varié de 1847 à 188 1 , est passé depuis de 2 174 000000 tonnes
kilométriques à 5o85oooooo. Cependant, il semble que cet
essor commence à se ralentir. Au cours de la période de pros-
périté économique très grande que nous venons de traverser,
I. M. Louis LafGtte, dans son récent rapport au i*' Congrès national de
narigation intérieure (Bordeaux, i9o7), évalue ces dépenses à a milliards
3oo millions, sans compter les dépenses d'administration.
3o8 LA RBVUE DE PARIS
l'accroissement relatif des transports par eau n'a pas été aussi
important que celui des chemins de fer. Tandis que les che-
mins de fer continuent à abaisser leur prix de revient et leur
prix de vente, il n'en est pas de même sur les voies navigables,
-et l'avenir des transports par eau commence à susciter de nou-
velles craintes.
Il semble donc que la sollicitude témoignée par l'Etat à ses
voies navigables n'a pas toujours été très éclairée et qu'il y
avait une œuvre plus utile à entreprendre que l'extension du
réseau et l'abolition des péages. Il aurait mieux valu, selon
nous, chercher un remède au vice fondamental de l'industrie
de nos transports par eau : le manque d'organisation de
l'exploitation. Déjà en 1 843, Michel Chevallier pouvait
dire * : (( Si nous nous sommes formés dans l'art de construire
«des canaux, nous sommes encore bien novices dans l'art de
nous en servir », et, quarante-cinq ans plus tard, M. Motet,
parlant de nos voies navigables, dénonçait justement « l'état
presque sauvage de leur exploitation commerciale ^ ». Ce n'est
guère que depuis une quinzaine d'années que les hommes poli-
tiques et les économistes cherchent à faire triompher cette
idée que la batellerie doit chercher son salut dans un meilleur
•'■emploi de ses forces, plutôt que dans une incessante demande
de faveurs et de subventions ^
*
* a
Comment nos voies navigables sont-elles actuellement
exploitées et organisées.^ M. Paul Léon répond très justement :
« Un bateau sur un canal se trouve à peu près comme un train
qui serait placé sur les rails sans locomotives, sans gares et
sans horaires *. » Dans des termes un peu moins vifs mais
I. Les intérêts matériels en France.
1. Th. Motet, Chemins de fer et canaux, Paris, 1888.
3. L'étude générale de Texploitation des voies navigables, au point de
vue économique et réglementaire, figure h l'ordre du jour des travaux du
XI® Congrès international de navigation qui se réunira dans quelques jours
à Sainl-Pclersbourg.
4. Paul Léon, la Navigation intérieure en France {Revue économique
internationale^ i5-ao novembre 1904).
LA NAVIGATION INTERIEURE EN FRANCE 3o^
aussi nets ont répondu MM. Krantz, Yves Guyot, Féli)L
Faure, Aimond, Baudin. La réponse est-elle exacte?
Le premier défaut de Forganisation actuelle, c'est l'absence
de toute liaison entre les trois éléments du transport : la voie^
le véhicule et le moteur. Chacun d'eux se modifie, se perfec-
tionne sans tenir compte du développement des deux autres.
La voie a été améliorée, mais c'est à peine si on commence à
s'occuper de perfectionner la traction. Quant au véhicule, il a
gardé ses formes massives et irrationnelles. Enfin, au-dessus
de ces trois éléments qui s'ignorent, aucun organe central ne
marque à chacun d'eux son rôle et sa fonction. C'est l'anarchie.
Qu'on ne dise pas : la navigation intérieure, n'ayant à effectuer
que des opérations simples, n'a que faire d'une organisation
complexe. Les opérations du roulage ne sont pas plus compli-
quées, et cependant les compagnies de roulage, au temps où
les routes servaient encore aux transports à longue distance,
avaient une organisation administrative, technique et com-r
merciale très perfectionnée. 11 en est de même des compagnies
de navigation maritime, et surtout du concurrent habituel de
la navigation : le chemin de fer.
Un autre défaut très grave de notre organisation des trans-
ports par. eau est le peu de rendement du matériel de la
batellerie. La bonne utilisation et la libération rapide des
wagons et machines sont Tune des préoccupations dominantes
des chemins de fer qui cherchent à faire face à un plus grand
trafic sans accroître leur outillage et par la simple amélioration
de leurs procédés d'exploitation. Les chemins de fer français
utilisent environ quarante-cinq fois par an la capacité de leur
matériel; la batellerie n'utilise le sien que huit fois et demie*.
Déduction faite des arrêts causés par les chômages ou par les
manutentions, on calcule que le parcours journalier moyen d'un
bateau n'atteint pas six kilomètres, chiffre très faible, si l'on
songe que, même avec les modes de traction très imparfaits
actuellement en usage, un bateau peut parcourir i5 à 20 kilo-
mètres par jour, éclusages compris, et que cette distance pourrait
être doublée par l'emploi d'engins de traction plus perfectionnés.
I. Il faut uoler, par contre, que si on considère la fraction du temps total
pendant laquelle le matériel est en marche utile, la batellerie reprend
l'avantage, précisément à cause de la lenteur de sa marche.
3lO LA^RBVUE DB PARIS
La faible longueur du parcours journalier tient parfois à
r encombrement ou aux défectuosités de la voie. Elle tient
plus souvent au stationnement inutile des bateaux au delà des
délais normaux de chargement et de déchargement. Au der-
nier recensement de la batellerie, on a constaté qu'un tiers
seulement des bateaux étaient en marche. Ce stationnement
inutile tient à l'insuffisance de l'outillage de nos ports et aussi
au calcul du commerçant, pour qui il est avantageux, même
au prix d'une indemnité de dix francs par jour payée au mari-
nier, de a garder au delà du terme convenu le bateau qu'il vient
de recevoir et de ne le décharger qu'au fur et à mesure du
placement de sa marchandise. Le bateau devient alors une
sorte de magasin, plus économique que les magasins situés
à l'intérieur des villes, un magasin d'où la marchandise sort
pour aller directement chez l'acheteur ' ». Il faut que le régime
légal de la batellerie en France soit bien défectueux pour
rendre avantageuse la transformation d'un véhicule en un
magasin fixel Quant aux commerçants non riverains des
canaux et qui payent pour leurs entrepôts un loyer et des
impôts, que pensent-ils de ces « magasins flottants » qui peu-
vent séjourner indéfiniment dans des ports créés et entretenus
aux frais de contribuables sans avoir à payer un centime de
redevance?
Par le régime des primes à la navigation intérieure, auquel
aboutit le principe de la gratuité de la circulation et du sta-
tionnement sur les voies navigables, l'Etat a obtenu le résultat
inverse de celui qui est résulté de la loi des primes à la Marine
marchande de iSgS pour les voiliers coureurs de primes et qui
fuient les ports pour abattre sur lest le plus de milles pos-
sible. Bateau-magasin ou vaisseau fantôme, ces deux exemples
montrent combien il est difficile à l'Etat d'apporter à une
industrie une aide pécuniaire sans en fausser les conditions
normales de fonctionnement.
L'insuffisance des moyens de traction sur les canaux fait
perdre aussi beaucoup de temps aux bateaux. Sur les voies
à petite section (canaux du Berry, par exemple) ce sont des
hommes ou des ânes qui tirent le bateau; sur les autres,
I. Volant, Observations relatives au projet de loi sur la navigation inté-
rieure. Paris, Mouillot, 1891.
LA NAVIGATION INTERIEURE EN FRANCE 3ll
ce sont des chevaux et dans ce cas trois procédés sont en
usage : ou bien les chevaux appartiennent aux bateliers qui
les logent à bord : ils ne sont alors utilisés que pendant. le
temps de marche, c'est-à-dire un tiers de Tannée seulement
au total; ou bien, ce qui est préférable, les chevaux sont
répartis en relais organisés par TËtat ou ses ayants droit ou
par des entrepreneurs; ou bien enfin ces chevaux appartien-
nent à des cultivateurs riverains qui trouvent là un emploi
rémunérateur de leurs bêtes pendant les loisirs que leur laisse
la culture. C'est alors le halage aux longs jours, autrefois de
beaucoup le plus répandu, et qui tend à diminuer aujour-
d'hui : (( Le halage est libre et chaque marinier y pourvoit
comme il l'entend et loue les chevaux à prix longuement
débattus aux charretiers riverains. On comprend le résultat
de ce marchandage incessamment répété ; le marinier perd son
temps à tous les relais, s'arrête à toutes les écluses, discutant
avec tous les charretiers, et quand, après beaucoup de peines
et de négociations, il croit avoir fait un bon choix, il en a
fait un détestable, car il a perdu un temps précieux*. »
Le fait que le halage n'est pas organisé, que les moyens de
traction ne sont pas maintenus en rapport avec l'importance
du trafic à desservir est non seulement une cause de perte de
temps, mais aussi une cause de variations très grandes dans
le prix du halage. Ces variations atteignaient 5oo p. loo sur
le canal de Saint-Quentin en 1875, avant que l'Etat n'eût pris
en mains sur ce canal l'organisation de la traction. C'est là
d'ailleurs Une des raisons de l'instabilité des cours du fret total,
cause d'infériorité très sérieuse des transports par eau. Les
commerçants, qui s'ingénient à calculer d'avance le prix de
revient de toutes leurs opérations, préféreraient payer un
peu plus cher, mais être assurés contre une brusque variation
des cours. Ces variations sont cependant bien moins fortes
que dans la première moitié du siècle dernier à cause de la
barrière qu'oppose à la hausse du fret le tarif du chemin de
fer concurrent.
Une autre cause de faiblesse pour nos voies navigables est
leur faible pouvoir de diffusion qui s'évanouit à quelques
I. Krantz, Rapport à la Chambre des députés, n^ 2417, 3 juin 1874.
3l2 , LA REVUE DE PARIS
centaines de mètres de leurs bords, tandis que le « chemin de
fer, avec le réseau serré de ses mailles, distribue sur toute la
région qu'il dessert la facilité des transports... et va trouver
par les tentacules des embranchements particuliers les besoins
à satisfaire partout où ils se trouvent, même à plusieurs kilo-
mètres des lignes environnantes * . » On pourrait diminuer cet
inconvénient en assurant une liaison satisfaisante entre le
réseau navigeable et le réseau ferré ; mais nous verrons bientôt
que la solution de cette question se heurte à des difficultés
très grandes.
Enfin, notre réseau navigable souffre d'indigence. Il ne
vit que de la charité publique. Pour sa construction, son déve-
loppement, son amélioration, ses réparations, son entretien,
il doit faire appel au contribuable par l'intermédiaire du Parle-
ment.' Son existence est à la merci des théories économiques
d'un ministre ; sa subsistance dépend des excédents budgétaires
et de la rentrée des impôts.
Manque de cohésion entre la voie, le véhicule et le moteur;
mauvais rendement du matériel; insuffisance des moyens de
traction; liaison insuffisante avec les chemins de fer; enfin
absence de ressources propres, tels sont les défauts de notre
navigation intérieure.
Comment expliquer cette longue anarchie dans l'exploita-
tion de nos voies navigables.^ Comment le mal, signalé depuis
soixante ans, n'est-il pas encore guéri .^
La navigation a actuellement chez nous une structure trop
lâche et trop peu cohérente pour qu'aucun corps puisse se
vanter de la représenter et de parler en son nom, ou seule-
ment de connaître ses besoins. Elle n'a pas d'existence propre,
supérieure aux services qui l'administrent et aux intérêts
qu'elle sert. L'Etat a créé la plus grande partie de notre réseau
navigable ; il l'entretient, l'améliore et l'administre ; il en assure
même le fonctionnement puisqu'il paie le personnel des éclu-
siers et des gardes. C'est beaucoup; c'est trop même, car il
est peu équitable que la charge de toutes ces dépenses qui ne
profitent qu'à une minorité soient à la charge de tous les con-
I. *** Quelques réflexions sur le nouveau canal du Nord {Revue poli-
tique et parlementaire y lo janvier 1902).
3i3
tribuables ; et d'un autre côté, ce n^est pas assez, car, en livrant,
par un souci exagéré de liberté, cette voie bien construite à une
batellerie inorganisée incapable de l'exploiter, l'État frappe
son œuvre de stérilité.
Devant l'abstention volontaire de l'Etat, quelque groupe
des intéressés aurait-il pu agir? Ceux qui profitent des trans-
ports par eau, les industriels? Mais généralement, ils ne se
préoccupent que de leurs intérêts immédiats et personnels.
Quant aux Chambres de Commerce et autres groupements
d'industriels qui représentent déjà une première synthèse de
ces intérêts , ils sont encore trop près des besoins locaux
pour envisager avec quelque hauteur de vue des problèmes
d'intérêt général. Naguère encore le Comité central des houil-
lères déclarait en bon état le canal de Bourgogne et le canal
de,Briare, mais demandait que le tirant d'eau fût porté de
I mètre à i mètre 5o dans le premier et à i mètre 35 dans
le second. Quant à la constitution générale, à l'exploitation
du réseau, personne n'y songeait.
Peut-être la batellerie aurait-elle pu, guidée par ses connais-
sances pratiques, indiquer les réformes à faire. Ici, il faut
distinguer. La grande batellerie, c'est-à-dire l'ensemble des
Compagnies de navigation, possède une organisation perfec-
tionnée et une exploitation savamment réglée au point de vue
technique et surtout au point de vue commercial. Grâce à cette
supériorité, grâce aussi à certains privilèges administratifs
qui leur ont été accordés, elles ont pu organiser des services
réguliers et rapides et détourner ainsi des chemins de fer des
marchandises de valeur (coton, vin, blé, etc.). Dans les
différents ports, elles ont obtenu pour l'installation de leurs
quais, de leurs appareils de manutention, de leurs magasins,
les meilleurs et quelquefois les seuls emplacements dispo-
nibles : ce qui leur assure un monopole de fait * .
Ces grandes Compagnies de navigation, qui, par le tonnage
de leur flotte, ne représentent qu'un sixième du total de la batel-
lerie, sont hostiles à toute mesure destinée à donner une
organisation rationnelle à la masse des petits bateliers ; car ce
serait pour elles-mêmes la fin de leur supériorité et de leur
I. Sur la situation dans le bassin du Rhône, voir Tavernier, Rapport au
î^^ Congrès national de navigation intérieure , Bordeaux, 1907.
3l4 LA REVUE DE PARIS
demi-monopole. Cela explique les attaques très vives qu'elles
ont dirigées dans les Congrès de Navigation ou dans la Presse*
contre le projet de loi Yves Guyot dont nous reparlerons ulté-
rieurement. M. Félix Faure, rapporteur de ce projet de loi,
insistait sur le caractère intéressé de ces objections. Elles
paraissaient malheureusement représenter Topinion générale
de la batellerie, car les petits bateliers, sans direction et sans
représentants attitrés, restaient en dehors de la discussion.
A défaut des Compagnies de navigation, intéressées au
maintien du statu quo, les petits bateliers, peu intelligents,
peu instruits et peu unis, n'ont rien fait pour réclamer et
obtenir une amélioration de l'exploitation. Au reste, il faut
reconnaître qu'ils ramènent fatalement, par la concurrence
qu'ils se font entre eux, le prix du fret aux environs du prix
de revient, et que, dès lors, les améliorations de la voie ou
des méthodes d'exploitation ne leur laissent presque aucun
bénéfice*. Ainsi la réduction progressive des péages, puis leur
suppression ont provoqué à chaque étape une chute égale du
fret, mais le batelier n'en a pas profilé'.
Comment, en dehors d'une transformation complète du
régime actuel, peut-on supprimer ou atténuer la plupart des
inconvénients signalés ?
Il faut d'abord remédier à l'insuffisance des moyens de
traction sur les voies encombrées et affranchir les mariniers
des exigences exagérées des charretiers aux moments de
presse. Pour cela il suffit de généraliser le système* qui a
I. Volant, op. laud.
a. C^est ce qui explique l'opposition que fait actuellement la petite batel-
lerie à rinstallatioD du halage électrique et à Taugmentation de la capacité
•des bateaux. Ces mesures ont cependant pour elle un intérêt considérable,
fiinon immédiat, car, si elle ne parvenait pas dans l'avenir à abaisser son
prix de revient, elle serait écrasée par le chemin de fer.
3. Avant 1860, le fret du bassin houiller vers Paris était de 9 francs par
tonne y compris 3 fr. 5o de droits. Aujourd'hui les droits sont abolis et le
fret oscille autour de 5 fr. 5o.
4- Il faudrait, ainsi que l'a proposé sans saccès M. Baudin, donner à ce
système la base légale qui lui manque.
LA NAVIGATION INTÉRIEURE EN FRANCE 3l5
donné de bons résultats depuis 1876 sur T Escaut et le canal
de Saint-Quentin : le monopole de la traction au profit
d'entreprises de courte durée, fonctionnant sous le contrôle
de rÉtat et dans les conditions réglées par lui.
Une autre étape dans ramélioration de la traction sera réa-
lisée par rétablissement sur les voies à gros trafic du halage
mécanique (en particulier du halage électrique) qui permettra,
tout en doublant ou triplant la vitesse normale des bateaux,
de leur donner une exactitude et une régularité de marche
comparables à celles des chemins de fer. Cette question, qui
est actuellement à Tordre du jour dans tous les pays, a fait
l'objet d'études très complètes, notamment de M. La Rivière,.
Inspecteur général des Ponts et Chaussées. Appliquée d'ail-
leurs des à présent en France sur le canal de la Deule, en
Allemagne sur le canal Teltow, la traction électrique sera
adoptée sur les nouveaux canaux votés en France et en Alle-
magne.
Mais dans quelles conditions un semblable régime peut-il
fonctionner .►^ Exigeant l'emploi d'un outillage et d'un maté-
riel coûteux, la traction électrique ne peut fournir des prix
avantageux que si le nombre des tonnes remorquées est très
grand ^ D'autre part, le maintien, sur une voie très fré-
quentée, du vieux mode de traction concurremment avec
le nouveau, ferait perdre à celui-ci la plus grande partie de ses
avantages, car les bateaux à marche rapide ne pourraient y
dépasser les bateaux à marche lente *.
On peut concevoir quatre solutions du problème :
I* Permission ou autorisation sans monopole au profit d'un
particulier ;
2** Monopole exploité par un concessionnaire ;
3* Monopole géré directement par l'Etat;
4"* Monopole géré par un établissement public.
La première solution présente l'avantage théorique de
sauvegarder le principe de la libre concurrence et l'avan-
tage pratique d'être immédiatement applicable dans l'état
actuel de notre législation. Cette solution vient d'être adoptée
I. M. La Rivière estime que ce système ne couvre ses frais qu^à partir
de a millions de tonnes environ.
3. Cet inconvénient se fait sentir actuellement sur le canal de la Dénie.
3x6 LA REVUE DE I>ARIS
pour une longueur de Sa kilomètres des canaux du Nord
(canal de la Haute-Deule, de la Sensée, d'Aire, etc.) sur
lesquels le décret du 19 juillet 1907 a transformé en conces-
sion régulière des autorisations antérieures. Par rapport
au présent régime, c'est un progrès très sérieux. Mais, si
le halage par chevaux subsiste, l'installation du halage méca-
nique perd la moitié de ses avantages. S'il disparait, ne
risque-t-on pas de constituer en lait, sinon en droit, un
monopole privé, malgré les précautions prises (durée rela-
tivement courte de la concession, rachat éventuel) et malgré
une clause d'abaissement des tarifs (si les bénéfices dépassent
6 p. 100) , qui donne à cette concession un caractère assez diffé-
rent de celui d'une entreprise libre pour la rapprocher, au
contraire, d'une régie intéressée.
A côté de la concession sans monopole, les trois autres
formes sous lesquelles on peut organiser un système de traction
électrique comportent un monopole. A qui conviendrait-il
d'en confier l'exploitation? A un concessionnaire, à l'Etat
lui-même ou à un établissement public? Nous ne pensons
pas qu'il faille s'arrêter à la première solution. L'exploi-
tation d'un monopole par l'industrie privée est justifiée lors-
qu'elle exige des capacités commerciales développées ou des
capitaux très considérables. La gestion du monopole de la
traction, demandant surtout des connaissances techniques, ne
semble pas au contraire nécessiter l'intervention d'un parti-
culier.
Nous n'avons au contraire aucune objection de principe
contre la gestion de ce monopole par l'Etat et nous pourrions
répéter avec M. Krantz, non suspect cependant de tendances
interventionnistes, que les objections que l'on peut faire contre
le principe de l'organisation de la traction par l'Etat ne peu-
vent provenir que (( d'idées fausses ou d'un respect exagéré
pour la liberté des transactions ». Cette solution, que les Alle-
mands viennent d'adopter pour les principaux de leurs nou-
veaux canaux, pourrait bien être aussi chez nous la solution
de l'avenir. Elle présente néanmoins l'inconvénient pratique
d'imposer à l'Etat une assez grosse mise de fonds et de mettre
à sa charge les risques de la mise en marche d'un outillage nou-
veau.
LA NAVIGATION INTÉRIEUHE EN FRANCE 3l7
Il peut donc paraître opportum de recourir au dernier
système que nous indiquions, en déléguant le monopole à des
établissements publics fournissant les fonds et percevant les
taxes. C'est ce rôle qui sera rempli par la Chambre de Com-
merce de Douai sur le nouveau canal du Nord. C'est Tune des
attributions que M. Yves Guyot proposait de confier aux
Chambres de navigation, M. Baudin à des « syndicats de voies
navigables » et enfin M. Tavernier, dans un vœu adopté par
le Congrès de navigation intérieure de Bordeaux de 1907, c( à
des administrations régionales où seraient représentées les
administrations de ports riverains et la batellerie ». Sous des
formules diverses, il y a donc une tendance à confier T orga-
nisation de la traction à des établissements publics qui,
(( exploitant sans esprit de lucre et sous la tutelle de TEtat,
feraient nécessairement profiter le public, au fur et à mesure
du développement du trafic, de tous les abaissements de tarifs
que ce développement permettrait* ».
Ce n'est pas tout que d'accélérer la vitesse en cours de
route; il faut aussi réduire la durée du séjour au port. Le
temps qu'on y perd peut tenir à deux causes. C'est d'abord,
pour les transports de charbons, l'encombrement produit par
les nombreux bateaux stationnant devant les rivages des mines
au delà de la quantité que celles-ci peuvent normalement
charger. M. AUemane, député, a déposé une proposition de loi
d'après laquelle, après dix jours de stationnement, la mine
devrait payer au propriétaire du bateau une indemnité de cinq
centimes par tonne et par jour. Des mesures législatives ana-
logues existent en Hollande, en Allemagne et en Belgique,
mais l'effet en est très médiocre. On ne peut en effet exiger
d'une mine qu'elle charge à la fois tous les bateaux qui se
présentent à son rivage sans qu'elle les ait réclamés. Nous
avons beaucoup plus confiance dans une entente entre les
quatre intéressés qui, jusqu'à présent, ne contractent que
deux à deux : la mine, le marchand de charbons, l'affréteur et
le batelier. Sous la menace d'une intervention législative ou
administrative, cette entente vient de se conclure. Les houillères
ont accepté d'indiquer à leurs acheteurs l'époque du charge-
I. Projet de loi de M. Yves Guyot, Expose des molifs, p. 27.
3l8 LA REVUE DE PARIS
ment et même de payer une indemnité aux bateliers dans le
cas où, par leur faute, le délai de chargement de dix jours
serait dépassé.
Il serait également très utile d'organiser une diffusion exacte
et rapide des renseignements commerciaux concernant le cours
du fret, l'importance des chargements à effectuer et le nombre
des bateaux vides, afin de permettre aux bateaux en quête de
chargement de se porter là où le besoin se fait le plus, sentir.
Il y aurait intérêt également, pour supprimer les marchan-
dages inutiles, et les remises en sous-main qui faussent les
renseignements, d'organiser de véritables bourses de fret sur
le modèle de celles qui fonctionnent à Ruhrort (Prusse rhé-
nane), à Aussig (Bohême), à Anvers et à Rotterdam.
Les retards sont dus aussi au mauvais outillage de la
plupart de nos ports. M. Tavernîer établit un parallèle entre
ce qui s'est passé en France et en Allemagne*. Chez nous
l'Etat a construit les ports; certains industriels ont fait les
dépenses d'outillage et d'aménagement nécessaires à leurs
besoins propres. Mais l'outillage public, ouvert à tout expédi-
teur et accessible à tout transporteur, est dans l'enfance. En
Allemagne, au contraire, où l'Etat n'a même pas payé la cons-
truction des ports, ceux-ci ont été créés, outillés et aménagés
en vue des besoins du public, de la façon la plus large, par
les collectivités intéressées qui ont dépensé dans cette œuvre
des centaines de millions. Ne serait-il pas possible d'amener
chez nous les capitaux collectifs à remplir un rôle analogue,
si l'on confiait aux intéresses une part dans la direction des
œuvres qu'ils auraient contribué à réaliser, si l'on mettait à la
tête des ports des Administrations locales suffisamment auto-
nomes dans lesquelles (( les droits de gestion seraient propor-
tionnés aux concours fournis » .
Accroître la vitesse commerciale du transport par eau, par
l'augmentation de la vitesse de marche et la diminution du
temps perdu au repos, c'est déjà améliorer sérieusement le
rendement du matériel de la batellerie. Mais ne peut-on pas
songer à la transformation même de ce matériel, à un
I. Des moyens à employer pour intéresser les capitaux collectifs on
privés à la mise en valeur des voies navigables (Rapport au x^' Congrès
natioDal de narigatioD intérieure).
LA NAVIGATION INT1?RIEURE EN FRANCE 3l9
accroissement de sa capacité, parallèle à celui que réalisent
actuellement les chemins .de fer? Sur les grands canaux,
le bateau de cent tonnes a cédé la place au bateau de trois
cents tonnes ; beaucoup d'esprits sérieux pensent qu'aujour-
d'hui le bateau de trois cents tonnes doit s'effacer, sur les voies
les plus importantes, devant le bateau de six cents tonnes.
Cependant, malgré des avantages notables résultant de la
diminution relative de certaines dépenses indépendantes de la
charge et de la réduction de l'effort de traction par tonne
remorquée, l'emploi du bateau de six cents tonnes présentera
quelques inconvénients sérieux * : transbordement aux points
de jonction avec les autres canaux % nécessité d'un second
homme à bord, généralement un salarié, d'où transformation
de la vie de famille des pénichiens, et surtout difficulté de
trouver habituellement des chargements complets d'une
pareille importance.
Pour augmenter le rayon d'action de la navigation intérieure,
avant de songer à développer notre réseau navigable, il serait
plus utile d'assurer sa suture avec le réseau ferré. Mais les
Compagnies, fortes des clauses de leurs cahiers des charges
et des déclarations publiques de plusieurs ministres, s'oppo-
sent à cette jonction. Si l'on réfléchit a la différence des
régimes sous lesquels vivent en France les chemins de fer et
les voies navigables, on comprend que les premiers redoutent
l'écoulement de leur trafic (et particulièrement des produits
chers dont le transport est avantageux) à tous les points de
fuite que constitueraient pour eux les ports de raccordement.
Cependant cette politique des chemins de fer est contraire à
l'intérêt général toutes les fois que le transport mixte permet-
trait d'obtenir un abaissement du prix de transport résultant
non pas de l'absence de péages sur la voie d'eau, mais d'un
moindre prix de revient. M. Maruéjouls avait déposé, en 1908,
un projet de loi tendant à imposer aux Compagnies les raccor-
dements avec les voies navigables. La solution était simple,
I. Sans parler des dépenses nécessaires pour la transformation de la
▼oie.
a. Cet inconvénient n'a pas Fimportance qu'on lui prête souvent. Voir Bar-
latier de Mas, Aménagement et Exploitation du réseau navigable français
(Rapport au i^** Congrès national de navigation intérieure).
3aO LA REVUE DE PARIS
mais elle avait le tort de pouvoir être trop facilement inter-
prétée comme une véritable spoliation V
Le 6 février 1908, a été déposé par M. Barthou un nouveau
projet de loi sur le même objet. Il diflère du pi*écédent en ce
qu'il reconnaît le droit des compagnies à des indemnités. Il
s'appuie sur la doctrine récemment consacrée par le Conseil
d'Etat, suivant laquelle TEtat aurait le droit, sauf indemnité
dans le cas où il serait porté atteinte aux conventions inté-
rieures entre les parties, d'imposer, en tant que puissance
publique, des charges nouvelles n'ayant pu entrer dans les
prévisions des parties contractantes, à la condition qu'elles ne
soient pas contraires au cahier des charges et qu'elles ne
modifient pas le caractère de l'entreprise. Le ton conciliant sur
lequel est rédigé l'exposé des motifs permet d'espérer que, sur
les mesures d'application un accord interviendra assez facile-
ment entre l'Etat et les Compagnies.
D'ailleurs, si elle n'est pas liée à une réforme des tarifs, la
solution du problème des raccordements n'aura qu'une portée
limitée, les transports directs bénéficiant de prix très bas, tandis
que les transports à destinalion des ports de transbordement
pourront être taxés au prix fort.
Le temps n'est plus où l'on pouvait compter sur les res-
sources du budget comme sur une manne inépuisable, pour
subvenir à tous les besoins des voies navigables. L'Etat, ou
plutôt le contribuable, ne veut plus fournir pour la réalisation
des travaux neufs qu'une subvention ne dépassant pas la
moitié de la dépense, et laisse le reste à la charge des inté-
ressés. Trois raisons principales ont amené ce revirement :
i" Il est juste que les personnes qui recueillent le bénéfice
d'une opération quelconque soldent une partie de la dépense
qu'elle occasionne.
2^' Il est nécessaire qu'une contribution considérable des
intéressés prouve au Gouvernement que le travail demandé
présente une utilité suffisante pour motiver de sa part une
subvention importante.
3° La situation budgétaire ne permet pas d'exécuter aux
. I. Mallet, Conciwrence des chemins de fer et des ^oies naylgables (Rap-
port au i" CoDgxès national de navigation intérieure).
LA NAVIGATION INTERITSUBE EN FRANCE 321
Irais des oôntmbuable$ .tous les travaux réclamés. 11 faut donc
chercha: de l'argent ailleurs.
. Parmi ces trois raisons, la dernière n'a cju'une valeur pra-
tiipie, mais elle est très forte. C'est la seule qui ait pu faire
accepter en France pour les Qouveaux -travaux de naviga-
tion intérieure ie rétablissement des péages, conséquetice
du ^conccyoTB financier des intéressés. G'eat également devant
cette nécessité pratique qu'ont dû s'incliner les partisans des
voies navigables en Allemagne, où le Ministre des Travaux
publics prononçait récemment ce mot caractéristique : « Péages
et améliorations des voies navigables sont deux faces d'une
même question. Elles sont intimement et indissolublement
liées \ »
Sous quelle forme le concottrs des intéressés doil-il être
fourni P « L'essentiel est de rompre avec le système des subven-
tions, h. fonds perdus qu'on abandonne au hasard des entre-
prises sans se ménager la possibilité de les diriger ^ » Et si le
concours Aes intéressés doit être donné sous forme d'avances,
il importe d'examiner comment s'en fera le remboursement.
Le procédé le plus simple et le plus général est de lever des
péages, des droits perçus sur la circulation des rùarchan-
dises dans une section de voie navigable à l'occasion d'une
amélioration qui y a été réalisée. Pourquoi le seul mot de
péage inquiète-^t-il en France les partisans de la navigation?
Est-ce, comme on le dit souvent, l'absence d'une marge suffi-
sante entre le prix de revient et le pi'ix de vente du transport
par eau qui a toujours empêché la batellerie de supporter un
péage même minime .^^ Non. En réalité, le péage n'est pas un
élément dn prix de revient du transport sur lequel s'eK,erce la
concurrence, mais un élément constant qui s'ajoute à lui et
sur lequel la concurrence ne peut rien. Lorsque l'existence de
péages suffit à entraver le développement du trafic, c'est que
la voie est inutile ouïes péages mal établis. « Ce qu'il faudrait,
dit M. Colson % ce serait exempter, ou à peu près, les marchan-
dises pondéreuses et taxer lourdement les autres. . . ; ces taxes
1. Chambre des députés, i8 avril 1907.
2. Tavernier, op, laud., p. 66.
3. Revue politique et parlementaire (novembre 1900).
i5 Mai 1908. 7
322 LA REVUE DE PARIS
répartiraient équitablement les charges des voies de toute
nature en grevant d*un côté les produits riches sur lesquels les
taxes peuvent porter sans inconvénient économique et en
dégrevant de l'autre les produits de faible valeur. Or, c'est là le
résultat qu'il serait désirable d'atteindre pour concilier les
intérêts du public avec les nécessités budgétaires. »
Mais la valeur des marchandises n'est pas le seul élément
à considérer. Au Congrès international de navigation inté-
rieure, tenu à Paris en 1892, M. Beaurin Gressier énumérait
les erreurs commises dans l'établissement des anciens droits
de navigation : (( On ne s'inquiétait pas, disait-il, de savoir si
l'expédition était urgente ou non, si les objets transportés
étaient ou non volumineux, s'ils entraînaient certaines sujé-
tions d'emballage ou de manutentions, quelle était leur divisi-
bilité, quel était leur degré d'altérabilité, quels étaient les
risques de la route. On laissait complètement de côté les
moyens que pouvait avoir le trafic de s'adresser à des procédés
de transports concurrents. On ne tenait aucun compte de sa
capacité contributive, c'est-à-dire de son aptitude à supporter
dans son prix de revient à destination une majoration de frais
du fait du transport. » Il exposait ensuite comment le projet
Yves Guyot, auquel il avait collaboré, cherchait à introduire
dans la taxation des bases plus rationnelles, plus pratiques et
plus équitables et à remplacer une classification administrative
rigide et oppressive par une tarification souple et variée,
modelée sur les besoins commerciaux.
M. Tavernier propose une autre méthode pour le recouvre-
ment des avances faites par les intéressés. Il constate que les
taxes établies dans nos ports de mer par les Chambres de Com-
merce, pour couvrir les dépenses des travaux qu'elles ont payés,
donnent un rendement très sûr et très élastique, et qu'il en est
de même en Allemagne pour les ports de navigation intérieure
établis ou aménagés par les collectivités. 11 en conclut que
« les concours basés sur un surcroît de revenu des installa-
tions de ports et des outillages de traction sont susceptibles de
gager, mieux que des droits de navigation, en général stériles,
les concours locaux apportés aux travaux neufs d'extension
ou d'amélioration * » .
I. Op. latid.r p. 70.
LA NAVIGATION INTERIEURE EN FRANCE 333
Il approuve la combinaison adoptée pour le canal de Mar-
seille au Rhône : le remboursement des avances des intéressés
s'effectuera au moyen d'un relèvement des taxes du port de
Marseille. Il nous semble cependant peu rationnel de prélever
dans certains ports, sur toutes les marchandises, des péages
destinés à couvrir des dépenses d'établissement de voies navi-
gables utilisées seulement par une partie de ces marchandises,
si bien 'que les marchandises véhiculées par chemin de fer
paieront à la fois le canal et le chemin de fer. Il y aurait en
outre un gros danger pratique dans la généralisation de ce sys-
tème, c'est que les effets fâcheux de l'exécution d'un travail
insuffisamment justifié se laissent difficilement et lentement
apercevoir. Le déficit financier réel, pour être occulte, n'en
est que plus dangereux, et l'on peut être certain que, si l'on
faisait payer au port de Marseille les dépenses de plusieurs
entreprises du genre du canal de Marseille au Rhône, il pour-
rait se faire que, grâce à l'augmentation des droits d'entrée
du port, les intérêts des capitaux dépensés pour ces travaux
fussent payés pendant quelques années, mais il est certain que
le port de Marseille ne tarderait pas à succomber sous la sur-
charge. Si la rémunération par péages est souvent aléatoire,
c'est que les entreprises où s'engagent les capitaux ne sont pas
suffisamment justifiées. La rémunération par augmentation
des taxes locales est peut-être plus productrice au début, mais
plus dangereuse à longue échéance.
On peut au contraire retenir du projet de M. Tavemier cette
idée, qui 3e retrouve dans le projet Baudin, que les bénéfices
réalisés au moyen de la traction électrique peuvent concourir
au remboursement des avances fournies par les intéressés.
Ce péage occulte serait facilement accepté.
Afin de faciliter l'apport des capitaux privés aux travaux de
navigation intérieure, on a proposé à diverses reprises de leur
appliquer le système de la garantie d'intérêts qui a donné de
bons résultats pour les chemins de fer. Cette idée n'est pas
réalisable dans l'état actuel d'organisation de nos voies navi-
gables. En effet, les sommes versées par l'État aux compagnies
de chemins de fer à titre de garantie d'intérêts ne sont que des
avances gagées par leur matériel roulant qui vaut des centaines
de millions. En outre, ainsi que le fait remarquer M. Taver-
324 LA aEYUB DE PARIS
nier, ce les'CompagnîeB, restant libres, soueie contrôle de l'État,
de remanier leur tarification et d'améliorer leur exploitation,
conservent l'espoir de faire 'disparaître les déficits s'il -s'en pro-
duit. Rien de semblable n'existe pour les voies d'eau avec le
régime actuel où les Chambres de Commerce et les autres col-
lectivités auTcquelles on demande des contributions jouent un
rôle puremenft passif ».
Eitfin cette solution, où l'État garantit les intérêts des
sommes dépensées par les intéressés, est exactement l'inverse
de celle adoptée en Allemagne pour les nouveaux canaus, au
ce sont au contraire les intéressés qui garantissent, au moins
partiellement, en cas d'insuffisance des péages, l'intérêt des
sommes dépensées par l'Etat, — solution, à notre avis, très
supérieure à la première.
Ne faut-il pas viser plus haut et modifier, pour lui donner
plus décrie et de cohésion, Torganisation même de notre navi-
gation mtérieure?
Pourquoi ne ;prendrait-on pas modèle sur l'organisation
des chemins de fer, en confiant à des compagnies privées
l'exploitation de réseaux de voies navigables.^ Ces compagnies,
complétant leur voie, auraient leur matériel de transport et 'de
traction, des stations de marchandises, des quais, des engins de
chargement, un service commercial, des départs réguliers. Le
public expéditeur saurait au moins où s'adresser, connaîtrait
les tarifs et délais de transports ; il aurait affaire à une .com-
pagnie solvable et responsable. On ferait disparaître les inter-
médiaires qui, seuls, profitent de l'état désordonné des voies
navigables.
Malheureusement, une objection déoisive doit être faite à ce
système, à première vue séduisant. Le principal avantage que
le public ait retiré des voies navigables résulte de la concur-
Tenoe qui s'est établie entre elles et les chemins de fer et a
force ceux-ci, grâce à un perfectionnement incessant de leurs
méthodes d'exploitation et de rutiUsati0n de leur matériel, à
abaisser continuellement leurs j)rix. Si les voies navigables
LA NAVIGATION INTÉRIEURE EN FRANCE 3a5
étaient monopolisées entre les mains de sociétés privées, une
entente ne tarderait pas à s'établir entre eUes et les compagnies
de cheminfl de fer, au détriment da public.
Une solution partielle avait été proposée par M. Baudin.
Au-iles8Uft des Chambres de Commerce dont il voulait faire
le» collabora trices^ de TEtat pour les travaux neufs, ou les
travaux d'amélâoration , M. Baudin; prévoyait la nécessité de
créer un organe ceniDaL cpui réunirait les effoFts des intéressés
et leur permeitrait d'exercer une action plus sérieuse ^ C'est
à cette idée ^e: répondit la création du Comité consultatif de
la navigation intérieure. Ce comité trop nombreux, com^pre*-
nant tFop d'iDomme» pdi/tiques et de fonctionnaires, ne s'est
que rarement réuni et il ne semble pas qu'il ait donné les résul^-
lats que l'on était en droit d'attendlre de lui.
It est possible de trouveir une solution d'ensemble dans les
organisations- plus complexes que prétendaient réaliser les pro-
jets de loi Yves Guyot et Baudin ou dans le plan qu'esquis-
sait récemment M. Tavermer. En exposant les grandes ligne»
de cea^ projeta, noue nous étendrons davantage sur le premier,
noua bornant à montrer en quoi les deux autres en diffèrent.
Biédigé 8«ir riiïvitaftion de plusieura rapporteurs du bujdget des
Tiarraux publicsv après avis du Conseil d'Ëtat, du Conseil
géttétal des Ponts et Chaussées et des Chwnbres de Corn-
OMrce, te projet Ykcs Guyot est une œuvre considérable. Lais-
sant de côté tout ce qui, dans ce projet, ne concerne pas
l'organisation proprement dite des voies navigables, nous
nous bornerons à en définir les éléments essentiels.
La base du projet, c'était la création d'établiâsements publics
auxquels on donnait le nom de Chambres de Navigation. Le
x£le de ces chambres était triple :
!<" Eclairer l'Administration par ses avis sur les besoins com-
merciaux de ceux qui font usage des voies de son réseau ;
a* Etablir et administrer, sur tout ou partie de son réseau,
au fur et à mesure des besoins constatés, un outillage publie
d'exploitation ;
d"" Contribuer aux dépenses d'extension et d'améKoration
I. Organisation du Comité consultatif de la navigation intérieure et des
P^Hm. (Rapport au Président de la République et discours ppononcé par
M. Baudin à la séance d*ouYcrture de ce Comité.]
3ft6 LA REVUE DE PARIS
de son réseau par des avances ou des subventions en se rem-
boursant au moyen de péages.
Le projet de loi proposait avec raison de donner aux Cham-
bres de Navigation de très grands réseaux. Dans ce cas seu-
lement, la mise en valeur des voies navigables répondrait à des
vues d'ensemble, Toutillage ne comporterait qu'un petit
nombre de types, les frais généraux seraient relativement
faibles, et les ressources financières suffisantes pour parer à
toutes les éventualités. Sur les bénéfices des opérations avan-
tageuses, on prélèverait les ressources nécessaires à la consti-
tution d'un fonds commun dont le rôle serait double : parer
aux insuffisances des opérations malheureuses et couvrir les
frais généraux.
Les Chambres de Navigation devaient être composées, pour
un huitième, de fonctionnaires, pour un huitième, de bateliers
et, pour les trois quarts, de représentants des industriels pour
qui, en définitive, les moyens de transports ont été faits. Les
membres de la deniière catégorie seraient élus par les
Chambres de Commerce riveraines des voies d'un réseau ou
intéressées au trafic de ce réseau, au moyen d'un vote dans
lequel chacune d'elles aurait une influence en rapport avec
l'importance du trafic fourni. Le petit nombre des membres
des Chambres (trente-deux), et surtout des Comités de direc-
tion (sept) leur aurait permis de fournir un travail utile,
en même temps que la durée assez longue de leur mandat
(six ans) leur aurait donné la compétence nécessaire et l'indé-
pendance vis-à-vis de leurs commettants.
Il faut d'ailleurs remarquer que les Chambres de Navigation
ne devaient se charger de l'exécution des travaux locaux
qu'en cas d'abstention des collectivités locales et pouvaient
inversement se concerter entre elles pour la réalisation d'oeu-
vres dépassant le réseau d'une seule Chambre.
Dans son ensemble, le projet Yves Guyot, très complet et
très étudié, constitue l'effort le plus considérable qui ait été
fait chez nous et, croyons-nous, dans tous les pays poui"
donner à la navigation intérieure la vie et l'organisation qui
lui manquent. M. Baudin a eu le mérite de le reconnaître * et le
I. Organisation du Comité consultatif de la navigation intérieure (Rap-
port au Président de la République).
LA NAVIGATION INTÉRIEURE EN FRANGE Say.
courage de reprendre et dé défendre, dans Fintérêt bien com-
pris de la navigation intérieure, certaines parties de cette œuvre.
C'est dans le projet de loi tel qu'il fut présenté au Sénat que
M. Baudin prévoyait la création d'établissements publics, inti-
tulés Syndicats des voies navigables, et auxquels il donnait
une organisation et des attributions analogues à celles des
Chambres de Navigation. Toutefois, par le fait même que la
partie organisatrice du projet Baudin n'était que l'accessoire,
le complément du projet de travaux, on ne devait créer de
Syndicats' que pour les voies navigables à créer ou à amé-
liorer, et, d'autre part, on devait créer un Syndicat différent
pour chaque voie. Le recrutement des Syndicats des voies
navigables devait s'effectuer d'une manière analogue à celui
des Chambres de Navigation, sauf qu'on y prévoyait, à juste
titre, l'admission éventuelle de Membres désignés par les Con-
seils généraux des départements ou les Conseils municipaux
des communes ayant fourni des subventions pour l'exécution
de l'œuvre poursuivie, ,ou qui auraient garanti, sur leurs res-
sources propres, les emprunts du Syndicat. Enfin, le projet
de loi Baudin remettait avec raison au décret d'institution des
Syndicats le soin de régler la composition du corps électoral,
les conditions d'éligibilité, le mode d'élection, la durée du
mandat des Membres du Comité, ainsi que le mode de fonc-
tionnement et les attributions de ce Comité.
Ce texte fut voté par la Chambre, mais le Sénat amputa le
projet de toute sa partie organisatrice sans même la discuter.
Le rapport de M. Monestier au Sénat laissait espérer qu'à
l'occasion de chacun des projets de loi prévus au programme
Baudin la question pourrait être reprise. Il n'en a rien été;
c'est à notre avis une très grosse faute.
Cette question des Chambres ou Syndicats de navigation
a été récemment discutée au Congrès national de Naviga-
tion intérieure de Bordeaux à la suite du rapport déjà
cité de M. Tavemier. Pour lui, l'élément de l'organisation
future des voies navigables, c'est le port intérieur. La pre-
mière œuvre est donc de constituer des administrations de
ports, à peu près autonomes, sous le contrôle de l'Adminis-
tration, jouissant de la personnalité civile et dans lesquelles
seraient représentés les intéressés qui auraient fourni des
3lï8 LA . REYUS. DE PARIS.'
fonds pour la confitruotionou ram^oraticooL du port, et la
batellerie. On pourrait s'inspirer, pour oanstituer cet orga-
nisme nouveau, de différentes formules appliquées à la gestion
de ports ou d'outillage» publics en Allemagne ,^ en Belgique, en
Espagne et en Italie ; la seule règle générale à retenir est que
les droil» de gestion devraient être proportionnés aux.Gon€OUff»
fournis.
Mais, si les organismes locaux sont aptes à gérer des œuvre»
locales, il faut prévoir aurdessus d'eux pour les voies navigables
entières ou même poinr des eneembles de voies, des organismes
plu» complexes, chargés de veiller au développement, à lamé-
Kôration et à l'exploitation de leur réseau. Ce»« administrations
d^ voies navigales » se recruteraient parmi les administratîona
des* ports. Enfin-, un troisième et dernier échelom serait con^
stitué par le Comité consultatif de la navigation transformé etr
recruté en majeure partie parmi les membres des admimatrations^
régionales. Ce Comité aurait pour but d'assister L'État dans
Fexercice de ses droits de police et de surveitlance générale,
« d'étudier notamment les mesures- propres à. augmenter Je
trafic général du réseau , préparer les bases des concours finan*
eiers aux travaux neufs d'extension ou d'amélioration, chercber
à créer entre les diverses administration régionale» la solidarité
financière utile à l'exécution des œuvres communes ^ ».
Cette idée de distinguer parmi les organismes nécessaio'ea à
l'organisation et à l'exploitation des voies navigables trois étages
est logique, car elle correspond à la satisfaction des besoins
locaux, régionaux et na'tionaux.
Pour réaliser les réformes que réclame la réorganisation de
la navigation intérieure, l'action privée, noua Savons vu.,
est impuissante. Faut-il donc, à l'exemple de FAltemagae»
remettre entre les mains de l'Ëtal la charge de l'exploita-
tion- et la maîtrise des tarifs sur les voies navigables. Noua
I. Op. laud.,p\ 76.
LA NAVIGATION 1NT1$RI£.UUE EN FllANCE 3a^
ne croyons pas ipie ce soit là une- solution conforme ù notre
développement économique.
Bien que certaines réformes partielles puissent apporter au
régime actuel de sériBuseB améliorations, nous pensons que
pour donner à noire navigation intcrieui^e la cohésion, la vita-
lité et surtouit Findépendam^e' financière qui lîii manquent, il
faut enirisager franclkement une reforme générale el métho-
dique. Le» agenifirde cette régénévaition seraient des établisse-
ments publics,, faisant appel aux. (mpacitéâ commerciales de»
diverse» régions^ asseyant auac. intéressé» de la navigatîoiv
intérieure «ne repi^sentation cpii leur manque entièr^oient:
aujourd'hui, et rempliseant d'une façon satisfaisante le triple
rôle qpK leur serait dévolu : rôle coneultatif d'abord, rôle
achmnielFatif enstiite, lorsque ces corps entreprendeaient
rexploitatÎDn' de l'outillage de» ports ou des moyen» de
traction, lôfe financier enfin très important, comportant à la
fois l'obldgation de fournir tout ou partie des sommes néces-
SKÎres aux travaux et le di*oit d'en assurer le recouvrement
par une perception commerciale de péages et de taxes.
£[ est impossible dé confier ce rôle aux Chambres de Corn-
meree. Elles sont trop nombreuses; elles n'ont pas la compé-
tence nécessaire et leurs ressources financière» sont si faibles*
qu'on risquerait dé les déconsidérer en cas d'échec.
Le mieux serait, à notre avis, de reprendre, en tenant
compte de certaines critiques fondées de la batellerie, le projet
Yves Guyot qui constitue une solution, sinon parfaite, du
moins très intéressante, du problème, et de créer enfin ces
Chambres de Navigation que tant d'esprits distingués ont
réclamées. Certains auteurs craignent que leur solidité finan-
cière ne soit pas complète et préféreraient ne leur laisser que
leurs attributions consultatives et, au besoin, administra-
tives. Ne faudrait-il pas craindre qu'en limitant ainsi leur rôle
on ne fit, en créant des Chambres de Navigation, qu'augmenter
la liste déjà longue des Commissions et des Comités, pom-
peusement inaugurés et incapables de produire un travail
utile. Ce n'est qu'en leur donnant un rôle et un intérêt
directs à la gestion de l'entreprise qu'on les rendra vivantes et
actives. Remarquons d'ailleurs que les nouveaux groupes ne
verraient leur rôle croître et s'étendre que progressivement.
33o LA RBVUE DE PARIS
au fur et à mesure des besoins. Ils prendraient peu à peu
conscience de Timportance et de l'efficacité de leur rôle, et
passeraient, sans transition brusque, des attributions consulta-
tives, qui seraient forcément dominantes au début, aux attri-
butions administratives, à la gestion des outillages et enfin
aux grandes opérations financières nécessaires à l'extension
ou au perfectionnement de leur réseau. C'est pour permettre
cette éducation progressive qu'il nous semble préférable d'envi-
sager, dès à présent, avec M. Yves Guyot la création des nou-
veaux organismes pour tout notre réseau navigable et indé-
pendamment des travaux projetés ou en cours. Dans tous les
cas, on peut être certain qu'une semblable tentative, répon-
dant à des vues d'ensemble et à des idées générales justes,
donnerait des résultats très supérieurs à ceux de cette poli-
tique à courte vue, uniquement préoccupée des intérêts du
moment et de solutions provisoires que fut pendant long-
temps la politique française en matière de voies navigables
et qui a abouti trop souvent à la création d'entreprises mal
venues et difformes.
On parle souvent d'étendre notre réseau navigable, ,qui
cependant comprend déjà des parties inutiles ou inutilisées.
Ge serait une œuvre très grande et très utile que d'augmenter
l'utilisation de notre réseau actuel. Pour lui donner l'organi-
sation et l'exploitation qui lui manquent, que l'on songe enfin
à élaborer en France la Gharte de la navigation intérieure.
LOUIS MARLIO
LETTRES A LA FAMILLE CHILDE'
XXIX
A monsieur Edouard Lee Childe,
[Paris,] mardi 3i ociobre i865.
Mon cher ami,
Si vous avez mal au foie, prenez du calomel. . . Je n'ai paa le
choléra. Le docteur qui m'est venu voir hier m*a dit qu'ayant
affaire. d'un cholérique à disséquer, il a eu beaucoup de peine
à s'en procurer un ; encore probablement l'a-t-on avancé pour
lui être agréable.
Je suis allé aujourd'hui à Saint-Cloud, où j'ai entendu les
Prussiens jouer très bien des airs du Freischiïtz, Madame
de Montijo allait bien.
Je donne des leçons de français aux femmes charmantes,
mais à domicile. EnvDyez-m'en.
Il ne meurt du choléra ici que des niais qui se laissent
faire, niais le petit nombre d'imbéciles qui reste^ a peur, plus
peur qu'en i849 ^^ i654, où le choléra était bien plus
méchant. C'est qu'on avait alors des guerres et des révolutions
pour se distraire et qu'à présent on n'a rien que les chants
des rues, qui sont bien bêtes. — Adieu, tenez-vous en joie et
le ventre en flanelle.
I. Publislied May fifteenth, nineteen hundred andeight. Privilège ofcopy
right in the United States reserved tinder the Act approved March tkird,
nineteen hundred and five, hy LA rcvue de paris.
Voir la Bévue des i5 mars et i5 avril.
332 LA REVUE DE PARIS
XXX
Au même,
Cannes, ii février 1866.
Mon cher ami.
Je suis mieux que l'été passé. Je serais même très bien
ssAs un gros rhume, fruit d'une aquarelle infiniment trop pro-
longée, qui m*a rendu des étouffements très désagréables. Je
commence à songer sérieusement au retour, mais entre dicho
y hecho, hay gran trecho * . . .
Allons-nous nous faire la guerre .^^ Je ne le pense pas. Je me
fie à la prudence de Jonathan. D'un côté, si VAlabama et la
Shenandoah ont causé au commerce yankee cent et quelques
millions de dollars de perte, que feraient une cinquantaine de
bonnes frégates? Nous avons un vaisseau de commerce en
mer pour quarante que vous avez : ergo, etc. D'un autre côté,
il est évident que tout ce qui se fait de bon au Mexique en
fait de civilisation et AUmprovement^ est à votre profit. Si un
homme est en train de meubler sa maison, le bon sens et
la vertu américaine conseillent d'attendre la fin de ces arran-
gements pour le voler. Je crains que vous ne passiez votre -
mauvaise humeur sur l'Espagne, qui dans qette affaire du
Chili a dépassé nos témérité».
Je ne sais rien de ce qu'on fait à Paris. Je suis fâché que
S. M. ait pris le costume de Marie- Antoinette. Etiez-vous à oe
bal? Je vois que la pièce de Ponsard^ a un magnifique succès.
L'avez-vous vue? Je n'ai jamais compté que vous viendriez
ici. Vous n'êtes pas fait pour la solitude et vous avez mieux
à faire qu'admirer les beautés de la nature. Je me réjouis que
vous écriviez quelque chose. J'ai ici une lettre de Victor
Jacquemont sur votre pays qui vous divertirait. Je vous la
montrerai à mon retour. — Mille amitiés.
I . « Entre dire et faire, il y a grand espace. »
a. Progrès.
. 3. Le Lion amoureuXy comédie en cinq actes et en vers, de François Pon-
sard, représentée pour la première fois, sur la scène de la Comédie- Française,
le 18 janvier 1866.
LETTRES A LA FAMILLE GHILDE 333
XXXI
Au même.
CaDBet, QO 'février 1866.
Mon cher ami,
11 y a je ne sais combien de temps que j*ai donné à made-
moiselle X. . . mes billets pour la représentation de M. Paradol * .
11 parait qu'elle est très recherchée, car on m'éorit et onécaât
à M. Cousin de divers côtés pour la même affaire. Je crois que
cela sera très joli, mais j'aime mieux mon soleil.
Adieu, mon cher ami, je suis mélancolique et daW^ au der-
nier degré. EJst-41 vrai que les crinolines soient condamnées et
qu'il m'y ait plus que la chemise entre la robe et le lieu où,
' eomme disait firifaut, les reins ohangent de nom?
XXXM
Aa même,
Paris/ ir juin 1866.
Mon cher ami,
Charpentier me renvoie votre manuscrit, avec la lettre ci-
conlve. Sa revue a une opinion et il croit en avoir. Que ferai-
je du manuscrit!^
On ne parle plus guère des affaires d'Allemagne, tant tout le
monde en est ennuyé. On offrait une prime au premier Alle-
mand qui en tuerait un autre, mais le nouveau Préfet de
Police n'a pas permis de coter cela à la Bourse'.
La chaleur m'a fait grand bien. J'espère qu'elle vous sera
également salutaire. Abstins venere et vino^ et vous vous por-
terez bien.
I. La réception de Prêvost-Parndol à l'Acaddmic française (8 mura 1866'.
:i. a Triste 0.
3. Quelques jours après, la guerre éclatait entre la Prusse et l'Autriche.
4. « Âhaliens-toi de l'amour et du vîn. » (Horace.)
334 LA REVUE DE PARIS
XXXIII
Au même.
Biarritz, 6 septembre 1866.
Mon cher ami,
Je vous remercie des belles choses politiques et morales
que vous me dites et qui me semblent sensées et vraies. Reste
à savoir si M. de Bismarck, quia si bien coupé, saura coudre...
Je le crois homme à réussir.
Le président Johnson me paraît un presque aussi grand
homme que M. de Bismarck. Son discours est vraiment d'un
homme politique, mais j*ai bien peur que vos gamins du Con-
grès ne triomphent. Le monde appartient aux gamins.
Je ne suis resté que peu de temps à Londres, ayant été
mandé d'abord à Saint-Cloud, puis emmené ici, où nous mou-
rons de chaleur. Je vous envie toute la pluie et les brouil-
lards que vous avez dû rencontrer dans votre voyage senti-
mmtal, ayant d'ailleurs dans votre coupé « un lait pur », dans
votre lit « un œil noir ». Il n'y a presque personne ici. Je
veux dire : pas de gens que vous condescendiez à visiter. Les
plus éloignés des baigneurs viennent de Périgueux. Ajoutez-y
deux ou trois étrangères qui ont des robes jaune citron et des
écharpes azur (et que j'ai prononcées Suédoises) et un £^p^
gnol qui a assassiné sa femme ou sa maîtresse ou le tuteur
d'icelle. Voilà tout le beau monde qu'on voit sur la plage. Ni
Russes, ni Anglais. Item le Prince Ladislas Czartoryski, de
plus en plus Polonais. Il attend de grands événements par suite
de l'insurrection des déportés polonais près du lac Baïkal.
L'Empereur, qui est tout à fait bien et qui chasse, nous tient
rigueur encore, mais on nous donne à entendre, car ici on ne
dit rien comme ailleurs, qu'il pourrait bien arriver qu'il lui
plût de venir peut-être la semaine prochaine, à moins qu'il
n'eût autre chose à faire ou qu'il ne changeât d'avis. Nous
passons notre temps à regarder la mer et à faire de petites
promenades. Je lis une histoire de Pierre-le-Grand que son
auteur, M. Oustrialof, m'a envoyée de Pétersbourg : environ
un mètre cube d'impression. C'est peu divertissant, mais inté-
ressant; une collection de documents non digérés, mais habi-
LETTRES A LA FAMILLE GHILDE 335
lement déterrés. Je varie mes lectures au moyen d'un volume
de Burchard, le camérier d'Alexandre Vf, ouvrage aussi reli-
gieux qu'on puisse le désirer.
XXXIV
Au même.
8 novembre.
Mon cher ami,
Cela n'empêche pas votre ami le traducteur d'avoir tort,
puisque vous-même vous avez été trompé. La morale à en
tirer, c'est que dans une langue qui a des mots sans flexions,
LES INVERSIONS
sont
INADMISSIBLES.
"ExTOpa 8*ex ^eXicov UTtxys Zeù<;'...
{riiade^ A. t. i63.)
sera compris par tout Grec de .la même façon; mais qu'un
traducteur vienne dire : Hector tira Jupiter, — on entendra
que Jupiter est tiré I
Je vous engage, même dans les vers que vous ferez pour vos
biches, à respecter l'ordre des mots. Lucidus ordo,,. Ordinis
hœc virtus erit et venus ^.
Tout à vous,
p. M.
XXXV
Au même.
Cannes, 3 mars i868.
Mon cher ami.
Je ne vous ai pas fait de questions, selon mon habitude. Si
1. « Jupiter tira Hector d'entre les flèches... »
2. « L*ordre lucide... Telle sera la vertu de l'ordre et sa grâce. »
(Horace.)
336 LA ILETtTE DB PARIS
Yons aviez eu un conseil à me demander, j'aurais été très
embarrassé. Je vous aurais conseillé une autre viUe que Pise,
qui est un passage. Pistoja m'a paru autrefois une retraite
charmante, où j'aimerais à vivre. Vous pourriez y étudier le
champ de bataille où mourut le rowdie Catilina, et faire faire
pour cefit francs de fouilles qui vous rapporteraient l'aigle
d'argent de Marins, que le galant homme susdit avait prise
pour guider son armée.
Il y a longtemps que j'ai jeté ma langue aux chiens à
propos de vos affaires d'Amérique. Je vois que le général
Grant, qui passait pour avoir une espèce de conscience, s'est
parjuré très maladroitement. Qui prendra-t-on pour prési-
dent, si on déclare Grant too fcacf* ?Le Johnson actuel m'amuse
et je serais fâché qu'il fût pendu. Peut-être en viendrez-vous
à ce moyen politique, car il parait que le nouveau monde
l'apprécie et le pratique fort. Il y a des maladies morales aussi
bien que physiques particulières à certains lieux et je penche
à croire que l'anarchie est américaine. Il est vrai qu'elle tend
à devenir européenne. Entre les Fenians, la* guerre
d'Abyssinie et les Trades Unions, la vieille Angleterre jette
un assez vilain coton. Je crois cependant qu'elle n'est pas
encore sur ses fins, mais les temps approchent. Il est amusant
de vivre, quand on n'a pas trop de peine à respirer.
M. Eustis ^ m'a fait manger des crêpes américaines très
bonnes.
Le duc de VaUombrosa se chamaille dans le journal de
Cannes avec un M. Isnard, de Grasse, qui ne veut pas prêter
son terrain pour les courses d'ici, où il ne manque que des
chevaux et des jockeys.
Adieu, mon cher ami; santé, joie et prospérité.
1. a Trop mauvais u.
2. M. Eustis fut, plus tard, ambassadeur des États-Unis h Paris. Dans
une lettre antérieure, adressée pareillement à M. Kdouard Childe, Mérimée
disait : « Je vois souvent M. Eustis, que je l4*ouve très aimable et, par-
donnez-moi, nullement américain. Toute la famille est gracieuse. La sœur
me plaît fort. » Et, dans une lettre postérieure : a Je vois de temps en temps
les Eustis, qui me plaisent beaucoup. Quelque chose entre Anglais et Fran-
çais, qui est très agréal)le. Il parle bien du Nord, ce qui est de bon goût. »
LETTRES A LA FAMILLE GHILDE 337
XXXVI
Au même.
Paris» i5 août 1868.
Mon cher ami.
Je suis à Paris depuis hier soir après avoir passé une
quinzaine à Londres et trois semaines à Fontainebleau. Ces
expéditions ont assez bien réussi, sauf un rhume que je viens
d'attraper qui me met sur le flanc et me fait étouffer comme
avant le voyage de Montpellier \ J'ai passé assez bien mon
temps à Fontainebleau, où Ton était en très petit comité. J'ai
pris en gré la forêt, où nous faisions de grandes promenades.
C'est dommage qu'en France il n'y ait pas d'arbres comme en
Angleterre. En revanche, il y a un certain vert dans le paysage
qui manque là-bas. En ma qualité de coloriste, je suis plus
sensible aux teintes qu'aux formes.
Il y a dans le dernier numéro de Punch un article très
méchant contre l'heureux époux de la Patti. Il me semble
que c'est écrit par un ami du monde, et non par un journa-
liste. S'il vous tombe sous la main, lisez-le. Il — je veux dire
le marquis — a donné sa* démission, qui a été acceptée sans
cérémonie.
On dit que les coloured citizens^ égorgent les white ones^
dans les ex-Etats sécessionistes, et que les uns et les autres
n'ont pas grand'chose à se mettre sous la dent.
Je reçois d'Espagne des nouvelles peu rassurantes. Tout y
bouillonne. Prim a demandé la permission de prendre des
bains à Vichy : il y a passé un jour, sans plus. Il faut que la
reine soit bien abominée pour que l'Union libérale ait fait des
offres au duc de Montpensier, bien qu'il y ait contre lui les
trois objections : Francès, cobarde y mezquino^. Pour se laver
de la dernière imputation, il a 'donné quatre ou cinq mille
I. Sur les conseils d'un ami, avocat à Marseille, Mérimëe, au printemps
de 1868, avait passé. un mois à Montpellier pour y prendre des bains d'air
comprimé (médication du D*" Bertin). Il y revint en automne, et an prin-
temps de l'année suivante. — Cf. ses lettres au D^ Charles Robin, publiées
dans les Notes sur Prpsper Mérimée, p. 4a2-43i*
'i. a Les citoyens de couleur », les noirs.
3. Les blancs.
4. a François, couard et avare »,
i5 Mai 1908. K
338 LA KEVUE DE PARIS
piastres aux mineurs, qui, bien entendu, les ont mangées les-
tement. Quelle drôle de chose que Thistoire I Les mêmes faits
et presque les mêmes hommes reviennent toujours comme
les figurants dans une bataille du Cirque Olympique.
Lisez Famée de Tourguenef * .
Adieu, mon cher ami, soignez-vous et tenez-vous en joie, si
possible, étant donné le genus viise ubi versdmar, — Xaipe*.
XXXVII
Au même.
Cannes, 14 novembre 1868.
Mon cher ami,
Je vous félicite de votre bonne arrivée et j'apprends avec
grand plaisir que vous vous proposez de nous faire visite.
Vous n'avez pas voulu « canvasser' » pour la présidence des
Etats-Unis, et je vous approuve. Il faut avoir le diable au corps
pour vouloir gouverner les hommes de ce siècle. Ils sont vrai-
ment trop bêtes. M. Berryer souscrivant pour la statue de
l'héroïque Mangiii* donnerait bien envie de rire s'il n'y avait
au fond de ces facéties quelque chose de triste. Il me semble
que tout le monde prend au sérieux les affaires d'Espagne, —
des marionnettes, pour des hommes. — Votre amie la duchesse
Colonna a pansé les blessés du pont de l'Alcolea et raffole
des héros castillans.
Adieu, mon cher ami, mille compliments de toute la colonie.
XXXVIII
Au même.
Cannes, 18 avril 1869.
Mon cher ami«
J'espère que la grippe de madame Childe est vaincue et
I. La traduction de Fumée avait paru dans le Corr^s pondant ^ et toutes
les épreuves en avaient passé sous les yeux de Mérimée. — Cf. les lettres de
Tourgueueff au prince Galitzine, du 7 juillet au 3 décembre 1867, publiées
par E. Ualpérine-Kaminsky (Ivan Tourgueneff d\aprè$ sa correspondance
avec ses amis français; Paris, Fasquelle, 190 1, p. 334*33).
a. « Le genre de vie que nous menons. — Salut! »
3. De canvas (briguer).
4. Berryer venait de souscrire à la statue de Baudin.
LETTRES A LA FAMILLE CHILDE 339
qu'elle est débarrassée des ennuis et des fatigues d'iuie installa-
tion. Jusqu'à ce qu'on ait appris la place de chaque chose, on
est malheureux dans un appartement neuf. Voilà pourquoi je
tiens à mon chenil, que je suis menacé pourtant de quitter un
de ces jours. — Je compte partir d'ici le 26. Vous comprenez
que je vais tolérablement. Je fais de petites promenades, avec
un pliant pour me reposer tous les cent pas.
Cannes se dépeuple. Il n'y a plus personne au bois le
samedi : il est vrai que le duc * est grippé. La duchesse des
Cars est sensiblement mieux et en partie guérie de sa surdité.
Miss Eustis est revenue fort enchantée des magnificences ro-
maines. Ses femmes de chambre viennent d'abjurer l'hérésie
de Luther dans l'église paroissiale de Cannes. C'était une
cérémonie touchante, à laquelle je regrette de n'avoir pas
assisté.
Les Tripet ont un cuisinier nouveau qui est un artiste
recommandable. J'ai lu énormément de romans anglais depuis
un mois. Ils sont détestables, et d'un genre de détestable par-
tîcalièrement odieux. Cela donne la pire opinion d'une société
qtii les lit et les achète. Bien mauvais aussi m'a paru le livre
de Max Mùller : Chips front a germon workshop '. C'est une
suite d'articles extraits de revues, principalement sur la mytho-
logie. Il veut tout expliquer par des racines sanscrites, et ne
me parait pas se douter de ce qu'est la mydiologie.
Je viens de faire un ardele aussi remarquable par l'élévation
des pensées que par l'aménité du style sur l'infortunée prin-
cesse Tarakanof que Catherine II aurait mise dans un caveau
où une inondation de la Neva termina son martyre. Telle est la
légende. La vérité est que c'était une drÔlesse qui est morte en
prison d'une maladie de poitrine \
Avez-vous vu Pitirie^? Faut-il croire, comme le dit un
journal, que cela vaut mieux que le Cid et qaOlbello? Au^er
I. Le doc de Yallombrosa.
a. Copeaux d'un atelier allemand,
3« BisÈùiFe de la fausse Élisaèeth li, dans le Journal des ^avanie de juni
et juillet 1869. — Cf. lettres de Prosper Mérimée à Fangère et à Gkxbieeam,
dans les Lettres aux Lagreaé^ lvix-lx.
4« Drame en 'doq actes, de Yictorieii Sardoa, représemé pour la fnremâère
fois, sur le théâtre de la Porte-Saint-Martin, le 19 mars 1869.
34o LA REVUE DE PARIS
m'écrit que Feuillet va donner aux Français un vrai chef-
d'œuvre*.
Adieu, mon cher ami, à bientôt. Veuillez mettre mes hom-
mages aux pieds de madame Childe.
XXXIX
Aa même,
Saiot-Cloud, 29 juillel 1869.
Mon cher ami,
Je ne suis pas plus souffrant qu'à Tordinaire, un peu moins
peut-être, l'air de la campagne y aidant. Ce néanmoins, j'ai
encore des étouffements le matiiTèl; le soir, sans savoir pour-
quoi. Je rentre à Paris dans quelques jours et vais me mettre
sous la cloche du Sénat pour respirer de l'air non comprimé
mais peu propre à entretenir la vie.
Je crains que votre intervention dans un acte de l'état civil
aussi grave que le mariage ne soit une cause de nullité. Bien
que j'aie fait une thèse de matrimonio^y il y a si longtemps qtie
je n'ose avoir une opinion.
Je n'en ai guère plus en matière de linguistique. Cepen-
dant je crois que les Vendes sont des Slaves qui se sont
répandus au sud-ouest de la Pologne. Les Styriens, les
Moraves, etc., sont des Vendes. Vienne (Vindobona) a été
slave et vende, — et la Vénétie, peut-être.
Je ne sais ce que c'est que le letton. Probablement un
dialecte du lithuanien ^
Les Finlandais pairlent finnois. Les Esthoniens, les Livo-
niens, les Courlandais sont des Touraniens, pour tout potage,
et les paysans parlent, je crois, un dialecte finnois.
Ici, en notre qualité de courtisans, nous ne parlons pas poli-
1. JuliCr drame en trois actes, par Octave Feuillet, représenté pour la
première fois, sur la scène de la Comédie-Française, le 4 mai 1869.
2. « Du Mariage ». — Sa thèse de licence en droit, qui n*a pu être
retrpuvée ni à la Bibliothèque nationale, ni à la Faculté de droit, ni à la
Bibliothèque de Tordre des avocats.
3. M. Robert Gauthiot, directeur adjoint pour la grammaire comparée à
l'École des Hautes Études, a bien voulu nous confirmer cette hypothèse de
Mérimée.
LETTRES A LA FAMILLE CHILDE 34l
tique. Nous ne savons rien que par le Journal officiel. Nous
tirons des conclusions, souvent erronées, d'après les physiono-
mies. Les politiques, comme les vieux joueurs, se sont fait des
figures impassibles. Au fond, je ne m'ennuie pas à observer
et je m'instruis. Ce mot me fait penser à votre question au
sujet de M. Duruy. Je ne comprends pas plus sa retraite
que vous. J'imagine que, le dernier cabinet s'étant débarrassé
de ses grands hommes, M. Duruy a jugé qu'il ne pouvait
plus en faire partie. Son successeur a l'air d'un très brave
homme fort provincial, et universitaire, à ce que je crois. Je
dînai l'autre jour avec S. M. G. *, après avoir été fort mouillé
en sa compagnie. Elle prend son mal en patience. Cependant
elle est moins grosse. Il est faux que ses bras soient gros
comme le corps. Tout au plus sont-ils comme des cuisses
dodues. Elle a de jolis yeux. Le prince des Asturies * est très
intelligent, mais gros comme un rat écorché.
Je crains qu'on ne se remette à fusiller les gens en Espagne
avec trop peu de formalités. 11 paraît que les carlistes ren-
contrent peu de sympathie. Les soldats de Cabrera ont
vingt-deux ans de plus sur le corps. La question est de savoir
si le prétendant * a assez d'argent pour acheter un régiment, et
assez de toupet pour aller aux balles, deux points qui restent
à démontrer.
J'apprends avec bien du plaisir que vous êtes plus content
de la santé de madame Childe. Veuillez me mettre à ses pieds.
Mille amitiés.
XL
Au même.
Canoës, i" décembre 1869.
Mon cher ami.
Soyez le bienvenu en Europe. Ne m'envoyez pas le thé ici
et veuillez le garder chez vous jusqu'à mon retour, si je
retourne.
1. L'ex-reine d'Espagne, Isabelle II, réfugiée en France après la Révolu-
tion de 1868.
a. Depuis, Alphonse XII.
3. Don Carlos.
34a
LA REVUE DE PARIS
Je suis ici très souffreteux, très faible et fort découragé.
Je trouve la vie diablement ennuyeuse et ne me sens pas la
force de faire quelque chose pour la prolonger.
Je reste ici pour un grand nombre de raisons, dont la pre-
mière est que je ne pourrais pas faire le voyage de Paris
malgré le désir que j'aurais de voir les choses curieuses qui
vont s*y passer. Puis, à quoi bon PII se fait, je crois, une grande
évolution à laquelle je ne comprends rien. Quels seront les
résultats? Très probablement, une réforme sociale qui rendra
la France aussi aimable que les États-Unis. Vous serez frappé,
en arrivant, du style des journaux et vous croirez qu'ils sont
rédigés dans quelque tapis franc. Tous les jours ils perdent
davantage les traditions de politesse et de bon sens que leur
avait laissées la censure. Cela ne veut pas dire que la liberté
soit une mauvaise chose, mais, à ce qu'il parait, il faut qu'elle
vienne en son temps et qu'elle tombe en un sol où elle puisse
fleurir.
Je viens de lire le dernier roman de Flaubert '. On l'éreinte
généralement. Il y a, selon moi, de très bonnes pages, mais
beaucoup de vérités fort inutiles à dire et des descriptions de
salons qui semblent n'avoir été vus que de l'antichambre.
Il y a peu de monde ici. Les mattres d'hôtel sont consternés.
Beaucoup de villas attendent inutilement des Anglais. On dit
que le concile, d'une part, et le citoyen Rochefort, de l'autre,
empêchent les voyageurs de s'arrêter ici.
Adieu, mon cher ami. Veuillez présenter mes hommages à
madame Childe.
XLI
Au même.
Cannes, 2 janvier 1870.
Mon cher ami,
Je suis bien souffrant, allant de mal en pire. Vous me
parlez de soleil; nous sommes en plein dégel, on ne voit pas
les îles de ma fenêtre. Il a gelé à 6 degrés. Tous les jardins
sont brûlés, il ne reste plus une fleur. Ce mauvais temps
ajoute encore à mon mal.
I. V Éducation sentimentale.
LETTRES A LA FAMILLE GHILDE 343
Je ne comprends rien à la politique qui se fait. Il me semble
que nous marchons à une révolution et que tout le monde y
pousse, particulièrement ceux qui ont tout à y perdre. Les i3i
me paraissent avoir demandé ce qu'ils espéraient ne pas
obtenir. L'ayant obtenu, ils refusent de se mêler du gouverne-
ment constitué selon leurs vues. Cela fait grand honneur à
leur patriotisme et à leur bon sens. Le monde tend à s'améri-
caniser.
Âdiéu, mon cher ami, veuillez présenter mes hommages à
madame Childe. Miss Lagden et Mrs. Ewer me chargent de
tous leurs compliments.
XLII
Au même,
Cttnnes, 7 février 1870.
Mon cher ami,
Je suis très souffrant, très découragé/ rien ne me réussit et
tout aggrave mon mal. Voilà mon bulletin. Le temps est des
plus maussades : un peu moins froid qu'à Paris peut-être,
mais quant au soleil de Provence, il a disparu depuis le com-
mencement de cette année.
L'Académie Française a fait tant de sottises, et délie grosse
que je la crois capable de tout, mais le duc d'Aumale a de l'es-
prit et je ne puis croire qu'il donne dans ce traquenard.
.Au reste, s'il s'agit de succéder au duc de Broglie, il a du
temps devant lui pour se décider : je ne pense pas qu'il soit
remplacé avant 1871.
D'ici là, il en mourra bien d'autres. J'apprends que
M. Lebrun est bien malade. ViUemain, Guizot, moi, nous
donnons beaucoup d'espoir aux candidats de l'avenir. Mais, en
1871, y aura-tril une Académie Française.^
J'ai lu un journal américain, j'oublie son nom (Advertiser
de quelque ville comme Boston, New- York ou peu importe),
qui m'a paru rempli de bon sens au sujet de l'affaire d' Auteuil ' .
Bien entendu qu'il trouve que le prince Pierre served him right',
I. La mort de Victor Noir, tué d'un coup de revoWer par le prince Pierre
Bonaparte,
'i. c L'a traité comme il le méritait ».
344 LA REVUE DE PARIS
mais il ajoute celte réflexion sur le seul témoin de la scène :
(( Quelle espèce de confiance peut inspirer un homme qui, ayant
des armes sur lui, laisse tuer son ami sans le défendre? »
La princesse de *** a quitté son époux et s'en est allée à
Nice, où il lui envoie des télégrammes menaçants... Je l'ai
vue [naguère], et elle me plaisait beaucoup. Elle avait un
embonpoint très joli chez une demoiselle, bien qu'il fît
craindre pour l'avenir; mais vous savez qu'il y a certains
fruits, comme le beurré blanc, par exemple, qui ne sont
bons qu'un jour, mais, ce jour-là, quelle bonté I
Je me réjouirais de l'arrivée du thé, si j'étais plus sûr d'en
boire. J'y ferai mes efl*orts cependant.
Adieu, mon cher ami, veuillez me mettre aux pieds de
madame Ghilde. Mille amitiés. Ces dames et tous les Can-
nais se rappellent à votre souvenir.
XLIII
A a même.
Cannes, 27 février 1870.
Mon cher ami.
Vous vous figurez peut-être que nous sommes dans un {sic)
oasis et que nous ignorons ici les misères de l'hiver. Détrompez-
vous. Nous avons eu en janvier une gelée à — 6° qui a détruit
presque toutes les fleurs, et, depuis, le soleil n'a montré le bout
de son nez que de loin en loin, jamais deux jours de suite. En
revanche, des pluies torrentielles et des brouillards presque
dignes des bords de la Seine. Cela n'empcche pas les gens d'ici
de s'amuser. On danse, on a l'Opéra Italien, on donne des bals
masqués. Hier, Nice, Cannes et Antibes se sont réunis à la
pointe d' Antibes pour une (( folle journée »• donnée par un
M. Pleschtcheïef (51c)*. C'est une invention russe qui consiste
à passer douze heures ensemble et à dîner deux fois. Il pleuvait
à verse et les promenades sentimentales entre les deux festins
ont dû se borner à des excursions de la salle à manger au
salon d'un hôtel mal installé.
I. M. d'Apletscheieff?
LETTRES A LA FAMILLE CHILDE 345
Quelle absence d'idées politiques dans M. OUivierl J*en avais
meilleure opinion. Il y a dans ce pays-ci une déplorable habi-
tude de vouloir tout faire par principes posés solennellement,
acceptables en théorie mais impossibles en pratique. Pour le
plaisir de outfavour^ Favre, M. Ollivier prend rengagement de
ne se mêler en rien des élections : il donne ainsi une croqui-
gnole à son collègue et divise une majorité déjà peu solide.
Voilà un homme d'État de ce temps-ci I
Adieu, mon cher ami, présentez mes respects à madame
Childe. Je vous souhaite à Tun et à l'autre santé et prospérité.
XLIV
Au même.
Cannes, 17 mars 1870.
Mon cher ami,
Merci de votre lettre et des nouvelles du monde, dont je suis
si loin. Je suis bien affligé de la mort du jeune Laborde. Cette
pauvre famille est cruellement éprouvée.
Vous m'avez donné un dictionnaire des américanismes : je
serai bientôt obligé de vous demander un glossaire de la nou-
velle langue française. Que veux dire papoieuse?
U Histoire de Napoléon, de Lanfrey, dont je n'ai pas lu grand'-
chose d'ailleurs, me parait arrangée comme l'histoire de Thiers,
mais avec d'autres idées. Les deux ouvrages ne brillent pas par
l'impartialité. Je crois qu'il n'est pas encore temps de porter
un jugement définitif sur l'homme et son temps, mais il me
semble que l'historien qui restera retravaillera et corrigera
l'histoire de Thiers.
Vos vers d'Eschyle m'ont fait plaisir, bien que je n'aime p8^s
(( l'éponge )), et que la métaphore soit loin d'être juste. Il est
curieux de voir dans la plus ancienne poésie cette recherche
du concettOy si en honneur aux époques de décadence. Gela rend
indulgent pour Veuphuism de Shakespeare et le style culto.
Je viens de faire une tartine à cette occasion, à propos d'une
I. (( Déposséder de la faveur publique ».
346
La aSViJlS DE PaRIS
nouvelle édition de Don Quichotte^, Je dis que les Grecs, les
Anglais et les Espagnols ont eu la faculté de percevoir à la fois
deux plaisirs, celui du drame et celui de la poésie quintes-
senciée. Cette faculté n'existe pas chez les Français, qui veulent
toujours savoir pouix|uoi et comment ils s'amusent.
Je suis toujours bien souffrant et rien ne me soulage. J'ai
des nuits affreuses et des crises d'étouffement qui me prennent
sans que je puisse deviner ce qui les amène. Le temps, qui est
décidément au beau, ne me fait rien.
J'avais essayé de lire, mais sans succès, les nouvelles de
Miss Martineau. Cela me fait l'effet de ces ouvrages de mathé-
matique en vers :
Le carré de Thypoténuse
Est égal, si je ne m'abuse,
A la somme de deux carrés
Construits sur les autres côtés...
Je lis à présent les Essais de Charles Lamb. 11 a des idées
originales et bien anglaises. Ses lettres sont très amusantes.
Adieu, mon cher ami; je suis d'une tristesse abominable,
et, toutes les fois que vous daignerez me dire comment va le
monde, vous ferez une œuvre charitable. Veuillez me mettre
aux pieds de madame Childe. Mille amitiés.
XLV
Aa même.
CanDes, 7 mai 1870.
Mon cher ami.
Je suis toujours malade. Avant-liier, pour la première fois
depuis six semaines et par un temps admirable, je stiis sorti
c^n voiture, mais cela ne m'a pas réussi. Je suis encore
consigné dans ma chambre. Vous me plaindriez si vous saviez
tout ce que je souffre et quelles nuits je passe. Rien ne me
soulage. Nous sommes ici en plein été, et l'espoir que j'avais
dans le retour de la chaleur est maintenant dissipé comme tant
I. La Vie et VOEuvre de Cervantes^ préface à la traduction in-ia de Lucien
Biart, fut imprimée pour la première fois dans la lievue des Deux Mondes
du i5 décembre 1877.
LETTRES A LA FAMILLE CHILDE 3^7
d'autres illusions. Combien de temps dois-je rester encore dans
ce triste état, je n'en sais rien, mais ceux qui m'aiment ne
doivent pas prier qu'il se prolonge ^
Tout ce que vous dites de rébus pablicis ^ est fort jusite. Nous
nous en allons à tous les diables. On nous a émancipés de trop
bonne heure et nous ne nous servons de la liberté qu'on nous
donne que pour faire des sottises. Ajoutez à cela la profonde
ignorance de cette génération, son étourderie et sa démorali-
sation. Nous n'aurons pas plus le droit de nous plaindre, si
le feu du ciel tombe sur nous, que n'avaient les habitants de
Sodome et de Gomorrhe.
Je n'ai jamais eu de goût pour M. Guizot, mais je lui rends
justice. M. Royer-CoUard, qui était implacable et qui abusait
de son âge, disait : ce M. Thiers est un polisson, mais
M. Guizot est un drôle. » M. Guizot a pour lui son orgueil, sa
tenue protestante, et son éducation de famille. Gela lui donne
un grand avantage sur Thiers et ses autres contemporains, qui
n'avaient que de la vanité, de l'audace et de mauvaises manières.
Ce qiie je ne puis pardonner à M. Guizot, c*est son despotisme
et son goût pour Tintrigue, et son indifférence pour le bien et
le mal dès que son intérêt est en jeu. Rappelez- vous sa con-
duite avec le ministre Pritchard et son indulgence pour son
secrétaire Génie, qui comme celui de Brîd'oison savait manger
à deux râteliers. Ce qui manque à nos hommes politiques,
c'est d'abord une tête poUtique, puis des principes et du
courage. Ces qualités-là, à vrai dire, ne se trouvent guère
que dans un pays d'institutions aristocratiques. Pîtt, Fox,
Canning, Palmerston ont été élevés pour être des siaiesmen '.
Ils ont fait leur apprentissage et obtenu leur grade .au
concours. Maintenant on prend un cocher sans lui demander
s'il a jamais conduit.
Je suis bien fâché des mauvaises nouvelles que vous me
donnez de la santé de madame Childe. J'espère que cet été la
remettra, si tant est que nous ayons un été tranquille. Vous
rappelez-vous le temps où vous me demandiez de vous faire
I. On sait que Mérimée est mort, à Cannes, le 23 septembre 1870.
a. a Des affaires publiques ».
3. u Hommes d^Ëtat ».
348 LA REVUE DE PARIS
naturaliser Français et où je vous conseillais de rester
Américain? N'avais-je pas raison?
Adieu, mon cher ami, veuillez présenter mes hommages à
votre femme et me rappeler au souvenir de nos amis.
XLVI
Au même.
Paris, i4 juillet 1870.
Mon cher ami * ,
Je ne suis pas plus que vous amateur du style héroïque de
M. de Gramont, mais vous me semblez bien naïf à Tégard
des Prussiens. Le procédé de M. de Bismarck ne laisse rien à
désirer sous le rapport de la perfidie accompagnée de gros-
sièreté» et, outre la non-exécution du traité de Prague, il
s'ajoute à Taffaire du Luxembourg et à celle du chemin de fer
suisse. Le moment n'était pas mal choisi pour lui demander
des explications. Il se tire d'affaire assez bien en écartant la
question espagnole. Je ne crois pas à la guerre, parce que tout
le monde en Europe en a trop peur. Ici, chose étrange, elle
est assez populaire. Lord Lyon s se donne beaucoup de mouve-
ment et parait fort bien disposé pour nous.
Je suis à peu près dans l'état ou vous m'avez laissé. Mes
jambes se désenflent un peu, mais je ne dors pas et les forces
ne reviennent pas, et l'accablement est le même.
J'ai remis à votre messager une lettre de madame deMontîjo-
à votre adresse, ne sachant comment vous l'envoyer, puisque
vous ne mettez dans votre lettre d'autre indication que Ems.
J'espère que celle-ci vous parviendra. M. Eustîs va, je crois,
à Ems.
Je n'ai pas la force de vous en écrire plus long, mon cher
ami. J'espère que les eaux vous seront prospères. Veuillez,
présenter mes hommages à madame Childe.
PROSPER MERIMEE
I. M. Edouard Lee Childe était alors à Ems, témoin des incidents qoi
amenèrent la déclaration de guerre.
AVEC LA FLOTTE RUSSE'
III
Il n'y avait plus qu'à rejoindre la flotte à Sainte-Marie de
Madagascar, ce que je pensais faire en toute sécurité mainte-
nant que j'avais dépisté les yachts. Dans cette traversée de
Durban à Sainte-Marie de Madagascar, mon équipage fait
mal son service, surtout à la machine frigorifique où sont
les fortes têtes. Depuis que les ouvriers russes sont à bord
pour réparer cette machine ça ne va pas mieux; il y a tou-
jours quelque chose qui cloche, de sorte que l'on n'obtient
plus le degré de froid qu'il faut dans les cales. M. Just, le
chef de la frigo, fait stopper sa machine plusieurs fois pen-
dant cette traversée. Il fait cimenter le pied d'une colonne
servant de bâti et de réservoir à une pompe de circulation,
car cette colonne est crevée en dessous.
Le i**" janvier igoB, vers quatre heures du matin, on aper-
çoit au Nord une lueur qui se projette dans le ciel comme
une lumière électrique mobile. C'est probablement un des
croiseurs russes de la flotte qui fait la garde au large de l'ile
de Sainte-Marie et qui fouille les criques de la côte et l'horizon
avec ses projecteurs.
On ne voit pas les feux de la terre qui parait embrumée.
Enfin, au jour, voilà l'île Sainte-Marie, la pointe Blévec.
I. Voir la Revue des i5 mars et i5 avril.
35o LA REVUE DB FARIS
Je fais route dans le canal, et bientôt j'aperçois la flotte de
la Baltique mouillée au milieu, devant le port de Sainte-
Marie, qu'on nommait autrefois Port-Louis. Je viens prendre
place au milieu de la flotte qui me paraît en désordre cl mal
mouillée; les navires sont sales et mal tenus; on voit qu'ils
ont attrapé du mauvais temps au .cap de Bonne-Espérance ;
quelques charbonniers ont accosté les navires de guerre, mais
h^ rade n'est pas propice pour faire du charbon.
Que de privations ces hommes ont à supporter I Et toujours,
toujoiv^ occupés au charbon, jours et nuits! Quand c'est fini,
il faut recommencer : les énormes gueules des fourneaux
dans les chaufl'eries mangent, dévorent le charbon comme si
on le jetait da^is un goufl*re. Et pas d'eau douce pour se laver.
Rien que l'eau salée qui colle avec le sel sur le linge enduit
de fumée et de charbon gras. L'eau potable est distillée de
l'eau salée, ce qui fait que plus ces malheureux en boivent,
par la chaleur de M^^dagascar, plus ils veulent en boire ; et
leur bouche est toujours acre.
Même après une nuit passée à bousculer le charbon, les
hommes sont heureux d'êti:e désignés le matin pour venir aux
provisions à bord de VEspérance, surtout s'ils ont la bonne
fortune de trouver le capitaine debout I Ces malheureux* me
font pitié; quelquefois je leur fais donner un verre de bière,
un whisky soda, ou de la bqnne eau avec un peu de tafia
dedans. Tout de même l'un d'ei^x a subtilisé ma montre et ma
chaine en or, qui étaient penduQS dans la chambre des cartes.
Je pense que ce fut pour conserver un souvenir de moi.
Si le passage du Cap a fatigué les navires de la flotte, en
récompense, je trouve que la figure des hommes est meilleure
que sur la côte du Gabon ; malgré leur surmenage on voit que
le climat est meilleur; il y a moins de malades.
Sauf la première division, les navires étaient mal mouillés,
presque au milieu du canal où la mer est grosse et le courant
violent; les charbonniers qui avaient accosté les navires sont
obligés de reprendre leur mouillage; la communication est
difficile avec les vedettes que les vaisseaux ont mises à l'eau ;
je délivre cependant un peu de viande congelée aux plus
téméraires et aux plus afiamés qui n'ont pas crainte des
embruns de la mer.
AVEC LA FLOTTE RUSSE 35l
Le lendemain a janvier, le temps est meilleur; j'ai prévenu
par lettre le chef-d'état major que notre machine frigorifique
avait cette fois-ci une avarie sérieuse. Le chef mécanicien de
la flotte et le chef ouvrier du Kamtchatka viennent à bord de
V Espérance et décident une sérieuse réparation.
Vers les huit heures du soir, un officier, dans un petit tor-
pilleur, me prévient de me tenir prêt à appareiller le lendemain
matin à six heures. Je lui demande où aller; il me répond
qu'il faudra suivre la flotte. Je crois que Tamiral n*a pas
communiqué avec Sainte-Marie de Madagascar, bien qu'il fût
resté trois jours dans le canal.
Le lendemain matin, à six heures, j'étais à pic sur mon
ancre, et quand l'amiral signala l'appareillage, mon ancre était
à bloc la première. Je mis la machine en marche le premier,
pour m'écarter afin de prendre mon poste en travers du vais-
seau amiral, avec VOreL
Le cap au Nord, l'escadre défila, le Soiwaroff en tête de
ligne, après bien des hésitations, car chacun en prenait à sa
guise; il est probable que l'amiral avait donné liberté de
manœuvrer. Je n'y comprenais rien : certains navires étaient
déjà à un mille du mouillage, quand d'autres ne faisaient que
de déraper leur ancre, de sorte que les navires de la deuxième
division étaient mélangés à ceux de la première ; enfin en pas-
sant la pointe Larré, tout était en ordre. On contourna cette
pointe pour se diriger dans la baie de Tintingue située trente
milles dans le Sud quart Sud-Ouest de la pointe Bellone, dans
TEst de la partie Nord de l'ile Sainte-Marie. Les uns après les
autres, les navires, malgré les signaux réitérés de l'amiral,
viennent dans le plus grand désordre prendre mouillage en
dehors des passes de la baie, où la mer était très houleuse. Une
fois à Tancre, la flotte (ait du charbon avec ses pourvoyeurs
charbonniers, et des vivres à bord de V Espérance.
Pendant les trois jours que la flotte reste sur ce mouillage,
elle fait des exercices de canon. Pendant deux nuits l'amiral
donne Tordre d'éteindre les lumières à bord de tous les
navires, pour se dissimuler au fond de cette baie à tous ceux
qui passaient dans le canal de Sainte-Marie. On disait que
Rodjestvensky avait été prévenu qu'il y avait des bateaux
suspects dans les parages de Madagascar. Je me conforme
352 LA REVUE DE PARIS
de mon mieux aux ordres de Tamiral; je dis de mon mieux,
parce qu'il m'est bien difficile de faire exécuter ces ordres avec
des insoumis comme il y en a parmi l'équipage.
Les autres nuits, le personnel de la machine se plaignait
d'être obligé de laisser un graisseur debout pour faire mar-
cher la dynamo : cette nuit où l'amiral avait interdit les
lumières, le personnel de la machine voulait à toute force,
faire marcher les dynamos I
Tout cela par esprit de contradiction.
Us disaient : « On nous prend pour des esclaves I On veut
nous faire rester sans lumière comme des forçats I Nous ne
sommes pas des Russes nous, nous sommes des Français! »
J'étais seul sur V Espérance à comprendre le but de notre
mission; les bons sujets et ceux qui auraient pu deviner se
laissaient entraîner par l'insinuation de quelques mauvaises
têtes, qui ne voyaient qu'une chose : forcer le capitaine à
les débarquer, arrêter la croisière pour toucher une année de
salaires au bout de deux ou trois mois de voyage.
Un jour, Famiral m'avait dit : « Ça ne va donc pas à bord
de Y Espérance avec vos hommes.^ J'aurais cru que les Français
se seraient mieux conduits. » J'avais répondu à l'amiral que
tout marchait bien, car je voulais cacher aux étrangers la plaie
de notre pauvre marine de commerce, où il n'est plus guère
possible de recruter des équipages disciplinés comme autrefois.
Revenons à la flotte russe qui, pendant cette nuit sans lumière,
faisait bonne garde : on pouvait de temps en temps entendre
les cris répétés des sentinelles, aux coupées et aux extrémités, à
la poupe et à la proue des vaisseaux de guerre ; puis quelques
commandements sourds, mais pas un son de cloche : les heures
ne furent pas piquées et pas un canot ne circula en rade.
Trois contre-torpilleurs furent détachés de l'escadre et
expédiés en vedettes autour de l'île Sainte-Marie, dans le
canal et dans le voisinage de la baie. Il est fort probable
qu'un navire passant dans le canal de Sainte-Marie n'aurait
pas soupçonné qu'une flotte formidable fût cachée dans cette
baie de Tintingue. A ce moment-là, la flotte était puissante :
l'amiral avait déjà formé ses paysans aux exercices qu'il leur
faisait répéter sans cesse, malgré les corvées du charbon, au
mouillage comme à la mer.
AVEC LA FLOTTE RUSSE 353
J'allai faire visite au chef d'état-major qui m'avait demandé ;
l'amiral était indisposé. Le chef d'état-major me donna des
instructions pour aller en estafette dans la baie d'Antougil à
la rencontre des charbonniers venant de Las Palmas et de
Saint-Vincent : je devais leur donner l'ordre de rejoindre à
Nossi-Bc, sans perdre de temps,
Vers huit heures du soir, après avoir délivré de la viande
toute la journée aux équipages^ qui, depuis l'arrivée de V Espé-
rance à Sainte-Marie de Madagascar, mangeaient à leur faim,
j'appareillais pour la baie d'Antougil. J'avais pris deux offi-
ciers de l'état-major à bord, un lieutenant de vaisseau et un
commissaire. Ils avaient pour mission : le premier d'aller à
bord des vapeurs charbonniers que l'on rencontrerait dans la
baie d'Antougil pour leur donner des instructions, le second
de porter des câblogrammes à Port-Choiseul.
Le lendemain matin j'étais à Port-Choiseul, et aussitôt
mon arrivée, les officiers russes débarquèrent à terre. Dans
l'après-midi, deux grands vapeurs dé 1 1 ooo tonnes chacun se
présentèrent; un autre vers cinq heures et demie. A leur retour
de terre, les officiers russes se rendirent à bord des navires
qui appareillèrent dans la soirée. Le lendemain matin, entrée
d'un vapeur anglais et de deu^ norvégiens, qui furent expé-
diés également. Je restai encore deux jours sans voir d'autres
vapeurs venir à Port-Choiseul, et pendant ce temps-là les offi-
ciers russes étaient à terre.
On sait que pendant toute la croisière de la flotte de la
Baltique dans l'océan Atlantique et dans l'océan Indien, le
ravitaillement en charbon a été assuré par une compagnie
allemande, qui a gagné des millions de roubles : ses vapeurs
et ceux qu'elle avait affrétés avaient pris chargement en
Angleterre à destination, les uns des îles Canaries, Las
Palmas, d'autres pour Dakar et les îles du Cap-Vert, d'autres
encore pour Delagoa-bay et Lourenço Marques. Il va sans
dire que tous ces vapeurs étaient en règle; ils auraient pu
aller jusqu'au Japon sans être inquiétés.
La chose était très simple. Quand l'amiral avait besoin de
3o ooo tonnes de charbon par exemple, pour telle date, il
télégraphiait à Hambourg et les vapeurs qui se tenaient dans
le voisinage avec un chargement de charbon à ordre, recevaient
i5 Mai 1908. 9
354 l'A RKVUE DE PARIS
un télégramme de faire diligence immédiatement pour tel ou
tel port, où ils rencontreraient la flotiCr ou \ Espérance. Il est
incontestable que ce système très ingénieux valait tous les
dépôts, du monde entretenus à ^nds frais, où Ton ne trouve
pas de charbon ; ou si par malheur on en trouve, il est à
Tétat de scories. A partir du détroit de Malacca, le ravitaille-
ment jusqu'en Extrême-Orient était fait par une autre Compa-
gnie qui avait, en plus des loo ooo tonnes de chaii)on à flot,
d'énormes dépôts à Singapour, Saigon, Shanghaï, etc., repré-
sentant plus de 3oo ooo tonnes. Le ravitaillement de cette
expédition était bien compris,' et intelligemment dirigé.
Le 8 janvier, mes machines frigorifiques sont démontées. Le
lendemain, la viande du faux pont n^ 3 est dégelée ainsi que
les nombreuses caisses de volailles et gibiers. J'ai appareillé
pour rejoindre la flotte le plus vite possible à Nossi-Bé.
Le 10, en passant au cap d'Ambe, je suis obligé de jeter à la
mer 4oo caisses de poulets et gibier. On remet avec bien des
difficultés une des machines frigorifiques en marche ; je ne
m'expliquais pas comment on ne parvenait pas à réparer la
colonne qui servait à la circulation de Teau.
Le même soir, je mouille près de Nossi-Bé pour ne pas
rejoindre la flotte la nuit. Le lendemain matin, à cinq heures,
branle-bas et appareillé pour rejoindre la flotte, qui est mouillée
à Helleville en très hon ordre. Quand je suis assez près, une
vedette vient avec un officier pour me désigner un mouillage
entre le Kamtchatka et le Dimitri-Donskoi. Aussitôt je fais pré-
venir l'amiral par M. Shaub de cette avarie à mes machines
frigorifiques et je descends à terre pour une visite au com-
mandant du Capricorne, aviso.de guerre français.
La flotte était réunie «a complet : toutes les unités de
combat et les transports de la flotte volontaire, que nous avions
laissés à Tanger et qui avaient passé le canal de Suez, étaient
mouillés sur la rade de Helleville en bon ordre par division.
En plus il y avait une grande quantité de charbonniers le
long des navires de guerre qui délivraient leur charbon.
L'aspect de l'immense baie était superbe avec cette quantité
de vapeurs et de navires de guerre. Chaque unité remplissait
ses soutes qui étaient presque vides en arrivant à Nossi-Bé.
Chaque navire, en dehors de ses soutes, mettait du charbon
AVEC LA FLOTTE RUSSE 355
en sacs, qui ^ur les plages des cuirassés, qui sur le pont ou
dans les coursives, en supplément, pour la traversée de Mada-
gascar en Extrême-Orient.
Je me rendis à bord du Souvaroff pour demander un peu
de ce charbon au chef d'état-major; il m'en restait certai-
nement assez pour aller à Vladivostok ; mais il étbit toujours
temps d'attaquer ma réserve de la cale n"" 3. Gomme je lui
demandais aussi de l'eau douce, le capitaine, de pavillon
me dit > « De l'eau douce 1 vous savez bien que nous n'en
avons pas assez pour la flotte, les bouilleurs fonctionnent
mal sur certains navires et notre bateau-citerne, le Météore,
arrive avec peine à nous alimenter. C'est inutile aussi que
nous vous donnions le charbon de nos charbonniers. Us sont
ici une vingtaine de 5 à loooo tonnes : malgré cette abon-
dance apparente^ l'amiral ne vent pas céder un morceau de
ce charbon; il leréser\'e exclusivement aux navires de guerre.
U n'en donnera pasi aux transports de commerce qui accompa^
gnent la flotte, parce qu'ils peuvent aller dans les ports se
ravitailler, comme vous par exemple qui êtes neutre. —
Mai» iKMS savez bien que l'on me refuse du charbon à
Durban. — Oiùt M. Sliaub m'en a parlé; mais il parait
que vous aviez demandé i ooo tonnes; c'était trop d'un coup.
Us ont pensé que vous altÎM imvitailler la flotte russe I Us ne
se doutent pas que la flotte a phia de 4ooooo tonnes de
charbon à sa disposition. — C'est justement pour cela que
vous pourriez me donner de 4oo à 5oo tonnes. — '• Mais non!
je vous dis que l'amiral ne veut pas en donner un morceau ;
vous en trouverez à Majunga d'ici à deux jours. »
Nous savions tous, l'amiral le premier, que les gros cui-
rassés de l'amiral Togo n'étaient pas encore réparés depuis
la bataille navale du lo août devant Port-Arthur. Trois grosses
unités changeaient leurs chaudières à Nagasaki et à Yoko-
hama; d'autres tenaient la mer tant bien que mal en atten-
dant une embellie pour se, réparer dans les ports du Japon :
c'était le moment d'aller à la rencontre de l'amiral Togo.
Le lendemain matin, l'amiral Rodjetsvensky me fit appeler
à bord du Souvaroffoù j'arrivai vers huit heures. U me reçut
cordialement, mais ce n'était plus comme dans les premiers
356 LA REVUE DE PARIS
temps. Il avait Tair ennuyé : cette vie depuis trois mois, au
Sénégal, au Gabon, à Madagascar, par des chaleurs torrides^
à bord d*un cuirassé bondé de monde et chauffé à blanc
de la quille à la pomme des mâts, n*est pas faite pour mettre
en gaieté ni pour donner la santé.
Je racontai à Tamiral Faccident des machines frigorifiques,
mes appréhensions au sujet de la viande des cales qui commen-
çait à mollir, et les sacrifices que j'avais dû faire de quatre
cents caisses de volailles. 11 me dit qu*il lui était impossible de
réparer ma machine frigorifique, que le chef des ateliers à
bord du Kamtchatka le lui avait dit : « D'ailleurs vous devez
partir ce soir pour Majunga où il y a des ateliers et où vous
pourrez vous réparer, faire du charbon et de Teau douce. Vous
porterez des câblogrammes. Parlez-moi maintenant de votre
voyage à Durban; est-ce vrai ce que Ton m'a raconté!^ »
Alors je fis le récit de ce voyage au Natal. L'amiral sourit,
ce que je n'avais encore jamais vu. Il me serra la main en
me disant de revenir le plus proifiptement possible et en me
souhaitant bon voyage. Je rentrai à bord de V Espérance^ qui
depuis son arrivée à Nossi-Bé délivrait de la viande à tous les
navires de la flotte. Je descendis à terre prendre mes papiers
de bord que j'avais déposés à Tlnscription maritime. En reve-
nant, je croisai l'enterrement de deux officiers russes qui
avaient été tués par un appareil Temperlet en faisant du
charbon à bord d'un vapeur allemand.
Quand je fus à bord, le second de Y Espérance me dit
qu'une partie des hommes de mon équipage refusaient de
travailler au chargepienl , prétendant que la marchandise
composant Ce chargement était contrebande de guerre. Ces
hommes qui, à Tanger, avaient demandé une augmentation
de salaires de trente francs par mois pour transborder viandes
et provisions dans les canots de l'escadre, trouvaient tout
simple de dire après trois mois : « Nous ne voulons plus tra-
vailler.au chargement qui est contrebande de guerre. »
Vers -les quatre heures de l'après-midi, j'appareillais de
Nossi-Bé, où j'étais depuis trois jours, pour Majunga, où
j'allais porter des dépêches, faire de l'eau et du charbon et
réparer les machines frigorifiques. D'après les instructions
de l'amiral, il fallait être de retour pour délivrer des vivres
AVBG LA FLOTTE RUSSE 357
le 17, c'est-à-dire quatre jours après I A neuf heures du soir,
un formidable choc se fit entendre et tout s'arrêta dans les
machines réfrigérantes. Après examen, on constata qu'un
écrou s'était dévissé et qu'une tige de piston était passée au
travers d'un cylindre. Cette avarie entraînait de grands dégâts
dans le reste de la machine. Une forte tête du gaillard avant
déclara alors, paraît-il : a Du coup, nous allons f... la viande
à la mer et retourner en France toucher un an de voyage I »
Le lendemain, i4 janvier, j'entrais en rade de Majùnga,
où était ancré le croiseur français InferneL Aussitôt que j'eus
pris mon mouillage, un aspirant de ce croiseur vint à bord de
YEspérance m'apporter l'invitation du capitaine de vaisseau
Forestier, chef de la division navale de l'océan Indien et des
officiers du croiseur Infernel à venir passer à bord l'après-
midi du samedi 1 4 janvier 1906.
Je devais une visite au coknmàndant du croiseur français ;
je me rendis à son invitation et, en arrivant à bord de V Infernel,
je trouvai sur le pont la meilleure société de Majunga.
A la nuit close, le bal prit fin à bord du croiseur français,
et les invités s'embarquèrent pour descendre à terre, les uns
dans les embarcations gracieusement mises à leur disposition,
les autres sur le yacht de l'administrateur en chef. Le débar-
quement de tous ces invités était éclairé par les projecteurs
électriques du croiseur. Le coup d'oeil était merveilleux :
YEspérance était embrasé par cette lumière parce qu'il se
trouvait sur la route des embarcations. Quand elles passèrent
à l'arrière, les meilleurs de mon équipage crièrent trois fois :
hourra!
Dès mon arrivée, j'avais fait porter les câblogrammes
par un homme de confiance de YEspérance, de sorte qu'en
descendant à terre, le lendemain matin, je me rendis immédia-
temient faire visite à l'administrateur après avoir déposé mes
papiers de bord à l'Inscription Maritime.
Je fis une demande auprès des autorités du port pour
exécuter immédiatement les réparations à la machine frigo-
rifique. Une commission vint à bord l'après-midi, et Ton
commença, séance tenante, quelques démontages. A trois
heures, des hommes de l'équipage descendirent à terre sans
permission, et se rendirent à l'Inscription Maritime; ils racon-
358 LA REYUB DE PARIS
tèrent à radministrateur de la marine qu'ils avaient été
trompés en embarquant sur VEspérance, que ce vapeur trans-
portait de la contrebande de guerre, et qu'ils ne voulaient pas
se rendre coupables d'un pareil forfait I Ils avaient été embar-
qués au Havre pour prendre un navire à Liverpool et aller à
Saïgon porter un chargement; mais ils n'étaient pas engagés
pour transporter de la contrebande de guerre et suivre la flotte
russe. Us prirent bien garde de dire à l'administrateur qu'ils
s'étaient fait augmenter de trente francs par mois, justement
pour cela.
Enfin I on les avait trompés ; on devait donc les rapatrier.
L'admiriistrateur leur dit : « Si votre capitaine consent à
votre débarquement, je vous débarquerai et vous rapatrierai. D
Je vins trouver l'administrateur qui m'avait fait mander; je
protestai contre le dire de ces hommes qui étaient de mau-
vaise foi; je dis à l'administrateur qu'ils avaient comploté
pour faire payer à l'armateur une année de salaire, après trois
mois de service : « Je ne veux pas les débarquer, c'est eux qui
viennent vous le demander; par conséquent, si vous vous y
prêtez, nous porterons au rôle : débarqués sur leur demande,
malgré les protestations du capitaine. »
Us furent débarqués, et je fus bien débarrassé: je regrettai
cependant quelques-uns d'entre eux.
Mon armateur et les agents russes, qui étaient à la tcte de
cette grosse opération de fourniture de charbon et de vivres,
savaient tout ce qui se passait à bord de VEspérance par mon
subrécargue, un Allemand, qui avait la France en horreur et
se tenait en relations télégraphiques avec eux. Ces messieurs
furent tellement découragés de la mauvaise foi de ces marins
Français, que les cinq grands vapeurs qu'ils achetèrent en
Angleterre pour porter des provisions en Extrême-Orient, et
qui devaient être francisés, passèrent sous le pavillon alle-
mand. Ainsi, par le fait de cet équipage, la marine française
perdait l'avantage de compter cinq vapeurs de 5 à 6 ooo tonnes
de plus qui auraient pris armement, comme VEspérance, au
Havre.
Quand je pense que tous ces hommes si hautains, si arro-
gants même, devant moi ce jour-là à Majunga, car ils savaient
qu'il m'était presque impossible de les remplacer, étaient
AVEC LA FLOTTE RUSSE 359
venus au Havre me supplier de les prendre I Ce n'étaient pas
les hommes qui manquaient sur les quais du Havre : notre
marine marchande n'est malheureusement pas brillante aujour-
d'hui, et plus. d'un marin attend pendant longtemps quelque-
fois un embarquement avantageux. Pouvait-on en trouver un
plus avantageuxP Un matelot était payé cent trente francs par
mois ; les chauffeurs pouvaient gagner cent soixante francs par
mois avec les cinquante centimes de Theure qu'on leur payait
pour le travail supplémentaire en dehors des heures de quart;
quant à la viande et au reste, ils en avaient autant qu'ils en
voulaient.
Je partis après cinq jours passés à Majunga, sans faire de
chaii>on : il n'y en avait pas dans le pays. Si les négociants
en avaient fait venir aoooo tonnes il aurait été vendu en
deux mois à soixante-quinze francs la tonne et même plus
cher. Je ne pus davantage faire de réparations sérieuses à la
machine frigorifique; mais j'emportai deMajunga les dépêches
de Russie pour l'escadre.
Eu arrivant à la pointe de d'Angadoka le lendemain, nous
trouvons un temps atroce : ce fut presque à tâtons que j'arrivai
en rade de Helleville. Le chef d'état-major me dit qu'il avait
reçu, par un torpilleur, une lettre de l'administrateur chef de
Majunga, lui annonçant que la machine frigorifique de V Espé-
rance était irréparable. Une commission de mécaniciens russes
vint à bord et se déclara également impuissante. Je ne pouvais
jne faire à cette idée qu'on n'arriverait pas à cimenter une
colonne servant à la circulation. Je résolus de retourner
à Majunga tenter une réparation. Je n'eus pas besoin de
demander la permission : l'amiral me fit appeler et me dit qu'il
fallait délivrer de la viande jour et nuit et me disposer à partir
le lendemain pour Majunga. Je revins donc pour la seconde
fois à Majunga porter des câblogrammes, et taôher de réparer
mes machines frigorifiques. On mit des ouvriers dans les
machines pendant trois jours : ils finirent par abandonner le
travail en disant que la réparation était impossible. U restait
encore ioi5 tonnes de viande congelée à bord.
Je revins à Nossi-Bé où l'on décida que tous les soirs,
j'irais à la mer jeter la viande qui se dégelait et que le matin
je reviendrais au mouillage délivrer à la flotte les quartiers
36o LA REVUE DE PARIS
encore gelés. Ce manège dura quinze jours. Chaque unité de
la flotte, qui avait des chambres réfrigérantes, y entassa la
viande encore dure comme du marbre. Un beau matin, je
rentrais en rade, les cales réfrigérantes vides : on avait jeté
près de 700 tonnes à la mer sur 3 000. Il ne me restait plus
que des provisions de farines, biscuits, rhum, etc.
Pendant mes appareillages, chaque soir, je reçus une récla-
mation du restant des hommes qui composaient mon équipage.
Cette réclamation était faite à la suite des ordres que Tamiral
m'avait donnés : Y Espérance suivrait Tescadre malgré sa perte
de viande, — ce qui m'a toujours fait penser que tout l'équi-
page supposait qu'après l'avarie de la machine frigorifique,
Y Espérance rentrerait en Europe et que l'on toucherait
l'année de salaires convoitée depuis si longtemps. Toutes les
avaries survenues pendant cette campagne sont peut-être les
conséquences de ce malheureux engagement de l'armateur :
payer une année de salaires si le navire était empêché de con-
tinuer son voyage! Enfin je reçus un ultimatum de mon équi-
page, officiers compris : ils ne suivraient pas le navire plus
loin, si on ne leur garantissait le dépôt des salaires d'une année
dans une banque en France, Quand je pense qu'il y avait un
officier d'administration à Madagascar qui leur donnait raison !
Je me décidai donc à câbler à mon armateur :
Açarie frigorifique déclarée irréparable : aucune chance sauver
restant çiande. Equipage refuse, devant autorités marines qui
approuvent, continuation voyage si vous n'envoyez preuves télé-
graphiques que vous déposez en banque cautionnement un an
salaires. Réponse immédiate; envoyez instructions,
La réponse arriva le lendemain :
Équipage sera entièrement payé comme par contrat; suivez
flotte attendant nouveau vapeur moderne, maintenant Australie
dont négocions achat; équipage « Espérance » permutera avec
équipage nouveau; vous rejoindrai personnellement Tamatave,
Malgré tous les mauvais procédés de l'équipage de YEspé^
rance , les agents français faisaient ce qu'ils pouvaient pour
que les agents russes missent les nouveaux vapeurs sous
pavillon français. Leurs eflbrts furent vains : les agents russes
étaient découragés.
AVEC LA FLOTTE RUSSE 36l
Je sais que les marins russes qui venaient à bord de
V Espérance prendre les provisions pendant la croisière, étaient
mauvais conseillers : ils racontaient qu*à bord des transports
portant le pavillon de commerce russe, il y avait des mutine-
ries, que le remorqueur Rouss était maintenant armé avec les
marins de la flotte volontaire, parce que les matelots avaient
refusé de suivre la flotte par crainte d'être faits prisonniers.
Je ne sais si la chose. est vraie, mais quelle comparaison
établir entre la solde des matelots russes, qui était de qua-
rante francs lorsque celle des nôtres était de cent trente!
Je reviens à la flotte de la Baltique, qui est superbe main-
tenant en rade de Nossi-Bé, reluisante, frottée, astiquée et
peinte à neuf I Mais les carènes traînent des herbes marines
de six pouces de long, ce qui ne donnera pas de la vitesse, le
jour où il en faudra.
Tous les soirs, deux contre-torpilleurs sortent en éclaireurs,
pour fouiller les criques et les petites baies des environs. Ils
font le tour de Tîle de Nossi-Bé. La flotte aussi fait bonne
garde : les projecteurs électriques ne cessent de fouiller tous
les coins de l'horizon. Pendant les quinze nuits que je suis
sorti au large pour jeter de la viande à la mer, j'avais mis-
sion de prévenir, si j'apercevais quelque chose de suspect.
Un matin que j'avais passé la nuit au large de Nossi-Bé et
que je me disposais à rentrer, j'aperçus au petit jour, envi-
ron à i5 milles de V Espérance, une escadre de plusieurs
unités. Je voyais se détacher au-dessus de la mer, unie comme
un miroir avant le lever du soleil, des mâts et des cheminées
fumantes, des superstructures de navires : j'en comptai huit.
A la vue de cette force navale que je ne m'attendais pas à voir
ce malin-là, je mis en route à ii nœuds pour revenir à mon
mouillage. En revenant je pensai que c'était la division de
l'amiral Nébogatoff* : j'avais eu tort de ne pas mieux m'en
assurer. Dès que mon navire fut mouillé, je me rendis à
bord du Souvaroffei je fis part au chef d'état-major de ce que
j'avais vu : « C'est bien », me dit-il. Une demi-heure après,
deux contre-torpilleurs d€ la flotte prenaient le large. Ils revin-
rent vers trois heures de l'après-midi. A cinq heures du soir,
comme j'étais à bord du Souvarqff pour affaire de service.
36a LA REVUE OE PA&IS
le chef d*étatr-major me dit : a Dites donc, commandant Bou-
teiller, je crois que vous avez mal dormi la nuit dernière et
que ce matin, au jour, vous avez rêvé. — Quoil vous pré-
tendez que je n*ai pas vu ce matin, au jour et à environ
i5 milles à louest du Pain de Sucre, une flotte de huit unités?
— Je ne crois pas ; vous avez dû .vous tromper. — Ah 1 pour
cela non! dis-je. Peu importe que ce soit une division de
Tescadre Nébogatoff, ou Tescadre anglaise des Seychelles, ou
des Japonais. Mais pour avoir vu, j'ai vu. »
En effet, j'avais bien vu, puisque le lendemain matin, au
jour, cette même flotte était dans les mêmes parages. Et elle
resta en vue de V Espérance îusqak sept heures du matin; puis
elle disparut en faisant route au Nord. Quelle était cette flotte?
Je ne Tai jamais su. Mais je crois que Tamiral Rodjetsvensky
le savait. D'après des officiers russes que je questionnai,
c'était l'escadre anglaise de l'océan Indien.
Je n'avais pas été le seul à la voir, puisque le !i3 février,
me trouvant à Majunga, j'entendais dire en ville que des
Indiens venant de Bombay avec leurs boutres racontaient à
qui voulait les entendre qu'ils avaient croisé une escadre
japonaise aux Seychelles, laquelle attendait une flotte russe
venant de Djibouti. Gomment expliquer que les Indiens^
commerçants de Majunga et arrivant de Bombay, aient su
qu'une escadre russe était partie de Djibouti pour venir
rejoindre l'amiral Rodjetsvensky à Madagascar.^ Ce qui était
vrai cependant, puisqu'une partie de rescadre Nébogatoff
était en route pour nous rejoindi'e à j\ossi-Bé.
Ces racontars m'inquiétèrent à tel point que j'envoyai une
lettre à l'amiral Rodjetsvensky par un torpilleur français
allant à iSossi-Bé.
Extrait de mon j on mal de bord.
Le 28 janvier après avoir passé la nuit au large de l'île de Nossi-
Bé et revenant prendre mon mouillage à Ilelleville, je croise à environ
cinq milles de la rade, nne flottille russe, composée de deux des-
troyers et de six torpilleurs qui se dirige vers le !Sord-Ouesl. Le
3o janvier, en rentrant de nia croisière de nuit, je rencontre la pre-
mière division des cuirassés russes à sept milles de la côte. Cette
flotte fait route vers le Nord-Ouest à j)etilc vitesse. Les gros cui-
rassés me paraissent très enfoncés dans l'eau avec une surcharge de
AVEC LA FLOTTE RUSSE 363
charbon sur les plages, qui ne sont plus qu'à un mètre cinquante
à peu près de l'eau.
L'amiral Rodjetsvensky, tout en faisant bonne garde, ne
perdait j)as un instant pour instruire ses équipages : il profi-
tait de toutes les circonstances. La nuit, c'étaient des exercices
sans fin, des signaux électriques, des projections qui fouillaient
les côtes, le fond des criques et ITiorizon de la mer; pen-
dant la journée, des exercices de canon, de torpille, d'embar-
cation, des simulacres de débarquement. Les équipapes
n'étaient déjà plus les terriens à col bleu tout neuf, que nous
avions vus à Tanger et à Dakar; les charbonniers de la côte
d'Afrique prenaient tournure. Mais à mesure que les jours
passaient sous ce climat meurtrier, qui n'est pas fait pour les
Russes, on voyait des athlètes essayer de se raidir contre le
mal qui les terrassait peu à peu. Les plus forts tombaient sou-
dain en deux ou trois jours, comme des bœufs que l'on
assomme d'un coup de -massue; les autres ne voulaient pas
être malades, se raidissaient contre le mal qui mine lente-
ment, qui vous abat, qui vous empêche de dormir, qui donne
une fatigue inexplicable quand on est couché la nuit, et qui
vous anéantit le jouri
Mais pourquoi la flotte était-elle retenue à Madagascar,
surtout en cette mauvaise saison des pluies et des orages sans
fin, si pénible pour les Européens, surtout à boi-d de ces
navires de guerre en fer et en acier, où l'on manque de place .^
Et ces hommes n'avaient jamais de nouvelles de leurs familles :
ils ne recevaient pas même un journal I C'était l'isolement
complet, comme sur les galères des temps passés.
Dimanche, 5 février : depuis le petit jour V Espérance
délivre des provisions à une douzaine de canots de la flotte.
Le temps est beau; la journée se passera sans pluie; on ira
entendre la musique de l'amiral cet après-midi, à quatre
heures, sur la place du gouvernement de Helleville. La haute
société de la ville sera là; on pourra contempler l'ancienne
reine de iNossi-Bé, entourée de ses charmantes Malgaches au
teint cuivré, bronzé, à la tête cbouriff^ée et aux centaines de
petites tresses, à l'écharpe rouge, verte ou bleue ciel. Elle
viendra saluer la femme de l'administrateur, pour montrer à
364 LA REVUE DE PARIS
tout le pays qu'elle est encore quelque chose dans les affaires
du gouvernement.
Huit heures du matin : on hisse les couleurs; un officier
d'état-major monte à bord de ï Espérance, me disant que le
chef d'état-major a besoin de me voir. J'embarque dans la
vedette avec l'officier russe, et nous arrivons en quelques
minutes à bord du Soavaroff.
(( Pouvez-vous partir à midi pour Majunga? — Oui, si je
peux avoir mes papiers de bord que j'ai déposés hier au
bureau de la marine. Or il est fermé, aujourd'hui dimanche. »
Il s'agit de porter des télégrammes très pressés et de faire
des achats de vivres : il n'y a plus rien à Nossi-Bé ni dans
les environs.
Il y avait soixante vapeurs sur rade, et c'était moi qu'on
envoyait porter des télégrammes et chercher des vivres, moi
qui venais de sortir régulièrement les quinze dernières nuits.
J'étais au mouillage depuis la veille seulement; on ne pou-
vait donc pas me laisser un dimanche au repos! Pourquoi
l'amiral Rodjestvensky n'envoie-t-il pas un de ses contre-
torpilleurs porter ses télégrammes .^^ Mystère! De mauvaises
langues ont dit que l'amiral n'avait confiance en personne,
sauf dans les Français. Le soir, j'étais à la mer et V Espérance
filait vers le sud à la vitesse de dix et onze nœuds. Le lende-
main matin j'étais à Majunga où je déposais les câblo-
grammes. Deux officiers russes d'administration étaient à
bord de YEspérance pour acheter tout ce qu'ils trouveraient
dans la ville. Ils raflèrent ce qu'il y avait dans les magasins :
quatre cent mille francs de provisions furent achetées sans
délai et embarquées sur YEspérance. Quand j'eus arrimé
dans les faux ponts ces quatre cent mille francs de vivres, je
trouvai qu'il n'y en avait pas beaucoup pour tant d'argent.
Le croiseur Jnfernet et l'aviso Capricorne étaient sur rade.
Quelques heures avant mon départ pour revenir à Nossi-Bé,
je démandai au plus ancien des officiers russes s'il avait fait
visite au commandant de YInfernet. Sur sa réponse négative,
je lui conseillai de réparer son erreur immédiatement.
Le soir du 9 février, j'appareillais pour Nossi-Bé, avec,
comme passager, l'administrateur en chef de la province de
AVEC LA FLOTTE RUSSE 365
Majunga, qui venait saluer l'amiral Rodjetsvensky. Le lende-
main matin, j'arrivais en rade de Nossî-Bé, et du plus loin que
les pavillons pouvaient être distingués, je signalai à Famiral
que j'avais à mon bord l'administrateur en chef de la Pro-
vince. Aussitôt mouillé, je vis venir une vedette qui prit
l'administrateur et le conduisit à bord du Souvaroff, Une
trentaine de canots des navires de l'escadre accostèrent pour
prendre des vivres. Quand l'administrateur quitta le Souvaroff,
il fut salué de onze coups de canon. Le soir de mon arrivéè,à
Nossi-Bé, le capitaine danois du vapeur Anambu vint me voir;
il arrivait de Londres avec un plein chargement de 3 ooo tonnes
de cordages, huiles pour les machines, etc. Ce vapeur était
un de ceux qui auraient dû être francisés ; il appartenait à la
même société que V Espérance et avait. quitté Londres dans les
premiers jours de janvier.
Depuis deux jours que ce navire était sur rade, il délivrait
des centaines et des centaines de pièces de fibres manille, des
matières grasses, des fils électriques, des caisses de matériel de
toutes sortes. Tout cela venait d'Angleterre, comme les vivres
qu'avait VEspérance, comme le charbon que portaient les
navires allemands, comme tout le reste : les millions et les
millions de francs de marchandises livrés aux Russes, à la
flotte, venaient d'Angleterre, toujours d'Angleterre!
Le 1 1 février, une chaloupe à vapeur du Souvaro^m'apporte
l'ordre dont copie ci-dessous :
II février 1906.
Monsieur 9
Le Commandant en chef m'a donné Vordre de ifous prier
d^ aborder demain matin à six heures le transport « Anadyr y*,
afin de transmettre à bord du susdit transport toutes les provisions
achetées à Majunga,
Veuillez agréer^ Monsieur^ Vexpression de mon respect.
Signé : CLAPIEB DE COLLONGUE
Aussitôt mon transbordement terminé sur V Anadyr, je
devais repartir pour Majunga reconduire l'administrateur en
chef, porter des télégrammes et prendre du matériel.
Le chef d'état-major m'avait dit : « Vous prendrez du
366 LA BBVUK DE PA.KIS
matériel et vous reviendrez le plus rite possible. Allez l nous
tenons compte des services que vous rendez à Tescadre, mon
cher commandant, et beaucoup voudraient être à votre place, i»
Aujourd'hui, du fond de la Bretagne où je suis revenu, je
me remémore ce qui s'est passé à cette époque, pendant
cette terrible canrpagne où j'ai pris la fièvre comme tous
ceux qui m'ont suivi, et je me demande si c'était bien la
peine de me donner tant de mal. Un des mécaniciens qui m'a
suivi jusqu'à Shanghaï est mort de fièvre depuis son retour
au Havre, laissant une mère et des sœurs sans ressources.
Peut-être moi-même garderai-je longtemps le germe des mala-
die» contractées à Madagascar, au Gabon et au Sénégal, et
jamais un Rbsw ne s inquiétera du sort que nous valut notre
dévouement à sa patm. IH'tvnim amim jpas été payés?
Le la février, je débarquai à ]lfejiiB|^ radninâftlBateiaF en
chef. Pendant cette relâche, je fis faire quelques rêfmaâiosai^
aux accessoires des chaudières. Le 37 je reçus une lettre dir
chef d'état-major, qu'avait portée un torpilleur français venant
de Nossi-Bé.
a4 février 1906.
A monsieur le commandant du i*apeur « Espérance ».
Monsieur y
J'ai Vhonncuv de s^ous informer que Son ExccUenve F Amiral
commandant en chef a décidé que s^otre vapeur quittera Majum^a
dans un jour {em^iron) après que cous aurez reçu cette lettre y
même si le temjjs susdit ne suffit pas pour rembarquement com-
plet de tous les matériaux que vous deviez prendre.
Veuillez a^réer^ monsieur^ C assurance de ma haute considéra^
tion.
Signé : CLAPisn de collongve
Dès la réception de cette lettre j'allai trouver les fournisseurs
du matériel, les priant de me remettre ce qui était prêt; mais
il n'y avait rien de prêt. Le lendemain 28 février, je reçus
une seconde lettre, me priant de me rendre à Nossi-Bé immé-
diatement.
Je décidai de partir le soir même; mais j'avais compté sans
la machine de VEspérctnce. Mon chef mécanicien m'avait dit
AVEC LA FLOTTE RUSSE 36j
qu'il y avait quelques ré}3arations à faire aux accessoires des
chaudières, que cette réparation demandait quatre ou cinq
jours. J'avais accordé cinq jours, et comme nous étions à
Majunga depuis quinze jours, je pensais que tout était réparé.
Il me fut impossible de partir : la machine n'était pas prête ;
mais j'embarquai le matériel le lendemain et les jours
suivants pendant que les mécaniciens se hâtaient d'achever.
3 mars : depuis quatre jours et quatre nuits, on travaille
au montage des chaudières. Les feux ont été allumés à cinq
heures ; je pense pouvoir partir vers midi. Toute la matinée
on a embarqué du matériel. A midi, le chef mécanicien
m'avise qu'il y a des fuites et qu'on ne sera prêt qu'à cinq
heures. A quatre heures et demie, on réchauffe la machine,
quand, tout à' coup, le régulateur de la chaudière de bâbord
se met à fuir. Impossible de metti*e en marche avec une seule
chaudière : les joints de celle qui est à tribord fuient aussi.
Je descends immédiatement à terre pour prier l'administra-
teur en chef d'expédier par un torpilleur français les dépèches
d'Europe dont j'étais porteur. J'écris une lettre à l'amiral
Rodjestvensky, le priant de m'excuser si, pour la première
fois, je ne puis obéira son ordre. »
Le lendemain 3 mars, j'appareille avec une seule chaudière.
Le 4 mars, j'arrive parmi la flotte, vers midi, à Helleville;
une vedette était venue m'attendre au large avec un officier
qui me' donne ordre de la part du chef d'état-major d'aller
directement m'embosser sur le Kamtchatka, le navire atelier,
pour y transborder le matériel que j'avais pris à Majunga.
Aussitôt après avoir accosté le Kamtchatka, je me rends à
bord du Souvaroff, où le chef d'état-major me demande les
causes de mon retard de deux jours : « L'amiral voulait vous
envoyer à Diégo-Suarez prendre le chargement d'un de nos
transports de la flotte volontaire qui a des avaries ; mais il a
envoyé un autre grand vapeur à votre place. Vous allez com-
plètement vider vos cales des provisions qui vous restent et
qu'on va répartir sur tous les navires de la flotte, puis vous
retournerez à Majunga porter des câblogrammes et faire l'essai
de vos chaudières. Vous reviendrez nous rejoindre ici dans
cinq jours au plus tard, sinon la flotte sera partie, ce qui
serait ennuyeux, car l'amiral veut vous garder. — Je
368 LA REVUE DE PARIS
crains qu'il ne me soit pas possible d'être ici dans cinq
jours. Où vous rejoindre? — Vous aurez chance de nous
trouver à X. — Dites-moi quelle route vous suivrez :
peut-être vous rattraperai-je avant d'arriver à X. — Je ne
puis vous dire la route que suivra l'escadre. »
Le lendemain, je revins à bord du Souvdrojf pour prendre
les câblogrammes ; lamiral était souffrant : je ne le vis pas.
Le chef d'état-major me dît encore de revenir avant cinq
jours. (( Impossible, lui répondis-je. — Eh bien, vous ne
nous trouverez plus à Nossi-Bé ; inutile d'y revenir. — Je
filerai directement de Majunga sur le détroit de Malacca où je
vous retrouverai. — Je ne vous ai pas dit, mon cher com-
mandant, que l'escadre passerait par le détroit de Malacca. Je
vous ai simplement dit, et très confidentiellement, que vous
aviez des chances de nous retrouver à X... c'est tout. J'ai
grande confiance en vous; mais il m'est impossible de vous
dire autre chose. »
J'étais très ennuyé. Je pensais que c'était la dernière fois
que je venais à bord du Sùuvaroff et il me semblait que tous
ces Russes avec qui je vivais depuis six mois, pour qui j'avais
fait presque l'impossible et sacrifié ma santé, me regardaient
avec indifférence maintenant qu'il n'y avait jdIus rien à bord
de mon bateau. Un moment après, j'appareillais en contour-
nant les gros cuirassés russes, et le drapeau tricolore s'abais-
sait trois fois pour saluer la flotte qui répondit aussitôt. Quand
les couleurs françaises furent à bloc, V Espérance fit route à
toute vitesse vers le sud, laissant l'armée navale de la Bal-
tique au fond de la baie. Bientôt je ne vis plus que des petits
points noirs au pied des énormes montagnes de Nossi-Komba.
Je me retournai plusieurs fois pour regarder encore ; mais
la nuit était venue; on ne voyait plus dans le ciel que la
lueur blanchâtre des projecteurs électriques qui fouillaient
les replis de la côte et l'horizon. Je quittais cette flotte de la
Baltique avec regret. Là jalousie me mordait au cœur quand
je pensais qu'un Allemand allait remplacer V Espérance, Je
me promettais de rejoindre les Russes; mais il était écrit que
je ne devais plus les revoir.
J. BOUTEILLER
LA MONTÉE'
XXIV
Un an passe. Chaque dimanche, les Pelvîlain vont à Cour-
bevoie, chez les Ermenault. C'est une habitude prise<> une
nécessité de leur existence. Au dessert, Catherine s'essuie la
bouche précipitamment :
— Dépêchons-nous, chéri! le train n'attend pas...
Là-haut on leur fait bon accueil. Si le temps est mauvais,
ils entrent^dans la salle à manger et s'asseyent autour de la
table. Si le soleil brille, ils restent au jardin et, vers quatre
heures, Marie-Rose va chercher la théière et l'installe sur un
petit réchaud. Elle porte un tablier à bavette: Louis parle
encore de son « grand amour », de cette Jeanne Dorgère dont
le dédain l'a tant fait souffrir! A cela Marie-Rose répond à
peine. Quelquefois, par contenance, elle répète son : « Pauvre
garçon! » apitoyé. Le plus souvent elle cherche à détourner
la conversation . . .
Les Ermenault, hormis les Pelvilain, ne voyaient personne.
Madame Ermenault en plaisantait. Elle disait :
— C'est positif, nous vivons comme des sauvages.
Catherine répondait :
— Vous avez joliment raison!... C'est mon principe...
Chacun chez soi... Oh! je suis bien payée pour me méfier.
I. Voir la Revue des i«', i5 arril et i*^' mai.
Puhlished May fifleenth, nineteen kundred and eight. Privilège of copy-
right in the United States reserved under Act approved March third,
nineteen hundred and five, &/ eu g ère fasquellr.
i5 Mai 1908. 10
370 LA REVUE DE PARIS
Elle chargeait à fond contre les Dorgère. Elle parlait du
baron de Malignac, du « petit baron ». Elle disait, avec une
voix sifflante :
— D'abord, il n'est pas baron... Chevalier, rien que che-
valier... et d'industrie, encore!
Ayant découvert un tel mot, elle ne se lassait pas de le
répéter. Madame Ermenault souriait avec indulgence :
— Ne vous tourmentez pas ainsi I... On ne se plaît pas...
c'est entendu... chacun va de son côté, voilà tout! .
— Oh! chère madame, vous voyez la vie avec des yeux
d'ange. Je vous avoue que je ne possède pas votre caractère.
J'ai de la rancune. Elle tient bien. Quand on m'a fait une
sottise, c'est fini, complètement fini.
— Il y a des choses plus graves.
— Oui, oui... Mais on ne doit pas se laisser marcher sur
les pieds.
Quand ces dames parlaient entre elles, c'était toujours
Catherine qui dirigeait la conversation. Au rebours de
madame Dorgère, qui avait besoin d'une oreille, madame
Ermenault était simplement une « écouteuse )). Elle écoutait
donc sans broncher les histoires de Louis, l'éloge de ses
facultés, de ses talents administratifs.
Un dimanche, cependant, les Pelvilain, en arrivant, trou-
vèrent madame Ermenault avec un bandeau sur l'œil. Marie-
Rose travaillait à côté d'elle. Catherine ne put retenir une
exclamation :
— Quoi? Qu'y a-t-il ? Vous êtes souffrante.^
Madame Ermenault répondit avec un sourire :
— Rassurez-vous... Ma vie n'est pas en danger... Je me
suis fait faire avant-hier l'opération de la cataracte...
Cette fois, Catherine joignit les mains :
— Est-ce possible!... Et vous ne disiez rien!... Oh! ma
pauvre amie!
Il lui fallut des détails. Madame Ermenault ne les donna
pas. Ce fut Marie-Rose qui les fournit. Sa mère pourtant l'ar-
rêtait, lui prenait la manche :
— Voyons, voyons... parlons d'autre chose.
Catherine interrogea :
— Mais... pour vos travaux, c'est un vrai desastre?
LA MONTEE 371
— Du toutl... Nous nous arrangeons.
C'était au commencement de février. Il avait neigé la
veille et, dans le jardin, à Tombre du mur, près de la pompe,
on voyait encore des flaques blanches que le soleil n'avait pas
fini de dégeler. Dans le foyer, deux petites bûches étaient
environnées de flammes bleues et rouges. L'hydrocéphale était
assis sur une chaise haute, à côté du feu. Seâ jambes pen-
daient; il croquait à pleines dents une orange dont le jus ruis-
selait sur son menton. Marie-Rose découpa soigneusement
une brioche qui répandait une bonne odeur de beurre chaud.
En s'en allant, Catherine dit à Louis :
— J'ai du remords. . . Je crois qu'ils font des dépenses exprès
pour nous...
Us revinrent cependant, ils revinrent moins par affection
que par habitude. Us avaient trouvé l'emploi du dimanche,
cela suffisait, ils n'éprouvaient pas le besoin de chercher
autre chqse.
Sans doute, Louis avait bien promis à sa mère de ne jamais
s'éprendre de Marie-Rose; néanmoins l'amitié de cette jeune
fille lui procurait un plaisir extrême.
Quelquefois, même, il avait le désir d'être audacieux. Mais ^
il n'osait pas. Alors il s'étonnait de sa veulerie; il jugeait :
— Si j'étais bête, je n'agirais pas autrement.
U parlait constamment de Jeanne Dorgère ; il disait les tris-
tesses de l'amour.
La tranquillité de Marie-Rose lui donnait la fièvre. Une
fois, brutalement, il l'apostropha :
— Ah!... Et puis, tenez, vous ne savez pas ce que c'est.
Marie-Rose avait rougi :
— Oui, c'est vrai I — répondit-eUe.
XXV
L'été venu, Louis obtint trois semaines de vacances. C'était
un congé exceptionnel. U le devait à la bienveillance de
M. Chatrian, qui le traitait comme un « ancien )). Catherine
ne put retenir un cri d'enthousiasme :
— L'excellent homme!... Franchement, mon petit, il est
heureux pour toi que M. de Pré faille ait cédé la place.
373 LA REYUB DE PARIS
Que ferait-on de trois semaines ? Il y eut une discussion à
ce sujet. Louis ayait le désir de voyager. Pourquoi n'iraient-ils
pas tous deux au bord de la mer? Mais Catherine jeta les hauts
cris. Un voyage, cela coûte un argent fou ! Elle ne pouvait assu-
mer une telle dépense. Le plus sage était de se contenter d'une
campagne modeste, assez proche, mais suffisante tout de même
pour respirer et puiser des forces. On consulta mademoiselle
Aimée, et ce fut une mauvaise inspiration, car, dès le premier
mot, la vieille fille s'anima, devint très rouge :
— La campagne, la campagne!... Encore une marotte de
Parisiens 1 Est-ce que je vais à la campagne, moi ? Et je ne m'en
porte pas plus mal. . . Enfin, si vous avez de l'argent de trop I . . .
— Tu sais bien, ma bonne Aimée, que nous ferons la
chose économiquement.
— La meilleure économie, c'est de rester chez soi.
Toutefois on passa outre. Après bien des hésitations,
des projets remués, Catherine écrivit à Vemon et loua,
moyennant soixante-cinq francs, la petite maison du bord de
l'eau qui, déjà, pendant cinq ans, avait abrité leurs deux
existences. C'était à cela qu'aboutissaient les rêves merveilleux
qu'ils avaient formés...
Quinze jours avant le départ, Catherine dit à Louis :
— Mon petit... il me vient une idée... Si nous invitions
les Ermenault.»^...
Loais ouvrit de grands yeux :
— Inviter les Ermenaultl Qu'est-ce qu'il te prend?
— Us nous reçoivent assez souvent!... Ce serait une occa-
sion de noas acquitter. Et puis, je te l'avoue, madame Erme-
nault serait pour moi, là-bas, une agréable compagnie... J'ai
si peur de m'ennuyer ! . . .
Le vrai, c'est que Catherine n'était pas fâchée de montrer
aux Ermenault que leur situation, dès maintenant, leur per-
mettait de les recevoir. Encore fallait-il qu'elles acceptassent.
Madame Ermenault, tout d'abord, refusa net. Elle prétexta
l'ouvrage en train, les commandes qu'elle devait livrer.
Catherine revint à la charge. Huit jours plus tard, comme
elle insistait, madame Ermenault, à la fin, se laissa toucher.
— Vous êtes mille fois bonne. J'accepte pour les enfants :
la petite est bien fatiguée, en ce moment...
LA MONTJ^E 373
Ils Toyagèrent tous ensemble. C'était, Ters la'fih de juillet,
un jour bleu, doré, frémissant de feuilles. Tandis que le train
roulait, franchissait en haletant des paysages brûléâ où des
filles, la main sur les yeux, regardaient passer lexjpress,
Catherine, involontairement, se reportait au' jour de leur
arrivée à Paris, à tous ces espoirs qu'ils avaient en eux et dont
ils commençaient à faire la moisson. N 'avait-elle pas le droit
d*en être satisfaite? Mais ce n'était pas le moment de s'arrêter!.
Plus qu^ jamais elle devait tenir la barre...
Les Pelvilain retrouvèrent la maison en place. Des hôtes
avaient' passé qui n'étaient pas eux. On avait renouvelé le
papier d'une chambre, et, dans la salle à manger, le globe de
la pendule était fêlé. Catherine, tout haut, remarquait ces
choses. C'était moins de l'attendrissement qu'un amour du
détail, de la précision. Dans le jardin, les cerisiers en fruits
étaient pareils à des bouquets de flammes. Et l'odeur des roses
dominait tout. Partout il y avait des roses. Elles grimpaient
au mur et enguirlandaient la porte d'entrée.
Dès le jour même, Catherine voulut montrer à madame
Ermenault qu'elle n'était pas une femme égoïste. Malgré ses
protestations, elle tint à l'installer dans la meilleure chambre.
Elle lui disait :
— J'entends que vous ne vous occupiez de rien. Vous êtes
ici pour vous reposer.
— C'est convenu! — répondit madame Ermenaidt.
Toutefois elle ne pouvait rester oisive. Le lendemain
matin, on la vit puiser de l'eau, et, quand vint l'heure du
déjeuner, elle voulut absolument mettre le couvert. Vaine-
ment courait-on vers elle et la menaçait-on de lui arracher
assiettes et couverts.
— Je vous en prie I — suppliait-elle. — Pour moi, c'est une
distraction.
Ce furent trois semaines délicieuses. Aucun nuage entre
lés famUles. Louis retrouvait peu à peu ses meilleures, ses
plus fraîches impressions d'adolescent. Le matin, au lever du
soleil, il ouvrait sa fenêtre encombrée de glycines et il
respirait à pleins poumons les saines odeurs de la campagne.
Dieu I qu'il faisait bon à cette heure-là I Les feuilles, au-dessous
374 LA BETUB DE PAB&8
de lui, étaient brillantes de rosée; des volubilis, dans la nuit,
s'étaient ouverts; les oiseaux chantaient, un train filait au
loin, mettant une ligne de fumée blanche au flanc du coteau. . .
Avant tous, il descendait au jardin ; il suivait le petit chemin
qui glisse au fleuve où jadis une barque brune était amarrée
dans les roseaux. Maintenant la barque était verte; une flaque
miroitait au fond. Mais le coin n'avait pas changé : c'étai^it
toujours les mêmes saules noueux, rabougris, dont le
feuillage trempait dans l'eau. Louis s'asseyait, il respirait, il
était calme. Parfois, montant ou descendant, quelque vapeur
rouge et noir envoyait jusqu'à lui un troupeau de vagueletfes
frisées d'argent. Et il comptait, derrière, machinalement,
les gabarres enchaînées à la file et sur lesquelles, parmi les
futailles ou le charbon, des enfants jouaient, garçons et filles,
levés tôt à cause de la chaleur et de la lumière.
Une heure plus tard, il remontait vers la maison. Marie-
Rose était à sa fenêtre. U lui criait de loin :
— Bonjour, paresseuse 1
Elle répondait :
— Peut-on dire! ... Il y a longtemps que je suis réveillée.
Ils se retrouvaient dans la salle à manger, dont on fermait
les volets pour que le soleil ne l'échauflât point. Le pain avait
une odeur de croûte chaude. Catherine apportait les bols à
fleurs et une grande casserole de lait fumant. En s'asseyant,
elle prévenait ses hôtes :
— Ne nous pressons pas ! La table n'est pas louée.
Ils ne se pressaient pas, en effet. C'étaient bien les laborieux
qui connaissent le prix du temps et savourent toute la joie de
le dépenser. Louis regardait Marie-Rose. Elle avait bon
appétit et elle beurrait des tranches de pain qu'elle parta-
geait avec son frère. L'hydrocéphale mangeait silencieuse-
ment. Sitôt que sa tasse était vide, il s'enfuyait dans le jardin,
et on ne le revoyait plus de la matinée. Alors Marie-Rose et
Louis étaient l'un à l'autre. Us marchaient ensemble au milieu
des fleurs. La jeune fille portait des corsages légers qui lais-
saient deviner sa gorge. Ses bras étaient nus jusqu'au coude
et elle avait dans la campagne, parmi les roses et le soleil, un
beau parfum de jeunesse ardente et robuste. Parfois, d'un
geste, en passant, elle arrachait les fleurs flétries; un jour,
LA MONTÉE 375
une guêpe la piqua au doigt : ce fut toute une affaire. Louis
courut en hâte chez le pharaaacien pour y chercher de Talcali.
Il tremblait d'émotion. Elle éclata de rire :
— Ce n*e8t rien, ce n'est rienl — disait-elle, en agitant
son doigt. piqué.
Us n'avaient jamais échangé de mots d'amour, et cependant,
entre eux, il y avait plus que de l'amitié. Leur joie, c'était
d'être seuls et de faire en tête à tête une promenade au milieu
des bois. Us en rapportaient des paniers de girolles, qu'on
cuisait le lendemain pour le déjeuner et qui leur rappelaient
le taillis humide et frais où eUes avaient été cueillies. . .
Un jour, dans un mauvais chemin, Marie-Rose fît un faux
pas. Comme elle boitillait, le jeune homme lui offrit son bras,
et ils revinrent ainsi jusqu'à la maison, d'où Catherine et
madame Ermenault les aperçurent. Le soir, Catherine avertit
son fils :
— Très gentil, mon garçon.,. Mais il faut éviter de te
compromettre.
Louis eut un rire gêné :
— Ohl maman... à la campagnel...
— Oui, je sais bien, je sais bien...
Pour la veuve Pelvilain, il n'y avait que son fils qui comptât,
Marie-Rose était simplement « une distraction ». Encore
fallait-il garder la mesure et ne pas se mettre, un beau matin,
dans ce quelque cas embarrassant ». Catherine n'ignorait
aucun des devoirs que son rôle de mère lui imposait. Elle
veillait... Sa grande préoccupation, auprès de madame Erme-
nault, c'était de faire ressortir la supériorité de Louis. Elle
déclarait que l'avenir lui réservait les plus hauts emplois :
ainsi l'ambition qui pouvait croître à côté de la sienne s'en
trouverait d'autant rabattue... Quand l'instituteur vint la
voir, elle tint beaucoup à ce que madame Ermenault assistât
à cette visite. Et eUe ne craignit pas de dire, passionnément,
d'une voix forte où sonnait tout son orgueil :
— Oui, mon cher monsieur, il a tenu toutes ses pro-
messes. . . C'est un bien grand bonheur pour moi. . .
Les premiers quinze jours écoulés, on commença de songer
au retour et à sa tristesse inévitable. Ce n'était pas sans
amertume que Louis envisageait la fin de son congé. Il s'était
376 LA REVUE DE PARIS
refait une âme qui ressemblait beaucoup à son âme d'eiifant.
Parfois même il aurait pu se demander s'il avait réellement
quitté Vernon, si Marie-Rose, avec lui, n'y avait pas toujours
demeuré. Le bureau, M. Chatrian, que tout cela lui paraissait
lointain, inutile, ridicule I II était plus près certainement des
jours heureux de la ^orèt de Lyons et du temps où, sa main
dans celle du'garde-chasse, il marchait sous les futaies odorantes
et silencieuses. Marie-Rose était la compagne nécessaire. Elle
parlait peu,[ne l'ennuyait pas. Même, quelquefois, par plaisan-
terie, elle se moquait de lui. Mais il ne lui en voulait guère...
La veille du départ, ils prirent la barque verte et ils se
laissèrent longtemps glisser au fil du courant. Il avait plu la
nuit, les gazons lustrés par Torage exhalaient une tiède odeur
d'herbe. Il faisait bon; les talus brasillaient au-dessus du
fleuve, les iris jaunes étaient en fleurs. Louis ramait. Devant
lui, Marie-Rose en corsage clair et en chapeau de paille se
tenait assise. Ils gagnèrent, après trois quarts d'heure, une
petite crique ombragée où tout un peuple d'oiseaux célébrait
la douceur de l'air. La barque, d'elle-même, s'arrêta. Des
tilleuls secouaient leurs bractées odoriférantes et les branches
basses, en retombant, touchaient le visage des deux jeunes gens.
* Une heure passa. Le soleil descendit. Louis et Marie-Rose
parlaient à peine. Us tremblaient un peu. Soudain Louis se
dressa dans la barque et, d'un bras, enlaça la taille de la
jeune fille.
— A quoi pensez-vous! — murmura-t-elle.
Mais sa lèvre était tqute frémissante et elle ne put refuser
un baiser d'amour.
XXVI
Catherine eut tôt fait de regretter ce qu'elle appelait avec
un haussement d'épaules « son bel élan de générosité ». Elle
s'aperçut vite qu'entre son fils et Marie-Rose il y avait un lien
nouveau qui les rapprochait. Sans doute, en sa présence,
ils demeuraient toujours corrects ; elle se plaisait à croire qu'un
observateur moins fin n'eût rien surpris d'extraordinaire dans
leurs façons d'être. Cependant elle était inquiète. Son instinct
LA MONTIÎE 377
Tavertissait qu*un complot se tramait eti dehors d'elle. Cer-
tains regards échangés l'avaient assez instruite.
Trois mois après le retour à Paris, elle devint plus nerveuse,
plus agitée. Un dimanche, au moment de partir, elle posa là
son chapeau et dit brusquement :
— Je n*y vais pas.
Louis fut stupéfait :
— Ahçà, maman, que te prend-il?
Elle répondit sur un ton aigre :
— Il y a des choses qui ne me plaisent pas.
Toutefois elle s'abstint de donner une explication. . .
Le dimanche suivant, elle reprit le chemin de Courbevoie ;
mais, au bas de la rue, elle murmura :
— Peut-on habiter un endroit pareil I... C'est éreintant.
Une circonstance la favorisa. Il arriva que, par suite de
Tétat de ses yeux, madame Ermenault ne fut plus en mesure
de donner aux travaux de sa fille un concours suffisant. Les
gains de la famille se trouvaient réduits de moitié : c'était la
misère. Par bonheur, la maison qui les employait offrit à la
jeune fille une place avantageuse dans ses ateliers : elle
accepta. Chaque matin, dès l'aube, elle quittait la petite
maison et elle n'y rentrait que le soir, à l'heure du dîner.
Les Pelvilain apprirent bien vite la résolution des Erme-
nault. A ce sujet, il y eut une discussion entre la mère et le
fils. Catherine jurait que pour tout l'or du monde elle n'au-
rait pas consenti à voir sa fille exercer un pareil métier. Louis
émettait un avis contraire. Après tout, ces gens-là se tiraient
d'affaire comme ils pouvaient ; on serait mal venu de les en
blâmer. Catherine ripostait, avec une voix de tête ".
— Tais-toi donc, pauvre amil Tu ne sais pas ce que sont
les ateliers à Paris : une fille là-dedans, c'est la perdition.
Louis reprenait :
— Alors maman, s'il faut t'en croire, toutes les filles qui
travaillent sont des traînées ?
— A peu près...
— Laisse-moi rire 1 Je crois qu'il y a des ouvrières honnêtes.
— Montre-les moi.
— Marie-Rose, d'abord...
Ce fut un coup de théâtre. Catherine s'emporta :
SjS LA BBYUB DE PARIS
— Je m'y attendais I Qu'as-tu donc à défendre ainsi la
petite Ermenault? Je ne suppose pas que tu veuilles en faire
ma belle-fille...
— Du tout!... Mais c'est une question de principe.
— Principe... principe..., — murmurait Catherine en
remettant son bonnet en place.
Madame Pelvilain ne concevait pas qu'on pût discuter sur un
principe. La vie est une suite d'événements que les gens habiles
doivent tourner à leur profit . Les discuteurs sont des songe-creux
qui ne parviennent jamais à grand'chose. Et les affaires des
autres, en somme, qu'est-ce que cela pouvait bien lui faire?.. .
Ayant pris la défense des Ermenault, Louis, moralement,
estima qu'il se devait à lui-même une récompense. 11 sollicita
de la jeune fille l'autorisation d'aller la chercher, le soir, à
son atelier. Elle refusa net. Alors il usa de traîtrise. Un
soir, il vint se poster sur son chemin et il l'attendit. Dès
qu'elle le vit, elle eut un mouvement de surprise :
— Tiens, c'est vous !
Et elle lui tendit la main en rougissant.
Us ne cherchèrent pas à s'expliquer. La jeune fille s'in-
forma de la santé de madame Pelvilain. Puis, comme elle
apercevait un omnibus :
— Vous permettez? — dit-elle. — A cause de mon train...
Cependant elle n'avait pas l'air fâché. Louis jugea qu'il ne
devait pas se montrer trop exigeant pour la première fois.
Il revint... Marie-Rose, un jour, ne put s'empêcher de dire :
— Si quelqu'un nous voyait... Qu'est-ce qu'on penserait
de moi?
Pourtant, déjà, elle ne pensait plus à lui rien défendre.
Peu à peu, cela devint une habitude, le but de la journée, le
salaire moral du travail courageux, ininterrompu. Marie-Rose
avait de la joie en se disant : « Je vais le voir », car elle était
toujours sûre de le rencontrer à l'angle des deux boulevards.
D'ailleurs, elle était fière d'être aimée. Quand des couples
passaient, elle rêvait : (( Moi aussi I . . . » et elle relevait un peu
la tête... Un soir, brutalement, une grosse averse éclata et les
contraignit à se réfugier sous une porte cochère. Ils étaient
seuls dans l'ombre et le bruit de la pluie. Ce fut là qu'ils
échangèrent leur second baiser.
LA MONTEE 379
XXVII
Madame Ghatrian vint trouver Catherine et lui demanda :
— A propos, chère amie, faites-moi donc le plaisir de
venir passer la soirée chez moi, samedi prochain, avec votre
fils... Tout à fait sans cérémonie... je n'ai pas la fortune des
Dorgère.
Catherine rougit de plaisir :
— Vous êtes mille fois aimable... Nous acceptons de grand
cœur. . . La fortune des Dorgère I ha I ha I . . .
Les deux femmes rirent ensemble. Au fond, elles ne se.
consolaient pas de cette brouille malencontreuse. Pour se
donner le change, elles raillaient un peu férocement leurs
anciens amis.
— Vous en avez entendu parler?
— Je crois bienl... Un homme infatigable... Il perd tout
ce qu'il veut.
— Est-il possible?... Je plains la femme.
— Vous avez de la bonté de reste I . . . Elle n'est pas inté-
ressante.
— Le fait est que. . .
Ce débinage avait beaucoup contribué à leur rapproche-
ment. Il y avait pourtant une autre raison. Germaine gran-
dissait, devenait gentille. Louis, de plus en plus, était le
(( sujet d'avenir » que M. Ghatrian couvrait de sa protection
bienveillante et efficace. Le bon sens ne commandait-il pas de
former pour les deux jeunes gens des projets d'union? Maintes
fois, déjà, madame Ghatrian y avait songé. D'abord Louis
Pelvilain lui plaisait beaucoup. Ensuite sa profession, pareille
à celle de M. Ghatrian, offrait toute sécurité. Germaine, pourvue
d'une petite dot, aurait en lui un époux conforme à ses goûts,
à sa situation. Ces idées-là, madame Ghatrian les exprimait,
de temps en temps, par de petites phrases significatives :
— Nous ne sommes pas des ambitieux... Nous cherchons
avant tout la tranquillité.
— Comme je vous comprends 1 — approuvait Catherine,
qui cependant évitait de se compromettre.
Les intentions de madame Ghatrian ne lui avaient pas
38o LA REVUE DE PARIS
échappé. Seulement... elle se réservait. Ah! si, deux ans plus
tôt, elle eut deviné de tels projets, sans doute elle les eût
encouragés et ce mariage l'eût remplie de joie. Mais, depuis,
elle avait connu les Dorgère, elle avait pu apprécier les succès
de Louis... ^ quoi bon se presser de le marier? Qui sait,
après tout.*^ Il trouverait peul-élre une occasion superbe,
inespérée. Toutefois Catherine était trop adroite pour décou-
rager absolument de telles espérances. Elle n'était point
femme à lâcher la proie pour l'ombre. Il s'agissait de tempo-
riser. Ensuite on verrait...
Et les Pehilain allèrent chez les Chatrian. Quatre ou cinq
vieilles personnes, famille et voisins, étaient rangés avec les
hôtes autour de la table. On faisait un « trente et un ».
— Ma pipe ne vous gêne pas? — demanda M. Chatrian.
Cette phrase attira d'amicales protestations. On jouait trois
sous, le plus sérieusement du monde, et, chaque fois que les
cartes passaient, les visages des dames reflétaient une angoisse
extraordinaire. L'une d'elles, plus nerveuse, ne manquait
jamais de dire :
— Toujours ma veine!...
Germaine servit le thé. Plus tard, il y eut un inteimède
musical, et ce fut encore elle qui en fit les frais. On l'admira.
Quelqu'un même ciiit devoir déplorer qu'elle n'eût pas fait
ses études au Conservatoire.
— Si ce n'était pas l'entourage!... — dit madame Cliatrian,
en haussant les yeux.
Catherine ne ménagea pas ses éloges. Dans l'omnibus qui
les ramenait, elle eut une crise d'enthousiasme :
— Vhl les braves gens!
— Oui... oui..., — répondait Louis qui feignait de penser
à autre chose.
Désormais, une fois la semaine, les Pelvilain jouèrent au
trente et un chez les Chatrian. Us y retrouvaient toujours les
mêmes figures, et Louis, à cause de cette grande amitié que
le chef lui témoignait, le prenait d'un peu plus haut avec ses
collègues. De cette amitié cependant il ne retirait pas seulement
des avantages : l'insistance que mettait le chef à solliciter sa
compagnie, dans le moment même où Marie-Rose l'attendait à
LA MONTIÎB 38l
Tangle des deux boulevards, était souvent, pour lui, un tracas.
Il lui fallait brusquer :
— Vous permettez, monsieur?... Une course à faire.
— Bien. . . bien. . . Quel jeune homme occupé I
Louis filait à grandes enjambées. Il rejoignait la jeune fille,
et ensemble ils remontaient jusqu'à la gare. Nulle crainte ne
les troublait plus. Au milieu de la foule, ils étaient seuls.
Dans les rues obscures, ils se prenaient le bras, ils échangeaient
de rapides baisers.
Un soir, au coin d'une rue, ils se trouvèrent face à face
avec madame Chatrian et sa fille Germaine. Elles sortaient
d'un magasin et elles avaient des paquets sous le bras. 11 n'était
plus permis à Louis de les éviter : il souleva gauchement son
chapeau et passa tandis que les deux femmes, scandalisées,
détournaient la tête.
Le lendemain, en arrivant au bureau, M. Chatrian entr'ou-
vrit la porte :
— Pelvilain, voulez-vous venir? J'ai à vous parler.
Et, quand le jeune homme fut là, debout, respectueux,
devant son chef :
— Mon cher, une fois pour toutes, retenez ceci : quand
vous serez en bonne fortune, je vous prie de ne pas saluer ma
femme et ma fille.
XXVIII
L'histoire ne s'arrêta pas là. Ce même jour, madame
Chatrian accourut chez Catherine et lui confia tout. Elle avait
beau dire : (c Entre mères de famille, c'est un service à se
rendre », son émotion, au fond, avait un caractère plus per-
sonnel et elle ne pardonnait pas à Louis les craintes qu'il lui
inspirait pour l'avenir. Voici donc qu'il se révélait féterd et
dévergondé I Devait-elle poursuivre son idée et ne serait-ce
pas uni crime de lui donner Germaine, si douce et si pure?
Catherine tomba de haut. Elle joignit les mains :
— Est-ce possible I Combien je vous remercie de m'avertiri
Aussitôt elle sollicita d'autres renseignements. 11 fallut que
madame Chatrian lui fit le portrait de la complice de Louis.
A certains traits, elle eut vite fait de reconnaître Marie-Rose. Et
3kS2 LA REVUE DE PARIS
elle entra dans une grande colère. Comment» oettefiUe a qu'elle
avait 90ume, hébergée )>I... C'était trop fort, par exemple!
Une pelite « rien du tout », une ouvrière, ah bi^a, «Ile en
avait de la prétention ! Il lui fallait des fils de famille !
Madame Gbatrian écoutait cette diatribe et elle s'en trouvait
d'autant soulage. C'était, dans son esprit, une revanche que
prenait Germaine &ur les futures infidélités de Louis. Tout à
l'heure, en partant, elle pourrait se dire : « Il va recevoir son
paquet! » et elle augurait fort bien de cette indignation de
mère attentive à réprimer les fredaines d'un fils trop exubérant.
A la fin, même, il lui parut que la scène était disproportionnée
avec la grandeur du méfait, et, de même qu'elle avait attisé le
feu, par un juste retour, elle s'efforça de le calmer.
— Oh I les jeunes gens, vous ^avez, madame, ils ont besoin
d'un peu d'indulgence...
Catherine l'interrompit :
— Ce n'est pas tant à Louis que j'en veux. . . Il est coupable. . .
cela va sans dire... Mais elle, une fille bien élevée!... Car sa
mère est une honnête femme... Vraiment, les filles d'aujour-
d'hui n'ont plus de pudeur!
— Madame!
— Vous savez bien qu'il n'est pas question de Germaine.
C'est un ange, celle-là Ah! je suis malheureuse, allez, bien
malheureuse I
Elle fourrait sa tête entre ses poings. Madame Chatrian était
fort embarrassée de cette douleur. Elle balbutia :
— Je reviendrai causer avec vous. J'ai bon espoir. Votre fils
est un garçon raisonnable. Tout finira par s'arranger.
Et elle la quitta sur de vagues paroles de consolation.
Deux heures plus tard, en rentrant, Louis trouva sa mère
dans les larmes. Il s'approcha d'elle :
— Eh bien!... Qu'y a-t-il donc.»*
Catherine éloigna de son visage le mouchoir qui cachait ses
yeux :
— J'ai tout appris, — dit-elle avec une simpUcité tragique.
Louis ne put retenir un geste :
— Je suis sûr que madame Chatrian a fait des histoires...
Cette femme est vraiment trop potinière...
Madame Pelvilain étendit un bras :
LA mont]£e 383
— Ne dis pas celai Elle vient d'agir en amie dévouée. Elle
a droit à ma reconnaissance.
— Joli dévouement, en vérité, qui consiste à remplir un
rôle de mouchard I
— Louis, pas un mot de plus I Elle t'a vu. Tu donnais le
bras à Marie-Rose.
— C'est vrai... mais...
— Ahl pauvre enfant!... Tu ne sais pas la peine que tu me
fais I
Elle pleurait. Des bribes de phrases jaillissaient au milieu
de ses sanglots : « ... efforts... avenir brisé... réputation... »
Elle se domina pour dire :
— Ecoute, Louis, tout n'est peut-être pas perdu. Il est
encore temps de te ressaisir. Je ne veux plus que tu voies
ces gens-là... Je ne le veux plus... Mon Dieul qui donc aurait
pu se douter?... C'est ma faute, d'ailleurs : j'ai manqué de
jugeote... Il est vrai que jamais je n'aurais cru les Ermenault
capables...
— Capables de quoi?
— De mettre la main sur mon fils.
— Je te jure bien. . .
— Laisse-moi donc tranquille I Ce n'est pas de toi que cette
idée est venue. Elles t'ont pris dans leurs griffes... parfaite-
ment ! . . . dans leurs griffes ! . . . Oh I les misérables I
— Calme-toi, maman, je t'en prie.
Elle se calma peu à peu. Elle ne pleurait plus. Le mouchoir
qu'elle pressait dans sa main droite était réduit à la dimension
d'une bille de billard. Soudain elle releva la tête :
— Allons, mon petit, sois sincère. Dis-moi bien quelles
sont tes intentions à l'égard de cette jeune fille.
Louis se recueillit avant de parler. Il y eut, à cette minute,
dans la chambre familiale, un balancement, une hésitation.
La lampe à huile, derrière son abat-jour vert, éclairait la table
à ouvrage où s'apercevaient les ciseaux, la pelote d'épingles
et l'œuf à repriser. Louis avait là, devant ses yeux, tous les
objets qu'il voyait depuis son enfance. D'une voix sourde, il
répondit :
— J'aime Marie-Rose.
Catherine bondit ainsi qu'une bête blessée et elle appliqua
384 LA REYUB DE PARIS
ses deux mains contre ses oreilles comme si Louis venait de
proférer un gros mot.
— Mon Dieu ! mon Dieu I — répétait-elle, sans retrouver
son équilibre.
Et, tout à coup, elle interrogea :
— Tu comptes Tépouser?
— Je le désire, — répondit Louis avec fermeté.
La veuve Pelvilain éclata :
— Qu'ai-je fait pour mériter un tel malheur.î^
Elle était cramoisie,, elle avait la fièvre. Elle rappelait à Louis
tous les soins dont elle l'avait entouré pendant son enfance.
Elle l'accusait d'ingratitude et le chargeait par avance da
poids de sa mort, qui ne manquerait pas de survenir s'il don-
nait suifë à de pareils desseins.
Ce fut au tour de Louis de s'amollir. Il pleura.
Catherine disait :
— Mais enfin, mon pauvre enfant, tu ne réfléchis pas. Les
Ermenault n'ont pas un rouge liard... Autant vaut épouser
la misère.
— Maman, est-il bien nécessaire d'être riche?
— Tais-toi ! Tu ne sais pas ce que c'est que la vie. . . D'ail-
leurs, une fille qui se fait accompagner par les jeunes gens...
— Marie-Rose est honnête. Je le jure.
— Taratata!
La discussion s'éternisait. Ils ne parvinrent pas à se con-
vaincre. Catherine prépara le diner, mais, en se mettant à
table, elle déclara :
— Je n'ai pas faim.
— Ni moi non plus, — dit Louis.
Ils mangèrent du bout des dents. Ils évitaient de se
regarder.
XXIX
Le lendemain, Catherine sortit après le déjeuner et prit le
chemin de Courbevoie. Toute sa colère était réveillée. Elle
avait des ailes. En montant la rue, elle mâchait par avance
les phrases qu'elle dirait à cette mère idiote ou rusée. Au coup
LA MONTEE 385
de sonnette, Thydrocéphale vint lui ouvrir. Elle lui demanda
vivement :
— Ta mère est là?
A cet instant, madame Ermenault apparut sur le petit
perron :
— Vous voilà, chère amie! Je vous remercie de ne pas
m'oublier.
Catherine répondit sèchement :
— Je suis venue pour vous parler de choses sérieuses.
— De choses sérieuses I
Elles entrèrent dans la salle à manger. Madame Ermenault
tendit une chaise à Catherine :
— Asseyez-vous donc.
Elles s'installèrent Tune en face de l'autre. Catherine mit
les mains à plat sur sa jupe noire et elle commença :
— Ma chère amie, je serai brève. Il se passe en ce moment
des choses surprenantes et que vous devez ignorer. Je dis
que vous devez les ignorer, car je ne suppose pas que vous
auriez prêté votre appui...
— A quoi donc?
— Aux manœuvres de votre fille, — dit madame Pelvilain
en détachant très nettement les mots.
— Aux manœuvres de ma fille I... Je ne comprends pas...
Dites. . . Je veux savoir.
Catherine tira de sa poche un mouchoir et s'essuya le
front... Alors, d'une voix fébrile, saccadée, elle conta que,
chaque soir, maintenant, Louis retrouvait Marie-Rose à la sortie
de l'atelier et l'accompagnait jusqu'à la gare. Elle ajouta :
— Ce qui se passe entre eux, je l'ignore. Mais vous com-
prendrez bien que les gens mal intentionnés puissent faire les
pires suppositions.
Madame Ermenault, le menton en main, avait écouté le
procès de sa fille. Elle noua les doigts avec un geste doulou-
reux.
— J'ignorais cela, — dit-elle simplement.
Catherine poursuivit :
— Louis est très jeune. Il n'a pas de raison. Je suis obligé
de le surveiller afin de l'empêcher de faire des bêtises.. . Ce qui
se passe en ce moment en est une preuve. Car, enfin, en
i5 Mai 1908. II
386 LA RETUE DE PARIS
admettant que nos deux enfants aient de la sympathie l'un
pour Tautre, nous ne pouvons pas — je tiens à vous le dire
— nous ne pouvons pas songer à les marier. Louis n'a pas de
fortune, et ce n'est pas sa position qui lui permettrait de sub-
venir aux besoins d'un ménage. Quant à Marie-Rose, elle a
des charges...
— En effet, je suis une charge, — répondit madame Erme-
nault avec un triste sourire.
— Mon Dieu! ma chère amie... Enfin, que pensez-vous
de ces événements?
Madame Ermenault regarda Catherine. Elle vit son visage
dur, fermé, inexorable. Alors elle comprit bien que tout
combat était inutile. Elle prononça :
— EIn quoi cela peut-il vous intéresser, puisque vous avez
jugé déjà?
— Ce n'est pas une réponse.
— Soit ! . . . Eh bien, puisque vous attachez une valeur à mon
opinion, laissez-moi vous dire que je crois ma fille absolu-
ment sincère...
— Naturellement!... Et vous vous imaginez, sans doute,
que je vais m'atlendrir et donner mon consentement... A
d'autres!... Je ne suis pas une imbécile.
Catherine s'était animée. Le sang lui venait aux joues.
Subitement, elle éclata :
— Jamais, entendez-vous, jamais!... 11 ne prend plus, ce
truc, il est connu, il est usé. Votre fille pêche au mari... Fort
bien I et tant pis pour le sot qui viendra mordre au bout de sa
ligne! Moi, je vous préviens que ce ne sera pas Louis...
— Assez! — dit madame Ermenault, — assez!
Celte femme si douce, si pondérée, était hors d'elle-même,
à la fin. Elle se révoltait :
— Madame, pour qui nous prenez^vous? Plutôt que d'avoir
recours à de tels moyens, j'aimerais mieux que ma fille ne se
mariât pas...
Catherine reprit :
— Ce ne sont pas de vaines déclarations que je sollicite.
Faites entendre à Marie-Rose que je n'autoriserai jamais
ce mariage.
— C'est bien.
LA MONTÉE SS'J
Madame Ermcnault dit cela d'une voix grave, profonde,
qui brisait net la discussion. Catherine se leva. Les deux
femmes se saluèrent. Le pas de la veuve Pelvilain s'éloigna
sur le gravier.
Une fois seule, madame Ermenault mit sa tête dans ses
mains et Thydrocéphale vint lui caresser les genoux comme
un cl lien fidèle :
— Tu as mal? — demandait-il.
— Non, mon petit... Va jouer...
Marie-Rose ne rentra qu'à sept heures trois quarts. Comme
elle ôtait son chapeau, madame Ermenault, doucement, lui
toucha le bras :
— Ma chérie... Madame Pelvilain est venue...
La jeune fille rougit un peu :
— Ahl
— Ma chérie... Nous avons beaucoup parlé... Il faut que tu
sois bien raisonnable. Ne pense plus à Louis, va. Il faut cesser
de le voir.
Marie-Rose fit un mouvement. Sa lèvre tremblait. D'abord
elle ne comprit pas. Puis elle eut un éblouissement.
— Cesser de le voir! Ahl maman, j'aimerais mieux mourir.
— Mourir I mourir I — répétait machinalement madame
Ermenault avec des yeux égarés, en parcourant des doigts les
cheveux de sa fille, tombée entre ses genoux.
Les rideaux de la salle à manger étaient ouverts. De petits
nuages mouvants et gris éclipsaient la lune levante, et, du
jardin, par la porte entrebâillée arrivait le bruit menu de la
pompe égouttant sur le gravier son filet d'eau claire.
