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A.
o
LA REVUE DE PARIS
LA
REVUE DE PARIS
QUINZIÈME ANNÉE
TOME SIXIÈME
Novembre-Décembre 1908
PARIS
BUREAUX DE LA REVUE DE PARIS
85bi', FAUBOURG 8AINT-HONORÉ, 85b"
1908
lm:.
t.*
r
LETTRES A LOUISE COLET
AVANT -PROP OS
Louis Bouilhct (182 2- 1869), au moment où commence cette cor-
respondance, n'avait pas encore publié un seul vers, bien qu'il eût
achevé le conte romain de Melœnis et la plupart des pièces desti-
nées à former les Festons et Astragales, Pour mettre son ami en
contact avec la « gent de lettres », Flaubert avait envoyé le manus-
crit de Melœnis à Louise Colet. La Muse n'était pas encore la
madame Colet historique présentée par Barbey d'Aurevilly, dans
sa galerie des Bas-Bleus1, mais elle avait déjà, vers la quarantaine,
quelque célébrité, que lui avaient value son salon et ses deux prix
de poésie remportés aux concours académiques de 1839 et i843.
Aussi est-ce d'abord avec un respect un peu guindé que le timide
Louis Bouilhet s'adresse à la bien-aimée de son ami.
Si elles n'apportent pas une solution définitive au problème de
l'amitié littéraire de Flaubert et de Bouilhet, ces pages révèlent du
moins la même préoccupation d'art chez le romancier et le poète :
en effet, lorsque l'on compare cette correspondance aux lettres que
vers la même époque Flaubert adressait à « la Muse », on retrouve
non seulement les mêmes conseils au bas-bleu, mais la même théorie
du style, le même dédain de ce qui est « bourgeois » ou simple-
ment étranger à l'art de bien dire.
Je ne regretterai pas d'avoir publié ces lettres, si elles peuvent
rappeler à quelques-uns le nom trop oublié aujourd'hui de l'artiste
délicat qui sut exprimer en un vers presque toujours parnassien les
légères fantaisies des Festons et Astragales et les puissantes pen-
sées philosophiques des Fossiles.
LÉON LBTELLIER
1. Les Œuvres et les Hommes. — V° partie : les Bas- Bleus.
Ier Novembre 1908. 1
191857
l-i
I
0 LA REVUE DE PARIS
I
[Rouen, octobre i85i.]
Madame,
C'est vous qui m'avez donné le premier suffrage * ; je vous
en remercie mille fois, avec la plus profonde émotion.
Mes amis2 m'ont dit qu'à mon prochain voyage ils me
présenteraient à vous. J'en serai heureux, croyez-le bien ; je
pourrai alors vous dire moi-même combien je suis recon-
naissant de ce que votre voix se soit élevée, la première entre
toutes, pour me crier : « Courage! »
Je charge Gustave Flaubert, qui se rend à Paris, de vous
porter tous les sentiments de gratitude avec lesquels j'ai l'hon-
neur d'être,
Madame,
Votre respectueux serviteur,
L. BOUILHET
II
9 décembre i85i.
Et pourquoi donc madame, ne pas parler de la comédie3?
— Tous ces troubles qui passent dans la rue, terribles, san-
glants et furieux4, nous empêcheront^ils de tenir haut et droit
le drapeau de l'art, sous lequel nous marchons?
Tout cela est triste et mesquin; j'aime mieux vous parler
de votre comédie; je ne vous dirai rien du sujet : nous en
causerons ensemble, puisque vous me faites espérer l'honneur
et le plaisir de vous connaître.
Les vers sont charmants, l'intérêt bien ménagé, et le tout
marche vite, sans embarras de mots; la fin surtout est pleine
de sentiment; il y a, ça et là, puisque vous voulez absolument
que je sois pédant, quelques vers rapidement faits, et dont la
ceinture n'est pas serrée à la hanche. Maintenant, il est fort
possible que ce soit une bonne chose pour le théâtre : je chan-
i. Après avoir lu le manuscrit de Melxnis. — V. Correspondance de Flau-
bert, a* série, page 58.
a. Gustave Flaubert et Maxime Du Camp.
3. L'Institutrice? — Cf. Louise Colet : Madame Hoffmann-Tanska (i854).
4. Ceci est écrit huit jours après le coup d'État.
LETTRES A LOUISE COLET
gérais peut-être d'opinion si j'entendais réciter ces mêmes
vers; le théâtre, où je vais me risquer moi-même \ demande,
je le crois, une forme plus voisine de la prose et moins scandée
que le lyrisme de l'épopée.
Du reste, ces vers mous sont peu nombreux dans votre char-
mante comédie. Je me promets de causer longtemps avec vous
du plan de cet ouvrage.
Je garde votre manuscrit : vous en avez un autre, puisque
Gustave en a entendu la lecture. Je l'apporterai d'ici à peu —
ou bien, si mon voyage est retardé, je vous l'expédierai avec
grand soin . — 11 m'est malheureusement impossible de venir
à Paris cette semaine, mais j'espère aussi bien être invité pour
une autre fois. — Et je vous prouverai, madame, que tout
sceptique et indifférent que je paraisse être, j'ai encore foi à
bien des choses, à l'art d'abord, qui m'a fait vous connaître,
et à votre charmante amitié, dont je suis fier et reconnaissant.
Votre tout dévoué serviteur,
L. BOUILHET
Je vous en conjure, relevez le moral de Gustave : ses amis
l» plus dévoués, c'est vous et moi ; il vient de m'écrire une
lettre amère et découragée.
III1
19 janvier i85a.
Madame,
Vous êtes mille fois trop bonne pour moi; je suis confus
de tant d'amabilité, mais, je vous en prie, veuillez bien croire
qu'il m'était impossible de rester, et qu'il m'a fallu plus de
vertu qu'au vieil Ulysse pour m'arracher si vite à votre char-
mante réception! Ce sera avec bien du bonheur que je vous
reverrai! Je ne puis encore préciser l'époque, mais ce sera le
plus tôt possible. — Je vous connaissais déjà par vos vers,
madame, mais j'ai découvert, derrière la muse énergique de
1. Il écrivait alors Madame de Montarcy, drame en cinq actes, en vers, repré-
senté pour la première fois, à Paris, sur la scène de l'Odéon, le 6 novem-
bre i856.
1. Lettre écrite après la première visite de Louis Bouilhet à Louise Colet.
8 LA REVUE DE PARIS
Charlotte Corday\ une femme charmante, pleine d'élans sym-
pathiques et de vraie passion! Je n'oublierai pas, madame, cette
bonne soirée au coin de votre feu, où votre voix tremblait
comme une lyre, et où vous aviez de belles larmes dans les
yeux! Votre image, depuis, ne m'a point quitté, et je me
rappelle avec orgueil que je suis maintenant au nombre de
vos amis. Le touchant usage de votre Provence, nous le célé-
brerons quelque jour. Mais nous avons déjà rompu le pain
de Tâine ; nous avons communié par la pensée, y a-t-il encore
besoin de cimenter quelque chose ?
J'ai passé la journée de dimanche dernier avec Gustave2. J'irai
demain encore. Nous causerons de tout ce que nous aimons.
Nous oublierons le métier, la publication, la lettre imprimée,
pour nous laisser aller à travers les théories les plus vagabondes
comme deux écoliers en congé ! — Quelle bonne chose que de
rêvasser sans but et sans plan et quelles drôles d'histoires redi-
raient les murs du cabinet de Gustave, s'ils avaient des yeux
et des oreilles, comme aux beaux jours de Jean Racine!
Vous seriez bien charmante si, pour ce jour-là, vous nous
écriviez une bonne lettre. Nous serions trois alors à nous
chauffer au même feu et aux mêmes idées !
Adieu, madame, je deviens fort bavard et prolixe. Je crois,
comme vous, que Du Camp, avec plus de temps et de réflexion,
aurait pu donner plus de vie et de couleur à son A me Errante %
dont j'aime beaucoup l'idée. Quant aux vers du recueil, je
suis aussi parfaitement de votre opinion ; — je ne donnerai les
miens qu'au mois de mars, d'après ce que m'a dit Gustave.
Vous avez travaillé votre comédie : elle doit être charmante
maintenant. Ne vous fâchez point du peu de notes que j'ai
écrites dessus. Je suis, je vous le jure, le plus inepte des
critiques; j'aime mieux admirer : c'est ce qui explique l'exi-
guité de mon travail sur cette pièce.
Je suis, madame, avec respect et reconnaissance, votre bien
dévoué serviteur,
L. BOUILHET
i. Charlotte Corda? et Madame Roland, — tableaux dramatiques, — par
Louise Colet (184a).
a. Flaubert habitait sa propriété de Croisset, proche de Rouen; Bouilhet
l'y allait voir chaque dimanche.
3. La Bévue de Paris Tenait d'en commencer la publication.
•A
-■"1
LETTRES A LOUISE COLET 9
IV
16 mars i852.
Madame, madame, vous m'avez comblé! Je suis vraiment
confus d'une bonté pareille, et je ne sais comment reconnaître
jamais de tels procédés; oui, vous avez bien raison, ce jour-là
a été un beau jour : il restera dans ma mémoire comme un
souvenir et une consolation pour les heures mauvaises.
Mais que vous ai-je donc fait, pour tant d'amitié? J'ai peur
que vous ne vous abusiez sur mon compte et que votre imagi-
nation, si vive, ne me mette sur un piédestal, d'où, quelque
jour, il me faudra descendre ; hélas! c'est moi qui vous le dis,
je ne suis pas un grand poète, — ne me parlez pas ainsi, je ne
vous croirais plus, — mais, par exemple, si vous dites que
personne ne vous aimera plus que moi, vous ne risquez pas de
vous tromper.
Merci et merci encore. Cette soirée était charmante :
il n'y a que les femmes pour trouver ces délicatesses-là. Je
suis si pénétré de tout cela que je n'ose écrire, de peur d'en
perdre quelque chose; je suis comme un avare, et je crispe
mes doigts sur mes souvenirs. Si vous saviez, madame,
comme il était heureux, lui, comme vous l'avez touché à la
fibre sensible et généreuse ! . . . Oh ! la bonne soirée et aussi la
bonne nuit que nous avons passée ensemble! Vous verrez,
nous ferons quelque chose : nous avons trop envie de voler
haut, pour n'avoir pas d'ailes !
Et puis vous serez là pour nous crier : « Courage ! » dans
nos défaillances, ou nos désespoirs!
Votre sonnet est charmant; il résume bien tous les senti-
ments qui m'ont remué pendant ces quelques heures. Embrassez
pour moi votre jolie petite Henriette qui écoute si bien, avec
ses grands yeux bleus. Vous êtes heureuse, madame, d'avoir
près de vous cette enfance épanouie, ce contraste rose et blond
à tant d'idées amères qui nous traversent le cerveau, à nous
autres poètes ! — Vous seriez bien aimable de me rappeler au
i. Lettre écrite au lendemain d'une seconde visite à Louise Colet, qui
avait prié son amie, madame ***, de lire devant l'auteur et les habitués du
salon plusieurs passages de Melsenis. Pour remercier madame *"*, Bouilhet
lui adressa le sonnet : A ma belle lectrice (Œuvres, édition Lemerre,
p. 34o}.
IO LA REVUE DE PARIS
souvenir du capitaine1. Il a une originalité élégante qui laisse
une impression profonde, — et puis son livre sur les mains
est plein d'esprit, de style et d'observation. Je l'ai lu avec un
plaisir très vif.
Mais surtout remerciez mille fois madame ***. Dites-lui
que je n'oublierai jamais le bonheur qu'elle m'a donné, et
que j'ai encore sa voix charmante dans les oreilles. Dites-lui
qu'à force de prêter à mon poème sa grâce et sa verve, elle m'a
presque fait croire que j'avais forgé de bons vers! Si le sonnet
que je joins à cette lettre et que j'ai ruminé dans mon wagon
n'est pas trop pitoyable, veuillez le lui offrir de ma part.
A vous aussi, madame, je dois une pièce. Je veux la faire
à mon aise. Je vous l'enverrai tout prochainement. Je ne
puis retarder l'envoi de cette lettre, car vous me prendriez
pour un monstre d'ingratitude, tandis que c'est la faute de
ma muse, — une bonne fille, mais fort lente et timorée, et
qui est des heures entières à choisir ce que j'ai dans le cœur
ou danâ la tête.
Quel joli cadeau vous m'avez envoyé! Je relirai souvent
ces poésies, — et il me semblera que je cause avec vous, au
coin de votre de feu, dans ce petit salon qui a connu tant de
joies en quelques heures! — Adieu, madame, vous ai-je bien
remerciée de tout? Vous allez voir que j'en oublie encore! Je
suis ahuri de bonheur. Je ne sais plus de quel côté me
retourner.
Adieu, à bientôt, permettez-moi de vous baiser les mains et
de me dire un de vos plus dévoués.
V
L. BOUILHET
6 avril i85a.
Madame,
Je vous remercie bien du nouveau présent que vous m'en-
voyez. Je ne l'ai point vu, car je n'ai point été chez Gustave,
dimanche, ce qui m'a empêché également de lire votre comédie
nouvelle. J'attends, du reste, la visite de Gustave, jeudi ou
vendredi de cette semaine.
i. Le capitaine d'Arpentigny, auteur d'un livre sur la Physionomie de la
main. Il était, d'après l'expression de Barbey d'Aurevilly, « la plus élégante
cravache des gardes du corps k.
r
LETTRES A LOUISE COLET .
II
Comment, madame, vous dites que vous ne m'inspirez pas !
Et vous ajoutez : « Je ne m'en étonne guère. »
Parbleu, oui, vous m'inspirez, et beaucoup encore! Mais
savez-vous que c'est difficile à dire, ces pièces à bout portant?
Savez-vous qu'il ne faut pas un vers faible quand on écrit à un
poète? Et puis, si je m'emporte, — et c'est peu aisé de se tenir,
— si je m'emporte, dis-je, Gustave me recevra bien, avec mon
lyrisme et mes mouvements !... C'est atroce d'être conve-
nable, quand on rime pour une jolie femme 1 II faudrait me
tenir dans un milieu tempéré et fleuri, dans le sentier du
sentiment délicat, timide et circonspect : à chaque pas, l'ami
boutonné jusque sous le menton, l'ami grave et honnête,
admoneste le poète, le retient, le sauve des métaphores
compromettantes et des figures risquées ! . . .
De ce train-là, l'ouvrage est assez long!
Non, en pensant à vous, à vos beaux et grands vers de
l'autre soir, en lisant toutes ces charmantes choses de vos deux
volumes, qui seront dans ma chambre comme deux nids
pleins de chansons, — je vous dédierai, Dieu aidant, quelque
chose de digne de vous, je veux dire quelque chose de bon.
Je crois Du Camp fort refroidi à mon endroit. Je lui ai
écrit depuis mon voyage à Paris sans avoir encore reçu de
réponse. — Chacun son tour. — Je parlerai à Gustave pour
le petit billet destiné au capitaine.
Le commentaire dont vous avez fait suivre « mon respect »
est charmant et tout à fait Louis XV. Ça a fait grand plaisir à
Gustave, auquel je l'ai envoyé; mais pourquoi m'accusez-vous
de peu de suite dans mes... agitations? Elles sont très suivies,
je vous jure; je suis fidèle et tenace, comme un vieillard. —
Seulement, je suis fort humilié de ma « prunelle noire ' » :
c'est l'effet de la lumière. J'aurais bien parié qu'ils étaient
noirs, ces beaux yeux-là !
Donc il est bleu, comme la violette,
Ce long regard qui m'a rendu l'espoir!
Il est si doux que j'en perdais la tête,
Et si profond qu'il m'a semblé tout noir!
i. Cf. le sonnet, A ma belle Lectrice :
Votre front doux et fier, voire prunelle noire...
'i
l4 LA REVUE DE PARI8
Mais, d'un autre côté, ces vers exacts, mathématiques,
excellents pour le théâtre, fatiguent à la lecture — et font
plus songer au poète qu'à l'action. C'était la méthode du
vieux Corneille, mais j'aime mieux Shakespeare. Chez lui,
jamais un vers n'arrête le mouvement. Et puis, voudrez-vous
bien me dire quelles étaient ses croyances religieuses, poli-
tiques et autres? Cet homme, grand comme la nature, est
calme et impartial comme elle; il prête son théâtre à toutes
les passions humaines, mais il ne les juge pas; il fait planer
sur ses drames le sourire supérieur de la divinité. C'est
ravaler Dieu que de croire qu'il se met en colère pour des
combats de fourmis sur un petit tas de boue.
Vous êtes trop républicaine; j'ai le droit de vous le dire,
l'ayant été autant que vous. Dans votre drame, toutes les
vertus sont d'un côté, tous les vices de l'autre. C'est le système
de Chateaubriand dans les Martyrs : tous les payens sont des
monstres, les chrétiens des anges; c'est plus commode. J'aime
mieux, cette fois, le vieux Corneille dans Polyeucle : au
moins, là," les payens sont au niveau des néophytes; Sévère
vaut Polyeucte et Pauline est vertueuse sans avoir été baptisée :
aussi la supériorité du christianisme n'en éclate que mieux.
C'est encore le procédé de Victor Hugo dans le Dernier Jour
d'un Condamné : son criminel ne se repent pas, ce n'est pas
un innocent, c'est un coupable, mais la peine de mort n'en
est pas moins atroce. 11 eût été plus facile d'émotionner le
lecteur en lui présentant une victime; mais, comme dit le
philosophe dans la préface de ce beau livre, « la particularité
ne régit pas la généralité ! »
Croyez-vous franchement que tous les nobles étaient des
débauchés ? et la nécessité sublime de 89 a-t-elle besoin d'être
étayée sur les vices de tel ou tel?
« La Révolution, c'est le soleil ! » a dit Bonaparte. Eh bien!
laissons-le briller par lui-même : il n'y a pas besoin d'allumer
les réverbères et d'inventer les contrastes pour qu'on puisse
l'apercevoir dans la rue!... Je n'aime d'amour ni les émigrés,
ni les républicains, ni Bouille, ni Robespierre, mais aussi je
ne les déteste pas, et, si j'avais la puissance de les mettre sur la
scène, je tacherais d'atteindre à une haute impartialité.
Vous y viendrez, madame, vous y viendrez! Moi qui ne
LETTRES A LOUISE COLET l5
suis rien, j'ose vous donner des conseils; mais je vous aime
trop pour vous cacher ma pensée. Cette pièce, qui a des
qualités éminentes et qui n'a pu sortir que de la tête d'un
véritable poète, cette pièce a des défauts contractés en
nourrice. Vous vous êtes trouvée jeune dans un monde que
j'ai aimé et que je renie de toutes les forces de mon âme
parce que je l'ai découvert, en poésie, comme en bien d'autres
choses, mesquin, étroit, exclusif, sous le rapport de la compo-
sition. C'est parce que vous avez la tête plus large qu'eux
qu'il ne faut pas suivre leurs errements. Qu'avons-nous
besoin de pousser directement à quelque chose, de faire, en un
mot, de la poésie utilitaire? Le chariot de Thespis n'est pas
une locomotive sur le chemin de fer du progrès social. — Je me
laisse aller avec vous, comme avec ma meilleure amie : par-
donnez-moi mes extravagances. Mais revenons à votre drame :
c'est parce que je l'aime que je crie si fort.
Le seul caractère que je n'aime pas est celui de Gaston. Si
j'avais été aussi roué que lui, je serais mort en riant au nez
du bourreau. Je n'adore pas les conversions. Le rôle de
Béatrix est un peu secondaire et sacrifié ; quant à Bressant, son
gendre, et Madeleine, c'est parfait.
Les vers sont sans reproche dans les discussions politiques,
monologues, et positions assises. Je les trouve plus négligés
dans les scènes de transition, et c'est là, je crois, que l'écrivain
doit se montrer dans toute son énergie, en raison même du
peu d'intérêt de la matière.
En outre, vos vers mollissent quelquefois dans les moments
lyriques. — Vous improvisez comme Lamartine. Hugo est écri-
vain jusque dans le délire.
En résumé, vous êtes, parmi les femmes qui écrivent, la
plus énergique, la plus virile. Mais je ne voudrais pas que le
côté politique vous empêchât de voir le côté humain, avec
impartialité.
Quelles disputes nous aurons à Paris ! J'ai dans votre talent
la foi la plus entière. Aussi je vous gronderai quelquefois, à
titre de revanche, — et vous aurez la partie belle, je vous jure.
Adieu, madame. Voilà un spécimen de nos divagations du
dimanche.
Je n'ai pas besoin de vous dire combien je suis heureux de
l6 LA REVUE DE PARIS
votre succès à l' Académie f et combien reconnaissant pour la
bonté avec laquelle vous patronnez ma pauvre Melœnis. Elle
deviendra presque votre fille et je vous réponds qu'elle ne sera
pas ingrate.
Gustave va bien. Je vous enverrai prochainement deux
exemplaires de mon poème, puisque vous voulez bien vous en
charger.
Comment vont les amours de madame ***? Savez-vous que
j'y pense souvent?
Adieu, je vous embrasse mille fois, et suis avec respect
votre ami dévoué,
LOUIS BOUILHET
VIII
2.4 mai i85î.
Madame,
Je prenais la plume pour vous écrire quand on m'a montré
votre lettre. Je connaissais déjà par Gustave le résultat dont
vous me parlez : ce pauvre ami en est tout triste. J'ai mis ce
matin une lettre pour vous à la poste de Rouen; moi aussi,
madame, je prends part à votre contrariété, puisque nous
avons mis en commun, tous trois, nos joies et nos peines.
Mais je trouve que vous avez tort de paraître si accablée parce
qu'une demi-douzaine d'imbéciles n'a pas eu assez d'haleine
pour monter jusqu'à vous.
Je vous l'ai dit, l'autre jour, et c'est une opinion réfléchie :
vous avez la force dramatique, — vis tragica, pour parler
vénérablement. — J'ai été sévère pour votre drame, comme on
l'est avec ceux qu'on aime le mieux, et parce qu'il y a là de
grandes indications et des laves comprimées qui éclateront
bien quelque jour, quand vous aurez trouvé le véritable
cratère. Ça ne tardera pas. Ces piqûres de la médiocrité sont
les éperons du génie. Vous avez votre croix, j'ai la mienne.
Mais personne n'a promis aux poètes que le chemin serait
bordé de fleurs, et cela est heureux : nous ferions des Ber-
geries; les bons vers sortent des existences agitées. Je lisais
hier avec Gustave, les Mémoires de Chateaubriand : c'est bien
1. Voir, plus loin, la lettre XI.
r
LETTRES A LOUISE GOLET I y
beau, bien large, bien ironique et bien amer! Lui aussi a reçu
les coups de pieds de l'âne.
Du courage, donc, cher poète : vous avez des cœurs solides
qui vous aiment et vous comprennent; vous avez votre
conscience et la satisfaction intime que donne l'œuvre achevée,
indépendamment des opinions mobiles et passagères de la
foule ; vous avez l'orgueil qui monte des vers au cœur et qui
console de tout.
Vous avez plus que cela : une réputation établie, et un
avenir où je vois de nouveaux triomphes ; mais pas de défail-
lances, pas de désespoirs I Ces évanouissements-là ne doivent
pas passer vingt ans. Nous autres, qui ne faisons pas de
différence dans le sexe de la Muse, nous saluons hautement la
virilité de votre poésie. Courage, courage! nous nous reverrons
dans des circonstances plus sombres encore, peut-être. Car je
ne suis pas de ceux qui regardent l'avenir à travers des
carreaux de couleur : alors vous me consolerez, à votre tour.
— \ous voyez bien qu'il y a de Tégoïsme dans mon affaire.
Du Camp, auquel j'ai communique dernièrement le plan de
mon drame1, a peur que je ne me lance trop et me dit, avec
autant de sérieux que de vérité : « Ce siècle est aux jolis
proverbes et aux pastorales tendres ». Je le crois comme lui,
mais je jure Dieu que je ne m'écarterai pas d'une semelle de
la route que je me suis tracée, pour complaire à tel ou tel.
11 en adviendra ce que le destin voudra; notre premier juge
est notre conscience.
Je vous remercie mille fois, madame, de votre nouvelle
invitation. Je ne pourrai en profiter jeudi, ayant, ce jour-là, ma
famille à Rouen; pour Gustave, il est en plein travail, et je ne
pense pas qu'il puisse s'absenter; mais le plaisir remis n'est
pas perdu.
Je ne vous parle point encore aujourd'hui du roman de
Gustave : ça sera pour la prochaine lettre; je peux vous dire
seulement qu'il me paraît en fort bonne voie et qu'il m'a
déjà lu des choses superbes.
Quant aux leçons que pourrait me procurer M. Babinet2,
i. Madame de Montarcy.
i. Membre de l'Académie des sciences, l'hôte le plus assidu du salon de
Louise Colet. — Bouilbet avait déjà résolu d'habiter Paris.
1er Novembre 1908. a
l8 LA REVUE DE PARIS
nous en recauserons aussi longuement. Je ne sais pas encore
l'époque précise de mon installation dans cette excellente
capitale. Présentez-lui mon respect (pas à la capitale), ainsi
qu'au capitaine. Je suis bien touché de la conduite de ma
belle lectrice : c'est pour vous une charmante amie, et c'est
toujours un spectacle heureux de trouver du cœur sous
l'esprit. Veuillez, je vous prie, me rappeler à son souvenir.
Adieu, chère Muse, je vous embrasse de toutes mes forces.
Ayez confiance en vous d'abord, c'est la loi première, puis un
peu en ceux qui vous aiment et qui vous estiment trop pour
vous donner jamais de l'eau bénite de cour.
Votre ami pour toujours,
L. BOUILHET
IX
i5 juin i85a.
Madame,
En fait de choses poétiques, les appréciations sont intimes et
personnelles. Quand vingt-cinq philosophes condamneraient
votre pièce1, cela ne m'empêcherait pas d'être content. Gustave
a été plus sévère que moi ; il a voulu à toute force faire des
changements, travail difficile et rarement bon. J'ai mis, ce
matin même, à la poste une lettre de lui pour vous : vous y
trouverez le résultat de notre soirée de dimanche ; quelques-
unes de nos observations sont, je crois, judicieuses.
Comme le philosophe8, jepense que : « escorter un chemin »
et « sans être pâlies », n'est pas excellent. Mais on peut changer
ces choses, et on ne doit pas condamner une pièce pour cela.
Quant aux vers que j'avais commencés à ce sujet, je vous jure,
en toute humilité, qu'ils ne valent rien. Je les avais abandonnés
en recevant les vôtres; j'aurai du mal à m'y remettre. Dans
tous les cas, je vais essayer : si c'est mauvais, ça ne paraîtra
pas. Si, au contraire, il y a du bon, je vous les expédierai
vendredi ou samedi.
Vous me parlez de la Revue des Deux Mondes comme d'une
chose possible : je vous avoue que, désormais, mon seul but
i. Allusion à celte pièce de vers : la Mort de Pradier. — Voir le même
sujet traité par Bouilhet : OEuvres, p. 5o.
a. Victor Cousin.
r
LETTRES A LOUISE COLET IQ
est de publier là, si faire se peut. Mais je voudrais y débuter
par quelque chose de solide. Vous m'avez indiqué un excellent
moyen de m'y faire une position réelle. Mais, en attendant le
mois d'octobre, si, par un miracle quelconque, je pouvais y
mettre une pièce de vers, j'en serais bien flatté, surtout pour
certains messieurs de notre connaissance. J'ai le cœur malade
de toutes ces lâchetés et je deviendrais méchant si je n'avais
de charmants contrastes qui me rappellent à la foi.
Adieu, madame. Gustave m'a parlé hier de ma belle lectrice,
et, par un effet singulier, ce qu'il m'en a dit m'excite au plus
haut degré. Les sentiments sont bizarres. Adieu, écrivez-moi
souvent. Vous êtes maintenant, à Paris, le seul point agréable
où ma pensée s'arrête. Vous me dites que vous ne vous fâchez
jamais la première; ni moi non plus. Gomment ferions-nous
pour être ennemis? C'est un problème que M. Babinet ne
résoudrait pas. Il n'a pas de solution possible : ce qui prouve
mathématiquement qu'il faut nous aimer toujours!
Deux vrais amis vivaient au Monomotapa !
Ce sera bien plus drôle que trois vrais amis vivent à Paris.
Je vous baise les mains et vous remercie mille fois de votre
gracieuse lettre.
Votre ami dévoué,
L. BOUILHET
X
9 juillet i85a.
Chère Muse, vous êtes vraiment bien charmante de vous
occuper ainsi de moi. Et cela, souffrante comme vous l'êtes.
J'espère, du reste, que votre santé est en bon état maintenant.
Je suis contrarié du retard mis à la séance académique; mais
nous y serons sans faute. Je compte sur vos vers pour dimanche :
je les trouverai à Groisset. — Savez-vous que depuis quelque
temps vous ne vous arrêtez plus? Ces vigueurs-là sont un
heureux contraste avec les décrépitudes précoces dont vous
avez vu un triste échantillon. Quel grand homme que ce
poète * ! Je n'en suis pas encore revenu. J'étais tellement navré
i. Alfred de Musset. — V. Correspondance de Flaubert, ac série, p. iao*
30 LA REVUE DE PARIS
de cette histoire que j'ai oublié de vous remercier pour le
sonnet qui accompagnait une de vos dernières lettres. 11 con-
tient de beaux vers et de grandes images, mais j'ai peur qu'il
ne convertisse pas le poète : il me paraît descendu bas. C'était
un pauvre lion à côté de celui qui s'allongeait dans sa fosse...
Ma sœur, ma sœur aux blonds cheveux !
Elle est triste votre odyssée !
Et ce voyage est un de ceux
D'où Ton revient pâle et glacée.
Quoi ! vous avez jusques au fond
Sondé, sans fermer les paupières,
Ce cœur souillé, gouffre profond
De vanités et de misères !
Et vos grands yeux, d'azur trempés,
Ont vu ces mornes solitudes,
Où, comme des serpents coupés,
Se traînaient les décrépitudes!...
Oh ! de peur qu'un stigmate impur
Ne vous rappelle ce jour sombre,
Ma sœur, ma sœur, à votre mur,
Lavez la place de son ombre !
C'est ainsi que ma colère s'en allait en rimes : car je ne sais
pas de spectable plus triste que celui d'un prêtre qui ne croit
pas à son Dieu. Oui, vous avez raison : embrassez sur le front
votre charmante Henriette ; pensez à nous qui, à défaut de
génie, avons la foi et la probité artistique ; la grande poésie
n'est et ne sera jamais dans les grimaces d'un convulsionnaire
et les pruderies d'un académicien ; c'est plus haut que sont les
sources; vous les connaissez, ma sœur, vous qui avez vu les
reines boire du lait f I Je vous réponds que vous êtes dans une
belle et grande voie; profitez de la veine, et votre prochain
volume rayonnera. Cette grande salle déserte avec le buste du
grand homme a dû vous inspirer une bonne chose. Ce sera
un charmant régal dans notre solitude. Par un contraste
naturel, cette triste silhouette que vous avez si bien tracée dans
vos lettres nous a remonté le moral et rassuré le cœur. — Nous
i. Allusion à la pièce de Louise Colet, intitulée : Les Résidences
royales. — Voir, plus loin, la lettre XII.
'trfi
'3
\1
LETTRES A LOUISE COLET 21
nous trempons toute la journée dans ces conversations saines
qui développent et fortifient; puis, la nuit, depuis qu'il fait
beau, nous allons voir trembler la lune sur la Seine. Nous avons
de grandes chemises nubiennes, nous sommes blancs comme
des fantômes et calmes comme des dieux.
Nous vous aimons toujours beaucoup et le cercle de nos
affections en se rétrécissant n'en devient que plus solide.
Adieu, chère Muse, merci et bonne santé. Vous ne sauriez
croire combien l'approbation de M. Babinet me flatte et m'en-
courage. Voilà les suffrages que je veux; les autres viendront
s'ils peuvent. Adieu encore.
Votre bien dévoué,
XI
L. BOUILHET
10 juillet i85a.
Madame,
Vous pouvez compter sur toute ma discrétion pour votre
pièce de concours. J'ai admiré avec Gustave comment d'un
sujet si absurde * vous aviez su faire jaillir, par places, de la
véritable poésie : il y a des passages charmants de grâce et de
rythme, puis, çà et là, ce qui du reste se retrouve dans toutes
vos compositions, de ces grands vers pleins de sévérité et de
concision, — des vers républicains. — Il est inutile de vous
dire, madame, que je souhaite à cette pièce tout le bonheur
possible...
Gustave m'a dit que vous aviez l'intention de faire quelque
chose sur Melœnis. Je vous jure que j'en serai bien flatté; du
reste, il vous parlera à fond de ma position vis-à-vis de « la
Revue ». J'ai peur de m'aliéner quelqu'un de la presse qui,
pour des raisons que je ne connais pas, n'a point jugé conve-
nable d'en parler. Nous verrons, du reste; si c'est possible, je
vous rappellerai votre gracieuse promesse.
J'ai mis quelques vers dans le dernier numéro de la Revue :
une pièce à Pradier et une autre à Maxime, puis un petit Cré-
puscule grec, toutes choses qui intéresseront peu le bourgeois,
i. Le sujet proposé était la Colonie de Mettray. — La pièce de Louise
Colet fut couronnée par l'Académie française dans la séauce du 19 août i85'2.
22 LA REVUE DE PARIS
mais je m'en moque. Il faut faire les vers pour nous d'abord,
n'est-ce pas?
Depuis quelques mois, je suis dans une tristesse épouvan-
table. Je me décourage comme aux jours de l'adolescence. Je
me livre à un travail pour lequel je n'étais peut-être pas né, je
veux dire le théâtre. Mes qualités (si j'en ai) deviendront préci-
sément des défauts à la scène : j'aime la peinture, le détail,
les situations longues ; — c'est vous dire assez dans quels hors-
d'œuvre et quels monologues je tomberai bientôt.
Si j'étais riche, je ferais mon conte chinois1, mais on me
pousse au théâtre comme moyen plus prompt, et c'est vrai ;
seulement, j'ai peur que ma seconde œuvre ne soit pas un
progrès, tandis que j'ai une véritable confiance dans mon
futur poème. — Voilà des perplexités incessantes qui ne font
pas avancer l'ouvrage !
Au milieu de tout cela, j'ai une consolation : c'est que
Gustave se remonte et se redresse. Gomme les jumeaux de la
fable, nous alternons le Ciel et l'Enfer. Gustave travaille et fait
de bonnes choses. Vous le retrouverez plein de joie et d'assu-
rajice; je voudrais bien aller avec lui, quoique peu gai présen-
tement, mais ma seconde chaîne me tient au pied. Je crois,
à tout prendre, qu'il vaut encore mieux se heurter aux acadé-
miciens qu'aux bourgeois et que je suis plus malheureux que
vous...
Je suis, madame, avec respect et reconnaissance,
votre ami bien dévoué,
L. BOUILHET
XII
20 juillet i85a.
Chère sœur, pardonnez-moi mon retard. J'aurais dû vous
dire bien vite que votre belle pièce m'a fort ému et qu'il y a
là des choses magnifiques, mais je voulais vous envoyer en
même temps mes vers à Pradier. Comme par une fatalité
étrange, j'ai été accablé, ces jours-ci, de besogne et d'affaires.
La Muse n'est venue que par saccades et en rechignant; je suis
1. Ce conte ne fut jamais écrit : Bouilhet en a fait seulement le scénario
très développé.
MTIffîM
LETTRES A LOUISE COLET
23
un triste garçon quand il s'agit d'arriver à l'heure. J'espère
avoir fini ce soir. Je lirai le tout demain à Gustave. J'ai peur
que ce ne soit manqué; si c'est passable, vous l'aurez immé-
diatement. Il sera trop tard pour la publier maintenant, mais
l'intention pieuse sera toujours là. Après avoir lu votre char-
mante pièce sur le même sujet, j'ai été obligé de débâtir la
mienne ; peut-être en est-il des vers comme des dîners :
Un sujet réchauffé ne valut jamais rien !
Ces Résidences Royales * n'ont absolument qu'un défaut (à
mes yeux) : c'est le refrain, qui finit par fatiguer un peu et
coupe le mouvement.
C'est comme une haie qui passe et repasse au milieu du
paysage et qu'il faut enjamber pour parvenir aux courants
deau vive et aux bois ou passent les daims.
Du reste, on risque d'y laisser sa peau, on franchit rude-
ment cette barrière pour s'asseoir dans les métairies
Où les reines buvaient du lait !
Si je vous tenais, je vous sauterais au cou pour ce vers-là!
C'est magnifique, simple, beau, franc; en un mot, c'est cela.
Merci encore pour ces deux beaux vers si bien sculptés :
Diane et ses nymphes surprises
Courent sur le marbre des frises !
Oui, vous avez raison, c'est troussé, Et puis, à travers toutes
ces statues blanches, on sent l'odeur de la campagne et de
l'herbe fraîche :
Dans les ravins aux pentes douces !
Sur les pervenches, sur les mousses !
Si l'on vous dit que cette nouvelle phase de votre talent vous
mène au matérialisme dans l'art, vous leur répondrez par la
dernière strophe, si pleine d'orgueil et de joie :
Chantilly dort sous ses grands chênes ;
Rosny, Chambord. n'ont plus de reines ;
Leurs maîtres, ce sont les amants!...
1
-ii*
X
"3
•.Arî
i. Une des pièces de Louise Colel. — V. Correspondance de Flaubert,
a* série, p. 114 et 139.
34 LA REVUE DE PARIS
Courage, courage ! voilà que vous regardez la nature de plus
près qu'une femme n'a coutume de le faire. N'est-ce pas qix'il
y a de bien beaux vers à ramasser dans les ravines, dans les
blés, dans les fontaines ? Toutes les grandes choses plongent là
par leurs racines. La psychologie, si belle quand on la mêle à
la nature, devient nuageuse et vide sans cet hymen nécessaire.
Le poète ressemble à ce lutteur antique qui fatiguait Hercule
lui-même et qui recouvrait de nouvelles forces toutes les fois
qu'il touchait à la terre; Hercule ne l'étouffa qu'en l'arrachant
au sol.
11 y a dans votre pièce certaines expressions que je n'aime
pas ; mais nous avons, Gustave et moi, une poétique si féroce
qu'elle pourrait bien en devenir étroite.
Nous n'aimons pas, par exemple, qu'un poète se serve du
mot : <( poésie », — nous fondant sur ce vieux proverbe : « A
bon vin, point d'enseigne. »
Nous n'aimons pas les mots trop techniques, comme « méan-
dres », les mots trop romantiques, comme « kiosque » et
« chalet ». Après cela, vous avez le droit de dire que nous
sommes absurdes. Je suis loin de soutenir le contraire. Gus-
tave rugira au vers : <( s'harmonise à celui du vers » !
« S'harmoniser », se « marier à » et autres locutions lui
sont antipathiques au dernier point. Je me cache derrière lui,
mais je partage son opinion.
Les riantes amours renaissent
me semble un vers peu mélodieux, — sans doute, à cause
des r.
Ce sont là, madame, — pardon! — chère sœur, des fautes
minimes, si fautes il y a.
Tout le reste est superbe. Je vous en remercie pour moi et
pour tout le monde !
Vous pouvez compter sur moi pour ce qui regarde Gustave
et sa santé. Vous serez toujours au courant.
Votre frère dévoué,
L. BOUILHET
(La fin prochainement.)
f
UN
AVENTURIER A SAINTE-HÉLÈNE
LE COLONEL COMTE PIONTKOWSKI
I
Le 29 décembre 181 5, l'Empereur, installé depuis le 20
à Longwood, apprit que, parmi les passagers d'un bateau
marchand qui venait de relâcher à Jamestown, se trouvait I
un nommé Piontkowski qui se réclamait de lui et disait
venir pour partager sa captivité.
Qu'était cela Piontkowski?
Personne, sauf Bertrand, ne le connaissait. Encore fort peu
et mal. « 11 était à l'île d'Elbe, dit-il, c'est un officier des lan-
ciers polonais de la Garde. Il a fait preuve de dévouement en
diverses occasions. — Mais, dit l'Empereur, que vient-il faire
ici? Je ne l'ai pas demandé; je ne le recevrai pas. » Cepen-
dant, fait-on observer, il est peut-être envoyé ; il a des nou-
velles. L'Empereur se décide à le voir.
Qu'est-ce donc que ce Piontkowski? A l'en croire, il se
nomme Charles-Frédéric- Jules Pionkowski, et est fils de
Michel Pionkowski et de Justine Gzivyska; il est né le
3o mai 1786 à Bladowek, département de Varsovie. Il est
entré sous-lieutenant aux hussards saxons le 29 avril 1808,
est passé le 3 février 1809 au régiment des Gardes du Corps,
où il a été promu lieutenant le 18 juillet 1809; il a fait a?e«
ce régiment la campagne d'Autriche pour laquelle il a été
26
LA REVUE DE PARIS
nommé chevalier de Saint-Henri, et la campagne de Russie où,
pour sa brillante conduite à Mojaïsk et pour le coup de sabre
dont il a été blessé, il a, le 17 septembre, reçu sur le champ de
bataille l'étoile de la Légion d'honneur. Le 4 juin i8i3, il a
été nommé lieutenant de ire classe à Vétat-majoret, le 7 octobre,
devant Dresde, il a été blessé et fait prisonnier. En rentrant
des prisons de l'ennemi, il s'est rendu à l'île d'Elbe où il a,
quoique officier, demandé à servir comme simple soldat dans
le bataillon-Napoléon des Grenadiers de la Garde.
Ce dernier fait est exact; mais c'est le seul qu'on puisse
vérifier : Piontkowski a bien été incorporé comme soldat au
bataillon-Napoléon ; s'il fut lieutenant dans les armées du roi
de Saxe, s'il assista aux batailles de Ratîsbonne, de Wagram,
de Smolensk, de Mojaïsk, de Bautzen et de Dresde, c'est bien
plus douteux ; son nom ne figure sur aucun état des blessés des
régiments des Gardes du Corps; il n'y eut pas de promotion
dans la Légion d'honneur le 7 septembre 181 2 ; dans la promo-
tion du 10 octobre, dont furent les Saxons, et en particulier les
Gardes du corps — quatre officiers, deux sous-officiers, deux
cuirassiers, — point de Piontkowski ni de Pionkowski. Aussi
bien, ailleurs, il a fait raconter que, au sortir des Pages du roi
de Saxe où il avait conquis la bienveillance de la princesse
Auguste de Saxe, il avait été placé dans un régiment de lanciers
polonais, avec lequel il avait assisté à toutes les grandes batailles
de l'Empire, en Espagne, en Italie, en Allemagne et en Russie
d'où il ne revint que grâce à l'excellence de ses chevaux polo-
nais. Il eût bien mieux détaillé le récit de toutes ces cam-
pagnes si, par malheur, <( le portemanteau qui contenait tous
ses papiers et ses objets de valeur ne lui avait été volé à
Cannes » : ce qui explique, sans doute, comment Piontkowski
varie sur le nom de sa mère qui tantôt, à l'en croire, est née
Justine Gzivyska et tantôt Marie Byrminska : il n'en est point
à cela près.
Entré le 6 septembre 181 4 au bataillon-Napoléon, ce qui est
un fait, le premier vérifiable, Piontkowski passe, le 20 octobre,
toujours comme soldat, dans l'escadron-Napoléon, chevau-
légers de la Garde ; il suit l'Empereur à Paris et, comme tel, il est
compris, sous le numéro i45, dans la liste des donataires de
200 francs (sous-officiers et soldats revenus de l'île d'Elbe)
VX AVENTURIER A SAIN TE-HELENE
27
annexée au décret du 27 avril i8i5. Le 12 du même mois, il a
été nommé lieutenant de cavalerie ; le 25, il adresse une suppli-
que au ministre de la Guerre, en vue d'être placé dans ce grade
à Tétat-major, ou dans les ier, 3e, 4e ou 6° régiment de hussards
s'il ne peut l'être dans la Garde faute de place. Sa supplique
porte cette apostille du général Drouot : « M. Piontkowski est
venu dans l'île d'Elbe servir Sa Majesté comme simple soldat
quoiqu'il fût lieutenant depuis plusieurs années. Il a prouvé
beaucoup de zèle et de dévouement pour Sa Majesté. » Placé
d'abord au 7e lanciers, il passe, par ordre du ministre de la
Guerre en date du 21 mai, au 2e, avec lequel il fait peut-être
la campagne de Belgique.
Voilà ce qui se trouve établi par des pièces officielles.
Voici ce qu'il raconte : « A son arrivée dans la capitale, Piont-
kowski fut élevé par l'Empereur au grade de chef d'escadron
de la Garde, et fut choisi par lui pour remplir, auprès de sa
personne, les fonctions d'officier d'ordonnance. Pendant les
Cent Jours, le colonel (?) accompagna constamment Napoléon
et, à Waterloo, il porta ses ordres de tous les côtés du champ
de bataille, au milieu d'une pluie de balles, de boulets et d'obus
sans recevoir la plus légère égratignure. Quoique le comte —
il s'est fait comte — ait pris part à tant d'actions et fût
toujours au premier rang, il eut le bonheur de ne jamais rece-
voir de blessure sérieuse. L'Empereur l'aimait beaucoup et lui
donna la croix de la Légion d'honneur en diamants qu'il por-
tait lui-même. « Comment se fait-il, mon brave, lui dit un
jour Napoléon, que tu sois le seul qui ne me demande jamais
rien; que puis-je faire pour toi? — Permettez-moi, sire, lui
répondit Piontkowski, de vous aimer et de vous servir, c'est
le seul bonheur de ma vie. »
Voilà qui est bien : de lieutenant donc, Piontkowski s'impro-
vise chef d'escadron ; mais c'est sans savoir que l'Empereur
n'a pour officiers d'ordonnance que des capitaines; s'il avait
reçu la croix à Mojaïsk, l'Empereur n'eût point eu à lui donner
celle qu'il portait; mais, comme il n'en porta jamais qui fût
enrichie de diamants, cela tranche la difficulté. Sans doute,
tout cela est mensonge ; mais, si l'on démontre que rien de ce
qu'allègue Piontkowski ne peut être exact, on n'est pas plus
avancé sur ce qu'il a fait réellement.
'.'.1
<4
'A
28 LA REVUE DE PARIS
Gomment, par quels moyens, par quelles intrigues, parvint-
il à suivre l'Empereur à Rochefort? Son biographe dit avoir
sous les yeux la lettre du grand maréchal Bertrand, datée du
a3 juin i8i5, et écrite du palais de l'Elysée, lui donnant avis
que l'Empereur l'admettait à le suivre dans sa retraite : c'est
la date, c'est le lieu, ce sont les termes de la lettre écrite par
le grand maréchal h Planât. Pourtant, Planât, si précis, nomme
tous ceux qui, en même temps que lui, ont reçu l'autorisation
de suivre l'Empereur — et Piontkowski n'en est pas : Gour-
gaud, l'ombrageux, ne cite, en dehors du chef d'escadron
Schultz, qu'un chef d'escadron polonais qu'il appelle Stupiski,
que Marchand appelle Belini, qui est allé à l!ile d'Elbe où Pons
le nomme Beliina et Peyrusse, Mellini, mais qui est bien
certainement le même personnage et qui fut renvoyé de
Rambouillet. Il n'est pas moins vrai que Piontkowski a suivi
l'Empereur. 11 aurait, a-t-il raconté, accompagné madame
Bertrand et ses enfants avec trois voitures. Un de ces enfants
se nommait Napoléon. A Poitiers, un domestique l'ayant appelé
par son prénom, l'enthousiasme se serait emparé des habitants,
convaincus que les voyageurs étaient Napoléon II et sa gouver-
nante madame de Montesquiou. Piontkowski, par son activité
et sa présence d'esprit, aurait obtenu qu'on les laissât partir.
Toujours avec madame Bertrand, il eût fait la route de Niort
à Rochefort dans la voiture que l'Empereur aurait quittée à
Niort. Il aurait, comme de juste, passé des avis, donné des
conseils, rendu d'éminents services. Lorsque l'Empereur
s'embarqua par la Saale, il se serait embarqué par la
Méduse.
Gela est exact. Il figure sur la liste des passagers de la
Méduse avec le grade de capitaine. Est-ce lui-même qui s'est
conféré cet avancement?
Débarqué de la Méduse, il est, lorsque l'Empereur se livre
aux Anglais, embarqué sur la corvette Myrmidon qui accom-
pagne le Bellérophon. Au moment où l'Empereur se sépare de
ceux des officiers qui, l'ayant suivi à Rochefort, puis à Ply-
mouth, ne sont point autorisés à l'accompagner à Sainte-Hélène,
il n'est admis, pour prendre congé, qu'en même temps que les
officiers de son grade. Nul Français ne relate à son sujet rien de
particulier. Lui-même raconte que, « malgré ses prières et la
f
UN AVENTURIER A SAINTE-HELENE 29
demande expresse de Napoléon, il ne put obtenir la faveur de
l'accompagner. Ce fut avec bien des larmes, dit-il, qu'il se
sépara de son souverain qu'il aimait d'autant plus qu'il le savait
dans l'infortune. » Cette affliction et ces prières, si elles ne
frappèrent point les témoins français, furent au moins remar-
quées par un Anglais, M. Glover, secrétaire de l'amiral
Cockburn. 11 écrit : « Piontkowski paraissait particulièrement
affeclé et, après avoir employé vainement toutes les instances
pour obtenir d'accompagner Bonaparte, sollicita le plus sérieu-
sement du monde d'être autorisé à le suivre comme domes-
tique. Mais cela aussi fut refusé et tous retournèrent. »
Piontkowski se retrouva donc, à bord de l'Eurotas, avec les
officiers de l'Empereur qui ne semblaient point le tenir en
estime et ne le traitaient point en camarade. Au bout de douze
jours, « on vint, dit Planât, chercher le lieutenant Piontkowski,
officier polonais, espèce de fou, qui avait voulu suivre l'Em-
pereur malgré vent et marée. 11 fut mis à bord du vaisseau le
Saint-Georges, en attendant une occasion pour Sainte-Hélène ».
Ainsi, tandis que tous les hommes qui eussent pu être d'une
société agréable ou utile à l'Empereur comme Savary et Lalle-
mand, que ceux qui avaient été nominalement demandés par
l'Empereur comme Planât, que des garçons de dix-neuf ans
comme Au trie, que des Polonais comme le chef d'escadron
Schultz, étaient déportés à Malte, seul, ce Piontkowski obte-
nait de rallier Sainte-Hélène.
Il a raconté qu'étant sur le Bellérophon (Maitland dit formel-
lement qu'il était sur la corvette), il fut particulièrement dis-
tingué par le duc de Devonshire qui, dès le premier abord,
s'intéressa à lui, et, à son départ, lui fit cadeau d'une bague
en lui disant « que si, plus tard, il avait besoin d'un protecteur
ou si son influence pouvait lui être utile en quelque chose, il
n'aurait qu'à s'adresser à lui en toute confiance ».
Qu'est-ce que le duc de Devonshire serait venu faire à bord
du Bellérophon? Comment la visite d'un si haut personnage
aurait-elle passé inaperçue de tous les compagnons de l'Em-
pereur? Comment aucun d'eux ne Taurait-il relatée?
S'il est venu incognito, pourquoi se serait-il fait reconnaître
du seul Piontkowski? Tout cela reste étrangement mystérieux,
et, quoi qu'on pense de l'histoire sur le duc de Devonshire,
3o LA REVUE DE PARIS
on n'est pas moins obligé de constater que, dès ce moment,
une protection puissante s'étendait sur Piontkowski.
« Il refusa, dit-il, de retourner en France avec les autres offi-
ciers de la suite » ; mais, à ceux-ci, Ton ne demanda point leur
avis et Ton ne s'enquit point de leurs convenances ; ils furent
déportés à Malte, bon gré, mal gré. 11 dit encore « qu'il resta
en Angleterre, se berçant de l'espoir qu'il lui serait permis de
rejoindre bientôt l'Empereur; que cette permission lui fut
accordée en effet plus tard, par l'intercession et la haute pro-
tection du duc de Devonshire, aidé de la recommandation de
l'amiral lord Keith, qui s'était également intéressé à lui ».
11 est impossible, pour le moment, de vérifier ces allégations ;
l'homme qui, simple lieutenant, avait trouvé les moyens de se
faufiler dans la suite de l'Empereur, excellait sans doute aux
intrigues; mais, même chez les officiers anglais, tels que le
capitaine Maitland, l'annonce de son départ pour Sainte-Hélène
produisit une surprise médiocrement flatteuse : « On a dit,
raconte Maitland, que ce fut en conséquence des représenta-
tions qu'il fit au gouvernement anglais de l'extrême attache-
ment qu'il avait pour son maître; mais, autant que j'ai pu en
juger, ce sentiment régnait avec une égale force dans le cœur
de tous ceux qui étaient venus de France avec Bonaparte ».
Ce qui rend le cas plus suspect encore, c'est que, quelques
mois plus tard, à Sainte-Hélène, le gouverneur alléguait des
ordres précis du ministère pour ne tolérer, même dans la
domesticité de l'Empereur, nul qui ne fût français, et il con-
testait, même à des Corses, la qualité de Français. Or, c'était un
Polonais qui, seul de tous les officiers qui avaient suivi l'Em-
pereur, était autorisé à le rejoindre et il recevait son passage
gratuit sur un navire anglais.
Deux jours avant que Piontkowski s'embarquât sur le vais-
seau marchand qui devait le conduire à Sainte-Hélène, il
épousa, à bord du Saint-Georges, — on ne dit point suivant
quelle loi, ni quel rite — une demoiselle Mélanie Despout ou
d'Espout, native de Saint-Gaudens, ex-élève du Conservatoire
de Paris, qui était venue le rejoindre en Angleterre. « Elle était
âgée de vingt ans, extrêmement jolie, s'exprimant avec grâce
et facilité; cheveux noirs comme jayet, sourcils arqués très
UN AVENTURIER A SAIN TE-HÉLÈN E 3l
noirs, joli nez et belles dents, la peau très brune, les cheveux
excessivement longs. »
Où, quand, comment Piontkowski l'avait-il connue? Mys-
tère. En tout cas, il profita peu des épousailles et il laissa
Madame Piontkowska, qu'il promut comtesse, « sous la pro-
tection d'un Anglais, M. Gapel-Lofft, qui promit de la con-
duire en France ». Mais ce n'était point en France qu'elle
voulait aller, car elle accabla d'abord de ses pétitions les lords
de l'Amirauté et le Prince régent pour obtenir de rejoindre
son époux à Sainte-Hélène. Ayant échoué, elle se décida, en
mars 1816, à un voyage en France et, accompagnée de
M. Gapel-Lofft, elle débarqua à Calais. On l'y reconnut
comme y étant déjà venue, en mars 181 5, avec le même
Anglais. — Peut-être faut-il se souvenir que Gapel est le nom
patronymique des comtes d'Essex? — Le commissaire de police
de Calais, qui manquait d'égards pour le beau sexe, invita la
comtesse à retourner en Angleterre; M. Capel-Lofft eut beau
protester; comme il faisait l'insolent, il dut, lui aussi, partir
avec la dame.
*
* *
A son débarquement à Jamestown où il était arrivé
« après une traversée longue et pénible », Piontkowski revêtit
un uniforme d'officier d'ordonnance de l'Empereur, et ce fut
dans ce costume qu'il fut amené à Longvood par l'amiral
sir John Cockburn. Tous les soupçons de l'Empereur se
réveillèrent alors. « Que veut dire cet uniforme? s'écria-t-il ; il
n'a jamais été mon officier d'ordonnance ; je n'entends rien à
cela! Allez dire à l'amiral que je ne le recevrai pas. » Il faut
avouer que, même sous cet admirable uniforme bleu et argent,
Piontkowski, comme on dit, marquait mal; « fort petit —
cinq pieds un pouce — yeux bleus, cheveux et sourcils noirs,
l'air très commun, timide en apparence, très craintif », dit un
policier, il n'avait rien qui engageât. L'Empereur, pourtant, se
rappelant ce qu'avait dit Bertrand, consentit à le recevoir, ne
fût-ce que pour le juger. « Il causa longuement avec
Piontkowski qui lui fit une foule de contes. »
Sur les compagnons de l'Empereur, l'impression produite
32
LA REVUE DE PARIS
par l'arrivée du Polonais, comme ils disent, semble avoir été
médiocre : Las Cases, adoptant la version la plus favorable,
écrit : « Ce jour, notre petite colonie s'est accrue d'un Polonais,
le capitaine Piontkowski. Il était du nombre de ceux que
nous avions laissés à Plymouth. Son dévouement pour
l'Empereur, la douleur d'en être séparé avaient vaincu les
Anglais et leur avaient arraché la permission de venir le
rejoindre. » C'est la version officielle. En réalité, Piontkowski
déplaît et il est suspect : « Sa Majesté, écrit Gourgaud, trouve
ridicule que Piontkowski porte l'uniforme d'officier d'ordon-
nance; c'est louche. On ne sait qui il est. Elle ne se soucie pas
de l'admettre à sa table. Montholon vient. Sa Majesté répète la
même chose et dit qu'il faut le faire manger avec le petit
Las Cases. Je dis que je crois que cela ferait bien de la peine au
père Las Cases si son fils ne dînait pas- avec nous. Sa Majesté
décide que nous verrons les papiers de Piontkowski, saurons
son grade et qu'il sera chargé, sous moi, du détail de l'écurie,
qu'il mangera chez lui. » Le pauvre diable proteste le sur-
lendemain près de Gourgaud et « demande à manger «avec
le docteur O'Meara et le capitaine Poppleton », l'officier
d'ordonnance du gouverneur.
Malgré qu'on le tolère, on le surveille et l'on s'étonne de
ses mensonges. A un déjeuner en ville, chez madame Skelton,
femme du sous-gouverneur, où se trouvent, avec Gourgaud et
le jeune Las Cases, Piontkowski et l'amiral Cockburn, celui-ci,
pour être aimable, dit au Polonais : « Allons, mon brave
capitaine, venez vous asseoir près de moi, contez-moi vos
campagnes, vos batailles ». Gourgaud demande aussitôt à
Piontkowski s'il a fait la campagne de Russie. L'amiral dit à
Gourgaud avec étonnement : « Comment? Est-ce que vous
n'avez pas vu monsieur Piontkowski à l'armée? — Jamais ».
Gourgaud demande à Piontkowski dans quel corps il était?
— Thielmann. — Le nom du général en chef? — Je ne m'en
souviens plus, c'est Lauriston, je crois. — 11 n'a jamais
quitté Sa Majesté. Où étiez-vous durant le siège de Smolensk?
— Nous étions bien en avant... C'était Dombrowski qui a
commandé ce siège. — Vous vous trompez complètement, »
conclut Gourgaud, et il ajoute : ce L'amiral est aisément
détrompé ». Gourgaud ne manque pas de faire part de cette
r~~
UN AVENTURIER A SAINTE-HÉLÈNE 33
conversation à l'Empereur. Sa Majesté dit qu'elle est bien
fâchée qu'on le lui ait envoyé. « J'aurais dû le refuser, mais
il aurait pu être chargé de missions. Je sens bien des men-
songes. ))
Pour le moment, Montholon et Gourgaud sermonnent
Piontkowski a qui bat la campagne, montre ses états de ser-
vice. Smolensk n'y est pas. » Jolis états de services ! Ils ont
été établis par l'intéressé sans qu'il ait justifié d'aucune pièce,
et ils ont été bénévolement approuvés, le 5 juin i8i5, par
les officiers du bataillon et de l'escadron des chevau-légers
lanciers polonais Napoléon, lesquels n'avaient jamais vu Piont-
kowski avant le 5 septembre i8i4.
Les commissaires étrangers constatent quelle est alors, à
Longvood, la piètre situation faite à Piontkowski : <( Piont-
kowski était simple lancier polonais à l'île d'Elbe, écrit le
comte Balmain. Napoléon, pour récompenser sa fidélité, le
fit capitaine, officier d'ordonnance et chevalier de la légion
d'honneur. C'est un garçon fort doux, dont personne ne se
plaint; on le traite à Longvood avec mépris. Je ne conçois
pas ce qui a pu le déterminer à s'expatrier. »
Pour quelque temps au moins, Piontkowski se tient tran-
quille : il s'emploie à chercher des nouvelles et il ne manque
pas de les grossir : il dit que l'on voit cinq bâtiments et les
déclare hollandais. C'est un misérable baleinier qui, n'ayant
pas répondu au brick de la croisière, a essuyé quinze coups
de canon. Mais il n'y a point même un baleinier par jour. Il
va donc à la chasse; mais il se blesse. Une simple mention au
journal de Gourgaud ; rien chez Las Cases ni chez Montholon ;
mais le Polonais raconte que sa blessure étant à l'œil, comme
Ton ne trouvait pas de soie verte à Sainte-Hélène, « l'Em-
pereur fit chercher son bonnet de voyage, en retira lui-môme
la doublure de soie verte et la lui donna ».
A diverses reprises, Gourgaud note (9 avril, 27 avril,
3 mai) que Piontkowski va à Jamestown, pour chercher des
journaux ou des nouvelles, essayer des conversations. 11 va
au camp du 53°, y dîne, y joue avec les officiers et, à l'en
croire, rapporte des histoires qui font rire l'Empereur. Mon-
tholon raconte (28 août) que l'Empereur le charge de faire
passer en Angleterre des copies de la lettre de protestation j
i*r Norembre 1908. 3
34
LA REVUE DE PARIS
écrites par Saint-Denis sur des morceaux d'étoffe de soie,
mais qu'il échoue dans ses tentatives. C'est à quoi on l'emploie ;
parfois à des traductions de l'anglais. Mais toujours avec, au
fond, la même défiance. Le 29 mai, Gourgaud note :
<( Piontkowski reçoit une lettre de sa femme qui annonce
qu'elle est à Londres, bien traitée, a demandé au ministre de
venir à Sainte-Hélène et de l'argent de Sa Majesté. Le
ministre refuse. Elle doit demander une audience au Prince
régent. Intrigailleries... Sa Majesté, après dîner, cause de cela,
est bien fâchée d'avoir ici un pareil homme qu'elle ne connaît
nullement. Elle veut que Bertrand en parle au gouverneur.
« Le lendemain, Piontkowski ne veut pas donner la lettre de
sa femme à Montholon qui la demande ; trois ou quatre heures
après, il l'envoie par Marchand à Sa Majesté qui la refuse. » Le
3i, l'affaire semble terminée par « un savon donné par Gour-
gaud à Piontkowski pour ses craques ».
Et c'est tout : n'empêche qu'il raconte les attentions de
l'Empereur, les présents qu'il reçoit de lui, tantôt la chaîne de
sa montre que l'Empereur partage en deux, et dont il donne
la moitié à Piontkowski, la moitié à madame Bertrand,
tantôt une des belles assiettes du service de Sèvres — ce ser-
vices des quartiers généraux dont on sait par Marchand que
l'Empereur donna, au jour de l'an, une assiette à madame de
Montholon et une à madame Bertrand.
Au surplus, lorsqu'il est renvoyé de Sainte-Hélène, l'his-
toire telle qu'elle se passe, mise en face de l'histoire telle
qu'il la raconte, suffit pour juger sa véracité î le 26 juin 1816,
Lord Bathurst écrit à Sir Hudson Lowe que la crainte qu'on
peut avoir d'une évasion du prisonnier s'augmente de l'assis-
tance qu'il pourrait recevoir d'individus trop nombreux et
d'un caractère suspect : « Vous éloignerez donc, du général
Bonaparte, lui dit-il, au moins quatre des personnes qui
sont venues avec lui. Vous remarquerez que j'ai compris
Piontkowski dans ce nombre, quoique, à vrai dire, il l'ait
seulement rejoint quelque temps après que le Northumberland
eût mis à la voile. »
Cet ordre est signifié par sir Thomas Reade, lieutenant du
gouverneur, le 3 octobre; l'Empereur répond : « Quant au
capitaine Piontkowski, je ne sais même pas qui il est. On me
UN AVENTURIER A SAINTE-HÉLÈNE 35
dit qu'il était dans ma garde à l'île d'Elbe. C'est tout ce
que j'en sais. » Chacun prend facilement son parti du départ
du Polonais. « Son départ n'était pas pour l'Empereur une
perte sociale, » dit Montholon. « Le gouverneur a conclu à
n'éloigner que le Polonais et trois domestiques, » dit Las Cases.
Le départ s'accomplirait sans incident n'était que, le 28 août,
l'Empereur a chargé Piontkowski de faire passer en Angleterre
des copies de la lettre de protestation, écrites par Saint-
Denis sur des morceaux d'étoffe de soie ; il a échoué dans ses
tentatives et l'Empereur en a pris de l'humeur; pourtant il
croyait que rien n'avait transpiré. Or, le 9 octobre, l'officier
d'ordonnance du gouverneur notifie à Piontkowski qu'il est aux
arrêts et qu'il ne doit plus sortir de l'enceinte de Longvood,
« pour avoir cherché à entraîner un officier de la garnison à se
charger d'une lettre clandestine pour l'Europe ». Piontkowski
proteste; et, le i3, Hudson Lowe le fait venir à Plantation
house et le met en face de dénonciations auxquelles il n'a
rien à répondre. L'Empereur, qui Ta vu ce même matin i3,
à son déjeuner, a pu lui donner ses ordres de façon que le
moins de monde possible soit compromis.
Le 1 6, il dicte à Gourgaud des instructions pour Piont-
koswski.
Que contiennent-elles? Lui sont-elles remises? On ne
sait. Nulle part on ne verra Piontkowski agir comme ayant
des ordres, des pouvoirs, même des indications. Le 17,
« l'Empereur donne ordre au grand maréchal de remettre à
Piontkowski, ainsi qu'aux trois domestiques, des livrets men-
tionnant leurs fonctions à Sainte- Hélène, sa satisfaction de
leurs services, ainsi que l'invitation aux princes de sa famille
de leur payer leurs traitements ». Par grâce spéciale — le cas
paraît si étrange qu'il semble incroyable — l'Empereur élève
au grade de chef d'escadron le lieutenant Piontkowski qui,
de son propre mouvement, s'était fait capitaine. Voici les
termes du certificat dicté par l'Empereur au grand maréchal :
Par ordre exprès de l'Empereur Napoléon,
Le chef d'escadron Piontkowski (Charles-Frédéric), natif de Blo-
dowiez on Pologne, ajant donné des preuves d'attachement en sui-
vant l'Empereur Napoléon à l'île d'Elbe et depuis à Sainte-Hélène,
36 LA REVUE DE PARIS
ayant dû quitter ce dernier séjour et l'Empereur n'étant que satis-
fait de sa conduite, il recommande à ceux de Ses parents et amis qui
verront cet écrit, de l'employer dans son grade de chef d'escadron
de cavalerie, de lui faire compter une gratification d'une année de
ses appointements, en écrivant le montant de la gratification en bas
du présent livret ; enfin II leur recommande de l'aider et de l'assister.
Le Grand Maréchal,
Signé : Bertrand
<k Pion tkowski doit être content, il a un livret superbe, » dit
l'Empereur à Gourgaud : Piontkowski était si peu satisfait
qu'il refusait le livret, pareil presque en tous points à celui
des domestiques. Il fallut que le grand maréchal et le général
Gourgaud employassent toute l'influence qu'ils avaient sur lui
pour le décider à accepter : encore, Bertrand s'engagea-t-il à
lui écrire une lettre ostensible où il attesta que « le dévoue-
ment que Piontkowski avait montré à l'Empereur, en venant le
servir à l'île d'Elbe et en le servant comme soldat puisqu'il
n'y avait pas de place d'officier et en venant le joindre à
Sainte Hélène, lui méritait la protection des amis et parents de
l'Empereur ».
Dans la maison, sauf Bertrand et peut-être Gourgaud, on est
mal disposé pour le Polonais ; on lui refuse des draps et des
serviettes, un couvert d'argent pour son voyage ; on lui donne
du vin du Cap comme aux gens et on lui comptera comme à
eux cinquante louis de gratification. « Madame Bertrand est
bien bonne, dit Gourgaud, elle donne une chaîne à Piont-
kowski pour souvenir, mais je lui avais donné ma boîte à
thé. » De la boîte à thé, Piontkowski ne fera point mention,
mais de la chaîne ; on l'a vu : c'est l'Empereur qui la partagea
entre madame Bertrand et lui. Au moins a-t-il cité madame
Bertrand! Si, dans toutes les histoires, il y avait une telle
partie de vérité!
L'Empereur ne le voit point et ne lui permet pas de
prendre congé. Gourgaud en tire grief. Quand, après avoir
conduit Piontkowski jusqu'au signal d'Alarm-House, il
retourne à Longwood avant le dîner et que l'Empereur insiste
sur (( les livrets superbes », Gourgaud répond que Piontkowski
est bien triste de n'avoir pas vu Sa Majesté; l'Empereur
répond : « J'étais indisposé et cela m'aurait fait trop de peine ».
UN AVENTURIER A S AINTE-HÉlÈNE 37
Ces témoignages concordent d'une façon précise : ils mon-
trent unanimement le peu de prix que l'Empereur attachait à
la présence de Piontkowski. Si, comme Gourgaud le dit,
l'Empereur a dicté des instructions pour Piontkowski, on peut
conclure d'un passage de Montholon qu'elles ne lui furent point
remises au moment du départ des quatre proscrits. « La visite
la plus minutieuse, dit Montholon, est faite de leurs bagages
et sur leurs personnes, mais rien de suspect ne fut trouvé sur
eux. Nous nous attendions à cette visite et nous avions d'ail-
leurs trop de moyens de communiquer secrètement avec
l'Europe pour courir le risque d'aggraver inutilement la situa-
lion de ces braves gens. »
Ainsi, Piontkowski est venu sans être ni désiré ni appelé;
l'Empereur Ta gardé par pitié et tout en le soupçonnant ; les
ministres anglais ont, d'eux-mêmes, ordonné son départ à la date
du 26 juin ; sans qu'ils en aient fourni aucun autre motif que le
nombre exagéré des personnes à la suite de l'Empereur. Cette
affaire ne se lie par aucun côté à celle qui émut alors si vive-
ment les compagnons de l'Empereur, sommés par le gouver-
neur de signer, dans des termes qui blessaient justement leur
délicatesse et leur fidélité, la déclaration « que leur désir était
de rester dans l'île de Sainte-Hélène et de partager les restrie-
lions imposées à Napoléon Bonaparte personnellement ».
Il ne pouvait être question pour Piontkowski de signer une
telle déclaration, puisqu'il était nominativement désigné parles
ministres pour partir : il n'en fut non plus jamais question ;
mais Piontkowski est trop adroit pour ne point chercher à rat-
tacher son départ à cette affaire de la déclaration : il se relève
ainsi et se met au plan de Bertrand, de Montholon, de Las Cases
et de Gourgaud ; il se montre même supérieur en dévouement
et en fidélité; il se pose en victime et il s'établit comme l'ami
intrépide et l'intime confident de l'Empereur. Son récit, qui
fait honneur à son imagination, est, à ce point de vue, un docu-
ment humain des plus curieux :
Hudson Lovve, dit-il, ne cherchait qu'un prétexte plausible pour
expulser Piontkowski de l'île. Le colonel ! ne tarda pas à le lui
1. Lorsqu'il parle de lui-même, Piontkowski est toujours colonel et comte.
38 LA REVUE DE PARIS
fournir lui-même. Le gouvernement ayant donné ordre à tous les
officiers de la suite de l'Empereur d'écrire chacun une déclaration
personnelle dans laquelle ils se soumettraient aux restrictions impo-
sées par le gouverneur, le comte traça la déclaration suivante :
« J'ai déclaré le 6 août dernier, à bord de la frégate YEurotas, que
je ne connaissais point d'autre bonheur que de continuer à servir Sa
Majesté l'empereur Napoléon. Quoique ma destinée affreuse dépasse
de beaucoup les idées que je m'étais formées, je n'hésite cependant
pas un moment de renouveler de bon cœur cette déclaration. Aucun
danger, aucune misère, même le terrible séjour de Sainte-Hélène et
les restrictions arbitraires que l'on impose à l'Empereur et aux per-
sonnes qui ont l'honneur d'être au service de Sa Majesté, ne pour-
ront me faire regretter une résolution libre et mûrement réfléchie.
Ma déclaration est solennelle et je me dévoue d'avance aux suites
qui en pourraient résulter pour moi, plutôt que d'agir d'une manière
indigne d'un officier que l'Empereur daigne conserver à son service.
Tels sont les sentiments auxquels je suis bien résolu de demeurer
inviolablement attaché. Si les circonstances sont graves, la persua-
sion d'avoir fait mon devoir me donnera la force nécessaire pour les
supporter avec courage.
Sainte-Hélène, le 18 avril 1816.
« Signé : piontkowski »
Les termes de cette déclaration étaient mesurés. L'Empereur
engagea le comte à y substituer la déclaration suivante qu'il dicta
lui-même :
« J'ai suivi l'empereur Napoléon sur le Bellèrophon. N'étant pas
admis à la faveur de le suivre à Sainte-Hélène, j'ai continué, peu de
jours après son départ, de rester avec huit autres officiers de sa suite
sur un vaisseau anglais dans le port de PI y mou th. J'ai, depuis, obtenu
la permission de le suivre à Sainte-Hélène où je suis depuis quatre
mois. Je n'ai rien trouvé de ce que l'on disait en Angleterre de la
beauté de l'île, de la salubrité du climat et des égards dont devaient
être entourés l'Empereur et les personnes de sa suite. L'île est
affreuse, c'est à proprement parler l'île de la désolation. Son climat
ne ressemble à aucun climat de la terre. On \ est perpétuellement
dans les nuages, au milieu des brouillards, ou exposé à un soleil
ardent, bienfait dont on est même privé les trois quarts du temps.
L'humidité ordinaire de la partie de l'île que nous habitons, dans
une cahute couverte de papier goudronné, mettra promptement un
terme à la vie de l'Empereur et des personnes de sa suite. Je suis
cependant constant dans mon ardent désir de rester auprès de l'Em-
pereur et je me soumets aux restrictions qu'on nous impose, quoi-
UN AVENTURIER A SAINTE-H ELÈNE 3g
qu'elles soient injustes, vexatoires, arbitraires el ne soient motivées
par aucune nécessité puisqu'il suffit de garder le rivage pour oler
tout moyen de s'échapper de ce roc escarpé.
Longwood, le 19 avril 1816.
« Signé : piontkowski »
Cet écrit, dans lequel on reconnaît facilement le style de l'Empe-
reur, devint une des causes principales de tous les malheurs de
Piontkowski. Le colonel aurait préféré sa première déclaration,
mais son dévouement à Napoléon était si complet qu'il la déchira
pour substituer celle-ci. Il ne s'arrêta pas un seul instant aux
malheurs qui pourraient en résulter pour lui-même et ce ne fut que
sur lui, en effet, que tomba la haine mortelle du gouverneur. Les
autres officiers de la suite de Napoléon furent plus prudents : aussi,
après la mort de l'Empereur, ils retournèrent en France où ils
retrouvèrent patrie, fortune, honneurs. Le gouvernement anglais se
trouva blessé par la déclaration de Piontkowski et il donna ordre de
le renvoyer de l'île...
Hudson Lowe annonça Tordre du gouvernement anglais par une
lettre adressée au grand-maréchal. Piontkowski devait s'embarquer
le lendemain sur un vaisseau qui faisait voile pour le cap de Bonne-
Espérance. La séparation de l'Empereur et du comte fut des plus
touchantes. Napoléon embrassa avec effusion son fidèle serviteur et
lui remit un écrit, tracé de sa propre main, adressé aux divers
membres de sa famille, par lequel il le leur recommandait particu-
lièrement et les priait de lui payer à son arrivée en Europe deux
années de ses appointements comme chef d'escadron, c'est-à-dire
12000 francs, et de lui faire en outre une pension de 6000 francs
par année durant sa vie ou de le prendre à leur service avec les
mêmes appointements.
Le colonel partit de Sainte-Hélène le 19 novembre 18 16.
L'étonnante construction de ce système mérite d'être
démontée : on sait que, dès son arrivée à Sainte-Hélène, le
17 avril, le gouverneur, en vertu des instructions de lord
Bathurst en date du 10 janvier, « communiqua à toutes les
personnes de la suite de Napoléon Bonaparte y compris les
serviteurs domestiques, qu'ils étaient libres de quitter l'île
immédiatement pour retourner en Europe, ajoutant qu'il
ne serait permis à aucun de rester à Sainte-Hélène, excepté
ceux qui déclareraient par un écrit qui serait déposé entre ses
mains, que c'était leur désir de rester dans Pile et de se
4o LA REVUE DE PARIS
soumettre aux restrictions qu'il était nécessaire d'imposer à
Napoléon Bonaparte personnellement ».
Le 20 avril, Las Cases, Gourgaud, Montholon, tous les
domestiques signent, le s4> Bertrand. Las Cases a publié sa
déclaration, telle qu'il dit l'avoir écrite. Gourgaud a donné la
substance de la sienne, non moins énergique. Forsyth a publié,
d'après les papiers de Hudson-Lowe, les déclarations de Las
Cases, Montholon, Gourgaud et Bertrand. Sauf Bertrand, très
modéré, tous les autres se sont donné carrière et ont relaté
avec plus de vivacité que Piontkowski leurs griefs particuliers,
les griefs de l'Empereur. « D'après les sentiments actuels
des personnes attachées au général Bonaparte, je pense, écri-
vait Hudson Lowe à lord Bathurst, qu'il vaudrait mieux les
éloigner toutes, à l'exception peut être de Las Cases. La
manière avec laquelle ils manifestent, en toute occasion, soit
verbalement, soit par écrit, leur opinion sur les mesures que
le gouvernement a jugé convenable d'adopter à l'égard de
Napoléon lui-même, pourrait fournir un prétexte suffisant
pour leur éloignement. »
Lord Bathurst a répondu par l'ordre d'exiger des compa-
gnons de l'Empereur la signature pure et simple de la formule
que le gouvernement avait arrêtée. Mais, si cette dépêche
parvint à Sainte-Hélène par le même navire, Y Eurydice, qui
apportait l'ordre, en date du 26 juin, de renvoyer Piont-
kowski, elle était d'une date postérieure, vraisemblablement
du 17 juillet. Sir Hudson Lowe n'eut donc aucune signature
à demander à Piontkowski , vis-à-vis duquel il n'avait qu'à
exécuter les ordres du ministre ; la déclaration, à laquelle Piont-
kowski lui-même donne la date du 18 avril, n'a pu entrer pour
rien dans son départ, ce départ étant décidé à Londres le
26 juin, et la nouvelle déclaration exigée par lord Bathurst
n'ayant été signée à Saint-Hélène que le i5 octobre. Il y a
donc de la part de Piontkowski une confusion établie à dessein
entre les deux déclarations : celle d'avril, à laquelle il put
prendre part et qui n'amena le renvoi de personne, et celle
d'octobre à laquelle il n'eut aucune occasion d'être associé et
dont la non signature ou la signature selon d'autres termes
que ceux arrêtés par le gouvernement anglais eût entraîné le
renvoi.
UN AVENTURIER A SAINTE-HELENE
4i
Quant à croire que l'Empereur, qui ne s'était mêlé d'aucune
autre des déclarations — Montholon, Las Cases, Gourgaud,
Bertrand — se fût attaché à celle de Piontkowski, comment
l'admettre ?
Piontkowski annonce que l'Empereur lui remit un certificat
écrit par lui-même, enjoignant aux princes de sa famille de
payer au Polonais deux années de solde de chef d'escadron,
soit douze mille francs, plus une pension de six mille. Le livret
a été écrit et signé, dans la même forme que ceux donnés aux
domestiques, par le grand maréchal. 11 porte une année
d'appointements, comme chef d'escadron de cavalerie : la solde
de chef d'escadron, dans toute la cavalerie, était de quatre mille
francs : la solde de six mille n'était que pour la Garde. Aucune
pension n'est stipulée. L'Empereur n'a point vu Piontkowski
avant qu'il partit. Tout cela est positif; mais, soit qu'il ait
falsifié le livret, soit qu'il en ait fabriqué un autre, Piontkowski
vivra, tout le reste de sa vie, sur les neuf mois qu'il a passés à
Sainte-Hélène.
*
* *
Dès son arrivée au Gap, Piontkowski commence à jouer son
rôle et on en a l'écho par Gourgaud. « Au Cap, écrit Gourgaud
le a 5 novembre, Piontkowski se fait passer pour un ami de
l'Empereur et raconte des histoires fort bêtes. Sa Majesté est
fâchée que Bertrand lui ait donné un certificat. » Et ces his-
toires, c'est que lui, Piontkowski, a voulu donner des coups
de fouet à sir Thomas Reade, le sous-gouverneur de Sainte-
Hélène; que l'Empereur meurt de faim; que, une fois, il est
resté trois jours sans pain, et que, sans Piontkowski, qui est
allé en acheter à un Chinois, il n'en aurait peut-être plus jamais
mangé; mais Piontkowski par bonheur était là, lui, le meil-
leur ami de Sa Majesté.
Cela arrive tout droit du Cap : pourtant, à en croire Piont-
kowski, à peine s'il a pu y voir des Européens. Il est arrivé au
Cap très malade, et on a eu la cruauté de le retenir pendant
six jours sur le vaisseau. Puis, le gouverneur anglais, lord
Charles Somerset, l'a traité de la façon la plus barbare ; il l'a
envoyé prisonnier dans un petit fort à l'intérieur du pays.
:-3i
42 LA REVUE DE PARIS
Puis, il Ta confiné dans une affreuse solitude au milieu des
Cafres et des bêtes sauvages et Tunique distraction qu'il lui a
laissée a été la chasse à l'éléphant. Ses malheurs n'ont pas
pris fin lorsqu'il s'est embarqué sur YOrontès qui devait le
ramener en Angleterre, le capitaine étant « un homme d'une
écorce rude et commune, s'exagérant les mérites de ses com-
patriotes, fanatique de sa nation et trouvant méprisable tout
homme qui n'était pas anglais. »
Malgré ces déboires, lorsque, sur YOrontès qui a touché a
Sainte-Hélène, mais avec interdiction aux passagers de com-
muniquer avec Longwood, Piontkowski repart, emportant
quinze louis qu'il a obtenu que Gourgaud lui prêtât sur les
fonds de l'écurie, il vogue à pleines voiles vers la fortune.
D'abord à Londres, il retrouve sa femme qui, chassée de
France, comme on a vu, a trouvé un asile chez une madame
Bayart, anglaise de naissance, veuve d'un Français. « Cette
excellente dame, qui avait longtemps habité Paris, où le comte
Piontkowski l'avait connue, a offert à la comtesse un apparte-
ment dans sa maison. » Remarque-t-on que de gens cet éton-
nant lieutenant saxon se trouve avoir connus à Paris, lui qui,
d'après les états de service qu'il s'est lui-même donnés au
retour de l'île d'Elbe, y a tout au plus résidé durant quelques-
uns des Cent Jours?
A peine à Londres, le comte Piontkowski opère un étrange
miracle. Les quinze napoléons qu'il emprunta à Gourgaud se
multiplient en ses poches de telle façon qu'elles sont pleines,
qu'il paye tout en or, qu'il est dans l'opulence et roule carrosse.
Un carrosse sans armoiries aux portières serait-il digne de lui?
Fi donc! avec une imagination héraldique qui eût consterné
d'Hozier, il invente, accommode et approprie un écusson tel
qu'on n'en vit jamais : sur des trophées de drapeaux, de
tambours,* de timbales et de canons, appuyé sur deux sabres
en croix, dont paraissent les gardes à la polonaise, cet écu se
dresse sommé d'une couronne comtale, d'où sortent, comme en
cimier, les cinq plumes qui, d'après l'armoriai de l'Empire,
désignent les comtes napoléoniens. Au-dessous s'enroule un
ruban sur lequel est écrit : Fortiter et Fideliter ; la croix de la
Légion d'honneur — avec ou sans diamants — s'y accroche. —
Pour cette fois, point d'ordre de Saint-Henri. L'écu est écartelé
UN AVENTURIER A S àINTE-H^LÈNE
au i , d'azur à deux rochers d'argent battus d'une mer de sinoplc ,
ce qui rappelle assurément Elbe et Sainte-Hélène; au 2, de
gueules à l'épée haute d'or en pal, qui est le franc quartier des
comtes tirés de l'armée; au 3, de Pologne ; au 4» d'argent au
V de sable (est-ce Varsovie?); sur le toutt d'argent à la fasce
chevronnée d'azur : armoiries sans doute des Piontko^>ki :
on ne les rencontre point en Pologne : c'est sans doute qu'il
les a découvertes en Angleterre.
Ainsi blasonnés, le comte et la comtesse courent les rues de
Londres. Le bruit en revient à l'Empereur : « Ce sont peut-être
mes amis qui ont donné de l'argent à Piontkowski, ou peut-
être le ministère pour le faire parler »... « 11 reçoit des Lnns
de 5, 20, 3o louis ; les journaux disent que c'est un aventurier.
— Tout de même, dit l'Empereur, il est consolant de voir que
Ton porte des cent, deux cents louis envoyés à Piontkowski. »
La seule manière dont il se manifeste, à Sainte-Hélène, c'est
en y envoyant un pamphlet et quelques journaux. En marge
ou en interligne d'une des gazettes, il écrit diverses phrases de
nouvelles insignifiantes. Sir Thomas Reade s'en aperçoit et les
intercepte.
A Longwood comme à Plantation-House, nul ne sait
à quoi s'en tenir : « 11 paraît de nouveau que Piontkoswki
avait été envoyé ici comme espion », dit l'Empereur le
28 septembre 181 7, et à Gourgaud, qui a quitté Longwood,
Hudson Lowe, le 28 mars 1818, dit: « Qu'est-ce que c'était
que cet homme là? »
Qu'était-ce en effet? Pour se faire valoir « Piontkov^kt
insinuait dans ses conversations que son renvoi de Sainte-
Hélène avait été concerté avec Bonaparte qui lui avait prescrit
de se mettre dans le cas d'une exclusion, pour se procurer les
moyens de rapporter en Europe les commissions verbales dont
il l'aurait préalablement chargé ».
A d'autres, il disait : « L'Empereur est très rassuré sur son
avenir : la garnison anglaise de Sainte-Hélène lui est totale-
ment dévouée et il est plus maître des soldats que le gouver-
neur, ce qui cause les plus grandes inquiétudes à ce dernier. 11
sortira de Sainte-Hélène quand il le voudra, mais il dit que le
moment n'est pas encore arrivé et qu'il ne pourrait aller main-
44 LA REVUE DE PARIS
tenant qu'à la Nouvelle Angleterre, ce qui ne lui convient
pas. »
Par de tels discours, par les mystérieuses confidences qu'il
adresse aux personnages avec lesquels il a trouvé moyen
d'entrer en rapport, et l'on peut bien penser que, tel qu'il est,
il ne ménage point ses visites, Piontkowski a obtenu ses
entrées dans le monde libéral ; il y est recherché, invité à dîner,
fêté comme un homme d'importance; sans doute produit-il
une assez piètre impression sur quelques-uns qui, tel Samuel
Romilly, le trouvent très porté à exagérer. Mais il en tire
l'essentiel, qui est l'argent, et à ce sujet on ne se trompe pas
trop à Longwood.
Les ambassadeurs des puissances alliées qui ont l'œil sur lui
constatent « qu'il dispose de sommes considérables et qu'il vit
dans l'aisance ». — « Lord Holland, écrit d'Osmond, lui a
remis 4ooo francs. » Un anonyme lui a envoyé une lettre ainsi
conçue : « Si vous avez besoin d'argent, présentez ce billet à
M. Baring; il vous remettra 2000 francs, » et, en effet, sur
ce chiffon de papier, la banque Baring lui paye 4i L. 10 sh.
Gela se renouvelle, et l'argent arrive de tous côtés. Il en vient
aussi d'Italie. Au compte de Madame-Mère, Piontkowski
touche a4o guinées : ce sont les 6000 francs que l'Empereur a
assignés. Dès 181 7, la Famille a donc rigoureusement exécuté
les instructions de son chef.
Il a encore d'autres ressources. En l'absence de son mari,
madame Piontkowska a fait la connaissance d'un certain
M. de Tassinari, que le roi de Sardaigne a honoré d'un brevet
de colonel, et qui, étant ci-devant attaché au cardinal d'York,
dont les dernières volontés n'ont pu, faute d'argent, être
exécutées, est venu solliciter du roi d'Angleterre le paiement
d'une année ou deux de la pension qui lui était faite. Tassinari,
d'ailleurs, est bien pensant et, lié avec madame, « se trouvant
en conséquence dans la société du mari, » il rapporte à l'ambas-
sade de France comment « le Piontkowski se dit accablé sous
le poids des négociations qui lui sont confiées ». Plus tard, ce
n'est plus Tassinari, c'est un sieur de Bettera, qui paraît être
venu solliciter des Anglais l'indépendance de Raguse. Il a
longtemps vécu à Gênes, où il passait, en 181 4, pour un des
correspondants de Bonaparte; mais, à présent, il est prêta
r
UN AVENTURIER A SAINTE-HELENE £5 ' É
raconter à qui de droit les projets de Piontkowski et il a de la '3
matière. Car, comme l'écrit d'Osmond, « cet aventurier, que j
les uns disent très fin et les autres très sot, varie autant dans *|
ses rapports que dans ses projets ». . |
Dès son arrivée à Londres, Piontkowski s'est en effet muni C^
de passeports anglais et l'ambassadeur d'Autriche s'en est 3
inquiété : « Le gouvernement anglais, écrit-il à sa cour .A
le 19 février, ne pouvant, d'après les lois, le retenir ici, s'est vu .!•
obligé d'adhérer à la demande qu'il lui a faite de pouvoir se
rendre sur le continent, et Lord Castlereagh lui a en consé- ':i
quence accordé un passeport pour l'Italie où il désire se ^
rendre ».
y
Mais, Piontkowski a sans doute appris à redouter l'Italie et
il se rabat sur la Pologne. Le 3o avril, il adresse au comte
Lieven, ambassadeur de Russie, la lettre suivante : « Monsieur '■•
le comte, j'ai l'honneur de communiquer à Votre Excellence ;
seize pièces qui lui feront connaître qui je suis, ainsi que ma
situation actuelle. Ayant été éloigné de Sainte-Hélène, malgré V:
moi, par le gouvernement anglais, et connaissant l'impossibilité ::
de pouvoir arriver en Italie où je devais me rendre, je ne
saurais mieux m'adresser qu'à l'ambassadeur de Sa Majesté
l'Empereur de Russie, roi de Pologne, pour obtenir un passe-
port afin de me rendre à Varsovie. »
Lieven refuse le passeport et donne avis à Pétersbourg.
Piontkowski ne paraît point surpris de son échec et continue
à mener la grande vie. « Le gouvernement, écrit Lieven,
le 26 août/7 septembre, le fait surveiller de près et, selon toute
apparence, son séjour dans ce pays n'est toléré que dans
l'espoir qu'il pourra fournir quelques indices propres à mener
à la découverte des intelligences entre Bonaparte et ses parti-
sans».
A en croire Piontkowski, il a eu en effet une entrevue très
remarquable avec lord Castlereagh,- alors ministre des Affaires
étrangères. « Il reçut, raconte son biographe, une lettre dans
laquelle on lui disait qu'un membre influent de l'opposition
anglaise serait heureux d'avoir une entrevue particulière avec
lui et d'apprendre au juste quelle était la véritable position de
Napoléon, ainsi que le traitement qu'on lui faisait subir.
Piontkowski se rendit à l'endroit indiqué sans avoir le moindre
46 LA REVUE DE PARIS
soupçon de trahison; mais, en montant l'escalier d'un bâti-
ment public pour arriver à la pièce où devait se passer
l'entrevue, il fut accosté par une personne qui lui glissa ces
mots à l'oreille : « On vous trompe ; la personne avec qui vous
allez conférer est lord Castlereagh lui-même. Soyez sur vos
gardes, ne vous compromettez pas. » Le colonel était d'un
caractère très vif. Sa noble fierté fut indignée d'une aussi
lâche supercherie, et, bien loin de suivre les conseils de cet
ami inconnu, il eut l'imprudence d'exprimer, de la façon la
plus véhémente, tout ce qu'il pensait de l'infâme conduite
d'Hudson Lowe et du ministère anglais. Lord Castlereagh
l'écouta avec une grande apparence d'intérêt et sut se contenir
assez pour ne rien laisser voir de sa mauvaise humeur. A la fin
de la conversation, il remercia poliment le comte des intéres-*
sants détails qu'il venait de lui donner en l'assurant qu'il en
profiterait la première fois qu'on traiterait de ce sujet dans le
Parlement. »
<( Piontkowski, ajoute le biographe, venait de jeter le gant
au gouvernement anglais. » Et aussitôt, une coalition se forme
entre la Grande-Bretagne, la France, l'Autriche, la Sardaigne
et diverses autres puissances, pour réduire cet adversaire « qui,
ne comptant pour rien le sacrifice de sa vie, ferait sans doute
des efforts inouis pour arracher Napoléon à sa captivité » .
Néanmoins, les gouvernements coalisés ne se pressent point
et semblent donner à Piontkowski tant de facilités que Beau-
mont-Brivazac, chef du service des renseignements de l'ambas-
sade de France, se demande « si ce chef d'escadron polonais
n'est pas aujourd'hui un agent de l'Angleterre ». Ce n'est
qu'après sept mois d'un séjour agrémenté de dîners et de
subsides, que Piontkowski, voyant sans doute l'enthousiasme
baisser et les bons se tarir, se décide à « aller en Italie pour
porter des nouvelles de l'Empereur à sa famille et pour
réclamer l'arriéré de ses appointements ainsi que la fixation de
sa pension ». Il s'embarque, le a3 août 1817, à Liverpool, sur
le vaisseau YAmélia, à destination de Gibraltar, laissant à
Londres sa femme, à laquelle il a ménagé la protection parti-
culière d'un M. Gapper, chef des bureaux de TAlien-Office.
Les ambassades européennes sont aussitôt en rumeur, et,
bien qu'on suppose « qu'il s'est embarqué pour les États-Unis
r
UN AVENTURIER A S AINTE-HÉlÈNE ^7
afin de s'y réunir aux adhérents de Bonaparte, » le ministère
anglais n'en croit pas moins devoir donner avis aux missions
d'Autriche et des différentes puissances de l'Italie, de l'arrivée
possible de Piontkowski dans ces pays.
Cette précaution du gouvernement anglais ne désarme point
la police française qui flaire des mystères et qui, par ses agents,
empressés à grossir le moindre indice et à en tirer de belles
conspirations, s'évertue à établir un complot dont Piont-
kowski est l'agent principal, lord Castlereagh l'inspirateur,
lord Holland, lord Bentinck, Bruce, Hutchinson et Wilson,
pour le moins, les adhérents, sans compter divers Français,
quelques Italiens, un grand nombre d'Anglais, et des person-
nages dangereux, quoique inconnus et de nationalités con-
fuses. C'est ainsi que le passeport dont Piontkowski est
porteur lui a été directement délivré par lord Castlereagh, à
l'insu du département de lord Sidmouth et de l'Alien-Office ;
c'est ainsi que ce passeport lui attribue la qualité de colonel
attaché à la suite de Napoléon Bonaparte; c'est ainsi que Parme
est le but réel du voyage de Piontkowski ; que Bonaparte l'a
fait porteur de commissions verbales pour S. A. l'archidu-
chesse Marie-Louise; qu'il l'a chargé de lui remettre une
boucle de cheveux et surtout de la décider à suivre Piont-
kowski aux États-Unis pour se réunir à Joseph et par suite
à son époux. Et l'on forge un lien entre ce voyage de Piont-
kowski en Italie, la présence de lord Holland sur le conti-
nent et le départ pour la Sicile de lord Bentinck, qui a récem-
ment annoncé aux Génois l'espoir prochain de tenir les pro-
messes qu'il leur avait faites.
Ces romans de Beaumont-Brivazac sont d'autant mieux
accueillis à Paris que le comte Decazes, ministre de la Police,
est le proche parent de l' ex-commissaire général de police de
l'armée de Catalogne, devenu, pour son royalisme invariable,
le chef de l'espionnage à Londres. D'Osmond, ainsi, remplit
ses dépêches au ministre des Affaires étrangères des contes
bleus de Beaumont, et Decazes, en correspondance directe
avec Beaumont, reproduit ces contes dans les lettres qu'il
adresse au duc de Richelieu, en sorte qu'émanant de cette
unique source si peu sûre, les renseignements, parvenant par
deux canaux différents, semblent se confirmer et se compléter
48 LA REVUE DE PARIS
les uns les autres, alors qu'ils font honneur simplement à l'ima-
gination du personnage fort suspect qui les invente.
D'autres agents non moins empressés parviennent à s'intro-
duire chez madame Piontkowska avant qu'elle parte pour
Liverpool, se présentent comme d'ardents bonapartistes,
anciens officiers aux Gardes d'honneur, offrent leurs services,
provoquent des confidences, volent des papiers, mais, sauf quel-
ques menues informations qui sortent peut-être de leur esprit
inventif, n'apportent pas même de quoi compromettre davan-
tage les bonapartistes réfugiés. Néanmoins, ils promettent
une suite à leurs révélations et, à défaut de Piontkowski et de
madame Piontkowska, ils font parler l'hôtesse de celle-ci,
madame Bayart.
En même temps que Beaumont-Brivazac dénonce à son
cousin la grande conspiration de lord Gastlereagh et du colonel
polonais, en même temps que la chancellerie autrichienne
signale Piontkowski aux cours de Turin, de Florence et de
tapies, et que Lieven écrit de lui à Pétersbourg, Piontkowski
vogue vers Gibraltar; il comptait, a-t-il dit, y trouver un
navire à destination de Livourne ; il n'en trouva point et s'em-
barqua sur un navire qui rentrait à Gênes. On l'y attendait.
# *
Le 2 septembre 1817, le comte de Vallaise, ministre des
Affaires étrangères du royaume de Sardaigne, a écrit au
baron Binder, ministre d'Autriche : « Votre cour ne peut
douter, monsieur le baron, du prix que le gouvernement du
roi attache à la tranquillité de l'Italie ; cet objet essentiel a cons-
tamment été celui de toute sa sollicitude. Elle doit vous donner
la certitude que la plus grande surveillance sera exercée dans
cette occasion, mais, d'après les intentions du roi qu'il a daigné
me faire connaître dans plus d'une occasion, je ne puis faire
autre chose que d'ordonner la remise de cet individu au
premier poste autrichien, vu que le parti que vous me proposez
de le faire embarquer pour l'Angleterre ou pour l'Amérique
ne saurait nous donner la certitude qu'il ne débarquât pas sur
un autre point d'Italie où il serait également dangereuxi
!
UN AVENTURIER X S ÀINTE-HÉLÈNE ^9
D'après ces considérations, je suis persuadé que, si on parvient
à s'assurer de la personne du sieur Piontkowski, votre cour
consentira k le recevoir à la frontière pour le faire traduire en
Pologne, si elle ne juge pas devoir le retenir dans ses Etats. »
Arrivé à Gênes au début de novembre, Piontkowski fut
mis en quarantaine au lazaret avec les autres passagers.
h II écrivit, raconte-t-il, au gouverneur de la ville pour
lui demander l'autorisation de louer une felouque pour le
transporter à Livourne. Pour toute réponse, le gouverneur le
fit appréhender au corps et conduire à la forteresse où on le
mit au plus absolu secret. » Le fait est confirmé par une
note du marquis Alfieri, ambassadeur de Sardaigne à Paris,
au baron Vincent, ambassadeur d'Autriche. Au reste, si étrange
soit-il, le récit que Piontkowski fait de sa captivité va se
trouver, au moins pour les grandes lignes, rigoureusement
contrôlé par les notes de police et les dépêches des agents
autrichiens et français.
Sans doute raconte-t-il qu'à Gênes, on a pillé ses malles et
qu'on lui a pris, outre divers objets de valeur, cent quatre-
vingts napoléons sur trois cents qu'il avait : mais, qu'il pos-
sédât alors 6 ooo francs, le ministre des Affaires étrangères de
France l'écrit au ministre de la Police, d'après les rensei*
^icinriils du consul général à Gênes. 11 dit qu'il a été trans-
féré à Alexandrie, mis à la citadelle, puis conduit à Pavie et
remis aux Autrichiens : le duc de Richelieu en fait l'objet d'une
dépêche officielle. Il raconte qu'il est quelque temps enfermé
au fort Saint-Georges à Mantoue, d'où il est transporté à
Joseph s tadt ; voici la résolution impériale du 29 mars 1818.
11 dit que, « par surcroît de précaution, on lui a imposé le nom
de M. de Homemann » : il résulte d'une note de la direction
de police, en date du 7 mai 181 8, que c'est sous le nom de
Georges Hornemann qu'il a été transféré de Mantoue à
Josephstadt et que c'est sous ce nom qu'il a été détenu.
Faul-il croire, par exemple, qu'il ait constamment protesté de
son dévouement à l'Empereur, de son désir d'aller le rejoindre,
et qu'il ait renouvelé à tout instant les protestations contre la
captivité de .Napoléon? Sur ce point, les rapports de la police
autrichienne sont moins affirmatifs. Le prince de Metternich
écrit de Vienne, le 28 mai 181 8 : « Le voyage de Piontkowski
i»r Novembre 1908. 4
L
5o LA REVUE DE PARIS
à Josephstadt nous a mis dans le cas de recueillir sur
Sainte-Hélène quelques nouvelles données assez intéressantes ,
que le commissaire de police dont il était accompagné a
rassemblées avec soin et dont il a rendu compte à son dépar-
tement ; j'ai l'honneur d'envoyer à Votre Altesse un extrait de
son rapport en l'autorisant à le communiquer confidentiel-
lement à lord Gastlereagh et à lord Bathurst. » Par la précision
des détails sur les points de l'île où une évasion eût été possible,
ces conversations, appuyées par des démonstrations sur des
cartes, sortent du courant banal des bavardages inconsidérés et
prennent un autre caractère.
Quoique sévèrement détenu, Georges Hornemann est, pour
le matériel de la vie, fort bien traité. Le gouvernement autri-
chien alloue à cet effet 10 florins par jour — 3 65o florins par
an. Piontkowski annonce à la vérité que « c'était lord Cas-
tlereagh qui donnait une guinée par jour pour son entretien
et que le ministre anglais avait expressément recommandé
qu'il fût traité avec toute la douceur que pouvait comporter
une détention sûre » ; mais, sauf cet enjolivement, les chiffres
concordent. Piontkowski en tire encore un peu plus de vanité :
« Le bruit courait, écrit son biographe, que le captif inconnu
était un prince d'une famille souveraine tenu au secret pour
raison d'État ».
On ne saurait comprendre, au demeurant, quel prestige cet
homme pouvait exercer pour qu'on le traitât avec tant
d'égards, pour qu'on attachât tant d'importance à le garder
dans une prison d'État. La moindre enquête faite à Dresde, à
Paris ou à Sainte-Hélène eût prouvé ce que valait le crédit dont
il se vantait et comme avaient été gagnés les grades qu'il s'était
donnés.
L'on n'en interceptait pas moins toutes ses correspon-
dances, et les lettres qu'il avait écrites à une miss Wilson,
fille d'un avocat « qui l'avait connu et rencontré par hasard »
— et à laquelle il demandait des nouvelles de sa femme — fai-
saient une affaire sérieuse ; on annonçait, comme une décou-
verte, qu'il s'était vanté de la protection de l'empereur d'Au-
triche et de madame l'archiduchesse Marie-Louise; on lui
attribuait en un mot presque l'importance qu'il se donnait.
UN AVENTURIER A SAINTE-HE*LENE
5l
Il fallut plus d'une année pour qu'on s'aperçût que ce fan-
toche n'était guère dangereux. En mai 1819, le prince de Met-
ternich lui permit les promenades en ville et, le 20 mars 1820,
l'empereur daigna lui assigner Gratz comme lieu de séjour,
« sous condition de ne se mêler d'aucune affaire politique
quelconque et de ne point quitter les États autrichiens sans
l'autorisation du gouvernement ». Le 5 juin. Piontkowski en
signa la promesse et il profita de l'occasion pour énumérer tous
ses titres , devenus ainsi miraculeusement authentiques :
Comte Piontkowski, chef d'escadron de la Garde, officier
d ordonnance de t empereur Napoléon, officier de la Légion
dhonneur. Gela devait lui tenir lieu de lettres patentes et de
brevets.
* *
Durant ce temps qu'était devenue madame Piontkowska?
Selon les dires de son mari, elle devait attendre à Londres qu'il
lui indiquât les moyens de le rejoindre en Italie. Mais il résulte
dune lettre qu'il a écrite, de Liverpool, le a3 août 181 7, à
M. Capper à l'Alien-Office, qu'il a prié celui-ci « de faire déli-
vrer à sa femme un passeport pour tel pays qu'elle en aurait
besoin pour qu'elle ne trouvât point de difficultés à s'embar-
quer ».
Soit qu'elle attendit, comme le suppose Beaumont-Brivazac,
l'arrivée annoncée de Las Cases, soit qu'elle comptât rejoindre
son mari à Rome pour être attachée à Madame Mère, elle con-
tinua à vivre à Londres dans une société singulièrement mêlée
dont la comtesse de Miniac de Rohan faisait un des principaux
ornements, mais où s'égaraient des membres du parlement
anglais et où une certaine madame de Bettera ouvrait l'oreille
pour le compte de l'Ambassade de France. Sur le bruit que
Piontkowski avait, à Gênes, pris passage sur un bateau mar-
chand, pour l'Amérique, elle s'embarqua, vers le 1 1 avril 1818,
pour les Etats-Unis. Qu'elle y soit allée, le fait est certain :
Gourgaud l'affirme; les notes de la police autrichienne le
constatent. Mais ce qu'elle y fit durant deux années, nul ne le
sait. On ne la trouve pas au nombre des personnes qui appro-
chèrent Joseph Bonaparte; et nul, qu'on sache, ne relate son
5a LA REVUE DE PARIS
voyage. Vers la fin de 1819, elle revint en Angleterre, et, à
Londres, paraît-il, elle obtint d'un secrétaire de l'ambassade
d'Autriche l'assurance que son mari était détenu à Josephstadt.
Comme « les larmes et les prières d'une jolie femme sont
irrésistibles », elle s'adressa au baron de Neumann, ministre
à Londres, qui se chargea de faire passer à Piontkowski une
lettre ouverte où elle exprimait à la fois le désir de le retrouver
et celui de recevoir les fonds pour continuer son voyage, « car
elle était absolument sans moyens et dénuée de tout ». A cette
lettre, en date du 3i décembre 1819, Piontkowski répondit
le 7 avril 1820 : qu'il ménageât, dans une lettre ouverte, le
gouvernement qui le retenait prisonnier d'État, cela se
comprend; mais ne passe-t-il pas la mesure lorsqu'il écrit :
« Ne crains rien pour l'avenir, ma chère amie, car je me
trouve sous la protection d'un gouvernement qui m'a honoré
de preuves éclatantes de sa bienveillance et qui m'assure la
continuation de sa clémence ».
*
* *
Les deux époux se rejoignirent à Grafz, après que la comtesse,
« adressée aux diverses ambassades autrichiennes et accueillie
partout avec bonté et distinction », eut fait, de Londres en
Styrie, un voyage que la modestie seule de son époux l'em-
pêche d'appeler triomphal.
Il paraît que Piontkowski et sa femme « se trouvèrent mu-
tuellement bien changés »; ce fut la première impression que
leur procura leur réunion, mais ils se reprirent sur-le-champ et
firent figure. « Toute la noblesse de Gratz s'empressa bientôt
auprès du colonel et de sa femme et déploya en leur faveur les
plus délicates attentions. Le gouverneur accueillit également
le comte et la comtesse avec considération. » Seul, parait-il,
le chef de la police détonna dans ces concerts et continua à
exercer une surveillance qui était pénible à Piontkowski, « en
ce qu'elle dénotait un manque de confiance dans ses senti-
ments d'honneur ». On ne lui permit même pas d'accompa-
gner aux eaux madame Piontkowska, dont la santé n'avait pu
résister au repos succédant à une constante agitation.
UN AVENTURIER A SAINTE-HÉLÈNE
53
Durant que madame Piontkowska était aux eaux, le bruit
se répandit en Europe que Napoléon était mort. Piontkowski
allait se trouver libéré de toute obligation de résidence, mais
du même coup il perdait ses dix florins quotidiens. 11 devait
s'efforcer de les retrouver quelque part et ce ne pouvait être
qu'auprès des Bonaparte.
H avait déjà fait à ce sujet des démarches près du roi Jérôme ;
car c'est ce prince qu'il a choisi pour le servir, « comme Va
ordonné » l'Empereur. « Espérant donc, sire, d'après le désir
obligeant que Votre Majesté a daigné me témoigner de m'avoir
auprès d'elle, que mes services pourront vous être utiles, j'ose
vous prier lui a-t-il écrit, de m'honorer de vos ordres avant le
1 5 de ce mois, époque à laquelle je dois partir d'ici pour
Tries te. »
Jérôme avait, en, même temps qu'une générosité qui souvent
tournait en prodigalité, une propension à s'éprendre des êtres,
à les admettre dans sa maison, à leur livrer ses affaires, et
une égale facilité à s'en déprendre et à leur imputer l'insuccès
des spéculations qu'il leur avait confiées. Dépensier au delà de
la croyance et toujours plein d'espoir en des chimères pour
rétablir sa fortune qui sombrait, il était incapable de trancher
dans le vif, de restreindre sa maison, de se réformer; sa cour
se renouvelait sans cesse ; mais les éléments qui la formaient,
assez mal choisis pour l'ordinaire, s'éliminaient d'eux-mêmes,
à moins qu'il ne fût obligé de les chasser. Jérôme accueillit
donc Piontkowski comme un confident, si bien qu'il l'in-
vita à faire venir sa femme et que, de Trieste, il l'envoya à
Rome, près de Madame Mère, pour négocier d'elle un emprunt.
Piontkowski commença par réclamer de Madame la pension
qu'il prétendait lui avoir été accordée par l'Empereur; et il
assure qu'il allait l'obtenir — certains témoignages au moins
prouvent qu'il reçut quelque argent — puis, dit-il, sur l'assu-
rance que lui avait donnée Jérôme qu'il se chargerait de son
avenir, il se consacra entièrement à l'affaire de l'emprunt, y
réussit, mais, parla, <( se fit un ennemi irréconciliable du car-
dinal Fesch ».
Jérôme parait l'avoir gardé fort peu de temps, mais on ignore
pour quelles raisons il se priva de ses services. Piontkowski
revint à Rome, renouvela pour lui-même ses demandes à
i
54 LA REVUE DE PARIS
Madame, sans succès cette fois, s'adressa successivement à
tous les membres de la famille Bonaparte, sans obtenir de
subsides que de la comtesse Caméra ta; puis il forma des
réclamations près des exécuteurs testamentaires de l'Empe-
reur et, là, il a, grâce aux étranges manœuvres pratiquées
près des arbitres institués pour résoudre toutes les questions
litigieuses soulevées par la succession, il obtint une pension
sur les fonds ainsi enlevés aux légataires; mais il ne s'en
trouva pas content; il écrivit en effet au roi Louis : « Votre
Majesté me dit que les parents de l'Empereur m'ont fait
obtenir une pension, mais celle que MM. les exécuteurs tes-
tamentaires m'ont accordée est plutôt une indemnité pour les
prétentions que j'ai à la succession de l'Empereur comme offi-
cier de la Garde à l'île d'Elbe, à laquelle Sa Majesté avait légué
plusieurs millions, mais dont les fonds seront difficiles à réa-
liser et cette pension a été fixée bien avant que les parents de
l'Empereur aient pu s'intéresser pour moi, comme le prouvent
les lettres de M. le grand maréchal comte Bertrand ».
La prétention qu'élevait Piontkowski était fondée uniquement
sur le livret que l'Empereur lui avait fait délivrer à Sainte-
Hélène ; mais il tirait des termes de ce livret des conséquences
inattendues. « La recommandation de l'Empereur, écrit-il
au roi Louis, est mon livret de paye par lequel Sa Majesté
engage ses parents à m'empioyer ou à me maintenir dans les
appointements du grade auquel il m'avait élevé à cet effet et
me faire compter en outre une gratification; mais il n'est
nullement question d'une simple gratification, comme on l'a
peut-être mal expliqué à Son Altesse Impériale Madame Mère,
qui croit avoir satisfait aux recommandations de l'Empereur
en m'accordant une gratification de laquelle il n'est question
qu'en second lieu, le principal but de la recommandation étant
l'emploi ou les appointements. »
Après des espèces de menaces, il arrive aux prières :
(( Ayant, dit-il, perdu une fortune considérable, étant en butte
aux persécutions continuelles et de toute espèce, ayant à soi-
gner une femme malade depuis cinq ans, que puis-je faire?
Puis-je renoncer aux droits que l'Empereur m'a donnés et qui
sont ma seule ressource? Puis-je y renoncer pour frustrer mes
créanciers et laisser périr de misère ma femme qui, étant atta-
UN AVENTURIER A SAINTE-HELENE
55
quée à la fleur de l'âge d'une cruelle maladie, n'a que quelques
jours à vivre? » Et il se restreint alors à demander un secours :
« En renonçant volontairement, dit-il, à toutes mes préten-
tions pour le passé, le présent et l'avenir, je me borne à solli-
citer une seule année de mes appointements pour me sauver
du désespoir en me débarrassant de mes créanciers qui exigent
de moi avec violence une cession de mes prétentions, ne vou-
lant pas croire que j'ai fait toutes les démarches possibles
auprès des parents de l'Empereur, et pour pouvoir envoyer ma
femme à Paris afin d'y réclamer des arriérés qui sont assez
considérables pour me faire exister plusieurs années ».
Piontkowski n'avait pris le parti d'envoyer sa femme
à Paris qu'après avoir vainement sollicité l'autorisation d'y
venir lui-même. Ainsi avait-il fait une première demande au
début de 182 3, alléguant la santé de sa femme, le besoin
qu'elle avait de l'air natal, les intérêts qu'il avait à régler, vu
sa brouille avec la famille Bonaparte. Refusé le icr février i8îx3,
il a formé une nouvelle demande en 182 4» alléguant « les
réclamations qu'il avait le droit de former contre les héritiers
de Bonaparte »; refusé encore, il envoie en i8a5 sa femme
qui, ayant, depuis i8a3, l'autorisation « de passer de Rome
en France pour s'y faire soigner d'une fièvre d'hydropisie » —
obtient à Gex, le 21 juin, une passe provisoire pour Paris, s'y
installe, se proposant d'y rester jusqu'au printemps. « Tout
dans ses alentours annonce l'opulence, dit une note de police;
elle a plusieurs domestiques. » D'ailleurs elle voit peu de monde,
g presque tous étrangers », sauf un sieur Chantepie père que
la police surveille. « Elle parait avoir beaucoup de fortune, dit
un autre observateur. Elle dit être venue pour soigner sa santé,
quoiqu'elle paraisse bien portante et que son genre de vie ne
soit guère celui d'une personne malade. )>
En effet, elle choisit, pour retourner à Rome, le mois de
décembre, où on la trouve, le 20, passant au Pont-de-Beau-
voisin.
Dès 1822 pour le moins, M. Italinski, ministre de Russie
à Rome (la Russie a établi en 181 6 une légation près du
Pape), s'est intéressé près de l'empereur Alexandre pour obtenir
une pension à Piontkowski. Celui-ci passe en quelque façon
56
LA REVUE DE PARIS
sa vie près de M. Italinski et du prince Nicolas Ivanovitch
Gagarin, qui, après avoir secondé M. Italinski comme con-
seiller de légation, lui succédera comme ministre en 1827. Il
est difficile d'imaginer sur quels motifs l'empereur Alexandre
se détermina à accorder à Piontkowski une pension dont le
chiffre dut être d'importance, à en juger par la vie qu'il mena
depuis lors, mais ce fut assurément sur l'insistance d'Italinski
et de Gagarin.
Autorisé en 1826 à venir en France, Piontkowski, qui se
qualifie ex-militaire, voyage avec sa femme, une dame de com-
pagnie et des domestiques. En janvier 1827, le couple va en
Angleterre d'où il ne revient qu'en mai; il passe seulement à
Paris, s'établit à Tours où il loue une maison. En septembre
Piontkowski revient à Paris : il vit très retiré, dans un état
de gêne. On assure « qu'il a des sommes considérables déposées
par Bonaparte chez M. Laffitte ». Il rentre en octobre à Tours ;
en février 1828, il quitte Tours pour Paris où il prend à bail
pour 5oo francs un logement, 22, rue Neuve-Sainte-Croix, qu'il
meuble. « Il attend des fonds assez considérables de la vente
de ses biens en Pologne. Les époux paraissent avoir une exis-
tence indépendante et aisée ; ils vivent retirés. » En juin, départ
pour Bagnères-de-Luchon ; on a ordonné les eaux à madame
Piontkowska. Ils retournent à Bagnères en juillet 1829, munis
cette fois d'un passeport diplomatique : Madame Piontkowska
y meurt, Piontkowski rentre à Paris, d'où, en décembre, il
fait un assez court voyage en Belgique : « le sieur Piontkowski,
rapporte le préfet de police Mangin, depuis la mort de la
femme qu'il a perdue il y a près d'un an et qu'il faisait voyager
les trois quarts de l'année pour sa santé, n'a plus quitté Paris
que pour se rendre en Belgique. 11 reçoit fort peu de monde,
mais il voit plusieurs officiers supérieurs de l'ancienne armée,
entre autres les généraux Flahaut et Bertrand. Il se rend assez
souvent dans la maison de santé de Tivoli où se trouvent deux
Polonais de ses amis, qui y demeureut pour raison de santé. »
Survient la Révolution de juillet. « Elle le contraint, dit son
biographe, de quitter encore un pays qu'il aimait : ordre de
l'empereur Nicolas. » Dès lors commence une vie de vagabon-
dage où il est difficile de le suivre. C'est d'abord Genève,
où il se remarie, paraît-il, et où il passe deux années;
r
UN AVENTURIER A S AINTE-HÉ LÈN E 5*]
puis Manheim, puis Ratisbonne où il se fixe. Il y meurt le
i" mai 1849.
Piontkowski n'a laissé aucune relation de son séjour à Sainte-
Hélène. Il a donné la raison de cette abstention dans des lettres
qu'il écrivit à Aimé Martin, avec lequel il semble avoir été fort
lié. « Ce qu'il pourrait dire est trop odieux, car il ne pour-
rait peindre la vraie situation de l'Empereur qu'en entrant
dans des détails trop scandaleux sur les ennuis dont il était
abreuvé dans son intérieur, qui lui rendaient plus difficile la
conduite de sa maison que jadis le gouvernement de l'Empire. »
Si, pour cette unique fois, Piontkowski avait eu le dessein de
dire la vérité, il se fût fait des ennemis puissants et nombreux,
car il eût attaqué une légende patiemment construite dont
dépendaient l'honneur et la carrière de ceux qui l'avaient édi-
fiée et il eût compromis sans doute la pension que les exécu-
teurs testamentaires de l'Empereur lui avaient, comme on a
vu, accordée, sans qu'il y eût d'autre titre que son silence.
Sur cette énigmatique figure qui traversa un instant le
drame de Sainte-Hélène, comme pour y porter la note comique
inséparable de toute action humaine, sera-t-on jamais fixé?
Tout ce que Piontkowski raconte de lui-même — ou presque
tout — est mensonge; son origine est aussi mystérieuse que
son nom même est peu sûr; sa vie échappe jusqu'au moment
où il arrive à l'île d'Elbe ; nul ne sait pourquoi il est venu à
Sainte-Hélène, ni qui l'y a envoyé. N'est-il qu'un comte
d'industrie? Est-il espion? Est-il dévoué jusqu'au fanatisme
et a-t-il, par ses importunités, vaincu la froideur britannique?
Sa femme, qu'est-elle? La maîtresse de quelque Anglais
puissant qui a voulu lui assurer un nom et un état, puis s'est
débarrassé du mari en l'envoyant à Sainte-Hélène? Pourtant, la
fortune qu'elle a faite est médiocre pour une aussi jolie femme.
Pourquoi cette pension de la Russie? S'il fut un agent russe
à Sainte-Hélène, ses rapports se retrouveraient; Lieven aurait
su quelque chose de lui. Qui sait? Peut-être cette pension, rien
58 LA REVUE DE PARIS
autre chose qu'un bienfait de l'empereur Alexandre, envers
celui qu'on lui a présenté comme un brave soldat, un serviteur
fidèle jusqu'au martyr.
L'explication la plus simple, et peut-être la vraie, serait
qu'on se trouve en présence d'un de ces simulateurs de nais-
sance, qui font à ce point, dans leur vie, alterner le men-
songe avec la vérité, les événements qu'ils imaginent avec ceux
auxquels ils ont assisté, qu'ils n'arrivent plus à distinguer les
uns des autres; leur existence s'écoule ainsi dans un rêve que
traversent ça et là des réalités dont ils sont inconscients. Tout
est faux de la personnalité qu'ils se sont faite, mais ils peuvent
croire qu'elle est réelle; la puissance de mensonge qu'ils ont
naturellement peut s'égarer même sur les autres, en obtenir ce
qu'ils n'accorderaient à personne. Cette puissance, chezPiont-
kowski, ne produit point des actes notoirement malhonnêtes.
Point de dettes, point d'escroqueries caractérisées que signalent
les polices, toutes attentives et éveillées à ses actes. Certes il
vit des titres, des grades et des décorations qu'il usurpe et des
récits qu'il imagine ; il côtoie à tout instant les peines correc-
tionnelles; mais, s'il se pare d'un crédit qu'il n'a point, on ne
relève point de plaintes d'individus qu'il ait lésés et l'on peut
croire qu'il s'est contenté d'escroquer des gouvernements. Quoi
qu'il en soit, il paraît bien difficile qu'on arrive sur lui à la
vérité : si l'on trouve de Piontkowski une sorte de confession,
elle ne pourra être que mensongère, comme est sa biographie.
Si on parvient à découvrir d'où il vient et où il a passé
avant d'arriver à l'île d'Elbe, le départ pour Sainte-Hélène, le
mariage, le rappel, resteront toujours incompréhensibles. Et
c'est un agacement de rencontrer, dans ces jours tragiques, ce
fantoche mystérieux qui couvre son secret — peut-être si
médiocre ! — de cette inépuisable imagination de mensonges.
FREDERIC MASSON
HIÈN LE MABOUL'
XIV
lliên se retourna. L'hôpital de Cho-Quan effaçait entre les
manguiers son toit couleur de brouillard ; une cloche sonnait
à petits coups étouffés et grêles : — la visite du matin. — Hiên
ta ta sous son veston les papiers qui affirmaient sa liberté recon-
quise; il les sortit de sa poche, les compta, les recompta :
feuille de route, exeat, certificats attestant que le tirailleur
Phàm-vân-Hiên, définitivement guéri du «béribéri », était ren-
voyé de l'hôpital de Cho-Quan et dirigé sur sa garnison du
Cap-Saint-Jacques. Il referma son veston et respira : ce soir,
il retrouverait May et l'Aïeul. Il regarda une dernière fois les
toits gris de sa prison et se mit en marche, à grandes enjam-
bées, sur la route de Saigon.
11 avait plu à l'aube : les ornières achevaient de boire des
flaques d'eau pourpres, les volubilis penchaient leurs clochettes
alourdies le long des haies lavées et rajeunies. Les aréquiers
redressaient leurs plumets trempés; les fleurs de frangipa-
nier rouvraient leurs corolles enroulées en conques; les moi-
neaux guillerets chantaient dans les buissons de petits hymnes
au soleil reparu. Hiên baigna dans le gazon humide des
i. Puhlished November first, nineteen hundred and eight. Privilège o\
copyright in the United States reserved under the Àct approved March
t hird. nineteen hundred and five, hy <:almaxx-lé v y .
Voir la Bévue des ier et 10 octobre.
6o
LA REVUE DE PARIS
accotements ses pieds souillés de boue et gambada comme un
poulain échappé.
Avec une âpre allégresse de convalescent, il se remémora ces
quatre semaines de maladie et de captivité. Au lendemain de
ses fiançailles, il avait été saisi d'un mal bizarre : ses jambes
et ses bras avaient enflé au point qu'il ne pouvait plus se tenir
debout ni remuer les mains. Le docteur du Gap l'avait déclaré
atteint de « béribéri » et Hiên avait tremblé, car les méde-
cins d'Europe ne savent pas soigner ce mal étrange et peu
étudié, dont la cause même est ignorée. A tout hasard, on lui
avait appliqué le thermo-cautère sur la poitrine et dans le
dos, sans autre résultat que de lui arracher des hurlements de
douleur; on l'avait bourré de viande et de riz, et ce traitement,
qui l'enchantait, l'avait seulement fait grossir encore; — et l'on
ne put savoir si cet accroissement d'embonpoint était dû au
béribéri ou simplement au régime suivi.
Finalement on l'avait expédié à l'hôpital de Gho-Quan, où,
pendant un mois, les docteurs avaient expérimenté sur lui une
série de systèmes ingénieux. Convaincu qu'il allait mourir
dans cette grande maison triste où l'on parlait à voix basse, où
l'on entendait gémir les patients et soupirer les agonisants, où
les infirmiers indigènes, ses compatriotes, prélevaient réguliè-
rement les meilleures portions de ses repas, il pleurait sa fiancée
et son maître.
Maigrit-il de chagrin ou plutôt guérit-il subitement? Mys-
tère I En tout cas, il se retrouva, certain jour, dégonflé et
normal, le pouls régulier, et les médecins triomphèrent de
cette cure inattendue. On le garda encore pendant une
semaine en observation, et, comme il enflait d'autant moins
qu'il ne mangeait pas à sa faim, on le libéra.
Et c'est ainsi que, ce matin de mai, il se trouvait déambuler
sur la route de Cho-Quan à Saigon et recueillir les dernières
gouttes laissées par l'averse sur les manguiers.
La ville était proche. Hiên s'épouvanta de son immensité et
de son mouvement, qu'il n'avait pu soupçonner un mois aupa-
ravant, enfermé qu'il était dans un fourgon d'ambulance. Les
cris des « coolies pousse-pousse » tirant leurs petits véhicules
à roues caoutchoutées, des cochers de ce malabars » accrochés
HIÊN LE MABOUL 6l
aux brancards de leurs voitures à caisse étroite et décorée de
fleurs grossières, les appels des Chinois vendeurs de soupe au
vermicelle, des marchandes de poisson, — tout ce bourdon-
nement formidable du quartier indigène lui emplissait les
oreilles et l'étourdissait.
Coudoyé rudement et bousculé, il allait d'ahurissement en
ahurissement, tantôt en arrêt devant les jambières grenat et
le chapeau démesuré d'un policier annamite, tantôt saisi
d'inquiétude au passage d'un Chetty barbouillé de chaux et
les narines plaquées d'or, tantôt suivant d'un œil rond les
chevaux australiens, minces et géants, tenus en main par de
minuscules boys. Il admira, figé sur le trottoir, les robes de
velours, les colliers de grains d'or, les mules brodées des
congaï qui évoluaient, ondulant de la croupe et balançant
prétentieusement les bras : la splendeur de ces belles dames
l'émut plus que leurs œillades, auxquelles il ne prit garde.
De longues théories de fillettes, trottinant entre leurs paniers
de paddy, formaient sur la chaussée des processions de che-
nilles bigarrées. Des garçons mal peignés, assis au seuil de
maisons basses, faisaient des signes que Hièn ne comprit pas et
leurs rires aigus de filles l'exaspérèrent.
Au pied d'un réverbère, des tirailleurs, accroupis sur les
escabeaux d'un restaurant improvisé, buvaient du thé : il leur
demanda son chemin. Il but du thé avec eux et causa : ses
nouveaux camarades l'informèrent que la chaloupe du Cap-
Saint-Jacques ne partait pas avant onze heures et qu'il pouvait,
sans crainte de manquer le départ, passer un moment avec
eux. Ils lui apprirent des choses étonnantes sur Saigon, sur
Cho-Len. La naïveté infinie de ce provincial les confondait;
mais, comme il avait payé déjà plusieurs tournées, ils lui
celèrent soigneusement leur dédain : on se sépara bons amis,
après avoir décliné ses noms et ses numéros matricules et
s'être promis à plusieurs reprises de se revoir.
Hiên descendit la rue Catinat, le cœur battant de stupé-
faction et de ravissement. Il s'attardait aux devantures des
magasins où, derrière des comptoirs débordants de soieries,
de dentelles, d'étoffes, d'objets de toutes sortes et de toutes
formes et dont il ne soupçonnait point l'usage, trônaient des
messieurs chauves et barbus et des demoiselles pâles à l'air
02 LA REVUE DE PARIS
arrogant et méchant. D'autres messieurs barbus et d'autres
demoiselles aux figures pâles émergeant de robes flottantes et
molles le frôlaient, et il s'écartait précipitamment, redoutant
quelque coup de canne et fuyant le regard dur des yeux fixes .
Des grincements d'archet l'attirèrent : debout entre les
baies de la véranda, les pseudo-tziganes de l'Hôtel Insu-
laire massacraient une quelconque « marche de Rakoczy ». Il
admira franchement leurs dolmans garance à brandebourgs
noirs, mais leur musique lui parut singulièrement barbare et
criarde et, s'étant risqué à gravir la première marche du large
escalier de briques, il constata que le chant des violons
semblait plonger les rares consommateurs dans un accable-
ment profond. Des domestiques chinois le menacèrent de leurs
serviettes : il s'enfuit à toutes jambes et se réfugia derrière la
haie des pousse-pousse qui appuyaient au trottoir leurs
brancards ornés de cuivre.
Il reprit sa promenade, poursuivi par les piaulements
saccadés de l'orchestre. A la terrasse d'un café, des officiers
en tuniques blanches buvaient dans des verres embués des
liqueurs multicolores. Des joueurs, assemblés autour d'un
tapis vert, manipulaient avec violence, et d'un air furieux, de
petits rectangles de carton enluminés : Hiên consacra un bon
quart d'heure à surveiller leur partie avec des yeux agrandis
par l'étonnement. Entre les tables de marbre s'insinuaient des
marchands de journaux, garçons impudents à faces glabres
sous les casquettes de drap bleu foncé, des bouquetières,
toutes petites filles qui offraient des roses et des œillets avec
des mines effrontées de rôdeuses.
Plus loin, les mêmes personnages faisaient des gestes iden-
tiques aux terrasses de cafés pareils. Puis les boutiques chinoises
ouvraient sur la rue leurs échoppes sales et puant l'opium ; des
rotiniers tressaient des chaises longues et des fauteuils, des
ébénistes vernissaient des armoires de bois jaune; des tailleurs
pesaient de leurs pieds nus sur les pédales rouillées de
machines à coudre préhistorisques ; des bijoutiers fignolaient,
à coups de marteau, des dragons à crinière hirsute sur des
manches d'ombrelle.
Enfin ce fut le port. Un tramway à vapeur passa en toussant,
sifflant, crachant de la vapeur et de la fumée, et Hiên, ma!
r
HIÈN LE MABOUL 63
initié encore à toutes les merveilles de la civilisation, crut à
quelque invention de mauvais esprits. Le monstre disparu, il
se rassura et s'orienta entre les barils, les sacs et la ferraille
qui encombraient le quai.
La multitude des chaloupes, vedettes, paquebots, cargo-
boats amarrés au ras des appontements l'épouvanta. Un coolie
obligeant lui indiqua la chaloupe du Gap. Un élégant com-
missaire, chaussé d'escarpins vernis qui laissaient voir des
chaussettes à pois, prit sa feuillle de route avec des airs dégoûtés
de percepteur recevant les impôts d'un vulgaire contribuable.
Moyennant cette formalité, le tirailleur fut autorisé à se choisir
une place sur le pont.
U n'arriva pas sans difficulté jusque-là : l'entrepont était
semé d'obstacles de toute nature, — ballots de coton, meubles,
paniers de poissons, rails, traverses, caisses de cartouches. —
Au bord d'un trou noir, des matelots annamites, suants et hur-
lants, manœuvraient des treuils à bras qui déroulaient avec un
tapage insupportable des chaînes graisseuses. Des commis-
sionnaires allaient et venaient, ployés en deux sous d'énormes
malles dont les angles heurtaient brutalement les infortunés
passagers. Des femmes embarrassées d'enfants pleurards et
débottés laquées se querellaient autour de l'échelle qui menait
tu spardeck. Elles s'effacèrent pour livrer passage à deux gros
fonctionnaires européens, et Hiên s'élança dans le sillage tracé
par les amples dolmans.
Parvenu enfin sur le pont, il élut domicile près du bastin-
gage et, déposant sa musette, poussa un profond soupir de
soulagement. La rivière de Saigon étalait ses eaux jaunes entre
le quai planté de tamariniers et les rizières de la rive gauche
que bordaient des aréquiers, des bananiers et des lataniers et
où les buffles paissaient. Jusqu'à l'horizon, que fermaient des
montagnes grises, des voiles de rotin cheminaient entre les
palmiers et les palétuviers sur d'invisibles arroyos. Contre les
berges, où s'écoulaient des ruisseaux boueux, de misérables
cabanes étaient plantées sur quatre pieux ou flottaient sur des
radeaux de bambous.
L'autre rive était plus exclusivement européenne : les cales
de l'arsenal penchaient leurs toits d'ardoise auprès de formi-
dables tas de charbon et de briquettes; les torpilleurs salis,
64
LA REVUE DE PARIS
les contres-torpilleurs blancs, souillés de suie, les canonnières
couleur de rouille, les croiseurs pavoises de chemises et de
pantalons mouillés, les vieux cuirassés transformés en pontons
et coiffés de paillotes, retentissaient de coups de sifflet, de
heurts de marteaux, de sonneries de clairons. Des vedettes
s'essoufflaient, remorquant des chalands de tôle rouge ; des
canots croisaient des sampans pilotés par des matelots anna-
mites et portant sur des pavillons multicolores des noms de
navires ou des numéros d'ordre. La flottille des Messageries
Fluviales égrenait ensuite les cheminées noires de ses cha-
loupes.
Hiên le Maboul, accroupi contre le bastingage, s'étonnait
des paquebots géants qui le regardaient par les trous sombres
des hublots : « affrétés » massifs, courriers effilés, cargo-boats
trapus. A perte de vue, les steamers étaient amarrés sur deux
files, — allemands, japonais, américains, anglais, russes, chi-
nois; — au loin, les navires arrivant s'annonçaient par des
panaches de fumée noirâtre.
Dans la clarté blanche du soleil, — qui avivait le vert tendre
des feuilles neuves, l'ocre déteint des toits de paille, la pourpre
des flamboyants en fleurs, les bronzes des lisses et l'acier
bleuissant des canons, — l'énorme port vivait et haletait à côté
des rizières paisibles jalonnées de palmiers et peuplées de
buffles.
*
A chaque instant, des passagers nouveaux émergeaient du
capot sur le pont. Hiên perçut le cliquetis d'une baïonnette :
il se retourna et reconnut Phuc, son ancien ennemi, qui grim-
pait à son tour l'échelle, gêné par son mousqueton, par sa
couverture roulée, son « coupe-coupe », sa petite marmite de
cuivre, tout l'équipement enfin d'un tirailleur en tenue de
campagne. Sur ses talons, une femme noiraude, courte et
râblée comme lui, portait la caisse classique et réglementaire,
des nattes, des ombrelles, des paniers de provisions où réson-
naient des vaisselles.
— Par icil par ici! — clama Hiên.
HIÊN LE MABOUL 65
— Bonjour!... Aide-moi à me débarrasser et à débarrasser
ma femme.
Ils s'installèrent contre le bastingage et, s'étant assis sur
une natte, causèrent en camarades enchantés de se retrouver.
Phuc venait d'achever un stage d'infirmier au camp des Mares ;
il compatit au récit que lui fit Hiên de ses souffrances. La grosse
fille noire les écoutait en clignant ses petits yeux bridés et en
mâchant bruyamment une feuille de bétel.
— Ouil je me suis marié, — expliqua Phuc. — Mon stage
fini, j'ai obtenu une permission de quinze jours et je suis allé
dans mon village. J'y ai trouvé cette honnête fille que je con-
naissais depuis des années et qui m'attendait, paraît-il; et nous
nous sommes mariés.
La mangeuse de bétel ouvrit une large bouche saignante, où
luisaient des dents laquées, et rit silencieusement.
— J'étais un peu fou autrefois, — confessa Phuc; — ima-
gine-toi que cette petite sotte de May m'avait séduit, avec ses
allures de fille de mandarin, avec ses yeux méchants, avec ses
tuniques de soie... Je l'aurais épousée, ma foil j'aurais fait
cette bêtise !.. . Hein? me vois-tu accouplé avec cette pim-
bêche?... Quoi? Qu'est-ce que tu dis?
— Je né dis rien !
— Je plains son mari. Pendant que monsieur suera sur la
place d'exercice, madame ira promener devant l'Hôtel OUivier
ses robes neuves et ses attitudes languissantes. Le premier
Tenu qui lui montrera une piastre la verra nue sous sa mous-
tiquaire. Un beau jour, du reste, elle filera le parfait amour
avec un Français, qu'elle trompera, mais qui lui donnera de
l'argent et des bijoux. Cependant son mari se lamentera...
Nous autres, on s'aime solidement la nuit, et, le matin, on se
moque bien d'avoir une robe trouée; n'est-ce pas, Thi-Sao?
— Oui, frère aîné !
Le joyeux Phuc pinça vigoureusement la cuisse rebondie
de son épouse, qui tendait le pantalon luisant, et conclut :
— Les gens avisés épousent des Thi-Sao ; May est pour les
imbéciles.
— Je suis fiancé à May depuis six semaines, — dit humble-
ment Hiên.
— Tu es.... Ah! — fit l'autre, abasourdi.
i*r Novembre 1908. 5
66 LA REVUE DE PARIS
Il devint subitement muet, car c'était un bon garçon, un peu
étourdi seulement; et l'énorme impair qu'il venait de com-
mettre le consternait. La placide Thi-Sao, que l'incident n'avait
nullement troublée, offrit aux tirailleurs une chique de bétel,
et tous trois mastiquèrent sans mot dire. Près d'eux, les autres
passagers s'étaient casés pareillement par groupes entassés sur
des nattes.
La chaloupe, prête au départ, vomissait de la fumée et s'en-
tourait de jets de vapeur; elle siffla longuement, à plusieurs
reprises, lâcha ses amarres, comme à regret, et fila, remuant
des. tourbillons de vase.
Penché sur l'eau boueuse, Hiên avait froid au cœur. Les
paroles de Phuc, les paroles de l'Aïeul seraient-elles vérifiées,
un jour? Se pourrait-il que May, si jolie, si fine, livrât son
petit corps pour de l'argent?... Comment pouvait-on lire dans
ses yeux immobiles la prédiction d'un tel avenir?... Serait-il
seul aveugle, lui, Hiên? Le doute entra dans son âme pour la
première fois et toute sa joie du retour fut empoisonnée.
Phuc lui tendit une cigarette et demanda, brusquement
soucieux :
— As-tu reçu des nouvelles de la compagnie, à l'hô-
pital ?
— Non, — répondit Hiên, — je n'ai vu personne.
— Le bruit a couru, aux Mares, d'un nouveau départ de
l'Aïeul. C'est un tirailleur libéré qui en parlait. Tu ne sais
rien à ce propos ?
— Rien î
Ils échangèrent un regard inquiet. Tous deux avaient la
même pensée : l'Aïeul parti, Pietro redevenait le maître et la
vie d'enfer recommençait. Tous deux frémissaient à l'évocation
du tyran, mais Hiên se sentait plus -particulièrement menacé.
L'Aïeul l'avait arraché au bourreau, l'avait réconforté et relevé,
avait protégé ses amours : allait-il retomber dans ses ténèbres,
recevoir encore des injures et des coups, être comme jadis,
aux yeux de sa fiancée, le pantin ridicule et bafoué dont elle
riait?... Ce mariage, que l'Aïeul avait préparé, se ferait-il?...
Les rizières inondées, étincelant au soleil de midi, lui parurent
soudain sombres et désolées.
HIÊN LE MABOUL 67
Son camarade, qui n'était point accoutumé aux longs cha-
grins, prononçait des paroles encourageantes :
— Le tirailleur libéré n'assurait rien ! . . . Ce sont de simples
racontars... Ne te frappe pas, frère aîné! Nous apercevrons
l'Aïeul sur l'appontement, tout à l'heure... t
Sa face réjouie affirmait sa confiance inébranlable dans les
événements.
— Puisses-tu dire vrai ! — répondit la voix dolente de Hiên.
Et l'espoir tenace lui rendit la gaieté. Entre les paillotes de
la rive, des coqs de pagode voletaient gauchement, leur queue
rousse pendante; le museau lustré d'une loutre émergeait
parmi les herbes flottantes et plongeait de nouveau dans la
yase. Des canards à plumage gris fer nageaient de conserve
contre le courant : au bruit de l'hélice, ils allongèrent leurs
têtes plates, où luisaient les yeux méfiants, et filèrent comme
un essaim de flèches, égratignant de leurs pattes l'eau bour-
beuse. Des tourterelles roucoulaient dans les touffes de bambou ;
des singes exécutaient des pirouettes dans les palétuviers...
Hién se rasséréna définitivement au spectacle de la vie grouil-
lante dans la lumière immobile.
Les berges s'éloignèrent. Le clapotis capricieux et saccadé
du fleuve devint la houle large et régulière de l'estuaire. |
La chaloupe côtoya les pentes raides du massif de Ganh-Ray , •>>
qui dévalaient vers des roches noires chevelues d'algues
glauques, et la baie des Cocotiers apparut, avec ses villas
blanches noyées dans le feuillage des frangipaniers. Thi-Sao
repliait les nattes. L'ancre dévida sa chaîne goudronnée qui
cogna la tôle.
Les deux camarades cherchaient en vain sur l'appontement
le casque de l'Aïeul. Dans le canot vert qui se hâtait vers la
coupée, des tirailleurs se courbaient sur les rames. A l'appel èt|
de Hiên, ils levèrent la tête. \
— Nho, — demanda Hiên, haletant, — où est l'Aïeul?
ftho montra du doigt les montagnes de Baria, qui s'estom-
paient à l'horizon envahi par la brume :
— L'Aïeul est parti, — dit-il d'une voix morne.
La nuit sembla submerger la baie violette.
68 LA REVUE DE PARIS
XV
— Oui, l'Aïeul est parti, — répéta le sergent Gang en branlant
la tête. — Il est parti, parti sur une dépêche reçue de Saïgon,
sans avoir pu même nous dire deux mots d'encouragement,
sans nous avoir revus. Bèp-Thoï a bouclé ses caisses, bourré
sa musette, et tous deux sont rentrés dans la grande forêt
d'Annam, et personne ne sait quand ils reviendront... Le soir,
le sous-lieutenant est venu prendre le commandement de la
compagnie. L'adjudant est maître; la terreur règne... Tu
aurais mieux fait, mon garçon, de rester à l'hôpital : ici on
souffre.
Il caressa sa barbiche blanche et regarda la porte avec des
yeux graves qui semblaient retenir des larmes. Dehors, dans
la nuit chaude et gémissante, l'averse ruisselait sur le toit de
paille et tintait sur les feuilles mortes. La mer geignait entre les
galets de la jetée. Une rafale souleva l'auvent de latanier,
jeta quelques larges gouttes d'eau sur la terre battue où
rôdaient les cancrelats, coucha la flamme fumeuse du quinquet
posé devant l'autel des ancêtres : derrière sa moustiquaire
violette, May se retourna et soupira doucement.
— Mauvaise nuit! — murmura Thi-Bay; — les malins
esprits errent dans la tempête ; les morts délaissés se plaignent
et menacent.
Elle alluma un bâtonnet, le planta dans un vase sacré empli
de sable, et l'encens fuma devant les lotus artificiels et mangés
par les vers. Les doigts osseux de la vieille femme se joignirent
et son échine se plia en deux, sous l'œil ironique des bouddhas
ventripotents et roses peints sur les panneaux de papier. D'une
case voisine venaient des sons de clochettes. La bourrasque
continuait d'ébranler les chevrons. Cang se lamenta :
— Le sous-lieutenant ne sait pasl II est jeune; l'adjudant
lui a dit que nous étions fourbes, sournois, méchants,
que lui seul, Pietro, savait se faire craindre et obéir : il l'a
cru... A quoi bon réclamer? Le sous-lieutenant est aveugle et
sourd... La vie n'est pas drôle, mon fils I
— Mais qui dirige les travaux du nouveau camp? — inter-
rogea Iliên.
HIÉN LE MABOUL 69
— Personne! les travaux sont interrompus; ton wagon se
rouille dans un coin de la rizière.
— Que fait-on, alors?
— L'exercice, parbleu! Du matin au soir, l'adjudant galope
derrière les sections en aboyant et aligne les traînards à coups
de matraque... Ah! les belles manœuvres sur la place du
Marché, lorsque l'Aïeul, arrêtant son cheval sur un talus,
nous regardait défiler! Nous autres, les serre-files, chuchotions
aux recrues : « Tapez du pied au quatrième pas pour garder la
cadence ! » Et les recrues se meurtrissaient le talon sur le sable
et les cailloux. Les rengagés tendaient le jarret et bom-
baient le torse ; les deux pelotons défilaient comme un mur,
les coudes serrés, les mousquetons bien tenus en main ; en avant,
les clairons piaffaient et soufflaient comme des diables, les
yeux hors de la tête... Les beaux jours que ces jours-là! On ne
songeait guère à trouver l'exercice long ni fatigant, parce que
l'Aïeul était là I
— L'Aïeul était bon et doux et poli, — renchérit Thi-Bay ; — »
jamais il ne passait devant ma porte sans me demander de mes
nouvelles, sans causer avec moi, pauvre vieille radoteuse. Les
enfants sortaient des cases pour lui prendre la main, et lui
leur distribuait des sous neufs. Quand l'adjudant passe, le dos
toute, marmottant des jurons dans sa moustache sale, les
portes se ferment et les gamins se cachent!
— L'Aïeul était un bon maître, — conclut Gang.
Ainsi se lamentaient-ils, pleurant leur bonheur tranquille et
l'homme qui leur donnait ce bonheur. Au gré de la flamme,
leurs ombres croissaient et décroissaient sur les murs de
torchis. La tempête emplissait la nuit de ses plaintes furieuses.
Les âmes des morts semblèrent hurler avec la sirène d'un
paquebot en détresse, avec les bambous grinçants, plies par la
tourmente, avec les mouettes et les goélands s'appelant au-
dessus des ravins. Des branches sèches se brisèrent contre la
palissade.
Hiên regarda le lit où, sous la moustiquaire, s'agitait May,
dérangée dans son sommeil par les bruits du dehors ; elle dor-
mait, sa figure pâle traversée de frissons, les lèvres trem-
blantes : quelque cauchemar, sans doute...
— Tu penses à ton mariage? — dit Cang; — sois sans
7<3 LA REVUE DE PARIS
inquiétude : il se fera. L'Aïeul m'a demandé la main de May
pour toi et je lui ai donné ma parole. Il est parti, mais il sera
fait selon ses désirs : tu épouseras ma fille. Du reste, tu es un
brave garçon qui la rendras très heureuse. Elle a bien quelques
sottes idées : elle est vaniteuse, coquette; elle préférerait
un prétendant riche et généreux; mais tu as la force et la
santé qui valent mieux que l'argent.
— Merci, père ! . . . Je suis peureux et timide ! Je craignais
Je craignais... L'Aïeul parti, il me semblait que tout allait
s'écrouler, que tout le monde allait se retourner contre moi,
comme autrefois quand je suis venu de Phuoc-Tinh. Alors, tu
me promets que...
— Je te l'ai dit : tu épouseras May. Et maintenant, étends-toi
sur ce lit de camp. Fais provision de sommeil et de calme I
Moi, j'ai perdu l'un et l'autre depuis le départ du maître; mais
je suis vieux et cela n'a rien d'étonnant.
— Guérison Completel c'est inouï! — déclara le docteur
devant qui Hiên à moitié nu grelottait.
— Monsieur le major, — insinua Pietro, important, — j'ai
toujours dit que cet homme était un simulateur habile.
— Vous croyez? Il faudrait qu'il eût été vraiment habile pour
avoir feint d'être atteint du béribéri I
— Mais avait-il réellement le béribéri?
— Vous le savez, sans doute, mieux que moi! — répliqua
le docteur. (Celui-ci n'avait jamais témoigné à l'adjudant, dont
il soupçonnait la brutalité, une amitié débordante. Du reste,
l'Aïeul était son ami et il se souvenait d'avoir vu le tirailleur
manier le panka chez le lieutenant.) — Alors vous pensez que
votre lieutenant s'était laissé abuser par cet homme ?
— N'importe qui l'aurait abusé, monsieur le major, pourvu
qu'il fût Annamite. . . A force d'écouter toutes les doléances de
ces gens-là, il avait fait de la compagnie une vraie cour du roi
Pétaud, permettez-moi de vous le dire... Quant à moi, je
n'étais plus rien. Pour un malheureux petit soufflet donné à
un caporal, le lieutenant ne parlait de rien moins que de me
faire casser!
HIÊN LE MABOUL
71
— Il n avait certes pas tort!... En tout cas, ma tâche était
bien facile lorsqu'il commandait : je n'avais que fort peu de
malades, et jamais de carottiers; jamais je ne voyais venir à la
visite une telle procession de pauvres diables épuisés et abrutis,
sollicitant une exemption avec des yeux désespérés... Que leur
faites-vous donc faire ?
Pietro se garda de répondre. Il salua, tourna les talons et
s'en alla, satisfait de lui-même et mécontent d'autrui.
— Tu peux te rhabiller, — dit le docteur à Hiên. — Tu
reprendras ton service demain. Si tu as quelque ennui, viens me
trouver. Ton chef était mon ami.
Et la vie de forçat reprit. Ilien le Maboul s'aligna de nou-
veau, le mousqueton au poing et le cœur sautant d'angoisse,
à côté de ses camarades pareillement terrorisés ; les tempes
inondées de sueur froide, les doigts frissonnants, il guetta
l'approche du tyran qui bàtonnait ses voisins; contre sa joue
s'appliqua de nouveau la main sale et velue du Corse, et sur
ses épaules, la trique de rotin. Il fut de nouveau la victime qui
exaspérait son bourreau par son mutisme et sa faiblesse mêmes.
Pietro s'acharna contre lui; il le poursuivit de sa haine
sauvage : il lui semblait, frappant et injuriant le protégé du
lieutenant, tirer vengeance, en quelque sorte, de la bonté feinte
et de l'effacement auxquels celui-ci l'avait contraint pendant
des mois. Foulant aux pieds le serviteur, il insultait au maître
absent avec une basse joie de chacal jappant derrière le lion
disparu.
— Tu lui diras — hurlait-il d'une voix enrouée, mettant
son poing sous le nez du silencieux Hiên — tu lui diras, à ton
Aïeul à deux galons, que je t'ai allongé les oreilles hier, que je
t'ai flanqué une claque aujourd'hui!... Il peut bien revenir, ton
Aïeul! D'ici son retour, je t'aurai mis au pas ou j'aurai eu ta
peau !
Derrière la compagnie muette, les serre-files se raidissaient,
impassibles et les yeux fixes. . .
Hiên perdit la notion des jours. Il se traînait machinalement
72 LA REVUE DE PARIS
du camp à la place du Marché, de la place au camp. Les heures
d'exercice passaient, lentes et semblables à des semaines, sans
qu'il parût s'en émouvoir; au commandement de son instruc-
teur, il soulevait son mousqueton ou le replaçait contre son pied
droit, sans se préoccuper d'une cadence ou d'un ensemble quel-
conque. De fait, ses membres avaient repris toute leur rai-
deur d'autrefois, en même temps que la peur faisait de nou-
veau la nuit dans son esprit. Injures et coups n'avaient d'autre
résultat que de faire trembler davantage le malheureux et le
rendre plus inerte. Il lui parut que son supplice durait depuis
le commencement des siècles et jamais ne cesserait. Le décou-
ragement le saisit, puis l'abrutissement : il s'accoutuma aux
insultes; son échine se courba, toujours tendue à la matraque
de l'adjudant. Ses mains retrouvèrent leurs gestes fébriles; il
fut de nouveau le pantin grotesque, maladroit et stupide. La
théorie et les cours de français le revirent bégayant et ignare.
Insensiblement il retournait à ses ténèbres.
*
Cependant il n'oubliait pas l'Aïeul. Chaque nuit, le visage de
l'absent se penchait sur son lit de camp ; il distinguait les yeux
bleus si clairs, les moustaches tombant sur les lèvres rieuses,
et l'absent répétait les paroles dites autrefois :
« Tu connaîtras la vie et tu découvriras sa laideur; tu verras
pulluler le mal comme dés larves de moustiques dans une
mare. Les bons sont rares et timides : les méchants sont légion
et font la loi... Tu sauras que les bêtes de la forêt sont moins
féroces que l'homme, qui fait le mal pour l'amour du mal, et tu
pleureras ta forêt et ton ignorance.. . La vie n'est pas belle, petit
frère, parce que l'homme est laid. . . L'homme est un tigre pour
l'homme. Fuis-le; tourne tes yeux vers la nature; elle seule ne
trompe point, ne change point ; regarde-la, écoute-la vivre :
elle emplira tes yeux de lumière, tes oreilles de sons, et les
dégoûts humains n'atteindront plus ton âme... Crains ton
semblable... »
Hiên, qui a souffert des hommes, voudrait déserter. Fuir !
fuir!... Hélas! Hiên le Maboul a vécu, il vit comme tout le
HIÉN LE MABOUL 73
monde : la civilisation a rogné ses ailes d'oiseau sauvage. Il
a pu jadis essayer de prendre son essor vers la forêt nourricière,
lorsque, frémissant encore de la liberté perdue, il a découvert
avec horreur la saleté de l'âme humaine. Aujourd'hui, comme
l'Ange de la Merveilleuse Visite, il ne peut plus se servir
de ses ailes. 11 ne songe même pas à s'en servir : la vie lui a
façonné une mentalité de civilisé enchaîné à sa meule et igno-
rant désormais jusqu'au désir de l'affranchissement. ..
Toutes les nuits, il entendait ainsi parler l'Aïeul, répétait à
demi-voix ses paroles, jusqu'à ce qu'un voisin l'arrachât d'une
bourrade à son sommeil fiévreux. Alors il se dressait sur sa
natte, suant de terreur, croyant à quelque contre-appel, croyant
ouïr les rugissements de l'adjudant. Il restait accroupi durant
des heures, la tête sur les genoux, guettant l'apparition de
Vaube derrière les lames des persiennes. Les camarades disaient
tout bas :
— Le voilà qui cause avec l'absent; sa folie le reprend...
Chaque soir, l'exercice terminé, il allait vers le nouveau camp,
et, chemin faisant, les femmes et les gamins du village considé-
raient avec des yeux ahuris ce grand tirailleur qui gesticulait et
parlait tout seul. Il errait dans le chantier abandonné où flottait,
croyait-il , l'âme de son maître. Il s'asseyait sur le talus, près de
son wagonnet renversé, contemplait longuement les rails que
la rouille rongeait, le remblai envahi par les herbes et raviné
par les pluies, les cases sapées par les termites, les hangars
affaissés, les trous à torchis où coassaient les crapauds-buffles.
Le crépuscule descendait du ciel, où cheminaient des nuées
illuminées d'éclairs. Peu importaient à Hiên l'heure en fuite
et la nuit tombante : il écoutait vivre le passé. Sur la rizière
obscurcie grinçaient les roues basses ; les pelles des terrassiers
grattaient la tôle sonore des bennes; les marteaux des forge-
rons tintaient sur les enclumes chantantes ; les scies pleuraient
âprement sur les limes. L'absent parlait :
— Du courage, petits frères! la pause est proche... Trinh, le
manche de ton burin est fendu : demandes-en un autre à ton
sergent... Raccourcis-moi ces paillotes, Nam; donne encore un
coup de masse sur la tête de cette cheville, Tarn : tu vois bien
qu elle n'est enfoncée qu'à moitié... Déplacez-moi ce rail, vous
autres : il menace de glisser dans la rizière.
74 LA. REVUE DE PARIS
Les ténèbres envahissaient le chantier, et la voix chère et les
bruits familiers faisaient silence. Hiên se levait avec un soupir,
le front douloureux, les jambes molles. Il se dirigeait vers la
maison de son maître, ruminant des espérances insensées :
« L'Aïeul est peut-être revenu! je vais le trouver fumant sa
pipe sous sa véranda ou assis devant son bureau. Alors je me
tiendrai debout derrière lui et je l'éventerai comme autrefois.
Et, lorsque ses yeux se lèveront vers moi, je me mettrai à genoux
près de lui, j'appuierai ma figure sur ses mains et je pleurerai,
je pleurerai, et lui me parlera doucement... »
Il se faufilait dans la brousse ; les aiguilles des cactus ensan-
glantaient ses talons ; les branches des euphorbes accrochaient
les manches de son veston, fouettaient ses joues. Hélas! nul
rais de lumière ne filtrait sous les persiennes fermées. Contre la
balustrade la chaise longue de rotin pourrissait. Hiên rôdait,
désolé, sous la véranda, et les chambres vides lui renvoyaient
à travers les portes closes le bruit de ses pas. Des ailes de
chauves-souris le frôlaient avec des plaintes aiguës. Sous l'ap-
pentis de Bèp-Thoï, les araignées tissaient leurs toiles. L'Aïeul
n'était point revenu.
Alors Hiên rentrait au camp à travers les ténèbres, indiffé-
rent aux flammes errantes des lucioles. Il se jetait sur sa natte,
la tête enfouie sous les bras.
— Pourquoi n'es-tu pas venu dîner aujourd'hui? — deman-
dait le brave Nho, remué par la peine profonde de son ami. —
Réponds! voyons!... Tu es encore allé chez l'Aïeul, hein?...
Et il t'a parlé, hein?...
Et Nho, apitoyé, ajoutait :
— Il reviendra, frère aîné, il reviendra ! . . . Ne désespère pas !
Pleure, mon vieux, si tu as envie de pleurer : les larmes te
soulageront... Moi aussi, j'ai du chagrin : il y a des jours
où les larmes m'étouffent; mais je sais que tout cela finira,
et je patiente.. . Je mange à ma faim, je bois à ma soif : il n'y
a rien de tel que d'avoir le ventre plein pour résister au cha-
grin... Je t'ai gardé quelques gâteaux et du riz : mange, frère
aîné.
— Laisse-moi, laisse-moi tranquille ! — suppliait Hiên
d'une voix si lasse et si effroyablement navrée que son cama-
rade n'insistait plus.
r
HIÊN LE MABOUL 75
Et Nho se couchait, à son tour, murmurant rageusement :
— 11 devient fou !
XVI
— Epargne-moi, May! Je suis malheureux : on m'insulte,
on me frappe, et je perds la tête... Je ne sais plus ce que je
dis, ni ce que je fais, ni même qui je suis... C'est la folie
qui vient... Alors je vais vers toi comme une jonque en détresse
vers le feu entrevu dans l'obscurité. Aie pitié de moi! Parle-
moi avec douceur, comme une mère à son enfant.
May retire de sa bouche la canne à sucre qu'elle est en train
de grignoter, tourne ses grands yeux durs vers Hiên et déclare
tranquillement :
— Finis de geindre ! tu m'ennuies !
Hièn et May sont assis côte à côte sur un petit banc devant
l'étalage d'un restaurateur. Le tirailleur a offert une dînette à
sa fiancée, et celle-ci a consenti à le suivre au marché, parce
qu'elle compte, ce matin de dimanche ensoleillé, avec son
collier d'or et ses deux tuniques superposées, éblouir ses amies
et fasciner quelque jeune Français.
Elle recommence de mordre la canne à sucre et s'amuse de
la foule qui gesticule et crie sous la halle. Des taches de soleil
tombées des tuiles disjointes éclairent le carreau cimenté
qu'empourpre le bétel. Accroupies sur des nattes, les mar-
chandes pérorent avec des mines importantes et pénétrées de
notables commerçantes. Un collecteur hindou, ceint d'un
pagne flottant qui découvre ses chevilles noires, circule entre les
groupes des femmes bavardes et recueille quelques sapèques et
force injures : car ces dames, en tout pareilles à leurs congé-
nères de France, usent d'un vocabulaire peu choisi, mais abon-
dant. Entre toutes, les marchandes de poisson se manifestent
bruyantes et rebelles aux sommations de l'agent du fisc :
retranchées derrière leurs remparts de requins-marteaux glau-
ques, de langoustes brunes, de crabes indisciplinés et sans
cesse prêts à la fuite, elles montrent le poing au malheureux
fonctionnaire et le traitent de <( nègre », — pour l'hilarité
débordante des gamins assemblés et nus.
Des fruitières vident leurs paniers, d'où s'écroulent les régimes
76 LA REVUE DE PARIS
de bananes vertes, jaunes, tachetées d'ocre, les oranges, les
citrons, les pamplemousses, les mangoustans coiffés d'une
capsule étoilée, les fruits de jaquiers rugueux comme un dos
de râpe, les letchis rougissants, les ananas bosselés et dorés
comme des pommes de pin, les mangues oblongues et velou-
tées. Les maraîchères venues des villages tapis dans les clairières
de la forêt ont étage les patates violettes et difformes, les fais-
ceaux de cannes à sucre semblables à des roseaux, les courges,
les citrouilles, les plants de salade, les pastèques, les arachides
à coque terreuse. Des brocanteurs débitent une foule d'ustensiles
agréables ou utiles : cadenas de cuivre à sonnerie, fourneaux de
pipes à opium frettés d'argent, couteaux à bétel, pipes de fer-
blanc décoré de fleurettes de nacre, boites d'amidon, sachets
de papier rouge renfermant du fiel d'ours séché, pinces à épiler,
peignes de bois, bobines de fil, cristaux de borax, chandeliers
laqués pour l'autel des ancêtres, brûle-parfums de bronze,
théières de faïence, rouleaux de papier argenté et doré pour
cérémonies funèbres, nippes déteintes, fleurs artificielles,
baguettes d'encens.
Entre les éventaires s'attardent des paysans en longues tuni-
ques garance, teintes au ciwuzo; accoutumés au silence pro-
fond des rizières jaunissantes où pataugent les buffles muets,
tout ce mouvement et tout ce bruit les épouvantent. Les habitants
de la ville les étonnent singulièrement par leur luxe et leur
liberté d'allures : au passage d'un boy chaussé de bottines vernies,
les rustres s'écartent précipitamment, les mains prêles aux
layi et les yeux ronds d'admiration naïve, convaincus que le
passant est un important mandarin ou tout au moins un gros
richard. D'autres mandarins de même rang, cuisiniers de fonc-
tionnaires français, se carrent sur les tabourets d'un rôtisseur,
fument les cigares de leurs patrons qu'ils ont pris soin de ne
pas dépouiller de leurs bagues écarlates, et font de grands éclats
de rire entre deux assiettes de riz, que paieront tout à l'heure les
piastres des maîtres.
— Aie pitié de moi; sois douce! — répète à voix basse le
triste Hièn.
— Laisse-moi tranquille!
1. Salut cérémonieux que l'on adresse aux personnages de marque et qui
se fait avec les deux mains réunies sur la poitrine.
f
HIÊN LE MABOUL 77
Elle s'est détournée de lui pour contempler, avec des yeux de
convoitise, des congaï qui font leur entrée dans la halle. Les
rais de soleil, où dansent follement des poussières brillantes,
plaquent les tuniques raides de reflets brusques, noyés dans
l'ombre et rallumés aussitôt; les mouchoirs de crépon rose
noués sous les mentons poudrés chatoient ; les colliers de grains
d'or étagent sur les poitrines menues, habillées de velours
mauve, lilas et grenat, leur triple rangée d'étincelles ; les dia-
mants, les rubis, les émeraudes des bagues, des bracelets montant
jusqu'aux coudes s'embrasent de courtes lueurs multicolores. Et
l'envie ronge le cœur de May. Pour acquérir ces richesses, il a
suffi à ces filles de se vendre à des Français : qu'importe le
mépris de l'opinion publique, lorsque l'admiration et le dépit
l'accompagnent? A côté des courtisanes cheminent des femmes
de tirailleurs ; visages noircis par la sueur, seins affaissés sous
les vestes de coton décoloré, dos courbés sous le poids des
paniers ; ni bagues, ni bracelets, ni boucles d'oreilles, ni mules
brodées de paillettes... Voilà ce qui attend May, si elle épouse
le simple et pauvre guerrier qui lui parle avec des sanglots dans
la gorge :
— Pourquoi es-tu indifférente? Pourquoi n'as-tu pour moi
que des regards mauvais? Que t'ai-je fait? Si tu ne peux me
donner ton amour, fais-moi l'aumône au moins du sourire que
tu adresses aux inconnus dans la rue ! . . . Ah ! si l'Aïeul était là I . . .
Hiên ferme les yeux, se rappelle d'autres marchés qu'illumi-
nait la présence de l'Aïeul. Les marchandes, vieilles et jeunes,
le saluaient avec des cris de joie; il leur parlait, écoutait leurs
confidences interminables, leur donnait des conseils pratiques
qui provoquaient les rires inextinguibles de ces dames. Il plai-
santait avec elles.
— Ah! si j'avais vingt ans, — soupirait une fruitière édentée
et ridée, — je ne voudrais point d'autre mari que toi, Aïeul
à deux galons !
— Et moi, bonne mère, si j'avais ton âge, je voudrais me
souvenir que nous avons été jeunes ensemble et que nous
avons dormi sur la même natte !
. Les garçonnets qui jouaient dans les ruisseaux accouraient
I lui prendre la main ou se pendre aux pans de son dolman
où leurs doigts s'imprimaient en rouge. Il finissait'par s'échouer
78 LA REVUE DE PARIS
dans la boutique d'un restaurateur et grignotait des gâteaux
chinois en buvant du thé ; il conviait Hiên et May à s'asseoir à
ses côtés et le visage de la fillette s'illuminait; elle devenait
aimable et gaie, et son rire sonnait à chaque mot.
Hiên étouffe un soupir et considère sa fiancée silencieuse et
impénétrable. Il voit le front bombé, lisse et blanc, les sourcils
tendres et légers, relevés vers les tempes, les paupières abaissées
à demi, les cils immobiles voilant les yeux cruels, le nez imper-
ceptible aux narines retroussées, les lèvres charnues et rougies
par le bétel. Un désir insensé et brutal lui étreint le cœur,
de saisir cet animal sournois et indéchiffrable, de l'emporter
loin de cette humanité compliquée, loin de ces femmes trop
parées, loin de ces hommes aux regards effrontés, d'emporter
son aimée vers la forêt, où elle et lui seront seuls. Un mal
nouveau brûle ses veines et trouble son cerveau : la jalousie,
la jalousie qu'il ignorait et qui le fait souffrir tout de suite
atrocement.
Là-bas, dans l'église de pisé où tintent les cloches et ron-
flent les gongs, la messe vient de finir. Le marché se remplit
de Français : — officiers d'artillerie descendus de leurs villas
qui s'accrochent aux pentes de la montagne dans le feuillage
nuageux des bambous; pilotes massifs, tanguant et roulant,
parlant très haut; troupiers étiques dont les figures minces
et trop blanches disparaissent sous les casques trop larges
enfoncés jusqu'aux épaules, braves gens peu soucieux de
coquetterie dans leurs amples tuniques de toile grise ; femmes
coiffés de casques de liège qu'habillent des dentelles et qui sont
trop pareils à des abat-jour; robes flottantes de crépon, souliers
découverts et bas à flèches d'or, teints fadasses criblés de
taches de rousseur; garçonnets arrogants et pâlots, contem-
plant avec des yeux effarés les gamins annamites vêtus d'une
ficelle ; sous-officiers pommadés et parfumés frisant des mous-
taches avantageuses ; fonctionnaires de la douane et de l'ad-
ministration, empesés et solennels.
Entre tous ses congénères, un jeune mulâtre de la Guade-
loupe, vague comptable du Sanatorium, se distingue par la
hauteur de ses faux cols, le miroitement de son plastron garni
de faux brillants, le pli impeccable de son pantalon et la
pomme d'or de sa canne.
r
HIÈN LE MABOUL 79
May tressaille à son approche. Débarqué fraîchement au
Cap-Saint-Jacques, le mulâtre a été, sensible au charme et
aux œillades de la petite personne; il Ta rencontrée deux
ou trois fois sur l'appontement, Ta complimentée en anna-
mite sur son collier, cadeau de l'Aïeul, sur la couleur de
ses yeux. Elle a rougi et a paru froissée ; mais, tout au fond de
son cœur de petite femme, elle a tressailli d'aise. Dès la deuxième
entrevue, il lui a offert de lui faire visiter sa demeure, lui pro-
mettant de lui donner un mouchoir brodé de fleurs ; elle n'a
rien répondu et s'est détournée avec une majesté de reine
offensée ; mais l'offre n'a pas été oubliée : le mouchoir à bor-
dure fleurie hante les rêves de May, qui se promet d'aller voir
le « nègre ». Quant au gentleman de la Pointe-à-Pitre, qu'une
épaisse couche de fatuité cuirasse contre le doute, il se per-
suade bonnement que son physique de commis-voyageur et
son langage zézayant ont produit sur la petite Vénus jaune
l'irrésistible effet auquel l'ont accoutumé les mulâtresses.
Hiên a surpris la rougeur de May, le clignement d'yeux
complice du jeune homme olivâtre. Il pâlit ; la tête lui fait mal
et ses yeux voient trouble ; il est las soudain comme s'il avait
couru pendant des heures, et il a envie de pleurer. Deux fois
l'ennemi Ta frôlé, sans le voir, préoccupé seulement d'attirer
sur son veston immaculé les regards de May. Il finit cependant
par apercevoir le tirailleur, et, comme la bravoure n'est point sa
vertu première, il bat précipitamment en retraite et disparaît.
— Rentrons à la maison, — décrète la fillette.
— Oui! ouil rentrons! Je suis fatigué de tout ce tapage,
de ces gens qui vont et qui viennent.
— Que tu es bizarre, mon pauvre Hiên! C'est toi qui m'as
demandé de t'accompagner au marché, et te voilà maintenant
impatient de partir!
— J'en ai assez de voir ces hommes te sourire et de te voir
répondre à leurs sourires par de& sourires !
— Serais-tu jaloux, par hasard ?
— Je ne sais pas ; je souffre ! J'ai vu tout à l'heure le jeune
noir te saluer et j'ai senti mes yeux se voiler, et trembler mes
mains... Où as-tu connu cet étranger?
j — Je ne le connais pas. Je commence à croire que tu deviens
1 réellement stupide. Personne ne m'a saluée au marché.
80 LA REVUE DE PARIS
— J'ai cru voir...
— Tu t'es trompé !
— Je me suis trompé, sans doute! — concède l'humble
amoureux. — Pardonne-moi, sœur aînée : je t'aime et je suis
inquiet; je me figure être entouré de gens qui menacent mon
bonheur, qui cherchent à t'entraîner loin de moi. Pardonne-
moi! Vois-tu, ma tête est faible : je suis prompt à m'épou-
vanter et à dire des sottises. Je ne serai plus jaloux!
Hiên a formulé à voix trop haute sa promesse. Un lépreux
écroulé contre la haie, entre les fleurs lilas et les feuilles anémi-
ques des euphorbes, interrompt sa mélopée pour ricaner :
— Tu en parles à ton aise, mon jeune ami! On guérit plus
vite de la lèpre que de la jalousie... Tu es jeune, mon garçon,
tu es jeune!
Ses lèvres pourries découvrent les gencives blanches qu'en-
trechoque le rire.
*
La parole du lépreux se vérifia, la promesse de Hiên n'était
qu'une vantardise d'amoureux novice. La jalousie s'installa
dans son cœur et dans son cerveau, et sa vie, dont l'amour
devait faire un paradis terrestre, fut un enfer. Pietro et May,
sans se concerter, se partagèrent la tâche de torturer cette
âme simple, l'un par la terreur, l'autre par le doute.
Les rares instants de répit que l'adjudant accordait au
tirailleur, celui-ci les employait à suivre May par la pensée,
à se répéter : « Que fait-elle en ce moment?... » Il s'imagi-
nait la voir, profitant des heures de liberté absolue que lui
procuraient les exercices, endosser en hâte sa tunique de
crépon, boucler à son cou son collier, et, trompant la sur-
veillance de Thi-Bay, courir vers le Sanatorium où l'attendait
le traître au teint de citron.
Il la voyait, souriant et balançant gracieusement les bras,
cheminer sous les frangipaniers de l'avenue, franchir le portail
de briques où grimaçaient des monstres de terre émaillée. Il
la voyait apparaître, blanche et dorée, hors de la tunique
r
HIÈN LE MABOUL 8l
dégrafée. 11 gémissait sourdement et ses mains frissonnaient,
secouées par le vent de la folie renaissante.
Souvent, comme il errait dans le crépuscule à la recherche
de l'absent, les abominables visions se présentaient à son
esprit; il revenait en courant vers le camp, tcte basse, bouscu-
lant les rondes d'enfants qui tournaient dans les chemins
envahis par l'ombre. Sur l'aire battue, May chantait en s'accom-
pagnantsur la cithare à treize cordes. Il s'asseyait près d'elle,
essoufflé, le cœur tressautant :
— Qu'as-tu fait aujourd'hui? — interrogeait-il lorsque les
fils de cuivre cessaient de moduler leurs plaintes aigres.
— Je me suis promenée.
— Où es-tu allée ?
— Qu'est-ce que cela peut te faire?
Menue et sournoise, elle le défiait de ses yeux calmes et
froids, où rien ne se lisait de l'âme impénétrable. Il baissait
le front, rustre vaincu d'avance dans cette lutte inégale où son
innocence même et sa simplicité faisaient le jeu de son
adversaire. Devant cette petite fille qu'il eût aisément broyée
entre ses doigts de géant, il restait penaud et muet, désespéré
de son impuissance : à quoi lui servaient ses gros poings et
ses biceps ?
Farouche, il regardait les lignes d'écume lumineuse émerger
de la nuit et mourir sur la plage; les falots des sampans
dansaient comme un vol de lucioles. Le feu de Gan-Gio ouvrait
son œil sanglant et fixe dans les ténèbres épandues sur la baie.
La rumeur de la houle emplissait l'horizon; des massifs effacés
par l'ombre, descendaient les plaintes chuchotantes des bam-
bous, et les vagues et le feuillage semblaient geindre avec le
sauvage affligé.
Cependant l'ironique chanson de la cithare égrenait ses notes
railleuses. May reprenait sa mélopée interrompue. Satisfaite
de sa musique, heureuse aussi de la souffrance devinée à ses
côtés, elle roucoulait à mi-voix, les paupières battantes et la
gorge ondulante. . . Ah 1 l'écraser d'un coup de poing !
Ier Novembre 1908,
8a LA REVUE DE PARIS
XVII
La voix rauque de l'adjudant proféra des commandements
et, quatre par quatre, les tirailleurs sortirent du camp dans
l'aube grise. Ils défilèrent, silencieux et farouches, dans les
rues qui s'éveillaient; les chiens errants jappaient sur leurs
talons; la hotte sur le dos, des sampaniers cheminaient en
longue file sous les cocotiers inclinés : joyeux de leur pêche
nocturne, ils saluèrent la colonne de lazzi égrillards. Stupé-
faits de ne point rencontrer l'écho de jadis, ils se turent,
redoutant d'avoir troublé quelque grave cérémonie militaire.
Les chantiers du camp nouveau alignèrent au-dessus des
talus envahis par l'herbe leurs charpentes inachevées, rongées
par les termites, et leurs murs de torchis jaunissant. La clarté
blême du petit jour aggravait la tristesse du terre-plein désert
où gisaient dans le sable les bennes rouges des wagonnets,
pareilles aux tronçons d'une coque échouée.
Les tirailleurs détournèrent la tête : trop de souvenirs habi-
taient ces cases vides et ces hangars croulants. Hiên tâcha de
fermer les yeux : trop longtemps il avait poursuivi en vain
l'ombre de l'Aïeul à travers le camp abandonné ; dans son cœur
las, abreuvé de trop de chagrins, il n'y avait plus de place-
pour l'espoir; l'absent tardait trop à revenir,.. Invincible-
ment, sa marche se ralentissait; ses jambes semblaient le river
au sol,..
— Avance, Hiên, avance : l'adjudant te regarde, — dit son
compagnon en le prenant par le bras.
Le sabre court sonnait sur les pavés ; le désespéré fit un
effort pour s'arracher à la torpeur qui le gagnait et trotta lour-
dement, comme un âne trop chargé.
La compagnie pénétra dans la forêt; les sections se disper-
sèrent. Hiên et Nho suivirent une patrouille que le sergent
Gang guida. Derrière les hautes fougères, le tyran disparut.
Hiên écouta craquer les branches tombées que brisaient les
pieds nus; d'autres patrouilles, filant par des sentiers voisins,
semblaient des hardes de sangliers froissant les feuilles mortes.
De la brousse touffue montait le parfum iodé de l'humus sécu-
laire et inviolé, l'acre odeur des bruyères teintées de rose, le
r
HIÊN LE MABOUL 83
relent fauve de l'eau croupie. Sur la terre grasse, que les pluies
avaient ravagée, se tordaient les racines brunes, pareilles à des
pythons monstrueux.
La patrouille fit halte dans une clairière, au bord d'une mare
obscure ; des arbres géants étendaient sur elle le dais de leurs
branches enchevêtrées : banyans aux troncs enrubannés de
lianes, tecks élancés et droits aux feuilles de carton terne,
gommiers balafrés de coupures béantes qui distillaient la sève
sirupeuse et blanche. Dans la boue piétinée par les chevreuils
pointaient les tiges vert tendre des herbes naissantes.
Hièn huma l'odeur de la forêt, et son cœur déborda. Toutes
ses peines vinrent à lui à la fois, au rappel des parfums fami-
liers : — l'exil, les tortures de l'initiation, les brèves minutes
de joie évanouies, les épouvantes de chaque instant, les coups
meurtrissant sa face douloureuse, et l'amour malheureux, et
l'atroce jalousie... Il arracha de son épaule la bretelle du
mousqueton, jeta l'arme loin de lui et s'abattit dans le gazon
trempé de rosée, la figure entre les mains. Il pleura, avec
des hoquets et des râles qui retentissaient dans la clairière
endormie.
— Quelle misère! — gronda Nho. — Et l'Aïeul qui ne
revient pasl... Aïeul à deux galons, pourquoi nous as-tu
abandonnés?...
11 s'exaspérait, hurlait à son tour.
— Tais-toi, — dit le sergent Gang. — Ne trouble pas le
malheureux qui crie sa peine aux esprits de la forêt. . . Laisse-le
pleurer en paix ! . . .
Ils s'assirent sur une souche, écoutèrent en silence la
déchirante lamentation qui tantôt retentissait, vibrante et
sinistre, sous la voûte des banyans, et tantôt s'apaisait, basse et
douce comme une plainte d'enfant. Nho se rapprocha de Gang :
— Maître sergent, — dit-il, — maître sergent, il faut écrire
à l'Aïeul; il faut que l'Aïeul sache et qu'il revienne... Ecris à
V Aïeul!...
Cang hocha la tête :
— Que lui dirai-je?..
— Tu lui diras que nous souffrons...
— C'est vrai, nous souffrons... Mais faudra-t-il lui dire que
nous souffrons par la faute d'un Français ?. ,. Pourra-t-il croire,
84 LA REVUE DE PARIS
lui qui est juste, lui qui est bon, à l'injustice et à la méchan-
ceté?... Ne me parlera-t-il pas ainsi : « Cang, tu es un mauvais
sous-officier; tu manques à ton devoir : tu dénonces ton. chef
parce qu'il est sévère et sans indulgence. Tu portes contre lui
de terribles accusations, parce que tu ne l'aimes point... Je
sais, je sais que tes compatriotes ont ainsi dénoncé faussement
des gradé? parce que ceux-ci ne leur plaisaient pas... Gang,
tu mens!... »
— L'Aïeul ne croira pas que le vieux Gang puisse mentir !
— Il me dira : ce Réfléchis bien ! Tu prétends que l'adjudant
vous insulte, qu'il lève son bâton sur vous. Songe que, s'il
a commis cette faute grave, les mandarins à cinq galons
s'indigneront contre lui, le châtieront : car de telles actions
sont contraires aux lois françaises et aux règlements, et les
chefs puniront sévèrement l'homme coupable d'avoir manqué
aux lois et aux règlements... Les chefs haïssent la brutalité;
mais le mensonge les écœure, et, si tu as menti, si tu as
calomnié ton supérieur. . . »
— L'Aïeul saura distinguer la vérité !
— Il ne me croira point. . .
— Il te croira !
— Où lui adresserai-je ma lettre?...
— Après l'exercice, pendant la sieste, nous interrogerons
les sampaniers... Nous monterons sur les jonques qui sont
dans la baie des Cocotiers, et nous demanderons aux pêcheurs
d'Annam s'ils n'ont pas vu notre maître... Il faut que l'Aïeul
sache ! . . .
Des coups de feu lointains s'espacèrent. . . Hiên se leva, blême
et titubant, et suivit la patrouille qui se glissait dans la brousse.
Nho donna un dernier coup d'aviron : le canot vira dans
l'eau dorée, vint se coller contre la coque couturée d'une
jonque. Des sampaniers accoururent, se penchèrent sur le
bordage, saisirent le vieux Cang par les aisselles, le hissèrent
sur le pont où séchaient des queues de raies et des peaux de
requins.
Autour du terrien, que le tangage inquiétait, les hommes de
HIÊN LE MABOUL 85
la mer. leurs femmes hâlées et rieuses, leurs enfants nus et
basanés firent cercle, se poussant du coude, grimpant sur les
rouleaux de cordages et jusque dans les agrès. Tous à la fois,
ils questionnaient le sergent; des jonques voisines, rangées
bord contre bord, d'autres curieux accouraient, avides de
connaître le motif de cette visite inattendue :
— Que veux-tu de nous, oncle sergent?
— Pourquoi es-tu venu sur notre barque ?
— Que se passe-t-il ?
Gang ne répondait rien, demeurant adossé à l'embrasure
d'un panneau, déplorant en silence le manque total d'éduca-
tion dont faisaient preuve ces marins.
Un vieillard le guida par la main, écarta du poing les indis-
crets, fit asseoir son hôte sur une natte :
— Apportez au grand mandarin du thé et du bétel! —
commanda- 1- il.
Il prit place lui-même sur la natte en face du sergent, lui
tendit une cigarette. Et Cang lui demanda :
— N'as-tu pas vu, dans tes voyages, n'as-tu pas vu mon
maître?
— Qui est ton maître?
— L'Aïeul à deux galons.
— Ton maître est donc un vieil homme?...
— C'est un homme très jeune, qui a des yeux clairs et
souriants, des moustaches tombantes et couleur de maïs, et
qui porte sur ses manches deux galons d'or. C'est un homme
qui est bon avec les Annamites, qui leur parle avec une voix
très douce, dans leur langue, qui donne des remèdes aux
malades, aux petits enfants des sous et des caresses, qui sait
lire dans nos livres et connaît nos légendes et nos poèmes... 11
est instruit, il est sage comme un homme très âgé, et c'est
pourquoi nous l'appelons notre Aïeul
— Dans quelle région se trouve-t-il ?
— Il est parti par la grande route qui va de Saigon à Hué.
et, depuis son départ, nous n'avons pas eu de ses nouvelles...
Quelqu'un des tiens l'a-t'il-vu?
— L'Annam est immense; les ports où sont armées nos
jouques sont innombrables : les unes ont été lancées à Nha-
Trang, d'autres à Phan-Rang, d'autres à Phan-Tiet, d'autres
86 LA REVUE DE PARIS .
à Cam-Ranh Mais nous sommes des gens de la côte et
jamais aucun de nous ne se risque à remonter les torrents, à
pénétrer dans la montagne
— Mais les montagnards viennent vendre les cardamomes
aux villageois des plaines : peut-être un marchand, causant
avec les tiens, a-t-il pu parler de mon maître?...
— Peut-être — Holàl vous autres, ouvrez vos oreilles :
quelqu'un d'entre vous a-t-il ouï parler d'un certain Aïeul à
deux galons?
— Moi ! moi ! — crièrent plusieurs voix.
— Moi, je l'ai vu!
Un jeune pêcheur sortit du cercle, s'avança près de la natte
et répéta :
— J'ai vu l'Aïeul!
Un soir, sur la place étroite d'un hameau perdu, à la lisière
des bois profonds, il avait vu la foule des paysans et des bûche-
rons assemblée autour du banc où trônait un officier, un lieute-
nant. Cet officier, que les notables nommaient : « l'Aïeul à
deux galons », narrait une histoire que les campagnards écou-
taient, bouche bée; des garçonnets et des fillettes jouaient à
ses pieds; un tirailleur à barbiche blanche allait et venait
parmi les groupes. . . .
— C'est lui, — dit Cang, — c'est mon maître!
Alors il fit aux sampaniers consternés le récit des souf-
frances endurées par leurs frères militaires ; il dit les humilia-
tions et les outrages quotidiens, et la folie de Hiên, et l'appel
unanime des opprimés à la justice de l'absent
— Ecris-lui, — conseilla le vieux chef, — fais écrire à ton
maître, ce soir, par l'écrivain public qui se tient au marché,
une lettre qu'une de nos jonques portera. Celui-là, qui a vu
l'Aïeul, sera chargé de lui remettre ta plainte et lui répétera
tes paroles
* *
— Relis maintenant! — dit Cang.
L'écrivain public assura sur ses oreilles les tiges de ses
besicles, prit la feuille à deux mains, l'approcha de la mèche
charbonneuse du quinquet, et lut :
HIÉN LE MABOUL
87
Reviens, Aïeul à deux- galons. Tu as déjà trop tardé. Après
ton départ, le joug a été replacé sur nos cous, plus lourd encore
parce que le bouvier avait des rancunes à satisfaire... Le sous-
lieutenant est bon y mais il ne voit rien et nous n'osons nous
plaindre à lui, car Pietro Va persuadé que la race annamite
était fourbe et dissimulée et que nous étions méchants entre les
méchants.
Et r adjudant est maintenant le maître incontesté. S'il se fut
contenté, comme autrefois, de distribuer des jours de consigne,
des injures et des coups de pied, nous eussions retrouvé, pour
endurer le supplice, notre résignation dr autre fois; on eût courbé
r échine et invoqué ton nom en silence... Mais il a fait pire : se
souvenant que tu avais tiré une première fois Hién de ses griffes,
il s* est acharné contre ton protégé. Du réveil à T extinction des
feux, il se comptait à le torturer, à l'abrutir, à V épouvanter, de
sorte que Vétre simple est en train de retourner à ses ténèbres :
peut-être reviendras-tu trop tard pour lui rendre une deuxième
fois la lumière.
Pardonne à ton vieux serviteur d'avoir osé C écrire ces choses...
Je sais que cela n est point conforme à la discipline; mais n'est-: t
pas permis au soldat qui a servi fidèlement pendant des années
<T élever la voix en faveur de ses frères d armes malheureux !}
Tai trente ans de services, Aïeul : pendant trente ans, des
officiers et des sous-officiers français m'ont commandé; les uns
étaient a/fables et doux comme toi; d'antres étaient Frigides et
inaccessibles, mais tous étaient justes, et j'obéissais, et tous les
tirailleurs annamites obéissaient avec joie... Celui dont je te parle
est injuste et cruel, et jamais je n avais rencontré son pareil.
Nous plions encore devant lui : le jour est proche oh le vase
trop plein débordera de toutes parts, ou les victimes frémissantes
s insurgeront.
• -.4
Hâte-toi, Aïeul à deux galons : tes petits-enfants crient vers
toi et se lassent de n'être point entendus... Hâte-toi! !...
EMILE NOLLY
(La fin au prochain numéro.)
LES OPÉRATIONS
r r
DU GENEEAL D'AMADE
Destiné à punir les tribus chaouïa des massacres et du pil-
lage de Casablanca, le corps de débarquement n'avait, à la fin
de 1907, encore rien fait pour obtenir ce résultat. Les
quelques sorties de courte portée, exécutées en août et sep-
tembre, dégagèrent temporairement les abords de la ville ; mais
pendant tout l'automne suivant nos troupes se confinèrent
dans une inaction absolue. D'abord décontenancés par la prise
de leurs camps de Taddert et de Sidi-Brahim (11 et 21 sep-
tembre), les Marocains, devant la passivité de leur ennemi,
reprirent confiance. Un nouveau rassemblement s'installait à
la Kasba Médiouna, à moins de vingt kilomètres de Casablanca,
et des partisans rôdaient aux alentours des camps, rendant la
banlieue dangereuse pour les promeneurs et les soldats isolés.
La circonspection du corps expéditionnaire paraissait aug-
menter en même temps que la hardiesse de ses adversaires,
à tel point qu'une forte reconnaissance ayant ' essuyé, vers
la fin de décembre, quelques coups de feu tirés par une
dizaine de cavaliers ennemis, se replia immédiatement par
échelons sur le camp. Cet état d'esprit avait fini par exercer
sur la santé morale et physique des troupes une fâcheuse
influence qui se traduisit par quelques désertions et un
assez grand nombre de cas de typhoïde. D'autre part, dans
r
LES OPEKATIONS DU GENERAL d'àMADE 89
l'esprit des Chaouïa, notre prestige était réduit à néant; notre
constante immobilité les avait convaincus que nous étions
impuissants à pénétrer dans l'intérieur des terres au delà de la
zone commandée par les canons de la flotte. Aussi pouvait-on
prévoir qu'une offensive rapide et de faible envergure ne
suffirait plus, comme elle le pouvait quatre mois plus tôt, à
amener la soumission des tribus hostiles, mais qu'il faudrait
une longue campagne pour pacifier le pays et conquérir les
gages d'une tranquillité durable.
Telle était la situation lorsque le général d' Amade fut appelé
à prendre le commandement du corps expéditionnaire.
Entre la nomination du nouveau commandant en chef et
son arrivée, des événements inattendus se déroulèrent à Casa-
blanca. Le général Drude, en signalant la présence de l'ennemi
à Médiouna, avait demandé des renforts pour le disperser ; mais
avant leur arrivée, jugeant sans doute l'occasion favorable, il
marcha avec cinq bataillons sur la Kasba et s'en empara après
un court engagement pendant lequel l'ennemi n'offrit qu'une
faible résistance. Le lendemain la colonne razziait un troupeau
au marabout de Sidi Aïssa, situé à dix kilomètres au delà, puis
le général rentrait à Casablanca où la majeure partie de la
colonne le rejoignait peu après.
L'opération de Médiouna allait compliquer la tâche du
nouveau commandant du corps expéditionnaire.
Après trois mois d'inaction absolue il eût été désirable, en
effet, lorsqu'on prendrait l'offensive, de le faire avec une indé-
pendance complète et tous les éléments nécessaires pour pour-
suivre les opérations sans arrêt et frapper une succession de
coups capables de briser la résistance d'un ennemi dont la
persévérance n'est pas la qualité dominante. Or le corps de
débarquement ne possédait pas au commencement de janvier
l'outillage rendant possible une campagne de ce genre. Les
moyens de transport étaient absolument insuffisants. La
pénurie d'animaux de bât et de trait était telle que la colonne
qui avait pris Médiouna ne put s'y maintenir plus de deux
jours faute de vivres et qu'il fallut faire rentrer quatre
bataillons sur les cinq dont se composait son infanterie.
Dans ces conditions, le général d' Amade allait se trouver
dans l'alternative, soit de continuer l'offensive avec des
90 LA REVUE DE PARIS
ressources restreintes, soit de la suspendre en attendant
l'arrivée des éléments qui lui manquaient. Dans le premier cas,
le rayon d'action des colonnes serait limité par le manque
d'approvisionnements et elles s'exposeraient à ne pouyoir pro-
longer leurs mouvements autant que la situation militaire
le comporterait. Dans le .second, on donnait à l'ennemi la possi-
bilité de reprendre courage une fois de plus et on perdait ainsi
le bénéfice du coup d'énergie de Médiouna.
C'est pour la première méthode que le général d'Amade se
décide. Se rendant compte que contre un ennemi brave et
mobile, mais sans unité ni cohésion, il n'est pas de meilleure
tactique qu'une inlassable activité, il va d'abord rayonner dans
le pays, marchant sur tous les groupes qui lui sont signalés,
les dispersant et retournant les combattre chaque fois qu'ils se
reforment jusqu'à ce que la supériorité morale et matérielle
soit définitivement acquise aux Français. Après cette première
phase où l'action sera purement militaire, commencera une
seconde pendant laquelle les armes et la diplomatie s'appuie-
ront mutuellement : elle consistera à créer dans les Chaouïa
des postes fixes provisoires, qui serviront à la fois de centres de
protection pour les fractions soumises et de bases pour les
dernières opérations. Ce but atteint, il restera à achever la
pacification en facilitant chez les Chaouïa l'organisation d'une
autorité locale capable d'y maintenir l'ordre et permettant ainsi
au corps de débarquement de se retirer sans crainte de voir
Casablanca menacé à l'avenir. Pendant cette troisième période
notre action sera purement politique.
*
* #
Les troupes que le général d'Amade trouvait à Casablanca
se composaient de six excellents bataillons déjà très entraînés
en Algérie sur la frontière oranaise ou dans les postes de
l'extrême-sud, et que les quelques combats qui suivirent le
débarquement avaient familiarisés avec la tactique de l'adver-
saire. Deux batteries de campagne, une de montagne, et six
sections de mitrailleuses appuyaient très effectivement cette
infanterie. Mais la cavalerie, ne comportant que deux esca-
LES OPÉRATIONS DU GÉNÉRAL d'aMADE
91
(Irons, était tout à fait insuffisante; quant au train, il disposait
à peine d'une quarantaine d'arabas. Les renforts demandés
pour la prise de la Kasba Médiouna comptaient quatre esca-
drons, une batterie de 75 et trois bataillons d'infanterie : ces
dernières unités appartenaient à des régiments moins entraînés
que ceux qui se trouvaient à Casablanca, et peu préparés par
la vie de garnison à faire campagne. Aucun de ces bataillons
n'avait encore vu le feu ; ils allaient d'ailleurs être employés
immédiatement en première ligne et ne tarderaient pas à
faire bonne figure à côté des régiments plus aguerris.
L<es nouveaux contingents constituaient donc un précieux
appoint au corps de débarquement. Malheureusement, le gou-
vernement retirait d'une main ce qu'il donnait de l'autre, en
envoyant l'ordre de faire occuper Fedala et Bou-Znika par des
garnisons d'un effectif total de deux mille hommes. Cette
mesure avait été prise à la demande de notre consul à Rabat,
qui, devant l'attitude hostile de la population de ce port,
demandait à ce que les communications par terre avec Casa-
blanca fussent assurées. Les troupes ainsi immobilisées dans
une direction excentrique n'étaient pas utilisables — momen-
tanément du moins — pour les opérations actives, de sorte
que le général d'Amade allait se trouver, sauf en ce qui con-
cerne la cavalerie, dans une situation à peu près équivalente à
celle de son prédécesseur.
L'ennemi de son côté avait été renforcé par une mehalla qu$
Moulaye Hafid envoya pendant l'automne dans la province des
Chaouïa et que commandait le fils de son oncle Moulaye
Rachid. Ce noyau de réguliers fort de deux à trois mille
hommes possédait quelques canons Krupp de montagne
assez pauvrement servis. Il détacha dans la tribu des Medakra, la
plus hostile aux Français, un contingent de sept cents hommes
sous les ordres d'Omar Sketani. La fraction principale se
trouvait à Médiouna le Ier janvier et se replia de ce point sur
Set ta t, établissant ses campements au sud de la ville. A cette
aide matérielle donnée par les mehallas, allait bientôt s'ajouter
l'appui moral que Moulaye Hafid devait apporter aux Chaouïa
en s'installant avec toutes les forces qu'il avait pu recruter à
Marrakech au gué de Mechra ech Chaïr sur la frontière même
de leur pays. Si les Chaouïa nous étaient très inférieurs par
92 LA REVUE DE PARIS
l'organisation et l'armement, ils avaient l'avantage du nombre,
de la mobilité et surtout la possibilité d'échapper à nos coups
en se réfugiant sur le territoire des tribus voisines où il nous
était interdit de les suivre.
Le nouveau commandant en chef prit immédiatement ses
mesures pour se mettre en route sans délai. L'organisation de
la colonne destinée à Fedala et Bou-Znika le retarda pendant
quelques jours, mais, grâce à l'active impulsion communiquée
à tous les services, le corps de débarquement se trouva
bientôt en état d'entrer en campagne. Sans attendre la totalité
des troupes de renfort — la batterie de 75 et l'escadron du
5e chasseurs n'avaient pas encore rejoint — le général,
moins d'une semaine après son arrivée, commençait sa pre-
mière opération vers l'intérieur.
La direction à prendre s'imposait : c'était celle de Ber Rechid
et de Settat. La première de ces localités, quoique inhabitée,
n'en restait pas moins un point stratégique très important, car
elle se trouve presqu'exactement au centre de la province des
Ghaouïa et les principales pistes s'y croisent; Settat était la
seule ville qui n'eût pas été complètement évacuée par les
indigènes et servait de lieu de refuge aux réguliers de Moulaye
Rachid.
Première colonne : Combat de Settat {15 janvier), — Le
12 janvier, la colonne se rassemblait sur le front de bandière
4jes camps et se mettait en marche vers le sud aux premières
lueurs du jour. Elle comprenait cinq bataillons, le goum,
quatre escadrons et une batterie de campagne. Chaque bataillon
laissait une de ses compagnies à la défense de la ville. Le soir
on bivouaqua à la source d'Ain Djemma, située à peu près à
hauteur et à une quinzaine de kilomètres à l'ouest de Médiouna.
Le lendemain, la marche fut reprise sur Ber Rechid qui servait
aussi d'objectif au colonel Brulart venant de Médiouna avec six
compagnies et une section de 75. La marche convergente
s'exécuta sans incident à travers la riche plaine du Tirs
couverte de moissons et de douars appartenant à la tribu des
OuledHariz, dont les notables vinrent se présenter le long de la
route aux commandants des deux colonnes.
L'extrême fertilité du pays que les troupes venaient de
traverser augmentait le contraste qu'offraient les ruines de
r
LES OPÉRATIONS DU GÉNÉRAL d'aMADE $3
Ber Rechid. La ville, jadis florissante, avait été dévastée par
le fils d'el Hadj Hammou, ancien pacha de Casablanca, qui
avait également fomenté l'agitation récente entre les Européens.
Le général, apprenant que ce personnage s'était retiré dans sa
kasba située à quatre kilomètres de Ber Rechid, le cerna le
lendemain avec sa cavalerie et le fit prisonnier. Le même
jour, un autre des principaux instigateurs des massacres fut
capturé dans les environs de Médiouna.
L'occupation de Ber Rechid permettait à la fois d'assurer
la fidélité des Ouled Hariz et de constituer une base avancée
pour les mouvements ultérieurs des colonnes. 11 eût été désirable
de pouvoir s'installer dans des conditions analogues à Settat;
malheureusement les ressources du corps de débarquement
en moyens de transport étaient encore insuffisantes pour cette
opération et il fallut se contenter de pousser une reconnais-
sance sur la ville. Cette pointe devait obliger la mehalla de
Moulaye Rachid soit à nous combattre, soit à se retirer ; elle
éclairerait en outre le commandement sur les dispositions des
fractions méridionales des Chaouïa envers nous.
Un détachement important dut être laissé à Ber Rechid pour
la défense des campements ; les troupes disponibles, dix-sept
compagnies, trois escadrons, le goum et une batterie se
mettaient en route le i4 janvier à dix heures du soir, sans
sacs, les hommes emportant deux repas froids dans leurs
musettes.
On s'arrêta au moment du coucher de la lune, vers deux
heures; la brume assez épaisse, qui avait dissimulé le mouve-
ment aux émissaires marocains, se dissipa avec les premiers
rayons du soleil; on reprit alors la marche et bientôt la très
forte position qui précède Settat se dessinait à l'horizon.
A six kilomètres en avant de la ville, se dresse une pente
escarpée qui limite au sud la plaine du Tirs et donne accès à
un plateau légèrement ondulé, s'étendant jusqu'aux confins de
la province. Ce plateau est coupé de plusieurs vallées profondes
dont la principale est celle où est bâtie Settat. Le fond de la
dépression est jalonné de maisons et de groupes d'arbres entre
la plaine et la ville sur une longueur de six kilomètres.
Dès que le jour parut, le goum et les trois escadrons se
portèrent en avant et sur le flanc droit pour éclairer la colonne.
94 LA REVUE DE PARIS
Cette cavalerie ne tarda pas à être vivement engagée contre de
nombreux Marocains et se rabattit complètement sur les ailes
pour dégager le front de l'infanterie. Le régiment de marche
mixte du colonel Passard se forma en ligne et se dirigea k
bonne allure sur les hauteurs situées à l'ouest du débouché de
la vallée, balayant l'ennemi devant lui. Il fut accueilli par un
feu très nourri dès qu'il couronna le plateau, mais, soutenu
par le régiment Taupin et par une partie de la cavalerie, il
continua son mouvement de crête en crête ; le i CI escadron
chasseurs d'Afrique chargeait et dispersait tous les groupes qui
faisaient mine de résister. Les Marocains se débandèrent et
s'enfuirent vers le sud. Arrivé à hauteur de Settat, le régiment
Passard exécuta un changement de direction à gauche et se porta
vers la ville dont quelques salves chassèrent les derniers défen-
seurs. La cavalerie faisant le tour de l'enceinte parvint jusqu'aux
camps de la me h alla, qu'elle incendia, et sabra une trentaine de
fantassins qui ne les avaient pas encore évacués.