XXX
Louis et Marie-Rose se retrouvèrent, le surlendemain, à
l'angle des deux boulevards.
— La dernière foisi — dit Marie-Rose.
Après deux jours de réflexion, elle s'était décidée à la rup-
ture. Elle en exposa les raisons à Louis :
— Voyez-vous, mon ami, dans ces conditions, nous serions
trop malheureux.
388 LA REVUE DE PARIS
Lui protesta. Ahl par exemple, il ferait beau voir que par
manque de courage ils cédassent à la volonté des deux familles I
— Mais vous ne voulez pas vous brouiller avec votre mère?
— Maman pliera.
— Ce n'est pas ce qu'elle a dit.
— Allons donc ! . . . Avec le temps 1 . . .
A la fin, Marie-Rose se laissa toucher :
— Comme vous êtes bon! — dit-elle.
Us s'étaient pris le bras. Ils suivaient lentement une petite
rue. Une vieille mendiante s'approcha d'eux et Marie-Rose lui
donna deux sous.
— Pourvu que nous ne rencontrions personnel — disait-elle
en tremblant un peu.
Louis feignit de rire :
— Ah non!... Ce n'est pas tous les jours fête...
Pourtant cotte crainte persista. Elle leur gâtait les retours à
deux. Dans chaque passant ils croyaient voir un ennemi.
D'autre part, M. Chatrian, depuis 1' « incident », marquait
à Louis une certaine froideur. Le mardi, au trente et un,
Catherine et le chef échangeaient des regards. On considérait
Louis comme un malade qui tarde à guérir.
Parfois, quand il était songeur, Catherine lui demandait :
— A quoi penses-tu, grosse bête.^
— A rien.
— Comme c'est probable !.. .
De temps à autre, elle venait le prendre au bureau. En
sortant, il la heurtait, devant la porte, et elle lui disait :
— Je passais par là. . .
Elle le tenait et ne le lâchait plus. Coûte que coûte, il était
forcé de la suivre. Quelquefois elle l'emmenait au café. En
s'asseyant, elle déclarait :
— Nous allons nous régaler.
Au fond, Louis ne pensait qu'à Marie-Rose : elle l'attendrait
vainement, ce soir-là. Alors il montrait de la mauvaise humeur.
Catherine feignait d'en ignorer la cause ; elle disait avec un
sourire :
— Pauvre loup, .va ! Tu as bien mal au caractère.
Entre eux il n'était jamais question des Ermenault. Mais
Catherine, tout de même, avait certaines façons de les attaquer.
LA MOISTÉE 389
Elle dénigrait violemment les petites ouvrières qu'elle rencon-
trait au bras de leurs amoureux :
— Encore de la jolie graine! mon Dieul qu'est-ce que
cela fera plus tard?
Louis haussait les épaules. 11 rêvait à l'amour, il était heu-
reux. Pourtant, à la longue, il lui vint un désir plus net, plus
impérieux. Loyalement, d'abord, il le repoussa. Mais ce bras
de Marie-Rose qui chauffait le sien lui donnait la fièvre. Quel-
quefois il le pressait avec violence.
« Que veut-il donc? » — se demandait Marie-Rose éperdue.
Elle le sut, un jour de fin mars, tiède, languissant, où, par-
dessus les marronniers, le soleil achevait de mourir dans les
vitres claires.
— Non, noni — suppliait-elle, tandis qu'il la poussait vQrs
la porte basse d'un petit hôtel devant lequel, chaque soir,
depuis six mois, ils avaient passé.
Elle entra cependant. . . Une heure plus tard, en pleurant, elle
mit sa tête sur l'épaule de Louis :
— Vois-tu? — disait-elle, — j'avais peur que tu croies que
je ne t'aimais pas...
XXXI
C'était un jour d'avril, en semaine, dans le petit apparte-
ment du faubourg Saint-Antoine, où le soleil pénétrait à flots.
Entre les rideaux de guipure que soutenaient des embrasses
chaudron, le ciel léger souriait au-dessus des toitures. Aimée
et Catherine prenaient le café. Elles buvaient sans hâte, le
dos voûté, en faisant claquer leurs langues.
Soudain mademoiselle Sagerette interrogea :
— Eh bien, Catherine, ton garnement?
— Ahl ma chère amie, ne m'en parle pas.
— Hein?... .hein?... Comment?
C'était la première fois qu'avec Aimée Catherine montrait
une pareille franchise. C'est qu'elle était excédée, à la fin.
Depuis trois mois que « cela durait », elle avait lutté farou-
chement, opiniâtrement. La veille encore, ils avaient eu l'un
avec l'autre une terrible scène. Cette fois, le coup avait été
plus dur : Louis avouait sa liaison avec Marie-Rose et, par sur-
3gO LA REVUE DE PARIS
croît, il notifiait à sa mère son intention de Fépouser dans un
bref délai. Alors elle perdait la tête. Tant de luttes, de dévoue-
ment, pour aboutir à cette triste union I Elle réfléchit longue-
ment, au moyen de tirer Louis de ce mauvais pas. Il fallait
d'abord l'éloigner, le placer en province dans une succursale.
La chose n'était pas impossible. Par M. Jaume et M. Bourgeot,
elle obtiendrait bien ce qu elle désirait. Dès maintenant, elle
allait commencer les démarches. — C'était cela qu'elle racon-
tait à la (( bonne )) Aimée. Du poing, elle martelait la table :
— Je ferai mon devoir jusqu'au bout.
— Cela ne m'étonne pas, — dit philosophiquement made-
moiselle Sagerette. — Avec un fils, on doit s'attendre à tout.
Catherine riposta :
r— Vois comme sont les choses. Autrefois tu disais grand
bien de la petite Ermenault!
— Ehl mon Dieu! dans cette a flaire, c'est encore elle qui
est le plus à plaindre.
— Je te jure qu'elle n'est pas intéressante.
— C'est une opinion.
Par taquinerie plus que par conviction , mademoiselle
Sagerette prit la défense de Marie-Rose.
— Alors, tu trouves cela naturel.^ On s'éprend d'une jeune
fille, on la séduit, on Tabandonne... Édifiante moralité I
— Cela dépend des jeunes filles.
— Apparemment, cette Marie-Rose est une gourgandine.»^
— Je ne dis pas cela, mais. . .
— Mais quoi?... Oh I je t'en prie, sortons, promenons-nous.
Je crois que cela te fera du bien.
Dans la rue, mademoiselle Sagerette, de son ombrelle levée,
arrêta un fiacre. Catherine, timidement, hasarda :
— Tu n'as donc plus peur des voitures.^
La vieille fille eut un haut-le-corps :
— Non, chère amie, quand je les choisis moi-même.
Elles se firent conduire au parc Monceau et s'assirent sur un
banc, au milieu des enfants et des nourrices. Aimée insistait :
— Ton fils a tort d'être difficile. Après tout, il ne s'agit pas
d'une mésalliance : les Ermenault valent les Pelvilain.
Catherine soufl*rait d'autant plus que, par calcul, elle était
contrainte de se modérer. Elle obliqua :
LA MONTi£e 391
— Ma chère amie, si nous avions de la fortune...
— Tout le inonde ne peut pas être riche.
— Oh!... nous ne sommes pas exigeants...
Cette fois, mademoiselle Sagerette éclata de rire. Elle jouis-
sait pleinement de la supériorité de sa position.
— Oui, oui, je connais un moyen. Une certaine mademoi-
selle Sagerette pourrait se dépouiller de cent mille francs et
les verser dans la poche de Louis. . .
— Ah Dieu! ma bonne amie, je n'ai jamais parié de cela.
— Tu le sous-en tends... Mais, rassure- toi, je ne serai pas si
bête ! Les jeunes gens croient qu'il est de leur devoir de manger
dans la main des vieux.
— Est-ce possible! Tu nous fais un procès inique; cela te
plaît d'insulter à notre misère.
— Votre « misère »!... Voilà le grand mot lâché... Laisse-
moi te dire que je n'y crois pas... Vous êtes des gens patients,
des entasseurs...
Catherine leva les yeux au ciel :
— Je te jure bien que nous ne faisons pas un sou d'éco-
nomies!
Et elle fit claquer contre ses dents l'ongle de son pouce.
Mademoiselle Sagerette haussa les épaules :
— Laisse-moi tranquille !
— Tiens, ma bonne Aimée, veux-tu que je t'établisse mon
budget? Peut-être quand tu verras des chiffres...
— Ah ! non, par exemple I — dit mademoiselle Sagerette en
appliquant ses deux mains contre ses oreilles, — je n'ai pas
envie de me casser la tête.
Catherine fit un geste et gaixla le silence. Le jardin bour-
donnait dans la paix charmaiite de l'après-midi. Sur les
pelouses vert tendre, on voyait se détacher, dans la fine
lumière, les marbres nus, autour desquels s'agitaient des vols
de passereaux. Des nuages blancs moussaient au-dessus des
peupliers, qui revêtaient une teinte légère. Les corbeilles,
nouvellement regarnies, exhalaient une fraîche odeur de
printemps. Et partout des enfants jouaient. Des petites filles
sautaient à la corde ou fouettaient le sabot. Un jeune garçon,
qui portait un col marin et un chapeau de paille, frôla ces^
■dames, en poussant un cerceau devant lui. Catherine soupira :
3g2 LA REVUE DÉ PARIS
— Et dire qu'on souhaite de les voir grandir!... On a tort :
plus tard, ils vous donnent bien du tourment.
Puis elle se reprit à songer. Elle ferait ce qu'elle avait dit.
Il fallait éloigner Louis. C'était la seule façon de le sauver...
Vraiment, ce serait bien extraordinaire si, par M. Jaume et
M. Bourgeot, elle n'arrivait pas à ses fins...
— Je te reconduis? — proposa mademoiselle Sagerette,
devenue tout à coup plus aimable.
Elles prirent encore une voiture de place et se firent mener
rue du Débarcadère. Devant la loge, brusquement, la con-
cierge arrêta Catherine :
— Madame, une dépêche pour vous.
— Une dépêche I
Elle déchirait le frêle papier avec des gestes tremblants.
Elle lut :
Pierre décédé subitement ce matin. Désespérée.
CÉCILE JAUME
Tout d'abord, elle ne put y croire. C'était l'écroulement de
sa combinaison, du projet salutaire qu'elle avait formé.
— Mort!... mort!..., — répétait-elle avec des yeux égarés.
Et elle restait là, debout, vaincue, frissonnante, comme si
chaque pas avait dû la précipiter dans un abîme.
XXXII
C'est à Tavemy que l'événement s'était produit. Catherine
s'y rendit dès le lendemain. Madame Jaume lui conta en pleu-
rant tous les détails de la catastrophe. La veille, rien ne la
faisait prévoir. Un cri poussé, la chute d'un corps sur le
parquet, et tous s'étaient précipités vers la chambre. M. Jaume,
étendu sur le dos, ne donnait plus signe de vie. Sa tête avait
porté contre l'angle de la cheminée : il s'était fait au crâne une
blessure saignante. Deux médecins, appelés en hâte, lui prodi-
guèrent vainement leurs soins : il avait succombé à la rupture
d'un anévrisme. . .
Catherine tombait en plein désespoir. Madame Jaume et
Suzanne la pressèrent longuement dans leurs bras émus :
— Merci de ne pas nous abandonner !
LA MONTEE 893
La maison était sens dessus dessous. Les domestiques,
muets, effarés, attendaient des ordres. On sentait nettement
qu'à Taverny, comme au ftoi de Lahore, il manquait tout à
coup cette poigne de fer, ce grand cerveau qui auraient pu
gouverner un Etat. Vraiment, madame Jaume n'était point
désignée pour recueillir une telle succession.
— Je ne sais plus ce que je fais! — larmoyait-elle.
Catherine intervint :
— Ah! chère madame, je vous en prie, ne vous inquiétez de
rien.
Et ce fut elle, en effet, qui s'occupa de tout. Elle veillait le
mort, elle télégraphiait aux maisons de deuil, elle réglait le
détail des obsèques. Elle prenait soudainement une autorité
extraordinaire. Jadis, en présence de M. Jaume, elle était
gênée : cet homme la dépassait, Teffaçait... Chose étrange,
elle perdait un bon ami, une influence, et sa disparition, pour-
tant, la mettait à Taise... Un espoir vague, nouveau, lui venait
de ce visage allongé sous la petite flamme des bougies, de ces
jonchées de roses et d'œillets arrachés au parc, qui faisait là,
derrière les rideaux, son perpétuel bruit de volière. Parfois
un domestique l'abordait :
— Madame me charge de dire à madame...
Elle répondait : -
— C'est bien.
Elle avait un peu l'illusion d'être la châtelaine. Elle marchait
vite et avec aplomb. Elle recevaitles parents de province, de petits
cousins doucereux, intimidés, qui ne la connaissaient pas et la
}>renaient pour une grande dame établie dans l'intimité du
ménage.
Le jour de la cérémonie, elle ne quitta pas madame Jaume.
Elle se tenait avec elle et recueillait sa part des condoléances.
Elle voulut aussi que Louis prît place derrière le char avec la
famille.
C'était, dans le village, un mouvement étrange et inusité.
Toute la population était présente. Quatre cents employés
venus de Paris représentaient le Roi de Lahore et l'on portait à
bras deux couronnes aussi grandes que les roues du corbillard.
Au cimetière, il y eut un long discours. Le sous-directeur,
un petit homme sec et nerveux, fit de M. Jaume un touchant
Sgi LA REVUE DE PARIS
éloge. 11 rappela sa vie « toute de labeur et d'abnégation »
et les sacrifices qu'il s'était imposés pour les petites gens.
— Comme c'est vrai I — sanglotait madame Jaume.
Après l'absoute, elle prit le bras de Catherine. Toutes
deux s'acheminèrent vers le landau qui attendait au bas de la
route.
— Louis I . . . par ici !.. . Vous permettez ?
— Ahl ma bonne amie... Tout ce que vous voudrez.
Suzanne les avait rejoints. Ils s'engouffrèrent tous quatre dans
la voiture. La jeune fille pleurait fort, avec des (C hou-hou »
douloureux du fond de la gorge, et sa mère, l'entourant de ses
bras, s'efforçait de la calmer. Alors, petit à petit, elle cessa.
Ses yeux, derrière le crêpe, étincelaient comme des fleurs après
une ondée. Elle avait de belles joues rondes, lavées de larmes,
qui conservaient, malgré tout, un rayonnement de santé et de
bonheur. Les chevaux trottaient lentement ; on voyait passer
des arbres, des maisons, des paysans, — quelquefois aussi des
groupes d'employés du Roi de Lahore, jeunes et vieux, qui
s'arrêtaient, composaient leurs visages et soulevaient leurs
chapeaux, dans un grand geste de déférence et de sympathie.
— Il était bien aimél — remarquait madame Jaume, avec
un soupir.
Elle ne doutait pas que tous les cœurs ne reflétassent exac-
tement sa propre pensée. Pourtant, là-bas, dans la grande rue,
les cabarets se remplissaient ; on levait des verres sous les ton-
nelles; les jeunes gens se répandaient hors du village, à la
lisière de la forêt, qui commençait à bourgeonner. Pour la plu-
part, cette mort ne représentait qu'un changement de maître.
Et d'abord, ils profitaient d'un jour de congé, de ce beau
soleil répandu à larges flots sur les tristesses de leurs vies
recluses. La liberté faisait un grand murmure de joie autour
de la mort... Madame Jaume ne l'entendait pas.
La voiture passa la grille du parc et le gravier craqua sous
les roues. Louis descendit le premier et offrit la main à ces
dames. La jeune fille sauta la dernière. Comme il touchait ses
doigts, elle dit : c( Merci », gentiment, avec un clignement d'yeux
qui était l'ébauche d'un sourire. Tout le monde pénétra dans le
salon du château. Les larmes ne coulaient plus. Catherine aida
madame Jaume à dépouiller son voile de veuve, et les deux
LA MONTÉE 3g5
femmes, ensuite, s'étreignirent silencieusement. Puis Cathe-
rine demanda :
— Avez-vous un indicateur?
— Pourquoi faire?
— Je dois songer à notre retour.
Madame Jaume supplia :
— Non, non, vous n'allez pas partir tout de suite... Je vous
garde à dtner.
— Je ne veux pas être indiscrète.
— Indiscrète I . . . Ma pauvre amie ! . . . Vous ferez un acte de
charité.
Suzanne ajouta ses prières à celles de sa mère. Elle embras>
sait tendrement Catherine :
— Si, si, madame... N'est-ce pas, monsieur Louis?...
Les Pelvilain se rendirent aux raisons des Jaume. Aussi bien
ils étaient chez eux, déjà de la famille. Madame Jaume leur
confiait les projets dé son mari, — les derniers, — ceux qu'elle
choyait au fond d'elle-même comme les reliques les plus chères
de tout son passé :
— Vous voyez ce petit coin, à droite. 11 voulait y faire cons-
construire une serre pour les fougères et les orchidées.
Catherine murmurait :
— Oui, oui... Monsieur Jaume était un homme extraordi-
naire : il s'intéressait à tout.
Madame Jaume répliqua:
— Mon mari vous aimait bien... Il me parlait souvent de
vous et de votre fils. . .
Le jour baissa peu à peu dans le grand salon. Un soleil
coquelicot s'éteignait au fond du parc et, par une fenêtre
entr' ouverte, on entendait, frêle bruit de verre ininterrompu,
le gazouillement des passereaux qui célébraient la beauté du
soir.
Madame Jaume toucha l'épaule de sa fille :
— Suzette, fais donc voir à monsieur Louis les photo-
graphies. Elles datent de l'été. Ce sont les dernières que le
pauvre ami ait prises.
Les jeunes gens s'installèrent devant une table. Un valet de
pied alluma deux lampes à colonnes, qui brillèrent doucement
sous les abat-jour roses et flous pareils à des jupes de ballerines.
3g6 LA REVUE DE PARIS
Lei cheveux, de Suzanne étaient dorés par la lumière. Du
petit doigt, elle désignait chaque vue :
— Là, c'est la petite rivière... Ici, l'entrée du potager... Le
vieux chemin de la ferme... Encore la petite rivière, mais
plus loin... à la sortie du bois de chênes.
Catherine regardait Louis et Suzanne. C'est que le rêve
confus qui s'agitait en elle venait subitement de se préciser.
Et pourquoi pas, après tout? Ne voit-on point, chaque jour,
des jeunes finies riches s'éprendre de beaux jeunes gens? Or
Louis était un <( joli garçon ». Cette qualité en valait bien
d'autres. La petite Jaume, sa bru! Quelle conclusion magni-
fique, inattendue, et, comme elle aurait vite fait d'oublier les
angoisses passées, ces angoisses qui, maintes fois, n'avaient
pu la laisser dormir I
Dès lors, cette pensée ne la quitta plus. Au dtner, —
tandis que le domestique offrait les plats et qu'elle puisait, en
s'étudiant, dans la saucière bossuée et le légumier d argent, —
de l'œil, en même temps, elle observait les boiseries sculptées
et la vaisselle étagée sur le dressoir...
Au moment du départ, madame Jaume serra Catherine dans
ses bras et, pour la dixième fois, l'embrassa très affectueuse-
ment :
— Revenez bientôt... Ne nous laissez pas comme ça...
— Oui... oui... vous pouvez compter sur moi.
XXXIII
Catherine revint à Taverny le surlendemain, dans la
matinée. Pendant la crise, elle avait donné la mesure de son
dévouement, et, de celui-ci, madame Jaume espérait beaucoup
encore. Sa confiance ne fut point déçue. Catherine l'aidait à
porter le sceptre.
— Non, non, chère madame, vous n'irez pas à Paris. Vous
n'êtes pas assez solide pour faire ce voyage. D'ailleurs, votre j
présence n'est pas absolument indispensable. Laissez-moi faire.
Demain, dans l'après-midi, je rendrai visite à votre notaire.
Au besoin, si vous avez quelque chose à faire dire, je passerai
moi-même au magasin...
— Je ne voudrais pas abuser.
LA MONTEE 397
— Vous plaisantez? Entre nous, il est inutile de faire des
cérémonies.
— J'accepte, alors... Vous êtes mille fois bonne.
— Ne parlons pas de cela I . . .
Catherine allait donc à Paris, mais elle en revenait. Elle pre-
nait le Irain à toute heure. Dans la gare, les employés la
saluaient respectueusement. Quelquefois les gens de Taverny
Tabordaicnt et Tinterrogeaient :
— Eh bien, comment cela va-t-il au château?
— Tout doucement. Je vous remercie.
On ne savait pas exactement quelle était la nature de ses
fonctions. Une seule chose était certaine : elle avait la confiance
du château. Madame Jaume n'agissait plus sans la consulter,
les domestiques eux-mêmes lui demandaient ses ordres. Elle
était un personnage à part, sympathique ou antipathique,
suivant le cas, et qui avait droit, comme tous les puissants, à
de la crainte et à du respect. L'art de Catherine, c'était de ne
pas paraître s'imposer. Elle s'arrangeait pour qu'on lui repro-
chât d'être trop discrète. Elle bénéficiait ainsi de l'apathie de
madame Jaume, heureuse de chaque eflbrt qu'on lui épargnait.
En arrivant, elle ôtait son chapeau, faisait bouflFer sa jupe :
— Voyons, chère amie, à quoi puis-je vous être utile?
— Vous allez d'abord prendre quelque chose.
— Merci, je n'ai besoin de rien.
Elle s'asseyait et rendait compte à madame Jaume de la
dernière mission qu'elle avait remplie.
L'autre prenait sa tête à deux mains :
— Que d'affaires! que d'affaires! — gémissait-elle.
C'est que la situation, en effet, était singulièrement em-
brouillée. Au Roi de Lahore, notamment, deux chefs de rayon,
M. Borel et M. Dingeon, offraient de racheter le magasin et de
le payer à la veuve par annuités. La proposition était tentante :
une affaire commerciale, quelle qu'elle soit, est soumise à des
aléas. Maintenant que M. Jaume n'était plus, que son cerveau
manquait définitivement, né pouvailnon redouter que cette
grosse entreprise ne périclitât? Un capital bien assis, placé en
fonds d'Etat et en chemin de fer, n'offrirait-il pas à l'avenir
de Suzanne de préférables garanties? C'étaient là des sujets de
tourment, de méditation. Catherine Pelvilain fut consultée.
398 LA REVUE DE .PARIS
— Vendre le Roi de Lahore? Ce n'est pas mon opinion.
— Ahl chère madame, si j'avais un fils capable de prendre
au magasin la place de son père. . .
— Attendez. Ne vous pressez pas. Il n'y a point péril en la
demeure.
L'avis de Catherine prévalut : madame Jaume garda le
magasin. Ce n'était pas étourdiment que la veuve Pelvilain
avait donné ce conseil. Sans doute, madame Jaume n'avait
pas de fils ; mais, un jour, eUe aurait un gendre , — et il se
pourrait bien que ce gendre f^t le plus pratique et le mieux
doué de tous les garçons...
Jadis Catherine avait guéri son fils amourMOL par le moyen
de Marie-Rose ; aujourd'hui elle comptait le sauver de celle-ci en
le rendant sensible, peu à peu, au charme ingénu de la petite
Jaume. A quoi bon lutter.î^ Les batailles, jusqu'ici, avaient eu
de fâcheux résultats. Fini, le système des hostilités. Le plus
possible, elle amènerait Louis à Taverny. Suzaniïe était suffi-
samment gracieuse : nul doute qu'après un temps de -ce régime
il ne comparât, pour son grand profit, la situation des deux
familles...
Louis voulait avant tout sa tranquillité. Puisqu'il voyait tous
les soirs Marie-Rose et que sa mère, trop occupée des Jaume,
renonçait, pour le moment, du moins, aie tourmenter, il devait,
lui aussi, faire une concession et déférer au souhait qu'elle lui
avait exprimé de l'avoir près d'elle, chaque dimanche, à
Taverny. Il alla donc à Taverny. Cette habitude remplaça
l'autre. Il s'ennuyait, d'ailleurs. De ce parc magnifique,
la tristesse montait avec les brumes venues de l'Oise et qui
traînaient, le soir, à l'orée du bois. Rarement on attelait la voi-
ture. Madame Jaume aimait son « chez elle » comme elle
disait, et elle affirmait que, sans quitter le parc, on pouvait
trouver des coins « délicieux et rafraîchissants ». Cette femme
avait l'orgueil de la propriété, cette satisfaction qui consiste
à se dire : « C'est à moi », en frappant le sol de son pied ou
en caressant des yeux, à la tombée du jour, le velours sombre
des feuillages détachés sur le ciel bleu pâle. Elle menait Louis
aux bons endroits. C'est ainsi qu'il connut le bois de chênes,
le « champignon », la ce grotte Adélaïde ». Madame Jaume
sollicitait son admiration et, pour ne lui point déplaire, il était
LA MONTIÈE 399
contraint de s'extasier. Dimanches tièdes, immobiles, traversés
de cris d oiseaux et de bruits de feuillages. Des branches lais-
saient tomber des fils de soleil. Une odeur de mousse venait
du sous-bois où la petite rivière se perdait en murmurant.
Assises en des fauteuils de rotin qui craquaient à chaque mou-
vement, ces dames babillaient, échangeaient des propos menus,
des insignifiances.
— Qu'on est bien chez vous! — disait Catherine.
Sa tête, nonchalamment, se renversait et touchait le dossier
du fauteuil. La femme de chambre apportait le goûter vers
quatre ou cinq heures. Suzanne versait le thé, délicatement,
en dressant le petit doigt. Elle demandait :
— Deux morceaux de sucre pour vous, madame Pel vilain?
. . . Toujours pas de lait, monsieur Louis ?...
C'est qu'elle connaissait les goûts, les préférences de chacun.
Cette science de petite ménagère, qui excitait jadis l'enthou-
siasme de M. Jaume, lui valait encore les sourires attendris de
sa mère et de Catherine.
Madame Pelvilain ne se privait pas de faire à son fils l'éloge
de cette « fille charmante ». Louis était-il réellement touché?
Peut-être. En tout cas, il s'efforçait de ne pas le paraître.
XXXIV
Un soir, madame Jaume dit à Catherine ;
— Ma bonne amie, j'ai quelque chose à vous demander.
— Ne vous gênez pas. Vous savez que je suis toujours à
votre service...
— Eh bien, voilà : voulez-vous me faire l'amitié de venir
passer un mois à Taverny?
— C'est que... Vous êtes trop gentille... Enfin, je ne puis
accepter.
— Pourquoi ça?
— Vous comprenez. . . Un grand fils seul à Paris I . . .
Madame Jaume éleva la main en signe de protestation :
— Mais, chère amie, si je vous fais cette proposition, c'est
que j'entends bien que votre fils ne vous quitte pas. . . du moins,
dans la mesure du possible. . . Il aura sa chambre ici et nous
l'attendrons, chaque soir, à l'heure du dîner... Rien de plus
400 LA REVUE DE PARIS
facile, d'ailleurs. Les trains sont nombreux... C'est ainsi que
s'arrangeait le pauvre ami, dans la belle saison.
— Vous êtes trop bonne. Je vais en parler à Louis.
— Je compte sur un ce oui » .
— Merci encore.
Les derniers mots s'étaient échangés sur le quai de la gare.
Une fois dans le train, Catherine réfléchit. Elle était peu ras-
surée : sans doute, Louis opposerait à l'oflTre de madame Jaume
un refus très net. Elle eut le bon sens d'être réservée : elle
joua la martyre, simplement, alléguant sa grande tendresse
pour Louis qui l'empêchait de quitter Paris « alors même que
l'air de la campagne lui ferait du bien et qu'elle éprouverait un
grand plaisir à y demeurer... » Elle obtint bientôt la récom-
pense de son attitude : Louis céda. Il avait découvert, tout à
coup, un autre moyen de voir Marie-Rose; ils déjeuneraient
ensemble, chaque matin, et cette heure-là vaudrait presque
l'autre...
Les Pelvilain reçurent donc l'hospitalité au château. Tout le
jour, Louis était un petit employé; le soir, il mettait des gants
lie-de-vin et il montait dans un compartiment de deuxième
classe. Il tenait devant ses yeux un journal qu'il ne lisait pas,
occupé à regarderies meules blondes, les toits roses, les tour-
nesols des garde-barrières... Catherine le guettait à la grille.
Elle l'embrassait en lui tatant le front :
— Eh bien, petit, ça va? La journée n'a pas été trop dure?
— Non, maman.
— Taût mieux I
Parfois un silence les glaçait. Il y avait « quelque chose »
entre eux. Pourtant Louis dînait avec appétit. On le faisait
parler. On s'émerveillait de son esprit. Après le repas, on pre-
nait le frais devant le perron et, jusqu'à neuf heures, sous le
clignotement des étoiles, on goûtait bien la douceur du soir.
Le lendemain, Louis partait quand tout le château dormait
encore. Tout de même, il jouissait de l'heure matinale, du
premier soleil criblant le taillis de ses aiguilles d'or, des trilles
envolés sous les tilleuls, des vapeurs blanches qui tournoyaient
au-dessus de l'eau comme des robes de fées et que la brise, en
«'élevant, avait tôt fait de déchirer. . .
Trois heures plus tard, il retrouvait Marie-Rose. C'était dans
L'A MONTEE 4oi
un restaurant à prix fixe, choisi par eux à mi-chemin du bureau
et de Tatelier. Louis arrivait le premier; U s'installait et il
attendait; par un vasistas, il épiait les passages de la rue. C'est
ainsi que de loin il pouvait voir venir la jeune fille., Quand elle
entrait, elle était légèrement haletante. EUe ôtait vite son cha-
peau de paille, sur lequel elle piquait deux grosses épingles à
tête de nacre. Elnsuite, d'un geste vif, elle arrangeait ses lourds
cheveux d'or :
— Je suis en retard? — demandait^lle.
— Mais non. Il ne fallait pas courir.
Elle courait toujours, cependant : elle savait que l'heure du
déjeuner était brève. En mangeant, ils se regardaient. Marie-
Rose portait des corsages de toile à travers lesquels on devi-
nait sa peau. Louis interrogeait :
— Ça va toujours, là-bas?
— Bien sûr... Ce n'est pas l'ouvrage qui manque.
Quelquefois, pour le distraire, elle lui contait des histoires
d'atelier. Elle avait un rire doux, sans méchanceté, qui raillait
un peu la vie. Tous deux posaient leurs mains sur la table et
leurs doigts se rejoignaient pour une courte étreinte.
Leur joie, c'était de se lever de table un peu plus tôt et
d'aller passer dix minutes dans un square tout proche. Il y
avait là d'autres amoureux, des jeunes gens comme eux,
ouvrières et employés, qui tournaient machinalement dans
les petites allées qu'emplissait l'acre parfum des troënes et
des géraniums. Marie-Rose et Louis s'asseyaient sur un banc
vert, à l'ombre d'un catalpa :
— Comme on est bien ici! — disait-elle.
— Oui, — répondait-il. — C'est dommage que nous ne
puissions pas y rester toute la journée.
Ils parlaient de leur passé, de Vernon surtout et de ces trois
semaines charmantes qu'ils avaient vécues. Marie-Rose gardait
la mémoire des plus petits faits. Quelquefois Louis s'écriait :
— Comment! tu te rappelles ça?... C'est trop drôle!...
Mais un moment vint où il parut à la jeune fille qu'il
ne prenait plus le même plaisir à ces entretiens. C'était vers la
fin de juillet. Il était inquiet, absorbé. Pendant le repas, il ne
desserrait pas les dents. Une fois elle lui avait dit :
— Je suis sûre que tu as des ennuis avec ta mère.
i5 Mai 1908. 12
403 LA RBTUB DB PARIS
Distraitement, il répondit :
— Oh I non. . . Je ne parle jamais de toi.
Us étaient assis dans le square, après le déjeuner. La chaude
caresse d'un jour d'été descendait du ciel profond, où le soleil
mettait la splendeur de son rayonnement. Sur la pelouse, un jet
d'arrosage enveloppait les tamaris d'un réseau de cristal. Une
fillette s'était arrêtée, avait approché son mouchoir de la source
fraîche et elle se bassinait le front et les lèvres. Marie-Rose
toucha le bras de Louis :
— A quoi penses-tu .►^
— A rien.
— Ah!...
Et ce fut plus fort qu'elle, à ce moment : les larmes jailli-
rent de ses yeux...
— Eh bien, Marie-Rose, qu'as4u donc?
— Rien... C'est bête, bête... Pardonne-moi de te faire une
tête comme celle-là.
XXXV
L'intimité du château ne tarda pas à porter ses fruits. Un
matin, après une nuit d'angoisse, Suzanne courut se jeter dans
les bras de sa mère : elle aimait Louis, elle voulait devenir sa
femme.
Madame Jaume se prit la tête à deux mains. Elle était plus
surprise que fâchée. Puis, devant les larmes de sa fille, elle eut
vite fait de s'attendrir :
— Mais lui, fillette, t'a- t-il jamais fait supposer?.,.
— iVon, maman, il ne m'a rien dit.
Madame Jaume respira : ainsi, les Pelvilain n'étaient pas des
intrigants... Rassurée, elle interrogea :
— Es-tu bien sûre de l'aimer?
— Pour ça, oui!
Suzanne avait les yeux et les joues très roses. Madame Jaume
soupira.
— Tu es si jeune! — dit-elle, en haussant les yeux. —
Pense que tu as à peine dix-sept ans.
— Ça ne fait rien, — répondit Suzanne, avec l'assurance
d'un enfant gâté qui exige un jouet.
LA MONTl^E 4o3
Elle ne pleurait plus. Elle devenait pourpre : elle avait dit un
mot de trop, sans doute. Sa main droite montait et descendait le
long du bras de fauteuil sur lequel, malaisément, elle était assise.
Madame Jaume soupira de nouveau, puis se résigna. Elle
songeait à son propre mariage : en somme, Pierre Jaume était
pauvre dans le temps où elle Tavait épousé... Et ils avaient
fait ce qu'on est convenu d'appeler « un heureux ménage ».
D'ailleurs, qu'eût-elle pu dire contre les Pelvilain, desquels,
jusqu'ici, elle avait toujours parlé favorablement.^ Louis n'était
pas un inconnu. Plutôt que d'unir sa destinée à celle d'un
jeune homme quelconque, Suzanne n'avait-elle pas trouvé le
vrai chemin de son bonheur.^... Quelle joie, par exemple, elle
allait procurer aux Pelvilain! Nul doute qu'ils n'acceptassent
la proposition avec enthousiasme...
Madame Jaume, en descendant, avertit Catherine :
— Ma chère amie, j'ai deux mots à vous dire.
Elle l'entraîna dans le parc et lui fit la confidence. Catherine
pâlit, balbutia :
— La mignonne I . . . Est-ce vraiment possible ?. . .
— Votre fils ne vous a rien dit?
— Il n'aurait jamais osé.
— Je sais. . . je sais. . . C'est un garçon si délicat !
Le vrai, c'est qu'une crainte affreuse torturait Catherine.
Elle ne se doutait pas que les choses iraient de ce train. Main-
tenant elle avait le couteau sur la gorge. Il fallait qu'elle
répondît « oui » ou « non » dans un bref délai. En admettant
que Louis, subjugué par Marie-Rose, opposât à sa demande un
refus formel, c*en était fait à jamais, ils n'auraient plus qu'à
dire (( merci » et plier bagages... Jour odieux, terrible, où le
parc, avec ses bruits de feuilles et ses cris d'oiseaux, semblait
frémir d'angoisse et de fièvre ! . . . Elles prenaient le thé, toutes les
trois autour d'un chêne sectionné qui leur servait de table. Là-
haut, dans les branches, des moucherons tournaient, empHs-
saient l'air d'une vibration. De la terre chaude montaient une
senteur d'herbe, des exhalaisons de fleurs. Catherine, par une
éclaircie, apercevait les prés, violets de sauges, endormis sous
le soleil et bourdonnant de la grêle rumeur des insectes. Au
loin, des trains passaient. Leurs sifflements éperdus traînaient,
un moment, sur la campagne. Elle songeait :
4o4 LA RETUB DE PARIS
(( C'est à six heures que mon fils revient. )>
Elle appréhendait ce retour et, en même temps, le désirait.
Elle alla, comme tous les soirs, au-4evant de Louis, à la grille
du parc.
— Te voilà, mon grand!
— Mais oui, petite mère!
Us s'embrassèrent très affectueusement. Madame Pelvilain
ne se sentait pas le courage de parler déjà. Louis s'étonna du
diner muet, recueilli, devant la fenêtre ouverte sur les coteaux
au-dessus desquels s'éteignait, petit à petit, le crépuscule
mauve.
Ce fut le soir, comme ils s'apprêtaient à se quitter, que,
tout à coup, Catherine se décida :
— Louis, mon chéri... Laisse moi te dire deux mots... C'est
très sérieux...
Elle pénétra dans la chambre et s'installa. Sa voix, d'abord,
fut mal assurée. Les paroles ne sortaient que difficilement.
Louis ne disait rien, les yeux perdus, et elle se demandait avec
inquiétude ce qu'il pensait de sa démarche. En présence de
son fils et de la gravité de la partie engagée, elle perdait toute
son assurance. Qu'allait-il sortir de cette entrevue qu'elle
jugeait définitive.^ Peu à peu, cependant, elle reprit possession
d'elle-même. Elle vantait la grâce, les qualités morales de
Suzanne Jaume.
— Une petite perfection, mon chéri... Et, avec cela, très
très riche..., ce qui ne gâte rien.
Puis elle frappa Louis dans son orgueil :
— Tu sais ce qu'a dit madame Jaume : son gendre aura la
direction du Roi de Lahore, Il ne tient qu'à toi d'être ce direc-
teur et de commandera douze cents employés... douze cents,
entends-tu?
Louis ouvrait de grands yeux.
— Directeur, moi!... Moil... Mais je ne sais pas si...
Catherine l'interrompit.
— Allons donc! avec tes facultés!... Et puis, au besoin,
je t'aiderai, mon loup. J'avais toujours rêvé d'être mêlée à de
pareilles affaires...
Louis, petit employé dans une grande maison, était mieux
que personne en mesure d'apprécier l'importance de la situa-
LA MONTEE 4o5
tion. C était inutilement que la mère dépensait de pareils
efforts; ils n'ajoutaient rien à l'opinion du fils : depuis long-
temps il avait pesé les choses... Un instant, la fine silhouette
de Marie-Rose passa devant ses yeux. Mais, courageusement,
il chassa cette vision douloureuse.
— Ce sera ce oui ))I — dit-il, après un soupir.
L'émotion passée il eut un sourire. Catherine l'observait :
— Je vois, mon loup, que tu as quelque chose à me raconter.
Louis hocha la tête. En effet, une histoire surprenante et
inattendue I Le soir même, à la sortie du bureau, M. Chatrsan
Tavait accompagné jusqu'à la gare, en lui tenant, ma foi, un
drôle de langage. Il s'agissait de Germaine, de son avenir. Le
chef la voulait marier et, de préférence, à quelqu'un « de la
boutique ». Il avait tout dit, tout, jusqu'au chiffre de la dot...
Il avait fallu être un niais pour ne pas saisir l'allusion. Mais lui
avait évité de se compromettre.
Pour le coup, madame Pel vilain ne se tint pas de joie. Elle
saisit son Louis à pleins bras, l'écrasa vigoureusemeot contre
sa poitrine :
— Quel succès, garnement, quel succès I
XXXVI
Quatre mois de fiançailles! C'était le moins qu'on pouvait
faire après un tel deuil. Les enfants se marieraient à l'automne.
Une fois les choses arrêtées, madame Jaume respira : les
grandes résolutions lui étaient odieuses, mais, aussitôt qu'elle
les avait prises., elle s'en trouvait, du coup, allégée.
Tout d'abord Louis avait eu la pensée de démissionna*.
Catherine lui représenta qu'une telle décision était inoppor-
tune et prématurée ; elle ne manquerait pas de produire sur
madame Jaume un mauvais effet. Louis se résigna donc à ne
pas quitter le Crédit aussitôt. Seulement, il n'apporta plus le
même cœur à la besogne. M. Chatrian lui marqua de la froi-
deur et il y eut parfois des mots aigres échangés entre les
deux hommes...
Le bureau, d'ailleurs, tenait peu de place dans l'esprit de
Louis Pelvilain. Il songeait beaucoup plus à MaricrRose. Il
devrait l'avertir, un jour ou l'autre. Ce n'était pas précisé-
4o6 LA REVUE DE PARIS
ment un remords qui le tourmentait, mais il y avait en lui une
pesanteur, une anxiété indéfinissable. En somme, il était lié
par un engagement. Il cherchait, sans la trouver, une solution
élégante qui lui eût permis de rompre sa chaîne. .. Il manœuvra
si lourdement que, vingt jours avant le mariage, Marie-Rose
n'était pas encore informée. Pourtant madame Jaume com-
mandait le trousseau et Catherine allait à Paris, un jour sur
trois, pour faire des emplettes. Il fallut bien qu'il s'exécutât.,.
Ce fut un jour d'automne, doux, léger et baigné d'une
brume de chaleur. Depuis longtemps, Marie-Rose désirait faire
une (( partie de campagne » : tous deux, enfin, avaient sollicité
une permission.
— L'école buissonnière I — disait Louis en riant, — tandis
que le train de banlieue aux coussins usés les emportait à
travers l'immédiate campagne de l'Ouest, des jardins peignés,
des talus hérissés de pins et d'acacias que dépassaient les
clochetons des villas érigés sur le bleu du ciel.
— Oui... l'école buissonnière... c'est amusant...
Elle riait, se peletonnait contre lui, toute rose d'amour, ne
sachant pas. Aux stations, elle mettait sa tête à la portière.
— Tu comprends : c'est pour faire croire que le wagon
est plein... Comme ça, les gens ne viendront pas nous
ennuyer.
Louis songeait à ce qu'il allait dire. Il en avait un peu de
tristesse. Réflexion faite, dans l'histoire qu'il conterait à
Marie-Rose il ne serait pas question de mariage. Il prétexterait
son envoi en province, le stage obligatoire dans une succur-
sale... Ainsi, en conservant un peu d'espoir, elle serait moins
malheureuse. Ça lui permettrait de l'oublier sans beaucoup
souflrir. . .
— Marie-Rose!
— Louis I
— Une tuile, ma chérie I
Ils achevaient de déjeuner dans une guinguette du parc de
Saint-Cloud. Là-haut, entre les grands ormes ensoleillés qui
faisaient la musique de la mer, les hirondelles filaient, petites
flèches noires et cinglantes qui promettaient une radieuse
journée. Dans le lointain, au bout des prés, les toits de Gar-
ches étincelaient. Mais, derrière, il y avait encore de la brume.
LA MONTEE 407
la brume fine, bleuâtre du matin, voilant les fonds, estom-
pant les lignes de peupliers,
Marie-Rose buvait, distraitement. Elle posa le verre un
peu vite.
— Qu*y a-t-il? — demanda-t-elle, en attachant ses grands
yeux sur Louis.
Il dit sa fable. Il la dit lentement, posément, presque assuré
de convaincre la pauvrette. Elle Técouta, bouche close, et,
n'eût été le tremblement de ses doigts, on eût pu croire qu'elle
était à peine émue. Quand il eut fini :
— Alors, tu vas partir? — demanda-t-elle.
Il fil un geste d'épaules :
— Ce n'est pas pour mon plaisir.
Elle persistait à le regarder :
— Louis, mon petit, pourquoi mens-tu? Je sais bien que tu
te maries, va,
— Qui te l'a dit?
Le mot avait filé. Il n'était plus temps de le ressaisir : cou-
rageusement, Louis avoua.
— Eh bien, oui, c'est vi'ai... Seulement, je ne voulais pas,
je n'osais pas...
Il balbutiait, jetait les mots par-dessus les autres. Elle
l'écoutait, cependant, grave et calme, avec le même frisson
de ses doigts qui durait toujours. Il lui disait dcjs choses justes
et raisonnables... Il n'avait pas de fortune.,. La position qu'il
occupait était absolument insuffisante :
— Nous vois-tu mariés, avec des enfants?
— Oui, je comprends, je comprends bien...
Elle n'essayait pas de lutter. Elle ne plaidait pas sa propre
cause. Seulement, elle s'intéressait à la fiancée de Louis; elle
voulait des détails, beaucoup de détails...
— 'Ah! c'est mademoiselle Jaume !.. . Autrefois, chez vous,
on parlait souvent de cette famille... Tu vas devenir un mon-
sieur chic...
— Penses-tu?...
Le silence tomba entre eux. Louis reprit :
— Vois-tu, Marie-Rose, dans tout cela, ce qui me con-
trarie, c'«est d'être obhgé de ne plus te voir.
— Vraiment... ça te fait de la peine?
4p8 LA RETUE DE PARIS
— Beaucoup de peine.
— Ahl... c'est gentil.
Y avait-il un grain d'ironie au fond de cette phrase.^ Pour-
tant Marie-Rose ne devait guère avoir envie de plaisanter.
A cause de tout ce que Louis savait de son caractère, il était
troublé.
— Eh bien, ce sera notre dernière journée! — dit-elle, en
secouant les mies demeurées aux plis de sa jupe.
Us se levèrent et marchèrent dans le parc. Devant eux
s'ouvrait une large allée verte, assombrie, où les arbres, d'un
boixi à l'autre, se rejoignaient par leurs plus hautes branches.
Us étaient seuls. L'odeur des bois leur prenait la gorge. Un
coucou, de temps en temps, jetait ses deux notes monotones,
et, sur le talus, à portée de leurs mains, des campanules
achevaient de fleurir, «de petites campanules bleues qui
semblaient les yeux tristes de la forêt. Louis, d'un bras,
entoura la taille de Marie-Rose. Elle frémit sous l'étreinte. U
la regarda ;
-^ Tu m'en veux?
— Non, je sais que ce n'est pas ta faute. . .
U soupira :
— La vie est bête... Quand je pense que nous aurions pu
être mari et femme I . . .
— C'est vrai! — fit-elle.
A cet instant, elle eut des larmes dans les yeux. Pourquoi,
d'une petite phrase, avait-il évoqué cette suite 'de jours qu'elle
avait espérés et attendus.^... U tenta de la consoler :
— Que veux- tu, Marie-Rose.^ maman me le disait encore
hier : on a beau former des projets, il y a des choses qui
sont indépendantes de la volonté... Ce n'est pas une raison,
d'ailleurs, pour qu'on soit malheureux toute son existence...
Ainsi toi, tu es jeune, tu es charmante. Je suis sûr qu'il y
a bien quelque part un jeune homme qui voudra t'épouser et
te donnera plus de bonheur que je n'aurai pu le faire moi-
même...
— Du bonheur! — répéta Marie-Rose, en regardant l'étoile
d'azur qui s'ouvrait au bout de l'allée, — du bonheur.^ oui,
c'est possible...
Elle disait cela pour le contenter. Elle avait cessé de croire
LA MONTIÊE 409
au bonheur ; il finissait au couchant de cette journée; elle en
goûtait les derniers instants.
— Si nous nous asseyions? — proposa-t-elle.
Us s'assirent dans l'herbe, et ils étaient bien. L'invisible
oiseau recommençait à chanter « cou-cou, cou-cou. . . » Tou-
jours ces deux mêmes notes qui sonnaient dans le silence du
paysage. Par moments, au-dessus d'eux, passaient des souffles
d*air, de ces coups de vent qui balayent l'azur et font remuer
l'ombre des hautes branches sur le gazon dru. Marie-Rose, un
coude dans l'herbe, rêvait doucement. Louis la regardait et se
reprochait de n'avoir point connu suffisamment ce joli petit
être... C*est qu'elle était délicieuse, avec cette expression de
douleur muette qui lui pinçait lés narines comme si cet effort
eût pu retenir la source des larmes. Elle portait un col de
dentelle que, ce matin, elle avait accroché en chantonnant. Une
barrette ornée de turquoises étincelait faiblement dans ses
cheveux blonds.
— Comme tu es pâlel — dit Louis tout à coup.
— Oh! c'est ce feuillage : ici les gens ont des mines de
déterré.
• Deux minutes plus tard, elle demanda ;
— A quelle heure dois-tu rentrer?
— Oh I pas maintenant. Il suffit que je prenne le train de
six heures vingt-cinq, à la gare du Nord* . . Et puis, si je suis en
retard...
Il fit un geste qui voulait dire : a Cela n'a pas d'impor-
tance )). Il pensait que la jeune fille en serait heureuse. Simple-
ment, elle prononça :
— Eh bien, nous avons une heure et demie à rester ici.
Et elle se tut. Elle avait pris la main de Louis. L'heure et
demie se balançait dans la verdure et le soleil, parmi Todeur
de miousse, de feuilles écrasées, que leur soufflait le taillis
humide. L'heure et demie tombait du ciel pur comme une
averse de bonheur. Après, le ciel serait vide. Il fallait tendre
sa tête et son coeur aux larges gouttes bleues qui ricochaient
de feuille en feuille. Et, durant cette heure et demie, trouant
la paix, le silence, des gens passèrent... C'étaient de jeunes
garçons, le front haut, la casquette en arrière, dont les canifs
écorchaient des baguettes de sauies... C'était un couvent de
4lO LA REVUE DE PARIS
filles, des toutes petites, filant sous Taile des sœurs avec un
murmure, un piétinement... Puis d'autres encore.... Le ciel
bleu se vidait, laissait tomber son dernier azur. Bientôt il
faudrait songer au départ.
Ce fut Marie-Rose qui donna le signal :
— Allons, viens! — dit-eUé.
Et ils se levèrent. Ils descendirent Tallée verte, assombrie,
où le coucou chantait encore. Soudain, au croisement de
deux routes, Louis, brusquement, s'arrêta. Une voiture
lancée au trot passa rapidement devant eux. A peine eurent-ils
le temps d'apercevoir une jeune femme élégante, nonchalam-
ment renversée dans les coussins. Près d'elle, une nourrice à
turban portait un baby enrubanné. Louis pressa vivement le
bras de Marie-Rose :
— Jeanne Dorgère I
— Comment, c'est-elle I
Elle les vit aussi, rejeta son ombrelle de côté, laissa tomber
sur eux un regard de grande dame un peu méprisant. Elle
venait de Paris et regagnait à travers boîs la propriété que son
mari avait louée à Vaucresson. Instinctivement, Louis porta la
main à son chapeau. Toutefois il n'acheva pas le geste. Il
venait de se rappeler l'observation de M. Chatrian : « Quand
vous serez en bonne fortune... » Il n'infligerait pas à cette
femme du monde l'affront d'un salut inopportun.
— Cela ne te fait plus rien? — demanda Marie-Rose en
souriant.
— Ohl non. Il y a longtemps que c'est oublié.
Elle mordit sa lèvre : elle pensait qu'il en serait ainsi d'elle-
même; elle serait oubliée comme l'autre et Louis n'éprouverait
plus d'émotion à son souvenir. Vraiment, elle était triste, la
<( bonne fortune »!... Ils traversaient le parc, un peu pressés,
tandis que des enfants jouaient au ballon et que là-bas, sous
les marronniers, autour des filets de tennis, on voyait s'agiter
chemises de flanelle et jupes de coutil.
Dans le train, malgré leur désir, ils ne purent, cette fois,
demeurer seuls.
— Je descendrai à Courbe voie, — dit Marie-Rose.
Le soleil couchant enflammait la vitre. Ils voyaient filer,
hâtifs et pareils, des jardins presque mourants, encore ponc-
LA MONTÉE 4ll
tués d*œillets, éclairés de roses. A chaque station, leur venait
le souffle ému de l'automne et de la campagne. Enfin Marie-
Rose sauta sur le quai :
— Adieu I
— Adieu, ma petite I
Un dernier baiser, les doigts noués à la portière, tandis
que le train s'ébranle. Et c'est fini. Ils sont perdus l'un pour
l'autre...
En montant la rue, malgré tout, Marie-Rose croyait encore
à l'honnêteté de Louis et à sa conscience.
<( Si j'avais un enfant de lui, — rêvait^elle, — si j'avais un
enfant, il ne m'aurait pas abandonnée. »
XXXVII
Les jeunes gens se marièrent à Tavemy. Ainsi Catherine
l'avait-elle voulu. Elle se rappelait une phrase dite par M. Dor-
gère : « Il vaut mieux être le premier au village », et cette
réflexion l'avait frappée. Fille et petite-fille de paysans, habi-
tuée dès l'enfance à préparer son sourire pour parler aux
grands, elle se carrait, le jour du mariage, dans sa robe de soie
violette, elle promenait sur la foule un regard orgueilleux
qui obhgeait les gens au respect.
Depuis un mois, elle ne comptait plus ses satisfactions. La
première, la plus grande de toutes, c'avait été la démission
de Louis. Un soir, à brûle-pourpoint, il avait dit à M. Chatrian :
— Monsieur, je dois vous prévenir que, demain, je ne
viendrai pas au bureau.
L'autre ajusta son lorgnon :
— Et pourquoi donc ça?
— Je prends la direction du Roi de Lahore,
Terrible avait été la surprise du chef. Il bégayait, il se tam-
ponnait le front avec un mouchoir :
— Vous... vraiment?... Ah!... Je... je... vous félicite.
Catherine interrogeait Louis :
— Alors il avait l'air vexé?
— Je te crois I
— Que c'est amusant I
La seconde joie fut d'annoncer la nouvelle à la bonne Aimée.
4iâ
LA REVUS DE PARIS
Deux fois, déjà, on avait tenté de la voir. Mais le bonheur
des Pelviiain, cp'elle pressentait, la vendait hargneuse : elle
consignait sa porte inexorablement. Catherine prit le parti de
lui écrire. La réponse ne se fit pas attendre. Quatre pages d'in-
jures, de violences I « C'est révoltant... coureur de dots...
métier infâme », et, en manière de cônclusioa : c( Vous n'aurez
rien de moi, entendez-vousPpas un roiige liard... » Catherine
et Louis relurent cette lettre. Ils ne pouvaient s'en détacher.
Us riaient aux larmes. Catherine disait, en frappant le papier
de sa main :
— Et tu crois iju'il n'y a pas de quoi la faire enfermer?
Elle répondit :
« Garde tes deux sous, ma chère... Heureusement, nous
n'avons pas besoin de cela... »
Enfin elle résolut d'envoyer une lettre d'invitation aux
Doi^ère et aux Mahgnac. De la sorte, elle leur rendait la
pareille, et avec usure. Elle imaginait d'avance le visage qu'ils
feraient en apprenant la grosse nouvelle :
— Ce qu'ils vont rager. . . Oh I ce qu'ils vont rager I . . .
Alors elle connut la paix. Elle devenait mère et belle-mère
du Roi de Lahore, c'est-à-dire une femme puissante, bien
vêtue et qui soulevait les chapeaux sur son passage.
Cétait cela que signifiaient la cérémonie, les roses blanches
fleurissant la nef, le carillon de la petite sonnette, et Suzanne,
la (( mignonne )), intimidée et rose dans le brouillard de son
voile de tulle...
Et Louis fut heureux. Il voyageait avec sa jeune femme.
Après réflexion, il avait découvert qu'ill'aimait d'amour. U avait
le souci de lui plaire et de lui prouver, en dépensant royale-
ment l'argent qu'il tenait d'elle, qu'il était un homme géné-
reux. En route, tout Tamusait : la livrée des chasseurs, les bou-
tons d'appel, les fleurs sur la table. La vie, brusquement,
s'ouvrait devant lui. Elle était pleine de jouets nouveaux et
charmants.
PIERRE VILLETARD
EN MÉMOIRE DE J.-K. HUYSMANS
DOCUMENTS INÉDITS
Le 12 mai 1907, mourait J.-K. Huysmans. Pour célébrer
son « bout de Tan », je voudrais conter simplement quelques
souvenirs.
Je dois beaucoup à Huysmans. A Rebours, En Route, la
Cathédrale m'enseignèrent le français, établirent ma pensée,
ballottée alors entre des langues multiples et adverses. Ces
livres, je les emportais en mes lointaines migrations ; je les étu-
diais durant ces interminables heures du bord où, de toutes
parts, tout n'est qu'uniformité, flottaison et fuite. Et je m'en
éprenais pour la diversité prodigieuse des mots, la précision
lapidaire des phrases, la tangibilité hallucinante des images,
qui semblaient arrêter la marche du navire, bâtir des cathé-
drales sur l'onde mouvante et recréer cet univers instable par
la stabilité du verbe.
Mes compagnons, habitués à voir traîner sur les chaises
longues des volumes plus folâtres, raillaient gentiment ce qu'ils
appelaient mon « snobisme » et petit était le nombre de ceux
qui m'empruntaient cette étrange bibliothèque de voyage.
Là-bas, au pays des arroyos et des rizières, devant les déesses
bouddhiques des pagodes vermillonnées, me hantaient encore
les Vierges primitives évoquées par Huysmans, les Vierges
aux hanches étroites et dont les dolentes paupières obliquent
légèrement à la chinoise.
Revenue à Paris, je m'enorgueillissais déjà d'offrir à mon
4l4 l'A REVUE DE PARIS
maître inconnu mon premier roman éclos en la France jaune.
Un homme de lettres, auprès de qui je m'informais de son
adresse, s'écria, stupéfait :
— Mais vous ignorez donc qu'il s'est fait moine et vit
retranché du monde, à Ligugé... De plus, il a horreur des
femmes, et, particulièrement, de leur littérature. Jamais le
titre profane de votre livre ne franchirait son seuil claustral.
« Qu'importe I — pensai-je, — c'est un hommage que je
lui dois... y>
Quatre jours plus tard, mon éditeur me tendit une petite
enveloppe d'aspect minable, où une main timide, tourmentée
et comme insexuelle avait tracé mon nom, que ne précédait
aucun terme distinctif. Elle contenait une feuille de papier
modeste, pliée en quatre et recouverte de cette même écriture
nerveuse, gênée, pointue. J'y déchiffrai : « Monsieur et cher
confrère », mais la signature m'était parfaitement illisible.
Enfin de sérieuses études, dignes d'un paléographe, révélèrent
qu'elle émanait de J.-K. Huysmans.
Huysmans m'avait écrit I Huysmans m'écrivait une lettre de
trois pages, aux caractères serrés, pour me dire qu'il avait lu
Petites Épouses j et combien il me remerciait de cet envoi 1...
Je crois bien que, semblable aux amoureuses, je piquai cette
glorieuse petite lettre dans mon corsage.
Mais mon enthousiasme se refroidit un peu à la réflexion
qu'IIuysmans me croyait homme. Certes je m'exaltais d'être
traitée de « cher confrère » par le maître de la Cathédrale^ mais
pourquoi ce « monsieur »? Me supposant femme, m'aurait-il
pareillement écrit? Et cependant mon nom confessait héroïque-
ment ma tare sexuelle. Son aversion pour mes sœurs en infé-
riorité était-elle donc si tenace qu'ayant aimé un livre féminin,
il voulût à tout prix l'attribuer à un mâle?
Eh ! laissons-lui son illusion, à ce cher misogyne, répondons-
lui! mais tâchons d'éviter les adjectifs et les participes passés,
dont le genre me dénoncerait impitoyablement comme fille
d'Eve.
Ainsi nous échangeâmes quelques épitres...
Puis, un jour, Huysmans m'avertit qu'il était de retour à
Paris et laïquement installé dans un quartier de « bondieu-
series )) et de bigots.
HUYSMAXS 4l5
Comment, le sachant si près, résister à Tenvie de le voir? Je
prétextai un renseignement, qu'il me tardait d'obtenir, sur la
Vierge noire, pour lui demander un rendez-vous. Voici la lettre
qui me Taccorda :
60, rue de Babylone.
Paris, 4 décembre 190a.
Mon cher confrère,
Je suis tout à votre disposition pour vous aider à trouver, si je le
puis, les renseignements dont vous avez besoin pour votre livre, et
ce n'est, mais oui, qu'un très juste dû du plaisir que m'ont procuré,
en un temps où la disette des œuvres d'art s'affirme, vos exquises
Petites Épouses, Je suis chez moi, toutes les^près-midi, jusqu'à quatre
heures : vous êtes donc bien sûr de me trouver dans la lanterne de
la rue de Babylone tous les jours de la semaine.
Je suis rentré avec une àme qui pleuviote. Apportez des para-
pluies spirituels pour vous abriter.
Cordialement votre tout dévoué,
J.-X. UUYSMANS
Dans Tescalier suintant d'une vieille maison où des odeurs
de sacristie se mêlaient aux effluves des latrines, installées à
mi-étage, mon cœur battait : il faudrait donc avouer cette quasi-
supercherie 1 Et cette jupe qui traînaitderrière moine serait-elle
pas trop mal reçue?
J'hésitai, un moment, sur le quatrième palier carrelé, avant
de tirer le pied de biche qui pendait mélancoliquement le long
du vantail unique.
Une femme m'ouvrit. Était-ce (c madame Bavoil », la confi-
dente des saints? Elle ne paraissait guère rébarbative et ne
referma point devant moi la porte. Le maître, lui aussi, m'ac-
cueillit sans le moindre étonnement et avec une bienveillante
simplicité. Je tombai dans un fauteuil, si troublée que je
bafouillai un charabia déplorable.
Puis nous nous regardâmes en souriant.
Qu'il était loin de ressembler à l'image renfrognée et caduque
présentée par certains de ses amis! Je lui trouvai une jeunesse
et une mansuétude extraordinaires, avec une timidité charmante
qui me mettait à l'aise.
— Alors, vous me pardonnez de n'être qu'une femme?
— Mais oui, puisqu'il le faut bien ! — me dit-il, amusé. —
4l6 LA RETUB DE PARIS
Du reste, depuis que j'ai repris contact avec Paris, je savais que
dans vos lettres vous trichiez... J'ai même vu, dans un pério-
dique, votre portrait, et vous y êtes féline à l'extrême, puisque
vous y montrez des griffes démesurées... (On m'avait repré-
sentée en dame chinoise, avec des ongliers.) Mais là-bas, à
Ligugé, je vous croyais sincèrement un officier de marine.
— Pourtant mon nom, Myriam, est féminin.
— Eh ouil je sais bien. Il est même mystique et signifie
(( amertume ». Mais je soupçonnais la roublardise d'un jeune
auteur, se travestissant en authoress,.. C'est d'ailleurs ce qui
arrivera bientôt, si vous continuez de la sorte! Et ce sera la
revanche de vos aînées, obligées de s'abriter derrière un pseu-
donyme mâle... Ahl les sacrées mâtines, tout de même!...
Heureusement que je ne verrai plus ça!
Et, atteignant un paquet de « caporal », une jambe balancée
sur l'autre, sa lourde tête en forme de cerf-volant, — comme
il disait lui-même, — retombée sur la poitrine, le dos rond et
la pensée rentrée derrière les paupières baissées, il se mit à
rouler une cigarette.
Ainsi, vieux, ratatiné, assombri, me parut-il le Durtal de
ses livres poursuivant en des soliloques interminables de para-
doxales chimères. Seules ses mains, — des mains frêles,
blondes, effilées, mais épointées, comme celles des madones
primitives, — conservaient, malgré la rouille de la nicotine
au médius et à l'index, leur étonnante fraîcheur.
Je regardai autour de moi. C'était une pièce confortable et
claire, rétrécie par les hautes murailles de livres. Quelques
meubles gothiques ; une table en vieux noyer, dont le plateau
reposait sur quatre têtes d'anges sculptées à même le bois, et,
sur la cheminée, entre deux vases de Delft débordés par des
bouquets de buis, une primitive statue de saint Sébastien au
visage douloureux.
— Et la Vierge noire? — demandai-je, pour ramener l'atten-
tion évadée.
— La Vierge noire ?
Son corps chétif se redressa, ses longues paupières se rele-
vèrent, et, sous le regard de ses prunelles, toute sa face rayonna
d'une juvénilité merveilleuse.
Et il me parla d'Elle.
EN MÉMOIRE DE J.-K. HUYSMANS ^17
A mesure qu'il s'animait, un sang rose transparaissait der-
rière la cire des joues ; ses mains de nonnette s'effaraient en des
gestes ingénus; sa barbiche et ses moustaches tremblotaient,
et, autour de son crâne bombé, les cheveux blancs, taillés
en brosse, vus à contre-jour, formaient une mince auréole.
Mais l'extraordinaire, c'étaient ses yeux, — profonds et
limpides, bleu lavande, bleu améthyste, de ce bleu de ver-
reries, doux et fané, qui vous regarde encore par les rosaces
de très vieilles églises : — on y voyait brûler toute la ferveur
ancestrale de son âme. Cette tête translucide et triangulaire,
ne Tavais-je pas contemplée déjà sur un vitrail?
— Oh m'a beaucoup reproché que, m'étant converti j'at-
taque;^ pourtant prêtres et bondieuseries. On ne veut pas
comprendre qu'un homme puisse être mystique sans être
clérical, sans aimer forcément la bêtise et la laideur... Moi,
j'aime le catholicisme à la façon des peintres et des architectes
du moyen âge, qui adoraient la Vierge et s'inspiraient de sa
dolente beauté. La religion d'alors était le prototype de l'art.
Ah I la ramener aux sources pures de la mystique I Ne serait-ce
peut-être pas recréer un peu d'idéal et de ferveur dans la con-
science vulgaire du clergé, dans nos âmes sans infini?
Bientôt, la conversation ayant dévié, il entama un de ses
thèmes favoris, celui du satanisme, des incubes et des suc-
cubes. Il parlait de ces êtres mystérieux avec familiarité; il
précisait comme s'il s'agissait de commensaux habituels.
— Mais — demandai-je, un peu ahurie — r c'est donc là des
créatures humaines?
— Non, — répliqua- t-il avec tranquillité. — Pas exactement.
Ce sont des larves, des espèces de diablotins d'essence ter-
restre, mais engendrés par un péché spirituel. Aussi pullulent-
ils dans tous les couvents... Vous n'en avez jamais vu? Il y en
a plein cette boîte ; vous auriez pu en rencontrer dans l'escalier.
N'avez-vous pas remarqué cette odeur de soutane? Il y a beau-
coup de prêtres et une oblate dans cette maison. . . La larve, c'est
peut-être ce qu'on pourrait appeler le microbe ecclésiastique...
Huysmans s'amusait-il à me mystifier, ou bien était-il
devenu fou? Inquiète, je regardais tantôt lui et tantôt la porte.
Mais non, rien dans sa figure ne trahissait le ^déséquilibre et
son raisonnement était logique. Sans doute n'étais-je pas
i5 Mai 1908. i3
4l8 LA REVUE DE PABIS
mûre encore pour ce royaume de l'invisible : je pris congé.
Me reconduisant sur Le palier, Huysmans m'autorisa à revenir.
*
Depuis, je suis retournée souvent dans la vieille maison
à odeur de misère et de bigoterie. J aimais tout qui m'attendait
dans la grande pièce claire , tapissée de volumes; son atmo-
sphère intime et bénigne» le bon accueil du mattre en vareuse
et en pantoufles, invariablement installé devant des feuilles
recouvertes de son écriture menue, — et devant un paquet de
tabac brun, posé sur le coin de la table, au-dessus d'une tête
séraphique.
J'y allais vers trois heures et m'attardais jusqu'à ce que
l'ombre pénétrât par les deux fenêtres et que (( madame
Bavoil » apportât la lampe.
Huysmans dissertait sur tout, sur la sculpture, l'imagerie,
les lettres ; sur les derniers potins de Paris : — aucun n'était
mieux informé, que ce cloîtré de ce qui se passait hors de ses
murs. — 11 me disait son dégoût du siècle, son ennui de vivre,
la décadence de l'art et la vénalité des esprits.
Emporté par son sujet, il se levait, et, le dos rond, les pas
feutrés, allait rôder le long des rayons de sa bibliothèque. Il
fulminait, vitupérait, lâchait des mots crus, crachait des
mots d'argot, vomissait des torrents de sarcasmes, qu'il ac-
compagnait de ses gestes timorés. Parfois il s'arrêtait, tourné
vers moi; et, ses mains de nonnette jointes au ciel, sa tête
gothique renversée sur ses épaules, sa bouche, aux dents nico-
tinisées, grande ouverte, il éclatait d'une gaieté sardonique. Et
elle me déconcertait, la disparate de cet homme malingre qui
rasait les murs en chatte peureuse et proférait des impré-
cations tertulliennes. On eût dit, dans une toile enfumée de
l'école flamande, un de ces gnomes mi-théosophes et mi-
farceurs venus pour tenter saint Antoine.
Mais aussitôt le sourire mauve de ses yeux corrigeait l'amer-
tume de ses lèvres et l'ironie de sa barbiche de satyre. Apaisé,
il se rasseyait à sa table, et, changeant de mine et de ton, il
poursuivait des propos badins.
— Ahl cher maître, — m'écriai-je* une fois, le voyant
EN MEMOIRE DE J.-K. HUYSMANS 4l9
redevemi si gaulois, — je parie que dld peu vous vous recon-
vertirez au paganisme.
— Hélas I — me répondît-il d'un ton navré, en passant sa
main sur son crâne blanchi. — Je ne demanderais pas mieux;
mais il est trop tard. Vous savez bien : « Quand le diable... i^
Mais vous, toute païenne que vous êtes, je prévois que voua
finirez en Carmélite I
— Jamais de la viel... Eln bonzesse peut-être, mais certes
pas en recluse catholique I
Ce mot de <( bonzesse » excita son hilarité :
— En <( gonzesse » plutôt!... Ahl les sacrées gonzesses que
vous êtes toutes I
Et, depuis ce jour, il me taquinait de ce nom : « madame la
Bonzesse ».
Une autre fois, comme je lui avais parlé avec enthousiasme
d*un jeune poète» Charles Derennes, et de son livre intitulé la
Tempête, — qu'il ignorait, — il me dit, incrédule :
— Hum! la Tempête me parait un titre bien grand; il
faudrait du génie pour le justifier. . . Ne croyez-vous pas^ que
le Flageolet suffirait.»^
Les jours de bonne humeur, la plaisanterie d'Huysmans
jaillissait, inlassable. Fusées d'ironie étourdissante qui n'épar-
gnaient même pas ses amis. Cet esprit blagueur et caustique
se manifestait jusque dans ses lettres, dont voici quelques
spécimens :
Paris» le 26 décembre 1903.
Ma chère confrère et amie,
J'aurais bien envie de vous gronder, si la qualité de cette pâte au-
gustement gingembrée ne me faisait tourner en épithètes laudatives
les adjectifs de reproche que j'avais préparés.
Mais que voilà bien le coup de madame Eve! Imaginez que j'avais
à dîner des Bénédictins. Et il fallait leur faire manger maigre avant
la messe de minuit. J*ai donc dû soutenir avec un merveilleux
aplomb qu'il n'entrait aucune graisse dans la composition d'un pud-
ding, ce qui est un joli mensonge, je crois.
Il est vrai qu'ils se sont régalés! Donc charité compense mensonge
et nous sommes tous quittes. Si vous saviez comme avec ce monde-
là la question sarcelle-maigre et poulet-gras est bête !
Je profite de oette occasion pour souhaiter sérieuse endurance et
4aO LA REVUE DE PARIS
longue vie à votre nouveau-né *. Gare! vous savez que d'après les
légendes, le jeune Antéchrist doit naître avec toutes ses dents. Or le
petit Hiérosolymitain a cela de commun avec lui : il va naître avec
de petits crocs qui s'attaqueront à la chair coriace des protestants.
Mais l'assimilation s'arrête là, heureusement.
Je vous envoie, chère madame et amie, toute l'assurance de mon
respectueux dévouement.
J.-K. HUYSMANS
A propos de ce roman, la Conquête de Jérusalem, qu'il
venait de lire en épreuves, et des protestants, qu'il détestait
spécialement, comme ennemis de la mystique, il m'écrivait
encore :
Paris, le ao janvier 1904.
Chère madame.
C'est lu. Vous pouvez être rassurée. Votre livre est absolument
bien. Votre Jérusalem grouille, odorante et grillée, et elle fume à
toutes ses pages les vraies cassolettes d'Orient. Mais, sapristi, chère
confrère, savez- vous que vous avez écrit le plus terrible réquisitoire
contre la gent des Protestants! Tous ces Alsaciens déplantés, tous
ces évangélistes de pacotille, l'ex-diaconesse en tête, sont frigide-
ment atroces avec leur façon de supplicier ce pauvre Hélie payen.
Il pleut sur les temples! Madame rAmie-des-Lotus, vous n'aurez pas
l'approbation des mômiers. Mais qu'est-ce que cela fait? Vous aurez
avec vous tous ceux que l'art requiert !
Ah ! votre chameau aveugle qui tourne autour d'une croix !
Soyez donc contente et fière de votre livre. Alléluia! pour le catho-
licisme; évohé! pour le paganisme.
Votre tout dévoué,
J.-K. HUYSMANS
Un autre jour :
Madame l'Amie-des-Lotus,
Entendu pour jeudi. Non, le Bénédictin en question n'a aucun
rapport avec les sœurs de Jérusalem. C'est du franco-belge, autre-
ment dit du réfugié en Belgique et n'ayant qu'un but : être à Paris.
Le vin vous indiffère. Non! parce que j'ai encore une bouteille
de vin récollé par les moines de Silos en Espagne ; c'est du soleil en
bouteille. Je la veux boire avec vous! Il me semble que tout l'Orient
est dans ce verre, et si, fermant les yeux, une seconde, rue Saint-Pla-
cide, vous pouviez vous retrouver, en un bref éclair, à Jérusalem, que
I. Il s'agissait de mon romau, la Conquête de Jérusalem^ qui devait
paraître bientôt.
EN MÉMOIRE DE J.-K. IIUYSMANS 421
VOUS aimez, eh bien, ça en vaudrait la peine... Mais c'est peut-être le
cas de répéter les vers inouïs de feu Camille Doucet :
Oh! cela, c'est trop beau et ne peut arriver.
Ne me fais pas rêver, ne me fais pas rêver !
Quelle poésie!
Vaut encore mieux la prose de madame X...
J.-K. HUYSMANS
Et plus lard :
Chère madame et amie,
Non par Y Écho de Parts, le Journal, le Matin, la Libre Parole,
feuilles que je lis et qui demeurent taciturnes à votre égard, mais au
hasard d'une visite, j'apprends que vous êtes la glorieuse élue des
Amazones bleues.
Vivent les guerrières d*écritoire !
Moi, je vous félicite surtout d'emporter les joyeux fifrelins qui
composent le prix, décerné par cette revue au titre effiirant : la Vie
heureuse.
Autre point. Vous vous rappelez qu'il fut dît que nous déjeune-
rions, une fois cette toison d'or acquise. Cette semaine m'est occupée,
du soir au matin, jusqu'à la garde, par des raseurs; mais la pro-
chaine, non. Écrivez-moi donc le jour qui vous irait le mieux. Vous
déjeunerez assez mal, mais j'ai encore quelques véridiques bouteilles
qui noieraient les pâles bidoches, les bidoches de Folantin !
Un mot, chère madame la Bonzesse, et
bien affectueusement à vous.
J.-K. HUYSMANS
En dépit de ses railleries et ses déblatérations, Uuysmans
était infiniment sensible, tendre et bon. Je connais maintes
misères morales et matérielles qu'il a soulagées de la façon la
plus évangéliquement discrète.
En haut de la rue de Vaugirard, dans une toute petite bou-
tique, il avait d'anciens amis, un sonneur de Saint-Sulpice et
sa femme, transformés en marchands de bric-à-brac religieux.
Il leur envoyait des clients, allait souvent chez eux choisir
quelque bibelot, et me raconta, tout attendri :
4ââ LA REVUE DE PARIS
— Us sont mariés depuis quarante ans, et, qnand le vieux
grimpe parmi ses meubles empilés pour décrocher du mur une
antique bricole, la vieille, à moitié aveugle, le suit de son
inutile regard et lui crie, affectueusement inquiète : a Fais
attention, mon petit, de ne pas tomber I )>
Et Huysmans reprit, — qui sait? peut-être avec un tardif
regret :
— Après quarante ans, elle l'appelle : « mon petit I ))
Je me souviendrai toujours de la joie juvénile avec laquelle
il m'annonça qu'Antoine Nau et son ro^man, les Forces
ennemies, avaient emporté le prix Concourt :
— Il est tout jeune et, paraît-il, très pauvre. Il n'a point
trouvé d'éditeur et il s'est endetté pour publier ce premier
livre. Avec cela, il n'a fait aucune démarche auprès' de nous,
et, vivant dans son rêve, il ignore probablement même notre
académie. Il a fallu toute l'infatigable énergie de Descaves pour
dénicher son adresse dans quelque trou du Midi... Ahl va-t-il
être heureux! va-t^il être heureux, le bougre!... 5ooo balles,
pensez donc, qui lui tombent comme cela du ciel I ... Je donne-
rais bien quelque chose pour voir sa binette à la réception du
télégramme lui apprenant la bonne nouvelle. Il est capable de
ne pas y croire !
Et, caressant du doa sa bibliothèque, Huysmans se frottait
joyeusement les mains.
D'une largeur d'esprit singulière, il admettait toutes les idées,
toutes les manifestations d'art, si contraires fussent^elles aux
siennes. Il ne flétrissait que l'insincérité et le cabotinage.
L'enthousiasme et la candeur suppléaient pour lui à tous les
autres dons; la seule vertu qu'il prêchait, c'était le labeur.
Modeste à l'extrême, il rougissait comme une jeune fille
lorsqu'on lui exprimait de l'admiration pour ses œuvres.
Jamais il ne consentit à s'ériger en maître ; il refusait même de
guider notre pensée ou de nous donner un avis.
— Un artiste — me disait-il souvent — n'a pas besoin de
conseils. Il n'a qu'à travailler, qu'à peiner et consulter sa
conscience. Mieux vaut une œuvre inégale sortie de vous-
même qu'un ouvrage admirablement dosé où l'on sent les
influences d'autrui... Et, surtout, gare à la facilité! Rien ne
vous détruit mieux un talent qu'une trop -grande adresse.
EN MEMOIRE DE J.-K. HUYSMANS 4^3
Dites-vous bien que c'est un temt4« Golgoliia que celui des
Lettres «t qu'il faut y asoenmonner en martyr!
D'un voyage en Allemagne, Huysmans avait rapporté les
photographies de trois tableaux primitifs : un Crucifiement
de Gninewald, — un fragment, du moins, où Ton voyait
la Vierge renversée, comme une <( moniale morte », disait-il,
entre les bras de saint Jean; — un Christ étendu sua* une
dalle, le corps te aussi hérissé qu'une cosse de châtaigne par
les échpirdes des verges », et le portrait de la Florentine éaig-
matique du musée de Francfort. Il les avait alignées — telles
des personnes — contre le dossier de son cimapé ; il se pro-
menait à petits pas devant ces images, s'esitretenant avec elles»
fervent et familier à la fois. Il tordait ses mains devant la
Viei^ge éperdue de douleur, interpellait avec une douce malice
le pauvre Jésus malmené, pirouettait devant l'éptsoopale
coquine dont l'hypnotisait la beauté perverse et pourtant
liturgique. Là, enrtre ces trois figufes, on le sentait dans son
époque et dans son milieu. Là, son âme véritable et nostal-
gique, son âme du moyen âge, s'ébattait en sa juste pairie.
Et moi-même, elles m'hallucinaient, ces figures, et je finissais
par voir en lui -un crucifié de la vie, émacîé par le regret des
siècles révolus, flagellé par la laideur moderne, et couché,
comme ce Christ lamentable entre la Vierge et la Démone,
oui, couché là, entre la mystique et la dépravation, dont
Tune souriait par ses yeux de première communiante et l'autre
ricanait par sa bouche de sphinge.
La passion d'Huysmans pour le moyen âge allait si loin
qu'il s'enfermait souvent, des semaines entières, pour ne pas
être expulsé de son monde fictif. Et s'il sortait, il choisissait
les ruelles étroites, les abords des églises et des couvents, où
les silhouettes séculaires des nonnes lui permettaient l'illusion
d'une rétrospective humanité.
Parce que j'habite un quartier moderne, il m'a obstinément
refusé de se rendre chez moi :
— Vous demeurez à Passy! — s'écriait-il avec désespoir.
4^4 LA EEYUE DE PARIS
— Vous une Hiérosolymitaine, une fille du mont Sion!...
Passy, mais c'est le refuge des bourgeois après fortune faite,
le ghetto des philistins... Non, jamais je n'irai vous voir à
Passy. On n'y rencontre que des chiens en paletot et des
nourrices à couronne... Et dire que votre nom fleure l'encens
et la Bible!...
«
» »
Quelquefois nous parlions de l'amour. Et je connus ainsi
les tristesses passées d'Huysmans et sa présente tendresse
inassouvie.
Un soir, — c'était rue Saint-Placide, — nous nous
oubliâmes à causer. L'ombre flottait déjà dans la pièce.
« Madame Bavoil » ne vint pas avec la lampe.
Nous nous étions tus. Je voyais luire les guillochures d'or
des livres, l'émail des vases de Delft, et soudain, sur les joues
cireuses de mon maître, deux lourdes larmes qui descendaient
lentement.
Je me levai, bouleversée. Alors la tête lasse s'abattit sur la
table angélique et, dans le silence crépusculaire, Huysmans
sanglota...
Je ne le revis qu'un an après. Il était alité, atteint d'un
zona terrible qui l'aveuglait à demi.
Il faisait sombre dans la chambre, comme à notre dernière
entrevue. Et cependant, dehors, le soleil chantait. On avait
tiré les rideaux et une veilleuse voilée éclairait piteusement le
pauvre visage amaigri, coupé d'un bandeau noir.
Sa main de nonnette reposait sur la couverture. Il avait
dû souffrir beaucoup : même le son de sa voix était changé 1
Il me conta qu'il avait travaillé sans relâche et terminé dans
cette mélancolique année les Foules de Lourdes, Mais, une fois
les feuilles chez l'éditeur, il fut frappé soudainement par ce
mal mystérieux qui déroutait les médecins et l'empêchait de
corriger ses épreuves. Il se l'expliquait comme un avertisse-
ment de la Vierge, mécontente de certains passages. Elle ne
le guérirait que si, repentant, il lui promettait de les retou-
EN MEMOIRE DE J.-K. HUYSMANS 4^5
cher. De cela il était certain; mais pas encore de sa contrition,
qu'il ne sentait pas encore expiatoire. Que sa douleur fût un
châtiment céleste, il en vit la preuve dans le fait que ses
souffrances avaient augmenté à l'approche de la semaine
sainte, pour devenir intolérables le vendredi, jour de la divine
agonie, et aller en s' adoucissant vers la Pâques, l'aurore
joyeuse de la rédemption. Ainsi la maladie s'était toujours
comportée chez les mystiques.
Je l'écoutais, dépaysée.
Autour de son lit pendaient des chapelets, se multipliaient
des bréviaires, foisonnait le buis. Il y avait même sur sa table
une horrible petite sainte, achetée, semblait-il, dans une «bon-
dieuserie ».
Je ne savais que dire.
— Je suis bien heureux — conclut mon maître — qu'EUe
veuille me permettre de souffrir un peu pour EUe. Désor-
mais tout ce qui est terrestre m'indifière. Je me remets entre
ses mains auxiliatrices.
Et, retrouvant quelque peu son sourire d'-autrefois :
— C'est elle qui me tiendra lieu maintenant de toutes les
bonzesses I . . .
Je voulus plaisanter comme jadis, mais « madame Bavoil »
entra, tenant au creux de sa main une relique qu'on lui
envoyait.
Le visage d'Huysmaiis s'illumina.
— Regardez 1 c'est la précieuse phalange de l'orteil de saint. .
(Ma foi, j'ai oublié le nom.) Je l'espérais depuis longtemps...
Et il me montra, dans une bonbonnière de cristal, un bout
d'os blanchi. Après quoi, son âme, oublieuse de ma présence^
s'échappa vers des pays qui me furent étrangers.
Je me levai, attristée, et baisai ses doigts délicats. Le len-
demain, je devais partir pour loin et pour longtemps : retrou-
verais-je mon doux maître, à mon retour, et, si je le retrou-
vais, nos pensées sauraient-elles encore se reconnaître et galoper
ensemble vers les plaines de la fantaisie ?
— Je prierai pour vous, — me dit-il sans émotion.
Je ne devais plus le revoir. Il m'envoya les Foules de
Lourdes (retouchées, sans doute) à Tunis, avec une lettre où
s'était tue son ironie hennissante ; puis celle-ci, écrite quelque
4^6 LA. RKYUE DE PABE6
temps avant sa mort et qui proqa:¥eFa a«x plus défiants la
noble résûgnatâcm et la sincère piété d'Hoysmans :
Paris, le 5 janvier 1907.
Ma chère et bonne Myrrhiam {sic).
Que vous êtes bonne de vous être souvenue d'im assez piteux
homme qui vît désormais comme une sorte de reclus retranché du ,
nombre des vivants!
Eh oui ! depuis que vous me vîtes à moitié aveugle dans un lit,
ça été presque de mal en pis, ou du moins c'est un autre genre de
lortopes. Le zona m'étant retombé sur la mâchoire, ce ftit un feu
d'artifice d'incroyables maux ! Il y a un mois, j'étais àasiB nne maison
de santé où un habile chirurgien m'ouvrait le col comme ua fruit.
Aujourd'hui je suis rentré rue Saint-Placide, mais menacé d'une
nouvelle opération, possédant une joue comme une montgolGère, qui
ne s'envole pas, hélas !
Et, au fond, rien n'est plus dangereux que de célébrer la Douleur
et je paie — sans repentir — les pages de Sainte-Lydçine et des
Fouies de Lourdes.
— Vous n'avez que des maux bizarres ! — m'ont dit les Prinoes
de la Sciesice, consultés sur mon cas, ce qui veut dâire qu'ib ne
savent que faire i
Mais laissons ces kyrielles de jérémiades.
Je vis très souffrant, mais bouquinant quand j'ai un moment de
répit entre mes quatre murs. Et cela suffît, en se résignant dans la
prière, pour accepter la vie, si médiocre soit-elle.
Et je vous assure que, dans ces conditions, on pense pins affec-
tueusement, je crois, à ses amis, que lorsque l'esprit s'^vague dans
de la bonne santé, et c'est pourqiMià -votre lettre m'a réjoui, car
je vous Tois dans votre éléiaeat de sileBdce ensoleillé, sous les bonnes
arcades arabes d'un palais, rêvassanJt^ puis travaillant et sertissant
en fm de compte de belles phrases nuancées et odorantes d'art. La
bonne cinnamome Harry, je voudrais la humer! — oui, si vous avez
des impressions parues de Tunis, donne«-les-moi à lire. Étant i peu
près incapable de travail, je me consolerai avec!
Je vois bien, an Teste, qu'il ne va plus me rester avec la mystique
que la littérature pour m'occuper, car j 'ai la vague intuition q«e je
vais désormais être mené, en dehors des voies littécaires, dians les
voies réparatrices de la souilranjce, jusqu'à ma fin. L'embêtement est
de ne pas se sentir une vocation bien décidée pour ce genre d'exis-
tence; mais très certainement, à la longue, je m'y ferai; — mais
j'* espère qu'on me laissera tout de môme, dans la monotone mélan-
colie des tortures, un petit dessert d'art! — et que vous aiderez à me
le fournir, n'est^e pas?
EN MEMOIRE DE J.-K. HUYSMANS 4^7
Que VOUS dirai-je encore? Rien! Je vis si à l'écart, dune vie si
somnolente, quand les maux ne la réveillent pas ! Je ne sais rien et
ne vois rien — et suis si dégoûté, d'ailleurs, par ce que je lis dans
les journaux, sur les catholiques et leurs persécuteurs, que j'ai
presque envie de me désintéresser et des uns et des autres.
Tout cela est si bassement humain qu'on ne peut y trouver
aucun réconfort.
Travaillez bien, ma chère Myriam, pensez quelquefois au vieil
impotent qui vous envoie toute l'assurance de son très affectueux
dévouement.
J.-K. UUYSMANS
Vous avez raison, pour le gothique. Il y a là des souvenirs rap-
portés des Croisades, certainement. Au reste, ce qui est bien frap-
pant, ce sont les grands vitraux de Chartres qui ont absolument des
bordures dessinées et peintes comme les tapis d'Orient. Il n'est pas
douteux que les vitriers du xiii' siècle n'aient eu de ces étoffes sous
les yeux. En dehors d'autres questions, les Croisades ont été certai-
nement quelque chose d'énorme pour l'art de l'Occident.
Vous avez du voir Bauër, — qui habite Tunis, m'a-t-on dit?
Revenue à Paris, je sus par « madame Bavoii », qu'Huys-
mans se mourait.
Un médecin était auprès de lui; son confesseur attendait.
D'ailleurs, presque défiguré par de récentes opérations, il
ne se souciait pas de s'exposer à la pitié de ses amis. Je respectai
sa suprôme coquetterie et son recueillement en Dieu.
Comme je lis peu les journaux, je n'appris sa mort que te
lendemain de son enterrement. Mais je suis heureuse de pou-
voir, un an après, témoigner de ma gratitude : je lui dois mon
plus vif amour de l'art et ma foi inébranlable en le constant et
probe efifort de l'artiste.
MYRIAM HARRY
SUR LA
FRONTIÈRE NORD-ODEST DE L'INDE
La Punjab Mail, nous ayant pris sur le quai de Lahore, le
8 novembre, dans l'après-midi, nous déposa le lendemain
matin, à six heures, à la station de Peshawer-Gantonment
qui dessert la ville anglaise, la station de Peshawer-City
qu'on dépasse deux milles auparavant étant réservée à la cité
indigène. L'ensemble des deux villes, non compris la gar-
nison, forme une agglomération de près de cent mille habi-
tants, presque tous mahométans du Punjab ou de l'Afgha-
nistan; le pittoresque du site et de cette foule a été trop
souvent décrit pour que j'insiste sur leur aspect, qui rap-
pelle beaucoup moins l'Inde gangétique que le Turkestan
russe, ressemblance encore accrue par le climat et la végéta-
tion qui sont ceux des oasis de l'Asie Centrale. L'unique hôtel
du cantonnement étant bondé de voyageurs, nous fûmes heu-
reux de trouver un refuge au dak bengalow (maison de poste).
Le khansamahy chargé de l'intendance du bengalow, nous
apprit bien vite que le matin même devait se tenir un grand
durbar officiel, destiné à réunir tous les chefs indigènes de la
région, sous la présidence du Gouverneur de la province
Nord-Ouest dont le siège est à Peshawer. La seule solennité
de ce genre en cette même ville avait été tenue trois ans aupa-
ravant par Lord Curzon pour inaugurer et consacrer la créa-
tion de cette nouvelle province, détachée à cette époque du
Punjab à cause de son importance politique. La réunion
SUR LA FKONTIÈRE NORD-OUEST DE l'iNDE 4^9
actuelle» à laquelle une heureuse coïncidence allait nous
permettre d'assister, avait pour objet de commémorer cet
anniversaire, en même temps que de célébrer la fête du roi
Edouard VII, empereur des Indes, fixée au même jour.
Sur cet avis, nous nous rendîmes aussitôt en voiture, par
une route que gardait une double haie de miliciens de la police
locale, au jardin public où devait avoir lieu la réunion, sans
autre intention que de jouir du spectacle parmi la foule ; mais
à peine arrivés, nous fûmes gracieusement invités par un des
attachés au protocole de la fête à nous rendre sous la tente
officielle, où étaient déjà assemblés les autorités anglaises et
les chefs indigènes. Cet immense abri dressé sur une pelouse
du jardin était environné par des lignes de troupes en grande
tenue : tuniques rouges de Tinfanterie, et uniformes noirs et
jaunes de Tartillerie, destinés à donner une haute impression
de la force britannique aux chefs ainsi réunis. L'espace enclos
par la tente était divisé en deux parties; dans Tune, Testrade
avec le trône en bois sculpté préparé pour le gouverneur, repré-
sentant de Tempereur-roi, ayant autour de lui les hauts
fonctionnaires, les officiers généraux et supérieurs en tenue
de parade, avec à droite et à gauche des chaises pour les
invités, dont un grand nombre de dames mêlées à d'autres
officiers; et de l'autre côté, faisant face à l'estrade, des rangs
de sièges où étaient assis- environ trois cents chefs de la région.
Cette disposition accentuait le contraste des uniformes
noirs et rouges des Anglais et des toilettes claires des femmes
européennes avec les robes multicolores, les turbans pyrami-
daux, les lourds bijoux et les cimeterres de ces vassaux venus
de la montagne et de la plaine et représentant les tribus et les
races répandues sur toute cette frontière d'Afghanistan, depuis
le désert du Belouchistan au sud jusqu'à la haute vallée déjà
tibétaine de l'Indus au nord. Certains d'entre eux resplendis-
saient sous les soieries à raies éclatantes, les mousselines et les
cotonnades brodées, les velours et les draps d'or, tandis que
d'autres portaient encore les grossières fourrures des mon-
tagnards ou le poshteen afgan, manteau de peau d'agneau
teint extérieurement en jaune et orné de broderies de soie de
même couleur. La moitié environ de ces chefs avait échangé
le costume national contre l'uniforme des troupes indigènes
43o LA BBYUE DE PARia
au service de TAngleterre, qui très habilement a donné des
grades aux plus sûrs d*entre eux dans les corps irreguliers
formés pour eml^igader les turbulentes tribus de la frontière.
A onze heures, une salye de coups de canon annonçait que
le Gouverneur quittait sa résidence, et celui-ci faisait bientôt
après son apparition en victoria découverte, escorte par un
peloton de lanciers et entouré de son état*major. ha colonel
Dane, que la confiance de Lord Curzon et son expérience du
pays ont placé à la tête de la nouvelle province du Nord-Ouest,
est un homme d'une cinquantaine d'années, élancé dans son
habit noLL' et or semblable aux^ uniformes diplomatiques, et
impassible comme il convient à un représentant de l'empire
britannique. Tout le monde s'étant levé à son apparition, il
monta sur Testrade aux sons du God save ihe king, s'assit sur le
trône préparé et, ayant coiffé son bicorne à plumes blanches,
commença à recevoir l'hommage des chefs qui lui étaient
présentés et nommés par son secrétaire particulier, également
en grand uniforme. Un interprète indigène, chargé des céré-
monies, donnait aux chefs les indications nécessaires pour se
présenter à tour de rôle devant le trône ; là ils s'inclinaient à
l'appel de leur nom, tandis que le Gouverneur leur touchait la
main du bout de ses doigts gantés, en esquissant pour chacun
d'eux un vague geste de salut.
Puis ceux d'entre eux qui portaient l'uniforme militaire
furent présentés à leur tour par les officiers anglais comman-
dant les corps spéciaux auxquels ils appartenaient, tandis que
le colonel Dane, au lieu de leur tendre la main, touchait la
poignée du sabre qu'ils lui présentaient en signe d'hommage.
Après cette cérémonie fort longue, tous ayant repris leurs
places, le Gouverneur se leva dans le silence général et com-
mença d'une voix un peu lasse et comme indifférente la
lecture d'un discours en anglais, dans lequel il rappelait les
raisons spéciales de la réunion actuelle, résumait en ce qui
concerne les indigènes les bénéfices de l'œuvre gouvernemen-
tale entreprise depuis trois ans dans la province, engageait les
chefs à rester inébranlablement attachés à la cause britannique
en raison même de ces bienfaits, leur donnait enfin d'utile»
conseils pour la conduite de leurs affaires intérieures, notam-
ment pour le règlement pacifique de leurs querelles intestines.
SUR LA FRONTIÈRE NORIh-OUEST DE L*INDE 43l
non sans leiir rappeler en passant de qvtéla moyen» de répres-
sion Tautorité disposait pour le caa où ils ne seraient pas dis-
posés à profiter de ses conseils.
Le Gouverneur s*étant rassis, son discours fut immédiate-
ment traduit par l'interprète indigène en pushta, c'est-à-dire
en afghan, langue la plus connue de tous les chefs présents.
Il est à remarquer que dans cette traduction Tempereur-roi
était désigné par le titre de Shah-in-Shah, roi des rois, ce qui
dut sembler quelque peu étrange à ces musulmans orthodoxes,
surtout à* ceux d'entre eux qui connaissaient le Hadiik du
Prophète. <( Shah-in-Shah, roi des rois, est le terme le plus
abject dont on puisse saluer un homme, car il n'y a pas
d'autre roi des rois qu'Allah ^ ^
Le Gouverneur fit ensuite appeler devant lui un des chefs
auquel il remit un diplôme lui conférant le titre de natvab en
raison de ses bons services, puis un agent de police sur la
poitrine duquel il attacha une médaille d'argent pour le
récompenser d'avoir arrêté dans les rues de la vUle, au péril
de sa vie, un individu dangereux. Après quoi le secrétaire par-
ticulier déclara le Durbar clos, aussi solennellement qu'il
l'avait déclaré ouvert, et les invités du Gouverneur se diri-
gèrent vers le buffet préparé, pendant que les chefs indigènes
quittaient la tente par petits groupes, en commentant pru-
demment l'événement, et cpe les troupes défilaient, musique
en tête, pour regagner leurs cantonnements.
A la sortie du Durbar, nous nous rendîmes immédiatement
chez le major Ross-Keppel, bien connu de tous ceux qui ont
eu affaire sur cette frontière, où il a, à titre àepoUtical agent,
la direction de toutes les affaires concernant la passe de
Khyber. Nous lui demandâmes l'autorisation nécessaire pour
visiter celle-ci. De lui-même, il nous conseilla la visite de la
passe de Malakand et de la vallée de Swat, dont l'accès dépen-
dait de son collègue, le political agent de Malakand.
Sur son avis nous nous adressâmes aux bureaux du Gou-
vernement, où nous fûmes accueillis par le secrétaire du
colonel Dane» M. Johnston, celui même qui exerçait au
Durbar les fonctioiis de chef du protocole. II avait reçu de
432 LA REVUE DE PARIS
Simla, c'est-à-dire du Gouvernement Général, des instruc-
tions à notre sujet, prescrivant de nous donner toutes faci-
lités, et il nous promit une réponse favorable à notre demande.
Peu après, en effet, il nous faisait parvenir une lettre fort
aimable signée du major Godfrey, agent politique à Malakand,
qui nous offrait l'hospitalité dans sa résidence pour nous
faciliter la visite de cette région où n'existe aucune installation
à l'usage des voyageurs.
Dans la soirée, comme nous faisions nos achats de vivres
pour la route chez le principal marchand parsi de Peshawer,
nous recueillîmes dans son magasin la nouvelle qu*un des
très rares Européens résidant en Afghanistan avait été assas-
siné l'avant-veille à l'entrée de la passe de Khyber que nous
allions visiter. C'était, nous dit-on, un Allemand nommé
Fleischer, depuis dix-huit ans au service de l'Emir de Kaboul
dont il dirigeait la fabrique d'armes. Malgré ce fâcheux pré-
cédent, nous nous mettions en route le lendemain de bonne
heure dans une de ces voitures légères qu'on nomme ici tam-
tant, attelées de deux chevaux et conduites par un cocher
indigène, afghan de costume et de race. La route de Peshawer
à Khyber se dirige droit à l'ouest vers la frontière à' travers
la plaine arrosée par la rivière de Kaboul et ses affluents, qui
sont au Nord la rivière de Swat et au Sud celle de Bara qui
passe à Peshawer même. Un cercle de montagnes limite cette
plaine, habitée par les tribus aux noms célèbres et farouches
Mahsuds, Waziris, Afridis, Zakka-Khels, Mohmands, Orak-
sais, etc., et ouverte à l'est seulement d'une trouée par laquelle
la rivière de Kaboul va rejoindre l'indus en amont du pont
du chemin de fer à Attock.
Notre attelage dépassa rapidement la zone des cultures
qui va de la sortie de Peshawer jusqu'au poste gardé par la
milice, qu'on appelle le tombeau de Ilari Singh, d'après le
nom du fameux général Sikh qui défendit la région contre
les Afghans et fut tué en 1837 dans un dernier combat livré
près d'ici aux troupes de l'Emir Dost Mohammed. La plaine
nue et caillouteuse s'étend au delà jusqu'au pied des mon-
tagnes, semée de quelques mares à demi desséchées. A partir
du blockhaus de Kathchgarhi, tour carrée en terre sèche
gardée par les sepoys, la route commence à monter insensi-
SUR LA FRONTIÈRE NORD-OUEST DE l'iNDE 433
blement jusqa au fort de Jamnid, situé à dix milles et demi
du cantonnement de Peshawer et marquant la frontière entre
rinde et l'Afghanistan .
Ce fort qui seul émerge de la plaine « comme une tourelle
de cuirassé * » s'impose de très loin par sa masse formée de
trois murs en retrait soutenant des terrasses dont Ta plus élevée
domine de cent pieds le sol. Le réduit central en pierres
sèches date sans doute de la domination afghane et témoigne
de réparations successives, faites notamment par Hari Singii;
il est armé de canons, et la garnison du fort est fournie par
l'infanterie régulière de l'armée indienne, avec les Khyber
Rifles dont nous reparlerons bientôt. Un petit chemin de fer
stratégique, avec un seul train quotidien dans chaque sens,
relie Jamrod à la gare et aux casernements de Peshawer. Une
barrière de pierres ferme la route, entre le fort et un vaste
caravansérail destiné au repos des caravanes et aux visites de
la douane, et c'est là également que la police vise le permis
des voyageurs admis à pénétrer dans la passe. Celle-ci en effet,
n'est ouverte au transit que deux fois par semaine, le mardi
et le vendredi, jours pendant lesquels elle est militairement
gardée par un corps spécial organisé à cet effet et qui porte
son nom, les « Khyber Rifles ».
Deux grandes caravanes commerciales, parties l'une de
Kaboul, l'autre de Peshawer, et accompagnées, la première
par les soldats de l'Emir, la seconde par les troupes indiennes,
se croisent ces jours-là dans la passe et échangent leur
escorte. Celle qui part de Peshawer quitte la ville indigène la
veille du jour où la passe est ouverte, couche au caravansérail
de Jamrud, et le lendemain à Lundi Kotal, à l'extrémité
occidentale de la passe, où se trouve un autre fort anglais avec
un vaste terrain de campement semé de tentes; jusqu'à ce
dernier point la route seulement est considérée comme placée
sous le protectorat anglais, tout le territoire environnant à
partir de Jamrud restant afghan.
Les permis pour circuler dans la passe sont délivrés par
l'agent politique de Khyber dont nous avons parlé ; ils sont,
pour les voyagenrs européens, valables un seialjour avec l'aùto-
1. H. Foncher, la Frontière indo-afghane.
i5 Mai 1908. 14
434 LA. REVUE DE PARIS
risation d'aller jusqu'au fort d'Ali Musjid, entre Jamrud et
Lundi Kotal, et ils portent les minutieuses prescriptions sui-
vantes, que je traduis du texte anglais :
1° Le permis doit être exhibé au poste de douane de Khyber à
Jamrud; 2" Les visiteurs ne sont pas autorisés à franchir Jamrud
à l'aller après onze heures et demie du matin ; 3° Ils doivent s'arranger
pour quitter Ali Musjid au plus tard à deux heures de l'après-midi
pour le retour; 4° Us ne sont pas autorisés à visiter les blockhaus
et les travaux de défense à Ali Musjid.
Ces prescriptions, qui limitent aux heures du milieu de fà
journée le séjour à faire dans la passe, sont destinées à assurer
la sécurité des voyageurs venus pour la visiter, qu'ils pro-
fitent ainsi du temps pendant lequel elle est gardée par les
Khyber Rifles pour le passage des deux grandes caravanes
commerciales. Les permis ne sont, bien entendu, délivrés que
pour les jours où elles se croisent dans le défilé, c'est-à-dire
le mardi et le vendredi de chaque semaine ; mais ils peuvent
être et sont refusés en temps de trouble, lorsque des raids
sont à craindre de la part des tribus montagnardes, comme il
s'en était produit peu de jours avant notre visite.
Après avoir fait viser notre permis au poste de milice placé
à l'entrée du caravansérail, nous franchîmes la porte de la
barrière en pierre sèche qui coupe la route et marque la fron-
tière, et nous continuâmes droit vers l'ouest et l'entrée du
défilé, étroite entaille en forme de V qui s'ouvrait devant nous
dans la muraille montagneuse. Le hameau indigène de Jamrud,
avec ses pauvres maisons de terre et ses rares arbustes rabou-
gris, rompait seul la monotonie du sol pierreux; au Nord, sur
les éperons montagneux qui s'avancent dans la plaine, on dis-
tinguait trois grandes maisons fortifiées des Afridis et une
autre plus au Sud.
A partir de l'entrée du défilé où nous arrivons bientôt, la
route commence à monter plus abruptement par des lacets et
des boucles entre les parois de schiste et de calcaire. Aucune
végétation, sauf la maigre brousse de plantes désertiques et
quelques arbrisseaux entre les pierres ; aucune eau courante ne
rafraîchit l'aridité de ce noir paysage. Peu après l'entrée se
dresse le blockhaus de Jehanghara, confié également aux
SUll LA FRONTIÈRE NORD-OUEST DE l'iNDE ^35
Khyber Rifles; plus loin, celui de Shishagarh surveille plu-
sieurs tournants de la route : on l'appelle de ce nom (la maison
des miroirs) parce qu'il sert pour les signaux optiques; une
ligne télégraphique traverse d'ailleurs la passe, coupant à tra-
vers les rochers sans suivre les courbes de la grande route,
tandis qu'un bon chemin, praticable à Tartillerie, monte à
Shishagarh et de«sert ce poste. A côté de ces petits forts
anglais, se surveillant et s'enserrant réciproquement, s'élèvent
les blockhaus des Afridis, bâtis de même, en forme de carrés
oblongs avec d'étroites fenêtres masquées par des hourdages
blindés de fer chez les Anglais : tous ces forts sont placés sur
des rochers isolés pour défier l'escalade, et les deux côtés de
la route sont gardés à. de courtes distances par des sentinelles
doubles, prises parmi les Rhyber Rifles.
Ce corps a été formé avec les Afridis que le Gouvernement
des Indes a jugé plus habile de prendre en partie à sa solde
pour diminuer leurs incursions. Les Khyber Rifles forment un
régiment de douze cents hommes, distribué en deux bataillons
et douze compagnies : leur création date de 1900 et ils rem-
placent l'ancienne miUce qui, insuffisamment encadrée pen-
dant les troubles de 1897, avait pris parti contre les Anglais,
et avait permis aux Afridis de se rendre temporairement maî-
tres de la passe.
Aujourd'hui encore, malgré cette leçon, l'état-major des
Khyber Rifles est seul Anglais; il se compose d'un comman-
dant du corps, qui a à sa disposition quarante-six cavaliers avec
gradés indigènes, de deux chefs de bataillon, de deux lieute-
nants et d'un adjudant; tous les autres officiers et gradés sont
pris parmi les indigènes de l'armée des Indes : leur quartier
général est à Jamrud; à Lundi Kotal le fort est gardé, non par
eux, mais par un détachement de troupes régulières.
Une demi-heure après l'entrée du défilé, la voiture atteint le
sommet de la montée et pénètre dans un cirque cerné de
hauteurs et bossue de vallonnements, qui descend en pente
douce vers Ali Musjid. La route franchit une arche de pont sur
un torrent à sec, puis passe devant un village afridi aux maisons
fortifiées, sur la rive opposée d'un ruisseau où coulent en
cette saison quelques filets d'eau et où l'on campe. C'est Ali
Musjid (la mosquée d'Ali); la voiture y arrive une heure
436 L^ REVUB DE PARIS
emriron après aYoir franchi l'entrée de la passe : elle ne peut
d^aillenrs dépasser ce point, la route n'étant aménagée ensuite
que pour les cavaliers et les petits chariots du pays. Le
grand fort anglais qui coupe ici la route et garde Tentrée
d'un autre rétrécissement du défilé est édifié sur un immense
rocher à pic, isolé au milieu de la passe, rappelant asses la
disposition du fort du Roule qui domine le port de Cherbourg;
deux autres blockhaus plus petits l'appuient, l'un au >îord,
l'autre au Sud de la route. La mosquée qui a donné son nom
à la place est un simple kiosque de maçonnerie, carré et
blanchi à la chaux, au centre d'une terrasse sur laquelle les
non-musulmans ne peuvent pénétrer. Une sentinelle détachée
du fort et les quelques indigènes du village voisin qui animent
la sauvagerie et la solitude du lieu se chargent d'avertir les
visiteurs que la route seule leur est permise et qu'ils ne peu-
vent pas s'en écarter sans s'exposer aux balles des Afridis
qu'on devine derrière les rochers proches. La sentinelle est
munie aussi d'une pancarte avertissant les voyageurs qu'ils ne
doivent pas s'approcher du fort et qu'ils ne peuvent s'attarder
ici plus tard que deux heures et demie après midi. Malgré ces
défenses, comme il n'existait aucune maison sur le bord de la
route où nous abriter, nous nous installâmes sous un arbre
situé à quelque distance de la roule, par conséquent en terri-
toire afghan, et nous y procédâmes, parmi de vieux murs
ruinés, à notre déjeuner qui ne fut d'ailleurs troublé par
•aucun incident. Le soleil était assez vif en ce jour d'automne
et le thermomètre marcpiait 20 degrés à l'ombre des arbres.
Au pied de la terrasse de la mosquée d'Ali une plaque scellée
au mur de soutènement porte la date de 1898 et le nom du
général Grant, qui réprima le soulèvement afridi dont nous avons
parlé plus haut à propos de l'organisation des Khyber Rifles.
D'autres souvenirs se rattachent à ce point, que les Anglais
ont au cours du dernier siècle disputé aux Afghans et aux
tribus de frontières. Avant eux, d'autres races avaient laissé
leur marque en ce lieu historique où passèrent la plupart des
conquérants de l'Inde, sauf Alexandre le Macédonien qui
tourna par le Nord, et les forts voisins portent les traces des
trois grandes époques qui constituent l'histoire du pays :
bouddhique, musulmane et anglaise. Pour ne parler que de
SUR LA FRONTIERE NORD-OUEST DE L INDE
437
celte dernière, c'est ici que passa le & arril i843 la colonne
du général PoUock, qui déliyra la garnison anglaise assiégée
sous les ordres de Sale dans Jellahabad, à mi-chemin entre
Peshawer et Kaboul, et marcha sur Kaboul pour venger
la défaite et la mort des quinze mille soldats de l'armée des
Indes massacrés au mois de janvier précédent, pendant qu'ils
évacuaient TÂfghnîstan, sauf un seul qui avait pu échapper
pour porter la nouvelle du désasti^. Les Khyberis, à l'annonce
de l'arrivée de la colonne de secours, avaient bloqué l'entrée
de la passe avec une barricade faite de pierres, de terre sèche et
de branchages; escaladant les hauteurs voisines, une partie des
troupes de Pollock opéra une attaque par l'arrière, ce qui
permit au général d'enlever la barricade et de forcer l'entrée de
la passe. De là il fallut presque un jour entier pour Caire atteindre
Ali Musjid au long convoi de munitions et de provisioas
destiné à ravitailler la garnison assiégée dans Jellahabad. Le
fort d'Ali Musjid avait été abandoimé par les Khyberis, et le
jour suivant la colonne de secours entrait dans Jellahabad pour
continuer de là sa marche vers l'ouest et battre le lendemain
les A%hans de Mohammad Akbar et leur reprendre deux
drapeaux et quatre canons.
On sait que cette première campagne d'Afghanistan (i83^
i84a) se termina par la réoccupation de Kaboul et le rachat
des prisonniers qui y survivaient, après quoi l'armée indienne
repassa la frontière. Durant la seconde campagne de 1879,
sous la conduite de Lord Roberts, Ali Musjid fut également
le théâtre de vifs combats entre les Anglais et les Afghans,
combats qui amenèrent une nouvelle occupation de Kaboul,
suivie d'un nouveau retrait des troupes britanniques.
Le a3 août 1897, dix mille Afridis se jetaient soudainement
sur ce poste, gardé par leurs compatriotes des Khyber Rifles,
s'en rendaient maîtres presque sans coup férir, et s'emparaient
le lendemain du caravansérail de Lundi Kotal, tandis que la
tribu voisine des Barakzais, encouragée par cet exemple,
enlevait quinze jours après le fort de Saragarhi qui garde le
passage des monts Samana au Sud-Ouest de Peshawer. Telle
fut l'origine de la campagne du Tirah, dirigée par Sir Willian
Lockart, alors général en chef, qui amena la célèbre affaire du
plateau de Durgai, où les Gordon Highlanders se couvrirent
438 LA REVUE DE PARIS
de gloire, et qui se termina au bout de six mois par la réoccu-
pation de la passe de Khyber et un nouveau retour au statu quo.
Vingt mille hommes de troupes, dont un tiers européen, dix-huit
mille coolies, vingt-quatre mille bêtes de somme avaient été
engagés dans cette expédition.
Peu après midi, comme nous achevions notre repas en
remuant ces souvenirs, une lointaine rumeur et le passage de
quelques cavaliers nous annonça l'approche des deux cara-
vanes, la première venant de Kaboul, la seconde de Peshawer,
qui allaient se croiser ici. Bientôt apparurent les têtes des deux
colonnes, débouchant Tune du couchant l'autre du levant, et
de longues files de chameaux, de bœufs et d'ânes commen-
cèrent à serpenter sur les flancs de la montagne pour se
rejoindre aux bords du ruisseau coulant à nos pieds. Elles se
croisèrent sans s'arrêter, mais pendant le long défilé nous
pûmes à loisir contempler ce spectacle, qui donnait l'im-
pression de deux peuples en marche.
Les hommes et les femmes, uniformément vêtus du costume
afghan : cotonnade bleue et peaux de mouton, marchaient pieds
nus à côté de leurs bêtes, pendant que les enfants, les chiens, la
volaille étaient juchés sur les selles, leurs têtes sortant seules
des sacs où ils étaient suspendus. Chacune des caravanes comp-
tait, autant que nous en pûmes juger, environ cinq cents cha-
meaux et un nombre double d'ânes et de bœufs, ce qui formait
un total de trois mille bêtes de charge, probablement égal à
celui des humains qui les accompagnaient. Le convoi venant de
Peshawer était beaucoup plus chargé que celui de Kaboul; il
apportait les produits de Tlnde, principalement les colonnades
et les objets manufacturés, en échange des peaux, des fruits
séchés et des autres produits naturels de l'Afghanistan. Les
enfants étaient placés par couples sur le haut des chameaux,
les chiens et les poules sur le dos des ânes; quant aux bœufs,
ils rappelaient par leur silhouette et leurs longs poils les yaks
de l'Himalaya, ou ces métis de yaks et de vaches qu'on nomme
en tibétain dzo, mais avec une taille supérieure. Chacune de
ces caravanes, qu'on appelle ici (du nom arabe) kafila, était
précédée de quelques lanciers de l'armée des Indes et escortée
d'une escouade d'infanterie indigène. Au milieu du convoi
venant de Kaboul défila une de ces voitures indigènes connues
SUR LA FRONTIÈRE NORD-OUEST DE l'iNDE /fSg
80US le nom de tonga, très basses sur roues et résistantes, qui
peuvent passer par toutes les routes : les rideaux en toile
blanche étaient baissés et trois cavaliers, sabre au poing l'escor-
taient. Intrigués par cet appareil inusité en pareil cas, nous nous
informâmes et apprîmes que la voiture ramenait à Peshawer le
cadavre du malheureux Fleischer, dont la veille nous avions
appris la mort. D'après ce qui nous fut raconté plus tard, il
venait d'être tué à la halte de Dakka, de l'autre côté de la
passe, par les propres soldats de l'Emir chargés de lé pro-
téger. Au cours d'une querelle avec ceux-ci, disait-on, des
termes injurieux lui auraient échappé, grave faute avec les
Afghans qui ne pardonnent jamais une insulte. Pour se défendre
de leur riposte, il aurait fait le geste de porter la main à son
revolver, geste arrêté par celui du chef d'escorte (dujfadar) qui
l'aurait frappé d'une balle entre les yeux, pendant que les autres
soldats lui tiraient plusieurs coups de fusil. Fleischer n'était
pas, ajoutait-on, de nationalité allemande, mais autrichienne -
chargé de la direction de la manufacture d'armes de l'Émir, il
était venu en Afghanistan comme agent de la maison Krupp et
y avait fait un long séjour; il venait de demander un congé
pour aller à la rencontre de sa femme et de ses enfants, venus
d'Europe pour le rejoindre, et se rendait à Bombay : c'est un
cadavre que ces malheureux allaient trouver en débarquant
aux Indes. D'après les journaux, le duffadar meurtrier, arrêté
par les soldats de l'Emir, aurait été exécuté par ordre de
ce dernier, en même temps que Fleischer était enterré à
Peshawer.
Pendant que la caravane venant de Kaboul continuait sa
marche vers l'Est avec son funèbre fardeau, nous reprenions le
nôtre à sa suite, au milieu de la confusion causée dans l'étroit
défilé par le croisement des deux convois. Les chameaux hurlant
se mettaient en travers de la route, pendant que les ânes opi-
niâtrement refusaient d'avancer, et que les bœufs affolés pre-
naient le galop en rejetant leurs charges. Il fallut les efforts
de nos chevaux et les grands coups de fouet de notre conducteur
pour sortir sains et saufs de la mêlée et gagner la tête de la
colonne; la route étant libre ensuite et la pente rapide, nous
eûmes bientôt rejoint l'entrée de la passe; et delà, à travers la
plaine^ nous regagnâmes Peshawer avant que le soleil fût couché
44o LA REVUE DE PARIS
derrière la muraille de montagnes dont nous venions de visiter
Tunique porte.
*
mt «
Le lendemain la novembre, usant de Taulorisation excep-
tionnelle qui nous avait été accordée, nous quittions Peshawer
pour visiter au Nord les nouveaux territoires annexés depuis 1 896
à l'empire britannique sous le nom d'agence de Swat, Dir et
Tchiti-al : ces trois pays de protectorat, situés au delà de
rinde proprement dite, forment la liaison entre sa frontière
Nord-Ouest et le plateau aujourd'hui russifié des Pamirs : de la
station de Nowsh/era, camp anglais établi sur la rive droite de
Kaboul, à 27 milles à TEst de celui de Peshawer, se détache
une ligne ferrée à voie étroite qui court à travers le plateau jus-
qu'au pied des montagnes qui bordent celui-ci au Nord. Cette
voie stratégique est destinée surtout à desservir le grand camp
de Hoti Mardan, à i5 milles de Nowshera, où tient garnison le
corps des guides de la Punjab Frontier Force, et le fort de Durgai,
construit à son terminus, 25 milles plus loin que Mardan.
Commercialement, ce chemin de fer parait d'ailleurs une
erreur, car les marchandises qui descendent de la vallée du
Tchitral, afin d'éviter le transbordement vont jusqu'à Nowshera
pour être chargées directement sur la grande ligne du Punjab.
Le fort de Durgai, établi comme celui de Jamrud à l'extrémité
de la plaine pierreuse et nue, sert de base pour la relève et le
ravitaillement des troupes échelonnées plus au Nord sur les nou-
veaux territoires que nous allions visiter; la voie ferrée cessant
ici, les transports au delà se font par ces charrettes indigentes
appelées tongas et ekkas, dont un grand nombre est emmagasiné
dans un enclos établi autour du fort. A pai*t Las bâtiments mili-
taires et le hangar de la station, Durgai, isolé dans la plaine,
n'offre aucune habitation, et il n'y a même pas, comme à Jamrud,
un hameau indigène. Il ne doit pas être confondu avec un autre
Durgai» celui du Tirah dont nous avons parlé plus haut.
Un indigène nous attendait à l'arrivée du train, envoyé par
le major Godfrey, agent politique chargé de l'administration
des nouveaux territoires qui commencent ici, Durgai for-
SUR LA FRONTIÈRE NORD-OUEST DE l'iNDE 44i
mant la frontière de Tlnde proprement dite. Le fort de Mala-
kand» résiâence du major, est bâti au sommet de la passe à
sept milles de là. La route peu après Durgai commence à
monter obliquement sur le flanc occidental du défilé : large de
donae pieds environ, avec un petit tunnel en son milieu, elle est
taillée dans le baisalte, le calcaire, le grès et le marbre qui se
succèdent sur les parois rocheuses. Celles-ci sont presque
entièrement nues, comme celles de Khyber, avec quelques
arbustes, surtout des pins : Tescarpement et la hauteur de ces
murailles, rouges au soleil, noires à Tombre, accentuent la gran-
deur et la sauvagerie du paysage. Cette route est aujourd'hui à
peu près la seule ujsitée pour aller directement par le Tchitral
aux Pamirs, et c'est par là que passent la plupart des caravanes
qui montent ou descendent sur le chemin du Toil^Unmonde.
Au sonunet de la passe se dresse le fort, ou plutôt l'en-
semble de blockhaus qui constitue le camp retranché de
Malakand. Le principal est bâti sur un mamelon isolé, mais
dominé à TEst et à TOuest par d'autres lignes de hauteurs qui
continuent les flancs de la passe. Au Nord, il surplombe pres-
que à pic la vallée de Swat, où serpente la route du Tchitral,
et est placé de telle sorte qu'il peut surveiller en même temps
au Sud la plus grande partie de la passe et delà plaine que nous
venions de traverser. La garnison de Malakand est formée par
un régiment indigène du Punjab, composé par moitié d'hin-
dous et de mahométans, avec cinq officiers européens, dont un
médecin; il y avait autrefois trois régiments cantonnés ici,
mais on a dû réduire ce contingent, l'eau nécessaire pour une
telle agglomération d'honunes manquant à cette hauteur :
elle doit en effet être pompée au pied du fort par une roue
que tournent des bœufs et envoyée par un système de tuyaux
jusqu'au sommet. Les approches du fort central sont défen-
dues par d'autres blockhaus, placés sur des mamelons moins
élevés au Nord, à l'Est et à l'Ouest; sur les éminences voisines
se voient aussi les restes d'anciennes tours, datant des temps
gpréco-bouddhiques, et de petits blockhaus carrés occupés
actuellement par la milice, qui est chargée de garder toute la
longueur de la route an Nord et au Sud; cette dernière est de
phis battue par les deux canons de campagne montés sur la
tour du réduit central du fort.
44â LA REVUI5 DE PARIS
Nous y fûmes reçus par le major Godfrey qui a avec le titre
d'agent politique la direction administrative des territoires de
Swal> Dir et Tchitral. Le protectorat britannique fut déclaré
en 1896 à la suite de la campagne faite pour secourir la petite
gamisofi anglaise assiégée au Tchitral par les tribus voisines
et pour assurer les communications avec ce dernier pays, qui
garde la principale route vers les Pamirs. La juridiction de
l'agent politique s'étend à partir de Durgai sur la région placée
au Sud de la rivière de Swat, qui forme les districts de Swat
et d'Upper-Swat, puis au Nord de la rivière sur le territoire de
Dir, comprenant la vallée de Panja-kora à l'exception des
abords immédiats du fort de Chak-Dara réservés à l'autorité
militaire, et enfin au delà sur le Tchatral ou Tchitral. Ce der-
nier territoire est séparé de celui de Dir par une chaîne de
montagnes que nous apercevions au Nord-Est avec ses crêtes
couvertes de neige fraîche ; la route vers les Pamirs ne coupe
pas cette chaîne directement au Nord, mais la tourne à l'Est
sans avoir à franchir aucune autre passe pour pénétrer dans la
vallée du Tchitral que la passe, très aisée, de Katgalla, puis elle
continue à remonter cette vallée pour se heurter au Nord à des
cols aussi élevés que dangereux sur la ligne de crête de l'Hin-
dou-Koush; on arrive ainsi par le col de Baroghil (4090 m.)
sur le Petit, puis sur le Grand Pamir, ou au Nord-Est par la
passe de Dora (5 o3o m.) au pays de Badakhshan, qui conduit
à 'la vallée supérieure de l'Amou-Daria et au Turkestan russe.
Quelques jours avant notre arrivée, une des avalanches qui
sont le péril de ces défilés avait englouti complètement une
caravane dans la passe de Baroghil. Il faut compter une
moyenne de sept jours d'étape de Malakand à Dir et quatre
de là à Kashkar, capitale du Tchitral, qu'il ne faut pas con-
fondre avec le Kashgar du Turkestan chinois. De là on peut
aussi continuer à l'Est vers Gilgit, situé à neuf jours plus loin,
par où l'on atteint également les Pamirs ; Gilgit est la résidence
d'un autre agent politique anglais, mais il est plus habituel
pour gagner ce dernier poste de prendre la route du Kashmir,
moins difficultueuse et par où passent les courriers de la poste.
La population du Tchitral (les Tchitralis) et celle des prin-
cipautés de Nagar et Hunza, au Nord de Gilgit, ne passent pas
pour être opposées aux Européens ; elles professent l'Islam sans
SUR LA FRONTIÈRE NORD-OUEST DE l'iNDE M'S
fanatisme et un chrétierf ne court pas de grands risques parmi
elles. Il n'en est pas de même chez les gens de Swat et de Dir,
qui de plus se battent fréquemment entre eux. Les Swatis
sont organisés en une sorte de république ; c'est une confédé-
ration de villages avec ses chefs appelés maliks comme ceux
des Afridis sur la frontière afghane. Le pays de Dir est placé
sous l'autorité héréditaire d*un nawab, qui a deux fils dont le
second est naturellement en lutte ouverte avec son aîné : de
là, au moment de notre passage, un état de troubles qui amena
plusieurs rencontres entre les deux partis et se termina par
Temprisonnement du cadet sur Tordre du Nawab ; peu après,
Tordre était de nouveau troublé dans la vallée par un chef
voisin, le Khan de Nawagai, qui manifestait Tintention de
marcher contre Dir, sans doute dans Tintention de venir au
secours du plus jeune fils du Nawab. Au commencement de
janvier igoB, les hostilités effectives entre eux commencèrent
par la prise d'un fort enlevé par le chef de Nawagai à celui de
Dir, et la colonne mobile constituée par les Anglais à Malakand
en prévision des événements, reçut Tordre de se porter en avant
pour venir au secours de ce dernier et maintenir la ligne de
communication avec le Tchitral, ce qui indiquait une situa-
tion assez sérieuse. Depuis lors Tagitation continue entre les
petits clans de cette frontière.
Précédemment, un de ces mouvements subits qui soulèvent
parfois la population de ces montagnes avait jeté sur le fort
de Malakand tous les Swatis entraînés par un mendiant vision-
naire, qui avait voyagé en Asie Centrale et en Afghanistan et
que les Anglais appelèrent le Fakir fou (Mad Fakir). Du
ag juillet au 2 août 1897, ils bloquèrent les trois mille hommes
de la garnison et les guides de Mardan accourus à Taide, qui ne
purent être dégagés que par Tarrivée de deux nouveaux régi-
ments. Les Swatis perdirent, dit-on, dans Taflaire trois mille
hommes, mais les troupes anglo-indiennes n'eurent pas moins
de quarante-deux tués et cent quarante-cinq blessés.
Comme toujours entraînés par Texemple, les Mohmands voi-
sins se soulevèrent à leur tour, sous la conduite du mouUa
Nadjib-oud-din, pour être battus le 9 août suivant par les
troupes envoyées de Peshawer. Deux colonnes, fortes cha-
cune d'une division, furent envoyées ensuite de ce dernier
444 l'A BEVUE DE PARIS
point pour achever la pacification de ia région qui se fit en un
mois, non sans peine, car une des brigades tombées au milieu
du clan des Mamounds eut, en quinze jours, deux cents qua-
rante-cinq hommes hors de combat.
Par contraste avec ces souvenirs belliqueux, le paysage de
la vallée de Swat rappelle d'assez près celui de la haute
vallée du Rhin, du côté du Ragatz ou de Thusis dans le canton
des Grisons ; les villages, assez nombreux le long de la riviière,
sont formés de maisons basses en pierre sèche, avec toit plat
en terre supporté par des branchages et des poutres comme
les huttes des paysans arméniens. On y cultive le riz, grâce à
l'arrosage obtenu par les petits canaux dérivés de la rivière,
tandis qu'au Sud de la passe de Malakand, dans la grande plaine
sèche qui s'étend jusqu'à la rivière de Kaboul et forme le pla-
teau de Peshawer, c'est le blé et l'orge qui dominent. Un vaste
projet est mis actuellement à l'étude par le service d'irrigati<Mi
de l'Inde, dont on connaît la compétence; il consisterait à
détourner le cours du Swat et à envoyer une partie de ses
eaux dans la plaine de Peshawer; la dépense prévue serait
de vingt-cinq millions de francs. Le canal à établir emprunte-
rait la passe de Malakand, dont on abaisserait le sommet an
niveau du sol en creusant une tranchée à l'Est du fort actuel;
il y a là en effet une fissure par laquelle passe une ancienne
route que les indigènes disent avoir été construite par ordre
d'Alexandre.
La vallée de Swat est par ailleurs célèbre pour avoir fourni
aux musées de Lahore, de Calcutta et de Londres, et même à
celui du Louvre (mission Foucher), une abondante moisson
destatues et de bas-reliefs datant del'époque gréco-bouddhique;
il existe encore une chambre pleine de ces débris dans le poste
de police du fort que nous fit voir le major Godfrey. Malheu-
reusement, ces bas-relief s qui représentent, traitées à la manière
gi*ecque, les scènes bien connues de la "vie du Bouddlia, notam-
ment l'accouchement de Maya, et ces statues qui rappellent
par leurs types classiques la belle effigie de Bodhisattwa du
musée de Lahore, sont pour la plupaii brisées ; d'après le major
Godfrey, ces mutilations seraient l'œuvre des soldats musul-
mans du conquérant afghan Mahmoud de Ghazni (looi), qui
aurait fait disparaître l'ancienne population et la civilisation
SUR LA FRORTIÈRE NORD-OUEST DE l'iNDE ^45
bouddhiste de la vallée. Celle-ci formait la province d'Ondyana,
si fameuse dans l'histoire religieuse de F Inde avec ceUe de
Gandharaquî comprenait la plaine de Peshawer. Les pèlerins
chinois Fa-hien (vers 4oo) et Song-yun (5ï8-532), qui sont
passés par cette vallée avant la disparition du bouddhisme,
témoignent de la richesse du pays, qui était plein de souvenirs
de la légende du Bouddha ^
C'est dans le bengalow même de l'agent politique, enclavé
dans l'enceinte supérieure du fort central et dominant la face
Nord pour mieux surveiller toute la vallée, que nous fûmes
installés par les soins du major Godfrey et de son aimable
compagne, qui a réalisé dans ce pays perdu l'intérieur pratique
et confortable que les Anglais transportent, identique, au fond
de toutes leurs colonies. Mrs Godfrey fut d'ailleurs à bonne
école, étant la fille d'un ancien chief commissioner au Kashmir
et ayant accompagné son mari dans ses postes les plus reculés.
Celui-ci fut successivement commissioner h Bender-Bushire
sur la côte du Golfe Persique, puis dans la vallée de Zhob
(près de Quetta) au Belouchistan britannique, ensuite à Leh,
capitale du Ladakfa, et enfin à Gilgit au pied des Pamirs; il
connaît spécialement parmi les langues indigènes le pushtu
(afghan), l'urdu^ le persan, et aussi le russe qu'il a appris pen-
dant son séjour à Moscou. Nul doute que les succès remportés
par les Anglais dans le maniement si déhcat de ces territoires-
frontières ne soient dû à l'excellence de ces agents politiques,
auxquels sont d'ailleurs faits des avantages et données des
facilités qui les attachent à leur service et à leur poste.
Le major Godfrey voulut bien dans l'après-midi nous faire
voir lui-même le fort dans tous ses détails. Le nombre des
voyageurs ayant passé à Malakand avant nous, est des plus res-
treints; il y est venu des Américains et un Japonais, le pro-
fesseur Sonada qui, accompagné de trois autres savants de sa
nationalité se disant sanscritisants, parut s'intéresser vivement
aux vestiges de l'art bouddhique épars dans la vallée. Un autre
de ses compatriotes, le major Hayashi, auquel les journaux
anglais donnent la qualification imprévue d'attaché militaire
auprès du Gouvernement Indien, est venu également jusqu'à
I. Cf. les article« de MM. Foucher et Chavannes : Bulletin de l'École
française eT Extrême-Orient, octobre igoi et juillet 1908.
446 LA REVUE DE PARIS
Malakand et a poussé de nuit jusqu'au fort de Chak-Dara que
nous devions visiter le lendemain.
Dès le coucher du soleil le froid tombe sur la vallée et le
feu est nécessaire dans les cheminées. L'altitude du fort est
en effet, de 3 ooo pieds au-dessus du niveau de la mer, et il y
fait très froid pendant le jour, sauf en été où le thermomètre
monte à 90° Fahrenheit. Le lendemain matin, après une nuit
de pluie, nous nous réveillions pour voir les pics séparant au
Nord la vallée du Swat de celle de Panjakora et de Tchitral
couverts de neige toute fraîche. A huit heures et demie nous
montions en tonga pour aller avec le major visiter le fort de
Chak-Dara, qui garde à dix milles plus loin le passage de la
rivière de Swat. La descente vers la rivière est plus douce que
la'montée faite la veille de Durgai à Malakand : les tournants
sur le précipice en sont très dangereux pour les chevaux
du pays, à peine domptés, dont la race rappelle celle des
Kaboulis. La route que nous suivions aujourd'hui, escortés
par des lanciers indigènes, coupe la vallée vers le Sud-Ouest
en passant près du grand village d'Aladand, le principal de
ceux que marquent les cartes dans la vallée de Swat, et elle
franchit ensuite cette rivière sur le grand pont de fer inau-
guré par le duc et la duchesse de Connaught. Cet ouvrage
d'art a été établi pour le passage d'un chemin de fer
à voie large, en prévision du jour où la ligne ferrée sera
poussée vers le Tchitral; ses deux extrémités sont défendues
par des portes de fer et sur la rive droite, dominant la rivière
et barrant la route, se dresse le grand fort de Chak-Dara, où
tient garnison un régiment indigène avec cinq officiers anglais.
Au dehors du fort la place ne comporte guère que les bara-
quements de l'hôpital indigène, desservi par un médecin
européen assez occupé, car la fièvre règne ici et, en dépit des
relèves fréquentes, immobilise jusqu'à un cinquième de la
garnison.
Au Nord de ce point stratégique il n'y a pas d'autres postes
militaires que ceux de Drosh et de Kaslikar dans la vallée du
Tchitral, séparés par la barrière de l'Hindou-Koush des sept
postes russes du plateau des Pamirs. D'après la nouvelle répar-
tition des forces de l'armée indienne établie par l'ordre de
Lord Kitchener en date du 28 octobre 1904» ces garnisons
SUR LA FRONTIÈRE NORD-OUEST DE L^^RDE 4^7
dépendent de la première division du Corps d'armée <||| Nord,
qui a pour centre Peshawer. La première brigade de cette
division, dont le chef réside à Nowshera, comprend les troupes
cantonnées à Mardan, Nowshera, Durgai, Malakand et Chak-
Dara. Celles de Peshawer, de Jamrud, de Cherat (sanato-
rium au Sud de Nowshera), de Tchitral et de Drosh dépen-
dent directement de Tétat-major de la division; et celle-ci
embrasse tout le territoire du district actuel de Peshawer, à
l'exception de la position d'Attock (au passage de Tlndus) et
év ikîvliitf errS (fe n^nsr9 9«irkfcm«.g^uiche de ce fleuve. La
seconde division de l'armée du Nord a pour centre le gnaA
camp retranché de Rawal-Pindi et la troisième Lahore ; il faut
ajouter les brigades indépendantes chargées de garder la fron-
tière indo-afghane au Sud entre le district de Peshawer et le
Belouchistan aflglais, aussi bien les vallées des montagnes que
la ligne de l'Indus.
Le fort de Chak-Dara est construit en pierre comme celui
de Malakand et placé sur une petite éminence au bord de la
rivière ; il ne comprend pas d'ouvrages détachés, mais seule-
ment un ensemble de casernements et de remparts massés
autour d'un réduit central armé, comme à Malakand, de deux
canons sur roues. C'est un ouvrage destiné surtout à impres-
sionner les indigènes et qui serait sans grande valeur contre
une armée européenne. Nous y fûmes accueillis par les offi-
ciers anglais, qui nous firent visiter leur mess, et du haut de la
tour centrale nous pûmes voir serpenter vers le Nord, à tra-
vers la plaine, la continuation de la route menant au Tchitral,
par où passe également la ligne télégraphique. Le commerce
qui se fait par cette route avec Dir, Swat, Bajour, etc., est
de trente-neuf lakhs de roupies à l'importation, de soixante-
cinq à l'exportation*.
Le fort est également relié à celui de Malakand par un fil
téléphonique posé par le major Godfrey lui-même. Celui-ci
est donc prévenu immédiatement de tout ce qui se passe dans
la vallée, qu'il embrasse d'ailleurs de la vérandah de son ben-
galow, en même temps qu'il reçoit par le télégraphe les com-
munications de ses sous-agents placés à Dir et à Kashkar.
I. I Ukh = 166000 franci.
f 448 LA REVUE DE PARIS
I
t Malgré les offres aimables des officiers de Chak-Dam qni
désiraient nous garder plus longtemps, nous dûmes reprendre
[ notre tonga pour rentrer à Malakand et faire nos adie«iK à
f Mrs. Godfrey. Après Tavoir remerciée de sa gracieuse bospita-
r lité, nous nous quittâmes au milieu d'un petit bois {Jacé au
I pied du fort, qui date, dit-on de plus de mille années et qui
[ sert de cimetière aux indigènes : leurs tombeaux, comme tous
ceux de la vallée, sont faits d'un amas de pierres sèches planté
de drapeaux multicolores, à la mode turke et tibétaine. Tou-
^ jours escortés par des lanciers qui se relayaient à chaque poste
! de la route, nous redescendîmes le versant Sud de la mon-
f tagne pour regagner la station de Durgai, afin de reprendre
[ le train partant de là chaque après-midi pour rejoindre à
Nowshera la grande ligne et le train poste du Punjab. Celui-ci
, nous déposait le lendemain à six heures du matin à Rawal-
Pindi, après que nous eûmes vu à deux heures du matin
scintiller le reflet des étoiles dans l'eau noire de l'Indus sous
I l'arche immense du pont d'Attock.
CHARLES-EUDES BON IN
L'Administrattur'Gérant : n. cassaxd.
LA NOUVELLE
UNIVERSITÉ DE PARIS'
La nouvelle Université de Paris, comme Tancienne, est un
corps collectif, formé de facultés et écoles diverses. Mais là
se borne la ressemblance. Tout le reste est différent.
Avant tout, l'esprit d'où elle est sortie. La vieille Univer-
sité avait été, à l'origine, et pendant des siècles, l'organe de la
scolastique «t de la théologie. Même après la Renaissance,
après l'humanisme, après le cartésianisme, après la fermenta-
tion scientifique du x vu i* siècle, elle avait gardé profondément
la marque de ses origines. La nouvelle Université de Paris est
fille de la science. Elle est une tentative pour réaliser cette con-
ception des philosophes du xviii* siècle, particulièrement des
encyclopédistes, passée de leur cerveau en celui des législateurs
de la Révolution, que toutes les sciences sont solidaires, et que
par suite les établissements où elles sont cultivées et enseignées
en doivent reproduire à la fois la multiplicité et l'unité, si
bien qu'aujourd'hui le mot université semble avoir changé de
sens et désigner la confédération des sciences, et non plus,
comme au moyen âge, celle des maîtres et des étudiants.
La vieille Université comprenait toutes les écoles, les écoles
de tout degré. On entrait enfant, à neuf ou dix ans, dans les
I. Voir la Bévue du i«' mai.
i«' Juin 1908. I
45o LA REVUE DE PARIS
collèges de la Faculté des arts; on sortait homme de la Faculté
de théologie ou de celles de médecine et de décret. La nouvelle
Université est exclusivement vouée à renseignement supérieur.
Par là encore, elle relève des idées de la Révolution française.
C'est en effet dans les projets de l'Assemblée législative et de
TAssemblée constituante que se trouve énoncée nettement, pour
la première fois, la distinction de trois ordres ou degrés d'en-
seignement, l'enseignement primaire, pour tous, avec le
minimum de connaissances élémentaires nécessaire à tous,
l'enseignement secondaire, pour un moins grand nombre, avec
des connaissances plus élevées, en vue de l'exercice des profes-
sions où l'esprit a plus de part que la main, enfin, pour une
élite, l'enseignement supérieur, à la fois producteur et propa-
gateur des sciences, destiné à devenir, avec l'esprit scientifique
et pour la vérité rationnelle, ce que les Universités avaient été
au rpoyen âge, pour la foi, avec l'esprit théologique.
La nouvelle institution tient encore à la Révolution par les
principes de droit public suivant lesquels elle est construite,
et comme établissement d'enseignement et comme établisse-
ment public. Sous l'ancien régime, les institutions d'enseigne-
ment étaient l'œuvre de corporations religieuses ou de sociétés
à caractère religieux. Même quand le pouvoir royal se fut
attribué sur elles droit de tutelle et de contrôle, elles ne devin-
rent pas les organes d'un service public. Avec la Révolution,
sont inscrites pour la première fois dans la loi les maximes
naguère mises en avant par les parlementaires : « L'enseigne-
ment est une fonction nationale )) ; « cette fonction est pour la
puissance publique un devoir de justice ». Dès lors, l'ensei-
gnement devient un devoir pour l'Etat. Conséquences : les
établissements d'enseignement sont au premier chef des établis-
sements d'Etat. Ils doivent être créés, organisés, administrés
par lui. Il doit subvenir à leurs dépenses. Leurs professeurs doi-
vent être agents de l'Etat, responsables devant l'Etat. Jacobin,
consulaire ou impérial, c'est là le droit de la France nouvelle,
une et indivisible, partant centralisée. Comme nous le verrons
plus tard, les Universités françaises de la loi de 1896 sont des
œuvres de décentralisation. Elles n'en restent pas moins organes
de l'Etat, d'un Etat un, et non morcelé comme la France de
l'ancien régime, agissant par lois générales, et l'indépendance
LA NOUVELLE UNIVERSITlf DE PARIS ^bl
qu'elles ont reçue est un moyen de mieux assurer la fonction
à elles assignée par TËtat.
Trois fois donc elles descendent de la Révolution. Dès lors,
on peut s'étonner qu'elles soient nées seulement cent ans après
elle. Ce fait- s'explique par des causes historiques.
L'idée d'écoles universelles où seraient groupés, suivant leurs
affinités, tous les objets du savoir humain, se trouve pour la
première fois dans les rapports de Talleyrand à l'Assemblée
constituante et de Gondorcet à l'Assemblée législative. Que
tel fût l'idéal de la Révolution,' on n'en saurait douter, cette
conception du haut enseignement étant conforme à là philoso-
phie du xviii*^ siècle, d'où sortait la Révolution, De tout autres
idées n'en avaient pas moins été mises en avant. Aux écoles
encyclopédiques, d'autres, plus soucieux des applications de
la science que de la science elle-même, préféraient des écoles
spéciales, constituées chacune en son particulier pour une
science particulière et sa pratique. Théoriquement, de ces deux
conceptions, la première avait les préférences des assemblées
révolutionnaires ; elle fut même adoptée un instant par la Con-
vention. Un peu plus tai'd, elle fut reprise et soutenue par
Daunouetpar Roger Martin, sous le Directoire. Mais les res-
sources manquant pour la réaliser, ressources en hommes, res-
aources en argent, les nécessités du fait l'emportèrent sur la
dociriiie. Dès la fin de la Convention, sous la pression des évé-
nements, au hasttrd des circonstances, les hommes d'action
créèrent des écoles spéciales. Ainsi, de l'ancien Jardin du Roi,
on fit le Muséum, école spéciale des sciences de la nature; —
on manquait d'ingénieurs militaires : le Comité de Salut Public
improvisa l'Ecole polytechnique ; — on n'avait pas de profes-
seurs : on décréta l'Ecole normale ; — de toutes parts montait
une plainte contre l'incapacité des médecins et les crimes des
charlatans : on établit trois Écoles spéciales de Santé, à Paris,
à Montpellier, à Strasbourg.
Le Consulat suivit cette impulsion. Aux écoles spéciales de
la Convention, il ajouta d'autres écoles spéciales, pour le droit
et pour la pharmacie. Son œuvre propre, en ce domaine, fut
le rétabUssement et l'organisation des grades. La Révolution
les avait supprimés, proclamant libres toutes les professions
libérales. De cette liberté n'étaient sortis que mécomptes et
45a LA RBYUB DE PARIS
méfaits. Pour y remédier, TEtat, fidèle à sa fonction nouvelle,
rétablit les grades, doctorat en médecine, licence en droit, etc. ;
il les impose comme condition à Texercice de certaines profes-
sions; mais, pour éviter le retour des abus d'autrefois, il s'en
attribue le monopole. Désormais, les grades, exigés par l'État
à l'entrée de certaines carrières publiques, seront grades d'Etat.
Us seront son estampille sur les produits de ses écoles ; les exi-
geant, il les garantira; les garantissant, il les délivrera dans les
conditions déterminées par lui, sur la foi de juges nommés
par lui.
Napoléon eut peu souci du haut enseignement. On sait que
pour assurer l'enseignement public dans tout l'Empire, il avait
institué l'Université impériale, une et indivisible, comme l'Em-
pire même, sorte de congrégation laïque, sans vœux^ centra-
lisée à outrance sous la main d'un Grand Maître. Dans cette
organisation générale, l'enseignement supérieur eut une place,
une toute petite place, où il devait vaquer juste à la fonction
étroite qu'on lui assignait, où il manquait de la liberté qu'exi-
gent les recherches de l'esprit et le progrès des sciences. Des
Ecoles spéciales de Santé, de Droit, qui existaient, on fit, par
un simple changement de nom, des Facultés de médecine et de
droit. On leur ajouta des facultés des sciences et des facultés
des lettres, surtout comme mécanismes de la collation des
grades, sans leur assigner une destination savante, sans même
leur donner de professeurs en propre. A Paris, la Faculté des
sciences fut composée de deux professeurs de l'École poly-
technique, de deux professeurs du Collège de France, de deux
professeurs du Muséum et de deux professeurs de mathémati-
ques des lycées; — la Faculté des lettres, de trois professeurs
du Collège de France et de trois professeurs de belles-lettres des
lycées. Et, dans chaque centre académique, chacune de ces
facultés^ droit, médecine, sciences et lettres, resta une école
spéciale, constituée à part, sans rapports avec les autres, et de
chacune, sauf dans le droit et la médecine où il y avait des
étudiants, la principale, parfois même l'unique affaire, fut de
tenir, chaque an, des sessions d'examens.
On pense bien que la Restauration n'eut cure d'animer ces
corps fragmentaires et inertes. Cependant, sous la Restaura-
tion, l'enseignement supérieur parisien brilla d'un vif éclat.
LA NOUVELLE UNIVERSITE DE PARIS 453
Par une heureuse conjonction, à un instant donné, se trouvè-
rent réunis, dans la Faculté des lettres, à la Sorbonne, trois
jeunes professeurs de grand talent, éloquents tou^ les trois,
chacun à sa manière, tous les trois d'idées libérales, en accord
avec le libéralisme montant de Topinion, Guizot, Cousin, Vil-
lemain. A leur parole, la jeunesse accourut, comme autrefois
les foules du moyen âge à la parole d'Abélard. Leurs leçons
étaient recueillies, pubhées, distribuées dans toute FEurope, et
à Weimar, Gœthe les attendait chaque semaine comme un évé-
nement. Ce succès oratoire ne fut pas seulement un épisode
brillant dans Fhistoire de la Faculté des lettres de Paris ; il don-
nait un moule aux professeurs des Facultés des lettres, et fixait
pour longtemps « leur manière ». Sans étudiants, sans
apprentis, ils allaient s'adresser au « grand public» et faire pour
lui, souvent avec talent, des leçons non de science, non de
méthode, mais de vulgarisation, jusqu'au jour où de vrais
étudiants viendraient leur demander autre chose.
Sous le gouvernement de Juillet, Guizot, Cousin, ministres
de l'Instruction publique, rêvèrent, à la place des Facultés
isolées, d'Universités complètes, à la moderne, « grands
foyers d'études et de vie intellectuelle ». Ce ne furent que de
simples velléités, tant l'opinion publique était indifférente à
ces choses de la science et de l'esprit.
Sous le second Empire, de grands noms, de grandes décou-
vertes doivent être inscrits au compte de l'enseignement
supérieur de Paris. Les génies naissent quand ils naissent, et
la pénurie des moyens matériels n'est pas pour eux une
entrave. Mais alors que dans tout le reste de l'Europe, surtout
en Allemagne, les Universités se développaient, s'enrichis-
saient, produisaient à l'envi^ en France, les Facultés, mal
venues, mal organisées, mal logées, mal outillées, mal dotées,
mal pourvues en personnel, restaient languissantes et aux
trois quarts stériles. Des contemporains non suspects ont
tracé le tableau de leur misère à la fin du second Empire.
A Paris, la Faculté de droit s'abrite toujours dans le massif
édifice construit pour elle par Soufflot, au troisième tiers
du xvm'' siècle. C'est la mieux logée; pourtant elle n'a pas
de place pour tous ses cours, ni pour sa bibliothèque. La
Faculté de médecine a ses cliniques dans divers hôpitaux. Son
454 LA' REVUE DE PARIS
amphithéâtre d'anatomie est un charnier infect qui empoi-
sonne tout un quartier; sur lui s'ouvrent les fenêtres de la
clinique des femmes en couches. Elle n*a de laboratoires ni
pour la physiologie, ni pour la chimie, ni pour la physique.
Et cependant c'est le moment où, par Claude Bernard, les
sciences expérimentales et leurs méthodes commencent à
s'appliquer à la médecine. L'Ecole supérieure de pharmacie
est tapie rue de l'Arbalète dans une .vieille maison branlante,
portant ses planchers sur étais. La Faculté des lettres a,
dans la Sorbonne, deux salles de cours, la grande salle de
Guizot, de Cousin et de Villemain, qui ne sert guère, et une
autre, plus petite, à la fois pour les cours et les examens; en
face, pour les séances du doctorat, une toute petite salie au
plafond bas, d'accès difficile. Dans la même Sorbonne, la
Faculté des sciences fait tous ses cours de sciences expéri-
mentales dans le même amphithéâtre; elle a logé ses collec-
tions dans des greniers; comme laboratoires, elle n'a qu'un
baraquement dans une cour humide, obscure, surplombée
par les vieilles maisons de la rue Saint Jacques.
Les ressources pour matériel sont à l'avenant. A la Faculté
de droit, i ooo francs pour achat de livres et de périodiques.
Aussi n'a-t-on aucun périodique étranger. A la Faculté des
sciences, 8 gSo francs pour les frais de cours et de labora-
toires; I 5oo francs pour les collections, i6o pour abonne-
ments aux périodiques savants.
Le nombre et la nature des enseignements sont loin de
répondre à l'état de la science, moins encore à ses besoins. La
liste des chaires des diverses Facultés de Paris, en 1870, est
courte, très courte, surtout si on la compare à celle des
grandes Universités étrangères à la même date ; à la Faculté de
droit, onze enseignements, à la Faculté de médecine, vingt et
un; douze à la Faculté des lettres, onze également à la Faculté
des sciences.
Cependant, à la fin du second Empire, des voix autorisées,
celle d*un ministre réformateur, Victor Duruy, créateur de
LA NOUVELLE UNIVERSITÉ DE PARIS 455
TEcoIe des Hautes Études, celles des plus grands savants.
Pasteur, Claude Bernard, Sainte-Claire Deville, s'élèvent
pour dénoncer la misère. On commence à s'émouvoir. Après
la -guerre de 1870, on s'émeut davantage sous la conviction
que ce qui a triomphé à Sadowa et à Sedan, c'est l'esprit
allemand, fils de la science allemande, et bientôt la restaura-
tion de l'enseignement supérieur français apparaît à l'élite
comme une nécessité publique, comme une des formes du
relèvement national. A peine la République proclamée et les
républicains aux affaires, on se met à l'œuvre avec une ardeur
confiante et de longs espoirs. Pendant vingt ans, sous l'impul-
sion de ministres comme Jules Ferry, René (joblet, Ber-
thelot, pour ne dire que les noms des morts, sous l'action
continue de la Direction de l'Enseignement supérieur. Ville
et Etat rivalisent pour construire des Facultés nouvelles.
A Paris, s'élèvent la nouvelle Sorbonne, la nouvelle Ecole de
pharmacie, la nouvelle Faculté de droit, la nouvelle Faculté
de médecine : dépense voisine de cent millions. Chaque année,
le budget de l'enseignement supérieur s'accroît de plusieurs
millions. Si bien qu'en 1890, le Gouvernement de la Répu-
blique pouvait, avec une légitime fierté, dire de la Répu-
blique devant le Sénat : « Dans ces quinze dernières années,
elle a refait les bâtiments des Facultés ; — elle a constitué à
peu près de toutes pièces leur outillage, leurs laboratoires,
leurs collections, leurs bibliothèques; — elle a élargi et
enrichi les cadres de leurs enseignements; — elle a plus que
doublé leur budget; elle a rendu meilleure la situation des
personnes et doté les enseignements des ressources indispen-
sables; — elle a créé deux catégories d'étudiants, autrefois
inconnus en France, les étudiants en lettres et les étudiants
en sciences ; — elle a mis plus de science que par le passé là
où dominait autrefois le souci des études professionnelles, et
elle a donné une tâche professionnelle aux ordres de Facultés
qui n'en avaient pas ; — elle a rendu aux Facultés la person-
nalité civile qu'un pouvoir défiant leur avait contestée ; — elle
a rendu possible leur rapprochement pour une œuvre com-
mune; — elle a donné toute liberté à la science et aux
doctrines; elle a favorisé le groupement des étudiants aussi
bien que celui des maîtres; — enfin, elle a vu le nombre de
456 LA RBTUE DE PARIS
I
ses étudiants s'élever par milliers et les étrangers revenir à
ses écoles. »
Et si ce témoignage paraissait partial, en voici un autre, irré-
cusable, celui d'un étranger bien informé, écrivant, quelques
années plus tard : « Quel que puisse être le jugement définitif
des historiens de la République, ses pires détracteurs ne pour-
ront contester ce fait que seule la Prusse, après Iéna,fut capable
de reconstituer et de régénérer d'une manière aussi heureuse et
aussi rapide chaque branche de son enseignement supérieur. »
La fin de l'entreprise, c'était la constitution, en France, d'un
certain nombre d'Universités analogues à celles de l'étranger,
non pas, comme on l'a dit inexactement et injustement, par
imitation servile de l'étranger, « cette maladie des peuples
vaincus », mais parce que la forme universitaire, où les
sciences diverses et les diverses disciplines sont unies et
coordonnées, semblait, expérience faite, le meilleur moyen
d'assurer la diffusion et le progrès des sciences. Ces Univer-
sités, une loi eût pu les décréter dès le début. Mais la loi ne
crée pas les mœurs, et, dans les Facultés, les mœurs étaient
alors telles qu'en venant prématurément les Universités
eussent risqué d'être factices et stériles. Au lieu d'en faire le
prélude de la réforme, on eut la sagesse d'en faire le terme.
Avant de poser l'étiquette sur des établissements encore
dénués de l'esprit universitaire, on résolut de provoquer en
eux cet esprit et de faire en sorte que peu à peu la constitu-
tion des Universités finît par apparaître comme la consé-
quence des progrès réalisés, et que, le moment venu, la loi
eût moins à les créer qu'à les consacrer.
Il serait intéressant de suivre une à une toutes les greffes
de cette épigénèse. Ici, il suffira d'indiquer les principales.
On commence, en i885, par restaurer la personnalité civile
des Facultés, tombée en désuétude. En même temps, on les
autorise à recevoir des subventions, à en faire usage pour la
création de nouveaux enseignements, pour les dépenses des
laboratoires, bibliothèques et collections et pour des œuvres en
faveur des étudiants. Comme on pouvait prévoir que des
hbéralités seraient faites indivises aux Facultés d'une même
ville, pour en régler l'emploi, on institue, en chaque centre
académique, un Conseil général des Facultés.
LA NOUVELLE UNIVBRSITlÊ DE PARIS ^67
C'était la première ébauche de Forgane central indispen-
sable aux Universités futures. Bientôt on le développe, on
en étend les fonctions. On décide qu'il sera composé du rec-
teur, président, des doyens et de délégués élus de chaque
Faculté. A la fonction modeste et intermittente de la première
heure, on ajoute des fonctions scientifiques, des fonctions
scolaires, des fonctions administratives. Très délibérément,
on met ainsi en expérience un organe de vie commune entre
Facultés d'un même groupe.
A tout cela, le pouvoir réglementaire, comme disent les
juristes, suffisait. Puisqu'on procédait expérimentalement, il
parut sage de s'en tenir d'abord à ce qu'il permettait. Pour
aller plus loin, il fallait la loi. Aller plus loin, dans cette voie,
c'était, pour chaque Faculté, obtenir un budget propre, pour
la réunion des Facultés, devenir un corps, investi lui aussi de
la personnalité civile, et n'être plus une juxtaposition de per-
sonnes. Quatre ans plus tard, en 1889, ^* ^^^ ^® finances éta-
blit les budgets des Facultés et décida qu'y seraient versés les
crédits ouverts au ministère de l'Instruction publique pour
le matériel de ces établissements. Quatre ans plus tard, en
1893, nouveau progrès et décisif : la loi de finances crée dans
chaque ressort académique le corps des Facultés, le déclare
personne civile et le pourvoit d'un budget. Virtuellement, les
Universités étaient faites.
Que manquait-il à ces corps pour être des Universités?
Trois choses seulement, mais trois choses essentielles. Un
nom d'abord, leur nom vrai, le seul possible, le seul en usage
dans tous les pays civilisés. En second lieu, un plein pouvoir
disciplinaire sur leurs maîtres et sur leurs étudiants. Enfin
une dotation plus large, plus certaine, plus régulière que le
produit des dons, legs et subventions.
Ce fut le triple don de la loi du 16 juillet 1896. Elle déci-
dait que les corps de Facultés prendraient le nom d'Univer-
sités; que les Conseils généraux des Facultés, devenus Con-
seils des Universités, auraient juridiction disciplinaire sur les
professeurs et sur les étudiants; enfin que les droits d'études,
perçus jusqu'alors au profit du Trésor, le seraient désormais
au profit des Universités elles-mêmes.
Ainsi ^'acheva par une loi très simple cette lente et métho-
458 LA REVUE DE PARIS
dique évolution. On voit sans peine quelles idées Tont
dirigée. Les Universités sont les organes d'une fonction scien-
tifique. Du premier au dernier 'échelon des études, la science
à propager, la science à accoitre est la fin de tout Torganisme.
Or, par essence, la recherche scientifique est libre : elle ne
reconnaît d'autres lois que celles des méthodes, et ce sont lois
que la puissance publique est inhabile à formuler. Mais,
d'autre part, en France, l'enseignement supérieur, comme
l'enseignement secondaire et l'enseignement primaire, est une
fonction de l'Etat; ses professeurs sont agents de l'Etat. Dès
lors, ils forment un service public. Ce service a sans doute
ceci de propre qu'il est intellectuel et moral. Cependant,
comme tout service public, étabU par l'État, dans l'intérêt
commun, il est soumis à des règles édictées par la puissance
publique.
Il fallait donc concilier cette indépendance et cette dépen-
dance. Pour cela, les Universités ont été affranchies de toute
entrave dans leur vie scientifique; elles sont maîtresses de
leurs programmes, de leur organisation scientifique sans
autre obligation que de pourvoir aux enseignements néces-
saires à la collation des grades conférés par l'Etat. En outre
de ces grades, elles peuvent instituer des titres d'ordre scien-
tifique, délivrés en leur nom, mais ne conférant aucun des
droits et privilèges attachés aux grades d'Etat. Sous leur vie
scientifique et pour en accroître les moyens, on a placé la vie
civile la plus large, la mieux assurée, sans autres restrictions
ou tutelles que celles qui résultent des lois générales du pays,
et le principe constitutionnel de la responsabilité ministérielle.
Juridiquement, les Universités françaises sont donc des
organes de l'Etat, animés d'une vie propre et trouvant dans
leur vie civile des moyens de mieux réaliser leur libre fonc-
tion scientifique.
*'*
L'Université de Paris est un corps collectif. A l'origine,
en 1896, elle comprenait cinq Facultés, la théologie protes-
tante, le droit, la médecine, les sciences, les lettres, et l'Ecole
supérieure de Pharmacie. La Faculté de théologie catholique
LA NOUVELLE UNIVERSITÉ DE PARIS l^bg
avait été supprimée une dizaine d'années plus tôt ; la Faculté
de théologie protestante, inutile du moment que TEtat, ne
nommant plus de ministres des cultes, n'avait plus à en
former, devait disparaître, elle aussi, en 1906, à Tapplication
de la loi qui a séparé les Églises de TEtat. L'Université de
Paris perdait donc un de ses organes primitifs. Trois ans
plus tôt, elle en avait reçu un autre : T Ecole normale supé-
rieure lui avait été réunie.
Ainsi constituée, TUniversité n'est rien sans ses éléments
constituants. Au contraire, chacun de ces éléments était et
serait quelque chose, hors de cette réunion. Chacun a sa per-
sonnalité propre, son budget, sa vie, sa fonction, ses profes-
seurs, ses étudiants.
La toute neuve Université de Paris, comme autrefois
Tancienne, couvre de ses édifices le sommet, le flanc nord et
les confins de la Montagne Sainte-Geneviève. Le pays latin
du moyen âgé est resté le « quartier latin » de Paris, bien
que le latin soit la seule langue qu'on n'y parle pas. Son
centre est à la nouvelle Sorbonne, immense palais rectangu-
laire, face à la rue des Écoles, limité à l'ouest parles rues de
la Sorbonne et Victor-Cousin, à l'est par la rue Saint-Jacques,
au sud par la rue Cujas. Y logent les services généraux de
l'Université, la section principale de la Bibliothèque universi-
taire, la Faculté des lettres et partie de la Faculté des sciences.
— Près du Panthéon, la Faculté de droit, celle de Soufflot,
sévère édifice, agrandi, plus que doublé, sur la rue Soufflot, la
rue Saint-Jacques et la rue Cujas. Rue d'Ulm, l'Ecole normale
supérieure, entre cours et jardins. Boulevard Saint-Germain,
la Faculté de médecine; place de l'École de Médecine, TEcole
pratique : pavillons de dissection, laboratoires d'anatomie, de
physiologie, d'anatomie pathologique, d'histologie, etc. : dans
presque tous les hôpitaux de Paris, à l'Hôtel-Dieu, à Saint-
Antoine, à Beaujon, à Laënnec, à Saint-Louis, à la Maternité
les nombreuses cliniques de la Faculté. — Avenue de l'Obser-
vatoire, l'École supérieure de pharmacie, avec ses immenses
laboratoires et son jardin botanique. Aux fortifications, sur un
bastion, le laboratoire de physiologie expérimentale. Près du
Jardin des Plantes, un très vaste laboratoire de la Faculté des
sciences pour l'enseignement élémentaire, théorique et pra-
46o LA REVUE DE PARIS
tique, des sciences physiques, chimiques et naturelles. Rue
Michelet, près TÉcole de pharmacie^ TEcole de chimie appli-
quée, dans un vieux baraquement qui va disparaître, et sera
remplacé , entre la rue Saint-Jacques et la rue d'Ulm, par un
vaste Institut de chimie, long de i4o mètres. Enfin, pour les
besoins de demain, un grand terrain de 20000 mètres carrés
tout récemment acheté par TUniversité, Tancien couvent des
Visitandines.
Ce n^est pas tout. L'Université de Paris s'étend hors de
Paris. A Nice, elle a l'admirable Observatoire, construit,
outillé, doté par Raphaël Bischoffsheim et qu'il lui a donné,
avec son annexe de haute altitude au Mont Mounier. Sur la
Méditerranée, à Banyuls, le laboratoire maritime Arago, créé
par Lacaze-Duthiers. Sur la Manche, le laboratoire maritime
de Roscoff, si connu des naturalistes du monde entier, créé
par le même savant. Plus loin, au Noixi, sur la Manche encore,
le laboratoire maritime de Wimereux, construit et donné par
M. Lonquéty. Enfin, à Fontainebleau, à la lisière de la forêt,
un laboratoire de physiologie végétale.
Tous ces édifices ne lui appartiennent pas en propre.
L'Ecole supérieure de pharmacie et l'Ecole normale supérieure
sont propriétés domaniales. La nouvelle Sorbonne, la Faculté
de droit, la Faculté de médecine, construites à frais communs
par l'Etat et la Ville, sont propriétés d^ la Ville de Paris. En
propre, l'Université possède l'Observatoire de Nice, les labo-
ratoires maritimes, les terrains de la rue Saint-Jacques et de
la rue d'Ulm, les laboratoires voisins du Jardin des Plantes
construits de ses deniers.
Toute personne civile doit être représentée. Parfois elle
l'est par l'ensemble de la collectivité ; très rarement par un
seul individu; le plus souvent par un conseil. On ne pouvait
songer à faire délibérer sur leurs intérêts communs les trois
cents professeurs, chargés de cours, maîtres de conféi'ences et
agrégés des facultés de Paris; encore moins pouvait-on en
confier la charge à un seul homme. On l'a remise à un con-
seil, le Conseil de l'Université.
LA NOUVELLE UNIVERSITE DE PARIS /i6l
Ce Conseil comprend des membres de droit et des membres
élus : comme membres de droit, le vice-recteur de TAca-
démie de Paris, président, les doyens du Droit, de la Méde-
cine, des Sciences et des Lettres, le directeur de l'Ecole supé-
rieure de pharmacie, le directeur et le sous-directeur de
rÉcole normale supérieure; comme membres élus, deux délé-
gués de chaque faculté, deux délégués de l'Ecole de phar-
macie, avec mandat de trois ans.
Le Conseil se réunit régulièrement une fois par mois, à la
Sorbonne; il peut être convoqué extraordinairement par le
recteur, ou sur la demande du tiers de ses membres.
Quelles sont ses attributions? On peut les grouper sous
trois chefs, la vie civile de l'Université, sa vie scientifique, sa
vie scolaire. Pour la vie civile, le conseil statue sur l'admi-
nistration des biens de l'Université, sur l'exercice des actions
en justice; il délibère sur les acquisitions, aliénations et
échanges des biens de l'Université, sur les baux d'une durée
de plus de dix-huit ans, sur les emprunts, sur l'acceptation
des dons et legs, sur les offres de subventions, il donne son
avis sur les budgets et comptes des Facultés. Pour la vie
scientifique, il statue sur la réglementation des cours libres,
sur l'organisation et la réglementation des cours, conférences
et exercices pratiques communs à plusieurs Facultés, sur
l'organisation générale des cours, conférences et exercices
pratiques proposée chaque année par les facultés et écoles de
l'Université, et il a pour mandat spécial d'y établir la coordi-
nation nécessaire au bien des études et aux intérêts des étu-
diants ; il délibère sur la création des enseignements rétribués
sur les fonds de l'Université, sur l'institution et la réglemen-
tation des titres d'ordre scientifique que l'Université est en
droit de créer; il donne son avis sur les créations, transfor-
mations ou suppressions des chaires rétribuées sur les fonds
de l'État, sur le règlement des services communs à plusieurs
Facultés, tels que Bibliothèque universitaire, laboratoires,
instituts communs. Scolairement, le Conseil statue sur l'ins-
titution d'oeuvres dans l'intérêt des étudiants; sur la répar-
tition entre les étudiants des diverses facultés et écoles de
l'Université des dispenses de droits prévues par les lois et
règlements; il délibère sur les règlements relatifs aux dis-
462 LA REVUE DE PARIS
penses de droits perçus par TUniversité. Il a juridiction dis-
ciplinaire sur les professeurs et les étudiants de toutes les
Facultés, sauf appel au Conseil supérieur de l'Instruction
publique. Enfin, en cas de désordres graves dans une Faculté,
cette Faculté ne peut être fermée totalement ou partiellement
sans son avis.
Je viens d'employer les mots statue, délibère, donne son avis :
ils marquent trois degrés dans les pouvoirs du Conseil. Quand
il statue, sa décision est définitive; elle ne peut être annulée
que par'arrêté du ministre et seulement dans deux cas, excès
de pouvoir ou violation d'une disposition soit légale soit régle-
mentaire. Quand il délibère, sa décision est soumise à l'appro-
bation du ministre de Tlnstruction publique. Celui-ci peut ne
pas l'approuver; mais il n'est pas en droit d'y substituer sa
décision propre. Enfin quand il donne simplement son avis, le
ministre peut décider à l'opposé de cet avis. En outre de ces
pouvoirs, le Conseil, sur l'initiative de ses membres, peut
étnettre des vœux sur toute question relative à l'enseignement
supérieur.
Après le pouvoir délibérant,, et pour réaliser ses décisions,
le povTotr exénilrf . IT evf confié an mcfcai^ pvéaiâBBt en.
Conseil de l'Université. A Paris, en vertu d'un vieux règle-
ment, le recteur de l'Académie est le ministre de l'Instruction
publique. Deux fois seulement, à ma connaissance, le ministre
a exercé, honoris causa, la fonction rectorale. 11 a présidé la
première assemblée de l'Université; il a présidé, l'an passé,
à la Sorbonne, la séance solennelle de réception de l'Uni-
versité de Londres par l'Université de Paris; pour la vie de
tous les jours, il remet sa charge au vice-recteur.
Ce vice-recteur n'est pas l'analogue du recteur de la vieille
Univereité de Paris, ou des recteurs de certaines Universités
étrangères. Le premier était élu pour un temps très court,
par les délégués des facultés et des nations. Il tenait d'elles
tout son pouvoir, et ne devait de comptes qu'à elles.
A l'étranger, là où il y a un recteur, par exemple en Allemagne,
il est un professeur, élu le plus souvent pour un an, soit par
l'ensemble, soit par les délégués de ses collègues. Sa fonction
est surtout représentative; à côté de lui, agit, pour l'adminis-
tration, un délégué de l'Etat, un curateur. En France, pays
LA NOUVELLE UNIVERSITlÉ DE PARIS 463
centralisé, les recteurs d'Académie existent depuis une cen-
taine d'années. Choisis le plus souvent parmi les professeurs
de Facultés, nécessairement pourvus du grade de docteur, ils
sont agents directs de l'Etat. Ils sont placés chacun à la tête
d'une circonscription administrative, appelée académie et qui
comprend plusieurs départements. Us y ont sous leur autorité
les Facultés, les lycées et collèges de garçons et de filles, les
Ecoles normales primaires et, en partie, les établissements
d'enseignement primaire. Quand on fit les Universités, on ne
voulait pas, on n'eût pas pu bouleverser toute une partie de
l'organisation administrative de la France. On fut donc tout
naturellement conduit à laisser le recteur à la tête de l'Uni-
versité, comme il était auparavant à la tète des Facultés.
Mais là son rôle est double. Agent de l'Etat, il représente
l'Etat, devant l'Université. A ce titre, il veille à l'exécution
des décisions du ministre, à l'observation des lois et règle-
ments. Pouvoir exécutif de l'Université, il est chargé d'exé-
cuter ses décisions, il la représente devant l'Etat. Situation en
partie double, qui peut être parfois délicate, mais que le libé-
ralisme des ministres et l'autorité morale des recteurs ne ren-
dront jamais périlleuse.
*
Sans ressources, une personne civile est impuissante.
Quelles* sont les ressources de l'Université de Paris, j'entends
sfes ressources propres? Quels usages est-elle en droit d'en
faire .ï^ Quels usages en a-t-elle faits? En devenant Univer-
sité, les Facultés de Paris n'ont pas cessé d'être établissements
de l'État. L'Etat continue donc, comme par le passé, de pour-
voir à leurs besoins par des sommes considérables. Tout ce
qu'il leur donnait auparavant, a été maintenu au budget,
augmenté même. En 1908, le personnel de ces Facultés,
nommé et rétribué par l'État, est inscrit au budget du minis-
tère de l'Instruction publique pour 3 887 076 fmncs, auxquels
il faut ajouter 267000 francs pour les dépenses propres de
l'École normale supérieure. En outre, l'État donne à l'Uni-
versité pour être répartie par son Conseil entre ses divers
établissements, une somme élevée, affectée aux dépenses de
464 LA REVUE DE PARIS
matériel, frais de cours, dépenses de laboratoires, chauffage,
éclairage, etc.
Les ressources propres de l'Université sont d'abord une
partie des droits payés par les étudiants. Avant 1896, tous ces
droits étaient perçus au profit du Trésor. En créant les Uni-
versités, pour leur assurer des ressources certaines, pour
éveiller en elles Tesprit d'émulation, de ces droits on fit deux
parts. Les droits d'examens en vue des grades d'État restèrent
recettes d'Etat; ils continuèrent d'être encaissés au profit du
Trésor. Mais les droits d'études, d'inscription, de bibliothèque,
de travaux pratiques, en un mot tous ceux qui se rapportent
à la vie scientifique de l'étudiant, devinrent recettes d'Univer-
sité et furent versés à sa caisse. A Paris, c'est une recette
considérable, elle s'est élevée en 1906 aux chiffres suivants :
droits d'immatriculation, 66 120 francs; — droits d'inscrip-
tion, 787 64o francs ; — droits de bibliothèque, loi 912 fr. 5o ;
— droits de travaux pratiques et de laboratoires, 896 797 fr. 5o ;
— Total, I 3oi 470 francs, auxquels il convient d'ajouter une
quarantaine de mille francs, produit des examens pour les titres
scientifiques établis par l'Université elle-même, en dehors des
grades d'Etat.
De cette recette entière l'Université n'est pas libre de dis-
poser à sa guise. Elle doit donner aux bibliothèques tout le
produit des droits de bibliothèque : aux laboratoires, le pro-
duit complet des droits de laboratoires et de travaux pratiques.
Elle ne dispose donc en réalité que des droits d'immatricu-
lation, et des droits d'inscription. On a. pu le voir par les
chiffres relevés, la marge est grande.
Mais en lui faisant largesse des droits d'étude, la loi en a
cependant déUmité l'emploi. Certains abus étaient possibles.
On y a coupé court, d'avance, en décidant que les Univer-
sités ne pourraient employer ces ressources qu'aux objets sui-
vants : dépenses des laboratoires, bibliothèques et collections,
construction et entretien des bâtiments, création de nouveaux
enseignements, œuvres dans l'intérêt des étudiants*
A l'aide des ressources de cette catégorie, l'Université de
Paris a déjà réalisé nombre d'améliorations, les unes extraor-
dinaires, les autres ordinaires. A peine constituée, pleine de
foi en sa vitalité, et confiante dans la persistance de sa person-
LA NOUVELLE UNIVERSITE DE PARIS 465
nalité civile, elle empruntait i 700000 francs au Crédit Fon-
cier pour construire, rue Cuvier, le vaste atelier de rensei-
gnement élémentaire des sciences physiques, chimiques et
naturelles. Tout récemment, faisant bloc d'une subvention de
l'Etat, d'une libéralité du prince de Monaco, de ses ressources
disponibles, et s'endettant encore un peu, elle achetait, au prix
de deux millions, pour ses besoins actuels et surtout pour
ses besoins futurs, le couvent des Visitandines, bâtiments et
jardins. Dahs l'intervalle, elle construisait, sur un des bastions
à elle abandonnés par radministraûon de la Guerre, un labo-
ratoire de physiologie; elle améliorait Roscoff, Banyuls,
Wimereux; elle perfectionnait l'outillage de ses Facultés, col-
lections d'archéologie et d'art moderne, géographie, labora-
toires de sciences expérimentales, séminaires d'études à la
Faculté de droit, à la Faculté des lettres. En même temps,
elle créait, à la Faculté de droit, une chaire d'histoire du droit
public romain, une chaire d'histoire des doctrines économi-
ques, une chaire d'histoire des traites, une chaire de législa-
tion et d'économie rurales, et trois emplois d'agrégés; — à la
Faculté de médecine, deux emplois d'agrégés, trois emplois de
préparateurs; — à la Faculté des sciences, une chaire d'histo-
logie, une chaire de physique générale, un cours de chimie
appliquée, des conférences de mathématiques, deux emplois
de chefs de travaux, huit emplois de préparateurs; à la Faculté
des lettres, une chaire d'histoire de l'art, une chaire de langue
et littérature anglaises, un cours de psychologie expérimen-
tale, un cours de langue et littérature russes; — à l'Ecole
supérieure de pharmacie, deux emplois de préparateurs, et
cinq emplois de garçons de laboratoire.
Les subventions des communes, des établissements publics
et des particuliers forment un second groupe de ressources. Il
en est venu à l'Université de Paris de bien des côtés, même
d'Amérique; toutes avec des affectations déterminées. La ville
de Paris, toujours si généreuse pour l'instruction publique,
ouvre la liste : une chaire d'histoire de la Révolution française
à la Faculté des lettres, une chaire d'évolution des êtres orga-
nisés à la Faculté des sciences; plus tard, deux chaires à la
Faculté de médecine, une de gynécologie, une antre de clinique
infantile ; tout récemment une chaire de chimie biologique à
!•' Juin 1908. 'À
466 LA REVUE DE PARIS
TEcole supérieure de pharmacie; en outre, des bourses à la
Faculté de droit et à TEcole de pharmacie, un subside annuel
à la Bibliothèque universitaire, section de médecine, et
4ooo francs pour le personnel du Bureau de Renseignements
de la Sorbonne.
Après la ville de Paris, sur la liste déjà longue, je relève :
subvention du Conseil général de la Seine, pour prêts d'obli-
geance aux étudiants ; subvention du Gouvernement de l'Al-
gérie et du Gouvernement tunisien pour un cours de géogra-
phie et de colonisation de l'Afrique du Nord ; subvention de
rinstitut Pasteur pour une maîtrise de conférences de chimie
biologique à la Faculté des sciences ; subvention du Gouver-
nement hongrois pour un cours de langue et littérature hon-
groises à la Faculté des lettres ; subvention du comte de Gham-
brun, pour un cours d'histoire de l'économie sociale à la
Faculté des lettres et pour un cours d'économie sociale à la
Faculté de droit; subvention de l'américain Mr. Andrew Car-
negie, pour bourses au laboratoire Curie ; subvention de l'Amé-
ricain Mr. James Hyde pour un cours fait, chaque année,
en anglais, à la Faculté des lettres, par un professeur de
l'Université Harvard; subvention de M. Albert- Kahn,
5oooo francs par an, pour bourses de voyage autour du
monde; subvention du Gouvernement général de l'Indo-Chine,
pour l'Institut de médecine coloniale de la Faculté de méde-
cine.
Les dons et legs sont une troisième et dernière source de
revenus. L'Université de Paris, et plusieurs de ses Facultés,
toutes investies comme elle de la personnalité civile, en ont
déjà reçu de considérables. Tous, sauf un, ont une affectation
déterminée. A la Faculté de droit,^ le legs Goulencourt, plus
de 600000 francs, avec pleine liberté d'emploi. A la Faculté
des lettres, le legs Flammermont, 2 266 francs de rente, pour
une caisse de prêts aux étudiants d'histoire moderne; le legs
Beljame, en faveur des étudiants de langue anglaise; le legs
Duplessis, collection d'ouvrages d'art; le legs Michonis,
environ 55oooo francs, bourses de voyage aux étudiants en
philosophie et histoire religieuse. A l'Ecole de pharmacie,
donations Buignet, Desportes, Menier, prix aux étudiants.
A l'Université, fondation Armand Colin, bourses de voyage à
LA NOUVELLE UNIVERSITE DE PARIS ^67
Tétranger; fondation Marillier; fondation de la marquise Arco-
nati-Visconti, prix Peyrat, histoire contemporaine; fondation
Lannelongue, bourse à un étudiant en médecine originaire du
Gers; fondation du duc de Loubat, citoyen américain, chaire
de clinique thérapeutique à la Faculté de médecine ; donation
par Raphaël Bischoffsheim de l'Observatoire de Nice et de ses
dépendances, le tout évalué à 2770643 francs; legs par le
même de 2 5ooooo francs pour Tentretiendecet Observatoire.
Enfin, tout récemment, legs Gommercy, 4 000000, pour favo-
riser les études à la Faculté des sciences.
A cet égard, la loi de 1896 n*a donc pas été stérile.
A travers ces chiffres, on entrevoit déjà Tintensité de la vie
scientifique et scolaire de TUniversité de Paris. Ce n*est pas
un étabUssement médiocre que celui qui, outre le gros subside
de l'État, tire de son activité tant de ressources, et auquel les
libéralités viennent de tant de côtés, parfois de si loin, nom-
breuses, copieuses et variées. Pour s'en rendre un compte
exact, il faudrait pénétrer daxu» chaque Faculté, dans chaque
service, dans chaque, laboratoire,, anx heures où les ruches
sont en travail, dans les bibliothèques aux instants où elles
regorgent de lecteurs étudiants; on ne le peut ici. A défaut du
détail, une esquisse par grandes masses pourra donner une
idée de l'activité universitaire du Paris contemporain.
D'abord la masse des professeurs. Ils sont aujourd'hui au
nombre de 32o; 43 à la Faculté de droit; 108 à la Faculté de
médecine, y compris 29 médecins et chirurgiens des hôpitaux,
chargés de cours de cliniques annexes; 64 à la Faculté des
sciences; 78 à la Faculté des lettres et 22 à l'École supérieure
de pharmacie. L'École normale supérieure, administrée par un
directeur assisté d'un sous-directeur, n'a pas de professeurs
en propre. Ses élèves sont immatriculés, suivant les sections,
à la Faculté des lettres et à la Faculté des sciences.
Ces 320 professeurs ne sont pas tous du même titre. On
distingue en eux les professeurs titulaires, les chargés de cours,
les maîtres de conférences, les agrégés. Les professeurs titu-
laires, nommés par décret, sur présentation de la Faculté et de
468 LA RBYUE DE PARIS
la Section permanente du Conseil supérieur de l'Instruction
publique, sont inamovibles. Ils sont 87 à la Faculté de droit,
38 à la Faculté de médecine, 28 à la Faculté des sciences, 35
à la Faculté des lettres, 23 à l'Ecole de pharmacie. Générale-
ment plus jeunes, les chargés de cours et les maîtres de confé-
rences sont nommés par le ministre, quand ils sont rétribués
sur les fonds de l'Etat, parle recteur, sur présentation du Con-
seil de l'Université, quand ils reçoivent leur traitement sur les
fonds de l'Université. Ils sont, suivant les Facultés, docteurs en
droit, en médecine, es sciences ou es lettres. Les agrégés sont
nommés par concours. Ils n'existent qu'à la Faculté de droit,
à la Faculté de médecine et à l'Ecole de pharmacie. Ils peu-
vent être et souvent ils sont chargés de cours complémen-
taires.
Aux chefs d'emploi, dans les services à laboratoires et à tra-
vaux pratiques, sont adjoints de nombreux auxiliaires, chefs
des travaux, chefs de laboratoires, chefs de cliniques, prosec-
teurs, prépara teui-s, aides, moniteurs. Au total, l'ensemble du
personnel affecté à l'enseignement atteint le chiffre de 628.
Pour être complet, à ce chiffre il faut ajouter les cours
libres. Le Conseil de l'Université les autorise très libéralement.
Il exige seulement une garantie scientifique, soit un doctorat,
soit des travaux personnels équivalents, une méthode scienti-
fique, un sujet rentrant dans l'encyclopédie universitaire, et
ne faisant pas double emploi avec les sujets traités par ses pro-
fesseurs. A titre d'exemples, voici quelques-uns des cours
libres autorisés en 1 908 : droit musulman ; — le régime matri-
monial en droit allemand ; — sciences auxiliaires de l'histoire
du Droit; — psychiatrie appliquée à l'étude du Droit; — ryth-
mique musicale intuitive ; — langue et littérature hébraïques ;
— langue et littérature Scandinaves ; — principes de colonisa-
lion appliqués à l'Afrique occidentale française; — le dessin
dans l'art français; — le style classique italien à travers les
écoles d'art d'Europe duxvi'' au xviii' siècles; — Egypte et
Syrie au temps des Hyksos et de Thoutmès; — histoire de l'As-
sistance publique en France ; — électricité animale ; — phona-
tion et audition; — généralités de la chimie organique; —
méthodes d'Hamilton et de Jacobi en mécanique céleste.
En principe, tous les cours de l'Université sont publics.
LA NOUVELLE UNIVERSITE DE PARIS 469
C'est la tradition française, celle de Guizot, Cousin et Ville-
main. Elle a eu ses inconvénients. Souvent elle a attiré aux
auditoires des Facultés un public incompétent et frivole, au
niveau duquel fatalement se mettait le professeur. Il est vrai
que la mode des cours oratoires a été limitée à la Faculté des
lettres, et à quelques cours de vulgarisation de la Faculté des
sciences, que jamais elle ne s'est étendue aux enseignements
ésotériques de la Faculté des sciences, ni à la Faculté de droit,
ni à la Faculté de médecine. On n'y a pas renoncé. Mais depuis
que la Faculté des lettres et la Faculté des sciences ont de
vrais étudiants, les cours publics eux-mêmes ont pris une
allure plus didactique et un caractère plus savant. Ce sont,
non plus conférences d'Athénée pour un public mondain,
mais cours d'initiation à la science et à ses méthodes. L'igno-
rant désœuvré qui s'y égare s'y sent vite en pays étranger. De
la tradition, on n'a conservé que l'habitude des larges et claires
ordonnances, de l'exposition lucide, du solide enchaînement
des idées, toutes qualités françaises qu'il importe de con-
server, et de donner en exemple aux maîtres de demain.
Toutefois ne sont publics que les cours qu'une décision de
la Faculté n'a pas réservés aux seuls étudiants. En fait, la plu-
part des cours et des travaux pratiques dont ils sont assortis
se font pour eux sexAs^ privatim, et même privatissime comme
on dit en Allemagne, par groupes d'autant plus limités que
l'objet du travail est plus délicat ou plus difficile. A l'Univer-
sité, le travail est libre, celui de l'étudiant comme celui du
maître. 11 ne l'est pas cependant au même degré qu'en Alle-
magne. Là, Tunique sanction des études universitaires est le
doctorat, et le doctorat consiste en la composition et la soute-
nance d'une thèse sur un sujet choisi par le candidat sous
l'inspiration d'un maître de son choix. Les examens d'Etat, en
vue de l'exercice des professions publiques, médecine, admi-
nistration, enseignement, barreau, magistrature, si stricts, si
chargés, si difficiles, se passent en dehors des Universités,
devant des jurys spéciaux, et les Universités sont censées n'y
pas préparer. Chez nous, au contraire, depuis le Consulat, les
grades académiques sont grades d'Etat, et conditions à l'exer-
cice de certaines professions, et il n'est ni à prévoir, ni à sou-
haiter, avec nos mœurs, qu'il cesse d'en être ainsi. L'Etat
470 LA REVUE DE PARIS
donc en' détermine les programmes, et fatalement ces pro-
grammes deviennent en partie la règle de l'activité des Uni-
versités; règle large cependant, souple et sans tyrannie, qui,
tout en limitant la liberté académique, laisse à l'étudiant le choix
de ses maîtres, au maître le choix du sujet à traiter dans Tobjet
général de son enseignement, et une pleine indépendance de
procédés et de méthodes. Les choses sont ordonnées de telle
façon que d'année en année, au cours gradué des études,
croisse la liberté de l'élève. D'abord, pour les débutants,
l'initiation aux méthodes, et les résultats généraux de la
science; puis, une première invitation à la recherche; enfin,
au sommet, le travail personnel en toute liberté, sous la direc-
tion plus lointaine des maîtres, le doctorat, chef-d'œuvre du
compagnon savant en vue de la maîtrise.
Où les Universités sont affranchies de toutes les gênes des
grades d'État, c'est dans les titres d'ordre scientifique qu'elles
sont libres d'instituer et de régler. L'Université de Paris a
déjà usé assez largement de cette franchise. Les titres créés
jusqu'ici par elle sont de deux sortes : les uns d'ordre tech-
nique, les autres d'ordre purement scientifique. Dans le pre-
mier groupe, le certificat de sciences pénales, à la Faculté de
droit, aux études duquel concourent, avec des professeurs de
la Faculté, des magistrats et des médecins légistes; le diplôme
de médecin colonial et le diplôme de médecin légiste, psy-
chiatrie et médecine légale, à la Faculté de médecine; le
diplôme d'ingénieur chimiste, à la Faculté des sciences, sanc-
tion des trois années d'études de l'Institut de chimie appliquée.
Le titre purement scientifique est un, avec des modalités
différentes, suivant les Facultés; c'est le doctorat de l'Univer-
sité de Paris. Les épreuves en sont les mêmes que celles du
doctorat d'Etat. Mais comme il ne donne pas les mêmes
droits, comme il est simplement une preuve de savoir appro-
fondi, on peut y prétendre sans justifier des grades antérieurs,
baccalauréat, licence, exigés par les lois et règlements pour
le doctorat d'Etat. 11 suffit de prouver qu'on est apte à ce
degré du travail universitaire. Les Français n'en sont pas
exclus; mais les étrangers qui viennent à Paris achever ou
perfectionner des études commencées ailleurs, sont les plus
nombreux à le poursuivre. En 1907, il a été délivré /i4 doc-
LA NOUVELLE UNIVERSITE DE PARIS ^7!
tqrats de TUniversité de Paris, i5 à la Faculté de médecine,
8 à la Faculté des sciences, lo à la Faculté des lettres, a à
rÉcole de pharmacie. Rien que par ces chiffres, on voit que
le titre n'est pas prodigué. Le bon renom de l'Université de
Paris est engagé à ce qu'il ne soit pas tenu, à l'étranger, pour
inférieur au doctorat d'Etat. De fait, il est si estimé que ceux
qui l'ont obtenu tiennent, une fois revenus en leurs pays, à
en porter la marque. Ils ont demandé un insigne. Le Conseil
de l'Université leur a accoixlé le droit de porter l'épitoge aux
couleurs de Paris, rouge et bleu avec trois rangs d'hermine,
indice du doctorat.
*
Maintenant la masse des étudiants. Elle est énorme, presque
aussi grande qu'au moyen âge : i6 175, en 1907. Toutefois une
remarque est ici nécessaire. En fait, tous ces étudiants ne sont
pas présents. Je ne parle pas des îrréguliers. C'est une espèce
abondante, surtout à la Faculté de droit, qu'on a connue de
tout temps, et que les temps futurs connaîtront sans doute
aussi. Je parle des absents pour cause légitime. De par les
règlements scolaires, l'inscription vaut pour deux ans; par
suite reste inscrit et est recensé tout étudiant dont la dernière
inscription ne remonte pas au delà de deux années. Beaucoup
sont dans ce cas. Les uns sont au service militaire; les autres,
internes des hôpitaux, candidats aux agrégations des lycées,
candidats au doctorat, travaillent en vue de leurs examens ou
concours, toutes inscriptions prises. Ils continuent d'entrer en
compte. Ainsi à la seule Faculté de droit, en 1907, i 53o étu-
diants régulièrement dénombrés, n'avaient fait aucun acte
de scolarité.
Sous le bénéfice de cette réserve, en l'année 1907, les
16 175 étudiants immatriculés à l'Université de Paris étaient
répartis de la manière suivante : à la Faculté de droit, 7 182,
dont 583 candidats au doctorat; à la Faculté de médecine,
3 201 , savoir : 3 037 aspirants au doctorat, 6 à l'officiat, vieux
titre inférieur supprimé depuis longtemps déjà, mais que
peuvent demander encore ceux qui en avaient naguère com-
47^ LA UEVUE DE PARIS
mencé les études, 78 élèves sages-femmes et 85 élèves chi-
rurgiens-dentistes; à la Faculté des sciences, 2 147, savoir :
670 candidats au certificat d'études physiques, chimiques et
naturelles, 98 élèves de Tinstitut de chimie appliquée, 9 can-
didats à Tagrcgation des lycées, i 206 candidats à la licence
es sciences, 49 aspirants au doctorat, et ii5 étudiants simple-
ment immatriculés pour être admis au travail des laboratoires ;
à la Faculté des lettres, 2 649^ savoir : 714 candidats à la
licence, 298 aspirants aux diverses agrégations de renseigne-
ment secondaire, i53 candidats aux certificats d'aptitude à
l'enseignement des langues vivantes, 189 candidats aux
diplômes d'études supérieures, 437 candidats au certificat
d'études françaises pour les étrangers, 72 aspirants au doc-
torat, enfin 786 étudiants simplement immatriculés pour avoir
accès dans les conférences internes de la Faculté ; à l'École de
pharmacie, i 000 dont 34 candidats au doctorat de l'Université
de Paris, mention Pharmacie, et 88 aspirants herboristes.
Au total, depuis une dizaine d'années, la crue des étudiants
n'a cessé de monter. De i4ooo en 1897, après un abaisse-
ment sensible en 1902, l'étiage passe à i4 6oo, pour dépasser
16000 en 1907. Mais si de ce chiffre global on isole les com-
posantes, le mouvement est loin d'être le même dans toutes
les Facultés de TUniversité. A la Faculté de droit, de 4 600
en 1897, le chiffre tombe à 44oo en 1899, ^ ^® relève
à 4700 en 1901, reste stationnaire deux ou trois ans, puis
bondit tout à coup à 6 100 en 1906, à 7 100 en 1907. A la
Faculté de médecine, à l'Ecole de pharmacie, il en est autre-
ment. Les plus hauts chiffres ont été atteints il y a quel-
ques années, 4 5oo et i 800 en 1898; par une décroissance
continuelle, ils tombent respectivement à 3 100 et à i 000
en 1907. Des phénomènes sociaux et économiques en sont la
cause. Le diplôme de licencié en droit est un passe-partout
pour nombre de carrières; beaucoup même le recherchent
sans intention déterminée d'avenir, simplement pour avoir,
comme en cas, ce diplôme en leur poche. Et puis, on fait
son droit, du moins jusqu'à la licence, facilement, en fai-
sant autre chose. Pour la médecine et la pharmacie, il en est
autrement. Les études sont longues, coûteuses. La concur-
rence est devenue ardente, âpre; médecins et pharmaciens
LA NOUVELLE UNIVERSITE DE PARIS 473
pullulent. Nombre de faits sociaux, associations de secours
mutuels, syndicats ouvriers, diminuent leurs profits. 11 est tout
naturel que diminue le nombre de ceifx qui veulent courir
Taléa de professions si encombrées.
Il n'en est pas de même pour la Faculté des lettres et pour
la Faculté des sciences. Au début de la réforme de renseigne-
ment supérieur, elles n'avaient guère pour étudiants que de
futurs professeurs. Le nombre des emplois étant limité, très
vite les débouchés se sont rétrécis. La loi militaire de 1889 qui
donnait une prime à la licence es lettres et à la licence es
sciences, amena dans ces Facultés des étudiants qu'elles ne
connaissaient pas auparavant. Au sortir des lycées et des
collèges, beaucoup de bons élèves, sûrs de devenir licenciés en
moins de deux ans, se firent étudiants, en licence. C'était
autant de gagné pour la culture générale du pays. Avec la loi
militaire de 1906, qui a supprimé le privilège militaire des
grades, on pouvait craindre une sensible diminution du
nombre de ces étudiants. Jusqu'ici il n'en a rien été. L'im-
pulsion acquise ne parait pas épuisée. Après de bonnes études
secondaires, nombre de jeunes gens qui autrefois n'auraient
pas dépassé le baccalauréat, tiennent à venir à l'Université
s'initier à son travail, à ses méthodes. Et pour répondre* à
cette nouvelle et heureuse tendance, l'actiyité de la Faculté des
lettres et de la Faculté des sciences, longtemps concentrée sur
la préparation aux grades, et aux concours de l'enseignement
public, s'est élargie. Leur licence n'est plus la licentia docendi;
c'est le premier degré de la culture savante, avec ce qu'il com-
porte de spécialités. Aussi, nombreux encore à la Faculté des
lettres, les aspirants aux fonctions de l'enseignement le sont
beaucoup moins à la Faculté des sciences. Surplus de 200 étu-
diants qui manipulent chaque jour au laboratoire de physique
générale, une trentaine seulement se destinent à l'enseigne-
ment. Les autres font de la science pour la science, ou pour
l'appliquer ensuite aux travaux de l'industrie. Gela c'est toute
une révolution. L'Université de Paris l'a très largement favo-
risée, en envisageant comme dignes d'elle d'autres tâches que
celle de former des répétiteurs et des professeurs, et en se ren-
dant compte des besoins actuels et futurs de la société française.
Enfin, c'est surtout à la Faculté des lettres et à la Faculté des
k^jlx • LA REVUE DE PARIS
sciences que chaque année va croissant le nombre des étudiants
étrangers attirés vers l'école de Paris.
Il a atteint, en 1907, plus de 2 3oo unités, le nombre de ces
étudiants étrangers. Et il y en a du nouveau monde comme de
l'ancien. Le dénombrement en est intéressant. D'abord, une
vieille cliente fidèle, la Roumanie, 233; T Autriche-Hongrie,
42; le Portugal, 2; l'Espagne, 8; l'Italie, 9; la Grèce, 22; la
Bulgarie, 43; la Serbie, 28; l'Empire Ottoman, 108; la Perse,
8; le Japon, i; la Chine, i[\\ l'Egypte, i3; la Tunisie, 9;
les Iles-Britanniques, 65 ; la Suède et la Norvège, 9 ; les Pays-
Bas, 6; la Belgique, 5; le Luxembourg, 9; la Suisse, 30;
l'Empire allemand, 127; le Danemark, i ; le Continent afri-
cain, 2 ; les lies africaines, 3; le Canada, 4; le Mexique, 7; le
Brésil, 2 ; les Antilles, 2 ; les Républiques de l'Amérique Cen-
trale, 6; les Républiques de l'Amérique du Sud, 24 ; les États-
Unis, 63 ; Haïti, i ; enfin le vol des oiseaux migrateurs venus
de Russie, i 200 en chiffre rond.
Intéressante aussi la répartition de ces contingents par
Facultés. Bien que, l'Egypte exceptée, le droit français n'ait
d'application et partant d'utilité pratique qu'au dedans de nos
frontières, 549 étudiants étrangers sont inscrits à la Faculté de
droit. Il n'y en a que 43 1 à la Faculté de médecine, sans compter
les nombreux docteurs étrangers qui viennent travailler quelque
temps dans les laboratoires. Il y en avait davantage voilà quinze
ou vingt ans. Mais la loi n'a plus permis aux étrangers d'exercer
la médecine en France, s'ils ne satisfont pas à toutes les con-
ditions imposées aux nationaux ; le diplôme qu'ds obtiennent,
de même valeur scientifique que le doctorat d'Etat, ne leur
donne aucun droit en France. Du coup leur nombre a sensi-
blement diminué. Pour semblable raison, ils ne sont que 25 à
l'Ecole de pharmacie. En revanche, ils sont 483 à la Faculté
des sciences et 907 à la Faculté des lettres.
Beaucoup sont des femmes. L'Université de Paris, ^n effet,
ne distingue pas entre les sexes. A conditions égales, égal
accès au savoir et aux grades. La médaille qu'elle a fait graver
par Chaplain et à l'empreinte de laquelle sont scellés ses diplô-
mes, porte, aux côtés d'une figure centrale personnifiant la
science, d'un côté un jeune homme en costume de laboratoire,
de l'autre une jeune fille. Ce n'est pas simplement un symbole :
LA NOUVELLE UNIVERSITE DE PARIS ^75
c'est rexpressiond'un fait. Il y a une trentaine d'années, la pre-
mière femme qui vint à Tamphi théâtre d'anatomie, disséquer
avec les hommes, fît presque scandale. Un peu plus tard, celle
qui la première étudia le droit, provoqua la stupeur. On s'y est
fait. II y a des femmes médecins ; il y a des princesses de science ;
l'Université de Paris a même confié une de ses chaires à la veuve
d'un savant illustre, docteur es sciences comme lui, associée à
ses travaux, à ses découvertes, à sa gloire; il y a des femmes
avocats; le droit de plaider a fini par leur être conféré par
la loi ; il y eut de tout temps des femmes professeurs ; avec le
développement de l'enseignement des jeunes filles, le nombre
en croît d'année en année. Semblables phénomènes sociaux
se passent à l'étranger, en Russie, aux Etats-Unis, en Suisse,
en Angleterre, ailleurs encore. Aussi n'est-il pas étonnant
qu'à l'Université de Paris lé contingent des femmes étudiantes
soit de i3i9, et que sur ce nombre 829 soient étrangères.
Elles se répartissent de la façon suivante entre les diverses
facultés; 108 à la Faculté de droit; 3o françaises et 78 étran-
gères; — 246 à la Faculté de médecine, 78 françaises,
178 étrangères; — a^a à la Faculté des sciences, 89 fran-
çaises, i53 étrangères; — 719 à la Faculté des lettres,
298 françaises, 421 étrangères; — 4 à l'Ecole de pharmacie,
toutes étrangères.
Des -dix ou onze mille étudiants présents, moitié environ,
parisiens de naissance ou de résidence, vit au foyer de famille.
Les autres, pour la plupart, logent dans les hôtels meublés
du quartier latin et mangent dans les brasseries et dans les
restaurants à bon marché. Vie médiocre et morne, qui n'est
pas sans dangers. Sous le gouvernement de Juillet, Guizot ne
songeait pas sans tristesse « à cette déplorable condition de la
jeunesse' », aux traces qu'elle peut laisser « pour tout le reste
de leur vie, dans les mœurs, les idées, le caractère de ceux-là
mêmes qui n'y succombent pas tout entiers ». Et il rêvait,
autour des grandes écoles, de maisons où, « sans la contrainte
des collèges, les jeunes gens pourraient, à leur gré, retrouver
quelque chose du foyer domestique ». Un de mes regrets est
de n'avoir pas réussi jusqu'ici à provoquer un mouvement
pour la construction de ces maisons. Je les voudrais claires.
li'jQ LA REVUE DE PARIS
saines et gaies; un logis pour dix ou douze au plus, avec une
salle commune, salon de conversation, salle de lecture, salle
de jeux, salle à manger, bains, douches, salle d'armes et
d'exercices physiques ; pour chacun une chambre et un cabinet
de travail, un mobilier très simple, partout de Tair, de la
lumière, et, s'il se pouvait, un peu de ciel et d'espace où
perdre le regard.
Du moins, les étudiants sans foyer parisien peuvent, en
dehors des heures de cours, de laboratoire et de bibliothèque,
se réunir entre eux ailleurs qu'au café ou à BuUier. C'est grand
progrès sur l'état antérieur. 11 s'est formé entre eux des asso-
ciations. On les a favorisées, la constitution des Universités
visant un triple but, le rapprochement des maîtres, celui des
maîtres et des étudiants, celui des étudiants.
La plus ancienne est l'Association générale des étudiants.
Comme son nom l'indique, elle reçoit des étudiants de toutes
les Facultés. Elle naquit à l'heure enthousiaste où FUniversité
de Paris, encore lointaine, apparaissait à tous, jeunes et vieux,
comme un bel idéal à conquérir. Avec elle, l'étudiant de Paris
ne fut plus un être anonyme, perdu dans la foule. Sans
revêtir un costume archaïque, il eut ses marques distinctives,
le béret de velours noir, avec ourlets aux couleurs des diverses
Facultés, jaune, rouge, vert, amaranthe ou ponceau, et en
sautoir, sous Thabit, le ruban violet, couleur de l'Université,
ou bleu et rouge, couleurs de Paris. Le groupe eut son
drapeau, le drapeau tricolore, et il le porta fièrement, digne-
ment, en France, à l'étranger, dans les cérémonies et les fêtes
universitaires.
La faveur des maîtres, celle des pouvoirs publics leur fut
promptement acquise. En son modeste logis de la rue des
Ecoles, elle reçut des ministres, voire des présidents de la
République. Après quelques années, elle fut déclarée d'utilité
publique, majeure par conséquent, capable de posséder.
Aujourd'hui, elle compte 2700 adhérents. Le recteur,
les doyens, nombre de professeurs, beaucoup d'hommes
politiques sont parmi ses patrons et ses membres d'honneur.
Elle n'a pas encore quitté son berceau, le modeste appartement
du n° 4i de la rue des Ecoles, mais elle y a ajouté, chaque
année, tantôt un appartement, tantôt un étage entier, et elle
LA NOUVELLE UNIVERSITE DE PARIS /177
en est venue à occuper toute la maison et la maison voisine,
moins les boutiques. Elle a, sans parler du café, des salles
d'études et de conférences, des bibliothèques, des commence-
ments de collections pour ses diverses sections.
Mais tous ces locaux, construits et aménagés pour d'autres
usages, sont incommodes, insuffisants. Depuis longtemps,
elle rêvait d'une maison à elle, construite et aménagée pour
elle, parée pour elle. Du jour où elle fut personne civile, elle
se mit à économiser dans ce dessein. Ce dessein est à la veille
de se réaliser. Après bien des recherches, bien des projets, la
Maison des Étudiants va se faire. L'Association videra son bas
de laine. Mais les laoooo ou i3oooo francs qu'il contient n'y
suffiraient pas. La Ville, l'Etat, les bons vouloirs particuliers
feront le reste. La ville a loué à l'iVssociation à bail amphi-
théotique, pour un loyer minime, l'ancienne Faculté de méde-
cine, rue de la Bûcherie, qui est propriété communale. A la
demande du Gouvernement, les Chambres ont accordé à
l'Association une subvention de 300000 francs. S'il faut
davantage, l'Association le trouvera.
Chaque année, l'Association générale a son banquet. S'y
assoient avec les étudiants nombre de professeurs. La fête est pré-
sidée par un homme notoire, souvent illustre, tels que Renan,
Sully Prudhomme, Ernest Lavisse, Jean Casimir-Perier, Emile
Loubet, Paul Hervieu, Michel Bréal. La collection de leurs
discours, publiée par l'Association, est un précieux recueil.
Plus tard se sont fondées d'autres associations d'étudiants,
particulières celles-là, l'Association corporative des étudiants
en pharmacie, l'Association corporative des étudiants en
médecine, l'Association des élèves et anciens élèves de la
Faculté des sciences, l'Association des élèves et anciens élèves
de la Faculté des lettres. Ceux-là se groupent suivant d'autres
affinités que celles qui ont formé à l'origine l'Association
générale. Elles sont toutes dignes d'intérêt et de faveur. Car
toutes elles tendent à faire sortir l'étudiant de son isolement.
Quant aux étudiants étrangers, ils fraient sans doute avec
les étudiants français, et sont nombreux à l'Association géné-
rale; mais, comme autrefois les membres des nations de la
vieille Université de Paris, ils ont tendance bien naturelle à
se grouper entre eux. Si bien qu'on pourrait voir, dans la jeune
478 LA REVUE DE PARIS
Université de Paris, les premiers linéaments de nations nou-
velles. Le plus nombreux, le plus cohérent, est le groupe
russe, formé d'étudiants ardents au travail, vivant de peu, se
faisant volontiers à tour de rôle les serviteurs des camarades.
N'exagérons rien cependant. Ce sont là groupements instables,
sans organisation, sans passé, sans tradition, formés au hasard
des circQAatjances et que les circonstances peuvent modifier.
Voilà, en une rapide esquisse, la noovelle Université de
Paris. A peine constituée en sa forme mûdeme, elle a été
saluée par les Universités du monde entier, et leur est apparue»
avec le corps de ses maîtres, comme l'héritière de l'antique
Université de Paris, dont le renom vit toujours respecté. Avec
elles, elle fait échange régulier de publications et de travaux;
à leurs fêtes, elle envoie des délégués; à ses fêtes, elle reçoit
leurs représentants. Il y a deux ans, une importante députa-
tion de ses membres, recteur en tête, faisait visite à l'Univer-
sité de Londres ; elle était reçue, à Windsor, par le Roi et la
Reine. L'an dernier, une nombreuse députation de l'Université
de Londres, vice-chancelier en tête, lui rendait sa visite.
Avant que de naître, elle avait rencontré plus de faveur encore,
en France, à Paris. On a vu ce que l'Etat, la Ville et les par-
ticuliers ont fait pour elle. En outre de ces grands bienfai-
teurs, elle a ses amis. Ils se sont groupés, au nombre d'un
millier environ, en une société, la Société des amis de l'Univer-
sité de Paris, qui eut pour premier président un ancien Prési-
dent de la République, Jean-Casimir Perier, auquel a succédé
un ancien ministre de l'Instruction publique, Raymond Poin-
caré, celui-là même qui, après Léon Bourgeois et Georges
Leygues, déposa et soutint le projet de loi d'où elle est sortie.
Chaque année, de ses dons, de ses cotisations, de ses revenus,
car elle aussi est reconnue d'utilité publique, elle accorde des
bourses de voyage à l'étranger à quelques-uns de ses étu-
diants, des subventions à quelques-uns de ses laboratoires. Et,
bienfait plus précieux, elle est pour elle, auprès du public,
une caution de haute valeur.
LA NOUVELLE UNIVERSITÉ DE PARIS ^79
Ce ne sera pas trop du concours de tous ses amis, connus
ou inconnus, présents et à venir, pour aider à son achève-
ment. Car, malgré tout ce qu'elle a déjà, elle n'est pas encore
complète. Ses ambitions sont hautes et vastes. Sans en tracer
ici un programme, je dirai seulement qu'il lui manque encore
un Institut de géographie, un laboratoire spécial de méca-
nique appliquée, un Institut d'histoire de l'art. Le sol où ils
pourront s'élever est à elle : viennent les quelques millions
nécessaires, et les constructions sortiront vite de terre.
Telle qu'elle est déjà, elle présente un ensemble imposant,
Certes toutes cloisons n'ont pas disparu entre les divers corps
dont elle est formée. Ce n'est pas en dix ans, en vingt ans,
ni même en cinquante ans, que peuvent disparaître des
mœurs séculaires. Chaque Faculté a sa physionomie, son
caractère, et, si Ton veut, 'ses préjugés. On savait bien, en
les réunissant, que très longtemps encore chacune d'elles
conserverait son individualité, et, au fond, il n'est peut-être
pas à souhaiter qu'elle la perde. Philologues et savants, juristes,
économistes, médecins et pharmaciens, ont des origines
diverses, des éducations différentes. Les robes qu'ils revêtent
dans les cérémonies ne sont pas de même couleur. L'essentiel
est qu'ils ne soient plus confinés, les uns et les autres, dans
des compartiments étanches. Or, il est manifeste qu'à travers
les parois de séparation s'accomplissent les exosmoses et les
endosmoses de la science. La médecine a ses hôpitaux et ses
laboratoires. Mais, outre que l'éducation du médecin débute
par un stage à la Faculté des sciences, partout l'observation
clinique se double de l'expérimentation. Depuis Claude
Bernard et Pasteur, la médecine est devenue une science
expérimentale. De même à la Faculté de droit, les anciennes
méthodes strictement géométriques se sont assouplies dans
l'atmosphère de l'histoire. Grand est le nombre des .professeurs
qui ont des grades dans deux Facultés, à la Faculté des sciences
et à la Faculté de médecine, à la Faculté des lettres et à la
Faculté de droit. Très significatif aussi le nombre des étu-
diants qui étudient simultanément dans deux établissements.
En 1907, on en a noté Sg à la Faculté des sciences et à la
Faculté de médecine, 3g à la Faculté des sciences et à l'Ecole
de pharmacie, 18 à la Faculté des sciences et à la Faculté des
48o LA REVUE DE PARIS
lettres ou à la Faculté de droit, 826 à la Faculté des lettres et
à la Faculté de droit.
Depuis quelques années, une fois Fan, tous les maîtres de
rUniversité se réunissent, à la Sorbonne, en assemblée géné-
rale. Là, tantôt le recteur, tantôt un doyen, leur rend compte
de la situation de TUniversité. Us sont ainsi mis au courant
des faits qui les intéressent tous. Mais les rapprochements
féconds d'esprits se font, chaque jour, partout où se rencon-
trent les professeurs de Facultés diverses, dans les Académies,
dans les sociétés savantes, dans les bibliothèques, dans les
laboratoires. A ces contacts, de l'un à l'autre passent les vues
originales et les idées nouvelles.
L'apport de l'Université de Paris au trésor de la science
contemporaine est déjà considérable. Je pourrais citer à l'actif
des maîtres nombre de travaux individuels ou collectifs, qui
sont des chefs-d'œuvre ; à l'actif des étudiants , nombre de
thèses de doctorat qui sont des œuvres, nombre de mémoires
qui sont des promesses. L'Université de Paris n'est pas seule-
ment un très vaste atelier d'enseignement, elle est une colonie
d' « écoles », au sens savant du mot. Nous autres Français,
nous ne pouvons pas lui décerner des brevets de « maîtrise ».
Mais quand cette « maîtrise » est reconnue, proclamée par
l'étranger, nous devons l'enregistrer. J'enregistre donc, na-
guère, les prix de hautes mathématiques fondés par le Roi
de Suède, décernés à deux mathématiciens de la Faculté des
sciences, Poincaré et Appell; les bourses internationales
d'études fondées par l'Américain Andrew Carnegie , pour le
'laboratoire illustré par Curie; le prix Bolyai, de l'Académie
hongroise des sciences, attribué au mathématicien Poincaré,
de la Faculté des sciences ; le prix Nobel des sciences physi-
ques, décerné une première fois à Curie et à madame Curie,
une seconde fois au chimiste Moissan ; tout récemment, le
prix Nobel de la Paix, attribué à Louis Renault, le fondateur,
à la Faculté de droit, de 1' « école » française de droit inter-
national public... La liste reste ouverte.
LOUIS LIARD
ÉPAVES'
LA BEAUTE FAIT CROIRE
La foi, Tantique foi dans mon âme a péri,
Et maintenant je sonde à tâtons la Nature.
Mais je regrette, hélas I la sublime imposture
Qui, dans Tombre déserte, offre au cœur un abri;
Et j'y crois de nouveau quand vous m'avez souri :
La nuit m'épouvantait, cette aube me rassure.
Quand je ne vous vois pas, l'inconnu me torture;
Paraissez seulement, et mon mal est guéri.
Un sourire de vous, et le bonheur m'inonde :
Je ne peux plus douter qu'une main sur le monde,
Par pitié, comme un baume, ait épanché l'amour.
L'espérance a raison de ma raison rebelle :
Sans retour aimez-moi ; je croirai sans retour
A la bonté d'un Dieu qui vous créa si belle.
I. Poésies extraites d'un volume qui paraîtra bientôt sous ce titre,
i" Juin 1908. • 3
483 LA REVUE DE PARIS
II
LE PREMIER AMOUR
A Carmen Sylva,
Comme un verre intact, avant Theure
Où le remplira Téchanson,
Au plus léger coup qui l'effleure
Vibre d'un sonore frisson,
Mais pour la fugitive atteinte
N'a plus de soupir cristallin,
Et ne tressaille ni ne tinte
Sous aucun heurt dès qu'il est plein,
Le jeune cœur, vivant calice,
Frémit, plaintif, au moindre appel,
Avant que l'Amour le remplisse
De son généreux hydromel ;
Mais, quand cet échanson céleste
L'a soudain comblé jusqu'au bord,
Plus rien n'y bat pour tout le reste ;
Silencieux, îl parait mort.
C'est qu'il peut dédaigner la terre ;
11 aime ! le ciel est entré
Dans sa profondeur solitaire :
Il est immuable et sacré.
III
JE LUI FERAI DES VERS AIMANTS
Je lui ferai des vers aimants,
Et, comme un lapidaire incliné sur sa meule
Se cache pour tailler ses plus purs diamants,
Je polirai tout bas ces vers pour elle seule,
ÉPAVES 483
Et nul ne les verra se former sous mon front,
Nul ne verra sur eux tomber des pleurs de femme,
Et ces choses se passeront
Hors du monde et très haut, de mon âme à son âme.
IV
SUU UNE TOMBE
J'entends toujours monter de cette affreuse tombe
Le son lugubre et sourd de la terre qui tombe
Et croule sur ce jeune corps.
Ce son n'a plus voulu sortir de mon oreille ;
Il me poursuit le jour, la nuit il me réveille,
11 m'obsède comme un remords.
Je crois toujours ouïr la morte solitaire
Qui, sentant croître l'ombre et s'amasser la terre,
Les conjure d'attendre un peu :
Près de s'évanouir, si douce est la lumière I
Mais la nuit et le sable ont chargé sa paupière.
Au soleil elle a dit adieu.
Elle écoute : elle entend s'éloigner sa famille ;
Ils rentrent au foyer, tes frères : pauvre fille.
Va seule dans l'éternité. . .
Toute seule, ô terreur! O spectacle qui navre :
Dans l'âme la torture, et dans l'œil du cadavre
Le sommeil vide, illimité.
Car ces êtres jumeaux n'ont plus même fortune :
L'un rend paisiblement à la source commune
Les éléments qu'il avait pris ;
L'autre dans l'infini s'épouvante et frissonne.
Et, veuve du regard, ne reconnaît personne
Au vague empire des esprits.
484 LA REVUE DE PARIS
Qui donc souhsdte à Tâme une essence immortelle
Devant rhorizon noir que la funèbre pelle
Ouvre au songe sous le gazon?
C'est plutôt le néant cent fois que je préfère,
A moins que l'enfant mort puisse oublier sa mère
Et la verdure et la maison.
LE PARDON
Pour peu que votre image en mon âme renaisse,
Je sens bien que c'est vous que j'aime encor le mieux.
Vous avez désolé l'aube de ma jeunesse,
Je veux pourtant mourir sans oublier vos yeux,
Ni votre voix surtout, sonore et caressante,
Qui pénétrait mon cœur entre toutes les voix.
Et longtemps ma poitrine en restait frémissante
Gomme un luth solitaire encore ému des doigts.
Ah! j'en connais beaucoup dont les lèvres sont belles,
Dont le front est parfait, dont le langage est doux :
Mes amis vous diront que j'ai chanté pour elles,
Ma mère vous dira que j'ai pleuré pour vous.
J'ai pleuré, mais déjà mes larmes sont plus rares;
Je sanglotais alors, je soupire aujourd'hui;
Puis bientôt viendra l'âge où les yeux sont avares,
Et ma tristesse un jour ne sera plus qu'ennui...
Oui, pour avoir brisé la fleur de ma jeunesse.
J'ai peur devons haïr quand je deviendrai vieux :
Que toujours votre image en mon âme renaisse!
Que je pardonne à l'âme en souvenir des yeux!
SULLY -PRUD HOMME
LA VOIE DU MAL'
MOEURS SARDES
IV
Pietro revint après cinq semaines d'absence, la veille de
Noël.
Avançant, avançant toujours, par les rudes chemins qui
descendaient au fond de la vallée, puis qui remontaient jusqu'à
Nuoro, il piquait ses bœufs sans pitié, pour accélérer le retour.
Le soc était usé, le chariot était plein de racines de lentisque.
Nonobstant sa hâte et son anxiété, il aurait voulu ne rentrer
chez ses maîtres qu'à la nuit close : il éprouvait une crainte
vague de la première rencontre avec Maria ; il avait peur qu'elle
ne lût sur son visage les sentiments qui l'agitaient. Par
instants, son bras retombait, inerte, et l'aiguillon interrompait
son œuvre cruelle. Alors les bœufs ralentissaient le pas, et
Malafede furetait çà e t là , dans les broussailles à demi dépouillées ,
noires et rouges comme des tas de charbon qui s'éteignent.
Une aigre tramontane soufflait ; le ciel bas et plombé annon-
çait la neige. Mais Pietro sentait un feu intérieur brûler dans
sa poitrine; ses mains noires étaient chaudes; une veine
battait à sa tempe droite, et il lui semblait qu'il avait la fièvre.
Il aurait voulu chanter; mais ses lèvres sèches et serrées
refusaient de s'ouvrir. Un cercle ardent lui étreignait le front,
I. Puhlished June first, nineteen hundred and eigkt. Privilège of
copyright in the United States reserved under the Act approved March
third, nineteen hundred and five^ hy la revue de paris.
Voir la Revue dn i5 mai.
486 LA REVUE DE fARIS
et la pulsation continue de sa tempe droite ressemblait à des
coups de marteau qui auraient rivé ce cercle invisible.
Il cheminait, désireux de rencontrer quelqu'un à qui parler.
Mais le chemin sauvage était plus que jamais désert; toute la
vallée, avec ses maquis rouilles, avec ses pierres livides, avec ses
fonds gris, paraissait morte, sous ce grand ciel obscur et lourd.
Arrivé devant la petite église de « la Solitude », sur la route
qui domine les deux vallées, Pietro s*arracha à son rêve fé-
brile. Nuoro était là, toute voisine, enveloppée de vent, dans la
nuit sinistre. On en distinguait déjà les premières maisons.
Quelques femmes, drapées dans leur tunica et portant une
cruche sur la tête, quelques hommes, avec leur immanquable
cheval ou avec leurs bœufs somnolents, passaient, fouettés par
la bise. Pietro tourna le dos aux. montagnes voilées de brume,
à la vallée fumeuse, et il pénétra dans la ville. Malgré son
envie de lier conversation avec quelqu'un, il ne s'arrêta pas,
ne salua aucun des rares passants, jusqu'à ce qu'il fût arrivé
devant la porte de ses maîtres. Le bruit des roues emplit la
ruelle d'un fracas de torrent. Malafede s'élança en avant, la
queue dressée, et il aboya.
Parvenu devant le cabaret éclairé, Pietro entrevit, derrière
le comptoir, la gracieuse et ardente figure de la belle
Francesca, et un transport de désir brilla dans ses yeux. Mais
aussitôt il pensa à Maria, et, pour la première fois de sa vie,
il fut honteux d'avoir désiré une femme de mauvaises mœurs.
Ahl non, même si Francesca l'eût appelé, il n'aurait pas
été chez elle : il lui aurait semblé qu'il trahissait Maria, à
laquelle il aurait voulu sacrifier bien plus qu'un désir impur 1
La porte charretière était close. Il heurta avec son aiguillon;
et, tout de suite, dans le brusque silence, il entendit, derrière
le mur, la voix fraîche de Maria : *
— C'est probablement Pietro!
« C'est probablement Pietro I . . . » Comme elle avait dit cela 1
C'était à croire qu'elle l'attendait! Et cette supposition, qui
pourtant lui parut vaine, suffit pour emplir son cœur de joie.
Ce fut Zia Luisa qui vint ouvrir. Pietro aperçut Maria,
debout sur la première marche de l'escalier; mais il n'osa pas
la regarder tout de suite.
— Bonsoir, — dit-il, en poussant ses bœufs dans la cour.
LA VOIE DU MAL 487
Enfin, lorsque Zia Luisa se retourna pour fermer la porte,
il osa regarder sa jeune maîtresse et il lui demanda :
— Eh bien, quoi de nouveau?
— Tout va bien. Dieu merci! Il fait froid; mais notre peau
n'est pas délicate comme celle des citadins...
Le jeune homme pensa : « Aucune dame de la ville n*est
préférable à elle! »
— Mais toi, Pîetro, est-ce que tu as été malade.^ — fit
Zia Luisa, quand, après avoir dételé les bœufs et remis le
chariot à sa place, il regagna la cuisine, où Malafede allait
flairant dans tous les coins. — Tu es jaune et maigri.
— Allons donc! J*ai eu un peu de fièvre, ces derniers soirs.
Mais, comme dit Maria, ma peau n'est pas assez délicate pour
se ressentir de si peu de chose... Où donc est le maître.»^
— De la fièvre, de la fièvre!... — dit Maria, à demi bien-
veillante et à demi moqueuse. — Une fièvre intérieure, peut-
être... Cinq semaines sans voir celle que Ton aime!... C'est
cela qui t'a donné la fièvre.
Pîetro la regarda en face; mais il baissa vite les yeux, tant
le sourire de cette fille lui faisait mal. Ah! comme elle était
loin de lui! Aussi loin qu'une femme sage l'est d'un fou, à
qui elle n'adresse la parole que par compassion. Redevenu
triste, il s'assit devant le feu, près de Zia Luisa, et il se mit
à lui raconter la manière dont il avait accompli son travail.
Maria allait et venait dans la cuisine, préparant le souper
maigre de la vigile de IVoël. Dehors, les cloches sonnaient
VAve, avec des carillons de joie.
Zio Nicola ne tarda pas à revenir. Il était maigri, lui aussi; il
était pâle et, contre son ordinaire, un peu mélancolique. Mais,
dès qu'il eut aperçu Pietro, lequel s'était levé, respectueux et sou-
riant, son visage s'épanouit et il frappa la terre avec son bâton.
— Ah ! bravo ! — dit-il, en s'asseyant à la place de Zia Luisa
et en tapant avec sa main ouverte sur le genou de Pietro'. —
Je t'attendais. Cette nuit, nous veillerons et nous chanterons
a disputas \ Si les femmes veulent aller à la messe, qu'elles y
I. Chant dialogué, où, comme dans certaines idylles de Théocrite,
chacun des deux poètes improvise à son tour un couplet. Ils soutiennent
l'un et l'autre des thèses opposées, de sorte que le dialogue prend la
forme d'une « discussion ».
A88 LA REVUE DE PARIS
aillent. Quant à moi, je m'en passerai volontiers. La messe de
minuit m'a toujours été odieuse, parce que tout le monde y
va pour se divertir, pour faire du scandale. Tu n'as pas
rintention d'y aller, toi, j'espère?...
— Non, — dit Pietro, flatté de ces paroles. — Je vous tien-
drai compagnie, puisque cela vous fait plaisir... Et cepen-
dant, vous pourriez passer cette nuit-ci avec vos amis.
— Au diable les amis 1 — proclama le maître, en levant les
bras. — Ils viennent aujourd'hui pour boire votre vin, et
demain ils médisent de vous. Le meilleur ami, c'est le bon
serviteur... Et le chien aussi, je ne dis pas le contraire. Ici,
Malavîl Parbleu, tu es laid comme un chien!
Malafede s'était réfugié entre les jambes de son maître, et
il lui léchait les mains.
— Vite, à boire, femmes! — ordonna Zio Nicola.
Maria s'approcha, tenant la carafe et le verre.
— Est-ce que tu iras à la messe? — demanda Pietro à la
jeune fille.
— Moi? Non, certes! J'irai tout de suite au lit, dès que
j'aurai soupe. Je n'ai personne à rencontrer dans l'église... Et
vous aussi, père, vous feriez bien de ne pas veiller trop tard...
Pietro n'entendit pas ce que répondit le maître... Maria
n'avait personne « à rencontrer dans l'église ». Donc elle
n'avait pas d'amoureux, pas de fiancé plus ou moins secret!...
Ah ! comme elle était bonne ! Il la regarda avec reconnaissance
et il but avec volupté le vin qu'elle lui avait offert.
— Les femmes vont se coucher, tant mieux! — reprit le
maître. — La nuit, les femmes n'ont rien de mieux à faire,
voilà mon opinion. Nous, Pietro Benu, nous fermerons la
grande porte, et nous n'ouvrirons à personne, même au diable,
s'il se présente. Nous allumerons un grand feu, nous placerons
à côté de nous une bouteille de vin, et nous chanterons.
— Mais je ne sais pas chanter! — objecta Pietro. — Invitez
donc un ami.
— Est-ce que tu es sourd? est-ce que tu n'entends pas ce
que je te dis? — vociféra Zio Nicola, pris d'une colère subite.
— Je te dis que mes amis, à moi, c'est mon serviteur, c'est
mon chien, c'est mon bâton!.., Oui, mon bâton aussi! Un
ami que je n'avais pas, l'année dernière...
LA VOIE DU MAL ^89
Et, s'attristant tout à coup, il courba la tête. Mais il la
redressa aussitôt, secoua sa longue barbe.
— Au surplus, si tu ne veux pas rester, va -t'en! Je chan-
terai tout seul.
— Je resterai, je resterai I — dit Pietro, riant.
Le fait est qu'après souper les femmes se retirèrent. Pietro
aurait voulu que Maria restât aussi : quoiqu'il n'osât pas la
regarder, la seule présence de la jeune fille lui donnait un doux
plaisir. Ce qu'il éprouvait, ce n'était pas de l'ivresse, comme
aux heures où, loin d'elle, il croyait la voir devant luî, vivante
e palpitante; mais elle était si belle, sa voix était si harmo-
nieuse, sa personne exhalait de tels effluves de jeunesse et de
volupté, qu'il sentait la présence de la jeune fille de la même
façon que, en cette soirée froide, il sentait l'agréable chaleur
du feu.
*
0 «
Pietro Benu mit trois grosses bûches dans l'âtre et déploya
deux nattes de jonc sur le sol tiédi. Le maître prépara deux
bouteilles de vin, dont l'une, plus rouge que l'autre, resplen-
dissait aux reflets de la flamme. Et la scène homérique com-
mença.
Zio iNicola et son serviteur s'assirent sur les nattes, et le
maître souleva ujie des bouteilles pour la mirer à la flamme.
Ensuite il emplit et mira de la même façon le verre, où le vin
scintillait comme un rubis. Et il se mit à chanter :
— Voici le sang généreux du tonneau, et, en le buvant, nous réchauf-
fons notre cœur. Buvons-le donc et réchauffons-nous : car, au
dehors, la neige tombe, et sur nous aussi tombe la neige des ans.
Méfie-toi, jeune homme : les années passeront pour toi comme pour
los autres; ton cœur se refroidira, et il faudra beaucoup de vin pour
le réchauffer. Qu'en dis-tu?
Pietro répondit :
— Mon cœur est déjà froid. Je ne suis qu'un pauvre serviteur, et
nulle femme ne me regarde, et nul plaisir ne me sourit. Je bois,
mais le vin même ne peut me réchauffer l'âme.
igO LA REVUE DE PARIS
Et Zio Nicola riposta, dans une seconde strophe aux vers
plus ou moins boiteux :
— Tu es un farceur et un vaniteux, et tu mens, lorsque tu affirmes
que les femmes ne te regardent pas, que jamais les plaisirs ne te sou-
rient. Je vais te prouver le contraire...
La tramontane soufflait par rafales ; de grands nuages clairs,
compacts, semblables à d'énormes blocs de neige, venaient des
monts d'Orune; quelques flocons blancs commençaient à
tomber; aucun bruit, excepté le souffle furieux de la bise,
n'arrivait jusqu'aux deux chanteurs. De temps à autre, Zio
jNicola, s'animant, se relevait de sa natte pour s'asseoir sur une
chaise, faisait à Pietro un signe de la main pour l'avertir de
ne pas interrompre ; et, au lieu d'une strophe, il en improvi-
sait deux ou trois, pires les unes que les autres. Pietro l'écou-
tait religieusement; puis, à son tour, il chantait son huitain,
et il buvait, buvait...
A onze heures, tandis que les cloches sonnaient avec une
allégresse si exagérée qu'elles semblaient mises en branle par de
folles rafales, le maître et le serviteur chantaient encore. Les
bouteilles étaient vides, et leur brasillement avait passé dans
les yeux des buveurs. Quelquefois, Pietro réussissait à com-
poser des strophes sur des idées si vives et si piquantes que
Zio Nicola se déclarait vaincu. Mais, loin de se fâcher, il consi-
dérait son adversaire avec admiration et il lui disait :
— Bravo 1 J'aime u te voir ainsi!
Les deux hommes continuèrent à boire, mais ils cessèrent
de chanter. Vers minuit, les yeux du maître, qui, aux reflets
du feu, prenaient un éclat de cristal, s'ouvraient et se fermaient
inconsciemment. Ceux du domestique, pleins de langueur,
s'égaraient à la poursuite de rêves et de visions fantastiques.
— Pietro, mon enfant, tu chantes à merveille, et je te veux
du bien. A quoi penses-tu .î^ Dis-le-moi vite... d'autant plus
que je le devine!...
Etait-ce vraiment ce que le maître avait dit?... Et Pietro
devait-il parler, devait-il avouer sans réticence les pensées qui
hantaient son esprit.^
— Ah! maître, si vous saviez!... — risqua-t-il. — Si
vous saviez quel serpent j'ai dans le cœur!... Vous dites que
LA VOIE DU MAL Agi
VOUS me voulez du bien. Mais, si vous saviez que je pense à
votre fille, vous vous jetteriçz sur moi comme un chien
enragé I . . .
— Hé I hé ! moi aussi... — interrompit Zio Nicola, en rele-
vant la tête.
Et il se mit à raconter pour la seconde fois, en prose, les
aventures qu'il avait déjà rappelées dans ses vers. Pietro, qui
les savait par cœur, commença d'être distrait, et bientôt les
paroles du maitre arrivèrent confusément à lui, comme un
bourdonnement d'abeilles. Toutefois il lui semblait qu'il
n'était pas ivre, que le maitre ne l'était pas non plus; et la
confiance que lui accordait Zio Nicola le rendait heureux et
hardi... Pourquoi non.^ Il allait ouvrir la bouche et parler.
Tout lui semblait facile, tout était possible... Oui, oui, il
devait parler; mais d'abord il était nécessaire de chercher les
paroles convenables.
Il cacha son visage entre ses paumes, réfléchit longuement.
Tout à coup il écarta ses mains de son visage en feu, et,
comme un fou, il regarda à travers ses doigts ouverts la splen-
deur de la flamme rouge. Les paroles lui montaient aux lèvres :
— Zio Nicola, je ne suis pas riche; mais, si vous m'aidez, je
le deviendrai. Ma tante est sur le point de mourir, et je sais
-qu'elle a fait un testament en ma faveur... Son bien est peu
de chose, je ne l'ignore pas : une maisonnette en ruine et un
lopin de terre. Mais je vendrai le tout, et, avec mon petit
capital, j'entreprendrai le commerce des bœufs. Je m'y
connais, vous savez, et peut-être réussirai-je à faire fortune...
Vous aussi, mon maître, vous avez commencé avec rien...
Donnez-moi votre fille, Zio Nicola, donnez-la moi pour femme.
Vous verrez, je deviendrai riche... Zio Nicola I maître!...
Il appela doucement. Mais Zio Nicola, la tête appuyée sur
la main, ne fit aucune réponse. Pietro l'examina et s'aperçut
qu'il s'était endormi. Alors se produisit en lui une brusque
réaction ; comme cela lui arrivait souvent, il rougit jusqu'aux
oreilles, et il se sentit profondément humilié.
(( Oui, c'est vrai, je suis ivre, — se dit-il en hochant la
tête. — 'Dormons, dormons... »
Il s'étendit sur la natte; puis il se releva, examina encore
son maître.
49^ ^^ REVUE DE PARIS
« Ne vaudrait-il pas mieux le réveiller et lui dire de se
mettre au lit?... Mais non. Qu'il s'arrange tout seul! »
Et, après avoir encore hoché la tête, il s'étendit de nou-
veau sur la natte. Ses oreilles étaient brûlantes; ses paupières,
très lourdes, ne voulaient pourtant pas se fermer; des raies
pourpres sillonnaient les murs, le toit, le parquet, et, sur ces
sentiers lumineux, ime quantité de limaçons verdâtres ram-
paient, dont quelques-uns allongaient hors de leurs coquilles
de petites cornes roses et tremblantes ; puis tout cela éclatait
et se dispei*sait en étincelles d'or.
C'était le feu qui pétillait.
— Gomme vous avez bien chanté, cette nuitl — dit Maria,
le lendemain matin, à Pietro, non sans une grimace de
dégcfût.
— Oui, très bien. Qu'est-ce que tu as à y redire? —
répondit Pietro, en la dévisageant.
— Vous vous êtes soûlés comme des brutes. Je ne puis pas
souffrir les hommes vicieux... Pour ce qui est de mon père,
le pauvre, il faut être patient : après toutes les peines qu'il a
endurées, il est naturel qu'il cherche à se distraire... Mais toi,
Pietro I quelle honte! Quand je suis entrée ici, ce matin, tu
ressemblais à un chien... Oui, à un chien jeté de travers sur la
natte, les pattes dans la cendre.
Pietro comprit bien qu'elle exagérait ; mais il n'en regretta
pas moins d'avoir bu, et, en même temps, il fut heureux de
l'intérêt qu'elle témoignait pour lui.
— Que t'importe si je bois ou si je ne bois pas? — dit-il
en redressant la tête, de son air méprisant. — Occupe-toi plutôt
de toi-même. Prends garde, avec tout ton orgueil, à ne pas
avoir pour mari un ivrogne, plus ivrogne que moi.
— Jésus! — s'écria-t-elle, en grinçant des dents. — Je le
mangerais ! . . . Plutôt un bandit qu'un ivrogne !
— Eh bien, — reprit brusquement le serviteur, les yeux
fixés sur ceux de Maria, — je ne m'enivrerai plus, je te le
promets.
Cette promesse n'attendrit point Maria ; mais Pietro y fut
LA VOIE DU MAL 49^
fidèle. Ce jour-là, en effet, s'il alla au cabaret, il s'abstint
soigneusem^ent de boire et il ne regarda pas la femme du caba-
retier. Il se contenta de causer et de défendre ses maîtres,
dont le Toscan disait du mal.
Les jours suivants, il travailla dans un jardin que les Noina
possédaient près de la ville. A la brune, il regagnait la maison
et il soupait avec ses maîtres. Lorsqu*il était là, Zia Luisa
l'employait à de petites besognes domestiques, et, un soir,
elle l'envoya même à la fontaine, avec la cruche sur l'épaule.
Lui qui naguère se serait révolté contre ses exigences, parce
qu'un serviteur agricole doit seulement travailler la terre,
il obéissait et il s'humiliait avec joie, pour plaire à la jeune
fille.
Depuis quelque temps, sans savoir pourquoi, il se sentait
bon, et, parfois aussi, triste, d'une tristesse douce, mais plus
souvent allègre comme un enfant. Certains jours, U s'aban-
donnait tout entier à son rêve, comme il avait fait le soir de
Noël. Ce rêve, le voici : — Un soir, il rentrait tard à la maison
et il trouvait Maria seule, assise au coin du feu. Alors il
s'asseyait devant le feu et il regardait sa jeune maîtresse avec
insistance. « Pourquoi me regardes-tu ainsi, Pietro? lui
demandait-elle. — Parce que tu me plais, Mariai » Elk riait;
et lui, il se levait d'un bond, se penchait sur elle, renversait la
tête de l'aimée, lui donnait un baiser frénétique. — Ce rêve
suffisait pour le rendre heureux, d'un bonheur ardent, et, de
jour en jour, se transformait en projet délibéré, en idée fixe.
Pietro s'était procuré un petit peigne, un miroir de poche,
et, dès qu'il se trouvait seul, il se mettait à peigner longuement
sa barbe et sa chevelure, considérait avec soin ses yeux, ses
lèvres, son front. Il se trouvait beau, et il en était réjoui.
VII
D'ordinaire, les maîtres allaient se coucher dé bonne heure.
Quelquefois pourtant, si un beau feu brûlait dans l'âtre,
Zia Luisa et Maria s'attardaient dans la cuisine et causaient
avec Pietro. Siégeant sur une chaise haute, la vieille maîtresse
^94 LA REYUE DE PARIS
filait ; et la flamme jaune et bleuâtre de la lampe à huile donnait
un paisible relief et comme une teinte de céruse à sa large
face blanche. Maria, au contraire, un peu lasse après une
longue jourjnée de travail, se blottissait dans un coin du foyer,
à même le sol; et elle parlait peu, envahie par l'engourdis-
sement de la chaleur et du repos. Ainsi accroupie, souvent les
pieds nus, elJe avait l'aspect d'une servante; mais elle ne
laissait pas d'être merveilleusement belle. Pietro l'admirait à
la dérobée, et, chaque fois qu'il rencontrait ses yeux, il éprou-
vait un transport de désir.
Une conversation presque puérile s'engageait entre la vieille
maîtresse et le jeune serviteur. Zia Luisa vantait ses propres
biens ; Pietro s'amusait à louer les biens des autres :
— J'ai vu aujourd'hui le domestique de Franziscantoni
Careddu; il descendait à l'abreuvoir avec les bœufs de son
mdtre. Quelles bêtes admirables I Elles ont Téchine luisante
comme un miroir et elles sont fortes comme des lions.
— Qu'est-ce que tu dis là? Ils voulaient me les vendre,
leurs bœufs; mais je n'en ai pas voulu : ce sont des bêtes
trop vieilles.. Prétendrais-tu les comparer avec ma paire?
— Je les trouve plus beaux que les vôtres, moil
— Tu es fou I . . . On voit bien que tu ne te connais guère en
bétail. Ma paire, à moi, sache-le, vaut cent écus sonnants 1
Sur ce, Zio Nicola apparaissait, traînant la jambe et frap-
pant la terre avec son bâton. Presque toujours il était à moitié
ivre et il exigeait que Pietro se mît à chanter avec lui des cou-
plets improvisés. Pour le satisfaire, Pietro chantait; mais cela
l'ennuyait, d'autant plus que ces chants n'amusaient guère
les femmes.
— Faites-moi donc le plaisir de vous taire I — dit un soir
Maria, en tournant le visage vers le serviteur, fâchée. — Toi
au moins, Pietro, finis I
— Voyez-vous cette petite femme I — s'écria Zio Nicola, en
la menaçant de son bâton.
Maria lui arracha le bâton des mains et se mit à rire ; mais
elle remarqua que Pietro, devenu muet subitement, lui regar-
dait le cou avec des yeux affolés. Elle porta sa main à sa poi-
trine, et elle sentit que sa chemise était entr'ouverte. Certai-
nement Pietro avait vu le signe brun, orné de trois poils d'or
LA VOIE DU MAL ^gb
et grand comme une lentille, qu'elle avait sur la gorge, un
peu au-dessous de la fossette. Elle fit rentrer le bouton dans la
boutonnière de sa chemise; mais Pietro ne chanta plus, malgré
les prières et les menaces du maître...
Les jours passaient. Un soir, Zîo Nicola sortit avec Pietro
et le conduisit au cabaret du Toscan. Franzisca y était seule,
et sa figure de madone un peu défraîchie mettait une note de
gaîlé dans le débit mélancolique. Dès qu'elle aperçut les deux
hommes, elle s'approcha d'eux avec empressement et elle
sourit à Pietro.
— Il te plaît donc, ce garçon? — lui demanda Zio Nicola, en
frappant avec son bâton sur les épaules de Pietro.
— C'est un beau garçon, pour suri
— Et moi, est-ce que je ne suis pas un bel homme?... Où
est donc ton mari?
— Il est allé à Ollena,. pour y faire sa provision de vin.
Zio Nicola ne plaisanta pas davantage. Il commanda du vin
fort et il en but deux verres, coup sûr coup. Franzisca était
retournée au comptoir; mais Pietro constata que son maître
la regardait avec des yeux luisants
— Pietro Benu, — dit soudain Zio Nicola, — j'ai oublié
de t'envoyer chez Salvatore Brindis, pour lui dire que je
l'attends demain à la maison. 11 faut que nous réglions
ensemble l'affaire des chèvres. Va donc lui parler. Ensuite, tu
seras libre de faire ce que tu voudras...
Pietro comprit : il se leva et il s'en alla. Mais, au lieu de se
rendre chez Salvatore Brindis, il se dirigea vers la maison de
son maître. Il lui semblait qu'il était ivre, et il pensait à Maria
comme dans les premiers jours de sa passion, alors qu'une force
instinctive le poussait à la désirer, d'un désir presque cruel.
En arrivant, il trouva sa jeune maîtresse seule dans la cui-
sine, assise à la place de Zia Luisa, sur la haute chaise, près
de la lampe à pétrole. Elle cousait tranquillement, et Pietro
— fut-ce une illusion? — s'imagina qu'elle le voyait rentrer
avec plaisir. En tout cas, elle ne laissa paraître aucune inten-
tion de se retirer.
— Où est la maîtresse? — demanda Pietro, en accrochant
sa capote au clou, comme d'habitude.
— Elle s'est sentie fatiguée, elle est allée se coucher... Mon
49^ LA REVUE DE PARIS
père ne revient pas encore? — interrogea la jeune fille avec
tranquillité, sans même relever la tête.
— Il reviendra tout à l'heure. Je l'ai laissé chez Salvatore
Brindis.
Tout en faisant ce mensonge, il décrocha du clou sa capote
et il la pendit à la patère de la porte. Il ne savait comment
dissimuler son trouble; il se sentait pâlir et trembler, comme
s'il avait été sur le point de commettre un crime ; et la tran-
quillité de Maria» dont la main s'élevait et s'abaissait avec une
régularité lente, le dé d'argent passé au doigt du milieu,
augmentait son émotion.
Il ressortit dans la cour et, prudemment, il ferma la grande
porte, afin que Zio Nicola ne pût surprendre, à son retour, le
dangereux entretien qu'il voulait avoir avec Maria. La nuit
était limpide et froide ; la lune éclairait la cour, où les boyaux
et les socs brillaient comme s'ils avaient été d'argent. L'hor-
loge de Santa-Maria sonna les heures, avec de longues vibra-
tions tremblantes. Tout était silence et gel. Seul le cœur de
Pietro brûlait et palpitait.
Il saisit un tronc gros et noir, couvert de mousse glacée ; il
le souleva contre sa poitrine, rentra dans la pièce, déposa la
bûche sur l'âtre. Cet effort physique le calma un peu : il s'assit
par terre, dans une pose pittoresque; il frappa ses mains l'une
contre l'autre, pour les nettoyer de la mousse que le tronc y
avait laissée; il s'installa, puis il retira son bonnet. Mais il ne
savait que dire. Il pensait confusément qu'il lui serait facile
de se dresser, de bondir vers sa jeune maîtresse et de lui
cueilUr sur les lèvres ce baiser qu'il désirait comme le fiévreux
désire la fraîcheur d'un fruit. Mais 11 n'osait pas faire un mou-
vement.
Pendant quelques minutes, les deux jeunes gens se turent.
Puis Maria, voyant le jeune homme assis presque à ses pieds,
dit quelque chose qui le frappa et le troubla davantage encore :
— Je t'attendais, Pietro. Il faut que je te parle.
Il leva la face vers elle et il la regarda ; mais elle continuait
à coudre, les yeux fixés sur son aiguille, les cils baissés; et elle
ne vit pas le regard flamboyant de Pietro.
— Ecoute-moi, — reprit-elle. — U y a longtemps que
j'aurais voulu te parler de cela; mais je n'en ai pas eu l'occa-
LA VOIE DU MAL ^97
sion. D'ailleurs, je te prie de me faire une promesse :,quoi que
tu puisses décider, tu ne répéteras jamais à personne que je
t'ai entretenu de ce sujet... Me le promets-tu?
Il secoua la tête, de son air méprisant. Il devinait déjà ce
qu'elle voulait lui dire. Il n'en répondit pas moins :
— Je te le jure, sur mon honneur.
— ^ Eh bien, que penses-tu de Sabina? T'es-tu expliqué avec
elle? Est-ce qu'on t'aurait raconté quelque histoire sur son
compte? Car il est évident que tu la négliges... Sabina t'aime,
ellel.i. Réponds.
Elle n'avait pas interrompu son travail; elle parlait avec
sérénité, et elle ne paraissait pas s'intéresser outre mesure à la
cause qu'elle plaidait; le silence prolongé de Pietro ne réussit
pas même à l'émouvoir. Quant à lui, il ne trouvait pas un
mot à dire ; il semblait frappé de stupeur et il fixait des yeux
presque égarés sur la flamme, qui commençait à lécher le
tronc où la mousse était déjà toute incendiée comme une
lande minuscule.
Enfin Maria releva la tête, mais sans montrer beaucoup de
curiosité. Elle prit la pelote, fit courir le fil entre ses doigts,
le cassa avec ses dents, et, tout en enfilant l'aiguille, qu'elle
haussait vers la flamme de la lampe, elle dit :
— Tu ne me réponds pas, Pietro?... Parle donc.
Lui aussi, il avait relevé les yeux, et son regard désespéré la
dévorait des pieds à la tête. Ce soir-là. Maria était plus belle
que jamais, ou du moins elle le paraissait au jeune serviteur.
La toile qu'elle cousait lui recouvrait les genoux et tom-
bait jusqu'au parquet; sa chemise très blanche avait des
reflets de neige; parmi toute cette blancheur, son cou sem-
blait plus rose et son visage plus séduisant; la flamme de la
lampe et la clarté du feu la baignaient d'une lumière ma-
gique. Les coins de la cuisine étaient noyés d'ombre; au
dehorB, la nuit et le silence régnaient. Tout cela formait un
fond de mystère où la figure de Maria se présentait à Pietro
comme elle s'était présentée à lui dans ses rêves, voisine, sienne,
entièrement sienne. Il n'avait qu'à étendre les bras pour la
saisir et pour la presser contre sa poitrine.
— Pourquoi ne me réponds-tu pas ? Pourquoi me regardes-
tu ainsi? — demanda-t-elle encore, commençant à s'inquiéter.
!•' Juin 1908. 4
igS LA REVUE DE PARIS
— Qup veux-tu que je te dise?,.. Qu'est-ce que ta cousiile
veut de moi ? — prononça- t-il enfin , avec un accent de franchise .
— Je ne lui ai jamais dit que je Taimais, et je ne Taime point.
Qu'est-ce qu'elle veut de moi?
— Pietro! — s'écria fièrement la cousine riche, offensée
pour la cousine pauvre. — On n'a pas le droit de parler ainsi !
On ne traite pas ainsi une fille honnête I... D'ailleurs, ne mens
pas : je t'ai vu moi-même, dans la vigne, la courtiser et lui
parler en secret.
Pietro eut une ruse d'amoureux :
— Lui parler en secret? Eh bien, oui, je l'avoue 1 .. . — dit-il
en baissant les yeux et en attrapant le bâton de fer évic^é qui
servait à souffler et à attiser le feu.
— Tu l'avoues I . . . Par conséquent, Pietro, tu vois bien que. . .
Il fit sur la cendre un signe de croix avec la pointe du bâton.
— Oui, j 'ai dit alors à Sabina que j 'avais à lui confier quelque
chose... à l'entretenir de mon amour... de l'amour que j'ai,
non pour elle, mais pour une autre femme... Je voulais lui
demander un conseil.
— A qui? à Sabina?... Et pourquoi à elle? — répartit
Maria, étonnée.
Pietro fit un autre signe de croix sur la cendre. En ce
moment-là, il se sentait plein d'astuce, quoique timide comme
un enfant.
— Pourquoi?... Parce que Sabina est parente de Vautre.
— De Vautre? — répéta Maria.
Ils se turent. Le regard de la jeune fille s'assombrit, ses
mains cessèrent de coudre.
— Une parente... Une parente de Sabina? — reprit-elle,
comme si elle se parlait à elle-même, pensive, le front courbé,
le coude pose sur le genou, un doigt sur les lèvres.
Pietro éprouvait une peur anxieuse. Et cependant, à cette
minute, il ne se souvenait ni de Zio Nicola, ni de Zia Luisa,
ni qu'il était le domestique de cette femme à laquelle il était
sur le point de révéler sa folle passion. Maria heurta deux ou
trois fois ses dents avec son dé.
— Une parente?... une parente?...
— Eh bien, — déclara-t-il avec une sorte de colère, —
c'est toil
LA VOIE DU MAL 499
Elle le regarda, sans stupeur, sans indignation ; mais elle
rougit et elle se mit à rire :
— Est-ce que tu plaisantes, Pietro Benu?
Il recouvra soudain le sentiment de la réalité ; il se rappela
le maître, la maîtresse, la distance sociale qui le séparait de
cette belle fille à laquelle il avait enfin ouvert son cœur ; mais
il n'eut plus de crainte. Désormais, ils étaient front à front;
le secret, du moins, ne les séparait plus, et un instinct sauvage
animait Pietro, pareil à celui qui devait animer l'homme pri-
mitif en présence de la femme convoitée. Mais à cet instinct
s'ajoutaient aussi les passions qui avaient tourmenté le jeune
homme, durant les longues journées de sa solitude : désir et
rêve d'amour, orgueil, besoin de vaincre.
— Oui, c'est toil... Pourquoi ris-tu? Parce que je suis
pauvre.^ parce que je suis domestique? Mais, quoique pauvre
et domestique, ne suis-je pas un homme comme les autres
et ne puis-je t'aimer tout de même?... Et mieux que les
autres, Mariai Car les autres te regardent avec une arrière-
pensée, celle de t' épouser, d'avoir ta fortune, tandis que, moi,
je te regarde comme un être inaccessible, je t'aime pour toi
seule, sans aucune espérance, sinon de gagner ton amitié...
D'ailleurs, qui sait si je ne réussirai pas à devenir riche?...
— Ecoute, — fit Maria, sérieuse, trop sérieuse. — Tout
cela, c'est de la démence... Si j'ai ri, ce n'était pas pour
t'offenser; mais c'était parce que... parce que tu t'es expliqué
d'une façon singulière... Si tu es pauvre, ce n'est pas ta faute.
Nous sommes tous égaux devant Dieu.
Il comprit qu'elle parlait ainsi parce qu'elle avait peur de
l'irriter. Il n'en devint que plus audacieux :
— Eh bien, alors, pourquoi...
— Sois/ donc raisonnable, Pietro I Songe que, même si je
consentais, les autres ne consentiraient pas...
— Mais toi . . . toi ... , voudrais-tu ?
— Non. Je ne peux pas t'aimer.
— En aimeà-tu un autre?
— Non. Je n'aime personne, et je ne me soucie d'aimer
personne.
— Tu dis ça parce que tu ne sais pas ce que c'est qu'aimer!
insista-t-il avec le courage du désespoir. Mais, maintenant que
500 LA REYtjB DE PARIS
tu sais combien je t-aime, tu m'aimeras peut-être, un jour, tu
me regarderas peut-être avec des yeux diffërents...
Elle le regarda, en effet, du coin de Tœil, assaillie d*unç
vague terreur. Il s'exaltait trop. Etait-il devenu fou? Que pré-
tendait-il d'elle.'^ Si elle l'avait écouté d'abord avec- bienveil-
lance, c'était un peu par crainte, un peu parce qu'elle y prenait
plaisir; mais c'était assez, maintenant. Il parlait bien; quant
à ça, oui : jamais personne n'avait adressé à la jeune fille une
plus chaude, une plus vive déclaration d'amour. Mais elle
avait trop la conscience de son devoir pour se permettre plus
que le plaisir de l'écouter. Elle replia la toile avec une lenteur
voulue, piqua son aiguille dans la pelote de fil, ôta son dé et
s'apprêta à partir.
Un voile obscurcit les yeux de Pietro. Elle s'en allait; jamais
plus il ne la reverrait ainsi, en tête à tête, dans le silence et
dans l'ombre de la ntrit. Il s'élança, s'assit à côté d'elle, lui
saisit une main :
— Reste. J'ai à te parler encore...
— Laisse-moi! — s'écria-t-elle, s'insurgeant toute, avec une
indignation farouche. — Laisse-moi, ou j'appelle ma mère!
Aussitôt il laissa libre la main de Maria et il sentit comme une
envie convulsive de pleurer. Peut-être se serait-il humilié,
peut-être aurait-il demandé pardon, si la jeune fille n'avait
bondi tout à coup, cherchant à s'échapper : il bondit à son
tour, courut après elle, l'empoigna presque brutalement.
— ^e crie pas! — lui dit-il, d'une vôîx qui pourtant était
suppliante. — Je ne veux pas te faire de mal. Je veux seu-
lement que tu m'écoutes. Si je te retiens, c'est précisément pour
te dire qu'il ne faut pas avoir peur de moi... Vois, je pour-
rais te faire du mal; mais je n'en ai pas la volonté, je n'y
songe même pas...
— Laisse-moi, Pietro, laisse-moi! — ropéta-t-elle, mena-
çante, en se débattant toujours.
11 passa un bras autour de sa taille, rapprocha du sien le
visage de la jeune fille, la baisa sur les lèvres; et enfin il la
laissa. Il tremblait de la tête aux pieds. Il entendit, comme
dans un rêve, qu'elle pleurait convulsivement et qu'elle disait :
— Lâche! lâche!... Je dirai tout à mon père... Je te ferai
mettre à la porte...
LA VOIE DU MAL
5oi
Ensuite, quand il se trouva seul dans la cuisine silencieuse,
où la grande flamme crépitante de la bûche semblait vivre, il
redit à haute voix les paroles de Maria : ^
« Lâche I lâche!... Je dirai tout à mon père... Je te ferai
mettre à la porte... »
Donc, tout était perdu. j\e valait-il pas mieux s'en aller .
avant d'être chassé comme un chien?... Et que ferait-il, après^
Où irait-il? Désormais, sa vie n'avait plus de but. •
Il remit en ordre l'ouvrage que Maria, dans sa fuite, avait
laissé tomber à terre, et il s'assit sur la chaise, en attendant
le retour du maître.
« Dès qu'il sera rentré, — pensait-il, — je lui raconterai
tout, et puis je m'en irai... Peut-être me pardonnera-t-il. Je
lui dirai : « Moi aussi, je suis un homme. La passion m'a ôté
le bon sens. Vous, mon maitre, qui êtes un homme en chair
et en os, vous qui, ce soir ipème, avez péché, excusez-moi et
pardonnez-moi d'avoir do^^né un baiser à votre fille... Un
baiser! Oui, je lui ai donné un baiser! »
Alors un frisson de volupté, tel qu'il n'en avait pas éprouvé
au moment du baiser même, lui courut par tout le corps. Et,
nonobstant toutes ses craintes et toutes ses incertitudes, il
cacha son visage entre ses mains, s'abîma dans un rêve
d'amour. Il avait maintenant quelque chose à se rappeler, et,
quoique le souvenir et le désir fussent l'un et l'autre sans espé-
rance, sa passion devenait de plus en plus forte, de plus en
plus farouche.
VIII
Maria pleura de rage et d'humiliation ; mais ensuite le som-
meil profond de la jeunesse la ga^a et lui apaisa le cœur.
En s'éveillant, le lendemain matin, à l'aube, elle se rappela
aussitôt la scène du soir précédent, et il lui sembla qu'elle
avait rêvé.
Par le fait, elle avait, elle aussi, rêvé. — Elle avait rêvé
qu'elle était descendue à la vigne où Pietro gardait le raisin. Il
faisait chaud; mais une végétation printanière couvrait les
petites de la montagne. L'herbe, la viorne fleurie envahissaient
5oa LA REVUE DE PARIS
la "vigne, cachaient les ceps chargés de grappes déjà noires.
Et elle avait crié à Pietro : « Que fais-tu donc? Pourquoi
n'arraches- tu pas toute cette mauvaise herbe? Vois : il faut se
courber et chercher les grappes comme on chercherait un objet
perdu. )) Mais, au moment où elle se courbait, deux bras
robustes l'avaient entourée , l'avaient soulevée , l'avaient
étreinte; et c'étaient les bras de Pietro. Comme la veille au
soir, il avait approché du sien le visage de la jeune fille, la
forçant à tenir la tête immobile, et il lui avait donné un baiser
sur les lèvres» puis un autre, puis d'autres encore, en nombre
infini. Elle aurait voulu crier, mais elle. ne le pouvait pas;
(f ailleurs, personne ne l'aurait entendue, dans cette vallée
déserte. Il lui donnait des baisers, sans rien dire, les yeux
fermés ; et elle avait peur, mais peu à peu ses genoux pliaient,
et l'ardeur des lèvres de Pietro se communiquait à son propre
sang : il lui semblait qu'elle allait mourir. . . — Lorsqu'elle se
réveilla, elle se rappela qu'effectivement Pietro l'avait embras^
sée; et, l'impression de la réalité se confondant pour elle avec
l'impression du rêve, un sentiment de douceur jamais éprouvé
lui pénétra le cœur. Mais aussitôt une réaction se.produisit.
(( Pietro Benu, som domestique, l'avait embrassée I Elle avait
reçu un baiser de son domestique I Quelle honte suprême! » Il
n'est pas d'imprécations et d'insultes que, dans son for inté-
rieur, elle ne prodiguât à ce domestique insolent et lâche.
Comment oserait-elle reparaître devant lui? Dorénavant il
pouvait la regarder avec des yeux de maître et lui manquer
de respect à toute minute. Il fallait donc le chasser comme un
chien galeux... Mais ne se vengerait-il pas? N'oserait-il pas
répandre des calomnies sur le compte de ses maîtres, leur faire
des avanies, leur causer du dommage, couper les arbres dans
la vigne, tuer les bœufs, incendier les moissons? Un homme
offensé est plus redoutable que le feu et la tempête... Et,
d'ailleurs, est-ce qu'on peut jamais savoir? Les hommes sont
si imprudents, si emportés I Que ferait Zio Nicola, s'il venait
à apprendre?... Il serait capable. Dieu nous en préserve I de
provoquer un scandale, peut-être de verser le sang... Le
mieux, c'était donc de se taire, d'agir avec prudence, d'éviter
les catastrophes. On obtient par la douceur ce que l'on n'ob-
tiendrait point par la violence. »
LA VOIE DU MAL 5o3
D'autre part, les paroles de Pietro lui revenaient à Tes-
prit : (( Vois, je pourrais te faire du mal; mais je n'en ai pas
la volonté. » Oui, certes, il l'aurait pu; et néanmoins il s'était
contenté de lui donner un baiser, un seul... Et là-bas, dans
la vigne (car, dès ce temps-là, il était sans doute amoureux
d'elle), que de fois il aurait pu lui faire du mal! que de fois
ils s'étaient trouvés seuls dans la vallée déserte, dans des
recoins du jardin où nul regard humain ne l'aurait surpris 1
Or il l'avait toujours respectée...
Ce qu'il fallait, pour l'heure, c'était éviter les occasions de
se retrouver en tête-à-tête avec lui. Plus tard, elle imaginerait
un moyen pour le faire congédier sans scandale.
* *
Elle se leva, ouvrit la fenêtre, s'attarda longtemps à
regarder dans la cour silencieuse. Des nuages sombres mon-
taient sur l'horizon, recouvraient le ciel froid et clair. Un coq
chantait. Malafede aboyait près de la porte.
Maria, triste et soucieuse, oublia un peu sa désagréable
aventure en se rappelant qu'elle avait à faire la lessive. Par
ce mauvais temps ! Pourquoi le temps ne se décidait-il pas à
se mettre au beau?.'.. La cour redeviendrait propre et gaie
comme un salon ; la campanule refleurirait. . . Et Pietro ne serait
plus dans le bourg; il retournerait aux champs, il s'occuperait
de manier la faucille et de ramasser le grain. Quant à elle,
ahl non, elle n'irait plus surveiller son travail I
Elle soupira, ressaisie par le souvenir de la scène qui avait
eu lieu la veille au soir ; et, comme pour soulager sa mauvaise
humeur, elle commença à refaire le lit et à ranger sa chambre,
tout en frappant nerveusement du pied.
— Est-ce que tu as le diable au corps, ce matin? — lui cria
Zio Nicola, de la chambre voisine.
Alors elle sortit sur l'escalier, descendit dans la cour. Le
guichet de la porte de la cuisine était ouvert, mais on n'enten-
dait aucun bruit. Est-ce que Pietro était déjà parti? L'idée lui
vînt que le jeune homme, pour ne pas subir le renvoi dont
elle l'avait menacé, avait peut-être quitté la maison; et cette
5o4 LA REVUE DE PARIS
idée lui bouleversa le cœur. Mais, en entrant à la ouisine, elle
y trouva Pietro endormi dans une posture bizarre, assis par
terre, la tête appuyée sur une chaise basse. Il devait avoir passé
une nuit tourmentée et sans sommeil : il n'avait pas même
étendu sa natte devant le foyer, et, à la lueur livide qui arri-
vait par le guichet, son visage semblait pâle comme celui d'un
malade. « II n'a pas dormi )>, se dit-elle. Et, sans pouvoir s'en
défendre, elle éprouva de la pitié pour lui.
Elle se rappela les paroles de Pietro : « Ne suis-je pas un
homme comme les autres?... » Et elle pensa : « C'est ici
qu'il m'a donné un baiser... ici, à cette place... Il m'a donné
ce baiser parce que je voulais fuir... Que fera-t-il, lorsqu'il
se réveillera et qu'il me verra?... S'il allait sauter sur moi,
m'empoigner et m'embrasser encore, comme dans mon
rêve?... )) %
Le dépit, l'humiliation, la compassion, le désir de vengeance,
le désir de ne pas provoquer le serviteur, et aussi une certaine
satisfaction d'amour-propre agitaient son âme. EUe regardait
avec mépris la face pâle du dormeur; mais, sans le vouloir,
ses yeux s'arrêtaient sur les lèvres du jeune homme, et elle
sentait encore sur sa propre bouche la saveur des baisers qu'il
lui avait donnes dans le rêve.
Cependant elle vaquait aux besognes accoutumées, en prenant
soin de ne pas faire de bruit. Elle ne voulait pas réveiller
Pietro ; mais elle ne savait pas si c'était par honte de reparaître
devant ses yeux ou par crainte d'interrompre son sommeil.
Pietro dut sentir sa présence : car, tandis qu'elle fouillait
dans la cendre pour y chercher une braise, il s'éveilla en sur-
saut et il la regarda, d'un air effaré.
— Pourquoi as-tu laissé le feu s'éteindre? — lui demandâ-
t-elle, sans le regarder.
Il se souleva, s'agenouilla, se courba pour rallumer le feu.
— Tout à l'heure il brûlait encore... Je ne sais comment il
s'est éteint. Je vais le rallumer... Attends un peu; ne t'inquiète
pas, — balbutia-t-il, encore ensommeillé, mais timide et
presque craintif.
<( Tout à l'heure il brûlait encore. . . Par conséquent, jusqu'au
matin, Pietro n'avait pas dormi », — pensa Maria, debout près
du foyer.
LA VOIE DU MAL 5o5
II battit le briquet, ralluma le feu ; puis il se redressa, se
secoua.
— Maria, — dit-il, — je te prie de m'excuser, si... si j'ai
perdu la tête. Ne dis rien à ton père. Je m'en irai dès que
j'aurai trouvé un prétexte. .. Tu es si bonne que tu me pardon-
neras. Je ne lèverai plus les yeux sur toi...
Elle lui tourna le dos; et lui, pour le moment, n'ajouta
pas une parole.
Mais il ne tint pas sa promesse, ne songea pas à s'en aller.
Toutefois, pendant une quinzaine de jours, il n'osa plus lever
les yeux devant Maria ; et il ne lui adressait la parole qu'après
qu'elle l'avait interrogé. Il travaillait dans la vigne, et il lui arri-
vait souvent de ne rentrer chez ses maîtres qu'à la nuit close.
Un dimanche, pourtant, vers la fin du carnaval, il se trouva
seul avec elle, dans la cour chauffée et égayée par le soleil. Us
se préparaient l'un et l'autre à sortir, elle en habit de fête, pour
aller au sermon, lui très beau, dans un costume flambant neuf.
— Où vas- tu .^ — lui demanda-t-elle, en laçant le corsage
que, d'habitude, les Nuoraises portent délacé, lorsqu'elles
restent chez elles.
— Je vais voir les masques.
— Tu ferais mieux d'aller entendre le sermon.
Pietro la regarda; ses yeux, qui flamboyaient, la contem-
plèrent longuement, obstinés et avides. Elle rougit.
— J'irai l'entendre, si tu veux... Je ne m'intéresse pas du
tout au carnaval. . . Loin de toi, je ne peux plus vivre. . .
— Tais-toi, Pietro 1
Il la regardait toujours, de ses yeux fascina teurs. Maria
s'éloigna rapidement et sortit. Pietro crut deviner qu'elle
fuyait...
D'autres jours passèrent. Le printemps, grand complice
des amoureux, était arrivé, avec sa tiédeur excitante. Depuis
ce dimanche-là, Pietro ne manqua point d'adresser quelques
paroles passionnées à sa jeune maîtresse, chaque fois qu'ils
demeuraient seuls ; et elle ne s'indignait plus, ne fuyait plus.
Elle semblait s'être habituée à considérer Pietro comme un
6o6 LA REVUE DE PARIS
admirateur fervent et à n*avoir plus peur de lui. Du reste,
elle n'avait pas d'autres adorateurs, ou du moins elle n'en
avait pas qui pussent entretenir avec elle des relations immé-
diates et périlleuses. Tous les paysans riches et célibataires
d'alentour connaissaient l'orgueil de la belle Maria Noina, et
ils disaient : « Elle, veut pour mari un bourgeois, un avocat;
mais elle dédaigne un homme habillé de peaux. )> Les jeunes
gens pauvres n'osaient donc pas lever les yeux vers elle; et,
quant aux bourgeois et aux avocats, ils ne lui trouvaient pas
assez de fortune.
Seul un propriétaire de bonne famille, Francesco Rosana,
cultivateur riche et intelligent, mais fort laid, regardait avec
insistance la fille de Nicola Noina. Elle le savait; mais, pendant
plus d'une année, elle avait attendu en vain une déclaration de
Francesco, et, désormais, elle ne l'attendait plus. D'ailleurs, ce
jeune homme ne lui plaisait guère; elle aurait eu plus de goût
pour un autre jeune homme, riche propriétaire de troupeaux,
grand et bien fait; mais celui-ci devait épouser une orpheline,
moins belle et plus riche que Maria.
. Un jour, ce riche propriétaire vint chercher Zio Nicola, et
Maria, en le regardant bien, ressentit une étrange impression :
elle crut remarquer qu'il ressemblait à Pietro. Sans savoir
pourquoi, elle poussa un soupir, et, pendant toute la journée,
elle éprouva une vague tristesse.
Parfois aussi, quoiqu'elle ne fût ni d'un caractère impulsif
ni d'un tempérament très ardent, l'instinct de la jeunesse,
l'enivrement de la saison prin tanière, les forces de la nature
l'emportaient chez elle sur le sens rassis. Alors des rêves
d'amour troublaient son sommeil; et, dans ces rêves, c'était
presque toujours l'image de Pietro, ce n'était presque jamais
l'image du riche propriétaire, qui l'étreignait et qui la cou-
vrait d'indicibles caresses'. Presque toujours aussi ces rêves
avaient pour cadre la vigne silencieuse et verte, sise à l'écart
de ce monde plein de préjugés, telle une oasis où régnerait le
seul amour, l'amour qui réclame la beauté et la force, la dou-
ceur et la volupté, non la richesse ni les autres avantages,
extérieurs et vains, dont un homme peut se prévaloir
Un soir, comme elle attendait que Zio Nicola revînt d'une
de ces tournées qu'il faisait habituellement dans les cabarets
LA VOIE DU MAL 507
du voisinage, elle entendit frapper à la grande porte. Elle
sortit et elle demanda qui était là.
— Moi, — répondit la voix de Pietro.
Maria croyait qu*il ne rentrerait que le samedi soir, et
cette voix entendue à l'improviste la troubla. Elle ouvrit tout
de suite, et il franchit le seuil. La nuit était sombre, mais
douce, étoilée. Aucun bruit, aucune lumière ne pénétrait dans
la cour.
— Pourquoi es-tu rentré si tôt? — interrogea-t-eUe d'une
voix défiante, comme si elle devinait déjà la réponse.
— Il y a trois jours que je ne t'ai vue, — déclara le jeune
homme, immobile à côté d'elle. — Je ne suis revenu que pour
te voir. Si tu l'exiges, je m'en retournerai à l'instant même.
Elle ne sut quoi répondre; mais, instinctivement, elle se
rapprocha du petit escalier. Il la suivit, timide, respectueux,
— Fais-moi voir au moins ton visage, Maria!... Viens, un
moment, à la cuisine. Ensuite, je m'en irai.
Elle resta muette. Alors Pietro, emporté une seconde fois
par S2i passion, la saisit à la taille et l'entraîna, tandis qu'elle
se débattait un peu, mais sans crier, vers la cuisine, dont la
porte était entr'ouverte.
— Il n'y a personne? — murmura-t-il.
— Non, — répondit-elle sur le même ton.
Ils entrèrent, et, à la lumière de la lampe, il la regarda
comme un fou, si rapprochée de lui, palpitante et comme
éperdue. Mais il n'osa pas lui donner un baiser ; et même il la
lâcha, disant :
— Je suis content, à cette heure. Si tu veux, je m'en vais.
— Non, il vaut mieux que tu restes : on pourrait t'avoir vu. . .
C'est toi qui ouvriras, quand mon père reviendra. Bonsoir.
Elle se retira, et, dès qu'elle fut dans sa chambre, elle com-
mença à trembler, sans se rendre compte de son trouble. Elle
passa une nuit agitée par des rêves, s'éveilla lorsqu'il était
çncore nuit, ne put se rendormir. Mais une joie jusqu'alors
inconnue lui gonflait le cœur, à la pensée de revoir bientôt le
jeune homme. Elle ne distinguait pas clairement la raison
de cette joie, et elle ne se se demandait pas non plus ce qui
arriverait; mais d'ailleurs l'intention de répondre à l'amour
du domestique était fort loin dç son esprit. (C EUe se laisserait
5o8
LA REVUE DE PARIS
aimer, voilà tout... Et pourquoi non? Quel mal y aurait-il?
Pietro était si honnête, si respectueux! » La présence du jeune
homme, au lieu de lui faire peur, lui donnait un vif plaisir.
Ne suffisait-il pas de se montrer bonne avec lui pour le rendre
doux et tremblant comme un agneau? Pourquoi ne lui don-
nerait-elle pas ce bonheur, puisque cela lui était si agréable à
elle-même?...
A Taube, elle s*habilla, se coiffa avec soin ; et elle descendit.
Le cœur lui battait d'anxiété, et aussi d*un désir qu'elle ne
voulait pas s'avouer à elle-même. Pietro était déjà debout,
prêt à partir; mais il semblait l'attendre.
— Je m'en vais, — dit-il. — La journée est vraiment
belle... Pourquoi ne viens-tu plus là-bas. Maria?
— Qu'irais-je y faire à présent? — répliqua-t-elle avec une
feinte, dureté. — J'irai lorsque j'aurai besoin d'y aller...
— Alors, tu viendras?
— Oui, je viendrai, bien sûr... Qu'est-ce qui pourrait
m'empêcher de venir?
Tout en parlant, elle vaquait aux besognes ordinaires.
— Eh bien, adieu, — dit-il, faisant mine de partir.
Elle ne répondit pas; mais elle se retourna, sans y prendre
garde. 11 s'approcha d'elle, enflammé de passion :
— Donne-moi au moins ta main, Maria.
— Mais va-t-en donc! En vérité, tu es fou... Laisse-moi
tranquille, une bonne fois pour toutes!
— Ne te mets pas en colère ! Je ne veux pas te tourmenter...
Ne me donne pas la main, puisque tu ne veux pas... Pourtant
ma main n'est pas sale. Mais c'est la main d'un pauvre, et
c'est pour cela que tu...
— Tais-toi, tais-toi! Va-t'en! — supplia-t-elle, en lui indi-
quant la porte et en s'écartant de lui.
— Accorde-moi au moins un regard ! Pourquoi baisses-tu
les yeux?... Un seul regard, Maria! — insista-t-il, en se rap-
prochant d'elle. — Ah! tu refuses parce que je suis pauvre...
Oui, c'est pour cela. Mais je te l'ai déjà dit : est-ce qu'on sait
si je ne ferai pas fortune?... D'ailleurs, qu'est-ce que je te
demande? Rien!... Seulement, il ne faut pas que tu me traites
mal. Accorde-moi au moins un regard... Allons, relève la
tête...
LA. VOIE DU MAL Bog
Maria paraissait fascinée. Oui, c'était bien cette joie-là
qu'elle désirait ardemment : se sentir adorée avec humilité,
implorée pour un regard.
Pietro lui prit une main, qu'il serra fortement. A ce con-
tact, un frisson les envahit tous les deux.
— Adieu I... Tu viendras à la vigne?
— Peut-être I
11 partit enfin. Mais il l'attendit vainement; et, le samedi
soir, il retourna chez ses maîtres avec l'anxiété et la fièvre
d'un affamé qui cherche à voler un pain. Malheureusement
pour lui, les maîtres veillaient, et, à l'heure du coucher, ils
se retirèrent tous ensemble.
Jusqu'à l'aube, il eut un sommeil plein d'inquiétudes et de
sursauts. Non, il ne pouvait plus lutter, il ne pouvait plus
vivre ainsi. Ou Maria s'abandonnerait à son amour-, ou lui-
même... Que ferait-il, lui? 11 n'en savait rien; mais il était
résolu à tout.
Le lendemain matin, elle descendit plus tard que d'habitude.
Elle semblait tranquille, impassible. A peine entrée, elle se
pencha sur l'âtre et elle mit la cafetière devant le feu.
— Pourquoi n'es-tu pas venue? — lui demanda-t-il. — Je
t'ai attendue, attendue continuellement... Le temps était
beau... Tu as craint de venir?
— J'avais à travailler. ici, — répondit-elle, d'une voix froide.
Mais soudain elle s'anima, le dévisagea, parut prendre un
plaisir perfide à le provoquer, à lui faire comprendre qu'elle
n'avait pas peur de lui.
— J'irai la semaine prochaine. Il doit y avoir du fenouil :
j'irai le cueillir. . . Le travail de la vigne sera bientôt fini, n'est-ce
pas? Tu la tailles, en ce moment?
— Oui, je la taille... Mais tu ne viendras pas ; je le prévois
bien.
— Qu'irais-je faire dans la vigne, à cette heure? Pourquoi
veux-tu que j'y aille?
— Pour que je te voie, pour que... nous nous voyions...
Car tu as aussi de l'amitié pour moi, je le sais. Oui, à pré-
sent, tu as de l'amitié pour moi. .. Dis-moi que c'est vrai!
Elle secoua la tête, avec un agacement mêlé de chagrin.
— Quand même j'aurais de l'amitié pour toi...
5lO LA RBVUS DE PARIS
— Eh bien, parle!
— Je n'ai rien à te dire,
Il se leva. Elle alla près de la porte et elle r^arda dehors.
Le soleil frappait sur le mur de la cour. Zia Luisa pouvait
(Jescendre d un instant à l'autre. Pietro s'approcha de la jeune
fiUe avec précaution et, lui donna un baiser.
-— Eh bien... si tu avais de Tamitiépour moi?... — insista-
t-il. — Que t'importent les autres?... Mais toi, dis, est-ce que
tu m'aïKies?
— Laisse-moi, Pietro, laisse-moi I . . . On pourrait nous voir. . .
— Oui, je te laisse... Mais, auparavant, dis-moi que tu
m'aimes.
— Laisse-moi, Pietro!
Elle lui disait : « Laisse-moi », mais elle ne se débattait
plus. Maria Noina éta,it devenue tout à coup si différente d'elle-
même que Pietro croyait rêver.
— Oui, oui, je te laisse... je te le promets... Mais, aupara--
vaut, dis-moi...
— Eh bien, oui, je t'aime I
Alors, malgré sa promesse, il ne la laissa point.
IX
Pendant un mois environ, Pietro Benu vécut comme dans
un songe, auquel pourtant.il ftnit par s'habituer. Les premiers
jours surtout, il eut comme un étourdissement et une fièvre
continuels, se trouva pour ainsi dire suspendu entre ciel et
terre. Il s'endormait et il se réveillait toujours avec la même
joie au cœur. Jamais il n'avait été si heureux; jamais il n'avait,
même en imagination, souhaité un si grand bonheur.
Aux brefs rendez-vous qui suivirent leur premier entretien
d'amour. Maria se montra tendre et ardente. Elle s'abandonnait
presque entièrement à lui, avec une passion spontanée et sans
défiance. Oh! non, elle ne doutait pas de lui. Et lui, il n'était
pas jaloux, il ne la soupçonnait pas; mais il se sentait toujours
un peu timide, toujours un peu domestique, devant elle.
D'ailleurs il s'écoulait des semaines entières sans qu'ils
pussent se revoir; et, lorsqu'ils se r6vx)yaient en présence de
LA VOIE DU MAL 5ll
personnes étrangères, ils affectaient un maintien glacé, presque
hostile. Maria saisissait même tous les prétextes pour se plaindre
de lui, pour le gronder à la moindre occasion ; lui, il se rebiffait
contre elle; et quelquefois ils se disputaient si bien que Zio
Nicola croyait bon d'intervenir, presque toujours pour prendre
le parti de son serviteur. Mais tout cela troublait un peu la
joie de Pietro : car il lui semblait que Maria, si tendre et si
attrayante aux heures d'amour, voulait ensuite lui rappeler de
quelque manière sa condition et la distance qui les séparait.
Ah I oui, il savait bien qu'il était un domestique ; mais il espé-
rait, malgré tout. L'amour n'accomplit-il pas des miracles?
— Enfin ma tante a fait son testament en ma faveur, — dit-
il, une nuit, à Maria, dans la cuisine où eUe était descendue et
où elle se tenait aux aguets, palpitante de crainte. — Ma tante
est si vieille!... Ah! si tu voulais m'attendrel... Je vendrais
tout de suite la maisonnette, la terre, tout, et je ferais du com-
merce... Tu verras! tu verras!
Maria se laissait embrasser, mais elle n'encourageait pas les
espérances de Pietro. Entre eux, jamais il n'était ouvertement
question de mariage; mais cela ne l'empêchait pas de promettre
fidélité à son jeune amoureux. Parfois une ombre venait
obscurcir ces moments si doux. Pietro s'attristait et Maria
devenait sévère.
— Qu'est-ce que tu as, mon amour?
— Rien... Je suis de mauvaise humeur, cette nuit. N'y fais
pas attention.
— Moi aussi, je suis de mauvaise humeur
Ils n'osaient pas se dire ce qu'ils pensaient; et ils échan-
geaient des baisers qui avaient un goût de volupté douloureuse.
Mais bientôt ils oubliaient leur tristesse, afin de jouir instinc-
tivement de l'heure présente, de l'instant qui fuyait pour ne
jamais revenir.
Ils se voyaient presque toujours la nuit, et, pendant l'entre-
tien, celui qui redoutait le plus une surprise, c'était Pietro.
A chaque minute, il entre-bâillait la porte, pour épier; et,
durant ces courts intervalles. Maria semblait recouvrer le sen-
timent de la réalité, changeait de physionomie, s'assombrissait,
pleurait quelquefois.
<( Non, je ne serai jamais à lui, — pensait-elle. — Que £iais-jte
\
5l2 LA REVUE DE PARIS
donc ici? pourquoi le tromper?... » Mais, dès qu'il revenait
près d'elle, il l'enveloppait de nouveau dans la fascination de
son regard et de ses paroles.
Elle était assez intelligente pour comprendre que Pietro
n'était pas un séducteur. Elle voyait très bien qu'il avait été
entraîné par la passion, et qu'il l'avait entraînée avec lui dans ce
gouffre périlleux où l'avait poussé une force fatale. Mais,
néanmoins, elle se révoltait parfois contre cette puissance
mystérieuse et elle accusait le jeune serviteur de s'être fait
aimer par artifice. Elle se demandait :
(( Que veut-il de moi? Je ne puis pas épouser un domes-
tique... et il le sait si bien qu'il n'ose pas m'en parler... Non,
Pietro n'est pas honnête : on ne tente pas ainsi une fille de
bonne famille... Je crois qu'il m'aurait fait la cour, même si
j'avais été mariée... »
Lui, au contraire, il la respectait, parce que, de jour en jour,
l'espérance grandissait en lui de faire d'elle sa femme, et il
voulait J'épouser pure. S'il n'osait pas lui parler mariage,
c'était surtout parce qu'il craignait que son amour ne parût
intéressé.
Ainsi, de jour en jour, tandis que chez lui la passion devenait
calme, profonde, et que son âme se rassérénait à la lueur d'un
avenir heureux, le caprice de Maria se troublait, se transformait
en sombre passion. La curiosité de savoir ce qu'était l'amour
l'avait poussée vers cet homme jeune et beau; et l'amour
s'était révélé à elle, l'avait enlacée, mais ne l'avait pas pénétrée
jusqu'au cœur. Elle ne comprenait pas ou elle ne voulait
pas comprendre le but de cette passion. Au fond de son âme
régnait une nuée orageuse, et c'était en elle-même que
vibraient les sentiments perfides dont elle accusait Pietro...
Une après-midi, elle descendit dans la vallée où Pietro finis-
sait de cultiver la vigne. Ils se revirent sous ces poiriers où
il avait remarqué pour la première fois la beauté de la jeune
fille. Le ciel était bleu; la vallée était verte et délicate comme
un immense berceau de velours. Tout invitait à aimer, et,
pendant un instant, Pietro se crut perdu. Maria l'avait attiré
derrière le rocher où il avait imaginé qu'il embrasserait
Sabina. Le lierre embaumait; deux moineaux s'aimaient,
sur une branche feuillue. Les yeux de Maria devenaient
LA VOIE DU MAL 5l3
inconscients; Pietro tremblait, souffrait; mais il se rappelait
sa promesse : « Je ne te ferai pas de mal... »
Il ne voulait pas qu'elle se repentît de Tavoir aimé ; mais il
eut le tort de le lui faire comprendre. Maria s'en retourna, et,
lorsqu'elle fut seule sur la route, elle frissonna en pensant au
péril auquel elle venait d'échapper.
(( Il croit toujours que, plus tard, il m'épousera. 11 veut
se faire bien voir de mes parents ; et moi, je n'ose pas lui dire
qu'il est fou... Oh! mon Dieu, mon Dieu, c'est moi qui suis
folle!... Pourquoi ai-je été à la vigne, aujourd'hui? N'est-il pas
temps que cela finisse?... Cette nuit, je lui dirai : « Renonce
à tout espoir, Pietro; ne me tourmente plus... » Dans quelques
jours, il s'en ira loin d'ici ; il ira transporter du charbon et de la
cendre depuis la forêt jusqu'au rivage de la mer. Ensuite on
commencera les moissons. Nous ne nous verrons plus qu'une
ou deux fois tous les trois mois, et il pourra oublier... Oui,
oui, il est grand temps que cela finisse!... »
Pendant toute la soirée, elle fut inquiète et sombre. EUe se
jeta sur son lit, en attendant que ses parents s'endormissent,
et elle pleura de rage et d'amour. Elle mordait ses lèvres, où
elle sentait encore le feu des lèvres de Pietro; elle enfonçait
ses ongles dans les paumes de ses mains, jusqu'à éprouver
une sensation de douleur; mais, malgré tout, elle se rappelait
les caresses de l'aimé. « Va-t'en, ma chère Maria, — lui
avait-il dit. — Ne faisons rien de malhonnête. Va-t'en, par
charité!... » Et elle s'en était allée, et elle aurait voulu ne plus
jamais le revoir. Mais il fallait le revoir encore une fois.
Ce qu'ils faisaient n'était-il pas déjà malhonnête? Était-ce
bien, de s'aimer ainsi, sans espérance?... Elle s'avisait enfin
qu'elle était dans le péché : — péché de désir, de men-
songe, de désobéissance envers ses parents, de tromperie
envers son inférieur. — Mais Dieu était plein de miséricorde,
et, avec une bonne confession, l'âme se lave comme le linge
dans la fontaine. Quoi qu'il en soit, il fallait couper court h
cette relation blâmable, et indigne d'elle. Oui, tout de suite,
à l'instant même!
Elle se leva et elle sortit dans la loggia ^ sur le petit escalier.
Pietro l'attendait à la cuisine, anxieux, confiant, bon et
tendre* Pauvre Pietro!... Pendant une seconde, elle hésita.
t» inin 1908. 5
5j4 la revue de paris
Elle s'était appuyée à la balustrade, sous le clair de lune...
Puis elle rentra dans sa chambre et elle pleura encore. Pour-
quoi était-il un domestique.»^ Pourquoi avait-il osé lever les
yeux jusqu'à elle.^ S'ils souffraient Tun et Tautre, c'était la
faute de Pietro, de lui seul. Un fou, un écervelé, un imbécile!
Tant pis pour lui : il fallait absolument en finir.
Ressaisie d'un accès de colère, Maria sortit pour la seconde
fois de sa chambre, descendit, entra dans la cuisine. Pietro
était là, qui attendait, encore tout ému par la visite qu'elle
lui avait faite à la vigne et par les baisers qu'ils avaient
échangés derrière le rocher. Dès qu'il l'aperçut, il la prit dans
ses bras et il lui donna un baiser ardent. Alors elle oublia ses
perfides résolutions
Mais, chez elle, depuis ce soir-là, la lutte entre les sens
et la raison devint plus que jamais âpre et insidieuse. Un
moment arriva où elle ne se demanda plus ce qu'elle voulait,
où elle n'osa plus explorer les bas-fonds de son cœur; et elle
s'abandonna aux événements, dans l'espoir qu'un jour où
l'autre l'avenir s'éclaircirait. Elle n'avait plus peur de Pietro :
ce garçon n'était pas un homme, c'était un enfant; ou, pour
mieux dire, c'était un serviteur, humble et docile même en
amour.
Cependant Maria maigrissait, se fanait. Elle n'était plus
une ménagère économe et soigneuse; d'inexplicables distrac-
tions lui engourdissaient les mains, lui obscurcissaient les
yeux. Zio Nicola lui reprochait fréquemment la mauvaise
tenue des registres et de la correspondance. Quant à Zia Luisa,
elle se rappelait sa propre jeunesse et elle pensait : <( Maria
a besoin d'un mari. Il est grand temps que quelqu'un se
décide... » Et, comme les avocats et les riches bourgeois ne se
décidaient pas à demander la main de la jeune fille, Zia Luisa
médisait d'eux et commençait à vanter les riches cultivateurs :
— Les avocats I... des gueux, des brouillons des hommes
de mauvaise foi qui vendent leur âme pour une poignée de
sous. Y en a-t-il un seul, parmi eux, qui soit digne de dénouer
les souliers de Francesco Rosana?... Ce qu'il faut dans une
bonne maison, c'est de l'argent, non du bavardage, non des
souliers vernis par-dessus et percés par-dessous. Francesco
Rosana et quelques autres qui lui ressemblent, oui, ceux-là
LA VOIE DU MAL 5l5
sont vraiment des hommes : des hommes pourvus de tout, de
sagesse et d'écus. Mais les petits avocats et les petits rentiers
ne sont que des meurt-de-faim...
Les discours de Zia Luisa parvenaient aux oreilles de Fran-
cesco, qui ne cessait plus de regarder Maria, lorsqu'il la ren-
contrait à l'église ou dans la rue.
Cette année-là, Maria n'accomplit pas le devoir pascal. Elle
n'avait pas le courage de se confesser, et elle craignait que le
prêtre ne lui refusât l'absolution pour le péché qu'elle commet-
tait, d'aimer et d'embrasser un homme dont elle n'avait pas
l'intention de faire son époux.
(( Je suis doublement pécheresse, — pensait-elle, — puisque
je trompe à la fois mes parents et Pietro. . . »
L'époque de la moisson arriva. Pietro fut loin du logis pen-
dant de longues semaines ; mais il obtint de Maria la promesse
qu'elle viendrait le trouver là-haut, sur le plateau, dans ce
lieu où son cœur s'était ouvert à l'amour comme la terre à la
semence. Maria tint sa promesse, et il put voir la beUe per-
sonne de la jeune fille se dresser parmi l'or des épis comme
un pavot flamboyant.
La vallée, blottie à l'ombre des monts sauvages, était luxu-
riante de moissons; les moissonneurs, courbés sous le soleil
torride, las, mais possédés d'une joie presque religieuse, cou-
paient les épis sans rien dire. Seules quelques filles chantaient
et riaient, et le gazouillement de leur rire se confondait avec
le cri des cailles et avec le griUotement des cigales. Maria
resta là^haut quelques jours, dans cette terre qui était à elle
et dont elle semblait une fleur vivante ; et le soleil bronza et
dora aussi son visage.
Sabina faisait partie de l'équipe des moissonneurs, et ce
fut alors qu'elle perdit son dernier espoir d'être aimée par
Pietro.
Dans le silence de midi, alors que les faucilles, abandonnées
sur les gerbes, luisaient comme de l'argent, alors que tout le
paysage, jaiine de chaumes et de soleil, semblait assoupi dans
une somnolence fiévreuse et que les montagnes lointaines se
confondaient avec les vapeurs bleuâtres de l'horizon, les mois-
sonneurs s'en allaient dormir à l'ombre des maquis, disséminés
çà et là, fourbus de fatigue et de chaleur.
5l6 LA RBYUB DB PARIS
Or, un jour que Sabina s'était endormie comme ses com-
pagnes, à Tombre d'un buisson, elle se réveilla en sursaut et
elle regarda autour d'elle. Maria n'était plus là. Une pensée,
d'abord vague et informe, passa dans l'esprit de la jeune fille.
Elle se glissa silencieusement entre les broussailles, gravit la
hauteur, prudente comme un lézard, se cachant de temps à
autre derrière les arbustes; et, sans être vue, elle vit Pietro
et Maria qui, derrière le mur de la cabane, s'embrassaient
éperdument, insoucieux de prendre la moindre précaution.
Ils s'étaient réfugiés là sous prétexte d'y chercher l'ombre;
et, seuls dans le cercle du paysage embrasé, ils cueillaient les
baisers sur les lèvres l'un de l'autre, à la face du ciel et de
la terre, comme les moissonneurs cueillaient les épis mûrs.
Dans la nuit du 7 au 8 septembre, un groupe de filles
nuoraises parcourait les sentiers mal tracés qui, à travers les
tanças closes, à travers les pâturages ouverts et les bois de
chênes, conduisaient des campagnes de Nuorovers le mont
Gonare. Ces nocturnes pèlerines se rendaient pédestrement au
sanctuaire qui se dresse sur la cime de ce mont, les unes
pour y accomplir un vœu, d'autres pour y demander une
grâce, le plus grand nombre, tout simplement, pour se divertir.
C'était le lendemain que devait se célébrer la fête. Des gens
de tous les villages d'alentour monteraient là-haut : il y aurait
quelque chose à voir, et l'on pourrait danser et s'amuser.
Chacune des pèlerines portait un petit paquet, qui renfermait
son déjeuner et son dîner, et elle avait, jetée sur le bras ou
sur l'épaule, la tunica de gala, qu'elle n'endosserait que sur le
lieu de la fête. Plusieurs d'entre elles marchaient pieds nus,
par vœu ; et il y en avait une qui portait ses cheveux dénoués
sur ses épaules et qui tenait à la main un cierge colorié : c'était
Maria Noina, qui s'acquittait d'un vœu ancien. Sa longue
chevelure noire, humide de rosée, ondulait au vent; par ins-
tants, la brise la lui emmêlait, la lui fouettait sur la face ; mais
la satisfaction de s'entendre louer par ses compagnes de voyage
compensait bien ce petit ennui :
LA VOÏE ïyV MAL 617
— Avec les cheveux dénoués, Maria, tu ressembles à une fée.
— Tu ressembles à Marieddal tu as les cheveux de Ma-
rieddal
Mariedda est la fillette des fables, volée par l'ogre, celle dont
les cheveux étaient si longs qu'un jour elle lança le bout de sa
tresse par la fenêtre et que le fils du roi s'en servit comme
d'une corde pour monter jusqu'à elle.
— Dieu garde tes cheveux. Maria Noina! Laisse-moi les
toucher, pour me préserver du mauvais œil I
— Prions, maintenant! — dit Rosa TÉpineuse, qui était
jalouse des éloges adressés à Maria par ses compagnes.
Et elle regarda une étoile qui tremblait, sur le sanctuaire du
Gonare; puis elle entonna le rosaire à haute voix. Mais la pre-
mière à rire sottement, ce fut Rosa elle-même, et ses com-
pagnes ne purent continuer. Alors Maria dit que chacun prierait
pour son propre compte, et tout retomba dans le silence.
La lune éclairait le paysage vaste et désolé, les tanças brû-
lées par l'été, noircies ça et là par des incendies récents.
Quelques feux, qu'avaient allumés des bergers perdus dans
ces solitudes, apparaissaient étranges comme des feux follets,
pareils à des langues rouges qui sortiraient de la terre noire,
derrière les murs bas ou au milieu des chaumes coupés et
des asphodèles secs. Cà et là, de petits marais, . formés par
les premières pluies de septembre, exhalaient un brouillard
bleuâtre qui semblait être l'haleine de la terre fiévreuse. De
toutes parts, sur le lointain horizon, les montagnes s'estom-
paient en bleu, dans la vaporeuse clarté de la lune, et là-haut,
dominant toutes choses, les étoiles veillaient dans leur mysté-
rieux silence, palpitant sur le ciel clair et profond.
Les filles cheminaient, cheminaient, blanches de lune, silen-
cieuses et recueillies. Les cheveux de Maria flottaient au vent,
comme s'ils avaient voulu se détacher d'elle, s'envoler avec
la brise qui les caressait; puis ils retombaient sur ses épaules
d'un air las, semblant regretter leur caprice.
Tout à coup, les filles s'arrêtèrent, se retournèrent, tendirent
l'oreille : dans l'absolu silence qui précédait l'aube, on perce-
vait le trot de plusieurs chevaux, et un écho de voix humaines
était apporté parle vent... Qui était-ce?... Et voilà que, à la
ligne extrême de la tança, une longue tache noire apparut,
5l8 LA REVUE DE PARIS
qui s'approchait peu à peu, qui se divisait; et des ombres
de chevaux et d'hommes s'allongèrent sur les chaumes éclairés
par la lune.
— Des gens qui viennent à la fêtel — dit Maria.
Des hommes et des femmes, vêtus du costume sarde, les
premiers avec le fusil en bandoulière, les secondes assises en
croupe, ou sur des selles, ou à califourchon sur de petites
juments, se présentèrent et entourèrent les filles arrêtées au
milieu des chaumes. Dans cette caravane, se distinguait entre
tous un jeune cultivateur qui montait une cavale blanche de
grande taille, toujours en mouvement, à la tête fine et à la
queue bien fournie. Ce garçon n'était pas beau, mais il avait
un certain air de hardiesse et de distinction généreuse; avec
sa capote d'orbace et de velours, dont le capuchon était rejeté
sur ses épaules, avec son fusil qui scintillait sous la lune, avec
sa ceintijre brodée et ses éperons attachés sur des guêtres qui
dessinaient des jambes nerveuses, il faisait penser aux cheva-
liers errants ou aux orgueilleux hidalgos. Par le fait, c'était
un principale, c'est-à-dire un de ces riches paysans qui forment
une caste à part, se vantent d'avoir du sang noble dans les
veines, et possèdent même une certaine instruction.
— Salut aux Nuoraises I — commencèrent à crier les nou-
veaux venus, en arrêtant leurs chevaux près des filles.
— Salut à Nuoro I
— Voulez-vous monter en croupe? — demanda un vieux
galant, en se penchant de côté pour extraire d'une besace une
gourde pleine de vin. — Voulez-vous boire .►^
— Merci I — répondit promptement Maria. — Votre vin,
buvez-le vous-mêmes, ou donnez-le à vos femmes, pour
les faire choir de la croupe de vos chevaux I De cette façon,
vous pourrez nous prendre avec vous, au retour.
— Bravo I — cria le vieux. — Tu vois, je suis ton conseil I
Et il posa la gourde sur sa bouche, renversa la tête en
arrière et se mit à boire, tandis que les femmes se rebéquaient
contre Maria par des mots piquants.
Le jeune homme à la cavale blanche, s'inclinant sur la selle,
dit tout bas à Maria :
— Salut, Maria Noinal Tu vas donc aussi à la fête?... Le
beau manteau qui te couvre les épaules I Dieu garde tes che-
LA VOIE DU MAL SlQ
veuxl Quel dommage qu'il ne me soit pas permis de les
toucher I
Alors seulement elle feignit de reconnaître le jeune homme :
— Salut, Francesco Rosana! — répondit-elle, en levant le
visage vers lui et en rejetant en arrière ses cheveux, qui lui
tombèrent jusque sur les hanches.
Il la regardait d'en haut, avec des yeux avides; mais, ayant
rencontré le regard plutôt malveillant et un peu moqueur de
la jouvencelle, il devint timide, se redressa, rendit la main a
sa monture.
, — Francesco, — lui dit soudain Maria, provocante, — au
retour, voudras-tu me prendre en croupe sur ton cheval .^^
Francesco se retourna vivement et s*écria :
— Tout de suite I Viens I
— Non, pas tout de suite. Je t'ai dit : « au retour ».
— Entendu I Bonne fête, les filles! — leur souhaita-t-il,
rayonnant de bonheur.
La jument frappait du pied, se battait les flancs avec sa
queue, mordait son frein. Francesco s'éloigna, rejoignit ses
compagnons, qui venaient de partir; mais, pendant un long
bout de chemin, il tourna vers Maria un visage souriant.
— L'afifaire est faite ! — dit malignement Rosa.
— Quelle affaire ?
— Le mariage. Ne vois-tu pas qu'il est amoureux comme
un fou.^
— Il est trop laid, — dit Maria.
— Qui déprécie, achète *.
— Il est conseiller municipal.
— Il est riche.
— Il a quatre tanças. Tout à l'heure, nous en traverserons
une.
— Je vous répète qu'il est trop laid I . . . Il a de beaux yeux ;
mais il ne regarde jamais en face. Il a un nez qui ressemble
au bec d'un vautour.
— Qui déprécie, achète...
Maria pensait à Pietro absent, seul dans la vigne, là-bas;
et elle comprenait que le moment était venu de le sacrifier;
1. Proverbe : « Chi disprezza, conipra ».
hùÔ LA kËVtJË bE t>ÂftIS
et elle éprouvait de la pitié pour lui, mais comme pour une
victime nécessaire. D'ailleurs, était-ce sa faute, à elle ? Pouvait-
elle prévoir que Francesco se serait présenté, cette nuit, au
milieu des tanças, envoyé vers elle par le destin P
Les filles se reprirent à cheminer, à cheminer. L'aube res-
plendissait derrière les crêtes lointaines de TOrthobene, derrière
les montagnes bleues d'OUena. Le ciel se colorait lentement
de rose; les chaumes commençaient à reluire, humides de
rosée ; le vent se taisait ; les alouettes chantaient, cachées dans
les maquis.
Les filles rie disaient plus rien. Elles s'arrêtèrent encore une
fois, sur Tesplanade désolée qui entoure la vieille et mysté-
rieuse chapelle du Saint-Esprit. Quelques-unes d'entre elles se
lavèrent dans l'eau d'une mare, au milieu des joncs. Puis elles
se remirent en marche, enveloppées dans la poétique splendeur
du matin.
Elles cheminaient, cheminaient. Maria songeait toujours à
Pietro et à Francesco. Le premier s'éloignait derrière elle,
toujours plus loin, toujours plus loin, dans le silence de l'es-
pace, tandis que Francesco se rapprochait, l'appelait, l'attendait
là-haut, dans la montagne, avide et fascinant comme un vau-
tour. Absorbée dans ses pensées, elle suivait ses compagnes,
sans faire attention au paysage.
Les filles traversèrent des plaines couvertes de ronces et de
prunelliers, celles-là chargées de mûres luisantes, ceux-ci
alourdis par les baies violettes. Elles passèrent entre des
groupes de roches énormes, percées au sommet, illuminées
par les radieuses clartés de l'aurore. Maria secoua ses préoccu-
pations lorsqu'elle vit les pentes de la montagne, tapissées de
bois qui ondoyaient dans l'or du soleil naissant. Au sommet
du mont, parmi les roches roses de soleil, le sanctuaire se pro-
filait en gris sur le ciel bleu.
Les filles s'agenouillèrent et firent une courte prière.
Maria tira de sa poche un peigne et, aidée par ses compagnes,
elle démêla et lissa ses cheveux. Puis, toutes ensemble, elles
se mirent de nouveau à monter et elles s'enfoncèrent dans un
bois de chênes nains, clairsemés. Alors elles commencèrent à
rencontrer beaucoup de monde. Des groupes d'hommes, de
femmes et d'enfants, venus de Bitti et d'Orune, soit à pied.
lA VOÎB t)U MAL 531
Boit à cheval, redescendaient, après avoir entendu la première
messe, et s*en retournaient dans leurs villages lointains, blottis
entre les monts sauvages, au nord de Nuoro. Les hommes, au
visage basané, aux farouches yeux noirs, vêtus d'orbace, de
serge, de cuir, pareils aux mastrucati latrones * de Cicéron ;
les femmes, dans leurs rudes costumes d'orbace et de drap
jaune, ne manquaient pourtant pas d^une primitive élégance.
— Salut à Nuoro I — dirent les gens de Bitti, avec leur pro-
nonciation latine.
— Salut à Orune! Salut à Bitti I — répondirent les filles.
Plus haut, elles rencontrèrent des gens d'Olzai; village
dont les habitants sont connus pour leurs sentiments religieux.
Une femme de ce village, pâle et sévère comme une honne,
racontait à une gracieuse fille de Gavoi, coiffée d'une capuche
rose, la légende de sainte Barbara. La femme d*01zai disait,
en se signant : (( La madone de Gonare et notre sainte Barbara
(au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, ainsi soit-il!)
se sont rencontrées précisément à cette place. Elles se regar-
dèrent, se donnèrent la main. Puis la madone dit :
c Barbaredda d'Olzai,
De rendroit où Ton nous posera,
Jamais nous ne nous verrons*. »
Et, en effet, le sanctuaire de la madone de Gonare s'aperçoit de
tout le district, sauf de Téglise d'Olzai, où est sainte Barbara.
Peu à peu la montagne se peuplait. Par les sentiers grimpait
une foule bariolée. Les paysans, les femmes, les patres d'Orune,
le village le plus proche, formaient comme une procession. Mille
voix résonnaient sous les chênes, dans le bois aride et sauvage.
D'en haut venaient des cris d'enfants, de marchands ambu-
lants, de personnes en gaieté. — Parmi cette foule, Maria se
trouva mêlée à un groupe d'hommes qui, l'admirant plus
qu'il n'aurait été convenable, lui adressaient des propos flat-
teurs et plaisantaient sur ses cheveux dénoués :
— On dirait la queue de ma jument noire... Regarde donci
I. a Brigands velus de la luaslruca », — vêtement de peau sarde ou
germain.
a. En dialecte : « Barbaredda de Orzai, — Ube nos an a ponner^ — No
nos hidimus mai. »
5aa LA REVUE DE PARIS
— Oui; mais la jouvencelle ressemble à ta jument, quand
les mouches la tourmentent.
— Quel malheur qu'elle ne se laisse pas mettre le frein!
Maria rougissait, mais elle faisait semblant de prier et elle
ne répondait pas.
La presse augmentait. De tous les sentiers, de tous les fonds
de bois afQuaient cavaliers, piétons, chars tirés par des bœufs,
chiens et mendiants. C'étaient des gens de la Barbagia; c'étaient
des Nuorais superbes, de belles filles d'Orune, roses sous
leurs bandeaux blancs, des femmes de Mamojada, au corsage
rouge, des pâtres d*Orgosolo, dont le costume laineux rappe-
lait lesl Sardes de jadis, vêtus de fourrures; c'étaient de
pimpants Dorgalais, aux longues boucles frisées, des femmes
d'Oliena, avec leurs chevaux chargés de vin. Et Ton voyait
monter aussi les Baroniais, aux sandales de peau; et Ton dis-
tinguait dans la multitude quelques femmes de Goceano,
pâles, avec de grands yeux arabes, et quelques femmes de
Gampidano, aux foulards jaunes déployés sur la tête, aux faces
roses et dorées comme des madones byzantines.
Le soleil était déjà haut et tombait d'aplomb sur le bois,
lorsque Maria et ses compagnes arrivèrent au campement des
marchands, établi au pourtour des clairières où quelques
familles de Nuoro s'installaient pour passer le temps de la
neuvaine. Avant de gravir la dernière côte, celle qui mène
jusqu'à l'église, les filles déposèrent leurs fardeaux et s'as-
sirent au pied d'un arbre. Maria regarda autour, d'elle, en
quête de Francesco; mais, entre les nombreuses montures
attachées aux arbres, elle ne reconnut pas la cavale blanche.
Alors elle s'égaya un peu, rejeta ses cheveux en arrière et
regarda le paysage.
Le lieu n'était pas beau. Les arbres jetaient des ombres rares
sur la pente parsemée d'herbe aride, de buissons grisâtres. Dans
ces ombres et dans cette herbe tout un peuple s'agitait, croyant
s'amuser par la seule raison qu'il s'était rassemblé là.
Les marchands ambulants veillaient sur leur camelote
de fer-blanc, criaient les prix, lançaient des plaisanteries
grossières aux filles qui passaient. Des femmes de Tonara,
étroitement serrées dans leur costume rude, insensibles au
soleil et au bruit de la foule, mesuraient des noisettes ou sciaient
LA VOIE DU MAL
5a3
et débitaient leurs nougats blancs, qui fondaient à la chaleur.
Sous des cabanes de feuillage, les revendeurs exposaient
leurs étoffes d'occasion ; Técarlate saignait au soleil, les bro-
carts scintillaient ; toute une flore invraisemblable s'épanouissait
sur les foulards et sur les châles rustiques.
Près des buvettes, autour des tonneaux et des bouteilles,
se bousculaient des bandes d'hommes, amis nouveaux et vieux
amis, qui s'étaient rencontrés là par hasard; et au milieu d'eux
se détachaient, faisant un bizarre contraste, les figures de quel-
ques bourgeois. Le vin et les liqueurs réjouissaient l'âme de ces
farouches paysans, et l'eau-de-vie embaimmait, tel un parfum
de fleur funeste.
Maria et ses compagnes mangèrent. Ensuite elles endossèrent
la tanica et elles se remirent en marche vers l'église.
. Le sentier s'élargissait, âpre, raidi en escalier, comme
taillé dans la roche, entre des blocs énormes, entre des maquis,
entre des troncs d'arbres de plus en plus sauvages et con-
tournés. Les costumes colorés des femmes resplendissaient sur
le fond lumineux de la pente. Les voix se perdaient dans la
silencieuse pureté des cimes couronnées d'azur.
Mais Maria continuait à entendre, autour d'elle, de sottes et
parfois d'indécentes paroles. Les jeunes gens accouraient pour
la voir, s'arrêtaient, la dévisageaient. C'était toute une explo-
sion d'admiration naïve, qui offensait et qui flattait la belle aux
cheveux épars. Quelqu'un demandait :
— D'où est-elle, cette fille .►^
— Elle est de Nuoro.
— Non, elle est d'Orune.
— Non, elle est d'Orotelli.
— D'où es-tu, ma belle.»*
— Elle est de chez le diable! — répondit Rosa, envieuse et
impatientée.
Tout le monde se mit à rire, et les jeunes gens crièrent :
— Vive Nuoro I
Les mendiants, arrêtés près des croix qui s'érigeaient de
place en place, au bord du chemin, tendaient la main et chan-
taient, d'une voie cadencée, une espèce de lamentation doulou-
reuse. Personne ne prêtait l'oreille à ce qu'ils disaient, mais
presque tout le monde jetait des sous dans leurs casquettes
bâi LA tiÉYXJE Dfi t>ARI8
posées à terre. Maria ne manquait pas de jeter un sou à
chacun d'eux.
Sitôt le sommet atteint, les filles de Nuoro entrèrent dans la
vieille église, déjà remplie de fidèles, et Maria eut peine à
s'ouvrir un passage dans la presse pour pénétrer jusqu'à l'autel.
La chaleur était intense et le visage de la jeune fille s'empour-
prait, très beau dans le cadre des cheveux dénoués. Francesco .
Rosana, appuyé à la balustrade de l'autel, frémit en la voyant,
et, pour l'arrêter, il lui toucha doucement le bras.
— Tu ne fais que d'arriver? — lui demanda-t-il à voix basse ?
— Oui, — répondit-elle, continuant d'avancer sans lui
accorder un regard.
Elle déposa son cierge, s'agenouilla, essaya de prier.
(( O vierge du Gonare, il est accompli, le vœu que je t'ai
fait, lorsque mon père est tombé dç cheval. Tu as sauvé mon
père, ô Vierge, et je suis venue vers toi, les pieds nus et les
cheveux dénoués, et je t'ai apporté un cierge de trois livres...
Sois louée, ô Vierge du Gonare... »
Elle ne sut pas en dire plus long, quoique, dans son cœur,
bouillonnât un flot de prière. Mais elle n'osait pas formuler les
obscurs désirs de son cœur. Elle aurait voulu demander à la
Madone la grâce d'oublier tout de suite Pietro et d'aimer celui
qui la regardait ardemment, à deux pas de distance ; mais elle
n'en avait pas la hardiesse.
Trois prêtres, vêtus de blanc et d'or, entonnèrent la messe.
Un adolescent, en robe rouge, vint se placer près de Maria,
avec son encensoir allumé, qui se balançait et qui fumait.
Puis la foule envahit jusqu'aux marches de l'autel, et
Maria dut se remettre debout. Quelqu'un lui effleura la main :
elle se retourna; elle vit Francesco derrière elle, et elle sourit.
Alors il fit tout ce qu'il put pour se rapprocher encore, si bien
qu'il lui passa presque le bras autour de la taille.
La foule augmentait toujours. En se retournant. Maria
apercevait une ondulation de têtes multicolores, et, par la porte
grande ouverte, dans un carré d'éclatante lumière, elle décou-
vrait une autre foule, puis une autre encore, serrée, entassée
sur le parvis et sur les rochers d'alentour. Jamais elle n'avait
vu un spectacle plus imposant, un tableau plus lumineux et
plus coloré, pas même aux jours de la semaine sainte, dans la
LA VOIE DU MAL 5s5
cathédi'ale de Nuoro. Il y avait là des costumes et des types
de quinze ou vingt villages : vieilles têtes hiératiques de
bergers, figures de hobereaux aussi aristocratiques que des
figures de princes, profils bronzés d'insulaires monta-
gnards, longues chevelures préhistoriques, petits visages de
camées, yeux sarrasins, noirs et profonds comme la nuit, têtes
enveloppées de bandeaux jaunes, noirs ou blancs, couvertes
de capuches, coiffées à l'orientale, cachées sous de larges fou-
lards à franges, voilées de dentelles, encadrées de cornettes
raidies par Tamidon. On distinguait aussi dans la foule quel-
ques autres ^femmes qui avaient les cheveux dénoués ; mais
aucune ne les avait aussi beaux que Maria. Quand, à
1- élévation, celle-ci se mit à genoux, ses cheveux balayèrent
le sol.
Francesco ne cessait pas un moment de la contempler, et
quelquefois leurs regards se rencontraient. Elle pensait tou-
jours à Pietro; dans les minutes de distraction et de rêve, elle
voyait devant elle les yeux si doux et si clairs qui l'avaient
regardée comme aucun autre homme ne la regarderait plus;
mais, en se retournant, elle rencontrait les yeux bruns et
vifs de Francesco, et elle les considérait avec abandon et
avec tristesse. Oui, le rêve était fini, la réalité commençait.
D'ailleurs, si elle se sentait triste, elle ne l'était pas pro-
fondément. Sans doute, Francesco était laid; mais il avait une
physionomie bonne et douce, qui inspirait de la confiance. On
ne peut pas tout avoir, dans la vie : il faut savoir se contenter.
Et, pendant ce temps-là, les fidèles chantaient les gosos,
laudes en l'honneur de la Madone, sur un mélancolique motif
qui semblait la plainte d'un peuple désolé :
Les roches distillent des perles ;
Les maquis, des grâces et dons;
Avec mille voix et chansons
T'acclament les oiseaux jolis ;
Et les étoiles reluisantes
Descendent pour te couronner*.
I. En dialecte : v Sas roccas dislillan perlas; — Sas maUas, grassias e
donos; — Cun milli boghes e tonos — Tacclaman sas aes hellas; — Sas
relughentes islellas — Falan pro fincoronare. »
536
LA REVUE DE PARIS
XI
A peine sortie de la petite église, Maria ramassa ses che-
veux en deux grosses tresses, qu'elle tordit sur sa nuque, et
elle enveloppa sa tête d'un foulard sombre. Franoesco la
suivait, et, lorsqu'il vit les compagnes de la jeune fille dispersées
d^ns la foule, il lui dit :
— Viens avec moi, là-bas, entre ces rochers. Les Nuorais
y sont tous. Nous regarderons la course de chevaux.
Maria accepta Tiiivitation, et elle sourit, quand il recommença
de lui faire la cour. Ils descendirent ensemble jusqu'aux rochers,
un peu au-dessous de Tesplanade, et ils trouvèrent là un groupe
de Nuorais qui regardaient les chevaux courant sur le plateau
situé en contre-bas. De cette hauteur, les chevaux ressem-
blaient à des souris montées par des cavaliers lilliputiens.
La foule s'était éparpillée sur l'esplanade et sur les pentes,
rocheuses ; des cris sauvages résonnaient de toutes parts. Tout
lé monde parlait des prix, qui consistaient en bœufs, en argent,
an étoffes de velours et de brocart.
Maria s'amusait beaucoup. Près d'elle, plusieurs femmes
d'Orotelli faisaient circuler de main en main une fiole, où elles
introduisaient leur petit doigt, et ensuite elles passaient reli-
gieusement ce doigt sur leurs lèvres.
— Que font-elles? — demanda Maria.
• — C'est l'huile miraculeuse de la lampe de Notre-Dame,
qui préserve des maux d'yeux I — répondit Francesco, iro-
nique.
Maria, au lieu de rire, appela une des Orotellaises :
— Veux-tu me donner cette fiole d'huile bénite ? Ma mère a
souvent mal aux yeux.
— Non, ma belle, je ne peux pas. Mais, si tu veux, libre à
toi de t'en servir!...
— Ses yeux n'ont pas besoin de médicaments, — intervint
Francesco Rosana. — Ne vois- tu pas comme ils sont beaux?
Est-ce que tu es aveugle?
— Je te la paierai une lire, — insista Maria.
— Quand même tu m'offrirais mille écus, je n'accepterais
pas, ma belle. '
LA VOIE DE MAL
527
— Alors, va en paix!
Francesco demanda à Maria :
• — Veux-tu que je prie ce monsieur de nous prêter sa
jumelle? Nous regarderons du côté de Nuoro.
— Oui! — répondit-elle avec un sourire.
Francesco emprunta la jumelle et l'approcha des yeux de
Maria. Pendant qu'elle regardait, il lui passa un bras autour
des épaules et il dit :
— Regarde. Ce village que tu vois au-dessous de nous,
c'est Sarule... Et vois-tu aussi ce bois, qui est un peu plus
loin.»^ Il y a deux ans, j'y suis resté trois mois, à faire paître
mes vacfies... Regarde encore de cet autre côté, très loin. C'est
la plaine de Macomer. .. Quel dommage qu'il y ait un peu de
brume, aujourd'hui! La journée va se gâter. Mais, l'an pro-
chain, nous reviendrons ici ensemble, n'est-ce pas?
Elle resta muette. Ses compagnes de voyage s'approchèrent
d'elle et commencèrent à la plaisanter, à faire des alllusions
malicieuses. Puis toute la bande des Nuorais redescendit vers
le bois. A moitié chemin. Maria s'arrêta près d'un bloc cal-
caire, contre lequel s'adossaient quelques femmes d'Ala.
D'autres enveloppaient dans des morceaux de papier et con-
servaient religieusement quelques grains de poussière qu'elles
avaient grattés à la surface du bloc.
— Ici, — expliqua une toute petite vieille, qui n'avait qu'un
œil, — la très Sainte Vierge s'est adossée, lorsqu'elle gravis-
sait la montagne... En s'adossant contre ce bloc, on se pré-
serve des douleurs d'épaules, et la poussière qu'on y gratte
guérit de la fièvre.
— Si je ne me trompe, — dit tout bas Francesco, — nous
sommes sur le mont des miracles.
— Mécréant! repartit Maria, en s'adossant contre le bloc.
Mais, quand elle vit qu'il s'y adossait aussi, à côté d'elle,
elle éclata de rire et elle lui demanda :
— En somme, y crois-tu ou n'y crois-tu point?
— Je crois en toi. Maria, et ce que tu fais, je le fais.
Cette galanterie plut beaucoup à la jeune fille. Oui, vrai-
ment, Francesco était aimable et bien élevé. A partir de cette
minute, ils ne se quittèrent plus.
Revenus dans le bois, les Nuorais s'attardèrent un peu
538 LA RBYUB DE PARIB
autour d'une troupe de paysans qui dansaient la danse sarde.
Puis ils firent quelques achats et ils se préparèrent au retour,
avec l'intention de s'arrêter encore à moitié route, dans la
tança de Francesco Rosana.
Maria, ainsi qu'elle l'avait promis, monta en croupe derrière
Francesco, et elle entoura de son bras la taille du cavalier. Le
jeune propriétaire sentait le buste de la jeune fille s'appuyer
contre lui légèrement; il serrait dans sa main la main chère, et
il était heureux comme il ne l'avait jamais été.
< — Il me semble que je suis ivre, — dit-il" tout à coup. —
Mais, grâce à Dieu, tu es là pour me soutenir!
Rosa TEpineuse, assise en croupe sur un bidet monté par un
vieux paysan, regardait à chaque instant la cavale blanche de
Francesco et faisait une grimace méchante.
Avant d'arriver à la chapelle du Saint-Esprit, tout le monde
mit pied à terre, et l'on mangea à l'ombre d'un petit bois de
chênes.
— Regarde doncl — dit Rosa à une de ses compagnes, en
indiquant Maria et Francesco. — Ils se font la cour d'une
manière scandaleuse.
— Est-ce que tu serais jalouse P — répondit l'autre.
— De qui? De ce porc-épic?
— Quel porc-épic? — demanda quelqu'un de la com-
pagnie,
— Toil — répliqua la fille.
Maria, devinant de qui il s'agissait, rougit de colère. Oui,
sans doute, Francesco était laid. Plus elle le regardait, et
moins il lui plaisait, avec ce teint pâle et presque ter-
reux, avec cette mâchoire saillante, avec cette petite barbe
noire et clairsemée, avec ce front bas et ridé, avec ce nez aquilin
qui lui donnait un air d'oiseau de proie. Mais ses yeux étaient
doux, son sourire était bon; et, en outre, il s'habillait avec
élégance, chaussait des bottines de bourgeois, portait une
montre, avait un mouchoir blanc marqué à son chiffre. Bref,
c'était un jeune homme distingué, un riche propriétaire, et
Rosa avait bien de quoi crever d'envie I Au surplus, les vastes
tanças qui entouraient la chapelle du Saint-Esprit apparte-
naient à Francesco; il était à lui, ce bois où la compagnie
s'attardait à faire la sieste; il était à lui, ce ruisseau; elle»
lA VOIE DU MAL 529
étaient à lui, ces vaches paissantes ; — et toxit cela faisait un
cadre magnifique à la figure insuffisamment jolie du jeune
propriétaire.
Lorsque la compagnie se remit en route, le jour commençait
à décliner. Le repas, le vin, Theure inspiraient Tallégresse,
mais une allégresse un tantinet sentimentale, aux cavaliers et
aux jeunes filles. Celles-ci, assises en croupe sur les chevaux
un peu las, se laissaient mollement aller contre les épaules des
garçons qui leur serraient la main avec tendresse. Le soleil
baissait sur le ciel bleu d'ardoise; une douceur ardente impré-
gnait ce paysage désert, où, sur un fond doré, les ombres des
arbres et des maquis ressortaient fortement ; au passage des
chevaux, les ruisseaux, les eaux stagnantes, où se reflétaient les
buissons et les joncs de la rive, jetaient des étincelles vertes.
Francesco, éperonnant sa belle cavale, devançait toujours
ses compagnons de voyage. Puis, sous prétexte de les attendre,
il arrêtait la cavale, se tournait en arrière, pour regarder; et
alors ses yeux se fixaient sur le visage de Maria, passionnés
et avides. Elle baissait les siens; mais souvent aussi elle riait,
et les fossettes de ses joues exaltaient encore l'enthousiasme
de Tamoureux cavalier.
Enfin, pendant la dernière étape qui les séparait de Nuoro,
il déclara son amour à la jeune fille.
— Maria, — lui dit-il, — je voudrais t'adresser une
question. Aujourd'hui ttr as été si gentille avec moi que cela
me donne le courage de t'ouvrir mon cœur.
— Parle, — répondit-elle simplement.
Mais sa voix était un peu tremblante, et un voile de tris-
tesse offusquait ses yeux.
— Daigne m'écouter, Maria, et excuse-moi d'avoir une
pareille audace... Es-tu libre .^^ As-tu quelque engagement
d'amour?
Elle pensa à celui qu'elle aurait voulu chasser de son âme,
mais qui, malgré elle, y revenait toujours; et un accès de
pitié et d'humiliation l'envahit : — pitié pour lui, humiliation
pour elle-même, qui s'était avilie jusqu'à aimer un domes-
tique... Qu'aurait dit Francesco Rosana, s'il avait su ?.. .
Gomme elle se taisait, le jeune homme lui serra la main,
pour solliciter la réponse. Elle mordit sa lèvre inférieure, elle
i**" Juin 1908. 6
53o LA REVUE DE PARIS
regarda au loin, et, pendant une seconde, elle eut l'idée géné-
reuse de confesser sa funeste passion. Mais la honte aussitôt
reprît le dessus.
— Je suis libre, — affirma-t-elle.
— Eh bien, veux-tu devenir ma femme? J*en parlerai sur-
le-champ à ton père.
— Francesco, — répondit-elle, sérieuse, — je te remercie
beaucoup pour Thonneur que tu me fais. Mais tu comprends
que je ne peux pas te donner tout de suite une réponse.
Laisse-moi réfléchir un peu. Dans quinze jours, je te ferai
savoir quelque chose.
— Dans quinze jours! — s'écria-t-il. — Gomme c'est
longl... Eh bien, soitt
Il n'ajouta rien de plus ; mais il serra très fort la main qu'elle
tenait toujours appuyée à sa ceinture, et à plusieurs reprises,
il poussa des soupirs.
Elle pensa : (( Oui, il m'aime, et peut-être autant que ce
malheureux domestique. )) Puis elle baissa les yeux, et deux
larmes de douleur tombèrent sur son sein ému.
Mais ce ne fut qu'un instant. Déjà les premières maisons
de INuoro apparaissaient dans le limpide crépuscule de sep-
tembre. Les paysans rencontrés sur la route s'arrêtaient,
saluaient Francesco avec une respectueuse déférence. Les
compagnons.de voyage éperonnèrent leurs chevaux et se réu-
nirent pour rentrer tous ensemble dans la ville. Maria secoua
la tête, comme pour en chasser les pensées tristes, et elle
releva fièrement le visage. On fit une rentrée triomphale,
et Francesco proposa aux cavaliers de reconduire à cheval,
jusque chez elles, les femmes qui les avaient honorés de leur
compagnie. Il traversa ainsi toute la ville, et il passa devant
sa propre maison.
— Vois, — dit-il, en montrant à Maria une maison blanche
qui avait quatre fenêtres ouvertes. — ïu sais que cette maison
est la mienne. Derrière, il y a le jardin, avec un bel amandier,
un grenadier, une treille. Cela te plaît-il?
— Je n'ai jamais visité ta maison, — lui répondit-elle, en
regardant les fenêtres.
— L'été, il fait fraisdans le jardin, — rcprit-il.
Et il ajouta, à voix basse :
LA VOIE DU MAL 53l
— Nous prendrons le frais sous la treille, n'est-ce pas,
Maria?
— Je ne sais pas encore, — dit-elle timidement.
— IVt^sIa maison te plaît, n'est-ce pas? La rue est belle.
En carnaval, elle est toujours pleine de masques et de per-
sonnes qui s'amusent.
Les voisines de Francesco sortaient sur leurs portes :
— Salut aux gens de la fête! — criaient-elles. — Vous êtes-
vous bien amusés? Nous aves-vous rapporté du nougat?
— Oui, oui, mais nous l'avons perdu en route! — répon-
dait en plaisantant l'heureux Francesco. — Les souris ont
troué nos besaces.
Et Maria saluait de la tête, souriant à ses futures voisines.
Cependant Zia Luisa filait, droite sur le seuil de sa porte
cochère. Quelqu'un passa et lui annonça que Maria revenait,
assise en croupe sur la cavale de Francesco Rosana. Une rou-
geur légère colora le pâle visage de Zia Luisa. Elle toucha son
corset, pour s'assurer qu'il était lacé, arrangea le bandeau qui
entourait son visage, pinça les lèvres et attendit, solennelle et
imposante. Dès qu'elle aperçut les deux jeunes gens et qu'elle
distingua la main de Francesco posée sur celle de Maria, la
vieille chatte comprit que le mariage était bel et bien conclu,
et, non sans juste raison, elle en éprouva un transport
d'allégresse.
— Salut aux gens de la fête! dit-elle, agitant son fuseau.
Tu ne mets pas pied à terre, Francesco Rosana?
— Non, il est trop tard, — répondit-il en aidant Maria à
descendre. — Je viendrai un autre jour.
— Eh bien, reste au moins un moment! Veux-tu accepter
un verre de vin?
— Oui ; apportez !
Zia Luisa s'en alla à la cuisine, et Maria se trouva encore
seule avec Francesco pendant quelques minutes.
— Dans quinze jours, n'est-ce pas?
' — Oui, dans quinze jours.
GRAZIA DELEDDA
(Traduit de Titalien par o. hérelle.)
(A suivre.)
LA JEUNESSE DE DELPHINE GAY
(MADAME EMILE DE GIRARDIN)
— DOCUMENTS INEDITS
O maire pulehrâ filia pulckrior!
En ce femps-Ià Sophie Gay partageait sa vie entre Aix-la-
Chapelle, où son mari avait fondé une maison de banque, après
sa disgrâce de trésorier-payeur général, et Paris où la rappe-
laient tous les hivers ses relations de société et le souci de
rétablissement de ses filles^. Elle habitait à Paris^rae Neuve-
Saint-Augustin, n"^ 19., à deux pas de Fbôtel Richelieu ou
Lamartine avait coutume de descendre. Mais, dès que revenait
Tété, elle Fallait passer à Aix-k-Cbapelle dont les eaux étaient
aussi recherchées que peuvent l'être aujourd'hui celles de Spa.
La (( saison », à Aix-la-Chapelle, en 1818, fut tout particuliè-
rement brillante, grâce au congrès que les puissances étrangères
y tinrent au mois de septembre, pour délibérer sur Tévacuation
anticipée du territoire français. On se souvient qu'aux termes
du second traité de Paris, et par aggravation de celui du
X. Cette épigraphe fut mise par Alexandre Guiraud en tête de l'article
qu'il consacra aux Essais poétiques de Delphine dans la Muse française (1824).
a. Élîsa, qui était l'ainée, avait épousé, en 1817, le comte O'Donnell. Res-
taient à marier, Delphine, — née à Aix-la-Chapelle, le 26 janvier i8o4, —
qui épousa, le i*^^ juin i83i, Emile de Girardin, et Isaure, qui épousa, le
6 juin 1887, Théodore Garre.
LA JEUNESSE DE DELPHINE GAY 533
3o mai i8i4> il avait été stipulé que le territoire français demeu-
rerait occupé par une armée de i5oooo soldats étrangers. La
durée de cette occupation avait été fixée à cinq ans ; mais elle
pouvait être réduite à trois, au cas où la situation politique de
la France n'inspirerait plus, passé ce délai, aucune inquiétude
à la Sainte-Alliance.
En 1818, le gouvernement français, par Torgane du duc
de Richelieu, ayant réclamé le bénéfice de cette clause, les
souverains alliés convinrent de se réunir à Aix-la-Chapelle
pour examiner cette demande. Naturellement, ce congrès y
attira, en outre du monde officiel, un certain nombre de
personnages de marque, dont la princesse d'Orange, sœur de
l'empereur de Russie, le prince Auguste de Prusse et — ren-
contre toute fortuite, à ce qu'il parait! — madame Récamier,
venue \k, suivant un joli mot d'Adrien de Montmorency,
« comme sixième puissance ))^
Ce milieu cosmopolite n'était pas pour déplaire à Sophie
6ay. On pourrait même dire qu'elle y était dans son élément,
car, en vraie Parisienne qu^elle était, elle avait toujours eu un
faible pour les étrangers ^.
Elle écrivait d'Aix-la-Chapelle, à un ami, le 3i août iSiS :
Si vraiment, monsieur, il me souvenait très bien de la promesse
que vous aviez eu la bonté de me faire et que vous venez enfin
d'accomplir. Je suis presque tentée d'en rendre grâce à ce mal
d'œil qui, vous forçant à plusieurs jours de retraite, vous a donné
le loisir de penser à vos engagemens et de les satisfaire, car, soit
dit sans vous offenser, mon souvenir aurait peut-être eu bien de la
peine à se faire jour à travers les jplaisirs qui se disputent votre
tems. Ainsi donc pardonnez-moi ce mouvement de reconnaissance
pour une indisposition qui m'a valu la plus aimable lettre.
D'anciens amis qui me tiennent au courant des nouvelles pari-
1. Madame de Vitrolles s'y trouvait aussi, c pour faire valoir ses préten-
tions sur la principauté de Salm »..
2. C'est ainsi qu'elle avait, une des premières, admiré la poésie de Byron.
Elle écrivait» le la mars 1820, à Alexandre Guiraud :
D'admirer lord Byron, chacun me fait un crime.
On médit de mon goût, on l'appelle un travers ;
Mais mon amour pour lui paraîtra légitime,
Si jamais on apprend que je lui dois vos vers. .
{Inédit.)
534 LA REVUE DE PARIS
siennes m'avaient appris le duel de M. de Jouy et les tracasseries du
Comité des i5. J*ai vu avec peine le mauvais eflet que celles-ci
produisaient sur l'esprit des étrangers; ils sont par nature disposés
à nous croire trop vains, trop légers pour sacrifier nos intérêts par-
ticuliers à ceux d*un parti vraiment patriotique. Ces sortes d'in-
trigues, leur prouvant que l'ambition personnelle dirige autant les
libéraux que les ultras, leur servent de prétexte pour surveiller plus
longtemps ce qu'ils appellent notre esprit réçolittionnaire. Quand
donc l'amour du bien public l'emportera-t-il sur l'amour-propre?
J'avais prévu que la convalescence de notre ami Benjamin
Constant serait longue et pénible : aussi ma rancune contre cet
affreux accident * et tout ce qui en est cause sera-t-elle éternelle. J'ai
la consolation d'en parler souvent ici avec madame Récamier, dont
l'intérêt n'est pas moins vif que le mien pour cet aimable malade.
Nous lisons toujours avec un plaisir nouveau ses articles dans la
Minerve *, et je les prête ici k tous les illustres diplomates que je
rencontre. Nous en possédons déjà de fort importans, et que l'on croit
chargés de préparer les affaires du Congrès de manière à ce que les
souverains n'ayent plus qu'à signer.
Les soirées que je passe au milieu de ces grands personnages
ressemblent bien peu à celles où le Rhal de Totin nous amusait
tant l'hiver dernier, mais c'est un autre genre de mélodrame qui ne
manque pas d'intérêt et le plaisir d'y jouer le rôle d'une bonne
Française à la barbe de tous ces Cosaques a quelque chose d'assez
piquant. Cependant je ne compte pas m'en amuser plus d'un mois
encore. Je n'ai pas la moindre nouvelle de madame Gail, on croit
qu'elle arrivera ici le i5 septembre. Si cela est, nous reviendrons
ensemble à Paris. Les souverains se réuniront le 27, et le 28 les
conférences s'ouvriront. On nous avait flattés d'une troupe de
comédiens français pour cette époque, mais l'empereur d'Autriche
s'est opposé à celle mesure anti-gormanique et nous en serons
réduits à nous moquer de leurs acteurs burlesques. Que n'êtes-vous
là pour en contrefaire le sublime? La partie de ma famille qui
vous est inconnue sait déjà vos talents en ce genre. Isaure en a fait
des récits merveilleux et, pendant qu'elle vantait votre gaieté, je
parlais de tout ce qui vous rend sérieusement aimable, mais, pour
qu'on ne vous croie point parfait, j'ai supposé que vous étiez frivole,
inconstant, que sais-jc? il fallait bien vous imaginer quelques
défauts : comme ceux-là n'empêchent pas d'être un ami sincère
I. On sait que Benjamin Constant tomba un jour de la tribune et qu'il
resta boiteux jusqu'à la fin de sa vie.
a. La Minerve française, fondée par Benjamin Constant avec le concours
d'Aignan, Etienne, Jay, É. de Jouy, Lacretelle aîné et Tissot, parut au mois
de février 18 18.
LA JEUNESSE DE DELPHINE GAY 535
et dévoué, ils ne sauraient porter atteinte au bon sentiment que
vous m'inspirez, et c'est pour cela que je les ai choisis.
SOPHIE CAY
Je suis très touchée du souvenir de M. Marin* et vous prie de l'en
remercier de ma part. Dites-lui que je le charge de vous inviter à
m'écrire souvent. Quand vous verrez M. de Jouy, rappelez-lui qu'il
y a dans un petit coin de la Prusse une de ses amies qui s'intéresse
beaucoup à ses succès et lui en demande de nouveaux^.
Madame Gail, dont il est question dans cette lettre, était, en
1818, la meilleure amie de Sophie Gay. Elle était née Sophie
Garre, et, comme elle était aussi laide que madame Gay était
belle, on avait pris Fhabitude de les désigner Tune de Tautre par
a la belle )> et « la laide », — ou encore par (( Sophie de la parole »
et ce Sophie de la musique )) : madame Gail était, en effet, une
musicienne accomplie. — Mariée, en 1794» à dix-neuf ans ^ à
rhelléniste de ce nom, elle s'était si vite dégoûtée du grec
qu'elle avait planté là son mari, au bout de quelques mois, pour
cultiver la musique en pleine liberté. Après avoir pris des
leçons de Mengozzi, Fétis, Peme et Neukomn, elle se mit à
faire des romances qui eurent tout de suite une grande vogue.
Mais sa réputation ne datait vraiment que des Deux Jaloax,
petit opéra-comique en un acte, qu'elle avait fait jouer au
Théâtre Feydeau, le 37 mars 18 13. A partir de ce moment, la
moindre de ses compositions, romance ou nocturne à deux
voix, obtint un succès que n'atteignirent jamais les ouvrages
de Loïsa Puget ou de Pauline Duchambge. 11 faut dire aussi
que ses interprètes ordinaires étaient Ponchard, Levasseur, la
jeune Cinti, voire Garât, qui, dans les dernières années de
sa vie, ne chantait qu'accompagné par elle. Elle-même avait
un joli filet de voix, dont le sentiment faisait le principal
charme.
J'ai dit qu'elle était laide. Par contre, elle était si bonne et
si facile à vivre, elle avait une telle distinction de langage et
X. C'était le sculpteur que Chateaubriand chargea d'exécuter le mau-
solée de Pauline de Bcaumont, dans l'église de Saint-Louis-des-Français,
à Rome.
a. Lettre inédite, communiquée par madame Léonce Détroyat.
3. Née à Melun, en 1776, elle mourut, à Paris, le 34 juillet 181 9.
536 LA REVUE DE PAUIS
(le manières, tant de tact et de simplicité, que les femmes du
monde Taimaient pour ses qualités morales presque autant que
pour son talent. Elle avait conquis, entre autres, l'affection
très dévouée de la baronne Lydie Roger, fille du fermier général
Vassal, laquelle vendit ses diamants et ses perles pour venir
en aide aux républicains et aux bonapartistes traqués par la
Restauration, et elle avait loué avec elle, rqe Vivienne, dans la
maison que plus tard occupèrent las frères Galignani, un
grand appartement pour y donner des concerts et des fêtes. Le
(( tout Paris » d'aujourd'hui ne saurait se faire une idée de ce
qu'était, en 1818, le salon de Sophie Gail. Tous les mondés y
étaient représentés. On y rencontrait, tour à tour et quelquefois
ensemble, la princesse de Chimay, ancienne madame Tallien,
encore resplendissante en dépit des injures du temps, madame
de Pontécoulant, madame de X... qui se vantait d'avoir
enlevé Talma à madame de Z..., sa mère, madame Blondel
de la Rougerie, créole piquante ; — parmi les étrangères
de distinction, l'Anglaise madame Hutchinson, dont le mari
avait contribué à l'évasion de M. de La Valette, la comtesse
de Furstenstein, nièce de madame Benjamin Constant ; — puis
quelques hommes sérieux, comme l'historien Lemontey et le
mathématicien de Prony; — enfin quelques jeunes hommes
d*avenir comme M. Vatout, que M. Deoazes avait pris pour
secrétaire quand on forma le ministère de la poUce, ce qui avait
fait dire à madame Roger, un jour que madame de Constant
lui demandait si Ton pouvait encore avoir des relations avec un
tel fonctionnaire :
— Certainement, ma chère amie! On ne doit craindre que
ce qu'on ne sait pas.
La manière d'être de madame Roger dans ce salon retentis-
sant et encombré ne laissait pas voir qu'elle était chez elle.
Elle s'effaçait complètement et ne paraissait qu'une invitée.
C'était madame Gail qui faisait tous les honneurs. Madame
Roger ne s'occupait que des chanteurs, du vieux Berton, de
Nicolo, de Fétis, des qu'ils arrivaient. On se groupait là, dit
un mémoriahste bien informé*, dans un pêle-mêle fort
commode et des plus amusants. Après le concert, on dansait
I. Auger. — Mémoires.
LA JEUNESSE DE DELPHINE GAY , BSy
quelquefois; et Delphine Gay, rose encore en bouton, et sa
sœur grassouillette, madame O'Donnell, étaient parmi les
danseuses les plus courtisées.
Sophie Gay, depuis quelque temps, s'était emparée de
madame Gail, au point qu'on ne les voyait plus Tune sans
l'autre. Elles avaient composé ensemble un opéra-comique qui
avait obtenu un certain succès au Thé&tre Feydeau. a Sophie
de la parole » avait simplement ajusté une petite comédie de
Regnard, la Sérénade, et a Sophie de la musique » y avait fait
entrer quelques-uns des morceaux les plus appréciés dans
son salon, entre autres une barcaroUe vénitienne : 0 pescatore
delt onda, qu'elle avait mise à la mode, et dont les variations,
chantées par le célèbre baryton Martin, avaient couru sur
toutes les lèvres.
L'idée leur était venue de transporter la Sérénade à Aix-la-
Chapelle, pour charmer Tesprit et le cœur des souverains et
des diplomates pendant le congrès : d'où l'impatience avec
laquelle Sophie Gay attendait sa bonne amie,, à la date du
3i août 1818.
Relisons, s'il vous plaît, sa lettre. J'y trouve deux ou troi^
lignes qui méritent qu'on s*y arrâte. Elle dit : a Le plaisir de
jouer le rôle d'une bonne Française à la barbe de tous ces
Cosaques a quelque chose d'assez piquant. » — Très piquant,
en effet, et le correspondant de Sophie aurait pu lui répondre
qu'elle n'avait pas toujours eu ce beau dédain pour les Co-
saques.
En 181 4. elle avait été l'une des premières h aller au-devant
des Alliés, quand ils entrèrent dans Paris. Il est vrai qu'elle
avait fait ce vilain geste moins par amour pour Louis XVIII
que par ressentiment contre Napoléon. Aussi bien n'avait-elle
pas tardé à s'en repentir, et, tout en caquetant à Aix-la-Chapelle
avec les diplomates de la Sainte-Alliance, elle jouait, selon son
expression, « le rôle d'une bonne Française. »
Le 10 septembre 181 8, elle écrivait à madame Gail :
Venez vite, chère amie, que je vous embrasse de tout mon cœur
pour vous remercier de cette bonne idée de choisir notre maison-
nette pour asile pendant ce congrès. A toute autre je répondrais que,
ma nombreuse famille remplissant déjà nos appartements, il ne
nous en reste pas un digne d'être offert à une belle dame; cela est
538 LA REVUE DE PAUIS
vrai, mais noQ pas pour vous, chère bonne, car je me souviens de
vous avoir vue rue Saint-Honoré et je sais que vous pouvez momen-
tanément habiter une petite chambre : en conséquence, vous aurez
celle de Delphine que je niche dans mon cabinet. Ma chambre, celle
de mon mari, tout sera à votre- disposition, et vous aurez de plus
un très joli salon où vous recevrez votre beau monde et le mien.
Si vous n'amenez personne, j ai ici femme de chambre, domestique,
cuisinière à vos ordres et trois petites filles qui servent à la fois de
secrétaires, de servantes et de société : ainsi donc, vous ne manquerez
pas de soins. J'avais d'abord pensé à vous donner ma chambre, mais
vous seriez capable de regarder cette offre comme un honnête refus
et je veux m'assurer de vous avant tout. J'avais aussi la ressource
de vous louer pour un prix fou un vilain appartement dans le quar-
tier, mais j'aime mieux que vous soyez mal chez moi qu'ailleurs.
Ainsi donc, j'attends, chère amie, que vous me disiez : « J'accepte
la petite niche de Delphine », et cette réponse mettra toute la famille
en joie.
Madame Récamier, à qui j'ai annoncé la bonne nouvelle de votre
arrivée, m'a déjà fait promettre de vous lier avec elle. Nos diplomates
aspirent au même honneur; moi, je ne pense qu'au plaisir, mais il
se fait déjà sentir à chacun de nous ; mon mari fait déjà provision
du meilleur thé pour le prendre avec vous; Isaure vous apprête un
café délicieux ; Delphine veut être votre copiste de musique ;
Hortense ', votre secrétaire. Moi, je me réserve l'emploi de confidente,
et Dieu sait comme nous bavarderons. Je garde pour ce moment ^
tout ce que j'aurais à répondre à votre aimable lettre. Vous ne me
dites rien des succès de ce cher Francisque *, mais je sais que c'est
déjà un professeur important et pour l'amour du grec je l'embrasse
familièrement. Dites mille choses tendres pour moi à cette bonne
sœur' qui a dû être si heureuse de vous revoir! Ma foi, vous êtes
revenue à temps, car j'allais l'aimer, je crois, tout autant que je
vous aime. Obligez-moi de dire au phénix des grognons une foule
de choses désagréables de ma part, pour l'engager à me répondre.
Eh bien, voilà notre Sérénade au croc. La partition est-elle enfin
terminée? Gavaudan vous a écrit ici pour l'avoir, ainsi que celle de
mademoiselle de Launay. Et ce cher Fétis, comment va-t-il? A-t-il
avancé son opéra ? A combien de questions vous aurez à répondre !
Mandez-moi vite le jour fixé pour votre départ. Songez que tous
les plénipotentiaires arriveront ici le 20, et les souverains le 27,
1. Il s'agit ici d'Hortense Allart, futur auteur des Enchantements de
Prudence.
2. Fils de Sophie Gail, qui se fît, lui aussi, une grande rcputatiou comme
helléniste. — Né le 11 octobre 1795, il mourut le xi avril 1845.
3. La baroune Silvestre, née Garre.
LA JEUNESSE DE DELPHINE GAY BSq
et qu'il faudrait elre ici avant eux pour être un peu reposée du
voyage quand ils arriveront.
A bientôt, chère amie. Je n'ai plus d'autre idée que celle de
vous revoir et de causer avec vous de tout ce qui nous intéresse.
Recevez d'avance les caresses de toute une famille.
SOPHIE GAY^
P. S. — Rappelez-moi au souvenir des amis qui attachent quelque
prix au mien. Je vais répondre à Emmianuel, quoiqu'il ait mis un
peu trop de temps à se décider à m'écrire. On dit ici que le comte
de Gazes pourrait bien venir au Congrès. Je pense qu'il amènerait
MM. Villcmain et Vatout et je serais charmée de retrouver notre
salon ici. Les grands seigneurs que j'y vois me ragoûtent d'autant
plus des gens d'esprit, et je descendrais sans le moindre regret des
beaux équipages où l'on me tratne avec six chevaux dans la ville,
pour m'y promener, bras dessus bras dessous, avec un homme de
lettres aimable. Je n'ai pas plus de vanité que cela.
((Excusez du peul » aurait dit Villemain, s'il avait eu con-
naissance de cette lettre. Mais au fond il n'aurait pas été autre-
ment surpris de Thonneur qu'on lui réservait : lorsque Sophie
résidait à Paris, il était vraiment le roi de son petit salon, et c'est
lui, bien plus que M. de Chateaubriand, qui fut le vrai parrain
littéraire de Delphine. A ceux qui en douteraient je rappellerai
qu'en 1822 ce fut sur son rapport^ que TAcadémie française
I. Lettre inédite.
a. Ce rapport disait :
Si l'auteur du n^ io3, en ne traitant qu'une partie du sujet (le Dévouement des
médecins français et des sœurs de Sainte-Camille dans la peste de Barcelone) n'avait
donné pour excuse et son sexe et son jeune dg'e, rAcodcmie, à la perfection et au
charme de pIuHieurs passages, aurait pu croire que la pièce était l'ouvrage d'un
talent exercé dans les secrets du style et de la poésie; mais la simplicité touchante
de divers tableaux, la délicatesse, je dirai même la retenue des pensées et des
expressions, auraient permis d'attribuer l'ouvrage ù une personne de ce sexe qui
sait si bien exprimer tout ce qui tient à la grâce et au sentiment. En se restrei-
gnant & réloge des sœurs de Sainte-Camille, l'auteur se plaçait, en quelque sorte,
hors du concours, et dès lors TAcndémie, qui a jugé l'ouvrage digne d'une mention
honorable, a cru juste de lui assigner un rang distinct et séparé de celui des
autres mentions.