Tandis que ces événements se passaient à Settat, la réserve,
composée de cinq compagnies escortant quelques arabas des-
tinées au transport des blessés était restée en position au
débouché de la vallée. Le général, qui se trouvait avec cette
fraction de la colonne, reçut de plusieurs émissaires de la tribu
locale, les Mzamza, l'assurance que seule la mehalla hafidienne
nous combattait, qu'elle s'était dispersée, et que les habitants
de la vallée ne tireraient pas un coup de fusil ; une profusion
de drapeaux blancs flottant sur les maisons et les tentes sem-
blait confirmer ces promessses. Aussi le général se décida-t-il
h rejoindre les troupes de première ligne qui s'étaient arrêtées
à Settat et se mit en marche par la piste qui suit le fond de la
vallée. A peine le détachement s'y était-il engagé qu'il fut
accueilli sur la gauche, de flanc et à revers, par une vive fusil-
lade. C'était un important contingent de la tribu des Medakra
qui avait d'abord marché sur Ber Rechid, mais trouvant ce
point trop fortement occupé, s'était rabattu sur la colonne
pour la prendre en queue. Le feu plongeant de l'ennemi contre
nos troupes placées dans des conditions de terrain très désa-
vantageuses rendait la situation d'autant plus difficile que les
Mzamza, jugeant notre position désespérée, ne purent résister
à la tentation de se joindre à nos nouveaux agresseurs ; quoique
LES OPÉRATIONS DU GÉNÉRAL d'aMADE Q§
attaquée de tous côtés, la colonne continua son mouvement,
et repoussa partout l'ennemi, auquel l'artillerie infligea de
grosses pertes.
Les deux, détachement opérèrent leur jonction sur le pla-
teau, et après une halte de quelques minutes reprirent le
chemin de Ber-Rechid où ils arrivèrent vers minuit après une
marche presque ininterrompue de soixante-quinze kilomètres
qui avait duré vingt-six heures. Pour la première fois les Maro-
cains n'esquissèrent pas de retour offensif et aucun incident
ne vint troubler le retour.
Le succès de l'opération était aussi complet que le permet-
taient les conditions dans lesquelles elle avait été entreprise
Non seulement on avait infligé à l'ennemi des pertes sensibles,
mais encore on avait réussi à le surprendre complètement :
tous les douars que nous avions traversés pendant la matinée
étaient remplis de vieillards, de femmes et de troupeaux qui
s'enfuyaient à notre approche et obligeaient fréquemment la
ligne d'infanterie à cesser le feu. L'excellent résultat obtenu
était dû à la marche de nuit précédant le combat, à l'offensive
vigoureuse prise sur le champ de bataille et à l'adoption de
lignes de tirailleurs, formation souple et maniable, remplaçant
avantageusement les pesants carrés employés pendant la pre-
mière partie de la campagne.
Après un jour de repos à Ber Rechid les troupes qui avaient
combattu à Settat retournèrent s'approvisionner à Médiouna et
à Casablanca.
Deuxième colonne : combat de ÏOued M'Koun ("2^4 janvier).
— La mehalla de Moulaye Rachid s'était repliée après le
combat du i5 janvier hors du rayon d'action imposé à nos
colonnes par les nécessités du ravitaillement. La deuxième
opération du corps de débarquement devait donc naturellement
être dirigée contre les Medakra dont l'attaque inopinée avait
fortement gêné une partie de nos troupes dans la vallée de
Settat. Après avoir pourvu à l'occupation des postes de Ber
Rechid et de Médiouna entre lesquels on répartit les huit com-
pagnies du 2e étranger, le commandant en chef divisa le reste
de ses forces en deux détachements égaux. L'un, commandé
par le général lui-même, reçut le nom de colonne du littoral,
1* autre, placé sous les ordres du colonel Boutegourd, fut baptisé
96 la revue de paris
colonne du Tirs (ou des Terres Noires) : chacun se composr^?^
de neuf compagnies, deux escadrons, une batterie de 75 et A^-i-g
mitrailleuses. L'aérostat accompagnait la colonne du littora=?£53fe'
Les deux détachements devaient exécuter une opération congg:
binée contre les Medakra; leurs bases respectives étaieD^^
Médiouna et Bou-Znika, où les troupes commandées par L^?^:
général arrivaient le 22 janvier. Le mouvement commença lcf^S
lendemain. La colonne du littoral devait traverser d'abord \é^//
territoire des Ziaïda qui, quelques semaines auparavant,^ v
avaient trahi le chef aziziste Bouchta ben Bagdadi, et dont ^ ^
l'hostilité contre nous n'était pas douteuse. Malheureusement
le ballon ayant exécuté la veille et l'avant-veille plusieurs / JE
ascensions, les Ziaïda, ainsi avertis de notre marche, s'étaient */
enfuis après avoir levé leurs douars en toute hâte ainsi que
l'attestaient les charrues abandonnées dans les champs. Le
général campa le soir à Ber Rebah, sur le cours supérieur de * **
l'oued Nefifikh.
Le lendemain 24, la marche fut reprise, toujours dans la l
direction du sud, et bientôt on entendit le canon de la colonne
du Tirs. j^i
Celle-ci avait bivouaqué à vingt-cinq kilomètres de Médiouna
et se vit attaquée dans la matinée, après deux heures de route, *m
par les cavaliers Medakra. Elle continua à progresser en refou-
lant sans peine l'ennemi jusqu'à la vallée de l'oued M'koun, \
où elle s'arrêta et se déploya pour attendre le colonne du
littoral. Cette dernière ne progressait que lentement en raison
des difficultés du terrain très accidenté. Son convoi, alourdi
par le ballon et la pénurie d'animaux de Irait pour les arabas, g
restait assez loin en arrière. Seuls le bataillon d'avant-garde et :
l'artillerie parvinrent dans l'après-midi à prolonger la gauche
du colonel Boutegourd. Les feux d'infanterie et d'artillerie
réussirent à déblayer la vallée tandis que la cavalerie des deux
colonnes se portait jusqu'aux crêtes opposées et exécutait une
charge qui parvenait presque à rejoindre les Marocains malgré
un terrain des plus défavorables. Les chasseurs mirent vive-
ment pied à terre et poursuivirent l'ennemi d'un tir efficace de
carabines à courte distance.
A ce moment, les Medakra se retiraient sur tous les points,
le soir tombait et les deux colonnes se concentrèrent sur le
r
LES OPÉRATIONS DU GÉNÉRAL d'aMADE 97
versant nord de la vallée de l'oued M'koun pour y bivouaquer.
Ce mouvement de repli attira un petit nombre de partisans
marocains que le feu des sections de mitrailleuses suffit à faire
fuir.
Le manque d'approvisionnements obligea encore les colonnes
à regagner Médiouna où elles arrivèrent le lendemain après une
marche des plus pénibles dans les terres lourdes et collantes.
Le simple exposé des faits suffit à montrer que le succès de
cette seconde colonne fut inférieur à celui obtenu après
l'affaire de Settat. Les pertes des Medakra ne devaient pas être
très considérables : aucun douar n'avait pu être surpris ni
détruit.
Ce résultat limité était dû à trois causes distinctes ; l'emploi
du ballon, la lenteur du convoi insuffisamment outillé en
moyens de transport et enfin le fait que les deux colonnes, à
cause de leur rayon d'action restreint avaient dû effectuer leur
jonction non au cœur du pays des Medakra, mais seulement
près de sa lisière, en sorte qu'elles ne s'étaient rejointes que
sur le champ de bataille et pour se présenter de front à l'ad-
versaire. Le bénéfice du mouvement convergeant avait ainsi
été perdu.
Pendant les quelques jours de repos qui suivirent l'affaire
de l'oued M'koun un détachement du train assez important
arriva d'Algérie. Depuis un mois, on avait pu conclure
quelques marchés avec les indigènes pour une location perma-
nente de chameaux, remplaçant avantageusement le fâcheux
système des réquisitions auquel l'intendance s'était d'abord vu
obligée de recourir. Grâce à ces améliorations, la portée des
colonnes pouvait être augmentée de deux à trois jours.
Troisième colonne : combats de Dar Kseibat (2 février) et d'el
Mekki (5 et 6 février). — Après le dernier engagement avec
les Medakra, il n'avait pas été possible de profiter des avantages
obtenus et de poursuivre l'ennemi. Aussi le commandement
eût-il probablement dirigé sa troisième opération contre cette
turbulente tribu, si un événement important, survenu sur
un autre point, n'était venu l'orienter dans une direction
différente.
Le 26 janvier, la colonne du littoral était rentrée de
Médiouna à Casablanca, tandis que celle du Tirs se portait sur
Ier Novembre 1908. 7
98 LA REVUE DE PARIS
Ber Rechid où elle devait séjourner en attendant la reprise de
l'offensive. Le ior février, le colonel Boutegourd apprit que
certaines fractions soumises des Ouled Hariz avaient été moles-
tées presque sous les murs de la place. En conséquence il
quitta Ber-Rechid pendant la nuit du icr au 2 février avec une
forte reconnaissance composée de six compagnies, deux esca-
drons, une batterie, deux sections de mitrailleuses et quelques
goumiers. Il se dirigea sur la zaouïa el Mekki où on avait
signalé la présence d'un important troupeau appartenant à
des tribus hostiles.
La cavalerie arrivant un peu avant le lever du soleil à la
zaouïa s'empara sans résistance de deux à trois mille têtes
de bétail. Le but de l'opération était rempli, mais, le com-
mandant de la colonne, désirant sans doute reconnaître cette
partie du pays que nous n'avions pas encore parcourue et voir
si des rassemblements ennemis y campaient, se dirigea sur
Dar-Kseibat, à dix kilomètres plus au sud, laissant deux com-
pagnies de tirailleurs, deux escadrons de chasseurs d'Afrique
et la section de mitrailleuses Bosquet à la garde du troupeau.
Il parvint jusqu'à Dar Kseibat sans apercevoir de Marocains,
mais à peine son mouvement de repli avait-il commencé que
de nombreux cavaliers apparurent de tous côtés ; le détache-
ment se trouva bientôt vivement pressé.
Pendant ce temps, les troupes restées à el Mekki se
voyaient également attaquées par des forces très supérieures.
Les deux compagnies de tirailleurs furent rappelées vers le
gros de la colonne; les cavaliers ayant perdu plusieurs
chevaux et épuisé presque toutes leurs cartouches furent
obligés de charger pour se dégager. Pendant ce mouvement,
au cours duquel un peloton se laissant entraîner trop loin fut
un moment sérieusement compromis, le troupeau retomba aux
mains de l'ennemi. La section de mitrailleuses, laissée très en
l'air, se vit un instant entourée par les Marocains ; elle réussit
à se faire jour grâce au sang-froid de son chef, mais trois
mulets ayant été atteints on dut abandonner le télémètre et l'affût
d'une des pièces. Cependant, les troupes revenant de Dar
Kseibat avaient réussi à gagner un piton isolé situé à deux kilo-
mètres de la zaouïa et commandant toute la plaine environ-
nante. L'artillerie y trouva une excellente position de tir, tua
LES OPÉRATIONS DU GÉNÉRAL d'aMADE 99
beaucoup de monde aux Marocains et les obligea à se retirer.
La colonne regagna Ber Recbid sans incident.
L effet moral produit par la prise des trophées que l'ennemi
avait pu emporter était largement compensé par les pertes
considérables que nous lui avions infligés ; néanmoins il était
indispensable de revenir sans délai sur le lieu du combat.
Dès que le général d'Àmade en eut reçu la nouvelle, il
quitta Casablanca avec la colonne du littoral, et renforcé à
Ber Rechid par celle du Tirs arrivait le 5 février à la zaouïa
el Mekki. Le bivouac était à peine installé que l'ennemi se
présenta en masse venant de Test. Les troupes prirent les
armes et le refoulèrent sans peine jusqu'à six kilomètres du
camp. Une attaque de nuit tentée vers onze heures du soir ne
réussit pas mieux.
Le lendemain, avant le jour, le général, prenant à son tour
l'offensive, chassait devant lui la mehalla hafidienne et les
contingents des tribus dans la direction de Settat. Jamais les
Marocains n'opposèrent moins de résistance; leur tir fut
déplorable, ils ne tinrent nulle part et se dispersèrent après
trois heures de combat.
La colonne poussa jusqu'à Settat dont la kasba fut démolie
à la mélinite, et le même soir revenait à el Mekki après
avoir couvert plus de cinquante kilomètres.
Après deux jours de repos, les troupes se dirigeaient sur la
kasba des Ouled Saïd où elles bivouaquaient le 10 février;
quarante-huit heures plus tard elles étaient à Ber Rechid, après
avoir parcouru la plus grande partie du territoire de l'impor-
tante tribu des Ouled Saïd, complètement évacué par ses
habitants. Les uns s'étaient retirés vers le sud en même temps
que la mehalla, mais la plus grande partie avait transporté ses
douars à la lisière du pays des Chiadma, autour de la cabane
d'un ermite nommé Bou Nouala qui prêchait la résistance aux
Français et assurait à ses fidèles que nos obus se changeraient
en eau et que nos fusils partiraient par la crosse.
Quatrième colonne : combats de Ber Rebah (17 février) et
de Sidi Daoud (18 février). — La traversée de la région des
Ouled Saïd ayant momentanément dégagé les environs de
Ber Rechid et la partie occidentale de la province, le
corps de débarquement allait pouvoir reprendre ses opéra-
IOO LA REVUE DE PARIS
tions contre les groupes de l'est et notamment contre les
Medakra. Le général désirant employer le plus de troupes
possible et ne pouvant encore, faute de moyens de transport,
s'avancer à plus de trois jours de marche dans l'intérieur,
avait conçu le projet de former plusieurs colonnes dont les
unes attireraient l'ennemi dans la plaine, tandis que d'autres
le prendraient à revers du côté des montagnes. Les amorces
devaient être fournies par les garnisons de Ber Rechid et de
Bou-Znika.
Pour l'accomplissement de ce plan général, le commandant
en chef avec les colonnes du Tirs et du littoral exécutait
d'abord une feinte sur Settat, qu'il occupait sans résistance
dans l'après-midi du 16 février. Le lendemain, il revenait sur
ses pas jusqu'au débouché de la vallée, puis se dirigeait vers
l'est en suivant le pied des hauteurs.
Les opérations proprement dites commencèrent le 18. Le
général, quittant de bon matin son bivouac de l'oued Tamazer,
reprenait sa marche vers l'est dans la direction du marabout
de Sidi Daoud. Ce point était également l'objectif de la
colonne venue de Ber Rechid sous les ordres du colonel
Brulart et forte de cinq compagnies, d'une section de cam-
pagne et de quatre pièces de 37 de marine montées sur arabas.
Enfin un détachement de composition analogue avait quitté
l'avant-veille Bou-Znika, se dirigeant vers le sud par Sidi
ben Sliman et Ber Rebah. Le colonel Taupin la commandait.
Lorsque la colonne principale eut traversé l'oued Mils, elle
rencontra des contingents des tribus qu'elle commença à
refouler sur Sidi Daoud. Bientôt le bruit d'une violente
canonnade venant du noed annonçait que le colonel Brulart
était sérieusement engagé. On découvrit dans la plaine des
masses très nombreuses s'avançant contre le détachement de
Ber Rechid, qui, en raison de son petit nombre, ne pouvait pro-
gresser rapidement. La colonne du littoral obliqua à gauche
pour lui prêter main forte ; ce mouvement retardait celui de
la colonne du Tirs et la jonction des trois détachements à
Sidi Daoud ne s'opéra que tard dans la soirée. Aucune nou-
velle n'était parvenue de la colonne Taupin.
On apprit seulement le lendemain que ce détachement
s'était vu attaquer dès le 16, après avoir dépassé Sidi ben
r
LES OPÉRATIONS DU GÉNÉRAL d'aMADE IOI
Sliman. Il avait ce jour-là facilement repoussé l'ennemi et
bivouaqué en deçà de Ber Rebah. Le lendemain, il éprouva
les plus grandes difficultés à franchir le défilé et l'oued
Nefifikh : il fallut dételer les pièces, les tirer à la bricole et
transporter les obus à dos d'homme. Une avant-garde d'une
compagnie envoyée de l'autre côté de la vallée pour protéger
le mouvement, harcelée par les fantassins et les cavaliers maro-
cains, perdit trois de ses chefs de section sur quatre et ne put
se maintenir qu'en chargeant plusieurs fois à la baïonnette.
Lorsque la rivière fut franchie, l'artillerie et le reste de
l'infanterie vinrent se mettre en ligne, et après un combat
assez chaud obligèrent l'ennemi à se retirer. On avait dépensé
au cours des deux engagements du 1 6 et du 17, la plus grande
partie des munitions et on ne pouvait compter sur aucun
ravitaillement. Comme d'autre part, de forts partis marocains
avaient été immobilisés pendant deux jours grâce à lui, le
colonel Taupin jugea qu'il avait suffisamment rempli sa
mission et qu'il exposerait ses troupes à des dangers inutiles
en continuant son mouvement vers le sud. Il se replia donc
sur Pédala par la rive gauche du Nefifikh sans être sérieuse-
ment inquiété.
Cinquième colonne : combat de Souk el Tnin (29 février). —
Les dernières opérations n'avaient pas donné tous les résultats
qu'on en espérait. Elles démontraient à nouveau les inconvé-
nients qu'offre l'emploi de petites colonnes isolées. Aussi,
pour son prochain mouvement offensif, le général groupait
toutes ses forces en un seul bloc, adjoignant le détachement
Taupin à la colonne du Tirs et le détachement Brulart à celle
du littoral. Cette masse de vingt-cinq compagnies, cinq esca-
drons et quatre batteries bivouaquait le 28 février sur les bords
de l'oued Mellah, à l'est de Dar el Haïdi.
Le lendemain, l'étape devait être fort courte : on attendait
un important convoi à quelques kilomètres en amont, au gué
de Souk el Tnin, près du confluent de l'oued M'koun, à l'en-
droit même où avait eu lieu le combat du a4 janvier. Les
troupes s'arrêtaient sur le plateau élevé qui domine au nord le
cours du M'koun. Pour protéger les opérations du ravitaille-
ment, trois escadrons furent détachés en surveillance, vers le
«ud tandis que deux bataillons d'infanterie, une batterie de
102 LJL REVUE DE PARIS
montagne et une section de 75 remplissaient le même rôle
dans la direction du sud-est, observant la haute vallée de
l'oued Mellah.
Les cavaliers, après avoir franchi le ruisseau, trouvèrent une
pente ascendante se prolongeant pendant plusieurs kilomètres,
de sorte qu'ils durent s'éloigner considérablement du reste
des troupes avant d'atteindre une crête qui leur permît de
découvrir suffisamment le terrain en avant. A peine y étaient-
ils parvenus que des Marocains montés parurent. Les pelotons
mirent pied à terre et tinrent l'ennemi en respect par le feu de
leurs carabines. Le combat se prolongeait et les cartouches
commençaient à s'épuiser lorsque des fantassins ennemis
dépassèrent le rideau de cavaliers et se rapprochèrent lente-
ment des nôtres en utilisant les moindres replis du sol. Toutes
les munitions étaient consommées, et, les tirailleurs chaoûia
progressant de plus en plus, il ne resta aux chasseurs d'autre
ressource que de charger. La charge s'exécuta par échelons
et en fourrageurs. Elle dégagea momentanément la crête,
mais ce répit dura peu ; il fallut charger de nouveau à plusieurs
reprises. Chaque fois on laissait quelques hommes sur le
terrain et la situation devenait critique. Heureusement, la
position difficile de la cavalerie avait été aperçue et un bataillon
de tirailleurs allégés fut envoyé à la rescousse. L'apparition
de cette infanterie fut comme un coup de théâtre ; le mouve-
ment en avant des Marocains s'arrêta net, et ils commencèrent
immédiatement à se retirer. L'arrivée de quatre autres batail-
lons auxquels se joignirent plusieurs batteries transformèrent
cette retraite en déroute. La nuit mit fin au combat.
Au lieu de poursuivre plus avant vers le sud les Medakra, le
commandement préféra, le lendemain, reconnaître la situation
vers l'est, chez les Ziaïda, dont on n'avait pas visité le terri-
toire depuis l'affaire de Ber Rebah. Le Ier mars, la colonne se
portait sur le marabout de Sidi ben Sliman, d'où une recon-
naissance s'assura que toute la région avait été évacuée. Les
jours suivants les troupes se rapprochèrent de Casablanca
pour se ravitailler. Le 6, elles campaient à Si Hajaj, prêtes à se
porter de nouveau contre les Medakra et à leur livrer un
combat décisif.
Sixième colonne : Combats de Sidi Aceïla (8 mars) et de Sidi
LES OPÉRATIONS DU GÉNÉRAL d'aMADE 103
el Ourimi (15 mars). — Le territoire des Medakra est à peu
près également réparti entre la plaine du Tirs et le plateau très
accidenté et très raviné qui la limite au sud. Les précédentes
colonnes n'avaient encore combattu cette tribu que dans la
plaine, mais maintenant le corps de débarquement mieux
outillé allait pouvoir s'éloigner davantage vers l'intérieur des
terres et suivre l'ennemi jusque dans ses repaires.
Le 7 mars, la colonne allait bivouaquer sur l'oued Aïata, près
de la frontière septentrionale du pays Medakra. Le lendemain,
les troupes se mettaient en marche sur deux colonnes se diri-
geant sur Dar bou Azza, groupe de maisons situé au revers du
plateau. Un rideau de cavaliers marocains défendit mollement
les approches des hauteurs. Notre première ligne, après avoir
occupé Dar bou Àzza poursuivit l'ennemi en retraite dans la
vallée de l'oued Aceïla. A ce moment on apprit que les cam-
pements de la tribu et de la mehalla d'Omar Sketani se trou-
vaient à l'est du massif de Mqarto. Les trois colonnes, du
littoral, de Ber Rechid et de Bou-Znika exécutèrent un mouve-
ment de conversion à gauche, tandis que la colonne du Tirs se
maintenait près de Dar bou Azza pour protéger le convoi des
trains régimentaires.
L'avant-garde de la colonne principale, poursuivant son mou-
vement, couronna vers trois heures un des ravins tributaires de
l'oued Mzabern. Dans le fond étaient agglomérés les douars
que l'ennemi n'avait pas eu le temps de lever, et parmi eux,
le campement de la mehalla où l'on trouva un affût, des
caisses d'obus, un grand nombre de cartouches et des appro-
visionnements de toute sorte. Au delà de l'oued Mzabern, le
ravin était prolongé par un défilé regagnant à trois kilomè-
tres vers l'est le plateau des Achach. Ce défilé était obstrué
par une cohue d'animaux et d'hommes essayant d'échapper à
notre poursuite. Toute l'artillerie disponible se mit en batterie
au bord du ravin et ouvrant un feu rapide auquel se joignirent
deux sections de mitrailleuses et les compagnies d'infanterie
les plus avancées, inonda de projectiles la masse des fuyards,
couvrant de cadavres le sentier et les pentes du défilé que les
Marocains tentèrent vainement d'escalader sous les rafales
meurtrières.
Après un quart d'heure de bombardement, le général, ayant
104 LA REVUE DE PARIS
jugé l'exécution suffisante, regagna Dar bou Azza. Sur ce
point la colonne du Tirs, attaquée par un fort parti de Mzab,
avait remporté de son côté un succès complet, rejetant l'en-
nemi en désordre et lui infligeant des pertes considérables.
Après avoir vaincu les Medakra au cœur de leur pays, le
commandant en chef se tourna contre les Mzab, campant
le 9 au marabout d'Abd el Kerin et continuant le lendemain
sa route sur la Kasba ben Ahmed. Les Mzab, sans doute
impressionnés par leur défaite de l'avant- veille, n'oppo-
sèrent aucune résistance sauf quelques cavaliers de la frac-
tion des Achach qui tiraillèrent de loin sur notre avant-garde
et pe tardèrent pas à s'enfuir vers le sud. Au delà de la Kasba,
de nombreux groupes de Mzab attendaient la colonne et parais-
saient se concerter sur le parti à prendre ; la mise en batterie
de quelques pièces de 75 eut immédiatement raison de cette
hésitation. Les caïds, sans armes, se portèrent au-devant du
général, lui offrirent leur soumission et une quinzaine d'entre
eux l'accompagnèrent jusqu'à son prochain bivouac, à Sidi-
Haïdi.
Complètement tranquillisé du côté de l'est, le général se
dirigea sur Settat, à petites étapes, en faisant en sens inverse
le chemin qu'il avait suivi avant le combat de Sidi-Daoud. 11
eut la satisfaction de trouver le pays complètement repeuplé
et les habitants rangés pacifiquement le long de la route pour
le saluer. De Settat la colonne se rendit le 1 4 à la Kasba des
Ouled Saïd, qu'elle avait déjà visitée un mois auparavant. Le
lendemain elle arriva à Dar ould Fatima vers midi. Pendant
cette dernière marche, on ne rencontra aucun douar et le général
apprit que la presque totalité des Ouled Saïd et des dissidents
de quelques autres tribus avaient renforcé les partisans de
l'agitateur Bou Nouala dont les prédications se faisaient de
plus en plus menaçantes. Il résolut de disperser sans retard
cette agglomération qui pouvait devenir dangereuse.
Pour surprendre Bou Nouala, le général usa d'un strata-
gème. Il fit dresser le camp à Dar ould Fatima afin de faire
croire aux partisans marocains qui rôdaient aux alentours que
la colonne ne bougerait plus de la journée. Mais à deux heures,
les troupes prenaient les armes, et, laissant le camp à la garde
do deux compnpiies. se mirent en marche sur la zaouïa d'el
r
LES OPÉRATIONS DU GÉNÉRAL d'aMADE Io5
Ourimidans les environs de laquelle les douars deBou Nouala
avaient été signalés. La ruse réussit; l'ennemi complètement
surpris ne chercha pas à résister ; tous les cavaliers s'enfuirent
▼ers l'ouest abandonnant dans leurs camps la presque totalité
des fantassins, des femmes et des troupeaux. Les fanions
blancs qui flottaient sur les tentes firent croire à nos troupes
que les gens restés dans les douars se rendaient. Mais au
moment où notre ligne atteignait la première rangée de tentes,
elle fut accueillie par des coups de feu tirés presque à bout
portant et heureusement mal ajustés. Les Marocains essayèrent
alors de s'enfuir, mais voyant les Français les serrer de trop
près, ils jetèrent leurs armes en demandant quartier. On ne
leur fit pas grâce et une cinquantaine furent exécutés, tandis
qu'on groupait les non-combattants dans le douar principal
qui fut respecté. Tous les autres campements, au nombre
d'une trentaine environ, devinrent la proie des flammes. La
nuit était tombée lorsque la colonne, remettant en liberté les
prisonniers, reprenait le chemin de Dar ould Fatima.
Les combats du 8 et du 1 5 mars avaient été décisifs. Les
soumissions affluaient; la mehalla d'Omar Sketani, abandon-
nant les Medakra, battit en retraite sur Mechra ech Ghaïr et on
pouvait considérer qu'à part quelques fractions des tribus
orientales, tout le pays chaouïa était fatigué de la lutte et
désireux de la voir cesser à n'importe quel prix. Ainsi les
Français, grâce ù leur incessante activité et à la pression
continue exercée sur l'ennemi, avaient reconquis complè-
tement la supériorité morale sur l'adversaire et rétabli leur
prestige.
* #
Le moment était venu de faire appel à des moyens d'action
nouveaux en créant des détachements régionaux destinés à
rassurer par leur présence la population soumise, à constituer
des bases avancées contre les irréductibles, soit qu'on voulût
négocier avec eux, soit qu'on entreprît de nouvelles opérations
pour briser complètement leur résistance. Il s'agissait en un
mot de matérialiser le résultat obtenu et d'inaugurer une
106 LA REVUE DE PARIS
méthode semblable à celle que venait d'appliquer avec ua
succès si complet le général Lyautey, en créant les quatre
postes qui encerclaient le territoire des Beni-Snassen dissi-
dents. D'ailleurs, cet officier général, envoyé en mission sur la
côte occidentale du Maroc avec le ministre de France, allait
pouvoir fournir les plus précieux renseignements à ce sujet au
chef du corps de débarquement.
Presque en même temps arrivaient cinq bataillons, un
escadron et une batterie de renforts, qui permettraient de
donner aux postes de solides garnisons, tout en conservant des
troupes mobiles en quantité suffisante.
Le plus pressé était d'organiser un détachement sur le terri-
toire des Medakra afin de les empêcher de reprendre courage.
Le 28 mars, les colonnes convergeaient de Médiouna et de Ber
Rechid sur l'oued Aïata. Le lendemain, pour couvrir l'installa-
tion ultérieure du détachement régional, elles se dirigeaient sur
le marabout d'Aceïla, traversaient le plateau situé au delà et
refoulaient les Medakra de l'autre côté de l'oued Mzabern.
Malheureusement, au cours de cet engagement, une pointe de
cavalerie se laissa attirer dans une embuscade et perdit deux
officiers et quelques hommes. Le détachement régional
s'établit à Dar bou Azza, c'est-à-dire à la limite des parties
plane et montagneuse du territoire Medakra. L'opération
achevée, la colonne, moins le détachement laissé à Dar bou
Azza, allait procéder à une opération semblable à Settat, où elle
établit ses bivouacs le 7 avril. Pendant la nuit suivante la
mehalla de Moulaye Rachid tenta une attaque de nuit contre
les camps. Nos troupes prirent les armes avec le plus grand
calme, repoussèrent l'assaut par leurs salves et le lendemain
rejetèrent l'ennemi vers le sud en suivant la vallée de Settat
jusqu'à Aïn Beïda.
Quatre jours plus tard, la colonne, pour dégager les abords
de Settat, exécutait une pointe jusqu'au marabout de Dar ould
Tounsa, presque à la limite méridionale des Chaouïa. Cette
longue marche s'exécuta presque sans opposition ; les quelques
coups de fusil tirés ce jour-là furent le dernier acte d'hostilité
qui devait se manifester dans cette région.
Seuls quelques douars des Medakra et des Achach (fraction
des Mzab) refusaient de se rendre. Pour agir contre eux, on
r
LES OPÉRATIONS DU GÉNÉRAL d'aMADE I 07
créa à la Kasba ben Ahmed un troisième détachement régional
où la colonne campa jusqu'à la réduction définitive des
derniers dissidents.
Il fallut encore, pour y parvenir, quatre reconnaissances
offensives, dont la dernière amena un combat assez sérieux
livré le 16 mai. Nos troupes franchirent l'oued Mzabern et
( l'oued Dalia, pénétrant ainsi jusqu'à l'extrémité du pays des
\ Medakra, dans des montagnes qu'ils considéraient comme
inaccessibles. Aussi put-on s'y emparer de leurs douars et de
tous les approvisionnements qu'ils y avaient réunis. Cette
défaite acheva de démontrer à nos derniers ennemis que toute
résistance ultérieure était impossible et peu à peu ils vinrent
demander l'aman. L'installation d'un quatrième poste chez les
Ziaïda compléta le réseau des détachements régionaux.
Le pays a repris, sous la protection des troupes françaises,
9a physionomie habituelle. Les divers postes sont devenus des
centres d'activité et des points de refuge, à l'abri desquels les
tribus ont fait la moisson, puis ont vendu leurs produits sans
se livrer aux luttes intestines qui désolaient autrefois d'une
manière continuelle la plus riche province du Maroc.
Le district des Chaouïa est donc aujourd'hui pacifié et déjà
une notable partie du corps expéditionnaire a été rapatriée ;
mais il ne faut pas que la tranquillité ne dure qu'un jour et
qu'elle disparaisse au moment où nous aurons retiré toutes
nos troupes. Il importe donc de ne quitter le pays que lorsque
Tordre y sera suffisamment rétabli pour que notre départ ne
soit pas le signal de troubles nouveaux ou d'agressions contre
les colonies européennes.
Pour obtenir ce résultat, les éléments indigènes que nous
avons investis de pouvoirs administratifs devront avoir acquis
un prestige suffisant et pouvoir compter, pour assurer l'ordre,
sur les goums marocains que nos officiers instruisent.
Enfin, il ne faut pas oublier qu'il nous reste à sanctionner
l'œuvre de répression en punissant les instigateurs des mas-
sacres et en exigeant de la collectivité des tribus les répara-
tions pécuniaires qu'il est indispensable d'obtenir, puisqu'on
les a demandées au cours des chimériques négociations de
septembre 1907. Les principaux meneurs ont été tués dans
108 LA REVUE DE PARIS
les combats ou sont actuellement en prison; d'autre part, les
magnifiques récoltes de cette année garantissent la solvabilité
des indigènes; on peut donc prévoir que le règlement de
comptes s'accomplira sans peine. Ainsi, les fonctionnaires de
Moulaye Hafid, lorsque sa reconnaissance sera accomplie,
trouveront, grâce à nous, dans les Chaouïa, la province la
mieux organisée et la plus soumise de tout l'empire chérifien.
On peut se demander quel bénéfice nous aurons retiré de
notre action à Casablanca : les avantages qu'elle nous aura
valus ne se manifestent pas à première vue. Mais il faut se sou-
venir que nous n'y sommes pas allés dans un but de conquête et
seulement avec l'intention de venger nos nationaux et de réta-
blir notre prestige. Nous y sommes parvenus. Il est hors de
doute que notre campagne dans les Chaouïa, ainsi que la
répression des Béni Snassen et nos victoires remportées sur
les harkas du Sud, enlèveront dorénavant aux Marocains le
goût des attaques contre les Européens des ports et des incur-
sions sur le territoire algérien. En outre les dépenses que nous
avons faites, le sang que nous avons versé et le désintéresse-
ment dont nous avons fait preuve, donneront à la France une
situation prépondérante et dont toutes les puissances, quelles
qu'elles soient, seront obligées de tenir compte, dans les dis-
cussions diplomatiques que pourra susciter dans l'avenir
l'anarchie marocaine.
Ce résultat n'est pas négligeable et nous en sommes rede-
vables au général d'Amade. Depuis qu'il a pris le commande-
ment du corps expéditionnaire les opérations se sont déroulées
sans arrêt suivant un plan rationnel et nettement conçu. Les
difficultés de toutes sortes ont été vaincues, les nombreux
obstacles surmontés. Pendant toute la campagne, le courage
et l'endurance de nos troupes, la valeur de nos officiers ont été
à la hauteur des talents, de la persévérance et de l'audacieuse
énergie du chef qui les commande.
RÉGINALD KANN
LES HISTORIENS
DE LA
SCULPTURE FRANÇAISE'
II
M. André Michel a raconté2 comment Louis Courajod,
venu de sa province à Paris pour éclaircir une question locale
où les intérêts de ses concitoyens étaient en jeu, avait senti,
aux Archives nationales, une impérieuse vocation d'historien
se révéler à lui. En 1867, il sortait de l'Ecole des Chartes; en
1874, Barbet de Jouy, continuateur au musée du Louvre du
comte Léon de Laborde, l'appelait à son département comme
attaché; en 1879, ^ devenait conservateur adjoint; en 1893,
titulaire.
Dès 1867, Courajod avait préludé aux travaux qui devaient
1. Voir la Revue du i5 Octobre.
2. Louis Courajod, Leçons professées à V École du Louvre, 1887-1896,
publiées par MM. H. Lemonnier et André Michel; Louis Courajod et Franz
Marcou, Catalogue du Musée de sculpture comparée, 189:2; Louis Gonse,
Histoire de la sculpture française depuis le XIVe siècle, 1895; Histoire de
tart depuis les premiers temps chrétiens jusqu'à nos jours, ouvrage publié
sous la direction de M. André Michel, 5 volumes parus, 1905-1908.
R. de Lasteyrie, Études sur la sculpture française au moyen âge (Monuments
Piot), 1901; Léon Palustre, La Renaissance en France, 1879-1888;
H. Lemonnier, L'art au temps de Richelieu et de Mazarin, 1893; Stanislas
Lami, Dictionnaire des sculpteurs de l'école française, 1898- 1906. Collections
de la Gazette des Beaux-Arts depuis 1864, de la Revue universelle des arts,
1843- 1866.
IIO LA REVUE DE PARIS
être l'honneur de sa vie par un article de la Gazette des Beauœ-
Arts sur les statues des Plantagenet à Fontevrault, ces statues
du xine siècle que Ton parlait alors d'offrir en présent à
l'Angleterre comme on en avait déjà parlé en i846 !
Lors de son entrée au Louvre, associé aux efforts que tentait
Barbet de Jouy pour reconstituer un musée de sculpture
française, le nouvel attaché se trouva conduit à étudier l'ori-
gine, l'histoire, le sort des œuvres qui avaient passé par le
dépôt des Petits-Augustins.
De là est sortie toute une série d'admirables notices où
s'unissent la pénétration de l'intelligence, l'acuité du sens
critique, la sévère méthode de l'archiviste et l'éloquence pas-
sionnée de l'apôtre1. Au cours de ces travaux, Courajod avait
senti monter en lui une immense colère contre toutes les puis-
sances néfastes, qui, à ses yeux, s'étaient liguées pour séparer
la France de son passé national et chrétien : Renaissance,
académisme, monarchie absolue, esthétique des Winckelmann
et des Quatremère de Quincy, et, pour remonter à la source,
superstition, fétichisme de la civilisation romaine. Aussi lors-
qu'en 1887, il se vit confier, à la nouvelle Ecole du Louvre, la
chaire d'histoire de la sculpture du Moyen âge, de la Renais-
sance et des temps modernes, son enseignement prit-il parfois
des allures de réquisitoire.
Courajod aborda tout de suite l'époque où lui paraissait
être le nœud des destinées de l'art en notre pays : le xive et
le xvc siècles.
Montrer comment il y avait alors, en France et dans les
Flandres, tous les éléments d'une autre et première Renais-
sance entièrement autonome et originale, due à la seule action
d'un réalisme mieux averti, venant pénétrer les formes d'art
héritées de la tradition et en créer de nouvelles : tel était son
plan général. Et cette partie de son œuvre restera la plus
puissamment significative et féconde. Courajod n'a jamais
manqué de reconnaître tout ce qu'elle devait aux vues péné-
trantes d'un de ses prédécesseurs au Louvre ; dans l'Introduc-
tion de chacun des deux grands ouvrages (restés inachevée)
du comte Léon de Laborde : La Renaissance des arts à ta cour
i„ Réunies par Courajod sous le titre : Alexandre Lenoir, son journal et
le Musée des monuments français, 1878- 1887.
LES HISTORIENS DE LA SCULPTURE PRANÇAISB III
des rois de France (i85o) et Les ducs de Bourgogne (i855), on
trouve en effet le germe des plus audacieuses théories de
Courajod sur l'ensemble de faits, qui constituent la « Renais-
sance septentrionale ». Mais ces idées, au moment où de
Laborde les émettait, semblent être restées sans écho. Cou-
rajod les anima d'une telle flamme, leur communiqua une telle
force d'expansion, surtout il les appuya de tant d'observations
nouvelles, qu'il lui arriva, parfois, bien malgré lui, de faire
oublier son précurseur.
Sur un point capital de sa thèse, Courajod devait pourtant
rencontrer, et de la part d'un de ses meilleurs élèves, une
formelle contradiction. Il avait, amplifiant encore en cela la
pensée de de Laborde, considéré le réalisme, dont on trouve tant
de traces dans la sculpture française dès le milieu du xive siècle,
comme un fait d'importation, comme le résultat de l'influence
exercée par un grand nombre d'artistes flamands, venus en
Fiance à cette époque : volontiers, sa chaude imagination se
plaisait à concevoir une Flandre prédestinée de tout temps à
garder et transmettre au monde le précieux dépôt de ce natu-
ralisme, dont les Van Eyck, au xve siècle, devaient être les
prophètes incontestés. Or, depuis la mort de Courajod,
M. Raymond Kœchlin, après avoir appliqué en Belgique la
méthode même du maître, c'est-à-dire après avoir analysé de
près le style d'une série de statues à date certaine, affirmait !
ne rien trouver dans ces régions qui indiquât un développe-
ment de réalisme antérieur à ce que l'on constate en France.
Aussi bien, un fait aussi général et aussi profond que celui-là
ne peut avoir été le privilège d'un seul pays et d'une seule
race, mais la France du xivc siècle, le Paris de Charles V, les
cours des ducs ses frères étaient un terrain de culture sans
égal pour tous les germes féconds ; et il put arriver à des Fla-
mands, des Allemands ou des Hollandais de créer alors chez
nous des œuvres que des circonstances moins favorables ne
leur permettaient pas de créer chez eux.
On peut contredire Courajod tout en restant son fidèle
disciple, car ce qu'il y avait dans son enseignement de plus
efficace en même temps que de plus nouveau, c'était sa
i. R. Kœchlin, La sculpture belge et les influences françaises aux XIII*
et XI Vt siècles (Gazette des Beaux-Arts, 190a).
IIS LA REVUE DE PARIS
méthode, le fait de recourir à l'étude de l'œuvre au moins au-
tant qu'à l'examen des documents écrits, de contrôler l'un par
l'autre les deux modes d'information. Une sculpture étant
présente entre ses élèves et lui, évoquée par la photographie
ou le moulage, il l'interrogeait, « l'auscultait », lui faisait con-
fesser, plus exactement que le texte le plus sûr, l'état d'esprit de
son auteur, ses origines, les influences qu'il avait subies, celles
auxquelles il résistait, ses hésitations, son parti pris. Il est telle
page des leçons publiées par MM. Lemonnier et A. Michel,
qui, toute figée qu'elle soit par la transcription, nous laisse
deviner ce que cette parole devait avoir d'action révélatrice et
persuasive. Courajod était une âme à la fois tendre et fou-
gueuse et il allait à l'œuvre d'art avec toute son intelligence et
toute sa sensibilité. Or, ce qu'une vive sensibilité peut ajouter
à l'intelligence pour la pénétration des chefs-d'œuvre, on
l'avait déjà vu par l'exemple de Fromentin. Il y avait plus d'un
rapport entre ces deux esprits, tributaires sans doute, comme
toute la critique d'art moderne, de la grande pensée de Taine,
mais apportant dans l'étude de « la race, du milieu et du
moment », une émotion si intime et si personnelle.
La création, au Trocadéro, du musée de Sculpture comparée
jadis rêvé par Viollet-le-Duc, fournit à Courajod, aidé par un
de ses élèves, M. Marcou, l'occasion de condenser la substance
de son enseignement dans un catalogue1 qui fut comme son
testament. Mais sa trop courte carrière devait lui permettre
encore de toucher à deux époques particulièrement critiques
de l'histoire de l'art français : les origines romanes, les débuts
de l'art du xvu° siècle.
Des influences latines ou des influences orientales, les-
quelles ont été prédominantes sur la formation de notre archi-
tecture et de notre sculpture pendant les premiers siècles du
Moyen âge? Courajod prit parti, dans cette première ques-
tion, avec sa netteté habituelle, pour l'Orient contre Rome.
On eût dit qu'il voulait venger l'art français des invasions ita-
liennes et romaines, subies depuis le xvic siècle. Et il y a
quelque chose de touchant à voir, là comme ailleurs, sa foi
artistique rencontrer sa foi religieuse et, du même enthou-
i. Louis Courajod et Franz Marcou, Catalogue du musée de sculpture
comparée, Paris, 189a.
LES HISTORIENS DE LA SCULPTURE FRANÇAISE Il3
siasme, lui faire saluer en Orient, le berceau de Fart chrétien
et « le berceau du Dieu de son enfance ».
Mais c'est bien en savant, en archéologue, qu'il entendait
prouver sa thèse et il rechercha les traces de l'influence orien-
tale dans certaines particularités architecturales de plan et de
construction, puis dans le décor sculpté, montrant, depuis les
sarcophages de l'ouest de la France, jusqu'aux chapiteaux du
xe ou du xi° siècle, l'emploi de formes empruntées au vocabu-
laire ornemental de l'Orient et qui se retrouvent semblables
dans les bijoux des sépultures barbares. Sur les points de fait,
il ne semble pas que la thèse de Gourajod ait été définitive
ment ébranlée. Il donnait plus aisément prise à la critique
lorsqu'il assignait, pour cause directe à ces influences, l'action
des Visigoths en Aquitaine, puis lorsqu'il croyait voir, dans
cette survie des éléments orientaux pendant le Moyen âge, une
manifestation de résistance du vieux fond celtique et du
tempérament barbare contre l'esprit de Rome, lorsqu'il prêtait
aux populations gauloises, après la conquête, une sorte de
haine sacrée de la religion et du nom romains. Cette partie de
ses affirmations a rencontré plus d'un contradicteur \
Pour Gourajod, s'occuper de l'art français du xvne siècle,
c'était, sous une autre forme, reprendre la question romaine,
car il allait se trouver en face de la civilisation la plus pure-
ment ultramontaine qu'ait connue la France. Il allait rencontrer
dans l'Académie royale de Peinture et de Sculpture, fondée
par Louis XIV, une forteresse du classicisme en France. Jamais
il ne se lassera de dénoncer dans 1' « académisme » une con-
ception de l'art fondée sur une notion doublement mensongère
de l'antiquité, puisque d'une part, on ne connaissait alors
presque rien de l'art grec et que, d'autre part, on ne voyait
guère l'art romain lui-même qu'à travers la décadence de la
Renaissance italienne.
Cette Académie royale, sous les espèces de laquelle plus
d'un coup visait l'Académie des Beaux-Arts du xixe siècle,
fut, de sa part, l'objet de réquisitoires passionnés auxquels
firent seuls diversion d'autres réquisitoires contre les Jésuites.
A l'illustre Compagnie, au sein de laquelle il comptait pour-
i . Voir surtout : Brut ail s, V archéologie du Moyen âge et ses méthodes,
Ptris, 1900.
iw Novembre 1908. 8
I I A LA REVUE DE PARIS
tant au moins une chère amitié, celle du P. de la Croix1, il ne
pouvait pardonner d'avoir importé, en France, au xvii0 siècle,
le style d'architecture et de décoration créé pour elle au Gesà
de Rome et dans lequel il voyait comme une synthèse de toutes
les décadences et de toutes les corruptions de l'art.
C'est dans cette partie de son enseignement que Courajod,
emporté par sa passion, par des rancunes d'ordre tout intellec-
tuel, mais avivées par des polémiques journalières, donna
prise aux plus justes critiques. Il méconnut parfois ou sembla
méconnaître ces qualités de rythme, de mesure, d'harmonie
qui, malgré tout, font du xvne siècle une heure unique de
l'âme française. Encore est-il que cette partie de ses leçons
abonde en aperçus ingénieux, en puissantes analyses et que, là
aussi, il a laissé sur le sujet l'ongle du lion.
Lorsque Courajod mourut, terrassé en quelques jours dans
la pleine maturité de ses forces, le progrès, souhaité par
Didron en 18/19, ^^ chose accomplie : l'histoire de la sculp-
ture française était entrée dans la période de l'analyse scienti-
fique. L'enseignement de Courajod, repris au lendemain de sa
mort parle premier de ses disciples, se continua, à l'Ecole du
Louvre, et, successivement, la sculpture romane et la sculp-
ture gothique y furent étudiées dans leur suite chronologique,
avec méthode, amour et sérénité au cours des années 1 897-1 903 ,
comblant ainsi le hiatus laissé entre deux périodes des leçons
de Courajod. Nous sommes plus à l'aise pour rendre compte
de cette large et minutieuse enquête, maintenant que les résul-
tats en ont été condensés et résumés par M. André Michel dans
son Histoire de l'art en voie de publication.
Pour la première fois, depuis Emeric David, l'histoire de la
sculpture française est prise à partir de ses origines. Mais,
désormais, ce n'est plus sur une sèche nomenclature que
travaille l'historien ; c'est sur des faits artistiques dès longtemps
étudiés, devenus palpables, susceptibles d'être classés par séries.
1. C'est le P. de la Croix qui, sur le désir exprimé par Courajod lui-
même, a revu la partie des leçons du maître consacrée aux origines de
l'art roman et publiée par MM. H. Lcmonnier et A. Michel.
LES HISTORIENS DE LA SCULPTURE FRANÇAISE Il5
L'auteur peut tracer le tableau et rechercher les causes
de la décadence de la sculpture romaine dans les premiers
siècles du christianisme, prouver, par des textes, l'existence
d'une sculpture carolingienne, dont seuls, quelques fragments
purement décoratifs sont parvenus jusqu'à nous, puis discerner,
à partir du xi* siècle, dans quelques églises du Roussillon ou
du Languedoc les premiers balbutiements d'une plastique
nouvelle, et noter, dans les productions des ateliers, très tôt
disséminés à travers la France, l'intervention, le souvenir de
modèles divers, diversement et plus ou moins gauchement
interprétés : ivoire carolingien ou byzantin, miniature grecque
ou irlandaise, sarcophage gallo-romain ou dessin d'étoffe
orientale. Enfin des écoles régionales, vraiment dignes de ce
nom, se constituent, avec leurs caractères dis tinctifs, jusqu'au
moment où, perdant ce qu'elles ont de plus âprement indi-
viduel et local, elles tendent à l'époque de Chartres et de Senlis,
au cœur même de la France, vers une sorte de sereine et large
unité, prémisses des chefs-d'œuvre de l'âge suivant. D'un bout
à l'autre de cette analyse, la même active et pénétrante sym-
pathie seconde l'effort de la critique. Les pages prodigieuses
de Vézelai ou de Moissac, où, pour citer M. A. Michel lui-
même, « la force de l'expression est telle qu'elle emporte les
fautes de grammaire dans l'évidence dramatique de la pensée »,
rencontraient enfin un interprète digne d'elles.
L'influence de Courajod fut considérable aussi au delà de
nos frontières et il n'y a pas longtemps encore, nous devions
rattacher à un nom étranger le seul grand travail d'ensemble
publié sur la sculpture française de l'époque romane. Dans ses
Débuts du style monumental au moyen âge, M. Vôge * étudiait
les sculptures du xn° siècle, en Provence, en Languedoc,
dans l'Ile de France. Et c'est à Saint-Trophime d'Arles qu'en
dernière analyse, il croyait voir le point de départ de tous ces
portails dont la cathédrale de Chartres nous montre le plus
glorieux survivant, de ces portails royaux2, expression la plus
i. Vôge, Die An fange des mon urne Mal en styles in Mittelaller, 4894.
a. On appelle ainsi un certain nombre de portails du xue siècle ornés de
statues qu'on a cru longtemps être les effigies des rois et reines de France,
alors qu'elles représentent' le plus souvent des rois de Juda, ancêtres du
Christ et de la Vierge.
Il6 LA REVUE DE PARIS
haute de l'art du xu° siècle, avec leurs statues aux lignes de
rigides cariatides, dont les têtes ont parfois cependant un carac-
tère si individuel et si réaliste.
Quelque peu disposé que Ton soit à attribuer une telle
importance initiatrice à l'école de Provence (elle paraît à beau-
coup de bons juges la plus caduque et la moins féconde de
toutes), c'est un plaisir de suivre, à travers les ingénieuses
déductions de M. Vôge, l'itinéraire d'un atelier de sculpteurs
français au xn° siècle, de voir avec lui cet atelier, parti
d'Arles, aller prendre à Toulouse quelque chose de l'élégance
languedocienne et l'apporter à Saint-Denis avant de séjourner
à Chartres. Nous ne sommes pas bien sûrs que le « maître des
deux Madones » ait jamais existé, c'est-à-dire que le même
artiste ait exécuté les deux statues de la Vierge qui se voient
aux portails de Paris et de Chartres et qu'on puisse reconnaître
avec certitude sa main dans d'autres œuvres. Mais nous savons
gré à M. Vôge d'avoir essayé de reconstituer une individua-
lité d'artiste du xnc siècle, et nous admirons la puissance d'ana-
lyse avec laquelle il applique à notre art roman ce que nos
voisins appellent la critique « stylistique ». D'une importance
capitale en lui-même, ce beau travail nous valut, en 1902, la
réplique magistrale de M. de Lasteyrie, disciple de Quicherat
et son successeur à l'Ecole des Chartes. M. de Lasteyrie répon-
dait, et à la thèse allemande et au mémoire très nourri de faits
mais un peu sommaire en ses généralisations, de M. Mari-
gnan \ élève de Courajod; il refaisait à son tour le procès de la
sculpture du xnc siècle en apportant plus d'un fait nouveau,
et, comme M. André Michel, concluait à la priorité de l'école de
l'Ile de France, des sculpteurs de Saint-Denis et de Chartres.
Lorsque l'historien de la sculpture française passe du
xu' siècle au xiii6, de l'ère des incertitudes et des tentatives
à celle des suprêmes réalisations, il ne saurait pas plus séparer
la sculpture du grand programme religieux dont elle est l'ex-
pression, que l'isoler de l'architecture sur laquelle elle a pris
naissance. Aussi le livre de M. Mâle , VA rt religieux au x 1 1 ie siècle,
a-t-il rendu d'inappréciables services en reprenant, avec une
1. Marignan, Un historien de la sculpture française, Louis Courajod —
les Temps francs, 1899.
r
LES HISTORIENS DE LA SCULPTURE FRANÇAISE 117
sûreté de méthode toute nouvelle, le grand travail des symbo-
listes du début du xixe siècle et des Annales archéologiques.
Ceux-ci avaient péché, parfois, par excès d'application :
d'intentions en intentions, ils en étaient arrivés à découvrir,
dans les divers membres d'une gargouille, des prodiges de
signification symbolique ; l'école romantique, au contraire, celle
de Hugo et de Viollet-le-Duc, prêtait aux imagiers du Moyen
âge, à l'égard de l'Église, des sentiments d'hostilité narquoise
assurément fort peu vraisemblables. En se tenant éloigné de
ces excès opposés, M. Mâle éleva à la gloire du xiiic siècle
français un monument d'érudition et de science critique ; il sut
montrer, dans le jour le plus évident, l'unité de la pensée du
Moyen âge et de son art, retrouver, dans le programme icono-
graphique de la cathédrale, le plan, les divisions principales et
jusqu'au détail des chapitres de ce Spéculum Majus où un
Vincent de Beauvais avait essayé d'enfermer toute la science
de son temps et toute son âme.
Et c'est, en effet, autour des grands thèmes iconographi-
ques que M. André Michel, continuant l'histoire de la scul-
pture française1, ordonne l'étude des merveilleux ensembles de
Paris, de Chartres, d'Amiens, de Reims, comme des frag-
ments isolés qui, d'un bout de la France à l'autre, ornent
encore tant de façades et de portails d'églises. Il montre com-
ment, sur une architecture pleinement originale, constituée
en France à la fin du xne siècle, une sculpture est née, qui
en devait être la vivante expression : dans la création et l'évo-
lution de cette sculpture, il fait la part des « sollicitations »
du grand monument qui la porte et des grandes idées qui
l'animent.
Il fait voir dans cette forme d'art, soutenue par la concor-
dance de toutes les forces morales et sociales, un incompa-
rable épanouissement de l'âme française, avec tous les instincts
de la race et toutes ses vertus, sa raison comme sa croyance, son
amour de l'idéal et son besoin de clarté, son éloquence et sa
logique. Dans l'interprétation du grand programme religieux,
l'imagier restait, d'ailleurs, en contact direct avec la nature et
la vie ; un réalisme discret fit la grâce et l'efficacité de son art
1. Histoire de Vart, citée plus haut. T. II, première partie.
Il8 LA REVUE DE PARIS
jusqu'au moment critique où, « à force de regarder les choses
de la création pour y chercher les formes expressives de l'idéal
qu'il devait représenter », il en vint à les regarder pour elles—
mêmes et à perdre, peu à peu, dans la recherche du morceau
et dans la préoccupation du détail, le sens des grands ensem-
bles religieux et des solides conceptions architecturales.
Arrivée à ce point de son évolution, la sculpture ne pouvait
plus se renouveler qu'en abordant plus franchement le domaine
entrevu du « réalisme ». Elle retrouverait alors, par la con-
quête de la vérité individuelle, du geste expressif et de l'émo-
tion humaine, quelque chose de ce qu'elle avait perdu en
ampleur et en signification. Mais de telles transformations
ne se font pas sans de longs tâtonnements, et l'histoire de la
sculpture du xive siècle est un conflit entre des traditions, qui,
chaque jour, se dessèchent un peu plus, et des nouveautés
que les artistes n'ont pas encore appris à traduire dans le lan-
gage des formes, quoiqu'ils y aspirent confusément.
A la fin du siècle seulement, le réalisme est maître de ses
.moyens; tout est mûr pour cette sorte de première Renais-
sance septentrionale dont Gourajod fut l'historien.
*
* *
Sous l'influence de ce nouvel élan de sympathie pour l'art
religieux du Moyen âge, de grandes publications ont vu le
jour, les unes destinées à de nombreux lecteurs telles que Y Art
Gothique de M. Gonse, les autres plus spéciales, telles que les
Monographies des cathédrales de Lyon et d'Amiens1, où la
sculpture occupe, pour la première fois, dans le texte et l'illus-
tration, la part à laquelle elle a droit.
Pendant qu'archéologues et archivistes écrivaient ainsi
l'histoire des monuments, deux poètes, deux artistes, Ruskin
et Huysmans, faisaient pour la cathédrale d'Amiens et pour
celle de Chartres ce qu'avait fait Hugo pour Notre-Dame de
Paris. Quelles que soient chez l'un et l'autre l'érudition véri-
table et les facultés d'observation, ce n'est pas à la Bible
i. Bégule et Guigue, La cathédrale de Lyon, 1880. L. Durand, Mono-
graphie de la cathédrale d'Amiens, 1 901- 1903.
m
LES HISTORIENS DE LA SCULPTURE FRANÇAISE IIQ
d Amiens ni à la Cathédrale que nous irons demander des
leçons de symbolisme ou d'archéologie. Mais lorsque Ruskin,
descendant de la gare, arrive, par une étroite petite rue,
devant le portail de la Vierge dorée, ou lorsque Huysmans,
assistant, à Chartres, à la messe matinale, voit le soleil allumer
successivement toutes les verrières du miraculeux édifice,
connaître le contre-coup reçu par leur sensibilité, puis voir de
quelle manière la cathédrale correspondra au rêve évangélique
et social de l'un, au mysticisme de l'autre, voilà ce qui est
pour nous d'un intérêt capital et nouveau.
Tandis que l'enthousiasme et la critique s'empressaient
ainsi autour des monuments héroïques du Moyen âge, l'ensei-
gnement de Courajod ne demeurait pas infécond pour ces
xive et xve siècles, qui avaient eu les prémisses de sa parole et
où tant de problèmes historiques se posent. Pour le xv° siècle,
Courajod avait été enclin à exagérer l'influence de ce qu'il
appelait l'école de Bourgogne : il y eut bien à Dijon, de i38o
à 1 4 60 environ, un incomparable atelier de sculpteurs, auquel
nous devons le Puits de Moïse, le portail de Champmol, et les
tombeaux des ducs ; mais cet atelier, composé en grande partie
d'ouvriers septentrionaux (ses plus grands artistes s'appellent
Claus Sluter1, Claus de Werve), est plutôt naturalisé sur ce
coin du sol français qu'il n'est le produit de l'hérédité bour-
guignonne.
Et, si son influence fut considérable d'un bout à l'autre de
la France, il y eut néanmoins, en dehors de lui, des écoles
de sculpture autonomes et plus proprement françaises par un , ^
certain ensemble de qualités où dominent la mesure et la
sobriété 2. Deux de ces écoles, celles de Champagne et de Tou-
raine, furent étudiées parles élèves de Courajod MM. Kœchlin,
Marquet de Vasselot et Vitry3. Ces auteurs rassemblaient
dans une région bien définie et entre des dates nettement |
délimitées, tous les textes relatifs à des monuments de seul- 1
:\
'■ i
1. Kleinclausz, Claus Sluter, 1906. Voir aussi : Histoire de fart, t. III.
i. Dans l'expression de ces qualités, Courajod lui-même voyait une '.*
« détente » des outrances bourguignonnes. ;<
3. R. Kœchlin et J. J. Marquet de Vasselot, La sculpture à Troyes et
dans la Champagne méridionale au XVIe siècle, 1901. P. Vitry, Michel
Colombe et la sculpture de son temps, 1901. -,
1
120 LA REVUE DE PARIS
pture, puis recherchaient toutes les œuvres encore exis-
tantes, les analysaient et constituaient ainsi le tableau de la
sculpture française dans ces deux provinces où fut particuliè-
rement sensible, aux confins du xvc et du xvie siècles, le
conflit entre les influeaces italiennes et ce que Gourajod appe-
lait les (( résistances nationales ».
Ce conflit, un érudit trop tôt enlevé à l'archéologie fran-
çaise, Léon Palustre, s'était donné pour tâche de l'étudier dans
une histoire, restée inachevée, de la Renaissance en France.
Le tort de Léon Palustre fut de vouloir trop retarder l'heure
de la défaite française et de fermer les yeux sur l'invasion
d'outre-monts. Courajod le voyait bien; il y eut un moment
où la conquête italienne du xvi° siècle fut presque complète;
mais cette conquête fut-elle l'agent de libération qu'on avait
cru ? Emeric David était un novateur génial lorsqu'il écrivait vers
1817 : « Ce seraiï une question neuve et très digne d'examen
que celle de savoir si les artistes italiens employés par Fran-
çois Ier, à Fontainebleau, si les Primatice, Cellini, dont
le dessin systématique se ressentait déjà des erreurs qui, de
leur temps commençaient à conduire l'Italie vers sa décadence,
si ces maîtres n'ont pas égaré notre école au lieu d'améliorer
ses principes, en l'induisant à abandonner sa manière directe,
simple et franche, pour y substituer le style de convention
qu'ils avaient eux-mêmes mis à la place de la grâce naturelle
de Raphaël. » Cette doctrine, si âprement combattue pendant
tout le cours du xixe siècle et à laquelle, en dehors des
Annales archéologiques, on ne trouverait guère d'écho avant
Courajod, que chez un Léon de Laborde ou un de Clarac \
parait aujourd'hui l'expression même de la vérité à la quasi
unanimité des historiens de l'art.
Personne en Europe ne croit plus que la sculpture fran-
çaise ait commencé avec François 1er et si l'on veut, par
contre, apprécier le prestige qu'exerce désormais notre école
de sculpture du Moyen âge, il faut lire les travaux étrangers :
il n'est pas un savant qui ne fasse très grande la part de la
France dans la formation de la sculpture germanique du
xive siècle et, tout récemment, l'on pouvait voir un historien
1. Clarac : Musée de sculpture du Louvre, publié par Maury, 1841.
LES HISTORIENS DE LA SCULPTURE FRANÇAISE 121
anglais, M. Langton Douglas \ attribuer à la sculpture fran-
çaise une influence considérable sur l'art italien du xivc siècle,
retrouver des traces de cette influence, non seulement chez
des sculpteurs comme Nicolas et Jean de Pise, mais chez des
peintres comme Duccio de Sienne et ses élèves. Voilà qui
dépasse les vues les pins ambitieuses d'un Didron et d'un
Viollet-le-Duc.
*
La sculpture française, postérieure au xvi6 siècle, a, elle
aussi, attendu longtemps une étude synthétique et des histo-
riens, et je concéderai volontiers qu'elle fut, eii ces derniers
temps, moins bien partagée que sa devancière. Mais les raisons
de cette négligence n'ont rien de comparable avec le malen-
tendu séculaire qui sépara la France de son art du Moyen âge.
Le silence des historiens à l'égard de la sculpture moderne ne
refléta pas l'hostilité d'un public prévenu par les théoriciens :
il n'eut pas, pour résultat, l'incompréhension dont nous cons-
tations les preuves dans la première partie de ce travail.
Quand un homme moderne, de culture moyenne, passe
devant un buste de Houdon ou une naïade de Jean Goujon,
il ne lui est pas nécessaire, pour en goûter le charme, d'avoir
reçu le minimum d'initiation historique et iconographique
que comporte l'appréciation des œuvres du Moyen âge. Si la
sculpture française des temps modernes n'a pas eu plus tôt
d'histoire suivie, cela tient aux causes générales qui font de
l'histoire de l'art une des dernières venue parmi les sciences
historiques, et cela tient aussi à l'indifférence relative que
rencontrent, dans le grand public, les œuvres de la sculpture
comparativement à celles de la peinture.
À partir de la fin du xvie siècle, on commence à trouver
épars dans les Guides, Descriptions, Voyages pittoresques
quelques éléments d'une histoire de la sculpture contempo-
raine. Plus tard, Sauvai, dont l'ouvrage2, publié seulement
après sa mort en 1724» était écrit dès i654, est une mine de
faits et de dates. Puis viennent Saugrain, Piganiol, Dargen-
1. Langton Douglas, A history ofSiena, Londres, 190a.
a. Histoire et recherche des antiquités de la Ville de Paris, 1724. .
122 LA REVUE DE PARIS
ville et tant d'autres qui, dans leurs itinéraires de Paris et des
environs, nous lèguent tour à tour quelques renseignements
utiles. Mais dès la fin du xvne siècle, nous n'en sommes
plus réduits à ces documents de rencontre. L'Académie royale
de Peinture et de Sculpture s'est constitué, tout comme le
roi, un historiographe, qui doit rédiger et lire aux séances
publiques des notices nécrologiques sur les membres défunts.
Presque tous les sculpteurs qui comptent dans l'histoire de
l'art avant la Révolution ayant fait partie de l'Académie, la
sérié de ces mémoires, dont la majeure partie a été publiée
par de Chennevières et Montaiglon \ forme une série de mono-
graphies d'un intérêt capital. Au xvuie siècle, Mariette, le
collectionneur et critique de goût avisé et de plume souvent
acerbe, mais toujours bien informée, rédige pour son propre
compte des notes qui retrouvées, classées et publiées en
i85i-i853a, nous livrent des faits restés inconnus aux anna-
listes officiels de l'Académie. Enfin, dans un ouvrage écrit pour
le grand public, Dézalliers Dargenville, en 1788, donne, sous
le nom de Vie des plus fameux sculpteurs, une série de biogra-
phies qui commence à Jean Goujon.
A partir de 1787, avec certaines interruptions, les Salons
de l'Académie royale de Peinture et de Sculpture, inaugurés
dès 1675, sont devenus une tradition. Alors prend naissance
une littérature spéciale qui, tantôt sérieuse, tantôt burlesque,
tantôt bourrue, tantôt gauloise, commente et décrit les œuvres
d'art exposées. De cet ordre de productions, les Salons donnés
par Diderot, depuis 1759, à la correspondance littéraire de
Grimm sont le témoin le plus précieux.
C'est un fait presque universel qu'aucune époque ne se
montre satisfaite de ses artistes et il y a heureusement fort
longtemps que l'on entend crier : « L'art s'en va ! » Ce qui
étonne, ce n'est donc pas de voir les académiciens et les salon-
niers du xviue siècle, Diderot en tête, gourmander l'art de
leur temps, mais c'est la nature et le ton de leurs reproches.
Regretteraient-ils l'abandon des traditions « simples, directes
1. Mémoires inédits sur la vie et les ouvrages des membres de r Académie
royale de Peinture et de Sculpture publiés par Dussieux, Soulié, de Chen-
nevières, P. Maotz, Montaiglon, 1887.
1. Par M. de Chennevières (Abecedario).
pivn.à i
LES HISTORIENS DE LA SCULPTURE FRANÇAISE 123
et franches » du Moyen âge? blâmeraient-ils tout ce qui, dans
l'héritage de la Renaissance, représente la part du factice
et du convenu? Non, ce qu'ils reprochent à l'art contem-
porain, c'est le peu qu'il conserve de naturalisme. Il faut
relire, dans les Sabns de Diderot, l'expression de son dégoût
devant le buste de Tru daine (maintenant au Louvre), une
des belles œuvres de Lemoyne, son indignation devant cette
perruque et ce jabot. Lorsque plus justement inspirés, les
mêmes esthéticiens critiquent l'emphase et le maniérisme de
l'art académique, ils ne voient d'autre remède à ces défauts
que le retour à l'antique ; ils ont la nostalgie, la hantise de l'art
grec et romain; c'est malgré eux^et contre eux que l'art de leur
temps suit sa pente molle et fleurie : la réforme de David ne
sera que l'aboutissant de leurs tendances.
Par un juste retour des choses d'ici-bas, vint une heure où
les baigneuses d'Allegrain, si chères à Diderot, les nymphes
court-vêtues et les Cupidons effrontés connurent le mépris
que subissaient depuis longtemps les œuvres du Moyen âge :
cette heure fut celle de la Révolution alors que la morale
républicaine et l'esthétique du peintre David se rencontrèrent
pour flétrir « les productions efféminées d'un siècle cor-
rompu ».
La sculpture française ne connut jamais peut-être d'heure
plus critique, a Les traits d'un beau visage sont simples,
étendus et aussi peu multipliés qu'il est possible ; l'accidentel
ne doit jamais altérer la beauté des formes. » Donc plus de
ressemblance individuelle, plus de recherche de caractère,
mais des têtes uniformément ramenées au type d'Antinous et
de l'Apollon du Belvédère. <( L'artiste doit se garder de trans-
mettre à la postérité des vérités qui lui déplaisent, des vérités
peu héroïques et monumentales. » La vérité antique, c'est
le nu ou tout au plus la draperie. On sculptera donc des ora-
teurs, des poètes, des généraux et Napoléon lui-même, nus ou
tout au plus vêtus d'un baudrier et d'un casque. Et ce nu,
superstitieusement vénéré, on le réduira lui-même par toute
« une orthopédie savante » à ce qu'on croit être le canon de la
beauté antique.
Aussi les formes d'art auxquelles s'attaquait directement la
réforme de David, celles du xvnc et du xvni0 siècles, sont-
124 LA REVUE DE PARIS
elles à ce moment plus maltraitées par les critiques que le
Moyen âge lui-même. Lorsqu'Emeric David écrit la première
Histoire de la sculpture française, il s'arrête d'abord à la fin
du xvie siècle. En i8a5, il ajoute à son manuscrit un chapitre
sur la sculpture moderne, mais il fait commencer celle-ci avec
l'œuvre de Pigalle. Beaucoup plus tard, lorsque Lacroix publie
le tout, après la mort d'Emeric David, Du Seigneur, l'artiste
qui incarne le mieux les générosités intellectuelles et l'impuis-
sance plastique de l'école de sculpture romantique, Du Seigneur
est chargé de rejoindre ces deux tronçons. Il s'en acquitte de
façon tout à fait honorable. Peu après, la fondation de la
Revue universelle des Arts, qui ne vécut que quelques années *,
lui donne l'occasion de publier d'excellentes notices sur des
sculpteurs français. Sur ces entrefaites, la Gazette des Beaux-
Arts est fondée, où paraîtront les plus importantes contribu-
tions à l'histoire qui nous occupe, et l'infatigable marquis de
Chennevières commence la publication de ces Archives de l'art
français qui rassemblent tous les documents, lettres, notices,
fragments de comptes, tous les matériaux humbles et obscurs
dont se construisent les grands monuments de critique histo-
rique. Nous sommes vers i852 : c'est le beau moment des
Annales archéologiques. Cette même année i85a, alors que
Jeanron, Longpérier, de Laborde s'occupent de reconstituer
un musée de sculpture française, Guilhermy exprime le désir
que ce musée soit une véritable école d'histoire de l'art ouvert
à toutes les écoles, et, un peu plus tard, le même Guilhermy
applaudit à la décision prise par Jeanron d'exposer les mor-
ceaux de réception des sculpteurs de l'ancienne Académie
royale...
J'ai dit plus haut ce qu'a été la part de Courajod dans les
études d'histoire du xvne siècle. Vers le même moment, et
avec beaucoup plus de sérénité, M. Lemonnier donnait sur
l'Art au temps de Richelieu et de Mazarin un petit livre, qui
contient plus de faits que de mots. C'est la période suivante,
celle de i65o à 1760 environ, qui donnerait aujourd'hui sujet
au plus grand nombre de travaux originaux. L'art de Versailles
et de la galerie d'Apollon semble avoir rebuté, par son appa-
1. De 1843 à 1866.
F
LES HISTORIENS DE LA SCULPTURE FRANÇAISE 125
rente monotonie, l'effort des historiens et surtout la curiosité
du public. Coysevox, peut-être, mis à part, à quoi bon, semble-
t-on penser, faire la part de chacun, discerner ce qui revient
à Tuby, à Marsy, à Lehongre, à Desjardins, puisqu'aussi bien
Desjardins, Lehongre, Tuby, Marsy, c'est toujours l'art de Le
Brun?
En dehors des travaux de détail qui resteront toujours utiles
s'ils sont consciencieux ', peut-être la publication d'un recueil
de documents photographiques (analogue à celui que MM. Yitry
et Brière ont composé récemment pour la sculpture du Moyen
âge), avec table analytique et bibliographique renvoyant aux
archives et aux revues spéciales serait-elle, en cette matière,
le meilleur moyen d'atteindre le grand public2. Il est invrai-
semblable qu'on ne puisse encore, à l'heure qu'il est, se pro-
curer des photographies de la plupart des statues, bustes,
figures disséminés dans le château et le jardin de Versailles,
les deuxTrianons et les Tuileries.
Lorsqu'une évolution du goût, due en grande partie à l'in-
fluence des de Goncourt, remit en faveur l'art du xvinc siècle,
on vit tomber le préjugé qui s'opposait à une juste apprécia-
tion des qualités maîtresses de la sculpture de ce temps. On
s'aperçut alors qu'elle avait fait autre chose que de dévêtir des
bacchantes et de trousser des amours potelés, que, par une sin-
cère, large, affectueuse et vibrante interprétation de la nature,
elle avait ouvert le chemin aux plus légitimes aspirations de
l'art moderne et qu'un Houdon, par exemple, est un des plus
grands réalistes qu'ait jamais connus l'art d'aucun temps et
d'aucun pays. Cependant, en dehors de très bons travaux de
détail sur cette époque de la sculpture, je ne trouve à citer
qu'un gros livre et c'est à une Anglaise, à l'une des pre-
i. Citons, par exemple, comme un modèle de ce genre de recherches, Les
Documents inédits sur la chapelle du château de Versailles, par Louis Des-
hairs, dans la Bévue d'Histoire de Versailles, 1906.
2. Le Dictionnaire des sculptures de V école française, de M. Stanislas Lami,
1898, 1906, peut rendre des services incontestables.
126 LA REVUE DE PARIS
mières femmes qui se soient fait un nom d'historien d'art, à
lady Dilke, que nous sommes redevables de Frenck architecte
and sculptors of the eigteenth century.
Quant à la sculpture du xixe siècle, l'Exposition de 1889 sl
permis à M. André Michel d'en tracer, dans une série d'ar-
ticles1, le tableau plein de vie. Il l'a montrée au début,
entravée par la stérilisante influence de Y esthétique davidienne,
se traînant longtemps dans l'insignifiance et la froideur, mais
conservant avec des maîtres probes et consciencieux cet
ensemble de traditions solides qui permettent de remplir les
« intérims » du génie; cela jusqu'au moment où des hommes
comme Falguière, comme Carpeaux, comme Dalou, pour ne
parler que des morts, l'affranchissent enfin, reprenant la tra-
dition du xviii6 siècle et donnant la main à Houdon, à tra-
vers l'œuvre de Rude2, ce grand indépendant, ce grand brave
homme de sculpteur bien français.
I) serait tout à fait injuste de ne pas mentionner à cette
place, la seule tentative de synthèse qui ait encore été donnée
au public français en ce qui concerne la sculpture des temps
modernes, l'Histoire de la Sculpture française depuis le
XIV* siècle, de M. Gonse, livre pour lequel on a peut-être été
un peu sévère, lors de son apparition et depuis, mais qui a
rendu d'incontestables services, étant données l'abstention des
spécialistes et l'impossibilité pour le public de s'éclairer seul
en ces matières. L'auteur est animé du plus sincère amour
pour Fart français ; il est sans parti-pris, et l'admirable illus-
tration du livre contribue à en faire un instrument de propa-
gande d'une très heureuse efficacité.
*
Au début du xxc siècle, après bien des tâtonnements et de
très lents progrès, la sculpture française de toutes les époques
est devenue matière de connaissance et son étude a pris rang
dans le cadre des sciences historiques. Est-ce à dire que tout
1. Gazette des Beaux- Arts, i889.
'i. Sur Rude, l'étude de M. L. de Fourcaud dans la Gazette des Beaux-Artsy
1 888, fait autorité.
r
LES HISTORIENS DE LA SCULPTURE FRANÇAISE I27
soit fait? 11 suffit d'avoir lu les pages qui précèdent pour être
convaincu que non.
Pour parler d'abord de l'art du Moyen âge, il est triste
de constater que la plupart des grands monuments de France
attendent encore des monographies où la sculpture ait une
place. L'architecture , support naturel et * condition néces-
saire de la statuaire gothique, lui a joué parfois de bien mau-
vais tours en absorbant toute l'attention des archéologues. Or
une monographie de cathédrale, conçue d'après quelques
modèles d'une ampleur presque décourageante, est une entre-
prise qui réclame la moitié d'une vie et un sérieux capital. On
commence à comprendre qu'en attendant mieux, il serait aussi
légitime de traiter séparément la sculpture que les vitraux ou
le mobilier.
Nous aurions aussi plus d'une requête à adresser à la photo-
graphie. Il est scandaleux qu'il y ait encore en France une seule
pierre sculptée non reproduite, alors que tant et tant de milliers
de clichés se dépensent sur des sites cent fois connus. La
collection des monuments historiques, — très libéralement
ouverte au public, mais à peu près inaccessible aux acheteurs
— ne peut plus suffire à cette tâche immense. M. Martin Sabon,
avec ses 12 000 clichés documentaires, est le modèle de l'ama-
teur intelligent et courageux. Mais, pour réveiller les bonnes
volontés éparses, il faudrait créer un centre où toute photo-
graphie convenable, rentrant dans des conditions données,
serait sûre de trouver un classement et une publicité.
Un des grands bonheurs et une des grandes gloires de l'art
du Moyen âge fut d'être décentralisé : il serait infiniment dési-
rable de voir grandir le nombre des enquêtes provinciales
semblables à celles que j'ai citées plus haut. Comment la
Bourgogne n'est-elle pas encore explorée dans tous ses recoins?
Quant à la sculpture des temps modernes, elle aurait tout à
gagner à se voir appliquer les méthodes qui ont permis à la
critique des œuvres du Moyen âge de réaliser de si notables
progrès. Beaucoup de travaux historiques sur la Renaissance,
sur le xvne siècle, sont excellents; mais on dirait que leurs
auteurs n'ont jamais regardé les œuvres dont ils parlent. On
a tôt fait de dire que Jean Goujon, que Coysevox, que tel ou
tel autre imite l'antique : mais de quelle façon chacun de ces
138 LA REVUE DE PARIS
artistes s'est-il approprié le style dont il s'inspirait, quels
modèles a-t-il eus à sa disposition, d'où procède tel motif,
tel mouvement, tel type de composition? En quelle mesure les
œuvres de sculpture de telle époque donnée ont-elles subi l'in-
fluence de la peinture contemporaine? Autant de questions pro-
prement critiques auxquelles il serait intéressant de donner des
réponses.
En attendant les grandes publications d'ensemble que la Froi-
deur du public et la timidité des éditeurs rendent peut-être
difficiles, il conviendrait de faire une part plus grande à nos
sculpteurs dans les séries de monographies d'artistes qui se
publient en divers endroits1.
Et, puisque les œuvres d'art ne restent pas, ne peuvent pas
toujours rester à la place qui les a vues naître, puisque des
musées existent, comme « un mal nécessaire », chargés d'abriter
des monuments menacés de perte ou de destruction, puisque
nous avons ainsi au Louvre, grâce aux efforts persévérants de
trois générations de conservateurs, un admirable musée de
sculpture française de toutes les époques, il nous faut hâter de
tous nos vœux le moment où l'État se décidera aux résolutions
et aux sacrifices nécessaires pour donner à ce musée l'espace
dont il a besoin et lui permettre ainsi de remplir la mission de
vivant enseignement qui est sa raison d'être.
Enfin, il reste beaucoup à faire pour la vulgarisation.
L'école de Courajod a peut-être un peu trop gardé l'horreur
du maître pour les généralisations hâtives : de peur de faire des
manuels incomplets, on n'en a pas fait du tout. J'entends dire
que cette lacune doit être bientôt comblée. Espérons et pré-
parons-nous à saluer d'où qu'elle vienne, l'apparition pro-
chaine du petit ou du gros livre qui, du pupitre de l'écolier à la
table du savant, répandra, dans tous les milieux, à propos
d'histoire de la sculpture française, des idées, des faits, des
dates et beaucoup d'images.
LOUISE P1LLION
i. Saluons, comme un heureux présage, à côté du Sluter de M. Klein-
clausz, le Jean Goujon de M. P. Vitry (1908).
CARRIÈRE D'ARTISTE'
XIII
Comme autrefois, c'était le printemps à Great Langdale.
Après la longue tranquillité de l'hiver, qui rend à ces vallées
écartées de la région des Lacs leur caractère de vie primitive et
indépendante, il y avait déjà quelques touristes dans les deux
hôtels de Dungeon Ghyll et la circulation active reprenait sur
les routes. Phœbé Fenwick, qui attendait le courrier et ne
cessait de prêter l'oreille, dans sa chambre haute de Green
Nab Cottage, avait couru plusieurs fois inutilement vers la
fenêtre, attirée par un bruit de roues. Mais la carriole reten-
tissante qui passait n'était point celle de la poste royale.
A la troisième de ces fausses alertes, elle demeura près du
vitrage ouvert, contemplant la vallée. Cette femme debout,
immobile et abattue, était une femme usée, si lasse, si con-
vaincue d'avoir gaspillé sa vie et son bonheur, qu'aux transes,
à la torture de son attente se mêlait peu ou point d'espoir.
Douze ans écoulés depuis qu'elle n'avait vu ces pics jumeaux,
ces champs nus, cette rivière sinueuse. Douze ans! Le temps,
l'inexorable temps avait posé sa main sur elle, et sans pitié.
Les lignes pleines et gracieuses que Fenwick aimait jadis à
i. Published November first, nineteen hundred and eight. Privilège of
copyright in the United States reserved under the Act approved March
hird, nineteen hundred and five, by hachette et ci0.
Voir la Revue des i5 août, ier et i5 septembre, iep et i5 octobre.
i*r Novembre 1908. 9
l3o LA REVUE DE PARIS
dessiner, son corps les avait perdues, comme un cerisier
sauvage perd sa floraison en une seule nuit. Phœbé avait
maintenant trente-cinq ans, tout près de trente-six, et douze
années de labeur ardu, de luttes sans joie, de remords inces-
sants, avaient laissé sur elle des marques indélébiles. Elle était
devenue d'une maigreur extrême ; des souffrances et des soup-
çons secrets avaient gravé leurs rides fines et ineffaçables
autour de ses yeux et de sa bouche, sur son beau front large
et son cou d'enfant. Les joues étaient creuses, l'ovale du visage
moins délicat, la peau plus foncée que jadis. Néanmoins cette
maigreur était énergique et non exténuée. Elle témoignait
d'une vie en plein air, d'un effort physique continu, et, sans
l'expression de nervosité, de désir incessant et inquiet qui s'y
ajoutait, elle aurait plutôt ajouté qu'enlevé rien à l'ancienne
beauté de cette figure.
Les yeux, plus merveilleux que jamais, mais avec quelque
chose d'égaré, étaient devenus vraiment trop grands, trop fixes
pour le visage aminci. Combien pathétique, ce visage qui
semblait trahir des larmes toujours proches et toujours refou-
lées! Il n'avait rien de cette noble intimité avec la douleur qui
donne souvent une dignité si grande à l'aspect de certaines
femmes; il parlait plutôt de volonté laborieuse, combative,
exigeante, — volonté faite de passion et de remords, de celles
qui luttent également avec le passé et avec l'avenir, et sont
le tourment de l'existence.
Un bruit de roues ramena les regards de Phœbé vers la
route. Mais ce n'était que le boucher de Hawkshead, faisant
sa tournée. Il s'arrêta au-dessous du cottage et la servante de
Miss Anna descendit lui parler. Un soupir de désappointement
échappa à Phœbé, l'oreille toujours tendue pour saisir le pre-
mier son de la corne primitive au moyen de laquelle le fac-
teur en carriole, à mesure qu'il montait la vallée de Langdale,
conviait les habitants des fermes et des cottages dispersés sur
les deux versants, à venir chercher leur courrier.
Mais quoi! sans doute, il n'y aurait pas de lettre... On était
au jeudi. Le samedi précédent, Miss Anna était venue les
rejoindre, elle et Garrie, à Windermere, et les avait emmenées
dans leur ancien logis. Le dimanche et le lundi s'étaient passés
en conférences très agitées. Le mardi, une "vieille amie de
CARRIÈRE D'ARTISTE
l3l
Miss Anna, qui habitait Elterwater, était partie pour Londres,
emportant un paquet adressé à « John Fenwick, Constable
House, East Road, Chelsea ». Elle avait promis de remettre ce
paquet elle-même ou de le faire remettre par un domestique
de la pension où elle devait descendre.
Cette dame devait s'acquitter de sa mission, le mercredi, —
à une heure quelconque : elle n'avait pas voulu s'engager. —
Probablement, elle ne l'avait fait que dans l'après-midi ou le
soir. En ce cas, il ne pouvait y avoir encore aucune lettre. Mais,
à défaut de lettre, un télégramme... A moins que John ne fût
décidé à ne pas la reprendre, à moins que le retour de sa
femme ne lui parût un souci et un fardeau, à moins que leur
séparation ne dût être définitive à jamais... Alors il ne se pres-
serait pas, — et il écrirait.
Mais Carrie ! . . . Phœbé se remit à se promener de chambre en
chambre, de fenêtre en fenêtre, l'esprit comme assourdi par le
tumulte de ses pensées... Elle se sentait incapable de rester en
place un seul instant... John devait désirer revoir Carrie! Et.
pour la revoir, il lui faudrait bien accepter au moins une
entrevue avec sa femme, accorder à celle-ci la permission de
lui tout dire, face à face.
Une semaine seulement s'était-elle écoulée depuis que,
cédant à une impulsion subite, Phœbé avait écrit à Miss Anna,
de cette petite ville du Surrey où elle avait vécu deux mois
cachée, après son retour en Angleterre? Chaque jour de cette
semaine avait été à la fois le plus long et le plus bref de son
existence. Toutes les émotions dont elle était susceptible s'étaient
réveillées d'une vie nouvelle, surchargeant les heures. En même
temps, chaque jour s'envolait sur des ailes de flamme, rappro-
chant le moment redouté, mais désiré, où elle reverrait son
mari. Après les lentes années de son exil volontaire, après des
semaines d'hésitation, des mois de repentir, de doute, de
résolutions vacillantes, sa vie était soudain devenue haletante,
comme une course folle sur une pente dangereuse, menaçant
d'aboutir à une chute tumultueuse et mortelle. Quelle serait la
fin de tout cela? Elle n'était plus une fillette naïve, pour croire
que de pareilles choses se réparent avec quelques douces paroles
et un baiser.
Sa mémoire errait paresseusement à travers le passé, d'abord
l32 LA RBVUB DE PARIS
— à travers les années d'amertume muette et impuissante où
elle aurait donné le monde entier pour défaire ce qu'elle avait
fait; mais elle n'en voyait alors nul moyen, car elle demeu-
rait persuadée de la vérité des soupçons qui avaient déterminé
son départ. — Puis elle revivait les premières heures de réac-
tion violente, causée par des faits qui lui étaient personnels,
et aussi par des renseignements nouveaux, inattendus... Elle
s'était représenté John comme un être dur, cruel, prospère,
évadé de la sphère sociale où résidait sa femme, devenu un
gentleman riche et mondain, qui pouvait avoir tout, être tout
ce qu'il voulait. Le « courrier de Londres » d'un journal cana-
dien lui avait apporté la nouvelle de son élection à l'Académie.
De la même source, elle apprit la querelle, la scène avec le
Comité, la démission bruyante, et toutes les controverses qui
l'avaient accompagnée. Elle lut et relut chaque ligne de ces
maigres informations, les méditant, se tracassant à cette lec-
ture... Cela ressemblait bien à John de sacrifier sa situation à
la violence de son caractère! Oui, mais on l'avait traité de
façon abominable ; cela se voyait clairement. . . L'indignation et
la sympathie de Phœbé semèrent des germes de tendresse
neuve dans son cœur radouci. . . Si seulement elle avait été près
de lui?... Et après?... La grande dame qui le conseillait et le
protégeait, sans doute, y était. Si celle-là n'avait pu apaiser cette
tempête, quelle influence aurait eue l'épouse dédaignée?
Enfin, l'automne précédent, elle avait vu arriver à la ferme,
dans cette campagne de l'Ontario, un jeune artiste, envoyé
par un éditeur anglais qui préparait un grand ouvrage illustré
sur le Canada. Le fils de la maison, étudiant à l'Université,
l'avait rencontré à Montréal, s'était lié avec lui, et l'amenait
pour peindre la ferme et ses champs de pommiers lourds de
fruits. Durant mainte soirée, dans la splendeur du crépuscule
violet, le nouveau venu avait longuement causé avec cette
mélancolique « Mrs Wilson », avec cette Anglaise qui com-
prenait son langage et ses habitudes, et qui, aux jours de sa
jeunesse, avait été en relations avec des artistes.
John Fenwick ! Certainement, il savait tout ce qui regardait
John Fenwick ! . . . Un type très fort, mais quel mauvais carac-
tère!... Il s'était élevé comme une fusée, pour retomber on ne
savait où. . . Quel besoin avait-il de se brouiller avec l'Académie ?
r
CARRIÈRE D'ARTISTE l33
Celle-ci lavait assez magnifiquement traité, beaucoup mieux
qu'une foule d'autres!... Le public ne supporterait jamais ses
airs et ses violences. Il n'était pas, tout de même, assez grand.
Un Whistler pouvait se montrer insolent avec profit, mais les
confrères du second rang font bien de veiller sur leurs intem-
pérances de langage... Oh! oui, du talent, parbleu, un talent
énorme... mais pas de première éducation artistique... Un
artiste a besoin de tout son temps pour rattraper cela, au lieu
de perdre des heures à déblatérer dans les journaux... Non,
John Fenwick ne ferait plus rien de très important : Mrs. Wilson
pouvait l'en croire!... Bien fâché de lui en avoir dit, peut-
être, des choses désagréables, si c'était un de ses amis... La
renommée représentait ce Fenwick comme un être malheu-
reux, maussade, vivant seul, ayant fort peu d'amis, ne prenant
conseil de personne, — et têtu comme un âne, lorsqu'il s'agis-
sait de sa peinture !
Ainsi parla ce jeune oracle, entre deux bouffées de pipe,
dans le jardin de la ferme canadienne, tandis que l'obscurité
descendait pour lui cacher le visage de la femme silencieuse
assise à ses côtés.
Ainsi le remords, la pitié navrée se levaient auprès d'elle,
compagnons austères, voilés de gris. Entre eux, désormais,
cheminait Phœbé, nuit et jour... John, épave abandonnée, en
Angleterre, pauvre et méprisé! Et elle, exilée au Canada avec
sa fille... Et le temps, silencieux, irrévocable, où elle avait mis
si facilement, si fatalement, la marque de sa volonté, ne ces-
sait de fuir, année par année, vers la fin, vers la mort !. . Et des
voix, dans ses oreilles, résonnaient déjà : « Trop tard! »
Pourtant la velléité du retour grandissait en elle, mysté-
rieusement, à ce qu'il semblait, sans qu'elle y fût pour rien.
D'autres faits, d'autres impressions y aidaient singulièrement.
Dans le langage de l'Eglise évangélique, familier à sa jeunesse,
Phœbé sentait maintenant, lorsqu'elle regardait en arrière,
qu'elle avait été « conduite » d'une manière surprenante. Ce
sentiment-là mitigea l'humiliation et décida l'accomplissement
de son pèlerinage vers le foyer domestique. Il lui semblait
aujourd'hui avoir obéi à une force extérieure agissante, en
faisant ce qu'elle avait fait.
Car il n'avait pas été commode, ce second déracinement.
l34 LA REVUE DE PARIS
Carrie, particulièrement, avait eu ses raisons pour en accroître
la difficulté. Et Phœbé n'avait pas trouvé alors le courage do
dire la vérité à sa fille. Elle lui avait parlé vaguement
d' « affaires » qui l'obligeaient à un voyage en Angleterre. Elle
avait supplié l'enfant de se fier à elle, et s'était réfugiée dans
les larmes et l'abattement pour éviter d'avoir à répondre aux:
objections de Carrie. La conséquence était qu'elle avait vu
descendre le premier nuage sur la jeunesse de sa fille, qu'elle
avait eu, pour la première fois, la sensation d'un fossé creusé
entre elles...
Saisie d'affres soudaines, Phœbé revint à la fenêtre de sa
chambre, et, de là, elle contempla, non plus Elterwater et la
route par où devait venir le courrier, mais Dungeon Ghyll et la
haute vallée sauvage.
Anna Mason avait emmené Carrie faire une promenade. En
ce moment, à la prière de Phœbé, elle racontait à la jeune fille,
l'histoire de son père et de sa mère.
Les yeux de Phœbé débordèrent de larmes. En réalité, elle
attendait son arrêt, — de la bouche de son mari et de celle de
sa fille. — Dès l'époque de leur fuite, et toujours depuis,
Carrie avait appris à croire que son père était mort. Les années
s'écoulant, le « pauvre papa » n'était plus représenté pour elle
que par quelques souvenirs pâlissants et un portrait sans cadre
que sa mère gardait jalousement sous clef, mais qu'une ou
deux fois' elle avait été admise à regarder.
Et maintenant?... Phœbé se rappelait l'angoisse de cette
soirée où Carrie, revenant près d'elle, en Surrey, après une
excursion d'une journée à Londres avec une amie canadienne,
lui décrivit cet homme bizarre, violent, aux cheveux gris, —
« qu'on appelait M. Fenwick », et qu'elle avait vu diriger la
répétition du Théâtre Falcon... Phœbé se revoyait, renversée
dans un fauteuil, enveloppée de châles, feignant l'épuisement
et un mal de tête nerveux, « à n'y plus voir clair », tandis que
l'enfant lui racontait en riant la scène, entre deux baisers,
deux caresses à la « pauvre petite maman ».
Et le trajet en voiture, depuis Windermere, Miss Anna à
côté d'elle, Carrie en facel... Carrie excitée, heureuse, bavarde,
bien la fille de son père, — tantôt absorbée par un ravissement
naturel, se récriant devant la beauté des montagnes, des arbres,
r
CARRIÈRE D ARTISTE 1.35
de la rivière, attrapant la main de sa mère pour la faire sourire,
elle aussi ; tantôt, dans un subit accès de raideur et de timi-
dité, fixant ses yeux jaloux et profonds sur l'amie nouvelle, se
demandant ce que signifiait tout cela, mécontente qu'on lui
en eût dit si peu, et cependant trop fière pour réclamer d'en
savoir davantage, — ou bien effrayée par l'idée de percer
jusqu'au secret douloureux ou peut-être honteux de leur vie.
Sa mère s'était efforcée de lui rendre plausible ce change-
ment de demeure : toutes deux allaient séjourner chez une
vieille amie, dans une maison où Carrie et ses parents avaient
vécu, quand elle était toute petite, près de la ville où elle était
née... Elle savait déjà que sa mère était originaire du Westmo-
reland, d'une ville nommée Keswick, mais elle avait cru com-
prendre que son aïeul maternel était mort, et toute sa famille
dispersée.
Jusqu'à ce qu'elles fussent tout à fait en vue du cottage,
Venfant n'avait trahi aucun souvenir du passé. Mais, lorsqu'on
s'engagea dans la vallée de Langdale, ses bavardages cessèrent
et ses yeux errèrent avec agitation de pente en pente, étudiant
les bois, les rochers, les fermes blanches. Quand la voiture s'ar-
rêta au pied du sentier escarpé, Carrie aperçut la petite maison,
son porche d'ardoises, son if à droite, son sycomore en avant.
Elle changea de couleur, et, sautant à terre, elle chancela,
faillit tomber.
Sans attendre ses compagnes, elle grimpa la côte en cou-
rant et franchit la barrière. Quand elle vint retrouver ces
dames sur le seuil de la maison, ses yeux étaient humides.
— J'ai été dans la cuisine..., — fit-elle, haletante, — et c'est
si étrange I ... Je me revois assise là, et un homme. . . (elle passa
la main sur son front) un homme qui me fait manger I...
Était-ce... était-ce mon père?
Phœbé ne savait plus ce qu'elle-même avait répondu ; elle
se rappelait seulement quelques mots tremblants d'Anna Ma-
son, et sa manœuvre discrète pour entraîner la jeune fille, afin
que la mère pût rentrer seule dans le cottage, sans aucun
témoin... Et Phœbé y était rentrée seule... elle avait revu la
petite salle.
Ce qu'elle se rappelait ensuite, — avec cette crise de larmes
désespérées où son corps et son âme avaient semblé se dis-
l36 LA REVUE DE PARIS
soudre, — c'étaient les bras de Garrie autour d'elle, le visage
de Garrie pressé contre le sien.
« Mère! mèrel... Oh! qu'y a-t-il? Pourquoi sommes-nous
venues ici?... Vous me cachez bien des choses, depuis des
semaines... depuis des années!... Il y a un secret que j'i-
gnore... j'en suis certaine! Oh! c'est mal!... Vous ne me
croyez pas en âge... mais je le suis... Vous devriez tout me
dire, mère! »
Gomment Phœbé s'était-elle défendue, comment avait-elle,
cette fois encore, reculé la révélation inévitable? Tout ce qu'elle
savait, c'est que Miss Anna était venue de nouveau à son
secours, avait emmené l'enfant, en lui parlant tout bas... Et
depuis, durant ces deux jours, oh! combien Carrie avait été
bonne!... si douce, si dévouée, déballant leurs bagages, aidant
la servante de Miss Anna, cuisinant, époussetant, raccommo-
dant, comme une jeune Canadienne sait le faire, — mais
s'interrompant quelquefois pour promener autour d'elle ces
yeux attristés, surpris, où l'on voyait monter l'ombre du
Oh! c'était un ange! Cela, John en conviendrait, quels que
fussent ses sentiments envers la mère de Carrie.
« Je l'avais volée, je la ramène. J'ai pu être une mauvaise
épouse... mais voici Carrie!... je ne l'ai pas négligée, je l'ai
élevée de mon mieux. . . »
En ces phrases incohérentes, Phœbé ne cessait mentalement
de supplier son mari. Elle les répétait en ce moment même.
Elle arriva à travers la pièce, marchant devant la cheminée,
où Carrie avait dressé, contre le mur, la photographie d'une
ferme blanche, entourée d'étables et de vergers; au delà, étin-
celait la vaste nappe du lac Ontaiio. Phœbé frissonna, en
regardant cette image. Là s'étaient dépensées vainement douze
années de sa vie.
Carrie, à la vérité, voyait les choses différemment...
Incapable de repos , la mère quitta sa chambre et passa
dans celle de sa fille. Cette pièce, à neuf heures du matin, était
déjà d'une propreté, d'un ordre scrupuleux; et la servante
venue de Hawkshead, Eliza, n'avait pas eu la permission d'y
toucher. Sur le lit était étendue une blouse neuve que Garrie
venait de se faire. Sur la table, on voyait une autre photo-
r
CARRIÈRE D'ARTISTE l37
graphie : celle-là était le portrait d'un fort beau jeune homme.
Phcebé s'arrêta devant cette photographie pour la contempler,
avec découragement. Le jeune roman de sa fille, et sa propre ;j§
vie perdue... ces deux images la possédaient. L'heure venue, |
Carrie retournerait par delà l'Océan : elle se marierait, elle
oublierait sa mère.
« Et je ne suis pas vieille, non plus.. . je ne suis pas vieille! »
Toute tremblante, elle quitta la chambre de Carrie. Celle de
Miss Anna était ouverte : Phœbé demeura sur le seuil et
regarda. Cette chambre, autrefois, elle la partageait avec John.
Leur mobilier y était encore, ainsi que dans la petite salle :
car John avait tout vendu en bloc au propriétaire, quand il
avait liquidé la situation. Miss Anna savait même ce qu'on le
lui avait payé , — pauvre John I
Phœbé n'osait pas entrer; elle restait appuyée au cham-
branle, considérant du dehors, comme une exilée, la chambre
aux poutrelles basses, son lit et sa grande armoire de chêne,
son carré de tapis vert... Des pensées lui traversaient l'âme,
des pensées qui la secouaient de la tête aux pieds...
Le cottage s'était agrandi : Miss Mason, après l'avoir loué,
trois ans auparavant, avait fait ajouter deux chambres, ou per-
suadé au propriétaire de le faire. Retirée maintenant, elle
vivait là de ses économies, et avec elle habitait une vieille >
amie, ancienne institutrice comme elle. Toutes les deux for-
maient un de ces ménages de vieilles filles, associations res-
pectables, qui ne furent jamais rares dans ce pays des Lacs,
Miss Wetherly était alors en tournée de famille, dans un comté V^j
du Midi : autrement, Phœbé ne se serait jamais décidée à ~ $
accepter l'invitation pressante de Miss Anna. Elle redoutait .'^
tout le monde, — iuconnus ou vieilles connaissances. —
Autant que la terreur paralysante, angoissante, de la première
entrevue avec son mari sévissait, dans son esprit celle de Fins- ^
tant où il lui faudrait révéler à ses anciens amis de Langdale
ou d'Elterwater, de Kendal ou de Keswick, son identité avec
Phœbé Fenwick : elle était arrivée ici, soigneusement voilée,
sous le nom de « Mrs. Wilson », et n'avait pas encore franchi
la porte du cottage...
La respiration lui manqua : elle se souvenait qu'à cette
heure même Carrie apprenait de Miss Anna leur véritable nom,
tf
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-N
l38 LA REVUE DE PARIS
découvrait qu'elle avait vu son père sans le savoir, écoutait le
récit de ce que sa mère avait fait.
« Peut-être va-t-elle me détester I » — pensait Phœbé,
misérablement.
La douceur du printemps pénétrait par la fenêtre ouverte.
En face, le gros sycomore était déjà couvert de feuilles nou-
velles. Dans le champ, se traînaient les agneaux nouveau-nés,
trop faibles pour marcher, blancs comme neige contre les tai-
sons sales de leurs mères. La voix de la rivière murmurait au
long de la vallée, et parfois, quand le vent d'ouest soufflait plus
fort, l'oreille fine de Phœbé, jadis exercée à cela, distinguait
d'autres bruits plus lointains, — les cascades bondissant dans
la gorge, peut-être même le torrent de Dungeon Ghyll, ton-
nant parmi sa prison de rocs.
C'était une journée caractéristique du Westmoreland : des
nuages gris, très hauts, traversés de soleil; les montagnes
visibles du faîte jusqu'au pied; sur leurs pentes vertes ou rous-
sâtres, les taches des fermes blanches ou des sapins fièrement
groupés; de loin en loin, la noirceur de ces ifs qui, depuis des
générations, marquent les domaines, ou bien encore le gris
pourpré du roc calcaire émergeant à nu. De cette terre fraîche,
souriante, où la solitude montagnarde s'unit à l'ancienneté de
la vie humaine, un souffle bienveillant émanait, qui semblait
inviter la femme anxieuse et repentante à reprendre courage.
Ah! le son d'une corne résonnait aux échos de la vallée.
Phœbé descendit en courant jusqu'au porche. Puis, craignant
d'être vue et reconnue peut-être par l'homme de la poste, elle
se rejeta dans la petite salle, écoutant, mais sans se montrer.
La servante avait couru chercher les lettres, et discutait
avec l'homme. Au bout de quelques minutes, elle remonta,
essoufflée.
— N'y a pas de lettres, madame, — fit-elle en apercevant
Phœbé à la fenêtre, — et je ne crois pas que ceci soit pour
chez nous.
Elle brandissait un télégramme, hésitant à le remettre,
excitée manifestement et curieuse. Le télégramme était adressé
à « Mrs. John Fenwick ». Evidemment, l'homme avait fait ses
réflexions là-dessus.
Phœbé saisit l'enveloppe :
CARRIÈRE D'ARTISTE 1 3g
— Très bien I dites-lui que c'est pour nous.
La fille remarqua son agitation, ses doigts frémissants, et
redescendit le sentier à la hâte, pour porter cette réponse.
Phœbé monta s'enfermer dans sa chambre avec le télégramme.
Pendant quelques secondes, elle n'osa l'ouvrir. S'il était
écrit Jà-dedans que John refusait de venir, de jamais la
revoir?... Phœbé sentit qu'elle en mourrait de douleur, que sa
vie s'arrêterait. . .
Enfin elle déchira le papier :
Envoie quelqu'un aujourd'hui. Espère suivre immédiatement.
Bienvenue.
Elle scanda ces mots de sa respiration coupée. Tout d'abord,
elle les ressentit comme un choc, qui la repoussait. Elle avait
craint, mais aussi elle avait espéré, elle savait à peine quoi,
pourtant quelque chose de plus, quelque chose de différent.
Alors il ne venait pas tout de suite ! . . . « Quelqu'un » ! . . .
Qui donc un homme, en pareil cas, pouvaitril envoyer à sa
femme?... Qui donc les connaissait assez tous deux, pour oser
intervenir entre eux?... Sa farouche humeur d'autrefois se
réveilla. Un mot glacial et inflexible l'eût écrasée, mais sa con-
science lui eût à peine permis une plainte : œil pour œil ! il n'est
pas de créature en proie au remords qui n'admette la sauvage
justice de cette loi... Mais « envoyer quelqu'un »! alors qu'il
la retrouvait après l'avoir perdue, qu'elle ressuscitait pour
lui d'entre les morts ! . . . Phœbé restait sans voix, le télégramme
oublié dans les plis de sa jupe, une sorte de dédain faisant
trembler sa lèvre.
Puis son œil rencontra le mot : ce Bienvenue », et ce mot
lui alla au cœur. Son orgueil irrité se fondit ; elle se mit à san-
gloter. Soudain, sur le seuil de la porte, Garrie apparut, —
Carrie qui avait pleuré, elle aussi; Garrie, les yeux effarés,
dilatés, le sang aux joues. Elle regarda sa mère, puis bondit
vers elle, pendant que Phœbé, instinctivement, couvrait le
télégramme de sa main.
— Oh ! mère I mère ! . . . comment as-tu pu?. . . Et moi, j'ai ri
de lui... j'ai ri... j'ai ri! — criait Carrie, se tordant les mains.
— Et il avait l'air si las !.. . En revenant, Amélie le singeait. . .
lui, sa voix, ses gestes bizarres... et moi, je riais! Oh! quelle
l4o LA REVUE DE PARIS
brute j'étais I... Mère, je vous ai dit son nom, et vous n'avez
pas eu un mot, un seul mot I . . .
L'enfant se laissa tomber par terre, les pieds ramassés sous
elle, les mains crispées autour de ses genoux, la tête et le buste
secoués par les sanglots, en avant, en arrière, dans une tem-
pête de désespoir, sachant à peine ce qu'elle disait.
Phœbé la contemplait, bouleversée; elle remua la main :
Garrie vit le télégramme. Elle s'élança, lut l'adresse d'une voix
étranglée, puis le texte...
« Quelqu'un » ! . . . Elle ne comprit pas plus que sa mère. Quel-
qu'un chargé d'une lettre, peut-être?... Mais elle s'attacha aux
deux mots : « immédiatement » , « bienvenue » ; en un clin d'œil,
elle fut debout et se mit à danser et à sauter par la chambre.
Et comme Phœbé, confondue, bouche béante, se demandait
si c'étaient là tous les reproches que sa fille lui ferait jamais,
Carrie, rouge et joyeuse, revint vers elle et lui jeta les bras
autour du cou. Les cheveux blonds et les cheveux bruns se
confondirent, la joue de l'enfant toucha celle de la mère.
— Maman!... et je n'avais que cinq ans, et vous n'étiez
pas bien vieille... seulement sept ans de plus que je n'ai à
présent... et vous avez pensé que père en avait assez de vous...
Et vous êtes partie pour le Canada, tout droit! Eh bien!...
c'était crâne... on peut vous rendre cette justice!... Et puis, si
vous n'étiez pas partie, je n'aurais jamais connu George!...
Mais... oh! maman! maman! (la phrase, en finissant, oscilla
entre le rire et les larmes) j'ai idée que vous étiez une petite
folle alors... une petite folle!...
En bas, Miss Anna écoutait le murmure de ces deux voix
précipitées, qui lui parvenait à travers le plancher de la
chambre. Elle reprisait une nappe, le journal de Manchester
posé près d'elle, et elle se tenait plus droite qu'à l'ordinaire, un
peu sévère et pincée : des pieds à la tête, elle n'était qu'une
vivante protestation.
Carrie avait pris la chose d'une façon extraordinaire. Appa-
remment, c'étaient les manières canadiennes. Aucun effroi,
aucune timidité ! Brusquement mise en face de la réalité, elle
l'avait envisagée avec un bon sens humoristique, refusant
absolument de pleurer sur le fait accompli, même sur un fait
CARRIÈRE D'ARTISTE 1^1
comme celui-là, — simplement pressée d'en effacer la trace.
— Refus de pleurer d'ailleurs, purement métaphorique : il y
avait eu, malgré tout, des larmes versées. Mais la réaction
immédiate, la détermination de rester joyeuse, quand même le
ciel croulerait, avaient été stupéfiantes! L'enfant avait com-
mencé de rire avant que ses larmes fussent séchées, ouvrant
l'écluse à un flot de questions catégoriques, embarrassantes,
dont elle assaillit la vieille demoiselle. Après quoi, elle s'était
demandé tout haut, les yeux brillants, « comment George
prendrait la chose ». Bref, elle s'était carrément refusée à faire
preuve de cette sensibilité affinée ou craintive, de ce « sens
moral », en un mot, qui, selon l'institutrice, devait se mani-
fester en des heures aussi graves. Petite païenne ! . . . Miss Anna,
rancunière, songeait à toutes les précautions prises par elle
pour ménager le cœur de cette jeune personne ; elle songeait à
sa propre émotion, tout près d'une épreuve si solennelle, des-
tinée à faire époque dans sa vie... Elle aurait pu s'épargner
tout ce tracas ! . . .
A ce moment, une porte s'ouvrit au premier étage, et la
petite païenne reparut bientôt dans la salle à manger, appor-
tant le télégramme. Elle entra timidement : sa mine prouvait
assez qu'elle se sentait en disgrâce. Mais elle ne dit rien; elle
se contenta de présenter le papier : Miss Anna, chez qui la sur-
prise triompha du « sens moral », le saisit aussitôt, et assujettit
vivement ses lunettes sur son grand nez caractéristique.
Elle lut, fronçant le sourcil. « Quelqu'un »!... Qu'avaient-
elles besoin de personne? Cela lui ressemblait bien, à John!. ..
toujours à mettre les besognes désagréables sur le dos des
autres ! . . . On voyait de qui l'enfant tenait sa légèreté ! . . .
— Père est gentil d'écrire cela, dites? — fit Garrie, encore
timide, touchant du doigt le télégramme.
— Il aurait mieux fait de venir lui-même, — riposta Miss
Anna, sèchement.
— Mais il vient! — s'écria Carrie. — Il envoie seulement
une lettre... ou un cadeau... ou je ne sais quoi... pour aplanir
les voies... comme fait George avec moi!... Voyons, mainte-
nant (elle pencha son petit visage résolu tout près de celui de
Miss Anna), où va-t-il coucher?
Miss Anna tressaillit, recula sa chaise et dit froidement :
l4a LA REVUE DE PARIS
— Je m'occuperai de cela.
— C'est que, si vous le mettez dans ma chambre, — pour-
suivit Carrie, pensive, — il faut allonger le lit. L'oreiller
glisse, et, la nuit dernière, j'avais les pieds dehors... Si vous
le permettiez, je m'en chargerais... j'arrangerais la chambre
gentiment. . .
Miss Anna lui dit de faire ce qu'elle voudrait :
— Et toi, où coucheras-tu ce soir, s'il te plaît?
— Oh I j'irai chez maman.
— Il y a un second lit dans ma chambre, — dit la vieille
fille, très raide.
— Oh! je vous gênerais, — fit doucement Carrie.
Et elle s'en alla.
Bientôt, ce fut là-haut tout un vacarme : coups de mar-
teaux, meubles tirés, poussés. Miss Anna se demanda ce que
la petite pouvait bien faire à son lit.
Phœbé descendit, assez pâle et troublée pour satisfaire aux
règles les plus exigeantes. Miss Anna s'efforça de ne pas mon-
trer qu'elle était mécontente du télégramme, et Phœbé ne se
plaignit pas. Mais son découragement était visible et Miss Anna
eut grand pitié d'elle. Ne pouvant tenir en place, Phœbé finit
par dire qu'elle s'en allait dans la gorge, s'asseoir un peu au
bord de l'eau. Si quelqu'un venait, on n'aurait qu'à l'appeler :
elle resterait à portée de la voix.
Elle partit, et descendit la pente, la tête courbée r — si haute
et si mince, dans sa robe unie de laine grise, sous son cha-
peau cloche garni de noir!
Miss Anna la suivait du regard. Elle ne savait pas grand'
chose, jusqu'ici, de ce qui réellement avait ramené au pays la
pauvre créature. C'était sa faute, sans nul doute : Phœbé aurait
épanché son âme sans réserve, dès le premier soir de son
retour à l'ancien foyer. Mais l'amie s'était absolument refusée
à le lui permettre. « Non, non, — avait-elle dit, — mettant la
main sur les lèvres tremblantes de la jeune femme; ne me
racontez rien. Gardez tout pour John : il y a droit. Si vous
avez une confession à faire, elle appartient à John, et à lui
seul... »
Toutefois elle avait laissé Phœbé lui expliquer, tant qu'elle
l'avait voulu, la cause première de tout le mal, la scène de
CARRIERE D'ARTISTE l£3
l'atelier, l'esquisse détruite, les lettres de madame de Pastou-
relles. Et, au fond, quoique Phœbé ne semblât plus de cet avis,
l'ancienne maîtresse de pension trouvait que John devait des
explications à sa femme, — John, et aussi cette Française...
Quand les gens ne sont ni mariés ni parents, ils n'ont pas
d'excuse raisonnable pour s'écrire des lettres si longues et
si intéressantes. Malgré son instruction et ses lectures, les
principes de Miss Anna, sur ce point, demeuraient fidèles à
l'étroitesse puritaine de la province anglaise.
La barrière à laquelle aboutissait le raidillon s'ouvrit et se
referma. Miss Anna se leva précipitamment et regarda au
dehors.
Une dame en deuil entrait dans le petit jardin. Elle vint
droit à la porte et frappa timidement. Etait-ce la personne que
le télégramme avait annoncée? Miss Anna courut au petit ves-
tibule.
— Mrs. Fenwick, est-elle ici? — demandait une voix très
musicale.
— Mrs. Fenwick est là, tout près, dehors, — fit Miss Anna,
s'avançant. — Je peux l'appeler tout de suite... Quel nom
lui dirai-je, s'il vous plait?
La dame tendit sa carte :
— C'est un nom français — dit-elle, avec un sourire
d'excuse.
Miss Anna regarda la carte, puis la dame :
— Donnez-vous la peine d'entrer, — fit-elle, désignant la
petite salle et redressant, avec une hauteur significative, sa
tête couronnée de gris.
Madame de Pastourelles obéit, disant à mi-voix qu'elle avait
renvoyé sa voiture à l'hôtel de Dungeon Ghyll, et qu'on vien-
drait la reprendre dans une heure.
Eugénie avait achevé son premier discours, sa première
explication embarrassée. Elle et Miss Anna, des deux côtés de
la table, ne se quittaient pas des yeux. Eugénie se sentait mal
à l'aise sous le regard critique de cette belle femme aux che-
veux gris, aux larges épaules, aux sourcils énergiques. Elle
avait quitté Londres à la hâte, fort agitée, et n'était informée
I 44 LA REVUE DE PARIS
que vaguement, après tout, de la situation qu'elle trouverait
ici... Aurait-elle, par inadvertance, dit quelque chose qui pût
indisposer contre elle et sa mission cette formidable personne ?
De son côté, Miss Anna observait la distinction frêle de sa
visiteuse, la robe noire si simple, mais de coupe si parfaite,
cette masse de cheveux bruns qui, même après une nuit passée
en chemin de fer, demeuraient élégamment ajustés, — grâce,
apparemment, à cette femme de chambre sans laquelle ces
belles dames ne se mettent jamais en route, — les bagues étin-
celant aux doigts fins, le fil de perles relevant seul la sévérité
du corsage noir. Elle remarqua l'élégance de la mince sil-
houette, la beauté de la tête petite, et son hostilité s'accrut
en elle. La brillante amie de John comptait parmi les heureux
de ce monde : Miss Anna entendait ne pas se laisser duper par
elle, non, pas un instant! '
— Monsieur Fenwick a été terriblement surmené, — répé-
tait Eugénie, rougissant malgré elle, — et, hier, votre lettre
a fini de le briser. Vous le comprenez, j'en suis sûrel...
Lorsqu'on est aussi faible, on a peur, n'est-ce pas? même de
ce qu'on désire le plus. . . Aussi m'a-t-il demandé de. . . de venir
parler à Mrs. Fenwick de l'état de sa santé, et des événe-
ments de ces deux dernières années... pour lui préparer les
voies... Il y a tant de choses... n'est-ce pas?... que Mrs. Fen-
wick ne peut pas savoir encore, et, qu'elle sera, je le crains,
affligée d'apprendre.
La voix faiblit et s'arrêta. Eugénie sentait, dans chacun de
ses nerfs, que sa position était fausse, et cherchait comment
y remédier.
— Dois-je comprendre que John Fenwick viendra voir sa
femme ce soir? — demanda enfin Miss Mason, d'un ton
agressif.
— Il arrive par le train de l'après-midi, — répliqua Eugénie,
les sourcils légèrement froncés, l'air perplexe, regardant celle
qui la questionnait ainsi.
— Qu'a-t-il donc? — interrogea sèchement Miss Anna.
Eugénie hésita, puis elle se pencha en avant, et une vive
rougeur revint à ses joues.
— Je crois, — dit-elle, d'une voix basse et précipitée, se
retournant pour s'assurer si la porte était close et si elles étaient
r
CARRIÈRE D'ARTISTE l£5
bien seules, — je crois que c'a été une crise de dépression...
peut-être... peut-être un accès de mélancolie... 11 a eu de
grands malheurs et de grands désappointements... Mon père et
moi, nous étions à l'étranger, et nous ne savions pas... Grâce à
Dieu ! (elle joignit involontairement les mains) je suis revenue
hier... je suis allé le voir... juste à temps!...
Elle s'arrêta, regardant son interlocutrice comme pour la
supplier de comprendre à demi-mot, et de lui épargner la
peine d'en dire davantage. Miss Anna semblait intriguée,
mais froide.
— Juste à temps? — répéta-t-elle.
— Je n'avais pas compris d'abord, — dit Eugénie, avec
émotion. — J'avais vu seulement qu'il était malade et affreuse-
ment brisé. Il m'a confessé, depuis... dans une lettre que j'ai
reçue au moment de mon départ... Et je voudrais vous
demander un conseil. . . savoir si vous pensez que Mrs. Fenwick
doive apprendre...
— Apprendre quoi? — s'écria Miss Anna.
Madame de Pastourelles se pencha encore et lui dit quelques
mots à mi-voix.
Anna Mason eut un geste d'horreur :
— C'est épouvantable... et... si lâche! C'est bien d'un
homme !
Eugénie ne put réprimer un faible sourire. Elle reprit :
— Le portrait était arrivé,., venait d'arriver. C'est ce qui
l'a sauvé... Ah! oui... (le sourire reparut comme un rayon
de lumière.) J'oubliais... 11 faut bien que Mrs. Fenwick
sache. . . C'est le portrait. . . C'est elle qui l'a sauvé. . . Mais votre
billet, par un bizarre accident, lui avait échappé. Il était tombé
à terre, parmi d'autres papiers, et monsieur Fenwick devenait
presque fou de désespoir, à l'idée de n'avoir pas reçu un seul
mot avec cet envoi. J'ai été assez heureuse pour découvrir ce
billet et le lui remettre. . . Oh ! il était lamentable à voir ! . . .
Un moment, elle mit la main sur ses yeux, s'efforçant de
dominer son trouble. Miss Anna l'étudiait et sa bouche sévère
s'adoucissait à son insu.
— Aussi, quand il m'a prié de venir avant lui trouver sa
femme, de lui expliquer ses malheurs et sa détresse... j'ai
senti que je ne pouvais refuser. . . Je sais bien — ajouta-t-elle,
iw Novembre 1908. 10
l46 LA REVUE DE PARIS
et son regard suppliait, — que mon intervention semblera
peut-être singulière et indiscrète. Mais, quand Mrs. Fenwick
apprendra que nous la cherchons tous depuis de si longs mois . . .
— La chercher? — se récria Miss Anna. — Qui donc la
cherche?
A cette question, Eugénie s'arrêta court. Elle se redressa
et tâcha de rassembler ses idées.
— Voulez-vous que nous envisagions les faits, tels qu'ils
sont? — dit-elle enfin, avec calme. — Je puis vous expliquer
très brièvement ce qui s'est passé.
Miss Anna se souleva de sa chaise, regarda la porte, se
rassit :
— Mrs. Fenwick, vous savez, peut rentrer à chaque instant.
— Je serai brève. 11 est nécessaire de nous concerter,
n'est-il pas vrai? pour leur bonheur à tous deux.
Timide, les yeux attachés sur la vieille face énergique de
l'institutrice, Eugénie tendit sa main frêle. Par une impulsion
brusque dont elle-même s'étonna, Miss Anna saisit cette main. . .
Un moment après, Miss Anna sortit de la pièce. Elle monta
chez Garrie.
Celle-ci, assise dans sa chambre, près de la porte ouverte,
décousait paisiblement un matelas. Le lit, qu'on apercevait
derrière elle, avait été sensiblement allongé avec une caisse
d'emballage venue d'Amérique. Autour de la caisse, la jeune
fille avait cloué un morceau de basin blanc.
— Garrie! que faites-vous là, bon Dieul — s'écria Miss
Anna, effarée.
— Tout est arrangé... Seulement, je refais ce matelas : on
le croirait bourré de noyaux de pêcbe.
Elle posa ses ciseaux, et, très rouge, regarda Miss Anna :
— Qui donc est en bas ?
— Une dame qui désire voir votre mère. Voulez-vous aller la
chercher?
— C'est l'envoyée de papa! s'écria Carrie, sautant sur ses
pieds, toute haletante.
Miss Anna fit un signe affirmatif .
— Votre mère lui doit beaucoup de reconnaissance, — dit-
elle, d'une voix un peu émue.
Garrie mit son chapeau, en silence, et descendit. La porte
CARRIÈRE D'ARTISTE 1^7
de la salle était ouverte. Entre cette porte et la fenêtre, l'étran-
gère, debout, contemplait la rivière et la montagne, comme
perdue dans ses pensées.
Le pas léger de la jeune fille lui fit tourner la tête .
— Carrie ! — s'écria-t-elle involontairement. — Vous êtes
Carrie! (Et elle s'avança, tendant impétueusement ses deux
mains.) Gomme vous ressemblez au portrait, comme vous
lui ressemblez !
Eugénie regardait avec ravissement cette petite et svelte
créature, qui respirait la santé active, malgré sa taille de fée.
Elle remarquait sa ressemblance de teint et de cheveux avec
son père, son coloris de pomme fraîche, la beauté de ses yeux,
la légèreté de ses jolis pieds.
Douze ans!... et, au bout, voir cette vivante promesse de
bonheur tomber dans vos bras!... Tout au fond du cœur,
Eugénie sentait revivre les douleurs passées de sa maternité
déçue, le souvenir de l'enfant qui n'avait fait qu'entrer dans
la vie et en sortir aussitôt, dans l'espace d'un seul jour d'été.
Elle entoura timidement la jeune fille de son bras et
demanda, craintive :
— Puis-je... puis-je vous embrasser?
Carrie, un peu grave, baissant les yeux, accepta le baiser.
— Je vais avertir ma mère. Papa vous a envoyée, n'est-ce
pas?
— Oui, — dit Eugénie avec douceur, en desserrant son
étreinte.
L'enfant prit sa course.
Lentement, Phœbé entra dans la salle, d'un pas incertain,
titan t la porte et les murs, comme une aveugle.
— Oh! Mrs. Fenwick!
Eugénie avait poussé ce faible cri de douloureuse compassion.
Phœbé n'y prit pas garde. Elle marcha droit à la visiteuse.
— Où est mon mari, je vous prie? — dit-elle d'une voix
forte et rauque, tendant machinalement une main qu'Eugénie
effleura, puis abandonna, tant le visage et l'attitude de la
femme qu'elle voyait en face d'elle trahissait de rudesse pas-
sionnée.
— Il vient par le train de l'après-midi. (Eugénie concen-
l48 LA REVUE DE PARIS
trait toute sa volonté pour s'exprimer avec calme et nette-
ment.) U arrive à Windermere avant cinq heures, et il compte
bien être ici un peu après six heures. . . U était si malade hier. . .
quand je l'ai trouvé... quand je suis allée le voir!... C'est ce
qu'il a voulu que je vous dise, avant que vous le revoyiez...
c'est pourquoi je l'ai précédé... par le train de nuit.
— Vous êtes allée le voir hier? — dit Phœbé, toujours du
même ton forcé.
Elle n'avait pas invité la visiteuse à s'asseoir; elle-même
restait debout, une main appuyée lourdement à la table.
— J'avais appris par les hommes de loi... les hommes de
loi recommandés par mon père à monsieur Fenwick... qu'ils
avaient enfin trouvé une indication, découvert au Canada des
traces de votre passage... et j'étais allée le lui dire.
— Des hommes de loi? Je ne comprends pas, — déclara
Phœbé, levant sa main gauche, avec un geste égaré.
Eugénie se rapprocha. Très vite, rougissant et pâlissant,
elle raconta les recherches inutiles faites depuis sept mois.
Phœbé l'interrompit :
— Pourquoi John nous cherchait-il, après... après si
longtemps? — demanda-t-elle, d'une voix plus faible, plus
éteinte.
Et, ce disant, elle tomba sur une chaise.
Eugénie hésita, puis répondit avec fermeté :
— Parce qu'il désirait vous retrouver, plus que tout au
monde... Mon père et moi, nous l'avons aidé autant que nous
avons pu.
— Mais vous ne saviez pas?... vous ne saviez pas?...
Phœbé, avec embarras, tirait les plis de sa robe.
— Que monsieur Fenwick était marié? Non... jamais...
jusqu'à l'automne dernier... Ce fut là son tort envers tous ses
vieux amis.
Phœbé voyait la dignité et la pureté du visage qui était là
devant elle : elle faiblit un peu.
— Et comment l'a-t-on découvert? — dit-elle dans un
souffle, en se détournant.
— Une certaine Miss Morrison...
— Bella Morrison I — cria brusquement Phœbé, joignant
les mains. — Bella? Elle aura voulu le déshonorer.
piplljp ■ I ■■
CARRIÈRE D'ARTISTE 1^9
— Nous n'ayons jamais su ses motifs. Mais elle a dit... la
vérité... à un vieil ami qui nous l'a dite...
— Et lui alors, John. . . qu'a-t-il répondu ?
Les mains de l'épouse tremblaient, ses yeux dévoraient
d'avance la réplique.
— Oh ! ce fut un moment très pénible ! — fit Eugénie avec
un geste ému. — Mon père en ressentit une grande colère,
et notre amitié ne put continuer... comme avant... Et puis
monsieur Fenwick a passé un misérable hiver. Il était malade. . .
sa peinture ne se vendait plus... et il avait terriblement besoin
d'argent... Alors s'est produite cette rencontre au théâtre...
— Je sais, — murmura Phœbé, suspendue à ses lèvres, —
quand il a vu Carrie?
— Cela a failli le tuer, — - fit doucement Eugénie. — C'était
comme une lumière allumée... puis soufflée, tout d'un coup,
dans la nuit.
Phœbé appuyait maintenant sa tête sur la table. Elle san-
glotait :
— Si je n'avais pas laissé ma fille aller à Londres ce jour-là ! . . ,
Quand nous avons débarqué, je ne savais que faire... je ne
pouvais prendre aucune résolution... Nous étions descendues
dans un logement meublé, à Guildford, près de gens que nous
avions connus au Canada... Leur fille était une grande amie
de Carrie... Nous faisions quelquefois des séjours chez eux, à
Montréal... Elle avait joué un peu à Montréal et à Halifax...
Elle désirait débuter à Londres... et quelqu'un lui avait con-
seillé de s'adresser à ce théâtre. . .j'oublie comment il s'appelle.
— Halifax! — s'écria Eugénie, — Halifax en Nouvelle-
Ecosse... Je comprends, à présent!... Nous avons fouillé toute
l'Angleterre. Le régisseur du théâtre disait qu'une des jeunes
filles lui avait parlé de Halifax. Personne n'a songé...
Elle s'arrêta. Phœbé ne disait plus rien, elle se débattait
avec plusieurs des idées nouvelles qui lui étaient présentées.
— C'était la seconde fois qu'il vous cherchait, vous m'en-
tendez? — fit Eugénie, posant une main timide sur l'épaule
de Phœbé. — 11 avait fait tout son possible... quand vous
l'avez quitté... Mais, quand il crut perdre Carrie encore une
fois, et vous avec elle, son cœur se brisa. Je l'ai bien vu...
C'est un homme usé... (Sa voix tremblait.) Vous aurez à le
l5o LA REVUE DE PARIS
soigner, à le réconforter. Il a désespéré de son art, il a déses-
péré de tout. II...
Madame de Pastourelles s'arrêta court. C'était à Fenwîck
seul de dire le reste.
— Pendant longtemps, il semblait... avoir tant de succès I
dit Phœbé, arrachant la frange du tapis de table et tâchant de
commander à sa voix et à son visage.
— Oui, mais cela n'a pas duré. Il s'irritait contre lui-même
et contre les autres. Il s'est brouillé avec l'Académie... et son
talent n'a plus fait de progrès... au contraire... Lorsqu'on est
malheureux...
Son sourire et son serrement de main achevèrent la phrase.
— Il ne me pardonnera jamais! — dit Phœbé, d'une voix
pâteuse et tremblante. — Ce ne sera plus jamais comme autre-
fois. J'ai été folle de revenir.
Eugénie retira sa main. Sans qu'elle s'en aperçût, son atti-
tude, ses traits pâles prirent un air de sévérité.
— Non, nonl — fit-elle, avec énergie. — Vous le conso-
lerez, Mrs. Fenwick; vous lui rendrez l'espoir et le courage.
Vous avez été cruelle... pardonnez-moi, si je vous le dis tout
de suite... cruelle en le quittant! Un homme comme lui,
avec ses faiblesses et son tempérament, qui font partie en réa-
lité de son talent, qui en sont la rançon... cet homme a besoin
sans cesse de sa femme... de la femme qui l'aime, qui le
comprend... Mais l'abandonner pour un soupçon... pour un
mauvais rêve!... Oh! Mrs. Fenwick, il y a d'autres femmes
vraiment privées d'amour. . . vraiment abandonnées. . . vraiment
foulées aux pieds... par ceux qu'elles aiment!
La voix lui manqua. Elle regardait droit devant elle, toute
frissonnante sous la véhémence de ses souvenirs.
Phœbé leva les yeux, frappée de terreur et de respect, se
rappelant ce que John lui avait conté jadis du mariage désas-
treux, du mari infidèle jusqu'à la cruauté... Mais la main
d'Eugénie l'effleurait de nouveau :
— Je sais... vous avez cru... que j'avais entraîné monsieur
Fenwick à vous oublier, moi. . . Quelle étrange idée ! ... A cette
époque... et pendant bien des années après... mon mari vivait
encore... S'il m'avait envoyé un mot.., n'importe le jour ou
l'heure... je serais allée le rejoindre... au bout du monde...
r
CARRIÈRE D'ARTISTE l5l
Je ne veux pas dire... je ne prétends pas que mes sentiments
envers lui n'eussent point changé. Mais c'était mon orgueil...
c'était mon devoir... qu'il ne me trouvât jamais en défaut...
Et, Tannée dernière, il m'est revenu... j'ai pu lui être secou-
rable... à l'heure de la mort. .. Je lui avais toujours été fidèle. ..
et il le savait.
Elle disait cela tranquillement, essuyant du bout des doigts
les larmes qui mouillaient ses paupières. En prononçant les
derniers mots, sa voix trembla un peu. La tête de Phœbé
s'était inclinée sur la main qui retenait la sienne : nul n'était
témoin des sentiments qui se peignaient sur le visage
d'Eugénie. Sa pure conscience était-elle tourmentée par la
pensée de n'avoir pas tout dit... de ne jamais pouvoir tout
dire?... La tentation à laquelle innocemment elle avait exposé
Fenwick, en partie pour se défendre elle-même, dans sa fai-
blesse, contre des impulsions d'une nature et d'une puissance
bien différentes, elle devait à jamais en garder le secret. Tristes
mensonges tacites, que la vie impose même aux plus nobles
adorateurs de la vérité!
Au bout d'un moment, Eugénie se pencha et baisa les che-
veux d'or de Phœbé.
— J'étais si contente d'aider monsieur Fenwick!... il
m'intéressait tant!... Si seulement j'avais su votre existence
et celle de votre enfant, comme nous aurions pu tous être
heureux !
Elle retira sa main et s'en alla vers la fenêtre, pour tâcher
de se calmer. Phœbé la suivit :
— Savez-vous... pouvez- vous me dire — murmura-t-elle
d'une voix pitoyable — si John voudra bien me reprendre?
Eugénie hésita, un instant, puis répondit d'un ton ferme :
— Il revient ici parce que vous êtes sa femme... parce
qu'il vous est fidèle... parce qu'il a besoin de vous. Ne l'agitez
pas trop ! Il a besoin de repos et de paix. Et vous aussi ! (Elle
reprit les mains de Phœbé dans les siennes.) Et comment
pouvez-vous croire qu'on vous refusera quelque chose, quand
vous apportez un pareil don?
Carrie et Miss Mason entraient dans le jardin. Le sourire
d'Eugénie, tandis qu'elle désignait la jeune fille, semblait
refléter le soleil de mai et le jeune charme de Carrie.. .
Il
l5a LA REVUE DE PARIS
Mais, lorsque madame de Pastourelles fut partie, un nuage
de terreur nerveuse s'abattit sur le cottage et ses habitante.
Phœbé, sans relâche, errait à travers le jardin, attendant, prê-
tant F oreille, comptant les heures.. .
La soirée de mai atteignait au coucher du soleil. Des
flammes coulaient dans la vallée, frappaient obliquement l'ou-
verture qui mène à sa retraite la plus profonde, superbement
gardée par les rocs de Bowfell. Au-dessus du cottage, le flanc
de la montagne où rougeoyaient encore les fougères du dernier
automne devenaient écarlales. Une brise fraîche soulevait le
feuillage du sycomore, apportant l'odeur humide du gazon
lavé par les pluies. Partout régnait le silence avec l'opulence
des couleurs, l'attente, comme d'un peuple en fête espérant
son roi.
Hélas ! pauvre roi !.. . Dans la pleine gloire de cette lumière
attardée, un homme descendit de voiture, au bas de la pente.
Il traîna dans le sentier raide ses membres fatigués. Il ouvrît
la barrière et regarda à droite et à gauche.
Alors, sous le porche, Fenwick aperçut sa femme. Il marcha
vers elle et la saisit par les poignets. Elle se renversa en arrière
avec un cri étouffé, et tous deux demeurèrent là, debout,
sans parole et sans geste, les yeux dans les yeux.
XIV
Phœbé, la première, revint à elle. Dès la rencontre, le
changement visible de son mari lui avait percé le cœur. Mais
la secousse même lui rendit le sang-froid.
— Entre! — fit-elle machinalement. — Miss Anna est
sortie.
— Où est Garrie?
Il la suivait, regardant de tous côtés.
— Elle. . . sera ici tout à l'heure.
La voix de Phœbé bronchait sur chaque syllabe.
Fenwick comprit que sa fille et Anna Mason les laissaient
en tète à tête, par délicatesse. Son épuisement moral et phy-
sique redouta impatiemment la perspective d'une « scène »,
qu'il se sentait tout à fait incapable de soutenir. 11 avait été vio-
CARRIÈRE D'ARTISTE l53
lemment tenté de rester à Windermere et de télégraphier qu'il
se trouvait trop malade pour venir le jour même. Il aurait du
moins gagné une nuit de répit. Mais un mélange confus de
sentiments avait triomphé de cette impulsion... et il était là.
Ils entrèrent dans la petite salle. John, stupéfait, promena
ses regards autour de lui et murmura :
— C'est tout comme autrefois... il n'y a rien de changé...
Phœbé ferma la porte, puis se tourna vers lui, tremblante.
— Est-ce que... est-que tu ne me diras pas que tu es con-
tent de me voir, John?
11 la regarda fixement, puis se jeta sur une chaise, auprès
de la table, et appuya sa tête sur ses mains.
— A quoi bon supposer que nous pouvons effacer ces douze
années? — fit-il rudement. — Gela ne sert à rien!
— Non, — dit Phœbé, — je le sais.
Elle s'assit de l'autre côté de la table. Mortellement pâle,
elle ne savait que dire et que faire. Soudain Fenwick releva
la tête et la regarda encore avec ses yeux d'artiste, observateurs
et pénétrants.
— Grand Dieu I — fit-il entre ses dents. — Nous sommes
changés tous les deux, n'est-ce pas ?. . .
Elle aussi étudiait ce visage d'homme, aux cheveux gris,
à la bouche triste, aux yeux bordés de rouge, dont les pau-
pières papillotaient continuellement, craignant la lumière.
Et, peu à peu, un air d'effroi encore plus violent se répandit
sur son propre visage : c'était comme le reflet du décourage-
ment et de la lassitude à demi-farouche que révélaient les traits
tirés, le costume négligé, le corps affaissé de John Fenwick,
dont tout l'être, eût-on dit, n'était qu'une immense meurtris-
sure et se contractait douloureusement au moindre toucher.
Le cœur de Phœbé défaillait de plus en plus.
— Ne pouvons-nous recommencer la vie? — dit-elle très
bas, les larmes aux yeux. — Je regrette ce que j'ai fait.
— A quoi bon ? — répliqua Fenwick, avec irritation. — Je
suis un homme fini. Je ne peux plus peindre, où du moins le
monde trouve que ma peinture ne vaut rien. Je serais en
faillite, sans madame de Pastourelles...
— John ! — cria Phœbé, se penchant vers lui. — J'ai un
peu d'argent... j'ai fait des économies... et un ami m'a con-
l54 LA REVUE DE PARIS
seillé d'acheter des actions qui valent maintenant beaucoup
plus que je ne les ai payées... J'ai huit cents livres... et tout
est à toi... John... tout est à toi!
Ses mains, étendues dans un geste d'angoisse suppliante,
touchèrent celles de son mari.
— Quel ami ? — questionna-t-il, prompt au soupçon et saris
prendre garde au reste des ses paroles. — Et où as-tu été...
pendant tant d'années?
Il se retourna pour la regarder âprement.
— J'ai été au Canada. . . dans une ferme. . . près de Montréal.
Elle s'était redressée et parlait lentement, avec précision,
comme si une heure était venue à laquelle, à travers sa rébel-
lion, à travers son repentir, tantôt avec défi, tantôt avec crainte,
elle s'était longuement préparée : l'heure où elle dirait à son
mari l'histoire de sa fuite. Pour celui qui l'aurait pu com-
prendre, son attitude prouvait en effet cette chose singulière :
jamais, durant toute leur séparation, elle n'avait cessé d'être
persuadée qu'elle reverrait son mari. Son action n'avait rien
eu de définitif. A ses yeux, le drame avait continué de se
jouer, le rideau n'était pas tombé.
— Je t'ai parlé de Freddy... tu sais... Freddy Toison...
qui vint me voir... le dernier soir?... Tout ce qu'il me dit
du Canada eut tôt fait de me décider. Bien entendu, je ne
voulais pas choisir le même pays que lui. Mais il m'expliqua
qu'on pouvait se rendre au Canada pour quelques livres ster-
ling, que le voyage durait seulement neuf jours, et que c'était
un beau pays où tout le monde trouvait de l'ouvrage. Il ajouta
qu'il y avait songé, mais qu'ayant des amis en Australie, il
préférait aller de ce côté-là. . . Dès qu'il eut quitté la maison ... je
pensai que... si... à mon arrivée à Londres... je... trouvais ce
à quoi je m'attendais. . .j'emmènerais Carrie et j'irais au Canada.
Fenwick se leva, et, enfonçant les mains dans ses poches,
il se mit à marcher de long en large, avec agitation.
— Et, naturellement... comme tu t'y attendais... tu as
trouvé! — fit-il amèrement. — Qui aurait jamais imaginé
qu'une femme se conduirait ainsi?... Quoi! j'embrassais
ta photographie, une minute avant. Lord Findon était venu
m'annoncer que mes tableaux étaient reçus... il me les avait
achetés cinq cents livres... et le chèque...
r
CARRIÈRE D'ARTISTE l55
D s'arrêta en face d'elle, frappant la table du doigt, pour
accentuer ses paroles :
— Le chèque était dans le tiroir... tu l'avais sous la main...
où je l'avais laissé... Il était trop tard pour t'écrire par le
courrier du soir : aussi je m'en allai raconter ma chance à un
ou deux amis... et, en route, j'achetai des cadeaux pour toi,
dans un magasin., des babioles que je n'avais jamais été assez
riche pour te donner... Je ne pensais qu'à toi...
Sa voix s'élevait jusqu'à devenir un cri. Il se courba en
travers de la table et son visage hagard toucha presque celui de
Phœbé. Elle recula et poussa une sorte de sanglot sauvage.
— John!... je... je ne pouvais pas savoir.
— Eh bien, continue! — dit-il brusquement, redressant la
tête, — continue!... Tu trouves ce portrait dans mon atelier...
je t'expliquerai cela tout à l'heure... et tu m'écris la lettre...
Ensuite tu retournes à la gare d'Euston et tu renvoies Daisy...
Après?
Ce ton âpre et dur, simple effet d'une tension nerveuse
presque intolérable, épouvanta Phœbé. Avec peine, elle
rassembla assez de forces pour affronter son regard et
continuer :
— J'emmenai Garrie à Liverpool. Nous dûmes attendre
trois jours, puis nous prîmes passage sur un steamer allant à
Québec. La traversée fut terrible... Carrie malade tout le
temps... et moi si... si malheureuse!... Nous restâmes quel-
ques jours à Québec. Mais je m'y trouvais bien isolée, au
milieu de tout ce monde parlant français : je partis pour
Montréal... Les agents du gouvernement qui s'occupent des
émigrants me procurèrent une place : je fus employée dans
un hôtel... à peu près femme de charge... je surveillais les
domestiques, la lingerie, et bientôt j'appris à tenir les livres...
On me payait huit dollars par semaine, et, Garrie et moi, nous
avions une petite chambre au dernier étage de l'hôtel... La
besogne était harassante. Le soir, je me sentais tellement morte
de fatigue que je n'avais pas le courage de me déshabiller. Je
m'asseyais au bord de mon lit pour reposer mes pieds, et
je me retrouvais là, le lendemain matin, ayant dormi tonte
vêtue... Quand je dormais, ce n'était rien... Mais les nuits
d'insomnie... voilà ce qui me tuait!...
l56 LA REVUE DE PARIS
Ses lèvres tremblantes refusèrent de poursuivre; elle jouait
nerveusement avec la frange du tapis, s'efforçant de com-
primer son émotion. Fenwick s'était rassis en face d'elle et
l'observait avec cette attention un peu renfrognée qui trahit
un certain effort cérébral. Cependant il lui adressa plusieurs
questions, voyant quelle avait besoin de cette aide pour
achever son récit. De Montréal, donc, elle était allée vivre
sur une ferme du district d'Hamilton, dans l'Ontario, en
qualité de femme de confiance, chez un veuf qui avait de
nombreux enfants échelonnés de cinq à seize ans. Elle avait
connu cet homme, un Canadien, rude, mais bon et conve-
nable, à l'hôtel où elle servait. Remarquant son talent pour
conduire une maison et son surmenage, il lui avait offert
les mêmes appointements et une tâche plus facile, et l'air de la
campagne, au lieu de l'atmosphère surchauffée de Montréal.
— J'acceptai, dans l'intérêt de Garrie. C'était une ferme à
pommiers, dont les champs descendaient jusqu'au lac Ontario.
J'avais à m'occuper du ménage et des enfants... cuisiner,
laver, boulanger. . . faire un peu de tout. . . La besogne n'était
pas trop pénible... et Carrie allait à l'école avec les autres et
courait partout dans la ferme... Monsieur Crosson était très
bon... sa vieille mère habitait là! autrement, je ne serais pas
entrée chez lui (Phœbé rougit très fort), mais elle était bien
infirme et ne pouvait rien faire... Je m'abonnai à deux jour-
naux anglais. . . et le temps passa tant bien que mal. . . Une fois,
je fus malade, j'eus une congestion pulmonaire; une autre
fois, j'allai à Niagara, avec des voisins. Je ne puis me
rappeler, vraiment, qu'il me soit arrivé autre chose... Tous
les jours étaient pareils... Il me semblait n'être plus qu'à
moitié vivante...
— Ah! tu sentais cela! — dit-il vivement, — tu sentais
cela!... Il existe un poison nommé le curare: on ne peut
bouger, on est paralysé, mais on éprouve d'horribles tor-
tures... C'est là ce que j'ai ressenti pendant des mois et des
mois !... D'autres fois, au contraire, je ne me souciais de rien
que de m'amuser un peu... je prenais la résolution de ne plus
me chagriner... On était mort, et ça importait peu... c'était
même plutôt agréable.
Phœbé se taisait. Ses yeux chercheurs et compatissants ne
CARRIÈRE D'ARTISTE !§*]
le quittaient pas, essayant de le comprendre, de se familia-
riser avec la nouvelle personnalité qui s'exprimait par ces
phrases dures, saccadées, — de la concilier avec l'homme
emporté, ardent, sûr de lui, qu'elle avait abandonné en pleine
jeunesse.
— Eh bien! — reprit-il, — à quoi ressemblait ton fermier?
Puis, soudain, levant les yeux :
— T'a-t-il fait la cour?
Elle rejeta la tête en arrière; le sang avait monté à ses
joues brûlantes.
— Même s'il me l'a faite, personne n'a été en faute!...
ni lui ni moi... Ce n'était pas un méchant homme, et il avait
besoin de quelqu'un pour élever ses enfants.
— Naturellement!... 11 ne demandait aussi qu'à élever la
mienne! — dit Fenwick, avec un rire qui effraya Phœbé.
Il reprit sa promenade agitée ; son visage sombre revêtit une
singulière mine de satisfaction, même de triomphe.
— De sorte que tu t'es trouvée dans une position fausse?
Il s'arrêta pour la regarder, et son sourire blessa Phœbé.
Mais elle était résolue à une longue patience, et elle pour-
suivit avec effort :
— Ce fut en partie ce qui me décida à revenir... cela et
d'autres choses.
— Quelles autres choses?
— Des choses que je lus... dans les journaux, à propos de
toi, — dit-elle avec difficulté.
— Quoi? que j'étais un raté, un âne rétif?... et autres gen-
tillesses?... Tu t'es mise à me prendre en pitié?
— Oh! John, ne me parle pas comme cela! — s'écria
Phœbé, tendant les bras vers lui, suppliante, désespérée. — Je
me repentais, je te le dis ! Je voyais que je m'étais mal conduite
envers toi. Je pensais que, si tu n'avais pas réussi, c'était peut-
être ma faute, et j'en étais bouleversée.
Mais il ne s'apaisait pas. Il demeurait là, inquisiteur avec
férocité, les mains dans ses poches, de l'autre côté de la
table.
— Et qu' est-il encore arrivé?
Phœbé refoula ses larmes.
— Une femme vint habiter près de nous; elle avait été
l58 LA REVUE DE PARIS
au service de... (Elle hésita...) de madame de Pastourelles,
— acheva-t-elle, précipitamment, buttant sur le nom français.
Il se récria :
— Dans rOntario!
— Elle venait d'épouser un homme à qui elle était fiancée
depuis des années; il lui avait apprêté là-bas une maison et
de l'aisance. Dès que je la vis, elle me plut. Trop délicate pour
cette vie-là, elle était arrivée en automne, et l'hiver l'éprouvait
terriblement; j'allais souvent la* soigner, car elle se trouvait
bien seule... elle me parlait beaucoup d'elle-même et de...
— De madame Eugénie P. . .
Phœbé fit un signe d'assentiment, les yeux baignés de larmes
nouvelles.
— Et tu as découvert ton erreur?
Elle refit le même signe :
— Tu comprends! elle m'en parlait sans cesse... Moi, bien
entendu, je ne disais rien... Elle avait vécu quinze ans près de
cette dame, et l'adorait. . . Elle me parlait aussi du mauvais mari
que sa maîtresse avait si bien soigné, et me disait comment il
était mort, l'année dernière.
Une rougeur foncée colora les joues de Fenwick.
— Alors, tu t'es prise à penser... qu'une position fausse
devenait également possible... entre elle et moi?
Ces paroles entrecoupées la piquèrent au vif. Elle se leva
d'un bond, indignée :
— Si j'y ai pensé, ce n'était pas seulement par égoïsme...
Ne peux- tu comprendre que j'aie eu peur pour elle... et pour
toi. . . autant que pour moi?
Il retourna vers la fenêtre, la tête courbée, un pli doulou-
reux tordant sa lèvre.
— Et aujourd'hui tu l'as vue? — dit-il, regardant dehors.
— Oui, elle a été très bonne, — répondit Phœbé, hum-
blement.
Il attendit un peu, puis il éclata :
— Et maintenant tu vois ce que tu as fait I . . . Quelle hor-
rible chose ! . . . et pour les motifs les plus ridicules ! . . . Après
m'avoir quitté... de cette manière-là... tu ne pouvais pas
t'attendre à me voir renoncer à elle, à son amitié... tout ce
qui me restait... Pendant neuf ou dix ans, si j'ai prospéré
CARRIÈRE DfARTISTE I&Ç)
quelque peu, je te déclare que ce fut son œuvre... Elle me
soutenait... elle m'inspirait... sa seule existence faisait que
j'aurais eu honte de cédera des tentations auxquelles je n'au-
rais jamais résisté, sans elle... Si j'ai jamais fait de bon
ouvrage, c'est grâce à elle... si je te suis resté fidèle en dépit
de tout, c'est grâce à elle aussi !
Il s'écroula sur la banquette de la fenêtre, le visage crispé.
Aussitôt Phœbé fut à ses genoux.
— Oh! John! John! pardonne-moi... Je t'en prie, John...
tâche de me pardonner.
Elle prit ses mains, les baisa, les baigna de larmes.
— John, nous pouvons recommencer... nous ne sommes
pas vieux. Tu te reposeras longtemps... je travaillerai pour
toi, nuit et jour. Nous irons faire un voyage avec mon argent.
Tu te rappelles? tu disais que, si tu pouvais étudier un peu
à l'étranger, cela te ferait tant de bien! Nous irons, n'est-ce
pas? Et tu peindras aussi bien qu'autrefois... tu retrouveras
tout ton talent!... Oh! John, ne me déteste pas... ne me
déteste pas! Je t'ai toujours aimé, toujours... même quand
j'étais si folle et si cruelle pour toi!... Au Canada, toutes les
nuits, je languissais après le matin. .. et, quand le matin venait,
je languissais après la nuit. Rien n'était pour moi joie ni
plaisir... sans toi!... Mais, au début, j'étais tout à fait déses-
pérée... je croyais avoir perdu pour toujours... et ne jamais,
jamais revenir! Après... quand je pensai au retour... quand
je vis combien j'avais été mauvaise... je ne savais plus com-
ment faire... comment affronter ta présence... J'avais peur...
peur de ce que tu me dirais... peyr de tes yeux!
Elle s'interrompit, l'enlaçant de ses bras, levant vers lui son
visage marbré de larmes. Dans son désespoir, sa sincérité
absolue, elle redevenait belle, d'une tragique beauté , dont
l'homme qui la regardait ne cessait pas un instant d'avoir
la sensation.
Il posa la main droite parmi les masses de ses cheveux
blonds et lui renversa un peu la tête, l'étudiant avec une amer-
tume passionnée. Sa lèvre supérieure se relevait légèrement
sur les dents, qui mordaient et tourmentaient l'inférieure.
— Douze ans! — fit-il lentement, au bout d'une minute,
les yeux plongés dans les siens, — douze ans!... Que sais-tu,
l6o LA REVUE DE PARIS
de moi maintenant?... et moi, de toi?... Je te heurterais vingt
fois par jour... et réciproquement, peut-être...
Phœbé se dégagea et appuya sa tête contre les genoux de son
mari.
— r John I reprends-moi I reprends-moi !
— Pourquoi m'avoir torturé? dit-il d'une voix rauque. Tu
m'as envoyé Carrie, il y a six semaines... et ensuite tu l'as
fait disparaître.
— Ce fut un pur hasard! — cria-t-elle.
Et, avec volubilité, avec une humilité abjecte, elle expliqua
tout. Il écoutait, mais sans paraître comprendre, son esprit
suivant toujours sa propre idée. Il ne tarda pas à l'inter-
rompre :
— D'ailleurs, je suis démoralisé... je ne suis plus en état
d'avoir des femmes autour de moi. Je ne peux répondre de
rien. Hier, si ce portrait était arrivé à huit heures au lieu de
sept... il était trop tard.
Sa voix s'altéra étrangement. Phœbé s'affaissa sur le plan-
cher, comme une masse, les yeux dilatés :
— Que veux-tu dire?
— Je me serais tué. Voilà ce que je veux dire. J'y étais
résolu. Il s'en est fallu d'un cheveu.
Phœbé restait sans voix. On aurait dit que ses yeux grands
ouverts et terrifiés étaient rivés dans leurs orbites et ne pou-
vaient cesser de regarder son mari. Il s'agita impatiemment.
L'horreur, la supplication de ce regard lui devenaient insup-
portables.
— C'eût été tant mieux pour vous... et pour Carrie!... Ah!
grand Dieu ! la voici !
Il se dressa, très agité, se recula de la fenêtre, tout en
regardant. Phœbé aussi se releva; le sang affluait maintenant
à ses joues. C'était le moment critique, le moment de l'épreuve
décisive : si son mari lui revenait jamais, elle le devrait à sa
fille.
Carrie et Miss Mason remontaient ensemble le sentier. Elles
avaient été dans un bois, sur la route d'Elterwater. Incapables
de causer, elles avaient erré séparément et cueilli des fleurs
pour passer le temps. Carrie tenait une énorme gerbe de cam-
panules. Sa robe de cotonnade gris-bleu ressemblait aux robes
r
CARRIÈRE D'ARTISTE l6l
que portait Phœbé dans sa jeunesse. Sa jupe courte laissait voir
les pieds agiles. Sous l'ombre du grand chapeau, fleuri d'une
rose rose, ses yeux cherchèrent timidement la maison, puis
se détournèrent. Fenwick vit que ces yeux étaient en réalité
plus foncés que ceux de Phœbé, et que les cheveux, bien
plus sombres, n'étaient nullement mousseux et dorés comme
ceux de la mère, mais plutôt semblables aux siens, d'un
brun chaud, frisés et vigoureux. La figure ronde et rose,
d'une coupe et d'une harmonie si délicates, lui causa un tres-
saillement de plaisir. Il s'aperçut aussi que Carrie était petite. . .
beaucoup plus petite qu'il ne l'avait pensé au théâtre. Mais
cette exiguïté ne donnait aucune idée de faiblesse ni de fragi-
lité. Si Carrie semblait une fée, elle n'avait rien des elfes qui
dansent au crépuscule : c'était plutôt un joyeux farfadet de
Vaurore, un de ces heureux lutins qui, au foyer domestique,
font la besogne des humains.
Fenwick alla ouvrir la porte, tout tremblant. Carrie l'aper-
çut, s'arrêta, et alors s'avança plus vite, précédant Miss Mason.
— Père! — dit-elle, gravement.
Et, les yeux levés vers lui, elle lui tendit la main.
11 prit cette main pour attirer à lui sa fille, et l'embrassa
avec précipitation. Carrie devint très rouge, ses yeux se mouil-
lèrent. Depuis longtemps elle avait résolu de ne pas pleurer,
— parce que « pauvre maman » ne manquerait pas de le
faire.
— Je suis sûre que vous voudriez votre thé, — fit-elle genti-
ment, ses regards allant de son père à sa mère. — Je vais m'en
occuper.
Miss Anna arrivait, cachant de son mieux l'impression
qu'elle avait ressentie en voyant le mari et la femme réunis
sousle porche, dans la vive lumière du couchant. Hélas! ce
n'était pas une heureuse réunion : à quoi bon essayer de
feindre?...
Fenwick l'accueillit avec peu ou point de démonstrations,
quoiqu'elle et lui ne se fussent jamais revus depuis la fuite de
Phœbé. Les yeux creux du peintre eurent même pour elle un
regard qui la tint à distance, — une singulière expression
d'amertume. Elle en comprit la signification : il n'était pas
*enu pour se prêter à une comédie sentimentale; en outre t
t« Novembre i9o8. ii
l62 1*A REVUE DE PARIS
il était malade, incapable d'aucun effort, quoique des femmes
pussent vouloir ou penser.
Après un petit nombre de questions sur son voyage, Miss
Anna le pria paisiblement d'entrer se reposer. Il hésita d'abord,
puis, les mains dans ses poches, il la suivit au parloir, tandis
que Phœbé, le bras de Garrie autour de sa taille, montait en
chancelant à sa chambre.
Miss Anna ne fit aucune scène et ne sollicita aucun rensei-
gnement. Elle et Garrie s'occupèrent activement de préparer
le souper. Fenwick, sur sa demande, resta seul dans la salle
à manger. Quand arriva l'heure du repas, elles comprirent qu'il
était trop faible pour en supporter la fatigue : étendu dans le
fauteuil de Miss Anna, les yeux clos, il ne répondit point à la
timide invitation de Phœbé. Les trois femmes le regardèrent,
alarmées, et se concertèrent. Alors Miss Anna entraîna Phœbé,
et, mêlant un peu de lait et deau-de-vie, envoya Garrie porter
ce breuvage à son père.
— Il veut partir demain! — glissa-t-elle à l'oreille de
Phœbé, faisant allusion à une phrase murmurée par le malade ;
— nous verrons bien I
A l'entrée de la petite, portant le bol de lait et d'eau-de-vie,
Fenwick ouvrit les yeux.
— Oui vais-je coucher? — fit-il brusquement, les yeux
attachés sur elle.
— Dans ma chambre, — dit-elle avec douceur. — J'irai chez
Miss Anna. .. J'ai allongé le lit pour toi !
Un faible sourire passa sur la figure du père.
— Gomment t'y es-tu prise ?
— J'ai cloué, au bout, une caisse d'emballage. N'est-ce pas
drôle?... Miss Anna n'avait pas d'outils. J'ai dû en emprunter
à la ferme, et c'étaient les plus misérables qu'on puisse voir...
Au Canada, chacun a ses outils !
Il la retenait d'une main tremblante, et considérait avide-
ment ce visage radieux.
— Tu te plaisais au Canada ?
— Oui, c'est un pays charment !
Ses lèvres s'en tr'ouvrirent vivement, comme si elle souhaitait
de continuer à causer, de faire connaissance. Mais elle se retint
r
CARRIÈRE D'ARTISTE l63
Cet homme, ce père étrange et inconnu, était malade : il
fallait le laisser tranquille.
— Veux-tu m'aider à monter me coucher? — demanda- t-il,
au moment où elle s'éloignait.
Carrie obéit, et il s'appuya sur son épaule, pour gravir
l'escalier très raide. La robustesse de cette enfant de dix-sept
ans, la solidité de l'appui qu'elle lui prêtait, l'étonnèrent.
Elle le conduisit à sa chambre, où elle avait déjà porté son
sac et déballé ses affaires.
— Est-ce bien comme cela, père? Désires-tu autre chose?
Faut-il t'envoyer maman?
— Non, non, — s'empressa-t-il de répondre. — Tout va
bien... Dis-leur que tout va bien; j'ai seulement besoin de
dormir.
À la porte, elle se retourna et lui dit avec regret :
— J'ai refait un peu le matelas... mais il est bien mauvais!
Il remercia d'un signe de tête, et elle disparut.
— Un rêve! — murmura-t-il, — un rêve!
D pensait à sa fille, telle qu'il venait de la voir, éclairée de
cette double lumière, — coucher de soleil, — lever de lune,
qui entrait à flots par la fenêtre ouverte : le long jour d'été
septentrional s'attardait encore dans la vallée.
— Ah! si seulement je pouvais peindre!... Ah! Dieu! si
je pouvais peindre ! . . .
11 gémissait tout haut, se tordant les mains, dans une fièvre
d'impuissance et de désespoir.
D se laissa tomber au lit. Il gisait là faible et inerte; il
sentait Tétrangeté de cette chambre jadis familière, de la
fenêtre au châssis béant, du sycomore tout proche, des monta-
gnes qui se profilaient au delà, de cette lumière dorée ou
nacrée où baignaient toutes choses.
A travers le grand silence, il entendit la voix du torrent,
qui se précipitait dans la gorge. Douze ans depuis la dernière
fois qu'il l'avait entendue!... et l'eau éternelle, fidèle à « sa
tâche sacrée », continuait à causer avec les rocs, à boire la
pluie, à nourrir la rivière. Là, point de rébellion, point
d'échec, point de volonté impuissante ! . . .
U s'efforça de penser à Phœbé, de se rappeler ce qu'elle lui
avait dit. Il se demanda s'il ne s'était pas montré tout simple-
l64 LA REVUE DE PARIS
ment brutal envers elle. Mais son cœur lui semblait, au dedans
de lui-même, une graine desséchée. Ce qui était, était. Il né
pouvait ni penser ni sentir...
Le lendemain, il était si mal qu'un médecin fut appelé.
Celui-ci prescrivit un long repos : éviter toute émotion»
renoncer au moindre travail.
Pendant quatre ou cinq lugubres semaines, Fenwick resta
au lit presque tout le jour, descendit péniblement au jardin
l'après-midi, et se laissa soigner par les trois femmes, sans dire
du matin au soir à peu près un seul mot qui n'eût trait à
quelque besoin ou quelque souffrance physique. Il ne témoi-
gnait aucune répugnance pour Phœbé; il se laissait servir
par elle, il la tolérait près de lui au jardin. Mais il n'avait
jamais un mouvement spontané vers elle. La seule personne
qui parvînt à l'égayer était Garrie. Il la suivait incessamment
des yeux : travaillant, vaquant au ménage, jardinant, câlinant
cette pâle créature, sa mère, taquinant Miss Anna, qui était
devenue son esclave. Le léger exotisme de son accent et de ses
manières, son indépendance, ses expédients coloniaux avaient
une nouveauté qui amusait Fenwick et le ravissait comme une
jolie pièce de théâtre.
Elle était la souveraine du cottage. En peu de temps, elle
eut nettoyé tous les meubles, repeint les murs, raccommodé le
linge, qu'elle avait trouvé en piteux état, les facultés de Miss
Mason étant plus intellectuelles que pratiques. En s'acquittant
de ces multiples besognes, elle gardait une distinction et une
délicatesse naturelles; jamais elle n'était maladroite, négligée
dans sa mise, jamais elle n'élevait la voix. Elle allait et venait
légèrement, apportant toujours avec elle comme un parfum
secret, une joie intérieure qui donnait à tous ses actes une grâce
embaumée et dansante.
Elle jasait beaucoup sur le Canada, et son père, assis à
l'ombre du cottage, l'écoutait décrire leur vie de là-bas : la
grande ferme aux bâtiments irréguliers, les enfants avec qui
elle avait été élevée, l'immense lac, ses glaces et ses tempêtes,
les champs de pommiers, les traîneaux en hiver, la beauté
des automnes et la splendeur des étés, la grande poussée qui
commençait alors « vers l'Ouest ». La petite rusée préparait
CARRIÈRE D'ARTISTE l65
la scène pour un acteur destiné à paraître, mais qui attendait
encore sa réplique dans la coulisse.
Fenwick ne consentait à entendre parler de ces choses que
par sa fille. Si Phœbé s'y risquait, il se raidissait aussitôt. Miss
Anna était persuadée que, devant sa femme, il demeurait tou-
jours sur ses gardes, contre des requêtes auxquelles il ne se
sentait pas la force physique de résister. Et pourtant, à mesure
que les jours passaient, la vieille demoiselle croyait s'aperce-
voir qu'il faisait de plus en plus attention à Phœbé, qu'il était
plus sensible à sa présence, à sa voix.
Elle-même regardait vivre Phœbé, avec un respect involon-
taire et grandissant. Cette femme transformée avait enduré
bien des misères et enfin obéi à sa conscience ; rebutée, non par-
donnée en apparence, elle n'en était pas moins comme investie
d'une dignité neuve, modeste et triste, mais réelle. Elle désespé-
rait peut-être de reconquérir son mari ; pourtant la loi qui relie
cette chose étrange, la paix spirituelle, à certains sacrifices,
commençait déjà d'agir en elle, sans qu'elle-même le sût.
Pendant qu'elle allait du jardin au cottage, de nouveaux
contacts, de nouveaux rapports s'établissaient, invisibles et
silencieux, entre elle et l'homme qui, du matin au soir, lui
accordait à peine une parole.
« Je vous heurterais vingt fois par jour, — lui avait-il dit
— et réciproquement, peut-être... »
Mais ils ne se heurtaient ni l'un ni l'autre ! C'était là le fait
nouveau, miséricordieux, qui s'affirmait durant cette période
de silence et de suspens.
Phœbé était encore belle. L'air des montagnes lui rendait
son teint clair et pur. Ce que les années lui avaient enlevé de
fraîcheur, elles le lui avaient rendu en « caractère », — cette
exigence suprême de l'artiste. — Son sang-froid, douloureu-
sement acquis, ses capacités morales ou pratiques, se mani-
festaient en mille circonstances. Non seulement la sveltesse de
sa haute taille et l'éclat de son visage provoquaient la sensi-
bilité qui se ravivait chez Fenwick, mais, à un degré ignoré
de lui jusque-là, elle commençait à intéresser son intelligence.
Celle de Phœbé s'était épanouie, et, malgré son chagrin, elle
avait rapporté avec elle certaines façons d'un monde jeune et
toujours en éveil. Bientôt, sans l'avouer, John eut faim de
i66
LA REVUE DE PARIS
savoir son histoire, — cette histoire qu'il avait refizsë
d'écouter. — Quel était cet homme qui l'avait aimée? jusqu'où
ce sentiment était-il allé? Il s'agitait, la nuit, ne cessant d'y
penser. Le moment vint où il aurait volontiers échangé les
bavardages de Garrie pour une causerie avec sa mère. A tra-
vers son doux silence, tandis qu'elle était assise près de lui, il
entendait soudain, dans sa mémoire, vibrer les échos de sa
jeune voix, et il faisait vers elle un mouvement vif, — inter-
rompu par l'embarras ou l'orgueil.
U ne pouvait se douter, alors, qu'il avait grandi aux yeux de
Phœbé, comme elle aux siens. En dépit de ses erreurs et de ses
folies, il n avait pas lutté avec son art, vécu au milieu de ses
pairs intellectuels, il n'avait pas connu, douze années durant,
une Eugénie de Pastourelles, pour rien. Il s'était aigri, mais
aussi raffiné. Sa nature était devenue plus âpre et plus rude,
mais aussi plus large, plus complexe, plus significative : il
méritait mieux toutes les patiences de l'amour. Quant à sa
banqueroute artistique, à mesure que Phœbé la comprenait
davantage, elle devenait une avocate irritée, un champion pas-
sionné, animé d'une foi qui protestait en sa faveur et qu'elle
avait beaucoup de peine à lui dissimuler.
Pendant cette période, ils reçurent assez souvent des lettres
de madame de Pastourelles, adressées indifféremment à la
femme ou au mari. Ces lettres étaient remplies d'événements
artistiques, la saison de Londres battant son plein. Elles stimu-
laient, elles réconfortaient adroitement l'artiste. Quand ils se
les passaient mutuellement, sans rien dire, il leur semblait que
la navette de la destinée courait de l'une à l'autre de ces trois
vies, — deux à Langdale, une à Londres, — et formait un
tissu nouveau, qui, chaque jour, remplaçait et recouvrait
l'ancien.
Les jours s'allongèrent, l'été approcha. Après une série
pluvieuse, juin descendit dans les vallées du Westmoreland,
qu'il para de fleurs et de soleil. Les aubépines fleurissaient, et
aussi les cerisiers sauvages. Les campanules se fanaient dans
les bois, mais dans les jardins des cottages les lilas embaumaient
et les « couronnes impériales » y levaient leurs têtes jaunes et
rouges. Chaque vallée, chaque versant se diaprait de couleurs
r
CARRIÈRE D'ARTISTE 167
fondues et brillantes, sauf dans les hauts replis austères, où,
comme à Lan gd aie, les bois montaient à peine et où les pâtu-
rages sans arbres ne peuvent offrir d'autre témoignage printa-
nier qu'une teinte d'émeraude plus vive, ou les rochers qu'une
pourpre plus chaude.
Fenwick allait incontestablement mieux. Il en donnait plus
d'un signe. L'affectation de passivité taciturne, si étrangère à
son tempérament et à sa personnalité, finissait par céder. Un
soir, Carrie, étant allée à Elterwater, en rapporta plusieurs
lettres, — entre autres, une lettre du Canada, qu'elle lut par-
dessus l'épaule de sa mère, en riant et s'émerveillant. Phœbé
était assise sur un banc du jardin, au-dessous d'un vieil if. Les
tètes de la mère et de la fille se détachaient vigoureusement
sur ce fond de noir feuillage. Le profil de Phœbé, renversé en
arrière, et les ondes opulentes de ses cheveux s'unissaient,
dans un ensemble harmonieux, à la forme penchée, à la belle
tète de la jeune fille.
Fenwick posa soudain le journal que lui avait apporté Carrie.
Use leva, murmura quelques mots et rentra dans la maison.
On l'entendit faire un remue-ménage dans sa chambre,
où Phœbé avait récemment déballé des caisses envoyées de
Londres. Depuis qu'il était au cottage, il n'avait pas même
touché une brosse ou un crayon.
H revint bientôt avec sa palette et une toile.
— Reste là, — dit-il impérieusement à Carrie, la main
haute. — Place-toi comme tout à l'heure.
— Tu n'as pas besoin de moi? — demanda Phœbé, émue,
et ses joues pâles se colorèrent de rose.
— Si, si! — dit John, impatienté. — Pour l'amour du
Ciel, ne bougez ni l'une ni l'autre 1
Il retourna chercher un chevalet, s'assit et se mit à peindre.
Les deux femmes demeurèrent immobiles et fascinées. Carrie
voyait les mains de sa mère trembler sur ses genoux.
Tout à coup Fenwick dit, très ému :
— Je ne sais comment cela se fait. . . je vois beaucoup mieux
qu'avant.
Miss Anna, assise sur le mur bas, se tourna vers lui et inter-
vint avec vivacité :
— Le docteur a dit que ce serait ainsi dès que vous auriez
i68
LA REVUE DE PARIS
repris vos forces, John. Il a dit que vos yeux étaient malades
depuis longtemps, sans que vous vous en doutiez. C'était une
question de nerfs, comme le reste.
Fenwick ne répliqua rien. Il continua de peindre , de
peindre très vite, très largement, pendant près d'une heure.
Durant cette longue séance, Phœbé n'osait respirer qu'à peine.
Il lui semblait voir devant elle s'ouvrir les portes d'une salle
nouvelle, dans la Maison de Vie.
Enfin l'artiste jeta sa toile à plat sur l'herbe, et la contempla
longuement :
— Par Dieu!... ça ira.
Phœbé ne dit rien. Carrie marcha vers lui et posa la main
sur son bras.
— Père, c'est assez! Ne travaille pas davantage.
— Tu as raison. Emporte ceci... et tout cet attirail.
Elle enleva pochade, palette et brosse, qu'elle porta dans la
maison.
Alors Fenwick, irrésolu, regarda autour de lui. Sa femme
demeurait sur le banc ; elle gardait son ouvrage entre les mains.
— Tes cheveux sont aussi jolis qu'autrefois, Phœbé, —
dit-il d'une voix singulière.
Les lourdes paupières de Phœbé se soulevèrent; ses yeux
répondirent pour elle. Elle ne voulait plus s'offrir, plus
implorer; mais il comprit, en ce moment, qu elle l'aimait d'un
amour plus profond, plus grand que jamais dans le passé. Une
violente secousse, un frisson de joie aussi, les fit vibrer. Tous
deux, pendant quelques secondes, se contemplèrent. Puis,
comme leur fille revenait, Phœbé rentra dans la maison...
Carrie étudia un peu la figure de son père et vint s'asseoir
sur l'herbe à côté de lui. Miss Anna était allée se promener
dans la montagne.
— Tu sens-tu mieux, père?
— Oui... beaucoup mieux.
— Très bien!... alors, je peux t' annoncer une grande
nouvelle.
Et elle tira tranquillement de sa poche une photographie
qu'elle lui présenta.
— Eh bien? — dit Fenwick, mystifié. — Quel est ce jeune
homme ?
r
CARRIÈRE D'ARTISTE 169
— C'est mon fiancé, — fit Garrie avec sang-froid. — Je
dois 1 épouser.
— Quoi? — s'écria Fenwick. — Laisse-moi voir.
Garrie, plutôt craintive, abandonna son trésor. Fenwick
regarda le portrait et le lâcha avec un geste de colère .
— Quelles sottises débites-tu là, Carrie? Tu n'es qu'un
bébé. Tu ne devrais pas même penser à des choses pareilles.
Carrie, résolument, secoua la tête :
— Je ne suis pas un bébé. Je l'aime depuis plus d'un an.
— Vraiment! — déclara Fenwick. — Et qui t'a permis de
l'aimer? Ne t'est-il jamais venu à l'idée, depuis quelque temps,
que tu aurais à demander ma permission?
Carrie hésita :
— Pas au Canada, — fit-elle enfin, d'un ton décidé.
— Ah! dans ce pays-là, on a supprimé le cinquième
commandement, hein?
— Non... non... mais les jeunes filles font elles-mêmes leur
choix, — dit Carrie, secouant ses boucles brunes avec un
petit air de défi.
Fenwick l'observa et son front se couvrit de nuages
— Alors tu supposes que je vais dire tout de suite amen
à ce projet insensé, que je vais faire cadeau de toi à un
autre, quand je te retrouve à peine?... Je t'avertis tout de
suite que je n'y consens pas du tout!
Il y eut un silence. Fenwick regardait fixement sa fille;
ses lèvres remuaient; des phrases irritées, où l'autorité se
mêlait au reproche, se formulaient dans son cerveau, mais
sans qu'il les prononçât. C'était intolérable, inhumain, qu'au
moment même où il avait le plus grand besoin d'elle, cette
menace de la perdre une seconde fois vint le surprendre. Elle
était à lui. . . sa propriété. . . Il ne voulait nullement la donner à
un Canadien... et il désapprouvait de façon absolue, au sur-
plus, ces amourettes enfantines.
— Père ! — dit enfin Carrie, — quand George m'a demandée,
nous ne savions pas.. .
— Mon existence? Eh bien! vous la savez maintenant, —
interrompit rudement Fenwick. — Je suis là. . . et j 'ai mes droits.
Sa main étendue saisit le bras de sa fille et il la dévora des
yeux, avec une sorte de passion irritée.
I70 LA REVUE DE PARI8
Carrie devint un peu pâle, et, se rapprochant, appuya sa tête
contre le genou paternel.
— Père, tu ne comprends pas ce que nous nous propo-
sons.
— Soit!... Dis-le, alors I
— Nous ne songeons pas à nous marier avant trois ans.
Cela, bien entendu!... Je ne veux pas m'établir si tôt!...
D'ailleurs, nous allons voyager sur le continent, toi, maman
et moi. Je vous emmène!
Elle se redressa, rejetant sa jolie tête en arrière; ses yeux
brillèrent comme des étoiles.
— Et, tout le temps, tu ne feras que penser à ce polisson de
Canadien?... et tout t'ennuiera! — grommela Fenwick.
Carrie ne le quittait pas du regard, et ce regard se brouilla
de larmes.
— Je ne m'ennuie jamais. Père !. . . (Elle s'était levée, et elle
jeta toute son âme dans ses paroles :) George est si gentil!...
délicieux ! . . .
Ah! la force de la vie! Elle surgissait devant Fenwick, per-
sonnifiée par cette mignonne et ardente créature. Sur sa robe
blanche, sur ses cheveux bruns, le soleil de juin ruisselait à
travers le feuillage du sycomore. Avec un gémissement, il se
sentit soudain faiblir :
— Quel est son horrible nom ?. . . qui est-ce ?. . . vite !
Carrie poussa un petit gazouillement, et, s'asseyant sur
l'herbe, les mains autour de ses genoux, elle commença son
histoire. L'intrus possédait, à l'entendre, toutes les vertus; il
avait le plus magnifique avenir. Que faire ?
Quand elle eut fini, Carrie se rapprocha, câline.
— Père!... il a envie de venir en Europe... Quand vous
aurez arrêté un plan de voyage, si nous lui permettons de
nous rejoindre et de s'amarrer quelque part à côté de nous...
il ne nous gênera pas... je m'en charge... Et vous ignorez
si... si cela ne vous fera pas plaisir d'avoir un fils... vous
n'avez jamais essayé.
II fit un effort, et, la tenant à bout de bras :
— Tu entends, je ne permets rien. . . rien. .. tant que George
ne m'aura pas écrit.
— Mais il vous a écrit... par ce courrier!
r
CARRIÈRE DVARTISTE I7I
Et, triomphante, Carrie tira vivement une lettre du petit
sac attaché à sa ceinture.
— Elle est arrivée cette après-midi, mais je ne savais pas si
je pouvais vous la donner.
U rit nerveusement et saisit la lettre. . .
Une heure plus tard, Fenwick se leva : le temps fraîchis-
sait; une brise froide soufflait du nord, au flanc de la mon-
tagne. U passa son bras autour de Carrie, debout près de lui,
V embrassa, et, d'une voix enrouée, inintelligible, murmura
quelque chose qui fit monter des larmes aux yeux de la jeune
fille.
Alors Fenwick annonça qu'il s'en allait faire une petite pro-
menade. Ni Phœbé ni Miss Anna ne se montraient. Carrie se
récria, objectant sa santé.
— C'est absurde ! le docteur a déclaré que je pouvais faire
tout ce dont je me sentirais capable.
— Alors dites moi adieu ! Miss Anna et moi, nous partons
tout à l'heure.
Fenwick parut effaré; mais il se rappela, presque aussitôt
que Miss Anna devait conduire, ce soir- là, Carrie à Bowness,
pour la présenter à de vieux amis, chez qui elles passeraient
deux jours. Évidemment, le père goûtait peu cette perspective,
mais il ne protesta pas tout haut, comme il l'aurait fait peut-
être, une semaine avant.
Carrie le regarda s'éloigner, sur la route.
« Et je suis bien contente que nous partions, — pensa- 1-
elle, ses petits pieds dansant sur la pelouse. — Nous encom-
brons le plancher, Miss Anna et moi, depuis trop longtemps!
Fenwick fut rapidement à près d'un mille du cottage. U
trouvait une étrange et vive jouissance à cette faculté recouvrée
de se mouvoir et à la fraîcheur de la soirée. Il arriva au
sommet d'une éminence qui dominait Elterwater et d'où l'on
avait une vue en arrière sur le lac, et, au delà, sur une ample
chaîne de collines, revêtues à la base par l'épais feuillage de
juin. Les bois s'étageaient, avec toutes les gradations de tons
et de lignes, ils se perdaient dans un. brouillard bleu jusqu'au
point où cessait leur domaine et où les pics nus montaient,
T72 LA REVUE DE PARIS
avec une netteté auguste, dans le ciel limpide. Le lac aux
reflets profonds ou éclatants, aux rives souriantes d'où s'éle-
vait la fumée de rares maisons, s'étendait en dessous de lui.
Et, au premier plan, inondé de magique lumière, se déta-
chait violemment, sur le fond bleu et pourpre des collines et
des bois, un cerisier sauvage, en toute sa blancheur d'épou-
sailles.
Quelle tranquillité!... quelle couleur!... quelle variété
infinie de beauté!... Son cœur se gonfla. La vie du corps, la
vie de l'âme semblaient lui revenir à flots, le soulever sur
leurs vagues, le baigner de leurs ondes fraîches et fortes.
« Mon Dieu! — pensa-t-il, se rappelant l'esquisse qu'il
venait d'exécuter et la maîtrise de pinceau qu'il semblait avoir
retrouvée ; — si j e pouvais peindre encore ! ... si j e pouvais ! . . . »
Une extase d'espérance le gagna. Si réellement ses yeux
avaient été malades... quelque mal que le temps pourrait
guérir?... Si, pendant des années, ayant besoin de repos, il
avait continué, défié ainsi la nature et le bon sens ?.. .
Tout d'un coup, pendant qu'il contemplait ce paysage, dans
la lumière du soir, il fut assailli par l'ancien tourbillon d'images,
l'ancien tumulte d'idées, réclamant forme et vie, flottant
comme des fantômes le long des bois et sur la nappe des eaux.
Il se laissa emporter par elles, pressant lui-même son cer-
veau, son imagination, et plein d'une joie indescriptible.
Depuis des années, ce phénomène ne s'était pas produit en
lui : présageait-il un retour de jeunesse, de puissance créa-
trice?... Qu'importaient les années ou les misères, si l'esprit
pouvait concevoir encore, la main exécuter!...
Il songea à cette série des Mois, conçue par lui, parmi ces
mêmes collines, exécutée d'une façon machinale et vulgaire,
au milieu de la grande capitale, loin de la fraîcheur et de l'infini
que présentait la nature.
Tous les défauts de ses compositions, leur pauvreté de fac-
ture, il en eut conscience. Mais maintenant il exultait au lieu
d'être abattu. Maintenant qu'il pouvait se juger, que son cer-
veau commençait à réagir, avec sa pleine vigueur, sa richesse
d'idées, — sûrement tout irait bien.
Pour la première fois, il pensa à l'argent épargné par Phœbé.
Voyager!... L'Italie?... ou la France?... Faire en flâneur,
CARRIÈRE D'ARTISTE 173
en étudiant, un pèlerinage à ces sources de beauté et d'art...
Qu'y avait-il de vieilli ou d'usé? Ni la beauté, ni son esprit,
à lui. . . ni ses facultés de bon ouvrier. . . Il se jeta dans l'herbe,
à plat ventre, et pria comme il avait coutume de le faire jadis,
mais avec une ardeur plus mystique, plus intime. Il ne s'adres-
sait plus à un Dieu lointain, convié par lui à descendre pour
modifier ou susciter des circonstances extérieures. Il s'adres-
sait à quelque chose, au dedans de lui, identifié avec lui : la
puissance du beau, la force d'espoir, ressuscitée en lui, — d'es-
poir et d'amour...
Après de longues heures, quand le crépuscule d'été com-
mença de s'assombrir, revint enfin, à travers son rêve, le sou-
venir de Phœbé, qui, seule au cottage, l'attendait. Il se releva
et redescendit précipitamment la colline.
Phœbé se trouvait absolument seule. La petite servante, qui
ne venait que pour la journée, était retournée à la ferme où elle
logeait. Carrie et Miss Anna étaient parties depuis longtemps.
Carrie avait dit à sa mère que « père » était allé faire une
promenade. Et, chose étrange, quoiqu'il eût été deux heures
absent, et qu'il fût encore loin d'être rétabli, Phœbé ne s'in-
quiétait pas. Mais elle était mortellement lasse, — comme si,
soudain, après une longue tension, un long effort, tout en elle
se relâchait subitement.
Elle était montée pour se coucher. Mais elle ne s'était pas
encore dévêtue. Assise près de la fenêtre dont le châssis
grand ouvert laissait voir les pics jumeaux, sous le ciel
étoile, elle avait laissé retomber sa tête contre le dossier de sa
chaise basse et dénoué ses mains sur ses genoux.
Alors elle entendit Fenwick rentrer et monter l'escalier.
.Le pas d'homme s'arrêta devant sa porte : son cœur battait
si fort qu'elle l'entendait à peine.
— Puis-je entrer?
11 lui sembla que John n'attendait pas sa réponse. Il entra et
referma la porte. Son visage était coloré vivement, sa respira-
tion accélérée; il demeurait debout près d'elle, la main sur la
hanche.
— Es-tu sûre que tu sois bien aise de m'avoir ici? — *
demanda-t-il brusquement;
1
174 LA REVUE DE PARIS
Elle ne répondit pas en paroles, mais elle étendit la main
vers lui et l'attira vers elle.
Il s'agenouilla. Elle lui jeta un bras autour du cou; puis
elle posa sa tête blonde sur l'épaule de son mari, avec un long"
soupir.
— Tu es très fatiguée?
— Non. Je savais que tu viendrais.
Un silence. Alors Fenwick, se pencha sur elle et com-
mença d'une voix tremblante :
— Phœbé, j'ai été bien dur pour toi. Mais un linceul noir
s'était comme abattu sur moi, et maintenant il se soulève. Veux-
tu me pardonner, chérie?... chérie?
Avec un grand cri, elle étreignit cet homme. Le torrent
d'amour et de repentir, arrêté en elle durant les dernières
semaines, rompait ses digues. Mots entrecoupés, confession
mutuelle, — chacun aidant l'autre, chacun excusant l'autre,
— cette heure bénie passa, guérissant leurs blessures... Sou-
dain, la main de Phœbé retombant sur son genou, Fenwick
remarqua, ce qu'il avait souvent remarqué avec amertume, le
faux anneau de mariage qu'elle portait.
Phœbé vit ses yeux s'y arrêter et rougit :
— Il m'a fallu le mettre, John!... je n'ai pu faire autre-
ment...
Il ne dit rien, mais sa main, s'enfonçant dans sa poche de
côté, ramena le même grand portefeuille où était encore la
dernière lettre qu'elle lui avait écrite.
Il l'en tira et la lui présenta :
— Ne la lis pas, — fit-il impérieusement, — déchire-la.
Elle reconnut la lettre : un sanglot lui échappa, et, trem-
blante, elle obéit. John recueillit les fragments, les porta dans
le foyer, y appliqua une allumette... Il revint vers sa femme,
tenant toujours le portefeuille ouvert.
— Donne ta main !
Troublée, elle la lui tendit. Il retira lentement l'anneau
qu'elle avait au doigt et le mit de côté; puis, des profondeurs
du portefeuille, il sortit l'autre, abandonné jadis par elle le
glissa au doigt, et baisa la main. Après quoi, il s'agenouilla
devant Phœbé, et tous deux s'embrassèrent étroitement, lon-
guement. . .
CARRIÈRE D'ARTISTE fjb
— Je te le rends ! — murmura-t-il — après douze années !
Dieu te bénisse d'avoir fait Carrie ce qu'elle est ! Dieu te
bénisse de m'étre revenue! Nous irons en Italie. Tu feras
cela pour moi... mais je t'en récompenserai... si je vis... À
présent, es-tu heureuse? Nous sommes jeunes encore I
Ils s'embrassaient, sachant que la fuite des ans est irrépa-
rable, et toutefois la défiant; — ayant conscience, comme ne
l'a jamais la première jeunesse, des sombres puissances qui
environnent notre être, et cependant animés d'espoirs ardents,
— songeant à la mort, comme la jeunesse n'y songe jamais,
et pourtant résolus à édifier quelque chose en cette vie, —
tristes, mais néanmoins dans la joie, — « abattus, mais non
pas mis à mort1 ».
D'Eugénie, il nous reste quelques mots à dire.
Environ un an après le retour de Phœbé Fenwick, elle perdit
son père. Un peu plus tard, Elsie Welby mourut. Jamais elle
n'avait accepté volontiers le dévouement d'Eugénie, et le sou-
venir de cette aversion demeura pour celle-ci, hélas ! une peine
durable. Nous ne saurions discuter ici quelle influence put
avoir ce fait sur sa conduite postérieure. Elle continua d'ha-
biter Westminster, et de prodiguer à beaucoup d'âmes les
richesses de son cœur. Mais tous ceux qui aimaient madame
de Pastourelles reconnaissaient tacitement à l'un de ses amis
une place spéciale et des privilèges particuliers. Encouragé et
inspiré par Eugénie, Arthur Welby dépouilla le style froid et
académique de sa seconde jeunesse. La joie de son talent plus
puissant, la jouissance d'une affection irréprochable et pure
lui rendirent une grande part du bonheur que la vie avait
semblé lui refuser.
Eugénie ne l'épousa jamais. L'amitié, les livres, les idées,
lui fournirent les plaisirs de sa route. Une partie de son exis-
tence fut vouée, humblement, ardemment, au service des
pauvres. Mais, près d'eux, elle n'obtint jamais de grands
i. Saint- Paul, ae épître aux Corinthiens, chap. vi.
I76 LA REVUE DE PARIS
résultats. Elle était timide en leur présence, souvent impru-
dente. La mutuelle intelligence n'existait pas entre eux et elle.
Sa véritable action fut l'accomplissement de ce qu'un grand
prédicateur d'Oxford prêchait un jour, à St. Mary, « le devoir
envers nos égaux, » — le plus difficile de tous. — Son
influence, sa mission s'exercèrent dans sa propre classe : —
auprès des jeunes filles, qui d'instinct l'aimaient et se rappro-
chaient d'elle ; auprès des femmes du monde fatiguées et trou-
blées, en qui sa présence, comme un contact pur et vivifiant,
réveillait le meilleur d'elles-mêmes; auprès de ces hommes,
en qui la vie intellectuelle soutient un combat difficile contre
le tempérament et les circonstances, de ces hommes pour qui
le beau et le vrai sont des réalités, et pourtant... grande est
aussi la Diane d'Éphèse ! . . .
La douce et féminine manière d'Eugénie lui mérita ainsi
une place parmi « les aides et les amis de l'humanité ». Mais
elle ne le sut jamais. A ses yeux, peu de personnes étaient
aussi inutiles qu'elle-même, et, sans sa foi mystique, les
années lui auraient apporté beaucoup de tristesse. Pourtant
elles passèrent sans altérer son sourire. Car l'âme mystique
porte au dedans d'elle une petite flamme de joie, très difficile
à éteindre. Sous le vent de la mort ipême, cette flamme s'avive
et monte plus haut.
MRS. HUMPHRY WARD
(Traduit de l'anglais par th. bemtzon et a. chevalier.)
r
SUCCESSION DE HOLLANDE
Née à la Haye le 3i août 1880, montée sur le trône en 1890,
proclamée majeure en 1898 et mariée le 7 février 1901
à Henri, duc de Mecklembourg, Wilhelmina, reine des
Pays-Bas, après sept ans de mariage, n'a pas d'enfants. A
plusieurs reprises cependant, le peuple hollandais s'est réjoui
de la bonne nouvelle que le trône allait avoir un héritier. Les
espérances ont toujours été déçues. En août dernier, un journal
hollandais annonçait de nouveau la grossesse de la reine ; mais
quinze jours plus tard, on parlait d'un malaise et d'un acci-
dent : le secrétaire de la reine démentait, en des termes qui
pouvaient sembler un aveu. En septembre, la session du Par-
lement s'ouvrit, sans que la reine pût prendre part à la cérémonie
et le discours du trône ne fit aucune allusion à l'événement
prochain qui remplirait de joie non seulement tous les sujets
de Sa Majesté, mais encore tous ceux qui, dans le monde,
désirent l'indépendance et la sécurité de la Hollande. Voici
que, de nouveau, on annonce que la reine « a besoin d'une
cure de repos ». Quel destin l'avenir réserve-t-il à la dynastie
des Orange-Nassau?
Les Hollandais ont le loyalisme passionné et délicat. Ils
n'aiment pas, en leurs journaux, s'entretenir d'une question
qui pourrait troubler le bonheur de leur reine. Mais ont-ils
mesuré les dangers auxquels ils s'exposent, en ne voulant pas
i«* Novembre 1908. ia
I78 LA REVUE DE PAHIS
traiter un problème qui peut brusquement se poser devant
eux? Ont-ils du moins tout préparé pour que ce problème
reçoive la solution conforme à leurs préférences, à leur
indépendance et à leur dignité nationale?
Militairement, la Hollande en est encore à chercher le
meilleur système de défense. De l'aveu d'hommes compétents,
les millions dépensés à entourer Amsterdam d'une ceinture de
forts l'ont été en pure perte. Dans l'armée, c'est presque l'anar-
chie, tout au moins l'incohérence. Le haut commandement
est dépourvu d'autorité. Les généraux sont nombreux, intelli-
gents pour la plupart, mais trop occupés de grandes réformes
à entreprendre pour se vouer sérieusement et modestement à
leur tâche ordinaire. Des grands chefs, l'exemple est suivi :
un officier, fût-il imberbe, pour peu qu'il ait la réputation ou
la prétention de dépasser la moyenne, se sentirait déshonoré
s'il n'y allait de sa conférence ou de sa brochure, et le voilà
classé parmi les Moltke de l'avenir, réformateurs en herbe ou
députés en graine, qui pullulent dans l'armée néerlandaise.
Cette abondance de projets et de bonnes volontés sert-elle à la
discipline? A défaut de données suffisantes, il nous est difficile
de nous prononcer. Ce qui ne paraît guère douteux, c'est que
la Hollande est à la veille d'une crise. Elle en* est arrivée à ce
point où l'individualité se perd par excès d'individualisme.
Saura-t-elle user de son restant d'énergie pour se reconstituer
en puissance militaire? Les de Witt et les de Ruyter renaîtront-
ils chez leurs arrière-petits-neveux? Si les Hollandais le veu-
lent, ils seront invincibles. Mais voudront-ils avant qu'il soit
trop tard?
Il n'y a pas que le cas d'agression à prévoir. Les grèves de
chemins de fer de 1903 furent pleines d'enseignements à cet
égard. On se rappelle que la première ne réussit que par le
manque de troupes casernées. La seconde échoua piteusement
mais par le seul fait que rien n'est salutaire aux Hollandais
comme une menace d'intervention.
SUCCESSION DE HOLLANDE I79
La Hollande a l'organisation militaire la plus défectueuse
qui se puisse imaginer. Mais au moins sa marine de guerre
est-elle à la hauteur de sa tâche? Une flotte hollandaise fut
prise jadis par une poignée de hussards français. L'affaire est
vieille et le débat sur ce sujet ne saurait prouver qu'une seule
chose, c'est qu'à l'époque l'amiral de Ruyter était mort depuis
longtemps. Depuis, la Hollande, puissance coloniale, a dû
apprendre à ne pas rester à la merci du premier venu qui serait
tenté d'opérer une descente à Sabang ou à Batavia.
Pourtant les îles de la Sonde, et Sabang en particulier, l'ont
échappé belle au printemps de 1905. Déjà, lors des prélimi-
naires de la guerre russo-japonaise, il était de notoriété
publique à la Haye que l'un des belligérants s'efforçait
d'obtenir la libre entrée pour ses escadres dans la baie de
Sabang. Il lui importait de pouvoir s'y ravitailler. Ce ne fut
qu'à grand'peine que le gouvernement hollandais parvint à se
garer de cette pénétration pacifique. Il eut d'autres assauts à
soutenir. Le Japon s'en mêla : de Tokio, des télégrammes
Reuter exprimèrent des doutes sur la neutralité des Indes
néerlandaises. Du coup il fallut agir : tout ce que la Hollande
possédait en croiseurs cuirassés, — cinq navires minuscules
de 6 000 tonneaux, — reçut l'ordre de stationner durant des
mois aux abords de Sabang. Et la neutralité des Indes ne s'en
porta guère mieux, — tant et si bien que le gouvernement de la
Haye dut s'adjoindre un vice-ministre des Affaires étrangères,
M. von Weckerlin !
Ainsi, pour la simple menace d'un accroc à la neutralité des
Indes, pour cette mince bande de terre à protéger contre un
coup de main, la Hollande eut à dégarnir le reste de ses côtes,
qui pis est : à disloquer les forces navales, déjà si réduites, de la
métropole. Que serait-il arrivé si le Japon eût fomenté des trou-
bles dans l'archipel de la Sonde ? Question plus grave encore :
où le gouvernement des Indes néerlandaises se pourvoirait-il
de moyens de résistance en cas d'agression? Sans doute il a
son armée. Mais outre que les affaires d'Atj eh, plaie saignante
et continuellement ouverte, en accaparent les meilleurs élé-
ments, ce ne serait toujours pas avec de l'infanterie coloniale
que le gouvernement réussirait à empêcher soit le Japon, soit
les Etats-Unis, soit le Commonwealth australien de débarquer
l80 LA REVUE DE PARIS
des troupes sur le rivage javanais. Le jour où il plairait à l' une
de ces puissances de prévenir l'autre, que deviendrait la
Néerlande équatoriale? Et que deviendrait la Hollande sans
colonies?
Il serait étrange qu'un peuple aussi riche en expérience
eût des vues étroites et bornées. Spéculateur dans l'âme, il ne
lui chaut de perdre des sommes fabuleuses dans des entreprises
aléatoires. Mais si Ton venait lui proposer de s'assurer, par
une dépense relativement minime de 200 millions de florins,
en une fois, contre des risques d'invasion nullement problé-
matiques, comment serait-on reçu? Les avertissements ne lui
ont pourtant pas manqué. 11 aurait dû noter quelques rapports
entre les troubles chroniques, et autres, qui lui rendent la
possession des Indes si onéreuse et certains événements con-
temporains. La Néerlande équatoriale est sans défense côtière.
Il faudrait, pour lui en donner une, s'imposer des sacrifices;
mais le projet ne sourit pas aux insouciants de la métropole.
Ils préfèrent s'en remettre à la routine...
Triste déclin d'une domination qui eut ses heures de gloire !
Abdiquant tout orgueil, il semble que la Hollande ait peur de
tout avenir.
*
Sur le terrain des relations extérieures, même chanson.
Diplomatiquement, les Pays-Bas sont une énigme. On ne leur
connaît ni visées, ni tendances. C'est le sphinx parmi les
puissances de second ordre. Le gouvernement de la Haye
ignore-t-il ce qu'il veut ? On ne saurait affirmer qu'il ait réso-
lument et catégoriquement pris parti pour ou contre la poli-
tique d'isolement à tout prix, pour ou contre la politique des
mains libres, pour ou contre tel ou tel système diplomatique.
Tout ce que Ton peut dire, c'est que la Hollande en a fini avec
sa sauvagerie de naguère. Sans se déclarer de façon péremp-
toire, elle a semblé admettre la possibilité d'un changement
d'orientation.
C'est M. Cohen Stuart, ministre de la Marine dans le cabinet
de Meester (1 905-1907), qui, le premier, parla d'alliances
SUCCESSION DE HOLLANDE
181
éventuelles. Le fait passa inaperçu. Mais, peu de temps après,
nouveau coup de théâtre : un journal officieux de la Haye,
le Nieuwe Courant, se ralliait à la politique des mains libres,
déjà préconisée parle Vaderlandàe la Haye, sous la signature
d'un écrivain patriote, M. van Outhoorn, en septembre 1902.
Cette fois, on se serait attendu à ce que la presse des deux
mondes en prit bonne note. Il n'en fut rien. C'est que les deux
mondes et leur presse regardaient ailleurs. Eclata le pétard
pacifique de la neutralisation de la mer du Nord. La poli-
tique extérieure des Pays-Bas revint sur le tapis. Mais on
n'apprit rien de positif. Les journalistes, envoyés à la Haye
pour sonder le terrain, s'en retournèrent avec l'impression
que ce la Hollande est toujours par instinct la nation qui s'isole » ,
qu'elle a veut rester maîtresse de ses digues, pour pouvoir,
s'il le faut, demain comme jadis se soustraire au contact
étranger » (le Temps du i4 avril 1908).
Fort bien ; mais en est-il ainsi dans la réalité ? et la Hollande
ne se rend-elle pas compte qu'il lui faut négocier, c'est à dire
entrer en contact avec l'étranger, pour ne pas être prise au
au dépourvu, lorsque l'heure décisive aura sonné? Si tel est
le cas, pourquoi ces fluctuations incessantes? Il semble que
la Hollande ait à cœur « de ne dépendre de personne ». C'est
d'un bon naturel ; mais encore y a-t-il lieu de définir ce qu'elle
entend par là. Si c'est que sa dignité l'oblige à se soustraire
le plus longtemps possible « au contact étranger », quelle
aberration que la sienne !
Sans doute, elle a su se tenir, jusqu'ici, en parfait équilibre.