Le i^^ prix avait été décerné à M* Alletz;le x*' accessit, à M. Chauvet, poète
et critique distingué, à qui Manzoni adressa sa lettre fameuse sur V Unité de
temps et de lieu dans la tragédie; le i'^ accessit, à M. Michel Pichat, qui
remporta, en x825, un si grand succès avec sa tragédie de Léonidas,
Chose curieuse et digne d'être notée, c'est à peu près dans les mêmes
conditions que Victor Hugo, âgé de quinze ans, avait été couronné, la première
fois, à l'Académie, et je ne saurais oublier qu'au mois d'avril 182a il envoya
à l'Académie des Jeux Floraux, dont il était « maître » depuis le aS avril i8ao,
une ode sur le Dévouement dans la peste^ que Jules de Rességuier, son
b^O LA. REVUE DE PARIS
décerna une particulière mention à la jeune fille pour ce poème :
le Dévouement des sœurs de Sainte-Camille dans la peste de Bar-
celone, et que, trois ans après, il contribua largement à sa popu-
larité en la chargeant de quêter pour les Grecs. Delphine lui a
même dédié, à cette occasion, une petite pièce de vers qui vaut
d'être reproduite ici :
BNVOI A M. VILLEMAIW
Vous le voulez : qui peut résister à sa voix
Lorsque l'éloquence commande?
Pour ceux que votre esprit eût charmés autrefois,
Pour ces Grecs malheureux voici mon humble offrande.
La fortune en fuyant m*a ravi ses trésors,
Et ma richesse est dans ma lyre;
Je n*aî, pour seconder vos généreux efforts,
Que les bienfaits de ceux qui daigneront me lire.
Puisse ma faible voix, unie a vos accents.
Rendre à ce beau pays tout le bonheur du nôtre !
Puissent un jour les Grecs reconnaissans
Sur le marbre sacré de leurs noms renaissans
Graver mon nom auprès du vôtre !
Pari», 25 août i625.
Enfin, comme autre preuve de Tadmiration de Villemain
pour le talent de Delphine, voici un tout petit billet qu'il lui
adressait le 29 novembre 1827 :
Je vous envoie le plus humble des hommages, un discours que
j ai prononcé il y a quelques mois et dont vous n*avez guère entendu
parler. Ce n'est pas du Casimir Dolavigne ou du Lamartine. C'est de
la prose colorée dans quelques endroits par l'éclat du sujet. Il y a
quelques traits qui auraient mérité d'elro anoblis par vos vers.
Un faible tribut est porté à vos pieds par un admirateur qui saura
par cœur TÉpître sur l'Italie dès le premier jour, et avant même
qu'elle soit à la seconde édition.
Veuillez agréer mon respect.
Mais avec Villemain, « de son naturel un peu fou », comme
disait Sophie, il y avait toujours à redouter un changement
correspondant à Toulouse, baptisa le Dévouement^ tout court, et qui fut
publiée sous ce titre définitif dans ses Odes et Ballades^ livre I Y, ode iv.
I. Lettre inédite.
LA JEUNESSE DE DELPHINE GAY 5^1
d'humeur. Quelque temps avant son maiiage (janvier ]83o), il
vint faire une scène à la mère de Delphine à propos de rien,
comme si la Muse « avait eu quelque prétention sur sa destinée
conjugale » S — ce qui fit dire à Lamartine :
C'est mal débuté. L amitié va très bien à un homme marié, et la
vôtre et celle de .votre aimable mère m'auraient semblé, à sa place, un
présent de quelque prix '.
Tout autre était Benjamin Constant, dont Sophie Gay déplo-
rait tout à l'heure V a affreux accident )o et la longue convales-
cence. Celui-là était plus qu'un ami pour elle, c'était en poli-
tique quelque chose comme un compère et un complice, et il
n'avait pas dépendu d'elle qu'en i8i 5 il n'eût reçu par son élec-
tion à l'Académie française le prix de ses palinodies. Elle écri-
vait, le 24 janvier de cette année, à un académicien dont j'ignore
le nom :
Cher comte,
Un de vos collègues, qui pense avec raison, je crois, qu'un bon
prosateui*, fort instruit en politique et en littérature, couragetix dans
ses opinions, ingénieux dans ses ouvrages , est digne de siéger
parmi vous, doit proposer demain à votre assemblée Fami
Benjamin de Constant, pour remplacer le brave et aimable chevalier
de Boufflers. Je suis chargée de réclamer votre appui pour ce
nouveau candidat, qui ne veut se présenter devant votre noble
aréopage qu'autant qu'il pourra compter sur le suffrage de ses
anciens amis. Je n'ai pas besoin de vous dire tout le prix qu'il
attache au vôtre; vous devinez que son amour-propre en serait aussi
fier que son amitié en serait reconnaissante.
Comment se porte-t-on au VaP, par ce vilain froid? J'ai bien de
la peine à le supporter, même au coin de mon feu ; prenez pitié de
moi, et venez par votre bonne présence m'aider à braver tous lesr
maux de là vie.
Edmond implore votre grâccipour obtenir aujourd'hui, demain
ou après, la faveur des Anglaises pour rire.
Mille tendres et éternelles amitiés.
SOPHIE GAY*
I. Lettres à Lamartine, — Lettre de Delphine, en date du 6 janvier i83o.
'2. Corresp. de Lamartine» — Réponse à Delphine, en date du a5 janvier.
3. Le Yal-dc-Loupou la Yallée-aux-Loups, qu'habitait alors Chateaubriand.
4. Lettre inédite.
542 LA REVUE DE PARIS
Mais Benjamin Constant n'avait pas l'oreille de l'Académie :
il ne fut élu ni en i8i5, ni en 1819, ni même en i83o', malgré
tear démarches réitérées de Sophie Gay.
Elle était, en effet, inlassable, quand il s'agissait de servir ses
amis, et madame Récamier , qui connaissait son influence à l'Ins-
titut, la mit souvent à contribution, notamment en i84i, lors
de la candidature de Ballanche à l'Académie française.
Sophie écrivait alors à la belle Juliette :
M. Ballanche aura la première voix de M. de Lamartine, chère
madame, il me charge de vous en donner l'assurance, et je lui rends
grâces de m 'offrir cette occasion de vous prouver le zèle de ma
vieille amitié.
SOPHIE gay'
14 janvier 1841.
Et quelques jours après :
Je vous envoyé le petit billet que je reçois de madame de
Lamartine, chère madame, pour vous prouver le vif intérêt qu'elle
et son mari prennent à M. Ballanche. J'y ajouterai que la voix
nécessaire est, dit-on, acquise. C'est ce que nous a biea affirmé
hier M. [illisible~\ qui est ordinairement très instruit des votes aca-
démiques. J'ai tant le désir de vous donner, la première, cette bonne
nouvelle, que je l'aventure peut-être, mais vous me le pardonnerez,
n'est-ce pas?
Cependant Ballanche ne fut élu que le 17 février i843, en
remplacement d'Alexandre Duval, ce qui fit dire à Alfred de
Vigny, son concurrent :
Ballanche est nommé, et j'en ai été très content. C'eût été pour
lui un malheur véritable que de n'être pas reçu cette fois, car ce refus
eût été le dernier! Que d'académiciens à "qui je prêchais son mérite,
à qui j'apprenais le nom de ses œuvres* et qui ne les ont pas encore
lues * ! ,
Be venons quelque peu en arrière. Madame Bécamier et
Sophie Gay avaient fait assaut plus d'une fois de beauté et
1. En i8i5, ce fut Baour-Lormian qui succéda au chevalier de Boufflers,
et en i83o, ce fut Cousin qui remplaça Lally-Tollendal.
2. Lettre inédite.
3. fd.
4. Lettre inédite à Alexandre Guiraud«
LA JEUNESSE DE DELPHINE GAY 543
d'esprit dans les mêmes salons, sous le Consulat; mais, tout en
ayant Tune pour l'autre une réelle sympathie, — et quelques
amis communs, dont madame de Staël et Benjamin Constant,
— elles n'avaient jamais eu Toccasion de se lier avant leur
rencontre à Aix-la-Chapelle. Elles rattrapèrent pendant le
congrès tout le temps perdu. Nous avons une lettre de Sophie
Gay à sa belle-sœur, où elle parle de madame Récamier en ces
termes :
Là, comme en exil, comme à Rome, comme à Paris, comme
partout, son salon était le rendez-vous de tout ce qu'il y avait de per-
sonnages marquans ou de gens aimables. Le prince Auguste de
Prusse, que j'y voyais souvent, nie parla un jour du désir qu'il avait
de satisfaire un vœu de son amie, la baronne de Staël, en faisant
peindre par un grand peintre sa Corinne dans un des moments où
elle se livre à son inspiration poétique. Ce vœu que la mort de
madame de Staël* ne lui avait pas permis d'accomplir, cette œuvre
doublement importante par le sujet et par le prix qu'il y voulait
mettre, le prince désira en charger David. Tout le monde approuva
cette idée, que le talent de David justifiait assez, et que sa position
d'exilé rendait généreuse; mais, je l'avoue, mon amitié jalouse s'affli-
geant de voir cette palme ravie aux mains de Gérard, je fis valoir
vainement la volonté posthume de madame de Staël, son admira-
tion, ses sentiments affectueux pour Gérard, qui l'auraient sans doute
portée à le choisir pour rendre sa plus noble pensée, pour offrir sa
douloureuse image d'une femme de génie, belle, aimante et sacrifiée
sans pitié aux préjugés du monde.
Sigismond- l'ut chargé d'écrire à David, et, le croirez-vous? ce
grand peintre qu'un chef-d'œuvre de plus pouvait ramener dans sa
patrie, loin de saisir cette occasion, marchanda sur la somme
considérable offerte par le prince, et cela d'une manière si peu digne
de l'artiste, du sujet de ce tableau et du sentiment qui le faisait
commander, que madame Récamier, dont la bonté avait d'abord
craint de s'opposer aux intérêts d'un exilé, se joignit à moi pour
dire que jamais Gérard n'aurait jamais rien écrit de semblable. Il
fut aussitôt décidé qu'il ferait Corinne '.
Telle est l'histoire du tableau fameux qui décorait la cheminée
du salon de l'Abbaye-aux-Bois. Cette négociation mit d'emblée
une certaine intimité dans les rapports des deux femmes, et
1. Elle cuit morte le l't juillet 1817.
'2. M. Gay, mari de Sophie.
o. TiCttrc inédite. — Et il fit Corinne au cap Misène.
544 LA REVUE DE PARIS
celte intimité derint plus grande encore lorsqu'elles se
retrouYèrent à Paris.
Le i5 octobre 1818, Sophie écrivait à madame Récamier :
Je suis bien touchée, madame, de votre aimable souvenir, mais
vous ne deviez pas moins aux regrets que j*éprouve depuis votre
départ ; nous avons des fêtes, il est vrai ; quant aux plaisirs, vous y
avez mis bon ordre; cependant M. Dalopeus* a donné hier un bal
étonnant, où je m'étais parée de votre lettre pour être mieux
accueillie que personne. Le talisman n'a pas manque son effet, et je
vous dois bien la moitié des bonnes grâces dont ma famille a été
comblée. On médite encore plusieurs autres réunions de ce genre,
mais j'espère n'en pas être, car j'ai le projet de me mettre en roule
le plus tôt qu'il me sera possible pour aller réclamer quelque
preuve d'un intérêt que vous avez rendu aussi doux que nécessaire à
mon cœur. Rappelez- vous, madame, votre engagement de la
cathédrale', et tâchez d'y rester aussi fidèle que je suis sûre de Têlre
au sincère attachement que vous m'inspirez.
SOPHIE GAY
Recevez les compliments affectueux de toute cette petite famille
pour laquelle vous aviez tant de bonté et agréez les hommages
respectueux de M. Gay.
Comme le prince Lubomirski est persuadé que M. Dalopeus ne
vous parle jamais que de lui, il n>e charge de mettre à vos pieds-
toutes ses adorations et tous ses regrets. Je vous prie à mon tour
de me rappeler au souvenir de M. Récamier'-
Et Toilài qui explique suffisamment l'accueil que Delphine
reçut, quelques années plus tard, à TAbbaye-aux-Bois.
D'ailleurs, en dépit de tous les événements qui traversèrent
leur vie, Sophie Gay demeura fidèle à madame Récamier. J'ai
sous les yeux une des dernières lettres qu'elle lui ait écrites : elle
a trait à la mort de Chateaubriand. La voici :
Que de douleurs! Pauvre et divine amie! Encore une plaie de
plus sur ce cœur adorable! AhT vous ne doutez pas, j'espère, de ce
que j'éprouve à cette perle si grande pour le monde pensant, si
cruelle pour vous. Mais ce monde, tel qu'il devient aujourd'hui,
I. Ambassadeur de Russie à Aix4a-Chapelle.
a. Ce ne pouvait être, me dit M. Charles de Loménie, qu'une promesse
d'écrire ou de rester fidèle à l'amitic.
3. Cette lettre, inédite, était adressée à ce madame Récamier, rue Basse-
du-Rcmpart, près le passage Sandrié », où elle habitait depuis 1808.
LA JEUNESSE DE DELPHINE 6AY 545
n'était plus digne de ce génie si vaste et si noble et si religieux. Le
ciel Ta réclamé, vous l'y retrouverez, vous Tange consolateur de
tout ce qui souffre. Mais, pendant le temps d'épreuves qui nous reste
à subir, n'oubliez pas la vieille amie qui, après avoir joui de vos
éclatâns succès, pleure sur toutes vos peines.
SOPHIE GAY *
Versailles, 6 juillet [1848].
Les deux amies devaient se suivre de près dans la tombe :
madame Récamier mourut le ii mai 1849; Sophie Gay, le
6 mars i853.
II
Si Ton s'en rapportait à la pièce de vers qui ouvre son volume
de poésies, Delphine serait devenue poète en voyant pleurer sa
mère, et c'est pour la consoler qu'elle se serait mise à chanter.
— Je ne dirai pas que c'est trop joli pour être vrai, mais alors
Sophie Gay aurait eu d'autres chagrins avant la perte de sa
belle-sœur et de son mari, puisque Delphine composa la Noce
d'Elvire au mois de septembre 1820 et que Mary et Sigismond
Gay moururent, la première, au mois de février 1821, le
second au mois de décembre 1822.
Quoi qu'il en soit, dès que Delphine se fut révélée sous ce
jour, sa mère, après avoir essayé vainement de l'arrêter, ne lui
ménagea pas les conseils. Sachant par expérience qu'on est trop
disposé à traiter légèrement la littérature des femmes, elle lui
dit:
« Si tu veux qu on te prenne au sérieux, donnes-en l'exemple,
étudie la langue à fond; pas d*à peu près, remontres-en à ceux qui
ont appris le latin et le grec, et puis n'aie dans ta mise aucune des
excentricités des bas-bleus ; ressemble aux autres par ta toilette et
ne le distingue que par ton esprit. En un mot sois femme par la
robe et homme par la grammaire ^ ! »
Ces conseils étaient trop sages pour n'être pas suivis, — d'au-
tant que Delphine ne voyait que par les yeux de sa mère. — Ses
premiers vers, très purs de forme, avaient quelque chose de
1. Lcltre inédite, communiquée par M. Charlea de Loménie.
2, Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, t. II, p. 56.
!*■'' Juin 1908. 7
546 LA REVUE DE PARIS
mâle, comme sa beauté. On sentait qu'elle avait profité des
leçons : aussi Alexandre Soumet était-il fier de son élève.
Quant à sa toilette, elle était aussi simple que possible. Elle
se composait, le plus souvent, d'une robe (Je mousseline
blanche unie et d'une écharpe de gaze bleue. Quand Delphine
allait dans le monde avec sa mère, et qu'on lui demandait des
vers, elle en disait sans se faire prier, et elle disait bien, sans
aucune emphase.
Son organe était plein et vivant, son altitude décente, son air
noble et sévère. Grande et un peu forte, la tête fièrement attachée
sur un cou d'une beauté antique, le profil aquilin, Toeil clair et
lumineux, elle avait, dans toute sa personne, un air de sibylle
accoutrée et quelque peu façonnée à la mode du temps ^
Mais, dès qu'elle avait fini de réciter, elle redevenait une jeune
fille comme une autre, ce Un soir, qu'elle était complimentée
par une jolie femme à la mode, elle lui répondit :
« Ce serait plutôt à moi, madame, à vous complimenter; pour
nous autres femmes, il vaut mieux inspirer des vers que d'en faire* ».
La réponse était d'une femme d'esprit, mais de ce côté-là
encore elle avait de qui tenir : sa mère était réputée pour ses
bons mots, la vivacité de ses reparties. D'aucuns trouvaient
même qu'eUe en abusait quelquefois, et c'est un fait que sa
mauvaise langue coûta à son mari le poste de trésorier-payeur
général que Napoléon P' lui avait confié à Aix-la-Chapelle. Mais
Delphine avait reçu de la nature un don plus précieux que
celui de l'esprit : elle était bonne autant que belle; c'est pour
cela sans doute qu'elle n'eut jamais d'ennemis, même sous
le masque transparent du vicomte de Launay.
J'ai dit que son maître en l'art poétique avait été Soumet. Il
n'était pas encore « notre grand Alexandre ». On n'avait pas
encore applaudi ses tragédies de Saiil et de Clytemnestre, mais
on s'en occupait beaucoup dans le monde, et son élégie de la
Pauvre Fille ^ lui avait ouvert tous les salons.
La première fois que Delphine parut à l'Abbaye-aux-Bois,
I. Daniel Stern. — Mes Souvenirs,
a. Victor Hugo raconté,
3. Ce poème remontait à Tannée 1814.
LA JEUNESSE DE DELPHINE GAY 547
elle voulut payer sa bienvenue en récitant le petit chef-d'œuvre
de Soumet. Elle y obtint un si grand succès que, sur les
instances de madame Récamier, à qui sa mère avait donné le
mot, elle consentit à dire son propre poème, le Dévouement des
sœurs de Sainte-Camille dans la peste de Barcelone, On lui fit une
ovation. C'était en 182a. Il y avait là, parmi les auditeurs, la
reine de Suède, la femme du général Moreau, le peintre Gérard
et les courtisans habituels de la beUe Juliette, dont BuUanche
et Mathieu de Montmorency. Il ne manquait que le dieu
du temple, autrement dit Chateaubriand, alors ambassa-
deur à Londres. Ayant reçu, quelque temps après, un exem-
plaire du poème, il en complimenta Fauteur par la lettre
suivante :
5 février iSaS.
Madame Récamier m*a appris, à mon grand élonnement, made-
moiselle, que vous n'avez pas* reçu la lettre que j'ai eu Thonneur de
vous écrire de Londres. Le Dévouement des Saurs de Sainte-
Camille m*a enchanté. Je sais maintenant pourquoi vous dites si
bien les vers : vous parlez votre langue. Mais je crains, mademoi-
selle, que vous ne soyez réduite un jour à demander à Dieu pardon
de votre gloire. Moi qui suis plus faible que vous, je vous remercie
de m'ayoir associé à votre futur repentir, en répandant sur une
ligne de ma prose le charme et l'éclat de votre poésie*. J'ai à peine
le temps d'écrire, mademoiselle, pardonnez à ce griffonnage.
Agréez mes obéissances et offrez, je vous prie, à madame Gay tous
mes hommages *.
Dans rintervalle, l'Académie française avait, comme je Tai
dit plus haut, accordé une mention particulière au beau
poème de Delphine, qui s'était vue tout aussitôt très recher-
chée par le faubourg Saint-Germain, Je parle des dames qui se
piquaient de littérature, comme la comtesse de Custine, la
duchesse de Maillé, la duchesse de Duras et sa fille (( Bourika »
de Rauzan '.
I. Delphine avait reproduit dans son poème une pensée du Génie du
Christianisme,
a. Lettre inédite.
3. On disait de la duchesse de Duras qu'elle avait trois ûUes : i^ Ourika^
son roman; 09 Bourika y sa fille Clara, duchesse de Rauzan, ainsi sur-
nommée pour son peu d'esprit, et 3^ Bourgeonika, sa fille Félicie, d'abord
princesse de Talmont, puis comtesse de La Rochejacquelein, dont le teint
était tout couperosé.
548
LA REVUE DE PARIS
Delphine fut d'autant plus sensible à ces gracieux témoi-
gnages qu'ils lui arrivèrent au moment où elle en avait le plus
besoin. Elle venait, en effet, de perdre son père, et cette mort
inattendue avait obligé Sophie à resteindre singulièrement son
train de maison.
Elle avait quitté son appartement de la rue Neuve-Saint-
Augustin pour aller habiter dans un petit entresol humide et
bas de la rue Gaillon. Lamartine, plus tard, en a fait ce pitto-
resque inventaire :
Deux chambres basses, où Ton montait par un escalier de bois,
des meubles rares et éraillés, restes de Tantique opulence, quelques
livres sur des tablettes suspendues à côté de la cheminée, une table
ou les vers de la fille et les romans de la mère, corrigés pour
l'impression, révélaient assez les travaux assidus des deux femmes;
au fond de Tappartement, un petit cabinet de travail où Delphine
se retirait du bruit pour écouter l'inspiration, voilà tout. Ce boudoir
ouvrait sur une terrasse de douze pas de circuit, sur laquelle deux
ou trois pots de fleurs souffrantes de leur asphyxie recevaient à
midi un rayon de soleil entre deux toits, et où les moineaux d'une
écurie voisine piétinaient dans l'eau de pluie*.
Si ce n'était pas la misère, c'était la gêne, noblement
supportée du reste par la mère et la fille, mais les courtisans
et les admirateurs n'en étaient que plus nombreux, et tout ce
qui avait un nom dans la politique et les lettres connaissait
le petit entresol de la rue Gaillon.
Voilà donc Delphine engagée sur le chemin de la gloire à
Tâge de dix-huit ans. De 1822 à 1827, date de son apothéose
au Capitole de Rome, on peut dire qu'elle cueillit par brassées
les lauriers et les roses. Elle ne s'était pas encore donné le
surnom, de « Muse de la Patrie », qu'elle en remplissait le
rôle aux applaudissements de la France entière*.
Les événenents, d'ailleurs, semblaient se multiplier pour faire *
I. Entretien^ de littérature.
a. Ce surnom lui vint des vers suivants qui terminent la ViaioUt son
« chant du sacre » :
Le héros, me cherchant au jour de 8u victoire,
Si je ne l'ai chanté, doutera de sa gloire;
Les autels retiendront mes cantiques sacrés,
Et fiers, après ma mort, de mes chants inspirés^
Les Français, me pleurant comme une sœur chérie,
M'appelleront un jour Muse de la patrie !
LA JEUNESSE DE DELPHINE GAY 5&9
son jeu. Quand elle ne vendait pas les élégies de Guiraud au
profit des « Petits Savoyards » * ; quand elle ne quêtait pas
pour les Grecs, — et sa pièce intitulée la Quête * leur rapporta
quatre mille francs, — elle déplorait la mort du général Foy
en des vers qu'on gravait ensuite sur son tombeau, ou bien
elle donnait la réplique à Victor Hugo, à Lamartine, à madame
Tastu, dans les chants du sacre de Charles X. Sa Vision est
un excellent morceau de poésie. Sainte-Beuve peut dire que
c'est du Racine vu à travers Soumet; pareille critique est encore
un éloge : ne fait pas du Racine qui veut, même édulcoré par
Soumet. Cette Vision valut à la jeune fille Thonneur d'être
reçue en audience privée par le roi * : madame de Duras avait
intercédé pour elle.
J'ai sous les yeux le billet que l'auteur à*Ourika adressait
quelque temps avant à M. de Lourdoueix, chargé de la direc-
tion des sciences, beaux-arts et belles lettres au ministère de
l'Intérieur, afin de lui demander une pension pour Delphine :
Il me semble, que des paroles de bonté de la bouche du roi
devraient être suivies de cette marque de munificence pour une
jeune personne d'un talent unique. On ne peut craindre que
I. Alexandre Guiraud lui écrivait à ce sujet :
Vous donnez à mes vers la vogue des vôtres, mademoiselle, et je vous en
remercie. Voici encore vingt exemplaires. [Elle avait vendu les premiers.] Vous
voyes que j'use largement de votre charité. Soyez la patronne de mes petits
Savoyards dans les salons, et vous serez bénie à tous les coins de rue de Paris.
{LeUre inédite.) •
a. La duchesse de Duras lui écrivait :
C'est à vous qu^oii voudrait ressembler, aimable Delphine, mais cela n'est pas
facile; il faut vous aimer pour se consoler de vos perfections. Venez donc dîner
vendredi, si ce jour convient à madome votre mère; je suis impatiente d'entendre
encore cette Quête éloquente, qui va amollir tous les cœurs et ouvrir toutes les
bourses. Voulez-vous amener M. Volcry? Mille tendres amitiés. {Lettre inédite,)
3. Sur celte Vision de Delphine et sa présentation au roi, nous avons une
lettre de Sophie Gay à Tastu l'imprimeur :
Vous êtes, monsieur, le plus oiroohle et le plus obligeant du monde, voilà ce que
ma fille veut que je vous dise avant tout; mais nous traitons si rarement avec les
souverains que nou^ voudrions être bien sûres de ne pas leur manquer de parole.
C'est pourquoi, s'il vous était possible de nous faire remettre Texemplaire du roi
(tout cartonné) dimanche soir, fût-ce ù minuit, nous serions plus tranquilles, car
il nous faut être à dix heures au chûlcuu. Pour le public, il sera servi ù loisir.
L'épigraphe portée hier suffit. La citation de M. de Barante donnerait un air
pédant à la Vision^ et je crois que les propres paroles de Jeanne valent mieux que
toutes celles de ses historiens.
SOPHIE GAY
(Lettre inédite.)
55o LA REVUE DE PARIS
celte grâce fasse planche, comme on dit. Il n*y a pas deux
mademoiselle Gay * .
Ce billet est du 2 décembre 1824. Madame de Duras, savait-
elle, quand elle F écrivit, que Delphine avait été en passe de
devenir la favorite ou la femme morganatique du comte
d'Artois? J'en doute, et cependant le bruit. en avait couru
sous quelques manteaux. Certains courtisans, informés de la
situation où végétait Sophie Gay depuis son veuvage, s'étaient
mis en tête de faire un sort à Delphine en la chargeant de dis-
traire les ennuis de Monsieur, frère du roi.
Malheureusement, il avait fait vœu de continence au lit de
mort de madame de Polastron, et leur ingénieux dessein n'avait
pu être rempli. Je ne crois pas, d'ailleurs, que Delphine eût
consenti à jouer le rôle qu'on lui ménageait. Elle avait alors
un autre amour en tête, elle était éprise d'un beau militaire,
d'un ancien officier des gardes du corps, dont sa mère elle-
même raffolait*. Et Alfred de Vigny, car c'est de lui qu'il est
question, n'aurait pas demandé mieux que de se marier avec
elle. Mais la mère du jeune poète — de « l'ange de l'adultère »,
comme l'appelait Sophie Gay, par allusion à l'un de ses
Poèmes antiques — madame de Vigny, qui savait le prix de
l'argent, ayant beaucoup souffert de la médiocrité de sa for-
tune, n'avait pas voulu que son fils unique épousât une fille
sans dot, habituée au train du monde. Et Delphine en avait
été pour son rêve et Sophie pour ses larmes.
J'ai publié ailleurs ^ la correspondance de Sophie Gay avec
madame Desbordes-Valmore, sa confidente, au sujet de ce
projet de mariage. Je n'y reviendrai pas aujourd'hui. Mais
comme preuve de l'admiration et des sentiments que nos amou-
reux s'étaient gardés l'un à l'autre, vingt-quatre ans après,
I. Lettre inédite,
1, Sophie Gay écrivait à Guiraud, le 1^ août 182a :
Monsieur Rnynounrd vient d'adresser à la Muse des billets de choix pour la
séance de ce matin. Elle propose à son aimable flatteur de lui donner la main
dans cetle solennité pour supporter dignement l'attaque du classique étranger.
Si le poète est déjà retenu et que le guerrier soit libre, nous lui offrons notre billet
conducteur. Mille amitiés. — Un peu avant deux heures chez moi.
8OPHIB GAT
a Le guerrier », c'était Alfred de Vigny,
3. Cf. notre ouvrage : Alfred de Vigny.
LA JEUNESSB DE DELPHINE GAY 55l
je citerai cette lettre de Vigny que j ai trouvée dans les papiers
de Delphine :
12 avril 1846.
Ce monologue plus long que celui de Chatterton * et dont vous
m*avez parlé hier avec tant de grâce et de bonne amitié, gardez-le
donc en souvenir de moi et relisez-le, s'il se peut. Je ne cesserai
de regretter votre absence de cette matinée.
Vous auriez fait là une étrange étude des hommes. Je n*ai que
mon sermon à vous envoyer, vous avez sans doute l'excommunica-
tion quelque part chez vous. Que votre loyauté était charmante hier
dans sa révolte pour moi ! Je vous en remercie du fond de ce cœur
qui n'oublia jamais un sourire :
Et n'accorda jamais le pardon d'une offense.
ALI^RED DE VIGNY*
Le vers final était évidemment àTadresse de M. Mole *...
Mais revenons au comte d'Artois. Une fois monté sur le
trône, il saisit la première occasion de témoigner sa bienveil-
lance à Delphine. Après Tavoir reçue en audience privée, et
lui avoir annoncé qu'il lui accordait une pension de cinq cents
écus, il l'engagea paternellement à voyager, en lui donnant
pour raisoii qu'elle éviterait ainsi bien des périls.
Quelques jours après, le 6 juin 1825, elle se présentait au
Panthéon avec ce laisser-passer du baron Gros :
Le gardien laissera monter à la coupole Sainte-Geneviève,
mademoiselle Delphine Gay et sa société. Ce billet restera à la
personne *.
.Qu'allait-elle faire sous« la coupole? Elle n'allait pas seule-
ment faire admirer les peintures dont le baron Gros venait
de la décorer; elle allait surtout montrer la place d'où, au
mois d'avril, elle avait déclamé publiquement son hymne à
Sainte-Geneviève ^
I. Apparemment, son discours de réception à rAcadémie française
(•29 janvier 1846).
1, Lettre inédite.
3. Alfred de Vigny, on le sait, ne pardonna jamais à M. Mole la réponse
que celui-ci avait faite à son discours de réception.
4. Document inédit.
5. On lisait, à ce propos, dans le Globe du 7 mai 1826 :
On a tort d'accuser les Jésuites de n'aimer ni les arts, ni les beaux vers, ni les
552 LA REVUE DE PARIS
Ce jour-là, son auditoire d.* élite lui avait fait une ovation
dont Técho se répercuta jusqu'à Rome.
Le lendemain l'auteur à'Ourika lui écrivait :
M. Villemain m*a dit, mademoiselle, votre aimable souvenir.
Vous me gâtez^ mais en vérité vous me devez bien un peu de cette
bonne grâce en retour de ma sincère admiration. Vous voulez donc
bien réjouir par votre présence et le son de votre voix la plus aimable
des vieilles et des aveugles? Puisque vous me laissez le choix du
jour, je vous propose mercredi prochain, à une heure. Je me réjouis
d'avance des moments que je vais passer avec une personne qui
réunit tant de bonté à tant d'esprit, c'est-à-dire les deux meilleures
choses qu'il y ait en ce monde. Si vous ne me faites rien dire, je
serai à votre porte mercredi à une heure.
Rappelez-moi, je vous prie, au souvenir de madame votre mère.
Je suis charmée que votre sœur soit mieux.
Sans doute, la voix de Delphine fit son effet, car, peu de
jours après, la duchesse lui écrivait de nouveau :
J'ai un vrai plaisir à vous envoyer la lettre ci-jointe, mademoi-
selle : ce n'est pas encore tout ce que j'aurais voulu, mais c'est quel-
que chose que d'être sur le chemin de la justice. Ce bon duc' vous
dit la vérité et aurait désiré faire mieux. Accordez-lui sa demande.
J'en ai une aussi à vous faire, c'est de vous mener encore une fois
chez cette pauvre tante aveugle à laquelle vous avez fait passer une
heure si délicieuse : elle s'en souvient et voudrait entendre la Coupole.
Dites-moi votre jour, et si, pour éviter les lenteurs, lundi à midi et
demie vous conviendrait'.
C'est au milieu de ces témoignages flatteurs d'admiration et
femmes : tout Paris ignore donc qu'à Sainte-Geneviève, au-dessus du maître autel,
entre le ciel et la terre, il y a quinze jours, s'est tenue une véritable séance d'aca-
démie romaine ? C'était une fête ù la Léon X. Deux fauteuils d'honneur, un pour le
peintre, un pour Corinne. Quarante amis, les uns, les yeux fixés sur les tableaux
et sur la muse, d*autres en prières et en recueillement pieux ; et la voix tombant
des cieux comme celle de la sainte bergère, et allant faire tressaillir, dans un coin
obscur des catacombes, les cendres oubliées d'un poète et d'un philosophe : n'est-
ce donc pas un tableau merveilleux, digne presque des jours de la Grèce ? Apelle,
prend ton pinceau, et rends-nous cette scène magique : nous la placerons dans
l'église souterraine : tu seras VAlpha et VOméga de notre vieux Panthéon.
1. Lettre inédite.
2. Le duc de Doudeaaville.
3. Lettre inédite.
LA JEUNESSE DE DELPHINE GAY 553
de sympathie que Delphine, en obéissant au conseil du roi,
partit pour l'Italie avec sa mère.
Elles firent une halte à Lyon pour se reposer et voir madame
Desbordes-Valmore, et voici comment Marceline a raconté cet
événement dans une lettre privée :
Quand je l'ai vue pour la première fois, belle, imposante comme
la Rachel de la Bible, elle était couverte de cheveux blonds retom-
bant sur toutes ces roses, et semblait en être formée. Jamais rien de
si éclatant n'est apparu dans une ville. Sa mère la conduisait alors
en Italie et s'arrêtait quelques jours à Lyon. Mon mari, qui l'avait
entrevue au balcon de Thôtel, vint me chercher vite, vite, pour me
faire voir, disait-il, ce que je ne verrais plus de ma vie. Il y avait là
une foule qui passait et repassait émerveillée. Gomme il faisait
affreusement chaud, la jeune fille fut obligée de s'étouffer en fermant
ses fenêtres très basses, et les curieux la regardaient encore au tra-
vers des vitres. J'appris dans le jour que c'était mademoiselle Del-
phine Gay, et je sus bientôt par moi-même qu'elle était bonne,
vraie comme sa beauté. En l'examinant avec attention, on ne tom-
bait que sur des perfections, dont Tune suffit à rendre aimable Têtre
qui la possède * . . .
Gomment donc Lamartine, qui devait la rencontrer à Terni,
près des cascades du Velino, après avoir été ébloui comme tout
le monde, a-t-il été choqué de son rire.^ C'est qu'en effet elle
riait trop pour une jeune personne qui se prétendait « la Muse
de la patrie ». Quinze ans après, en i84i, il lui écrivait :
La gaieté est amusante, mais au fond c'est une jolie grimace.
Qu'y a-t-il de gai sous le ciel et sur la terre? Le bonheur est triste
lui-même quand il est complet, car l'infini est sublime, et le sublime
n'est pas gai*.
Il faut bien, d'ailleurs, que chez elle ce rire éclatant ait été
une imperfection, puisqu'il fut remarqué et relevé par un autre
poète. J'ai nommé Alfred de Vigny'.
Cela n'empêcha pas Delphine de faire un voyage triomphal
en Italie.
1. Lettre inédite.
3. Cf. notre Alfred de Vigny.
55^ LA RBVUE DB PARIS
Lamartine V qui n*a pas plus que Victor Hugo la mémoire
des dates, nous dit qu'il la vit pour la première fois en i835.
C'est une petite erreur qu'il aurait pu s'épargner, s'il avait pris
la peine de consulter sa correspondance. Elle nous apprend,
en effet, que leur rencontre eut lieu en 1826, quelques jours
après .son duel avec le colonel Pepe. Lamartine était alors
secrétaire d'ambassade à Florence et madame Gay et sa fille
se rendaient à Rome. Il fut si charmé de les connaître, Del-
phine fit tanl^ d'impression sur lui, qu'il les invita à passer
quelque temps à Florence, ajoutant que la jeune Muse ne
serait vraiment inspirée que là. Mais elles n'acceptèrent son
invitation que pour plus tard, et sous la promesse, exigée en
riant par Delphine, qu'il leur enverrait des vers à Rome. Nous
allons voir qu'il tint parole. Le 16 septembre 1826, madame
Gay lui écrivait de cette ville !
L'admiration et la joie sont deux sentiments impossibles à cacher,
et voilà, monsieur, ce qui nous rend aujourd'hui si coupables
envers vous. L'autre jour, à dîner, chez M. le duc de Laval, il m'a
remis votre lettre à la condition absolue de lui lire les vers qu'elle
pourrait contenir. Je n'osais me flatter d'une si précieuse confidence :
nous brûlions de vous lire, j'ai tout promis. Mais à peine le cachet
a-t-il été rompu que Delphine s'est écriée : « Il y a des vers ! » et puis,
m'enlevant la lettre sans aucun respect, elle les a dévorés dans un
coin, en laissant seulement échapper quelques mots, comme : « C'est
ravissant, divin! et lui seul a le secret de cette poésie à la fois si
brillante et si triste ! »
Une admiration si bien sentie a redoublé l'impatience de con-
naître ces beaux vers. Delphine les a lus d'une voix très émue, et
M. de la Rochefoucauld vous dira mieux que moi l'effet qu'ils ont
produit. Ah! par grâce, ne nous punissez pas de ce succès, envoyez-
nous bien vite ce que vous avez ajouté à cette noble élégie. Ce sera le
plus sûr encouragemenl pour ma fille. Voici les vers impromptus
que M. de Laval vous a trop vantés. Elle vous les livre unique-
ment pour vous prouver sa soumission. Vous aviez mille fois raison
de lui prédire qu'elle ne serait inspirée qu'à Florence. Aussi ne
pensé-je qu'à l'y ramener. Visiter avec vous ces montagnes, ces
vallées fleuries, qui vous ont fourni tant de pensées sublimes, doit
rendre à l'inspiration la muse la plus endormie ! Et puis trouver de
l'amitié, toutes les grâces de l'esprit, réunies au plus beau talent du
monde, voilà de quoi charmer les vieilles mères comme les jeunes
poètes! On est bien loin ici d'apprécier ces plaisirs-là, personne ne
LA JEUPfESSB DE DELPHINE GAY 555
se doute de celui que nous a causé votre lettre. Vous qui le savez,
n'en soyez pas avare.
Delphine, qui prétend que vous faites chérir les fléaux et les désas-
tres, ne veut plus vous écrire en prose, elle attend ce que vous pen-
sez d'elle pour vous répondre.
Adieu, nous n'avons jamais plus désiré le printemps *.
Les vers de Lamartine auxquels Sophie Gay fait allusion
dans cette lettre étaient son élégie, ou le commencement de
son élégie *, sur la Perte de VAnio. On se souvient qu'un ébou-
lement de rochers détruisit à cette époque les merveilleuses
cascatelles de Tivoli. Je ne m'étonne pas que ces vers aient eu
tant de succès à l'ambassade de France à Rome. C'est une des
meilleures choses que Lamartine ait faites, et il en avait si
bien conscience qu'il écrivait à Aymon de Virieu, le i3 fé-
vrier 1837 :
Je suis confondu que tu ne trouves pas mes vers sur Tivoli à ton
plein gré. Je trouve que c'est le seul morceau par lequel je voudrais
lutter avec lord Byron : Italie y Italie! etc. ; mais on se trompe sur
soi-même'...
Quelques jours après, madame Gay retournait à Florence,
et voici en quels termes Lamartine en parlait au comte Edouard
de la Grange :
8 octobre 1826. — Nous jouissons dans cet instant de votre amie
mademoiselle Delphine Gay. Elle parait une bonne personne et ses
vers sont ce que j'aime le moins d'elle. Cependant c'est un joli
talent féminin, mais le féminin est terrible en poésie.
24 octobre, — Mesdames Gay sont parties pour Rome*.
I. Lellre inédite.
a. Car Lamartine s'y prît a deux ou trois fois, comme il faisait souvent. — La
fin de cette élégie n'arriva à Delphine qu'au commencement de janvier i8'i7,
comme en témoigne une lettre de Sophie Gay au poète, datée du 4 '
En vérité, le ciel ne fait ni mieux ni plus vite. Cette seconde partie est encore
plus admirable que Tautre. Delphine s'est empressée de les lire toutes deux au
petit nombre de gens dignes que nous voyons ici [à Rome]. Français, Italiens,
Russes, tous ont admiré les grandes pensées, l'harmonie de ces beaux vers; enfin
ils obtiennent presque le succès quMls méritent... {Lettre inédite,)
Un an plus tard, Lamartine récitait sa pièce dans le salon de Sophie Gay
à Paris, et Villemain, qui assistait à cette audition, la lisait le lendemain, à
son cours, au Collège de France.
3. Correspondance de Lamartine, t. 1 1 1 , p. 8,
4. Ibid.yi, II, p. 35i et 864.
556 LA REVUE DE PARIS
Elles avaient donc passé environ trois semaines à Florence.
C'était plus qu'il n'en fallait pour que Lamartine se liât avec
Delphine d'une amitié qu'on pourrait appeler de l'amour, s'il
ne s'était plusieurs fois défendu d'avoir eu pour eUe ce dernier
sentiment ^
Et> quant à elle, on peut dire qu'elle le paya largement de
retour. Ouvrez son recueil de poésies, vous y trouverez une
pièce à lui dédiée qui doit être de ce temps :
A M, A. de L.„
LE DÉPART
Quel est donc le secret de mes vagues alarmes?
Est-ce un nouveau malheur qu'il me faut pressentir?
D'où vient qu'hier mes yeux ont versé tant de larmes
En le voyant partir?
La nuit vint... et j'errais encor sur son passage.
Regardant l'horizon où l'éclair avait lui,
Sur la route, de loin, je vis tomber l'orage,
Et je tremblai pour lui.
J'aimais à contempler cette lueur ardente
Qu'il voyait comme moi dans le ciel obscurci,
A sentir sur mon front cette pluie abondante
Qui l'inondait aussi%
J'allai, cherchant un être ému de ma souffrance,
Interroger les yeux de son départ témoins...
Mais lui !... n'était pour eux, dans leur indifférence,
Qu'un voyageur de moins.
Mes amis m'attendaient au seuil de ma demeure;
Je lus dans leurs regards un reproche jaloux.
« L'ingrate! disaient-ils; elle souffre, elle pleure,
« Et ce n'est pas pour nous ! »
Cependant, pour tromper son âme généreuse.
J'ai caché ma douleur sous l'adieu le plus froid...
Pourquoi de son départ être si malheureuse!
Je n'en ai pas le droit.
I. On lit dans son Cours familier de littérature :
Elle m'avait laissé une gracieuse et sublime impression. C'était de la poésie,
mais point d'amour, comme on a voulu plus tard interpréter en passion mon atta-
chement pour elle. Je Tai aimée jusqu'au tombeau, sans jamais songer qu'elle était
jeune. Je l'avais vue déesse à Terni.
LA JEUNESSE DE DELPHINE GAY 557
Quel est ce sentiment, ce charme de s'entendre,
Qui, montrant le bonheur, le détruit sans retour...
Qui dépasse en ardeur l'amitié la plus tendre.,.
Et qui n'est pas l'amour?
C'est l'attrait de deux cœurs, exilés de leur sphère,
Qui se sont d'un regard reconnus en passant,
Et que dans les discours d'une langue étrangère
Traduit le même accent.
On parle à son ami des chagrins de la terre;
On confie à l'amour le secret d'un instant;
Mais au poète aimé Ton redit sans mystère
Ce que Dieu seul entend !
Le retour des dames Gay à Rome coïncida avec l'arrivée des
marins français qui avaient ramené d'Alger les Romains
captifs chez les Musulmans. L'ambassadeur de France,
M. de Laval-Montmorency, les invita au dîner qu'il donnait
à l'équipage de la corvette française, et, pour le remercier de
cette attention délicate, Delphine récita, au dessert,,la pièce de
vers qui lui avait été inspirée par cette belle action. Ce dîner
avait lieu le la décembre 1826. Trois semaines après, — le
2 janvier 1827, — M. Desmousseaux de Givré, secrétaire d'am-
bassade, écrivait à madame Charles Lenormant :
Je répondrai bien mal à vos questions sur Tivoli; j'entends
beaucoup parler de ce désastre, il a inspiré de beaux vers à
M. de Lamartine; mais je n'en ai rien vu par moi-même, et tout
ce que j'en sais, c'est qu'il ne faut plus espérer de retrouver les
cascatelles. Je n'ai point entendu parler de querelle entre des Français
et des Romains. J'ai vu, au contraire, des Romains délivrés d'escla-
vage par des Français, et que leurs libérateurs ont ramenés à Rome.
Ce spectacle était fait pour inspirer la « Muse de la Patrie ». Aussi
a-t-elle chanté cet événement dans une espèce d'improvisation que je
joindrai à ma lettre, si je puis. Mademoiselle Delphine ajoute à un
fort beau talent et à de fort bonnes qualités le mérite de vous con-
naître et de parler de vous à mon gré. Cela fait que je lui pardonne
sa façon d'être belle. Madame sa mère est fort amusante et très bon
diable*.
Sur le compte de Sophie Gay, M. Desmousseaux de Givré
I* Lettre inédile communiquée par M. Charles de Loménie.
558 LA REVUE DE PARIS
ne faisait qu'exprimer là F opinion générale*; mais il fallait
qu'il fût bien difficile pour ne pas trouver la beauté de Del-
phine à son goût, car elle avait conquis tous les cœurs en
Italie, à commencer par la duchesse de Saint^Leu, autrement
dit la reine Hortense.
Peut-être, pour M. Desmousseaux de Givré, savait-elle trop
qu'elle était belle, mais comment aurait-eUe pu l'ignorer quand
tout le monde le lui disait? Le miracle, c'est que, le sachant,
elle soit restée (( simple et bonne fille »,
Le 26 avril i834, la reine Hortense lui écrivait d'Arenen-
berg :
Je vous ai retrouvée tout entière dans votre aimable lettre, ma
chère Delphine. Que votre mari ne m*en veuille pas d'aimer à vous
appeler de ce nom : c'est celui que vous portiez à Rome, quand
vous me répétiez vos jolis vers et que je me plaisais à entendre cet
organe si français et si expressif! Vous ue m'avez donc pas oubliée?
Je vous en remercie, car je pensais qu'à Paris Ton oubliait tout! Il
m'est bien doux de voir que cette méfiance, trop motivée peut-être,
n'est pas aussi générale que je le craignais. Certainement je suis
charmée de recevoir souvent de vos ouvrages et vos lettres ; vous ne
pouvez douter du plaisir que me feront toutes les preuves de votre
souvenir. J'ai demandé si souvent : « Est-elle mariée? Est-elle heu^
reuse? » Vous me deviez bien de me répondre d'une manière qui me
satisfasse autant. Je penserai à la proposition que vous me faites; le
I . On lit dans les Souvenirs de Daniel Stern :
Madame Gay était une célébrité des premiers beaux jours de l'Empire. Elle en
gardait le geste et l'accent, la rime 0 gloire » et a victoire », le turban aussi, le turban
des mamelouks, avec la harpe d'Ossian où Ton chantait le refrain du Beau Dunois ;
tout un air d'état-major, une poussière d'escadron, un éclair de sabre au soleil;
quelque chose d'inouï et d'indescriptible... Accoutumée au bruit, lorsque vint la
mauvaise fortune, %Ile ne voulut point rentrer dans le silence. Tout en elle était
sonore, ses amours, ses amitiés, ses haines, ses défauts, ses vertus, — car elle en
avait : sa maternité le fut plus que tout le reste. — Sa fille, dès qu'elle la vit belle,
dès qu'elle put deviner son génie, lui fut une occasion, un prétexte, une espérance,
et bientôt une certitude exaltée de ramener à son foyer l'éclat. La production de
la petite merveille, la mise en scène de ses talents précoces occupa et passionna
les ambitions ranimées de madame Gay. Elle rêva de lauriers, de chars poudreux
dans l'arène, de princes subjugués, d^époux illustres, souverains ou tout au moins
grands hommes.
Et dans les Entreliens de Lamartine :
Son âme, chargée de premiers mouvements, était pleine d*explosion: dans les
éruptions de son cœur, elle brisait tout, elle faisait scène, elle choquait les scru-
pules; elle scandalisait les pusillanimités de salon : c'était son seul tort; mois
ce tort était racheté par tant de vi gueur de sentiment et par tant d'élégance de
conversation qu'on lui pordonnait tout et qu'on finissait par aimer en elle jusqu'à
ses défauts.
LA JEUNESSE DE DELPHINE GAY 559
plus difficile est de trouver quçlque article qui puisse être amené natu-
rellement *. Mon fils fait un ouvrage sur l'artillerie ^, ce ne serait guère
intéressant à lire ; il veut après faire quelque chose sur son oncle ;
nous verrons ce qu'il pourra vous envoyer. Il s'est bien forme depuis
que vous ne l'avez vu, et il me rend bien heureuse par la bonté de
son caractère, sa noble résignation qui tempère la vivacité et la
fermeté de ses opinions : je n'ose lui souhaiter la patrie, car je fais
trop de cas de la tranquillité, et là, où l'on vous craint, on ne peut
plus espérer d'être aimé. Aussi la résignation pour toutes les injus-
tices comme pour les mécomptes est devenue la vertu qui nous •
convient le mieux. Croyez au plaisir que j'aurais à vous revoir, à
ÎFaire connaissance avec votre mari et à vous renouveler l'assurance
de mes sentiments.
hortbnse'
Le a novembre i836, à la première nouvelle de la tentative
malheureuse que le fils de la reine Hortense avait faite à
Strasbourg, Delphine écrivait à Lamartine :
Il ne pouvait parler de la France sans attendrissement. Nous
étions ensemble k Rome, lorsqu'on nous apprit la mort de Talma.
Chacun alors de déplorer cette perte, chacun de rappeler le rôle
dans lequel il avait vu Talma pour la dernière fois. En écoutant
tous ces regrets, le prince Louis, qui n'avait pas encore dix-huit ans,
frappa du pied avec impatience ; puis il s'écria, les larmes aux yeux :
« Quand je pense que je suis Français et que je n'ai jamais vu
Talma*... »
Dix-sept ans après, « le prince Louis », devenu Napoléon III,
régnait sur la France, et Victor Hugo, exilé à son tour, écri-
vait à Delphine (8 mars i853) :
Quand je pense à la France, et c'est toujours, je pense à vous. Il
semble que vous soyez pour moi une partie de la figure de la France.
Je ne vois pas la patrie en laid, comme vous voyez ! '
I. Delphine, mariée à Emile de Girardin, avait-elle demandé à la reine
Hortense un article de son fils, le prince Louis-Napoléon, pour le Musée
des Familles ou VAlmanachdc France? C'est probable.
a. Nommé capitaine d'artillerie à Berne en i834, le prince devait publier
en i836 son Manuel d'artillerie (i vol. in-S'^).
3. Lettre inédite.
4. Id.
5. Lettre inédite, communiquée par madame Léonce Détroyat.
56o
LA REVUE DE PARIS
c( Sa façon d'être belle », que M. Desmousseaux de Givré
« pardonnait » à Delphine, n'était donc pas si mauvaise. Au
surplus, s'il fallait une dernière preuve des succès de Del-
phine en Italie, je la trouverais dans ce fait qu'elle manqua
de nous être ravie par un riche mariage romain. Mais elle ne
put se résigner à perdre sa qualité de Française. C'est du moins
ce qu'elle nous apprend dans la pièce de vers intitulée le
Retour et dédiée à sa sœur, la comtesse O'DonneU :
Je reviens dissiper le vain bruit qui t'alarme.
De ces beaux lieux, ma sœur, j'ai senti tout le charme;
Mais loin de mon pays, sous les plus doux climats,
Un superbe lien ne m'enchaînera pas.
Non ! l'accent étranger le plus tendre lui-même
Attristerait pour moi jusqu'au mot : « Je vous aime. »
Un sort brillant, par l'exil acheté.
Comblerait mes désirs! Ma sœur n'a pu le croire.
D'un plus noble destin mon orgueil est tenté ;
Un cœur qu'a fait battre la gloire
Reste sourd à la vanité.
Ce bonheur dont l'espoir berça ma rêverie,
Nos rivages français pouvaient seuls me l'offrir.
J'ai besoin, pour chanter, du ciel de la patrie;
C'est là qu'il faut aimer, c'est là qu'il faut mourir!
On ne dira plus, j'espère, qu'elle avait usurpé le titre de
(( Muse de la patrie ».
Au mois de mai 1820, elle revint en France avec sa mère,
après avoir été couronnée au Capitole *. Un an plus tard, elle
aurait eu la joie d'y monter au bras de Chateaubriand lui-
même, puisqu'il remplaça M. de Laval en 1828. Mais il ne
fut pas le dernier à lui envoyer ses compliments, et c'est lui
encore qui, en i83o, lorsqu'elle fut privée de la pension que
lui faisait le roi Charles X, éleva le premier la voix pour la
venger de cette injure.
I. Et David d'Angers « l'envoyait tout droit à la postérité (a) » en faisant
son médaillon. Il lui écrivait, le 2 septembre 1828 :
Mademoiselle, j'ai l'honneur de vous offrir le croquis en bronze que j'ai fait
d'après vous. C^est un bien faible à peu près de vos traits, mais j'espère que celui
que je ferai pour le bas-relief de Sainte-Geneviève réussira mieux. {lettre inédite, )
(a) Réponse d« Delphine i Darid d'Angers,
LA JEUNESSE DE DELPHINE GAY 56l
Célébrant la prise d'Alger dans un beau Te Deiun de gloire,
elle avait eu Taudace d'écrire, à Tadresse du général de
Bourmont :
0 m> store du sort ! o volonté suprême !
lin Français dans nos murs amena l'étran^'or;
• On l'appela transfuge, — et cet homnie est le UHMue
Que Dieu clioisit pour nous venger.
A l'amour de nos rois sa valeur asservie
Voyait dans leur retour un gage de bonheur,
Et pour eux il fit plus que de donner sa vie :
Guerrier, il donna son honneur!
Faisant d'un nom maudit un souvenir qu'on aime,
La victoire lui jette un cclaUmt pardon,
Et du pur sang d'un fils le glorieux baptôme
Lave la tache de son nom.
C'étaient là de nobles vers et des sentiments vraiment patrio-
tiques. Mais le ministère Polignac ne l'entendit pas de la
sorte. Il jugea que c'était offenser le roi que de rappeler la
c( ragusade » du général qui venait de recevoir le bâton de
maréchal pour la prise d'Alger, et Delphine fut rayée de la
liste des pensionnaires de Charles X ^
Cela ne fit que la rendre plus populaire. 11 est fâcheux
seulement que cet imbécile de Polignac n'ait pas arraché cette
vilaine ordonnance au roi quelques mois plus tôt, car le par-
terre du Théâtre-Français, qui acclama Delphine, le soir de la
première représentation d'Hernani, lui aurait manifesté son
indignation autrement que par des battements de mains.
Théophile Gautier a écrit à ce propos :
La première fois que nous vîmes Delphine Gay, c'était à cette
orageuse représentation où Ilernani faisait sonner son cor comme
un clairon d'appel aux jeunes hordes romantiques. Quand elle
entra dans sa loge et se pencha pour regarder- la salle, qui n'était pas
la moins curieuse partie du spectacle, sa beauté — bellczza
1. Le plus joli, c'est que, deux ans après, en pleine Vendée, la duchesse
de Berry disait au maréchal de Bourmont qui, après lui avoir monte la tète,
lui conseillait de renoncer à la lutte :
— Oh! vous, cela ne m'étonne pas, vous n'avez jamais fait que trahir!
(Cf. les Mémoires de madame de Boigne, t. IV).
!•«• Juin 1908. 8
563
LA REVUE DE PARIS
fol (forante — suspendit le tumulte et lui valut une triple salve
d'applaudissements; cette manifestation n'était peut-être pas de très
bon goût, mais considérez que le parterre ne se composait que de
poètes, de sculpteurs et de peintres, ivres d'enthousiasme, fous de
la forme, peu soucieux des lois du monde. — La belle jeune fille
portait alors cette écharpe bleue du portrait d'Hersent, et, le coude
appuyé au rebord de la loge, en reproduisait involontairement
la pose célèbre; ses magnifiques cheveux blonds, noués sur le
sommet de la tète en une large boucle selon la mode du temps, lui
formaient une couronne de reine, et, vaporeusement crêpés, estom-
paient d'un brouillard d'or le contour de ses joues, dont nous ne
saurions mieux comparer la teinte qu'à du marbre rose'.
C'est ainsi que cette « Muse de la patrie » fut associée, le
soir du 25 février i83o, au triomphe de Victor Hugo.
Un an après, le i'''' juin i83i, elle épousait Emile de
Girardin.
LéON Sl£cHE
I. Introduclioo aux Lettres parisiennes du vicomte de Laanay.
PROGRAMME NAVAL
La France est déchue du deuxième rang de puissance navale
qu'elle occupait au xix* siècle. Lord Brassey constate dans son
Naval Annualy édité au printemps de l'an passé, qu'à l'heure
actuelle, elle ne présente que vingt-trois cuirassés modernes,
tandis que l'Angleterre en offre cinquante-cinq, les États-Unis,
vingt-sept et l'Allemagne, vingt-six; en 1910, nous n'aurons
plus que quinze bâtiments de première ligne à opposer à
quarante-huit anglais, vingt-quatre allemands et vingt-quatre
américains. Ces statistiques, même sujettes à discussion \
n'indiquent pas moins nettement notre déchéance. Le nouveau
projet allemand met en chantier pendant quatre ans, en 1908,
1909, 1910 et 1911, quatre grands bâtiments de guerre de
18000 tonnes. En 19 14» la flotte allemande comprendra
trente-sept cuirassés, et, si Teffort de l'AUemagtie continue,
en 1920 elle sera en mesure d'aligner cinquante-huit cuirassés.
L'Amirauté anglaise répondra par des mises en chantiers
nouvelles, plus nombreuses que jamais, aux efforts de l'Alle-
magne. Elle jouit d'ailleurs d'une situation privilégiée; grâce
à la puissance de son outillage, l'industrie anglaise produit en
deux ans l'instrument de combat que l'Allemagne met trois
ans à construire, et la France plus de quatre ans. L'Amirauté
a donc le loisir d'attendre plus d'un an pour répondre aux
mises en chantier de ses adversaires, sans courir le risque
I. Nos cuirassés type Charleniagne que lord Brassey considère comme
démodes en 1910 valent bien les cuirassés allemands type Kaiser,
564
LA REVUE DE PARIS
d'être devancée*. Les États-Unis ne restent pas en arrière :
dans son message du début de Tannée, le Président Roosevelt
constate que la construction, chaque année, d'un cuirassé du
type le plus perfectionné ne ferait que maintenir la flotte fédé-
rale dans sa puissance actuelle. « Cela ne suffit pas, dit-il.
A mon avis, nous devrions cette année voter les crédits de
quatre cuirassés d'escadre. » On doit donc prévoir qu'en jgiô,
la marine anglaise mettra en ligne près de soixante cuirassés,
l'Allemagne trente-sept, et les Etats-Unis un nombre sans
doute voisin du chiffre de l'Allemagne.
Que pèsera la marine française avec ses douze cuirassés ? Car,
à cette date, les bâtiments antérieurs au programme de 1900
seront vieillis et fatigués, et nous ne pourrons compter que sur
les six Patrie et sur les six Danton,
Notre budget de la marine a passé, dans l'intervalle de 1896
à 1907, de 289 à 3i2 millions; pendant ce temps, le budget
anglais passait de 574 à 846 millions, et le budget allemand
de ii5 à 348 millions. Les nouvelles prévisions allemandes
imposent une augmentation annuelle variant de 3o à 78 mil-
lions de marks ; la dépense prévue s'élève en 191 1 à 46i mil-
lions pour s'abaisser plus tard à 317 millions.
Un journal autrichien, la Neue Freie Presse, a publié récem-
ment un tableau comparatif de l'accroissement des budgets
maritimes des grandes puissances ;
EN 1899
Al
EN I90G
P. 100.
•
Angleterre. . .
618 millions.
765 millions.
23,6
Étals-Unis. . .
3i3 —
578 —
84,6
France . . . .
3o4 —
325 —
6,5
Allemagne. . .
170 —
296 -
73,5
Russie. . . .
211 —
264 —
23,3
Italie ....
■ 96 -
l32 —
36
Japon. . . .
35 —
70 -
97.5 •
Autriche. . .
35 —
57 -
60,1
C'est la France qui a fait le moins pour sa marine depuis
1. Elle a en outre la ressource, non négligeable, de mettre la main sur les
constructions exécutées en Angleterre pour le compte des puissances étran-
gères.
PROGRAMME NAVAL 565
dix ans; si on ajoute que, depuis dix ans, notre marine a été
l'objet d'efforts persistants de désorganisation, que la produc-
tion de nos arsenaux a diminue dans une forte proportion, et
que, à rencontre de nos rivaux, nous consacrons des res-
sources considérables à l'entretien et à la construction d'une
flotte soi-disant défensive et d'une efficacité douteuse, il n'est
pas téméraire d'affirmer que le résultat du budget de la marine
a été chez nous en diminuant.
On dira peut-être que l'Allemagne, avec son budget obéré,
commet une grosse imprudence à pousser aussi haut ses
dépenses navales; osera-t-on nier que, chez elle, il n'y ait pas
quelque idée d'une simple avance? La France est le pays le
plus riche du monde : le jour où les armées prussiennes
seraient de nouveau, à la suite d'un conflit général, maîtresses
de Paris, les milliards d'indemnité qu'on retirerait du bas de
laine auraient tôt fait de combler le déficit momentané des
budgets allemands. Sans doute, quand on envisage le chiffre
de 60 millions que coûte un cuirassé moderne, quand on
observe l'accroissement, plus rapide d'année en année, du
tonnage des navires et de leur prix, on est tenté de qualifier
de course à l'abîme cet entraînement auquel obéissent toutes
les marines; mais quand on est riche, on doit être prêt à
défendre sa richesse. Les millions employés en constructions
navales par des ouvriers français, avec des matériaux français,
ne sortent pas de France : il vaudrait mieux les consacrer aux
travaux de la paix ; mais leur emploi appauvrit moins le pays
que l'arrachement d'une province ou une rançon de guerre de
dix milliards. Qu'on ne dise pas non plus que la partie entre
l'Allemagne et nous se jouera sur les Vosges et non sur la
mer : dans la lutte formidable qui risque d'ensanglanter le
xx" siècle, nous ne serons pas seuls en jeu; notre alliance ne
sera recherchée que si nous sommes forts : si notre marine
ne compte plus, au règlement de compte définitif, nous ne
constituerons que la proie dont le partage réconciliera les
adversaires.
Nous n'avons donc pas le droit, quoi qu'il en coûte, de
négliger notre marine : il nous faut forger sans retard les ins-
truments de guerre qui nous manquent. Quel sera le pro-
gramme des nouveaux bâtiments?
566 LA RBTUE DE PARIS
Lorsqu'il s'agit de définir un nouveau type de bâtiments de
guerre, on a coutume, soit dans la presse, soit dans les
milieux maritimes, de commencer par fixer le déplacement
du navire. U y a vingt ans, un ministre s'est trouvé qui a
déclaré qu'un bon bâtiment de guerre, pour être maniable, ne
devait pas dépasser 7 000 tonnes. Nous lui devons la série des
Bouvines, des Jemmapes, etc., bâtiments considérés comme
sans valeur dès le début de leur construction. Plus tatd, lots
de l'établissement des cuirassés type Charlemagne, les Conseils
de la marine fixèrent à 1 1 000 tonnes le maximum que l'on ne
devait pas dépasser, et l'insuffisance de ce tonnage empêcha
de donner à ces bâtiments toute la valeur offensive et défensive
que comportait la situation d'alors. Une méthode plus intelli-
gente fut appliquée lors de l'établissement du progranime
de 1900 : le déplacement de i4 5oo tonneaux fut adopté, non
a priori, mais comme le résultat des exigences de l'attaque et de
la défense. Enfin, aujourd'hui, on admet a priori que le bâti-
ment de guerre doit avoir un énorme déplacement ao 000 ou
26000 tonneaux; on demande en même temps une vitesse
d'au moins ai nœuds. Ces données étant admises, on en
déduit quel armement pourra porter le navire avec line pro-
tection suffisante.
La méthode d'aujourd'hui n'est pas plus rationnelle que celle
de jadis : s'il faut subir les inconvénients des grands dépla-
cements, on devra s'y résigner; mais ce n'est pas ainsi qu'à
notre avis le problème doit être posé. Le bâtiment de combat
est destiné à réduire au silence et à détruire les bâtiments de
combat ennemis. Tout le monde est en ce moment d'accord
que ni la torpille, ni l'éperon, ne sont en mesure d'atteindre
ce résultat : dans un combat d'escadre contre escadre, l'artil-
lerie est redevenue la reine indiscutée des batailles. Le j*o-
blème se pose donc d'une façon très simple : le bâtiment
étant une batterie de canons destinée à détruire les bâtimeilte
similaires, définissons d'abord le nombre et le calibre des
pièces qui doivent constituer cette batterie.
PROGRAMME NAVAL 507
Il convient de bien spécifier que, dans rétablissement du
projet d'un bâtiment mis en chantier en 1909, il ne peut s'agir
que de préparer Tattaque des bâtiments actuels, en service, On
construction ou en projet. L'évolution de la construction
navale peut amener dans deux ans des conceptions foutes
différentes de celles qui s'imposent aujourd'hui; mais si nous
obtenons, à l'aide d'une certaine artillerie, l'effet nécessaire
et suffisant qui nous permettra de combattre tous les bâti-
ments connus, en service ou en projet, il n'y a aucun intérêt
à faire davantage et à recourir à des armes inutilement puis-
santes; il est superflu de construire aujourd'hui le bâtiment
d'après-demain. Les bâtiments de combat en construction sont
tous à peu près conçus d'après les mêmes idées et dérivent plus
ou moins du Dreadnoughi anglais; aussi parait-il suffisant,
dans notre étude, d'envisager l'attaque d'une escadre composée
de Dreadnought. Tout bâtiment pouvant combattre utilement
un tel navire sera, a fortiori, capable de se mesurer avec tous
les bâtiments plus anciens ou plus faibles.
L'armement principal du Dreadnought se compose de dix
canons de 3oB millimètres disposés par paires en cinq tou-
relles. Ces canons peuvent, à raison de deux coups à la
minute, envoyer des projectiles pesant 38B kilogrammes,
capables de perforer, à 4 000 mètres, une épaisseur de
460 millimètres d'acier Krupp et chargés d'un poids explosif
de 35 kilogrammes. Le bâtiment est défendu par une ceinture
cuirasssée ayant au centre 979 millimètres, à l'avant i5a mil-
limètres et à l'arrière 101 millimètres. La partie centrale des
œuvres mortes comprise entre les tourelles extrêmes est pro-
tégée par une épaisseur d'acier Krupp de 3o3 millimètres.
Les tourelles sont cuirassées à 279 millimètres. Un pont
cuirassé règne de bout en bout au-dessus de la ceinture. Les
canons à tir rapide de petit calibre, au nombre de vingt-sept,
sont disposés soit sur le toit des tourelles, soit dans une
batterie non protégée qui s'étend dans la partie centrale du
bâtiment.
Trois moyens s'offrent pour réduire un bâtiment de cette
espèce : s'attaquer au bâtiment lui-même, forcer au silence
son artillerie, ou enfin annihiler le personnel en le réduisant
à l'incapacité de conduire le navire et de servir les canons.
568 LA REVUE DE PARIS
Le premier mode est sans aucun doute le plus séduisant et
le plus complet : un « coup heureux » de 3o5 ouvrant à la
flottaison une vaste brèche est capable de faire chavirer le
bâtiment en quelques minutes. Ce « coup heureux » n'a rien
d'invraisemblable, d'autant plus que la diminution du blindage
aux extrémités rend possible non seulement la perforation,
mais le défoncement de la ceinture, suivis de l'explosion du
projectile et de l'ouverture d'une brèche d'autant plus dange-
reuse que la marche du navire favorisera l'introduction de
l'eau. Mais ce genre d'attaque ne peut réussir qu'avec des pro-
jectiles de gros calibre agissant surtout par leur masse; c'est
manifestement cette tactique qui a inspiré la conception des
Dreadnought,
S'attaquer directement à l'artillerie, c'est-à-dire aux tou-
relles, est, avec des projectiles lourds, un problème plus diffi-
cile : la cible constituée par la tourelle est très faible, et l'expé-
rience du Sujfren a montré qu'un projectile de rupture était
inefficace contre une tourelle bien établie. Il semble donc que
la tourelle ne peut être attaquée qu'indirectement en détruisant
les parties voisines du navire, c'est-à-dire les superstructures
qui l'entourent, et qui, démolies à coups de projectiles,
viendront encombrer le voisinage des tourelles et pourront les
immobiliser. Aussi le développement exagéré, sur les bâti-
ments français, des superstructures, des châteaux, des passe-
relles, est particulièrement dangereux. 11 suffit de considérer
une photographie de nos cuirassés pour voir TefTet que pro-
duirait l'effondrement du mât militaire. La moitié de l'artil-
lerie serait immobilisée. Cet accident faillit arriver au Césare-
vitch pendant la journée du lo août.
Reste le troisième mode d'attaque. En écrasant le bâtiment
sous une pluie de projectiles explosifs qui répandent à la fois
l'incendie et Tasphyxie et qui empêchent à bord toute ma-
nœuvre, on rend la résistance nulle et on permet l'attaque à
faible distance qui, par la torpille ou le canon, fera disparaître
le navire. Cette tactique fut celle des Japonais; mais elle
n'apparut nettement qu'à la bataille de Tsou-shima. A la
rencQntre dite du lo août, un fait très particulier se pro-
duisit qui a induit en erreur toutes les Amirautés : les projec-
tiles japonais étaient mal amorcés et éclataient au moindre
PROGRAMME NAVAL 669
obstacle; ceux qui touchaient Teau éclataient au contact de
Feau. En même temps, le tir manqua entièrement de préci-
sion. Les bâtiments russes reçurent peu de projectiles*, et
ceux-ci firent peu d'effet. On se hâta de conclure à l'ineffica-
cité des projectiles contre les cuirassements et à la nécessité,
pour réduire les navires, de les attaquer uniquement à l'aide
de gros calibres. C'est cette manière de voir qui conduisit sans
aucun doute à la conception anglaise du Dreadnought.
Mais l'année suivante, à Tsou-shima, les Japonais avaient
amélioré à la fois l'amorçage de leurs projectiles et la justesse
de leur tir. Us écrasèrent en quelques instants la flotte russe
sous une pluie de projectiles explosifs de tous calibres : au
bout de quelques instants, tout brûlait à bord; le personnel
était asphyxié ou incapable du moindre effort; les gaz délétères,
aspirés par les manches d'aspiration, avaient été porter la mort
jusque dans les fonds du bâtiment. L'amiral Roldjestvensky
dit dans son rapport : (( Le plus grand ennemi du vaisseau de
ligne est la nappe de feu que produit l'explosion incessante
des projectiles. Nous n'avions que peu de bois à bord, mais la
peinture flambait et nos vaisseaux étaient environnés de
flammes. »
D'après le rapport du commandant du .Césarevitch, « vingt-
quatre heures après le combat, beaucoup A'hommcs se plai-
gnaient encore d'étourdissements , de vertiges, pertes de
mémoire et maux de tête, sans avoir de blessures apparentes ».
Deux matelots furent tués par les gaz d'un obus japonais
éclatant sur une des tourelles de 3o5. L'ingénieur itahen,
Lorenzo d'Adda, qui visita YOrel quelques jours après sa
reddition, constate que les tourelles étaient intactes au milieu
d'un monceau de ruines; mais, d'après les dires des officiers
russes, la chaleur dégagée par les obus explosifs éclatant contre
les parois des tourelles avait forcé les hommes à les aban-
donner. Le lieutenant Séménof du Souvaroin raconte :
Ce n'étaient pas des projectiles qui éclataient sur les ponts, mais
des mines entières. Elles explosaient sur le premier objet qu'elles
rencontraient sur leur course. Un étai de cheminée suffisait pour
I. he Césarevitch reçut douze coups de 3o5; on estime que sept cents
coups lui furent envoyés.
570 LA REYUB DE PARIS
provoquer Texplosion. Les tôles des parois du navire, les super-
structures sur le pont supérieur étaient transformées par l'explosion
en débris qui blessaient et tuaient les hommes.
Là-dessus la chaleur développée; les flammes se répandant par-
tout; les matériaux difficilement inflammables comme des hamacs
et les sacs des hommes, entassés en plusieurs couches sur le pont,
serrés et arrosés d'eau, flambaient tout à coup et brûlaient. Par
moments, on ne pouvait rien voir à travers les jumelles, tant les
images étaient troublées par les vibrations de Tair brûlant.
... Je regarde autour de moi. Quelle désolation! Des kiosques en
flammes, des ruines fumantes, des cadavres. Pour l'extinction de
l'incendie, il y avait encore dos hommes; mais le matériel faisait
défaut : des manches en toile brûlaient comme de l'amadou.
A deux heures vingt, la tourelle de iSa arrière dut cesser le feu : le
personnel suffoquait sous l'action de la chaleur et de la fum&. Les
passerelles et la chambre des cartes étaient en feu, en sorte que Tunique
issue du blockhaus rempli de fumée était le tube cuirassé conduisant
au poste inférieur central de commandement. C'est par là que pas-
sèrent l'amiral, son chef d'état-major et roflicier de navigation.
La catastrophe de Vléna nous a donné en France une dou-
loureuse confîrniation des récits des officiers russes : nous
avons su les eflets des teriipératures énormes, développées par
les gaz de Fexplosion : là aussi, les peintures brûlaient, et nous
avons constaté les dégâts causés par un incendie dû, non pas
à la combustion à Tair libre du bois ou du linoléum, mais à
la combustion de tous les matériaux léchés par des flammes à
plus de 2 000 degrés. C'est un phénomène bien connu, mais
sur lequel l'attention des marins et des ingénieurs n'était pas
appelé, ou plutôt, marins et ingénieurs avaient négligé les ensei-
gnements de Texpérience, car, dans des essais faits en Angle-
terre en 1900, essais dans lesquels le Majestic avait tiré sur le
Belle-Isle des projectiles de 162 chargée à la lyddite, la chaleur
développée dans les tourelles de Belle-Isle au moment du choc
des projectiles avait été telle que des fils de cuivre avaient
fondu, sans qu'aucun projectile ait pénétré directement!
On reconnaîtra donc, que pour éteindre le feu de rartillerie
et désemparer un navire, il n'est pas besoin d'autre chose que
de l'accabler sous une pluie de projectiles explosifs, qui brûlera,
asphyxiera et démoralisera le personnel : le bâtiment lui-
même ne sera plus qu'une épave hors d'état de se défendre et
de se mouvoir.
PROGRAMME NAVAL b^l
En résumé, nous pouvons envisager l'attaque du Dreadnoaght
soit avec des projectiles dits de rupture ou de semi-rupture, c'est-
à-dire capables de pénétrer ou de défoncer les cuirasses, soit à
l'aide de projectiles explosifs dirigés contre le personnel et les
superstructures. Quel sera le calibre de ces divers projectiles?
Pour les premiers, il n'est pas douteux que, leur effet de
défoncement étant proportionnel à leur masse et à leur vitesse,
le calibre le plus élevé sera à préférer.
Dans le cas des projectiles explosifs, une autre considé-
ration doit intervenir, celle de l'efficacité du tir; il ne suffit
pas d'envoyer un projectile; il faut que ce projectile arrive
au but. On doit donc faire intervenir, — ce qui est de
toute première importance, — la rapidité du tir et sa pré-
cision. Il faut se garder de croire, en effet, que le tir à la
mer donne des résultats très précis. L'erreur que l'on commet
dans l'appréciation des distances, les variations journalières
de la poudre *, de légères différences dans le poids du projec-
tile, les erreurs d'appréciation dans l'intensité et la direction
du vent, dans la direction et la vitesse du but, les défauts du
pointage, les mouvements du navire interviennent pour dimi-
nuer la justesse du tir.
Il faut mesurer la distance au moyen du télémètre ; appré-
cier la vitesse et la direction du vent, ainsi que les autres cor-
rections à faire; définir la hausse et la dérive à employer;
pointer et envoyer le coup : en évaluant l'erreur probable
commise dans chacune de ces mesures, de ces appréciations
et de ces opérations, on est en mesure de prévoir, à l'aide du
calcul des probabilités, l'erreur probable totale. Si on suppose
un canon de 164,7 tirant à 4 000 mètres, Terreur probable
en hauteur est de g mètres, et en portée de i35 mètres : le
coup isolé correspond à un tir non réglé. Si, à la suite de ce
premier coup, on apporte peu à peu les corrections voulues,
le tir devient réglé, c'est-à-dire que le point de chute moyen
coïncide avec le centre du but : la moitié des coups tombe
à une distance de ce point inférieure à un chiffre que Ton
désigne sous le nom d'écart probable : à 4 000 mètres, cet
I. En supposant une poudre pratiquement homogène et non, malheureu-
sement, la poudre en usage dans la marine françiiise.
573 l'A REVUE DE PARIS
écart probable est, pour un canon de 164,7, ^® ^ "^- 9 ^'^
hauteur et de 26 mètres en portée.
C'est cet écart probable après réglage qui est donné par les
tables de tir : on voit quelle erreur grave on commet quand
on raisonne, pour un coup isolé avant réglage, sur les chiffres
donnés par les tables : l'écart en portée de i35 mètres avant
réglage se réduit à a6 mètres après réglage.
Ces chiffres nous dispensent d'insister sur l'importance du
réglage du tir. En partant de données analogues, le calcul
des probabilités permet de calculer les chances d'atteindre
une cible constituée par un panneau de 100 mètres de long
sur 8 mètres de haut. Sans réglage du tir, cette probabilité
est de 18 p. 100 à 4 000 mètres; après réglage, elle est
de 77 p. 100; c'est-à-dire que sur cent coups envoyés, dix-
huit toucheront le but dans le premier cas, et soixante-dix-
sept dans le second. Notons en passant, que cette probabi-
lité après réglage qui est de soixante-dix-sept à 4 000 mètres
tombe à quarante-deux à 6000 mètres. Ce simple rapproche-
ment montre combien rapidement l'augmentation de la distance
multiplie les chances de non-louchés.
On sait comment en pratique s'exécute le réglage du tir :
on cherche par des tirs successifs à « encadrer le but » entre
des coups alternativement courts et longs, de plus en plus
rapprochés.
Mais cette opération, très aisée à terre ou sur un but fixe,
est délicate à la mer en guerre : l'observation des points de chute
est très difficile; les coups longs sont masqués par le but;
les coups « au but » se confondent avec les coups tirés par
l'adversaire. En même temps, le but se déplace : avec les
vitesses modernes dépassant 16 nœuds, deux bâtiments qui se
croisent ont une vitesse relative de plus de 70 kilomètres à
l'heure : donc la distance du but varie de plus de i kilomètre
par minute. L'évolution et les changements de route modifient
les corrections dues au vent. Le problème déjà très complexe
lorsqu'un bâtiment unique tire sur un bâtiment isolé devient
inextricable si une escadre tire sur une escadre : comment,
lorsque le navire de tête est le but désigné à toute une
escadre, chaque bâtiment reconnaîtra- t-il les points de chute
de ses propres projectiles?
PROGRAMME NAVAL 678
On a raconté qu'à Tsou-shima, les Japonais s'étaient bornés
à exécuter un tir continu sans se préoccuper de régler le tir en
hauteur et qu'ils se rapprochaient des hàtiments russes
jusqu'à ce que la gerbe totale tombât sur ceux-ci : le rensei-
gnement n'a pas été confirmé, mais n'a rien d'invraisemblable.
On se rendra compte d'après ces explications que le tir exige
deux opérations bien distinctes : l'une, qui est à proprement
parler le réglage du tir, c'est-à-dire la fixation des éléments du
pointage; la deuxième, qui est le pointage lui-même. La pre-
mière est exécutée par l'officier de tir qui apprécie la distance
et la vitesse du but, le vent, etc., et, tenant compta de tous ces
éléments, fixe la hausse et la dérive : la deuxième est entre les
mains du chef de pièce qui, après avoir donné la hausse et la
dérive indiquées, est chargé de viser le but et d'envoyer le
coup. On conçoit qu'un mauvais réglage rend illusoire la per-
fection du pointage, et qu'inversement l'insuffisance des
canonniers rend inutiles les soins apportés pour le réglage :
lorsque le but n'est pas atteint, il est très difficile de préciser
si la responsabilité en incombe à l'officier ou au pointeur. C'est
pourquoi, pour la formation des pointeurs,' se préoccupe-t-on
d'éliminer les erreurs dues au réglage : on exécute ce qu'on
appelle les tirs d'appréciation. Au lieu de prendre un but
éloigné et de dimensions réelles, on prend un panneau de
petite dimension, placé à une distance connue et rapprochée :
la trajectoire étant très tendue au départ, si le but n'est pas
atteint, c'est uniquement par suite de faute de pointage.
Mais trop souvent on attribue à ces tirs (T appréciation une
valeur absolue : si on a mis 90 p. 100 de projectiles dans
une cible de 10 mètres placée à 5oo mètres, on conclut qu'on
aurait également envoyé 90 p. 100 dans une cible de 100 mètres
placée à 5 000 mètres. Il y a là une erreur grossière, qui ne
tient aucun compte du réglage et, en réalité, suppose résolu le
problème le plus complexe.
Sans doute, lorsqu'il s'agit de tirs d'exercice, c'est-à-dire de
tirs sur un rocher, ou sur un panneau dérivant, ou sur une
vieille coque de navire abandonnée en mer, on peut régler le
tir d'un bâtiment en marche : on connaît alors la position du
but et on peut tracer la route du bâtiment tireur. Mais dans
un tir de guerre, il n'y faut pas songer. Jamais on ne pourra
574 LA REVUE DE PABIS
considérer le tir comme réglé : la probabilité du toucher sera
donc, non celle des tables de, tir, mais celle d'un coup isolé.
Le nombre des coups au but tombera dans la proportion de
80 p. 100 à ao p. 100.
L'histoire des dernières goerros maritimes confirme cette
manière de voir. Lors du bombardemenl d'Alexandrie par la
flotte anglaise, le Monarch, le Pénélope, et YIrmincible étaient
embossés à i 100 mètres du fort Méa, le Téméraire à
3 aoo mètres, et V Inflexible à 3 55o mètres. Tous ces bâtiments
lancèrent ensemble cinq cents projectiles de gros calibre et
trois cent quarante-quatre projectiles de petit calibre; pas un
canon égyptien ne fut démonté et on releva dans la batterie la
trace de deux atteintes seulement. Le jour du désastre^ de la
flotte espagnole à Santiago, les Américains se Uvrèrent à une
poursuite qui ressemblait à un tir d'exercice, caries Espagnols
ne répondaient pas : ils firent ujie consommation énornae de
projectiles; ils prirent soin, au lendemain de la bataille, de
relever exactement le nombre des atteintes ; il ne dépassa pas le
nombre de 3 p. 100. A Chemulpo, le Varyag, attaqué à une
distance variant de 8 3oo à 4 600 mèti*es, a reçu huit obus sur
cent quatre-vingt-dix-sept envoyés, soit 4 p. 100. Dans la
bataille du 10 août, le Césarevitch fut exposé, à 3 5oo mètres,
au feu de dix bâtiments japonais ; ceux-ci firent une telle con-
sommation de projectiles qu'ils étaient sur le point d'aban-
donner la lutte au moment où la flotte russe se dispersa ; or le
Césarevitch porte la trace de douze coups *. Lorsque VOrelse
rendit le lendemain.de Tsou-shima, on releva l'effet de trente-
trois projectiles ; il avait été, pendant plusieurs heures, le but
de toute l'escadre japonaise.
Les Amirautés européennes ont, pendant longtemps, dédaigné
la précision du tir. On admettait comme hors de discussion
que les batailles navales se livreraient à petites distances et
on avait recherché une vitesse initiale des projectiles con-
sidérable, donnant une trajectoire très tendue. Les correc-
tions de tir étaient, par ce fait, très réduites : on pou-
vait considérer que l'on tirait à bout portant. Le faible
résultat du tir des Américains à Santiago n'avait pas ému les
I. On cslimc que sept cents coups avaient été tirés sur lui.
PROGRAMME NAVAL b']5
Amirautés européennes; elles s'étaient contentées, dans leur
orgueil de vieilles puissances maritimes, de remarquer que les
équipages américains étaient médiocres et médiocremeni ins-
truits. Quand les succès des Japonais forent connus, on voulut
trouver quelque explication au désastre si complet des Russes :
au lieu de Tattribuer à Tinsuffisance de leur préparation, on
crut en voir la cause dans un tir remarquablement précis des
Japonais à grande distance. La légende des tirs précis à
6 ooo mètres s'établit, et, sur la foi de cette légende, toutes les
Amirautés se mirent à travailler le tir à grande distance. Après
la guerre, on constata que les tirs efficaces avaient eu liçu
entre a ooo et 4 ooo mètres. Mais Teffet était produit : à
l'heure actuelle, le tir à grande distance est la principale
préoccupation de nos écoles de tir.
On sait quels progrès les Anglais, sous la direction de
Tamiral Percy Scott, ont réalisés dans cet ordre d'idées. Tout
récemment, ils ont fait un tir réel à 5 ooo mètres sur un vieux
bâtiment, le Hero : deux cuirassés modernes, le Hibernia et
le Britannia, lancèrent cent trente projectiles; il y eut vingt-
huit touches. C'est un très brillant résultat. Mais il ne faut pas
oublier que le but était immobile et que Ton n'avait pas l'émo-
tion du combat. Dans un tir de guerre, neuf ou dix projectiles
tout au plus auraient atteint le but. On dira sans doute que
nous exagérons l'inefficacité du tir. Chaque jour, les journaux
spéciaux nous citent de très brillants résultats de tirs à la mer.
Récemment, on rendait compte des tirs du Dreadnoughi : « Si
la cible avait représenté la section d'un cuirassé, sur quarante
coups tirés avec des obus de rupture, vingt-neuf auraient
touché directement la coque; avec des obus ordinaires, trente-
sept des quarante projectiles auraient fait trente-sept centres
de destruction. En fait, le Dreadnoughi peut mettre au but, en
huit minutes, trente-sept obus de 3qo kilogrammes, en mar-
chant à quatorze ou quinze nœuds, à une distance de
6 8oo mètres. »
Il est probable qu'il s'agit ici d'un tir d'appréciation, mal
interprété ainsi que nous l'avons exposé plus haut. S'il n'en
est pas ainsi, nous dirons simplement que les tirs sont exécutés
dans des conditions qui n'ont rien de comparable à celles du
combat.
576 LA REVUE DE PARIS
Ce trop long exposé nous conduit à cette conclusion que,
pour atteindre un résultat utile, il faut envoyer beaucoup de
projectiles; donc, disposer d'une artillerie nombreuse et à tir
rapide. Le vainqueur sera celui qui réglera le plus vite son tir
et qui, dès ce moment, pourra envoyer non pas le plus grand
poids de projectiles, mais le plus grand nombre de projectiles.
Un projectile moyen qui arrive fait plus de mal qu'un projec-
tile puissant qui tombe à Feau.
Or la démoralisation d'un équipage s'obtiendra par l'effet,
non pas de quelques coups isolés, mais du grand nombre de
coups qui multiplieront à bord les démolitions, les incendies et
les asphyxies. C'est pourquoi nous pensons qu'il faut employer
le canon da calibre le plus élevé à tir réellement rapide.
Mettons en présence un Dreadnought, disposant en belle de
huit canons de 3o5 tirant deux coups à la minute, et un cui-
rassé tirant en belle quatre canons de 3o5 et douze canons de
16/4,7 ^ ^^^^ coups par minute. En cinq minutes, une cible de
100 mètres de long sur 8 mètres de haut placée à [\ 000 mètres
aura reçu du premier vingt projectiles de 3o5 et du second
dix projectiles de 3o5 et cinquante-quatre de 16/4,7. ^^^
chiffres supposent que le bâtiment tireur ne roule pas. Ils
devraient être réduits de moitié dans le cas contraire. Et Témo-
tion du combat les diminue encore, dans une très forte mesure
la précision du tir : en faisant cette réduction à 5o p. 100,
nous sommes certainement optimiste.
Les programmes, qui ne s'embarrassent de rien, ont décidé
d'étendre le tir rapide non plus au seul calibre moyen, mais
également au fçros calibre : on exige maintenant deux coups
par minute pour le 3o5, trois coups pour le a^o. Les marchés
pour la fourniture des tourelles des nouveaux cuirassés fran-
çais, type Voltaire, exigent un tir rapide d'une durée de cinq
minutes, à raison de trois coups par minute. L'ingéniosité de
nos artilleurs et de nos ingénieurs résoudra peut-être le pro-
blème. Mais trouvera-t-on des canonniers ayant une force
physique et morale telle qu'ils seront en mesure de tirer avec
sang-froid, en cinq minutes, trente coups de canon de 3^0 mil-
limètres? Pour réaliser un tir réellement rapide, il faut des-
cendre aux moyens calibres : il convient de ne pas dépasser
164,7 » peut-être même faudrait-il allerjusqu'à i5o millimètres.
PROGRAMME NAVAL 677
Nous prévoyons, dans toute cette discussion, Femploi du
canon de 164,7 : à la vérité, il y aurait intérêt à adopter le
calibre de i5o millimètres; car le poids du projectile de 164,7
est trop considérable pour que sa manœuvre à bras soit facile
et la charge de poudre exige l'emploi de deux gargousses. Le
canon de i5o permet un tir réellement rapide d'au moins
huit coups à la minute, tandis que le i64i7 atteindra difficile-
ment cinq coups. Mais le i5o n'existe pas dans Tartillerie de
marine française : raisonnons donc sur le matériel existant.
Une autre considération importante est à faire valoir au
profit des calibres moyens : le roulis, qui augmente les chances
d'erreurs du tir, diminue la rapidité de tir ; sur l'ancien Saint-
Louis, par un roulis de 10*, la rapidité de tir était réduite de
près de 5o p. 100 et cette réduction est plus grande pour
les gros calibres que pour les calibres moyens. Si Ton reprend
la comparaison précédente, le Dreadnought, en cinq minutes,
ne tirera que quarante coups : il mettra moins de cinq projec-
tiles au but; son adversaire mettra au but dans les mêmes
conditions, deux projectiles et demi de 3o5 et vingt projectiles
de 164,7. Un Dreadnought, attaqué par fort roulis, par un
bâtiment armé d'artillerie moyenne, serait donc en mauvaise
posture : il pourrait être réduit par un croiseur cuirassé qui
serait bien servi.
Dans toute cette discussion, nous n'avons fait intervenir que
le nombre de coups au but; mais en réalité, ce qui importe,
ce n'est pas de toucher, c'est de produire un effet destructeur.
Or les projectiles dits « de rupture », projectiles massifs con-
tenant une faible charge d'explosifs, ne pénètrent les blindages
que s'ils se présentent sous une incidence déterminée, sinon
ils ricochent ou éclatent à la surface, sans produire de sérieux
dégâts : en supposant des projectiles arrivant de tous les points
de l'horizon, seuls sont efficaces ceux compris dans un angle
de 3o° de part et d'autre de la normale, soit un tiers seulement.
D'où une nouvelle source de réduction de l'efficacité du tir
du projectile plein. La marine française recherche un projectile
pouvant à la fois servir de projectile de rupture et de projec-
tile explosif : c'est le projectile de <( demi-rupture », qui a
tous les défauts des demi-mesures. Il est contre les blindages
épais d'une efficacité moindre que les projectiles de rupture;
[er JuÎQ igo8. 9
578 LA REYUE DE PARIS
surtout il contient une charge d'explosif insuffisante : i3 kilo-
grammes pour le 3o5, alors que lès projectiles anglais de même
calibre en renferment 35 kilogrammes.
Un tel projectile ne saurait, à notre aris, être adopté que si
des expériences de tir, non au polygone, mais sur des bâtiments
ont démontré son efficacité. Qu'il s'agisse d'ailleurs, de ce
projectile ou d'un autre, des essais pratiques s'imposent tou-
jours : jamais il n'en a été fait dans la marine. On approvi-
sionne nos escadres de projectiles en réalité inconnus : on
ignore également l'effet des projectiles sur les navires. On
dépense des millions à la légère; mais on hésite à consacrer
quelques centaines de mille francs à des expériences indispen-
sables aux études des ingénieurs et des artilleurs et nécessaires
pour donner à nos officiers confiance dans le matériel qu'ils
emploient. Nous ne pouvons pas rester dans l'état d'incerti-
tude et d'inquiétude où nous sommes aujourd'hui; des expé-
riences s'imposent : la catastrophe de Vléna nous en fournit
les moyens. h'Iéna, remis à flot, constituera la plus belle et
la plus intéressante des cibles, qui nous permettra à la fois
d'apprécier l'efficacité de nos projectiles et de déterminer les
mesures à prendre pour nous protéger de projectiles analogues.
Nous avons été dupes des mots. L' « unité de calibre » et
r « unité de projectiles » sont devenues la (( grande idée » de
nos réformateurs. Sans doute, il est vain de prétendre avoir
des projectiles exactement appropriés aux divers obstacles
qu'ils rencontrent, car on ne connaît qu'un but général, et on
ne peut préciser si ledit projectile atteindra une cuirasse ou
des superstructures. Si, pour détruire les superstructures et
annihiler le personnel, un projectile explosif de moyen calibre
suffit, il faut recourir à ce moyen calibre. Et si, pour atteindre
le bâtiment lui-même, le gros calibre est indispensable, il faut
se résigner au gros calibre*. Mais, quoique, depuis la guerre
russo-japonaise, l'efficacité des projectiles explosifs ait été
mise hors de doute, nous ne possédons pas encore en France,
le projectile à explosif analogue à celui qui a valu aux Japonais
la victoire de Tsou-shima : nos projectiles de demi-rupture
ne portent qu'une trop faible charge.
I. Il faut ajouter que, pour bombarder les villes, un projectile spécial
présente des avantages, ne serait-ce qu'au point de vue du prix.
PROGRAMME NAVAL 679
Il est indispensable que, sans perte de temps, nous soyons
en mesure de munir nos bâtiments de projectiles plus puis-
sants : le projectile allongé à quatre calibres, le projectile
connu en Angleterre sous le nom de « commonshell », nous
donnerait un obus à explosif contenant environ 36 kilogrammes
de lyddite pour le 3o5 et 8 kilogrammes pour le 164,7.
Avec de tels projectiles, l'avantage sera incontestablement
au moyen calibre, grâce à son tir rapide. Le Dreadnought
mettra en cinq minutes au but vingt projectiles contenant cha-
cun 35 kilogrammes d'explosifs, soit en tout 700 kilogrammes
de lyddite : notre bâtiment, mettant au but dix projectiles
de 3o5 et cinquante-quatre de 164,7, projettera 782 kilo-
grammes d'explosifs. Avec un armement de six canons de
3o6 et de vingt-quatre canons de i5o, la masse totale d'ex-
plosifs reçue par l'adversaire serait en cinq minutes de plus
de I 000 kilogrammes.
Pour rester dans les probabilités vraies de la guerre, rédui-
sons ces chiffres de 80 p. 100 : le premier bâtiment aura
envoyé i4o kilogrammes d'explosifs utiles, le deuxième
i56 kilogrammes et le troisième aoo kilogrammes. Rien ne
vaut l'éloquence de ces chiffres pour établir que le moyen
calibre s'impose du fait de l'emploi de projectiles à explosifs.
En résumé, l'armement du navire de combat doit permettre
d'annihiler le personnel par l'attaque à l'aide de projectiles
explosifs : c'est par leur nombre, plus que par la puissance de
chacun d'eux, qu'on atteindra ce résultat. Donc, contre le
personnel, on recourra au calibre moyen : nous pensons qu'il
faut adopter le calibre de 164,7. — ^® plus, il faut, en anni-
hilant le personnel, chercher en même temps à atteindre le
navire lui-même : le gros calibre y pourvoira : nous choi-
sissons le plus gros calibre actuel, le 3o5, sans nous dissi-
muler qu'un calibre supérieur ne serait pas sans présenter des
avantages.
Reste à fixer le nombre et la répartition de chacun des types
de canons. Dans l'armée de terre, on peut fixer le nombre des
canons d'une batterie sans se préoccuper du sol sur lequel évo-
58o LA. REVUE DE PARIS
luera cette batterie : les seules conséquences qui découlent du
nombre des canons sont celles qui concernent le personnel, le
ravitaillement, le nombre des attelages. Sur mer, la batterie
est attachée à sa plate-forme; cette plate-forme doit être pro-
tégée; elle doit se mouvoir à grande vitesse; lorsqu'on a fixé
le nombre des canons, tant de moyens que de gros calibres, et
lorsqu'on s'est imposé les dispositions adoptées pour la pro-
tection, ainsi que les conditions de vitesse, le déplacement
résulte d'une, simple addition. Mais encore faut-il que cette
addition conduise à des chiffres acceptables, à la fois au point
de vue technique et au point de vue financier. Le problème
du nombre des pièces ne peut donc pas se poser sans examiner
les répercussions sur le déplacement : nous supposerons, dans
tout ce qui suit, que les différents types de bâtiments envisagés
sont établis dans les mêmes conditions de protection et de
vitesse et ne diffèrent entre eux que par Tartillerie.
La répartition de l'artillerie doit être la conséquence de la
tactique de combat que Ton adoptera. Si on se propose, dès
que le tir devient possible, de couvrir l'ennemi de projectiles
moyens qui paralyseront le personnel, puis d'attaquer le bâti-
ment lui-même à l'aide de la grosse artillerie, on peut concevoir
que ces deux phases du combat soient exécutées à l'aide d'ins-
truments différents. Il n'est pas défendu d'envisager qu'une
division de combat se composerait de trois navires; deux
d'entre eux seraient chargés uniquement de moyenne artillerie
et entreraient les premières en action, puis un troisième bâti-
ment, armé de gros calibres et tenu en réserve, n'entrerait en
ligne qu'après le premier choc et s'attaquerait au bâtiment
déjà paralysé.
De même on peut imaginer une escadre composée de trois
divisions, dont deux de moyenne artillerie et une de grosse
artillerie. Il n'est pas douteux qu'une pareille escadre, entraînée
par un chef ayant une tactique nettement offensive, aurait
une efficacité singulière ; mais si un pareil dispositif a des
avantages marqués dans une tactique franchement offensive,
servie par la supériorité soit du nombre des navires, soit du
tir, il est inférieur au point de vue défensif. Le bâtiment
attaqué par un adversaire l'accablant de la puissance de son
tir rapide trouvera dans quelques canons de gros calibre la
PROGRAMME NAVAL 58l
possibilité, à Taide d'un « coup heureux », de rétablir ses
chances de victoire.
Aussi, quels que soient les avantages de ne posséder sur
un même bâtiment qu'un calibre unique, pensons-nous qu'il
n'y a pas lieu de s'écarter de la tradition et qu'il convient de
réunir sur un même navire une batterie de grosse et une
batterie de moyenne artillerie .
La batterie de gros canons se composera au minimum de
quatre pièces, en deux tourelles doubles, l'une à l'avant,
l'autre à l'arrière ; on disposera ainsi d'une bordée de quatre
coups par le travers, avec une vitesse de tir de deux coups à
la minute; soit huit coups. Quant à la batterie d'artillerie
moyenne, on ne saurait descendre au-dessous du chiffre de
dix-huit canons, qui est précisément celui des cuirassés type
Patrie : les cuirassés de ce type sont, au point de vue du
calibre et du nombre des pièces, très judicieusement conçus;
ils constituent, sous un déplacement de i5 ooo tonnes, et pour
un prix de 4^ millions, le minimum du bâtiment de combat
moderne.
En prenant ce point de départ, on peut augmenter l'impor-
tance de l'armement, en ne se limitant que par les considérations
de déplacement et de prix.
Avec un déplacement et un prix voisin de ceux de la série
Voltaire (19 000 tonnes, 55 millions), l'armement pourrait être
constitué : soit de six canons de 3o5 dans l'axe et de dix-huit
canons de i6/i, soit de quatre canons de 3o5 et de vingt-quatre
canons de l6^; soit, si on créait le calibre de i5o, de six canons
de 3o5 et de vingt-quatre canons de 1 5o millimètres. En augmen-
tant encore le déplacement et le prix, on réaliserait avec 21 000
tonneaux et 60 millions un armement de huit canons de 3o5 et
de vingt-quatre canons de 164,7. Enfin, on peut envisager des
bâtiments de tonnage encore plus élevé; avec 25 000 tonnes
et 70 millions, on pourrait, non sans difficultés il est vrai,
armer un navire de douze canons de 3o5 et de vingt-quatre
canons de 164,7.
Comment, entre ces différents types, déterminer le choix
auquel il convient de s'arrêter.»^
582 L^ REVUE DE PARIS
#
* *
Il n'est pas douteux que six cuirassés de 25 ooo tonnes, met-
tant en ligne soixante-douze canons de 3o5 et cent quarante-
quatre canons de 164,7, présentent une énorme supériorité sur
six cuirassés de 1 5 000 tonnes portant vingt -quatre canons de
3o5 et cent huit canons de i64»7. ^^^ 1^ dépense est dans le
premier cas de 420 millions, dans le deuxième de 252 millions ; le
problème militaire se complique donc d'un problème financier.
Deux systèmes peuvent être mis en présence. Le premier
fixerait a priori la somme totale à consacrer à l'accroissement
de la flotte ; si on dispose de 420 millions, préfère-t-on six cui-
rassés de 25 000 tonnes, ou huit de 19 000 tonnes, ou dix de
i5ooo tonnes? Nous ne pensons pas qu'il faille s'arrêter à ce
concept trop théorique : il est plus pratique d'examiner la
question en tenant compte à la fois de la situation du budget
de la marine, de la puissance de production de l'industrie
française et de la durée des constructions navales en France.
Nous mettons cinq ans à construire des bâtiments que l'Al-
lemagne exécute en trois ans et l'Angleterre en deux ; cela tient
beaucoup plus à la déplorable organisation de nos services
qu'à l'impuissance de notre industrie. Une des causes princi-
pales est le souci d' « étaler » la construction sur un grand
nombre d'exercices pour réduire la dépense annuelle : les com-
missions du budget et le Parlement, tout en prescrivant impé-
rativement la construction en quatre ans des cuirassés type Vol-
taire, l'entravent en maintenant le chiffre des dépenses annuelles
de constructions neuves au-dessous de cent vingt millions.
Dans de semblables conditions, la durée de la construction est
proportionnelle au tonnage des bâtiments, et si trois ans suf-
fisent pour des bâtiments de 1 5 000 tonnes, cinq ans deviennent
nécessaires pour des bâtiments de 25 000 tonnes.
Or, dans l'état actuel de l'Europe, il serait criminel de mettre
un programme au chantier sans se préoccuper avant tout de la
date de son achèvement. Au jour du combat six cuirassés de
i5 000 tonnes en service sont, quelle que soit leur valeur mili-
taire, supérieurs à six cuirassés de 2 5 000 tonnes en chantier.
PROGRAMME NAVAL 583
En améliorant quelque peu notre système administratif et sur-
tout en ne décidant les mises en chantier que lorsque les plans
seront terminés et à Tabri de toute discussion, nous sommes en
mesure de construire en France, en trois ans, un cuirassé de
â5ooo tonnes. S'il s'agissait de construire simultanément six
bâtiments de ce tonnage, nos ressources industrielles, surtout
en ce qui concerne la fourniture des blindages, seraient peut-
être insuffisantes ; mais la commande d'un deuxième lot de trois
bâtiments en 1909, loin de dépasser les forces de nos industries
métallurgiques, leur assurerait au contraire un travail continu
et leur permettrait, au fur et à mesure de l'avancement des cui-
rassés type Voltaire, d'éviter tout licenciement de personnel.
Examinons quelles seraient les conséquences budgétaires
de ce nouveau programme. Au budget de la marine pour
l'année 1908, la part attribuée aux constructions neuves
est de 108 millions en 1908, atteint lao millions en 1909 et
1910 et retombe à 80 millions en 191 1 et à i 600000 en 1912*
Un programme exécuté comme nous venons de le dire, c'est-
à-dire voté et commandé en 1908, mis en chantier en 1909 et
1910 et terminé moitié au i" janvier 191 2, moitié au i^*" jan-
vier 191 3, devra être payé sur les exercices 1909 à 191 3; si
on limite à 1 20 millions l'effort annuel attribué aux constructions
neuves, il reste disponible :
En 1909 o franc.
En 1910 o —
En 19 II /|0 millions.
Enigia 118 —
En 1913 120 —
soit en tout 278 millions.
Sur ce chiffre, il convient de réserver environ 75 millions
pour les bâtiments de flottille, torpilleurs, contre-torpilleurs,
sous-marins : c'est donc à 200 millions que se réduit la somme
disponible, avec le budget actuel, pour exécuter un nouveau
programme. Ce chiffre correspond à un prix unitaire de 33 mil-
lions, très inférieur au prix (4 2 millions) dé nos cuirassés type
Patrie et montre qu'on ne saurait envisager un nouveau pro-
gramme sans admettre une forte augmentation de la dotation
budgétaire de nos constructions neuves. Cette augmentation
584 LA REVUE DE PARIS
sera annuellement de lo millions 800000 francs, si nous
construisons des cuirassés de i5ooo tonnes; de 26 millions,
si nous contruisons des cuirassés de 19000 tonnes; Sa mil-
lions Aooooo francs, si nous construisons des cuirassés de
ai 000 tonnes; 44 millions 4ooooo francs, si nous construi-
sons des cuirassés de 26 000 tonnes.
Sans doute, dans Tétat actuel de l'Europe, aucun de ces
chiffres ne dépasse les forces contributives de la France, mais
ils sont des minima; car il n'est pas douteux qu après le pro-
gramme actuel, un nouveau programme s'imposera, alors
qu'il ne restera jusqu'en 191 4 aucune disponibilité pour des
mises en chantier nouvelles. 11 est d'une sage politique de
ménager nos ressources, de façon à être en mesure d'amorcer
en 191 1 la mise en chantier de nouvelles unités. Il y a là, à
notre avis, une raison majeure de limiter le tonnage des nou-
veaux bâtiments au minimum de ce qui est compatible avec
une sérieuse offensive.
Une autre raison, non moins grave, de nous abstenir des ton-
nages exagérés est que le bâtiment de guerre ne constitue pas
toute la marine : pour assurer son entretien et sa réparation, il
faut des arsenaux, des ports, des bassins de radoub. Or déjà nos
arsenaux sont en retard ^ur notre flotte; nous n'avons pas les
bassins de radoub suffisants pour nos cuirassés type Patrie.
Aurons-nous, à l'achèvement des Voltaire, les moyens de les
recevoir et de les réparer? Il y a là une raison majeure de ne
dépasser le tonnage des Voltaire que si la nécessité s'en impose
absolument.
Faut-il ajouter que la mégalomanie n'est pas sans danger dans
la construction des navires de guerre. L'accroissement des
dimensions rend le bâtiment moins manœuvrable ; or, la facilité
d'évolution est, sur le champ de bataille, la meilleure défense
contre les torpilles. Le tirant d'eau exagéré rend dangereuse la
navigation dans certains parages. En revanche, un plus grand
déplacement assure une meilleure tenue à la mep et permet, par
mauvais temps, d'utiliser plus longtemps le tir de l'artillerie.
Toutefois, au delà d'un certain chiffre, ces considérations con-
tradictoires perdent une partie de leur importance et on ne sau-
rait trouver en elles des arguments définitifs pour la fixation du
tonnage. Enfin, on ne doit pas s'occuper seulement des coups
PROGRAMME NAVAL 585
que l'on donne ; on doit prévoir aussi ceux que Ton reçoit. Si au
point de vue offensif il peut y avoir intérêt à grouper, sur une
même plate-forme et sôus la direction d'un seul chef, une batterie
aussi nombreuse que possible, il ne faut pas oublier que cette
batterie est à la merci d'un ce coup heureux » de torpille ou de
canon. Au point de vue des risques à courir, il y a intérêt à
répartir le tonnage total d'une flotte entre le plus grand nombre
possible d'unités.
Nous concluons à fixer à 19000 tonnes le déplacement du
nouveau programme, c'est-à-dire à nous en tenir à peu près
aux dimensions du Voltaire,
Si moyennant ces dimensions nous pouvons réaliser, avec
des conditions de protection et de vitesse satisfaisantes,
l'armement de quatre canons de 3o5 et de vingt-quatre canons
de 164,7, ï^ous ne voyons aucune raison de pousser le ton-
nage à ai 000 tonnes, ainsi qu'il en a été question jusqu'à
ce jour; nous limiterons à 26 millions le supplément de cré-
dits à attribuer chaque année à nos constructions; de plus
nous n'aurons pas à envisager, pour nos arsenaux et nos ports,
des agrandissement supérieurs à ceux exigés par les Voltaire.
Au canon, faut-il adjoindre la torpille comme arme offen-
sive du cuirassé?
Il y a dix ans, tous les bâtiments possédaient un certain
nombre de tubes lance-torpilles placés dans les batteries, c'est-
à-dire non protégés. On dut reconnaître que, pendant le
combat, les torpilles constituaient un véritable danger pour le
navire qui les portait : en fait, dans les guerres récentes, on
évita de placer les torpilles dans leurs tubes et, peu à peu, on
supprima les tubes dits aériens. Mais, ne voulant pas renoncer
à l'emploi des torpilles, on les remplaça par des appareils de
lancement sous-marins, appareils lourds, coûteux, encom-
brants et d'un fonctionnement assez, médiocre. Comme, d'autre
part, les distances du combat paraissent devoir maintenir è
l'avenir les adversaires hors de portée des torpilles, il semble-
rail normal de supprimer entièrement les tubes lance-torpilles.
586 LA REVUE DE PARIS
A cela les partisans des torpilles font valoir que les torpilles
nouvelles ont une portée de 3 ooo mètres ; que la sûreté de
leur tir a bénéficié notablement du fait de leur augmentation
de vitesse qui atteint aujourd'hui 43 nœuds à i ooo mètres
(soit 8o kilom. à Tljeure). Ils envisagent, non le tir individuel,
mais le tir de toute une escadre, lançant une salve sur Tescadre
adversaire : « un coup heureux » annihilant ainsi un navire
n'a rien d'impossible. Le tir individuel, d'ailleurs, peut être la
suprême ressource d'un bâtiment désemparé et attaqué à
courte distance.
Aussi paraît-on décidé, sur les nouvelles constructions, à
conserver les tubes lance-torpilles sous-marins. 11 nous
semble que le danger qui a conduit à la suppression des tubes
aériens non abrités, n'existe plus le jour où on peut les placer
derrière une cuirasse de 200 millimètres. Aussi, sommes-nous
d'avis de renoncer aux tubes sous-marins, mais de revenir aux
aériens en les installant avec certaines précautions dans le
réduit central.
CHARLES FERRA^D
(A suivre.)
k
TAINE'
(notes et souvenirs)
Nous lui rappelions un jour un mot de sa jeunesse. A vingt-
sept ans, critiquant Read et Royer-CoUard, il disait en sub-
stance : Un philosophe ne s'occupe pas des effets utiles ou mal-
faisants de la vérité. Il n*est fait que pour analyser et raisonner.
— Mais vous êtes marié? lui dit Read. — Moi ? Point du tout :
bon pour Tanimal extérieur que j'ai laissé à la porte. — Mais,
lui dit M. Royer-CoUard, vous allez rendre les Français révo-
lutionnaires. — Je n'en sais rien , est-ce qu'il y a des Français ? » ■
Est ce qu'il y a des Français.^ L'auteur des Origines n'en
doutait pas, et il s'en préoccupait fort. (( Que veux-tu ? répondit-
il simplement, le point de vue change avec la vie ».
Le point de vue; mais dans son cas, rien d'autre. Pour la
méthode, les idées maîtresses, il n'admettait pas qu'elles eus-
sent varié. En effet, dans les Origines, même déterminisme
logique, même conception des causes, des <( génératrices », que
dans les Philosophes Classiques et VEssai sur Stuart Mill, —
de la race, des moments et des milieux que dans Isl Littérature
Anglaise, — de l'esprit humain et de l'instabilité de ses équili-
bres que dans V Intelligence, C'est toujours le procédé mono-
I. Voir la Uevue des i" et i5 mai.
î. Phiîosoplics classiques y p. 37.
588 LA REVUE DE PARIS
graphique, documentaire, et la construction psychologique des
personnages. Ses portraits du Jacobin, de Danton, de Robes-
pierre, de Bonaparte, vérifient, comme chacun de ses Essais de
critique et (Thistoire, l'idée qu'une âme est un groupe lié, un
système de faits et facultés qui dépendent les uns des autres.
C'est ce groupe, dans sa forme, dans l'ordre et la hiérarchie de
ses connexions intérieures, c'est sa loi qu'il s'agit de décrire,
— de décrire en dehors du temps, en cherchant cette portion
durable, essentielle, du type ou de l'individu qui fait l'unité
de ses manifestations changeantes et commande toute la
courbe d'un devenir. Ainsi considérée dans l'abstrait, une cer-
taine forme d'âme ou d'esprit est une cause qui agit d'un bout
à l'autre d'une vie, parfois bien au delà d'une vie et sur de
vastes collections d'hommes. Or, dans les Origines, non moins
que dans la Littérature Anglaise, Taine, avant tout philosophe,
cherchait des causes, et la structure psychologique d'un Bona-
parte lui en paraissait une, non moins remarquable que le type
général d'esprit qui prévalait en France au xviii® siècle et
qu'il a nommé classique. C'est ce que ne voient pas les histo-
riens qui lui reprochent de ne pas raconter. « Mon but n'est
pas l'histoire narrative, mais l'exposé des forces qui produisent
les événements. »
Seulement la connaissance des causes ne lui était plus une
fin dernière. Derrière celle-là, il en cherchait d'autres, pratiques,
Taine ayant entrepris d'écrire les Origines « pour payer sa
dette )), — celle que chaque homme commence, disait-il, à
contracter envers son pays dès sa naissance. Jusque-là physio-
logiste pur, que les seules lois et fonctions générales de la vie
intéressent, il abordait un cas particulier de pathologie, et cela,
non par curiosité de savant, mais avec le sentiment d'un devoir,
avec le sentiment direct, humain, fort et profond, du lien qui
l'attachait à la pairie malade. Le mal de la France remontait
selon lui très loin, bien au delà de 1789 : (( J'ai commencé par
blesser à fond les royalistes en trouvant le chiffre de l'impôt
direct sous l'ancien régime, les 81 pour 100 du revenu net, extor-
qués aux paysans par les taxes royales, seigneuriales, ecclésias-
tiques ». Mais depuis 1789 le mal était évident. Avec ses
révolutions et coups d'État périodiques, ses sauts de la déma-
gogie au César et du César à la démagogie, avec ses convul-
TAINE 689
sioDS et ses mutilations récentes, sa centralisation excessive,
l'anémie de sa province et la congestion de sa capitale, avec
la faiblesse de sa natalité, ses inguérissables discordes, son
inquiétude permanente du lendemain, avec ses crises aiguës et
sa souffrance chronique, la France ne lui semblait pas une
nation européenne normale. Comme il Taimait, cette France,
on en peut juger par les mots de douleur de sa correspon-
dance au cours de la Guerre et de la Commune. « J'ai Tâme
comme une plaie... Je n'ai pas le courage d'écrire... J'ai le
cœur navré... Nous sommes sur la roue et nous attendons le
dernier coup de barre... J'ai le cœur mort dans la poitrine*. »
De telles tristesses le laissèrent incurablement pessimiste à
l'endroit de son pays. Dans les catastrophes de la Guerre et
la Commune, il ne voyait pas les malheurs accidentels que
traverse toute nation, mais les plus récentes manifestations
d'un vice organique dont le développement, depuis un siècle,
se poursuivait avec des arrêts, des reprises, des périodes dis-
tinctes, suivant un rigoureux déterminisme. De ce profond
trouble, il tentait de reconnaître la nature et les origines, pour
I. La note suivante, extraite d'un article paru en janvier 1907 dans la Bévue
d'Histoire moderne et contemporaine, peut donner idée du parti pris que
certains apportent à l'étude de Taine et de son œuvre, c Taine acheta une
maison à Menthon Saint-Bernard, afin, disait-il, d'être plus près de la fron-
tière ». Où, quand, à qui Taine disait-il cela, c'est ce que l'on ne nous
apprend pas. Kemarquons que l'auteur de l'article n'a point connu Taine;
ce document est produit par un historien qui reproche à l'auteur des Ori^
gines l'insuffisance de sa documentation.
La note s'achève par l'accusation suivante : c Pendant la guerre, quand
il quitta devant les Prussiens sa maison de campagne des environs de Paris,
il la recommanda à la bienveillance de nos vainqueurs en clouant sa carte
de visite sur la porte avec ces mots : H, Taine, membre de V Académie de
Berlin, Un grand savant, mort aujourd'hui, aimait à rappeler ce dernier
trait ».
Il est probable que le grand savant à qui on prête ce mot est Berthelot.
Berthelot était lié avec Taine et n'en parlait, me dit un de ses fils, qu'avec
* affection et respect. Nous sommes ici probablement devant un racontar de
même ordre que les mots malveillants que Ton prête à Renan sur Berthelot
lui-même, et dont ceux qui connurent Renan savent qu'ils sont impossibles.
Pour le fait même, Taine ne possédait point de maison de campagne en 1871 :
celle qu'il habitait de temps en temps à cette époque appartenait à son beau-
père. Il n'était pas membre de l'Académie de Berlin. 11 n'était membre ou
correspondant d'aucune académie allemande. Il fut nommé associé étranger
de l'Académie de Munich en 1881 et docteur honoris causa de l'Université
d'Heidelberg en août 1886.
590 LA REVUB DE PARIS
conclure, sinon au remède — il n*y croyait pas, — du moins
au régime qui permettra de ne pas trop souffrir et de durer :
« seule, la longueur du temps peut refaire une constitution ».
A cette longue recherche, il sacrifiait le grand travail sur la
Volonté qu'il avait médité depuis Nevers et par quoi devait
s'achever sa psychologie. C'était le parti pris contraire à celui
de sa jeunesse. Au Français, au citoyen « qui tâche d'être
utile », le philosophe à présent cédait le pas, n'apparaissant
que pour le renseigner et le conduire.
C'est bien là le grand trait distinctif de sa vieillesse. Son poini
de vue n'est plus celui de la science; c'est celui de la vie. La
vie même nous y place, à mesure que pour chacun de nous elle
avance vers son terme. De la jeunesse à Tâge mûr, notre image
du monde réel continue de se former, celle qui commence à
s'assembler dès la naissance et qui fut à l'origine si vague et
dépourvue de signification. C'est de la société ambiante, de
notre groupe humain que nous prenons alors conscience. Un
jeune homme, tout à sa découverte du monde, aux idées et
sensations qui l'enchantent, n'a pas encore senti toutes ses
dépendances. Avec le temps, il s'intègre. D'année en année, des
devoirs et responsabilités le prennent davantage, l'obligeant aux
décisions et aux actes, à la considération des fins et des moyens.
Peu à peu la libre perspective de possibilités que lui était la vie
s'est changée en série concrète de souvenirs et d'expériences ; la
vie, qui s'est réalisée pour lui, lui semble plus réelle ; elle passe
au premier plan de sa pensée. Il peut se répéter le raisonnement
qui lui montre dans la perception extérieure une hallucination
vraie : ce n'est plus le caractère hallucinatoire, c'est la vérité
de sa perception qui lui importe. On peut suivre dans les quatre
volumes de la Correspondance cette interversion graduelle des
valeurs. Sans doute, dès les premiers, il est visible qu'un Taine
est trop bien construit, trop fort et résistant, trop complète-
ment et virilement homme pour céder aux influences qui déra-
cinent ; des fibres trop sensibles et tenaces l'attachent à autrui :
nul sentiment de fils pour sa mère ne fut plus profond que le
sien; nul sentiment d'ami plus tendre que celui qui l'unissait à
deSuckau, plus ferme et plus grave que celui qui s'atteste dans
l'article sur Woepke. Aussi bien la conclusion de Graindorge,
c'est que l'homme est puni quand il s'isole. Mais si la personne
TAINE 691
du maître recevait de ces appuis naturels quelque chose de sa
force constante et de son équilibre, jusqu'à la Guerre sa pensée
restait toute spéculative.
A Tépoque où nous Tavons connu, les objets de cette pensée
étaient devenus principalement pratiques. 11 approchait de la
vieillesse; il était chef de famille; il avait charge d'âmes. A la
blessure personnelle que lui avait été la blessure de la France,
il avait senti que son être se continuait dans cette France.
Historien non plus d'une littérature où d'un art, mais d'une
société, son nouveau travail l'accoutumait à juger les hommes
et les actes suivant les services rendus à cette société. Non
content des liens et devoirs ordinaires, il avait voulu s'en
créer d'autres, s'attacher à une petite patrie locale, prendre
part à ses affaires, entrer dans le conseil de la commune, poser
là sa demeure principale où vivrait après lui la famille qu'il
avait fondée, et, dans l'espoir d'y mieux fixer ses descendants,
construire tout près le simple tombeau du Roc de Chères qu'il
regardait en souriant de la terrasse de Boringe. On peut dire
que chez le Taîne de cette époque les paroles et les actes de la
raison pratique démentaient l'idéalisme métaphysique de la
pensée, le pessimisme du tempérament. Avec quel sérieux,
quel souci du présent et de l'avenir, du bien et du mieux pour
les siens, pour son pays, pour les hommes, il considérait les
réalités humaines, avec quel sens de la vie, de ses problèmes
et devoirs, avec quelle antipathie pour ceux qui la froissent ou
la bafouent I Comme il conseillait de ne pas l'improviser au
jour le jour, en impulsif, de ne pas la jouer en dilettante,
mais de la sérieusement et soigneusement construire 1
Souffrant, en général, et sans espoir pour lui-même, il
n'aimait plus rien que les formes de vie et de santé, les équi-
libres justes, l'ordre intérieur qui font la force constante et
la sérénité de la créature. Ce sentiment influait sur ses idées
de l'Art et de la Science. Il lui arrivait maintenant de se
demander si celle-ci, à laquelle il avait tant donné de lui-même,
ne contient pas un principe malfaisant, antagoniste des illu-
sions et disciplines nécessaires à la vie. (( Nous devrions écrire
en latin », disait-il quelquefois, en songeant aux absurdes ou
néfastes conséquences que l'on tirait des idées qu'il avait
enseignées. Mais à la Science il gardait sa foi, en se disant
bQ2 LA REVUE DE PARIS
qu'elle n'çst dangereuse que hâtive, administrée à des cerveaux
de demi culture, que, complète, bien faite et bien comprise, eUe
ne peut pas ne pas être le grand instrument de puissance et de
civilisation. Le même souci de la vie se manifestait dans son
esthétique. De plus en plus, dans l'œuvre d'art il tenait compte
de ce qu'il avait appelé le degré de bienfaisance du caractère.
S'il n'avait pas tant aimé Musset dans sa jeunesse, si vers
1880 il l'avait lu pour la première fois et comparé à Tenny-
son, je doute que son jugement eût été celui qu'il a porté dans
la Littérature Anglaise et qu'il eût préféré les fièvres et les san-
glots de Rolla aux calmes, hautes et viriles contemplations du
poète anglais, à ses pures et rigoureuses expressions de stoïcisme.
Mais un Musset n'eut que la fièvre. Dans la littérature de 1880,
chez les successeurs de Baudelaire et des Concourt, il sentait
bien aiitre chose, un principe de dissolution, la profonde maladie
nerveuse, manifestée tantôt par la langueur, le trouble,
l'étrangeté trop pénétrante, perverse jusqu'au sadisme du
sentiment, tantôt par le frissonnement perpétuel de la sensa-
tion. Dans les formes elles-mêmes, dans les nouvelles manières
d'écrire, il distinguait et condamnait un élément morbide. La
notation dite « artiste », avec son tapotage de couleurs, ses
décompositions de tons et ses aspects discontinus, les procédés
qui sacrifient les ^gnifications radicales à de fugitifs effets
tirés de l'apparence des mots, de leurs rapprochements inat-
tendus, de leurs brefs reflets mutuels, de leurs vagues et
mystérieuses « correspondances », tout cela lui déplaisait. Il
suivait ces recherches avec une curiosité d'artiste et de profes-
sionnel, mais il n'aimait que les simples et fortes démarches
classiques, les suites normales et liées d'images, la domination
de la grande ligne fondamentale où s'atteste, au lieu de l'instabi-
lité de l'être et de son éparpillement dans un infini d'impressions
mobiles, la présence coordinatrice de l'idée. \J Iphigénie en
Tauride de Goethe, la Chartreuse de Stendhal, Madame Bovary
de Flaubert, Terres vierges et quelques nouvelles de Tourgue-
niev, c'étaient là, selon lui, les sommets de l'art au xix*' siècle. A
VIphigénie, il déclarait devoir sa plus grande sensation poétique.
De la Chartreuse, il disait sur un ton de confidence, comme pour
parler d'une passion intime : « Je donnerais tout, tout ce que
j'ai fait pour l'avoir écrite. Je l'ai relue soixante fois. »
TAINE 5^3
Le dernier effort de sa pensée fut, de tous, le plus directement
pratique. Dans le chapitre sur T Ecole, par où commençaient
à s'achever les Origines, il ne s'agit de rien que de la vie, de
la préparation à la vie des jeunes générations françaises. Sur
ces pressants problèmes il faisait plus que réfléchir : lui-
même était directeur et conseiller ' de jeunes gens. Maintenir
intactes les énergies de l'esprit et de la volonté, les bien
assembler à demeure, en synthèses résistantes contre les
secousses de l'émotion, contre les dissolvantes influences
de la suggestion, les bien fixer à quelque idée de fond,
modérer les sensibilités dont le frémissement trop facile jette
Tâme au caprice et au désordre, les prémunir contre la maladie
romantique — essors du désir dans le vide et chutes sou-
daines dans Fennni et le dégoût, poursuite de la sensation
véhémente et puis mécontente satiété — , apprendre au jeune
homme à ci n'être pas difficile en fait de bonheur )>, bref, le
détourne^: de lui-même et l'adapter à la vie, laquelle est le
plus souvent médiocre, c'était là pour lui l'essentiel. A
cette fin, et contre toutes les causes de déséquilibre, il s'agissait
de bien lester le jeune esprit, de le munir de vérités positives
et bien coordonnées, qui sont des aliments de pensée et ne sont
point des aUments de rêve, de le dresser à la précision des
idées, à la rigueur du raisonnement, à la méthode de quelque
science, à la discipline d'analyse qu'est l'étude du latin, et cela
en évitant à l'enfant, ce qu'il reprochait à Técole française, le
surmenage et la claustration, en le maintenant dans son milieu
naturel, en lui faisant le plus tôt possible voir de ses yeux et
toucher de ses mains les choses réelles, et spécialement les
objets de son activité future. Surtout il importait de ne pas
l'obliger, par l'ingestion mécanique d'un savoir hors de pro-
portion avec ses forces, à l'attitude mentale passive, mais de
sauvegarder la partie la plus précieuse de lui-même : ses
énergies propres, le ressort personnel de sa volonté, ses facultés
d'initiative et d'invention.
Soulignons ces derniers mots. Par eux s'exprimait une idée
fondamentable, invétérée de Taine, et qui s'affirme dès ses
premières lettres. Cette idée, qui gouverna toute sa vie, toute
I. Voir surtout dans le IV« volume de la Correspondance les lettres à
madame Poinsot.
I" Juin 1908. iQ
BgA LA REVUE DE PARIS
sa conception de la vie, tous ses jugements sur les hommes et
les sociétés, c'est que l'individu ne vaut que selon son degré
d'indépendance, que moins il aliène de sa personne, et plus il est
fier, honorable, heureux, riche en forces spontanées qui con-
tribueront à la force de son groupe. Avant tout, qu'il soit maître
absolu de sa personne étendue par tout le domaine inviolable
qu'il a peu à peu conquis au cours des siècles et qui comprend
sa vie privée, sa propriété, son for intérieur, sa conscience, ses
croyances et ses opinions I De ce domaine-là, on sait à quel point
Taine fut jaloux, avec quelle pudeur et quelle rigueur il Ta
défendu contre les intrusions de la curiosité. A se réserver, il
mettait le même soin que tant d'écrivains è se pubher. Ce senti-
ment se rattachait à celui qui, de bonne heure, le détourna d'une
carrière de fonctionnaire pour atteindre à la pleine indépendance
de ses actes. « J'ai eu deux idées, nous disait-il quelquefois,
avec sa sérieuse simplicité, et comme s'il parlait de deux trou-
vailles comparables. L'une, théorique, sur la classification des
faits moraux et leurs connexions h l'intérieur d'un groupe.
L'autre, pratique : réduire au minimum les besognes de gagne-
pain et me contenter de peu. A vingt-cinq ans, avec une heure
d'enseignement par jour et ce que m'avait laissé mon père,
j'avais le reste de ma journée pour suivre ma pensée, et les
articles que j'écrivais n'étaient pas alimentaires. » Ce besoin de
quant à soi et de liberté, impérieux et primitif chez lui comme
un instinct, tenait à toute sa nature, déterminant son idéal
réfléchi de la vie. Dans ses théories poUtiques et sociales, la part
de l'équation personnelle était là.
Ce n'était point la part de l'égoïsme. Chez Taine le sentiment
de l'individu dérivait du sentiment social. Il ne concevait
l'homme qu'en société. « C'est une abstraction, disait-il, un
artifice de l'esprit qui le détache de l'organisme dont il n'est
qu'une cellule et le pose à part. De fait il tient à toute la com-
munauté où il a son être. Il ne vit que par elle et que pour elle. »
D'où l'intérêt de la communauté à le maintenir le plus vivant
possible, le plus capable d'activités efficaces, à stimuler par
conséquent, plutôt qu'à comprimer sa volonté, laquelle n'est
pas en lui chose impersonnelle, simple reflet comme l'intelli-
gence, (( mais son essence, son moi », l'aboutissant de tout son
mouvement de vie, « la chose propre qu'on ne peut léser sans
TAINE 595
léser son être intime ». Plus évidemment encore il importe à
la société de respecter en lui ces énergies-là qui la servent direc-
tement et que Ton peut appeler sociales, les tendances naturelles
par lesquelles il s'agrège à d'autres pour agir avec eux, dans
un intérêt commun, pour une œuvre commune, et par là
former ces sociétés secondaires qui, volontairement entreprises,
entretenues, sont les organes naturels et nécessaires du corps
social. L'individu n'est égoïste que dans la mesure où il se
refuse à ces développements-là de lui-même, et si c'est l'État
qui les lui refuse, c'est l'Etat qui le rend égoïste. Que les ingé-
rences du pouvoir central l'écartent des œuvres collectives et
spéciales — de science ou d'art, d'éducation ou de bienfaisance,
d'agriculture ou d'industrie — , qu'il pourrait concevoir, créer,
aider, suivant ses aptitudes, sa compétence, ses conditions et
ses moyens, en s'oubliant pour un objet qui l'intéresse et le
dépasse, et le voilà réduit à des fins immédiates, personnelles et
viagères. Sous la domination de l'État universel, qui fabrique
artificiellement et médiocrement les organes spéciaux que les
initiatives privées produiraient naturellement, spontanément et
bien, il n'y a plus qu'individus séparés, enfermés et « maintenus
par pression mécanique » en des compartiments rigides. Leur
faculté congrégative s'est atrophiée; socialement ils sont
inertes, et si la pression extérieure qui seule les maintenait
vient à céder, faute de liens organiques qui les assemblent en
groupes naturels, ils tombent à l'anarchie. De longues périodes
d'apathie coupées par des révolutions, voilà leur histoire.
Aux yeux désenchantés de l'historien des Origines, telle était
rKisloire de la France moderne. « Depuis deux cents ans, elle a
l'habitude de la centralisation; depuis cent ans, de l'insurrec-
tion. )) Le» brusques déséquilibres révolutionnaires, il les avait
connus en i848 et 187 1 ; la compression mécanique, il lavait
constatée et môme personnellement subie sous l'Empire; la
stagnation des âmea en province, il l'avait sentie à Vouziers,
Nevers, Poitiers, plus tard au cours de ses voyages en France,
et de tels souvenirs s'avivaient au contraste que leur faisait son
expérience d'un autre grand pays moderne. L'Angleterre l'avait
impressionne d'une façon décisive. Il y voyait un régulier
développement historique, des institutions non fabriquées,
mais nées au cours de ce développement, non imposées, mais
596 LA REVUE DE PARIS
fondées sur la tradition et le respect, des chefs naturels qui ne
sont point des fonctionnaires, de libres champs ouverts aux
entreprises de l'individu, à ses hautes ambitions désintéressées,
une riche floraison spontanée d*œuvres collectives, et, grâce à
une forte vie locale qui proportionne la chose publique à ce que
les intelligences peuvent embrasser et comprendre, un vif sen-
timent de la chose publique. D'une telle société, le principe
n'est pas, comme en un pays de plébiscites et de constitutions
improvisées, la volonté politique consciente dont, seule, en
réalité, une petite minorité de citoyens est capable, mais la
volonté profonde et latente que constitue en chacun l'habitude,
le besoin, le devoir, l'obéissance au prestige, le fait d'être né
dans un certain groupe, la tendance à y rester, le sentiment
vis-à-vis de ce groupe « d'un engagement inné ». Tels étant
ses éléments spirituels, une telle société semblait à Taine « de
type énergique », organiquement liée, vivace parce que nourrie
par mille fibres vivantes qui l'attachent au sol, en sorte que si
quelque accident emportait « la cime de son gouvernement »,
elle subsisterait par toutes ses racines. Il comparait sa France ; et
quelle en était sa vision bien avant qu'il commençât d'écrire les
Origines y c'est assez de Graindorge et des Carnets de Voyage
pour nous l'apprendre. A Paris, centre unique, sorte de cer-
veau congestionné, un échauffement malsain et fébrile, l'afflux,
au détriment du reste de la France, des éléments de vie et
d'action qui viennent briller et se consumer là, une exagération
de dépense et de travail, l'âpre mêlée des concurrences ou bien
l'avide poursuite du plaisir et de l'excitation, le système
français rejetant l'individu sur lui-même en confisquant au
profit de l'Etat les œuvres collectives. En province (la province
de 1860), même égoïsme, mais dans le ralentissement général
de la vie : des villes demi-mortes, une société à demi dissociée,
des bourgeois indigènes qui se cantonnent et moisissent, des
fonctionnaires étrangers, amovibles, provisoires, qui ne rêvent
qu'avancement et retraite, s'acquittant avec langueur des
besognes prescrites, — nulle occupation que de gérer son bien,
cultiver son lopin de terre, économiser, ou bien la routine
d'une « place », -^ nulle distraction que le café ou la messe,
les querelles de cléricalisme et d'anticléricalisme, et chez tous,
en l'absence de groupements naturels, adaptés à leur expérience.
TAINE 597
à lears facultés, et produits par leurs initiatives, la stérilisante
sensation de faire passivement partie d*un système immense,
anonyme, uniforme, et d'être mécaniquement administrés.
Telle était chez Taine l'idée générale de la France que les
impressions et observations de sa jeunesse avaient commencé
de former. Elle était achevée depuis longtemps quand, en 1872,
il traça les premières esquisses de ses Origines. Elle n'avait pas
changé quand, à la fin de sa vie, il arrivait aux conclusions
d'ensemble d'une si longue étude. On parlé du parti pris des
Origines : il n'y eut de parti pris que celui-là. Voilà l'intuition
primitive sans quoi le Uvre n'eût pas été conçu. Elle réparai^
sait à la fin de l'ouvrage, et comme elle en avait déterminé
l'idée directrice, elle en déterminait les conclusions. Etant
donnée la constitution intime de la France contemporaine, le
vice profond et fatal de cette constitution, telle que Taine la
définit, quelles en sont les raisons explicatives? — c'était la
question première. Et voici la réponse, aboutissant final de
toute l'enquête. Etant domié à la fin du xv!!!*" siècle le total
de l'histoire antérieure, étant donnés à ce moment telle forme
de pensée et telle doctrine régnante, puis telles séries d'événe-
ments et de situations, tels personnages dominateurs, notam-
ment et finalement a Napoléon en face d'une table rase avec
son besoin de faire vite et son égoïsme viager ig> , la conséquence
logique est la constitution intime de la France actuelle avec son
vice profond, tous deux définis exactement comme dans la
question, question et réponse supposant le même jugement sur
la France actuelle. Là-dessus comparez les deux notes que
voici : l'une qui remonte à l'époque où le maître commençait à
méditer ses Origines, l'autre écrite dix-sept ou dix-huit ans
plus tai'd, quand il arrivait au terme de son œuvre.
Vers 1872, il écrivait :
Depuis les origines, à travers Louis XI, François I", Richelieu,
Louis XIV, mais surtout par la Révolution et l'Empire, toutes lesj
petites sociétés demi-indépendantes, fournissant un intérêt et une
occupation, un objet de dévouement, ont été supprimées. Il ne reste
que rindividu avec sa famille intime et TÉtat, celui-ci énormément
chargé de services. Conséquences : l'ennui, Tégoïsme, l'indifférence
aux affaires publiques, l'extinction d'une quantité de forces vives, la
vie de province {Madame Bovary ^ les Deux Poètes, la Muse du
SqS la revue de paris
déparlement). D'autre part, réunion à Paris de tous les ambitieux
actifs et de tous les hpmmes supérieurs, ce qui, joint au besoin
français d'excitation et de plaisir, donne la vie parisienne telle que
nous la connaissons ^
t Et vers 1890, il écrivait :
L'institution de Napoléon dit : Je vous interdis les vues de
long avenir, la création d'un groupe aristocratique de patrons,
I d'hommes indépendants, dévoués, ayant de l'influence, bref de chefs
\ naturels, et partout de groupes stables et féconds. La coopération
volontaire presque abolie et remplacée par la coopération forcée dans
I I le présent et dans l'avenir sous l'impulsion du centre : voilà le bilan
I net de la Révolution et de l'Empire. Ajoutez l'état mental et moral de
» la noblesse, du clergé, de la royauté, de la bourgeoisie, des paysans,
t des ouvriers, en vertu et au sortir de la Révolution et de l'Empire :
l'eflet total est l'hostilité à la formation, à l'existence, k l'activité des
supériorités et des corps.
Voilà pour Taine e mal chronique et profond de notre
France moderne, œuvre commune des dilTérents régimes;
voilà ses causes et voilà son histoire. Cette vue, c'était toute
son opinion politique, laquelle ne se laissait pas réduire, comme
tentaient obstinément et naïvement de le faire réactionnaires et
radicaux, aux mesures et formules ordinaires de nos partis.
C'était la thèse fondamentale qu'il a successivement dirigée,
insoucieux des applaudissements comme des injures, contre
les amis de l'Ancien Régime, de la Révolution et de l'Empire.
*
De la même façon, sa pensée philosophique échappait aux
philosophes des partis. Ceux-ci s'accordaient pour l'accuser
d'inconséquence. Aux jugements moraux qu'il portait dans les
Origines, d'une voix si humaine et parfois vibrante d'indigna-
tion, ils opposaient sa conception déterministe de l'homme et de
l'histoire. Là-dessus les uns lui reprochaient de tendre vers la
doctrine spiritualiste et chrétienne du libre arbitre; les autres
l'en louaient, se réjouissant de sa conversion prochaîne. Taine
continuait d'expliquer les personnages de l'Histoire, et puis
I. Correspondance. Vol. III, appendice.
TAiNE 5g9
de les juger. Lui-même Taffirmait tout haut : « J'ai toujours
accolé la -qualification morale à l'explication psychologique;
dans le portrait des Jacobins, de Robespierre, de Bonaparte,
mon analyse préalable est toujours rigoureusement déterministe,
et ma conclusion terminale, rigoureusement judiciaire ».
C'est qu'il se plaçait à deux points de vue successifs : d'abord
celui de la science qui cherche le pourquoi et le comment,
ensuite celui de la pratique, qui considère l'eflet total et final,
en mal ou en bien, sur les hommes et la société. De même un
pur déterministe peut d'abord étudier la genèse historique et
psychologique d'une œuvre d'art, démêler les nécessités qui
décident son style et son caractère, et pourtant apprécier sa
qualité d'oeuvre d'art. De ce qu'il aperçoit les conditions du
beau et du laid, il ne suit pas qu'il ne distingue plus entre le
laid et le beau. « Que tout, physiologie, psychologie, histoire,
puisse et doive être considéré au point de vue déterministe,
mathématique et géométrique, cela est certain ; mais cela n'ex-
clut pas un autre point de vue non moins important : celui où
l'on compare des valeurs de même espèce comme plus ou moins
grandes l'une que l'autre ou comme rapportées à l'unité. Tel est
le point de vue parfaitement légitime de l'esthétique, de la
morale, de la politique ^.. » Il y a des plans distincts de la
pensée, divers ordres de jugements : « J'ai un critérium pour
l'histoire de la société; j'en avais et j'en ai d'autres pour
l'histoire de l'art et de la science. Il y a une mesure pour éva-
luer les philosophes, les savants, une mesure difl*érente pour
évaluer les écrivains, les poètes, les artistes. Il y a une troi-
sième mesure pour évaluer les politiques et tous les hommes
d'action : l'homme qu'on examine a-t-il voulu et su diminuer
ou du moins ne pas augmenter la somme totale, actuelle et
future de la souffrance humaine.^ A mon gré, telle esta son
endroit la question fondamentale ^ » . On peut la poser à propos
des actes, des idées et des œuvres, à propos de la doctrine révo-
lutionnaire, à propos de la Révolution ; on peut la poser à propos
d'une croyance, d'un corps de croyances, d'une religion. On
peut écrire que « le Christianisme est encore pour quatre cent
millions de créatures humaines la grande paire d'ailes indispen-
I. Lettre à M. Paul Bourget. i*"^ novembre i883.
^. A M. Jules Lemaître. u8 mars 1887.
600 LA REVUE DE PARIS
sable pour soulever Thomme au-dessus de lui-même..., que
toujours et partout depuis dix-huit cents ans, sitôt que ces
ailes défaillent ou qu'on les casse, les mœurs privées et publiques
se dégradent », — on peut écrire cela, par ce que Ton juge du
point de vue de la pratique, celui de la bienfaisance et de la
malfaisance, et rester en dehors du Christianisme. On peut
constater la valeur efficace d'un rêve et pourtant son caractère
de rêve ; on peut reconnaître un système d'illusions pour un
produit naturel et spontané de la vie, indispensable à la vie, et
cependant discerner son caractère illusoire. C'est le cas pour
bien des fantômes que nous impose la nature, pour ceux de
l'amour, qui servent la vie de l'espèce ; c'est le cas pour l'hallu-
cination constante de la perception extérieure, sans laquelle
nous n'imaginons même pas la vie. Oui, celui qui pour hvre de
chevet avait choisi non le 'bréviaire catholique, mais le bréviaire
stoïcien, blâmait le parti qui tachait à ruiner le catholicisme en
France. Ce n'est pas que, jugeant du dehors les différentes
formes du christianisme, il préférât les disciplines catholiques.
Ses sjTnpathies, on le sait, allaient aux protestantes, mieux
adaptées selon lui à l'homme moderne, et qui subordonnent les
rites et les dogmes à la morale pour cultiver les consciences et
les volontés. Mais, tel quel, le catholicisme était la religion
générale et traditionnelle en France. Or en toute société la
religion apparaît comme un organe naturel et nécessaire.
Travailler à détruire celle qui prévaut depuis des siècles quand
il est trop tard pour lui en substituer une autre, et parce qu'on
la juge insuffisante ou vieillie, « c'est agir en homme qui
voudrait s'amputer du foie parce qu'il a le foie malade » . A ceux
qui rêvaient d'opérer ainsi la France, il rappelait la fonction
spirituelle, au cours de l'histoire, du christianisme et de l'Eglise,
quel ferme et précis appui un corps de croyances antiques, un
système traditionnel d'images émouvantes et populaires prête,
chez la moyenne des hommes, à la vacillante idée du devoir
en s'y associant, quel refuge et quel gouvernement nécessaire
les âmes incertaines et tristes ont trouvé dans la Cité de Dieu,
et comme leur faiblesse s'y est changée, au profit de la com-
munauté, en force organisée de dévouement. Là-dessus, les
croyants le voyaient tout près d'eux, au seuil même de la
croyance, cherchant le Dieu de Pascal, douloureusement par-
TAINE 60I
tagé entre son ancienne foi à la Science et ses nouvelles aspi-
rations. (( Le pas qu'il n'a point franchi..., » dit son meilleur
biographe, parce que de la valeur morale et sociale de la reli-
gion, de sa vérité vitale il n'a pas conclu à sa vérité absolue.
Entre Tune et l'autre idée il y avait bien autre chose qu'un
pas. Chacune était située sur une route différente de l'esprit;
elles appartenaient à deux de ces catégories de la pensée qu'il
distinguait si rigoureusement. Seulement, à la fin de sa vie, il
s'apercevait que tout le monde ne comprenait pas sa distinction
et que l'on employait le déterminisme psychologique à discré-
diter la religion, bien pis, la morale et la notion de responsa-
bilité. C'est alors qu'il regrettait tout bas de n'avoir pu faire
comme les savants de jadis qui n'écrivaient qu'en latin, — pour
les seuls savants.
Je revois le soir où il nous lut, — avec quelle ferveur de
conviction concentrée 1 — la lettre qu'il venait d'écrire à son
ami M. Paul Bourget au sujet du Disciple. La thèse qui pose
l'antinomie de la Science et de la Morale le blessait à fond.
Toutes les forces de son cœur et de son esprit protestaient
contre le dilemme qui oppose l'une à l'autre les deux idées
maltresses de sa vie. A ces deux idées, il tenait d'une attache
invincible. Il était de ces hommes, plus rares aujourd'hui
qu'autrefois, dont l'âme, toute de gravité, de permanence et
d'énergie, se construit à demeure, et reçoit d'une conviction
ses axes définitifs. Résistante aux suggestions du dehors
comme aux impulsions du dedans, ime telle âme, qui ne se
livre guère, trouve dans sa foi son ordre, sa force et sa stabi-
lité. C'est vouloir la séparer de ses racines qu'attaquer le prin-
cipe spirituel qui la nourrit, celui d'où procède et qu'entretient
le système de ses doctrines et de ses actes. Contre ^e telles entre-
prises, Taine s'était muni : au raisonnement, il répondait par le
raisonnement. Chez un logicien comme celui-là, l'idée du devoir
n'était pas seulement affaire de volonté pratique et de parti pris
héréditaire. Elle s'appuyait à toute l'ancienneté de sa réflexion.
Voici, je crois, les points principaux de cette pensée * ; je
résume ici ce qu'il nous enseignait.
I. Partiellement indiquée dans la préface des' Essais de Critique et
d'Histoire.
602 LA REVUE DE PARIS
Le déterminisme ne ruine pas Tidée de responsabilité : il la
fonde. Car pourquoi, à quelle fin punir, si l'acte, indépendant
de toute cause, est vraiment un commencement absolu? C'est
parce que Thomme obéit à des motifs, au nombre desquels se
trouve ridée du châtiment lui-même, que l'institution du
châtiment est légitime, et, de plus, profitable non seulement à
la société qui par là se protège, mais à l'individu qui sait
d'avance qu'à la bienfaisance ou la malfaisance de ses actes,
elle répondra par sa sympathie ou son antipathie, sa louange
ou son blâme, ses récompenses ou ses punitions. Au senti-
ment qu'il a de ces naturelles conséquences, le sentiment qu'il
a de sa responsabilité se confond. A l'idée qu'il a de ces bonnes
ou mauvaises conséquences, l'idée qu'il a de la qualité de ses
actes est indissolublement associée.
En somme un seul déterminisme nous décharge du compte
à rendre : celui des nécessités qui s'opposent à nous-même et
que l'on distingue dé nous-même, — par exemple celles de la
contrainte ou de la maladie, si décisives que nulle idée de
châtiment n'y pourrait faire obstacle. Comme ces nécessités
extérieures sont les seules évidentes, on en conclut que
tout déterminisme est de cet ordre-là, — incompatible, par
conséquent, avec la responsabilité. Mais il en est un autre,
plus secret, qui, loin de contraindre la volonté, la constitue.
Un motif nous entraîne : c'est qu'il s'est accordé à tout le
système de tendances, sentiments, idées, qu'est notre per-
sonne ; c'est donc qu'il nous est devenu personnel. Dès lors,
en agissant par lui, c'est par nous-même, par tout ce que
nous sommes que nous agissons. Toute l'éducation a pour
but de modifier d'une certaine façon notre personne, d'intégrer
dans ce système qui la constitue l'idée et le sentiment du bien
et du mal, et, par l'exemple, les suggestions répétées, la
discipline et l'habitude, d'assurer pour l'avenir leur valeur
prépondérante de motif. Mais supposons le fatalisme extrême ;
supposons des caractères que nul efibrt d'éducation ne puisse
modifier ; imaginons avec Stuart Mill deux sortes de créatures
telles que rien ne puisse empêcher les unes d'agir pour notre
bien ni les autres de nous être malfaisantes. Même dans ce
cas, et si visible que nous fût cette nécessité, très probable-
ment nous ne sentirions envers les premières que respect et
TAINB 6o3
gratitude, envers les secondes qu*horreur et que mépris *. Pour
tout ce raisonnement fondamental, notre maître nous renvoyait
à Tadmirable analyse de. Stuart Mill*. Il la jugeait définitive.
Il faisait en outre observer que plus une école philosophique
ou religieuse a nié le libre arbitre, et plus elle s'est montrée
stricte en morale, plus elle a tenu Thomme pour responsable.
C'a été le cas pour les stoïciens, pour les supralapsariens, les
calvinistes et les jansénistes. Ce fut le cas pour lui-même.
Entre ce qui est permis et défendu il distinguait avec une
précision qui n'est plus de notre temps. Les consignes de
probité, de véracité, de courage et de tenue avaient une telle
autorité sur lui qu'il n'imaginait guère qu'autrui pût y faillir.
Sans doute, son jugement de l'homme était sombre : il le voyait
très proche de ses origines animales, raisonnable par l'effet d'un
équilibre fragile, et toujours sur le bord de la folie. Mais ce
n'était là qu'une idée générale ; de fait et dans la vie, il sur-
estimait les hommes. Par exemple il est certainement arrivé
qu'à ses questionnaires les réponses aient subi l'influence de
la vanité, de l'intérêt personnel ou du parti pris. Il ne le
soupçonnait point : il donnait ingénument sa confiance,
imaginant chacun suivant lui-même, non seulement véri-
dique et probe avec scrupule, attentivement respectueux
d' autrui, mais indifférent aux excitations de foule et de société,
insoucieux du plaisir, indépendant de la minute présente,
capable d'un long effort et d'une œuvre, parce que forte-
ment appuyé à quelque idée de fond. En revanche, quand une
dérogation aux consignes d'honneur et de délicatesse lui deve-
nait évidente, il condamnait et n'oubliait pas.
Pour lui-même, ce déterministe ne se contentait pas des
commandements de la morale ordinaire. Il s'était proposé un
I. C*e8t ce qui arrive pour les caractères qu'une maladie invétérée altère
à demeure. Lorsque le changement est ancien, lorsqu'il parait définitif,
l'opinion cesserde distinguer entre le caractère propre au malade et le carac-
tère produit par la maladie. Même avertie de la maladie, elle cesse alors
d'être indulgente, et sa sévérité est d'autant plus grande que le malade parti-
cipe davantage à la vie sociale, que ses actes entrent davantage dans la
société. Prenons un cas extrême. Uu Néron peut être reconnu pour fou : on
l'exècre. De même, c'est de Marat, dont lui-même a diagnostiqué le délire,
que Taine a parlé avec le plus d'indignation et de mépris.
a. Dans la Philosophie de Sir William Hamilton,
6o4 LA REVUE DE PARIS
modèle très haut et prescrit une loi difficile. Stoïcien, il
Tétait, non seulement de caractère, mais de pensée. Chez
son maître Marc-Aurèle, il retrouvait son idée de la nature :
le monde conçu « non comme un monceau d'êtres, mais
comme un être unique )>, gouverné par un ordre de nécessités,
et dont tous les éléments sont liés, si hîen que la plus imper-
ceptible partie suppose tout le passé et tout le présent de
Tensemhle, en manifeste la force .totale et la loi génératrice.
Une telle idée fait apparaître ce que les Bouddhistes appellent :
V illusion de H individualité. L'homme n'est pas séparé; il n'est
qu'un moment de la nature ; il ne vit qu'en elle, que par elle
et que pour elle, — pour la manifester et l'accomplir. Dès
lors, qu'importe sa joie ou sa douleur d'individu.î^ « Qu'a-t-il à
faire de ces mille pensées mutilées par lesquelles son esprit se
prend aux fragments qui l'entourent.^ Une seule est entière et
vraie, celle de cette Nature » * qui, seule, est complète et belle,
et dont la volonté se confond à Tordre des lois. Contempler,
comprendre, accepter « ces nécessités qui nous plient ou qui
nous traînent », y trouver l'oubli de soi-même, c'est la règle
de vie à laquelle il s'exerçait de plus en plus à mesure qu'il
sentait venir la mort, en relisant quotidiennement son Maro-
Aurèle — la nuit surtout, dans ces heures solitaires d'insomnie
où le monde illusoire semble reculer et se taire pour laisser
l'homme en face de lui-même et de cette profonde réalité qui ne
se révèle pas à la lumière et dans le mouvement du jour. Ce
que lui était cette lecture, ce qu'étaient ses pensées de la nuit, il
me le fit entendre une fois, tout à la fin de sa vie, en me mon-
trant auprès de son ht, dans sa chambre où Ton n'entrait guère,
le seul livre des Pensées. J'entends encore ces quelques mots
si simples, inachevés, prononcés d'une voix basse et tombante,
avec l'accent inoubliable et lointain d'un homme qui déjà
n'appartient plus tout à fait a la vie.
Le miracle, c'est que le vieillard, qui parlait de ce ton et dont
les nuits étaient une préparation à la mort, pût continuer de
travailler. 11 travaillait, sachant que le temps lui était stricte-
tement mesuré, a ce point qu'il doutait — c'était là le chagrin
auquel il tâchait à se résigner — de pouvoir achever ses
Origines, dont le dernier volume était pourtant commencé.
I. Article sur Marc-Aurcle dans les Essais de Critique et d'Histoire.
TAINE 6o5
Sa volonté triomphait de sa lassitude. Il ne cherchait qu'en
soi la force de sa constance, en se repliant, comme Marc-Aurèle,
tandis que sa force physique baissait, sur Fidée de sa tâche et
de sa consigne. La consigne, c'était de ne pas céder, de tra-
vailler jusqu'au bout, de taire son souci, d'être patient à la
souffrance, de maintenir contre la maladie la haute et sereine
attitude d'une âme qui se commande.
Il se rapprochait de plus en plus de son modèle. Il se faisait
plus simple, plus doux, plus indulgent. Dans son regard purgé
de la passion de la vie, se lisait maintenant la bonté de ceux qui
ont fini de se déprendre d'eux-mêmes. Sa figure spiritualisée par
la maladie, son front plus pâle et plus grand se marquaient d'une
dignité étrange ; à tous il inspirait (( le singulier sentiment ))
que lui-même avait éprouvé devant Wœpke : le respect. Si
indulgent et prêt à nous sourire, nous le sentions, au milieu
de nous, solitaire. La mort pouvait venir, il l'attendait avec
la confiance de l'homme qui n'étant point fait pour connaître
le bonheur, ne l'ayant jamais cherché, voit en elle la grande
paix définitive après beaucoup de labeur et de souffrance domi-
née. A vingt-deux ans, il en avait parlé comme de « la bonne
hôtellerie y>. A soixante-quatre ans, il nous disait : « La conso-
lation, c'est de penser que l'on n'importe absolument pas, que
Ton va passer tout de suite, que l'on appartient à quelque chose
de bien plus grand que soi, que l'on est un atome dans le mou-
vement d'un tourbillon immense ». On a rapporté de lui cet
autre mot : a La Nature est une grande dame qui avance en
marchant sur des fourmis. Je suis une de ces fourmis : je
vais être écrasé ». Il s'y préparait en admirant la beauté de
cette Nature, la sérénité de ses inévitables démarches, l'iné-
puisable puissance qui ne fait tomber dans la nuit les vivants
éphémères que pour en amener d'autres, incessamment, par
milliards à la lumière, danse de poussières qui passent dans
l'immobile rayon qu'est l'étemel présent. Voilà le sentiment
qui le ramenait encore dans la forêt au printemps de 1891 et,
je crois bi«n, une dernière fois en 1892, pour y regarder se
déplier lentement ces tendres feuilles de chêne, « longues
d'un pouce, d'un ton jaune, qui, lorsqu'on les prend en
travers, sont illuminées jusqu'au cœur ».
Vers la fin de cette même année, la Mort le toucha une pre-
6o6 LA REVUE DE PARIS
mière fois, rudement, et puis retira sa main, pour le laisser,
demi-brisé, respirer quelques semaines. Il comprit tout de suite,
mais il n'en fit confidence qu'à un ou deux amis très intimes —
— des hommes — , d'un mot bref, comme toujours dans ces
rares moments où il se permettait de parler de lui-même.
(( Crois-tu qu'avec ce que je sais de physiologie, je puisse me
faire illusion ? » Les autres pouvaient croire qu'il ignorait son
état, tant» par-dessus la défaite de son être physique, une sou-
veraine discipline maintenait sa haute et calme tenue d'âme. Il
savait bien maintenant qu'il ne finirait pas l'œuvre à laquelle
il avait donné le plus dur effort et la nioitié de sa vie d'écrivain.
Pourtant il essayait encore de travailler : quand les médecins
s'y opposèrent, il leur demanda la permission de noter au
crayon les idées qui, malgré tout, continuaient à se produire
d'elles-mêmes et mener leur jeu dans son cerveau. « Les idées
générales, c'a été mon pain quotidùml... » Réduit enfin au
repos, reclus dans sa froide chambre, il attendait sa fin et se
taisait. Il relisait les maîtres de son métier qu'il nWt le plus lon-
guement et profondément admirés, Stendhal et Saiale-Beuve,
mais surtout son maître de vie, Marc-Aurèle. Il s'isolait avw ses
suprêmes pensées ; il semblait qu'il voulût être seul devant lu
mort. Mais pour ceux que l'on admettait à le voir, il sortait
tout de suite de son silence et de son rêve. Au commandement
de sa volonté, tout son être mourant, mais depuis si longtemps
'discipliné, obéissait aussitôt. Il ne montrait que son sourire
de douceur, de résignation et de bonté. Il recommençait de
raisonner, comme toujours, de choses générales, tranquille-
ment, courtoisement, avec sa parole lucide, précise, en petites
phrases qui ne laissaient aux idées que leur substance. C'étaient
surtout des jugements d'ensemble sur la vie humaine. Il parlait
de l'expérience qu'il en avait eue, de sa vision totale des hommes
et de l'histoire. Une dernière fois reparaissaient les petits faits
significatifs, les brèves formules résumantes qu'il employait
encore à conseiller, à diriger.
M. E. M. de Vogué, qui le voyait dans ces jours «suprêmes,
a dit admirablement ce que nous éprouvions alors devant lui.
Je pense qu'en écrivant ces pages d'un accent presque religieux * ,
I . Même accent cl même senliment dans l'arlicle que lui consacra M. Boutmy,
recueilli dans Taine, Scherer, Laboulaye.
TAINE 607
il songeait à Tinoubliable et presque solennelle impression que
nous éprouvrâmes tous, le dernier soir, où nous le vîmes
debout, dans son salon, au milieu de quelques amis. Si mince,
pâle et comme translucide, il nous parut plus grand que
d'ordinaire, toute la vie réfugiée dans le crâne d'un volume
énorme, et dont s'accusait mieux que jamais, dans l'amaigris-
sement de la chair, l'admirable architecture. Il y avait sur ce
visage quelque chose de souverain, une sorte de majesté rayon-
nante qui le transfigurait. Il semblait parler de très haut et de
loin. Petits et grands, les simples et les illustres, nous nous
taisions de respect, le sentant au-dessus de la vie, sur un autre
plan que nous tous.
Ce soir-là, ce qui révélait chez le mourant, — comme parfois
sous les mystérieuses influences de la mort, l'aspect fondamen-
tal du masque — , c'était le fond^même de sa personne, cette
singulière essence d'un Taine que Vacherot avait notée quarante-
deux ans auparavant chez le jeune homme^ quand il écrivait :
il n est pas de ce monde. Un tel mot traduit le sentiment étrange
que nous-même avions connu devant lui pendant des années
et que le contraste avivait toutes les fois que nous quittions la
hauteur où il nous avait emmené quelques instants, pour
retrouver — non sans une surprise — l'humanité commune,
son mouvement, ses jeux, ses modes et préjugés, ses poursuites
de plaisir et de succès, — et nous même tout de suite y revenir.
Il n'appartenait pas tout à fait à cette humanité. Certes, il savait,
il avait accompli son devoir social ; il avait voulu la servir ; il
avait longuement travaillé pour elle, mais du dehors pour ainsi
dire, et sans vraiment participer à sa vie. 11 était différent Ses
mobiles étaient autres. Les hommes, leurs passions, idées, rêves,
sentiments, coutumes, toutes leurs formes de pensée et d'action,
celles du présent au même titre que celles du passé, ne lui étaient
au fond que matière à connaissance et pensée. Il avait semblé
vivre avec ses pairs, des artistes et des savants. Mais ses notes
l'attestent : ils regardait, interrogeait ceux qu'il admirait le
plus, un Delacroix, un Flaubert, un Berthelot, comme il
étudiait des paysans et des ouvriers, des femmes et des jeunes
gens, en général des hommes d'origines et métiers divers,
comme il scrutait les monuments écrits et plastiques du passé.
Il s'agissait toujours de dégager des types, des formes d'âme
6o8 LA REVUE DE PARIS
et d'esprit, des systèmes d'idées et de sentiments, leur liaison
avec le milieu; il s'agissait toujours de connaître et com-
prendre l'homme, ses espèces et ses diverses fonctions
morales, les conditions de leurs variétés. Lui-même Ta écrit à
son ami de Suckau : il était allé dans les salons comme à
r amphithéâtre. « Pour connaître l'homme, nous disait-il, il faut
avoir vu disséquer et être allé aux soirées de M. Carnot. » J'ose
dire qu'au total il voyait imparfaitement les individus; c'est
qu'il ne regardait en eux que ce qu'ils contiennent de général.
Les individus ne lui étaient que des signes, des indices de ces
réalités abstraites et permanentes qu'il cherchait en toutes
choses, et dont la vue lui donnait « un coup dans la poitrine d,
parce qu'à ses yeux elles constituaient toute la dramatique
réalité vivante. Il l'a dit encore à de Suckau*. (( A proprement
parler, les faits, les petites coupures isolées n'existent pas; ils
n'existent qu'au regard de notre esprit ; au fond il n'y a que
des abstraits, des universaux, des choses générales, lesquelles
nous apparaissent comme particulières ». 11 regardait ainsi la
tapisserie du monde à l'envers, c'est-à-dire du côté oh elle se
tisse. Dans le réseau de mailles et de nœuds, entre-croisés qui
dessinent à nos yeux les figures distinctes et mille fois
nuancées des événements et des êtres, il retrouvait et suivait
l'identité continue de quelques fils de douleur.
Voilà le point de vue étrange du rare et pur philosophe,
de celui qui ne l'est point seulement par une portion de
son cerveau, mais d'imagination, de sensibilité, de tem-
pérament, de toutes les forces spontanées et disciplinées
de son être, de naissance et d'essence. Comme il l'écrivait à
Sainte-Odile, devant le silence et l'immobilité des sombras
sapinières, ce point de vue-là est celui de l'altitude, — et c'est
aussi celui de la soUtude.
ANDRÉ GHEVRILLON
I. -J2 juillet 1862, Correspondance, t. II.
L'ADMIRABLE MÈRE
DE
MICHEL VARAMBAUD'
1
Lorsque Michel eut cinq ans , madame Varambaud com-
mença de le faire étudier en vue de son entrée au lycée. Tous
les jours, vers onze heures, après le déjeuner, il devait se rendre
dans le cabinet de son père pour faire ses devoirs;. et, tandis
que M. Varambaud, substitut du procureur de la Répu-
blique, se préparait à partir pour le tribunal et rassemblait
ses papiers, il restait encore un instant à jouer, assis sur le tapis,
devant la bibliothèque aux grandes portes vitrées ouvertes,
dans laquelle on voyait, sur le rayon du bas, une écurie com-
plète en miniature. Il y avait là, au-dessous des gros livres
de droit, cinq chevaux au râtelier et les pieds dans la litière,
— une vraie litière de paille et d*où sortait, quand la biblio-
thèque était fermée, un hérissement de petits brins sous la
porte, — puis les voitures, des harnais sur un tréteau, et des
étrilles, des brosses, des vans d'osier, des musettes de toile que
madame Varambaud avait taillées et cousues d'après les indica-
I. Extrait d'un volume qui paraîtra bientôt sous ce titre : Histoire d'une
Société. — Troisième livre. — Michel Varambaud,
Published /une first, nineteen hundred and eight. Privilège of copyright
in the United States reserved under the Act approved March third, nineteen
hundred and fivet hy bugj^nb pasqublle.
i«' Juin 1908. II
6lO LA REVUE DE PARIS
lions de son mari. Et Ton apercevait, dans un coin, un tas de
petites bottes de foin bien ficelées.
M. Yarambàud, en pardessus, prêt à partir, le chapeau
sur la tête, — un chapeau haut de forme dont la soie
brillait, — sa mince serviette de maroquin au bras, ouvrait la
porte et appelait sa femme qui, dans la chambre à coucher,
commençait seulement de s'habiller : — car elle déjeunait tou-
jours au sortir du lit, et sans avoir fait sa toilette.
Elle arrivait aussitôt, souvent son peigne à la main, vêtue,
par-dessus sa chemise de flanelle, d'un jupon court qui lais-
sait voir ses pieds chaussés, même en été, d'épaisses bottines
de drap fermées par des crochets. Et, tout en parlant à son
mari et tout en l'écoutant, elle continuait à passer le long de ses
cheveux, qu'elle tirait en arrière, — ce qui lui faisait renverser
la tête, — son immense peigne de corne. Dès que son père était
parti, Michel, interrompant ses jeux, commençait ses devoirs.
C'était quelque dictée, un exercice de français, un problème,
la copie d'une fable ou d'un morceau choisi. Et madame
Varambaûd allait et venait du cabinet de toilette à la table où
écrivait son fils.
Le coude gauche appuyé sur le cahier posé de biais, qu'il
retenait de la sorte, le corps penché, la tête redressée, les
épaules de travers, la partie supérieure du bras droit collée
contre les côtes et la main dirigée en dehors et ayant, comme
point d'appui, les deux derniers doigts rephés, Michel devait,
à l'aide des trois autres doigts restés libres et dont chacun
avait sur le porte-plume une position déterminée, tracer avec
sa plume des pleins, des déliés, faire des lettres à boucles et des
jambages bien égaux.
A chaque instant, madame Varambaûd arrivait derrière la
chaise de son fils, regardait la ligne en train, sursautant quand
la boucle du bas de 1'/ était plus grande que celle du haut, ou
que la tête de Ve était un peu bouchée. Quelquefois, d'un
mouvement nerveux involontaire qui résultait de sa position
contractée, la main projetait au delà du niveau des autres
lettres, entre deux lignes, quelque jambage effrayant. Ou bien
il y avait tout à coup un gros pâté.
Dès qu'elle l'apercevait, madame Varambaûd poussait un
cri d'indignation. Et, interrompant pour un instant son va-et-
l'admirable mère de MICHEL VARAMBAUD 6ll
vient continuel, elle restait debout, à côté de la table, une règle
à la main, à guetter la tenue de Micbel et la position de ses
doigts. Mais peu à peu le corps tordu tendait à reprendre son
maintien naturel, le bras droit s'écartait du corps, les doigts, se
rapprochant les uns des autres, enfin se réunissaient. Alors,
d'un coup sec, la règle s'abattait sur la main, et madame
Varambaud éclatait en cris véhéments : c'était — comme
autrefois, à l'époque où Michel faisait des bâtons, lorsqu'ils
n'étaient pas droits, ou lorsqu'ils étaient tremblés, ou trop
maigres — un flot ininterrompu d'exclamations de colère, de
paroles menaçantes, de questions absurdes qu'elle répétait avec
une ironie insultante. (( Etait-il idiot? ne comprenait-il donc
rien?... » Et toujours elle Taccusait de le faire exprès. Michel/
a grosses larmes, pleurait sans répondre. Madame Varambaud,
invoquant le Ciel, lui demandait avec insistance qu'est-ce que
vraiment elle lui avait fait pour avoir un enfant pareil I Et ses
cris, qui empUssaient la pièce, augmentaient la fatigue de
Michel et son ébranlement douloureux. Enfin, saisissant la
petite main de son fils dans sa main sohde et crispée, madame
Varambaud la menait sur le papier; et il semblait à Michel
que les montées et les descentes avaient doublé de longueur et
n'en finissaient pas. La plume éraflait le papier; le petit doigt
du milieu se tachait d'encre de plus en plus. Les sanglots,
qu'il essayait de retenir, de temps à autre soulevaient encore
sa poitrine d'un gros soubresaut. Et ses larmes, qui tombaient
en gouttes brillantes, faisaient sur le papier de grosses bour-
souflures rondes que madame Varambaud exaspérée tampon-
nât avec son épais mouchoir.
Ett^ se redressait tout à coup, épuisée, elle aussi, de fatigue,
— indiquant à Michel comme fin de sa tâche, si jusqu'à cet
endroit son travail était bien fait, la fin d'une page, d'une Ugne
et quelquefois d'un mot. Debout derrière la chaise, immobile,
elle ne quittait paa des yeux le bec hésitant de la plume, son
corps chaud incliné sur la petite épaule. Sa chemise de nuit,
dont elle avait enlevé lesi manches pour se débarbouiller et qui
n'était plus retenue à la taille que par la ceinture de son jupon,
pendait autour d'elle. On voyait, sous la toile de sa chemise
de jour bâillante, un peu de peau blanche dans l'échancrure
d'un gilet de flanelle. Et la grosse chaîne d'argent qui portait
6lâ LA REVUE DE PARIS
ses médailles, s*écartant de son estomac, avait pris la perpendi-
culaire et tombait tout droit, comme un fil à plomb.
La leçon terminée, madame Varambaud sortait avec son
fils, qu'elle ramenait vers trois heures, avant de commencer ses
visites. Alors, jusqu'au soir, Michel, resté seul, jouait autour
des bonnes, dans la cuisine; mais quand Alphonsine, l'ou-
vrière, était là (et, plus tard, après qu'il fut entré au lycée, le
jeudi, qui était jour de congé), il s'installait auprès d'elle dans
la chambre du premier étage où elle travaillait tout en sur-
veillant Cécile. •
La clientèle d' Alphonsine, depuis vingt ans, s'était toujours
accrue. Elle allait maintenant dans toutes les familles bourgeoises
delà viUe, acceptant n'importe quelle besogne, qu'elle remplis-
sait indifféremment avec le même zèle et la même soumission :
blanchisseuse chez les uns, couturière chez les autres, ailleurs
surveillant les enfants, aidant les domestiques ou les rem-
plaçant. Et 'elle trouvait moyen, dans la même journée, d'aller
chez plusieurs personnes pour exercer ces différents métiers,
— le matin, dès cinq heures, balayant le ruisseau et le trottoir
devant la maison d'une cliente, s'en allant ensuite faire le
ménage chez quelque vieille dame pendant que celle-ci était
à la messe, puis, à huit heures, commençant chez une troi-
sième pratique sa tâche de couture ou de blanchissage,
qu'elle demandait parfois la permission d'interrompre avant
le repas du soir pour aller chez une quatrième servir à table.
Et, deux fois par semaine, elle continuait de se rendre chez
madame Poulot-Bailly la mère, qui l'avait recommandée à
madame Varambaud.
— Voilà des années et des années que je m'en sers et je
n'ai jamais eu à m'en plaindre, — avait dit cette dame. —
Elle est repasseuse de son état, mais on peut la mettre à toute
main, et, tout en surveillant les enfants, elle vous fera très bien
votre raccommodage. Vous pouvez avoir en elle toute con-
fiance. Elle est silencieuse, discrète, dévouée; enfin, je ne puis
rien vous dire de mieux, c'est une conscience.
Quand elle estimait que Michel n'était pas sage ou qu'il
devenait trop bruyant, Alphonsine, interrompant son ouvrage,
le reprenait avec douceur et politesse :
l'admirable mère de MICHEL YARAMBAUD 6l3
— Allons, monsieur Michel!
Et elle lui faisait remarquer qu'un enfant bien élevé ne
parlait pas ainsi, qu'un frère ne devait pas taquiner sa petite
sœur et que mademoiselle Cécile, d'ailleurs, était trop patiente,
trop douce, qu'elle ne devait pas se laisser taquiner sans
répondre. Puis, déclarant à Michel qu'aucun des enfants de
la bonne société ne voudrait jouer avec lui, elle lui donnait en
exemple le jeune Gaston Bohé des Barres ou les deux fils de
madame Poulot-Bailly la jeune, des enfants sages et religieux
qui avaient, dans leur salle d'étude, un autel avec tout ce qu'il
faut pour dire la messe ; ils avaient même une petite chasuble
que leur mère leur avait brodée; et, tous les jeudis, ils célé-
braient l'office, auquel assistaient leurs parents et au cours
duquel TuA d'eux quêtait pour l'œuvre de la Sainte-Enfance.
Quelquefois, s'interposant entre les deux enfants dont elle
interrompait les jeiix, elle faisait s'asseoir Cécile sur un petit
banc à côté d'elle, lui donnait une aiguille et un brin de laine
avec un nœud au bout pour qu'elle enfilât des boutons, des
perles, ou fit de gros points dans un carré d'étoffe. Et elle
promettait à Cécile, comme grande récompense, de lui
raconter, plus tard, si elle était sage, des histoires que la
petite fille aussitôt réclamait. Alors Alphonsine la faisait
attendre : « Quand l'aiguille de la pendule sera sur le quart...
la demie », disait-elle. Ou bien : « Quand vous aurez fait trois
points avec votre laine bleue. » Puis, le moment venu, elle
commençait.
C'étaient des aventures dramatiques et toutes à peu près du
même genre : enfants voyageant avec leur mère, perdus dans
les forêts et puis assassinés par des aubergistes manquant de
vivres et peu scrupuleux. Et l'on voyait la mère affamée dévo-
rant le contenu d'un plat, tandis que les morceaux murmuraient
dans la sauce : (( Maman, tu manges ma chair! Maman, tu
bois mon sang! » Il y avait aussi des histoires de miracles,
petits miracles familiers et domestiques, à la portée de tout le
monde, que Michel, avec conscience, essayait de comprendre,
puis discutait, — comme, par exemple, cette anecdote de la
petite fille qui, avant d'aller à la distribution des prix, faisait
deux grosses taches sur sa belle robe. Alors elle avait pris
dans la chambre de sa mère une image de la Sainte Face, l'avait
6l4 LA REVUE DE PARIS
appliquée sur sa robe, et, immédiatement, les taches avaient
disparu.
Les histoires étaient interrompues, vers quatre heures, parla
bonne qui apportait la lampe et le goûter d'Alphonsine. Les
enfants descendaient chercher le leur, puis remontaient. Et, en
rentrant, ils trouvaient Alphonsine en train de goûter sur un
coin de la table à repasser. Elle ne levait pas les yeux, conti-
nuant à tremper ses longues mouillettes de ^ain dans un bol
de vin chaud sucré qui fumait. Lorsqu'elle avait fini, elle
s'essuyait la bouche avec un grand mouchoir blanc, puis se
remettait vivement à l'ouvrage.
Debout devant la fenêtre, Michel, le front contre la vitre,
son pain et sa tablette de chocolat à la main, regardait la
nuit tomber sur la rue propre et déserte. Une haute porte
cochère, en face de lui, laissait voir à peine, au fond d'une
cour, la ligne d'un toit que dépassaient les frondaisons
écartées d'un grand arbre. Au-dessus, le ciel était gris, d'une
obscurité légère derrière laquelle on devinait la lumière : elle
croissait peu à peu, s'étendait, gagnait toute la partie du ciel
visible, puis la lune, tout à coup, apparaissait. Elle montait
rapidement; sa marche ensuite semblait se ralentir, et Michel
contemplait avec attention, les yeux levés, le disque lumineux
où l'on distinguait des parties brillantes et des sortes de des-
sins sombres, analogues aux hachures que font au crayon les
écoliers sur leurs cartes pour y représenter les montagnes.
Parfois, s'approchant de la fenêtre, Alphonsine montrait
aux enfants, dans ces lignes mystérieuses, la figure de Judas
portant son fagot d'épines. ^
II
Une fois par semaine, le jeudi, c'était jour de marché à Ville-
meurthe. Ce matin-là, dès neuf heures, madame Varambaud,
qui avait l'habitude de faire elle-même ses provisions, s'ache-
minait vers le marché, son fils à côté d'elle et un gros panier
à la main.
A partir de l'archevêché, la Grand' Rue avait un aspect inac-
coutumé. Des servantes, des ménagères se croisaient, allant à
l'admirable mère de MICHEL VARAMBAUD 6l5
la halle ou en revenant, et des paysannes circulaient avec de
grands paniers, en bavardant par groupes au milieu de la rue,
sur le bord de laquelle, sans s'interrompre, elles se rangeaient
quand passaient des charrettes. Et les cris sourds et gutturaux
des charretiers animaient les lourds chevaux à pâturons poilus,
qui, un moment, allongeaient le pas en balançant plus fort la tête.
On débouchait tout à coup, par une courte rue longeant la
Salle Synodale, sur la place du Marché. C'était, entre la cathé-
drale et le marché couvert, parmi les baraques en toile où les
marchands forains exposent les objets de leur négoce, la foule
épaisse des jours de foire.
On vendait là des étoffes, des outils, toutes les petites choses
dont se servent les ménagères» — fil, aiguilles, boutons, lacets,
— et puis des paniers, des corbeilles, des poteries, et de la
vaisselle de faïence posée à terre, sur de la paille, et qui for-
maient, à certains endroits de la place, de grands étalages tout
blancs. Contre le trottoir, rangées à la file, les unes derrière les
autres, on voyait des charrettes dételées, d'autres remplies de
paniers vides, ou à cul et portant à leurs brancards dressés
quelque harnais de cuir.
La foule, lentement, suivait les étroits passages, les hommes
engoncés dans leurs blouses roides, d'où sortait à l'encolure un
foulard multicolore, les femmes avec la marmotte, ou un mou-
choir plié en triangle sur leurs cheveux très tirés, luisants, et qui
leur collaient sur le crâne. Leurs yeux vifs furetaient le long des
étalages; elles péroraient d'une façon criarde, assourdissante,
avec de grands coups de silence. Tous ils avaient dans la
démarche ce lourd balancement que donne aux paysans la houle
de la terre et qu'ils gardent sur le pavé des villes, en sou-
venir de leurs champs au sol inégal où les mottes s'effritent sous
les pieds. Près des femmes au dos tordu par l'habitude de la
hotte, ils allaient courbés, les mains en tr' ou vertes, comme s'ils
pesaient encore sur la charrue. A force de s'être penchés vers
la terre, leurs visages avaient pris de sa couleur; parce qu'ils
avaient reflété ses sillons étemels, ceux-ci semblaient s'être
prolongés jusque dans leur peau brune et s'y être gravés.
A l'angle de la rue Dauphine, des groupes stationnaient
devant les Grands Magasins de la Providence. Continuellement
des gens entraient, d'autres sortaient. Quelquefois, sur le seuil
6l6 LA REVUE DE PARIS
du magasin, entre les tnannequins à figure humaine et habillés
de vêtements d'hommes, — messieurs à tête petite, à moustache
noire ou à favoris jaunes, et parmi lesquels il y avait toujours,
ce qui amusait beaucoup les passants, un marmiton à toque
blanche et un nègre en habit noir, — on voyait apparaître
M. Miziot reconduisant en personne quelques clients de marque,
— un groupe de campagnards venus pour faire des achats de
noce et qu'il conseillait en ami, ou bien un riche curé-doyen des
environs, rougeaud, solide et important, en souliers à boucle,
en soutane propre, et qui portait à la main un parapluie roulé
à crosse de bois, avec un gros sac de cuir luisant et rebondi.
Madame Yarambaud, pour éviter la paille crottée répandue
sur le sol, relevait sa jupe, — une jupe ample et longue, pro-
venant d'une ancienne robe de visite et peu à peu descendue par
degrés du salon à la rue, — et pénétrait dans le marché cou-
vert. Il comprenait un rez-de-chaussée, plus une galerie circu-
laire supportée par des colonnes. On y accédait, aux quatre
coins, par quatre escaliers où passait un double courant de
foule. Et les transactions se débattaient au milieu d'un grand
vacarme, tous ces bourgeois issus de campagnards conservant
la rapacité héréditaire.
Madame Varambaud allait d'une marchande à l'autre, prome-
nant son regard indécis le long des étalagés. Elle examinait
les choux, tâtait les salades, ouvrait une cosse de pois. Ou bien,
se baissant, elle saisissait par les pattes, au milieu d'un tas
de plumes multicolores et ternes, quelque paire de poulets
qu'elle soupesait, un instant, avant de la replacer sur le sol.
De loin en loin, pour se renseigner, elle demandait à une mar-
chande le prix du beurre.
Passant le bout de son doigt nu sur l'extrémité du couteau
qu'on lui tendait, elle prenait une parcelle de beurre, puis elle se
penchait, avec son autre main écartait sa voilette de son visage,
mettait le petit morceau dans sa bouche. Et, un moment, elle
restait immobile, remuant les lèvres avec de petits claquements,
comme absorbée dans sa dégustation et attentive à quelque chose
d'indéfini qu'elle paraissait écouter.
Ses achats terminés et avant de revenir à la maison, madame
Varambaud, son panier rempli à la main, entrait à la cathédrale
l'admirable MÈKE de MICHEL VARAMBAUD 617
pbur faire au Saint Sacrement une courte visite ou pour
acquitter une petite dette. C'était un bouquet promis à saint
Joseph, un sou qu'elle devait à saint Antoine de Padoue : —
il lui avait fait retrouver ses clefs, la grammaire de Michel,
ou, grâce à son intervention miraculeuse, M. Varambaud
avait consenti à la conduire au bal. — Elle se signait rapide-
ment, posait un genou sur le bord d'un prie-dieu, ses lèvres
remuaient très vite, puis, après avoir salué l'autel, elle repartait
par la porte de côté, ce qui abrégeait ainsi son chemin.
Souvent, ay milieu de la nef, parmi les rangées bien alignées
des chaises vides, quelque dame agenouillée, en reconnaissant
madame Varambaud, lui faisait un petit signe, se levait, puis
Ton s'abordait à voix basse auprès du bénitier, et les voix s'éle-
vaient dès la porte franchie.
C'étaient certaines vieilles amies de la famille de son mari,
que madame Varambaud connaissait, mais qu'elle voyait rare-
ment : mademoiâelle Béjot, madame Poulot-Bailly la mère,
la femme du vieux docteur Tireveillot. Les premières exclama-
tions étaient toujours relatives au temps qu'il faisait. Ensuite
on s'informait longuement des santés. Et, dans le passage débou-
chant par une petite porte voûtée sur la Grand'Rue, — entre
les grilles ouvragées derrière lesquelles on discernait, à travers
des feuillages verts, d'un côté, la tranquille et pompeuse façade
de l'archevêché, et, de l'autre, les hauts vitraux de la Salle
Synodale, — on marchait à pas très lents, à cause de madame
Poulot-Bailly que son embonpoint fatiguait.
A la porte de la Grand'Rue, on s'arrêtait pour échanger des
paroles d*adieu ; et, après un mot aimable à l'adresse de cha-
cune des personnes présentes et un dernier compliment de poli-
tesse pour M. Varambaud, — qu'elle appelait quelquefois
encore par son prénom, — madame Poulot-Bailly s'éloignait.
Souvent, pourtant, au bout de quelques pas, se retournant, elle
rappelait madame Tireveillot, à qui elle avait encore quelque
chose à dire. Et madame Varambaud entendait — avec, de
temps à autre, le nom de certaines personnes que son mari
qualifiait de réactionnaires et qu'il lui avait demandé de ne pas
voir — quelque courte phrase de ce genre :
— N'oubliez pas mes trois chasubles I
— N'est-elle donc pas déjà zélatrice.»^
6l8 LA REVUE DE PARIS
— Et les cinq dizaines que vous m'aviez promises?
— Laissez, laissez, j'en parlerai à monseigneur!
Elle s'en allait enfin, et, dès qu'elle était partie, madame Tire-
veillot ne manquait jamais de faire sonéloçe :
— C'est une si bonne personne! Elle est toujours aimable,
toujours souriante. Et pourtant elle n'a pas eu la vie gaie : son
mari était si difficile!... Et cinq garçons, avec celai... Eh
bien! elle trouvait le moyen de faire toutes ses visites, elle était
déjà à la tête de toutes les œuvres, elle allait à la messe tous les
matins. Et son mari, qui ne partageait malheureusement pas ses
idées, ne pouvait rien lui dire, parce qu'elle lui répondait tran-
quillement, sans se fâcher : « Mais, mon ami, qu'est-ce que ça
peut te faire, puisque tu n'es pas encore réveillé quand je m'en
vais et que je suis revenue pour assister à ton déjeuner et à
celui de tes enfants?,.. »
Au moment de remonter la Grand'Rue, madame Varambaud,
s'arrêtant une dernière fois, entrait à la boucherie. Dès qu'il
l'apercevait, le patron aussitôt s'avançait vei^s elle, et, pendant
qu'elle cherchait du regard, parmi les quartiers de viande- sus-
pendus au plafond, ce qui conviendrait pour les repas suivants,
le boucher, en confidence, lui indiquait quel morceau ce jour-
là était le plus avantageux. Autour d'eux, on sciait les viandes ;
les coups de couperet retentissaient sur le billot; les garçons,
tenant dans la main gauche le fusil sur lequel ils aiguisaient
leur large couteau d'acier, regardaient le doigt des acheteuses
indiquer sur la viande la tranche qu'il leur fallait. On entendait,
parfois, le choc vibrant des morceaux jetés dans la balance,
sur un carré de papier jaune : — un brusque froissement, un
chiffre crié, tandis que le plateau chargé de poids retombait
avec un bruit de cymbales.
ni
A six ans et demi, Michel entra au lycée. Et il recommença,
sous la direction d'un maître, ce que sa mère deux années
durant lui avait fait étudier, afin que dès son arrivée au lycée
il sût déjà, et parfaitement, tout ce que les autres allaient
commencer seulement dapprendre.
l'admirable MÈBE de MICHEL VARAMBAUD 619
Chaque matin, au début de la classe, on récitait les leçons,
puis on corrigeait les devoirs ; et, avant la récréation d'un quart
d'heure qui divisait les trois heures de classes, il y avait une
dictée ou bien un exercice de grammaire appelé « exercice
d'invention ». Il fallait, par exemple, ranger dans l'une des
de ces deux catégories : personne, ou chose, chacun des mois
d'une série que dictait le professeur. Et si le roi, le vieillard,
l'homme, Dieu, et le jardinier étaient des personnes, l'océan,
la voix, l'œil et le perroquet étaient — à la grande stupéfaction
de Michel — des choses. La classe se terminait par une leçon
de lecture. Plusieurs jours de suite, on restait sur le même
passage, que lisait péniblement, à haute voix, un des élèves;
et les autres devaient suivre exactement le texte, de façon à
pouvoir continuer la phrase ou le mot commencé. Mais cette
obligation de ne pas lire plus vite que celui qui lisait à haute
voix, d'endosser toutes ses hésitations, ses fautes, ses répéti-
tions, — et de ne penser à rien qu'à assembler avec lenteur des
syllabes, — assoupissait rapidement les écoliers, qui bientôt ne
suivaient plus la lecture et se laissaient aller à une somnolence
mauvaise, où les facultés actives peu à peu s'engourdissaient.
Quelques-uns, tout en suivant machinalement de l'œil les
grosses lettres de leur livre, songeaient à beaucoup d'autres
choses, — dans une sorte de dédoublement d'eux-mêmes qui les
disposait à ne plus pouvoir, sans être aussitôt distraits par des
pensées étrangères, appliquer leur esprit, désormais incapable
de se fixer, au travail ou à la moindre réflexion.
Quelques minutes avant onze heures, les écoliers s'en
allaient. Michel aussitôt partait à toutes jambes, heureux
d'être libre et de courir au soleil, et assez jeune encore pour
ne pas emporter avec lui ce qui si vite se môle, en les altérant,
aux minutes heureuses de l'homme : le souvenir des moments
pénibles passés. En arrivant à la maison, il s'arrêtait toujours
pour regarder à travers les rideaux dans la salle à manger, que
rendait plus visible une autre fenêtre donnant en face sur le
jardin. On apercevait, sous les ondes de la lumière encore
matinale, le couvert disposé sur la nappe blanche : les quatre
assiettes autour de la table ronde, l'argenterie claire, les verres
brillants, et, plantées symétriquement entre les deux carafes,
deux bouteilles en verre sombre et au col élancé. A côté de la
030 LA REVUE DE PARIS
place de M. Varambaud, il y avait, dans une corbeille, une
couronne intacte de pain doré.
Dès que Michel était arrivé, on se mettait à table. Et,
tout en nouant autour de son cou les cordons de sa serviette, —
quelquefois encore une ancienne serviette qui datait de sa
petite enfance et au bas de laquelle on pouvait lire, imprimé
en grosses lettres rouges : « Bébé est sage », ou : ce Bébé mange
sa soupe », — Michel commençait de raconter les incidents de
la matinée, ce qu'il avait dit ou fait. Et il passait sans tran-
sition d'un sujet à un autre, avec une volubilité inlassable et
essoufflée, et dans une sorte de confusion joyeuse que madame
Varambaud cherchait à modérer, puis interrompait, s'avi-
sant que cela pouvait gêner son mari ou le fatiguer. En toutes
choses, en effet, elle essayait de lui être agréable. Elle flattait
ses goûts, ses manies, toujours en quête de ce qu'il pouvait
vouloir, afin de prévenir ses désirs et d'abonder aussitôt dans
le sens qu'ils indiquaient, — heureuse quand il était de bonne
humeur et désolée quand il n'avait pas d'appétit ou déclarait
qu'un plat était manqué. — Et, dans la crainte de paraître le
négliger, elle le harcelait d'attentions maladroites et le plus sou-
vent inutiles, avec une sorte de despotisme inconscient qui la
faisait, malgré son grand désir de le contenter uniquement,
se contenter tout d'abord elle-même, et imposer à son mari
l'idéal qu'elle se formait pour lui du bonheur, sans se préoc-
cuper le moins du monde de ce qu'il pensait et sans même
écouter ce qu'il disait. Et, à là fin, si M. Varambaud lui répon-
dait avec un peu d'impatience (de même qu'au moindre
reproche, à la moindre observation qu'il lui faisait, ou quand,
au cours de la conversation, il lui refusait quelque chose qu'elle
désirait beaucoup, — comme d'aller au bal ou de chanter à un
salut — ou encore, s'il avait reçu le matin dans son cabinet une
femme seule et qu'il lui eût répondu à ce sujet d'une manière
évasive) , madame Varambaud se taisait : sa figure aussitôt se
contractait, elle posait sa fourchette, regardait le plafond avec
des yeux emplis de larmes. Quelquefois même, éclatant en
sanglots, elle se levait brusquement et sortait. Les enfants,
immobiles, restaient muets. M. Varambaud, alors, avec une
gravité tendre, s'occupait d'eux : il leur parlait, les servait,
appelait la bonne, puis, tout à coup, laissant échapper un
l'admirable mère de MICHEL VARAMBAUD 6ai
mouvement de contrariété, il envoyait Michel chercher sa
mère.
Elle s'était réfugiée dans la chambre d*ami, où Michel la trou-
vait agenouillée devant le lit, priant et sanglotant, la tète dans
les mains. Avec une douceur obstinée, elle refusait de revenir :
— Non, non! — disait-elle.
Michel, tout à la fois indifférent et gêné, s'en allait. Et,
toujours, c'était M. Yarambaud qui finissait par aller cher-
cher sa femme. Elle revenait à son bras, le visage bouffi de
larmes, sans rien dire, et la démarche raidie et faible comme
une convalescente qui pour la première fois revient à table.
Cette exaltation était suivie de crises ardentes de dévotion.
S'estimant incomprise et méconnue, elle se rapprochait de Celui
que son imagination lui représentait immuablement le même,
jamais injuste, toujours accueillant et prêt à la comprendre et
à la consoler. Elle lui racontait ses peines, ses chagrins, le pre-
nait à témoin de la bonté de ses intentions, de son amour pour
son mari, de son désir de le contenter :
— Vous savez combien je l'aime I — disait-elle.
Et elle le suppliait, lui qui, croyait-elle, en avait le pou-
voir, de la faire apprécier plus justement par son mari.
Le dimanche, à la messe de onze heures, — la dernière messe
basse, car madame Varambaud alliait à sa ferveur une aver-
sion pour les sermons, qu'elle trouvait bien inutiles pour elle
et vraiment superflus, — elle suivait exactement chacune des
parties de l'office, articulant tout bas chacun des mots qu'elle
lisait dans son livre, afin de s'en bien pénétrer. Et elle accom-
plissait tous les rites prescrits, se levant, s'agenouillant, se
signant, avec conviction et avec une ampleur exagérée de
gestes, comme les jeunes prêtres qui célèbrent leurs premières
messes.
De temps en temps, à des intervalles irréguliers, — ce jour-
là, on allait à une messe plus matinale, — elle communiait.
Michel, avec une gêne croissante, la voyait, au dernier tiers de
la messe, enlever ses gants, relever sa voilette, se moucher,
puis, tout à coup, la figure humble, quitter sa chaise et, les
mains jointes, s'avancer lentement, — elle qui marchait
toujours si vite, — parmi le flot recueilli des dames qui se
dirigeaient vers l'autel. Elle s'arrêtait à deux pas de la grille.
032 LA REVUE DE PARIS
contre laquelle des femmes agenouillées étaient serrées les unes
auprès des autres; à chaque instant, Tune d'elles se retirait,
une de celles qui attendaient prenait la place vide; et, sans
relâche, de l'autre côté delà grille, le prêtre passait et repassait.
Madame Varambaud, à son tour, s'agenouillait, recevait
l'hostie; et elle revenait, les yeux baissés, au milieu de ces
dames que Michel connaissait pour la plupart et qui pas-
saient, balayant les dalles de leur robe, le visage recueilli
et doucement attentif, comme si elles portaient entre leurs
doigts unis quelque chose de très fragile et de très précieux.
De loin en loin, l'une après l'autre, lançant de côté un coup
d'œil subitement revenu aux choses de ce monde, elles obli-
quaient vers la chaise (qu'elles avaient précédemment occupée ;
puis, agenouillées de nouveau, elles s'abandonnaient à
leur attitude fervente, — que définitivement elles perdaient,
quelques instants plus tard, en reprenant, à la porte de la
cathédrale, leurs allures ordinaires d'épouses sans passions et
de mères tranquilles. — Souvent elles restaîe»^, une minute, à
bavarder, par petits groupes, s'entretenant — avec une sorte
d'affectation de ne pas dépasser le ton des conversations, habi-
tuelles — de choses familiales et domestiques, de leur ménage^
de leur mari, de leurs enfants... Et il semblait à Michel qu'il
y avait entre elles quelque chose de mystérieux qui, un moment,
les avait rapprochées et qu'elles s'efforçaient maintenant de
paraître oublier.
Cette année-là, madame Varambaud conduisit Michel et
Cécile aux processions. Us arrivaient vers la fin des vêpres : la
cathédrale déjà était à moitié remplie, on entrait encore; et,
dominée par le bourdonnement sonore et aérien des cloches,
il y avait sous les voûtes une sourde rumeur faite d'une suc-
cession ininterrompue de bruits divers, éparpillés, dont les
uns reprenaient quand les autres avaient cessé, — voix assour-
dies, piétinements, grincements des chaises sur les dalles, cla-
quements des sièges mobiles des prie-dieu, — à travers lesquels
montaient encore, parfois, les dernières psalmodies, graves et
monotones, des vêpres que personne n'écoutait plus.
La procession s'organisait. On voyait, sous la direction
de jeunes prêtres, les confréries se grouper et s'avancer
l'admirable MÈHë de MICHEL VARAMBALD GâS
lentement, les unes derrière les autres, pour prendre leur
place. Près de la chapelle de la Vierge et devant la grande
porte de la nef était installé un reposoir, c'est-à-dire un autel
très élevé, couvert de draperies, de fleurs et de lumières.
Un bedeau allumait les derniers cierges. Et Ton apercevait
soudain, entre deux piliers, devant la masse palpitante et
immobile des lumières, allant et venant au bout d'une longue
perche une petite flamme qui tremblotait.
Poussant à travers l'église leurs souffles puissants et qui fai-
saient tout vibrer, les orgues brusquement se faisaient entendre,
et, du chœur, répondaient les chants joyeux des prêtres qui
se formaient en procession. Le. cortège s'avançait enfin, avec
un peu de confusion tout d'abord, le long d'un bas côté, pré-
cédé par de toutes petites filles vêtues de blanc et par d'autres
un peu plus âgées, qui avaient fait leur première communion,
cette année-là, et portaient leurs vêtements blancs et leurs
voiles. Les bannières, successivement, se levaient, les groupes
auxquels elles appartenaient suivaient, et il y avait des piéti-
nements, de brusques arrêts, des remises en marche, jusqu'au
moment où les distances établies permettaient à tout le monde
de marcher à pas lents et réguliers.
Lorsque la tête de la procession passait devant elle, madame
Varambaud, poussant Cécile, que Michel tenait par la main, lui
faisait prendre place entre deux fillettes qui s'écartaient.
On lui avait mis, ce jour-là, sa plus belle robe, — une robe
de mousseline à volants, décolletée et qui laissait nus ses bras
et ses mollets potelés. — Un large ruban de soie, de la même
couleur qu'une minuscule couronne de roses posée sur ses
cheveux courts et bouclés, ceignait son petit ventre et, s'amin-
cissant sur les côtés, s'épanouissait par derrière en un grand
nœud à coques amples et bien étalées, qu'elle secouait à chacun
de ses pas menus et encore peu sûrs. Elle portait, suspendue
à son cou, une corbeille, — celle qui servait ordinairement à
mettre le pain, aujourd'hui bien drapée et tout emplie par des
pétales de fleurs. Et, sans oser les jeter, elle laissait au milieu
sa main fermée, en regardant autour d'elle avec des yeux
étonnés et confiants, grands ouverts, et qui semblaient tout
ronds, au-dessus de ses petites joues brunes rebondies.
L'orgue, tout à coup, se taisait. Subitement alors, dans un
€a4 LA REVUE DE PARIS
coin de l'église, une bruyante et joyeuse fanfare de cuivres
éclatait : c'était la musique de l'école des frères qui saluait la
procession arrivant au premier reposoir. On s'arrêtait, puis il
y avait un moment de silence, tout le monde se prosternait,
€t l'on entendait très loin tinter une petite sonnette. Cécile
s'agenouillait; Michel, ne voulant pas se mettre à genoux, —
ce qu'il avait toujours considéré comme un peu humiliant, — et
sentant qu'on le remarquerait s'il restait debout, s'inclinait à
moitié, intimidé, et quelquefois, par une concession qu*il
n'était pas sans se reprocher, il allait jusqu'à mettre un genou
en terre. Presque à la hauteur de sa figure, des profils appa-
raissaient sous la mousseline vaporeuse des voiles. Les robes
longues, étalées sur les dalles, à sa droite et à sa gauche,
s'amoncelaient en flots blancs autour de ses jambes nues. Et il
respirait, avec une sorte d'angoisse et d'émotion singulière-
ment douce, une tiède et troublante odeur de roses qui semblait
monter de toutes ces formes blanches prosternées.
Après un léger désordre, les communiantes se remettaient
en marche. Et les enfants de Marie, à leur tour, apparaissaient,
groupées derrière leur bannière que portait, à la force des poi-
gnets, une robuste fille aux traits accentués, à la lèvre supé-
rieure couverte d'un duvet brun , et qui baissait pudiquement
les yeux sous son voile blanc. Sa robe unie de laine noire, un
peu courte, découvrait ses pieds chaussés de solides souliers
noirs bien cirés. Et, sur le corsage rebondi et tendu à en crever
'par l'efibrt des bras qui soutenaient la hampe gainée de
velours foncé, on voyait, croisé au milieu du dos et pendant
sur la poitrine, un ruban d'un bleu violent au bout duquel
miroitait une petite médaille ronde, en argent. Quatre demoi-
selles, semblablement accoutrées de longs voiles blancs par-
dessus leurs robes noires, marchaient, — deux en avant, deux
en arrière, — recevant, entre leurs doigts gantés de coton blanc,
les larges rubans de moire qui retombaient du faite de l'ori-
flamme.
Les autres confréries suivaient, chacune avec sa bannière,
{celle des Servantes et Ouvrières chrétiennes, — où rayonnait
la figure de sainte Marthe, la servante de Jésus, — portée par
Alphonsine), et l'orphelinat, les pensions; puis, précédant
leurs aînés, — les ouvriers membres du cercle catholique, —
l'admirable mère de MICHEL VARAMBAUD 625
les apprentis membres du patronage Saint-Étienne : petits
jeunes gens de douze à dix-huit ans, aux visages ronds, les
cheveux plantés bas sur le front déprimé, la plupart roux et la
peau tavelée, qui cheminaient les mains jointes et les pouces en
croix. Ils portaient tous, sur le côté gauche de la poitrine, une
petite rosette de rubans verts où pendait une petite croix de
cuivre.
Enfin, entre les curés de toutes les paroisses qui marchaient
par rang d'âge, en deux files, tenant, sur leurs gros livres
d'heures reliés de peau brune, un petit bouquet de fleurs
naturelles, et vêtus de leurs plus belles chasubles (raides,
dorées, et presque toutes ornées, au milieu du dos, de sujets
symboliques brodés en relief : agneau sous une croix,
colombe planant sur un calice, christ aux bras étendus), s'avan-
çait, sous un dais carré que surmontaient, aux quatre coins, de
grands panaches de plume, l'archevêque mitre, caparaçonné
d'une chape d'or aux plis droits et retenant des deux mains,
sur un support placé au niveau de sa figure, un ostensoir étin-
celant de pierreries. Déjeunes séminaristes en robes de dentelle
le précédaient, marchant quatre par quatre, l'encensoir à la
main, et accompagnés par des diacres en dalma tiques qui por-
taient d'énormes cierges plantés dans de gros chandeliers. A des
signaux donnés, ceux qui avaient les encensoirs se retournaient,
s'agenouillaient, se relevaient et, tous ensemble, de toute la
longueur des chaînes, balançaient à la hauteur de leur tête les
vases d'argent d'où bondissaient des fumées bleues. Seuls au
milieu de tous ces prêtres, quatre messieurs de la ville, en
habit noir, — parmi lesquels on reconnaissait M. Miziot, —
tenaient entre deux doigts les cordonnets dorés qui pendaient
des quatre coins du dais.
Devant le grand reposoir de la nef, les prêtres s'arrêtaient :
l'archevêque gravissait seul les degrés de l'autel et, se retour-
nant, traçait dans l'air de grands signes de croix avec l'osten-
soir qu'il présentait à la foule au bout de ses bras tendus.
Toutes les têtes se courbaient. Agenouillée au premier rang,
madame Varambaud, la tête haute et pressant contre sa bouche
le lourd paquet de ses médailles, lançait à la petite vitre miroi-
tante placée au centre du soleil d'or, de longs regards sup-
pliants.
i*!* Juin 1908. 12
636
LA REVUE DE PARIS
IV
L'année suivante, Michel entra dans la classe de huitième;
et ses études aussitôt devinrent pour lui très pénibles : tout ce
qu'il avait à apprendre était nouveau pour lui et sa mémoire,
au service de sa raison et de sa sensibilité, capable de con-
server les idées et les images, ne parvenait qu'au prix d'un très
pénible effort à s'employer aux besognes basses et mécaniques
que l'on exige des enfants.
Chaque soir, après la classe, au lieu de rentrer directement
à la maison, il faisait un grand tour par les Promenades.
C'était l'époque où l'on commence à sentir, malgré la beauté
des journées, quand le soir tombe, l'approche de l'hiver : le
soleil avait disparu, Tair était silencieux, et la brume qui mon-
tait du sol vers le ciel froid et pur semblait apporter avec elle
une odeur de fumée d'herbes et de pommes de terre qu'on sort
du four. Assemblés de loin en loin autour d'un arbre, le long
de l'avenue, des gamins jetaient des cailloux dans le feuillage
pour abattre les marrons. Parfois une grosse pierre, heurtant
avec un bruit mat le bois d'une branche, l'ébranlait d'une
secousse qui longuement faisait frémir toutes les feuilles ; et
une gi'êle de marrons rebondissait sur la terre ou s'enfonçait
dans les feuilles mortes. Quelques-uns, moins mûrs, avaient
encore leur coque, que le choc faisait éclater facilement; ou
bien, du talon, un enfant écrasait l'enveloppe épineuse et résis-
tante d'où jaillissaient quelquefois deux boules irrégulières,
couleur d'acajou verni, et tachées sur un point d'un cercle
pâle et mat et qui semblait poudré de cendre fine, Et partout
sous les arbres la terre était jonchée, parmi les feuilles, de
brindilles de bois sec et de coques, meurtries et comme rouil-
léespourla plupart, quelques-unes encore très vertes, fermées
et avec leur queue, d'autres séparées en deux et laissant voir
leur intérieur intact, creux, blanc et lisse; parfois, entre deux
feuilles, on apercevait tout à coup la surface plate et chatoyante
d'un marron. Choisissant minutieusement les plus gros et les
plus brillants, des petites filles en sarreau noir furetaient le
long des allées, un petit panier à la main, avec, autour du cou.
l'admirable mère de MICHEL VARAMBAUD 627
un long chapelet de marrons qui leur descendait plus bas que
la taille.
Quand Michel arrivait à la maison, la nuit était presque
venue. Dans un coin du jardin, le scieur de bois qui, tous les
ans, à la même époque, venait pendant quatre ou cinq jours
détailler et rentrer la provision d'hiver, achevait sa tâche. Un
pied posé sur la bûche ajustée entre les branches du chevalet,
il poussait et ramenait sa scie d'une façon ininterrompue et
régulière: la sciure, en pluie fine, s'ajoutait au petit cône pâle
qui s'élevait au-dessous peu à peu, puis le bruit de la scie s'ar-
rêtait brusquement et, à droite et à gauche, deux bûches tom-
baient avec un retentissement élastique. L'homme se redres-
sait, essuyait sa figure moite du revers de son bras, rentrait
les bûches dans le bûcher, puis, remettant sa veste, qu'il avait
posée sur la margelle du puits, il partait par la petite porte du
jardin.
Michel, qui était allé chercher son goûter, s'approchait alors
du bois entassé le long du mur, — longs fûts noueux, quelques-
uns lisses et secs, d'autres couverts d'écorce rugueuse et
humide se détachant par plaques et qui sentaient la forêt, la
mousse et le champignon. Son léger repas terminé, il allait à
la treille manger du raisin ; et, marchant sur les plates-bandes,
entre les dahlias dont les grosses fleurs, déjà presque flétries
par les premières gelées de la nuit, pesaient au bout des tiges,
il fouillait parmi les feuilles, où il trouvait encore, de loin
en loin, quelque grappe oubliée. Elle résistait, il tirait fort :
la vigne brusquement se détachait du mur, et il lui restait à
la main une toute petite grappe, faite de cinq ou six grains
glacés, roussis, fripés, sur lesquels se collaient d'invisibles et
tenaces fils de soie d'araignée, et qu'il mangeait à même en
laissant pendre la grappe au-dessus de son visage. Et toute la
fraîcheur de la nuit, qu'il aspirait avec une sorte d'avidité pleine
de délices, semblait se mêler dans sa bouche à leur chair glis-
sante et sucrée.
Sa mère, tout à coup, l'appelait en criant très fort : c'était
l'heure de rentrer. Il montait alors pour faire ses devoirs, —
presque toujours des exercices de grammaire qu'on aurait dit
inventés par le maître qui apprend à monsieur Jourdain à
prononcer les voyelles. — Et le sentiment qu'avait Michel de
628 LA REVUE DE PARIS
leur inutilité radicale l'emplissait immédiatement d'un morne
ennui et semblait transformer dans ses doigts son léger porte-
plume en un ustensile de plomb.
Assis dans son fauteuil et le dos tourné à la lumière,
M. Varambaud lisait les journaux de Paris, qui venaient
d'arriver. L'abat-jour, coiffant la lampe à huile, rabattait une
lueur douce dans laquelle apparaissait son visage coloré, les
feuilles grises de son journal et, de l'autre côté de la table, sur
le sous-main de toile cirée noire et brillante, le cahier déployé
de Michel, sa tête ronde aux cheveux bruns rasés si près qu'ils
semblaient clairs et ses petites mains courtes d'écolier. A chaque
instant, cessant d'écrire, il demandait à son père une expli-
cation. Selon les jours, M. Varambaud répondait avec com-
plaisance ou sur un ton de mauvaise humeur. Michel alors
écrivait rapidement, puis de nouveau sa plume se relevait, et,
pour ne pas poser tout de suite une nouvelle question, il atten-
dait un moment, immobile, sans rien faire, les yeux machina-
lement fixés sur la partie de cuivre ajouré de la lampe, où
on voyait tomber lentement les gouttes d'huile l'une après
l'autre. Parfois, au cours de la soirée, la clarté de la lampe
diminuait subitement. M. Varambaud, avec un geste de con-
trariété, se penchait en arrière, considérait, en clignant les
paupières, la mèche qui noircissait; puis, pour remonter la
lampe, il tournait la clef, qui, à chaque tour, produisait un
bruit rauque, pour s'arrêter sur une sorte de hoquet beau-
coup plus fort. La lumière encore un peu baissait, puis, après
un vacillemcnt, soudain elle redevenait brillante et aussitôt
s'immobilisait.
Souvent, avant que le devoir fût terminé, M. Varambaud
réclamait la page commencée. Mal disposé déjà quelquefois
par les notes médiocres que Michel avait rapportées du lycée
et mécontent d'être sans cesse obligé de s'occuper de lui, il
parcourait vivement les lignes du regard, s'irritant progressi-
vement à la vue des fautes qu'il y trouvait; tout à coup, pour
une faute de plus, un mot mal écrit, ou illisible, ou même
oublié, il finissait, sous les yeux épouvantés de Michel, qui
avec anxiété observait tous ses mouvements, par déchirer le
devoir déjà presque aux trois quarts terminé. Il fallait recom-
mencer. Tout en pleurant, Michel ramassait les morceaux
l'admirable mère de MICHEL VARAMBAUD ÔSQ
épars de la copie, et de nouveau il essayait de fixer son esprit
sur tous ces mots qui n'avaient aucun sens pour lui. La pro-
position était-elle principale, — principale absolue, principale
coordonnée, principale juxtaposée ; — incidente, — incidente
dé termina tive, incidente explicative, incidente coordonnée; —
subordonnée, — subordonnée complétive, subordonnée cir-
constancielle, subordonnée coordonnée, — ou bien encore
infinitive, participe, personnelle, impersonnelle?... Et les
explications qui suivaient ne faisaient qu'ajouter à la confu-
sion de tout cela : « Le complément qualificatif essentiel cor-
respond à la proposition incidente déterminative ; le complé-
ment qualificatif accessoire correspond à la proposition inci-
dente explicative; le complément direct ou indirect à la
proposition subordonnée complétive, et le complément cir-
constanciel à la proposition complétive circonstancielle... »
Madame Yarambaud, qui arrivait toute prête à faire
apprendre à Michel ses leçons, poussait une exclamation en
voyant qu'il n'avait pas encore fini ses devoirs. Elle s'appro-
chait de lui, regardait où il en était ; et, sous prétexte de l'aider,
elle ne cessait pas un instant de le harceler, lui reprochant,
presque à chaque mot, avant qu'il l'eût commise, la bévue
qu'il allait faire. Le temps passait; il hésitait, elle redoublait
ses questions, le pressait de plus en plus. Enfin, la tête
perdue, obligé de se décider vite sous les menaces de sa mère,
il disait à peu près au hasard le mot qu'il croyait être le bon.
Et il écrivait avec une lassitude déjà complète, le cœur serré
à la pensée de toutes les leçons qu'il lui faudrait encore
apprendre le soir. Madame Yarambaud le quittait enfin, sur
un passage facile, après une dernière recommandation mena-
çante.
Quelques minutes avant six heures, on entendait au dehors
le son lointain et mélancolique de la trompette du laitier. Il
se rapprochait, devenait insensiblement plus fort, et Michel
écoutait avec un soulagement indicible ce bruit familier qui,
tous les soirs, lui annonçait un peu de relâche et l'intermède
repas. La voiture, un moment, stationnait devant la fenêtre,
puis elle se remettait en marche; le bruit de la trompette
allait en s'éloignant, et subitement, dans l'escalier, la voix de
madame Yarambaud s'élevait :
]
63o
LA REVUE DE PARIS
— Alfred, — criait-elle, — Alfred, à table I
Alors, la lête lourde de larmes .et le corps fatigué comme
s*il avait porté longtemps un très pesant fardeau, Michel sui-
vait son père, qui venait d'éteindre la lampe, descendait der-
rière lui l'escalier et entrait dans la salle à manger froide au
centre de laquelle rayonnait sans éclat le globe blanc de la
suspension, qu'enveloppait brusquement la bouffée de vapeur
s'échappant de la soupière dont madame Varambaud venait
de soulever le couvercle. Ses parents se mettaient à parler, on
l'oubliait, il n'était plus question de lui ; et, sans bouger, tassé
sur lui-même, il commençait de manger sa soupe, s'absorbant
dans la douceur d'une joie que peu d'années suffiraient à
détruire pour jamais, la joie d'être petit.
Aussitôt le dîner fini, Michel se remettait à écrire. Mais
l'espèce d'engourdissement heureux que lui avait donné le
repas lui rendait plus pénible la reprise de sa tâche. Rapide-
ment il finissait ses devoirs, puis on passait aux leçons, — le
plus souvent une fable ou quelque pièce de poésie, qu'il appre-
nait avec la plus grande difficulté et comme si les mots étaient
séparés de lui par une barrière mystérieuse et tenace qu'il ne
parvenait pas à franchir.
Quand il croyait enfin savoir, il donnait le livre à sa mère,
lisant, au dernier moment, d'un coup d'œil rapide, les deux
premières lignes, qu'il récitait tout d'une haleine pour s'arrêter
brusquement au milieu de la troisième et reprendre ensuite sur
un ton différent et avec de perpétuelles hésitations. Et la
recherche du sens, par lequel il essayait de guider sa mémoire
réfractaire à l'action machinale du bruit des mots, Tccartait, au
contraire de la forme particulière à l'auteur. Madame Varam-
baud, bientôt, lui rendait le livre : il se remettait à apprendre,
tout en luttant contre le sommeil qui peu à peu l'envahis-
sait. Il pai^venait enfin, en regardant à chaque instant les
mots qui lui échappaient, à se donner à lui-même l'illusion
qu'il savait à peu près; et, de nouveau, avec toujours l'espoir
que par un heureux hasard il arriverait à réciter jusqu'au
bout, il tendait le livre à sa mère. Madame Varambaud, cette
fois, perdait patience. Elle le reprenait d'une voix exaspérée,
lui criant dans l'oreille le mot qu'il ne savait pas ; et, à chacune
de ses hésitations, elle l'étourdissait d'un : « Prends garde, mon
l'admirable mère de MICHEL VARAMBAUD 63l
petit enfant, prends garde I )> achevant ainsi d'affoler Michel,
qui sentait déjà sur sa joue le soufflet qu'elle lui promettait. —
La main s'abattait tout à coup, secouant cruellement dans sa
tête son cerveau endolori. Michel éclatait en pleurs, sa mère
criait plus fort. M. Varambaud, que tout ce bruit gênait, faisait
entendre une sourde exclamation d'ennui : alors, la voix sou-
dain plus basse, sans s'interrompre, elle continuait sur le
même ton de colère et de menace. Voyant enfin qu'il ne
saurait jamais si elle le laissait apprendre seul, elle se déci-
dait à lui apprendre de force. Mais les phrases qu'elle lui disait
n'arrivaient pas à pénétrer son cerveau saturé. Avec une
affectation de patience, elle les lui répétait interminablement,
s'arrêtant parfois pour dire, d'une voix tremblante de colère :
ce Quelle patience, mon Dieu, quelle patience I y> — quand
l'enfant, hébété, tombant de sommeil et d'épuisement et
succombant de peine, ne savait plus que balbutier des sons
incohérents, ou qu'il poussait entre deux mots un gros soupir
convulsif. — Des larmes rondes» roulant le long de ses joues
brûlantes, glissaient sans s'y attacher sur son petit tablier noir.
Il lui semblait que ses paupières, qui se fermaient malgré lui,
étaient bordées de mille pointes d'aiguilles. Sa tête, de plus
en plus, à mesure que Theure s'avançait, devenait lourde. Et
les intonations nobles et gracieuses de sa mère, qu'il s'efforçait
de répéter après elle, montaient et descendaient bizarrement
dans sa voix troublée de larmes.
Enfin, tout à la fois pris de pitié et un peu impatienté,
M. Varambaud, d'une voix bonne qui emplissait Michel de
reconnaissance et semblait aussitôt réchauffer et amollir son
cœur contracté de chagrin, conseillait à sa femme d'envoyer
le petit se coucher. Madame Varambaud, cédant à regret,
déclarait alors à Michel qu'il aurait encore à repasser ses leçons
le lendemain matin.
11 allait tendre son front à son père, s'en allait dans la grande
chambre de ses parents, se déshabillait rapidement, puis il se
glissait dans son lit tout froid, où il restait, encore un moment,
vibrant de son effort, à moitié étourdi, la figure gonflée et
déjà, comme s'il était grand, seul avec sa peine. La chaleur
du lit, cependant, peu à peu l'apaisait. Et, les jambes repliées
dans sa longue chemise, les mains enfoncées sous l'oreiller
1
63d la revue de paris
qu'il serrait contre sa joue, il s'abandonnait enfin au délicieux
repos du sommeil, rassuré de sentir entre lui et les tracas du
lendemain tout l'espace de la nuit.
Bien souvent la trêve n'était pas complète. Une angoisse
prodigieuse, l'envahissant au milieu de son sommeil, lui ren-
dait sans le réveiller la faculté de sentir. C'était une sorte de
cauchemar abstrait, dénué de tableaux et de personnages.
Michel avait seulement l'impression de lignes, animées et
sinueuses qui, au lieu de lui être extérieures comme tout ce
qui tombe sous les sens, semblaient provenir du plus profond
de lui-même, — et qu'il percevait par un moyen extraordi-
naire, impossible à saisir avec une âme consciente et dont
l'action inconnue le plongeait dans un désespoir horrible; —
figures qui étaient peut-être l'image écrite des mouvements
réels agitant son cerveau et qu'il arrivait à enregistrer à la suite
d'un développement anormal de sa sensibilité, de même que
par l'intermédiaire d'une pointe reposant sur une plaque de
cire molle on peut apercevoir, sous forme de lignes et quand la
cause a déjà disparu, les vibrations d'un morceau de métal
qu'on a frappé.
Ses parents, accourus à ses cris, le voyaient se toi*dre dans
son lit en les regardant sans les reconnaître, les yeux grands
ouverts, d'où coulaient intarissablement des larmes. Son corps
se tendait comme un arc, ou bien il se renversait en arrière
et ses talons touchaient sa nuque. Et ni caresses, ni consola-
tions, ni exhortations, ne parvenaient à le réveiller et à
l'apaiser. Son père, d'une voix inquiète et qu'il voulait rendre
réconfortante, lui parlait; sa mère l'entourait de ses bras. Et,
si près de son père et de sa mère, il restait, au milieu de leurs
efforts impuissants, aussi abominablement seul que lorsqu'on
va mourir et que tout le désespoir et toute la tendresse des
autres ne peuvent ni nous consoler ni rien empêcher, — ayant
perdu, ce qui parfois n'arrive pas dans toute une existence,
d'une façon absolue, le sens de l'espoir. — Sa première sen-
sation du retour à la vie ne parvenait pas même à dissiper cette
angoisse. Il continuait à pleurer longuement, puis peu àpeu
s'apaisait, dans la chaleur du cou de sa mère. On le recouchait
alors, on rajustait ses couvertures; madame Varambaud,
l'admirable mère de MICHEL VARAMBAUD 633
assise à son chevet, le regardait s*endormir; et il tombait
bientôt dans un profond sommeil, d'où le tirait subitement,
le lendemain matin, à sept heures, la bonne qui sans bruit
venait le réveiller.
Cependant M. Varambaud, que Fétat nerveux de son fils
commençait à inquiéter, demanda enfin au docteur Tire-
veillot de venir voir Michel. Plusieurs fois le docteur passa la
soirée chez les Varambaud, et, de la sorte, il parvint à être témoin
d'une crise. Un soir, Michel se réveilla en sursaut, assis en
chemise sur les genoux de son père, aveuglé par la lumière
cnie de la lampe toute proche, secoué de peur et tout ébranlé
par ce brusque réveil, par cette lumière intolérable, le froid
de la pièce et le son inaccoutumé de la voix du médecin qui
tout en lui parlant lui soufflait dans les yeux.
Le docteur Armand Tireveillot, l'ancien camarade d'enfance
de M. Varambaud, ne ressemblait guère à son père, — le
bruyant et turbulent docteur Tireveillot, qu'on avait, durant des
années, rencontré quotidiennement parcourant la ville dans sa
voiture découverte, toujours un pied posé en dehors sur le
marchepied comme pour être prêt à descendre plus vite et qui,
dès la porte d'entrée, criait d'une voix retentissante : « Qui
est-ce qui est malade ici?... » Calme, les traits fins, les yeux
spirituels, la voix douce et modérée, le fils avait une réputation
de capacité et d'honnêteté que semblait justifier l'accroissement
constant de sa clientèle : médecin de l'hôpital, du lycée et des
écoles, membre du conseil d'hygiène de la ville, il comptait
parmi sa clientèle, en plus de la société bourgeoise, l'archevêché,
les crèches et le séminaire, — qu'à cause de ses opinions
antireligieuses affichées le docteur Tireveillot père n'avait
jamais pu obtenir. — Et on l'appelait, en outre, en consulta-
tion dans tous les châteaux des environs. Chaque matin, il
partait pour la campagne ou pour l'hôpital dans un coupé de
louage conduit par un cocher à casquette, et au fond duquel
on l'apercevait occupé à lire des journaux, des revues et des
brochures dont il avait toujours une quantité éparse autour de
lui. Chaque matin aussi, avant de commencer ses visites, il
avait assisté, en compagnie de sa mère, à la messe basse de
sept heures, la suivant avec une attention scrupuleuse dans
son livre de messe, — un livre élégant, à rehure souple, dont
634 LA REVUE DE PARIS
il récitait les prières tout bas et avec un air -aussi intéressé et
aussi attentif que s'il amputait un blessé ou s*il était en pré-
sence d'un beau cas de maladie...
La crise terminée, le docteur emmena dans le cabinet les
Varambaud inquiets, et commença par les rassurer. Puis il
déclara cependant qu'il fallait à Michel beaucoup de soins,
beaucoup déménagements : c'était avant tout une question de
surveillance intelligente; on devait autant que possible lui
éviter toute fatigue, toute émotion; il fallait d'ailleurs tâcher
de savoir ce qui pouvait provoquer ces accès... Mais, voyant
que madame Varambaud n'avait pas l'air satisfait et qu'elle
semblait trouver ce qu'il disait insuffisant, il ne tempéra plus
l'expression ironique de sa physionomie et se mit à écrire
soigneusement une longue et bénigne ordonnance qu'il relut
ensuite tout haut, interrompu à chaque phrase par madame
Varambaud qui, avec quelque chose d'exagéré dans sa solli-
citude, faisait préciser un détail, réclamait un renseignement
complémentaire et quelquefois, pour être sûre qu'elle avait
bien compris, répétait après lui ce qu'il venait d'expKquer, —
heureuse de pouvoir retenir dans le cercle étroit où volontaire-
ment elle restreignait son inquiétude toute velléité de pensée,
ou de remords.
A mesure que l'année s'avança et durant l'année qui suivit,
on négligea de plus en plus les devoirs et les leçons de chaque
j our pour s'occuper uniquement des compositions , parce qu'elles
étaient capables, plus que les notes quotidiennes, d'établir le
classement des élèves et la supériorité de Michel.
Madame Varambaud, désormais, passait tout son temps, entre
ses visites, à faire entrer dans la mémoire de son fils le contenu
des pages indiquées pour la composition, auxquelles elle ajoutait
parfois un détail inédit, — supprimant, d'un trait de crayon, ce
qui lui semblait inutile ou devoir ne pas être demandé, et souli-
gnant ce qui était a apprendre ou lui paraissait important. Et
si, par exemple, dans l'histoire de Louis XI, au paragraphe i3,
traitant des victoires de Louis XI, madame Varambaud avait
l'admirable mère de MICHEL VARAMBAUD 635
supprimé, comme inutile : (( 11 n'osa pas, au retour de
Liège, s'exposer aux quolibets des Parisiens », elle avait laissé
subsister, avec intention sans doute, le passage qui précédait :
<( L'homme le plus fin du royaume — écrivait l'historien,
ancien professeur, proviseur de gralid lycée et chevalier de la
légion d'honneur — avait été pris dans ses propres pièges;
l'universelle araignée s'était posée imprudemment sous la
griffe du lion de Bourgogne. »
Pour vaincre la résistance de Michel, de plus en plus active et
qui souvent aboutissait maintenant à de véritables scènes de
révolte, ou pour combattre son inertie, madame Varambaud
employait tous les moyens, la prière, la menace, les promesses,
les outrages, mettant en doute son intelligence ou son cœur, et,
afin d'exciter sa vanité, lui donnant en exemple certains de ses
camarades, et en particulier Pascalin, son ami intime, dont elle
prononçait le nom avec une sorte de mépris destiné à augmenter
la honte qu'il y avait à être dépassé par lui. Et que de fois Michel
entendit ses parents s'entretenir à table, la voix soudain sérieuse
et presque triste, et comme si une comparaison défavorable à
leur fils s'étabUssait malgré eux, dans leur esprit, de sa conduite
avec celle du petit Ladmirault qui, sachant sa mère malade,
avait appris en secret une composition et avait été premier I . . .
Souvent aussi M. Varambaud lui parlait des fils Touret, — les
fils du professeur de gymnastique, — dont l'un, l'aîné, qui
n'avait jamais rien voulu faire, était aujourd'hui maçon, tandis
que l'autre, s'il travaillait toujours aussi bien qu'à présent, pour-
rait arriver aux plus hautes situations. Et il rappelait l'exemple
d'Eugène LouchemoUe, parti de plus bas encore, — puisque
sa mère avait été leur servante — et qui, après avoir été insti-
tuteur, était maintenant directeur d'une école dans une des
villes du département
Régulièrement, les matins de composition, madame Varam-
baud allait attendre Michel à Ih sortie du lycée, dans la petite
cour extérieure où elle^re trouvait chaque fois cinq ou six dames,
toujours les mêmes. Et, tout de suite familière, même avec
celles qu'elle connaissait à peine, elle allait se joindre au petit
groupe qui l'avait regardé venir avec une envieuse et froide
malveillance et l'accueillait pourtant avec une sorte de défé-
rence presque servile.
636 LA REYUE DE PARIS
Elle mettait aussitôt la conyersatioii sur les compositions, les
progrès des enfants, qu'elle appelait, à l'imitation de Michel,
par leur nom de famille ; et elle ne ménageait à leur sujet ni
les critiques ni les compliments, disant à madame Bemaudat,
la femme d'un minotier, sans plus de précaution que si elle
s'était fait cette remarque à elle-même et toujours avec cette
franchise qui lui valait tant d'ennemis :
— Bernaudat ne m'a pas l'air bien fort sur les dates... .
Ou, lorsqu'un autre, par exemple, avait réussi dans une
matière où généralement il n'était pas à redouter, afin de se
bien montrer impartiale et pour qu'on rendit à son fils égale-
ment justice, elle ne manquait jamais de faire un compliment :
— Eh bien, madame! votre fils a très bien fait le problème
des réservoirs, l'autre jour I
Et elle répliquait avec autorité, — pour couper court aux
phrases de la dame interpellée, qui protestait avec des dénéga-
tions minaudières et comme quelqu'un à qui l'on donne un trop
gros pourboire :
— Si, si, je vous assure, il l'a très bien fait, et ce n'était
pas facile I
Et ses félicitations, sous lesquelles on sentait l'unique souci
de comparer toujours les mérites des autres à ceux de son fils,
blessaient tout autant que ses critiques. Mais à propos des
matières, fort rares, où elle sentait bien que, malgré tous ses
efforts, Michel ne réussirait jamais, elle affectait d'admirer
sans réserve l'élève qui était presque toujours premier, sur un
ton dont l'ironie détruisait la louange qu'elle prétendait faire :
— Oh! en géométrie. Butin, c'est le fort des forts!
Elle interrogeait aussi les mères sur les préparatifs de leurs
enfants, la manière dont elles les faisaient travailler; et, avec
assurance, elle déclarait sa manière, à elle, — commençant
toutes ses phrases par : « Moi, madame, je... », moins par
désir de convaincre que pour affirmer son opinion.
Dès qu'elle apercevait Michel, madame Varambaud, quittant
bi-usquement le groupe des dames, s'avançait au-devant de lui
et le questionnait. Eh bien ! quel était le sujet? Croyait-il l'avoir
bien traité .►^... Et les autres?... Avait-il un brouillon?... Mys-
térieux et modeste, Michel répondait à peine. Et il fallait que
madame Varambaud le harcelât pour qu'il se décidât à parler.
l'admirable mère de MICHEL YARAMBAUD 687
Quelquefois, pour en savoir plus long, elle happait au passage
quelque camarade de Michel, lui adressait, en le tutoyant,
deux ou trois questions rapides et le rendait à la liberté quand
elle en avait tiré tout ce qu'elle voulait. Embarrassés par cette
dame qui les connaissait si bien, et autant pour lui jouer un
bon tour que par timidité, ils essayaient toujours de lui
échapper, faisaient la sourde oreille ou s'enfuyaient à toutes
jambes.
A chaque instant, d'ailleurs, sous un prétexte ou sous un
autre, pour savoir si l'on était content de Michel, ou parce
qu'il n'avait pas été au tableau d'honneur, ou quand il avait
été second sans qu'eUe eût trouvé de fautes sur son brouiUon,
elle partait pour aller voir le censeur, le proviseur, ou bien
les professeurs, — qui la redoutaient à l'égal d'une inspection
générale, sachant que rien ne lui échappait, qu'elle corrigeait
les compositions après eux et que si, par inattention ou négli-
gence, ils avaient marqué à Michel une faute de trop, ou laissé
échapper un quart de faute à un de ses rivaux, elle serait tout
k fait capable de poursuivre une réclamation jusqu'à ce qu'elle
eût obtenu satisfaction. — Elle pressait son interlocuteur de
questions, l'étourdissait de paroles, essayait de le mettre en
contradiction avec lui-même, demandait des raisons, exigeait
des preuves, en apportait, puis, ayant ce qu'elle désirait,
immédiatement elle repartait, suivie par Michel horriblement
gêné et qui sentait s'accumuler derrièi^e lui des réserves d'éton-
nement et presque de scandale.
Bientôt, grâce à son activité, madame Varambaud arriva à
faire naître dans les familles une émulation générale. Les
mères, même les plus indifférentes auparavant, s'occupaient
maintenant des compositions de leurs fi]^; et, au cours des
visites, particuUèrement chez madame Varambaud, on enten-
dait parler de Sésostris et d'Ammon d'une façon familière et
comme de gens qu'on aurait beaucoup connus. Souvent, en
manière de plaisanterie, pour bien montrer son savoir et peut-
être un peu aussi l'ignorance des autres, madame Varambaud,
interpellant brusquement quelque personne, l'interrogeait sur
la femme de Sésostris, ou le commerce des céréales dans- la
République Argentine. Et, au moment où l'on apprenait les
sous-préfectures, ayant découvert une de ces villes insigni-
638 LA REYUE DE PARIS
fiantes et qui semblent n'être qu'un assemblage de syllabes,
elle demandait avec enjouement : « Je parie que tous ne con-
naissez pas Bazas », — considérant presque comme un succès
personnel l'aveu d'ignorance d'autrui.
Quelquefois une dame, avec amabilité, s'informait de Michel,
dont régulièrement tout le monde vantait les succès. Madame
VaniBabaBd« avec une feinte simplicité, répondait qu'il allait
bien : il était en train de travailler... Puis quelque autre dame
entrait et, après les phrases de bienrenne,. disait tout à coup :
« Je ne vous demande pas de nouvelles de Michel ; je viens de
l'apercevoir étendu dans le jardin, au soleil... » Ou bien on
l'avait vu à califourchon sur un mur, ou courant dans la rue. . .
Madame Yarambaud, aussitôt, se levant avec indignation,
s'excusait ; et elle allait remettre Michel en face de son cahier
ou de son livre, tandis que les personnes ainsi abandonnées
se regardaient d'un air devenu froid, sous lequel on sentait
la même pensée d'hostilité et d'ironie, dans un silence que
rompait enfin quelque dame pour affirmer que vraiment
madame Varambaud était une mère admirable. Lorsque
Michel, pourtant, s'était débarrassé le matin de la tâche du
jour, madame Varambaud le laissait aller et venir à sa guise,
sans jamais s'occuper de ce qu'il faisait et sans même savoir
s'il était à la maison. Vers le soir, il apparaissait au salon, où il
restait sans rien dire à écouter parler les grandes personnes.
C'était, à l'époque, un petit garçon court et solide, tour à
tour tranquille et tapageur, et dont les manifestations de vie
éclatant avec violence faisaient place brusquement à une
sorte d'inactivité rêveuse où toute énergie semblait en sus-
pens et comme sous le coup d'une réalisation immédiate qui
soudain l'aurait satisfait. Sa bouche, expressive et matérielle,
et qui semblait conserver quelque chose de ses moues de petit
enfant, exprimait souvent le doute et la raillerie. On voyait,
au fond de ses yeux francs et comme emplis de fraîcheur, se
succéder sans artifice les impressions de son âme. Et il y avait,
dans toute sa figure à la fois sérieuse et spirituelle, un singu-
lier mélange de hardiesse et de timidité.
Au lycée, cependant, son caractère ardent et les succès sco-
laires qu'il remportait bien malgré lui excitaient la jalousie
de ses camarades : instinctivement, ils se groupaient pour le
l'admirable mère de MICHEL VARAMBAUD 639
laisser à Técart. Et, s'il avait sjir la plupart une sorte d'autorité
physique, ils lui témoignaient en retour une hostilité envieuse
et déguisée dont il sentait les plus petites atteintes, parce qu'à
rencontre de sa mère, — qui ne s'apercevait jamais des haines
qu'elle faisait naître, — lui les devinait avant qu'elles se fussent
déclarées. 11 gênait, d'ailleurs, tous ceux avec qui il était en
contact, par le seul contraste de son esprit droit et sans détour
avec ce mensonge général sous lequel les hommes, qqi subûh-
sent toutes les contraintes, dissimulent — ea afleetant de con-
sidérer comme un choix de leur part les actes auxquels on les
astreint — leur lâche docilité et leur impuissance à agir. . . Et
n'osant échappper à leur servilité que par les efforts d'une ima-
gination stérile, la plupart, de la sorte, en arrivent à ne plus
jamais pouvoir agir, et toute leur activité se home à former à
l'infini des projets dont ils ajournent sans cesse l'exécution.
Constamment, dans ce cercle étroit de leur vie d'enfant, ils
différaient, tergiversaient, ergotaient, péroraient, discutaient,
— passant, par exemple, dans une récréation, si elle durait un
quart d'heure, dix minutes à choisir un jeu, à savoir qui serait
d'un camp, qui serait de l'autre, à compter, à recompter ; — ou
hien, en dehors du lycée, ils faisaient interminablement des
préparatifs, destinés à donner de grands amusements plus tard,
mais toujours plus tard, et dans un avenir qui se reculait tou-
jours. Parfois aussi l'un d'eux, ébauchant de grands projets
d'avenir, racontait minutieusement ce qu'il ferait, ce qu'il
serait, — confidences fanfaronnes par lesquelles il essayait, sans
avoir à agir, de se donner à soi-même et vis-à-vis des autres
une valeur qu'il n'avait pas. — Et Michel les entendait, avec un
mélange de stupéfaction et d'indignation, prendre parti contre
eux-mêmes et parler ensemble des leçons, des devoirs, d'un
air joyeux et comme s'ils s'intéressaient vraiment à ce qu'en
réalité ils ne faisaient que subir.
Chaque semaine, dans les lettres que madame Varambaud
écrivait à ses parents, eUe parlait presque uniquement de
Michel, abondait en détails précis sur ses études, ses compo-
sitions et ses succès. Et là-bas, à Dompierre, dans la petite
maison où vieiUissaient monsieur et madame Armelle, le
grand-père et la grand' mère suivaient avec un intérêt croissant,
qui avait remplacé tous les autres, les progrès de ce petit enfant
6^0 LA REVUE DE PARIS
dont ils avaient — parce qu'ils ne le voyaient pas souvent —
peu à peu, sans s'en douter, fini par transformer la figure en un
point idéal et sensible vers lequel convergeaient tous leurs
désirs et leurs espoirs, — s'imaginant Michel tel qu'ils étaient
eux-mêmes, avec les mêmes idées et les mêmes tendances, un
peu moins marquées seulement. — Comme s'ils vivaient auprès
de lui, ils savaient tout ce qu'il avait à faire, ses notes de classe,
le contenu de ses bulletins, la date de ses compositions et leur
difficulté, ses chances, les rivaux qu'il avait à redouter et dont
le nom leur était familier, et enfin les résultats :
Bébé a été premier en histoire , avec une bonne composition.
C^est Sénéchal et Pascalin qui ont été second et troisième.
Les notes de la semaine ont été : 6 pour tout,,.
Il a rapporté son ordre du jour; nous sommes bien contents :
s il en a un aussi le 31 octobre, il sera au tableau d^honneur^ et,
quand on a six tableaux d'honneur dans Vannée, on a le pre^
rnier prix de tableau d'honneur. Il y a sur son ordre du jour :
« A été mis à tordre du jour de sa classe pour sa conduite et son
traça il, »
M. Varambaud, qui, de temps en temps, ajoutait quelques
mots aux lettres ^e sa femme, laissait voir, sous la simplicité
apparente de ses phrases, plus profond peut-être chez lui que
chez tous les autres, le sentiment d'excessive fierté et d'espé-
rance que Michel causait à tous les siens :
Je veux vous dire que, si vous êtes fiers des progrès de votre
petit'fils, mon orgueil égale au moins le vôtre, et que je suis heu-
reux de reporter tout le mérite de pareils progrès sur Céline qui,
en bonne mère, se dévoue toute entière à V éducation et à l'instruc-
tion de notre cher enfant. Elle le fait avec zèle, avec intelligence;
elle le fait aussi, comme vous pouvez en juger, avec succès. »
Mais son bon sens et sa pondération habituelle apparais-
saient dans la phrase suivante :
Je suis plutôt obligé quelquefois de la modérer,
RENÉ BEHAINE
LES SALONS DE 1908
Baudelaire écrivait, dans un de ses admirables Salons, celui
de i846 :
Je crois sincèrement que la meilleure critique est celle qui est
amusante et poétique; non pas celle-ci, froide et algébrique, qui,
sous prétexte de tout expliquer, n'a ni haine ni amour, et se dépouille
volontairement de toute espèce de tempérament; mais — un beau
tableau étant la nature réfléchie par un artiste ^- celle qui sera ce
tableau réfléchi par un esprit intelligent et sensible. Ainsi le meilleur
compte rendu d'un tableau pourra être un sonnet ou une élégie *.
« Intelligent » ou non, tout poète est « sensible », d'une
sensibilité particulièrement vive, à toutes les choses de Tart.
C'est la pensée qui m'a fait accepter, non sans crainte, le
redoutable honneur d'étudier dans cette Revue les Salons
de 1908. Pour tenter cette aventure, il ne me fallait pas moins
que voir excusée, par un maître de mon art, une audace dont
je sens tout le péril.
SOCléré NATIONALE DES BEAUX-AUTS
En l'absence de M. Besnard, qui n'expose pas cette année,
commençons par une grande toile de M. RoU, président de la
Société, et — c'est cela surtout qui importe — artiste excel-
I. Curiosités Esthétique s ^ éd. Calmaon-Lévy, p. Sa.
I*' Juin 1908. i3
1
6^2 LA REVUE DE PARIS
lent. M. Roll put longtemps être défini un peintre naturaliste.
Les toiles qui l'ont rendu célèbre, simples, crues, et, si je
puis dire, sentant la terre, étaient remarquables par cette sou-
mission de Tartiste à Tobjet, qui fut le credo du naturalisme;
elles faisaient de lui comme un Maupassant, plus inégal, de
la peinture. Sa Fille de ferme, qui est au Luxembourg,
robuste et saine, portant à bout de bras un seau plein de
lait, dont le zinc frappe les yeux d'un éblouissemcnt mat,
semble vraiment l'illustration d'une de ces nouvelles où
Maupassant contait les mœurs de sa Normandie natale, plan-
tureuse et drue. Après une éclipse de sa réputation, M. Roll
accomplit une évolution qu'il est facile de constater, et malaisé
de définir. Vers l'idéalisme, ont écrit plusieurs critiques; je ne
sais pas très bien ce qu'est l'idéalisme en art, ou je le sais
trop : tout art est idéaliste en quelque mesure. Disons que
M. Roll évolue vers un art plus complexe, plus fin aussi,
moins borné à la simple reproduction des choses, et où la vie
est interprétée plus librement.
Sa toile s'intitule : Vers la Nature, pour VHumanité. A la
seule lecture du titre, avant d'avoir vu l'œuvre, j'ai eu un
mouvement de recul. Rien n'est plus dangereux, pour un
artiste, que d'écrire : « la Nature », ou « l'Humanité », avec
des lettres majuscules. « France, méfie-toi des individus! »
s'écriait Anacharsis Clootz. Nous dirions volontiers : ce Art,
mcfie-toi des abstractions I » Ellles peuvent mener loin. Con-
naissez-vous ce sujet de tableau : t Amour entre les grandes et
les petites considérations?.,. Mais enfin, quand l'œuvre est
techniquement belle, il est bien certain qu'une belle idée la
rehausse encore ; et c'est peut-être même à cette modeste
constatation qu'il faut réduire la fameuse théorie de la hiérar-
chie des genres. Or la toile de M. Roll, considérable par ses
dimensions, l'est aussi par le talent dépensé. Comme M. Bes-
nard dans les fresques de l'Ecole de Pharmacie, M. Roll a
essayé de « styliser » le moderne ; et il y a réussi avec une
habileté que la franchise un peu brutale de ses j^remiers
tableaux n'eût pas laissé espérer de lui. Ces fumées qui mon-
tent d'usines sombres, et qui, de ces noires bâtisses où s'éla-
borent toutes les chimies industrielles, semblent aller là-haut
se dissoudre en azur; ces roches un peu apocalyptiques, mais
LES SALONS DE I908 643
qui échelonnent des plans où Tair et la lumière circulent ; ce
: groupe central où Ton reconnaît d'illustres savants d'aujour-
d'hui ; cette figure mystérieuse qui plane dans le ciel et vers
qui sont dirigés tous les regards, — tout cela donne l'impres-
sion d'une espèce de Walhalla contemporain ; il y a dans cette
.grande toile un pathétique indéniable. On ne s'explique pas
très bien ce qu'est, à côté de la figure principale, ce taureau
translucide; et voila l'inconvénient de ces tableaux symbo-
liques où le symbole, quand il n'est pas compris, tourne à
l'énigme. Mais ce n'est, après tout, qu'un détail, et l'ensemble
de la toile honore grandement son auteur. Auprès d'elle, des
Journées d'été lumineuses rappellent la première manière de
: M. Roll, avec autant de vérité probe et plus de. charme.
M. Lhermitte expose, lui aussi, une grande toile. Du
Lhermitte, c'est toujours bien, mais ce n'est jamais que bien.
.Je respecte, j'admire même le sentiment sérieux, et, si je puis
dire, l'humilité noble de cet art. Mais c'en est la matière que je
ne puis aimer. Les tableaux de M. Lhermitte se reconnaissent
entre mille par un je ne sais quoi de brouillé, — je ne dirai
pas de fuligineux» car cela manque d'enveloppement, — mais
de haché, de hérissé comme les chaumes ras après la moisson.
Ses hommes, ses femmes, ses animaux, ses paysages ont l'air
d'être faits en brins de paille. M. Lhermitte semble peindre
moins avec un pinceau qu'avec un balai, un balai très intelli-
gent et très savant d'ailleurs, — mettons, si l'on veut, le balai
de l'Apprenti Sorcier dans la ballade de Gœthc, — mais un
balai enfin, qui ne peut couvrir la toile qu'en la striant de
rayures broussailleuses. Et, malheureusement, la couleur de
M. Lhermitte ne rachète pas ce qu'il y a de trop/iwiW dans sa
facture. Des bleus usés, des rouges éteints, des jaunes rouil-
leux donnent à ses toiles un aspect trouble et terne. On songe,
devant elles, à. du Gazin dans du RaiTaëlli, — du Rafiaëlli plus
large, mais du Cazin sans mystère. — Et puis elles sont trop
vastes : l'espace coloré n'y intéresse pas en proportion de son
étendue. 11 semble qu'on doive préférer de beaucoup les petits
tableaux de M. Lhermitte à ses grandes toiles.
La Famille, qu'il expose cette année, a les ordinaires défauts
et qualités de ces dernières. La tonalité génél'ale en est
triste, mais l'ordonnance en est harmonieuse ; et elle respire
644 LA REVUE DE PARIS
Une émotion grave et simple, sans exagération, sans effet
cherché, sans éloquence théâtrale. La tète de la femme offre
un caractère trop italien pour ce paysage français, et la tête
de l'enfant qui regarde ne parait pas tout à fait en place ; mais
le geste du père, debout près de la femme assise, avec le rac-
courci du bras sur le manche de la faux qui pèse en arrière,
est à la fois très hardi et très vrai; et Ton doit signaler Thomme
qui, au second plan, déjougue les bœufs, comme le meilleur
morceau de la toile, et, absolument parlant, comme un très
beau morceau.
Juste à côté de cette pensive grisaille, les trois- toiles de
M. Zuloaga chantent la gloire du coloris.
Ah! M. Zuloaga ne s'embarrasse pas d'idées I 11 se met en
face des êtres et des choses, et les peint comme il les voit, avec
une fougue à la fois tendue et facile, avec une allégresse ner-
veuse et verveuse qu'on sent amusée d'elle-même. Sans doute,
devant ses tableaux, j'entends bien qu'on murmure : « Velas-
quez... Goya... » Mais, avec ce nom de Zuloaga, qui semble
le cri d'un paon nostalgique dans la torpeur d'un après-midi
à Grenade, et quand on est né, ainsi que nous l'apprend le
catalogue, à Eibar (Guipuzcoa), quels meilleurs maîtres pour-
rait-on élire pour demeurer fidèle à sa nature.»^ Et ne devons-
nous pas nous réjouir plutôt de trouver en M. Zuloaga un
Espagnol authentique, en un temps où, comme le dit ou presque
le couplet des Brigands, il y a tant de peintres
. . . qui se dis*nt Espagnols
Et qui n'sont pas du tout Espagnols!
Des trois toiles de M. Zuloaga, je ne sais vraiment laquelle
préférer. Est-ce le Nain Gregorio el Boléro, ce monstre si
ingénument, si' sympathiquement hideux, avec son moignon
de main crispé sur une cruche pansue, et son œil vairon, et le
point lumineux de l'autre œil, où semble s'être réfugiée toute
l'intelligence contenue dans ce raccourci d'homme? Mais peut-
être les deux outres qu'il balance aux bouts d'un bâton, sur
son épaule, encombrent-elles un peu trop la toile, et ne font-
elles pas comprendre assez vite ce qu'elles sont : des peaux de
bêtes gonflées et encore garnies de leurs poils. Peut-être aussi
le ciel est-il brossé trop en décor, et, gros d'un orage prochain.
LES SALONS DE I QOS 6^5
a-t-il lui-même trop Tair d'une outre... Serait-ce plutôt alors
les Sorcières de San-MiUan (Ségovie), cet étonnant sabbat
espagnol, cet extraordinaire Walpurgis castillan, où sont
groupées six mégères aux teints sulfureux, qui vont sans doute
faire bouillir dans la marmite de Macbeth une olla podrida
infernale? Quelle sombre frénésie dans ces touches à la fois
éclatantes et terreuses 1 et quelle variété dans les types de ces
dames I et Tair « demeuré » de celle qui a un demi bec-de-
lièvre I et la calvitie grisonnante de la vieille penchée I et les
deux debout, celle qui tient une petite ombrelle si comique, et
l'autre aux grosses lunettes de corne ! . . . Je ferai pourtant à ce
chef-d'œuvre d'observation truculente un reproche qu'on
pourrait déjà adresser à la précédente toile : on ne sait pas
très bien d'où viennent les lumières.
Décidément, s'il faut choisir, ma préférence ira au Portrait
de mademoiselle Lucienne B rêvai dans le second acte de Carmen,
On me dit qu'elle n'est pas ressemblante : je ne l'ai jamais vue
que de loin, sur la scène de l'Opéra, c'est-à-dire fort mal. Mais
comme cela m'est indifférent! Mettons que c'est un Portrait
de Théâtre, ainsi que M. Besnard avait si justement nommé,
voici sept ou huit ans, son célèbre portrait de Réjane. Mais, en
même temps qu'un portrait de théâtre, ce tableau est tout le
théâtre, avec son éclairage violent et factice, et ses profondeurs
de rêve. Sans doute, le châle mexicain, où se drape mademoiselle
Bréval est peint trop à plat : l'artiste l'a copié pour lui-même,
et, sa prestigieuse copie terminée, il s'est contenté d'en zébrer
le bariolage avec trois grands coups de pinceau pour accuser
les formes. Mais c'est là tout ce que je vois à reprocher à cette
belle toile, qui paratt avoir été (( mise en scène » par M. Albert
Carré. Oui, il me semble bien, en définitive, que c'est celle-là
que je préfère : elle est plus personnelle, plus libre que les
deux autres, et elle réunit les deux caractères où Gœthe se
trouve avoir, dans le sous-titre de ses Mémoires, résumé toute
une esthétique : Vérité et Poésie.
C'est aussi à l'Europe du Midi que M. Lucien Simon, délais-
sant la Bretagne, emprunte le sujet de sa grande toile :
Cérémonie religieuse à Assise. Et, sans le vouloir, il a institué là
un parallèle instructif entre deux races de peintres : les tableaux
de M. Zuloaga, c'est l'Espagne vue par un Espagnol; la toile
646
LA RETUE DE PARIS
dé M. Simon, c'est Tltalie vue par un Français; c'est^-dire,
avec moins de frénésie, moins de sensualité obscure et presque
animale, plus de lucidité, et, par conséquent, plus de vrai réa-
lisme, — car le vrai réalisme n'est pas l'exagération, mais
l'expression de la réalité. — La lucidité de l'intelligence se
retrouve même dans l'éclairage : le soleil de M, Zuloaga est
comme bilieux, celui de M. Simon, plus blanc, plus crayeux;
c'est le soleil qui a éclairé les Le Nain et les Philippe de
Champaigne, et qui, après l'éclipsé d'un siècle et demi qae
lui infligea la peinture d'atelier, a reparu, avec l'éclat irrité
d'une protestation, sous le pinceau viril de Manet. La toile de
M. Simon est d'une tonalité à la fois très franche et très fine ;
et tout le détail — le blanc miroitement du satin cassé des
chapes, la lumière rouge des cierges dans la lumière argentée»
du jour, les architectures lointaines de l'abside entrevues par
delà l'autel, enfin, sur le devant de la toile, les enfants de
chœur inattentîfs, surtout le premier, à tête de rêveur ambi-
tieux, de Bonaparte d'Église, et le dernier à figure naïvem^it
hébétée, — tout cela est d'un maître peintre.
Simon, Cottet; Gottet, Simon... Nous sommes habitués à
coupler ces deux noms; et, cette année encore, nous les retrou-
vons tous deux à la Société Nationale. M. Cottet, lui, a été
fidèle à sa Bretagne coutumière, dont il fut même, voici dix
ans bientôt, l'inventeur, ou le réinventeur. Et cependant,
comme pour M. Simon, il y a de l'Italie dans son affaire.
Mais ce qui a sei-vi M. Simon a plutôt desservi M. Cottet.
M. Simon a traduit une scène italienne directement, en peintre
français; M. Cottet a vu un spectacle breton, et il a tâché de
le reproduire avec l'émotion naïve d'un quattrocentiste. 11 n'a
réussi qu'à nous donner un pastiche, plein de talent, des pri-
mitifs. Ce qu'il y a de meilleur dans son tableau, Au Pays de
kl Mer, — Douleur, — c'est le fond, le paysage, la c< marine » :
ces humbles maisons, ces voiles rouges ou brunes, cette mer
épaisse et glauque, tout cela est du Cottet, et est excellent.
Mais devant cette tête de femme renversée, dont les traits sont
trop simplifiés, devant ce cadavre d'une rigidité gauche,
devant ces figures groupées artificiellement, — si l'on songe
à une Pietà, on y songe trop : l'impression n'est pas sponta-
nément issue de la peinture; elle est imposée au spectateur
LES SALONS DE I908 647
par le peintre ; on sent dans ce tableau la volonté, la recherche,
le calcul. Et, même quand la main a bronché involontaire-
ment, comme il arrive parfois à M. Cottet, il semble qu'elle
Fait encore fait exprès, pour imiter Tankylose des primitifs;
et, loin d*en savoir presque gré au peintre, comme d'une
maladresse, mais sincère, on lui en fait un plus sévère
grief.
Pourtant, comme cette toile est belle, si, par exemple, on la
compare à la grande composition de M. Gustave Courtois I...
Ohl oui. c'est une <( grande composition » que le Paradis
Perdu, M. Courtois n'y a pas (( plaint » l'huile : c'est du
Milton au mètre carré. Cette peinture décorative, nous dit le
catalogue, « commandée par la ville de Neuilly, est destinée à
la salle des mariages de l'Hôtel de Ville » de cette localité.
Pauvre localité I Les naissances vont y diminuer, sûrement.
Je ne sais, en effet, ce qu'il faut le plus blâmer dans cette toile,
de l'exécution si barbarement « fignolée », ou de l'idée même,
si hostile à l'institution du mariage. M. Courtois a imaginé
une sorte de diptyque où l'on voit, d'un côté, Adam et Eve,
dans un paysage printanier, heureux avant la pomme, et, de
l'autre, Adam écrasé sous un lourd fardeau, près d'une Eve
mûre et triste : ils ont mangé la pomme, ils se sont mariés,
ils sont malheureux... Comme c'est encourageant pour les
couples qui viendront prononcer devant cette toile le « oui »
sacramentel! Le Paradis perdu, c'est celui des célibataires...
Et quelle peinture I On ne peut pas décrire, il faut avoir vu
cet Adam bellâtre et rebondi, luisant comme s'il était peint
sur porcelaine, et cette Eve à la fois puérile et charnue, agui-
chant
Le beau coq vernissé qui reluit au soleil,
et lui tendant la pomme fatale, avec un déhanchement bien
inutile pour le poids de ce fruit.
Je n'ai, croyez-le bien, aucun plaisir à être cruel, et je ne le
suis même qu'à mon corps défendant, et parce que je dois
dire tout ce que je pense. Aussi m'empressé-je d'ajouter
qu'il y a, dans le Paradis Perdu, des qualités de dessin, — d'un
dessin trop strict, qui cerne les formes comme un maillot
qu'elles vont faire craquer, — et même des qualités de concep-
648
LA REVUE DE PARIS
tion. L'idée de séparer les deux parties de la composition par
un arc-en-ciel, qui, né du nche Eden, va se perdre sur la
froide et sombre terre, cette idée est ingénieuse. Je veux faire
remarquer encore les montagnes du fond, — qui rappelle trop,
pour un décor édénique, le fond du Léman, — montagnes
légères et bleuâtres à gauche, côté de TEden, obscures et
chargées de neige à droite, côté de la Terre. 11 y a là dedans un
symbolisme soigneux; le symbole est toujours aussi peu enga-
geant, d'ailleurs, pour les «jeunes époux ». On ressent devant
le Paradis Perdu la sympathie attristée qu'inspire un grand
effort, lui aussi perdu.
Voici, par bonheur, pour nous refaire les yeux, une autre
peinture murale, Y Éternel Printemps, de M. Maurice Denis.
M. Denis est un peintre esthéticien qui a beaucoup écrit dans
les « jeunes revues », pour y énoncer des théories parfois un
peu hasardeuses, mais toujours très intelligemment déduites.
11 a trouvé, cette fois, un compromis entre son hiératisme
primitif, dont la gaucherie était bien factice, et la vie qu'il ne
veut pas reproduire ; et il nous a donné, dans son Eternel Prin-
temps, une féerie simple et exquise. Vous connaissez le mot
de Debussy : <( La musique doit faire plaisir. » Eh bieni en
dehors de toutes les théories, la peinture de M. Denis a une
qualité suprême : elle plaît. Rien de plus heureux que la
lumière dont son tableau est fleuri. Certes, les deux petites
filles du panneau de droite rappellent Puvis ; mais la couleur,
chez M. Denis, a sa personnalité; et le chœur de danse du pan-
neau de gauche, aux corps sculptés par des ombres bleues, est
d'une grâce, d'une eurythmie toutes classiques.
C'est juste en face de V Éternel Printemps que se trouvent
les deux panneaux décoratifs de M. LeroUe, Douce Journée : le
voisinage est dangereux, et (( ils n'ont qu'a bien se tenir ». Us
se tiennent bien. — M. Auburtin a envoyé une vaste toile : VAube
des Cygnes, dans un décor à' Ile heureuse. Evidemment, on y
reconnaît aussi l'influence de Puvis, aux paquets de cheveux
jaunes qui coulent sur les épaules des Naïades : quel décora-
teur a échappé à cette influence depuis vingt ans? Mais l'or
glacé de l'aube, et surtout le reflet en accolade du cou des
cygnes dans la nappe de l'eau immobile, sont d'un poète.
M. Lévy-Dhurmer, après avoir commencé par le rêve.
LES SALONS DE IQOS 6^9
évolue toujours davantage vers la vie. Déjà, voici quelques
aimées, il avait exposé des « masques » d'une psychologie aiguë,
et qui sont peut-être ce que je préfère dans son œuvre nom-
breuse et variée. Ses Fondeurs^ qui s'agitent dans un atelier
apotliéo tique, où tous les contours sont embrasés d'un jour
frisant, révèlent un pinceau plus lumineux et plus libre qu'il
n'avait accoutumé. J'ai moins aimé son Beethoven : avec ce
teint métallique et cette chevelure en flammes et en fumées,
Beethoven semble le chef des Fondeurs, égaré dans une autre
salle. Mais on sent que M. Lévy-Dhurmer a été ému en
peignant ce front auguste où vivait un monde.
Enfin, à côté des grandes compositions « sérieuses », —
macabres même, comme la Peine Capitale de M. Priant, à la
tonalité si fausse (quand on aura coupé le cou au condamné,
il en jaillira, au lieu de sang, du jus de groseille), — voici deux
compositions humoristiques, Tune d'un maître en ce genre,
M. Willette, l'autre d'un peintre déjà célèbre qui était sur le
chemin de la maîtrise, et qui l'a, du coup, atteinte : M. Jean
Veber.
M. Willette est inégal, comme dessinateur et comme peintre.
Il a été souvent plus chanceux que dans son tableau de cette
année. La Vie n'est peut-être quun songe, nous dit-il en cette
allégorie montmartroise. — Mon Dieu, oui! mais il me seoible
avoir déjà lu cet aphorisme un certain nombre de fois. C'est
là du Shakespeare, ou du Galderon de la Place Blanche.
M. Willette a trop d'esprit pour qu'on ne se montre pas exi-
geant avec lui.
Et puis, et principalement, son tableau est peint à la fois
trop vague et trop cru. Le ton général en est trop blanchâtre,
avec des notes trop vives. Je sais bien que nous sommes ici
dans l'irréel ; mais c'est moins une irréalité de comédie ita-
lienne que de Guignol. Notons cependant un délicieux corset
vert, à la fuite soyeuse et ombrée, et, çà et là, l'éclair des chaira
déshabillées, avec ce rien de polissonnerie qui relève, ou
ravale, selon les goûts, les œuvres de M. Willette. Ahl Pierrot!
Pierrot! Vous nous avez souvent enchantés, le crayon ou le
pinceau en main. Blanc rêveur, faites, pour une fois, comme
le nègre : continuez!
Que de monde devant le Jean Veber! J'ai beau, d'abord, me
6$o
LA REVUE DE PARIS
pencher à droite et à gauche, me hausser sur la pointe des
pieds, même jouer discrètement des coudes : je ne vois que
des hauts de forme inclinés et des chapeaux-cloches attentifs ;
à peine, par endroits, dans Tinterstice d'une barbe grave et
d'une joue poudrederizée, une tache rose qui me saute gainnent
aux yeux, dos gras de ribaude à la Téniers, ou trogne enlu-
minée de pochard estival. Je prends patience en contemplant,
au haut du tableau, dans Textase d'un ciel fouetté, la Tour
Eiffel et un dirigeable planant côte à côte, comme l'idéal des
foules. — Enfin, à la faveur d'une éclaircie, je puis voir la
toile entière. C'est très drôle, et c'est très fort. Décrire l'œuvre
est impossible : il y a autant de monde dans le tableau que
devant. Joueurs de bouchons, sonneurs de trompes, cyclistes,
automobilistes, couples enlacés, danseurs désarticulés, c'est
la Guinguette, aux environs de Paris, par un beau dimanche,
la Guinguette en goguette... La toile est peinte dans une
tonalité un peu criarde exprès, avec des rouges peut-être
excessifs. Et encore, non! 11 est des rouges aigus comme
des cris de trompettes, il en est de soutenus comme des
fanfares de cors, il en est enfin de bruyants comme des notes
de pistons : M. Jean Veber a orchestré sa toile au piston, —
le piston des fêtes populaires. — On ne peut exécuter plus
spirituellement une commande officielle; et nos conseillers
municipaux, dont celte toile ornera la buvette, à l'Hôtel
de Ville, ont de la chance. J'entends déjà leurs plaisanteries,
pincées à l'extrême droite, et débraillées à l'extrême gauche.
Chair de la femme ! argile idéale ! A merveille !
Nos peintres te délaissent de plus en plus. Où est le temps
où le bon Armand Silvestre pouvait, au moment même où les
feuilles poussaient comme pour en voiler certaines pages,
publier tous les ans un gros volume, « orné de nombreuses
reproductions », qui s'intitulait le Nu au Salon? D'ailleurs
on te reviendra : car, magnifique résumé des choses et rêve
éternel de l'homme, tu es doublement la fleur du monde.
Il y a très peu de (( nus » à la Société Nationale; mais, en
LES SALONS DE I908 65l
revanche, il en. est un fort beau, celui que nous offre M. Caro-
Delvaille : un corps de femme lumineux, nacré, à la poitrine
tendrement palpitante. L'accueU à cette belle toile a vengé
M. Caro-Delvaille des critiques trop sévères que lui avait
attirées, voici deux ans, un « nu » très savoureux aussi,
cette grasse Automne si voluptueuse parmi des feuilles et
des fruits.
J'ai moins aimé, je dois le dire, la peinture décorative du
même artiste, le Paon Blanc. Peut-être en est-on ou trop loin
ou. trop près, et peutr-être fera-t-elle mieux en place. Mais elle .
parait bien raide et bien sèche. On dirait qu'il y a en M. Caro-
Delvaille deux peintres très différents, et presque ennemis :
celui qui modèle des chairs si émouvantes, et celui qui nous
avait donné naguère le portrait de mademoiselle RoUy et qui
vient de brosser le Paon Blanc. Je constate cette dualité
étrange sans essayer de l'expliquer. Mais M. Caro-Delvaille est
jeune, et peut-être nous réserve-t-il, dans sa manière décora-
tive, de belles surprises.
Parmi les « nus », je dois signaler encore une Fille rele-
vant sa chevelure, de M. Armand Berton, baignée d'une fine
lumière blanche, une Étude un peu ronde, de M. Biessy,
une autre, un peu bleuâtre, de mademoiselle Lee Robbins;
de M. P.-J. Bracquemond, une femme près d'une bassine de
cuivre qui l'empourpre de reflets incendiaires ; de M. Armand
Point, Trois Grdce^ joliment pastichées, peintes déjà avec la
patine ; — j'aime mieux, du même artiste, le Portrait de made-
moiselle Lilli Jacobsen, aux chairs trop cireuses, mais aux
somptueuses étoffes; — de madame Dubufc-Wehrlé, une
femme à l'orange, d'un dessin très précis; enfin, de M. Louis-
Picard, un (( nu )) délicatement vaporeux.
Les portraits sont fort nombreux, comme toujours.
Cette année marque la rentrée dans la faveur des critiques,
parfois quinteux, de deux peintres qui furent très attaqués
pour leur virtuosité, et qui finissent par triompher de toutes
les attaques grâce à cette virtuosité même : MM. Boldini et de
653 LA REVUE DE PARIS
La Gandara. Il n'y a eu qu'un cri devant le Portrait de
madame A^..., par M. Boldini ; c'est la vie, la vie un peu
(( excitée », un peu crispée, comme cette main qui relient la
robe glissant de Tépaule, mais enfin la vie. Quelle prestesse
d'exécution I Et quels « noirs »!
M. Antonio de la Gandara peint lui aussi avec un « faire »
merveilleux. Son Portrait Ae mademoiselle C. L.., est plutôt
un portrait de robe rose, — d'ailleurs étourdissant; — mais
il n'y a qu'à admirer le Portrait de madame Renée Nagel-
mackers, et surtout le portrait en pied de Mademoiselle Dolley^
avec un manchon en fourrure d'un métier prodigieux.
On a été maintes fois très injuste, et l'on continue d'être assez
injuste, pour M. Jacques-Emile Blanche. Quoi d'étonnant, au
reste? C'est peut-être le plus intelligent de nos peintres, et il
a beaucoup de talent. On ne lui pardonne pas de cumuler. Il a
aidé aussi la critique à errer sur son compte, par je ne sais
quelle inquiétude nerveuse qui se traduit dans son inspiration
et même dans sa technique. Mais enfin il faudrait le dire une
bonne fois : M. Blanche est un des meilleurs peintres
d'aujourd'hui. Son portrait de Sir Coleridge Kennard-Bartj
malgré une main un peu sommaire, en même temps qu'il est
mi fort beau portrait, réalise le type anglo-saxon avec une
psychologie magistrale.
Arrêtons-nous un long moment devant le Portrait de
M. Bernard Boutet de Monvel. Cet artiste, très jeune encore,
— il n'a pas trente ans, — s'est d'abord fait connaître par de
délicieuses estampes en couleurs, qui restituent les élégances
romantiques avec une verve sobre, où un rien de caricature se
rehausse d'une réelle poésie. 11 avait débuté très brillamment,
à l'un des précédents Salons, par un portrait déjeune homme
accompagné de deux chiens. C'est encore un portrait déjeune
homme accompagné de deux chiens qu'il expose cette année.
Cette toile le classe définitivement parmi les meilleurs peintres
de la nouvelle génération.
Sans doute, la peinture en est, par endroits, — comment
dirai-je? — un peu laineuse. Les flancs des lévriers et l'herbe
du coteau sont faits comme le molleton du vêtement et comme
les bas qui gainent les jambes du modèle. Mais on sent dans ce
portrait, à la fois très simple et très personnel, la liberté de la
LES SALONS DE IQOS 653
vraie maîtrise. Le dessin, un peu cerné peut-être, est d'une
sûreté parfaite. Les plis du veston plaqué par la brise, l'envol
souple du fouet, le geste qui retient le chapeau, tout cela est
admirablement vu. Et, devant ce « complet sport » stylisé, on
songe que, dans deux siècles, nos knicker-bockers et nos cha-
peaux mous paraîtront aussi « héroïques » que les chapeaux à
plumes et les bottes de Van Dyck. Le paysage est aussi très
solidement construit, avec des détails très heureux, comme
cette gueule ouverte de lévrier qui se profile si hardiment sur
les lointains, et ces arbres ronds, en boules vertes, épars à
rhorizon, et qui font sentir la distance. Il n'y a pas seulement
du vent dans cette belle toile : il y a de l'air.
Un autre jeune peintre s'était fait remarquer, lui aussi, à un
Salon récent, par une belle étude de femme : M. Raymond
Woog. Son Portrait de M. Anatole France, un peu petit, est
l'une des effigies les plus ressemblantes que je connaisse du
maître. Ce sont bien ses yeux comme imbibés de lumière, son
front nuancé, et son sourire indéfinissable. M. Raymond Woog
est un des meilleurs portraitistes qui se soient révélés depuis
dix ans. Il expose aussi un Portrait de Roddy W..,, plein d'une
grâce jeune et virile, et une Nature morte d'une très jolie cou-
leur, enlevée d'un pinceau libre et sûr.
M. Guirand de Scevola a précisé son dessin et affiné sa
lumière, qui naguère, trop blafarde en certaines de se.s toiles,
faisait de lui comme un Carrière à l'acétylène. Dans son beau
Portrait du marquis de Massa, il a su être riche en restant
simple ; et ses paysages de Versailles, surtout V Heure dorée,
sont d'exquises évocations. M. Gaston La Touche nous donne
cette fois un portrait, celui de Bracquemond, où il a un peu
trop éteint sa couleur; mais il a accompli un véritable tour
de force en rendant sensible la diaphanéité de la grande
feuille blanche placée devant le graveur. M. Jacques Baugnies
et M. W.-A. Ablett ont de la grâce, le premier dans sa figure
de Chasseresse, le second dans le Portrait de Mme A. /)...
C'est plutôt parmi les peintres de mœurs qu'il faudrait
classer un célèbre vétéran du pinceau, M. Rafiaëlli. Mais tout
essai de classification est forcément aléatoire; et d'ailleurs son
Bûcheron et son Apprentie, en même temps que des documents
typiques, sont des portraits individuels et ont été traités pour
'654 LA REVUE DE PAUIS
eux-mêmes. L'un et l'autre offrent cette gaucherie minutieuse
qui caractérisèrent il y a vingt ans les disciples de Zola, les
Alexis, les Géard, ou le Huysmans de M. Folantin, — et qu'on
pourrait appeler la gaucherie naturaliste. Le détail y est très
poussé, par endn^ls; et l'ensemble garde cependant quelque
chose de fruste. Le bras Atoit de V Apprentie ne porte pas sur
àon carton de modiste; il est plutôt porté par lui. En revanche,
les plumes du chapeau et le lointain décor punaien sont rendus
d'admirable façon. La tête du chien assis au pieds du
bûcheron n'est pas construite ; malgré la bonne truffe koBÛde
qui lui sert de nez, il a l'air d'un chemineau très barbu pltttdl
que d'un chien.. Et la main gauche du bûcheron lui-même,
très étudiée, très veinée et innervée, contraste avec la droite,
simplement indiquée. La peinture de M. Raffaëlli, — qui
d'aiUeurs a créé un genre dont il est non seulement l'inventeur,
mais \ç maître, — sent l'illustration. Elle a toujours un aspect
un peu crayonné, un peu « brouillonne » ; — je voudrais pou-
voir dire, sans que ce mot fût pris en mauvaise part, et parce
que je n'en trouve pas d'autre, un peu « sale ». Aussi préférons-
nous de lui les toiles où la nature est analogue à sa manière ; ce
sont d'ailleurs celles qui ont fait sa renommée : fourmillants
paysages de ville, avec des petites taches de couleurs vibrantes
et comme trépidantes ; paysages de banlieue que souillent des
fumées d'usines, éparses dans un ciel gris sur des verdures
lépreuses. L'un de ceux que M. Raffaëlli a envoyés cette année,
et qui s'intitule Banlieue de Paris, est spécialement exact.
Les trois Portraits que M. Prinet groupe en une grande
toile font sans doute trop « sujet ». Le père et la mère ont
trop l'air de dire à la jeune fille rêveuse, à qui ils parlent d'un
mari possible, et qui, les yeux perdus, songe à un autre, déjà
choisi : (( Voyons, alors, tu n'en veux pas.^ » Mais chacune de
ces figures, prise en soi, est excellente.
L'art de M. Prinet, un peu froid, est admirablement sincère.
Dans ce tableau, qui doit être compté parmi les meilleurs du
Salon, il y a quelque chose de Fantin, non par la technique,
mais par l'émotion. >
L'émotion, voilà ce que l'on sent aussi dans les toiles de
M. Jacques Brissaud : le portrait de mademoiselle D. A..,, un
autre de mademoiselle G. S..., à la charmante figure rieuse cl
LES SALONS PE I908 655
franche; et surtout le Portrait de madame L. .., -^ uile vieille
dame assise de profil dans un fauteuil capitonné aux miroi-
tantes soies bleues, près d'une table en acajou massif; —
M. Brissaud a mis dans cette petite toile très moderne le
charme exquis du suranné; Quand sa facture sera plus libre,
ce qu'il nous donnera sera tout à fait bien.
Mademoiselle Brpslau expose la meilleure toile qu'elle ait
encore peinte ; la. Vie Pensive, — deux femmes assises à une
table desservie, Tune de face, l'autre en profil perdu; — c'est
là un beau tableau, très franc et très bien équilibré.
M. Guiguet semble avoir toulu embourgeoiser son talent
pour représenter une innombrable Famille bourgeoise; mais
sa Tendresse Enfantine bl. un charme pauvre, qui touche.
,. M. Daghan-Bouveret , qui fut un peintre large, a rétréci
étrangement sa manière : on y sent aujourd'hui le scrupule elle
« repentir ». Ne vous y trompez pas cependant; son portrait
semble trop ce léché », mais regardez-le bien : il est solide. Une
autre célébrité, M. Gervex, envoie un brillant portrait de femme.
Puisque nous en sommes aux célébrités, signalons de
M. Giron un Portrait de M. Bartholomé, bien dur. Ce ne peut
être cet officier d'infanterie de marine qui a caressé; d'une main
aussi souple, le lumineux marbre que M. Bartholomé expose
dans une des grandes salles de la Peinture. — Une illustration
de naguère et d'aujourd'hui, M. Carolus Duran, a représenté
Don Fernando del F. , chambellan dépée et de cape de Sa Sainteté,
d'un modernisme qui surprend dans ce costume anachronique.
De M. Aman- Jean j'ai surtout remarqué un Portrait de
jeune homme admirablement posé, et de charmants Portraits
d^ enfants, avec un chien délicieux. La figure de Miss Lily Elsie
as « The Merry Widow » a été traitée par M. Lavery d'une
façon un peu banale ; mais les qualités de cet artiste se retrou-
vent dans le rose hardi de la robe, et surtout dans le petit
Portrait de Miss Maggie Tayte.
M. Abel Faivre fait aussi (( joli », comme peintre, qu'il fait
« laid », — à notre grande joie, — comme caricaturiste. Son
portrait de femme est fort agréable ; mais j'aime encore mieux
de lui une nature morte, où l'influence de Renoir se reconnaît
à la succulence des fruits veloutés, et un Intérieur d'une très
fine lumière.
656 LA REVUE DE PARIS
M. Agache est représenté par un beau portrait sévère,
comme tout ce que peint cet artiste souriant, dont M. Bosset-
Oranger nous donne une très vivante image. Sévère aussi, le
portrait en pied que fit de lui-même M. Lottin, mort récem-
ment, et dont la peinture était déjà funèbre. Dans son tableau
de fleurs, les marguerites ressemblent à des immortelles. Mais
sa manière sombre promettait d'être forte.
M. Bellery-Desfontaines a campé un intéressant portrait du
violoniste Enesco. Du même peintre, j'ai surtout remarqué des
marines très savoureuses, — en particulier, celle qui s'intitule
la Fin du Jour : ce reflet, sur la falaise, d'un soleil couchant
qu'on ne voit pas, la frange irisée des vagues, l'herbe froide
au premier plan, tout cela est très senti et très rendu.
M. Garrido est, lui aussi, Espagnol, comme M. Zuloaga.
Mais, cette année, il « exagère ». Voyez son portrait d'homme
au front énorme, aux yeux fiévreux, brillants comme deux
gouttes de café : cette toile, qui n'est pas un portrait, mais
une caricature, s'appelle le Critique dArt. La plaisanterie est
amusante... Et nous voici tout doucement amenés par M. Gar-
rido jusqu'aux peintres que, faute d'un meilleur nom, j'appel-
lerai les peintres de genre.
*
D'abord les orientalistes, si nombreux jadis, et qui se font
de plus en plus rares : peut-être le succès de notre <( pénétra-
tion pacifique » au Maroc leur donnera-t-il un regain d'ac-
tivité... Il n'en est guère plus que deux de notables, à la Société
Nationale : M. Dinet et M. Girardot. M. Dlnet a exposé un
portrait de Parisienne, comme pour faire ressortir davantage
son talent d'orientaliste. La figure de cette Parisienne est
vraiment trop balafrée, mais j'avoue avoir aimé l'écharpe ver-
sicolore flottant sur les épaules du modèle, et dont l'acidité
est assez osée. En revanche, il n'y a qu'à louer ses Jeunes
porteuses d'eau, aux teints de briques cuites, aux corps ver-
nissés comme des poteries. L'Orient de M. Girardot est plus
gris, mais plus transposé, et très fin.
Les grandes illustrations d'histoire que signe M. Abbey
LES SALONS DE I908 667
sont peintes, ou plutôt coloriées, avec goût. M. Charles Guérin
a beaucoup vu les Monticelli :
Quiconque a beaucoup vu
A beaucoup retenu...
Il est d'ailleurs de pires modèles ; et les toiles de M. Guérin,
aux violets un peu touffus peut-être, font rêver longuement
de fêtes galantes et de « splendeurs éclipsées ».
M. Jeanniot nous ramène à la modernité la plus vivante :
son Souvenir de Versailles, une femme sur un banc au cré-
puscule, a les qualités de mouvement qui distinguent les toiles
de ce remarquable artiste ; et j 'ai beaucoup aimé de lui une
Campine Belge, où il a desserré sa manière.
Notons encore, de M. Bunny, une Pkige lointaine, d'un très
joli romantisme, et n'oublions pas les Béraud, très observés
comme toujours, ni les gentils tableautins d'Albert Guillaume,
aux titres spirituels comme ses légendes.
Notre siècle est le siècle exquis du paysage :
Nul n'aura mieux que nous chanté les floraisons,
La naissance, la vie et la mort des saisons...
a dit un poète dont je ne puis citer le nom; c'est une femme :
cherchez...
Les vers sont charmants ; et la pensée qu'ils expriment est
fort juste, et plus encore pour la peinture que pour la poésie.
Oui, de tous les peintres du xix° siècle, ce sont peut-être
les Corot, les Rousseau, les Chintreuil, les Diaz, les Sisley,
les Monet qui auront laissé les œuvres les plus originales.
Disciples de ces maîtres, nos peintres moissonnent avec aisance
ce que ceux-ci ont parfois si péniblement semé. Aussi la
critique, sur ce chapitre, n'a-t-elle guère qu'à louer; et son
embarras n'est-il que celui du choix. A peine si l'on pourrait
reprocher à nos paysagistes, souvent si habiles à- noter un
instant ou un coin, de ne pas assez synthétiser, de ne pas assez
(( construire » leurs toiles : elles sont plutôt des frissons saisis
I*' Juio 1908. 14
658 LA REVUE DE PARIS
que des expressions traduites ; même les meilleures, à de rares
exceptions près, demeurent des pochades poussées.
Cette stylisation classique, absente en général de leur toiles,
je la trouve pourtant dans celles de M. René Ménard : aussi
est-ce le premier paysagiste que je veux saluer. Une profonde
culture humaniste, qui est de tradition dans sa famille, lui a
fait comprendre la vérité du vieil adage où Tart est défini
homo addiius natarœ. Il y a de Fémotion et de la pensée dans
ses tableaux; c'est pour lui, en particulier, qu'un paysage est
un état d'âme. Voyez surtout ses admirables paysages italiens.
Devant cette plaine de Pœstum, si morne avec son temple
écrasé parTombre des montagnes, et son herbe triste où pais-
sent encore les bœufs du Clitumne; devant cette Voie Appienne
au soleil couchant, avec ces longs cyprès de cimetière et celte
tour ronde que polit le crépuscule, — ou cette autre l^oie
Appienne, par un jour d'automne qui bleuté les lointains infinis
et doux comme des regrets, — tout notre vieux sang de Latins
bat plus vite dans nos veines, et des vers de Virgile, de
Heredia nous viennent à la mémoire. Seul peut-être le grand
nuage blanc qui roule au-dessus de Pœstum me parait discu-
table : je devine bien qu'il a été mis là pour éclairer le tableau
et contraster avec la demi-ténèbre ocreuse de la plaine mélan-
colique ; mais il paraît vraiment trop lourd et trop crémeux.
Saluons aussi M. Mesdag, dont les musées s'honorent déjà
de posséder les toiles, où, sous un ciel saumâtre, se gonfle ou
s'aplanit une mer d'un sel qui semble plus lourd que partout
ailleurs.
M. Le Sidaner s'est fait rapidement connaître par des toiles
frissonnantes, — peintes, eût dit Rodenbach, « au clair de
lampe ». — Il a une manière un peu monotone, mais fine : on
dirait qu'il peint à l'ouate. Il est allé renouveler, non son pro-
cédé, mais son inspiration, à Londres, d'où il nous rapporte des
paysages de ville : Saint-Paul, Trafalgar Square, le Palais de
Hampton Court, tremblotants comme toujours, mais très émus.
Par contraste, voici les Montenard, vraiment trop violents,
et trop violets. M. Montenard semble outrer toujours davan-
tage sa couleur : sa Provence, après avoir été l'une des plus
véridiquement ensoleillées, devient fausse. Mais les gestes de
ses pêcheurs sont d'un réalisme pittoresque. Réalistes et poé-
LES SALONS DE I908 669
tiques à la fois sont les paysages de M. Billotte : — par exemple,
celui qui s'appelle Avant Forage, aux fortifications, et où Ton
sent si bien, selon l'expression populaire, qu'« un bain chauffe ».
M. Buysse est, lui aussi, un remarquable paysagiste. Citons
de lui un Canal en juin, peut-être un peu rose et papillotant,
mais humidement lumineux, et surtout un Givre étonnant.
' Je range parmi les paysagistes M. Lobre : ses Verrières ne
sont pas des « natures mortes », mais vraiment des paysages
de choses, auxquelles il prête une âme. C'est aussi une Cathé-
drale qu'a représentée madame Madeleine Lemaire, et son
exposition est une des meilleures qu'elle nous ait données
depuis longtemps, — bien que ses Fées semblent un peu trop
pareilles à de simples mondaines : je ne crois pas que les fées
soient vêtues d'aussi somptueux brocarts. — Paysagiste aussi,
cette année, M. Guillaume Dubufe, qui expose des vues cares-
santes de Capri.
De M. Iwill, qui a envoyé cinq paysages, je n'aime que le
Chemin inondé, mais je l'aime bien. Ses autres toiles touchent
à la chromolithographie. Dans celle-là, au contraire, il a for-
tement rendu le vert âpre de l'herbe parmi l'eau blême, sous
un ciel bouleversé aux nimbus opaques, chargés déjà d'une
imminente averse.
Les tableaux de M. Gumery sont tous excellents, cette année.
Ce peintre n'a peut-être pas encore été mis à sa véritable place.
Je sais de lui des roses en tas dans une humble bourriche, des
roses lourdes, charnues, séveuses, peintes en pleine pâte. Dans
son Embarquement, la mer est un peu épaisse ; mais comme on
sent bien souffler le vent dans les rubans des coiffes féminines I
Signalons, de M. Gumery également, la Toilette, dans une
ombre vert et or, avec d'exquis reflets frissonnants sur la peau
de l'enfant. M. Dauphin et M. Léopold Stevens nous propo-
sent de salubres Marines^ et le poète Eugène Morand nous
rappelle qu'il est aussi un bon peintre, avec une Plage de
Pontaillac très ensoleillée.
* >
J'aime passionnément les fleurs, même les fleurs peintes,
bien qu'elles soient toujours un peu tuées par le regard de
66o LA REVUE DE PARIS
rhomme. Et, d^ailleurs, le moyen de ne pas être ému d'avance
quand on lit des titres comme ceux-ci : f Azalée jaune devant
la glace. Chrysanthèmes, Bégonias, Petit azalée blanc, Roses et
liserons. Tulipes jaunes et tulipes roses? Les noms des tableaux
de fleurs sont déjà des poèmes, les plus brefs ^^s Aât/caî' japo-
nais... Madame Lisbeth Delvolvé-Carrière expose, comme tcMi-
jouTS, de chaiman tes fleurs pensives; celles de M. H.-J. Dumont
sont un peu lourdes, et celles de M. Karbowsky, en revanche,
un peu légères. Mais les unes et les autres sont peintes avec
émotion. Notons encore des Roses trémières de Texcellent
paysagiste qu'est M. Muenier.
Devant les natures mortes de M. 2^karian, j'entends pro-
noncer le mot de pastiche. Pourquoi? Regardez ses verres
d'eau, par exemple. Ne sont-ils pas d'une frigidité, d'une lim-
pidité, d'une neutralité admirables? Mettons que M. Zakarian
pastiche... la nature. Ne fait pas ce tour qui veut. Les natures
mortes de M. Carme sont une révélation : il faut attendre
beaucoup de son talent, très fort et très pur.
Je ne puis, à mon grand regret, que signaler — aux Dessins,
Aquarelles, Pastels, MiniatureSy Estampes, etc. — des pastels
précis de M. Louis Legrand, des Raisins veloutés de mademoi-
selle Suzanne Lemaire, un beau paysage expressif et coloré de
M. Luigini, de pompeux Dahlias de mademoiselle Mathilde
Sée, les gravures en couleurs de M. B. Boutet de Monvel, —
surtout son Jeune homme et son Sportsman, — celles de
M. Uaflaelli, d'un si vif accent, — un Boulevard des Italiens
et une Seine à Bezons ; la Seine encore et le Bassin du Luxem^
bourg, de l'excellent graveur qu'est M. Béjot, et un remar-
quable Clair-obscur de M. AUan Osterlind. — Je passe les archi-
tectes, dont le véritable salon est la rue; je note, à la section
des objets d'art, un beau vase allégorique de M. J.-M. -Michel
Cazin, les charmants éventails de madame Marie Gautier, les
émaux translucides de madame Henry-Cazalis, la vitrine du
pauvre Bojidar Karageorgevitch, où se retrouve toute son
inquiétude artiste, les bijoux, si riches et si variés, de M. Edouard
Monod, et enfin les merveilleuses dentelles .où continuent
d'exceller les mains délicates des Françaises.
Et j'ai hâte d'arriver à la sculpture, pour essayer de m'expli-
quer sur ce qu'on pourrait appeler « le cas Rodin ».
LES SALONS DE IQOS 66l
*
J'ai la plus grande admiration pour le génie de M. Rodin.
Le public des snobs a beau s'en être engoué tardivement, et
les badauds de la critique renchérir, si c'est possible, sur les
snobs : M. Rodin est un grand maître, et son Jean-Baptiste,
son Baiser, son Penseur même, qui est d'un si bel effet en
plein air devant le Panthéon, doivent être mis au nombre des
plus magnifiques œuvres qu'aient produites la statuaire fran-
çaise. Quand on voit son Victor Hugo, la plus belle effigie qui
soit du grand poète, et où il apparaît vraiment, avec sa cri-
nière tordue et ses yeux fauves et presque torves, comme le
Jupiter des mots, on déplore qu'ayant à dresser à un tel homme
un monument digne de lui, la France ne l'ait pas demandé à
M. Rodin. Ses grandes œuvres donnent le sentiment le plus
haut que l'art puisse donner, le sentiment de l'héroïque.
Mais que ses envois de cette année sont déconcertants 1 Us
sont au nombre de trois : un Orphée, une Muse et un groupe
intitulé Triton et Néréide ; — de bien beaux noms et qui mar-
quent bien l'ambition qu'a aujourd'hui M. Rodin de rivaliser
avec l'antique . — Ce sont les premières œuvres qu'on aperçoit
en arrivant au Salon de la Société Nationale : placées au milieu
du grand vestibule, et dressées sur des socles très hauts, elles
ont l'air d'avoir été vraiment mises sur le pavois. Je vous
assure qu'à leur aspect la première impression ressentie est
celle de la stupeur. . .
Sans doute, « au second abord », en tournant autour d'elles
avec une circonspection attentive, un peu comme le rat de La
Fontaine autour du c( bloc enfariné », — on dira peutr-être
même, plus tard : comme un critique d'art autour d'une œuvre
de Rodin vieux, — on commence à se reprendre et à com-
prendre. Le geste de l'Orphée, accablé de douleur, et redressant
son corps amaigri dans un suprême élan qu'écrase la lyre trop
pesante, est un fort beau geste. Le dos de la Muse, — surtout
vu de loinl par exemple, de l'escalier de gauche, — décrit une
courbe émouvante, à la fois puissante et voluptueuse; et, dans
l'enlacement du Triton et de la Néréide, il est des fuites de lignes
et des caresses de lumière d'une auguste douceur.
602 LA REVUE DE PARIS
Mais on ne peut s'empêcher de trouver, malgré tout, biea
extraordinaire cet Orphée à la fois callipyge et aztèque ; et si le
dos de cette Muse est un dos merveilleux, le mouvement de sa
jambe gauche est bien acrobatique ; et les yeux ne se débrouil-
lent pas très facilement dans la confusion de cette Néréide et
de ce Triton interrompus.
J'entends bien que ces morceaux ne sont pas terminés. Et
les fervents admirateurs de M. Rodin nous disent : « Exigez-
vous qu'il soit prêt juste pour le matin du vernissage? » A quoi
Ton est sur le point de répondre : « Eh bien I s'il n'est pas prêt,
qu'il n'expose pas... »
Pourtant Ton songe qu'en tout état de cause, on regretterait
de ne pas avoir éprouvé le frisson qu'on éprouve devant ses
trois envois. Mais ce n'est qu'un frisson. Et, par contre, quel
exemple M. Rodin donne là aux jeunes sculpteurs trop pressés
et présomptueux, qui fatalement doivent penser : « Rodin a
du génie, et il n'achève pas : n'achevons pas et nous aurons du
génie!... )> Et les malheureux, qui n'ont pas même de talent,
perdent du coup le désir du mieux et le goût de l'effort. Et
c'est ce qui nous vaut ces marbres à peine dégrossis, ces statues
fossiles, sur le grain desquelles on cherche la trace des
bélemnites et des trilobites préhistoriques, et qui semblent
avoir été taillées par des sculpteurs de l'âge de la pierre, — de
pierre tout juste polie...
Je sais bien que M. Rodin n'est pas entièrement responsable
de ses vulgaires imitateurs. Mais tout de même!... Je parlais .
tout à l'heure de son Victor Hugo : M. Rodin, aujourd'hui,
c'est Victor Hugo publiant d'avance ses moindres fragments
posthumes. Saluons-le avec respect, et attendons de lui, non
plus des morceaux, mais des œuvres.
Il y a bien aussi du <( fruste » rodinesque dans la tête de Jean-
Dominique Ingres exposée par M. Bourdelle. C'est un Ingres qui
pourrait aussi bien être un Marat, — ou, si l'on veut lui trouver
un frère en art, un David. Oui, il a vraiment l'air d'un Jacobin
de la peinture. Mais le caractère colérique et obstiné, et ce
qu'il y avait d'un crapaud génial dans la tête d'Ingres, y est
puissamment traduit.
Dans le Nicolas Rolin, chancelier de Bourgogne, de M. Jean
Baffier, on croit sentir une tension vers la simplicité ; et l'œuvre
LES SALONS DE IQOS 6G3
en parait moins simple qu'elle ne voudrait; mais elle est solide.
Le marbre gris dans lequel est taillé le Chevreau de M. Dampt
est une bien vilaine matière ; mais Tartiste en a tiré un très joli
parti. UHiver, de M. Desbois, est si recroquevillé par le froid
qu'il parait se nourrir des stalactites suspendues à sa b^be.
Mais peu de sculpteurs aujourd'hui auraient pu modeler une
aussi belle académie de vieillard. M. Pierre Roche fait sup-
porter un admirable buste de son maître Dalou par un homme
puissamment sculpté, et il, a imaginé un arrangement ingé-
nieux et nouveau pour le geste de la femme qui élève vers le
buste l'étemel laurier symbolique.
Je dois signaler encore le noble buste d'Adolphe Moreau
père, par M. Alfred Lenoir; la délicieuse Jeunesse et la spiri-
tuelle Silhouette 1830, de M. Fix-Masseau; les quatre groupes
de petites danseuses de Mlle Yvonne Serruys, d'une élégance
et d'une vie extraordinaires; un beau bas-relief en bois de
M. Lacombe; un riche groupe à' Adam et Eve, par M. Jean-
Pierre Gras; un Buste de Mademoiselle J/0..., à la fois très
solide et très fin, par madame Louise Oqhsé, et un très vivant
Docteur Pozzi, du prince Troubetzkoï , * dont l'influence se
retrouve dans le Groupe équestre et dans la Forge de M. Pin-
chon.
FERAA^D GREGH
(La fin prochainement.)
LE PRINCE
BOJIDAR KARAGEORGEVITCH
Bojidar Karageorgevitch avait au plus haut point cet
attrait touchant du prince dépossédé, en exil d'un lointain
royaume, — un peu chimérique peut-être, mais dont on se
plaisait à respecter la confuse légende. — « Le Prince Char-
mant )), ce surnom lui fut donné par tous, il lui revient de
drpit ; cependant ce prince-là semble moins banal, moins ténor,
que le doux héros des contes de fées.
La première fois que je le vis, ce fut un soir, très tard, au
foyer de TOdéon. La répétition générale de la Marchande de
Sourires s'achevait à peine, et, parmi le brouhaha des félici-
tations, je serrais, dans un ahurissement agréable, de nom-
breuses mains, amies ou inconnues, et je ne parvenais pas tou-
jours à entendre les noms des personnes que Ton me présentait.
A un moment, J30urtant, on parut s'écarter un peu autour
de moi et il y eut moins de bruit :
— Le prince Bojidar Karageorgevitch, — dit quelqu'un.
Et, dans l'espace vide, où la lumière s'aviva, un jeune homme,
mince et blond, s'avança vers moi et me baisa la main. D'une
voix musicale, avec une grâce toute particulière, il me compli-
menta en des termes plus chaleureux que tous les autres. Et j'eus
l'impression très nette d'être en présence de quelqu'un de rare
et de précieux, d'un homme très différent du commun des
hommes.
LE PRINCE BOJIDAR KARAGEORGEVITCH 665
* *
Certes il ne ressemblait à personne, ni par son aspect
physique, ni par son caractère, ni par le tour de son esprit.
Rien que des lignes droites danâ son fin visage ; le front
très blanc, comme étiré vers ' le haut, les tempes qui n'en
finissent plus, le nez d'un élan si noble, les joues plates, la
mâchoire effacée, la claire barbe en pointe ; — aucun indice des
instincts grossiers, mais tous les signes qui présagent un mys-
ticisme exalté, un idéalisme qui méconnaît presque le réel...
Et pourtant quelle contradiction déconcertante dans le sourire
malicieux de la bouche étroite, dans le regard aigu, moqueur
et gai, des brillantes prunelles, bleues comme les fleurs du
linl... On croirait voir, sous une ogive austère, la joie ruti-
lante d'un vitrail au soleil.
*
Le prince Bojidar avait fait ses études à Paris; mais il
parlait toutes les langues d'Europe avec une égale perfection.
Pour tous les arts il était doué, et, successivement, il les cultiva
tous, comme en se jouant.
De ses multiples talents il ne tirait pas vanité ; ses essais
semblaient être seulement un hommage de son enthousiasme
à la beauté et à l'art. Ecrire, peindre, chanter et crier son admi-
ration pour toutes les œuvres du génie, — ou qu'il croyait
telles, — existait-il vraiment d'autres occupations au monde,
quand on était libre de vivre sa vie?...
Dans l'hôtel que sa famille habitait, avenue du Bois, Villa
Saïd, l'appartement du prince Bojidar, tout en haut de la
maison, ne se composait que d'une toute petite, chambre et
d'un grand atelier, qu'il avait revêtu de boiseries en chêne
ajouré, meublé de bahuts gothiques et orné de toutes sortes
d'objets dignes d'intérêt rapportés de ses voyages.
C'est là qu'il travailla longtemps, à sa fantaisie tout d'abord,
avec amour et joie, puis, plus tard, contraint, avec effort et
fatigue, à la tâche, comme un manœuvre.
<)66 LA REVUE DE PARIS
Il avait des indignations passionnées contre la bassesse et
l'injustice, prenait parti pour les humbles, avec une ardeur
et un dévouement inlassables. Pour juger ce que valait cette
<Buvre de bienfaisance, il se fit, un soir, incognito, admettre
comme indigent à (( l'Hospitalité de nuit », et y coucha plu-
sieurs fois. Pour des faits analogues, nous le comparions sou-
vent au Rodolphe des Mystères de Paris,
Mais la particularité la plus frappante de son caractère,
•c'était un rayonnement de gaîté, une gaminerie gouailleuse,
une verve ironique, qui souvent fouettait et griffait. Personne
comme lui ne savait découvrir, d'un coup d'œil, le défaut des
«cuirasses, la vraie nature des êtres, et le mobile qui les faisait
agir, sous le voile des politesses et l'apparence du désintéres-
sement. Avec quel malin plaisir il amenait, par des pentes
insensibles, la victime choisie, aux aveux involontaires! Il
tendait des perches à la vanité, enguirlandait des pièges, et,
quand on y tombait sans le savoir, son rire éclatait triomphant,
^t bien peu de gens en comprenaient la cause véritable.
. Mais, avec ses amis, Bojidar riait aussi de franc et joyeux
rire, sans arrière-pensée, de tout son cœur. Il possédait ce don
précieux de doubler par sa présence l'agrément d'une réunion.
Sa gaîté communicative s'allumait d'un rien et ne s'éteignait
plus. Je me le rappelle, un soir, chez moi, où la verve d'un des
convives ne tarissait pas, incapable d'avaler une seule gorgée
de vin ou d'eau, pendant tout le dîner, sous peine de s'étran-
jgler dans le fou rire.
Ah! quel chagrin, d'avoir vu la vie s'acharner à briser
€ette floraison de joie, qui toujours renaissait pour être brisée
•encore!...
•'il '-iî
L'hôtel de la Villa Saïd était vaste et avait assez belle appa-
rence extérieurement. Ce fut lui pourtant qui donna les pre-
miers soupçons de la détresse, dissimulée encore, qui acca-
blait les princes en exil. Dès le seuil franchi, on était frappé
de la nudité du vestibule, de l'escalier sans tapis, de l'aspect
LE PRINCE BOJIDAR KARAGEORGEVITCH 667
froid et inachevé qu'offraient les salons ; dans l'atelier seul,
encombré et tiède, on avait une impression d'intimité et
de vie.
Cette maison, en effet, était hors de proportion avec les
ressources, de plus en plus restreintes, de la famille déchue;
les impôts très élevés, les hypothèques qui la rongeaient, en
faisaient une trop lourde charge : ce fut le rocher de Sisyphe
que le pauvre Bojidar soutint si longtemps de ses vaillantes
mains, mais qui finit par l'écraser...
Un jour, les derniers débris de la fortune s'en allèrent en
miettes, les dernières ressources furent épuisées.
C'est alors que le Prince Charmant révéla tout ce qu'il
valait. Il tendit ses muscles, durcit ses nerfs, et, sans hésiter,
plein de confiance, il affronta la pénible lutte pour la vie. Lui,
habile de tant de façons, et, pour ainsi dire, capable de tout,
n'avait-il pas qu'à choisir, parmi les arts où il excellait, pour
gagner sa vie et celle des siens .►^ Quoi de plus facile que de
changer le passe- temps en métier.^
Il essaya d'abord du journalisme. Le prestige de son titre lui
servit, cela marcha quelque temps ; puis il fallut recourir aux
traductions d'œuvres étrangères, sa connaissance parfaite de
tant d'idiomes différents lui fut précieuse.
Il chantait, d'une voix touchante et fraîche. Rien n'était plus
gracieux et plus agréable à voir et à entendre que Bojidar
jouant de la guitare en chantant des séguidilles espagnoles :
on lui demanda des leçons de chant et il en donna.
Mais quels gains légers, en regard des si lourdes charges!...
Bojidar pensa à l'art décoratif et se crut sauvé. Bravement il
saisit le marteau, attaqua le bois et le cuivre. A un des Salons
de la Société Nationale, il exposa une cheminée monumentale.
Puis il sculpta des meubles, broda sur soie, sur satin, sur toile,
et enfin s'acharna au travail des « cuirs d'art », qui le retint
longtemps.
Je ne sais quelles circonstances heureuses permirent au
prince de faire un voyage aux Indes. Ce fut une trêve, un
repos.
668
LA HEVUE DE PARIS
Au retour, il écrivit un livre : Noies sur VInde\ qui est sa
meilleure œuvre littéraire.
Bien peu de relations de voyages ont la vivacité et le relief,
l'enthousiasme contagieux de celle-ci : le livre est formé de
tableaux rapides, d'une touche nette et brillante, où leffet n est
pas cherché, mais surpris sur la nature, par un œil clairvoyant,
et rendu avec une sincérité naïve qui vaut toutes les habiletés.
Quel récit montre plus clairement aux yeux de Tesprit
le fameux mausolée de la sultane Nour-Mahal que cette courte
description ?
... Le portail franchi, c'est une apparition de miracle. Au bout d'un
parc de grands cyprès noirs, le tombeau de Noortaz-Mahal, un géant
de marbre mirant sa blancheur, surmonté de cinq coupoles qui
semblent des perles, dans un bassin de pierre rose, entouré de fleurs.
Le monument entier, la terrasse sur laquelle il s'élève, les quatre
minarets hauts comme des phares, tout est de marbre d'un blanc de
lait et d'opale, chatoie en tons de nacre dans l'éclat du soleil, sous le
ciel blanc de poussière et de chaleur.
Et à l'intérieur, le long des colonnes et des murs, des mosaïques de
cornalines et de calcédoines figurent des pavots et des funkies si
frêles, si transparents, qu'ils semblent les fleurs mêmes posées
contre la pierre. Aux larges portes cintrées et aux fenêtres, des voiles
de marbre ciselé en guipure laissent passer une lumière ambrée,
très douce.
Sous la voûte centrale dort Noortaz-Mahal, la sultane bien-aimée,
la Lumière du Monde, pour laquelle l'empereur Chah-Jehan voulait
le mausolée le plus beau de la terre.
Un grillage de marbre aux dessins souples, d'une finesse stupé-
fiante, d'une exquise harmonie, encercle le sarcophage blanc tout
incrusté de mindis et de basilics en pierres précieuses, et, dans le
colosse de marbre auquel vingt mille ouvriers ont travaillé vingt ans,
cette grille seule, en son indicible beauté, aurait suffi pour réaliser
le vœu de Chah-Jehan.
Mais, toutes ces merveilles qui l'enchantent n'empêchent pas
le voyageur de voir les misères, de s'émouvoir devant les souf-
frances, de s'emporter en véhémente indignation devant les
rapacités féroces qui s'offrent à lui. La famine désole toute
une région de l'Inde et les maigres secours que le gouverne-
I. h^ Revue de Paris en a publié une bonne part dans ses numéros des i««',
i5 juillet, !»•'• octobre i8g8 et i5 février '899.
LE PRINCE BOJIDAR KARAGEORGEVITCH 669
ment destine aux affamés sont détournés en partie par les fonc-
tionnaires chargés de les distribuer. De grands dévouements, il
est vrai, compensent un peu ces infâmes trafics ; de braves gens,
en dehors de l'administration, font tous leurs efforts pour atté-
nuer rhorrible misère, — et comme à ceux-là le prince rend
justice!
... J'ai vu et admiré les sœurs de l'Armée du Salut, si ridicules ici,
alors qu'elles ramassent, à renfort de grosse caisse, l'argent avec
lequel là-bas, dans les provinces affamées, elles font des miracles
de charité, sauvent des milliers d'existences humaines.
Et ce que j'ai vu encore et admiré le plus : des officiers — dont
pourtant cela ne semble pas la mission — des officiers s'occupant de
tout leur cœur à secourir les victimes du fléau, donnant à cela tout
leur temps, leur paye entière. Et l'un d'eux, un officier très brave,
ayant déjà fait plusieurs campagnes, par conséquent aguerri aux
atrocités, me contant, avec des larmes dans les yeux, l'inoubliable
horreur d'un Famine Camp dont il s'occupait à Ch... Le choléra
tombé comme surcroît de mal sur la dysenterie qui lentement
épuise les malheureux, la terreur du fléau faisant perdre la raison
aux six cents survivants des mille trois cents de la veille... et tout un
train emportant de l'endroit maudit cette caravane de fous qui
emplissaient les wagons de leurs rires et de leurs chants... Et il
n'était pas administratif du tout, l'officier qui me racontait cela ; si
peu civilisateur, même, qu'on ne pouvait pas lui rappeler l'horreur
de sa vision, lorsque par bonheuril pouvait la chasser de sa mémoire,
sans le voir entrer en fureur.
Le prince, lui aussi, fut hanté longtemps par le souvenir de
ces pitoyables êtres; il en a tracé quelques silhouettes saisis-
santes :
... Au bord de la route, deux formes marchent, titubent, puis,
tournées vers moi, montrent l'épouvantail de leurs corps desséchés,
de leurs yeux troubles, seuls vivants dans la figure à la peau plaquée
sur les os, à la mâchoire saillante, dans une grimace de tête de mort.
Des gens de la famine, venus des provinces du centre, où il ne
pleut pas depuis deux ans, où tout meurt. Eux vont à la recherche
d'une « Maison de Pauvres » dans les environs. Des loques sans cou-
leur les recouvrent; les tignasses embroussaillées grisonnent autour
des visages de souffrance, — la femme, plus fine, aux os plus menus,
moins difforme que l'homme, dont les jointures lourdes forment des
boules au-dessus des tibias. — Et, comme des bêtes, ils se jettent sur le
grain cuit qu'Abibulla est allé leur chercher, puis, avec des regards
670 LA REVUE DE PARIS
de crainte tout autour d'eux, s*en vont vite, aussi vite qu'ils peuvent,
de leur pauvre démarche hésitante et boiteuse, sans même dire merci.
La « Maison des Pauvres » où ils vont est une cour enclose de
murs, contre lesquels des toiles soutenues par des piquets forment
auvent. Et là gisent douze ou quinze cents malheureux squelettes,
spectres' aux omoplates saillantes à couper la peau, les bras réduits à
répaisseur de Tos, avec la grosseur de Tarticulation du coude au
milieu, et, au bout de cela, des mains qui paraissent énormes, toutes
plates, comme désarticulées. Au-dessus de la maigreur effrayante des
jambes et sous les côtes saillantes, la peau tendue se plaque sur les
vertèbres à la place du ventre absent. Hommes et femmes, presque tous
sont nus, sauf un petit pagne réduit en charpie. Et tous ont ces
mêmes yeux hagards, incertains, ce même rictus des dents sorties
entre les joues creusées. Presque tous ont, aux saillies des os, la peau
crevée, saignante...
Quand la tragédie de Belgrade mit fin si brusquement au
règne des Obrenovitch et rendit le trône de Serbie à un Kara-
georgevitch, le prince Bojidar, avec plus ou moins de réussite,
avait fait bien des métiers. Il était las, ses joues se creusaient,
son front un peu dénudé paraissait plus haut encore et le
lin de ses yeux avait pâli. Mais il riait encore au nez du destin,
et luttait toujours, en cachant ses rancunes et ses défaillances.
Maintenant il était orfèvre.
Quand il pouvait se procurer des matières précieuses, il réali-
sait, comme Lalique, des bijoux artistiques. Mais il devait le
plus souvent se restreindre à des objets très simples : il ciselait
des liseuses, des ouvre-lettres, des boutons de robes, des
couteaux à fruits ; il tordait en forme de cuillers des branches
délicates ; — il en inventa même une pour les bébés, charmante
et pratique, qu'il croyait devoir être adoptée, avec enthou-
siasme, par toutes les mères...
L'événement qui, d'une façon aussi brutale, restaura la
dynastie des Karageorgevitch émut et troubla Bojidar, et,
malgré le peu d'entente qui régnait entre les branches rivales
de la famille, certainement lui rendit l'espoir.
11 pensa que le cousin d'un roi ne pouvait être laissé dans
une situation humiliante, — ou, que, en mettant les choses au
LE PRINCE BOJIDAH KAR A6E0RGEVITG H 67I
pis, le retentissement donné à son nom allait attirer d'innom-
brables clients et qu'il vendrait tout ce qu'il voudrait, à des-
prix exorbitants. De toutes façons, Tédifice qui croulait sur lui
et que, à bout de forces, il s'efforçait encore de soutenir, pour-
rait être bientôt reconstruit.
*
Une extraordinaire nouvelle, qui courait les journaux, me
fut rapportée, quelque temps après l'avènement de Pierre P'.
Le roi disait-on, en apprenant que son cousin Bojidar était
orfèvre, lui avait commandé de composer, tout de suite, un
modèle de couronne royale pour la Serbie, en prenant comme
motif ornemental la feuille du chêne, emblème de la dynastie ;
mais le prince ne consentait à exécuter la commande qu'en
collaboration avec moi.
Après une minute d'ébahissement, je devinai que c'était
là une espièglerie de Bojidar, prise au sérieux parles reporters.
Elle me fit plaisir, car elle témoignait d'un joyeux état d'es-
prit : peut-être y avait-il du nouveau I . . . peut-être l'apanage
espéré ?...
* *
Hélas ! il n'y avait rien ! . . . rien qu'un persistant et décevant
espoir... L'apanage ne vint pas...
Plus écrasante encore fut la lutte, plus âpres devinrent
les créanciers, irrités des attentes vaines, des promesses
irréalisables.
Bojidar était maintenant tout h fait un ouvrier. En bour-
geron de velours à côtes, il allait, dès sept heures du matin, à
son atelier, au Marais, et, là, travaillait sans relâche. Il déjeunait,
sur un banc, au square du Temple, de quelques sous de
boudin et d'un morceau de pain; il allait boire, ensuite, à la
fontaine Wallace. Des camarades, à qui il demandait parfois
une hospitalité de quelques jours, pour fuir des tracasseries
trop aiguës, ont pu dire ce qu'était l'invariable menu de son
dîner : une boîte de thon à quarante-cinq centimes et une^
672 LA REVUE DE PARIS
tasse de thé. Le prince recommandait beaucoup aux miséreux
le thon, (( pas cher et très nourrissant ».
Cet ascétisme, qui épuisait ses forces, ne lui était pas très
pénible, car, personnellement, il n'avait, autant dire, besoin de
rien matériellement. Mais il avait beau s'ingénier à réduire ses
dépenses, il n'arrivait pas à faire face aux charges trop lourdes.
Il commençait à ployer sous le fardeau, sa santé s'altérait.
Le soir, souvent, il lui fallait dîner en ville, redevenir le
prince, faire l'aimable, et cela pour obtenir des commandes,
amorcer des clientes : — « les du monde », « les bergères »,
(( les charmeuses », comme il les appelait ironiquement. —
Cette contrainte, ce surcroît de fatigue, le mettaient hors de
lui. Quand on lui demandait ce qu'il ferait, au cas où l'apanage
arriverait :
— Je brûlerai mon habit noir, pour ne plus jamais aller dans
le monde ! — s'écriait-il, — et je resterai couché six mois !...
Rien n'est venu, et il est maintenant couché pour toujours,
le prince charmant et malheureux, l'ami à jamais regretté par
tous ceux qui l'ont connu.
La route la plus douce semblait devoir s'ouvrir devant le
prince Bojidar ; il y avait droit, par sa naissance, par ses talents,
son noble esprit et son grand cœur compatissant; le sort
contraire l'a hérissée d'épines et de pierres, il y a marché néan-
moins bravement et est arrivé tout de même, car « il n'y a
pas de chemin qui n'aboutisse au désert. . . »
On se souviendra de Bojidar comme d'une belle fleur de
serre, poussée par hasard hors de tout abri, assailhe par l'ou-
ragan et lui tenant tête avec l'énergie du chêne, — le chêne
héraldique, emblème de sa race.
JUDITH GAUTIER
Vadminitlrateur'Gérant : u. ca9SA.ud.
LA FAUSSE BOURGEOISE'
I
Ces suppléments périodiques de service militaire que la
constitution des armées européennes impose aux civils; pour
exercer les troupes de réserve et de territoriale, sont le cau-
chemar de bien des bourgeois paisibles, alourdis dans le bien-
être du foyer, ou rivés à leur labeur quotidien par des chaînes
que rhabitude a faites, à la longue, plus indispensables que
des plaisirs.
Vieilli ou non, maniaque ou point, un civil de trente-cinq
ans, convié à faire les manœuvres avec les troupes actives,
songe d'abord au sursis. Si on le lui refuse (et, de délai en
délai, on doit bien en venir là), il arrive au corps intimidé,
méfiant, grognon. La divine, la folle jeunesse n*est plus là ;
elle n'égayé plus, comme naguère, pour le conscrit, la mono-
tonie de la caserne ou la fatigue des corvées... Maussade, le
territorial endosse pourtant la capote, coiffe le shako, entre
dans le rang. Les clairons sonnent : en marche, sac au dos I
Voilà les manœuvres commencées.
Or, au bout du premier kilomètre, le boutiquier, l'employé,
le petit propriétaire, ont déjà pris une allure plus martiale. A
l'étape, ils s'étonnent de manger le repas improvisé d'un appé-
tit qu'ils n'apportaient pas au fin déjeuner de la ménagère. Le
soir, l'organisation du cantonnement les divertit et leur vaut
parfois une aventure que son imprévu rend savoureuse. Le
lendemain, les plaisanteries classiques du troupier fleurissent
I. Published June fifleenth^ nineteen hundred and eight. Privilège of
copyright in the United States reserved under tke Act approved March third,
nineteen hundred and five, hy Alphonse lemerre.
i5 Juin 1908. X
674 LA REVUE DE PARIS
déjà sur leurs lèvres ; le civil rajeuni marche comme à
vingt ans, se passionne pour les « batailles » où l'on engage sa
compagnie, devance à l'assaut ses camarades de « l'active ».
Si des chefs ne l'arrêtaient à temps, il embrocherait d'une
baïonnette réelle l'ennemi fictif. Il dort comme une bûche,
mange comme un collégien, chante, siffle, lutine les cham-
brières. Son ventre rondelet s'aplatit. Lui qui se plaignait
d'asthme, le voilà qui s'élance au pas gymnastique, dans les
guérets. Sa jeunesse "reconquise l'enchante. Il s'étonne de
battre aisément le record des jeunes soldats, plus vifs, mais
plus fragiles et moins endurants. Il ne s'ennuie plus. Il se
sent vivre. Il achève les manœuvres avec une virile ardeur,
et ses chefs doivent confesser que lui et ses pareils constituent
le meilleur de l'armée.
Avec des nuances, des différences de plus ou de moins,
l'officier de réserve ou de territoriale qui fait les manœuvres
connaît les mêmes appréhensions à l'avance, suivies des
mêmes revanches de gaîté, de vitalité. Lui aussi — civil
parfois épaissi dans ses habitudes de bureau ou de cercle —
profite de cette cure forcée. Lui aussi s'étonne de ne plus con-
naître l'insomnie, l'inappétence, le vide ennuyeux des heures.
Lui aussi goûte l'imprévu des cantonnements, l'arrivée, au cré-
puscule, dans la petite ville de province. La petite ville som-
nolait, à son ordinaire, quand, par l'effet d'une retraite ino-
pinée ou d'un astucieux mouvement tournant, les « manchons
blancs » refluent vers elle, l'envahissent à l'instant où s'allu-
ment ses rares réverbères. Emoi de la munipalité, ordre aux
hommes de camper sur le foirail, distribution des billets de
logement à Messieurs les officiers...
Le billet de logement! Quel nom délicieux, évocateur
d'aventure, mot du passé légué au présent et qui garde dans le
présent sa poétique parure de passé! L'officier de carrière, que
ce rectangle de papier municipal a mis trop souvent en .pré-
sence d'un couple de provinciaux revêches, de quelque vieille
fille sordide, ou simplement de braves gens par trop ignorants
de l'hygiène, — l'officier de carrière l'empoche sans émoi et
pense simplement, avec une martiale philosophie : « Une
mauvaise nuit est bientôt passée ! » Mais le civil, travesti
momentanément en héros galonné, l'ingénieur, l'avocat,
LA FAUSSE BOURGEOISE 676
l'artiste surtout 1... C'est un coupon d'entrée dans l'inconnu,
dans le roman, qu'on lui délivre, apostille par le maire 1 Lq pré-
cieux billet à la main, comme il fait sonner ses éperons sur les
pavés pointus de la rue du Mail ou du Parvis-Sainte-Oppor-
tune, en gagnant le logis qui va le recevoir! Et comme il se
redresse dans son dolman, poudreux encore de l'étape, au
moment ou il lève le heurtoir de la porte et réveille l'âme
assoupie de la provinciale maison I
Je ne voudrais pas décourager les vocations naissantes
d'officier de réserve, mais la vérité me contraint à dire que
durant ma carrière de civil en képi, si j^ai parfois pris part aux
manœuvres et frappé chez l'habitant, muni du fameux billet,
jamais l'aventure ne me guetta derrière la porte, ne me fit
accueil dans la maison. Le conteur seul engerba sa glane au
cours des repas médiocres, — en écoutant parler, en regardant
gesticuler ses hôtes, — ou bien le soir, seul dans la chambre,
toujours trop chaude ou trop froide, selon les saisons, en ins-
pectant l'arrangement des meubles, le décor des murs, tel-
lement significatifs des êtres I Le lendemain, chevauchant
botte à botte avec moi, des camarades me relataient parfois
telle mirifique réception chez une veuve passionnée, telle
soudaine défaillance d'une suave institutrice : — tant mieux
pour eux ou pour leur imagination I — Je confessais humble-
ment ma disette... Le hasard, qui mène nos vies, désertait-il
donc la mienne dès que je revêtais un uniforme.^ Non pas !
Seulement, pour moi, pour mes « campagnes », le hasard se
faisait moral, paternel, quasi puritain. Je ne logeais jamais
que chez des gens d'une vertu singulière.
Pourtant, comme il voulait sans doute que je n'oubliasse
point sa royauté, le divin hasard marqua l'un de mes vertueux
billets de logement de sa griffe et (de façon assez peu roma-
nesque, d'ailleurs) illustra, une fois, — une seule fois, — mon
étape de cette façon d'incident que les vieux romanciers appe-
laient une (( reconnaissance » .
II
Imaginez la plus propre des sous-préfectures de la Flandre
française, pays propre; dans cette sous-préfecture, la rue la
676 ^^ REVUE DE PARIS
plus nette uniquement bordée de maisons bourgeoises,
repeintes chaque année; imaginez qu*un samedi soir (c'est-à-
dire le jour où toute ville flamande rince ses façades du sol
au fattage et balaye ses pavés comme un parquet), un pou-
dreux lieutenant d'artillerie sonne devant la plus blanche, la
mieux débarbouillée parmi ces demeures de la fée Proprette :
vous aurez l'image exacte de mon arrivée à Saint-X. . . , durant les
manœuvres d'automne, en 1906. La porte me fut ouverte par
une femme de chambre en bonnet et en tablier d'une blan-
cheur conventuelle. Dès le vestibule, je constatai que l'excel-
lent aspect de l'extérieur était confirmé par le cossu de l'ameu-
blement. Rien d'artistique, des meubles modernes encadrés
par des tentures modernes ; nulle fantaisie dans l'arrangement
des objets, mais aussi (ce qui est rare en province) aucune
faute de goût ni d'harmonie. Cependant, épouvantée par ce
soudard mal astiqué, la chambrière prit mon biUet de logement
sans prononcer une parole, et, me laissant en suspens, disparut
leste et silencieuse par l'escaUer du fond. Les tapis bien
brossés, les acajous et les noyers bien frottés, les cuivres
lumineux semblaient me considérer avec stupeur : « Quel
est cet intrus qui ose introduire ici l'affreuse, la nuisible, la
détestable poussière ? )>
L'instant d'après, j'aperçus une femme d'une trentaine
d'années qui descendait posément l'escalier : point joUe, petite,
un peu forte, de beaux cheveux, elle était vêtue d'une jupe de
drap foncé; une ceinture de cuir jaune serrait à la taille une
blouse de taffetas gris. Je remarquai ses solides chaussures de
marche cirées en miroir. Elle tenait mon billet de logement.
— Monsieur, — me dit-elle sans sourire, mais avec une
sorte de cordialité discrète, bien flamande, — soyez le bienvenu.
Monsieur Vouillemans n'est pas encore rentré de son bureau.
C'est donc moi qui vais vous conduire à votre chambre.
Tout en me parlant, elle m'inspectait du regard, puis ses
yeux se reportaient sur le tapis, où, malgré mes précautions, se
marquait la trace de mon entrée. Elle chercha évidemment une
solution qui conciliât son goût de la propreté avec la cour-
toisie hospitalière, ne la trouva pas, et enfin prit son parti :
— Voulez-vous me suivre, monsieur?
Après elle, je montai deux étages. En traversant le palier de
LA FAUSSE BOURGEOISE 677
l'entresol, j'entendis de jeunes voix chuchotantes; j'aperçus,
derrière une porte entrebâillée, des frimousses curieuses de
bébés qui se poussaient Tune l'autre pour regarderie militaire.
Au second étage, mon hôtesse, ouvrant une porte, dit :
— Voici votre chambre.
J'entrai à sa suite, et je fis sur-le-champ cet inventaire
machinal auquel s'accoutume le descripteur professionnel.
C'était une grande pièce carrée, bien province, une chambre
vouée au bleu et au blanc, reps bleu sur les sièges, fleurettes
bleues au papier, rideaux de calicot blanc à bandes bleues
drapant l'alcôve et les deux fenêtres. L'odeur du linge frais et
de la verveine y régnait. Aux murs, deux grandes lithographies
représentaient, l'une Mazarin, l'autre Richelieu. Une pendule
et des candélabres d'albâtre décoraient la cheminée. Le lit
s'enfonçait dans une alcôve, entre une penderie et un cabinet
de toilette : dans ce cabinet, la servante qui m'avait reçu dispo-
sait un tub et de l'eau chaude. Les fenêtres donnaient sur un
jardinet si méticuleusement dessiné et ordonné qu'il ressemblait
à une épure. Arbres et arbustes s'y groupaient en symétriques
alternances. La pelouse du milieu figurait une eUipse irrépro-
chable, flanquée de deux massifs fleuris qui me firent aussitôt
penser à deux tartes.
Je me confondis en remerciements. J'étais ravi de mon gîte.
— La valise est déjà dans la penderie, — fit madame Vouil-
lemans; — votre brosseur vient de l'apporter.
Elle hésita, un moment; puis, désignant l'active chambrière
qui débouclait la valise :
— Vous sera-t-il déplaisant — continua-t-elle — d'être servi
par Ernestine ? Nous n'avons pas de valet de chambre et j'aime-
rais mieux, je l'avoue, que votre ordonnance n'entrât pas dans
les appartements.
Je protestai que je saurais me contenter d'Ernestine.
— Alors, tout va bien, — répliqua la dame, avec un léger,
très léger sourire. — Le bouton de la sonnette est à droite de
la cheminée.
Nos yeux se rencontrèrent, comme elle prononçait ces mots.
Ses pruneUes d'une agréable fadeur bleuâtre, s'attachèrent aux
miennes avec tant de fixité que les miennes cédèrent, se
détournèrent assez gauchement.
678 LA REVUE DE PARIS
— Nous dînons à sept heures, monsieur, — dit enfin
madame Vouillemans.
— Je serai exact, madame. Et je m*excuse encore...
Elle ne répondit rien, fit signe de la suivre à Ernestine, qui
attendait. Et, la porte refermée sur elles, je me trouvai seul.
« Une grande chambre, un bon lit, un tab, 1 eau chaude en
abondance, sans doute une table soignée, car la patronne a
Tair d'une maîtresse femme... Voilà qui vaut toutes les aven-
tures, étant donné surtout que je passe trente-six heures ici :
car demain, c'est dimanche I... »
Ainsi méditais-je, tout en m'accordant la joie, rare en
temps de manœuvre, d'une toilette poussée à fond... Soudain
je me rappelai le regard qu'avait, tout à l'heure, attaché sur
moi mon hôtesse :
(( Si Bénézech avait logé dans cette maison, il m'aurait
fallu entendre demain un récit croustillant... »
Bénézech était mon lieutenant en second, un Toulousain à
figure de ténor, à qui le hasard du logis chez Thabîtant valait
de merveilleuses aventures. Ou du moins il les racontait, et on
r écoutait avec indulgence : cela faisait passer les intermi-
nables chevauchées au pas, sur le flanc des batteries.
(( Bahl — pensai-je, en revêtant mon meilleur uniforme
pour faire honneur à mes hôtes, — Bénézech lui-même, j'en
sujs persuadé, n'attirerait pas cette calme Flamande hors des
sentiers du devoir. Mais alors, que me voulait-elle? On eût
dit qu'elle avait quelque chose à me demander, qu'elle hésitait,
qu'elle n'osait pas. . . Nous verrons bien I . . . »
J'étais prêt, « tube », rasé, paré, vingt minutes environ
avant l'heure fixée pour le dîner. J'allais allumer une cigarette,
quand un scrupule m'arrêta :
« Non, décidément, on n'a pas le droit de fumer ici : cela
fleure trop le savon et la verveine. . . et je suis sûr que la digne
madame Vouillemans maudirait l'incivil artilleur I... »
Je remis mon étui dans ma poche, et, pour attendre le dîner,
j'allai m'accouder à l'une des fenêtres. L'ombre descendait sur
les lauriers d'Espagne, taillés en cubes, sur les rosiers taillés
en boule, sur les ifs taillés en pions d'échecs. Dans le crépus-
cule, les deux tartelettes de fleurs se confondaient avec la
LA FAUSSE BOURGEOISE 679
pelouse. Une cloche de couvent sonna la demie de sept heures;
une autre lui répondit; puis ce fut le carillon de Téglise
diocésaine qui gambada, un instant, à la mode flamande,
dans le clocher voisin... En même temps, un coup léger fut
frappé à ma porte et je reconnus la voix d*Ernestine qui
disait :
— Si monsieur l'officier veut descendre souper. . .
Le <( souper » ne démentit pas mes pronostics. Dans une salle
à manger tendue de rouge, à chaises de solide cuir, à buffet de
chêne sur les panneaux desquels se détachaient des perdreaux
sculptés et que chargeait une pesante argenterie, je goûtai une
cuisine savoureuse, un peu lourde en viandes. Je bus d'ailleurs
d'excellents vins, tirés en mon honneur d'une de ces caves
copieuses, savamment et amoureusement composées, comme on
n'en trouve peut-être plus qu'en Flandre. Outre madame Vouil-
lemans et son mari, fort bel homme d'une quarantaine d'années
qui eût figuré noblement dans la Leçon d'Anatomie ou dans la
Corporation des Drapiers, — je soupai avec une parente âgée,
vivant sous le même toit, — les deux filles du ménage, — onze
et dix ans, le portrait chlorose de leur mère, — et avec l'inévi-
table institutrice badoise. J'appris que M. Vouillemans dirigeait
un important tissage, créé par lui, et qui commençait seulement
à prospérer. J'appris aussi que la famille comptait deux autres
enfants, deux jumeaux, venus sur le tard, il y avait dix-huit
mois à peine. En rappelant ce souvenir, mon hôte et sa femme
échangeaient de ces regards qui suggèrent à l'observateur le
moins en éveil : « Ces deux êtres-là s'aiment encore d'amour. »
Et cela se comprenait aussi à l'intonation caressante avec laquelle
il prononçait le nom de sa femme, qui était le nom d'une héroïne
de Lessing : « Minna ». J'eusse pu, me semblait-il, doser les élé-
ments de cet amour : assez de désir, de joie physique, pour
aiguiser la tendresse ; une sincère reconnaissance du bon travail-
leur à la parfaite ménagère, et réciproquement; la douce habi-
tude d'une vie sans angoisses; enfin les enfants, où des âmes
pures et dépourvues d'égoïsme, comme celles-ci, se sentent
vraiment renaître.
(( Bénézech a bien fait de ne pas loger ici, pensai-je : il y
perdrait son temps et sa faconde. Voilà un parfait ménage. »
68o
LA REVUE DE PARIS
D'ailleurs la maîtresse de la maison, affable avec moi, ne me
témoignait plus la moindre curiosité.
Le diner fini, elle monta dans la chambre des enfants;
M. Vouillemans me miena dans son cabinet, fumer et boire. Les
cigares (contrebande belge, me confia-t-il) étaient bons, le
genièvre parfait; une agréable digestion rendit mon hôte peu
à peu plus loquace.
— Voilà — me dit-il — notre vie de provinciaux. Je voudrais
que vous ne gardiez pas un trop mauvais souvenir de l'avoir
partagée un soir. Ahl cela ne ressemble pas à votre vie de
Paris, à vous surtout, monsieur, qui êtes artiste... Mais madame
Vouillemans, qui pourtant a été élevée à Paris, n'aime pas
Paris. Le goût d'habiter en province fut certainement une des
raisons qui la décidèrent à m'épouser. . . Je ne crois pas qu'elle
l'ait regretté, — ajouta>t-il avec un gros rire.
11 reprit du genièvre, vida son petit verre à moitié, puis con-
tinua :
— Moi, je suis forcé d'aller à Paris un jour par semaine,
pour mes affaires : c'est ma corvée la plus pénible. Je l'accepte
par nécessité; mais je ne me sens vivre que quand je respire à
nouveau l'air de ma petite ville, quand je rentre dans mon
usine et dans ma chère maison... C'est peut-être parce que j'ai
créé mon usine et bâti ma maison... Mes parents, après avoir
possédé une grosse fortune, m'avaient laissé en mourant une
situation embarrassée... Ohl de vingt-cinq à trente-cinq ans,
je n'ai guère dormi! Maintenant ça va, Dieu merci I Mais j'ai
fourni un tel effort que je n'ai plus de goût que pour le train
courant de mes affaires et le repos chez moi, entre mes
enfants et ma femme.
Et, finissant son verre d'un seul coup, il ajouta :
— Minna n'est pas une femme ordinaire.
Je corroborai :
— Madame Vouillemans est charmante.
— Ce n'est pas une femme ordinaire, — répéta-t-il. — Elle
tient sa maison!... vous avez remarqué?... Dans notre pays,
presque toutes les femmes sont bonnes ménagères : c'est dans
la tradition, c'est dans le sang. Eh bien ! madame Vouillemans,
qui est née à Paris, tient sa maison comme pas une de mes com-
pntriot.es. On la cite pour cela ici, on la jalouse. La vérité, c'est
LA FAUSSE BOURGEOISE 68l
que sa maison est la perfection même, comme tenue... Vous
me jugez ridicule, monsieur, et je le suis, puisque je vous
vante mon logis le jour où j'ai le plaisir de vous y recevoir.
Mais, voyez-vous, moi, j*ai la manie de Tordre. Ce que j'admire
le plus au monde, c'est l'ordre. . . Je suis convaincu que l'ordre,
c'est d'abord le succès et l'argent : mes parents n'avaient pas
d'ordre, ils ont gaspillé leur fortune; j'ai refait la mienne, moi
qui ai de l'ordre. . . Mais l'ordre, c'est aussi le bonheur. Aucun être
humain ne m'a jamais paru heureux, sans l'ordre... Parce que,
voyez-vous, le bonheur, ce n'est pas tel ou tel événement rare,
considérable, qui vous arrive, qui vous donne de la joie pendant
quelques heures ou quelques jours et auquel, fatalement, on
s'habitue, au point que bien vite on se retrouve ni plus ni moins
heureux qu'avant. Le bonheur, c'est la chose de toutes les heures
ou de toutes les minutes; c'est la température, le lit, la table, le
vêtement; c'est de n'être jamais heurté inutilement, froissé,
agace ; c'est de trouver à portée de votre maiii l'objet dont vous
avez besoin; c'est de réduire au minimum la part de l'imprévu,
parce que, neuf fois sur dix, l'imprévu est l'ennemi; c'est,
enfin, de n'aimer qu'un petit nombre d'êtres et de pouvoir
compter sur leur afiection... Réfléchissez, monsieur, vous verrez
que tout cela, au fond, c'est de l'ordre. De l'ordre dans les
projets, de l'ordre dans l'arrangement des choses autour de soi,
de l'ordre dans les afi*ections : car le cœur a sa comptabilité. Je
tiens strictement la mienne, de ce côté-là aussi : les prétendus
amis qui se sont montrés mauvais payeurs en amitié, je les ai
mis en faillite d'amitié, je vous en réponds I... Vous comprenez
qu'avec ces idées-là, j'aurais été le plus malheureux des hommes
si j'avais épousé une femme désordonnée. . . Quand je pense que
je me suis marié par amour, toqué comme un collégien d'une
jeune et jolie Parisienne I .. . Heureusement, je suis tombé sur
la perle des perles. Que voulez-vous? on a son étoile I
M. Vouillemans se tut, mâchonnant béatement le culot de
son cigare belge. J'admirais, à part moi, la magnifique contra-
diction de cet esprit si pondéré, qui se déclarait presque lyrique-
ment ennemi de l'imprévu, et confessait en même temps que
son bien le plus précieux était dû à un acte en somme hasar-
deux : son mariage.
La porte du cabinet s'ouvrit. Madame Vouillemans entra,
68a LA REVUE DE PARIS
s'aasit très simplement auprès de son mari. Us se prirent la main
et parlèrent des enfants, surtout des deux jumeaux, dont ils
citaient les récentes facéties. Je regardais Minna : elle avait la
même jupe, la même blouse, la même ceinture et les mêmes
bottines qu'à la minute où elle m'avait accueilli. Pas plus que
sa coiffure, aucun détail de son ajustement n'avait bougé. Elle
m*apparut grandie de tout le piédestal que venait de lui dresser
l'éloquence bourgeoise de son mari : — la Déesse de l'Ordre, de
l'ordre domestique et provincial. — En même temps, je cher-
chais à démêler dans son apparence les raisons de la passion
qu'elle avait inspirée... Oui, quinze ans plus tôt, avant que la
province l'eût ainsi ouatée, empâtée, cette femme pouvait avoir
été jolie, tentante. Les traits se devinaient fins, quand on les
dépouillait mentalement de leur bouffissure actuelle. Le corps
avait dû être à la fois mince et potelé. Les mains restaient
petites, bien taillées. Le soleil de la vingtième année luisant
là-dessus, elle avait pu être une demi-beauté...
Un léger, un lointain choc de souvenir évoqua très vague-
ment en moi, et pour un instant infiniment court, l'image de la
jeune fille qu'avait dû être madame Vouillemans. — Mémoire
ou imagination? — Je n'aurais pas su le dire... Déjà l'évoca-
tion avait disparu, comme un souffle sur un miroir, et j'es-
sayais vainement de la rappeler quand Minna se leva :
— Monsieur doit être fatigué. . . Et, d'ailleurs, — ajouta-t-elle
en se tournant vers moi, — nous avons coutume, mon mari
et moi, de monter à onze heures précises.
III
(( Dans un pareil lit, et avec vingt-deux kilomètres de
cheval au pas dans les jambes, je ne vais faire qu'un somme
jusqu'à demain matin. y>
Ainsi avais-je pensé en m'enfonçant entre les draps de fine
toile flamande tissés par les métiers de M. Vouillemans. Pour-
tant il ne faisait pas jour encore quand, après une lutte assez
longue et à moitié consciente pour retenir le sommeil, je
m'éveillai tout à fait, prêtant l'oreille...
Dans le silence absolu de la maison, une voix perçante de
LA FAUSSE BOURGEOISE 683
marmot gémissait, pleurait, hurlait éperdument. Une autre voix
toute pareille rivalisa bientôt avec la première. « Tiens I —
pensai-je, — ma chambre est juste au-dessus de celle des
jumeaux. Fâcheuse affaire I )>
Je ne m'obstinai point à me rendormir avant que le concert
des héritiers Vouillemans eût pris fin. Ma bougie allumée, je
constatai que ma montre marquait quatre heures et quart.
(C J'aurai bien le temps de compléter ma nuiti C'est demain
dimanche : pas d'étape! » Je soufflai ma bougie et j'attendis
patiemment. Déjà l'un des jumeaux se taisait. L'autre, en
revanche, faisait tapage pour deux. « Quels petits rageurs a
enfanté ce couple placide! Dans ce palais de Tordre, on n'a
.tout de même pas trouvé moyen d'empêcher les enfants de
brailler... Mais quoi! entend-on le bruit que font ses propres
enfants?... Ou, quand on l'entend, n'est-ce pas la plus douce
des musiques.^... Si, comme moi, les Vouillemans sont éveillés
par leur progéniture, je gage que ce vacarme les incite aux
plus tendres épanchements. Les piaillements de ses marmots
ne choquent pas plus M. Vouillemans que les marques du
temps sur le corps et sur le visage de madame Vouillemans,
parce que ce sont ^e^ enfants et que c'est sa femme. .. » Comme
je méditais ainsi, la fugitive évocation de madame Vouillemans
à vingt ans, qui m'avait traversé l'esprit sans que j'eusse
pu me rendre compte si c'était imagination ou souvenir,
ressuscita soudain, mais cette fois tout à fait précise. Je revis
nettement certaine apparition blonde et frêle, certaine Ophélie
de vingt ans vêtue en Parisienne élégante, que j'avais croisée,
un jour, sur un seuil illustre.
(( Ce serait-elle.^... Cette bourgeoise rancie dans la graisse et
dans l'ordre?... Non, je me trompe... Et puis, j'ai vu l autre
si peu de temps!... Garde-t-on un souvenir à ce point net
d'une personne qu'on a tout juste aperçue, une seule fois, sur
un palier d'escalier ? »
Pourtant ma mémoire s'obstinait :
(( C'est elle, c'est elle!... Ah! j'y suis ! je n'ai pas vu seule-
ment la jeune fille : j'ai vu sa mère... Et cest à sa mère
quelle ressemble aujourd'hui, à sa mère que j'ai regardée
naguère tout à loisir. »
Content d'avoir résolu ce petit problème de physiologie
684
LA REVUE DE PARIS
mnémonique, et désormais certain de ne point me tromper, je
fis Texcursion du souvenir dans le passé, déjà vieux de douze
ans, que cette rencontre illuminait. Les deux jumeaux enfin
apaisés restituaient le silence à la maison Vouillemans ; mais
je n'avais plus envie de me rendormir. Je revivais, sans
le moindre effort de mémoire, — et avec cette netteté d'évo-
cation qui est, je crois, le don distinctif des romanciers, —
une des plus curieuses scènes de vie artistique auxquelles il
m'eût été jamais donné d'assister.
. C'était en 1898; je travaillais à ma première pièce, et, de
temps en temps, j'allais en Hre quelques scènes au maître du
théâtre d'alors, qui me faisait l'honneur de son amitié :.
Alexandre Dumas fils. Voici comment nous procédions. J'arri-
vais environ une heure avant le déjeuner. Je lisais mon
manuscrit : Dumas, vêtu de cet ample « complet y> bleu, tout
d'une pièce, qui était sa tenue de travail, m'écoutait sans rien
dire. Si je levais les yeux vers son masque formidable auréolé
de cheveux blancs et roux, je n'y devinais ni approbation ni
critique. Ma lecture achevée, nous nous mettions à table. Alors,
tout en déjeunant, Dumas commentait ce que je lui avais lu,
approuvait, discutait, combattait les théories, puis, ça et là,
bifurquait dans les anecdotes : sa mémoire en contenait d'in-
nombrables et nul conteur de nos jours n'a hérité la verve
et l'esprit dont il les illustrait. Si bien qu'à ces déjeuners je
finissais par oublier ma pièce, et par ne plus songer qu'au
divertissement supérieur que m'offrait mon hôte.
Alexandre Dumas était alors en pleine gloire; ses œuvres,
partout reprises, triomphaient simultanément sur plusieurs
scènes. C'est dire que bien des appétits, bien des espoirs
gravitaient vers lui. Sa porte était assiégée. Il la fermait
rigoureusement pendant ma lecture : la consigne était donnée,
une fois pour toutes; on ne nous dérangeait à aucun prix.
Après le déjeuner, au contraire, au moment du café et des
cigares, il recevait en ma présence. Quémandeurs, femmes
en peine de consultations psychologiques, jeunes auteurs en
gésine dramatique, cabotins, cabotines, imprésarios, une amu-
sante troupe comique ou tragique défilait alors. Le grand dra-
maturge les accueillait avec une sorte de rudesse courtoise
LA FAUSSE BOURGEOISE 685
que je n'ai vu personne praticjuer depuis, et qui ne froissait
personne : car pour tous il savait trouver, à la fin de Fentre-
tien, soit une aumône, soit un encouragement, selon le cas.
Cet homme illustre, si diversement jugé par ses contempo-
rains, avait, en somme, un cœur de pitié et de bonté.
— J'ai croisé sur votre seuil une charmante visiteuse, — lui
dis-je en arrivant un matin, vers onze heures, mon rouleau à
la main. — Est-ce une actrice.^
— Une blonde mince .^... Ophélie habillée par Laferrière et
coiffée par Virot... Elle n'est pas au théâtre, mais elle brûle
d'y entrer. Et, ma foi, eUe ne manque pas de tempérament.
Elle m'a dit tout à l'heure, ici, la scène de la Princesse de
Bagdad, vous savez? la scène des cheveux et du corsage, avec
un élan, une fougue... Ce sera quelqu'un, cette petite. Je ne
la perdrai pas de vue.
— De quel monde est-elle?
— Elle dît qu'elle est d'une bonne famille, naturellement.
Elle m'a plutôt l'air d'une petite entretenue, quelque fin mor-
ceau pour vieux financier discret... Mais il me semble qu'elle
vous occupe beaucoup, jeune homme, mon Ophélie?. . . Allons f
allons I asseyez-vous et lisez-moi votre papier. Nous ne sommes
pas ici pour bavarder.
A vrai dire, « l'Ophélie » ne m'occupait guère, et je l'oubliai
tout à fait au cours de ma lecture. Il ne fut plus question d'elle
pendant que nous déjeunions; et je crois bien que je n'y
aurais plus jamais songé de ma vie, si, tout de suite après le
déjeuner, un incident très vif ne nous l'eût rappelée.
Le valet de chambre vint présenter une carte en disant :
— Cette dame demande à parler à monsieur.
Le maître lut un nom bourgeois quelconque.
— Connais pas, — fit-il. — Jeune? vieille?...
— Une dame, entre deux âges... très convenable... pas
d'un théâtre.
Dumas sourit de ce mot.
— Faites-la entrer, — dit-il.
Nous vîmes entrer une dame d'environ quarante-cinq ans,
l'air timide, mais éminemment correct et bourgeois, une dame
en soie et en velours, vêtue, à l'évidence, de ce qu'elle avait
de plus cossu, ayant coiffé de sa plus belle capote à plumes
686
LA REVUE DE PARIS
noires, pour rendre visite au grand homme, ses cheveux blonds
à peine pâlis par l'âge. Point n'était besoin de la compétence
spéciale du valet de chambre pour reconnaître que cette res-
pectable visiteuse n'avait rien d'une mère d'actrice. Elle fît
une révérence à Dumas, m'en fit une autre, puis s'assit, inti-
midée à l'extrême.
— Vous pouvez parler devant monsieur, — fit Dumas, —
c'est mon secrétaire.
La dame m'adressa un nouveau salut, toussa, releva sa voi-
lette pour tamponner de son mouchoir roulé en boule son
visage congestionné et ses yeux émus, enfin se décida à parler,
— d'abord par bouts de phrases entrecoupés, puis tout d'une
haleine.
— Monsieur... ou plutôt maître... n'est-ce pas.»^ c'est
comme cela qu*on appelle... les... les grands hommes comme
vous... les... maîtres, enfin?... ma fiUe m'a dit cela... Excu-
sez-moi si je suis troublée... voici ce qui m'amène. Il faut vous
dire que je suis veuve... oui, je suis restée veuve à trente-cinq
ans, avec une fille unique. Mon mari était dans l'industrie, à
Armentières. Il faisait bien ses affaires, quand il est mort...
Malheureusement, il est mort trop jeune... avant la fortune.
Enfin, il m'a tout de même laissé une bonne aisance et j'ai pu
élever ma fille à Paris, avec tous les grands professeurs... Oh !
de ce côté-là, ce qu'il y a de mieux, elle Ta eu, à n'importe
quel prix; des cachets de dix francs, de vingt francs, je n'y
ai jamais regardé. L'an dernier, un professeur du Conserva-
toire lui donnait tous les mois une leçon de piano à cinquante
francs... cinquante francs par leçon, vous m'entendez?... C'est
vous dire, n'est-ce pas ?. . .
Dumas me jeta un coup d'oeil gai, mais se garda bien d'in-
terrompre la visiteuse, qui, maintenant lancée à toute allure,
continua :
— Je ne rechignais pas devant la dépense pour l'éducation
de ma fille, parce que je me disais que, jolie comme elle est,
avec une centaine de mille francs de dot qu'elle a, en bonnes
valeurs, si en plus de cela elle possédait une éducation supé-
rieure, je n'aurais pas de peine à la marier... d'autant plus que
j'ai gardé des relations dans le Nord, dans le monde industriel. ..
Quand je lui parlais de mes projets, elle ne disait ni oui ni
LA FAUSSE BOURGEOISE 687
non ; elle riait, elle m'embrassait. . . Elle est si gentille, si affec-
tueuse!...
(Ici la brave dame eut une courte crise d*émotion, et renfonça
quelques larmes dans ses yeux, à coups de mouchoir.)
— Tout allait donc aussi bien que possible, quand, il y a
un mois, Hermine (elle s'appelle Herminfe) vient un soir s'age-
nouiller près de moi, m'embrasse, me cajole, et finalement me
déclare qu'elle veut entrer au théâtre, que c'est une vocation
irrésistible, qu'elle ne sera jamais heureuse si elle ne la suit
pas... Vous devinez ma stupeur, ma désolation I Certes, maître,
j'admire le théâtre... surtout les grandes pièces comme les
vôtres... et j'admire les grands acteurs qui les jouent, les
acteurs de la Comédie-Française, par exemple. Avec ceux-là,
on est toujours sûr, comme on dit, de passer une bonne soirée. . .
Nous ne nous faisons pas faute d'aller aux Français, Hermine
et moi... souvent plusieurs fois par semaine. Et je voyais bien
qu'elle s'y plaisait. Elle prenait des leçons de diction, débitait
très bien des vers, ou des tirades en prose. . . Mais de là à entrer
au théâtre, n'est-ce pasP il y a un abime. C'était si loin de nos
habitudes, de nos traditions de famille I... tous industriels, ou
fonctionnaires... il y a même eu un amiral et un chanoine...
Cela ne vous froisse pas, maitre, ce que je dis là du théâtre?
— Non madame, — répondit Dumas. — Je pense, comme
vous, que la vie de théâtre est une ordure !
— Ah! — fit la bonne dame interloquée.
11 lui fallut un moment pour se remettre.
— Je ne dormis pas, vous pensez bien, — reprit-elle, — la
nuit qui suivit cette déclaration d'Hermine. Les jours suivants,
j'essayai de la ramener à d'autres idées, je lui fis toutes les
objections qui me vinrent à l'esprit. Mais elle est plus forte que
moi pour discuter. « Ou j'ai du talent, — disait-elle, — ou je
n'en ai pas. Si j'en ai, je réussirai sans avoir besoin de compro-
missions. Crois-tu donc que je n'aie pas de talent?... » Je ne
pouvais pas dire que je croyais une chose pareille, puisque je
lui trouve un talent énorme et qu'elle me tire les larmes des
yeux quand elle me joue vos scènes, maître!... Enfin, après
quinze jours de discussion, elle m'a entortillée si bien, en me
jurant que nous ne nous quitterions jamais, en me démon-
trant qu'on peut très facilement rester honnête femme à la
688 LA REVUE DE PARIS
scène, que j'ai fini par tomber d'accord avec elle sur ce point :
que si elle avait un vrai talent, un grand talent, certifié par
quelqu'un d'indiscutable... eh bieni à la grâce de Dieul...
je permettrais.
— Et vous m'avez choisi comme expert, — interrompit
Dumas de qui la figure, d'abord amusée par le papotage de la
dame, s'était embrunie peu à peu.
— Oh! ce n'est pas moi, maitre, qui ai eu l'idée!...