Mais entre les deux ambitions rivales de l'Allemagne et de
T Angleterre, même contenues l'une par l'autre, elle a éprouvé
naguère un sentiment de malaise, d'étouffement. Pour que
ce sentiment ait pu disparaître et qu'elle ait repris confiance
en son étoile, il est évident qu'elle a dû compter sur un
appui du dehors. Cet appui, disons-le sans fausse modestie
aucune, ne peut lui être venu que de France. Le gouvernement
de la Haye n'a pas perdu le souvenir des jours sombres de
janvier et de février 1903, alors que la France, par la bouche
de M. Delcassé, opposa son veto à toute intervention, de la
part de qui que ce fût, dans les affaires intérieures des Pays-Bas.
A peu de temps de là, l'Entente cordiale était chose faite. Et
l82 LA REVUE DE PARIS
le hasard a voulu que la Hollande s'en soit bien trouvée. Juste
assez, paraît-il, pour se complaire à pratiquer une politique
hésitante et fuyante, une politique d'expédients et de moyen-
terme, une politique, en un mot, qui n'en est pas une.
Notons que personne ne lui a demandé de prendre un parti,
de se déclarer pour ou contre tel groupement de puissances,
pour ou contre tel système diplomatique. Ce serait lui rendre
un mauvais service. On est, néanmoins, en droit d'espérer
d'elle un peu plus de clarté. Son attitude, à l'annonce du traité
de neutralisation de la mer du Nord, fut des plus correctes.
Tout en appréciant les louables intentions à son endroit, elle
eut le bon esprit de n'en point témoigner une reconnaissance
sans bornes. On voit qu'elle est sur ses gardes. On voit surtout
qu'elle aime à louvoyer. Mais sauf qu'elle a paru mettre
beaucoup de prix à la co-garantie de la France, — qui ne lui
coûtait rien, — son rôle, aussitôt le traité conclu, est resté au-
dessous de ce qu'on pouvait attendre d'elle.
Du moment que cette convention ne lui disait rien qui vaille,
il eût été prudent de s'en tenir là et de ne point se vanter
du résultat obtenu. Au contraire, le gouvernement néerlan-
dais a exprimé sa satisfaction d'avoir regagné voix au cha-
pitre. Le jeune et élégant ministre des Affaires étrangères
M. de Marées van Swinderen, s'en est même spirituelle-
ment félicité : « On ne dira plus, — s'est-il écrié en présentant
le traité de neutralisation de la mer du Nord à la ratification
de la Seconde Chambre des Etats-Généraux, — on ne dira plus
qu'il faut un œil exercé pour découvrir la Hollande, comme
sur ces cartes d'autrefois où le jeu consistait à retrouver les
traits de quelque tribun ou homme d'État fameux dans les
branches d'un vieux sapin I » Il est bien évident que la Hol-
lande est sortie de l'ombre. A quel prix et dans quelles con-
ditions? Ce serait à examiner. Car il ne suffit pas de sortir
de l'ombre pour être pris au sérieux. M. van Swinderen ne
partage certes pas les illusions de ses compatriotes, lesquels,
braves gens au demeurant, se croient très forts quand ils ont
profité sans y mettre du leur. Mais pourquoi craint-il de s'ex-
pliquer? sa diplomatie ronflante est aussi contraire aux intérêts
qui lui sont confiés que la diplomatie somnolente de ses prédé-
cesseurs.
r
SUCCESSION DE HOLLANDE l83
La Hollande ne redoute rien ni personne : c'est entendu.
Elle a repris sa place, envahie par qui? et grâce à quels travaux
d'Hercule?. .. Mais passons. Que les Hollandais se défendent de
nourrir des suspicions à l'égard de l'Allemagne : libre à eux,
pourvu qu'ils n'en perdent pas le sens du réel. Or, il serait
puéril de nier que la Hollande est exposée à des embûches, à
des convoitises, à des desseins d'accaparement. Il n'y a pas
que les pangermanistes pour rêver d'une mainmise sur les
Pays-Bas : l'Allemagne entière a les yeux fixés sur ce vestibule
du Rhin. Et ce ne sont pas les paroles attendries de l'empe-
reur Guillaume qui masquent les véritables tendances de sa
politique.
Tandis que l'Allemagne est à l'affût de ce qui peut nuire à
la Hollande, il n'est pas de service que l'entente franco-bri-
tannique ne lui ait rendu. Tout d'abord, c'est grâce au
groupement des puissances libérales de l'Europe occidentale
que la Hollande est en mesure de continuer sa béate existence.
II suffît, pour s'en convaincre, de suivre les variations de la
politique allemande en ce qui concerne les Pays-Bas. De
hautaine et agressive, la voilà devenue souple et insinuante.
Les Hollandais sont les premiers à s'en apercevoir : s'ils ne
disent pas tous, comme M. de Koo dans le Amsterdammer
(article cité par le Temps du 3i mai dernier), que les Pays-Bas
ne vivent que par la grâce de l'Angleterre et de la France, ils
le pensent peut-être. En tout cas, ils sont bien d'accord avec
M. de Koo sur ce point que la prospérité de la France et de
l'Angleterre, comme puissances militaires, leur est une garantie
beaucoup plus sûre que dix conventions de la mer du Nord
d'inspiration allemande.
Telle étant la situation, il serait au moins désirable que le
gouvernement et le peuple hollandais en fissent une étude
approfondie et sérieuse. A eux de prouver qu'ils savent être
aussi forts en actes qu'ils sont adroits en paroles.
* *
Ni cohésion, ni précision en matière de défense. Une poli-
tique extérieure absolument livrée au hasard. Tel est le bilan.
l84 LA REVUE DE PARIS
Et maintenant ouvrons le tableau généalogique de la maison
d'Orange-Nassau ' ; nous obtiendrons la liste des quarante et
un héritiers possibles de la couronne néerlandaise.
I. — Guillaume-Ernest, grand-duc de Saxe-Weimar-
Eisenach 3a ans.
II. — Marie, princesse de Reuss-Schleiz-Koestritz . . . 5q —
III. — Henri XXXII, prince — — . . . 3o —
IV. — Henri XXXIII, prince — — ... *9 —
V. — Sophie-Renée, princesse — — ... 24 —
VI.— Henri XXXV, prince - — . . . a3 —
VII. — Elisabeth, duchesse de Mecklembourg-Schwerin. . 54 —
VIII. — Louise, reine de Danemark. . 57 —
IX. — Christian, prince héritier de Danemark 38 —
X. — Frédéric, prince de Danemark 9 —
XI. — Knud, — 8 —
XII. — Haakon, roi de Norvège 36 —
XIII. — Olaf, prince héritier de Norvège 5 —
XIV. — Marie-Louise, princesse de Schaumbourg-Lippe . 11 —
XV. — Christian, prince — — 10 —
XVI. — Stéphanie, princesse — — 8 —
XVII. — Harald, prince de Danemark 3a —
XVIII. — Ingeborg, princesse de Suède 3o —
XIX. — Marguerite, — 9 —
XX. — Marthe, — 7 —
XXI. — Astrid, — 3 —
XXII. — Thyra, princesse de Danemark 28 —
XXIII. — Gustave, prince — ai —
XXIV. — Dagmar, princesse — 18 —
XXV. — Marie, princesse de Wied ' . . 67 —
XXVI. — Frédéric, prince — 36 —
XXVII. — Herman, prince — 9 —
XXVIII. — Dietrich, prince — 7 —
XXIX. — Guillaume, prince — 33 —
XXX. — Victor, prince — 3i —
XXXI. — Louise, princesse — a8 —
XXXII. — Elisabeth, princesse — a5 —
XXXIII. — Bernard, prince de Saxe-Mciningen 57 —
XXXIV. — Fédora, princesse Henri XXX de Reuss 519 —
XXXV. — Frédéric-Henri, prince de Prusse 34 —
XXXVI. — Joachim-Albrechl, — 3a —
XXXVII. - Frédéric-Guillaume, — a8 —
XXXVIII. — Charlotte, princesse de Rcuss 4° —
XXXIX. — Henri XXXVII, prince de Reuss ao —
XL.— Henri XXXVIII, — 19 —
XLI. — Henri XLII, — 16 —
1. Voir le tableau annexé à cet article.
r
SUGCE8SION DE HOLLANDE l85
Quelle solution a-t-on cherchée, depuis un quart de siècle,
à la question si délicate de la succession du trône ? Voici près
de vingt-cinq ans que la maison d'Orange est sans rejetons
mâles. Durant tout ce temps, il n'a rien été fait pour que la
transmission de la couronne pût s'accomplir régulièrement.
A l'heure actuelle, il n'y a pas de question plus controversée
que celle-ci. Et ce serait plaisir d'en suivre les méandres, s'il
n'y avait de si gros intérêts engagés dans l'affaire. Quoi! les
Hollandais prétendent ne rien prévoir de ce qui peut arriver ;
ils en parlent comme d'une lointaine échéance, — alors que
la vie humaine est si précaire, hélas ! — ils se moquent des
conflits que pourrait causer leur incurie, et ils ne voudraient
pas qu'on leur dénonçât le péril auquel ils s'exposent, péril au
moins aussi grand pour leurs voisins que pour eux-mêmes!...
Car, survienne un seul doute au sujet de la transmission
de la couronne des Pays-Bas, surgisse un seul motif d'inter-
vention de quelque puissance, gardienne et juge à la fois de
ce qu'il lui plairait d'appeler les droits de trente et quelques
collatéraux, — et voilà le feu aux poudres.
Il y va de la paix du monde que la succession de Hol-
lande soit réglée au mieux, c'est-à-dire définitivement et irré-
vocablement. C'eût été au gouvernement des Pays-Bas de
prendre l'initiative. Il y a longtemps qu'on l'y convie. Des
hommes d'Etat, les de Beaufort et les Kuyper, s'accordent
enfin à demander une solution prompte et catégorique ; il est
vrai qu'ils ont attendu d'avoir quitté le pouvoir I Le moment
semble venu d'élucider tout simplement ce point de droit.
Cette question de succession de Hollande est triple. Il y a
d'abord l'interdiction au roi des Pays-Bas de « porter une
couronne étrangère »\ interdiction qui, pour justifiée qu'elle
soit, n'en est pas moins un obstacle au règlement de l'affaire.
Le grand-duc de Saxe-Weimar-Eisenach, le plus proche héri-
tier de la reine, se trouve dans le cas prévu par l'article a3.
Impossible de le proclamer roi, — selon la formule usitée en
monarchie : le roi est mort! vive le roi! — avant qu'il ait
fait connaître son acceptation. C'est déjà grave. Et ce n'est
pas tout : M. de Beaufort lui-même estime que cet héritier
i. Article a3 de la Loi Fondamentale.
l86 LA REVUE DE PARIS
est, du fait de l'article 23, exclu de la succession. Première
difficulté, première source de conflits.
Mais le bruit court que le grand-duc de Saxe-Weimar-
Eisenach renonce à ses droits. Simple déplacement de
difficultés, puisque ce renoncement ne peut être valable que
sous la forme d'une abdication. 11 faudrait, par conséquent,
une déclaration publique, émanant du grand-duc en qualité
d'héritier présomptif et confirmant qu'il renonce à tout
jamais à la couronne de Hollande. Ici encore, on se heuterait
à des contresens, car, les droits du grand-duc paraissant au
moins discutables, il se pourrait bien qu'il commît une illé-
galité en y renonçant. Reste à savoir s'il n'en commettrait
pas une en obb'geant les Hollandais à tenir compte de ses
droits1, de manière à provoquer soit un conflit dans le
cas où le gouvernement hollandais serait de l'avis de
M. de Beaufort, soit un interrègne absolument inutile et
préjudiciable aux intérêts du royaume. Faudrait-il, en
l'absence de toute solution précise et inattaquable sur ce point,
que nous assistions peut-être un jour au spectacle inattendu
d'un souverain, dont les droits sont contestés par des monar-
chistes convaincus, montant sur le trône pour en descendre
aussitôt?... toujours sans que la question de principe fût
tranchée, puisque ces droits, il les maintiendrait tout en y
renonçant.
Autre difficulté : si le grand-duc avait des enfants d'un
second lit et que ces enfants fussent mineurs au moment de
sa renonciation, c'est le gâchis qui recommencerait. Il faudrait
nommer un régent, et Dieu sait si le choix serait commode!
Est-il certain, d'ailleurs, que la renonciation du père n'en-
traîne pas celle des enfants. Mais cela ne fût-il point, on
éprouverait encore quelque scrupule à proclamer un enfant,
qui n'aurait point eu à choisir entre la couronne de Saxe-
Weimar-Eisenach et celle des Pays-Bas.
Enfin, troisième et dernière difficulté : la désignation de
l'héritier présomptif une fois faite, y a-t-il lieu d'installer
d'avance cet héritier, de lui donner dès maintenant une place
i. D'ailleurs révisables, puisqu'ils n'existent que du fait de la Loi
Fondamentale, laquelle peut les lui enlever. Il n'y a donc point, en réalité,
de a droits acquis », comme le prétendent les Allemands.
y
SUCCESSION DE HOLLANDE 187
« sur les marches du trône », de le préparer à la tâche qui
l'attend, ou bien faut-il le laisser grandir et vieillir, sans que
son âme germanique — car ce sera, quoi qu'il arrive, une âme
germanique — ait reçu, au contact de la vie hollandaise, une
empreinte profonde?
Le D* Kuyper parait s'être prononcé pour le système de
l'adoption de l'héritier par le couple régnant, à l'exemple des
souverains de Roumanie; mais comment régler cette affaire
avec un couple royal tout plein de jeunesse et de santé?
D'ailleurs l'adoption décidée, il se peut que le plus proche
parent ne réussisse pas à se faire agréer. A en croire certaines
rumeurs, tel serait le cas. Courtisans et fonctionnaires ne
tarissent pas de propos dédaigneux sur le compte du « marin
d'eau douce », Henri XXXII de Reuss-Schleiz-Koestritz, capi-
taine de vaisseau à la suite de la marine allemande, auquel, à
défaut du grand-duc de Saxe-Weimar-Eisenach, reviendrait
la couronne des Pays-Bas si la reine Wilhelmina venait à dis-
paraître sans enfant.
Fût-il cent fois prouvé que les Pays-Bas ont intérêt à
solutionner l'affaire avant qu'il soit trop tard, l'on n'en serait
pas plus avancé, attendu qu'il faudrait encore prouver que
les Hollandais n'ont aucun intérêt à laisser traîner les choses.
Un peu subtil, ce raisonnement? Mais si ce n'est en subtilités,
en quoi donc les hommes d'Etat de la Hollande contempo-
raine peuvent-ils se vanter d'être des maîtres?
Que toute précipitation leur soit odieuse, passe encore.
Qu'ils se défient de « l'étranger », même et plus spécialement
de la France, nous ne leur en garderons point rancune. Ils ne
font que leur devoir. Mais qu'ils n'attribuent donc point notre
sollicitude au seul désir de nous mêler de ce qui ne nous
regarde en aucune manière. Qu'ils s'abstiennent surtout de se
gendarmer contre « l'immixion intolérable » de la France,
accusée de menées républicaines1.
La France — est-il besoin de le dire? — ne considère cette
question de la succession au trône de Hollande qu'au point de
vue pratique. On ne saurait nier que la question existât bien
1. Les docteurs Kuyper et Valckenier Kips ont formulé cette accusation
vis-à-vis des « intrigues françaises », l'un dans le Standaard, l'autre dans
le Ulrechtsche Dagblad.
l88 LA REVUE DE PARIS
avant que la presse française en fît un thème à réflexions.
Ce n'est point de Paris que partirent les petites notes per-
fides, les sollicitations indiscrètes qui, depuis le mariage de la
reine Wilhelmina, eurent le don d'agacer si prodigieusement
l'opinion hollandaise. Quant aux « menées républicaines »,
il y a longtemps — nos voisins d'Espagne en peuvent témoi-
gner — que la France a cessé d'être la terreur des monar-
chies. Et ce n'est pas la royauté néerlandaise — royauté démo-
cratique et républicaine, s'il en fut — qui nous ferait dévier
de notre ligne de conduite actuelle.
N'empêche que là où nos intérêts se trouvent lésés ou
menacés, nous ayons un mot à dire. Or, il nous semble que la
question de la succession au trône de Hollande est de nature à
nous créer des ennuis. Et nous ne sommes pas les seuls à
penser ainsi. Le moindre des ennuis, dont pourrait nous
gratifier cette question si embrouillée, serait d'avoir à interve-
nir dans un conflit causé par des difficultés d'interprétation de
droits ou de textes.
Faut-il l'avouer ? de telles perspectives ne nous « arrangent »
que médiocrement. Et ne serait-ce point pousser l'abnégation
un peu loin que de consentir à ce que la Hollande marchât
à sa perte, alors que sa politique d'imprévoyance nous ferait
courir les plus grands risques? Elle aurait beau nous dire que
son amitié est à ce prix : nous préférerions à son amitié son
estime.
• ••
r
SOUVENIRS
D'UN OFFICIER PRUSSIEN
(187O-I871)
Parmi les souvenirs de la guerre de 1870, parus en Alle-
magne depuis quelques années, une publication récente mérite
de retenir l'attention : c'est le recueil des lettres * écrites au cours
de la campagne, et adressées à sa femme par un officier de
l'armée prussienne, le major Hans de Kretschman, qui fut
attaché pendant la guerre à l'état-major du III0 corps et devint
parla suite général de division.
Ces lettres ont été publiées par la fille de Fauteur, madame
Lily Braun, une des personnalités marquantes du parti socia-
liste allemand. Elles ont provoqué, en Allemagne, dès leur
apparition, les plus violentes polémiques. L'auteur raconte les
faits dont il a été le témoin ou les événements auxquels il a
pris part. Les impressions, jetées presque chaque jour sur le
papier, souvent à la fin d'une rude journée, sont celles qu'il a
réellement ressenties; les appréciations qu'il porte sur cer-
taines personnalités, ayant joué un rôle pendant la campagne
et entourées depuis la guerre d'une fausse auréole, sont sou-
vent peu flatteuses.
1. Kriegsbriefe aus den Jahren 1810-11 von Hans v. Kretschman, ouvrage
publié par Lily Braun, née de Kretschman. G. Reimer, éd., Berlin, 1903.
I9O LA REVUE DE PARIS
Le major de Kretschman réalise d'une façon absolue le
type du soldat prussien : « amour aveugle poussé jusqu'à
l'abnégation pour le Roi et pour la patrie ; foi absolue en un
Dieu qui se présente plus sous les traits d'Odin que sous ceux
du père du Christ; strict sentiment du devoir, qui réprime
d'une façon souvent brutale tout autre sentiment ; intransigeance
étroite qui désapprouve toute manière de voir qui n'est pas la
sienne; amour fidèle, poussé jusqu'au dévouement, pour sa
femme et pour son enfant ; rigoureux sentiment de l'honneur
qui ne connaît d'autre loi que la loi morale ; fierté inflexible,
devant laquelle s'effacent tous les autres traits du caractère * ».
Ajoutez la haine qu'il porte à tout ce qui est Français, et le pro-
fond mépris qu'il a pour la France, pour ses habitants, pour
ses hommes politiques, pour son gouvernement.
Le père de Hans de Kretschman était un officier de la garde
prussienne, qui, au mépris des préjugés aristocratiques de son
temps, n'avait pas hésité à épouser une jeune fille de la bour-
geoisie berlinoise. Une fois admis à la retraite, il s'était retiré
dans une propriété qu'il possédait aux environs de Berlin et
avait laissé, après sa mort, survenue en i845, une veuve et cinq
enfants dans une situation de fortune peu brillante2. Hans
était né à Charlottenburg le 21 août i83a; il était donc à
peine âgé de quatorze ans à la mort de son père. Il avait eu
beaucoup à souffrir du caractère violent et brutal de celui-ci.
Sa mère, veuve et sans fortune, ^'imposa la tâche ardue de
donner à ses enfants une éducation convenable : pour faire de
ses fils des « hommes d'action », elle n'hésita pas à se montrer
à leur égard ferme et sévère.
Hans de Kretschman, après de bonnes études dans les
collèges de Brieg et de Guben, entra à dix-sept ans au régiment
des Grenadiers de la Garde n° 8 ; il y resta trois ans et demi.
(( Il n'avait qu'une réelle passion : les chevaux. Malgré la supé-
riorité militaire qu'il reconnaissait à l'infanterie, il devait
regretter jusque dans sa vieillesse que sa situation de fortune
ne lui eût pas permis de servir dans la cavalerie... Pourtant,
aussitôt que ses ressources le lui permirent, il fit, comme
t. Kriegsbriefe von H. v. Kretschman, Introduction, p. 1.
2. Introduction, p. iv.
r
SOUVENIRS D UN OFFICIER PRUSSIEN I9I
jeune officier, l'acquisition d'un cheval ; le soin qu'il apporta
dans son choix et ses connaissances hippologiques ne tardè-
rent pas à lui donner dans l'armée une certaine notoriété. Son
esprit et son talent de brillant causeur lui valurent rapidement
une situation en vue dans la société. Ses brillantes qualités
l'imposaient en très peu de temps à son entourage; il savait
porter la galté jusque dans les milieux les plus ennuyeux \ »
En i863, Kretschman, nommé capitaine, fut affecté au
2e régiment d'infanterie de Magdebourg n° 27, à Halberstadt.
Il y épousa, Tannée suivante, la fille du conseiller provincial
Baron de Gustedt. Le vieux conseiller, issu d'une famille
fixée en Saxe depuis des siècles, se souciait fort peu de marier
sa fille avec un pauvre capitaine d'infanterie : deux fois, il
refusa son consentement; pourtant, il se laissa fléchir à la troi-
sième démarche. En i865, peu de temps après la naissance
de sa fille Lily, Kretschman fut nommé professeur à l'Ecole
militaire de Neisse. Lorsque la guerre éclata entre la Prusse et
l'Autriche, il reprit sa place au régiment n° 27 et fit la cam-
pagne de 1866 comme commandant de compagnie. Atteint
d'un coup de feu à la jambe le jour de Sadowa, il fut laissé
pour mort sur le champ de bataille : le soir, après la victoire,
il fut retrouvé par quelques soldats de sa compagnie et trans-
porté à l'ambulance. Il fut longtemps à se remettre de cette,
blessure, dont il devait, d'ailleurs, souffrir toute sa vie.
Après la signature de la paix autro-prussienne, il fut
envoyé comme professeur à l'Ecole militaire de Postdam. A
peine un an avant la guerre franco-allemande, promu au grade
supérieur, il entra à TÉtat-major général et fut désigné
comme directeur de l'École militaire de Neisse. Ce soldat cul-
tivé, qui s'occupait à la fois d'art, de littérature et de politique,
était, en outre, un admirateur passionné de la nature et pos-
sédait des connaissances très étendues dans le domaine des
sciences naturelles. Sa fille nous dit : « Je me souviens encore
de la façon dont il cherchait, dans le jardin de la maison, à
éveiller en moi le sentiment de la nature... Il était lui-même
capable d'apprécier en artiste ou comme un enfant les jeux de
lumière, les formations de nuages, les simples petites fleurs
1. Introduction, p. v.
I()3 LA REVUE DE PARIS
des champs ; il examinait avec une vive attention la vie des
animaux, depuis la fourmi jusqu'au cheval, son plus fidèle
ami à quatre pieds *. »
La guerre franco- allemande survint. Affecté à l'état-major
du IIIe corps (Général Constantin d'Alvensleben II), Krets-
chman prit part à toutes les opérations de la IIe armée.
* *
Sa première lettre est datée du a4 juillet 1870, du jour
même où l'état-major du IIIe corps quitte Berlin; pendant
dix mois, la série de ses lettres va se continuer ininterrompue.
Ce n'est pas la manière dont les événements de guerre sont
présentés et commentés qui constitue l'intérêt primordial de
cette correspondance : c'est surtout les appréciations person-
nelles sur les hommes et sur les choses.
A l'état-major du IIIe corps, Kretschman a dans ses attri-
butions la préparation des dispositifs de marche et de
combat, l'organisation militaire, les nouvelles politiques. II
insiste à plusieurs reprises sur le surcroît de travail et sur
la somme de fatigues qu'impose à l'officier d'état-major la
période des mouvements de concentration. « Notre existence
actuelle, écrit-il, est très agréable; seulement, on n'a pas
beaucoup de repos. Gomme les ordres n'arrivent du haut com-
mandement que dans la nuit, c'est la nuit seulement que nous
pouvons travailler et expédier les ordres ; résultat, on se couche
à trois heures pour se lever à cinq. J'apprendrai à dormir le
jour ; j'y arriverai, tu penses bien. » Au cours de cette période
de concentration, l'enthousiasme des populations et des troupe^
allemandes est extraordinaire :
Le dévouement des habitants est vraiment admirable. Leur bonne
volonté, mise à contribution sans interruption depuis huit jours, est
toujours la même... A mon avis» de telles dispositions, qui les
animent tous au même point, sont les symptômes d'un sentiment
national, dont l'expression se retrouve dans l'enthousiasme des
troupes; celles-ci brûlent du désir de se mesurer avec les troupes
françaises. 11 n'est pas possible que ce pays, ou plutôt que ce gou-
1. Introduction y p. xxxvm.
wékmêm
r
SOUVENIRS D'UN OFFICIER PRUSSIEN Ig3
reniement de menteurs, prêt à toutes les compromissions, puisse
! régir le monde; il ne mérite pas le trône, et j'ai la conviction que
! Dieu mettra un terme à ces agissements. Les voies qui y conduisent
seront peut-être très rudes pour nous, mais elles nous conduiront au
but. et nous aurons travaillé pour la civilisation f !
i
Les troupes sont animées d'un excellent esprit malgré les
fatigues qui leur sont imposées :
Les marches dans ce pays accidenté, par une chaleur excessive,
par un temps lourd et sans un brin d'humidité, ont été fatigantes
à l'excès, aussi notre corps d'armée, qui, depuis quatre jours, est
obligé de faire des étapes de plus de trois lieues*, a-t-il subi de
grosses pertes. Rien qu'avant-hier sept morts et un grand nombre
d'hommes tombés par suite de coup de chaleur. Le pays est mer-
veilleux, mais à voir grimper les pauvres diables, haletant sous le
poids du sac, l'admiration pour le paysage disparaît pour faire place
à la pitié3.
Les opérations entrent dans la période active. La nouvelle
de la victoire de Wissembourg parvient au quartier général
du IIP corps :
La victoire du Prince Royal semble sans importance; il a, en
effet, attaqué avec des effectifs très supérieurs en nombre l'ennemi
dont la force n'était que d'une division, environ 12000 hommes.
Pourtant, Wissembourg est une petite place forte; il y a longtemps
que les lignes de là-bas jouent un rôle dans l'histoire sous le nom
de lignes de Wissembourg. . . *
Le 6 août, le 111° corps prend une part active à la bataille
de Spicheren. A peine la nouvelle d'un combat est-elle par-
venue à Neunkirchen, au quartier général d'Alvensleben, que
celui-ci, accompagné de son état-major, se fait transporter à
Sarrebrûck par train spécial. Kretschman considère, à juste
titre d'ailleurs, l'intervention du IIP corps dans cette journée
comme décisive, bien que cette manière de voir ait été plus
lard contestée par le général von Gœben, commandant du
VIIIe corps. Comme tous les auteurs de mémoires, Kretschman
1. lettre 5, Wôllstein, tcp aout 1870.
i. Lieue d'Allemagne, 7 53a mètres.
3. Lettre 7, Baumholder, 4 août.
i. Lettre 8, Saint Wendel, 5 août.
ier Novembre 1908. i3
194 LA REVUE DE PARIS
attribue le rôle principal aux troupes avec lesquelles il a com-
battu. Le même état d'esprit se manifeste à diverses reprises,
au cours de cette correspondance.
Les discussions, soulevées sur la question : à qui revient
F honneur de la victoire de Spicheren? produisent sur Ivrets-
chman une impression plutôt fâcheuse ; il revient en plusieurs
endroits sur cet incident :
Le souvenir de la bonne contenance du IIIe corps, au combat de
Spicheren, a été effacé par suite des mensonges qui se sont propagés
au VIII0 corps. Le général Gœben a écrit ou fait écrire aux jour-
naux (chez nous, ces procédés sont interdits). Il a reçu, à ce propos,
du Roi un ordre du cabinet, dont le contenu nous a été communiqué :
il ne devrait pas oublier que, sans la prompte intervention du
général d'Alvensleben, il eut été battu. Des discussions de cette
nature sont bien tristes. Lorsque le 6 août, je me portai à cheval
auprès du général de Kamecke pour lui demander où en était le
combat, il me répondit : Je n ai plus de division; les quelques
troupes qui sont là-bas, c'est tout ce qui me reste. Aujourd'hui,
tout cela est contesté l.
Les premiers revers ont, au dire de Kretschman, jeté la
démoralisation dans les rangs des Français. La marche de
Sarrebrùck jusqu'aux environs de Metz lui offre le spectacle
d'un mouvement exécuté précipitamment par une armée démo-
ralisée. Partout, des tranchées, des maisons crénelées, les
indices extérieurs de la volonté de se battre, et jamais cette
volonté n'est mise à exécution. Dans sa haine des Français,
Kretschman ajoute : « Des bataillons s'éloignent devant nos
patrouilles de uhlans2 ». A cette prétendue démoralisation, il
oppose l'enthousiasme grandissant des troupes allemandes :
Quand, à travers les villes françaises, on entend chanter Je suis
Prussien ou la Wacht am Rhein par les compagnies décimées
marchant au pas, conduites par un officier de réserve, parce que les
autres sont morts ou blessés — et cela, après de longs jours passés
au bivouac sous la pluie, et bien que chacun ait laissé sur le champ
de bataille qui un ami, qui un compatriote — sais-tu qu'à ce moment -
là le cœur vous bat plus fort ! 3
1. Lettre i5, Jouaville, 25 août.
a. Lettre *io, Faulquemont, 12 août.
3. Ibid.
SOUVENIRS D'UN OFFICIER PRUSSIEN IgJ)
On sait le rôle joué par la IIe armée allemande au cours des
grandes batailles sous Metz, journées sanglantes dont le résul-
tat fut de rendre impossible au Maréchal Bazaine la retraite
sur Châlons. Le 16 août, le IIIe corps eut à supporter seul,
pendant la plus grande partie de la journée, tout l'effort de
l'ennemi, mais il eut aussi à subir des pertes énormes; le 18,
il fut maintenu en réserve et ne prit part à Faction qu'assez
tard dans la soirée. A plusieurs reprises, Kretschman revient .
sur la bataille du 16 août, sur les incidents . qu'il a pu noter,
sur les conséquences des victoires de Rezon ville et de Saint-
Privat. Il attribue tout le mérite de la journée au général
d'Alvensleben qui, sans une minute d'hésitation, attaqua des
forces trois fois supérieures à celles dont il disposait.
Il porte sur la cavalerie des appréciations qui ne sont pas
toujours à l'honneur de cette arme. Il raconte comment le
colonel de Voigts-Rhetz, chef d'état-major du IIIe corps, et
lui-même furent obligés de dire à des chefs de corps de cava-
lerie « des choses qu'on ne devrait pas avoir à dire à un offi-
cier ». Evoquant le souvenir de la charge de la brigade
Bredow (7e cuirassiers et 16e uhlans), un de ces faits d'armes
devenus presque légendaires en Allemagne, il montre le
Général, qui devait mener la charge, hésitant au moins un
quart d'heure et ne se décidant à partir que sur cette invita-
tion un peu brutale du colonel de Voigts-Rhetz : « Enfin !
Monsieur le Général, vous avez l'ordre formel de charger la
batterie qui est là-bas : vous n'avez pas à vous occuper des
pertes * ».
Quelques jours après les victoires de Rezonville et de
Saint-Privat, il apprécie en ces termes les conséquences des
journées du 16 et du 18 août :
Nous étions trop près de Metz pour qu'une poursuite fût possible.
L'armée française est enfermée dans Metz : elle cherchera peut-être
à percer en un point quelconque. Pourtant cela deviendra chaque
jour plus difficile, car chaque jour nous nous fortifions. Pendant ce
temps, le Prince Royal,, qui dispose de plus de 200000 hommes,
peut avoir donné à la question une solution définitive. Nos victoires,
c'est-à-dire celles du IIIe corps, ne font pas sans doute, dans leur
exposé, le même effet que celle de Wôrth, mais elles ont bien une
1. Lettre i5, Jouaville, 7 5 août.
I96 LA REVUE DE PARIS
importance qu'il ne faut pas laisser déprécier : à Spicheren comme
à Vionville, nous avons combattu contre des forces deux ou trois fois
supérieures, tandis que, jusque-là, les rôles étaient renversés. La
victoire de Vionville est, dans son exécution, comme dans ses con-
séquences, un triomphe pour nos armes... '
Pendant les deux mois que dure le blocus de Metz, chaque
jour Kretschman adresse à sa femme ses impressions. Il traite
les sujets les plus variés ; tantôt il relate les opérations militaires,
vaines tentatives de sortie qui marquent les derniers sursauts de
l'agonie de l'armée du Rhin; tantôt, en de pittoresques tableaux,
il dépeint l'investissement de jour en jour plus étroit, les
troupes allemandes se consumant dans l'ennui et dans l'inac-
tion, dans l'attente de la reddition sans cesse reculée. En
d'autres pages, Kretschman raconte son installation plus que
sommaire pour un officier d'état-major, sa vie en commun
avec ses camarades au quartier général du 111° corps, son
. existence journalière peu active et sans gloire au bivouac de
Vernéville, tandis que d'autres troupes allemandes, non immo-
bilisées devant Metz celles-là, moissonnent de nouveaux lau-
riers. Des commentaires souvent durs reflètent l'impression
du moment. A l'adresse des Français, se multiplient, les
termes injurieux.
La nature semble s'être complue à rendre plus atroces les
conditions du drame. A des chaleurs excessives succède le
mauvais temps ; des pluies torrentielles transforment les camps
en bourbiers. Tandis que l'armée du Rhin, fidèle aux habi-
tudes rapportées d'Algérie, meurt de faim au bivouac sous la
petite tente et est décimée par les maladies, les troupes alle-
mandes d'investissement, cantonnées dans les villages, ne
souffrent guère moins des intempéries. L'humeur des chefs
s'en ressent. Kretschman lui-même, qui souvent reproche aux
Français des actes de sauvagerie et des excès de toute nature,
se laisse aller à des accès d'indignation peu conformes à ses
sentiments humanitaires :
La population des bords de la Meuse commence à devenir bien
encombrante. Il est absolument impossible de sortir seul à cheval :
partout les gen» vous accueillent à coups de fusil. Hélas! cela provo-
1. Lettre i5, Jouaville, 20 août.
r
SOUVENIRS D UN OFFICIER PRUSSIEN .197
quera des représailles. Des gens, qui n'appartiennent à aucun corps
de troupe portant l'uniforme, sont de vulgaires assassins s'ils vous
reçoivent à coups de fusil. Il n'y a pas autre chose à faire que
d'incendier toute localité d'où seront partis des coups de feu. Voilà
comment à la guerre tout prend les proportions les plus fâcheuses ll
Le rappel du commandant delà Pe armée, ce « polichinelle »
de Steinmetz comme il l'appelle, le comble de joie :
Hier, on a prié Steinmetz de se retirer chez lui. On aurait dû, dès
le 6 août, l'expédier à Posen. Il est devenu l'être complètement fou,
auquel on a malheureusement laissé le droit de commettre beaucoup
trop de sottises. Il a eu avec le Roi et avec le Prince Frédéric-Charles
les scènes les plus pénibles; il invoque sans cesse ses lauriers de
Nacliod et de Skalitz, et se figure que chacun, en le voyant, doit
s'incliner respectueusement. Il s'est permis d'incroyables abus de
pouvoir... *
Jugement sur les aumôniers militaires :
Mon opinion sur les aumôniers militaires n'est pas très bonne. Au
lieu des trois réglementaires, qui suffisent parfaitement pour un
corps d'armée, nous en avons six dans une seule division. Ils y
viennent de leur plein gré, dit-on, mais quand, comme moi, on a
réellement affaire avec eux, on reconnaît malheureusement le vrai
motif pour lequel ils viennent. Jamais jusqu'à présent un ecclésias-
tique n'a exprimé un désir pour les autres, mais toujours pour lui
tout seul. Il n'y a pas le moindre effort à faire pour se rendre
compte que l'argent joue un grand rôle dans leur service volontaire.
La guerre donne décidément de tristes exemples des proportions que
peut atteindre l'égoïsme humain \
Jugement sur Bazaine :
... Au début, il lui eût peut être été possible de percer au prix
de grands sacrifices. Maintenant, nous avons construit tout un
cercle de retranchements, nous avons de grosses pièces et tous les
vides sont bouchés depuis l'arrivée des troupes de remplacement.
Vcniellement, il est trop tard pour sortir. Bazaine n'ordonne
d'ailleurs ces combats que pour motiver la capitulation... Pourtant,
je ne crois pas à la capitulation : va, Bazaine lui-même ne se laissera
pas mourir de faim. — Du reste, il a adressé au Prince Frédéric-
1. Lettre 19, Etain, 29 août.
2. Lettre 34, Vernéville, 19 septembre.
3. Lettre 40, Vernéville, 22 septembre.
I98 LA REVUE DE PARIS
Charles une lettre fort aimable : il répète beaucoup ma pauvre
patrie , ma pauvre France, et déclare ne pas être du tout décidé
à reconaître les gredîns de Paris. Raison de plus pour se tenir tran-
quille. S'il reste à Metz jusqu'à la paix, il met une armée à la
disposition du nouveau régime, et devient, par ce fait, un person-
nage indispensable * . . .
Malgré toutes les souffrances endurées, la résistance des
Français se prolonge; elle finit par exciter l'admiration des
Allemands eux-mêmes :
Cette résistance est admirable. Huit semaines de mauvaise nourri-
ture, des bivouacs sans paille dans un pied de boue, des combats!
J'en arrive à me demander si nos hommes en auraient fait autant2.
Enfin, le drame s'achève : Metz capitule. La IIe armée,
désormais disponible, va se porter à marches forcées vers la
Loire, contre les armées improvisées par le gouvernement de
la Défense nationale. Avant de quitter Metz, Kretschman a un
dernier souvenir pour les vaincus.
Ils ont fait plus que l'on ne pouvait attendre même des troupes
les plus braves. L'armée a supporté sans faiblesse les plus terribles
privations. S'ils avaient eu à leur tête un chef tant soit peu intelli-
gent, les Français se seraient frayé un passage à travers nos lignes.
Au lieu de cela, ils ont tiré le canon tous les jours, sans faire la
moindre impression. Ils ont conduit leurs femmes sur les remparts
pour leur montrer un semblant de guerre — et rien de plus 3 !
Le 29 octobre, Kretschman assiste à la reddition :
La journée d'aujourd'hui restera la plus grande de la campagne,
une des plus grandes peut-être de l'histoire du monde; elle a été
pourtant profondément triste. Il pleuvait à torrents. In peintre
aurait appris à connaître toutes les nuances de la douleur et du
désespoir. Le premier chef de corps, — un beau colonel, — me remit
son rapport d'un air digne : pas un muscle de son visage ne
bougea. Pourtant, de temps en temps, une larme tombait de ses
yeux au regard fixe; ses hommes prirent congé de lui en sanglotant.
L'attachement des soldats pour leurs officiers était impressionnant;
ils le'ur embrassaient les mains. Un capitaine d'artillerie restera
inoubliable pour moi, tant que je vivrai. Il chancelait sur son
1. Lettre 4a. Verne ville, 24 septembre.
1. Lettre 78, Vernéville, 22 octobre.
3. Lettre 81, Vernéville, 28 octobre.
SOUVENIRS D UN OFFICIER PRUSSIEN I99
cheval; je pensai qu'il était ivre, mais, lorsqu'il s'approcha, je
reconnus qu'il était sous le coup d'une terrible émotion. Je cherchai
à le calmer en évitant de lui adresser des paroles de nature à le
blesser, a Vous me paraissez être un soldat de cœur, me dit-il très
tranquillement. Dites-moi franchement, pouvions-nous encore nous
lattre? — Oui, lui répondis-je, mais vraisemblablement sans espoir
de succès. — Voyez-vous, me dit-il en pâlissant, dans ces condi-
tions, autant mourir tout de suite. » Cet homme m'a produit une
profonde impression ! .
*
Le 3o octobre, le IIIe corps se met en mouvement par
Commercy, Ligny, Bar-sur-Àube, Troyes, Sens; à maintes
reprises. Fauteur s'extasie sur la beauté des régions parcourues
en cette fin d'automne. De Sens, le IIIe corps gagne Pithi-
viers. Le a£ novembre, pour la première fois, il se heurte, au
combat de Neuville, à l'armée de la Loire; quelques jours plus
tard, il prend une part active à l'affaire de Beaune-la-Rolande
(28 nov.). Nouvelle période d'activité pour Kretschman : la
nuit travail de bureau, le jour longues séances à cheval.
Ace moment, l'armée de la Loire, sous d'Àurelle de Paladines,
lutte désespérément contre l'armée du Prince Frédéric-Charles
et contre celle du Grand-duc de Mecklembourg, dans l'espoir
de tendre la main à la garnison de Paris. Soumises à des
privations de toutes sortes, les troupes françaises sont, malgré
leur bravoure, obligées de reculer .
Orléans est occupé par les Prussiens.
Quelles journées ! Un froid rigoureux, quatorze et seize heures à
cheval, un morceau de pain sec pour toute nourriture et la mort
tout près de nous ; toutes les horreurs de la guerre sous leurs aspects
les plus variés. Mais Dieu veillait sur nous avec bonté : il nous a
donné la victoire et il nous a laissé la vie * ! •
Le IIIe corps se lance à la poursuite des Français. Après une
résistance opiniâtre, les débris de la i ro armée de la Loire réussis-
sent à franchir la Loire à Châteauneuf et à Gien, dont elles
font sauter les ponts. Àlvensleben est rappelé avec ses troupes
1. Lettre 82, Vernéville, 29 octobre.
a. Lettre u5, Orléans, 6 décembre.
200 LA BEVUE DE PARIS
à Orléans. Ces marches et ces contremarches ne sont pas du
goût de Kretschman qui critique assez amèrement les indéci-
sions du haut commandement.
Depuis Metz, nous en avons vu de raides comme marches et com-
bats et comme faim. Rien que depuis Metz, les combats suivants :
Neuville, bataille de Beaune, combats de Boiscommun, Santeau,
Chilieurs-aux-Bois, Loury, Vaumainbert et Saint-Loup — c'est
déjà bien suffisant. Les trois journées des 2, 3 et 4 décembre, j'ai
vécu de pain sec. Orléans nous refit un peu; nous y avons séjourné
un jour, — nous l'avons d'ailleurs rattrapé en faisant en une seule
journée six lieues et demie pour gagner très vite cet ignoble les
Bordes. Puis le combat de Gien, et maintenant, en route de nou-
veau pour Orléans. J'avais bien prévu que l'on nous ferait revenir
en arrière, car cette promenade, la gauche en tête, était par trop
insensée. Il est toujours pénible d'imposer de si inutiles allées et
venues à nos braves troupiers * !
L'armée du Prince Frédéric-Charles va avoir à lutter contre
la ac armée de la Loire, aux. ordres du général Chanzy. Le
1 2 décembre , le quartier général du 1 1 1 ° corps s'établit à Meung :
il devait y rester jusqu'aux premiers jours de janvier 1871.
Appréciation sur les troupes bavaroises :
Tu te ferais difficilement une idée des Bavarois. Par groupe de
trois à six, ils encombrent les routes; ils ont abandonné leurs régi-
ments, en partie jeté leurs armes, et, affublés de toutes les couver-
tures possibles et impossibles, ils s'en retournent chez eux, pillant
tout sur leur passage. Sur 3oooo hommes, il en reste encore 5 000
à Thann. Les officiers quittent l'armée sous prétexte de maladies.
Le Grand-duc a télégraphié : Les Bavarois sont un poids-mort
inutile; ils me font plus de mal qui/s ne me rendent de services.
Au cours d'un combat, le Grand-duc, s'adressant au Général Thann,
s'est exprimé ainsi : Allez-vous-en avec toute votre racaille! Cela
fait une très fâcheuse impression. On ne reconnaît plus les officiers.
Actuellement, toute la bande se dirige sur Orléans pour se refaire,
quelque peu2.
L'armée de Chanzy, après avoir essayé pendant quelques
jours de faire tête sur les bords de la Loire, s'était retirée dans
les environs de Vendôme. Ce renseignement était parvenu,
1. Lettre 118, Chàteauneuf, 10 décembre.
2. Lettre 120, Meung, 12 décembre.
r
SOUVENIRS D UN OFFICIER PRUSSIEN SOI
d'une façon assez imprécise, au commandement allemand. Le
i5 au matin, le général d'Alvensleben confia au général
Hartmann un détachement de toutes armes (6 bataillons d'infan-
terie, 8 escadrons, 3 batteries dont i à cheval), avec mission de
se porter sur Vendôme et d'attaquer l'ennemi en flanc là où il
le rencontrerait. L'intention du haut commandement était de
ne livrer bataille que le 16; aussi, le chef du détachement
avait-il reçu Tordre d'éviter de se laisser entraîner à un combat
sérieux. Alvensleben n'avait, paraît-il, pas grande confiance
dans le général Hartmann, « qui, déjà en 1866, s'était promené
sous les lauriers sans en cueillir une feuille f », aussi lui adjoi-
gnit-il le major de Kretschman avec des pouvoirs très étendus. Le
général Hartmann, trop heureux, à ce que raconte Kretschman,
de se reposer sur son adjoint, lui laissa l'entière direction du
combat qui eut, d'ailleurs, une issue heureuse et entraina
comme conséquence l'occupation de Vendôme. Hartmann
n'hésita pas, bien entendu, à s'attribuer tout l'honneur de la
victoire; ce sans-gêne vexa profondément le major de Krets-
chman*.
Après les combats sur le Loir, le prince Frédéric-Charles tient
ses troupes concentrées autour d'Orléans; elles étaient épuisées,
car elles avaient aussi eu cruellement à souffrir des rigueurs
de la température. La IIe armée allemande ne reprend son mou-
vement vers l'ouest que le 4 janvier 1871 .
kretschman, à cette époque, n'espère pas encore la paix.
La chute de Paris ne doit pas, à son avis, changer grand'chose
aux affaires, car Gambetta n'a rien à perdre; plus il reste au
pouvoir, plus il acquiert de popularité. Kretschman considère
la convocation d'une Assemblée nationale comme nécessaire;
elle fera connaître si elle accepte définitivement la République
et si elle est décidée à continuer la guerre ou à faire la paix :
Il faudrait que cette Assemblée nationale fût installée dans des
conditions analogues à celles de la prison des Moabites : tous les
prisonniers entendent et voient le prédicateur, mais ils ne se voient
pas entre eux. Quand six Français sont ensemble, il y en a toujours
an qui surenchérit sur les autres en phrases emphatiques; quand ils
1. Lettre ia3, Mer, 17 décembre.
2. mi.
"202 LA REVUE DE PARIS
sont seuls, c'est bien différent. J'en reviens toujours là : c'est une
nation de fous et de singes, aussi malicieuse et astucieuse que ceux-ci,
prête à se laisser aller aux plus ignobles actes de sauvagerie, pourvu
qu'il n'y ait à cela aucun danger pour elle ! !
C'est là un exemple des boutades habituelles à Kretschman.
Il n'est pas plus aimable pour l'Angleterre :
Les efforts faits par les Français avec l'appui de l'Angleterre,
m'en imposent franchement. Sans l'Angleterre, nous aurions déjà la
paix ; la France n'aurait jamais pu armer ses troupes de nbuveJJe
formation. L'Angleterre a puisé dans ses propres réserves de guerre,
et je me fais cette idée qu'à l'heure actuelle les ministres anglais sont
les gens les plus riches du monde. Il faudra plus tard anéantir cette
puissance, et pour cela il n'est pas besoin de guerre. Nous aurons
une flotte ; l'Amérique n'attend qu'une occasion pour se débarrasser
de l'Angleterre, et, depuis la Crimée, la Russie a un petit compte à
régler avec elle. Ce peuple qui, aussi loin que la terre s'étend,
Arme d'un poignard, contre remboursement, le bras de n'importe
quel assassin, ce peuple pour lequel tout crime contre l'Etat, contre
l'Église ou contre la Civilisation est considéré comme juste pourvu
qu'il rapporte de l'argent, ce peuple ne mérite pas de tenir une place
-dans le conseil de l'Europe. Quelle peur s'empara de cette nation à
la pensée d'avoir à faire vis-à-vis de la Russie preuve de courage et
même simplement de bonne contenance, mais aussi quelle joie
lorsqu'on s'aperçut qu'on pouvait bien s'en passer 2 !
A la reprise de la poursuite de l'armée de la Loire, le
IIIe corps suit le sort de la IIe armée. Il assiste aux combats
autour du Mans et occupe une première fois cette ville du
1 3 au 23 janvier 1871.
Quelles terribles journées nous venons de vivre! Un froid
épouvantable, des chemins couverts de verglas, une nourriture
médiocre, un terrain où l'on ne peut utiliser ni cavalerie ni artil-
lerie, et, pendant sept jours sans discontinuer, des combats à
outrance, comme le voulaient les Français3.
Le corps d'Alvensleben poursuit un peu au delà du Mans
l'armée de Ghanzy en retraite sur la Mayenne, mais sans
dépasser Coulans (i5 kilomètres à l'ouest du Mans), où lu
1. Lettre 128, Meung, 22 décembre.
2. Lettre i3i, Meung, a5 décembre.
3. Lettre 146, Le Mans, i3 janvier 1871.
SOUVENIRS D'UN OFFICIER PRUSSIEN 203
parvient la nouvelle de l'armistice. Rappelé au Mans, il y reste
en attendant la conclusion de la paix, jusque dans les premiers
jours de mars. Bien qu'il ait été un des corps les plus éprouvés
au cours de la campagne, il fait partie des troupes allemandes
maintenues en territoire français jusqu'au payement d'une
partie de l'indemnité.
Jugement sur la Commune :
La France pourra nous faire le grave reproche d'êlre la cause de
l'anarchie sans cesse grandissante. Nous aurions dû occuper régu-
lièrement Paris, qui, après tout, était une ville conquise, faire
pendre ou fusiller quelques douzaines de gens, écraser chaque maison
sous le poids d'un grand nombre de soldats à loger, et, une fois la
ville domptée, la remettre aux Français. Chez nous, la guerre était
devenue fastidieuse à tout le monde : aussi on y brisa court en une
bonne fois. Le haut commandement fit tout au plus vite pour se
tirer d'affaire, et il laissa tout en mauvaise posture... '
Révolte de ce cœur de soldat devant l'attitude peu digne des
généraux, des états-majors et des officiers qui, à peine la guerre
terminée, n'ont rien de plus pressé que d'abandonner leurs
troupes et de rentrer chez eux au plus vite :
Tous les états-majors se sont empressés de rentrer chez eux ; nous
allons voir maintenant comment nous allons nous tirer d'affaire.
Cette attitude, je ne trouve qu'un mot pour la qualifier : elle est
indigne Bien plus, on ne s'est pas préoccupé une seule. fois en
haut lieu de désigner les troupes destinées à rester et celles destinées
à être rapatriées. Il semble que toute direction ait disparu. Tout le
monde se fait consteller de décorations, mais personne ne s'inquiète
des troupes, qui ont bien le droit pourtant de connaître le rôle qu'on
leur réserve. Je finis par croire que l'on dressera des recrues pour
faire une entrée à Berlin; de cette manière, toutes les fêtes, données
en raison des victoires de l'armée, pourront avoir lieu sans le con-
cours de celle-ci... Voilà une frivolité sans pareille : mener à Berlin
une joyeuse et plantureuse existence, et oublier que cette armée,
réduite à un médiocre ordinaire, est une armée victorieuse! La place
des princes est au milieu de leurs troupes et non pas à Berlin, où ils
ne peuvent se rendre compte de l'état de l'armée. Si aujourd'hui,
pour son bon plaisir, Alvensleben voulait prendre un congé, on
considérerait cela comme un oubli de son devoir. La situation des
princes est la même, et Ton trouve très mal à l'armée qu'ils soient
i. Lettre ai 5, Troyes, 29 mars.
20/i LA REVUE DE PARIS
rentrés chez eux à toute vitesse, avec de vagues congés, pour ne
plus avoir à revenir... l
Quelques mois après la guerre, le major de Kretschman fut
affecté à l'état-major du XIVe corps, à Karlsruhe. Devenu, au
commencement de 1874» chef de section à l'état-major
général, à Berlin, il fut promu la même année lieutenant-
colonel et détaché à Posen comme chef d'état-major du Ve corps .
Colonel du régiment de fusiliers n° 35, à Brandebourg, il prit
trois ans plus tard, en i883, le commandement de la brigade
mecklembourgeoise, à Schwerin. En 1886, lors de la création
des inspections de landwehr dans les provinces orientales de
l'empire, il fut chargé de celle de Bromberg : il trouva le
moyen de s'y occuper activement, car ce fut précisément
pendant son séjour dans cette ville, que les relations diploma-
tiques entre l'Allemagne et la Russie se tendirent à un point
tel que l'on crût la guerre inévitable.
Lors des manœuvres impériales de 1887 en Poméranie, —
les dernières auxquelles assista le vieil empereur Guillaume lfcr,
— le général de Kretschman reçut le commandement d'un
parti; dans le parti opposé, le prince Guillaume2 commandait
un régiment, celui des Grenadiers Roi Frédéric-Guillaume IV.
Soldat avant tout, Kretschman ne vit dans son adversaire ni
le prince, ni l'héritier du trône : au cours d'un combat, une
attaque, imprudemment engagée parle prince impérial, échoua,
et l'avantage resta au parti commandé par le général de Krets-
chman. L'Empereur Guillaume Ier, qui avait su apprécier les
hautes qualités militaires de celui-ci, le nomma, peu de temps
après, au commandement de la division de Munster.
En 1889, de nouvelles manœuvres eurent lieu en Westphalie
sous la direction, cette fois, de l'empereur Guillaume II. Soldat
dans l'âme et défenseur acharné des vieilles traditions militaires,
le général de Krestschman critiqua d'une façon particulière-
ment acerbe certaines innovations, entre autres le déploiement de
grosses masses de cavalerie. Est-ce à cela ou à toute autre cause
1. Lettre 216, Troyes, 3i mars.
a. L'Empereur d'Allemagne actuel.
r
SOUVENIRS D UN OFFICIER PRUSSIEN 3O0
qu'il faut attribuer la défaveur dont il devint brusquement
l'objet? L'année suivante, il ne fut pas inscrit sur la liste de
proposition pour commandant de corps d'armée : de dépit, il
demanda sa retraite « pour raisons de santé » et se retira à
Berlin. Il emp oya son activité à écrire des livres à l'usage des
soldats, qu'il aimait beaucoup malgré son apparente rudesse, et
à publier d'intéressants articles de Revues. Il avait aussi con-
servé des relations de correspondance avec un certain nombre
de camarades. Il prit une part active aux polémiques soulevées
par l'apparition de l'ouvrage du grand état-major prussien sur
la guerre franco-allemande. Il protesta avec la dernière énergie
contre les assertions du grand état-major, au sujet du rôle
joué par le IIIe corps.
En 1896, à l'occasion du 25° anniversaire du rétablissement
de l'Empire, il reçut la décoration de l'Aigle Rouge de
ir# classe « en souvenir de l'activité féconde en résultats dont
il avait fait preuve, au cours de la campagne, comme officier
attaché à l'état-major du IIIe corps ». Cette récompense tar-
dive fut une consolation aux soucis d'ordre intime qui affli-
geaient ses dernières années : son cœur de soldat prussien
avait souffert cruellement de l'entrée de sa fille dans les
rangs du parti socialiste. Le*3i mars 1899, il mourut à peu
près oublié. Il fut enterré, le jour de Pâques, dans le cime-
tière de la garnison, au milieu des casernes et des terrains
d'exercices. Il avait exprimé lui-même le désir d'être enterré
simplement ; il se serait cependant refusé à croire que cette
cérémonie serait aussi simple. « A peine un petit groupe d'amis
fidèles et de camarades assista au convoi ; de vieux soldats du
35e, son ancien régiment, portèrent le cercueil. Aucun piquet
d'honneur dans la chapelle, aucune musique, aucun représen-
tant de l'Empereur. On oublia même d'adresser à la veuve le
télégramme habituel de condoléances ! . »
PIERRE DESRANGS
1. Les renseignements biographiques qui précèdent sont extraits de
\' Introduction écrite par madame Lily Braun.
QUESTIONS EXTÉRIEURES
L'ŒUVRE DE M. D'AERENTHAL
Le 21 octobre 1906, le baron À. Lexa d'Aerenthal suc-
cédait au comte de Goluchowo-Goluchowski comme ministre
des Affaires étrangères et président du conseil commun des
ministres de la double monarchie. M. de Goluchowski avait
gouverné onze ans (mai 1895-octobre 1906). L'entente austro-
russe avait été sa règle dans les affaires balkaniques, la fidélité
à la Triplice et surtout à l'amitié allemande restant sa règle
dans les affaires européennes. Cette politique semblait avoir
eu l'adhésion la plus sincère de François-Joseph et des « vieilles
gens » : avant M. de Goluchowski, ce n'est pas sans résistance ni
mécontentement qu'ils avaient, quatorze années durant (1881-
1895), subi la politique russophobe du comte de Kalnoky, ses
intrigues antirusses au Levant, ses excitations aux Bulgares
contre le Tsar libérateur et ses menaces de guerre déclarée.
Malgré les défiances de ses Hongrois, François-Joseph gardait
toujours le souvenir de cette union des Trois Empereurs, dont
avait tiré si grand bénéfice son chancelier Andrassy (1871-
1879), — le seul de ses ministres qui, durant un long règne de
défaites et de provinces perdues, lui eût donné la consola-
tion d'une victoire diplomatique et de la Bosnie-Herzégovine
occupée.
Statu quo et paix générale, la politique de M. de Golu-
chowski se serait, d'ailleurs, imposée d'elle-même, tant les
L ŒUVRE DE M. d'àERENTHAL 207
difficultés intérieures de la double monarchie durant ces onze
années 1890- 1906 rendaient impossible une entreprise au
dehors, et redoutable pour l'union austro-hongroise le moindre
changement en Turquie d'Europe. A Vienne, les luttes de
races obstruaient les discussions du Reichsrat. Entre Vienne
et Budapest, les exigences des Hongrois empêchaient le renou-
vellement du Compromis. Dans les deux royaumes, on ne
gouvernait que par un indéfinissable mélange de lois consti-
tutionnelles, de marchandages parlementaires, de coups d'État
et de décrets illégaux. Une guerre ou une révolution balka-
nique, loin d'être une diversion, eût exaspéré les haines
mutuelles des sujets slaves, roumains, allemands, hongrois,
italiens de Sa Majesté impériale et royale.... La maison de
Habsbourg, depuis cinquante ans, avait fait en Italie et en
Allemagne les frais de toutes les guerres émancipa trices.
Quelques « jeunes gens », — on dit que l'archiduc héritier
François-Ferdinand était de ce nombre — , oublieux des
récentes expériences, ne voulaient pas se contenter de l'empire
amoindri : par delà Bismarck, ils regardaient vers Metternich,
plus loin encore vers Marie-Thérèse et le prince Eugène.
Mais à ces constructeurs d'une plus grande Autriche, le
statu quo et la paix générale semblaient encore les plus sûrs
moyens de préparer l'avenir, de réserver et même d'ouvrir
le chemin de Salonique. Car statu quo signifiait, avant tout,
maintien en Macédoine du régime turc et du massacre hami-
dien, rébellions albanaises et insurrections chrétiennes, man-
geries ottomanes et brigandages grecs, bulgares et serbes, bref,
épuisement de l'islam et abattement des chrétientés. Quand
tous les sujets d'Abd-ul-Hamid seraient harassés de cette
« paix générale », qui n'était faite que de combats quotidiens,
quand cet enfer du statu quo aurait réduit en fumée la puis-
sance militaire du Turc, la fidélité des musulmans au Khalife
et les résistances nationalistes des chrétiens, alors viendrait
l'heure du Habsbourg... De sa longue domination sur l'Italie
morcelée, la diplomatie de Vienne a rapporté quelques habi-
tudes de machiavélisme.
A partir de 1902, la jeune influence de l'archiduc
héritier s'ajoutait donc aux préférences du vieil Empereur.
L'entente austro-russe, que les pourparlers du prince de
208 LA REVUE DE PARIS
Lobanoff et du comte de Goluchowski avaient préparée en
août 1896, avait été signée lors du voyage de François-Joseph
à Pétersbourg en avril 1897. Cinq ans plus tard, elle était
renouvelée et, semble- 1— il, resserrée lors du voyage de François-
Ferdinand (février 1902)1. Les entreprises des Russes en Asie,
le traité Cassini pour l'établissement du Transmandchourien
(septembre 1896) l'avaient rendue possible, en détournant de
Constantinople vers la Chine, du Proche-Orient vers l'Ex-
trême-Orient, les ambitions de Pétersbourg, en donnant aux
Russes le même désir qu'avaient les gens de Vienne du statu
quo levantin : l'occupation de Port- Arthur en avait été la
première conséquence (décembre 1897). En janvier 1902.
l'alliance anglo-japonaise et les menaces de guerre en Extrême-
Orient rendaient cette entente non plus seulement utile, mais
indispensable à la continuation de l'avancée mandchou-
rienne : de Paris et de la note franco-russe (20 mars 1902),
Pétersbourg attendait un appui moral contre les menaces de
Londres et de Tokio; mais de Vienne seulement, pouvait lui
venir la garantie de neutralité ou de collaboration au cas où
les querelles asiatiques auraient leur contre-coup chez le Turc,
chez le Bulgare ou chez l'Arménien.
Dès février 1902, ces inquiétudes de Pétersbourg donnaient
à Vienne la suprématie dans les affaires balkaniques. De 1902
à 1905, les préparatifs, puis les opérations de la guerre russo-
japonaise, et les désastres de la Russie sur terre et sur mer
eussent rendu cette suprématie omnipotente, si les puissances
occidentales n'eussent enfin résolu de mettre un terme aux
cruautés du statu quo.
De 1896 à 1902, en effet, si la tyrannie austro-russe avait
pu courber tous les gouvernements de la péninsule, la Porte
et Sofia, Belgrade et Athènes, Cettigné et Bucharest, c'était
grâce à l'abstention des puissances occidentales. Les querelles
1. Notre ambassadeur télégraphie de Saint-Pétersbourg, le 28 février
190a : « L'agitation révolutionnaire en Macédoine paraît prendre des pro-
portions inquiétantes. On pouvait espérer que la visite à Saint-Pétersbourg
de l'archiduc Ferdinand d'Autriche aurait produit une impression salutaire
et arrêté, pour quelque temps au moins, les menées des agitateurs en
Macédoine. On n'a pu ignorer, en effet, que le résultat du voyage de l'ar-
chiduc a été la confirmation des accords intervenus entre la Russie et
l'Autriche, lors de la visite de l'Empereur François-Joseph en 1897. »
r
L OEUVRE DE M. D AERENTHAL 2QQ
de Rome, de Paris et de Londres et leurs entreprises africaines,
Àdoua, Fachoda et Transwaal, les détournaient du Levant ou
ne leur permettaient pas de transporter à la Macédoine l'heu-
reuse intervention dont la concorde de leurs amiraux leur
avait permis de gratifier la Crète.
Mais en 1902, l'Angleterre, délivrée de la guerre sud-afri-
caine, l'Italie et la France, réconciliées et soucieuses d'une poli-
tique plus humaine, unissaient leurs efforts pour obtenir « les
réformes nécessaires que les populations attendent depuis trop
longtemps » (dépêche de M. Delcassé du 20 octobre 1902).
Malgré l'adhésion toujours acquise aux opérations hami-
diennes de notre ambassadeur, M. Constans, les agents de la
France au Levant, M. Bapst à Constantinople, M. Steegà Salo-
nique, montraient par quelle suite de mesures on pouvait,
sans révolution, assurer l'intégrité de l'empire ottoman et sau-
vegarder la souveraineté de la Porte, tout en rétablissant la
paix locale et en améliorant le statu quq : « II est évident,
écrivait M. Bapst le 29 juillet 1902, qu'un sévère contrôle
administratif, financier et judiciaire serait le seul moyen de
faire rentrer un peu de calme moral et de bien-être matériel
chez ces populations si durement éprouvées. » C'était, résumé
en quatre lignes, tout le plan que M. Steeg avait dressé : sup-
pression du massacre hamidien par une « gendarmerie suffi-
samment nombreuse, bien payée, composée d'éléments choisis
et commandée par des officiers d'élite »; réforme du régime
turc par le contrôle des Quatre Mangeries, dtmes, justice,
routes et armée.
De 1902 à 1906, les puissances occidentales s'efforceront
de conquérir, une par une, ces garanties de la paix locale et
ces améliorations du statu quo. Les bonnes relations, puis
l'entente cordiale, qui s'établissent entre Londres et Paris, et
l'amitié entre Paris et Rome profiteront aux peuples levantins.
Par une marche méthodique et régulière, étape par étape,
la diplomatie occidentale s'avancera des demandes les plus
simples, les plus difficiles à écarter, aux réformes profondes
et décisives. Paris se chargera de convertir, d'entraîner au
besoin son allié de Pétersbourg. Londres et le roi Edouard
useront à Vienne de l'influence qu'une traditionnelle amitié
Ier Novembre 1908. 14
2IO LA REVUE DE PARIS
entre les gouvernements et les dynasties assure depuis us
siècle aux conseils de l'Angleterre sur les destinées de
l'Autriche. Par une logique répartition du travail, Paris four-
nira le plan général et les combinaisons de détail, que lui
suggèrent ses honnêtes et habiles agents en Turquie, surtout
son consul à Salonique, M. Steeg; et Londres enverra son roi
demander à Vienne, au véritable fondé de pouvoirs du syn-
dicat austro-russe, la mise en œuvre de ces projets. Une pru-
dente évaluation des résistances à vaincre répartira la tache
sur plusieurs années. Gendarmerie européenne en igo3;
réforme financière en 1905, judiciaire en 1907, routière en
1909, militaire en 191 1 : on a prévu huit ou dix années
jusqu'à l'achèvement complet de cette œuvre désintéressée,
dont les puissances occidentales ne veulent qu'un bénéfice,
mais un grand bénéfice pour leur influence au Levant et leur
sécurité dans la Méditerranée : car elles en attendent l'affer-
missement, définitif peut-être, de l'intégrité ottomane, que,
seules, peuvent maintenir les réformes et la réconciliation des
chrétientés sujettes ou voisines aux nécessités de la dépen-
dance ou de la mitoyenneté turques.
Aux conseils de Paris, Pétersbourg opposera d'abord la
résistance la plus nette ; le comte de Lamsdorf mettra en
doute ou à l'écart chaque affirmation ou suggestion de nos
agents; l'entêtement de M. Delcassé finira par triompher,
quand les risques, puis les revers de la guerre japonaise don-
neront à la Russie un plus grand besoin de la fidélité française
et quand l'incident de Hull honorablement réglé (octobre 190^-
mars 1905) rapprochera les Cabinets de Londres et de Péters-
bourg. Aux demandes du roi Edouard, les objections de
Vienne, d'abord plus souples et moins osées (les programmes
de Vienne en 1 902 et de Mùrzsteg en 1 903 sont œuvres pro-
prement autrichiennes), se feront plus nombreuses et plus
têtues, à mesure que Pétersbourg cédera : quand les défaites
de son armée et de sa flotte, les révolutions de la capitale et
des provinces inclineront la Russie aux volontés de ses allié
et ami de l'Occident, Vienne endossera le poids de la lutte et,
coûte que coûte, se donnera tout entière au maintien du
statu quo.
Alors apparaîtra à tous les yeux pourquoi ce maintien du
L OEUVRE DE H. D AERENTHAL 2H
statu quo, — de l'anarchie en Macédoine, — est dans les désirs
de Vienne : l'amélioration du régime turc, la seule atténua-
tion du régime hamidien amènerait entre chrétiens et musul-
mans une paix apparente qui rendrait pour longtemps impos-
sible l'intervention du gendarme autrichien; par un autre
changement possible de statu quo> la réconciliation des chré-
tiens entre eux et leurs communs efforts contre le Sultan
aboutiraient peut-être à un partage de la Macédoine, qui pour
toujours fermerait au Drang la route de Salonique.
Donc ce paix générale et statu quo », afin d'aboutir à quelque
crise et à une descente autrichienne; ou « paix locale et
réformes », afin d'épargner le maximum de vies humaines,
sans distinction de races ni de religions, afin de maintenir
aussi r intégrité ottomane : tels sont à partir de 1902 les deux
systèmes en présence, et la lutte diplomatique s'engage entre
l'Occident, demandeur du second, et les gens de Vienne,
défenseurs de l'autre.
Le syndicat austro-russe espère d'abord payer de mots les
puissances occidentales : le « programme de Vienne », que les
comtes de Lamsdorf et de Goluchowski établissent dans leur
entrevue de décembre 1902, décide de « faciliter au Sultan des
réformes qu'il ne puisse refuser » ; en vérité il enregistre pure-
ment et simplement les belles promesses qu'Abd-ul-Hamid
vient de faire aux Macédoniens par ses Instructions à son
inspecteur général Hilmi-pacha et qu'il infirme aussitôt par
une révolte de ses fidèles Albanais. Le seul résultat de ce pro-
gramme de Vienne est l'insurrection de la Macédoine slave
durant toute l'année 1903.
Edouard VII rendant une première visite à Vienne (août 1 903),
les puissances occidentales croient obtenir satisfaction par le
« programme de Mùrzsteg », que les mêmes comtes de Lamsdorf
rtde Goluchowski dressent en octobre, sur les suggestions de
lord Lansdowne. Mais Vienne entend bien que le syndicat
austro-russe, — pratiquement la décision autrichienne, —
garde son monopole dans la conduite des affaires balkaniques
I
»12 LA REVUE DE PARIS
et que, ne changeant rien aux causes profondes du statu quo,
on en pallie seulement quelques résultats trop visibles et trop
offensants pour la morale des humanitaires : sous le délégué
d'Abd-ul-Hamid, sous l'inspecteur général Hilmi-pacha, la
Macédoine, sera surveillée par deux délégués du syndicat, les
agents civils Demerik et Mùller. . . . Paris et Londres obtiennent
du moins que des officiers européens organisent la gendarmerie
et tâchent d'entraver le massacre (octobre i()o3-mars 1904).
L'insuffisance et même la nuisance de ce programme de
Mùrzsteg éclatent presque aussitôt : l'article III , — qui ne peut
être un simple effet de l'étourderie ou de la naïveté des gens de
Vienne, — met aux prises les chrétientés, en leur faisant entre-
voir un règlement des circonscriptions administratives, un
groupement des nationalités, un acheminement au partage de
l'avenir. J'ai dit aux lecteurs d*ns quelle situation atroce ces
guerres nationalistes et religieuses jettent la Macédoine, et
quelles horreurs échangent les bandes grecques, serbes, bul-
gares, musulmanes, avec le dernier effet de ruiner, d'affamer,
de faire disparaître des populations entières. Personne à Vienne
n'avait-il escompté ces résultats?... Il semble que, la guerre
russo-japonaise ayant commencé (février 190^), le parti des
a jeunes gens » entrevoit l'occasion d'écumer enfin ou de
renverser l'infernale marmite. Notre ambassadeur à Vienne
écrit le 2 4 février 190^, — deux semaines après le début
des hostilités en Extrême-Orient :
Les bruits de préparatifs militaires en vue d'une mobilisation de
l'armée austro-hongroise persistent, en dépit des déclarations de
désintéressement et des démentis contenus dans les discours aux
Délégations du ministre des Affaires étrangères et du président du
Conseil de Hongrie. Le comte Goluchowski, avec lequel j*ai eu
l'occasion d'en parler, a vivement protesté contre ces nouvelles ten-
dancieuses, qui ne reposent sur aucun fondement et qui dénaturent
ses intentions. Il nie formellement les prétendues concentrations de
troupes sur la frontière balkanique : il tient à ce que le gouvernement
français soit bien convaincu que l' Au triche-Hongrie n'a aucune
pensée d'intervenir dans les affaires des Balkans autrement que par
une action pacifique et concertée avec la Russie, et pour le seul
maintien du statu quo.
M. de Uoluchowski a confiance dans le statu quo pour
L ŒUVRE DE M. D AERENTHAL
2l3
mener à bien l'œuvre autrichienne : quand le gouvernement
de Sofia se plaint « que le gouvernement ottoman poursuit
l'extermination de la population bulgare en Macédoine » et
quand tous les agents de la France, de l'Angleterre et de la
Russie déclarent cette plainte motivée, M. de Goluchowski
avec un sourire réplique « qu'une pièce officielle ne devrait
pas parler d'extermination », qu'un peuple aussi nombreux
« ne saurait être diminué par des pertes peu considérables y> et
que toute la faute est aux journalistes \
Une nouvelle intervention des puissances occidentales force
le syndicat à installer les officiers européens et la gendarmerie ;
Vienne se hâte de mettre les siens à Uskub, au confluent
des deux voies ferrées qui descendent de Serbie et d'Albanie
sur le Vardar, — Uskub où le prince Eugène poussa jadis ses
avant-gardes. Puis les deux, agents civils et surtout l'agent
autrichien, intermédiaires obligés entre les officiers euro-
péens et les autorités ottomanes, s'efforcent de décourager
le zèle des pacificateurs. Pourtant, les agents de la France
et de l'Angleterre continuant de dénoncer la complicité du
gouvernement turc avec les bandes qui désolent la Macédoine,
le syndicat, par des notes courtoises, « rend le gouvernement
ottoman attentif aux dangers de la prolongation de cet état
d'anarchie » ; il « adjure la Sublime Porte de veiller à ce que
Tordre soit maintenu d'une main ferme et impartiale ». Et
comme Londres et Paris refusent de croire à l'impartialité du
Sultan et à la fermeté des agents civils, Vienne doit réclamer
et obtenir une augmentation des cadres européens et de la
gendarmerie (décembre 1904).
Une détente, une espérance de pacification en sortiraient,
si quelque main secrète ne lançait dans une compétition plus
active les comités de l'intérieur et de l'extérieur, surtout les
comités et le gouvernement d'Athènes qui ont noué avec Vienne
les plus cordiales relations. Notre ambassadeur confesse que
« le mal primordial, qui réside dans le désordre financier,
n'a pas été attaqué ». C'est ce que pensent depuis longtemps
les cabinets occidentaux et c'est bien aussi ce qu'a voulu
éviter le syndicat austro-russe quand, après avoir annoncé la
1. Livre Jaune, Macédoine (1903-1906), p. 3o
2l4 LA REVUE DE PARIS
réforme financière dans son programme de Murzsteg, il a
déclaré (février 1904) y renoncer « provisoirement, très pro-
visoirement, pour appliquer tous ses efforts à la réforme de la
gendarmerie ».
Londres, afin d'obtenir le moins, réclame le maximum :
lord Lansdowne ne veut plus se contenter du programme de
Murzsteg; réforme financière, réforme judiciaire, retrait ou
limitation des forces turques, sa note du 20 décembre 1904
remet tout en question; même il menace de ne plus recon-
naître aux deux puissances qui se disent « plus particuliè-
rement intéressées » la direction qu'elles se sont arrogée.
Afin d'éviter le pire, une note austro-russe concède ou feint
de concéder la réforme financière (17 janvier 1905).
Mais pour qu'à Vienne on fût résolu sincèrement, irrévoca-
blement, à obtenir, à installer, à surveiller et maintenir cette
réforme, il faudrait ou qu'un élan de générosité, une crise de
vertu presque surhumaine balayât soudain les ambitions des
gouvernants ou qu'une coalition de toutes les volontés hostiles
et de toutes les circonstances défavorables leur imposât la rési-
gnation, l'abdication. Car cette réforme financière est non
seulement le premier redressement fondamental du statu quo,
mais la mesure décisive qui entraînera toutes les autres. Réalisée,
cette réforme serait la fin du régime hamidien ; le connaisseur
qu'est M. Constans ne s'y est pas trompé : « Le mal primordial
réside dans le désordre financier : il en résulte que les fonction-
naires, irrégulièrement ou pas du tout payés, continuent à suivre
leurs anciens errements, que la justice demeure vénale, que
l'indiscipline travaille les officiers et la troupe et que, les griefs
suscités contre les autorités ottomanes restant presque aussi
nombreux que par le passé, les agitateurs ont beau jeu pour
entretenir les animosités de la population contre le gouverne-
ment 1 »... Entreprise seulement, cette réforme serait la fin du
monopole austro-russe, puisque les deux agents-civils seraient
doublés de quatre commissaires anglais, français, italien et
allemand.
Or ni les ambitions de Vienne ne semblent amorties, ni les
circonstances ne leur sont défavorables, — tout au contraire.
1. Li\rc Jaune, Macédoine, i9<>3-igo5r p. 117.
r
l'oeuvre de m. d'aerenthal 2l5
Les « vieilles gens » continuent de gouverner ; mais l'archiduc
héritier prend une part de plus en plus grande aux affaires et
l'Empereur lui marchande de moins en moins la responsabilité
des décisions. L'accord des puissances occidentales continue
d'être intime et leur entente avec Pétersbourg se resserre ; mais
voici venir la crise marocaine, que, dès février i<)o5, annoncent
certaines déclarations de la diplomatie allemande et qu'ouvre à
la fin de mars le discours de Tanger. De mars 1905 à la fin
d'avril 1906, c'est au Maroc, non plus à la Turquie, que les
puissances occidentales doivent consacrer le principal de leur
attention et de leurs efforts : six mois, (avril-septembre) de
discussions entre Paris et Berlin, dans le tête-à-tête dangereux
de négociations particulières, puis six mois (octobre-avril) de
transactions internationales, avant et pendant la conférence
d'Algésiras, laissent à Vienne toute liberté de veiller au statu
quo : malgré la gendarmerie de l'Occident, la Macédoine con-
naît toujours les plus belles horreurs du régime hamidien.
Abd-ul-Hamid a d'ailleurs trouvé, si d'autres n'ont pas
trouvé pour lui, une réponse topique aux réclamations des
puissances occidentales : à peine formulée la demande de
réforme financière (17 janvier 1 905), la Porte prépare un budget
spécial des vilayets qui accuse un déficit énorme, grâce aux
dépenses militaires ; et la Porte déclare ne pouvoir combler ce
déficit sur les revenus généraux de l'empire que par des res-
sources à chercher dans une surtaxe douanière ( 1 5 février 1 906).
Il faut voir l'empressement de Vienne (20 février) à consentir
cette surtaxe, dont on sait bien que l'Angleterre ne pourra pas
l'accepter sans gêne pour son commerce, sans crainte pour sa
sécurité en Egypte, sans discussions sur la durée du nouveau
tarif, le contrôle et l'attribution des revenus, etc. ! Et cette
question de la surtaxe, dont la Porte fait obstinément le corol-
laire de la réforme financière, fournit en effet, durant des mois
et des années (février 1905-avril 1907), le meilleur rempart
diplomatique aux défenseurs du statu quo.
Même quand les assaillants recourent à la force ouverte et,
gagnant le consentement de la Russie à leurs énergiques des-
seins, organisent une démonstration navale dont Vienne est
obligée de prendre le commandement, pour ne pas le laisser à
l'ennemi (décembre igoS); même quand l'occupation de
2l6 LA REVUE DE PARIS
Mételin et de Lemnos obligent le Sultan à reconnaître les com-
missaires financiers que l'Occident installe d'autorité en Macé-
doine ; même quand ces empêcheurs de pilleries et de complots
officiels se mettent à l'ouvrage et secouent l'inertie des agents-
civils : même alors la question de la surtaxe continue de pro-
longer le statu quo, car faute de ressources, dit la Porte, il est
impossible de payer les traitements des autorités et la solde des
troupes ; et les mangeries ordinaires sont triplées par le dénue-
ment de tous ces affamés, qui ne peuvent vivre que sur
l'habitant.
Mais Vienne sent la fragilité de ce dernier obstacle. Sa
position est tournée. Le monopole austro-russe est entamé,
presque ruiné : aux deux agents-civils du syndicat, il a fallu
adjoindre les quatre commissaires des autres puissances. Dans
ce qui reste de ce monopole, la suprématie de Vienne croule
aussi, depuis que la paix japonaise (août 1905) a rendu à
Pétersbourg quelque souci de son prestige et de sa clientèle
balkaniques... Et la conférence d'Algésiras (janvier-avril 1906)
vient exciter chez les « jeunes gens » un regain de convoitises,
en leur donnant le modèle d'une politique d'intervention et
l'espoir d'ententes nouvelles.
En cette conférence d'Algésiras, où Vienne derrière son allié
de Berlin tient la place de « brillant second », ses diplomates
tachent de prendre le rôle de modérateurs ; quand la Conférence
finit par ne plus disputer à la France et à l'Espagne leurs privi-
lèges de voisinage, ni à la France surtout — voisine terrestre
— son droit de pénétration pacifique, les puissances occiden-
tales proclament que la médiation autrichienne a eu sa grande
part en ce résultat. L'historien français de la Conférence,
M. André Tardieu, résume l'opinion que les envoyés de Paris
ont emportée de cette rencontre avec les envoyés de Vienne1 :
L' Autriche-Hongrie, durant les six premières semaines, ne fut
que l'alliée docile de l'Allemagne. Mais, pas plus que les autres puis-
sances, elle ne fut sourde à la leçon des événements et, comme elles,
comprit que, pour arriver à l'entente, on ne pouvait demander à la
France toutes les concessions. En élaborant le projet qui fut déposé
1. A. Tardieu, La Conférence d'Algésiras, p. 4 47.
—^
L OEUVRE DE M. D AERENTHAL
217
par le comte de YYelscrsheimb à la séance du 8 mars, elle remit en
marche, par un argument décisif, la négociation arrêtée par le refus
de M. de Radowitz. En chargeant le comte de Khevenhueller de
reprendre cette négociation avec M. Léon Bourgeois, elle prépara la
concession nécessaire à l'égard de Casablanca. Et les conseils qu'elle
donna à Berlin furent beaucoup dans l'évolution de l'Allemagne. A '
aucun moment d'ailleurs, le gouvernement autrichien ne fut l'ins-
trument du b/u/jT allemand. A aucun moment, il n'usa contre nous
de pression ni d'intimidation. A aucun moment, il ne nous dit autre
chose que la vérité, et cette diplomatie loyale fut apaisante.
Voilà, de Paris, un beau certificat, que Londres contresigne
avec de plus beaux éloges encore. Les « jeunes gens » de Vienne
l'empochent, avec l'idée d'en faire bon usage en leur temps ;
depuis 1906, jamais les discours officiels ou les communica-
tions particulières de leur diplomatie n'ont touché aux affaires
balkaniques sans quelque allusion directe ou détournée aux
affaires marocaines et aux services que Vienne a rendus et
peut encore rendre à l'œuvre franco-espagnole.
Or voyez la symétrie : islam marocain et islam balkanique ;
voisinage franco-espagnol et voisinage austro-italien; détroit
de Gibraltar et canal d'Otrante ; frontière oranaise et frontière
bosniaque; route de Tlemcen à Fez et route de Serajevo à
Uskub. Puisque la Conférence d'Algésiras a reconnu, avec la
légitimité de la pénétration pacifique, le quasi-monopole de
l'intervention aux deux voisins de terre et de mer, — surtout
au voisin terrestre, — pourquoi ne pas admettre, si Vienne sait
préparer l'avenir balkanique, comme Paris de 1901 à 1905 a su
préparer l'avenir marocain, si Rome accepte au delà de son
Adriatique le protectorat ou la surveillance d'un RifT albanais,
comme Madrid s'est réservé au delà de son Détroit la surveil-
lance de l'Albanie riffaine, pourquoi ne pas admettre que tôt
ou tard une autre conférence pourrait concéder à Vienne et
à Rome, aux deux voisins, — à Vienne surtout, voisine ter-
restre — l'exercice du « voisinage » ?
Au lendemain d'Algésiras , cette politique nouvelle est
apparue aux « jeunes gens » avec ses doubles conditions d'hos-
tilités possibles et d'amitiés nécessaires.
Malgré l'hostilité de Berlin, la France l'avait emporté à Algé-
3l8 LA REVUE DE PARIS
siras parla coalition des sympathies, des amitiés et des alliances
que, depuis cinq ans, elle avait groupées autour d'elle. L'Au-
triche avait-elle à prévoir quelque hostilité pareille? de Péters-
bourg peut-être; de Londres plus vraisemblablement.
L'hostilité de Pétersbourg serait d'avance écartée et, tout
au contraire, sa collaboration acquise, si quelque négocia-
teur habile resserrait encore l'entente austro-russe, non plus
pour l'inutile défense d'un statu quo% que les réformes occi-
dentales allaient renverser, mais pour la recherche d'un autre
équilibre où le « voisinage » de l'Autriche et ses conséquences
sur la Turquie d!Europe auraient pour corollaires le « voisinage »
de la Russie et ses conséquences sur la Turquie d'Asie.
L'hostilité de Londres ne serait tenace, que si l'échec des
réformes macédoniennes en 1908 ou 19 10, comme l'échec des
réformes arméniennes en 1896, ne donnait pas aux hommes
d'Etat et au peuple anglais la conviction que tout espoir d'une
Turquie régénérée, prospère, utile au commerce mondial, est
décevant et que, dans le monde turc, le seul remède aux
souffrances des peuples conquis, le seul terme aux embarras
dii trafic et de la mise en valeur, c'est peut-être la suppression
du conquérant, — le partage de l'empire ottoman qu'en
octobre 1895 Londres proposait aux cabinets européens.
L'hostilité de Londres dût-elle résister aux offres et aux
cajoleriçs d'une diplomatie patiente, briser même cette tradi-
tion d'amitié anglo-autrichienne, qui semblait être depuis un
siècle une des règles de la politique anglaise, et s'affirmer au
grand jour avec la même violence — chose peu vraisemblable
— que récemment l'hostilité de Berlin contre les désirs de
Paris : qu'importait encore au succès final, si Vienne avait
un solide appui de sympathies, d'amitiés et d'alliances?
Sur le modèle français, — c'est à Vienne que, toujours,
on a le mieux copié les articles de Paris, — il était facile
d'imaginer une combinaison adaptée aux besoins du Habs-
bourg. Modèle français : au centre, un syndicat franco-
espagnol pour l'exploitation du « voisinage »; un premier
revêtement d'alliance russe ; un second revêtement d'amitiés
anglaise et italienne ; un troisième revêtement de sympathies,
les unes fort actives, celles de Washington, les autres plus
réservées, celles de Vienne. Copie viennoise : syndicat austro-
L OEUVRE DE M. D AEHENTHAL 2I()
italien; alliance allemande; amitié russe; sympathies fran-
çaises que Ton éveillerait par le rappel des bons offices
d'Âlgésiras, que Ton rendrait actives par l'appât d'un règle-
ment définitif dans l'imbroglio marocain Et, sachant que
Londres ne s'est jamais entêtée à la défense des causes perdues,
les optimistes escomptaient que les sympathies ou la neutralité
de l'Angleterre viendraient parfaire au dernier moment la coali-
tion des bonnes volontés en faveur de l'Autriche.
Entre le modèle et la copie, la comparaison, même aux yeux
prévenus, ne tournait pas à l'avantage du modèle. Le long
passé de la Triplice ferait plus solides et plus compacts le
syndicat austro-italien et l'alliance austro-allemande. Plus
puissants et plus rapides, seraient les moyens d'action, grâce
aux forces complémentaires des deux syndiqués, à l'armée de
Tun, à la flotte de l'autre, grâce surtout à l'expérience de tous
deux dans les intrigues albanaises. Et combien plus concor-
dants, les intérêts de l'allié I Le Hohenzollern s'est posé en
ami du Turc, pour l'Asie, non pour l'Europe, sur le chemin
de Bagdad, non sur la route de Salonique ou de Stamboul :
en 1897, au lendemain des victoires thessaliennes, von
der Goltz exposait à ses lecteurs d'Allemagne et de Turquie
quel bénéfice leur vaudrait à tous une retraite des Turcs au-
delà du Bosphore, un abandon aux convoitises chrétiennes
de cette Europe maudite où les fils d'Osman ont gâché les
qualités foncières de leur race, où, sans avenir, ils continuent
héroïquement de gaspiller le meilleur de leurs ressources et de
leurs soldats... Et grâce au long passé de l'amitié austro-russe,
an plus long passé encore des sympathies austro-anglaises,
aux tout chauds témoignages des sympathies austro- françaises,
grâce surtout au profit sonnant que toucherait en fin de compte
tout participant de la combinaison viennoise, — de la table
des gros mangeurs, il tomberait des miettes aux petits Etats
balkaniques eux-mêmes; la Crète et Samos aux Grecs, quel-
ques cantons de haute Macédoine aux Serbes, de haute Albanie
aux Monténégrins, l'indépendance et quelque port de l'Archipel
aux Bulgares, — ne semblait-il pas qu'un jour proche ou loin-
tain, une conférence de Brindisi ou de Venise, sans les disputes
et les alarmes d'Algésiras, dût aboutir à la réglementation
conciliante du « voisinage » austro-italien ?
220 LA REVUE DE PARIS
Dans cette combinaison viennoise, la solidité de la Triplice
semblant à toute épreuve, une seule pièce pouvait sembler,
non pas faible ou chancelante, mais encore inégale au service
que Ton en attendait. Le continu et inébranlable dévouement
que Paris avait trouvé dans l'amitié de Londres, c'est à l'amitié
russe que Vienne aurait à le demander... Six mois après
Algésiras (octobre 1906), M. de Goluchowski tombant du
pouvoir était remplacé par M. d'Aerenthal, ambassadeur
d'Autriche-Hongrie à Pétersbourg.
M. de Goluchowski était tombé sous les coups des Hongrois.
Après une longue année de guerre ou de grève parlementaires,
(février igo5-août 1906), la « Coalition » de tous les partis
magyars avait forcé le Habsbourg aux concessions juridiques,
militaires et commerciales, qui devaient affranchir de plus en
plus la Hongrie du contrôle autrichien et transformer en
simple union libre, en union temporaire, le mariage des deux
conjoints. Les menées des pangermanistes dans certains can-
tons du royaume hongrois, les prétentions des Autrichiens à
imposer leur langue allemande et leur commandement aux
troupes hongroises, la tyrannie de la politique et de la « cul-
ture » germaniques, enfin les indiscrètes déclarations de
Guillaume II faisaient apercevoir aux Magyars un « danger
allemand » et c'est contre l'invasion germanique, maintenant,
non plus contre la rébellion slave, qu'ils entendaient défendre
leur indépendance.
Guillaume II, par ses trop cordiales dépêches et embras-
sades, avait désigné son cher « Golu » aux suspicions, puis
aux haines. Les Hongrois rejetaient sur le ministre la respon-
sabilité des refus et des dédains de François-Joseph à leur
égard. Ils lui reprochaient d'avoir, pour complaire à Berlin,
signé le traité de commerce entre l'Allemagne et l'Autriche-
Hongrie sans tenir compte de leur abstention, sans même
prendre leur avis. Les Délégations, réunies à Vienne en juin 1 906
après deux ans d'absence, avaient, trois jours durant, fait
passer le ministre « par les verges » (Spiessenlaufen, disait la
ysmmiam
r
l'oeuvre de m. d'aerenthal 221
Neue frète Presse) : « A Algésiras, disait l'un, l'Allemagne a
fait un saut dans l'inconnu et nous l'avons suivie. Que nous
importe que l'empereur allemand frappe sur l'épaule du comte
Goluchowski et lui dise : « Vous m'avez bien secondé! » —
« Nous n'avons plus aucune indépendance, disait l'autre;
nous sommes les satellites de la constellation allemande. » —
Et d'un troisième : « L'opinion hongroise estime que les
dépenses militaires sont dues surtout à la Tripiice et nous trou-
vions que la Wacht am Rhein sonne trop haut, de ce côté de
la Leitha. » Et tous regrettaient que l'acquiescement à tous les
désirs de Berlin rendît la Hongrie suspecte ou odieuse aux
Etats balkaniques, — sauf aux Roumains qui ne rêvaient que
reprises roumaines sur la Transylvanie hongroise. Conclusion
des plus défiants : « De même que le comte Andrassy a occupé
la Bosnie-Herzégovine, on paraît à Vienne poursuivre le but
caché de nous glisser jusqu'à Saionique. »
A ces Délégations de la double monarchie en juin-juillet, une
motion de blâme au comte de Goluchowski n'avait pas été
votée; mais en novembre, les Hongrois dans leur parlement
comptaient prendre leur revanche : le 21 octobre, le comte
de Goluchowski, assuré d'un vote de méfiance, donnait sa
démission; sans retard, sans une minute d'hésitation, on
installait en sa placé M. d'Aerenthal.
Aloïs de Lexa-Aerenthai, né le 27 novembre i854, attaché à
Paris en 1877, à Pétersbourg de 1878 à i883, chef du cabinet
de kalnoky durant six années (1 883-1 889), puis, de nouveau,
conseiller à Pétersbourg (1 889-1894), était devenu chef de
poste en 1895. Trois années de légation . en Roumanie
(novembre 1895-mars 1899), puis sept années d'ambassade en ,
Russie avaient ajouté, à la connaissance des choses russes
qu'il avait depuis vingt ans, le maniement et l'expérience la
plus complète de l'entente austro-russe : il en avait vu les
résultats sur les peuples balkaniques, chez l'un des peuples que
Vienne couvrait de son exigeante protection; il en avait dis-
cuté et peut-être développé les stipulations secrètes quand, en
1 902 , l'archiduc héritier était venu à'Pétersbourg la renouveler ;
il en avait assuré et, sous les apparences gardées, dirigé le
fonctionnement, quand les occupations et soucis de Péters-
1
222 LA REVUE DE PARIS
bourg avaient abandonné à la décision autrichienne la plupart
des affaires levantines. Cette ambassade lui avait gagné la
confiance de l'archiduc héritier : il était le grand homme , le
nouvel Andrassy des « jeunes gens », — et les « vieilles gens »
attendaient de lui l'union des trois Empereurs ressuscitée.
En cette fin de 1906, il pouvait sembler que Pétersbourg
hésitât dans le choix d'une politique nouvelle. La Russie,
après la paix japonaise (août 1905), avait eu son année
de recueillement, d'élections et de débats parlementaires, de
Douuias appelée et renvoyée. L'alliance franco-russe sem-
blait ébranlée par les prétentions de Paris à s'ingérer dans les
affaires intérieures de l'empire et par la trop prompte obéis-
sance de l'ambassadeur français aux instructions de son gou-
vernement (juillet 1906). Une entente anglo-russe semblait
amorcée : l'ambassade de Sir Ch. Hardinge (mai 1904-
juin 1906) et les sages conseils de sir Donald Mackenzie
Wallace portaient leurs fruits. Mais quelque désir que Londres
eût de cette entente, quelque modération courtoise et défé-
rente que la diplomatie anglaise — au rebours de la diplo-
matie française — mît dans l'exposé de ses désirs, deux condi-
tions fondamentales pouvaient déplaire à Pétersbourg :
l'Angleterre libérale déclarait ne pouvoir tendre la main qu'à
une Russie constitutionnelle, à un tsarisme parlementaire, —
d'apparence, sinon de réalité; et Londres ne pouvait accepter
qu'une politique de statu quo tant dans l'Extrême que dans
le Proche Orient : l'intégrité de la Chine, de l'Afghanistan,
de la Perse et de la Turquie était du moins la façade, derrière
laquelle on logerait les combinaisons et partages d'influence
diplomatique (Perse), de pénétration économique (Turquie
d'Asie) et de réformes radicales, — ceci pour la Macédoine.
Quelque désir que Pétersbourg eût aussi de l'entente,
quelque prudence et même quelque abstention que les
embarras et révolutions du dedans imposassent à sa diplo-
matie, il était visible pourtant que ces deux conditions de
Londres retardaient, empêchaient peut-être la conclusion
de l'accord : en mai, l'ouverture de la Douma, le renvoi du
comte de Lamsdorf et l'appel au pouvoir de M. Isvolski,
ministre russe à Copenhague, semblaient indiquer le triomphe
de l'impératrice douairière et du « parti danois », que l'on
r
L OEUVRE DE M. D AERENTHAL
223
disait acquis à l'influence anglaise; en juillet, le renvoi de
la Douma semblait rendre le pouvoir aux idées adverses, et la
flotte anglaise retardait sa visite. Dans la presse et dans les
conseils du Tsar, ne manquaient ni les défenseurs de la sainte
Russie contre la perversion des idées occidentales, ni les
patriotes, que les désastres et les hontes de Mandchourie
avaient assoiffés de prestige et de revanche, ni les traditionnels
exécuteurs testamentaires de Pierre le Grand, qui n'avaient
jamais oublié le chemin de Byzance. A tous ces « vrais
Russes )), l'union ou du moins la cordiale entente des Trois
Empereurs pouvait assurer la collaboration de Berlin et de
Vienne tant contre les révolutions et menées séparatistes de
la Pologne ou de la Finlande que pour une reprise de l'ac-
tivité russe dans l'empire ottoman.
La première démarche de M. d'Aerenthal ministre est une
tournée chez les Trois Empereurs : au sortir de son premier
entretien avec François-Joseph, il va présenter à Pétersbourg
ses lettres de rappel et rentre par Berlin. Dépêche au journal
le Temps de son correspondant berlinois :
A propos du voyage de M. d'Aerenthal à Saint-Pétersbourg et à
Berlin, un diplomate allemand me dit « que les rapports entre Vienne
et Pétersbourg deviennent plus étroits et qu'en même temps les
relations entre Berlin et Pétersbourg s'améliorent; mais ce n'est pas
une raison de parler de la restauration de la Sain te- Alliance, non
plus que de nous soupçonner de vouloir à notre tour « débau-
cher » la Russie; l'alliance franco russe est intacte.
La première dépêche de M. d'Aerenthal est pour Rome :
il promet à M. Tittoni, qui lui retourne pareille promesse,
de rétablir en leur cordialité les relations des deux gouver-
nements, que les bagarres de Fiume et de Zara ont failli
brouiller. Et tandis qu'il concède aux Hongrois la parité com-
plète dans toutes les affaires diplomatiques, — personnel,
emblèmes, langue, etc., — tandis qu'il ne refuse pas les entre-
tiens du roi Georges sur l'annexion de la Crète, il fait aux
Délégations (4 décembre 1 906) son premier exposé-manifeste :
La politique de la monarchie est une politique de continuité...
J'envisagerai comme mon principal devoir de cultiver soigneusement
avec l'Allemagne notre amitié étroite, basée sur la communauté de
*y
224 LA REVUE DE PARIS
grands intérêts... Mon récent séjour à Berlin et mes entretiens avec
le prince de Bulow m'ont donné le plaisir de constater l'accord
absolu de nos vues avec l'Italie. Lors de mon entrée en fonctions,
j'ai eu avec M. Tittoni un échange de vues amicales qui a démontré
une fois de plus, et sans équivoque, la cordialité des rapports.. -
Avec la Russie, une sincère amitié existe depuis plus de dix ans et
je suis convaincu que dans toutes les grandes questions les intérêts
de la Russie et de l'Autriche-Hongrie sont parallèles ; sur la base de
mes amicales conversations avec M. Isvolsky, nous pourrons compter
sur la collaboration des deux puissances dans les intérêts de la paix
et l'amélioration du sort des populations balkaniques... Avec les
puissances occidentales nos relations sont aussi cordiales que pos-
sibles. En ce qui concerne la Turquie, en se plaçant sur le terrain
du traité de Berlin et des programmes arrêtés à Vienne et à Miirzsteg,
l'établissement d'un budget macédonien peut être considéré comme
un grand progrès. Il s'agira maintenant de réaliser un autre point
du programme : la réorganisation de la magistrature.
Ces déclarations du 4 décembre valent à M. d'Aerenthal
l'approbation unanime des Délégations. Mais peut-être le
ministre n'a-t-il pas tout dit; le 20 décembre, une note
officieuse du Fremdenblatt annonce la formation du syndicat
austro-italien : « Si le maintien du statu qoo paraissait impos-
sible en Albanie, on y substituerait une autonomie sur la base
de la nationalité, les deux puissances étant d'accord pour que
ni Tune ni l'autre ne cherche de ce côté un accroissement de
territoire ». C'est exactement ce que, la veille, M. Tittoni
exposait, mais plus complètement, à la Chambre italienne.
Ayant rappelé l'accord intervenu entre le comte de Golu-
chowski et le marquis de Visconti-Venosta (dès 1 897-1 898,
Rome était participante, confidente au moins de l'entente
austro-russe), il ajoutait :
L'Italie a procédé jusqu'à présent en plein accord avec l'Autriche-
Hongrie. Elle fera de même à l'avenir. Les deux puissances sont
pleinement d'accord pour affirmer que, lorsque le maintien du statu
qtto ne serait plus possible en Albanie, elles doraient soutenir
ensemble une solution consistant dans l'autonomie politique de la
presqu'île des Balkans, sur la base du principe de nationalité. Et
ceci n'est pas un programme négatif; c'est un programme positif
dans toute l'étendue du mot.
VICTOR B^RARD
(Lu fin prochainement.)
L' Administrateur-Gérant : b. cassâbd.
r
? V.'
PÉCHERESSE'
I
— Les rats, houl les rats! — s'écria la belle madame
Tiralla qui se trouvait à la cave avec la servante.
Elles étaient descendues pour puiser la choucroute dans
le tonneau du coin ; la domestique tenait la lampe et madame
Tiralla portait l'écuelle de terre. Mais elle la laissa tomber en
poussant un cri perçant et elle leva ses jupes si haut qu'elle
découvrit ses jambes fines, ses pieds chaussés de petites mules
en cuir, ses bas à rayures de couleur et son pantalon blanc à
large broderie retombant sur les genoux.
— Où ça, des rats? (La servante montrait en riant toutes
ses larges dents blanches.) Je ne vois point de rats. Il n'y
a point de rats ici, Parti2. (Et elle regarda sa maîtresse de
côté, d'un air rusé.) Pani rêve : il n'y a rien de vivant dans la
cave, sauf Pani et Marianne ! . . . Ecoutez !
Elle inclina sa tête brune, puis la secoua et continua de rire.
Elle haussa la lampe, qui éclaira tout autour d'elle. Des
ombres glissèrent sur les parois noires, luisantes d'humidité,
firent apparaître les crevasses et les dégradations de la maçon-
nerie grossière et les angles profonds où collaient d'épaisses
toiles d'araignée. C'était la vieille cave d'une vieille maison,
i. L'original a paru sous ce tilre : Absolvo te.
Published, November fifteentk, nineteen hundred and eight. Privilège of
copyright in the United States reserved under the Act approved Marc h
tkird, nineteen hundred and five, hy la Revue de Paris.
a. Maîtresse.
i5 Novembre 1908. 1
• A'
1.
226 LA REVUE DE PARIS
et, de plus, une cave négligée. Rien n'était à sa place. Du
charbon et de la tourbe, pêle-mêle, s'entassaient près du ton-
neau à choucroute ; des bouteilles pleines gisaient parmi des
bouteilles vides. Les rayons de lattes qui jadis garnissaient
les parois de la cave n'étaient plus qu'un amoncellement de
bois pourri ; toutes sortes de vieilleries s'accumulaient entre
les pommes de terre, et des pioches cassées, des manches à
balai, des débris de vaisselle émergeaient du sable où, ça et là,
négligemment, on avait piqué une salade. Une odeur de pour-
riture emplissait la cave mal aérée, percée seulement d'une
lucarne exiguë, toujours close. La petite lampe brûlait tris-
tement, comme suffoquée par l'atmosphère viciée ; autour de
la silhouette vigoureuse de la servante et de celle plus menue
de la maîtresse flottait une lueur vaporeuse.
— Il y a pourtant des rats, ici... vois-tu?... entends-tu?...
hou ! (Madame Tiralla saisit le bras de sa servante en poussant
des cris aigus, tandis que ses yeux, étincelants dans son
visage pâle, se dilataient d'horreur.) En voici un qui court
là-bas! hou! l'affreuse bête!
Elle bondit en l'air, comme si un des monstres à longue
queue se glissait déjà sous ses jupes et la frôlait de son corps
chaud.
— Sainte Mère !
La servante, atteinte de la même épouvante que sa maîtresse,
laissa choir la lampe comme l'autre, un instant avant, avait
laissé choir son écuelle. Les ténèbres les enveloppèrent.
La maîtresse s'écria nerveusement :
— Stupide créature!
Elle avait levé la main pour frapper. La servante, comme
si elle devinait son intention, se baissa et fila obliquement;
bientôt on entendit son ricanement étouffé dans un coin
éloigné de la cave :
— Si Pani veut me battre... hihi!... je reste ici, hihi!
— Allons donc!... te battre! Je n'y pense même pas, —
répondit pour la rassurer la maîtresse; — viens seulement
ici! donne-moi ta main!
— Oh! non... Pani me battra tout de même... non, non!
— Donne-moi donc ta main! Je ne te ferai rien, idiote!...
Hé! Marianne, où es- tu?
PECHERESSE 22J
La belle madame Tiralla parut prise d'une terreur véri-
table, beaucoup plus sincère que celle de tout à l'heure. Sa
gorge se gonflait et s'abaissait avec rapidité; elle eut froid,
puis elle sentit que sa tête était brûlante. Hou! qu'il faisait
noir ! . . . comme dans la nuit du tombeau ! . . . Un frisson glacial
parcourut ses vertèbres. Ah! quelle horreur de se trouver
ainsi dans l'obscurité toute seule avec ses pensées!
— Marianne! — articula-t-elle d'une voix forte, qui résonna
sous les voûtes de la cave, — hé! Marianne, où es- tu donc?
Point de réponse.
— Marianne, je te ferai cadeau de mon tablier de soie qui
te plaît tant... Marianne, où es-tu, voyons?
— Mais je suis là, à deux pas de vous... ici, Pani, ici ! (La
main chaude de la servante empoigna les doigts mouillés de
sueur). Pour que Pani ne tombe pas, — chuchota-t-elle doci-
lement.
Elles parvinrent ainsi, la main dans la main, à l'escalier de
la cave.
— Jésus-Christ et sa Sainte Mère soient loués ! — balbutia
madame Tiralla en foulant la première marche de pierre glis-
sante.
Encore quinze marches, Dieu merci, et l'on serait en hautl
On reverrait la lumière. Et les idées sombres demeureraient
en arrière, dans les ténèbres... A mesure qu'elle montait,
sa terreur se dissipait, et c'est à peine si elle pouvait réprimer
un sourire : elle avait fait une belle peur à Marianne, qui
désormais croyait fermement aux rats! C'est pourquoi elle
ne la réprimanderait pas à cause de la lampe brisée. Main-
tenant il s'agissait de se plaindre beaucoup des rats afin que
bientôt on pût dire : « A Starydwor, dans la maison d'Antoine
Tiralla, il y a tant de rats qu'on les voit danser sur les bancs
et sur les tables, qu'ils viennent dévorer le froment dans la
grange, qu'ils ont déchiré dans l'armoire à habits la robe de
soie bleue à dentelles de madame Tiralla... » Ainsi tout irait
bien... oh I oui, très bien !
Elle poussa un grand soupir de soulagement et serra la main
de la jeune fille :
— Tu vois, maintenant, hein? incrédule, qu'il y en a, des
rats... et combien!
228 LA REVUE DE PARIS <
— Quand Pani dit qu'il y a des rats, il y a des rats, — fit
la servante avec soumission.
Madame Tiralla n'aperçut pas le sourire qui élargissait encore
la large bouche sous le nez camard, elle ne vit pas non pi as
l'éclair de ruse qui brillait dans les petits yeux enfoncés.
Ah 1 ah !.. . est-ce que la Pani la prenait pour une bête ?. . . Il
fallait absolument des rats par ici? la Pani le désirait, la Pani
voulait lui faire croire qu'il y avait des rats?... Bon pour des
imbéciles!... quant à elle, Marianne Sroka, elle était bien trop
maligne pour se laisser entortiller! La maîtresse avait probable-
ment ses raisons... car, des rats, ici, il n'y en avait past
Mais, comme elles arrivaient en haut, à la lumière du jour,
elle dit, en feignant de frissonner :
— Pani est blême de peur. Psia krew1, les saies bêtes!
Elles nous dévoreront encore les cheveux de la tête!
Madame Tiralla fit un signe d'approbation, puis elle dit :
— Tu viendras tout à l'heure dans ma chambre, je te don-
nerai le tablier que je t'ai promis.
— Et la dentelle, — demanda la servante, — la dentelle que
Pani m'a montrée l'autre jour? Je la coudrai à mon tablier!
— Ma dentelle... à ton tablier? (Le pâle visage de madame
Tiralla devint rouge de colère.) Es-tu folle?
— Ah! rien qu'un petit bout... il n'y en a qu'un si petit
bout! Qu'est-ce que madame pourrait en faire? ce n'est pas
la peine de le garder! (Et la servante éclata de rire :) Alors je
dirai que Pani me Ta donné parce que les rats le mangeaient,
il y a tant de rats... les rats dévorent tout ici!
Madame Tiralla tressaillit : quelle insolence!... que soup-
çonnait-elle cette fille? que savait-elle?...
Les deux femmes se regardèrent, quelques secondes, fixe-
ment, sans un mot, comme si elles voulaient se pénétrer jus-
qu'au fond de l'âme. Ensuite elle se mirent à sourire en
même temps, comme pour se tranquilliser réciproquement.
ce La Pani peut se fier à moi, — signifiait le sourire de la ser-
vante, — malgré ma bêtise : quand la Pani le veut, je n'entends
rien, je ne vois rien, je ne sais rien. »
Et le sourire de la maîtresse disait : « Elle est si bête!...
i. Juron polonais.
PECHERESSE 239
pourquoi la craindre? Elle ne remarque rien, elle a foi en ce
qu'on lui raconte ; et, même si elle remarquait quelque chose,
on rachèterait avec un tablier, un bout de ruban, un coupon
de dentelle, un demi-florin!... »
— Marianne, — fit madame Tiralla, — eh bien, nous avons
cassé l'écuelle et il n'y pas de choucroute pour le dîner!
— Pani n'a point à s'occuper de ça! (La bonne fille se mit
à rire de telle façon que ses petits yeux luisants disparurent
derrière ses pommettes saillantes.) Je redescendrai à la cave
avec une autre écueiie, toute seule... Pani n'a pas besoin de
s'effrayer à cause des rats... Et s'il (elle désigna, d'un mou-
Tement de tête, la porte de la pièce voisine), s'il demande
pourquoi la lampe et l'écuelle sont cassées, je lui répondrai
que les damnés rats m'ont sauté dessus, que Pani a été
mordue à la main, et moi, au nez... Il y a tant de rats ici
qu'on ne peut plus aller à la cave sans danger!
— Tu as raison ! — répliqua madame Tiralla avec satisfac-
tion. — Cette vieille maison devient inhabitable, avec toute sa
vermine. Et il y a aussi des cafards...
— Ils couvrent les murs, le soir, — interrompit vivementla
servante. — Le gospodarz l n'a qu'à venir voir, le soir, dans ma
cuisine, quand la lumière est éteinte; il fera lui-même :
« Hou! » lis vous volent sur la tête, au milieu de la figure,
contre le nez, les yeux, les oreilles, ils grouillent par-ci, ils
grouillent par-là. . . Hou !
Elle poussa un cri perçant et jeta son tablier par-dessus
sa tète.
— Psia krewl en voilà, du tapage!... Damnée femelle, fie
peux-tu pas tenir ta gueule pendant cinq minutes, les quelques
minutes que je veux dormir?
La porte de la chambre venait de s'ouvrir avec fracas, le
propriétaire Tiralla invectivait sa domestique d'une voix
furieuse. Mais, quand il aperçut sa femme derrière la servante,
il parla d'un ton plus doux, presque soucieux :
— Qu'y a-t-il, qu'y a-t-il?
Madame Tiralla avait gémi, comme prise d'une angoisse
subite.
i. Propriétaire, maître de céans.
a3o
LA REVUE DE PARIS
— Pourquoi criez-vous ainsi? Ma petite âme, pourquoi
cries-tu? qu'est-il arrivé? tu es toute pâlel Dis, Zoscha1,
qu 'est-il arrivé?
L'inquiétude de ce grand gaillard solidement charpenté et au
visage rouge brun était visible. D'un geste prompt, il remonta
son pantalon qui avait glissé, — car Zoscha ne pouvait souffrir
qu'il se mît un peu à Taise et qu'il ôtât ses bretelles : — ce Pouah,
un vrai paysan! » disait-elle alors. — Il s'approcha d'elle vive-
ment :
— Qu'est-il donc arrivé, voyons?
Les prunelles sombres de sa femme se fixèrent sur lui :
— Sainte Mère, encore les rats! — balbutia-t-elle.
Et elle parut chercher un appui autour d'elle.
M. Tiralla se mit à rire avec bonhomie :
— Des rats? Mais, petite femme, partout où il y a des porcs,
il y a des rats : pourquoi n'y en aurait-il pas ici, dans la
ferme? Si ce n'est pas plus grave que ça!... Je pensais que tu
avais vu Plucka la Courte2, ou bien, dans la cave, Babok,
l'homme noir. . . Pourquoi n'as-tu pas dit : « Les bons esprits
louent Dieu » ?. . . les rats aussi se seraient enfuis !
— Ne blasphème pas! — fit-elle, glaciale. — Dieu te
punirait !
Et, comme il voulait l'enlacer en badinant et passer sa main
énorme et poilue sous le menton de madame Tiralla, elle
recula et fondit en larmes. La main droite devant ses yeux,
elle ta ta sa jupe de sa main gauche pour y chercher un mou-
choir qu'elle ne trouva pas tout de suite : alors elle se couvrit
la face de son tablier et elle sanglota violemment. Il essaya
en vain de retirer le tablier qu'elle pressait contre sa figure
avec une force dont on n'aurait pas cru capables ses doigts
minces, remarquablement soignés pour des doigts de paysanne.
Il était consterné :
— Petite âme, petite colombe! Mais, Zoscha, qu'as-tu donc?
Il tenta inutilement de voir son visage.
— Damnée femelle, qu'est-ce que tuas à ricaner? — cria-t-il
soudain à la servante qui n'avait pas bougé et riait de tout son
i. Diminutif de Sophie, en polonais.
2. Un fantôme à pattes de poule.
r
PECHERESSE ^3l
coeur. — Que le diable t'emporte, toi ! c'est toi qui as contrarié
la maîtresse !
— Non, non, Panje \ ce n'est pas moi! Ce sont les rats, je
vous le jure. Que le gospodarz descende lui-même à la cave,
il Terra comme ils courent et sautent. Et il verra les cafards
dans ma cuisine, par. cent mille, cent mille millions... ils
finiront par tomber dans le manger de Pan Tiralla. Le maître
verra bien !
— Tu oses !
M. Tiralla leva sa lourde main contre la servante, mais
celle-ci évita le coup avec autant d'adresse que tout à l'heure.
Elle se baissa derrière sa maîtresse comme derrière un
rempart, et c'était si drôle que l'intraitable homme éclata d'un
rire sonore :
— Tu n'as pas besoin d'avoir peur, sotte I — fit-il avec
bonhomie, — je ne te battrai pas. Et je sais bien que tu as
beau être un gibier du diable, tu ne mettras pas d'ordures
dans mon assiette !
— Non, non! — assura-t-elle naïvement, — je ne ferai pas
cela!
Et elle revint à sa place.
11 pinça de sa main velue la joue ferme de Marianne; ses
doigts rudes imprimèrent une trace blanche, puis une cuisante
marque rouge, mais elle se laissa faire, tranquillement : non,
le gospodarz n'était pas méchant! Il valait même beaucoup
mieux que sa femme ! . . . Marianne pensa tout à coup qu'il était
à plaindre, et elle se pressa un peu contre lui en lui jetant,
entre ses paupières mi-closes, un regard plein de promesses...
Si le vieux voulait... eh bien, elle voudrait bien aussi!
Mais Tiralla n'avait d'yeux que pour sa femme. Il continuait
à mendier un regard. Il y avait quelque chose de ridicule dans
la manière dont cet homme corpulent et déjà grisonnant
s'occupait de cette femme délicate et mignonne.
— Mais Zosia, Zochna, Zosieczka 2, qu'as-tu donc? Regarde-
moi, ma colombe, ne pleure donc pas!
11 avait enfin réussi à écarter le tablier de ce visage, il appro-
i. Panjey Pan, — maître.
2. Diminutifs de Sophie.
232 LA REVUE DE PARIS
chait déjà sa bouche de cette joue; mais Zo'sia bondit en
arrière, les yeux étincelants, comme une chatte irritée :
— Tu m'as fait mal!... Pouah! tu sens le fumier, le tabac/
et i'eau-de-vie par-dessus le marché! Tu pues, espèce de
paysan I
Elle cracha.
— Zoscha, — dit-il avec tristesse, — comme tu me parles ! . .
Je n'ai bu qu'un seul petit verre, vraiment un seul, aujour-
d'hui, je te le jure par la Sainte Mère et son Fils!
— Ne souille pas la Sainte Mère par tes invocations, — fic-
elle, incisive. — Blasphème plutôt, afin qu'elle t'expédie plus
vite en enfer! Je ne te pleurerai pas, va!
— Quoi?... qu'est-ce que je t'ai fait? — balbutia-t-il, épou-
vanté. — Je ne t'ai pourtant rien fait. Je t'ai acheté autant de
robes que tu en as voulu ; je t'ai menée au bal, aussi souvent que
tu le désirais; je t'ai permis de danser avec qui te plaisait; je
n'ai jamais dit « non » quand tu disais « oui »... et tu me
parles si vilainement!... Tu es malade, ma chère, j'enverrai
chercher le docteur!
— Oui, malade! — sangiota-t-elle. — Tu m'as rendue
malade! toi, toi, toi! (Elle se précipita sur lui comme si elle
voulait lui enfoncer ses ongles dans la figure.) Je ne t'aime
pas... j'ai horreur de toi... je te hais!
Sa voix était stridente, ses yeux flamboyaient. Elle se frappa
la poitrine du poing, puis elle plongea ses dix doigts dans ses
beaux cheveux lisses et les mit en désordre. Tout son corps
frêle tremblait et chancelait; ensuite elle pâlit tellement qu'on
eût dit qu'elle allait s'évanouir.
La servante ouvrait de grands yeux : qu'est-ce qui lui pre-
nait? Etait-elle bête, était-elle bête! Qu'avait-elle besoin de
crier dans la figure du maître ce qu'il remarquait bien sans cela !
Enfin elle lui déclarait franchement sa haine, et lui, le pauvre,
que faisait-il?... Fallait-il rire ou pleurer? Marianne Sroka ne
savait si elle devait penser : « Quel triple imbécile ! » ou désirer:
« Si seulement j'avais un mari ou un amant comme lui!... »
Car il était la bonté même, le Gospodarz, il ne serait pas pingre
envers elle et ses deux petits... Cette femme était par trop
méchante, elle n'était, par Dieu, pas digne d'un si bon
mari ! . . .
r
PÉCHERESSE 233
La manière dont sa femme se conduisait envers cet homme
était une honte ! Elle l'avait donc ensorcelé pour qu'il se laissât
malmener ainsi ?. . . Il aurait mieux fait d'ôter sa lourde pantoufle
de cuir à talon de bois pour lui en frapper la tête que de con-
tinuer à l'écouter et à la regarder comme s'il mendiait et sup-
pliait... Oui, oui, naturellement, le doute n'était plus possible :
cette petite femme, cette chèvre maigre, avait ensorcelé ce
gros homme... C'était une sorcière qui pouvait se changer en
chatte ou passer par la cheminée sur un manche à balai. Voilà
ce qu'on devrait dire au curé : il saurait bien mettre fin à ses
manigances! Ou bien, non... mieux encore... elle, Marianne,
se chargerait de la chose : ainsi le remerciement de Pan Tiralla
serait pour elle seule. Avec le bout de sa chemise, elle lui
essuyerait trois fois le front, et il serait désensorcelé... Qui sait
alors ce qui arriverait?... peut-être chasserait-il cette méchante
femme, qui priait dans une chambre à part et lui fermait la porte
au nez!... Elle, Marianne ne fermerait pas sa porte... Est-ce
qu'il n'était pas fort comme un bœuf et n'était-il pas tout à
fait considéré? Malgré ses cheveux ébouriffés et déjà gris et
ses yeux chassieux, il avait de la prestance. Et il possédait
de l'argent, ah ! tant d'argent ! Le cœur de la servante battait
de convoitise... Avec cet argent-là, il y avait de quoi acheter
tous les magasins de Gradewitz et de Gnesen et, qui sait? ceux
de Posen aussi... Et dire que cette femme, cette sorcière-là,
hériterait de tout cet argent, lorsque son mari serait mort ! ... Et
la servante loucha de telle façon vers sa maîtresse que son joli '^
visage en devint laid. 7!
Madame Sophie Tiralla pleurait toujours. Elle ployait les %<
épaules en avant et baissait la tête comme si tous les maux du '^
monde pesaient sur elle. Le gospodarz n'avait pas recommencé M
ses tentatives de réconciliation : il restait devant elle stupéfait
et perplexe; ses yeux bleuâtres, somnolents, erraient de sa '^j
femme à sa servante et de sa servante à sa femme. |
— Si seulement je savais, Zoscha? dit-il enfin doucement, If
Mon Dieu, je ne t'ai pourtant rien fait! Qu'est-ce qui peut
bien t'avoir fâchée? Quel pou t'aura encore couru sur le
foie?
La servante éternua avec bruit. Tout cela lui paraissait si
drôle qu'elle ne pouvait contenir sa joie : « Un pou! ha! ha!
i
234
LA REVUE DE PARIS
un pou!... » Elle enfonça son poing dans sa bouche et le
mordit pour ne pas éclater de rire.
Un regard furibond de sa maîtresse tomba sur elle :
— Qu'est-ce que tu te permets?... A l'ouvrage! Dalej,
dalej!*
La servante fut prise de peur. Le regard de la maîtresse était-
il assez méchant ! on eût dit de l'acier !
— Oh ! le mauvais coup d'œii ! — murmura Marianne en
cachant son visage dans sa manche.
Puis elle pensa :
ce Aïe! maintenant elle ne me donnera plus le tablier de
soie!... »
Au fond, il valait mieux encore demeurer en bons termes
avec la maîtresse, puisqu'elle seule commandait dans la maison.
Alors Marianne bredouilla, pour s'excuser :
— Que Pani me pardonne ! c'est si amusant d'entendre le
gros gospodarz se comparer à un petit pou!... je ne peux
pas m'empêcher de rire 1
Elle se mit à rire avec une telle gaminerie que madame Zosia
en fit autant. Il y avait quelque chose d'impitoyable dans la
gaieté de ces deux femmes:
M. Tiralla ne le comprit pas de cette façon : il était content
de voir sa Zozia mieux disposée. Comme si rien ne s'était
passé, il la prit par la main et l'entraîna dans la chambre.
Elle ne résista pas. Puisque, malgré tout, il ne voulait pas
s'apercevoir qu'elle le détestait, pas même lorsqu'elle le lui
criait en pleine figure, il faudrait bien qu'il le sentît! Un
sourire cruel souleva un instant sa courte lèvre supérieure
et, en même temps, des larmes reparurent dans ses yeux. Ah !
comme elle le haïssait !
Lorsqu'elle fut assise à côté de lui, dans la chambre (d'abord
il avait essayé de l'attirer sur ses genoux, mais elle s'était
placée entre le mur et la table de façon qu'il ne pût aisé-
ment s'approcher d'elle), des pensées traversèrent sa tête avec
une effrayante rapidité, des pensées qui lui étaient venues
souvent et qui toujours faisaient trembler son cœur. Elle restait
assise en silence.
i. « Allons, allons! a en polonais.
r
PÉCHERESSE 235
D'ailleurs il ne lui demandait pas de conversation, pourvu
qu'elle fût là, pourvu qu'il eût le sentiment qu'il n'avait qu'à
étendre le bras pour la saisir, l'étreindre... et, quand même
elle s'y refuserait... après tout, il était le plus fort.
M. Tiralla s'était jeté de toute sa longueur sur le banc du
poêle; à peine parvenait-il à y caser ses membres volumineux.
Il soupira : ce matin-là, il avait déjà piétiné ses champs, il avait
constaté que ses hivernaux poussaient bien et entendu battre
en mesure les fléaux dans la grange ; il était resté un grand
moment dans l'écurie à regarder ruminer les vaches et il avait
donné une claque amicale à ses deux superbes chevaux. . . Ah I
quelle journée! Il méritait bien le droit de se reposer un peu.
Du reste, il y avait de la neige dans l'air et dehors la solitude
était immense, épaisse et grise : comme il faisait meilleur
dans la chambre chaude, en attendant qu'on apportât le
fjarschtsch1, les choux et la saucisse; et ensuite on était mieux
encore, on se couchait jusqu'à ce qu'il y eût de nouveau à
manger ou jusqu'à l'heure d'aller au cabaret du village. Là-
bas, il rencontrait les notabilités de l'endroit, quelquefois
même M. le curé, qui ne dédaignait pas de vider un -erre et
de causer. Un homme tout à fait sociable, ce curé, et bien
moins sévère que Zosial II ne lui venait pas à l'idée, comme
à elle, d'accuser M. Tiralla d'impiété!... Vraiment, Zosia
exagérait! N 'allait-il pas à la messe tous les dimanches? On ne
pouvait pas exiger qu'il y allât chaque jour : ne se levait-il pas
déjà assez tôt sans cela, été comme hiver ? Et n'avait-il pas ses
images de saints accrochées dans sa chambre et ne consen-
tait-il pas toujours à donner tout ce que l'Eglise lui demandait?
Etait-il nécessaire d'être un sournois pour cela?. .. Et lorsqu'on
a une jolie femme, on peut bien en jouir un peu. . . C'est pour-
quoi elle aurait de la peine à le noircir auprès du curé, qui
savait parfaitement ce qui est dû à un homme bien portant.
M. Tiralla s'étira puissamment, puis il tendit les bras :
— Viens ici, ma petite âme !
— Qu'est-ce que tu veux?
11 perdit tout son courage quand il entendit cette voix
glaciale.
i. Soupe an lait et à la betterave.
236 LA REVUE DE PARIS
— Pourquoi me parles-tu ainsi? — dit-il doucement. — Je
voulais seulement te demander si tu désires une robe neuve
pour la Saint-Etienne... Ou bien qu'est-ce que tu dirais d'une
paire de boucles d'oreilles ?. . . ou aurais-tu envie de quelque
fourrure lorsque nous irons à Posen, au marché des domes-
tiques?
— Je n'ai besoin de rien, — répondit-elle, du même ton
froid.
— Réfléchis seulement, tu trouveras bien quelque chose !
reprit-il, de plus en plus encourageant. Dis seulement I... Rien
ne me sera trop cher pour toi. Viens, petite femme, viens
donc ici !
Il tendit de nouveau les bras. Mais elle ne bougea point.
— Tu ne veux pas de robe neuve? J'ai vu de magnifiques
étoffes à Gnesen. Rosenthal a exposé dans sa vitrine des
choses superbes ! ... du drap cerise, avec une garniture de galons
noirs — La préfête en porte comme ça, le dimanche... Zosia,
voudrais-tu avoir la pareille?
Les yeux de Zozia commençaient à luire. Des robes neuves,
une robe comme une dame distinguée ! . . . Un moment, l'envie
la posséda ; mais soudain la lueur dans ses yeux s'éteignit :
que lui importait une robe, avec un semblable mari? Elle
secoua énergiquement la tête :
— Je n'en veux point !
Ainsi il n'arrivait pas à son but. Malgré sa répugnance à se
lever, M. Tiralla vit bien qu'il serait obligé de le faire pour se
couler auprès d'elle derrière la table et l'attirer de force. Et
si elle criait, la colombe : « Va-t'en I laisse-moi! » — il lui fer-
merait la bouche avec des baisers.
M. Tiralla posa en jurant un de ses larges pieds sur le sol.
Il était furieux de se déranger, mais il ne pouvait résister à son
désir : elle était trop ravissante. Il se leva tout à fait, en gémis-
sant.
Elle lui jeta un regard de terreur. Oh ! il allait encore
l'entourer de ses bras, — ces bras blancs et gras couverts de
duvet, ces bras auxquels sa mère l'avait livrée, alors qu'elle
ne pensait qu'aux saints et au Seigneur Jésus et qu'elle ne
souhaitait pas d'autre époux... Maintenant elle n'était plus ni
jeune ni innocente et... une idée subite la fit tressaillir... Ah!
r
PÉCHERESSE 237
si, de cette manière, elle pouvait l'amener à acheter du poison ! . . .
de la mort aux rats!... Elle en avait déjà parlé, mais il n'avait
jamais consenti : il ne croyait pas aux rats. Et, alors même
qu'ils lui sauteraient au nez, il n'introduirait pas de poison
dans la maison, il y répugnait. Mais elle ne pouvait se pro-
curer du poison pour la vermine de la ferme sans un papier
signé du propriétaire.
Elle frémit, comme saisie d'horreur. — oh! les rats! — Puis
elle se leva en hésitant, se rassit indécise, retomba presque
lourdement à sa place, se donna une saccade, se releva promp-
lement, alla vers son mari et s'installa sur ses genoux.
11 fut interdit de ce changement; mais bientôt il devint
radieux : de longtemps elle n'avait été aussi aimable. Elle lui
grattait légèrement la tête et il penchait le front contre sa
tendre gorge qu'il sentait palpiter :
— Ton petit cœur bat bien fort.
Elle dit laconiquement :
— Je crois bien !
Puis elle baisa la raie de ses cheveux et le caressa :
— Mon vieux chéri ! tu veux donc m'acheter une robe,
Yraiment, une robe neuve ?
Il fit signe que oui, vivement : il était trop heureux pour
parler.
— Je voudrais bien, — continua-t-elle en pressant davan-
tage sa tête contre la poitrine de son mari, — je voudrais bien
porter une robe rouge cerise garnie de galons noirs, comme
la préfète. Quand les gens de Gradewitz et tes connaissances
de la ville me verront ainsi, ils diront : « Gomme le rouge
va bien à la Tiralla ! . . . Que cet Antoine Tiralla a donc une jolie
femme! »
Il sourit avec complaisance.
— Mais à quoi cela me servirait-il? — poursuivit-elle en lais-
sant tomber sa voix ; — les rats me dévoreraient bien vite
ma robe !
— Au diable les rats! laisse-les courir! (Malgré sa ten-
dresse, il s'emporta : elle l'avait par trop souvent tourmenté avec
ses rats.) Que le diable t'emporte, toi et tes éternels rats !
Jamais il n'introduirait du poison chez lui; plutôt mille
rats qu'un grain de poison ! Un malheur était si vite arrivé !
a38
LA REVUE DE PARIS
Mais elle ramena de nouveau avec force la tête de son mari
contre sa poitrine. Il dut rester ainsi : les doigts qui jouaient
dans ses cheveux le retenaient captif.
Il bégaya comme un enfant :
— Laisse les rats. . . donne-moi un baiser. . . là. . . là ! . . .
Il montra une place derrière son oreille droite, derrière son
oreille gauche, les yeux clos, elle pressa la bouche sur ses
cheveux, où de-ci, de-là, la peau malpropre luisait.
Elle respira profondément, en tremblant, comme si elle
étouffait. Ses yeux fermés s'ouvrirent tout grands et regar-
dèrent fixement un point, toujours le même... Oui, cela
devait êtrel... Puis, tandis que son visage, qu'il ne voyait
pas, se crispait de répulsion, elle dit d'une voix câline :
— Chéri, veux-tu dormir?... Appuie-toi sur mon brasl...
Marianne se tirera d'affaire toute seule : je reste avec toi!
Ah! mon cher, j'ai si peur! (Et elle l'enlaça de si près que
son corps tiède s'enroula au corps du gros homme.) Les
rats... ah! (Elle poussa un soupir tremblant.) Ces horribles
rats!... Chéri, n'est-ce pas tu mettras du poison?... de la mort
aux rats?... mais bientôt... autrement, je mourrai de peur!
II
La maison du propriétaire Tiralla se trouvait à l'écart, avant
le village, dans la vallée du Przykop, près des grands pins.
Starydwor était une ferme de belle mine et bien des gens de
Starawies enviaient madame Tiralla : elle avait été extrêmement
pauvre; fille d'un maître d'école, c'est à peine si elle avait eu
six chemises et un char de meubles en se mariant, et voilà
qu'elle possédait tant d'argent ! Mais personne, même parmi
ceux qui l'aimaient le moins, n'aurait pu dire qu'elle n'était
pas fidèle à son vieux mari.
Le propriétaire Tiralla était déjà d'un certain âge quand il
l'avait épousée; il était veuf, en outre, et père d'un grand fils.
On prétendait que la jeune femme avait eu de la peine à se
faire à cette vie, mais qu'elle s'en accommodait maintenant.
Du moins M. Tiralla, qui devenait gros et gras, disait à tous
ceux qui avaient cherché à le dissuader d'épouser cette fil-
r
PECHERESSE tôt)
lette de dix-sept ans que sa Zosia était la plus délicieuse petite
ménagère qu'il y eût sous le soleil et qu'il se sentait aussi
heureux qu'un ver dans le lard. Et il répétait cela encore après
quinze années de mariage. Elle lui avait jeté un sort. Ses yeux
de velours sombre, qui luisaient dans son visage blanc, le
rendaient fou : il ne pouvait pas lui en vouloir de ce qu'elle
le blessât si souvent. Et, quand il y réfléchissait sérieusement,
ne valait-il pas mieux, finalement, qu'elle fût si prude et si
réservée? Il en avait assez connu, de celles qui se suspendent
au cou des hommes!... Sa première femme même, la défunte
Hanusia, n'avait pas été un modèle de chasteté.
Et combien sa Zosia était jolie ! Il se sentait prodigieusement
flatté de ce qu'on ne l'appelait jamais autrement que la « belle
madame Tiralla ». Quand il traversait Grade witz en voiture
(lui, sur le siège, elle derrière, dans la briska, avec son voile
et son boa de plumes), toute la rue était en émoi. A Gnesen
même, les officiers qui dînaient à l'hôtel se précipitaient à la
fenêtre et allongeaient le cou pour voir passer la belle madame
Tiralla... Alors M. Tiralla faisait claquer fièrement son
fouet : qu'ils l'enviassent seulement ! Ils ne savaient pas (per-
sonne ne le savait) que souvent, le soir, quand il s'appro-
chait d'elle, il recevait dans la poitrine un coup si brutal
qu'on ne l'aurait jamais cru donné par cette femme délicate.
U se consolait en se disant, une fois pour toutes, que sa
Zosia n'était pas tendre, mais qu'elle était pourtant une déli-
cieuse petite femme, et que les mets apprêtés par elle étaient
doublement savoureux. Et elle était aussi belle qu'au premier
jour; plus belle peut-être, après la trentaine, qu'autrefois lors-
qu'elle était si mince et si menue, pesant à peine cent livres, si
légère qu'on l'aurait portée sur la main.
Il l'aurait volontiers parée de couleurs voyantes, comme un
cheval de traîneau, mais elle avait du goût. Cela provenait de
ce qu'elle était instruite : elle parlait couramment l'allemand
et l'écrivait même sans une faute ; elle savait par cœur des
poésies entières ; elle pouvait causer de Berlin sans y être jamais
allée. Et cela faisait beaucoup d'impression sur M. Tiralla.
Gnesen, Posen et Breslau étaient de grandes villes, sans
doute, mais Berlin, Berlin ! M. Tiralla regardait sa femme avec
émerveillement : à côté d'elle, il se trouvait très ignorant,
2^0 LA REVUE DE PARIS
quoiqu'il eût, dans son temps, fréquenté l'école d'agriculture
de Samter et qu'il s'entendît très bien à tirer parti des cinq
cents arpents qu'il avait hérités de son père. Ses enfants,
le fils du premier lit et la petite Rose, n'auraient pas besoin
plus tard de gagner leur pain chez des étrangers ; mais, avant
tout, sa bien-aimée Zosia serait à l'abri, s'il mourait : comme
il l'avait promis à la veuve du maître d'école avant le mariage,
il avait fait son testament en sa faveur.
Madame Kluge avait pu fermer tranquillement les yeux, son
œuvre accomplie. Elle qui, autrefois, faisait partie de la meil-
leure société de Breslau et qui, par son mariage avec le maître
d'école, avait dû vivre dans la gêne, au fond des plus misérables
trous polonais, avait par son intelligence et sa prévoyance
préparé à sa fille le sort le plus brillant. Madame Kluge n'avait
jamais souffert que la petite Sophie jouât dans la rue avec les
autres enfants. Zosia portait toujours des bas et des souliers :
on serait plutôt mort de faim à la maison ! . . . Et, lorsque Zosia,
devenue grande, alla au cathéchisme pour la première commu-
nion, elle fut la favorite avouée de M. le Curé. Madame Kluge
était une pieuse chrétienne, la plus pieuse de Gradewitz. Tandis
qu'elle cousait pour les femmes des propriétaires, elle remuait
toujours les lèvres en priant. C'est ainsi, par sa couture et peut-
être par sa dévotion, qu'elle avait fait la connaissance de la
femme de M. Tiralla. N'était-ce point par une grâce spéciale
du Seigneur que M. Tiralla était venu chez elle, un jour qu'elle
travaillait à la dernière robe que devait lui commander madame
Hanusia? 11 avait amené sa femme en voiture, et, comme il
faisait un froid terrible, il était descendu aussi et avait laissé
son cheval seul dehors. C'était à peine s'il pouvait passer par la
porte basse et il remplissait la petite chambre. La jeune fille,
qui tendait des épingles à sa mère pendant l'essayage, avait
reçu un mark' — et un regard qui l'avait fait rougir et baisser
les yeux, sans qu'elle comprît pourquoi.
Sophie Kluge était étrange : aucun jeune homme du voisi-
nage ne pouvait se vanter d'avoir obtenu d'elle la moindre
faveur. Elle ne savait pas même pourquoi les garçons et les
filles s'esquivaient dans les champs, le soir, pourquoi leur
chant montait, nostalgique, vers le ciel étoile. Sophie aux
yeux noirs et au blanc visage, — que ni le soleil ni l'air de
PÉCHERESSE 24l
la campagne n'avaient bruni, car elle se tenait toujours avec
sa mère dans la chambre, — Sophie était pieuse, si pieuse que
le curé, qui était encore jeune et avait un visage de Christ,
s'occupait d'elle avec un soin tout particulier. Il recevait la
fillette de onze ans dans son cabinet de travail, où sa vieille
gouvernante n'osait pénétrer que trois fois l'an. Là, il lui
parlait des joies angéliques et du divin Fiancé ; il s'exaltait avec
elle aux images célestes qu'il évoquait.
Madame Kluge était fière de l'affection que le prêtre témoi-
gnait à sa fille, mais le souci de son âme ne lui faisait pas
oublier les choses terrestres. Elle avait connu, dans sa pauvre
vie, trop de privations et de renoncements : il était impossible
qu'elle ne souhaitât pas des jouissances à son enfant. Il lui
sembla voir un avertissement des saints dans le fait que madame
Tiralla accoucha avant terme et mourut sans avoir étrenné sa
robe neuve. Ainsi M. Tiralla redevenait libre, et, lorsqu'il
reparut chez la couturière pour lui payer cette robe, la judi-
cieuse femme ne fut pas sans remarquer le regard bienveillant
que le veuf jeta sur la jeune beauté. Madame Kluge savait que
sa fille était belle, et, lorsque M. Tiralla lui dit : « Votre fille
est diablement jolie! » elle répondit : « Oh!... elle est encore
si jeune!... » Et comme il reprenait: « Psia krew! que c'est
triste de rester seul dans cette ferme déserte ! » la rusée insinua :
« M. Tiralla se remariera... Il y a assez de veuves et de vieilles
filles qui seraient bienheureuses d'épouser M. Tiralla! » Il se
mit en colère : il ne voulait ni veuves ni vieilles filles, son désir
allait vers les plus jeunes.
Sophie s'était réfugiée en pleurant au presbytère, quand sa
mère lui avait dit : « Monsieur Tiralla veut t' épouser, réjouis-
toi! » Non, elle ne le voulait pas, non elle ne se marierait
d'ailleurs jamais.
Maintenant encore, après quinze ans écoulés, madame Tiralla
ne pensait pas sans une immense amertume à la manière dont
on lavait traitée. Sa mère l'avait importunée de ses prières et
de ses larmes : « Nous serons à l'abri du besoin », et, comme
elle secouait toujours la tête négativement, elle avait reçu des
gifles à droite et à gauche, à tort et à travers, et cet ordre
rigoureux : « Tu épouseras M. Tiralla! » — Et son ami, mon-
sieur le curé?... Ah! madame Zosia se revoyait dans la pièce
i5 Novembre 1908. a
3^2 LA REVUE DE PARIS
silencieuse, où, si souvent, à genoux, elle avait écouté, les joues
brûlantes, les yeux ravis, les légendes des saints. Elle sentait
encore dans ses mains l'ourlet de la soutane noire, mouillé de
ses larmes : « Non je ne veux pas, Votre Révérence, je ne peux
pas! » Monsieur le Curé ne lui avait-il pas fait jurer de rester
vierge, de mériter ainsi une place au ciel? Elle avait baisé ses
mains : « Aidez-moi, conseillez-moi. . . » Alors, elle ne savait pas
elle-même ce qui s'était passé en elle : elle s'était soudain relevée,
toute tremblante, et, dans son trouble, précipitée vers la porte,
en cachant sa face agitée d'émotions dont elle ne se doutait
pas jusque-là, qui l'envahissaient subitement et l'étourdissaient
presque. Tout à coup, elle n'était plus une enfant; elle était
brûlante, enfiévrée d'un désir dont elle prenait seulement cons-
cience. Quelle félicité pourtant que d'être une... son élue! de
vivre dans cette chambre paisible, avec les saints!... Parmi ses
rêves confus, elle voyait la silhouette de son ami divin se con-
fondre avec celle de son ami terrestre... Ah! qu'il était doux,
qu'il était beau! ses mains étaient comme de l'ivoire, ses joues
comme du velours. Et son baiser!...
Au lieu de cela, M. Tiralla était venu...
Madame Tiralla avait dans sa chambre à coucher un prie-
dieu, placé au pied d'une sainte image, qui représentait le Sei-
gneur Jésus tenant devant lui son cœur enflammé. Le curé de
sa jeunesse avait quitté Starawies depuis longtemps, mais elle
priait toujours beaucoup. Ce matin-là, en se levant, son pre-
mier regard alla vers le tableau. La veille, M. Tiralla, dans la
joie d'avoir retrouvé la tendresse longuement attendue, s'était
enivré. Elle se signa, puis elle se glissa, pieds nus, vers le prie-
dieu, s'agenouilla et pria longtemps.
M. Tiralla lui avait fermement promis hier, dans ses
bras, qu'il ferait atteler, et qu'il irait lui-même à Gnesen
chercher le poison pour les rats. Elle s'étonnait du calme
qu'elle ressentait. Si son cœur battait, ce n'était pas de peur,
mais seulement d'espoir... Quinze ans, Jésus, Marie! quinze
longues années ! . . . Tandis que ses pensées accompagnaient déjà
son mari sur la route de Gnesen, à la pharmacie, ses lèvres ne
cessaient de s'agiter doucement et murmuraient des prières;
elle les pressa avec force Tune contre l'autre ; sa bouche prit
r
PÉCHERESSE 2^3
une expression inexorable. Elle oublia qu'elle priait. Des
imprécations sauvages montèrent en elle, des accusations
furieuses. Sa mère, qui l'avait vendue comme un jeune veau,
— pourquoi ne pas appeler les choses par leur nom? — sa mère
était morte. Elle n'avait pas joui longtemps de sa petite maison,
de ne plus être obligée de faire éternellement des robes pour
les femmes des propriétaires, à vil prix. Elle n'en avait pas
joui longtemps, et c'était bien fait pour elle.
Une sorte de satisfaction brilla dans les yeux de la fille :
tout ce que sa mère avait retiré de son marché avec M. Tiralla,
elle avait dû le laisser derrière elle. Mais l'autre coupable...
l'acheteur? M. Tiralla était gros et gras, il n'avait pas encore
l'air d'aller bientôt se faire ronger par les vers !
— Jésus-Christ ! Sainte Mère !
Elle éleva ses mains jointes. Elle ne savait trop comment
exprimer par des mots son unique prière. 11 était épouvantable
de dire : « Faites-le mourir! il doit mourir!... » C'était comme
si elle se mettait nue devant la mère de Dieu et devant Jésus-
Christ. Non, cela n'était pas possible!
Perplexe, elle laissa retomber ses mains : comment faire
alors? Mais une idée lui vint : qu'avait-elle besoin de tout
raconter aux saints? Pourquoi les importuner? Pourvu qu'elle
s'assurât leur assistance en priant : « Sainte Marie, vierge
pure, oh! que ta puissance divine et celle des saints fasse
qu'il aille enfin chercher le poison, la mort aux rats!... » Puis
elle se tournait vers le fils de Marie : « Jésus-Christ, assis
sur le très haut trône à côté de ta très sainte Mère, fais qu'il
ne rebrousse pas chemin! qu'il ne réfléchisse pas en route! Je
t'en prie ! je t'en supplie ! . . . »
Elle tordit ses mains et versa des larmes brûlantes ; elle se
frappa la poitrine, si violemment qu'elle se fit mal. Tout ce
qu'elle avait souffert avec M. Tiralla et tout ce qu'elle aurait
encore à souffrir!... Il ne la laisserait jamais tranquille... Non,
elle ne voulait pas de lui, elle avait horreur de son contact...
ah! si seulement elle avait pu entrer au couvent, comme elle
s'y trouverait bien!... Tout lui revenait impétueusement, et
tout l'emplissait d'épouvante, comme au soir de son mariage,
lorsque son mari, excité, à moitié ivre, l'avait prise dans ses
bras, comme lorsqu'elle s'était sue enceinte, comme lorsque
244 LA REVUE DE -PARIS
la sage-femme avait mis la petite créature vivante contre sa
poitrine. Elle s'était ressaisie, elle avait toléré cela, bien qu'un
torrent d'eau glacée l'eût envahie lorsqu'elle avait senti la petite
bouche avide sur son sein. Mais quand M. Tiralla s'était
approché du lit où elle était couchée, si fragile, si abandonnée,
et avait souri joyeusement : « Psia krew! nous avons bien
travaillé!... » alors elle n'avait plus pu se contenir. Elle avait
poussé un cri, un cri plaintif et pourtant perçant, et s'étail
cabrée de tout ce qui lui restait de force ; le bébé avait vagi
et gémi comme un jeune chat. La sage-femme était accourue
tout effrayée et avait fait le signe de la croix : elle avait dû
penser que les krasnoludki, les méchants nains, avaient voulu
emporter la nouveau-née; elle avait jeté son chapelet autour
du cou de l'enfant et arrosé le lit de l'accouchée avec de l'eau
bénite. Madame Tiralla avait éclaté en sanglots désespérés,
sans fin... Là-dessus, elle avait été malade, si malade que
M. Tiralla, inquiet, ne s'était pas contenté d'appeler le docteur
de Gradewitz, mais aussi celui de Gnesen. Les deux médecins
avaient assuré qu'il n'y avait aucun danger, que la jeune
femme n'était que faible et nerveuse. M. Tiralla n'avait pas
compris...
Madame Tiralla se releva : il était grand temps que son
mari se mît en route! il était probablement encore au lit!...
Elle s'habilla avec une hâte furieuse ; elle se coiffa avec rtioins
de soin que de coutume : ses mains tremblaient, tant elle était
pressée. Elle n'entendait aucun bruit de roues : la voiture n'avait
sans doute pas encore été tirée de la remise... Mon Dieu, il
dormait encore !
Elle jeta une jupe sur elle, ne prit pas le temps de bou-
tonner sa blouse et courut dans le vestibule pavé de briques,
vers la chambre où elle était entrée en fiancée tremblante, où la
petite fille était née... Mon Dieu! il était encore étendu dans
le large lit et il ronflait!
— Lève-toi!
Elle le pinça par les épaules et le secoua.
Les cheveux gris de M. Tiralla se hérissaient comme des
poils de brosse sur son front. Elle le trouva hideux. Et quelle
odeur dans cette chambre ! ça sentait l'ivrogne ! . . . Ces exha-
laisons ignobles venaient de lui!
r
PECHERESSE 2^5
Aucune pitié n'attendrit le regard de madame Tiralla : droite
comme un cierge, elle se tenait devant le lit, et, les yeux étin-
celants, elle examinait son mari des pieds à la tête : — c'est là
qu'il serait étendu, bientôt!...
Elle faillit pousser un cri de joie : elle se mordit les lèvres. . .
Silence! silence! qu'est-ce que la servante penserait, si elle l'en-
tendait!... Elle l'empoigna de nouveau avec plus de vigueur,
et le secoua si fort qu'il s'éveilla en sursaut.
M. Tiralla fixa devant lui des yeux encore troubles : « Qui
était là? Pourquoi ne le laissait-on pas dormir en paix? il avait
encore sommeil »
— Lève-toi, — vociféra-t-elle, — il est temps de partir!
grand temps !
— Qui est-ce qui doit partir? Pas moi! — bégaya-t-il en
retombant, ivre de sommeil, sur son oreiller.
A était trop lourd pour qu'elle entreprît de le soulever ; elle
avait beau crier et le secouer, il ne bougeait pas. Alors, furieuse,
elle lui versa de l'eau glacée sur la figure : ce fut efficace.
Réveillé tout à coup, il ouvrit les yeux :
— Ah! petite colombe, viens-tu?
Il lui tendit les bras, tendrement. Elle lui donna une tape
sur les doigts :
— Laisse ces bêtises, — dit-elle froidement; puis sa voix se
fit plus chaude : — Tu m'as promis d'aller à Gnesen... il est
temps!
— A Gnesen?... Gnesen? Je n'irai pas... je n'ai rien à y
faire!
11 ne se souvenait plus de rien. Ce qu'il avait promis la veille,
dans l'ivresse, était oublié aujourd'hui.
Elle pensa avec désespoir que tout était à recommencer.
Elle s'assit sur le lit. Et, serrant les dents, elle entoura son
mari de ses bras et le tourmenta :
— Tu me l'avais promis. . . tu voulais aller à la pharmacie. . .
les rats... à cause des rats... souviens-toi donc... les rats!
— Qu'est-ce que ça me fait! (Il rit bruyamment.) Tant que
les rats ne viennent pas dans mon lit, ils ne me gênent pas!
Il l'embrassa.
Elle ferma les yeux, elle était pâle comme une morte...
Soudain elle s'évada de ses bras ; elle fixa sur lui ses yeux noirs :
2^6 LA REVUE DE PARIS
— Si tu ne vas pas maintenant à Gnesen, — dit-elle lente-
ment, tout doucement, mais en articulant chaque syllabe, —
j'irai me noyer dans la mare profonde, là-bas, sous les pins.
Je ne peux plus vivre ainsi. Si tu ne t'en vas pas, je m'en irai!
Il était consterné : que disait-elle donc, d'un ton si étrange,
que voulait-elle dire?. . . Des folies ! Mais il se décida pourtant.
Il se leva en jurant et en pestant :
— Psia Kreiv! quelle bêtise d'introduire du poison dans
la maison, pour ces deux ou trois rats!... On les abat tout
simplement avec un gourdin !
Il essaya de la persuader; il proposa de rester une nuit
entière dans la cave pour faire la chasse aux rats.
Mais elle persista dans ses exigences :
— Tu me l'as promis I tu me l'as juré!... Je ne te croirai
plus jamais, puisque tu es parjure. Je ne te permettrai plu»
jamais de toucher seulement mon petit doigt, puisque tu
attaches si peu d'importance à tes promesses !
— C'est bon!... oui, oui, j'y vais, — dit-il enfin. — Pour-
quoi tant de discours?
Découragé et de mauvaise humeur, il mit ses bottes.
Elle l'aida dans cette besogne, lui tendit obligeamment son
habit. Mais, comme il avait déjà passé ses bras dans les man-
ches, il les retira :
— Je n'irai pas. A quoi bon?... Nous mettrons des
trappes, oui, oui!... Appelle Jendrek, qu'il aille en acheter...
Deux, trois, autant qu'il en faudra... Qu'il aille les chercher
tout de suite à Gradewitz. Appelle-le!
Elle ne bougea pas ; elle était si effrayée qu'elle tremblait :
est-ce qu'il allait lui échapper au dernier moment?
Il frappa du pied : si elle n'y allait pas, il appellerait lui-
même le valet de ferme. Il se dirigeait déjà vers la porte.
Alors elle lui barra le chemin, se jeta sur sa poitrine, à demi
évanouie, totalement épuisée :
— Je... je serai... si tu me fais ce plaisir... je... je...
serai si bonne, moi aussi, pour toi!...
M. Tiralla était sur la route de Gnesen. Madame Tiralla
avait aidé elle-même à atteler; et elle avait caressé tendrement
le cheval, en lui murmurant à l'oreille :
r
PÉCHERESSE 2^7
— Cours, mon petit cheval, cours !
Puis elle s'était appuyé contre le mur de l'écurie pour ne
pas tomber, car ses genoux tremblaient toujours et son cœur
battait comme un oiseau déçu à qui Ton ouvre la porte de
sa cage et qui, au moment de s'envoler, la trouve fermée.
Elle n'avait recouvré un peu ses forces qu'à l'instant où
M. Tiralla avait paru sur le seuil de la porte, botté, éperonné.
Tandis que le domestique tenait le cheval par la tête, pour qu'il
n'avançât pas avant que M. Tiralla fût sur le siège, elle s'était
approchée de la voiture et avait tendu la main à son mari :
« Bon voyage ! ... » Il y avait une vraie sollicitude dans sa
voix, et ses yeux, qui pouvaient être si indifférents, s'étaient
levés vers lui avec une promesse.
Il avait excité son cheval par un clappement de langue :
« Hue, hue!... »
11 était pressé de revenir I II fit claquer joyeusement son
long fouet. Puisqu'elle y tenait, il pouvait bien lui être
agréable, à sa douce petite femme, à sa Zosia!
Madame Tiralla avait longuement suivi son mari des yeux;
pour la première fois depuis quinze ans, elle éprouvait une
sorte d'affection à son égard, une affection reconnaissante.
Elle reprit haleine et rentra dans la maison.
Tout était si tranquille, si vide! comme si M. Tiralla ne
lavait jamais remplie de sa grosse voix et de sa corpulence. La
servante était allée aux champs quérir des pommes de terre ;
les valets étaient dans la grange, Rozyczka à l'école. Madame
Tiralla était toute seule.
-Ah!
Elle poussa un profond soupir en levant les bras et elle
courut par la chambre, comme si elle voltigeait. Qu'elle
était bien, oh! qu'elle était bien! Il y avait une éternité qu'elle
ne s'était sentie aussi bien!... Elle traversa la vaste pièce
et l'examina. Là, où se trouvait son lit, elle placerait un
canapé : c'était la plus belle pièce de la maison, elle en ferait
un salon... Ou bien, lorsque Mikolaï aurait terminé ses trois
ans de service militaire, il pourrait l'occuper. Elle ne la
demandait pas : sa petite chambre à coucher lui suffisait
amplement.
Elle s'assit rêveusement sur une chaise, près de la fenêtre,
2^8 LA REVUE DE PARIS
et regarda dehors l'étendue couverte de neige. Du village,
dont on apercevait d'habitude les cabanes aux toits de chaume
et l'imposante auberge aux murs de briques, rien n'était
visible : les flocons tourbillonnants voilaient tout. Quelle tour-
mente! que de neige, quelle neige épaisse!... Si cela conti-
nuait ainsi, M. Tiralla renoncerait à son voyage. N'entendait-
on pas un tintement de grelot, le grelot du petit cheval
qu'elle avait harnaché elle-même?
Effrayée, elle sursauta : il ne reviendrait pourtant pas bre-
douille à cause de la bourrasque?
Elle pressa ses mains sur son cœur battant; la tête penchée
en avant, elle écouta, mais bientôt, tranquillisée, elle sourit :
ce n'était pas dehors que résonnait ce bruit de grelot, c'était .
là, là, dans ses deux oreilles! Et maintenant, le tocsin se
mettait de la partie. Une chaleur soudaine lui monta à la
tête, elle saisit son front à deux mains, comme pour l'em-
pêcher d'éclater... Hélas! elle avait si peur tout à coup!...
Qu'avait-elle fait?... que voulait-elle faire encore?...
Elle promena ses regards craintifs autour d'elle ; le silence,
la solitude, l'épouvantaient subitement. Que dirait-elle au fils,
quand il reviendrait du service militaire ? Qu'est-ce qu'elle lui
raconterait au sujet de son père? La croirait-il? Ne s'en irait-
il pas la montrant du doigt : « C'est elle, c'est celle-là qui est
la coupable!... » Oh! quelle terreur l'envahissait! D'où lui
venaient tout à coup ces pensées? Elles ne lui étaient jamais
encore venues!
Elle se leva d'un bond et s'élança vers la cuisine : la solitude
la chassait, la tourmentait, la torturait. Mais la cuisine aussi
était vide, la servante n'était pas encore de retour. Madame
Tiralla se blottit en frissonnant au coin de l'âtre... A quelle
distance pouvait-il bien être déjà? Était-il arrivé à Gnesen?
Non, non, ce petit cheval ne trottait pas si vite!... Et pour-
tant, pourtant, c'était bien possible : ne lui avait-elle pas donné
un morceau de sucre et ne l'avait-elle pas caressé? Il devait
trotter bravement... Et si M. Tiralla était arrivé à Gnesen, s'il
était déjà entré à la pharmacie, s'il le portait déjà sur lui, le
poison, la mort aux rats?... Elle ne put retenir un cri d'effroi.
Qu'avait-elle fait ?
— Hélas, hélas!
-M
PÉCHERESSE M 9
Elle prit sa tête à deux mains en gémissant. Mais elle n'avait
encore rien fait de mal : de quoi avait-elle peur?. . .
Mais elle le ferait 1
Avec un geste de confiance, elle se redressa, sortit de son
abattement; elle passa sa main sur son front, retira les cheveux
qui le couvraient... Oui, elle le ferait, car elle avait prié pour
cela. Il n'y avait plus à revenir en arrière : les saints l'avaient
entendue. Autrefois, quand elle- était petite, monsieur le curé
ne lui avait-il pas dit : « Chaque fois que tu pries, tu es
entendue »?... Sa prière était déjà arrivée au trône du Très-
Haut. Elle n'y pouvait plus rien changer. Gela devait être. Si
les saints n'avaient pas été d'accord, M. Tiralla ne serait pas
parti pour Gnesen, malgré son insistance, malgré toutes ses
caresses !
Cette certitude la tranquillisa. Elle se mit à inspecter
tous les recoins de la cuisine, pour voir si la servante n'avait
pas réservé quelque nourriture à un de ses amoureux. C'était
une personne si légère I Vraiment, si ce n'était par charité
chrétienne, pour ne pas la rejeter dans la misère dont
M. Tiralla l'avait sauvée, on aurait dû la chasser au plus
vite. Ses deux mioches, qu'elle avait eus avec Dieu sait qui, ne
lui suffisaient pas encore. En somme, c'était une honte de
garder une fille pareille dans sa maison!
Et pourtant madame Tiralla fut contente lorsqu'elle vit
rentrer Marianne avec un panier plein de pommes de terre.
Elle était heureuse de ne plus se sentir seule; elle oublia de
gronder, quoiqu'il sonnât déjà midi et que les pommes de terre
ne fussent pas encore sur le feu.
La servante avait vu partir M. Tiralla (pour Gnesen, lui avait
dit Jendrek) : alors, à quoi bon se dépêcher? Elle s'arrangerait
bien avec la Pani, et, pourvu qu'elle fût de son avis, elle ne
serait pas grondée... Qu'est-ce qu'elle pouvait bien avoir, la
Pani, avec ses rats? Elle avait forcé le maître à aller chercher du
poison : autrement, pourquoi l'aurait-elle câliné ainsi? — Est-
ce que Marianne n'avait pas écouté hier à la porte? — Comme
elle lui avait tourné autour! elle avait ronronné comme une
chatte qui se met en boule... De la mort aux rats... Malheur!
Il semblait à la servante qu'elle aurait dû rappeler son
maître : « Halte ! ne partez pas ! » quand elle l'avait vu monter
Ubo LA REVUE DE PARIS
en voiture. Mais enfin, que lui importait tout cela? Tant pis
pour lui, s'il n'était qu'un ânel... Ensuite, elle l'avait com-
plètement oublié derrière le mur de l'écurie avec son amoureux
Jendrek. Tout lui revenait seulement à cette heure alors qu'elle
rentrait à la cuisine, où se trouvait sa maîtresse.
— Le maître est sorti, — dit madame Tiralla.
Et, sans attendre une question de Marianne, elle continua :
— Il est allé à Gnesen! (Puis, rougissant de son mensonge) :
Il veut regarder des étoffes d'hiver chez Rosenthal, pour un
costume !
La servante ne disait toujours rien, ne faisait que des signes
de tête ; elle se mit à peler rapidement les pommes de terre.
— Il passera aussi à la pharmacie pour prendre de la mort
aux rats!
Elle ne pouvait s'empêcher de le dire ; cela se pressait sur
ses lèvres, malgré elle : le mutisme de la servante l'excitait
à parler. Pourquoi cette fille se taisait-elle si longtemps, que
pensait-elle ? Madame Tiralla fut prise d'un tremblement.
La servante leva la tête :
— Alors la Pani peut être contente ! (Elle soupira et baissa
les yeux :) Pauvre monsieur!
— Comment?... que veux-tu dire? « Pauvre monsieur »?...
Elle trembla davantage.
— « Hé! est-ce qu'il n'est pas un « pauvre monsieur » quand
il* est obligé de sortir par un temps pareil?
Et Marianne sourit.
Ce sourire était-il innocent ou malicieux? Madame Tiralla
se cassa la tête à se le demander... Non, non, il n'était
qu'innocent! Mais la peur qui l'avait envahie ne la quittait pas.
Par Dieu, il fallait qu'elle fût bien avec la servante et que,
malgré sa répugnance, la débauchée devînt son amie! Elle
alla donc dans sa chambre, pendant que Marianne surveillait
silencieusement sa marmite sur le feu, puis revint avec un
châle écossais qu'elle aimait à jeter sur ses épaules :
— Là, — dit-elle en le mettant à la servante, — il fait ffoid,
et je vois que tu n'as rien de chaud!
— Padam do nog ! l (Comme un éclair, Marianne pirouetta,
i. « Je vous baise la main! >
r
PÉCHERESSE 25l
s inclina et baisa les genoux de sa maîtresse.) Un beau châle ! .. .
un si beau châle ! . . . Que tous les saints le rendent à Pani ! . . .
Qu'elle soit bénie jusqu'à la fin de ses jours I Comme il me va
bien! Qu'il est doux, qu'il est chaud! Et si bariolé!
Rayonnante comme un enfant qui reçoit un cadeau, elle
baisa aussi le châle et se mit à danser dans la cuisine.
Non, il y avait rien à craindre de celle-là! Madame Tiralla
devint tout à coup de très bonne humeur. Et elle n'était ni
assez vieille ni assez hébétée pour ne pas comprendre la joie de
cette pauvre fille. Elle mêla ses rires aux siens. C'est ainsi
qu'elles apprêtèrent le repas de midi...
Lorsque Rozyczka arriva en retard de l'école, exténuée par
sa marche dans la neige et affamée, sa mère, bien disposée, lui
prépara une friandise : une omelette dorée avec de la mousse
aux framboises. Ensuite les deux femmes se firent du café
très fort, dont elles réservèrent un petit pot pour M. Tiralla,
et elles lui tiédirent son lit au moyen de briques chaudes.
III
Rozyczka (son nom de baptême était Rosa, mais on l'appe-
lait toujours Rozyczka) était la benjamine de son père; — son
« portrait », disait madame Tiralla d'un ton étrange. Oui, la
fille avait les yeux bleus de son père, quoique un peu moins
pâles et humides, ses cheveux, de même, qui, avant de se
décolorer, avaient été d'un blond roux : c'est pourquoi aussi
Madame Tiralla s'était détournée cent fois, lorsque la fillette,
grimpée sur les genoux de sa mère, cherchait à lui caresser la
joue de ses petits doigts.
Mais, ce soir-là, madame Tiralla était d'humeur plus tendre.
La fillette la regarda avec étonnement quand elle sentit la
douce main dans ses cheveux, et elle se pressa contre elle, les
yeux brillants de reconnaissance.
M. Tiralla était de retour de Gnesen et il semblait à sa
femme qu'une étoile planait au-dessus de la maison, éclairait
le chemin qu'elle devait suivre... Il y avait en elle une sérénité
qu'elle n'éprouvait plus depuis longtemps.
M. Tiralla lui avait présenté le petit paquet de la pharmacie,
202 LA REVUE DE PARIS
comme s'il lui offrait une boîte de bonbons, joliment enve-
loppé dans du papier de soie et attaché avec du ruban rouge,
Lorsqu'elle le dénoua, une tête de mort grimaça sur le cou-
vercle, et elle lut : « poison », en laissant retomber la boîte
sur la table et en poussant un cri.
— Tu vois! toi aussi, tu as peur! — dit M. Tiralla.
Ah! comme il la connaissait mal!... Peur, elle!
— Comment fait-on, comment fait-on? — demanda-t-eUe
brusquement.
Il lui donna les indications, avec un air d'importance, car
le pharmacien lui avait recommandé une prudence extrême.
A personne d'autre qu'à lui, le propriétaire Tiralla, avait-il
dit, il n'aurait donné un pareil poison, même contre ordon-
nance. On répandait cette poudre blanche, en apparence
aussi inoffensive que du sucre fin, sur des petits morceaux de
viande crue, que l'on posait dans les coins : pas un rat ne res-
tait vivant.. . Ou bien, on pouvait aussi éparpiller de ce froment
qui ressemblait à s'y méprendre à du froment ordinaire, sauf
un léger reflet rougeâtre...
— Mais de la prudence, ma colombe!... Zoscha, tu vas
me jurer sur ton salut éternel que tu seras très prudente!
Saisi d'une terreur subite, M. Tiralla essuya la sueur qui
mouillait son front : il avait chaud, tout à coup, malgré
la neige qui couvrait son coi de fourrure et son bonnet.
Il ôta son pardessus et s'étira avec effort, tandis qu'elle,
immobile, debout près de la table, contemplait de ses yeux
ardents le paquet qu'il venait d'apporter.
— Lequel des deux est le plus actif ? dit-elle rêveusement;
la poudre ou le froment?
— Les deux, les deux, — assura- t-il d'une voix craintive. —
Le froment est dangereux, mais... Sainte Mère! l'autre est
encore pire... il suffit de s'en mettre un peu sur le bout de la
langue pour être perdu! C'est un poison terrible : de la stry-
chnine! (Il frissonna.) Ah!... et dire que j'ai apporté ça à la
maison!... le diable m'a traîné là-bas!... Donne-moi ça!
Il saisit la boîte sous les yeux de sa femme et courut vers
lé poêle où craquaient des bûches flambantes.
— Es-tu fou?
Elle avait compris son intention : il voulait jeter la boite
PÉCHERESSE 253
au feu. D'un bond, elle lui barra le chemin, la lui arracha et
la cacha dans sa poche.
— Donne-la-moi, donne-la-moi! — cria-t-il.
Elle lui rit au nez.
Alors il commença de geindre : « Hélas! hélas! qu'avait-il
fait? Quelle bêtise que d'introduire ça dans la maison! Mainte-
nant on n'aurait plus une heure de tranquillité; constamment
il faudrait penser qu'un malheur pouvait arriver... »
— Mais pourquoi donc, — dit-elle avec calme, en le consi-
dérant de ses yeux noirs, — pourquoi un malheur?
— Hélas! hélas! — gémissait-il, en se prenant la tête.
Elle sut le consoler. H était comme un enfant. Il demanda à
être caressé, ce qu'elle lui accorda. Ensuite il désira être mis au
lit : il devait avoir bu, quoiqu'il le niât. La servante vint aussi
pour aider à le déshabiller; elle lui ôta ses grandes bottes,
pendant que Zosia l'entourait de ses bras et qu'il appuyait la
tète sur son épaule.
Lorsqu'elles l'eurent couché, elles étaient toutes deux
rouges et échauffées, tant il les avaient pincées en badinant
et s'était montré volontairement maladroit.
Puis il fit venir Rozycka, qu'il n'avait pas vue de toute
la journée : elle- était déjà partie pour l'école, qu'il ronflait
encore, et n'était pas encore de retour quand il avait quitté la
maison. Maintenant il réclamait sa tendresse.
Elle savait bien de quoi il s'agissait : elle devait s'asseoir sur
le lit, passer ses bras minces au cou de son père et presser sa
joue fraîche contre ce visage rouge. Alors il lui murmurait
cent noms de cajolerie : il l'appelait son petit renard, son
étoile, son oiselet, son petit soleil, sa consolation, sa balsa-
mine, son ange gardien, sa clef du ciel... Et la petite souriait
et le câlinait de ses mains douces. Elle l'aimait tant! Elle lui
prodiguait tout ce qu'elle ne pouvait donner à sa mère, à qui
elle vouait un culte secret. Est-ce que tout le monde ne disait
pas : « la belle madame Tiralla »? et le maître d'école ne la
préférait-il pas, elle, Rozia elle-même, à toutes les autres,
parce qu'elle était la fille de madame Tiralla?... Rozia savait
qu'elle n'était pas jolie; du moins elle ne se trouvait pas jolie,
lorsqu'elle dénouait ses nattes crêpelées, d'un blond cuivré,
devant la glace. Les cheveux de sa mère étaient noirs comme
254 LA REVUE DE PARIS
de l'ébène et lisses comme de la soie, et ce visage pâle, aux
joues légèrement roses, lui paraissait doublement beau en
comparaison du sien, semé de taches de rousseur. L'adoles-
cente avait un ardent désir d'être belle ; et elle éprouvait une
certaine mélancolie et du découragement de ne pas le devenir,
malgré toutes ses prières. Chaque soir, elle s'agenouillait
devant son lit, dans la chambre qu'elle partageait avec
Marianne, et elle élevait ses mains suppliantes, sans savoir
exactement tout ce qu'elle souhaitait.
Marianne aussi était une fervente chrétienne et, souvent,
quand elles étaient couchées depuis longtemps, elle racontait à
la fillette excitée toutes sortes d'histoires de miracles, de con-
jurations, de guérisons, tous les événements merveilleux qui
s'étaient passés dans la contrée.
Les petits doigts de Rozyczka se cramponnaient avec force à
ceux de la servante, et elles se mettaient toutes deux à prier
avec ardeur. Qu'est-ce qu'elles avaient de mieux à faire dans
la solitude de la nuit, entourées des mauvais esprits qui peu-
plent les ténèbres, qui surgissent de toutes parts, même des
poitrines humaines? La prière seule pouvait les sauver... Et
elles priaient, priaient... Alors, des gouttes de sueur mêlées de
larmes coulaient sur la face délicate de Rozyczka. Ahl si la
madone pouvait venir et la prendre sous son manteau bleu ! . . .
Elle avait si peur et si mal ! Elle ressentait des douleurs à la
tête, dans le dos et à la poitrine; son cou se resserrait, c'est
à peine si elle pouvait avaler ; ses yeux brillaient de fièvre.
— Sainte Marie, mère de Dieu ! (Les yeux craintifs de l'en-
fant, qui voyaient à peine plus loin que l'édredon, tant elle
se cachait sous les couvertures, demeuraient fixes dans l'obscu-
rité.) Que tous les bons esprits louent Dieu!... Je te salue,
Marie, mère de Dieu!...
Ah! elle était là, debout, qui lui faisait signe!... Tout à
coup, les ténèbres n'étaient plus les ténèbres, le battement des
doigts contre la vitre et le gémissement du vent autour de
la maison perdaient leur horreur... Ah! que la Madone était
bonne, douce et belle! Elle prenait l'enfant sous sa protec-
tion et lui souriait, jusqu'à ce que ces yeux brûlants se fer-
massent, jusqu'à ce qu'un rêve délicieux vînt emplir cette
âme d'émerveillement...
PÉCHERESSE 255
Tout en jouant avec Rozia, ce soir-là, M. Tiralla se mit à
geindre de nouveau :
— Oh! qu'ai-je fait! je n'ai plus une heure de tranquillité!
C'est le diable qui s'en mêle !
La petile, alors, dit avec le plus grand sérieux :
— Pourquoi as-tu peur? Appelle la Madone : elle t'envelop-
pera dans son manteau bleu... Moi aussi, j'ai peur, souvent,
mais ensuite je ne crains plus rien... Veux-tu que je l'appelle?
— Oui, oui ! — fit-il vivement.
Etil murmura à l'oreille de l'enfant, si doucement que Zozia,
qui écoutait debout devant la table, ne put rien comprendre :
— J'ai peur, je ne sais pourquoi. Prie, prie!
Rozia se glissa au bas du lit, s'agenouilla sur le prie-Dieu et
éleva ses mains jointes à sa bouche pâle. Elle pria avec ferveur.
C'étaient les vieilles prières, redites mille fois, récitées machi-
nalement; mais, sur ses lèvres elles acquéraient une solennité
nouvelle. La voix frêle de la fillette devenait plus sonore
et pins profonde. Ses cheveux roux, plus légers, bouffaient
autour de ses tempes; à la lueur de la lampe, ils semblaient
une auréole.
Madame Tiralla leva la tête et regarda sa fille. Elle tres-
saillit, arrachée aux pensées qui tourbillonnaient en elle
avec une violence irrésistible. Elle regarda Rozia et son père :
non, Rozia n'était pas tout à fait le portrait de monsieur
Tiralla... elle avait aussi quelque chose de sa mère!... Et
madame Tiralla se sentit soudain rajeunie de vingt ans; elle
se vit dans le paisible cabinet de travail du curé et elle entendit
les choses merveilleuses qui l'avaient si fort attachée à lui ;
maintenant encore, elle éprouvait cette sensation d'ivresse,
connue autrefois en l'écoutant.
Ah! oui, celle-là, cette fillette-là, par Dieu, elle se ferait
religieuse! On couperait ses cheveux crêpés qui brillaient
à la clarté de la lampe, on la coifferait du voile d'épouse du
Seigneur; un bandeau de toile couvrirait son front et son
menton. On ne laisserait à découvert que le petit nez fin et les
yeux bleus... Combien Rozia serait jolie dans son costume
sacré! Elle fleurirait comme une rose dans le jardin du Sau-
veur... Un amour subit pour sa fille emplit le cœur de madame
Tiralla : elle alla vers elle et posa la main sur ses cheveux. . .
256
LA REVUE DE PARIS
Ce soir-là Rozia était heureuse : sa mère l'avait embrassée
en lui souhaitant une bonne nuit et il lui avait semblé qu'une
flamme sillonnait tout son être. Elle ne voulut pas entendre les
histoires de Marianne, qu'elle réclamait d'habitude :
— Je veux seulement prier, — dit-elle.
Et elle pria que sa mère lui sourît toujours. Elle l'admirait
tant, avec sa taille élancée, ses beaux cheveux et ses yeux
de velours!. . . Personne n'avait la beauté de sa mère, hormis la
Madone !
Tandis que Rozia priait en sommeillant 4éjà, elle vit tout à
coup la Madone devant son lit. Elle avait un visage tout pareil
à celui de sa mère et elle était vêtue, comme elle, d'une jupe bleu
foncé et d'une blouse rayée, d'un rouge vif. Et la Madone se
pencha sur elle, si près que Rozia sentit son souffle chaud sur
la joue : elle écoutait, sans doute, si elle dormait déjà. . . Puis
la Madone se redressa, prêta l'oreille vers le Ut où Marianne
ronflait depuis longtemps, et elle se dirigea doucement vers la
porte... Oh! qu'elle était belle, la Sainte Vierge! La petite
s'endormit en balbutiant une prière...
Mais Marianne ne dormait pas : ce n'était qu'une feinte.
Pourquoi madame Tiralla errait-elle si tard dans la maison?
L'oreille de la servante, aussi fine que celle d'un oiseau des
bois, avait perçu le léger va-et-vient dans l'escalier, les allées
et venues inquiètes à travers les pièces. . . Pourquoi la maîtresse
ne se couchait-elle pas? Et qu'était-elle venue faire ici, dans
leur chambre ?
Tandis que l'enfant dormait paisiblement, la servante
s'assit sur son lit et mit sa main derrière son oreille : main-
tenant madame Tiralla était dans la cuisine... Psia krew!...
quel bruit faisait-elle avec le moulin à café?... ou bien était-ce
la boîte de fer blanc où l'on gardait le sucre qu'elle remuait
ainsi?... Esprits saints!... Marianne fit le signe de la croix...
Est-ce que celle-là, en bas, était une alliée du diable?...
Le maître avait rapporté du poison de Gnesen... de la mort
aux rats ! . . . Les yeux prompts de la servante avaient vu la boîte
sur la table, la boîte blanche avec la tète de mort noire
dessus... Si celle-là, en bas, en mettait dans le café... ou dans
le sucre en poudre du maître, qui en versait toujours une
petite coupe pleine dans sa tasse?... Sainte Mère!...
PÉCHERESSE 267
La servante se fit toute menue dans son lit et tira la cou-
Terlure jusque par-dessus ses oreilles. Elle ne voulait rien voir,
rien entendre. En quoi cela la regardait-il? Le maître était
bon, mais la maîtresse était, en somme, bonne aussi; et c'est
toujours une cbose difficile, pour une pauvre domestique,
ayant deux enfants sur les bras, que de se mettre d'un côté :
il valait mieux qu'elle restât bien avec les deux côtés ! . . .
Mais Marianne eut beau se boucher les oreilles, elle entendit
le va-et-vient agité qui l'empêcha de dormir jusqu'à l'aube.
11 ne lui était jamais arrivé de ne pas ronfler sa nuit entière;
le coq chantait déjà sur le fumier et les vaches mugissaient
sourdement lorsqu'elle s'assoupit enfin.
Quand elle s'éveilla en sursaut, Rozycska tressait déjà ses
nattes devant le morceau de miroir, et, de la cour, montait
le bruit des sabots de bois et le grincement de la chaîne du
puits que tirait Jendreck.
— Jésus, Marie I... (Furibonde, Marianne sauta hors du lit
et apostropha la petite :) Pourquoi ne me réveilles-tu pas,
lutin?
— J'allais justement le faire, — dit Rozia qui, en jupon court
et les épaules nues, avait l'air singulièrement chétif .
Mais on voyait bien que Rozia n'avait nullement songé à
réveiller la servante : ses pensées étaient ailleurs. Elle con-
tinuait à rêver, les yeux ouverts... Ah! si elle pouvait raconter
ce qu'elle avait rêvé!... C'avait été si beau!... La Madone lui
avait donné l'enfant Jésus à porter et elle avait senti le petit
corps tendre et chaud sur sa poitrine. Comme il s'était serré
contre elle!... Rozia souriait de bonheur dans le débris de
glace trouble, taché de savon.
Marianne se précipita dans la cuisine, sans se laver ni se pei-
gner. Oh! malheur! la maîtresse, bien coiffée et mignonne
comme toujours, était déjà devant le foyer! Elle avait, sans
doute, déjà fait le café !
Madame Tiralla dit :
— Le café est fait : tu viens si tard !
Mais elle ne gronda pas la servante. Elle lui tendit un pla-
teau où se trouvait une tasse grande comme un seau.
— Là, va lui porter : il est déjà sucré !
Marianne regarda sa maîtresse avec des yeux dilatés. Tout
i5 Novembre 1908. 3
358 LA REVUE DE PARIS
à coup elle n avait plus sommeil : toutes ses idées de la nuit
lui revenaient soudain. Elle balbutia quelque chose et resta
immobile jusqu'au moment où madame Tïralia lui cria en riant :
— Mais va donc lui porter! Pourquoi te plantes-tu là, si
bêtement ?
Non, quelqu'un qui aurait mis du poison dans le café ne
rirait pas ainsi I Marianne se tranquillisa un peu. Mais, lors-
qu'elle arriva dans le vestibule, elle fit, pour plus de sûreté,
un signe de croix dessus :
— Dieu le bénisse !
Maintenant, il ne pouvait plus être nuisible!... Et, comme
le café chaud et fort embaumait, elle ne put s'empêcher d'en
avaler rapidement une gorgée . . . Tiens ! que le café était fort ! . . .
malgré qu'il fût sucré, il avait un goût amer. . . pouah ! . . . Mais
pourtant il était très bon. Encore un coup!
Alors, de l'intérieur, M. Tiralla se mit à hurler :
— Psia kreiv! au diable les femmes! m'apporteras-tu mon
café?
Une botte, lancée d'une main experte, vola par l'entre-
bâillement de la porte et atteignit le tablier de Marianne. Celle-
ci poussa un cri et laissa tomber le plateau : à ses pieds, le
long du corridor carrelé, coulait le café sucré.
— Psia krew !
Une deuxième botte vola. La porte s'ouvrit tout à fait, et l'on
vit M. Tiralla assis au bord de son lit, en chemise courte, ses
jambes nues pendantes, en quête des pantoufles glissées sous
le lit.
Sur le seuil se tenait la servante, toute mouillée.
M. Tiralla éclata d'un rire sonore.
— Tu es une lourdaude, une maladroite! — cria-t-il en se
claquant les hanches. — Par Dieu, je n'ai jamais vu pareille
imbécile! Ne fais pas de si gros yeux... allons, allons, tu n'as
pas besoin de te mettre tout de suite à glapir! Va me faire
d'autre cafél
— La Pani me battra! — sanglota Marianne. — J'ai peur,
oh! j'ai si peur!
— Femme! — appela M. Tiralla qui avait particulièrement
bien dormi. — Femme, cette bécasse a renversé le café...
Zosia, ne la bats pas !
PÉCHERESSE 359
Madame Tiralla était déjà là : elle devint livide lorsqu'elle
vit couler le café comme un ruisseau brun ; puis elle rougit
violemment.
La servante se baissait déjk : maintenant la mattresse allait
frapper. Mais elle ne frappa point. Elle n'éleva pas même la
main, elle dit seulement :
— Ça ne devait pas être... Fais-lui d'autre café!
Elle alla elle-même chercher un torchon, essuya, ramassa
les débris et ne prononça pas une parole de plus.
Marianne était toute déconcertée : elle n'avait jamais rien
cassé nulle part sans recevoir une correction... et aujourd'hui,
pas même une gifle, pas même une menace L..
Elle errait çà et là comme un chien qui flaire. Elle épia sa
maltresse, mais celle-ci était tranquillement assise dans la
chambre, près de la fenêtre, et lisait; le maître était aux
champs, il voulait tuer un lièvre; et Rozycska était à l'école...
Ah! si Marianne avait eu quelqu'un à qui confier ses préoccu-
pations!...
La servante se sentait comme oppressée par un secret trop
lourd. Et, en réalité, elle éprouvait aussi une sensation de
poids dans la poitrine : — qu'y avait-il donc?
EDe respirait précipitamment, avec peine, et elle ne parve-
nait pas à avaler sa salive : sa gorge était trop étroite. Une
épouvante subite l'envahit... Et quelle soif la tourmentait,
quelle soif! Sa bouche était sèche, comme brûlée. .. Elle alla en
chancelant vers le seau à eau, mais elle ne put boire. Sainte
Mère, pourquoi ne pouvait-elle avaler, tout à coup?. . . Un trem-
blement agita son corps entier, un tremblement si fort qu'elle
dot s'asseoir sur le plancher. Oh! qu'elle se sentait mal, si
horriblement mal ! . . . Un voile noir passa devant ses yeux, elle
fut inondée de sueur. . . Et elle ne pouvait même plus souffler
maintenant. Elle voulut crier, appeler au secours : en vain.
Elle essaya de se lever, mais elle était aussi raide qu'une
planche; sa tête était comme blindée. Ses poings se serrèrent
dans une convulsion... « Oh! Christ sanglant, aie pitié... »
Allait-elle mourir là? Comme tout lui faisait mal, sa poi-
trine, son ventre, ses bras, ses jambes!...
Elle resta étendue, dans un abandon affreux, jusqu'à ce que
le souffle lui revint et qu'elle pût se redresser en gémissant;
36o LA REVUE DE PARIS
elle sortit de la cuisine et alla derrière la maison. Là, s 'appuyant
d'une main au mur, elle fit d'épouvantables efforts poux vomir;
un goût amer lui emplit la bouche et la secoua tellement qu'elle
eut toutes les peines du monde à se tenir debout.
Jendrek survint. Il se mit à rire lorsqu'il la vit : hé ! elle
avait été en cachette à la danse? La fête des moissons était
pourtant déjà passée et on n'était pas encore aux Rois!... U
railla : tiens, c'avait donc été bien bon? Qu'avait^elle mangé
et bu pour s'en être donné ainsi?
Elle ne répondit rien. Elle pouvait à peine lever la tête et le
regarder d'une façon étrange, de ses yeux aux pupilles dilatées.
Alors il eut peur. . . Hou ! quelle mine elle avait ! . . . Et,
au lieu de lui dire combien il était content de ce qu'elle se
sentit comme il se sentait parfois, le lundi, il lui saisit le bras :
— Tu n'es pas bien, dis?
. Elle gémit et inclina faiblement la tête. Quand, tout à
l'heure, il lui avait demandé ce qu'elle avait mangé, une idée
avait traversé son cerveau obscurci : oui, oui, elle avait
mangé ou bu quelque chose...
Et, soudain, elle cria d'une voix perçante :
— Du poison ! du poison !
Cependant, elle se roulait par terre de telle façon que le
valet, épouvanté, recula de dix pas.
Madame Tiralla devait avoir entendu les cris : elle sortit
de la maison et se précipita vers la servante qui continuait à
clamer : « Du poison, du poison ! » en se tenant le ventre et en
se tordant comme une démente. Madame Tiralla devint si pâle
que Jendrek pensa qu'elle allait tomber.
— Tais-toi, tais-toi ! — dit-elle vivement, mettant sa main
sur la bouche de Marianne.
Mais celle-ci se détourna et reprit sourdement :
— Du poison, du poison !
Elle promenait autour d'elle des regards de bête traquée.
Jendrek s'effrava tout à fait :
— Dois-je courir à Gradevvitz pour chercher le docteur? —
fit-il, très intimidé.
— Non, — répondit la maîtresse.
Puis, comme si elle prenait une résolution, elle lui cria en le
tenant par sa blouse :
PÉCHERESSE 26l
— Es-tu fou?... Elle est seulement saoule... saoule... rien
de plus !
— Je ne suis pas saoule, — hurla Marianne, et, devenant
furieuse : — Cet âne de Jendrek prétend que je suis saoule, Il
n'a qu'à se mêler de ses affaires. . . Je n'ai rien bu, rien ! . . . pas
une goutte... je le jure devant Dieu!... Quel ânel Je n'ai que
du poison dans le corps... je suis empoisonnée... je vais
mourir. . . oh !
Le valet ouvrait de grands yeux. Madame Tiralla vit qu'il
écoutait : elle rougit violemment, comme elle avait pâli tout
à l'heure. Elle eut un rire forcé :
— Allons donc I du poison I . . . comment ?. . . Tu ne sais ce
que tu racontes, ma fille ! . . . Viens, appuie-toi sur mon bras, —
dit-elle en aidant la servante à se relever. — Tu te sens déjà
mieux, n'est-ce pas? Je vais te mettre au lit; je te ferai de la
tisane; je t'apporterai une bassinoire. Et après, quand tu iras
mieux, nous regarderons si un de mes jupons te va : il faut
que tu sois habillée plus chaudement. (Elle ta ta la jupe mince
de la servante) : Elle n'a rien sur elle! Elle a pris froid!...
Je m'occuperai de cela... Tu vas mieux, n'est-ce pas?...
Sainte Mère!... Marianne, dis-moi donc que tu te sens mieux!
Marianne secoua négativement la tête. Elle recommença à
se plaindre, à rouler les yeux, à gémir, et elle se suspendit si
lourdement au bras de sa maîtresse qu'elles chancelèrent
toutes deux.
Jendrek s'élança à leur secours. Madame Tiralla et lui
saisirent chacun la servante par un bras et la traînèrent dans
la maison, jusqu'à son lit.
Le domestique écarquillait les yeux en voyant sa maîtresse
«e donner tant de peine pour la servante : par Dieu! quelle
bonne feirtme c'était !
Madame Tiralla frottait les pieds glacés et les mains de
Marianne, en répétant :
—■Ne te sens-tu pas encore mieux?... Ça va mieux, n'est-ce
pas?
Le valet fut touché de cette sollicitude. Il pensa qu'il devait
faire bon être malade dans ces conditions, et il résolut, pour le
prochain lundi, de crier aussi : « Du poison, du poison! » en
se roulant à terre. Ce devait être bien agréable d'être caressé
a6? LA REVUE DE PARIS
par les mains douces de la maîtresse, comme Tétait, en ce
moment, Marianne... Et la maîtresse, en la caressant, pleurait.
Puis elle courait à 1a cuisine et en rapportait une tasse pleine
de thé brûlant qu'elle présentait aux lèvres de la malade :
— : Bois, ma chérie, boisi
Mais Marianne ne voulait pas boire. Elle repoussa la tasse.
Madame ïiralla insista :
— Bois, bois donc, ça te fera du bien!
Marianne répondit avec impertinence :
— Je m'en garderai bien ! Je ne bois pas.
Et elle se tourna du côté du mur.
Tiens I pourquoi ne buvait-elle pas une si bonne chose?...
Le valet aurait bien voulu le savoir.
Mais madame Tiralla ne le demanda pas. Lorsqu'elle
s'éloigna du lit, elle tremblait tellement qu'elle dut s'asseoir
sur l'escabeau le plus proche. Un moment, ses paupières
s'abaissèrent comme si elle se trouvait mal ; puis elles se rou-
vrirent et ses yeux rencontrèrent les regards interrogatifs du
yalet. Alors, comme pour s'excuser, elle dit avec un sourire
doux et timide :
— Je ne suis pas très forte. Gela m'impressionne tant! ... Oh!
quelle frayeur!
Lorsqu'ils redescendirent l'escalier, qui était raide et sombre,
elle lui prit le bras :
— Conduis-moi, Jendrek. Je ne puis pas marcher seule...
Oh! la pauvre Marianne!...
CLARA V1EBIG
(A suivre.)
(Traduit de l'allemand par béat ri x rodés.)
L'ALLEMAGNE ET LA GUERRE
Le général von Blume, un des élèves les plus réputés du
maréchal de Moltke, écrivain militaire bien connu par un
remarquable ouvrage sur la stratégie1, a publié récemment,
sous les auspices du grand état-major prussien et sous le
titre : Comment les conditions du succès à la guerre se sont-elles
modifiées depuis 1871, un long article, véritable exposé des
doctrines tactiques et stratégiques admises en Allemagne 2 :
Le développement pacifique, dit le général von Bernhardi dans
une conférence qui a fait grand bruit tant en France qu'en Alle-
magne1, est assurément un phénomène naturel. C'est une source
abondante des profits, tant au point de vue matériel qu'à celui de la
civilisation. Il a pour conséquence de créer entre les États des
liens de communauté intellectuelle ; mais, dès le temps de paix, la
lutte pour l'existence et pour la mise en valeur des biens de tout
genre, entraîne de grands chocs d'intérêts et des tensions violentes
qui ne se résolvent que par la guerre, ainsi que le montre l'histoire
et comme on peut l'affirmer, étant donnée la nature humaine. Une
période de paix et de prospérité matérielle permet aux germes
empoisonnés de pourriture et de désagrégation de se développer de
toute part, si Ton n'arrive pas de temps en temps à élever les
nations vers un idéal politique, si on ne les amène pas à engager
leurs forces et leurs biens pour atteindre un idéal déterminé. Mais,
i. Stratégie f Berlin, 1886.
a. Inwiefern haben sich die Bedingungen der Erfulges im Kriege seit 1871
verûnderl? ( Vierteljahrshefte fur Truppenfukrung und Heereskunde heraus-
gegeben vom grossen Generalstabe, 1908, Drittes Heft).
3. Die Elemente des modernen Krieges. (Conférence à la Société militaire
de Berlin, 9 février 1898).
â64
LA REVUE DE PARIS
suivant le mot de Treitschke : « il ne saurait y avoir d'idéalisme
sérieux en politique sans une conception idéale de la guerre ». Et
Bernhardi rappelle ces paroles de Luther : « On peut avec juste
raison montrer par des discours et des écrits quel fléau est la guerre,
mais on devrait, d'autre part, tenir compte des fléaux plus grands
encore qu'elle nous évite. Somme toute, il ne faut pas seulement
envisager les massacres, les incendies et les violences qui sont la
conséquence de la guerre; c'est agir comme ces enfants naïfs et à
courte vue qui n'osent plus jeter les yeux sur le chirurgien lorsqu'il
coupe une main ou scie une jambe, et qui ne voient pas ou ne
comprennent pas que son but est de sauver le corps tout entier. De
même, il faut examiner virilement le rôle de la guerre ou du glaive
et chercher la cause finale de toutes ces horreurs et de toutes ces
violences. Il deviendra alors évident que, considéré dans sa fin, ce
rôle vient de Dieu et tend vers un but aussi nécessaire à l'homme
que le boire, le manger et les autres fonctions naturelles ». Ces
phrases de Luther, ajoute Bernhardi, « sont l'expression d une vérité
éternelle contre laquelle ne prévaudra pas la sagesse des Philistins.
Par conséquent, seul un peuple pourra maintenir sa situation poli-
tique dans le monde, qui mettra sa confiance dans la force de son
épée, qui, à tout instant, sera disposé et préparé à employer toutes
ses forces à faire la guerre ».
Les Allemands se proposent en effet « d'obtenir la soumis-
sion absolue de l'adversaire et si possible de l'anéantir1 »,
afin d'arriver à le « saigner à blanc2 ». Dès 1886, Blume
écrivait : « C'est la guerre à outrance que nous devons étudier
avant tout, aussi bien à cause de son importance sur le déve-
loppement de la civilisation que parce qu'une guerre ainsi
faite constitue une guerre idéale \ »
Son opinion n'a pas changé :
Avec l'importance des moyens d'action mis en œuvre, la guerre
revêtira un caractère plus violent que par le passé et aura des
conséquences plus graves. Les progrès de la civilisation ne peuvent
rien y changer. Bien plus; ils sont une cause essentielle de l'augmen-
tation de la puissance militaire des États, parce que la nécessité de
la protection croît en raison directe des progrès de la civilisation,
1 . Von der Gollz, Kriegfûhrung.
2. Von Osten-Sacken-Rheiu, Deutschlands nàehster Krieg.
3. Von Blume, Stratégie.
l'allbmagne et LA GUERRE 265
tandis que ceux-ci fournissent les engins de destruction les plus
perfectionnés. L'humanité y gagne en même temps, car on se
résoudra plus difficilement à faire la guerre. Eu égard à la grandeur
des intérêts mis en jeu aujourd'hui par des puissances voisines, il
faut prévoir raisonnablement que l'adversaire fera la guerre à
outrance avec tous ses moyens. Plus énergiquement nous agirons
nous-mêmes dans ce sens, et plus il est probable que l'adversaire
se soumettra sans attendre les mesures extrêmes. Une prompte issue
de la guerre importe plus aujourd'hui qu'autrefois, non seulement
dans notre propre intérêt, mais aussi pour la civilisation en général.
En conclure que les guerres futures seront d'une durée moindre que
par le passé, serait erroné et dangereux : erroné, parce que la
grandeur des intérêts en jeu rend plus difficile une entente en vue
de la paix; dangereux, parce qu'une idée préconçue de ce genre
serait de nature, au moment où la déception se produirait, à
paralyser la force de volonté de la nation, qui ne doit pas cesser
d*ètre opiniâtre.
Dans une guerre future, les forces que l'Allemagne pourra
mettre sur pied seront très supérieures en nombre à celles
qu'elle mobilisa en 1870. A cette époque, les États du Sud
n'appliquaient le système prussien que depuis deux ans et
demi et, dans certaines régions de la Confédération, du Nord,
la durée totale du service n'était que de douze années. La popu-
lation de l'Allemagne est d'ailleurs non plus de 4o mais de
de 63 millions d'habitants. Au mois d'août 1870, l'effectif en
rationnaires des armées allemandes était, il est vrai, de 1 1 83 389,
mais celui des combattants de première ligne ne s'élevait —
officiers non compris — qu'à 462 3oo baïonnettes et
568oo sabres, avec 1 584 canons. Restaient encore sur le terri-
toire national comme troupes de garnison et de remplacement :
36a 890 combattants, avec 46a bouches à feu attelées. Aujour-
d'hui les forces allemandes de campagne peuvent être évaluées
à 4 75oooo hommes instruits. En admettant un fort déchet,
elles seraient d'un effectif encore plus de trois fois supérieur à
celui de 1870, sans tenir compte des contingents delalandsturm
qui, en partie également instruits, resteraient encore dispo-
nibles. Blume évalue en regard les forces mobilisables de la
France à 4 000 000 d'hommes ; celles de la Russie à 2 000 000 en
Europe et à 4oo 000 en Asie, sans compter 1 260 000 hommes
de troupes de garnison, d'étapes et de dépôt ; celles de l'Autriche
266 LA REVUE DE PARIS
à i a5oooo; celles de l'Italie, y compris la milice mobile, à
720000 combattants, avec 3ooooo, hommes de troupes
territoriales.
Que le nombre des combattants joue un grand rôle à la guerre,
écrit le général von Pelet-Narbonne, c'est ce que personne n'ignore,
même les enfants; aujourd'hui encore peut s'appliquer ce mot de
Glausewitz que, dans l'Europe actuelle, il serait très difficile, même
aux généraux doués des plus grands talents, d'arracher la victoire à
des masses ennemies de force double1.
Les généraux von der Goltz et Boguslawski approuvent
pleinement ces idées s. Mais on a su réagir, en Allemagne, contre
ce que Blume appelle « la rage du nombre ' » :
L'effectif des combattants, dit von Blume, es bien loin d'être le
seul élément de leur valeur. Celle-ci dépend bien plus et essentielle-
ment de l'organisation et de l'instruction, de l'armement et de
l'équipement, non moins d'ailleurs des qualités naturelles et acquises
des hommes qui composent une armée et de l'esprit dont ils sont
animés.
• Le colonel M eckel, ancien professeur à l'Académie de guerre
de Berlin, est non moins affirmatif sur ce point.
Le nombre joue actuellement un grand rôle à la guerre, bien
qu'aujourd'hui, comme jadis, il faille chercher dans la valeur des
troupes et de leurs chefs la meilleure garantie de la victoire... Au-
dessus du nombre, il faut placer la qualité, qui repose sur l'habileté
du chef, sur la discipline et sur l'instruction de la troupe. Un État,
qui, en face de ses voisins, ne peut compter que sur ses propres
forces et sur sa puissance défensive, sacrifiera toujours, dans son
organisation militaire, le nombre à la qualité*.
Quand nous parlons de l'importance du nombre à la guerre, écrit
de son côté von der Goltz, nous ne voulons pas naturellement
comparer une armée nombreuse mais mauvaise, avec une armée
faible mais bonne; nous avons en vue deux armées de qualité
équivalente. 11 est bien évident que le nombre ne peut suppléer que
1. Général von Pelet-Narbonne, Die Gefahr der Zahlenwut.
a. Von der Goltz, Das Volk in Waffen, Berlin i883, et Kriegfuhrung,
Berlin, 1895; Général von Boguslawski, Betrachtungen ûber Heerwesen und
Kriegfùhrung, Berlin, 1897.
3. En français dans le texte.
4. Meckel, Âllgemeine Lehre von der Truppenfuhrung im Kriege, Berlin,
1S90.
r
L'ALLEMAGNE ET jLA GUERRE 267
partiellement à la qualité... On ne peut pas soumettre des éléments
dissemblables à une comparaison arithmétique et, si trois béliers sont
en face d un lion, aucun homme de bon sens ne songera à donner la
supériorité aux premiers * .
Prétendre que la qualité a aujourd'hui moins d'importance
qu'autrefois serait, déclare justement von Blume, une doctrine
néfaste qui, admise dans une armée, pourrait la rendre
ataxique : oc lorsque des chefs comptent, dans un duel avec
1 ennemi, chercher le secret principal de la victoire ailleurs
qu'eu eux-mêmes ou dans la valeur de leurs troupes, il n'y a
pas grand'chose à en attendre 2 ». A son avis, si, dans le cours
des siècles, l'importance relative du nombre et de la qualité
des troupes s'est modifiée, c'est plutôt en faveur du dernier
élément. Plus les armes sont perfectionnées, plus grande est
la différence entre deux troupes qui les manient avec plus
ou moins d'habileté, bien que le combat actuel, avec ses
engagements à longue distance, semble, au premier examen,
donner à des hommes peu exercés une valeur combattante
qu'ils n'avaient pas autrefois.