D'abord, ne vous connaissant pas personnellement, je n'aurais
jamais osé. C'est Hermine, qui m'a proposé... Elle m'a dit :
^(( Voyons, maman I Si Alexandre Dumas te dit que j'ai de
l'avenir, le croiras-tu?... Et me laisseras-tu travailler?... » Que
faire, monsieur? J'ai fini par accepter cette sorte d'expertise,
comme vous dites. Vous ne pouvez pas vpus tromper, habitué
comme vous l'êtes aux choses de théâtre. Et si ma fille a du
talent, après tout, je ne veux pas qu'elle souffre, qu'elle soit
malheureuse, faute de l'exercer.
— Alors, vous vous imaginez, ma chère dame, — fit le maître,
— que votre gamine, si elle a le théâtre dans le sang, y renon-
cera parce que je lui aurai dit qu'elle n'y fera rien de bon?...
Elle déclarera que je suis une vieille bête et n'en courra que
plus vite vers les coulisses.
— Ne croyez pas cela, monsieur Alexandre Dumas, ne
croyez pas celai Hermine est une petite fille loyale comme
l'or ; elle n'a qu'une parole. Elle m'a juré sur les cendres de son
pauvre père qu'elle se conformerait exactement à votre avis...
D'ailleurs, — ajouta la dame avec un sourire, mais d'une voix
plus hésitante, — la question de discuter cet avis ne se pose
pas. . . puisque vous le lui avez déjà donné, et qu'il est conforme
à ce qu'elle désire...
— Que diable me chantez-vous là? — s'écria Dumas. —
J'ai conseillé quelque chose à votre fille, moi?... Mais je ne
l'ai jamais vue de ma vie, votre fille I...
— Si, maître, — reprit la dame, sans se démonter le moins
du monde (ses yeux, au contraire, rayonnaient). — Vous
l'avez vue... Elle est venue vous voir, elle vous a récité une
scène de la Princesse de Bagdad,
— Comment est-elle, votre filJe?... U en vient tant ici, de
demoiselles qui me récitent la Princesse de Bagdad I
LA FAUSSE BOURGEOISE 689
— Une blonde mince, avec des yeux bleu clair. . . très jolie. . .
ce n'est pas parce que c*est ma fille que je le dis... vraiment
très jolie... Elle est venue vous voir aujourd'hui même, à
onze heures...
— Ah I rOphélie. . . — grommela Dumas.
Il ne répondit pas tout de suite. La bonne dame souriait
triomphalement. Moi, qui connaissais le Jupiter dramatique,
je regardais les nuées s'assembler sur son front.
— Eh bien I madame, — s'écria-t-il enfin, — vous direz à votre
Hermine qu'elle n'a aucun talent, qu'elle n'arrivera jamais à
rien et que ce n'est pas la peine qu'elle se présente au Conser-
vatoire : elle serait refusée.
Le visage de la mère se décomposa :
— Cependant, — balbutia-t-elle, — Hermine m'avait dit...
— Hermine vous a dit des sottises... Quand elle m'a eu
récité sa scène, j'étais pressé, et, pour me débarrasser d'elle, je
lui ai fait des compliments de politesse. Vous concevez,
madame, que je ne peux pas supporter ici les crises de nerfs
de toutes ces petites demoiselles en mal de cabotinage. Alors,
dame! je m'en tire comme je peux... d'autant plus que, sur
dix qui me consultent, il y en a neuf qui vont vers le théâtre
avec des projets où le talent dramatique ne sert à rien... Mais
puisque c'est sérieux, cette fois, je vous répète, à vous, la
maman, que votre Hermine est faite pour la scène comme
moi pour être évêque. Je n'ai aucune raison de vous dissi-
muler la vérité, voyons I Et vous avez senti que c'est à vous
que je la dirais, puisque vous êtes venue me trouver après
votre fille...
— Je suis venue — sanglota la pauvre femme — parce que
je tenais à m'entendre redire par vous ce que vous aviez dit à
Hermine... Cela m'aurait donné plus de force, plus de cou-
rage... Mais je ne doutais pas que vous ne lui eussiez dit la
vérité... Ohl je n'en doutais pasi
Elle se leva, bouleversée, sa c£q)ote de travers, essuyant ses
yeux, moitié avec son mouchoir, moitié avec sa voilette.
Dumas alla vers elle et l'accompagna vers la porte :
— Allons, madame, pas d'émotion!... pas de chagrin I...
cela n'en vaut pas la peine, je vous l'assure... Rentrez chez
vous, racontez la chose à votre fille. Si elle ne vous croit pas,
i5 Juin 1908. 2
690 LA REVUE DE PARIS
elle n*a qu'à revenir ici : je suis prêt à lui répéter ce que je
viens de vous dire... Otez lui le goût des planches, à cette
gamine. Mariez-la vite. Elle est faite pour cela.
La porte refermée sur la visiteuse, le grand écrivain se
retourna vers moi.
— Avez-vous vu cette vieille toquée.»^... C'est une bour-
geoise renforcée, bourgeoise de naissance, de tradition, de
mœurs. Eh bien! la voilà désespérée parce que sa fille ne sera
pas cabotine. Ah! elle était prête à tout; à porter la boîte à
fards, à peloter les acteurs et les directeurs, à recevoir les
bouquets et des billets de rendez-vous pour sa fiUe!... Dans
toute maman, décidément, il y a une proxénète qui som-
meille... Qu'est-ce que vous avez à écarquiller les yeux
comme ça?
— Que voulez-vous, maître.^ — répliquai-je, — c'est vrai,
je n'y suis plus!... La fille de cette brave dame, c'est bien
notre Ophélie.^
— Votre Ophéhe, oui.
— Eh bien! je n'ai pas rêvé... vous me disiez vous-même,
il n'y a pas deux heures, que cette Ophélie avait un tempéra-
ment rare, qu'elle ferait son chemin et que vous ne la perdriez
pas de vue... A la ùière vous venez de dire le contraire, et avec
une dureté, vous quiètes si bon!...
— D'abord, je ne suis pas bon, — fit Dumas, bougon. — Et
puis, vous ne comprenez donc rien?... Quand je l'ai reçue,
avant déjeuner, votre sacrée Ophélie, j'ai cru que j'avais
affaire à une petite farceuse fortement déniaisée... un fin
morceau pour vieux financier, comme je vous l'ai dit... JJais
voilà que sa bonne femme de mère arrive ici, me raconte
qu'elle est une veuve d'industriel, une bourgeoise (il n'y a
qu'à la voir, du reste), quelle ne manque pas d'argent,
qu'elle a élevé sa fille pour le mariage, et que la petite est
honnête... Et vous voulez que je pousse cette gamine-là au
théâtre, dans cette sentine?... Merci! On n'y manquera jamais
de gourgandines... Et puis, tenez, parlons d'autre chose!
Telle était la scène qui me revenait en mémoire, à dix ans
de distance, dans le silence rétabli de la maison Vouillemans.
Sur l'identité de madame Vouillemans et de « mon Ophélie »
LA FAUSSE BOURGEOISE
je n'avais pas le moindre doute : certaines affirmations de la
mémoire sont si précises, si impérieuses, qu'on ne les discute
pas ; la réalité n'a pas plus de certitude. D'autre part, « Minna if>
n'était pas ici, comme je l'avais cru, le prénom de l'héroïne de
Lessing, mais le diminutif d'Hermine. Enfin, le dénouement
de l'aventure se devinait aisément et concordait avec le début :
Hermine, comme elle l'avait juré à sa mère, avait accepté
l'arrêt d'Alexandre Dumas; elle avait renoncé au théâtre,
s'était mariée, s'était alliée à une de ces familles du Nord où
sa mère avait gardé des amitiés. Elle avait suivi son mari en
Flandre, y avait fondé un foyer, fait souche de petits
Flamands et de petites Flamandes. Le vœu du grand moraliste
dramatique avait reçu un magnifique accomplissement.
« Elle est parfaitement heureuse, — pensai-je ; — là-dessus,
pas l'ombre d'un doute. Et je suis sûr qu'elle bénit dans ses
prières l'auteur du Demi-Monde. A-t-elle cependant raconté à
son mari qu'il doit à Dumas fils sa femme et son bojaheur?
Je le lui demanderai à elle-même, si je la vois un moment en
tête-à-tête. Et cela l'étonnera d'autant moins qu'elle m'a
reconnu... »
Dans la profonde paix nocturne, le carillon de la cathédrale
égrena ses notes sautillantes, puis cinq heures sonnèrent. Je
me rappelai que j'étais là pour dormir, et, de nouyeau bien
enfoncé dans la toile verveinée de mon lit, je ne tardai pas à
oublier Hermine, les jumeaux, Alexandre Dumas, le passé et
le présent.
IV
L'occasion de m'entretenir en tête-à-tête avec mon hôtesse
me fut offerte le lendemain. Un abondant déjeuner dominical,
auquel je fus admis, avait réuni la famille. M. Vouillemans sortit
en même temps que les derniers invités pour se rendre à son
cercle; les fillettes : furent emmenées à la promenade par une
tante; madame Vouillemans resta au logis avec sa vieille
parente, la nourrice et les jumeaux.
Je regagnai ma chambre et je m'assis près de la fenêtre,
le Service en campagne dans les mains. Mais je ne l'ouvris
même pas. L'après-midi limpide et calme sentait le repos
693 ^^ REVUE DE PARIS
du dimanche. L'épure symétrique du jardinet était oblique-
ment partagée par un clair soleil et par un lavis d*ombre.
Madame Vouillemans lisait sous mes fenêtres, étendue dans
un rocking-chair. Les deux bessons prenaient leurs ébats sous
l'œil de la nourrice, qui, tout en veillant sur eux, égrenait un
chapelet. Je m'intéressai aux ébats des deux bessons. Ils étaient
comiques, de ce comique de clowns, de ce comique anglais*
pince-sans-rire, qu'exercent naturellement les bessons de tous
les pays. Grands et forts pour leur âge, — déjà ils trottaient
fort à l'aise, — vêtus pareil d'un paletot de drap rouge, coiffés
d'un béret rouge, avec un petit jupon blanc, des bas blancs
et des souliers rouges. Impossible de les discerner l'un de
l'autre, pour qui n'était pas le père, la mère ou la nourrice-
Leur langage était assez indistinct, mais ils se comprenaient
évidemment l'un l'autre sans paroles, par de mystérieux signes
ou peut-être simplement par la communication des yeux.
D'ailleurs ils faisaient peu de bruit, ne criaient pas, ne riaient
jamais.
En ce moment, ils complotaient quelque chose, tournant leur
dos rouge à la nourrice, les deux bérets rouges se touchant :
— une étrange fleur rouge, une fleur double semblait poussée à
même le gravier de l'allée. — Leur colloque terminé, ils se
séparèrent. L'un des deux bérets rouges se dirigea, sans se
presser, vers le fond du jardin, où s'élevait une petite tonnelle;
l'autre rallia sa nourrice, s'entortilla dans ses jupes, et sou*
dain, d'un geste étonnamment sûr, précis, tira la pointe du
chapelet. La nourrice lâcha prise :
— Vilain! vilain!... Veux-tu me rendre mon chapelet .^..
Allons, Armand, donne le chapelet à Nounou...
Armand se fit prier un peu, très peu, puis rendit le chape-
let. Mais quand la nourrice se rassit, l'autre béret rouge avait
disparu... Elle appela :
— Henri ! . . . Henri ! . . .
Nulle réponse. Elle se leva, cria encore :
— Henri!...
Rien ne bougea.
— Où est ton frère? — demanda-t-elle à Armand.
Armand resta impassible, il avait ramassé un caillou rond
et l'examinait, dans l'attitude d'un vieux géologue.
LA FAUSSE BOURGEOISE QqS
— Henri I Henri! — cria la bonne femme, que l'inquiétude
commençait à gagner.
Elle fourra son chapelet dans sa poche et courut vers le
fond du jardin... Madame YouiUemans avait quitté son
livre, et observait la scène. Au moment où la nounou attei-
gnait l'angle droit de la tonnelle, un béret rouge apparut à
l'angle gauche, et le petit bonhomme s'avança sans hâte,
regardant, lui aussi, un caillou avec l'attention d'un diaman*
taire. Avant que la nourrice eût fait le tour de la tonnelle,
les deux bérets rouges s'étaient rejoints auprès de leur mère
et semblaient se communiquer les résultats de leur étude lapi-
daire. Madame Vouillemans ne put s'empêcher de rire. Je
riais moi-même de bon cœur. Elle leva la tête et m'aperçut.
— Voilà à quoi ils passent leur temps, — me dit-eUe. —
Us font cent malices à cette pauvre Gudule, qui est bien la
meilleure fille du monde.
— Ahl madame I — dit la nounou, — ils me feront perdre
la tête.
— Ils sont vraiment très divertissants, — déclarai-je. —
Voulez-vous me permettre de les voir de près?
— Mais certainement! Vous serez d'ailleurs bien mieux, par
ce joh temps au jardin, que dans votre chambre.
On me présenta les bessons, qui m'inspectèrent avec méfiance.
On joua avec eux au jeu de les « mêler », comme deux boules
de billards, et de me demander, après, qui était Henri, qui était
Armand. Quand je voyais l'une près de l'autre leurs deux
frimousses, rien ne me semblait plus aisé que de distinguer
l'une de l'autre. Ils allaient, un instant, se cacher derrière
l'ample jupe de leur nounou, revenaient; et je ne savais plus :
je les dénommais au hasard, presque toujours à contre-
vérité.
Madame Vouillemans consulta une petite montre qu'un
bracelet attachait à son poignet gauche :
— Nounou, — fit-elle, — voilà cinq heures. Rentrez les
petits. C'est l'heure de la bouillie.
Quand nous fûmes en tête-à-tête dans le paisible jardin, elle
se tourna vers moi :
— N'est-ce pas qu'ils sont drôles? Aucune des petites ne
nous a jamais amusés autant qu'eux, à leur âge.
6gi LA REVUE DE PARIS
£Ue souriait et sa figure, que je considérais attentivement,
sa figure aux traits arrondis, aux yeux calmes, et aussi sa pose
confortable, tranquille, sans apprêt, et aussi sa voix lente,
bien articulée, tout en elle respirait la sérénité, le goût de sa
vie, et, pour autant que ce mot ait un sens humain, le bon-
heur.
a Dumas a eu raison, — pensai-je; — voilà une femme
heureuse, plus heureuse qu'aucune comédienne que j'aie
jamais rencontrée I »
A ce moment, le» pâles prunelles bleues de madame Vouil-
lemans s'attachèrent sur les miennes, comme la veille. Mais,
cette fois, nous comprimes que nous songions à la même chose
et nous ne pûmes nous empêcher de sourire. Toute explica-
tion préUminaire devenait superflue : je m'en abstins.
— Ce qui m'étonne, madame, — dis-je, — c'est d'avoir été
reconnu par vous.
— Tout de suite. . . dès le vestibule.
— Que moi, je vous aie reconnue, cela n'avait rien de sur-
prenant : je ne pouvais oublier certaine apparition blonde, rue
Ampère...
— Ohl je vous en prie..., — interrompit la jeune femme,
avec un air d'aimable ennui. — L'apparition blonde, ça ne pou-
vait que vous empêcher de me reconnaître : j'ai beaucoup
changé, je le sais. C'est même pour cela qu'il vous a fallu du
temps, à vous, pour vous rappeler!... Je vais d'ailleurs être
franche : si ma mémoire fut plus prompte, la cause n'en est
pas que votre extérieur m'eût particulièrement frappée, il y a
douze ans... Seulement, vous êtes la figure humaine qu'ont
aperçue mes yeux à une minute de ma vie où mon cerveau
bouillait, où mes nerfs étaient en émoi, où je me trouvais,
comme on dit, dans un état de « réceptivité » extraordinaire.
Depuis, j'ai vu quelques portraits de vous dans des journaux ;
j'ai lu que vous aviez été l'ami d'Alexandre Dumas : et je me
suis toujours doutée que c'était vous que j'avais croisé sur le
palier, rue Ampère, le 5 juin 1898.
Elle parlait toujours posément, et son visage n'était pas moins
calme. Cependant je sentais que ce qu'elle disait maintenant
l'intéressait plus que tout ce qu'elle m'avait dit jusqu'alors,
même quand elle me parlait de ses enfants. A cause de cette
LA FAUSSE BOURGEOISE 696
lointaine et discrète émotion que je devinais en elle, j'évitai
de faire la moindre question : c'eût été risquer de Teffa-
roucher, dissiper son envie de confidences; — elle aussi,
j'en étais sûr, souhaitait des paroles plus intimes, cherchait
la question convenable. — Après quelque temps d'un silence
qui, tout de même, nous rapprocha, nous fit mieux commu-
niquer, elle demanda :
— Vous étiez encore chez Dumas quand ma mère y vint,
n'est-ce pas?
Je fis signe que oui.
— C'est bien ce que j'ai pensé, au portrait qu'elle me fit du
témoin de sa visite.
Et, après un silence :
— Pauvre maman I Vous ne vous doutez pas que vous avez
beaucoup aggravé son humiliation. <( Si, encore, — me disait-
elle, — j'avais été seule avec Dumas I... Mais devant, ce
jeune homme, qui avait l'air de se moquer de moil... » Je sais
bien qu'elle se Test imaginé et que vous ne vous moquiez pas.
Mais ma mère était si affolée, si bouleversée I Et il parait que
Dumas la traita si durement I . . .
Non seulement quand les femmes écrivent, mais parfois
même quand elles parlent, il faut chercher leur -vraie pensée
plutôt dans le ton que dans les mots. (]e que me disait à ce
moment madame Vouillemans signifiait tout autre chose que
les mots prononcés, et je distinguais le vrai sens derrière le
masque des mots. Elle voulait me dire (et elle me disait avec
son intonation devenue indécise, timide, avec ses yeux devenus
interrogateurs) : ce Je désire entendre, racontée par vous,
qui fûtes un spectateur de sang-froid, cette scène que je con-
nais seulement à travers le récit de ma mère, de ma mère qui
était une excellente femme, mais un peu bornée et qui, ce
jour-là, avait perdu la tête... » Oui, tout cela m'était exprimé
dans les (( pauvre maman I y> les « il paraît que Dumas la traita
si durement I... » Pour la première fois depuis vingt-quatre
heures, je compris que ce placide visage de bourgeoise pouvait
exprimer la passion et qu'une flamme pouvait luire derrière la
verroterie bleue de ce regard.
— Madame, — luidis-je, — non seulement, pendant cette
scène pénible, je ne songeai pas à me moquer de madame
696 LA REVUE DE PARIS
voire mère, mais je fus certainement aussi mal à Taise qu'elle,
et j'aurais voulu la réconforter, la consoler et vous consoler
aussi.
— Alors, Dumas fui vraiment très dur?
Elle ne s'avisait plus de dissimuler, maintenant. Elle était
franchement curieuse, franchement questionneuse. Elle appro-
cha même son rocking-chair de ma chaise, comme pour faci-
liter la confidence.
— Très dur, non ; mais très net.
— Il déclara hien que je n Avais aucun avenir, que même je
ne réussirais jamais à entrer au Conservatoire?
— Oui.
— Il m'avait dit exactement le contraire, à moi-même,
deux heures auparavant, quand je lui eus récité la grande
scène de la Princesse de Bagdad. . . Je sais bien qu'il a expliqué
à maman que c'était là un moyen de se débarrasser des can-
didates importunes. Mais tout de même... pourquoi m'avoir
félicité si chaleureusement?... pourquoi m'avoir promis (ce
que je ne lui demandais pas) de s'intéresser à ma carrière?... Il
était si facile d'être seulement poli... évasifl... Ohl de cela
surtout, je lui en veux... En me donnant cette espérance et en
me l'ôtant tout de suite après, il m'a fait inutilement souffrir.. .
pour le plaisir. C'était mail
Madame Vouillemans eut, à ces mots, une si violente
émotion qu'elle faillit bien, je crois, fondre en larmes. Mais
l'excès même de cette émotion la *ré veilla, comme il arrive
quand on est ému en rêve. Elle se ressaisit, d'un effort que
l'orgueil suscita plutôt que le souci des convenances.
— Je dis cela, — fit-elle (et de nouveau les yeux, le visage
se masquèrent), — je dis cela... comme je le dirais d'une
autre... Car, pour ce qui me concerne, je ne puis que rendre
grâce à Dumas.
— C'est ce que je me dis à moi-même, madame, depuis que
je vous ai retrouvée.
— Son rude conseil a vraiment créé ma vie présente. J'ai
tenu parole, j'ai renoncé au théâtre d'une façon absolue, défi-
nitive. Je n'ai même pas voulu revoir le maître, lui demander
la confirmation de l'arrêt prononcé devant ma mère. Ma mère
elle-même m'y engageait : car c'était elle, la pauvre femme.
LA FAUSSE BOURGEOISE 697
qui maintenant se désespérait. Au fond, elle n'avait jamais su
avoir d'autre volonté que la mienne : après quelques objec-
tions timides, elle avait désiré, autant que moi, ce qu'elle me
voyait souhaiter. « Ma chère maman, — lui dis-je, — j'ai pris
librement Dumas pour arbitre ; Dumas affirme que je n'ai aucun
avenir : c'est la réponse de la Destinée... »
— Vous êtes à ce point fataliste ?
— Je ne marche jamais contre le vent du sort... Le sort, qui
avait, selon moi, parlé par la bouche de Dumas, continua
d'ailleurs à manifester sa loi. Le fils d'un compatriote, d'un
ami de mon père vînt à Paris, moins de huit jours après, nous
voir, voir ma mère, plutôt, pour une affaire : quelques actions
d'une société, que maman possédait et que l'ami voulait
racheter pour renforcer un groupement... Le jeune homme
dîna chez nous : un garçon sage, énergique, froid... Vous le
connaissez : c'était Antoine Vouillemans, mon mari... Il s'éprit
de moi comme un fou... ♦
— Il me l'a dit, — fis-je, en souriant.
— J'avoue qu'il me plut beaucoup aussi et tout de suite...
Non, vraiment, il n'y eut pas le moindre dépit dans mon
consentement au mariage : le théâtre fut très vite oublié.
Trois mois plus tard, j'étais mariée, installée dans cette sous-
préfecture de province... Un an après, je mettais au monde
notre petite Hélène... Le travail de M. Vouillemans prospérait,
à mesure que s'accroissait la famille; son excellent cœur
m'était chaque jour plus cher. De mon côté, je m'appliquais
à lui faire la maison et la vie qu'il voulait, hors desquelles il
ne saurait être heureux : pas d'imprévu, pas de fantaisie;
beaucoup de régularité, un ordre parfait... Mon mari a toutes
les qualités, mais il est le contraire d'un artiste : quand il veut
désigner un individu qui mène mal ses affaires, ou dont la
moralité lui parait répréhensible, il dit volontiers : « Cet artiste
d'un tell... )) ou encore : « Cette espèce d'artiste!... )) Vous
avez constaté, monsieur, que notre logis n'est pas le temple
de Tart... Je l'ai fait ainsi, d'abord pour plaire à mon mari; et
puis, peu à peu, je l'ai compris et aimé comme je l'avais fait :
j'ai compris et aimé aussi cette vie de bourgeois provinciaux,
dont notre logis est l'image. Le goût de l'ordre, chez mon mari,
va jusqu'à la crainte des caprices, même favorables, du sort; il
698 LA REVUE DE PARIS
n'aime pas le mot « chance ». II admire le sang-froid, l'équi-
libre moral, jusqu'à considérer les gens très sensibles comme
des demi-fous : de là son aversion pour les artistes et pour
l'art en général. Eh bien! tout cela, que mon mari a dans
l'instinct, dans le sang, pour ainsi dire, je l'ai acquis peu à
peu; tout cela s'est incorporé à moi.
— Effet de l'amour!
— Sans doute : j'adore mon mari. Mais pas seulement effet
de l'amour. Ma raison a été peu à peu conquise, après mon
cœur. Voyez-vous, monsieur, c'est Antoine qui a raison : le
bonheur est dans l'ordre. Quiconque le cherche ailleurs, dans
l'imprévu, dans l'émotion, obéit aux mêmes impulsions que
les joueurs et que les alcooliques : il quête la secousse violente
ou l'abêtissement. Voilà la vérité : aujourd'hui j'en suis sûre,
sûre! Tous les sensitifs qui cèdent à leur sensibilité sont
bientôt des névropathes, des malades. Tous les passionnés
extrêmes aboutissent au crime ou au suicide... Et les artistes!
Par ce que nous connaissons de la vie des plus célèbres, nous
pouvons juger de ce que vaut, en fait de bonheur, la vie des
médiocres, la vie des artistes en général! Avouez que c'est à
frémir. Le théâtre surtout... oui, le théâtre, qui m'est apparu
autrefois comme un paradis... Je ne m'occupe guère mainte-
nant des acteurs ni des actrices ; mais, enfin, je lis les jour-
naux ! Ah! combien Dumas parlait juste quand il prononçait
ces mots dont ma pauvre maman fut effarée : « une ordure » !
Madame Vouillemans avait débité cette réplique avec une
chaleur de convertie, que ne ressentent guère les gens nés
dans la foi et qui n'ont jamais eu besoin de se convertir.
— Pourtant, votre mari a fait un mariage d'amour, un
mariage de passion.^
Elle rougit.
— C'est une objection que je lui ai posée moi-même aux
premiers temps de notre mariage. 11 m'a répondu : « Si
j'avais craint que tu ne fusses pas la compagne que je sou-
haitais, ce n'est pas parce que tu me séduisais physiquement
que je t'aurais épousée. Mais j'ai eu le pressentiment dès que
je t'ai vue, et la certitude dès que je t'ai connue, que tu me
rendrais heureux. Ce n'est pas de l'emballement; c'est de la
clairvoyance.
LA FAUSSE BOURGEOISE 699
J'insistai :
— N'empêche que, tout mariage comporte de rincertain,
M. Vouillemans eût été plus fidèle à ses principes en restant
garçon.
— Il vous répondrait, comme il m'a répondu à moi-même,
que prendre un parti n'est pas faire acte de joueur. L'acte du
joueur, c'est d'escompter le sort, c'est de tabler sur ce qu'on
ne voit pas. L'homme équilibré ne table que sur ce qu'il
voit.
Evidemment, cette théorie « se tenait ». Mais je ne pouvais
me défendre de la trouver un peu pharîsienne. Chasser l'im-
prévu de la vie (outre que c'est pratiquement impossible),
n'est-ce pas en exclure le dieu, le dieu inconnu auquel les
prévoyants habitants d'Athènes avaient dressé un autel? Un
peu pharisienne, la thèse du ménage Vouillemans m*agaçait
un peu. Fût-ce cet agacement, ou tout simplement la curio-
sité professionnelle, qui me fit émettre une question que je
retenais depuis le commencement de notre entretien, par une
espèce de pudeur, par la peur confuse de faire du mal? Vrai-
ment, ce fut comme malgré moi que je dis :
— En sorte, madame, que vous ne regrettez pas de n'avoir
pas été célèbre, acclamée, comme une Sarah Bernhardt ou une
Bartet?
La paisible bourgeoise enveloppa du regard son jardinet
géométrique, la blanche façade de sa maison, nuancée de rouge
par le déclin du soleil.
— Ohl non, noni — fit-elle. — Le procédé de Dumas a
été brutal, bizarre; il m'a peinée inutilement. Mais je bénis le
résultat; je bénis mon manque de talent. Car, grâce à mon
manque de talent, j'ai trouvé le bonheur.
— Alors, madame, je puis vous apprendre sans péril que
Dumas vous parlait sincèrement, à vous, quand il vous prédi-
sait un bel avenir à la scène.
J'avais à peine dit cela que j'eusse voulu reprendre mes
paroles, madame Vouillemans s'était levée, le visage subite-
ment envahi de sang. Elle balbutia :
— Comment?... comment?... Je ne comprends pas.
Effrayé de l'effet de ma phrase, je battis en retraite :
700 LA REVUE DE PARIS
— Je veux dire — fis-je — que, probablement, Dumas a
exagéré la sévérité de son appréciation : il n'aimait guère voir
les jeunes filles du monde se faire actrices, et...
— N'essayez pas de rattraper votre phrase, • — interrompit
presque rudement madame Vouillemans. — Dumas vous a
parlé quand vous avez été seul avec lui... Obi je m'en doutais
bien !... Je sentais bien que les choses, telles que maman me
les racontait, étaient inexplicables. Voyons 1 monsieur, parlez I
il fallait ne rien dire du tout... ou bien vous me devez l'expli-
cation complète.
Elle avait trop raison contre moi. Je pris mon parti. D'ail-
leurs il ne me déplaisait pas de réhabiliter dans cette âme de
femme la mémoire de mon vieux maître.
— Dumas, madame, — lui dis-je franchement, — a agi
dans votre cas en homme loyal, sage, et bon, en moraliste
assez sûr de sa morale pour ne pas hésiter à se substituer au
Destin. Il pensait ce qu'il vous a dit après vous avoir entendue
réciter la Princesse de Bagdad, Il vous l'a dit, parce que vous
voyant venir chez lui seule, point timide, jolie, élégante, douée
de tempérament, il n'a point supposé que vous fussiez une
jeune fille du monde... La visite de votre mère l'a renseigné.
Je contai, fidèlement, cette visite, et l'étonnement que j'en
avais ressenti, et comment je l'avais exprimé au maitre. Je
rapportai sa phrase : (( Vous voulez que je pousse cette gamine-
là au théâtre, dans cette sentine.^... merci!... on n'y manquera
jamais de gourgandines. »
Madame Vouillemans m'écoutait, debout, immobile devant
moi. La nuée de sang qui lui avait tout à l'heure empourpré
le front et les joues s'évaporait lentement; elle devint pâle
comme à son ordinaire, puis pâlit davantage... Quand je
faisais mine de m'arrêter elle me disait : « Allez I allez!... »
Quand elle comprit que je n'avais plus rien à lui apprendre,
elle resta debout devant moi. Et je vis poindre de grosses
larmes dans les yeux qu'elle fixait sur moi; de lourdes
larmes qui venaient éclore sur le bord des paupières, puis
roulaient sur les joues molles, sur le corsage de satin brun,
sur la jupe, par terre, sans qu'elle songeât même à les étan-
cher. Rien n'était plus poignant que ce regard, obstinément
fixé sur moi, dans cette lente stillation de larmes.
LA FAUSSE BOURGEOISE 7OI
Je me levai; je tentai une excuse :
— Madame... je suis navré... Jamais je ne vous aurais conté
tout cela si j'avais pu prévoir...
On eût dit que ma voix la réveillait. Elle chercha vivement
son mouchoir, s'essuya les yeux; elle me regarda d'un air
hostile :
— Oh! c'est mal... C'est mal! — fit-elle.
Et, sans que je pusse deviner à quoi s'adressait ce reproche,
à l'acte de Dumas ou à ma révélation, eUe me tourna le dos et,
presque en courant, gagna la maison. Je restai seul dans le
jardinet géométrique, où déjà descendait l'ombre, avec une
fraîcheur assez aigre.
Dans les aubes d'automne, quand la batterie chemine sur la
route, précédée par ses chefs à cheval, escortée par les chan-
sons de marche des canonniers, l'officier de réserve qui fait
les manœuvres jouit d'une vie pleine, forte, saine, amusante.
Les galonnés de l'armée active sont blasés là-dessus ; le civil,
point : c'est pour lui comme une fête. D'abord, le civil (s'il
n'est pas un chasseur passionné) ignore l'aube en toute saison,
l'aube exquise, adorable enfance du jour. Puis, rarement, dans
le tran-tran de son effort individuel, il connaît la chaude sen-
sation de la vie collective, de l'action en groupe, en masse,
sensation si réconfortante, si savoureuse I Ah! les bonnes
étapes ! De rudes chansons jaillissent des rudes gosiers des
hommes, rythmant le pas :
Trois orfèvr', un jour de Saint-Éloi,
S'en vinrent dîner chez une horlogère ;
Trois orfèvr', un jour de Saint-Éloi
S'en vinrent dîner chez un bon bourgeois. . .
ou encore :
Un bateau chargé de riz
Descendait Tlong d'ia rivière;
Une dame de Paris
Envoya sa chambrière...
Le jour n'est encore que le reflet du soleil invisible; il fait
702 LA REVUE DE PARIS
frais, Tair embaume, la rosée' retient la poussière sur les
routes. Les fermes s'agitent, les charrues gagnent les champs
pour recommencer à préparer les prochaines emblavures. . .
Tiens! une petite ville à Thorizon ! . . . Elle surgit d'un pli de la
plaine, grandit, se précise; après des détours et des côtes,
nous y voilà. La route, soudainement pavée, devient la rue prin-
cipale, la (( rue de la République ». Comme elle dort, la petite
ville I... Ses voies désertes ne laissent pas apercevoir, le matin,
comme celles des capitales, les dernières palpitations d'une vie
nocturne ; et, si proche de la campagne, la petite ville renfro-
gnée semble ignorer que l'active journée du paysan est entamée
déjà autour d'elle et qu'il fait grand jour sur le Mail, sur la
place de l'Eglise, sur le boulevard Gambetta... Allons 1 allons !
il faut réveiller la petite ville paresseuse. Si les pas de nos
chevaux, si le bruit de nos caissons, de nos affûts roulant sur
le pavé n'y suffisent pas, sonnez, trompettes I Un air jailli de
vos cuivres, pour secouer la léthargie de la petite ville!... Oh!
les amusantes mines de bourgeois effarés que nous montrent
soudain les croisées entrouvertes ! Et les jolis ébouriffements
de jeunes filles, de jeunes femmes, tirées du lit en plein
sommeil, accourues aux fenêtres pour voir défiler la batterie 1 . . .
Ainsi est traversée la petite ville dans le fracas de guerre. . . Une I
deux! une! deux! voici le pont sur la rivière, un faubourg,
des restes de rempart... Et de nouveau, c'est la route blanche,
la route du pays de France, entre les platanes et les peupliers...
Ainsi chevauchais-je botte à botte avec le camarade Bénézech,
sur les cinq heures du matin, le lendemain de ma conversation
avec madame Vouillemans. Je n'avais pas revu mon hôtesse
depuis cette conversation, depuis qu'elle m'avait laissé seul, si
brusquement, dans le jardinet géométrique, en disant : (( Oh!
c'est mal, c'est mal. . . » Le soir, j'avais dîné avec le mari et la
vieille parente. Les deux fillettes dînaient chez leur tante.
— Ma femme vous prie de l'excuser, monsieur, — m'avait
dit M. Vouillemans. — Elle est sujette, surtout depuis la
naissance de nos deux petits, à des crises de migraine
qui la forcent à s'aliter parfois vingt-quatre heures de suite,
sans prendre aucun aliment. Oh!... ce n'est qu'ennuyeux, ce
n'est pas grave... D'ailleurs, les crises s'espacent de plus en
LA FAUSSE BOURGEOISE 'j03
plus et les médecins espèrent qu'elles finiront par disparaître.
Notre dîner manqua de joie. L'excellent Dfiari ne cachait pas
son souci : sans la nécessité d'être courtois avec son hôte, il
n'aurait évidemment pas quitté le chevet de sa femme. Quant
à moi, j'étais furieux contre moi, et je me gourmandais inté-
rieurement :
(( Triple idiot! Tu avais bien besoin de bavarder, de troubler
cette âme de cabotine assoupie dans une épaisse ouate bour-
geoise!... Seras-tu guéri désormais de cette malsaine curio-
sité qui veut, à tout prix, regarder le dedans des âmes? »
Dès que le dîner fut fini, M. Vouillemans dut remonter
auprès de la malade; moi-même, j'avais hâte de me mettre
au lit.
— Je vous fais mes adieux, — me dit M. Vouillemans, —
car je sais que demain matin vous montez à cheval à quatre
heures.
Nous nous serrâmes la main.
Le lendemain matin, quand je partis, sauf la diligente
Ërnestine qui me servit, toute la maison était encore plongée
dans le sommeil.
Je ne quittai pas sans angoisse cette maison d'ordre et de
bonheur, où, hôte imprudent, j'avais peut-être apporté un
germe de trouble. Il me peinait surtout de n'avoir pu revoir
madame Vouillemans. Mais qu'y faire?... Lui écrire?...
J'essayais de trouver les termes d'une lettre convenable,
tandis que Bénézech, d'une voix de fer, me racontait ses
aventures de l'étape précédente. Bénézech n'aurait eu garde
de passer quarante-huit heures sans aventures !
— Mon vieux, — disait-il, — quand j'ai aperçu cette petite
en face de ma fenêtre, qui repassait un jupon, et fraîche
comme une rose du Bengale, tu sais?... et toute décolletée à
cause de la chaleur du fourneau... je me suis dit : « Henri, si
tu laisses échapper une occasion pareille, tu n'es qu'un... »
Et Bénézech, dans cette hypothèse, se qualifiait sévèrement.
Mais vous pensez bien que c'était une pure hypothèse, et que,
dans le fait, il avait au contraire mérité qu'on le comparât aux
plus audacieux dons Juans. Lui-même ne s'en faisait pas faute.
— Mais tu ne m'écoutes pas ! — s'écriait-il enfin, de méchante
humeur.
704 LA REVUE DE PARIS
Il avait raison : je ne Técoutais guère, et je n'écoutais non
plus que d'une oreille distraite les chansons des canonniers. La
sensation de vie en commun ne m'échauffait pas le cœur
comme de coutume ; la gloire du matin ne rayonnait pas en moi
comme aux précédentes étapes. Je pensais à madame Vouille-
mans, la fausse bourgeoise que j'avais démasquée devant sa
propre juridiction, si imprudemment!... Et le remords d'avoir
créé de la souffrance humaine me gâtait à la fois la beauté du
jour et la joie de l'action.
Mais, quoi qu'en disent les théoriciens de la morale, la
conscience humaine travaille à éliminer le remords comme le
sang à éliminer les poisons. Que j'aie senti la gêne obscure
de ce mauvais souvenir décroître peu à peu jusqu'à la fin des
manœuvres, c'est-à-dire pendant une douzaine de jours; que
la reprise de la vie civile (où l'on redevient si soudainement
un autre homme, où l'on dépouille vraiment avec l'uniforme
la pensée de l'officier) m'ait rendu assez tôt ma liberté d'esprit
et ait rangé cet incident parmi ceux que la mémoire conserve,
mais qui ne l'obsèdent point, — est-ce là marque d'une sensi-
bilité supérieure ou inférieure à la sensibilité moyenne des
hommes.^ Je n'aurai pas l'outrecuidance de le décider. La
sincérité m'oblige à dire que, deux mois et demi après les
manœuvres , j e ne pensais à madame Vouillemans que si le hasard
d'une conversation, d'une lecture, d'une rencontre, me rap-
pelait le pays flamand, la personne d'Alexandre Dumas, le goût
des jeunes filles modernes pour le théâtre, ou les surprises d'un
billet de logement : — en un mot, des choses latérales à madame
Vouillemans elle-même. — Alors, certes, je reparaissais un
instant devant le tribunal de ma conscience. Je lui fournissais
rapidement quelques arguments à décharge qui s'étaient élaborés
en moi, presque d'instinct, ou du moins sans que j'eusse le sou-
venir d'y avoir contribué par le moindre effort : « Oui, j'avais
eu tort, évidemment, de ne pas tenir ma langue. Mais cette
dame m'affirmait si formellement qu'elle bénissait sa destinée!
Elle semblait si heureuse de son sort! Elle accusait si injuste-
ment le grand Dumas de discourtoisie et de méchanceté!... »
Ces arguments ne valaient, sans doute, pas grand'chose. Ma
conscience, cependant s'en contentait et prononçait aussitôt
LA FAUSSE BOURGEOISE JO^
mon acquittement. Pour tout dire en un mot, je m'étais par-
donné.
C'est alors — vers la fin de la même année — que je reçu»
une lettre timbrée de Saint-X... et dont la suscription, bien
que tracée par une main inconnue, me révéla tout de suite,
par des caractères graphologiques étonnamment contradictoires»
Tâme double de son auteur, madame Vouillemans.
La lettre disait :
Comme Je serais humiliée si s^ous étiez tenté JC attribuer celte
lettre au désir que f aurais de s^ous occuper de moi! Mon soui^enir
tient certainement fort peu de place dans i^otre mémoire, je le
sais; Je trouç^e cela tout naturel, La mienne peut moins facilement
oublier f non pas ç>otre personne, mais les incidents de ma çis
auxquels le hasard i^ous a mêlé deux fois. Et je s^ous açoue tout
de suite que je ne pense pas à cous sans malaise,
Pavais d^ abord cru découvrir au fond de ce malaise une assez
nlaine rancune. Oui, il me semblait quej'étaisjrritée contre çfsuê,
que je s^ous en coulais de m'apoir fait du mal. Après i^otre dépitrt,
je fus, en effet, tf^s souffrante; une grippe intestinale me mit sa
danger pendant quelques jours. Cette maladie, direz-i^ous, na
aucun rapport ai>ec notre entretien I^ Elle en avait pourtant, j'en
suis sûre, La grippe guérie, j* endurai de cruelles souffrances
morales. Les médecins appelèrent cela de la neurasthénie.
Comment cette seconde crise s*est résolue, je cous le conterai
tout à Vheure, Mais quand elle a été résolue, heureusement
résolue, j^ai constaté avec surpriee que i^tre soui^enir me causait
encore du malaise. Et cependant je 90us V assure, — et je cous
te proui^erai, — je ne vous tenais plus rancune,,. Alors P,,,
Eh bien, en réfléchissant, en scrutant mon cœur, j^ai cant^
pris que j^éprou{>ais, à cotre égard, une sorte de gêne d'amour-
propre, ou plutôt,., comment dire?.,, un froissement de coqueir-
terie morale. Parfaitement guérie maintenant d'esprit et de corps,
J'és^oquais toujours les instants où ç^ous m'asnez vue, vous, pour
la dernière fois, tellement bouleversée que je ne savais plus même
retenir mes larmes ni m*empêeher ^articuler en syllabes les
pensées tumultueuses que j'aurais dû cacher, , , Oh ! que je me
sois montrée à vous dans cet état, je ne me le pardonnerai
jamais!,,. Ma pudeur en est blessée; V image que je vous ai
laissée de moi m'obsède, m'incommode sans relâche, c II croit fue
cette loque féminine, cette détraquée qui perd la tète, en appre-
i5 Juin 1908. 3
706 LA REVUE DE PARIS
nant, à douze ans de distance, quelle aurait pu^être cabotine, il
croit que cette folle, c'est moi, c*est mon i^rai moi!, . . » Voilà ce que
je pense, et cette idée m'est intolérable. Non! non! je ne t^eux pas,
je ne peux pas supporter que quelqu'un au monde ait de moi cette
opinion, Ten souffie comme peut souffrir un honnête homme qui,
dans une certaine circonstance, a senti peser sur lui un injuste
soupçon d'indélicatesse. Ou comme une épouse fidèle, qu'un être
humain y un seul, a surprise dans t apparence de la faute.
Croiriez-vous que j'ai failli aller à Paris, s^ous trouver chez
yous, me justifier. i^... Mais j'ai eu peur, cette fois encore, de ne
pas être « moi » en votre présence. Décidément, il vaut mieux que
je vous écrive, de ma maison où la paix est revenue, oii j'ai le
loisir de m' expliquer à vous, et, je V espère, de vous convaincre.
Je commence par un aveu, qui vous donnera tout de suite la
mesure de ma sincérité; le trouble dont vous avez eu le spectacle
na pas été passager. Je ne m'en suis pas remise en quelques
heures, ni en quelques jours. Tant que mon mal physique me
laissait assez de répit pour penser, je pensais obstinément : « Ma
vie a été gâchée... » J*ai insulté ma destinée. J'ai demandé compte
à Dieu de ce coup du sort inique, permis par lui. Toutes les réa-
lités précieuses qui m'appartenaient, fortune, considération, mes
enfants, mon mari, tout cela m'a brusquement paru ne rien valoir
auprès de ce que j'avais perdu. Folie, n'est-ce pas.^^... Je ne nie
pas que j'aie été un peu folle! Ma folie consistait à ressentir subi-
tement, dans mon cœur de femme mûre, provinciale, garrottée par
mille lois sociales, V ardeur de ma vingtième année, ma griserie
de petite Parisienne libre, et le même besoin effi^éné d'action, d'art,
de célébrité...
Jadis il n'avait pas fallu moins, pour me dompter, que l'humi--
liation soudaine, infligée par Dumas. Alors j'avais haï Vart de
cette haine qui est du désir à rebours, comme certaines femmes
haïssent un homme adoré qui les a trahies : — en pensant à lui
sans relâche, en le gardant pour mobile secret de toutes leurs
actions. — Ma vocation avortée d'artiste demeurait, sans qu'on
s'en doutât autour de moi, sans que je m'en doutasse moi-même,
le motif secret de mon prudent mariage, de ma sage vie -de
provinciale. Déçue par ma foi primitive, j'embrassai avec une
ardeur de néophyte la foi contraire qui m'était proposée, préchée,
qui était magnifiquement pratiquée devant moi par mon mari.
Ma soumission à cette foi nouvelle fut une revanche. En excluant de
ma vie la passion, l'imprévu, la fantaisie, l'art même, et en étant
heureuse dans une vie pareille, ye triomphais sans relâche d'une des-
tinée qui m'avait exclue de tout cela. L'amour réel que m'inspirait
LA FAUSSE BOURGEOISE ■JQ'J
mon mari, la j oie dC être mère, le bien-être dechaque heure seliguaient
dC ailleurs pour me faire illusion. Comment aurais-je pu douter
de ma victoire sur le passée puisque j'en états çenue an dégoût
sincère pour ce que fas^ais tant souhaité, Jeune fille?.,. Oui,
monsieur, le théâtre me faisait horreur. Ni mon mari ni moi
ny mettions jamais les pieds. Lui ny tenait guère; moi, d'y aller
me causait un malaise physique. Cet excès même aurait du m^a^
venir, n'est-ce pas? Eh bien! non... Je ne manquais pas de bonnes
raisons pour me l'expliquer à moi-même, raisons de morale ou
raisons d'hygiène. Il fallut le choc que i^ous ai^ez donné à mon
illusion pour la détruire.
Je me souviens qu'à peine remontée dans ma chambre, après
vous avoir quitté. Je m'abattis à plat ventre sur mon lit, cachant
mes yeux à la lumière pour mieux regarder au dedans de moi.
Et Je fus épouvantée de ce que J'y vis : toute ma vie en ruine,
et cette seule pensée : « La vie que Je rêvais jeune fille était la
vraie. Tout le reste n'est rien. J'ai ce rien; et j'aurais pu avoir la
vraie vie!... »
Monsieur, la souffrance physique est parfois le meilleur déri-
vatif à la torture du cœur : Je crois que, si Je n'étais pas tombée
malade. J'aurais définitivement perdu V esprit dans cette maison,
au milieu de ces êtres qui signifiaient tordre, le prévu, la règle, et
qui, par conséquent, m'oppressaient, m'irritaient, m'exaspéraient;
en face de mon mari qui ne comprenait rien à mon état, à qui Je
ne pouvais rien dire et de qui les questions et la sollicitude même
me persécutaient. Et puis, soyons franche! autre chose encore que
le sentiment de ma vie manquée me désolait : J* avais pris cons-
cience de ma déchéance physique, qui m'était, avant, tellement
indifférente que Je ne la remarquais même pas. Maintenant J'ob-
servais avec minuticj en tête-à-tête avec les miroirs, ma taille,
mon visage. Une horreur me prenait de cet être déformé, ravagé,
fané, que douze années avaient fait de moi. Pourtant J'avais été
Jolie, très Jolie! Pourtant, au même âge que moi, et plus tard, des
femmes de théâtre, telles que Bartel, llading, Sarah, gardaient
tout leur attrait!... La cause de ma déchéance physique, c'était
donc encore Vaffrexise vie que J'avais menée!... Et J'en accusais
cette vie, et la ville, et la maison et les êtres autour de moi.,. Tout
cela me devint tellement odieux que Je crus ne plus pouvoir le sup-
porter. J'irai Jusqu'au bout de mes aveux, monsieur : Je pensai à
me libérer. Non pas, tout de même, pour entrer au théâtre : Je
vous ai dit que J* avais conscience de ma déchéance physique. Mais
pour renaître à ce qui me semblait de nouveau la vie, pour fuir
la province, le calme bourgeois et surtout l'ordre, l'ordre détesté!. . .
Cest alors que se déclara une terrible crise de grippe intes^
yo8 LA RBVUB DE PARIS
iinale. On craignit V appendicite. Je souffris beaucoup et, comme
on parlait de m^ opérer, je dus envisager Vhypothèse de la mort.
Cela me fut salutaire; je ne m'en doutai pas sur T heure; mais
cela m* apparaît maintenant. La souffrance physique exerce sur
nos peines morales une cruelle souveraineté; elle les efface en nous
imposant des douleurs, sinon plus fortes, du moins, semble^-t-^l,
plus proches et qui ne nous laissent pas le répit de réi^er. Tandis
que, comme disaient les médecins, je 9. faisais r^ delà grippe intes*
tinale, je fus tout entière à cette crueUe élaboration, puis ensuite
à Vélimination de mon mal. Et quand le danger fut conjuré,
quand, dans Vanémie générale de mon être, il me sembla que
mon cerceau recommençait à penser, mon cœur à sentir, ce
fut une si débile pensée, une sensation si amortie, que cela ne
pouvait plus s* appeler de la souffrance : c'était plutât une grande
tristesse, une mélancolie profonde. Je n avais plus horreur de ma
maison; au contraire, je m'y réfugiais maintenant avec une sorte
d'épouvante : ma faiblesse me rendait précieux les êtres et les
choses familiers, les dieux protecteurs du foyer. La présence de
mon mari me devenait indispensable, et pourtant je ne lui témoin
gnais guère de tendresse. Je m'irritais contre lui pour des riens;
mais, lui parti, une angoisse me tourmentait. Les médecins dirent
alors que je « faisais de la neurasthénie ». Les médecins, mon-
sieur, ne savent pas grand^ chose; ils connaissent seulement les
traits généraux des maladies, et chaque malade est une maladie
différente : ne faudrait-il pas un médecin différent pour chaque
malade. "^ J'ai dû d'être sauvée au fait que j'ai eu, pour moi seule,
mon médecin. Vous devinez que ce fut mon mari.
Il sut d^ abord choisir, avec sa sûreté de jugement accoutumée,
parmi les prescriptions générales des docteurs, celles qui me con-
venaient, à moi, connue de lui mieux que du plus savant docteur.
Ainsi me fut rendu peu à peu tout ce que je pouvais recouvrer de
force, malgré tétat morbide de ma sensibilité. Pui^, quand il me
jugea suffisament réparée pour tenter une révulsion morale, un
soir que nous étions seuls dans notre chambre, les enfants au lit,
la maison silencieuse, moi étendue sur ma chaise longue, il vint
s'asseoir à mon chevet, et me prit la main.
— Ma chère Minna, — me dit-il, — te voilà à peu près d'aplomb.
Il faut te guérir tout à fait. Or ta guérison dépend de toi. Tu ne
te guériras pas si tu continues à me cacher la raison de ton mal...
L'effet de ce coup de bistouri fut instantané : je ne pus pro~
noncer une parole et toute ma douleur creva en sanglots. Antoine
me prit dans ses bras, me laissa pleurer tant que j'en eus besoin,
sans rien me dire, sans me caresser même. Tout en pleurant, je
pensais :
LA FAUSSE BOURGEOISE 70g
« Ceat vrai que je ne lui ai rien dit, ni avant ni apr-ès,,. Il n^a
Jamais su que j'avais souhaité le théâtre : ma mère et moi, d'un
tacite accord, avions soigneusement caché cela à mon fiancé,.. Et
la révélation que j* ai eu, par cet officier de passage, que j'aurais
pu effectivement entrer au théâtre et y réussir, je la lui ai cachée
aussi... Il le fallait bien, puisque j'avais caché le reste... C'est
vrai encore : je ne serai soulagée que quand j'aurai tout raconté,
mais comment oser dire P.. . ]»
Jdes sanglots s'apaisaient, Antoine reprit doucement :
— Minna, si je te demande cette confidence que tu ne m'as pan
faite, c'est que je suis d'avance préparé à tout entendre... Oui,
tout, si grave que ce puisse être; et cela doit être grave, puisque
tu me tas caché... Je (aime, tu as été ma chère compagne pendant
douze ans, tu fais partie de moi-même. Je te. pardonne d'avance
tout ce que tu me confesseras. Et je ne te le demande pas par curio^
site, je t'assure ! Je me passerais fort bien de le savoir; j'aimerais
mieux ne pas le savoir... Mais toi, tu ne seras d'aplomb que
quand tu me l'auras dit, et je veux te guérir . Voyons, du courage!
Il me tenait les deux mains; nous nous regardions dans les yeux.
Pour la première fois depuis que mes misères m'avaient rendue
égoïste, je constatais la douloureuse expression de ces beaux yeux
noirs, le ravage de ces beaux traits que vous connaissez. Et tout
moi faisait un grand effort instinctif pour aller à lui, pour lui
obéir, pour sortir mon secret, — un effort de l'être entier comparable
à celui qui tend tous les ressorts physiques et moraux de la femme
lorsqu'elle va être mère et qu'elle veut se délivrer... Mais j'étais
comme garrottée par un sort... Je ne pouvais pas, je ne pouvais
pas!
Le visage d'Antoine exprima encore bien plus de douleur. Sans
quitter mes mains :
— Allons, — dit-il, — il faut que je Caide, Minna... J'ai déjà
deviné beaucoup de choses, que tu peux l'épargner de m' avouer.
Cet officier... que nous avons eu ici pendant vingt-quatre heures...
tu ne le voyais pas pour la première fois ?...
Je fis signe que € non »; de l^i tête. Et je commençai à espérer
ma délivrance.
— Tu l'avais déjà rencontré?.,.
— Oui,
— Autrefois, à Paris P. . .
— Oui.
— Avant notre mariage P
— Oui.
Antoine médita, un instant. Moi, j'avais une telle confiance
dans son intelligence, dans sa perspicacité, que j^ étais dès lors
7IO LA REVUE DE PARIS
com*aincue quil avait miraculeusement^ pénétré tout mon secret
et que je n aurais quà répondre jusqu au bout : « Oui,., oui.., i^
à ses questions. Mais voilà quil s'arrêtait! On eut dit quil ne
savait plus lui-même quelle question me poser.
' — Aide-moi un peu, à ton tour, — fit-il; — tu conçois, il y a des
choses que je pressens.. , mais tout de même. . . je ne peux les savoir
que de toi. Le passage de cet officier est la cause de ton désarroi,
j^en suis sur,,.
Comme s'il ne pouvait plus me regarder, il s'approcha encore
de moi, tont près, tout près, posa son front sur V oreiller où s'ap-
puyait ma tête, en sorte que les mots qu'il disait étaient balbutiés
à mon oreille. Un sort de silence pesait toujours sur moi, liait ma
bouche, mais je sentais poindre dans mon cœur une étrange
espérance y une lueur au fond de la nuit, — comme un mineur
enseveli qui se dit : « Mais c'est le jour Ici-bas... cest le jour!.,. »
— Va, — continuait mon mari, à mon oreille, ^—j'aimerais mieux
ne jamais t' entendre me dire ce que je te demande, mais tu ne
seras pas guérie si tu ne le dis pas... Minna, je sais la vérité.,,
donc, puisque je suis là, tout contre toi, c'est que je ne t'en veux
pas... J'ai eu ma crise de souffrance, moi aussi... tu étais trop
misérable, toi-même, pour t' apercevoir , mais j'ai bien souffert,
va!,.. Je te répète que tu es ma femme chérie.,. Depuis que tu es
ma femme, je suis sur de toi. Débarrasse-toi de ce mauvais secret
d'autrefois qui t'empoisonne... Parle!... D'avance... je te... je
te... pardonne.
— Ah! — mécriai'je, — comprenant soudain. Qu'est-ce que tu
crois donc.^
Je m'étais dressée sur mon séant, et mes mains, soudainement
fortes, avaient contraint Antoine à se relever.
— Qu'est-ce que tu crois?,.. Mais tu es fou! tu es fou!,..
Je me jetai à son cou, je l'embrassai éperdu ment. Je riais dans
mes larmes.
— Oh ! le fou !. , . le fou ! — balbutiai-je. — Comment?. ., tu as pu
penser.'^.,. Cet officier... mais,., je... il me connaissait à peine...
je l'ai entrevu une seule fois dans ma vie avant qu'il vint ici,
entrevu dix secondes à peine, sur un palier d'escalier... Ecoute,
écoute, je vais tout te raconter... Et tu verras que ce n'est rien,
rien, auprès de ce que tu avais imaginé,,.
Les mots, qui me fuyaient tout à l'heure, se pressaient main-
tenant sur mes lèvres, pour expliquera Antoine son erreur et pour
lui raconter ma véritable histoire. Je la lui racontai d'ailleurs
aussi mal qu'il est possible, par la fin, par le milieu, par n'im-
porte où; mais, en quelques instants, il fut renseigné... Au moment
où je m'arrêtais, à bout de souffle, car j'avais parlé vite, vite.
LA FAUSSE BOURGEOISE 7II
comme on court à perdre haleine, Je nC aperçus d'une chose que
mon égoïsme de neurasthénique n^ avait même pas remarquée :
— Oh! — m'écriai-je, — tu as des cheveux gris !
Il en avait très peu, — quelques ondes argentées sur les
tempes; — mais c étaient les premiers. Et ils étaient apparus
depuis peu de temps.
— Oui, je crois, — fit Antoine en souriant, — Je t^avoue que
cela m^est égal. M'aimeras-tu moins? Cest toi qui me les as
donnés,
— Je t^ aimerai comme jamais encore je ne t'ai aimé, — lui
rèpondis^je, — Et pourtant je t'aimais infiniment et je n ai jamais
aimé que toi. Mais, à présent, je sais que je i* ai fait souffrir. Ah!
oui, j'ai bien besoin que tu me pardonnes !
Que vous dirai-je déplus^ monsieur? Les médecins, vous le savez,
s'accordent aujourd'hui pour reconnaître que la neurasthénie
féminine a toujours une raison de cœur, (Tétait bien mon cas,
mais je ne m'en étais pas doutée. Je me disais : c J'aime mon
mari et il m'aime. » Oui.,, mais à ce mari aimé, et qui m'aimait,
je cachais une partie de mon âme; je jouais pour lui et pour
moi un faux personnage, et cela depuis le premier jour de notre
union. Si le hasard des manœuvres ne vous avait pas envoyé
chez moi et si vous ne mouviez pas révélé la vraie pensée de Dumas
sur moi, j'aurais sans doute gardé toute ma vie mon secret.
Consciente ou non de cette petite trahison conjugale^ je n'aurais
jamais été parfaitement heureuse : à mesure que V excès de force
de la première jeunesse m'était ravi par les années, je me sentais
devenir inquiète, nerveuse... Des migraines me terrassaient
durant vingt^quatre heures de suite, sans cause apparente. Un
léger ressort, faussé en moi, se faussait de plus en plus, voilà tout,..
Maintenant j'ai le corps et le cœur en paix. Je me porte à inei^
veille, et, je vous V assure j j'aime ma vie de bourgeoise pour elle^
même, et non pas, comme avant, par une tension inconsciente de
mon orgueil.
Vous voyez donc, monsieur, que votre passage et la révélation
un peu hasardeuse que vous avez laissé échapper, après avoir
bouleversé un moment notre calme, nous ont finalement apporté de
la sérénité y du bonheur. Aussi, loin de vous garder rancune comme
naguère, je vous suis obligée; et mon mari pense comme moi.
Si donc le hasard des manœuvres ou vos occupations civiles,
ou tout simplement vos loisirs vous ramenaient un jour en
Flandre, nous serions tous deux charmés de vous revoir. J'espère
que ce jour ne sera pas trop éloigné. Pardonnerez-vous à une
femme qui n est pas encore tout à fait une vieille femme d^ ajouter
que vous constateriez, à première vue, le bien que vous lui avez
712 LA REVUE DE PARIS
fait?,,. J'ai beaucoup changé depuis septemb/^ey heure asement
changé. D^abord, j'ai minci; puis mon teint est dcf^enu clair,
comme il était autrefois.
Certes, cous ne retrouveriez pas celle que Dumas appelait
€ çotF^e Ophélie 9 ; aucun automne ne vaut le printemps. Mais
peut-être auriez vous de la peine à reconnaître la « dame de
province b à qiti fut remis naguère votre billet de logement,
HERMINE VOUJLLEMANS,
Cette lettre m'intéressa et, naturellement, me fit plaisir.
Elle m'ôta un remords que je portais d'un cœur léger, mais
qui dormait tout de même au fond de mon cœur.
Pourtant je ne céderai pas à Tinvitation de madame Vouil-
lemans : je n'irai pas exprès en Flandre, et si le hasard d'un
aulre^ billet ]de logem^it m'envoyait chez elle, je préférerais à
sa confortable demeure le moindre gîte d'hôtel. D*abord il est
pénible de revoir des gens ayec qui Ton a agi sans adresse. Et
puis... comment dire?... La lettre de madame Vouillemans né
m'a pas absolument persuadé qu'elle soit guérie pour la vie,
gagnée définitivement à l'ordre, à la province, au terre à terre
bourgeois. On ne change pas tant que cela, même après de
rudes crises. J'aurais peur de réveiller de dangereux échos.
Madame Vouillemans, comme tant d'autres dames de pro-
vince, est une fausse bourgeoise... Il en est qui se croient
sincèrement bourgeoises, et cela peut encore leur faire du
bonheur. Il en est qui se croient bourgeoises par intermit-
tences, lien est qui ne parviennent jamais à se convaincre...
Chaque âme de femme est un monde.
MARCEL PRÉVOST
COMMENT L'ART
DU MOYEN AGE A FINI
Jamais Tart du moyen âge ne parut plus vivant, plus fécond
que dans les premières années du xvi*" siècle. L'art français
du temps de Louis XII est exquis. On ne trouve plus, il est
vrai, les grands ensembles du xiii*^ siècle, mais une foule de
statues charmantes, parfois admirables, sont éparses dans cent
églises. Les beaux vitraux abondent. L'ordonnance de ces
œuvres est soumise aux lois d'une iconographie savante, qui
n'est plus celle du xiii^ siècle, mais qui est presque aussi sévè-
rement réglée. La composition des grandes scènes religieuses,
le groupement des personnages, leur costume même sont
imposés à l'artiste par la tradition. Presque jusqu'à la fin du
règne de François P% cette iconographie séculaire parait iné-
branlable. Gomment donc se fait-il qu'en peu d'années, elle
se dissolve et bientôt disparaisse sans laisser de traces? Quand
l'art du moyen âge a-t-il fini et pourquoi a-t-il fini?
La première idée qui se présente à l'esprit c'est que la tradi-
tion du moyen âge a été tuée chez nous par l'art de la Renais-
sance italienne. U faut reconnaître, en effet, que le principe de
l'art du moyen âge était en complète opposition avec le prin-
cipe de l'art de la Renaissance. Le moyen âge finissant avait
exprimé tous les côtés humbles de l'âme : souffrance, tristesse,
résignation, acceptation de la volonté divine. Les saints, la
7l4 LA REVUE DE. PARIS
Vierge, le Christ lui-même, souvent chétifs, apparentés au
pauvre peuple du xv® siècle, n'ont pas* d'autre rayonnement
que celui qui vient de l'âme. Cet art est d'une humilité pro-
fonde. Le véritable esprit du christianisme est en lui.
Tout différent est l'art de la Renaissance. Son principe caché
est Torgueil. L'homme désormais se suffit à lui-même et aspire
à être un Dieu. La plus haute expression de l'art, c'est le corps
humain sans voile. L'idée d'une chute, d'une déchéance de
l'être humain, qui détourna si longtemps les artistes du nu, ne
se présente même plus à leur esprit. Faire de l'homme un héros
rayonnant de force et de beauté, échappant aux fatalités delà
race pour s'élever jusqu'au type, ignorant la douleur, la com-
passion, la résignation, tous les sentiments qui diminuent, —
voilà bien, avec toutes sortes de nuances, l'idéal de l'Italie du
xvi' siècle. Cet art, introduit chez nous au temps de Fran-
çois I*', commença à porter le trouble dans notre art religieux.
Les saints, le Christ lui-même se mirent à ressembler à des
héros antiques, à des empereurs divinisés qui planent au-
dessus de la nature humaine. Mais cette conception nouvelle
de l'art ne modifia en rien les vieilles dispositions iconogra-
phiques. Si l'esprit en est différent, la forme reste identique.
Voici un charmant vitrail de La Couture de Bernay. Il repré-
sente la Nativité avec toutes les grâces de la Renaissance du
temps de François I'". On aperçoit dans le fond les arcs de
triomphe de Rome et les candélabres antiques de la Chartreuse
de Pavie. Les personnages se répondent avec une élégante
symétrie. Les bergers qui viennent adorer leur Dieu sont cou-
ronnés de feuillage comme des bergers de Virgile. La Vierge
et saint Joseph ont le beau profil, la ligne noble des héros de
Raphaël. Tout semble nouveau et, au fond, tout est conforme
à la tradition. La Vierge est à genoux devant l'enfant couché
tout nu sur la terre; les anges entourent le nouveau-né et
saint Joseph abrite de la main sa chandelle contre le vent. Un
artiste du xv*' siècle n'eût pas été plus scrupuleux.
Veut-on un autre exemple .►^ Qu'on étudie le vitrail de Pont-
Audemer qui représente la mort de la Vierge. Il est à peu près
du même temps que celui de La Couture. Tout y est ordonné
suivant les lois de l'esthétique italienne, groupes symétriques,
équilibre savant, noble cadre d'architecture. 11 semble qu'une
COMMENT L*ART DU MOYEN AGE A FINI 716
pareille œuvre ne puisse rien avoir de commun avec le passé.
Mais il suffit de regarder avec plus d'attention pour recon-
naître qu'il ne manque aucun des naïfs détails imaginés par le
moyen âge : saint Jean met un cierge dans la main de la
Vierge, un apôtre lit dans son missel les prières des morts, et
un autre souffle sur la braise de l'encensoir.
Le vitrail de La Couture et celui de Pont-Audemer ne sont
pas des exceptions. Toutes nos œuvres du xvi* siècle ont été
conçues dans cet esprit. Ainsi l'art de la Renaissance italienne,
en entrant chez nous, n'a nullement détruit la vieille icono-
graphie française. Il s'y est accommodé. Si la tradition du
moyen âge est morte, ce n'est pas la Renaissance qui l'a tuée,
c'est la Réforme. C'est la Réforme qui, en obligeant l'Église
catholique à surveiller tous les aspects de sa pensée et à se
ramasser fortement sur elle-même, a mis fin à cette longue
tradition de légendes, de poésie et de rêves.
Une des premières conséquences de la Réforme fut de rendre
suspect aux catholiques leur vieux théâtre religieux. Ils s'aper-
çurent pour la première fois qu'au texte de l'Evangile les
auteurs de Mystères avaient mêlé mille contes, mille plati-
tudes, mille grossièretés. Il fallut reconnaître que les protes-
tants n'avaient pas tout à fait tort quand ils disaient que ces
détestables poètes « convertissaient en vrayes farces les sacrées
paroles de la Bible* ». L'heureux âge de l'innocence, où tout
est grâce, était maintenant passé.
Dès i54i, l'échevinage d'Amiens faisait difficulté (( à laisser
jouer publiquement la pai*ole de Dieu ». Sept ans après, le
1 7 novembre i548, le Parlement de Paris, par un arrêt célèbre,
défendit expressément aux confrères de représenter « le mys-
tère de la Passion de Notre Sauveur, ne autres mystères sacrés ».
L'arrêt du Parlement ne s'appliquait qu'à Paris. L'acte de i548
ne marque donc pas, comme on Ta si souvent répété, la fin du
théâtre religieux du moyen âge^. Les confrères, qui n'avaient
plus le droit de représenter leurs mystères à Paris, allaient de
I. Heori Esliennc, Apologie pour Hérodote, chap. xxi.
a. C'est ce qu'a très bien montré M. Lanson dans la Revue d'histoire
littéraire de la France, 1908, pp. 177 et suir.
7l6 LA REVUE DE PARIS
temps en temps les jouer à Rouen. La célèbre confrérie d'Ar-
gentan continuait, comme par le passé, à représenter la Passion.
Il est visible, pourtant, que notre vieux théâtre chrétien est
condamné. En i556, une représentation de la Passion, qui fut
donnée dans le cimetière de Thôtel Dieu, à Auxerre, amena de
graves désordres. Cette année i556 marque, dans Thistoire des
Mystères, une date plus décisive encore que Tannée i548.
A Rouen, le Parlement interdit la représentation du Mystère de
Job et à Bordeaux il fut défendu aux confrères de jouer des
pièces « concernant la foi chrétienne, la vénération des saints,
et les saintes institutions de TÉglise ».
La vie se retire décidément de notre théâtre religieux. Après
1571, l'antique confrérie d'Argentan, qui avait édifié tant de
générations, devient muette. Ce n'est plus que dans quelques
provinces reculées que l'on s'obstine encore à jouer les Mys-
tères : à la fin du xvi* siècle, on représentait encore la Passion
dans les Alpes, à Lanslevillard, à Modane, à Saint-Jean-de-
Maurienne.
La disparition des Mystères eut pour l'art chrétien de
graves conséquences. Les Mystères avaient créé en grande
partie l'iconographie de la fin du moyen âge. C'est par les
Mystères que la tradition se maintenait. Si, jusque vers 1670,
les peintres représentent au Jardin des Oliviers Jésus avec une
tunique violette. Judas avec une bourse et Malchus avec une
lanterne (pour prendre un exemple entre cent), c'est que telle
était, depuis deux cents ans, la mise en scène invariable du
théâtre. Quand le théâtre religieux disparut, il n'y eut plus
d'autres traditions que celles qui se perpétuèrent, quelque temps
encore, dans les ateliers. Les vieux artistes restèrent fidèles à
ce qu'ils avaient vu au temps de leur jeunesse : presque jus-
qu'à la fin du XVI* siècle, on retrouve encore dans quelques
vitraux l'iconogrs^hie traditionnelle. Mais avec ces vieux
maîtres, disparurent les antiques formules. Ces pratiques, que
le théâtre ne consacrait plus, n'avaient plus de sens pour les
nouvelles générations.
C'est ainsi qu'à la fin du xvi^ siècle nos artistes se trouvèrent
tout à coup, sans traditions, en face des sujets chrétiens.
Leur orgueil, sans doute, en fut flatté, car l'Italie leur avait
appris qu'un grand artiste ne doit rien qu'à lui-même. Mais
COMMENT L ART DU MOYEN AGE A FINI 717
Fart chrétien n'y gagna pas. Il y avait dans la tradition qui
mourait ainsi plus de poésie, de tendresse et de pathétique qu'un
homme, eût-il du génie, n'en pouvait mettre dans son œuvre.
Voilà comment la Réforme, en tuant le théâtre du moyen
âge, atteignit indirectement l'iconographie.
Au moment même où disparaissait le théâtre chrétien,
l'Église annonçait l'intention d'exercer sur les œuvres d'art une
exacte surveillance. En i563, le concile de Trente, dans sa
vingt-cinquième session, qui fut la dernière, parle en ces
termes des statues et des tableaux qui doivent désormais
décorer les églises :
Le saint concile défend que Ton place dans une église aucune
image qui rappelle un dogme erroné et qui puisse égarer les simples.
Il veut qu*on évile toute impureté, qu'on ne donne pas aux images
des attraits provoquants. Pour assurer le respect de ces décisions, le
saint concile défend de placer ou faire placer en aucun lieu, et même
dans les églises qui ne sont point assujetties à la visite de Tordinaire,
aucune image insolite, à moins que Téveque rie Tait approuvée.
C'était là une conséquence nouvelle de la Réforme. Les
protestants avaient déclaré la guerre aux images. Il ne fallait
pas qu'ils eussent de motifs légitimes de railler la crédulité ou
le peu de délicatesse morale des catholiques.
La décision du concile de Trente pourrait faire croire que
depuis longtemps le clergé n'exerçait plus aucune surveillance
sur les œuvres d'art. Une pareille déduction serait tout à fait
erronée. L'étude attentive des documents prouve, au contraire,
que jamais les hommes d'Eglise ne renoncèrent à proposer aux
artistes leurs programmes. Lorsque, en iSog, les chanoines de
Rouen décidèrent de faire décorer de statues le grand portail
de la cathédrale, ils n*aban donnèrent pas le choix des sujets à la
fantaisie des artistes. Ils demandèrent à trois membres de leur
chapitre, au chantre Jean Le Tourneur, à Etienne Haro et à
Arthur Fillon, le futur évêque de Senlis, de vouloir bien
examiner ensemble quelles figures il convenait de faire
sculpter. Ce sont eux qui décidèrent que le tympan du grand
portail serait décoré d'un arbre de Jessé et les voussures, de
statuettes d'anges, de prophètes et de sibylles. L'année sui-
vante, un autre membre du chapitre, le chanoine Mesengc, est
7l8 LA REVUE DE PARIS
chargé de surveiller rexécution des ce histoires ». II lui semble
que le moyen le plus efficace est de demander aux sculpteurs
un dessin de ces images et il propose de faire faire ce dessin à
ses frais*.
On est étonné, quand on étudie de près Fart de la fin du
moyen âge, d*être obligé de reconnaître que certaines œuvres,
qu'on pouvait croire sorties de l'imagination d'un peintre, ont
été arrêtées dans tous leurs détails par un clerc. Le couronne-
ment de la Vierge de Villeneuve-lès-Avignon, ce riche tableau
où l'on voit la Trinité, les saints, le paradis, l'enfer, la messe
de saint Grégoire, Rome et Jérusalem, semblait témoigner en
faveur de la science iconographique de l'artiste. Un contrat
passé par-devant notaire a établi que le peintre Enguerrand
Charonton n'avait rien eu à imaginer. C'est un prêtre, Jean de
Montagnac, qui a tout réglé. L'artiste n'a même pas eu la
liberté de choisir la couleur du vêtement de Notre Dame « qui
doit être de damas blanc* ».
Beaucoup d'œuvres ont dû naître ainsi de la collaboration
d'un artiste et d'un clerc ^ Les laïques qui commandaient un
tableau à un peintre ne se fiaient pas toujours à sa science des
choses saintes. Parfois ils exigeaient qu'il consultât un prêtre
ou quelque savant moine. Lorsque les marchands de laine de
Marseille demandèrent au peintre Pierre Villate, en 1471 , l'his-
toire de sainte Catherine de Sienne, leur patronne, ils insérèrent
dans le contrat cette condition expresse qu'il prendrait les con-
seils d'Antoine Leydet, prieur du couvent des Dominicains*.
11 semble donc que le clergé n'ait jamais renoncé à servir de
guide aux artistes. Mais, ce qui est évident, c'est que ce clergé
n'avait aucun des scrupules que la Réforme éveilla dans les
âmes. Il n'y eut jamais de censeurs moins sévères que ces
chanoines et ces évêques de la fin du moyen âge. Ils firent
preuve d'une tolérance et d'une largeur d'esprit que nous
I. Documents publiés par Ch. de Beaurepaire dans ses Mélanges histo-
rifjues et archéologiques^ ^^97i PP- 2o3-a'i4.
•1. L'abbé Requin a publié ce contrat dans une brochure intitulée : Un
tableau du roi René au musée de Villeneuve-lès-Avignon, 1890, in-8.
3. Voir un autre exemple dans le Bulletin archéologique du Comité des
travaux historiques, i885, p. 38 1.
4. Bulletin archéologique du Comité des travaux hist(riques, i885,
pp. 378-379.
COMMENT L ART DU MOYEN AGE A FINI 71g
bénissons aujourd'hui. Aucune des gracieuses légendes, aucun
des jolis contes de fées qui charmaient le peuple ne les choqua.
Ils ne virent point d'inconvénient à ce qu'on représentât
dans un vitrail Jésus-Christ en maréchal-f errant travaillant
dans l'atelier de saint Eloi. Ils ne se scandalisèrent pas davan-
tage de voir dans leurs églises l'image des héros antiques. Le
beau jubé que Jean de Langeac, évêque de Limoges, fit élever
dans sa cathédrale, en i534> était décoré, dans le haut, de
l'image des Vertus et des Pères de l'Eglise et, dans le bas, de
six bas-reUefs représentant les travaux d'Hercule*. Le prélat
avait pour devise Marcescit in otio virtus, et il pensait sans
doute que la légende d'Hercule était le parfait symbole des
luttes qu'une grande âme aime à engager avec la destinée. Les
images des dieux du paganisme, sculptés à la façade d'une
église ou dans l'église elle-même, ne choquaient personne.
L'évêque qui visitait son diocèse pouvait voir Mars et Vénus au
portail de Pont-Sainte-Marie, près de Troyes. Il pouvait voir, à
la voûte de l'église de Beaumont-le-Roger, dans des cartouches,
les douze grands dieux de l'Olympe. S'il avait la curiosité de
feuilleter les livres d'Heures où les fidèles lisaient l'office de la
Vierge, il apercevait dans les marges Cérès, couronnée d'épis,
Bacchus, Plu ton, le dieu Sylvain aux pieds de chèvre et
l'histoire des amours de Pyrame et de Thisbé*. L'évêque
pensait que ces dieux inoifensifs n'étaient plus que des formes
charmantes, de belles arabesques qui pouvaient bien embellir
la maison de Dieu. Car tout ce qui est beau mérite d'être
accueilli avec reconnaissance. La beauté vient du ciel. Toute
belle œuvre, qu'elle soit païenne ou chrétienne, est un message
de Dieu. Le pape n'avait-il pas ouvert son Vatican à toutes les
merveilles du monde antique ?
L'esprit de la partie la plus cultivée du clergé, en France,
vers i53o, c'était l'esprit des grands papes de la Renaissance.
Hospitalier à la beauté antique, le clergé ne le fut pas moins
aux caprices de l'imagination populaire, aux saillies de la
gaieté gauloise. La bonhomie des chanoines, plus encore que
1. Ce jabé a été placé à l'entrée de l'église. Les statues ont été mutilées,
mais on voit encore les bas-reliefs qui représentent les travaux d'Hercule.
2. Officium beatae Marias Virginis, imprimé par Germain Hardouyn en
i5i4.
yaO LA REVUE DE PARIS
celle des artistes, éclate dans les stalles qu'on sculptait pour
eux et qu'ils approuvaient.
Rien ne témoigne mieux en faveur de leur tolérance que ces
stalles du xv** et du xvi' siècle. Il n'y a là aucune place pour
les choses du ciel. C'est la vie de tous les jours. Voici le porteur
d'eau qui va à la fontaine, et le fabricant de chandelles dans sa
boutique. Voici le fermier qui revient de la foire un agneau
sur ses épaules, le faucheur qui aiguise sa faux, l'archer qui
s'exerce pour le concours de la Sain {^Sébastien, le paysan qui
dort sur le foin. Vmci les contes de la veillée qui font peur aux
enfants, l'homme qui parle dans la forêt à la femme-oiseau, le
moine qui rencontre un monstre, le crapaud sorcier qui remue
avec une cuiller un étrange breuvage. Plus loin, voici d'antres
contes, les inépuisables récits dont la femme est l'héroïne et
où le pauvre homme^ se console. Dame Anieuse dispute à son
mari la culotte ; un sculpteur travaille à modeler la statue d'une
femme et Satan l'aide, car pour faire une femme l'homme ne
suffit pas, il faut encore le diable. Et le diable lui-même, si
puissant qu'il soit, est encore moins fort que la femme. Deux
femmes coupent le diable en deux avec une scie. Une faible
femme a passé la corde au cou du diable et le mène en laisse
comme un petit chien.
Ainsi s'égaie la bonhomie de l'artiste. Ces stalles ressemblent
à la conversation des vieilles gens d'autrefois. Elles sont émail-
lées de proverbes, de dictons. Une paysanne offre une cor-
beille de marguerites à un porc (margaritas ante porcos). Le
diable s'agite dans un bénitier. Un renard à moitié écorché
sort de la bouche d'un ivrogne : écorcher le renard, c'était,
dans la vieille langue, subir les conséquences de son intem-
pérance. On voit la truie qui file et le canard qui joue de la
clarinette. Et, pour que rien ne manque, il y a aussi quelques
gauloiseries et même quelques-unes de ces grossièretés inno-
centes'qui faisaient rire nos aïeux.
Toutes ces images n'étaient assurément ni dangereuses, ni
corruptrices : tout au plus risquaient-elles de retenir l'âme dans
des régions un peu basses. Le clergé pourtant s'en accommo-
dait. Après tout, c'était là la nature. L'homme était ainsi fait :
d'autant plus brillaient, dans les parties hautes du chœur, dans
les vitraux, les magnifiques images des saints qui avaient vaincu
/
COMMENT l'art DU MOYEN AGE A FINI 7211
cette nature ennemie. Ainsi les clercs accueillaient, comme
jadis, toute Thumanité, persuadés que dans tous les aspects
de la vie il est possible de trouver un enseignement.
Il ne faut pas croire que ces figures triviales se soient intro-
duites dans Téglise à la faveur de l'indifférence des clercs. Ils
savaient parfaitement ce que les artistes leur préparaient.
En i/i58, les chanoines de Rouen se rendirent dans l'atelier
du huchier Philippot Viart qui venait de commencer les stalles
de la cathédrale. Ils purent voir comment le maître entendait
décorer les miséricordes. On leur montra quelques-uns de ces
petits bas-reliefs qui nous amusent encore aujourd'hui : joueurs
de tambourins, monstres, mari qui bat sa femme, rustres qui
échangent des horions. Ils se retirèrent fort satisfaits.
^
« «
Au concile de Trente, l'Église se demanda si elle avait tou-
jours rempli en conscience tous ses devoirs ; et elle se promit
d'être à l'avenir plus sévère pour elle-même. Le protestantisme
iconoclaste avait condamné l'art; l'Eglise le sauva, mais elle le
voulut sans reproche. Il parut, dans la seconde partie du
xvi" siècle, plusieurs ouvrages où étaient déduites toutes les
conséquences des principes posés par le concile.
L'Italie produisit alors un livre qui s'annonçait comme une
œuvre capitale, mais que son auteur ne put malheureuse-
ment pas terminer : le Discorso intorno aile imagini sacre e
profane du cardinal Paleotti^ Dans plus d'une page de ce
livre, Paleotti nous apparaît comme un grand esprit. Il établit
contre les protestants la légitimité de l'art par les plus nobles
arguments. Il laisse bien loin derrière lui nos honnêtes théolo-
giens français, un René Benoist, par exemple, qui cependant
avait écrit sur le même sujet des pages pleines de bon sens^.
Paleotti a cette fine élégance italienne qui fait penser au beau
rythme de Palladio. C'est un platonicien de la Renaissance, de
1. Le livre fut publié à Bologne en t58a. 11 en parut à Ingolstadt, en 1094,
une traduction latine sous le titre de De imaginibus sacris. Deux livres seu-
lement sur cinq Curent écrits.
2. René Benoist, Traité catholique des images, i5G4.
i5 Juin 1908. 4
722 LA REVUE DE PARIS
la lignée de Marsile Ficin. On sent qu'il adore la beauté. Suivant
lui, la peinture nous introduit successivement dans trois mondes.
Elle nous ouvre d'abord le monde des sens» qui est celui de la
pure volupté : une ligne, luie couleur suffisent à nous
enchanter. Elle nous découvre ensuite le monde de l'intelli-
gence: au delà des formes, elle nous montre la pensée qui les
engendre. Elle nous élève enfin jusqu'au monde de l'amour :
ici, l'àme, ravie des belles vérités qu'elle a découvertes, ne se
contente plus de les contempler, elle les aime. Contempler
l'Annonciation peinte par un grand artiste, ce n'est pas seule- '
ment goûter les voluptés que donnent les lignes et les couleurs,
c'est comprendre et puis aimer la bonté de Dieu.
Cette haute philosophie de l'art annonçait un beau livre sur
l'iconographie chrétienne, qui ne fut pas écrit : on ne retrouva
dans les papiers de Paleotti que les titres des chapitres. On
voit clairement qu'il se proposait de passer en revue tous les
sujets traités par les peintres de son temps, en leur signalant
leurs erreurs.
Ce que l'Italie ne put faire, la Flandre le fit. L'œuvre sortit
de cette fameuse université de Louvain qui fut, au xvi"* siècle,
le boulevard du catholicisme dans les pays du iNord. Dès i568,
cinq ans après le concile, Jean Molanus fit à Louvain une lec-
ture sur l'utilité des images. Il s'appliquait, lui aussi, à réfuter
les doctrines iconoclastes et à produire les titres de l'art chré-
tien*. L'œuvre est savante, mais on n'y sent pas cet amour
de la beauté, qui anime le livre de Paleotti. Molanus n'est qu'un
érudit. Après avoir établi que l'art chrétien n'était pas une forme
de l'idolâtrie, Molanus se demanda ce que devait être désormais
cet art. Tel est le véritable sujet de son livre. C'est une sorte
de traité d'iconographie, où les scènes traditionnelles, les types
consacrés sont soumis à l'examen. Molanus exerce avec sévé-
rité cette haute magistrature que le concile de Trente avait délé-
guée à l'évêque.
Rien n'est plus intéressant pour nous que ce long réquisi-
toire contre l'art du moyen âge. Le symbolisme qui avait été
l'âme même de l'art du xiii*^ siècle, cette belle idée que la réa-
Kté n'est qu'une apparence, que le rythme, le nombre et la
I. Ce discours est devenu le premier livre du De historia sanct. imagi^ i
num et picturarum.
COMMENT l'art DU MOYEN AGE A FINI 728
hiérarchie sont le& grandes lois de TuniTers ; toul ce monde de
pensées t où vivaient les vieux théologiens et les vieux artistess
semble fermé à Molanus. Le pen qu'il dit de la hiérarchie
prouve qu'il est complètement étranger à Tesprit des œuvres
du passé. Il juge qu'il est indifférent de mettre saint Paul
avant saint Pierre, de peindre la Vierge ht gauche on à droite du
Christ, de placer dans le ciel tel ordre de saints avant tel autre.
Quant au symbolisme proprement dit, c'est à peine s'il daigne
y faire une allusion. Il dit pourtant un mot des quatre ani-
maux évangéliques ; mais la signification qu'il leur prête prouve
dairement qu'il n'est pas familier avec les symbolistes du
moyen âge. Il s'imagine que l'aigle, l'homme, le lion et le
bœuf n'ont pas d'autre fonction que de rappeler les premiers
versets de chaque Évangile. C'est là assurément un pauvre
enseignement. On sent, en lisant Molanus, que les anciens sym-
boles se dessèchent et meurent. Il n'y a pas une ligne, dans totit
le livre, qui se rapporte au fameux parallélisme de l'Ancien et
du Nouveau Testament, à ces grands ensemibles qui furent si
chers au moyen âge et auxquels le xvi* siècle lui-même ne
renonça pas tout à fait.
Privé de la poésie des symboles, le nouvel art religieux sera
également dépouillé de la poésie des légendes. L'art du moyen
âge avait vécu de songes. Une moitié au moins des chefs-
d'œuvre que nous admirons dans nos églises fut inspirée par
des fables. Ces légendes avaient été plus fécondes et plus
bienfaisantes que n'importe quelle histoire, au temps où elles
étaient tenues pour authentiques. Mais ces temps étaient passés.
Molanus, qui a lu ses adversaires, sait qu'il n'est plus possible
d'ajouter foi au Pseudo-Abdias, c'est-à-dire à l'histoire des
Apôtres telle que la Légende dorée la raconte. Le sévère théo-
logien condamne sans pitié ces récits qui pendant quatre siècles
avaient inspiré les artistes. Désormais, il ne sera plus permis
de représenter le merveilleux voyage de saint Thomas dass
l'Inde, ni cette lutte de saint Jacques et du magicien Hermo-
gène, que l'évêque d'Amiens laissait encore sculpter dans sa
cathédrale aux premiers jours du xvi* *.
Molanus est {dus anadacieux encore. U ose avouer que dans
I. Bas-relief du croisillon de droite.
7^4 LA REVUE DE PARIS
la vie de la Vierge, telle que les artistes la racontent, tout n'est
pas àTabridela critique. L'histoire de ses parents d'abord, puis
le récit de son enfance, de son séjour dans le Temple sont au
nombre de ces choses que la piété peut croire, mais qui ne
sauraient être présentées comme des vérités incontestables.
Les innombrables œuvres d'art, que le passé a consacrées aux
premières années de la Vierge, doivent-elles donc être détruites?
En aucune façon ; mais l'Eglise a le devoir d'éclairer la simplicité
des fidèles. Qu'ils sachent dans quel esprit ces images doivent
être contemplées. Peut-être, d'ailleurs, sera-t-il sage, tout en
respectant les anciennes, de ne pas en faire faire de nouvelles.
Mais il y a quelque chose de plus grave. Molanus dit
nettement que les circonstances de la Mort de la Vierge ne
reposent que sur des témoignages apocryphes ^ Ainsi ce beau
récit mille fois peint ou sculpté, où les artistes . avaient mis
toute leur foi et tout leur cœur, ces apôtres qui entourent le
lit de la Vierge, ces miraculeuses funérailles, ce tombeau' où
veillent les anges, tout cela, c'était de la poésie, ce n'était pas de
l'histoire I Qu'auraient dit les vieux maitres de Notre-Dame de
Paris? Leur œuvre rayonnerait-elle d'une si pure beauté, s'ils
avaient cru sculpter une légende à laquelle il est permis de
ne pas croire. Ce froid petit chapitre de Molanus marque la fin
d'un âge de l'humanité. Ainsi, la vie de la Vierge n'était pas
certaine de tout point! Ainsi dans ce merveilleux joyau que le
moyen âge avait ciselé avec tant d'amour, il y avait peut-être
quelques pierres fausses I
Cet aveu fait, il en coûtait moins d'enlever à la vie des
saints quelques légendes. Molanus ramène à des proportions
humaines les vieux saints épiques si chers au peuple.
Saint Christophe, dit-il, a réellement existé : ce n'est pas,
comme l'affirment les protestants, un pur symbole. Mais il ne
ressemblait en rien à ce géant monstrueux, à ce Polyphème
que nous représentent les artistes. 11 n'a jamais porté l'enfant
Jésus sur ses épaules ; mais il a porté, en vaillant missionnaire,
le nom du Christ parmi les païens. Il n'a nullement le privilège
de mettre à l'abri de la mort subite. C'est une grossière super-
stition à laquelle on pourra mettre fin en déplaçant ses images.
I. n le dit plus nettement dans la première édition que dans la seconde.
Voir p. 33o avec l'addition de la page 33 1..
COMMENT l'art DU MOYEN AGE A FINI 726
Saint Georges n'était pas un chevalier errant qui tuait les
monstres et délivrait les princesses. C'était un confesseur de la
foi qui a arraché au démon ou, si Ton veut, « aux dents du
dragon », plus d'une victime. Un de ses miracles convertit
l'impératrice Alexandra. C'est cette impératrice que des
peintres ignorants ont transformée en une jeune vierge que
saint Georges arrache au monstre.
Saint Nicolas a sans doute fait plusieurs miracles, mais le
seul qui* n'ait aucun fondement est celui que l'on peint d'ordi-
naire. L'histoire des trois enfants dans le saloir ne peut se
justifier : on ne peut même pas comprendre comment une
pareille fable a pu naître. Il sera beaucoup plus sage, — si
l'on veut donner à saint Nicolas un attribut, — de le repré-
senter, comme on fait quelquefois, portant sur un livre trois
boules d'or. Ce sera une allusion à ces trois bourses avec
lesquelles il sauva l'honneur des trois pauvres filles que leur
père allait vendre.
Ainsi la poésie recule devant le bon sens. Malheureusement
la raison pure n'a jamais inspiré les artistes, et il n'y avait
plus désormais aucun espoir que Thistoire de saint Georges pût
faire naître un chef-d'œuvre. Ce n'est pas seulement le vieux
christianisme populaire du moyen âge qui est condamné
par l'esprit nouveau, c'est aussi ce christianisme pathé-
tique qu'on pourrait appeler le christianisme franciscain.
Que de chefs-d'œuvre les anciens maîtres n'avaient-ils pas
faits avec la Vierge s'évanouissant au pied de la croix I On ne
pensait guère alors qu'une pareille image pût devenir un jour
un objet de scandale. C'est pourtant ce qui arriva. Molanus
établit par les témoignages des Pères et des docteurs que la
Vierge resta ferme au pied de la croix. La peindre évanouie,
c'est lui faire injure. Toute l'Église suivit le sentiment de
Molanus. Les Jésuites, eux-mêmes, condamnèrent Faudace des
peintres qui déshonoraient la Vierge en lui prêtant les faiblesses
humaines ^ A Rome, on enleva des églises plusieurs tableaux
qui représentaient la Vierge s'évanouissant sur le Calvaire*.
La douleur de Dieu le Père parut tout aussi choquante que
I. Petras Canisiai, De Deiparâ, Lib. IV , cap. xxviii.
a. Johanaes de Carthagena, Lib. XII, homil. xtii.
736 LA AETIIB DB PARIS
celle de la Vierge. Dans les années qui suivirent le concile de
Trente, un prêtre d'Anvers reçut, pour djécorer son église, ane
image qui représentait le Christ mort sur les genoux de son
Père. C'est ce groupe pathétique que saint Bonarenture avait
inspiré aux artistes du xiv^ siècle. Un pareil sujet pouvait
inquiéter un prêtre qui se souciait des décisions du conoile.
Celui d'Anvers écrivit à Molanus, déjà célèbre, pour lui
demander conseil. Molanus répondit qu'il fallait consulter
l'évêque, mais que pour lui il ne pouvait approuver une sem*
blahle image.
U hii parait tout aussi inconvenant de représenter Jésus-
Christ, après sa Passion, venant s'agenouiller devant son Père,
en lui montrant ses plaies et Tinstrument de son supplice \
Molanus, pourtant, n'ose pas demander qu'on fasse dispa-
raître des églises les Vierges de pitié, les Vierges percées de
sept glai'ves, non plus que cette touchante figure du Christ
assis sur le Calvaire et attendant la mort. Érasme a beau
railler : Molanus sent que ces vieilles images alimentent la
piété des simples. Mais il a soin de faire observer que rien dans
rÉcriture, que rien chez les Pères ne justifie de pareilles repré-
sentations. Parler ainsi, c'est rendre bien suspect ce que Ton
prétend légitimer. Et, en effet, les Vierges de pitié et les Christ
assis n'ont gn^e survécu au livre de Molanus '.
On voit que le christianisme passionné des mystiques, le
christianisme ^i venait du cœur, ne touche pas pins Molanus
que le christianisme qui sortait de l'imagination, le naïf chris-
tianisme du peuple. On pressent que Molanus doit se montrer
peu indulgent pour toutes ces particularités iconographiques
que les artistes avaient empruntées au théâtre. Sans en saroir
l'origine, il les juge condamnables. Il désapprouve conune
une hérésie l'audace des artistes qui représentent Jésus-Christ
sortant du tombeau grand ouvert : vieille pratique pourtant,
et qui iiemontait au drame liturgique du xii^ siècle.
Mais ce qui le choque particulièrement, c'est ce goût du
I. C'est U Bcène qui termioe soûveat dos Mjatères de la PaasioA, et qui
est empruntée aux Méditations attribuées à saint Bonaventure.
1. On peut en dire autant des mises au tombeau. Molanus croît (p. 93),
que rien ne prouve que laYierge ait assisté à renseTelissement de son fils.
Or la Vierge était le prîoctpal peraonnage des mises im tombeau.
COMMENT L ART DU MOYEN AGE A FINI 727
pittoresque, du décor, des beaux costumes que les artistes
doivent surtout, au théâtre. Il est inconvenant de représenter
les noces de Cana comme un banquet d'Epicuriens ^ Il est
inconvenant de représenter la fille d*Hérodiade dansant devant
Hérode. Désormais on ne verra rien de pareil au charmant
vitrail de Saint-Vincent de Rouen, éblouissant de richesse :
Salomé soulevant sa belle robe montre ses longs bas rayés de
rouge et de bleu; Hérode est à table sous un dais qui semble
d'argent et d or ciselé ; le vin rafraîchit dans de riches flacons,
et un petit chien étonné tourne en aboyant autour de la dan*
seuse. Il est heureux que Leprince ait fait ce chef-d'œuvre au
temps de François P% car plus tard il n'eût«pas trouvé grâce
aux yeux des sages prêtres qui lisaient Molanus. Il n'est rien
qui choque notre théologien autant que les riches costumes qui
contrastent si fort avec la simplicité de l'Ecriture. Il se plaint
de l'indécence des peintres qui donnent à Marie-Madeleine —
cette sublime figure du repentir — le vêtement des grandes
dames. Cet appel à l'austérité ne fut que trop entendu. Chose
étrange : la Renaissance conspire ici avec TÉglise. Plusieurs
années avant le concile de Trente, nos sculpteurs avaient appris
des Italiens qu'il n'y a de noble que la draperie. Manches à
crevés, riches corsages, robes relevées de broderies, man-
teaux attachés par des fermoirs de pierres précieuses : ce luxe
n'excitait plus que le mépris de nos jeunes artistes. Tout ce qui
pouvait rappeler un temps, un pays était vulgaire. On ne
s'élevait à la noblesse que par l'abstraction. C*est ainsi que,
sons la double influence de l'esthétique italienne et du concile
de Trente, le règne de la draperie vague commençait.
Molanus qui n'aime ni le pittoresque du décor, ni la richesse
des costumes, n'aime pas davantage les sailUes de l'imagina-
tion. Il cite le fameux passage où saint Bernard blâme avec
tant de force les religieux qui laissent représenter, sur les cha-
piteaux de leurs cloîtres, des singes, des lions, des chasseurs,
des centaures et des monstres sans nom. C'était avertir les
chanoines de ne plus tolérer, aux stalles du chœur, les enfan-
tillages des artistes. Ce qui autrefois, dans un âge de naïveté,
a pu sembler innocent, ne l'est plus aujourd'hui. Toute nudité
I. P. io5. Il s'abrite ici derrière Qainctius Heduu».
728 LA REVUE DE PARIS
doit être sévèrement proscrite. Il ne convient pas que David
contemple Bethsabée au bain. A plus forte raison les images
des dieux du paganisme ne sauraient-elles plaire à des chré-
tiens. Il n'y a pas d'interprétation qui puisse justifier leur
présence dans l'église.
Ainsi s'annonce un âge de décence et de raison. Après i56o,
tout conspirait à détruire l'art du moyen âge. Avec les Mystères,
commencèrent à disparaître les traditions iconographiques du
passé. Dans le même moment, l'Eglise, faisant la revue de ces
traditions, découvrit que le plus grand nombre portait la
marque de l'excessive crédulité des anciens temps et elle
invita les artistes à les abandonner.
Il fallait que l'art du moyen âge succombât. Son charme était
d'avoir gardé la candeur de l'enfance. Son charme était le regard
limpide de ses jeunes saintes. Cet art ressemblait à l'Eglise du
moyen âge elle-même, à la foi qui ne discute pas, mais qui
chante. Un tel art ne pouvait être effleuré par le doute. On voit
ici combien les puissances mystérieuses de la poésie et de Fart
sont indépendantes des progrès de la raison. L'art et la poésie qui
émeuvent sortent du cœur et d'une région obscure où la raison
n'a pas accès. L'artiste qui examine, juge, critique, doute, con-
cilie, a déjà perdu la moitié de sa force créatrice. C'est pour-
quoi Tart du moyen âge, qui n'était que foi naïve et sponta-
néité, ne pouvait survivre à l'esprit d'examen que la Réforme
fit éclore. Il n'y aura plus à l'avenir qu'une ressource pour
l'artiste chrétien : se mettre en face de l'Evangile et l'inter-
préter comme il le sent. C'est ce que fera Rembrandt, et c'est
ce que fera Poussin : désormais les catholiques ne seront pas
plus soutenus par la tradition que les protestants eux-mêmes.
Dans cet âge nouveau qui commence au concile de Trente,
l'artiste ne devra plus rien qu'a lui-même. Il y aura donc
encore en Europe des hommes capables d'interpréter l'Evan-
gile suivant leur tempérament et leur génie ; mais il n'y aura
plus, comme au moyen âge, un ensemble de traditions partout
respectées et capables d'élever le plus modeste artiste au-dessus'
de lui-même. Il y aura encore des artistes chrétiens : il n'y aura
plus d*art chrétien.
EMILE MÂLE
MUTUALITÉS ECCLÉSIASTIQUES
On connaît la propagande qui, depuis le xvii* siècle, se fait
dans le monde catholique en faveur des associations sacerdo-
tales *. Les Jésuites y ont participé. Les papes Font encou-
ragée. En septembre 1906, alors que déjà la campagne des
mutualités commençait en France, la Revue des Études ecclé-
siastiques annonçait que <( le pape vient d'approuver par un
bref solennel une société de secours mutuels, fondée par les
prêtres de Rome. L'intention du pape est que ces sociétés de
secours mutuels entre prêtres se multiplient non seulement en
Italie, mais dans tous les pays )).
La législation canonique oblige les évêques à nourrir con-
grument leurs prêtres. L'évêque n'a pas le droit d'ordonner
un prêtre « sans titre », c'est-à-dire sans lui donner ou sans
exiger qu'il apporte une source de revenus. Il ne le peut pas à
moins d'aune dispense formelle, qui renferme toujours la clause
suivante : (( L'évêque pourvoiera de son mieux à l'entretien
des clercs, de manière qu'à la honte du sacerdoce, ils ne soient
pas obligés de mendier*. » Les mutualités ecclésiastiques
allaient donner aux évêques le moyen de remplir ce devoir.
Les premières datent de 1903. L'application de la loi
sur les congrégations produisait des troubles en Bretagne;
les prêtres dirigeaient la résistance; le gouvernement de
1. Voir dans la Revue de Paris da i5 octobre 1906 le Syndicalisme
ecclésiastique, par A. Mater.
2. Gasparri, Tractatus de sacra ordinatione, 1898, n^ 610.
•ySo LA REVUE DE PARIS
M. Combes supprimait et suspendait leurs traitements. 11
fallait des ressources pour y suppléer. Le i5 novembre 1902,
Tévêque de Saint-Brieuc fondait une Association catholique en
faveur des prêtres pauvres du diocèse. C'était une association
mixte : les laïques pouvaient en faire partie. Le 5 janvier,
Tévêque de Quimper établissait une Association de bienfaisance
en faveur du clergé, composée de prêtres exclusivement.
Véritable société de secours mutuels, bien que régie par la loi
de 1901 sur les Associations et non par la loi de 1898 sur
les Mutualités, elle fonctionnait comme une association
ordinaire, avec des assemblées générales, des comités, des
sous-comités, des délégués. Elle s'administrait librement : le
règlement épiscopal avait seulement décidé que le comité
directeur s'adjoindrait un chanoine titulaire, un curé-doyen,
un recteur, un aumônier; un professeur et un vicaire. Elle
avait une tâche difficile, puîsqu'en août igoS l'évêque annon-
çait que les traitements supprimés dans son diocèse montaient
à cent mille francs. Enfin, en septembre igoi, les prêtres
du diocèse de Soissons fondaient une société de secours
mutuels proprement dite, selon la loi de 1898; c'était la
première de son espèce.
L'année suivante, le Parlement votait la loi de Séparation.
Le 31 juin, le ministre des Cultes déclarait que les prêtres
pourraient, après la Séparation, créer des caisses de secours
suivant le droit commun, c'est-à-dire des sociétés de secours
mutuels. En 1906, paraissaient trois brochures importantes
sur les mutualités : la première, par M. Dedé\ avocat, direc-
teur de la revue le Mutualiste français, qui essaye depuis igoi
de répandre parmi les catholiques les idées sociales du comte
Albert de Mun; l'autre, par l'abbé Jouanolou, directeur au
grand séminaire de Tarbes'; la troisième, par monseigneur
Foucauld, évêque de Saint-Dié, qui, en même temps, publiait
dans la Semaine religieuse de son diocèse un modèle de statuts.
Aussitôt une quarantaine de mutuelles s'organisaient,
notamment à Saint-Dié, Soissons, la Rochelle, Tarbes,
Reims, Poitiers, Oran, Limoges, Roueh. Cette dernière, plus
1. E. Dedé, Mutumlité ecclésiastique , Paris, Lecoffre» 1906.
a. A. Jouanolou, les Sociétés de secours mutuels entre ecclésiastiques.
Paria, Lecoffre, 1906.
MUTUALITJÊ8 ECCLlJsiASTIQUES ']3l
que les autres, attira rattention parce que monseigneur Fuzet ne
peut rien entreprendre qui ne scandalise les ultras : comprenant
tous les diocèses de la province ecclésiastique, la mutuelle de
Rouen compte déjà près de cinq cents membres.
Le i5 janvier 1907, M. Lasies, député du Gers, et M. Tabbé
Lemire interpellaient le gouvernement sur le sort des
anciennes caisses de retraites concordataires. Le ministre
r^ondit que les biens de ces institutions iraient aux établis-
sements communaux de bienfaisance, mais grevés des pensions
déjà dues aux ecclésiastiques. Alors l'abbé Lemire déposa,
séance tenante, la proposition de loi suivante : (( Un délai de
deux mois est accordé aux caisses diocésaines de secours aux
prêtres âgés ou infirmes, pour se transformer en sociétés de
secours mutuels d'après la loi de 1898. » La Chambre vota le
renvoi à la commission. La proposition Lemire ne devait
aboutir que, plus d'un an après, à propos de la loi sur la
dévolution des biens ecclésiastiques; la discussion de cette
loi dura longtemps, parce qu'^e offrait aux défenseurs de
l'Ëgiise une dernière occasion de cetarder la dispersion de
l'ancien patrimoine ecclésiastique, et aussi parce qu'elle posait
une question de droit très compliquée^ très obscure, très
vague faute d'aucun texte clair dans le droit civil ou dans les
lois administratives : la question des fondations de messes et
du respect qu'an Etat leur doit.
Au cours de cette discussion, le 4 novembre 1907, l'abbé
Lemire proposait par voie d'amendement, que ft les biens des
caisses de retraite et maisons de secours pour les prêtres âgés
ou infirmes fussent attribués par décret à des sociétés de
secours mutuels ayant la même destination y>. Il justifiait son
amendement par des paroles courageuses :
J*ai futopie de la légalité et, si c'en est réellement une, recon-
naissez qu elle est bien proche des exigences de la conscience. Il m'en
coûte d'être hors la loi de mon pays, et je snis très peiné de
cette existence précaire et misérable que nous devons traîner, n'étant
que des passants dans nos églises et des mendiants dans nos presby*
73a LA' REVUE DE PARIS
tères. Quand je trouve le moyeu de faire rentrer une catégorie quel-
conque de nos prêtres dans le cadre de Tune quelconque des lois
françaises, je recommande cette existence légale, cette expérience
d une loi de mon pays.
Et il ajoutait :
Si j'étais évêque, j'essaierais dès demain ; non seulement j'essaierais,
mais je commanderais et je prendrais mes responsabilités. Une des
choses qui m'ont souvent attristé, c'est qu'après une condamnation
première des cultuelles, on s'en soit tenu là ; c'est qu'on n'ait pas, en
France comme dans d'autres pays, cherché dès le lendemain une
solution plus acceptable. Quand on casse la ruche d'un essaim
d^abeilleSy il en fait une autre. J'ai été peiné — pourquoi le taire?
— que l'épiscopat français, après la déroute momentanée qui a suivi
la condamnation de son premier arrangement, de son projet de cano-
niques légales, n'ait pas présenté à qui de droit d'autres combinai-
sons et qu'il n'ait pas eu la noble et patriotique ténacité de dire :
« Oui : nous ferons, pour le bien de la France, cet ejQTort inlassable
d'offrir jusqu'au bout, à notre chef de Rome, des légalités nouvelles,
si les premières ne lui ont pas paru satisfaisantes. »
L'amendement fut voté à la Chambre le i3 novembre 1907.
Ainsi, labbé Lemire avait fait légaliser le plan que le clergé,
depuis plus d'un an, exécutait déjà. Ces humbles mutualités
ecclésiastiques, d'abord fondées pour verser à quelques vieux
prêtres des pensions d'au plus 800 francs, allaient être chargées
de recueillir les épaves de la propriété ecclésiastique ; mais il
fallait regarder le patrimoine des anciennes caisses de secours
comme personnel aux membres du clergé, car si, par malheur,
on l'avait regardé comme un patrimoine d'Église, le pape
n'aurait pas admis qu'une association de prêtres le recueillit,
pas plus qu'il n'avait permis à des associations de laïques de
recueillir les biens des fabriques.
L'abbé Lemire, après le vote de son amendement, avait
interrogé le ministre sur la valeur des biens qui allaient échoir
aux mutualités. Le 28 janvier 1908, M. Briand lui répondait
qu'il les évaluait à vingt millions, dont plus de quatorze en
rentes et quatre en immeubles, et d'un revenu de plus de
six cent mille francs. Dans le Times à\x 6 février, Tabbé Lemire
interviewé commençait par dire que l'évaluation du ministre
lui semblait trop faible, et il ajoutait :
MUTUALITl^S ECCLIÉSIASTIQUES 733
Mais même ce revenu annuel de 600000 francs, fournissant des
pensions de 600 francs pour i 000 prêtres, serait une base pour les
nouvelles sociétés, que leurs propres membres pourraient ensuite
développer. Une autre ressource pourrait être obtenue, si le Sénat
confiait aux nouvelles mutualités l'exécution des messes de fondation,
ce qui reviendrait à réserver aux prêtres âgés les honoraires de ces
messes, à créer pour eux une sorte de caisse de chômage, ou un
fonds pour les prêtres sans emploi... La Chambre haute, en adoptant
un tel amendement, que plusieurs sénateurs considèrent favorable-
ment, s'honorerait par un acte de justice...
L'abbé Lemire comptait donc sur un succès du projet nou-
veau devant le Sénat : cette assurance suppose qu'il s'en était
entretenu, non seulement avec des sénateurs, mais avec le
gouvernement. M. Briand n'a pas nié son désir d'un tel
arrangement. Le i" avril, au Sénat, il dira, parlant de
l'Église : « Je ne vois pas sans une certaine tristesse cet effri-
tement qui se fait sous nos yeux. Le Gouvernement de la
République na pas intérêt à cet état anarchique de la religion
catholique; il a le désir de voiries citoyens de ce pays pratiquer
librement leurs croyances, et il serait absolument déplorable
que par défaut d'organisation, là où il y a des consciences
catholiques, elles ne puissent pas recevoir leur* aliment. »
Le 7 avril, il expliquera ce qui l'avait empêché de proposer
la solution, qui allait alors triompher sous la forme d'un amen-
dement de M. Philippe Berger :
Il ne nous aurait pas été difficile de faire une proposition. Nous
aurions pu, eu. effet, en faire une semblable à celle de M. Philippe
Berger; mais les propositions d'initiative gouvernementale, nous
savons par l'expérience comment elles ont été accueillies ailleurs.
Nous les avions faites sur d'aulrcs points ; quand, après la loi
de 1905 et le refus de constituer des associations, on nous dit :
a Le pape demande le droit commun, la loi de 1901 et d'autres
facultés qui sont inscrites dans la loi pour tous les citoyens », nous
les avons accordées, ces concessions ; et il a suffi que le Gouverne-
ment les nt inscrire dans la loi pour que, immédiatement, elles fus-
sent repoussées. Nous sommes ici en présence d'une initiative indi-
viduelle ; nous sommes heureux qu'elle se soit produite et, avec la
commission, nous vous demandons de la faire vôtre, de l'adopter.
Février-mars 1908 : un mois se passa. Des conciliabules se
tenaient à la Chambre, au Sénat, dans le cabinet du garde
J3^ LA RBVUB DE PARIS
des Sceaux; des évêques Yoyageaient; monseigneur Fuzet
allait à Rome. Soudain le Vatican parla et tout d*abord attaqua
les auteurs, vrais ou supposés, de la concession qu'on allait
lui faire. Le 8 mars, le Matin publiait une dépêche de Rome :
Aucun des év(\ques français venus à Rome depuis la séparation
n*a su parler au Vatican le langage qu*a tenu monseigneur Fuzet. Je
n'ai pas reçu de confidences de la part de Tarchevêque de Rouen, qui
n*a vu aucun journaliste ; mais ce que j'entends dire autour du Vatican
m'oblige à le croire, puisqu'on y parle de concessions sérieuses
faites par le Saint-Siège. Il s'agirait d'autoriser les prêtres pauvres
à profiter des secours que l'Etat met à leur disposition. Jusqu'à pré-
sent, le Vatican n'avait autorisé personne à s'adresser au gouverne-
ment dans quelque but que ce fût. Monseigneur Fuzet a dû parler le
langage de la raison.
Le 12 mars, autre dépêche de V Agence Havas:
On dément de source autorisée la nouvelle suivant laquelle mon-
seigneur Fuzet aurait obtenu du pape des concessions sérieuses, et
notamment l'autorisation pour les prêtres pauvres de profiter des
secours de l'État. On ajoute que ce que le Saint-Siège avait cru pou-
voir permettre il l'avait permis avant la visite de monseigneur Fuzet
au Vatican.
Chez les catholiques intransigeants, qui croient de bonne
foi peut-être que monseigneur Fuzet est franc-maçon, on ne
lui voit rien ffidre, on ne lai entend rien dire, qui ne paraisse
désastreux pour r Église. Il importait donc, si Ton jugeait viable
ridée de Fabbé Lemire, de déclarer que monseigneur Fuzet n'y
avait pas contribué. Le i4 mars, revenant en France, Tar-
chevêque envoyait à la Croix, qui l'inséra le 17, la lettre sui-
vante :
Les agences autorisées et non autorisées perdent leur temps à
démentir ce que je n'ai jamais affirmé. Je me suis borné à faire con-
naître qu'à cette question : les mutualités ecclésiastiques peuvent-
elles se constituer en sociétés déclarées pour sauver le patrimoine
des caisses ecclésiastiques et jouir des avantages que la loi oonfiire i
ces sortes de sociétés, le Saint-Père m'a répondu : c Je le permets ».
Je n'ai dit que cela d'un long entretien où Sa Sainteté a daigné me
combler des marques de sa bienveillance, et je prie les inspirateurs
des agences de me faire la grâce de ne pas me croire assez sot pour
m'attribuer le mérite de cette réponse.
MUTUALITÉS ECCLÉSIASTIQUES 735
Le i5 mars, le Bulletin religieux de rarchidiocèse de Roaen
publiait un compte rendu des deux entrevues accordées par le
pape à monseigneur Fuzet. a Nous ignorons ce qui, dans ces
entretiens, a été dit sur la situation religieuse de la France.
Mais nous savons qu'à la demande de Monseigneur, Sa Sainteté
a permis, dès la première audience, que les mutualités ecclésias-
tiques se constituassent en sociétés approuvées, afin d'obtenir
les avantages conférés par la loi. C'est une décision de grande
importance. y>
Les démentis recommencèrent aussitôt. Le 19 mars, la
Croix disait à Paris : ce îSous pouvons affirmer de source
absolument autorisée que les informations sur la prétendue
autorisation donnée par le Pape pour les associations à
monseigneur Fuzet reposent uniquement sur une équivoque. y>
Et le même jour, la Corrispondenza Romana se croyait auto-
risée à déclarer :
Monseigneur Fuzet, n*a pu obtenir aucune formelle approbation
papale, par la simple raison que (selon son propre dire) il n*en a traité
que verbalement avec le Pape lors de sa visite. Il est donc évident
que sous cette forme il n'a pu se produire que ceci : Monseigneur a
informé le Pape qu'il avait constitué une mutualité pour pourvoir
aux besoins de son clergé, qu'i). 1 avait fait ou tenait à la faire enre-
gistrer pour mieux l'assurer devant la loi ; Pie X aura naturellement
trouve la chose bonne eu elle-même, et il l'aura exprime dans la
conversation, sans lui donner la valeur d'une formelle approbation
qui, en telle matière et dans ce moment, ne pourrait être donnée
qu'après mûr examen. En conséquence, toutes les affirmations d^ap-
probation pontificale doivent être accueillies avec les plus extrêmes
réserves.
C'était contre les mutualités la première attaque de ce
journal romain, qui n'a pas cessé d'entraver l'acceptation des
dispositions conciliantes et dont les feuilles ecclésiastiques de
France ont plusieurs fois signalé l'ignorance totale des choses
françaises * .
Le 21 mars, le Carrière dllalia publiait, comme transmises
par son correspondant parisien, les déclarations d'un « haut
prélat français », violemment hostiles aux mutualités ecclésias-
1. Voir notamment U Semaine religieuse du diocèse de Besançon du
ai5 avril, et jusqu'à la Croix an 18 ayril. •
736 ^LA REVUE DE PARIS
tiques. Le a4« le correspondant parisien du Carrière, M. Dome-
nico Russo, obligeait la Croix à déclarer qu'il n'était pour rien
dans l'interview: en même temps, il se plaignait à son journal
et apprenait que l'article était venu, non pas des bureaux du
Carrière, mais de la Secrétairie d'État du Saint-Siège, laquelle
avait demandé qu'il parût sous cette forme et avec cette
attribution *.
Le 22 mars, VOsservatore liomano donnait à monseigneur
Fuzet un nouveau démenti, dont il ne faut retenir que le trait
suivant : « Personne n'a su — et monseigneur Fuzet ne doit
l'avoir jamais dit — qu'il était chargé par l'épiscopat français
de traiter cette grave question avec le Saint-Siège. Par suite, il
n'est aucun doute que ce prélat n'a pu parler au pape que de son
association de Mutualité ecclésiastique normande. » On craignait
donc que l'Église de France eût à l'archevêque de Rouen trop
d'obligations; mais, en même temps, on voulait dissimuler ce
que tout le monde connaît à présent, à savoir que d'autres pré-
lats, et notamment l'archevêque d'Albi, monseigneur Mignot,
avaient obtenu du pape la même assurance que monseigneur
Fuzet.
Quatre jours après, on essaya contre lui la manœuvre qui
avait réussi déjà contre l'archevêque d'Avignon et contre
l'évêque de Tarentaise. En juillet 1907, monseigneur Sueur
d'Avignon donnait sa démission parce que son clergé, qui le
jugeait trop gouvernemental, vivait en révolte ouverte contre
lui et qu'à Rome cette rébellion trouvait des appuis. En
octobre, monseigneur Lacroix de Tarentaise devait partir aussi,
parce que le pape lui refusait l'association diocésaine qui,
seule, pouvait conserver le culte dans la région la plus pauvre
de Fiance. On avait aussi parlé d'une démission de monsei-
gneur Fuzet en février 1908, parce qu'il avait osé déléguer
un vicaire général à l'enterrement d'un curé proposé par
M. Combes pour l'épiscopat et, par suite, devenu suspect. A
nouveau le 23 mars, les agences annonçaient de Rome :
Le bruit court, dans les milieux ecclésiastiques, que Monseigneur
Fuzet, archevêque de Rouen, serait décidé à donner sa démission
et qu'il aurait prévenu un prélat français habitant Rome. On donne
1. Figaro du 19 avril, Univers du 20, Croix du ai.
MUTUALITlSs EC.CLÉSIASTIQUES 787
comme motif à cette grave résolution la déception qu'aurait éprouvée
monseigneur Fuzet on constatant qu'après avoir semblé adhérer à
ses projets et lui avoir témoigne une grande sympathie, le pape et le
cardinal Merry del Val s'étaient subitement ravisés et repoussaient
aujourd'hui ce qu'ils avaient accepté en le félicitant l'autre jour. Ce
revirement est vivement commenté dans les milieux du Vatican. oA
on ne sait à quoi l'attribuer.
L'archevêque se contenta de démentir. Mais ni les hostilités
ni les démentis n'enrayaient le mouvement. Le i5 mars, le
Mutualiste f Français de M. Dedé, revue très orthodoxe, annon-
çait, ce à la demande de plusieurs mutualités )>, la création d'une
rubrique spéciale pour les mutualités, ecclésiastiques : « Un jour
viendra, nous Fespérons, où, cette rubrique prenant une plus
grande importance, nous pourrons faire une édition spéciale
du Mutualiste français en faveur des membres des mutualités
ecclésiastiques. Ce sera sans doute lors de l'établissement d'une
fédération entre ces sociétés, projet qui fait partie du plan d'or-
ganisation mutualiste du clergé français, si souvent exposé par
notre directeur et dont la réalisation est impatiemment attendue
par plusieurs mutualités ecclésiastiques. )> Le a avril, une
assemblée épiscopale de la région parisienne étudiait la ques-
tion des mutualités...
«
^ 0
Le i^*" avril, l'abbé Lemire arrivait au Sénat avec Tabbé
Dabry, à qui la condamnation de son journal la Vie catholique
donnait enfin le loisir d'entendre parler M. Briand. Les tri-
bunes étaient au complet. Les huissiers conseillèrent à l'abbé
Lemire d'installer son ami dans la loge des députés et d'y
monter lui-même, comme s'il amenait son secrétaire.
Quand les abbés entrèrent dans la loge, le garde des Sceaux
parlait; il comparait, une fois de plus, la condescendance des
républicains à l'intransigeance des ultramontains : (( Nous nous
sommes efforcés, disait-il à la droite, de faire une loi acceptable,
viable, destinée à assurer la concorde religieuse dans ce pays. De
voire côté, rien! Un ordre vient de là-bas qui tue votre initia-
tive. )) Il vit alors l'abbé Lemire et continua : (( Tenez, dans cette
i5 Juin 1908. 5
738 LA REVUE DE PARIS
voie, à propos de ce projet qu'on a discuté, je vais vous dire une
chose. Pour sauver les caisses des vieux prêtres, M. l'abbé
Lemire a pris l'initiative d'un amendement. Je l'aimais déjà
beaucoup pour la force de son caractère et pour la loyauté de
son esprit ; mais, depuis ce jour, je l'ai estimé davantage encore,
car il a fait œuvre courageuse. »
La gauche applaudit et, comme le ministre se tournait vers
l'abbé Lemire, les sénateurs commencèrent à se retourner aussi ;
bientôt toute l'assemblée regarda l'abbé, tandis que le ministre
ajoutait : « Il a présenté cette proposition malgré les intransi-
geants; il a fait cet effort qu'on lui a reproché, et il est devenu
une sorte de pestiféré dans l'Eglise , parce qu'il a essayé d'adapter
les lois de son pays aux intérêts de son Eglise. » Alors tout le
Sénat, tourné vers l'abbé Lemire, l'applaudit fortement, à l'ex-
ception de quelques membres de droite.
Après la séance, l'abbé Lemire se rendit à la salle des confé-
rences. On l'entoura. Il fit des excuses au président du Sénat
pour l'incident qu'il avait causé : « Monsieur l'abbé, lui dit le
président, nous ne l'avions encore fait que pour Thiers, libéra-
teur du territoire. »
L'abbé Lemire revint au Sénat le 3 avril 1908. Les séna-
teurs avaient à choisir entre deux amendements. L'un, de
M. Ghaumié, décidait que les biens de fondation affectés à des
services pieux seraient transmis aux établissements de bienfai-
sance, lesquels feraient dire les messes par les curés successifs
de la paroisse. L'autre, de M. Berger, attribuait les mêmes biens
aux mutualités ecclésiastiques. Le matin du 3 avril, M. Lemire
avait essayé de voir M. Poincaré, qui soutenait l'amendement
Chaumié ; il ne l'avait pas rencontré ; il venait donc au Sénat
pour lui parler, le convertir à l'amendement Berger et y
convertir aussi les sénateurs du Nord. Il trouva M. Poincaré
dans la salle des conférences et, assis au coin d'une table, il
lui fit un discours que beaucoup de sénateurs venaient écouter.
M. Poincaré préférait l'amendement Chaumié pour que le
capital des fondations demeurât propriété des établissements
publics * : « Mais, disait M. Lemire, vous n'avez pas l'esprit de
I. Il va de soi que cette conversation n*a pas été sténographiée. Nous la
rapportons d'après un témoin qui en a pris des notes el qui était qualifié
pour on prendre.
MUTUALITÉS ECCLÉSIASTIQUES 789
la Séparation, vous êtes le dernier des concordataires. Je suis plus
séparatiste que vous. — C'est vrai, disait M. Poincaré. » — Et
Tabbé continuait : « Vous faites une loi de dévolution parce
que TEglise n'a pas formé les associations cultuelles qui
auraient pu recueillir ses anciens biens; mais comment ne
voyez-vous pas que les mutualités ecclésiastiques offrent les
mêmes avantages quant à ces biens P Elles ne seront pas cul-
tuelles ; mais elles garantiront la conservation du capital qu'on
leur transmettra, puisque la loi sur les sociétés de secours
mutuels leur impose un contrôle. Elles garantiront l'exécution
des messes qui grèvent les fondations, puisque les prêtres
mutualistes auront intérêt à dire ces messes pour en toucher les
honoraires. Si vous ne croyez pas à la conscience d'une asso-
ciation, ne donnez la liberté à aucune. Si nous ne sommes pas
capables de liberté, laissez-nous en tutelle ; ne continuez pas
la politique de séparation; refaites le Concordat. » Il conclut :
(C Croyez-vous que le contrôle des familles, intéressées à l'exé-
cution des messes, ne s'exercera pas mieux sur des sociétés de
secours mutuels que sur l'Etat.^ On ne contrôle pas l'Etat,
mais on contrôle les particuliers. »
Il usa d'arguments politiques, rappela que l'amendement
Chaumié avait échoué à la Chambre sous la forme d'un amen-
dement Lhopiteau, que la Chambre ne changerait sûrement
pas d'avis pour suivre le Sénat, mais qu'elle consentirait au
contraire facilement à voter une disposition aussi entièrement
nouvelle que l'amendement Berger. (( Mais supposez encore
que, par aventure, la Chambre vote, après le Sénat, l'amende-
ment Chaumié et que la charge de faire dire les messes de
fondation retombe sur les établissements de bienfaisance, c'est-
à-dire, en pratique, sur les communes, ne prévoyez-vous pas
quq^des municipalités très avancées, collectivistes, refuseront
de remplir cette obligation.^ Et s'il* en résulte des difficultés,
à qui s'adressera-t-on ? Au Parlement. Ces municipalités iront
trouver leurs députés et leurs sénateurs, et leur diront : Faites-
nous enfin une loi qui nous débarrasse complètement des
ennuis d'Eglise, qui nous donne tous les biens sans condition.
N'avez-vous pas déjà fait en trois ans trois lois de Séparation?
Tenez- vous à en faire une par an.^ »
Ce raisonnement impressionna beaucoup les sénateurs. Il
74o LA. REYUE DE FA.RIS
dit encore : « Je préfère un amendement qui nous oblige à
faire des associations, à un amendement qui nous maintient
dans TindiTidualisme. Nous avons intérêt à prendre contact
avec la loi. )^ Et il tira de sa poche la lettre d'un curé cpii lui
racontait cette histoire : un curé voisin, dans le iNord, avait
transporté chez lui une partie du mobiher de la sacristie, vases,
reliques, ornements; il mourut; on mit les scellés; la famille
s'empara de tout ce qu'elle trouva ; le successeur voulut rentrer
en possession de ce qui appartenait à la fabrique; mais le
notaire de la famille lui répondit : (( Vous n'êtes ni héritier, ni
personne morale; de quoi vous mêlez-vous? »
Gomme on objectait à l'abbé Lemire que les catholiques
intransigeants feraient rejeter par le pape les mutualités
de même que les associations cultuelles, il protesta : en quoi la
mutualité, qui paiera une messe, sera-t--elle plus cultuelle que
ne l'était, la veille, le bureau de bienfaisance qui faisait dire la
même messe P Mais des sénateurs insistaient, rappelaient que
le pape avait plus d'une fois annoncé des transactions pourvu
qu'on reconnût aux catholiques l'usage du droit commun, cpi'on
leur avait accordé cet usage du droit commun, mais qu'il n'avait
pas transigé : ce Nous allons encore faire une avance que le
pape repoussera. » L'abbé Lemire leur dit à plusieurs reprises,
et d'un air beaucoup plus affirmatif encore que ses paroles :
<x Je tiens de bonne source que le Saint Père a déclaré qu'il
laisserait faire des mutualités, non seulement libres, mais
soumises à l'approbation du gouvernement. Vous ne ferez pas
une loi inutile. y>
L'abbé Lemire a répété à qui l'a voulu cette conversation.
On l'a prévenu que des journaux la fausseraient, que la Croix
lui prêterait des propos gênants pour un prêtre. Il a simple-
ment répondu que, sans extravagances et singularités, une
interview n'attirerait pas rattention.
L'amendement Berger, que défendait l'abbé Lemire, fut
voté par le Sénat, le 7 avril. La disposition principale est ainsi
rédigée :
Sur lesbiens grèves de fondations de messes, TÉtat, les départements,
les communes et les établissements publics possesseurs ou attribu-
taires desdits biens, devront, à défaut des restitutions à opérer en
vertu du présent article, mettre en réserve la portion correspondant
MUTUALITIÊS BCGL^SIASTIQUES 7^1
aux charges ci-<lessu& yisées. Cette portion sera remise aux sociétés
de secours mutuels de prêtres, sous la forme de titres de rente nomi-
natifs, à charge par celles-ci d assurer l'exécution des fondations
perpétuelles de messes.
Le lendemain, la Croix gémissait :
M. Chaumié et quelques-uns de ces collègues radicaux ont proposé
un texte loyal qui prévoit l'acquit des charges cultuelles par les minis-
tres du culte exerçant leur ministère en vertu de la loi du 2 janvier 1 907 .
Pourquoi, au lieu d'adopter ce texte très simple, recourir à des sociétés
de secours mutuels qui : i* sont actuellement l'objet d'importantes
controverses et, par conséquent, hypothétiques ; 2** ne sont aucunement
désignées par leur nature pour un service de ce genre? On peut même
se demander s'il n'est pas contraire à leur loi constitutive. On dirait
vraiment que M. Berger et ses inspirateurs cherchent à compliquer
une chose très simple pour la faire échouer. Nous nous garderons
bien de trancher ici une question qui est à l'élude au Vatican, mais
nous déclarons ne pas comprendre l'attitude de la Commission.
C'est l'amendement de M. Chaumié et de ses amis qui représente
ici la loyauté et la simplicité.
Les gens, que dérangeait la solution de M. Berger, du
ministre, de Tabbé Lemire et de monseigneur Fuzet, y oppo-
saient deux objections.
La première avait été formulée le ai mars par cet article du
Carrière d'Italia, fabriqué au Vatican sous le nom d'un jour-
naliste de Paris : « Grattez les mutuelles, vous trouverez les
cultuelles ». Le lo avril, la Corrispondenza Romana s'expri-
mait plus clairement encore :
Le ministre, disait-elle, a voulu imposer aux mutualités ecclésias-
tiques de renoncer à toute discipline ecclésiastique en disant qu'elles
ne sont que des organismes financiers et non pas confessionnels. Or,
voici que M. Berger les rend si confessionnelles qu'elles prennent
l'aspect de synonymes d'associations cultuelles. L'amendement
Berger constitue une vraie dotation de messes, extraite de celle totale
du legs, un vrai legs de messes; il l'attribue comme tel à une mutua-
lité ecclésiastique, comme ecclésiastique. Ainsi donc une mutualité
ecclésiastique, parce qu'elle est ecclésiastique, reçoit du gouverne-
ment un legs de messes parce qu'il est de messes ; une telle mutua-
lité fonctionne ainsi, à ce point de vue, comme une cultuelle. Si l'on
acceptait, par conséquent, les amendements combinés Lemire-Briand
7^2 LA REVUE DE PARIS
et Berger, on aurait des mutualités ecclésiastiques ayant un partiel
fonctionnement de cultuelles avec la totale suppression de la disci-
pline ecclésiastique. C'est la centième tentative de Briand de faire
entrer par la fenêtre ses cultuelles à qui le pape a fermé la porte.
Pourtant les auteurs de Famendement Berger n'avaient pas
voulu faire des cultuelles déguisées. L'abbé Lemire avait
déclaré dans son discours du 4 novembre à la Chambre : ce II
n'entre pas dans ma pensée une minute d'inviter mes amis
du clergé à faire quelque chose de trompeur, à organiser le
culte à Tabri de lois qui ne visent pas le culte. Il n'entre pas
dans ma pensée — et ce serait contraire à la loyauté — de
dire aux curés : « Vous ferez une société de secours mutuels,
et, à la faveur de cette société de secours mutuels, vous orga-
niserez le culte. )) Non! Je ne veux pas mêler deux cléments
dont l'union ne serait pas strictement légale. »
Le ministre des Cultes avait répété à la Chambre le
lo avril : « Ces sociétés ont pour but, non pas le culte, mais la
mutualité )>, et, comme une disposition de la loi interdisait
aux mutualités de prêtres d'insérer dans leurs statuts des
motifs d'exclusion tirés de la discipline ecclésiastique, il avait
ajouté : « Si un prêtre ayant coopéré à une œuvre de mutua-
lité encourt des peines disciplinaires au point de vue cultuel,
il n'est pas admissible que, pour des raisons de discipline
ecclésiastique, on lui fasse perdre le bénéfice de ses efforts
comme mutualiste. Il faut être logique, il ne faut pas deman-
der à la fois la société de secours mutuels et la société cul-
tuelle. ))
Les catholiques auraient dû retenir l'avis très normand que
leur donnait l'abbé Jouen, secrétaire de la Mutualité ecclé-
siastique normande (M. E. N.), dans une lettre du aS mars an
Nouvelliste de Rouen : « Le ministère supprima l'article des
statuts qui prévoyait des messes pour les défunts. Au Ueu
d'accepter cette suppression, la M. E. N. substitua au texte
primitif un texte plus élastique qui, expliqué par le règlement
intérieur, dont, seule, elle reste maîtresse, permet d'atteindre
le but primitivement visé. »
La deuxième objection vient du texte voté par la Chambre
le i3 novembre 1907 : (( Pour être aptes à recevoir les biens
MUTUALITjfs EGGLÉSIASTIQUES ^43
des anciennes caisses de retraites, les sociétés devront être
ouvertes à tous les intéressés et ne prévoir dans leurs statuts
aucune amende, ni aucun cas d'exclusion fondés sur un
motif touchant à la discipline ecclésiastique. )) Le ministre
avait justifié cette disposition :
Il faut que ces sociétés aient en vue la mutualité, et rien que la
mutualité. Nous vous avons proposé, afin d'éviter des conflits qui
ne manqueraient pas de surgir demain, le texte que vous con-
naissez... Mon observation est basée sur ce fait que, déjà dans certains
diocèses, on a tenté de constituer des sociétés de secours mutuels ;
nous avons lu les statuts de ces sociétés; nous y avons trouvé des
articles qui mettent les prêtres sous la domination, je pourrais
presque dire sous l'arbitraire de l'évêque; ces sociétés de secours
mutuels ont des statuts que nous ne pourrions accepter. C'est pour
quoi il vaut mieux prévoir la diflicullé et indiquer d'une façon très
nette et très précise que des préoccupations de discipline ecclésias-
tique doivent être étrangères au fonctionnement des sociétés préNiies
par l'amendement.
Le 32 mars 1908, la Corrispondenza Romana citait ce texte
et ajoutait :
Après cela, il va de soi que le mérite attribué par quelques jour-
naux aux statuts proposés par monseigneur Fuzet n'a pas de fonde-
ment. En effet, ces statuts obligent les membres à être en communion
avec le Pape, sous peine de déchéance. Cette condition (essentielle
pour toute société ecclésiastique catholique) rend tout de suite
inaptes à bénéficier dudit article de loi, les mutualités proposées par
monseigneur l'archevêque de Rouen. L'amendement Lemire est
pratiquement inutile à toute mutualité de prêtres catholiques; il ne
pourrait servir qu'à des mutualités schismatiques, s'il y avait un
groupement d'ecclésiastiques schismatiques pour les constifUer.
Le même jour, VOsservatore Romano déclarait :
Nous avons sous les yeux l'opuscule imprimé, à ce sujet, à Rouen,
dès 1906. L'article 7 du statut déclare que l'archevêque de Rouen
est le président d'honneur et que les évêques de la province ecclé-
siastique de Normandie sont les vice-présidents d'honneur. Il est
permis de craindre que ce soit trop pour l'État, et trop peu
pour r Église, Trop pour l'État qui, avec sa loi de Séparation, n'a
pas voulu reconnaître l'épiscopat catholique de France comme tel et
dans l'exercice de son ministère : par suite, l'État n' « enregistrera »
pas le statut, si l'on n'enlève pas cette disposition. Trop peu pour
74& LA REVUE DE PARIS
rÉglise : dans une forte organisation financière du clergé, les érè-
ques (en supposant que l'Etat les tolérât à la présidence honoraire)
n auront aucune part réelle de direction et de contrôle, leur prési-
dence n'étant qu'honoraire. Il est aisé de se figurer les dangers que
Ton encourrait dans de telles conditions. Un prêtre, expulsé du clergé
par suite d'un régulier jugement de son supérieur ecclésiastique,
pourra rester dans l'association, parce que le gouvernement ne
reconnaîtra pas la sentence épiscopale.
Monseigneur Fuzet répondit dans un Mémoire du 8 avril. Il
rappelait d^abord que la loi sur les sociétés de secours mutuels
permet aux sociétés de régler elles-mêmes, dans leurs statuts, le
« mode d'élection » des membres du bureau et du conseil d'ad-
ministration : les cvêques pourront donc organiser les élections
de manière à préserver leur autorité. Il ajoutait que les statuts
peuvent aussi prévoir des cas d'exclusion, notamment pour
indignité, et que l'indignité pourra résulter de certaines peines
infligées aux prêtres par leur juridiction professionnelle, à
savoir Tofficialité (le Mémoire ne la nomme pas, mais l'indique),
de même que dans les sociétés laïques l'indignité peut résulter
de certaines peines infligées par les tribunau?^ correctionnels.
Enfin, disait l'archcvoque, le droit canon hii-même ne demande-t-il
pas qu'il soit pourvu par l'évèque à la subsistance du prêtre [interdit],
afin que sa dignité sacerdotale ne soit pas compromise par une
mendicité notoire? De sorte que la mutualité, on secourant le prêtre
interdit, aide en réalité l'évèque à remplir vis-à-vis de ce prêtre une
obligation canonique. La clause introduite dans l'amendement
Lemire, relative à la discipline ecclésiastique, n'est donc pas con-
traire au droit canon : elle est même en quelque sorte dans son
esprit. .
Le chanoine Rousseau de Meaux, dans un Mémoire du
i8 avril, répondait autrement : « Si plusieurs prêtres, disait-il,
fondaient une tontine pour transmettre aux survivants Tavoir
des prédécédés, songerait-on à leur faire un crime de n'avoir
pas pensé à se munir préalablement de l'autorisation de l'ordi-
naire ? En quoi, sous ce rapport, dîfierent une tontine et une
caisse de retraite.^ » Il révélait aussi que, d'après les statuts de
l'ancienne caisse du diocèse, un prêtre interdit n'aurait pas
pu être exclu ; or, la hiérarchie n'avait jamais pris ombrage
de cette situation.
MUTUALITlês EGCLiSsiASTIQUES 7^5
Mais le pape ou ses conseillers semblèrent gênés surtout
par cette disposition de la loi du lo avril 1908, qui veut que
les mutualités ecclésiastiques soient approuvées, c'est-à-dire
demandent la reconnaissance du gouvernement et acceptent
son contrôle financier : de cette formalité administrative,
dépend la faculté de posséder et acquérir des immeubles. Le
3o mars, la Croix faisait savoir que le Vatican permettait
la formation de sociétés libres, c'est-à-dire non approuvées.
Le i5 avril, M. Dedé, directeur du Mutualiste français, annon-
çant qu'il avait envoyé au cardinal Merry del Val un rapport
sur la question, exposait un nouveau système : constitution
de sociétés approuvées pour recevoir les biens des anciennes
caisses de retraite; pour tous les autres objets, formation de
sociétés libres, qui d'ailleurs auraient exactement le même
personnel que les autres. C'est dire que chaque prêtre ferait
à la fois partie d'une société libre et d'une société approuvée.
Ce laïque espérait peut-être faire accepter par le Saint-Siège
une solution moyenne qu'on avait refusé de chercher dans
les projets et l'expérience de l'archevêque de Rouen.
Le 17 avril, HEcho de Pari^ publiait une déclaration conci-
liante de l'archevêché de Paris :
Nos mutualités bénéficieront peu de la dévolution qui pourra leur
cire faite. Mais nous remarquerons que de telles sociétés de secours
mutuels entre prêtres présenteraient 1 avantage de devenir un organe
purement ecclésiastique et de permettre ainsi une sorte de prolon-
gation de Tancienne propriété ecclésiastique. Si quelque jour un
ministère futur voulait établir une analogie entre ces sociétés de
secours mutuels et les associations cultuelles, il serait toujours
facile de prouver que les lois de 1908 et de 1900 n'ont rien de
commun et que les organismes conçus par chacune de ces lois sont
totalement différents.
Mais, de Rome, le correspondant de F Éclair écrivait le
26 avril :
L'épiscopat français est-il partagé sur cette question? Ce qui est
sûr, c'est qu'ici on ne Test pas. Le piège a été du premier coup
éventé. Si quelque évoque, ou même archevêque, açfait ensuis de se
suicider, il le ferait tout seul : je l'avertis qu'on ne le suivrait pas.
Ici, non seulement on n'est pas naïf à ce point, mais on pense avec
raison que l'abandon de leurs droits hiérarchiques, par ceux mêmes
7^6 LA REVUE DE PARIS
qui en sont divinement investis, constituerait de leur part le crime
des crimes et le scandale des scandales.
Personne ne savait encore ce que Rome dirait, ni même
quand Rome parlerait. Mais plus l'incertitude se prolongeait,
plus il importait de calculer quelles chances d'avenir laisse-
rait à l'Eglise de France le rejet ou l'acceptation de la loi nou-
velle. Pour en avoir une idée, il suffisait d'analyser les bro-
chures publiées en 1906 par M. Dedé et l'abbé Jouanolou,
alors que l'adhésion du pape n'était pas en discussion.
L'évêque, libre dispensateur du sacrement de l'ordre, et à
qui le concile de Trente permet de refuser l'accès de la prê-
trise à n'importe quel candidat pour n'importe quelle cause,
pourrait toujours obliger tous ses prêtres ou futurs prêtres à
faire partie de la mutualité diocésaine*. D leur imposerait
ainsi l'équivalent d'un « titre » clérical et s'épargnerait le
souci de leur entretien en cas de vieillesse, maladie ou mise
en interdit. De plus, il maintiendrait l'égalité dans son clergé.
Et tout le clergé de France entrerait dans l'organisation
mutualiste.
La mutualité s'administrerait, comme toutes les sociétés
analogues, par des assemblées générales, au moins annuelles,
avec un conseil, élu parles assemblées, et un bureau, choisi par
le conseil*. Ce mécanisme électif se concilierait sans peine
avec les exigences de la hiérarchie et de la discipline ecclé-
siastique, par la combinaison de deux dispositions : l'une,
empruntée à la Mutualité Normande, qui assure à l'évêque, de
par les statuts, le rang de président d'honneur; l'autre,
empruntée à la mutualité de la Rochelle, dont un article pré-
voit, comme causes d'exclusion, des « condamnations afflic*
tives ou infamantes, civiles ou canoniques ». La désignation
de l'évêque comme président d'honneur n'est pas une
vaine politesse' : ce titre lui permet d'assister à toutes les
délibérations; sa présence aux délibérations, à défaut des
statuts, oblige le président effectif à réprimer, en vertu de
son droit de police, toute tentative pour mettre en discussion
I. Jouanolou, pp. 4a, 43.
a. Ibid.j pp. 65-75.
3. Ibid,, pp. 38-40.
MUTUALITJÊ9 ECCLÉSIASTIQUES 7^7
d* autres affaires que des actes de mutualité, par exemple, des
actes accomplis par le chef hiérarchique du diocèse. L'exchi-^
sion prévue pour des condamnations canoniques n'exposerait
pas les prêtres, autant qu'on pourrait le croire, au bon plaisir
d'un évêque fantasque : le mot condamnation suppose un
jugement; le jugement suppose un tribunal ou du moins
une procédure régulière; par suite, l'exclusion ne pourrait
jamais résulter de ces peines que les évèques de France distri-
buaient avec tant d'arbitraire sous le régime du Concordat,
mais seulement des peines prononcées dans les formes. Qui-
conque sait la terreur que, jusqu'à la Séparation, le despo-
tisme épiscopal, protégé par le gouvernement, a répandue
dans le clergé français, croira sans peine que les prêtres
mutualistes auraient accepté joyeusement toute limitation de
ce despotisme, lors même qu'elle ne les aurait pas entièrement
garantis contre toute mesure d'exclusion, -7 d'autant mieux
que les membres exclus pourraient se faire admettre de nou-
veau, par exemple à l'expiration d'une peine disciplinaire.
Quant aux chances financières des mutualités ecclésiastiques,
l'abbé Jouanolou * faisait les calculs suivants sur un diocèse de
cinq cent quarante-six prêtres et pour une société dont la
cotisation serait de ao francs. Les cotisations donneraient par
an logao francs. Les droits d'entrée, variables de dix à cin-
quante fois la cotisation suivant la jeunesse ou la vieillesse du
prêtre, produiraient 373 700 francs. Dix nouveaux prêtres
par an fourniraient encore 2 000 francs ; et la société aurait
un revenu de 35 000 francs. Ajoutez ce qui reviendrait en
moyenne, à chaque diocèse, des 600000 francs de revenu des
anciennes caisses de retraite, soit 7000 francs; plus,Jes
5oooo francs qui représenteraient la part moyenne d'un
diocèse dans le revenu des i5o millions — telle est l'éva-
luation la plus probable — de fondations de messe. Chaque
mutualité aurait déjà 80000 francs de revenu, c'est-à-dire
plus qu'il ne faut pour entretenir les prêtres vraiment invalides
d'un diocèse. Les sociétés pourraient donc, à mesure qu'elles
amasseraient des réserves, avancer l'âge des retraites payées
sur leurs fonds, de manière à diminuer d'autant la dépense
I. Jouanolou, pp. a8-36.
748 LA REYUB DE PARIS
des traitements d'actiyité, qui pèsent à présent sur le Denier
du Culte. Et à mesure que le Denier du GuHe, affranchi de la
sorte d'une part croissante de ses charges, ferait des éco-
nomies, la propriété ecclésiastique se reformerait.
L'ÉgUse de France, enfin, se rétablirait par une fédération
des mutualités ecclésiastiques et par la création d'une caisse
de retraites et d'assurances, commune à toutes les sociétés
fédérées. La loi permet ces institutions sans conteste, et
M. Dedé en attendait les résultats que voici : la fédération
fournirait des conseils juridiques et pratiques aux sociétés
affiliées ; elle tiendrait lieu d'organisme de défense « prenant
fait et cause pour toutes les associations sœurs, si Tune d'entre
elles venait à être attaquée d'une façon quelconque sur le
terrain de l'intérêt général » ; elle aurait un comité d'études
et de vigilance « qui jetterait ses investigations » sur les propo-
sitions ou projets de lois ou de décrets, sur la jurisprudence»
sur les décisions officielles; elle aiderait les mutualités à
placer leurs capitaux; surtout, elle administrerait la « Caisse
générale de retraites du clergé français )>, pour servir aux
mutualités de société d'assurance et les dispenser de confier
leurs fonds à des compagnies capitalistes qui absorbent
naturellement pour leurs bénéfices une partie des sommes
qu'on leur verse.
Ainsi le clergé de France aurait une organisation complète.
Dans les paroisses, les comités catholiques et les délégués de
l'œuvre du Denier du Culte serviraient aux curés d'auxiliaires
moins gênants que les associations cultuelles repoussées par le
pape. Dans chaque diocèse, la mutualité ecclésiastique travail-
lerait à reconstituer le patrimoine de l'Eglise, entretiendrait
même des séminaires, — caria loi française permet aux sociétés
de secours mutuels d'organiser des cours d'enseignement pro-
fessionnel — et, de la sorte, assurerait complètement le recru-
tement et l'entretien du personnel. Enfin, à Paris, la fédération
des mutualités administrerait la caisse du clergé, aurait des
hôpitaux pour les prêtres malades, des journaux de renseigne-
ments professionnels pour les administrations diocésaines, un
service du contentieux pour éclairer les sociétés et aussi pour
I. Dedé, toc. cit,, pp. 71-87.
MUTUALITIBS ECCLÉSIASTIQUES 749
juger les difficultés survenues soit entre elles soit entre Tune
d'elles et ses membres : car les statuts de chaque mutualité
pourraient imposer l'engagement de soumettre les litiges, par
voie d'arbitrage, au bureau judiciaire de l'organe fédéral.
L'Eglise de France administrerait donc son temporel comme
autrefois, au temps des Assemblées du clergé. Rien n'empê-
cherait même d'édicter qu'aux assemblées générales de la
fédération, chaque mutudité eût pour délégués son prési-
dent d'honneur, c'est-à-dire l'évêque, et un membre désigné
au scrutin, c'est-à-dire un simple prêtre. Sans doute il fallait
prévoir que des catholiques, par scrupule d'orthodoxie, et des
journalistes républicains, par manie de narguer ce qu'ils
prendraient pour une capitulation de Rome, les uns et les
autres par l'effet de leur ignorance» essaieraient de voir et de
montrer, dans l'organisation ci-dessus décrite, une restaura-
tion de l'Eglise gallicane. Mais l'histoire de notre ancien
clergé montre que les Assemblées du xvii*' et du xviii^ siècle
essayèrent en vain de s'ériger en conciles. De même, s'il venait
à quelques mouches du coche ecclésiastique la prétention de
transformer la fédération des mutualités sacerdotales, soit en
machine de guerre contre l'Etat, soit en organe de schisme
contre Rome, le clergé, enfin tranquille dans son asile mutua-
liste, se garderait d'en sortir et d'attirer l'attention des puis-
sances, soit laïques, soit romaines.
Pour l'instant, comme en France les sociétés de secours
mutuels dépendraient du ministère du Travail, lequel siège
dans l'ancien archevêché de Paris, il se trouverait que ce
bâtiment n'aurait perdu les archives du clergé parisien que
pour attendre les archives prochaines de tout le clergé fran-
çais. Et c'est toujours ainsi que l'Eglise, quand elle semble
périr, ne fait que changer et grandir, et ne grandit que parce
qu'elle sait changer.
On attendait la décision définitive du pape. On l'attendait
même anxieusement, à cause des articles décourageants de la
presse valicane. Une curieuse légende circulait déjà, qui Ira-
75o LA REVUE DE PARIS
duit bien cette inquiétude. On racontait qu'en mars, monsei-
gneur Fuzet avait exposé au pape, durant plus d'une heure,
son projet de mutualités approuvées; que le pape avait écouté
sans impatience, lui qui passe pour ne pas comprendre le fran-
çais, cet exposé fait en français; qu'enfin, répondant à une
question précise, il avait dit, pareillement en français, ces
simples mots : « Je le permets » ; et que l'archevêque n'avait
pas regagné son hôtel depuis une demi-heure qu'un émis-
saire du Vatican était venu l'y rejoindre et lui avait dit : « Qu'il
soit bien entendu que le pape n'a rien permis, et que si vous
avez cru qu'il vous donnait une permission, vous avez mal
saisi. )) Voilà ce qu'on racontait. C'était pure légende. Pie X,
après avoir permis de vive voix, avait écrit à l'archevêque,
après son départ, qu'il lui demandait d'attendre encore pour
faire approuver sa mutualité. Quoi qu'il en fût, on savait le
pape en proie aux influences les plus contradictoires.
On aurait tort de juger Pie X à la manière d'un prêtre
qui disait récemment : (( Le pape est un bien bon homme ; mais
il n'a pas d'horizon ; il pense perpendiculairement. » D ne
faudrait pas davantage apprécier les mesures de renonciation
qu'il a dictées et qui ont privé le clergé de toutes ses res-
sources, à la manière de l'abbé Loisy qui les déclare insensées,
parce que, dit-il (( le désintéressement pratiqué aux dépens
d'autrui mérite un autre nom ». Pie X est scrupuleux : il se
défie de lui-même et de ses ennemis. 11 cherche des malices
cachées dans les moindres paroles du pouvoir laïque ; il s'ins-
talle dans la pensée adverse pour y découvrir des embûches;
il met son cerveau chez le diable, qui naturellement s'en sert
contre lui ; et c'est ainsi qu'il agit souvent comme ne l'auraient
jamais espéré les ennemis les plus acharnés de l'Eglise et que,
dans le monde anticlérical, on le tient unanimement pour le
véritable auteur de la loi de Séparation. Peut-être ne connaît-
on pas assez les tiraillements qu'il subit.
Quand les évêques lui expliquent la nécessité d'accepter ou
plutôt de subir les lois françaises, de s'y adapter, sinon de s'y
soumettre, il les comprend, il les approuve de toute son âme
d'ancien curé. Mais quand on lui rappelle que la plupart de
ces évêques, nommés par des gouvernements radicaux, com-
promis par conséquent avec les puissances de l'erreur, ont des
MUTUALITÉS ECCLÉSIASTIQUES ^Sl
relations et des intérêts à ménager, il comprend aussi. Puis,
quand on lui représente que Tattitude désirée par la majorité
de Fépiscopat est intéressée, en ce sens qu'il s'agit principale-
lement de sauver des biens et des recettes, au lieu que la
résistance serait une attitude désintéressée, c'est-à-dire désas-
treuse et ruineuse, il penche un peu plus encore pour la
résistance; car un esprit scrupuleux juge de Thonnéteté d'un
acte, non par les raisons qui le conseillent, mais par les
inconvénients qui en résultent, en sorte qu'entre deux partis,
il prendra d'instinct le plus désavantageux. Et quand les conseils
belliqueux viennent des laïques, quand ces bons apôtres, dont
Pie X ignore et dont il ne pourrait pas en tout cas comprendre
les arrière-pensées politiques, lui disent de renoncer aux
biens que l'État consent à ne pas confisquer, sous prétexte que
la charité des fidèles y suppléera sans faute, qu'ils en donne-
ront eux-mêmes l'exemple, largement, comment voudrait-on
qu'un aussi brave homme n'écoutât pas ces avis héroïques
puisqu'ils ont pour effet immédiat de dépouiller le clergé, —
préférablement aux avis pratiques de ce clergé, qui vise à
garder le plus possible des anciennes ressources, pour en
chercher le moins possible de nouvelles?
Mais la comparaison des deux clergés séculier et régulier agit
plus fortement encore sur Pie X.
On a raconté beaucoup de légendes surl'influence des moines
au Vatican, et surtout sur l'influence des Jésuites : elle
s'explique sans légendes. Une congrégation, dont les supé-
rieurs vivent à Rome, aura toujours plus d'action qu'un clergé
morcelé, dont les chefs ne se montrent qu'une fois par an,
pour apporter la contribution de leur diocèse au Denier de
Saint-Pierre ou se défendre contre les délations de la police
pontificale. De même, un moine, pétri de connaissances ecclé-
siastiques, informé parles maisons de son ordre de ce qui se
dit, s'écrit, se pense et se fait dans tous les pays, longue-
ment poli par les frictions des hommes et des ambitions dans
le même ordre, des ordres dans l'Église et de l'Église contre
les partis dans la chrétienté, aura toujours plus d'autorité
qu'un évêque dont la finesse n'a pu s'exercer que sur un
préfet, un nonce, un ministre. Et cette première considération
ferait déjà comprendre pourquoi, dans la grande affaire de
7^2 LA REVUE DE PARIS
r Eglise de France, le pape a depuis trois ans écouté tout le
monde, à Texception de nos évêques.
On sait de plus que, depuis des siècles, les deux clergés sécu-
lier et régulier se disputent le gouvernement des diocèses et des
paroisses, et que nulle part les séculiers n*avaient mieux résisté
qu'en France à l'intrusion des réguliers, parce que, sous F An-
cien Régime, le clergé avait une organisation corporative et
que les rois Ty aidaient par esprit d'indépendance envers Rome,
parce qu'ensuite, depuis le Concordat, tous les gouvernements
avaient observé la même attitude, tantôt par attachement aux tra-
ditions gallicanes, tantôt par libéralisme, c'est-à-dire pour mani-
fester leur éloignement des doctrines monarchiques dont les
papes prenaient la défense. Les congrégations devaient donc
attendre impatiemment et saisir avidement l'occasion de
régenter en France, comme ailleurs, les administrations diocé-
saines et paroissiales.
Or cette occasion, elles l'avaient trouvée dans la loi de 1901
sur les Associations. Tout le monde sait aujourd'hui que Wal-
deck-Rousseau, l'auteur de cette loi, ne visait pas à détruire
toutes les congrégations. 11 voulait réduire à Timpuis^sance
les Jésuites, les Assomptioiinistes et les ordres compromis dans
la politique, mais donner aux autres un statut légal, c'est-à-dire
des droits. De fait, la loi de 1901 accordait à toutes les insti-
tutions religieuses, — moyennant des conditions, il est vrai,
mais des conditions faciles à remplir, — la faculté d'acquérir
une existence officielle et un régime durable. Mais ni Waldeck-
Rousseau ni les congrégations n'avaient prévu que les Fran-
çais se passionneraient pour l'exécution de cette loi. On avait
pensé que, les débats parlementaires terminés, l'intérêt tombe-
rait. Bien au contraire, il redoubla. Les moins violents samu-
sèrent, comme il est toujours arrivé chez nous, de la guerre
aux moines, et la politique anticongréganiste devint si popu-
laire que Waldeck-Rousseau lui-même dut s'y engager plus
qu'il n'avait d'abord voulu. La congrégation fut son Maroc.
11 commença précisément par empêcher l'introduction des
moines dans le clergé paroissial. « Certains moines, dit le journal
la Croix \ avaient espéré tourner la loi en se faisant incorporer
I. La Croix, 29 août 1901.
MUTUALITÉS ECCLlêsiASTIQUES 753
parmi les prêtres séculiers. » Une première circulaire défendit
aux évêques de recevoir dans leurs diocèses d'anciens con-
gréganistes. Une autre circulaire*, dont l'objet était offi-
ciellement formulé (( Nécessité de surveiller le recrutement du
clergé paroissial en présence des sécularisations possibles »,
prescrivit les règles que voici :
Monsieur le préfet, la loi du i®"" juillet igoi ayant amené la dis-
persion de diverses congrégations religieuses d'hommes, non autori-
sées, il importe d'exercer la plus grande vigilance sur les expédients
par lesquels les membres de ces agrégations s'efforceraient de péné-
trer dans les rangs du clergé paroissial au détriment de notre clergé
séculier.
1° On ne peut admettre Tentrée dans le clergé paroissial d'un sujet
faisant partie d'une congrégation existant encore, quelque soit le lieu
où elle s'est transportée. C'est ainsi qu'on ne pourrait, par exemple,
accepter la sécularisation de membres de la compagnie de Jésus,
alors même que celle-ci n'existerait plus en France sous foime
d'agrégations compactés.
2° La sécularisation ne peut être accordée qu'aux prêtres rentrés
dans leur diocèse d'origine pour y vivre conformément aux lois et
sous la juridiction de leur ordinaire.
3° Enfin la sécularisation ne doit jamais s'effectuer sur place,
c'est-à-dire au lieu même où existait la congrégation, de manière
que l'opinion publique ne puisse s'y tromper et que la congréga-
tion ne puisse pas se constituer sous une autre forme.
Et le 17 décembre, Waldeck-Rousseau disait à la Chambre :
(( 11 n'est pas possible de créer entre le clergé séculier et le
clergé régulier un troisième clergé, une sorte de clergé irrégu-
lier. » Cette politique s'aggrava, quand M. Combes prit la suc-
cession de Waldeck-Rousseau et que, contrairement à toute
attente, il appliqua contre toutes les congrégations la loi qu'on
s'était vanté, mais simplement vanté, de faire en effet contre
elles. Il répartit en quelques lots les demandes d'autorisation.
Sur le lot des congrégations dites prédicante's, seules organisées
pour envahir le clergé paroissial, M. Rabier fit, le 6 février igoS,
un rapport où il citait beaucoup de preuves de cette invasion.
D'après les préfets, dont il énumérait les témoignages,
l'établissement des Maristes de Valenciennes ce enlève au clergé
I. Circulaire du ii npvembre 1901.
i5 Juin 1908. 6
754 LA REVUE DE PARIS
séculier une forte clientèle, la plus riche, cfoi a presque oublié
le chemin de Téglise paroissiale ». Les Rédemploristes de
Moulins ont une chapelle qui « pcHle un préjudice considérable
à la fabrique de Téglise paroissiale ». Les Dominicains, dans un
quartier de Bordeaux, « font à Tégiise paroissiale une concur-
rence sérieuse ». A Biarritz, ils ont fondé ce une chapelle somp-
tueuse, que l'aristocratie des fidèles ne peut manquer de pré-
férer aux églises plus modestes de la commune; ils voient
croître chaque jour la prospérité de leur maison ; cette rapide
fortune n'a pas laissé d'inquiéter les membres du clergé parois-
sial, qui souhaiteraient, que les fabriques eussent leur part de
ces bienfaits pécuniaires et qui verraient même sans déplaisir
la fermeture de la chapelle ». Dans l'Aisne, les Oblats du
Sacré-Cœur de Saint-Quentin avaient réussi l'opération qu'As
préparaient depuis 1875 ; ils avaient envahi les paroisses :
(( A Fourdrain, le conseil municipal, dans sa délibération du
i5 décembre 1901, impute au supérieur d'avoir voulu assurer
à sa congn^tion une véritable main-mise sur tous les services
du culte... Un desservant de Saint-Quentin s'est plaint des
agissements des congréganistes, qui sont parvenus à l'évincer
de sa cure. » Le préfet de la Seine signale, à propos des Fran-
ciscains, (( une intervention directe de la congrégation dans
l'exercice public du culte ». En Vaucluse, (( les missionnaires
de Saint-Garde sont investis à demeure de fonctions ecclé-
siastiques ». A Reims, les Pères de l'oratoire de Saint-Philippe
de Néri « ne cottstituent pas autre chose que l'état-major de
l'archevêque ». En un mot, disait le rapporteur, « les congré-
gations sont un danger pour nos commerçants et nos indus-
triels, et pour le clergé séculier lui-même ». Le 24 mars sui-
vant, à la Chambre, M. Combes disait encore :
>ious avons un clergé régulièrement organisé... Cest à ce clergé
chargé d'administrer les paroisses que la prédication a été réservée.
La prédication n'est pas seulement un de ses privilèges; elle est une
de ses charges obligatoires parce qu'elle est un des actes essentiels
de l'œuvre sacerdotale... Les congrégations prédicantes tendent à se
substituer au clergé séculier dans la sphère des attributions propres
à ce dernier. Pour se faire pardonner cette intrusion dans un
domaine qui devrait lui être fermé, le prédicant n'a pas la sagesse
de se donner comme un modeste auxiliaire du clergé des paroisses.
MUTUAUTlês ECCLESIASTIQUES 766
C'est avec fracas, avec jactance qu'il monte dans la chaire chrétienne.
On bat ponr ainsi dire le rappel à l'arrivée du prédicant congréga-
niste... Dès qu'il a paru, dès qu'il a parlé, le curé ou le desser>'ant
s'éclipse, il n'est plus rien, il ne compte plus dans sa paroisse. Le
curé est dépossédé à la fois de la chaire et du confessionnal.
Ces paroles, sûmes de la suppression des congrégations
mises en cause, permettaient aux moines de dire que les francs-
maçons, qui gouvernaient la France, s'entendaient avec le
clergé séculier pow détruire les établissements religieux. Les
congrégations les plus disposées et les mieux préparées à
remplacer le clergé paroissial avaient succombé sous des
discours et des rapports qui dénonçaient la concurrence* des
deux clergés. A Rome, dans les procures des ordres religieux,
on a gardé, non pas un désir de vengeance contre le clergé
paroissial, — la charité réprouve une inclination qui se for-
mulerait par ce mot brutal, — mais une secrète dispositios
à penser et surtout à persuader que la persécution et le dénù^
ment retremperont les âmes épiscopales et curiales, aussi
profitablement peut-être que les âmes monastiques.
Aussi, lorsqu'il fallut décider si le clergé de France accep-
terait ou répudierait les conditions de la loi de Séparation, les
ordres religieux ont conseillé la résistance, tandis que les
évêques penchaient pour la soumission. Dans cette occasion,
les réguliers ont traité les séculiers, comme en 1901 les Jésuites
avaient traité les autres congrégations. On se rappelle qu'alors
les quatre provinciaux de la Compagnie en France expliquèrent,
dans une déclaration publique, pourquoi ils ne demanderaient
pas l'autorisation, — sans dire qu'ils ne la demandaient pas
parce qu'ils ne l'auraient jamais obtenue. Ils donnaient une
leçon aux congrégations moins compromises qui allaient la
demander :
Loin de nous, disaient-ils, la pensée de condamner ceux de nos
frères dans la vie religieuse qui croient devoir prendre un autre parti.
Nous savons combien la délibération est pleine d'angoisses... Plu-
sieurs [congrégations] croient pouvoir trouver une formule de con-
ciliation qui satisfasse le gouvernement sans sacrifier les droits du
Saint-Siège... Pour nous, nous avouons, avec tous les religieux qui
ont pris le chemin de l'exil ou se sont dispersés, ne pas trouver de
formule de conciliation... Enfin, mis en position de rendre à la
7B6 LA REVUE DE PARIS
France un signalé service, en résistant, autant que nous le pouvons
à une persécution religieuse qui la tue, ce serait refuser de nous
sacrifier pour elle...
Combien de fois les religieux n'ont-ils pas vanté aux évêques
les bienfaits de la pauvreté! <( Vous seriez plus apostoliques;
on vous prendrait pour des martyrs ; le peuple se lèverait der-
rière vous; la foi se rallumerait. » Un moine tenait un jour
des propos semblables à Tabbé Lemire. L'abbé prit son La
Fontaine et lut au moine la fable du Renard à la queue
coupée.
Pour être justes, il ne faut pas attribuer au seul ressenti-
ment les conseils de renoncement que les moines donnaient
aux séculiers. Reconnaissons qu'ils avaient sujet de craindre
sincèrement les résultats d'une politique conciliante. L'expé-
rience de 1901 ne pouvait que les rendre méfiants : pour
appliquer une loi que Waldeck-Rousseau avait conçue de
manière à leur donner des garanties, il s'était trouvé un
ministre qui avait balayé toutes leurs maisons. Les religieux
pouvaient, sans inconséquence, déconseiller la soumission.
Ainsi, les laïques et les réguliers donnaient au pape des avis
qui allaient directement contre la tendance des évêques et qui
semblaient plus désintéressés. M. Brunetière a pu dire * que ces
intransigeants se moquent de la modération « avec cette verve
grossière qui semble être pour eux le signe des convictions
fortes )). Chaque fois qu'il a fallu, depuis 1906, choisir entre
le parti de la résistance et le parti de la soumission, on a vu
Pie X fulminer des condamnations solennelles, mais purement
platoniques, puis entrer en délibération pour dicter des con-
seils pratiques et incliner à la conciliation, jusqu'au dernier
moment où les laïques et les moines, mais les laïques surtout
peut-être, brusquement le conduisent à la décision la plus
embarrassante, difficile et ruineuse pour l'épiscopat.
Il a rejeté les associations cultuelles, malgré l'avis exprimé
par la majorité des évêques aux assemblées de mai et sep-
tembre 1906. Il avait demandé des garanties de droit commun;
I. Lettre de Brunetière à l'agence Fournier, dans le Temps du i5 sep-
tembre 1906.
MUTUALITI^S ECCLIÉSIASTIQUES 767
une loi de janvier 1907 a permis aux catholiques de faire des
associations de droit commun au lieu des cultuelles : il s'y est
refusé. Il a refusé jusqu'aux déclarations de réunion que les
curés devaient faire une seule fois par an pour célébrer le culte
dans les églises ; ^ a fait échouer le contrat de jouissance de
ces églises, préparé par le préfet de la Seine et l'archevêque de
Paris. Il a substitué, aux assemblées pleinières de Tépiscopat,
de petites assemblées régionales ; il leur a même retiré le seui
pouvoir utile qu'elles pouvaient exercer, le droit de présenter
les candidats aux sièges vacants... Bref, il travaillait à empê-
cher toute organisation de l'Église de France, et les mutua-
lités ecclésiastiques allaient permettre au clergé de la relever.
Le ao mai, les journaux du soirTpubliaient une lettre
adressée par Pie X aux cardinaux français :
Le moment nous parait venu de vous faire connaître les décisions
que nous avons prises au sujet des mutualités dites approusfèes, afin
que, par votre entremise, tous les membres de Tépiscopat et du
clergé français en soient informés...
Dans notre amour pour la France et pour ses prêtres, dont nous
suivons à chaque pas les admirables efforts de générosité sous le
coup des plus cruelles épreuves, nous étions disposé à autoriser les
plus larges concessions, pourvu que la loi eût permis aux prêtres
de France de sauvegarder leur dignité et les règles de la discipline
ecclésiastique... Mais voici que l'on demande au clergé français de
former des mutualités ouvertes à tous ceux qui se réclameraient de
quelque façon que ce soit du titre d'intéressés, sans moyen légal
d'écarter de leurs rangs des égarés, ou même des membres exclus de
la communion de l'Église. On demande en somme aux ecclésiasti-
ques français de se constituer en corps séparé et d'oublier en quelque
sorte leur caractère de prêtres en communion avec le siège aposto-
lique. Et tout cela pour pouvoir recueillir des avantages matériels,
fort discutables et précaires et entourés de restrictions hostiles à la
hiérarchie dont le moindre contrôle est positivement et explicite-
ment exclu de par la loi...
Tandis que les auteurs de la loi cherchent à éviter l'odieux d'avoir
enlevé le pain aux pauvres prêtres âgés et infirmes, ils s'offrent à
rendre une petite partie de tant de biens séquestrés. Mais ce qu'ils
758 LA REVUE DE PARIS
donnent d'une main, ils le marchandent del^jrautre par des restric-
tions et des mesures d'exception. Dans ces conditions, il ne nous
est pas possible d'autoriser la formation de mutualités approuvées»
Avec sa clairvoyance habituelle, notre illustre prédécesseur écrivait,
en 1892, aux évêques de France, que dans la pensée des ennemis, la
séparation de l'Église et de l'État devait être a l'indifférence absolue
du pouvoir à l'égard des intérêts de la société chrétienne, c'est-à-dire
de l'Église, et la négation même de son existence ». Et Léon XIIÏ
ajoutait : « Ils font cependant une réserve qui se formule ainsi :
dès que l'Église, utilisant les ressources que le droit commim laisse
aux moindres des Français, saura, par un redoublement de son acti-
vité native, faire prospérer son œuvre, aussitôt l'État intervenant
pourra et devra mettre les catholiques français hors du droit commun
lui-même... » C'est, hélas! ce que nous voyons aujourd'hui.
Plus grave encore est la question des fondations de messes, patri-
moine sacré sur lequel on a osé mettre la main au détriment des
âmes et en sacrifiant les dernières volontés des testateurs... Au lieu
de restituer ces fondations sans entraves, on les offre à des mutualités
que Ton dépouille explicitement de tout caractère ecclésiastique et
auxquelles de par la loi on interdit toute intervention légale de l'épis-
copat... Par là même, malgré toutes les mesures que pourrait prendre
l'épiscopat et malgré le bon vouloir de la majorité des très dignes
prêtres de France, la célébration de ces messes serait exposée aux
plus redoutables périls. Or nous devons sauvegarder la volonté des
testateurs et assurer la célébration légitime en toute circonstance du
saint sacrifice. Nous ne pouvons donc autoriser un système qui est
en opposition avec les intentions des défunts et contraire aux lois
qui régissent la célébration légitime de l'acte le plus auguste du
culte catholique.
Cette lettre porte la date du 17 mai. Ce jour-là, Tabbé
Lemire quittait Rome. Venu pour exposer au Vatican ses
raisons, il s'en retournait bien persuadé que la décision du
pape tarderait longtenxps encore. Pie X avait refusé de le
recevoir; de même, le cardinal Merry del Val. Des membres
de la Congrégation des Affaires ecclésiastiques extraordinaires
lui avaient dit qu'on ne les avait pas encore consultés. H
apparaît ainsi que le Vatican ne voulait plus entendre les rai-
sons favorables aux mutualités. Quant à monseigneur Fuzet,
il se taisait. Il avait rapporté de son dernier séjour à Rome
une grippe maligne, qui peut-être avait servi de prétexte aux
bruits de sa démission.
La lettre de Pie X n'est pas rédigée avec la grandeur et la
MUTUALITlês ECCLlêsiASTIQUES ^OQ
distinction oratoire des derniers documents pontificaux. Elle
a été visiblement brusquée pour couper court aux réflexions
des journaux, même les plus modérés, comme les Débats, qui
dénonçaient récemment le plan des congrégations contre le
clergé séculier de France. Elle signifie surtout que le Vatican
n'admettra jamais un régime, même favorable, surtout favo-
rable, qu'il n'aura pas discuté : il ne veut pas qu'un précé-
dent, aussi considérable qu'aurait été Tacceptation de cette loi
française, établisse dans le monde qu'un Etat peut régler de
son propre gré le sort d'une province de l'Église. Quant à la
perte de i5o millions qu'il inflige au clergé français, Pie X
n'en tient pas compte pour lui, mais il veut en consoler les
autres :
C'est avec une profonde tristesse que nous voyons ainsi se con-
sommer des spoliations sans nombre par la mainmise sur le patri-
moine des morts. Dans le but d'y remédier autant que possible,
nous foisons appel à tous nos chers prêtres de France ; nous les prions
de vouloir une l'ois Tannée célébrer une messe aux intentions des
pieuses fondations, comme nous le ferons nous-mêmes une fois
par mois. En outre, et malgré les limites restreintes de nos res-
sources, nous avons déjà déposé la somme nécessaire pour la célé-
bration de deux mille messes par an, aux mêmes intentions, afin
que les Ames des trépassés ne soient pas privées de suffrages
auxquels elles avaient droit et que la loi, telle qu'elle est conçue
aujourd'hui, ne respecte plus.
Ces deux mille messes représentent quatre mille francs de
rente. Le pape en a fait scrupuleusement déposer la première
annuité. A l'annonce de ce cadeau, beaucoup se demandaient
s'il profiterait aux trente ou quarante mille prêtres des diocèses
de France, ou aux religieux de Rome. D'stprès les dernières
nouvelles, — élégante conciliation. — les masses seront dites
par les réguliers français de Rome.
ANDRÉ MATER
UN PAYSAGISTE ROMANTIQUE
PAUL HUET
(1804-I869)
DOCUMENTS INEDITS
I
On a inauguré hier, à Saint-Cloud, le buste de Paul Huet.
Ce nom ne dit pas grand'chose au public profane : c'est pour-
tant Tun des plus beaux de l'école de peinture de i83o, et
celui d'un précurseur, sinon d'un révolutionnaire. Mais Paul
Huet, timide et fier comme il l'était, n'attendit jamais la
grande renommée que de son talent ennemi du tapage. C'est
lui qui disait : « Veut-on faire l'éloge d'un homme? On ne
dit plus qu'il est droit, on dit qu'il est adroit. — L'art n'est
plus un sentiment, mais un tour de force. » Et sa mémoire
se ressent quelque peu de cette discrétion, bien qu'elle ait
été pieusement entretenue par un petit groupe de critiques
fidèles — comme Emest Cliesneau et Philippe Burty — et
par un fils admirable. C'est à la piété de ce fils, tout autant
qu'à la dévotion des vrais connaisseurs, que Paul Huet doit le
monument qu'il possède aujourd'hui. Remercions-les d'avoir
mis son effigie dans le seul cadre qui lui convînt. Jamais le
royal parc de Saint-Cloud n'inspirera de plus beaux tableaux
que les siens.
PAUL HUET 761
Heim, le peintre de la Distribution des récompenses aa
Salon de 182^^ qu'on peut voir au musée de Versailles,
rencontrant Paul lluet, quelques jours après l'ouverture de
l'Exposition de i855, où figurait son tableau de V Inondation
à Sainl'Cloud, lui disait que le paysage ainsi traité, c'était de
la peinture d'histoire.
On en pourrait dire autant de l'ensemble de son œuvre, et
je ne serais pas surpris que cette caractéristique ait été pour
quelque chose dans la façon toute spontanée et comme enthou-
siaste avec laquelle Eugène Delacroix, à l'âge de vingt-
trois ans, rechercha l'amitié de Paul Huet, qui en avait dix-
neuf.
C'était pendant l'hiver de 1822-1823. Delacroix, qui avait
déjà exposé la Barque du Dante, ayant remarqué à la vitrine
d'un marchand une étude de paysage aussi forte que neuve,
demanda un soir à Comairas ^ s'il pouvait lui dire de qui elle
était.
— Voici l'auteur 1 — répondit Comairas en désignant Paul
Huet qui songeait dans un coin de leur atelier commun.
Le lendemain, Delacroix s'y installait sans plus de cérémonie
pour voir travailler le jeune paysagiste à son tableau du
Cavalier. 11 y resta environ un mois, retenu et charmé qu'il
était par la manière large et lumineuse dont Huet interprétait
la nature. Il faut dire aussi que la beauté du site était bien faite
pour inspirer un peintre. L'atelier de Huet n'était qu'une
cabane, mais cette cabane avait pour cadre et comme dépen-
dances l'île Séguin. Elle existe encore, cette île, elle flotte
toujours sur les eaux grises du Bas-Meudon, mais elle a perdu
les grands arbres, les hautes herbes et les halliers qui, vers 1 820,
en faisaient un lieu de délices. C'est là, dans la buée transpa-
rente qui baignait les joncs et les saules, que Paul Huet fixa
sur la toile ses premiers effets de lune ; c'est là qu'à travers les
vapeurs du fleuve il regardait, matin et soir, se lever et se cou-
cher le soleil rouge sur la Seine frissonnante ou endormie ; et
je ne m'étonne pas qu'avec son âme de poète il ait mis tant de
mélancolie dans ses soleils couchants. C'est là enfin qu'il put
étudier tout à son aise le jeu de la lumière dans les chaudes
I. Comairas (Philippe), né à Saint-Ger/nain-en-Laye, le a4 octobre i8o3,
mort à Fontainebleau, le 14 février 1876, fut un des meilleurs élèves d'Ingres.
762 LA REVUE DE PARIS
averses de l'orage, la montée subite ou progressive des eaux et
les grandes inondations qui transformaient le parc de Saint-
Cloud en un vaste marécage. On affirme que c est Bonington
qui lui apprit à semer les nuages blancs dans Tazur du ciel;
c'est possible, mais, comme me le disait un jour Lansyer, qui
l'admirait, Paul Huet avait trouvé le moyen de capter, de
transporter sur sa palette toute la nacre du ciel de Paris.
Le Cavalier fini, Delacroix quitta l'île Séguin, mais, un an
après, quelle ne fut pas sa surprise en retrouranl la couleur
claire, la manière sin>ple et jusqu'à la « texture y> de Huet dans
les paysages de Constable qui venaient de faire leur apparition
au Louvre I Son impression fut si vive que, s'il faut en croire
M. Frédéric Villot, il rentra précipitamment dans son atelier
et reprit son Massacre de Scio, qui était presque terminé, « pour
empâter les lumières, introduire de riches dcmi-teîntes, donner
par des glacis de la transparence aux ombres, faire circuler le
sang et palpiter les chairs ». La vérité qu'il avait entrevue au
Bas-Meudon venait de se révéler à lui dans un flot de lumière.
Mais, à partir de ce jour-là, chaque fois qu'on soutint en sa pré-
sence que Paul Huet s'était inspiré de GonstaWe, il prit hardi-
ment sa défense, disant et répétant que son ami n'avait eu
d'autre mattre que le génie de l'île Séguin.
Delacroix aurait pu ajouter : « et les grands écrivains
romantiques » , — car c'est leur âme diffuse qui donne la vie
et le channe à ses tableaux. Michelet déclare : « D a peint
quelque part un pensif oiseau d'eau, qui se tient seul dans une
petite baie écartée et ombreuse. En le voyant, je dis : C^est
lui\ )) Et moi, quand je regarde quelqu'une de ses toiles, que
ce soit une clairière, un sous-bois, un étang, une prairie, il me
semble qu'au détour du chemin, au bord de l'eau, derrière tel
bouquet d'arbres, tout à l'heure apparaîtra quelque figure
mélancolique sortie de l'imagination d'un de ses auteurs favoris.
N'est-ce pas lui-même enfin qui, après avoir lu l'article de Bau-
delaire sur les paysagistes de la fin de l'Empire, lui écrivait :
Les paysagistes de mon temps étaient moins gais, témoin Ober-
mann. Ce n'est pas la gaieté qu'on leur reprochait : ils s'appelaient
Jean-Jacques Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre, Chateaubriand,
I. Le Temps, du la janvier 1869.
PAUL HUET 763
George Sand. Voilà les maîtres, les paysagistes d'alors, les émus et
les passionnés qu'on admirait et qui, je l'espère, ne sont pas encore
oubliés*.
Et c'est pour cela, sans doute, qull voyait la nature avec Les
yeux de Constable : en effet, la même éducation fait générale-
ment les mêmes âmes; le paysagiste anglais avait commencé,
lui aussi, à regarder les bois, le ciel et Feau à travers Fceuvre
des poètes lakistes, et nous savons ce qu'il pensait de Tancienne
école française de paysage. Il écrivait de Paris, en 1824 *
Mes affaires sont en bonne voie ; bien que le directeur du musée
du Louvre, M. le comte Forhin, eût, dès le commencement, placé
mes tableaux au Louvre dans un endroit fort respectable, au bout de
quelques semaines leur réputation s'étant accrue, on les a enlevés
pour les mettre à une place d'honneur, et deux sont en première
ligne dans le grand salon. Je dois beaucoup aux artistes, pour les
réclamations faites par eux en ma faveur, et j'excuse le comte qui,
n'étant pas peintre', je pense, a cru, en voyant le raboteux de la
couleur, que ces tableaux devaient être vus à distance. On s'est
aperçu de l'erreur et bientôt on a reconnu la richesse de la texture,
ainsi que le soin apporté à rendre la surface des objets. On a été
frappé de la fraîcheur et de la vivacité des teintes, qualifiées introu-
vables dans les tableaux français. La vérité est qu'ils étudient, et
beaucoup même, mais seulement les tableaux, et, comme le dit North-
cote, ils n'ont pas plus connaissance de la nature que les chevaux de
fiacre des pâturages. Habituellement, ce qui est le pire, ils peignent
des études d'objets séparés, tels que des feuilles, des rochers, des
pierres, etc., en sorte qu'ils ne voient que des morceaux isolés, déta-
chés de l'ensemble, et qu'ils négligent l'aspect général de la nature
ainsi que de ses différents effets. J'ai appris hier que le propriétaire*
de mes tableaux en demande i3ooo francs. On aurait acheté pour
le gouvernement la Charrette, mais il n'a pas voulu s'en défaire
séparément. Les artistes, dit-on, veulent les acquérir pour les placer
dans un lieu où ils pourront les voir '.
Ddacroix ne fut donc pas seul à les admirer ; mais, s'il subil
rinfluence des deux paysagistes, français et anglais, Huet lïe
pouvait manquer de subir la sienne, et j'en vois, quant à moi,
la trace dans la façon dont il a campé et vâtu le personnage de
I. Lettre du 3 septembre ifl68.
a. Gcmfftable était mal renseigné : le oomte de ForJbia avait travereé l'ate*
lier de Boisaieu, à Lyon, et cebii de David, à Paria.
3. Lettre publiée par M. Frédéric Villot dans la Revue universelle des
arts (janvier 1857).
764 LA REVUE DE PARIS
son Cavalier, De même que Victor Hugo s'amusait tout jeune
aux antithèses, Delacroix recherchait déjà le contraste violent
des couleurs opposées, et je pense que ce fut pour entrer dans
ses vues que Paul Huet donna une monture blanche à son
cavalier rouge.
Il ne faut pas oublier qu'il n'avait alors que dix-neuf ans,
qu'il se cherchait encore, en dépit de sa précoce maîtrise, et
que, chez lui, le paysagiste était doublé d'un peintre de
figure : il avait passé près de deux ans dans les ateliers de Gros
et de Guérin. Il était même élève de Guérin lorsque Géricault
exposa son Naufrage de la Méduse. L'admiration, l'enthou-
siasme qu'il montra pour ce chef-d'œuvre excitait les raille-
ries de ses camarades, qui le traitaient de fou « furieux » ; il
les laissait dire, convaincu que le temps lui donnerait raison.
Mais je m'aperçois que je n'ai encore rien dit des origines
et de la condition sociale de Paul Huet. Quand on les con-
naîtra, on ne sera pas étonné que Delacroix se soit pris pour
lui d'une amitié profonde, car sous son masque à la Talley-
rand, derrière ses allures hautaines, se cachait un grand fond
de tendresse et de générosité natives.
Huet était né sous une mauvaise étoile, et je l'entends d'ici,
durant les courts repos qui suivaient leurs séances de peinture,
conter d'une voix basse à Delacroix son enfance douloureuse
et sa jeunesse orpheline. Ses parents, marchands de toile à
Paris, avaient été ruinés par la Révolution ; son père avait
* échappé par miracle à la guillotine. Venu au monde en i8o4«
vingt ans après le quatrième de ses frères et sœurs, il devait
porter la peine de sa naissance intempestive. Mal vu d'abord,
sa constitution grêle et maladive le fit ensuite chérir davan-
tage. Mais, ayant eu le malheur de perdre sa mère à l'âge de
sept ans, il fut, du même coup, sevré de caresses. On le
mit au lycée Bonaparte, où il poussa ses études jusqu'en
seconde; après quoi, un de ses oncles ayant parlé de le faire
concourir pour l'Ecole normale, notre collégien, qui avait déjà
le professorat en horreur, déclara qu'il voulait faire de la
peinture. Cela ne plaisait guère à son père, mais devant son
insistance et ses larmes, le bonhomme céda. Le petit Paul avait
toujours montré du goût pour les images, coloriées ou non.
PAUL HUET 765
qu'il voyait aux vitrines des libraires, et plus d'une fois il était
revenu à la maison avec une lithographie de Charlet ou de
Géricault. La mode était aux lithographies : c'était le gagne-
pain ordinaire des jeunes artistes; il n'était pas rare qu'on en
rencontrât dans la rue avec une pierre sous le bras. Paul Huet
avait une prédilection marquée pour les dessins de Chariot à la
mine de plomb. Cette prédilection dura tant qu'il vécut, et
c'est évidemment pour ce motif que Delacroix, en mourant,
lui légua toutes ses lithographies de Charlet.
Après avoir reçu les premières leçons de peinture d'un
élève de David, Huet entra dans l'atelier de Gros, qu'il
abandonna bientôt sur un mot dur du maitre. Gros, passant
un jour derrière lui, regarde son académie, s'arrête et, à
haute voix, lui en fait compliment. Il lui demande son
numéro de réception à l'Ecole des Beaux-Arts. Huet répond
qu'il a été exclu du concours comme trop faible. « Pourquoi
diable aussi faites-vous des jambes trop courtes? » s'écrie
Gros humilié dans son amour-propre de professeur. Et il
repoussa brusquement le carton de son élève qui, plus humilié
que lui encore et tout saignant de cette injure gratuite, entra
peu après chez Pierre Guérin. Il avait alors dix-sept ans.
Subitement il perdit son père : comme il était à peu près
sans ressources, il quitta résolument l'École et se résigna à
demander son pain à sa palette. Il s'était lié chez Guérin avec
un camarade excellent, Comairas, déjà nommé. Celui-ci con-
naissait un peintre de portraits appelé Lelièvre, qui avait une
petite maison dans l'île Séguin : il y entraîna Paul Huet, qui
se voua au paysage, et voilà comment, à quelque temps de
là, le jeune homme fut présenté à Delacroix. Mais il avait
beau avoir du talent et promettre un précurseur, son pinceau
élait incapable de pourvoir à son entretien; il vivait de priva-
tions. Bientôt il tomba malade. Son fils garde comme une
relique le portrait à l'aquarelle que fit de lui, pensant qu'il
était perdu, son ami Comairas. Ce portrait est saisissant et
vous serre le cœur. La figure de Huet est d'une maigreur
effrayante; la physionomie, celle d'un homme près de finir,
mais les yeux ont une expression, im éclat extraordinaires : il
semble que le peu de vie qui reste au jeune malade s'y soit
toute réfugiée.
766 LA REYUB DE PARIS
Il guérit cependant, et, quand il fut en état de reprendore
son pinceau et ses crayona, Delacroix lui procura quelques
travaux lucratifs. Ainsi fut resserré encore le lien qiii les unis-
sait Tun à Tautre, et leur amitié toujours en éveil dura exac-
temtent quarante ans. En voulez-vous d'autres témoignages?
La correspondance de Tun, le journal et la mort de l'autre
vont tout à rheure en fournir d'aussi nombreux que touchants.
— Mais il faut d'abord qae j'introduise Paul Huet dans le
Cénacle de Joseph Delorme. Quoiqu'il y soit entré fort discrè-
tement et qu'il ti'y ait jamais fait de bruit, ce ne fut pas le
moins fidèle des artistes qui se groupèrent, à partir de 1827,
autour de Victor Hugo.
II
Les relations de Paul Huet avec le Cénacle ne remontaient
pas plus haut que l'année 1829. 11 habitait, à cette époque,
au n"* 27, rue de Madame, à deux pas, par conséquent, de chez
Victor Hugo. Mais on aurait tort d'en conclure que ce voisi-
nage tout fortuit favorisa leur commerce. La misère et les
sacrifices de toute nature que Huet s'imposait par amour de
l'art, depuis la mort de son père, l'avaient rendu encore plus
sauvage, et je crois bien qu'il n'eût pas fait de si tôt la con-
naissance du jeune chef de l'école romantique, si Eugène
Delacroix ne l'avait en quelque sorte pris par la main et
entraîné rue Notre-Dame-des-Ghamps.
Il n'avait jusque-là exposé au Salon qu'une Vue des environs
de La Fère (1827); mais, dans les derniers mois de l'année
1829, il fit pour le Diorama Montesquieu une Vue de Rouen,
et une Vae du Château d Arques, de quarante pieds de déve-
loppement, qui attirèrent l'attention de la critique et mirent la
plume à la main de Sainte-Beuve. Le 28 octobre i83o, Sainte-
Beuve écrivait dans le Globe :
Nous avions déjà vu deux ou trois paysages de M. Huet exposés à
la galerie Colbert, et dans tous un même caractère nous a frappé, à
savoir rintelligence sympathique et l'interprétation animée de la
nature. L'homme ne joue guère de rôle dans cette manière d'envi-
sager les lieux et de les reproduire; le groupe d'usage n*y est pas;
la pastorale et l'élégie y sont sacrifiées; point de ronde arcadienne
PAUL HUET 767
autour d'un tombeau; point de couples épars, et de nymphes folâtres,
et d'amours rebondis; pcHnt de kermesse rustique, de concert en plein
air ou de diner sur Therbette; pas même de rcHnance touchante, ni
de chien du pauvre, ni de veuve du soldat. C'est la nature que le
peintre embrasse et saisit ; c'est le symbole confus de ces arbres déjà
rouilles par l'automne, de ces marais verdâtres et dormants, de ces
collines qui froncent leurs' plis à T horizon, de ce ciel déchiré et
nuageux, c'est l'harmonie de toutes ces couleurs et le sens flottant
de cette pensée universelle qu'il interroge et qu'il traduit par son pin-
ceau. A peine si çà et là, le long de quelque rampe tortueuse d'un
coteau lointain, on aperçoit, pareil à un point noir, un voyageur
qui gravit. La nature avani tout, la nature en elle-même et avec
elle toutes ses variétés de collines, de pentes, de vallées, de clochers
à distance ou de ruines; la nature surmontée d'un ciel haut,
profond et chargé d'accidents, voilà le paysage comme l'entend
M. Huet ; et son exécution répond à cette pensée. De larges teintes,
une plénitude de ton qui pousse à l'impression de l'ensemble, des
ondées de lumière et d'ombre ; des nuances uniques dans l'épaisseur
des feuillages et dans la profondeur des lointains, nuances devinées
et pressenties, qu'un œil vulgaire ne discernerait pas dans la nature ;
qui ne se révèlent qu'à la prunelle humide de larmes, et qui nous
plongent en de longues et ineffables rêveries durant lesquelles nous
nous mêlons à l'âme du monde. Hoffmann, en son admirable conte
de V Eglise des Jésuites, à l'endroit où le peintre Berthold, ce
pauvre génie incomplet, s'épuise dans ses paysages à copier textuelle-
ment la nature, introduit à son coté un petit Maltais ironique,
espèce de Méphistophélès de l'art, qui lui frappe sur l'épaule et lui
donne de merveilleux conseils. On dirait que M. Huet en a profité
d'avance. Voici le passage :
« Saisir la nature dans l'expression la plus profonde, dans le sens
le plus intime, dans cette pensée qui v\i\e tous les êtres vers une vie
plus sublime, c'est la sainte mission de tous les arts. Une simple et
exacte copie de la nature peut-elle conduire à ce but? — Qu'une
inscription dans ime langue étrangère, copiée par un scribe qui ne
comprend pas et qui a laborieusement imité les caractères inintelli-
gibles pour lui, est misérable, gauche et forcée ! C'est ainsi que cer-
tains paysages ne sont que des cxDpies correctes d'un original écrit
dans une langue étrangère. — L'artiste initié au secret divin de l'art
entend la voix de la nature qui raconte ses mystères infinis par les
arbres, par les plantes, par les fleurs, par les eanx et par les mon-
tagnes. Puis vient sur lui, comme l'esprit de Dieu, le don de trans-
porter ses sensations dans ses ouvrages. Jeune homme! n'as-tu pas
éprouvé quelque chose de singulier en contemplant les paysages des
anciens maîtres? Sans doute on n'a pas songé que les feuilles de
768 LA REVUE DE PARIS
tilleuls, que les pins, les platanes, étaient plus conformes à la nature;
que le fond était plus vaporeux, les eaux plus profondes; mais
l'esprit qui plane sur cet ensemble s'élevait dans une sphère dont
réclat t'enivrait. >
Or, c'est précisément cet esprit d'ensemble qui respire dans les
paysages de M. Huet et en fait des ouvrages tout à fait originaux
auprès de tant d'autres paysages, maniérés, superficiels et factices;
de lui aussi on peut dire en ce sens qu'il a entendu la voix de la
végétation et qu'il lui a été donné de comprendre le génie des lieux...
Cette page éloquente et d'une critique si avisée et si péné-
trante honorait grandement Paul Huet. Il pouvait en être d'au-
tant plus fier — et il s'en glorifia, en effet, toute sa vie — que
c'est peut-être le seul article où Sainte-Beuve se soit occupé
d'art, persuadé qu'il était que, pour être tout à fait compétent
en ces matières, il y faut consacrer son existence.
La réputation du jeune paysagiste date de là. Deux ans
après, en i83i, il exposait au Salon quatre aquarelles et neuf
toiles, — dont le Cavalier, catalogué sous le titre : Un orage
à la fin du jour, qu'il avait peint sous les yeux de Delacroix et
auquel il donna comme légende quatre vers, plus ou moins
appropriés, de Victor Hugo. Ouvrez le volume des Odes et
Ballades, à la dixième ballade, qui s'appelle : A un passant.
Elle se termine par cette strophe :
Voyageur isolé qui t'éloignes si vite,
De ton chien inquiet la nuit accompagné,
Après le jour brûlant, quand le repos t'invite.
Où mènes-tu si tard ton cheval résigné?
Pour faire cadrer ces vers avec son sujet, Paul Huet avait
remplacé « la nuit » par le « soir », mais le chien était de
trop encore, puisque le tableau ne nous montre qu'un cheval
blanc monté par un cavalier rouge. — N'importe, la critique
fut presque unanime à saluer en lui un novateur et un
maître. Gustave Planche qui n'était pas très bénisseur de
son naturel, signala comme (( le plus beau, le plus vrai
paysage du salon », la Vieille Abbaye, au soleil couchant, qui
accompagnait le Cavalier; Jal, moins compétent et sur ce
point mal averti, évoqua, sans intention désobligeante d'ail-
leurs, le souvenir de Constable et de Watteau. Seul, Etienne-
Jean Delécluze fut franchement hostile, et nous allons voir
PAUL HUET -769
qu'il ne se départit jamais de cette hostilité envers Paul Huet.
Celui-ci en souffrit beaucoup et pendant longtemps, car
Delécluze parlait de haut, et Tautorité du Journal des Débats
rayonnait malgré tout sur ses feuilletons malveillants et
iniques. Un jour vint où ce critique alla lui-même au-devant
de la critique eu sollicitant le jugement de ses pairs sur ses
Souvenirs de soixante années. L'occasion était trop belle pour
la laisser perdre. Ce jour-là, Sainte-Beuve se permit de lui
dire tout ce qu'il avait sur le cœur, et Paul Huet fut vengé
de tous ses dénis de justice.
Mais, auparavant, Sainte-Beuve avait échangé avec le
paysagiste quelques lettres que je me reprocherais de négliger
car elles nous apportent une preuve nouvelle de sa conscience
littéraire et de l'indépendance de son esprit.
Le a septembre i85o, il écrivait à Paul Huet :
Mon cher ami,
J*ai à écrire quelque chose sur M. Bazin. Je vois, d'après la lettre
de faire part, que vous lui étiez allié. Je voudrais bien avoir de vous
quelques renseignements positifs sur sa vie et ses origines, moins
pour le dire que pour le savoir ; voudriez-vous me donner un rendez-
vous pour demain mardi vers 4 heures chez vous, si vous vouliez — ou
vers midi, chez moi, si vous sortiez?
Tout à vous, mon cher ami.
SAINTE-BEUVE*
Quel était ce Bazin sur qui cherchait à se documenter l'il-
lustre critique? Il faut que vous sachiez, car il y en a plusieurs,
qu'il s'appelait, de son prénom, Anaïs et qu'il était né « de
Baucou )) ; il portait le nom de son père adoptif. Après avoir
collaboré à la Quotidienne de Michaud, Bazin, étant avocat à
la cour d'appel de Paris, avait publié une Histoire de France
sous le ministère du cardinal Mazarin, qui, sans être un chef-
d'œuvre, n'en contient pas moins des aperçus assez neufs :
on la consulte encore avec fruit. Il a écrit également une
excellente notice sur Bussy-Rabutin ; mais ce qui le recom-
mandait à l'attention de Sainte-Beuve, c'était surtout son tra-
vail critique sur Molière. Sainte-Beuve donc, au lendemain
I. LeUre inédite.
i5 Juin 1908. 7
y'JO LA REVUE DE PARIS
de sa mort, le jugea digne d*un article ^'on peut lire au k>me II
de ses LtundU. Il Tavait à peine achevé, qu^îL mandait à Paul
Huet :
Ce 7 septembre iS5o.
Mon cher ami, j'ai été si absorbé par le travail que je n*ai pu
encore vous répondre. Mon article est fini et j'aurais voulu y pouvoir
tenir plus de compté de votre désir; mais quand vous l'aurez lu,
veuillez aussi tenir compte de mes raisons.
Je crois, en effet, que les familles sont ennemies de la littérature.
Depuis que je me livre à ce genre de portraits et d'études, je n'ai
jamais rencontré que difficultés de ce côté et demandes à*adoucis»e-
menu. Or, vous artiste, vous savez ce que c'est qu'un portrait a(2o</c/.
Cromwell, dont on faisait le portrait, montrait son visage, tout
plein de verinies et de poireaux, à son peintre, et lui disait : « Ah çiu
vous allez me faire au vrai tout cela, entendez-vous! »
Ce que disait là Cromwell est tout le contraire de ce que disent les
familles. S'il y a dans une physionomie un trait saillant, une ride,
une gerçure, un tic, il faudrait l'effacer.
Tout ceci est pour vous expliquer le sens de cette parole que j'ai
jetée devant vous, l'autre jour. Dans le cas présent, j'avais affaire à
un homme d'esprit ironique, nullement bienveillant, supérieur par
l'intelligence, ayant bien des parties fines et d'autres petites; j'ai
essayé de marquer cela sans pouvoir supprimer la clé secrète^ selon
moi, le principe de son ironie ou du moins le principal ressort, mais
je l'ai laissé encore à demi enveloppé. . .
Homère et Shakespeare n'ont pas de biographie? — Bien! — Mais
M. Bazin n'était ni l'un ni l'autre : s'il a chance de vivre, il faut pour
cela qu'on le dessine de près et qu'on le grave. — Lui-même; quand
il a pu faire les biographies de Molière ou de Bussy-Rabutin,
demandez-lui comment il s'y est pris et avec quelle précision rigou-
reuse il a tout recherché et enregistré ! J'aurais voulu avoir le talent
singulier qu'il a montré dans ces deux biographies, pour le lui
appliquer à lui-même. C'est ainsi, après tout, qu'on honore les gens
de lettres; il faut les honorer, non selon la charité morale trop fade,
mais selon la vérité morale, la seule digne des esprits fermes, des
philosophes et des hommes.
Excusez-moi, cher ami, il faut que j'aie eu la conscience bien forte
de ce que je faisais, pour ne pas vous céder entièrement et tout d'abord.
On aimerait à connaître les points particuliers sur lesquels
le critique était en désaccord avec le peintre, mais tous deux
I. Lettre inédite.
PAUL HUET 771
en ont gardé le secret. Cependant Sainte--Beiive, avec son art
habituel, enveloppa si bien les choses qu*il parvint à contenter
son correspondant, comme il appert du billet que voici :
Ce i5 septembre i85o.
Mon cher ami, j'avais besoin de votre témoignage pour être un
peu rassuré, il m'a été très sensible, je vous assure, et j'aurais
été vous en remercier, si je n'étais occupé comme un ouvrier à la
semaine.
Je vous serre la main encore une fois et je vous remercie.
A vous,
SAINTE-BBUVB*
Revenons maintenant à Delécluze. Né en 1781, a Etienne )),
comme il se nomme familièrement en ses Souvenirs^ était le
beau-frère de Viollet-le-Duc, le bibliophile, qui lui-même
était le père de Tarchitecte. Il avait débuté comme critique
d'art, en 1819, au Lycée français de Charles Loyson, et en
avait gardé si bon souvenir qu'il avait pris pour devise l'épi-
graphe poétique de cette revue d'avant-garde : Dulces ante omnia
Musœ. Mais la « muse y> d'Etienne était singulièrement réaction-
naire. Ayant eu la chance et la malchance à la fois de passer par
l'atelier de David, il y avait puisé la haine sacro-sainte de tout
ce qui sentait le romantisme, et, pendant quarante ans, sa férule
s'abattit lourdement, injustement, sur les artistes grands et
petits qui se rattachaient à cette école. Je ne sais pas ce que lui
avait fait Paul Huet, mais il avait pour lui une aversion toute
particulière : la seule fois peut-être qu'il fut obligé de lui
rendre justice, il ne put s'empêcher de mettre au bout de sa
plume uiie goutte de venin. Parlant, en i855, de Y Inondation
à Saint'Cloud, qui fit l'admiration de tout le monde, Delé-
cluze, après avoir dit, à propos des paysages de Français, que
le pire écueil pour les artistes était l'engouement des amateurs
et que (( la condition principale pour acquérir un talent solide
et se faire un nom était d'obéir à son sentiment, à sa con-
science même », — ce qu'il aurait pu appliquer en toute équité
à Paul Huet, — Delécluze écrivait dans les Débats :
L'Inondation à Saint-Cloud^ paysage de M. Huet, a un aspect
de grandeur qui parle à l'imagination. C'est certainement un de ses
I. Lettre inédite.
773
LA REVUE DE PARIS
meilleurs ouvrages, bien qu*il laisse à désirer, comme toutes ses
autres productions, ce soin, cet amour avec lesquels on témoigne de
son respect de la nature, en ne négligeant aucun détail.
Cependant Delacroix écrivait à Paul Huet au sujet de ce
même tableau :
Je crois vous faire quelque plaisir en vous parlant de celui que
m'ont fait vos tableaux à l'Exposition. Votre grande inondation est
un chef-d'œuvre : elle pulvérise la recherche des petits eflTets à la
mode*.
Sainte-Beuve fut donc heureux de Toccasion que lui fournit
Delécluze, en 1862, de lui dire ses quatre vérités. Je sais peu
de morceaux oii il se soit découvert de la sorte, où il ait chargé
avec autant de fougue et d'entrain :
J'ai affaire à un adversaire. M. Delécluze, critique d'art, n'a cesse
de combattre, de railler, de chicaner, de diminuer ou de nier le
mouvement que j'aime, dont je m'honore d'être, moi indigne, dont
tous les amis, toutes les admirations de ma jeunesse ont été, dont
tous ceux qui survivent sont encore. Il n'a jamais voulu comprendre
que ce qu'il appelle la bourrasque romantique avait de grandes et
bonnes raisons d'être; que, depuis 1816 et 1819, un souffle général
et rafraîchissant passait sur les âmes, qu'un souffle embrasé passait
sur les lèvres et sur les pinceaux; qu'il y avait entre tout ce qui
éclata ou ce qui s'essaya de nouveau alors, dans l'art, dans la poésie,
dans la philosophie, dans l'histoire, dans la critique, — qu'il y avait
d'une branche et d'un ordre à l'autre, aflinité, sympathie naturelle,
fraternelle, courant rapide, électrique, le vrai signe des résurrections
nécessaires et légitimes.
En peinture (je parlerais comme un ignorant si j'entrais dans le
détail, mais sur un seul point principal j'ai conscience d'avoir
raison), il était bon que l'école de David finît et fût déclarée finie ; la
contemplation du tableau des Sabines ne menait à rien ; les Gérard,
les Gros eux-mêmes, les Guérin, les Girodet, n'étaient pas des
maîtres à faire des élèves supérieurs ou égaux à eux, si ces élèves ne
se retournaient contre eux ou du moins ne s'éloignaient très vite de
ces guides à bout de voix et usés sur la fin de leur carrière. 11 fallait
qu'avec Bonington un rayon clair et lumineux, une lumière légère >înt
baigner et inonder le ciel des marines et des paysages; qu'avec Géri-
cault, une réalité puissante et d'après la forte nature osât reparaître
et se montrer; qu'avec Eugène Delacroix une langue de feu vînt ser-
penter à travers les larges toiles et avertir le spectateur ébloui
I. Lettre inëdite communiquée par M. René-Paul Huet.
PAUL HUET 773
qu'après tout et avant tout un peintre est un peintre. Or, tout ce
côté-là, M. Delécluze, si à cheval sur Tanciennc école, ne le sait pas,
ne le sent pas. Il connaissait si peu Géricault, ce jeune maître, que
longtemps il l'a écrit Jéricho, comme la ville. Il s'étonne que ceux
qu'il appelle romantiques aient accueilli et salué M. Ingres à son
retour d'Italie, et il s'obstine à voir dans M. Ingres l'école pure de
David continuée, et cela n'est pas plus vrai qu'il ne le serait de dire
qu'André Chénier est de l'école classique précédente... J'ai encore
sur le cœur ces jugements dédaigneux sur Paul Huet, par exemple,
ce paysagiste précurseur, qui fut l'un des premiers à rentrer dans
la voie et à exprimer dans ses vastes paysages, où le détail peut
laisser à désirer, les aspects d'ensemble, le sentiment profond cl
sacré de la nature. M. Delécluze n'a jamais su que l'accuser d'aimer
et de chercher le bizarre.
Après avoir lu ces lignes vengeresses, — et ce ne sont pas
•les seules où Sainte-Beuve ait malmené Delécluze*, — je vous
laisse à penser si Paul Huet tressaillit. Il avait gardé copie de
la lettre qu'il écrivit sur-le-champ à Sainte-Beuve. C'est une
des plus belles que je connaisse ; elle a le style', elle a la flamme
et cette noble indignation qui, le cas échéant, fait la prose, tout
aussi bien que le vers :
Mon cher Sainte-Beuve,
Je voudrais pouvoir vous serrer les mains. C'est seulement hier
que j'ai lu votre Lundi sur Delécluze ; article charmant, plein de
votre éclat, frappé avec la finesse délicate et pénétrante que vous
savez mettre à vos moindres écrits. Le public, j'espère, comprendra
enfin votre magot ^. Satisfaction de cœur, bonheur que laisse une
justice bien faite, bien et spirituellement rendue, un avant-goût du
plaisir des Dieux, voilà ce que je vous dois.
Oui, mon cher ami, le règne de celte influence à la fois pédante
I. Il faut l'entendre parler du 0 bourgeois » qu'était Delécluze et de sou
style :
Il y a en littérature une chose bien essentielle qn'on ne lui aura pas apprise et
qu'il ne saura jamais, c'est l'art d'écrire... M. Delécluze n'est pas de Técole dont
il croit être et dont il a été beaucoup trop en qualité de critique d'art par ses doc-
trines ou ses préventions. U ne prêche nullement d'exemple. Il est le contraire
d'un classique. Il écrit le plus souvent ù la diable ou plutôt à la papa... Si c'est être
romantique que d'écrire incorrectement, personne n'a plus droit ù ce titre que lui.
1. Allusion au passage où Sainte-Beuve répondait à M. Delécluze, qui avait
accusé M. Thiers d'avoir préparé le c règne du laid » en soutenant les
romantiques dès 1834 :
Si l'on avait mis devant Louis XIV les productions de M. Delécluze et celles de
M. Thiers, ce n*est pas probablement de ces dernières que le grand roi eût
dit : « Qu'on m'ôte ces magots. »
774 LA REVUE DE PARIS
et délétère a pesé comme une calamité pendant plus de quarante
ans. Petite vanité satisfaite, beaucoup de bêtise et pas de cœur font
les longues années. Pendant plus de quarante ans, cette larve posée
sur les feuilles des Débats a de sa bave taché, flétri, sali tout ce qui
était fleur, tout ce qui pouvait être un fruit. J'accorde d après vous
à M. Delécluze qu'il était plus béte que méchant et qu'il suffit
d'arracher à cet afl*reux bourgeois son bonnet de coton. S'il s'était
borné, comme certains de ses confrères d'une haute notoriété, à
reprocher à Napoléon d'être un soldat, à Lamartine d'être un poète,
je crois que je lui pardonnerais de grand cœur, mais j'avoue à ma
honte combien j'ai désiré souvent qu'un pied généreux écrasât cette
loche inutile et malfaisante. Quel coupable que celui qui aurait pu
faire tant de bien et qui n'a fait que du mal !
La plus grande gloire de M. Delécluze sera certainement d'avoir
pu occuper votre plume pendant si longtemps. Je ne puis voir en
cet écrivain qu'un vieillard envieux, pressé de venger l'impuissance
du jeune et paresseux « Etienne ». Je comprends votre embarras en
parlant d'un homme qui n'a jamais rien su parce qu'il n'a jamais
compris. Citer, vous le savez mieux que moi, mon cher ami, n'est
pas savoir. La critique comme je la conçois, et comme vous la
faites, est une noble mission, un sacerdoce. Pour dicter des conseils,
il faut avoir le droit de parler haut et de haut; derrière Sainte-
Beuve, montrer Joseph Delorme. Vous dites, mon cher Sainte-Beuve,
que le jeune Etienne a négligé de nous transmettre ce que David
lui adressait de conseils et de véri tes ; vous aimez les anecdotes, elles
sont nécessaires à vos récits, permettez-moi d'en rappeler une assez
curieuse.
David, faisant le tour de son atelier et disant à chacun son
mot, s'adresse au jeune Etienne : « Tu es riche, toi, tu ne travailles
pas, toi, tu ne sera jamais un peintre, ça se voit, mais tu es un
bavard, et toi, Etienne, tu seras un critique ' ».
Cela voulait dire, dans la bouche du maître, un mauvais critique,
et jaloux à tort et à tra\>ers. Voilà l'avenir d'Etienne, artiste
manqué, critique par impuissance et jalousie, écrivain difius, bavard,
volant avec sa plume la réputation qu'il ne peut gagner par sa
palette; incapable de développer un germe fécond, de tendre la
main aux faibles, d'applaudir les forts, d'éclairer le public ; parlant
de Michel-Ange en méconnaissant Jéricho \ dépourvu du don si
précieux d'admirer et n'ayant que le plus affreux des pédantismes,
le pédantisme de l'ignorant et du bourgeois.
Vous accordez quelque talent d'écrivain à M. D. : que ce soit le
résultat de votre indulgence, ou un respect imposé par la vieillesse
I. Sainte-Beuve a utilisé cette anecdote, au bas d'une page, dans le volume
des Lundis où il a recueilli ses articles sur Delécluze.
PAUL HUBT 775
je me tais : le maître en fait de style a prononcé; j avoue cependant
mon dégoût et mon ennui pour ce style lourd et vide. Mademoiselle
de Liron, la ûlle aux habitudes, qui s'applique un collégien, encore
enfant, dans ses nuits d'insomnie, m'a paru quelque comparse
négligée par l'auteur de Fauhlas et le sujet d'un assez mauvais
livre *, qu'une sensiblerie inspirée par l'époque d*Ourika fait passer.
Ajoutez, si TOUS voulez, la curiosité qui s'attache toujours à de
pareils sujets, et vous expliquerez, il me semble, le petit succès
d'un sujet égrillard, traité par un vieux libertin. Mais ce que je
veux bien établir, c'est que l'élève de David, le conservateur des
bonnes doctrines, n'a jamais su tracer un trait, n'a de sa vie compris
une ligne, lui, le grand défenseur de la ligne; c'est qu'il n'a jamais
été plus peintre de genre que peintre d'histoire et que les deux
tableaux dont vous parlez, exposés récemment chez Martinet, sont
une preuve irrécusable de ce que j'avance. Jamais il n'a été tenté
' une imitation plus béte, plus informe, plus ignorante des spirituels
et vaillants croquis de Carie Vernet. Malheureusement, je suis trop
juge et partie pour vous parier de ce pauvre homme, dont je vous
fatigue, vous qui venez déjà de vous imposer la lourde tâche de l'étu-
dier.
J'aurais mieux fait, cher ami, de vous dire, en mon nom et au
nom de bien des souffrances, combien je vous remercie des mots
chaleureux qui nous relèvent après tant d'années.
Je vous embrasse de cœur.
PAUL HUET-
C'est ainsi que maniaient la plume les maîtres du pinceau de
l'école de i83o. Comme le disait Sainte-Beuve, il y avait entre
eux et les écrivains, — poètes, philosophes, critiques, — une
affinité, une sympathie, une fraternité qui tenait à ceci que les
uns et les autres buvaient aux mêmes sources. L'art et la lit-
térature ne se regardaient pas en chiens de faïence et ne
vivaient pas à l'écart l'un de Tautre, ils frayaiait ensemble,
ils se comprenaient, ils s'aidaient par de mutuels emprunts,
et chacun y trouvait son compte. Pendant que les Boulanger,
les Deveria, les Johannot illustraient les œuvres de Victor
Hugo et de ses camarades, Paul Huet faisait des bois pour
l'édition originale de VIsabel de Bavière de Dumas et pour la
traduction de Bobinson Crasoë de Pétrus Borei, et Delacroix
I. Mademoiselle de Liron^ roman de Delécluze, que Sainte-Beuve prisait
fort.
1. Lettre inédite.
776 LA REVUE DE PARIS
élisait le sujet de ses toiles dans la vie ou les ouvrages de
Milton, dujTasse, de Shakespeare, Byron, Walter Scott, Cha-
teaubriand. En 1868, Baudelaire dans un article sut les paysa-
gistes, l'ayant traité de « vieux de la vieille », Paul Huet
lui écrivait :
Vers la fin de la Restauration, la jeunesse semblait sortir d'un
long épuisement ; entraînée par un irrésistible élan de liberté,
elle courait à toutes les sources de vie, vers le beau et le bien. Il y
eut comme un tourbillon lumineux : la colonne de feu de Tintelli-
gence. Philosophie, histoire, politique, on voulait tout embrasser,
tout envahir. L'art ne fut pas oublié, ce fut sur ce flot que fut porté
le pauvre paysage; la poésie toute élégiaque, caractère essentiel de
ce temps, lui tendait la main... Le paysage paraissait TexpressioiT
des âmes tendres et recueillies, une expression neuve, vive et sincère,
ce qui dans l'art compte pour quelque chose*.
(( Ame tendre et recueillie )>, voilà bien ce que fut Paul
Huet, en dépit de son esprit vigoureux et de ses grandes colères.
Sainte-Beuve lui écrivait, le 23 août i863 :
Cher ami, j'ai fait votre cadeau, et il a été reçu comme il le méritait.
On a admiré particulièrement les fonds; pour moi, j'en admire tout.
Votre discours sur cette tombe a été très bien, touchant, élevé, et
d'un ami qui parle d'un de ses pairs. Oh! diantre! comme les pre-
miers rangs sont tombés ! Nous arrivons en ligne, à nous les balles!
Travaillons jusqu'au bout et faisons feu jusqu'à la dernière cartouche.
A vous de tout cœur.
De quel mort s*agissait-il .^ Du plus grand et du meilleur
ami de Paul Huet, d'Eugène Delacroix. On trouvera le dis-
cours dans le Afom7ear du 18 août i863. Je n'en citerai donc
que le morceau le plus saillant :
Penseur profond, peintre admirable, qui prend sa place près de
Paul Véronèse et de Rembrandt, à côté de Gœthe et de Byron, Dela-
croix est du petit nombre des artistes qui caractérisent une époque
et s'en emparent : il restera une des gloires de notre France...
L'esprit juste de Delacroix l'a tenu en dehors des petites querelles
d'école; il ne rayait aucun mot du dictionnaire et ne rejetait pas
plus l'imagination que l'étude, la couleur que le caractère et le
I. LeUre datée de Chaville, 2 septembre 1868.
a. Lettre inédite.
PAUL HUET 777
dessin *. Il ne se demandait pas s*ii était spiritualiste ou réaliste, ii
voulait émouvoir et charmer. Il savait que Tâme seule arrive à
l'âme, et qu'on doit toujours dire le vrai. De là cette foule de toiles
passionnées où la couleur n'est qu'un moyen de plus d'arriver à
l'expression; de là ce génie vigoureux, inventif et original, qui se
révèle dans les décorations de nos monuments, aussi bien que dans
les œuvres de moindre dimension...
Je n'ai pas parlé de l'écrivain, de l'administrateur; partout Dela-
croix a porté un esprit juste, une droiture et une fermeté inébranlables.
Mais s'il m'était possible, combien je serais heureux de parler de
l'ami, de l'homme privé, toujours d une grâce, d'une bonté char-
mante ! Il appartenait à d'autres voix que la mienne de se faire ici
l'interprète de cette profonde douleur et surtout le juge de ce beau
talent. Mais, fier et reconnaissant d'une amitié qui pendant quarante'
ans ne s'est jamais démentie, j'ai cédé à l'entraînement du cœur et
essayé de vaincre l'émotion de ma profonde douleur pour adresser à
celui que j'ai si bien aimé et si bien senti un dernier et éternel adieu.
Et ce qu*il ne pouvait dire sur cette tombe, il Técrivit, quel-
ques mois plus tard, dans des lettres particulières, à propos de
Texposition et de la vente des œuvres de Delacroix. Il avait un
cousin, M. Auguste Petit, président de chambre à la cour
d'appel de Grenoble, qui partageait son admiration pour
le grand peintre. Il lui mandait, le i6 février i864 -
Mon cher Auguste,
Je vous ai envoyé la notice d'Eugène Delacroix sans y joindre un
mol de lettre, par la triste raison que j'étais dans mon lit. J'ai été
fort malade depuis une quinzaine et je suis encore fort souffrant. . .
Je me suis cependant levé pour aller voir l'exposition de peinture du
grand artiste dont vous voulez recueillir un souvenir. J'ai supporté
aussi bien que possible celte imprudence et j'espère pouvoir me
traîner à la vente. Mon ambition est aussi de courir les chances de
l'enchère et d'avoir mon petit morceau. Comme vous, probablement,
je serai forcé de me réserver pour les dessins, qui du reste seront
plus intéressants encore que les peintures ; nous serons donc concur-
I. J'ouvre le Journal de Delacroix et j'y lis, sous la date du i3 avril i858 :
J'ai retravaillé, retouché V Hercule de Chabrier (a). J'ai été & trois heures chez
Huet. Ses tableaux m'ont fort impressionné (b). \\ y a une vigueur rare ; encore
des endroits vagues, mais c'est dans son talent. On ne peut rien admirer sans
regretter quelque chose à côté. En somme, grands progrès dans ses bonnes parties.
En voilà assez pour que des ouvrages restent dans le souvenir, ce qui m'est
arrivé pour ceux-ci. J'y ai pensé avec beaucoup de plaisir toute la soirée.
(a) Variante réduite de l'un de* onze tjmpana de la Vie tTIlerruie, i l'Hôlel de Ville.
[b) Ce «ont ceux que Huet exposa en 1859. ■
778 LA REVUE DB PAIIIS
rents, mon cher ami, et je vous avone iopie je suis 51 emJbarrassé
pour moi-même que votre commiâsicm m'épouvante un peu...
Cette vente, on peut le prévoir, et c'est d'opinion des experts, sera
des plus singulières et pleine de soubresauts. Telle chose pour-
suivie ira peut-être k des prix impossibles, et, un moment après, si
l'on sait saisir l'occasion, il y aura un lot avantageux. Vous me
parlez, cher ami, de quelques centaines de francs; je voudrais que
vous pussiez préciser un peu vos intentions et me dire jusqu'à quel
point vous me laissez carte blanche. Rien n'est plus ébranlant qu'une
vente; pourrai-je d'ailleurs la suivre? C'est ce que je ne saurais
encore bien assurer. Comme je vous le dis, je le désire, et surtout
pour les dessins, vers lesquels je serai comme vous obligé probable-
ment de me rabattre complètemeoftt. C'est cependant une dernière
occasion et je désire, dans l'intérêt de René S en profiter pour lui
laisser des souvenirs d'un talent merveilleux, qui ne se retrouvera
certainement plus, ni peut-être n'aura de longtemps rien qui puisse
le rappeler. La peinture féminine nous envahit, et si notre époque,
dont Delacroix est le vrai représentant, na pas assez osé, que sera
donc l'art énené de l'avenir?
Sa peinture est seule exposée en ce moment ; deux salles contîemient
à peine ces richesseg, et, quand on pense qu'il n'y a là que les éléments
de tout ce que Delacroix a exécuté, on est confondu. Bien entendu
que je ne parle pas des six mille dessins qui vont suivre. Il faut dire
que Delacroix a eu l'esprit de tout conserver et que bien peu de ses
études ont été éparpillées sur la route. Ce qui frappe surtout dans ces
esquisses, c'est l'accent nerveux, vif, continu, qui ne cède jamais,
dans cette carrière remplie, ni à la mode ni aux influences ; jamais
accent ne fut plus sincère. Beaucoup d'incorrections, bien entendu,
avec un grand sentiment de dessinateur; quoi qu'on en dise, Dela-
croix est un dessinateur si le dessin est destiné à exprimer. Grande
tournure, merveilleuse invention, la passion dans la forme comme
dans la couleur, Delacroix est l'artiste moderne par excellence, et non
un professeur de dessin qui cache l'impuissance et la médiocrité par
la rhétorique.
Il est bien à regretter que vous n'ayez pu venir à Paris en ce
moment : outre ses œuvres, Delacroix avait lui-même acheté un
certain nombre d'études de Géricault, parmi lesquelles il y a trois
ou quatre morceaux des plus intéressants...
Adieu, cher ami, embrassez bien pour nous tout ce qui vous
entoure.
I. Son fîls.
a. Lettre inédite.
PAUL HUET 77^
Les artistes surtout se précipiteront et lutteront sur ce terrain de
la vente; il faut bien vous tenir pour prévenu que c'est plus une
vente d artistes qu'une vente d'amateurs.
Cinq jours après, Huet écrivait de nouveau à M, Petit :
Cher ami, je ferai de mon mieux, mais je ne puis répondre de
rien; le feu est aux enchères, l'enthousiasme va croissant, la mort
ime fois de plus donne raison à l'absent! On s'est disputé les
moindres toiles... La vente des dessins ira au moins aussi loin.
L'exposition est magnifique et l'on commence k proclamer haute-
ment que Delacroix est un grand dessinateur. Les imbéciles * ont
attendu pour cela l'exhibition d'une copie de Raphaël, excellente en
effet. Pour comprendre que cet homme est un génie supérieur, il a
fallu tenir en main la preuve qu'il était capable de faire un devoir de
troisième, La séduction de l'exposition de dessins est irrésistible ; il
laut que les plus rebelles admirent cette flexibilité de talent qui
passe de la grâce la plus charmante, de l'exécution la plus adroite à
la grandeur du style, au nerveux de l'exécution et à la beauté sublime
du caractère et de la forme.
J'ai noté pour moi la première pensée des Anges terrassant
Héliodorey croquis à la mine de plomb, et je compte pousser ce
dessin jusqu'à 200 francs. Je pense ou du moins j'espère l'avoir,
mais certainement il y aura concurrence*.
Il y eut concurrence, en effet, mais, comme il tenait à ce
dessin par-dessus tout, Paul Huet s'en rendit acquéreur au
prix de 280 francs *.
I. Veut-on savoir ce que pensait Delacroix des « imbéciles » ou des jaloux
qui lui barraient la route? qu'on lise la lettre qu^ii écrivait à Huet à une
date inconnue :
Ce jeudi matio.
Mon cher ami,
Le plaisir que me fait éprouver votre lettre est au*des8us de toutes les récom-
penses qu'un artiste peut ambitionner. Je vous en remercie mille fois ici, en atten-
dant que j'nille vons serrer la main. Les hommes de talent n'ont malheureusement
pas tous l'élévation des sentiments. QuHmportent les mesquines rivalités? je ne
m'en suis jamais beaucoup inquiété. Un suffrage comme le vôtre et noblement
exprimé efface l'impression de mille piqûres.
Je vous embrasse donc bien sincèrement et vous remercie de nouveau.
EUC. DELACROIX
[Lettre inédite.)
a. Lettre inédite.
3. La veote Delacroix dura du mardi x6 février 1864 au lundi 29. Évaluée
d*abord à moins de 100 000 francs, elle en produisit plus de 36o 000. Les
tableaux seuls rapportèrent 209711 francs; les dessins et aquarelles,
117 833 francs.
ySo LA REVUE DE PARIS
III
Des années s'écoulèrent sans que Huet et Sainte-Beuve
eussent Toccasion de s'écrire*. Tout à coup, sous Tinfluence
des idées libérales qui malgré tout faisaient leur chemin dans
le monde, on parla de reprendre Hernani à la Comédie-Fran-
çaise. Cette reprise qui eut lieu, en effet, au mois de juin 1867,
fit presque autant de bruit que la représentation du 26 février
i83o, et voici en quels termes le grand paysagiste romantique
écrivit à Victor Hugo :
Chaville, a3jam 1867.
Cher grand poète,
Quelle reprise ! quelle joie aussi pour ceux qui vous aiment et vous
suivent depuis le début! Comme Pétrarque, on vient d'aller vous
chercher au loin pour vous conduire au Capitole. N'enviez pas le
triomphe du poète florentin. Vous avez été porté par une salle
émue, passionnée, enflammée par vos beaux vers. Victoire complète!
c'était irrésistible et les moins disposés étaient heureux de suivre et
fiers d'être là.
Vous m'avez sans doute bien oublié, mais je trouve l'occasion trop
belle pour ne pas en profiter et me rappeler à votre amitié. Pendant
cette représentation mille souvenirs se pressaient, et personne n'était
plus heureux de ce succès présent, renouvelant le passé.
J'aurais voulu vous présenter mes deux enfants, jeunes tous deux,
tous deux fiers aussi de se trouver mêlés à ces jeunes recrues de
votre génie. Vous auriez joui de leur enthousiasme si pur et peut-
être vous seriez- vous mieux rappelé celui qui n'a cessé ni de vous
admirer ni de vous aimer.
I. Cependant Sainte-Beuve écrivait, le 4 juin 1866, à madame Paul Huet
qui Tavait complimenté sur un de ses articles :
Madame, je suis touché comme je le dois d'un témoignage si amical de sympa-
thie : nous avons besoin plus que vous ne le supposez d'être encourogës et sou-
tenus dans ce travail de chaque jour : il nous est doux de sentir des intelligences
amies, et particulièrement de les trouver là où nous avons nous-mêmes des admi-
rations à placer. Je me rappelle le premier jour où je visitai Paul Huet dans
son atelier proche l'Ecole de médecine; que d^années écoulées, que de vicissitude»
depuis lors ! notre amitié a résisté, et nous n'avons cessé, chacun dans son ordre,
de travailler et de lutter! Ces souvenirs dans leur sincérité même ont leur douceur.
H me sera bien cher, madame, et bien précieux, en lui donnant la main, de sentir
désormais une autre main toucher la sienne (a).
Agréez, je vous prie et partagez avec lui l'expression de mes sentiments les plus
dévoués et les plus profonds.
SAINTE-BBUVB
(Lettre inédite,)
(a) Paul Huet. veur, «'était roinarii! peu de tempa arant.
2. Lettre inédite.
PAUL HUET 781
Le grand poète répondit huit jours après :
H<iuteville-House, 3ojain.
Merci, cher Paul Huel. Mon vieux cœur est ému de votre sou-
venir ! Vous voyez que notre jeunesse avait raison. Quant à vous,
vous Tavez prouvé par toutes les belles œuvres qui font aujourd'hui
votre renommée. Je vous ai suivi du regard dans votre ascension de
succès en succès. Aujourd'hui y suis heureux de retrouver toute
jeune votre vieille amitié.
J'embrasse vos chers fils et je vous serre la main.
VICTOR HUGO*
Cependant, depuis 1 869, la santé de Paul Huet donnait par
instants de sérieuses inquiétudes à ses amis. Madame de
Lamartine écrivait alors à M. Charles Alexandre :
Hier j'ai manqué quelqu'un que j'aurais voulu voir, c'est Fromentin.
Nous voyons beaucoup ce pauvre M. Huet, bien souffrant. M. de
Lamartine vient d'aller chez lui avec Valentine*.
Et lui-même s*apitoyait fort sur son état :
Ne pouvoir plus mettre sur la toile les quelques pensées que j'ai
encore vives et claires dans le cerveau, j'ai peine à m'habituer à
cette idée. Deux années de souffrance m'ont rendu bien timide et
craintif, et, outre le besoin que j'aurais de travailler pour les miens,
ce n'est pas là tout à fait vivre pour un artiste. Ne vous étonnez
donc pas si quelquefois déjà je vous ai écrit des phrases découragées...
Vous me parlez de la gloire en noble et bon langage. Vous devriez
me dire votre opinion sèir cette divinité douteuse que j'aime tant,
inglorius que je suis et surtout ne sachant pas ce qu'elle est... Songez
combien il y a longtemps que je lutte et si personne a mis plus
d'obstination que moi dans cette vie de bouchon de liège toujours
renfoncé et toujours à la surface*.
Mais il y avait chez lui un tel ressort, un tel besoin de faire
mieux, de se surpasser dans des œuvres nouvelles, qu'il
finissait toujours par vaincre la maladie. Une seule chose le
mettait hors de lui, c'était Finjustice. Chevalier de la Légion
d'honneur depuis i84i» il avait compté sur l'Exposition uni-
verselle de 1867 pour obtenir la rosette d'officier. On lui fit la
I. Lettre inédite.
i. Charles Alexandre : Madame de Lamartine, p. 241.
3. Lettre du 16 septembre 1859, publiée par Ernest Chesnean dans le
Constitutionnel du 10 février 1869.
782 LA REVDE DE PARIS
cruelle injure de n'accrocher que la moitié de» tableaux qu'on
lui avait demandés, et, s'il eut une première médaille, ce fui
grâce à Taj^oint des voix des artistes étrangers. L'adminis-
tration ne lui pardonnait pas ses opinions républicaines. Elle
ne lui pardonnait pas davantage d'avoir été le [»x>fesseur de
dessin de la duchesse d'Orléans S car, en ce temps-là, les
républicains et les orléanistes, faisant cause commune, étaient
traités sur le même pied, c'est-à-dire en ennemis.
Plusieurs fois, à la suite d'une commande de huit panneaux
que lui avait donnée en i858, im modeste fabricant de
Normandie^, Huet, qui regrettait maintenant de n'avoir pas
fait un peu de décor, sentant bien que la peinture décorative
aurait élargi et épuré ses facultés naturelles, avait souhaité
qu'on lui confiât la décoration d'une chapelle. Un jour, même,
comme M. de iNieuwerkerke avait l'air de lui vouloir quelque
bien, il lui avait exprimé timidement ce noble désir. Mais ce
n'était pas cela qu'on espérait de lui. M. de Nieuwerkerke lui
donna à entendre que, sur un simple mot de sa part, il serait
heureux de changer en rosette le ruban rouge qu'il portait à la
boutonnière. Ce mot-là, Paul Huet ne sut pas le dire, et par
(( sa fierté maladroite », comme il en convenait lui-même', il
1. C'est à la suite de TExposition de 1887 où Paul Huet avait envoyé sa
grande eau-forte des Eaux de Royat^ que le duc d'Orléans chargea le peintre
de Téducation artistique de la princesse. Les relations de Paul Huet avec
Michelet datent de là : — on sait que Michelet fut le professeur d'histoire
de la princesse Clémenlii^e, jusqu'en 1843, date de son mariage avec le
prince de Saxe-Cobourg-Gotha,
2. Ces huit panneaux décoratifs sont aujourd'hui en la possession de
M. René-Paul Huet, qui s'en est rendu acquéreur, après nne chasse de plu-
sieurs années traversée d'incidents comiques.
Quand ils furent exposés, Delacroix écrivait à son ami :
Ca mercredi [mai 1859]
...Voilà bien des paroles pour une affaire d'intérêt. Ce qui m'a charmé dans votre
lettre, c'est d*y voir votre partialité pour moi, qui me flatte et qui m'honore
encore plus.
Je n'ai pas encore osé aller au Salon, par la crainte de m'y voir : de sorte que
je ne peux pas vous parler de vos panneaux. L*effet m'en a suivi longtemps après
la visite que je leur fis chez vous Tété dernier. Je ne doute pas qu'on ne les
estime à leur valeur, c'est-à-dire très haut.
Je vous serre bien la main en attendant le plaisir de vous voir,
E. DELACROIX
(Lettre inédite.)
3. Philippe Burty : Notice biographique et critique de Paul Huet suivie
du catalogue de ses œuvres (Paris, 1869).
PALL HUET jSi
indisposa contre lui le directeur des Beaux-Arts, le seul homme
de Fadministration qui ne loi fût pas hostile. Et voilà pourquoi
son nom fut rayé de la liste des officiers de la Légion d'hon-
neur, lors de l'Exposition universelle. U en fut d'aiutant plus
mortifié, que, de tous les c6tés, on l'assurait qu'il faisait partie
de la promotion. Comme il s'en plaignait à Sainte-Beuve,
celui-ci, qui était sénateur et jouissait d'un grand crédit auprès
du prince Napoléon et de la princesse Mathilde,. lui écrivit en
manière de consolation : .
Ce 9 septembre 1867.
Mais, mon cher ami, Je ne sais rien de plus que tout le monde. II
est à croire que vous étiez sur cette liste, mais on aura fait comme
toujours des radiations, et au dernier moment L'accident de
Th. Rousseau. aura été cause qu'il l'aura emporté sur vous. Au fait,
mon cher ami, laissez-moi vous le dire, qu'est-ce que tout cek vous
fait? Vous êtes classé dès longtemps aux yeux des juges, vous êtes
un des pères de la renaissance naturelle du paysage; nul n'en a
conçu aussi largement que vous l'esprit, la poésie, la vie; d'autres
ont pu réussir et exceller dans des parties et dans des coins de
paysage, mais Tànie de la nature, qui donc Ta saisie et comprise
comme vous? Voilà votre titre tracé en vingt pages qui défient la
comparaison. A votre place, j'enverrais promener toutes ces^ bêtises,
et je me concentrerais à recueillir mon œuvre sous quelque forme
qui la rende commodément visible et qui la vulgarise : par exemple,
pourquoi ne feriez-vous pas des gravures, comme vous les savez faire,
de vos principaux paysages, par ordre de date et d'exposition depuis
le Château d'Arqués et avant? Vous trouveriez une plume d'un ami
pour mettre en tète quelques lignes d'introduction, s'il en était besoin,
et le contemporain, l'ami, l'émule d'Eugène Delacroix pourrait
dormir sur les deux oreilles : il serait vengé.
Bien à vous,
SAINTE-BEUVE*
Cette lettre produisit Tefl^et que Sainte-Beuve en attendait.
Huet suivit son conseil et se remit à travailler Teau-forte
qu'il avait restaurée en France avec Eugène Delacroix et qui
lui avait valu, en i834 et en iSSy, un éclatant succès. Mais il
était trop tard : la maladie lui arracha l'outil de la main, au
moment où il terminait la gravure du Cavalier. Cette eau-
forte de son premier tableau est peut-être ce qu'il a fait do
I. Lettre inédite.
784 LA REVUE DE PARIS
mieux en ce genre, comme sa dernière toile, de Ta vis des
connaisseurs, est la plus parfaite de toutes. Il l'acheva le jour
même où il tomba frappé d'apoplexie. G'éiait le 9 janvier 1869.
La veille au soir, il était assis au coin du feu de Sainte-Beuve,
causant, non sans quelque ombre de tristesse» de toutes ces
choses qui leur étaient communes et chères, idées dC d'art et de
philosophie sociale, souvenirs du passé, perspectives un peu
sombres et voilées de l'avenir* ».
Cette mort foudroyante fit une impression profonde dans
le monde des artistes, car, ainsi que l'écrivait Michelet, Paul
Huet (( était plus qu'un pinceau, c'était une âme, un charmant
esprit, un cœur tendre * », — et Sainte-Beuve ajoutait : <( un
cœur orné des plus douces vertus' ».
Un mois après, Victor Hugo adressait au fils de Paul Huet
cette lettre émouvante :
IJauteville-House, 7 février 1869.
J'ai été comme vous, monsieur, durement atteint, et pleurer m*est
facile. Du reste, je suis accoutumé à cet hiver de l'âme qu'on
appelle la douleur; dix-sept ans d'exil, c'est dix-sept ans de deuil,
l'exil n'est autre chose qu'un veuvage. J'aimais votre père. Nos deux
jeunesses s'étaient rencontrées et j'avais vu l'aube de son talent qui a
été, dans son art spécial, comme un jour nouveau.
Faire vrai, c'est créer. Paul Huet a fait vrai, de là sa puis^nce. Il
a compris la nature comme il faut la comprendre, empreinte de
réalité et pénétrée d'idéal. Oui, je le pleure. C'était en même temps
un noble et ferme caractère. Vous êtes son digne fils, je le sais. Je
vous serre la main.
VICTOR HUGO*
Heureux ceux qui partent en laissant à ceux qui restent un
pareil souvenir I
LlSON SJ^GHÉ
I. Sainte-Beuve. — Portraits contemporains f t. II, p. a43:
*2. Le journal le Temps^ du 12 janvier 1869.
3. Portraits contemporains^ t. Il, p. a43.
4. Lettre inédite.
LA VOIE DU MAL'
XII
Les quinze jours s^écoulèrent. Francesco fréquentait la
maison de Maria, faisait souvent des promenades avec le père,
ne manquait pas une occasion de passer dans la rue. Il était
vraiment amoureux, tout le monde s'en apercevait, et il ne
cherchait pas à le cacher.
Après ces quinze jours, Maria en demanda huit autres pour
prendre une décision.
— Encore I — dit Francesco, presque offensé. — Mais c'est
un martyre !
Il crut que Maria le tourmentait ainsi pour éprouver son
amour, et il se résigna à attendre, de plus en plus impatient.
Déjà les cadeaux pleuvaient de la maison Rosana dans la
maison Noina; presque chaque jour, les voisines et le cabare-
tier voyaient arriver une femme de service qui portait sur sa
tête une corbeille soigneusement recouverte d'une serviette
blanche.
— C'est sans doute une corbeille de fruits, — disait le caba-
retier, en chassant les mouches de sa chétive boutique.
— Non : ce sont plutôt des biscuits saupoudrés de sucre I
répondait une voisine, de la porte d'en face.
— Parions-nous ?
I. Published /une fifteenth^ nineteen kundred and eight. Privilège of
copyright in ihe United States reserved under the Act approved Marck
third, nineteen kundred and five, bjr la revur db paris.
Voir la Bévue des i5 mai et i" juin.
i5 Juin 1908. 8
786 LÀ REVUE DE PARIS
— Quel dommage que Pietro ne soit pas au pays ! 11 aurait
pu nous dire quelque chose. Car, en somme, on ne sait rien;
on ne sait pas même si le mariage est résolu.
— Maria a demandé un mois pour prendre une décision !
affirmait le cabaretier, qui paraissait très bien informé. On ne
comprend pas pourquoi cette fille hésite. Mais je veux lui
parler à ce propos. . .
Un jour, en effet, comme il était entré chez les Noina pour
acheter une mesure de grain, il demanda à la jeune fille :
— Eh bien, Zia Maria, quand vous mariez-vous.^
— Dieu seul le sait.
— Dieu seul.^ Mais vous aussi, ce me semble, vous devriez
le savoir. Francesco Rosana se consume en attendant votre
réponse.
— Comment avez-vous appris cela? — interrogea l'autre ,
étonnée.
— C'est un oiseau qui me l'a dit... Les oiseaux même le
savent. 11 n'est personne qui ne connaisse le secret... Mesurez
bien le grain, Zia!
Elle pensait à Pietro, qui se trouvait alors dans la vigne.
Connaissait-il la nouvelle.»^ Une crainte involontaire l'assaillit.
— Non, non, — répondit-elle en versant le grain poudreux
dans le sac du cabaretier. — Je ne me marie pas, je ne me
marierai jamais. Les gens bavardent; mais il n'y a rien...
— Qui voulez-vous donc pour mari, si Francesco Rosana ne
vous plaît point .^ Un garçon si riche, si sympathique, si aimable !
On le prendrait pour un gentilhomme habillé en paysan.
Et le Toscan se mit à flatter la jeune fille :
— Un garçon digne de vous, Zia! Vous feriez un si beau
couple!... Allons, décidez-vous, décidez-vous!
Tous les voisins, spécialement les jeunes femmes, tenaient
le même langage ; ils louaient sans cesse Francesco et ils con-
seillaient à Maria de l'accepter pour époux.
Cependant Pietro, après avoir achevé son année de service»
venait de renouveler son engagement pour une autre année.
Maria avait bien essayé de persuader à Zio Nicola de ne pas le
renouveler, cet engagement; mais celui-ci l'avait toisée avec
surprise et dédain :
LA VOIE Dt* MAL 787
— Que les femmes sont soties! Toutes sans exception!
Pourquoi veux-tu que je congédie ce domestique? Où en
trouverai-je un qui le vaille? C'est une perle, ce Pietro
Bènu!... En vérité, tu es comme celui qui cherchait du pain
meilleur que le pain de froment ! . . .
Pietro travaillfidt dans la vigne, et il rêvait. Quelques bruits
vagues, relatifs aux fiançailles possibles de Maria, étaient
arrivés jusqu'à lui; mais déjà, en d'autres circonstances, il
avait entendu des commérages et de fausses nouvelles au
sujet du mariage de Francesco et de sa jeune maîtresse, et il
ne croyait plus à rien. 11 était aveugle et sourd; il ne vivait que
de sa passion^ loin du monde réel, comme relégué dans une île
de songes. Le temps était doux, serein; la vendange mûrissait,
au pied de la montagne poudreuse sur les pentes de laquelle
les lentisques, brûlés par quelque incendie, ressemblaient à
des taches de rouille. *
Pietro regardait à chaque instant là-haut, vers la grande
route, dans Tespérance de voir arriver Maria. Mais Maria ne
pensait à lui qu'avec haine. Pourquoi ce domestique s'était-il
fait aimer? Pourquoi s'était-il mis sur son chemin comme
un obstacle qu'il fallait franchir, non sans péril?
Toutefois il n'était pas rare non plus que le souvenir des
yeux et des baisers du pauvre domestique suffit pour retourner
la rancune de Maria contre Francesco. Ce souvenir éveillait
en elle un tumulte de passion et de remords, l'enchaînait au
passé, la faisait pleurer d'angoisse et de désir. Mais ensuite
une voisine, venue pour acheter de l'orge, du froment ou des
amandes, contemplait la jeune propriétaire avec un sourire
servile et lui disait :
— L'as-tu vu passer? Vraiment il fait peine! Il n'a plus
que la peau et les os... Ma parole, tu es plus dure que ces
amandes; tu as le cœur noir, toi!... Et dire qu'il est si riche,
si aimable! Le plus beau garçon de Nuoro, le mieux vêtu!...
Prends garde d'avoir à te repentir, Maria !
Et elle retombait dans ses rêves ambitieux. . .
Vint le temps de la vendange. Pietro rentra au pays et
obtint avec difficulté de Maria un entretien nocturne.
— Je suis malade, — lui dit-elle. — J'ai la fièvre. Sens
comme je suis brûlante. J'ai peur de mourir.
788 LA REVUE DE PARIS
Effectivement elle était brûlante, elle avait la face pâle et
elle tremblait. Pietro ne la retint qu'une minute, puis il la
pria lui-même de se retirer, de se coucher, de se soigner.
Elle fit quelques pas, en chancelant ; et, lorsqu'elle fut près de
la porte, elle se retourna et lui dit :
— Pietro, il faut que nous soyons prudents... Ces jours-ci,
j'ai refusé un bon parti, et mes parents soupçonnent que j'ai
une passion dans le cœur... Seras-tu prudent? Feras-tu tout
ce que je voudrai.^
— Tout, mon cœur, tout I Ordonne-moi de me jeter dans le
feu, OTdonne-moi de me couper les poignets...
— Moins que cela, beaucoup moins... Ce que je voudrais,
c'est que tu ne cherches plus à ro^ voir et à me parier si souvent.
— Ta volonté sera faite! — s'écria-t-il, exalté.
Il avait grande envie de lui demander qui était ce a bon -
parti )) qu'elle avait refusé ; mais il pensa que c'était Francesco
Rosana, et il n'osa pas la retenir davantage. Elle avait la
fièvre, la pauvrette!
11 la suivit des yeux pendant qu'elle traversait la cour
éclairée par la lune,, et il crut remarquer qu'elle pleurait.
* *
Par une secrète suggestion de Maria, Zia Luisa fit partir
Pietro tout de suite après la vendange. Comme l'année pré-
cédente, il fut envoyé sur le haut plateau, pour les semailles.
Son chariot était chargé de semences et de provisions; le
soc neuf brillait à la pointe de la charrue. Il se mit en route,
un soir d'octobre doux et tiède, au clair de lune, sans avoir
pu embrasser Maria. 11 palpitait d'amour et de tristesse. Non,
non, elle n'était plus la même : elle était souffrante, malheu-
reuse, très changée. Et tout cela à cause de lui, à cause de lui!
Ah ! il s'en était bien aperçu : son père et sa mère la traitaient
avec une froideur dédaigneuse, parce qu'elle ne voulait pas
accueillir la demande en mariage de Francesco Rosana.
« C'est par crainte de ses parents, — se disait-il, — qu'elle
n'a pas voulu me permettre de la voir de nuit. Et je vais être
parti si longtemps l »
LA VOIE DU MAL 789
Non, îl ne pouvait pas la quitter ainsi I II fît halte dans un
enclos; il recommanda à un paysan son char et ses bœufs;
il attacha son chien, pour n'être pas suivi, et il retourna en
arrière. Il marchait presque sans savoir ce qu'il faisait, comme
un somnambule, sous l'impulsion d'une force mystérieuse.
Son cœur battait d'amour «t d'anxiété. Il rôda prudemment
autour de la maison de ses maîtres, vit que Zio Nicola était
au cabaret, frappa ehfin à la porte cochère. Ce fut Maria qui
vint ouvrir.
— Toi, Pietrol — s'écria-t-elle, effrayée. — Pourquoi es-tu
revenu?
— Je ne pouvais pas... m'en aller de cette façon, —
népondit-il, haletant et frémissant. — Pardonne-moi, je ne
pouvais pas... Je suis revenu pour te parler... Dis-moi ce
qui se passe. Maria, dis-4e-moi tout de suite... Dis-moi ce que
tu as. Dis-moi la raison pour laquelle il est impossiMe que
nous nous voyions comme auparavant. . .
Il suppHait, il défaillait, il paraissait sur le point de tomber
mort aux pieds de Maria. Et elle le regardait, tremblante de
peur et de compassion. Ahl oui, ce pauvre serviteur l'aimait,
l'aimait plus que ne l'aimait le riche propriétaire! Mais qu'y
pouvait-elle?... Pendant un instant, elle eut l'idée généreuse
de révéler à Pietro toute la vérité; mais le courage lui
manqua. Elle mentit encore, elle mentit toujours.
— Mais tu ne sais donc pas, — lui dit-elle d'une Toix
douce, — tu ne sais donc pas que mes parents me surveillent?
Ne te Tai-je pas déjà dit?... J'ai refusé plus d'une proposition
de mariage, et ils se doutent que j'aime quelqu'un... que je
t'aime... Va-t'en, Pietro I Sois prudent! Ne me fais pas souffrir!
— Non, jamais je ne te ferai souffrir 1 — protesta-t-il avec
passion. — Mais j'ai besoin de te voir quelquefois; j'ai besoin
de toi comme du pain et de l'eau... Me permets-tu de revenir
de temps à autre. Mariai
— Non, non, jamais en cachette!... Sois bon, Pietro! Ne
me fais pas souffrir!... Et maintenant, va-t'en, va-t'en?
Elle le poussait vers la porte, craignant tout de bon qu'on
ne les surprit; mais il ne pouvait pas s'éloigner, il ne pouvait
pas bouger. 11 aurait voulu être mort; il sentait un grand
malheur suspendu sur sa tête.
79^ LA REVUE DE PARIS
— Permets que je reste au moins cette fois, Maria! 11 y a
si longtemps I . . .
Et, avec une ardeur folle, il Tétreignit contre son cœur, la
baisa sur les lèvres avec Tavidité d'un affamé. Elle ne put
résister; elle lui rendit ses baisers, pleura désespérément; et
ainsi leurs embrassements furent souillés par les larmes de la
trahison.
Depuis deux semaines environ, Pietro avait repris posses-
sion du haut plateau et il travaillait avec diligence.
Un soir, dans les premiers jours de novembre, un jeune
paysan de Nuoro, qui passait par là, lui apporta un panier de
provisions. Pietro l'invita à entrer dans la cabane, à se reposer
près du feu ; et Malafede lui-même, rôdant autour du voyageur,
flairait ses vêtements et lui léchait les mains. Mais le jeune
paysan, qui était pressé de partir, s'arrêta sur le seuil de la
cabane, tendit le panier et prit congé.
— Donne-moi au moins des nouvelles de mes maîtres, —
lui dit Pietro.
— Maria s'est enfin décidée à se fiancer avec Francesco
Rosana... Le Toscan prétend que c'est lui quia réussi à la con-
vaincre! — répondit l'autre en riant.
— Qu'est-ce que tu me racontes là.^ — s'écria Pietro en
s'élançant avec une sorte de violence contre le paysan.
— Comment? tu ne savais pas?...
Ces paroles entrèrent dans le crâne de Pietro comme un
coup de hache. Pendant une seconde, il eut les lèvres gelées,
aussi pesantes que du marbre ; ses yeux crurent voir un
monstre qui fondait sur lui. Mais aussitôt il se rendit maître
de ce vertige.
— Allons donc ! — reprit-il, en aflectaqt de rire très fort, —
ce n'est pas possible. Tu te trompes. Maria a refusé Fran-
cesco : elle me l'a dit, à moi-même.
L'autre, qui avait hâte de s'en aller, ne vit pas que, dans la
pénombre, le visage de Pietro se décomposait, et il répondit
tranquillement :
— Que te dirai-je?Ce qui est certain, c'est que Francesco
LA VOIE DU MAL 79I
Rosana vient chaque soir faire visite à Maria et qu'il lui
envoie presque tous les jours des cadeaux. Les parents lui
ont accordé Y entrée,.. D'ailleurs, que nous importe? Adieu.
Amuse-toi bien !
Le passant se retirait; mais Pietro siffla pour le rappeler.
— Ecoute I J'oubliais quelque chose... J'ai l'intention de me
rendre ce soir à Nuoro, pour une afiwre personnelle. Si Zia
Luisa t'interroge, tu lui diras que j'étais déjà parti quand tu as
passé. De cette façon, je pourrai prétendre que je suis revenu
pour renouveler mes provisions de vivres. As-tu compris?
— Entendu ! Bonsoir.
Pietro se mit en chemin, plus sombre et plus triste que la
nuit. Pourquoi s'en allait-il? où allait-il? que ferait-il? Il n'en
savait rien, mais il allait. Il allait comme le bélier qui, poussé
par le prurit de son front vermineux, va le frapper contre une
pierre, contre un tronc d'arbre, contre un objet quelconque.
Il avait besoin de marcher, de voir, de poursuivre une certitude
qui aggraverait son mal.
Il chemina ainsi, un bon bout de route. Ses tempes battaient;
il croyait entendre un galop de chevaux sur un sol pierreux ;
il voyait de grandes taches violettes voltiger dans l'air froid
de la nuit. Mais, peu à peu, il rentra en lui-même. Il regarda
le ciel, pour deviner l'heure d'après le cours des étoiles; il
aperçut Jupiter, vert et brillant, assez bas sur l'horizon cris-
tallin, et il pensa :
« Il doit être sept heures. Dans une heure et demie, je serai
là-bas. C'est aujourd'hui samedi. Si la nouvelle est vraie,
Francesco Rosana sera encore à la maison quand j'arriverai...
Si je l'y trouve, je me jette sur lui et je l'égorgé... Mais non.
Maria ne l'aime pas, ne veut pas de lui. Il est impossible qu'elle
me trahisse comme Judas a trahi le Christ. C'est sa famille qui
lui a imposé ces fiançailles ; et elle, timide, peureuse, elle a cédé.
Comme elle doit soufl*rir ! . . . Qui sait?. . . c'est peut-être elle qui
m'a fait donner cet avis, et, en ce moment elle m'attend... »
Plus il avançait, plus le soupçon de la trahison s'aff*aiblis-
sait dans son âme éperdue. Les souvenirs, en file serrée,
repassaient dans son esprit; chaque regard, chaque promesse,
chaque parole de Maria se représentait à sa mémoire et y éveil-
lait un sentiment de profonde tendresse.
79^ L^ RfeVUË l>fi PARIS
En moins de deux heures, il remonta la vallée. Il courait, il
haletait, il était fou. Il lui semblait qu'il se hâtait «vers un lieu
de péril^.pour sauver Maria d'un incendie, pour l'arracher à
un destin abominable. Il tendait les bras en avant, serrait les
poings, comme pour mesurer sa force et se préparer à la lutte
prochaine contre un ennemi inconnu. Tous les instincts de
l'homme primitif ressuscitaient en lui :
« Je le tuerai, je Tégorgerai, je le jetiemi par terre comme
un arbre brisé par l'oumgan ! . . , Oui, je le tuerai I je le tuerai I »
Il se répéta longtemps ces mots k lui-même; il lui sem-
blait qu'il les hurlait et qu'il les entendait répétés par le
bruit de ses pas, par le battement de ses tempes, par les vio-
lentes pulsations de son cœur et de sa gorge. Et, plus il appro-
chait de Nuoi>ô> plus il isentait croître sa haine contre Fran-
cesco, plus Maria lui apparaissait comme une victime.
Parvenu à la petite église de « la Solitude », il s'arrêta brus-
quement, ressaisi tout à coup par la réalité. Là, devant lui,
Nuoro étalait ses maisonnettes noires et silencieuses; quel-
ques lanternes rouges brillaient dans les ténèbres ; une cloche ,
annonçait le couvre-feu, — l'heure du sommeil, du repos et
des crimes.
« Où vais-je? » se demanda Pietro. Un souffle de vent, des-
cendu de rOrthobene sinistre, tomba sur ses épaules, y refroi-
<Ut la sueur, l'enveloppa tout entier comme d'un funèbre lin-
ceul... Oui, où allait-il.»^ Dans quelques instants, il serait arrivé,
rentrerait sous le toit de ses maîtres. Peut-^tre Francesco
Rosana était-il déjà parti ; mais, s'il était encore là, que ferait
le pauvre domestique? Eh bien, il saluerait, et ce serait tout.. .
K Non, — se dit-il, en reprenant sa marche, -"je ne veux
pas rentrer tout de suite. J'épierai, et, lorsque j'aurai vu sortir
cette ordure, j'essaierai de pénétrer en cachette dans la maison
et de parler à Maria. . . Il faut d'abord que nous nous concer-
tions ensemble ; je verrai ensuite ce qu'il conviendra de fwre. »
Mais tout à coup il entendit derrière lui une respiration
haletante, un soufflé presque humain ; et, avant même qu'il eût
le temps de se retourner, Malafede le rejoignit et le devança.
— Boni voilà le chien I — dit Pietro à haute voix. —
Comment faire, à présentP
Il jura, il siffla; mais le chien, tout frémissant de joie et de
LA VOIE DU MAL 798
fatigue, courait droit vers le pays. Alors Pietro pensa qu'il
serait préférable d entrer tout de suite à la maison. Mais, à
mesure qu'il approchait davantage, son cœur se remettait
à battre très fort et les pensées se confondaient dans son
esprit,
« Si je le trouve là, je le tuerai, je me jetterai sur lui comme
un chien enragé, — se disait-il; — mieux vaut Tattendre
dehors : je ne veux pas me perdre» non!,., car Maria, j'en
suis certain, m'aime encore... Il faut que je me domine, que
je me vainque... par amour pour elle... >
Devant la maison de ses maîtres, il s'arrêta, Malafede grat-
tait à la porte et gémissait : Pietro le saisit par le collier,
l'entraîna jusqu'à l'angle du mur. Le chien se débattait, aboyait ;
et Pietro, courbé, anxieux, le suppliait de se taire :
— Tais-toi, que diable I .. , Sois sage, tais-toi I
Subitement, un carré de lumière rougeâtre s'abattit sûr le
chemin, devant la porte qui s'ouvrait; et un homme sortit,
s'attarda un instant, finit de dire quelque chose, prit congé :
— Bonsoir, Marra,
— Bonsoir, Francesco.
Pietro se sentit mourir. Le chien lui échappa des mains.
Lui-même se leva, s'approcha, s'arrêta dans le carré de
lumière et vit comme en rêve la personne de Maria. Elle
tenait à la main une chandelle. A l'aspect de Pietro, elle pâlit,
le regarda, épouvantée. Mais déjà le chien était à la cuisine,
et Zio Mcola se montrait sur la porte, criant :
— Malafede est ici! Qu'est-ce que cela veut dire,»*... Ah!
tu y es aussi, mon brave?
Pietro ne l'entendit pas : il considérait Maria, et Maria
s'écartait de la porte cochère. Pas un mot ne fut échangé
entre eux ; mais Pietro comprit que tout était fini pour lui. Il
entra dans la cour, referma la porte cochère.
— Bonne nuit, - — dit-il en s'avançant vers la maison. —
Vous ne m'attendiez pas, j'en suis sûr!
Maria ne douta point qu'il disait cela pour eU<e, et la peur
la prit. Instinctivement, elle éteignit la lumière et elle se
réfugia dans la cuisine^ derrière Zio iNicola, Pietro ne lui
adressa plus un regard. Il s'approcha, s'assit près du feu, dans
le. coin où il avait passé tant d'heures heureuses, sur l'esca-
"794 ^^ REVUE DE PARIS
beau que venait peut-être de quitter son rival. Il éprouvait
un besoin féroce de hurler, de briser, de saccager tout ce
qui l'entourait ; il aurait voulu prendre dans Tâtre un tison
ardent, Tagiter furieusement, mettre le feu partout, périr
avec tous |f s autres dans cet incendie allumé par la haine et le
désespoir. Mais il ne remua pas une main, ne leva pas les '
yeux : la douleur le paralysait.
— Tu ressembles à un cadavre, — lui dit Zia Luisa» en
l'examinant avec moins d'indifférence que d'habitude. —
Est-ce que tu es malade P
— Oui, je suis malade. C'est pour cela que je suis revenu.
J'ai la fièvre... Donnez-moi de la quinine, et je repartirai tout
de suite.
— Tu as bien fait de revenir. Mais, puisque tu es ici, repose-
toi; tu repartiras demain matin... Je vais te donner de la qui-
nine; justement, j'en ai acheté une fiole. Maria aussi a eu la
fièvre.
<( Elle aussi! » pensa Pietro. Et il leva les yeux, regarda
autour de lui. Rien n'était changé ; toujours les mêmes figures :
Zia Luisa filant, Zio Nicola serrant son bâton entre ses jambes.
Maria qui, le dos tourné, rangeait quelques verres dans un
plateau posé sur le four. Et pourtant Pietro avait l'impres-
sion de se trouver dans un monde nouveau, dans un lieu
tragique et presque lugubre ; il lui semblait qu'il était mort,
que quelqu'un lui avait asséné sur le crâne un coup de pierre
et l'avait assommé : l'être qui maintenant vivait en lui était un
autre être, un Pietro ressuscité dans un séjour de douleur et
de mort.
— Oui, tu ressembles à un cadavre, — répéta Zia Luisa. —
Prends tout de suite un peu de quinine... Et tu dois aussi
avoir faim*
— Non, je n'ai pas faim : je vous dis que j'ai la fièvre.
— Une fièvre d'amour! — fit Zio Nicola, en frappant à
petits coups sur la pomme de son bâton avec une tabatière de
corne que bouchait un morceau de liège.
— Je vous dis que j'ai la fièvre! — repartit Pietro, irrité.
— Holà! mon beau garçon, — répliqua le maître, — il
me semble que tu as aussi le délire. Ne crie pas si fort. Puisque
tu as la fièvre, couche-toi... Mais, pourtant, tu boiras bien un
LA VOIE DU MAL 796
verre de vin, je suppose? Allons, Maria, donne-nous à boire...
Et montre-nous donc un peu ton visage I On dirait que tu vois
encore dans le fond du verre que tu tiens la face de Francesco
Rosana.
Maria s'écarta de la table, mais elle ne se retourna pas.
Alors Pietro aperçut les verres dans l'un desquels devait avoir
bu Francesco ; et il repoussa avec horreur celui que Maria vint
lentement lui offrir. Son cœur se brisait; il aurait donné tout
le reste de sa vie pour être seul avec Maria et pour obtenir de
la jeune fille l'explication de ce qui lui paraissait être un
abominable mystère. Mais elle présenta le verre à Zio jNicola;
et ensuite elle s'éloigna d'eux, fit le tour de la cuisine, sortit,
ne revint plus.
(( Elle a peur de moi, — se dit Pietro. — Pourquoi a-t-elle
peur.^ jN'ai-je pas juré que jamais je ne lui ferais de mal?...
Elle est lâche; oui, elle est lâche, très lâche! Mais je l'aime
plus que moi-même, et, si elle me demandait pardon. . . » Quand
il pensait à elle, il se sentait faible comme un enfant.
Tout à coup, il réentendit un bourdonnement dans sa tête ;
un feu lui monta à la face; un nuage rouge passa devant ses
yeux. Tuer! tuer! Il fallait tuer quelqu'un, il fallait boire du
sang humain, pour étancher la soif terrible qui lui brûlait la
gorge.
(( Cette nuit, j'étrangle Zio Nioola, ce sanglier rouge, cet
imbécile!... »
Quand Zia Luisa se fut retirée, le maitre toucha légèrement
avec son bâton l'épaule du domestique.
Pietro tressaillit, parut sortir d'un rêve :
— Qu'y a-t-il?
— De bonnes nouvelles, — répondit Zio INicola, d'une voix
goguenarde. — Je vais te raconter la chose.
11 déploya un grand mouchoir bleu, le secoua, puis il se
moucha bruyamment.
— Oui, de bonnes nouvelles ; ou, du moins, on le prétend... .
Est-ce que tu prends du tabac, Pietro Benu?... Non? Tant pis
pour toi!... Moi, j'ai commencé à en prendre : je me fais
vieux, (i'est un mal sans remède!... Donc, ma fille épouse
Francesco Rosana.
Pietro écoutait en silence. Les dernières paroles de son
796 .LA RBYUE DE PARIS
maître le frappèrent oomioe vm. 'gourdin. Hélas I jnsqu'à ce
moment, il avait encore e«péré qu'il se trompait.
— Pourquoi i'épouse-t-elle? — continua Zio Nicola. — Elle
aurait pu attendre, elle aurait pu épouser un beau garçon.
Mais, aujourd'hui, crois-moi, les femmes préfèrent les kommes
laids. . . Tu «s un beau garçon, toi, par exemple ; mais ne va pas
t'imaginer que tu plairas aux femmes. Ces temps-là sont passés,
mon ami. Le coucou ne cfeante plus... Zia Luisa veut de lui.
Maria veut de lui, tout le monde veut de lui. . . .
— De qui veut-on?
— De qui? Est-ce que tu es sourd? W ai-je pas nommé
Francesco Rosana? Un garçon riche, un faiseur d'embarras,
un conseiller municipal I . . . Il est certain que Maria aurait pu
épouser un bourgeois, un médecin, un avocat; mais les avo-
cats, à ce que prét^id Zia Luisa, sont des gueux... Or sais-tu
qui a fait ia demande en mariage? Devine...
Pietro releva la tête, fit son habituel geste de dédain.
— Le maire, mon beau garçon ; le maire en chair et en
osl — annonça Zio Nicola, qui voulait être ironique, mais
qui ne réussissait pas à cacher une satisfaction vaniteuse.
Et il ôta son bonnet, puis le remit un peu de travers sur sa
grosse telle ébouriffée.
— Fort bieni — continua- t-il.. — Nous ferons comme vous
voulez. Il y a des sous, chez les Rosana. EH Maria m'a l'air
d'être faite tout exprès pour compter des sous 1
— On dit pourtant... — commença Pietro.
Mais il fit son geste de dédain et s'interrompit.
— On dit?... Qu'est-ce qu'çn dit?... Réponds! Qu'est-ce
qu'on dit?
— On dit que Maria n'aime pas Francesco...
— Elle n'aime pas Francesco? Ehl qui peut le savoir?...
Les femmes, je te le répète, ne sont plus amoareuscs. . .
D'ailleurs, personne ne la contraint. C'est elle qui vctut de lui,
c'est elle qui a fait son choix. Quant à moi, jfe «'ai pas même
essayé d'exprin^er mon opinion.
« Tout est bien fini I » — se dit Pietro. L'accent sincère et les
con'fidences du maître lui montraient ies choses dans leur laide
réalité : Maria l'avait trahi de son plein gré, et, sans doute, il y
avait longtemps qu'elle couvait cette trahison 1 Elle l'avait trahi
LA VOIE DU MAL J^'J
en lui doimant des baisers, comme Judas avait trahi Jésus.
Oui. tout était kien fini I
Demeuré seul, Pietro se lirni Ithrement à sa rage et
à son désespoir. Il sortit dans la cour> s'approcha de FescaUei,
il rôda de côté et d'autre, épiant k moyen d'arriver jusqu'à
la chambre de Maria. Mais c'était impossible ; tout était clo6,
tout, était silenciexix. Par-dessus le mur de la cour, une étoile
verdâtre,. aussi lumineuse qu'une petite lune, peut-être la
même qui avait accompagné de ses rayons la course folle de
Pietro à travers la vallée de Marreri, scintillait et semblait
rire de lui et de ses fureurs.
n rentra dans la cuisine et il se jeta par terre. Les souve-
nirs l'oppressaient, le suffoquaient. Ici, ici, près du foyer
sacré, devant ce feu qui semblait vivre, Maria lui avait donné
ses lèvres, lui avait promis d'être fidèle, s'était pâmée dans ses
bras. Comment tout cela pouvait-il s'être évanoui .^^ Pietro, les
yeux fermés, croyait entendre encore la voix chuchotante de
la jeune fille, sentir encore la chère main se poser sur la
sienne. Tout le reste n'était-îl pas un cruel cauchemar P.. .
Mais soudain la voix changeait, devenait celle d'un homme ;
et le riva) était là, assis devant le feu, avec un sourire de sar-
casme qui lui soulevait la lèvre supérieure, tandis que l'ombre
de son profil aquilin s'agitait sur la muraille comme le profil
d'un oiseau de proie.
D'autres visions encore se présentaient, hostiles. C'était
Zia Luisa qui riait de joie, et ce rire insolite avait quelque
chose de lugubre et presque d'obscène, tandis que son rouet
tournait avec un mystérieux grincement, pareil à celui d'une
porte rouillée, ouverte avec lenteur; c'était Zio Nicola qui
racontait ses anciennes aventures d'amour, sans épargner les
détails scabreux, et Pietro se sentait enflammé de désirs.
Puis, brusquement, tout se taisait» les figures des maîtres
disparaissaient, le feu commençait à s'éteindre ; et alors, dans
la pénombre rougeâtre, un groupe se dessinait, — celui d'un
homme et d'une femme s'étreignant, les lèvres jointes. — Ce
groupe, c'était Franceaco et Maria.
798 LA REVUE DE PARIS
1 Un léger bruit, fait dans la cour, rappela Pietro à lui-même :
(( Est-ce elle?... Ohl si elle venait, si elle me disait :
^Toat cela nest quun rêve. Me voici, je suis encore à toi... y>
EUe ne vint pas; mais cet instant d'espoir suffît pour
amollir le cœur de l'infortuné. Pourquoi se désespérer si vite?
Après tout, le mariage n'était pas célébré encore... Du reste,
quand même tout serait fini avec Maria, n'y avait-il pas
d'autres femmes dans le monde? « Je pourrai oublier. Je suis
jeune, je suis fort... » Il se rappela Sabina, repensa à tant
d'autres filles pauvres, qui auraient pu l'aimer passionnément.
Donc, à quoi bon perdre la tête pour une fille qui le trahis-
sait?
Mais ridée de la trahison irrita de nouveau sa douleur.
Maria était l'aimée, l'unique ; elle était l'air qu'il respirait,
le sang qui coulait dans ses veines, la soufirance qui le
mettait à la torture. Sans elle, rien n'existait plus, tout s'abi-
mait dans les ténèbres.
Les heures passèrent. Pietro fit sévèrement son examen de
conscience, se demanda s'il avait commis quelque faute,
quelque erreur qui justifiât la trahison. Mais non ; il n'avait
rien fait que l'aimer. Pas même dans ses moments de rage,
il n'eût assez de clairvoyance haineuse pour deviner la véri-
table raison du changement subit qui s'était opéré en Maria.
Il l'avait placée très haut, très haut, comme une étoile ; et
il n'apercevait d'elle que la splendeur.
« Elle m'abandonne parce qu'elle ne m'aime plus, — pensa-
t-il. — Elle m'abandonne parce que tout le monde a loué
devant elle Francesco Rosana; et alors elle s'est prise à
l'aimer. » Ensuite il pensa : « Francesco est laid; mais il est
instruit, il est malin, il sait parler comme un avocat. Quels
moyens de séduction, quels sortilèges de regards et de paroles
n'a-t-il pas employés pour me voler son cœur I . . . Ah ! si cette
fête du Gonare n'était pas venue ! . . . Maria est femme, et par
conséquent elle est faible. On me l'a ensorcelée, on me l'a
volée... Les assassins I Qu'ils soient tous maudits I Malheur,
malheur à eux! Malheur à Francesco Rosana, l'exécrable
faucon! Malheur à cet assassin... »
Mille projets de vengeance lui traversèrent l'âme.
(( Je regorgerai ici, ici, devant ce foyer sacré I — prononça-
LA VOIE DU MAL 799
t-il à haute voix, en étendant la main vers le feu. — Ici, le
jour des noces, avant qu'elle lui ait appartenu!... Ahl j'ai
besoin de sang et de larmes I »
Encore une fois un grondement de catastrophe retentit
dans ses oreilles, un nuage de sang passa devant ses yeux;
puis tout se tut, s'évanouit. Le souvenir des jours disparus
à jamais lui attendrit le cœur, et il éclata en sanglots.
Xlll
Le lendemain matin, il attendit en vain Maria. Zia Luisa
descendit, lui donna un paquet de quinine et le pressa de
repartir.
— Maria aussi a eu la fièvre, cette nuit. Elle n'a pas reposé
un instant.
— Fièvre d'amour! dit Pietro en se préparant au départ.
J'espère que vous me ferez revenir pour la noce.
— Oh ! pour la noce, nous ferons le pain avec k blé que tu
sèmes !
— A cette époque-là, je serai mort, — dit Pietro qui se met-
tait en route.
— Soigne-toi : tu as vraiment une vilaine mine, mon enfant!
répondit Zia Luisa, sans que son blême visage exprimât la
moindre affection pour le serviteur malade. Soigne-toi,
entends-tu? Pour travailler, il faut se porter bien...
Sur le chemin, Pietro fut repris de ses fureurs. Donc Maria
se cachait; elle était décidée à ne plus lui accorder un seul
entretien. Comment faire?
(( Je reviendrai quelquefois; mais elle se tiendra sur ses
gardes... Ah! si je savais écrire!... Quelle lettre je lui enver-
rais, écrite avec mon sang!... Mais comment faire ? comment
faire? Comment vivre? » — pensait-il, désespéré.
Il lui vint à l'esprit de se cacher dans une maison voisine et
de mander Maria.
(( Mais quelle raison donnerais-je aux voisins? D'ailleurs
elle se méfierait : elle ne viendrait pas, et, en outre, elle s'ofien-
serait de mon procédé. . . » Puis il se rappelait les paroles de
Zia Luisa : « Pour la noce, nous ferons le pain avec le blé que
800 LA. REVUE DB PARIS
tu sèmes... » Et une lueur d'espéraiice lui rassérénait lame :
« Rien ne presse. Attendons.., »
Ce fut ainsi qu'il revint au lieu de son travail, et il sema
avec amertume le blé « qui servirait à faire le pain de la
noce )>. Ah! comme il aurait voulu empoisonner la semence
ou la jeter au vent !
Les jours passèrent, lents, monotones, lugubres. I>ans les
crépuscules violets du haut plateau, la personne du serviteur
trahi se dressait de plus en plus sombre, de plus en plus dure
et noire. Lorsqu'il s'arrêtait sur quelque roche et que, de ses
yeux sauvages, il observait l'horizon, il paraissait être la statue
de la haine.
Il haïssait tout le monde : Zia Luisa, cette grasse adoratrice
de l'argent, qui considérait un homme pauvre comme un êtw
inférieur; Zio Nicola, qui avait su, par sa beauté et par son
audace, conquérir une femme telle que la sienne; Frqncesco,
a ce vautour » ; Maria, cette perfide qui s'était laissé ravir par
l'oiseau de proie... Oui, elle aussi, il la haïssait, et, à certains
moments, plus que tous les autres ; mais, jusque dans ces trans-
ports de haine au miUeu desquels il se remémorait les pre-
miers temps de son amour, les temps où il désirait Maria
avec l'ardeur violente d'un brigand, la passion le dominait,
farouche. Alors il redevenait l'homme primitif : tout ce qu'il
y avait de généreux en lui, et même cet instinct de bonté
presque féminine qui l'avait ennobh pendant la période heu-
reuse de son amour, tout tombait, comme, à la fin du prin-
temps, tombent les ailes des papillons; — et il ne restait que
la chenille immonde et malfaisante.
Des songes affreux troublaient son sommeil, et ses nuits
étaient plus tristes encore que ses jours. Presque chaque nuit,
il rêvait qu'un cortège nuptial traversait le haut plateau, fou-
lant aux pieds le blé naissant; et il se mettait en colère, pre-
nait un fusil, tirait sur l'époux. .. Une fois, il lui arriva de rêver
qu'il avait devant lui une longue route, grise entre deux haies
noires, une route sans fin qui traversait le monde entier; et il
parcourait cette route avec un fagot de bois qui lui meurtrissait
les épaules, comme il avait fait dans son enfance, lorsque,
pour venir en aide à sa mère, il ramassait sur la montagne dee
branches de chêne. Il marchait, marchait, et la nuit tombait.
LA VOIE DU MAL 8oi
et la route n'en finissait pas. II avait faim, il suait, il trem-
blait de fatigue ; et la route s'allongeait toujours, et il ne savait
pas où il allait. Dans le fond, là-bas, à l'endroit où le ciel obscur
se confondait avec les haies noires, un fantôme était caché,
terrible comme les fantômes qui Tefirayaient, quand il était
petit, à la tombée du soir, lorsqu'il descendait de TOrthobene
avec sa charge de bois.
Après ces rêves de fiévreux, il se sentait faible, alangui;
mais, d'autre part, il lui semblait qu'il devenait- rusé, que son
intelligence s'affinait; des projets de criminel expérimenté
travaillaient son esprit. Ce fut dans un de ces moments de
langueur physique, après un rêve où il avait tué Francesco
Rosana, qu'il eut la prévision de ce qui adviendrait ensuite :
(( On m'arrêtera; on me condamnera; je passerai ma vie
au bagne. A quoi m'aura servi ma vengeance? Elle sera pire
que mon malheur... Non! il faut être astucieux... astucieux
comme les femmes... Tu vois, — se disait-il à lui-même, —
tu vois comme Maria a été fourbe et méchante I Elle m'a
trahi ; elle a tendu son piège sans que je pusse rien soupçonner.
Je ne réussirai pas même à lui demander : « Pourquoi as-tu fait
cela? )) Et cependant je mange son pain, je dors sous son
toit... Il faut que, moi aussi, je devienne méchant, calcula-
teur, astucieux... ))
Et il devenait méchant, calculateur, astucieux ; et sa dou-
leur croissait, croissait dans la solitude, librement, comme
y avait déjà crû son amour, à la façon d'une plante sauvage.
Une nuit, il retourna au pays; mais, cette fois, ce qui le
poussait, ce n'était pas une aveugle impulsion ; c'était un désir
anxieux de revoir Maria,, d'agir, de lutter contre le destin.
Il attacha le chien et il partit. Il arriva à Nuoro vers neuf
heures. La porte cochère était close. Il frappa, dans l'espoir
que Maria viendrait lui ouvrir. Et, en eflTet, par-dessus le mur
de la cour, il vit une lueur éclairer quelques instants la
façade de la maison; mais aussitôt cette lueur s'éteignit, et
personne ne vint ouvrir. Sans doute. Maria, sortie dans la
cour, avait deviné qui frappait à la porte.
Un transport de rage saisit Pietro ; il eut envie de frapper
très fort, d'abattre la porte à coups de pierre; mais ensuite
il pensa :
i5 Juin 1908. g
8oa
LA REVUE DE PARIS
« A quoi bon? Ce serait un scandale inutile. Ce qu'il faut,
c'est de la ruse... Comme elle est rusée, elle! comme elle
est rusée h.. »
U se dirigea yers la maisonnette de ses tantes, évitant les
rares passants, afin de ne pas être reconnu. Cette maison*
nette était entourée d'une cour ouverte, et les deux vieilles
veillaient encore dans la cuisine à peine éclairée par un pauvre .
feu de sarments. Pietro, qui connaissait la maison sur le bout
du doigt, gravit avec précaution Tescalier extérieur, entra
dans la petite chambre à coucher qui donnait sur le balcon de
bois. A tâtons, dans Tobscurité, il trouva le coffre de bois brun
où les vieilles serraient leurs guenilles. Il ouvrit le tiroir et il
y prit le pistolet du bandit. Zia Tonia conservait cette arme
comme une relique. Pietro la lui déroba sans scrupule et reprit
le chemin du haut plateau.
Mais, sans savoir pourquoi, lorsqu'il fut dans la vallée, le
long des sentiers sauvages, à peine indiqués par la lumière fan-
tastique de la lune qui, tour à tour, apparaissait et disparaissait
entre les grandes nuées livides, il se rappela vaguement son
rêve de la route grise, interminable, peuplée de fantômes.
« Ouirai-je.»^ où aboutirai-je.»* » — se demandait-il involon-
tairement.
La nuit d'automne, étrange dans cette vallée nue et déserte,
ravivait l'obscure suggestion du rêve. Pietro palpait le
pistolet, et, par instants, arrêté derrière un massif de brous-
sailles, il éprouvait une impression singulière. 11 lui semblait
que son rival passait devant lui, dans l'incertaine clarté du
sentier tortueux; et il levait son arme, tirait. Un cri inter-
rompait le silence effrayant de la vallée; puis, de nouveau,
régnait le silence.
Pietro sentait son cœur battre violemment : il avait l'im-
pression d'avoir déjà commis le crime. Mais ensuite il se
secouait, s'éveillait de son rêve atroce, se remettait en route,
(( Qu'adviendra-t-il de moi? Où irai-je.^ où aboutirai-je?... »
Et il marchait, marchait sous le ciel étrange, sinistre comme
l'âme d'un criminel; il marchait dans les sentiers abrupts,
tantôt pleins de ténèbres, tantôt éclairés par la lueur bleuâtre
de la lune mobile. Dans l'âme de Pietro luisait aussi une
clarté incertaine; qui parfois s'éteignait complètement; et
LA VOIE DU MAL ^ 8o3
devant lui . s'allongeait, interminable, mystérieuse ccmime
dans le rêve, la voie du mal.
Le lendemain, après avoir examiné Tarme encore utilisable,
il la cacha entre deux pierres creuses, dans un maquis épais
et inexploré. Après quoi, il reprit son travail. 11 lui semblait
qu'il était un autre homme, qu'il sortait d'un long cauchemar.
« Comme j'étais stupidel — pensait-il. — J'aurais pu être
heureux, et je ne l'ai pas voulu... Ah! ce jour où elle est
venue dans la vigne I J'aurais pu alors devenir son amant et
contraindre ainsi ses parents à me la donner en mariage. Mais
au contraire.. . au contraire, j'ai été aussi stupide qu'un enfant. . .
Ahl vous me le paierez, vous me le paierez! J'étais comme un
chien qui dort, et vous m'avez réveillé à coups de pierres...
Tu n'as pas voulu m'ouvrir ta porte. Maria Noina? Très bien :
tu es la maîtresse et je suis le serviteur. Mais prends garde à
toi, femme I Tu t'es amusée de moi, tu as fait de moi ton jouet,
tu as voulu mes baisers ; et maintenant tu me fermes ta porte I ...
Tu as été fourbe, mais ta fourberie est pour moi une leçon.
Moi aussi, je serai astucieux. . . »
Toutefois, au moment même où il pensait ainsi, il espérait
encore. Ahl s'il avait su écrire!... « Mais je reviendrai à la
maison, — se disait-il. — L'hiver arrivera, et je dormirai encore
sous ce toit fatal. Je réussirai à lui parler; je lui dirai tout ce
qui me ronge le cœur... »
Il se disait cela tout en travaillant. C'était une journée triste,
sombre et froide. Vers le soir, la tramontane se mit à souf-
fler, et Pietro voulut allumer du feu. Mais il s'aperçut qu'il
avait perdu son briquet, probablement dans la course qu'il
avait faite à >uoro, et il se dirigea vers une cabane de labou-
reurs qtii cultivaient un terrain voisin de celui qu'il avait semé.
Il voulait leur emprunter un briquet ou se faire donner un
tison ardent.
La nuit était noire et glacée ; des monts d'Orune, la tra-
montane soufflait par rafales. Pietro trouva les laboureurs
réunis autour d'une flambée de genévrier, dont le parfum se
8o4 LA BBYUB DE PARIS
mêlait à celui de la graisse. La fumée emplissait la cabane
que secouait et que menaçait d'emporter un vent furibond.
Assis autour du feu, les laboureurs faisaient griller deux:
cuisses de brebis enfilées dans de longues broches de bois. En
apercevant Pietro, ils se troublèrent un peu ; mais ensuite ils
se mirent à rire et ils l'invitèrent à dîner.
— Ça sent la viande volée! — fit Pietro, en prenant un
tison.
Et il se disposait à s*en aller; mais les autres lui dirent :
— Si tu n'acceptes pas notre invitation, nous croirons que
tu nous espionnes. Reste : la viande volée est très nourris-
sante... Eh quoi? îi'avons-nous pas le droit, nous aussi, de
bien manger quelquefois? Les maitres sont-ils les seuls qui
doivent manger bien?
Pietro resta. Les laboureurs lui racontèrent qu'ils avaient
volé cette brebis dans une étable, à peu de distance. Mais l'un
d'eux s'écria :
— Non, nonl C'est elle qui est venue icil Elle semblait
nous dire : (( Prenez-moi et mangez-moi I... » Mange donc,
Pietro Benu : tu as un visage d'affamé. Pourquoi deviens-tu
si maigre? Est-ce que tes maitres te laissent mourir de
faim?
Puis ils parlèrent de Maria.
— Ah! si je l'avais ici, — disait un des laboureurs, qui
dévorait comme un loup, en arrachant avec ses dents de longs
lambeaux de chair rôtie, — si je l'avais ici, je m'en régalerais
comme de ce morceau de viande. Je n'ai jamais vu de femme
plus belle. Chaque fois que je la vois, le désir m'affole. Ah!
Pietro, que ne suis-je à ta place!...
Pietro frémissait, mais il ne disait rien. « Il avait été stu-
pide )), — pensait-il.
Après ce repas pantagruélique, il resta dans la cabane. Il
s'étendit près de l'ouverture bouchée avec des branchages et
des pierres, et il finit par s'endormir. De temps à autre, il
s'éveillait, croyant entendre les aboiements de Malafede; et
alors il prêtait l'oreille, mais il ne percevait que le hurlement
du vent et le ronflement de ses hôtes. « Quelqu'un peut me
voler mes bœufs, — pensait-il. — Eh bien, qu'on me les vole!
Il fait chaud ici, et je ne bouge pas. Après tout, ces bœufs
LA VOilË DU MAL 8o5
appartiennent à mes maîtres maudits... Qu'ils aillent tous au
diable I » Et il se rendormait.
Vers Taube, il fut réveillé en sursaut. Cette fois, il entendait
réellement, à travers la rafale, le hurlement caractéristique
de Malafede, pareil à une voix humaine, rauque et lamen-
table; et Marianedda, la petite chienne des laboureurs, qui res-
semblait à un jeune renard, tremblait et aboyait avec furie.
<( Qu'y a-t-il? )) — se demanda Pietro, inquiet.
Il écarta les branchages qui fermaient la cabane, et il pâlit :
quatre carabiniers, raides et bruns dans la première clarté
de Taube grise, montaieat la pente. Il s'élança dehors; mais,
avant même qu'il pût se rendre un compte exact du danger
auquel il voulait se soustraire, il se trouva pris. Les autres
laboureurs furent également arrêtés. La viande, crue ou cuite,
qui restait de ce malheureux repas, fut saisie, enveloppée
dans la peau da la brebis volée, mise sur les épaules de l'un
des coupables.
Pietro hurlait, se mordait les mains. En vain ses compa-
gnons et lui protestaient-ils de leur innocence.
— Marche, en attendant I — lui dit un des carabiniers, qui
le poussa avec la crosse de son fusil. — Si tu es innocent, on
le verra bien.
Il dut se mettre en route. Il lui semblait qu'il était le jouet
d'un mauvais rêve. Il refaisait le chemin qu'il avait tant de
fois parcouru si douloureusement, et il blasphémait comme un
damné.
« Suis-je donc maudit? — se demandait-il. — Qui m'a
frappé d'anathème.^ Que diront mes maîtres, quand ils sau-
ront?... Et elle?... Groira-t-elle que je suis vraiment un
voleur? ))
A un certain moment, ils rencontrèrent le propriétaire de la
brebis, celui qui avait averti les carabiniers.
— Bobore, — cria Pietro, menaçant et suppliant, — je ne
suis pas coupable, moil Fais-moi relâcher, ou tu auras à t'en
repentir I... Je ne t'ai jamais nui, Bobôre, je te le jure, aussi
vrai que Dieu existe I... Fais-moi remettre en liberté; sinon,
je suis un homme perdu.
— Pietro, — répondit le pâtre, — je te crois; mais ce
n'est pas ma faute si on t'a arrêté. Je ne suis qu'un pauvre
8o6
LA HBVUB DB PAHIS
diable, et c'est la troisième brebis que ces démons me Tolent.
J'étais à bout de patience.
Les laboureurs dirent :
— Nous l'avons trouvée morte près de la haie... morte du
mal de Dieu...
— Que le diable vous pende! On verra si c'est vrai.
— Je ne suis pas coupable! — protestait Pietro.
— Marche donc! — répétait le carabinier, en le poussant
avec la crosse de son fusil.
— Bobôre, — implora Pietro, — va au moins chez mes
maîtres. Vas-y, je t'en conjure par l'âme de ta mère, et
raconte-leur comment les choses se sont passées...
Heureusement, ils arrivèrent de bon matin à Nuoro, et
presque personne ne les vit. Interrogés par le juge, les
laboureurs déclarèrent que Pietro était innocent. Néanmoins
il, attendit inutilement, pendant toute la journée, l'heure où
on le relâcherait.
Averti, Zio Nicola se mit en mouvement, alla chez le juge,
consulta un avocat.
— Que voulez-vous .î^ — répondit l'homme de loi. — Les
chicanes de la justice sont aussi embrouillées que les cheveux
de Méduse...
« Qu'il aille au diable avec ses paroles incompréhensibles ! »
— se dit à lui-même Zio Nicola.
Et il continua ses démarches. Mais, malgré tout, dans la
soirée, Pietro fut conduit de la salle de poUce en prison. Il
y resta trois mois.
*
* *
Pietro savait très bien qu'un accusé, même si les indices
du délit sont vagues, est souvent obligé de subir une longue
détention préventive; mais il était incapable de s'y résigner :
cette injustice lui paraissait monstrueuse. De jour en jour,
grandissait dans son cœur un tumulte de révolte et de mauvais
instincts. Il y avait des heures où il croyait qu'il devenait fou.
Que faisait Maria? L'idée du mariage, qui peut-être s'accom-
plirait tandis qu'il serait encore en prison, exaspérait le
chagrin et la colère de Pietro.
LA. VOIB DU MAL 807
Les Noina lui envoyaient quelquefois un peu de nourriture
et des bouteilles de vin. Zio ISicola poussa la bienveillance
jusqu^à solliciter du juge Fautorisation d'avoir un entretien
avec le prisonnier, qu'il réconforta et à qui il raconta des
historiettes gaies. Il avait dû prendre un autre domestique;
mais il dit a Pietro :
— L'an prochain, je te reprendrai à mon service.
Pietro, sombre et taciturne, ne répondit pas; il pensait à
Maria, aux noces que Zio Nicola disait prochaines ; et la seule
idée de rentrer chez les Noina après le mariage et d'assister au
bonheur des jeunes époux le mettait hors de lui.
Quelques jours plus tard, on introduisit dans la chambrée
où se trouvait Pietro un nouveau prisonnier, qui n'était pas
nuorais. C'était un jeune homme svelte, imberbe, à la phy-
sionomie d'enfant intelligent et méchant. Il s'appelait Zuanne
Antine. A peine entré, il salua ses compagnons d'infortune,
leur serra la main, demanda leurs noms, s'informa minutieu-
sement de leurs affaires. Il paraissait désireux de se choisir un
compagnon, un ami; et son choix tomba sur Pietro.
— Parle-moi franchement, — lui demanda Antine. — Ce
vol, est-ce que tu l'as commis ?
— Nonl — affirma Pietro.
— Tu as eu tort. Si tu avais vcilé, tu n'aurais pas tant
souffert. Tu aurais ainsi joint l'utile à Tagréable.
Pietro sourit.
— Qui ne vole pas n'est pas un homme I — continua
l'autre. — Dis-moi une chose. Est-ce que Dieu existe, ou
est-ce qu'il n'existe pas.^ S'il existe et s'il est juste, il doit
avoir fait le monde pour que les hommes en jouissent. Par
conséquent, tout ce qu'il y a de bon dans le monde appartient
à tous les hommes. Il suffit de savoir s'approprier ce qui en
vaut la peine...
— Mais, tu vois, — fit observer Pietro, — on nous met
ensuite en prison.
— Aussi faut-il user de ruse, — répliqua Antine. — Ce
qu'il y a de bon, il faut savoir l'attraper I
— Tout malin que tu es, tu t'es laissé prendre I — objecta
Pietro, que les discours de son compagnon, moitié sérieux,
moitié plaisants, choquaient et amusaient tout à la fois.
8o8 LA REVUE DE PARIS
Antine cligna de ses yeux malins.
— Es-tu bien sûr, — fit-il, — que je ne me sois pas laissé
prendre exprès?... Je sortirai de prison plus blanc qu'une
colombe. Je n'ai pas commis le délit dont on m'accuse, et
mon innocence, je la prouverai. Une autre fois, je serai peut-
être coupable, mais je pourrai dire au juge : « On m'en veut,
on me persécute, on me calomnie. Je ne suis pas moins inno-
cent que la première fois, et j'ai confiance dans l'impartialité
de la justice... » Alors le juge sera disposé à me croire...
Oui, oui, le juge me croirai
— Mais moi, je pourrai déposer contre toi et répéter ce que
tu viens de me dire I — s'écria Pietro.
L'autre le regarda au fond des yeux et sourit; dans l'ombre
de la chambrée, ses belles dents luisaient comme les dents
d'un loup qui va mordre.
— Toi, tu seras mon ami et tu ne me trahiras pasl —
déclara Antine. — Les hommes sont tous frères et ils doivent
s'aider les uns les autres, sans jamais se trahir ni sp faire de tort.
Pietro ne releva pas les contradictions de ces cyniques
théories. D'ailleurs le jeune prisonnier parlait sur un ton
badin, et, au surplus, il était si sympathique et si insinuant,
avec sa frimousse de gamin malicieux, avec ses yeux fripons,
avec sa voix sonore, que tous l'écoutaient volontiers et subis-
saient malgré eux l'influence du nouveau venu...
Quelques jours après son arrivée, Antme se mit à raconter
de terribles histoires de bandits, auxquelles il prétait une cou-
leur poétique. Les autres prisonniers faisaient cercle autour de
lui, muets et attentifs, brûlant d'une curiosité malsaine; et,
tout comme les autres, Pietro sentait son cœur palpiter, s'en-
flammer d'une féroce ardeur.
Antine se vantait de connaître tous les bandits de la région
nuoraise, alors infestée par le brigandage, et il montra, après
l'avoir retirée de la semelle de son soulier, une lettre du
fameux Gorbeddu, qui lui donnait un rendez-vous sur la cime
des monts d'Oliena. La lettre de Gorbeddu passa de main en
main ; ceux mêmes qui ne savaient pas lire examinaient curieu-
sement ce papier, le touchaient avec respect. Pietro, à son tour,
considf5ra longuement l'écriture, soupira et dit, en frappant
avec deux doigts sur le feuillet :
LA VOIE DU MAL 809
— Voilà un homme I
Et il eut Tair de vouloir ajouter quelque chose; mais sou-
dain il se tut et il devint sombre :
• c( Ahl — pensait-il, — ce Corbeddu ne se serait sûrement
pas laissé offenser comme moi I II aurait balayé tous les obs-
tacles, de même que le vent balaie la paille. Moi, au contraire,
je suis un lâche I »
— Eh bien, — dit-il en restituant la lettre, — il faut que
j'apprenne à lire et à écrire : car, si je deviens bandit, j'aurai
probablement des lettres à envoyer et à recevoir.
Il disait cela pour rire. Mais Antine se mit à l'observer
d'une façon étrange.
— Ici, — lui dit-il enfin, — on a du temps de reste. Si tu
veux, je t'apprendrai à lire et à écrire.
Pietro accepta avec enthousiasme ; et cette nouvelle occu-
pation, à laquelle il s'adonna avec une application, extrême,
lui rendit les heures moins longues, l'absorba, le réconforta.
Un vieux gardien, à qui Antine offrait à l'occasion un verre
de vin, leur fournit ce qu'il fallait pour écrire, un alphabet,
plusieurs numéros de journal. En quelques jours, Pietro fît
des progrès merveilleux. Vers le moment de sa mise en liberté,
il fut en état de lire et de comprendre une colonne entière
dans un journal, d'écrire son nom et celui de Maria. Il en
éprouva une joie perverse : il s'imaginait qu'il avait acquis une
arme bonne à la fois pour la défense et pour l'attaque.
Cependant les jours passaient, monotones et incertains.
Pietro, habitué à se mouvoir, à marcher, à travailler, perdait
presque la notion du temps. Parfois il lui semblait qu'il
n'était en prison que depuis quelques jours, et parfois il lui
semblait qu'il était reclus depuis des années. La nuit, dans le
silence lugubre qu'interrompaient seulement la voix hurlante
des bourrasques et les cris monotones des sentinelles, le pri-
sonnier avait des crises de nostalgie, au souvenir des heures
nocturnes qu'il avait passées naguère près du feu, dans la
chaude cuisine de ses maitres ; et, dans les rêves qui hantaient
son sommeil, il revoyait Maria, il l'embrassait, il se pâmait
d'amour.
Grand Dieul Tout cela c tait-il donc fini, fini irrévocable-
ment? Pietro pensait à Francesco Rosana avec des transports
8lO LA REVUE DE PARIS
de haine ; en prononçant le nom de son rival, il grinçait des
dents. Il accusait même Francesco de sa présente disgrâce,
par cette raison que, s'il n'était pas, cette nuit-là, retourné à
Nuoro pour voler le pistolet de sa tante, il n'aurait pas perdu
son briquet et ne serait pas allé chercher du feu chez les
laboureurs. Une rage sombre et concentrée, une mortelle ran-
cune, un instinct de révolte contre le monde et contre le
destin, fermentaient au plus profond de son âme, et les théories
criminelles de son compagnon de geôle, tombant comme des
semences empoisonnées sur cette ame vierge, y germaient
aussitôt.
— Tous les hommes sont égaux! — disait Antine, à demi
sérieux, h demi badin. — Ils sont égaux, puisqu'ils sont les
fils d'un même père. Dieu est le père de tous, et, après avoir
créé le monde, il a dit aux hommes : (( Voilà, mes enfants!
J'ai fait une fouace, et il y a une part pour chacun. C'est à
vous de la prendre. » Or, parmi les hommes, les uns ont été
adroits et les autres sots : les uns ont pris une grosse part, et
les autres n'ont rien eu. A ces derniers, lorsqu'ils se lamen-
tent, Dieu dit : (( Arrangez-vous comme vous pourrez, mes
enfants ! Chacun pour soi et Dieu pour tous ! Tant pis pour
ceux qui ne savent pas se tirer d'affaire ! »
— Mais, — énonça un jour Pietro, — pour être heureux, il
ne suffit pas d'être riche.
— Qui t'a dit cela? — ricana l'autre avec mépris. — C'est
toi qui te l'imagines, imbécile! Et moi, je t'affirme, au con-
traire, que celui qui est riche a tout : on le respecte, on l'aime,
on le redoute! Il n'est pas jusqu'aux femmes, si souvent inca-
pables de rien comprendre, qui n'aiment et qui ne préfèrent les
hommes bien pourvus d'argent, même s'ils sont laids, borgnes
ou déhanchés.
— C'est pourtant vrai! — murmura Pietro, pensant à
Maria.
Les compagnons approuvèrent, d'autant mieux qu'ils met-
taient presque tous en pratique la théorie d'Antine. La plupart
d'entre eux étaient des voleurs, des malfaiteurs, des criminels;
ils parlaient un langage impur, et chacune de leurs paroles
exprimait un sentiment immoral. De quelques-uns, la seule
haleine paraissait empoisonner l'air fétide de la prison. A
LA VOIE DU MAL 8ll
respirer cet air, Pietro sentait son cœur s'endurcir et son intel-
ligence se corrompre, travaillée par un funeste levain. Il com-
prenait vaguement que le monde était semblable à une balance
monstrueuse : dans l'un des plateaux, les hommes étaient
précipités en bas sous le poids des injustices et des souf-
frances; dans Fautre plateau, ils s'élevaient et ils n'avaient
qu'à jouir.
— Pourquoi cela? — demandait-il.
— Parce que nous sommes des sots! répondait Antine.
Parce que nous ne voulons pas comprendre que nous avons
tous les mêmes droits et que le monde appartient à tous.
Regarde, par exemple, les oiseaux de Tair : ils sont tous vêtus
de la même façon, prennent tous leur nourriture où ils la
trouvent et font tous leur nid où il leur plaît. Pourquoi les
hommes ne les imiteraient-ils pas?... Les hommes sont plus
bêtes que les oiseaux, voilà touti
— Mais, en fin de compte, il y a, comme tu dis, des gens qui
sont adroits et d'autres qui sont bêtes. Moi, par exemple, je
suis bête; je me laisse offenser sans riposter, et je ne suis pas
capable de prendre ce qui est bon là où je le trouve. Est-ce
ma faute?
Et, saisi de rage à la pensée que, s'il avait voulu, il lui aurait
été possible d'avoir Maria, d'en savourer l'amour et de s'en
approprier la fortune, il s'écriait :
— Ah ! oui, j'ai été bête! oui, j'ai été bêtel
— Mais on peut devenir adroit.
— Comment fait-on ?
— On apprend... Tu as vu comment on apprenait à lire et
à écrire? Eh bien, c'est la même chose.
A chaque instant, Pietro était tenté de révéler à Antine sa
passion désespérée ; mais il n'osait pas. Dans le tréfonds de son
âme, il conservait une lueur d'espérance : il se figurait qu'un
obstacle quelconque surgirait et empêcherait le mariage.
Francesco pouvait tomber malade et mourir; Maria pouvait
se repentir et regretter le passé...
Mais, en attendant. Tordre d'élargissement n'arrivait pas.
Pourquoi y avait-il tant d'injustice dans le monde? Quel droit
avaient les hommes d'emprisonner un de leurs semblables,
sans être sûrs de sa faute? Ahl oui, Antine avait raison! Le
iJia LA REYUE DE PARIS
monde était une balance : sur un des plateaux on descendait, et
sur l'autre on montait.
*
Lorsqu'il apprit que Maria et Francesco ne tarderaient pas
à se marier, cette nouvelle combla le calice d'amertume que
Pietro s'efforçait en vain d'éloigner de ses lèvres. Il devint
furieux; il secoua violemment la grille de sa prison, comme
s'il voulait la rompre, et il lui sembla qu'il suffoquait. Si au
moins on l'avait remis en liberté ! . . . Il aurait pu faire quelque
chose, il aurait pu essayer de tous les moyens; il aurait prié,
menacé, tué...
La dernière semaine qu'il passa en prison, il vécut dans
un continuel accès de rage. Dehors, il pleuvait, il pleuvait tou-
jours. Par la petite fenêtre grillée, Pietro ne voyait qu'une
tranche de ciel livide, uniforme, traversée par quelques cor-
beaux au croassement rauque.
(( Il n'y a pas de Dieu, il n'y a pas de Dieu! — pensait le
prisonnier. — S'il y en avait un, il ne ferait pas souffrir ainsi
un innocent 1 . . . »
Mais le jour vint où la justice reconnut son erreur, et Pietro
fut relâché.
Antine lui avait dit : '
— Dès que je sortirai à mon tour, j'irai te retrouver. J'ai à
te proposer une affaire. Sois heureux, amuse-toi bien et ne
m'oublie pas.
Quand Pietro revit les rues bien connues, ce fut pour lui
comme s'il s'éveillait d'un mauvais rêve, et il éprouva la joie
du convalescent qui guérit après avoir été sur le point de mourir.
Les. nerfs vibrants, la face blé mie par la réclusion et par la
douleur, il alla chez les Noina. Maria n'était pas là. Zia Luisa
l'accueillit assez froidement et lui annonça que le mariage de
sa fille se ferait bientôt.
— Rentreras-tu à notre service .►^ — ajouta-t-elle. — J'ai
entendu dire par Francesco qu'il a besoin d'un domestique.
Pietro frémit. Domestique de Francesco Rosana? Jamais I
— Où est Maria? — demanda-t-il.
LA VOIE DU MAL 8l3
— Je n'en sais rien. . . Je crois qu'elle est allée à la neuvaine. . .
Bois donc, Pietro : tu es blanc comme un agnelet. Bois : le vin
te rendra un peu de couleur... Viendras-tu à la noce?
Il but ; mais le "vin lui sembla du poison.
Quand il fut dehors, il erra autour de la maison, pour guetter
Maria. Mais elle ne revint pas.
(( Elle était sûrement à la maison; mais elle n'a pas voulu
me revoir 1 — pensa-t-il. — Tout est fini, tout est irrévoca-r
blement fini! ))
11 se rappela ses projets de vengeance, l'idée de tuer Fran-
cesco avant le mariage ; et il se dit qu'il pourrait le faire ce
soir même, en se mettant aux aguets derrière la porte des
Noina. Il se figurait voir arriver le fiancé, heureux et tran-
quille. Un peu de courage suffirait à l'amant trahi pour se jeter
sur Francesco et pour l'étrangler... Et ce serait encore la
prison, le bagne, l'éternelle souflTrance I . . . Non, noni L'idée
de retourner en prison l'épouvantait à tel point qu'elle triom-
phait de sa passion et de sa hain0. Il se rappela les paroles d' An-
tine : « Il faut attendre l'occasion et la mettre à profit. »
(( Oui, — se dit Pietro, — il faut attendre I »
Et le cœur gonflé, l'âme enveloppée d'ombre, il s'éloigna de
la maison fatale.
GRAZIA DELEDDA
(Traduit de l'italien par g. hérelle.)
(A suivre,)
PROGRAMME NAVAL'
II
Le bâtimeat de guerre a deux ennemis, le canon et la
torpille : ces deux armes mettent en action tous les éléments,
Teau, le fer, le feu, et enfin lair empoisonné. L'eau, péné-
trant par les brèches ouvertes à la flottaison, fait chavirer en
quelques minutes le bâtiment le plus puissant ; les éclats d'obus
détruisent le personnel, portent partout l'incendie ; les explo-
sifs, dégageant des gaz irrespirables, répandent l'asphyxie
jusque dans les fonds du navire. Pourtant les Amirautés se
préoccupent toujours beaucoup plus — en temps de paix — des
moyens d'attaque que des moyens de défense. Les armées de
terre commettent d'ailleurs la même erreur : c'est sur le champ
de bataille que la tactique nouvelle, nécessitée par l'emploi du
fusil rapide, a dû s'improviser. Sur mer, on n'improvisera pas
les moyens de défense contre les engins nouveaux.
Contre le canon, la marine française a toujours considéré
comme indispensable la ceinture cuirassée complète à la
hauteur de la flottaison. Mais cette ceinture ne suffit pas ; une
brèche, même peu grave, permettant l'invasion de petites
quantités d'eau sur le pont, diminue rapidement la stabilité
du bâtiment et le fait chavirer. Longtemps on ne s'est pas
préoccupé de ce danger; en France, on a construit des séries de
(( cuirassés chavirables » ; en Angleterre, la même erreur a
I. Voir la Revue du i" juin.
PROGRAMME NAVAL 8l5
conduit à des désastres : le Victoria, ayant reçu, dans un
abordage, une avarie comparable à Teffet d'un coup de canon,
a chaviré sous la seule action de son gouvernail qui lui faisait
prendre de la bande. Il est donc nécessaire de prévoir, derrière
la ceinture, une tranche dite « cellulaire », étroitement cloi-
sonnée et ayant pour but de limiter Timportance de la brèche.
Lia partie la plus importante du bâtiment sera constituée par
un« sorte de « bouchon » cuirassé, qui continuera à flotter
droit malgré que la muraille ait été percée. Cette disposition,
préconisée dès 1872 par M. Bertin, n'a été appliquée que sur
les cuirassés type Patrie en 1900 1 Ce flotteur doit être constitué
de telle sorte qu'il survive à la destruction de tout ce qui est
au-dessus et au-dessous de lui. 11 sera donc compris entre deux
ponts cuirassés; les communications entre le dessous et le
dessus serontassurée^par des conduits étanches. La hauteur du
caisson sera telle qu'au roulis, ni le can supérieur, ni le can
inférieur ne vienne affleurer la flottaison ; l'affleurement du
can supérieur après destruction des superstructures causerait le
chavirement; l'affleurement du can inférieur permettrait à
l'artillerie de crever la coque au-dessous de la ceinture. Ces
conditions exigent une hauteur totale de caisson d'au moins
quatre mètres; à l'avant, la hauteur du caisson sera plus
grande, afin de tenir compte de la forme dç la vague soulevée
par la marche.
Quelle sera l'épaisseur de cette cuirasse ? Sur le Patrie, elle
est de 280 millimètres, s'abaissant à 130 millimètres sous
l'eau, dans le sens de la hauteur et à 180 millimètres aux
extrémités, dans le sens de la longueur. Sur le Voltaire,
l'épaisseur maximum est réduite à 25o millimètres.
Sur les derniers cuirassés allemands, l'épaisseur maximum
est de 3o5 * et se réduit à i5o millimètres aux extrémités ; sur
le Dreadnought elle est de 280 et se réduit également à
i5o millimètres à l'avant.
Les progrès dans la fabrication des blindages, en substituant
successivement aux plaques de fer, les plaques d'acier, puis
les plaques d'acier compound, puis d'acier harweyé, puis
d'acier Charpy ou Krupp, ont permis de réduire, sans aucun
I. n est Traisemblable aiie ce maximum s'étend sur une très faible sur-
face. *
8l6 LA REVUE DE PARIS
sacrifice de résistance, l'épaisseur des blindages : 870 millimètres
d*acier Charpy protègent au même degré que 65o millimètres
d'acier ordinaire. Aussi la cuira^e épaisse, qui était de
55o millimètres sur le Formidable, a pu être abaissée à
25o millimètres sur le Voltaire, Or, depuis quatre ou cinq ans
les métallurgistes ont réussi à produire un métal qui, attaqué
par les plus puissants projectiles, ne se fend pas; il en résulte
que l'attaque d'une cuirasse par l'artillerie ne produit plus
l'effet destructeur que l'on escomptait. Autrefois la plaque
brisée ouvrait une brèche. Aujourd'hui, si le projectile pénètre,
il fait un trou de son calibre, qu'il est aisé de tamponner et qui
ne peut constituer une avarie majeure. Il est vrai qu'on
recherche, par le projectile de semi-rupture, à pénétrer et à
éclater ensuite; mais nous n'en sommes encore qu'aux espé-
rances des artilleurs. On peut donc admettre aujourd'hui
qu'une ceinture de 220 millimètres assure une protection
pratiquement suffisante.
D'autre part, l'habitude est prise, dans toutes les Amirautés,
de réduire l'épaisseur des bhndages à l'avant et à l'arrière. On
admettait, sans discuter, que les navires combattraient par
l'avant et toute l'artillerie était disposée en conséquence ;
inversement, on supposait que les projectiles ennemis, frap-
peraient l'avant sous une incidence très faible. 11 suffisait dans
ces conditions d'une protection relativement faible. En réalité,
les projectiles viendront de tous les points de l'horizon : les
projectiles à explosifs, qui éclatent en produisant leur effet
total sous une incidence de 60^, seront particulièrement à
redouter pour des avants protégés avec 120 ou i5o millimètres.
Contre le chavirement, il n'est pas douteux que c'est la partie
la plus large du navire qui doit recevoir le blindage le plus
épais. Mais une brèche faite à l'avant présente un autre danger :
la marche du navire favorise l'introduction de l'eau. UOsliabia,
à Tsou-shima, ayant reçu dans son avant non protégé deux
projectiles, l'eau s'est précipitée en masse et le bâtiment a
chaviré. Sur le Formidable français, la seule disparition d'une
tape d'écubier dans une sortie par mauvais temps a permis à
l'eau d'arriver en si grande masse qu'on eut un moment
d'inquiétude. Il importe donc de maintenir intacte la protection
de l'avant ; il vaut mieux faire un sacrifice sur la protection du
PROGRAMME NAVAL 817
centre en réduisant la cuirasse à doo ou âio millimètres que
d'accepter la réduction à i5o millimètres du blindage de
l'ayant.
Nous préférerions, par le maintien d*une ceinture de
200 millimètres, assurer l'intégrité absolue du caisson blindé ;
mais la constitution des blindages actuels diminue, comme
nous l'avons dit, les dangers de la brèche ; et les grandes
qualités de résistance et d'élasticité des nouveaux métaux à
blindage font qu'un projectile, même de gros calibre, atteignant
obliquement la ceinture, ne produira qu'un effet de déformation
limité, sans effet de destruction. A cet égard, le progrès devra
consister à augmenter les dimensions des plaques de façon à
intéresser au moment du choc la plus grande surface possible;
c'est un progrès qui présentera l'avantage de ne pas entraîner,
pour le bâtiment, une augmentation de poids.
Si nous acceptons d'ailleurs une semblable réduction, c*est
que nous attachons un grand prix à assurer « l'homogénéité de
la protection )>; des parties vitales du navire ne sont nullement
protégées aujourd'hui ou plutôt sont protégées par... de
simples sophismes.
Ainsi constitué, le caisson blindé formera, en quelque sorte,
le sol mouvant de la batterie. Il n'y a pas à démontrer l'intérêt
primordial qu'il y aurait à réduire au strict nécessaire la cible
offerte aux coups de l'ennemi; toute surface, tôlerie ou blin-
dage, dont la présence à bord n'est pas indispensable, con-
stitue un danger en arrêtant et en faisant éclater un projectile.
Le navire idéal devrait donc être constitué par une série de
tourelles cuirassées émergeant du caisson blindé et laissant
entre elles des espaces vides, — si l'on n'avait pas à assurer la
marche de tous les services pendant le combat, le logement de
tout le personnel, surtout pendant les périodes de paix.
L'artillerie doit être protégée; sans exclure les réduits
blindés qui présentent certains avantages, nous donnons la
préférence à la disposition de l'artillerie en tourelles, et nous
limitons à deux par tourelles le nombre des canons. En ce
moment même, plusieurs Amirautés et certains constructeurs
célèbres étudient la tourelle à trois et quatre canons. Une
semblable disposition, qui se justifie par une économie très
i5 Juin 1908. * 10
8l8 LA REVUE DE PARIS
réelle de poids, n'est pas sans inconvénients graves. Une
fraction trop importante de Tarmement se trouverait à la merci
d'un seul coup « heureux »; Faccumulation de projectiles et
de gargousses peut entraîner des accidents ; le tir rapide de
trois canons de 3oo dans une tourelle à trois canons rendra la
tourelle plus rapidement inhabitable que le tir de deux canons.
Il vaut mieux trois tourelles de deux canons que deux tourelles
de trois.
L'épaisseur des blindages des tourelles est fixée, à l'heure
actuelle, par un sophisme des plus singuliers : (( une pièce
doit être protégée par un blindage ayant pour épaisseur le
calibre de la pièce ». La tourelle de 3o5 sera blindée à 3o5 et
la tourelle de iQ^^j sera blindée à 164,7; ^®^ canons à tir
rapide de 76 millimètres destinés à combattre les torpilleurs,
seront protégés par un blindage de 75 milhmètres. C'est cette
règle qui a assuré à Tsou-shima la destruction immédiate de
toute la petite artillerie à tir rapide, de telle sorte que, le soir
de la bataille, les cuirassés russes survivants étaient réduits à
tirer sur les torpilleurs avec leur grosse artillerie.
11 y a une part de vérité dans le désir d'assurer à l'instru-
ment de combat le plus efficace, la grosse artillerie, une
protection meilleure qu'à la moyenne artillerie; mais on a
dépassé la limite : il y a un écart trop grand entre la protection
à i4o millimètres des tourelles de 164,7 de ^^ Patrie et de
194 millimètres de la Justice, et celle à 280 millimètres des
tourelles de 3o5 de ces mêmes bâtiments. L'expérience du
Sujfren a montré que la tourelle de 3o5, blindée à 3oo milli-
mètres, supportait, presque à bout portant, l'attaque normale
d'un projectile de 3o5 millimètres; il y a donc là excès de
protection, tandis que le blindage de 1 20 millimètres protégeant
les canons de 164,7 ^®* insuffisant.
Pour que notre armement en artillerie moyenne conserve
toute son efficacité, il faut lui assurer une protection suffisante
pendant toute la durée du combat ; si donc nous préconisons
le maintien du moyen calibre, il est indispensable que les
économies réalisées de ce chef soient employées en partie par
une augmentation de la protection. Nous pensons qu'il faudrait
fixer à â5o millimètres le bUndage des tourelles de3o5 et à 300
celui des tourelles de 164,7, ^^îï^si que des casemates.
PROGRAMME NAVAL 819
Pendant le combat, il faut naviguer; d*où nécessité de
placer un organe de commandement et de direction dans une
position telle qu*il puisse apercevoir ce qui se passe sur le
champ de bataille; c'est le rôle assigné au blockhaus.
Quiconque a visité un navire de guerre moderne, surtout
un bâtiment français, a pu avoir quelque peine à discerner le
blockhaus : entouré de constructions accessoires, de passerelles,
de chambres de cartes, de chambres de veille, etc., etc»,
il disparait au grand détriment de l'intérêt militaire. 11 est,
généralement, au pied d'un mât de grande dimension qui lui
dissimule la vue de l'arrière et qui constitue, pour le jour du
combat, le plus terrible des dangers. Dans ce blockhaus, on a
voulu accumuler tous les organes de commandement et de
direction du bâtiment, appareils de manœuvre du gouvernail,
commande des machines, direction de l'artillerie, lancement
des torpilles, etc. ; un personnel nombreux d'officiers et de
matelots s'entasse dans cet étroit espace, exposant le bâtiment
à être désemparé par l'action d'un seul projectile asphyxiant,
ainsi qu'il arriva au Cesarevitch le lo août : le même projectile
a blessé le chef d'état-major, le commandant, un lieutenant de
vaisseau et deux matelots, et a tué un lieutenant de vaisseau
et deux matelots; le reste du personnel a été étourdi ou
asphyxié ; le timonier, qui manœuvrait le gouvernail, en
s'affaissant, a bloqué la barre à bâbord et le bâtiment s'est mis
à tourner, semant au milieu de la flotte russe un trouble
irrémédiable.
Les communications du personnel entre le blockhaus et les
parties abritées du bâtiment ne peuvent se faire que par un
tube. Ce tube cuirassé, malgré son diamètre de 60 centimètres, '
est absolument plein de fils électriques. Sur un navire accablé
d'une grêle d« projectiles, il serait cependant indispensable de
permettre d'accéder à ce blockhaus par des parties abritées.
Le blockhaus joue sur le bâtiment un rôle primordial; sa
protection doit donc être telle qu'il n'y ait aucune défaillance
à craindre ni de la part des hommes, ni de la part des instru-
ments qu'il contient. Pour atteindre semblable résultat, il faut
simplifier le problème. Il n'est pas besoin que les organes
matériels de direction, barre, transmetteurs d'ordres, etc.,
soient dans le blockhaus ; celui-ci ne doit contenir que (C l'œil »
SaO l'A REVUE DE PARIS
•ei le cerceau du bâtiments en la persomne de son commandant,
dnn officier et d'un timonier. Supposons que tous les organes
de direction — comme cela est d'ailleurs réglementaire —
soient installés dans un poste placé dans les parties abritées du
navire, et que, au-dessus de ce poste, un tube cuirassé épais de
aoo millimètres s'^ève verticalement jusqu'à un niveau
dominant toutes les tourelles et les superstructures; que le
diamètre de ce tube soit tel que l'on puisse circuler aisément
dans son intérieur; que dans sa partie haute, il soit entièrement
dégagé de toutes constructions accessoires, de telle sorte que
les projectiles ne trouvent dans son voisinage d'autre écran
que lui-même* : le commandant, assis à la partie haute du
tube, verra tout l'horizon; un timonier placé à ses pieds
manœuvrera, sur ses indications, la commande du servo-
moteur ; un officier transmettra ses différents ordres au poste
central d'où ils rayonneront sur le reste du bâtiment. L'œil et,
qui plus est, le cerveau du bâtiment seront dans les meilleures
•conditions de sécurité.
Toute la flatte française, au mépris des enseignements de la
guerre russo-japonaise, est encore munie de mâts militaires,
qui sont dangereux pour le navire qui lés porte. Installer en
outre sur ces mâts les postes de conduite de tir, c'est exposer
le bâtiment à être démuni, dès le début du combat, de toute
son artillerie. Il faut, pour la conduite du tir, des blockhaus
de même nature que celui de commandement; on pourrait
néanmoins, pour réduire les poids, réduire le tube cuirassé
au passage des transmissions; le personnel aurait accès au
blockhaus par une échelle extérieure au fût blindé.
Les dispositions que nous venons de décrire suffiraient à
protéger le bâtiment contre l'artillerie de rupture ou chargée
de poudre noire; elles reproduisent en les améliorant les
systèmes classiques. Mais l'entrée en action des projectiles
explosifs impose de nouvelles précautions ; il faut assurer « la
respiration 7> du bâtiment.
I. Le tube sera rétréci à la partie supérieure et fermé par uo chapeau
laissant une fente annuUire à travers laquelle tout l'horizon s'apercevra; il
sera aisé de disposer les choses de telle sorte que le chapeau soit rabat-
table, et que, une fois en place, la hauteur de la fente puisse varier, suiTant
l'importance qu'il y aura à assurer une protection plus complète.
#
PROGRAMME NAVAL
821.
La ventilation, sur ie& bâtiments modernes, est très médiocre ;
on a décuplé la puissance des machines, c'est-à-dire des sources
de chaleur ; on a multiplié à Tinfini le compartimentage ; toutes
ces mesures rendaient insuffisants les anciens procédés de
ventilation, si bien qu'aujourd'hui, un navire qui naviguerait
trois ou quatre jours à grande allure par mauvais temps,
c'est-à-dire sabords fermés, serait inhabitable. Les projectiles
^' nouveaux sont venus compliquer le problème. Les fonds du
^ bâtinkents sont aérés par des conduits de ventilation qui aspirent
^ Tair dans les batteries et sur les ponts principaux; qu'un
■ projectile explose dans le voisinage des prises d'air, et
^ l'asphyxie va se propager dans les soutes à munitions, dans les
machines, dans le compartiment des. auxiliaires; qu'un,
'' projectile déchire une cheminée, et la fumée se répandant sur
' les ponts et dans les batteries aveugle le personnel et rend
F toute manœuvre impossible.
ir Donc, nécessité nouvelle de blinder les cheminées ; nécessité
également d'aller chercher, en dehors des zones où éclatent.
les projectiles, de l'air frais que l'on distribuera dans les
r fonds. Différents dispositifs peuvent être imaginés. La solution
la plus complète consisterait à créer quelques tranches tran&-
I versales du bâtiment constituant de vastes puits d'aération et
de ventilation. Ces compartiments seraient alimentés d'air
\ frais par des ouvertures placées, les unes sur les fluics du
bâtiment, les autres à la partie supérieure ; il n'y aurait aucune
difficulté réelle à tracer ces ouvertures à travers le blindage des
flancs dont on pourrait, par des dispositions convenables,,
conserver l'efficacité.
L'intérieur de ce puits d'aération contiendrait des machines
soufflantes et des pompes de compression. Pendant le combat,
il sera nécessaire, pour éviter l'invasion des gaz asphyxiants
dans les tourelles, de créer dans celles-ci une pression d'air de
quelques mètres d'eau; il importe aussi de réduire la section
des conduits de ventilation qui, traversant les cloisons étanches,
suppriment l'intégrité de celles-ci; il convient donc de faire
circuler l'air sous pression pour l'envoyer plus aisément dans .
les fonds du bâtiment.
Une mesure de même ordre pourrait être prise pour les
cheminées. Du moment que le tirage forcé s'imposQ, il
833 LA REVUE DE PARIS
importe peu que la fumée suive un parcours strictement ver-
tical; nous avons à plusieurs reprises proposé de refouler la
fumée le long des flancs du bâtiment, suivant le vent et suivant
la position de l'ennemi; loin du champ àe bataille, des
cheminées télescopables pourraient être employées avec tirage
naturel. Mais on préférera sans doute s'en tenir à la tradition
des cheminées et des manches d*aération verticales. Dans ce
cas, il sera nécessaire que chaque cheminée soit protégée par
un anneau blindé d'une hauteur suffisante ; que chaque manche
d'aération soit revêtue d'un tube cuirassé assez élevé pour
aller puiser de l'air pur, très haut, loin des ponts où les
projectiles éclatent. On pourra également grouper, dans des
réduits blindés, quelques cheminées et quelques manches
d'aération; ces réduits serviraient d'appui aux postes de
conduite de tir et au blockaus ; ils protégeraient les ventilateurs
de refoulement, donneraient asile pendant le combat au
personnel " de relève Qt abriteraient une partie de la petite
artillerie destinée à repousser les torpilleurs.
Quelque solution que l'on prenne, la protection des che-
minées et de l'aération doit être une des principales préoccu-
pations des ingénieurs, et on ne s'expliquerait pas qu'un
nouveau programme naval ignorât encore, comme on l'a fait
pour le VoltairCj les enseignements des dernières guerres
maritimes.
Représentons-nous un bâtiment ainsi constitué. Un caisson
blindé s'élevant au-dessus de l'eau de 3 mètres dans la partie
centrale, de 5 mètres à l'avant ; sur ce caisson, les fûts blindés
des tourelles, des blockhaus, des cheminées et des manches
d'aération. Mais, avec cette disposition simplifiée, il faudrait,
pour assurer aux canons un commandement suffisant, donner
aux fûts des tourelles une hauteur exagérée. On remédiera à ce
défaut en créant, dans la partie centrale du bâtiment, entre les
tourelles de 3o5, avant et arrière, un étage blindé à aoo milli-
mètres, d'où émergeront les tourelles et autres fûts cuirassés. On
profitera des angles de cette citadelle pour installer des canons
en casemate ; ses flancs serviront de protection à une batterie
de canons de 75 millimètres à tir rapide, ainsi que nous l'expo-
serons plus loin ; des traverses blindées diviseront l'intérieur
de la citadelle de façon à limiter les effets des projectiles qui
PROGRAMME NAVAL' SsS
pourraient pénétrer par les sabords des canons. Un pont blindé
à 3 centimètres recouvrira sa partie supérieure.
C'est de cette citadelle qu'émergeront les tourelles, les che-
minées, les fûts des manches d'aération, du blockhaus, etc. ;
le blindage^ des cheminées s'élèvera au moins à 2 mètres au-
dessus du pont supérieur du réduit, et les manches à i mètre.
Aucune construction accessoire ou parasite ne surmontera le
dessus de la citadelle.
Le bâtiment, dans ces conditions, est prêt au combat; les
dangers que lui réserve le feu de l'adversaire sont réduits au
minimum. Mais le bâtiment n'est pas seulement une plate -forme
d'artillerie; il est une caserne dans laquelle il faut vivre.
L'amiral Gervais, dans une réunion où les enseignements de
la guerre-japonaise avaient été discutés, s'exprimait ainsi :
Il y a un point qui est absolument à retenir; c'est que le bâtiment
de guerre soit conçu pour être un bâtiment de guerre et uniquement
un bâtiment de guerre, et que tout ce qui est confort, habitude de
temps de paix, tout ce qui, en un mot, est du luxe, soit énergique-
ment supprimé. Nous avons malheureusement trop, en France,
sacrifié à ces questions d'intérêt personnel et de confortable; ce ne
sont que cuisines, salles spéciales, salles de bains, je ne sais quoi,
sans compter les divers kiosques : tout cela sont des choses encom-
brantes, des motifs d'incendie possibles; ce sont des superstructures
qui ajoutent du poids. Eh bien! le bâtiment de guerre doit être ras
comme un ponton ; il ne doit y avoir comme grand luxe que celui
du vide. Nous avons, je crois, beaucoup a faire sous ce rapport ; il
faudrait absolument que les officiers de marine les premiers, les ami-
raux en tête, s'habituassent à vivre à bord en tant de paix comme
on vit en campagne et non pas comme chez soi. Je suis convainc^
que si l'on voulait se donner la peine de supprimer à bord des bâti-
ments tout ce qu'on ajoute peu à peu parce que c'est commode,
parce que c'est agréable, parce que cela répond à de certains desi-
derata, mais toutes choses qui ne sont pas nécessaires, on obtien-
drait des résultats extraordinaires: j'en suis persuadé parce que je l'ai
vu moi-même. Je crains que la tendance actuelle ne soit précisé-
ment au développement de toutes ces petites habitudes intimes,
agréables si vous voulez, mais tout à fait fâcheuses au point de vue
d'abord du matériel lui-même, et même au point de vue du per-
sonnel qu'elles habituent à une existence qui n'est pas celle à
laquelle il doit être rompu.
834 LA RETUE DE PARIS
Que nous sommes loin des desiderata exprimés par l'amiral
Gervais I Que Ton regarde les croquis représentant, dans les
Annuaires, les bâtiments de guerre des grandes puissances, on
aperçoit immédiatement à quel point les superstructures sont
plus développées en France qu*ailleurs ; chacun veut en principe
les diminuer, mais tout le monde conspire pour les augmenter.
Cela tient à ce qu'il manque dans notre Amirauté une direction
réelle, capable de décourager les initiatives personnelles dont
Teffet est de dénaturer entièrement le bâtiment de guerre. Les
officiers étrangers restent stupéfaits quand ils visitent les
hôpitaux de nos nouveaux navires. En paix comme en guerre,
les malades sérieux seront immédiatement débarqués et remis
aux hôpitaux à terre. Néanmoins on encombre nos navires de
salles installées suivant les règles de la plus précise hygiène,
outillées comme une clinique parisienne ; tout cela, pour soigner
des rhumes et ouvrir des panaris, et constituer une cible qui
recueillera précieusement les projectiles ennemis. Faut-il
parier des mesures assurant à chaque catégorie du personnel,
officiers, sous-officiers et matelots, des salles de réunions spé-
ciales, des salles de bains difierentes?
Le temps des longues croisières est passé. Les*escadres de
combat sont destinées désormais à effectuer des navigations
de très courte durée; elles attendront, dans une rade amie,
le moment de l'action; prévenues par le télégraphe, parle
télégraphie sans fil, par les croiseurs, par les services de ren-
seignement, elles n'appareilleront que pour une opération
déterminée. Dans ces conditions est-il nécessaire de donner
— pendant la guerre — aux états-majors et aux équipages
tout le confortable qu'on rencontre aujourd'hui.^
En temps de guerre, le logement et le confortable devraient
être réduits au strict nécessaire : plus de carrés spéciaux, plus
de salles de bains, plus d'hôpitaux confortables. Les logements
indispensables ainsi réduits en volume pourraient alors être
disposés à l'avant et à l'arrière, de manière à ne gêner en
rien, même après leur destruction, l'efficacité de l'artillerie.
Pour le temps de paix, des locaux supplémentaires devant
être supprimés le jour de la déclaration de guerre, pourraient
sans inconvénient être disposés sans tenir compte du champ
de tir de certaines pièces; il serait facile de prendre des
PROGRAMME NAVAL
8a5
mesures pour rendre aisé le démontage et, au besoin, le jet à
la mer de ces constructions. De vastes caisses en bois boulon-
nées sur le'pont les constitueraient à peu de frais \
Nous ne reviendrons pas sur la question des mâts militaires ;
le mât ne doit pas avoir d'autre utilité que de permettre,
rinstallation de la télégraphie sans fil ; il doit être établi en
conséquence, aussi peu encombrant que possible et facile à
démonter. On devra examiner s'il est utile que tous les bâti-,
ments aient une installation de télégraphie sans fil à grande
distance ; il suffit qu'un seul navire, un croiseur de préfé-
rence, transmette et reçoive les communications lointaines.'
La masse des navires d'une armée navale n'a besoin que
d'échanger des signaux à courte distance.
Le navire défendu contre l'artillerie ennemie, reste à le
défendre contre la torpille. Chacun se souvient de l'époque où
l'arme nouvelle, inspirant à la (( jeune école » un enthou-
siasme peu réfléchi, devait rendre inutile les lourds bâtiments
chargés d'artillerie, et assurer la maîtrise de la mer aux petits
torpilleurs. L'expérience a ramené à des vues plus modestes.
La guerre russo-japonaise en particulier a fourni des ensei-.
gnements qu'il convient de rappeler en deux mots.
Tout d'abord, elle a montré l'effet terrible et un peu inat-
tendu des torpilles de blocus : on leur doit la destruction, du
côté japonais, de deux bâtiments d'escadre, le Hatsasé et le
Yashima, et de neuf petits bâtiments, croiseurs, canonnières,
contre-torpilleurs; — du côté russe, du Petropawbsk et de
cinq petits bâtiments. Le Yashima fut défoncé à tribord,
s'inclina et chavira avant qu'on eût pu le redresser; sur le
Petropawlosk, il semble que l'explosion de la torpille entraîna
l'explosion des soutes à munitions, car le bâtiment parut
environné de flammes et sombra en quelques minutes.
Quant aux torpilles automobiles, lancées par des torpilleurs,
leur effet destructif fut relativement limité ; on constata, tout
I. Des dispositions de ce genre sont appliquées depuis quelques années
sur les monitors ronmains du Danube.
8a6 LA REVUE DE PARIS
d^ abord, rextrême difficulté d'assurer la justesse de leur tir.
Dans la nuit qui suivit la bataille du lo août, des essaims de
torpilleurs japonais attaquèrent les diverses fractions de la
flotte russe en fuite : malgré le calme absolu de la mer, ils
éprouvèrent un insuccès complet. Les attaques effectuées à
Port- Arthur ne furent pas plus heureuses : sans doute, lors de
la première attaque qui surprit la flotte russe sans méfiance,
avant toute déclaration de guerre, quelques torpilles parvinrent
au but et causèrent des avaries graves au Cesarevitch ; ces ava-
ries furent d'ailleurs réparées et n'empêchèrent pas le bâtiment
de continuer la campagne; mais, en maintes circonstances, les
attaques japonaises ne produisirent aucun résultat. Enfin, au
moment où la guerre allait se terminer, le Sebastopol, mouillé
en rade de Port-Arthur, démuni de son artillerie légère et
d'une fraction très importante de son équipage, fut l'objet
d'attaques successives de la part des escadrilles japonaises ;
plus de cent cinquante torpilles furent lancées contre lui à une
distance d'environ 700 mètres ; le bâtiment était entouré de
filets BuUivant; quatre torpilles touchèrent le but, mais firent
si peu d'avaries que le bâtiment était intact et se coula lui-même
la veille de la reddition de Port- Arthur.
En revanche,' le jour de Tsou-shima, les torpilleurs com-
plétèrent la victoire. Le soir, ils s'attaquèrent aux bâtiments
russes désemparés et fuyant en désordre ; n'ayant plus rien à
craindre de l'artillerie légère qui était entièrement détruite, ils
pouvaient s'approcher assez près pour assurer la justesse de
leur tir. Aussi donnèrent-ils le coup de grâce au Souvarqf, au
Sissoï Veliky, au Navarin,
Il semble, que tout bâtiment frappé par une torpille — de
blocus ou automobile — éprouvera toujours une avarie majeure,
telle qu'on devra le considérer comme désemparé et mis hors
de combat. On pourrait imaginer des dispositifs qui permet-
traient dans certains cas, aux bâtiments frappés, de continuer
à combattre ; mais il faudrait consacrer à la défense contre les
torpilles une dépense de déplacement hors de proportion avec
les risques courus.
Contre la torpille de blocus, il n'y a pas de défense possible :
dans les parages où semblables torpilles sont à craindre, les
bâtiments de combat ne doivent naviguer qu'en s'entourant
PROGUAMME NAVAL 827
de toutes les précautions; les méthodes de draguagc sont
connues ; il ne faut pas se dissimuler qu'elles ne sont pas d'une
certitude absolue. En France, il. semble que Ton ait perdu de
vue la puissance de cet engin ; les ports de plusieurs puissances
sont armés de torpilles d'invention et de construction fran-
çaises, que notre Marine a peut-être trop dédaignées. Tout
bâtiment touché par de semblables torpilles sera en général
annihilé; la seule préoccupation des ingénieurs devrait être
d'empêcher qu'il coule immédiatement et de faire que la
majeure partie de son équipage puisse être sauvé. A cela, un
compartimentage bien étudié et bien exécuté pourra pourvoir.
Quant à la torpille automobile, la véritable défense consiste
à l'empêcher d'atteindre le bâtiment; c'est une erreur de
chercher dans des dispositifs spéciaux une protection contre
ses effets. Sur la demande du Conseil supérieur de la Marine,
les cuirassés type Voltaire possèdent une cloison intérieure
cuirassée, qui doit constituer une protection contre la torpille;
l'efficacité de cette cloison est établie par des calculs qui ont
mérité à leur auteur un prix de l'Académie des Sciences,
mais qui n'ont pas été soumis au contrôle de l'expérience * ;
l'insuccès du système de protection essayé sur le Henri IV
doit rendre sceptique sur la valeur de dispositifs de ce genre.
Cette cloison pesant 5oo tonneaux, d'une efficacité plus que
douteuse, entraîne un supplément de déplacement de près de
I 200 tonnes et augmente le prix de chaque bâtiment de
trois millions et demi : pour l'ensemble de ces cuirassés,
vingt millions de supplément de dépense, soit la moitié du prix
du Patrie sont le coût d'un vœu du Conseil supérieur. Dans
le nouveau programme, le même Conseil supérieur n'a plus
parlé de protection contre les torpilles.
Depuis plus de vingt ans, les Amirautés ont employé contre
les torpilles les filets BiiUivant, — vastes filets à mailles d'acier
suspendus verticalement à 5 ou 6 mètres du bord. Bien que
Ton ait trouvé moyen d'armer les torpilles d'un coupe-filet,
le filet conserve une efficacité que l'expérience de la guerre
I. Ces expériences sont, parait-il, eu cours de préparation et seront exé-
entées dans quelques mois ; les bâtiments sont d'ailleurs en cours de cons-
truction et il serait déjà trop tard pour supprimer ce cloisonnement s'il était
jugé inutile.
8q8 la revue ]>e paiii^
russo-japonaise a montré maintes fois. Mais en France, les
filets Bullîyant furent en général médiocrement installés; ils
étaient d*une manœuvre difficile, d'un entretien coûteux; ils.
donnaient une apparence peu élégante aux flancs des bâtiments.
Peu à peu, on s'en débarrassa plus ou moins officiellement :
d'abord on les débarqua, se réservant de les reprendre en temps
de guerre ; puis on déposa à terre les apparaux de manœuvre ;
il fut entendu que tout ce matériel serait conservé en magasin ; .
mais n'étant plus entretenu, il devint rapidement inutilisable,
si bien qu'un jour, sans que cette question eut été l'objet d'une,
étude et d'un débat sérieux, les filets Bullivant disparurent
de la marine française; on cessa de les prévoir et de les
installer sur les nouveaux bâtiments. En Angleterre, il n'en fut'
pas de même, non plus que dans la plupart des marines euro-,
péennes ; aussi notre Conseil supérieur a-t-il fait œuvre sage
en prescrivant, pour les bâtiments à venir, le retour aux filets
Bullivant.
On ne saurait douter de leur utilité; au mouillage ils
constituent une très efficace protection, et c'est un point
important, car les attaques de torpilleurs seront surtout
redoutables au mouillage. C'est également au mouillage que
seront à craindre les attaques des sous-marins. En marche
une escadre n'a à craindre qu'un coup de hasard : le sous-
marin, né pouvant dépasser 9 nœuds, ne peut atteindre un
cuirassé filaùt i6 nœuds qu'à l'affût; l'étendue des mers rend
cette chance bien médiocre. Contre le torpilleur, qui, tout au
contraire, grâce à sa supériorité de vitesse et à son agilité, peut
surprendre et atteindre le grand navire, un autre mode de
protection s'impose : dans l'armée de terre, le fantassin ne se
cuirasse pas contre la balle et l'obus, mais cherche sa protection
dans la destruction de son adversaire ; de même, le bâtiment de
combat doit se protéger de la torpille en détruisant le torpilleur.
Les torpilleurs ont — en principe — comme double défense
leur vitesse et leurs petites dimensions ; a en principe », car si
l'on atteint aujourd'hui pour les torpilleurs des vitesses de
28 nœuds et pour les contre-torpilleurs des vitesses de
37 nœuds, c'est aux dépens des dimensions qui ont toujours
été en augmentant. Un bâtiment de 900 tonneaux et 80 mètres
de long, comme le Cossack, n'est pas invisible. D'autre part.
FROGRAMME NAVAL 829
pour arriver la nuit à bonne portée de tir, un torpilleur
essaiera de se rapprocher à petite vitesse ; le bruit des machines
etl'écume blanche soulevée par une marche rapide suffiraient,
dans la nuit noire, à déceler sa présence. Quoi qu'il en soit,
vis-à-vis d'un ennemi de cette espèce, il convient de recourir à
un jet continu de projectiles, comparable au jet d'une pompe à
incendie. C'est pourquoi on a employé tout d'abord l'artillerie
de 37 millimètres capable de fournir un tir continu de trente
coups à la minute. Mais le projectile de 37 millimètres est
d'une efficacité médiocre ; à un torpilleur qui apparaît à i 000
ou I :200 mètres d'un cuirassé, il ne suffit pas de causer une
avarie grave, capable de le couler lentement; il faut lui
interdire de franchir les 4oo ou 5oo mètres qui le placeraient
à bonne portée de tir, l'arrêter net. Aussi, au calibre de
37 millimètres, substitua-t-on le calibre de 47* puis le caUbre
de 75 millimètres. Le Japon, sur ses nouvelles constructions,
parait devoir recourir au lao millimètres.
Mais, plus le calibre augmente, plus augmente la difficulté
de suivre un but se déplaçant rapidement. En fait, nous en
sommes réduits aux hypothèses et, faute d'expériences, noiiis
ignorons les effets des projectiles sur les torpilleurs : le nombre
ne manque cependant pas de vieux torpilleurs sur lesquels
pourrait s'essayer l'efficacité de nos diverses armes. Les
nouveaux contre-torpilleurs anglais sont munis de canons de
iQo; il y a là une indication qui conduira sans doute à
employer au moins le calibre de 100 pour l'artillerie légère.
En général, on s'est fort peu préoccupé de la disposition et
de la protection des pièces d'artillerie légère; on les met
où leur installation se fait sans difficultés et sans gêner les
aménagements, d'où il résulte que leur tir sera nécessairement
mal dirigé et peu efficace. Il est difficile de s'expliquer l'aber-
ration de toutes les Amirautés qui, au mépris des leçons des
guerres récentes, ont installé derrière de simples tôleries, ou
sur les passerelles, les canons de défense contre des torpilleurs.
Le Dreadnought * possède vingt-sept canons de 76 dont 8 dans
I. Nous raisonnons sur les renseignements dopnës par les annuaires et
qui sont peut-être erronés. Nous avons cependant des raisons de croire que
la disposition de l'artillerie légère du Dreadnought est bien celle que nous
donnons.
83o LA REVUE DE PARIS
le château central, dîx placés deux par deux sur le toit des
tourelles de 3o5, quatre sur la passerelle, quatre sur le gaillard
d'avant, et un sur le pont arrière. Une aussi grande dispersion
des pièces rendra le tir difficile à diriger ; mais en les admettant
comme suffisantes, elles n'assurent que la protection d'un
Dreadnought absolument intact, n'ayant éprouvé aucune avarie.
Que le bâtiment ait été exposé au feu d*une batterie moyenne,
à tir rapide, armée de projectiles explosifs : que restera- t-il de
tous ces canons non protégés? Le moment ne viendra-t-il pas
où le ûreadnoug ht devra recourir, pour se défendre des
torpilleurs, à ses seuls canons de 3o5 millimètres? Et dans ces
conditions, ne pourra-t-il pas être attaqué sans danger? D'autre
part, la menace, pendant lé combat de jour, d'une attaque
brusque de torpilleurs, forcera à maintenir des dépôts de
munitions de 76 à portée des pièces, au risque des accidents
les plus graves.
On dira sans doute que la plupart des canons de 76 milli-
mètres, noiuament ceux des tourelles, pourront, pendant le
jour, être abrités sous le pont cuirassé et ne seront mises à
poste que le soir. Mais la transition du combat de jour au
combat de nuit laissera-t-clle le temps, au milieu des débris
de la bataille, de procéder à cette mise en place? En réalité,
toutes les marines ont commis le même oubli : le sw d'une
journée victorieuse, elles seront la proie facile des torpilleurs*
Nous ne devons pas, dans les constructions prochaines, tomber
à nouveau dans une semblable faute ; la majeure partie de
l'artillerie légère sera sérieusement protégée.
Comment réaliser ces desiderata? Nous pouvons disposer
un certain nombre de pièces dans la batterie centrale blindée
a 200 millimètres. Il nous semble en outre possible de créer
une sorte de tourelle à éclipse qui, pendant le combat, resterait
sous le pont cuirassé et qui serait, en quelques secondes, mise à
son poste de tir. Ces tourelles n'auraient aucune protection à
l'exception de leur toit qui serait constitué par une fraction du
pont cuirassé. Elles seraient disposées dans des emplacements
à découvert, hors des superstructures fixes, notamment sur
la plage arrière ; quelques-unes émergeraient du réduit cen-
tral. Il semble que vingt-quatre pièces suffiraient : six à l'avant
non protégées, six à l'arrière en tourelles à éclipse, huit dans
PROGRAMME NAVAL 83l
la batterie centrale et quatre au-dessus de la batterie centrale,
en tourelles à éclipse.
Pour la défense contre les torpilleurs, les projecteurs
électriques doivent s'ajouter à l'artillerie légère; en principe,
ils ont pour but de chercher les torpilleurs et de les éclairer
vivement de façon à les désigner aux coups. On a contesté leur
utilité et on les a même considérés comme un véritable danger :
quand ils éclairent le torpilleur, ils trahissent la présence du
bâtiment qui les porte; dans la guerre russo-japonaise, les
Russes, loin d'allumer leurs projecteurs, ont masqué toute
lumière, et, grâce à cette précaution, ils ne subirent aucune
perte dans leurs navigations de nuit, chaque fois qu'ils furent
poursuivis par les flottilles japonaises. La meilleure protection,
la nuit, est en efiet l'obscurité : une flottille de torpilleurs, qui
cherche une escadre par nuit noire, même dans des parages très
limités, ne la trouvera que si le hasard. la met sur sa route ; de
plus, dans l'obscurité, il devient impossible de discerner un
petit croiseur d'un cuirassé et d'apprécier les distances. Un tir
de torpilles par nuit noire sera donc généralement inefficace.
Néanmoins l'utilité des projecteurs ne saurait se discuter; on
imitera dans la pratique la sage réserve des Russes ; mais des
cas se présenteront où il sera indispensable, même au prix de
certains risques, de voir clair. Quatre puissants projecteurs
devront donc être prévus. De même que l'artillerie légère, ils
seront disposés pour être mis à l'abri pendant le combat de
jour; on peut imaginer pour eux aussi des tourelles à éclipse;
deux seraient disposées sur le château central, une à l'avant et
une à l'arrière.
Malgré les précautions prises, malgré les filets BuUivant,
malgré un armement d'artillerie légère bien installé et bien
servi, un coup heureux de torpille est toujours à craindre, et
l'avarie produite sera toujours grave : on doit se préoccuper
d'en limiter les conséquences et d'obtenir que, quel que soit le
coup de torpille, le navire ne soit en danger ni de couler, ni
de chavirer.
Pour que le navire ne coule pas, il suffit que l'invasion
par l'eau des compartiments voisins du centre de l'explosion
n'augmente pas le poids du navire au delà du . maximum
:832 LA BEVUE DE PARIS
. du déplacement qu*il peut prendre sans danger ; or , le
volume au-dessus de Teau de la tranche cellulaire cui-
rassé atteint, pour un bâtiment de i8 ooo tonnes, environ
8000 mètres cubes; de plus, il est aisé de créer des com-
partiments transversaux en nombre assez grand pour qu'aucun
d'eux ne dépasse un volume total de a 000 mètres cubes.
L'invasion entière par l'eau de deux compartiments voisins
n'amènera qu'une surcharge de 4 000 mètres cubes et n'entraî-
nera par suite que l'enfoncement de la moitié de la tranche
cellulaire ; le bâtiment restera soutenu par son flotteur cuirassé ;
on augmentera le plus possible le nombre des tranches
transversales étanches, en particulier à l'avant et à l'arrière pour
éviter en cas d'avarie une forte modification de l'assiette.
Au lieu de se contenter d'un cloisonnement transversal,
' aussi serré que possible, on souvent a prévu des cloisonne-
ments longitudinaux. Les navires à deux hélices de toutes
les flottes militaires et commerciales ont reçu une cloison
longitudinale séparant les deux machines : on évite ainsi
.l'invasion simultanée des deux machines, mais le bâtiment
chavire.
Sur le transatlantique City of Paris, l'explosion d'un
cylindre fit dans la carène une brèche par où l'eau envahit la
chambre des machines tribord; par une chance heureuse,
l'explosion avait en même temps crevé la cloison longitudinale,
permettant ainsi l'invasion de la deuxième machine; cette
circonstance sauva le bâtiment. Pendant la guerre russo-japo-
naise, le Yashima périt grâce à ses cloisons longitudinales :
crevé par une torpille, il s'inclina peu à peu; on ne put le
redresser par des manœuvres d'eau convenables : et il chavira.
Il est donc indispensable qu'un navire crevé reste droit :
pour cela, il suffit que l'eau puisse circuler d'un bord à l'autre.