* #
De nos jours, les armées actives des puissances qui ont
adopté le service obligatoire ne constituent plus qu'une école
et des cadres pour le temps de guerre. A la mobilisation,
l'infanterie est répartie en bataillons de 800 à 1 000 baïonnettes,
la cavalerie en escadrons de i4o à 160 chevaux, l'artillerie de
campagne en batteries de quatre à huit pièces. L'unité straté-
gique, le corps d'armée, compte de 3o 000 à 45 000 combattants
pourvus de tous les services nécessaires. La proportion entre
les trois armes se différencie surtout de celle de 1870 par
l'augmentation de l'artillerie. Dans les corps d'armée allemands,
la force de l'infanterie et de la cavalerie n'a pas changé
(a5 bataillons à 1 000 hommes, 2 régiments de cavalerie à
600 sabres) tandis que l'on compte aujourd'hui i44 bouches à
feu au lieu de 90, abstraction faite de plusieurs batteries
1. Von der GolU, D*s Volk in Waffen.
1. Yod Blume, Stratégie.
268 LA REVUE DE PARIS
d'artillerie lourde. Une armée est composée de trois à cinq
corps d'armée avec une ou plusieurs divisions de cava-
lerie.
En raison des progrès de tout genre accomplis dans le
domaine technique, les armées sont plus abondamment pourvues
qu'en 1870 de moyens d'action accessoires : troupes de
chemins de fer et de télégraphie, sections d'aérostiers, détache-
ments de mitrailleuses, corps d'automobilistes et de cyclistes,
formations sanitaires, matériel de fortification de campagne,
équipages de ponts, colonnes de ravitaillement et de munitions.
Mais, en même temps, leurs convois, leurs impedimenta de
toute nature ont augmenté.
La mobilisation, c'est-à-dire la mise sur le pied de guerre
de toutes les forces disponibles du pays, est une opération
considérable qui a besoin d'être préparée dans tous ses détails*
Selon Blume, il faut y procéder non en plusieurs fois, mais
d'un seul coup, au moment voulu ;
On ne perdra pas de vue, en déterminant l'heure propice, qu'une
mobilisation générale rend impossibles le maintien de la paix et
même des négociations ultérieures pour y parvenir. On ne peut pas
laisser longtemps dans l'inaction un peuple qui a pris les armes. Le
Gouvernement, qui espère encore pouvoir éviter la guerre, ou qui a
l'intention de jeter sur l'adversaire toute la responsabilité d'une
rupture, retardera l'heure de l'ordre de mobilisation aussi longtemps
qu'il sera possible de le faire sans danger. D autre part, il y a le
plus grand intérêt d'être prêt le premier à commencer les opérations,
ce qui entraîne la priorité dans la mobilisation. Le temps minimum
qu'elle exige dépend, de part et d'autre, de l'étendue du territoire
national, des lieux de garnison des troupes ou de leurs emplace-
ments du moment, des communications de tout genre, en particulier
des réseaux ferré et télégraphique du pays. De ces facteurs résulte
le temps minimum nécessaire pour la concentration des armées à la
frontière. Nous ne pouvons évidemment que faire des suppositions
sur les projets de l'adversaire à cet égard. Mais nous possédons des
éléments importants pour nous rendre compte du délai qu'il lui
faudra pour mobiliser et concentrer ses forces. Or, nous savons
exactement le temps qui nous est nécessaire d'après notre plan de
guerre; de plus, avec les moyens de communication et de rensei-
gnements actuels, il est impossible à un pays de cacher longtemps
sa mobilisation ou des mesures analogues. Nous pouvons donc
espérer qu'éventuellement, en combinant les manœuvres de la
l'allemagne et la guerre 269
diplomatie avec la conduite des préparatifs militaires, nous saisirons
le moment opportun pour lancer Tordre de mobilisation.
Comment sera menée cette guerre dont le résultat idéal doit
être d'anéantir l'adversaire, c'est-à-dire « de le mettre dans un
état physique et moral tel qu'il se sente incapable de continuer
la lutte1 »?
Le général von Blume se prononce nettement pour l'offen-
sive stratégique, bien qu'il ne se dissimule pas les difficultés
qu'il faudra vaincre pour l'alimentation des masses qui
constituent les armées modernes. Sans les chemins de fer, les
canaux et les télégraphes, le problème serait insoluble. Or,
en pays ennemi, on les trouvera généralement hors d'usage et
quelque célérité qu'on mette à les rendre disponibles, il
arrivera que les opérations subiront, de ce chef, un arrêt ou au
moins un ralentissement. Une armée sera paralysée si elle n'a
pas derrière elle une ou plusieurs voies ferrées, sorte de cordon
ombilical qui la reliera à la mère-patrie. Cette condition sera
toujours réalisée pour une armée qui se tiendra sur la défen-
sive stratégique, en territoire national. Aussi doit-on recon-
naître que la défensive stratégique a gagné en force et en
avantages :
Nous devons en être bien convaincus, non pour nous effrayer des
difficultés de l'offensive, mais pour les surmonter éventuellement
avec une énergie double. De même, si par hasard, la défensive nous
était imposée, il faudrait utiliser les avantages qu'elle possède pour
acquérir la puissance nécessaire à l'offensive, ou bien pour écono-
miser des forces en un point afin d'en avoir assez pour prendre
l'offensive sur le théâtre d'opérations décisif.
Quels que soient les avantages de détail attachés à la défensive stra-
tégique, l'offensive possède cette propriété invariable non seulement
d'exiger mais de conférer la force morale. Le général en chef, qui
conduit résolument ses troupes à la rencontre de l'ennemi, éveille
en elles la confiance et l'esprit de décision. La défensive, qui est
subordonnée à la volonté adverse, détermine partout un sentiment
d'incertitude, et augmente les frottements dans la machine. De plus,
les fautes, les malentendus, les négligences ont, sur la défensive,
des conséquences plus fréquemment fâcheuses que dans l'offensive
1. Von der Gollz. Kriegf&hrung.
^
1»70 LA REVUE DE PARIS
(Beau mont). Enfin, l'offensive stratégique transporte la guerre en
pays ennemi, épargne le sol national, soutient et renforce, arec
l'esprit de l'armée, celui du gouvernement et de la nation. Ce n'est
donc point le souci des conquêtes, mais les intérêts les plus élevés
de l'armée, de l'État et de la nation qui doivent nous déterminer à
devenir forts, afin de nous assurer, dans une guerre future, les
avantages de l'offensive stratégique, bien qu'elle soit d'une exécution
plus difficile que jadis.
Sur cette question de l'offensive, Blume est d'accord avec tous
les écrivains militaires allemands. « C'est le secret même de
la victoire », déclare le général von Pelet-Narbonne1. « Heu-
reux celui à qui revient le rôle d'assaillant », dit von der Goltz *.
Et von der Goltz considère l'offensive comme une méthode
de guerre essentiellement allemande :
Il ne faut pas perdre de vue que la guerre est la conséquence et
ta continuation de la politique; on prendra l'offensive stratégique
ou Ton restera sur la défensive selon qu'en politique on aura agi
offensivement ou défensivement ; et la politique offensive ou défen-
sive est déterminée à son tour par l'offensive ou la défensive
historique... Un peuple qui, dans son développement historique, sera
arrivé à l'inertie, puis peut-être même au recul, n'aura pas de
politique offensive et, dès lors» il ne fera plus la guerre qu'à son
corps défendant. De ce fait seul, il ressort clairement qu'il attendra
d'être attaqué; il s'en tiendra donc à la défensive stratégique, et
celle-ci aura pour conséquence la défensive tactique... Si des nations
ou des États tendent au contraire à se développer vigoureusement,
ils voudront atteindre des buts positifs, et, pour y parvenir» leur
politique sera offensive. Ce n'est que par l'offensive stratégique
qu'ils atteindront leurs buts a.
Aujourd'hui, notre méthode de guerre allemande, dit ailleurs von
der Goltz, se propose comme objectif une grande bataille, décisive
et immédiate, inséparable dans notre pensée d'une offensive absolue.
Par une sorte de convention tacite, le sentiment de l'offensive est la
base de toutes nos spéculations théoriques et généralement aussi de
nos manœuvres du temps de paix \
Après avoir examiné les avantages de l'offensive et de la
défensive stratégique, Meckel conclut ainsi :
1. Die Gefahr der Zahlenwut*
2. Das Volk in Waffen.
3. Kriegfùhrung.
4. Das Volk in Waffen.
r
L ALLEMAGNE ET LA GUERRE 2JI
Des considérations précédentes, nous pouvons dégager pour nous
le principe suivant : en raison de la grande supériorité de l'offensive
stratégique, de l'aptitude spéciale que manifeste l'armée allemande,
pour ce genre de guerre, nous devons nous efforcer, suivant la vieille
tradition prussienne, de prévenir constamment l'ennemi par notre
attaque, s'il n'existe pas de motifs de premier ordre pour nous
contraindre à la défensive % . '
La résolution de faire la guerre, Tordre de mobilisation, la
concentration et le commencement des hostilités, dit le générai
von Bemhardi, ne formeront en quelque sorte qu'un seul et même
acte. Cet acte sera suivi de la manœuvre offensive, qui doit jaillir du
déploiement stratégique comme l'éclair du nuage et en être la
conséquence à la fois logique et inéluctable 2.
En prenant l'initiative de l'attaque, les Allemands espèrent
déconcerter l'adversaire :
Il ne faut pas nous bercer d'illusions : le succès dans la prochaine
pierre dépendra avant tout des premières rencontres 8. ... Il est inutile
d'exposer en détail ce que signifie la victoire dès le début d'une
guerre ; l'histoire militaire l'enseigne à chaque page4.
C'est encore l'offensive stratégique que recommande le
général von Blume dans le cas où l'Allemagne aurait à faire
la guerre simultanément sur deux théâtres d'opérations. Les
voies ferrées permettraient des manœuvres rapides sur la ligne
intérieure :
Dès aujourd'hui nous sommes en état de jeter par surprise des
années entières d'un théâtre d'opérations sur l'autre, et nous
pourrons le faire plus rapidement encore par l'amélioration désirable
de notre système de voies ferrées. En raison de la situation géogra-
phique de notre pays, nous avons le devoir pressant de perfectionner
constamment notre réseau ferré dans le but que nous venons
d'exposer.
Le général von Blume examine ensuite les innovations
d'ordre tactique. Les armes à feu et leurs munitions ont été
i. Lekrbuck der Taktik.
i. Die E le me nie des moderne Krieges.
3. Ueber Bedentung und Verwendung der modernen Reserve-Truppen, par
▼on B. K. (Jahrbucher, n° 36i, 1901).
4- Général von Einem, Discours au Reichstag, séance du 3 décembre 1904.
2-J2 LA REVUE DE PARIS
depuis 1871 l'objet de perfectionnements très importants :
portée, précision, rasance, rapidité de chargement, effets pro-
duits, suppression de la fumée. La cartouche a été allégée, de
sorte que le fantassin peut en porter un nombre plus consi-
dérable. Ces modifications entraînent d'importantes consé-
quences d'ordre tactique. Les deux partis cherchent au combat
à se dissimuler aux yeux de l'adversaire ; il en résulte ce qu'on
a appelé « le vide du champ de bataille i> qui rend plus
difficile la tâche des chefs. L'engagement débute à de plus
grandes distances. L'infanterie est restée l'arme principale.
De jour, elle mène le combat presque uniquement par le feu :
ses échecs et ses succès sont essentiellement le résultat des
effets matériels et moraux du feu ; on verra de rares exemples
de décisions obtenues de jour par l'emploi de la baïonnette.
En général, l'infanterie combat en essaims de tirailleurs sur un
rang; des fractions apparaissant en ordre compactdans la zone
d'action de l'artillerie seraient promptement anéanties. Le
soldat ayant besoin, pour manier son fusil, d'un intervalle
d'au moins un pas (soixante-quinze centimètres), une ligne de
tirailleurs d'un homme par pas est, dans les circonstances nor-
males, la force la plus grande qu'une troupe d'infanterie, si
nombreuse soit-elle, puisse engager simultanément au combat
sur un front donné. Cette force ne peut être accrue que par
la coopération de l'artillerie et de mitrailleuses.
Si derrière une semblable ligne de tirailleurs, on dispose des
soutiens d'un effectif une fois et demie supérieur, ils suffiront
à combler jusqu'à 5o p. 100 des pertes des tirailleurs et à
constituer encore une nouvelle ligne très forte. On compte
ainsi de quatre à cinq hommes pour un mètre cinquante de
front. Puisque, tant dans l'offensive que sur la défensive,
on ne peut consacrer simultanément plus d'un homme par pas
au combat de front et que des soutiens en nombre plus con-
sidérable que ceux dont il vient d'être question, augmenteraient
les pertes sans profit, on peut et l'on doit, avec des forces
données, soit étendre le front de combat, soit conserver de
puissantes réserves, soit combiner les deux moyens. Un corps
d'armée complet et encadré, établi sur un front de six mille pas
(4 5oo mètres), pourra garder au moins les deux cinquièmes de
son infanterie en réserve, et même la plupart du temps davan-
r
^ALLEMAGNE ET LA GUERRE 2j3
tage, parce qu'il est rarement nécessaire d'occuper tout le front
sans laisser d'intervalles. Les Japonais ont manqué maintes
fois de réserves suffisantes, aussi les batailles se sont-elles
prolongées, comme à Moukden où la lutte a duré quatorze
jours. C'est pour ce motif, aussi qu'ils ont mal exploité les
succès partiels et la victoire finale.
Avec la force des réserves croît évidemment l'influence des
chefs sur la marche du combat. Par contre, l'extension consi-
dérable des champs de bataille , produite par les effectifs énormes, .
met le commandement en présence de difficultés inconnues
autrefois, mais atténuées grâce à l'emploi de la bicyclette, du
téléphone, du télégraphe, de l'automobile.
La nécessité d'échapper aux effets du feu a augmenté la
valeur de la fortification de campagne : son emploi sera plus
fréquent que jadis non seulement dans la défensive, mais bien
dans l'offensive où il s'agira de consolider les résultats chère-
ment obtenus et d'économiser des forces dans un secteur
déterminé du champ de bataille.
On considérait autrefois les bois comme défavorables aux
cheminements de l'assaillant parce que, rompant les liens tac-
tiques, ils permettaient difficilement d'obtenir de prompts
succès. On est revenu de cette opinion : on considère que des
troupes disciplinées et dirigées par des chefs habiles pourront
en faire bon usage et avanceront plus facilement à travers bois
qu'en terrain découvert, tout en n'étant exposées à des feux
efficaces qu'à courte distance. Les mêmes arguments plaident
en faveur des attaques de nuit, qui semblent devoir être plus
fréquentes que par le passé.
L'artillerie est tout à fait en état de remplir les diverses
missions qui lui incombent, grâce aux perfectionnements
qu'ont reçus les bouches à feu, les munitions, les procédés de
tir. Elle est devenue en outre beaucoup plus indépendante du
terrain. Elle peut agir efficacement contre des buts mobiles en
des positions masquées aux vues de l'adversaire, ce qui lui
était encore impossible il y a une dizaine d'années. On admet-
tait autrefois que la bataille débuterait par le déploiement de
toute l'artillerie disponible. Or, d'une part, l'artillerie n'agira
que lorsque l'infanterie adverse paraîtra; de plus, il arrivera
fréquemment qu'il y aura trop de batteries pour le front occupé
i5 Novembre 1908. 4
H
3*74 LA REVUE DE PARIS
par Tinfantérie; par suite, contrairement au principe formel
énoncé jadis, on gardera un certain nombre de batteries en
réserve. La place de l'artillerie dans les colonnes subira de ce
chef des modifications.
La cavalerie trouvera, comme autrefois, d'excellentes occa-
sions de charger des batteries et même une infanterie démora-
lisée par dès pertes nombreuses ou manquant de munitions.
Dans la poursuite, elle continuera à rendre des services inap-
préciables.
D'après le général von Blume, les perfectionnements des
armes ont profité plus au défenseur qu'à l'assaillant. Il se
garde bien pourtant, comme nous l'avions fait en 1869, de
tirer cette conclusion erronée que la défensive est supérieure
à l'offensive : les éléments moraux donnent à cette dernière la
suprématie, indiscutable. Mais il observe justement que la
supériorité de l'assaillant, en nombre et en qualité, devra être
plus grande que par le passé. « Au combat, il n'est pas néces-
saire d'ailleurs d'avoir sur le champ de bataille cette supério-
rité sur tous les points, mais seulement au point décisif ».
C'est la répétition de l'aphorisme de Napoléon : « Être le plus
fort à un moment donné, sur un point donné ». Le général
von Blume préconise, comme manœuvre sur le champ de
bataille, l'attaque enveloppante sur une aile, de préférence au
percement du front, que les progrès de l'armement rendent
plus difficile qu'autrefois.
On croit généralement que les armes perfectionnées aug-
mentent les pertes. C'est une erreur, si l'on tient compte des
effectifs engagés. Les grandes batailles de 1870-71 ont été
moins meurtrières que celles du premier Empire. De même,
en Mandchourie, la perte moyenne des Busses pour une journée
a été de 1,7 p. 100, celle des Japonais de 2,0 p. 100, tandis
que celle des Allemands en 1870 s'est élevée à 4,7 p. 100.
Mais il ne faut pas perdre de vue que certaines unités peuvent
subir en peu de temps des pertes énormes : 90 p. 100 pour la
brigade japonaise Nambu à Moukden; 68 p. 100 pour le
i6B régiment d'infanterie prussienne à Mars-la-Tour, en moins
d'une demi-heure.
En raison de toutes les innovations tactiques qui viennent
d'être exposées, la bataille de demain différera donc sensible-
i/allemàgne et la guerre 276
ment de celles de 1870. Le temps est passé d'ailleurs où le
général en chef pouvait embrasser d'un coup d'oeil le terrain
de la lutte et suivre les péripéties du combat. Déjà à Saint-
Privât, le 18 août 1870, Moltke ignora jusqu'à une heure très
avancée de la nuit, les événements qui avaient eu lieu à son
aile gauche. Aujourd'hui, dans une bataille livrée par une
armée isolée, le commandant en chef pourra encore intervenir
exceptionnellement en certains points, mais il devra y renoncer
d'une façon absolue dans la bataille où seront engagées plu-
sieurs armées :
Il choisira son poste loin du tumulte du combat et s'y maintiendra
afin de ne pas se laisser absorber par des détails et ne pas perdre de
vue l'ensemble. Les moyens de communication actuels rendent la
chose possible, malgré l'extrême étendue du champ de bataille, et
permettent de donner des ordres à temps, quand le besoin s'en fera
sentir. Quand le commandant en chef aura réparti le terrain à ses
armées et leur aura fixé le but à atteindre, il interviendra dans la
bataille d'une manière décisive par l'emploi des réserves dont il se
sera ménagé l'emploi exclusif.
L'étendue du front de combat, pour l'ensemble des armées
que deux grandes puissances mettront en ligne, sera considé-
rable : pour 18 corps d'armée dont 7 seront conservés en
réserves partielles ou générales, elle atteindra de 55 à 60 kilo-
mètres.
Un si grand développement de la ligne de bataille a cette impor-
tante conséquence que l'effet de succès locaux ne se répercutera pas
immédiatement sur tout le front, ainsi que cela pourrait encore être
considéré comme la règle pour une armée isolée. Supposons une
position de bataille qui s'étende de Brandenburg à Berlin et admettons
que l'aile qui se trouve à Brandenburg subisse une défaite décisive.
Le reste de la position entre Berlin et Potsdam resterait encore
intact le jour suivant, et de ce fait on disposerait d'un temps pré-
cieux pour prendre des mesures destinées à parer à ce revers local.
Les batailles de ce genre dureront longtemps : on l'avait déjà
prédit avant la guerre de Mandchourie, qui a confirmé ces
prévisions.
Les forces physiques et morales de tous les combattants seront
mises à la plus rude épreuve que l'on puisse imaginer. Nous pouvons
2^6 LA REVUE DE PARIS
et devons nous y préparer. Les émotions de la lutte, la tension
extrême de tous les ressorts que la bataille met en action agissent
sur le corps et sur l'âme de tous : des soldats menacés constamment
dans leur vie et dans leur santé, et des. chefs sur qui pèse en outre
une lourde responsabilité. Les tempéraments les plus robustes, les
mieux organisés ne peuvent résister qu'un temps limité à de telles
influences ; quand les causes ont cessé, la lassitude survient dont seuls
le repos et l'alimentation, en quantité suffisante, peuvent triompher.
Mais, sur le champ de bataille, où des centaines de mille hommes
sont entassés, cela n'est possible que dans une mesure restreinte.
Si des troupes ne sont pas pour le moment au contact immédiat de
l'ennemi, elles bivouaquent prêtes au combat, sans paille et sans
bois; une faible partie peut trouver des abris. Les besoins de repos
et de nourriture se trouvent donc peu satisfaits. Le souci du bien-être
des troupes et de la réparation de leurs farces compte parmi les
tâches les plus importantes du commandement; c'est la mission
essentielle de l'intendance... Bien souvent, au cours d'une longue
bataille, la distribution d'un repas abondant et bien préparé ainsi que
l'apport d'eau fraîche seront le meilleur renfort qu'on pourra donner
à des troupes.
Le général von Blume termine son exposé de la bataille de
l'avenir par quelques considérations sur l'influence qne pour-
ront avoir des ballons dirigeables perfectionnés. Dès aujour-
d'hui le ballon captif rend des services appréciables pour la
reconnaissance des positions de l'adversaire et la détermination
des ouvrages de fortification de campagne. Les ballons diri-
geables faciliteront dans des proportions bien plus grandes la
découverte des agissements de l'ennemi, de la répartition de
ses forces, de l'emplacement de ses réserves. La navigation
aérienne, une fois entrée dans le domaine de la pratique,
exercera une influence considérable sur la stratégie :
Là où le général en chef tâtonnait jusqu'à présent dans l'obscurité,
il aura désormais sous les yeux, pas toujours, mais souvent, la
situation des troupes adverses et des siennes propres, comme les
pièces d'un jeu d'échecs. Et il ne faut pas se dissimuler que c'est la
défensive qui en tirera le plus ^rand profit. La supériorité de
l'offensive, en effet, réside essentiellement dans la surprise, dans
l'incertitude du défenseur subordonné à la volonté de l'assaillant.
L'équilibre ne sera rétabli que si la navigation aérienne se perfec-
tionne à un point tel qu'il devienne possible, grâce à elle, d'obtenir
de haut en bas des effets destructeurs contre des retranchements...
r
L ALLEMAGNE ET LA GUERRE 3 77
Les opérations qui conduiront à la bataille et qui lui succé-
deront seront-elles modifiées ? Sans doute, comme le dit jus-
tement von Blume, « les principes de la stratégie sont immua-
bles j>. Mais leur application évolue constamment : elle dépend
des conditions de la civilisation et des moyens employés pour
faire la guerre. Ainsi, même dans des régions très peuplées,
on sera forcé d'utiliser plus fréquemment la tente et le bivouac.
L'effectif des troupes qu'on pourra faire agir sur tel théâtre
d'opérations sera souvent limité par la viabilité. Il serait chi-
mérique de compter sur une offensive ininterrompue, comme
les troupes allemandes ont pu le faire en 1866 et en 1870. Les
difficultés de maniement des armées actuelles ont considéra-
blement augmenté avec leur masse. Une plus grande mobilité,
«me direction plus habile peuvent compenser, et au delà, l'in-
fériorité du nombre. En 1870, un corps d'armée prussien,
avec ses bagages, ses trains et ses convois, avait, sur une
route, une longueur de 27 kilomètres. Il en faut compter 4 9
aujourd'hui en raison de 1 augmentation de l'artillerie, des
sections de munitions et de vivres plus largement dotées. On
ne pourra guère espérer d'ailleurs disposer de plus d'une route
par corps d'armée. L'art de la stratégie sera de laisser le plus
longtemps possible les colonnes séparées pour les facilités de
l'alimentation et du mouvement, et de les rassembler à temps
pour la bataille. On conçoit que plus les colonnes sont pro-
fondes et nombreuses, plus les difficultés sont grandes pour
répondre à ces deux desiderata. Du reste, suivant le mot de
Moltke, une concentration prématurée est une « calamité y> :
Pour nous (Allemands) la conduite de la guerre avec une armée
nationale nombreuse n'est pas nouvelle ; ce qui nous manque, c'est
l'expérience d'une guerre faite contre un adversaire qui dispose des
mêmes moyens. Nous aurons donc à nous préoccuper de maints faits
très différents de ceux qui se sont présentés en 1870. En particulier,
nous ne pouvons pas compter avoir toujours la supériorité numérique,
comme dans la lutte contre la petite armée française de l'Empire,
ou nous trouver en présence, avec l'infériorité du nombre, de troupes
aussi défectueuses que celles de la République de 1870-187 1.
278 LA REVUE DE PARIS
Bien qu'aujourd'hui, il y ait plus de soixante millions
d'Allemands en face de quarante millions de Français, le
général von Blume ne se déclare pas entièrement satisfait du
peuple allemand qui* selon lui, a plus de besoins, plus de sen-
timents égoïstes et moins de patriotisme ardent et de force de
résistance qu'en 1870. De plus, la propagande socialiste a eu
de fâcheux effets. « 11 est nécessaire d'avoir toujours présents
à l'esprit ces causes d'infériorité et ces dangers pour les com-
battre énergiquement », d'autant plus que les. liens qui ratta-
chent l'armée à la nation sont de plus en plus étroits. L/un des
éléments réagit constamment sur l'autre, aussi bien en temps
de guerre qu'en temps de paix.
Reste la question d'argent. Les dépenses de la guerre attein-
dront des sommes qu'on ne pouvait soupçonner il y a qua-
rante ans. La campagne de Mandchourie a coûté à la Russie
4 665 millions de marks, et au Japon 2 4a4* Une guerre faite
par V Allemagne contre une grande puissance reviendrait à six
milliards de marks * Il ne faut pas nous effrayer de ces chiffres,
déclare le général von Blume» Il est moins difficile à l'Alle-
magne d'aujourd'hui de trouver et de sacrifier une pareille
somme qu'à Frédéric II de se procurer cetit millions. Mais il
«st non moins certain que les conditions économiques auront
une influence bien plus grande que par le passé sur le cours et
sur l'issue de la guerre. En aucun pays, elles n'ont subi depuis
•1871 une évolution plus caractérisée qu'en Allemagne où
l'agriculture dominait autrefois et où actuellement l'industrie
et le commerce ont pris un développement considérable. Des
crises économiques peuvent naître de l'état de guerre : rien ne
peut mieux les conjurer qu'une extrême énergie dans la con-
duite des opérations. « Des succès rapidement décisifs relèvent
remarquablement les âmes, dans la nation comme dans l'armée
et font oublier bien des misères. » Sans doute, l'Allemagne
n'est pas en état d'assurer complètement la navigation de sa
flotte de commerce. Mais il est essentiel d'arriver à empêcher
un blocus effectif de ses ports afin de pouvoir y faire entrer
et en faire sortir des navires sous pavillon neutre portant des
denrées qui ne soient pas contrebande de guerre. La flotte alle-
mande doit être assez forte pour réaliser ce but.
Et le général von Blume conclut en insistant sur la nécessité
r
l'Allemagne et la guerre 279
de perfectionner constamment l'instrument de guerre de
l'Allemagne en vue d'un conflit qu'il juge inévitable et afin de
débuter par une offensive foudroyante :
II est nécessaire, disait avant lui von (1er Goltz, de nous convaincre
nous-mêmes et de convaincre la génération dont nous avons à faire
l'éducation, que le moment du repos ri est pas encore venu ; que
la prédiction d'une lutte suprême ayant pour enjeu l'existence et la
grandeur de l'Allemagne n'est nullement une vaine chimère» issue
de 1* imagination de quelques fous ambitieux; que cette lutte suprême
éclatera à son jour, inévitable, terrible et grave comme toute lutte de
nations appelée à servir de prélude à de grandes révolutions poli-
tiques '.
1. Das Volk in Waflen.
LETTRES A LOUISE COLET '
XIII
[Rouen], i5 août i85a.
Chère sœur, je suis, à la fois, bien touché de votre char-
mant souvenir et bien honteux de ne vous avoir point pré-
venue.
Que voulez-vous? j'avais oublié jusqu'à ma fête*! Je vous
remercie donc du plus profond de mon cœur, pour cette nou-
velle marque de sympathie et d'attachement. Nous sommes, en
effet, destinés désormais à marcher côte à côte, comme le
frère et la sœur, dans cette route si difficile et si encombrée
de canailles : il faut nous tenir, nous aimer, nous aimer beau-
coup, nous aimer trop, — ce sera juste assez. — Notre amitié
est la consécration pure et sereine d'un grand et bel amour : nous
nous donnons la main dans le cœur de Gustave, et nous for-
merons une trinité solide pour le bonheur, comme pour
l'adversité, — si elle nous vient, et il faut espérer que nous
méritons ses atteintes! — Gustave a vu déjà tomber à ses côtés
des amitiés bruyantes et des enthousiasmes bavards : nous lui
devons de grandes compensations et nous les lui donnerons,
n'est-ce pas? nous qui savons ce qu'il est, et qui n'avons jamais
douté! Comme sans vous, chère sœur, je me trouverais isolé
i. Voir la Bévue du ier Novembre.
•à. Le second prénom de Bouilhet était Hyacinthe, que l'on fête le 16 août.
Louise Colet, pour n'être pas devancée par Louis Bouilhet, le jour de leur
fête commune, le a5 août, lui avait offert ses vœux à l'occasion de la pré-
cédente.
r
LETTRES A LOUISE COLET a8l
et malheureux dans ce grand Paris! Ce diable de Gustave que
je n'ai jamais quitté, cette communauté de pensées, ces épan-
chements du dimanche, tout cela me navre et me fait triste et
débile, au moment de tout perdre et de tout abandonner! —
Et quel monde je vais aborder de front !
Enfin nous verrons, — et puis il faudra bien qu'il finisse
par arriver, à son tour.
Adieu, bonne Muse, adieu. Je vous embrasse mille fois et
j'attends votre nouveau conte avec une vive impatience. — Je
suis très sensible aussi au souvenir de Leçon te de Lisle. —
Adieu.
Votre frère,
L. BOUILHET
XIV
Cany *, i«r septembre i85a.
Au moment où j'ai reçu votre lettre, chère madame, je pre-
nais la plume pour vous répondre enfin, car je suis deux fois
en retard avec vous. Du reste, vous avez en partie deviné la
cause. J'ai eu bien du mal à me remettre de mon indisposition.
J'ai eu véritablement une fausse attaque de choléra, et, en arri-
vant à Cany, j'étais encore tout brisé. J'ai profité de l'invita-
tion de mon ami Guérard a pour me plonger au fond de la cam-
pagne et j'y suis resté beaucoup plus de temps que je ne pen-
sais d'abord, — mais enfin j'en suis revenu guéri ; — le drame 8
seul en a pâti quelque peu. Mais la santé avant tout ! J'ai donc
trouvé chez moi, il y a trois jours seulement, votre double
envoi du volume et de la Servante. Je vous en remercie mille
fois ainsi que de votre aimable dédicace.
En relisant votre avant-dernière lettre, j'y vois que vous me
soupçonnez de ne pas tout vous dire — ou peut-être d'altérer
la vérité; je ne sais trop. — Ce qu'il y a de positif, c'est que je
n'avais pas un mot à vous narrer. Réfléchissons, chère Muse :
on altère la vérité dans un but quelconque, avec quelque intérêt
particulier : — or, je vous le demande, qui me forcerait, moi,
i. Bourg de la Seine-Inférieure, où était né Louis Bouilhet, où habitait
sa famille. *
a. Un ami d'enfance qui habitait près de Cany.
3. Madame de Montarcy.
H
382 LA REVUE DE PARIS
à vous dire blanc, si c'était noir? Vous m'avez prié de vous dire
ce que je verrais là-bas * ; — d'abord, j 'y suis resté fort peu de
temps, et malade encore. Nous avons hi ce que j'avais de mon
drame, ce qu'il avait de sa Bovary, plus votre volume tout
entier, que je lui ai ingurgité pièce à pièce, comme je vous l'ai
dit. Plusieurs fois, j'ai prononcé le nom de Stello, sans qu'il
m'ait rien répondu. Je vous ai donné son avis sur votre
volume : il aime beaucoup Apaisement et moins les autres
pièces. Malgré la lecture de vos vers, il ne m'a, en aucune
façon, parlé de vous. Il était plus que jamais dans l'intention
de partir pour le Midi; pourtant sa mère allait mieux. Enfin, il
y a trois jours, il m'a écrit que, positivement; il ne ferait pas
le voyage du Midi. Sa mère est guérie; il veut demeurera
Paris à lajîn d octobre : il y sera vers le Ier du même mois,
pour son logement. Vous voyez qu'il ne perd pas de temps et
vous pouvez juger de ma surprise à ce brusque changement
de choses.
Je marche donc d'étonnement en étonnement ; d'abord,
pour ce qui le regarde, et un peu pour vous- aussi, chère
madame : car, en bonne conscience, je croyais les choses rom-
pues définitivement de votre côté, — et votre indignation ne
paraissait pas vouloir admettre l'idée d'un retour. — Je ne fais
que constater les choses, je ne les juge pas. En matière de sen-
timent, les plus fins n'y voient goutte; j'excuse tout, et, après
m'être étonné, je comprends généralement tout. Ce que je
vous prie de croire, — et je le dis une bonne fois pour n'y
plus revenir, — c'est que, n'ayant rien fait pour le détacher,
je ne ferai rien pour l'empêcher de revenir, si bon lui semble.
Je ne me sens pas d'un* caractère à jouer le rôle de M. Robert
dans le Médecin malgré lai. Entre l'arbre et l'écorce, on finit
toujours par se pincer les doigts, et j'ai besoin de ma main
pour écrire.
Adieu, chère Muse. Je serai chez Gustave le mardi 19 sep-
tembre, pas avant. Si j'ai dans cette entrevue quelque chose
d'intéressant, je vous en ferai part, en vous écrivant de Rouen,
et vous auriez la bonté, en cas de réponse, d'adresser votre lettre
chez M. Mulot, i£, rue Saint-Denys, à Rouen. %
1. A Croisset. — Il y avait alors un commencement de rupture entre
Flaubert et Louise Colet.
i
r
i
LETTRES A LOUISE CQLBT â83
Il est probable que je reviendrai à Paris, avec Gustave, vers
1 la fin de septembre, mais le plus tôt que je pourrai, à cause de
| Jaccotet.
i . Je suis, chère Muse, votre tout dévoué
L. BOUILHET
P. S. — J'oubliais de vous dire, que d'après ce que j'ai
I compris de la lettre de Gustave, il habitera, à Paris, avec sa
mère.
XV
Rouen, 10 septembre i85a.
Chère sœur,
Je vous remercie de votre bonne lettre. Comme vous le
dites, mes affaires paraissent aller un train raisonnable. Je
suis bien curieux de voir cette lettre, mais fort embarrassé
pour donner les vers en question ; ces beaux vers si émus qui
ne sont que dans votre imagination et que votre lampe a dû
brûler!
Enfin, chaque jour amène sa chance, nous verrons. Avez-
vous lu, par hasard, le Corsaire du 7 septembre? 11 y a, sur
mon compte, un article superbe de Guttinguer, — lequel article
frappe du même coup la Revue de Paris et Gautier. Ça ne va
pas me mettre en odeur de sainteté dans le cénacle ! — Je m'oc-
cupe de vous. Je dois recevoir demain cinq de vos volumes
pour les journaux et rédacteurs de Rouen. J'espère que
vous aurez des articles, la semaine prochaine, quoique, à vrai
dire, on ne puisse guère compter sur tous ces marchands de
coton.
Quel temps I quel temps! Je suis triste jusque dans les os!
Mes travaux stupides ne contribuent pas à me rendre joyeux.
Gustave va bien ; — nous avons déjeuné hier ensemble et je l'ai
embarqué pour les Andelys où il reste jusqu'à dimanche, jour
de rendez- vous. — Son roman marche, avec des alternatives
de joie et de découragement. Mais je suis tranquille pour le
résultat final.
Et votre drame, prend-il de bonnes proportions? Le mien
a du mal à sortir de la coquille. Je suis tourmenté par un tas
384 LA REVUE DE PARIS
d'idées intermédiaires, et, bien des fois, au lieu de faucher
mon champ, je m'amuse à cueillir les bluets et les pavofa
rouges qui brillent dans les blés mûrs.
Au milieu de tout ce monde cadencé de Louis XIV1, j'en-
tends les clochettes de la Chine2, ou les crotales du Bas-
Empire '. Ce n'est pas le moyen d'aller vite, mais qu'y faire?
Si vous revoyez ma charmante lectrice, veuillez me rappeler
à son souvenir. Et si elle daigne m'écrire, insinuez-lui de le
faire le plus tôt possible, car je crains d'être en voyage dans
une dizaine de jours.
Adieu, je vous embrasse de cœur et suis toujours
votre bien fidèle et dévoué
L. BOUILHET
XVI
29 septembre i85a.
Chère sœur,
J'attends avec bien de l'impatience le régal littéraire que
vous nous promettez. Je relis bien souvent les beaux vers de
votre dernier volume. Vous êtes dans une bonne et grande
voie et je suis fort content que Cuvillier-Fleury ait été à peu
près convenable pour vous. Dans son feuilleton, sous les
reproches même, on sent percer son admiration pour votre
beau talent. Cela m'a frappé ainsi que Gustave.
A propos, pourquoi donc supposez-vous que je pourrai
jamais me brouiller avec vous? Je ne sais rien au monde,
entendez-vous bien, qui puisse amener un pareil résultat.
Ce n'est pas bien, ma chère Muse, et j'ai envie de vous
gronder. N'allez pas croire que je dis cela par curiosité, au
moins! et que j'ai envie de savoir quelque chose! Mais je
veux que vous ayez en moi une confiance aussi grande que
celle que je vous ai donnée; quelque chose qui arrive, ne
1 . On se rappelle que l'action de Madame de Montarcy a pour milieu la
cour de Louis XIV.
2. Bouilhet étudiait alors la langue et les mœurs de la Chine, povr faire
son conte chinois.
3. Parmi les Latins, il lisait surtout les auteurs de la décadence, comme
le prouvent les notes nombreuses qu'il a prises après ces lectures.
LETTRES A LOUISE GGLET fr85
doutez jamais de moi. Je vous aime pour vous, je vous aime
pour lui. Comment voulez-voup que je me fâche jamais?
J'ai envoyé Melœnls à Béranger, mais sans lettre. Je ne
saurais réellement que lui dire et surtout comment excuser
mon retard. J'attends Gustave dans un instant : il doit venir à
Rouen pour quelques heures. Il va, sans doute, me donner de
vos nouvelles. Moi, je pars demain pour la campagne, jusqu'à
lundi prochain. Mon voyage a été retardé de huit jours.
Je vous remercie de lui avoir envoyé à Croisset la lettre de
M. Azevedo * ; j'ai pu la lire avant mon départ, le lundi matin.
Elle est charmante, cette lettre, et je suis vraiment confus de
tant de complaisance. Je vais, dans un instant, me consulter
avec Gustave, sur la correction qu'il propose : voilà pourquoi
je n'ai pas encore répondu. Si vous voyez M. Azevedo, soyez
assez bonne pour le remercier de ma part et lui dire que je
pioche ladite pièce, et que j'aurai l'honneur de lui répondre
dans les premiers jours de la semaine prochaine.
Et vous avez revu ma belle lectrice? Je pense comme vous
qu'elle est encore un .peu prise dans le jeune critique. Du
reste, je n'en suis pas fâché (entre nous). Je suis en plein
drame3: je tiens à mûrir cette liaison tout doucement. Je
serais fort embarrassé si les choses marchaient trop vite : donc
ne poussez que modérément à la roue. Le destin est un grand
maître et ce qui est écrit est écrit.
Adieu, chère sœur, adieu; bonne santé et courage.
Votre bien affectionné
L. BOUILHET
XVII
x6 novembre i85a.
Chère Muse, avant de commencer ma lettre, je veux vous
répéter encore combien votre conte de la Paysanne* m'a
remué profondément; c'est superbe, — et, corrigé, ce sera un
i. Il avait demandé à Bouilhet la permission de mettre en musique la
Chanson du Marchand de mouron (OEuvres, p. 79).
a. Il s'agit, sans doute, du drame qu'il écrit : Madame de Montarcy.
3. Une des pièces du volume intitulé Le Poème de La Femme (i856). —
V'Corresp. de Flaubert, IIe série, p. 166-170, 208, 21a.
J
1
386 LA REVUE DE PARIS
petit chef-d'œuvre. C'est, sans contredit, la meilleure chose
écrite en cette année littéraire. Continuez, vous êtes en beau
chemin. Si vous saviez comme je vous aime de nous faire
d'aussi beaux vers que cela! Soignez bien la fin, surtout la
découverte du cadavre : ça sera poignant.
Maintenant, je vais vous parler de la Princesse1, que j'ai
lue, deux fois, avec grand soin ; — je me suis permis de
marquer au crayon, sur le manuscrit, les vers très beaux. Ils
sont moins nombreux que dans la Paysanne, mais je les
trouve exquis.
L'ensemble, ou plutôt le sujet, ne me plaît pas dans la
Princesse. Il manque de nouveauté ; — et puis ce conte a l'air
trop d'un plaidoyer pour la femme.
Vous êtes assez grand poète pour vous passer désormais de.
cette petite réclame utilitaire : laissons les journalistes porter
leur pierre à l'édifice social. Cette maçonnerie ne nous
regarde pas; — nous ferons, si l'on veut, des fresques sur les
murs, mais voilà tout, je vous jure.
La Paysanne est une chose superbe, parce que c'est vrai
comme la nature et qu'on n'y voit pas, un seul instant,
l'avocat. La Princesse est un parti pris : toutes les filles de rois
ne sont pas des anges blonds ; tous les dauphins ne sont pas
impotents. Quand Hélène épousa d'Orléans2, c'était une union
normale.
Du reste, je passerais sur la donnée si les détails étaient
plus saisissants; — mais, à part quelques très beaux vers, l'en-
semble ne remue rien de nouveau et votre Paysanne, avec ses
dents de loup et ses poils de chèvre, mange et dévore votre
malheureuse Princesse.
Et puis, savez-vous qu'au fond, c'est la même idée que
la Paysanne? Savez-vous que Gros-Pierre, c'est l'époux
débauché, le fiancé royal? Couronne ou bonnet de coton, c'est
la même chose.
Je vous conjure très fort de ne pas laisser la Paysanne
sans sœurs, mais il faut de grands contrastes, des couleurs
tout à fait différentes. Non pas seulement à la surface, mais
i. Une autre pièce du même volume.
i. Le duc d'Orléans, fils aîné de Louis-Philippe, avait épousé, en 1837,
la princesse Hélène de Mecklembourg-Schwerin.
r
LETTRES A LOUISE COLET 287
surtout au fond même du sujet. Vous trouverez cette variété
et cette haute indifférence gœthique en vous débarrassant du
parti pris de réhabiliter la femme. Vous ne ferez rien pour
elle et votre œuvre peut y perdre en largeur comme en puis-
sance. — Je suis rude comme un sauvage, mais vous savez
bien que je suis fier de vos succès comme des miens propres.
Vous savez que moi, c'est lui et vice versa : donc vous m'écou-
terez avec indulgence. Je vous prédis dans votre talent une
phase nouvelle, une révolution splendide ; vpus êtes assez
intelligente pour tout entendre : on n'a de ménagements
qu'avec les médiocrités. — Je lis. sur votre manuscrit six titres
de contes. La Paysanne^ fait ses preuves. La Princesse est
moins heureuse. Prenez garde à la Prostituée.: ce sont des
sujets bien traités déjà et d'ailleurs les hommes seuls peuvent
s'y frotter. Il faut pour cela des expériences in anima vilil
Vous nous ferez forcément une « Courtisane » de fantaisie ou
d'imitation. Prenez garde aussi à la Femme supérieure : ça
sent toujours le plaidoyer. Prenez garde aux George Sand et
aux Staël. Comme je vous l'ai dit l'autre jour, le génie n'a pas
de sexe. Voici un mot cocasse, mais que je crois vrai : le
génie est du neutre.
La Servante, cela peut être superbe, à la condition de prendre
une couleur bien différente de la Paysanne. La Bourgeoise,
sujet magnifique. Voilà, madame, — boni chère sœur» —
mon humble avis, et il faut, en finissant, que je vous apprenne
une bonne chose. J'ai reçu, avant-hier, la plus délicieuse lettre
du monde. Je suis pris, réellement. Je viole mon serment de
mutisme. Observez bien le vôtre, je vous en conjure : — ça
gâterait tout, une indiscrétion I
Adieu, chère et bonne sœur, adieu; écrivez-moi.
Tout à vous de cœur.
L. BOUILHBT
XVIII
5 décembre i85a.
Chère Muse, j'étais malade et cela vous expliquera mon
silence prolongé. D'ailleurs, je voulais voir Gustave et me
consulter avec lui au sujet de la Paysanne. Je vous ai mis, ce
matin, une lettre de lui à la poste.
2»88 LA REVUE DE PARIS
Mon avis s'est rencontré assez exactement avec le sien. La
Paysanne, qui est déjà une très belle chose, doit être et sera
un petit chef-d'œuvre. Voilà pourquoi nous avons noté, avec
une fureur de cannibales, tous les vers qui sont faibles et
même ceux qui ne sont pas très beaux. — Nous ne voulons dans
ce collier que des diamants d'une belle eau. — Gustave s'est
chargé de vous indiquer les vers à changer, si faire se peut.
Quant à moi, je suis exaspéré contre le mot : « tablier », formant
deux syllabes. Vous avez pour vous tout le monde, toutes les
poétiques, même La Fontaine et les vieux poètes, qui disaient :
« sanglier » de la même façon. Mais vous avez contre vous mon
oreille que je crois fine, — ce qui ne l'empêche peut-être pas
d'être longue. — Mais enfin rien ne m'en fera démordre. La
poésie, c'est de la musique.
Passons maintenant aux observations de fond. Dans le
départ des conscrits, il y a de fort belles choses; le mouve-
ment est naturel et remplace avantageusement le morceau sur
la guerre. Gustave vous indiquera les taches que nous y
avons remarquées, mais en petit nombre.
Quant à la fin, elle me paraît manquée. C'est fait trop
vite, on le voit au style; — et puis, je n'aime pas la dispo-
sition. La fin, c'est grave dans une œuvre. Il faut débàtir
bravement tout cela, et, dans les décombres, vous retrouverez
encore plus d'un bon vers à employer pour le nouvel
édifice.
La mort de la Paysanne est trop rapide, trop en style de
narration : il faut jeter autour de toute cette agonie du senti-
ment en masse et de la poésie. Elle meurt trop dramati-
quement, trop vite; qu'elle ne tende pas les bras, qu'elle
s'affaisse dans une sorte de doux idiotisme, et que son âme
s'en aille avec aussi peu d'effort que le parfum des romarins,
enlevé par la brise. Et puis, appuyez sur cette situation, —
vous êtes en plein dans le sujet; — nous l'avons vue glaner,
vivre, aimer, souffrir, nous avons le droit de voir longuement
sa mort.
Maintenant, pas de transition, pas de phrases rétrospectives •
— pas de coup d'œil historique sur la guerre et sur Jean. Mais
Jean lui-même, Jean qui ne va pas aux Invalides, et qui,
après de longues années, oublié sur les pontons, n'a rien de
1
LETTRRS A LOUISE COLET 289
plus pressé que de revoir Jeanne ton, dont il ne connaît pas la
mort. — S'il est invalide, il ne pourra s'absenter ; il ne laissera
pas son pain de gaieté de cœur et j'ajoute qu'il eût été un
monstre d'ingratitude, comme on dit.
Jean arrive donc avec ses vêtements, moitié bourgeois,
moitié militaires, dans un assez triste état, mais le cœur
soutenu par le souvenir et l'espérance. Là, il faut peindre son
entrée dans ce village où est mort maintenant tout ce qu'il a
aimé. — Sa douleur d'abord; — puis, l'engourdissement de
l'habitude; — enfin, le besoin de vivre : il ne sait à quoi employer
ses bras. — Pour motiver son introduction dans le cimetière,
je pense qu'il faut faire régner une épidémie dans le pays :
personne ne veut être fossoyeur, Jean se charge de cet office.
Le cimetière, devenu trop étroit, regorge ; il est fouillé de tous
côtés : c'est là que le vieux soldat retrouve le cœur d'or, —
non pas à trois vertèbres précisément, mais aux vertèbres du cou
(le nombre exact est sept; il est, je crois, inutile de le dire). —
Il peut y avoir là un mouvement naturel et brutal assez
poignant. — Le vieux grognard réduit à la misère a une joie
énorme en apercevant cet or parmi les détritus du cadavre. Il
croit à une bonne aubaine. Sa main se crispe, son œil étincelle
de convoitise; il saisit le cœur, le retourne, l'ouvre : — vous
voyez l'effet. — Il reste anéanti et une grosse larme roule
sur sa joue ridée et tremble dans ses moustaches grises.
Je crois que cette disposition de la fin prêtera mieux à la
poésie : — l'arrivée du grognard au village ; — le peu de gens
qui le reconnaissent ; — les enfants pour qui il est une bête
curieuse ; — sa misère ; — son désespoir ; — son abrutissement
graduel de vieille ganache; — puis l'épidémie, — son entrée
au cimetière, qui ne réveille même plus en lui le souvenir du
passé, — fonction brute et machinale, — et enfin le réveil, le
cœur d'or, la lettre. — Tout cela doit être à la fois assez court
mais posé : pas de style narratif, de la peinture.
J'oubliais de vous dire qu'il faut absolument retrancher le
mouvement contre la guerre, lequel vous avez malicieusement
passé en fraude, à un autre endroit du poème : — je l'ai décou-
vert et je le traque.
Voilà, chère et bonne Muse, ce que je pense, et ce que je
ferais en pareil cas. Vous me pardonnerez mon ton doctoral,
i5 Novembre 1908. 5
3<)0 LA REVUE DE PARIS
en faveur des intentions, vous rappelant que je ne suis critique
que pour les personnes que j'aime bien.
J'ai vu l'histoire du jasmin, et je ne vous cache pas que cela
m'a fait plaisir. Dernièrement, j'ai reçu une lettre de M. Aze-
vedo, à propos d'une barrique de vin, changée en nourrice
et destinée à Félicien David. Je me suis occupé de cette affaire,
mais avec assez peu de succès. — M. Azevedo, dans la même
lettre, me parle d'un article sur Melœnis, prêt à paraître dans
la Revue Musicale. Je pense qu'il me l'enverra. Dans tous les
cas, serez- vous assez bonne pour m'avertir lors de la publica-
tion, si vous en entendez parler?
Adieu, chère sœur ; vous aurez du mal à lire mon écriture, car
j'écris à toute vapeur, étant fort surchargé de besogne aujour-
d'hui. Heureusement que nous nous entendons à demi-mot.
Veuillez, à l'occasion, présenter mon respecta M. Babinet : c'est
un homme pour qui j'ai une estime profonde, — et croyez-
moi bien toujours,
votre dévoué,
L. BOUILHET
P. S. — Lisez le Livre posthume dernier numéro de la
Revue de Paris.
XIX
18 janvier i853.
Chère Muse,
Chère Muse, vous m'en voulez peut-être et vous en avez bien
le droit. Aussi je vous demande pardon, en toute humilité : je
suis un paresseux, un indigne, mais je ne veux pas que vous
doutiez de mon éternel attachement. Vous avez dit à Gustave :
« Bouilhet m'aime-t-il moins? » Ce n'est pas bien, cela. Je
vous aimerai moins quand je mourrai, voilà tout.
Je suis enchanté de la fin de votre beau conte de la Paysanne :
c'est une œuvre solide. Nous avons été des censeurs féroces,
nous allons devenir des admirateurs à toute outrance! Vous
êtes poète jusqu'au bout des ongles, mais vous avez la facilité
méridionale, et voilà ce qui nous exaspère, nous autres, poètes
du Nord, qui marchons lentement dans la pensée et surtout
dans la phrase. Vous écrivez aussi vite que vous pensez. Cela
LETTRES A LOUISE COLET 201
est merveilleux; mais cette improvisation, si elle fait jaillir çà
et là des vers sublimes, ne constitue que rarement un ensemble
irréprochable. Aussi votre Paysanne, qui doit à votre nature
exceptionnelle ses plus beaux traits, ses mouvements les plus
larges, nest devenue un chef-d'œuvre que grâce à votre
seconde main, à votre persévérance artistique; merci, chère
Muse, pour cette belle et bonne chose. Voilà maintenant votre
route ouverte. À l'improvisation première, dont nul n'a été
mieux gratifié que vous, vous allez joindre toujours la sévérité
de la forme et la lenteur de l'exécution.
Vos premières œuvres, toutes lyriques, pouvaient, à la
•rigueur, s'élancer de votre cœur, d'un seul jet. Votre dernier
volume — cette charmante préface de la Paysanne et des
œuvres à naître — marque dans votre talent une phrase nou-
velle. Heureux, madame, les artistes qui ont ainsi des jeunesses
vigoureuses, après les mille bruits de la publicité; ils sont
rares, surtout de notre temps, où toutes les gloires sont en
décrépitude.
Adieu, adieu! Je ferai mon possible, pour être à Paris avec
Gustave dans quelque temps, bien que la chose soit assez diffi-
cile pour moi, à cause de ma chaîne1. Bien des sentiments
m'attireront à Paris... Ne riez pas; je suis devenu tendre et
sensible, comme un berger de Florian — et je larmoie comme
un vigne coupée!
Allons, bonne santé, bon courage! Si vous voyez l'aimable
lectrice, présentez-lui mon respect. — Et je vous embrasse.
L. BOUILHET
XX
la février i853.
Ah! chère et bonne sœur! Quelle charmante lettre et comme
tout votre cœur est là I Votre amitié peut consoler de bien des
amours !
Oui, vous avez raison. J'aimerai la Muse, la poésie, l'art. —
Gustave a été plus heureux que moi : il a trouvé tout cela dans
la femme aimée. Moi, je vais reprendre mes bonnes allures
d'autrefois; si je ne chante plus la femme, je chanterai les
i. Voir plus loin, page 296, note 1.
,«}g2 LA REYUB DE PARIS
mastodontes1; j'aurai des vers moins tendres, mais ils seront
durs et sonores comme l'airain. Vous verrez, vous qui ne doutez
pas de moi : je veux devenir féroce. La route que je prends
est longue et rude. On doit marcher plus vite en se débarras-
sant du poids de son cœur.
J'en garderai cependant assez pour vous aimer toute ma vie,
chère et douce Muse! — L'autre soir, quand j'étais bêtement
triste, vous avez été, tour à tour, ma mère et ma sœur! Vous
avez été plus encore, je veux dire l'espérance, la consolation,
l'orgueil : merci !
Elle 2 m'a écrit ; elle n'est pas venue — et elle veut que je
l'aime encore I
Moi qui ne comprends rien à toutes ces subtilités-là et qui
lui donnais franchement toute mon âme, j'en arrive à la
détester. Je voudrais pourtant être calme, car la haine, c'est
aussi l'amour; ça viendra. J'ai bien commencé; j'ai écrit trois
lettres, que j'ai brûlées successivement : samedi, aujourd'hui,
elle ira à la poste et ne trouvera rien. J'avais également com-
mencé une pièce furibonde, mais j'y renonce, sans en avoir
transcrit un seul vers, et je me précipite vers mes Fossiles. Je
vais travailler jour et nuit, puis viendra le drame', et j'irai de
l'avant sans m'inquiéter des corrections de détail : il sera tou-
jours temps d'y revenir.
Je vous en supplie, ne me parlez plus jamais de cette femme,
dans vos lettres. C'est un rêve absurde dont le réveil a été dou-
loureux, mais dont je rirai quelque jour. Donc, c'est convenu,
je ne veux savoir, ni ce qu'elle fait, ni ce qu'elle dit, ni ce
qu'elle pense. Nous. ne sommes point créés l'un pour l'autre.
Je ne sais ni me tortiller avec grâce, ni me cambrer en inspire,
ni jongler avec les paradoxes, en faisant le beau sur les pattes
de derrière. — Surtout je ne sais pas, quand j'aime réellement,
le moment précis où l'on emporte la place. Pourquoi allait-elle
chercher un poète, s'il lui fallait un épagneul?
Assez là-dessus. Je ne vous remercie pas de votre aimable
accueil. Les cœurs comme le vôtre trouvent leur plaisir dans
i. Allusion aux Fossiles.
a. La a belle lectrice. »
3. Madame de Montarcy.
r
LETTRES A LOUISE GOLET 2§3
Facle même. Vous ne doutez pas de mon entier dévouement et
je ne tous demande que de le mettre à répreuve.
Ah! je vais redevenir homme!
Vous faites bien de garder Gustave jusqu'à mardi. Pour sa
santé comme pour son travail, un peu plus d'agitation ne fera
que du bien. 11 n'a pas un génie soumis aux circonstances ; mais
la machine humaine, quoiqu'on die, a ses faiblesses et ses las-
situdes, et l'on ne pond pas la Bovary sans quelques secousses
physiques.
Adieu, adieu! Écrivez-moi souvent. Je vous embrasse encore
et encore.
Votre frère dévoué,
L. BOl^ILHET
XXI
ii mars i853.
Ma chère Muse, vous prenez les choses trop vivement. Je
suis entièrement de votre avis pour le chant des Barbares *. Il
est trèB possible qu'il ne rentre pas dans votre idée et même
dans la pièce : il faut songer à la promptitude avec laquelle
il a été rattaché à l'ensemble. Je voulais plutôt vous marquer
l'intention, vous proposer un plan, et je comprends parfaite-
ment que, n'étant pas convaincue, vous n'adoptiez point ce
mouvement : agir par complaisance serait une faiblesse ; seule-
ment, je suis plus certain des corrections de détail. Je vous
supplie, pesez encore tout cela. Voyez froidement, — isolez
l'auteur, — et jugez votre pièce comme une étrangère. Certes
nos corrections ne sont pas parfaites : nous n'avons pas eu
le temps. Mais nous avons voulu lier, nous avons voulu
ramener au temps convenable les verbes échappés; nous
aurons marqué les assonances fâcheuses; nous avons gratté çà
et là les aspérités de votre belle statue grecque : pour moi,
c'est évident comme de l'arithmétique. Il suffit d'une tournure
lente, d'une rime molle, d'un vers mai porté, pour donner,
même aux belles choses, un air incomplet et grêle. Les Grecs,
cpe tous peignez si bien, étaient intraitables sur ces détails-là.
C'est en leur nom que je vous demande moins de précipitation
i- Allusion à la Ve partie du poème de Louise Colet : V Acropole d'Athènes.
- Cf. Quatre Poèmes (i855).
294 LA. REVUE DE PARIS
dans votre décision dernière. Je ne tiens pas à nos corrections,
trouvez-en d'autres, — mais, à coup sûr, les endroits notés sont
défectueux.
Vous parlez d'amour-propre. Je sais bien qu'il ne peut y en
avoir. Nous sommes tous trois en communauté d'art. Gomme
les arbres qui se touchent dans le ciel, nous avons mêlé nos
branches et nous nous prêtons nos nids et nos brises. Là n'est
pas la question : il s'agit d'avoir le prix1. Je suis à votre dispo-
sition pour la démarche que vous attendez de moi. Je désire
bien pouvoir quelque chose qui vous soit agréable : ainsi
communiquez-moi cela.
Adieu, adieu : Gustave vient d'arriver. — Il n'est pas content,
mais il se calmera; et d'ailleurs sa colère vient de sa ten-
dresse. Vous ne pouvez pas vous en plaindre. 11 est de granit,
c'est vrai, mais vous êtes un peu de marbre aussi. Vos opinions
extrêmes, comme toutes les opinions puissantes, se heurteront
encore plus d'une fois. Mais je serai là entre les deux pour
arrêter le choc ou amortir le coup.
Vous allez revoir votre pièce, n'est-ce pas? oi qui ne suis
ni de granit ni de marbre, j'ai la ténacité rancuneuse des Nor-
mands. Emondée, polie, raccourcie un peu, votre pièce sera
une fort belle chose et qui n'aura rien d'académique, je vous
jure.
Adieu encore, et soyez donc bien certaine que je ne puis
vous en vouloir. Gustave vous renvoie mes notes. Elles vous
serviront toujours pour les endroits à changer.
Tout à vous de cœur.
1
XXII
BOUILHET
17 avril i853.
Chère Sœur,
Les nouvelles que vous me donnez me sont bien agréables,
je vous jure. La Paysanne publiée aura nécessairement un
grand succès, parmi tous ceux qui sont encore fidèles à l'art.
Mais, voyez- vous, quel mal et quels obstacles, sitôt qu'on
1 . Le poème de Louise Colet fut couronné par l'Académie Française, en
août i854.
r
LETTRES A LOUISE COLET • ^5
veut produire quelque chose d'original et d'écrit! Ce serait à
décourager des convictions moins robustes que les nôtres;
heureusement, ayant le succès, nous cherchons le beau et le
vrai.
J'ai bon espoir pour la publication de Melœnis chez Char-
pentier; mais, au cas de non-réussite, j'ai pris mon parti
d'avance et je ne perdrai pas la tête pour cela. Je suis tellement
dégoûté de la littérature pratique que je suis tout triste d'ar-
river à Paris, ce rêve de ma jeunesse. Enfin, nous verrons.
Voici le temps qui marche et nous nous reverrons bientôt à
Manies, avec le beau temps et l'espoir; je vous lirai la suite
de mes Fossiles. C'est bien long et bien dur à faire, mais je
suis trop loin maintenant pour reculer. Tant pis pour mon
drame, qui dort en attendant! Il faut toujours suivre son
caprice, sous peine de résultats pénibles et incomplets. Gus-
tave se porte fort bien et travaille de même. Il a reçu, ainsi
que moi, le Livre posthume, avec une dédicace assez froide et
strictement convenable. Nous avons répondu, chacun de notre
côté, assez laconiquement. Je vous remercie de nous avoir
procuré les poésies de Leconte de Lisle * . Il y a de grandes et
belles inspirations; c'est une véritable nature de poète. Quel
âge a-t-il? Il lui manque encore beaucoup dans la forme, et
surtout dans le style; il est plein d'inexpériences, et, malgré
cela, il est grand et vigoureux. Il y a deux ou trois pièces
magnifiques, et le début du poème oriental2 est superbe, avec
ses animaux qui fourmillent et les trois sages, assis dans les
roseaux. — Un garçon avec lequel il faudra compter : il a toute
la vertu d'un véritable artiste.
Adieu, chère Muse, adieu. Du courage, toujours! du cou-
rage, quand même! Vous êtes dans une belle et bonne voie.
Qu'importent les imbéciles? Et, d'ailleurs, vous l'avez vu
l'autre jour, le beau produit toujours son effet, même sur le
bourgeois.
Tout à vous de cœur et d'esprit,
L. BOUILHET
i. Poèmes Antiques, publiés l'année précédente. — Bouilhet parait écrire
indifféremment : « de Lisle », « De Lisle », « Delisle » : l'orthographe des
originaux#a été maintenue.
a. Poèmes Antiques, Bhagavat.
296 LA REVUE DE PARIS
XXIII
24 mai i853.
Ma chère et bonne sœur, excusez mon retard, je vous prie :
il est bien involontaire. Accablé de sotte besogne et de vers diffi-
ciles, j'ai remis de jour en jour une lettre déjà écrite depuis
longtemps dans mon cœur.
J'ai été bien touché, je vous jure, des éloges que vous me'
donnez ; leur exagération même part d'un naturel si franc et si
sincère que je les ai acceptés, les larmes aux yeux.
Gela m'a donné ce grand courage nécessaire aux bonnes
œuvres. Merci, chère Muse; allez, nous irons bien tous trois.
Je n'ai pas reçu de lettre de la diva. A vous dire vrai, à part
l'amour-propre, cette passion si sotte, je ne tiens plus guère à
cette fantaisie. J'aurais voulu, à défaut de quelque chose de
grand (on n'a pas toujours la chance de Gustave), au moins
une nature bonne et franche, une intelligence qui accepte et
non une médiocrité qui commande.
Votre Paysanne est une belle chose. J'en ai fait venir ici.
Tous mes élèves1 Font dans les mains. Je chauffe la vente,
mais Rouen est une pitoyable ville.
Nous avons ici Rachel, elle fait fureur. Toutes les brutes
sont en extase; on se tue aux portes du théâtre. Les imbéciles
se rengorgent et disent : « Eh bien! messieurs les romanti-
ques? etc... » — C'est un des spectacles les plus navrants que
je sache. Je n'aime pas Racine, mais je le comprends mieux
que nos marchands de coton filé. Leur enthousiasme de con-
vention va me donner des attaques de nerfs !
Il y a des jours où l'on voudrait être mort; avez-vous quel-
quefois songé sérieusement à ce grand calme de la tombe?
Gomme on doit bien dormir, dans ce lit de glace ! Je porte le
bourgeois sur les épaules. Pour me guérir, tous les murs de
Rouen ont pour affiche F Honneur et F Argent de ce bon Pon-
sard.
Je vous demande pardon de toutes mes divagations. Mais je
suis exaspéré aujourd'hui, je vois tout en noir.
La France est décidément fort bête et je rougis de deux
choses : d'être Français et d'être chrétien.
1. Bouilhct, besogneux, s'était associé avec quelques amis pour préparer
des élèves au baccalauréat.
LETTRES A LOUISE COLET 297
Adieu, adieu, je vous embrasse mille fois. Je vous expé-
dierai un de ces jours ma satire à Barthélémy *, mais pour vous
seule. Ecrivez-moi quand vous aurez un moment à perdre
et croyez à mon entier dévouement.
Votre frère,
L. BOUILHET
Que devient de Lisle ?
XXIV
7 juin i853.
Deux mots seulement, chère sœur, et avec une plume de
fer, ce qui est atroce.
Je vous remercie mille fois de votre bonne et longue lettre ;
Gautier est un sot, et voilà tout. La diva m'a écrit, mais avec
une insignifiance déplorable.
J'ai lu chez Gustave les insultes à la Paysanne, dans ce
journal ordurier dont j'ai même oublié le nom. Si j'avais
besoin d'une preuve pour être certain du mérite de votre
poème, cette basse et ignoble diatribe me ferait votre admira-
teur. Soyez tranquille : le calme sied à la force.
Vos premières œuvres, applaudies sans réserve, révélaient
un poète véritable; l'artiste n'y était pas encore. Aujourd'hui
vous avez fait un pas immense, vous avez foulé aux pieds
cette sotte distinction des sexes et vous avez été virilement
belle : et vous croyez que les médiocres vous pardonneront
cela? Non, chère sœur! vous serez reniée, insultée, découragée,
par les imbéciles et par les pédants, ces deux plaies de l'art.
Mais, vous voyez, il est bon de se dire quelquefois, même dans
les heures désespérées : « Je n'ai qu'à mourir pour avoir ma
couronne et ma gloire incontestée. »
La Paysanne est de ce tempérament-là. Ce n'est pas une
Graziella diaphane, ou une Léonce impassible. C'est une
femme vivante et robuste, qui a du sang vrai et des douleurs
réelles : cela résiste à tout. Pardonnez-moi ce bavardage et ces
naïvetés de M. de la Palisse, mais je suis furieux contre la
stupidité de vos Parisiens.
1. Satire inédite de Louis Bouilhet, contre Barthélémy, l'auteur de la
Némésis-, — Flaubert en cite quelques vers dans la Préface des Dernières
Chansons :
A quoi bon réveiller ton ardeur famélique?...
298 LA REVUE DE PARI8
Je sais bien, allez, que Mehenis aura ces mêmes outrages :
les libraires n'en veulent pas et les journaux la déchireront.
Mais tant mieux : c'est qu'il y a là quelque chose. Je n'ai peur
que des applaudissements unanimes.
Adieu, adieu, bonne et grande sœur! — Aimez-moi tou-
jours, pour me rendre fier et heureux. Nous nous consolerons
ensemble de ces injustices aveugles et, quand Gustave sera là,
notre trio deviendra une armée.
Je vous embrasse et vous souhaite courage et santé.
Votre dévoué frère,
L. BOUILHET
XXV
3o août i853.
Comme vous, chère sœur, je me trouve privé d'une moitié
de moi-même, — et, par parenthèse, si nous en avons chacun
une, je me demande ce qui lui restera. N'importe, il s'arran-
gera comme il pourra. — Gustave est donc à Trou ville. Me
voilà plongé en pleine bourgeoisie, sans mon contre-poison
hebdomadaire.
J'ai appris que votre nouveau conte allait fort bien, et,
comme vous pensez, je l'attends avec avidité : il faut un pen-
dant à la Paysanne; il faut deux soufflets aux imbéciles.
Je pioche toujours ma pièce antédiluvienne; je voudrais
bien être sorti des descriptions, je commence à en avoir assez.
Et puis je suis impatient de voir la tournure générale du
poème, avec sa partie philosophique, et l'épilogue lyrique de
la fin! On n'est jamais certain de son œuvre avant le dernier
hémistiche du dernier vers. — L'art comme nous le prati-
quons, chère Muse, est une besogne assez rude. Il y a des
jours où j'aimerais mieux remuer des barriques sur le port.
J'ai quitté Gustave bien portant. Je ne le reverrai que dans
une grande quinzaine. Moi-même, je profiterai de son absence
pour voir un peu ma famille. Et puis, à bientôt nous autres!
L'idée d'aller à Paris me met tour à tour dans les états les
plus différents : je suis heureux, je me sens libre; puis je
songe que j'entre dans ma tombe, que je ne sortirai plus de là
et que, sur deux ou trois chances heureuses, j'en ai des cen-
taines pour échouer.
1
LETTRES A LOUISE GOLET 2 99
Du reste, ces considérations peu joviales ne m'ébranlent
aucunement dans mon idée; mais il y a pour moi une si
grande distance entre l'art et le métier d'artiste que j'en reste
stupide, comme dirait le grand Corneille.
Adieu, adieu. Je vous embrasse mille fois. Rien de neuf de
la diva. Gustave m'a conté toutes ses aventures, que j'ai savou-
rées longuement. Ecrivez-moi. Bonne santé, et du courage
toujours !
Si vous rencontrez de Lisle, dites-lui que je l'aime beaucoup.
Votre frère bien dévoué,
XXVI
L. BOUILHET
ai septembre i853.
Chère sœur,
Je vous remercie de votre bonne lettre, et je suis heureux
de savoir que votre inspiration va toujours son train. Pendant
que j'y pense, et avant toute chose, je réponds à votre ques-
tion pour le mot : « milieu ». « Milieu » n'a que deux syllabes,
c'est une chose positive ; tous les classiques le comptent ainsi
et les modernes s'y sont conformés. Rappelez-vous le Feu du
ciel, d'Hugo :
Ces solitudes mornes,
Ces déserts sont à Dieu ;
Lui seul en sait les bornes,
En marque le milieu !
La lettre de de Lisle m'a fait plaisir, elle respire un bon
garçon. J'aime sa parenthèse, — mais j'espère qu'il ne retour-
nera pas si vite parmi ses sauvages. D'ailleurs, il n'en manque
pas à Paris.
Quant à moi, j'ai la tête obstruée par les affaires matérielles,
et les Fossiles. Tout cela se croise et s'agite ensemble ifiat luxl
Les Fossiles vont bien lentement.
Je suis en pleine métaphysique maintenant, sans lyrisme,
et sans narration — c'est atroce. J'ai peur de tomber dans
l'école philosophique. Si ma pièce est terminée pour la fin
d'octobre, ce sera fort heureux; je ne l'espère qu'à moitié.
Dans tous les cas, j'arriverai à Paris; mais j'aurai le bonheur
300 LA REVUE DE PARIS
de vous voir avant cette époque : je compte aller à Paris vers
la moitié d'octobre, pour prendre un logement.
Point de nouvelles de la diva; c'est chose finie désormais.
La Revue de Paris, au moment où je croyais également
tout terminé, vient de publier quatre pièces de moi1.
Vous les connaissez toutes.
Adieu, chère sœur, bonne santé, bon courage; Gustave se
porte à merveille. Nous faisons, tous les dimanches, des
courses incroyables à travers bois. Nous buvons avidement ce
qui nous reste d'été et de soleil.
Moi, je pars ce soir même pour voir ma mère. J'y resterai
quelques jours. J'espère avancer ma pièce et je reviendrai à
Rouen dans huit jours.
Adieu, adieu encore. Je vous embrasse mille fois.
Votre bien dévoué,
L. BOUILHET
XXVII
7 octobre i853.
Chère sœur,
Si j'ai tant tardé à vous répondre, c'est que je croyais
pouvoir vous annoncer le jour précis de mon voyage. Je suis
obligé de le retarder de quelques jours et il faut que je vous
dise combien votre dernière lettre m'a fait plaisir. Elle a été le
premier bonjour que j'ai reçu en arrivant de la campagne.
J'accepte avec bien de la reconnaissance votre aimable invita-
tion. C'est vous faire un tort gratuit que de croire que je puis
vous mettre en balance avec le monsieur que vous savez.
Je vous donnerai la preuve du contraire en me logeant dans
votre quartier; je crois qu'on doit y travailler mieux : c'est le
berceau de la Paysanne, je veux y mettre mes enfants en
nourrice, pour qu'ils soient sains et forts et qu'ils sentent aussi
le serpolet et la verveine.
J'aurai grand plaisir à connaître Delisle. Autant que je
puis en juger d'avance, nous formerons là-bas une bonne
trinité, puisque le Grand Crocodile de Croisset ne veut pas se
laisser amollir : quelle carapace ! Il pioche toujours, s'indigne,
i. Voir, dans le numéro «du i5 septembre i853, les pièces intitulées :
Printemps, Chanson d'Amour, Flux et Reflux, Savez-vous pas.,.
1
r
LETTRES A LOUISE GOLET 3oi
se démène, se désespère, jure, crie, et fait de belles choses.
— C'est son caractère comme ça : laissons passer la justice
de Dieu.
Puisque nous serons seuls le jour de mon arrivée, qui sera,
je crois, le jeudi, non pas de la semaine prochaine, mais de
l'autre, nous lirons posément la Servante et les Fossiles,
— lesquels malheureusement ne sont pas terminés : c'est un
terrible sujet. Je ne sais par quelle fatalité de naissance nous
allons chercher régulièrement les matières les plus rebelles. Je
vous remercie d'avoir donné Melsenis à Villemain. Ces ani-
maux-là peuvent quelquefois être utiles, par hasard, une fois
dans leur vie, en se trompant.
Je vois d'ici des vers latins sur les Fossiles, des hémistiches
d'Horace et de Virgile appliqués aux mastodontes ! Et quelles
apostrophes à Cuvierus! et quelles exclamations dans le goût
de « mirabile dicta L . . chose étonnante à dire I ...» La lettre du
père Babinet est splendide.
Adieu, adieu, à bientôt maintenant!
Votre bien dévoué,
XXVIII
BOUILHET
?4 octobre i853.
Chère et bonne sœur,
J'ai reçu vos deux charmantes lettres, et il faut, avant tout,
que je vous remercie mille fois de toutes vos bontés ; désor-
mais, entre nous, c'est jusqu'au dernier soupir. J'ai vu Gustave ;
il avait corrigé ses Comices, qui sont fort bons maintenant.
Il vous aime à sa manière, n'en doutez pas, chère sœur; il
vous aime comme il peut aimer; il n'aura jamais d'autre
affection. Mais il a la peau dure, ce crocodile. J'ai été ému,
éloquent, je l'ai ébranlé, tellement que j'ai cru d'abord avoir
gagné la partie. Je me disais : « Il viendra, il ne nous laissera
par seuls!... » Hélas! deux heures après, l'écaillé lui était
repoussée au dos; le hérisson s'était mis en boule. Pourtant,
tout n'est pas désespéré. Nous le tourmenterons, nous le
fatiguerons; seulement, mettons-y de l'adresse, de l'ensemble
et de la modération. — Je lui ai parlé de votre beau poème;
j'y ai moi-même beaucoup réfléchi. Ce sera superbe, soyez
302 LA REVUE DE PARIS
tranquille. Il faudra, je crois, adoucir le fameux Lionel. Voilà
tout!
Nous ayons été bien loin l'un et l'autre dans notre doulou-
reuse conversation. Gardons-en le secret au fond du cœur,
— et, si nous souffrons, souvenons-nous que nous souffrons
à deux : c'est toujours une consolation.
Je vous écrirai sous peu de jours, — et, puisque vous êtes si
bonne, vous jetterai un coup d'oeil sur mes meubles. A vous
dire vrai, je suis bien honteux d'occuper vos heures à de
pareils détails; mais je crois sincèrement qu'en toute occasion
vous agirez de même envers moi et j'attendrai avec impatience
le moment de vous rendre service et de vous être agréable.
Je ne sais ce que vous voulez dire par ce « ballet emprunté
à Melœnis ». Je n'ai rien vu de cela. Je suis bien heureux que
mes Fossiles vous paraissent une bonne chose. L'opinion de
Babinet et de Delisle me flatte aussi infiniment. Je vous dirai
de vive voix tout ce que je pense de Delisle, lequel j'admire du
fond du cœur et sans restriction ; mais la sympathie n'est pas
encore venue. Ne lui en dites rien et tachez de savoir, au fond,
quel effet je lui ai produit.
Adieu, chère Muse, adieu; il y a des circonstances où je ne
comprends pas Gustave. Je l'ai tellement navré, peiné hier,
qu'il m'a dit : « Tu es trop dur pour moi. » Ma parole d'hon-
neur, je ne l'ai pas été assez encore.
L'idée de publier avec Fur ne me paraît excellente. Laissons
M. Babinet parler à Buloz : cela n'engage à rien et pourra me
donner une position avantageuse vis-à-vis de la Revue de Paris.
Je vais me mettre avec rage à mon cinquième chant des
Fossiles; il sera fini, j'espère, pour mon arrivée à Paris, et le
sixième ne sera pas long à faire *.
Adieu, adieu, je vous embrasse mille fois et vous remercie
encore. Vous aurez du mal à lire cette lettre, mais je suis bien
pressé aujourd'hui et je mange la moitié de mes mots.
Votre frère bien dévoué,
L. BOUILHET
Il viendra avec moi, à Paris, à mon premier voyage,
i. Les Fossiles furent publiés dans la Revue de Paris, le i5 avril i854.
r
JEUNE TURQUIE
;> Septembre. Harmanly. — Le train conventionnel s'arrête
vers huit heures du soir. La gare d'Harmanly, frontière bul-
gare, tout illuminée, toute pavoisée aux couleurs turques et
bulgares entremêlées, est remplie d'hommes et de femmes
revêtus du costume national. On attend le lendemain des
délégués ottomans auxquels on offre un banquet amical, pour
fêter la nouvelle Constitution : sans doute on veut répondre
aux bruits qui représentent les Bulgares comme hostiles au
triomphe des Jeunes Turcs. L'apaisement momentané de la
Macédoine et le désarmement des bandes ont rendu l'espoir
d'une vie tolérable aux populations macédoniennes. Voilà
donc écrasées, disait-on, les ambitions bulgares, et perdu tout
le fruit du travail des Comitadjis : si les Turcs donnent aux
vilayets un régime équitable, les paysans deviendront réfrac-
toires aux propagandes; triste perspective pour les Organisa-
tions Intérieure et autres... C'est pour protester contre ces
mauvais soupçons que les Bulgares d'Harmanly ont invité
leurs voisins Turcs et leur préparent un cordial accueil.
6 Septembre. Mustapha Pacha. — Frontière turque. On
fait la re vision des passeports. Plusieurs voyageurs n'en ont
pas. Un secrétaire de l'Ambassade d'Italie se borne à exhiber sa
carte de visite. En excellent français, d'un ton sec, le fonction-
naire turc répond qu'il le connaît fort bien, mais que sa qualité
ne le dispense pas de la formalité du passeport à laquelle
8 astreint son chef lui-même, l'Ambassadeur : « Tant que les
%
à
• .•$
*1
\i
3o4 LA REVUE DE PARIS
règlements seront en vigueur, ce n'est ni à vous, ni à moi de
les abolir. Je vous laisse passer, sous réserve d'une protestation
à votre ambassade. » Un autre voyageur, également dépourvu
de passeport, présente aussi sa carte. C'est un Grec Ottoman ;
sur la foi de l'amnistie, il est revenu précipitamment d'exil,
sans avoir le temps de se munir de la pièce légale : « Voulez-
vous de moi, tout de même? ajoute-t-il avec quelque anxiété.
J'avais hâte, après huit ans d'absence, de rentrer. — Passez,
monsieur, » dit très doucement le Turc.
Les fonctionnaires n'appliquent donc plus le « iassak * »,
avec l'imbécile entêtement d'un caporal de consigne, ils
l'interprètent avec discernement et bienveillance. La visite de
la douane se passe dans des conditions de facilité jusqu'alors
inconnues.
Stamboul. — Suivi d'un portefaix chargé de mon bagage,
je gagne rapidement le pont qu'obstrue la foule bariolée,
marchands ambulants, Kurdes, mendiants, files de chameaux,
d'ânes, de voitures, femmes, péagers qui emboursent et ren-
dent la monnaie du métallique exigé pour le péage. Je m'em-
barque par le premier Chirket ~ pour Thérapia. Laissant derrière
nous le miraculeux panorama de Stamboul, sous un soleil
éclatant que nimbe une brume légère, nous dépassons vite
Kabatache et le Palais de Dolma Bagchté qu'habite le Prince
héritier, Rechad Effendi, — aujourd'hui libre de sortir et de
recevoir des amis. Nous dépassons Bechiktache et Tcheragan-
Serai où vécut et mourut le Sultan Mourad; à l'angle du
Palais, on distingue les grandes fenêtres de la chambre, que
l'infortuné Souverain faisait tenir éclairée toute la nuit. Sur le
Chirket, en groupes mélangés des Grecs, des Arméniens, des
Turcs, causent sans contrainte, lisent, commentent les jour-
naux. Jamais on n'eut tel spectacle en Turquie. Des gazettes
en toutes langues circulent de main en main; déjeunes came-
lots, d'une échelle à l'autre du Bosphore, les crient sur le
bateau où règne une animation prodigieuse. Chemin faisant
nous croisons d'autres vapeurs pavoises de drapeaux, ornés de
guirlandes ; les sons des orchestres se mêlent aux hourras des
passagers. Ces bateaux ramènent les proscrits qui reviennent
i. Iassak : « C'est défendu ».
•i. Chirket Hairié, compagnie de navigation du Bosphore.
r
JEUNE TURQUIE 3o5
de tous les points de l'Empire, de toutes les contrées de
l'Europe et que la foule salue de joyeux vivats. La Révolution
a gardé l'aspect — décrit par les journaux — des premiers
jours. Constantinople est encore en fête; nombre de gens
portent à la boutonnière la cocarde blanche et rouge. On
regarde en souriant les dames turques qui, pour la plupart ont
à demi relevé leur voile ; l'ancien yachmak a presque disparu ;
la Turquie est libre ; après trente ans d'oppression, d'espion-
nage, de terreur, de silence, elle parle, elle respire, elle vit et
se sent vivre. Depuis six semaines, elle se grise de liberté et
se livre à la joie. Depuis six semaines, elle remet au lende-
main les affaires sérieuses !
6 au 10 septembre. Thérapia. — Aussitôt installé, je reprends
contact avec d'anciens amis, les uns retour d'exil, et que j'ai
longtemps connus et fréquentés à Paris, d'autres qui n'ont pas
quitté l'Orient et que je retrouve après onze ans; fonctionnaires,
diplomates, financiers, avocats, journalistes, candidats au futur
Parlement. De toute origine : hellènes, turcs, latins du Levant;
je les interroge successivement mais surtout un Français, fixé
ici depuis quinze ans, plus familier que quiconque des choses
et des gens. Toutes les questions se pressent à la fois sur mes
lèvres : « Le succès de la Révolution est-il assuré? N'y a-t-il
pas à craindre une réaction? L'attitude du Souverain est-elle
sincère; est-il vraiment rallié ou momentanément résigné?
-N'attend-il pas l'occasion de reprendre ce qu'il a concédé?
Ne fait-il qu'user les hommes d'État pour discréditer le libé-
ralisme, avant la réunion des Chambres? Que sera ce Parle-
ment? L'accord entre les nationalités sera-t-il possible et
durable? Pourquoi le ministère est-il si inerte et si faible?
Pourquoi Kutchuk Saïd a-t-il démissionné ? »
— Voilà bien des questions, et la moindre d'entre elles est
déjà difficile. Laissons l'avenir : l'heure présente est assez cri-
tique, et l'on pourrait retourner le mot de Gambetta : « Nous
ne sommes pas sortis de l'ère des difficultés, et nous entrons
peut-être dans celle des périls. » L'enthousiasme populaire,
qui est encore très vif, ne suffit plus à suppléer tout ce qui
nous manque. D'abord le Gouvernement. Il nous manquait
déjà sous Saïd : je crains que eela ne continue sous Kiamil.
Est-ce la médiocrité des hommes ou la difficulté d'une situa-
iô Novembre 1908. 6
3<>6 LÀ REVUE DE PARIS
tion trop lourde pour les forces humaines? Je crois surtout au
défaut d'harmonie et d'adaptation entre les hommes et les
idées qu'ils sont chargés d'appliquer. Saïd et Kiamil furent et
sont encore des hommes de valeur : depuis Midhat Pacha et
Rheraiddine, je ne sache pas que la Turquie ait donné rien de
plus remarquable en politique. Ils ont tous deux compris et
dénoncé, — non sans y avoir hélas participé, — les erreurs
et les abus de l'ancien régime. Cela ne veut pas dire qu'ils
soient en état de servir le nouveau. Ils appartiennent eux-
mêmes au passé, par l'âge et par le tempérament, sinon par
l'intelligence. Ils n'inspirent pas confiance à la génération qui
vient d'accomplir la Révolution. Par leur origine, par mille
liens encore, ils sont tenus; mal affranchis du Souverain qu'ils
ont servi, toute leur vie durant, non pas en ministres cons-
titutionnels et responsables, mais en vizirs dociles et soumis.
Saïd lui-même confessait récemment devant un ami que les
ministres actuels sont hors d'état de résister à cette influence
persistante. D'après lui, le Sultan serait un obstacle insurmon-
table à toute action libre et indépendante ; son maintien sur le
trône paralyse les initiatives. A une situation nouvelle il eût
fallu des hommes nouveaux.
— A défaut d'un ministère adéquat aux circonstances, les
Comités libéraux ne peuvent-ils le suppléer dans la direction
du Gouvernement comme dans la direction de l'opinion
publique ? Evidemment ce sont là des empiétements peu régu-
liers, des procédés révolutionnaires, mais ce pays ne traverse
pas une période normale. L'histoire de la Révolution française
fournit des précédents : le Club des Jacobins et le comité de
Salut Public, par leur terrible dictature, sauvèrent la France
de la réaction intérieure et de l'invasion étrangère.
— Notre comité Union et Progrès, qui a eu un rôle admi-
rable, n'a assumé qu'une partie de cette grande responsabilité;
il se borne à contrôler la gestion du ministère, à assurer la
sécurité publique et le respect de l'ordre. Cette attitude fait le
plus grand honneur à son désintéressement, sinon à sa prévi-
sion politique. Elle est d'ailleurs conforme aux mobiles qui
ont décidé le pronunciamento macédonien. La Révolution n'est
pus le résultat d'ambitions coalisées ; elle est sortie d'un mou-
vement de révolte patriotique, d'honnêteté indignée contre les
r
JE UHF TURQUIE 3b J
scandales, les tristesses et les hontes de l'ancien régime.
L* Année souffrait plus que toutes les autres classes ; elle était
atteinte à la fois dans ses intérêts et dans ses sentiments d'hon-
neur militaire et de fierté nationale. Depuis quinze ans, elle
subissait toutes les injustices individuelles, le retard ou l'ab-
sence de la solde et toutes les privations, les disgrâces imméri-
tées et les faveurs injustifiables, l'espionnage systématique et
l'exil. Le passe-droit était devenu le droit. Le soulèvement de
la Macédoine, la menace de l'intervention étrangère et la perte
éventuelle d'une nouvelle province fit déborder la coupe r
l'armée comprit que les temps étaient venus; elle fit le geste
libérateur.
» Depuis leur victoire, les libéraux semblent avoir voulu
étonner le monde par leur générosité et leur modération et
mériter son admiration juqu'au bout. Tout s'est passé en beauté ;
presque pas une victime. Le Sultan n'a pas été déposé malgré
le passé ! Les conseillers les plus néfastes, les Aboul-Houda, les
Melhamé, les Izzet, ont pu s'enfuir et mettre à l'abri leurs per-
sonnes et le fruit de leurs rapines. Nedjib Melhamé et Rhagib
sont à Prinkipo, sous la surveillance et la protection de la
police. Il y a eu des traits admirables de noblesse et de clémence.
Dans les premiers jours d'août, la foule ayant reconnu sur le
pont de Stamboul un des tortionnaires les plus odieux du
Palais, voulut l'échapper. Un jeune officier, membre d'un
Comité, harangua le peuple avec une chaleureuse éloquence
pour le détourner de tous projets de vengeance , « qui risque-
raient de devenir de» idées fixes et mauvaises, alors qu'il y
avait tant d'autres choses à faire pour régénérer le pays ». La
foule applaudit et le misérable put échapper, Le mérite de
cette douceur populaire revient pour une grande part à la reli-
gion musulmane, à la forte discipline de l'islam, à la sobriété,
qui en est la conséquence, non moins qu'au caractère turc.
» Quoi qu'il arrive dans la suite, rien ne pourra ternir la
gloire que les Jeunes Turcs se sont acquise devant les contem-
porains et l'histoire. Mais en pratique, quelles seront les con-
séquences de leur grandeur d'âme? Pendant qu'ils négligeaient
de pousser leurs avantages, les adversaires de la liberté, inter-
prétant cette modération comme une preuve de faiblesse,
commencent aujourd'hui à relever la tête, à réveiller contre
3o8 LA REVUE DE PARIS
^
les libéraux les préjugés, les haines et le fanatisme encore
vivaces dans les masses peu éclairées de la nation. D'autre part,
malgré toute sa sagesse et sa mesure, la Révolution a fait des
mécontents. Il a fallu pratiquer quelques coupes dans la haute
administration, sacrifier des fonctionnaires malhonnêtes et inu-
tiles ; il y a des grands-vizirs en disponibilité qui intriguent soit
avec le Palais, dépossédé, soit avec celles des puissances étran-
gères qui regrettent l'ancien régime au maintien duquel leur
intérêt politique ou leur privilège économique étaient liés . Cette
coalition de rancunes et des convoitises pourrait prendre corps,
se personnifier dans un homme, — qu'on désigne déjà — qui
se fait lui-même désigner par une ambassade étrangère : Férid-
pacha. Si le Comité ne redouble pas de vigilance et d'énergie,
d'obscure la situation peut devenir inquiétante.
— N'existe-t-il pas dans les comités, quelqu'un ou quelques-
uns capables de prendre directement et immédiatement les
rênes du Gouvernement et de remplacer les politiciens de l'an-
cien régime qui, la preuve en est faite, ne sauraient s'adapter
au nouveau?
— Voilà le point le plus grave de la situation. La vérité est
qu'on n'a pas vu poindre chez les Jeunes Turcs l'homme qui
saurait grouper et mener les autres ; aucun n'a prouvé une supé-
riorité marquée ; les grandes ambitions et les grandes facultés
si elles existent, se dérobent encore. Aucune hiérarchie entre
les membres des Comités, aucun titre ne les distingue les uns
des autres; ni bureau, ni président. Le civisme, l'intégrité du
caractère, un sens très ardent de l'honneur les anime tous.
Vous connaissez Ahmed-Riza, Ali-Haidar Midhat-bey, Man-
gnassi-Sadé, Rewfick-bey, Tàlaât-bey, Bea-Bey, Sesaï-bey, le
Maupassant du Bosphore; à SaloniqueleDrNazim, Enver-bey,
le colonel Djemal-Bey, le général Ali-Pacha sont des officiers
du plus haut mérite, des avocats, des publicistes remar-
quables, et des citoyens vertueux. Mais jusqu'ici le chef, le
conducteur et le manieur d'hommes, à l'autorité incontestée,
au cerveau et à la volonté capables d'embrasser dans tout son
développement la Révolution turque et de la mener à bon terme
malgré les adversaires du dedans et du dehors, malgré les ruses
des ennemis aux aguets, ce chef, qui existe peut-être, que le Par-
lement va peut-être nous révéler, ce chef n'a pas encore surgi. ))
r
JEUNE TURQUIE 3(>9
// Septembre, Thérapia. — A table, nous avons à dîner
deux jeunes officiers turcs : l'un, d'origine albanaise, a appar-
tenu aux corps macédoniens ; l'autre est un Gircassien revêtu
de son pittoresque costume; la cartouchière et le candgiar
étincellent sur sa poitrine ; il est coiffé du bonnet d'astraskan
noir. L'Albanais nous raconte l'accession progressive des
soldats aux idées réformatrices. Ce prodige (c'en était un pour
moi) est d'une merveilleuse simplicité. Depuis quinze ans,
l'élite de la nation turque, civils et militaires, travaillaient à
la propagande libérale dans les provinces d'Asie et d'Europe.
Les déchirements, dont la Macédoine était depuis six ans le
théâtre, avaient fait sentir plus vivement aux officiers l'urgence
d'en finir avec la cause première du mal, le régime hamidien.
Il fallait amener leurs subalternes, soldats et sous-officiers, à
la même conviction; des cadres, la propagande s'étendit aux
simples troupiers : chaque fois que des recrues ou des rédifs
arrivaient dans les régiments, les chefs les réunissaient et leur
expliquaient les motifs de la convocation et du rappel qui les
arrachaient brusquement à leurs champs, à leurs foyers et à
leurs familles. « C'était bien pour châtier des rebelles,
serbes, grecs ou bulgares ; mais ces ghiaours ne se révoltaient
que contraints et forcés, contre un régime odieux d'exactions,
de prévarication et de despotisme. Bien traités, ils se fussent
comportés en sujets dociles et paisibles. Au lieu de les pour-
suivre et de les massacrer, c'était le régime, dont ils souffraient
et dont les musulmans n'étaient pas moins victimes, qu'il
fallait détruire et transformer. L'islam n'est nullement lié au
maintien d'abus et de crimes qui ruinaient l'Empire et avilis-
saient le nom turc. Le Coran lui-même prescrit la déposition
des Khalifes incapables ou indignes, qui refusent de se séparer
de conseillers pervers et corrompus. » Ce travail avait porté
ses fruits. Au mois de juillet, un incident donna le signal de
la Révolution, déjà mûre. Les troupes de Macédoine mena-
cèrent de marcher sur Yildiz, si le Souverain ne concédait la
Constitution et la Liberté.
Non moins ancienne, non moins active, mais plus difficile
et plus périlleuse encore en raison de l'éloignement et de
l'ignorance de la population, la même propagande se poursui-
vait dans toute l'Asie Mineure. Dès 1906, les proclamations
"~1
3io
LA REVUE I>E PARIS
d'Ali Haidar, fils de Midhat-pacha, et du prince égyptien
Méhémet Ali-pacha Fazyl avaient eu une vive répercussion.
Un homme réduit à ses seules ressources joua un rôle incom-
parable : le Circassien Husséin-bey est un ancien officier de
cavalerie. Très jeune encore, les traits réguliers, la figure rose,
encadrée d'une barbe châtain, les yeux doux et brillants de
l'apôtre, le corps émacié par les souffrances, il raconte ses
aventures, dans un français facile et correct, avec une modestie
souriante.
Voici plusieurs années qu'il donna sa démission de capi-
taine pour se consacrer au prosélytisme révolutionnaire dans
les provinces les plus reculées, les plus arriérées de l'Empire.
Il parcourut à pied et à cheval tous les villayets d'Aau-
tolie habités par les Arméniens et parvint à Erzeroum où il
fomenta l'insurrection contre le Vali qui fut assiégé et fait
prisonnier par la population. Après dix-huit mois de la plus
fructueuse propagande, il fut ramené à Constantinople et
emprisonné, non sans avoir subi d'affreuses tortures; les poli-
ciers, après lui avoir brisé les dents à coups de crosse de fusil,
lui pressèrent les ongles dans des tenailles de fer, jusqu'à ce
qu'ils devinssent noirs de sang extravasé, puis les frappèrent
en cet état avec de petites lamelles de bois très finement
coupées, jusqu'à l'évanouissement de la victime, — sans pou-
voir obtenir d'aveux ni le nom de ses complices. Ils interrom-
pirent et recommencèrent plusieurs fois le supplice, et finale-
ment laissèrent Hussein comme mort. Il survécut pourtant et,
le 24 juillet, il sortit de prison. Il reprit au Comité sa place et
son activité revendiquant toujours les taches périlleuses ou
difficiles. L'autre jour, traversant la place de Sainte Sophie, il
aperçoit un de ses tortionnaires qui veut s'enfuir à son
approche : « Pourquoi vous dérober, mon ami, lui dit-il :
nous avons travaillé pour tous, pour vous comme pour les
autres. Vous devez jouir aussi des bienfaits de la Loi et de la
Liberté. » Puis montrant au policier muet le candgiar circas-
sien que celui-ci lui avait volé et portait à sa ceinture :
a Remettez-moi seulement le poignard que vous avez oublié de
me rendre ».
Hussein aspire au moment où la Turquie, définitivement
libre sous une Constitution indiscutée, n'aura plus besoin de
r
JEUNE TURQUIE Siïff
ses services; alors il pourra se dévouer à d'autres opprimés,
surtout à la Révolution russe, et risquer ailleurs la torture, la
prison et la mort. C'est un cœur de héros garibaldien, de
martyr babyste qui palpite sous cette tunique noire de Tcher-
kesse.
15 septembre. Bébek. — Les Comités libéraux ne semblent
pas très pressés de préparer les élections au Parlement; mais
ils montrent beaucoup d'ardeur à organiser tantôt des fêtes
pittoresques, tantôt des quêtes et des concerts au profit des
sinistrés de Stamboul; l'incendie a dévoré, dans le quartier de
M.echnet, plusieurs milliers de maisons où s'abritait la popu-
lation la plus miséreuse de la ville. Dans une de ces représen-
tations, devant le Seraskierat, on a joué la semaine dernière
un drame Watan (Patrie) ou Silistria, qui a soulevé les
transports enthousiastes des spectateurs. L'intérêt était dans la
salle plutôt que sur la scène; le mot Watan, prononcé à
mainte reprise, provoquait les acclamations d'un peuple en
délire, ses larmes et ses sanglots. Dans les tirades de ce mélo
vulgaire et banal, mais ennobli de toute l'émotion qu'il
déchaînait, l'âme turque semblait se retrouver et surgir libérée
de la prison sépulcrale où elle dormit, ensevelie d'un sommeil
trentenaire. Aujourd'hui on nous offre une autre fête, d'un
caractère plus littéraire que politique, dans les jardins de
Bébek, — l'échelle la mieux protégée du Bosphore.
Un des Comités a organisé une conférence que fera Sabba-
heddine bey, fils de Mahmoud Djellaledine pacha et neveu du
Sultan. Sabbaheddine vient d'effectuer une rentrée triomphale,
conduisant à Stamboul, parmi les ovations populaires, les
restes de son père, mort en exil volontaire à Paris. Nombre de
Parisiens connaissaient la physionomie fine et distinguée
de ce jeune homme. Ambitieux, assez instruit, et doué d'apti-
tudes oratoires, il veut se faire et se fera sans doute une place
dans le monde politique, s'il remplace par l'observation directe
des faits et des hommes les théories un peu superficielles dont
il est encore dupe. Désireux de se constituer tout de suite une
clientèle parmi les races de l'Empire, il a mis dans son pro-
gramme la formule de « Décentralisation ». S'il s'agit d'une
décentralisation administrative, c'est-à-dire du contrôle par les
assemblées locales de la gestion des valis, des mutessarifs et
3l2 LA REVUE DB PARIS
des Caïmacans, personne n'y contredit et cela n'est rien de
nouveau. C'est un article de l'ancien programme de Midhat-
pacha. Mais si, comme beaucoup l'ont compris, on entend la
création d'autonomies régionales et ethniques, — achemine-
ment vers la fédération, — les Turc patriotes s'en émeuvent;
ils estiment que l'heure est venue, non pas de relâcher, mais
plutôt de resserrer les liens fragiles, qui unissent les différentes
parties et les races de l'Empire. C'est cette équivoque dont le
jeune politicien a vu le danger et qu'il vient dissiper; dans
cette conférence, il veut jeter du lest et ramener beaucoup
de libéraux effrayés. Il opère en orateur insinuant. Puis il
touche une question délicate qui commence à préoccuper les
musulmans, qui deviendra peut-être une arme de parti pour
les réactionnaires, peut-être même une pierre d'achoppement
à la réforme politique : l'émancipation de la femme turque.
La Turque de condition distinguée, déjà instruite, ayant reçu
l'empreinte directe ou indirecte de la culture et de la civilisa-
tion occidentales, ne veut plus vivre confinée dans la séques-
tration du harem. Elle aspire à être traitée en être libre et
responsable, vivant pour son foyer, mais aussi pour la vie
sociale, le visage découvert, la pensée et le cœur libres \
Sabbaheddine-bey, tout en se déclarant partisan en principe
de ces revendications, engage ses sœurs turques à patienter,
à attendre d'améliorations graduelles, — d'ailleurs inévitables,
— le changement de leur condition ; il les exhorte surtout à
rester fidèles à l'esprit de la Révolution.
A ce discours répond, sur l'invitation des Comités jeunes
turcs, un membre des plus distingués de la colonie française,
le comte Ostrorog. Dans un langage aussi éloquent que châtié,
notre compatriote salue, au nom de l'Europe libérale et de la
France républicaine, l'entrée de la Turquie dans les voies de
la Liberté et de l'Égalité civiques ; il célèbre cette Révolution
si généreuse et si élégante qu'on a pu l'appeler « une Révolu-
tion en dentelles » .
iU septembre, Thérapia. — La vogue, qui s'attache à la
plage de Thérapia, ne tient pas à sa position, trop rapprochée
i. Une campagne très ardente est menée en ce sens dans plusieurs jour-
naux, l'une est rédigée par des femmes de lettres turques, de science et
de talent.
JEUNE TURQUIE 3l3>
de la Mer Noire, qui y envoie la rudesse de ses vents et l'agita-
tion de ses eaux. Mais c'est depuis plus d'un siècle le séjour
d'été des ambassades. On y 'intrigue, on y papote, on y vit
dans l'atmosphère des coulisses diplomatiques, — ce qui
paraît d'un inestimable prix à la société et aux dames levan-
tines. En ce moment, les missions étrangères manifestent
les sympathies les plus vives pour la Révolution turque, —
même les ambassades qui représentent les pays les plus notoi-
rement hostiles. Leurs chefs accablent les Jeunes Turcs
d'amabilités et d'avances; ils se font .présenter tous les jours
les proscrits récemment rentrés d'exil. L'ambassade d'Alle-
magne est la plus empressée, sans doute parce qu'elle se sent
plus suspecte. Elle tient à faire oublier qu'elle fut l'amie
intime du Souverain, l'auxiliaire damnée de sa politique, en
échange du monopole économique que celui-ci lui avait, de
fait, concédé. Elle craint aujourd'hui que ces avantages maté-
riels ne soient irrévocablement perdus. En tête du programme
libéral, figure la substitution des adjudications libres et loyales
aux contrats de gré à gré, dont les Allemands, grâce à leur
crédit au Palais et à leurs bakchichs, furent toujours les bons
marchands. Ils ne sont pas disposés à quitter la maison où
leur fut réservée si longtemps une hospitalité si grasse ; à mau-
vais jeu, ils font bonne mine, se mettent en quête d'amis
parmi les maîtres actuels de l'heure et se rapprochent de ceux
qui peuvent les pousser dans la faveur des gouvernants. Un
moment désemparée, la diplomatie allemande aidée de publi-
âtes habiles, se reprend peu à peu ; elle se fait aimable, elle
cherche des relations.
D'ailleurs, elle n'abandonne pas tous ses amis anciens; elle
garde ceux qui ne sont pas irrévocablement compromis. Les
Izzet, les Melhamé, les Raghib sont à l'eau; on ne songe pas
aies repêcher; mais l'Albanais Ferid-pacha, reste encore. Il
est sorti à peu près indemne du bouleversement de juillet. Il
n'incarne pas le régime ancien, dont il s'est contenté de béné-
ficier. 11 a laissé passer l'orage, cédant la place; il s'est résigné
à une retraite momentanée, mais non pas à la mort politique.
L'ambassadeur d'Allemagne a fait et fait à tout venant l'éloge
de Ferid, d'abord discrètement; après la chute de Said, il est
devenu plus insistant et plus chaleureux. « En la pénurie
3l4 LA BEVUE DE PARIS
d'hommes qui afflige l'Etat, Ferid reste la réserve suprême de
l'Empire. »
Les libéraux turcs écoutent ces "propos et nous les rapportent
en souriant. De son côté, l'Albanais joue assez habilement sa
partie. L'appoint de l'Allemagne lui est précieux; mais il ne
veut pas paraître inféodé à cette seule influence. Lorsqu'il
invite à sa table un partisan de la Jeune Turquie, il est éclec-
tique dans le choix des autres convives. A côté de l'Allemand,
les invités rencontrent, comme contre-partie, l'ambassadeur
de France ou le ministre de Grèce, car Ferid a aussi à coeur
de regagner la faveur des Hellènes qu'il a persécutés et dont
il est haï. Loin de se déclarer contraire à la Constitution, il
prétend l'avoir lui-même imposée au Sultan. C'est un spec-
tacle de voir ce gros homme, au poil gris, aux traits rudes,
à l'œil féroce, au geste saccadé, aux narines perpétuellement
battantes; et l'ouïr raconter comment la Turquie lui doit
la Liberté ! Il mime avec une énergie véhémente la scène avec
le Sultan, le 24 juillet. Il affirme, sur ce sa parole d'honneur »
cinquante fois répétée au cours de son récit, que c'est lui et
lui seul qui brisa la résistance du Souverain, éperdu de colère,
le menaçant de mort et s'écriant : « Prenez garde, j'ai mangé
Midhat-pacha, qui était un autre homme que vous. Ce n'est
rien pour moi de manger une tête comme la vôtre ». Fina-
lement vaincu par l'opiniâtre Albanais, le Sultan signait Tirade
de la Constitution...
Ambitieux frénétique, comédien habile, apte à se retourner,
Ferid remplace , par la souplesse et la décision , la valeur d'homme
d'Etat qui lui manque. 11 lui convient d'exagérer aujourd'hui
la part insensible qu'il a prise au changement de régime ; mais
selon toute apparence, il a dû connaître au dernier moment
la force du Comité de Macédoine et il fait mine d'aider leor
action, tout en prenant les précautions utiles pour n'être jamais
convaincu de complicité. Aussi, malgré toutes ses tares, grâce
à son astuce, à son énergie albanaise, il demeure un grand-
vizir possible; dans une situation confuse et équivoque, non
seulement le Sultan, mais les autres partis n'hésiteraient pas
à recourir à lui ; il trompera tout le monde.
18 septembre. YUdiz Kiosk. — Jeudi soir, après le diner,
dans le salon du Summer-Palace où il est assis près de nous,
r
JEUNE TURQUIE, 3l5
Ali Haidar-bey, fils de Midhat-Pacha, nous dit, d'une voix
dont il a peine à maîtriser l'émotion : « C'est chose décidée ;
demain, après le Selamlik, j'irai à Yildiz, où je dois être reçu
paxle Sultan ». Bouleversés par cette nouvelle, nous restons
silencieux, et Ali Haidar reprend : « Oui, depuis quinze jours
j'ai évité cette audience, je m'y dérobais, et puis j'ai consenti :
je verrai donc demain, face à face, celui qui a fait condamner
et emprisonner mon père, qui ensuite, après un simulacre de
grâce, Ta fait étrangler à Taïf, qui a fait pis : pour s'assuror
qu'il était bien mort, il a ordonné qu'on détachât la. tête du
cadavre et qu'on la lui envoyât à Constantinople dans une
caissette, sous la rubrique : Objets d'Art. Ivoire Japonais. La
caisse fut ouverte en sa présence. Mais il a fait pis, et cela vous
ne le savez pas. Dans un accès de frénésie, colère ou terreur
rétrospective, il a frappé du pied cette tête et il l'a fait rouler
en s'écriant : « Qu'on enlève cela! » Et demain j'irai voir cet
homme! J'ai consulté mes amis; ils me conseillent de donner
à la Turquie ce gage d'oubli et d'apaisement, cette preuve que
les injures et les douleurs personnelles les plus atroces sont
abolies dans le triomphe présent, et que le souvenir même ne
peut plus être une cause de discorde civile. Je ferai ce sacrifice
à la patrie. Quant à mon père, j'ai aussi interrogé sa mémoire ;
j'ai relu sa dernière lettre; j'ai la conviction qu'il m'approu-
verait, qu'il eût tout oublié, souffrances, outrages, son dernier
supplice même, devant la joie et le bonheur de la liberté
retrouvée. »
Et voilà pourquoi, aujourd'hui, le fils du martyr monte la
colline de Yildiz, son Calvaire à lui, et passe devant la haie
des prétoriens arabes et albanais. Un aide de camp l'introduit
dans la salle d'audience.
Une longue attente, pendant laquelle Ali Haidar revoit par
la pensée, pâle et frémissant, la tête outragée de son père, qui
a roulé peut-être dans la même salle : le meurtrier a trouvé
pour suprême refuge la Constitution dont il a fait égorger
l'auteur. Abd-ul-Hamid parait devant le fils de sa victime. 11
n'est pas seulement pâle d'émotion; il est livide. De loin, les
deux hommes se saluent. Ali Haidar prononce quelques mots :
(( S'il est venu, s'il se trouve à cette place, c'est que son père
vivant s'y trouverait aussi, après la remise en vigueur de la
3l6 LA REVUE DE PARIS
Constitution ». Sans le laisser achever, le Sultan se félicite que
« grâce à cette Constitution, le fils de Midhat-Pacha puisse
rendre au pays autant de services que son père ». Assis à
quelques mètres l'un de l'autre, se regardant en face, ils pro-
fèrent quelques paroles qui interrompent à peine le silence
tragique planant sur cette entrevue. Elle prend fin. Abd-ul-
Hamid reconduit Midhat-bey jusqu'à la porte du salon, tous
deux gardant leur distance, sans que les mains se touchent,
sans que les yeux se quittent. On échange à la porte les pro-
fondes salutations d'Orient.
19 septembre. Yenikeuy. — Un diplomate ottoman, d'ori-
gine arabe et de religion musulmane, me disait il y a quel-
ques jours : « Vous vous inquiétez à juste titre des relations
futures entre musulmans et chrétiens, Turcs et raias, qui
doivent se retrouver égaux et pairs, comme électeurs et comme
élus ; vous doutez sinon de la sincérité, du moins de la cons-
tance des sentiments fraternels que les premiers promettent
aux seconds. Les Turcs, vous demandez-vous, n'auront-ils eu
qu'un beau geste sans lendemain ou l'égalité deviendra-t-elle
une réalité?... Vos préoccupations sont naturelles; mais, ne
doutez pas que la concorde soit aussi difficile à établir et à
maintenir entre les différents groupes chrétiens ». Je constate
chaque jour le bien fondé de cette remarque et de mes propres
appréhensions. La confiance n'a jamais régné entre les divers
éléments chrétiens ; elle s'altère et décroît de plus en plus entre
chrétiens et musulmans. Sur la côte d'Asie, à Beikos, je ren-
contre dans une maison amie, un Arménien, membre impor-
tant des comités et mêlé de près au mouvement révolution-
naire. 11 me vante le dévouement de ses compatriotes à la
nouvelle Turquie. Il regrette de ne pouvoir en dire autant
des autres chrétiens, surtout des Grecs. « Les Arméniens ont
toujours servi loyalement la Turquie jusqu'en 1896, c'est-à-dire
jusqu'au moment où on a excité contre leur race la méfiance
du Sultan. On nous appelait la nation fidèle; nous travaillions
avec les Turcs ; nous parlions leur langue ; notre sentiment
s'accordait avec notre intérêt, solidaire de l'intérêt turc et du
maintien de cet Empire, hors duquel rien ne nous attire, hors
duquel nous n'avons aucun refuge, si ce n'est la Russie moins
libérale encore que la Turquie. Nous ne désirons que nos
r
JEUNE TURQUIE 3l7
droits de citoyens. Le rêve d'une Arménie indépendante a pu
hanter quelques cerveaux égarés; cette poignée d'individus
était sans crédit dans la nation, à laquelle on a fait expier
cruellement la folie d'une infime minorité. Mais devant l'appel
cordial des Jeunes Turcs et la réparation offerte, nous oublions
nos deuils et nous acceptons avec joie la main qui nous est fra-
ternellement tendue. Notre but est atteint : nous sommes libres,
égaux, satisfaits.
» Tout autre est la psychologie des Hellènes ottomans, parce
tout autre est leur situation. Bon gré, mal gré, ils sont attirés
par leurs congénères du royaume hellénique. Ils ont un abri
tout proche en cas de dissentiment avec le Turc.
» Pour qui connaît leur chauvinisme ethnique, il est bien
difficile de croire à leur loyalisme sans mélange, à leur fidélité
définitive envers la patrie ottomane. Cette fidélité ne peut être
que conditionnelle. Supposez une guerre entre la Turquie et
la Grèce ; que feront les Grecs de l'Empire quand par le fait
du service militaire universel, ils seront incorporés dans
l'armée ottomane? Pour les Arméniens, aucune hésitation, il
ne se pose pas de cas de conscience. Chez le Grec il y aura
conflit entre son devoir ottoman et son sentiment racial. La
même question se pose pour les Bulgares et les Serbes; mais,
leur nombre étant moindre, la question perd son importance.
C'est donc aux Arméniens seuls que les Turcs peuvent se fier. »
Sur ces affirmations dont il ne me paraissait pas difficile
de signaler quelques faiblesses, je laissai tomber l'entretien,
ne voulant en retenir que la portée psychologique. Or, le
lendemain, un journal grec annonçait que, sur une maison
arménienne du quartier de Top Capou, des Hintchakistes !
avait hissé le drapeau national arménien : la population
turque et grecque indignées avaient couvert de huées les
Arméniens et les avaient forcés à enlever le drapeau. Parmi
les journaux turcs, certains démentirent, d'autres réduisirent
l'incident à de minimes proportions.
ALFRED BERL
(La fin prochainement.)
i. Membres du Comité révolutionnaire arménien Hintchak.
"1
LA STATUE D'HOMÈRE
On veut élever une statue à Homère. C'est un projet
gracieux et Tune des plus drôles d'idées qui pouvaient venir à
l'esprit de nos contemporains étonnants. Il y aura un comité
Homère.
L'époque où nous vivons ne me semble pas du tout hellé-
nique. On dirait, quelquefois, que les personnes qui, en Grèce,
auraient été esclaves, ont aujourd'hui les grandes charges de
l'Etat. Elles y sont un peu vulgaires. Peut-être aussi les histo-
riens de l'avenir indiqueront-ils notre époque infortunée
comme celle qui a vu se défaire la belle et traditionnelle notion
de l'antiquité. Cela tient à plusieurs causes, dont une, au
moins, est honorable.
Les historiens et leurs auxiliaires, archéologues, épigra-
phistes, numismates, ont appliqué à l'étude des âges classiques
une méthode positiviste et rigoureuse, qui a donné de redou-
tables résultats. Nous connaissons les Grecs et les Romains
mieux que nos pères ne faisaient, — mieux, plus exacte-
ment; — on nous a révélé des peuples anciens dont nos pères
savaient à peine l'existence : et, maintenant, c'est au milieu
d'un ensemble divers et abondant que nous apparaissent,
diminuées, plus concrètes, réduites à leur vérité, Athènes et
Rome, deux groupes de faits sur lesquels s'est exercée la
critique attentive des érudits, comme sur les autres points de
l'espace et du temps. Ainsi, l'antiquité classique a perdu le
r
LA STATUE d'hOMÈRE 3lQ
meilleur de son prestige. Elle n'est plus, pour nous, — ce
qu'elle a été pour nos pères, — un moment privilégié, presque
complètement dégagé de la chronologie, et où vécut une huma-
nité emblématique. Un Racine, si nous en avions un, n'oserait
plus placer en Grèce ou dans le Latium des personnages d'une
réalité si générale qu'ils sont les types mêmes des vertus, des
vices, des passions. L'antiquité n'est plus, pour nous, le rêve
quasi vrai d'une idéale humanité.
Nous ne dépendons plus de la Grèce. Àthênê, déesse de
Tordre et de la mesure, ne gouverne pas les esprits de ce temps.
Un autre dieu l'a remplacée, que les Grecs appelaient Chaos et
qu'ils n'adoraient pas.
Mais la statue d'Homère est un hommage et une manifesta-
tion des littérateurs... La littérature de notre pays n'est plus
inspirée des muses sous la dictée de qui Homère composait son
œuvre; elle n'est seulement plus obéissante à leurs filles moins
befles, nobles pourtant, les règles. Notre littérature, mainte-
nant, est folle. N'importe I... Il y aura, dans ce Paris, une
statue d'Homère. Les passants demanderont :
— Qui est-ce?...
Et vous leur répondrez :
— Un vieux vagabond qui était aveugle et qui chantait.
Ou bien :
— Un poète qui n'a jamais existé.
Ou bien :
— Un littérateur sans scrupules qui, pour flagorner les
roitelets d'Asie Mineure, leur fabriquait des généalogies.
Car on ne sait plus.
Quand je connus Homère, étant très enfant, ce fut par une
vieille estampe qu'il y avait au mur, encadrée d'or, dans la
maison de mon grand-père. Entre l'image et la vitre, de fines
poussières s'étaient insinuées. Je me rappelle qu'un jour je
montai sur une table pour chercher l'interstice par où elles
avaient dû pénétrer. Je ne vis rien : le cadre était bien clos ; du
papier bleu, collé au dos, le fermait.
Alors, ces mystérieuses poussières m'apparurent comme le
•3ao
LA REVUE DE PARIS
signe d'une terrible ancienneté, si lointaine que je n'en
pouvais évaluer la distance, le recul profond dans les siècles.
Ce fut là mon premier sentiment de la durée : j'imaginai un
temps antérieur à mon grand-père et au père de celui-ci.
Lorsqu'on m'apprit, bientôt, l'histoire sainte, l'histoire aussi
de Charlemagne, de Louis XIV et de Frédéric Barberousse, la
diversité des époques me fut, malgré les dates, inintelligible;
et tous ces bonshommes d'autrefois se groupèrent pour moi,
dans le passé vague, indéterminé : Homère était parmi eux,
avec Mathusalem et Salomon...
Je le vois encore, drapé dans une robe aux longs plis, sa lyr
sur le dos, car il voyageait. Et il levait un bras vers le ciel; sa
main gauche était appuyée à l'épaule d'un jeune garçon qui le
guidait, car il était aveugle, ainsi qu'en témoignaient ses yeux
pareils à ceux des statues, sans petit point noir au milieu. A sa
bouche entr 'ou verte, on devinait qu'il déclamait quelque
chose ; comme auditoire, il avait les flots agités contre le roc.
Ce vieux vagabond, je le pris pour un énergumène, bien
que la juste signification de ce mot m'échappât; mais j'avais
entendu appeler ainsi des gens redoutables, qui font des
discours et des gestes et qui n'ont pas le sens commun. Ceci
me troublait, par exemple : comment mon grand-père, qui
professait, à l'endroit des énergumènes, une si vive hostilité,
possédait-il le portrait de celui-là?
Un matin, je l'interrogeai sur Homère; et il me dit :
— C'est un grand poète de jadis, le plus grand de tous les
poètes. Tu liras ses vers plus tard. Il était le fils du fleuve
Mélès et de la nymphe Krétéis.
Je me sauvai au jardin; à toutes jambes, je m'enfuis,
terrifié de telles révélations déroutantes; et je jouai avec du
sable, afin de me distraire de ces bizarreries. Mais le fleuve
Mélès, la nymphe, sa femme, et le vieux vagabond, leur fils,
mont fait peur, très longtemps.
*
Ensuite, il a fallu que j'apprisse, afin de le réciter, Y Aveugle
d'André Chénier; c'est un des plus émouvants souvenirs de
ma prime adolescence.
LA STATUE d'hOMÈRE 321
Combien me plurent ces beaux vers, pour leur calme har-
monie et pour l'évocation soudaine d'une vie héroïque et pas-
torale! Le vieux vagabond, que j'avais oublié, se divinisa.
C'était au cours de longues vacances que je passais dans
une petite ville provinciale. Aux alentours, où l'on me menait
pour la promenade, il y avait des prés municipaux; et là,
s'installaient quelquefois des bohémiens, sur le compte des-
quels ma bonne s'exprimait durement. Elle les accusait de for-
faits effroyables, comme d'allumer les meules et les fermes, de
voler les enfants et de jeter le mauvais sort aux troupeaux. Je
revins de ces préventions, un jour que j'aperçus, à côté de la
roulotte, un vieillard à la barbe blanche et mal vêtu, mais qui
déclamait quelque chose. Je compris qu'il était un Homère, à
n'en pas douter, et que ma bonne, comme les enfants de
Cymé, dédaignant Mnémosyne, était maudite de la muse.
J'aurais voulu aller dire au vieillard :
Quel est ce vieillard blanc, aveugle et sans appui?
Serait-ce un habitant de l'empire céleste?...
11 ne fallait pas y songer. Ma vigilante bonne se hâta, débla-
térant contre les chemineaux. Le soir, on m'enseigna qu'elle
avait raison de haïr ces gens qui n'ont pas de domicile. Mais
moi, je rêvai dès lors d'aventures et mon cœur d'enfant sage
frémit à la pensée d'une libre existence ; je fus dans le chimé-
rique état d'esprit où, par un privilège poétique, est resté
notre Jean Richepin, l'ami des gueux et des tsiganes.
Dans le jardin de mon grand-père, tout un été, j'invoquai
le dieu de Claros, Apollon-Sminthée, à l'arc d'argent; je le
priai de me servir de guide, à cause des molosses, à cause des
marchands de Cymé, à cause des périls qui menacent l'indi-
gent étranger...
A peine, mes enfants, vos mères étaient nées
Que j'étais presque vieux!...
De générations en générations, partant de mon grand-père
et allant, en idée, jusqu'aux âges les plus lointains où mon
imagination se heurtait, je pris conscience d'une époque qui
eût été la jeunesse du monde. Je m'en souviens; les cloches
de la cathédrale voisine sonnaient pour la fête de la Sainte-
i5 Novembre 1908. 7
322 LA REVUE DE PARIS
Vierge. Leurs volées magnifiques jetaient dans l'air une gaieté
de vie nouvelle. Toujours plus vifs, les sons allaient, venaient,
et les vibrations de l'un continuaient encore, que l'autre déjà
s'épanouissait. Epanouies aussi, et pareillement, les fleurs du
jardin, géraniums et roses, dans l'abondance du soleil, embau-
maient. Ces merveilles aidant à ma jeune méditation, il me
sembla que je vivais aux premiers jours humains; dans un
paradis terrestre peuplé d'histoire sainte, je vis le vieil aède
et je l'entendis qui me saluait :
Je vous salue, enfants venus de Jupiter,
Heureux sont les parents qui tels vous firent naître!...
Les enfants ont une extrême facilité à confondre les épo-
ques, à réunir en une seule et hardie synthèse les éléments
divers de ce qu'ils aiment ou admirent. Il me suffit de me
rappeler les paradis terrestres fort païens qu'organisait ma
puérile rêverie pour que je trouve naturelles ces audaces du
prompt et charmant moyen âge qui, dans le texte d'Homère,
lut l'annonce du Messie et ainsi transforma en prophète, en
Ezéchiel prématuré, le chanteur d'Achille aux pieds légers et
d'Ulysse prudent. Les savants de l'ingénieuse Alexandrie
avaient préparé cette erreur, si féconde pour l'apologélique.
Moi aussi, quand j'allais à la cathédrale, pour les vêpres, et
que le soleil illuminait bien un grand et compliqué vitrail où
il y avait, non loin de Saint-Hubert et du cerf dont le chef
était surmonté d'une croix, Roland, neveu de Charlemagne,
donnant de Durandal sur une roche, je mêlais ces belles his-
toires et ma ferveur les animait toutes également.
Une autre verrière me ravissait ; elle signifiait l'aventure de
l'enfant prodigue. Et moi, j'aurais été cet enfant-là volontiers,
ce bohémien, ce vagabond. Vers le milieu de la verrière, le
peintre avait représenté les divertissements auxquels l'enfant
prodigue se livra quand il fut loin de chez son père. 11 dînait
en la gaie compagnie de deux jeunes filles, affables toutes
deux, l'une appuyant sa tête sur l'épaule du jeune homme et
l'autre couronnant de roses ce frivole. Elles étaient, l'une et
l'autre, si jolies que je les pris pour des nymphes. Ou, du
moins, je ne me disais pas qu'elles fussent des nymphes pré*
cisément; mais, quand je pensais à Krétéis, cette nymphe
r
LA STATUE d'hOMÈRE 3â3
qui eut pour fils Homère, je me la figurais sous l'apparence
élégante et câline de Tune de ces deux jeunes filles, celle qui
couronne de roses le front du beau poète : pas un instant,
je ne doutai que l'enfant prodigue ne fût un invocateur
d'Apollon- S min thée... Le fleuve Mélès, d'abord, me dérouta;
mais je cessai bientôt de songer à lui.
Tel était le désordre de mes idées et telle la combinaison
| hasardeuse du petit nombre de faits que j'avais à ma disposi-
| tion. Il en résultait de bizarres rencontres ; de furtives analo-
| gies créaient en mon esprit des systèmes fallacieux auxquels
j'accordais ma créance avec ingénuité. C'est à peu près ainsi
que les époques anciennes procédaient; elles avaient une
pareille liberté pour concevoir à leur manière les époques plus
anciennes encore. Et c'est ainsi qu'elles modifièrent à leur
gré le personnage admirable d'Homère; il fut, pour elles, un
peu chrétien. Il y a quelque chose d'enfantin dans la collec-
tive pensée des siècles que la méthode historique n'avait pas
disciplinés. Aussi les souvenirs d'un enfant nous aident-ils à
comprendre les généreuses fautes d'interprétation qui ont été
commises autrefois et à la faveur desquelles a pu durer si glo-
rieusement l'antiquité.
Un Italien délicat, M. Comparetti, sénateur et latiniste, a
écrit un beau livre qui s'appelle Virgilio nel medio evo. Il y
raconte l'étrange destinée qu'eut ce Virgile au Moyen âge » et
comment le poète de Rome impériale devint, sur les portails
des cathédrales, le voisin de la Sibylle et du prophète Jérémie.
C'est une belle histoire ! . . . On utilisa Virgile encore beaucoup
plus qu'Homère et on l'installa vraiment dans la série des
précurseurs et des annonciateurs discrets. L'idée religieuse fut
que Dieu avait, de tout temps, préparé la suprême révélation;
seulement, jusqu'à la venue manifeste du Christ, il l'avait,
cette révélation, couverte de symboles difficiles. Et toutes
choses contenaient obscurément le Verbe, avant que le Verbe
&e fit chair. Il était dans la nature créée ; il se cachait dans
l'abondante et subtile allégorie des paysages et du ciel; et il
se dissimulait aussi dans les poèmes. Maintenant, à la
claire lumière de l'Evangile, on savait le découvrir partout où
il s'était enveloppé d'apparences prestigieuses. Ainsi travail-
laient sur l'antiquité les théologiens; de même, ils dévelop-
3-2 4 LA REVUE DE PARIS
paient littéralement et commentaient avec force détails la
pensée qui est incluse dans ces quatre mots : CœK enarrcait
gloriam Dei; et, de même, ils traduisaient comme des signes
évidents du Christ, de la Vierge et de tout le dogme les mœurs
des animaux, et du lion, par exemple, qui, fuyant les chasseurs,
efface avec sa queue la trace de ses pas sur le sable : ainsi le
fils de Dieu, venant ici-bas, s'entoura de divin mystère assez
pour que les Juifs ne le reconnussent pas. Les animaux furent
prophètes; et prophètes aussi, les cieux, tous les objets de la
nature, les livres des païens... Une foi subtile et dialecticienne
organisa ce prodigieux rébus.
Ah! les fins et les sublimes contre-sens! et comme la
ferveur chrétienne avait de l'entrain pour tirer à elle et pour
accaparer l'antiquité !
A l'époque de la Renaissance, un paganisme nouveau
adopta un autre système de contre-sens et, dans les'œuvres de
l'antiquité, chercha une philosophie panthéistique et naturelle,
un audacieux libertinage de l'esprit, les éléments d'une polé-
mique anti-chrétienne.
Qui écrira l'histoire des tribulations qu'a subies depuis deux
mille ans l'idée de l'antiquité? J'ai dit ce qu'elle fut pour un
Jean Racine. Les hommes de la Révolution abusèrent de
Plutarque. Et, n'accusons pas Plutarque; mais, sans lui, le
langage de la Révolution n'aurait pas été tout à fait ce que
nous lisons qu'il fut, — ce langage emphatique, niais et
assez beau ; — sans Plutarque, sans ce Plutarque hyperbolique
et faux qu'elle imagina, elle aurait peut-être été plus vile
encore en ses manières.
Et il n'est pas jusqu'à nos républicains de 48 qui n'aient
subi l'influence d'une Rome inexacte et d'une Athènes
fallacieuse.
Ainsi vivait encore l'antiquité jusqu'à l'époque qui a précédé
la nôtre. Elle vivait, différente d'elle-même. Ce qui vivait, ce
n'est pas l'antiquité vraie, assurément, mais une antiquité que
les générations successives avaient transformée à leur image,
selon le gré de leur passion, de leur commodité, de leur intel-
ligence particulière, selon l'usage, exorbitant parfois, qu'elles
voulaient en faire. L'antiquité vraie était morte, avec ses
hommes, un. beau jour. Mais ce qui, d'une époque abolie,
i
r
LA STATUE d'hOMÈRE 3q5
subsiste, c'est l'idée qu'ont d'elle les générations ultérieures.
Et, cette idée-là, pour qu'elle dure, il faut qu'elle soit erronée.
Il faut, en effet, que les siècles s'intéressent à elle; etl'égoïsme
naturel des siècles fait qu'ils s'intéressent au passé quand ils
le sentent pareil à eux, quand ils le rendent pareil à eux, en
quelque chose, et, de cette façon, l'emploient, l'exploitent, se
servent de lui comme d'un argument, lui prennent la subs-
tance de leur pensée imprévue et, bref, le manient à leur
guise. Le contre-sens est l'inévitable loi qui domine l'histoire
des idées; c'est à lui qu'a été due, jusqu'à présent, la conti-
nuité morale des âges.
Delà, cette façon désinvolte qu'on eut, avant nous, de traiter
les époques anciennes. Oui, une façon désinvolte, et plus
pieuse que notre superstition d'archéologues.
Les gens du Moyen âge et d'ensuite continuaient de siècle
en siècle la construction des cathédrales, sans se préoccuper
des plans du premier architecte. Le xvu° siècle appliqua
aux nefs gothiques des façades abominables. Mais il n'y a
que deux manières d'agir, avec les monuments anciens. Ou
bien on prolongera leur vie, coûte que coûte, au delà des
limites normales; et, pour cela, on les adaptera aux condi-
tions incessamment nouvelles de l'existence ; ou bien on per-
mettra qu'ils meurent tranquillement, quand leur destin sera
révolu et quand la pensée dont ils ont été la forme osten-
sible aura cessé de se faire entendre. C'est pourquoi on ne
devrait pas, à mon avis, restaurer le Parthénon. Les monu-
ments ont leur durée. Ils vivent autant que vit pour l'huma-
nité le rêve qui les a dressés sur le sol. Plus ce rêve était fort
et puissant, plus ils ont été solidement construits. Puis il
était fécond et capable d'enchanter l'avenir, plus l'avenir les
a respectés et plus ces pierres bâties demeurent énergique-
ment attachées à la terre. Le Parthénon chancelle, parce
qu'en définitive c'est bien fini de l'hellénisme. Le Parthénon
aurait duré plus longtemps si, autrefois, des moines l'avaient
pris — et arrangé à leur guise I — pour en faire la chapelle
de leur couvent. D'ailleurs, ce n'est pas ce que je propose :
le temps de ces simples et vives hardiesses n'est plus. Les anti-
quaires que nous sommes ne toléreraient pas cela ; et, cela, ils
le feraient sans spontanéité, sans gaillardise : ils le feraient mal.
H
3*6
LA REVUE DE PARIS
C'est, je crois, un trait significatif de la civilisation
moderne : nous sommes des antiquaires, nous avons un senti-
ment juste et archéologique des époques qui ont précédé la
nôtre. Nous nous efforçons de leur laisser ce que les philo-
sophes appellent un caractère objectif. Pour cela, nous avons
soin de ne pas nous mêler à elles, de nous détacher d'elles.
Alors, notre ferveur ôtée qui seule les animerait, elles ne
sont plus que de la mort indifférente.
Un jour, le peintre James Tissot, qui avait illustré l'Evan-
gile, rencontra M. Degas. Pour illustrer bien l'Évangile, le
peintre James Tissot avait fait le voyage des lieux saints ; et,
là-bas, il avait exécuté nombre de parfaits croquis, cherchant
l'exacte ressemblance des paysages et des types, veillant à ne
pas inventer, mais à suivre le rigoureux détail de la réalité
qu'il observait. M. Degas lui dit à peu près :
— Je vous félicite, monsieur. Vous avez copié le mur de
Jérusalem avec beaucoup de scrupule. Seulement, monsieur,
pour nous, le Christ n'est pas né en Judée : il est né à Epinal.
Admirable formule, et dans laquelle est excellent le choix
d' Epinal, ville de populaire imagerie I Admirable formule, et
la meilleure pour attester la fantaisiste destinée des légendes ! . . .
Un certain agitateur israélite est mort sur la croix. Que nous
importe de lui? Et, s'il n'était question que de lui, ce serait
affaire aux érudits. Mais le Jésus qui a troublé le monde et
qui le trouble, celui-là est un beau et terrible Jésus d'image;
et il est né, oui, à Épinal.
La conséquence du travail archéologique que fait notre
temps, la voici : l'histoire s'en ira en poussière sèche et vaine;
ce sera fini de tout ce que donnaient à la continuité morale
des âges ces contre-sens, si pleins de bonne foi et riches de
complaisante idéologie.
... Mais, moi, j'aimais Briséis et Nausikaa. Je ne les aimais
pas en humaniste et encore moins en philologue. Toute une
saison, je fus épris d'elles, et au point de ne pas savoir laquelle
des deux je préférais : mon amitié, quelquefois, les confondait ;
et, quelquefois, ma prédilection allait à Tune ou à l'autre de
ces rivales qui alors se disputaient mon cœur adolescent.
Ah! Briséis trop silencieuse et de qui Homère ne cite pas
une parole, mais qu'il appelle « Briséis aux belles joues »,
r
LA. STATUE d'hOMÈRE 327
comme tu t'en allas de mauvais gré lorsque Talthybios et
Eurybatès, les envoyés d'Àgamemnon, vinrent te chercher et
te ravir aux caresses du jeune Achille!... Petite esclave
qu'avaient sans doute familiarisée les procédés affectueux de
ton possesseur, mon imagination te voyait partir avec ces deux
hommes; et je t'accompagnais de mon chagrin. Achille, quand
tu t'éloignais, ne t'a pas dit adieu : c'est à cause de sa grande
colère; et son orgueil était encore plus ému que sa tendresse.
Moi, Briséis, j'avais pitié de ton obéissance et je plaignais tes
larmes. J'aurais voulu être Talthybios ou Eurybatès, pour
t'encourager avec des mots choisis et te prier de ne pas te
retourner vers Achille, ton ami, puisque la fatalité t'emme-
nait. Plus encore, j'aurais voulu être Agamemnon, ce roi des
rois, dont la conduite m'indignait et dont l'amoureuse autorité,
pourtant, me tentait. Car je devinais que bientôt tu aimerais
Agamemnon, pour sa fière initiative.
Et vous, Nausikaa, princesse plus heureuse, fille du magna-
nime Alcinoûs, vous montez sur un char que traînent des
moles ; vous tenez les rênes et le fouet ; vos servantes vous
accompagnent. Et voici. Auprès du fleuve et des lavoirs, il y a
une prairie. Alors, vos servantes et vous, comme le soleil est
chaud, vous ôtez vos vêtements, vous vous baignez et puis,
toutes nues, vous jouez à la balle. C'est vous qui dirigez, avec
«1 train, le jeu, Nausikaa aux bras blancs; et vous êtes plus
grande que les autres jeunes filles, ainsi que, sur le Tàygète et
l'Erymanthe, Diane dépasse de la tête les autres chasseresses.
Skui lilium inter spinas, ita est arnica mea inter jilias... Et
puis, ô petite princesse Nausikaa, c'est votre plaisir de laver
vous-même, au fleuve, votre robe et tout votre accoutrement
de jeune fille; vous jouez à la lavandière, comme notre gra-
cieuse reine Marie- Antoinette, dans le décor joli de Trianon,
jouait à la fermière.
Et vous étiez nue, ô Nausikaa I... La pensée de vos bras
blancs me troubla; et je n'osais pas trop songer à vous qui
étiez nue, sur la prairie, pour jouer à la paume.
Le soir, avant la tombée du beau crépuscule d'été, quand le
Meu du ciel verdissait et que les premières étoiles s'allumaient
et quand les martinets allaient criant, criant, et que, muettes,
les chauves-souris faisaient leurs cent tours, il y avait, dans
3a8
LA REVUE DE PARIS
les rues de cette ville provinciale, des jeunes filles qui jouaient
au volant... Avec une sorte de peur, je songeais à vous, Nau-
sikaa, et à vos bras blancs, et à vos compagnes. Je songeais à
vous et à Briséis, à vous si gaie et à la triste Briséis... Ah!
Tune et l'autre, vous avez été mes petites amies les plus émou-
vantes. Je lus ainsi Y Iliade et Y Odyssée avec une ferveur
attentive. Elles ne me furent pas lettre morte, mais vive !
*
* *
Je me souviens d'un matin d'automne qui, dans ma
mémoire, subsiste comme l'un de mes plus tristes matins.
J'étais élève d'un lycée parisien, anciçn couvent rebâti en
caserne. A peine étions-nous rentrés depuis quelques semaines;
et déjà le plaisir des cahiers neufs, des livres neufs, des belles
fournitures de bureau, accessoires d'une vie qu'on inaugure,
avait peu à peu disparu ; nous recommencions le vieil ennui
des années précédentes.
La classe avait, ce matin-là, préludé comme toutes les
autres; et je la suivais avec une morne indifférence. Soudain,
je m'éveillai de ma torpeur. Que n'entendais-je pas?... De sa
même voix, frêle, un peu nonchalante et que nul incident,
nulle pensée n'avait animée jamais, le professeur épiloguait sur
la nymphe Krétéïs, le fleuve Mélès, toutes ces fables, et con-
cluait qu'Homère n'avait pas existé. Une sorte d'angoisse me
prit; le sentiment que j'éprouvai ressemblait à la honte : et, je
ne savais pas précisément pourquoi, la pudeur de mon adoles-
cence en était offensée... Je n'osais pas bouger. Je regardais
mes doigts et je craignais d'avoir à lever les yeux. Le pro-
fesseur, avec placidité, nous exposait les arguments de Wolff,
de Schlegel et de Jacob Grimm : il lançait toute la Germanie
à l'assaut de la culture antique. Et il faisait cela sans hâte,
sans épouvante, sans émoi aucun. Moi, je tressaillais. Entre
mes doigts et mes yeux, une image s'était réalisée, celle du
vieil Homère encadré d'or et qui déclame, appuyé d'une
main sur l'épaule d'un jeune garçon. Cette image était immo-
bile et parfaitement nette. La kyrielle des arguments défi-
lait : oui, la diversité des civilisations que représentent et
LA STATUE d'hOMÈRE 3a9
l'Iliade et Y Odyssée , les interpolations évidentes, l'archaïsme
de certains morceaux et la jeunesse de quelques autres, le
travail d'arrangement que les contemporains de Pisistrate
exécutèrent, — et l'écriture qui n'était pas encore inventée
au temps des poèmes homériques!... L'écriture?... A la
vérité, je ne concevais pas qu'Homère eût écrit ses poèmes.
Je le voyais, je l'entendais qui les improvisait et les chantait.
Mais le professeur affirmait qu'une mémoire humaine ne sait
pas garder tant de vers intacts. Et donc il y avait ancien-
nement, avant que l'écriture fût inventée, des tas de chansons,
plus ou moins longues, quasi indépendantes les unes des
autres, et que des savants, plus tard, réunirent, — des tas de
chansons, nées à l'aventure, produits de l'imagination collec-
tive d'une époque... Avec tout cela, Homère l'aveugle, fils
harmonieux de la nymphe et du fleuve, Homère divin s'éva-
nouissait parmi les légendes : il n'était plus qu'un nom, qu'un
bruit de voix, Jlatus vocis; il n'était plus qu'un admirable men-
songe, un beau prestige défait.
Plus tard, deux ou trois ans plus tard, ils m'en ont enseigné
bien d'autres!... Selon le subtil évêque de Gloyne, Berkeley,
ils m'ont appris que le monde extérieur n'existe pas et n'est
que la raisonnable chimère de notre pensée ; ils m'ont appris
que je vivais au milieu de mon rêve et que j'étais l'inventeur
des fausses réalités où j'appuyais ma certitude. Ce me furent
des mois étranges, décevants et divertissants, où j'ai vécu,
parmi des apparences, à badiner, comme un petit Hamlet
collégien.
La substance, derrière les phénomènes, s'était anéantie. Il
ne resta qu'une fantasmagorie inconsistante et bien réglée, à
laquelle mon habitude servait de loi.
Eh! bien, cette révélation m'amusa et ne m'émut guère. Elle
transforma toute ma rêverie ; elle me fit goûter extrêmement
l'usage d'une dialectique surfine : et je lui consacrai le loisir
abondant de mon esprit. Je sus m'expliquer à moi-même, avec
lés tours de raisonnement les plus ingénieux, que l'apparence
qui n'est pas capricieuse offre les mêmes garanties, a le même
mérite et le même agrément qu'une réalité substantielle et,
après tout, la remplace le mieux du monde.
Quand je connus, ou crus connaître, — c'est tout un, —
33o LA REVUE DE PARIS
que le monde extérieur n'existe pas, j'étais à l'âge où, volon-
tiers subversif, on s'aventure dans les pires courses de l'idéo-
logie. La juvénile ardeur que j'avais excitait mon audace; à
pareille distance de mon espoir et de mon souvenir, je me
sentais libre comme, auparavant, je ne l'avais pas été, comme
depuis lors je ne le fus pas. Et ainsi, le monde extérieur
s'anéantit sans que j'en eusse de tristesse : le voile de Maïa,
splendide et largement éployé devant mes yeux, me cachait la
catastrophe. Mais qu'Homère n'eût point existé, cela, je ne le
supportai pas sans chagrin.
Je me souviens de cette cour de lycée où, après la classe, je
me trouvai pour la récréation. Elle était carrée, encadrée de
bâtiments laids. De petits arbres y vivotaient, dont les feuilles
avaient roussi dès l'été. A cause d'une pluie menue et persis-
tante, nous nous étions réfugiés sous la demi-toiture d'un préau
qui longeait l'un des côtés de la cour. Et, là, le tumulte s'exas-
pérait. Moi, dans un coin, tout seul, je songeais à diverses
mélancolies que résumait cette phrase courte et obsédante :
— Homère n'a point existé!
Il avait été le compagnon de ma pensée enfantine; et il
m'était si familier que cette nouvelle me donna l'impression
d'une désespérante mort, — et comme d'une double mort,
puisque, non seulement il n'existait plus, mais jamais il n'avait
existé. La destruction gagnait toute la durée et jusqu'au fait
même de sa vie. L'ingénieux Zenon, qui consacra l'exquise
finesse de son jugement à formuler les déconcertantes anti-
nomies du scepticisme, disait : — On ne peut pas dire
qu'Achille soit mort; en effet, il faudrait que cet événement
fût arrivé avant, pendant ou après la vie d'Achille et chacune
de ces trois hypothèses est absurde...
Je me désolais d'une mort qui n'était point arrivée; je
déposais les fleurs de mon regret sur une tombe vide.
L'esprit mieux assuré, plus tard, j'aurais argumenté à ce
propos ; et j'aurais, somme toute, réparé le désastre que Wolff
amena comme je relevai — pour moi — de ses décombres le
monde extérieur qu'avait démoli Berkeley... Je me serais dit
que la légende d'Homère valait une authentique histoire et que
le chanteur collectif et anonyme, la jeune Grèce émue de poésie
et célébrant ses primes joies valait bien l'anecdote d'un vieillard
r~
LA STATUE d'hOMERE 33l
aveugle et vagabond. Mais je regrettais Homère ; et aucune
allégorie, nul symbole ne me l'eût remplacé.
Il y a des mots, il y a des phrases qui entrent dans notre vie,
un beau jour, et qui en organisent tout le détail... Et il y a de
petites phrases, il y a des mots, qui, introduits en nous, dis-
solvent tout, font de la poussière avec nos croyances, des épi-
sodes avec nos doctrines et du néant avec nos dogmes. Telle
fut, pour moi, cette affirmation professorale :
— Homère n'a point existé ! . . .
J'avais, là-dessus, la parole de mon grand-père. Je tenais de
lui qu'Homère fût le fils d'une nymphe et d'un fleuve. Tout ce
que je tenais de lui, tout le passé qui m'était certifié par lui,
par ce qu'il me disait et par le simple fait de la présence parmi
nous, oui, tout cela s'en allait en contes vains ; et, ainsi, j'avais
perdu la confiance sur laquelle toutes mes illusions étaient
bâties. Je me souviens de cette matinée où commença de se
défaire le château de mes certitudes. Ce fut la première
lézarde; et pierre à pierre, tout s'écroula.
C'est le signe d'une belle architecture, mais périlleuse,
qu'une pierre ôtée amène la ruine totale. Ainsi s'abîma en
quelques heures le château de ma sécurité. Je ne l'avais pas
édifié moi-même; ni les matériaux n'étaient de moi, ni le plan,
ni la combinaison. Il me venait de ma famille, il durait depuis
longtemps; et je ne sais pourquoi c'est jus tejnent à l'époque de
mon adolescence qu'il se démolit. Mais Wolff en est la cause.
Gomme les peuples déçus ou trahis une fois sont pris facile-
ment d'un mal qu'on nomme fièvre obsidionale, ainsi, après la
duperie d'Homère, je fus en perpétuel état d'inquiétude. Le
château de ma crédulité mis en poudre, je n'avais p us de
domicile pour ma pensée; et j'errai, misérable, soupçonnant
des mensonges partout, devinant des impostures, découvrant
des sottises, m'éloignant avec effroi des buissons de l'histoire
où je savais qu'étaient blotties des perfidies.
Une telle méfiance est recommandée à qui veut acquérir la
méthode critique et en connaître les bienfaits de toute sorte.
Elle vous permettra de n'être guère dupe ou, au moins, de
n'être dupe que d'elle-même et de son outrecuidance, jusqu'au
jour où, déçu par elle encore, vous serez enfin recueilli dans
l'hôpital de ce bon Samaritain, le nihilisme.
332 LA REVUE DE PARIS
Seulement, ayant d'arriver là, il y a bien de la fatigue et
de F amertume ! . . . Le plus dur moment est celui où vous
quittez le château de vos certitudes irréfléchies, les plus spon-
tanées, les plus chères.
J'ai fait ce rêve. Il y avait une vieille demeure, ancien asile
de mes premières confiances. C'était une maison provinciale,
aux murs épais, ouverts de peu de fenêtres, au toit de tuiles
moussues ;*et elle ressemblait à la maison de ma jeunesse. Par
la porte à demi close, un cortège d'ombres en sortait et s'en
écartait et ne se retournait pas vers elle et jamais n'y revien-
drait... Ces ombres avaient des formes humaines. J'y remar-
quai des visages aimés, jeunes ou chargés d'ans, selon qu'ils
m'avaient manqué tôt ou tard ; visages vrais et visages allégo-
riques, les uns tristes et d'autres gais, ceux-ci que la mort avait
glacés et ceux-là que l'indifférence avait obscurcis ; visages de
parents ou visages de jeunes filles, et visages d'idées... Us
défilèrent lentement, solennels ou furtifs... Et l'ombre qui
menait ce long cortège, c'était, drapée d'étoffes amples, une
main levée au ciel, l'autre appuyée à l'épaule d'un jeune
garçon, c'était l'ombre divine et harmonieuse d'Homère, aveugle
fils de la nymphe Krétéis et du fleuve Mélès. La troupe de mes
amitiés s'en alla, conduite par lui.
L'hypothèse de Wolff a été prodigieusement féconde. Elle a
remplacé le personnage traditionnel d'Homère par une doc-
trine qui s'est, d'année en année, amplifiée, — jusqu'à l'ab-
surde : ejt c'est alors qu'elle a triomphé le plus magnifiquement.
Maintenant, elle est à son déclin ; mais elle a répandu avec une
étonnante profusion les idées les plus fausses dans la critique
du xix° siècle.
Après Wolff, il y a Frédéric Schlegel qui écrit, de l'épopée
homérique : « Ce n'est pas une œuvre qui ait été conçue et
exécutée; elle a pris naissance, elle a grandi naturellement».
Et puis, il y a Jacob Grimm, pour généraliser et être plus
impérieux : « La véritable épopée, dit-il, est celle qui se com-
pose elle-même; elle ne doit être écrite par aucun poète ». Et
F
LA STATUE d'hOMÈRE 333
puis, il y a le philosophe Steinthal, qui possède bien le jargon
des universités allemandes et qui déclare : « L'épopée grecque
est une production organique... Elle est dynamique1 ».
Frédéric Schlegel, Jacob Grimm et le philosophe Steinthal,
— j'aime beaucoup ces trois docteurs, ces trois bonshommes
qui ne doutent de rien et qui disent des choses très vagues avec
une impétuosité superbe !... L'épopée homérique n'est pas une
œuvre qui ait été conçue et exécutée. . . C'est une œuvre cepen-
dant, et qui a été exécutée. Seulement, elle n'a pas été conçue.
Elle n'a pas été conçue, mais elle a pris naissance ! . . . Où donc?
et toute seule?... Voilà!... Elle « se compose elle-même »,
ajoute le bonhomme Grimm, explicite de son mieux. Et elle ne
doit pas — sous peine d'offenser le bonhomme Grimm — être
écrite par aucun poète ; elle ne le doit pas. Si elle l'était, on lui
refuserait le nom de « véritable épopée ». Car la véritable
épopée est un absolu, un être de raison, que des philologues,
imbus de la métaphysique des autres, ont inventé à leur con-
venance et dont ils parlent à leur gré. L'épopée grecque est
« organique », « dynamique », quoi encore?...
11 faut qu'on remarque d'abord la médiocrité de ces formules
qui ne disent rien de précis et dont le dogmatisme est d'autant
plus insupportable qu'il est plus despotique. Une opinion est
despotique et insupportable quand on la présente avec arro-
gance et quand on n'a seulement pas pris la peine de citer en
sa faveur quelques faits un peu persuasifs. Or les Wolff, Jacob
Grimm, Frédéric Schlegel et Steinthal ne citent pas beaucoup
de faits : ils aiment mieux affirmer des doctrines. Parmi le
petit nombre des faits qu'ils citent tout de même, l'un des
meilleurs, l'un de ceux qui leur ont le plus servi, c'est la non-
existence de l'écriture à l'époque où — j 'allais dire : furent com-
posés, mais non! — à l'époque où « naquirent » les poèmes
homériques. Alors, ils repoussaient dans le passé, le plus
possible, gaillardement, la date auguste de cette naissance. Le
xi° siècle ne les effrayait pas, ni le xneI... Cela sans preuve,
assurément. Or, s'ils avaient bien voulu être raisonnables, ils
auraient songé que, les murailles d'Egypte et d'Assyrie les plus
i. Ces trois textes sont aiosi groupés à la page première du livre
de M. Michel Bréal, Pour mieux connaître Homère.
1
334 LA REVUE DE PARIS
anciennes étant couvertes d'inscriptions, l'écriture pouvait,
dès une époque reculée, être connue en Asie Mineure : et ils
en auraient trouvé la preuve dans l'existence même des longs
poèmes homériques, au lieu d'imaginer, pour ces poèmes,
des théories compliquées et mal motivées. Les fouilles récentes
qu'on a faites en Crète ont amené la découverte nombreuse
de briques toutes couvertes d'écriture. Ces briques sont
de quinze siècles, au moins, antérieures à l'ère chrétienne.
Donc l'écriture était connue dans le monde grec bien avant
l'époque 1^ plus lointaine à laquelle on ait jamais eu l'idée de
faire remonter l'éclosion des poèmes homériques.
Les briques de Crète n'étaient pas encore sorties du sol
quand les Wolff, Schlegel, Grimm et autres constituèrent leur
système. Mais ils eurent tort de ne pas se méfier, de déclarer
tout de go, avec une imperturbable assurance, que l'écriture
n'existait pas au temps homérique. D'une manière générale,
c'est un de leurs torts impardonnables, d'arriver à des con-
clusions violentes en procédant toujours par déclarations caté-
goriques, a priori. On se renseigne un peu, que diable, avant
de démolir Homère!... Leur idée philosophique ou, si l'on
veut, sociologique, l'idée à laquelle ils tenaient vraiment et
qu'ils ont répandue effrontément et qui a fait beaucoup de mal,
la voici : c'est la substitution de la collectivité anonyme à l'in-
dividu. Ils ont voulu établir que les foules sont créatrices.
Bref, ils ont joué un rôle considérable dans la vieille et tou-
jours renaissante querelle de l'individualisme et de ses adver-
saires. Qu'on lise les sociologues allemands; et qu'on lise
bientôt les théoriciens du socialisme allemand et qu'on place
ces doctrinaires dans la réalité de la vie sociale contempo-
raine : on verra tout ce qui, par les philosophes et les
journalistes, est venu des philologues à la politique concrète.
Avec ses doux airs d'érudition, le système des Wolff, Jacob
Grimm et Schlegel est hardiment démocratique : il le fut
d'abord en secret, et puis tout se révéla ; il le fut d'abord avec
timidité, puis il eut toutes les audaces. Et, principalement,
on Ta exploité avec une ardeur abusive.
Or. il est faux : les foules ne sont pas créatrices. Dans tout
ce qui fut inventé depuis que le monde est monde, je vois des
trouvailles individuelles. Exemples :
r
LA STATUE d'hOMÈRE 335
L'une des choses humaines où l'on est le plus disposé à
voir une sorte de création spontanée, c'est le langage. Et,
certes, je ne vais pas épiloguer sur la question des origines du
langage!... Mais enfin, de beaucoup de mots, on connaît Tau*
teur. Aucun des mots récents qui servent à désigner des décou-
vertes contemporaines n'est mystérieux. Nous savons ce qui
s'est passé au xvie et au xvne siècles, quand les écrivains et
les jolies femmes résolurent d'enrichir le vocabulaire de la
littérature et de la société. La plupart des mots qui entrèrent
alors dans les livres et dans l'usage ont leur histoire, leur
biographie. Les précieuses — et telles ou telles précieuses dont
on peut dire les noms — ont imaginé des mots qu'ensuite tout
le monde employa et qui même devinrent assez habituels et
familiers pour que Molière, qui s'était raillé de ces délicates
pédantes, se servît plus tard, et sans qu'il s'en aperçût, de bien
des mots qu'elles avaient forgés. Ils sont aujourd'hui dans le
langage quotidien.
Mais ce sont des mots savants P. . . Je ne crois pas davantage
que les mots populaires soient nés spontanément, soient des
créations « organiques y> ou « dynamiques », — comme on
dit en Allemagne. — Si le nom de leurs auteurs s'est
perdu, il n'en résulte pas que ces auteurs n' « aient point
existé » Pareillement, les conditions de la trouvaille nous
échappent; mais, de l'insuffisance de nos documents, il n'y
a rien à conclure. La jolie fleur qu'on appelle, chez nous,
coquelicot, et ailleurs coquerico ou coquericau ou cocorico, les
latins la nommaient papaver. Gomment lui est venu son nou-
veau nom, qui eut une telle fortune que l'autre disparut?
C'est une aventure magnifique et charmante, qu'on imagine
aisément. Coquelicot dérive, sans nul doute, d'un quelconque
cocorico, lequel imite, en plaisanterie le cri du coq. Alors,
voici. Un jour, — je ne sais certainement pas où, mais qu'im-
porte? — un villageois — dont je ne sais pas le nom —
vit un coquelicot dans un champ de blé mûr. Il avait
vu cela cent mille fois ; et il l'avait vu trop souvent pour y
être attentif. Ce jour-là, le jour singulier dont je parle, admet-
tons qu'il était de loisir et que les circonstances se prêtaient à
sa gaieté : le coquelicot dans les blés lui fit l'effet de la crête
d'un coq, oui, d'un beau coq prétentieux, tête levée, qui serait
336 LA REVUE DE PARIS
là immobile un instant, parmi la gloire de Tété. Et admettons
que, désignant à ses camarades la fleur, il ait, pour signifier la
ressemblance qui l'amusait, comiquement poussé le cri du coq,
le vif (( cocorico ». L'ingénieux badinage ayant plu, lepapaver
s'appela cocorico désormais : le surnom devint le nom; ce
n'est pas la seule fois que le fait se soit produit.
J'arrange un peu cette anecdote. En substance, elle n'est pas
très douteuse. Et ainsi l'origine d'un mot populaire nous
mène à un gaillard dont nous ignorons tout, sinon qu'il avait
l'esprit délié, amusant, drôle, sensible au pittoresque, sinon
qu'il était un individu : — la foule n'a fait qu'adopter sa trou-
vaille. Si l'histoire de tous les mots était connue ou aisément
imaginable, elle nous conduirait pareillement à des individus
bien doués et capables de fantaisie : à des individus ! . . .
. . . Comme les architectes du Moyen âge furent modestes,
on ne connaît pas trop les noms de ces grands bâtisseurs à qui
sont dues les belles cathédrales gothiques. Alors, vers le milieu
du xixe siècle, quand on était encore bien romantique, on
aima beaucoup à se figurer ces cathédrales qui, d'elles-mêmes
par l'efficace vertu de la foi, sortaient du sol, ainsi que d'une
âme pieuse émanent des prières. Les cathédrales n'étaient que
la réalisation quasi-spontanée du rêve divin qui animait les
foules. Et elles ne pouvaient pas ne point jaillir d'une terre
qu'avaient ensemencée les os de tant de chrétiens!... Ah! que
de métaphores utilisèrent nos historiens et nos poètes, afin de
montrer le songe médiéval qui se transforme en pierre et
monte en cathédrales prodigieuses!...
Eh! bien, ce n'est pas du tout cela. Et, sans doute, la foi
permit aux architectes de se procurer l'argent, les matériaux,
les ouvriers. Mais ce sont eux, les maîtres d'œuvre, — un
petit nombre de maîtres d'œuvre; et on sait le nom de plu-
sieurs, maintenant, — qui ont posé, qui ont étudié, qui ont
résolu enfin, le problème de l'architecture gothique. Un pro-
blème de mécanique, un problème de mathématique, pour
lequel de longs calculs et des expériences furent indispensa-
bles ; un problème positif. On n'en trouva pas tout de suite la
solution; et on tâtonna; d'année en année, si nous suivons le
progrès de l'architecture romane, on s'acheminait vers la
vérité... Un jour, l'un de ces architectes — son nom nous
r
LA. STATUE d'hOMÈRE 33 7
manque, tant pis! — imagina la voûte à nervures ; lui-même,
ou un autre, imagina les arcs-boutants. Et ainsi le réalisme
de l'architecture gothique triompha; et ainsi le combat de la
résistance et de la pesanteur fut instauré : la formule d'un art
aplandide et qui est la gloire de notre pays était trouvée ! . . .
Elle avait été trouvée par un homme, ou deux, ou trois, qui
étaient connus de leurs contemporains, qu'on appelait par
leurs noms, qui vivaient d'une vie individuelle, auxquels on
s'adressa de loin pour bâtir des églises, dont on prit des leçons,
adopta les idées, célébra les mérites. Les foules ne firent
qu'obéir, que transporter les blocs de pierre, les tailler comme
od leur disait de les tailler, les placer où on leur disait de les
placer. Le génie individuel de quelques artistes avait tout
inventé.
Toutes les idées sur lesquelles vivent les foules viennent de
quelques savants, ou, si le mot déplaît, de quelques individus
bien doués. Comme Ta dit Salluste en belles phrases, l'histoire
est l'œuvre d'un petit nombre de citoyens qui avaient une
remarquable efficacité. Considérez les grands mouvements de
races ou de nations qui ont le plus secoué le monde, les migra-
tions, les révolutions : vous les verrez conduites par des indi-
vidus éminents, dont l'absence détraquerait tout. Et, sans
doute, les circonstances se prêtèrent à l'activité de ces héros :
ils auraient pu avoir des âmes de héros et, parmi d'autres cir-
constances, ne rien produire ; mais il y a un mysticisme bien
falot à prétendre que ce sont les circonstances qui, eux, les
ont produits. Eux manquant, les choses n'allaient pas; ou bien
elles allaient autrement. Examinez ces surprenantes crises
populaires, qui à la fin du xive siècle répandirent dans la haute
Allemagne et dans les Flandres les hordes doctrinales des
Flagellants. Ces misérables n'étaient pas les inventeurs de leur
folie. Leur folie avait son origine première dans le système
de ce génial métaphysicien, maître Eckart, panthéiste, pré-
curseur extraordinaire de Spinoza. Seulement, le profond et
le difficile système de maître Eckart, intelligible à des dis-
ciples privilégiés, était, pour les masses, lettre morte : il ne
pouvait, tel quel, rien leur donner. Survinrent des intermé-
diaires : un Henri Suso qui, de ce spiritualisme subtil, fait de
la piété à la vierge et des chansons de clair de lune emhléma-,
i5 Novembre 1908. 8
338 LA REVUE DE PARIS
tique; un Tauler, prédicateur écoute, conducteur de croyant*,
qui n'a pas compris à merveille la pensée d'Eckart, mais qui
a tout de même attrapé des bribes et qui les éparpille dans son
auditoire inquiet. Cet auditoire, à son tour, comprend comme
il peut, comprend à sa manière. D'absurdes erreurs sont
commises, pendant le voyage que font les idées pour aller
d'Eckart aux Flagellants. Pourtant, ce sont les idées de ce phi-
losophe qui, transformées, ont mis les cinglantes lanières aux
mains de ces foules fébriles. Celles-ci n'ont rien inventé; elles
n'ont fait que mal comprendre. Leurs fautes d'interprétation
ne sont pas des trouvailles : elles n'ont rien ajouté à la doc-
trine; elles ont supprimé ce qui était trop fort pour elles. Et
c'est d'un involontaire appauvrissement du système d'Eckart
que résulte la terrible ardeur de ces hérésiarques.
Les foules sont nulles!... Et c'est aux foules qu'on veut
attribuer l'honneur de l'épopée homérique, aux foules qui sont
incapables de toute invention. Je ne sais pas comment lisent
les gens qui trouvent un caractère populaire à Y Iliade et à
Y Odyssée. La poésie populaire produit de petites chansons
extrêmement courtes, en général, extrêmement simples et
pauvres, voire un peu sottes. Il n'y a aucune espèce d'analogie
entre ces petites chansons et une épopée, aucune!... Mais
encore, à moins de jouer sur les mots, on ne doit pas dire que
la poésie populaire est l'œuvre des foules. Un poème — épopée
ou petite chanson, n'importe, — est l'œuvre d'un poète, qui
peut bien être, lui, un homme du peuple; et, s'il est illettré,
en outre, on le verra. Les plus modestes refrains qui cou-
rent les campagnes ont un auteur, lequel nous échappe tout
à fait, mais était un gaillard bien doué, analogue à celui qui
eut, un jour, l'esprit d'appeler cocorico lepapaver. Même, tels
que nous les connaissons et les lisons en des recueils ingé-
nieux, ils ont, habituellement, deux auteurs : le gaillard bien
doué que je disais et puis cet autre, le folk-loriste ! . . . Un folk-
loriste serait un saint et son abnégation dépasserait l'humanité
ordinaire, s'il n'améliorait pas du tout les petites choses dont il
fait collection, s'il résistait au naturel désir d'y ajouter un peu
de lui. En réalité, un folk-loriste n'est pas toujours un saint;
et les plus jolies chansons qu'on ait recueillies trahissent la
collaboration d'un ignorant mystérieux et d'un savant discret.
nvu
LA STATUE d'hOMÈRE 339
Je ne dis paà que le folk-lore soit une science méprisable ;
mais une science périlleuse, oui, je le dis. Ses documents
sont dépourvus d'exactitude rigoureuse; et, quant à ses con-
clusions, je leur dénie toute valeur scientifique. Le folk-lore est
la cause d'un bien grand nombre d'idées fausses, qui ont eu
beaucoup de succès et qui n'ont pas fini de nuire. Il a répandu
à profusion cette croyance aux foules créatrices, qui est une
des plus inquiétantes erreurs de ce temps ; il lui a fourni une
sorte de fallacieuse preuve; il lui a donné un air d'autorité
trompeuse. Les foules répètent les refrains que tels individus
ont inventés. Et elles les répètent mal, sans guère les com-
prendre; elles ont vite altéré le texte, remplacé les mots qui
avaient une signification, par des syllabes hasardeuses. . . On ne
peut attendre mieux d'elles, car elles sont stupides.
(ki a dit que l'épopée homérique était « la poésie d'une
époque », et « la voix de tout un peuple », et « l'énergique
expression de la civilisation héroïque de la Grèce », etc...
Qu'est-ce qu'on entend par là P. . . Si l'on veut affirmer que les
poèmes homériques ont eu beaucoup de succès et qu'ils ont
plu admirablement à cause de la convenance, à cause de
l'accord où ils étaient avec l'époque, avec l'état de la civilisation
qui les a vus naître, admettons-le bien volontiers, malgré
l'insuffisance des documents. Mais on veut dire davantage,
quand on ajoute : « les peuples grecs furent eux-mêmes cet
Homère ». Cela, hélas! cela m'échappe tout à fait. Je n'arrive
pas à me figurer cette génération spontanée d'un poème au
milieu d'un peuple ; je ne vois pas ce peuple, je ne vois pas ces
peuples grecs qui soudain chantent quasi-unanimement : et ce
qu'ils chantent tout à coup serait Y Iliade et Y Odyssée, serait au
moins quelques parties de ces poèmes. Cette hypothèse, quia
des prétentions majestueuses, me semble absurde et comique.
Entre Y Iliade et Y Odyssée, on a signalé des différences nom-
breuses. Il y a aussi des ressemblances manifestes : on les
néglige et on assure que des années et des années de civilisation
progressive séparent ces deux poèmes. Dans le texte de Y Iliade
et dans celui de Y Odyssée, on aperçoit des contradictions et
divers signes auxquels on reconnaît que maints passages furent
interpolés. C'est bien possible; et même c'est à peu près évi-
dent. En écartant ces passages, on cherche à reconstituer
34o LA HBVUE DE PARTIS
i'/Gacfe primitive et YOdyssée primitive. C'est une œuvre mal
commode : pour s'en convaincre, il suffit de constater que les
systèmes proposés diffèrent magnifiquement les uns des autres.
Toutefois, si loin qu'on aille dans cette* aventureuse besogne
et quelque désir qu'on ait d'éparpiller les poèmes homériques,
— désir inavoué, désir un peu pervers, — on aboutit Uni jours
à une Iliade primitive, à une Odyssée primitive. Gelle«-ci on
celle-là, on l'a soigneusement appauvrie; on l'a réduite au
minimum de ce qu'elle put être. Telle qu'on a dû, en fin de
compte, la laisser, elle est un poème plus ample, mieux com-
posé, plus intelligent, plus riche de détails, mieux écrit que
tout ce qu'a jamais produit cette prétendue poésie populaire,
qui, elle, pourrait bien n'avoir jamais existé.
Eh ! bien, l'auteur de ce poème primitif, en l'appelant
Homère afin de marquer son individualité, on se trompe moins
qu'en l'appelant foule, peuple, époque inspirée.
Il y a eu un Homère ; et concédons qu'il n'était peut-être
pas le fils de la nymphe Krétéis et du fleuve Mélès, qu'il
n'était peut-être pas aveugle et qu'il ne s'appelait peut-être pas
Homère. Des fables ornent sa biographie, — des fables char-
mantes et peu déguisées ; — mais aucune de ces fables n'est
aussi improbable, aussi mensongère, aussi folle que celle qu'ont
organisée à grand'peine les savants du dernier siècle autour des
foules poétisées, autour des peuples porte-lyres, autour d'une
Ionie toute délirante de poésie prodigieuse et d'épopée ! . . .
*
* *
La thèse de Wolffet de ses continuateurs est, depuis quelque
temps, battue en brèche par des érudits que de récentes
découvertes, une lecture plus sincère, une attention moins
préoccupée ont avertis utilement. Ils tendent à rapprocher de
nous l'époque des poèmes homériques. Déjà, il y a une ving-
taine d'années, M. Georges Perrot avouait les doutes que hii
inspirait l'âge attribué généralement à Y Iliade et à YOdyssée.
M. Michel Bréal a ressenti la même incertitude ; il l'a notée,
il l'a élucidée dans ce beau livre : Pour mieux connaître
Homère,
r
LA STATUE d'hOMÈRE 3ijï
Aux. termes d'une très méticuleuse étude, l'auteur aboutit
à cette conclusion. Les poèmes homériques ne peuvent pas avoir
été composés plus tôt que le commencement du vne siècle.
Lea critiques antérieurs voulaient remonter beaucoup plus haut,
jusqu'au xe siècle, par exemple, ou même au-delà. Il leur
était agréable de placer Y Iliade et Y Odyssée à des époques
dont on. ne sait rien, parce qu'ils se sentaient ainsi plus libres
de formuler les hypothèses les plus extravagantes. M. Bréal
leur reproche de méconnaître tout oe qui, dans les poèmes
homériques, atteste une civilisation développée. Famille; droit,
morale sont, dans le texte d'Homère, constitués. Sous la Grèce
des temps homériques, M. Bréal devine plusieurs couches de
civilisation : il y a, pour Homère, un passé.
a Le monde naît, Homère chante... » Cette belle idée de
Hugo, nous y renoncerons. Elle donnait aux poèmes d'Homère
un charme de divin miracle : Y Iliade et V Odyssée étaient le
premier épanchement poétique d'une Grèce inaugurale...
Hélas! si loin que nous allions dans les âges, la terrible science
nous fait apercevoir des âges plus anciens; et, quand nous
cherchons la jeunesse du monda, nous n'arrivons nulle parti...
La fraîcheur de l'humanité adolescente n'est déjà plus dans
les poèmes homériques; mais ceux-ci; en perdant cette grâce,
acquièrent une émouvante majesté, comme les témoins d'une
antiquité immémoriale.
Homère se rapproche de nous. Il ne précède que d'un siècle
le grand, éploiement de l'art éginétique et la constitution des
subtiles éooles philosophiques de l'Asie Mineure; il ne pré-
cède que de deux siècles Hérodote. H n'est plus égaré dans
une Grèce mythique et hypothétique. Non! Et il nous appa-
raît comme un littérateur.
Gomme un littérateur. très averti, très habile, très malin,
très roué. Son œuvre n'est assurément pas la première qui ait
été écrite en grec. Nous n'en possédons pas de plus ancienne
en cette langue; mais sa fine perfection suppose un effort plus
ancien, plus spontané, plus naïf.
Homère n'est pas naïf; son œuvre n'est pas l'expression
directe d'un génie enfantin qui cède à de lyriques impulsions,
fille abonde en ornements littéraires. Quand Homère demande
à la Muse combien les Àchéens avaient de vaisseaux et enre-
349 LA REVUE DE PARIS
gistre la réponse de la Muse, il n'est pas dupe du procédé : il
pare une statistique. Une bonne partie de sa mythologie est là.
pour le divertissement du lecteur. Si Ton prétendait y trouver
les croyances d'Homère ou de son époque, on se tromperait
— dit M. Bréal — à peu près comme si Ton prétendait recon-
naître dans le Roland furieux de l'Àrioste les croyances du
, quattrocento. Homère badine. Il y a, dans ses poèmes, beau-
coup de plaisanterie. Il s'amuse à des effets d'archaïsme.* Ayant
à raconter la guerre de Troie, événement quasi fabuleux dont
le soutenir a été transmis de génération en génération sous
la forme la plus incomplète et la moins sûre, il imagine avec
fantaisie une époque assez singulière. Et, certes, il n'est pas un
archéologue ; mais il procède comme on a fait jusqu'à ce temps
savant où nous vivons : il mêle aux éléments récents et qu'il
emprunte à la vie contemporaine des traits, réels ou inventés,
qui ont un petit air d'autrefois.
Je ne sais pas comment on a pu voir, en V Iliade, un poème
farouche et à demi barbare. Il n'y a rien de plus faux que
1 l'interprétation d'un Leçon te de Lisle. Madame Dacier est
beaucoup moins inexacte. L'aspect de rude sauvagerie que
Leconte de Lisle donne à cette épopée en ne traduisant pas
les noms propres et en les transcrivant sans, d'ailleurs, tenir
aucun compte de la prononciation véritable, cet aspect-là
n'est pas du tout celui de V Iliade. Il a désiré que sa phrase fût
extrêmement dure et « affreuse », comme on disait au siècle
, de madame Dacier; elle est ainsi, même dans les passages de
\ tendresse. Quoi de plus ridicule que, dans Leconte de Lisle,
l'entrevue gracieuse d'Achille et de Thétis sa mère?... Dans
Homère, elle est écrite du style le plus délié; elle est toute
pleine de colère enfantine, de câlinerie et d'une sorte de
■ gaieté. Homère s'amuse, quand il prête au jeune Achille ce
ï langage : <( Pourquoi m'interroges-tu? Ce que tu me demandes,
* tu le sais, puisqu'étant déesse tu sais tout! . . . » Homère s'amuse
\ de la question que Thétis a posée et de la situation poignante
où il a mis ses personnages ; il s'amuse de l'omniscience de ses
|' dieux : il est familier avec eux, un peu comme les gens du
i Moyen âge, — qui n'étaient pas du tout naïfs! — sont fami-
liers avec Dieu et avec la mythologie chrétienne. Le voyage
que font Zeus et les autres habitants de l'Olympe pour se
r
LA STATUE d'hOMÈRE 343
rendre à l'invitation des Éthiopiens irréprochables qui les ont
priés à dîner, ce voyage est un joyeux divertissement.
L'artifice heureux, l'attrayante invention littéraire, les ingé-
nieuses délicatesses de mots caractérisent V Iliade. Elle est
beaucoup plus proche de nous que d'une époque illusoire où
des poètes à demi prêtres eussent répandu de sublimes pro-
phéties. Homère n'est aucunement un prophète. 11 traite, en
poète raffiné, un sujet littéraire.
On ne peut pas supposer que l'Ionie de son temps ait été
occupée du souvenir de la guerre de Troie au point de ne
pouvoir se défendre de la chanter, au point d'y incarner
comme involontairement sa foi religieuse et sa pensée natio-
nale. Homère était un poète qui avait choisi ce sujet-là, et qui
en aurait bien choisi un autre, et qui a traité ce sujet-là avec
une extrême liberté, indépendamment de toute exigence de la
conscience populaire. Et ce n'est pas une œuvre populaire
qu'il a écrite. U ne s'adressait pas à des foules ignorantes, qui
n'auraient pas apprécié la qualité de ses trouvailles. 11 écrivait
pour une élite. Du reste, aucun poète n'a peut-être agi autre-
ment; je ne connais pas d'oeuvre qui soit ensemble littéraire
et populaire : ces deux mots me semblent un peu contra-
dictoires.
M. Victor Bérard a formulé, à propos de l'Odyssée, un cer-
tain nombre d'hypothèses qui, admises, préciseraient singuliè-
rement le personnage d'Homère *. L'auteur de Y Odyssée aurait
eu, parmi ses projets, celui de plaire à quelques roitelets d'Asie
Mineure, auxquels il fournissait de flatteuses généalogies.
Et, quant à son procédé de travail, il se serait servi, pour ses
itinéraires et ses descriptions, de livres antérieurs, portulans
et instructions nautiques de ces grands et avisés navigateurs
qu'étaient les Phéniciens. Il aurait trouvé là ses paysages :
ainsi, un romancier de nos jours, désireux de situer son anec-
dote dans un pays lointain sans y aller, s'inspirerait commo-
dément d'un Baedeker; ainsi, Chateaubriand, qui ne fit peut-
être qu'un petit tour en Amérique, utilisa — M. Bédier l'a
démontré — des écrits de plusieurs véritables voyageurs.
i. Victor Bérard, Les Phéniciens et rOdyssée, deux volumes, Paris,
1902-1903.
344 tx »rruE DE PARI«
Cela nous fait un (frôle d'Homère, de caractère assez peu
édifiant, un courtisan subtil, — et un Hbmère extrêmement
homme de, lettres. QUe nous somme» loin de l'ancienne con-
ception de l'épopée f... Ce n'est plus la Grèce éperdue de
poésie et qui chante ses origines : tout bonnement, un poète
travaille de son métier.
M. Bérard s'est proposé d'établir que les grandes œuvre»
d'art sont le double produit d'une tradition nationale et d'une
influence étrangère. C'est ce qu'il appelle la « loi du recoupe-
ment ». Ainsi, la tradition nationale de notre pays aurait
donné, au contact du romantisme allemand, Victor Hugo;
plus anciennement, au contact de l'influence anglaise, Vol-
taire ; plus anciennement, au contact de l'influence espagnole,
Corneille; plus anciennement, au contact de l'influence
antique, Ronsard, etc. Et, ainsi, la splendeur du poème
homérique coïnciderait avec le « recoupement » de la tradition
grecque et de l'influence phénicienne...
Alors, cet Homère, nous ne pouvons plus même nous le
figurer tel que je le voyais sur la vieille estampe de mon grand-
père, porteur de lyre qui improvise au bord des flots. Non,
non, ce n'est pas sur la plage qu'il' exhale ses idées mélodieuses,
qu'il répète les paroles de la Muse : il travaille à son bureau. Il
faut qu'il ait ses documents sous la main, les portulans, les
instructions nautiques des Phéniciens, toute une bibliothèque,
ses notes et, bref, le fatras qui entoure un écrivain. C'est un
homme de cabinet.
La théorie de M. Bérard, ingénieuse à ravir, menée avec un
art éblouissant, ne s'impose pas d'une manière invincible : on
lui a fait plusieurs objections et on lui en pourra faire d'au-
tres. L'essentiel subsiste et le voici : Y Odyssée supporte d'êtte
étudiée comme un autre poème dont l'origine ne serait aucu-
nement merveilleuse ; la personnalité d'Homère s'y dessine en
traits qu'on modifiera peut-être, mais elle existe, nettement.
Pour que cela seulement soit acquis, je renonce à l'aimable
et divin vieillard qui était fils de la nymphe Krétéis et du
fleuve Mélès; je renonce aux touchantes amours de cette
nymphe et de ce fleuve; et je renonce encore au jeune homme
piaux qui consacrait de belles années à guider le long des
flots retentissants l'invocateur auguste d'Apollon-Sminthée*
1
r
LA STATUE d'hOMERE 345
U m'en coûte; il m'en a coûté, jadis, davantage de renoncer
à tout Homère, quand un imprudent professeur me donna
mes premières leçons de scepticisme.
Je ne sais pas quelle image dressera, en ce Paris, le sculpteur
qu'aura désigné le comité Homère. Représentera-t-il le fils
de la nymphe et du fleuve, ou bien cet Homère qui n'a point
existé, une Grèce qui chante, ou bien un poète au visage
intelligent, habillé à la grecque; ou bien cet homme de lettres
un peu flagorneur, aux yeux que la lecture a fatigués, à la
physionomie maligne P. . .
Ah! qu'il nous épargne un Homère qui soit un symbole, une
foule, un néant mystique!... J'aimerais cette statue, si sa
plaisante inauguration, riche de députés et de sous-secrétaires
d'Etat, devait une bonne fois marquer la fin des pitoyables
doctrines qui ont faussé la critique et la sociologie du dernier
siècle; si elle signifiait qu'on ne croit plus aux foules inven-
tives et créatrices et que, pour produire, on ne compte plus
que sur les individus les mieux solitaires. Ceux-là, héros, les
foules les imitent, et avec une prodigieuse maladresse, voilà
tout.
Mai* ce n'est pas cela qu'on prétend faire : une telle entre-
prise, mai démocratique, éloignerait les pouvoirs publics, les
députés influents et tout sous-secrétaire d'État; elle indignerait
le conseil municipal. Un emplacement serait refusé. On a
résolu de glorifier l'hellénisme, lequel est mort et tout à fait
mort, lequel n'a plus aucune influence chez nous, aucune
influence évidemment sur les masses, aucune influence non
plus sur les écrivains.
Si l'on veut absolument élever une statue d'Homère, il faut
qu'on sache qu'elle sera un monument de deuil et de repentir,
auquel porter des couronnes funèbres comme à la statue de
Strasbourg.
ANDRÉ BEAUNIER
1
LES ROMANS NATIONAUX
DE
MADAME CLARA VIEBIG
Soumettez à un professionnel de la littérature le livre d'un
inconnu et demandez-lui, sa lecture achevée : « A quel sexe
appartient Fauteur que vous venez de lire ? » Ou je me trompe
fort, ou il lui arrivera bien rarement de répondre à faux. Evi-
demment, s'il s'agit d'une gageure, on pourra égarer le juge-
ment le plus sûr. Il est telle page de madame de Staël qui
pourrait être signée d'un nom masculin, il est tel fragment
d'Alphonse Daudet qui semble trahir une sensibilité toute
féminime ; mais ces auteurs sont des exceptions et n'infirment
point sérieusement la règle que je pose, à savoir qu'on par-
vient assez facilement, avec un peu d'expérience; à lire le sexe
d'un auteur dans ses écrits.
En ce qui touche les femmes de lettres allemandes de
ce temps, et particulièrement madame d'Ebner-Eschenbach,
madame Gabrielle Reuter, madame Riccarda Huch, toute
méprise est impossible. Je serai moins affirmatif, par exemple,
sur madame Clara Viebig. A chaque nouveau livre qu'elle
publie, les critiques d'outre-Rhin rendent hommage, non
sans quelque apparence de raison, au talent essentiellement
viril de cette femme. Par quoi j'aime à penser qu'ils ne pré-
tendent point lui adresser un compliment, mais qu'ils consta-
LES ROMANS DE MADAME CLARA VIEBIG 347
lent un fait, énoncent un jugement — auquel nous souscrivons
d'ailleurs bien volontiers. — Le talent de madame Viebig est,
en effet, beaucoup moins féminin qu'il n'est tout simplement
humain, spontané, robuste et, par conséquent, si Ton veut,
viril. Humains, ses livres ne révèlent en outre aucune trace
de féminisme. Et voilà une particularité intéressante, singu-
lièrement méritoire aujourd'hui, et qui suffît à distinguer
heureusement madame Clara Viebig entre la plupart des
femmes auteurs de sa génération.
* #
Née en 1868, à Trêves, elle passa ses jeunes années dans
des contrées très différentes qui toutes ont laissé une empreinte
en ses écrits : l'âpre Eifel, le riant pays du Rhin, la Pologne
prussienne, Berlin, où madame Viebig est mariée. — Une
excellente revue de littérature comparée, Das literarische
Echo, publiait naguère une esquisse autobiographique où
madame Viebig s'attribuait trois patries, qu'elle appelait « ses
trois fiancées », par allusion à un conte populaire, célèbre
dans toute l' Allemagne. Les trois patries de madame Viebig
étaient : Trêves, l'antique cité romaine, ce où le christianisme
et le paganisme se marchent presque sur les pieds » ; Dussel-
dorf, la ville aimable au bord du Rhin, où la vie est relative-
ment facile, la population joyeuse, où régnent des traditions
et des goûts artistiques; la Posnanie, enfin, plaine intermi-
nable de champs de sable, de champs de blé et de champs de
betterave, coupés seulement de loin en loin par des forêts
sombres, monotone pays, théâtre d'une lutte acharnée entre
l'élément prussien et l'élément polonais. Si le Rhin, en effet,
est le pays où l'on rit, la Pologne est le pays où l'on pleure.
Nature largement éclectique, madame Viebig porte à ses trois
patries, à ses « trois fiancées », une tendresse égale : « À
l'ouest et à l'est, — disait^elle en terminant sa notice autobio-
graphique, — et sur les bords du Rhin inférieur, elles habitent,
mes trois fiancées. A toutes trois appartient mon cœur, à
chacune d'elles je dois beaucoup de joie, mais à toutes les
trois réunies je dois ce que je place le plus haut : mon art. »
348
LA R1TV/UB DE FKLRdfi
« A toutes les trois, je dois mon. art », écrit madame Viebig,
attestant ainsi le caractère régional de son œuvra. Se9 romani
appartiennent, en effet, à oe que la Heimathkunst, ce littéra-
ture des petites patries », a produit de meilleur en Allemagne
depuis un quart de siècle. Madame Viebig excelle à donner
l'impression presque physique des lieux et des milieu*- Ses
tableaux valent par le relief comme par la couleur. Et cela
doit être d'autant plus remarqué que le style de madame
Viebig est d'une simplicité parfaite. Toutes les recettes de
« l'écriture artiste », tous les « trucs » de l'impressionnisme
littéraire en sont absents. Le seul procédé auquel on voit
recourir madame Viebig, c'est l'usage des dialectes. Dia-
lecte de l'Eifel, tout émaillé de vocables français, dialecte
rhénan, dialecte polonais, argot berlinois, madame Viebig les
possède à fond, et l'emploi qu'elle en fait contribue à colorer,
à vivifier ses fictions. Il semble même qu'elle soit portée à en
abuser. Ces parlers dialectaux, pittoresques mais lourds, plus
populaciers que populaires, finissent par fatiguer. Limité aux
conversations des personnages, l'usage du dialecte est admis-
sible, mais il déborde trop souvent les dialogues, usurpant
sur les parties du récit où l'auteur parle en son propre nom.
Madame Clara Viebig a écrit des pièces de théâtre, des
romans, des nouvelles. Parmi ses romans, il en est* un, le plus
récent ou peu s'en faut, dont je ne me permettrai de rien
dire ici : la Revue de Paris en commence aujourd'hui la
publication; ses lecteurs en jugeront eux-mêmes. Au nombre
des autres, il en est quatre particulièrement remarquables et
qui furent particulièrement remarqués : Village de femmes , le
Pain quotidien, la Garde sur le Rhin et t Armée dormante*.
Village de femmes est un roman plus brutal que fort, plus
cynique peut-être qu'audacieux. C'est une apothéose, d'ailleurs
brillante, de l'appétit sexuel, de l'instinct qui incline la femme
vers l'homme, — on serait presque tenté de dire : qui jette la
femelle dans les bras du mâle. — On rencontre dans la plupart
des romans de madame Viebig des créatures sensuelles dont
les ardeurs sont franchement dépeintes. Aussi bien, n'y a-tril
i. La plupart des romans de madame Viebig ont été édités à Berlin, par
MM. Egon Fleischel et O.
r
LE8 ROMANS DE VADAME CLARA VIEBIG 34$
aucune arrière-pensée morde ou immorale dans ce roman qui
la -mit hors de pair : Village de femmes. La a bonne loi natu-
relle » y apparaît comme souveraine maîtresse, elle est la seule
règle reconnue par la population de ce bourg de l'Eifel, de
côt Eifelsdhmitt où madame Viébig nous transporte. On lui
en a touIu, dans le clan féministe, de la complaisance avec
laquelle elle décrit les agrestes saturnales où leur tempéra-
ment excessif entraîne les donzelles d'Eifelschmitt. J'ignore
ce qu'elle a pensé de ces attaques, mais je suis tenté de croire
qu'elle ne s'en est point affligée outre mesure. On aurait tort,
au demeurant, d'attribuer à ces peintures une <( tendance ».
Les livres de madame Viebig expriment, il va sans dire, des
idées générales et reflètent, surtout quand ils débattent des
questions brûlantes (comme la question polonaise dans F Armée
dormante) des idées et des opinions personnelles. Mais madame
Viebig peint d'abord pour le plaisir de peindre, parce que tel
sujet Tinspire et lui « dit » . Elle trouve à la vie une beauté
intrinsèque. Et il lui suffît que ses livres rendent la vie telle
quelle, avec ses sourires, avec ses larmes.
En vertu de quoi, il arrive à madame Viebig de se contre-
dire ou de sembler se contredire. De même qu'il y a, suivant
la forte parole d'un personnage de Murger, « des années où
l'on n'est pas en train », il y a, pour certains gens, des années
où l'on est gai, d'autres où l'on est triste, des années où l'on
professe le naturalisme, d'autres où c'est l'idéalisme qui pré-
domine. Les âmes réceptives, mais ardentes, comme madame
Viebig, obéissent volontiers à ces penchants opposés, suivant
l'humeur du jour, suivant aussi la nature du sujet qu'elles
traitent. Rien que de fort admissible dans les divergences "qui
se découvrent entre Village de femmes et le Pain quotidien.
La scène de ce deuxième roman est à Berlin. C'est là
encore un récit naturaliste, mais ce n'est point la loi de
nature, c'est la loi de l'homme qui triomphe dans ces pages,
la loi de l'homme avec les dures contraintes qu'impose la vie
en commun dans les grandes villes. Si Village déférâmes res-
pirait une folle joie de vivre, le Pain quotidien est plein des
tristesses que la nécessité de soutenir leur pauvre corps inflige
aux déshérités. Tout comme Village de femmes, le Pain quoti-
dien se déroule dans un milieu de très pauvres gens. C'est le
35o
LA REVUE DE PARIS
1
monde des petits commerçants berlinois et des servantes que
madame Viebig y décrit, avec un réalisme d'où la poésie n'est
point bannie. L'influence d'Emile Zola est sensible, mais la
pitié est plus apparente et moins superficielle chez la femme
de lettres allemande. Au point de vue « métier », le Pain quoti-
dien est d'ailleurs un des romans les plus faiblement composés
de madame Viebig. Il y a des gaucheries dans l'économie du
récit ; le récit lui-même est parfois monotone et un peu terne.
Alors que la « couleur » est une des qualités les plus unani-
mement consenties à madame Viebig, la couleur est ce qui
manque par-dessus tout au Pain quotidien. L'impression pro-
duite par ce livre n'en est pas moins forte, d'autant plus que
toute rhétorique révolutionnaire en est absente. La bonté, en
revanche, et la pitié sont présentes partout, mais elles ne
s'affichent pas : il faut les découvrir entre les lignes. Village de
femmes avait attiré sur la tête de l'auteur certaines aniiqosités
que le Pain quotidien est bien propre à dissiper. Il n'y a qu'une
femme (je ne dis pas une femme inféodée au féminisme) pour
peindre à la fois avec une vérité si poignante et tant de poésie
intime les souffrances de deux pauvres petites bonnes, lamen-
tables héroïnes du Pain quotidien. Madame Clara Viebig, au
talent si « viril », trahit dans ce livre son véritable sexe.
*
* *
Parmi ces quatre romans si remarquables, ceux dont il me
reste à parler sont ceux que je préfère. Ils sont intitulés, ai-je
dit, la Garde sur le Rhin et ? Armée dormante, et traitent l'un
et l'autre des thèmes difficiles, où les femmes ne s'essayent
qu'en hésitant. La Garde sur le Rhin et l'Armée dormante sont
des romans politiques ou, pour parler plus exactement, des
romans nationaux.
La Garde sur le Rhin résume, sous forme romanesque,
l'histoire de la ville de Dusseldorf, de i83o au lendemain
de 1870; F Armée dormante nous transporte en pleine Pologne
contemporaine et nous montre la rudesse prussienne s'usant
contre la patience et la souplesse d'un mort plein de jeunesse
encore, d'un mort qu'il faut qu'on tue, d'un mort qu'on
ne tuera pas.
r
LES ROMANS DE MADAME CLARA VIEBIG 35l
Quelles que soient, dans les deux cas, la gravité et l'austérité
du sujet, ces livres n'en méritent pas moins ce nom de romans
dont ils se parent. Sans doute, ils contiennent l'un et l'autre
des synthèses plus hautes et plus vastes que n'en comportent
les romans ordinaires; sans doute, l'élément politique, l'élé-
ment national prédomine dans l'un comme dans l'autre ; mais
Tintention proprement didactique disparait, ou presque, auprès
de l'intérêt dramatique qui s'attache aux personnages mis
en scène. Madame Viebig excelle à dépeindre les individus
« représentatifs » d'une époque, d'une nation ou d'une classe.
Si richement douée sous le rapport de l'intuition psycholo-
gique, elle ne possède pas l'imagination historique à un
moindre degré. Ses personnages de T Armée dormante, elle a
pu les observer sur place, pendant ses séjours en Pologne;
mais ce Dusseldorf de i83o et de i848 qu'elle restitue dans la
Garde sur le Rhin, elle ne l'a point vu, — de quoi, d'ailleurs,
nous la félicitons. — Pour avoir tracé néanmoins des tableaux
si pleins de vie, félicitons-la plus chaudement! La Garde sur
le Rhin prouve que madame Viebig sait voir avec les yeux
de lame aussi bien qu'avec les yeux du corps.
Dans ses deux romans nationaux, le personnage principal
est un Prussien. Il s'appelle, dans la Garde sur le Rhin, Frédéric
Rinke. Rinke est sergent-major dans l'armée royale, et je vous
prie de croire qu'il y parait. Il a toute sorte de vertus militaires
et civiques, je l'admets, mais il manque de grâce, ah! comme
il manque de grâce I Dusseldorf, le Dusseldorf de i83o, est
d'ailleurs sévèrement jugé par ce soldat prussien. A son avis,
les Allemands des bords du Rhin manquent déplorablement de
discipline et de tenue. Ils sont dissipés etlégers. Ils aiment trop
à rire et à chanter. Ils ne sont pas les derniers à estimer leurs
crus généreux. Que de faiblesses! Il était temps, en vérité,
que la Prusse prit en main l'éducation de ces Germains de
pacotille...
Mais, pour être soldat, on n'en est pas moins homme. Frédéric
Rinke tombe amoureux de Catherine Zillges, une fraîche et
jolie jeune fille, de vieille souche rhénane, et Catherine Zillges,
de son côté, se met à adorer le sergent-major pour son air
martial et toutes ses vertus connues, cachées et supposées. Les
35fl LA REVUE DE PARIS
parents de Catherine tiennent à Dusseldorf la confortable
auberge de F Oiseau multicolore. Ils ont de grandes ambitions
pour leur enfant. Aussi voient-ils sans plaisir les amours dte
Catherine et du sergent-major Rinke. Catherine pourrait trouver
mieux. Le père Zillges, qui déteste les Prussiens, ne décolère
point. Parlez-lui des Autrichiens de naguère : avec eux l'on
pouvait s'entendre. Parlez-lui surtout des Français et de l'em-
pereur Napoléon : quel bon temps Dusseldorf connut alors! La
division Lefébvre a laissé dans l'esprit du patron de l'Oiseau
multicolore un meilleur souvenir encore que les Autrichiens.
A qui, d'ailleurs, la ville doit-elle ses parcs et ses boulevards?
A Napoléon. « Celui-là était un homme, — conclut le père
Zillges, — Dieu ait son âme ! » Tandis que ces Prussiens détestés
en usent vraiment avec une brutalité et un sans-gêne ! . . . Raides,
gourmés, guindés, ils n'ont ni la gaieté française ni la bon-
homie traditionnelle, la Gemuthlichkeit, des Allemands du Sud.
Ils ne rêvent que plaies et bosses. Enfin, ce sont des luthériens,
des hérétiques, alors que Dusseldorf en général et les Zillges
en particulier s'honorent d'appartenir à la religion apo9to-
tolique et romaine. Dans ces conditions, comment Catherine
pourrait-elle vivre heureuse avec le sergent Rinke? C'est pure
folie. Il n'y faut pas songer.
Catherine y songe pourtant et ne fait rien d'autre. Elle tient
mordicus à son sergent-major. Si bien que ses parents finis-
sent par céder. Mais l'incompatibilité d'humeurs éclate dès les
premières semaines qui suivent le mariage. Cet accouplement
d'une carpe rhénane et d'un lapin brandebourgeois ne saurait
être heureux. Tout sépare ces époux! Catherine, c'est encore
la vieille Allemagne, l'Allemagne méridionale, rêveuse, douce,
tolérante; Frédéric, c'est déjà l'Allemagne nouvelle, c'est la
Prusse pratique, autoritaire, absolutiste. Naturellement, l'une
des questions qui soulèvent dans le ménage Rinke les plus
aigres débats, c'est l'éducation religieuse qu'il sied de donner
aux enfants. Frappant du poing sur la table, le sergent-major
a déclaré que sa progéniture serait luthérienne : « Les enfants
d'un soldat doivent prier comme prie leur roi. » Mais le
confesseur de Catherine affirme que ces pauvres petits ris-
quent, le purgatoire en allant au prêche. Et voilà leur mère
désolée. Scènes, larmes, déchirements.
r
LES ROMANS DE MADAME CLARA VIEBIG 353
Une ribambeUe d'enfants n'en vient' pas moins réjouir le
ménage prusso-rhénan. Joséphine, la fille des Rinke, procure
à son père les plus douces joies. Elle est digne de lui en
tous points. Elle unit la « solidité » prussienne, comme on
dit à Berlin, à la sentimentalité douce des Gretchen de l'Alle-
magne méridionale. Il y a peut-être du « symbole » dans cette
figure. Joséphine proclamerait l'excellence du sang rhénan
mêlé au sang prussien. Père et mère peuvent se disputer :
l'enfant sera un être équilibré, harmonieux et sain, un produit
d'un germanisme supérieur. Dusseldorf a pu supporter tout
d'abord à contre-cœur le joug des Hohenzollern : cette forte
éducation, en fin de compte, lui a profité. Elevée par son père,
Joséphine a toutes les vertus du soldat ; elle connaît par cœur
le a règlement ». Et quand, les talons joints, la tête haute,
eUe récite la devise du soldat prussien : « Fidélité, vaillance,
obéissance, devoir et honneur », le sergenf-major frémit d'aise
et d'orgueil.
Son fils Wilhelm est loin de lui donner les mêmes satisfac-
tions. S'il y a du symbole dans le caractère de Joséphine, il y
en a peut-être aussi chez Wilhelm. Le symbole, en ce cas,
serait tout à la confusion de la discipline prussienne. Wilhelm
témoigne avec éloquence des mauvais effets de la schlague sur
certains tempéraments, rhénans ou autres. En quoi, d'ailleurs,
il est représentatif, lui aussi. Toutes les greffes prussiennes,
à Dusseldorf, ne réussirent pas : il y eut là, comme partout, le
déchet fatal. Wilhelm aime le vin, le tabac, les plaisirs hon-
nêtes. Illes apprécie même trop, au gré de son sergent-major
de père. Wilhelm s'étant présenté un jour, devant lui, en
état d'ivresse légère, Friedrich Rinke s'en va quérir une canne
et administre à son fils, déjà grand garçon et apprenti tailleur,
une correction au moins excessive. Wilhelm subit l'outrage
sans protester ; mais, aussitôt après, il quitte la maison pater-
nelle pour n'y jamais reparaître. Il prend en haine la disci-
pline, l'autorité, toutes les autorités, celle de son père comme
celle de son roi. L'émeute politique qui gronde va lui fournir
l'occasion de faire œuvre de rebelle.
Les pages consacrées par madame Viebig aux journées de
Quarante-huit à Dusseldorf sont parmi les plus belles et les
plus fortes. On admire avec quel talent cet auteur met les
i5 Novembre 1908. # 9
L
354 LA REVUE DE PARIS
1
foules en mouvement, les fait aller, venir, agir. Pendant la
guerre des rues qui ensanglante alors Dusseldorf, Wiïhclm et
son père se trouvent un jour fnec à face, au sommet d'une
barricade. Un dernier scrupule relient leur main levée, à tous
deux : « Soudain, une pierre lancée on ne sait d'où vient
frapper le sergent-major au front. Wilhelm, stupéfait, regarde ;
est-ce lui qui a lancé la pierre qui a atteint son père? Non. .. si
fait. . . non ! . . . Il n'en sait rien lui-même et demeure stupide. »
La blessure, du reste, n'est pas grave, mais ce qui est grave,
c'est le spectacle contemplé par le sergent-major du haut de
la barricade : Wilhelm parmi les rebelles! Voilà la blessure
dont Rinke ne guérira pas, dont Rinke ne veut pas guérir. Il
a perdu l'honneur : comment pourrait-il vivre désormais? Un
coup de pistolet dans la tempe, et c'est fini : les principes de
grandeur et de servitude militaires comptent une victime,
comptent un héros de plus I
Le récit se poursuit par les événements de 1866 et de 1870.
Et Ton admire de nouveau l'art avec lequel ces faits politiques
sont rattachés aux destinées individuelles des membres de la
famille Rinke. Les romans nationaux de madame Viebig se
distinguent heureusement, sous ce rapport, de la plupart des
récents <( romans historiques » de langue allemande. Ces
derniers, trop souvent, sont dus à des auteurs plus érudits
qu'artistes, à de fort savants personnages qui ont pris des
notes, formé des dossiers et qui ne peuvent se résigner à ne
pas utiliser tout leur butin. 11 en résulte que les événements,
retracés pour eux-mêmes, tiennent dans ces récits une place
excessive. Ces auteurs-là font, comme diraient les Allemands,
de la narration « objective », alors que madame Viebig, mieux
inspirée, retrace les faits d'un point de vue subjectif. S'agit-il,
par exemple, de rendre l'impression produite sur le peuple par
les grands événements de 1 870-1 871, elle se garde bien de
prendre personnellement la parole, mais les fait exposer et
commenter par ses personnages, et, suivant la nature de
l'événement, par celui de ses personnages dont l'opinion était
la plus topique.
Si débordant de patriotisme qu'il soit, le récit de la campagne
franco-allemande, dans le livre de madame Viebig, est plein
LES ROMANS DE MADAME CLAIIA VJEBIG 355
d'humanité, de poésie, de pitié. On aime à dire que le roman
tient de nos jours, dans les lettres, la place qui revenait autre-
fois à l'épopée. Il y a quelque chose de vrai dans cette asser-
tion. Da moins, la Sentinelle au Rhin n'est pas pour y contre-
dire. On se rappelle comment les écrivains de l'antiquité
préludaient au récit des grandes guerres de leur temps par
une longue nomenclature des prodiges qui annoncèrent ces
cataclysmes. Madame Vicbig a rajeuni ce procédé. Dans une
page pleine de mystère, elle rapporte toute une série de faits
étranges dont l'opinion publique s'alarma, à la veille de l'entrée
en campagne, au printemps de 1870. Une température cons-
tamment orageuse avait singulièrement irrité les nerfs des
femmes. Inquiètes, angoissées, elles avaient l'impression obsé-
dante d'un danger qui planait. Un liomme bizarre, venu de
loin, une sorte de prophète nommé « Maran Atha » tenait
en public, à Dusseldorf, vers la même époque, des discours
menaçants. Il annonçait des calamités inouïes, après quoi le
Christ descendrait sur la terre. Enfin, tous les soirs, à la même
heure, une voix féminine, fraîche et jeune, chantait dans le
Hofgarlen les vers célèbres : « Ils ne l'auront pas, le libre Rhin
allemand... »
D'où venait cette voix inconnue? Nul ne le sut jamais.
Tous veillaient, cependant, dans l'attente d'une grande chose.
L'aïeul de Joséphine Rinke, le vieux Zillges, propriétaire et
tenancier de l'Oiseau multicolore, déclarait avec humeur vers
i83o, à l'époque où commence le récit de madame Viebig :
« L'uaité allemande! Quelle folle idée est-ce là? et que nous
importe à nous autres, gens de Dusseldorf? L'essentiel, c'est
que les bouigeois d'ici soient heureux. » Il n'était pas seul, le
naïf vieillard, i* raisonner ainsi. Tous ceux de son âge pensaient
de même. Mais, quarante ans après, au moment où nous sommes
parvenus dans le livre de madame Viebig, une transformation
radicale s'est opérée : le ferment prussien a fait son œuvre.
Personnellement, Friedrich Rinke pouvait avoir toutes sortes
de défauts; les mérites de sa race, les vertus sociales de son
peuple ont fini par conquérir l'Allemagne du Sud et les pays
de l'ancienne confédération du Rhin, comme malgré eux. Le
phénomène historique s'est accompli, que M. Henri Lichten-
berger résume en ces termes :
356 LA REVUE DE PARIS
En face de l'Autriche amollie et sensuelle, éprise de plaisir et
démoralisée par un despotisme déprimant, en face des petits Etats
allemands où fleurissait parfois une haute culture scientifique et
littéraire, mais où les vertus plus viriles qui font le citoyen utile
n'avaient guère l'occasion de se développer, la Prusse, robuste et
combative, apparaissait comme une rude et austère école de disci-
pline, d'abnégation, d'énergie patiente et opiniâtre.
La génération nouvelle, les jeunes gens appelés en 1870 à
guerroyer contre la France, ne raisonnent plus comme le vieux
Zillges. S'en trouve-t-il qui redoutent les mauvaises chances
d'une campagne et qui, obéissant peut-être à ce tempérament
plus artistique et plus intellectuel que proprement belliqueux
de l'Allemagne catholique et rhénane, hésitent à marcher, leurs
camarades, leurs mères sont là pour ranimer leur courage.
Joséphine Rinke, devenue Joséphine Conradi, a un fils qui se
trouve dans ce cas : elle n'hésite pas à l'exhorter, avec des
paroles Spartiates, à faire son devoir. Et Peter sort de sa tor-
peur. Spickeren le comptera parmi ses victimes.
Joséphine souffre cruellement de la perte de ce fils qui pro-
mettait de devenir un peintre célèbre, mais l'àme guerrière du
sergent-major Frédéric Rinke revit dans sa fille. Elle sup-
porte son malheur avec stoïcisme. Pour cimenter le nouvel
empire, il fallait que du sang rhénan fut répandu, mêlé au
sang prussien : « L'unité, avait dit le prince de Bismarck, se
fera par le feu et le sang. » Peter Conradi a collaboré par sa
mort à l'œuvre dont son grand-père Rinke appelait de tous ses
vœux la réalisation.
Toute cette philosophie patriotique a fortement contribué,
il va sans dire, au succès de la Garde sur le Rhin. Mais, pour
avoir su combiner l'élément chauvin et l'élément poétique,
pour avoir su faire d'un livre national une œuvre d'art,
il convient de louer madame Clara Viebig. Au point de vue
littéraire, le seul qui importe ici, la Garde sur le Rhin est un
beau livre. J'ajouterai, que c'est un livre non pas impartial,
mais pénétré d'une certaine générosité humaine. Alors que
les événements de 1870 et 1871 ont suscité en Allemagne
une littérature où les manifestations gallophobes présentent
tous les caractères de l'épilepsie, la Garde sur le Rhein ne con-
tient à l'adresse de l'adversaire aucun propos outrageant.
LES ROMANS DE MADAME CLARA V1EBIG 357
L'histoire a prouvé que le Prussien savait vaincre, et la
Garde sur le Rhin retrace les brillants succès de ce peuple au
siècle dernier; mais, s'il sait vaincre, il faut convenir qu'il ne
sait guère se faire aimer. Nous avons rapporté les doléances
du vieux Zillges, regrettant les Français et les Autrichiens de
naguère. Dusseldorf a mis du temps, en effet, à reconnaître
les bienfaits de la domination prussienne. Notez que les gens
de Dusseldorf sont de même race que les gens de Berlin,
Qu'adviendra-t-il, dans ces conditions, des peuples étrangers
contraints de graviter dans l'orbite prussienne? Aimeront-ils
(c'est trop demander peut-être), accepteront-ils jamais leurs
maîtres?
C'est un problème politique qui reste pendant. Au flanc de
l'empire, trois plaies s'observent qui témoignent, en tout cas,
avec éloquence, de la rudesse prussienne : il y a la plaie
française en Alsace-Lorraine, la plaie danoise dans le Schleswig
et la plaie polonaise dans les Marches orientales. C'est la riva-
lité prusso-polonaise qui fait le sujet de F Armée dormante,
le deuxième roman national de madame Clara Viebig.
Des trois empires qui se sont partagé l'ancien royaume
de Pologne, c'est encore l'Allemagne qui éprouve la plus
grande peine à faire la conquête morale de ses sujets polo-
nais. Après un siècle écoulé, la haine du Prussien est plus
vivace que jamais parmi les Slaves de la Posnanie, de la Prusse
occidentale, de la Silésie. Plus que jamais, le peuple de ces
provinces caresse l'espoir d'une restauration nationale, plus
que jamais, toutes les classes de la société travaillent sourde-
ments dans ce pays contre la domination étrangère. Les dis-'
sensions intestines ont causé naguère la ruine de la Pologne.
Il a fallu cette catastrophe pour enseigner aux Polonais la
concorde, pour réveiller chez eux l'énergie, pour leur façonner
une conscience nationale. Mais l'adversité aujourd'hui a porté
ses fruits : l'union est faite parmi les vaincus con ve les vain-
queurs.
A considérer, du reste, la politique prussienne dans le*
Ostmarken, on s'explique la révolte des Polonais. Madame
358
LA REVUE DE PARIS
Viebig — et cela se comprend — tient pour les Prussiens
contre les Polonais, bien que l'Armée dormante ne soit pas
plus que la Garde sur le Rhin une œuvre de parti, un livre
de polémique. Mais quand un auteur aborde une question
dans laquelle il est à la fois juge et partie, il lui arrive forcé-
ment de pencher d'un côlé ou de l'autre. Madame Viebig a
penché, madame Viebig a versé du côté prussien. Les Slaves,
dans l'Armée dormante, sont observés d'un oeil beaucoup moins
amical que les Germains. Je n'hésite pas toutefois à déclarer
que les Polonais de madame Viebig nous paraissent, naturel-
lement, plus sympathiques que ses Prussiens.
C'est un Prussien qui occupe dans ce roman, comme dans
la Garde sur le Rhin, le devant de la scène. 11 s'appelle Hanns
Mar*'"n de Doleschal ; il a été capitaine de cavalerie et dirige
dans la province de Posen l'exploitation d'un « bien équestre »,
propriété de sa famille depuis plusieurs générations. Frédéric
Rinke, dans la Garde sur le Rhin, n'était qu'un pauvre ser-
gent-major, Hanns Martin de Doleschal est baron, capitaine
et grand propriétaire : les traits de caractère essentiels n'en
sont pas moins les mêmes chez ces deux personnages. Avec
leurs défauts et leurs qualités, ils incarnent, l'un le Prussien
du peuple, l'autre le Prussien noble, le hobereau, leJunker.
Madame Viebig nous affirme que son baron de Doleschal est,
au fond, très bon. Elle nous le montre dans son intérieur,
adoré de sa femme, aimé et respecté de ses enfants; mais il
faut confesser qu'en dehors des limites étroites de son foyer,
Hanns Martin de Doleschal se montre sous un jour moins
favorable. 11 a, toujours d'après madame Viebig, les meilleures
intentions du monde, mais il est parfaitement incapable de les
réaliser. Hanns Martin de Doleschal manque absolument de
souplesse, d'aisance, de bonne grâce. 11 n'a pas le rire, il n'a
même pas le sourire... Il manque, en un mot, de toutes
les qualités nécessaires en pays conquis pour faire oublier au
vaincu la violence dont il a été l'objet et pour le jeter, par un
élan d'oubli fraternel, aux bras de son maître. Hanns Martin
de Doleschal est la maladresse incarnée, la maladresse alliée
à l'entêtement. Tout ce qu'il faudrait taire, il le dit; tout ce
qu'il serait de bon goût de ne point faire, il le fait, comme
LES ROMANS. DE MADAME CLARA V1EBIG 35g
malgré lui. Doleschal, Dieu lui pardonne! semble guetter au
passage les plats pour sauter dedans. Si bien qu'il finît par
s'aliéner jusqu'à ses compatriotes allemands du voisinage.
Tous fuient comme la peste ce redoutable « gaffeur ».
Doleschal, cependant, trouve dans sa conscience intransi-
geante et dans l'admiration respectueuse des siens un encou-
ragement à persévérer. Son aveuglement est tel qu'il n'hésite
pas à poser sa candidature au Reichstag. Mais, cette foisr la
mesure est comble. L'occasion est trop bonne de faire payer
à Doleschal les excès de sa propagande prussienne pour
que ses adversaires ne la saisissent pas. Une nuit, au sortir
d'une réunion électorale, l'orgueilleux baron tombe dans un
guet-apens polonais. Des hommes masqués le jettent à bas
de son cheval, lèvent leurs matraques et infligent au féodal
détesté le même châtiment que le sergentr-major Frédéric
Rinke avait fait subir naguère à son fils Wilhelm. Meurtri et
sanglant, Hanns Martin de Doleschal regagne en titubant sa
demeure. Il raconte une histoire de chute de cheval à laquelle
personne n'ajoute foi. L'humiliation éprouvée l'a plongé dans
une mélancolie atroce. Il était, hierencore, tout feu tout flamme;
ce n'est plus aujourd'hui qu'une pauvre loque humaine...
Madame Viebig a peint admirablement cette vie de fièvre et
de haine, cette excitation, cette irritation chronique, qui con-
stituent l'atmosphère normale dans la Pologne prussienne.
Honni, vilipendé, trahi, Hanns Martin de Doleschal en est
réduit à s'avouer inférieur à la tâche assumée. 11 avait juré
de ne pas abandonner la partie, de mourir, s'il fallait, à son
poste, pionnier de la cause allemande, champion du Deutsck-
thum dans les Marches orientales : la bastonnade infamante
qu'il a dû subir a décidément ruiné son courage. 11 commen-
çait à perdre la foi, et voici qu'il a perdu l'honneur. Or Hanns
Martin de Doleschal ne saurait vivre sans honneur : il se suici-
dera, comme déjà s'est suicidé le sergent-major Rinke.
Sur son domaine, une colline s'élève, le Lysa Gora, dont le
nom revient souvent dans les légendes locales. Les flancs du
Lysa Gora, d'après les Polonais, s'ouvriront, au jour prochain
delà résurrection nationale, pour livrer passage à une « armée
dormante » de 3ooooo chevaliers bardés de fer et de paysans
aimés de faux, bien décidés à mourir pour la patrie. C'est sur le
1
36o .LÀ. REVUE DE PARIS
sommet de cette colline que Hanns Martin de Doleschal se tue.
Et c'est un fait digne d'être noté que la mort violente à
laquelle recourent en des circonstances pareilles, les deux
héros de madame Viebig, lésés dans leur dignité de Prussiens.
Il y a quelque chose de japonais dans cette religion toute
féodale de l'honneur et dans le double harakiri qu'elle pro-
voque...
Hanns Martin de Doleschal forme la figure centrale de la
grande fresque polonaise tracée par madame Viebig. Mais
son roman contient des personnages secondaires non moins
intéressants. Les portraits de femmes sont vivants entre tous,
surtout les portraits de Polonaises. Madame Garczinska, dans
l'aristocratie, Stasia» sa femme de chambre, dans le peuple,
ont une beauté, une grâce fort troublantes. Madame Viebig
leur attribue, en outre, la sensualité et la perfidie. Et c'est ainsi
que s'explique le triomphe du polonisme dans ce combat que
se livrent, sur les confins orientaux de l'Empire, la « bonté
d'homme » allemande et la « ruse de femme » slave. Un tou-
chant épisode idyllique illustre dans le roman de madame -
Viebig l'influence dissolvante — au sens propre du mot —
qu'exercent les Polonaises : la passion du candide Valen tin pour
l'astucieuse Stasia. Celle-ci daigne épouser le fils du riche
fermier allemand qu'elle a rendu fou de désir; mais, Valentin
s'avisant d'être jaloux, elle le fait assassiner par son amant.
Enfin, tout comme à Dusseldorf, un conflit religieux se
greffe, en Pologne, sur le conflit politique. La Pologne est
catholique romaine, ardemment, ce qui n'est point pour faci-
liter sa conquête par là Prusse luthérienne. A la résistance
qu'on oppose au germanisme le clergé polonais participe puis-
samment. La haine froide dont ses membres poursuivent l'en-
vahisseur a fourni à madame Viebig le thème de maintes scènes
brillantes. Son jeune vicaire, qui favorise les mariages mixtes
parce que l'expérience a prouvé qu'ils profitent à la cause
séparatiste, me paraît une des plus belles figures de t Armée
dormante.
Il semblerait que le suicide de Hanns Martin de Doleschal
proclamât la faillite du Deutschlhum en Posnanie. Madame
Viebig, toutefois, ne l'entend point ainsi. Son livre se termine
LES ROMANS DE MADAME CLARA VIE.BIG 36l
par une scène où perce une robuste confiance dans la victoire
définitive de l'élément germanique. La scène est symbolique,
de ce symbolisme un peu naïf que nous avons déjà observé,
Madame Viebig nous montre, à la dernière page de son roman,
Hélène de Doleschal, la veuve du suicidé, cheminant à travers
les blés mûrs, suivie de ses cinq garçons. Le vieux lion a péri
dans la rafale, mais il laisse cinq lionceaux, héritiers de son
nom et de son œuvre. Bismarck accusait et raillait la fécondité
du lapin polonais : en face de cet humble rongeur, madame
Viebig dresse, dans une apothéose, la statue en pied de la mère
Gigogne prussienne. A qui restera la victoire? Madame Viebig,
encore une fois, tient pour la Prusse, mais il faut avouer que
cette conviction n'a rien d'.expérimental. Du tableau tracé par
elle on est bien plutôt tenté de déduire l'opinion contraire.
L'absorption d'un grand peuple par un autre — celui-ci fût-
il ou se crût-il d'essence supérieure — a toujours présenté des
difficultés insurmontables. Déjà les envahisseurs germaniques
qui, au moyen âge, descendaient en Italie ne manquaient
point, chaque fois, de répartir entre les soldats de l'armée vic-
torieuse les terres dérobées aux vaincus. Ils n'ont point fait
pour cela du sol latin par excellence un pays germain. Aujour-
d'hui encore, les Anglais, bien supérieurs aux Allemands par
l'expérience historique et la sagesse des méthodes politiques,
n'ont pu venir à bout de l'hostilité irlandaise. Par le carac-
tère, la science, la capacité de travail, les Prussiens l'em-
portent peut-être sur les Polonais. Leurs efforts contre ces
derniers n'en sont pas moins condamnés, selon toute appa-
rence, à rester stériles. En vérité, madame Viebig est bien
confiante ou bien téméraire de prophétiser le terme de la lutte.
Qui sait si les flancs du Lysa Gora ne s'ouvriront pas, tôt
ou tard, pour livrer passage à 1' « armée dormante » des
chevaliers et des paysans polonais? Le définitif n'existe pas :
il existe moins encore en politique que partout ailleurs. La
Pologne est morte : « Vive la Pologne..., madame 1 »
MAURICE ML'llET
1
HIÈN LE MABOUL
XVIII
Derrière les faisceaux de mousquetons que hérissaient les
lames luisantes, la compagnie piétinait depuis un quart
d'heure. De l'orient, où s'effaçaient les dernières brumes
nocturnes, fusait vers l'azur du zénith la lumière jaune et dorée
épanduc sur le ciel et la terre.
— Beau temps pour la revue! — confia Castel, épongeant
ses joues rasées de frais, au fourrier rose et joufflu que le
casque trop grand coiffait comme d'un abat-jour.
— Vrai temps de Fête nationale! Le soleil est républicain!
— 11 fera chaud sur l'esplanade de l'artillerie.
— Et pendant la route, donc !
— Pourquoi ne partons-nous pas? Qu'est-ce qu'on attend?
Le sous-lieutenant vient d'arriver : le voici qui cause avec
Piclro sous la véranda de la grande case.
— Tiens! tiens! pourquoi n'a-t-il pas mis de bottes?
— Bizarre!. .. Et le fougueux Barka est dans son box!
— Qui est-ce donc qui va commander la compagnie?
— llein? mon vieux! si le lieutenant était revenu sans
crier gare ! . . .
i. Published Novemher fifleenth, nineteen hundred and eight. Privilège
of copyright in the United States reserved under the Act approved March
third, nineteen hundred and five, by calmasn.lkvy.
Voir la lie vue des Ier, i5 octobre et Ier novembre.
r
HIÉN LE MABOUL 363
— Va donc! va donc! ne te berce pas de cette illusion,
mon bon Provençal !
— En tout, cas, le citoyen Pictro porte l'oreille basse. Il
était presque aimable tout à l'heure pendant le rassemblement.
Il y a sûrement du nouveau qui se prépare. Psst! Cang! Tu
n'as pas entendu parler du retour de l'Aïeul, par hasard ?
Cang secoue la tête d'un air dubitatif :
— Le bruit court que l'Aïeul est revenu; mais personne
n'en sait rien au juste. On avait annoncé son retour tant de
fois déjà que personne n'y croit plus. J'ai questionné Hien le
Maboul : il ne sait rien; il est à moitié fou et tout à fait
abruti. Depuis deux, jours il a cessé de rôder autour de la
maison du lieutenant : il est découragé. Bcp-Thoï n'a pas
paru dans le village hier soir.
— Dis donc, le sergent-major est peut-être renseigné :
faufile-toi jusqu'à la chambre de détail. L'adjudant tourne
le dos, justement : tu ne risques rien. Donne-moi ton mous-
queton.
Le fourrier trotta; — les franges jaunes des épaule Ites de
laine dansaient sur le dolman blanc ; — il s'insinua entre les
stores verts que décoraient des monstres garance, zébrés par les
averses. La basse puissante du sergent-major émit des paroles
inintelligibles, puis le casque démesuré du messager écarta les
rideaux de rotins.
— Le chef m'a envoyé promener. 11 dit qu'on se moque de
lui, qu'on lui a déjà monté ce bateau-là quatre ou cinq fois,
et que ça ne prend plus.
Ils se regardèrent, désappointés :
— C'est idiot de faire courir des bruits pareils! — grogna
Cas tel. — On s'emballe, on s'emballe, puis tout casse et l'on
se retrouve forçat comme devant, mais le boulet est plus
lourd.
Des gamins essoufflés galopèrent devant la palissade, pas-
sèrent leurs museaux suants entre les bambous et crièrent à
tue-tête :
— L'Aïeul est arrivé! l'Aïeul est arrivé!
Les femmes accroupies sous les écussons tricolores et les
girandoles de la porte répétèrent :
— L'Aïeul est arrivé! l'Aïeul est arrivé!
364 LA REVUE DE PARIS
La compagnie entière se rua vers la route, abandonnant les
faisceaux, trépignant et glapissant :
— Où est-il?
— Est-ce bien vrai?
— Comment savez-vous cela, petits frères?
— C'est moi qui l'ai vu. Il fumait sa pipe sous la véranda
et le vieux Bèp-Thoï étrillait le cheval.
— Mais non ! il ne fumait pas.
— Je te dis que si !
— Je te dis que non !
— Es-tu bien sûr de l'avoir vu?
— Si je suis sûr?... Si je l'ai vu?... J'allais me faufiler
jusqu'au perron lorsque Bèp-Thoï a brandi son étrille vers
moi : je me suis sauvé!... Tout le village connaît la nouvelle
maintenant!
— Le voilà! le voilà!
— Rassemblement ! — hurlait l'adjudant.
— Crie, mon garçon, égosille-toi! — murmurait le fourrier,
emporté par le flot des petits soldats qui roulait sur la route.
— Rassemblement!
Au tournant du chemin, sous les frangipaniers, la robe
luisante et la crinière hirsute d'Annibal apparurent, émergeant
de la cohue des gamins loqueteux. Les jambières rouges galo-
pèrent éperdument ; les gamins, braillant et pleurant, se trou-
vèrent rejetés sur les talus, des mains noircies saisirent les
rênes „ maintinrent le petit cheval affolé, palpèrent les bottes
éperonnées de bronze doré, la culotte de toile, le dolman blanc
où scintillaient les boutons à ancre d'or et les galons, le sabre
à garde nickelée passé dans le porte-épée de la selle ; des lèvres
baisèrent les gants de fil blanc. Des gaillards soulevèrent
l'Aïeul, le placèrent sur leurs épaules ; autour d'eux, les salaccos
se heurtaient furieusement et les faces noires vociféraient :
— Salut, vénérable Aïeul!
— Salut, Aïeul à deux galons !
— Pourquoi as-tu tant tardé?
— Reconnais-moi, Aïeul à deux galons : c'est moi, Phuc,
l'élève caporal!
— Te souviens-tu de ton serviteur? Je suis Mao, le pale-
frenier !
r
HIÊN LE MABOUL 365
— Je te reconnais, mon ami.
— Baisse la lê*e, Aïeul : les branches vont faire tomber ton
casque I
— Aïeul à deux galons, as-tu reçu ma lettre?
— Je F ai reçue, Gang; ne te fais plus débile, vieux brave :
justice sera faite !
— Nous avons abominablement souffert, maître.
— Pourquoi, pourquoi nous avais-tu abandonnés?
— Vois mes bras : il sont bleus de coups de trique.
— Hé! les porteurs! faites attention aux écussons de la
porte!
— Baisse la tête, Aïeul !
— Aux faisceaux, bavards !
En un clin d'œil, l'Aïeul se trouva remis en selle, et les
tirailleurs frémissants furent alignés, l'arme au pied, derrière
leurs chefs de section. Les deux officiers se sérièrent la main.
La tête haute, les yeux fixes, les dents claquantes, les talons
réunis, l'adjudant Pietro vit venir à lui le justicier.
— Vous viendrez à la chambre de détail aussitôt après la
revue : j'ai à vous parler.
— Oui... oui, mon lieutenant !
Annibal défilait en piaffant devant la double haie des
baïonnettes étincelantes et tout à coup la voix rauque de Hiên
cria :
— Sauve-moi, Aïeul à deux galons, sauve-moi!... voilà que
la folie est revenue...
— Viens chez moi tout à l'heure, petit frère : je te gué-
rirai.
Les salves des batteries ébranlaient les massifs qui s'empa-
nachaient de fumée blanche; les drapeaux faisaient claquer
au-dessus des guirlandes et des palmes leur éfcamine trico-
lore. Les pentes vertes de la montagne, les flamboyants
écarlates, la baie toute, bleue où couraient des frissons d'argent,
le ciel que ne souillait nulle tache et d'où pleuvait la lumière
triomphante saluaient de leur sourire le retour de l'Aïeul.
Les clairons embouchèrent leurs cuivres rutilants, gonflèrent
leurs joues et soufflèrent. Derrière eux, Annibal dansa, avec
des craquements de cuirs neufs. La compagnie développa les
3G6 LA JIEVUR de paris
quatre anneaqx de ses quatre sections ; les salaccos miroi-
tèrent les baïonnettes lancèrentdes éclairs ; le village entier suivit
sur les jalons de la dernière file, pêcheurs brunis et couturés,
costumé* (L'étoffés teintes au cu-ruto, bûcherons maigres et voûtes
à force d'^yoir courbé leur échine sur les troncs abattus, nota-
bles en turbines de blanc «t solennels dans leurs tuniques flot-
tantes, boys rasés et tondus à l'européenne balançant dans leurs
doigts chargés do bagues des cames à pommes d'or, femmes
de tirailleurs trimbalant sur leurs hanches rebondies des mar-
mots barbouillés de vermillon» Chinois en ruâtes lilas, en panta-
lons de soie blanche ficelés au-dessus des babouches a semelles
de feutre, gamins farceurs vêtus chichement d*ufct culotte
sans fond et d'une amulette dansant au bout d'une ficcttfc*
Devant le portail du télégraphe anglais, epe des bougnùfc
villias violets encadraient, cinq ou six grands garçoijsbfonds et
roses levèrent leurs casques plats à puggaree tissé de fils d*or-
— Bonjour, monsieur lieut'nant !
— Bonjour, monsieur White! Bonjour, monsieur Beattic!...
Le pilote haut sur jambes cl bourru qui savourait son
manille devant un mur où serpentai»! des dragons émaillés
salua de la main le jeune camarade revenu de le brousse. Sous
les vérandas à grillages verts, des peignoirs bleus esquissèrent
de courtes révérences. Les gardiens du Phare descendus de
leur cage vitrée, Provençaux foncés et dépoitraillés, abandon-
nèrent les tables de marbre rondes que les verres d'absinthe
tachaient de vert trouble, pour serrer dans leurs grosses pattes
velues H main gantée :
— Bonne promenade, hein?
— Merci! bon apéritif!
— On vous attend pour le prendre, hein? On va dire a la
patronne de le faire chauffer, té\
L'élégant comptable étalait complaisamment, sous les tri-
tons qui surmontaient la porte du Sanatorium, son smoking
de toile à revers de soie crème, son plastron de c< zéphyr »
saumon et ses escarpins vernis. Ce mulâtre, — « intellectuel »
que le lycée de la Pointe-à-Pilre avait nanti de brevets dou-
teux et que les lois de la métropole bienveillante avaient dis-
pensé de tout stage sous les drapeaux, — était, bien entendu,
antimilitariste. Au passage de la « brute galonnée », du
r
I11ÂN LE MABOUL 367
« buveur de sûng », qui chevauchait à la lête d'une cohorte
de soudards, il eut une moue méprisante. Elle s'effaça de son
visage comme l'ombre d'un nuage sur une mare : Hiên le
Maboul le frôlait de son coude dur. Il lut la menace dans les
yeux fous du tirailleur et recula d'un pas : il se cogna au tronc
moussu d'un lilas du Japon qui badigeonna traîtreusement de
vert tendre le smoking immaculé.
Un garçonnet repoussé par les serre-files bondit à pieds
joints dans une flaque d'eau : la boue liquide et rouge acheva
l'œuvre de la mousse; des larmes hideuses constellèrent le
pantalon raide, amoureusement repassé, la ceinture de toile à
boucle nickelée et à bourse de cuir fauve, le plastron mou, le
faux col à reflets de porcelaine.
Le garçonnet s'esquivait; les rires narquois des congaï\ des
Chinois hilares, des sampaniers ricaneurs insultèrent à la
douleur de la victime : car l'Annamite n'aime point le sang-
mêlé, qu'il désigne du nom injurieux de chà-và (nègre).
Le comptable maudit ces braillards imbéciles dont le goût
pour les cérémonies militaires lui valait une douche d'eau
boueuse. 11 disparut, poursuivi par les huées.
Annibal fit le beau, pointa, rua, afin d'éblouir ses congénères
attelés, deux par deux, aux victorias qui stationnaient devant le
perron de l'Hôtel Ollivier. Des fillettes anémiques, arrachées
par le clairon à leurs tas de sable, accoururent de toute la vitesse
de leurs maigres jambes brûlées. S'agriflant aux dossiers des
bancs verts, elles dansèrent de joie et leurs voix pointues chan-
tèrent avec les cuivres rugissants les vieux refrains nationaux.
La route cessait de courir en bordure de la plage, s'enfonçait
entre deux haies de lauriers roses et de cactus que dominaient
les toits sombres des villas et les pentes raides de la montagne
proche. Les basses branches des tamariniers formaient une
voûte épaisse où se répercuta la clameur joyeuse de la foule.
Un nouveau contingent de Chinois et de congaï accourus
du marché grossit la colonne. On arrivait à Benh-Dinh.
Derrière les grilles de fer forgé, les façades roses des bâti-
ments militaires ouvraient leurs larges baies : — bâtiments
du Commissariat noyés dans l'ombre violette des jaquiers;
Direction d'artillerie, où des piles de traverses peintes au
minium gisaient dans des massifs d'iris; casernes d'artillerie, où
368 LA REVUE DE PARIS
chantaient des trompettes nasillardes; casernes d'infanterie
que revêtait encore la hideuse carapace des échafaudages.
Les serre-files coururent, pourchassèrent les gamins; les
sections se formèrent en ligne les unes derrière les autres et la
compagnie ainsi massée fit son entrée sur l'esplanade enso-
leillée que bordait la forêt ombreuse. Les officiers d'artillerie
campés sur leurs mulets massifs abaissèrent, pour rendre sou
salut à F Aïeul, leurs lattes courbes ; derrière eux, les conduc-
teurs indigènes firent des signes d'amitié à leurs camarades tirail-
leurs. Les troupiers d'infanterie coloniale, joignant les mains
sur les croisières de leurs baïonnettes, louèrent la tenue de la
petite troupe qui se déployait, le dos à la forêt, et s'alignait
sans bruit.
En face de la haie des baïonnettes, l'autre lisière se
garnissait de casques blancs, de robes claires, de tuniques
flottantes et pâles, de chapeaux coniques, d'ombrelles à fleurs
éclatantes. Les trompettes fredonnèrent des notes pleurardes,
les clairons chantèrent allègrement ; un officier galopa dans le
sable que les sabots de son mulet puissant firent jaillir en gerbes
d'étincelles; il leva son sabre et cria des commandements.
Un colonel passa au trot, puis se posta près des tribunes, et
devant lui défilèrent les petits canons poussiéreux, les pesants
fantassins et les tirailleurs alertes et sautillants. La revue était
achevée.
* #
— Rentrez dans votre chambre et n'en sortez plus. Le
sergent-major assurera votre service, en attendant que le chef
de corps envoie des ordres. Je vous préviens que je compte lui
adresser une lettre le mettant au courant des faits et deman-
dant votre renvoi à Saigon.
Ainsi parla l'Aïeul. Pietro salua, fit demi-tour et gagna la
porte. Les tirailleurs, qui décrassaient leurs mousquetons
sous la véranda, le virent passer, blême et effaré, et connurent
que son règne était fini.
Dans la chambre de détail que tapissaient les contrôles
nominatifs, les synoptiques et les tableaux de service, les
deux officiers restaient seuls.
HIÊN LE MABOUL 36$
— A quoi songez-vous? — demanda l'Aïeul au sous-
lieutenant.
— Je songe à tout ce mal que j'ignorais et que j!aurais pu
empêcher.
— Vous ne pouviez pas savoir. Vous êtes tout jeune, vous
sortez à peine de l'Ecole, j'aurais dû vous avertir. Pietro,
frappant du talon et tendant le jarret, vous a convaincu aisé-
ment de ses vertus militaires. Vous n'avez pu deviner l'âme
vile qui se cachait sous ces dehors de « parfait adjudant » ;
vous avez eu confiance en lui, vous vous êtes reposé sur lui
du soin de maintenir la discipline intérieure; .vous savez
maintenant comment cette brute a manié le sceptre que vous
lui laissiez. Vous connaîtrez quelque jour le tort immense que
font à l'armée ces soi-disant « bons serviteurs » que nos trou-
piers désignent de cette appellation caractéristique : « chiens
île quartier ».
— J'ai eu des torts, moi aussi. J'aurais dû, comme vous,
me rapprocher du tirailleur, lui inspirer confiance, étudier
son âme. Mais, cette lois encore, j'ai été abusé : tant de livres
affirment que l'Annamite est impénétrable, tant de fois Pietro
m'a répété : « Ces gens-là, on ne sait jamais ce qu'ils ont dans
le ventre!... » J'ai fini par me laisser persuader. J'ai cru avec
tout le monde que l'Annamite était menteur et dissimulé.
— 11 l'était vraiment pour vous. La ruse est l'arme des
faibles : l'Annamite est faible et méfiant. Ses mandarins l'écra-
saient; les conquérants n'ont pas réussi encore à le convaincre
de sa délivrance, parce qu'il s'est trouvé chez les conquérants
des hommes comme Pietro qui ont remis en vigueur les
procédés d'administration des mandarins. Il continue à ruser,
mal guéri de sa méfiance séculaire; il refuse de livrer son âme,
que masquent son visage impassible devant le cadeau comme
devant l'outrage, ses yeux bridés. Derrière le masque, il
souffre et se réjouit suivant l'heure, comms un animal
raisonnable, comme nous. Efforcez-vous de l'apprivoiser, soyez
immuablement bon et juste, et son âme enfantine s'ouvrira,
vous livrera ses prétendus secrets. Vous découvrirez ce que j'ai
découvert, que l'Annamite est un enfant timide et bon, un
peu craintif, mais qui ne demande qu'à se laisser apprivoiser.
Vous serez le père de cet enfant.
i5 Novembre 1908. 10
F
r
l
370 LA HEVTJE DE PAUIS
— Ou son Aïeul !
— Ou son -Aïeul, — dit le lieutenant en riant. — Allons
déjeuner : la revue m'a creusé terriblement.
Bèp-Thoï dispose sans bruit sur la nappe raide la tasse de
café, la pipe, le pot à tabac où sont taillés dans le bambou des
mendiants grimaçants et des bonzes difformes. Hiên le Maboul
s'est agenouillé près de l'Aïeul, a posé sa tête sur le genou du
maître et parle d'une voix étouffée et rauque :
— Tu as trop tardé ! tu as trop tardé ! . . . La folie est rentrée
en moi. Je me suis débattu, j'ai lutté avec désespoir, mais tu
n'étais plus là pour me garder et m'encourager, et je t'ai cherché
en vain... La folie est rentrée dans mon âme que la terreur
habitait, dans mon corps déchiré par les coups de bâton : je
suis fou!...
— Calme-toi ! — dit l'Aïeul. — Ta tête est encore faible et la
frayeur l'a troublée. L'adjudant va s'en aller et, dans quelques
jours, tu seras aussi gai, aussi tranquille, aussi peu tourmenté
qu'avant mon départ.
— Oui! Aïeul vénérable, je guérirai, je veux guérir! Déjà
tes paroles me font du bien. Mais ce n'est point la peur seule
qui me rend fou...
— Dis-moi toute ta peine, petit frère.
— Je n'ose...
— Qu'est-ce que tu crains? ne suis-je pas ton Aïeul?
— Maître, maître, May m'a volé mon cœur et joue avec,
comme le chat joue avec le moineau! Et je souffre parce que je
l'aime, et, chaque jour, je perds davantage la tête... Je suis
jaloux!... Loin de May, je suis inquiet, je redoute des choses
hideuses; et je cours vers elle. Près de May, je ne suis pas
heureux : elle répond à mes questions par des railleries, par
des allusions à ma pauvreté, à ma sottise incurable; mes •
paroles d'amour provoquent son rire méchant ; mes menaces lui
font hausser les épaules... Alors des soupçons me viennent,
que je ne puis dire, même à toi, vénérable Aïeul, et, pour en
finir avec la torture, je suis tenté de tuer le bourreau.
HIÈN LE MABOUL 87!
— Voilà qui est plus grave!... Encore faudrait-il, avant de
méditer des mesures aussi radicales, qu'un indice quelconque
fût venu te dénoncer la trahison. As-tu surpris quelque chose ?
— Non!... je ne sais pas... je soupçonne...
— C'est parfait : tu es un imbécile I . . . Ta pauvre cervelle
est peuplée de fantômes grotesques et de monstres ridicules,
qu'elle a créés de toutes pièces et devant qui tu trembles. Tu
es un imbécile!
— C'est vrai, vénérable Aïeul, — appuie Bèp-Thoï, —
déposant sur la table une boîte de cigares. Je ne suis pas
instruit comme toi, mais je suis vieux et la vie m'a enseigne
des tas de choses qu'elle cache aux jeunes hommes. Tout a
l'heure t en étrillant ton cheval, j'ai dit a Hiên qu'il était un
imbécile de se mettre en tête de pareilles bourdes. Il m'a
regardé de travers et j'ai bien vu qu'il était irrité contre moi :
les jeunes gens d'aujourd'hui ne savent plus écouter patiem- *
nient les discours utiles des anciens.
— Pourquoi n'as-tu pas écouté les sages paroles de Bèp-
. Thoï? — continue l'Aïeul. — Il a dît vrai : tout le mal vient
de ton imagination. ]\e te figure pas, du reste, que tu es seul
à souffrir de ce mal : tous les hommes que le désir d'une
femme affole sont, comme toi, torturés de soupçons insensés
et de visions idiotes. Mais lie remède est aisé à trouver, et, dans
le cas présent, nous ne tarderons guère à l'appliquer : c'est le
mariage. Dans un mois, ce sera une affaire réglée ; dans un
mois, le fol amoureux se transformera subitement en un mari
épanoui et satisfait, soucieux uniquement, en rentrant au logis,
de ne point sentir l'odeur du riz brûlé qui empeste fâcheuse-
ment la case, un mari comme tous les maris, sûr de lui-même
et d'autrui... Lève-toi, Hïên ; jure-moi que tu surveilleras ton
imagination, que tu n'écouteras plus ses calembredaines, que
tu ne seras plus jaloux enfin, ni fou.
— J'essaierai, vénérable Aïeul, j'essaierai.
— Tâche de ne pas oublier ta promesse... Quelle heure
esWl, Bèp-Thoï?
Le vieux tirailleur considère attentivement le cadran d'une
formidable montre de nickel, extirpée de sa ceinture :
— Il est entre deux et trois heures, — déclare-t-il, — après
orâr examen de Punique aiguille noire qui a survécu par
I
372 LA REVUE DE PARIS
miracle, malgré les longues années de service de l'instrument.
Cette approximation paraît insuffisante à l'Aïeul qui allonge
le bras vers le dolman accroché au dossier d'une chaise :
— Il est trois heures moins le quart. Impossible de faire la
sieste maintenant. Allons voir la fête.
Au bord de la plage, où grouillent les turbans noirs, les mou-
choirs roses, les crânes tondus et couronnés de tresses hui-
leuses, les voix suraiguës des enfants en liesse couvrent le chant
de l'écume et des galets. Un mât horizontal, lisse et bien savonné,
que des cordes amarrent aux planches de l'appontement, s'al-
longe au-dessus de l'eau profonde. Un adolescent nu et râblé
s'avance à pas hésitants sur la poutre branlante et glissante, les
bras en croix et les yeux dirigés vers le drapeau dont la hampe
est plantée dans un anneau de fer, au bout du mât. Il s'efforce
de ne point voir l'eau tourbillonnante qui fuit sous ses pieds,
mais elle attire invinciblement son regard, le fascine, une
seconde, et, pendant qu'il s'évertue à garder son équilibre, balan-
çant les paumes et creusant les reins, la clameur de la foule pro-
nostique déjà sa chute inévitable. Il chancelle, tombe avec un
juron, et la vague se referme sur lui. Il émerge, crachant l'eau
salée par le nez et la bouche, vomissant des injures indistinctes
en réponse aux huées de la populace. Un autre adolescent
s'achemine gauchement vers le drapeau qui flotte, ironique.
Des nageurs s'époumonnent à poursuivre d'insaisissables
canards, qui tantôt plongent, montrant le duvet argenté de leur
ventre, tantôt filent au ras des vagues, battant des ailes et
ramant des pattes. Des nacelles de rotin tressé et calfaté se
rangent en ligne; la pagaye aux mains, penché en avant,
l'unique rameur guette les gestes du fonctionnaire français
qui lève son mouchoir. Le mouchoir s'abaisse : les palettes
des pagayes trouent l'eau et les petites barques s'éloignent, à
bonds furieux, vers la bouée tricolore qui marque le but. Plus
d'un concurrent maladroit paye d'un plongeon inattendu
quelque embardée trop hardie.
L'Aïeul, assis sur une roche que rembourrent des algues
HIÊN LE MABOUL 3^3
sèches, considère en fumant sa pipe les ébats des jouteurs; et
les cimiers scintillants des salaccos forment derrière lui une
haie compacte. 11 songe que les affiches municipales de France
promettent pour le i4 juillet des réjouissances absolument
analogues, et l'enthousiame des indigènes lui remet en mémoire
la joie bon enfant du populaire français. Les accordéons des
bals publics, les orgues des chevaux de bois nasillent à ses
oreilles qui se souviennent. Mais son âme claire et bien por-
tante ne ressent aucune souffrance, à ce rappel de la patrie
absente. La Cochinchine, terre d'exil, lui paraît infiniment
préférable à la « douce » France. Il revoit, sous un ciel gris
et maussade, des rues étroites, pavées de cailloux inégaux et
noirs, bordées de hautes façades mélancoliques, des trottoirs
suintants où déambulent des gens hideux, bouffis, mal bâtis,
des gens dont les yeux crient l'envie et l'ennui; — et il se
réjouit du peuple gai et bariolé, criant sous le ciel lumineux.
lliên le Maboul et Bèp-Thoï, las d'être heurtés et bousculés
par la populace remuante et braillarde, ont pris place sur la
banquette d'un restaurateur. Ils ont nettoyé plusieurs sou-
coupes de vermicelle au gingembre, vidé un nombre incalcu-
lable de tasses de thé et bu plusieurs petits verres de choum-
choum. Le jeune tirailleur boit sans entrain, cherche à s'étour-
dir, à se persuader qu'il lui sera facile de tenir ses promesses
de sagesse ; l'ancien, que des mois passés dans la brousse et la
chaleur de l'après-midi ont altéré, tarit son verre sans y penser
et, l'alcool aidant, devient merveilleusement prolixe et abonde
en réminiscences. Ce « Quatorze juillet » lui rappelle beaucoup
d'autres fêtes pareilles auxquelles il lui fut donné d'assister :
— Moi qui te parle, j'ai vu des choses que tu ne soupçonnes
même pas, que tu ne verras jamais. En 1900, moi et quelques
autres vieux à médailles, montions la garde au Champ de Mars,
à l'Exposition, à Paris, en France. La consigne était d'empêcher
de fumer. Il arrivait de gros hommes en noir qui fumaient
des cigares. Jamais je n'osais parler à ces beaux messieurs,
qui ressemblaient à des mandarins; mais, plus loin, ^ ils ren-
contraient de hauts tirailleurs nègres qui n'avaient pas peur
comme moi. Ces grands diables attrapaient les cigares, les
jetaient par terre et marchaient dessus... Tout ça, c'est des
souvenirs comme peu de gens en ont : tu comprends, après
374 LA REVUE DE PARIS
1
cela, que des pitreries comme celle-ci me laissent froid. J'at
vu mieux... Hein? qu'en dis-tu?... Tu ne m'écoutes pas, mon
garçon ?
Mécontent, le vieux grognard réclame du débitant une nou-
velle rasade. La tasse aux doigts, il grogne interminablement :
— J'avais raison tout à l'heure de dire à l'Aïeul que la
jeunesse d'aujourd'hui méprisait les avis des hommes mûrs_
Elle ne sait même point marquer de l'intérêt aux souvenirs
merveilleux dont les aînés peuvent régaler ses oreilles. Pendant
que je cause, que je me dessèche la langue, ce polichinelle
me tourne presque le dos et s'intéresse aux ébats de quelques
hurluberlus qui se donnent du mal pour faire du bruit. Que
diable peut-il apercevoir de si absorbant? Des gamins qui tom-
bent dans l'eau en beuglant, des sampans qui culbutent : en
voilà assez pour faire rouler à ce grand niais des prunelles
ahuries et inquiètes... Tiens, voilà May. Mâtin! la magnifique
tunique noire et qui commence à se tendre agréablement sur
le devant!... Le derrière n'est pas mal non plus : ça gonfle et
ça remue!... Allons! un coup de reins et une œillade pour
l'Aïeul!... Il ne te voit pas, ma fille, et j'ose dire qu'il s'en
fiche... Un sourire au beau jeune homme couleur kaki, tu
smoking à revers!... Il rend à la main, celui-là... Ouvre l'œil,
Hiên!... Il l'ouvre, le gaillard, et de manière inquiétante...
Eh! petit frère, tu as l'air de souffrir! Ça ne va pas?
Hiên le Maboul ne dit mot. La brise qui souffle de
l'estuaire et lui apporte les relents de corylopsis envolés du
mouchoir de May balaye jusqu'au souvenir de ses promesses.
La tête lui fait mal, et le cœur. Devant ses yeux égarés, tool
flageole, se brouille et s'efface; à ses oreilles, la rumeur popu-
laire ne parvient plus. La jalousie l'étreint; il souffre en silence.
— L'alcool ne te vaut rien, — proclame Bèp Thoï; — le
voilà gris dès le second verre !
XIX
Les fravaux reprirent. De nouveau les chansons et les
marteaux des charpentiers sonnèrent sous les hangars étavés*
La fourmilière des bûcherons s'égrena sur la route qui s'en-
fonçait dans la forêt noircissante. Les couvreurs découpèrent
HIÊN LE MABOUL
375
au-dessus des toits leurs silhouettes de singes babillards et
brandissant des gerbes de paille. De nouveau les bois durs
gémirent sous la dent des scies, sous le touchant des haches,
ouvrirent avec des cris de colère leurs muscles compacts aux
tarières brutales. Les manœuvres pataugèrent bruyamment
dans la fosse à torchis, imitant le dandinement grotesque des
buffles cnlizés et répondant par des rires aux allocutions
joyeuses que leur adressait leur chef d'équipe. Des groupes
de spectateurs badauds et bavards s'accroupirent en files sur
les talus du chemin.
Sous l'effort des wagonnets chargés, les rails retrouvèrent
leur brillant d'acier neuf, étincelèrent entre les épis jaunes. Le
marécage recula encore, envahi par le sable écroulé des bennes.
La joie affermissait les bras et les épaules lasses, rafraî-
chissait les poitrines ruisselantes de sueur, et, malgré le dur
soleil embrasant les rizières, manœuvres, terrassiers, menui-
siers, charpentiers, maçons, bûcherons, couvreurs conservaient
assez de souffle pour enchanter leur tâche d'un refrain ou d'un
éclat de rire.
Seul Hiên ne retrouvait point son entrain de jadis. L'idée
fixe, établie dans son cerveau, n'accordait plus au misérable
amoureux une minute de relâche; elle creusait ses joues
flasques, enfonçait ses yeux sombres sous les arcades osseuses,
secouait comme d'un frisson de fièvre ses mains noires où
bleuissaient les veines saillantes. La tête basse, raidissant ses
bras derrière la tôle oscillante, il n'écoutait point les harangues
véhémentes de Nho.
— Pourquoi fais-tu cette figure d'enterrement? Que te man-
que-t-il encore pour être heureux? L'Aïeul est revenu et nous a
déclaré qu'il ne s'en irait plus désormais; l'adjudant Pietro
nous a quittés sans espoir de retour; les travaux ont repris.
Nous sommes tous gais comme des pinsons ; toi seul es triste.
Qu'as-tu enfin? Es-tu malade?
— Je ne suis pas malade, — disait Hiên entre ses dents.
— Tu en as tout l'air pourtant. Tu maigris, tu as une mine
de papier mâché et de drôles d'yeux : ils ont toujours l'air
d'apercevoir quelque chose que nous autres ne voyons pas.
Avec qui causes-tu tout bas? Est-ce avec les esprits?
— Peut-être !
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— 1
376 LA REVUE DE PARIS
— Va-t'en chez Thi-teu la guérisseuse : elle te délivrera
des mauvais esprits.
— '■ Laisse-moi 1 laisse-moi!
— 11 y a des gens qui passent leur temps à se rendre malheu-
reux eux-mêmes, — grognait l'autre, mécontent. — Débar-
rassés d'un souci, les voilà qui se forgent d'autres raisons de
se ronger le cœur?... Diable de Maboul I
Tandis que ses camarades raclaient à grands coups la benne
retehtissante, l'halluciné s'accroupissait sur les talons, la tête
enfouie dans les mains, écoutait le rire pointu de May tinter
a ses oreilles. Et les minces lèvres rouges, saignant dans le
petit visage pâle qui se dessinait devant les yeux clos du fou,
s'entr'ouvraient pour des révélations horribles :
« Regarde-moi, Hiên! Pendant que tu t'échinais à pousser
ton wagon, le jeune homme à casque plat est venu rôder près
de la palissade. Il m'a fait un signe; je l'ai suivi jusqu'à h
maison rose que recouvrent les bancouliers. J'ai fait" tomber
ma veste courte, dénoué ma ceinture de soie verte, et ses mains
ont pétri mon corps brun et ferme, mes seins frémissants. 11
m'a donné des piastres neuves. Entends-les sonner, individu
idiot!... »
— Viens ici, Hiên! — cria l'Aïeul, un jour que le tirailleur
rêvait ainsi sur le remblai. — Je vais t'apprendre une nouvelle
qui te ravira certainement. Le colonel t'octroie une per-
mission de huit jours, sur ma demande : tu as besoin de
changer d'air et de changer d'idées. Va dans ton village, parle
avec la mer et la forêt; écoute-les : elles savent les paroles
qui guérissent les cœurs malades, elles auront pitié de toi
qu'elles ont vu naître et grandir, qui connais leur langage. Tu
guériras. Va, petit frère!...
La forêt compatissante ouvrit à l'enfant retrouvé ses clai-
rières. Au flanc des bambous noircis que le coupe-coupe
avait tranchés, des pousses nouvelles avaient jailli, vivaces
et touffues. Les jeunes roseaux que Phâm-vân-Hiên avait vu
HIÈN LE MABOUL 3*]*]
sourdre du gazon se hérissaient d'épines tendres ; l'herbe drue
avait submergé la pierre plate dont il faisait jadis son oreiller.
Aux troncs des banyans, des lianes étaient mortes, lasses de.
V attente; d'autres avaient tapissé l'écorce de leurs feuilles
vernies, de leurs fleurs étoilées. Des plaies fraîches saignaient
sur les fûts pâles des gommiers.
Mais la forêt se souvenait : ses mille voix chuchotaient les
refrains d'autrefois sur le même ton . Hiên reconnut le rire éperdu
de la cascade raillant les roches éplorées dans leurs cheveux
de mousse, le babil mystérieux des roseaux rapprochant leurs
tètes nuageuses, le ronflement des crapauds-buffles hissés sur
les racines boueuses des palétuviers, l'appel rythmé des huppes,
l'hymne rageur des coqs, la plainte douce des tourterelles, le
gémissement des singes batailleurs.
« Je n'ai point changé, — semblait dire la forêt. — Reste
avec moi, âme inquiète, reste avec moi. Baigne dans mes ruis-
seaux tes pieds que les cailloux du chemin ont ensanglantés ;
allonge sur mon herbe molle ton corps brisé de fatigue. Ma
rosée rafraîchira ton front que la fièvre brûle ; l'émeraude de
mes aubes, l'or de mes midis, la pourpre de mes crépuscules
chasseront de tes prunelles extasiées les visions malsaines;
j'emplirai tes oreilles de mon chant innombrable... Reste avec
moi. pauvre âme affligée. Redeviens mon enfant sauvage et
instinctif, primitif et inconscient. La sagesse est dans la
contemplation de la nature. Regarde-moi, écoute-moi vivre.
Entends-tu? une loutre a bondi hors des roseaux, troué l'eau
noire de la mare, qui se plisse de vaguelettes. Reconnais-tu le
cri saccadé du gecko, dont les griffes égratignent la branche
du teck? Entre les buissons froissés un sanglier fuit, le
groin levé, flairant la brise qui lui apporta l'inquiétude. Un
craquement d'os : un chat-tigre plante ses incisives acérées
dans l'échiné frissonnante d'un rat musqué. Le tigre, roi des
marais, erre dans la brousse qu'épouvante son aboiement
enroué. Ecoute-moi vivre, reste avec moi!... »
Ainsi parlait la forêt maternelle. Toute la journée, Hiên
Técoutait, assis dans la clairière où, tout enfant et adolescent,
il tailladait les bambous. Au crépuscule, blotti parmi les
algues, il entendait la voix grondante de la mer qui l'invitait
de même à la sagesse :
378 LA REVUE DE PA«IS
« Vois mes amants, les pêcheurs. Apprends d'eux à vivre
sans autre amour au cœur que l'amour de mon visage éter-
nellement changeant, éternellement pareil. Installés autour de
la voile qu'ils ont déroulée sur le sable de la plage, ils tordent
les cordages de rotin que mes vagues ont rompus d'un coup
d'épaule, remplacent par un bambou neuf la vergue que mes
tarets ont rongée. Ecoute-les rire, ces gens heureux, dont la
civilisation n'a point déformé le cerveau et compliqué la
pensée. Après la rude journée de pêche, ils dormiront sur le
varech parfumé et mon hymne inlassable bercera leur sommeil
sans rêves. Viens à moi, pauvre être qui as voulu connaître lu
vie et qui as souffert par elle, viens à moi : je te donnerai la
paix profonde que je dispense à mes amoureux, la paix pro-
fonde que récèlent les flancs transparents de mes houles, la
paix profonde dont jouissent éternellement les noyés, allongés
sur le fin gravier de mes abîmes. .. »
La nuit descendait sur les vagues frangées d'écume crépi-
tante, chassant Hiên le Maboul de la plage où tout à l'heure
viendraient s'ébattre les bêtes féroces. Il suivait à longues
enjambées les ruelles bordées de bambous où séchaient les
filets. Derrière les jarres de grès brun que remplissait la sau-
mure, les enfants et les jeunes filles le regardaient, les uns
moqueurs et ricaneurs, les autres pitoyables à la peine devinée
sur le visage osseux. Dans la hutte minable que secouait le
vent, il s'accroupissait sur le lit de camp, où prenaient place
le père et la mère, ridés, ratatinés et bavards.
— Te voilà mis comme un mendiant! — grognait le père.
La boue a souillé ton pantalon et tes jambières, les ronces
ont lacéré ton turban... Tu n'as guère changé!
Et les mains noires du vieux tremblaient sur les baguettes,
nettoyant activement la soucoupe de riz.
Des notables entraient, buvaient une tasse de thé, considé-
raient le tirailleur.
— Il a grandi et s'est élargi, — constataient-ils, — mais il
n'est pas devenu plus gai. Il semble qu'un chagrin le travaille.
— Laissez donc! — disait la mère, petite vieille criarde; —
Il a toujours ses yeux de toqué, voilà tout.
Les notables hochaient la tête :
— La ville ne te vaut rien, — disait le maître d'école. —
r
hiiLn le maboul 379
Tu es un enfant de la brousse : hâte-toi de revenir vers la
brousse. Ne laisse point les femmes de la ville te voler ton
cceur. Il y a des années, mon fils est parti comme toi et je
ne l'ai jamais revu. Des sampaniers m'ont dit qu'une fille lui
avait jeté un sort, qu'il s'était enfui avec elle. Le maître d'école
de Baria l'a vu, creusant un fossé, dans une rue de Baria, sous
le rotin des miliciens et des gardes-chiourine. Il est mort,
peut-être, maintenant Prends garde, toi aussi ; méfie-toi des
sortilèges. Veille sur ton cœur!
Tous partaient enfin. Uiên le Maboul restait seul sur le lit
de camp, la nuque appuyée à l'étroit oreiller de paille. La forêt
proche et la mer proche lui parlaient avec le vent qui faisait
danser les images saintes sur les panneaux de papier rouge.
L'oubli venait à lui avec l'air froid, qui soufflait entre les
planches disjointes : il se crut guéri et fort.
« Je reviendrai vers vous, — promettait-il au ressac, aux
ramures bruissantes, aux chouettes hululantes. — Dans quel-
ques mois, je serai libre, et, durant ces quelques mois, votre
souvenir et l'Aïeul me sauveront de la folie. Vous me reverrez
joyeux et le cœur en paix. Je serai le bûcheron qui erre au
petit jour dans les sentiers brumeux, qui aspire de ses poumons
rajeunis le parfum des feuilles humides. Je serai le pêcheur
campé sur le rouf des jonques décorées d'yeux sanglants, le
pilote qui pèse sur le cordage de rotin tressé et manie du talon
la barre du gouvernail taillé en forme de lyre. Je serai votre
enfant à toutes deux, votre enfant insouciant et ignorant des
choses humaines »
Il rejetait la couverture crasseuse, se dressait sur la natte
où couraient les cancrelats affairés et cuirassés d'acier bruni,
décrochait la hachette à tranchant étroit et rouillé, frottait de
la paume la poignée poussiéreuse. Il tirait d'un coffre en bois
de camphrier ses vieilles hardes déchirées et rapiécées -qui fleu-
raient le bétel et la bruyère. La vase de palétuviers étoilait
l'étoffe rougeâtre de larges taches noires ; les algues sèches la
verdissaient ; la sève des gommiers lustrait les manches que les
palmiers d'eau avaient griffées. Au fond de la caisse, dormait
le vieux chapeau conique en feuilles de latanier, délavé par la
rosée et les pluies, crevé par les branches basses.
Mais, tandis que Hiên le Maboul, incliné vers le coffre en
ï
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38o LA REVUE DE PARIS
bois de camphrier, remuait les reliques et les senteurs de son
passé et se persuadait de sa guérison, le souvenir de May
revint à lui : Hiên lâcha le couvercle, qui se referma sur les
guenilles affaissées et mortes, et serra les poings. Il vit la fillette,
nue et rieuse, étendue, la hanche en l'air, à côté de l'ennemi...
La vision s'envolait aussitôt, brève comme un éclair et, comme
un éclair, aveuglante. Mais, dans le cerveau du malheureux,
dans ses tempes, dans ses oreilles, le sang bourdonna. 11 connut
qu'il n'était point guéri et s'abattit sur sa natte en geignant.
Vainement l'appelèrent le vent, la houle, les arbres désespérés.
A l'aube, il retourna vers la ville.
XX
— Guéris-moi, vieille mère! — gémit Hiên le Maboul.
— Guéris-le, — répéta l'Aïeul. — Il t'a dit son mal : son
âme et son corps souffrent.
Thi-Teu souffla sur la mèche du quinquet : la flamme dansa;
les dorures des bouddhas enfumés s'avivèrent ; dans le visage
osseux et desséché de la vieille femme, les yeux s'illuminèrent
entre les paupières plissées. Les mains déformées se joignirent
sur la poitrine drapée d'étoffe blanche, les lèvres incolores
murmurèrent des invocations incompréhensibles. Au dehors,
la nuit se peuplait de lucioles errantes qui chatoyaient entre
les fûts vagues des cocotiers. La guérisseuse parla :
— Aïeul à deux galons, je ne puis oublier que tu as fait
rebâtir ma case détruite par l'incendie, que tu m'as protégé
contre les bandits qui m'accusaient de sorcellerie et voulaient
me bannir du village. Je ne puis oublier que je t'ai veillé
aux heures de fièvre et que tu m'as permis de t' aimer comme
un fils. Je soignerai ton serviteur comme je t'ai soigné. Les
mauvais esprits sont en lui : je vais essayer de les chasser.
Devant la table haute et étroite où se dressaient, parmi les
chandeliers de bois et les fleurs de lotus, le panneau sacré de
teck incrusté, Hiên le Maboul s'agenouilla et se prosterna, les
coudes et le front contre terre, les mains réunies en coupe sur
la nuque ; trois fois il se prosterna, puis s'immobilisa dans la
poussière. Les baguettes d'encens fumaient, le bronze tintait
r
HIÊN LE MABOUL 38l
sous les coups répétés du marteau de bois, les lèvres pâles de
Thi-Teu prononçaient avec volubilité des formules d'incanta-
tion. L'Aïeul pensif s'éloignait entre les cocotiers. Les baguettes
d'encens s'éteignirent, la mélopée s'acheva. Hiên soupira, se
leva :
— Tes prières sont inutiles, vieille mère : le mal ne m'a
point quitté.
— Je ne puis rien faire de plus; ma science est impuissante.
Je puis chasser la fièvre du front ardent, rendre la souplesse
.aux membres engourdis par les rhumatismes, je connais
les herbes qui cicatrisent les plaies, je connais les paroles qui
rendent le calme aux ensorcelés ; mais comment pourrais-je
donner le bonheur aux affligés? Est-il en mon pouvoir de
rendre sa richesse à l'homme ruiné ? à l'amoureux le cœur que
la femme lui a volé? Sache que la douleur est inévitable -ei
universelle. Tu as vécu, sans doute, dans l'ignorance de la
vie, sans entendre le cri de l'humanité misérable. Tu n'es pas
heureux, dis-tu? Va-t'en et dénombre sur ton chemin les
cœurs satisfaits et tranquilles, les gens heureux I... Ton maître
n'est pas heureux : l'idée de la vieillesse qui vient à lui len-
tement trouble sa contemplation silencieuse des hommes et
des choses. Suis-je heureuse, moi qui végète, seule et pauvre,
dans cette cabane, moi qui ai soulagé tant d'infortunes et qui
suis impuissante à me guérir moi-même de l'épouvante de la
mort proche?... Les bêtes ignorantes ont le bonheur; tu étais
pareil à elles ; tu as voulu vivre comme les autres hommes : vis
donc comme eux et ne t'étonne point de souffrir comme eux.
Je ne puis rien pour toi.
Hiên s'en alla par les rues grouillantes du village. Au ras du
fossé, un aveugle tourna vers le passant ses yeux blancs barrés
de taies bleuâtres, geignit, implora le don d'une sapèque;
écroulé dans ses guenilles sans couleur, il levait ses deux mains
vers l'homme qui marchait à grands pas, librement, il le pre-
nait à témoin de sa misère. Des forçats défilèrent, trois par
trois, honteux de leurs défroques verdies, de leurs têtes rasées ;
au fond de leurs prunelles abruties luisait le désespoir infini
des bêtes féroces encagées; ils s'éloignèrent, traînant dans le
sable pourpre leurs chevilles noircies par la boucle. Adossé au
382 LA REVUE DE PARIS
talus, un soldat anémique et voûté toussait, crachait du sang
et regardait d'un air dément couler sur son dolman débou-
tonné la salive écarlate. Une femme pleura derrière l'auvent
rabattu d'une ease. De toutes parts, l'humanité souffrait.
Des torches de résine fichées dans le sol éclairaient le bouddha
laqué d'un pagodon de pisé appuyé au tronc d'un banyan
séculaire. Un homme et deux femmes disposaient sur une
natte, au pied de l'autel, des soucoupes de riz et des régimes de
bananes, et, joignant les mains, psalmodiaient des prières.
Derrière le groupe des suppliants, un bonze grattait une longue-
guitare de bois à deux cordes. La guitare se plaignait âprement,
la voix chevrotante et morne semblait ânonner des sanglots
entrecoupés.
Hiên s'accroupit dans l'ombre du banyan, écouta le chant
douloureux et monotone des cordes, note grêle dans le formi-
dable lamente qui montait du chœur unanime. A cette heure,
son éducation d'homme pareil aux autres hommes était achevée,
puisqu'il percevait maintenant le sanglot infini de l'humanité,
comme il avait perçu, enfant sauvage, la voix de la forêt, du
veut et de la mer.
Il savait la vie maintenant, et savait ce qu'elle valait. Il eut
envie de mourir, de dormir sans rêve& et toujours. A quoi
bon vivre? Retrouverait-il jamais l'inconscience et la sérénité
perdues? N'était-il pas définitivement une bête pensante et
torturée et hurlante?... A quoi bon vivre?.,.
Les hibiscus frissonnants parlaient d'espoir immuable, de
jours meilleurs,..
XXI
Thi-Sao ferma son ombrelle de soie grenat, que noyaient les
plis de la dentelle noire, et grimpa sur un tas de cailloux, aban-
donnant la route à la cohue minable et bigarrée des tirailleurs
qui se rendaient aux chantiers. Les figures bronzées, bouffies
encore par la sieste, s'épanouirent, des rires- coururent, des
yeux clignèrent vers le visage- barbouillé de poudre de riz jus-
qu'à la ligne jaune du cou, vers les sourcils allongés à l'encre
de Chine, vers les joues adroitement peintes au vermillon.
— Ma bonne tante, — interrogea un loustic, — est-ce pour
r
HIÊN LE MABOUL 583
me proposer une femme que tu trottes par les chemins aux
heures chaudes?
— Tu t'es mal regardé, — s'empressait de répliquer à tue-tête
un camarade ; — ce n'est pas pour un petit client comme toi
qu'on se mettrait en campagne en grande tenue, toutes bagues
aux doigts, bracelets jusqu'aux coudes, triple tunique!
— Fais demi-tour, très honorable courtière ! — conseillait
Phuc. — Il n'y* a pas, dans cette direction, de gibier à rabattre.
Nos épouses sont trop laides pour charmer les beaux messieurs
que tu approvisionnes... Tu pourrais, cependant, t 'adresser à
la mienne, celle qui demeure dans la troisième case et qui
ressemble à un petit crapaud...
La colonne entière salua d'un rire inextinguible cette
réclame inattendue, faite par le mari facétieux, et s'éloigna
sous l'œil méprisant de la dame maquillée.
Thi-Sao exerçait la profession lucrative d'entremetteuse.
Comme tant d'autres congaï, elle avait eu quelques heures de
vie honnête. Fille de sampaniers, elle avait épousé, à quinze ansr
un rustre quelconque, — lequel avait eu, à ses yeux, le tort
grave de n'apporter en ménage que ses dix doigts de laboureur
robuste. Thi-Sao, après quelques mois de sagesse, avait planté
là, un beau soir, l'époux infortuné de qui la pauvreté lui
répugnait.
Pendant vingt ans, elle avait roulé sous les moustiquaires
des fonctionnaires français, quittant les villas à vérandas roses
des administrateurs pour les taudis saïgonnais où s'attardaient
les épaule ttes jaunes des simples fantassins. L'âge venant, il
lui avait paru fructueux et agréable de mettre au service
d? autrui son expérience personnelle. Elle occupait ses journées
à faire et à défaire des unions libres, selon l'humeur de ses
clients, représentant à telle « petite épouse » de gendarme l'in-
suffisance évidente des douze piastres allouées mensuellement
par ce dignitaire peu rétribué, démontrant à telle autre, veuve
provisoire, les avantages mirobolants d'un mariage avec certain
commis des douanes, dénichant pour tel gâteux prématuré des
adolescentes expertes. À nouer ou dénouer, non sans art ni
discrétion, ces délicates intrigues, elle avait eu avec la police
quelques fâcheux démêlés, mais avait amassé un capital solide
dont elle tirait un revenu respectable. En dépit des atteintes
384 LA REVUE DE PA1US
indéniables des années, elle n'avait point perdu toute jeunesse
de cœur : elle avait ses faiblesses et subventionnait, disait la
chronique, un jeune et blond gaillard, commissaire des messa-
geries fluviales. Telle était Thi-Sao.
Aux injures plaisantes des tirailleurs elle ne répondit que
par une grimace de dédain qui plissa la graisse poudrée de
son visage; la colonne passée, elle rouvrit son ombrelle et
descendit de son piédestal de cailloux en prenant garde de
gâter le velours brodé de ses mules. Rassérénée par le plein
succès de cette opération difficile, elle poursuivit sa route avec
majesté, roulant des hanches et des reins selon sa vieille habi-
tude professionnelle, pour la plus grande joie de la sentinelle
accroupie devant sa guérite tricolore.
May était aux aguets derrière le store de sa case ; elle sortit
précipitamment dans la petite cour de terre battue :
— Ne t'arrête pas, — souffla-t-elle ; — si quelque femme
t'apercevait ici, je serais perdue. Continue jusqu'à la digue :
je t'y rejoindrai.
Quelques minutes après, l'ancienne et la recrue s'instal-
laient à l'abri des yeux indiscrets entre des roches éboulées.
— * Que veux-tu encore? — demandait May, vaguement
inquiets..
— Mais rien, petite sœur, rien! Je m'intéresse à. toi, voilà
tout; à toi et à tes amours, auxquelles j'ai quelque peu aidé...
Parlons un peu de cette première entrevue. Le jeune homme
du Sanatorium a-t-il eu le don de te plaire ?
Le petit visage se teinta de rouge vif :
— Laissons cela! laissons cela!
— Je sais, — dit Thi-Sao, maternelle. — Les débuts sont
toujours pénibles. Moi qui te parle, il m'a fallu quinze jours
pour m'accoutumer à mon premier mari français : les occiden-
taux exhalent une odeur de cadavre... On s'y fait; tu t'y feras...
Parlons d'autre chose : as-tu reçu les piastres promises ?
Ce disant, elle secouait la courte veste où sonnèrent les écus.
Aussitôt le sourire fit place sur sa face fardée à des grimaces
qui s'efforçaient d'exprimer une affliction sans bornes :
— Te voilà riche, petite sœur. Et moi qui ai fait ta fortune,
moi qui la ferais encore demain, si cela élait nécessaire, je suis
pauvre et malheureuse. Les créanciers me harcèlent : il me faudra
HIÉN LE MABOUL 385
bientôt me séparer de mes bijoux pour échapper à la prison
dont je suis menacée... Je suis bien malheureuse!...
Elle extirpa des profondeurs de sa poitrine puissamment capi-
tonnée une sorte de hurlement discret qui prétendait figurer
un sanglot.
— Mais — interrogea la voix nette de May — n'as-tu
pas les piastres que le Français t'a remises et celles que tu
m'as soutirées en échange de tes services?
— « Soutirées »!... Elles sont toutes les mêmes, caressantes
et gonflées de promesses tant que les accordailles ne sont point
célébrées; mais, à peine franchie la moustiquaire, les ingrates
me reprochent le mince cadeau que je n'exigeais point... Elles
sont bien aises pourtant, le jour où les vingt piastres men-
suelles leur paraissent une somme dérisoire, elles sont bien
aises de revenir taper à ma porte...
— Je reconnais que tu m'as été utile ; mais tu as été payée :
laisse-moi donc en paix maintenant.
— C'est cela! — grinça Thi-Sao. — « Je suis établie, je n'ai
plus besoin de la bonne Thi-Sao : qu'elle retourne à sa
niche ! . . . » Mais non ! ne te hâte pas de te croire débarrassée
de ma tutelle. Tu m'as payée, c'est entendu; tu ne me dois
plus rien? c'est autre chose. Tu me dois une gratitude infinie,
d'autant plus qu'il me serait facile de te créer de graves
ennuis. Aimerais-tu, par exemple, que j'aille raconter à ton
grand diable de fiancé le détail de nos négociations?
— Tu ne feras pas cela! — gémit la craintive May, se
figurant les terribles poings noueux.
— Non I je ne ferai pas cela, parce que je t'aime bien et que
tu n'hésiteras pas à me secourir dans le besoin... Donne-moi
cinq petites piastres.
— Non! non! non! Tu n'auras pas de moi une sapèque,
entends-tu? Sous prétexte que tu m'as plus ou moins mariée,
tu comptes faire de moi ton banquier et ton esclave. Tu n'auras
rien!
— Tu as bien réfléchi?
— Oui! Je ne te crains pas. Tôt ou tard mon fiancé saura la
vérité : avant qu'il la soupçonne, je lui demanderai de me rendre
ma parole — Va-t-en, maintenant!
Thi-Sao se leva, arrangea les plis de ses trois tuniques,
i5 Novembre 1908. 11
386 LA REVUE DE PARIS
agita gracieusement son ombrelle et déclara d'un ton miel-
leux :
— Je m'en vais, ma fille, puisque tu m'en as priée, mais
il t'en cuira.
Elle s'en fut, majestueuse, et May la suivit de loin, inquiète
mais bien décidée à ne se laisser point asservir. Derrière la
palissade du camp, les femmes préparaient le repas du soir sur
des foyers de pierres sèches ; elles rirent bruyamment au pas-
sage de l'aventurière et les plus hardies se risquèrent jusqu'à
l'interpeller joyeusement :
— Eh bien, ma tante, as-tu fait de bonnes affaires?
— Vous êtes trop aimables, — minauda Thi-Sao : — mes
affaires vont au mieux de mes désirs !
— Grâce à l'une de nous, peut-être? — insinua plaisamment
une gaillarde noiraude qui portait sur la hanche son sixième
rejeton.
— Hélas I non : vous vous gardez trop bien par vous-mêmes. . .
Vous ne vous êtes donc jamais regardées dans un miroir, ô toutes
belles? Vous mettriez en fuite jusqu'aux mauvais esprits.
Un coup de clairon annonçait la pause. Hiên le Maboul
s'assit sur le remblai, les jambes pendantes, regardant crouler
le sable fin qui scintillait. Sur l'eau trouble, une fourmi rouge
ramait désespérément, fuyant la mort : Hiên lui tendit une
feuille de manguier; elle s'y cramponna. Il la considérait qui,
sans bouger, séchait ses pattes au soleil. Il pensa : « Voilà que
j 'ai rendu cette fourmi à la vie . Encore deux ou trois convulsions ,
et tout était fini : elle sombrait, entrait dans le grand sommeil.
La voilà sauvée : la lutte va la reprendre, le travail incessant,
le trot ininterrompu de la fourmilière au cadavre découvert
sous les feuilles, du cadavre à la fourmilière Et cependant
elle se cramponnait à cette vie misérable, et, moi-même, j'ai
jugé stupidement, comme elle, que la vie était préférable nu
repos définitif, puisque je l'ai retirée de là... L'instinct est
terriblement fort en nous, animaux... »
Derrière lui, cachés par la benne renversée, Phuc et Nho
r7"
HIÈN LE MABOUL 387
s'étaient accroupis dans l'ombre du wagonnet. Ils causaient avec
animation et Hiên entendit soudain prononcer son nom.
— Parle donc moins fort! — disait Nho. — Si Hiên t'en-
tendait!...
— Allons donc! Il est sur le talus de la route, en train
d'acheter des gâteaux. Nous sommes bien seuls : on peut parler.
— Alors tu crois que Thi-Sao, tout à l'heure, venait pour
May?
— Puisque je te le dis!... Voilà quinze jours que cette sale
femme rôde autour du camp, cherchant à se faufiler sans
être aperçue. Je l'ai vue, avant-hier, remettre à May une clef
et un petit paquet d'où sortait un bout de soie rouge. Puis j'ai
entendu un bruit de piastres... Il paraît que le compte n'y était
pas, car les deux chipies se sont attrapées et Thi-Sao n'a pas eu
le dernier mot : May est une rude luronne qui n'a pas froid
aux yeux. Elle ira loin... au moins jusqu'à la prochaine « cagna
bambou »!...
Us furent secoués tous deux d'un rire énorme, qui amena
des larmes au bord de leurs paupières.
— Pauvre Hiên! — déclara Nho, s'essuyant les yeux, — ce
n'est pas bien de rire ainsi. Pauvre Hiên! pauvre Maboul!
— Oui, c'est dur : pas encore marié, et déjà trompé!
— Voilà le clairon qui sonne ! File à ton atelier, mauvais plai-
sant!
Hiên se dressa derrière le wagonnet : Nho vit ses yeux éga-
rés, ses joues pâles, ses mains dansantes. Il bégaya :
— Je... je... te croyais sur la route... Qu'as-tu entendu?
Hiên le Maboul secoua la tête, essaya de parler :
— Rien ! — articulèrent péniblement ses lèvres frémissantes.
« Il ment, — pensait l'autre, — il ment : il a tout entendu. . .
Quelle brute maladroite, ce Phuc! »
Us redressèrent la benne, poussèrent le wagonnet sur les rails
grinçants.
Hiên le Maboul a tout entendu. De son front baissé la sueur
froide ruisselle, tombe goutte à goutte sur la terre piétinée qui
semble vaciller. Il ne pleure pas : il cache soigneusement sa
douleur, comme le cerf blessé dérobe son agonie. H s'efforce
de paraître indifférent et brave ; mais ses mains ne cessent pas
388 LA REVUE DE PARIS
de danser fébrilement sur la tôle rouge et ses jambes fléchis-
sent comme si une faux invisible avait tranché ses jarrets.
— Je n'en peux plus I — souffle-t-il tout à coup.
— Ecoute, frère aîné, — gémit son compagnon navré, —
ne t'arrête pas. . . Continue à marcher à côté de moi, un moment
•encore : il faut que je te parle... Ce Phuc est idiot; c'est une
mauvaise langue : il éprouve sans cesse le besoin de raconter
un tas d'histoires, pour se faire valoir et prouver qu'il est
renseigné sur tout ce qui se passe. Il plaisantait tout à l'heure;
il mentait impudemment, suivant sa coutume. Faut-il te jurer
•que je ne crois pas un mot de ses racontars?
— Jure ! — implore Hiên frissonnant, en qui subsiste l'illu-
sion indestructible. — Jure!
Au milieu de la rizière miroitante où vaguent les buffles
boueux, Nho s'arrête, lève la main.
— Merci! merci!... Je suis fou, vois-tu!... J'ai cru que
j'allais tomber et mourir lorsque parlait ce fourbe! Tu vois :
tout mon corps tremble, j'ai la fièvre!
— C'est vrai : tu es fou... La moindre plaisanterie te bou-
leverse. Tu es fou!
— Hé ! là-bas ! voulez-vous bien trotter ! — cria le sergent
Cang.
Le wagonnet vola. Le doute et l'espoir se battaient dans le
•cerveau en déroute de Hiên tandis qu'il galopait sous le soleil
-aident, sans voir la tristesse pitoyable qui assombrissait les
jeux de son compagnon.
XXII
— Je n'irai pas chez l'Aïeul, — se répétait Hiên, enfermant
dans sa caisse ses vêtements de travail, — je n'irai pas chez
l'Aïeul ce soir. Il verrait mon trouble, me questionnerait, me
forcerait à confesser que tout mon souci vient d'une plaisan-
terie mal comprise, me gronderait... Je n'irai pas chez l'Aïeul!
Où aller? Il ne pouvait songer à rester avec May sous
la véranda de la petite case : que dirait la fillette de sa
figure bouleversée, de ses gestes hésitants comme ceux d'un
ivrogne, de sa voix étranglée par l'émotion encore vibrante?
n
r
HIÊN LE MABOUL 38^
Pourrait-il endurer une heure de tête-à-tête sans se jeter aux
genoux de May, sans lui faire part, avec des sanglots, de ses
soupçons injurieux, sans la supplier de démentir les outra-
geantes révélations de PhucPLe pourrait-il? Une fois de plus,
au lieu de la compassion attendue, ne surprendrait-il pas l'iro-
nie dans les grands yeux cruels? Mieux valait, pour guérir
l'étrange tremblement qui l'agitait de la tête aux pieds, mieux
valait fuir jusqu'à la nuit, se fuir soi-même et fuir les autres.
Hiên sortit du camp que le crépuscrule commençait d'en-
gloutir sous sa marée grise. Il erra, sans but et sans pensée, le
long des avenues obscurcies. Derrière les grappes violettes de*
bougainvillias, les villas resplendissaient. Hiên appuya son
front aux lances dorées d'une grille, écouta les plaintes aigres
d'un violoncelle.
« Us souffrent aussi, ces gens d'Occident! — songea-t-il. —
Leur musique est tourmentée et triste. Ils souffrent comme
nous. »
Des boys malais vociférants et noirs le chassèrent : il se pro-
mena au hasard, poursuivi par les sanglots du violoncelle. Les
gongs des pagodes enfouies dans les bambous de la montagne
égrenaient leurs battements sourds, espacés d'abord, puis préci-
pités. De toutes les cases de paille groupées autour de la baie
arrondie, massées dans la lande nue, penchées sur les arroyos
boueux, les grêles tintements des vases de bronze heurtés par
les marteaux de bois répondirent à la basse du gong, saluèrent
le jour finissant et la nuit tombante, qu'allait emplir le vol inquié-
tant des mauvais esprits. Hiên haussa les épaules : il n'était point
religieux. Trop tôt la forêt avait pris ses journées pour qu'il
pût, comme les enfants de son âge, être initié aux rites et
aux croyances vagues de la religion annamite. Peu lui impor-
taient les grimaces exécutées devant les bâtonnets d'encens en
l'honneur des aïeux défunts. Les âmes mortes des ancêtres
inconnus l'avaient-elles immunisé contre l'amour, contre la
folie, contre la douleur? S'occupaient-elles de lui, leur descen-
dant misérable? S'inquiétaient-elles du frisson incoercible qui
îaisait branler sa tête vide? A quoi bon, alors, ces coups de
gong, ces tintements de bronze?
U s'assit sur le talus de la route. A ses pieds, les sampans
renversés sur le sable revêtaient des forntes de monstres
3go
LA REVUE DE PARIS
endormis, dont les fusées d'écume venaient lécher les ventres
bruns. Des cordages semblaient des serpents aux corps entre-
lacés ; tels des crânes demi-chauves, les pointes de rochers blan-
chissaient hors de leur chevelure d'algues ; le dôme gélatineux
d'une méduse ballottée par la houle luisait. Les jonques qui
voguaient sur l'horizon, parmi les vols de mouettes, s'estom-
paient, s'effaçaient dans les ténèbres, où, par instants seule-
ment, apparaissaient les flammes chétives de quelques falots.
Le trot des voitures ébranlait la route, qui s'illuminait brusque-
ment, résonnait de grelots, de claquements de fouet, d'appels
de cochers, puis rentrait dans l'ombre et le calme. Des files
muettes de sampaniers passaient, à longues enjambées silen-
cieuses. Des chiens faméliques flairaient l'herbe des fossés.
Là-bas, sur le chemin noir, les boutiques chinoises décou-
paient des rectangles lumineux où gesticulaient les ombres des
buveurs. Un chœur de fantassins en bordée reprenait des
refrains bretons larmoyants.
Une femme frôla Hiên : il reconnut la tunique de Thi-Sao,
ses mules brodées et le balancement de ses hanches. Il courut
derrière elle, l'appela :
— Arrêlel arrête!
Elle le dévisageait en souriant, s'abusant sur ses intentions,
puis la mémoire lui revint :
— Il me semble te connaître, petit frère! susurra- t-elle. —
N'es-tu pas le fiancé de May?
— Oui, c'est moi!
— Eh! eh! Sait-elle que tu cours les rues à cette heure-ci, à
la poursuite des femmes?... Au fait, que me veux-tu?
11 n'en savait rien au juste : il se gratta le front piteusement,
fit le geste de rajuster son turban; puis il se rappela le métier
qu'exerçait cette femme, et toute sa jalousie se réveilla : il cria :
— Qu'allais-tu faire au camp, cette après-midi?
— Gela ne te regarde pas ! Je vais où cela me plaît et quand
il me plaît !
— Je sais! je sais!... Mais... mes camarades ont raconté, à ce
sujet, des choses abominables, que j'ai entendues. Ils disaient...
ils disaient que tu venais pour May!
— Voyez-vous le vilain jaloux!... Quand on craint pour la
vertu de sa fiancée, on l'enferme.
HIÉN LE MABOUL 3gi
— Ne plaisante pas! Réponds-moi seulement : venais-tu
pour May, oui ou non?
« Je tiens ma vengeance, — se dit Thi-Sao. — Cette petite
pécore a voulu me prouver qu'elle pouvait désormais se passer
de moi et qu'elle ne me craignait pas : je vais lui démontrer
qu'elle avait tort... Tant pis pour toi, ma fille!... »
Hiên mit sa main sur le bras de l'entremetteuse, fixa sur elle
des yeux qu'affolaient l'angoisse et la terreur des paroles
attendues :
— Réponds ! réponds !
— Lâche-moi!... Vraiment, tu n'es pas raisonnable : tu me
poses des questions brutales, qui m'embarrassent réellement.
Je ne veux pas te faire de peine, mais...
— Elle n'a pas dit non! — gémit Hiên, — elle n'a pas dit
non!
Un instant, il eut l'étrange désir de se rouler dans la poussière,
de hurler, comme se roulent et comme hurlent, pour se sou-
lager, les bêtes blessées. Mais il était un homme civilisé, un
homme pareil aux autres hommes, et rien ne sortit de sa gorge
serrée. Il écoutait vaguement le bavardage de Thi-Sao.
— Je pourrais mentir, petit frère; mais tu es un brave
garçon et je m'intéresse à toi : je ne veux pas que Ton continue
à se moquer de toi impunément... Tu es donc aveugle, mon
garçon, que tu n'aies rien vu, rien deviné?... Veux-tu que je
te dise où est ta fiancée? Elle est là, derrière les volets de
cette maison rose, dans les bras de son amant, qu'elle t'a
préféré parce que tu es pauvre et que tu ne pouvais offrir
à ta femme ni bijoux, ni piastres... Du reste, elle ne peut
tarder à sortir, car l'heure avance et le sergent Cang est soup-
çonneux... Mais qu'as-tu donc?... Lâche-moi!... Tu déchires
ma manche !.. . Tes ongles me font mal!... Lâche-moi, petit
frère, lâche-moi!...
— Va-t'en! — cria le malheureux d'une voix enrouée. —
\ a-t'en ! je te tuerais ! je te tuerais ! . . .
La mauvaise femme s'est enfuie, a disparu dans la nuit.
Hiên l'a regardée courir, abruti et impuissant, le cerveau vide.
Il s'est baissé avec effort, a cherché une pierre, a raclé ses
ongles contre la route unie et dure que ses yeux ne voient plus ;
392 LA REVUE DE PARIS
1
il a geint de désespoir de ne pouvoir faire de mal à cette créa-
ture qui lui a fait tant de mal I
Il est seul maintenant, sur la route obscure qui longe la plage
bruissante. 11 attend! Il attend. Il est l'amoureux torturé,
angoissé, qui piétine devant la porte close. Il est enfin parvenu
à cette heure d'agonie que suit la folie définitive, ou la mort,
ou Tincurable dégoût de la vie et la haine de la femme...
Pantin lamentable qui reproduit le geste ébauché par des
millions de pantins pareils, il se blottit, pour continuer son
guet, dans l'ombre des frangipaniers, se préoccupe encore, à
ce moment où se joue sa destinée, de cacher sa défiance et tout
son supplice à la curiosité publique.
Qui le verrait, du reste? La nuit s'est faite, nuit silencieuse et
immobile, où palpitent seulement les myriades d'étoiles. Rien
ne vit que les crabes hésitants qui rôdent sur le sable phospho-
rescent, que les geckos rabâchant leur cri monotone, que les
lucioles piquant les haies sombres de fleurs de feu. La route est
déserte où s'est enfuie Thi-Sao. Hiên le Maboul, tapi sous
les frangipaniers, surveille la porte verte que dominent les
tritons émaillés. Les notes graves de la retraite ne l'ont point
ému; et voici que maintenant l'alerte sonnerie de l'appel le
somme de rentrer en toute hâte, l'avertit que tout à l'heure il
sera trop tard.... Mais qu'importe la retraite, qu'importe
l'appel, qu'importe la salle de police, la prison, la mort? Hiên
sent monter à ses lèvres le goût amer du mépris universel,
mépris de tout ce qui n'est pas sa peine présente. 11 attend, il
attend, les yeux rivés sur cette porte qui ne s'ouvre pas et
qu'enguirlandent les longs rejets des bougainvillias
Elle s'ouvrit, enfin ; May insinua entre les deux battants sa
tête emmitoufflée d'un mouchoir rose, son corps mince moulé
par la tunique de soie noire. Hiên se dressa : des lueurs
rouges aveuglaient ses yeux qui avaient vu la faute de l'aimée ;
le sang chantait dans ses oreilles et dans ses tempes. Il fit
deux pas, titubant, leva son poing fermé.
— Ne me tue pas! — cria la fillette.
Il la vit, frissonnante et prête à tomber sur les genoux,
couvrant de ses bras frêles son visage blême.
— D'où viens-tu? — interrogea-t-il d'une voix changée et
comme enfantine, que faisaient trembler le chagrin, l'affole-
.1#
HIÈX LE MABOUL 3§3 ^
ment, la pitié pour cette créature fragile, peut-être aussi Û
l'espoir indéracinable que rien n'était perdu encore, qu'il ^
pourrait l'aimer encore, qu'elle l'aimerait. '.]
May comprit que sa terreur était vaine, que toute la fureur |
de ce géant se résoudrait en gémissements et en larmes, qu'il J
était toujours à sa merci. Elle le méprisa et, délibérément, |
avec une vraie joie malfaisante, elle se promit de piétiner cet |
humble, ce naïf, cet « individu idiot ». *
— Laisse-moi passer, — dit-elle ; — ne suis-je pas libre de ;j
faire ce qui me plait? ^
— Non ! . . . Je suis ton fiancé. . . 4,
— Imbécile! Comment n'as-tu pas compris que je ne vou- #
lais pas de toi, que ce mariage était impossible?. .. Tu m'aimesr '
c'est entendu; mais cela ne suffit pas, car moi, je te hais! \
— Tu m'as aimé, un jour, May. -,
— Oui, je t'ai aimé; j'ai eu pour toi un caprice, j'ai
souhaité l'étreinte de tes bras. Je me suis même offerte, certain
dimanche, sous les bambous. Tu aurais dû me prendre, ce j
jour-là : peut-être t'aurais-je aimé décidément, t'aurais-je pré- .,.
féré a tout, même aux bijoux qui me rendent folle... Mai&
tu as craint de me profaner, sans doute, et j'ai su que tu étais j
vraiment un imbécile; et je t'ai méprisé. ;t
— May ! May ! il est encore temps. . . ^
— Il n'est plus temps : je te méprise!... Demain nos fian- A
cailles seront rompues et chacun de nous ira de son côté. Tu j
m'oublieras sans peine et quelque sampannière te consolera. '
Moi, j'irai vers les villas des Français. Je n'aime personne,.
toutes mes affections vont aux belles tuniques transparentes r
aux pantalons imprimés au fer chaud, aux colliers à grains d'or,
aux bracelets, aux piastres neuves. J'irai vers la richesse, car la
pauvreté me pèse et me répugne. Je suis perdue pour toi! v
— Tu es perdue pour moi ! •
H répète cette phrase, il la répète afin de se bien convaincre, ]
peut-être, que son rêve s'écroule irrémédiablement, et»
tandis que ses lèvres frémissantes redisent machinalement les
mots décisifs, l'invincible lâcheté qui dort en son cœur
d'amoureux se refuse à croire à l'irréparable... Pardonner 1 ,
pardonner! Pourquoi ne pardonnerait-il pas?... Hélas! le
pardon détruira-t-il le souvenir de la faute ?.. . Hiên se rappelle :
î
S
394 LA REVUE DE PARIS
les visions qui ont incendié son cerveau : il voit May entre les
bras de son amant. H sait dorénavant que cette scène affreuse,
mille fois imaginée, n'est plus une chimère; il sait que chaque
jour, désormais, elle viendra s'offrir complaisamment à sa
mémoire; il sait que le pardon est vain, puisque l'oubli est
impossible...
— Que faisais-tu dans cette maison?
May ricane : véritablement, ce pauvre Hiên est trop stu-
pidel A quoi bon le ménager?
— Ce que je faisais? Tu demandes ce que je faisais? Tu es
encore plus naïf que je ne le pensais. J'étais dans les bras...
La lourde main osseuse et noire s'est abattue sur la bouche
de May, a meurtri les lèvres rouges de bétel. Plus haut que son
amour, *plus haut que sa crainte de la fillette moqueuse, la
souffrance, la colère parlent dans le cerveau affolé de Hièn.
L'âme des fauves, ses frères, s'est éveillée en lui ; il se révolte
enfin, comme se révolte la panthère qui rampa longtemps sous
la cravache du dompteur. Ah! crever ces yeux cruels qui
l'insultèrent de leur ironie, briser ce front lisse qui abrite
l'âme sournoise et féroce, déchirer ces lèvres pourpres qui ont
versé la douleur I
Les mains fiévreuses arrachent et froissent le mouchoir rose,
pétrissent les coques luisantes de la chevelure, se crispent sur
le cou délicat, lacèrent la tunique légère et la ceinture flot-
tante. Le petit corps d'ivoire doré s'écroule dans les herbes
souples. Hiên le Maboul se penche sur son idole, dont les yeux
épouvantés le contemplent :
— Ne me tue pas ! — supplient les lèvres saignantes.
Hiên rit bruyamment, d'un rire convulsif et stupide : elle
est réellement ridicule, cette fille nue, étendue sur le dos et
roulant des yeux blancs; est-ce vraiment elle qui tout à l'heure
le bafouait, qui pendant des mois l'a terrifié? Bizarre!...
Qu'ont-ils donc de particulièrement séduisant ces yeux
éperdus, ce visage sans couleurs, cette poitrine plate, ce
ventre tressautant?... Il la pousse du pied comme un animal
immonde : elle geint faiblement, craignant la mort. Il s'incline
vers elle, touche du doigt l'épaule palpitante :
— Lève-toi et habille-toi !
Il n'a plus de haine contre elle, il n'éprouve plus en face de
r
HIÉ> LE MABOUL 3q5
de cette bête craintive qu'une répulsion apitoyée, un peu de la
répugnance qu'il ressentirait devant un cobra dont il aurait
cassé lès reins et qui se tordrait à ses pieds. Du reste, toute
notion est abolie sous son crâne, étourdi comme par un
formidable coup de massue. De l'horrible chose découverte
tout à l'heure il ne sait plus rien : ses oreilles ont perdu la
mémoire des paroles entendues. 11 ne sait rien de la mer qui
pousse vers la plage ses lignes d'écume crépitante, des frangi-
paniers dont les fleurs d'argent poudrées de safran pleuvent
sur la route ténébreuse, du camp voisin qui dort dans sa
palissade jalonnée de réverbères. Une seule sensation subsiste :
son étonnement d'être là, penché sur cette petite fille nue et
maigre qui tremble dans les hautes herbes.
— Habille-toi! — répète-t^il doucement.
May ouvre les yeux, ramasse avec des gestes prudents de
chatte la tunique et le pantalon de soie et, soulevée à demi,
s'habille précipitamment et sans bruit, retenant son souffle.
Elle achève de voiler ses seins pointus sous le crépon froissé.
— Va-t'en, maintenant! — dit Hiên.
— J'ai peur...
— Va-t'en!
Elle l'examine, inquiète : ne va-t-il pas, la voyant fuir,
regretter de ne l'avoir point tuée? ne va-t-il pas, saisi d'une
nouvelle fureur, courir derrière elle dans le sable et l'assommer
d'un coup de poing sur la nuque?
— Va-t'en ! — répète Hiên ; — va-t'en !
Il la regarde partir, hésitante d'abord et tournant la tête,
comme une bête traquée, puis détalant à toutes jambes et
fonçant droit dans les ténèbres qui l'enveloppent. Elle n'est
plus qu'une ombre indécise fuyant sur la plage, confondue avec
les silhouettes basses des sampans échoués. Il ne la voit plus...
Alors il se souvient; redevient conscient. Il sait que son bon-
heur s'est écroulé définitivement : quelle plainte, quelle prière
pourraient lui rendre l'illusion consolatrice, l'espoir indéra-
cinable auxquels il s'était cramponné jusqu'à ce jour?... Nulle
parole ne tempérera l'atrocité de la formule qu'il rabâche infa-
tigablement : May a vendu son corps ! May s'est vendue !
Tout à l'heure, frappé par la révélation, aflblé par le sang
qui affluait à son cerveau, il laissait sa colère crier plus haut
396 LA REVUE DE PARIS
que sa douleur : il se trouve maintenant face à face avec la
réalité irréparable, il la contemple, la détaille et souffre abomi-
nablement.
11 n'a plus de rancune contre May : il se compare silencieu-
sement, rustre primitif, à moitié fou et dégingandé, à la fine
petite idole dont il rêva d'être l'époux; il confesse le ridicule
de ses prétentions et s'indigne d'avoir pu lever le poing sur
l'intangible divinité; il proclame humblement les droits de
May à la trahison et au mépris. Comment, comment a-t-il pu,
pendant des mois, se complaire à la fiction de cet impossible
amour?... Les sages avis ne lui ont point manqué, pour-
tant!
— Méfie-toi de la femme! — disait l'Aïeul. — 11 ne peut
venir d'elle que mal et souffrance. Son âme est sale et tortueuse,
et, s'il t'arrive de l'apercevoir à nu, quelque jour, elle t'épou-
vantera. Toutefois, puisque l'instinct héréditaire nous prêche
comme aux autres bêtes l'accouplement, marie-toi, mais
choisis ta femme avec soin. Retourne à la terre d'où tu viens;
épouse une fille de Phuôc-Tinh, robuste et noire; naturelle-
ment perverse comme toutes ses pareilles, elle n'aura pas été,
du moins, pourrie par la ville... Que vas-tu t'amouracher de
May? Ne vois-tu pas qu'elle est trop compliquée pour un
homme des forêts ?. . .
— Fuis les femmes, — conseillait Bèp-Thoï. — Tu es un
brave garçon, sans nul doute, mais enfin, sans vouloir te
vexer, on peut bien te dire que tu n'as pas la tête très solide :
la première bougresse venue te ferait déjà tourner en bourrique.
Renvoie-la donc, une bonne fois, cette May, aux boys et aux
jolis petits jeunes gens, pour qui elle est faite et qui la bat-
tront comme plâtre et lui demanderont de l'argent... Fais
comme moi : ne te marie pas.
Et Phuc parlait pareillement, sur la chaloupe descendant de
Saigon ; et le vieux notable de Phuôc-Tinh l'avertissait de mon-
ter la garde autour de son cœur. Couché dans l'herbe douce de
la clairière, il avait entendu la forêt le rappeler à elle, comme
l'avait rappelé aussi la mer : toutes deux avaient essayé d'arracher
l'âme de leur enfant aux griffes féminines qui la déchiraient.
Ainsi les hommes et les choses avaient crié à Hiên le Maboul
qu'il faisait fausse route et de rebrousser chemin. Mais l'illusion
r
HIÊN LE MABOUL 3$*]
tenace avait voilé ses yeux et bouché ses oreilles : elle seule
avait fait son malheur.
Alors, inconséquent et désespéré, au lieu de la maudire, il
pleura l'illusion écroulée, l'illusion enchanteressse et divine.
Il pleurait, le dos tourné à la mer murmurante, regardant sans
la voir l'avenue de frangipaniers où May s'était enfuie. Le
sable humide et froid submergeait ses pieds nus. Un taret ron-
geait le bois criard d'un sampan; une chouette hululait; sur la
nappe scintillante des étoiles, le Phare ouvrait et refermait son
œil écarlate. Il semblait à Hiên sortir d'un long sommeil et que
la nuit elle-même avait dormi, et qu'elle se reprenait seulement
à vivre. Il pleurait, cependant, comme avait pleuré, un soir,
la femme invisible derrière les stores abaissés de sa case,
comme avaient pleuré les suppliants prosternés devant le
pagodon de pisé, sous le banyan, comme pleurait le soldat
français crachant ses poumons sur le revers du talus, comme
pleure, depuis le commencement des siècles, l'humanité pen-
chée sur les débris de ses illusions. . .
Derrière la montagne de Ganh-Ray, la lune se leva, ronde
et nacrée. Hiên le Maboul se tourna vers la baie où pâlissaient
les falots des jonques, où luisaient les flancs des vagues. La
tentation lui vint d'aller vers elles, qui berceraient sa peine,
étoufferaient sous leur chant intarissable et triomphant ses cris
de rébellion, lui donneraient le calme et la paix définitifs. Il se
résolut à mourir : puisque la vie l'avait déçu et blessé, à quoi
bon vivre?... Oui! mourir! mourir et dormir! Ne plus sentir
au cœur l'affreuse plaie saigner goutte à goutte; à la gorge,
l'étreinte se resserrer jusqu'au râle! ne plus pleurer, ne plus
souffrir!
Il marcha dans le sable semé de planches pourries, de
branches, d'algues, de galets verdissants; l'eau tourbillon-
nante monta jusqu'à ses chevilles...
11 n'alla pas plus avant : il se souvint de l'Aïeul. Tout au
fond de sa pauvre âme enfantine, peut-être une lueur impercep-
tible d'espoir vacillait-elle, — espoir vague que le maître lui
dirait les mots qui guérissent, les mots qui consolent.
(( J'irai voir l'Aïeul, puis je reviendrai mourir... Je veux
revoir l'Aïeul ! »
Il gravit la berge inondée de clair de lune, courut, à perdre
398 LA REVUE DE PARIS
haleine, dans l'avenue déserte où sommeillaient les chiens
jaunes, où ricanaient les ombres difformes des banyans. Le
parfum écœurant des fleurs de frangipaniers saturait la nuit
chaude.
*
Les bouddhas satisfaits qu'ensanglante la lampe considèrent,
sans se départir de leur immuable sourire, le gueux écroulé sur
les genoux aux pieds de l'Aïeul. Par les persiennes ouvertes,
la nuit lumineuse entre avec la brise, qui remue discrètement
les panses dorées des lanternes chinoises. Le dernier sanglot
de Hiên résonne encore dans la haute pièce, où ondulent les
panneaux de satin chatoyant et les plis raides des étendards, où
frissonnent les feuilles aiguës des cycas.
L'Aïeul, navré, pose la main sur la nuque noire de son grand
enfant sauvage et songe à la faiblesse dérisoire des consolations
qu'il pourra lui proposer. Hiên le Maboul est venu à lui.
d'instinct, comme l'enfant à qui l'on a fait du mal vient se
jeter dans les jupons de sa mère; il lui a dit avec des plaintes
rauques et des soupirs de détresse, il lui a dit, l'attente au
bord de la route, May apparue entre les clochettes des bou-
gainvillias, l'aveu tombé des lèvres méprisantes et May étendue
dans le varech, couvrant de ses deux bras repliés son visage
épouvanté; il a dit la crise de rage homicide et l'angoisse de la
connaissance entière.
— Tu sais les paroles qui guérissent, — implore-t-il. — Pro-
nonce-les : dis les mots qui font oublier, et, lorsque je sortirai
de ta maison, je serai un homme nouveau, ignorant qu'il a
aimé et souffert. .. Tu es sage, tu es bon ; aux jours de chagrin,
nous invoquions ton nom, comme d'autres invoquent leurs
dieux, et, déjà, le faix de nos misères nous paraissait moins
pesant. Souffle sur ma douleur : elle s'envolera de mon cœur
où elle a fait son nid. Tu es grand, tu es fort : rien ne peut te
résister; tu as balayé d'un regard le tyran devant qui nous
rampions ; tu as porté la lumière dans mon âme obscure d'en-
fant des bois...
— J'ai eu tort, trois fois tort ! — confesse l'Aïeul : — j'aurais
HIEN LE MABOUL
399
dû laisser ton âme à sa pénombre, à son heureuse inconscience.
Tu avais le bonheur, ne connaissant de l'humanité que les
gestes animaux. Je savais qu'après avoir mordu au fruit amer
de la science humaine tu viendrais te rouler, quelque jour, à
mes pieds, désabusé et hurlant. Mais quoi! tu m'as supplié, tu
m'as dit : « Je veux être un homme comme les autres hommes
et je saurai me faire aimer de May... » Je t'ai instruit, je t'ai
appris les grimaces essentielles, je t'ai révélé tes semblables.
Accroupi contre ma chaise, assis dans ma voiture, tu as
écouté et retenu mes préceptes... Tu as appris à vivre. La
suprême leçon, celle qui ne pouvait te venir de moi, la vie
s'est chargée de te la donner : elle t'a fait connaître la désillu-
sion et la douleur.
— Thi-ïeu me l'avait dit! — gémit Hiên.
— Ainsi mes prévisions se sont réalisées : tes illusions sont
mortes, et te voilà, tombé de ton rêve et pleurant pitoyable-
ment... Pleure, petit frère, pleure jusqu'à vider ton cœur trop
plein! Lorsque tes larmes auront séché, tu seras certain que
ton éducation est parachevée et que tu es un homme, puisque
tu as connu la douleur.
— Dis-moi, dis-moi les mots qui guérissent cette douleur!
— Je ne les sais pas : personne ne les sait. Aux maux qui
nous viennent de la femme nul ne connaît de remède... que le
temps!... Le temps seul t'apportera l'apaisement, l'oubli total,
peut-être...
— Je ne puis oublier !
— L'oubli viendra, peut-être, un jour.. . Alors tu seras pareil
à un dieu. Tu assisteras, souriant et amusé, aux contorsions
de tes contemporains qui s'acharneront à la découverte des bas-
fonds de l'âme féminine ; tu assisteras aux évolutions des pan-
tins dont les ficelles sont entre les doigts de la femme. Tu écou-
teras sonner les rimes douloureuses forgées pour l'aimée idéale
par des adolescents ignorants comme tu le fus. Spectateur
échappé miraculeusement du Cirque où l'on se dévore, tu ne
te lasseras point d'admirer l'infinie sottise des lutteurs, que nul
enjeu ne récompensera et qui laissent sur le sable tout le
sang de leurs veines et de leur cœur. Tu seras pareil à un dieu. . .
Tu m'écoutes, Hiên?
— J'écoute, Aïeul : mais je n'entends pas tes paroles. J'en-
400 LA REVUE DE PARIS
tends May qui me parle et ricane à mon oreille... Je souffre et
j'ai envie de mourir. . . Fais taire May, Aïeul, chasse-la ! . . . Dis-
moi, dis-moi les mots qui guérissent!...
— Je ne les sais pas !
— Je suis ton enfant : guéris-moi I
— Je ne puis te guérir.
— May! May! que t'avais-je fait?...
Les bouddhas barbus n'ont point sourcillé : ils ont déjà
perçu tant de cris pareils! Des siècles ont passé depuis que
l'artiste mongol les coula dans le moule d'argile : ils savent
-que les gosiers humains sont coutumiers de semblables rugis-
sements, et ils ne s'émeuvent point de ceux-ci, pas plus que ne
les émeut l'appel mélancolique des chats-huants qu'apporte la
nuit criblée de lucioles.
Hiên le Maboul lève vers son maître ses yeux ternes où se
sont éteintes les dernières lueurs d'illusion; il se dresse péni-
blement et lentement, comme le travailleur qu'attend une
iesogne ingrate.
— Je m'en vais, Aïeul vénérable !
— Où vas-tu?
— Je vais. . . je vais au camp.
— Tu mens! Il est trop tard pour rentrer au camp. Tu
-mens : ta voix tremble, tes mains tremblent... Où vas-tu?
— Je vais au camp.
— Reste ici. Tu dormiras sur une natte, près de mon lit.
Si les idées mauvaises te reprennent, je te parlerai et tu n'y
penseras plus. Reste ici. Dans quelques jours je retourne vers
les forêts d'Annam : tu viendras avec moi. Couche-toi sur
^ette natte.
Derrière la moustiquaire de gaze, l'Aïeul s'est jeté sur le lit
blanc que parsèment les éventails de paille de riz et les écrans
japonais. 11 feuillette distraitement le livre ami qui, aux rares
heures de souci, le rappelle au scepticisme sans âpreté, à la
contemplation sereine et souriante de la vie. Le charme habi-
tuel n'opère pas ; l'Aïeul est mécontent et triste : sa philosophie
mise en présence dune douleur réelle ne lui a fourni que des
formules vaines, émoussées. Il fut impuissant à panser les
plaies du serviteur blessé qui est accouru vers son maître.
r
HIÊN LE MABOUL £oi
Maintenant encore, tandis qu'il épèle les phrases vides de sens,
il entend monter jusqu'à lui les soupirs profonds du misérable
qu'il ne sut pas soigner.
— Tu pleures, Hiên?
— Je ne pleure pas, Aïeul vénérable.
— Essaie de dormir.
Le grand corps maigre s'immobilise sur la natte; Hiên
ferme les poings et, les yeux clos, tâche de dormir pour obéir
à F Aïeul. Vains efforts : le mal lancinant est en lui, qui le
harcèle. Et l'idée fixe reparait : mourir ! mourir ! ... A quoi bon
vivrePDemain sera tel qu'aujourd'hui. L'oubli viendra, quelque
jour, peut-être, a dit l'Aïeul; mais, pendant des mois, des
années, Hiên traînera ce boulet du souvenir. C'est l'oubli
immédiat qu'il lui faut, et le maître tout-puissant a déclaré
qu'il n'était pas en son pouvoir de le lui accorder... Mourir! il
est l'heure de mourir ! Impossible de tarder davantage : l'aube
blême va balayer les brumes qui flottent sur la plaine et la
mer : il faut mourir avant que soit venue l'aube.
Hiên se lève silencieusement, se penche sur le lit où l'Aïeul
s'est endormi ; il le regarde une dernière fois ; il regarde lon-
guement cet homme qui fut bon pour lui et hésite un instant.
Mais, à son oreille, May ricane... A travers la moustiquaire, il
pose ses lèvres sur la main de son maître et se faufile sous la
véranda où. fuient les chauves-souris...
11 court par des routes inconnues vers la mer dont il entend
la voix énorme. Il approche, et la voix se fait plus retentissante
cl plus implorante; il distingue les paroles qu'elle gémit :
— ^e meurs pas, mon petit, ne meurs pas!
— Ne meurs pas, mon petit, ne meurs pas! — supplie la
forêt anxieuse qui dévale aux flancs des massifs.
Hiên le Maboul n'entend plus la voix de la'mer et de la forêt :
le rire aigu de May emplit ses oreilles. Il court; le voilà devant
la baie où ruissellent les traînées de clarté lunaire, pareilles à
des essaims de poissons volants qui bondiraient hors de l'eau
phosphorescente. Et leç voix que renforce le vent se font plus
unpératives. Hiên comprend vaguement que l'eau ne voudra pas
de lui, et, d'ailleurs, une idée nouvelle lui vient : il se pendra
aux branches du banyan qui est devant la case du sergent Gang.
Il se hâte vers la mort, talonné par l'invisible mal, talonné
i5 Novembre 1908. ia
4ûQ
LA REVUE DE PARIS
aussi par la peur de voir apparaître derrière le panache des aré-
quiers les reflets roses de l'aube.
Voici le camp. La sentinelle dort dans sa guérite. C'est jMio;
il ronfle paisiblement, accroupi sur la planche, le mousqueton
entre les jambes et la tête inclinée sur l'épaule.
Dans la case de May, pas une lumière, pas un souffle.
Qu'importe May, du reste PHiên a poussé contre le tronc cente-
naire le billot de teck qui sert aux femmes des tirailleurs à
fendre leur bois. Il déroule sa longue ceinture de laine rouge,
la jette par-dessus une grosse branche et la noue solidement.
Il a bien calculé : debout sur le billot, son menton affleure
la boucle du nœud coulant. Il introduit sa tête dans la boucle,
se penche, pousse du pied le morceau de bois qui se dérobe et
roule. La courte lutte commence qui précède le grand repos.
La mer et la forêt sanglotent.
Ainsi finit Hiên le Maboul qui voulut vivre comme les
autres hommes.
XXIII
L'Aïeul ouvrit la porte, par où pénétra l'aube grise et froide.
Essoufflé et rouge, le sergent Cang le salua :
— Aïeul à deux galons, Hiên le Maboul est mort.
Derrière lui, Bèp-Thoï se détournait, pour que nul ne vît
couler une larme sur ses joues flétries.
— 11 s'est pendu à une branche du banyan qui est devant
nm porte. J'ai défendu d'y toucher avant ton arrivée : à quoi
bon ? Le corps était déjà glacé et raide : il devait être mort depuis
des heures. Que faut-il faire?
— Attends-moi I
Tandis qu'ils se hâtaient vers le camp, à travers le village
endormi, le vieux sergent se lamentait.
— La vieillesse engourdit mon corps : je dors rarement,
mais, lorsque le sommeil vient à moi, je jsuis pareil à un cadavre.
Je n'ai pas entendu le cri d'agonie du malheureux ; d'autres
l'ont entendu, mais n'ont point bougé, croyant que les malins
esprits se battaient sur la plage. . . Et le pauvre fou est mort tout
seul, et maintenant il est là, accroché à sa ceinture; le vent
r
HIÊN LE MABOUL 4o3
remue les pans de sa veste, et Ton croirait qu'il va bouger
encore; mais il est bien mort... Il était fou, bien sûr! 11 y a
longtemps que sa folie couvait, mais, hier soir, elle a éclaté
tout à fait. Ma fille May, qui était allée au marché, est revenue
en courant, échevelée, sa tunique déchirée et tachée de boue,
hurlant d'épouvante, nous criant de fermer la porte, que Hiên
la poursuivait et voulait la tuer. Elle claquait des dents et la
fièvre la tenait. Je n'ai pu savoir où elle avait rencontré le mal-
heureux furieux... Il a dû errer ensuite dans la nuit pour fuir
la folie, mais elle l'a rattrapé et voici qu'elle a fait son œuvre. . .
— Oui, — dit l'Aïeul, — c'est elle qui l'a persuadé de mourir.
— Le voilà !
Dans la lumière incertaine, l'Aïeul vit son enfant mort : il lut
dans les yeux vitreux, dans les bras allongés, l'accablement,
l'infinie lassitude, le désespoir qui avaient inspiré à l'âme tour-
mentée le désir du sommeil sans rêves et sans terme.
Les petits soldats attentifs déposèrent le vaincu sur un bran-
card, abaissèrent sur le regard farouche les paupières noires,
rendirent à la face toute sa beauté sauvage, lui donnèrent la
sérénité qu'il n'avait jamais connue. Comme sonnait le réveil,
ils couchèrent leur camarade sur une natte où pleuvaient les
pétales des flamboyants,..
Vêtu de blanc, coiffé de son salacco, Hiên dormit toute la
matinée à l'ombre des flamboyants, veillé par Phuc et par Nho,
bercé par les chansons des vagues et des bambous ; et sa figure
paisible, tournée vers le ciel incandescent, semblait joyeuse du
grand soleil épanoui, des feuilles tendres qui jaillissaient des
bourgeons éclatés, des moineaux qui pépiaient dans la paille
des toits, des papillons indécis... Cependant les marteaux des
charpentiers cognaient à grands coups sourds les planches
du cercueil et les sanglots des deux gardiens accroupis leur
répondaient.
*
— Aïeul à deux galons, — dit Cang, — c'est toi qui repré-
sentes la famille absente : il t'appartient de donner des ordres.
Tout est prêt : le bonze et le catafalque sont là.
4o4 LA REVUE DE PARIS
L'Aïeul s'avance vers le cercueil ouvert; il soulève le voile
de papier grenat qui recouvre le visage de Hiên le Maboul et
lève la main, selon les rites. Les charpentiers rabattent le massif
couvercle de teck et frappent sur les clous de cuivre : Fhumble
tirailleur est prisonnier dans son étroite caisse laquée et incrustée
de nacre. Car le maître a voulu que son serviteur reposât dans
un cercueil de riche : comme un mandarin, le gueux sera
trimbalé dans le beau catafalque doré, pavoise d'oriflammes
rouges et blanches; bonzes, chanteurs, pleureuses et musiciens,
grassement payés, ne lui ménageront ni les grimaces, ni Jes
hurlements, ni les lamentations.
Les pétards éparpillent dans la poussière leurs tubes déchi-
quetés et noircis. Le gong, les tams-tams emplissent la baie
de leurs pulsations sonores; les flûtes soupirent langoureu-
sement, les violons à deux cordes nasillent. Et le cortège se met
en marche, le long de la baie scintillante où courent des frissons
lumineux.
En avant, chemine le bonze qui, par les routes convenables,
mènera l'âme du défunt jusqu'à la tombe et jusqu'à l'éter-
nité sereine. Le bâton à la main, il écarte les ombres malveil-
lantes et les gamins qui se bousculent sur la chaussée, dans
leur joie de prendre part à cette magnifique cérémonie. Ensuite
défile l'interminable procession des brancards où sont étalées
des victuailles : — cochons rôtis et peints au vermillon, régîmes
de bananes, gâteaux de riz, jattes de nuoc-mâm, toutes bonnes
choses dont est supposé se nourrir le mort, mais qui serviront
ce soir au repas de funérailles. — Des garçonnets agitent des
banderoles d'étoffe blanche, où des caractères à l'encre de
Chine exaltent les vertus de Hiên; et, comme l'écrivain qui
les rédigea fut élu entre les plus habiles de sa corporation, les
habitants du village s'extasient sur le choix heureux des épi-
thètes flatteuses qui sont accolées au nom du mort. Deux por-
teurs balancent sur leurs épaules un coffre pourpre où s'érige
la Tablette, — planchette double où sont inscrits les noms,
prénoms, titres qui furent la propriété de Hiên.
Quarante robustes sampaniers chancellent sous les énormes
madriers de teck sculpté que couronne le catafalque en forme
de pagodon: derrière les panneaux à jour plaqués de cuivre
doré et de clinquant, le cercueil est enfermé. Vers lui les
y
HIÉN LE MABOUL iJo5
baguettes d'encens envoient leur légère fumée bleue ; vers lui
montent les grincements des violons, les battements précipités
des tams-tams, les ronflements des gongs, les trilles des flûtes,
les cris aigres des chanteurs psalmodiant des litanies baroques,
le cliquetis de la coquille de bois que frappe à tour de bras un
tirailleur, les hululements des pleureuses voilées de crépon
blanc et courbées derrière le catafalque.
Deux vieillards effeuillent des carrés de papier argenté et
doré qui figurent d'incalculables trésors : les mauvais esprits
qui pullulent et guettent la pauvre âme sont généralement
cupides, et pendant qu'ils se ruent sur les lingots d'or et
d'argent, dont la route est jonchée, le mort se hâte vers la
fosse, où cesse tout risque de poursuite.
Derrière le cercueil, l'Aïeul conduit le deuil. Bien plus que
le vieillard indifférent qui, à cette heure, s'éveille de la sieste
dans le village lointain, il est le père du pauvre hère que caho-
tent les épaules lasses des sampaniers. Une vraie douleur de
père le bouleverse, tandis qu'il se redresse dans le dolman de
toile blanche à boutons d'or. Sous la visière basse du casque,
ses yeux clairs, qui semblent considérer les hampes des ori-
flammes et les cagoules des pleureuses, évoquent inlassable-
ment le simple et naïf compagnon que la vie a dégoûté de vivre.
Il s'accuse de faiblesse et d'imprévoyanoe : pourquoi a-t-il
cédé aux supplications de l'innocent qui voulut acquérir la
science mauvaise? Pourquoi l'a-t-il aidé dans sa recherche
de l'amour qu'il savait devoir aboutir à la désillusion? Pour-
quoi enfin, à l'heure où la tentation de la mort rôdait autour
du cerveau fou, n'a-t-il pas veillé sur le sauvage désarmé et
<{ui ne pouvait se garder seul?... Il songe que, ce soir, dans la
maison, vide, les grosses mains noires ne se poseront pas sur
son genou, que les bons yeux luisants ne lui donneront pas
e1r c^àresse confiante. Il songe que toute sa philosophie légère
Jnsouciante est impuissante à lui fournir une seule formule
e consolation vraie. Une fois de plus, en face de la mort, il
"etl*^, silencieusement et sans larmes, ses croyances envolées.
nT1**4 la route écarlate sonnent les semelles ferrées des sous-
c*<£rs français; puis viennent les tirailleurs en grande tenue,
r triant la terre dure de leurs pieds nus, et les femmes, et le
^Se tout entier.
4o6
LA REVUE DE PARIS
C'est fini. On a mis sur le cercueil des bâtonnets» du riz et
des œufs, et les fossoyeurs ont rejeté sur Hiên le sable chauffe
par le soleil. Tous les gens qui sont venus accompagner le
mort sont retournés vers la vie. L'Aïeul est parti, longtemps
après les autres, entraîné par Bèp-Thoï qui s'est hasardé h
le prendre par la main pour l'emmener.
Ilièn le Maboul sommeille dans son cercueil de leck laqué,
et le crépuscule tombe sur lui... Il dort, au flanc de la dune
queni panachent les aréquiers aux palmes bavardes. A ses
pieds ondulent les rizières plates où planent les crabiers, où
déambulent les graves marabouts, où coassent les crapauds-
buffles charmés de la soirée fraîche.
Là-bas, dans le feuillage terne des banyans, pâlissent le toit
rouge et les vérandas roses de la maison de l'Aïeul. Entre
les fûts inclinés des cocotiers las, les vergues brunes des
sampans se balancent sur la baie cuivrée. La lisière de la forêt
proche s'enténèbre.
lliên le Maboul, qui voulut goûter de la vie et que la vie
écœura, dort paisiblement, et les voix tristes de la mer et des
arbres bercent son sommeil sans rêves.
EMILE IVOLLY
Hongay-Lam (Tonkin).
QUESTIONS EXTÉRIEURES
L'ŒUVRE DE M. D'AERENTHAL
II
A la fin de 1906, six mois après la conférence d'Algésiras
et deux mois après la nomination de M. d'Aerenthal comme
ministre des Affaires étrangères, Vienne et Rome semblaient
avoir formé leur syndicat pour exercer dans le monde balka-
nique le « voisinage » austro-italien. Le syndicat franco-espa-
gnol et le « voisinage » au Maroc avaient fourni le modèle : au
statu quo ottoman, on substituerait le régime « d'autonon*ies
sur la base des nationalités » ; autonomie albanaise sous la
surveillance de Rome; autonomie macédonienne sous la main
de T Au triche. Dans la politique de Vienne, la route du Vardar
vers l'Archipel serait désormais ce qu'était un demi-siècle plus
tôt la route du Danube vers la mer Noire, quand deux pro-
vinces privilégiées de l'Empire ottoman, Moldavie et Valachie,
tenaient la place du royaume actuel de Roumanie. Mais
Moldavie et Valachie, au pouvoir d'une seule race et d'une
seule chrétienté, se sont fondues en un seul Etat après avoir
conquis leur indépendance. \ ienne voyait la Macédoine tiraillée
entre trois ou quatre parentés et quatre ou cinq Eglises,
bigarrée et farcie de cantons grecs, serbes, bulgares, valaques,
albanais et turcs, de villes juives et de colonies européennes.
Vienne pensait que jamais les Macédoniens ne connaîtront
1. Voir la Revue du ier Novembre.
4o8 LA REVUE DE PARIS
l'unité, et, comme aucun Etat voisin n'est de taille, comme
aucune coalition d'Etats voisins n'est prête à leur conquérir
l'indépendance, Vienne espérait que le seul protectorat autri-
chien pourrait, en fin de compte et durant de longues géné-
rations, leur offrir la paix civile, le repos et la prospérité.
M. d'Aerenthal et les « jeunes gens » avaient hâte de se
donner la gloire d'une telle entreprise. Les événements vont
leur imposer une grande année de patience (décembre 1906-
janvier 1908). Mais à l'intérieur, comme à l'extérieur de la
double monarchie, en Autriche, en Hongrie, dans les fëalkans
et en Europe, tout s'arrange, au cours de cette année 1907,
pour leur permettre de mieux combiner leur entrée en scène.
En Autriche, la loi du suffrage universel, votée en dé-
cembre 1906, appliquée en mai-juin 1907, amène au
Reichsrat une majorité slave, malgré les avantages électoraux
que l'on a consentis aux Allemands, et ce Reichsrat de gens
nouveaux accorde plus d'attention aux réformes sociales
qu'aux intrigues diplomatiques, — double gain : dans le pré-
sent, le ministre est presque le seul maître de sa politique
étrangère; dans l'avenir, l'annexion de provinces ou de
cantons slaves risquera moins d'offusquer les préjugés des
(( vieilles gens », qui doivent renoncer désormais à la supré-
matie du germanisme. A un empire slave, ajouter de nou-
veaux Slaves c'est, non plus un danger, mais un bénéfice,
surtout si les intérêts de ces nouveaux venus peuvent les
mettre aux prises avec les Slaves déjà incorporés et confirmer
à la Couronne son habituel moyen de gouvernement : le cour-
tage entre frères ennemis. Et — qui sait? — peut-être les
« jeunes gens » espèrent-ils qu'une « plus grande » Croatie
développée aux dépens des Slavies balkaniques, pourra quelque
jour faire contrepoids à la Hongrie et changer le dualisme
austro-hongrois en une triade a ustro-hongro-slave, sur laquelle
le pouvoir du Habsbourg sera mieux établi.
En Hongrie, les brouilles parlementaires et les rivalités
r
l'œuvre de m. d'aerenthal A09
nationalistes ramènent à Vienne le parti de l'Indépendance :
finie déjà, après quelques mois de concorde, la coalition de
tous les partis magyars et de presque tous les peuples non
magyars contre les prétentions autrichiennes!
En 1905, les Magyars rêvaient d'unir cordialement les deux
royaumes hongrois et croate, dont la juxtaposition forme leur
Etat transleithan. La Croatie d'Agram »e plaignait d'être
aussi mal traitée en cet État dualiste que jadis la Hongrie dans
le dualisme austro-hongrois ; Agram réclamait de Buda-Pest
ce que jadis Buda-Pest avait exigé et obtenu de Vienne, —
la parité de droits et de langues, l'autonomie administrative
et même politique : les délégués hongrois du parti de l'Indé-
pendance prodiguaient de généreuses, mais vagues promesses
dans le pacte qu'ils concluaient à Fiume avec les représentants
de la nation serbo-croate (décembre 1905).
C'est qu'en 1906 les Magyars, qui n'ont jamais oublié la
cruelle leçon de 1 848-1 8^9, craignaient d'être pris entre un
retour de la tyrannie viennoise et un renouveau de l'insurrec-
tion slave.
En 1906, la fidélité d'Agram leur a donné la victoire: ils
ont conquis sur Vienne une nouvelle extension de leurs droits.
En 1907, loin de faire la part des Croates dans le butin et de
les admettre progressivement à l'égalité, l'orgueil magyar
prétend leur imposer le hongrois comme langue officielle et
ne plus tenir leur royaume que pour une province de la cou-
ronne de saint Etienne. La brouille éclate. La crainte d'être
pris maintenant sous les rancunes convergentes de Vienne
et d'Agram rend nécessaire aux gens de Pest l'amitié; tout au
moins la neutralité autrichienne. En avril 1907, ils reviennent
discuter le Compromis, qui, depuis onze ans — les onze
années de l'entente austro-russe, — n'a pas été réglé consti-
tutionnellement.
En avril 1907, donc, on remet le Compromis à flot : la
vieille machine échoue au premier écueil. En juin, une
tentalive de renflouement la coule un peu plus bas. En
septembre, un second voyage des délégués hongrois semble
d'abord n'avoir pas de meilleur résultat; mais, — les plaintes
des Croates tournant à la menace, — quand tout semble
rompu, les signatures de Vienne et de Buda-Pest s'échangent
4lO LA REVUE DE PARIS
au bas d'un nouveau traité, moins de paix, il est vrai, que
d'armistice, moins d'union que de séparation : « le Com-
promis de la Séparation, Trennungsâusgleich », disent les
journalistes. Ce traité en effet commence à dénouer ïous
les liens internes de la double monarchie. 11 concède à
chacun des Etats une indépendance diplomatique et douanière
qui, restreinte jusqu'en 191 7, deviendra ensuite presque
absolue. À leur société en participation durable, Vienne et
Buda-Pest substituent une sorte de syndicat temporaire et
limited, dont la durée n'est même fixée à dix ans que pour
permettre, sans trop de hâte ni de pertes, la liquidation du
fonds social, commerce, banque, dette publique, etc.
Après quarante ans d'existence (1866-1907), c'est pour le
dualisme conjoint de Deak et d'Andrassy le commencement
de la fin... Avant de consentir au divorce complet, ne se
trouvera-t-il pas quelque nouvel Andrassy, capable de retenir,
sinon face à face, du moins dos à dos, les deux associes ' ')
La politique extérieure d'Andrassy fournit le modèle. Au
temps où les liens et tirants internes semblaient encore solides,
Andrassy jugeait pourtant utile d'adjoindre à la double bâtisse
une sorte de contrefort : l'occupation de la Bosnie-Ilcr/.égo-
vine créait une propriété indivise, qui pour longtemps» pour
toujours peut-être, obligerait les deux monarchies à une
intime collaboration. Aujourd'hui ou demain, tous les liens
internes cédant ou étant rompus, il faut redoubler ce contre-
fort extérieur.
Sans doute, l'acquisition bosniaque a coûté plus de sang.
de temps et d'argent qu'on ne l'avait escompté et, dans les
deux monarchies, le mécontentement populaire a quelque
temps poursuivi les auteurs de cette pénible aventure. Mais un
quart de siècle écoulé ne laisse plus dans les mémoires que
1. On dit dans le Temps du 29 janvier 1908, deux jours après l'exposé
du baron d'Aerenthal et les critiques de ses rares adversaires : c M. d'Aeren-
thal a répondu par un long et intéressant discours où il a été beaucoup
question du Compromis. Il a dit que la dernière crise de séparation n'clnil
qu'une crise apparente. Ce qui est plus fort que les désirs de se 1 1.1 ration,
c'est l'intérêt commun des deux Etats. Le Compromis que viennent de
conclure pour dix ans l'Autriche et la Hongrie n'est pas le dernier,
comme on l'a dit souvent. Dans dix ans, de nouveaux hommes trouveront de
nouveau qu'un intérêt supérieur exige que les deux Etats s'entendent, car
la séparation serait la lin de leur puissance ».
r^
•^>sm
L OEUVRE DE M. D AERENTHAL
4n
le souvenir de la victoire finale, et vingt ans d'exploitation
fructueuse ont payé de tous les débours. Vienne est prête à
une nouvelle campagne : les « jeunes gens » veulent inau-
gurer par une musique guerrière le règne de leur François-
Ferdinand et montrer dès l'abord comment, en ce règne
d'expansion et d'acquisitions, ils répareront les soixante années
de François-Joseph, si cruelles à l'orgueil et si fatales à la puis-
sance des Habsbourg. Le vieil Empereur lui-même voudrait ne
pas mourir sans annexer au patrimoine familial l'équivalent de
ce qu'il a dû en aliéner; et plus il sent la mort venir, plus il
demande, dit-on, à ses ministres la consolation suprême de
laisser l'empire aussi grand qu'il l'a reçu.
A cette hâte de Vienne, les Magyars sont prêts à consentir.
Ils ont toujours admiré dans la Bosnie-Herzégovine le chef-
d'œuvre de leurs diplomates et de leurs administrateurs;
un Hongrois, Andrassy, l'a donnée à la couronne; deux Hon-
grois, MM. de Kallay et de Burian, l'ont rendue à la civilisa-
tion et à la vie. On vient de terminer le réseau des lignes
bosniaques. De Vienne et de Budapest, sept ou huit cents
kilomètres de rails courent vers le sud, par Agram et Serajevo,
jusqu'à Uvacz, où ils butent à la frontière turque de Novibazar.
Couloir resserré entre le Monténégro et la Serbie, ce sandjak
de Novibazar est la porte de la Macédoine, de l'Archipel, de
la mer libre, du Levant, du monde asiatique. 11 mène à la
haute plaine de Kossovo, où les Chemins de fer Orientaux —
compagnie austro-allemande — ont déjà poussé la ligne qui,
de Salonique, monte par Uskub jusqu'à Mitrovitza. D'Uvacz
à Mitrovitza, reste un hiatus : cent cinquante kilomètres de
pays peu accidenté ; au delà, c'est le marché turc et le marché
levantin, la ferme méditerranéenne et asiatique, dont la Hon-
grie aura bientôt si grand besoin.
J'ai dit à mes lecteurs â quel développement les Magyars
comptent donner à leur industrie, par quelles subventions ils
s'efforcent d'acquérir tous les établissements d'une usine
moderne et quelle politique d'expansion économique tôt ou
tard s'imposera à leurs gouvernants. Dès 1905, il apparaissait
que, dans l'état actuel des marchés, la seule Turquie pouvait
1. Voir la Revue du i5 décembre 1905 et, dans mon livre la France et
Guillaume If, le chapitre Guillaume II et le Règlement macédonien.
a
1
3
M
f
tà
4l2 LA REVUE DE PARIS
fournir aux Hongrois la clientèle paysanne dont une usine
moderne ne saurait se passer. Dès 1906, la crise semblait rap-
prochée par les empiétements de l'Allemagne industrielle au
Levant, des bateaux et des commis-voyageurs allemands sur
les terres et dans les eaux de la Turquie européenne, où jadis
régnaient le Lloyd de Trieste et le commerce austro-hongrois.
En 1907, Hongrois et Autrichiens s'inquiètent de celte concur-
rence hambourgeoisc et brémoise, que les Anglais entre-
prennent aussi de combattre f . . .
Le consentement de Buda-Pest est encore facilité par la
défiance haineuse que les Magyars laissent renaître en eux
contre les Slaves de leur dépendance et de leur voisinage.
En 1 905-1 906, amis des Serbo-Croates, ils protestaient contre
toute entreprise sur lé domaine ou sur la liberté des Slaves
balkaniques. En 1907-1908, puisque Buda-Pest revient à
ses errements de tyrannie contre les Serbo-Croates et à son
chant de guerre contre le panslavisme, il ne saurait lui
déplaire, il pourrait au contraire lui sembler désirable qu'au
lieu d'attendre la rébellion chez soi, on portât la querelle en
pleine Slavie et qu'un coup de maîtrise ou de force enlevât aux
Slaves du dedans tout espoir, toute possibilité d'un appel à
leurs frères ou cousins du dehors.
Et le nouveau Compromis est un essai de la « politique de
chemins de fer », que M. d'Aerenthal compte appliquer aux
Balkans. Les deux États cisleithan et transleithan ont leurs
frontières enchevêtrées de telle sorte que la Hongrie ne peut
au nord atteindre les marchés d'Allemagne qu'à travers
1. Le correspondant particulier du Temps écrit de Constantinople le
-2i novembre 1907 : « Les deux compagnies allemandes Deutsche Nittelnierr
levante Liaie et Deutsche Levante Linie, qui «ont étroitement unies au
Norddeutschcr Lloyd, paraissent avoir obtenu de si bons résultats qu'elles
vont élargir le champ de leurs opérations. A partir du irr janvier 1908,
quatre grands bateaux de premier ordre, le Preusscn, le Sachsen, le Bayera
et le Thérapie, feront le service rapide entre Marseille et Alexandrie pen-
dant que quatre autres baleaux, le Sculari, le Péra, le Stamboul et le
Gala ta, feront le service de Marseille-Constaulinople et la Syrie. C'est abso-
lument le même service que celui entrepris depuis longtemps par nos com-
pagnies françaises. Tandis que les Allemands emploient des baleaux à
marche rapide et tort bien aménagés, offrant aux voyageurs tout le confort
désirable, les compagnies françaises n'affectent aux mêmes lignes que de
vieux bateaux. Une compagnie ^anglaise a fait l'acquisition de deux baleaux
filant 20 nœuds à l'heure et faisant conséquemment le trajet de Marseille à
Alexandrie en 53 heures. Ce service est dirigé contre les Allemands.
r
l'oeuvre de m. d'aerenthal 4i3
la Pologne autrichienne, tandis qu'au sud l'Autriche ne peut
rejoindre par rail sa Carniole à sa Dalmatic qu'à travers la
Croatie hongroise. Le Compromis stipule la construction ou
le redressement de deux lignes ferrées : l'une polonaise, Buda-
Teschen-Breslau, pour les Hongrois; l'autre croate, Laybach-
Oguline-Spalato, pour les Autrichiens.
Dos la fin de 1906, il semble que M. d'Aerenthal ait à Cons-
tantinople amorcé cette même « politique de chemins de fer ».
En novembre 1906, le vénérable baron de Calice, ambassa-
deur austro-hongrois à Constantinople depuis vingt-six ans,
est remplacé par le marquis Pallavicini. Très vieux et très
cassé, le baron de Calice eût continué pourtant, avec profit
pour l'entente austro-russe et pour le maintien du statu quo, à
tenir le décanat du corps diplomatique. Sa présence donnait
à Vienne l'influence décisive sur les rapports de l'Europe et
du Sultan. Son départ remet cette influence, non pas à l'autre
représentant du syndicat austro-russe, M. Zinovief, mais à
l'ambassadeur allemand, M. de Marschall, et, presque dès
V abord, le nouvel ambassadeur austro-hongrois laisse deviner
les intentions de son nouveau ministre.
Tandis que la Porte continue de débattre avec Londres la
surtaxe douanière, qui depuis deux ans bientôt (février igoS)
arrête la réforme fiscale en Macédoine, tandis que l'Angleterre
force le Sultan d'accorder, une à une, toutes les garanties et
améliorations réclamées par le commerce anglais (9 novembre
1906), puis lutte cinq mois encore (novembre iQo6ravril 1907)
et ne consent enfin à la surtaxe (26 avril 1907) que moyen-
nant garanties et améliorations pour la police et le budget
des macédoniens, le marquis Pallavicini n'est jaloux que des
succès de MM. Constans et de Marschall.
L'extrême disette du Trésor ottoman donne aux financiers
l'espoir de toutes les concessions : à chacun de ces mangeurs,
Abd-ul-Hamid jette quelque morceau. Le Français et l'Alle-
mand sont les plus âpres. M. Constans surtout semble avoir
gagné d'audace, après l'arrivée au pouvoir du ministère Cle-
4 I 4 LA REVUE DE PARIS
menceau-Pichon (26 octobre 1906) : il a son affaire d'Héra-
clée ; il a sa combinaison sur la Régie des Tabacs ; il appelle ou
promet d'appeler à Constantinople ses puissants amis du par-
lement français, M. Etienne (décembre 1906), M. Rouvier. Il
n'est question que de rails nouveaux; les Bourses de Paris et
de Berlin négocient une entente pour la traversée du Tau rus
par les rails anatoliens; l'achat de la ligne française Tarse-
Mtersina donne un débouché aux rails allemands sur la mer
de Chypre; le Sultan croit même politique de relâcher un
peu de son hostilité aux intérêts de l'Angleterre et d'accorder
un prolongement aux rails anglais Smyrne-Aïdin.
Le marquis Pallavicini suit la mode du jour; ses collègues
entament par tous les bouts la Turquie d'Asie; il s'inté-
resse aux provinces d'Europe, où la compagnie autrichienne
des Chemins de fer Orientaux possède déjà les deux routes
vers Salonique et vers Constantinople : pour elle, il obtient
des embranchements vers la Marmara et la promesse d'un
raccord entre ses lignes de Macédoine et de Roumélie
(mars 1907). Dès ce moment, peut-être, le Sultan est préparé
à la demande de raccordement entre les lignes bosniaque et
macédonienne... La réforme fiscale en Macédoine étant désor-
mais conquise et la réforme judiciaire commençant à être
discutée entre les chancelleries, Vienne abandonne tout espoir
du statu quo. De Vienne, en mai 1907, le correspondant du
Times écrit :
La recrudescence des bandes macédoniennes et les relations peu
cordiales qui existent maintenant entre Serbes et Bulgares inquiètent
les auteurs et exécuteurs du programme de Mursteg; à l'automne,
le mandat des agents-civils venant à expiration, il faudrait reprendre
l'affaire selon de nouvelles méthodes et adopter une politique plus
énergique, à laquelle l'Allemagne elle-même ne s'opposerait pas.
En mars 1907, l'archiduc François-Ferdinand a fait un
rapide et mystérieux voyage à Berlin ; il a eu un long entretien
avec Guillaume II; tous les journaux en ont relaté la durée
et l'intimité ; la moindre note officieuse n'en a pas donné le
moindre écho. En mai, M. d'Aerenthal passe plusieurs jours
a Berlin :
Venu pour être présenté à l'Kinporeur, — dit l'officieuse Gazette
r
l'oeuvre de m. d'aerenthal 4i5
de F Allemagne du Nord, — il en a profité pour se convaincre
verbalement que l'accord sur toutes les questions était complet
entre les deux gouvernements.
Le i5 mai, M. Tittoni annonce à la Chambre italienne que
« le baron d'Aerenthal viendra sous peu en Italie confirmer
l'importance qu'il attribue aux relations entre TAutriche-
H on g rie et l'Italie, qui sont devenues de plus en plus intimes
et cordiales ». Le voyage du roi Victor-Emmanuel en Grèce
(avril 1907) a rétabli l'amitié entre Rome et l'un des plus
fidèles clients de Vienne :
Il était naturel, — ajoute M. Tittoni, — que l'on vît renaître
entre le peuple grec et le peuple italien la s)mpathie, qui est unie
à des souvenirs classiques et qu'avaient momentanément amoindrie
des suppositions étranges, absolument dénuées de fondement,
insoutenables, au sujet des prétentions territoriales de l'Italie dans
l'île de Crète et dans la péninsule des Balkans.
M. Tittoni oublie la sympathie bien plus forte et plus natu-
relle que le peuple et le gouvernement italiens témoignent
depuis quatre ans aux intimes ennemis des Grecs en Macé-
doine, à ces Valaques roumanisants, qui veulent défendre
contre l'hellénisme leur race et leur langue latines... Mais
Rome et Athènes ont maintenant accordé leurs prétentions
« sur File de Crète et sur la péninsule des Balkans ».
Le i3 juillet, le baron d'Aerenthal fait à M. Tittoni la visite
annoncée. A Désio, commence la série des visites et entretiens .
que, durant cet été de 1 907, échangent les souverains et hommes
d'Etat : Guillaume II et Nicolas II à Swinemûnde (3 août-
7 août) ; Guillaume 1 1 et Edouard V 1 1 à Wilhemshôhe ( 1 4 août) ;
Edouard Vil et François-Joseph à Ischl ( 1 5 août) ; Edouard VII
et M. Clemenceau à Marienbad (21 août); M. Tittoni et
M. d'Aerenthal à Désio (i3 juillet) et à Semmering(a4 août);
M. Jules Cambon et M. de Biïlow à Norderney (24 août).
M. d'Aerenthal et M. Tittoni ont ouvert la conversation
générale à Désio le i3 juillet; ils la clôturent à Semmering
le 24 août. De leur première entrevue, les deux ministres
ont rapporté la conviction qu' « une amitié très cordiale » (dit
la note officieuse) s'ajoute à « l'alliance qui unit les deux gou-
vernements et les deux pays » :
4l6 LA REVUE DE PARIS
L'examen de la situation générale européenne et de toutes les
questions ayant pour l'Àutrichc-HongFie et l'Italie un intérêt spécial
a fait constater aux deux ministres, avec une satisfaction réciproque,
leur accord complet. Cet accord, dont la base reste le principe de
l'équilibre et le maintien du statu r/no, s'applique non seulement au
présent, mais à toutes les éventualités de l'avenir.
Le maintien du statu quo est toujours le programme , der-
rière lequel M. d'Aerenthal dissimule ses intentions. Quand
Edouard VII et François-Joseph se rencontrent à Ischl(i 5 août),
il est bien entendu que rien ne sera changé à la politique de
l'Europe en Macédoine :
Vienne, le 16 août.
On mande d'Ischl au Neues Tagblatl : « On annonce, de source
autorisée, que la question macédonienne et les événements du
Maroc ont fait surtout l'objet des conférences d'Ischl. Les entretiens
auraient porté, en ce qui concerne la Macédoine, sur la reforme
judiciaire. L' Autriche-Hongrie souhaiterait que cette réforme fût
faite lentement, afin de ménager les susceptibilités du Sultan.
L'Angleterre, au contraire, sous la pression de l'opinion anglaise,
pousserait à l'accélération de la réforme.
Après leurs conférences, sirC. HardingeetM. d'Aerenthal,
dans jleurs communiqués aux journaux, se félicitent du
résultat : « amitié profonde entre les deux souverains ».
« amitié traditionnelle et de vieille date, mais toujours intacte
entre la Grande-Bretagne et F Autriche-Hongrie », regain de
.camaraderie entre sir C. Hardinge et M. d'Àerenthal, « son
ancien collègue à Saint-Pétersbourg » :
En particulier, sur la question macédonienne, les deux ministres
ont reconnu que l'œuvre réformatrice, entreprise par f Autriche-
Hongrie et la Russie et soutenue par les autres puissances, était en
complète harmonie avec les déclarations récentes du cabinet anglais.
Ils ont constaté la même identité de vues sur les propositions à faire
au gouvernement ottoman et sur la façon de traiter les bandes révo-
lutionnaires en Macédoine.
Il semble qu'à Semmering, M. d'Aerenthal et M. Tittoni
tiennent un autre langage :
Lors des précédentes rencontres du ministre italien avec le comte
Goluchowski, — disent les notes officieuses, — on s'était entendu
r
l'oeuvre de m. d'aerenthal 417
sur le maintien du statu quo dans l'Adriatique et en Macédoine,
mais sans dire ce qui arriverait si, par une circonstance quelconque,
le statu quo devenait impossible. Cette fois on a trouvé le moyen
d assurer, tout en améliorant la situation des Macédoniens, le main-
tien efficace du statu quo, et toutes les anciennes méfiances ont
disparu.
*
# *
Mais il serait bien plus intéressant de connaître quels sont
exactement les propos échangés quand, un mois après la ren-
contre de Semmering, M. d'Aerenthal reçoit à Vienne (a5 sep-
tembre 1907) la visite de M. Isvolski. C'est l'heure où, le Com-
promis austro-hongrois se signant, Vienne sera libre d'agir :
L'accord, — écrit la Correspondance politique de Vienne, —
l'accord au sujet des Balkans, qui existe depuis de longues années
entre les Cabinets de Pétersbourg et de Vienne, a été confirmé.
Vu signe du renforcement de cet accord a été la démarche faite
en commun auprès des États balkaniques. Parmi les fruits de cette
entente, il faut noter le projet d'amélioration de la justice en Macé-
doine. La réforme judiciaire est la continuation naturelle et par con-
séquent indispensable de l'action réformatrice, surtout puisqu'on a
pris garde d'éviter toute violation des droits de la souveraineté du
Sultan.
Donc, en Macédoine, l'entente austro-russe subsiste, non
plus pour le maintien du statu quo, mais pour la conquête des
réformes et pour l'exécution du plan franco-anglais : après la
gendarmerie (1903) et les finances (1905), c'est les tribunaux
qu'en 1907 on va contrôler. Mais cette politique de réformes
ne concerne que la Macédoine, telle que l'ont arbitrairement
définie les puissances, c'est-à-dire les deux vilayets de Salo-
nique et de Monastir et la moitié du vilayet d'Uskub. Restent,
en dehors, les deux vilayets d'Albanie, — en face des rivages
italiens, — et les sandjaks de Novibazar et de Kossovo, —
au voisinage de la frontière bosniaque, — sans parler de
VEpire et de la Rournélie, au voisinage de la Grèce et de la
Bulgarie.
M. d'Aerenthal et M. Isvolski n'ont-ils rien convenu pour
ce reste? M. d'Aerenthal soutiendra, par la suite, qu'il a confié
10 Novembre 1908. i3
4l8 LA REVUE DE PARIS
1
ses projets à M. lsvolski et que ce dernier n'a ni refusé la
confidence ni désapprouvé la « politique de chemins de fer ».
M. lsvolski ne démentira pas son ami; il s'excusera seulement
de n'avoir alors mesuré ni l'étendue ni l'imminence de cette
politique. On ne saurait revendiquer pour M. lsvolski plus de
perspicacité que lui-même n'en réclame. Mais en se reportant
à cette date de septembre-octobre 1907, on ne saurait pas
davantage accuser la bonne foi de M. d'Aerenthal : l'occa-
sion était trop belle pour les « jeunes gens » de mettre, bon
gré mal gré, le délégué de Pétersbourg dans leur jeu ; et la diffi-
culté était grande pour Pétersbourg de refuser la combi-
naison, ou plutôt la compensation que Vienne réclamait! car
Vienne pouvait parler de compensation, et l'on imagine,
dépouillés des réticences et des formes protocolaires, les
entretiens de M. d'Aerenthal et de M. lsvolski.
Après un an de séparation, les deux amis se retrouvaient.
Un an plus tôt, en novembre 1906, l'union des Trois Empe-
reurs était leur rêve commun, non pas l'alliance proclamée,
mais cette intimité confiante, cette collaboration dévouée
quoique discrète, que, durant dix années déjà, Vienne et
Pétersbourg avaient pratiquées. Négociatrice de cette union,
Vienne à juste titre en escomptait quelques profits, comme
paiement de son observance des traités et de son respect du
slatu quo durant les défaites de Pétersbourg en Extrême-
Orient, puis durant les grèves, révolutions et mutineries des
peuples russes. Or, dans l'été de 1907, l'entente s'était con-
clue, non pas entre Pétersbourg, Vienne et Berlin, pour le
profit de Vienne, mais, pour la commodité ou le service des
ambitions russes, entre Pétersbourg, Londres et Tokio.
Pétersbourg avait signé le 3o juillet avec Tokio la liquida-
tion dernière des querelles mandchouriennes, et le 3 1 août
avec Londres un accord asiatique, qu'à Swinemûnde, dès le
commencement d'août, Nicolas H communiquait à Guil-
laume II. Ces deux règlements de comptes donnaient à la
Russie toute sécurité en Extrême-Orient, toutes garanties dans
le Middle-East, paix en Mandchourie, statu quo en Afghanistan
et au Tibet, sphère d'influence en Perse. Après dix années
d'aventures en Chine et d'abstention au Levant, — dix années
d'entente austro-russe (1 897-1 907), — la Russie pouvait
l'oeuvre de m. d'aerenthal 419
♦
donc revenir à ses affaires levantines, et déjà la visite du grand-
duc Wladimir à Sofia suscitait des inventions de journaliste,
qui n'étaient pas aussi mensongères peut-être que le décla-
raient les notes officieuses1. Mais cette entente avec Londres
imposait à Pétersbourg de renoncer au statu quo macédonien^
— tel que l'avaient défini jadis les accords austro-russes, tel
que l'exigeaient toujours fes ambitions de Vienne, — et de
prendre au contraire le parti de l'Occident pour les réformes
et la paix locale...
Imaginez alors le dialogue, non pas entre diplomates, mais
entre amis. Que peut répondre M. Isvolski, si, affectueuse-
ment. Vienne lui dit par la bouche de M. d'Aerenthal : « Selon
notre entente, je vous ai servi avec loyauté, dans la bonne
et dans la mauvaise fortune. Aujourd'hui encore, je reconnais
vos besoins et vous garde ma fidèle amitié. Loin de blâmer
vos engagements nouveaux, je vous aiderai, comme par le
passé, à les remplir; je resterai votre associé dans la politique
de réformes, que vous imposent vos amis de l'Occident, comme
jç l'ai été dans la politique de statu quo, que nous avions
1. Au début d'octobre 1907, la Taegliche Rundschau résume une « con-
vcnlion militaire d'Euxinograd d, signée par le prince Ferdinand et le grand-
duc Wladimir. Bien que Pétersbourg ait démenti l'existence de cette con-
vention et que Sofia, par la suite, ait lié partie avec M. d'Aerenthal, je ne
crois pas que le journaliste allemand ait tout inventé, et il est utile —
surtout aujourd'hui — de ne pas oublier entièrement cette convention.
L'article I, — disait le journaliste, — confirmait l'entente russo-bulgare
de 1895, modifiée en 1906 : la Bulgarie confierait le soin de sa politique en
Macédoine à la Russie. Par l'article 2, la Bulgarie s'engageait à empêcher
la formation de bandes sur son territoire; la Russie ferait agir en ce sens
son influence en Serbie. Articles 3 et 4 ' dans les éventualités d'une guerre
entre la Russie et l'Autriche, d'une part, et la Turquie d'autre part, l'armée
bulgare conserverait les positions fixées par le ministre de la guerre à Sofia,
mais ce serait au ministre russe à présenter des officiers pour le poste de
chef d'état-major général de l'armée bulgare et pour les commandements
des divisions bulgares. Article 5 : deux divisions de cavalerie russe seront
à la disposition du ministre bulgare, au plus tard sept jours après la décla-
ration de guerre de la Russie seule ou de la Russie et de l'Autriche contre
la Turquie. L'article 6 met à la disposition de l'amiral russe la flottille bul-
gare, ainsi que les ports de Bourgas et de Varna. En outre, la Bulgarie
approvisionnera pendant toute la durée des hostilités la flotte et la cavalerie
russes. Article 7 : la Russie s'engagera à obtenir une neutralité effective de
la Roumaine en lui demandant de mettre une partie de son armée sur le
pied de guerre. Article 8 : dans le cas d'une victoire, la Bulgarie recevra
le tiers de la contribution de guerre et du territoire conquis. Coustanli-
nople restera l'objet de l'action russe et la Russie, selon l'article 9, gardera
le droit de déclarer la guerre et de conclure la paix.
4âO LA REVUE DE PARIS
jugée plus conforme à nos intérêts communs. Mais vous
déplairait-il que ce renoncement au statu quo me valût, à moi
aussi, une compensation légitime? Oh! je ne veux ni d'un
bouleversement, ni d'une annexion, ni d'une entreprise mili-
taire, ni d'une violation des traités : tout au contraire. Le traité
de Berlin me reconnaît le droit d'ouvrir des routes dans le
sandjak de Novibazar. Mes rails bosniaques atteignent aujour-
d'hui la frontière du sandjak; j'ai l'intention de les pousser
quelque jour à la rencontre de mes Chemins de fer Orien-
taux. »
Les deux ministres, — ajoute la note officieuse de la Correspon-
dance politique, — ont profité de leur entrevue pour discuter toutes
les question de première importance. Les accords internationaux de
grande portée, conclus récemment par le cabinet de Pétersbourg, et
les autres événements relatifs à la politique universelle ont donné
matière à des discussions détaillées, dont le résultat a été l'affermis-
sement de la conviction que les entrevues de cet été ont porté à tous
égards des fniits très précieux pour la consolidation de l'entente
mutuelle des puissances et de leur bon vouloir à collaborer.
La collaboration entre Vienne et Pétersbourg pourra rester
d'autant plus étroite que, l'entente austro-russe ayant toujours
eu pour corollaires l'amitié austro-anglaise et l'amitié austro-
allemande, voici que l'amitié russo -anglaise vient d'être nouée
par les accords asiatiques et que l'amitié traditionnelle entre
le Hohenzollern et le Romanof va être renforcée : M. de
Schoen, ambassadeur d'Allemagne auprès du Tsar, est rappelé
à Berlin; il remplace aux Affaires étrangères M. de Tchirsky,
— comme M. d'Aerenthal a remplacé un an plus tôt M. de
Goluchowsky, et avec les mêmes intentions, dit la presse
officieuse.
Ancien collègue de M. lsvolski à Copenhague, M. de Schoen
est son intime. Durant son ambassade, il s'est acquis des par-
tisans enthousiastes à la Cour russe et dans la famille impé-
riale. Malgré les accords anglo-russes, il rêve, lui aussi, d'une
union des Trois Empereurs : la Russie ayant reçu de Lon-
dres tout ce qu'elle en pouvait attendre, Berlin, maintenant,
peut lui offrir d'autres libertés ou d'autres garanties; sans
renoncer à la Double Alliance, Paris a cherché des amis
tout autour de sa Méditerranée et signé des accords franco-
l'œuvre de m. d'aerenthal 4ai
italien , franco-anglais , franco-espagnol , franco-marocain ;
pourquoi le Hohensollern et le Romanof ne syndiqueraient-ils
pas les riverains de leur Méditerranée à eux, de la Baltique, et
pourquoi, sous le couvert de cette amitié ce panbaltique »,
une cordiale entente du Nord ne coaliserait-elle pas les pieuses
monarchies, comme l'entente cordiale de l'Occident a coalisé
les Etats libéraux?
*
Durant l'automne de 1907, jusqu'à la fin de janvier 1908,
c'est à ce grand projet que M. de Schoen s'applique et j'ai dit
à mes lecteurs * quels résultats ont à Constantinople les contre-
coups de ces négociations austro-russes, anglo-autrichiennes,
russo-allemandes, anglo-russes, sans parler des négociations
franco-espagnoles , franco-allemandes , franco-autrichiennes
pour le Maroc, en des espoirs de négociations anglo-allemandes
durant le séjour de Guillaume II à Londres (novembre-
décembre 1907).
Parle rappel du baron de Calice, Vienne abandonnait à l'Al-
lemagne le décanat du corps diplomatique. Par l'envoi du baron
de Marschall à la Conférence de la Haye, Berlin à son tour a
laissé le décanat à M. Zinovief : durant les quatre mois (sep-
tembre-décembre 1907) où MM. de Schoen et d'Aerenthal
cherchent leur union des Trois Empereurs, M. Zinovief aura
le champ libre pour la conquête de la réforme judiciaire, que
les puissances occidentales réclament, dont tous les cabinets
ont reconnu la nécessité durant les entretiens du mois d'août
et dont Pétersbourg et Vienne en ont dès le 20 août remis le
projet. Mais de septembre à janvier 1908, la Porte refuse
avec obstination cet établissement définitif du contrôle euro-
péen, et j'ai dit à mes lecteurs quel double appui assuraient
au Sultan les rivalités des États balkaniques et les combi-
naisons des ambassades « financières ».
Par les bandes qu'ils soudoient ou dont ils tolèrent la for-
mation sur leurs territoires, les Etats balkaniques font régner
1. Voir dans la Revue du 1" avril : Crise balkanique.
4^2 LA REVUE DE PARIS
en Macédoine une anarchie où la répression turque a beau jeu.
Ils donnent à la Porte quelques raisons de soutenir qu'avant
de réformer les tribunaux turcs, l'Europe devrait débarrasser
la Macédoine des brigands chrétiens que ses voisins lui dépê-
chent : à quoi bon, d'ailleurs, de nouvelles réformes, si les
anciennes sont impuissantes à améliorer la condition du pays,
et si le programme de Mûrzsteg, loin d'alléger les maux de la
Macédoine, ne lui vaut qu'un redoublement de misères et de
crimes? Vienne et Pétersbourg publient les instructions que le
syndicat austro-russe adresse à ses agents diplomatiques dans
les Balkans. Les « deux puissances intéressées » confessent
enfin que l'article III de ce programme a causé depuis quatre
ans des maux incalculables :
L'action des comités révolutionnaires et des bandes tant bulgares
que serbes et grecques en Macédoine, leurs rencontres à main armée,
les conversions forcées auxquelles elles contraignent telle ou telle
partie de la population sont causées par une interprétation erronée,
mais malheureusement très répandue, de l'article III du programme
de Muerzsteg qui dit : « Aussitôt qu'un apaisement sera constaté,
on demandera au gouvernement ottoman une modification dans la
délimitation administrative en vue d'un groupement plus régulier
des nationalités. » Les comités révolutionnaires, en abandonnant la
lutte contre le gouvernement ottoman et en lui substituant des riva-
lités nationales, agissent apparemment ainsi pour élargir chacun la
sphère territoriale de sa nationalité, dans l'espoir que cette extension
pourrait servir de base à la délimitation future...
Devant cet aveu, quelle influence auraient les Cabinets
occidentaux pour l'application sincère d'une politique nouvelle,
si leurs ambassadeurs à Constantinople collaboraient cordia-
lement! et quelle chance de succès leur donneraient la résigna-
tion de Vienne, la « politique de chemins de fer » de l'ambas-
sadeur autrichien et l'absence du baron de Marschall ! Mais
j'ai dit 1 à quelles combinaisons de finance les ambassadeurs
de France et d'Italie réservent leurs efforts et j'ai donné la liste
des pourboires que le Sultan leur distribue. Il faudra bien
qu'un Livre Jaune dégage quelque jour les responsabilités que
nous autres, Français, nous avons alors encourues au Levant.
i. Voir Crise balkanique.
1
r
?-WF^$Wm
l'oeuvre de m. d'àerenthal 4a3
Les Anglais prétendent que nous les avons trahis et que tout
aurait pu changer dans le sort de l'empire turc et de ses
peuples, même si nous n'avions consulté que nos véritables
intérêts nationaux.
Je crois en vérité qu'après cinq ans de lutte, la politique
franco-anglaise, « paix locale et réformes », aurait dû
l'emporter et que, de cette crise décisive, auraient dû sortir le
salut de l'empire turc et le bonheur de toutes les com-
munautés ottomanes, sans distinction de races ni de religions.
Mais grands effets des petites causes : comme le nez de Cleo-
pâtre, si le règne de M. Constans eût été plus court , —
ou plutôt cruelles reprises de la justice immanente! Parce
qu'un soir de novembre 1892, M. Clemenceau s'est mis sous
la griffe de M. Constans, il faut que, quinze ans après, le
passé garde la main sur l'épaule de ce ministre, que sem-
blaient avoir délivré pourtant dix années de luttes courageuses
et désintéressées, de vigilant patriotisme, — et M. Constans,
le meilleur exploitant du régime hamidien, reste l'ambassa-
deur de M. Clemenceau, l'un des fondateurs de Pro Armenia.
L'anarchie macédonienne et les financiers fournissent au
Sultan les prétextes de refuser la réforme judiciaire : le com-
père de M. d'Aerenthal, l'ambassadeur d'Italie, soulève une
autre difficulté.
C'est pour un temps seulement que la Porte a reconnu le
contrôle des agents-civils austro-russes sur l'administration,
des officiers et des commissaires européens sur la gendarmerie
et les finances; l'engagement finit en mars 1908; l'Italie,
dans la personne du général Degiorgis, a le commandement
de la gendarmerie. L'ambassadeur demande à ses collègues s'il
ne serait pas expédient de renouwler ces contrats tout de suite,
et malgré les objections de l'Angleterre et de la Russie, par la
coalition de tous les amis d'Abd-ul-Hamid, la proposition ita-
lienne l'emporte dans le conseil des ambassadeurs ; les Cabi-
nets occidentaux ont la faiblesse de concéder ce nouvel
atermoiement : si l'on eût imposé d'abord la ré forme judiciaire,
il est trop évident que les autres ne pouvaient plus être remises
en question. Mais Paris est tout aux affaires marocaines, et
les démarches du roi de Grèce concourent aux combinaisons
de M. Constans.
4a4 L* HEVUE DE PARIS
Fut-ce naïveté de la part des Italiens? fut-ce un résultat du
plan concerté entre Vienne et Rome, ou un suprême secours
de la Triplice à « l'ami » de Guillaume 11? Reportons-nous à
la dépêche envoyée de Vienne au Times en mai 1907 : « A l'au-
tomne , le mandat des agents-civils venant à expiration, il
faudrait reprendre l'affaire selon de nouvelles méthodes et
adopter une politique plus énergique. »...
Trois mois durant (décembre 1907-mars 1908), le Sultan
refuse de renouveler les contrats : trois mois de gagnés contre
la réforme judiciaire et pour les projets viennois. M, d'Aeren-
thal reste muet aussi longtemps que, du séjour de Guillaume 1 1
en Angleterre, Berlin attend quelque combinaison anglo-
allemande et que M. de Marschall n'est pas rentré à Consta/i-
tinople; puis silence de quelques semaines encore, tant que
M. de Schoen garde l'espoir de sa combinaison baltique. Mais
la crise approche.
Le i5 décembre, M. de Marschall, passant à Vienne, est
mis au courant des projets de M. d'Aerenthal; il les discute,
les approuve, promet de les soutenir à Constantinople.. . Et
le 22 janvier, l'officieuse Suddeutsche Beichscorrespondcn:
annonce l'échec de M. de Schoen : la combinaison baltique
s'est heurtée à l'opposition de Londres et de Paris, au\ protes-
tations de Stockholm. Signataires du traité de i856, qui, après
la guerre de Crimée, a installé le présent état de choses dans le
Nord, Londres et Paris ont opposé à M. de Schoen une négo-
ciation plus étendue, qui englobe mer Baltique et mer du Nord,
fait appel aux signatures d'une moitié de l'Europe et trouble Je
tête-à-tête russo-allemand, dans lequel Berlin n'aurait admis
en confidence que Suède et Danemark. Stockholm a protesté
contre la liberté que réclame Pétersbourg de fortifier les îles
d'Aland...
Le 22 janvier, la combinaison baltique est abandonnée pour
le projet anglais. Discours de M. d'Aerenthal le 27 janvier :
Fidèles à notre politique balkanique, nous ne cherchons pas à
faire une conquête territoriale. Dans les Balkans, notre mission est
une mission de civilisation et une mission économique. K|]p esl
d'autant plus importante que les pays balkaniques sont à la veille
d'une ère de développement considérable. L'ouverture à In \'u* eVnno
mique de l'Asie Mineure et de la Mésopotamie sera toujours con$j_
l'oeuvre de m. d'aerenthal 4a5
dérée comme un exploit de l'esprit d'entreprise germanique... Nous
sommes, de par la possession de la Bosnie, une puissance balka-
nique : notre tâche et notre devoir consistent à discerner les signes
des temps et à savoir en tirer parti. Je dis cela en prévision d'une
politique de chemins de fer. Par la construction des Chemins de fer
Orientaux jusqu'aux frontières turques et serbes, nous avons posé
la base d'une évolution ultérieure. Nous songeons avant tout à
prendre des mesures pour la jonction avec Mitrovitza : l'ambassa-
deur marquis Pallavicini a été chargé de demander à S. M. le
Sultan l'autorisation des études pour la construction de cette voie.
J'espère fermement que le Sultan accordera sous peu cette autori-
sation, afin qu'un syndicat de banques autrichiennes et hongroises
puisse entreprendre les travaux du tracé.
On ne saurait insinuer plus adroitement la théorie du « voi-
sinage y> et delà « pénétration pacifique », ni mieux lier les
intérêts autrichiens, hongrois et germaniques. Mais d'autres
sympathies sont encore sollicitées par les offres du ministre
austro-hongrois. Après avoir célébré la cordialité grandissante
des rapports entre Vienne et Berlin, M. d'Aerenthal se félicite
que c< les efforts tendant à rendre plus amicales les relations
avec l'Italie aient été couronnés de succès » :
Pour nous, qui, conjointement avec l'Italie, avons à sauvegarder
des intérêts sur la côte de la Méditerranée et en Orient, nos relations
d'amitié avec cette puissance ont une grande importance, car il s'agit
ici, avec un État limitrophe, de rapports de sympathie et de commu-
nauté d'intérêts desquels dérivent pour tous les deux non seulement
une sécurité absolue, mais aussi une garantie pour la réalisation de
buts identiques.
Après avoir célébré non moins hautement l'amitié de Péters-
bourg, M. d'Aercnthal se félicite que la conférence d'Algésiras
ait fourni aux diplomates viennois « l'occasion de donner à la
France des preuves de confiance et d'amitié » :
L'acte d'Algésiras a fixé Irois principes fondamentaux : l'indé-
pendance du sultan, l'intégrité du territoire et la porte ouverte.
Attendu que les deux puissances qui, par suite de leur voisinage»
portent le plus grand intérêt au Maroc, à savoir la France et
l'Espagne, respectent ces principes, nous n'avons pas de raisons de
nous opposer aux mesures militaires, de nature temporaire, qu'elles
ont prises dans quelques ports.
^
4^6 LA REVUE DE PARIS
Après avoir fait l'éloge de la Roumanie, « dont les rapports
avec nous sont des plus amicaux », M. d'Aerenthal, comme
pour piquer au jeu Serbes et Bulgares, — et le jeu réussira :
les Bulgares, que Ton disait liés à la Russie, vont se jeter dans
les bras de Vienne, — M. d'Aerenthal promet aux Grecs la
meilleure part dans les bénéfices de sa politique nouvelle :
Lorsque le réseau bosniaque aura été rattaché aux rails ottomans,
notre trafic se dirigera directement par Serajevo vers la mer Egée et
la Méditerranée, et même, comme nous espérons voir sous peu la
jonction des chemins de fer turcs et grecs, les communications con-
tinues entre Vienne, Buda-Pest, Serajevo et le Pirée ouvriront la
voie la plus directe entre l'Europe centrale, l'Egypte et les Indes.
Nous appuyons chaleureusement à Constantinople les demandes
grecques de jonction : par là seulement, se réalisera dans son
ensemble notre idée économico-politique. Je compte d'autant mieux
sur le concours du Sultan que ces raccordements ouvriraient aux
vilayets macédoniens une nouvelle vie économique et engageraient
la population en des œuvres pacifiques.
Malgré l'évident échec du voyage de Guillaume II en
Angleterre, M. d'Aerenthal veut se persuader que Londres
elle-même ne s'opposera pas aux combinaisons austro-alle-
mandes ni à cette ligne qui, en fin de compte, doit relier
Hambourg à Salonique :
J'ai le plaisir de constater que la politique de rapprochement
s'étend également aux rapports anglo-allemands. Cette amélioration
s'est manifestée de façon très éloquente par l'accueil cordial fait à
l'empereur (Guillaume en Angleterre. Nous nous réjouissons du succès
qu'ont eu les efforts des personnages qui dirigent la politique en Ulc-
magne et en Angleterre, car cela nous rassure de voir l'Angleterre,
avec laquelle nous entretenons des relations des plus amicales, en
bonne entente avec l'Allemagne, notre étroite alliée.
Bref, sur le modèle parisien dont le Maroc avait fourni
l'étoffe, ne voilà- t-il pas une belle copie viennoise, dont l'islam
balkanique fera les frais? Par le syndicat austro-italien, grâce à
l'alliance austro-allemande, à l'amitié austro-russe et aux sym-
pathies austro-françaises, malgré l'hostilité secrète ou déclarée
de Londres, les trois principes fondamentaux d'Algésiras seront
appliqués à la Turquie d'Europe : indépendance du Sultan,
intégrité du territoire et porte ouverte... Mais les deux voisins
r
l'oeuvre de m. d'aerenthal 4^7
de terre et de mer, Autriche et Italie, se chargeront d'ouvrir et
de tenir ouvertes les portes du nord et de l'ouest, comme
Espagne et France se sont chargées des portes au Maroc.
III
M. d'Aerenthal avait-il escompté le succès immédiat de sa
combinaison? pensait-il que Londres et Pétersbourg, tout
occupées de leur réforme macédonienne, laisseraient faire ou,
témoignant d'abord quelque humeur, se laisseraient bientôt
reprendre par les charmes de l'amitié anglo-italieAne et de
l'amitié austro-russe? Aussitôt connues à Pétersbourg, les
déclarations de M. d'Aerenthal causent un beau tapage. On
dit que l'ambassadeur russe à Vienne, le prince Ouroussof, va
être mis en congé, et M. Isvolski semble disposé ou obligé aux
mesures énergiques. M. d'Aerenthal reste d'abord étourdi de
l'explosion que son discours a provoquée. On parle de sa retraite.
Mais les « jeunes » et les « vieilles gens » lui gardent leur
confiance et rejettent sur M. Isvolski la faute de la méprise.
Vienne veut espérer que, malgré tout, l'entente austro-russe
prévaudra. Berlin1 et Rome2 protestent de leur entier dévoue-
ment et M. d'Aerenthal, promptement remis de son alarme,
annonce aux Délégations que le Sultan est gagné à ses projets :
Vienne, le îa lévrier.
M. d* Yerenthal a confirmé, ce que l'on pensait non sans quelque
raison, que la Porte était favorable à la politique de r\utriche-Hon-
grie concernant le chemin de fer de Mitrovitza. Vienne a donc
1. Berlin, 8 février. Les protestations russes contre les projets du baron
d'Aerenthal sont considérées comme l'expression de l'amertume provoquée
par la reprise d'une politique active de l'Autriche en Orient, après une
longue inactivité qui avait pu passer pour une renonciation. Cette politique
n'est toutefois pas celle d'un homme et ne changera pas avec lui : c'est celle
que l'empire d'Autriche a décidé de suivre désormais, et c'est un fait avec
lequel il faut compter. On croit donc ici que les Russes recevront des expli-
cations et que les deux puissances continueront leur politique d'entente.
a. Itome, 9 février. Daus un article qui parait officieusement inspiré, la
Tribuna souhaite que la position du baron d'Aerenthal, qui est un chaud
partisan des bonnes relations austro-italiennes, ne soit pas ébranlée, d'autant
plus que le baron d'Aerenthal est justement combattu dans son pays par
les féodaux et les cléricaux qui n'ont pas oublié le passé et sont animés de
sentiments hostiles à l'Italie.
428 LA REVUE DE PARIS
envoyé quatre ingénieurs à la commission qui s'est chargée d'exa-
miner le chemin de fer dont les travaux seront commencés au milieu
de mars.
M. Bacquehem, rapporteur du budget des affaires étran-
gères, ajoute :
Nous accompagnons de nos sympathies les efforts que la France
fait au Maroc, dans l'intérêt de la civilisation; nous espérons que
nos efforts légitimes et économiques trouveront la même juste
appréciation en France.
On espère donc que les nécessités de la France au Maroc
rendront plus accommodants les gouvernements de Péters-
bourgetde Londres, — celui de Londres surtout qui ne s'in-
téresse qu'aux réformes et qui demande par la voix du Times :
«Si M. d'Aerenthal a engagé des négociations pour obtenir
une faveur de la Turquie, comment peut-il espérer à la fois
établir une pression suffisante sur le Sultan pour assurer l'ac-
ceptation des réformes judiciaires ou même pour vaincre la
résistance turque au renouvellement des fonctionnaires et des
officiers étrangers en Macédoine? » Réponse de M. d'Aeren-
thal devant la Délégation autrichienne :
Le gouvernement ne peut pas admettre que le chemin de fer du
Sandjak puisse exercer une influence défavorable sur la réforme en
Macédoine. L'Autriche-Hongrie se trouve d'accord avec la Russie
dans toutes les phases de l'action réformatrice et aussi au sujet de
la justice. Suivant le programme de Muerzsteg, l'Autriche- Hongrie
et la Russie auraient pu réaliser cette réforme seules, mais quelques
puissances signataires du traité de Berlin ayant donné à entendre
leur désir de participer à cette action, les deux cabinets acceptèrent
cette coopération.
On ne saurait dire plus nettement aux Anglais : (( Vous avez
voulu m'enlever la charge de réformer la Macédoine et vos amis
de Pétersbourg vous ont admis en tiers; travaillez ensemble,
je vous en laisse le soin. » De fait, la seule Angleterre va con-
tinuer ses exigences de réforme. Paris et Pétersbourg» du
bout des lèvres, sembleront formuler les mêmes demandes.
Mais Paris et Pétersbourg ont d'autres projets. A Paris, toute
amitié semble bonne, qui peut donner ou promettre quelque
l'œuvre de m. d'aerentiial 4^9
liberté plus grande au Maroc, et Paris compte sur la bienveil-
lance de Vienne pour une intervention à Berlin. Contre la
descente autrichienne, Pétersbourg a découvert une merveil-
leuse combinaison : au chemin de fer autrichien du Drang
nach Osten, Pétersbourg oppose le chemin de fer panslaviste
vers l'Occident. Vienne dit : « De la Save à l'Archipel »;
Pétersbourg répond : « Du Danube à l'Adriatique. » Dès le
18 février, le Temps annonce cette trouvaille et le rétablisse-
ment de l'entente austro-russe, qui en résulte comme par
miracle :
11 s'est produit entre Vienne et Pétersbourg une détente très sen-
sible. C'est surtout au baron d'Aerenthal qu'on le doit. Il a fort
habilement insisté à la Délégation sur l'aspect économique du pro-
blème, au moment même où il laissait entendre à Péterbourg qu'on
pourrait trouver dans les Balkans la compensation nécessaire à
l'équilibre des influences. L'objet de cette compensation, c'est
le chemin de fer du Danube à l'Adriatique, dont la concession
sera demandée à la Porte : i° en Roumanie, raccordement de
Craiova à Praova ou à Radoujevac sur la frontière serbe; 20 en
Serbie, de Praova ou de Radoujevac à Nisch par les vallées nord-
sud; de Nisch en un point situé sur la frontière turco-serbe aux
environs de Mirovec; 3° sur territoire turc, de ce point vers l'Adria-
tique en coupant la voie Salonique-Mitrovitza au sud-est de Mitro-
vitza. Le point d'aboutissement sur l'Adriatique serait probable-
ment, non pas Antivari, où l'Autriche possède en vertu du traité de
Berlin (art. 29) un droit de police, mais Saint-Jean de Medua ou
les environs immédiats.
Sur la carte, ce tracé est admirable : il coupe juste en son
milieu la descente autrichienne et, sur le papier, les calculs
des diplomates sont pleins de bonnes intentions :
Ce Transbalkanien, — continue le journal français, — ouvrirait
à la Roumanie et à la Serbie un débouché vers l'Adriatique. La
Roumanie et la Bulgarie échapperaient aux difficultés des Darda-
nelles. Ce route nouvelle créerait un courant économique, qui lui
serait propre, et elle détournerait une partie des exportations rou-
maines et bulgares de la mer Noire et une partie des exportations
serbes de Salonique. Chemin de fer sans importance politique et
sans caractère militaire, sauf pour la Turquie à laquelle il fournirait
une voie rapide vers l'Albanie ; voie de pénétration excellente pour
les marchandises européennes, en particulier pour les marchandises
430 LA REVUE DE PARIS
italiennes; débouché facile des royaumes balkaniques sur la Médi-
terranée, le Danube-Adriatique serait une œuvre essentiellement
pacifique, aussi profitable aux grandes puissances qu'à la Turquie,
par la mise en valeur de la Macédoine.
La Russie n'est pas directement intéressée à sa construction.
Cependant l'amélioration du réseau russo-roumain lui permettrait
aussi de l'utiliser pour son commerce et d'échapper, elle aussi, dans
une certaine mesure aux difficultés des Dardanelles. Mais ce serait
surtout une sauvegarde pour ses intérêts moraux et un accroisse-
ment de l'influence russe. L'équilibre détruit par la construction
du Serajevo-Mitrovitza serait rétabli pour le plus grand bien de la
paix européenne.
Sur le terrain, une moitié de ce tracé est réalisable : dans
la plaine roumaine, puis dans les vallées serbes et la haute
plaine albanaise, de Craiovaà Mitrovitza, sur 3oo ou 35o kilo-
mètres (la distance de Paris à Strasbourg), les travaux d'art
seraient nombreux et coûteux, mais pas difficiles. L'autre
moitié du tracé, de Mitrovitza à l'Adriatique, serait une
gageure : de la haute plaine albanaise, à travers les ioo kilo-
mètres des montagnes d'Ipek, il faudrait sauter dans le fossé
du Drin, puis, aux roches de ce couloir étroit et désert,
suspendre ioo kilomètres de coudes, de remblais, de ponts et
de tunnels, déboucher enfin dans le golfe qui jadis s'étendait
jusqu'au fond du lac de Scutari, mais que les alluvions ont
comblé et dont les trente ou quarante kilomètres de boues
fluentes et de marécages séparent le continent solide et l'an-
cienne île rocheuse de Saint-Jean de Medua.
Et quand à coups de millions cette ligne serait ouverte, à quoi
pourrait-elle servir? Parler de « la mise en valeur de la Macé-
doine » par une voie qui ne traverse pas un pouce du territoire
macédonien; dire que les blés russes et roumains, « pour
éviter les Dardanelles », iraient faire mille ou douze cents kilo-
mètres sur rail, alors que les bateaux du Danube, d'Odessa
et de Constantza leur offrent des embarcadères tout proches;
sembler croire que l'Adriatique est « le débouché facile des
royaumes balkaniques sur la Méditerranée » et peut « détourner
une partie des exportations roumaines et bulgares de la mer
Noire » : je sais bien que les diplomates ont parfois des ima-
ginations singulières, mais je doute qu'un homme d'affaires
examine une minute seulement pareilles turlutaines. Pour
r
l'œuvre de m. d'aerenthal 43i
« créer sur cette ligne un courant économique qui lui serait
propre », je ne vois que les cochons serbes qui puissent enfiler
ce chemin; mais, pour couvrir l'intérêt du capital engagé et
les frais d'exploitation entre Nisch et Saint-Jean de Medua,
il faudrait chaque année quelques millions de cochons que les
Serbes n'ont pas et qui, d'ailleurs, transportés à l'Adriatique,
n'y trouveraient aucun preneur, à moins qu'à Saint-Jean l'on
ne fit un grand port, que Ton n'y appelât de force les bateaux
du monde, que, sur le rivage opposé de l'Adriatique, l'Italie
ne fît un Chicago pour les conserves et préparations de porc,
ou que les Italiens, voulant se gagner le cœur des Serbes, ne se
missent matin et soir au régime de la grillade. Tant que les
Italiens resteront des mangeurs de macaroni, — des silophages,
des mangeurs de blé, disait déjà le poète de YOdyssée, — je
doute que la Serbie ait chez eux une clientèle. . . Il est vrai que
certains diplomates de renom ont prédit une colossale exporta-
tion de raisins et de vins serbes vers le pays de Naples : « On
ne porte pas des chouettes à Athènes », disait la sagesse hel-
lénique.
La vérité est que les seuls « intérêts moraux » de la Russie
étaient en cause et que l'on croyait les servir par une
immorale flatterie au nationalisme serbe et par un abus, plus
immoral encore, de la faiblesse turque. Pétersbourg croyait
regagner son prestige, en flattant dans le cœur des Serbes l'es-
poir de cette Grande Serbie qui doit fondre en un seul peuple les
trois morceaux de la race tiraillés entre Belgrade, Cettigné et
Serajevo, et s'en aller du Danube à l'Adriatique. Mais si les Ser-
bes, donnant dans cet espoir, entreprenaient de le réaliser, on
était résigné d'avance à les abandonner au coup de force autri-
chien. Car on savait bien que, même construite, jamais la ligne
Danube-Adriatique n'amènerait du fond de la Russie ou du
fond de l'Occident les libérateurs promis à la Grande Serbie :
les malheureux Serbes resteraient seuls au rendez-vous de la
bataille, au croisement des rails autrichiens et des rails pan-
slavistes, dans ce champ de Kossovo où, pour la troisième fois
de leur histoire, ils auraient à défendre la liberté de la nation.
Et, pour le seul profit des financiers, on comptait, une fois
encore, abuser de la faiblesse turque : cette ligne inutile, qui
coûterait quelque cent millions et qui chaque année serait
43a
LA REVUE DE PARIS
on déficit, c'est seulement avec une garantie kilométrique,
arrachée à la connivence d'Abd-ul-Hamid, que Ton pensait
l'entreprendre; le Turc paierait, une fois encore, un instru-
ment de sa ruine et de son asservissement. . .
Etrange politique française. Nous sommes les créanciers,
les plus gros créanciers de la Turquie, et notre épargne con-
tinue de fournir à la plupart de ces entreprises au Levant. Le
pillage de la Turquie peut profiter aux gens de finance, qui,
touchant leur commission à lancer des affaires, allèchent notre
épargne par les garanties arrachées à la Porte, puis, se désin-
téressant des résultats lointains, passent leurs actions avariées
à la foule de nos petits porteurs. Mais la nation ne saurait rien
gagner à ces opérations douteuses : nos intérêts nationaux
exigeraient de notre part l'honnêteté la plus scrupuleuse à l'égard
du Trésor ottoman ; toute affaire qui développe la richesse ou
diminue la misère du Turc, nous enrichit; toute affaire qui
gaspille les revenus de la Porte ou les compromet, nous
appauvrit : le chemin de fer Danube-Adriatique aurait dû
n'avoir pas d'adversaires plus déclarés que nous.
*
Les « intérêts moraux » de la Russie, notre alliée, exigeaient
une réponse aux empiétements de Vienne. Dès l'événement,
j'ai dit comment on pouvait servir ces intérêts, non par une
ligne imaginaire qui ne s'en irait que sur le papier couper la
descente autrichienne, mais par une coalition de tous les
intérêts et de tous les peuples que menaçaient les desseins de
M. d'Aerenthal.
La pacification de la Macédoine était la condition première :
tant que le statu qao, l'anarchie macédonienne, subsisterait,
Vienne aurait des occasions trop nombreuses d'intervenir et
des clients trop disposés à écouter ses offres. Seules, la réforme
complète du régime turc et la suppression complète du régime
hamidien pouvaient réconcilier la Porte et ses sujets et dresser
en travers des rails autrichiens le syndicat de toutes les chré-
tientés sujettes, qui n'iraient plus se jeter dans les bras du
tentateur, mais préféreraient toujours la sujétion turque, avec
r
l'œuvre de m. d'aerentiial 433
ses chances d'affranchissement futur, à la sujétion autri-
chienne, avec ses chances de durée perpétuelle.
Lne « politique de chemins de fer », mais honnête et utile,
était la condition seconde. L'intégrité de la Turquie d'Europe
ne pouvait — et ne peut être — défendue que par une voie
centrale, qui permettrait aux armées turques de circuler de
bout en bout, de la mer Noire à l'Adriatique, du Bosphore au
canal d'Otrante, de Stamboul la Turque à Avlona l'Albanaise.
Les rails unissent déjà Stamboul et Salonique; mais l'Albanie
reste toujours en dehors de la surveillance ottomane. Or les
doubles et triples chaînes du Pinde, qui à l'ouest de Salonique
font, de ce côté du Vardar, l'ossature de la péninsule, —
comme le Balkan et le Rhodope la font de l'autre côté, —
n'offrent dans leurs cinq cents kilomètres du nord au sud
qu'une trouée spacieuse entre Test et l'ouest ; mais c'est, jus-
tement à la hauteur de Salonique, le couloir de la Vistritza et
de la Voïoussa, dont les vallées affrontées descendent, l'une vers
l'Adriatique et l'autre vers l'Archipel. De Salonique, remonter
sans heurt la Vistritza, atteindre par un court tunnel la Voïoussa
et, la suivant, courir sans encombre vers l'Adriatique pour
déboucher, sur le canal d'Otrante, juste en face de Brindisi,
serait une entreprise aisée et peu coûteuse ; les frais seraient
couverts et au delà, tant par le transit d'une mer à l'autre
que par les produits de ces riches vallées macédoniennes et
albanaises, qui restent à cette heure presque incultes, faute
de communications avec les ports les plus proches. Ici, vrai-
ment, l'on pourrait parler d'un « courant économique » et
d'une reviviscence de la Macédoine. Ici, tous les intérêts du
Turc et des populations légitimeraient une garantie kilomé-
trique, et si la Triple-Entente savait tourner les regards de
Rome vers Avlona, — vers ce Bizerte de l'Adriatique, — et vers
la grande route Avlona-Byzance où jadis les Romains se livrè-
rent entre eux la bataille de Philippes pour la domination du
monde, où quelque jour pourront circuler les convois les plus
rapides entre l'Occident et le Bosphore, entre Londres, Paris
et Constantinople, pense-t-on que le choix des Italiens hésite-
rait et qu'aux caresses de M. d'Aerenthal, ils ne préféreraient
pas l'amitié fructueuse de l'Occident?
Sur ce grand tronçon turco-occidental Constantinople-
i5 Novembre igo8. i^
434 LA REVUE DE PARIS
Avlona, il ne resterait alors qu'à greffer ou à redresser les
lignes secondaires qui, reliant à cette voie les réseaux grec,
serbe et bulgare, feraient converger vers Salonique le trafic des
royaumes et principautés balkaniques et, rendant nécessaire
le salut de ce marché aux intérêts vitaux des Grecs, des Serbes
et des Bulgares, coaliseraient contre la descente autrichienne
la vigilance et, au besoin, les forces de tous ces rivaux.
Pour les Grecs, le raccordement Larissa-Salonique, non par
Tempe et le rivage, mais par l'intérieur et Serfidje; pour les
Bulgares, le raccordement Sofia-Salonique, non par Kustendil
et Uskub (ligne politique qui mettrait aux prises les défiances
serbes et les ambitions bulgares sur la Slavie macédonienne de
leurs confins), mais par Kustendil-Demir Hissar et la vallée
de la Strouma (ligne économique qui permettrait à la Bulgarie
continentale d'atteindre la mer libre sans le détour lointain des
Dardanelles) ; pour les Serbes enfin, l'aménagement, au besoin
le rachat turco-serbe de la ligne Nisch-Salonique, l'organisa-
tion d'un commerce rapide et commode et d'entrepôts serbes
sur le quai de Salonique, tout semblables aux entrepôts que le
Norddeulscher Lloyd possède sur le quai d'Anvers ; pour tous et
pour les Européens aussi, un port franc à Salonique : quel
gage de lointaine durée aurait alors l'intégrité ottomane, qui,
seule, pourrait garantir à tous la libre concurrence, sous la
neutralité du drapeau turc et sous la protection des flottes occi-
dentales! Car, ici, en cas de menace autrichienne, l'Occident
pourrait intervenir et, de ses armées navales, soutenir contre
l'agresseur la coalition du Turc avec les chrétientés voisines.
Ici, la protection de la Triple-Entente ne serait point un vain
mot... Et la ligne de Salonique vers Constantinople étant
franco-turque, si la ligne de Salonique vers Avlona devenait
turco-italienne, l'intégrité ottomane et la politique occidentale
auraient un soldat tout proche, dont l'Autrichien sentirait à
tout instant la surveillance et la menace...
*
* #
11 n'eut fallu qu'un homme d'État français pour faire adop-
ter ce plan d'ensemble, dont tous les éléments étaient sous la
r
L OEUVRE DE M. D AERENTHAL
435
main des diplomates, mais dont les Anglais ne voyaient qu'une
moitié, — continuation des réformes, — et dont les Russes
n'apercevaient l'autre moitié, — politique de chemins de fer,
— qu'à travers leur volontaire ignorance des nécessités écono-
miques et leurs préjugés panslavistes. Il eût été nécessaire
que la France, comme elle l'avait fait de 1902 à 1905, sût pré-
senter ce plan d'ensemble à ses amis et allié : c'était à double
titre son rôle, puisque la logique française eût une fois encore
servi notre tradition de secours impartial à l'empire turc et à
toutes les chrétientés levantines, et puisque la finance n'eût
engagé notre épargne qu'en des placements honnêtes et sûrs.
Mais de janvier à mars 1908, notre ambassadeur n'avait de
soin que pour ses charbonnages d'Héraclée, et, malgré les
débats d'un procès étalant devant le tribunal de la Seine les
étranges courtages dont sont grevées les affaires de nos natio-
naux au Levant, notre gouvernement continuait de craindre
son ambassadeur.
* *
De février à juin 1908, les Russes ne songent qu'à leur
chemin de fer Danube-Adriatique; les Anglais ne veulent
s'occuper que de réformes macédoniennes, et la France
donne aux uns et aux autres les meilleurs encouragements,
mais ne songe qu'à se garder la bienveillance de l'Autriche
pour de futurs bénéfices dans le règlement marocain. Cette
desunion de la Triple-Entente laisse à M. d'Aerenthal une
liberté d'action, que le dévoûment de Rome et de Berlin
achève d'encourager. Rome avoue qu'à Semmering, M. Tittoni
donna son adhésion à la « pénétration pacifique l ». Berlin
1. Rome, le 11 février. Le Corrierre délia Sera d'après une dépêche de
son correspondant de Vienne affirme que le vrai but des entrevues de Desio
et de Semmering fut un accord sur la question des chemins de fer des
Balkans. « M. d'Aerenthal, dit le correspondant du Corriere, établit ses
plans en plein accord avec la Triplice, cherchant à s'assurer l'appui des deux
alliés. Peut-être a-t-il calculé sur l'opposition de la Russie; et c'est pour
éviter d'être entouré de deux côtés qu'il a cherché tout d'abord à s'accorder
avec l'Italie. Ici tous les personnages politiques sont convaincus que là fut
le vrai but des rencontres de Desio et de Semmering. On raconta à l'époque
que le principal mobile de ces conférences fut la réforme judiciaire en
Macédoine. En réalité, les bases des accords de Desio et de Semmering
auraient été les suivantes : maintenir le principe de la porte ouverte et de la
■1
''4
436 LA REVUE DE PARIS
proclame son désintéressement, son désir de contenter tout
le monde, et se fait l'honnête courtier entre Vienne et le Sultan,
pour le chemin de fer du Sandjak1, entre Vienne et Péters-
bourg, pour la réconciliation des deux amis, et même entre la
Porte et Londres pour le renouvellement des agents-civils et
des officiers européens en Macédoine que Ton discute depuis
trois mois et qui continue d'obstruer la réforme judiciaire*.
Berlin est l'arbitre, puisque Paris n'a pas su l'être et, grâce
aux jalousies habilement excitées entre les peuples balkani-
ques, Vienne met la main sur Athènes8 et Sofia*. C'est de
Berlin qu'Abd-ul-Hamid continue d'espérer un appui. C'est de
Vienne que les chrétientés escomptent les services ; par son
mariage8, le prince Ferdinand se rapproche encore de la Tri-
plice.
Berlin se félicite bientôt de son ouvrage : en sacrifiant h
libre concurrence dans la péninsule balkanique ; éliminer toute raison de
conflit en s'engageant à appuyer réciproquement les tentatives de pénétra-
tion pacifique faites par divers moyens, mais toutes visant au même but,
c'est-à-dire à assurer le développement des intérêts économiques de
l'Autriche et de l'Italie dans la péninsule.
i. Vienne, le 20 février. Le gouvernement allemand a fait savoir au baron
d'Acrenthal, par son ambassadeur à Vienne, M. de Tschirschky, que
l'Autriche-Hongrie pouvait compter sur l'appui complet de l'Allemagne
pour l'exéention du chemin de fer du Sandjak.
Cette démarche a été faite pour affirmer la solidarité austro-allemande en
présence des manifestations françaises et anglaises en faveur de la Russie.
a. Vienne, 22 février. La Nouvelle Presse libre reçoit un télégramme
annonçant que M. de Marschall, ambassadeur d'Allemagne à Constant inople,
aurait promis au sultan des concessions dans la réforme judiciaire si la
Porte s'engageait à prolonger les mandats des organes européens en
Macédoine.
3. Athènes, il février, La jonction du chemin de fer Pirée-Larissa aux
chemins de fer turcs établirait des communications directes par terre entre
la Grèce et la Turquie d'un côté et l'Europe occidentale de l'autre. La ligne
grecque, qui est déjà arrivée à Larissa, sera prête jusqu'à la frontière
turque dans le courant de 1908.
4. Dans le Times du 16 février : Il y a environ un an, le prince de Bulgarie
modifia sa politique dans un sens favorable à l'Autriche. Son ministre des
Affaires étrangères soumit à Vienne une proposition ferme en vue d'une
action connexe pour servir les intérêts de la Bulgarie et de l'Autriche-Hon-
grie dans les Balkans, tant au point de vue économique que politique.
5. Vienne, le 55 février. Le prince Ferdinand de Bulgarie qui est toujours
à Vienne y reste jusqu'au 27, où il célébrera son jour de naissance. Puis il
se rendra à Osterstein, près de Géra, où aura lieu son mariage le Ier mars,
si toutefois la maladie dont est atteint le prince de Reuss ne prend pas une
tournure plus grave.
r
L OEUVRE DE M. D AERENTHAL
437
férorme judiciaire, tout s'arrangera1. Le séjour de Guillaume II
à Corfou et l'arrivée d'une escadre turque achèvent de gagner
Turcs et Grecs à l'influence austro-allemande. De fait, les
espoirs du Sultan ne sont pas trompés.
Les négociations pour le renouvellement des agents-civils
et des officiers traînant jusqu'au i4 mars, l'énergie de l'Angle-
terre s'use de jour en jour*. L'ambassadeur anglais, mal
soutenu par son collègue de Russie, dupé par ses collègues
d'Italie et de France, ouvertement combattu par ses collègues
d'Autriche et d'Allemagne, commence à désespérer de la
réforme judiciaire qui apparaît au gouvernement de Londres
comme bien plus difficile qu'on ne l'avait cru, comme dange-
reuse peut-être.
Dans le Discours du Trdne du 29 janvier, — deux jours après
l'exposé de M. d'Aerenthal, — Londres affirmait son intention
d'imposer, coûte que coûte, cette réforme; mais le a5 février,
à la Chambre des Communes, sir Edward Grey semble l'aban-
donner pour une ancienne proposition de lord Lansdowne :
Lord Lansdowne avait fait la proposition de nommer un gouver-
neur turc. Si un gouverneur turc était nommé pour un nombre
déterminé d'années, un homme dont la capacité et le caractère
seraient reconnus par les puissances, qui ait les mains libres et une
position sûre, je pense que la question macédonienne pourrait être
résolue. Sous une administration régulière, toutes les réformes déjà
existantes seraient confirmées et le pays serait pacifié et délivré des
bandes.
1. Berlin, 21 février. L'Allemagne prétend avoir contribué pour une bonne
part à dissiper l'acuité du différend austro-russe et à faire accepter les expli-
cations qui ont été échangées entre Vienne et Saint-Pétersbourg. L'attitude
de la France est aussi considérée ici comme ayant été telle que toutes les
puissances sans exception, et l'Autriche elle-même, pouvaient la souhaiter.
Toutefois, si la période aiguë du différend austro-russe est surmontée et
si le concert européen persiste dans les Balkans, la question des réformes
s»e heurte toujours à la même résistance de la part de la Turquie, qui sera
difficilement surmontée. On ne croit pas que malgré l'impuissance de l'Eu-
rope, il faille attendre une entente spéciale entre la Russie et l'Angleterre
pour l'Orient.
2. Constantinople, le 22 février. Se rendant à des avis amicaux, officieu-
sement présentés, la Porte a décidé de répondre d'un ton plus conciliant à
la dernière note des ambassadeurs relative aux agents de la réforme en
Macédoine. Cette réponse est attendue d'un jour à l'autre. Ce changement
de front de la Porte serait attribué à une indication faisant entrevoir que les
puissances seraient disposées à se montrer plus coulantes sur le projet des
réformes judiciaires.
3
■«
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.3
|38
LA REVUE DE PARIS
Il n'est pas douteux que les bandes soient devenues le prin-
cipal fléau de la Macédoine : plus efficacement que la réforme
judiciaire, leur expulsion servirait la paix publique. Mais
les hésitations de Londres ont peut-être une autre cause. Les
réformes précédentes, gendarmerie et finances, ne s'attaquaient
qu'au pouvoir civil du Sultan, aux vices de l'administration pro-
prement turque. Avec les tribunaux, c'est au droit musulman,
au pouvoir religieux du Khalife que l'on touche, et la résistance
opiniâtre ne vient plus seulement de la Porte et des fonction-
naires : c'est le corps des ulémas qui s'inquiète; les gens de
religion sont tout prêts à déchaîner le fanatisme des Croyants.
L'Angleterre pouvait négliger la colère du Turc. Elle doit
tenir grand compte des sentiments de l'islam, au moment où
son empire des Indes, travaillé de révoltes, ne lui est garanti
que par la fidélité de ses musulmans. De l'islam turc à l'islam
hindou, l'intimité devient plus proche; aux relations panisla-
miques, dont Abd-ul-Hamid a toujours disposé, s'ajoute le
chemin de fer de la Mecque, dont les rails vont atteindre
Médine et mettre en contact permanent les pèlerins et mar-
chands de l'Inde, venus par mer, avec les pèlerins de l'Occi-
dent voitures par les wagons du Khalife...
Tout en restant désireux de la réforme judiciaire, les Anglais
ne veulent plus en porter, seuls, la responsabilité devant
F islam; ils reviennent aux demandes de lord Lansdowne et les
soumettent au concert européen :
Constantinople, 10 mars.
Sir Edward Grey a proposé à divers gouvernements la nomination,
pour une durée de dix années et avec le consentement des puis-
sances, d'un gouverneur-général de la Macédoine, soit chrétien, soit
musulman.
La presse de Berlin et de Vienne et les journaux d' Abd-ul-
Hamid1 déclarent ce projet inacceptable. Paris se ralliera « à
la majorité des puissances » et Pétersbourg se charge de
répliquer à Londres par un contre-projet. La démarche de
sir Edward Grey force du moins les ambassadeurs à obtenir
enfin le renouvellement des agents-civils et des officiers :
i. Voir dans le Pro Armenia des 20 mars et 5 avril les citations.
r
l'oeuvre de m. d'aerenthal 439
Constantinople, via Sofia, 11 mars.
Le conseil des ministres a consenti finalement à envoyer au palais
un rapport soumettant au Sultan la décision de la Porte relative aux
pouvoirs des agents en Macédoine, conformément aux demandes
réitérées des ambassadeurs. Un iradé conforme est attendu d'un
moment à l'autre.
L'état de l'ambassadeur d'Angleterre, atteint depuis quelques jours
d'une congestion pulmonaire, donne lieu à quelque inquetude.