Sans doute on pourra améUorer le cloisonnement par des
cloisons longitudinales ; mais elles devront être telles que les
compartiments symétriqpies soient en communication perma-
nente; notamment les compartiments en abord, tribord et
bâbord, seront en communication par le double fond. Faut-il
insister sur les illusions que l'on se fait en supposant qu'on
pourra par des manœuvres d'eau rétablir l'équilibre? Après un
coup de torpille qui aura, dans certains compartiments, semé
PROGRAMME NAVAL 833
la mort et l'épouvante, comment sans perdre une minute et
malgré le désarroi général, pouvoir déterminer avec précision
et exécuter les manœuvres d'eau?
Autre remarque indispensable : la destruction du Petro-
pawlosk démontre la nécessité d'écarter le plus possible de la
carène les soutes à munitions. Il ne faut pas qu'un coup de
torpille provoque l'explosion des soutes. Il convient donc, non
de mettre les soutes à fond de cale, mais bien au contraire de
les suspendre, pour ainsi dire, immédiatement, au-dessous de la
tranche cellulaire. Des dispositions doivent être prises égale-
ment pour que la destruction d'une seule chambre de chauffe
n'ait pas de répercussion sur l'appareil moteur :
Nous ne pouvons pas ici insister davantage sur certains
détails trop techniques ; qu'il nous suffise de bien préciser que
la meilleure sauvegarde contre les torpilles est de prévoir et
même de préparer l'invasion par l'eau d'une tranche transver-
sale entière, sans que cette invasion entraîne la disparition du
navire. Avoir la prétention de limiter cette invasion à une
fraction d'un compartiment, c'est méconnaître à la fois la puis-
sance de la torpille et la nécessité absolue de maintenir le navire
parfaitement droit.
«
* *
Le bâtiment de combat doit se mouvoir sur les mers; la
question de la vitesse se pose maintenant. JNuUe question n'a
été plus discutée : elle est résolue aujourd'hui en faveur des
grandes vitesses.
Il faut rappeler et répéter que personne ne soutient qu'une aug-
mentation de vitesse, fût-ce d'un quart de nœud, ne soit pas dési-
rable, et qu'une supériorité de vitesse, même peu importante, ne soit
d'aucune valeur stratégique ou tactique. Ce que Ton prétend, c'est
que la vitesse est un facteur moins important pour un cuirassé que
la puissance militaire ; qu'elle est soumise à des défaillances plus
sérieuses, plus inévitables et plus accidentelles que la puissance
militaire et que, pour ces raisons, infériorité d'importance originelle
et plus grande incertitude pour la maintenir, elle doit être sévère-
ment tenue dans sa place subordonnée lors du tracé du cuirassé. Si
i5 Juin igo8. 1 1
834
LA REVUE DE PARIS
nous supposons un cuirassé idéal — et rien ne défend l'hypothèse
de cet idéal comme moyen de raisonnement, — c'est-à-dire un
bâtiment dans lequel on puisse réaliser en parfaite proportion les
qualités militaires, la vitesse, le rayon d'action et tout le reste, nous
dirons que chaque augmentation de vitesse obtenue par des progrès
faits dans les moteurs constitue un avantage, mais que cette même
augmentation, obtenue en sacrifiant la puissance de Tarlillerie, pour
donner plus de place à la machine, constitue un désavantage.
Ainsi s'exprime Mahan ; on ne saurait mieux prêcher dans
le désert, car toutes les Amirautés obéissent à 1 entrainement
général et fixent entre ao et âa noeuds la vitesse des cuirassés
en construction. Admettons ao nœuds pour nous conformer à
la mode. Remarquons toutefois que la vitesse n'a d'intérêt que
pour la navigation, lorsqu'il s'agira de se rendre rapidement
d'un point à un autre; or la distance d'Alger à Marseille
(4oo milles) est franchie en vingt^cinq heures à l'allure de
i6 nœuds, en vingt heures à l'allure de ao nœuds. Pour
gagner cinq heures, que la moindre circonstance de mer fera
perdre, est-il permis de sacrifier tout ce qu'on sacrifie à la
vitesse? Sur le champ de bataille, bien imprudent sera le chef
qui manœuvrera h pli\s de 1 6 nœuds ; à cette allure, un bâti-
ment franchit presque 5oo mètres à la minute; si les unités
d une escadre naviguent à aoo mètres d'intervalle, une simple
inattention dans la conduite des navires, la plus légère avarie
dans le gouvernail, la moindre hésitation dans une évolution
ont pour conséquence immédiate un abordage et une cata-
strophe. L'histoire journalière de nos escadres est fertile à cet
égard en enseignements. Remarquons enfin que la vitesse est,
sur le bâtiment de guerre, le seul organe qu'on ne puisse pas
sérieusement protéger et qui se perd aussi aisément qu'il est
coûteux h conquérir. La marine russe en a fait la fâcheuse
expérience : le lo août, le Cesareviteh n'avait rien perdu de sa
puissance offensive et défensive ; mais ses cheminées étaient
crevées; il ne marchait plus qu'à toute petite vitesse; néanmoins
il consomma 4 70 tonneaux de charbon en vingt-quatre heures,
au lieu de 83, chiffre normal!
11 est bon de chiffrer ce que coûte la vitesse. En prenant
comme point de départ le Fo//aiVe qui. avec aa35o chevaux*
filera 19 nœuds, on peut établir que ce mcme bâtiment exige-
PROGRAMME NAVAL 835
rait a6 ooo chevaux pour 20 nœuds et n'en demanderait que
i3ooo, soit moitié moins, pour 16 nœuds. Il est difficile, à
rheure actuelle, de réaliser une bonne machine marine pesant
moins de 80 kilogrammes par cheval; l'appareil moteur du
bâtiment de 20 nœuds pèse i 000 tonneaux de plus que celui
du bâtiment de 16 nœuds. Ces i 000 tonneaux pourraienJt être
employés en canons (une tourelle double complète de 3o5 pèse
800 tonneaux) ; en munitions (i 000 tonneaux correspondent à
dix mille coups de 1 64 «7)1 ou ^ une diminution de défdacement
de 11 iioo tonnes et par suite du prix du navire qui serait réduit
de près de 7 millions.
Concluons donc que les Amirautés, en dotant leurs cuirassés,
pour obéir à la mode, des vitesses de 30 nœuds et au delà, ne
font qu'imiter les Parisiennes élégantes qui mettent leur amour-
propre à circuler au milieu des encombrements de Paris, avec
des automobiles de 4o chevaux. Une voiture de 10 chevaux
leur rendrait exactement le même service.
Toutefois, jusqu'à l'heure actuelle, l'exagération des vitesses
avait une excuse valable. Chacun sait en effet que les vitesses,
dites officielles, inscrites dans les Annuaires, ne sont réalisées
qu'aux essais et subissent très rapidement une moins-value
notable. Les vitesses d'essai ne sont exigées, en principe,
que pour éprouver la solidité des divers organes ; elles consti-
tuent une sorte d'examen. En outre, les machines alternatives,
par leur constitution même et grâce aux jeux de leurs divers
organes, dépérissent peu à peu. Pour ces motifs, il était
indispensable de réserver une marge assez grande entre la
vitesse officielle des essais et la vitesse pratique de navigation ;
si on désirait une vitesse pratique de 18 nœuds, il était prudent
d'exiger ao nœuds aux essais.
L'introduction des turbines rend cette précaution inutile :
la suppression des frottements et de rusure permet à la turbine
de rester identique à elle-même et, par suite, de développer
toujours la puissance prévue ; contrairement à la machine alter-
native, elle est toujours prête à l'examen; si donc elle est cal-
culée pour 20 nœuds, c'est ao nœuds qu'elle donnera sans
risques, et il est inutile de prévoir une marge entre la vitesse
officielle et la vitesse pratique. La conséquence de l'introduc-
tion des turbines aurait dû être de réduire la vitesse officielle ;
836 LA REVUE DE PARIS
bien au contraire, on a profité des turbines pour l'exagérer
encore. L'écart entre le Nelson et le Dreadnoughl est officielle-
ment de 2 nœuds 1/2 ; il sera pratiquement de près de 4 nœuds.
C'est aux turbines que nous aurons en efiet recours pour la
propulsion du nouveau bâtiment de combat. L'emploi de ces
appareils n'est plus en question aujourd'hui. Cependant, la tur-
bine laisse à désirer sur quelques points : elle complique le pro-
blème des hélices, et sa consomthation ne saurait être, à toutes
les allures, aussi économique que celle des machines alterna-
tives. Mais elle a l'avantage dé rester identique à elle-même, de
n'exiger aucun entretien, aucun démontage, aucune reprise
de jeu hebdomadaire; en deux ans, ses organes qui s'usent le
plus prennent un jeu inférieur à deux dixièmes de millimètre :
pour les machines alternatives, il faut visiter les pistons et
reprendre les jeux après toute marche un peu longue ; l'emploi
des turbines double la valeur effective d'une flotte.
Chacun sait que, dans une escadre, il est nécessaire de
toujours prévoir l'immobilisation d'une partie des unités pour
permettre le démontage des machines; aussi, qu'un ordre
d'appareiller vienne inopinément, une fraction des navires
devra rester au mouillage. En même temps le souci d'être
disponible fait ajourner, trop souvent, les visites indispen-
sables ; qu'un incident survienne, tel qu'une marche rapide non
prévue, et l'on se trouve exposé aux: avaries les plus sérieuses.
La turbine au contraire est toujours prête; si on lui fournit la
vapeur nécessaire, elle développera sans préparation la puis-
sance du jour des essais. Cette supériorité indéniable doit faire
considérer comme tout à fait secondaires les inconvénients
signalés plus haut.
Autre avantage précieux. Les machines alternatives, par
leur délicatesse, avaient peu à peu développé à bord le rôle des
mécaniciens. Dès les premiers jours de la marine à vapeur,
l'officier de vaisseau, tenant dans le mépris, à la fois la
machine à vapeur et le mécanicien qui la conduisait, se refu-
sait à descendre dans les machines et les chaufferies, sauf les
jours d'inspection, quand il allait vérifier la propreté des
parquets et le poli des cuivres ; il pourchassait les chauffeurs et
mécaniciens qui, de leurs « pieds noirs », venaient noircir la
PROGRAMME NAVAL 887
blancheur immaculée des ponts. Mais ignorant tout des
machines, il devait croire sur parole son mécanicien. Lorsque
le mécanisme eut envahi tout le navire, le mécanicien devint
le maître, ou plutôt le collaborateur indispensable à qui on
accorde une confiance aveugle, et qui abuse quelquefois de cette
confiance.
Lorsque les premières voitures automobiles firent leur appa-
rition, il fut de mode que leurs propriétaires, non seulement la
conduisissent, mais s occupassent eux-mêmes de leur entretien
et de leur réparation. 11 fut très élégant de se coucher sous la
voiture pour serrer un boulon, de roder soi-même une soupape
et de vivre les mains pleines de cambouis. Cette mode fit la
fortune de Tautomobile, non seulement parce qu^elle entraîna
la masse du public vers le sport nouveau, mais parce qu'elle
aiguilla les constructeurs vers la simplicité des organes et les
força à établir une voiture qui pût être conduite par tout le
monde. Si, au contraire, dès le début,- les amateurs s'étaient
fiés, pour l'entretien et la conduite de leurs voitures, à des
mécaniciens professionnels, ceux-ci se seraient bien gardés de
tendre vers la simplification, car à mesure que l'organe se sim-
plifiait, rimportance du mécanicien diminuait.
L'Amirauté anglaise, en excluant désormais les machines
alternatives, a eu surtout pour but d'afiranchir le comman-
dement de la sujétion des mécaniciens : avec la turbine, il
n'est plus possible d'abriter un refus de service derrière une
nécessité plus ou moins réelle de démontage : il n'est plus,
surtout, possible de dissimuler le mauvais état de l'appareil
jusqu'au jour d'un débarquement; l'entretien est presque nul
et n'exige pas de compétence spéciale; la réparation, il est vrai,
en cas d'avarie grave, est compliquée et difficile et ne peut se
faire que dans un arsenal; mais elle est aussi exceptionnelle
qu'une rupture d'arbre sur les machines alternatives.
La seule critique valable contre les turbines a trait à la consom-
mation de charbon. Les machines alternatives sont très écono-
miques à l'allure de 12 à i5 nœuds et le deviennent de moins
en moins à mesure que l'on s'approche de la vitesse maxima :
les turbines ont'u grande allure une consommation moindre
que celle de machines à piston; vers i5 à 16 nœuds, les con-
sommations des deux systèmes d'appareils sont comparables ;
«38
LA REVUE DE PARIS
mais au-^dessous de ces allures la consommation des turbines
est de plus en plus défavorable, à mesure que la vitesse
baisse. Or, disent les adversaires de la turbine, les escadres sont
condamnées à naviguer à petite vitesse, vers lo ou 12 nœuds,
et à cette alliu'e, les turbines sont de très grandes mangeuses de
cbarbon.
Nous répondrons, avec beaucoup d'officiers, que les sorties
d'exercices à 10 ou la nœuds auxquelles la tradition condamne
nos escadres sont une inutile dépense : si on réclame une vitesse
de ao nœuds, il faut supposer que Ton pratiquera, en temps
de guerre et en présence de Tennemi, des vitesses de i5 et de
16 nœuds : c'est donc à ces allures que l'on doit exécuter les
exercices du temps de paix. Viendrai't-il à l'idée de nos officiers
de cavalerie d'exercer nos cuirassiers à lallure du pas, pour
faire sur la nourriture des chevaux des économies d'avoine?
*
La question des chaudières marines a été, dans ces der-
nières années, tant dans la Presse qu'au Parlement, l'objet de
vives discussions : elle est, par nature, très complexe, et le
public, entre des affirmations contradictoires soit des techni-
ciens, soit des hommes politiques, a quelque peine à se faire
une opinion. Il n'est donc pas inutile, de préciser le type des
chaudières dont il convient de doter nos futurs navires.
11 y a un immense intérêt dans la construction navale, à
réaliser des économies de poids. Qu'il s'agisse de la structure
de la coque, du tracé des machines ou des dispositifs des chau-
dières, le progrès ne peut se réaliser que par la recherche de
la légèreté. Aussi, lorsque le problème de la vitesse se posa,
avec les torpilleurs et avec les croiseurs rapides, tous les efforts
des ingénieurs tendirent à diminuer le poids consacré à la pro-
duction de la vapeur.
Deux procédés s'offraient : modifier le type des appareils, ou
en augmenter le rendement. C'est à ce dernier moyen que
l'on s'adressa tout d'abord : il y a trente ans, toutes les chau-
dières marines étaient des chaudières dites a cylindriques »,
dans lesquelles une masse d'eau considérable baigne l'extérieur
PROGRAMME NAVAL 889
des tubes parcourus par les courants de flammes. On commença
par activer, à Taide de lemploi du tirage forcé, la combustion
du charbon sur les grilles : au lieu de brûler 80 kilogrammes
par mètre carré de grille, on parvint, dans les « chaudières de
l'Amirauté ^, à brûler jusqu'à 4oo kilogrammes par mètre
carré de grilles. Une série de croiseurs rapides fut munie de ce
genre de chaudières ; elles ne donnèrent pas entière satisfac-
tion, et vers Tannée 1890, notre Marine y renonça et chercha
la légèreté par Femploi des chaudières dites multitubulaires,
où l'économie de poids est réalisée par la diminution de la
quantité d'eau. Il fallut de nombreuses années avant qpe cet
exemple fût imité à l'étranger. Les premiers appareils employés
furent les chaudières d'Allest et les chaudières Belleville;
l'accident malheureux du Jauréguiberry fit écarter, au bout
de quelques années, le premier de ces deux types — peut-être
à tort, car les appareils de la même espèce, en service encore
sur une dizaine de bâtiments dont le Masséna et le Jaurégui-
berry, n'ont donné lieu à aucun incident. Néanmoins elles
furent éliminées au profit des chaudières Belleville, que la
Marine expérimentait depuis vingt ans, puis d'une nouvelle
venue, la chaudière Niclausse. Ces trois types de chaudières
d'Allest, Belleville et Niclausse sont qualifiées de chaudières
à gros tubes ou de chaudières à tubes horizontaux. Mais au
moment où leur emploi se généralisait, un autre type de
chaudière, dit à petit tubes ou à tubes verticaux, faisait son
apparition. Ce type était en réaUté le plus ancien de tous.
Etabli pour la première fois par un ingénieur du port de
Cherbourg, M. Sochet, il devait sa célébrité au capitaine de
frégate du Temple qui l'avait expérimenté vers 1870; à ce
moment il arrivait trop tôt et il avait été dédaigné en France.
Mais au moment de l'apparition des torpilleurs, le célèbre
constructeur anglais Thomycroft avait repris la même idée,
jet, grâce à elle, avait réalisé, sur ses torpilleurs, des vitesses
de 25 nœuds, exceptionnelles à Tépoque. Ce succès décida
l'Amirauté française à expérimenter ce type de chaudière en
achetant à Thomycroft le torpilleur le Coureur qui entra en
service en 1888. Dès ce moment, la chaudière dite à petits
tubes et à tirage forcé régna exclusivement sur les torpil-
leurs; de nombreux constructeurs et des ingénieurs de la
84o LA REVUE DE PARIS
Marine imaginèrent des dispositifs divers qui tous reprodui-
saient le principe simple et pratique .de la chaudière du
Temple. Les bons services que ce genre de chaudières donna
sur les torpilleurs conduisirent un certain nombre d'ingé-
nieurs, et notamment M. Bertin, à penser que pour les grands
navires cet excellent appareil évaporatoire, permettrait un
bénéfice considérable sur le poids. Cette chaudière présentait
en effet l'avantage des très fortes combustions; on réalisait
donc grâce à elle une grande légèreté, obtenue à la fois par
un faible volume d'eau et par un grand rendement. On pou-
vait dans de bonnes conditions brûler jusqu'à 3oo kilogrammes
de charbon par mètre carré de grilles, tandis qu'avec les chau-
dières dites à gros tubes, au delà de i3o kilogrammes, le
charbon brûlait mal, distillait en partie et les gaz se réallu-
maient dans les cheminées.
Une chaudière, où l'activité de la combustion peut atteindre
et même dépasser 3oo kilogrammes par mètre carré de grille,
présente au point de vue de la souplesse, des avantages
précieux, — qualité secondaire sur un paquebot, mais primor-
diale sur un navire de guerre. Sur celui-ci en effet, dans les
manœuvres d'escadre et dans les évolutions de combat, l'allure
doit changer à tout instant : avec les chaudières à petits tubes,
il suffit pour tripler la production de vapeur d'accélérer la
marche des ventilateurs et l'alimentation des foyers : sur les
chaudières à gros tubes, il faut allumer d'autres corps de chau-
dières. Le tirage forcé présentait un autre avantage : comme
l'arrivée de l'air est produite artificiellement, on peut réduire à
la fois la section de passage de l'air dans les conduites d'arrivée
d'air et la section des cheminées. Un des enseignements les
plus nets de la guerre russo-japonaise a été la nécessité de
prendre des mesures contre la destruction des cheminées ; il
devient nécessaire à la fois de réduire la cible qu'elles offrent
et de blinder au moins leur base. Il y a donc un intérêt
primordial à diminuer leur section.
Aussi la Marine expérimenta peu à peu les chaudières à
petits tubes sur les grands navires : le Chaieaurenaull, le
Monicalm, le Jeanne-dArc reçurent de tels appareils. Ajoutons
que, la chaudière à petits tubes pouvant être construite par un
grand nombre de fournisseurs et par l'établissement d'indret.
PROGRAMME NAVAL 8^1
son prix ne pouvait être élevé artificiellement; en la mettant
en concurrence avec les chaudières Belleville et Niclausse, on
maintiendrait le prix de celles-ci dans de justes limites.
Telle était la situation lors de rétablissement du programme
de 1900 : les devis prévoyaient Temploi, soit des chaudières
Belleville, soit des chaudières Niclausse, soit des chaudières à
petits tubes. M. Pelletan arriva aux affaires. Il avait en
suspicion (( les bureaux » et « la science officielle ». Ces senti-
ments bien connus furent habilement exploités ; on obtint de
lui la réunion d'une commission de mécaniciens soigneusement
choisis; on avait exclu le mécanicien Inspecteur général, chef
du corps des mécaniciens, dont on savait Tavis favorable aux
chaudières à petits tubes. Cette commission déclara, sans
débats contradictoires avec les ingénieurs, qu'il n'était pas
admissible de dépasser sur les grands bâtiments, une com-
bustion de 120 kilogrammes par mètre carré de grilles;
.que seules les chaudières à gros tubes Niclausse et Belleville
pouvaient être employées et que Ton devait réserver aux
torpilleurs et contre-torpilleurs, les chaudières à petits tubes
et les fortes combustions. M. Pelletan rédigea de sa propre
main une dépêche ministérielle qui donna force de loi à ces
conclusions.
Grâce à cette décision, toute concurrence était éliminée au
profit des chaudières à gros tubes : on en vit immédiatement
les conséquences financières : les appareils type Patrie coû-
tèrent environ i 200000 francs, alors que des constructeurs
très sérieux avaient fait une offre ferme de 800 000 francs pour
un appareil à petits tubes.
Au point de vue technique, la mesure prise n'était pas plus
défendable. L'argument, mis en avant auprès M. Pelletan par
ceux qui ont dicté cette circulaire, est qu'une combustion
supérieure à 1 20 kilogrammes par mètre carré de grilles fatigue
les chauffeurs d'une façon excessive. On ne comprend pas com-
ment ce surmenage des chauffeurs, jugé inacceptable sur les
cuirassés, est admissible sur un torpilleur ou un contre-torpil-
leur où cependant l'équipage est réduit au minimum et où le
logement manquant de confortable assure moins de repos que
sur un cuirassé; la vérité est que le problème du torpilleur
842
LA REVUE DE PARIS
n'est soluble qu'avec des chaudières poussées à grande allnre,
tandis qu'il en est autrement du cuirassé. On a, d'autre part,
non sans habileté, étabU une confusion sur la difficulté de la
chauffe à bord : sur un paquebot, dont la vitesse de route est
toujours voisine de la vitesse maxima, une combustion intense
n'irait pas sans difficultés, pour le personnel comme pour le
matériel; sur on navire de guerre, l'important est de pouvoir
faire rapidement varier l'allure, de passer en peu d'instants de
i5 à i8 nœuds par exemple ; à cet égard, les chaudières à haute
combustion donnent aux navires une souplesse parfaite; sur
un grand navire et surtout sur un cuirassé, la chauffe à
outrance est exceptionnelle; même sur le champ de bataille,
elle n'aura que la durée d'une évolution, c'est-à-dire quelques
quarts d'heure.
Au point de vue technique, il n'est pas exagéré de dire que la
circulaire de M. Pelletan constitue un véritable attentat contre
le progrès : en limitant à 120 kilogrammes la combustion des
chaudières, on retirait d'avance aux ingénieurs l'un des seuls
moyens efficaces d'augmenter la légèreté des appareils et par
suite la vitesse des navires. On ne peut comparer cette mesure
qu'à celle qui, sous un prétexte humanitaire, interdirait de
construire des appareils à vapeur à une pression supérieure ù
[i kilogrammes, d'employer des courants d'un voltage supérieur
à I 000 volts, de faire tourner les moteurs à pétrole à plus de
I 000 tourâ, de dépasser dans les opérations métallurgiques,
une température de* 2 000", etc. Sur les locomotives, il n'est
possible de réaliser les grandes vitesses qu'en brûlant jusqu'à
4oo kilogrammes par mètre carré de grilles; le chauffeur d'un
rapide marchant à cette allure pendant trois heures est autre-
ment surmené qu'nn chauffeur de cuirassé.
Le successeur de M. Pelletan ne l'a pas ignoré, et, il y a
deux ans, sur l'initiative du Sénat qui, par Torgane <i|^e son
rapporteur général, M. Milliès-Lacroix, av^it protesté contre la
suppression de toute concurrence, il rouvrit la question en con-
sultant le Comité technique sur le type des chaudières à adopter
pour VEdgar-Quinetei le Waldeck-Rousseau. Après une enquête
et une discussion approfondies, le Comité technique conclut que
Ton pourrait accepter au même titre les trois types d'appareils :
PROGRABIME ?«AVAL 843
Belleville, Niclauase et à petits tubes. Le ministre, néanmoins,
ne crut pas devoir revenir sur les décisions de son prédécesseur,
et tout récemment encore, pour la commande des chaudières
des six cuirassés type Danton, il a limité la concurrence entre
les deux types Belleville et Niclausse.
A Tétranger, tous les pays, àTimitation de l'Amirauté fran-^
çaise qui a été l'initiatrice en cette matière comme en tant
d'autres, ont adopté d^abord les chaudières françaises à gros
tubes, Belleville et Niclausse; puis des types nouveaux du
même genre ont été créés, Babcox et Wilcox en Angleterre et
aux États-Unis, Durr en Allemagne; mais la plupart des
marines font ce que M. Pelletan a empêché et installent la
chaudière à petits tubes. En Angleterre, plus de la moitié dos
navires en construction reçoivent la chaudière Yarrow; le
même type est adopté à l'exclusion de tout autre en Autriche ;
en Allemagne, tous les navires récents et les navires en chantier
ont des chaudières Schultz-Thomycroft; enfin les Japonais,
dont l'expérience en fait de chaudières est plus avancée que
celle des autres marines, piisque cette expérience est celle de
la guerre, ont abandonné les chaudières JMiclausse et Belleville,
pour prendre les chaudières Myabara. Non seulement ils.
emploient ces chaudières sur leurs nouvelles constructions,
mais sur les bâtiments russes pris à Port-Arthur et à Tsou-shima,
VOrel, le Revitsan et le Bayaiiy ils ont substitué les chaudières
Myabara aux appareils Bellevilljs et Niclausse ^ .
Or, chaudières Yarrow, chaudières Schultz-Thomycroft,
chaudières Myabara sont des chaudières à petits tubes, a tirage
forcé, dérivées de la chaudière du Temple. M. le sénateur Pichon,
dans une discussion récente, a donné les chifires suivants, sur
la répartition des types de chaudières destinées aux grands
bâtiments lancés ou mis en chantiers en 1907 : chaudières à
gros tubes (tubes horizontaux), cinq navires représentant
98 000 tonneaux et 187 000 chevaux; chaudières à petits tubes
I. Le ministre de la Marine, dans la récente discussion au Sénat relative
aux chaudières, a fait connaître que VAmirauté japonaise avait adressé, à la
soite de la guerre, des lettres très élogieuses aux constructeurs Belleville et
Niclausse : cela prouve peut-être que rAmirauté japonaise n'a pas eu à se
plaindre de ce type de chaudières; mais l'adoption généralisée des chau-
dières Myabara indique sans conteste que celles-ci ont été trouvées préfé-
râbles.
844 LA REVUE DE PARIS
(tubes verticaux), dix-sept navires représentant 217000 ton-
neaux et 359 000 chevaux. Ces chiffres se passent de commen-
taires : l'avenir appartient aux chaudières à petits tubes.
Quelle est l'influence bizarre et néfaste qui nous interdit
d'employer sur nos navires des appareils inventés et réalisés en
France et que toutes les Marines s*accordent à préférer? Craint-
on de donner un démenti à la compétence technique de M. Pel-
letanP Ou bien existe-t-il quelque mystérieux lien entre la majo-
rité qui nous gouverne et le type des chaudières?
Quelque jour, la marine française pourra revenir aux types
qu'elle a créés de toutes pièces. Ce ne sera ni la première, ni la
dernière fois, qu'une invention française aura dû aller cher-
cher à l'étranger l'appui susceptible de l'imposer chez nous ;
mais la chaudière du Temple aura eu cette fâcheuse faveur
d'avoir été contrainte de revenir deux fois de l'étranger, une
fois comme chaudière de torpilleur, une deuxième fois comme
chaudière de grand bâtiment.
Une nouvelle transformation du matériel naval qui se pré-
pare aujourd'hui rend d'ailleurs son triomphe nécessaire et pro-
chain. L'Amirauté anglaise, depuis trois ans, commence de
• substituer sur les torpilleurs et contre-torpilleurs le chauflage
au pétrole au chauffage au charbon ; elle complète ainsi l'évolu-
tion due à la turbine. L'ensemble — turbine et chauffage au
pétrole — constitue un appareil d'une souplesse et d'un endu-
rance extrêmes. Quelques hommes suffisent à le conduire ; les
torpilleurs type Cossack ne possèdent que le quart du personnel
mécanicien et chauffeur des autres contre-torpilleurs d'ancien
système. Le pouvoir calorifique du pétrole permet en même
temps d'augmenter la distance franchissable, à poids égal, dans
le rapport de trois à cinq. Enfin l'Amirauté anglaise est parvenue
à brûler le pétrole dans des conditions telles que la fumée est
entièrement supprimée. On ne saurait trop insister sur les avan*
tages indéniables de la suppression de la fumée. Celle-ci en effet,
sur nos navires modernes à grande vitesse est une gène perma-
nente : elle pénètre partout, obscurcit la vue, est un obstacle
pour le tir des canons ; les nuages épais qui se répandent dans
le ciel décèlent à grande distance la présence d'une escadre.
Tous ces avantages sont, en Angleterre, chose acquise pour
les torpilleurs et les contre-torpilleurs : tous les bâtiments de
PROGRAMME NAVAL
845
cette espèce construits depuis deux ans sont installés pour le
chauffage au pétrole ; la France vient seulement de commander
quelques contre-torpilleurs suivant les mêmes idées.
Mais, déjà, l'Amirauté anglaise est entrée, pour les grands
bâtiments, dans la voie du chauffage au pétrole. Or, les chau-
dières dites à gros tubes, qui déjà ne permettent pas le chauffage
intensif au charbon, permettent encore moins le chauffage
intensif au pétrole ; il en est tout autrement des chaudières à
petits tubes, et c'est pour ce motif que TAmirauté anglaise, non
moins que l'Amirauté allemande, développe l'emploi des
appareils de cette espèce.
Toutes ces considérations ont été exposées au Sénat, en février
dernier, par M. le sénateur Pichon, et n'avaient pas manqué
d'impressionner la haute Assemblée, lorsque l'amiral de Cuver-
ville, sans discuter les faits allégués, est venu donner au Sénat
la soi-disant opinion des ce marins » et justifier le Ministre
d'avoir écarté à nouveau, malgré l'avis de ses conseils tech-
niques, la chaudière à petits tubes pour les cuirassés type
Voltaire.
Avec la lenteur de nos constructions, nous devrions tou-
jours être en France — comme d'ailleurs nous l'avons sou-
vent été — àTavant-garde du progrès : c'est pour nous le seul
moyen d'être à la hauteur de nos rivaux. Nos cuirassés du
programme de 1906 entreront en service au plus tôt en 1911»
en même temps que les Dreadnought mis en chantiers en 1909
et les Ersatz, commandés en 1908. Ces derniers navires seront
tous munis de la chauffe au pétrole, ou pourront tout au moins
l'installer grâce au type de leurs chaudières. La France s'est
interdit dès aujourd'hui les moyens de réfiiliser cette trans-
formation.
Sans doute, en 191 1, l'oubli sera venu, et les responsabi-
lités seront difficiles à préciser. 11 n'en est pas moins vrai que,
grâce à l'esprit de progrès de M. Pelletan et à son souci de
ménager les chauffeurs, et grâce à l'intervention de l'amiral de
Cuverville, nous serons seuls à posséder des appareils démodés
permettant la chauffe au charbon seul ; nous serons seuls égale-
ment à conserver le surmenage des chauffeurs.
846
LA. REVUE DE PARIS
Résumons les caractérisliques du Mtiment de combat que
nous proposons :
Un armement de quatre canons de 3o5 en a tourelles 'doubles,
de vingt-quatre canons de 1 64 1 7 et de 9^ canons de 100 milli-
mètres. Les canons de i64*7 sont installés huit en réduits dont
quatre aux angles du fort central : seise en huit tourelles
doubles dans la partie centrale. Les canons de 100 millimètres-
sont installés six en tourelles à éclipse sur la plage arrière,
quatre au-dessus du réduit central, également en tourelles à
éclipse, huit dans le réduit et six à l'avant non protégés.
La protection est assurée par une ceinture de 330 millimètres
et par un blindage de a 00 millimètres régnant dans toutes les
parties qu'il importe de défendre efBcacement, c'est-à-dire
le fort blindé des tourelles de i64t7- La base des cheminées et
des manches d'aération émergent du réduit, à Tabri d'entou-
rages cuirassés à 100 millimètres.
Les logements sont installés à l'avant, et dans le réduit blindé ;
sur la plage arrière, deux étages de constructions sont pré-
parés, l'un destiné, à demeurer en temps de guerre, l'autre
contenant les pièces qu'on peut dire ce de luxe », carrés, salons,
salle à manger, bureaux, et destiné à être démonté en temps
de guerre.
De même, entre les tourelles de i64«7i sont placés les
aménagements de temps de paix, cuisines et postes divers.
Deux blockhaus, l'un à l'avant des cheminées avant, l'autre à
l'arrière des cheminées arrière, les postes de conduite de tir,
les entourages des cheminées et des manches de ventilation
émei^ent du pont supérieur. Tous les panneaux sont fermés au
moment du combat, et les accès dans les fonds n'ont lieu que
par les manches de ventilation disposées en consécpence.
Un mât tripode destiné seulement à la télégraphie sans fil
s'élève entre les deux groupes de cheminées.
Le bâtiment sera pourvu de filets BuUivant.
L'appareil moteur est à turbines et est alimenté par des
chaudières à tubes verticaux genre du Temple pouvant être
PROGRAMME NAVAL 8^7
chauffées soit au charbon, soit au pétrole. Il est calculé pour
une vitesse de 20 nœuds.
Au terme de cette longue étude, nous devons répondre à
une objection qui s'impose à la pensée du lecteur. Si le navire
de demain est tel que nous le proposons, comment expliquer
la conception du Dreadnoaghi à laquelle l'Angleterre reste
fidèle et à laquelle se rallient la plupart des puissances navales,
Allemagne, Etats-Unis, Russie, etc..»^ Comment expliquer que
Ton ait tiré, des enseignements de la guerre russo-japonaise,
les arguments en faveur d'une thèse entièrement apposée à
celle que nous soutenons?
En réalité, le Dreadnoaght a été conçu dans la période
(( légendaire » de la guerre russo-japonaise, alors que, sur la
foi de renseignements télégraphiés par des correspondants
dont l'imagination remplaçait la connaissance précise des faits,
les Amirautés avaient cru à l'inefficacité de l'artillerie moyenne.
On avait appris que le Cesarevitch s'était retiré indemne de la
bataille du 10 août. On supposait qu'il avait été attaqué par
de puissants projectiles et on avait admis que ces puissants
projectiles, malgré leur puissance, avaient été insuffisants.
D'où nécessité de recourir aux plus gros calibres. Nous-même,
nous avons, à cette époque partagé l'erreur générale : dans
un article du Journal des Débats du 19 août 1906, nous préco-
nisions l'adoption, pour les cuirassés type Voltaire^ des deux
calibres de 3o5 et de aiio, à l'exclusion de l'artillerie moyenne.
U paraît certain que l'Amirauté anglaise obéissait aux mêmes
mobiles lorsqu'elle étudiait les plans du Dreadnought. En juil-
let 1905, la mise en chantier du bâtiment était en préparation
à Portsmouth ; si on se rappelle que la bataille de Tsou-shima
avait eu lieu le 38 mai, il est permis de dire que les plans du
Dreadnought ont été établis dans l'ignorance des véritables ensei-
gnements de cette bataille; notons d'ailleurs que toutes les nou-
velles télégraphiées du Japon avaient, comme après le 10 août,
insisté sur l'importance de la grosse artillerie. Lorsque les faits
précis furent connus et dismités, le Dreadnought était en chan-
tier ; nombre de marins et d'ingénieurs, dont sir William White,
l'ancien et célèbre constructeur en chef de l'Amirauté, ne lui
ménagèrent pas les critiques. Mais la tradition était créée :
l'Angleterre appuyait sa plus grande puissance navale sur les
848 LA REVUE DE PARIS
plus grands navires et les plus gros canons. La question sortait
du domaine purement technique et tout retour en arrière
devenait difficile.
Remarquons d'ailleurs que si l'armement du Dreadnought
n'est pas, à notre avis, celui qui s'impose aujourd'hui pour
combattre les navires à flot ou en chantier, il s'imposera sinon
demain, du moins après-demain, contre les navires établis
rationnellement. Le bâtiment dont nous avons esquissé les
traits principaux n'aura que peu à redouter l'artillerie moyenne
à explosifs; il faudra recourir, pour le réduire, aux seuls
canons de gros calibres. Mais si le Dreadnought, au point de
vue de l'armeriaent, est le navire d'après-demain, il est, au
point de vue de la protection, le navire d'avant-hier. On ne
saurait donc le prendre comme modèle lorsqu'il s'agit de cons-
truire le navire de demain.
Un modèle sur lequel l'attention des Amirautés européennes
aurait dû se fixer davantage, est le nouveau bâtiment mis en
chantier par le Japon. Si une marine est fixée sur les véritables
enseignements de la guerre russo-japonaise, c'est bien la
marine de l'Empire du Soleil-Levant; or, que met-elle en
chantier? un bâtiment de 21 000 tonneaux ayant une ceinture
épaisse de 3o5 et un blindage de 3o3 millimètres, protégeant
toute la partie centrale ainsi que la batterie moyenne ; son
armement se compose de dix canons de 3o5 et de vingt-quatre
canons de i5â. Nous avons exposé plus haut pourquoi nous
croyons devoir limiter le tonnage à 18000 ou 19000 tonnes;
si on accepte le déplacement de 21 000 tonneaux, l'armement
que nous avons proposé dans le courant de notre étude serait
de huit canons de 3o5 et de vingt-quatre canons de 164,7;
c'est-à-dire un armement très voisin de celui du bâtiment
japonais. Il semble donc que le nouveau cuirassé japonais
s'inspire des idées que nous venons de développer.
CH. FERRAND
LES SALONS DE 1908
II
SOCIÉTÉ DES ARTISTES FRANÇAIS
Traversons la cloison symbolique, le diaphragme de
planches qui divise le Grand Palais; entrons chez la Société
des Artistes Français, la première en date, et la plus considé-
rable encore par le nombre des exposants, sinon toujours par
la qualité des œuvres exposées...
Oh ! que de marbres 1 que de marbres 1 De tous côtés, à droite,
à gauche, en face, par derrière déjà, sitôt que j'ai fait quelques
pas, et jusque .dans les recoins les plus sombres de Timmense
galerie, c'est un peuple de formes immobiles, un hérissement
blanc et froid... Combien Ton sculpte encore en France! A
quelques regards jetés çà et là sur des Dianes ou des Vénus
maniérées, j'ai déjà envie d'aller revoir l'Or/) /i<^e incomplet de
Rodin : disjecti membre poelœ... Montons d'abord, pour nous
réchauffer les yeux, aux salles de Peinture.
. . . Oh ! que de toiles ! que de toiles I Je n'ai pas traversé
trois salles que je m'arrête découragé, en songeant qu'il y
en a quarante-trois, et m'effondre sur un des ce divans pro-
fonds )) qu'eût célébrés Baudelaire, et que, cette année-ci, la
Société des Artistes Français a disposés en grand nombre sur
des tapis luxueux, avec une « splendeur » tout « orientale... »
(Hélas! durant toute ma visite, je chercherai en vain les
(( riches plafonds ». . .) Oui, quarante-trois salles, où les tableaux
se pressent le long des murs, sans un interstice!
I. Voir la Revue du i''*' juin.
i5 Juin 1908. la
85o LA REVUE DE PARIS
Heureusement, ici, l'on peut, Ton doit même choisir avec
sévérité : car le choix n*est pas tout fait, comme à l'autre
Salon, où les toiles décidément mauvaises sont très rares. Je
ne parlerai que des œuvres qui valent; — et je m'excuse
d'avance si j'en omets. Remarquer tout ce qui est digne de
remarque, dans ces salles interminables, dans ces halls qui
sont des halles, est physiquement impossible.
M. Henri Martin, après des débuts difficiles, a fini par
imposer à l'admiration des critiques — d'abord hésitants —
et même du public — étonné encore, mais conquis — son
talent très personnel et un peu paradoxal, qui, élargissant avec
hardiesse la formule pointilliste, nous offre de vastes composi-
tions peintes par toutes petites touches. Il nous a donné naguère
un chef-d'œuvre, ces Faucheurs baignés de soleil qui marque-
ront une date dans l'histoire de la peinture contemporaine,
et dont nous retrouverons, d'ailleurs, plus loin, signée de
M. G. -H. Carré, une naïve réplKjue. L'Étude, panneau destiné
à la Sorbonne, que M. Henri Martin expose, cette année, et qui
fera partie du même ensemble décoratif, ne vaut pas les Fau-
cheurs. Dans cette toile glorieuse, la manière du peintre et le
sujet de la peinture se trouvaient merveilleusement d'accord :
les menues taches de la couleur semblaient la vibration même
de la lumière autour des paysans, par un jour torride, dans
un pré bourdonnant de mouqhes et palpitant de parfums. Le
paysage de V Étude est sans doute un paysage méridional, mais
plus fin, moins ardent que celui des Faucheurs; c'est un coin
de Provence, au printemps, sous des oliviers argentés, devant
une mer bleue entrevue à travers les branches. Les flèches du
soleil y sont moins frémissantes, la lumière y repose plus
sereine ; et le tremblement de la couleur semble moins néces-
saire. Tel coup de clarté sur un chapeau de paille est' admira-
blement rendu par M. Henri Martin; mais les vêtements des
personnages s'alourdissent sous le pinceau trop insistant, et
certaines étoffes prennent un aspect trop rond, trop poli. Le
manteau du personnage central, par exemple, a Tair d'être
moins en drap gris qu'en grès rose. C'est là l'inconvénient de
cette facture un peu uniforme, où tout est traduit de la
même façon, sans que le procédé s'approprie à chaque objet.
LES SALONS DE I908 85l
Les choses y perdent leur individualité, irréductible pourtant.
M. Henri Martin pourrait être défini un peintre panthéiste,
dont le dieu serait la lumière, partout présente et partout
identique à elle-même, -r- Aussi, lorsqu'il tente un portrait,
comme celui de Madame F... placé juste en face de son grand
tableau, M. Henri Martin peint-il une toile fort intéressante
certes, mais sans détail étudié, et partant sans vie profonde.
Sa peinture est essentiellement décorative.
Par contre, en ce genre, il est passé maître. Depuis Puvis
de Chavannes, nul n'a su mieux que lui équilibrer les diverses
parties d'une toile, en varier plus habilement les épisodes, et
les faire concourir avec une simplicité plus savante à Teffet
total. Bien qu'à un moindre degré que les Faucheurs, V Étude
atteste, chez M. Henri Martin, cette science éminente de
l'harmonie. Les attitudes — un peu trop « penchées » — des
jeunes gens qui entourent le maître, toutes diverses, sont
toutes expressives; et une atmosphère de recueillement ému,
et, si l'on peut dire, de lumineux silence, se dégage de cette
belle toile. Les étudiants qui l'auront sous les yeux, à la
Sorbonne, pourront évoquer le début du Phèdre et la prome-
nade de Socrate et de ses disciples au bord de l'Uissus. Et ils
devront admirer avec quelle poésie M. Henri Martin, ayant à
leur représenter \ Étude, a su moderniser et animer l'antique
et froide allégorie.
Seul, le jeune homme adossé contre une colonne, à gauche,
me semble appeler une réserve : ses vêtements paraissent
empruntés au vestiaire où M. Jean Veber habille ses rapins; et
il s'appuie si lourdement au fût de la colonne que l'on ne laisse
pas d'être inquiet pour la statuette de Minerve qui la domine.
Le maître, c'est M. Anatole France, qui, d'un doigt socra-
tique, enseigne ses élèves barbus. En même temps qu'une
belle scène, féconde en nobles et graves leçons, nos petits-
neveux trouveront dans cette toile un portrait du grand écri-
vain, portrait approximatif parce que le modèle y est très
interprété, mais qui préside heureusement, et qui devait pré-
sider à cette peinture où la vie moderne est stylisée.
M. Jean-Paul Laurens, fidèle aux grandes compositions qui
l'ont rendu célèbre, a brossé une vaste toile qu'il nomme la
853 LA REVUE DE PARIS
Musique. Un Beethoven colossal Templit prescpe tout entière ;
et, sans doute, Beethoven est presque toute la musique, mais
rœuvre ne répond pas exactement au titre : son vrai nom
serait plutôt Apothéose de Beethoven^ ou même Monument de
Beethoven, Oui, ce dernier nom conviendrait fort bien : car les
c[ualités de ce tableau sont des qualités architecturales, —
celles qui, d'ailleurs, avec le sens du dramatique, ont distingué
de tout temps M. Jean-Paul Laurens.
Dans cette composition, c'est Beethoven que j'aime le
moins. A force de vouloir faire un Beethoven surhumain, nos
peintres le font inhumain. Celui de M. Jean-Paul Laurens se
renverse avec un beau geste farouche, mais il est vraiment trop
colossal, surtout pour les dimensions de la toile; et l'exagé-
ration de sa taille est encore accrue dans certains détails de son
corps. Front haut, poitrine large, mains fortes, nous imagi-
nons bien un Beethoven avec ces caractéristiques; -mais
pourquoi lui prêter des jambes aussi énormes, et qui, venant
en avant du tableau, sont grossies encore par la perspective.^
Ce sont les jambes de Louis XVIII. Qu'on nous montre un
Beethoven titanique, soit, mais non podagre.
A ces déformations excessives, que nous notions déjà, à la
fin du précédent article, dans VIngres sculpté par M. Bour-
delle, il semble que l'influence de M. Rodin se reconnaisse, et
que non seulement nos statuaires, mais nos peintres même, et
non les moindres, soient hantés par le souvenir de son Balzac.
Mais tout ce qui entoure Beethoven, dans le tableau de
M. Jean-Paul Laurens, est digne de son grand talent probe et
ému, qui fait songer à un dramaturge romantique attardé en
notre temps. Trop de cadavres peut-être, et de cadavres trop
sanglants, dans la foule qu'emporte au-dessus de Beethoven le
tourbillon de la musique : Beethoven nous parle moins de la
mort, de la mort précise et physique, que de la grande tristesse
vague et sublime que l'âme éprouve, aux heures où la vie fait
silence en elle, à la pensée que tout doit finir un jour... Même
dans la Marche funèbre, le funèbre est dans le sentiment plus
que dans la vision suggérée; ce n'est pas un cadavre, un
cadavre exact et personnel, qu'on voit en fermant les yeux,
c'est plutôt un cortège magnifique et mélancolique, déroulé
par les rues d'une ville pompeuse comme les appels des trom-
LES SALON8 DE IQOS 855
peites, sous un ciel voilé comme le bruit des tambours» Moins
encore Beethoven éveille-t-il en nous l'idée du sang. Là est
d'ailleurs Técueil de toute œuvre où une idée musicale est
traduite picturalement. Les deux arts sont frères, mais frères
ennemis. Je crois qu'on peut dire : Ut pic tara poesis, mais
non : l t pictura musica.
J'ajoute que le reste de l'ensemble allégorique où est figuré
le génie de Beethoven apparaît fort juste. J'aime beaucoup,
eii particulier, ce Napoléon qui galope dans le haut de la
toile, comme s'il fuyait Beethoven irrité d'avoir voulu dédier
la Symphonie héroïque au Consul qui a trompé sa confiance en
devenant Empereur. La grande culture et le sens historique de
M. Jean-Paul Laurcns se retrouvent, dans tous ses tableaux, à
des détails de ce genre. Et surtout il faut louer l'idée de cet
orchestre qui se masse en lignes parallèles aux pieds de
Beethoven. Je ne crois pas qu'on ait encore tiré un si excel-
lent parti, dans une toile, de ce qu'on pourrait appeler l'ana-
nimi té plastique de l'orchestre. Annunzio, en son admirable
Triomphe de la Mort, faisant allusion à l'orchestre caché de
Bayreuth, parlait du « golfe mystique »; ici c'est la mer
sonore dont les hommes sont des vagues. Tous ces dos pen-
chés symétriquement, avec, là-bas, le chef d'orchestre seul
vu de face, et jailli au-dessus d'eux comme une lame plus
haute incarnée dans uii homme, forment un décor architec-
tural, — je reviens à ce mot qui s'impose, — d'une très ori-
ginale nouveauté; cette idée est une vraie trouvaille.
« Et la peinture.»^ » dira-t-on : car, dans tout ce qui précède,
il n'est question que de la composition et du dessin. La pein-
ture.^ D'une tonalité bleuâtre, plus bronzée au bas de la toile,
plus azurée dans le haut, avec des touches rougeâtres, çà et là,
qui la dramatisent, elle contribue pour sa part à l'effet de
l'œuvre. Il est des peintres essentiellement coloristes, il en est
d'autres qui excellent dans l'ordonnance d'un ensemble; de
même qu'il est des poètes à épithètes, et d'autres à phrases.
Ceux-là nous donnent plus de plaisir soudain, ceux-ci plus de
joie méditée. Seuls, les très grands possèdent l'un et l'autre
don. M. Jean-Paul Laurens ne trouve pas toujours d'adjectifs
somptueux ou exquis, mais il sait mener une idée de bout en
bout avec une forte syntaxe.
854 LA REVUE DE PARIS
Mademoiselle Dufau expose, à ce Salon, Fœuvre la plus
importante qu'elle ait encore donnée, et la plus ambitieuse
peut-être qu'ait tentée une femme « depuis qu'il y a des
femmes, et qui peignent... » Il convient d'abord de saluer ce
magnifique effort. Où sont les temps où les femmes décoraient
minutieusement des tabatières, et où, à de très rares excep-
tions près, toute leur audace s'élevait au portrait, lequel était
presque toujours un portrait d'enfant? Mademoiselle Dufau
s'est hardiment attaquée au genre de peinture le plus difficile,
à l'allégorie moderne. Que dis-je ? dans un de ses deux tableaux,
elle a essayé de représenter l'immatériel et de peindre l'invi-
sible. C'est là, du reste, que, malgré des qualités indéniables,
elle a échoué en partie.
Ses deux toiles sont des panneaux décoratifs destinés à la
c( salle des Autorités » à la Sorbonne. (En passant, félicitons-
nous de la reconstruction de la Sorbonne, qui nous aura valu
tant de belles ou charmantes décorations, de Puvis à Mademoi-
selle Dufau. La troisième République a été très bâtisseuse;
mais celte passion de construire n'eût-elle servi qu'à renou-
veler notre peinture décorative, on ne pourrait la déplorer.)
L'un de ces panneaux a pour titre : a Astronomie. — Mathéma-
tiques )). L'autre : « Radioactivité. — Magnétisme ». Figurer
l'Astronomie ou les Mathématiques est un jeu pour les élèves
de l'Ecole des Beaux-Arts : les antiques Muses ne sont pas
faites pour rieni II est déjà plus embarrassant de rajeunir le
symbole, — ce qu'a su faire habilement Mademoiselle Dufau;
— pourtant la chose est encore relativement aisée, grâce aux
vieux attributs professionnels de l'Astronomie ou des Mathé-
matiques, qu'on peut placer discrètement près des figures
modernisées. Mais pour symboliser la Radioactivité et le Magné-
tisme, ces puissances toutes récentes, pour les faire passer du
Laboratoire, où nos savants commencent à peine à les capter,
dans le domaine de l'Art, la région des plus vieilles acqui-
sitions humaines, il faudrait un véritable tour de force, et, en
dépit de tout son talent. Mademoiselle Dufau n'y a pas réussi.
Elle l'a si bien senti qu'à son titre général, (( Radioactivité.
— Magnétisme », elle a cru nécessaire d'ajouter, en un car-
touche, un sous-titre, une explication qui d'ailleurs n'explique
pas grand'chose : ce Toutes les forces radiantes unissent pour
LES SALONS DE IQOS 855
réternelle activité la matière pondérable et Timpondérable. »
Que de glose pour un tableau, — et de glose embrouillée !
L*esprit se perd dans ces abstractions grandiloquentes : c'est
un peu là du Curie à Pathmos.
Et la toile est aussi confuse que la glose. Je Tai longue-
ment regardée, avec le plus vif désir de comprendre, avec la
meilleure volonté critique : je n'y suis point parvenu. Je vois
bien — comment ne pourrais-je pas les voir? elles tiennent
presque tout le tableau — je vois bien deux figures gigan-
tesques, une femme au corps puissant, accroupie sur une
montagne à forme de volcan japonais, dont le faite disparaît
dans les nuées d'un orage; et, penché vers elle pour lui baiser
les lèvres, un être ambigu, dont le corps semble bien d'un
homme, mais dont hésite la face eCTéminée, qui rappelle
Puvis par le front bas et Burne-Jones par le menton pro-
éminent. Mais qu'est-ce que cette femme, et qu'est-ce que cet
homme? Si les sexes des personnages correspondent au genre
des mots, elle serait la Radioactivité, il serait le Magnétisme.
Ou bien, elle serait la Terre, il serait le Ciel. Pourquoi? pour-
quoi?
Et qu'est-ce encore, dans le bas du tableau, que ce torrent
qui descend en blanches cascades, et que longent à cheval,
parmi des arbres aux frondaisons crémeuses, dans une atmo-
sphère de légende médiévale, un chevalier et une « châtelaine »,
— qui est aussi « la femme nue » ?
Le sens de tout cela m'échappe. Il va sans dire que, si la
composition dû tableau paraît incompréhensible, la peinture,
comme toujours chez Mademoiselle Dufau, a de rares mérites :
le paysage est fouetté — c'est le mot — avec une verve riche,
et le corps de la géante mystérieuse, toute signification allé-
gorique mise à part, constitue un splendide morceau, un nu à
la fois très solide et très séduisant, la plus savoureuse académie
modem-style.
Mais, encore une fois, l'idée que veut traduire le tableau
reste inintelligible. La distance n'est pas grande, de cet art qui
a trop présumé de ses moyens, aux apocalypses facultatives
des plus lointains rose-croix.
En revanche, l'autre panneau : a Astronomie, — Mathéma-
tiques )), où Mademoiselle Dufau n'a tenté qu'une allégorisation
856
LA REVUE DE PARIS
possible, est une fort belle toile. Et Tallégorie est là, non seu-
lement réalisée, mais renouvelée avec bonheur. Je parlais
tout à l'heure des attributs traditionnels des Muses ; il en est
un que Mademoiselle Dufau a employé le plus ingénieuse-
ment du monde : c'est le triangle des Mathématiques. Elle l'a
suspendu aux doigts d'une jeune femme, — peut-être un
peu trop visiblement inspirée de Besnard, — qui rythme, en le
frappant, la danse d'un couple; et cette danse figure le mouve-
ment des astres, dont les lueurs argentées se reflètent dans
une eau taciturne... Oh! sans doute, là même, nous constatons
le péril de tout symbolisme qui n'est pas absolument clair;
l'esprit n'identifie pas tout d'abord ces figures, et, avec un
peu de mauvaise foi, ou de bonne humeur, on pourrait voir
dans cette femme au triangle, dans cet homme robuste et
fi-uste, et cette coryphée ondoyante, la Franc-Maçonnerie faisant
danser le Bloc et la Gauche. Mais il faut bien faire quelque
crédit à l'artiste ; et l'on ne peut rêver un couple d'une poésie
plus gracieuse à la fois et plus forte que le couple qui repré-
sente, suivant la glose supplémentaire annexée au titre général
du tableau, (( l'échange égal des forces opposées créant l'équi-
libre et le rythme infinis ». Le corps de l'homme est peint avec
une liberté toute virile (je n'y vois à reprendre que le pied
droit, trop négligé, qui semble quelque peu un pied bot); et
si les jambes de la femme se dérobent d'une manière un peu
trop désordonnée sous sa blanche tunique, les plis de cette
tunique ont un « fondu » exquis. Et tout le paysage, Vazur
nocturne piqué d'étoiles, ce promontoire allongé qui fait proue
dans une mer sereine, même ces arbres un peu flous, pareils à
des flammes vertes retombantes, tout cela est d'un très bel artiste.
Parmi les autres grandes toiles, si nombreuses, — surtout
dans la première salle, qu'on a appelée drôlement m la salle
de récréation des Géants », — je vois encore à signaler un
tableau de M. Guillonnet, représentant /a Garden-Pariy offerte
à M. le Président de la République par le Conseil général du
Lot-et-Garonne (Agen, 1906), sujet dangereux, dont l'auteur
s'est tiré avec grand talent; une toile allégorique de M. Zwiller,
les Arts vaincus par la Science, xju'on pourrait définir <( du
Henner peint par Gleyre » ; un triptyque ému de M. Henri
LES SALONS DE IQOS 867
Royer, Devant la Grande Mer ; un Christ de M. Fernand Sabatté,
bien noueux, mais assez tragique ; de M. Raphaël Gollin deux
vastes Fragments de plafond (que serait-ce si c'étaient des pla-
fonds entiers I,..) trop vaporeux et d'une poésie édulcorée;
enfin le Chant du Départ, — qui semble nommé ainsi par anti-
phrase, car c'est la première toile aperçue à l'arrivée, — où
M. Edouard Détaille a mis, une fois de plus, sa grande science
de l'efTet et son érudition militaire. Son immense tableau,
peint tout entier en tons clairs, a une réelle harmonie, et de
la ruée des soldats vers le spectateur se dégage bien le sen-
timent d'épopée qu'a voulu donner M. Détaille.
Contrairement à ce que nous constations pour la Société
Nationale, on trouve beaucoup de « nus » au Salon des Artistes
français : ce ne sont que Vagues mollement posées sur la
volute d'un flot en angélique, et Baigneuses aux corps de
bonbon rose ou d'albâtre déliquescent; mais je n'en ai vu
aucun qui puisse retenir l'attention Si mes impressions
m'ont trompé, j'en demande humblement pardon au « génie
méconnu ».
Parmi les portraits, le premier que je crois devoir signaler
est celui de M. Henri Rochefort, par M. Marcel Baschet.
Avant de le voir, j'avais déjà remarqué, dans une des salles pré-
cédentes, deux fort beaux pastels du même peintre, reprodui-
sant, l'un, la finesse souriante de M. Henri Lavedan, l'autre,
la cordiale bonhomie de M. Moyaux. Simplicité de l'exécution,
acuité de l'expression, les qualités ordinaires de M. Baschet
se retrouvent, magnifiées, dans son grand portrait, l'un des
meilleurs que nous ait donnés cet artiste, et le meilleur peut-
être depuis celui dç Manet, qui ait été fait du polémiste
fameux. Ses yeux clairs, son teint bilieux, le toupet légen-
daire qui jaillit de son front comme une flamme de neige ; le
vieux velours fané du fauteuil où il est assis; son attitude
même, plutôt d'attente que de repos, avec ces bras croisés
qu'on sent prêts à se décroiser pour un gesie nerveux, tout,
dans cette effigie robustqet sobre, est magistral.
M. Patricot tient, en peinture, « la spécialité de blanc »;
il donne à cette couleur tour à tour des sécheresses agressives
858 LA REVUE DE PARIS
et de caressants éclats. Il a peut-être exagéré, cette fois-ci, dans
son portrait de mademoiselle J. P... Aussi Ta-t-il intitulé :
A VAube. Mais son Portrait de Fillette, où son pinceau, par-
fois trop dur, s'est permis d'heureuses mollesses, doit être
rangé au nombre de ses bonnes toiles.
Très librement peints, aussi, et plus ce poussés )), sont les
deux tableaux qu'expose M. Richard Miller, et qui méritent
une mention toute spéciale. Dans son Portrait des enfants Las-
coux, la figure de l'aînée offre à la fois une sûreté et une
finesse de coloris admirables ; et, si le guéridon auprès duquel
elle est assise semble peut-être un peu rouge, le vase japonais
posé sur une table, au fond du tableau, bien qu'à peine indiqué,
fait chanter ses couleurs avec une délicieuse justesse.
En regardant la seconde toile de M. Miller, plus jaune, et,
paraît-il, déjà plus ancienne, on se dit qu'il a dû, lui, regarder
beaucoup la salle Caillebotte au Luxembourg. La nationalité
de l'artiste — il est né aux Etats-Unis — se reconnaît d'une
façon inattendue, et d'ailleurs amusante, au type du vieux
camelot, assis contre une colonne Morris, et qui a l'air d'un
clown un peu trop anglo-saxon pour cette scène parisienne.
D'autre part, il faut que le catalogue porte les mots : Effet de
nuit, pour qu'on ne la situe pas tout aussi bien en plein jour.
Mais l'ensemble de la toile est d'une élégance de tons, d'une
délicatesse d'éclairage, qui l'apparentent aux meilleurs tableaux
de V impressionnisme, — cette école si grande en ses maîtres, et
qui pourrait se nommer, d'un beau nom, le réalisme poétique.
Les toiles de M. Laszlo sont toujours parmi les plus inté-
ressantes de cette Société. Son talent se plie avec une souplesse
intelligente au sujet élu. Le Portrait qu'il nous offre de la
Princesse Louise de Dattenberg, d'une très agréable couleur
dorée, a des fraîcheurs charmantes dans le visage; et son Por-
trait d* Alfred East est d'une forte et virile simplicité.
M. Bordes nous a donné de meilleurs portraits que ceux de
Mademoiselle M, de S... et de A/. Abraham Dreyfus. Le pre-
mier surtout a quelque chose d'un peu aigre; dans le second,
les qualités de son pinceau se retrouvent davantage. La Femme
au voile gris de M. Frédéric Lauth est d'une grâce charmante,
et les portraits de M. Ferdinand Humbert se distinguent
comme toujours par leur habile arrangement. Fort bien pré-
LES SALONS DE I 908 869
sentes aussi, le vivant Portrait de M. H. S... par M. Dawant,
et celui de Monseigneur Herscher, évéqae de Langres, par
M. Gabriel Femer.
Il faut s'incliner avec un respect attendri devant Téternelle
jeunesse de M. Hébert, qui envoie deux portraits de femmes
d'une bien jolie couleur. J'ai surtout remarqué, dans le
Portrait de Mademoiselle D. jB... par M. Cormon, des fleurs
délicatement vaporeuses. Saluons aussi M. Bonnat, repré-
senté, cette fois, par le Portrait de Madame J, A/.,, et celui
de M. Daniel Guestier^ singulièrement énergique et large;
M. Jules Lefebvre, qui nous apitoie sur une gracieuse Aban-
donnée^ M. Antonin Mercié, qui, délaissant le ciseau pour
le pinceau, nous montre une voluptueuse Diane endormie ^
dans un charmant paysage à la Corot; et M. Tony Robert-
Fleury qui, en pleine célébrité, a si vaillamment rajeuni sa
technique, et, dans son Travail interrompu, nous donne un
portrait virginal d'une très fine lumière.
Voici, par contraste, des jeunes, et qui sont déjà d'excel-
lents artistes : M. Déchenaud, dont les trois portraits ont
beaucoup d'accent; M. Troncet, très sincère dans son propre
portrait, d'une manière un peu sombre, mais solidement
brossé; M. E.-B. Selmy, un peu brutal, mais plein de fran-
chise dans le Portrait de M, Eugène Lautier; M. Laparra, qui
représente Mademoiselle Y,-J, L... sur un joli fond de tapis-
serie, avec de beaux noirs dans le velours de la robe.
M. Jean-Pierre Laurens prête à M. Péguy un aspect un peu
monacal; mais ce portrait, fort vivant, est peint avec une
remarquable sûreté. Voici encore, dans le Goûter, de clairs
Portraits de Madame Ph, F... et de ses filles, par M. Alexis
Vollon, bien digne du nom qu'il porte ; et enfin un très brillant
début : le Portrait de M. Frémiet par son petit-fils, Emmanuel
Fauré-Frémiet, dont c'est la première œuvre, et qui promet
beaucoup.
Les tableaux de genre et les études de mœurs abondent au
Salon des Artistes français. C'en est même une des caractéris-
tiques principales : toutes les toiles anecdo tiques, toutes les
scènes d'histoire, tous les épisodes militaires qu'on peint
en France semblent s'y donner tous les ans rendez-vous.
86o
LA REVUE DE PARIS
Malheureusement, la qualité ne répond pas à la quantité;
lorsque nous aurons noté les Deux Frères, de M. Henri Brispot,
le Napoléon, — Soir de bataille, i809, de M. Louis-Henri
Dupray, le Don Juan et Zerline, de M. Gustave Jacquet, et
les gracieux Petits Goélands, de Madame Demont-Breton, je
crois que nous en aurons dit tout ce qu'il y avait à en dire-
Mais nous pouvons ranger encore sous cette rubrique les toiles
qui ne sont à proprement parler ni de (( gi*andes compositions x^,
ni des portraits, ni des paysages; et, dans le nombre, il en est
quelques-unes de remarquables : par exemple, la toile de
M. Paul Cbabas, Sur la Rivière, à la lumière à la fois douce et
claire, et aux frissonnants reflets; le très poétique tableau.
Sous le Cèdre, de M. Albert Maignan, le Groupe dAmis de
M. Mac-Cameron, tableau un peu « propagandiste » (les amis
sont des buveurs d'absinthe hébétés par le « poison vert »),
d'une peinture trop noirâtre, mais dont les figures sont assez
puissamment caractérisées; la charmante toile de M. Paul-
Albert Laurens, Pierrot jaloux, d'une couleur très fine et d'une
spirituelle inspiration; le Déjeuner sur V herbe de M. Gour-
dault et la Conchita de M. Georges-Berges, qui, placés par
un hasard ironique dans la même salle, crient avec ensemble :
« Vive Manetl... » Puis le Hepas du Soir, où M. Joseph Bail
recommence, une fois de plus, avec un goût incontestable, ses
habiles pastiches des maîtres hollandais; V Atelier Humberi,
par Mademoiselle Rondenay, d'une facture un peu brouillée,
mais d'une adroite composition ; un chemineau pittoresque et
vrai, de M. Adler; les Feuilles d Automne, de M. Léonce de
Joncières, excellent portrait de femme dans un paysage évo-
cateur; un Parc abandonné, de M. Maxence, dans sa manière
à la fois un peu crue et un peu vernie; V Épave, de M. André
Dewambez, au décor très intelligemment planté; une Fête sur
nie, de M. Sims, qui a regardé les Ticpolo, mais qui a le sens
de la décoration... Et voici encore M. Rochegrosse, toujours
studieusement épris de l'antiquité; M. Frank Craig, qui est
l'Abbey de la Société des Artistes français; enfin les ce Espa-
gnols » ; M. Vasquez, coloriste violent; M. Zô, observateur
exact; M. Pascau, qui réunit en une seule toile quatre portraits
de gens d'Eglise un peu isolés les uns des autres, mais d'un
dessin attentif... Citons encore M. J. Gayron, dont le Pardon,
LES SALONS DE I908 861
légèrement anecdotique, est une brillante étade de robes, et,
ensemble, M. Avy et M. Etcheverry, dont les talents sont
interchangeables .
Il y a relativement moins de paysages à la Société des Artistes
français qu'à la (( Nationale » ; mais, par contre, ils sont presque
tous très grands, — trop grands I... Leur dimension fait moins
songer à l'immensité de la nature qu'à l'importance de la
médaille, pour laquelle ils ont été peints : on croit la voir
monter à l'horizon de maint paysage, comme un autre
soleil...
M. Paul Antin n'est pas un paysagiste, à proprement parler,
mais ce que j'aime le mieux dans son triptyque, les Fumées^
c'est justement le paysage, d'un fuligineux émouvant. On y
sent l'espace, — et le charbon.
M. Harpignies — honneur aux anciens I — continue à
peindre des verdures avec verdeur. Ses Bords de la Royal (près
Vintimille) et ses Environs de Bonny-sur-Loire ont la suave
robustesse et la belle ingénuité de ses meilleurs tableaux. Le
Soir, de M. Guillemet, est une noble toile, très simple, très
vraie, peinte d'une façon un peu sourde peut-être, mais je sais
peu de paysages où l'eau soit frémissante d'aussi délicats
reflets. M. Adrien Demont nous présente, celte fois-ci, des
Crépuscules véritablement trop empourprés. Sans doute, il est
parfois des couchants aussi rouges; mais pourquoi choisir
justement ceux-là, où la nature paraît s'être amusée à man-
quer de goût.»^ J'aime beaucoup plus les Pointelin, qui nous
montrent toujours d'exquises Échappées. Les deux vues de
Venise qu'expose M. Allègre sont peintes avec... allégresse;
on y trouve des touches fougueuses de couleur et de beaux
chatoiements d'eaux mortes. Vénitien aussi, M. Franc Lamy,
dont j'ai surtout goûté le Quai des Esclavons,
Le Temple de Junon Lacinienne à Girgenli, par M. Réalier-
Dumas, semble trop une étude d'architecture : comparez à ce
travail, d'ailleurs estimable, les temples de M. Ménard, si vous
voulez mieux sentir encore ce que ce peintre-poète ajoute d'âme
à ses paysages.
Je dois encore citer les toiles de MM. Cabié, Amédée et
Paul Buffet, Georges Charpentier (une excellente marine),
802 LA REVUE DE PARIS
Rigolot (une Soirée d* Automne trop violacée, mais un Soleil
levant dans la brume très véridiquement moite), Gaston Brun
(un Soir après la Plaie, où Ton sent bien la profondeur humide
de Tair au-dessus des flaques froides) et Quignon, qui, dans
son Messidor, trop grand pour trop peu de détail, masse avec
des empâtements savoureux un champ de blé d'un or vraiment
estival.
Enfin, si les portraits de fleurs ne nous offrent rien de par-
ticulièrement remarquable, j'ai noté en revanche deux natures
mortes tout à fait belles : Tune, la Tasse de Saxe, de M. Ber-
geret, aux blancs à la fuis épais et fins, l'autre, de M. Bom-
pard. Faïences anciennes de Perse et d'Asie Mineure^ avec des
vernissés de poterie et des bleus harmonieusement divers, qui
sont d'un maître.
*
* *
Et maintenant, saturés de peinture, ivres d'huile, redes-
cendons vers la Sculpture, vers les marbres, les pierres et les
plâtres, dont la blancheur monotone, à peine variée par des
bronzes et quelques terres cuites, est soudain pour la rétine
un repos délicieux. Ce n'est pas que déjà certaines torsions de
gestes exagérées, certains enchevêtrements de formes inextri-
cables ne fatiguent de loin notre regard ; mais quelques œuvres
aussi lui donneront celte joie plénière que dispense la sculpture,
l'art viril par excellence.
Trois surtout, que je veux mettre tout de suite hors de pair :
— Y Architecture, de M. Landowski, — le Victor Hugo et le
Monument Trarieux, de M. Jean-Boucher. — M. Jean-Boucher
a représenté le Victor Hugo des Contemplations et de la Légende,
le Victor Hugo, déjà héros et encore homme, de Guernesey.
Ce n'est plus le (( jeune maître » imberbe de David d'Angers, que
Barrias a eu la si malencontreuse idée de reproduire dans son
hétéroclite apothéose, et qui, pour nous, n'a vraiment rien de
Victor Hugo. Ce n'est pas encore le vieillard auguste, le Père
ou même le Grand-Père du Verbe, que M. Bodin a si majes-
tueusement figuré à deux reprises, dans son buste fameux et
dans son monument encore inachevé. C'est un homme en
pleine maturité, au front déjà raviné de rides, mais au corps
LES SALONS DE IQOS 863
plein de force, l'homme (( à la jambe de prince )) que, dans ses
charmants souvenirs de Guernesey, nous a décrit ici même
M. Paul Stapfer. Et c'est un homme, sinon d'aujourd'hui, du
moins d'hier, vêtu à peu de chose près comme ceux de nos
jours, voire « mis comme un paysan », — ainsi qu'il le dit
dans une pièce des Contemplations, — mais comme un paysan
farouche et superbe. Dans la longue série des effigies de Victor
Hugo, celle de M. Jean-Boucher aura une place à part, une
place qui jusqu'à présent était à prendre.
Debout sur son rocher, un grand coup de vent dans son
lourd manteau envolé derrière lui, la jambe droite posée sur
une pierre, la gauche arquée solidement sous les plis du pantalon
que plaquent les souffles du large, sa vigoureuse épaule arc-
boutant contre eux tout le poids d'un torse obstiné, une main
tenant un vaste chapeau et un bâton rustique, l'autre main
dans la barbe touffue, la tête un peu inclinée, les yeux creux
sous les sourcils en broussaille, et légèrement obliques, —
comme il arrive souvent lorsqu'on réfléchit et qu'on regarde
fixement quelque chose qu'on n aperçoit pas; — tel est le
Victor Hugo qu'a vu M. Jean-Boucher, et que nous reverrons
désormais en pensée, avant qu'un carrefour de la cité ou un
rond-point de nos parcs le dresse devant nos prunelles, au lieu
qu'il mérite.
J'ai fort aimé aussi le Monument Trarieux du même artiste.
Si la Justice accoudée contre le socle semble un peu, non pas
conventionnelle, mais prévue, — en revanche V Ouvrier qui lui
fait pendant est, en son énergie trapue, admirablement vrai.
Et une petite fille, que guide vers le monument une femme à
la mantille un peu trop espagnole, nous rappelle que M. Jean-
Boucher, en même temps qu'il se hausse à la force, garde la
grâce.
Dans V Architecture, M. Landowski n'a que de la force;
mais il n'a voulu avoir que de la force, et il en a beaucoup.
Son œuvre, taillée dans une pierre brune qui lui donne un
aspect déjà antique, et comme une couleur de ruine, révèle
une extraordinaire décision. Au lieu de nous montrer, sous le
prétexte que le mot Architecture est du féminin, l'habituelle
Muse un peu matrone que tant d'autres auraient campée devant
un mur plat avec un compas et un fil à plomb en mains, il a
864 LA REVUE DE PARIS
délibérément assis, au sommet d'une voûte cyclopéenne, dans
la pose de la fatigue et de la méditation, T Architecte lui-même,
artiste encore près de l'ouvrier, au corps colossal fait pour
remuer ces blocs énormes, mais à la tête pensive, et triste vague-
ment, comme toute figure d'intellectuel, avec un large front
sous lequel on sent que l'idée ordonne les pierres. Certes
l'œuvre de M. Landowski dénote un effort trop visible vers le
gigantesque; mais, un peu démesurée, elle reste simple cepen-
dant. Ce qu'elle a de fruste dans l'exécution s'accorde avec le
sujet traité; et le geste, par exemple, du bras droit qui s'aban-
donne sur la jambe puissamment repliée, est magnifique.
Cette allégorie de l'Architecture devait, d'ailleurs, cette année,
se dresser au Salon des Artistes français : car plus que jamais
y abondent les grands monuments où la part de l'architecte
est presque égale à celle du sculpteur. Il en est de prodigieux
par leurs dimensions, et qui encombrent inutilement le hall
pourtant si vaste du Grand Palais, au détriment des œuvres
moindres, mais meilleures ; — tel, entre autres, de M. Belloc, un
Monument au général de La Moricière pour la ville de Consian-
Une, immense boursouflure de bronze où l'œil, d'abord confondu
de stupeur, finit par distinguer des détails d'un comique irrésis-
tible, comme ce zouave qui, du vent de son clairon, semble
rafraîchir les pieds du général victorieux, sans doute un peu
échauffés par l'assaut final.
Heureusement, il en est d'autres : je citerai le Monument
Edouard Barbey, de M. Sicard, où cet excellent artiste n'a pu
animer la figure de M. Barbey, mais s'est rattrapé dans les
groupes du bas, traités avec un réalisme savoureux; — (du
même, signalons une belle Nuit, qui rappelle un peu trop la
Nature se dévoilant, de Barrias, mais dont les formes amples ont
été modelées amoureusement): — le Monument à Jacquard, de
M. Marins Roussel, aux intéressantes figures allégoriques; le
monument, intime comme il convient, à*Eugènc ManueL par
M. Gustave Michel; le Monument de Jules } erne, par M. Albert
Roze, avec des enfants joliment posés, et celui d'Alphonse Allais
par M. Paul Chevré.
C'est parmi les « grands monuments » qu'il faut sans hési-
tation classer les deux titaniques bardes, Cerfs et Biches, de
M. Garde t. Pour le prochain Salon, nous n'attendons pas moins
LES SALONS DE I908 865
de son ciseau, d^aillenrs puissant, que le « portrait en pied » et
grandeur nature du Diplodocus récemment offert à la France
par M. Carnegie. (( Monumentales » aussi, les deux nobles
Figures allégoriques en bronze doré que M. Frémiet destine à la
place du Carrousel, de même que le Temps et le Génie, à la
fois emphatiques et minutieux, de M. Ségoffin.
(( Paulo minora.,. » Voici une Fille prodigue , de M. Verlet,
peut-être callipygeà l'excès, mais qui ploie un très joli dos; un
Printemps, de M. Desruelles, qui dresse auprès d'un taureau
un peu massif une jeune fille adorablement candide ; un Baiser
à la Source, de M. Coutheillas, où le vague d'une main entrevue
sous la transparence de l'eau fluide est exquisement rendu ; un
Prince Albert /" de Monaco, très ressemblant, de M. Denys
Puech; un Adam et Eve un peu confus, mais agréables, de
M. Terroir; un très vivant Panneautage de Chevreuils, par
M. Edouard Mérite ; les beaux Chiens courants, de M. Perrault-
Harry; enfin d'originales Roses en bronze de l'excellent sta-
tuaire qu'est M. Roger-Bloche.
Et, parmi les bustes, il faut noter un suave M. Fallières^ de
M. Cariés, — (( buste officiel », — un Saint-Saëns prodigieu-
sement vrai, de M. Marqueste, un très fin Berthelot de
M. Bernslamm, un charmant buste en plâtre de Madame Muller
y Alberro, par M. Pierre Muller, et une délicieuse Étude de
Jeune Femme, en chêne, de M. Léon Morice, devant laquelle
on regrette que nos statuaires aient presque entièrement aban-
donné la sculpture du bois, cet art si français.
Enfin un coup d'œil trop bref, sans doute, jeté sur les
Dessins, Cartons, Gravures, etc., m'a permis d'apprécier, entre
autres, avec les pastels de M. Marcel Baschet déjà nommés,
deux charmantes illustrations de M. Raphaël CoUin pour les
Chansons de Bilitis, un Canal à Dordrecht, de M. Gustave Frai-
pont, deux aquarelles de M. Luigi Loir, qui nous communique
toujours si bien (c le frisson de Paris », de solides dessins de
MM. Henri Royer et Fernand Sabatté, les deux gravures magis-
trales de M. Achille Jacquet, de belles eaux-fortes de M. Julien
Tinayre, et les lithographies savoureuses de M. Léandre,
surtout le Portrait de Femme et le Portrait dAnglada,
i5 Juin 1908. x3
i
■'} * 866 LA REVUE DE PARIS
Je sors du Grand Palais, exténué, sentant monter à mon
front Finsidieuse migraine, et, Tavouerai-je, presque attristé
après avoir vu tant d'oeuvres d'art. Trop est trop ; et le sage
était ce peintre qui n'allait jamais regarder au Louvre qu'un
seul tableau à la fois.
Un vrai soir, un soir charmant de mai, se pose tendrement
sur le tumulte de Paris ; dans un vrai ciel délavé par la pluie
récente, une vraie flaque d'azur semble rêver au-dessus des
nuages ; et je m'étonne de voir dans les rues de vrais hommes
et de vraies femmes. Que la nature et que la vie sont belles,
au sortir d'un Salon 1
Ne nous y trompons pas cependant, et ne soyons pas ingrats
par excès de fatigue : cette joie de contempler ainsi les choses
réelles, c'est à l'Art, en grande partie, que je la dois. Si je suis
ému devant ce soir de ville, c'est sans doute parce que sa
grâce et son pathétique doivent obscurément toucher le plus
humble des passants; mais c'est aussi parce que de grands
artistes, depuis de longs siècles, ont senti et traduit la dou-
ceur nuancée d'un ciel crépusculaire, le frisson des jeunes
verdures sur les arbres printaniers, l'agitation même d'une
cité à cette heure fiévreuse, et surtout l'infini épars dans les
visages humains. Leur vision s'impose à moi, en ce moment :
ils ont accru la réalité en accroissant l'âme des hommes ; ils
ont été, chacun à sa façon, des catégories du beau.
Et c'est pourquoi nous ne devons pas nous lasser de chercher
tous les ans s'il ne nous en serait pas né un, par hasard, ou si
ceux que nous possédons continuent heureusement leur fonction
sacrée. Et c'est à quoi répond, chaque printemps, dans chaque
journal ou chaque revue, le compte rendu des Salons. Cette
idée, qui soudain séduit en moi le poète, en lui faisant com-
prendre l'importance de la plus simple tâche dans l'ensemble des
choses, augmente encore la crainte qu'avouait au début de
cette longue étude le critique d'art occasionnel; je sens davan-
tage la hardiesse de l'entreprise, — que j'ai essayé de racheter
par une application sérieuse et par une entière bonne foi.
FERNAND GREGH
QUESTIONS EXTÉRIEURES
LA TRIPLE ENTENTE
Le voyage de M. Fallières à Londres, les voyages en Russie
d'Edouard VII et de M. Fallières, la visite annoncée pour Tau-
tomne de Nicolas II à Londres et à Paris marquent le début
d'une ère nouvelle où la Triple Entente pourra faire à la
Triple Alliance le plus courtois, mais aussi le plus symé-
trique des vis-à-vis. A cette Triple Entente, depuis sept ou
huit ans, tendaient les espoirs, puis les efforts de notre diplo-
matie. Quand M. Delcassé arriva au pouvoir le 39 juin 1898,
nos hommes d'Etat étaient partagés en deux camps, les
(( Anglais )> et les (( Russes )>, — tels autrefois, dans les
classes des Jésuites, les « Romains » et les (( Carthaginois )>.
Mais les (( Russes y> l'emportaient de beaucoup. La plupart de
nos diplomates ne voyaient que par les yeux du Tsar ; c'était
l'infime minorité qui parlait avec regrets de l'ancienne alliance
anglaise. Dans notre Parlement, les coloniaux faisaient la loi :
l'entente avec la perfide Albion ! s'il fallait un complément à
l'alliance russe, la majorité eût encore préféré quelque mar-
chandage avec Berlin.
M. Delcassé lui-même, à ses débuts, n'était peut-être pas
hostile à cette conception allemande : de 1898 à 1908, les
bons tours de la diplomatie bismarckienne devaient l'en
guérir tout à fait; dès 1899, pourtant, quelques mois de
ministère et l'incident de Fachoda lui avaient donné la preuve
que la Double Alliance devait chercher plutôt la neutralité,
sinon l'amitié anglaise. Les diplomates accueillirent de leurs
868
LA REVUE DE PARIS
railleries les projets de ce journaliste : réconcilier Rome et
Garthage; marier Féléphant à la baleine! Toutes les com-
paraisons des (( sphères » diplomatiques y passèrent. Les
zélés patriotes soupçonnaient quelque trahison, quelque com-
plot contre Talliance russe et contre la sécurité nationale :
M. Delcassé était vendu à l'Angleterre. Les plus indulgents
plaidaient la naïveté de ce politicien, que ses préjugés de
radical inclinaient vers Talliance des deux nations parlemen-
taires. Les plus sages ne voyaient qu'obstacles ou périls : en
fait, de 1898 à 1901, de la nomination de M. Delcassé à l'avè-
nement d'Edouard VII , la rivalité anglo-russe en Asie et l'inti-
mité anglo-allemande en Europe semblaient, pour des années
encore, deux éléments essentiels de la politique mondiale.
Brusquement, en 1901, l'intervention d'Edouard VII vini
tout changer : de 190 1 à 1906, par la collaboration de Paris
et de Londres, de 1906 à 1908, par l'habileté de Londres
surtout, ce rêve de Triple Entente devint une réalité.
Mais oh doit rendre justice à chacun : quelles qu'aient été
en cet ouvrage la grande part des hommes d'Etat français,
surtout de MM. Loubet et Delcassé, et la part plus grande
encore d'Edouard VII et de ses deux ministres, lord Lans-
downe et sir Edward Grey, ce n'est ni aux uns ni aux autres
que revient le premier mérite.
Le premier ouvrier de la Triple Entente fut M. de Bûlow,
ministre des Affaires étrangères de juin 1897 à octobre 1900,
puis chancelier de l'Empire, directeur depuis onze années de
la politique allemande.
*
Quand M. de Biilow succéda par intérim à M. de Marschali
en juin 1897, il n'était bruit dans la presse européenne que de
la grande coalition du Continent contre l'Angleterre. Depuis
deux ans, les idées bismarckiennes dirigeaient à nouveau la
politique de Berlin. Aux cinq années (( anglaises » du régime
Gaprivi (1890-1895), avaient succédé les années (( russes » du
régime Hohenlohe : le télégramme au président Krûger en jan-
vier 1896 avait été le congé solennel à l'amitié de Londres;
LA TRIPLE ENTENTE 869
gagner l'amitié de Pétersbourg et, par le Tsar, la direction de
la Double Alliance semblait être le nouveau but.
Contre FAngleterre, détentrice de FÉgypte, surveillante
acariâtre du Touat, du Niger, de TAbyssinie, du Siam et du
haut Mékong, la France de M. Hanotaux(mai 1894-juin 1898)
semblait prête à partir en guerre. Contre les menées de
l'Angleterre, amie des Cretois, des Arméniens, des Macédo-
niens, de tous les trouble-fête de la paix levantine, la Russie
de M. de Lobanof (janvier 1895-août 1896) avait négocié déjà
l'entente austro-russe « pour le maintien de la paix et du statu
quo ». Tournant désormais vers ses frontières asiatiques, vers
la Perse, vers la Chine, vers la Corée, ses projets de chemins
de fer et ses espoirs de mer libre ; fondant la Banque russo-
chinoise (juillet 1895); obtenant le Transmandchourien (sep-
tembre 1896) et le protectorat effectif de Séoul (juillet 1896) :
Pétersbourg avait besoin de cette paix levantine, quand bien
même l'écrasement du royaume grec sous l'invasion turque
et l'anéantissement des chrétientés d'Arménie et de Macédoine
sous le massacre hamidien en seraient la rançon.
La Russie ne pouvait pas trouver un meilleur garant du
statu quo balkanique, un protecteur plus énergique du Sultan,
qu'en cette Allemagne, dont les généraux venaient de con-
duire les armées turques en Thessalie (mai 1897). Pour
l'exécution du « grand projet » des Français sur l'Egypte,
Pétersbourg ne pouvait pas, non plus, offrir à Paris de meilleur
associé que cette Allemagne encore : la diplomatie allemande,
disposant du Turc, assurerait aux réclamations françaises le
juridique prétexte d'une revendication du suzerain; les rails
allemands, atteignant déjà Koniah et, par-dessus le Taurus,
tendant vers les voies syriennes, assureraient contre le Canal
la même mobilisation turque que contre la Grèce.
Dès 1895, dans les affaires asiatiques, pour le salut de
Pékin et de Tautre Homme Malade, contre les ambitions japo-
naises et l'annexion de Port-Arthur, contre ces Anglais de
l'Extrême Orient, le syndicat franco-russo-allemand avait
fonctionné : le beau succès de Simonoseki présageait un pareil
recul des usurpations britanniques, le jour où ce même syn-
dicat fonctionnerait en Europe et dans le monde entier.
En mai 1897, ^^^ journaux du Continent répétaient les
870 LA REVUE DE PARIS
exubérantes prédictions qu'inspiraient à la Novoie Vremia les
condoléances de Guillaume II, après la catastrophe du Bazar
de la Charité :
La situation politique devient telle que la France aurait grand
avantage, dans son intérêt propre, à maintenir les meilleures rela-
tions possibles avec le cabinet de Berlin, qui a définitivement
reconnu que le lien amical, existant entre la République et la Russie,
a rendu impossible la réalisation des arrière-pensées qui ont pré-
sidé autrefois à la constitution de la Triple Alliance.
L'empereur Guillaume II a donné, depuis Tautomne dernier,
beaucoup de preuves que l'idée d'un rapprochement avec la Russie
et la France lui sourit beaucoup. Ce rapprochement aurait pour but
de régler les conflits de l'Orient et surtout de résister, de concert,
aux projets de l'Angleterre, tels que les indiquent les agissements
britanniques dans la question d'Orient et son attitude provocatrice à
l'égard des républiques sud-africaines
(( Lien amical entre la République française et la Russie »,
disait encore la Novoïe Vremia : le grand mot d' « alliance »
n'avait pas été prononcé; mais M. Félix Faure préparait son
voyage d'août 1897 pour étonner le monde de ce verbe
fatidique. Pétersbourg accordait volontiers cette satisfaction
à la vanité française, en n'y mettant qu une condition : avant
de recevoir M. Félix Faure (3 3-2 6 août), le Tsar recevait
Guillaume II et le nommait amiral de sa flotte (7-1 1 août);
aux quatre jours de fêtes et de toasts franco-russes, on donnait
pour préliminaires quatre jours de fêtes et de toasts russo-
allemands et, si Nicolas II et M. Félix Faure proclamaient
(( l'alliance », Nicolas II et Guillaume II, invoquant les
(( relations traditionnelles et intimes qui existent entre les
souverains et les deux empires et qui reposent sur des bases
inébranlables », se promettaient de marcher « unis, suivant
la même route ».
Sur quelle route le nouvel amiral de la flotte russe guiderait-
il son compagnon? En janvier 1896, Guillaume II avait lié
son honneur et les intérêts de son peuple à la sauvegarde de
l'Afrique et à l'indépendance des républiques boers. Le
fameux télégramme au président Kruger n'avait pas arrêté
l'avancée de Gecil Rhodes. Aussi, dans le Militaer Wochen-
blalt de Berlin, le baron de Luettwitz étudiait les anciennes
tentatives d'invasion en Angleterre, celle de Boulogne en
LA TRIPLE ENTENTE 87I
particulier, et concluait que, depuis l'échec de Napoléon, tout
était changé au détriment des Anglais : le canal de Kiel,
facilitant la jonction des flottes française et russe, mettait
Londres sous le coup d'un débarquement. Les journaux russes
disaient pareillement que la « liberté des mers » était liée à la
liberté de l'Egypte et que l'avenir de l'Allemagne, puissance
maritime, allait se décider : ou la rivalité ouverte avec
l'Angleterre et le succès, grâce à l'appui de l'Europe continen-
tale ; ou la solitude et les protestations impuissantes contre la
tyrannie anglaise. D'après les journaux anglais, le projet de
Guillaume II était réellement d'unir la France, la Russie et
l'Allemagne : sans doute les provinces annexées étaient un
sérieux obstacle; mais la moindre rétrocession de territoire
pouvait apaiser la majorité des Français, qui n'avaient plus
de haine véritable que pour l'Angleterre. Et les stratèges de
la presse française exposaient déjà le rôle de la France dans
la prochaine guerre anglo-allemande : les plus modérés
posaient en principe que, de toutes façons, hous regagnerions
au moins la Lorraine *.
Le voyage à Pétersbourg en août 1897 avait été le début
de M. de Bûlow <( intérimaire » : il avait de visu constaté
la fascination que Guillaume II exerçait sur l'esprit et le
cœur de Nicolas II, et quelle prise commode sur la politique
russe pouvait offrir à la chancellerie de BerUn cette incom-
préhensible, mais indiscutable puissance. De 1897 à 1907,
durant dix années, malgré les incidents et les déboires, le
charme continue d'opérer : c'est aux conseils de Guillaume II
que Nicolas recourt dans tous ses embarras, aux consolations
de Guillaume II, dans chacune de ses détresses. En août 1907,
trois semaines avant de signer l'accord anglo-russe (3i août),
le Tsar vient encore à Swinemûnde passer quatre jours
(3-6 août) auprès de son ami, lui parler du « prix qu'il
attache à la continuation des rapports de parenté et d'amitié
traditionnels, qui ont constamment été un lien étroit entre
leurs deux maisons et leurs deux pays ».
Sur les décisions de Pétersbourg, l'accord austro-russe,
préparé en août 1896, signé en avril 1897, donnait à la
I. Voir là dessus Questions Diplomatiques et Coloniales, 1897, I, p. 480
et 56i; II, p. 177, 248 et 401.
872 LA REVUE DE PARIS
chancellerie allemande une autre prise, plus forte encore. Cet
accord pour le maintien du statu quo balkani^e était Tindis-
pensable condition de toute entreprise russe en Asie : que
Vienne cessât de le respecter, et la Russie était obligée sur-le-
champ de revenir à ses Slaves et à ses Orthodoxes, d'aban-
donner ses Corée et Mandchourie lointaines, de sacrifier toute
sa mise de jeu en Extrême-Orient. De 1897 à 1907, durant dix
années, cet accord subsistant conservera la même valeur aux
yeux des Russes. Us ne s'aviseront d'en mesurer les effets
désastreux que le jour où, la guerre russo-japonaise, puis
l'accord an^o-russe ayant mis un terme momentané à leurs
chevauchées asiatiques, les déclarations du baron d'Aehrenthal
(28 janvier 1908) les ont enfin persuadés que leur clientèle
slave des Balkans peut leur être enlevée par la descente autri-
chienne vers Salonique.
Les onze années de l'accord austro-russe (avril 1897-jan-
vier 1908) coïncident avec les onze années de politique mand-
chourienne; c'est aussi la période où les deux conjoints de la
monarchie austro-hongroise, ne pouvant signer leur Com-
promis régulier, vivent en union libre, toujours à la merci
d'une querelle, toujours sous le risque d'une rupture. Berlin,
qui peut se faire l'honnête courtier dans toutes les fric-
tions de l'accord austro-russe, peut imposer, plus facile-
ment encore, sa médiation quotidienne dans le ménage austro-
hongrois : depuis trente ans, c'est en Berlin que les Hongrois,
véritables auteurs de l'alliance austro-allemande, mettent leur
confiance. Vienne tient donc Pétersbourg par les Balkans :
Berlin tient Vienne par la Hongrie. Durant les onze années de
l'accord austro-russe, si le comte de Goluchowski peut, sans
Compromis, préserver l'unité de la double monarchie, c'est
que, fidèle sujet de son empereur François-Joseph, il est aussi
le fidèle serviteur, le « brillant second » de <( son » autre
empereur Guillaume II.
En septembre 1897, le second voyage de M. de Bûlow
(( intérimaire » avait été pour lui faire toucher du doigt cette
situation si favorable à l'hégémonie allemande. A Budapest,
où François-Joseph recevait une bombe, Guillaume II, cou-
vert de fleurs par les dames de la halle, restait (c confondu
de tant damour et de tant de cordialité ». Durant les dix
LA TRIPLE ENTENTE 878
jours qu'il passait chez ses fidèles Hongrois (10-21 sep-
tembre), c'est lui qui semblait donner le mot d'ordre et leur
présenter le souverain qu'il daignait recommander à leur
obéissance.
Comme pour compléter cette revue de ses chances, en sep-
tembre 1897 M. de Bulow avait vu arriver en Allemagne le
roi et la reine d'Italie ; aux grandes manœuvres de Franc fort-
sur-le-Mein (4 septembre), il avait entendu Humbert et Guil-
laume II célébrer « l'inébranlable » Triplice. De ce côté, sans
doute, on devinait quelque hésitation à s'engager dans une poli-
tique anti-anglaise. L'amitié de l'Angleterre n'est pas seule-
ment une tradition de la monarchie piémontaise ; c'est, encore
plus, un besoin vital de lltalie unifiée.
Après quatorze siècles de partages et de tyrannies étrangères,
les Italiens rendus à l'indépendance et à l'unité savent — leur
douloureuse histoire est là pour le leur rappeler sans cesse —
que deux périls menacent la vie de leur nation. Les armées
du Continent peuvent brusquement tomber dans leurs plaines
du Pô, dont le soleil, les récoltes, les vignes et les femmes
ont toujours attiré le Barbare d'outre-monts : c'est comme
assurance contre ce risque continental que l'Italie accepte la
Triplice, malgré le dur sacrifice de Trente et Trieste maintenues
sous le joug autrichien. Les flottes de la Méditerranée, tout
pareillement, assiègent l'Italie centrale et méridionale, qui, de
Gênes aux derniers caps de la Fouille et de la Sicile, s'allonge
en îles et presqu'îles, sous le canon du maître de la mer.
Durant quatorze siècles, tandis que d'Odoacre à Napoléon et
Metternich, Milan était sous la griffe des conquérants conti-
nentaux, les Deux Siciles, de Genséric à Nelson et aux Bour-
bons de Naples, étaient sous la tyrannie ou la rançon des
thalassocrates. C'est contre ce risque maritime que l'Italie
unifiée s'attache à l'assurance anglaise.
En septembre 1897, pourtant, quelques journaux italiens
prêchaient la croisade contre l'ingérence britannique ; d'autres
au contraire conseillaient à leur gouvernement de quitter la
Triplice plutôt que de rien faire qui pût troubler l'intimité
avec Londres. De ces deux partis, lequel l'eût emporté
auprès de l'opinion? M. de Bûlow, ancien ambassadeur à
874 LA REVUE DE PAEIS
Rome (i 898-1 897), savait combien Tintimité anglo-italienne
avait souffert des aventures abyssines. Pour le service des
commodités de TAngleterre en Egypte, les Italiens étaient
allés aux gouffres financiers de Kassala et de Massaouah, au
désastre militaire d'Adoua (mars 1896). Durant Tété de 1897,
ritalie discutait encore le règlement de frontières, que Menelik
imposait au major Nerazzini (mai 1897), et l'évacuation de
cette place de Kassala, dont M. di Rudini rejetait enfin le far-
deau sur l'armée anglaise. La chute de M. Crispi ayant rétabli
quelque cordialité dans les rapports avec la France, le secours
de la flotte anglaise ne pouvait plus apparaître indispensable
contre cette menace de Toulon et de Bizerte, dont on avait
rebattu, durant quinze années, les oreilles de la nation. Entre
Paris et Rome, Pétersbourg essayait sa médiation; le futur
Victor-Emmanuel II venait d'épouser une princesse monténé-
grine (octobre 1896) :
L'évacuation de Kassala par les Italiens, — écrivait la Novoie
Vremia en mai 1897, — est une nouvelle et sensible défaite pour
l'Angleterre. En recouvrant sa liberté d'action vis-à-vis de la Grande-
Bretagne, l'Italie pourra maintenir de bonnes relations avec la
Russie et la France sans sortir de la Triple Alliance. En outre, dans
le cas très probable où les intrigues continuelle de rAngleterre
amèneraient les autres puissances à reconnaître la nécessité d'un
a accord continental », dirigé contre la Grande-Bretagne, l'Italie
pourrait jouer dans cette combinaison un rôle très important et
extrêmement flatteur, dont les résultats compenseraient, et bien
au delà, la pertç du plateau abyssine
Mari d'une Italienne, dont la mère porte le nom d'un des
grands patriotes italiens, M. de Bûlow ne pouvait être soup-
çonné à Rome de mauvais desseins contre la patrie de Min-
ghetti : dans le désarroi où les souvenirs et conséquences
d'Adoua tenaient encore Topinion, M. de Bûlow pouvait avoir
sur le choix d'une alliance l'influence décisive.
Une autre prise sur Rome s*ofl*rait à lui. Dans la Méditer-
ranée, ritalie n'avait pas été seule conquise à l'influence anglaise :
tandis que Berlin organisait sa Triplice contre nos revendica-
tions continentales, Londres nouait avec l'Espagne et l'Italie
I. Cf. Questions Diplomatiques et Coloniales, 1897, I, p. 482.
LA TRIPLE ENTBNTE 876
une sorte de Triplice maritime contre nos réclamations médi-
terranéennes. Or, en 1897, l'Espagne n'avait plus confiance
dans la force britannique pour défendre ses colonies contre les
États-Unis et le Japon, dont elle sentait déjà les approches. Le
gouvernement de Madrid, tout occupé de ses querelles parle-
mentaires, ne voulait pas prévoir de si lointains périls; mais
aux opposants de droite et de gauche, Tadhésion à la Double
Alliance paraissait la seule garantie désirable : la Russie, toute-
puissante alors dans le Pacifique, entraverait la descente des
Japonais sur les Philippines ; la France avait dans ses Antilles
les mêmes raisons de craindre une descente américaine que les
Espagnols à Cuba *.
En admettant que le gouvernement fût toujours entiché de
r Angleterre, les sentiments des plus anglophiles pourraient-ils
longtemps résister aux criailleries et campagnes de presse pour
(( la liberté des mers », à révocation de Gibraltar, forteresse
anglaise sur terre espagnole et sur ce détroit qui devrait unir
Ceuta espagnole à Cadix espagnole, les deux Espagnes d'Afrique
et d'Europe.»^... Mais dans un autre détroit méditerranéen, qui
devrait unir aussi les deux Italies de Sicile et de Tripohtaine,
Malte est une autre forteresse anglaise, que la « liberté des
mers » devrait rendre aux Italiens.
Nommé ministre des Affaires étrangères à titre définitif le
28 octobre 1897, M. de Bulow pouvait donc se flatter d'avoir
en mains, pour le grand jeu de l'hégémonie allemande, plus
d'atouts, et de bien plus beaux, que n'en avait jamais eus
Bismarck, même aux jours de sa toute-puissance, — et c'est
plaisir d'imaginer ce que Bismark eût tiré de ce jeu.
Le seul risque était peut-être l'impatiente anglophobie du
gouvernement français. On pouvait craindre que Paris ne
voulût brusquer la partie et, trop tôt, exiger la mise en branle
de cette Ligue du Bien Continental. En cet été de 1897, on
annonçait la prochaine jonction sur le Haut Nil des deux mis-
sions Marchand et de Bonchamps : en toute hâte, les Anglais
I. Cf. Questions Diplomatiques et Coloniales, 1897, II, p. 371,
8/6 LA REVUE DE PARIS
poussaient leurs rails vers Berber et préparaient la reprise de
Khartoum. Le général Kitchener arriverait-il à Fachoda avant
que les Français eussent opéré leur jonction et installé leur ligne
de postes, de TAbyssinie au Congo, d*Obock à Libreville? et si
Kitchener arrivait trop tard, essaierait-il de rompre cette barrière?
et s'il Tattaquait, la France ne réclamerait-elle pas de Pélers-
bourg, et Pétersbourg de Berlin, Texécution des promesses
relatives à TEgypte? Repoussée, cette exigence de Paris amène-
rait la dissolution de la Ligue. Acceptée, elle forcerait l'Alle-
magne à marcher plus tôt qu'on avait escompté, sans les ins-
truments de succès que l'on commençait seulement d'acquérir.
L'Allemagne commençait seulement d'acquérir une flotte
véritable et l'outillage correspondant : le 27 décembre 1897,
elle lançait le Furst Bismarck, le premier cuirassé que ses chan-
tiers eussent pu construire de toutes pièces et par leurs propres
moyens. Le 28 mars 1898, le Reichstag allait voter à une très
forte majorité les dépenses d'un grand programme naval; le
23 septembre 1898, à l'ouverture du port de Stettin, Guil-
laume II allait formuler la devise de l'Allemagne nouvelle :
Unsere Zukanft liegt aaf dem Wasser, Mais si « l'avenir était
sur l'eau », le présent n'y était pas encore et les flottes anglaises
auraient raison de la coalition continentale d'autant plus faci-
lement que la hâte des Français en Afrique avait pour corol-
laire, à l'autre bout du monde, la hâte des Russes en Mand-
chourie et que cette hâte russe pouvait à plus brève échéance
encore amener le choc avec l'Angleterre dans les eaux chinoises.
Tous les intérêts de Berlin lui commandaient d'activer la
descente des Russes : plus tôt et plus avant la Russie aurait
engagé ses deux bras dans l'engrenage chinois, et plus grande
serait la liberté de l'action allemande, soit en Europe pour sa
politique, soit en Chine pour son établissement colonial. Après
les rêves de deuischlums américains, africains et turcs, c'est le
rêve chinois qui désormais hantait les nuits et les journées du
maître impérial : la Chine immense! la Chine inépuisable!
la Chine gorgée de peuples, de houilles et de minerais! la
Chine, débouché insatiable pour les usines et industries de
toutes sortes dont on voulait couvrir le sol allemand! A peine
M. de Biilow nommé, un incident donnait prétexte à l'inau-
guration de cette entreprise : deux missionnaires allemands
LA TRIPLE EXTENTE 877
étaient tués en Chine (8 novembre 1897). Aussitôt : occupa-
tion allemande de Kiao-tchéou, entrée des Russes de Port-
Arthur, apparition des Français à Kouang-tcheouwang.
Ainsi se reformait le syndicat des sauveteurs de Simonoseki.
Ils s'installaient sans peine en leurs usurpations respectives.
Mais ils ne pouvaient escompter, sans forces bien étalées, une
paisible jouissance. Contre eux, le Japonais, dupe de Simono-
seki, était tout prêt à s'allier avec l'Anglais, protecteur patenté
de l'intégrité chinoise : dès le printemps de 1898, la menace de
l'alliance anglo-japonaise obligeait les champions de la « liberté
des mers » d'envoyer en Extrême-Orient le meilleur de leurs
forces navales. Us ne pouvaient songer à libérer en même
temps la Méditerranée et le Pacifique. 11 est vrai que la libéra-
tion du Pacifique présentait le moins de dangers et le plus de
profits à l'entente russo -allemande : les seuls intérêts et désirs
de la France étaient directement engagés à la libération de
l'Egypte.
Tout compte fait, cette surprise chinoise était donc un
nouvel atout dans le jeu de M. de Btilow. Elle pouvait lui
fournir, à l'occasion, le prétexte honnête de refuser, sdns
brusquerie, sans apparence de trahison ni de mauvais vouloir,
toute demande des anglophobes de Paris à une trop prompte
ou trop active collaboration dans l'aventure africaine. Si Paris
prenait mal celte prudente abstention, qu'importait à Berlin.»*
Port-Arthur occupé mettait définitivement Pétersbourg dans
l'impossibilité de toute politique européenne et Pétersbourg
finirait toujours — pouvait-on croire — par ramener Paris au
bercail de la Ligue continentale.»* Dix années durant, cette occu-
pation de Port-Arthur, en effet, et les luttes policières contre
le brigandage mandchourien, puis les luttes diplomatiques
contre les intrigues anglaises et américaines, les batailles
ouvertes enfin contre l'intervention japonaise allaient livrer la
diplomatie russe à l'ingérence continuelle de Berlin, et, par
contrecoup, gêner ou même entraver toute l'action diploma-
tique de la France.
Tant de bonheur ne suffisant pas encore, une surprise
française venait s'ajouter pour le joyeux avènement de
M. de Bûlow : l'affaire Dreyfus commençait (octobre 1897);
durant quatre années (1897-1901), les Français, divisés par
878 LA RBTUE DE PARIS
cette guerre civile, allaient perdre toute envie d'aventures exté-
rieures. En juin 1898, d'ailleurs, M. Hanotaux quittait les
affaires avant que le heurt de Fachoda eût mis la France
dans Tobligation d'exécuter ou d'abandonner le « grand
projet ». Le successeur de M. Hanotaux, bien qu'il eût sa
responsabilité dans l'organisation de l'aventure africaine, bien
qu'il fût disposé, lui aussi, aux ambitions coloniales, était un
disciple trop fervent de Gambetta pour tout sacrifier au seul
désir d'abaisser l'Angleterre ou risquer la puissance de la
nation, dans une lutte que la seule mégalomanie des coloniaux
pouvait juger indispensable.
Le heurt de Fachoda se produisit (septembre 1898), sans
que Paris songeât à réclamer la mise en branle de la Ligue
continentale, sans même que Paris voulût accepter les offres
que Pétersbourg lui fit alors d'une diversion contre l'Inde.
Après avoir attisé et utilisé l'anglophobie française, Berlin
n'avait donc à payer aucune conséquence de Fachoda, pas
même à constater, tout d'abord au moins, un changement
dans les dispositions conciliantes de M. Delcassé : l'immo-
destie des Anglais dans le triomphe et l'humiliation profon-
dément ressentie de cette reculade française semblaient établir
une haine inexpiable entre Paris et Londres, — et c'est plaisir
encore, quand on mesure ce que Bismarck sut tirer d'un pareil
courant de haine entre Rome et Paris, c'est plaisir d'imaginer
ce que Bismarck eût fait sortir de Fachoda.
Mais Bismarck avait appris, par une longue expérience, à
toujours prévoir de loin et à calculer au plus juste la conduite
de ses affaires. La diète de Francfort, surtout, lui avait été un
long apprentissage de coalitions avec des partenaires toujours
rétifs contre des adversaires multiples et changeants. Envers
les uns et les autres, il avait tiré de cette expérience quelques
principes généraux de direction.
Contre l'adversaire, faire front et ne jamais lâcher pied
dans les grandes ou les petites choses lui semblait le commen-
cement de la sagesse. Il racontait à son fidèle Busch le
20 octobre 1877 :
A la dicte, personne parmi les petits États de la Confédération
n*osait fumer; seul Buol, le représentant de TAutriche, avait ce
privilège. Moi, un beau jour je sortis tranquillement un cigare de
I
LA TRIPLE ENTENTE 879
ma poche et je demandai à Buol de vouloir bien me donner du feu.
Toutes les autres puissances furent stupéfaites de mon audace et
crurent qu'il allait se produire un p:rave accident diplomatique...
Buol eut Tair très étonné, mais il me donna du feu.
Il avait toujours le cigare provocateur; mais, pour le couper,
il ne jugeait pas utile d'aiguiser son sabre et, le cigare tiré, il
eût trouvé maladroit de ne pas Tallumer, plus maladroit encore,
le sabre tiré, de n*en faire que gestes et jeux de batte. Par
système autant que par nature, il était colérique et violent;
mais il savait que les plus rouges fureurs perdent leur elFet
quand toujours elles se dissipent en paroles. Il faisait trop
entendre qu'il était le maître de la foudre; encore sortait-il
parfois sans son tonnerre; dans le Paris du Second Empire,
il avait appris de la Belle Hélène qu'un Jupin trop bruyant
se fait moquer des autres Dieux.
Et bien qu'il fût souvent bravache, jamais personne ne put
douter de son courage.
Il se disait fidèle serviteur de la paix: : après avoir déchaîné
trois grandes guerres pour amener la Prusse et TAllemagne au
point qu'il voulait, il pensait réellement que la paix était le
plus conforme à la fortune et à la sécurité de l'Empire. Il
avait même ses jours de scrupules humanitaires, surtout
quand les eaux de Gastein lui avaient « alourdi le foie ». Il
disait alors (19 octobre 1877) : (( Je me sens l'àme triste. J'ai
fait du mal, beaucoup de mal! C'est moi qui suis la cause
de trois grandes guerres. C'est moi qui sur les champs de
batailles, ai fait tuer 80000 hommes qui, aujourd'hui encore,
sont pleures par leurs mères, leurs sœurs, leurs veuves. »
Mais il ajoutait aussitôt : « Tout cela, c'est affaire entre moi
seul et Dieu » et tout le monde savait que son seul Dieu, à lui,
était le Dieu des armées et qu'à trois grandes guerres, il ajou-
terait deux ou trois cent mille cadavres, sitôt que la durée de
son œuvre lui semblerait exiger pareil holocauste.
Envers ses partenaires, ceux du jour et ceux qu'il espérait
du lendemain, il ne pensait pas que la générosité fût obliga-
toire, ni les bons procédés toujours préférables. Il professait
néanmoins qu'il est souvent profitable de ne pas négliger les
désirs et ambitions de ses associés, jamais indispensable de
froisser inutilement les unes et les autres. Tout ce qui n'était
88o
LA REVUE DE PARIS
pas trop visiblement incompatible avec leurs droits et leur
dignité, il Texigeait d'eux; mais d'ordinaire il leur concé-
dait ce qui lui semblait compatible avec ses ambitions proches
ou lointaines :
Après Sadowa, racontait-il à Busch (*i8 octobre 1877), mon
gracieux Maître avait décidé d'enlever un morceau de territoire à
chacun des princes battus, comme punition : « Je vais, me disait-
il sans cesse, exercer la justice de Dieu ». Je finis par lui répondre
qu'il valait mieux laisser Dieu exercer sa justice tout seul et qu'il
ne fallait pas que nous prissions plus de territoire que nous n'en
avions besoiti... Si je l'avais écouté, nous aurions pris tout le nord
de la Bohême, toute la Silésie autrichienne et la moitié de la Saxe...
Ce que j'ai eu du mal à l'en empêcher!...
Envers ses partenaires, comme envers ses adversaires, il ne
pensait pas, non plus, que la franchise fût toujours de règle ou
de mise. Mais jamais il n'eût admis que le perpétuel mensonge
fût la marque d'un grand politique et que la valeur d'une
diplomatie se mesurât au nombre de ses dupes ou à la gran-
deur de leurs déconvenues. La perpétuelle fourberie, au con-
traire, lui eût semblé plus naïve encore que la perpétuelle
droiture, finissant par mettre tout le public en défiance et
rendre de plus en plus difficile l'exercice même du droit de
tromper. Il se vantait assurément quand il disait à Busch le
3i mai i885 : « L'empire d'Allemagne tout entier ne repose
que sur la confiance que l'on a en moi à l'extérieur. En France,
tout le monde a foi en ma parole. Le loi des Belges a dit encore
récemment qu'un contrat écrit et signé ne valait pas une assu-
rance verbale de ma part... La tsarine m'a dit en propres
termes : (( Toute notre confiance repose en vous. Nous savons
que vous dites toujours l'exacte vérité et que vous faites ce
que vous dites. . . » Du moins, son langage et sa conduite étaient
un tel mélange d'éclatantes franchises et de déroutantes duph-
cités que jamais l'interlocuteur ne parvenait à s'y reconnaître.
Mais envers soi-même, la tromperie ou, ce qui est tout
pareil, les illusions lui paraissaient encore la pire des mala-
dresses. S'il lui arrivait de ne pas apprécier justement la valeur
de ses décisions et la logique de ses actes, il semble que, tou-
jours, il en voulût connaître exactement les motifs et la portée.
Chargé, d'abord, de la politique prussienne, il s'était fait une
L\ TRIPLE ENTENTE 88l
idée précise de la place qu'il entendait donner à la Prusse dans
l'Allemagne qu'il voulait reconstituer. Chargé, ensuite, de la
politique impériale, il semble qu'il eût à toute heure une vue
ensemble sur le rôle qu'il réservait à son empereur et à sa
nation, dans l'Europe et dans le monde, aujourd'hui et demain.
Aussi, s'étant taillé en idée sa part, sa plus large part, il pou-
vait discerner ce qu'à tout prix il fallait disputer aux autres et
ce que. l'on pouvait leur abandonner, ce qu'il était utile d'ac-
quérir et ce qu'il était puéril de désirer. Il disait à Busch le
a4 février 1879 :
Les gens de ropposilion m'attaquent toujours personnellement au
lieu de trailer la queslion : je suis un être versatile et plein de
contradictions; il n'j a pas moyen de les faire sortir de là... Je n*ai
change de système qnVn matière économique, car en politique je
ne crois pas qu'on m'ait vu beaucoup varier. Lorsque je suis arrivé
au pouvoir, je ne m'étais fixé qu'un but : Tunification de l'Allemagne
sous l'hégémonie de la Prusse. Tout le reste était accessoire; j'y ai
subordonné toutes les considérations économiques et autres.
Et, voulant les grands résultats, il y marchait continûment
sans se laisser détourner par les tentations du chemin ou par
les concessions aux camarillas : ni le petit profit immédiat, ni
les petits succès personnels, ni même le souci de plaire en haut
lieu n'étaient pour le distraire de sa route. Quelque dévoue-
ment qu'il eût à son empereur, quelque tendresse qu'il eût au
fond pour ce « vieux », il tempêtait, menaçait de partir plutôt
que céder aux caprices de Lui ou aux combinaisons d* Elles :
C'est vrai, disait-il encore à Busch *, que j'ai tout de même eu du
mal avec Lui.., J'ai passé de bien mauvaises semaines à Versailles;
je ne pouvais rien en tirer; je voulais sérieusement m'en aller. Et
même maintenant, ça ne va pas tout seul! J'écris une note impor-
tante ou une dépêche, je la relis, je la recommence six ou sept fois,
et II y fait des modifications! Il y ajoute des choses qui n'ont rien à y
faire, qui sont juste l'opposé de ce que je veux dire et de ce que
j'entends; Il met toujours en avant un tas de systèmes qui ne peuvent
pas fonctionner, et II est entêté comme tout pour les conserver. Je
ne suis pas le seul à souffrir de son caractère pointilleux, de ce qu'il
appelle, Lui, son esprit consciencieux... Vous pouvez dire que cette
I. 4 octobre 1877 et 6 octobre 1879.
i5 Juin 1908. . r4
882 LA REVUE DE PARIS
lutte de chaque jour use certains ministres a mort. C'est comme
cela que Bulow a été détruit. La faute en est à notre gracieuse
Majesté ; c'est Elle qui est responsable. Pauvre Bulow ! les médecins
disent qu'il est atteint : on va l'envoyer en Italie...
En 1879, Bernhardt-Emest de Bûlow, secrétaire d'Etat aux
Affaires étrangères, tombait pour le bien du service, — s'il
en faut croire Bismarck, — en luttant contre, les fantaisies
impériales. En avril 1906, Bemhardt-Henri de Bûlow, après
neuf ans de secrétariat aux affaires étrangères, devait à son
tour s'en aller prendre du repos en Italie; mais ce n'était pas
l'héroïque résis(tance aux caprices d'en haut qui l'avait usé.
11 passait, avant son arrivée au pouvoir, pour le meilleur
élève de Bismarck; il s'était révélé en neuf années de minis-
tère comme l'un de ces disciples excellents, en effet, qui
reproduisent à faire crier d'admiration le ton, l'allure, la
manière, tous les tics du maître, mais oublient d'en acquérir
quelques-unes des maximes et qualités fondamentales.
*
* *
Au lendemain de Fachoda, tout étant prêt en Europe pour
la pratique, sinon pour la conclusion d'une Ligue continen-
tale, il était évident que la seule Allemagne, chef de la Triple
Alliance et amie, par Pétersbourg, de la Double Alliance,
pouvait en prendre l'initiative. Grave décision assurément et
qui exigeait que M. de Bûlow sût de claire conscience si
vraiment cette Ligue entrait dans ses plans, et pourquoi, et
quels avantages espérant en retirer, quels risques et frais il
comptait y affecter, quels avantages aussi concéder à ses
associés et quel minimum de sécurités leur promettre. Mais
décision facile et qui n'engageait en rien la responsabilité
immédiate de Berlin.
Prise désormais dans l'engrenage mandchourien, la Russie
ne voulait que liberté d'action en Extrême-Orient et tran-
quille attente dans l'Orient turc; son accord austro-russe lui
donnaij celle-ci ; un récent accord anglo-russe semblait aussi
lui garantir celle-là : par cet accord d'avril 1899, l'Angle-
terre livrait aux chemins de fer russes tout le pays au nord
LA TRIPLE ENTENTE 883
de la Grande Muraille, à condition que la vallée du Yanglsé-
Kiang lui fût réservée. — Prise, de son côté, dans les impos-
sibilités de Compromis et dans les aventures de gouvernement
illégal, harassée par Tobstruction des Hongrois en Translei-
thanie et par Topposition des Allemands en Gisleithanie, F Au-
triche ne demandait que cette même tranquillité de l'Orient :
l'accord austro-russe la lui garantissait. Du côté de Péters-
bourg et de Vienne, Berlin n'avait donc rien à promettre qu'une
garantie morale et secrète : une signature publique eût fait
dresser devant l'Europe le spectre des Trois-Empereurs.
La France avait renoncé au « grand projet », mais non pas
aux ambitions africaines : tout au contraire, l'humiliation de
Fachoda semblait exiger quelque entreprise où récupérer le
prestige perdu et les annexions convoitées. Un accord anglo-
français intervenait aussi en mars 1899 pour préciser en
Afrique les droits et « sphères » d'ambitions; à l'Angleterre,
l'Egypte et l'Afrique du- Levant; à la France, le Sahara et
l'Afrique d'Occident. Dans cette Afrique, il était de notoriété
publique que le Maroc devenait la pensée du nouveau ministre.
Mais dans cette même Afrique de l'Occident, sur ces mêmes
rivages de la Méditerranée musulmane, Madrid et Rome espé-
raient une semblable revanche de leurs déboires coloniaux :
après la perle de Cuba et des Philippines (paix hispano-amé-
ricaine, 12 août 1898), les présides marocains restaient la
dernière pierre d'attente d'un empire espagnol; après l'éva-
cuation de Kassala et le règlement de frontières abyssin, la
Tripolitaine devenait la seule « compensation » des Italiens
dans le partage de l'Islam.
La suite des événements devait montrer combien il était
facile de concilier les ambitions des trois nations latines. Dès
1899, ^' ^® Bûlow avait le moyen, sans engager en rien
l'Empire, de travailler, de présider plutôt à cette conciliation.
L'Espagne avait perdu toute confiance dans l'alliance anglaise
qui, ni pour la guerre, ni pour la paix, ne lui avait été du
moindre secours : c'est à la France qu'elle avait délégué sa
signature aux conférences de Washington ; c'est à l'Allemagne
qu'elle s'adressait pour se défaire honorablement des lambeaux
insulaires qui lui restaient de ses Indes Orientales : Berlin lui
achetait les Carolines et les Mariannes (juin 1899). — L'Italie
884 LA REVUE DE PARIS
croyait avoir à se plaindre aussi de Talliance anglaise : à Malte,
M. Chamberlain imposait l'anglais comme langue facultative
dans les affaires publiques et, d'ici quinze ans, comme langue
obligatoire; dans la vie courante, il s'efforçait de sixbslîtuer à
l'italien le bizarre patois latino-gréco-sémitique des Mallais.
— La France, passant aux mains du ministère Waldeck-
Rousseau (22 juin 1899), avait un pressant besoin de la
collaboration, tout au moins de l'indifférence de Berlin pour
régler son affaire Dreyfus : le procès de Rennes allait s'ouvrir
(août) ; M. de Bûlow avait un jour donné sa parole au Reicbstag
(24 janvier 1898) que jamais Dreyfus n'avait eu de rapport
avec l'Allemagne; à cette indication négative, M. de Bûlow
aurait-il pu donner quelque preuve positive sur l'origine du
bordereau?... Pour sa politique extérieure, le ministère
Waldeck-Rousseau était prêt aussi aux conversations.
Le 5 juillet 1899, sur les côtes de Norvège, le vaîsseau-école
français, Iphigénie, rencontrait le yacht impérial Hohenzollern;
le commandant français faisait visite à l'Empereur. Le 6 juillet,
Guillaume II, canon tonnant, tambour battant, clairon son-
nant, montait à bord de VIphigénie, puis télégraphiait au pré-
sident Loubet combien « son cœur de marin et de camarade
s'était réjoui de l'accueil gracieux qui lui avait été fait par le
commandant, les officiers et l'équipage ». Réponse du prési-
dent Loubet pour « remercier de l'honneur fait à nos marins ».
Commentaire du Berliner Tageblatt :
M. Delcassé est dégagé des préjugés nationalistes et chauvins de
certains de ses prédécesseurs et il n'a garde de se laisser hypnotiser
par la « trouée des Vosges » . Si l'empereur Guillaume a pu passer à
bord de VIphigénie la revue des aspirants français, le mérite de cet
événement revient tout particulièrement à M. Delcassé.
A ses « camarades » de VIphigénie, Guillaume II avait
exposé qu'un pressant devoir s'imposait aux marines euro-
péennes : oublier toutes leurs rivalités pour reconquérir la
liberté des mers. Il semblait donc que Berlin poursuivît le
rêve ou le désir de la Ligue continentale. Mais du désir ou d u
rêve à la ferme volonté, il eût fallu le calcul et la nette vision
des profits que l'on avait en chasse. En 1898, l'expédition du
prince Henri à Kiao-lchéou et le voyage de Guillaume II en
LA TRIPLE ENTENTE 885
Orient semblaient avoir fixé les ambitions allemandes sur la
Turquie asiatique et sur la Chine : exploitation du Chantoung
allemand, poussée du Bagdad allemand, deux beaux profits
que Berlin pouvait escompter de la Ligue et que la Ligue
pouvait assurer à Berlin, pourvu que M. de Bûlow garantit à
ses divers associés les droits et intérêts qu'ils pouvaient avoir
chez le Chinois et* chez le Turc. Mais les Turcs ont un sage
proverbe : <( On ne peut pas mettre plus d'une pastèque sous
chaque bras. )) Pour son inextinguible soif de marchés et de
colonies, de clients et de protégés, Berlin ne pensait pas que
les deux pastèques du Bagdad et du Chantoung pussent
suffire : elle rêvait de prendre, avec, des Amériques, des
Afriques, des Océanies, — le monde.
Prendre le monde n'a jamais été une entreprise commode :
encore, jusqu'à Napoléon, semblait-il qu'une grande armée
pût suffire. Aujourd'hui il faut, en outre, une grande flotte
de guerre, une grande marine de commerce, une grande
industrie, un grand trafic et, surtout, une grande richesse ou,
du moins, un grand crédit. Depuis dix ans, l'Allemagne, ayant
mesuré toutes ces conditions de la Weltpolitik, s'efforçait
d'en acquérir les instruhients : elle possédait l'armée et
l'industrie; elle commençait de construire les flottes et le
commerce. Mais, faute de patrimoine et de crédit, elle avait un
pressant besoin de richesse : pour le gouvernement comme pour
les particuliers, le gain devenait la première des nécessités,
— le gain rapide, immédiat, quotidien. « Gaigner » partout
et toujours; « gaigner » dans tous les domaines et par tous les
moyens; « gaigner » avec et contre tout le monde : dure
nécessité, difficilement compatible avec la stricte honnêteté,
presque incompatible avec les combinaisons à longue échéance.
Tenir le monde est une entreprise encore plus malaisée
et plus asservissante : la puissance ni la science ni la richesse
n'y suffit; quand on doit marcher, ayant sous chaque bras
plusieurs continents, et, de chaque main, exécuter deux ou
trois opérations de force ou d'adresse, il faut, pour ne pas
tout laisser tomber à chaque pas, de la souplesse et, même, un
art d'équilibriste, sinon de jongleur. Cette souplesse est-elle
toujours conciliable avec la dignité? l'art du jongleur va-t-il
sans quelque poudre aux yeux? et de ces tours d'équilibre
886 LA REVUE DE PARIS
à Tescamotage, est-il possible de ne jamais franchir la limite?
Et, malgré tout son talent, le plus habile opérateur n'a-t-il
pas à chaque rencontre besoin d'un compère ou d'un aide?
La Ligue continentale ne pouvait aider la Weltpolilik que
dans certaines affaires, en Chine, en Turquie, partout où
pouvait atteindre la force militaire des Continentaux. Mais dans
les deux Amériques, sur les deux ou trois façades de l'Afrique,
Berlin ne pouvait se priver de la collaboration de Londres
qu'en retardant, en abandonnant peut-être les projets dont on
s'était promis les profits les plus merveilleux. En Afrique
surtout, les constructions allemandes n'étaient toujours
qu'abris de fortune : elles ne tenaient qu'accotées aux solides
bâtisses de l'Angleterre. On l'avait bien vu dès l'automne de
1898 : après Fachoda, un arrangement secret avait été conclu
avec Londres; en février 1899, M. de Bûlow refusait encore
de le communiquer au Reichstag; mais en mars tout le
monde en devinait la teneur, quand Cecil Rhodes, débarqué
à Berlin, reçu par l'Empereur, obtenait liberté de passage sur
territoire allemand pour son télégraphe du Cap au Caire.
Si donc le télégramme à Krûger engageait l'honneur impérial
contre les entreprises de Cecil Rhodes, les intérêts coloniaux
liaient le consentement impérial à ces mêmes entreprises. Et
pareillement les intérêts du commerce métropoUtain ne pou-
vaient s'arranger de la haine ou seulement de l'humeur des
Anglais. Les statistiques étaient là-dessus d'une trop claire élo-
quence : malgré l'admirable essor de Hambourg, de Rotterdam
et d'Anvers, Londres restait le premier facteur, l'indispensable
entrepôt de l'exportation germanique.
En cet état des choses, comment (( vouloir » la Ligue des
continentaux et s'y donner de tout, cœur? Mais, ne la voulant
pas, comment oser en parler sans cesse? de quel front prêcher
la croisade contre l'Angleterre?... En son principe même, la
politique de M. de Bûlow était viciée parce manque de fran-
chise qui, durant trois ou quatre années (1899-190%^), allait
se traduire au grand jour en une déconcertante série de pro-
messes aux uns et de paroles aux autres, d'actes et d'engage-
ments contradictoires. Dans l'arsenal de Bismarck, M. de
Bùlow avait trouvé ces jeux de contrats entre-croisés, de sacs
à double et triple fond. Mais Bismarck ne les avait employés
LA TRIPLE ENTENTE ' 887
que dans l'ombre ou, découvert, il avait allégué le salut de
l'Empire, suprême loi de sa politique ; et il avait eu Thabilité de
faire admettre, même par ses dupes, que ces assurances et
contre-assurances étaient en effet une cuirasse nécessaire au
frêle débutant qu'était encore r Allemagne unifiée.
C'est en plein Reichstag (12 avril 1904) que M. de Bùlow
proclame que « pour exécuter un coup d'échec machiavélique,
il faut d'abord, comme Frédéric le Grand, écrire V Anti-
Machiavel )). A ce machiavélisme d'apparat, M. de Bûlow ne
donne qu'une règle, les intérêts et le succès de l'Allemagne,
et non pas les intérêts vitaux et nationaux, mais les profits
momentanés et mercantiles ; et non pas les grands succès qui
légitiment tout, mais les cueillettes d'applaudissements et de
sourires, les réussites personnelles de l'Empereur ou du ministre.
Trois ou quatre années de ces jeux (1899- 1908) allaient
ruiner en Europe le crédit de la parole allemande, puis coaliser
toutes les rancunes ; mais le maréchal de Waldersee commande-
rait en Chine les armées des nations ; le baron de Bûlow devien-
drait comte (22 juin 1899) ®^ chancelier (17 octobre 1900);
et si la guerre du Transvaal, qu'une médiation continentale
aurait dû épargner, valait à l'Allemagne une violente crise
commerciale et financière, par le resserrement delà consomma-
tion anglaise, quelques îles du Pacifique, quelques pans de
déserts africains, des comptoirs dans toute la Chine et le firman
du Bagdad allemand gonfleraient la gibecière du chancelier :
Juillet-aoïit 1899. — Visite de Guillaume II kïlp/u'génie; télé-
gramme au président Loubct. Conflit anglo-bocr; la Ligue panger-
manique réclame rentenle avec la France et le développement de la
flotte allemande pour assurer l'indépondance du Transvaal.
Octobre 1899. — Début de la guerre sud-africaine. Publication et
complément des accords signés à Berlin par Cecil Rhodes.
Novembre 1899. — Grandes défaites anglaises. Exposé des
motifs d'un nouveau programme naval. Suggestions de Berlin aux
ambassadeurs de la Double Alliance pour que Paris et Pélersbourg
prennent l'initiative d'une intervention médiatrice. Accord anglo-alle-
mand au sujet clos Samoa, du Togo, de la Gold Coast et de l'Afrique
occidentale. Voyage de Guillaume II à Londres; entretiens avec
MM. Chamberlain et Balfour. Discours de M. Chamberlain à Lei-
cester, prophétisant la Triplice anglo-germano-yankee. La Deutsche
Bank obtient la concession du Koniah-Bagdad.
888 LA REVUE DE PARIS
Décembre 1899. — Annonce au Reichstag du prochain doublement
de la flotte allemande; grand discours de M. de Bulo>v : « Il faut
que nous possédions une flotte assez puissante pour qu'une agression
venant d'une puissance quelconque ne puisse se produire... Notre
sécurité en Europe repose sur l'inébranlable Triple Alliance et sur
nos bonnes relations avec la Russie p. Révélations du Lokal-
Anzeiger sur l'entente secrète entre l'Allemagne et l'Angleterre pour
le partage des colonies portugaises* Violences des journaux allemands
contre la saisie par l'Angleterre de navires allemands.
Janvier-février 1900. — Défense à Tusine Krupp de livrer des
obus à l'Angleterre. Au lancement du transatlantique Detitschland,
discours de M. de Biilow sur l'expansion mondiale du commerce
allemand. Au Bundesralh, discours de M. de Biilow sur les satisfac-
tions obtenues de Londres « à la suite de représentations énerg"iques ».
Défaite anglaise de Spion's Kopje. Nouveau programme naval
présenté au Reichstag : « Ne sachant, dit le ministre de la Marine^
avec quel adversaire nous pouvons avoir aflaire, nous devons être
armés pour le conflit naval le plus dangereux. »
Mars 1900. — Délivrance de Ladysmith et reddition de Cronje :
félicitations de Guillaume II à la Reine. Les Boers demandent la
médiation des puissances. Réponse de Berlin : « Les Républiques
peuvent s'adresser directement à Londres ou employer les bons
olïices de qui n'a pas d'intérêts importants dans le sud de l'Afrique. .. »
Avril-mai 1900. — Nouvelle tentative de Berlin auprès des
ambassadeurs de la Double Alliance pour l'organisation d'une
médiation impérative. A la réponse favorable de l'ambassadeur russe,
Berlin réplique en exigeant que, d'abord, les trois signataires, France,
Russie et Allemagne, se garantissent leurs possessions d'Europe. —
donc ratifient librement le traité de Francfort. Entrevue de TKmpe-
reur et du prince de Galles à Altona. Délivrance de Mafeking. Accord
anglo-allemand pour la construction du chemin de fer entre Great
Fish Bay, dans l'Angola portugais, et Oltavi, dans la Sûdwestafrika.
Juin-août 1900. — Vote du programme naval. Les Boxers en
Chine. Siège des légations. Berlin obtient de Pétersbourg le
commandement des troupes internationales pour le maréchal de
Waldersee.
Septembre-octobre 1900. — Le président Kriiger quitte l'Afrique.
A l'annexion du Transwaal, proclamée par lord Roberts, on dit que
la Russie va répondre par l'annexion de la Mandchourie. Conven-
tion anglo-allemande pour l'intégrité du territoire chinois et le
maintien de la « porte ouverte » ; avantages au commerce allemand
dans le domaine du Yangtsé; le Berliner Tageblatt assure qu'un
article secret de la convention vise l'Afrique.
Décembre 1900. — Refus de recevoir à Berlin le président
LA TRIPLE ENTENTE 889
Kriiger. a Cette visite, explique M. de Bulow, n'améliorerait pas
notre situation dans le monde; le télégramme impérial de 1896 ne
déterminait pas notre politique in omnes cas us et e^entuSy in
8 a ec II la saeculornm. »
Ainsi, grâce aux guerres de Chine et du Transvaal,
Tannée 1900 a été pour M. de Bûlow une série de gains sur
le partenaire anglais : quels que soient les sentiments profonds
de celui-ci, il lui faut garder belle figure. Mais ayant tiré de
TAngleterre tout ce qu'il pouvait désirer en Afrique et en
Chine, M. de Bûlow en 1901 change d'associé.
En Allemagne, les démonstrations de Guillaume 1 1 aux funé-
railles de la reine Victoria, son acceptation du feldmaréchalat
anglais et la collation de T Aigle Noir à lord Roberts soulevaient
rindignation populaire (février 1901); la presse entière donnait
plus libre carrière à ses sentiments « proboers », à mesure
que l'interminable guerre, maintenant disséminée dans toute
l'Afrique du Sud, demandait un effort dont on ne croyait pas
l'Angleterre longtemps capable. Lord Roberts n'était rentré en
janvier 1901 que pour exiger l'envoi de 3o 000 hommes à son
successeur; en mars, les Boers refusaient les conditions de paix
qu'on venait leur offrir. Sur le passage d'Edouard YII, allant
voir à Kronberg sa sœur mourante (février 1901), c'était, —
disait la Gazette de l'Allemagne du Nord — « une explosion de
brutale grossièreté, qui méritait la plus sévère réprobation ».
Toute l'année, lord Kitchener appliquant sa froide et féroce
méthode, la presse officieuse elle-même de l'Empire se faisait
de plus en plus acerbe, jusqu'au discours malencontreux de
M. Chamberlain à Edimbourg (35 octobre), qui amenait un
échange d'injures et une riposte de M. de Bûlow (8 jan-
vier 1902), dont les Anglais lui gardent encore aujourd'hui
rancune.
C'est avec la Double Alliance que M. de Bîilow entreprend
en 1901 sa campagne de gains. En février 1901 , la commission
d'ingénieurs et de financiers, qui rentrait de l'Irak, publiait son
rapport die deuische Bagdad-Bahn, Pour ce « Bagdad alle-
mand », l'adhésion diplomatique de Pétersbourg et la collabo-
ration pécuniaire de Paris étaient d'autant plus utiles que la crise
financière abattait par centaines dans toute l'Allemagne les
établissements de crédit. A Pétersbourg, on avait ressenti vive-
890 LA REVUE DE PARIS
ment la pointe de Taccord anglo-allemand ; mais qu'à cela ne
tînt I M. de BûIoav, le i 5 mars 1 901 , prenait congé de cet accord,
en déclarant que la Mandchourie, n'étant pas une des Dix-huit
provinces, n'était pas comprise dans l'intégrité de la Chine. Les
financiers de Pétersbourg, qui sentaient le marché de Paris se
fermer un peu à leurs demandes d'argent, n'étaient pas dis-
posés à donner au concurrent allemand l'accès de l'épargne
française ; au projet russo-franco-allemand de Bagdad, M. Witte
opposait le projet anglo-russe Moscou-Orenbourg-Merv-Héral,
qui ouvrirait à ses emprunts le marché de Londres. Mais
Paris, sans rien objecter à ce projet anglo-russe, préférait le
Bagdad.
M. Delcassé, profitant aussi de la guerre sud-africaine, com-
mençait à réaliser son plan marocain. Après l'occupation du
Touat (1900), il allait négocier les accords franco-marocains
(juillet 1901) ; les fêtes franco-italiennes de Toulon (avril 1901)
préparaient l'accord franco-italien (décembre 1901). Les
explorateurs allemands déployant au Maroc une inquiétante
activité, M. Delcassé pensait que le Bagdad franco-russo-
allemand pourrait amorcer une transaction :
A\^ril'mai1901, — Voyage de M. Delcassé à Saint-Pétersbourg
pour obtenir le consentement du Tsar au projet de Bagdad.
Guillaume II emmène Tambassadeur russe fêter à Metz Tanniversaire
de Nicolas IL Déclarations pessimistes de M. de Goluchowski au sujet
des Balkans. Toast de Guillaume II aux officiers français, qui vien-
nent d'assister à la revue de la Garde.
23 juin 1901 . — Extrait du Livre Jaune sur le Maroc 1901-190*'^,
p. 13. — Dépêche de M. Delcassé à M. de Noailles :
Le prince de Radolin m'a interrogé sur l'ambassade marocaine,
arrivée à Paris la veille au soir, et m'a signalé des articles de journaux
où il serait question d'un protectorat de la France sur le Maroc :
« Si par le mot de protectorat, ai-je fait observer, on entend que la
France, maîtresse de l'Algérie-Tunisie, a et doit conserver au Maror
une situation absolument à part, il semble que c'est l'évidence
même. — Rien de plus juste, a dit le Prince; tout le monde se rend
compte de cette situation ».
Août-septembre 1901. — Tentative des Turcs sur Koueit, polit
port du golfe Persique, terminus désiré du Bapfdad; démonstration
navale des Anglais qui revendiquent le protectorat du cheikh locnl;
les deux adversaires se mettent d'accord pour le statu quo provi-
soire; mais l'Angleterre, écrit la Gazette de Francfort, reconnaît
LA TRIPLE ENTENTE 89I
en théorie la souveraineté du sultan turc et le droit de prolonger
la voie ferrée jusqu'à Koueit. Rencontre de ISicolas II et de Guil-
laume II à Dantzig. Voyage de Nicolas II en France; à Compiègne,
pour la première fois, les hommes d'État français Tentretiennent
d'une entente avec l'Angleterre.
Octobre-décembre 1901, — Discours de M. Chamberlain sur
les « atrocités » de la guerre franco-allemande. Polémiques de presse.
Les négociations entre financiers français et allemands aboutissent
à un accord pour la construction et l'exploitation du Bagdad.
Mais au début de 1902, un coup de théâtre amène un
nouveau virement de la politique allemande. L'alliance anglo-
japonaise est négociée (janvier), signée (février) : la note
franco-russe y répond (mars). Le sort de l'Extrême-Orient va
peut-être se décider par les armes : ayant conduit les Russes à
Port-Arthur (1898), puis s'étant associé aux Anglais sur le
Yangtsé (1900), M. de Bûlow veut maintenant rester hors du
conflit ou mettre à l'encan son aide diplomatique et militaire.
Durant le printemps de 1902, c'est contre Londres qu'il
semble continuer le jeu. Mais il voudrait la contre-assurance
des Etats-Unis, pour devenir avec eux l'arbitre :
Janvier 1902. — Firman du Bagdad avec promesse de garantie
kilométrique de 16 5oo francs et aboutissement à un port du Golfe
que l'on désignera plus tard. Discours de M. de Biilow contre
M. Chamberlain.
Jan^ier-fè^frier 1902. — Les journaux allemands racontent
comment l'ambassadeur anglais voulut s'opposer à l'expédition des
Américains sur Cuba. Aigres polémiques dans la presse américaine.
Londres désavoue son ambassadeur. Voyage du prince Henri aux
Étals-Unis. Cadeau de Guillaume II aux Américains d'un Grand
Frédéric en bronze.
N'ayant rien obtenu de ce côté, M. de Bûlow se retourne
vers la Double Alliance. L'accord franco-italien, qui vient d'être
annoncé (janvier 1902), semble enlever à Londres son dernier
allié d'Europe, et l'Italie a la réputation de toujours choisir le
« bon cheval ». La crise financière qui depuis un an ne fait
qu'empirer en Allemagne et que les mauvaises récoltes de 1902
vont porter au comble, rendrait indispensable l'entente avec
Paris. Mais, les risques de la Double Alliance en Extrême-
Orient ayant augmenté, les exigences de M. de Biilow se font
893 LA REVUE DE PARIS
plus dures : dans FaiFaire de Bagdad, Berlin renie les paroles
données; M. Delcassé expose à la Chambre (24 mars) les
« conditions nécessaires à la participation de Télénient fran-
çais »; Berlin semble accepter; mais, à la signature des con-
trats, les conditions ne sont pas reproduites. Refus de M. Del-
cassé. Berlin essaie en public d'amabilités : abolition de la
dictature en Alsace-Lorraine (mai). Dans le tête-à-tête, elle a
d'inacceptables offres : pour l'affaire marocaine, M. de Bûlow,
consulté par M. de Noailles*, fixe le minimum des préten-
tions allemandes ; mais il voudrait lier cette question du Maroc
à d'autres affaires méditerranéennes : la prédominance de
l'Allemagne à Trieste lui semblerait dans un avenir encore
indéterminé, après la mort de François-Joseph, une condition
d'équilibre... Paris garde le souvenir des offres de Bismarck
sur le Luxembourg, et Paris a pris pour méthode la bonne
foi absolue. M. Delcassé ne veut rien entendre qu'il ne puisse
répéter aussitôt à son partenaire italien.
Nouveau coup de théâtre : la paix est signée en Afrique
(i" juin 1902). L'Angleterre a les mains libres en Extrême-
Orient. M. de Bûlow, qui connaît l'exacte valeur de la force
japonaise, ne doute plus du choix à faire : Guillaume II
nomme le roi Edouard amiral de la flotte allemande (juin),
emmène le duc de Cambridge et l'ambassadeur anglais
inaugurer le monument de l'impératrice Frédéric (août),
pilote M. Brodrick, lord Roberts et tout un état-major anglais
aux manœuvres de Francfort-sur-l'Oder (septembre), refuse
de recevoir les généraux boers sans la présentation de Tambas-
sadeur anglais (octobre), vient enfin lui-même apporter ses
souhaits de fête à Sandringham (novembre).
Mais il trouve bien des choses changées en Angleterre : le
plus ferme partisan de l'entente anglo-allemande, lord Salis-
burg, a quitté les affaires (juillet); l'orateur de Leicester,
M. Chamberlain, va quitter la métropole pour un long voyage
en Afrique et n'en rentrera que pour abandonner le ministère
(septembre iQoS). Depuis le discours du prince de Galles au
Guildhall (novembre 1901), il est visible qu'Edouard VII
pousse de toutes ses forces vers une entente anglo-française :
I. Voir l'article non signé de celui-ci dans le Correspondant du aS no-
vembre 1908.
LA TRIPLE BNTENTE 898
l'accord franco-italien, loin d'être un échec pour Londres, a
été le premier pas décisif vers un rapprochement franco-anglais.
Guillaume II essaie de ramener Londres au service allemand.
Il n'a pas pris avec lui M. de Bûlow; il connaît les sentiments
de toute l'Angleterre contre son chancelier. Il négocie lui-
même. Les intérêts communs décident une collaboration des
deux flottes contre le Venezuela. Mais les récriminations des
Etats-Unis avivent encore les défiances des Anglais, qui mettent
au-dessus de tout l'amitié de Washington (décembre 1902).
Berlin cependant propose une autre collaboration : en jan-
vier-février 1908, on parle entre financiers franco-allemands
'et financiers anglais d'un grand syndicat pour le Bagdad ; les
hommes d'État sont hésitants ; l'opposition de la presse et du
Parlement est très vive : seule, la volonté du roi pourrait la
réduire (avril).... Edouard VII est dans la Méditerranée,
rendant visite aux rois d'Espagne et d'Italie, tandis que la flotte
anglaise salue M. Loubet dans les eaux algériennes, et, pour
mieux marquer que l'accord est désormais établi entre Paris
et Londres au sujet de la Méditerranée, Edouard VII arrive à
l'Elysée (i"mai 1908).
De cette première visite à Paris à l'entrevue de Revel, cinq
années se sont écoulées, et la Triple Entente s'est faite
par étapes successives : accord franco-anglais (avril 1904)
accord franxîo-espagnol (octobre 1904), enquête de HuU
(février 1905), paix de Portsmouth (août 1905), conférence
d'Algésiras (janvier-avril 1906), convention russo-japonaise
(janvier 1906), mariage anglo-espagnol et premières tentatives
d'accord anglo-russe (mai 1906), convention anglo- franco-
italienne sur l'Ethiopie (décembre 1906), visite de marins
russes à Londres (avril 1907), accord franco-japonais et
accords anglo-franco-espagnols (mai), accord russo-japonais et
accord anglo-russe (septembre), négociations pour la neutra-
lité de la Norvège, le slatu quo de la Baltique et de la mer
du Nord (juillet 1907-mars 1908).
Durant cette seconde période, M. de Bûlow a continué de
1
LA REVUE DE PARIS
collaborer à la fondation de la Triple Entente. C'est lui qui, .
après le discours de Tanger (mars igoB), au lieu d'accepter la |
discussion en tête à tête que Paris lui offre, exige la réunion
d'une conférence publique où Londres et Pétersbourg sont
obligées de marcher la main dans la main pour l'exécution de
leurs engagements avec la France. C'est lui qui, lançant les
Turcs vers la mer Rouge, l'Egypte (avril 1906) et la Perse
(1907-1908), remuant le monde musulman de projMigandes
panislamiques, poussant ses entreprises dans le golfe Persîque,
à Téhéran et au Maroc, réunit dans un même mouvement
d'inquiétude les trois puissances « musulmanes ». II rend ainsi
la Triple Entente presque inévitable. Et c'est encore lui qui, ne
sachant mettre à profit ni les dispositions conciliantes de
MM. Bourgeois etPichon, ni les rencontres d'Edouard VII et
de Guillaume 11 à Kronherg (1906), Wilhemshôhe et Londres
(1907), ni les entrevues de Guillaume II et de Nicolas II à
Bjorke et Swinemiinde (1906 et IQ07), ni la médiation pos-
sible de l'Autriche aux entrevues d'Edouard VII et de François-
Joseph à Ischl (1906 et 1907), ni les bons offices de l'Italie et
son propre voyage à Rapallo (1907), fait que la réconciliation
européenne s'opère sans l'Allemagne et semble s'opérer contre
elle.
Mais M, de Bûlow dans cette seconde période n'est plus le
maître du chœur : de 1897 à 1908, il avait dressé l'orchestre;
de 1903 à 1908, c'est Edouard VU qui le conduit.
VICTOR B]SHARD
VAdministra (ei r^Géran i : a. cassard.
TABLE DU TROISIÈME VOLUME
Mai-Juin
ANDRÉ CHEVRILLON.
LOUIS H0ULLEVI6UE
PIERRE VILLETARD
LOUIS LIARD. . . .
CHARLES LAURENT.
PHILIPPE LAUTREY
G. PSYCHA
FÉLICIEN CHALLAYE
LIVRAISON DU !«' MAI
. Talne. — Notes et SoQTenirs. — I •*"
. La Prévision dn Temps ^^
. La Montée {S* partie) 5J.
. La Vieille Université de Paris 8&
. An Japon. : lll
. Histoire d'nne Demoiselle de Modes (fn) 1%.
. Rêves païens I81
. La Belgique et le Congo 196-
LIVRAISON DU 15 MAI
6RAZIA OELEODA La Yole dn Mal {!'* partie) 3i25
ANDRÉ CHEVRILLCN. . . Talne. - Notes et Sonvenirs. - II 978
LOUIS HARLIO La Navigation intérieure en France 307
PROSPER HÉRIHÉE . . . Lettres a la famUle Cbilde. - III 331
C- ROUTEILLER Avec la Flotte msse. - III 319^
PIERRE VILLETARD ... La Montée {fin) 3C9
■ YRIAH HARRY En Mémoire de J.-K. Hnysmans 413
CHARLES-EUDES DONIN. Sur la Frontière Nord-Ouest de Tlnde 4%
896 LA REVUE DE PARIS
LIVRAISON DU I" JUIN
LOUIS LIARD La Nouvelle Université de Paris 449
SULLY PRUDHOMUIIE. . . Épaves 481
6RAZIA DELEDDA La Vole du Mal (S» partie) 485
LÉON SÉCHÉ La Jennesse de Delplilne Gay 53^2
CHARLES FERRAND- • . • Programme naval. — 1 563
ANDRÉ CHEVRILLON. • . Talne. - Notes et Souvenirs, —{fin) 587
RENÉ BEHAINE L'Admirable Mère de Michel Varamband 609
FERNÀN^ GRE6H Les Salons de 1908. — 1 641
JUDITH GAUTIER Le Prince Bojldar Karageorgevltcn 66I
LIVRAISON DU 15 JUIN
MARCEL PRÉVOST .... La Fansee Bourgeoise 673
EMILE MALE Gomment l'Art dn Moyen Age a fini 713
ANDRÉ MATER Mutualités ecclésiastiques 'K9
LÉON SÉCHÉ Un Paysagiste romantique : Paul Huet (1804-1869). 760
6RAZIA DELEDDA .... La Vole du Mal {3* partie) 785
CHARLES FERRAND. . . . Programme naval. - II 814
FERNAND 6RE6H Les Salons de 1908 {fin) 849
VICTOR BÉRARD Questions extérieures. — La Triple Entente 667
^'-f^iCtMiP't^iiSi^S^^-
16* Année.
N» 12.
15 Jota 1908.
LA
8ENERAL UBRARY,
DNIV.OFiAiCH.
MIL 11«S
REVUE DE PARIS
SOMMAIRE
Pagei.
Marcel Prô'vbst. . La Fausse Bourgeoise *^ 673
Emile Mâle .... Comment l'Art du Moyen Age a fini 713
André Mater . . . Mutualités ecclésiastiques 729
Iléon Séché .... Un paysagiste romantique : Paul Huet .... 760
Grazia Deledda . . La Voie du Mal^^ (3« partie) . 785
dtarlea Ferrand. . Programme navaL — II 814
Femand Gregh. . Les Salons de 1908 (fin) 849
Victor Bérard . . Questions extérieures. — La Triple Entente . 867
1. PubUêhûd June ftfteenth nineteen hundred and tighU Privilège of copyright in the United StaU* ruervêd undêr
thê Aet approvêd Mareh third, ninêteên hundred and five, by (A) Alphonse Lemerre, (B) la Revue de Paris.
PRIX DE LA UVRAISON : 9 fr. 60
PARIS
85"', FAUBOURG SAINT-HONORÉ, 85
1908
LIVRES NOUVEAUX
ETUDES D'HISTOIRE DES SCIENCES
ET D'HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE,
par A. Hannequln.
Il faut remeteier les amis de A. Hannequin
d*avoir songé à réanir ses articles épars dans les
revues spéciales. Ces études sont bien connues
du public philosophique et sont dignes de VEssai
critique 3ur Vhypothèse dcjs atomes dans la Science
contemporaine^ — un des meilleurs livres de cri-
tique philosophique qui aient été publiés depuis
trente ans et qui fait plus vivement regretter la
mort prématurée de son auteur.
SOUS LES OLIVIERS,
COMTRASTE<) KT COULEURS
par Mlcliei Jacqnemln.
L*auteur nous expose son plan en quelques
lignes : « Ces études sur le Midi s'étendent
d'Avignon^ première ville italienne^ à Gènes, pre-
mière ville ^Italie, J'ai voulu faire connaître au
grand public, qui visite superficiellement la
Riviera, de beaux paysages trop oubliés, des
œuvres d'art admirables, trop peu connues ». Et
c'est une suite de délicieuses promenades, en
effet, qu'il nous est donné de faire en la compa-
gnie de M. Michel Jacquemin. La sincérité même
de ses admirations nous les fait partager, et l'on
devra la joie de plus d'une découverte à ce livre
P' toresque et précis d'un auteur et bien renseigné.
POUR JOUER LA COMEDIE DE SALON,
par André de Lorde.
On trouve dans ce livre les mille secrets qui
peuvent donner aux comédiens amateurs, sinon
du génie ni même du talent, du moins les con-
naissances indispensables. Ils y apprendront la
mise en scène, la science du maquillage et du
costume : ils verront comment on improvise
dans un salon un théâtre et une salle conve-
nables. Nul, mieux que M. André de Lorde, ne
pouvait écrire ce guide pratique du comédien
amateur. Ce n'est pas seulement un auteur dra-
matique applaudi : personne ne joue plus adroi-
tement ni plus spirituellement la comédie.
LES CONDITIONS DU BONHEUR,
par P. Souriaii.
Les très vieux problèmes ont toujours besoin
d'être rajeunis. Les spéculations sur la nature du
bonheur, familières aux philosophes de tous les
temps, sont toujours d'actualité : le piésident
Roosevelt et le pasteur Wagner Taffirmaient
naguère. C'est en philosophe qui a suivi les ré-
cents progrès de la psychologie des émolii>ns et des
sentiments et l'évolution de la société, que
M. Souriau reprend l'examen de la vieille ques-
tion. 11 croit le bonheur possible, le bonheur que
l'on mérite par l'effort, le bonheur que l'on par-
tage avec ses semblables, le bonheur qui sait se
sacrifier à la vérité et à la justice.
ŒUVRES POSTHUHES
DE CHARLES BAUDELAIRE,
Pour tous les admirateurs du poète des Fiean
du Mal, ce volume sera le bienvenu. Il présente,
groupées et annotées, toutes les |ûèces, prose on
poésie, qui ont été découvertes depuis Tédilioa
définitive que Théodore de Banville et Gbaries
Asselineau donnèrent jadis dos œuvres de leur
ami. Les six pièces roudamnéts des FUars da
Mal, les Journaux intimes, les fragments, da Liv^-e
sur la Belgique que médita Baudelaire et beaucoup
d'autres notes, —tels sont les précieux documents
que M. Jacques Crépet, suivant l'heureux exemple
de son père, M. Eugène Crépet, a réunis et édités
avec un zèle pieux. Ce volume complète heureu-
sement le Charles Baudelaire, Lettres, para Pan
dernier.
HISTOIRE OU DOGME DE LA PAPAUTE.
par rabbé Josepn Tormel.
Depuis les origines jusqu'à la fin du iv* siècle,
M. l'abbé Turmel nous expose par quels états a
dû passer le pouvoir spirituel de saint Pierre et
de ses successeurs pour arriver enfin au Souve-
rain Pontificat romain et à une primauté généra-
lement reconnue en Occident Des textes, des
faits soigneusement critiqués, datés et agencés ;
le minimum de place à la controverse et aux
questions insolubles; bref un livre d'exposition,
s'adressant au grand public et ne cherchant que
la certitude historique.
AU CŒUR ARDENT DE LA CITE,
par Paol-Habert.
M. Paul-Hubert, lauréat, en 1906, du prix
Sully Prudhomme avec les Horizons d'or, nons
donne aujourd'hui un recueil de poèmes ardents
et tumultueux. C'est la vie de « la Cité •, les
foules, les rues et leurs cris« toute notre fiévreuse
existence moderne, qu'il a voulu faire passer en
son livre, et il n'a point failli à cette lourde
tâche. Il faut admirer cet effort d'un poète sin-
cère et bien doué, qui a su dépeindre, sans pxx»-
saïsme, les choses et les êtres les moins poéti-
ques, ou, plus exactement, qui a su découvrir la
poésie où on ne la cherchait pas avant lui.
LA SUISSE AU XX- SIÈCLE,
par Pierre Clerget.
Après un siècle de progrès scientifiques, de
développement commercial et d'expansion indus-
trielle, chacun des grands États du mon a
éprouvé le besoin de présenter au public le 1 a
de son activité et de sa richesse. La Sui »,
malgré sa faible étendue, peut revendiquer e
place honorable dans ce concours des nat- s
européennes. M. Clerget, avec une imparti, è j
digne d'éloge, a réuni les arguments et les < f- /
fres qui permettent au lecteur d'apprécier s
exactement la valeur de cette force helvé»* >
LA REVUE DE PARIS. - 15 Juin I908.
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caissement > 56.630.483 12
Comptes GoaranU débiteurs 86.315.112 86
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diverses 13.323.192 83
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lO LA REYUE DE PARIS
COMPAGNIE DES CHEMINS DE FER
DU
NORD DE L'ESPAGNE
Le rapport du Conseil d'administration de la Compagnie des Chemins de fer du Nord de l'Espagne à
l'Assemblée générale des Actionnaires tenue le 1 mai vient de nous être communiqué.
n ressort de ce document qu'en 1901 l'ensemble des recettes a atteint 126.0U.326 p. 25.
Soit une production de 34.233 p. 12 par kilomètre.
Les dépenses d'exploitation se sont élevées' à 55.029.093 p. 61 soit 14.949 p. 49 par kilomètre.
Le produit liquide de l'exploitation présente donc une somme de 126.592.912 p. 15 en augmentation de
5.199.090 p. 10 sur l'exercice 19Ô6.
Comme on le voit par les chiffres qui précèdent, le produit net de l'exploitation présente une augmen-
tation de 4.841.661 p. 91, soit 4 p. 100 du ehiffre de 1906.
Les recettes voyageurs présentent cette année une augmentation de 1.054.952 p. 10.
Nombre de voyageurs ont renoncé aux carnets kilométriques en raison des conditions du nouveau
tarif et ont oplé pour d'autres combinaisons assurant à la Compagnie une participation plus élevée.
Le nombre de voyageurs transportés à un kilomètre a été en 1906 de 119.633.916 à raison de 0 p. 04^
et en 1901 de 101.538.231 à raison de 0 p. 047.
En résumé, les recettes d'exploitation et diverses présentent un total de 126.592.912 p. 15 et les dépenses
de 55.029.093 p. 61; il reste net 11.563.818 p. 54.
Par rapport à 1906 les charges de l'exploitation ont éprouvé une baisse de 1.819.035 p. 48.
Le compte Intérêts des obligations présente une diminution de 332.523 p. 31, conséquence de la rédac-
tion naturelle qu'éprouvent iSs intérêts par suite de l'amortissement des obligations, qui présente une
augmentation de 369.551 p. 45.
Le compte Intérêts, Changes et Commissions présente une diminution de 855.054 p. 81.
La diminution du compte Intérêts, Changes et Commissions est due à la baisse du taux du change qui
a été de 11,13 p. 100; mais comme il y avait des francs achetés en 1906 à 16 p. 100 il en est résulté un
change moyen de 12,63 p. 100.
Le matériel moteur et de transport a subi un amortissement 0,05 p. 100 de sa valeur.
Par rapport à 1906, le compte Abonnement avec l'Administration du Timbre en France présente nnc
augmentation de 35.293 p. 16 qui provient de la somme plus importante payée à titre d'impôts en Pranee
sur actions et obligations; elle a cependant été atténuée par le coure moins onéreux du change.
En 1907, la caisse de prévoyance, pensions de retraite, secours, médicaments, soins médicaux et habil-
lement donne un total de 1.186.119 p. 90. Le personnel y a contribué pour 182.518 p. 10; il y a lieu d'es
déduire encore le montant de la vente des billets d'entrée dans les gares : 160.311 p. 06. Il reste uns
différence de 1.443.830 p. 14 que la Compagnie a prise à la charge de son compte d'exploitation.
D'autre part, en 1907, les impôts payés h TÉtat et frais de contrôle ont atteint 12.861.580 p. 44 et la
Compagnie évalue à 5.638.114 p. 14 le montant des transports officiels.
Ces deux sommes réunies représenteraient un dividende de 35 p. 85 soit de 1,55 p. 100 par action.
L'Assemblée générale approuve les comptes de l'exercice 1901, ainsi que, en toutes ses parties, le
Rapport présenté par le Conseil d'administration et l'application de l'excédent de produits dans la forma
proposée par ledit Conseil.
L'Assemblée générale ratifie les nominations, comme Administrateurs de la Compagnie, de MM. Joa-
quin Lopez Doriga et Manuel Arnûs, en remplacement, respectivement, des Administrateurs décédés
MM. le marquis de Yiesca delà Sierra et José Maria Semprun, et réélit pour cinq ans "les membres sor«
tants, à savoir :
MM. M. Estibaus, G. Pereire, E. Guell, J. Carreras, A. Borrell, le Baron de Satrustegui, le Comte de
Serra, le Comte Foy.
L'Assemblée générale confirme toutes ses autorisations antérieures et, le cas échéant, autorise à nou-
veau le Conseil d'Administration à passer les contrats qu'il jugera nécessaires à l'amélioration du trafic,
à obtenir les concessions ou faire les cessions convenables pour parfaire et compléter le réseau actuel
de la Compagnie ou à réaliser quelque autre acte que ce soit, tendant à modifier le réseau. Le Conseil
est autorisé à se faire représenter à cet effet par un ou plusieurs de ses membres chaque fois 'il li
jugera opportun, conformément aux dispositions des Statuts.
L'Assemblée générale, sur la proposition d'un actionnaire, M. Barbey, décide à l'unanimité ^. roter
des remerciements au Conseil d'administration et h la Direction de la Compagnie, pour leursaf^ tion,
ainsi qu'à tout le personnel pour le zèle avec lequel il les a secondés. H.
LA REVUE DE PARIS
XI
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ASSEMBLÉE DU 2 JUIN 1908
EXTRAIT DU RAPPORT du Conseil d'Administration
{Le rapport entier est envoyé à toute personne qui le demande à la Compagnie, rue Charras, 9, à Paris.)
Le trafic du Canal, dont ramélioralion depuis de
nombreuses années a été h peu près ininterrompue
et dont la marche depuis 1900, en particulier, a été
constamment et régulièrement ascendante, a mar-
qué, en 1907, l'une des plus fortes progressions que
la Compagnie ait eu à enregistrer. Ce résultat est
d'autant plus remarquable que l'activité générale
du commerce a été le seul facteur de Tintensité du
trafic.
Les recettes totales de Tan dernier présentent,
par rapport aux recettes de 1906, une augmentation
de plus de huit millions et l'excédent des recettes
sur les dépenses, qui comprennent une dotation de
4 millions au profit du Fonds d'Amortissement et
de 500.000 francs au profit du Fonds d'assurance,
est en augmentation de 6.766.373 fr. 28.
Malgré cet accroissement des bénéfices, il est
proposé de maintenir le revenu net de l'action au
chilTre de 141 fr. auquel il avait été fixé l'an dernier.
Le Conseil attache une importance particulière à
n'augmenter le dividende que lorsqu'il se croit
assuré de pouvoir aisément maintenrr cette aug-
mentation dans les années ultérieures. Or, les con-
ditions générales dans lesquelles l'exercice 1908 s'est
ouvert ne seraient pas de nature à lui donner à cet
égard une certitude absolue : le trafic des premiers
mois est, en effet, inférieur au trafic de la période
correspondante de 1907 et il est vraisemblable que
la perte actuelle s'accroîtra quelque peu dans la
seconde moitié de Tannée. Mais le maintien du
revr-*u net de 141 fr. n'en sera pas compromis.
Il il proposé, d'autre part, d'accroître la Réserve
stat ^ire d'un prélèvement de 2.294.280 fr. 80 sur
les 'eceltes et de grossir la Réserve extraordinaire
d'une dotation de 2.800.000 fr. Par l'adoption de ces
propositions, les réserves de la Compagnie seront
por »<>s, dans l'ensemble, à près de 35.000.000. Comme
L semblée a approuvé à Vunanimité toutes les résolutions présentées par le Conseil d'administration.
la majeure partie en peut être utilisée, le cas échéant,
f>our accroître la masse distribuable des revenue,
leur ampleur sera un élément de sécurilé complète,
pour le Jour où les circonstances permettront d'en-
visager l'augmentation du dividende.
Les travaux d'amélioration du Canal sont pous-
sés avec la plus grande activité. Y compris les tra-
vaux d'entretien, le cube des terrassements et des
dragages effectués en 1907 a été de 11.000.000 de
mètres environ, chiffre qui n'avait été atteint, à
beaucoup près, dans aucune année antérieure depuis
l'achèvement du CanaL L'ensemble du programme
à l'exécution duquel se rapportent les travaux d'amé-
lioration en cours sera terminé dans un délai assez
{)rochain pour que le Conseil puisse déjà envisager
'accomplissement d'autres travaux importants, jus-
tifiés par l'accroissement des dimensions des navi-
res. Ces travaux devront comporter un nouvel
approfondissement général, par l'exécution systé-
matique des dragages jusqu'à 11 mètres de profon-
deur, et des élargissements ayant pour objet de
donner au Canal, sur toute son étendue, la largeur
existant actuellement dans les gares. La réalisation
de ce nouveau programme, qui pourra être entre-
pris dans le courant de 1909, exigera 4 ou 5 ans.
Ainsi qu'il avait été annoncé, la Compagnie a pu
élever à 8 mètres 53 (28 pieds anglais), à partir du
l"ianvier 1908, le tirant d'eau maximum des navires
Pendant les quatre premiers mois de cette année,
23 navires ont bénéficié de cette augmentation.
Le Conseil a eu à déplorer la perte de Sir John
Ardagh, un des trois représentants de Sa Majesté
Britannique. Pour le remplacer, il a nommé, sur la
désignation du Gouvernement Britannique, Sir
William Garstin, qui occupait en Egypte les hautes
fonctions de Conseiller au ministère des travaux
publics.
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délivrés aux familles.
La Compagnie des Chemins de fer de TEst a Thonneur de rappeler au Public qa'à
l'occasion des vacances, elle délivrera du 15 Juin au 15 Septembre inclus aux familks
d'au moins 3 personnes payant place entière, des billets collectifs d'aller- et retour, diU
« de vaaancesà prix très réduits » (1", 2* et 3* classes) de ou pour toutes les gares de soa
réseau, sous condition d'effectuer un parcours minimum de 300 kil., aller et retour
compris ou de payer pour cette distance.
Les billets sont établis pour l'itinéraire à la convenance du Public..
Le prix total du billet collectif s'obtient en ajoutant au prix de quatre biUeU
simples pour les 2 premières personnes, le prix d'un de ces billets pour la troisième
personne et la moitié de ce prix pour la quatrième et chacune des suivantes :
Les demandes de billets doivent être faites à la gare de départ au moins quatre
jours à l'avance; ce délai est réduit à 48 heures pour certaines grandes gares.
Ces billets d'aller et retour dits « de vacances » sont uniformément valables,
jusqu'au 1*"* Novembre inclus et ne sont pas susceptibles d'être prolongés .
Lorsqu'un billet de famille comprend plus de trois voyageurs, trois d'entre euiat
moins sont tenus de voyager ensemble à l'aller et au retour ; les autres ont la faculté
sous certaines conditions de voyager isolément mais sous réserve que la demande en
sera faite en même temps que celle du billet de famille.
A la condition que la demande en soit faite quelques jours d'avance, il peut être
délivré conjointement avec les billets de vacances des billets circulaires combiDés
suisses (valables io jours) se soudant exactement aux premiers à la frontière et
formant un circuit fermé d'au moins 200 kilomètres de parcours suisses.
Cartes d'identité. — 11 peut être délivré à un ou plusieurs voyageurs inscrits sur
un billet de famille et en même temps que ce billet, une carte d'identité sur la présciH
tation de laquelle le titulaire sera admis à voyager isolément à moitié prix du tarif;
général, pendant la villégiature de la famille entre le lieu de départ et le lieu de dcsli*
nation mentionnés sur le billet.
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Tarif G, F. w° 6 que les gares du réseau mettront sur demande à sa dispositi
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LIVRES NOUVEAUX
■ eiOIRES D'UNE VIEILLE FILLE,
par René Balin.
Le public lira passionnément ces Mémoires
tTime vieille fllU, M. René Bazin nous dit,
dans sa préface, qu'il les a simplement extraits
de papiers légués par une vieille amie. Le cer-
tain, c'est que ces pages semblent vraiment
écrites par Tauteur pour le seul plaisir ou plutôt
pour le seul besoin de les écrire. On y trouvera
de sérieux documents sur « deux fractions de
Inhumanité bien peu connues en tout temps et en
tout pays : les pauvres et ceux qui les aiment ».
Le livre mérite par là d'être beaucoup lu : il ne
le mérite pas moins par les gr&ces d'un style tou-
jours élégant et savoureux qui, lui, est bien de
M. René Bazin.
VOLTAIRE PHILOSOPHE,
par Georges PeUlssler.
• En intitulant ce livre Voltaire philosophe, nous
iivons pris le mot philosophe dans la signification
iiù le xvni* siècle l'entendait. Métaphysique et
physique, religion, morale, politique, tels sont les
quatre domaines auxquels Voltaire applique sa
philosophie : ce sont aussi les quatre chapitres de
notre volume. » Les critiques sont généralement
lieu tendres pour la philosophie de Voltaire à qui
le patron&ge de M. Homais a nui. Aussi est-il
intéressant d'en avoir un exposé complet et
i mpartial, par un voltairien qui a été aux sources et
qui sait justifier son admiration.
CHOIX DE POÉSIES (1871-1883),
par Maurice Bonebor.
C'est une préface bien peu commune que la pré-
face écrite par M. Maurice Boucher pour ce Choix de
poésies, C-est presque toujours un manifeste où
une apologie de leurs œuvres que les poètes
mettent en tète de leurs volumes : M. Maurice
Boucher, au contraire, nous parle de ses vers
comme le plus sévère des critiques. Et on lui en
veut, vraiment, de cette sévérité quand, après la
préface, ou commence à lire les beaux vers tou-
jours harmonieux, quelquefois truculents, dans
les premières pages, puis de plus en plus purs et
déjà presque austères que M. Maurice Boucher a
extraits des volumes publiés par lui de 1871 à 1883.
LA POLITIQUE RADICALE,
par Ferdinand Bniason.
é àM. Henri Brisson, • préfacé » par M. Léon
cCOis, ce volume n'entreprend pas l'histoire,
étudie les doctrines du parti radical et radi-
icialiste. Car ce parti ne veut pas laisser aux
is d'opposition, conservateur ou révolution-
e, l'avantage de se présenter sous la forme d'un
ème. Que les radicaux ont un but, une mé-
'e, une morale, une philosophie, une doctrine
lie, M. Buisson, dans son livre, bréviaire de la
^Hé parleoj^ntaire, s'attache à le démontrer.
UN VIEUX BOUGRE,
Pftf Obarles-Henry Hirseh.
C'est un type bien curieux que celui de ce
« Vieux bougre » dont M. Charles- Henry Hirseh
nous conte l'existence vagabonde et passionnée :
il ne ressemble guère au chemineau rêveur de
Richepin. Voleur, assassin, cet être hors la
loi traite la vie en pays conquis, et cueille
sans scrupules les fruits et les femmes qu'il ren-
contre le long de la route. Le personnage a,
d'ailleurs, de la grandeur : même vieux, il est de
ceux à qui nul ne résiste et malheur à qui se
dresse devant luil Comme tous les romans de
M. Charles-Henry Hirseh, celui-ci est une série
d'eaux-fortes vigoureuses et poignantes, gravées
avec un art minutieux et précis dont le réalisme,
sans jamais choquer, n'omet cependant aucun
détail. Et ce livre nous est une nouvelle occasion
d'admirer le style si souple et si subtil d'un de
nos conteurs les plus originaux.
SOIRÉES DU STENDHAL-CLUB,
* Deuxième êérie^
par Oailmlr Stryieneki et Paul Arbelet.
M. Casimir Stryienski avait signé la première
série des Soirées du Stendhal-Club; cette nouvelle
série qui ne nous apporte pas de moins curieux
documents, nous apporte, en outre, une délicieuse
préface où, en deux pages alertes et spirituelles,
nous est présenté le Stendhal-Club et dont il
faut extraire, au moins, ces quelques lignes :
« On n'y croit pas que Stendhal ait été le génie
suprême et unique, le grand Initiateur. Mais on
pense qu'il ne fut jamais d'esprit plus varié,
plus original, plus fécond en piquantes surprises,
pas de sensibilité plus nuancée, plus fine et plus
rare. Pour des &mes curieuses, Stendhal est le
thème d'un amusement intarissable. »
SAINTE-IARIE-DES-FLEURS,
par René BoylesYe.
Nous avons signalé autrefois ce délicieux
roman, qui, après le Médecin des Dames de Néons,
fit connaître et retenir le nom aujourd'hui célèbre
de M. René Boylesve. Cette nouvelle édition nous
est un heureux prétexte à dire encore le charme
de cette œuvre de jeunesse et d'amour. L'auteur,
dans sa préface nous prévient qu'il n'a rien
changé au livre : • Je le donne tel exactement
qu'il parut en 1897, en m'excusant-auprës de ceux
qui ont bien raison d'aimer des œuvres de forme
plus achevée et plus pure ; mais au-dessus môme
de la forme achevée et pure, s'élève parfois
une certaine flamme qui attire mieux que les
contours irréprochables, non pas, sans doute,
qu'elle soit plus belle, mais simplement parce
qu'elle brûle ». Et M. René Buylesve a eu bien
raison. Sainte-Marie-des-Fleurs restera comme une
de ses œuvres les plus prenantes.
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