Pour le malheur de la Macédoine, l'ambassadeur anglais,
sir N. O'Conor, succombe (20 mars), et Pétersbourg est
reconquise par Vienne à la théorie du « voisinage ». Dès le
a 5 février, on pouvait prévoir la réconciliation :
Constantinople, via Sofia, 25 février.
Le grand bruit fait autour des divers projets de jonctions de voies
ferrées en Macédoine s'apaise. La Russie, croit-on, estimant qu'elle
n'a pas grand intérêt à des lignes ferrées en Turquie d'Europe, por-
terait l'objectif des compensations qu'elle désire en Asie-Mineure et
obligerait la Turquie à liquider le conflit de la frontière persane.
Il faut défendre les derniers restes du statu cjuo, empêcher
la nomination d'un gouverneur autonome, qui transforme-
rait I'ariarchique Macédoine en un autre Liban tranquille et
écarterait à tout jamais l'intervention austro-russe, — comme
le gouverneur libanais a écarté l'intervention française ; Vienne
et Pétersbourg reprennent leur entente sous la médiation de
Berlin :
Berlin, 11 mars.
Le mémorandum russe relatif au nouveau programme de réformes
en Macédoine vient d'être renvoyé de Vienne à Saint-Pétersbourg.
Le baron d'Aerenthal a approuvé les lignes générales des propositions
russes, qui seront soumises aux grandes puissances après l'accord
des deux gouvernements.
M. de Bulow fait le voyage de Vienne :
Vienne, le ier avril.
Dans toutes les conversations de M. de Btilow avec l'empereur,
avec le prince héritier et M. d'Aerenthal, la question de la Macé-
doine et le projet russe, qui parait avantageusement prendre la place
du projet de l'Angleterre, ont été l'objet d'un examen détaillé, et
peut-être aussi qu'on a fixé les limites que l'action française au Maroc
&•- 440 LA REVUE DE PARIS
£, ; ne devra pas dépasser pour garder l'approbation de l'Allemagne et
£•• de F Autriche-Hongrie.
g" ' Vienne et Berlin ont aussi arrêté les propositions que, dans
| ;• l'entrevue de Venise, Guillaume II portera à Victor-Emma-
£r nuel II de la part de la Triplice... Le projet austro-russe paraît
« enfin au grand jour : la Russie propose, au lieu d'un gouver-
fry neur autonome, de conserver l'inspecteur-général turc, qui ne
f'' pourrait être destitué sans l'approbation des puissances; les
5 commissaires financiers jouiraient, en ce qui concerne le con-
trôle général, des mêmes droits que les agents-civils; les puis-
'f. sances appuieraient auprès de la Porte le projet de réforme
l; judiciaire; le contrôle de cette réforme serait exercé par la
^ commission financière, dont les membres pourraient entrer
au service turc. Adhésion immédiate de la Triplice, après
l'entrevue de Venise :
Berlin, 6 avril.
Les cabinets de Vienne, Rome et Berlin sont disposés à appuyer
le projet russe et le Sultan se rallierait aussi au principe qui en
forme la base et qui veut voir respecter avant tout la souveraineté
turque en Macédoine. Quant aux propositions anglaises, on repren-
dra peut-être quelques idées qui s'y trouvent émises, mais sans
qu'elles puissent changer le sens du projet russe.
Un instant, tout est remis en question par les incidents de
Tripolitaine ; on annonce la mobilisation de bateaux italiens
(9-20 avril) : Rome croit-elle le moment venu d'ouvrir, elle
aussi, sa pénétration économique? Berlin, — qui envoie
M. de Bulow à Rome, — et Vienne se font acheter leur
médiation par le Sultan :
Constantinople, 10 avril.
La société des Chemins de fer <£ Anatolie a adresse à la Porte
une demande pour la prolongation, sur une distance de six cents
kilomètres, du chemin de fer de Bagdad, depuis le point terminus
actuel de Boulgourlou jusqu'à Alep.
La Société des Chemins de fer Orientaux, qui est chargée du
tracé du chemin de fer du Sandjak, envoie sur place vingt ingénieurs,
sous la direction de son ingénieur en chef M. Fridrich.
r
l'oeuvre de m. d'aerenthal 44i
M. Constans profite aussi de l'imbroglio tripolitain pour
extorquer le règlement de son affaire d'Héraclée (i5 avril-
i5 mai). Et de nouveau, M. de Marschall exige son pourboire :
le Sultan, qui veut témoigner de sa rancune aux Russes et aux
Anglais, donne la garantie d'intérêt nécessaire à la traversée
du Taurus par le « Bagdad allemand ». Les notes officieuses de
Berlin célèbrent cette victoire (a 3 mai) :
L'entreprise est aujourd'hui assurée. Des organes étrangers ont
toujours cru que l'Allemagne avait besoin du concours financier
d'autres puissances, et on en déduisait qu'elle pouvait accorder des
concessions sur d'autres terrains afin de s'assurer l'aide des capitaux
français et anglais; on avait même parlé du Maroc, où, en échange
de concessions à la France, celle-ci lui garantirait l'achèvement de
ce chemin de fer.
L'Allemagne permettra à des capitaux français, anglais et russes
de participer à la construction de la ligne de Bagdad; mais elle
s'attachera toujours à en conserver le contrôle. Cette œuvre de
civilisation vient de faire un grand pas. Une fois que le tronçon du
Taurus sera construit, c'est à peine s'il y aura des difficultés à
surmonter pour l'achèvement complet.
Anglais et Busses ne cachent pas leur mécontentement ; mais
Tirritation est bien plus vive en Turquie, où les projets alle-
mands, l'exploitation allemande, la tyrannie allemande ont
lassé les fonctionnaires des provinces. Les menées italiennes
en Tripolitaine sont bien connues des Jeunes-Turcs; le vali
de Tripoli, Begeb-pacha, est un des leurs. Les études pour le
chemin de fer du Sandjak inquiètent les musulmans. Les
garanties exagérées qu'Abd-ul-IIamid consent au Bagdad alle-
mand (tous comptes faits, plus de 20000 francs au kilomètre)
irritent surtout l'armée qui, depuis des mois, ne reçoit plus de
solde et que la propagande jeune-turque travaille depuis trois
ans déjà. La « trahison du Sultan » devient l'un des argu-
ments les plus populaires en faveur de la révolution. Les
officiers jeunes-turcs répètent à leurs troupes qu'Abd-ul-
Hamid, consentant au chemin de fer du Sandjak, vend la
Turquie d'Europe aux Autrichiens et que le Bagdad livre
TAnatolie aux Allemands.
D'autres accidents exaspèrent le patriotisme turc : les puis-
sances retirent de Crète leurs troupes d'occupation; la Crète
&
442
LA REVUE DE PARIS
ainsi va passer aux mains des Grecs, que Ton accuse de fomenter
les troubles de Samos (24-26 mai). L'entrevue d'Edouard VII
et de Nicolas II à Reval (10 juin) porte ces inquiétudes à leur
comble, tant par les projets nouveaux de réformes arrêtées
entre M. Isvolski et sir Ch. Hardinge que par les projets d'al-
liance turco-allemande annoncés en réponse ' :
Berlin, 12 juin.
La Gazette de Francfort écrit au sujet de l'entrevue de Reval :
« En Angleterre comme en Russie l'opinion est très répandue que
derrière la Turquie il y a l'Allemagne. On espère, en abattant le
Grand Turc, atteindre le prestige de cette rivale redoutée. Mais
comme personne ne songe à déchaîner la guerre pour l'intégrité
de la Turquie, pas plus que pour celle du Maroc, il ne reste que
les moyens diplomatiques; il n'y a pas de doute que l'on ait pris
dans l'entrevue de Reval des mesures en conséquence. Il serait bon
qu'on n'y eût pas oublié qu'il faut aussi compter avec l'Autriche, qui
a un rôle important à jouer dans toutes les affaires turques et qui ne
songe pas à y renoncer.
Londres et Pétersbourg se mettent enfin d'accord,
officieuse du Foreign Office (20 juin) :
Note
Le gouvernement anglais possède la réponse de la Russie à sa
dernière note. Le projet anglo- russe pour la pacification de la Macé-
doine, projet très détaillé, très précis, est virtuellement établi. Il
combine les meilleures solutions extraites des projets antérieurs de
la Russie et de l'Angleterre. Aussitôt qu'il aura été définitivement
établi, la Russie et l'Angleterre s'efforceront d'obtenir l'adhésion des
autres puissances. Rien ne justifie le bruit que la Russie et l'Angle-
terre auraient décidé de convoquer une Conférence européenne pour
discuter les affaires de la Macédoine.
Mais le général prussien von der Goltz, ancien instructeur
l'armée ottomane, arrive à Constantinople en « mission spé-
ciale » : la Porte, sans attendre le projet anglo-russe, se déclare
à bout de sacrifices en Macédoine :
l
1. Constantinople, le il juin, « Le Sultan et l'empereur d'Allemagne ont
échangé ces temps derniers plusieurs lettres autographes. Ou annonce de
bonne source que Guillaume II se rendra à Constantinople au mois de sep-
tembre. L'ambassadeur d'Allemagne vient de partir pour Berlin afin de con-
férer avec l'empereur à ce sujet. Dans les cercles diplomatiques, on croit
que Guillaume II désirerait que la Turquie fasse partie de la Triple-
Alliance. »
f
r~
l'cbuvre de m. d'aerenthal 443
Conslanlinople, 30 juin.
Dans son instruction-circulaire, la Porte avise les ambassadeurs
de déclarer à leurs cabinets respectifs que la prolongation qu'elle
vient de consentir en Macédoine constitue une concession suffisante
et qu'elle ne peut accepter d'autres propositions allant au delà de
cette mesure.
En attendant le projet anglo-russe, les ambassadeurs finan-
ciers reviennent à leurs trafics de concessions :
Constan tin o pie, via Sofia, 3 juillet.
L'ambassade de France a remis hier à la Porte une note appuyant
une demande de la Société de Jonction Saloniq ue-Constantinople
pour la concession du tronçon ottoman de la ligne Danube-Adria-
tique. La Russie et l'Italie ont fait déjà la même démarche qui, pour
la France, acquiert plus d'importance, puisque la société et les
capitaux français tiennent la première place dans l'entreprise. Quant
à la jonction turco-bulgare, l'entreprise de la construction serait
demandée par M. Bartissol ou la Société des Batignolles.
Soudain les mutineries militaires qui, depuis six mois déjà,
se répandaient en Anatolie, surtout dans les vilayets armé-
niens, gagnent la Macédoine. Les espions d'Abd-ul-Hamid sont
exécutés (i-5 juillet). Les soldats, qui ont fini leur temps,
exigent — surprenante nouveauté — d'être licences. Chemsi-
pacha, envoyé du Palais pour sévir, est tué (5-io juillet).
La note anglaise est enfin prête : laissant la réforme judiciaire,
c'est contre les bandes que Londres voudrait tourner le concert
européen; une colonne mobile de dix à douze mille hommes
serait organisée par la Porte et, sous le haut commandement
d'Hilmi-pacha, nettoierait la Macédoine des brigands de toute
religion.
Par ce temps de séditions militaires, réunir une armée de
dix à douze mille hommes, c'est donner à la révolution son
centre et son organe. Le Sultan et ses amis n'osent pourtant
pas refuser; ils attendent, d'ailleurs, le projet russe, qui doit
traiter spécialement des réformes financières et judiciaires.
Mais à Pétersbourg on n'est pas pressé; sans l'aide autri-
chienne, M. Isvolski n'oserait se risquer; il cherche même le
bras complaisant d'un autre ami :
444 LA REVUE DE PARIS
Saint-Pétersbourg, 17 juillet.
Le Slovo a appris que le projet anglo russe, concernant les
réformes macédoniennes, ne sera officiellement adressé aux puis-
sances qu'à la fin d'août, après l'entrevue de M. lsvoiski, du baron
dVEhrental et de M. Tittoni à Carlsbad, où seront discutés les points
les plus importants du projet.
La révolution, qui se généralise en Macédoine, tire d'em-
barras le ministre russe. Monastir et Salonique sont au pouvoir
des insurgés (a3 juillet). Abd-ul-Hamd doit rétablir la Consti-
tution et renvoyer son grand-vizir Ferid-pacha, l'homme des
Allemands :
Vienne, 24 juillet.
Le nouveau grand-vizir, Saïd-pacha, est plutôt favorable à la
politique anglaise, tandis que son prédécesseur, inféodé à l'Alle-
magne, fut le grand promoteur du chemin de fer de Bagdad. Ferid-
pacha, un Albanais, remplacé par Saïd, originaire d'Arménie, c'est
encore un indice.
Constantinople, '24 juillet.
L'Empereur d'Allemagne a conféré l'ordre de l' Aigle-Noir à Ferid-
pacha, l'ancien grand-vizir, et la croix de l' Aigle-Rouge à Zihni-
pacha, ministre du commerce et des travaux publics. On déclare que
ces décorations ont été conférées à l'occasion de la signature de la
convention du chemin de fer de Bagdad.
La rapidité de ces changements, l'organisation admirable des
comités jeunes-turcs, l'unanimité des fonctionnaires civils et
militaires en Macédoine remplissent d'espoir les gouvernements
occidentaux et déroutent d'abord M. d'Aerenthal; tous les jour-
naux ottomans déclarent que le rôle de l'Autriche en Macédoine
est terminé et les officiers turcs insultent leurs collègues qui se
prêtent encore à l'étude du chemin de fer dans le Sandjak. Mais
peut-être les cabinets occidentaux se font-ils quelques illusions
sur la valeur réelle des forces jeunes-turques. Dans ce com-
plot militaire, qu'ont poussé à la révolte le manque de solde,
l'espionnage et les passe-droits, quelle part ont eu les poli-
tiques et quels politiques? se trouve-t-il en Turquie les dix
hommes nécessaires au gouvernement et capables de réformer
la Turquie par elle-même sans plus attendre les conseils ni
l'aide des puissances? Car le problème reste intact : la révo-
lution n'a changé que le gouvernement central; c'est par
l'oeuvre de m. d'aerenthal 445
l'administration provinciale qu'a toujours péché et que pèche
toujours le régime turc. Les exemples du passé auraient dû
mettre en garde la Triple-Entente et les Jeunes-Turcs eux-
mêmes contre les enthousiasmes irréfléchis et contre les tra-
hisons subtiles.
On ne saurait attendre des Jeunes-Turcs la solution immé-
diate et soudaine de ce problème macédonien qui, depuis
dix ans, a causé tant de querelles et de souffrances. Après le
généreux enthousiasme des premiers jours, les haines, qui
reparaissent, s'envenimeront : si l'Europe voulait donner aux
Jeunes-Turcs quelques chances de réussite, elle devrait soi-
gneusement conserver en Macédoine ses moyens de contrôle et
de pacification. Ainsi pensent tous les vrais amis de la Jeune-
Turquie :
\ucun effort, — écrit le Tunes dès le 20 juillet, — ne devra être
épargné au moment opportun pour faire sentir aux autorités turques
que. quoi qu'il arrive en Turquie, la Macédoine ne peut demeurer
dans la situation déplorable où on Ta trop longtemps laissée. La
Turquie a le droit de demander qu'on la laisse travailler à sa régé-
nération sans être troublée par des critiques ou par des intrusions
de ceux qui l'entourent.
Mais tel n'est pas l'avis des puissances que le nouveau
régime gêne en leurs ambitions :
Vienne, 26 juillet.
La note russe, qui faisait connaître au gouvernement austro-hon -
grois le programme fixé par la Russie pour les réformes en Macé-
doine à la suite de l'entente de Reval, a été remis au ministère des
Affaires étrangères presque au moment même où arrivait de Constan-
tincple la nouvelle du rétablissement de la Constitution de 1876 :
il est tout naturel que la réponse autrichienne soit provisoirement
retardée.
Rome, 29 juillet.
La Tribuna dit que la situation des Italiens en Tripolitaine a
empiré depuis la récente démonstration navale : les autorités
turques empêchent les Italiens de dépasser les murs de Tripoli,
tandis que cinq étrangers, un Français et quatre Anglais, ont été
autorisés à s'engager dans l'intérieur; le gouverneur Rejeb-pacha
est ouvertement hostile à l'Italie; le mouvement jeune-turc actuel
accentue cette hostilité en augmentant les espoirs du parti natio-
naliste.
446 LA REVUE DE PARIS
Aussi quand Londres et Pétersbourg essaient de sauver
l'œuvre réformatrice, on leur prête les pires intentions :
Saint-Pétersbourg, 8 août.
Le ministre des Affaires étrangères vient d'envoyer aux représen-
tants de la Russie à Berlin, à Londres, à Paris, à Rome et à Vienne,
le projet de réformes en Macédoine élaboré par lui, et entièrement
accepté par le cabinet de Londres.
Péra, i3 août.
Aujourd'hui le comité Union et Progrès publie une intéressante
proclamation mentionnant les rumeurs d'après lesquelles quelques
puissances allaient s'ingérer dans les affaires intérieures du pays
et le bruit rapporté par l'agence Havas que l'amiral Touchard et
M. Isvolski avaient décidé que leurs gouvernements interviendraient,
si la Turquie n'étouffait pas le mouvement anarchique en Macédoine.
Et Ton prête aux Jeunes-Turcs une hâte, qu'ils n'ont jamais
eue, de se débarrasser des réformes et des instruments de
paix civile :
Salonique, 3 août.
D'après des renseignements pris à la source autorisée, il est
complètement inexact que les rapports soient tendus entre les
officiers français chargés de réorganiser la police, et la population
macédonienne. Des manifestations chaleureuses d'amitié sont faites
journellement auprès du colonel français et des officiers, sans
exception, par la population et les officiers ottomans.
Le comité Union et Progrès (jeune-turc) de Salonique nous
adresse une dépêche pour démentir catégoriquement les nouvelles
suivant lesquelles les agents-civils des réformes et les officiers de la
gendarmerie macédonienne seraient l'objet d'attaques dans les régions
d'Uskub et de Djoumia.
Voulant décider les autres, l'Autriche prend les devants et
met ses officiers macédoniens en congé illimité (21 août). Les
autres pressentent la trahison viennoise : la Macédoine va
retomber dans la crise de 1903; une intervention deviendra
légitime. C'est pour décider l'Italie à pareille manœuvre que
M. d'Aerenthal appelle M. Tittoni à Salzbourg :
Francfort, le 7 septembre.
On mande de Constantinople à la Gazette de Francfort : « Le
premier résultat de l'entrevue de Salzbourg est le rappel de tous les
officiers de gendarmerie autrichiens et italiens. Il prend la forme
r
l'oeuvre de m. d'aerenthal 447
dune mise en congé pour un temps illimité. Une partie des officiers
autrichiens avait d'ailleurs déjà été mise en congé. »
La Russie a déjà cédé aux mêmes conseils :
Constantinople, a3 août.
Les officiers de gendarmerie russe en Macédoine qui sont actuel-
lement absents de leur poste ont été l'objet d'une prolongation de
congé, en vue de leur rappel ultérieur. Les trois officiers russes qui
I étaient demeurés à leur poste ont été rappelés. Suivant une statis-
tique fournie par Hilmi-pacha aux agents civils, 112 bandes, com-
posées au total de 1 279 hommes dont 707 étaient bulgares, avaient
fait, jusqu'au 6 août dernier, leur soumission.
Vain espoir : les bandes font leur soumission; la Macé-
doine reste tranquille. Il faut essayer d'autre ruse. On annonce
des troubles dans le Sandjak.
Vienne, le 14 septembre.
Déjà depuis quelque temps une certaine agitation était entretenue
par les Arnautes et les Jeunes-Turcs à Plevlié, contre Sule\ man-pacha
qu'ils considéraient comme un ami de l' Autriche-Hongrie. Le mi-
nistre des Affaires étrangères à Vienne, informé de cette agitation,
fit une démarche auprès du comité jeune-turc de Salonique, qui
envoya une commission à Plevlié pour punir les meneurs. Mais
Suleyman-pacha, ne se sentant pas en sûreté à Plevlié, résolut de
résigner ses fonctions et de quitter la ville.
On parle d'envoyer à Plevlié un régiment autrichien et de
« rétablir l'ordre ». Mais, renseignements pris, on doit avouer
qu'il n'y a jamais eu d'autres troubles à Plevlié que l'expul-
sion par ses officiers d'un général, espion d' Abd-ul-Hamid. . .
M. d'Aerenthal en serait encore pour ses frais d'imagination
si, comme par maladresse, le Sultan ne lui fournissait l'inci-
dent bulgare, l'enfantin refus d'inviter l'envoyé du vassal à
la table du Suzerain. Aussitôt le prince Ferdinand arrive à
Buda-Pest et les résultats apparaissent : l'indépendance de la
Bulgarie proclamée permet aux « jeunes gens » d'annexer la
Bosnie-Herzégovine. Depuis un mois, on travaillait par de
fausses nouvelles à légitimer cette usurpation :
Vienne, 19 août.
Une nouvelle importante venant de Paris et reproduite par plu-
sieurs journaux dit que le comité jeune-turc de Paris voudrait
448 LA REVUE DE PARIS
qu'une des premières délibérations de la nouvelle Chambre des dé]Hités
fût de demander l'intervention des puissances signataires du traité
de Berlin pour qu'elles retirent à l'Autriche-Hongrie le mandat qu'elle
a reçu de rétablir l'ordre en Bosnie et en Herzégovine. Ce mandat
n'aurait plus de raison d'être. si la Turquie, gouvernée constitution—
licitement, rétablit elle-même l'ordre sur son territoire. Les provinces
occupées par l'Autriche-Hongrie devraient alors rentrer sous la
souveraineté effective du Sultan.
A ce nouveau pas de l'Autriche, une fois encore, la Russie
semble prendre feu, et il est en Serbie des patriotes qui
pensent que M. d'Aerenthal rencontrera sur son chemin la
justice internationale... Je leur conseille de relire une note
officieuse de la Suddeutsche Reichscorrespondenz, qui, pour
être du 27 juillet, n'en reste pas moins d'actualité :
La Russie veut, par l'intermédiaire de l'Autriche, rester en con-
tact avec les puissances continentales de l'Europe. C'est en cela que
consiste l'importance de la démarche russe auprès du gouvernement
autrichien, démarche qui ne peut que nous réjouir. Par suite des
changements qui viennent de s'effectuer dans l'empire ottoman, il
n'est guère possible de prévoir actuellement quels seront pour la
Macédoine les résultats pratiques de la note remise à Vienne. Tous
les projets de réformes conçus par les grandes puissances pour la
Macédoine et en particulier les projets russo-anglais sont bâtis sur
l'hypothèse que la Turquie ne pourra jamais par ses propres forces
parvenir à modifier la situation présente. Les événements actuels
viennent de démentir cette hypothèse; peut-être faudra-t-il même
l'abandonner complètement.
Quand j'entends Berlin et Vienne conseiller l'abandon des
réformes, je suis tout disposé à croire qu'après la Bosnie-
Herzégovine, si les puissances occidentales veulent permettre
à M. d'Aerenthal de prendre un jour le Sandjak, un autre jour
la plaine de Kossovo, d'enfiler enfin la vallée du Vardar, —
elles n'ont qu'à suivre ce conseil : On continuera de semer les
embûches sur le chemin de la Jeune-Turquie ; une révolte
albanaise ou des troubles macédoniens fourniront le couron-
nement de ce grand ouvrage, quand on aura accrédité « l'hypo-
thèse que la Turquie peut, par ses seules forces, modifier la
situation présente ».
VICTOR BÉRARD
L'Administrateur-Gérant : u . cassa RD.
POUR VAINCRE'
I . — Meng Tzeu iue ;
ff Ou weï wenn wang kif eut tcheng
jenn tche ie. »
[Meocius a dit :
a Je n'ai jamais entendu dire que quel-
qu'un eût réformé l'empire en se défor-
mant lui-même. »]
II. — « Catherine, Catherine!... Lis-moi
l'histoire de Bru lus!... »
(âLFUKD DE MUSSET.)
I
Devant une clôture de bambou très haute qui bordait le
côté gauche du chemin, le kourouma s'arrêta net, et le kourou-
mayay l'homme coureur, cheval et cocher tout ensemble,
baissa les brancards légers jusqu'au sol.
Felze — le peintre Jean-François Felze, de l'Institut de
France — mit pied à terre.
— Yorisaka koshakou?2 — questionna-t-il, point trop sûr
d'avoir été compris quand, tout à l'heure, avant de monter
en voiture, il avait bredouillé, dans son japonais « petit nègre »,
l'adresse apprise par cœur : « Chez le marquis Yorisaka,
en sa villa du coteau des Gigognes, près le grand temple
d'O-Souwa, au-dessus de Nagasaki... »
i. Puhlished Decembev first, nineteen hundred and eight. Privilège of
copyright in the United States reserved under the act approved March
third, nineteen hundred and five> hy claude fabkkrk.
i. « Le marquis Yorisaka ? »
icr Décembre 1908. 1
I
l
4<>0 LA REVUE DE PAHIS
Mais le kouroumaya se prosterna dans un salut d'extrême
respect :
— Sayo dégosaïmas ! l — - affirma- t-il.
Et Felze, reconnaissant la conjugaison très polie, dont on
n'use pas toujours avec les Barbares, se souvint de la vénéra-
tion persistante que le Japon moderne garde à son aristocratie
d'autrefois. 11 n'y a plus de daïmio ; mais leurs fils, les princes,
les marquis et les comtes, ont conservé, intact, le féodal
prestige.
Cependant Jean-François Felze avait frappé à la porte de la
villa. Une servante nipponne, bien attifée d'une robe à grosse
ceinture, ouvrit, et tomba correctement à quatre pattes devant
le visiteur.
— Yorisaka koshakou foudjin? — dit, cette fois, Felze,
demandant, non plus le marquis, mais la marquise.
A quoi la servante répondit par une phrase fort longue,
incompréhensible quant aux détails, mais dont le sens corres-
pondait évidemment à la formule occidentale : « Madame
reçoit » .
Jean-François Felze tendit sa carte, et suivit à travers le
jardin la Japonaise trotte-menu.
Il était en pente raide, ce jardin; et la maison apparaissait
au plus haut d'un sentier qui serpentait parmi des rocs, des
forêts, des torrents, des cascades et des cavernes; tout cela,
bien entendu, en miniature, car le paysage entier n'avait pas
vingt mètres dans sa plus grande dimension. Les arbres
étaient, par conséquent, de ces cèdres nains, hauts comme des
épis, que le Japon seul sait racornir comme il faut, ou de
minuscules cerisiers, fleuris d'ailleurs comme la saison l'exi-
geait, puisqu'on était au 1 5 avril ; les monts étaient des tau-
pinières savamment grimées en sierras abruptes; et les lacs,
des bocaux à poissons rouges, sertis, pour la vraisemblance,
de rives pittoresques, verdoyantes ou fleuries.
« J'ai des bottes de sept lieues », — pensa Felze, en prome-
nant ses longues enjambées parmi toute cette province à la
Petit Poucet.
Et, s'arrêtant soudain, pour mieux considérer les silhouettes
i. « Ainsi honorablement c'csl. » — « Oui. »
r
POUR VAINCRE
45l
baroques des tout petits rochers et des tout petits arbres,
aperçus de haut en bas, en raccourci :
— Pas étonnant qu'avec des jardinets pareils, ces gens-là,
si prodigieux par le dessin et par la couleur, aient toujours
déraillé dans une perspective de pure fantaisie ! . . .
La maison de bois, large et basse, appuyait sa véranda sur
de simples troncs polis. Entre deux de ces colonnes rustiques,
au sommet d'un petit perron, la porte s'ouvrait, et, dès le seuil,
les nattes étalaient leur blancheur sans tache.
Felze, instruit des usages, entreprit d'ôter ses chaussures.
Mais la servante, déjà reprosternée, front contre terre, l'en
empêcha respectueusement.
— Ah bah! — murmura Felze, surpris. — On garde ses
souliers, chez une marquise japonaise?
Vaguement déçu dans ses goûts d'exotisme, il se résigna à
noter que son chapeau, un feutre clair, à bords immenses,
qui coiffait à la Van Dyck sa tête de vieil homme impénitent,
sa tête enthousiaste, quoique grise, d'artiste véritable, devenu
illustre, resté rapin.
Et Jean-François Felze, tête nue et pieds chaussés, pénétra
dans le salon de la marquise Yorisaka.
Un boudoir de Parisienne, très élégant, très à la mode, et
qui eut été banal à souhait, partout ailleurs qu'à trois mille
lieues de la plaine Monceau. Rien n'y décelait le Japon. Les
nattes elles-mêmes, les tatami nationaux, épais et moelleux
plus qu'aucun tapis au monde, avaient cédé la place à des
carpettes de haute laine. Les. murs étaient vêtus de soieries
pompadour, et les fenêtres, — des fenêtres à vitres de verre!
— drapées de rideaux en damas. Des chaises, des fauteuils,
une bergère, un sopha, remplaçaient les classiques carreaux
de paille de riz ou de velours sombre. Un grand piano d'Erard
encombrait tout un angle; et, face à la porte d'entrée, une
glace Louis XV s'étonnait, sans nul doute, d'avoir à refléter des
frimousses jaunes de mousmés, et non plus des minois de
fillettes françaises.
Pour la troisième fois, la petite servante exécuta sa révé-
rence à quatre pattes, et puis s'en fut, laissant Felze seul.
Felze avança de deux pas, regarda à droite, regarda à
gauche, et, violemment, jura :
"?-,J$
1
45a LA REVUE DE PARIS
— Dieu de Dieu! C'est bien la peine d'être les fils d'Hok'siii
et d'Ottt&maro, les petits fils du grand Sesshou, la race qui
enfanta Nikkô et Kyoto, la race de génie qui peupla de
palais cl de temples la terre brute des Aïnos, en créant de
toutes pièces une architecture, une sculpture, une peinture
neuves L,. C'est bien la peine d'avoir eu cette chance unique
de vivre dix siècles dans l'isolement le plus splendide, hors de
toutes les influences despotiques qui ont châtié notre origina-
lité occidentale, libres du joug égyptien, libres du joug hel-
lénique! C'est bien la peine d'avoir eu la Chine impénétrable
comme rempart contre l'Europe, et K'oung Tzeu comme chien
de garde contre Platon ! . . . Oui, bien la peine ! . . . pour finir au
bout de la carrière, par trébucher dans les plagiats et les
singeries, pour finir ici, dans cette cage faite exprès pour les
pires perruches de Paris ou de Londres, voire de New-\ork
ou de Chicago...
II s'interrompit net : le souvenir du jardin traversé tout à
L'heure lui passait par la tête. Il s'approcha d'une fenêtre,
écarta le rideau.
Aperçu à travers la vitre, de loin et en contre-bas, le
jardin, rapetissé jusqu'à l'invraisemblance, s'enfonçait entre
ses murs de bambou, comme dans un puits. Felze écarquilla
les yeux : ça n'avait pas l'air vrai, cette chose minuscule,
séparée du monde extérieur, séparée du monde réel et vivant
qui s'épanouissait alentour... Et c'était comme un simulacre,
une ombre du Japon de jadis, proscrit par la volonté des
Japonais d'à présent...
Tout de même, quand on regardait par-dessus les murs et
par-dessus la campagne environnante, quand on descendait
duu coup d'œil la pente du coteau des Cigognes pour
admirer toute la vue lointaine, toutes les collines magnifi-
quement parées de leurs camphriers verts et de leurs cerisiers
fleuris, tous les temples au sommet des collines, tous les
villages à leurs flancs, et la ville au bord du fiord, la ville
brune et bleuâtre dont les maisons innombrables fuvaient le
long du rivage jusqu'à l'horizon flou du dernier cap, oh! alors
un ne trouvait plus que le Japon de jadis fût aboli, ni pros-
crit : — car la ville et les villages et les temples et les col-
lines portaient ineffaçable la marque ancienne, et ressemblaient
r
POUR VAINCRE 453
toujours, ressemblaient à s'y méprendre, à quelque vieille
estampe du temps des vieux Shogouns, à quelque kakémono
ingénieux, où le pinceau d'un artiste des anciens âges aurait
retracé les merveilles d'une capitale des Hôjô ou des
Ashikaga.
Felze, silencieux, considéra longtemps le paysage, puis se
retourna vers le boudoir. Le contraste heurtait brutalement
les yeux. De part et d'autre de la vitre, c'étaient l'Extrême
Asie encore vivace et l'Extrême Europe envahissante, face à
face.
<( Hum! — pensa Felze. — Ce ne sont peut-être pas les
soldats de Liniéwitch, ni les vaisseaux de Rodjestvensky, qui
menacent tout de bon, à cette heure, la civilisation japonaise...
mais plutôt ceci : l'invasion pacifique... le péril blanc... »
11 allait faire du lieu commun à rebours. Une voix très
menue, chantante et bizarre, mais douce, et qui parlait fran-
çais sans aucun accent, l'interrompit :
— Oh! cher maître!... Gomme je suis confuse de vous
avoir fait attendre si longtemps ! . . .
La marquise Yorisaka entrait, et tendait sa main à baiser.
II
Jean-François Felze se piquait d'être philosophe. Et peut-
être Tétait-il en vérité, autant du moins qu'un homme d'Oc-
cident peut l'être. Par exemple, c'était sans le moindre effort
qu'il adoptait, au cours de ses promenades par le monde, les
usages, les mœurs, voire les costumes des peuples qu'il visi-
tait... Tout à l'heure, à la porte de la maison, il avait voulu se
déchausser, selon la politesse nipponne. Mais à présent, dans
ce salon français, où résonnaient des paroles françaises, l'exo-
tisme, évidemment, n'était plus de mise...
Jean-François Felze s'inclina comme il l'eût fait à Paris
et baisa la main qu'on lui offrait.
Puis, de ses yeux de peintre, prompts et perçants, il
examina son hôtesse.
La marquise Yorisaka portait une robe de Doucet, de
454 LA REVUE DE PARIS
Paquin ou de Worth. Et cela s'imposait aux regards d'abord;
parce que cette robe, gracieuse, bien faite, seyante même, mais
conçue, imaginée, inventée par un Européen, pour les Euro-
péennes, prenait autour d'une Japonaise frêle et fluette une
importance et un volume extraordinaires, — à la façon d'un
très large cadre de bois doré, autour d'une aquarelle grande
comme la main. — Pour comble, la marquise Yorisaka était
coiffée à l'inverse de la tradition : point de coques lustrées,
ni de haut chignon piqué d'épingles d'or ; mais des bandeaux
ondulés et un catogan très lâche: — en sorte que la tête,
découronnée du classique diadème couleur d'ébène, appa-
raissait minuscule et ronde, comme sont les têtes de pou-
pées...
Jolie?... treize, peintre amoureux de la beauté des femmes,
se posa la question avec une sorte d'anxiété. Jolie, la marquise
Yorisaka?... Un Occidental l'eût plutôt déclarée laide, à cause
de ses yeux trop étroits et tirés vers les tempes au point de res-
sembler à deux longues fentes obliques ; — à cause de son
cou trop grêle, — à cause de l'étendue blanche et rose de ses
joues trop grandes, fardées et poudrées au delà du possible.
Mais, pour un homme du Nippon, la marquise Yorisaka
devait être belle. Et n'importe où, en Europe, aussi bien qu'en
Asie, on eût subi le charme étrange, à la fois dédaigneux et
câlin, puéril et hiératique, qui se dégageait mystérieusement
de ce petit être aux gestes lents, au front méditatif, à la moue
mignarde, qu'on pouvait prendre alternativement pour une
idole ou pour un bibelot.
« Lequel des deux? » pensa Felze.
Il avait baisé la menotte douce comme un joujou d'ivoire
jaune. Et, refusant de s'asseoir le premier :
— Madame, — dit-il, — je vous supplie de ne point vous
excuser... Je n'ai pas même attendu le temps d'admirer à mon
aise votre salon et votre jardin. . .
La marquise Yorisaka leva la main, comme pour parer le
compliment :
— Oh! cher- maître!... vous raillez, vous raillez!... Nos
pauvres jardins sont tellement ridicules, et nous le savons si
bien!... Quant au salon, c'est à mon mari que va votre
louange : c'est lui qui a meublé toute la villa, avant de m'y
r
POUR VAINCRE 455
faire venir... Car, vous le savez, nous ne sommes pas ici chez
nous : notre home est à Tôkiô... Mais Tôkiô est si loin de
Sasebo que les officiers de marine ne peuvent guère y aller en
permission. . . Alors. . .
— Ah ! — dit Felze, — le marquis Yorisaka est en service
à Sasebo?
— Mais oui... Il ne vous Ta pas dit, hier?... quand il est
allé vous rendre visite, à bord de YYseult?.,. Son cuirassé est
en réparation dans l'arsenal... Du moins, je le crois... Car ce
ne sont pas là des choses qu'on raconte aux femmes... Mais,
à propos d'hier, je ne vous ai pas encore remercié, cher
maître!... C'est vraiment trop aimable à vous d'avoir accepté
de faire ce portrait... Nous sentions si bien l'inconvenarice
d'aller vous relancer jusque sur ce yacht où vous n'êtes pas
tout à fait chez vous ! . . . Mon mari osait à peine. . . Et quel por-
trait!... le portrait d'une petite personne comme moi, par un
maître comme vous!... Je vais être abominablement fière!
Songez! Vous n'avez sûrement jamais peint de Japonaise,
n'est-ce pas?... jamais jusqu'à présent?... Alors je vais être la
première femme de l'Empire qui aura son portrait signé de
Jean-François Felze ! . . .
Elle battit des mains, comme un bébé. Puis, soudain,
grave :
— Surtout, je suis très joyeuse de penser que, grâce à vous,
mon mari pourra, en quelque sorte, m'avoir auprès de lui,
dans sa chambre d'officier, à bord de son navire... Un por-
trait, n'est-ce pas, c'est presque un double de soi-même...
Ainsi, un double de moi va s'en aller là-bas, sur la mer, et
peut-être même assister à des batailles, puisqu'on annonce que A
la flotte russe a passé samedi dernier devant Singapore...
— Eh! — dit Felze. — Voilà donc un portrait qu'il va
falloir traiter dans le style héroïque!... Mais je ne savais pas
que le marquis Yorisaka dût retourner si vite sur le théâtre de
la guerre... Et je comprends alors d'autant mieux son désir
d'emporter avec lui, comme vous dites si bien, un double de
vous...
La bouche menue, peinte d'un carmin foncé qui la rétrécis-
sait encore, s'entrouvrit pour un léger rire assez inattendu, très
japonais : i
»
^56 LA REVUE DE PARIS
— Oh! je sais bien que c'est un désir un peu extraor-
dinaire... Au Japon, la mode n'est pas d'avoir l'air amoureux
desa femme... Mais, le marquis et moi, nous avons vécu si
longtemps en Europe que nous sommes devenus tout à fait
Occidentaux...
— C'est vrai, — dit Felze, — je me souviens à merveille :
le marquis a été attaché naval à Paris...
— Pendant quatre ans!... les quatre premières années de
notre mariage. . . Nous ne sommes revenus qu'à la fin de l'avant-
dernier automne. . . juste pour la déclaration de guerre. . . J'étais
encore à Paris pour le Salon de 1903... et j'ai tellement
admiré, à ce salon-là, votre « Aziyadé »!...
Felze salua, imperceptiblement railleur :
— C'est en regardant ce tableau-là que vous avez eu envie
iY avoir votre portrait de ma main?
Le rire japonais reparut sur la petite bouche fardée, mais,
cette fois, il s'acheva en une moue parisienne :
— Oh ! cher maître ! . . . vous vous moquez encore ! . . . Natu-
rellement, non, je ne voudrais pas ressembler à cette jolie
sauvagesse que vous avez peinte dans son costume extraordi-
naire, et pleurant comme une folle, avec des yeux fixes qui
regardent on ne sait où...
— Qui regardent vers une porte par où quelqu'un est parti. ..
— Ah?... Enfin, ce n'est pas un portrait!... Mais j'ai vu
aussi vos portraits... celui de madame Mary Garden... celui
delà duchesse de Versailles... et surtout celui de la belle
Mrs. Hockley...
— Ah ?. . . surtout celui-là ?. . .
— Oui... Oh! je ne prévoyais naturellement pas, en ce
temps-là, que je vous verrais un jour arriver à Nagasaki, sur
le yacht de cette dame... Mais son portrait était tellement
bien ! ... Je l'ai préféré à tous les autres. . . à cause de la merveil-
leuse robe... Vous vous rappelez, cher maître? une robe prin-
cesse, toute de velours noir, avec le haut du corsage en point
d'Angleterre sur transparent de satin ivoire!... Tenez!... c'est
en pensant à la robe de Mrs. Hockley que je me suis fait faire
cette robe-ci et que je l'ai choisie pour poser...
Felze arqua les sourcils :
— Pour poser?... Vous voulez poser dans cette robe-ci?
r
POUR VAINCRE IxO'].
— Mais oui?... Elle ne va pas ?
— Elle va le mieux du monde... Mais je me figurais que,
pour un portrait d'intimité, vous ne choisiriez pas une toilette
de ville. . . surtout lorsqu'il s'agit moins d'un vrai portrait que
d'une pochade... Nous n'avons qu'une quinzaine de jours au
plus, n'est-ce pas?... N'aimeriez-vous pas être peinte dans le
délicieux costume de vos grand'mères, dans un de ces kimonos
blason nés à vos armes que toutes nos plus jolies Parisiennes
commencent à vous emprunter aujourd'hui?...
Un regard singulier glissa par la fente mince des paupières
quasi fermées :
— Oh ! cher maître ! . . . vous êtes trop indulgent pour nos
vieilles modes... Mais... c'est très rare que je reprenne encore
le costume de nos grand'mères, comme vous dites... très
rare, oui!... Et alors... vous comprenez... cela ne plairait
certainement pas à mon mari, d'avoir mon image habillée de
ce costume qu'il connaît à peine et qu'il n'aime pas... Nous
sommes tout à fait, tout à fait Occidentaux, le marquis et
moi...
— Très bien! — consentit Felze, résigné.
Et, à part soi :
« Occidentaux, tant qu'elle voudra ! Ça n'en sera pas moins
ignoble, ce portrait mi-parti d'Europe et de Japon ! . . . Ignoble,
et, Dieu de Dieu, sinistre à peindre!... »
Cependant la marquise Yorisaka avait sonné. Et deux ser-
vantes, — en robes nipponnes, elles! — apportaient, sur un
grand plateau, tout l'attirail d'un tea à l'anglaise : réchaud,
théière et sucrier de vermeil, tasses à anses, soucoupes, petites
serviettes, pot à crème...
— Vous prendrez un peu de cake?... ou une biscotte?...
Il faut laisser l'infusion se faire... C'est du ceylan, bien
entendu...
— Bien entendu, — répéta Felze, docile.
Il songeait au thé vert, léger, délicat, qu'on boit sans sucre
ni lait dans les tchaya de village, en grignotant une tranche
de ce gâteau qui ne durcit jamais, et qu'on nomme kastéra...
Il but cependant la drogue britannique, brune, épaisse,
astringente, et mangea la pâtisserie viennoise.
— Et maintenant, — dit la marquise Yorisaka, — puisque
.458 LA REVUE DE PARIS
vous avez été assez aimable pour faire porter ici, dfrs hier,
votre boîte à couleurs, votre chevalet et la toile, nous commen-
cerons quand il vous plaira, cher maître. Voyons, voulez-vous
que nous étudiions tout de suite la pose?,.. Ici, le jour est-il
bon?...
Felze allait répondre. La porte, qui s'ouvrit tout à coup, ne
lui en donna pas le temps.
— Oh! — s'écria la marquise, — j'oubliais de vous
avertir... Cela ne vous contrarie pas de rencontrer, chez nous,
notre meilleur ami, le commandant Fergan?,., le commandant
Fergan de la marine anglaise... un ami tout à fait intime.. - Il
devait venir aujourd'hui prendre le thé, et, justement, voici
mon mari qui ramène...
III
— Mitsouko, voulez-vous présenter le commandant à mon-
sieur Felze?
Le marquis Yorisaka, au seuil du salon, s Y* tait effacc; pour
faire entrer son hôte. Et sa voix, un peu gutturale, mais nette
et bien mesurée, semblait, malgré la courtoisie des mots,
ordonner plutôt que prier.
Et la marquise Yorisaka inclina légèrement la tête, avant
d'obéir :
— Cher maître, vous permettez? Le capitaine de vaisseau
Herbert Fergan, aide de camp de Sa Majesté le Hoi d'Angle-
terre... Commandant... Monsieur Jean-François Felze, de
l'Institut de France... Mais asseyez-vous, je vous en supplie 1
Elle se tourna vers son mari :
— O-Sadao san, avez-vous fait une agréable promenade?...
— Ehl... très agréable, je vous remercie.
Il s'était assis à côté de l'officier anglais.
— S'il vous plaît, Mitsouko, le thé, — riit-iL
Elle s'empressa.
Jean-François Felze regardait.
Dans le décor européen, la scène se marquait européenne. —
Les deux hommes, l'Anglais et le Japonais, celui-ci dans son
POUR VAINCRE 459
uniforme noir à boutons d'or, calqué sur tous les uniformes
de toutes les marines d'Occident, celui-là dans un vêtement
civil d'après-midi, le même qu'il eût porté à Londres ou à
Portsmouth, au thé de n'importe quelle lady . . . La jeune femme,
adroite et prompte dans son rôle d'hôtesse, et se penchant avec
grâce pour tendre une tasse pleine... En cet instant, Felze
n'apercevait plus le visage asiatique, mais seulement la ligne
du corps, presque pareil, sous la robe parisienne, au corps
d'une Française ou d'une Espagnole très petite... Non, rien en
vérité, ne décelait l'Asie, — pas même la face jaune et plate du
marquis Yorisaka, quoiqu'elle fût bien visible, elle, et mise en
valeur par l'éclairage cru des fenêtres vitrées ; mais l'Europe
encore avait retouché cette face japonaise, relevé en brosse les
cheveux corrects, allongé les moustaches rudes, élargi le cou
dans un faux col ample... Le marquis Yorisaka, ancien élève
de l'École navale de France, et lieutenant de vaisseau dans
la très moderne escadre qui venait de vaincre Makharoff et
Whiteft, et qui s'apprêtait à combattre Rodjestvensky, s'était
si bien efforcé de ressembler à ses professeurs d'hier, voire
à ses adversaires d'aujourd'hui, que c'est à peine s'il différait,
pour le regard curieux de Jean-François Felze, du capitaine
de vaisseau anglais, assis auprès...
Et cet Anglais même, par son attitude courtoise et familière
d'homme du monde en visite chez des amis, indiquait avec
force que ce logis n'était réellement point une demeure
exotique et bizarre, la demeure de deux êtres dans les veines
de qui pas une goutte de sang aryen ne coulait; — mais, bien
plutôt, la maison toute normale et banale d'un ménage de gens
comme il s'en trouve des millions sur les trois continents de
la terre, d'un ménage cosmopolite de gens civilisés, en qui le
travail niveleur des siècles a effacé tout caractère de race, toute
singularité d'origine et tout souvenir des mœurs provinciales
ou nationales d'autrefois.
— Monsieur (Felze, — avait dit tout d'abord le commandant
Fergan, — j'ai eu l'honneur d'admirer plusieurs beaux
tableaux de vous... car vous n'ignorez pas que vous êtes plus
célèbre peut-être à Londres qu'à Paris... et, d'ailleurs, j'ai
vécu longtemps en France, où j'étais attaché naval en même
temps que le marquis... Mais permettez-moi, cependant, de
46o
LA REVUE DE PARIS
vous féliciter beaucoup du portrait charmant que votre escale à
Nagasaki vous procure... Jecrois, en vérité, qu'aupointoù nous
en sommes de l'histoire du Japon, les dames japonaises sont
aujourd'hui ce que le sexe féminin nous peut offrir de plus
intéressant et de plus attrayant... et je vous envie, monsieur
Felze, vous qui allez, avec votre merveilleux talent, fixer sur
une toile le visage et le regard d'une de ces dames réellement
supérieures à leurs sœurs aînées d'Europe ou d'Amérique...
Ne protestez pas, madame!... ou vous allez me forcer de tout
dire à monsieur Felze, et de lui faire surtout mon compliment à
propos de sa plus grande chance : celle d'avoir pour modèle,
non pas telle ou telle de vos compatriotes les plus séduisantes,
mais vous-même, la plus séduisante de toutes. ..
Il souriait, atténuant d'un air de plaisanterie sa louange trop
directe. C'était un homme irréprochablement poli et correct,
et qui portait manifeste en toute sa personne sa qualité d'aide
de camp d'un roi. Il avait cette élégance nette et masculine des
Anglais de bonne race, et sa lèvre rasée, et son front droit, et
ses yeux vifs, et le sourire un peu ironique de sa bouche, le
classaient dans une autre catégorie que celle des buveurs d'ale
et des mangeurs de bœuf cru. L'Ecole anglaise a peint de ces
portraits de baronnets et de lords, fils des gentilhommes bri-
tanniques du xvine siècle rivaux de nos comtes ou de nos ducs
français.
Les officiers de la marine britannique sont beaucoup moins
âgés que les nôtres. Celui-là, malgré son grade et l'importance
probable de sa mission au Japon, semblait absolument jeune,
Le marquis Yorisaka, simple lieutenant de vaisseau, Tétait à
peine davantage. Felze, instinctivement, les compara l'un à
l'autre, et songea, que peut-être la marquise Yorisaka les avait
comparés aussi...
— Mitsouko, — interrogeait le marquis, — monsieur Felze
est-il content de votre toilette?... Comment poserez-vous ?
Felze se souvint à propos que le marquis Yorisaka n'aimait
point les vieilles modes japonaises :
— Je suis très content, — affirma-t-il, résigné, mais iro-
nique, — très content!... Et j'espère réussir un portrait qui ne
ressemblera pas aux toiles ordinaires... Quanta la pose, n'en
parlons pas encore : j'ai l'habitude, même quand il s'agit d'un
r
POUR VAINCRE
46l
travail aussi hâté que celui-là, de croquer d'abord mon modèle
sous toutes ses faces et dans toutes ses attitudes. J'obtiens ainsi
douze ou quinze esquisses qui me sont en quelque sorte un
répertoire vivant où je trouve tout naturellement la pose la
plus j ustc et la meilleure. . . Ne vous inquiétez donc pas de votre
peintre, madame : asseyez-vous, causez, levez-vous, marchez,
et ne prenez pas garde au gribouilleur d'album, qui, de temps
en temps, donnera un coup de crayon en vous regardant.
11 avait ouvert un cahier de gros papier, et, tout en parlant,
dessinait déjà sur son genou.
— Mitsouko, — fit observer le marquis Yorisaka en sou-
riant, — voilà une façon de poser qui vous plaira...
Felze s'était interrompu, le crayon levé :
— « Mitsouko »? — questionna-t-il. — Excusez un ignorant
qui ne sait pas trois mots de Japonais... « Mitsouko », est-ce
votre prénom, madame?
Elle eut presque l'air de demander pardon :
— Ouil... un prénom un peu bizarre, n'est-ce pas ?
— Pas plus bizarre qu'un autre!... Un joli prénom, et sur-
tout bien féminin : Mitsouko... cela sonne doux...
Le commandant Fergan approuva :
— Je suis tout à fait de votre avis, monsieur Felze. Mit-
souko... Mitsou... Le son est très doux et la signification plus
douce encore... parce que mitsou, en japonais, veut dire
« rayon de miel... »
Le marquis Yorisaka reposait sur le plateau sa tasse vide :
— Oui, — dit-il, — « rayon de miel. .. » ou encore, quand
on l'écrit par un autre caractère chinois, « mystère »...
Jean-François Felze leva les yeux vers son hôte. Le marquis
Yorisaka souriait très aimablement, et il n'y avait certes pas la
moindre arrière-pensée sous ce sourire...
— Moi, — ajouta-t-il tout de suite, — je m'appelle Sadao,
ce qui ne veut rien dire du tout.
Felze songea :
(( Sadao... Mais sa femme l'appelle O-Sadao san, « Mon-
seigneur Sadao », tandis que lui-même lui renvoie des « Mit-
souko » tout court... Cela signifie peut-être quelque chose... »
Il ne put s'empêcher d'en faire, négligemment, la remar-
que :
462
LA REVUE DE PARIS
— « Sadao »?... Je croyais avoir entendu, tout à l'heure,
que la marquise Yorisaka vous nommait d'un nom plus
long?...
Un petit rire précéda la réponse :
— Ah! oui!... vous avez entendu : 0- Sadao san... C'esl
une simple forme de politesse que toute bonne Japonaise
emploie, d'instinct, en s'adressant à son mari. On dit cela sans
y penser... Vieux restes des vieilles mœurs!... Nous n'étions
pas jadis une nation très féministe. Au temps de l'ancien
Japon, — avant le Grand Changement de 1868, — nos com-
pagnes étaient presque des esclaves... Leur bouche s'en sou-
vient encore, vous le voyez, leur bouche seulement...
Il rit encore, et, très galamment, baisa la main de sa femme.
Felze observa toutefois la raideur un peu maladroite du geste.
(( O-Sadao san » ne devait pas baiser ainsi quotidiennement la
main de Mitsouko...
Ayant remarqué peut-être le coup d'œil trop perspicace de
son hôte, le marquis Yorisaka, soudain prolixe, insista :
— La vie s'est tellement transformée chez nous, depui-
quarante ans!... Certes les livres vous ont expliqué, à vou>
Européens, cette transformation, mais les livres expliquent
tout et ne montrent rien. . . Vous représentez-vous, cher maître,
ce qu'était l'existence de l'épouse d'un daïmio, au temps de
mon grand-père? La malheureuse végétait prisonnière au fond
du château, féodal... prisonnière, et, qui pis est, servante de ses
propres serviteurs, messieurs les samouraïs, dont le moindre
aurait rougi d'humilier ses deux sabres devant un miroir1 . . . Vous
diriez, en France : « devant une quenouille... » Songez-y : le
Bashido, notre antique code d'honneur, plaçait la femme plus
bas que terre, et l'homme, plus haut que ciel. Dans le château-
prison qu'elle habitait, l'épouse d'un daïmio pouvait méditer à
loisir sur cet axiome incontesté. Le prince, absent tout le jour,
daignait à peine entrer parfois, à la nuit close, dans la chambre
conjugale. Et la princesse esclave, sans cesse délaissée, s'occu-
pait uniquement d'obéir à la mère de son époux, laquelle ne
manquait jamais d'abuser de l'autorité que les rites chinois
avaient établie sans appel et sans limites... Voilà le sort auquel
1. « Le* miroir est l'àme de la femme, comme le sabre est l'âme du guer»-
rior. » — Proverbe nippon.
r
POU H VAINCRE 463
eût été condamnée, quarante ans plus tôt, la femme du daïmio
Yorisaka Sadao... le sort auquel échappe, aujourd'hui, la
femme d'un simple officier de marine, qui ne regrette pas,
lui non plus, les temps barbares ! ... Il est plus confortable de se
réjouir en compagnie d'hôtes doctes et indulgents, fût-ce dans
une bicoque comme celle-ci, que de végéter solitaire et igno-
rant dans quelque manoir des Tosa ou des Choshoû. (Il jetait
avec dédain les vieux noms illustres.) Et il est aussi plus
honorable de servir à bord d'un cuirassé de Sa Majesté l'Em-
pereur que de mener par la campagne quelque bande pil-
larde de guerriers bandits, à la solde du Shogoun, ou d'un
tyrannique chef de clan. . .
S'interrompant, il prit sur la table à thé une boîte de ciga-
rettes turques, et la tendit ouverte aux deux Européens :
— C'est d'ailleurs à vous, messieurs, que. nous devons tout
ce progrès dont nous bénéficions chaque jour... Nous saurons
ne jamais l'oublier... Et nous n'oublierons pas, non plus, com-
bien vous avez mis de patience et de bonne grâce dans votre rôle
d'éducateurs. L'élève était certes bien arriéré, et son intelli-
gence, ankylosée par tant de siècles de routine, n'acceptait
qu'à grand'peine l'enseignement occidental. Vos leçons ont
cependant porté leurs fruits. Et peut-être un jour viendra-t-il
que le nouveau Japon, véritablement civilisé, fera enfin hon-
neur à ses maîtres...
Il s'était approché de la marquise Yorisaka, et lui présentait
la boîte turque, à elle aussi. Elle parut hésiter une seconde,
puis, très vite, saisit une cigarette, et l'alluma elle-même,
sans qu'il eût songé à lui offrir du feu. Il achevait sa tirade,
appuyant sur Jean-François Felze un regard vif, dont l'éclat
fut soudain voilé par le battement des paupières jaunes.
— Déjà, tout imparfaits que nous soyons encore, votre
extrême bienveillance applaudit à nos succès sur les armées
russes... Vous nous avez, du premier coup, rendus capables de
lutter avantageusement pour notre indépendance.
Il conclut, saluant un peu plus bas que n'eût fait un Occi-
dental :
— Qui dit Russe, dit Asiatique. Et nous, Japonais, préten-
dons devenir bientôt des Européens. Notre victoire vous appar-
tient donc, autant qu'à nous-mêmes, puisqu'elle est une victoire
464
LA REVUE DE PARIS
de l'Europe contre l'Asie. Acceptez-en l'hommage, et souffrez
que nous soyons très humblement reconnaissants...
IV
— Monsieur Felze, — avait proposé le commandant Herbert
Fergan, au moment où le peintre, sa première séance achevée,
prenait congé des Yorisaka ; — vous rentrez, sans doute, à bord
du yacht américain? Je vais de ce côté... S'il vous plaît que
nous fassions route de conserve...
Et ils étaient sortis ensemble. Maintenant ils s'en allaient
à pied, côte à côte.
La route serpentait à flanc de coteau. Devant eux, au bas de
la pente, les maisons campagnardes du faubourg groupaient
leurs toits couleur de feuille morte. A main gauche, les jardins
d'O-Souwa cachaient le grand temple sous la verdure pro-
fonde de leurs sapins et de leurs cèdres, sous la neige mauve
et rose de leurs pêchers et de leurs cerisiers en robes de prin-
temps, tandis qu'à main droite, au delà du fiord bleu, moire
.par la brise, au delà des montagnes touffues de l'autre rivage,
le soleil couchant, rouge comme il rayonne sur les étendards
de l'Empire, descendait à pas lents vers l'horizon occidental.
— Il nous faut marcher un peu, — avait dit Fergan; —
car nous ne trouverons point de kouroumas avant d'être
arrivés aux rues qui mènent vers l'escalier du temple. . .
— Tant mieux! — avait répliqué Felze. — 11 fait bon
marcher par ce beau soir d'avril. . .
Une odeur de géranium flottait sur le chemin.
— Eh bien! — questionna tout à coup l'officier anglais. —
Vous avez vu le ménage d'un marquis japonais et de sa
femme... Spectacle assez rare pour les yeux d'un baka lôdjin*
d'une brute d'étranger, comme tous deux nous sommes!...
Assez rare, oui, et assez curieux aussi!... Quelle est votre
impression, monsieur Felze?
Felze sourit :
— Mon impression est excellente!... Le marquis japonais
est un homme des plus courtois, même à l'égard des baka
POUR VAINCRE 465
tôdjin, si j'en juge par ses propos d'aujourd'hui... et sa femme
est une jolie femme...
Une satisfaction brilla dans les yeux de l'Anglais :
— Oui, n'est-ce pas? — dit-il. — Elle est tout à fait une
jolie femme... tellement mieux, en vérité, que les trois quarts
de ses compatriotes ! . . . Et si jeune, si fraîche ! . . . On ne se rend
pas compte, à cause de cette peinture rose et blanche qui est
exigée par la mode : il faut avoir la couleur des femmes
d'Europe!... Et c'est dommage, parce que, dessous, la peau
n'est pas plus jaune qu'un ivoire neuf... Elle a vingt-quatre
ans à peine, la marquise Yorisaka!
— Vous la connaissez à merveille, — observa Felze, un peu
railleur.
— Oui... c'est-à-dire... je connais assez intimement le
marquis. (La face rasée avait rougi.) Assez intimement. . . Nous
avons fait campagne ensemble... Car, vous savez, sans doute?
ma mission dans ce pays m'oblige à suivre la guerre, et je suis
embarqué en spectateur sur le même cuirassé que le marquis
Yorisaka. . .
— Ah bah! — fit Jean-François Felze, étonné; — sur un
cuirassé japonais?. .. Le gouvernement du Mikado autorise?. ..
— Ohl à titre réellement exceptionnel... Je suis envoyé par
notre roi, en mission spéciale et officieuse. . . car ce n'est même
pas officiel... L'Angleterre et le Japon sont alliés, et voilà
pourquoi... Je suis enchanté, d'ailleurs : vous concevez qu'il
n'y a rien de plus intéressant que cette guerre. J'étais devant
Port-Arthur, le 10 août, et j'ai assisté à toute la bataille,
précisément dans la tourelle du marquis... C'est pourquoi,
comme je vous disais, nous sommes à présent intimes... com-
pagnons d'armes, frères... les deux doigts de la main...
Il riait maintenant, d'un rire malicieux et cordial. Il con-
tinua, sur un ton de confidence :
— Même, ce fin renard de Sadao san... car il est juste le
contraire d'un imbécile, Yorisaka Sadao!... Oui!... il voulait
me faire bavarder... Les Japonais, sur mer, valent sûrement
mieux que les Russes... mais ce n'est pas encore la perfec-
tion... Et ils auraient à apprendre en fréquentant une marine
telle que la nôtre. . . Notre ami Sadao san voulait donc apprendre
ier Décembre 1908. a
466 LA REVUE DE PARIS
en fréquentant... en fréquentant votre serviteur... 11 n'a pas
appris... du moins, pas grand'chose... Vous vous rappelez
votre proverbe français : « A Normand, Normand et demi »?
Eh bien! un Japonais vaut un Normand; mais j'ai joué le
Normand et demi. Il le fallait! Correctement, je ne puis que
rester neutre. Nous sommes en paix avec la Russie... Ah!
voici des kouroumas !
Deux coureurs arrivaient, traînant au pas leurs voiturettes
vides. A la vue des Européens, ils se précipitèrent.
— Au quai de la Douane, n'est-ce pas, monsieur Felze? —
demandait le commandant Fergan.
— Non! — dit le peintre, — non!... Je ne rentre pas à
bord de YYseult... c'est-à-dire, pas tout de suite. .. J'ai dessein,
ce soir, de dîner seul, à la japonaise, dans une auberge...
L'Anglais leva un doigt :
— Oh ! oh ! monsieur Felze ! une auberge et un dîner à la
japonaise! On peut trouver tout cela du côté du Yoshivara,
vous savez !
Jean-François Felze sourit, et montra ses cheveux gris :
— Vous n'avez donc pas regardé cette neige-là, cher mon-
sieur?
— Quelle neige? Vous êtes un jeune homme, mon-
sieur Felze! Pour vous donner vos quarante ans, il faut se
rappeler votre gloire !
— Mes quarante ans! Ils sont cinquante, hélas!... Et je
n'avoue pas le surplus...
— Ne l'avouez pas : je vous ferais l'injure de n'en rien
croire!... ]Vlais, décidément, vous n'allez pas au port. Je vous
quitte donc. Auparavant, puis-je vous être utile? Voulez-vous
que je traduise vos ordres au kouroumaya?
— Bien volontiers! Vous êtes mille fois aimable. Je
voudrais dîner comme je vous ai dit, d'abord, et ensuite
— Ensuite?...
— Ensuite, être conduit dans un quartier qui s'appelle
Diou Djen Dji.
— AU righll...
Quelques phrases japonaises suivirent, ponctuées par les
« lié!... » approbatifs du coureur.
— Voilà qui est fait. Votre homme ne se tromperai pas,
r
POUR VAINCRE 467
soyez tranquille. Vous dînerez dans une tchaya de la rue
Manzai machi... Et de là vous serez conduit à votre quar-
tier de Diou Djen Dji, qui perche à mi-hauteur de la colline
des grands cimetières... Et que vous disais-je? Il faut traverser
un bout de Yoshivara pour parvenir là-haut... En pays japo-
nais, on n'y échappe pas, monsieur Felze... Au revoir!... et
que les jolies oïran, derrière leurs grillages de bambou, vous
soient plaisantes ! . . .
L'escalier, usé, moussu, branlant, grimpait tout droit au
flanc de la colline, entre deux petits murs japonais, inter-
rompus ça et là par des maisonnettes de bois, toutes obscures
et silencieuses. Et le quartier endormi, avec ses jardinets
déserts et ses chaumières muettes, semblait une avant-garde
de F immense ville des morts, du cimetière touffu et confus
dont les tombes innombrables descendent en rangs serrés de
tous les sommets d'alentour, et cernent, et pressent, et
assiègent la ville moins vaste des vivants.
Jean-François Felze, au sommet de l'escalier, s'orienta.
11 avait laissé son kourouma au-dessous des marches : nulle
voie carrossable n'accède à Diou Djen Dji. Et maintenant, seul
parmi les sentiers de la montagne, il hésitait sur le bon
chemin.
— Trois lanternes, — murmura-t-il, — trois lanternes vio-
lettes à la porte d'une maison basse. . .
Rien de semblable n'était visible. Mais un raidillon prolon-
geait l'escalier, et zigzaguait dans l'ombre vers une sorte de
plateau, d'où la vue devait plonger à l'aise dans toutes les
venelles en contre-bas : Felze se résigna à gravir le raidillon.
La nuit était limpide, mais noire. Un croissant de lune
rougeâtre venait de disparaître derrière les montagnes de l'ouest.
Au loin, le gong d'un temple battait faiblement.
— Trois lanternes violettes. . . — répéta Jean-François Felze.
11 s'arrêta pour faire sonner sa montre. Le dîner n'avait pas
été bien long, dans la tchaya de Manzaï machi. Mais Felze
n'avait pas résisté ensuite au plaisir d'une longue flânerie dans
\
468 LA REVUE DE PARIS
Nagasaki illuminé, scintillant, bourdonnant, festoyant, parmi
la cohue des piétons baguenaudeurs, des mousmés babillardes.
et des kouroumas galopant à la queue leu leu... Et mainte-
nant il était tard : la montre tinta dix coups.
— Diable I — murmura Felze. — L'heure est avancée,
pour une visite de cérémonie...
Il regardait le faubourg, éparpillé sous ses .pieds, et, plus
bas que le faubourg, la ville tassée au bord du golfe. Tout à
coup, il s'exclama : les trois lanternes violettes étaient là tout
près, juste en bas de ce raidillon qu'il venait d'escalader non
sans peine. Elles émergeaient, à l'instant même, d'un bouquet
d'arbres qui les avait d'abord cachées. . .
Felze redescendit le raidillon, et contourna le bouquet
d'arbres. La maison basse se profila sur le ciel étoile. Elle était
purement japonaise et de vulgaire bois brun, sans ornement.
Mais, sous le porche, une poutre rapportée faisait fronton:
et ce fronton, sculpté,. creusé, découpé, fouillé à jour, et doré
comme un lambris de pagode, contrastait violemment avec la
simplicité absolue des charpentes nipponnes où il s'encastrait.
Les trois lanternes aussi, les trois lanternes violettes, juraient
d'étrange manière, au milieu de la façade nette et nue qu'elles
éclairaient : c'étaient trois monstrueux masques de papier
huilé, trois masques dont le ricanement épouvantait comme
la grimace d'un squelette, et dont la couleur semblait d'une
chair en décomposition.
Jean-François Felze considéra les trois lanternes cadavé-
riques et le fronton, pareil à un lingot ciselé. Puis il frappa,
et la porte s'ouvrit.
VI
Un domestique de très haute taille, vêtu de soie bleue,
chaussé de soie noire, apparut sur le seuil et toisa le visiteur.
— Tcheou Pé-i? — prononça Felze.
Et il tendit au domestique une longue bande de papier rouge,
toute couverte de caractères noirs.
Le domestique salua à la chinoise, la tête inclinée bas, les
poings réunis et secoués au-dessus du front. Puis, respectueu-
sement, il prit le papier tendu et referma la porte.
r*
POUR VAINCRE
46g
Felze, laissé dehors, sourit :
« L'étiquette n'a pas changé », — songea-t-il.
Et il attendit patiemment.
A l'intérieur, un gong résonna. Des pas coururent. Une
natte qu'on traînait sur le sol crissa. Et, de nouveau, ce fut le
silence. Mais la porte ne se rouvrit pas, — pas encore. Cinq
minutes s'égouttèrent.
Il faisait assez froid. Le printemps n'était pas vieux de
quatre semaines : Felze s'en souvint en sentant la bise s'insinuer
sous son manteau.
<c L'étiquette n'a pas changé, — se répéta-t-il. — Mais, par
une nuit féconde en rhumes, bronchites et pleurésies, il n'en
est pas moins dur de geler si longtemps sous le porche, durant
que l'hôte, soucieux des bienséances, prépare, comme il le doit,
la réception... En vérité, la fraîcheur ambiante me pousse à
juger qu'en l'occurrence ïcheou Pé-i me fait un peu trop
d'honneur... »
A la fin. pourtant, la porte se rouvrit.
Jean-François Felze avança de deux pas, et salua, comme le
domestique l'avait salué tout à l'heure, à la chinoise. Le maître
de la maison, debout devant lui, saluait pareillement.
C'était un homme gigantesque, somptueusement vêtu d'une
robe de satin brodé, et coiffé d'une toque à boule de corail
rouge uni, marque de la plus haute classe des mandarins chi-
nois. Deux serviteurs le soutenaient sous les aisselles, car il
était vieux d'au moins soixante-dix ans, et son corps énorme
pesait trop lourd pour sa vigueur de vieillard; en outre, son
rang et ses titres l'avaient, dès l'âge où l'on devient lettré, con-
damné aux chevaux et aux palanquins, — si bien qu'il n'avait
peut-être jamais fait une promenade à pied depuis un demi-
siècle.
Car Tcheou Pé-i, aucien ambassadeur et ancien vice-roi,
précepteur émérite des fils de la première concubine impé-
riale, membre du Conseil Suprême Nei-ko, membre du Con-
seil Souverain Kioun-Ke-Tchou, était l'un des douze grands
dignitaires de la cour chinoise. Et Jean-François Felze, qui
jadis l'avait connu, et s'était lié avec lui d'une amitié fort
étroite, n'avait pas reçu sans étonnement, le matin même,
l'invitation par laquelle Tcheou Pé-i le priait à venir « dans
470 LA REVUE DE PARIS
une très misérable demeure, boire comme autrefois, et avec
indulgence, une coupe de mauvais vin chaud... » ïcheou Pé-i
hors de Pékin? la chose était extravagante !
C'était bien Tcheou Pé-i, cependant : Felze, du premier
regard, reconnaissait l'étrange figure aux joues concaves, la
bouche sans lèvres, la maigre barbe couleur d'étain, et, sur-
tout, les yeux : — des yeux sans forme et sans nuance, des yeux
noyés au fond de la bouffissure des paupières, des yeux
presque invisibles, mais d'où jaillissaient deux lueurs si aiguës
qu'on ne pouvait plus les oublier après avoir été une fois tra-
versé par elles...
Tcheou Pé-i, ayant salué, s'appuya sur les épaules de ses
deux serviteurs, et fit quatre pas en avant, afin de sortir tout
à fait de la maison, au-devant du visiteur. Alors; saluant de
nouveau, et montrant le côté gauche de la porte, il parla selon
les rites :
— Daignez entrer le premier.
— Comment oserais-je? — répondit Felze.
Et il salua plus bas. Car il avait autrefois étudié « le Livre des
Cérémonies et des Démonstrations extérieures », qui sont, a
dit Koung-fou-Tzeu, « la parure des sentiments du cœur »:
— étude indispensable, certes, à qui désire l'amitié réelle d'un
lettré chinois.
Tcheou Pé-i, ayant entendu la réponse correcte, sourit de
contentement et salua pour la troisième fois :
— Daignez entrer le premier, — répéta-t-il.
Et Felze répéta :
— Gomment oserais-je?
Après quoi, sur une dernière instance, il entra comme on
l'y conviait.
Au fond de l'antichambre, quatre degrés conduisaient à la
la première salle. Tcheou Pé-i obliqua vers l'est, et désigna le
côté ouest au visiteur, comme l'exige la courtoisie :
— Daignez — dit-il — passer honorablement.
— Comment oserais-je? — répliqua Felze.
Et, cette fois, il ajouta :
— N'êtes- vous pas mon frère aîné, très sage et très vieux?
Tcheou Pé-i prolesta :
— Vous mélevez trop haut!
POUR VAINCRE h*]!
Mais Felze se récria, comme il devait :
— Non, assurément! Comment une telle chose serait-elle
possible? Et quant à la vieillesse, j'ai partout entendu dire
que votre âge glorieux touche à la soixante-treizième année,
tandis que moi, votre tout petit frère, je n'ai guère vécu, très
vainement, que cinquante-deux ans.
Tcheou Pé-i frappa les ornements de sa ceinture :
— Voici — dit-il — une tablette de jade qui est neuve.
Et jadis j'avais une tablette d'albâtre, qui était vieille. Or le
philosophe de la principauté de Lou *, parlant un jour à Tzeu-
Kong, expliqua pourquoi le jade est estimé, tandis que
l'albâtre ne l'est point. N'est-il donc pas certain que cette
tablette neuve est précieuse, et que la vieille tablette était
vile ? Je vous compare justement à la tablette de jade, et je
me compare moi-même à la tablette d'albâtre.
— Je ne suis pas digne! — affirma Felze.
Mais, après qu'il eût refusé à trois reprises, il prit le côté
ouest, et monta les degrés, « honorablement ».
La première salle — vide et nue, selon le goût nippon —
fut traversée dans sa longueur. Au bout, un rideau opaque
masquait la deuxième salle.
Tcheou Pé-i saisit le bord du rideau dans sa main droite, et
le souleva :
— Marchez très lentement 2, — dit-il.
— Je marcherai très vite, — répliqua Felze.
Mais, ayant franchi le seuil, il ne fit qu'un pas, et s'arrêta.
La seconde salle, merveilleusement tapissée, meublée,
décorée, selon le goût chinois, n'offrait point de sol où poser
le pied : car tous les ta ta mi disparaissaient sous un amas
splendide de velours, de brocarts, de crêpes, de moires, de
draps d'argent et de draps d'or. Et la salle entière n'était
proprement qu'un divan, qu'un lit de repos, immense et
princier.
Les quatre murs étaient vêtus de satin jaune, et tout brodés,
du plafond au plancher, de longues sentences philosophiques
écrites verticalement en caractères noirs. Des solives neuf
i. Koung-fou-Tzeu (Confucius), né dans le pays de Lou.
'i. Marcher lentement n'est permis qu'aux grands personnages; marcher
vite est considéré comme une marque de respect.
472 LA REVUE DE PARIS
lanternes violettes pendaient, versant une clarté de vitrail. A
l'angle nord, un Bouddha de bronze, plus grand qu'un homme,
souriait parmi des bâtons de parfum, au-dessus d'un éblouis-
sant cercueil constellé de métaux précieux et de pierreries. Trois
guéridons — d'ébène, d'ivoire et de laque rouge — portaient
un brûle-encens, un vase à vin chaud et un prodigieux tigre
de faïence antique. Et, au centre des soieries qui jonchaient la
terre, un socle d'argent ciselé, posé sur un plateau de nacre,
élevait une lampe à opium, dont la flamme, voilée par des
papillons et des mouches d'émail vert, scintillait comme une
émeraude. Les pipes, les aiguilles, les fourneaux, les boîtes
de corne et de porcelaine, étaient rangés alentour. Et l'odeur
de la drogue sacrée régnait partout, souveraine.
Tcheou Pé-i étendit le bras :
— Daignez — dit-il — choisir la place où votre natte ' sera
déroulée.
— Toutes les places sont trop flatteuses, — répondit Felze.
Deux jeunes garçons, à genoux près de la lampe à opium,
placèrent aussitôt, l'une sur l'autre, trois nattes plus fines
qu'un tissu de lin. Et Felze fit le geste d'en ôter une, pour
protester contre cet excès d'honneur. Maïs Tcheou Pé-i se hâta
de l'en empêcher.
Les deux jeunes garçons placèrent alors, parallèlement
aux nattes du visiteur, les nattes du maître de la maison. Puis à
celles-ci et à celles-là ils ajoutèrent, du côté du plateau de
nacre, plusieurs petits oreillers de cuir gonflés. Après quoi,
ils reculèrent, toujours à genoux, et tinrent chacun dans la
main gauche une pipe et dan? la main droite une aiguille,
respectueusement.
Mais, avant de prendre place sur les nattes, Tcheou Pé-i fit
un signe, et un autre serviteur, — celui-ci d'un rang plus
noble, ainsi qu'en témoignait sa toque à boule de turquoise 2,
prit sur le guéridon d'ivoire le vase à vin chaud, et emplit
une coupe.
i. Môme dans une salle jonchée de tapis, les rites exigent que l'on offre
à l'hôte, pour s'asseoir ou se coucher, une ou plusieurs nattes.
2. Mandarin de troisième classe. — Il y a neuf classes de mandarins dans
l'Empire : Tcheou Pé-if ministre d'État, a pour aides de camp des officiers
civils et militaires du rang de préfet ou de colonel.
r
POUR VAINCUE ^3
— Daignez boire, — dit Tcheou Pé-i.
La coupe était de jade. Non point de jade vert, — iaô, —
mais de jade blanc et diaphane, — îu, — du jade que les
rites réservent aux princes, aux vice-rois et aux ministres.
— Je boirai, — dit Felze, — dans la ôoupe de bois sans
ornement.
Il but toutefois dans la coupe de jade, après que le maître
de la maison eût insisté trois fois. Et, Tcheou Pé-i ayant bu
lui-même, tous deux se couchèrent en face l'un de l'autre, le
plateau de nacre entre leurs visages.
Maintenant le cérémonial était accompli. Tcheou Pé-i
parla :
— Fenn Ta-Jenn1, — dit-il — tout à l'heure, quand
votre carte illustre m'a été présentée, mon cœur a battu d'une
grande joie. Il y a trente ans que je vous ai rencontré pour
la première fois, dans cette Ecole de Rome que j'avais voulu
visiter, moi, voyageur très humble, curieux de voir, dans
votre Europe magnifique, autre chose que des soldats et des
machines de guerre. Il y a quinze ans que je vous ai ren-
contré pour la seconde fois, dans cette ville de Pékin que
vous honoriez d'une longue halte, au cours du docte pèleri-
nage que votre sagesse vous avait conseillé d'entreprendre
dans tous les pays où vivent des hommes. Et là première
rencontre m'avait révélé un adolescent courtois, savant et
penseur comme rarement sont les vieillards; et la seconde, un
philosophe digne d'être égalé aux maîtres des âges antiques.
Quinze ans ont encore passé; je vous revois. Et je me
réjouis, sachant que je vais goûter, en votre compagnie, le
bonheur indicible que goûtait Tseng-Si, le tout petit disciple,
lorsque, sa cithare vibrant sous ses doigts, il accompagnait
d'une harmonie timide les préceptes du grand Koung-Tzeu.
1. La langue chinoise n'a point de son qui équivaille au son du nom français
« Felze », ni, par conséquent, de caractère qui permette de figurer ce nom en
écriture. Tcheou Pé-i, ayant à tracer au pinceau le nom de son ami, se voit
donc forcé de recourir à quelque caractère de prononciation analogue. Le
meilleur est celui qui se prononce a Fenu » : Tcheou Pé-i, écrivant a Fenn »,
prononce naturellement comme il écrit. — Ta- Jeun est un appellatif hono-
rifique qui doit se donner à tous les fonctionnaires de premier et de second
rang, et, généralement, à tous les grands personnages. La signification
textuelle est : « homme considérable ».
LA REVUE DE PARIS
Il parlait un français assez correct, mais sa voix sourde et
rauque hésitait longuement après chaque phrase, parce qu'il
pensait en chinois, et traduisait, au fur et à mesure, ses dis-
cours. Il poursuivit :
— J'écoute donc, et j'attends vos paroles comme le
laboureur attend la récolte du blé au premier mois de Tête, et
la récolte du millet glutineux au premier mois de l'automne.
Toutefois fumons d'abord tous deux, afin que l'opium dissipe
les nuages de notre intelligence, purifie notre jugement, rende
[>\\i> musicale notre oreille, et nous supprime la sensation
t\ mimique de la chaleur et du froid, source de beaucoup
d'erreurs grossières... Je sais que les hommes de ce pays, dans
un esprit de singulier despotisme, ont proscrit l'opium par des
luis sévères. Mais cette maison, quoique très modeste,
ii obéit à aucune loi. Fumons donc. La pipe que voici est faite
de bois d'aigle, — ki-nam : — sa vertu adoucissante la rend
prérieuse aux fumeurs de votre noble Occident, plus nerveux
que ne le sont les fils de l'obscure Nation Centrale l.
Silencieux, Jean-François Felze accepta la pipe que lui
présentait l'un des jeunes garçons agenouillés. Et, de toute la
force de ses poumons, il aspira la fumée grise, tandis que
T enfant maintenait au-dessus de la lampe le petit cylindre
brun collé au trou du fourneau. L'opium grésilla, fondit,
.s'évapora. Et Felze, ayant d'un seul trait épuisé toute la
pipée, appuya aux nattes ses deux épaules, pour mieux dilater
sa poitrine, et garder plus longtemps, mêlées à ses fibres, les
volutes de la drogue philosophique et bienveillante.
Mais, au bout dune minute, et pendant que Tcheou Pé-i
fumait à son tour, Felze, comme il en était prié, parla :
— Pé-i Ta-Jenn 2, — dit-il, — votre bouche trop indul-
gente a prononcé des mots harmonieux et conformes à la
i , Tchoung Kouo, — Empire du Milieu, Empire Central, Chine. — Le nom
« Chine » est incompréhensible aux Chinois.
9, Tcheou est le nom de famille; Pé-i, le prénom, que les Chinois, comme
iea Japonais, placent après le nom. Un Chinois de qualité a toujours deux
prénoms, l'un familier, l'autre officiel. C'est de ce dernier qu'on doit user
cLm.a la conversation, l'autre étant exclusivement réservé aux parents très
proches et aux supérieurs hiérarchiques. — Tcheou Pé-i ayant plus de
*oi ^mie-dix ans, l'auteur s'est refusé, par convenance, à écrire dans ce
livre, le prénom familier d'un homme de cet Age.
PO UH VAINCUE 470
raison. Il est raisonnable, en effet, d'attribuer la folie aux jeunes
gens, et le bon sens aux hommes âgés, même s'ils ont vécu,
comme moi, en vain. Cependant je me souviens des époques
que vous venez de rappeler; je me souviens de l'Ecole de
Rome, et de votre ville de Pékin, célèbre entre toutes les
villes. Et voici que je m'aperçois de ma folie actuelle, de ma
folie d'homme âgé, pire assurément que n'était ma folie
d'homme jeune, pire que n'était ma folie d'enfant.
Il s'interrompit pour fumer une deuxième pipe, que lui
présentait le serviteur agenouillé.
— Pé-i Ta-Jenn, — reprit-il, — à Rome, j'étais un écolier
stupide, mais j'étudiais avec respect la tradition des anciens
maîtres. A Pékin, j'étais un voyageur inintelligent; mais je
m'efforçais d'ouvrir mes yeux au spectacle du Ciel, de la Terre,
et des Dix Mille Choses créées. Maintenant, je n'étudie plus,
mes yeux ne savent plus voir, et je vis comme vivent le loup
et le lièvre, en abandonnant la direction de mes pas au hasard
et aux passions impudiques. Les lettrés et les fonctionnaires
de ma nation ont eu le tort de me décerner beaucoup de
récompenses et beaucoup d'honneurs. Pour quelques tableaux
peints grossièrement et sans art, ces hommes dépourvus de
jugement m'ont désigné à l'attention du peuple et à l'admi-
ration des ignorants. Ma tête était faible. Le vin chaud de la
fausse gloire l'a enivrée... Et c'est alors que sont venus s'offrir
à moi tous les plaisirs impurs et toutes les voluptés dégra-
dantes. Je n'ai pas su les repousser, et je suis leur esclave. Par
respect pour la maison très chaste de mon hôte, je n'en dirai
pas plus long. Qu'il me soit seulement permis de comparer le
modeste vaisseau de mon ancien voyage à la jonque heureuse
d'un pêcheur ou d'un marchand, contents l'un et l'autre
d'affronter la mer dans l'espoir des richesses à acquérir, et le
somptueux navire qui me ramène aujourd'hui dans l'Empire
du Milieu à quelqu'un de ces bateaux ornés, dentelés et dorés
que l'on voit sur la rivière du Kouang-Tong, et à l'intérieur
desquels les débauchés finissent par s'avilir.
— Il m'est absolument impossible, — prononça Tcheou
Pé-i, — d'approuver votre sévérité envers vous-même.
Il fit un signe, et le serviteur agenouillé près de lui remplaça
la pipe de bois d'aigle par une pipe d'écaillé brune.
?
476 LA REVUE DE PARIS
— Il m'est impossible, — répéta Tcheou Pé-i, — d'approuver
votre sévérité, parce que nul homme n'est exempt de fautes,
et que seuls les hommes très vertueux ont le courage de s'ac-
cuser sans restriction. En outre, votre prudence est conforme
aux rites : car il est écrit dans le Li Ki : « Ce qui doit être dit
dans les appartements ne doit pas être dit hors des apparte-
ments1. » Et le lettré qui observe la bienséance dans ses propos
est incapable de l'offenser dans ses actes.
Il fuma la pipe d'écaillé brune, et rejeta par les narines une
fumée plus opaque et d'un parfum plus fort.
Felze hochait la tête :
— Mon frère aîné, très sage et très vieux, n'a pas plongé
dans le marais fangeux où se débat avec déshonneur son tout
petit frère. Mon frère aîné n'a pas vu par ses yeux et il ignore.
— Je n'ignore pas, — dit Tcheou Pé-i.
Felze se souleva sur le coude droit pour examiner son hôte.
Les yeux chinois, à peine visibles au fond de la bouffissure
des paupières, scintillaient d'une lueur ironique et pénétrante.
— Je n'ignore rien, — dit Tcheou Pé-i. — Car je suis ici
par l'ordre auguste du Fils du Ciel. Et moi, son sujet infime,
je dois, dans ce royaume d'une civilisation imparfaite, tout
regarder, tout connaître, et faire de tout un rapport exact. Je
sais donc, ayant accompli ma tache sans discernement, mais
avec zèle, que vous êtes entré hier matin dans Nagasaki, sur
un navire blanc, à trois cheminées de cuivre. Je sais que vous
voyagez depuis longtemps sur ce navire blanc, agréable à
voir. Je sais que ce navire porte la bannière fleurie* de la
nation américaine, et qu'il appartient à une femme. Je
n'ignore rien.
Felze rougit légèrement, posa sa joue sur un des oreillers
de cuir, et considéra la lampe à opium. Les deux enfants
agenouillés cuisaient en hâte et malaxaient contre le fourneau
1. « Les appartements », c'est-à-dire le gynécée. — Un Chinois de bonne
éducation ne parle jamais de femmes, si ce n'est d'une manière abstraite, —
par exemple, en citant une maxime philosophique. — Tcheou Pé-i félicite
son hôte d'avoir su lui faire comprendre à mots couverts, et sans détails
inutiles, que les femmes avaient joué, et jouaient encore, .un rôle exagéré
dans sa vie.
2. La bannière fleurie — hoa-ki, — est le sobriquet que les Chinois
donnent au pavillon américain, à cause de son bariolage.
POUR VAINCRE 477
des pipes les grosses gouttes couleur de poix, que la flamme
peu à peu nuançait d'or et d'ambre.
— Daignez fumer, — conseilla Tcheou Pé-i.
Cependant d'autres serviteurs étaient entrés, muets, por-
tant une théière de simple terre brune, et deux admirables
bols d'ancienne porcelaine rose.
— Ce thé, — dit Tcheou Pé-i, — est celui qu'à mon départ
de Pékin l'Auguste Elévation * m'ordonna d'accepter.
C'était une eau très limpide, à peine teintée de vert, où
flottaient de toutes petites feuilles, étroites et longues. Un
arôme s'en exhalait, fort et frais comme celui d'une fleur
épanouie...
Tcheou Pé-i avait bu.
— Le thé impérial — dit-il — doit être battu dans l'eau
d'une source rocheuse, après que cette eau a bouilli sur un feu
vif. Il convient d'employer une théière pareille aux théières
des laboureurs, afin d'imiter les empereurs de l'antiquité, qui
battirent le thé dans l'eau des sources rocheuses, avant de
connaître l'art de l'émail.
Il avait fermé les yeux. Et sa face de parchemin jaune sem-
blait maintenant impassible, indifférente et presque endormie.
Toutefois le jeune garçon agenouillé près de lui, obéissant
à quelque geste imperceptible, remplaça la pipe d'écaillé par
une pipe d'argent ciselé...
La fumerie s'emplissait lentement d'une brume odorante.
Déjà les objets épars n'avaient plus de contours nets, et les
étoffes des murs et du sol brillaient de couleurs atténuées.
Seules les neuf lanternes violettes du plafond versaient tou-
jours la même clarté, parce que les vapeurs d'opium sont
lourdes, et flottent au ras du sol, sans jamais s'élever...
Felze fumait pour la quatrième fois la pipe d'argent ciselé...
pour la quatrième- fois, ou pour la cinquième?... 11 n'était pas
très sûr... Et combien de fois, auparavant, la pipe d'écaillé
i. Hoang-Chan, — l'Auguste Élévation, — Hoang-Ti, — l'Auguste Sou-
verain, — et Tien-Tzeu, — le Fils du Ciel, — sont les trois appellations
actuellement en usage parmi les Chinois pour désigner leur empereur.
-\'S LA REVUE DE PARIS
brune?... Et combien, la pipe de bois d'aigle?... 11 ne se souve-
nait plus du tout. Un vertige léger s'insinuait en lui... Jadis, à
Prkin, puis à Paris, il avait usé assez régulièrement de la
drogue... Ses meilleurs tableaux dataient d'alors... Mais, quand
approche la cinquantaine, un homme, même robuste, doit opter
mire F opium et l'amour. Felze n'avait pas opté pour l'opium. . .
Et voici que l'opium délaissé prenait discrètement sa
revanche. Oh! ce n'était pas l'ivresse, au sens grossier que
les buveurs d'alcool donnent à ce mot. C'était une sensation
cuti fuse des moelles et des muscles, ceux-ci amoindris et
comme dissous, celles-là fourmillant d'une vie accrue, multi-
pliée. Felze, immobile et les yeux clos, ne percevait plus le
poids de son corps creusant les nattes. Et des pensées rapides
>i Donnaient sa cervelle, tandis que plusieurs des voiles qui
emmaillotent l'intelligence humaine se déchiraient autour
de lui...
La voix lente et rauque de Tcheou Pé-i, rompit tout à coup
\r silence :
— Fenn Ta-Jenn, les rites interdisent au visiteur d'inter-
roger l'hôte. Et votre sage courtoisie a respecté les rites. Mais
l'hôte doit en échange ouvrir au visiteur, après la porte du
logis, la porte de l'ame... Ce ne sont que les femmes qu'il
convient d'écouter sans leur répondre. Fenn Ta-Jenn, quand
\otre carte illustre m'a été présentée, mon cœur a battu d'une
grande joie. Et cette joie n'était pas seulement l'égoïste plaisir
de revoir, après quinze ans, mon frère vénéré; mais davan-
tage l'espoir de lui être humblement utile, dans ce royaume
qu'une folie coupable perturbe et qui offre aux yeux du phi-
losophe un spectacle déconcertant et douloureux.
Felze éleva lentement sa main gauche, et regarda, entre ses
doigts écartés, l'une des neuf lanternes violettes.
— Pé-i Ta-Jenn, — dit-il, — je ne saurais pas vous
jv mercier jusqu'où je devrais. Mais en vérité votre lumière
r-clairera merveilleusement mes ténèbres. Cette nuit-ci n'est
m rare que ma seconde nuit japonaise. Et pourtant le Japon
m'a déjà montré force choses que je n'ai pas su comprendre, ■
et que vous m'expliquerez, si votre perspicacité daigne
s*ti m ployer pour moi:
r
POUR VAINCRE
^79
La bouche sans lèvres de Tcheou Pé-i s'étira dans un demi-
sourire :
— Le Japon — dit-il — vous a déjà montré on homme
qui oublie la piété filiale, et une femme qui néglige la modestie
féminine.
Felze, étonné, scruta des yeux son hôte.
— Le Japon — continuait Tcheou Pé-i — vous a montré
un foyer d'où l'esprit des ancêtres est exclu; un toit sous
lequel dix mille nouveautés déraisonnables ont pris la place
de la tradition, et compromettent l'avenir harmonieux de la
famille et de la race.
— Vous savez donc — questionna Felze — que, cet après-
midi, j'étais chez le marquis Yorisaka Sadao?
— Je n'ignore rien, — dit Tcheou Pé-i.
Il leva, lui aussi, sa main vers les lanternes du plafond. Et
des rayons violets jouèrent sur ses ongles démesurément
longs.
— Je n'ignore rien : ne vous ai-je pas dit que j'étais en ce
lieu pour obéir à l'ordre impérial de l'Auguste Elévation ?
Il expliqua :
— Dans la maison de Yorisaka Sadao, vous avez trouvé,
assis du côté de l'ouest \ un étranger de la Nation des Hommes
à cheveux rouges 2. Cet étranger a été envoyé ici par son
prince, lequel avait souci de connaître par quelles armes et
par quelle stratégie le petit royaume du Soleil Levant s'efforce
de vaincre l'immense Empire des Oros 3. Mystère peu intéres-
sant, d'ailleurs, et qu'un sage de l'antiquité ne se fût point
attardé à éclaircir. Mieux inspirée par le Ciel, l'Auguste Elé-
vation m'a envoyé, moi, son sujet, pour examiner à quel point
ces armes et cette stratégie nouvelles, sont susceptibles de
déformer une civilisation qui, jusqu'ici, s'était réglée d'après
les préceptes philosophiques de la Nation Centrale. C'est à cet
examen que s'appliquent mes efforts maladroits. Pour sup-
pléer à mon insuffisance, il m'est nécessaire d'accumuler des
renseignements très nombreux. Beaucoup d'espions fidèles me
i. L'ouest est le point cardinal réservé aux visiteurs qu'on veut honorer,
a. t Hommes à cheveux rouges », — Huong mao jenn, — surnom que les
Chinois donnent aux Anglais;
8; Russes.
"1
48o LA REVUE DE PARIS
servent d'yeux et d'oreilles, et usent infatigablement leurs
cœurs pour m'aider dans ma tâche. En sorte que tous les
secrets de cette ville et de ce royaume viennent se dévoiler
ici, sur cette natte. Et c'est ainsi que je n'ignore rien.
Felze appuya sa joue sur l'oreiller de cuir :
— Pé-i Ta-Jenn, — dit-il, — vos paroles enferment un
sens caché. En quoi Yorisaka Sadao manque-t-il à la piété
filiale?
Les yeux scintillants se fermèrent encore, et la voix rauque
prononça solennellement :
— Il est écrit dans le Ta Hio * : « L'homme doit d'abord
scruter la nature des choses, — puis développer ses connais-
sances, — puis perfectionner sa volonté, — puis régler les
mouvements de son cœur, — puis se corriger exactement, —
puis établir l'ordre dans sa famille. — Alors la principauté est
bien gouvernée, — alors l'Empire jouit de la paix. » Tseng
Tzeu, commentant ces huit propositions, nous enseigna qu'elles
ne peuvent être séparées. Si bien que l'homme, sa famille, sa
principauté et l'Empire ne sont qu'un. La piété filiale s'étend
à tous les ancêtres, à toute la communauté, à toute la patrie.
Yorisaka Sadao, reniant le souvenir de ses ancêtres, et com-
promettant ainsi sa patrie, manque à la piété filiale.
L'enfant agenouillé près de Felze tendait une pipe toute
prête. Felze prit en main le lourd tuyau d'écaillé sombre, et
appuya ses lèvres contre le bout d'ivoire bruni. L'opium bouil-
lonna au-dessus de la lampe, et la fumée grise roula sur les
nattes en nuages pesants.
Alors Felze, la drogue audacieuse toute mêlée à son être,
osa objecter au philosophe :
— Pé-i Ta-Jenn, quand l'invasion des barbares menace
l'Empire, ne convient-il pas, avant même d'observer les rites,
de repousser l'invasion? Certes le trésor des anciens préceptes
est inestimable. Mais l'Empire n'est-il pas le vase qui enferme
ce trésor? Si l'Empire est subjugué, si le vase fracassé croule
en miettes, le trésor des anciens préceptes ne sera-t-il pas dis-
persé à jamais?... La piété filiale s'étend à tous les ancêtres, à
toute la communauté, à toute la patrie. Yorisaka Sadao
i. Ta Hio, — la Grande Étude, — le premier des quatre livres classiques.
POLR VAINCRE
48l
manque- 1- il véritablement à la pitié filiale, s'il renie, — peut-
être en apparence ! — le souvenir de ses ancêtres, et s'il modifie
les règles de sa communauté dans le dessein supérieur de
sauver l'indépendance de sa patrie?
Tcheou Pé-i fumait en silence.
Jean-François Felze acheva :
— Pé-i Ta-Jenn, quand la nécessité contraint un mari à
s'écarter de la voie droite, sa femme négiige-t-eile véritable-
ment la modestie féminine, si elle prend, elle aussi, le sentier
détourné, afin de marcher dans les traces de celui qu'elle a
promis de suivre, pas à pas, jusqu'à la mort?
Tcheou Pé-i repoussa la pipe d'argent ciselé. Mais ce fut
seulement pour tendre l'index vers une pipe de bambou noir
à bout de jade. Et il continua de se taire.
Jean-François Felze alors souleva des nattes ses deux
épaules et s'accouda, face à son hôte :
— Pé-i Ta-Jenn, — dit-il soudain, — j'ai fumé ce soir
plus de pipes que je n'ai pu compter. Et peut-être l'opium
a-t-il haussé mon faible esprit jusqu'à l'intelligence de beau-
coup de choses qui, dans la vie quotidienne, me sont indé-
chiffrables... Oui, j'ai vu aujourd'hui un foyer d'où l'esprit
de tradition est exclu. Mais n'est-il pas écrit qu'on jugera les
hommes d'après leurs intentions plutôt que d'après leurs actes ?
Celui qui se diminue, qui se déshonore même, pour honorer
et pour exalter l'Empire, ne doit-il pas être absous?
La pipe de bambou noir était prête : Tcheou Pé-i l'aspira
d'une longue haleine, et s'enveloppa d'une épaisse nuée vio-
lemment odorante.
Puis, avec gravité :
— Il est préférable — dit-il — de ne point juger les
hommes : nous ne condamnerons ni n'acquitterons le* mar-
quis Yorisaka Sadao ; nous n'acquitterons ni ne condamne-
rons la marquise Yorisaka Mitsouko. Mais le philosophe Meng
Tzeu, répondant, un jour, aux questions de Wang Tchang,
déclara n'avoir jamais entendu dire que quelqu'un eût
réformé les autres en se déformant lui-même ; et moins
encore, que quelqu'un eût réformé l'Empire en se déshono-
rant lui-même.
— Estimez-vous donc — dit Felze — que l'effort des Japo-
ior Décembre 1908. îi
482 LA REVUE DE PARIS
nais soit vain, et que le Soleil Levant doive inévitablement
succomber dans sa lutte contre les Oros ?
— Je n'en sais rien, — dit Tcheou Pé-i, — et cela n'a
d'ailleurs aucune importance. (Il eut un rire bizarre et sonore.)
Aucune importance. Nous reparierons à loisir de cette baga-
telle, quand sera venue l'heure.
L'enfant agenouillé près de Felze collait un cylindre
d'opium sur le fourneau de la pipe de bambou.
— Daignez fumer, — conclut Tcheou Pé-i. — Ce bambou
noir fut blanc jadis. Et la drogue seule l'a coloré comme vous
le voyez, après mille et dix mille fumeries. Nul bois d'aigle,
nul ivoire, nulle écaille, nul métal précieux, n'approche de
ce bambou...
Ils fumèrent l'un et l'autre très longtemps.
Au-dessus du brouillard d'opium, plus opaque d'heure en
heure, les neuf lanternes violettes brillaient maintenant
comme des étoiles dans une nuit de novembre. Et le grésille-
ment des gouttelettes brunes, évaporées par la flamme de la
lampe, rendait mieux perceptible l'absolu silence.
Le froid qui précède l'aube s'abattait déjà sur la campagne,
quand un coq lointain chanta.
Felze, alors, rêva tout haut :
— En vérité, en vérité, tout le monde réel est enclos entre
ces murs de satin jaune. Au dehors, il n'y a qu'un peu d'illu-
sion floue. Et je ne crois plus à l'existence improbable d'un
yacht blanc à cheminée de cuivre, à bord duquel vivrait une
femme qui aurait fait de moi son jouet...
CLAUDE FARRÈRE
(A suivre.)
LETTRES A TRÉBUTIEN
AVANT-PROPOS
On n'ignore plus aujourd'hui que, vingt-cinq années durant, —
de i83*i environ à 1857, — Barbey d'Aurevilly a entretenu avec son
ami Trébutien une correspondance dont l'intérêt littéraire est consi-
dérable. Un certain nombre de ces lettres ont été déjà publiées, ici et
là. Quelques écrivains et quelques érudits, ayant eu communication
du recueil manuscrit ou d'une partie du recueil, y ont fait également
des emprunts plus ou moins étendus1. Mais, comme la copie de
ces lettres remplit cinq gros volumes in-4°, la grande majorité en
est encore inédite *, et nous voudrions, en publiant quelques-unes
d'entre elles, faire sentir l'importance de l'ensemble3.
Barbey d'Aurevilly la connaissait bien. Il n'ignorait pas, en écri-
vant chaque semaine huit et dix pages à son ami, qu'il s'élevait à
lui-même un monument, et lorsqu'il revit en i856 le monceau de
ses missives, il put déjà se promettre hardiment la gloire, « appuyé
là-dessus ». Peut-être même étaient-elles, ces lettres à Trébutien,
cette conversation hebdomadaire, l'œuvre préférée de ce grand
1. Citons, entre autres, Charles Buet (Barbey d'Aurevilly, Impressions
et Souvenirs), M. Eugène Grêlé (Barbey d'Aurevilly, 1 vol.), M. Jacques Bou-
lenger (les Dandys).
1. Le premier tome de cette correspondance ne tardera plus guère à
paraître (Blaizot, éditeur).
3. Nous ne donnons plus loin que de l'inédit. A peine nous a-t-il paru
nécessaire de maintenir, dans ces lettres, en général assez longues, quel-
ques courts passages, qui se trouvent incidemment cités dans les ouvrages
ci-dessus : nous les plaçons entre crochets. — La présente publication a
été fort obligeamment autorisée par mademoiselle Louise Read, exécutrice
testamentaire de Barbey d'Aurevilly.
484 LA REVUE DE PARIS
causeur, le plus étonnant que la France ait eu depuis Rivarol,
si Ton en croit M. Paul Bourget. Il y tient avec fidélité, patience et
abondance le journal de sa vie, complétant ainsi les Memoranda
trop courts. Tout > passe, plaisir et littérature, travail et folies,
byronisme et dandysme. 11 s'y raconte, il y peint les autres, il y
juge leurs actes ou leur art. Barbey d'Aurevilly a tenu la gageure
de composer pendant un quart de siècle, à lui tout seul et à inter-
valles fixes, une revue critique, psychologique, historique, au pied
levé, sur le mode familier. Son recueil est éclatant.
C'est le style, d'abord, dont l'opulence étonne : l'historien du
dandysme met à sa pensée des vêtements fastueux. Barbey verse
comme à pleins seaux l'esprit, l'imagination et le sentiment. Nulle
monotonie, nulle langueur. Les changements de tons sont continuels.
Ainsi, dans les lettres que le « gandin » ou le « gant jaune » écrivait
à vingt-quatre ans, fleurissent la rhétorique et le romantisme du
jeune âge; les années qui viennent effacent cela. C'est que le st\le
suit l'homme, et que Barbey ne cherche pas à dissimuler ses évolu-
tions. Ses croyances, par exemple, se sont modifiées : d'abord
indifférent avec délices, le fils de chouan retrouve vers 18/46 un
catholicisme de ligueur. En politique, à peu d'opinions près, il est
successivement tout ce qu'on a pu être, et si ses instincts aristocra-
tiques comme son goût de l'autorité finissent assez vite par prédo-
miner, encore est-il partisan d'Henri V en i85o, et bonapartiste ou
impérialiste en i85i. Ses jugements sur les hommes et sur les choses,
où la passion éclate, sont donc à la fois absolus et mobiles, riches
d'émotion et de couleur. C'est violent et sincère, c'est puissant,
changeant et contradictoire comme la vie. On est pris avant tout par
ces agréments si variés de la forme, par ce mouvement, par cette
fougue.
Ajoutez l'intérêt anecdotique et documentaire d'une biographie
sans banalité. Le premier rôle, dans cette volumineuse et majes-
tueuse correspondance, est évidemment joué par l'auteur. Il parle
de lui principalement, et on lui en sait gré, car, en suivant le lil
journalier de son existence, on pénètre dans une âme rare, qui,
hautaine et naturellement révoltée, était pourtant bonne et même
tendre; on s'insinue dans sa conscience d'artiste; on observe, pas
à pas et démarche à démarche, le travailleur scrupuleux, l'histo-
rien ou le conteur exact, aux traits symboliques. On le voit
enquêter, imaginer, s'obstiner à son idéal. A mesure qu'il acquiert
un sentiment plus net de sa force et de son art, il éprouve l'hostilité
des médiocres. Aux uns il paraît insociable et fou; il scandalise les
autres. Ce grand écrivain a connu à soixante-quatorze ans son pre-
mier succès de librairie. Dans sa correspondance avec Trébutien, il
n'est question que d'échecs, d'insuccès, d'espoirs brisés. Dans vingt
LETTRES A TRÉBUTIEN 485
journaux, Barbey d'Aurevilly passe comme un météore. La Revue
des Deux Mondes refuse trois ou quatre de ses chefs-d'œuvre. Entre
deux articles de lui sur le même sujet, le Journal des Débats laisse
s'écouler onze mois... Et ce mélancolique, ce lord Anxious, comme
il s'appelait lui même, ne renonce pas à sa chimère et caresse, dans
une chambre vulgaire et quelconque, où l'aisance ne pénètre pas, les
filles chéries de sa pensée.
Sans doute, les grands noms littéraires et môme politiques défilent
à toute occasion dans sa correspondance, mais ce n'est pas l'habitué
d'un cénacle qui parle, ni le gazetier à gages. Le descendant des
« Pécheurs-Pirates », le Normand de Valognes-la-Morte est resté, au
milieu du siècle littéraire, un grand isolé. Les écrivains ou les
hommes célèbres de son temps, il ne se mêle pas intimement à leur
vie, il la frôle seulement, et n'en prend que ce qu'il faut pour donner
à sa vie propre — et donc à ses lettres, où il la raconte — un intérêt
suffisamment général. A ce mondain dandy, qu'il faut voir surtout
dans sa cellule superbe de bénédictin endiablé, quelques amis suf-
fisent :
Vous m'avez fait, Seigneur, puissant et solitaire...
Et pourquoi, parmi ses amis, Trébutien a-t-il été élu pour devenir
le dépositaire de cette immense autobiographie? C'est qu'en lui aussi
Barbey d' \urevilly avait de bonne heure discerné un esprit et un
cœur d'élite. Trébutien, qui fut libraire et conservateur-adjoint à la
bibliothèque de Caen, était un orientaliste renommé. Il a publié,
d'autre part, des travaux remarquables sur la littérature médiévale.
Son édition des Reliquiœ de Maurice et d'Eugénie de Guérin lui a
presque conquis la gloire. Il était bibliophile et philologue, grand
amateur de manuscrits, d'éditions soignées et rares. Il recopiait avec
un soin jaloux tous, les textes de Barbey d'Aurevilly, et sur des
feuilles magnifiques sa calligraphie méticuleuse étincelle1. Il éditait
luxueusement, toujours en beaux caractères, souvent sur papier de
couleur, en grand papier, en exemplaires numérotés, les ouvrages
de ses amis. Fort pauvre, il prenait pour leur gloire sur son trai-
tement modeste et n'hésitait pas à s'endetter. C'était, en un mot, un
ami comme on les souhaite ou comme on les rêve. En lui confiant
le dépôt de sa pensée intime, Barbey dWurevilly savait ce qu'il
faisait. Depuis le jour où, un peu par hasard, il l'avait rencontré
à Caen, lorsqu'il croyait y étudier le droit, il s'en était fait un ami.
Une assez grande distance d'Age pourtant les séparait2. Mais Trébu-
i. La plupart des lettres originales de Barbey à Trébutien ayant été
brûlées, il n'existe plus que la copie, heureusement minutieuse, faite par
son ami.
2. Barbey d'Aurevilly était né en 1808, son ami en 1800.
486 LA REVUE DE PARIS
tien, dont la santé était délicate, avait aussi toutes les délicatesses de
l'Ame. Leurs noms sont associés pour jamais.
FRANÇOIS LAURENTIE
Château de Marcelet *, i5 octobre i833.
Vous êtes un heureux mortel, Trébutien, avec vos rafales
qui donnent force inquiétudes à vos amis et qui respectent
votre coquille de noix tout en la balançant assez pour raviver
vos émotions; oui, de par Mahomet!2 vous êtes un heureux
mortel. Voilà qui est d'un bon augure pour votre voyage 3 et
qui doit vous faire prendre confiance en votre fortune. Je
désire que tous mes souhaits se réalisent comme celui que je
vous avais fait dans ma dernière lettre d'un petit bout de tem-
pête anodine, et vous savez si ceux que je forme pour votre
bonheur sont ardents.
Je vous écris, mon très cher ami, du fond des campagnes
les plus mélancoliques et par un ravissant mois d'octobre,
tout orange et nacarat, dont rien dans votre vapeur de charbon
ne saurait vous donner l'idée. J'y passe les jours les plus
doux que j'aie connus depuis bien longtemps et qui ont suc-
cédé à des agitations de toute sorte. J'ai dénoué la chlamyde
étroite de la vie active avec laquelle il faut combattre et je l'ai
changée pour la robe flottante du loisir, que malheureusement
je n'userai point à porter, car au bout du mois « Richard rede-
viendra lui-même ».
Je viens de lire Obermann. Si vous pouvez mettre la main
sur ce livre4 qui n'en est pas un, lisez-le. 11 en vaut la peine.
i. Ce château, qui est situé à sept kilomètres de Caen, appartenait à
M. Alfred du Méril, cousin germain de Jules Barbey d'Aurevilly (leurs
mères étaient sœurs). M. Alfred du Méril était le frère du célèbre savant
Edelestand du Méril, que Barbey d'Aurevilly aimait tout particulièrement,
et dont il est souvent question dans sa correspondance.
2. Trébutien était déjà connu comme orientaliste.
3. Trébutien venait de partir pour l'Angleterre, où il fit un séjour utile
et contracta des relations précieuses. Il y rencontra notamment le capitaine
Jesse, futur auteur d'un Brummell, qu'il mit en rapports avec Barbey d'Au-
revilly quand celui-ci s'essaya sur le dandysme.
4- L'Obermann de Sénancour, dont l'édition originale est de 1804, venait
r
LETTRES A TREBUTIEN 487
11 y a des misères qui sont de curieux phénomènes. Tout est
avorté dans Obermann, style et pensées. A l'exception de quel-
ques beaux paysages alpestres, idéalisés par l'ardente mélan-
colie du cœur, tout y est vague, pâle, terne, souffrant... Pas
de ces belles urnes d'albâtre où Ton renferme un cœur éteint,
pas de ces cristallisations faites avec des larmes et sur les-
quelles le soleil de la pensée a éternisé son rayon : rien ne les
nacre, ces larmes incolores qui moururent presque inaperçues
sous la paupière qui les dévora. Obermann est un fœtus en
intelligence, pataugeant dans l'amnios de la rêverie. C'est une
organisation manquée, sans ... et sans cerveau, et je m'ima-
gine que le cœur de sa poitrine ressemble au point impercep-
tible et sanglant que forme le germe dans l'œuf, première et
lointaine apparition de la vie. — Puis, sans développement
ultérieur, l'embryon vient a mourir, il s'atrophie comme s'il
avait eu des organes... Destinée à faire pitié I Lac si épais que
rien ne s'y reflète en y passant, ni l'ombre d'une pensée, ni
l'ombre d'une femme. Si la nature y a laissé une empreinte
isolée, c'est qu'elle ne quitta pas ses rives, c'est que nous ne
rêvons point à vide en tant que nous rêvons, c'est que dans
cette informe conscience la sensation brute du monde extérieur
était tout ce qui retentissait le mieux. Ou plutôt, c'est que
l'homme n'est jamais complet même dans l'incomplet, et que,
ne pensant pas à faire un livre, mais écrivant comme on
regarde marcher son ombre au soleil, Obermann s'est surpris
à faire le beau, c'est-à-dire à avoir des velléités d'écrivain.
Assez de jugements littéraires. Parlons de nous, mon cher
ami. J'ai quitté Paris, il y a cinq semaines. Les journaux fran-
çais ont dû vous apprendre qu'il s'y conspire un drame de
notre Hugo, la grande idole de Djagrena dont votre imagina-
tion est le Brahme1 ; c'est Marie Tndor, comme vous savez. En
d'être réédité, avec une préface de Sainte-Beuve (Paris, i833, 1 vol. in-8°).
En janvier i83a, le même Sainte-Beuve avait déjà contribué à remettre cet
ouvrage à la mode, en publiant dans la Revue de Paris une élude équitable
sur son auteur.
1. Barbey d'Aurevilly dit ailleurs à Trébutien, en parlant toujours de
Victor Hugo : « Votre météore, votre astre, votre étoile polaire ». Trébutien
pouvait se défendre de s'être abandonné tout à fait au tourbillon roman-
tique : son admiration pour Victor Hugo n'en était pas moins extrême. Barbey
resta toujours plus modéré.
488 LA BEVUE DE PARIS
ma qualité d'amateur de scandale, j 'espère être retourné pour
la première représentation de la dite pièce. Que ne vous ai-je
avec moi, mon ami, à cette exaltation nouvelle de votre tita-
nique poète! Je souligne, car je donne l'épithète en votre nom.
Avant de me réfugier où je suis et où je vis d'une vie si
pleine et pourtant si molle, j'ai passé à peu près quinze jours
à Caen, dans un de ces jaunes ennuis à faire devenir un hon-
nête homme ivrogne ou assassin. Il est vrai que, pour en
rompre la monotonie, je me suis donné les grâces du plus
insolent cartel, mais j'ai eu affaire à un de ces êtres melli-
fluents qui se traînent à plat ventre et qui ne relèvent pas la
tête comme la couleuvre. Cela m'a été fort égal, car l'obstacle
qui m'avait irrité a disparu tout comme si fer ou plomb l'avait
mis en morceaux. J'étais un fier sot de n'avoir pas fait entrer
la bassesse humaine dans mon calcul, mais riez de moi, Tré-
butien, il y en a des profondeurs si inouïes que je n'aurais osé
les soupçonner. Comme une femme est mêlée à ceci et dont le
nom ne m'appartient point, je ne vous en dirai pas davantage.
Quand vous reverrai-je, mon ami? Vous devinez dans cette
question l'expression d'un regret bien vif. Ce regret s'est pro-
noncé davantage encore pendant ma quinzaine à Caen. Je vous
jure que vous aviez la plus grande partie de mes pensées et
que, l'heure à laquelle j'allais voir chaque jour votre mère bien
religieusement en souvenir de vous, j'éprouvais un invincible
sentiment de tristesse quand j'entrais là où j'avais l'habitude
de vous trouver et où nous avons tant échangé de joyeux
propos. Ce n'est pas vous qui verrez de l'affectation dans ce
que je vous dis là.
Mon ami, écrivez-moi vite et longuement. Passé la mer, le
papier en petit format est prohibé...
Il
Au château do Marcelet, samedi 'août i835'.
... Guérin1 m'a demandé, au nom de ce lambin de Dupont
i. Maurice de Guérin, pour qui Barbey d'Aurevilly eut toujours une
amitié et une admiration passionnées. Ils avaient été camarades au collège
Stanislas.
LETTRES A TRlSBUTIEN A89
un nouveau délai pour la lecture de ce damné manuscrit1,
mais je suis ennuyé, irrité et à bout de toutes ces traîneries qui
finissent par être impertinentes malgré les coups de chapeau
dont on les assaisonne. Aussi ai-je répondu à Guérin que sans
plus il reprît le manuscrit et eût à le remettre en vos mains
sacro-saintes. Portez-le à Levavasseur, qu'il lise et vite, et
concluez avec lui pour le plus d'argent que vous pourrez, mais
sans descendre plus basque douze cents francs. Je vous investis
de la charge de mandataire, sûr que je suis de votre amitié,
qui ferait plus pour moi que vous ne feriez pour vous. Je m'en
fie au désir que vous avez de voir le livre de votre ami imprimé.
Seulement, qu'en échange du manuscrit on vous donne un
reçu, et, le marché conclu, stipulez-le par écrit, je vous supplie.
On ne saurait prendre trop de précautions avec ces drôles-Ià.
Je suis à la campagne, d'hier soir seulement, et le diable sait
pour combien de jours. Si le terrible gaspillage du temps par
le cœur et par la souffrance n'a pas lieu, je vous rapporterai
Amaïdée* finie et mise au net. Avant de quitter Gaen, j'ai fait
une visite à M. Le Flaguais3, qui n'a pas eu trop d'étreintes
dans ses petites mains pour les miennes. Il a été charmant de
bienveillance, et moi, j'ai pris des airs de Philintc avec mon
ordinaire aplomb. Mon frère lui avait montré ces vers de
cuivre que vous avez trouvés bien : Voilà pourquoi je veux
partir v. Il a eu le courage de les louer et de me dire là-dessus
mille choses flatteuses. « Seulement le rythme en est un peu
faible ». a-t-il ajouté, « Mais que voulez- vous ? Votre métier, à
vous, n'est pas de faire des vers! » N'est-ce pas excellent?
J'ai vu aussi (car ce sont les y aï vu que ma lettre) la dame
chez qui loge mon frère, une frêle et timide femme dont le
voisinage pourrait être dangereux. Elle m'a trouvé l'air orien-
tal, l'air d'un ministre grec, en somme très solennel, et un
vieil oncle (Jeunesse dorée), fat antique qui porta le collet de
1. Il s'agit de Germaine, l'un des premiers romans do Barbey d'Aure-
villy, qu'il ne réussit à publier qu'on i883, sous le titre de Ce qui ne meurt
pas.
2. Parue seulement en 1889.
3. Joseph-Alphonse Le Flaguais (i8o5-i86i), né à Caen, conservateur de
la bibliothèque de Caen, poète de talent.
4. Ces vers de Y Adieu étaient également admirés de Sainte-Beuve.
490
LA REVUE DE PARIS
velours vert et qui était arrivé de Montpellier le matin même,
m'a proclamé extrêmement beau. J'en suis très fier, morbleu!
car un pareil homme vivait au temps où la beauté était plus
commune qu'à présent. Son opinion a du poids et me flatte
d'autant plus que mon adorable famille m'a toujours chanté
que j'étais fort laid.
Pardonnez-moi ces vanités féminines, mon cher ami, ou, si
vous ne me les pardonnez pas, ô homme I écrivez-moi du
moins pour me les reprocher. Vous pourrez écrire chez Aimée1,
j'y ferai prendre mes lettres. Adieu, tout à vous et à toujours.
III
Blois, i5 août i835.
Mon cher baron a, quand vous lirez la date de ma lettre,
vous vous écrierez, j'en suis sûr : 0 ter quaterque beatusl
Vous sentirez s'éveiller en vous les nobles convoitises de l'an-
tiquaire. Si je l'étais le moins du monde, Dieu m'est témoin
que je ne vous écrirais pas. Confier son bonheur me semble
la plus haute impertinence qu'il y ait. C'est parce que ma tête
d'Ostrogoth du boulevard de Gand est demeurée parfaitement
froide et ennuyée devant les tas de pierres Historiques vus et
admirés en baillant que je peux vous parler de mon voyage
sur les bords de la Loire.
N'en aura-t-on jamais fini avec les lieux communs? La
réputation de ce pays est un impudent mensonge accepté sur
parole par des niais. Et cela va ainsi de siècle en siècle jusqu'à
la fin du monde ! Hélas ! c'était beaucoup plus pour le pays que
pour les souvenirs, comme vous dites, vous autres, que j'étais
parti de Paris, mais, Dieu me damne! j'aurais presque mieux
fait d'y rester.
J'ai vu Orléans, sa cathédrale et son musée, Notre-Dame
de Cléry dont l'austère nudité m'a semblé préférable à toutes
ces enjolivures qui s'appellent deYArl pour le moment, et puis
Chambord, mais j'étais souffrant, et j'ai eu la sacrilège indo-
1. Mademoiselle Aimée Lefoulon, femme de confiance des frères Barbey,
à Caen.
2. Les deux amis s'amusaient de ce qu'un Anglais avait, dans son voyage
en Angleterre, appelé Trébulien « monsieur le baron de Tribioutinn t.
LETTRES A TREBUTIEN 4j)I
lence de ne pas monter un degré de ses escaliers. C'est de
Chambord que je suis le plus content jusqu'ici, car j'ai vu là
la seule jolie fille entr'aperçue depuis Paris. Et puis qu'on me
vante un pays pareil! Que nos écrivassiers de roman nous
crachent leurs belles phrases sur tout cela!
Aujourd'hui je suis à Blois, une odieuse ville et d'une popu-
lation plus laide encore. Je sors du château que j'ai visité dans
tous ses coins. Toutes les places m'en ont été bredouilleuse-
ment expliquées par le concierge, homme de sens qui professe
le plus grand mépris pour Paul Delaroche et Vite t. J'ai grimpé
sur l'observatoire de Catherine de Médicis. La vue n'est pas
mal de là, mais il faut s'en tenir à cette expression modeste,
si Ton veut rester dans le vrai.
Je me demandais, mon cher baron, si tous les monuments
du monde me laisseront ainsi sans intérêt et si je dois arriver
peu à peu à l'indifférence en matière de toutes choses comme
en matière de religion. En vérité, je redoute presque un
voyage de Rome. J'y apprendrais peut-être le -secret de nou-
velles impuissances d'âme, de nouveaux dessèchements d'émo-
tions. Qu'importe! allons toujours! Dieu seul est grand!
Savez-vous pourquoi? Parce qu'on ne le toise pas à vingt pas
avec une lorgnette et que le premier sot venu n'en gâte pas
l'idée en mettant son abject nom dessus comme sur toutes les
pierres dont j'ai les yeux pleins.
Demain nous avalons le château d'Amboise, Chenonceaux
et Tours. — Je serai de retour lundi au plus tard. — Pardon-
nez l'infâme papier que je vous envoie et jusqu'au contenu du
papier. Je vous écris brisé de deux jours de fièvre. Mille bon-
jours à Guérin, et à vous amitié pour la vie.
IV
Paris, 8 juin 1841.
Mon cher Trébutien, voici un article que je vous envoie
pour votre Revue de Caen i . Il est de notre ami Scudo B qui se
1. Il s'agit sans doute de la Revue du Calvados. — En i83a, Iidelestand du
Méril, Guillaume-Stanislas Trébutien et Jules Barbey avaient bien fondé une
Itcvue de Caen. Mais elle n'eut qu'un numéro. C'est là que parut Léa, la
première nouvelle de Barbey.
•j. Paul Scudo, né à Venise en 1806, compositeur, élève de Choron sous
l!)'l
LA REVUE DE PARIS
recommande à vous et vous a conservé une bonne place dans
son souvenir. Cet article est fort bien, quoi qu'il soit assez
rude pour votre serviteur. Scudo n'aime point mes manières
de dire; et moi, je n'enchaine nullement l'indépendance de
nies amis...
Ce n'est pas tout, mon ami. Voyez comme j'use des terribles
privilèges de l'amitié. Amédée Renée ! que vous connaissez,
et avec qui les circonstances m'ont étroitement lié, vient de
publier un volume de poésies. Annoncez-le dans votre Revue.
C'est un enfant de Caen; vous lui devez bien cela. Mais en
plus il est mon ami et son volume est fort distingué. Donc,
etc., etc., etc! De plus encore, dans son volume se trouve une
pièce à Maurice de Guérin, ce grand poète que vous avez
connu et aimé et pour qui j'ai soufflé à George Sand le
fumeux article de la Revue des Deux Mondes. — Gloire pos-
ilmme! talent merveilleux dont je suis comme l'exécuteur
Irstamentaire. Je publierai incessament un volume tout entier
de Maurice de Guérin 2. J'ai les matériaux d'un livre immor-
al ; bonheur aussi grand pour la littérature française que la
publication des œuvres inédites d'André Chénier. Je ferai
précéder ce volume d'une vie intellectuelle de Guérin pour
avoir le droit d'écrire mon nom (le nom de son meilleur ami)
en toutes petites lettres au bas de son piédestal.
Je recommande particulièrement à M. Alphonse Le Flaguais
le livre de Renée. Il n'y a qu'un poète qui puisse parler d'un
poète noblement. Ce livre se publie chez Delloye. Il est intitulé
Heures de Poésie. . .
h Restauration. — Il a publié un grand nombre de mélodies. Plusieurs jour-
naux inséraient de lui des articles de critique musicale, et, de i85i à i863,
il fut rédacteur à la Revue des Deux Mondes. Barbey d'Aurevilly l'estimait
>i aimait fort. Il est mort fou, à Blois, en 1864.
1. Poète et historien connu, auteur des Nièces de Mazarin, etc.
Barbey d'Aurevilly a publié sur lui cinq articles, tous élogieux, et en
général, fort beaux. Il fut rédacteur en chef du Journal de V Instruction
publique, directeur du Constitutionnel, bibliothécaire à la Sorbonne.
1. Les Heliquix de Maurice de Guérin (2 vol. in- 16), ne parurent
, il en 1861, c'est-à-dire vingt ans plus tard. C'était, comme on le voit,
Barbey d'Aurevilly qui avait eu la première idée de cette publication. Mais
tin malentendu avec Trébutien avait fini, en i858, par dégénérer en brouille.
I /ouvrage parut donc, avec une préface de Sainte-Beuve, sans même que
Barbey d'Aurevilly fût nommé. Dans le Pays du ier février i86t, Barbey
lii t»ans se plaindre, un beau compte rendu de l'édition.
LETTRES A TRÉBUTIEN &$$
Paris, mercredy [avril i843j.
Mon cher Trébutien, — toujours en retard I Pardonnez-moi
aussi comme cet excellent M. Le Flaguais avec lequel j'ai
traîné. Il a du vous annoncer ma dédicace. La voici \ Vous
convient-elle en ces termes? Si vous y désirez une modification
quelconque, parlez, ami : j'obéirai comme une fée marraine
aux désirs de son filleul.
Ma vie d* aventurier qui continue d'être la chose du monde
la plus bariolée m'a poussé à écrire des légèretés... devinez
où:1 dans un journal de modes, mon cher ami 2. César avait
fait une grammaire, mais César ne s'était pas assoupli jusqu'à
écrire pour les modistes de son temps. Je fais ce que César n'a
pas fait. 11 est vrai qu'il y a quelques autres choses que César
a faites et que je ne ferai point, — ce qui rétablit l'équilibre.
Je vous enverrai ce brimborion de journal dans lequel, de la
plume qui écrit Pitt et Romuald, ou le dernier amour d'un
ambitieux, un roman encore (j'en ai une bibliothèque dans
l'esprit), votre ami s'amuse [à tracer des impertinences parfu-
mées, à l'usage des plus pauvres esprits et des plus jolies figures
du sîèclej . Vous verrez en disant quels riens je me délasse de la
politicaillerie contemporaine et des articles sur la police du
roulage.
Mais voici où j'en voulais venir, mon cher ami. [Je voudrais
faire pour ce répertoire de choses oiseuses un article biogra-
phique sur Brummell, le grand Brummell dont les gilets bleus
causaient de si violentes insomnies à Byron. Or, Brummell
esi mort a Caen. Je l'y ai vu et vous l'y avez connu peut-être.
iNe pourrie/- vous m'envoyer des détails sur ce gaillard-là?
Vous m'obligeriez. Songez que je suis friand de tout ce qu'il
tt Barbey d'Aurevilly parle ici de la dédicace (à Trcbulicn) de la Bague
fi Annihal. Ce petit volume — une bluette — fut imprimé à Caen, en 1843,
sous la surveillance et par les soins de Trébutien. Il n'en a été alors tiré
■en- i.'i.i exemplaires, dont i5 sur papier de couleur, a5 sur grand papier
de Hollande, no sur papier collé. C'est un bijou typographique.
t« Ces articles, intitulés de V Élégance, et publiés dans le Moniteur de la
Mode, étaient déjà signés du pseudonyme « Maximilienne de Syrène », qui
servit longtemps à Barbey d'Aurevilly.
s'
494
LA REVUE DE PARIS
y a déplus excentrique. Je ne repousserai rien; j'aiguiserai
flèche de tout et je compte sur vous '.]
Je compte aussi sur vous pour recommander aux poupées
de Caen le Moniteur de la Mode et leur enlever des abonne-
ments.
J'oubliais de vous prier, moa ami, de faire écrire sur la
première page de votre édition de la Bague (comme il est
d'usage) le titre de Y Amour impossible * et l'adresse du libraire
chez qui on le trouve : Duprey, rue Haute feuille, à Paris...
VI
l
$■
Dimanche matin, 10 décembre [i8{3].
Vous êtes ma messe, mon cher Trébutien. Pendant qu'on
chante les louanges du Seigneur, moi, je m'en vais chanter les
vôtres. Vous êtes le plus aimable et le plus empressé des amis.
Vos envois sont arrivés, livres et album, et si je ne vous ai
pas accusé réception de tout cela, c'est que je voulais jouir
d'une surprise que vous n'aurez pas, car je vais vous la dire.
Elle a trop tardé pour que j'attende quelques jours encore.
J'avais mis dans mes plans de vous écrire aujourd'hui.
Voici ce que c'est, mon cher Trébutien. Je voulais que sans
être prévenu de rien, vous rencontrassiez mon nom au bas d'un
bon article dans le Journal des Débats. Depuis longtemps on
m'y promet monts et merveilles. Mais enfin ce n'est que der-
nièrement que j'ai pu obtenir un livre à examiner, et sur
lequel j'ai article de mon mieux. [La règle au Journal des
Débats est de ne recevoir personne dans la rédaction quoti-
dienne, dans la polémique, avant une espèce d'initiation qui
consiste dans l'examen de livres de politique et d'histoire. Ob-
tenir un livre est le précédent nécessaire, et quelque recom-
mandé qu'on soit, ce n'est pas chose facile, je vous jure, que
de se le faire donner. |
On m'a donné celui de M. Hurter (la Vie d'Innocent III),
1. Ce passage a déjà été publié par M. Grêlé et par M. Jacques Bou-
lenger.
•j. L'Amour impossible, roman avait paru à Paris en 1841.
LETTRES A TREBUTIEN ^95
traduit par Saint-Chéron, et, quoique le livrç ne me plut pas,
comme j'en pouvais rattacher par un bout l'examen aux pas-
sions du Journal des Débats (ceci inler nos), il m'a peut-être
plus convenu qu'un autre...
Si cetarticle produit l'effet que j'en attends et qu'il a eu sur
plusieurs esprits des Débats, j'aurai une série d'articles signés,
sur des sujets historiques, car depuis que nous nous sommes
quittés, mon cher ami, c'est de ce côté que se sont exclusive-
ment tournées mes études. L'entrée aux Débats comme polé-
miste (qui, j'espère, ne sera pas éloignée de cette première
entrée comme rédacteur sur des sujets en dehors de la poli-
tique de chaque jour) est de nature à modifier ma position et
à m'en créer une solide. Tel est le bonheur auquel je faisais
allusion dans ma dernière lettre. Ce qui m'a manqué jus-
qu'ici, c'était un moyen de publicité, un large et puissant
intermédiaire entre mon esprit et beaucoup d'esprits à la fois.
Une fois trouvé, tout s'arrangera dans ma vie, tout se décidera
dans ma destinée. J'ai bien souffert; je suis même allé jus-
qu'au pistolet de Clive, qu'il arma trois fois, et qui fit trois fois
long feu sur son front; oui, j'ai cruellement souffert de bien
des choses qu'il vaut mieux oublier que rappeler, mais je n'ai
jamais perdu la force de mon espérance...
... J ai donné l'exemplaire vert de la Bague à la sœur du
poète Barthélémy, l'auteur de la Némésis. C'est une tête vrai-
ment phocéenne. Elle a les plus beaux yeux que j'aie jamais
vus, bleus comme la Méditerranée, languissants, voilés,
moqueurs au fond et caressants à la surface. Passez vite en
fermant les vôtres. Le grand papier sera pour George Sand.
Je suis allé chez elle, mais elle n'était pas revenue de sa cam-
pagne et je n'ai pu la voir encore. Cependant ils m'ont dit, à
la Revue indépendante, qu'elle était de retour depuis plusieurs
jours,
Oui, parlez de moi au capitaine Jesse. Je vais m'occuper
décrire Brummell. Peut-être le donnerai-je en feuilletons
(plusieurs feuilletons, bien entendu) au Journal des Débats
pour alterner avec des travaux plus graves. Si ce plus agréable
des capitaines a des détails nouveaux, qu'il vous les envoie (et
aussi sur Lady Hamilton) et qu'il soit bien sûr que je le citerai
et le trompetterai d'importance...
ï96
LA BEVUE DE PARI
VII
Paris, samedy soir, [janvier 1844 ■
... Oui, mon ami, j'éditerai Guérin et j'écrirai sa vie, sa
vie de plongeur sous sa cloche de cristal, à ce sublime pêcheur
des plus belles perles qui aient jamais été tirées du fond des
mers ! Je ne l'ai pas oublié, c'est dans mon cœur une pensée
religieuse, mais vous savez ce que j'attends. J'attends un peu
de bruit autour de mon nom, l'autorité d'une parole qui porte
celui de notre ami, grand pour nous seuls, à sa vraie hauteur
parmi les hommes. Quand la prostituée des plus bêtes, la For-
tune (qui finit par faire trop de cas de mon esprit) me sera favo-
rable, alors j'élèverai à Guérin le monument que j'ai promis à
sa sœur, à vous, à moi-même. Vous avez eu raison de me le
rappeler, mais je ne l'oubliais pas...
VIII
16 janvier 1845.
Mon cher ïrébutien,
Vous êtes mort et moi je viens d'être malade. J'ai eu une
espèce de mal sans nom. C'étaient des douleurs de tête à me
l'aire croire que ma cervelle allait éclater comme une grenade
de guerre, une fièvre de cheval arabe et une main de fer à la
gorge. Ça était d'une violence inouïe et pouvait devenir très
grave, mais, comme je n'ai pas vu le médecin, après cinq
jours de diète et d'impatience, je me suis guéri. Je vous écris
au sortir de ce mal inconnu. Vous n'aurez pas grand'chose de
moi, mais enfin vous aurez de mes nouvelles.
Pourquoi êtes- vous si longtemps sans m'écrirc? Je vous ai
écrit deux fois. Pour ces deux lettres, vous m'en avez adressé
une datée du 3. Ma dernière était du jour de Van même. C'est
dans celle-là que je vous hurlais mon tocsin d'épouvante sur le
contre-sens ! : « en raison de son », au lieu de : « malgré son »
1. Trébutien venait d éditer à Caen le célèbre et 1res bel ouvrage de
Barbey d'Aurevilly : Du Dandysme et de George Brummell, — dont ni
la Hevue des Deux Mondes, ni le Journal des Débats, ni personne n'avait
voulu! — L'édition, comme toutes celles données par Trébutien, était une
petite merveille. L'ouvrage, lui écrivait Barbey d'Aurevilly, « est ravissant
d'impression, de marges, de netteté, d'elîet eulin. Les exemplaires sur papier
LETTRES A TRÉBUTIEN #97
i p. 1 13). (J insiste sur cette lettre à laquelle vous n'avez pas
répondu et que je n'ai pas mise moi-même à la poste.) Vous
m'annonciez des Errata et des exemplaires roses. Rien n'a paru.
Depuis que j'ai été malade, j'ai vu Ledoyen. Je lui avais fait
remettre le paquet et votre lettre. Il m'a conseillé de ne pas agir
vis-à-vis de la presse avant le i5. Cependant il m'a mis en vente
et je suis étalé sur sa devanture au premier rang et avec faste.
[J'ai déjà écrit à plusieurs amis pour des articles : Sainte-Beuve,
Roger de Beauvoir, Chasles, Labitte, etc., etc. — Ceux qui
m'ont manqué de parole pour la Bague, je les reprends au demi-
cercle avec BrummelL Maintenant que feront-ils? Qui dit jour-
nalistes dit femmes entretenues. Cela veut souper. Je n'ai pas
quarante mille livres de rente, hélas! La gloire n'est bonne
que quand elle nous vient du ciel, par-dessus la tète... comme
un coup de foudre. Mais quand il faut la créer soi-même et en
attacher le bruit à ses pas, elle ne vaut pas les peines qu'elle
donne et les dégoûts qu'il faut surmonter. Bienheureux
Waller Scott, qui n'a pas lu un article sur lui et ses ouvrages
pendant treize ans!]
Je ne sais pas si le brouillard de la Seine m'est tombé sur
le cœur et me rend sombre, mais je ne vois pas delà couleur
de vos exemplaires aujourd'hui. Songez qu'il m'en faut un pour
Daly \ un pour Berlin, et un troisième pour madame Hugo.
Je vous demande pardon de mes éternelles demandes, mais
n'avez-vous pas pris charge d'âme en m'aimant?
J'ai été occupé, ces derniers temps, de certaines choses dont
de Hollande sont manifestement les plus beaux. Le papier bleu n'est pas
assez bleuâtre, c'est la seule critique de nuance que je me permettrais... »
Ha pourtant la douleur d'y rencontrer deux fautes : « généreux d pour « géné-
raux » et « ses classements » pour « ces classements ». (Or Barbey d'Aure-
rilly avait coutume de dire qu'il mourrait d'une faute d'impression.) Et ce
n'était rien! Le icr janvier i845, à la suite d'une découverte plus épouvan-
table encore, il s'écriait, éperdu : « Je vous écris comme on court au feu. Je
comprends toutes les fureurs de lord Byron contre les imprimeurs, et le
cheval indompté, et le vampire, et tout le tremblement. La plus grosse des
fautes pour moi est un contre-sens et nous en avons un superbe qui tache notre
Brummell : « Et comme k.n raison de son attache à ses vieilles mœurs, etc.,
etc., V aristocratique et protestante Angleterre, s'est fort modifiée, etc.,
etc. » Se modifier en raison d'une attache, en raison de ce qui empêche de
se modifier!!! Est-il assez beau, celui-là? J'en ai la fièvre, mon cher ami.
Il faut : « Et comme malgré son attache à ses vieilles mœurs, etc. »
i. César Daly, architecte, directeur de la Revue de V Architecture. — C'est
à lui quVst dédié le Brummell.
1er Décembre 1908; 4
4<)8 LA REVUE DE PARIS
je vous parlerai bientôt, mais je ne suis d'humeur pour l'instant
que de fermer cette sotte lettre et de fumer des cigares jusqu'à
la torpeur hébétée de George Sand \
Bonjour, mon ami, et si vos nerfs ne ressemblent pas aux
miens, écrivez-moi. Je vous aime et je vous embrasse et souffre
encore plus qu'un autre jour de ne pouvoir aller prendre le
café avec vous ce matin. Adieu.
Votre archi-dévoué mais archispleenétique ami.
IX
Le i5 mai f 1845], — par un temps de février, avec
le spleen et la migraine.
... Je vous remercie très joyeusement, mon cher Trébutien,
de ce que vous me proposez sur le Puséisme. Inutile de vous dire
que j'accepte. Envoyez-moi le plus tôt possible les détails et ren-
seignements que vous avez. On me presse beaucoup à la Revue
des Deux Mondes. J'eusse mieux aimé commencer les travaux
dont je vous ai parlé par le Méthodisme, mais si vous êtes moins
riche sur ce sujet que sur les idées du docteur Pusey, je
changerai l'ordre de mes articles. L'important est de publier
le plus tôt possible. Donc j'insiste, cher ami, pour que vous
m'envoyiez immédiatement ce que vous avez. Vous êtes mon
collaborateur.
[Je touche à la fin de la première partie de mon fameux
roman, la Vieille Maîtresse. Deux soirs de travail encore, ce sera
fini] et je pourrai traiter de cette première partie avec un journal
qui la publierait pendant que j'écrirais la seconde. J'ai lu ici à
des amis, esprits divers et différents, et j'ai vu avec plaisir
I impression que cette lecture a produite. \L animal aux têtes
frivoles, le public, sera-t-il vaincu et captivé? Nous le saurons,
tuais les esprits, parmi ceux que j'aime, qui me voyaient préfé-
rer une certaine aristocratie de renommée à ces succès enfants
de l'opinion de tous, affirment aujourd'hui que mon dernier
livre aura la grande popularité. Que je l'aie une fois! et je ne
1. En sa qualité de dandy, Barbey d'Aurevilly ne manqua pas de fumer,
tl signale cette prouesse dans son Premier Mémorandum : «t Fumé, pour
ma part, quatre cigarettes » (Caen, -±i octobre i836). En 1839, Chateau-
briand écrivait : « Quelques dandys radicaux, les plus avancés vers l'avenir,
ijiit une pipe a.
LETTRES A TRÉBUTIEN
^99
parlerai plus que ma langue ! Voilà surtout pourquoi je la
désire. j II me tarde de savoir, cher ami, votre opinion, à vous.
Vous êtes le clavier sur lequel j'aime le plus à promener ma
pensée et qui retentit le mieux sous les doigts de mon esprit.
Instrument charmant, mais dangereux ! car vous enivrez le
pianiste.
L'ami * à qui je dédie mon roman (roman-histoire) a beau-
coup insisté pour que j'en changeasse le titre. Cette Vieille
Maîtresse lui semblait trop dur. Moi, c'était ce qu'il y avait de
hardi, de cruel, d'impitoyable dans ce titre qui me plaisait.
— Jamais, disait-il, une femme du faubourg Saint-Germain
ne dira à son valet de chambre : « Allez me chercher une
Vieille Maîtresse. » Nous sommes trop prudes pour cela. — Moi,
je répondais : ce On ira la chercher soi-même et on la cachera
dans son manchon : nous sommes assez curieuses et assez
hypocrites pour cela. » Il disait ensuite que les titres qui
résument des situations ne valent rien, qu'il n'y a pas un seul
grand roman qui ait un titre de cette espèce. Moi, je répon-
dais que le plus beau roman qui ait jamais été écrit s'appelle
les Liaisons dangereuses. Qu'il y en a un autre qui s'appelle les
Affinités électives; un troisième : les A mours forcées ; etc., etc.
— ce Votre roman est assez fort, ajoutait-il, pour que vous con-
sacriez un nom propre comme on consacra celui d'Héloïse, de
Clarisse, d'Adolphe, de Jacques, de René. » Cette flatterie Ta
emporté peut-être, mais j'ai cédé à ces conseils. J'ai renoncé
à jeter le gant au public par un titre qui l'eût choqué, m'assu-
rait-on; à gargariser rudement le gosier des vicomtesses du
faubourg Saint-Germain avec quelques syllabes d'une pronon-
ciation si difficile pour des organes délicats, et j'intitulerai mon
livre du nom de l'héroïne, qui, du reste, vit et règne, en
réalité, sous ce nom-là. Je l'appellerai : Vellini.
J'espère que vous serez content. C'est de la passion, s'il en
fut, que ce roman, écrit dans les circonstances les plus dou-
loureuses de ma vie, les plus chargées d'abattement, et qui
m'a relevé et rappelé à la vie des sensations fortes comme le
plus pénétrant des spiritueux. C'est de la passion, mais c'est
aussi de la comédie. Enfin vous verrez... Je suis plus curieux
1. Le vicomte Joseph d'Yzarn-Freissinet.
OOO LA REVUE DE PAHIS
de vous le faire lire que vous ne Têtes de le lire, quelque
envie que vous en ayez. Il y a telle page qui a été tracée dans
une ivresse de pensée que je n'ose pas appeler de l'inspiration
(il est des mots diablement scabreux à employer), mais qu'en
face d'un papier inerte et muet je n'avais jamais ressentie.
Tout au plus je l'avais éprouvée dans ces frémissantes conver-
sations où j'exécute, à moi seul, des sonates à quatre mains,
la conversation étant la seule chose qui monte toutes les puis-
sances de mon esprit à la plus haute octave qu'il puisse atteindre.
Je vous demande pardon, mon ami, de surcharger ma lettre
de tant de papier blanc, mais ce papier est si fin et j'appuie
tellement sur ma plume que je vous enverrais un horrible gri-
moire si j'écrivais sur le verso. J'ai reçu votre Brummell rose.
Vous l'ai-je dit? Je vous ferai envoyer dimanche la Sylphide,
où vous trouverez l'article de M. de Calonne. — Je crois que
votre Allemand peut traduire, car Bornstedt, qui m'avait
annoncé qu'on traduisait à Berlin, ne m'a plus rien dit. Et
Jesse? Je suis toujours en instances aux Débals, mais j'ai pour
moi Hugo. A propos de Brummell, envoyez-en un exemplaire
que, malgré Y erratum, je vous prie de corriger de votre main
aux mots : généreux, généraux, et en raison d'une attache,
malgré son attache, à l'adresse que voici :
Madame Théophile Barbey, Saint- Sauveur- le -Vicomte
(Manche).
Ajoutez a tout ce que me vaut votre Brummell un portrait
d'un jeune artiste distingué \ pour le Salon prochain.
Envoyez-moi correctement écrit le nom de la femme de
Mahomet (Katidij a) que j'ortographie mal toujours...
Pavillon de la Muette, Passy-lès-Paris.
19 septembre 1845.
...Parlons d'affaires. Vous avez lu, je présume, mon
deuxième article sur Hurter. 11 a paru dimanche dernier, dans
le Journal des Débats2. Qu'en pensez-vous? 11 a eu beaucoup
1. Picot.
1. Le premier arait paru onze mois auparavant:
r
LETTRES A TRÉBUTIEN 5oi
de succès ici parmi les connaisseurs. Je crois que c'est là de la
vue et du style historiques, mais je veux votre appréciation.
Voilà ma réponse à ceux qui, comme du Méril, me reprochent
de trop sacrifier à la fantaisie et regardent Brummell comme
un péché. Demandez à Charma1 son opinion, qu'il m'a pro-
mise. 11 ne s'agit pas de me flatter, mais de m'instruire. Me
croit-il dans le vrai sur Innocent III et sur l'Eglise? Qu'il me
le dise et qu'il augmente encore ma sécurité sur ce point. L'opi-
nion d'un esprit comme le sien m'importe autant que l'opinion
du monde m'intéresse peu. J'ai toujours estimé sa souple et
pénétrante intelligence et j'ai rompu dernièrement encore bien
des lances pour lui avec des gens qui calomniaient son esprit.
Mon cher, cela a monté le mien. J'ai fait le diable; je ressem-
blais à un éléphant qui casse tout, autour de lui, dans une forêt
de bambous.
Et vous, Trébutien, parlez-moi de vous. L'article en ques-
tion n'est pas, je le sais, dans la tendance que vous aimez et
que vous croyez la vraie2, mais n'ai-je pas parlé dignement de
ce que vous respectez, quoique ne l'acceptant pas comme vous ?
J'ai un tel respect pour votre personnalité, mon ami, que
je serais désolé qu'un mot de moi, écrit pour le public, vous
blessât dans le vif de vos convictions et de votre âme. J'en
aurais des regrets mortels.
A lira cosa. Vous avez dû recevoir des Sylphides. Mon élé-
gant gentleman, Alphonse de Galonné, m'a dit qu'il avait
donné l'ordre de vous les envoyer. Son article, signé de Ville-
messant (quoiqu'il soit de lui, Calonne), est une introduction
à l'énorme citation qu'il a faite du livre. Cette citation doit
être suivie d'un autre article, non dans le numéro prochain,
mais dans le numéro qui vient après et qui achèvera bien
lencadrure donnée à la citation. Je pense, du reste, qu'indé-
pendamment de l'envoi de M. de Calonne, il y a des Sylphides
à Caen, puisqu'il y a de jolies femmes, et que le poète
(M. Le Flaguais) en aura glané quelqu'une pour vous.
Ils me demandent d'écrire pour eux dans ce journal et je
i. Antoine Charma, professeur de philosophie à la Faculté des Lettres
de Caen.
a. Barbey d'Aurevilly n'était pas encore revenu au catholicisme. C'est
l'année suivante, en 1846, qu'il s'y décida.
g
502 LA REVUE DE PARIS
leur ai promis de leur faire de la chronique, cet hiver, et peut-
être autre chose encore. Ils paient très bien et j'aime l'argent
comme un vieux traitant; puis j'aime aussi les contrastes et il
me plaît d'envoyer des articles sur Ninon de Lenclos et autres
drôlesses, de la main qui écrit aux Débats des articles sur
Innocent III ou autres personnages de ce sérieux!
Si vos occupations de bibliothécaire ne vous empêchent pas
de lire les journaux, vous aurez pu retrouver dans le Consti-
tutionnel un nom que vous connaissez et qui va s'y trouver (à
partir du 20 de ce mois) toutes les semaines. C'est le nom de
mademoiselle Maximilienne de Syrène. [Il y a quinze jours à
peu près que mademoiselle Maximilienne de Syrène a taillé sa
plume de corbeau et qu'elle a promis une revue critique de la
mode,] Mademoiselle de Syrène est une patricienne qui aime la
plaisanterie et qui rit comme une folle de l'idée d'écrire dans
le Constitutionnel. Son premier article, que je vous recom-
mande, a dû paraître d'un singulier goût aux gens qui
prennent le sieur Palefrenier de Boignes pour un homme élé-
gant et se régalent toutes les semaines du crottin de son feuil-
leton. Accoutumé à cette délicieuse régalade, le rédacteur en
chef du journal de Véron s'est permis de retrancher dans
l'article dont je vous parle des plaisanteries sur ce Dorset1
(ami de Véron, par parenthèse), lequel mademoiselle de Syrène
avait houssiné d'importance et qui est maintenant [à Brummell
ce que Pradon est à Racine]. On avait retranché encore une
foule de traits plus ou moins heureux, mais qui du moins
donnaient son vrai ton à l'article. Or mademoiselle de Syrène
est entrée dans une colère digne de la reine des Amazones et
on a promis que cela n'arriverait plus. Mademoiselle de Syrène
avait d'autant plus raison de se fâcher que le feuilleton de
modes qu'elle est chargée d'écrire a été vendu à Villemessant
(de la Sylphide) par le Constitutionnel et qu'elle ne doit compte
qu'à M. de Villemessant de ce qu'elle écrit. Les traités sont les
traités et nous avons droit de dire au Constitutionnel ce qui
nous plaira dans l'article modes, pourvu que nous ne nous
1. Ce c Dorset » n'est autre que le fameux Gédéon-Gaspard-Alfred de
Grimaud, comte d'Orsay et du Saint-Empire, dandy scandaleux, aimable et
doué de talent. — Barbey d'Aurevilly, dans les Diaboliques, s'est montré
plus indulgent pour lui.
r
LETTRES A TREBUTIEN
5o3
placions pas, à propos de volants, sous l'empire des lois de
Septembre.
Aussi l'article qui a paru n'est pas ce qu'il était, mon cher
Trébutien (lisez-le pourtant), mais ce qu'il y a de certain, c'est
qu'on ne coupera pas désormais une ligne de la basquine de
mademoiselle Maximilienne de Syrène. Tenez- vous en pour sûr.
Pour en finir avec toutes ces frivolités, je vous dirai que je
fais la politique de cette monstrueuse Époque de moitié avec
G. de Cassagnac. Il s'est rappelé le journaliste du Globe et il
partage sa besogne avec moi.
Du reste, ces frivolités que vous, si grave, mais si étendu,
et qui comprenez tous les côtés de l'esprit humain, ne repoussez
pas comme choses vaines, sont moins inanes pour moi que
pour mon savant ami du Méril, qui a i5 ooo livres de rentes.
Je ne vis pas dans mon cabinet et je bois autre chose que du
laitage. J'ai le malheur d'avoir bien des passions. Ce ne sont
pas toujours les choses élevées, les choses de l'intelligence la
plusfière, qui rapportent le plus d'AIR vital, et il faut vivre.
Cruelle, affreuse, abominable nécessité! Ceci explique tout.
Diderot a fait dix-huit sermons...
XI
Samedi saint. [Avril 1848.]
Mon cher Trébutien,
Enfin je puis donc vous écrire deux mots! Jamais on ne
cause si peu que quand on voudrait causer davantage. Je n'ai
qu'un moment avant de dormir, je le prends pour vous le
donner.
Vous avez reçu notre dernier numéro1. Selon moi, d'aspect
il est un peu trop blanc. On a visé à rendre le caractère plus
lisible et on a donné beaucoup moins à lire. On a protégé les
vues faibles ou exigeantes au détriment de l'esprit, qui n'a plus
sa pâtée. C'est la chanson :
Une feuille légère
D'une entière blancheur!
1. Il s'agit de la Revue du Monde catholique, où Barbey d'Aurevilly écri-
vait depuis avril 1847.
5o/J LA REVUE DE PARIS
Je l'ai dit aux boutiquiers de l'administration : pour faire
une économie, vous avez fait un journal albinos.
Si cela vous choque, — comme je l'espère bien, — vous
m'en direz un mot qui n'ait pas l'air concerté entre nous et
que je puisse lire : car s'il vient des plaintes sur cette innova-
tion stupide, il faudra bien, par entente du gain, renoncer
aux économies.
Pour ce qui est du moral du numéro, il est, ma foi 1 tout ce
qu'il pouvait être dans les diablesses de circonstances actuelles.
Qui s'assied pour faire un bon article, un article pourpensë, — -
à cette heure?...
La faute en est aux Dieux qui nous firent si betes!
si bêtes, c'est-à-dire si préoccupés de politique ! C'est main-
tenant un jeu d'échecs sans le Roi. Gagnez donc la partie, si
vous pouvez! Elle a bien failli nous tuer comme tant d'au 1res ,
mais enfin nos renouvellements se font assez bien. On deman-
dait à Sieyès ce qu'il avait fait pendant la Terreur : « J'ai vceu >*,
répondit-il. Tour de force de l'habileté! Nous, nous vivons
aussi, et que peut-on faire de plus dans ce naufrage universel?
Quant à la Terreur d'aujourd'hui, elle n'a pas — il faut en
convenir — un si rude caractère qu'alors, ni si terrible ; — il est
vrai que nous commençons le ballet. — Mais ce n'est pas moins
une Terreur au point de vue des inquiétudes. Les esprits sont
diablement blêmes, pour l'instant. Que va-t-il se passer? La
Constituante nous tirera-t-elle de ce défilé dans lequel nous
pataugeons? C'était aussi une Constituante que cette assemblée
qui n'a rien constitué du tout et dont le nom est devenu dans
l'histoire une déshonorante épigramme. Il y a dix jours, rc
qu'il y a de plus à craindre dans cette révolution, les idée»
sociales (comme on jargonne maintenant) ont reçut vous le
savez, un funeste coup pour elles, heureux pouritious. par le
fait de la manifestation anti-communiste. En effet, aux yeux du
peuple qui ne comprend que le gros des choses, communiste,
socialiste, fouriériste, c'est tout un... Fourier, qui est un grand
génie pour les lettrés, pour les mandarins de la Chine harmo-
nieuse, car son système ressemble à une religion d'initiés,
Fourier, pour le peuple, est le pendant de cette bête apoca-
lyptique de Cabet. La démonstration faite contre le dernier
r
LETTRES A TREBUTIEN 5o5
était donc faite contre tout ce qui veut altérer la propriété dans
son essence. Mais cette bonne attitude qu'on a prise et qui
n'est, après tout, que la coalition de la peur, que l'héroïsme
de ces poltrons d'intérêts matériels révoltés, cette bonne atti-
tude qui empêche immédiatement le pillage influera-t-elle en
quoi que ce soit sur tant de questions menaçantes, surgies,
insurgées de toutes parts? C'est ce que nous allons voir; mais
ce que j'en crois, ne me le demandez point. Demandez-moi
plutôt ce que je n'en crois pas. Si la foi transporte les monta-
gnes, je n'arracherai pas la moindre taupinière de notre glo-
bule terraqué. Je m'enveloppe dans des négations si téné-
breuses et dans les replis si profonds d'un mépris superbe que
j'en fais horreur à mes amis, tous plus ou moins badauds
d'espérances. Je ne crois point à la solidité d'une république
dans un pays aussi géométriquement monarchique que la
France. Mais Dieu peut-être a-t-il le dessein de nous ramener
aux principes par une expérience suprême. Quoi qu'il en puisse
être, République ou asyou like, qu'on nous donne au moins un
gouvernement, car, faute de cela, nous périssons de la maladie
des vieux peuples, d'une radoterie pire que celle du Bas-
Empire. Et, par exemple, est-ce que le premier cocher venu de
Constantinople n'était pas supérieur à Ledru-Rollin ? Une ver-
mine d'idées fausses nous sort de partout et nous dévore
comme les poux dévoraient Sylla. Qui nous guérira de cette
maladie pédiculaire de l'esprit engendrée par toutes les pourri-
tures de la corruption, du scepticisme et de l'impiété? [La situa-
tion est un abîme. Ce ne sont ni des mains de poète ni des
bras d'utopiste qui la fermeront. Comptez-moi les têtes de cette
hydre innocente qu'on appelle le Gouvernement Provisoire (qui
par parenthèse ne gouverne pas), trouvez-moi parmi elles ce
qu'on appelle une tête d'Etat, une seule, vous ne la trouverez
point] ; et elle y serait, d'ailleurs, qu'il est des situations indom-
ptables à l'homme parce qu'elles sont de vivants châtiments
de Dieu. Rien n'y peut plus que la pitié du Très-Haut.
[Au milieu de tout cela, que deviendrai-je? quel rôle aurai-
je? aurai-je un rôle? Nuées et ténèbres encore! Je n'ai pas
grand amour pour vun pouvoir qu'il faut aller chercher dans la
poussière. En ce moment, un peu d'orgueil dégoûte de beau-
coup d'ambition. Je n'ai pas grossi la foule de ces candidatures
i
■A
i
'4
5o6 LA 11EVUE DE PARIS
nombreuses comme les sauterelles de l'Egypte, grotesques
vanités en prurit. Je n'ai rien fait pour poser la mienne. J'ai
été président d'un club pendant quinze jours. Nous pouvions
avoir vingt mille ouvriers derrière nous. J'avais été choisi par
acclamation, mais j'ai moi-même dissous ce club quand j'ai
vu qu'il n'était que le despotisme du verbiage et le Pandémo-
nium de toutes les sottises humaines dans leur admirable
variété.]
Voilà, mon cher Trébutien. Je ne vous envoie, comme vous
le voyez, rien de bien satisfaisant ni sur la situation ni sur
moi-même. Je lis beaucoup l'histoire romaine. Je m'instruis
aux guerres civiles et je nous trouve bien petits quand je nous
regarde du mont Aven tin...
XII
24 avril i85o, Paris
Mon bien cher et admirable ami,
Je suis honteux de mon silence et je me réfugie — comme
disait Voltaire — à l'ombre de vos ailes qui sont assez longues
pour me couvrir...
Je voulais vous envoyer ma réponse de conserve avec l'ar-
ticle sur Chateaubriand. Mais, comme il ne m'arrive rien ainsi
qu'à un autre, vous aurez ma réponse sans l'article. Car de
l'article, on n'en veut pas1. On l'a trouvé trop salé, trop fort,
arrachant trop rudement les bandelettes de la vieille momie, du
manitou du royalisme bâtard et constitutionnel, et montrant
trop que cette poupée peinte n'est que néant et poussière. On a
loué l'article, — on a délibéré sur l'article, — on a tressué et
tremblé les fièvres sur l'article, — mais on m'a renvoyé l'ar-
ticle. Littérature inacceptable! Vous le voyez, toujours le
même, Trébutien! Dénichez-moi donc une place, un coin,
dans lequel je puisse enfoncer mes racines et vivre et m'épa-
nouir en paix! En attendant, j'ai repris mon sac et mes quilles,
admirant toutes les qualités que je connaissais dans cet intré-
1. Au journal Y Opinion Publique. — Barbey comptait y publier sous ce
titre : les Prophètes du Passé, une série d'éludés sur de grands politiques.
L'article sur Bonald avait paru le 17 janvier i85o; celui sur Joseph de
Maistre, le 19 décembre précédent.
LETTRES A TR13BUTIEN 5c>7
pi de parti royaliste dont j'ai l'honneur d'être et chez lequel
on ne sait trop ce qui domine, de la lâcheté de l'intelligence ou
de l'imbécillité du cœur!
Si c'avait été un article abJove sur Chateaubriand, un travail
isolé et de simple critique littéraire, je l'aurais jeté au feu et
je n'y penserais déjà plus. Mais c'était un anneau dans une
chaîne, le grain d'un collier qui, ôté, fait défiler tout le reste. C'est
agréable. J'avais un cadre, et voilà mon cadre en morceaux!
Bien obligé! Heureusement que je me suis rappelé que j'étais
homme du monde et que je n'avais pas l'âme tournée pour des
chagrins d'auteur vexé. Je n'ai guère de plaisir qu'à faire mes
petits, mais, une fois mis bas, je ne m'en inquiète guère. J'aime
mieux un bout de conversation, brodé au tambour, dans un
coin de salon, que tout cela.
Je ne sais pas ce que je ferai maintenant de cet article. Si
vous désirez le lire et si je trouve une occasion, je vous
l'enverrai manuscrit : car, probablement, il ne paraîtra nulle
part. Les Prophètes du Passé resteront là. Pendent interrupta
meenia Trojae. Pleurez sur eux. Lamennais, lui, doit rire, car
je lui préparais un assommant éclat de mon juste courroux. J'ai
d'autres travaux à Y Opinion publique qui, j'espère, ne paraîtront
pas aussi compromettants aux Docteurs, embobelinés de haute
prudence dans leurs hermines...
Mon cher ami, j'oublie toutes ces nausées en m'occupant
voluptueusement de mon Ouest1. Je vous remercie (puis-je
trop écrire ce mot- là?) de votre patience à me copier la notice
gervillienne* sur Blanchelande. Est-ce que vous connaissez ce
pays-là, vous?... Ne vous lassez pas. Envoyez-moi toujours
ce que vous pourrez. Consultez pour moi, dans votre pays,
tout le monde. Walter Scott causait avec les postillons et les
cabaretières. Des renseignements, pour être bons, doivent être
pris à toutes les hauteurs de société. Ne croyez pas m'avoir
effrayé en me disant que les Chouans ont laissé des réputations
de rapine et de brigandages nocturnes, qui ne fleurent pas
i. Barbey d'Aurevilly projetait plusieurs romans ou contes sur la chouan-
nerie. 11 n'en a écrit que deux, admirables d'ailleurs : l'Ensorcelée et le
Chevalier des Touches.
2. Une notice qu'avait écrite un monsieur de Gerville. — Sur l'abbaye de
Blanchelande voir l'Ensorcelée.
5o8 LA REVUE DE PARIS
comme baume dans les récits de quelques âmes pures et
vertueuses comme votre mère. A qui en parlez-vous ? Mon
grand-oncle maternel, le chevalier de Montreselle, avait clé
chargé par Frotté d'organiser, pour cette guerre, le bas pays
du Cotentin. J'en parlais à Crétineau-Joly \ l'autre jour ; il me
disait qu'il (cet oncle) était bien connu sous son nom chouan.
— le général Télémaque, — (il y avait aussi le général Tamer-
lan, car c'était comme une guerre masquée, une bonne fortune
de nuit, que cette guerre). Eh bien, mon vieux oncle de
Montreselle m'a raconté, dans mon enfance, de ces choses qui
appuient beaucoup ce que vous me dites là. C'est, mon ami,
qu'on ne fait pas les guerres civiles avec des chevaliers Grau-
disson. Il faut bien prendre son parti de ces désordres, et qui
sait si l'intérêt du récit n'en sera pas plus grand, les person-
nages plus humains, tout cela enfin plus la vie? Un coquin
par-ci par-là ne fait pas mal dans un récit, et d'ailleurs, à coté
de l'intérêt romanesque, je ne me préoccupe que d'une chose,
c'est de la fidélité historique du détail.
XIII
icr mai i85o
J'ai vendu mon Dessous de cartes d'une partie de whist à fa
Mode. Il a fallu adoucir le fil brûlant de l'acier de ce scalpel.
Je l'ai fait. Cher ami, il faut plier sa superbe pour, plus tard,
la redresser. Il y a un mot de Chateaubriand en parlant de
Richelieu qui me flambe toujours devant les yeux : « Sa sou-
plesse fit sa fortune et sa fierté son génie. » J'ai toujours été
trop fier et cela a retardé ma vie.
A propos de Chateaubriand, vous ne lirez pas mon article
manuscrit : Rovigo le publiera dans sa Mode avec Lamennaùt*..
Quand vous me répondrez, pensez à ma question : Etes-vous
allé à Blanchelande ? avez- vous traversé la terrible lande de
Lessay dont j'ai tant entendu parler dans mon enfance et qui*
de tous les points de mon département, que je connais, est le
seul que je ne connais pas? Je suis bien sûr que je l'imagine
telle quelle est, mais pourtant, pour me rassurer à cet égard.
i. Jacques Crétineau-Joly (i 803-1875), auteur d'une Histoire de ta Vendée
militaire, en quatre volumes, plusieurs fois rééditée.
LETTRES A TRÉBLTIEN 509
je voudrais bien quelques détails topographiques. Je suis per-
suadé qu'avec des impressions comme celles des récits de
mon enfance et de l'imagination, on arrive à une espèce de
somnambulisme très lucide, mais je voudrais que la lucidité
du mien me fût attestée par une expérience. Si vous connaissez
une description de cette lande, envoyez-la moi. Elle joue le
grand rôle de théâtre dans un de mes récits, et je deviens fou
de fidélité. — H y a des femmes qui ne me croiraient pas.. .
XIV
Paris, samedi matin, 6 juin [i85i j.
... D'abord calmez-vous, cher ami, sur les petites misères
humaines qui s'attachent à notre publication comme à tout1.
Le retard des imprimeurs, les différentes nuances de papier
qui manqueront, l'imperceptible faute du titre, que tout cela,
je vous en supplie, ne vous contrarie qu'à moitié! Je serais
désolé d'être la cause, même indirecte, d'un tourment, d'un
ennui, d'une peine quelconque, dans cette grande sensibilité
que je connais. La vie ne se compose, en petit comme en
grand, que de partis à prendre. Je prendrai le mien de ce que
vous me signalez, excepté pourtant du retard. Et voici encore
une raison pour que vous vous serviez avec votre buffle d'im-
primeur du javelot romain et de l'anneau dans le nez, comme
les pasteurs de ces intéressants animaux, — allez donc et
piquez ferme! — c'est, mon ami, que le livre est demandé par
des acheteurs, à grands cris. Des lettres sont arrivées de Bour-
gogne à Hervé2 (signées de noms très inconnus à lui et à moi),
dans lesquelles on lui dit d'envoyer immédiatement les Pro-
phètes. On dit que l'occasion n'a qu'une touffe de cheveux
sur le front. Moi, je crois qu'elle n'en a que trois (cheveux),
comme Cadet-Roussel. Quand on les tient, qu'on les tienne
bien ! . . .
Ce que vous me dites de la Vellini* me désole. Elle ne vous
i. Trébulien s'était encore chargé d'éditer les Prophètes du Passé.
2. Cet Hervé tenait un cabinet de lecture. — C'est lui qui, en août i85o,
avait fait entrer Barbey d'Aurevilly au journal 1* Assemblée Nationale.
3. La première édition d' Une vieille maîtresse est de mai i85i (3 vol. in-8°i
Paris, Cadot);
OIO LA REVUE DE PARIS
plaît pas! Voilà le meilleur de mon succès manqué! Elle ne
vous plaît pas ! Que m'importe le reste ! . . .
Je suis désolé, mais vous me deviez la vérité, la vérité de
votre âme. Merci donc, merci. On ne fait pas revenir d'une
impression, mais permettez-moi de vous dire ceci : ou il faut
renoncer à cette chose qui s'appelle le roman, ou la Vellini
doit être absoute de ce qu'elle est, quoi qu'elle soit. Il faut
renoncer à peindre le cœur humain ou le peindre tel qu'il est.
Subversive, elle, Vellini ! Mais je condamne Marigny ! Mais
Marigny se condamne ! mais sa femme ne lui pardonne pas !
Trouvez-moi un romancier qui ait été plus Je Torquemada de
son propre héros que je ne l'ai été? Subversive? Mais n'y a-t-
il plus à peindre, sous peine de mettre tout en péril, que des
Grandissons !
Prenez garde, mes amis : ce que vous dites de Vellini atteint
l'art même, à travers elle. Prenez garde! je vous rappelle à
l'ordre de Dieu et au respect des facultés humaines. Voulez-
vous tuer le roman, oui ou non? C'est de cela qu'il retourne1.
S'il faut qu'il vive, vous savez qu'il mange du cœur humain,
qu'il ne se nourrit que de cette moelle. Cœur impur, moelle
gâtée. Ai-je dit que tout cela était sain?
Et puis Hermangarde ne demande-t-elle pas un peu quar-
tier pour Vellini?
Ce que vous me dites aussi d'Edelestand me peine. Je ne le
vois plus, mais j'ai pour cet homme des abîmes de sentiment
dans le cœur. ]Ne voilà-t-il pas qu'il s'est blessé de ma nou-
velle de la Mode2? Mais, mon Dieu!... où donc sont les
mâles?... Trébutien, dans cette nouvelle où des larves de réa-
lité se sont mêlées à des inventions, il n'y a rien que je pusse
croire devoir blesser Edelestand. J'ai pris mon bien où il se
trouvait. Des figures m'ont frappe, je les ai peintes, mais je
n'ai pas dit : « Voilà les noms de ces portraits! » Le roman!
mais c'est de l'histoire, toujours, plus ou moins; des faits
souvenus, agrandis, modifiés, arrangés selon l'imagination,
i. Dans la préface qu'il écrivit plus tard pour Une vieille maîtresse,
Barbey d'Aurevilly disait de même : « Le catholicisme n'a rien de prude,
de bégueule, do pédant, d'inquiet. Il laisse cela aux vertus fausses, aux puri-
tanisme* tondus... On trouve dans plus d'une cathédrale de ces choses qui
auraient fait couvrir les yeux d'un protestant avec le mouchoir de Tartuffe... »
i. Le Dessous de cartes d'une partie de whist.
LETTRES A TIlÉBUTIEN 5ll
mais en restant dans la vérité de la nature. Il n'y a pas de
romancier dans le monde qui ne se soit inspiré de ce qu'il a
vu et qui n'ait jeté ses inventions à travers des souvenirs !
« L'alphabet m'appartient », disait Casanova. Et à moi aussi!
Ah! que d'histoires qui touchent plus ou moins à des personnes
de ma connaissance et qui sont des blocs de roman équarris
dans mon atelier! L'idéal a ses pieds dans le sang que nous
avons vu couler ou dans les larmes que nous avons dérobées
et tout est moisson pour l'artiste. Si on savait toutes les réa-
lités que les plus grands livres nous cachent!... Et pourtant,
c'est un grand esprit qu'Edelestand, mais il n'a pas voulu com-
prendre cela! Il a vu des indiscrétions là où il n'y avait que des
points de souvenir entre lesquels j'avais tissé une trame de
suppositions pathétiques, non dans un but de scandale, mais
dans un but purement dramatique. Voilà tout!...
XV
Mercredy, 25 juin 5i. Paris.
Vous avez eu peur de me blesser, coeur d'ami que vous
êtes. Vous m'avez rappelé le Monomotapa. Vous m'êtes dans un
songe un peu triste apparu... Oui, c'était un songe! Je regrette
l'effet qu'a produit sur vous ma Bacchante en raccourci, car
je voudrais vous voir aimer tout ce j'aime et je l'ai aiméel ! !
Mais blessé par vous dans cette misère d'une personnalité
d'auteur, jamais! Allons donc! Est-ce possible? Je suis d'ail-
leurs très peu auteur. Je n'écris qu'à mon corps et mon âme
défendants. Je préfère à tous les livres quatre mots barbelés
de conversation. Seulement, je serais une pécore littéraire avec
toutes les sensibilités ordinaires à ces sortes d'espèces que
mes sensibilités se tairaient avec vous parce que la grande
voix de l'amitié couvre tout...
... Cela dit, maintenant aux affaires! Vous voulez que je
vous tienne au courant des Prophètes. Voici :
Je sors de déjeuner chez Hervé, et je vous annonce de lui
une lettre, à vingt-quatre heures de la mienne. Dans cette
lettre, que j'ai voulu qu'il vous écrivit, il vous dira toute sa
pensée d'éditeur sur le livre, son avenir, son écoulement, les
moyens à prendre pour rendre cet écoulement facile et certain.
5l2 LA REVUE DE PARIS
Je ne vous dirai point : « Ecoutez Hervé », mais : « Jugez-le ».
Il sait ce qu'on appelle son affaire. Mais de plus il est libraire
catholique, ce qui est, selon moi, une manière de la savoir
mieux. . . Je ne vous préviens donc point sur ce qu'il vous dira :
j'aime mieux vous parler de ce que j'ai fait.
Ceux qui ont lu les Prophètes sont pour avec des frémisse-
ments de sympathie ou contre avec les haut-le-cœur de l'hor-
reur. Lamartine, que je connais et chez qui je vais quelque-
fois, prétend que je suis un scélérat et d'autant plus atroce que
je suis grand (sic), que je suis un Marat (est-ce pour cela que
je suis grand?...) catholique et que je peins la guillotine en blanc
(sic). Lamartine a promis de m'attaquer dans son journal, le
Pays. Ce serait là un coup de cymbale joliment cuivré. L'ini-
vers s'est engage à faire. Je reçois, à l'instant même, une lettre
de mon très grand ami Du Lac qui engage le journal pour un
grand article et pour un petit, en attendant le grand. J'ai
adressé le livre à Veuillot avec une lettre qui ferait parler les
muets et écrire les paralytiques. Le Corsaire s'est engagé aussi,
et de plusieurs côtés, Rovigo, Audebrand \ etc. — Alloury a
promis pour les Débats, mais je ne voudrais pas que ce fût lui
qui m'écharpât. Je veux des armes qui coupent et taillent.
Pelletan me lit en cet instant et sera probablement un des pre-
miers à m'attaquer... Dans son feuilleton, il ne parlera que
des Prophètes. Vellini est échue à Gautier. U Opinion publique
parlera de moi, à coup sûr, dans son feuilleton bibliogra-
phique, puisque c'est Hervé, l'éditeur, qui l'écrit, mais de
plus j'aurai un grand article de Pontmartin, avec qui j'ai tou-
jours été sur un grand pied de monde et de politesse2, et je
vais lui écrire à cet effet.
Du reste, si Lamartine s'exécute sur-le-champ, l'étiquette
est arborée en assez grandes lettres pour que tous les moutons
de Dindenault et des journaux la répétaillent et récrivent dans
leurs damnées feuilles.
(J'ai aussi Sarrans 8 à la Semaine. C'est lui qui leva le lièvre
i. Philibert Audebrand, romancier, journaliste parlementaire, etc. Auteur
de curieux Mémoires d'un homme de lettres.
2. U n'en fut pas ainsi jusqu'à la (in...
3. Bernard Sarrans (1790- 1874), journaliste républicain, aide de camp
de Lafajclte en i83o, député a l'Assemblée nationale de 1848, rédacteur eii
r
LETTRES A TR^BUTIEN 5l3
à propos du Sacerdoce de Vépée et qui me donna ce nom de
Tarquin le superbe que j'ai superbement porté...)
Vous m'avez parlé d'une lettre à un abbé du Perron, de
Valognes (je crois). Quant à celle que nous devons adresser à
M. de Metternich *, laissez-moi vous dire ce que j'ai pensé.
Je désire que cette lettre soit collective. Je la ferai ce soir et
vous la recevrez demain. Je l'écrirai de ma main et la signerai.
Quand vous l'aurez lue et approuvée, vous mettrez votre nom,
frère, à côté du mien. Puis vous la replacerez sous une enve-
loppe de la mesure et de la forme de celle que je vous aurai
adressée et qui recouvrira cette lettre. Vous la fermerez avec
votre cachet arabe et vous adresserez le tout de votre plus belle
main à « Son Altesse le Prince de Metternich, place du Grand
Sablon, à Bruxelles ». Que tout cela ait l'air grandiose et de
chancellerie, comme il convient à des absolutistes comme
nous ! Le livre * que vous adresserez (franco) avec la lettre au
prince n'a pas, comme les exemplaires que je vais envoyer aux
têtes couronnées, besoin d'être relié. Prenez un exemplaire à
six francs. Vous écrirez de votre écriture magistrale sur cet
exemplaire :
Hommage du plus profond respect et de F admiration la plus
passionnée, offert à Son Altesse, prince de Metternich, par ses
très humbles et très obéissants serviteurs,
Jl'LES BARBEY D'AUREVILLY et G. TRÈBVT1EN
Je donnerai pour la réponse mon adresse à Paris, mais, dès
que je l'aurai reçue, je vous l'enverrai à Caen. Vous garderez
cet autographe, ou ce non autographe, mais enfin cette réponse,
si cela peut vous faire plaisir.
JULES BARBEY D'AUREVILLY
chef du Journal des Communes et de la Semaine. — Le Sacerdoce de l'Epée,
tel était le titre d'un article de Barbey d'Aurevilly, publié dans la Mode du
i5 mai i85o. L'auteur y envisageait la guerre civile comme peut-être néces-
saire, et la mission des armes, comme sainte en ce cas. L'article fit scandale.
Deux mois plus tard, Jules Favre le signalait à l'indignation de l'Assemblée
nationale.
1. C'est l'illustre homme d'État Clément -Wenceslas- Népomucène-
Lothaire, prince de Metternich (i 773-1 85g), père du prince de Metternich
qui devait être nommé, en 1859, ambassadeur en France.
1. Les Prophètes du Passé.
ier Décembre 1908, 5
r
L'EMPEREUR DE CHINE
KOUANG-SIU
11 y a peu d'années, du haut des remparts de Pi-kin, quel-
qu'un d'Europe regardait, avec une curiosité ardente, un spec-
tacle qui se déroulait à l'intérieur de la ville, presqu'au pied des
murailles. Là, le Temple du Ciel étend son parc sombre, sous
le moutonnement velouté des cèdres séculaires, d'où émergent
des coupoles de marbre blanc incrusté d'émaux. La vue
plonge et embrasse tout l'ensemble de l'enclos; elle suit les
méandres du mur bas, crête de tuiles jaunes, qui l'enserre
au delà de l'étroit fossé qui luit.
Tapi entre deux créneaux, le spectateur français estime qu'il
n'en voit pas assez; il voudrait écarter les lourdes branches,
soulever les toitures du Temple. Cependant la première cour,
dallée de marbre, se montre à nu tout entière et laisse voir à
loisir les personnages qui sont là, groupés dans une immobilité
respectueuse : ce sont les archers de la Garde Impériale, aux
éclatantes vestes blanches, cernées de larges bandes sombres,
sur les robes de peaux, crânement relevées des coins et décou-
vrant des bottes de velours noir; les lanciers, en tuniques
bleues et jaunes, la lance en travers du dos, le fer en bas pro-
tégé par une gaine. Ces cavaliers sont à pied; hors de l'en-
r
l'empereur de chine 5i5
ceinte du temple, leurs chevaux, blancs comme le lait, sont
tenus en main par des soldats.
La belle allure et l'aspect martial des hommes de l'escorte
ne retiennent pas l'attention de celui qui regarde : un palan-
quin drapé de soies jaunes sur lesquelles sont brodés des dra-
gons, attend devant le portique du sanctuaire. Ce palanquin
est gardé par six eunuques en grand costume, et par seize
porteurs, qui demeurent à leur poste, l'air recueilli, les yeux
baissés. L'Empereur est là! Ce mystérieux Fils du Ciel, cloîtré
au fond de ses palais, invisible, silencieux, captif, peut-être, il
est là, prosterné sous cette coupole jalouse, offrant les débris
de son cœur, au Ciel sourd, au Ciel injuste. Tout à l'heure il
apparaîtra sur le fond sombre du portique; il traversera le
parvis, descendra quelques marches jusqu'à son palanquin., et,
l'étranger attentif pourra, en cette minute précieuse, graver à
jamais dans sa mémoire la vision surprise ! Ce n'est pas une
curiosité banale qui l'attire, mais une sympathie respectueuse
qui pressent et s'apitoie.
Voici enfin que, tout chamarrés de broderie et d'or, sortent
du temple les conseillers, les ministres, les princes du sang
qui resplendissent au soleil. Ils se rangent et font la haie; ils
s'inclinent, et, après un instant d'attente, seul, lentement,
l'Empereur s'avance, mince, élancé, très pâle, des yeux graves,
dont le regard ne se pose sur personne, le visage allongé, la
bouche sérieuse. Malgré la simplicité sévère de son costume,
— sur une robe couleur de cuivre sombre, une veste d'un bleu
presque hoir, — il est tellement imposant, d'une si suprême
majesté, qu'il semble vraiment dune autre essence que le
commun des hommes, et que tous les princes et les mandarins
de sa suite, rutilants de satin et d'or, deviennent, tout à coup,
vulgaires à côté de lui.
Le cortège se reforme, la vision disparaît; les stores de soie
jaune du palais se sont refermés; on jette des pelletées de
sable devant les pas des porteurs ; les princes du sang remon-
tent sur leurs chevaux, harnachés en velours violet, tandis que
les gardes, hâtivement, enfourchent leurs chevaux blancs.
En bon ordre, gardant le plus profond silence, toute cette foule
s'éloigne, retourne au cœur de Pékin, à la Ville Rouge,
la ville défendue.
5l6 LA REVUE DE PARIS
On ne se souvient pas assez qu'au fond du cœur de
tout Chinois saigne et lancine une blessure mal cicatrisée.
C'est là un secret amer et brûlant, que tous savent et dont on
ne parle pas. 11 expliquerait, cependant, bien des anomalies
dont l'Europe parfois s'étonne; il donnerait le mot, peut-être,
de l'étrange stagnation où le grand peuple de Chine s'est
si longtemps attardé.
Il y a trois cents ans, l'Empire fut conquis par les Tartares
Mandchous ; le dernier souverain de la dynastie des Mings se
pendit dans la Ville Rouge, à un arbre, qui porte encore des
ehaînes pour avoir prêté ses branches à cet impérial suicide.
Les vaincus se virent contraints à changer de costume, à
modifier leur coiffure. Ils durent couper leurs longs cheveux,
qu'ils laissaient épars dans les batailles, se raser la moitié du
crâne, pour ne conserver, à la mode tartare, que cette longue
natte que nous trouvons singulière et qui, étant pour eux le
signe de la servitude, n'a jamais cessé de les humilier.
Combien de têtes, qui n'ont pas voulu subir l'outrage, sont
tombées autrefois I Combien de héros obscurs qui, ayant à
ehoisir entre le rasoir et le sabre, se sont livrés au bourreau!
On n'ose pas en dire le nombre : il se chiffre par centaines
de mille I . . . Aussi la blessure est-elle inguérissable. Les Chinois
d'aujourd'hui sont domptés plutôt que soumis. Même ceux qui,
ayant accepté des fonctions officielles, servent, loyaux et
fidèles, le gouvernement, même ceux-là subissent, sourde-
ment, la piqûre de cette plaie vive, la rougeur de cette honte.
Aussi, depuis trois cents ans, en Chine, la révolution couve
sans cesse; le feu éclate en incendie, ici ou là; éteint dans
une province, il se rallume dans une autre. Mais la Chine est
trop immense pour que les révoltés puissent s'entendre. S'ils
s'étaient jamais réunis dans un effort collectif, ils auraient
depuis longtemps brisé leurs chaînes : au milieu de ce peuple
de 35o à 4oo millions d'hommes, les conquérants s'ont à peine
un contre mille! Plusieurs fois pourtant les Chinois furent
l'empereur de chine 517
bien près de la victoire et d'extraordinaires événements bou-
leversèrent l'Empire.
Il y a une quarantaine d'années, entre autres, les révoltés,
victorieux, proclamèrent à Nanking un empereur de race
chinoise, un rejeton de la dynastie des Mings, et l'on désigna
son règne sous le nom de Taï-Ping-Tien-Ko : Empire de la
Grande Paix Céleste. Cet empereur régna, concurremment
avec le gouvernement de Pékin, pendant dix-sept ans!
Après une guerre acharnée, les Chinois furent vaincus, et
les vainqueurs voulurent effacer tout de ce règne. Voici,
néanmoins, des passages d'un volumineux rapport du général
Tsen-Kouen-Wei à son empereur tartare.
Quand les Taï-Ping commencèrent la révolution dans la province
de Kouang-tong, dit-il, ils s'étaient emparés de seize provinces et de
six cents villes.
Leur coupable chef et ses criminels amis s'étaient rendus for-
midables. Tous leurs généraux, établis dans différentes places, s'y
fortifiaient solidement. C'est seulement après trois arinées de siège
que nous fûmes maîtres de Nanking. En ce moment, l'armée comp-
tait cent mille hommes et plus. Mais pas un seul ne s'est rendu.
Dès qu'ils se jugèrent perdus, ils mirent le feu au palais et se brû-
lèrent tous. Beaucoup de femmes se pendirent, s'étranglèrent, ou se
jetèrent dans les lacs.
Je parvins cependant à faire prisonnière une jeune fille et je la
pressai de me dire où était leur empereur.
— Il est mort, dit-elle, vaincu, il s'est empoisonné; mais aussitôt
après, on a proclamé empereur son fils : Hon-Fo-Tsen .
— Est-ce bien la vérité? demandai-je. Alors elle me montra le
tombeau : je donnai l'ordre de le briser et l'on trouva en effet l'em-
pereur, enveloppé dans un linceul de soie jaune, brodé de dragons.
Il était vieux, chauve, avec une moustache blanche.
Son cadavre fut emporté pour être brûlé et jeté au vent.
Nos soldats détruisirent tout ce qui restait dans la ville, et il y eut
trois jours et trois nuits de tueries et de pillage.
Nous ne pûmes amener à se soumettre aucun des soldats ennemis,
et une troupe de quelques milliers d'hommes, très bien armés,
ayant revêtu les costumes de nos morts, réussirent à sortir de la
ville; il est à craindre que leur nouvel empereur ait pu s'échapper
avec eux.
Ce récit malgré sa brièveté et sa sécheresse laisse entrevoir,
entre les flammes et le sang, une épopée magnifique.
5i8
LA REVUE DE PARIS
À cette rancune séculaire, à cette agitation que fomente
toujours l'espoir de la revanche, sont venus s'ajouter, en ces
dernières années, des préoccupations nouvelles. Après la guerre
de 1894 où ils furent vaincus par les Japonais, après l'an-
nexion de Kiao-tcheou par les Allemands en 1897, de Port-
Àrtliur et Ta-lien-wan par les Russes, de Wei-hai-wei par les
Anglais, de Kouang-tcheou-wan par la France en 1898, les
Chinois, à leur tour, regardèrent du côté de l'Occident; ils
voulurent savoir, acquérir eux aussi les connaissances qui ont
donné aux Japonais leur puissance. Aujourd'hui des milliers
d'étudiants et même d'étudiantes, vont s'instruire dans tous
les pays d'Europe, en Amérique, au Japon. Une jeunesse,
ardente et enthousiaste, marche vers le progrès avec une hâte
surprenante.
H y a treize ans déjà, K'ang-Yeou-Wei avait pressenti la
nécessité, pour son pays et pour la dynastie mandchoue, d'une
réforme du gouvernement et des mœurs. Né à Canton, fils
d'un lettré, membre de la Forêt des Mille Pinceaux (c'est le
nom de l'Académie chinoise) K'ang-Yeou-Wei fit d'excellentes
études, et revint, après les grands concours de Pékin, dans sa
ville natale, où il fut professeur de philosophie. Il écrivit des
poèmes, des romans, des études historiques; commenta et
expliqua les ouvrages de Confucius. Il fit des conférences
humanitaires, sur les places publiques, devant un public de
vingt ou trente mille auditeurs! Ses compatriotes lui décer-
nèrent alors le titre de : Grandeur Très Sainte.
Vivement intéressé par les sciences occidentales, il lut tous
les ouvrages traduits en chinois. Mais cela ne lui suffisant pas,
il apprit l'anglais et s'instruisit plus particulièrement sur les
questions relatives aux gouvernements, aux législations, aux
religions et il se rendit bien vite compte des réformes à apporter
dans le gouvernement de son pays. K'ang-Yeou-Wei n'était pas
un révolutionnaire. Ambitionnant la paix et l'harmonie uni-
verselle il ne voulait pas commencer par déchaîner la guerre.
J
l'empereur de chine 5i9
Donc se souvenant qu'il est poète, il conçut un rêve magni-
fique irréalisable peut-être. Effacer l'antique rancune, réconci-
lier Chinois et Tartares, et, pour cela, conquérir à ses idées
Tenn pereur qui règne à Pékin, de concert avec lui, doucement,
sans secousses, réformer la Chine, sinon le monde... L'action
suivant de près le projet, K'ang-Yeou-Wei quitta Canton et
ouvrit une école à Pékin, en 1889.
Des rumeurs, mais combien confuses, étaient venues jusqu'à
lui, sur la personnalité de cet empereur inconnu de tous, gardé
en tutelle, comme prisonnier au fond de ses palais. On le
croyait lettré, bienveillant, curieux des choses nouvelles. Mais
des bruits contraires le disaient faible d'esprit, débile de corps,
livré à tous les excès et incapable de gouverner. K'ang-Yeou-
YVei ne voulut croire qu'à la version favorable. Il savait ce
que valaient les ministres, favoris de l'impératrice régente et
maîtres avec elle du pouvoir; il plaignait l'impérial opprimé;
tout son cœur allait vers lui, puisqu'il était malheureux. Mais
comment l'atteindre, à travers ses quadruples murailles?... à
travers tant d'obstacles dressés par les préjugés, plus impéné-
trables encore que les pierres?... comment parvenir à éveiller
l'attention de la mélancolique idole?
L illustre réformateur avait la foi d'un apôtre et il tenta
l'impossible. Il rédigea, pour l'empereur, un exposé des
réformes qu'il jugeait nécessaires. Mais cela n'était rien, le
problème insoluble était de faire lire ce mémoire à l'inacces-
sible souverain. Grâce à ses hautes relations K'ang-Yeou-Wei
put faire parvenir l'écrit jusqu'aux membres du conseil privé,
qui le retint et ne le prit même pas au sérieux. On le renvoya
en traitant l'auteur de fou et d'ivrogne.
L'apôtre ne se rebuta pas, il chercha d'autres voies plus
secrètes; toujours en vain.
Pendant dix années, sans se lasser, il renouvela sa tentative,
et, enfin, un des disciples nouveaux qu'il avait gagnés à sa
cause, parvint, en 1898, à placer sous les yeux de l'empereur
le mémoire tant de fois rebuté I Quelle poignante émotion
pour l'auguste solitaire, dont l'esprit, dans la douloureuse
inaction avait dû échafauder tant de rêves, quand il lut la
proclamation ardente de tous ces droits nouveaux, l'appel
enthousiaste à la justice d'un cœur désintéressé!... Ces idées
520 LA REVUE DE PARIS
fécondes l'empereur en tutelle les pressentait déjà ; ces bienfai-
santes réformes, il y avait songé. Ah! s'il était libre, s'il pou-
vait faire plus libre son peuple !
Kouang-Siu voulut sans tarder voir celui dont récrit l'avait
si profondément troublé ; l'entendre l'expliquer dans tous ses
détails. Il accorda une audience à K'ang-Yeou-Wei, exigea
qu'on le lui amenât.
*
Ah! que l'on voudrait savoir ce que fut cette longue
entrevue, où, du contact de deux cœurs généreux, jaillit une
flamme si belle !.. . K'ang-Yeou-Wei le dira peut-être, un jour.,.
Le résultat, immédiat, merveilleux, stupéfia la cour, enchanta
l'empire. Le réformateur si aimé par le peuple devint le
conseiller intime du Fils du Ciel.
QuO)i, l'empereur avait donc pu secouer la tutelle, ressaisir
le pouvoir? L'optimisme de K'ang-Yeou-Wei ne s'était pas
trompé : Le maître était un esprit supérieur, admirablement
instruit, fin lettré, au courant de tout. Bien vite conquis, il
puisait une énergie inconnue dans l'appui d'un cœur tout à
lui, dans les conseils d'un homme de haute valeur. Pendant
quelque temps l'empereur Kouang-Siu et son conseiller gou-
vernèrent la Chine, travaillant ardemment à son bonheur, à
son émancipation.
Dans l'emportement du désir, impatient de réaliser de si
beaux projets, ils édifièrent avec une hâte fébrile et man-
quèrent peut-être de prudence. Les institutions millénaires, si
sacrées en Chine, croulant de toutes pièces, menaçaient de les
écraser. Mais ils ne voyaient pas le danger; l'exemple du Japon
les exaltait ; ils voulaient marcher de pair avec lui, ne lui céder
en rien. L'empereur ne parlait-il pas de modifier la coiffure
tartare, de couper cette inutile natte, de changer le costume
national! le Mikado a bien revêtu un uniforme de général fran-
çais, pourquoi le Fils du Ciel hésiterait-il à l'imiter ?...
Hélas!... ce fut là l'étincelle qui mit le feu à la mine. L'in-
dignation de l'impératrice douairière, jusque-là contenue, fut
l'empereur de chine 5ai
portée à son comble et éclata terrible. Elle groupa autour
d'elle tous les princes mécontents, les ministres disgraciés,
tous ceux qu'avait atteints le nouvel état de choses.
Elle fit un coup d'État, et reprit la direction des affaires :
sans hésiter, elle ordonna l'arrestation des nouveaux conseillers
de l'empereur et les fit décapiter. Trahi par Yuan-Che-K'ai sur
qui il croyait pouvoir compter, K'ang-Yeou-Wei eut le temps
de se sauver à Hong-Kong.
Quant à Kouang-Siu il laissa, de nouveau, le sceptre échapper
de ses mains. Plutôt que de les armer du glaive, il les tendit
aux chaînes. L'avenir était en marche, l'édifice commencé,
une autre l'achèverait ; lui, incapable des violences sanglantes,
malheureux, mais résigné, il s'en irait, au moins, pur de tout
crime...
La peine capitale fut prononcée contre K'ang-Yeou-Wei
et sa tête mise à prix. Elle valait, hier encore, douze cent
mille* francs.
Un jour, tandis qu'il était aux Indes, le réformateur reçut
de quelqu'un de la cour une dépêche lui disant de revenir
immédiatement, que l'empereur le rappelait. Sans défiance, il
s'embarqua aussitôt, et arriva à Hong-Kong. Là il fut reconnu
par des gens qu'épouvanta son imprudence : Il tombait dans
un piège, rien n'était changé à la cour, il fallait repartir au
plus vite! Cette tête, de douze cents mille francs, ne tenta
personne. K'ang-Yeou-Wei voyagea en Amérique, au Japon,
où il prépara la rédaction de son grand ouvrage sur l'organisa-
tion des Etats-Unis du monde. Il est aujourd'hui en Angleterre,
où il doit pleurer de tout son cœur le noble cœur qui s'était
donné à lui et qui vient de cesser de battre.
Un mouvement de réaction suivit le coup d'Etat de l'impé-
ratrice, puis ce fut le soulèvement des Boxers. Après qu'il eût
échoué, l'impératrice elle-même comprit qu'elle ne pouvait
gouverner sans satisfaire aux besoins de réformes qui gagnait
le pays. Elle reprit alors la plupart des idées de K'ang-Yeou-
Wei, mais elle ne réussit pas à gagner l'opinion chinoise qui
s'aperçut que la plupart des édits restaient lettre morte. K'ang-
Yeou-Wei est dépassé; dans le Sud et dans les provinces du
Yang-tsé, des révolutionnaires s'organisent qui veulent substi-
tuer à la dynastie mandchoue un régime républicain. Les
Ô2 2
LA REVUE DE PARIS
revues et les journaux nouvellement fondés sont d'une violence
extrême dans leurs attaques contre le gouvernement. Aussi la
repression a-t-elle été parfois terrible. On se souvient de ce
ni alheureux journaliste chinois, que l'impératrice, implacable
quand on s'attaquait au pouvoir, fit tuer à coups de bâton.
Avant de mourir, il cria à ses bourreaux, qui le pressaient de
dénoncer des complices : « Ne cherchez pas quels sont ceux
qui vous haïssent et veulent délivrer la patrie, vous les trou-
verez, peut-être, tout près de vous, parmi les plus hauts per-
s un nages de votre cour; il y en a des centaines, ici même, à
Pékin, ils pullulent par tout l'empire. Ne cherchez pas trop à
savoir, vous ne ferez que hâter des événements fâcheux
pour vous. »
La vieille Chine bouillonne et frémit; elle s'organise, elle
s'arme, car malgré la réprobation qu'elle a toujours professé
pour les conquêtes elle est bien forcée de reconnaître que, si
la force brutale n'est pas une raison qui puisse être admise par
les philosophes, elle est tout de même la plus forte, et qu'il
est vain de répondre aux coups de canon, par de belles
maximes.
JUDITH GAUTIER
L'INSCRIPTION MARITIME
L'Inscription maritime fut une œuvre admirable. Avant
i665, les habitants du littoral vivaient dans une insécurité
complète. Leurs biens et leurs personnes étaient à la merci
de pirates qui, regagnant le large après un rapide coup de
main, se trouvaient assurés de l'impunité. Une protection
collective pouvait, seule, mettre un terme à cette situation :
Colbert l'organisa. En constituant les « classes », il créa une
véritable police de la. mer, recrutée parmi les intéressés eux-
mêmes. Les habitants du littoral étaient encore exposés aux
coups d'une marine étrangère : les « classes » fournirent à
la flotte du roi les équipages nécessaires contre un ennemi
national. Dans cet harmonieux ensemble, le pouvoir satisfai-
sait au plus pressant besoin de certaines populations; en
échange, elles lui procuraient le personnel affecté à la sur-
veillance de la mer.
La nécessité de pourvoir à la sécurité d'une catégorie de
Français amena donc la première application du service obli-
gatoire. Quand, plus d'un siècle après, toutes nos frontières
terrestres se trouvèrent à la fois menacées, la France conti-.
ne n taie comprit à son tour ce besoin d'un effort collectif : elle
décréta la levée en masse. Mais, faute d'avoir été ressenties au
même moment sur nos frontières de terre et de mer, des
nécessités identiques créèrent deux organismes distincts :
l'œuvre de Garnot est toujours restée distincte de l'œuvre de
Colbert.
524 LA REVUE DE PARIS
Précurseur en matière militaire, Golbert le fut aussi en
matière sociale. En 1673, il n'avait certes pas prévu que la
Caisse qu'il instituait en faveur des seuls marins et officiers
de la flotte royale, estropiés en service, serait chargée par
Pontchartrain (1709) de venir également en aide aux inva-
lides de la marine marchande. Golbert pouvait encore moins
deviner que cette Caisse subirait, en i885, une seconde
transformation, qui en a fait une institution de secours et
de pensions à l'usage des seuls marins du commerce. Sans
s'élever jusqu'à la conception des retraites ouvrières, Golbert
avait, du moins, reconnu les devoirs de l'Etat envers ses plus
humbles serviteurs. Mais, pour l'honorer d'avoir devancé
son siècle, doit-on s'hypnotiser dans la contemplation du
passé et ne vouloir même plus s'enquérir du présent? Avant
la généralisation du service obligatoire, et alors que l'embar-
quement de quelques canons suffisait à transformer un pai-
sible voilier en un brillant corsaire, il était naturel et logique
de n'affecter à l'armée de mer que des hommes du littoral,
et de ne compter que sur l'inscription maritime pour recruter
notre flotte. Mais peut-on, avec une égale confiance, soutenir
aujourd'hui qu'aucun Français ne saurait rendre plus de
services ,à bord de nos unités de combat que l'un de nos
inscrits ?
Si les exemples de l'Angleterre et de l'Allemagne ne nous
ont pas encore appris que l'indépendance des marines mili-
taire et marchande est la condition même de leur développe-
ment, notre propre expérience ne nous permet pas d'ignorer
l'origine de nos recrues. Les armateurs ne sont certes pas
fâchés qu'un public crédule considère toujours la marine mar-
chande comme la pépinière de la marine de guerre : la for-
mule leur vaut des avantages bien sonnants, car ils recrutent
dans la marine de guerre le personnel tout formé qui embarque
sur leurs bâtiments. A d'infimes exceptions près, l'inscription
maritime ne nous fournit aucun homme qui ait pratiqué la
navigation hauturière; le titre d'inscrit s'accorde libéralement
à quiconque a figuré, pendant dix-huit mois, sur le rôle d'un
bâtiment ou d'une embarcation qui démarre au moins une
fois tous les trois jours. Il est impossible d'exercer un con-
trôle quotidien sur les allées et venues de plus de deux
r
l'inscription maritime 5a5
cent mille personnes ' . Certaines d'entr' elles s'adonnent donc
à la navigation fictive. Il est probable que la Caisse des Inva-
lides de la Marine ne pensionne aucun voiturier, cabaretier
ou cultivateur, qui n'ait jamais excursionné en mer ou en
rivière : presque tous, sinon tous s'y résignent ; mais la plupart
rendent le sacrifice supportable en ne s'éloignant que peu de
la terre ferme et en espaçant leurs promenades. Ainsi des
marins d'intention ou d'occasion, dont on ne connaît natu-
rellement pas le nombre exact, "viennent, dans l'Inscription
maritime, renforcer le contingent très minime des vrais marins.
Un second appoint, chiffrable et important, provient des inscrits
fluviaux. Officiellement, l'effectif des marins d'intention ou
j d'occasion est, donc, élevé, même si l'on néglige, faute de
i pouvoir les dénombrer, les simples plaisants d'eau salée et d'eau
| douce qui se contentent d'exploiter l'Inscription maritime.
f Que tous puissent, malgré leurs antécédents, rendre des
j services sur nos bâtiments de guerre, s'ils ont à la fois de la
bonne volonté et quelque instruction, la Commission parle-
mentaire de 1890 a tenu à l'affirmer dans un rapport offi-
ciel- Mais, si désireuse que cette Commission ait été de
justifier le régime institué par Colbert, il n'était évidemment
pas en son pouvoir de prouver que des inscrits, qui ne
connaissent la mer que de nom ou de vue, soient prédestinés
au service de la marine de guerre.
Admettons l'aptitude maritime de nos pêcheurs côtiers2. Il
1. Leurs droits à une pension de retraite découlent, pourtant, de ces cons-
tatations. Enregistrées sur les matricules et motivant une correspondance
incessante, elles justifient l'effectif du personnel qui administre l'Inscription
maritime. Notre réglementation ne dure que par la légende du marin insai-
sissable sur la mer immense : en majorité écrasante, nos inscrits ont, à
terre, un domicile connu dont ils ne s'éloignent ni plus souvent, ni plus
longtemps que nos cultivateurs (les absences des marins qui pratiquent la
petite pèche oscillent, en général, entre 1 et 6 heures par jour; presque
jamais, elles ne dépassent 48 heures); non moins aisément, une comptabi-
lité rudîmentaire permettrait de découvrir les noms des trop rares inscrits
qui s'adonnent à la grande pêche ou à la navigation commerciale, car, dans
les deux cas, ils relèveraient d'armateurs et seraient embarqués sur des
bâtiments toujours connus. Bref nos rares navigateurs sont les ouvriers
de deux industries dont on connaît les établissements et les patrons.
a. Si leurs sorties en mer sont courtes (cas le plus fréquent de beaucoup),
rien ne les a initiés à l'existence qu'on mène entre ciel et eau. On ne saurait
même garantir qu'ils n'auront pas le mal de mer sur nos bâtiments de
haut bord : en fait, nombre d'entr'eux n'y résistent pas. A défaut, on a
5a6 LA REVUE DE PARIS
serait pourtant excessif de prétendre que cette catégorie, qui
constitue la majorité de nos inscrits, ne comprend que des
professionnels. « J'ai fait de la petite pêche », disent-ils tous
à qui les interroge; mais, de beaucoup, on ne saurait tirer
aucune autre indication et, si naturel que paraisse leur
dépaysement à bord d'un cuirassé, comment expliquer leur
embarras et leur maladresse sur un bâtiment à voiles et même
dans une embarcation?... En conscience, d'après mon expé-
rience personnelle, le contingent annuel ne doit pas com-
prendre 200Q inscrits dont le métier de marin ait été, dix-huit
mois durant, l'unique et même le principal gagne-pain.
Nous supposerons, cependant, que tous les pêcheurs côtiers
sont vraiment des professionnels. Doit-on en conclure que
la marine de guerre, la marine scientifique d'aujourd'hui, a
grand intérêt à les incorporer tous? M. Camille Vallaux, pro-
fesseur à l'Ecole navale, nous apprend1 que sur i 4^5, i 568
et i 280 inscrits successivement levés à Brest, en 1905, 1906
et 1907, on ne comptait pas moins de 256, 212 et 267 illettrés.
M. Vallaux ajoute : « Parmi les 100 matelots sans spécialité
destinés au Borda* de 1906 à 1907, il y avait 32 illettrés; sur
les 86 destinés au même bâtiment de 1907 à 1908, 34 illet-
trés ». Il est clair que les autres inscrits peuvent être utilisés;
mais il s'agit de savoir s'ils « sont déjà accoutumés à la vie
et à la discipline du bord ». M. Vallaux pense qu'il n'en est
rien : « Ces inscrits, en effet, proviennent presque tous des
bateaux de la petite pêche où ils travaillent à trois ou quatre,
sous la direction d'un seul patron, et où rien ne ressemble à
la discipline d'un grand bâtiment ». Beaucoup d'officiers par-
tagent aujourd'hui l'opinion de M. Vallaux. Forcément, nos
idées sont tout à fait opposées à celles de la plupart de nos
aînés, qui ont servi dans la marine à voiles ou dont l'esprit
vanté souvent leur esprit discipliné. On dit les inscrits, et il ne s'agit que
des seuls Bretons. Peut être devrait-on ajouter que, sous la forme passive,
qui leur est commune, la discipline devient de jour en jour, moins utili-
sable à bord. Au surplus, n'est-ce pas à Brest et à Lorient que les grève*
de nos arsenaux ont eu le caractère le plus nettement révolutionnaire? Des
populations qui, pendant des siècles, ont délégué à leurs recteurs le soin
de les diriger, au temporel comme au spirituel, sont à la merci des plus
brusques revirements.
1. Lettre du 17 février 1908 publiée dans la Revue politique et parlemen-
taire.
r
l'inscription maritime 5^7
s'est formé au temps de la marine mixte. La loi du 2 4 dé-
cembre 1896 que les conceptions d'an tan ont entièrement
dictée, dit en son exposé des motifs :
Au reste personne ne saurait prétendre qu'il fût conforme à 1 eco -
nomie générale et à l'intérêt soit de la défense, soit de l'industrie
maritime de faire servir les marins dans l'armée de terre, pour
composer en majeure partie les équipages de recrues de l'intérieur
du territoire. L'évidence des choses repousse a priori une semblable
proposition. L'aptitude nautique des recrues maritimes doit être uti-
lisée par la marine de guerre et, réciproquement, le service de la
marine de guerre doit être, pour le personnel commercial, une école
de discipline et de perfectionnement professionnel ; l'un et l'autre
intérêt s'appellent : voilà la vérité vulgaire...
Voilà comme on triomphe aisément à la seule condition
de prêter à ses adversaires des idées absurdes. Mais cette
« vérité vulgaire », doit être rapprochée d'une autre « vérité
vulgaire » : si Ton veut incorporer les marins dans l'armée
navale, il suffit, sans Inscription maritime, d'appliquer la
règle de simple bon sens qui provoque l'envoi des ouvriers
de profession dans le génie et des cavaliers dans la cavalerie.
La disparition de l'Inscription maritime ne saurait donc priver
la flotte des recrues dont le métier antérieur garantit l'aptitude
maritime : elle cesserait seulement d'encombrer nos bâtiments
d'hommes qui, quoique inscrits, n'ont aucune notion de la
vie à bord et ne savent, par surcroît, manier aucun outil.
Parmi nos marins d'intention ou d'occasion, sans parler des
illettrés, qui sont nombreux, qu'attend-on pour verser dans
l'armée de terre toutes les recrues dont l'inaptitude au service
de la flotte est manifeste? Ainsi limitée, la réforme pourrait
être réalisée sur l'heure. La marine, par l'article 34 de la loi
sur le recrutement de l'armée, est déjà pourvue du personnel
pour les services à terre ; elle n'aurait à demander à l'engage-
ment volontaire que de compléter le faible effectif des profes-
sionnels que le service obligatoire enverrait à bord.
Explicitement ou non, la plupart des réformateurs préco-
nisent cette solution. Il en est, pourtant, qui la jugent trop
onéreuse. Ceux-ci souhaiteraient que, par une propagande
inlassable, on fit comprendre aux populations terriennes que
528 LA REVUE DE PARIS
leurs enfants seraient aussi bien, sinon mieux qu'à la caserne,
sur des bâtiments stationnés dans la métropole ou naviguant
au large. A leur avis, il faudrait appliquer le seul système qui
soit pleinement conforme au principe du service obligatoire :
reconnaître à l'Etat le droit de décider, d'après l'aptitude de
chacun, si telle recrue doit être incorporée dans l'armée de
terre ou dans l'armée de mer. Assurément des préventions
s'y opposent; mais, depuis longtemps déjà, les engagements
volontaires, dont le nomhre s'accroît d'année en année, ont
familiarisé les familles de l'intérieur avec l'idée de voir leurs
enfants servir sur nos bâtiments de guerre, et ne s'exagère-t-on
pas la difficulté de réaliser les économies qu'entraînerait
l'abrogation de la clause qui empêche la marine d'utiliser
pleinement les recrues que la loi du 21 mars igob l'autorise
à prélever sur le contingent de l'armée de terre? 11 est tout
au moins permis de croire que, si les jeunes gens de l'intérieur
pouvaient, à volonté, accomplir leurs deux années de service
dans l'une ou l'autre armée et devancer l'appel de deux ans,
la perspective d'être libérés à vingt ans inciterait plusieurs
d'entr'eux à solliciter leur embarquement. Cette extension
d'un privilège, déjà accordé à nos inscrits, ne soulèverait
aucune objection. Le recrutement des rengagés en serait faci-
lité, par surcroît; car un adulte de l'intérieur hésite beaucoup
à souscrire un engagement de trois à cinq ans dans une marine
qu'il ne connaît pas; mais, à égalité de durée de service dans
les armées de terre et de mer, la simple velléité d'embrasser
la carrière de marin de l'Etat pourrait le décider à acquitter
sa dette militaire dans la flotte ; après une première année d'em-
barquement, toute incertitude se dissiperait : s'il signait, alors,
un rengagement de cinq ans, son envoi immédiat dans une
école de spécialité permettrait à la marine de l'utiliser comme
breveté pendant cinq ans et demi, et ni lui, ni l'Etat n'auraient
pris chat en poche. Mais nos traditionnels trouvent naturel
d'imaginer un système de recrutement, sans examiner de
près la formation militaire du personnel. Ils veulent pouvoir
dresser des tableaux d'effectifs complets; ils ne demandent
pas à avoir des bâtiments prêts à se battre.
L INSCRIPTION MARITIME 02Q
*
Tiendrait-on pour chimérique l'adoption finale du recru-
tement unique, la question de l'Inscription maritime n'en
demeurerait pas moins posée : que nous coûte ce mode de
recrutement? combien d'hommes fournit-il à la marine?
Une Commission ministérielle de igo5 a préparé le nou-
veau projet de loi sur l'Inscription maritime. Sur un point,
tout au moins, les travaux seront profitables au pays : elle a
vulgarisé des chiffres officiels. Voici d'abord pour les recrues :
de 1901 à 1904, la marine a incorporé 16679 engagés volon- . |
taires et 19079 inscrits; mais 4986 de ces derniers furent
classés parmi les auxiliaires et affectés à des emplois à terre1.
L'effectif des inscrits que la marine a réellement utilisés,
pendant cette période, s'élève donc à 1^094; on nous dit $
qu'ils ont constitué le principal de nos ressources, — les
16679 engagés volontaires représentant l'appoint. !
En 1903, on démontrait encore dans les écoles de la marine 3
que le gros de nos rengagés provenait des inscrits : pour les |
besoins de la cause, on classait parmi les inscrits nos anciens
mousses et les engagés volontaires qui désiraient s'assurer, à
terre comme à la mer et dans tous les grades, le bénéfice d'un ::À
supplément de solde de o fr. 10 par jour et par enfant. Mais
la Commission, qui note l'origine réelle de nos brevetés et ^
quartiers-maîtres dit : les engagés volontaires contractent J
des rengagements dans la proportion de 17 p. 100 contre |
9,5 p. 100 pour les inscrits. L'affirmation n'est pas imprévue, |
car, pour les 39,6 p. 100 des inscrits levés de 1901 à 1904,
i.Dans les discussions sur l'Inscription maritime, il n'est fait allusion
qu'aux inscrits, dont la période de service obligatoire dépasse de beaucoup .?$
la durée du service dans l'armée de terre. Mais notre loi sur le recrute- *<j
ment de l'armée de mer ne se borne pas à prévoir une période obligatoire *\
de sept ans, qui se subdivise en cinq ans de service actif et deux ans de dis- m-;
ponibilité : elle admet que cette période obligatoire pourra être accomplie .'-4
soit en activité effective, soit en congé illimité, soit en position de sursis ou ':.!$
de dispense, elle n'exige qu'un an de service des soutiens de famille et des '^
inscrits exclusivement affectés aux services à terre. En fait, de 1899 iX I9°4» "iS
sur un contingent moyen de 5 573 inscrits, 14,6 p. 100 ont été réformés ou
non incorporés, 20,6 p. 100 ont fait un an de service, le surplus, soit 64,8
p. 100, a servi pendant 48 mois en moyenne.
Ier Décembre 1908. $
,/
53o LA REVUE DE PARIS
Tinutilité de leur envoi dans les écoles de spécialité s'était
affirmée « à priori ». La tradition interdisait autrefois de
mentionner ce déchet. Les relevés établis dans nos écoles légi-
timaient ainsi l'affirmation qu'au point de vue des brevetés,
les engagés volontaires et les inscrits se valent. Et, pour trans-
former en déroute la défaite des contradicteurs, on renforçait,
d'office, le contingent des vrais inscrits de tous nos gradés. La
composition du cadre de maistrance que donne la Commission
est, en vérité, moins favorable à l'Inscription maritime :
28 p. 100 d'inscrits ; 29 p. 100 de mousses; 43 p. 100 d'engagés
volontaires.
La proportion des inscrits qui contribuent à l'armement réel
de notre flotte est, donc, modeste. En revanche, la Commission
constate qu'après avoir assuré tous les services, nous dispose-
rions de 67534 réservistes en excédent1. A supposer que, sur
cet excédent, la marine voulût loger tous les gradés et brevetés
dans ses dépôts, plus de 45 000 matelots de pont, — tous
inscrits, — seraient inemployés et, avec raison, laisses dans
leurs foyers. Ainsi, pour avoir obstinément maintenu une bar-
rière infranchissable entre l'armée et la marine, nous réali-
sons deux paradoxes : malgré l'application du service obliga-
toire, la marine manque de personnel en temps de paix; malgré
l'abaissement de natalité dont souffre notre armée, plus de
45 000 hommes ne concourront pas à la défense nationale. Le
moment est peut-être venu de citer la conclusion de la Commis-
sion parlementaire de 1 890 : f
Aussi bien qu'elle fournissait jadis et qu'elle fournit encore, pour
les manœuvres de voiles, de hardis et agiles gabiers, l'Inscription
maritime, à cette heure, donne à la flotte des mécaniciens, des
1. L'article Ier delà loi de 1896, édicté que les inscrits sont à la dispo-
sition de la marine de dix-huit à cinquante ans. C'est ainsi que l'Inscription
maritime fournit 83 167 réservistes, que renforcent 7867 anciens engagés
volontaires. Alors que le passage du pied de paix au pied de guerre exi-
gerait, tout au plus, un complément d'effectif de a3 5oo hommes, les
ressources de notre marine de guerre atteignent 91 o34 hommes ! Il serait
donc impossible de rappeler les inscrits de plus de trente-cinq ans ; la
marine ne peut môme pas trouver l'emploi de tous ceux qui ont de vingt à
trente-cinq ans. En principe, l'État abuse des inscrits; par compensation,
il leur octroie un privilège : avant vingt ans et après trente-cinq ans, ils ont
la certitude de ne participer à aucun service militaire, si tel est leur bon
plaisir.
l'inscription maritime 53i
chauffeurs, des torpilleurs, des hommes enfin de toutes les spécialités
diverses.
Avec une facilité merveilleuse, elle s'adapte à tous les besoins, à
toutes les éventualités; elle est souple autant que féconde. L'Ins-
cription maritime, c'est cette institution admirable, complétée par
l'Etablissement des Invalides, une autre création du même âge, liée
si étroitement à l'autre que Boursaint les déclarait inséparables, qui
tient de façon constante à la disposition du pays, en aussi grand
nombre qu'il les lui demande, des hommes exercés, prêts à tous les
labeurs, à tous les périls, à tous les sacrifices. On ne saurait donc
imaginer un organisme qui fonctionnât plus aisément, qui donnât
plus de sécurité et qui fût aussi plein de ressources. La Commis-
sion en était convaincue, monsieur le ministre, avant d'entreprendre
l'intéressante étude que vous lui avez confiée ; elle en est aujour-
d'hui certaine, et elle vous remercie de lui avoir fourni l'occasion
de le proclamer.
Retenons l'aveu de cette commission : la Caisse des
Invalides est inséparable de notre système de recrutement.
Colbert était assurément du même avis : alimentée par une
retenue de 6 deniers par livre, sur la solde des officiers et
marins de la flotte royale, la Caisse devait assurer la construc-
tion et l'entretien de deux hospices, à l'usage des estropiés de
nos escadres du Levant et du Ponant. L'ordonnance du
i5 avril 1689 alloua aux invalides de la marine de guerre
(personnel des arsenaux compris) une demi-solde. L'arrêt
de 1703 assure le bénéfice de la demi-solde aux corsaires
• blessés au service du roi. Mais, par l'édit de 1709, voici que
les marins du commerce deviennent créanciers de la Caisse.
En i885, la subvention que l'Etat allouait à la Caisse depuis
1872 s'était élevée de 7 millions à 2 4 637 600 francs : le Trésor
fut alors substitué à la Caisse des Invalides pour le paiement
des pensions militaires. En apparence, tout rapport disparais-
sait entre notre système de recrutement et une Caisse de pen-
sions civiles. La pensée de Colbert n'a, pourtant, pas cessé de
régenter les esprits : si le souci de la défense nationale n'inter-
venait pas, comment expliquer les faveurs faites aux inscrits,
alors que le principe des retraites ouvrières n'avait pas encore
été appliqué? Et les difficultés financières, qui retardent aujour-
d'hui l'allocation de pensions à tous les travailleurs se seraient
opposées, en 1908, au, renforcement des demi-soldes, sans
53â LA REVUE DE PARIS
la conviction que ce nouveau sacrifice faciliterait le recru-
tement de Tannée de mer. Maintenant, certains proclament, à
la fois, le droit commun pour les inscrits en matière militaire
et l'extension de leurs privilèges économiques et sociaux :
dans une proposition de loi annexée au procès-verbal de la
séance du 3i janvier 1908, M. Ernest Flandin, déclare qu'il
« n'existe pas de corrélation entre la pension de demi-solde et
les charges militaires imposées jusqu'à présent aux inscrits ».
Mais il ajoute : « L'institution de la Caisse des Invalides doit
donc rester hors de toute atteinte, car son rôle est aussi utile
au point de vue économique et social, que nécessaire pour assurer
le recrutement de ces équipages d'élite que l'Europe nous envie ».
Certes, la Caisse des Invalides doit servir les pensions pré-
vues jusqu'à extinction des inscrits. Mais, du jour où l'Inscrip-
tion maritime disparaîtra, une refonte de l'Etablissement
des Invalides s'imposera. D'aucuns, pourtant, affirment que
l'État n'a pas le droit de toucher à la Caisse des Invalides.
En 1791, M. Begouen disait : « La Caisse des Invalides est la
masse des gens de mer, le résultat de leurs économies et de
leurs propres deniers, elle leur appartient exclusivement ».
L'amiral Montaignac répétait en 1870 : « Le capital [de la
Caisse]... n'a été créé et enrichi que par des produits ayant
une origine privée. Ce fonds commun, auquel le commerce a
également contribué, participe de l'épargne et de la tontine ».
M. Flandin conclut : « Il ne peut donc être question de priver
le marin du commerce des retraites constituées au moyen de
la Caisse des Invalides, dont il est incontestablement le pro-
priétaire ». Un article du Temps, du 6 juin 1907 : « Les
légendes de la Caisse des Invalides » , montre que les quelque
deux cents millions prélevés à diverses reprises par l'Etat
dans la Caisse des Invalides ne provenaient pas seulement
des économies réalisées par les inscrits : les retenues sur
le« soldes des marins et les parts de prises, qu'on men-
tionne toujours, ont été, à chaque instant, renforcées par des
subventions formelles ou déguisées, dont on ne parle jamais,
bien qu'elles aient enrichi la Caisse au détriment du Trésor.
Dans la brochure1 de M. Jacques Trapenard, docteur en
1. T/ÉtabliMsement des Invalides de la Marine (Bonvalol-Jouve, éditeur).
1
l'inscription maritime 533
droit, on trouvera un historique très complet, qui permet de
se prononcer en connaissance de cause.
Nous ne discuterons pas l'avantage ou l'inconvénient de
multiplier des établissements tels que la Caisse des Invalides :
nous réclamons seulement qu'on cesse de prélever sur le
budget de la défense nationale des pensions et des secours
dont le caractère est essentiellement civil. Pour le surplus,
après avoir suivi pas à pas l'historique de M. Jacques Trape-
nard, nous concluons, avec M. Camille Vallaux, adversaire de
l'Inscription maritime, mais partisan de la Caisse \ et avec
M. Henri Cangardel, partisan de l'Inscription maritime et le
meilleur de ses défenseurs2, que la Caisse des Invalides n'a
jamais été une tontine et n'est qu'une institution d'Etat. En
conséquence, nous préconisons les mêmes mesures que les
Gougeard, les Brun, les Tirard, les rapporteurs des budgets
de i883 et de i885 et quelques autres. Leurs propositions
n'offrent aucun intérêt juridique, s'il faut en croire M. Jacques
Trapenard. Mais l'intérêt pratique de ces projets est assuré-
ment de premier ordre.
Quand une caisse d'État, qui fut créée dans un but défini, a
rempli son office sans interruption, en quoi l'un des bénéfi-
ciaires peut-il être lésé, si le dit État, après avoir enfoui dans
la dite caisse d'énormes excédents de ressources, s'avise de
recourir aux millions qu'il a entassés? C'est toujours par des
abandons de recettes, dont le Trésor public aurait dû bénéfi-
cier, ou par des prélèvements sur les dépenses de la marine
de guerre, ou par des versements directs que la Caisse a été
presqu'exclusivement alimentée. Il a plu aux législateurs
de i885 de décréter qu'une caisse nationale, instituée par
Colbert au seul profit des marins de l'État, et dont Pontchar-
train avait fait une caisse commune aux marines militaire et
marchande, serait uniquement affectée au paiement des pen-
sions et secours alloués aux marins du commerce. Mais ce
fait ne supprime pas le passé : pendant plus de deux siècles,
i. Questions navales du a5 janvier 1905 : L'Inscription maritime, par
Camille Vallaux, professeur à l'École navale.
2. Revue maritime d'avril 1906 : L'influence de l'Inscription maritime sur
la puissance navale de la France, par Henri Cangardel, administrateur de
l'Inscription maritime.
534 LA REVUE DE PARIS
la marine de l'Etat a participé au fonctionnement de la caisse;
si la qualité de marin du commerce conférait des droits sur
l'avoir de l'Établissement des Invalides, la qualité de marin de
l'Etat en conférait aussi.
L'idée de priver d'une retraite les futures générations de
marins ne peut germer dans l'esprit de personne; mais pour-
quoi abuser de générosité à l'égard de certaines catégories de
travailleurs et ne rien donner aux autres? Que Ton compare
la médiocrité des subsides prévus pour la généralité de la
classe ouvrière et les difficultés auxquelles on se heurte, soit
pour compléter notre loi d'assistance à la vieillesse, soit même
pour l'améliorer ! M. Caillaux disait dans l'un de ses discours
sur la marine marchande : « Imaginer que vous pourrez faire
coexister un budget démocratique et un budget de privi-
lèges, il n'est pire folie; l'un doit nécessairement se substituer
à l'autre ». Les inscrits comptent déjà parmi les travailleurs
les plus favorisés. En toute équité, on ne peut que s'élever
contre la nouvelle loi qui a renforcé leurs demi-soldes, la veille
même du jour où leur surcroît de charges militaires va dis-
paraître : la France n'est pas assez riche pour servir à tous ses
travailleurs âgés de plus de cinquante ans des retraites oscillant
entre 36o francs et 1370 francs suivant les catégories \
Il est étrange que, dans un Parlement dont la majorité
terrienne est considérable, personne n'ait encore dit : « Nous
ne voulons renier aucun des avantages concédés aux inscrits
actuels; mais nous ne voulons ni les accroître, ni les perpé-
tuer. Deux certitudes nous interdisent ces libéralités : nos plus
vieux mandants ne bénéficient aujourd'hui que de secours
très modestes; nous ne pourrons jamais leur assurer des
retraites comparables à celles que l'Inscription maritime a trop
largement octroyées à un groupe de travailleurs ».
1. Si le Sénat ne s'y était pas opposé, la nouvelle loi aurait autorisé le
cumul d'une pension de la Caisse de Prévoyance et de la demi-solde de
la Caisse des Invalides. La Chambre, qui n'avait pas vu que ce cumul
serait très fréquent, admettait ainsi que les retraites pourraient atteindre
1 /j3o francs pour les capitaines au long cours. Dans les mêmes conditions,
les inscrits de la catégorie la moins favorisée auraient bénéficié, h cinquante
ans, d'une retraite de 880 francs, à la seule condition d'avoir eu l'air jusqu'à
cet âge, de pratiquer le métier de marin ou de pêcheur un jour sur trois :
telle est la prime à la paresse et à la malhonnêteté que l'État aurait concédé
aux populations du littoral.
l'inscription maritime 535
L'Inscription maritime a créé une sorte d'Etat dans l'Etat :
il existe une petite France qui contemple la mer et une grande
France dont les regards sont obstinément fixés sur le continent.
Jadis nos rois ne voyaient jamais la mer ou ne la virent qu'à
peine ou trop tard; aujourd'hui, c'est la majorité parlemen-
taire qui ne veut pas intervenir dans les questions maritimes.
La France continentale est assez ignorante des choses de la mer
pour s'imaginer que des sommes énormes, mais allouées au
petit bonheur et sans esprit de suite, assureront la grandeur
de ses marines militaire et commerciale. Et la France maritime,
qui attend tout de cette manne providentielle et l'estime iné-
puisable, se croit autorisée à réclamer sans cesse de nouveaux
avantages.
Le Parlement refuse de constater quel rôle joue l'Inscription
maritime dans l'organisation de notre marine militaire, dans
toutes nos lois sur la marine marchande et sur les pêches mari-
times. La faveur faite aux inscrits, en leur laissant la faculté de
fixer eux-mêmes, entre dix-huit et vingt ans, la date de leur
incorporation, est injustifiable : le nombre des inscrits de cet
âge qui pratiquent la navigation hauturière est dérisoire; en
outre l'impossibilité de réglementer méthodiquement l'instruc-
tion individuelle du personnel et l'entraînement de l'armée
navale n'a pas d'autre cause. Quant aux répercussions écono-
miques et budgétaires de l'Inscription maritime, voyez com-
ment, on justifie les primes accordées à la marine machande :
la loi de 1881 invoque « les charges imposées à la marine
marchande pour le recrutement et le service de la marine
militaire ». Au nom de la Commission extra-parlementaire de
189^-1897, M. le sénateur Huguet écrivait : <( Il est notoire
que l'État en accordant chaque année 3/186221 francs de
primes à une industrie qui produit 12 072 625 francs (chiffre
de 1893) et emploie 12000 hommes environ se montre
généreux. Mais au lieu d'entretenir sur ses propres bâtiments
de nombreux équipages, l'Etat subventionne une industrie
qui les emploie à sa place, les entraîne chaque année et lui
conserve un nombre appréciable de recrues d'élite, qui consti-
tueront le noyau de choix sur lequel il pourra compter au
premier appel. » Toutes les discussions maritimes sont domi-
nées au Parlement par une conviction érigée en dogme : les
530 LA REVUE DE PARIS
sacrifices que réclament nos industries de la pêche et de la
navigation commerciale doivent être acceptés, si durs qu'ils
soient, car, à ce prix seulement, la France assurera la vitalité
d'une Inscription maritime sans laquelle le recrutement de notre
armée de mer deviendrait impossible.
C'est à l'Inscription maritime que nous sommes redevables
de la flotte commerciale à voiles qui fut créée vers 1896 ; c'est
eu son honneur que nous avons tour à tour subventionné des
voiliers qui s'ingéniaient à visiter toutes les parties du monde
avec un même chargement, et des bâtiments à vapeur qui évi-
taient de s'exposer aux accidents de mer et prolongeaient leurs
séjours dans nos ports. C'est sous le couvert de la défense
nationale que l'Inscription abrite des intérêts privés, divers et
même contradictoires : entretien à grands frais des pêches de
Terre-Neuve et d'Islande; allocation de lourds subsides aux
compagnies de navigation et aux constructeurs de bâtiments ;
octroi sur le budget de la marine de guerre de retraites de plus
en plus élevées à des travailleurs qui parfois n'ont pas accompli
un seul jour de service militaire... Tout cela, pour enrôler
chaque année quelque !\ 000 marins, ou soi-disant marins de
profession!
À l'estimation de l'un des défenseurs de cette institution,
M. Fournier, commissaire-général du cadre de réserve, toutes
les dépenses de l'Inscription maritime s'élevaient à 100 millions
par an, dès 1900. L'abandon de notre système de recrutement
11 entraînerait certes pas la disparition de cette lourde charge :
notre protectionnisme s'y oppose. On pourrait du moins réa-
liser une économie de 25 à 5o p. 100 sur le montant actuel
des sacrifices consentis par la collectivité en faveur de ces deux
industries. Le bénéfice ne serait pas immédiat. Mais le magi-
cien qui procurera au pays des économies importantes, instan-
tanées et durables n'est pas encore né. Quoique faible au
début, l'allégement deviendrait appréciable dans un délai de
cinq ans environ ; très sensible vers la dixième année, il attein-
drait le maximum quelque trente ans après la suppression de
l'Inscription maritime. Et je répète que nos primes et subven-
tions variées ne nous procurent même pas le contingent qui
cA dès maintenant nécessaire à la marine. L'Allemagne peut
u volonté grossir ses effectifs maritimes et, quoiqu'il advienne,
l'inscription maritime 537
ne manquera jamais de personnel : sans le secours d'une
inscription maritime, cette Allemagne a constitué une grande
marine marchande; son industrie des pêches est florissante;
chez nous, marine marchande et pêches végètent. G est que
nous n'avons pas su venir efficacement en aide à nos inscrits,
leur donner une instruction professionnelle, les constituer en
syndicats assez puissants pour améliorer leur outillage de
pêche, débattre les prix de vente avec les intermédiaires, faci-
liter les ententes avec les compagnies de chemin de fer, orga-
niser un petit nombre de ports modèles au triple point de vue
de la réception, de l'emmagasinage et de l'expédition des pro-
duits de la pêche ; c'est que, par une réglementation non moins
formaliste que surannée, nous avons nui à l'esprit d'initiative
de nos populations du littoral; c'est que, par l'appât de charités
incessantes, nous les avons attirées en masse vers un métier
qui ne peut assurer des moyens d'existence qu'à un nombre
limité de familles.
Les dernières grèves d'inscrits et un accroissement de
charges de près de treize cent mille francs, dû à la nouvelle
loi sur les pensions, ont fait réfléchir beaucoup de personnes;
quand, par une accumulation d'études documentaires, les
techniciens auront renseigné tous ceux qui souffrent de la
situation actuelle, on comprendra que la rénovation de notre
marine ne peut sortir que d'un effort collectif. Alors seule-
ment les officiers auront le droit de se taire, alors seulement
ils auront accompli tout leur devoir de soldat, de soldat qui
ne veut pas voler sa solde.
La commission de 1905 n'était certes pas sans savoir que des
officiers blanchis sous le harnais avaient hautement préconisé
l'adoption d'un autre mode de recrutement; mais on renonça
à les entendre, et on commença par conclure : l'Inscription
maritime doit être maintenue. Des quatre aspects militaire,
budgétaire, économique et social, sous lesquels l'Inscription
maritime doit être envisagée, la Commission ne retint que le
premier.
538 LA REVUE DE PARIS
C'est même trop dire : elle n'examina le recrutement de
l'armée de mer qu'au seul point de vue administratif. Abstrac-
tion faite des détails, elle arriva à préconiser un système, dont
l'économie est claire : l'unique charge de l'Inscription mari-
time, disparaîtra (les 64,8 p. ioo de nos inscrits cesseront d'être
astreints à une période d'activité de service de !\ 8 mois
environ); les inscrits, qui feront deux ans de service militaire,
comme tous les autres Français, perdront les privilèges dont
ils bénéficient aujourd'hui, à l'exception toutefois du plus
précieux : le droit à la demi-solde de la Caisse des Invalides
et à la pension d'infirmité de la Caisse, dite de Prévoyance.
Un peu retardé pour les inscrits précédents, l'âge d'entrée en
jouissance de la demi-solde (cinquante ans actuellement) sera
avancé pour ceux qui contracteront un engagement complé-
mentaire de deux ou trois ans; en outre, ces derniers auront
droit à une pension majorée. En bref, le rendement en hommes
de l'Inscription maritime sera réduit de 5o p. ioo environ.
Mais la Commission espère atténuer le déficit par deux faveurs
aux inscrits qui consentiront à servir dans la marine pendant
quatre ou cinq ans : la possibilité de recueillir les avantages
dont les autres inscrits seront privés; des améliorations pécu-
niaires qui entraîneront un léger surcroit de charges pour
l'État.
Les inscrits sont affectés à l'armée de mer en raison de leur
aptitude particulière. On serait porté à croire qu'ils peuvent y
rendre des services à brève échéance. La Commission n'a pas
eu cette illusion : elle réclame des écoles préparatoires à T usage
des inscrits. Après une première année d'entraînement, ceux
dont le lien au service aura une durée de quatre ou cinq ans
constitueront les équipages de nos bâtiments. Restent les
inscrits incorporés pour deux ans seulement : ils ne comptent
pas pour la Commission. A ses yeux, le service normal ne
saurait être inférieur à quatre ans ; elle est convaincue qui1 loul
homme enrôlé pour une période moindre n'a pas le temps
d'apprendre son métier et qu'il doit être cantonné dans de
vagues emplois. A parler net, les inscrits de deux ans ne
pourront, donc, à son avis, que grossir le contingent prati-
quement illimité que la marine est déjà autorisée à prélever
sur le contingent de l'armée de terre.
_
l'inscription maritime 5^9
De cette manière d'assurer à la marine le bénéfice d'un
service obligatoire, voici l'ultime conséquence : à terre,
l'armée navale disposera d'un personnel surabondant; à la
nier, elle ne pourra peut-être intervenir qu'avec une partie
de ses bâtiments, car les engagés volontaires et les rengagés
seront les seuls qui connaîtront le service à bord. Alors, pour
la première fois depuis i665, il deviendra légitime de
comparer les modes de recrutement anglais et français;
toujours diamétralement opposés en principe, ils seront
identiques en pratique : dans les deux pays, la possibilité ou
l'impossibilité d'armer effectivement la flotte construite dépen-
dra de la possibilité ou de l'impossibilité de recruter un
nombre suffisant d'engagés volontaires. Du point de vue
budgétaire, les deux systèmes seront, pourtant, assez diffé-
rents : comme en Angleterre, c'est par l'unique recours à des
soldes, à des primes et à des retraites également sédui-
santes, que nous nous efforcerons de constituer nos équi-
pages; mais, contrairement à l'Angleterre, nous supporterons,
par surcroît, les charges d'une Inscription maritime dont le
maintien ne nous vaudra plus, en fait, qu'une seule compen-
sation : l'avantage de verser, sous le nom d'inscrits, un
second contingent annuel dans des services à terre, qui seront
déjà complètement pourvus par l'application de la loi du
21 mars 1905 (art. 36).
En dépit des apparences, le projet de loi fournit aussi à
l'armée navale des ressources qui ne sont pas négligeables : les
inscrits de deux ans seront utilisables à bord, et dans un délai
fort court, sans qu'il soit besoin d'un stage dans une école.
Un fait paraît, pourtant, interdire cette possibilité : par
l'envoi successif de nos recrues dans des dépôts où elles
n'apprennent rien, et sur des bâtiments spéciaux, où l'on
prétend leur faire tout apprendre, la durée de leur utilisation
effective est très sensiblement réduite. Bien documentée à cet
égard, la Commission a conclu : dans la marine, le service
normal ne peut pas être inférieur à quatre ans. Nul ne saurait
le contester, si nos usages sont intangibles; mais, peut-être, ne
le sont-ils pas. Si la Commission n'avait pas craint d'outre-
passer la lettre de son mandat, en examinant les questions
d'instruction, elle aurait appris que l'expérience étrangère
5/lO LA REVUE DE PARIS
infirme sa conclusion : avant peu, la marine italienne usera du
service de deux ans; la marine allemande applique depuis
longtemps le service de trois ans et elle en tire un plein profit.
La Commission, qui donnait dans son rapport le vrai pour
cent des réadmissions, et non plus le pour cent classique, con-
naissait l'inexactitude des renseignements fournis à M. de
Lanessan par les bureaux de la marine. Ainsi avertie, elle
aurait dû regarder d'un peu près les considérants du projet de
loi de 1901 :
C'est de plus en plus par le recrutement volontaire, les engage-
ments à long terme et avec des hommes se consacrant à son service
pour toute la durée de leur carrière que la marine de guerre doit
chercher à assurer la formation de son personnel, car les flottes
modernes sont trop scientifiquement organisées pour que des équi-
pages temporaires et mobiles puissent leur suffire.
Il faut retenir au service actif, le plus longtemps possible par des
rengagements et des réadmissions les hommes de diverses prove-
nances.
La Commission adhère à cette argumentation. Pas tout à fait
pourtant. A rencontre de M. de Lanessan, elle préconise une
mesure dont il ne faudrait user qu'en désespoir de cause :
recourir à des retraites proportionnelles qui, beaucoup plus
coûteuses en réalité que des primes, favorisent la plus inquié-
tante des tendances actuelles, le désir qu'ont tous les Français
de bénéficier à la fleur de l'âge d'une retraite qui permette de
végéter au prix d'un minimum de travail. La Commission
a, peut-être, jugé superflu de faire observer que la nécessité
de conserver le plus longtemps possible les mêmes hommes
n'est valable que pour la moitié environ du personnel marin?
Peut-être aussi a-t-elle ignoré un fait qui contredit l'obligation
d'instituer, à grands frais, des écoles préparatoires : c'est à
bord de ses bâtiments armés que l'Allemagne instruit ses
recrues ; c'est à bord d'un même bâtiment qu'elle les maintient
pendant leurs trois années de service obligatoire; c'est à bord
de ce bâtiment qu'elle trouve le moyen de les utiliser, malgré
leur savoir restreint, et c'est de là que, même sans les débar-
quer, — tant elle a horreur des mutations de personnel, —
elle détache dans les écoles les hommes qui contractent des
rengagements...
l'inscription maritime 5^1
* *
Certains officiers, qui voudraient alléger les charges impo-
sées au pays, ont été frappés des avantages budgétaires du sys-
tème allemand; ils ne se jugent pas incapables de mener à
bien une tâche accomplie par des collègues étrangers. Ayant
donc examiné avec soin les exigences des flottes modernes
et les moyens d'instruire leur personnel, ils ont été conduits
à combattre l'Inscription maritime. Voyant à l'œuvre des
hommes fournis par ce recrutement, il leur a paru que ni
leur nombre, ni leurs qualités ne justifiaient le prix de revient;
soucieux des économies qu'assurerait l'application intégrale du
service obligatoire, ils se sont demandé si les durées d?en-
trainement admises pour l'armée de terre étaient incompa-
tibles avec les besoins de la marine : après étude, ils sont
convaincus que nous pourrions, à terre et à bord, utiliser des
recrues incorporées pour deux ans.
Les services des ports absorbent et absorberont toujours du
sixième au huitième de nos effectifs : en deux ans, l'armée
forme des artilleurs,* des cavaliers, des fantassins et des sapeurs ;
dans le même laps de temps, la marine ne saura-t-elle pas ins-
truire et utiliser ses recrues, si elle se résigne à les affecter à
l'un de ses services à terre, dès leur incorporation et défini-
tivement?
Nos équipages se composent, d'une part, de brevetés et de
gradés, d'autre part, d'auxiliaires. Avec le temps, ces deux
catégories sont devenues de plus en plus distinctes : depuis un
quart de siècle, la seconde est, au bas mot, numériquement
égale à la moitié de la première. Les gradés et brevetés ne
peuvent évidemment provenir que des engagés à long terme
et des rengagés : leur entraînement, qui, en dehors d'une
période de dégrossissement, comporte le passage dans des
écoles de spécialité, est coûteux et deviendrait ruineux, si
l'amorti ssement de la dépense ne se répartissait pas sur une
longue période. Mais ce raisonnement n'est pas du tout appli-
cable aux auxiliaires. Nos règlements sur le service à bord
masquent un peu le but de leur instruction. Le branlebas de
combat n'y apparaît que comme une conséquence accessoire
5^2 LA REVUE DE PARIS
des rôles de numérotage, de fourbissage, de plats, d'embaîca-
tions, de débarquement et aussi des honneurs militaires, qui,
à eux seuls, y tiennent plus de place que lui.
En vérité, mieux vaudrait ne plus imposer à des auxiliaires
l'obligation d'étudier mille détails qui les assomment, sans nul
profit pour l'Etat, mais admettre que « toutes les dispositions
dérivent du rôle de combat » et que, pour réglementer l'ins-
truction des hommes et leur emploi, il faut « connaître ce à
quoi chacun d'eux est propre » : ainsi parle le règlement du
icr janvier 1786 sur la formation des rôles de combat et de
quart à bord des vaisseaux. Si l'on adopte ces règles et si les
unités de notre armée navale occupent toutes des situations
appropriés à la nécessité d'assurer leur prompte mobilisation,
il devient facile d'éduquer et d'utiliser à bord des recrues à
court terme.
Supposons que nos bâtiments passent, tour à tour et pen-
dant un an, en 20 réserve (mobilisables neuf mois sur douze;
pourvus de leurs cadres qui s'instruisent en assurant la remise
en parfait état du matériel), en irc réserve (disponibles neuf
mois sur douze; instruisant les recrues, qui sont embarquées
aussitôt après avoir été habillées au dépôt et dont le nombre
s'élève au tiers de l'effectif total; parachevant l'entraînement
à la mer de leurs cadres) et en situation d'armement actif
(prêts à toute heure, au personnel comme au matériel). L'hypo-
thèse n'est ni arbitraire, ni risquée : les explications fournies
à mes auditeurs de l'Ecole supérieure de Marine au sujet d'une
organisation, dont j'ai déjà donné au public l'esquisse dans
Marine française et Marines étrangères, autorisent, je crois,
cette affirmation.
Qui l'accepte est certain qu'en irc réserve aucune mission
intempestive du bâtiment ne viendra troubler l'instruction
individuelle des recrues. Le but primordial est connu : ou
plutôt, il faut que chaque nouvel embarqué connaisse son
rôle pendant le combat. Cette initiation exige de deux à vingt
séances d'une heure : aucun professionnel n'ignore combien
sont modestes les fonctions dévolues à nos auxiliaires des
machines, du canon nage, des torpilles, de la timonerie et de
la manœuvre; il n'est personne qui ne puisse, sur place, s'en
rendre compte immédiatement.
l'inscription maritime 543
Mais il ne suffit pas que chaque recrue soit au courant de sa
propre besogne. Pour parer à l'indisposition où à la disparition
de Tune d'elles, toutes doivent savoir s'acquitter de la tâche
qui incombe aux autres dans les postes voisins. Un entraîne-
ment complémentaire de deux mois au plus permettrait de
préparer les recrues au cumul éventuel de deux rôles simples.
Ainsi, sans l'intervention d'une école préparatoire et en quatre
fois moins de temps, on réussirait à former des hommes par-
faitement utilisables à bord pendant le combat.
On dira que nous méconnaissons la nécessité de militariser
les recrues, de les accoutumer au service courant, de compléter
leur instruction.
Les défenseurs de nos usages trouvent naturel d'embarquer
isolément de malheureux matelots de pont et de charger des
gradés de les initier, à coups d'ordres, à un genre de vie qui
n'a rii*n de commun avec leur existence antérieure; il importe
de ne faire grâce aux recrues d'aucun exercice ; il faut même
leur en imposer de supplémentaires. Résultat : il n'est pas
rare de trouver sur nos bâtiments des matelots de pont qui,
après un an de séjour, ne se doutent pas de leurs obligations
militaires et ne savent encore ni se laver, ni tenir leurs sacs,
ni fourbir le matériel, ni s'acquitter d'une faction, ni même
se diriger à bord. Et, il ne peut pas en être autrement, car
toute notre réglementation et la plupart de nos usages ne ten-
dent qu'à un maximum d'ennui pour le personnel et à un
minimum d'effet utile pour la Marine.
Des brevetés, qui, sous la surveillance attentive des gradés
et des officiers, seraient chargés de quatre recrues au plus, leur
apprendraient avec plaisir, très vite et par des procédés fami-
lier^ les mille riens que tout marin embarqué doit connaître.
Cette initiation, complétée par deux entraînements, l'un
profitable au personnel (développement de leur instruction
générale, exercices de gymnastique, d'embarcations et de
marche), l'autre profitable à l'Etat (tir au fusil et exercices
dérivés du poste de combat des intéressés), répondrait à tous
les besoins pour les recrues qui ne veulent pas rester au ser-
vice; nos futurs rengagés pourraient, à la suite d'un entraîne-
ment plus intensif, être envoyés dans les écoles de spécialité,
dès la fin de la première année.
5-U LA tlEVUË DE PARIS
Le sujet n'est certes pas épuisé; insister serait pourtant
superflu : en précisant les défauts du système actuel d'entraî-
nement et les moyens généraux qui permettraient de l'adapter
au service à court terme, nous avons accusé l'étroite solidarité
des questions de recrutement et d'instruction dont l'évidence
>*cst toujours imposée dans l'armée. Pour les détails, rien
ne presse, car aucune objection ne saurait prévaloir contre
l'exemple de l'Allemagne : sans le secours d'écoles prépara-
toires, elle sait tirer parti des ressources que lui procure le
service obligatoire; si nous voulons enfin délaisser des pro-
cédés archaïques, nous réussirons, comme notre voisine, à
former à bord et à y utiliser des recrues dans nombre de
postes qui n'exigent pas l'emploi d'engagés volontaires plus
instruits, mais très coûteux.
La Commission n'a pas craint d'affirmer « que le service
normal ne pouvait être inférieur à quatre ans dans la Marine ».
Mous repoussons cette assertion : l'armée de mer doit être
solidement encadrée par des professionnels, mais la moitié
environ de ses effectifs peut être constituée avec des recrues
de deux ans.
Non moins formellement, nous refusons d'adhérer aux
arguments qui, d'après la Commission, prouvent la nécessité
de maintenir l'Inscription maritime. Elle a tort de croire que,
si le système actuel de recrutement de la marine était sup-
primé, le Parlement ne mettrait rien à la place et que, pour
I armée de mer, le principe du service obligatoire ne s'affir-
merait plus que dans l'article 36 de la loi de 1905 sur le recru-
tement de l'armée de terre, qui interdit l'embarquement des
recrues. Cette conception est, en vérité, faussée par une défini-
tion préliminaire : <( L'Inscription maritime n'est pas autre
ebose que l'affectation spéciale et exclusive des marins de pro-
fession à l'armée de mer ».
Nous ne pouvons que regretter, pour la Commission, que
son projet ne tienne aucun compte de quelques réalités d'im-
portance : l'Inscription maritime constitue un statut social
pour une catégorie de Français ; les subventions accordées à
'j
l'inscription maritime 545
la marine marchande et aux pêches sont en majeure partie,
sinon totalement, motivées par ce mode de recrutement;
les dépenses qui résultent de ces deux causes atteignent une
centaine de millions par an. Et nous n'avons, pourtant, qu'ef-
fleuré les répercussions financières, économiques et sociales
de l'Inscription maritime I Même en nous conformant ainsi
à la méthode traditionnelle qui veut que, pour apprécier l'insti-
tution de Golbert, on se place au seul point de vue des besoins
de la défense nationale, n'avons-nous pas le droit de dire : à
l'heure présente, l'Inscription maritime n'est nullement imposée
par des nécessités militaires; à grands frais, elle ne nous
fournit qu'un personnel tout à fait insuffisant comme nombre
et qui ne comprend qu'une minorité dont l'utilisation soit
complète et avantageuse sur les bâtiments de guerre modernes?
Il faut supprimer l'Inscription maritime.
COMMANDANT LEONCE ABEILLE
Ier Décembre 1908.
PÉCHERESSE'
IV
L'hiver était long à Starydwor. Et l'hiver était la saison que
madame Tiralla aimait le moins, car M. Tiralla^se tenait alors
presque toute la journée au logis. Il devenait de jour en jour
plus nonchalant; il ne voulait même plus aller à lâchasse :
— A quoi bon tirer des lièvres? — disait-il, — quand je
puis en acheter à si bon marché. Je préfère rester avec Zozia
dans ma chambre!
La belle madame Tiralla avait maigri cet hiver.
— Mince comme une elfe ! — disait M. Schmielke, le per-
cepteur.
C'était le soir, au cabaret, où se réunissaient les notabilités
de l'endroit pour discuter les événements les plus importants.
Et, comme il ne se passait pas beaucoup d'événements à Sta-
rawies, Gradewitz et aux environs, on parlait de la Tiralla.
On le faisait souvent : car, pour les hommes, elle était ce
qu'il y avait de plus intéressant à Starawies, Gradewilz et aux
« 'ii virons.
— Sacré tonnerre, la belle femme! — disait l'un d'eux.
Et un autre de répondre :
— C'est lamentable qu'elle soit à ce vieil âne!
i. Puhlishcd Dcccmber first, nincteen hundred and eight. Privilège of
copyright in the United States reserved under the Âct approved March
third. nincteen hundred and five, hy la Revue de Paris.
Voir la Revue du i5 novembre.
r
PÉCHERESSE 5^7
— Rien à faire, — soupira le percepteur, qui avait servi dans
la garde à Potsdam et qui, très crâne, était habitué à tout
prendre d'un premier assaut. — Absolument rien à faire,
messieurs! J'ai déjà essayé... mais, pour dire la vérité... la
Tiralla m'a éconduit, moi aussi... Oui, oui, la Tiralla!
Il se caressa la moustache, et il se renversa sur sa chaise de
manière qu'il pût voir à côté, dans la salle commune, et faire
des signes à la jeune paysanne qui, maladroite et stupide, aidait
le cafetier derrière le comptoir.
Le maître d'école Bôhnke se fâcha : voilà un Berlinois qui
tombait dans le bon pays de Pologne et qui s'imaginait s'en
approprier tout de suite la plus belle femme I . . . Non, cette rose
n'avait pas fleuri pour celui-là, pour un individu sans instruc-
tion, qui n'avait été que sous-officier.
— Ne parlez donc pas si haut, ne criez pas les noms ainsi !
Le maître d'école s'était dressé d'un bond ; il ferma la porte
de la salle. 11 était si contrarié que son pâle visage était cra-
moisi. Sans doute, ce Schmielke était à considérer et il ne
fallait pas se brouiller avec lui : il représentait le gouverne-
ment prussien, mais... c'était une insolence de sa part que de
penser seulement à madame Tiralla ! . . . Une femme si distin-
guée, une fille de maître d'école!... C'était une insolence
énorme! Il y avait de quoi rire! Et Bôhnke eut un rire irrité.
— Eh! on s'amuse bien ici! — fit une voix surprise, venant
de la porte. (C'était M. le curé qui l'avait doucement rou-
verte et qui avançait la tête avec ses cheveux blancs ébourifFés
sur un front aux arêtes vives et ses pétillants yeux bruns.) —
Qui est-ce qui est là? Le maître d'école Benhka... dovri
wieczoïl
Il fit un signe de tête un peu condescendant vers le maître
d'école, qui s'était respectueusement levé; ensuite il salua
très aimablement le percepteur qui, deux doigts dans son uni-
forme, se balançait sur sa chaise.
— ... soir! 7— dit Schmielke.
Son ami, l'employé des postes Ziëntek, de Gradewitz, qui
s'amusait mieux à Starawies que là-bas, où tout le monde le
connaissait, et qui arrivait souvent tard dans la soirée, à bicy-
clette, fut, en bon catholique, scandalisé, dans son for intérieur,
du sans-gêne de Schmielke, cet hérétique. Il s'était levé lui-
il
»!
'•Il
548
LA REVUE DE PARIS
nu* me, comme le maître d'école, avec moins de précipitation
toutefois, et il serra la main de M. le curé.
Le curé Szypulski s'était approché de la table : il ne vit que
de bonnes connaissances, devant lesquelles il n'avait pas besoin
de se gêner. Il s'était senti si seul dans son étroit cabinet de
travail, qui pouvait à peine contenir sa grosse et large personne !
On ne saurait toujours lire! Aller faire une partie de « préfé-
rence » chez quelque propriétaire des environs, il n'y fallait pas
songer : les chemins étaient impraticables, hélas! et il y avait
vraiment trop d'Allemands, maintenant, établis dans le pays.
Il n'y avait même plus moyen de parvenir jusque chez son
collègue, à Gradewitz, à une heure de route. En somme,
qu'aurait-il fait là-bas? Il ne pouvait pas aller à l'auberge de la
place du Marché, où trop d'yeux l'auraient remarqué. Mais ici,
qui le voyait, la nuit, la soutane retroussée, marchant dans la
neige vers le cabaret? Tout au plus quelques paysans stupides,
qui lui faisaient des salutations aussi profondes que s'il eût été
le Père éternel en personne. Et ici, au cabaret, on rencontrait
des êtres humains, — des êtres humains!
Le curé Szypulski sentait bien qu'il n'était pas tout à fait à
sa place, au cabaret... Ses supérieurs pouvaient prendre très
mal la chose. Mais buvait-il plus que de raison? Nul ne l'avait
jamais vu ivre. Il passait en revue ses collègues, les uns après
les autres : où était-il, celui qui n'avait été un homme?... Et
pourquoi l'avait-on envoyé dans ce poste isolé? Chaque pays a
ses coutumes! Dans l'ennui des jours d'hiver, que pas une
échappée de lumière n'éclaircissait. . . (à peine recevait-on un
journal... dont la lecture d'ailleurs n'était que pernicieuse...)
dans ce silence monotone, que pas un sifflet de locomotive
n'animail. car le chemin de fer passait au loin, de l'autre côté
de Gradewitz, les scrupules s'endormaient.
— De quoi parlent ces messieurs? — demanda le curé
Szypulski avec intérêt.
Bientôt il fut en pleine conversation sur la Tiralla. Elle était
sa pénitente.
— Une brave petite femme, une charmante femme! —
dit-il élopeusement.
— Vôtre Révérence, — fit le gendarme achevai Kranz, qui
était assis au bout de la table et qui caressait sa moustache
r
PÉCHERESSE 5^9
martiale déjà grisonnante, — dernièrement, j'ai eu une scène
avec lui, Tiralla : sa femme m'a fait de la peine!... On pourra
dire que ça n'est pas possible, mais la chose m'avait été
dénoncée : Tiralla fait tuer des lièvres par des journaliers!...
Il ne se soucie pas que ce soit sur le champ du voisin... Je l'ai
serré de près; il n'a pas même nié, il s'est mis à rire!... Mais
elle, la femme, est devenue rouge de honte... « C'est hon-
teux! » a-t-elle dit en me regardant avec ses yeux pleins de
larmes. Puis elle Ta dûment réprimandé : « Est-ce que je ne
t'ai pas toujours dit d'aller toi-même à la chasse?... Si tu
veux manger du rôti de lièvre, tire toi-même!... Autrement.
je les jetterai devant la porte delà cuisine, si tu en rapportes !
Je te le jure! »
— Bravo ! — crièrent-ils tous autour de la table.
| Us étaient aussi révoltés contre M. Tiralla que s'ils ne
| savaient pas parfaitement que, dans cette contrée où les lièvres
n'appartiennent pour ainsi dire à personne et abondent par
les champs solitaires à plusieurs milles à la ronde, où ils vous
courent dans les jambes, on ne se gêne guère pour en
tuer.
[ — Oui, c'est une femme ravissante, — dit le curé avec
f satisfaction.
i Les yeux des plus jeunes hommes brillèrent. Le percepteur,
; l'employé des postes, le maître d'école n'avaient pas encore
j % trente ans. Le forestier, qui était assis à côté de l'employé des
' postes, et Jokisch, l'inspecteur des colonies agricoles, étaient
\ aussi du nombre, quoique mariés; et le gendarme, malgré sa
I moustache grise et sa grande fille, était tout de même encore
i un gaillard.
j — Je connaissais déjà l'histoire du lièvre, — dit le forestier
Bilkowski en riant.
— Vous la connaissiez? — dit le gendarme en ouvrant de
grands yeux.
— Eh! ne faites pas tant de manières!... Si je voulais
raconter tout ce qui se passe ici... (le forestier haussa les
épaules), je n'en finirais plus !
— Mais on doit pourtant... il faut pourtant... je suis
obligé!... (Résolument, le gendarme, qui n'était dans le
pays que depuis le printemps dernier, sortit un gros calepin
65o LA REVUE DE PARIS
qu'il portait sur la poitrine.) J'inscris tout... C'était déjà
inouï en Haute-Silésie, mais ici il me semble que c'est encore
plus fort!
— Bah! vous vous y habituerez! — fit le forestier d'une
voix apaisante. — C'est charmant ici : je ne voudrais pas être
ailleurs... Au commencement, c'était pénible, surtout pour
ma femme : m'en a-t-elle assez rompu les oreilles!... Mats
maintenant je n'entends plus rien et... (Il fit une petite pause
et sourit d'un air mi-rusé, mi-gêné...) Et je ne vois que ce
que je veux bien voir... Que faut-il faire? Faut-il s'attaquer
aux grands seigneurs, qui malgré tout font ce qu'ils veulent,
ou faut-il se laisser massacrer par les paysans qui braconnent
dans les bois de la Couronne? Naturellement, quand j'entends
un coup de feu je cours sus... Mais ceux qui ne tirent pas, qui
se servent du gourdin, alors, quoi ?. . .
Oui, oui, il avait raison : une fichue profession que celle de
forestier! Ils demeurèrent tous d'accord. Le gendarme cepen-
dant ne pouvait se consoler de ce que Bilkowski s'exprimât si
hardiment. Mais Bilkowski lui frappa l'épaule :
— Mon cher, nos intérêts sont les mêmes : pourquoi ne par-
lerais-je pas franchement, puisque nous sommes entre nous?
Le curé jeta un rapide coup d'œil vers la porte de la salle
commune, restée ouverte, et il souffla au maître d'école :
— Fermez!
Bôhnke s'empressa de suivre cet avis.
— Croyez-vous que les Tiralla viendraient, pour notre bah
à Grade witz? — dit le jeune employé des postes, tandis que
son visage à barbe naissante rougissait comme celui d'une
jeune fille. — Je suis commissaire de la fête, et, si les Tiralla
venaient, j'organiserais un cotillon avec des fleurs... Si on
fait la commande à Posen, on peut déjà avoir des bouquets de
fleurs et de feuillages naturels à cinquante pfennigs pièce-,.
Ça vaudrait même la peine, pour une pareille commande, de
s'adresser à Berlin... Quand on donne une fête, il ne faut pas
regarder à la dépense !
— Quand est-ce que vous comptez la donner?
La fête les intéressait tous. Le petit employé des postes prit
un air important :
— Comme toujours, le mardi gras... Ce sera grandiose,
PÉCHERESSE 55l
je vous assure, tout à fait grandiose ! . . . Espérons que la Tiralla
viendra !
— Et pourquoi ne viendrait-elle pas? — dit Schmielke se
promettant de l'inviter à temps pour le cotillon, de façon à
la conduire aussi à table.
Ils avaient tous cette intention; chacun projetait d'aller au
plus vite dire un petit bonjour aux Tiralla. Tenir cette femme
dans ses bras était un autre plaisir que celui de faire danser la
fille du boulanger Stumpf, cette grosse lourdaude, ou la nigaude
du chef de gare Miisiëlak, ou mademoiselle Stanislawa, qui
était très mignonne, mais dont le père, le noble de Jagodziûski,
était secrétaire de la mairie et empruntait à tout le monde. Ou
bien est-ce que la petite Jadwiga aux taches de rousseur, la
dernière fille à marier du riche meunier Hahnel, ou la blonde
Mariette, du boucher Rôzycki, laquelle devenait éperdûment
amoureuse après le premier verre de bière, pouvaient soutenir
la comparaison avec Zozia Tiralla?... On passa en revue les
dames de Gradewitz et des environs : le prix fut donné, à
l'unanimité, à « la belle Tiralla ».
— En effet! c'est une jolie petite femme! — dit le curé
Szypulski.
— Avez- vous aussi remarqué cela, monsieur le curé? — dit
Schmielke avec impertinence , en clignant les yeux d'un
air fin.
Le maître d'école, révolté, sursauta : quelle impudence
encore!... Ziëntek aussi toussa, par contenance : comment
Fritz pouvait-il dire des choses pareilles?
Mais le curé ne le prit pas en mauvaise part ; il répondit au
clignement d'yeux de Schmielke par un rire : « Tiens, et pour-
quoi ne l'aurait-il pas remarquée? était-il donc aveugle? 11
avait gardé au moins ses yeux : qui pouvait lui reprocher de
se réjouir à la vue d'une jolie créature?... »
Le maître d'école Bôhnke était pétrifié de cette franchise :
comment Sa Révérence osait-elle dire cela tout haut, et à un
hérétique, encore!... Naturellement, le propos serait rapporté
et exploité!
Mais les autres s'en amusèrent royalement. L'inspecteur
Jokisch, qui avait à peine articulé un mot jusqu'à présent (il
s'était contenté de boire en silence), leva son verre :
552 LA REVUE DE PARIS
— A la santé de notre curé ! . . . 11 n'y en a pas de pareil dans
tout le royaume... Vivre et laisser vivre!
Ils trinquèrent avec lui. Jokisch eut même l'insolence de
taper sur l'épaule de M. le curé :
— Dommage que vous ne puissiez venir au bal, curé!
— Eh! croyez- vous peut-être que je ne pourrais pas
danser? — dit le prêtre en regardant ses bottes, aussi collantes
que celles d'un officier de cavalerie. — Je représenterais un
homme tout comme un autre, croyez-le bien! Dommage... (il
soupira légèrement...) mais ça ne peut pas se faire!
— Eh?... Et pourquoi pas? — demanda Schmielke en
riant. — ■ Le jeune homme n'en voit pas la raison!
— Vous avez de jolies idées ! — fit le maître d'école, éclatant :
sa bile s'échauffait, il ne pouvait plus se contenir. — Vous me
faites l'effet d'avoir une jolie idée de nous, en Allemagne!...
Et, naturellement, vous, un hérétique!... 11 se peut que vos
ecclésiastiques se permettent des choses pareilles !
— Allons, allons!
Le curé éleva sa main pour le calmer : il lui était extrême-
ment désagréable que la différence de confessions et de natio-
nalités fût mise sur le tapis. Quelle maladresse, à ce Bohnke,
de se donner des airs si importants ! Il fallait vivre ensemble et
s'accorder.
Cachant son embarras momentané sous un rire jovial, le
curé rompit le silence qui régnait soudain :
— Buvez de l'eau de Sedlitz, prenez du sel de Glauber,
maître d'école, ça vous fera du bien!
Un rire retentissant salua cette plaisanterie.
Bohnke pâlit. 11 se mordit les lèvres : il n'avait pas le droit
de répondre. Mais il s'ancra dans son mépris : combien il
était supérieur en éducation à tous ces gens-là!... même au
curé, simple fils de paysan, tandis que lui était le fils d'un
instituteur, hé là!... Et il aurait pu étudier la philologie,
aspirer aux sommets!... Mais, même ainsi, rien qu'avec son
instruction normale, il les dépassait tous; cela, il en était con-
vaincu.
Bohnke était toujours seul, n'avait point d'amis, était dur
envers les enfants, souvent de mauvaise humeur; il ne prenait
un ton plus doux que pour la petite Tiralla. C'était aussi une
PÉCHERESSE 553
enfant plus fine que les autres : elle avait de qui tenir ! . . . Le
maître d'école s'intéressait à la mère : non seulement sa beauté
le ravissait, mais encore il se sentait secrètement lié à elle par
son origine. Une rage jalouse s'emparait de lui lorsqu'il enten-
dait ces rustres l'appeler « la Tiralla » tout court. Ne pouvaient-
ils pas dire : « Madame Tiralla », ou : « Madame la propriétaire
Tiralla »? C'eût été au moins convenable!... Pâle et dépité, il
regarda fixement devant lui en se mordant la lèvre inférieure.
La paisible conversation précédente avait de la peine à se
remettre en train. Jokisch et Schmielke entamèrent tout à
coup une discussion. Jokisch, qui avait déjà trop bu, se mit a
dénigrer la Tiralla : « En voilà une de qui il fallait se défier! lui,
Tiralla, était vraiment à plaindre; c'était un parfait honnête
homme, mais trompé, trompé!... »
— Ma femme dit aussi...
— Parbleu, votre femme est jalouse! — railla Schmielke en
riant. — Oui, oui, cela ne doit pas être agréable d'avoir la belle
Tiralla comme plus proche voisine !
— Qu'est-ce qui vous prend? — hurla l'ivrogne. — Vous
voulez dire que j'ai des rapports avec elle?. . . Je ne la toucherais
pas avec des pincettes !
— Ah ! votre femme vous a bien fait la leçon ! — remarqua
le percepteur avec assurance.
— La leçon?... la leçon?... il y a longtemps que je suis
informé! — vociféra l'inspecteur, — je n'ai plus rien à
apprendre. J'ai été inspecteur pendant cinq ans chez le comte
Buinski, à Opalenitza; je n'ai plus rien à apprendre dans vos
misérables domaines prussiens, surtout dans le voisinage... (il
cracha par terre. . .) dans le. . .
Un soufflet lui ferma la bouche. Le maître d'école avait
bondi : toute sa distinction avait disparu.
— Fermez votre gueule! — ordonna-t-il en se dressant
devant l'inspecteur ivre, comme un dindon excité par une
étoffe rouge.
Ce n'était qu'un homme chétif, une poignée pour le large
paysan, mais l'éclat de ses yeux décelait un danger.
En effet, c'était un peu fort de la part de Jokisch!
— Psia Krew!
Ce juron échappa au curé ; et les autres se récrièrent tumul-
554 LA. REVUE DE PARIS
tueusement : « Prouver!... il s'agissait maintenant de prouver
qu'il avait le droit de déblatérer ainsi sur le compte de la
Tiralla... » Tous, ils brûlaient de curiosité : que savail-il
d'elle?... Cela s'ajoutait encore à son charme.
— Eh bien, allons! — dit Schmielke sans s'émouvoir.
Le curé aussi souriait : il avait l'habitude, lorsque deux
personnes se disputaient, d'écouter impartialement et de les
voir à la fin s'incliner devant son jugement.
— Je ne sais rien, — dit l'ivrogne soudain dégrisé.
Quel âne il avait été ! — Cette idée lui traversa tout à coup
la tête. — S'il la calomniait, n'allaient-ils pas tous penser qu'il
s'était brûlé les doigts auprès d'elle?... Non, personne ne
saurait que, dernièrement, lors d'une visite à Starydwor, il
avait essayé de l'embrasser dans le corridor obscur, et qu'il
avait reçu en échange une gifle bien appliquée. Il se retrancha
derrière sa femme :
— Ma femme dit qu'elle n'est pas bonne ménagère!... Ma
femme dit qu'elle traite si mal son mari! Elle couche seule
dans sa chambre !
— Seule!... allons donc! est-ce vrai? (Ils étaient tous
enchantés; leurs prunelles recommencèrent à briller.) Tiens,
parbleu ! un homme si vieux et si laid ! . . .
— Ma femme dit qu'elle l'empoisonnerait volontiers : elle a
une façon de le regarder!
Cette dernière phrase ne provoqua aucune indignation.
Chacun, avec la rapidité de l'éclair, conçut un plan pour se
rapprocher d'elle.
Mais le curé souriait :
— Vous êtes partial, monsieur Jokisch, partial! 11 n'y a
aucune méchanceté en madame Tiralla!
— Bonne, oui, elle est bonne, — opina le gendarme, —
vraiment très bonne. Je venais, l'autre jour, du Przykop; la
fille, la servante de la ferme, flânait devant la porte cochère...
une gaillarde... Marianne Sroka... mais insolente, insolente!...
« Panje, — me dit-elle en se glissant vers moi, — Panje
Krajutsch, c'est une maison d'assassin!... » Et elle me montra
du doigt la maison des Tiralla en faisant des yeux... de vraie
toquée!... Elle ne me lâcha pas. Et j'étais curieux, d'ailleurs...
Je dus pénétrer dans la maison. La maîtresse sortait justement
PÉCHERESSE 555
de la chambre. « Où est monsieur Tiralla? » demandai-je;
mais il criait déjà, de l'intérieur : « Zozia, ma chérie, qui
est là?... Fais entrer, toujours entrer! il fait bon dans la
chambre!... » Il était gai comme un pinson. Tout marchait
très bien ; la Sroka avait beau rouler les yeux et avoir l'air de
me dire : « Prends garde!.:. » Une femme pareille! un vrai
serpent que sa maîtresse réchauffe dans son sein ! . . . Et quelle
maîtresse! disant toujours : « s'il te plaît)), ou : « merci »,
quand la Sroka apporte quelque chose de la cave... Mais voilà
bien la canaille! Elle est là comme en paradis, et elle grogne
tout de même... Je demandai à la Tiralla : <( Comment est
votre servante? » et elle me répondit : « Oh! elle est très bien,
très bien ! » et elle en fit grand éloge.
— Un beau trait! — dit le curé.
L'indignation générale se tourna contre Jokisch : comment
osait-il prononcer un seul mot sur la Tiralla, même lorsqu'il
était ivre?... Non, cette fois, Behnka avait absolument raison :
Jokisch n'avait qu'à fermer sa gueule malpropre, il n'était
qu'un pantouflard, un cancanier! Les jeunes gens se mirent à
se moquer de l'inspecteur. Le petit Ziëntek lui versa son reste
de bière sur la tête, et, comme il se défendait en jurant et en
distribuant des coups autour de lui, ils retirèrent sa chaise de
dessous lui, en sorte qu'il retomba assis sur le plancher couvert
de crachats. — Le gendarme assistait tranquillement à cette
scène : c'était bien fait pour Jokisch! Le curé, qui d'abord
avait eu l'air un peu indécis et qui s'était assuré que personne
n'écoutait à la porte, se tenait maintenant les côtes de rire, en
voyant que les autres suivaient l'exemple de Ziëntek et répan-
daient leur reste de bière sur la tête de l'inspecteur.
Mais il était temps de partir! Le curé se leva et disparut
comme il était venu; dans le vacarme de cris, d'injures et de
rires, sa sortie passa inaperçue...
Tandis que le maître d'école revenait chez lui, dans la nuit
de neige, il lui semblait qu'il était un héros, — « son cheva-
lier »!... Il l'avait remis à sa place, ce saligaud de paysan! Et
quand ils l'avaient tous ensemble poussé vers la porte, c'est lui
qui avait donné le premier et le dernier coup de pied.
— Jetons-le dehors, ce calomniateur ! — avaient-ils tous crié,
sauf le gendarme qui s'était esquivé au bon moment, comme il
556 LA REVUE DE PARIS
le faisait toujours lorsqu'il y avait du chamaillis dans la salle
réservée à ces messieurs : autrement, il aurait été obligé de
noter les noms des perturbateurs du repos public. . .
Les étoiles brillaient; le froid ciel nocturne se voûtait
comme une cloche de verre au-dessus de la plaine. A la lueur
des étoiles, on distinguait nettement le chemin : la rue déserte
du village, aussi large que la plus large rue de grande ville,
si large que les masures, de chaque côté, en paraissaient dou-
blement basses. Bôhnke marchait d'un pas incertain; il mar-
chait comme s'il était ivre, bien qu'il ne le fût pas. Il avait
coutume de boire toujours moins que les autres. Un désir
ambitieux le tourmentait : cette femme, il voulait la gagner!
Madame Tiralla était très aimable à son égard; il avait cru
remarquer qu'elle aussi se sentait avec lui des affinités secrètes.
Demain, il la ferait saluer par la petite qui, souvent, pendant
la leçon, regardait devant elle, toute rêveuse, sans savoir de
quoi il était question, et il lui ferait demander si elle souhai-
tait des livres durant ces mornes jours d'hiver... Elle n'avait
qu'à choisir parmi ses livres et, quelles que fussent les priva-
tions au prix desquelles il se les était procurés, il les lui prête-
rait tous, volontiers... Sans doute, elle lui avait emprunté un
volume, il y avait trois ans déjà, et il ne le re verrait pro-
bablement plus... mais qu'importe I Demain il mettrait encore
sa bibliothèque à la disposition de madame Tiralla par une
lettre qu'il donnerait à la petite. 11 avait une belle écriture,
comme personne ici n'en avait...
Le bal de Gradewitz allait lui coûter un argent fou... — et
il se trouvait à court d'argent... mais tant pis I il fallait qu'il y
allât, dût-il emprunter au juif! . . .
Cette nuit-là, Bôhnke rêva de la belle Zozia. Elle portait
une robe de soie et elle lui tendait une décoration de cotillon ;
puis elle la lui fixait sur la poitrine ; ensuite elle touchait
sa gorge, et la robe de soie disparaissait et la blanche gorge
s'ouvrait comme une couverture de livre : « Lis là dedans,
— disait la belle Zozia en souriant, — nous nous comprenons
parfaitement! »
Ce fut un rêve confus, plein de toutes sortes de folies, dont
le jeune homme ne se souvenait plus le lendemain matin.
r
PÉCHERESSE 557
Le maître d'école se rendit à l'école comme un écolier qui
serre, dans sa poche, sa première poésie à la bien-aimée, et
qui est impatient de lui remettre. Quoiqu'il se fût couché
très tard, il s'était levé à temps et avait écrit deux fois à
madame Tiralla : le premier billet n'étant pas assez réussi,
il en avait écrit un second, que Rozia emporterait. Mais,
lorsqu'il entra dans la classe, il chercha en vain des yeux le
visage pâle et distrait sous des cheveux bouffants. Tous les
visages hâlés, rusés et camards étaient présents; seule Rozia
Tiralla était absente. C'était une affaire manquée. Bohnke, ce
jour-là, fut encore plus brusque que d'habitude : les réponses
devaient voler, coup sur coup; autrement, il prenait un livre
quelconque et le lançait par-dessus les bancs. Une grande
irritation était en lui; il pouvait à peine se contenir : pour-
quoi diable la fille aux cheveux roux manquait-elle précisé-
ment aujourd'hui?...
Comme Rozia Tiralla fut absente le lendemain encore et le
surlendemain, sans que personne des enfants sût pourquoi,
Bohnke prit une résolution. 11 se rendrait à Starydwor : —
la fillette devait être malade ; n'était-il pas tout indiqué quril
allât lui-même prendre de ses nouvelles ?
Les corbeaux croassaient au-dessus de lui lorsqu'il chercha
le chemin à peine visible à travers les champs couverts de neige,
où la carriole, qui portait de grand matin le lait de Starydwor
à Grade witz, avait seule laissé une trace étroite. Il frissonna en
parcourant l'étendue blanche, qui n'était certes pas plus mélan-
colique que lorsque les betteraves verdoyaient et lorsque le
blé mûrissait, mais qui maintenant, dans sa teinte uniforme,
paraissait encore plus vaste et plus morte. Les lièvres qui
rongeaient les troncs d'arbre et les oiseaux de proie qui tour-
noyaient lentement sur les grands pins du Przykop n'ani-
maient pas la solitude ; leur paresseuse insouciance à l'approche
de l'homme montrait assez combien peu ils étaient dérangés
dans ces parages.
Etait-il si insuffisamment vêtu qu'il eût ainsi froid? Bohnke
se sentait... hou! quel air glacé! Sans doute, ce pardessus
était très léger ; à proprement parler, ce n'était qu'un pardessus
d'été. Mais il ne pouvait pas, ce jour-là, mettre le casaquin de
558 LA REVUE DE PARIS
frise qu'il mettait pour l'école! Il avait sa meilleure redingote
noire et des gants de peau : ses doigts étaient tout raides. Il
aurait volontiers pris le pas de course pour se réchauffer, mais
il avait comme des boulets de plomb aux pieds. Lorsqu'il
aperçut les arbres du Przykop, il lui sembla que quelque
chose le retenait en arrière, que le vent qui soufflait contre
lui lui disait de ne pas aller plus loin. Et pourtant son cœur
désirait être bientôt à Starydwor.
Le domaine de la colonie agricole était situé à sa gauche ; la
cheminée de la brasserie se dressait comme une asperge...
C'était là que résidait Jokisch... Eh! il changerait bien de
résidence ! Lorsque le terrain serait morcelé et que les colons
viendraient s'installer, il pourrait s'en aller, Dieu merci I...
Bohnke éprouvait une vague jalousie : ce voisinage, tout voi-
sinage lui semblait dangereux. Et Jokisch était un bel homme»
et, comme il trouvait aussi madame Tiralla à son goût... Ahl
de cela, malgré tout, Bohnke en était persuadé. Peut-être
même était-ce à cause de cela qu'il était si irrité contre elle !. . .
Le maître d'école se mit à courir. Qui l'aurait empêché
d'être bientôt à Starydwor? C'était là!
La vieille ferme, qui appartenait depuis plus de cent ans aux
Tiralla, faisait de loin un effet imposant. Pour la maison d'ha-
bitation elle-même, on n'en voyait pas grand'chose : elle était
basse, comme descendue dans le sol; mais, en carré, surgis-
saient les toits des granges et des écuries, couverts à neuf de
tuiles rouges; leurs murs de derrière, sans fenêtres, entou-
raient la ferme... Une grande propriété! Mais à quoi cela lui
servait-il, à la malheureuse, puisqu'elle n'aimait pas son mari?
Le jeune homme s'examina encore une fois du haut en bas
et secoua la neige de son pantalon: il passa sous la porte
cochère, au-dessus de laquelle la Madone trônait derrière une
petite grille. Deux ou trois chiens lui sautèrent en aboyant
dans les jambes; mais il n'était pas un lâche, quoiqu'il ne fût
pas un géant, un coup de pied dispersa les mâtins. Lorsqu'il
pénétra dans la maison, un valet qui chômait à côté, devant la
porte de l'étable, le regarda en écarquillant les yeux.
Qu'est-ce que le maître d'école de Starawies venait faire ici?
Ah! ah! il venait, sans doute, baiser la main de la Pani? Hier,
avant-hier, d'autres étaient venus. Comme ils lui couraient tous
PÉCHERESSE 55q
après! Jendrek eut un large ricanement : tous ces gens-là
n'avaient pas de chance ! Pour lui seul, la Pani avait un regard
aimable, et, chaque jour, elle lui donnait du lard et un petit
verre, dans la cuisine. Que Dieu bénît la bonne âme!
Bohnke suivit le corridor : personne ne se montra... Il
toussa fort : il n'était jamais venu ici et il ne savait où frapper.
Il piétina, et, comme personne ne paraissait, il dit poliment :
— Est-il permis d'entrer? Hé! n'y a-t-il personne à la
maison ?
Alors la voix de M. Tiralla se fit entendre derrière la porte
de droite :
— Entrez, entrez toujours! il fait bon ici, dans la chambre 1
Le maître d'école frappa.
— Sacré tonnerre! entrez donc, entrez seulement!
Bohnke entra et fit aussitôt un pas en arrière... Oh! non,
il ne voulait pas déranger!... Mais il resta cependant comme
fixé au sol et il regardait, regardait... M. Tiralla était étendu
de toute sa longueur sur le banc du poêle; sa tête reposait
lourdement sur les genoux de madame Tiralla.
Madame Tiralla devint toute rouge; elle ferma les yeux,
lorsqu'elle rencontra le regard du maître d'école. Elle se leva si
précipitamment que le gros homme faillit rouler sur le plancher.
— Psia Krew! — cria M. Tiralla.
Puis il se mit à rire : « Eh, avait-elle donc besoin de se
gêner?... n'étaient-ils pas mari et femme?... »
Elle ne répondit rien. Elle dévisagea son mari avec tant de
mépris et elle eut ensuite un coup d'œil si expressif dans le
vague, que Bohnke pensa aussitôt : « Elle est malheureuse,
elle est incomprise! » Et il sentit battre son cœur.
— Oh! — dit madame Tiralla, d'un ton aimable, — mon-
sieur Behnka!
Elle lui tendit la main : on aurait dit du velours et, en
même temps, de la glace. 11 osa une légère pression : elle n'y
répondit pas et se contenta de fixer tristement sur lui ses
yeux superbes en souriant furtivement. Ahrt la pauvre petite
femme !
M. Tiralla était de très bonne humeur. Il appela Marianne :
qu'elle apportât de la bière et de l'eau-de-vie. Puis il dit à sa
femme de leur donner quelque chose à manger :
I 5ÔO LA REVUE DE PARIS
| — Le maître d'école doit avoir faim... Un maître d'école a
l toujours faim... Sers-nous!... des gâteaux, du jambon, des
œufs, de la saucisse, du fromage et de tout ce que tu as
| encore dans le garde-manger!
Ensuite il tendit sa main au maître d'école : « Monsieur
v voudrait-il s'asseoir? » et il le força, sans se lever lui-même, à
|v prendre place sur la chaise la plus proche.
| — Nous vous l'offrons avec plaisir ! psia kreiv! sans façons!
jT Bohnke avait balbutié quelque chose :
^ — — <( pas de dérangement... suis rassasié... bien vite
£*' repartir. . .
^ Mais l'autre éclata de son rire retentissant : « Allons donc,
| le petit maître d'école voulait lui en faire accroire! 11 était
l comme Zosia, hé? qui, étant fillette, allait toujours à l'école
avec des bas et des souliers, mignonne comme une poupée,
?.. mais qui avait toujours le ventre aussi vide qu'une grange
f- avant les moissons et qui était alors aussi maigre qu'une souris
d'église!... »
l De nouveau, le maître d'école surprit un regard de la
:-s femme au mari; mais, cette fois, il y avait là plus que du
f mépris : dans la profondeur sombre, quelque chose flamboyait.
f Sans un mot, madame Tiralla se détourna et alla vers la porte.
j; — Hé! Zosia, dépêche-toi! — lui cria son mari.
t Puis il se mit à faire son éloge au maître d'école. M. Tiralla
adorait les visites : il était si content de pouvoir étaler son
bonheur! Il rayonnait. Bavard, il raconta toutes sortes de
choses qu'un mari généralement ne confie pas à d'autres
\ hommes : « Elle avait une taille, une taille ! . .. Mince comme un
• rameau de bouleau! Et, avec ça, elle était pleine et large de
hanches, tendre et douillette comme une caille ou, mieux,
comme un de ces petits cochons de massepain que Ton voyait
dans la vitrine de Wolkowitz à Posen, vers Noël. Et, quant à sa
\ gorge... » Baissant un peu la voix, il voulait communiquer au
jeune homme une quantité de détails intimes, mais celui-ci
écarta la main qui le retenait sur la chaise. Depuis longtemps il
remuait çà et là avec agitation, puis il n'y tint plus. Une rou-
geur violente lui monta à la face : était-ce la' honte ou le
\ désir?... Oh! cette femme! cette pauvre femme livrée à ce
f gros vieux grossier qui la déshabillait devant les autres ! Pou-
PECHERESSE
56l
vait-on la blâmer de ce qu'elle éprouvât de la répulsion pour
lui? — « Une telle répulsion ! » comme disait madame Jokisch.
M. Tiralla ne remarquait pas du tout le malaise du maître
d'école. Le silence de Bôhnke ne le surprenait pas : il parlait peu,
était modeste, tant mieux 1 .. . il écoutait, parbleu!... M. Tiralla
était très content de son hôte.
Marianne parut, avec trois bouteilles de bière sous chaque
bras et un plateau chargé de verres dans les mains. Elle avait
une mine fraîche et réjouie; toute trace de la terrible indis-
position du commencement de l'hiver avait disparu. Ses yeux
fripons examinèrent le jeune homme : allait-il devenir l'amant
de madame Tiralla? Car, si la Pani en prenait un, il n'y
aurait là rien d'étonnant. Mais celui-là (elle fit une grimace).. .,
celui-là n'était pas assez joli I Et il n'avait guère l'air entre-
prenant : il ne lui jetait pas le moindre petit coup d'oeil,
malgré qu'elle le frôlât souvent avec la manche de sa chemise,
qu'elle penchât tout près de lui sa plantureuse personne pour
poser les verres et les six bouteilles sur la table.
— Ça suffira, — dit M. Tiralla, — pour commencer 1
Entends-tu, gibier du diable! (Il pinça la servante à la
hanche : elle poussa un cri.) Descends à la cave et va encore
nous chercher une bouteille de hongrois... Et où est l'eau-de-
vie? D'abord un peu de liqueur, petit maître d'école, pour te
dégeler Tes tomac!... Et qu'est-ce que tu fais là, diablesse? —
dit-il à la servante qui souriait en montrant ses dents. —
Est-ce que tu ne comprends pas? Est-ce que je parle allemand,
ou polonais? Elle est très bête, — fit-il comme pour l'excuser,
lorsqu'elle quitta la chambre en riant, — mais elle est sûre...
Et puis elle n'est pas vilaine !
Il dit cela avec un rire qui scandalisa le maître d'école.
Pas même fidèle à sa femme, par-dessus le marché! Pauvre,
pauvre ! Elle lui faisait une peine qu'il n'avait jamais connue
de sa vie : d'ordinaire, il n'était pas sensible. 11 l'attendait
avec impatience. Sans doute, elle avait honte : autrement, elle
serait venue depuis longtemps !
M. Tiralla aussi commençait à s'impatienter. La liqueur
lui paraissait moins bonne et la bière imbuvable, disait-il,
lorsque sa Zosia, n'avait pas trempé les lèvres dans le verre.
Il appela de nouveau la bonne, et, comme celle-ci arrivait avec
Ier Décembre 1908. 8
562 LA REVUE DE PARIS
la bouteille de hongrois et un grand plateau chargé de vic-
tuailles, il commanda :
— Pose ça là! Où est la Pani? psia krewl pourquoi ne
revient-elle pas?
Marianne haussa les épaules :
— Je ne peux pas savoir pourquoi la Pani ne revient pas.
Le gospodarz doit savoir lui-même !
— Que la foudre t'écrase!... Appelle-la! il faut qu'elle
vienne !
La servante disparut. Quelques minutes après, elle passa sa
tête brune par l'ouverture de la porte et elle dit d'un air
navré :
— Pani ne peut pas venir! la Paninka1 va plus mal... très
mal... oh!
Elle se retira promptement.
Le verre que M. Tiralla lui lançait se brisa en mille miettes
contre la porte.
Le maître d'école n'y tenait plus. Qu'avait-il encore à faire
là! Elle ne se montrerait certainement pas. Quelle malchance!
Cette maudite fillette rousse qui se mettait à être plus malade I. . .
Ou bien n'était-ce qu'un prétexte?... Oui, oui, c'était un pré-
texte!... Là-haut, la mère était assise dans un coin, la tête
inclinée sur ses genoux, et elle pleurait, elle pleurait tellement
que son corps précieux... large de hanches, mince de taille
comme un rameau de bouleau, délicat et pourtant potelé... en
était tout secoué... Le jeune homme avait beau s'en défendre,
il la voyait toujours telle que le vieux la lui avait décrite...
Il changeait continuellement de couleur, il avait chaud, il
avait froid... M. Tiralla lui versait à boire, — de la bière,
de l'eau-de-vie, tout pêle-mêle, — et il buvait, par distraction,
plus qu'il n'avait coutume de boire : ses pensées étaient toutes
à elle. Il ne pouvait se résoudre à s'en aller sans l'avoir revue.
Et il restait, restait encore, la nuit noire ayant remplacé
l'après-midi. Enfin il se leva, le cœur désespéré : rien de ce
qu'il avait désiré n'était arrivé; il ne lui avait pas ofFert ses
livres, il ne l'avait pas engagée pour une danse à Gradewitz, il
n'avait pas même demandé des nouvelles de la fillette. Il se
i. Demoiselle.
PéCHRRESSE 563
sentit plein de colère contre M. Tiralla, qui était cause de tout !
11 prit congé.
M. Tiralla ne le reconduisit pas : le petit maître d'école
trouverait bien son chemin. Et le petit maître d'école s'en alla
à tâtons, en trébuchant un peu à travers le corridor plongé
dans l'obscurité. Alors une main chaude saisit la sienne, un
ricanement résonna tout près de lui dans les ténèbres, la voix
basse de la servante dit d'un ton mi-pitoyable, mi-moqueur :
— C'était bien ennuyeux là dedans avec Pan Tiralla : ça
me fait de la peine 1 . . . La Pani est en haut auprès de la petite
Rozia. Si monsieur le maître d'école veut lui souhaiter une
bonne nuit?...
Elle le poussa vers l'escalier et disparut en riant dans
l'ombre.
« Comme un lutin, — pensa-t-il; — non! comme un
ange! »
Il frissonnait presque d'une frayeur superstitieuse : tout
lui semblait si étrange!... la vieille maison... la servante
rieuse... l'homme bruyant... la belle femme!... Il maudissait
ce qu'il avait bu, il maudissait M. Tiralla. Ah! s'il avait eu
la tête libre, comme d'habitude ! . . .
Le vieil escalier gémit sous son pas discret. Que dirait-elle,
ne le trouverait-elle pas trop importun? Mais n'entendait-il
pas, mêlé au gémissement de l'escalier, un soupir humain?
Il était en haut. Oh! n'était-ce pas la voix de la petite?
Oui, c'était Rozia qu'il entendait :
— Mère, douce mère, je t'assure que je l'ai vue!... Elle
était si belle, aussi belle!... que toi!... Elle avait des cheveux
comme les tiens, lorsque tes tresses sont défaites... Et elle
m'a donné l'enfant Jésus à porter... Je l'aime, je l'aime! —
répéta Rozia plusieurs fois avec ferveur.
Qu'est-ce que la petite radotait là? De qui parlait-elle?
Bôhnke s'approcha de la porte. . .Ah ! — il frémit, — elle par-
lait, elle, madame Tiralla!... Mais il ne pouvait pas com-
prendre ce qu'elle disait : elle parlait si doucement ! ... Et parfois
il lui semblait qu'elle pleurait... 11 frappa à la porte et il entra
en même temps... Rozia était couchée, sa mère était assise au
bord du lit. Elles le regardèrent avec surprise ; mais Rozia fut
contente lorsqu'il dit, d'abord en hésitant, puis d'une voix
564 LA REVUE DE PARIS
assurée, qu'il n'avait pas voulu partir sans savoir comment
elle allait.
— Bien! — fit-elle en souriant timidement. — Très bien!
je vous remercie, Pan Behnka!
— Elle a la fièvre, — dit la mère — . Avant-hier elle s'est
évanouie de grand matin : Marianne est descendue en criant...
Nous ferons demander le médecin, si elle ne va pas mieux!
— Non, non! (La petite se redressa précipitamment et son
visage se crispa comme si elle allait pleurer.) Je ne suis pas
malade, douce mère, je ne suis pas malade!
Elle tendit ses bras, en entoura sa mère et appuya sa tête
sur la poitrine ferme.
Bôhnke s'approcha du lit et posa sa main sur la tête de la
fillette : non, elle n'avait pas de fièvre... Mais lui commen-
çait à en avoir, si près de cette belle femme!... Il s'occupa de
Rozia : « Qu'avait-elle donc?... n'allait-elle pas bientôt revenir
à l'école? »
Rozia fit signe que oui, puis elle releva la tête, écarta les che-
veux ébouriffés qui couvraient son visage prodigieusement
pâle entre les taches de rousseur. Malgré son trouble, Bôhnke
remarqua que ses yeux, d'habitude si ternes, brillaient d'un
éclat extraordinaire.
— Elle rêve trop, — dit plaintivement la mère. — La nuit,
elle crie, à nous épouvanter!... Et elle parle en dormant...
Marianne en frissonne de peur. . . Ah ! les mauvais rêves !
Elle soupira.
Mais le maître d'école n'en demanda pas davantage : les
rêves de la petite Rozia l'intéressaient fort peu; il était seule-
ment impatient de prouver son dévouement à madame Tiralla.
— Oserai-je demander si la Pani désire que je lui prête des
livres?... Je les apporterai avec plaisir!
Puis, pour lui donner à entendre combien il la comprenait
et la plaignait, il prit son courage à deux mains :
— Quand on vit aussi seule que la Pani, quand on est si mal. . .
Il s'arrêta court et la regarda avec des yeux troublés.
Elle devait l'avoir très bien compris, malgré son hésitation,
car elle soupira encore :
— Ah ! oui, monsieur Tiralla ne tient guère à la lecture. Il
mange, boit, dort et...
r
PÉCHERESSE 565
A son tour, elle s'arrêta et elle rougit. Puis elle regarda le
jeune homme si profondément, de ses yeux noirs, que son
cœur cessa de battre.
— Je vous serai reconnaissante — fit-elle doucement — de
me prêter des livres. Monsieur Tiralla n'aime pas à dépenser
de l'argent pour cela... Oh! je lis si volontiers de belles
histoires touchantes I
Bôhnke était radieux : ainsi elle désirait des livres?
Autant dire : « Venez souvent I » car il se garderait bien
de les remettre à Rozia : il les apporterait lui-même, un
à un.
— Je vous les apporterai, oh! je vous en apporterai! —
assura-t-il, dans un transport de joie.
— Oh ! pas si haut ! . . . pas si haut ! — supplia la petite en
devenant soudain écarlate.
Elle était retombée sur ses oreillers, avait les yeux grands
ouverts, et elle parlait toutefois comme en dormant :
— Je l'entends... chut, mère!... Panje Bohnka, chut!...
oh! je l'entends!
Qu'entendait-elle?... Ils se regardèrent tous deux. Dehors,
les vents gémissaient. Bohnke secoua la tête : la jeune fille
était vraiment un peu étrange !
Mais madame Tiralla frissonna légèrement; elle se pencha
sur le lit de sa fille et dit d'une voix singulièrement douce :
— Ecoute encore, ma chère Rozia, écoute encore!
Puis elle prit le maître d'école par la main el l'attira hors de
la chambre :
— Venez! elle dort déjà!
Ils s'arrêtèrent au milieu des ténèbres. Dans la chambre
bourdonnait un murmure... Parfois un cri d'allégresse...
la voix de Rozia s'élevait joyeuse... Le maître d'école était
tout étourdi : qu'est-ce que cela signifiait?...
Madame Tiralla n'avait pas lâché sa main; et voici qu'elle
chuchotait à son oreille :
— Je n'ai pas d'ami. Je suis toute seule. Souvent je vou-
drais être morte !
Le jeune homme pressa ses lèvres brûlantes sur la manche
de sa robe ; il balbutia quelque chose, suffoqué d'émotion :
« Oui, il était son ami fidèle et dévoué! Une fois déjà, il avait
566 LA REVUE DE PARIS
été son chevalier; mais, si elle l'ordonnait, il serait aussi son
chien! toujours... toujours! »
Si le maître d'école s'était attendu à quelque faveur, il fut
déçu : elle lui serra seulement la main. — Tiens, comme sa
main, à elle, était glacée!... Et comme elle serrait avec force,
cette main mignonne ! . . . On eût dit une main d'homme !
— Je compte sur vous, Panje Bohnka! — souffla-t-elle.
Puis elle articula à haute voix, d'un ton calme :
— Ne tombez pas! voici l'escalier... là!
En bas, dans la chambre, retentit l'organe vigoureux de
M. Tiralla :
— Zosia, où es-tu fourrée?... Que le diable te prenne par
le bout de ta chemise!... Petite colombe, ma Zosia, pourquoi
ne viens-tu pas?
— Bonne nuit, — dit-elle précipitamment au maître d'école,
en lui serrant encore une fois la main.
Il se retrouva seul dans la cour, où régnait un silence de
mort ; pas de lumière dans les ctables ; le bétail ne bougeait
pas. Bôhnke se sentait accablé. Avait-il peur de revenir par les
champs solitaires? Au contraire, il respira lorsque le vent de
la pleine campagne lui envoya un paquet de neige dans la
ligure : ah ! il respira profondément en tremblant. Puis, il
s'effraya. Du Przykop arrivait un sifflement prolongé et aigu;
un sifflement tout à fait bizarre, qui n'était produit ni par un
oiseau ni par un être humain ! Un frisson lui courut le long du
dos, une épouvante superstitieuse s'empara de lui, malgré
toute sa raison et toute son instruction : c'était la sorcière,
qui sifflait dans les ténèbres du Przykop!
Il se signa comme se signent les campagnards lorsqu'ils
entendent la sorcière :
— Jésus-Christ est né un lundi!
Et il cracha sur la neige blanche qui brillait dans l'ombre.
Ainsi la sorcière perdait sa puissance, on n'était pas obligé de
la suivre.
V
Rozia Tiralla avait vu des esprits. Anges ou démons, on n'en
savait rien. Marianne Sroka avait répandu à grands cris cette
I
PÉCHERESSE 567
nouvelle dans le village, et son amoureux, Jendrek, l'avait
confirmée d'un signe de tête : la Paninka avait vu quelque
chose, la Paninka était ensorcelée!
M. Tiralla était profondément affligé au sujet de sa Rozyczka,
aussi affligé qu'il était capable de l'être. 11 s'était déjà occupé
de chercher autour de lui un futur fiancé pour sa fille : elle
aurait quatorze ans en automne ; une petite femme n'est jamais
trop jeune... Et maintenant, au lieu de cela, elle gardait le Ut.
Elle était si irritable qu'elle se mettait à pleurer dès qu'on la
brusquait : il ne fallait pas la rudoyer, pensait le docteur; elle
pleurait tout de suite si fort qu'il en résultait des crises.
Ensuite elle était si abattue qu'elle ne pouvait plus bouger un
membre, qu'elle avait l'air de quelqu'un qui va mourir : alors,
le père, saisi d'épouvante, disait « oui » et «mon ange », « tout
ce que tu voudras, mon ange!... » toujours « mon ange!... »
Et Rozyczka était toujours entourée d'anges. Elle voyait un
ange dans son père, dans Marianne, dans Jendrek — et,
avant tout, dans sa mère. — Pan Bôhnka aussi était un ange ;
il venait la voir souvent, s'asseyait près de son lit avec sa
mère, et ces deux-là parlaient si doucement ensemble que ses
yeux se fermaient et qu'elle s'assoupissait comme en paradis.
Madame Tiralla n'aurait jamais cru qu'elle pouvait éprouver
une telle affection pour cette enfant. Marianne n'avait plus
voulu coucher dans la chambre de Rozia : là, il n'y avait pas
moyen de fermer un œil, et, quand on a travaillé toute la jour-
née, il faut au moins se reposer la nuit !... La vérité était que,
lorsque Marianne se levait en cachette pour se glisser chez son
amoureux, l'enfant se dressait sur son lit et criait : <( Où vas-tu
donc, Marianne? » — d'un ton si étrange et si plein de
reproches que la servante avait peur et n'osait plus aller
retrouver Jendrek.
Madame Tiralla avait donc fait monter son lit dans la
chambre de sa fille. M. Tiralla était furieux et pestait. Mais
elle persista dans son idée : Rozia avait besoin de ses soins,
Rozia ne pouvait dormir seule ! Il consentit.
Pendant la nuit, lorsque tout était si tranquille dans la
maison qu'on entendait le tic tac de la pendule comme des
coups de tonnerre et le ronflement de M. Tiralla comme le
bruit incessant d'une scierie, madame Tiralla s'asseyait auprès
568
LA REVUE DE PARIS
de l'enfant. Elle tenait sa main, une main veinée de bleu,
étroite et délicate, et elles chuchotaient ensemble. Dans la nuit
sans joie qui les environnait, dans la ferme isolée qui nageait
parmi une mer de neige, dans la solitude où l'âme s'égare, elles
parlaient des félicités du paradis.
Le monde divin où madame Tiralla avait vécu autrefois
se rapprochait de nouveau d'elle, grâce à Rozia. Ah! elle
comprenait si bien ce qui préoccupait Rozia, ce qui la pre-
nait toute! Et c'était bien ainsi : elle deviendrait une sainte.
Ne Tétait-elle pas déjà presque? Les yeux de Rozia avaient un
regard surnaturel lorsqu'elle racontait à sa mère ce qu'elle avait
vu : la Madone et l'enfant Jésus et le bel ange gardien qui
se tenait toujours près de son lit lorsqu'elle dormait. Dernière-
ment, au milieu de la nuit, elle s'était réveillée tout à coup,
mais elle avait été trop fatiguée pour ouvrir tout à fait les
yeux; alors il s'était incliné vers elle... Ah! qu'il était beau
dans sa longue robe blanche !
Madame Tiralla savait parfaitement que c'avait été elle-
même et que la robe blanche n'était autre que sa chemise de
nuit, qu'elle portait, longue et fine, comme une dame de la ville.
Mais à quoi bon désillusionner la petite? Et, chaque nuit, elle se
glissait vers le lit de Rozia et elle troublait son sommeil en
prenant sa main et en se penchant sur elle : elle jouait ainsi
l'ange gardien, au grand ravissement de l'enfant et au sien.
C'était une volupté pour elle. Elle étudiait son rôle, et, chaque
nuit, elle le jouait mieux. Pendant la journée, elle fouillait
dans ses affaires et elle montrait à Rozia les chères reliques
qu'elle baisait pieusement : des chapelets bénits, un rameau
bénit, un petit ange de porcelaine, un bénitier et beaucoup
d'images de saints que son curé lui avait données jadis.
Elle posait tout cela sur le lit et elle racontait quelque chose
sur chaque trésor, se racontait elle-même avec exaltation, d'une
voix sourde, avec un sourire lointain, avec ses yeux qui bril-
laient jusqu'à ce qu'ils se voilassent, jusqu'à ce que la conteuse
éclatât en sanglots et s'abattit sur la couche de l'enfant.
Alors la mère et la fille s'étreignaient et pleuraient ensemble.
Dans les larmes de Rozia, il y avait de l'extase et un désir,
un vif désir de quelque chose qu'elle n'aurait su nommer...
La chère Madone, le cher enfant Jésus, le cher ange gardien et
I
pécheresse 569
tous les chers saints!... elle les connaissait tous; elle connais-
sait l'histoire de chaque martyr. Sa mère lui avait lu tout
cela dans. le livre des légendes sacrées, qu'elle avait tiré du
bail ut colorié où, jeune fille, elle enfermait ce qui lui appar-
tenait.
Combien ce devait être beau de vivre comme ces femmes ! En
devenant pareille à sainte Julie, à sainte Hélène et même à
sainte Agnès, on avait le droit de porter éternellement l'en-
fant Jésus sur ses genoux, de le bercer et de chanter Alléluia.
Lorsque Rozia était toute seule, elle s'efforçait, avec sa frêle
voix de fillette, d'atteindre aux notes élevées et de leur donner
une sonorité harmonieuse.
— Chut! Panusia chante, — disaient en bas, dans la cour,
les domestiques.
Et ils écoutaient religieusement le lent cantique qui venait
de la chambre de Rozia.
Mais jamais elle n'arrivait à chanter la berceuse de l'enfant
Jésus; souvent elle en pleurait. Sans doute, elle ne priait pas
avec assez de ferveur, elle n'était pas encore assez pieuse et assez
pure! Elle écrivit de sa maladroite et raide écriture tous ses
péchés sur une feuille de papier, afin de n'en oublier aucun
lorsqu'elle irait à confesse, bientôt, lorsque la neige serait suf-
fisamment fondue pour qu'elle pût se rendre chez M. le curé!
Pour le moment, elle n'allait pas à l'école : Starydwor était
trop loin de Starawies...
Mais, malgré la neige et l'état impraticable des routes, mon-
sieur et madame Tiralla se préparaient pour le bal de Gradewitz.
Eh ! on trouverait bien moyen d'y arriver ! Pour rien au monde,
M, Tiralla n'aurait voulu perdre une occasion de se repaître
les yeux des regards d'envie qui suivaient sa femme, cependant
que lui, assis confortablement dans un coin de la salle, buvait
et jouait aux cartes.
Madame Tiralla était très bonne danseuse. Lorsqu'elle
déballa la robe de bal que son mari lui avait fait faire à Posen
chez une grande couturière, elle sentit battre son cœur. Sans
doute, elle aurait pu mettre sa robe de soie bleue. . . mais les rats
ne Favaien t— ils pas rongée ?. . . Et celle-ci était bien plus belle : en
vaporeuse gaze blanche, avec une écharpe à bouts flottants, un
5;o
LA REVUE DE PARIS
petit bouquet de boutons de rose artificiels pour le corsage et
un pareil pour les cheveux. L'étoffe légère était doublée de soie
et froufroutait à chaque mouvement. . .
Madame Tiralla faisait sa toilette dans la grande pièce du
rez-de-chaussée : en haut, dans la chambre, il faisait trop
froid. Marianne avait descendu le miroir et elle l'avait posé
sur la table en l'appuyant à deux bûches ; deux bougies l'éclai-
raient. Madame Tiralla se coiffait : on avait fait appeler la
couturière de Gradewitz, qui était en même temps coiffeuse;
mais, comme elle avait entendu dire que madame Tiralla avait
commandé sa robe à Posen, elle ne s'était pas dérangée.
D'habitude, madame Tiralla ne frisait pas ses cheveux; ce
jour-là elle se servit du fer à friser, secondée par Marianne.
Marianne n'était nullement maladroite, malgré ses gros doigts :
elle aida sa maîtresse à édifier une gigantesque coiffure crê-
pelée; mais, lorsque celle-ci fut achevée, madame Tiralla se
trouva si affreuse qu'elle éclata en larmes. Elle défit cette coif-
fure avec fureur et poussa un psia krew! qui fit sursauter
Iiozia, blottie dans un coin et qui regardait, émerveillée, la
ravissante créature en jupon brodé.
« Aïe! aïe! la maîtresse était-elle difficile à contenter
aujourd'hui!... tantôt ci, tantôt ça! tantôt comme ci, tantôt
comme ça!... »
Si Marianne ne s'était pas consolée par l'idée qu'elle serait
maîtresse de maison toute une nuit, elle aurait hurlé au lieu
de sourire et de dire aimablement :
— La Pani doit se coiffer comme d'habitude : c'est encore
ainsi que la Pani est le plus jolie !
Oui, elle avait raison ! Avec un soupir, madame Tiralla
recommença à se peigner; elle se peigna jusqu'à ce que toute
trace de frisure eût disparu et que ses cheveux soyeux, noirs
comme de l'ébènc, fussent redevenus lisses et largement
ondulés sur ses tempes nacrées. Elle noua ses tresses en un
épais chignon au bas de la nuque : — c'est ainsi qu'elle se
coiffait déjà étant jeune fille, et c'est ce qui lui allait le mieux.
— Peste! — dit M. Tiralla en souriant, du banc où il était
étendu malgré sa chemise propre, son habit noir et ses cheveux
pommadés, — tu as l'air d'une jeune fille, ma colombe ! . . . Par
Dieu, je vais avoir des envieux!
PÉCHERESSE 57I
Elle ne répondit rien, furieuse contre lui : n'était-ce pas une
honte qu'il s'allongeât, vêtu proprement, sur le banc du poêle,
comme il faisait tous les jours avec son sale casaquin?
— Que c'est beau ! . . . ah ! que c'est beau I — murmura Rozia.
Elle était doucement sortie de son coin et elle s'agenouilla
devant sa mère en joignant les mains. Madame Tiralla venait
de mettre sa robe pareille à un nuage lumineux et léger qui
l'environnait de sa blancheur de neige. Elle-même se trouvait
belle, — comme une jeune fille, ah!... Elle éprouva une souf-
france fugitive, mais brûlante : quel dommage que tout cela
fût gâté par la présence de M. Tiralla ! . . . L'avoir toujours à son
côté ! . . . Une rage véhémente l'envahit, un de ces accès subit de
rage qui lui faisaient voir noir, qui troublaient sa raison.
— Lève-toi ! — dit-elle froidement à Rozia dont les mains
caressaient sa robe. — Lève-toi! qu'est-ce que cela signifie?
Tu me salis !
Rozia se mit à pleurer.
— Pourquoi l'effraies-tu ainsi? — dit M. Tiralla sur un
ton de blâme; il ne pouvait pas entendre pleurer sa fille. —
Viens vers moi, Rozyczka, ma petite âme, viens, touche mon
habit : tu ne me salis pas !
— Oui, va, va donc!
Madame Tiralla arracha si violemment sa robe des petites
mains qui s'y cramponnaient, qu'elle décousit un falbala. Alors
elle devint tout à fait furieuse : il fallait encore se mettre à
coudre!... Elle gronda vivement Rozia, qui fixait sur elle de
grands yeux : — les anges pouvaient-ils gronder aussi?. . . Hélas !
elle avait dû faire quelque chose de bien mal, elle devait être
une enfant bien méchante pour que l'ange la grondât ! — Elle
se reblottit dans son coin en gémissant doucement.
— Fâche-toi seulement, ça te va bien! — dit M. Tiralla
en riant.
Ils ne prêtèrent plus aucune attention à l'enfant. M. Tiralla
s'était levé du banc; dehors, Jendrek faisait claquer son fouet
devant la porte. 11 était déjà tard : s'ils voulaient arriver à
temps, il leur fallait partir maintenant; il faudrait compter
deux heures, aujourd'hui, pour aller à Gradewitz.
— Daly, ma chère! — fit-il en présentant, dans un élan de
galanterie, le manteau de fourrure à sa Zosia.
572 LA REVUE DE PARIS
Marianne mit à sa maîtresse d'épais chaussons de laine par-
dessus ses élégants petits souliers :
— Eh! quels jolis souliers! — dit-elle, flatteuse. — Que
Pani n'aille pas mouiller ses petits pieds dans la neige I
Tandis que sa femme se penchait pour aider la servante,
M. Tiralla jeta un regard complaisant dans l'échancrure de son
corsage de bal et il appliqua un retentissant baiser sur sa nuque
fraîche.
La servante éclata d'un rire bruyant; elle riait encore que
la voiture avait dépassé la porte cochère, jusqu'à laquelle Jen-
drek et elle, chacun avec une lanterne, l'avait accompagnée à
travers la cour non pavée, aux creux dangereux recouverts de
neige.
L'enfant resta toute seule dans la grande pièce surchauffée,
dont les angles n'étaient pas éclairés par les deux bougies qui
brûlaient devant le miroir.
Madame Tiralla était assise, les yeux fermés, derrière son
mari dont le large dos la protégeait du vent, dans la briska.
Une autre voiture aurait versé sur le chemin inégal ; la briska
ouverte, malgré ses roues solides, avait de la peine à avancer. ..
Que ce plat pays était donc affreux ! Madame Tiralla soupira
sous sa fourrure et sous ses nombreux châles. Le maître
d'école avait raison : elle n'était pas à sa place ici. Vraiment
elle était née pour autre chose ! Le curé ne lui avait-il pas dit
autrefois, lorsqu'elle était toute jeune : « Tu es élue parmi un
grand nombre... »?... Et maintenant, qu'était-elle devenue?...
Entre ses paupières baissées, elle jeta un mauvais regard à son
époux, assis devant elle : ah ! il la conduisait à la foire, comme
un éleveur qui va chercher un prix pour une belle pièce de
bétail!
Une violence sauvage s'empara de madame Tiralla : elle
aurait voulu précipiter M. Tiralla de la voiture. Qu'il fût
étendu dans la neige, que les roues lui passassent dessus,
qu'elle pût prendre les rênes et fouetter les chevaux : — hue ! . . .
libre, libre!... Mais elle courba la tête, une tristesse soudaine
l'envahit : elle n'en avait pas le courage...
Dans le grenier, dans la misérable caisse de bois peint qui
datait de sa jeunesse, là où personne ne l'aurait cherchée, là
r
ftfP"::
PÉCHERESSE 573
elle gardait la mort aux rats. Elle avait raconté à M. Tiralla
que les rats avaient tout dévoré. .. et il l'avait cru. 11 ne s'éton-
nait pas de ne trouver nulle part de rats crevés : ces animaux,
comme chacun sait, le poison dans le corps, se cachent au
fond d'un trou quelconque et ils y meurent... Ahl si seule-
ment elle n'avait pas eu tellement peur naguère, lorsque
Marianne avait crié : « Poison! du poison!... » Que M. Tiralla
serait horrible à voir, roulant ainsi les yeux et écumant :
« Poison! poison!... »
— Sainte Madone! (Elle joignit brusquement ses mains
gantées de blanc sous son manteau de fourrure.) Regarde-
moi! Miséricordieux, daigne me prêter ton assistance! ^
Ainsi toute seule, non! elle n'en aurait jamais le courage!
La première fois, la chose ne lui avait pas semblé si diffi-
cile. Mais quoi! les saints ne l'avaient pas voulu : la servante,
cette lourdaude, avait renversé le café et M. Tiralla n'en avait
pas eu une goutte. Quel dommage! Un grand regret monta
en madame Tiralla. Comment avait-elle pu se réjouir alors
de voir son mari, à table, bien portant? A partir de ce jour-là,
il lui était devenu encore plus odieux... Combien de temps
encore aurait-elle à le supporter? Est-ce que le ciel ne l'aiderait
point? Tant de maris étaient arrachés à leurs femmes qui les
pleuraient et les regrettaient... et lui, lui... oh! elle ne verse-
rait pas une larme pour lui, elle en était bien sûre. Elle rirait,
elle rirait!... Et aujourd'hui elle danserait, comme elle danse-
rait! Elle avait besoin de s'étourdir...
Les Tiralla étaient déjà attendus avec impatience : tant que
madame Tiralla manquait, on n'avait nul entrain à la danse.
Le petit Ziëntek, en frac, le cylindre planté sur ses cheveux
blonds, se précipita devant la porte de l'hôtel, lorsque la
briska arriva sur la place du Marché. Dieu merci, c'étaient
eux! Lui, l'organisateur de la fête, avait déjà sué de peur : —
Qu'auraient-ils fait de tous les bouquets du cotillon?... la
moitié alors aurait suffi !
A la lueur d'une lanterne que le vent balançait au bout
d'une chaîne vacillante et qui éclairait faiblement le pavé
sale, jonché de paille, de nombreux danseurs regardaient la
belle Tiralla descendre de voiture. Beaucoup de mains se ten-
dirent et elle ne parut pas les remarquer; d'un saut léger,
Oyi LA REVUE DE PARIS
elle se trouva sur la première marche de l'escalier de pierre,
où l'on avait posé un morceau de tapis, et elle secoua ses jupes.
Elle n'attendit pas que M. Tiralla eût mis pied à terre : elle se
rendit tout droit au vestiaire, ôta ses châles et sa fourrure, jeta
un coup d'oeil dans la glace trouble, et elle dansait déjà une
mazurka avec M. Schmielke, lorsque M. Tiralla entra dans la
salir.
Il se chercha tout de suite une petite place. Qu'elle dansât
seulement, il le lui permettait! 11 ne craignait rien pour sa
vertu : elle était froide comme glace ; il fallait s'estimer heureux
quand elle n'égratignait pas ! . . . Dans les derniers temps surtout,
M. Tiralla avait fait certaines expériences qui le contrariaient.
Depuis la maladie de Rozyczka, elle n'était plus du tout à lui...
II fit sa partie avec le noble de Jagodzinski. Celui-ci avait
immédiatement tiré de sa poche de derrière des cartes épaissies
-■i force d'être maniées par des mains malpropres. Qu'importait
a M. Tiralla de perdre trente ou quarante écusPCela l'amusait
que le noble de Jagodzinski les gagnât : n'était-ce pas l'unique
mnisson du pauvre diable?
D'habitude, Jagodzinski n'avait pas d'aussi indulgents parte-
naires : chacun lui regardait attentivement les doigts, excepté
M. Tiralla. Dans son for intérieur, le gentilhomme, toujours
galant, plaignait la belle femme : mon Dieu, la pauvre! avoir
un mari aussi bête ! . . .
Madame Tiralla était comme une flamme, — comme une
lia m me, malgré sa robe blanche, malgré ses joues qui brû-
laient sans être rouges : elle mettait toute la salle en feu.
Sur les cloisons nues, à travers les joints desquelles le vent
de la plaine sifflait, des drapeaux de papier, cramoisi et blanc,
riaient fixés, qui flottaient continuellement dans le courant d'air
produit par le passage des couples tournoyants; les guirlandes
sècheg et brunies, qui restaient de la dernière fête du Sokol*
et qui serpentaient de drapeau en drapeau, faisaient un bruit
léger. Le plancher s'abaissait et s'élevait sensiblement sous les
sauts et les glissements des danseurs. Dès qu'on frappait du
pied avec plus de force ou qu'un couple tombait par terre
avec fracas, des nuages de poussière tourbillonnaient et
i . Société de gymnastique polonaise.
r
PECHERESSE 575
obscurcissaient la lumière de la suspension autour de laquelle
douze bougies de stéarine vacillaient, sur un cercle de fer-
blanc. Un poêle soufflait dans un coin; la muraille, derrière
celui-ci, était toute noircie, un grand paravent de tôle proté-
geait de ce foyer les robes qui voltigeaient en passant. Sur
une estrade de planches, qui servait quelquefois de scène de
théâtre, se trouvait le piano; un pianiste de Gnesen tapait
dessus, non sans agrément, soutenu par un violon et une basse.
Les musiciens avaient du rythme, un rythme entraînant, pas-
sionné, qui se communiquait aux danseurs. On dansait bien
à Grade witz. Schmielke, qui chez lui avait toujours passé pour
un danseur remarquable, n'était rien en comparaison. Les filles
étaient légères comme des bulles de savon; même la grosse
boulotte du boulanger et la petite oie camarde du chef de gare
Mûsiëlak, dansaient comme des plumes. Et pourtant on ne
leur faisait guère la cour.
La petite Jadwiga non plus, la fille du riche meunier, qui
portait une robe toute battante neuve de cachemire bleu clair,
décolletée en carré et découvrant le cou jusqu'à la limite des
taches de rousseur, n'avait pas la moitié autant de succès
qu'elle, aurait pu en attendre d'après sa toilette, — le chef-
d'œuvre de la couturière de Gradewitz.
Mariette Rozycka aussi, dont les bras et les mains rouges
jaillissaient d'une blouse de soie rose, devait voir les mes-
sieurs, l'un après l'autre, courtiser madame Tiralla : c'était
amer!
Dans les intervalles des danses, les jeunes filles rappro-
chaient leurs têtes pour chuchoter; toutes, soit blondes, soit
brunes, soit rousses, étaient coiffées de la même façon. La
coiffeuse de Gradewitz leur avait à toutes frisé le devant des
cheveux en un énorme toupet, ramené sur le front à l'aide
d'un support de crêpé, et, avec le reste des cheveux, elle avait
fait trois bouffettes sur le sommet de la tête. Ces coiffures ne
se distinguaient que par le plus ou moins d'épaisseur des che-
veux et par la couleur du petit nœud, qui se présentait aima-
blement à gauche.
Que ces jeunes créatures étaient donc affreuses! L'une en
rose criard, l'autre en bleu voyant, la troisième presque en
jaune orange, la quatrième en vert cru!..; Et les femmes!...
« i
Si
i
576 LA REVUE DE PARIS
Madame la bouchère Rozycka en robe de soie raide, d'un rouge
brun foncé, avec des dentelles jaunâtres, ce qui d'ailleurs ne
lui allait pas mal... mais, combien son gros visage avait l'air
commun au-dessus de sa poitrine tendue de soie brillante!...
Et toutes les autres?... Madame Jokisch, en noir avec garni-
ture lilas et col de dentelle blanche, ressemblait à sa propre
grand'mère. Oh! comme l'être intérieur se révèle bien par
l'extérieur ! . . . Le maître d'école Bohnke se tenait dans un coin
et examinait tout le monde. 11 n'avait jamais attaché autant
d'importance à l'extérieur (sa mère était une femme simple
et ses sœurs... mon Dieu!...) mais depuis qu'il fréquentait
madame Tiralla, il se sentait difficile. Elle était toujours si
%> belle!... et aujourd'hui plus belle que jamais... 11 la dévorait
des yeux. Quel enchantement que cette robe blanche! C'était
l'harmonie même dans cette confusion de couleurs criardes.
En fait de couleur, elle n'avait sur elle que le bouquet débou-
tons de rose piqué dans ses cheveux soyeux et lisses et le petit
bouquet à sa poitrine.
Elle seule avait un décolleté de bal. Ce n'était pas encore la
I mode à Gradewitz : on ne laissait à découvert que le cou et le
l creux des clavicules... A proprement parler, c'était horrible-
* ment inconvenant de se montrer ainsi nue! Mais aucune des
femmes n'aurait osé le dire, surtout les jeunes filles. Au
:: ,* • prochain bal de Gradewitz, toutes ces robes-là seraient décol-
??• letées comme celle de la Tiralla. — Puisque ça plaisait aux
* messieurs!... Les plus ingénues de ces enfants elles-mêmes
remarquaient comme les yeux de leurs pères luisaient en se
posant sur les épaules souples de madame Tiralla.
*\ Sophie Tiralla semblait ne pas voir tous ces regards. Comme
une enfant, comme une jeune créature innocente, elle se don-
nait toute au plaisir de la danse. Pour cette heure brève, tout
son chagrin était oublié. Que lui importait que ces hommes la
regardassent de la même manière que M. Tiralla ! Son sang
n'en circulait pas un instant plus vite dans ses veines. A leur
aise! Elle se moquait d'eux... S'ils avaient su qu'elle avait
déjà failli tuer un homme! l'empoisonner!... Elle fut prise
d'une nerveuse envie de rire.
M. Schmielke, l'enlaçant de plus près, lui murmura pendant
la valse berceuse ;
r
PÉCHERESSE 577
— Belle madame, toute gracieuse rose de la Pologne! (11
trouvait cela très poétique.) Je meurs d'amour pour vous I
Elle lui éclata de rire au nez :
— Vous dansez mal, monsieur I — dit-elle en s'envolant au
bras du petit employé des postes qui passait.
— Psia krewf
M. Schmielke s'était déjà accoutumé au juron polonais :
comment, c'est ainsi que ce petit bout d'homme, pas plus haut
qu'une botte, prétendait être l'organisateur de la fête, pourvoir
au plaisir des invités ?
M. Ziëntek dansait beaucoup mieux que le percepteur prus-
sien; cependant il ne trouva pas non plus grâce devant
madame Tiralla. Elle dansa avec lui cette danse jusqu'à la fin;
mais lorsque, le cœur battant, il tenta d'entamer avec elle une
conversation intime à voix basse, elle inclina la tête, distraite,
en disant « merci », sans seulement l'écouter, et elle se
fit reconduire dans le rang des danseurs par le boucher
Rozycki.
Rozycki, lequel était malgré sa corpulence un danseur
fameux, avait mis ses gants de peau blancs et suait tellement
de plaisir que sa sueur coulait en larges gouttes jusque sur les
épaules de la dame. Cela était parfaitement égal à madame
Tiralla, maintenant : que ce fût un boucher, un boulanger ou
un employé des postes, qu'importait, pourvu qu'elle dansât?..»
et pourvu que ce ne fût pas avec M . Tiralla I . . . Comme son
regard rencontrait le sien, tandis qu'il levait joyeusement son
verre à la santé de sa femme, elle fronça les sourcils d'un air
sombre, sans lui répondre par le moindre signe de tête. —
Quand elle avait ce regard, toute sa jeunesse paraissait l'aban-
donner, mais ça ne durait pas.
Lorsqu'elle se remit à tournoyer avec son cavalier, contre
l'embonpoint de qui elle se heurtait, son visage était serein
comme auparavant. L'adroit danseur se tenait toujours avec
elle au milieu de la salle, sous le lustre, afin que tous les
vissent. 11 se sentait roi du bal. 11 remettrait poliment sa femme
à sa place, si elle s'avisait, après, de lui reprocher d'avoir dansé
si longtemps avec la Tiralla 1 11 dansait déjà sa troisième ronde
avec elle, sans faire de halte : elle était infatigable!... Mais,
comme il n'en pouvait plus, il recueillit ce qui lui restait do
Ier Décembre 1908. 9
578 la revue de j>aris
souffle, poussa un « Vivat! » d'allégresse et éleva à bras tendus
son exquise danseuse en l'air.
Des vivats assourdissants retentirent. Les messieurs étaient
comme fous. Ils se poussèrent et se pressèrent ainsi que des
moutons autour du petit agneau blanc suspendu sous le
le lustre.
Madame Tiralla n'avait pas crié lorsque son robuste danseur
l'avait soulevée; ses lèvres étaient très rouges, les ailes de son
petit nez palpitaient, ses yeux souriaient...
Un grand désenchantement s'empara d'elle, lorsqu'elle se
retrouva à table, à côté de M. Schmielke; de l'autre côté, elle
avait Ziëntek, et, en face d'elle, son mari. Elle n'avait pas
envie de manger : l'appétit lui passait rien que de regarder
M. Tiralla. Tout à coup elle était rassasiée, rassasiée jusqu'au
dégoût, rassasiée aussi de la danse. Demain elle sçrait de nou-
veau à Starydwor, seule avec M. Tiralla! Plus on lui faisait la
cour, plus elle le détestait. Il n'y avait personne ici qui
pût lui plaire. M. Schmielke, à côté d'elle... bah!... toutes
les filles en raffolaient et il lui chuchotait continuellement des
paroles brûlantes en pressant à la dérobée le genou contre sa
robe et en cherchant son pied : eh bien ! elle aurait pu rester
cent ans avec lui dans une île déserte sans danger ! ... Et que lui
importait Ziëntek, ce stupide petit jeune homme blond ? Un
sourire méprisant souleva sa courte lèvre supérieure... Et que
lui importaient tous les autres, ces hommes mariés qui rou-
coulaient autour d'elle comme des pigeons?... En général, que
lui importaient tous les hommes de l'univers?... Elle se sentait
infiniment supérieure à eux ; sa main restait fraîche sous la
pression la plus ardente; aucun sang amoureux ne lui mon-
tait à la tête. Et cependant elle se serait donnée à chacun
d'eux plutôt qu'à M. Tiralla. Elle s'irritait qu'il se montrât si
peu jaloux. Etait-il donc si sûr d'elle? Que dirait-il, si elle en
prenait un autre ?
Elle laissa errer ses regards. Ses grands yeux inquiets et
chercheurs firent le tour de la table. M. Schmielke, qui ren-
contra un de ces regards, le prit pour un encouragement.
Quoi! allait-il, finalement, faire la conquête de la petite
femme? Hardiment, il se rapprocha encore d'elle : l'audace
impose aux femmes plus que tout! Il avait déjà bu consi-
PÉCHERESSE §7Q
dérablement pendant là première partie du bal, et non moins
à table : un verre de vin de Hongrie avec la salade vénitienne,
de la bière avec le rôti d'oie et de porc, et il s'était commandé
une bouteille de vin mousseux avec la glace à la vanille.
D'autres l'imitèrent. Le noble de Jagodzinski, à qui les
écus de M. Tiralla brûlaient la poche, alla jusqu'à du vrai
Champagne.
On fit beaucoup de bruit. Les messieurs en habit noir
montrèrent qu'ils avaient des poings; de-ci, de-là, l'un d'eux
frappait sur la table.
La forte madame Rozycka poussa un cri : son voisin l'avait
chatouillée. Sa fille Mariette se serrait langoureusement
contre son voisin, le jeune élève forestier, tant elle était déjà
éprise de lui! Toutes celles qui, peu d'heures auparavant,
étaient entrées raides et un peu embarrassées dans la salle de
bal, prouvaient maintenant qu'elles étaient capables de lécher
les plats, de siroter les boissons et d'être gaies. D'énormes
portions disparurent. M. Tiralla, à lui tout seul, avait mangé
une oie entière. Les dames tenaient surtout à la glace, car
elles avaient si chaud, si chaud! et la bière, et le vin doux leur
donnaient encore plus chaud! Les messieurs lançaient des
regards ardents; il leur était déjà passablement égal que ce fût
la Tiralla ou une autre : elles étaient toutes jolies! Et les
regards étaient tendres. Les jeunes filles avaient perdu leur
timidité; elles se renversaient de rire, les yeux luisants et les
oreilles rouges, aux compliments des jeunes gens. Les gens
mariés se contaient des anecdotes : M. Tiralla y excellait par-
ticulièrement. L'inspectrice Jokisch, laquelle était à côté de lui,
lui donna une claque sur la bouche; mais pourtant, disait-elle,
on ne pouvait lui en vouloir, quoiqu'il fût abominable. 11 lui
appliqua, pour cela, un baiser retentissant sur la joue. Puis il
embrassa aussi de l'autre côté : sans quoi, la boulangère pou-
vait être vexée... Aucune des dames ne fit de résistance.
(( Ainsi, il ne devait pas leur répugner tant! » songea, saisie
detonnement, madame Tiralla.
Le maître d'école, silencieux et raide, était assis au milieu
de tout cela : cette gaité le révoltait.. Quelle société ! ... Et il avait
cru trouver ici de ses semblables ?. . . Il leva ses yeux pleins de
blâme et son regard rencontra celui de madame Tiralla. Elle
580 LA REVUE DE PARIS
laissa, un moment, reposer ses yeux noirs sur les siens, tandis
que son visage souriant devenait de plus en plus sérieux.
Ensuite elle souleva un peu son verre, en inclinant légèrement
la tête, et le vida d'un trait.
Il se sentait heureux sous ce regard > mais ce ne fut que
pour peu d'instants. Car M. ïiralla, qui avait remarqué le
geste de sa Zosia, voulut, de son côté, faire une politesse au
maître d'école. 11 leva donc aussi son verre et gueula, de l'autre
bout de la table, de telle façon que tout le monde l'entendit :
— A ta santé, petit maître d'école!... iVas-tu rien à boire?
Viens ici, mon fils, tu peux en prendre du mien ! Daly,
daly!... pourquoi ne viens-tu pas?
Tous regardèrent le maître d'école. Bôhnke dit brièvement,
sans bouger de sa place :
— Merci I
Les autres burent tous à sa santé :
— A la vôtre, monsieur le maître d'école !
Eh quoi! n'avaient-ils pas remarqué la balourdise de
M. TiraÙa? Bohnke bouillonnait : lui, le maître d'école, devait
supporter cela, lui, qui formait la jeunesse, qui seul ici avait
le droit de prétendre être un homme instruit?... « Daly.
daly! »... comme à son palefrenier, comme à son cheval de
labour!... voilà comment il l'avait traité, ce paysan-là!...
Bohnke souffrirait-il cela? Non, non, non! Il allait bondir,
lorsqu'il baissa la tête : il venait de rencontrer de nouveau le
regard de madame Tiralla; de nouveau, durant quelques
secondes, les yeux noirs s'étaient posés sur les siens et il com-
prit ce que disaient ces yeux. Sa colère s'apaisa; il resta tran-
quillement assis. Mais, au plus profond de lui, une haine
était née .
Après le repas, le bal recommença. Cependant les pieds
n'étaient plus si légers qu'auparavant, — et ils ne s'accordaient
plus très bien, non plus : le pied du danseur allait à droite,
tandis que le pied de la danseuse allait à gauche ; maintenaient
les couples tombaient souvent. Le plancher craquait, les
nuages de fumée devenaient de plus en plus épais et obscur-
cissaient le lustre.
On ne voyait plus voler la robe de madame Tiralla : elle
était dehors, dans le vestiaire, avec Mariette Rozycka en larmes.
r
PÉCHERESSE 58l
— Oh! ma blouse rose, — gémissait la petite, — oh! ma
belle blouse!
Peu avant la fin du repas, cet âne d'élève forestier,, comme
elle se pressait encore une fois tendrement contre lui, avait
renversé son verre de bière plein et lui avait arrosé toute la
taille. Elle était navrée.
— On l'enverra chez Spindler à Berlin, — dit pour la con-
soler madame Tiralla. — A Posen aussi, il y a de bons dégrais-
seurs. Eh, petite! (Elle prit la jeune fille par le menton et
releva ce visage gonflé, noyé de larmes.) Tu ne vas pas pleurer
pour une blouse?
Il lui semblait tout à coup si futile de pleurer pour une
blouse gâtée! Elle oublia complètement qu'elle-même avait
versé des larmes, avant de partir, à cause d'une coiffure man-
quée. Elle se sentait maintenant si profondément malheureuse,
tellement plus à plaindre que Mariette ! Elle aurait voulu se
boucher les oreilles pour ne pas entendre la musique ; la danse
la dégoûtait... Etant jeune fille, elle n'était jamais allée au bal.
Qu'aurait-il dit, son curé, s'il l'avait vue aujourd'hui? Le curé
Szypulski n'était pas si sévère; mais elle, elle voulait être
sévère envers elle-même. Non, elle ne mettrait plus le pied
dans la salle! Elle voulait rentrer à la maison, s'asseoir près
du lit de Rozyczka, faire l'ange gardien! Peut-être qu'elle
verrait aussi un peu des merveilles qui se révélaient à l'enfant.
Elle prierait pour avoir des rêves heureux. Elle avait un si
ardent, un si impatient désir de bonheur!
Elle appela un sommelier en courte jaquette noire et en
tablier blanc taché de sauce, qui passait, et le renvoya dans la
salle vers M. Tiralla. Elle priait M. Tiralla de bien vouloir faire
atteler : il était temps! Les coqs chantaient déjà dans les cours,
derrière les maisons des laboureurs.
Sombre, mordant sa lèvre inférieure, elle resta debout dans
le vestiaire, où Mariette se lamentait toujours pour sa blouse.
Elle se tenait dans l'ombre, derrière les manteaux et les cha-
peaux suspendus à des clous : ici personne ne la décou-
vrirait. Vain espoir! A peine le sommelier eut-il fait sa com-
mission, qu'une troupe de danseurs se précipita dans le ves-
tiaire : la Tiralla voulait partir? Eh quoi! s'en aller déjà? Ils
formeraient plutôt un rempart de leurs corps devant la porte ;
58a
LA REVUE DE PARIS
on ne la laisserait pas sortir! L'organisateur de la fête se tor-
dait les mains : si elle partait, le cotillon tombait dans l'eau,
le cotillon avec tous ses petits bouquets !
On l'avait découverte : on la supplia, flatta, tourmenta,
menaça; non, on ne la laisserait pas s'en aller, il fallait qu'elle
restât encore pour danser !
— Naturellement qu'elle reste encore, qu'elle va encore
danser ! — fit la voix de M. Tiralla, venant de la porte de la salle.
« Quoi ! encore celui-là ! . . . » Elle siffla comme un serpent
qu'on touche du pied : non, elle ne resterait pas un quart
d'heure de plus !
— Faites atteler! — cria-t-elle d'une voix vibrante au
sommelier.
Et, sans regarder vers son mari, elle dit ensuite :
— Je m'en vais. Si tu ne veux pas venir, reste ici. Je m'en
vais !
M. Tiralla était consterné; puis il se fâcha : eh quoi, se
montrer si capricieuse devant les gens? Une femme doit obéir.
C'était à lui de décider. Il était très ivre : autrement, il ne se
serait jamais permis d'aller ainsi à l'encontre d'un de ses désirs.
— Que la foudre t'écrase! tu ne partiras pas!... Car je
resterai aussi longtemps que cela me plaira.. . jusqu'à six, sept,
huit heures !
— Reste! — dit-elle d'un ton glacial, tandis que ses yeux
scintillaient. — Alors, j'irai à pied.
« Non, elle ne ferait pas cela, elle ne pouvait pas le faire!
C'était tout à fait impossible par cette neige! — Mais elle
n'écoutait plus les instances de ses adorateurs : elle arracha du
clou son manteau de fourrure et se jeta un châle sur la tête.
Elle sentait que si on ne la lâchait pas, elle fondrait en san-
glots désespérés. Elle frappa du pied avec hauteur : qu'est-ce
qu'ils avaient tous à la regarder d'un air si bête, de leurs yeux
vitreux?... Et M. Tiralla, dormait-il debout?
— Dalyl — dit-elle d'une voix stridente comme un coup
de fouet, — dalyl
Alors il obéit : que lui restait-il à faire, puisque sa petite
femme voulait absolument retourner à la maison ?
— Des colombes amoureuses, les femmes! bégaya-t-il.
Elles veulent toujours rentrer au nid!
PÉCHERESSE 583
Et, lui mettant lourdement son bras autour du cou, il
balbutia en la caressant :
— Oui, oui, je viens, ma colombe, un peu de patience!
11 cligna d'un air si fin ses yeux noyés que l'auditoire éclata
de rire.
Madame Tiralla avait sursauté. Une rougeur ardente de honte
envahit, comme une vague, son visage pâle. Ah! s'il la dépei-
gnait ainsi, quoi d'étonnant qu'ils fussent tous à ses trousses?
Mais ils ne devaient pas penser qu'elle se jetât au cou du pre->
mier venu : il s'en fallait de beaucoup !
Elle rejeta sa tête en arrière d'un geste bref, hautain, et, relfrr
nant ses larmes d'un immense effort, elle dit, en articulant
fortement chaque mot, car le tremblement de ses lèvres l'em-
pêchait presque de parler :
— Tu pourras coucher sur le seuil... comme tu Tas déjà
fait souvent. . . espèce de fanfaron !
Cette fois, elle eut les rieurs de son côté. Us étaient tous
enchantés de cette réprimande : qu'avait-il besoin de se vanter
ainsi ? On avait aussi du succès auprès des dames, mais on
n'en tirait pas tant de vanité! Et, en fin de compte, pourquoi
ce grossier paysan avait-il une femme si belle? Une servante
de basse-cour eût mieux fait son affaire. Ils applaudirent tous
bruyamment la petite femme qui se redressait tellement qu'elle
en paraissait grandie d'une tête. Et M. Schmielke, qui espérait
encore remporter le prix, fit plaisamment une génuflexion :
— Padam do nog !
Puis, caressant sa moustache, selon sa coutume :
— Madame me permet-elle de l'accompagner chez elle?
Elle le regarda fixement une seconde; et, comme il riait
avec toute l'effronterie que lui donnaient le vin, l'heure avancée,
la présence des spectateurs et la conscience de son irrésisti-
bilité, elle lui flanqua une gifle si bien appliquée qu'il recula
brusquement, avec les autres.
Elle se précipita hors du vestiaire, enfila le corridor, fran-
chit la porte d'entrée et se trouva sur le pavé sali, couvert de
paille foulée aux pieds, hachée par les roues des chars, et elle
demanda sa voiture en criant. Elle pleurait.
Un vent de dégel passa sur la place déserte, avec le chant
des coqs; de gros flocons de neige se collèrent aux joues de
584 LA REVUE DE PARIS
Zosia et se mêlèrent à ses larmes brûlantes. Oh! elle aurait
voulu s'étendre dans la boue et mourir... Le beau bal!... ah!
pour elle, il n'y aurait plus de joie nulle part où serait
M. Tiralla I comme il avait menti !
La voiture n'arrivait pas ! Zosia était debout, tremblante de
froid et de douleur. Ses mains se crispèrent : toute seule, toute
seule elle le ferait, elle le ferait, si personne ne l'aidait ! . . .
Alors elle sentit soudain qu'il y avait quelqu'un derrière
elle; une haleine la frôla. C'était le maître d'école !
11 lavait suivie doucement. Il n'était pas moins agité qu'elle.
Elle avait été insultée par M. Tiralla, mais lui aussi!... Tous
deux avaient été insultés !
- L'inoffensif M. Tiralla lui paraissait criminel:
— Il n'est plus digne de voir le soleil! — chuchota-t-il
d'une voix enrouée par l'émotion.
Puis il s'empara de la main qu'elle lui tendait et la pressa
sur sa bouche, sur ses yeux. Il murmurait, tout bouleversé :
— Pani, que je périsse sur-le-champ... que Dieu me
punisse, si j'oublie jamais la conduite de monsieur Tiralla I...
Je... je...
11 retint ce qu'il voulait dire encore. Ensuite il baisa de
nouveau de ses lèvres brûlantes la main qu'elle lui abandon-
nait et il resta silencieux auprès d'elle, jusqu'à ce que se fit
entendre la voix de M. Tiralla à la porte de l'hôtel, en même
temps que le cliquetis de la briska qui tournait l'angle de la
maison.
Elle monta en voiture toute seule ; le maître d'école avait
disparu dans l'ombre. Le valet hissa avec beaucoup de peine
M. Tiralla sur le siège. C'était un poid3 bien lourd pour ses
épaules et pour ses bras, mais il le soulevait volontiers, ce bon
M. Tiralla, — « que Dieu garde!... ». — Il avait reçu de lui
un écu luisant comme pourboire !
Aucune parole ne fut échangée entre les époux. Madame
Tiralla, immobile sur la briska, s'enveloppait toujours plus
étroitement dans son manteau, tant elle avait froid. Mais, sous
le châle qui couvrait son front, ses yeux brillaient et erraient
désespérément sur les champs déserts, dans l'aube grise et sale.
Ah! qu'elle se sentait mal, quelle mine défaite elle avait! Elle
ne comprenait plus elle-même pourquoi elle était allée au bal
r
PÉCHERESSE 585
avec plaisir, au lieu de rester chez elle, dans son lit chaud, de
s'endormir aux douces prières de Rozyczka, d'oublier sa pauvre,
sa misérable vie... Un dégoût monstrueux de sa vie s'empara
d'elle. Là-bas, ah ! là-bas... (ses yeux devenaient toujours plus
grands, toujours plus désespérés...) là-bas surgissaient déjà
les premiers grands pins du Przykop, et, près de là, elle voyait
déjà Starydwor, la vieille ferme, la ferme solitaire où elle
devait vivre, une année après l'autre, avec M. Tiralla... Com-
bien de temps encore?
Un fossé profond et escarpé longeait la charrière où la
briska cahotait. Si la voiture et les chevaux versaient, s'ils se
cassaient tous le cou?... ahl ahl ne serait-ce pas pour le
mieux?... Lentement elle étira ses membres raidis, elle se
dressa en s'appuyant de la main gauche au rebord de la
voiture et se pencha avec précaution vers M. Tiralla.
Il dormait,. la tête inclinée sur sa poitrine; son ronflement
se mêlait au bruit des roues. Il dormait dans l'humidité, le
froid, et, malgré cette posture incommode, aussi profondément,
aussi bien que chez lui, dans son lit. Les rênes pendaient
négligemment entre les doigts gigantesques de ses gants de
fourrure : il n'y avait qu'à les dégager, il ne s'en apercevrait
pas ! . . .
C'est ce qu'elle fit. 11 dormait si bien, sans la moindre idée
de ce qui se passait derrière lui ! Elle était montée sur la ban-
quette et, les yeux étincelants, elle le dominait, debout, les
rênes dans les mains. Elle ne pouvait atteindre le fouet, mais
un claquement de langue suffit : elle tira à gauche, donna une
violente secousse, de toutes ses forces, et les chevaux, effrayés,
bondirent à gauche. Une roue était déjà suspendue au bord du
fossé : adieu M. Tiralla !... Une grimace, moitié d'horreur pour
son acte, moitié de joie triomphante, tordit le pâle visage de
femme...
Crac!., ils étaient en bas... mais ni les chevaux ni la
briska, rien que monsieur et madame Tiralla. Les intelli-
gents animaux s'étaient arrêtés, comme s'ils avaient reconnu le
danger; ils se tenaient tout près du bord et écumaient dans
leur frein.
— Psia krewl
Soudain dégrisé, M. Tiralla rampa hors du fossé. 11 était
1
LA REVUE DE PARIS
tombé! comme sur un lit de plume, et ne s'était point fait de
mal,.. Elle était bien bonne!... Eh! combien souvent déjà il
avait versé dans le fossé... Si les chevaux n'étaient pas si rai-
sonnables!... Il leur tapota l'encolure et les flatta. Puis il
appela sa femme :
— Hé! Zosia! où es-tu fourrée?
Elle ne répondit pas. Elle, non plus, n'avait aucun mal : elle
était étendue sur le dos dans lé fossé, sur de la neige; le ciel
s'éclairait de raies rouges au-dessus d'elle. Elle ferma les
yeux : il pouvait l'appeler!... elle voulait rester là, éternelle-
ment ! . . . Mais elle s'avisa tout à coup que sa robe, sa belle robe
de bal, qu'elle avait fait faire à Posen, chez une si grande cou~
lurière, pouvait s'abîmer! Le manteau de fourrure ne la pré-
serrerait plus longtemps de l'eau de neige, qu'elle sentait déjà
ù travers ses petits souliers : hou, quelle horreur! Plus jamais
elle ne pourrait mettre sa robe ! . . . Elle se leva précipitamment
et appela son mari à son aide. Et lorsqu'elle fut en haut, sur le
chemin, elle secoua ses jupes, examina sa robe et fut toute
runtente de constater qu'elle n'était pas endommagée.
Ils remontèrent en voiture. Mais maintenant M. Tiralla gar-
dait les yeux ouverts, bien qu'il fût tourmenté par le sommeil :
que dirait Zosia, s'il la versait encore une fois?
— Pardon, ma chère! — murmura-t-il.
Elle ne dit rien.
Lorsqu'ils arrivèrent devant la porte cochère, celle-ci était
encore béante, comme lorsqu'ils étaient partis. La porte de
la maison n'était fermée qu'au loquet : on n'avait pas tiré les
verrous à l'intérieur.
— Jendrek ! . . . Marianne ! . . .
M. Tiralla cria fort : n'y avait-il personne pour dételer les
chevaux?. . . Où dormaient ces deux marmottes?. . . Et les autres
valets, qui venaient travailler à la journée, n'étaient pas encore
lui... En pestant et en gémissant, M. Tiralla dut se donner la
peine de dételer lui-même et de conduire les chevaux à
Técurie.
Sa femme était entrée dans la pièce du rez-de-chaussée;
elle appela aussi la servante. Mais Marianne, qui accourait si
vite d'habitude, ne parut pas à l'appel de sa maîtresse. Madame
Tiralla se mit si fort en colère qu'elle arracha presque sa robe
PÉCHERESSE
587
qui s'agrafait dans le dos et la laissa sur le plancher... Fille
sans honneur, sans honte, qui oubliait ainsi ses devoirs! où
dormait-elle si doucement qu'elle n'entendait rien, qu'elle ne
voyait rien?
Lorsque M. Tiralla entra dans la chambre, sa femme le
rudoya avec autant d'irritation que s'il était Marianne. 11 essaya
de la calmer :
— Allons, ma petite âme, laisse donc... on sait bienl... (11
rit avec bonhomie.) Ils sont jeunes, il faut les excuser!
. Ah! ainsi, il excusait des choses pareilles?... Eh bien,
alors!... Elle eut un singulier regard dans le vide. Elle ne
sentit pas le baiser que son mari plaquait sur sa nuque et
elle courut à travers la maison froide, en jupon et le cou nu,
jusqu'à sa chambre.
Rozia était couchée, l'édredon remonté sur ses yeux.
Madame Tiralla tomba à genoux devant le lit de son enfant
et sanglota éperdument.
Rozyczka se réveilla :
— Mère, douce mère!
Il y avait quelque chose d'anxieux dans cet appel : sa mère
n'était-elle plus fâchée?
— M'aimes-tu? — balbutia la mère en sanglotant. — Dis-
moi que tu m'aimes !
— Oh! je t'aime! je t'aime tant!
— Dis-moi que tu veux bien prier pour moi ! Jure-moi que
tu prieras pour moi... toujours!
— Oh! je prierai pour toi... Je prie toujours pour toi!
— Prie pour moi, prie pour moi... Je vais prier avec toi,
peut-être que ça m'aidera. . . Rozyczka, mon ange. . . (elle couvrit
de baisers le visage de l'enfant)... nous allons prier!
— Quelles prières allons-nous dire? — demanda la petite. —
Laquelle veux-tu, ma chère mère, que je récite maintenant ? Dois-
je prier le bel ange gardien ? Ou veux- tu que je récite les litanies
du saint nom de Jésus?... Oh! — s'interrompit-elle d'un ton
plaintif, — vous m'avez laissée si seule!... Tu étais au bal, tu
étais si belle, ma mère!... Petit père était avec toi... Marianne
est sortie aussi, « rien que pour une demi-heure », m'a-t-elle
dit : elle allait voir ses petits enfants au village. Mais elle n'est
pas rentrée non plus... J'étais toute seule à la maison... En
fc
h
Ë*
588
LA HEVUE DE TARIS
bas, l'armoire a craque. Dans le poêle, ça a craqué... dans
tous les meubles... Et dans tous les coins quelque chose a
bouge... Ah! je me suis sauvée... Hou! la chambre était si
vide! Les bougies ont tellement vacillé, les deux bougies
devant la glace!... Marianne dit que lorsqu'on regarde, à
minuit, dans une glace devant laquelle brûlent deux bougies,
on voit derrière soi la mort ou son futur mari. Ah!... Et je
n'ai pas osé passer par le corridor qui était si obscur!... si
quelqu'un m'épiait là?... J'ai crié fort : personne ne m'a
répondu. . . Hou ! quel froid glacial il faisait dans le corridor ! . . .
Alors j'ai couru à la cuisine : il y avait encore du feu dans
la cheminée... je me suis blottie dans un angle... Ah! mère,
j'avais si peur!... je ne pouvais pas rester là non plus... Je
tremblais, mon cœur faisait toujours ainsi... (elle saisit la
main de sa mère, l'éleva vivement et la laissa retomber brus-
quement...) toujours ainsi!... Si l'homme de feu dont m'a
parlé Marianne était sorti du poêle?... Je crois que cet homme
de feu est le diable : je l'ai demandé à Marianne, mais elle ne
le savait pas... Crois- tu, petite mère, que ce soit le diable?
(Elle s'assit sur son lit ; elle était encore complètement
habillée.) Est-ce le diable?
Madame Tiralla fit un signe affirmatif .
— Ainsi, — reprit l'enfant, — tu crois aussi que c'est le
diable? (Il y avait une certaine satisfaction dans le ton de
Rozyczka, une fierté enfantine.) Je le connais! — dit-elle,
triomphante.
— Gomment est-il? — chuchota la mère en frissonnant tout
à coup et en cachant son visage dans ses deux mains.
N'était-ce pas lui qu'elle avait vu surgir du vide... un beau
jeune homme... tout à l'heure, lorsque M. Tiralla excusait
la servante amoureuse?
— Je l'ai vu dans la chapelle, sur l'autel, — murmura la
petite. — Saint Michel le foule aux pieds. 11 est comme un
ver, mais il a une figure et des cornes sur la tête. Monsieur le
curé dit qu'il vient pour nous tenter. Prions, prions! Il attise
le feu du purgatoire où les âmes brûlent. . . (Rozia se mit à parler
plus vite; ses yeux inquiets firent le tour de la chambre...)
11 est rouge, mère, rouge avec des cornes noires; partout où
il y a du feu, il danse dans les flammes, il projette des étin-
PECHERESSE 589
celles... il nous prend tous, mère! hélas! hélas! il nous brûle!
Elle poussa un soupir déchirant, saisit sa poitrine à deux
mains et se cabra sur son lit. Rejetant en arrière ses cheveux
embrouillés, elle s'écria :
— Oh! ça fait si mal! oh! comme ça me fait mal!... je
souffre, je souffre, je souffre!
— Je souffre, je souffre, je souffre ! — s'écria madame Tiralla
sans le savoir.
Rozia dégrafa sa petite robe avec violence, elle haletait. Puis
elle se cramponna à sa mère et, cachant son visage dans le
cou, elle gémit :
— Porte-moi encore, comme autrefois, porte-moi en haut
de l'escalier noir, ô mère, pour que je n'aie plus peur!
Couche-moi, réchauffe-moi... Je te salue, Marie, pleine de
grâces... (La voix de l'enfant devint très douce...) Que tu es
belle!... je t'aime... je te salue, Marie, tu es bénie entre toutes
les femmes... béni... le fruit... de tes entrailles...
Ce ne fut plus qu'un incompréhensible murmure...
Ah ! maintenant Rozia voyait la Madone ! . . . Saisie d'un effroi
superstitieux, madame Tiralla détacha de son cou les bras de
l'enfant. Que voyait Rozia? qu'entendait-elle?... Voyait-elle
vraiment quelque chose ?
Lourde et raide, Rozia était retombée sur le lit, et la femme,
poussée par une idée subite, en proie à une ardeur avide, lui
chuchota :
— Demande à la Madone... dis à la Madone que je ferai
brûler dix cierges devant l'autel... dix cierges de cire... Il faut
qu'elle me délivre... écoute, il faut qu'elle me délivre!
Rozia se taisait. Elle n'entendait rien. Les yeux grands
ouverts, elle ne paraissait pas voir le visage angoissé de sa
mère, ni ses regards fiévreux et suppliants.
— Ecoute-moi ! — cria madame Tiralla d'une voix farouche.
Puis elle répéta plusieurs fois avec énergie :
— Ecoute-moi, écoute-moi!... Dis à la Madone qu'elle me
délivre... je veux être délivrée... il faut que je sois délivrée...
Ecoute-moi, écoute-moi!
Quelque chose tressaillit sur le visage de Rozia. La mère se
pencha davantage, tremblante de désir. Les yeux fixes de l'en-
fant s'agitèrent, ainsi que sa petite bouche :
5go
LA REVUE DE PARIS
— Tu seras délivrée, — bégaya-t-elle comme en dormant. —
La Madone exauce toutes les prières. . . Elle sourit. . . oh ! comme
elle sourit!...
Elle se redressa sur son lit et, les bras tendus, elle fondit en
larmes.
Sa mère essuya ses larmes et sa sueur d'une main trem-
blante... Ah! la petite robe était trempée, et le petit corsage,
la chemisette aussi!
Madame Tiralla déshabilla sa fille et la borda soigneixse-
ment. Pauvre petite! elle lui faisait de la peine, et pourtant
il y avait de l'allégresse dans l'âme de madame Tiralla : ell^
serait délivrée! La madone l'avait promis : elle serait délivrée
de M. Tiralla!
CLARA VIEBIG
(Traduit de l'allemand par bkatrix rodés.)
(À suivre.)
ASSOCIATIONS
ET
ÉLECTIONS CULTUELLES
D'autres religions peuvent envier à l'Église catholique son
dogme; tous les peuples pourraient lui envier son droit et
les ressources incomparables qu'Elle puise dans sa catholicité.
Elle embrasse le monde entier, et ce droit, depuis si long-
temps appliqué à des peuples si divers, au lieu de succomber
aux retouches, déformations et dérogations qui accableraient
une législation profane, s'est plutôt enrichi d'une multitude
d'expériences, interprétations et précédents en sens opposés
et souvent contraires, qui lui donnent le moyen de s'adapter
sans dislocation à n'importe quelle situation nouvelle et d'oseT
les contradictions qui semblent les plus audacieuses à la logique
des simples Etats.
Pie X l'a dit expressément dans sa lettre llfermoproposito,
adressée le n juin 1905 aux évêques d'Italie, sur l'action
catholique : « L'Eglise, en sa longue histoire, a toujours et
en toute occasion lumineusement démontré qu'elle possède
une vertu merveilleuse d'adaptation aux conditions variables
de la société civile : sans jamais porter atteinte à l'intégrité
ou à l'immutabilité de la foi, de la morale, et en sauvegar-
dant toujours ses droits sacrés, elle se plie et s'accommode
facilement, en tout ce qui est contingent et accidentel, aux
vicissitudes des temps et aux nouvelles exigences de la
5()â LA REVUE DE PARIS
société ». On se souvient de l'argument qui tua la loi de
Séparation. C'était le « laïcisme » condamné par de vieux
textes, tels qu'une lettre écrite en 428 ou £29 à l'évêque de
Calabre et d'Apulie par le pape Gélestin Ier : « 11 faut enseigner
le peuple, non le suivre... »; ou les statuts de l'archevêque
de Tours rédigés en 858 : « Aucun pouvoir de direction dans
les affaires ecclésiastiques ne dort être attribué aux laïques,
parce qu'ils se damneraient. . . » ; ou l'article 4 du capitulaire
promulgué par Louis II au concile de Pavie en 855 : « 11 faut
[réprouver] l'impudence de certains laïques qui, sous le seul
prétexte qu'ils sont admis à participer à l'élection [des curés],
prétendent dominer leurs curés, et méprisent comme des
sujets, ceux qu'ils devraient vénérer comme des pères. Il faut
les ramener dans les bornes du droit légitime et, s'ils préten-
dent exercer sur les églises une domination extraordinaire,
qu'ils soient contraints par la justice royale ».
Pie X avait aggravé ces maximes dans l'Encyclique Yeke-
menter du 11 février 1906 : (( L'Eglise est par essence une
société inégale, c'est-à-dire une société comprenant deux caté-
gories de personnes, les pasteurs et le troupeau, ceux qui
occupent un rang... et la multitude... La multitude n'a pas
d'autre devoir que celui de se laisser conduire et, troupeau
docile, de suivre ses pasteurs... Contrairement à ces principes,
la loi de Séparation attribue l'administration et la tutelle du
culte public, non pas au corps hiérarchique, mais à une asso-
ciation de personnes laïques ». Cette objection aux associa-
tions cultuelles empêcha l'Eglise d'accepter la loi.
Pourtant, plus d'un précédent autorisait ce que Célestin 1er
et Pie X réprouvaient. Et ils ne l'ignoraient pas, ces évêques
et ces prêtres, qui, malgré le désir évident du Souverain Pontife,
dans les journaux, dans les Semaines religieuses et surtout
dans les assemblées épiscopales, avec un courage et en même
temps une modération qu'il faudra décrire un jour, conseil-
laient sans relâche, en 1906, l'essai loyal des associations;
ils n'ignoraient pas davantage que selon la vingt et unième
des quatre-vingt-huit maximes introduites en 1298 dans la
troisième partie du Corpus Juris par ordre de Boniface VII 1,
« ce qu'on a approuvé une fois, on ne peut plus le désap-
r
ASSOCIATIONS ET ÉLECTIONS CULTUELLES 5q3
prouver, quod setnel plaçait, amplius displicere non potest ».
Ils savaient par exemple qu'au Moyen âge la plupart des
conciles nationaux furent mixtes, c'est-à-dire mélangés de
laïques1, rois, comtes et barons, particulièrement en Espagne,
en Angleterre et dans l'Empire franc; qu'au deuxième concile
d'Orange (529) ces laïques signaient les décrets par la même
formule que les évêques : consentiens subscripsi; qu'au concile
de Meaux (845) les comtes rejetèrent plusieurs décrets des
évêques; qu'en 11 79 le successeur de Louis VII fut désigné
et qu'en 11 88 la croisade fut décidée par une assemblée de
barons et d'évêques; qu'en 690 le roi de Wessex, Ina, s'expri-
mait comme il suit dans la préface d'un concile dont il publiait
les lois : « Avec le conseil de mon père, de mon évêque Hedde
et de mon évêque Eorcenwald, et de tous mes comtes et des
anciens de mon peuple les plus distingués, et aussi dune large
assemblée de serviteurs de Dieu, j'ai pourvu au salut des âmes. . . »
On savait que de nos jours le Saint-Siège a permis aux
catholiques de Transylvanie, réunis en 1873 dans un congrès
d'autonomie, de créer une organisation nationale2 qui délègue
ses pouvoirs pour cinq ans à une commission de vingt-quatre
membres, dont huit ecclésiastiques et seize laïques, avec un
président ecclésiastique et un président laïque ; les attributions
de cette commission comprennent, mises à part les questions
de foi, liturgie et discipline ecclésiastique, tout ce qui con-
cerne les intérêts spirituels et temporels des fidèles et notam-
ment l'administration des fonds. On savait encore que, le
19 septembre 1893, l'assemblée catholique du canton de
Saint-Gall avait voté un règlement3 dont quelques articles
indiqueront assez l'esprit laïciste : « Pour traiter les affaires
confessionnelles et monastiques, qui ne sont pas purement
ecclésiastiques, et pour l'administration de ses biens et fonda-
1. V. Salmon, Traité de V Étude des Conciles, 1726, pp. 844, 85 1 sq. —
Rettberg, Kirchengeschichte Deutschlands , Gôltingen, 1846-48, II, p. 622.
— Waitz, Deutsche Verfassungsgeschichte, Kiel, 1844-1861, II, p. 466 sq.
— Rudolf Ritter Scherer, Handbuch des Kirchenrechts, Gratz, 1886, I,
p. 676. — Hauck, Kirchengeschichte Deutschlands, 1898, I, p. 162 sq.
2. Il n'est pas sûr que cette organisation fonctionne encore. Mais elle a
fonctionné; et pour le raisonnement ci-dessus il suffit qu'elle n'ait pas tout
d'abord rencontré d'opposition.
3. Voir mon livre, L'Église catholique, Paris, 1906, pp. 265-270.
1er Décembre 1908. 10
5g4 LA REVUE DE PARIS
tions, la population catholique se donne elle-même une orga-
nisation confessionnelle, en tenant compte des lois de l'Eglise
catholique et de la constitution du canton... » Cette organi-
sation comprend une assemblée de 1 1 5 membres et un conseil
d'administration de 7 membres :
L'assemblée (Kollegium) se compose des députés du peuple
catholique, qui les élit parmi ses membres au suffrage direct...
L'assemblée reçoit les vœux que lui adressent par écrit les habitants
ou les communautés catholiques... Le conseil d'administration
administre le fonds de la société de secours des prêtres séculiers...
Il fixe, d'accord avec l'évoque, le tarif des droits casuels et des taxes
à percevoir, tant pour la chancellerie épiscopale que pour les
prêtres des paroisses. Il fait, d'accord avec l'évêque, des règlements
pour l'usage... des lieux de culte, pour la célébration du culte,
pour la surveillance des enfants des écoles dans les églises, et pour
l'instruction religieuse à donner aux enfants jusqu'à vingt ans.
On savait de même que les confréries, ces très anciennes
associations de fidèles, pourvues d'un lieu de culte, d'un patri-
moine et d'un conseil d'administration qu'elles élisent, ont des
chapelains pareillement élus et souvent sont propriétaires des
églises paroissiales ; elles se confondent alors avec la paroisse
au point que leur patrimoine devient le patrimoine paroissial,
que leur conseil d'administration devient le conseil de fabrique
et que leur chapelain devient un curé élu ' . Cette confusion se
justifiait historiquement parce que des paroisses étaient issues
d'une confrérie. Ainsi en France, dans une enquête dirigée en
1370 contre la communauté villageoise de Gonesse, on décou-
vrit que cette communauté n'était qu'une confrérie instituée
pour construire l'église et payer ses dettes â. A Nantes, au
xvif siècle, l'aumônerie paroissiale de la Toussaint fonction-
nait encore comme une confrérie3. En Angleterre, les frater-
nités religieuses, fondées aux xiii0 et xiv° siècles, étaient
des « chapelles coopératives, qui visaient aux mêmes fins que
les chapelles, mais étaient créées par les classes moyennes de
1. Références dans Richtcr, Lehrbuch des Katolischen Kirchenrechts,
Leipzig, édit. 1886, t. II, p. 671, note 18, et p. 698, note 14 ; Tachy,
Traité des confréries t Paris, 1898, nos 4o5 et 406.
2. Boutaric, Actes du Parlement de Paris, I, i863, pp. 188-189, et À. de
la Borderie, Histoire de Bretagne, III, 1899, PP* l^t 7-
3. Revue des provinces de VOuest, t. IV (i856).
ASSOCIATIONS ET ELECTIONS CULTUELLES 5g5
la bourgeoisie, qui n'étaient pas assez riches pour établir des
fondations à leur profit individuel1 ».
On savait enfin que dans plusieurs pays le Saint-Siège
admettait que des laïques élus eussent une part dans l'adminis-
tra tion paroissiale : en Amérique, l'assemblée constitutive de
la paroisse vote les cotisations annuelles et choisit des comités
de trois ou neuf trustées pour administrer les biens ; en Prusse
et dans le grand-duché de Bade, les électeurs catholiques
nomment une assemblée paroissiale et un conseil de fabrique ;
en Suisse principalement, en plus des assemblées et conseils,
le corps électoral des catholiques élit le curé, dans les cantons
de Bâle, Argovie, Soleure, Glaris, Thurgovie, Berne, Zurich,
Genève, Vaud, iNeufchâtel, Fribourg, Valais, Tessin, Schwytz,
Lucerne, Unterwald2.
Cette élection des curés, on savait bien que Rome la réprouve
en principe et que le théoricien le plus populaire de son droit
public, le Jésuite Liberatore, a écrit en 1887 que l'introduc-
tion de Y arôme représentatif serait une <( révolution religieuse,
la voie la plus expéditive et la plus sûre pour corrompre
l'Eglise et la transformer en synagogue de Satan 3 ». Mais on
savait aussi que l'élection avait fonctionné en France, en Alle-
magne, en Espagne, en Autriche, en Flandre, en Frise, en
Italie, en Transylvanie ; que des exemple très formels s'en ren-
contraient encore au x v i° et au x v 1 1° siècle ; que le peuple
catholique de Paris l'avait pratiquée en 1795 et 1796. On con-
naissait même des textes qui l'autorisent expressément \ Par
exemple le Pontificat romain, recueil liturgique promulgué en
i5o6, complété définitivement en 1753, contient les paroles
suivantes que, dans la cérémonie de l'ordination, l'évêque
adresse au public avant d'imposer les mains aux futurs
prêtres : « Mes frères, ce n'est pas en vain qu'il a été établi
par nos pères que le peuple sera consulté sur l'élection. .. Il est
certain que les hommes prêtent plus volontiers leur obéissance
à ceux dont ils ont appuyé l'ordination de leur suffrage...
1. Voy. Ashley, et textes qu'il cite, Histoire et doctrines économiques de
f Angleterre, II, 1900, pp. 175, 176.
2. Voir mon livre, pp. 336-343 et i8i-i83.
3. Liberatore, Droit public ecclésiastique i trad, franc, 1887, p. i-ih>
\. Références dans mon livre, pp. 173-184.
5q6 la revue de paris
Dans la crainte de nous laisser aller à un assentiment mal
fondé, nous voulons prendre l'avis de cette assemblé*.
Déclarez donc avec liberté ce que vous pensez de leur mérite...
Si quelqu'un a quelque chose contre eux. qu'il se présente
avec confiance et qu'il parle... » C'était un axiome de l'ancien
droit en matière d'élections que « nul ne sera imposé pour
pasteur aux peuples malgré eux-mêmes » ; et le pape Léon le
Grand, au milieu du vc siècle, écrivait à Anastase de Thessa-
lonique : « Que l'on prenne garde de ne pas ordonner un
sujet que les peuples repoussent ou qu'ils n'ont pas demandé,
dans la crainte que la cité qui ne l'a point désiré pour évêque
n'en fasse l'objet de son éloignement et de son mépris et que
la religion elle-même ne souffre de cette indiscrétion f ».
Et parce qu'on se rappelait ces précédents et ces textes, le
groupe de catholiques français qui publia dans les journaux,
le 2 septembre 1906, un avertissement au Pape sous forme de
supplique, — ce n'est pas la supplique des « Cardinaux verts »,
— y inséra ce passage :
Des voix nombreuses et qui n'étaient pas toutes désintéressées
vous ont répété qu'accepter l'institution des associations cultuelles,
où la loi n'introduit l'élément religieux que sous une forme
certaine et légale sans doute, mais implicite et générale, c'était
accepter que l'autorité émanât des fidèles associés et non pas de la
hiérarchie. Vous avez craint que le régime démocratique n'envahit
l'Église. A mieux regarder les choses, il ne nous semble pas que
la loi, avec les garanties que l'État ne prescrivait pas, mais qu'il
n'empêchait pas l'Église de prescrire aux associations, ait fait aux
humbles fidèles une part beaucoup plus grande, ni bien différente
de celle qui est la leur depuis longtemps, à savoir de fournir* aux
prêtres et aux évoques les ressources financières dont ils auront
encore plus besoin demain qu'aujourd'hui... Avons-nous donc à
regretter ces temps glorieux et féconds, où les fidèles, moins déta-
chés des destinées de l'Église, ne laissaient pas de jouer un rôle
singulièrement plus considérable qu'il ne sera jamais dans la dési-
gnation de leurs prêtres et de leurs évêques?
1. Voy. Guillaume de Mandagoto, Libellus super electione facienda et
ejus processibus ordinandis [ia85 (?)], et sur cet auteur Schulte, Die Ges-
chichte der Quellen und Litteratur des Canonischen Rechts. Stuttgart,
i8;5-8o, t. II, p. 184, note. — F. Hallier, De sacris electionibus et ordina-
tionibuSy ex antiquo et novo ecclesiœ usu, Rome, 1739, 3 vol. in- fol.
r
ASSOCIATIONS ET ÉLECTIONS CULTUELLES 697
Mais quand on vit Pie X, par horreur des associations cul-
tuelles, s'opposer non seulement à la loi de Séparation, mais
aux lois votées ensuite pour la corriger et l'adoucir parce qu'il
y découvrait encore des traces de Y « arôme représentatif » ;
quand on le vit renoncer aux dépens du clergé français à
quatre cents millions de biens meubles et immeubles et dédai-
gner tous les expédients qui lui furent offerts pour reprendre
une partie de cette dotation ; alors les catholiques admirèrent
cette obstination qui d'abord avait paru irréfléchie aux plus
instruits d'entre eux, comme une soumission entière à quelque
inspiration de la foi ou de la grande politique.
Or voici que le Bulletin de la Semaine (n° du 3o septembre
1908), publication catholique, orthodoxe et docile aux récents
décrets contre le modernisme, reproduit d'après le Bulletin
paroissial de la paroisse de Moscou, le nouveau règlement de
l'Eglise catholique romaine française Saint-Louis de Moscou.
Et ce règlement donne aux Français de Russie le pouvoir de
former une association qui administrera les biens du culte et
élira le curé. Le Pape ne s'est pas opposé à ce règlement, et ce
n'est pas le gouvernement du Tsar qui a pesé sur les catholi-
ques de Moscou pour leur imposer un régime si contraire aux
tendances de sa propre administration et même aux usages de
sa propre Église. Voici les passages essentiels :
... Le service divin et l'exercice des fonctions ecclésiastiques dans
la paroisse sont confiés à deux ou trois prêtres catholiques de
nationalité française, dont l'un remplit les fonctions de curé et les
autres de vicaires. Le curé de l'Église est présenté par l'assemblée
générale des paroissiens à l'archevêque catholique romain de
MohilefT... Les assemblées paroissiales ayant pour but le choix du
curé doivent se tenir un dimanche et être précédées de trois publi-
cations faites au prône de l'Église les trois dimanches ou fêtes qui
précèdent. Elles seront également annoncées une fois dans les
journaux de Moscou huit jours d'avance. Les dites assemblées
paroissiales se tiennent sous la direction d'un comité spécial
provisoire, composé du doyen de Moscou ou de son représentant, et
des syndics. Le choix du prêtre se fait par bulletin et au scrutin
secret. Le résultat de la délibération de l'assemblée est constaté par
un procès-verbal signé des membres du susdit comité. Les vicaires
sont présentés par les paroissiens suivant le même mode... Les
5j)8 LA REVUE DE PARIS
ecclésiastiques desservant l'Église reçoivent un traitement mensuel
de ioo roubles pour le curé et de 80 roubles pour chaque >icaire...
Le traitement des prêtres une fois fixé par la paroisse ne peut être
diminué. Il ne peut être augmenté que du consentement de
l'assemblée générale des paroissiens. Les plaintes des paroissiens
contre le vicaire doivent être présentées au curé. Tout malentendu
entre le curé et les vicaires ne peut être résolu qu'en vertu des lois
ecclésiastiques. Les plaintes des paroissiens contre le curé doivent
être présentées à V autorité diocésaine.
Quant aux biens.:
L'administration des biens est confiée au conseil syndical composé
du curé, président, d'un des vicaires choisi par le curé et avant
voix délibérative, et de quatre syndics élus pour trois ans. Le bureau
d'élection est composé du curé et des syndics sortants... Les élections
ont lieu au scrutin secret, par bulletin et à la majorité des voix. Le
résultat des votes est constaté par un procès-verbal. Dans le procès-
verbal ayant trait aux élections et qui doit être signé des membres
du bureau, sont consignés les noms de six candidats qui ont obtenu
le plus de \oix. Ce procès-verbal est envoyé immédiatement à
l'autorité diocésaine qui, à sa guise, confirme comme syndics quatre
des candidats élus par les paroissiens .. . Le conseil syndical est tenu
d'administrer tous les biens de l'Eglise et tous les revenus qui en
découlent... Les syndics ont le droit et le devoir de représenter les
biens de l'Eglise dans leurs rapports avec l'autorité diocésaine, les
administrations officielles ou privées et les particuliers... Les
paroissiens sont convoques en assemblée générale au moins une
fois par an...
Désormais donc, les Français qui voudront appliquer les
lois de leur pays en matière religieuse, devront émigrer à
Moscou, comme à la fin du xviiic siècle les Jésuites qui
voulaient continuer la vie de leur Ordre devaient se réfugier
en Russie-Blanche : à trois ans d'intervalle, l'Eglise fait
refleurir la plus démocratique de ses coutumes dans l'Empire
du Tsar, alors qu'en France elle applique avec une rigueur
croissante la vieille formule : Luiras taceal in ecclesia et extra.
ANDRÉ MATER
JEUNE TURQUIE'
21 septembre, Au Patriarcat. — Un membre influent
de la communauté grecque doit me présenter ce matin au
Patriarche œcuménique. Nous descendrons ensemble de Yeni-
keuy, dans sa mouche, jusqu'à l'échelle du Phanar. Mais pour
m'y rendre, je quitte Thérapia de bonne heure. Sur le Chirket,
j'entends un amusant dialogue entre deux hauts fonctionnaires
ottomans. L'un des deux est certainement d'origine grecque.
Il appartient au département des Affaires étrangères, et
dès les premiers mots il s'affirme comme un employé, non
pas mécontent, mais aigri. Son aspect chétif, sa voix de
fausset, sa petite taille, le ton hargneux et outrecuidant
complètent l'impression produite par sa parole amère et ses
jugements uniformément malveillants. Le nouveau régime n'a
pas répondu à ses espérances. Les Jeunes Turcs, à l'entendre,
ne valent pas mieux que les Vieux ; leurs proclamations libé-
rales et égalitaires ne provoquent que son ironie. Ils veulent,
comme leurs devanciers, monopoliser au profit des musul-
mans les hautes fonctions et les postes enviables. Pas un Grec
depuis la Révolution, qui ait été promu à une ambassade. —
Comme si la sincérité des Jeunes Turcs n'avait et ne pouvait
avoir d'autre critérium que la proportion numérique donnée à
l'élément chrétien dans la distribution des places ! — « On a
bien nommé deux ministres chrétiens, mais dans des départe-
i. Voir la Revue du i5 novembre.
600 LA REVUE DE PARIS
ments sans importance ». L'autre interlocuteur plus fin, moins
âpre, sinon plus indulgent, observe que d'ailleurs les choix
n'ont pas été heureux ; et les deux compères passant en revue
ceux qu'on aurait pu faire s'accordent pour blâmer ceux qu'on
a faits. Pas un ne trouve grâce à leurs yeux. Dans tout le cours
de l'entretien, pas une fois ne perce le souci de l'intérêt public;
pas une fois, ils n'essaient de déterminer le rôle du groupe chré-
tien dont ils font partie, en vue du bien général. Seules les ques-
tions personnelles les préoccupent, les promotions, le Salnamé* !
Ames de bureaucrates qui finissent par croire, dans tous les
pays du monde semble-t-il, que les places de l'État sont créées
pour les fonctionnaires et non les fonctionnaires pour l'État.
Ceux-là non plus, la Révolution ne lésa pas changés. Ils res-
tent bien les oulas et les bahs* de l'ancien régime.
Au Phanar. — Dans l'entretien qu'il m'accorde, c'est un
hommage à lui rendre, le Patriarche agite d'autres considéra-
tions. Sa Sainteté Joachim est un prélat de grande apparence, à
la taille haute et droite ; sa longue barbe grise, son front large,
son visage austère, ses traits nobles et réguliers lui donnent un
aspect vénérable ; sa parole, lente et mesurée, ajoute à cette
première impression. Le bruit avait couru, peut-être mal fondé,
qu'il s'était, au début, montré sans enthousiasme à l'égard de
la Révolution. Je lui exprime néanmoins ma joie et mon espoir
de voir l'hellénisme en profiter et collaborer cordialement avec
les musulmans à la fondation du régime constitutionnel en
Turquie. Sa Sainteté ne méconnaît pas les avantages matériels
et moraux que l'hellénisme et l'islam recueilleraient d'une
association sincère ; il souhaite ardemment qu'elle soit prati-
cable et solide. Mais sa foi est moindre que son désir. Il craint
fort qu'après le bel élan de la première heure, les Turcs ne
soient ressaisis par leurs influences ataviques, leur mentalité
millénaire, leur exclusivisme religieux et leur irrésistible
besoin de primauté politique.
Tout cela ne s'abolit pas par une formule constitutionnelle.
Les Jeunes Turcs sont-ils prêts à accepter qu'un ghiaour,
pourvu qu'il en ait les mérites, un Grec, devienne grand
i. Annuaire des fonctionnaires civils,
a. Grades élevés de la hiérarchie turque.
J
r
JEUNE TURQUIE ÔOI
vizir, scraskier ! ou seulement ministre des Affaires étran-
gères2? Déjà on a pu constater des manifestations de fana-
tisme national au sein du Cabinet. Le ministre de l'Intérieur
et de l'Instruction Publique, Hakki-bey, n'a-t-il pas proclamé
la nécessité d'unifier les esprits par l'enseignement obligatoire
de la langue turque et la suppression des écoles des commu-
nautés chrétiennes? C'est plus qu'une menace à la Culture
grecque : c'est une violation des privilèges solennellement
reconnus par le conquérant à l'Eglise œcuménique. Il est vrai
que, devant l'émotion soulevée par ces paroles, elles ont été
désavouées par le Comité Union et Progrès. Mais qui sait si
cette idée ne sera pas reprise un jour au Parlement, ou dans
la presse turque, par les journaux tels que Millet, Tanine, Yenni
Gazetta, Servetti Fanoun? L'article 76 de la Constitution ne
parle-t-il pas aussi d'aviser aux moyens propres à unifier
l'enseignement donné à tous les Ottomans? Le Pontife n'envi-
sage donc pas l'avenir avec confiance. Il n'ignore pas d'ailleurs
qu'en maint endroit, en Macédoine, les Turcs favorisent l'élé-
ment slave au détriment de l'élément hellène.
Tout en comprenant les inquiétudes du Patriarche, qu'ex-
plique aisément la lourde responsabilité qu'il sent peser sur
lui, j'avoue ne pas les partager complètement. Quelle que soit
la pensée intime des Jeunes Turcs et si même ils sont capables
d'oublier leurs promesses et leur programme, j'ai peine à
imaginer une tentative aussi folle que la dénationalisation
des Grecs avec lesquels se solidariseraient aussitôt les Arabes,
les Albanais, non moins jaloux de garder leur langue, leurs
moeurs et leur personnalité ethnique. Ce qu'un despotisme
quatre fois séculaire n'a pu faire contre les Hellènes, comment
en admettre la possibilité, sous un régime libéral, où les Grecs
seront organisés, groupés, pourvus de journaux, de Comités,
de tous les moyens moraux et matériels de défense et de
propagande que la liberté assure à tous les citoyens? Leur
nationalité, loin de courir des risques, ne peut plus désormais
que se fortifier.
1. Minisire de la Guerre.
2. 11 faut reconnaître que certains procédés des autorites turques après
les premiers résultats des élections législatives ont, pour une notable part,
justifié les pronostics pessimistes du Patriarche.
6oa
LA REVUE DE PARIS
Le Patriarche me remercie de ma foi dans la résistance et
dans les destins de l'hellénisme ; il souhaite de voir ses craintes
heureusement démenties et l'accord s'affermir non seulement
entre Grecs et Turcs, mais aussi entre toutes les confessions et
races de l'Empire.
De retour à Yenikeuy, où j'allais déjeuner chez le ministre
de Grèce, je ne pouvais me soustraire a cette vérité impérieuse
que, bien ou mal fondés, des griefs profonds, des méfiances
invétérées séparaient toutes les races de l'Orient. Je m'en
ouvris à mon voisin de table, un Grec de Constantinople,
connaissant à fond son pays et l'Europe, et dont l'esprit délié et
sûr, le caractère impartial et intègre, antipathiques à l'ancien
régime, constitueront une ressource inappréciable pour le
nouveau : « Gomment, avec toutes ces suspicions réciproques
et superposées, la coopération sera-t-elle possible, et sous quels
auspices s'ouvrira le prochain Parlement?
— La tâche ne sera pas aisée, répondit mon sage. Espé-
rons que la force des choses suggérera aux hommes plus de
raison que leur propre raison. Mais laissons toutes les argu-
ties spécieuses. Le monopole du loyalisme n'appartient à per-
sonne. Les Arméniens ne le revendiquaient pas au lendemain
des massacres d'Anatolie. Les Grecs seront loyalistes, si les
Turcs les traitent avec justice et leur attribuent la part à
laquelle ils ont droit. Le patriotisme de chacun dépendra de la
manière dont la nouvelle patrie ottomane se comportera avec
tous ses enfants. Les Grecs ottomans ont des sympathies pour
leurs congénères du royaume; c'est entendu, et pourtant ils
ne s'expatrient pas tous pour aller vivre à Athènes. Qu'on leur
permette de se développer, de prospérer dans cet Empire,
qu'ils trouvent leur intérêt à l'enrichir, en s'enrichissant eux-
mêmes, par leur labeur, et ils le serviront, ils le défendront
comme on défend l'armature qui vous soutient, l'organisme
dont on est solidaire. Le Grec aime sa race et son histoire ; mais
il sait aussi compter et réfléchir, et l'opulent Empire ottoman,
— aux immenses ressources, — le retiendra plus que le
Royaume hellénique au sol ingrat, aux limites étroites, ne
saurait l'attirer. Patriotisme d'intérêt, dira-t-on; qu'est donc
le patriotisme autrichien, suisse, belge, américain? Toutes les
patries ne peuvent prétendre à la pureté et à l'unité de la race.
JEUNE TURQUIE 6o,'<
Beaucoup d'Etats modernes sont de grands syndicats d'intérêts,
dépourvus de ce prestige et cette noblesse que confèrent une
longue histoire et la communauté du sang ; ils vivent cepen-
dant et s'affirment avec éclat. Voyez les Etats-Unis : leurs
enfants, pour être de sang mêlé et d'origine récente, n'en sont
pas moins des patriotes ardents, très fiers de leur pays. Les
Grecs ne savent pas la langue turque ; ils l'apprendront. Il est
chimérique de songer à les dénationaliser et je ne partage pas,
je l'avoue, les terreurs de notre Patriarche. Certes, les Grecs
parleront et cultiveront toujours leur langue maternelle ; mais
il est juste qu'ils apprennent la langue turque, qui sera, avec
le Parlement et l'Armée, comme la langue magyare en Hongrie,
le lien nécessaire entre les différents peuples de l'Empire. Si
de part et d'autre il y a volonté de s'entendre, rien n'est plus
facile. Les Turcs sont l'élément agricole, militaire et hiérar-
chisé ; les Grecs au contraire, et j'en dirai autant des Arméniens,
sont l'élément marchand, industrieux, intellectuel de la
Turquie ; ils se complètent les uns les autres loin de se com-
battre et de se nuire. La guerre entre la Grèce et la Turquie est
possible, — nous dit-on, — et alors. . . Regardez encore les autres
peuples. N'y a-t-il pas des Polonais en Russie, en Autriche, en
Prusse? Et alors, aussi bien... Mais non : la guerre n'est pas
possible, la guerre n'éclatera pas entre nos deux pays, si les
4 millions de Grecs ottomans occupent en Turquie la place
qui revient à leur nombre, à leur activité, à leur intelligence.
Les Hellènes, moins nombreux, du Royaume n'attaqueront
pas un État où leurs congénères joueront un rôle considérable.
Donc, loin d'être un péril, les Grecs de l'Empire lui constituent
une garantie. Il y a plus : le même ennemi les menace au
dehors, le Slave. Cette communauté de danger est pour
cimenter plus étroitement leur union. Ce n'est pas un simple
accord qui leur serait avantageux; c'est une alliance étroite
en Europe. Un ministre grec, M. Deligeorgis, avait fait jadis
de cette idée la base de sa politique extérieure. Il a laissé
beaucoup de disciples : moi-même, Grec ottoman, je préconise
cette doctrine depuis trente ans. Je ne suis pas prêt à l'aban-
donner. En attendant, l'entente au sein de l'Empire est réali-
sable; c'est une affaire de bon vouloir et de bonne foi. »
2? septembre. Stamboul. — Le mécontentement et la
6o4 LA REVUE DE PARIS
défiance s'accroissent contre le ministère, dont tous les jour-
naux libéraux1 s'accordent à dénoncer l'incapacité et la fai-
blesse. La police a dû dissiper aujourd'hui une manifestation
bruyante, organisée par les softas, à l'instigation directe de
Mourad-bey et à la suggestion secrète d'émissaires du Palais.
Mourad-bey est cet ancien Jeune Turc, qui, voici onze ans,
avait quitté la Turquie pour venir vivre en Occident et tra-
vailler au succès des idées constitutionnelles. La vie des
proscrits turcs était difficile en Europe; peu d'entre eux
eurent la force de résister jusqu'au bout, comme Ahmed-Riza
et ses amis, soit aux difficultés matérielles et aux tristesses
de l'éloignement, soit aux tentations dont les assiégeaient les
espions, envoyés d'Yildiz pour guetter l'heure de la défaillance
et négocier les conditions de leur retour. Mourad-bey fut de
ceux qui ne surent pas prolonger la résistance. Il rentra à
Gonstantinople, non pour capituler, disait-il, mais pour y
poursuivre la propagande de ses doctrines. En réalité, qu'ad-
vint-il de ces résolutions? On put croire quelque temps qu'il
avait simplement renoncé à ses idées, en échange d'une vie
tranquille et aisée. D'abord les libéraux firent le silence sur
lui; bientôt il fut accusé d'avoir trahi non seulement ses
convictions, mais des compagnons de lutte : il fut, dès lors,
boycotté comme espion et traître. Après la Révolution,
Mourad se souvint de ses anciennes opinions et voulut sortir
de l'humiliant oubli où il était délaissé. Il fonda un journal,
le Mizan, et chercha à se rapprocher des Jeunes Turcs qui
l'évincèrent résolument. Ulcéré, il se retourna contre les libé-
raux et la Constitution, et le Mizan depuis lors les combat
avec acharnement, comme ennemis de la religion, de la tradi-
tion morale et sociale de l'Islam. Il dénonce, à l'égal d'une
doctrine corruptrice et destructrice de la Turquie, l'émanci-
pation de la femme turque et l'adoption progressive des
usages et du costume européens, tels que le dévoilement du
i. A peine libre, la presse en Turquie s'est affirmée par un grand nombre
de journaux et par une floraison remarquable de jeunes talents. Outre
rikdam et le Tcherdjumani-Halikat, dont l'existence est ancienne, il s'est
créé et se crée tous les jours de nouveaux organes libéraux dont voici
les plus importants : Tanine, Yeni Gazetta, Kalem, journal humoristique,
Chourai-Ummet, — journal du Comité Union et Progrès, — Sabah. Le Ser-
vet. I. Fanoun est libéral nationaliste, le Millet, nationaliste.
r
JEUNE TURQUIE 6o5
visage, le développement de la culture intellectuelle, en atten-
dant le mélange des sexes dans les visites et les relations mon-
daines.
Tout cela devint pour Mourad un thème à furieuses
diatribes, qui, reprises quotidiennement, ont fini par impres-
sionner rame obscure du bas peuple et des softas dont le
fanatisme égale l'ignorance et la paresse. Personne ne doute
que cette campagne soit encouragée par le Palais, auquel ne
restent que deux moyens de réaction possibles, soit un réveil
de fanatisme démagogique, soit une diversion créée par des
complications internationales. Les quatre ou cinq cents softas,
embrigadés par Mourad et conduits par des agents soudoyés \
sont venus porter leurs protestations bruyantes chez le Cheikh-
ul-Islam lui-même ; ils ont menacé de mort le chef de la reli-
gion, lui reprochant de trahir la Foi et la Patrie. Mehmcd-
Djemaleddine a reçu de haut ces forcenés, méprisant leurs
menaces « qui ne l'empêcheront pas d'accomplir son devoir,
de défendre la liberté et le pays dont le progrès avait été inter-
rompu depuis trente ans par leurs aveugles préjugés et leur
grossière ignorance ».
C'était un spectacle émouvant et pittoresque que le contraste
entre cette tourbe ignoble, ces faces bestiales, représentatives
de la misère intellectuelle et morale, de la torpeur séculaire où
s'abrutit la vieille Turquie, et l'impassibilité presque souriante
de ce docteur de la foi, savant éclairé, libéral, si jeune encore,
svelte, le visage très beau, qu'encadre une barbe encore noire,
et dont l'admirable matité fait ressortir des yeux brillants
d'intelligence et de douceur; le geste élégant, harmonieux,
le port noble, mais surtout, — c'est là que réside son plus
grand charme, — la voix musicale, la parole merveilleusement
fluide, pure et éloquente.
Cet homme et cette foule hurlante aux prises incarnent le
nouveau régime et l'ancien, la tradition étroite et textuelle,
l'intelligente et sage interprétation, la matière et l'esprit, Ariel
et Caliban.
Les journaux, en rendant compte de cette ignominieuse
i. L'un d'eux, Kieur Ali (Ali l'Aveugle) vient d'être condamné à mort par
la Cour Criminelle de Conslantinople, pour excitation contre les Chrétiens
et violation de la Constitution.
606 LA REVUE DE PARIS
démonstration, déterminent nettement les influences respon-
sables. Les Comités réclament une répression énergique et
rapide contre les softas et contre Mourad, auxquels le
Grand Vizir s'est borné à adresser une réprimande. Des offi-
ciers, membres du Comité Union et Progrès, estiment qu'on
n'aura raison des softas qu'en les incorporant dans les régi-
ments de la frontière, par une mesure légale, imitée de la
législation française sur les séminaristes. On propose de»
représailles plus décisives encore contre eux et Mourad-bey.
25 Septembre. Thérapia. — L'émotion causée par l'affaire
Mourad se calme à peine, lorsqu'éclate la nouvelle de l'incident
Guéchof.
Le ministre des Affaires étrangères, Tewfick-bey, offrant un
dîner diplomatique aux chefs des missions étrangères, accrédités
à Stamboul, n'a pas cru devoir admettre parmi les invités,
l'agent bulgare qui n'est que le représentant (Kapoukiaia)d'ua
Etat vassal. Pour calmer les susceptibilités bulgares, la Sublime
Porte a proposé à M. Guéchof de l'inviter au titre de fonction-
naire ottoman avec un ou deux hauts titulaires de la hiérarchie.
Le Bulgare a refusé et quitté Constantinople, en congé indéfini.
Les ambassadeurs sont d'accord pour juger le procédé delà
Porte légitime selon le droit international. Mais, du point de vue
politique, était-il expédient de provoquer un pareil incident?
Ce diner diplomatique était-il opportun, s'il devait soulever un
incident aussi bruyant? D'ailleurs, à défaut du droit strict, les
usages et les précédents ne permettaient-ils pas de tourner la
difficulté? l'agent bulgare n'avait-il pas été mis jusqu'alors sur
le même pied que les diplomates, dans toutes les autres céré-
monies comme jadis, avant 1878, les agents des autres pays
vassaux, la Serbie, les Principautés Danubiennes? Et les gens
réfléchis se demandent si cet incident est une nouvelle mala-
dresse du ministre des Affaires étrangères, dont l'ineptie est
depuis longtemps hors de conteste, ou si, derrière cette inca-
pacité, ne s'abrite pas la manœuvre très calculée d'une volonté
consciente, que secondent des complices, si Ton n'est pas en
présence d'une intrigue internationale, nouée entre les ennemis
intérieurs de la Révolution et celles des puissances européennes
que la Révolution a déçues et contrariées dans leur politique,
dans leurs ambitions et leurs intérêts.
r
JEUNE TURQl. IE 607
La riposte bulgare ne se fait pas attendre. Sous prétexte
d'une grève presque aussi vite apaisée que déclarée parmi les
employés des chemins de fer orientaux, la Principauté occupe
militairement le tronçon de la ligne qui traverse le territoire
bulgare, déclare qu'elle le gardera définitivement, comme
garantie de son indépendance économique, sauf à régler l'in-
demnité pécuniaire avec la Compagnie, et non avec le gouver-
nement turc, bien qu'il soit le propriétaire. Bref, une série de
litiges est ouverte avec un Etat voisin, militairement fort, dont
on ne saurait trop suspecter les intentions et qui semble disposé
à en tirer les plus graves conséquences. La presse libérale,
tout en maintenant le bon droit de la nation, a la sagesse de
prêcher le calme et de prémunir tous les patriotes contre les
pièges et les provocations. Le Comité Union et Progrès,
déplore l'incurie du Grand Vizir, et flétrit la duplicité de
Tewfick-bey et de Hakki-bey, les ministres responsables des
troubles du dedans et des difficultés extérieures.
25 septembre. Thérapia. — Les élections législatives s'an-
noncent assez mal, si Ton en juge d'après les élections muni-
cipales qui ont lieu depuis deux ou trois semaines. La muni-
cipalité de Péra devait être renouvelée les premiers jours du
mois. Les Grecs, qui sont en forte majorité, ont formé une
liste composée de sept Hellènes, trois Turcs et un Arménien.
Les Arméniens et les Turcs ont négligé de s entendre, avant
l'élection, soit entre eux, soit avec les Grecs, dont la liste a
passé tout entière. Les Arméniens ont demandé l'annulation
des opérations électorales; mieux partagés, les Turcs se sont
associés à cette réclamation, encore qu'on n'eût pas à se plaindre
de fraudes ou d'irrégularités sérieuses et que le résultat du
scrutin fût dû à l'organisation, à l'empressement et à la disci-
pline des électeurs grecs. Le Conseil de préfecture con-
clut à l'annulation de ce vote qui semble répondre cependant
à la proportion exacte des forces numériques des divers
éléments. A Béchik-Tacb, les mêmes causes ont produit les
mêmes effets; les Grecs, moins nombreux, ont encore rem-
porté la victoire; de même à Piinkipo. Les Turcs et les
Arméniens, battus par leur faute, protestent et veulent frus-
trer les vainqueurs du fruit de leur succès. Dépourvus de
toute expérience électorale, ignorants de la vie publique, les
1
608 LA REVUE DE PARIS
Turcs ne se sont pas souciés de préparer l'élection; nombre
d'électeurs ne se sont même pas dérangés pour aller au scrutin.
Les autres ont voté, chacun pour leur compte, au hasard de
leur caprice individuel, sans concert préalable, et finalement
la méthode et l'organisation prévalurent sur le nombre. Là-
dessus, grand désappointement des vaincus qui ne peuvent
admettre leur défaite, — là surtout où leur race constitue en
fait la majorité. Ils font annuler, par l'autorité administrative,
tous les scrutins qui leur sont contraires. D'autre part, les
Grecs sont exaspérés de se voir enlever le bénéfice de leur
victoire et s'écrient que la Constitution n'est qu'un leurre et
l'égalité un vain mot. Quel sérieux attribuer à un Parlement
qui sera fait à l'image de la volonté administrative et non de
la volonté des électeurs? Le Parlement et le nouveau régime
ne seront-ils pas viciés dans leur principe? Tel est le thème de
la discussion engagée entre quelques amis turcs et grecs,
appartenant tous à la plus haute élite intellectuelle et sociale ;
— deux conseillers d'Etat, un ambassadeur et un candidat au
Parlement, — qui m'invitent à les départager, vu ma qualité
et mon expérience de citoyen d'un pays libre et parlementaire.
— Si c'est pour falsifier les résultats électoraux, dit un Grec,
à quoi bon des élections ? L'ancien régime du bon plaisir avait
du moins le mérite de la franchise. Les chrétiens savaient
alors que les fonctions n'étaient pas le prix du mérite ni du
concours, et qu'ils ne devaient prétendre à rien d'autre que ce
que voudraient bien leur abandonner les représentants de la
race dominante. Mais pourquoi proclamer l'égalité de tous les
Ottomans si l'on veut maintenir le privilège de quelques-uns?
— Pardon, interrompt un Jeune Turc, candidat législatif à
Stamboul. Nous voulons l'égalité des races, la liberté du vote
et aussi la sincérité électorale. Mais le résultat du scrutin doit
répondre à la réalité des choses. Est-il juste que les Grecs,
mieux entraînés aux luttes politiques, par leur atavisme, leurs
traditions, leur organisation communautaire, leurs éphories,
leurs démogéronties, est-il juste que, grâce à leur avance et à
leur habileté, ils obtiennent une représentation législative hors
de proportion avec leur force réelle et nous annihilent ou nous
priment au Parlement, alors que nous avons incontestablement
la majorité dans le pays? »
r
JEINK TURQUIE G09
Et chacun de répéter ses arguments.
Je cherche à concilier les parties : j'estimerais fâcheux que
l'inexpérience électorale des Turcs leur fît perdre l'avantage
légitime de leur supériorité numérique. Ils représentent dans
le pays, le groupe musulman le plus nombreux; il est donc
juste que leurs députés se retrouvent à la Chambre dans la
même proportion. D'ailleurs il n'est pas à désirer que les
Grecs disposent d'une influence parlementaire dépassant la
part qui correspond à leur nombre — consciencieusement
recensé — dans l'Empire. Il est facile de prévoir les consé-
quences d'une telle anomalie; elle provoquerait une réaction
nationaliste, des mesures d'exclusion, et le régime constitu-
tionnel serait inauguré par un conflit de races et des lois
d'exception. Or, si les luttes de partis sont la condition et la
raison du parlementarisme, les haines ethniques en sont le plus
grave danger. Les Grecs doivent avoir la sagesse de ne pas abuser
de leur expérience et de ne poursuivre que leur droit. Ils per-
draient tout à vouloir trop gagner. Mais de leur côté, les Turcs
commettraient une grave faute en contestant ou en amoin-
drissant le droit de leurs concurrents. Le régime électif est un
jeu qui comporte, avec ses aléas, ses conventions et ses règles.
Il faut respecter les règles du jeu et ne pas imiter l'enfant,
voyant qu'il perd, qui retire son enjeu et crie : « Le coup est
nul ». A moins qu'il n'y ait une tricherie expresse, si les
Turcs s'organisent avant le scrutin, ils n'auront pas besoin de
l'annuler après. Cette éducation politique est affaire de peu de
temps, de quelques semaines ; et vraiment, le gain de quelques
sièges ne vaut pas pour les Jeunes Turcs la perte de leur renom
de libéralisme et de sincérité. Quel crédit faire à un régime
dans lequel toute confiance serait tuée, avant la première
réunion du Parlement, dans l'esprit des races qui avaient
espéré l'égalité et s'aperçoivent qu'elles se heurtent toujours
au privilège?
1er Octobre. Stamboul. — Cette question d'élections prend
un caractère aigu. J'ai pu m'en convaincure par un entretien
avec plusieurs membres d'un nouveau Comité, Y Union libérale,
qu'un de mes amis a réunis ce soir. Une douzaine de Jeunes
Turcs, officiers et civils ; tous s'expriment facilement en fran-
çais, Les civils sont membres du Conseil d'État, fonctionnaires
Ier Décembre 1908» u
6lO LA REVUE DE PARIS
des Affaires étrangères et quelques avocats ; tous de culture et
d'éducation excellente, gentlemen accomplis, qui savent dans
les discussions les plus ardentes, garder une possession d'eux-
mêmes, un calme de parole, une dignité d'attitude qui n'appar-
tiennent qu'à cette superbe race.
Bien entendu, en libéraux sincères, ils voient avec regret ces
annulations d'élections et blâment l'exclusivisme de l'admi-
nistration 1 . Je les questionne sur leur organisation électorale
et j'apprends qu'elle est encore insuffisante.
Les Jeunes Turcs ne semblent pas savoir que les élections
doivent être préparées et dirigées, même dans les pays
libres et possédant une ancienne expérience électorale, à plus
forte raison dans un pays pour qui la liberté fut une surprise
et qui naît à la vie publique.
Pendant les deux mois qui viennent de s'écouler, on a
donné des concerts, des fêtes de jour et de nuit. Us ont vécu
dans le rêve. A la période héroïque, succéda la période idyl-
lique. On fraternisa dans les mosquées et dans les églises; ce
qui était d'un bon exemple, à la condition de prolonger
l'accord jusqu'aux rencontres électorales. On oublia la réalité.
Les mots Liberté et Constitution semblaient suffire à tous
les besoins, résoudre toutes les questions. Ils dilataient les
cœurs, mais aveuglaient les esprits. Et les héros qui avaient
si bien su vaincre, ne surent pas profiter de leur victoire ni
i. Depuis lors, ces procédés fâcheux ne se sont pas améliorés, au con-
traire, pour les élections législatives. Les journaux grecs et le Patriarcat
signalent une série de faits scandaleux qui n'ont pas été démentis. À Per-
gamos, annulation. A Andrinople, les dix arrondissements électoraux ont
été réunis en un seul pour empêcher l'élection des Grecs. A Isboro (Chai*
cidiquc), 800 électeurs du premier degré ont été empêchés de voter. A Tiroloi
(Thrace) les élections avaient assuré aux Grecs une grosse majorité. Les
autorités de Rodosto ont envoyé une dépêche ambiguë, dont la Commission
de recensement a argué pour annuler. En Epire, dans le district de Janina
cent cinquante communes grecques auraient été exclues des opérations élec-
torales. La Légation de Grèce à Constantinoplc a dû appeler l'attention de
la Sublime Porte sur Smyrne où la victoire électorale des Grecs a provoqué
un mouvement anti-chrétien chez les Musulmans. Le Times du 17 octobre
déclare que « dans bien des cas les Grecs semblent avoir a se plaindre de
l'arbitraire des autorités locales; dans d'autres, les Turcs les accusent de
corruption électorale; mais en général, on peut dire que le vote grec est
mieux organisé et que les électeurs grecs prennent plus d'intérêts aux élec-
tions que leurs rivaux musulmans. Le Patriarcat est saisi de nombreuses
plaintes et signale des cas tout à fait révoltants ».
r
jteUNE TURQUIE 6ll
l'organiser méthodiquement. Le 2 5 juillet, les promoteurs de
la Révolution pouvaient tout. Leur rôle était, d'autant plus
facile que leur autorité était illimitée. « Après avoir taillé, il
faut coudre », disait la reine Catherine. La faute initiale des
Jeunes Turcs fut de ne pas tailler, du moins aussi radicale-
ment qu'il eût convenu; et cela ne fit qu'accroître la difficulté.
Néanmoins, si la situation n'était pas tout à fait nettoyée,
elle était éclaircie : la parole du Comité central était écoutée et
obéie dans tout l'Empire, des gouvernants comme des gou-
vernés. La vague d'enthousiasme populaire qui le portait n'avait
rien perdu de sa force et son élan. Il lui suffisait de faire appel
au pays, par un manifeste où fussent expliqués dans une forme
bien claire et concrète les raisons et le but de la Révolution,
de lancer ce manifeste à travers toutes les provinces et de pro-
poser, pour l'application du programme de réformes, une liste
de candidats recrutés parmi les citoyens les plus intègres et
les plus capables, de toutes les races et confessions, au prorata
de leur importance numérique. Ces candidats eussent été les
candidats de la Révolution elle-même et non pas d'une coterie
restreinte, aux choix de laquelle l'exclusivisme et la passion
ethnique ne sont pas étrangers. L'annulation systématique des
scrutins ne saurait cependant constituer le correctif et le régu-
lateur normal des élections ni la rançon finale de l'insouciance
et du flottement de la première heure ' .
Candilli, 8 octobre. — C'est dans une grande maison
turque, à Vlftar, c'est-à-dire le repas qui rompt chaque soir,
après le coucher du soleil, le jeûne du Ramadan. Tous les
membres de la famille sont militaires. Le père, général de divi-
sion, a pris depuis longtemps sa retraite. lia gagné par une bles-
sure ou par un trait de bravoure chacun de ses grades. Il a fait la
guerre de 1877 et combattu à Plevna. Ses trois fils sont
officiers, âgés de vingt-cinq à trente ans, tous trois pleins
1. Il faut dire néanmoins qu'aujourd'hui une liaison plus intime vient
d'être établie entre les provinces et le Comité central de Salonique, en vue
de créer l'unité et d'élargir la base d'action. Presque tous les vilayets ont
envoyé à Salonique un représentant pour tous les Comités de Cazahs ; le
Comité central de Salonique est représenté lui-même par cinq délégués,
dont quelques-uns sont les mandataires des vilayets les plus éloignés de
l'Empire. En tout, ce Conseil général compte 38 délégués : les décisions sont
prises à la majorité.
6l2 LA REVUE DE PARIS
n
d'entrain et d'ardeur pour la patrie et pour la liberté ; ouverts
aux nobles sentiments, aux idées généreuses, ils entourent de
respect le superbe vieillard et lui font un cadre de jeunesse et
de vaillance.
Ce soir, la courtoisie coutumière des hôtes est assombrie
par les nouvelles venues de Stamboul. La Bulgarie a proclamé
son indépendance. L'Autriche transforme en annexion pure
et simple l'occupation de la Bosnie et de l'Herzégovine. L'am-
bassadeur austro-hongrois est venu notifier à la Sublime Porte
cette décision : il la justifie par les événements intérieurs que
traverse la Turquie, et par l'intérêt bien entendu de cette der-
nière puissance « à qui la situation indécise des deux provinces
pourrait créer d'éventuels embarras » . La Crète d'autre part a
proclamé sa réunion à la Grèce, qui s'en rapporte à l'Europe.
La Bosnie et l'Herzégovine n'étaient plus considérées
comme turques, et la vassalité bulgare n'était guère qu'une
fiction de droit. Néanmoins le moment choisi par les Bulgares
et les Autrichiens souligne l'injure, et la froide hypocrisie
autrichienne ajoute une dérision à la violation des traités.
L'outrage est vivement ressenti dans ce milieu militaire. On
sait bien que la guerre ferait la joie et servirait les projets du
parti réactionnaire, que la Turquie n'est pas en mesure de
frapper les coups rapides et décisifs contre l'adversaire qui se
prépare de longue main et dont l'impunité a encouragé l'au-
dace, les brigandages et les manquements internationaux. Mais
nos jeunes officiers sentent bouillonner toute leur fierté ata-
vique : pleins du passé militaire de leur race, ils frémissent et
protestent à l'idée de ne pas relever cette provocation lancée au
drapeau et à l'armée turcs.
Le vieux soldat, dont les yeux sont fixes et le visage impas-
sible, les écoute en silence ; puis relevant sa tête blanche, il
dit : « Non, Eflendiler, non, il ne faut pas se battre en ce
moment du moins ; demandez son avis à notre ami français.
Le pays doit refaire son armée comme son organisme poli-
tique et moral ; il n'a pas le droit de risquer son avenir, son
existence sur une carte mauvaise. Les Turcs n'ont pas à faire
leurs preuves de courage. L'Europe les connaît; elle connaît
leur gloire, écrite en lettres rouges dans l'histoire de toutes les
nations! La Turquie doit maintenant faire ses preuves de
JEUNE TURQUIE 6l3
sagesse ; et, en ce jour, la sagesse consiste à être patients :
la revanche vient toujours à qui sait l'attendre et la préparer.
Quoiqu'il en coûte, attendons ».
Le ton de la presse turque, le lendemain, est d'une absolue
modération et le mot d'ordre est de conserver la paix afin
d'assurer le succès de la Révolution. On fera le possible pour
éviter une rupture violente. Si elle devient inévitable, les
Fidaï1 d'Lnion et Progrès, et de nombreux membres de
l' l nion Libérale sont résolus à ne marcher aux Bulgares et à
faire face au péril extérieur qu'après avoir marché sur Yildiz
Kiosk et mis fin au péril intérieur.
L'après-midi, quelques manifestations dans Stamboul. Un
millier de Turcs défilent en huant l'ambassade d'Autriche et
acclament les drapeaux français et anglais. Les maisons autri-
chiennes sont boycottées malgré les protestations du représen-
tant officiel; la Russie blâme l'Autriche et la Bulgarie. L'Alle-
magne prétend n'avoir pas été mise au courant, et froidement
insuffle des conseils belliqueux, sauf à les démentir, si cela
devient nécessaire. L'Angleterre, — derrière laquelle la France
reste assez effacée, — propose une conférence qui réglera,
par une liquidation générale, les litiges ouverts par les coups
de force bulgare et autrichien. La diplomatie britannique se
montre peu adroite : elle froisse l'Allemagne en paraissant
l'exclure; elle irrite l'Autriche tout en ne s'assurant pas sans
réserve le concours de la Russie; enfin, elle ne tranquillise
qu'à demi les Turcs qui savent par expérience que les délibé-
rations des assemblées européennes ont toujours eu, sinon pour
but, du moins pour résultat, de porter de nouvelles atteintes
à l'intégrité et à l'indépendance de leur pays.
Stamboul, 23 octobre. — Un membre du Comité central de
Salonique qui a joué un rôle considérable dans la Révolution du
24 juillet, traverse Gonstantinoplé. 11 vient, de Smyrne, où il
a été délégué en inspection politique ; il doit se rendre à Paris
et à Londres. Politicien actif et énergique, c'est aussi un
patriote exalté jusqu'au fanatisme. Je lui fais part de toutes
les inquiétudes qui m'assiègent depuis quelques jours. Son
1. Membres du Comité central de Salonique, qui se sont engagés par
serment à exécuter toutes les décisions et sentences du Comité.
6l4 LA REVUE DE PARIS
optimisme n'est pas entamé, et sa réponse ne laisse percer le
doute le plus léger sur l'heureuse issue des événements.
— Les attentats internationaux de la Bulgarie et de l'Au-
triche, son instigatrice, ne nous laissent pas insensibles; mais
ils ne pourront altérer notre sang-froid. Ces deux Etats ont
senti le coup que la Révolution turque portait à leurs visées
en Macédoine. En pacifiant ses trois vilayets et en apportant
la liberté à tous ses habitants, nous fermions non pas seule-
ment à leurs doubles ambitions la route de Cavalla et celle de
Salonique; nous inquiétions l'Autriche dans sa possession de
la Bosnie et de l'Herzégovine. Si ces deux provinces, dont
l'occupation ne devait être que provisoire et qui vivent sous
une étroite contrainte, allaient envier le sort des autres pro-
vinces turques! Vite, il fallait enrayer le développement delà
jeune Révolution turque en l'humiliant par l'indépendance
bulgare, ou du moins consolider par une annexion brutale et
illicite le mandat temporaire de l'Autriche.
» Nous sentons l'offense, mais nous ne la relèverons pas
aujourd'hui ; nous voulons avant tout, poursuivre le succès de
notre Réforme intérieure ; et pour sauver deux provinces, déjà
presque perdues, nous ne compromettrons pas le salut de tout
l'Empire.
» Elle est d'ailleurs en bonne voie, notre Révolution. Nous
sommes mieux organisés qu'on ne le croit, même à Constan-
tinople, où l'on ignore bien des choses. Nous sommes sûrs de
l'armée et du peuple.
» Le sultan est maté; il ne compte plus, il ne demande qu'à
finir paisiblement ses jours et son règne, sa déposition est
inutile, elle serait même nuisible. Elle pourrait provoquer des
troubles et des intrigues, des compétitions successorales, où
les puissances européennes seraient tentées de s'immiscer. Quel
que puisse être le nouveau souverain, quelque respectueux de
la Constitution, Réchad lui-même, il n'aurait peut-être pas la
docilité de celui-ci. Or, son honnêteté, sa respectabilité pour-
raient conférer à ses résistances une autorité morale dont
Abdul Hamid est à jamais dépouillé, de par son passé, de par
ses crimes. Sa déconsidération sert nos plans, et l'assujettit
étroitement à notre influence. Il acceptera tout ce que nous
jugerons nécessaire de lui imposer.
JEUNE TURQUIE 6l5
— Mais cette dégradation politique du souverain est-elle
bien conforme à l'esprit et à la lettre de votre Constitution?
— Nous n'avons, à vrai dire, qu'un embryon de Constitution,
qu'il faut développer et amener à son dernier terme ? — Enten-
dez-vous donc établir, en Turquie non seulement le système
représentatif, mais le parlementarisme. — Sans doute, nous
voulons que le Président du Conseil, désigné par la majorité
de la Chambre, gouverne sous son contrôle et soit investi de
toute l'autorité comme de toute la responsabilité. Nous y
voyons la garantie indispensable contre tout retour offensif
de l'autocratie. Je pressens votre objection : vous ne trouvez
pas bien sage de faire une constitution en considération d'un
homme déjà sur son déclin, et dont les successeurs, mieux
avertis, seraient, sans doute, peu enclins à imiter l'exemple
et à reprendre la politique. — Je l'avoue, et ce qui me parait
une redoutable expérience, c'est de faire passer brusquement
un peuple, qui y est habitué depuis cinq siècles, du despotisme
le plus absolu à la formule ultime du gouvernement libéral, à
l'omnipotence du Parlement, sans aucune transition. Voyez
avec quelles difficultés le parlementarisme s'est acclimaté en
France, en Italie; l'éducation civique y était pourtant plus
avancée que chez le peuple turc : celui-ci a fait éclater jus-
qu'ici les vertus des races militaires et conquérantes plutôt
que les aptitudes politiques des citoyens libres : l'énergie som-
maire qui caractérise vos premières élections en est la preuve.
— Vous ne connaissez de notre peuple que la bravoure et la
discipline militaires ; il vous étonnera par sa santé morale et sa
pondération politique, lorsque dans quelques années l'instruc-
tion généralisée l'aura préparé à la vie civique. Alors il se
dressera à la hauteur des plus grands devoirs nationaux et
internationaux; on recherchera son amitié et son alliance, et
aucune puissance n'osera, comme aujourd'hui l'Autriche, le
provoquer impunément.
» Quant au futur Parlement, n'en augurez pas trop mal : il
ne comptera pas d'hommes extraordinaires, mais il écoutera
la voix et les conseils de ses membres les plus honnêtes et
les plus éclairés : ce ne sera pas une Assemblée de bavards,
mais de travailleurs. Instruit par l'exemple de la Douma russe,
il n'en répétera pas les débats confus, ni les discours stériles.
6l6 LA REVUE DE PARIS
» Le Comité central d'ailleurs ne renoncera pas à toute activité
et s'efforcera de guider les premiers pas de la Représentation
nationale. Ne nous attachons pas trop aux petites querelles du
jour; on en a grossi la portée. Les Grecs nous accusent d'ini-
quités électorales scandaleuses à Kirklissé, à Smyrne, et en maint
endroit. . . 11 faudrait être sur place pour vérifier la valeur de
ces griefs. Je ne nie pas que des abus aient été commis de
notre côté; mais je sais, qu'à Magnésie, après une entente
électorale solennellement conclue, les Grecs ont exclusivement
voté pour leur congénères ; transgressant leurs engagements
alors que les Jeunes Turcs restaient fidèles aux leurs.
A Smyrne des milliers de Grecs ont revendiqué le droit de
vote, qui s'affirmaient Ottomans devant l'urne après s'être dits
sujets Hellènes devant le fisc. Que penser enfin du trafic de ces
actes de naissance qui servaient, jusqu'à cinq et six reprises,
à des électeurs différents. Nous avons dû faire annuler ces
scrutins frauduleux. Mais le pis, c'est le refus presque
constant des Grecs, malgré nos prières et nos offres, de s'en-
tendre avec nos Comités pour dresser des listes communes,
avant d'avoir consulté les consuls de Grèce. Peut-on tolérer
cette ingérence étrangère avérée, avouée et parfois déplo-
rée par les Grecs clairvoyants, qui n'osaient pourtant s'y sous-
traire. Libérés par nous de la tyrannie hamidienne, quand les
Grecs se délivreront-ils de l'intrigue et de la pression d'Athènes?
Nous avons proclamé la liberté et l'égalité pour tous les
Ottomans, à la condition qu'ils soient de loyaux Ottomans;
nous avons fait d'eux nos compatriotes , nos frères ; qu'ils
n'agissent pas en concitoyens des Hellènes du Royaume!
Bien qu'assez forts pour marcher seuls et faire vivre sans
aucun aide notre Constitution, nous souhaitons de les voir
collaborer avec nous ; s'ils refusent, libre à eux...
25 octobre. — En quittant la Turquie, je m'efforce de
résumer la situation, et de prévoir l'issue de la crise.
Alors que par ses qualités le peuple turc inspire autant
d'admiration que de sympathie, ses lacunes jettent le trouble
et le doute au cœur de ses amis les plus sincères. Généreux et
exclusif, tolérant et sujet à des retours de fanatisme, qu'il
croit seulement défensifs, plein de bravoure et d'apathie, de
ressort et d'insouciance, le Turc est un rare assemblage de
r
JEUNE TURQUIE 617
vertus et de défauts contradictoires. Sa Révolution est une
étonnante synthèse de toutes ces antinomies. Elle a été un
magnifique effort de régénération, un exemple admirable de
magnanimité, auquel succédait le lendemain un manque
absolu de méthode et d'organisation politique, un désintéres-
sement confinant à la duperie, sauf à en corriger les consé-
quences par des mesures injustifiables, contraires aux principes
libéraux dont les Jeunes Turcs s'étaient réclamés.
Aurons-nous seulement assisté à une tentative intéressante,
à un spectacle esthétique sans lendemain, ou bien l'œuvre
s'achèvera-t-elle, féconde en résultats?
De nombreux périls menacent le berceau de la liberté ; par
contre il a peu d'amis pour le protéger. Au dedans, les survi-
vants de l'ancien régime sont prêts à exploiter tous les moyens
et toutes les diversions ; les intérêts des financiers de Galata
dont le contrôle parlementaire gênera les opérations louches
et restreindra les profits scandaleux * ; les appétits interna-
tionaux, l'esprit routinier d'une masse ignorante et d'autant
plus fanatique, enfin les malentendus et les haines de races.
Pour y parer, de quelles ressources dispose la Turquie?
Une armée vaillante et dévouée à ses chefs; des officiers,
l'élite morale de la nation, unie à l'élite civile, c'est-à-dire à
tous les représentants des professions libérales. Cette élite
civile et militaire depuis plusieurs années, a compris, — et
l'exemple du Japon l'a confirmé dans cette conviction, — que
l'adoption de la civilisation non seulement matérielle, mais
aussi politique de l'Occident était nécessaire au salut de la
Turquie ; courageusement elle s'est mise à l'œuvre pour opérer
cette transformation fondamentale. Elle a compris que les
peuples incapables de détruire la tyrannie intérieure étaient
impuissants à défendre leur indépendance et leur intégrité
nationales et que, s'ils acceptent le joug au dedans, ils sont
mûrs pour la conquête étrangère. Cette élite a compris autre
chose encore : c'est que jusqu'ici l'empire turc, fondé par la
force et la victoire, avait seulement assemblé des provinces et
1. Il est douteux notamment que la future Chambre ratifie l'emprunt de
cent six millions que le gouvernement veut conclure avec la Banque otto-
mane, au taux d'émission de 83 francs, c'est-à-dire en assurante cet établis-
sement une commission de 18 millions.
6x8
LA REVUE DE PARIS
juxtaposé des races, sans les assimiler, et que cet État, fait de
Conquérants et de Raias, ne constituait pas une Nation. Sur
les uns pèse, depuis quatre siècles, la défaite encore inexpiée;
sur les autres, pèse non moins lourdement leur victoire, qui
les empêche tous de devenir des citoyens, et ne laisse place
que pour des maîtres et des esclaves. Les esclaves sont devenus
des ennemis dangereux, incapables d'attachement à un régime
oppresseur, toujours prêts à la révolte et au séparatisme; les
maîtres sont devenus des ignorants, inaptes au gouvernement,
a la justice et au progrès.
Telle est la vérité que le grand réformateur Midhat procla-
mait déjà il y a trente-cinq ans, qu'il ne suffit plus de com-
prendre de façon théorique. Tout en nous gardant du pessi-
misme, nous croyons voir quelque hésitation se glisser dans
certains esprits, au sein même de la Jeune Turquie, pour
V interprétation de la Constitution; quelques-uns d'entre eux,
satisfaits de s'être délivrés de l'arbitraire qui pesait sur tous,
seraient enclins à borner là leur Idéal. L'égalité, c'est-à-dire la
libre concurrence avec ses « aléas », leur paraît dangereuse, et
ils souhaiteraient que l'autorité du Souverain, assez limitée
pour n'être plus oppressive, restât encore assez forte pour
assurer en faveur de l'élément turc et musulman la répartition
des fonctions et des places de l'Etat. C'est l'interprétation en
quelque sorte islamique ou plutôt « vieil islam » de la Consti-
tution. Si cette tendance prévalait chez les libéraux d'hier, s'ils
étaient infidèles à leur doctrine, ce serait fait de leur œuvre.
Devant la persistance des musulmans à leur disputer l'exercice
de leurs droits, les chrétiens se réserveront, se grouperont, se
« tiendront » comme ont coutume de le faire les minorités sus-
pectes et maltraitées. Des deux côtés, se prolongeront les
survivances regrettables, notamment l'habitude ou l'instinct de
préférer le groupe ethnique à tout, à la supériorité du mérite,
à I intérêt public.
Si de part et d'autre l'élite n'arrivait pas à dépouiller « le
vieil homme », c'est-à-dire ses hérédités, son inconscient, que
feront donc les masses impulsives et ignorantes? Ce sera
l'inexpiable guerre de races à laquelle une jeune Constitution
encore mal affermie ne saurait résister.
Une double obligation s'impose aux hommes de la Révolu-
JEUNE TURQUIE 619
tion : tout d'abord ils doivent élever la loi au-dessus des pas-
sions ethniques et confessionnelles et veiller à la rigoureuse
observance des principes affirmés par la Constitution. C'est la
stricte et invariable application des lois, au civil comme au
criminel1, qui convaincra peu à peu les anciens privilégiés
que leur privilège est chose morte et que l'égalité est une réa-
lité vivante. Progressivement la loi finit par modifier les idées
et les mœurs.
Un autre devoir impérieux leur incombe : c'est de pour-
suivre, le rapprochement des races, en se rapprochant eux-
mêmes de l'élite chrétienne, en collaborant sur tous les ter-
rains 2 au bien général, en prêchant d'exemple autant que par
le verbe, le respect mutuel, l'esprit de concorde et de transac-
tion. L'ancien régime pratiquait froidement la règle Divide ut
imperes. Le nouveau qui poursuit des fins opposées doit s'ins-
pirer d'un principe contraire, s'il veut éviter l'échec et la catas-
trophe. Négligeables sont les illusions ou le « bluff» des natio-
nalistes turcs. Pas plus que les Grecs ne peuvent vivre et se
développer sans le bon vouloir et l'appui des Turcs, la Jeune
Turquie ne peut se priver du concours de 4 millions d'Hel-
lènes, de millions de Slaves et d'Arméniens; elle ne saurait
surtout se priver de l'appui diplomatique de l'Europe libérale,
que lui aliénerait une politique d'intolérance.
Au contraire, une fois la marche harmonieuse de la Consti-
tution assurée par la volonté nationale et par l'union de ses
mandataires, la Turquie n'aurait plus à surpayer les concours
réticents, conditionnels, précaires, que lui marchandent ses
amis les meilleurs, les moins âpres et les plus désintéressés.
i. La Cour Criminelle de Constantinople a condamné à mort (?5 octobre)
deux meneurs qui ont excité la foule de Béchik-Tach au meurtre de la
Musulmane et du Jeune Grec capables d'avoir voulu s'épouser et de s'être
enfuis ensemble. Mais le Comité Union et Progrès n'insisterait pas, dit-on,
pour l'exécution de la sentence.
2. Sur le terrain électoral, cet esprit transactionnel s'impose. Si l'on veut
éviter le retour des scandales que nous avons signalés, on devra s'entendre
entre Musulmans et Chrétiens, et pratiquer d'un commun accord le système
de la Représentation proportionnelle, non pas après mais avant le scrutin,
pour la formation d'une liste commune de candidats, composée au prorata
de l'importance numérique de chaque nationalité. La chose est proposée à
Constantinople sur la base des chiffres suivants : 4 Musulmans, 3 Grecs,
2 Arméniens, i Israélite. Il faut souhaiter le succès de ces combinaisons en
dehors desquelles, on ne peut attendre que discorde et impuissance.
)20
LA REVUE DE PARIS
Elle pointait défier, forte de ses intentions et de son armée
reconstituée, ses voisins rapaces et leurs convoitises territo-
riales, évincer et mettre en concurrence les étrangers avides
de monopoles et leur main-mise commerciale et financière,
déjouer enfin les diplomaties hostiles ou insidieuses dont l'al-
liance n'est pas moins onéreuse que l'inimitié, et qui, selon
r heure, poursuivent le démembrement de l'Empire par des
traités de San Stefano, ou sa mise en tutelle par des conven-
tions de Ijnkiar Skelessi !
C'est bien ce que prévoient les puissances de proie de l'Eu-
rope, et c'est la cause de leur antipathie foncière pour la tenta-
tive libérale : elles ne s'y associent qu'en apparence, par des
protestations verbales et sans sincérité. Cependant, tout en
souhaitant et en préparant sous main la rupture avec la Bul-
garie, elles n'ont pas osé la déchaîner ouvertement. Cette explo-
tion suivie d'un nouvel amoindrissement de la Turquie, c'était
plusieurs années de feu et de sang dans la péninsule Balka-
nique où aucune des nationalités chrétiennes n'accepterait
d'être absorbée ou subordonnée par l'autre. Au contraire, la
Turquie libre, prospère et puissante, c'est la pacification dans
les Balkans. Le Turc y remplira la mission qui lui est dévolue
à F intérieur de l'Empire, la même qu'au Saint-Sépulcre, celle
de bon gendarme, ou plutôt de juge de paix au Levant,
où, après avoir pendant si longtemps représenté la conquête,
il représentera la sécurité, la justice et la loi.
ALFRED BERL
r
NOTES SUR HÉBERT
Au salon des « Artistes français », en 1905, on vit une vraie
madone.
Se souvient-on aujourd'hui de ce que fut la madone pour
le sculpteur et le peintre, du xne au xvi° siècle? Evoquez la
pureté et la grâce des jeunes filles contemplées au printemps
du cœur, les rêves de bonheur formés avant que le feu de
la passion les enfièvre, les premiers émois du désir encore
ingénu et l'indicible floraison de tendresse qui pare l'âme, à
sa puberté. A cette gerbe de fleurs blanches et bleues, mêlez
les roses rouges et pourprées de la souffrance, tout ce qui
allégorise l'abnégation sans bornes, les angoisses renaissantes
de la maternité. Ainsi vous aurez la figure idéale pour mani-
fester le sentiment le plus noble. Ainsi l'artiste chrétien, en
combinant, sous les mêmes traits, la bachelettc de son premier
amour et le souvenir sacré de celle qui le porta dans ses flancs
et dans ses bras, sut créer cette forme incomparable : la Vierge-
Mère. L'histoire de l'art, comme l'évolution de la sensibilité,
s'écrirait magnifiquement par la suite des Maries. Le lecteur
sait bien ce qu'il faut entendre par « une vraie madone » et
il comprend pourquoi YAddolorata d'Hébert mérite un hom-
mage si profond. C'est peut-être la dernière, — le suprême
répons de ces litanies que les maîtres récitèrent, de tout leur
art, pendant quatre siècles.
Marie symbolise l'âme latine dans son essor mystique.
Esthétiquement) elle a été la figure de concours, le thème que
Caa
LA REVUE DE PARIS
chacun a repris et réalisé suivant son génie, depuis la Panagia
de Gimabue jusqu'à la Vierge à l'hostie d'Ingres.
UAddolorata réunit les deux caractères que j'ai énoncés.
C'est la Béatrice, la Laure, la Polia du Songe de Poliphile,
c'est-à-dire la pucelle aux traits de princesse et de muse, aux
mains parfaites, à la pudeur de nonne, qui laisse, en passant,
un reflet sur le plus haut esprit, la Dame des Néo-platoniciens.
(Test aussi, par une effroyable prescience, la mère avertie du
mystère de la Rédemption, c'est-à-dire du Calvaire où elle se
tiendra un jour, au pied de la croix, aussi crucifiée en son
cœur que son divin fils dans son corps !
Notre peintre n'a pas dit le rosaire ; il ignore les sermons de
saint Bernard, les Laudes d'Albert le Grand et le Miroir de
saint Bonaventure : il n'a pas fait œuvre de dévotion. 11 n'est
Dàs un mystique : en grand artiste, il communie avec l'âme
collective ; et, à l'illumination de sa seule sensibilité, il déchiffre
rhiérogramme divin et il l'écrit à nouveau : il crée une
forme.
L'expression de YAddolorata, qui serre l'enfant Jésus dans
ses bras, avec le désespoir d'être impuissante à le sauver de son
destin d'holocauste, ne mériterait pas l'admiration, si le senti-
ment pathétique ne se doublait d'invention plastique. L'artiste
est un novateur de formes, et non d'idées.
Botticelli nous a laissé sa version des sujets séculaires et
il obscures allégories; surtout il a donné de l'âme à un contour
de hanche, à une flexion de cou, et cela suffit pour que l'uni-
vers répète le mot de Léonard : « notre Botticelli ».
La madone d'Hébert est belle, idéalement, d'une beauté
ï|u'on n'avait pas vue jusqu'à lui, d'une beauté imprévue et
<jui ne rappelle aucun autre ouvrage.
L'écueil où l'élan d'originalité va se perdre d'ordinaire, la
bizarrerie, ici ne paraît pas. Cette madone est la sœur puînée
des vierges médiévales. Son type se filie harmonieusement à
ceux que lç suffrage général a consacrés, et cependant elle se
détache, personnelle et spéciale, parmi les images du souvenir.
Je ne crois pas qu'Hébert ait procédé philosophiquement.
I /artiste réalise, de façon divinatoire, ses conceptions ; il voit le
mystère comme nous voyons le phénomène, et il nous le fait
voir, opération quasi divine. « La dignité du miroir qui reflète le
NOTES SUR HUBERT 6â3
soleil semble infinie », dit Léonard. Certains hommes reflètent
l'au-delà, et le mettent pour ainsi dire à notre portée.
Hébert attribue à la Vierge les traits les plus choisis de la
race aryenne. Zurbaran, peu connu sous ce rapport, a peint la
sainte de haut parage, la grandessc de la virginité : il l'exprime
par des airs de tête et une allure de haute caste. La perfection
des formes, chez Hébert, n'emprunte rien au rang social, elle
sort d'une source plus profonde et plus pure : du génie de
l'espèce, et non pas de la prétention d'une race. Sa madone
appartient à la lignée des lis plutôt qu'à la descendance de
David. Ce n'est pas une princesse de légende, mais une
femme qui répond à ce signalement mystique qu'Orsel et
Périn ont dessiné aux chapelles de Notre-Dame-de-Lorette :
— vase spirituel, rose mystique, tour d'ivoire, porte du ciel,
étoile du matin!
Humainement, qu'est-ce donc qu'un « vase spirituel » et
une « tour d'ivoire » ? Gomment ces épithètes se matérialiseront-
elles, sinon par un aspect si pudique et si intémérable que la
contemplation tourne aussitôt à la vénération?
UAddolorata nous parait ornée d'une double auréole : reine
des vierges et « martyre des martyres », elle s'entoure de
deux dignités, l'une de vertu et l'autre de douleur, et la pres-
cience maternelle et le rayonnement virginal produisent une
intensité si subtile qu'elle échappe à l'œil hébété de ceux pour
qui la vie intérieure est abolie.
Rien de théâtral; une pénombre enveloppe Marie et son
geste ne diffère pas de celui d'une statue. Le Moyen âge
reconnaîtrait la parèdre divine; et nous y découvrons cette
réalisation matérielle, ce soin technique, ces qualités d'ouvrier,
sans lesquels l'œuvre d'art n'existe pas.
Le grand public connaît mal Hébert, qui a vécu, jusqu'à
son dernier jour, loin des coteries, indifférent aux théories, en
face de son chevalet, et qui n'a sacrifié, à rien ni à personne,
sa radieuse vision. Beaucoup de gens hier, en apprenant sa
mort, apprenaient aussi qu'il fut grand'eroix de la Légion
d'honneur, membre de l'Institut, qu'il obtint le grand prix
de l'Exposition, la médaille d'honneur, qu'il fut deux fois
directeur de l'Ecole de Rome; et je les étonnerai peut-être en
affirmant que, techniquement, il fut le meilleur peintre de son
6a4
LA REVUE DE PARIS
temps, c'est-à-dire l'homme sachant le mieux ce métier qui
consiste à représenter les objets en relief sur une surface plane
avec leurs colorations propres. Je salue en lui le dernier des
traditionalistes, de ceux qui ne croient pas au salut en dehors
des maîtres, ni aux maîtres en dehors de l'Italie.
Ce classique de l'exécution obéit toujours à la sensibilité
la plus romantique; ce manieur de pinceau fut surtout un
poète, très tendre. En suivant ses efforts, on trouvera un
exemple et aussi beaucoup d'enseignements profitables aux
jeunes artistes.
* *
Comme Léonard de Vinci, Ernest Hébert est fds d'un notaire :
il était destiné à n'offrir aux rayons du soleil que des panon-
ceaux, dans la bonne ville de Grenoble. Mais, cousin de Sten-
dhal, comme lui, il devait se racheter du commun service
social pour suivre une carrière plus rare.
A onze ans, il peignait déjà des tableautins et recevait à
Grenoble les premières leçons d'un certain Rolland, élève de
David. A seize ans, en i835, il vint à Paris pour suivre les
cours de droit, et il entra à l'atelier de David d'Angers1.
Alors la vocation posa son redoutable dilemme. A la
volonté paternelle le jeune homme ne pouvait opposer qu'un
argument qui ne fût pas une désobéissance : le prix de Home.
Si cet excellent peintre subit aujourd'hui auprès de quelques-
uns l'espèce de dépréciation attachée aux honneurs officiels,
que ceux-là sachent bien qu'au début il fut contraint et forcé
de les obtenir. Prix de Rome ou notaire à Grenoble, qui hési-
terait, même parmi les plus intransigeants ?
Comme le sculpteur du Philopœmen ne jouissait pas de la
tendresse gouvernementale, Hébert, sur son conseil, passa un
mois auprès de Paul Delaroche, afin de se mettre mieux en
cour. On voit, à l'Ecole des Beaux-Arts, son ouvrage couronné :
La coupe de Joseph retrouvée dans le sac de Benjamin, noble
composition qui annonce un styliste.
i. David d'Angers, qui fut toujours d'une conduite un peu apostolique,
donnait gratuitement des leçons de dessin : les élèves ne payaient que le
local etjle modèle.
i
■*
NOTES SUR HÉBERT Ô25
Une lettre de Stendhal, de janvier i84o, à Don Filippo
Caetani, statuaire, mérite d'être transcrite comme le premier
document de cette vie sans autre événement que des œuvres :
Permettez, mon cher ami, que je vous présente J/. Ernest
Hébert, qui vient <V obtenir le grand prix, à Paris, à Vâge de dix-
sept ans.
Ce jeune homme est compatriote de Barnabe et a peut-être une
âme.
Si cous en avez le temps, sortez avec lui et menez-le chez Tene-
rani... Nous avons de terribles sculpteurs à Paris et je voudrais
que M. Hébert vit quon fait autrement ailleurs et que Paris ri! a
pour lui que C esprit du Charivari et l'art d'intriguer.
Mille amitiés,
H. BEYLE
Le lauréat « avait une âme ». 11 a raconté lui-même dans
la Gazette des Beaux- Arts sa première année de la villa v|
Médicis : .|
J'arrivai en janvier i84o à Rome, où mes camarades de promo- |
tion m'avaient précédé : Gruyère, sculpteur; Vauthier, graveur en
médailles; Gounod et Lefuel. Je fus tout de suite présenté à ^
M. Ingres, qui me reçut avec sa bonté cordiale et me lit installer - 3
dans une chambre au haut d'un des campaniles, d'où Ton avait r:.&
une vue magnifique; mais ce panorama grandiose ne nie produisit ^
alors aucun effet; je regardais sans voir. Ce ne lut que plus tard A
que les voiles tombèrent et que je sentis la beauté de ce que j'avais J ^
devant les yeux1. ' |
Cet aveu contient un enseignement. Il faut une initiation . JJ
pour comprendre Rome et tous les lieux où le génie humain ' '•?
s'est plu à renouveler son nid, d'époque en époque. La Rome -j
impériale du Colisée et la Rome catholique de Saint-Pierre se '.;*
pénètrent si profondément dans la doctrine de la Renaissance .'Il
qu'on ne peut les concevoir que sous la forme synthétique de a
l'humanisme, — et Dieu sait qu'œuvres et hommes de cette -<
admirable doctrine sont encore inconnus ou méconnus ! V
Ingres était impopulaire : on lui reprochait de ne pas signaler ^
Michel- Ange à ses élèves. Hébert ira de lui-même à la Sixtine -^
et son admiration est restée telle qu'on serait gêné d'en répéter ^
i
i» La Villa Médicis en /840, souvenirs ds un pensionnaire, par Ernest
Hébert (Gazette de Beaux-Arts, 1901);
i»r Décembre 1908. 12
P^;J;
*
626
LA REVUE DE PARIS
les termes, d'un exclusivisme incroyable, jusqu'en sa matu-
rité, jusqu'en sa vieillesse.
Certes l'homme des pendentifs est un des demi-dieux de
l'esthétique; mais pour imaginer l'impression du jeune
artiste il convient de remarquer qu'en i84o il n'y avait aucun
Braun : on ne connaissait ces chefs-d'œuvre que d'après
l'estampe. Or la gravure est un art particulier qui traduit,
c'est-à-dire qui trahit toujours. L'eau-forte ne convient qu'aux
ouvrages des coloristes, voire des « clairobscuristes » ; et le
burin, avec ses tailles d'un rythme calligraphique, voile de
grilles conventionnelles la force comme la finesse de la touche.
On voit au musée de Grenoble une copie de ÏEzéchiel qui
fut le travail de deux étés.
Quoique Hébert dût prouver bientôt qu'il pouvait rendre
le drame dans son Baiser de Judas, quoique, plus tard, à la
coupole du Panthéon, il dût se montrer décorateur, la majeure
partie de son œuvre se dédie à un idéal de grâce tendre et
d'expression romanesque. Moralement, c'est un élégiaque d'une
profondeur émouvante, — un génie féminin, malgré la maî-
trise d'exécution, — et, s'il fut attiré par le Titan, cela vérifie
la loi de l'analogie des contraires. L'amc rêveuse, infiniment
délicate, du futur peintre de Itosa Xera devait chercher son
complément chez cet Àlighieri du dessin qui domine la Renais-
sance comme le Buonarotti de la Divine Comédie domine le
Moyen âge.
Hébert resta à Rome de vingt-deux ans à vingt-huit : il
obtint de M. Schnetz — et cette bienveillance conservera le
nom du successeur d'Ingres mieux que son œuvre — de pro-
longer son séjour à la villa Médicis deux années de plus qu'il
n'était de règle.
11 n'avait passé qu'une année sous la direction d'Ingres, —
et ici je le laisse parler :
Moi aussi, malgré les railleries du public éclairé de ce temps-là,
malgré les post-scriptum de mon cousin Bcyle (Stendhal) qui ne
m'écrivait jamais sans ajouter : « Prenez garde à la couleur cho-
colat », moi aussi, je me sentis peu à peu enveloppé, conquis parle
charme austère de cet homme si grand par le talent, si simple dans
sa vie privée, qui ne lisait qu'Homère et n'aimait que les Grecs et
Raphaël, dont il savait parler en homme de leur race.
r
Le moment vint du premier envoi :
Je pris pour modèle un débardeur du Tibre qui avait posé pour
M. Ingres: il se nommait Mastrillo et ressemblait plus a un gorille
qu'à un homme. J'en fis quelques croquis, dans l'esprit de ce qui se
faisait autour de moi; et enfin je traçai sur le mur de mon atelier,
d'après ces dessins, une figure grande comme nature, représentant
un berger antique, avec une peau de bète sur les épaules, et l'air
farouche à la mode.
Ce projet, exécuté au fusain, rehaussé de quelques touches de
crayon blanc, avec ses bonnes ombres lourdes et ses contours angu-
leux, sembla plaire aux camarades, comme une profession de foi des
plus significatives. Je fus donc encouragé à la montrer à M. le
Directeur, dont je devais avoir, selon le règlement, l'approbation
avant de l'exécuter sur la toile. Seulement, on me recommanda de
ne pas montrer à M. Ingres quelques études d'après les paysans
de la Campagne de Rome, que j'avais vus dans leurs accoutrements
pittoresques sur l'escalier de la Trinité des Monts... A l'heure indi-
quée, M. Ingres parut à ma porte en tenue de visite officielle :
redingote noire» pantalon gris, souliers vernis, chapeau haut de
forme, canne à pomme d'or. Je le conduisis à mon unique fauteuil,
en face du dessin sur le mur, et je restai debout, le cœur serré, atten-
dant son arrêt devant la première œuvre qu'il voyait de moi. Après
quelques minutes de sérieuse attention, il me regarda avec bienveil-
lance, me fit quelques observations sur des contours anguleux et
trop secs, m'encouragea à exécuter mon projet et me souhaita une
belle réussite.
J'étais au comble du bonheur en le reconduisant à ma porte,
quand, au lieu de sortir par où il était entré, il prit la porte de ma
chambre, et, en l'ouvrant, il trouva, accrochée derrière, une étude
d'un petit pifferaro, en chapeau pointu portant ombre sur ses yeux
noirs, la bouche rouge, les joues pâles, et grelottant de fièvre dans
son manteau couleur d'amadou.
Ce moment fut tragique : M. Ingres regardait sans rien dire, les
sourcils froncés. Tout d'un coup, il se retourna :
— Qui a fait ça?
— C'est moi, monsieur le Directeur.
— Eh bien, ça, c'est très bien, — dit-il d'une voix forte; et, se
retournant vers le dessin sur le mur : — Et ça, c'est mauvais.
Là-dessus, il partit en me serrant la main avec des yeux étince-
lants et scandant de sa canne chacun de ses pas sur le plancher
sonore de la loggia.
Cette scène présente sous un jour singulièrement libéral
l'artiste qui donnait à ce moment les derniers coups de
628 LA REVUE DE PARIS
pinceau à la Stratonice. Comment ne laissa-t-on pas Ingres
à Rome, comment lui donna-t-on pour successeur M. Schnetz,
que Théophile Gautier appelle bénignemerit « un Léopold
Robert historique »? Le jeu des intrigues en décida.
Je citerai encore quelques lignes d'Hébert, sur le départ de
M. Ingres :
Nous le reconduisîmes jusqu'à Ponte-Molle. Le pauvre grand
homme pleurait en nous disant adieu : il jeta les yeux, une dernière
fois, vers le dôme de Saint-Pierre, et remonta dans son velturino.
Nous autres, nous reprîmes en silence le chemin de l' Académie.
En rentrant, après une heure de marche, dans notre villa Médicis,
admirable ce soir-là, un sentiment bizarre s'était emparé de nous :
nous respirions plus à Taise, nous sentions un air de liberté flotter
autour de nous; il nous semblait qu'un fardeau invisible ne pesait
plus sur nos pensées ni sur nos actes. Nous pouvions nous jeter
dans l'infini de l'avenir, à la poursuite de mirages étincelants de
fraîcheur et de beauté; nous étions libres! affranchis de toute auto-
rité !... Nous avions perdu notre guide.
* #
Voici le portrait du jeune peintre tracé en quelques lignes
par l'auteur de Mademoiselle de Maupin, en 1849 :
Hébert, avec son teint olivâtre, ses grands yeux nostalgiques, ses
longs cheveux noirs, sa barbe épaisse et brune, son air profondé-
ment italien, semble l'idéal et le modèle de ses propres tableaux.
L'artiste fait, comme Dieu, toute chose à son image. Le
petit pifferaro loué par Ingres fut l'émissaire de la race ita-
lienne appelant un homme digne de la peindre, avant sa dis-
parition dans la banale unité et les modernisations fatales.
J'expliquerai plus loin ce qu'Hébert cherchait et ce qu'il a
trouvé en suivant le petit pifferaro.
On pourrait découvrir dans les feuilletons de la Presse,
sous la signature de. Théophile Gautier, la description de tout
ce qu'Hébert envoya de Rome. Pour sa troisième année (i843),
ce fut les Odalisques sur la terrasse :
L'accord de la mer bleue, de la terrasse blanche et de la chair
rose de ces beaux corps nonchalamment étendus nous fit pressentir
NOTES SUR HÉBKHT 629
dans le jeune peintre le coloriste délicat qu'il s'est montré depuis.
Cette peinture s'écartait déjà du poncif académique et indiquait une
originalité ne demandant pour s'aftirmer que la liberté de l'étude et
du sujet1.
Un échange de lettres entre David d'Angers et Hébert carac-
térise non seulement la noblesse d'âme de ces deux maîtres
mais encore la dignité des mœurs artistiques à 'cette époque2.
Mon cher Hébert,
Votre bon père m'a fait lire plusieurs articles des journaux de
Paris qu'il doit vous envoyer; ils sembleraient vous encourager
dans la nouvelle voie que vous semblez adopter, et c'est cette ten-
dance qui, en m' affligeant , m'a fait exprimer mes inquiétudes à
votre père qui m'a engagé à vous écrire à cet égard : je le fais
avec d'autant plus d'empressement que l'amitié que je vous porte
et les hautes espérances que j'ai toujours conçues sur la noblesse
de votre caractère m'imposent le devoir de vous faire part de
quelques-unes de mes idées en ce qui vous concerne.
Il me semble qu'il y a en vous un trop bel avenir pour suivre
le torrent des exploiteurs qui tAtent le pouls à leur époque pour
flatter ses goûts dépravés; la tendance de votre génie, si je ne me
trompe, est portée vers l'art sérieux et non vers celui qui n'est
fait que pour le sérail; vous n'êtes pas né pour continuer les licen-
cieuses productions des Boucher, dignes peintres de l'époque la
plus honteuse de notre chère Patrie : ne pensez-vous pas, au con-
traire, que l'art doit être chaste, comme une jeune fille qui en
s' unissant à la vertu donne à la Patrie des êtres qui la défendent
et l'illustrent, tandis que, se laissant séduire par de sensuels cor-
rupteurs, elle doit terminer son triste passage sur cette terre dans
{obscurité des lieux de débauches, et ensuite sur la table de V am-
phithéâtre d'un hôpital?
Vous avez essayé des sujets patriotiques, c'était effectivement
une rude tâche à accomplir ; il est difficile d'exprimer des pensées
humanitaires à un peuple hébété pari' égoïsme; mais, mon ami, le
domaine de l'art est immense, la philosophie et les drames du
cœur humain vous fourniraient encore des pages qui, en ne tou-
chant pas à la politique, pourraient être utiles en léguant à l'avenir
de grandes leçons.
Et, croyez-le bien aussi, il vaut mieux avoir V assentiment de
quelques hommes honorables que les louanges d'une nation cor-
rompue.
1. Salon de 1843.
2. Ces deux lettres sont inédites.
63o LA REVUE DE PARIS
Je ne puis comprendre Vàrt pour Vart : selon moi, il devrait
être un moyen puissant pour moraliser les masses; dans ce sens
seulement, il est vénérable; dans le cas contraire, il mérite la malé-
diction, car il devient renégat à sa divine mission.
Ces lignes sont un acquit de conscience que je devais à mon
amitié pour vous; si vous trouvez que mes idées sont justes, je m'en
réjouirai, car elles feront une impression favorable, et les conseils
du Républicain serviront à celui pour lequel il a toujours eu une
vive affection et pour lequel aussi il avait rêvé un noble avenir.
Votre bien dévoué,
DA VID D'ANGERS
Paris, 10 octobre i843.
Voici la réponse :
Mon cher et honoré maître,
Je réponds, de suite, pendant que je suis encore sous la profonde
impression qu'ont produite en moi ces lignes noblement et large-
ment tracées par l'homme qui a toujours joint la vérité dans
les actes à celle de la parole.
Je me hâte de vous répondre, mon cher maître, parce que je
voudrais vous dire combien les éloges ou le blâme des journaux
me sont indifférents, et combien / ai peu pensé au public quand j'ai
composé et peint ce tableau que vous regardez comme mon pre-
mier pas dans une ornière que vous craignez de me voir suivre.
Je voudrais vous persuader, mon noble maître, que je n'ai jamais
perdu de vue la sainte cause de la liberté qui seule saura faire
frémir ma pensée.
J'avais entrepris de traiter quelque idée patriotique, j'ai vu que
je n'étais pas encore de force à remuer dignement ces grandes
pensées et que j'en effeuillais les fleurs par mon inhabilité.
Je me suis retiré pour un temps de ce terrain, mais en me pro~
mettant di y remonter quand je m'en croirais digne.
J'ai passé cet été à étudier le vieux Michel- Ange, dans cette seule
pensée de me donner la force et la noblesse sans lesquelles on ne
doit pas s'adresser aux hommes.
Mon tableau des Rêveries est un élan de jeunesse vers un bonheur
immatériel et fugitif qu'on ne rêve qu'à vingt ans. Tai cherché à
rendre quelque chose que j'ai senti en moi sans aucune préoccu-
pation de succès, et l'effet que j'ai cherché en serait presque la
preuve. J'ai eu tort de chercher à rendre une disposition d'esprit
que j'aurais du chasser au lieu de m'y abandonner et de la caresser.
Que voulez-vous, mon cher maître! fai le malheur d'aimer les
NOTES. SUtt HÉBERT 63l
femmes, et l'Italie et ses solitudes rajeunissent le cœur et lui ren-
dent la fraîcheur de ses premières impressions.
Voilà mon tableau !.
Aujourd'hui je ne puis cous donner des preuves de ce que je
viens de vous dire, mon cher maître; cependant je pourrais vous
citer une lettre que j'ai écrite à mon père, après mon envoi de
ly année dernière, dans laquelle je lui disais que je quittais la lutte
pour un instant puisque je ne pouvais m'y soutenir, mais que fy
rentrerais bientôt avec de nouvelles forces.
Mon dernier envoi sera la meilleure justification que je pourrai
vous donner, mon cher maître. Je vais y travailler avec courage
et conviction. Si j'arrive au but, je serai largement récompensé de
mes peines; si je succombe, tant mieux encore : ce sera toujours
un effort pour une noble cause,
E. HÉBERT
Rome, 18 octobre i84«3.
Ce n'est pas vainement qu'on rencontre un M. Ingres, et le
copiste de YEzéchiel consacra quatre mois à préparer un envoi
qui le classât du coup parmi les stylistes. Le sujet, inspiré du
refrain de Bérapger :
Peuples, formons une sainte alliance,
Et donnez-vous la main!
s'intitulait : le Christ pacifiant le monde. C'était la « justifica-
tion » annoncée par Hébert à David d'Angers.
Dans cette vaste allégorie, la France soutenait l'Italie, cou-
ronnée de ses lauriers immortels, et accueillait l'infortunée
Pologne. Sur le drapeau tricolore, l'Allemagne et la Russie
juraient la paix; la Grèce, la Turquie et l'Equateur saluaient
ce drapeau devenu le symbole de la fraternité universelle. Au-
dessus de cette scène grandiose, une nuée portait le corps
sacré de Celui qui s'offrit en holocauste pour le salut de
l'humanité et qui mourut si douloureusement afin de féconder
par son exemple le germe de la charité au cœur de l'homme.
Au sommet, la croixse détachait au milieu de l'arc-en-ciel,
enfin victorieuse de la guerre et du mal.
La noble poésie de cette conception, son caractère patriotique,
puisqu'on y trouvait représentés les gesta Dei per Francos,
i. On ne sait ce qu'esl devenu cet ouvrage, — qu'il ne faut pas confondre
avec les Odalisques, ni avec une Rêverie orientale exposée au Salon de
1847, dernier tableau exécuté en Italie avant le retour d'Hébert en France.
63a
LA REVUE DE PARIS
F-i-v
£••
ne faisaient point tort aux éléments purement picturaux. Les
figures des divers peuples fournissaient de précieux prétextes
à la variété des types et des costumes.
Hébert pensait se classer d'un coup par un dernier envoi de
cette importance ; mais un déplorable accident, survenu à Flo-
rence, en i844» l'empêcha de l'exécuter : il se cassa la jambe.
Le tableau qui fit sa réputation et qui restera comme l'al-
légorie de son œuvre est cette fameuse Malaria exposée au
Salon de i85o et qu'il avait terminée à Paris.
Personne n'a su copier les tableaux avec des mots comme
Théophile Gautier. 11 serait outrecuidant de décrire après lui :
je lui emprunterai donc ses copies, véritables images où le lit-
térateur vaut un illustrateur.
Une barque glissant sur les eaux dormantes des marais Pontins,
entre des rives plates, sous un ciel embrume de vapeurs pestilen-
tielles, et portant une pauvre famille plus ou moins atteinte par
l'influence délétère, — les roseaux ploient au passage de la nacelle,
et les feuilles visqueuses des nénufars se déplacent sous l'eau brune
saturée de détritus végétaux ; la mat aria a mis son auréole bleuâtre
autour des grands yeux fixes de la jeune femme serrant contre son
cœur un enfant chétif, comme une madone de la fièvre, et des teintes
livides plombent la figure des deux autres personnages : une jeune
fille à torsades de cheveux blonds, appuyée au plat-bord de la
barque, un garçon debout et manœuvrant le croc, ont seuls quelque
apparence de santé, et leur teint moins hâve garde la coloration de
la vie. Ce tableau eut un grand succès. Après Schnetz, après Léopold
Robert, il présentait l'Italien sous un aspect original et vrai; au
pittoresque se joignait le sentiment. Ce n'étaient plus ces types
bronzés, découpés nettement dans une lumière crue, mais une grâce
malade, un charme languissant, une mélancolie énervée, une poésie
triste, qui nous va au cœur.
11 y a dans ce tableau bien autre chose, que Théophile Gau-
tier n'a pas vu : je vais tacher d'expliquer ce qu'Hébert avait
trouvé en prenant pour guide le petit pijferaro.
Le problème que tout artiste se pose, quand il a étudié la
Sixtine, est essentiellement plastique. Il n'existe qu'une forme,
l'humaine ; on est grand ou petit, immortel ou inexistant,
selon que Ton trouve ou non une version nouvelle du corps
humain. Ni l'originalité du sujet, ni la puissance pathétique,
ni même la perfection du métier ne suppléent à la vision per-
r
NOTES SUR HÉBERT 633
sonnelle des formes. Un artiste ne s'élève que si, comme
les Elohim de la Genèse ou le Prométhée des bas-reliefs, il
modèle une figure d'homme, il crée une forme. Voilà ce que
la chapelle Sixtine enseigne et Hébert l'entendit.
11 avait vu, sur les marches de la Trinité-des-Monts, la gue-
nille pittoresque des contadini, comme Schnetz, comme
Léopold Robert; mais l'un était peintre de genre et réaliste,
l'autre à moitié littérateur et d'un idéalisme faux de vignet-
tiste. Hébert, à travers le pittoresque, le misérable prétexte à
couleur, découvrit, du même coup, des corps et des âmes :
— des corps magnifiques, d'une beauté typique, et des âmes
désolées, sur lesquelles la misère jetait une ombre aussi noire
que celle projetée par l'antique Anankê sur l'âme des héros. —
Seulement, il subit le mécompte qui menace les artistes dont
l'œuvre est complexe : il témoignait trop d'émotion pour qu'on
perçût la valeur esthétique des lignes, et le dessinateur fut
oublié, noyé dans le succès sentimental. Or, ce qu'il y a de génial
chez lui apparaît surtout dans la combinaison de la recherche
typique et du caractère individuel. Ses femmes appartiennent
aux beaux spécimens de l'espèce ; leurs formes sont celles de
la sélection pure, tandis que le caractère des visages atteint à
une telle personnalité qu'on voudrait savoir leur histoire, — et
on leur en attribue quelqu'une, que l'on invente selon son goût
particulier. — Ce qui empêche d'admirer la transcendantale
signification des têtes dans cet art, c'est le costume, la loque
de couleur, la bigarrure. Si Hébert avait dévoilé ou drapé ses
Filles d'Alvito, il eût passé pour un styliste. Tout ce qui date,
tout ce qui localise, diminue la signification d'une figure.
Michel-Ange et Raphaël et Léonard l'ont bien prouvé : au
plafond de la Sixtine, dans Y École d'Athènes et à Sainte-Marie-
des-Graces. il n'y a pas trace du costume, du temps et du lieu;
cela est conçu et peint dans l'universel et dans le permanent.
Hébert, par un singulier effet de sincérité, a reproduit ce
qu'il avait observé, sans débarrasser ses figures de leur gue-
nille italienne, et les nigauds ont classé ce maître parmi les
notateurs du pittoresque.
Pour se rendre compte de mon observation, il faut voir les
études au crayon noir qui précédèrent la peinture : je n'hésite
pas à les préférer au panneau, si merveilleux soit-il. Ce sont
634
LA REVUE DE PARIS
d' inestimables papiers, où Ton retrouve l'influence de Michel-
Ange; chaque tête fait crier : « Antigone! Cl ytcmnestre !
Alceste! Eurydice! Pandore! Iphigénie! Andromaque!... »
car elles réalisent notre imagination des héroïnes du théâtre
grec. Le costume, l'action et le paysage les rabaissent au rang
de faneuses, de lavandières, de paysannes, pour celui qui ne
sait pas dégager de son ambiance la forme d'un personnage.
Quand j'avouais au maître mon étonnement qu'il n'eût
pas, avec de tels modèles, illustré la pensée d'Eschyle et de
Sophocle, et comme je montrais le peu qu'il lui restait à faire
pour s'élever du pittoresque dans la zone éthérée du Beau, il
me répondit :
— Je n'ai
ai pas ose
Ce simple mot, inspiré par une modestie qui se trompait,
suffirait à révéler une conscience rare ; il honore singulièrement
relui qui l'a prononcé. Quoi! lui, un senza errore, n'a pas osé
transposer la réalité! A ce scrupule magnifique, j'ai admiré
l'honnête homme de peintre si pieux envers son art, si dévot
aux chefs-d'œuvre, et je me suis enfin expliqué pourquoi il
n'avait été qu'imparfaitement compris. Où sont les réalistes
d'une pareille probité? Je la désapprouve, mais je la salue
comme un splendide exemple, à une époque où la témérité
se développe en raison même de l'ignorance. Un maître seul
peut dire : « Je n'ai pas osé ! » parce qu'il mesure exactement
la distance de la conception à l'accomplissement, parce qu'il
égrène attentivement le chapelet des difficultés.
* *
Revenons au mois d'octobre 18^7, où notre artiste quitta
Home. En arrivant à Marseille, même accident que naguère à
Florence : il glissa malencontreusement et se recassa la jambe.
11 ne connaissait dans cette ville que Maria Pucci, qui lui
amena le docteur Roberty. Il fit le portrait de l'une et de
l'autre pendant sa convalescence, — celui de Maria Pucci est
un chef-d'œuvre, — et, une fois guéri, reprit la route de Gre-
noble. Quelques mois plus tard, il revint à Paris, qui était en
pleine révolution, et se mit tranquillement à finir la Mat aria
et à esquisser le Baiser de Judas,
NOTES SUR HÉBERT 635
Après un séjour à Grenoble, où il fit son propre portrait
pour le laisser à sa mère, il retourna à Marseille. C'est là qu'il
apprit le succès de la Malaria, et d'une façon vraiment
curieuse.
Offenbach, dînant chez le docteur Roberty, traitait Hébert,
sans le connaître, comme un jeune peintre de peu d'impor-
tance. Le ton changea quand il sut que son voisin de table
était Fauteur de ce tableau déjà acclamé :
— Quoi! vous avez fait la Malaria, et vous vivez à Mar-
seille! — s'écria-t-il.
On ignore assez commuriément que cette toile, si intense de
réalité, fut achevée à Paris, rue de Navarin. Longtemps
manqua le jeune homme à la gaffe : — cette gaffe, on s'en
souvient, forme le mât du bateau et sa verticale équilibre une
composition qui, sans elle, serait trop horizontale. — Un jour,
des pijferari passèrent rue de Navarin et l'un d'eux posa cette
figure si heureuse d'attitude.
En môme temps, que la Malaria, Hébert avait envoyé au
Salon un autre chef-d'œuvre qui ne fut pas remarqué, le por-
trait de sa mère. Pour l'exécution, cette tête soutiendrait tous
les voisinages : il n'y a pas un portrait d'Ingres d'un dessin
plus sûr.
Je ne connais point les toiles qu'il laissa dans les familles
Roberty, Roulet et Pastré. 11 avait rencontré à Marseille le
peintre Ricard, ce délicieux artiste qu'à Rome on tenait pour
toqué parce qu'il cherchait les secrets de métier des vieux
maîtres. C'était un être exquis, une âme généreuse : il révéla
à Hébert ce qu'il avait découvert par une étude approfondie
de la Renaissance, — l'art de préparer les dessous.
En i85a, Hébert revint à Paris. Il peignit le portrait du
prince Napoléon et se remit au Baiser de Judas. Chez madame
de Calonne, dont le portrait est au Luxembourg et où il retrou-
vait Ricard, il connut le grand paysagiste Jules Dupré, qui
détestait l'Académie et ses élèves, mais qui s'était plu à la
Malaria. Il enseigna à son jeune émule la théorie de conser-
vation des valeurs, — dont je traiterai plus loin.
A ce moment, Hébert voyait tout lui sourire. Rachel lui
demandait son portrait, le succès l'entourait de ses guirlandes ;
il voulut cependant regagner la terre où il avait entrevu une
636 LA REVUE DE PARIS
beauté encore inexprimée. En septembre i853, il était à
Marseille, et de nouveau y faisait quelques portraits, avant de
s'embarquer pour Civita-Vecchia. Schnetz, homme aimable,
lui accorda un atelier à l'Académie et l'autorisa à reprendre sa
place à table et sa vie de pensionnaire pendant deux ans : là il
trouva Baudry et Garnier. Mais, dès la fin d'octobre, il quitte
Rome avec deux amis et prend un voiturin, il va en Sicile. La
première étape est San Germano. On couche à la hcanda del
Sol, et l'artiste, au matin, en ouvrant sa fenêtre, voit, aux
rayons de l'aurore, un groupe de faneuses. II déclare à ses
deux compagnons qu'il restera là jusqu'à l'achèvement du
tableau qui s'est offert à ses yeux tout composé : les Fienarole.
Ce village de San Germano devait lui fournir un sujet
romanesque. En flânant, il arriva, un jour, devant la prison.
Immobile comme une petite Labdacide, une enfant de huit ans
s'appuyait contre une grille derrière laquelle remuait une
femme âgée. Cette gamine collée au mur d'une geôle intrigua
Hébert : il interrogea le geôlier et voici ce qu'il apprit.
La petite Crescenza se tenait près du cachot de sa mère. La
pauvre femme avait été condamnée à deux ans, per unaparolal
Elle avait traité de « vendus » les juges qui lui reprochaient
d'avoir insulté le séducteur de sa fille aînée. La tyrannie la
plus noire régnait alors et un signore — « un monsieur » — ne
pouvait pas être inquiété pour avoir mis à mal une pauvre fille.
La mère sous les verrous, qu'allait devenir Crescenza? Le geô-
lier eut pitié de l'enfant : il lui donna un peu de la ration de
la prisonnière, et, la nuit, il la faisait dormir dans le cachot.
Hébert et ses deux amis portaient la barbe, en ce pays où le
gouvernement chargeait les gendarmes de mener les gens chez
le barbier. La qualité de Français empêcha les trois person-
nages de subir cette rigueur; mais seul le fils d'un menuisier
osait parler à Hébert, peintre à la barbe démagogique.
C'est encore Théophile Gautier qui nous donnera la copie
du tableau :
Derrière les barreaux d'une fenêlre basse apparaît, dans l'ombre,
comme le mufle d'une lionne ennuyée, une tête de vieille femme au
type sibyllin; — sur l'appui de la fenêtre est assise une fille d'une
douzaine d'années, à demi-vêtue de haillons pittoresques, qui semble
rendre visite à la vieille et lui tenir compagnie; la tête de l'enfant a
il
NOTES SUR HÉBERT 63^
cette expression sérieuse et profonde dont M. Hébert possède le
secret, un malheur précoce attriste sa charmante physionomie, où
la misère a déjà mis ses fatigues; — ses jolis pieds poudreux pen-
dent languissamment, et son petit corps maigre s'affaisse sous ses
pauvres guenilles; débarbouillez-la, habillez-la, mettez-la sur le
devant d'une calèche à côté d'un king-charles, une duchesse en
serait fière1.
Hébert a découvert chez les paysannes les formes aristocra-
tiques que les salons de Rome ne lui auraient pas fournies. La
description de Gautier ne s'avive-t-elle pas encore aux yeux de
qui connaît l'histoire vraie? 11 convient d'ajouter pour les âmes
sensibles, s'il en est encore, que notre voyageur demanda et
obtint diplomatiquement la grâce de la mère, qu'il fit élever
Crescenza, qu'elle devint institutrice, et enfin qu'il la dota et
la maria, lui donnant le bonheur après l'immortalité.
Il n'a pas regardé les paysannes italiennes en peintre cal-
quant un modèle; il a vécu avec ces rustiques, il a appris leur
histoire, il s'est fait une âme contadine pour ainsi dire : jamais
artiste ne poussa si loin l'intimité avec le milieu qu'il reproduit
et il eût pu écrire le roman de toutes ces filles aux âmes assom-
bries par une vie de misère. La morbidesse, la vaghezza, la
smorjîa qui émerveillaient Théophile Gautier servent de
masques aux âmes farouches peintes par M. d'Annunzio dans
la Fille de Jorio.
Après la Mat aria, les Filles dAlvito obtinrent un beau suc-
cès, dans le même ordre de poésie plastique :
Dans une gorge aride de montagne tourne un sentier rocailleux et
pulvérulent que suivent deux jeunes filles qui viennent, comme
Nausicaa, de laver le linge de la famille à la fontaine. D'épaisses
chemises de toile grenue, de lourds jupons de laine revêtent leurs
formes juvéniles; leurs pieds de statue, au pouce séparé comme le
pouce d'un oiseau, sont chaussés de grossières sandales maintenues
par des cordelettes et rappelant les alpargatas espagnoles.
L'une porte une cruche sur la tête comme une canéphore des
fêtes d'Eleusis; l'autre, un paquet de linge, dans une attitude aussi
noble que celle d'aucune figure de bas-relief, et tient un morceau de
savon dans sa main renversée par un mouvement d'une grâce
antique, comme si elle se souvenait que le royaume de Naples a été
i. Les Beaux- Arts en Europe , par Théophile Gautier.
638 la hevue de frAtus
la Grande-Grèce. Ce ne sont pas encore des femmes, mais ce ne sont
plus des enfants. L'adolescence mûrit vite ces ardents étés auxquels
suffisent quelques jours pour transformer la fleur en fruit. La gravité
passionnée et triste des pays chauds imprime déjà son cachet à ces
jeunes visages, et l'accablement de raidi leur donne une expression
indéfinissable de souffrance, malgré le hâle robuste qui dore leur
pâleur : rien ne ressemble moins à la grâce du Nord, éveillée et
rieuse, que cette grâce languissante et morne, et cependant que de
flamme sous cette faccia smorta !
Les yeux s'ouvrent comme de mystérieuses fleurs noires à l'ombre
de sourcils fortement dessinés et semblent absorber la lumière; les
narines aspirent avec effort l'air brûlant, et les lèvres arquées à leur
coin, par une adorable smorfia, font une moue dédaigneuse à rendre
fou d'amour. M. Hébert excelle à rendre ces physionomies ita-
liennes brunes et sérieuses, où la vie paraît dormir à force d'inten-
sité et se trahit seulement dans un regard fixe : il sait exprimer
mieux que personne cette mélancolie de la chaleur, ce spleen de
soleil, cette tristesse de sphinx, qui donnent tant de caractère à ces
belles tètes méridionales1.
Chez le poète d'Emaux et Camées, la sensation païenne
obscurcit la perception psychologique. Cette gravité passionnée
et triste des paysannes de l'Apennin reflète une vie de malheur,
la perspective d'une détestable union, brutale, jalouse, acca-
blante. Quand j'ai demandé à Hébert la raison de cette expres-
sion si poignante dans ses têtes déjeunes filles : « La misère! »
m'a-t-il répondu. Si j'ai fait la question, c'est que la physio-
nomie ne ressemble point à ce qu'on nous avait déjà offert
comme notation de la détresse. Ce caractère d'un pathétique
lyrique attire des épithètes plus hautes; ces filles qui ont
faim, autour desquelles on a faim, ces pauvresses ont le regard
d'Eve après la faute, de Pandore après l'ouverture de la boite.
Ah! je conçois que l'artiste soit allé dans leur montagne,
ait vécu de privations, afin de peindre ces Cassandres qui ne sont
rustiques que par le vêtement et statues pour tout le reste.
Mais certaines œuvres ont besoin de commentaire : le public ne
pouvait deviner ce qui échappait à Théophile Gautier ; et celui-ci
attribuait au climat et à la race des accents qui ne vibrent que
sous l'étreinte de la douleur.
Si l'on avait incité les admirateurs d'Hébert à définir son
i. Les Beaux-Arts en Europe f par Théophile Gautier.
r
NOTES SUR HEBERT 639
génie, ils auraiemt certainement dit qu'il excellait à peindre les
paysannes italiennes et à leur donner de la grâce rêveuse. Cela
est vraiment le moindre aspect de la question, celui qui n'inté-
resse que le badaud de l'esthétisme. A ce compte, le maître de
Sarnson et de la Bataille des Cimbres, Decamps, serait surtout
un peintre de Turcomans. En art surtout, le costume ne classe
pas l'œuvre ni le sujet ne détermine la hiérarchie.
De tous les artistes qui font depuis si longtemps le pèlerinage de
Rome, il en est deux ou trois à peine dont les œuvres laissent soup-
çonner le voyage. Les tableaux les ont empêchés de voir les hommes,
et la nature qu'ils ont eue pendant plusieurs années sous les yeux
est absente de leurs toiles. Schnetz, Léopold Robert et Hébert seuls
ont profité de leur séjour. Ils ont pensé que ces types qui avaient
posé pour les maîtres étaient encore bons à peindre et qu'on pouvait
à Rome faire autre chose que des copies. Chacun de ces peintres
exprima l'Italie à sa manière : Schnetz, robuste, hàlée, un peu
lourde; Léopold Robert, avec ses types caractéristiques et ses cos-
tumes de fête; Hébert, passionnée, fiévreuse et mélancolique1.
Cet éloge, car cela veut être un éloge, rabaisse le peintre de
Crescenza et de Rosa Ncra au niveau de ce qu'on nomme « le
genre ». Poussin prend-il son mérite du site italien qui lui sert
de thème, ou bien de sa façon incomparable de composer ce site
et de le rendre plus synthétique et grandiose qu'il n'a jamais été?
Hébert a vu des types italiens, mais ce qu'il a fait d'après eux ne
pourrait pas s'intercaler dans un manuel d'ethnographie : ce ne
sont pas des documents, puisque seul il a vu ainsi, idéalement.
Ses modèles, sauf par le costume, ne ressemblent à aucune ver-
sion de la femme italienne.
La Jocondc était l'épouse d'un Florentin quelconque, l'in-
térêt qu'elle inspirera toujours n'emprunte rien au lieu où elle
vécut; elle est « léonardesque », et non florentine ; Rosa Nera et
les Cervaroles sont « hébertines » et non pas contadines.
L' « hébertine » se définirait une femme chez qui la misère
n'a pas abattu la fierté, dont la résignation farouche oppose un
entêtement de bote à la fatalité et qui garde la beauté de sa race
maternelle malgré la souffrance.
i. Les Beaux-Arts à V Exposition universelle de 1855, par Théophile
Gautier.
64o LA REVUE DE PARIS
Gomment l'artiste a-t-il opéré cette transposition de la misère
en détresse morale? comment a-t-il fait des héroïnes avec des
pauvresses? des Eisa, des Senta, des Elisabeth, avec de pitoyables
paysannes ? Gomment enfin a-t-il découvert ces princesses, ces
prêtresses, ces muses, ces fées, ces visages d'allégorie et de
tragédie sous la cruche, le paquet de linge ou la botte de foin
d'une villageoise? C'est le secret de sa sensibilité, qui fut
exquise; répugnant aux vulgarités, il alla parmi les simples
de la campagne chercher des formes pures et encore inaperçues.
Lui-même a confessé ses secrètes pensées sur l'art, en une page
caractéristique adressée à Jules Dupré, qu'il faudra toujours
citer pour bien faire connaître le maître et qui doit être
d'octobre i853 :
San Germano.
Vieux maître,
Je suis heureux de tenir une plume à votre intention. Depuis que
nous sommes en route tous les jours, on fait le projet de vous
écrire et ça ne se réalise pas. Imer cous a conté ce que nous avons
fait et ce que nous faisons, hors de France. Je nai donc rien rf'm*
téressant à vous dire. Cependant je ceux vous parler de ce qui
ma amené à venir faire un tableau dans une mauvaise auberge
de V Apennin.
D'abord, il y a longtemps que je suis las de cette peinture de
convention que l'on fait dans les ateliers et quon décore du titre
de peinture d'histoire. Les Maîtres ont tiré l'échelle après eux :
dans le genre sacré, Urne semble qu il faut une bonne dose de pré»
tentions pour faire après eux la Vierge de Folîgno, la Genèse ou
le Jugement Dernier.
Quant à l'histoire proprement dite, je n'y crois pas. Un tableau
de cette espèce me fait ï effet d% un monsieur qui voudrait me décrire
les mœurs des habitants de la lune.
Pour P histoire contemporaine, elle se réduit à la peinture offi-
cielle. Donc arrière le faux art qui ne part pas du cœur et cher-
chons en nous-méme pour trouver la route! Je vous ai souvent
envié, 6 grand paysagiste, qui vous inspirez directement de la
nature et vous trempez à la vraie source de vérité quand vous vous
sentez affaibli.
T ai senti que je me dégoûtais de mon art, n'ayant pour me mon-
ter que la vue de sales modèles, dormeuses ou bavardes, fai
donc résolu d'en finir avec cette routine et de ne plus peindre que
la chose ou le fait qui m'aura ému. Je crois que cest le meilleur
NOTES SUR HÉBERT G4*
moyen de rester vraiment artiste et de marcher dans la voie de
r originalité.
Et quel plaisir de rendre par la peinture Vèmotion quon a res-
sentie! Ce n'est plus pour le public quon peint, c'est pour soi. C'est
pour remettre en vibration les cordes de Vdme qui auront résonné.
Vieux Maître, je viens de tenter la première épreuve de cette
idée. Je ne suis pas encore au bout; je ne puis arriver à approcher
de la tête de la jeune fille, qui est tout le tableau. Mais nous y
atteindrons, je V espère, et alors, quand vous verrez ça, au milieu
des autres peintures, je crois que vous sentirez que le peintre a vu
la scène quil a essayé de représenter.
Malheureusement, cette vie de bohémiens à la recherche du
simple et du fort emporte avec elle bien des sacrifices. Il faut
renoncer à tant de choses charmantes!... Adieu!... Revenez quel-
quefois à nous, qui vous avons élevé un autel ou brille sans cesse
la flamme de l'affection et du respect. Je vous embrasse de tout,
cœur et j'irai vous chercher à Compiègne, si Dio vuole, et vous
admirer dans vos œuvres.
Votre ami,
E. IJÈBERT
Cette lettre, citée par M. Jules Claretic dans son article
Paris et Rome (Figaro, mars 1903), nous révèle chez un clas-
sique — et, pourrait-on dire, un « officiel » — un merveilleux
sentiment de ce que fut l'art et de ce qu'il doit être. Vrai-
semblablement, l'Institut de i853 eût mal pris ce dédain de
la peinture d'histoire. Une des originalités d'Hébert, et qui
éclate dans cette page, c'est à la fois son indépendance de
recherche et sa religion des maîtres, la sincérité de son impres-
sion et son application de métier. 11 ne veut peindre que « la
chose ou le fait qui l'aura ému » : parole de poète ; — à l'ordi-
naire, l'homme du pinceau n'a que des vibrations optiques ou
l'âme n'a point de part.
Charles Blanc a résumé le sentiment général sur notre
peintre :
C'est parce qu'il a compromis son cœur que M. Hébert nous
attire à sa peinture et nous captive. C'est par là qu'il nous rend
aimable sa Pastorella, qui cache sa mélancolie maladive dans
l'ombre d'un bocage plein d'idéal, et qui parait si frêle sous le tartan
rayé dont elle enveloppe sa douleur. Quand la fièvre s'attaque à ces
fortes races de la Campagne romaine, elle leur enlève la rudesse
native, elle les assimile aux natures les plus délicates, par la tristesse
ier Décembre 1908. i3
1
642 LA 11EVUE DE PAU1S
et le pressentiment de la mort que trahit leur incurable pAleur. Il
faut être artiste dans lame pour avoir peint la belle nymphe des bois,
qui n'a pour tout vêtement que le mystère dont elle s'entoure et qui
a bruni, chose étrange, en pleine forêt, comme la nymphe des prés
brunit au soleil.
Son beau corps n'a rien perdu de la plénitude de ses formes à
demi divines; il n'a été altéré, celui-là, par aucune maladie, par
aucun déchirement du cœur, et cependant il semble que l'âme de
cette Dryade, isolée dans les bois sourds, ait été attendrie par je ne
sais quels rêves agrestes, qu'elle ait ressenti un frisson d'amour1.
L'auteur de Y Histoire des Peintres, sensible à la poésie de la
nymphe, ne voit pas plus que Théophile Gautier que le choix
des formes, leur nouveauté, équivaut à un thème; qu'une
nudité est susceptible d'un contrepoint neuf et imprévu.
Cependant ce choix et cette nouveauté constituent seuls le véri-
table génie dans l'art du dessin, qui n'a qu'un objet : la beauté
humaine.
Les admirateurs des Hosa Nera, des Pasqua Maria, se figu-
rent que ces types sont venus d'eux-mêmes poser, à heures fixes,
dans un bon atelier de Rome. Non, certes : il a fallu à Hébert
des qualités d'explorateur et d'aventurier; il surmonta des
difficultés incroyables pour contempler ces beautés farouches.
J'en donnerai une idée en racontant l'expédition de la
Cervara.
A Subiaco, la voiture s'arrêtait; il fallait faire l'ascension à
dos d'âne. Arrivé au but, le peintre ne fut guère avancé : pen-
dant six mois, il se réduisit à des paysages ou à des vues de
village : les Cervaroles ne voulaient pas poser. Elles ne croyaient
pas, comme l'Oriental, que le portrait devient un incube dévo-
rateur et qu'il entraîne la mort du modèle, mais elles étaient
persuadées, les naïves montagnardes, que les peintres expo-
saient leurs tableaux, à Rome, sur la place d'Espagne, et elles
redoutaient qu'un de leurs compatriotes ne les reconnût en
passant!
Maintes fois, en rentrant, le soir, après avoir brossé quelque
étude aux environs, Hébert entendit des sanglots, des cris de
douleur qui s'échappaient des maisons fermées. « Qu'ont-ils
donc? » demandait-il, et on lui répondait : « Hanno faîne! (Ils
i. Les Beaux-Arts à l'Exposition universelle de 1878) par Charles Blanc»
r
NOTES SUR UËBEllT 6^3
ont faim!) » Dans ce pays sinistre où l'on pleurait, où Ton
criait la faim, comme ailleurs on chante, l'artiste se trouva
bloqué par la neige et vécut dix-huit mois, parmi les pires
incommodités. 11 dut percer une fenêtre dans un mur pour
avoir du jour, fabriquer un chevalet avec des morceaux de
bois, etc.
Souvent Hébert voyait à la fontaine une jeune fille admira-
blement belle et surnommée Rosa nera (Rose noire); elle
opposait aux blandices de l'artiste un dédain absolu. Du temps
s'écoula, et la fière Cervarole reparut triste et humiliée, n'osant
prendre son tour pour puiser de l'eau et attendant, avec une
mine piteuse, que les autres femmes eussent rempli leurs seaux
ou leurs cruches.
Elle avait été séduite et subissait la honte de sa faute. Peu
après, Hébert la rencontra toute en larmes. Voici sa brève
histoire.
Pour la moisson, dans la campagne de Rome, on embauche
une multitude de paysans et de paysannes ; ils couchent dans
des granges immenses. Rosa Nera et sa mère étaient descen-
dues de la montagne pour gagner leur paie. Une nuit, la belle
se sentit prise de douleurs : elle sortit sans bruit ; il faisait un
orage terrible. Saisissant à deux mains un piquet de la cour,
elle se cabra contre la souffrance, étouffa ses gémissements et
se tordit, en proie à des fouets invisibles. Un tonnerre formi-
dable éclata : la Cervarole tomba et accoucha comme Sémélé,
par un coup de foudre. Sans perdre une heure, la mère et la
fille s'acheminèrent vers Rome, portant le nouveau-né aux
enfants trouvés; le lendemain, elles travaillaient comme elles
avaient travaillé la veille, sous un soleil de feu...
Maintenant le lecteur comprendra mieux l'ardente tristesse
qui remplit les yeux de ces paysannes étranges, portant le
double nimbe d'une race pure et d'une destinée lourde, et com-
bien de tels modèles diffèrent de ceux des ateliers parisiens
ou romains.
*
* *
Revenu à Paris en i858, Hébert peignit dans la bibliothèque
des Tuileries deux grands médaillons allégoriques encastrés
644
LA REVUE DE PARIS
dans les boiseries des cheminées, l'un représentant Napo-
léon Ier et l'autre Napoléon III, qui furent brûlés en 187 1 avec
le palais. Dans ce dernier tableau, une Italie personnifiée passa,
sous le second Empire, pour le chef-d'œuvre de l'artiste. Théo-
phile Gautier vante cette figure de femme qui se relève avec
une allure de Juliette sortant du tombeau.
Pour l'impératrice, il fit le portrait de la belle princesse
Christine Bonaparte, toile disparue mystérieusement des Tui-
leries en 1871, et aussi Pasqua Maria, la fille au puits avec le
jeune homme plus beau qu'elle, — délicieuse romance popula-
risée par la reproduction, qui pourtant ne donne pas sa mesure.
— Cette peinture précieuse appartenait au baron Alphonse
de Rothschild et fut détruite dans un incendie, à Ferrières.
Plusieurs portraits datent de cette période qui fut mondaine.
Un soir, chez la princesse Mathilde, le comte de Nieuwer-
kerke, surintendant des Beaux- Arts, propose à Hébert la direc-
tion de la Villa Médicis.
— Si ma mère veut me suivre, je pars, — dit l'artiste.
On télégraphie, sur l'heure, et la réponse ne se fait pas
attendre, laconique et belle : « Je suivrai mon fils partout. »
L'amour maternel avait d'ailleurs un écho profond au cœur
d'Hébert : le sentiment filial fut toujours des plus vifs chez
cet homme tendre ; il a décidé souvent ses actes.
Pour succéder à Robert-Fleury, les Fould patronnaient
Lchmann, mais Hébert l'emporta. Vers octobre 1866, le maître
des Cervaroles reprit le chemin de cette Rome qu'il adorait,
dans la condition propice de directeur de l'Académie de
France. Il apportait un enthousiasme juvénile et les pures tra-
ditions. L'opinion publique applaudit. Notons le témoignage
de Théophile Gautier ! .
C'est là un choix qui sera approuvé par tout le monde : car jamais
homme ne fut mieux fait pour cette place qu'Hébert, vieux Romain
habitué à la Ville Éternelle par de longs et fréquents séjours. Il sera
là dans son véritable centre et son influence sur les élèves ne saurait
être qu'heureuse. Outre son talent que nul ne conteste, Hébert a un
caractère charmant, des manières parfaites, une cordialité sincère,
une absence de vanité et d'envie que nous souhaiterions à beaucoup
de ses confrères. Il admire ses rivaux et sait reconnaître les talents
1. L'Illustration, i9 janvier i867.
NOTES SUR HÉBERT 6 4 5
qui différent. Chez lui, nul parti pris, nul système. Quoique nourri
des plus excellentes études, il écoute sa propre originalité et ne gênera
pas celle des autres.
Hébert eut alors pour pensionnaires Mercié, — auquel il eut
la joie de remettre la croix de la Légion d'honneur, à la villa
même, après son David, — Barrias, Tony Noël, Joseph Blanc,
Salvayre, Jules Lefebvre, Blanchard, Machard, Pascal, Henri
Regnault.
Ce dernier devint l'ami intime du nouveau directeur. C'était
un mélange de héros et d'artiste, une de ces natures si com-
plètes qu'on les estime plus encore pour ce qu'elles promettent
que pour ce qu'elles donnent, — et celui-là pourtant a donné.
Hébert prêchait surtout Michel-Ange, mais lui qui cachait
au vénérable Ingres ses études de pifferari fut toujours libéral :
il laissait Regnault aller à Madrid s'extasier devant les Lances
de Velasquez, ce beau poème de guerre où la dignité du vaincu
et la courtoisie du vainqueur atteignent au plus haut style.
11 paraît que le général Prim fut mécontent de son portrait;
il reprochait à Regnault de l'avoir vieilli et surtout de l'avoir
présenté sans képi :
— Jamais mes hommes, — disait le partisan, — ne m'ont
vu tête nue ! . . .
La déplorable guerre de 1870 eut un étrange contre-coup à
Rome. Le concierge de la villa Médicis, un vieux soldat qui
éventait le Prussien malgré tous les déguisements, venait sans
cesse dire au directeur que des Allemands demandaient à visiter
l'Ecole, s'informaient des moindres détails, prenaient des notes
et des plans. Hébert trembla que l'Académie de France à Rome
ne fût sacrifiée aux exigences du vainqueur dans quelque
article d'un traité : il vint à Paris et avertit M. Thiers, qui le
rassura.
Mais auparavant se place un fait qui vaut d'être noté. A
peine avait-il pris un peu de congé à la Tronche, sa propriété
patrimoniale, voisine de Grenoble, — où il vient de mourir,
— qu'il y fut comme interné par la fatalité des temps. Or
cette maison de la Tronche est située au pied de la citadelle
de Grenoble, si bien que le premier coup de canon allemand
devait nécessairement la renverser.
646
LA REVUE DE PARIS
Hébert fit un vœu digne du moyen âge : il promit de peindre
une madone, si son foyer demeurait intact. Et il tint parole :
il peignit cette fameuse Vierge de la Délivrance (1873), dont
la gravure par Huot eut ensuite un succès européen.
L'église de la Tronche est dédiée à saint Ferjeux, un saint
local, évêque et martyr. Le peintre se trouvait en Dauphiné
lorsqu'on inaugura, dans le pauvre monument, l'inestimable
toile. 11 y avait là députés de l'Isère et conseillers munici-
paux : les premiers demandèrent que l'œuvre fût transférée
au musée de Grenoble. Ce à quoi le bon artiste répondit ces
mots, qui semblent sortir de la bouche d'un primitif :
— Ce tableau est l'accomplissement d'un vœu. Je ne veux
pas qu'il me rapporte honneur ni profit!
Mais l'au-delà répond quelquefois aux beaux mouvements
de l'homme : plus tard, l'humidité ayant nécessité l'envoi de
l'ouvrage à Paris, il fut connu et admiré, par l'effet de con-
jonctures qu'on peut dire plus qu'imprévues, providentielles, —
et la médaille d'honneur, lors d'une Exposition universelle,
vint se suspendre à l'ex-voto.
Hébert, d'une culture raffinée, et qui fréquenta les plus
hautes sphères sociales, demeura, en toute circonstance où son
art fut en jeu, d'une ingénuité médiévale. Modeste au delà de
ce qu'on imagine, pieux envers les maîtres, appliqué à son
œuvre, jusqu'au dernier jour, comme au premier, il n'a pas
donné un coup de pinceau négligent. 11 a peint, comme on prie,
quand on est mystique, avec une joie renouvelée. Peut-être
même trouva-t-il trop déplaisir en son art et se laissa-t-il séduire
parce charme propre jusqu'à oublier de varier sa recherche...
De 1867 * ^73, l'Ecole de Home fut prospère. Le règle-
ment élaboré par Viollet-le-Duc et INieuwerkerke était mal fait;
au début, Hébert n'avait pas craint de le dire : le spirituel
surintendant des Beaux-Arts répondit que la Constitution elle-
même était perfectible.
Hébert, en quittant la Villa Médicis, ne quitta pas Rome; il
y resta deux ans. Il devait y revenir, en i885, pour une
seconde période de six ans. Cabat et Lenepveu avaient conservé
au maître son petit coin, et, quand il fut renommé directeur,
il retrouva tout son matériel d'artiste en place, étiqueté à son
nom. Mais il souhaita en vain d'être élu une troisième fois.
NOTES SUR HÉBERT 6^7
*
Dans cette étude de pifferaro que J.-J. Ingres jadis jugea si
supérieure à la grande Académie secundum artem, se montrait
déjà le peintre des Fienarole; et Paul Delaroche, non plus
que David d'Angers, n'eut aucune part à sa formation. 11 eut
des maîtres cependant : deux maîtres de métier : l'un lui apprit
la préparation des dessous; l'autre, la conservation des valeurs;
le premier fut Ricard, et le second, Jules Dupré.
Le portraitiste de Marseille, Ricard, avait découvert que les
Vénitiens peignaient sur un dessous gris clair et ainsi évitaient
l'emploi des blancs, qu'ils obtenaient alors par transparence
avec une moindre couche de couleur. De plus, ce dessous
permet de construire et de modeler, avant de peindre : une
fois que la figure est faite en grisaille, il ne reste qu'à l'enlu-
miner.
Un autre secret mérite davantage encore l'attention des gens
du métier. Combien de peintres font du clair avec du blanc
ou de l'ombre avec du noir, ce qui est la négation du coloris !
L'ombre et le clair doivent rester des abstractions que l'on tra-
duit par des couleurs graduées. — Le blanc et le noir n'existent
pas techniquement, mais toute couleur a ses sombres, —
même le blanc, — et ses clairs, — même le noir. — Un tableau
porte une clé de tonalité, comme un morceau de musique.
Le portraitiste qui enlève un habit noir en clair sur un fond
sombre abolit les valeurs, en les opposant; il faut accorder le
fond à la figure, et surtout ne pas détacher le côté éclairé
d'une figure sur un fond sombre, procédé enfantin et disgra-
cieux. Les valeurs ne se conservent -que par le jeu du clair sur
clair, — tel que Corrège l'a manifesté, — ou du sombre sur
sombre, — à la façon des Vénitiens. — Supposons une
madone tout de blanc vêtue dans l'ombre : il faut que le vête-
ment reste blanc, quoique ombré; ou bien une Mater Dolorosa
en noir dans la lumière : il faudra que le noir garde sa valeur
dans l'atmosphère claire.
L'art du pinceau réside dans le soin de cette conservation des
valeurs, analogue à l'orchestration en musique. Grâce à cette
polyphonie des couleurs que pratiquèrent Ricard et Dupré,
648
LA REVUE DE PARIS
notre artiste a réalisé des merveilles techniques. 11 montre sa
meilleure originalité dans le jeu de la pénombre, qu'il faut dis-
tinguer du clair-obscur, élément d'opposition où Ton opère
par contrastes. La Lavandaia, par exemple, quoique baignée
d'ombre, montre des bras de chair attirante; dans le Som-
meil de Jésus, les draperies conservent leur teinte propre,
malgré la demi-obscurité qui règne dans la composition. — 11
faudrait expliquer cela devant les tableaux eux-mêmes pour
rendre sensibles ces questions à ceux qui n'ont pas pratiqué
la palette; les autres auront déjà saisi.
L'exécution n'est qu'un moyen ; mais, sans elle, les plus belles
conceptions restent dans l'imagination de l'artiste. Ce que Ton
pense ne compte pas; chacun sera jugé sur ses réalisations.
Hébert, original et vraiment créateur, doit sa gloire à son pro-
cédé, qui l'apparente aux vieux maîtres ; comme eux, il possède
le métier ù fond.
*
# *
Je voudrais indiquer où se trouvent les œuvres les plus
caractéristiques d'Hébert : elles sont très dispersées. La collec-
tion la plus importante appartient à madame de Nanteuil. Elle
comprend une Ophélie; une tête d'enfant, le Petit Brigand,
qui est un chef-d'œuvre de couleur; la Lavandaia; Aux Héros
morts sans gloire: la Vierge au pifferaro; le Sommeil de Jésus;
la Vierge au Chasseur : — c'est la plus belle réunion
d'ouvrages du maître, à Paris, après l'atelier du boulevard
Rochechouart.
Dans une pénombre mystérieuse, la Vierge douloureuse et
fière, à l'expression ardente et de formes affinées, porte
l'Enfant divin endormi; un ange musicien, tenant la petite
flûte du pifferaro, baise le pied du Bambino. — C'est la Vierge
au pifferaro, peinte avec un procédé précieux, recueilli, dans
une tonalité mineure d'un charme indéfinissable.
Hébert aimait le violon, comme Ingres. Sans juger de ce
qu'il valut comme virtuose, il est permis d'assurer que ses
tableaux donnent une impression mélodique. On connaît son
H arum !, titre singulier d'une figure de femme en pénombre,
i. Pourquoi? (en allemand).
r~
NOTES SUR HUBERT 6^9
aperçue à travers les cordes frissonnantes d'une harpe verte
qu'une main, comme seul il sait en dessiner, vient de toucher.
Cette belle image fut inspirée par la mélodie de Schumann qui
porte le même nom. — Hébert fut un fervent de la musique ; il
eut pour initiateur en cet art Charles Gounod, son condis-
ciple de Rome en 18/40, son hôte à l'Académie en 1867, et
qu'il tenait pour « l'égal des plus grands ».
Le Sommeil de Jésus ferait une illustration magnifique au
Repos de la Sainte Famille de Berlioz.
La Vierge au Chasseur s'inspire du respect de la vie. Marie
est assise sur le parapet d'une terrasse et se détache sur le ciel ;
elle laisse tomber un regard désapprobateur sur le petit chas-
seur qui offre l'oiseau mort à l'Enfant-Dieu. On voit dans le
fond la campagne romaine, par-dessus la balustrade qui ter-
mine le toit de la Villa Médicis, où l'œuvre a été peinte.
Madame de JXanteuil possède aussi la petite Vierge au
Paradis, figure immatérielle entourée d'angelots aussi et plus
sûrement dessinés que ceux du Titien .
L'opinion fut enchantée par cette Muse farouche qui courbe
son beau bras sur une tombe envahie par le liseron et la
mousse : Aux héros morts sans gloire, — ode plastique d'un
lyrisme intense, qui eût ému David d'Angers.
Une Sultane de 1869 brille des plus chaudes couleurs, mais
la Fleur d'oubli de 1872 mérite, à mon avis, la préséance sur
la plupart de ses émules : je la souhaite au Louvre.
Sur un fond de verdure sombre, une jeune femme est assise,
le torse nu. Cet énoncé ne signifie rien, et le titre pas davan-
tage; cependant il faudrait écrire les plus grands noms,
rappeler des merveilles, pour suggérer à l'esprit une telle
volupté, une chair si tiède, si douce, si désirable, une expres-
sion si riche d'énigme, une exécution aussi incomparable.
j\ul ne saurait se défendre du magnétisme irrésistible qui
jaillit de ce morceau vivant et radieux. Un double et simultané
rayonnement de chair et d'âme, d'instinct et d'amour en
émane. Ainsi était Kundry quand elle séduisit Parsifal; ainsi
Armide, avant la rencontre de Renaud. Rêverie d'une fée ou
repos dune amoureuse, ce moment d'une séductrice au repos
ne saurait sortir de la mémoire ; une véritable magie en accom-
pagne le souvenir et le Salon Carré peut recevoir un tel
650 LA REVUE DE PARIS
ouvrage sans rien perdre de sa dignité. Ce chef-d'œuvre peu
cité orne l'atelier du maître.
Le Baiser de Judas, qu'on voit au Musée du Luxembourg,
postérieur de trois années à la Malaria, est un des derniers
tableaux religieux qui aient été peints. Sur le visage auguste et
douloureux du Rédempteur se lit l'horreur de la trahison.
Mais il faut arriver à 1882 pour mesurer l'essor qu'Hébert
aurait pris comme peintre religieux, si on lui avait confié das
murs à couvrir. Admirable est sa grande composition pour
l'abside du Panthéon : Sainte Geneviève et Jeanne d'Arc inter-
cédant en faveur de la France auprès du Christ.
Ici toute habileté disparaît : il n'y a plus que des figures
hiératiques dans le style byzantin de Pise et de Ravenne.
La mosaïque ne traduit bien que les aspects hiératiques et ce
qui ne s'élèverait pas à la majesté deviendrait misérable au
creux d'une coupole. Hébert a évité ces deux écueils, l'archaïsme
et la modernité.
Son Christ, qu'il a beaucoup cherché, — faisant poser
Mounet-Sully, celui même qui écrit ces lignes et bien d'au-
tres, sans doute, — est un Christ brun qui finalement res-
semble beaucoup à l'Hébert de la trentième année :
Sur le fond d'or du Bas-Empire, N. S. Jésus-Christ, majestueu-
sement farouche, Dieu fort et vengeur, est tout debout. A cote de
lui un archange qui tient le glaive de justice. Marie immaculée
présente à son divin Fils Jeanne d'Arc en armure et agenouillée,
tandis que sainte Geneviève, tenant d'une main sa houlette et de
l'autre la nef de Lutèce, se prosterne. Notez que ces figures sont
colossales, démesurées, comme celles de la cathédrale de Pise, et
qu'elles seront également exécutées en mosaïque. Voilà la composi-
tion, voici le sujet. V la prière de Marie, Jésus-Christ évoque l'avenir
devant Jeanne d'Arc et lui montre les destinées de la France. Je ne
connais pas d'effort archaïque plus puissant; c'est une merveille
byzantine digne de la coupole de San Marco*.
La bonne Lorraine et la bonne bergère égalent les plus
saints personnages d'Ingres. Dans cette église devenue musée,
il n'y a que deux hommes qui satisfassent le sens religieux :
Hébert et Puvis.
1. L'Artiste. — Salon de 1883.
NOTES SUR HÉBERT 65l
# »
C'a été un vrai malheur pour la peinture française qu'Hébert
ne fût pas nommé une troisième fois directeur de notre Aca-
démie à Rome. Nul mieux que lui ne pouvait servir d'initiateur
aux élèves; en outre, cette atmosphère de la Villa Médicis
fécondait notre artiste. A Paris, il renonce aux compositions
et ne fait plus guère que des portraits de jeunes femmes.
Ses allégories ont été, pour la plupart, peintes en plein air,
dans la pénombre du feuillage et aux heures des fins d'après-
midi, sur une terrasse. Hébert isole une âme sur un fond
végétal et lui fait exhaler son parfum, dans une atmosphère
chaude et rêveuse. Ce classique fit du « plein air » bien avant
que cette formule servît d'enseigne à une école. Il ne subor-
donne pas la figure au fond et ne décompose pas le ton déli-
cieux de la chair sous prétexte d'imiter l'éclairage. Comment
expliquer ceci : la volupté qu'il exprime reste chaste? Ses
femmes ont une fierté plus vive que la pudeur : leur orgueil
d'âmes blessées les défend du désir vulgaire. Et ce n'est pas
seulement leurs regards tombant de haut, la moue dédaigneuse
de leur bouche, qui signifient cela, mais l'aristocratie de leurs
longs cous, de leurs ovales purs, de leurs mains longues et
étroites. Caliban n'oserait toucher à ces Ariel. Bel exemple de
cette vérité que la dignité dans les Beaux-Arts résulte de la
forme choisie beaucoup plus que du geste. Aphrodite ne se
révèle ni par la pomme de l'Ida, ni par la présence d'une
colombe, mais par la beauté typique de sa nudité, comme
Athènè par la sévérité de sa draperie.
* *
En 1876, Anatole de la Forge écrivait :
Rappelons à Hébert le mot prophétique, qu'il ignore peut-être,
d'un grand penseur aujourd'hui sous la tombe, Lamennais.
Traversant, quelques mois avant sa mort, la galerie du Luxem-
bourg, il s'arrêta devant la Mal* aria : « Celte barque, s'écria
652 LA REVUE DE PARIS
tout à coup le sublime écrivain, porte avec elle la fortune d'un
homme de génie. »
Devant le tableau, Lamennais vibre en impressif; il ne
juge pas le métier et le sujet prend à ses yeux une importance
démesurée.
Sans doute, la Malaria est une des plus belles romances de
la peinture, et toujours Hébert garda ce charme mélodique
et romanesque, cette couleur musicale et comme imprégnée
d'âme; mais son mérite véritable apparaît dans le jeune homme
qui s'appuie sur la gaffe et qui tiendrait sa place sur une
fresque, et dans la beauté des têtes de femmes dont chacune
semble une madone.
Quelle transposition l'artiste a-t-il opérée, pour obtenir, avec
des paysannes, les plus poétiques attitudes? Il prétend avoir
suivi très fidèlement les traits du modèle, et il ne ment pas.
Sa vision, maîtresse de 6a vue, l'induisit à dégager de l'in-
dividu l'essence, à sublimer les éléments offerts à son étude.
Voilà pourquoi il ne manque aux femmes d'Hébert que la
draperie pour devenir les femmes d'Homère.
Je sais l'espèce d'erreur qu'il y a nécessairement à dire :
« Dante et Michel-Ange », « Beethoven et Giotto », « Mozart
et Raphaël » ; cependant comment renoncer à l'analogie pour
déterminer le génie d'un artiste? Hébert est le Poussin de la
plastique italienne. Il a fait pour le type humain ce que l'autre
avait réalisé pour le site sabin. De la ruine antique le peintre
des Andelys a tiré les effets les plus synthétiques ; de la misère
rurale l'artiste de Grenoble a fait jaillir de nouvelles et pathé-
tiques expressions.
Hébert, comme Poussin, a tiré de la beauté de l'élément
romagnol. L'un et l'autre peuvent dire, comme explication de
leur maîtrise : « Je n'ai rien négligé. » Pour l'ordonnance,
l'auteur de Diogène et du Déluge défie la comparaison : son
paysage dépasse tellement toutes les tentatives en ce genre qu'il
faut le laisser à part et hors concours. L'infériorité de Poussin
se marque dans sa version du corps, si peu personnelle : ses
nus pourraient être signés des Carrache; ses têtes, de Vouet;
ses mains, de moindres encore. Hébert a créé des visages de
femmes. Il existe, pour l'esthète, une beauté hébertine, bien
r
NOTES SUR HÉBERT 653
différente des autres. Visage humain et corps humain sont les
deux « espèces » du miracle artistique : le reste ne vaut qu'en
manière d'arabesque et d'accessoire; — et visage et corps
n'existent en art que s'ils sont beaux de lignes ou intenses
d'expression.
Hébert nous a doté d'un nouveau type de femme. Qu'il
Tait pris à San Germano, à la Cervara ou ailleurs, qu'im-
porte! D'autres après lui ont parcouru en vetturino la Cam-
pagne romaine et ils n'ont rien vu : la race des Grescenza, des
Rosa Nera, des « filles d'Alvito » est-elle donc éteinte? D'où
vient que le document photographique lui-même, si multiplié,
ne nous a jamais fourni figure semblable? Les formes ne
paraissent pas, elles apparaissent, devant le véritable artiste,
c'est-à-dire qu'elles se manifestent dans leur essence, tandis
que le commun ne voit que leurs accidents. Réalisme et idéa-
lisme sont des termes pour esprit paresseux : la réalité ne
saurait prétendre à aucun rôle dans l'art de simuler le relief
sur une surface plane; les réalistes ne voient pas, ils regar-
dent comme des enfants ou des êtres mal « évolués »; les
idéalistes seuls perçoivent le réel, c'est-à-dire le type des
formes.
Avant d'avoir vu les dessins d'Hébert, les têtes sans ori-
peaux, sans vêtement distinct, je ne me doutais ni de la puis-
sance de sa synthèse, ni de la sévérité de sa vision. Le crayon
à la main, il prouve une science impérieuse que la couleur
vient ensuite embellir, mais alanguir et féminiser.
Parmi les « belles madames » qu'il a peintes, — jusqu'à
la fin il n'a peint que des femmes, — on trouve de remar-
quables effigies, comme la rébellion de la comtesse G..., tête
volontaire, petite, avec de grands yeux, ou la saveur jolie
de madame X... Il en fait des femmes de Balzac, et qui pour-
rait davantage? Il amène au bord des lèvres et au bord des
paupières la couleur profonde de l'âme. Mais quoi! l'âme des
mondaines se cache; les regards de misère et d'effroi d'une
Grescenza, d'une Rosa Nera passeraient pour des expressions
d'hallucinée. Le peintre, fidèle interprète de l'objet, ne change
rien au caractère; il le précise, l'approfondit et obtient des
entités morales d'une psychologie égale, pour la justesse aiguë,
à celle d'un romancier.
654 LA REVUE DE PARIS
# *
On ne s'explique pas que M. Meissonier ait reçu la qualifi-
cation de peintre national, du vivant de Baudry, de Puvis et
surtout d'Hébert.
Le métier de celui-ci est tellement supérieur, son excellence
de manieur de pinceau s'impose si fortement que les plus
positifs ne sauraient lui contester la palme de parfait arfifex.
Et cependant, toujours ému, lyrique ou élégiaque, Hébert
n'a rien fait qui ne déborde de sensibilité ; sa touche ressemble
parfois à une caresse, et l'âme jaillit de tous les yeux qu'il a
représentés.
Pourquoi cet artiste, si évident comme maître peintre et si
pénétrant comme poète, ne jouit-il pas d'une popularité plus
étendue? 11 n'est jamais difficile à entendre et il rappelle les
génies d'autrefois. La raison est simple et décisive : Hébert est
aristocrate. Il Test de toutes les façons, par le choix des formes,
par la nature de l'expression, par la qualité des tons.
Ses madones sont aussi hautaines que ses paysannes se
montrent sauvages. Leur fierté et le feu de leur cœur, qui
étoile leurs yeux, intimident le spectateur. Elles sont chastes
par passion, ces femmes dont on n'oserait pas, sans leur congé,
toucher la main royale; ces cœurs fermés dédaignent la vie et,
plus encore, le passant qui les regarde : ce sont, non des
grandes dames, mais de grandes âmes.
Rarement le maître a exprimé la paix intérieure, sauf en sa
Fleur d'oubli, — une Kundry au repos, « véritable rose d'enfer
d'un charme terrible », comme dit Wagner, et qui verra un
jour la foule des admirateurs défiler devant elle comme devant
une icône de l'éternel féminin.
Nous devons à Hébert une nouvelle image d'Eve : voilà sa
vraie gloire. Aucun type ne porte le nom d'Ingres ni de Dela-
croix. Tandis que depuis Manet tant d'autres peignaient la
première venue, Hébert cherchait et inventait une beauté
inédite, il la composait d'après une forte race où la détresse
exalte l'âme douloureusement.
L'homme fut exemplaire : il pratiqua la même maxime que
Poussin emprunta au Dominiquin : « L'artiste doit opérer
NOTES SUR HÉBERT 655
pour lui seul et pour l'art. » Le Dominiquin ajoutait : « 11 ne
doit sortir de la main <Tun peintre aucune ligne qu'elle n'ait
été formée auparavant dans son esprit. » Hébert, plus senti-
mental, aurait pu dire : « Ma main n'a tracé aucune ligne
qu'elle n'eût été formée auparavant dans mon cœur. »
Sa vie offre la plus belle unité; elle se résume dans le seul
mot : piNxiT. 11 a peint depuis l'âge le plus tendre, il a peint
tous les jours, jusqu'à la veille de sa mort, avec sollicitude,
avec enthousiasme. Je ne connais de lui que des choses par-
faites, c'est-à-dire poussées à l'extrême point de réalisation.
La critique l'a toujours salué fort bas, mais ne l'a pas
pleinement compris. L'œuvre d'Hébert, malgré son charme,
devait échapper à plusieurs : elle est souverainement indivi-
dualiste.
Depuis Prud'hon, personne n'a rendu le corps et le visage
de la femme avec autant de poésie et d'originalité : cela suffit
à marquer l'importance d'Ernest Hébert dans l'histoire de
l'art français.
11 y a peu de besognes aussi ingrates que la critique d'art :
elle exige, en outre de connaissances diverses, une lucidité
difficile à acquérir et à conserver. Le seul honneur dans cette
carrière est de dire, le premier et bien, la parole de la postérité.
La mémoire de M. Thiers est encore protégée par la grande
ombre de Delacroix : ce fils d'Àlberich, ce Nibelung a écrit sur
la Barque de Dan le une page divinatrice qui reste un de ses
titres les plus valables. Dans le même ordre, la réputation de
Stendhal soufTrira toujours de ses jugements picturaux. Un
quart de siècle a passé, même un peu plus, depuis que je
louais ainsi Ernest Hébert :
C'est le Vigny du pinceau; c'est un poète tendre, mélancolique
et d'une suprême distinction. Les femmes de Van Dyck n'ont pas de
plus fines attaches que ses Rosa Nera, ses Fienarole, ses Pasqua
Maria. La vue de ses Romagnoles donne la même impression
que la lecture de Graziella et le sentiment du Lac de Lamartine se
retrouve dans certaines de ses œuvres, qui sont toutes d'un procédé
puissant. On sent à les voir le plaisir que l'artiste a eu à les faire,
car Hébert adore son art et son bonheur est de peindre. L'auteur de
la Mat aria a exprimé comme nul autre la rêverie nostalgique de la
femme du Midi; « dans l'ambre de la couleur transalpine, il a
656
LA REVUE DE PARIS
enchâssé la larme du sentiment moderne » ; patricien, poétique et
grand coloriste, il est, de tous les membres de l'Institut, le seul qui
ne semble pas en être. D'un esprit chercheur, d'une intention com-
plexe, d'une suprême élégance, il a ouvert cette voie du sentiment
moderne si féconde, si neuve. La MaVaria, cette page poignante de
mélancolie, a beaucoup influencé l'école française. L'art religieux lui
doit ses dernières madones. Ce n'est pas à lui qu'on pourrait faire
les chicanes qu'on dédie à Puvis de Chavannes : il a appris de cette
Italie ou il a longtemps vécu un procédé magistral et littéralement
impeccable. L'an dernier, sa sainte iVgnès semblait une figure de
cette série peu connue où Zurbaran a peint les infantes du martyro-
loge, la grandesse du paradis. Sur un fond d'or mat, tenant de sa
main fine un lys, la sainte semble elle-même une radieuse fleur de
chasteté.
Ce n'était pas injuste, mais c'était court. J'ignorais alors le
portraitiste de femmes d'une si étrange pénétration psycho-
logique. Quel lecteur ne connaît les femmes de Balzac, —
la princesse de Cadignan, la duchesse de Maufrigneuse, la
vicomtesse de Beauséant, — mieux que toutes celles qu'il a
lui-même fréquentées? Le prodigieux écrivain de la <( Comédie
humaine » a su découvrir sous le mince et brillant masque de
la convention les profondeurs vertigineuses de la passion et les
envolées du rêve : Hébert, lui aussi, dégage de la « belle
madame » l'être inédit qu'on ignore ou même qui s'ignore.
(( 11 leur donne des âmes à toutes ! » me disait un misogyne.
Nul ne s'est jamais assis devant un chevalet avec uue
telle bonne foi, avec moins de système dans la pensée ni de
manière dans la main. A force de contempler, il saisit et il
rend l'aspect majeur, il pressent et fait pressentir la lame de
fond qui s'élèvera brusquement, révélatrice de la poésie et de
la souffrance intérieures.
On peut causer avec les « dames » peintes par Hébert de omni
repossibili et quibusdam aliis ; la Chimère regarde par leurs yeux
et sourit par leur bouche. A Paris, faut-il le répéter? il ne
s'est pas senti attiré vers les compositions : en quittant Rome,
il avait, semble-t-il, renoncé aux allégories. Mais la dernière
qu'il eût peinte pourrait servir de frontispice symbolique à
toute son œuvre. Elle s'appelle Roma sdegnata; c'est un pen-
dant grandiose à l'ex-voto célèbre, Aux héros morts sans gloire,
où une muse farouche, trop orgueilleuse pour inspirer, insou-
r
NOTES SUR HUBERT 6&7
cieuse des lyres, se drape dans son mystère avec un geste de
Sixtine et comme une humeur de Sibylle.
« Rome indignée » ou dédaigneuse est une figure de femme
qui siège sur le toit de la Villa Médicis. Elle a pour fond ce
crépuscule de Rome qui tombe si brusquement, — par un
effet de théâtre, dirait-on, — au lieu de suivre les dégradations
lumineuses observées presque partout ailleurs. Jeune, belle,
drapée, ses formes pures, sa beauté insolente, sa draperie
héroïque ne la désigneraient point; elle est tout entière dans
son mouvement d'âme. Ces yeux noirs de volonté, ce nez
palpitant de résistance, cette bouche que la torture n'ouvrirait
pas, ce corps cambré et cabré, tout en elle s'insurge. Elle
méprise les barbares, le progrès, le cours stupide des choses,
elle méprise comme une femme méprise, avec toute sa grâce,
avec toute sa chair, avec la conscience presque olympienne de
sa beauté. C'est l'âme du passé, l'esprit immortel de la tradi-
tion, la conscience de Rome éternelle qui repousse, d'un indi-
cible dégoût, le présent et ses blasphèmes et ses piétinements
vains.
Mais « Rome indignée )î est ineffablement belle : il faudrait
remonter jusqu'au Corrège, jusqu'au Giorgione, pour trouver
une chair aussi tentatrice, une peau si douce, si parfumée.
Cette adorable vierge se refuse à la grossièreté des vainqueurs,
vestale de l'invisible trésor légué par les ancêtres, druidesse de
la gloire.
Qui donc a fondu ainsi dans une même figure l'âme tra-
gique et la chair enivrante? Qui donc a tordu les membres
ambrés à la Giorgione dans une pose à la Michel-Ange? Ou
bien qui a su donner une sœur à la Cuméenne, à la Del-
phique, à la Lybique? Rorna sdegnata est fille de la Sixtine :
Hébert qui a tant aimé le Buonarotti, atteignit, cette fois, aux
voûtes sacrées du Titan. Rorna sdegnata, l'adorable vierge indi-
gnée de toute concession, ce fut la muse même de l'artiste.
PELADAN
ier Décembre 1908.
UN SÉJOUR A BERLIN
Le voyageur qui revoit Berlin après quelques années a,
tout d'abord, le sentiment de la poussée énorme de la ville. Une
de mes premières visites me mena dans une rue d'un quartier
neuf de l'Ouest, la Wiïrttembergischestrasse, qui n'est bâtie que
d'un côté; de l'autre c'est le désert, non pas en métaphore,
mais en vérité : une plaine de sable, avec des touffes tristes de
végétation malingre. Mais le sable est déjà loti; l'autre côté
de la rue n'attendra pas longtemps les maisons.
Les maisons seront de tous les styles de tous les pays. On
verra là des colonnades et des cariatides grecques, des loggias
italiennes, des pylônes égyptiens, des terrasses babyloniennes,
des tourelles gothiques appendues à des façades Renaissance
sous de grands toits du Nord. Un jour dans une des plus
splendides rues nouvelles, Paul Hervieu me dit : « Je crois
être dans une rue d'exposition et que ces maisons seront
démolies après que l'exposition sera finie. » Il semble en effet
qu'on soit dans une rue des Nations et des Siècles ; et c'est une
gêne pour l'œil et pour l'esprit de ne pas savoir exactement à
quel endroit, à quel moment on est situé de l'espace et de la
durée. On a, d'ailleurs, la nostalgie de rues familières où les
maisons veulent bien n'être que des maisons; la continuité
de palais ennuie autant que l'éloquence continue. Même des
boutiques de légumes ont ici des airs solennels, à se demander
si, pour y entrer, il ne conviendrait pas de mettre des gants.
UN SEJOUR A BERLIN 65g
Mais il faut reconnaître qu'il est fait à Berlin par les archi-
tectes de très curieux efforts, et une grande dépense d'érudi-
tion, d'ingéniosité, de hardiesse, — d'érudition surtout, et
d'érudition encyclopédique, allant de l'âge de la pierre, à
l'âge du ciment armé, de Babel à Chicago. Du moins, on ne
voit pas ici de ce gratte-ciel » ; les maisons sont de moyenne
hauteur, de trois ou quatre étages. La municipalité ne permet
pas que l'on bâtisse plus haut et que l'on accumule ainsi la
population sur un espace restreint. Berlin étendra ses vagues
sur le sable plat et propice.
Il faut que les moyens de circulation soient nombreux et
bien entendus dans cette ville indéfiniment vaste ; ils le sont en
effet. Sur rails, glissent, se succédant à intervalles très courts,
les voitures basses, longues, propres et gaies des tramways
électriques. Les autobus sont presque aussi laids que les
nôtres. — Ohl la sale voiture! — Des omnibus à deux che-
vaux ou à un cheval voguent lentement dans le flot rapide,
comme des vieillards fatigués. Les fiacres sont médiocres,
mais agiles, et les stations en sont nombreuses. De très beaux
attelages sont conduits par leurs maîtres, qui penchent la tête
vers l'épaule, attentifs à l'allure des chevaux; mais ils sont
rares, les beaux attelages; c'est un noble luxe qui s'en va.
Les automobiles publiques et privées commencent à prendre
possession de la rue; du moins, la marche en est raisonnable,
sous l'œil d'une police casquée qui n'aime pas les fantaisies. Au
reste, excepté dans quelques rues comme la Friedrichstrasse ot
la Leipzigerslrasse, la circulation est bien moins chargée qu'à
Paris, et, aux points d'encombrement, lorsqu'on s'est garé des
diverses sortes de voitures et qu'on croit avoir la route libre,
on ne rencontre pas l'être insupportable, qui, ayant fait les
mêmes calculs que vous, surgit devant vous brusquement, le
bicycliste; je n'ai pas vu une seule bicyclette.
La rue ne fait pas beaucoup de bruit, vingt fois moins de
bruit qu'à Paris. On n'entend pas d'interpellations de cochers
à passants, ni de passants à cochers, ni de cochers à cochers.
Les tramways ne beuglent pas, ne carillonnent pas; leurs
avertissements et ceux des automobiles sont discrets. Mais
une jolie sonnerie éclate, courte et claire « sous les Tilleuls ».
C'est un privilège de l'automobile impériale de s'annoncer par
w
660 LA REVUE DE PARIS
cette fanfare. Les soldats de la porte de Brandebourg se pré-
cipitent et soudain deviennent immobiles comme un mur;
l'Empereur porte la main à la visière et passe très vite. Son
automobile a aussi le privilège de la vitesse.
Je ne me suis pas servi du chemin « squs terre », parce que
je n'aime pas les souterrains ; mais j'ai plusieurs fois voyagé par
le chemin de fer aérien circulaire, dont les trains se suivent
de cinq minutes en cinq minutes au plus, encombrés et rapides.
En somme, les moyens de communication sont nombreux,
bien ordonnés, commodes et agréables.
|: Les devantures des magasins sont encombrées d'objets mal
£< rangés. Trop de boutiques de très laides choses, d'objets à un
f mark et au-dessous, de parodies de bibelots, de fausses formes
f d'art en faux métal, toute une pacotille insupportablement
p[" criarde. Mais les devantures de fleuristes sont riches en fleurs
js rares, bien présentées au regard. A Berlin, on aime les fleurs
ï tout comme à Paris, et l'on en met partout; il n'y a point de
table, servie pour le thé de cinq heures, qui ne porte son vase
l fleuri. Quelques jolis magasins d'objets d'art. Les porcelaines
[ de la manufacture royale de Berlin font bonne figure, un peu
'.'. lourde; les bronzes allemands, dont l'industrie prospère, n'ont
pas le fini de la forme, et la patine n'en est pas délicate.
De tout temps, j'admirai en Allemagne la dignité des maga-
sins de cigares. On voit qu'il s'agit d'une marchandise très
sérieuse; les commis ont des airs d'employés de librairie.
Toutes les nuances du blond s'offrent dans des boites blondes.
Les cafés se sont multipliés. Jadis ils étaient rares; j'ai vu,
v il y a une vingtaine d'années, inaugurer le premier grand café,
le café Bauer, au coin d' Unter den Linden et de la Friedrichstrasse.
Il y avait foule pour admirer les belles tables, l'éclairage et les
fresques. Un Berlinois, qui m'avait amené là, me dit : << Si nous
étions à Paris, cette inauguration aurait attiré une nuée de
filles; voyez comme l'assistance est convenable ». Je le priai
de se retourner ; il se retourna et confessa son erreur. Berlin
n'est pas une ville vertueuse, elle l'est de moins en moins. La
UN SÉJOUR A BERLIN 66 I
débauche grouille dans les rues le soir et très tard dans la
nuit, car il y a un nombre étonnant de Berlinois noctambules.
En face du café Bauer, de l'autre côté de la Friedrichstrasse,
une Conditorei est demeurée, que je connais depuis toujours.
Une Conditorei est une confiserie; on y mange des gâteaux,
on y boit du thé, du café, du chocolat et des liqueurs; on n'y
fume pas. C'est un endroit distingué, qui se fait rare. Les bras-
series, au contraire, pullulent : plusieurs sont des palais, Bier-
pal/iste. Il faut voir, le soir des centaines de buveurs serrés
autour des tables, la bière absorbée par grosses lampées, la
viande engloutie, la fumée du tabac montant dans un bruit
rauque de conversations gaies pour se donner l'idée d'une des
joies matérielles de vivre.
On éprouve un perpétuel étonnement de voir combien les
gens de ce pays mangent et boivent. Le mangeur solitaire
surtout me stupéfie. J'en ai vu un manger plantureusement
tout un grand dîner d'hôtel, et boire, après une demi-bouteille
de vin rouge, une pleine bouteille de vin de Champagne, du
café, des liqueurs. Quand il se leva, très rouge, un gros cigare
aux dents, il éructait. Aux tables de plusieurs convives, la
capacité d'absortion de chacun se multiplie. J'ai vu apporter
devant quatre officiers une huitième bouteille de vin de Cham-
pagne, et le repas n'était pas fini.
Dans tous les grands hôtels, les soupeurs affluent entre
onze heures du soir et deux heures du matin, élégants, en
habit ou en smoking, une fleura la boutonnière. Les soupeuses
sont en toilette brillante. Ces soupers, cette tenue, dans le
cadre de marbre et d'or des hôtels d'aujourd'hui, sont de ces
nouveautés dont s'inquiète le chancelier de l'Empire; et il a
raison de s'en inquiéter. J'ai entendu regretter avec une sorte
d'effroi la ruine des vieilles mœurs prussiennes.
*
La ville est propre admirablement. La nuit, elle est lavée
à grande eau ; le matin, il semble que les rues aient reçu des
averses nocturnes. Le jour, le balai fonctionne de façon qu'au-
cune ordure ne demeure longtemps sur la chaussée. Rien ne
66a
LA REVUE DE PARIS
tache les trottoirs. Les bourgeois veillent à cette propreté; j'ai
vu un Berlinois apostropher rudement deux jeunes garçons,
qu'il accusait d'avoir jeté un papier qui traînait; il était si
furieux que j'ai cru qu'il allait les battre. Les enfants se défen-
daient énergiquement d'avoir commis cette incongruité.
L'éclairage est éclatant. A l'éclairage public, s'ajoute celui
des magasins qui est intense; Paris semble obscur en compa-
raison. Mais, parmi les cinq cents millions d'impôts nouveaux
que réclame l'Empire, figure un impôt sur « la lumière ».
Peut-être quelques « détaillistes » seront-ils obligés d'obscurcir
leur devanture.
*
* *
La Conférence internationale pour la protection de la pro-
priété littéraire et artistique, où j'ai l'honneur d'être délégué,
est, comme toutes les conférences internationales, une assem-
blée curieuse, puisqu'on y trouve réunis les représentants d'à
peu près tous les peuples civilisés. On voudrait être physiono-
miste et psychologue pour bien classer les types et noter exac-
tement les différences. La langue des discussions est la nôtre.
En écoutant bien, on perçoit, non pas seulement la diversité
des accents, mais de fortes nuances dans la façon de conce-
voir, d'exposer et d'exprimer sa pensée.
La Chine et le Japon sont représentés : le Japon en redin-
gote, par deux délégués très petits, de figure énergique un
peu tourmentée; la Chine, en robe, avec la natte et la calotte,
par deux délégués de moyenne taille, de figure fine et si
calme ! Le Japon fait partie de l'Union de Berne pour la pro-
tection de la propriété intellectuelle1; mais, dans la présente
Conférence pour la revision de la convention, il n'a pas voulu
consentir à réserver à l'auteur d'une œuvre le droit d'en auto-
riser et d'en surveiller la traduction. 11 prétend garder le droit
de traduire les œuvres de l'Occident, offrant en échange la
liberté de traduire ses œuvres à lui. — Il a dit : J'ai besoin de
m'instruire ; laissez que je m'instruise. Il a dit aussi : Ce que je
vous offre vaut ce que je vous demande ; car mon art et mes
lettres valent les vôtres. — Il n'avait pas l'air en parlant d'être de
UN SÉJOUR A BERLIN 663
bonne humeur. La Chine n'est pas membre de l'Union; elle
n'a rien dit. Quelqu'un eut ce dialogue avec son principal
représentant : — Est-ce qu'il y a chez vous une loi qui pro-
tège la propriété littéraire? — Non. — Est-ce que vous pensez
qu'on en fera une? — Non. — Alors, voulez- vous me permettre
de vous demander pourquoi vous êtes ici? — Mais, pour faire
un rapport à mon gouvernement.
C'est une chose honorable pour nous que notre langue
soit ici la langue internationale. Tous la comprennent; ils la
parlent convenablement, et quelques-uns, tout à fait bien. Soi-
gnons bien notre langue ; gardons-lui sa netteté, sa probité.
Ne la tourmentons pas. Ne l'énervons pas. Les hommes qui
l'ont faite étaient des êtres raisonnables, qui ont voulu
exprimer clairement tout ce que la raison comprend.
Travaillons beaucoup, dans les ateliers de peintres et de
sculpteurs, au théâtre, dans les laboratoires, et les biblio-
thèques et les instituts de nos Universités. Ne renions pas notre
culture latine, car tout un monde latin regarde vers nous; mais
persistons dans l'effort pour comprendre les autres cultures.
Nous apprenons aujourd'hui les langues étrangères, et nos
jeunes gens se mettent à voyager. Notre curiosité élargie, s'in-
téresse aux choses qui valent la peine qu'on les étudie, aux
problèmes de toutes les sciences, aux philosophies, aux reli-
gions et à la vie des sociétés. Notre part dans le travail uni-
versel de l'esprit, s'accroît de jour en jour. Or, nous y avons une
fonction particulière, qui est de mettre les choses à point et
de les faire comprendre. Travaillons de plus en plus; pensons
notre pensée et repensons la pensée des autres. Nous sommes
dans un temps où bien des gens en bien des pays font l'examen
de leur esprit et de leur conscience; il nous faut les y aider.
N'oublions pas que l'humanité toujours est reconnaissante aux
peuples qui la renseignent sur elle-même.
Le palais du Reichstag est bâti hors de l'ancienne ville, à
quelques pas de la porte de Brandebourg. Il n'est pas beau :
sur un soubassement triste s'élève le classique péristyle à
664
LA REVUE DE PARIS
colonnes et à fronton triangulaire ; de chaque côté, des colonnes
encore, où s'encadrent deux étages ; les hautes fenêtres du pre-
mier sont coupées par un ornement en surcharge. L'édifice est
accompagné de tours très courtes; au centre, un dôme écrasé,
à pans coupés, est surmonté d'une lanterne. Pourquoi des
tours, si elles ne montent pas, et un dôme s'il ne s'élance
pas? Et puis, je ne sais d'où vient la pierre de ce palais; mais
elle supporte mal le vent, le brouillard et la pluie; elle est sale.
L'intérieur est superbe par ses escaliers colossaux et ses cor-
ridors larges comme de grandes rues, hauts comme des nefs
de cathédrale. Au point central de la plus grande de ces
artères, la coupole prolonge la hauteur. Ici la pierre, défendue
contre les intempéries, a gardé sa blancheur. L'ornement y a
été dédaigné l'architecte ayant aimé la beauté imposante de la
masse de pierre nue. « Colossal » est un mot à la mode, depuis
longtemps à Berlin; dans le palais du Reichslag, le colossal
a été réalisé. Les belles et hautes portes massives sont si lourdes
qu'il faut pour les pousser la force d'un homme. On dirait
une maison pour des géants.
Du péristyle, on découvre le grand groupe de la statue
de Bismarck, puis la colonne de la Victoire, puis l'allée de la
Victoire. C'est ici le quartier de la Gloire.
La colonne fut érigée peu de temps après la guerre. Quel-
ques marches mènent à une colonnade en rotonde, d'où s'élève
le fût, qui porte une Victoire à ailes longues et lourdes. Le
fût est cannelé, et, dans la cannelure, sont insérés de petits
canons dorés, qui ressemblent à des cigares enrubannés. Ce
n'est pas moi qui ai trouvé cette comparaison; un Berlinois
me montrant la colonne, m'a dit : « Voilà un porte-cigares où
vient se poser un hanneton » . Les Berlinois ont l'esprit moqueur
au moins autant que les Parisiens sans être, comme nous le
sommes à nos heures, de généreux gobe-mouches. Cette
colonne est modeste, en comparaison des monuments qu'on a
bâtis depuis; si on l'avait élevée ces dernières années, elle
crèverait la nue.
Il est juste qu'on ait dressé devant le Reichslag la statue
dont le socle porte ce nom tout court : « Bismarck » : le
Reichstag est parce que cet homme fut.
r
UN SEJOUR A BERLIN 665
La statue est colossale, mais l'homme aussi était un colosse.
Je me souviens qu'en 1873, je regardais des tableaux à la
devanture d'un magasin sous les Tilleuls. Quelqu'un s'arrêta
derrière moi, que je sentis énorme. Je me retournai : c'était
lui, et je fus saisi. Je me rappelai le mot d'un de mes amis,
qui, ayant vu passer le chancelier à cheval, écrivit : (( J'ai cru
voir les quatre fils Aymon ».
C'est en soldat qu'il est représenté, casque en tête, la main
gauche sur le sabre qui soulève la tunique. La tête regarde à
droite ; est-ce parce que la France est de ce côté-là? De ce côté
aussi vient la Victoire arrêtée sur la colonne. On perçoit très
bien, sous la broussaille du sourcil, le regard de cet œil clair et
dur, qui vit les réalités sous les apparences, et discerna le
moment juste où il fallait employer « le fer et le feu ». A
droite et à gauche, se tiennent l'Histoire assise et la Force
debout; derrière, un ouvrier, le bras levé, forge avec joie une
énorme épée. — Une blonde petite fille française, que je tiens
par la main et à qui j'explique le monument, me dit : « Alors
ici, il n'y a donc que la force? »
Ce groupe, dont les hautes figures sont largement espacées,
a de la grandeur. Une des choses qui m'ont le plus frappé à
ce voyage, parce que je ne l'y avais pas trouvée auparavant,
c'est le sentiment de la grandeur et l'art de l'exprimer.
On ne peut être mieux reçu que nous le sommes à Berlin.
La délégation allemande a donné aux délégations étrangères le
régal d'une journée à Potsdam. Cette journée s'est trouvée
très belle; dans une lumière d'automne, nous avons admiré,
au sommet d'une colline de jardins s'effeuillant, ce Trianon
qui semble avoir été apporté de chez nous pour devenir le
Sans-Souci du grand Frédéric. — Notre soirée chez M. de
Schœn, ministre des affaires étrangères a été familière et char-
mante. — L'Empereur a donné aux délégués un « théâtre
paré », qui est le diminutif d'un gala. C'était à l'Opéra; on
représentait en pantomime , avec accompagnement d'une
musique qui ne m'a pas dit grand'chose, l'histoire des dernières
666 LA REVUE DE PARIS
journées de Sardanapale ; des cérémonies religieuses, des céré-
monies de cour et des scènes de guerre précédèrent la mort
sur le bûcher. Des parties ont paru longues, mais je croyais
voir des personnes d'Assyrie, descendues de bas-reliefs de
musées. On sentait l'exactitude d'une reconstitution, obtenue
par de longues études auxquelles l'Empereur s'est fort inté-
ressé, et qui ont coûté très cher. Sitôt le rideau levé, les
lumières de la salle étaient éteintes ; la scène demeurait seule
éclairée. Un moment même elle fut recouverte de ténèbres;
une voix se lamentait dans cette nuit, expliquant ce qui allait
se passer; car au début de chaque acte, un personnage racon-
tait le drame qu'allait jouer la pantomime. Il récitait bien,
avec des accents et les soupirs-cris de Mounet-Sully. Le
tableau de l'énorme bûcher flambant et croulant est le plus
extraordinaire que j'aie vu au théâtre.
Dans un entr'acte, au grand foyer, salle simple sans décor
qui convenait à la modestie d'autrefois — on va bâtir un nou-
vel opéra, qu'on voudra plus grand et plus luxueux que le
nôtre — , l'Empereur a reçu les délégués. Il était en tenue de
général, le casque à la main. Les délégations défilèrent, appe-
lées par M. de Schœn selon l'ordre alphabétique des noms de
nations. L'Empereur me parla histoire; il me déconcerta un
peu par l'extrême politesse du début : « Vous avez eu la bonté
de vous occuper de l'histoire de ma maison ». Il voulut bien
m'inviter à aller revoir à Marienbourg le château des chevaliers
teutoniques, où j'ai passé, il y a des années, des heures exquises.
C'est une surprise émouvante en effet, que de rencontrer dans
ce pays lointain de la Vistule, une Burg énorme, où voisinent
dans une belle harmonie, l'architecture de la Terre-Sainte et
celle de Venise; tout près s'élèvent, détachés l'un de l'autre, à
la façon d'Italie, une église et un campanile. Je pris la liberté
de dire à l'Empereur combien je m'étonnais que le théâtre
allemand ne se fût pas encore inspiré de l'histoire pittoresque
des chevaliers teutoniques. Chassés de la Terre-Sainte par les
Sarrasins, ils s'en allèrent, après quelque séjour à Venise,
commencer aux bords de la Vistule, sous l'invocation de leur
patronne, la Sainte Vierge Marie, le combat séculaire où furent
exterminés les Borusses idolâtres. Des soirs de bataille, la
Vierge descendait du ciel, escortée par des anges, et, se bais-
UN SEJOUR A BERLIN 667
sant, cueillait les âmes de ses serviteurs trépassés. Quel beau
tableau dans un opéra! L'Empereur me dit en souriant :
a Cela viendra ». A Paul Hervieu il parla théâtre et dit qu'il
avait lu dans la journée la Course du Flambeau. 11 était très
simple et très aimable. Le défilé terminé, vivement, il reprit le
chemin de sa loge. Trois officiers qui l'avaient accompagné,
moins lestes que lui, coururent presque pour le rejoindre. 11
y eut un bruit de bottes et de fer.
* o
Les réceptions se succédèrent; c'est une habitude à prendre,
difficile aux couche-tôt et aux lève-matin. Il m'est arrivé de
m'éveiller à dix heures et quart, ce qui m'a semblé un accident
à déshonorer un homme. Un soir, des sociétés artistiques et
littéraires nous ont donné un festin d'au moins trois cents cou-
verts. Il fut précédé d'un concert très court où la société cho-
rale de Berlin chanta les Voix de la Mer; elle murmura,
gronda, siffla, éclata, broya des galets, et revint au murmure
doux avec une souplesse merveilleuse. Le repas fut long. Pour
ma « réfection corporelle » auraient plus que suffi les hors-
d'œuvre offerts sur de vastes plateaux; c'étaient, entre autres
choses, toutes les variétés de salaisons et de fumures; pour
les arroser, on nous servit une grande coupe pleine de Cham-
pagne allemand. Mais le dîner vint ensuite, où la longue série
des nourritures était convoyée par les vins aristocratiques
d'Allemagne et de France. De temps en temps, quelqu'un
frappait sur un verre; c'était un orateur qui s'annonçait, et
le bruit des conversations tombait net. Parmi les orateurs, fut
l'ambassadeur de France. 11 parla de la Conférence internatio-
nale, et loua la variété naturelle, nécessaire, heureuse de
l'esprit humain : « Il faut, dit-il, qu'il y ait des Allemands,
des Anglais..., des Français aussi..., si vous le permettez... »
— Et toute la salle rit et applaudit. Entre les toasts généraux
se croisaient les toasts particuliers, précédés et suivis de
saluts, entre lesquels il convient de vider son verre. La cor-
dialité s'échauffait, à mesure que le festin se prolongeait. Au
fumoir, les groupes étaient animés et les voix très hautes.
668 LA REVUE DE PARIS
Gens de tous pays, nous avions vraiment l'air de nous aimer
les uns les autres. Ces moments d'illusion sont fort agréables.
Je garde un souvenir particulier au banquet du Rathhaus.
L'hôtel de ville, c'est un palais Renaissance en briques rouges,
dominé par une tour, qui fait très bon effet, lorsqu'on la
regarde des Tilleuls, éclairée par le soleil couchant. Berlin
manque de tours et de clochers, ces monuments qui rappellent,
dans leur vie aérienne, les mœurs et l'idéal des ancêtres. Des
clochers ont été bâtis depuis vingt ans, il est vrai; l'Impéra-
trice, très pieuse, ne voulut pas souffrir que Berlin demeurât
dénué d'églises, comme était cette ville, la moins religieuse du
monde, paraît-il. Elle encouragea donc la fondation d'églises.
Sur quoi encore, les Berlinois se moquèrent. On m'a conté
qu'un jour que l'Impératrice passait dans une allée du Thier-
garten, un Berlinois de marque ne la salua pas. Quelqu'un lui
dit : « Vous n'avez pas salué l'Impératrice; vous ne l'ave*
donc pas reconnue? » Le monsieur découvrit un large crâne
d'ivoire et répondit : « Si Sa Majesté avait aperçu une si belle
place à bâtir, eine so schœne Baustelle, elle y aurait fait mettre
une église ». 11 y a donc à Berlin des églises nouvelles et
même quelques belles flèches ; mais elles sont à la périphérie,
dans des quartiers tout neufs; elles n'ont point jailli, comme
d'une source naturelle, du cœur de la ville; elles sont quelque
chose à quoi l'on a pensé après, qui fut surajouté.
La réception à l'hôtel de ville eut une sorte de simplicité
démocratique. Au haut de l'escalier, sur le palier où cou-
lait une fontaine lumineuse, les bourgmestres nous accueil-
lirent avec une poignée de main cordiale. Le repas n'était
heureusement pas un dîner; c'était simplement un Abendessen*
un souper, qui fut court et bon. Au dessert, chacun de nous
reçut un étui en cuir portant les armes de Berlin, et qui con-
tenait des cigares et des cigarettes. C'est une façon charmante
— à recommander — d'offrir des cigares. 11 y eut des toasts
très généreux; les bourgmestres parlèrent de la noblesse de
l'esprit humain, du grand travail intellectuel qui ne connaît
pas de frontières, et de la paix nécessaire entre les hommes. Ils
exprimèrent leur horreur pour la guerre : ce Toute guerre
désormais serait une guerre civile ». Cela me permit, lorsque
mon tour de parler arriva, de me réjouir de ce que le « Magis-
r
UN SÉJOUR A BERLIN 669
trat » de Berlin parlât comme la municipalité de Paris. J'avais
été chargé de porter un toast à la ville de Berlin. Je louai Paris
d'être une ville antique ; j'évoquai les ruines du palais de Julien,
les fragments demeurés du mur de Philippe-Auguste, Notre-
Dame et la Sainte-Chapelle, nos vieilles églises, l'hôtel de Sens
et Thôtel de Cluny , le Louvre des Valois et celui de Louis XIV,
la Place Royale, Thôtel des Invalides, la place des Victoires,
la place Vendôme, la place de la Concorde, d'autres monu-
ments encore, produits et témoins d'une longue vie glorieuse.
Je donnai à entendre qu'avoir une antiquité, c'est une noblesse,
et qu'au reste être antique n'implique pas que l'on soit vieux.
Puis, en toute sincérité, je célébrai les mérites de Berlin, la
rapidité avec laquelle cette ville s'est appropriée à sa destinée
de capitale d'un grand empire, sa très belle tenue, sa puissance
matérielle, sa puissance intellectuelle, ces tours de force d'ac-
tivité créatrice qui ne se voient qu'en Amérique ou en Bran-
debourg.
*
Le 1" novembre, après des jours de jolie brume enso-
leillée, le temps s'était assombri. 11 était devenu un temps de
Toussaint à ciel bas, d'un gris noir de vieille toile d'araignée.
La colonie française de Berlin nous avait invités à nous rendre
au cimetière de la Garnison, où elle a élevé un monument aux
Français morts prisonniers en 1870 et en 1871. Le cimetière
est situé dansun quartier mort de l'Estberlinois. Il est lugubre.
Nous nous trouvâmes une centaine à l'entrée ; nous passâmes
entre des rangées de tombes modestes, où domine un monu-
ment en l'honneur des Berlinois morts pendant la guerre.
C'est un haut groupe en bronze : un soldat salue, du drapeau
incliné jusqu'à terre, le corps gisant d'un soldat; le casque
du porte-drapeau est couronné de lauriers. Derrière, tout près,
une croix de marbre blanc toute simple commémore le sou-
venir des nôtres. C'était le jour et l'heure où la France porte des
fleurs à ses cimetières. Nous manquions à nos tombes de famille
et d'amis; mais, inconnus presque tous les uns aux autres,
assemblés devant ces tombes d'inconnus, nous sentions bien
67O LA REVUE DE PARIS
que nous étions une famille en deuil. Et puis, après tant
de fêtes, de compliments, d'honneurs, brusquement, c'était
la misère de ces humbles gens morts sur un lit d'hôpital
dans cette ville triomphante, la misère de tant de semblables
victimes, la misère de la France vaincue, la grande misère du
monde engagé par notre défaite dans les voies de haine et de
guerre. Mais bienheureux ceux qui souffrent par le souvenir!
Car la douleur, c'est encore de l'amour, et toujours la dou-
leur fait effort vers l'espérance; la douleur qui espère, c'est le
fond des grandes religions humaines. Ce jour de la fête des
Morts, dans le cimetière de la Garnison de Berlin, des Français,
à qui des larmes montaient aux yeux, ensemble ont confessé
notre espérance indestructible.
*
Très peu de temps après notre arrivée — nous sommes
arrivés le i4 octobre — de mauvais bruits commencèrent à
courir sur l'affaire du Maroc ; ils persistèrent en s'aggravant.
Nous fûmes préoccupés un moment, mais point inquiets au
fond. D'un échange rapide de horions superficiels dans le port
de Casablanca, on aurait pu a la rigueur, car de petits faits de
hasard suffisent à produire de grands événements, faire sortir
une guerre avec la France ; mais c'eût été déchaîner, à cette
mince occasion, une guerre quasi universelle sur terre et sur
mer, puisque des passions et des intérêts, des ligues et des
contre-ligues, des amitiés, des ententes cordiales, des armées
et des flottes demandent à se satisfaire ou à s'employer. Il est
certain que le gouvernement de l'Allemagne entretient au
Maroc une poudrière; mais, s'il y met jamais le feu, il ne
sera pas en son pouvoir de régler le saut des étincelles. Qui
oserait prendre la hardiesse de mettre le feu au monde, avec
l'espoir de sauvegarder le toit de sa propre maison?
Cette affaire de Casablanca avait trop traîné à cause des
vacances sans doute. Le chancelier voyait arriver la session du
Reichstag, où l'attendait le débat très grave sur les cinq cents
millions d'impôts nouveaux. 11 voulut finir et que cela finît
flalteusement pour lui. Aussitôt rentré à Berlin, il engagea
Ulf SÉJOUR A BERLIN 67I
la conversation avec la France. 11 se croyait sûr du succès. Que
le consulat allemand de Casablanca eût commis une faute grave,
M . de Bulow ne pouvait pas le nier ; mais c'est un principe
certain du droit des gens que la puissance consulaire doit être
respectée toujours, en tout état de cause. 11 exigea donc un
échange de regrets où la France, parlant la première, exprime-
rait les siens en termes plus forts que l'Allemagne. 11 fit, pour
le cas où sa formule serait acceptée, des promesses un peu
vagues, et, pour le cas contraire, des menaces assez précises. 11
comptait assurément que cela suffirait.
Notre inquiétude, là-bas, était qu'il eût raison de croire
qu'il nous ferait peur. N'entendrait-on pas — comme après
Fachoda — les marins déclarer que notre flotte n'est pas prête,
et — comme après Tanger — les militaires craindre que notre
armée ne tienne pas devant l'ennemi? Et un vent de terreur
ne soufflerait-il pas dans les déplorables couloirs du Palais-
Bourbon ? Céder une troisième fois, par l'aveu d'un défaut
de force et d'un défaut de courage, c'était l'humiliation défi-
nitive et le renoncement. Or, le renoncement de la France
serait un des plus grands malheurs qui pût affliger l'humanité,
qui a besoin de nous pour vivre dans la paix et la liberté. Et,
chez nous, pour nous, dans l'état où nous sommes, quels eflets
produirait ce sentiment de la honte consentie et la banqueroute
du a relèvement », dont l'espérance a coûté si cher?
Des extraits de nos journaux, télégraphiés aux journaux de
Berlin, puis les journaux eux-mêmes nous arrivèrent, et des
lettres. Nous sûmes la fermeté de M. Clemenceau, l'unanime
volonté, soutenue par lui, que la France ne fût plus un visage
à recevoir des gifles. 11 ne s'agissait plus que de trouver une
autre formule. M. Jules Catnbon en proposa une.
Puisque le chancelier de l'Empire avait offert la sienne le
17 octobre, puisque l'article du Daily Telegraph contenant la
fameuse interview impériale, n'a paru que le 28 octobre,
puisque certainement M. de Biilow ne prévoyait pas, le 17,
le pétard qui éclata le 28, il n'est pas vrai que le chancelier
ait cherché une diversion à une crise de politique intérieure.
Il a seulement voulu régler à son honneur et profit une question
engagée. Sans doute, il a maintenu sa formule à peu de chose
près, dans les derniers jours d'octobre et les premiers de
672 LA REVUE DE PARIS
novembre ; et, comme on savait alors dans tous les pays qu'il
y avait conflit entre la formule de l'Allemagne et celle de la
France, et qu'on parlait d'honneur national engagé de part et
d'autre, il aurait bien voulu que la France se résignât à prendre
celle de l'Allemagne. Sans doute encore, il insista, d'autant
plus qu'il avait de trop sérieuses raisons de craindre, après la
publication de V interview impériale, un accueil sévère du
Reichstag. Mais la France avait dit que sa formule était le
maximum de ce qu'elle pouvait concéder. Déchaîner la guerre
quasi universelle pour tirer d'embarras l'Empereur, qui avait
cru bon de publier certains propos tenus par lui, et le chan-
celier, qui n'avait pas vu d'inconvénient à la publication, faute
d'avoir pris connaissance de ces propos, c'est de ces choses
qu'aucune personne pourtant ne peut penser deux minutes
qu'elle puisse faire. 11 fallut donc renoncer à la formule alle-
mande et accepter, légèrement modifiée, celle de la France.
En d'autres moments, l'Allemagne se serait émue; mais, à
la <( crise du chancelier », succédait une <( crise de l'Empe-
reur » et l'affaire du Maroc passait à l'arrière-plan. Toute
l'Allemagne avait dressé l'oreille, à l'explosion du pétard du
28 octobre, qui fut vraiment « colossal ».
ERNEST LAVISSE
(La fin prochainement.)
L administrateur -gérant : h. cassard.
LETTRES DE RICHARD WAGNER
A
OTTO WESENDONK1
(1852-1870)
AVANT-PROPOS
Tout le monde sait quelle large place la famille Wesendonk a
tenue dans la vie de Richard Wagner. Il suffit de rappeler en
quelques mots que l'auteur de Tannhduser, obligé de quitter
l'Allemagne après les événements politiques de 18/19, s était uxé à
Zurich et qu'il avait trouvé le plus affectueux accueil, même parfois
une aide pécuniaire, auprès d'un riche négociant allemand, Otto
Wesendonk. Celui-ci, qui joignait une rare élévation de caractère au
goût le plus délicat, avait su attirer dans sa villa de la « Verte Col-
line » un groupe de littérateurs et d'artistes. Sa jeune et séduisante
femme Mathilde Wesendonk, éprise de musiquQ et poète elle-même,
était l'âme de cette petite société. C'est dans cette atmosphère de paix
supérieure que Richard Wagner, de i853 à 1808, écrivit la partition
de Y Or du Rhin, de la Walkyrie et la plus grande partie de Sieg-
fried.
On connaît le drame intime qui, après avoir couvé pendant des
années, éclata dans l'été de i838 et obligea Richard Wagner à quitter
c l'Asile », la petite maison qu'Otto Wesendonk lui avait fait cons-
truire auprès de sa propre villa. C'est sous l'impression de cette
1. Published December fifleenth, nineteenth hundred and eight. Privilège
of copyright in the United States reserved under the Act approved March
third. nineteen hundred and five, by alkxander dumgker vkrlag,
Berlin.
i5 Décembre 1908» l
674 LA REVUE DE PARIS
séparation déchirante et sous l'inspiration de sa passion éperdue pour
Mathilde Wesendonk que Richard Wagner termina à Venise, dans
l'hiver de 1868-1809, la partition de Tristan et lseult, dont il
avait déjà écrit le texte et composé le premier acte à Zurich, au
moment où son amour commençait à s'éveiller.
Les relations entre lui et la famille Wesendonk ne furent d'ailleurs
pas rompues le jour où Wagner s'exila volontairement de Zurich.
Aussitôt après son départ, il commençait d'adresser à Mathilde
Wesendonk des lettres ardentes et désespérées, et dès le mois de
novembre 1808, à la suite d'un deuil cruel qui avait frappé ses amis,
il reprit avec Otto Wesendonk lui-même une correspondance qui devait
devenir particulièrement active pendant le long séjour que le compo-
siteur fit à Paris en i85g et 1860 pour préparer la représentation de
Tannhduser. A partir de 1862, les lettres adressées au mari et à la
femmedevinrentdc plus en plus rares, surtout lorsque Richard Wagner
fixa son domicile à Munich, sous la protection du roi de Bavière.
La Revue de Paris a publié une partie des lettres de Richard
Wagner à Mathilde Wesendonk, traduites par M. Georges KhnopflT1.
La traduction complète a paru à Berlin, chez l'éditeur Alexandre
Dunckcr. Les lettres dont nous commençons aujourd'hui à publier
la traduction sont les plus importantes de celles que Richard Wagner
a écrites à Otto Wesendonk de 1802 à 1870.
• ••
I
Pallanza, 20 juillet i85*j.
Très cher monsieur Otto,
Je serais l'homme le plus ingrat du monde si, en ce
moment, je ne pensais pas à vous. Je suis assis au bord du lac
Majeur où, pour la première fois du voyage2, je fume un de
vos divins cigares. J'ai le cœur gros d'avoir été assez malhon-
nête pour quitter Zurich sans prendre congé de vous. Dieu
m'est témoin que je n'ai pu y parvenir. JEreinté et de mauvaise
humeur, quand j'eus tourné le dos (notez que je n'y suis pas
allé) à cette fête des ivrognes de Bâle (lisez : des chanteurs de
Baie), je n'eus plus qu'une idée en tête : fuir, fuir, fuir, et
1. Voir la Revue des icr et i5 novembre 1904, icr, i5 mars, i*r, i5 avril
et ier mai 1905.
2. Après l'achèvement du poème de la Walkyrie, (ier juin-ier juil-
let i85a), Wagner avait entrepris un voyage dans l'Oberland bernois et au
delà des Alpes, jusqu'à Lugano (cf. Glasenapp, II, 1, p. f\ib et suivantes'.
r
LETTRES DE RICHARD WAGNER 676
ma maussaderie n'aurait pu que vous désobliger. J'ai donc
traversé au pas de course l'Oberland bernois, escaladé le
Faulhorn et le Sidelhorn, et enfin par le glacier assez dange-
reux de Gries je suis arrivé dans le Val Formazza, d'où je suis
descendu hier surDomodossola. Cette dernière étape est certai-
nement la plus merveilleuse que j'aie jamais parcourue.
Passer de la région extrême des glaciers à la luxuriante végé-
tation de l'Italie, en traversant une suite de vallées étagées,
c'était pour moi quelque chose de tout à fait neuf. J'ai ri
comme un enfant devant ces merveilles tant célébrées, dont
j'avais lu tant de descriptions, mais que je n'avais encore ni
vues ni admirées.
C'est aussi la première fois que je retrouve du calme.
Jusqu'ici j 'étais toujours comme en chasse. Les paysages les plus
majestueux des Alpes me semblaient n'être qu'une porte par
laquelle il me fallait passer pour commencer enfin à jouir. A
présent, je regarde avec un vrai délice la plaine se dérouler de
l'autre côté du lac. Oui, c'est l'endroit du monde qui peut le
mieux causer en moi des impressions exquises. L'influence qu'a
sur moi l'atmosphère italienne est indescriptible. Hier encore,
je suis allé de Domodossola à Baveno, sur le lac Majeur. Quel
sentiments j'ai éprouvés sous cette immuable sérénité du ciel!
Je ne sais si j'arriverai aujourd'hui à pouvoir écrire à ma
femme; mais il faudra que demain je commence à lui livrer un
assaut pour qu'elle me rejoigne1. A chacun de ceux que j'aime
je souhaite en ce moment d'être à mes côtés. Si vous pouviez
venir aussi ! . . . Aujourd'hui j 'irai à Locarno et demain à Lugano.
Je serais bien aise, en tout cas, de revenir encore ici, mais avec
quelqu'un. Je suis très seul, et, en ce moment, cela me pèse!
Dieu de bonté ! Qu'ai-je à bavarder ainsi à tort et à travers?
Ne m'en veuillez pas. Encore un mot : Combien il y a de
gens de ma connaissance que je plains sincèrement de ne pas
mieux jouir de la vie! Je ne dis pas cela pour vous. Voilà ! je
voudrais être un homme de génie dans le genre de M. de
Flotow, écrire des opéras comme Martha et faire ainsi des
choses dont précisément je suis incapable.
Comment vont les études en contre-point de Donna
1. Madame Wagner, en effet, vint rejoindre son mari et fit avec lui le
voyage de retour par Chamonix et Genève.
676 LA REVUE DE PARIS
Mathilde? ! J'espère qu'à mon retour elle aura terminé sa fugue.
Je pourrai alors lui apprendre à faire, des opéras à la Wagner
pour qu'elle en tire au moins quelque profit. Il faudra que
vous y chantiez : on pourra très bien vous traduire un rôle en
anglais, puisque vous ne chantez qu'en anglais.
Voyez toutes les folles idées que votre cigare m'inspire : si j'en
fume un de plus, je deviendrai tout à fait fou. Gomme cela
ferait plaisir à de certaines personnes I God save your Lordship !
Portez-vous bien et, si vous voulez, tout en fumant un cigare,
vous distraire un peu, écrivez-moi aussi (à Lugano, poste res-
tante). Seulement, ayez soin de prendre une meilleure plume
que celle que j'ai dénichée ici. Si vous voyez ma femme,
faites-lui mes meilleures amitiés et gardez pour vous un bon
souvenir de
votre
RICHARD WAGNER
Que devient Don Basilio MiïllerP *
II
Zurich 3, 11 juin i853.
Cher ami,
Si les choses avaient marché pour moi comme au début de
l'hiver dernier elles avaient semblé devoir le faire, j'aurais
maintenant ce qui m'est nécessaire pour être libre. Mais vous
savez qu'avant tout j'ai dû renoncer à mon tant pour cent de
Berlin \ et, pour que ma situation reprît un agréable équilibre
et que je pusse jouir supportablement et gaiement de la vie,
il faudrait que je fusse provisoirement dédommagé de ce
mécompte. Vous savez aussi que je n'en ai que plus fixement
les yeux tournés vers Berlin et que je n'ai besoin que d'un
peu de patience pour y atteindre mon but. Mais c'est en ce
moment, devant ma nouvelle entreprise, que je sens plus
1. Madame Mathilde YVesendonk.
1. Alexandre Mùller, chef de musique à Zurich.
3. Otto Wesendonk s'absentait souvent de Zurich, voyageant pour son
commerce de soieries.
4. Il s'agit de la représentation de Tannhàuser à Berlin, représentation
qui faisait l'objet de pourparlers depuis i85i. La première n'eut lieu que
le 7 janvier i85G.
1
r
LETTRES DE RICHARD WAGNER 677
fortement que jamais le besoin des avantages que la réa-
lisation de ce projet m'aurait assurés. 11 s'agit donc de me
faire jouir maintenant d'une partie de ces avantages. Cela
veut dire, en bon allemand : je souhaiterais fort d'obtenir une
avance sur le profit que j'espère tirer un jour de la repré-
sentation de mes opéras à Berlin.
Si tout va bien, et il faut que cela aille bien, — car avant
d'être assuré (par Liszt ou par moi-même) que tout marche bien,
je ne laisse pas exécuter à Berlin, — ce tant pour cent que je
dois y toucher me rapportera très facilement 2 000 thalers la
première année. (A Leipsig, avec de mauvaises exécutions,
on a donné vingt et quelques fois le Tannhaaser depuis février.)
Si, sur la chance tout de même incertaine de mon succès futur,
vous voulez bien m'avancer cette somme, vous accomplirez
tout ce que je peux souhaiter en ce moment. Quant à mes
autres rentrées, je le vois par les dernières commandes reçues,
elles seront toujours assez élevées pour donner toute sécurité
à mon existence ultérieure, et je n'ai absolument pas songé,
cher ami, à vous demander une aide permanente.
Ce qui est en ce moment pour moi l'essentiel, c'est de me
vivifier tout à fait à fond, afin de reconquérir, après presque
cinq ans d'interruption dans la composition, ma juvénile et
nécessaire ardeur, et de me mettre avec joie et gaieté de cœur
à mon nouveau travail de géant1. J'ai à fermer derrière moi
une grande et considérable période de ma vie pour en com-
mencer une nouvelle et très importante phase. J'ai besoin
pour cela d'impressions neuves. 11 ne faut pas que certains
désirs continuent à me torturer faute d'être satisfaits. J'ai
besoin de recevoir du dehors une certaine satiété pour pouvoir
ensuite, par une belle réaction, projeter de nouveau et joyeu-
sement tout mon être au dehors. Je dois être délivré de toute
entrave; je dois pouvoir voyager, jouir de l'Italie, peut-être
aussi retourner à Paris et parvenir ainsi à l'agréable repos qui
manque aujourd'hui à mon âme, trop pleine de désirs inas-
souvis. Le reste alors s'arrangera tout seul.
J'ajouterai seulement que je ne puis concevoir en ce moment
sous aucune forme les circonstances qui me contraindraient à
1. La musique de Y Anneau du Nibetung avait élé commencée en
octobre i853.
678 LA REVUE DE PARIS
" """1
recourir de nouveau à votre aide. C'est pourquoi il m'importe
que ce soit actuellement et aussi tôt que possible que vous
me fassiez parvenir la somme dont j'ai parlé, à titre d'avance
sur mes futures recettes de Berlin. C'est la forme qui me con-
viendrait le mieux, et si vous, personnellement, en tant
qu'homme d'affaires, vous n'y attachez pas grande importance,
je ne prends pas moins la chose au sérieux : vous me permettez
donc, si vous m'aimez, de considérer cette forme comme
impliquant pour moi un véritable engagement.
Je vous remercie encore, de tout cœur, de vos témoignages
d'amitié; vous m'avez causé une joie sincère. Mes meilleure
souhaits de bonheur.
Votre
RICHARD WAGNER
A Posen, deux officiers se sont battus en duel au sujet de
Tannhciuser : voilà que j e vais décimer l'armée du roi de Prusse !
III
Zurich, 20 juin i853.
Les dispositions prises par vous, très cher ami, sont excel-
lentes et je vous en remercie de tout cœur.
Pour inaugurer dignement ma nouvelle dette et vous donner
confiance, je vais aujourd'hui en acquitter une ancienne.
Remettez à votre femme la sonate ci-incluse \ ma première
composition depuis Lohengrin. (Il y a six ans de cela!)
Bientôt je vous donnerai derechef de mes nouvelles;
auparavant, faites-moi la joie de m'en envoyer des vôtres.
Votre
RICHARD WAGNER
IV
Zurich, i3 juillet i853.
Cher ami,
Je vous adresse aujourd'hui ces quelques lignes pour vous
remercier de votre dernière lettre et vous donner un petit
1. La souate porte comme titre : Sonate à Mathilde Wesendonk^ et
comme épigraphe : « Savez-vous comment cela se fait? »
r
LETTRES DE RICHARD WAGNER 679
signe de vie. Quelle semaine agitée et exaltée, mais belle et
puissante je viens de vivre! Liszt ! m'a quitté il y a quelques
jours à peine. Un véritable ouragan d'entretiens s'est déchaîné
entre nous. Ma joie du charme infini de cet homme a été d'au-
tant plus grande que je l'ai trouvé plus vigoureux et physique-
ment plus résistant que je n'aurais pu le croire d'après mes
précédentes impressions. Nous avions incroyablement de
choses à nous dire. Au fond, c'est seulement ici que nous nous
sommes personnellement connus : car auparavant je ne l'avais
vu chaque fois que peu de jours et d'une façon superficielle.
Cette huitaine qu'il a pu me consacrer a donc été si intense que
j'en demeure comme étourdi. Tout de suite, dès les premiers
jours, j'ai fait le sacrifice de ma voix, de manière qu'ensuite
ce fut Liszt qui fit tous les frais de la musique. 11 a joué d'une
façon incomparable. J'ai fait avec lui une magnifique excur-
sion au lac des Quatre Cantons et, en me quittant, il m'a spon-
tanément promis de revenir l'an prochain passer au moins
quatre semaines avec moi. J'espère que vous y serez aussi!
Maintenant je ne peux plus me voir à Zurich. Ce soir, il
faut pourtant que j'endure encore une grande festivité. J'ai en
perspective une énorme retraite aux flambeaux avec musique,
chants, diplôme d'honneur; déjà depuis huit jours la rumeur
de cette fête met la ville en émoi! Mais demain matin je pars
pour Saint-Moritz, et, si la cure réussit, je continue sur
l'Italie. J'ai une provision de papier bien réglé et j'espère
qu'avant la fin de l'année je pourrai avoir terminé l'ébauche de
ma composition de l'Or du Rhin.
J'ai été très joyeusement surpris de voir que Liszt allait au-
devant de mes propres idées sur la future exécution de ma
fête scénique. Nous avons combiné qu'elle aurait lieu à Zurich,
du printemps à l'automne d'une même année. Un théâtre
provisoire doit être bâti à cet effet, et ce qu'il me faudra
comme chanteurs, etc., sera engagé tout exprès; Liszt
s'adressera à tous les points cardinaux pour recueillir les contri-
butions nécessaires à l'entreprise et il se fait fort de trouver
tout l'argent nécessaire.
i. Sur la visite de Liszt et le voyage à Saint-Moritz et dans l'Italie du
nord, v. Glasenapp, Il , a, p. 30 et suivantes,
680 LA REVUE DE PARIS
Vous conviendrez que nous avons décidé ensemble des
choses importantes f I
J'espère aussi recevoir bientôt par vous des nouvelles de la
représentation de Lohengrin à Wiesbaden, qui a si bien réussi.
Votre communication sur le Tannhauser m'a fort intéressé et
je vous en remercie de tout cœur. Je vois que vous avez pu
vous en faire une bonne impression.
L'hiver prochain, on jouera probablement encore en
Allemagne beaucoup de musique de moi. Les avis que je reçois
à ce sujet se multiplient de telle façon que je dois croire à
ma popularité croissante. Maintenant fassent le ciel, leDrRahn
et Saint-Moritz que je retrouve ma santé : car l'effort que j'ai
devant moi est énorme et, pour me sentir allègrement à la
hauteur de cette fatigue, il faut que je reprenne pleine confiance
en moi. J'attends beaucoup, beaucoup de l'Italie!
Je vous écris à Ems avec l'espoir que vous y êtes encore.
Ma femme, qui répondra bientôt à l'aimable lettre de madame
Wesendonk, a, sur mon conseil, adressé cette réponse à
Dùsseldorf, d'où elle vous parviendra sûrement. Mes meil-
leurs compliments à vous et aux chers vôtres, très cher ami.
Faites-moi prochainement le plaisir de me dire comment vous
vous portez tous.
Votre
RICHARD WAGNER
Hôtel Faller, Saint-Moritz (Grisons).
V
•22, Portland Terrace, Régent' s Park [ai mars 55]*.
Cher ami,
C'est à vous que j'adresse aujourd'hui tout ce que j'ai à
i. Le maître avait écrit à Uhlig, le \i novembre i85i :
Ce n'est que dans des circonstances tout à fait différentes que je pourrais penser
à la représentation de VAnneau du Nibelung. J'installerais alors un théâtre sar
les bords du Rhin et je ferais des invitations pour une grande fête scéniqne.
Après un an de préparation, je donnerais toute mon œuvre en quatre jours. Si
extravagant que soit ce plan, c'est le seul auquel je donne encore ma vie, mes
pensées et mes désirs. Si j'en puis voir la réalisation, alors j'aurai vécu une vie
digne dVtre vécue. Sinon, je serai mort pour une belle idée. 11 n'y n plus que
cela qui puisse me rendre heureux.
Voir, en outre, sur l'idée du cycle théâtral, Chamberlain, Richard Wagner :
(Munich, 1901, p. 464 et suivantes), et Gollher, Bayreuth (dans la collec-
tion : « Le Théâtre », Berlin, chez Schùster et Loeffler, 1904).
2. La date a été ajoutée au crayon par madame Wesendonk.
LETTRES DE RICHARD WAGNER 68l
raconter, afin de pouvoir par la même occasion vous dire toute
ma reconnaissance pour vos nombreux témoignages d'affection.
Sachant combien votre cœur compatissant aurait de joie à me
savoir en plein bien-être, je voudrais pouvoir vous écrire avec
bonne humeur; mais, même dans cette pensée charitable, je
ne veux pas mentir et je vous avouerai tout de suite que, si
vous conservez le moindre espoir de me voir prospérer sur
cette terre, je ne suis guère en mesure d'alimenter cette
espérance. Londres est une ville très grande, très riche, et les
Anglais sont extraordinairement avisés, réfléchis et intelligents.
Mais moi, malheureux que je suis, je n'ai rien à faire avec
eux I Comme ils me prendront pendant un certain temps pour
quelqu'un de tout autre que je ne suis, cela marchera encore
un peu sans gros accroc et, n'ayant aucunement l'intention
de les tirer tout à coup de leur erreur par amour-propre,
je n'ai qu'une chose à souhaiter : c'est que cette période de
malentendus se termine d'elle-même aussi vite que possible.
Encore un coup, je n'ai rien à faire ici. Vous me demandiez
peut-être dans quel endroit j'aurais quelque chose à faire? Eh
bien, ce serait là où j'aurais le moins de relations. Au contraire,
on me conseille ici de rechercher tel et tel; par exemple,
Dawison (Times), Chorley, etc. On me dit que ce sont, il est
vrai, des gredins et des imbéciles, mais qu'ils ont tout de
même de l'influence et que ce serait dommage si mes talents
et mes capacités demeuraient ici sans aucun emploi. J'ignore
ce que vous en pensez ; mais moi, je pense toujours qu'au fond,
avec tous mes talents, je n'ai absolument rien à chercher ici
et que, pour cela, la recommandation de vauriens ne m'est
certainement pas nécessaire.
Si je voulais être ici — et pour beaucoup d'années — le
chef d'orchestre bien rente de la « Philharmonie », j'obtien-
drais cela sûrement et facilement : car les gens s'aperçoivent
bien que je suis un bon chef d'orchestre. Mais ce seraient
là les seules délices auxquelles je pourrais aspirer ici. Hors de
là, il n'y a rien pour moi. Quant à une sympathie particulière
que je pourrais obtenir, surtout de la Cour, pour mes opéras
et pour un bon théâtre allemand, il ne faut absolument pas
y penser. La reine, par exemple, a le goût le plus trivial et
personne ici n'est capable de s'intéresser à quelque chose qui
68a
LA REVUE DE PARIS
^
sorte de l'ordinaire. On voit cela, rien qu'à la manière d'être
des gens. L'art proprement dit leur est totalement étranger. Ils
ne sont sensibles qu'à leur réussite personnelle et à leurs
revenus. Par exemple, c'a été pour moi toute une révélation
que l'impassibilité avec laquelle, trente secondes après la fin
de la Symphonie héroïque, ces gens-là ont écouté chanter un
assommant duo. Personne n'en a été choqué le moins du
monde, et le duo a été applaudi tout comme la symphonie...
J'avais attendu toute ma satisfaction de mes rapports avec
l'orchestre, qui m'est très dévoué, et aussi de l'espoir de repré-
sentations belles en elles-mêmes. Surtout, pour le prochain
concert, je tenais beaucoup à avoir deux répétitions : car je
comptais, à cette occasion, pouvoir travailler à fond mon
orchestre. A vrai dire, la première répétition, qui a eu heu
hier, m'a déçu dans cette espérance : car j'y ai acquis la cer-
titude que, pour atteindre mon but, deux répétitions même
ne suffiraient pas. Il ma fallu passer sur beaucoup de points
importants, et je reconnais que dans une seule répétition
générale je ne pourrais pas les reprendre, en sorte que, pour
la neuvième symphonie il faudra me contenter d'une exécution
très relativement satisfaisante.
En ce qui concerne mes compositions pour Lohengrin, cette
fois surtout j'ai éprouvé avec beaucoup de chagrin combien
il est triste pour moi de devoir toujours me présenter au public
avec de si maigres extraits de cette œuvre. Je me suis senti
tout à fait insipide ; car je sais combien peu les gens peuvent
juger de moi et de mon œuvre sur cette pauvre carte d'échan-
tillons avec laquelle je circule déjà dans le rôle de commis
voyageur. Et voilà mes meilleures années qui s'en vont ainsi,
avec une activité artistique arrêtée et paralysée dans sa mani-
festation extérieure! Je préférerais de beaucoup renoncer à
toute tentative d'activité extérieure, car moi seul peux com-
prendre le tourment que m'inflige cette sorte d'exercice.
Dans de pareilles conditions, la seule satisfaction qui pourrait
me rester serait celle d'avoir un peu amélioré ma situation maté-
rielle. J'en serais très heureux, mais comment y réussir sans
voler? Enfin, nous verrons de combien m'engraisseront les
bénéfices de mon concert. Malgré mon logement coûteux je
n'ai pas du tout l'intention de faire des prodigalités, et j'espèrç
r
LETTRES DE RICHAI\D WAGNER
683
donc réaliser quelques économies ; mais ce sera tout, pour cette
fois et pour toujours. Il a paru depuis peu un acte du Parle-
ment d'après lequel les œuvres qui ont été publiées à
l'étranger ne peuvent plus donner de droits ici à leurs auteurs.
Seules auront ce privilège celles qui, écrites en Angteterre et
à l'intention de l'Angleterre, paraîtront dans ce pays pour la
première fois. En conséquence, j'ai eu tout de suite l'agré-
ment infini de saluer ici des traductions soignées de YEtoile
du soir, et des Reproches de Lohengrin à Eisa, publiés chez
Ewer, et on m'assure qu'il paraîtra très prochainement un choix
de mes morceaux de chant. Chacun a, me dit-on, le droit de
les imprimer à son gré. Je regrette donc fort le port que
j'ai dû payer récemment pour les faire venir en Angleterre.
Abandonnez, très cher ami, l'idée de vouloir me rendre
<( indépendant ». Tant que je vivrai, je resterai, surtout dans
le sens où l'entendent les Anglais, un pauvre hère, et je ne
puis que souhaiter que personne ne dépende de moi : car qui
dépend de moi reste en route. On n'y peut rien. Mais peut-
être que bientôt j'abandonnerai l'art tout à fait; alors tout
ira bien. L'art seul m'entretient encore parfois dans des illu-
sions qui ne peuvent avoir pour moi que de fâcheuses consé-
quences. Par moments, il me rend très insouciant, et vous savez
que l'insouciance ne fait de bien à personne, surtout à celui
qui s'y abandonne. Mais certainement — il ne s'en faut plus
que de peu — je serai bientôt en état de tarir complètement
cette source de toutes les folies de mon existence. J'aurais
assez de motifs pour cela ; les soucis que mon art me cause à
moi-même compensent, et bien au delà, les rares extases où il
me jette. 11 n'est plus besoin que de peu de chose, et même
que d'une seule chose, pour que j 'abandonne la partie. Alors,
vraisemblablement, tout s'arrangera, mais d'une autre façon
que bien des gens ne pourraient se l'imaginer.
Je suis allé dans la Cité faire visite à M. Benecke. Après-
demain il viendra me chercher en voiture pour me conduire
chez lui, hors de la ville. Vous m'aviez, en tout cas, recom-
mandé chaudement. Au fond, lui et les siens appartiennent
— pour les questions musicales comme pour les autres — au
parti du Times. Sa femme est une parente de Mendelssohn,
dont on veut absolument me croire l'adversaire, encore qu'on
'S
/ 1
684 LA REVUE DE PARIS
m'ait assuré n'avoir jamais entendu son ouverture des Hébrides
mieux exécutée que sous ma direction. D'ailleurs la maison
Benecke est connue, ici aussi, comme une maison très amie
de l'art et fort riche. Nous verrons. Quoi qu'il en soit, merci
pour votre bienveillante intention.
Ma relation préférée à Londres est jusqu'à présent le premier
violoniste d'ici, Sainton, un Toulousain fougueux, chaleureux
et aimable. Lui seul est la cause de mon appel à Londres.
Lié d'amitié depuis longtemps avec un Allemand, Lùders, il
demeure avec lui, et celui-ci, qui a lu mes écrits artistiques,
s'est tellement emballé sur moi et à leur lecture qu'il les a
fait connaître à Sainton aussi bien que possible : tous les deux
en ont conclu que j'étais certainement un homme de valeur.
C'est pour cela que, lorsque Sainton m'a proposé aux directeurs
et a dû leur expliquer comment il me connaissait, il leur a
déclaré m'avoir vu de ses yeux conduire un orchestre. C'était
un mensonge mais, comme me Ta dit Sainton, il n'aurait
jamais pu faire comprendre à ces gens le véritable motif de
l'estime que je lui avais inspirée. Après la première répétition,
il m'a embrassé avec enthousiasme; là-dessus, je n'ai pu
m'empêcher de le traiter de téméraire, en le félicitant de ce
que, pour cette fois, son audace ne- lui eût pas porté malheur.
Cet homme me plaît beaucoup. Hier, après la répétition, me
voyant fort découragé et de mauvaise humeur, il n'a eu de
cesse qu'il ne m'eût ramené chez moi en voiture; puis il a
attendu que j'eusse changé de vêtements, a décommandé le
repas solitaire que je devais prendre et m'a emmené chez lui
dîner en garçon avec lui Lùders, jusqu'à ce que je fusse un
peu sorti de ma tristesse.
A Londres, au milieu des Anglais, un homme pareil à
Sainton est comme une oasis dans le désert. Par contre, je ne
puis me représenter rien de plus rebutant que la race anglaise
proprement dite. Ils ont communément le type du mouton. Et,
de même que l'instinct du mouton est infaillible pour trouver
sa pâture dans la prairie, le sens pratique de l'Anglais ne se
trompe pas : sûrement il trouve sa pâture, mais toute la belle
prairie, avec le ciel bleu qui la domine, n'existe malheureuse-
ment pas pour ses moyens de compréhension. Combien doit
être malheureux au milieu de pareilles gens celui qui, au con-
LETTRES DE RICHARD WAGNER
685
traire, ne voit que la prairie et le ciel, et qui a tant de peine
à découvrir le millepertuis I
Un jeune musicien que Liszt m'a recommandé, Klindworth,
me plaît aussi beaucoup. Si cet homme avait une voix de
ténor, je l'enlèverais immédiatement : car il a tout le reste
d'un Siegfried, surtout le physique.
Par ailleurs, je possède maintenant à la maison un beau
piano à queue d'Érard. Il a fallu que je me fisse faire par un
charpentier un haut pupitre pour écrire : je n'en ai trouvé
nulle part. Depuis quelques jours je suis donc installé pour
travailler, mais je n'ai encore pu commencer que bien douce-
ment : l'interruption a été trop longue et trop violente. Au
début, ma composition i m'était devenue tout à fait étrangère.
Espérons que je me ressaisirai; ou, sinon, faudra-t-il l'aban-
donner tout à fait?
Mon Dieu, que de billevesées je vous débite là! Tâchez de
vous en tirer comme vous pourrez.
... Saluez pour moi ma chère femme, dont j'ai eu une lettre
hier. Partagez avec elle ce que ces lignes peuvent contenir de
raisonnable, puisque, pour aujourd'hui, c'est par vous que je
la prie de recevoir de mes nouvelles. Qu'elle soit fermement
persuadée, dites-le-lui bien, qu'elle est cent fois mieux à Zurich
que moi je ne le suis à Londres et que je n'ai de joie qu'à la
pensée du retour.
Et saluez bien pour moi tante Wesendonk et cousine
Myrrha2. Dites-leur que tout va au mieux et le plus excel-
lemment du monde, chose dont elles se doutent déjà! Faites
aussi toutes mes amitiés aux honorables convives du dimanche
et dites aux Baumgartner 3 qu'il y a aussi « du bon wy »
à Londres. Et maintenant, adieu, avec mille remerciements
pour votre fidèle et intime amitié. Si, un jour, vous m'aban-
donniez, prévenez-moi à temps : alors je resterais à Londres !
Portez-vous bien et continuez d'aimer votre
R. WAGNER
i. La Walkyrie.
i. La iille des Wesendonk) plus tard madame de Bissing, morte en 1888*
3. Wilhelm Baumgartner, chef d'une société de chant et compositeur
(mort en 1867), et sa femme faisaient partie à Zurich du cercle dos amis de
Wagner. « Le bon wy » est une locution suisse qui signifie le bon vin*
1
686 LA REVUE DE PARIS
VI
Londres, 5 avril 55.
Cher oncle,
Si vous continuez ainsi, vous aurez bientôt de l'avancement :
vous arriverez au grade de ce père ». J'allais justement vous
écrire aujourd'hui pour vous entretenir de mes pensées, en
commençant par la création du monde et en allant jusqu'au
développement de la musique en Angleterre, lorsque votre
dernière lettre m'est arrivée. Elle m'oblige à entamer un sujet
plus précis et plus proche. Donc, voici.
J'ignore ce que signifie le bon mot du Punch1. Je puis
seulement vous certifier que je n'ai pas reçu d'argent contre
billet à ordre. Au contraire, après le second concert, M. Ander-
son 2 s'est présenté à Sainton en lui demandant comment on
devait s'arranger avec moi quant aux honoraires. Sur quoi, il
lui a été répondu : « Qu'en sais-je? Faites ce que vous vou-
drez. » Là-dessus, M. Anderson m'a envoyé comme hono-
raires, pour les deux premiers concerts, un mandat de 5o livres
que j'ai fait toucher et grâce auquel j'espère être pour long-
temps à l'abri du besoin.
Lorsqu'au début j'étais inquiet de savoir comment, en
l'absence d'autres ressources, je pourrais faire vivre ma femme
pendant la durée de mon voyage, et comme en même temps
j'apprenais que des honoraires tels que les miens se payaient
généralement à la fin, j'ai dit à Praeger3 qu'il me serait très
i. Dans le journal satirique de Londres, le Punch, avait paru, le
3i mars i855, sous ce titre : a Wag of Wagner, l'entre filet suivant, qui joue
sur le double sens en anglais du mot « note », signifiant à la fois une note
de musique et un billet à ordre :
Nous ne savons pas en quoi peut consister la nouvelle théorie musicale de
Herr Wagner; mais nous sommes tentés de dire que la a musique de l'avenir »
doit se composer principalement de billots à ordre payables à deux, trois, ou six
mois de date.
•i. M. Anderson était administrateur de la Société philharmonique. —
V. Glasenapp, II, a, p. 64.
3. Ferdinand Prajger est l'auteur du livre publié en 189a, qui a pour
titre : Wagner tel que je Vai connu. — Cf. Chamberlain, dans la Gazette
de Bayreuth (1893, p. 201 et suivantes, et 1894, p. 1 et suivantes) et
Wm. Ashton Ellis, The musical Standard (1894, u° 8 à ai). — La maison
Breitkopf et Hârtel a depuis longtemps retiré de la circulation ce litre
n la légère et mensonger.
LETTRES DE RICHARD WAGNER 687
désagréable de demander de l'argent à la direction et je lui
ai posé la question de savoir s'il ne pouvait pas lui-même et
par son banquier me procurer cette somme par anticipation.
11 m'a représenté cet arrangement comme n'étant pas impos-
sible. Mais, juste à ce moment-là, j'eus l'occasion de demander
à l'Intendance de Berlin une avance de cent louis d'or sur le
Tannhduser et j'eus même l'espoir que cette avance me serait
accordée. Pour le cas où cette favorable hypothèse se réalise-
rait, je déléguai l'argent à Sulzer l , et cette perspective me
tranquillisa au point que je ne reparlai plus à Praeger de
mon premier dessein. En fin de compte, Sulzer m'a affirmé
qu'il s'était, à toute éventualité, mis en mesure d'assurer
à ma femme le nécessaire; et lui également m'a déconseillé
cette démarche. En conséquence, j'ai renoncé à toute autre
demande et vous savez déjà par les explications qui pré-
cèdent ce qui s'est passé depuis lors. Ce qu'a voulu dire
le Punch doit donc vous tourmenter aussi peu que j'en suis
ému moi-même. D'ailleurs personne ici ne m'en a encore
parlé, et moi-même je ne l'avais pas lu. Peut-être apprendrai-
je ce que cela signifiait; alors je vous le ferai savoir.
Et maintenant passons des affaires anglaises à la musique
anglaise, — sous laquelle, comme vous l'aurez vu par le Punch,
on doit également toujours sous-entendre des affaires. —
Vous aussi, vous paraissez nourrir le secret espoir que je
finirai par faire ici de la musique anglaise ; — lisez des affaires
anglaises. Ma lettre au sujet du deuxième concert semble
avoir de nouveau suscité en vous cette idée. Si peu pratique
et si peu homme du monde que je puisse vous paraître, il faut
pourtant que cette fois je recommande à mes enthousiastes
amis un peu de sang- froid et de mesure, et que je les invite
à ne rien attendre de moi en fait de musique anglaise. Il se
peut que dans ces derniers temps ma musique ait plu au public.
Je viens d'en a\oir de nouveau la confirmation. Soit! mais
c'est tout. Tout comme ma musique leur plaît, ces gens-là
trouvent exactement le même plaisir à la plus ennuyeuse
musique et, le jour d'après, ils applaudissent des exécutions
du genre le plus inférieur, tout comme ils ont la veille applaudi
1. Le docteur Jean-Jacques Sulzer, greffier du gouvernement de Zurich.
688 LA REVUE DE PARIS
les miennes. Je me serais donc élevé jusqu'à la hauteur de
leur plus pitoyable fabrication musicale et je pourrais prendre
rang à côté des autres héros d'ici! Admirable résultat ! Une fois
cette position acquise, il s'agirait pour moi de faire tout ce
que font les autres pour tirer profit de la haute estime qu'ils
obtiennent, et je devrais même m'y prendre mieux qu'eux, si
je voulais y gagner quelque chose; mais, voyez, très cher ami,
voilà justement le point où je ne suis bon à rien. 11 roe fau-
drait enfin, sous une direction énergique et en écoutant de
sages conseils, me résigner à devenir un coquin au milieu de
coquins. Ah! qu'est-ce que l'homme n'apprend pas à faire
quand il a devant les yeux un but qu'il doit nécessairement,
absolument atteindre ! Mais voilà justement le malheur! Avec
les plus grands efforts je ne découvre pas de but que je pourrais
atteindre par ces moyens-là. Mes «buts », cher oncle, sont bien
ailleurs ; un abime les sépare de tout ce qu'on peut atteindre
ici. Je croyais que vous le saviez; mais laissons cela. Je suis
ici et je tiendrai bon jusqu'au huitième concert. J'espère que
vous ne m'en demandez pas davantage.
Vous voulez avoir des journaux? Oui, mais que doivent-
ils contenir? De quoi jeter de la poudre aux yeux des gens sur
mes succès d'ici ? A cet effet, seuls Ylllustrated News et le
Daily News pourraient vous servir. Ces deux feuilles sont
pourvues par M. Hagorth, le secrétaire payé de la Philhar-
monie, d'articles élogieux sur les concerts de la Société, et,
par conséquent, aussi sur mes productions. Quelques autres
critiques trouvent le ton de MM. Dawison et Chorley par trop
impertinent, et, par suite, ils écrivent des appréciations mi-
parties où ils me reconnaissent telles et telles qualités, et ne
dissimulent pas en revanche que j'ai tels ou tels défauts. Je
conteste à tous ces gens-là la capacité de me juger, et même
d'écouter avec impartialité ce que je leur fais entendre. Les
deux susnommés sont ceux qui savent le mieux ce qu'ils
veulent. Ils sont payés pour m'empêcher d'arriver et ils gagnent
ainsi leur pain quotidien, qui à Londres n'est pas si bon marché
que le croit certain Américain de ma connaissance *. Quiconque
vit ici est si intimement convaincu de la vilenie, de l'impu-
i. Allusion au séjour antérieur de M. Wesendonk en Amérique*
r~
LKTTHKS DK RICHARD WAGNER 689
dence, de la vulgarité et de la corruption de la presse locale
que, à parler franchement, je n'aimerais pas à me salir les
mains rien qu'en touchant une de ces feuilles. Les gens qui
ont quelque intelligence avec une conscience vraiment indé-
pendante évitent de se mêler à cette racaille juive. Ainsi on
m'a assuré qu'une certaine volte-face embarrassée du critique
du Morning Posl, après le deuxième concert, avait été prévue,
et, précisément par cette raison que le Times et consorts étaient
tombés sur moi avec si peu de ménagements. C'est ce qui a
amené le Morning Post à effectuer, par prudence, sa petite
évolution : car, l'occasion pouvant se présenter d'avoir un jour
besoin les uns des autres, aucun d'eux ne veut se brouiller
complètement avec les camarades. Seulement, la rédaction
du Times elle-même semble avoir trouvé les invectives de
Dawison par trop violentes et trop grossières, et c'est pourquoi,
dit-on, elle n'aurait pas pris l'article sur le deuxième con-
cert. Maintenant il se pourrait que ce cas imprévu produisît de
nouveau, pour la prochaine fois, un effet encourageant sur
d'autres journaux, et qu'il se dessinât un mouvement en ma
faveur. De cette manière, et si le public proprement dit con-
serve à mon égard ses dispositions favorables, il est possible
qu'en fin de compte tout tourne en ma faveur; ce à quoi la
Philharmonie (qui lutte pour sa propre existence) pourrait par
telle et telle manœuvre beaucoup contribuer.
... Ah! quelle jolie musique on fait ici ! Je suis allé récem-
ment à un concert de la Nouvelle Société Philharmonique.
Il y eu toute une kyrielle d'ouvertures, de symphonies,
de chœurs, de concertos, d'airs, etc. Gela faisait plaisir à
entendre. Tout cela conduit par le Dr Wylde, — clic! clac! —
jusqu'à ce que la séance fût finie, chose qui s'est produite à
une heure assez avancée. Gomme toujours, le bon public
applaudissait! et, le lendemain, tous les journaux de déclarer
ce concert le plus beau de toute la saison. Les critiques les
plus favorables pour moi l'ont couvert des mêmes éloges
que ceux dont ils venaient de se servir pour mon second
concert. Est-ce que vous ne voulez pas que je vous envoie ces
journaux?
Les plus chères délices des Anglais, c'est l'oratorio. Leur mu-
sique devient alors l'interprète de leur religion, passez-moi le
i5 Décembre 1908. 2
6gO LA REVUE DE PARIS
mot \ Ils peuvent rester quatre heures durant assis dans Exeter
Hall, à écouter jouer des fugues, Tune après l'autre, et cela
dans la conviction profonde d'avoir accompli ainsi une bonne
œuvre, en récompense de quoi, une fois au ciel, ils n'enten-
dront plus que les plus beaux airs des opéras italiens. C'est
ce profond et ardent besoin du public anglais que Mendels-
sohn a si bien compris, il a dirigé et composé pour lui des
oratorios, grâce à quoi il est devenu le propre messie du monde
musical anglais. Mendelssohn est pour les Anglais ce que
Jéhovah est pour les Juifs. Aussi la colère de Jéhovah me
frappe-t-elle maintenant, moi incrédule. Car vous savez que,
parmi d'autres grandes qualités, on attribue au Dieu des Juifs
un énorme désir de vengeance. Dawison est le grand-prêtre de
cette colère divine. Que dirait la tante8 si j'écrivais un ora-
torio pour Exeter Hall ?
. . . J'ai reçu votre grande lettre avec une vive reconnaissance,
comme le témoignage expansif de la plus cordiale des amitiés.
Je m'en suis approprié tout le contenu, sauf pourtant vos
consolations, pour lesquelles, à vrai dire, je ne me sens plus
aucune réceptivité. Si j'ai le courage de persévérer dans mon
intime vocation d'artiste, des assurances d'amitié comme les
vôtres n'auront pas peu contribué à m'y soutenir. Soyez-en
bien persuadé.
Remerciez bien aussi la tante et assurez-la de ma persévé-
rance ; dites-lui seulement que le travail 8 marche lentement.
J'ai presque tout à fait oublié ma composition, et souvent je
dois chercher longtemps le sens de telle ou telle chose. Ici j'ai
complètement perdu cette sorte de mémoire intérieure. Avant-
hier j'ai très péniblement achevé mon premier acte et je me
contente déjà de l'espoir de terminer ici au moins le second.
Quant au troisième, il faut que je le réserve pour Seelisberg,
où, par conséquent, je ne pourrai, hélas 1 commencer le
Jeune Siegfried. Je serai déjà bien heureux si je peux seu-
lement m'y ressaisir et retrouver du courage pour ce Jeune
Siegfried.
Croyez-moi, je n'aurais pas dû venir à Londres I Mais voilà
i. En français dans le texte.
•2. Madame Wesendonk.
8. L'instrumentation de la Walkyrid
LETTRES DE RICHARD WAGNER O9I
ce qui arrive quand on ri a pas l esprit de son ûge\ comme vous
me l'aviez donné à entendre.
Enfin, tout finira par s'arranger; je rapporte un millier de
francs, la peine a donc pourtant son salaire. Il ne manque pas
de gens qui vont à l'échafaud pour moins que cela !
Faites mes meilleures amitiés à ma femme; elle a su par
les nouvelles d'hier comment je m'étais arrangé ici. Faites
aussi mes amitiés àMyrrha et conservez-moi vos bontés, alors
même que je ne pourrais pas vous envoyer de sitôt quelques
beaux articles de journaux. Ah! si je pouvais dire : « A
bientôt!... »
Votre
r. w.
VII
Londres, aa mai i855.
Cher ami,
Mille remerciements affectueux pour votre aimable lettre.
Elle m'a causé une vraie et grande joie et elle m'a fait infini-
ment de bien.
Je vous écris ces lignes aussitôt après l'avoir reçue, afin
qu'entre son action sur moi et mes communications avec vous
il ne souffle aucune brise londonienne.
Croyez-vous que j'ai assez envie de rentrera la maison? Je
n'ai ni repos ni joie; figurez-vous un tigre en cage, qui ne fait
que tourner de droite à gauche et de gauche à droite et qui
n'a qu'une idée, celle de savoir comment il arrivera à passer
à travers les barreaux : vous aurez devant vous l'image de
mon agitation quotidienne.
Soyez sûr pourtant que je ne vous accuse pas de m'avoir
conseillé l'expédition de Londres. Je ne sais vraiment qui ne
me l'aurait pas conseillée. Mais c'est moi qui aurais dû mieux
me connaître : c'est donc moi seul qui ai fait une inconsé-
quence et il est juste maintenant que je l'expie. Si je n'étais
que musicien, tout serait bien en ordre; mais, par malheur,
je suis encore autre chose, et c'est là ce qui me rend si difficile
1. En français dans le texte. — Wagner fait allusion à ce mot de Voltaire :
« Qui n'a pas l'esprit de son âge, de son âge a tout le malheur », que
Schopenhauer a donné pour en-tète au sixième chapitre du premier volume
de ses Parerga*
H
692 LA REVUE DE PARIS
à caser dans ce monde que j'y suis nécessairement condamné
à mille tribulations. Il n'est pas commode de faire quelque
chose de moi; un point est certain en tout cas, c'est que je ne
suis pas sur la terre pour gagner de l'argent, mais bien pour
créer; et je ne serais en état de me livrer à cette vocation
sans être interrompu que si le monde voulait bien se charger de
m'en donner les moyens. Malheureusement, il est clair qu'on
ne peut pas l'y contraindre : car il agit à sa guise, selon son
bon plaisir, à peu près comme je voudrais pouvoir le faire.
Nous voilà donc, le monde et moi, deux têtes de bois Tune
contre l'autre : celle des deux dont le crâne est le moins solide
sera tout naturellement cassée. C'est probablement de quoi
dérivent ces maux de tête nerveux que j'ai souvent I Vous, très
cher ami, avec la meilleure volonté possible, vous vous êtes
mis entre nous deux, certainement pour amortir les coups :
prenez garde de ne pas attraper quelque chose, vous aussi!
D'ailleurs la cause de mon profond découragement actuel
«st plutôt en moi-même que dans l'imprévu de mes expériences
anglaises. Elles n'ont fait que confirmer ce que je savais
depuis longtemps ; et comme, en fin de compte, je me suis tou-
jours appliqué à n'avoir affaire qu'à un petit nombre de gens
doués de sentiments délicats et à n'exiger plus rien du gros
public, sauf tout au plus un peu d'égards pour ce qui le
dépasse, je pourrais me consoler ici en me disant que j'ai été
fort apprécié par un grand nombre de personnes. Ce qui m'est
particulièrement odieux, et ce qui m'offense profondément,
tient en grande partie au caractère même de mes fonctions,
forcé que je suis de jouer le rôle de chef d'orchestre et de
m'accommoder aux habitudes et aux idées les moins artistiques,
sans même avoir la satisfaction de voir mes objections com-
prises. Quoi qu'il en soit, maintenant la folie est faite, et, pour
complaire à ma femme, que le contraire aurait fort affligée,
j'ai résolu de persévérer, si amer que cela me soit. En tout
cas, cette dernière expérience me détermine à ne plus m'en-
gager dans "ces sortes de conflits avec moi-même et à éviter
désormais ce genre de musique insuffisante, pour concentrer
toutes mes forces sur mes créations. Mon séjour ici a été très
défavorable à mon travail. A proprement parler, il m'a rejeté
d'un an en arrière. Mon esprit est en ce moment si épuisé que,
LETTRES DE RICHARD WAGNER 6^3
jusqu'à la fin de l'année, je devrai me contenter de n'en tirer
que la Walkyrie, me réservant le Jeune Siegfried pour l'année
prochaine. Cette résignation est la seule chose qui me donne
un peu de calme.
A ma grande et intime satisfaction, je n'ai pas besoin — je
le vois surtout d'après votre chère lettre d'aujourd'hui — de
m'étendre d'avantage sur toutes mes relations d'ici. Vous
comprenez tout, et vous sentez comme moi. Croyez bien
que je considère cela comme un bienfait I Nos maux s'émous-
sent dès que nous trouvons une âme qui y compatit. C'est là
aussi, sans doute, l'unique source de l'amour le plus sincère
et le plus fortuné! Ne pensons donc plus qu'à un joyeux
revoir. J'ai appris avec une vive joie que votre chère femme
se sentait de nouveau mieux. Faites-lui mes meilleurs remer-
ciements pour l'envoi du thème de basse. J'espère que je
ne dois pas en faire une fugue? Et encore une bourse! Mon
Dieu ! A en juger d'après ma provision, on pourrait croire
que, grâce à votre chère femme, je fais des spéculations de
bourses!... Je n'arrive pas à les user, et il y a une bonne
raison pour cela. Pourtant je vais peut-être avoir une occasion
de les remplir jusqu'à les faire éclater. J'ai reçu de New- York
une demande préliminaire : on voudrait savoir si je serais
disposé, sur l'invitation de plusieurs sociétés, à aller là-bas,
peut-être dans deux mois, afin de continuer personnellement
à faire pour mes compositions une propagande qui, dès main-
tenant, — et avec le plus grand succès, — est entamée par
d'autres. Gomme vous voyez, la seconde édition de mon séjour
à Londres se prépare. Dans tous les cas, pour pouvoir conti-
nuer tout de suite ma route sur l'Amérique, je n'aurais pas
besoin de déballer mes paquets à Zurich.
Ou bien dois-je attendre que d'abord vous soyez installé
dans votre propriété ? Je vois que vous lui donnez le nom de
Hochwyl ; mais je n'en tiens pas compte : car, moi, je la nomme
et je la nommerai toujours Wesenheim. Nous verrons par la
suite lequel de nos deux noms l'emportera sur l'autre. Pour
aujourd'hui, présentez toutes mes amitiés à l'Hôtel Baur et à
tout son contenu1. A cette occasion, n'oubliez ni femme ni
i. Avant la construction de leur villa de la Verte-Colline, les Wesendouk
demeuraient à l'Hôtel Baur.
694 LA REVUE DE PARIS
enfants. Au revoir! Que Dieu vous garde. Je pars d'aujourd'hui
en cinq semaines : puissé-je goûter près de vous un peu de
calme et de réconfort! Mille remerciements pour toute votre
amitié.
Votre
RICHARD W.
VIII
[Fin août i856].
Très cher ami,
Je vous envoie encore une fois mes meilleurs remerciements
pour votre amical rendez-vous à Berne. Vous m'avez causé là
une grande joie. Depuis mon retour à Zurich, je suis déjà bien
rétabli, et je ressens de plus en plus les bons effets de ma cure.
Comme vous le savez, j'ai trouvé ma maisonnée augmentée de
plusieurs femmes, dont une, ma sœur, m'est particulièrement
agréable à voir. Mon conseiller de gouvernement de Weimar \
enthousiaste pur sang, y est arrivé aussi. 11 m'a apporté des
nouvelles dont Liszt m'avait déjà donné un aperçu et qu'il
me fera, je suppose, connaître encore plus complètement par
la suite. Ces nouvelles, s'ajoutant à une autre expérience
simultanée, ont été de nature à ébranler de nouveau forte-
ment mes plans d'avenir domestique. Je vous fais part de cette
« autre expérience » en vous envoyant ci-incluse une lettre
de Breitkopf et Hiirtel : vous y verrez que nul homme avisé,
quand il en vient à la réflexion, ne se soucie de se lier à moi.
Cette espérance si péniblement édifiée et déjà presque passée
à l'état de certitude, il va falloir que je la considère de nou-
veau comme déçue pour reprendre le marche de tortue de ma
lourde existence. Chose curieuse! Par une communication
jusqu'ici très confidentielle et discrète, j'ai justement appris,
le même jour, que le grand-duc de Weimar avait la ferme
intention de m'attirer de toute façon dans son pays. Comme
il est au courant de mon besoin urgent d'une retraite domes-
tique tout à fait calme, rafraîchissante et à l'abri de toute
agitation, il a pensé à m'offrir cette retraite à la Warlburg ou
dans un de ses châteaux de plaisance. Peut-être cet absolu
1. Frantz Mùller.
LETTRES DE RICHARD WAGNER 696
désir de repos, que je dois renoncer à voir se réaliser à
Zurich et aux environs, me décidera-t-il enfin à abandonner
tout à fait mon asile actuel si bienfaisant, et auquel des amis
peu nombreux, mais incomparables, donnent une inestimable
valeur. En agissant ainsi, il est vrai, j'assumerais peut-être
des obligations qui, alors même qu'elles ne seraient pas stipu-
lées, n'en seraient pas moins impérieuses. Tout cela prouve-
rait une fois de plus combien de simples bagatelles prises en
bloc peuvent souvent déterminer, régir et dominer la vie d'un
artiste de mon espèce.
J'ai déjà appris par ma femme le peu de fondement de la
crainte que vous aviez eue de voir gâtées par les chaleurs per-
sistantes les laborieuses plantations de votre jardin ; hier, en
allant visiter votre délicieuse propriété, j'ai pu me convaincre
qu'elles n'avaient pas souffert du tout et j'ai promis à votre
jardinier de vous renseigner sur le bon résultat de ses soins.
Tout est donc parfaitement conservé, et vos belles fleurs et vos
arbustes m'ont ravi par leur fraîcheur.
Par ailleurs, je n'ai pas de nouvelles intéressantes à vous
rapporter. Comme je le prévoyais, j'ai trouvé Semper très
calmé et revenu de ses idées sombres. Pour le reste, tout va
comme d'habitude.
Quant à Liszt, je n'ai reçu jusqu'à présent aucun contre-
ordre à ses projets. S'il devait survenir quelque changement
par rapport à son arrivée chez moi. je vous en aviserais tout
de suite. Tenez-moi, vous aussi, au courant de vos plans, et
soyez toujours persuadé qu'avec reconnaissance et amitié
je reste
votre
RICHARD WAGNER
IX
Zurich, Ier septembre i856.
Il en est donc toujours de même pour moi, mon cher
Wesendonk! Je vous renvoie ci-incluse la lettre deBodmer;
remerciez encore bien votre chère femme pour sa tentative
d'intervention ! . Je me sens de nouveau très profondément
1. Il s'agissait de la location du terrain de Bodmer. — Y. Glasenapp,
remarque sur la lettre ia, p. 3a.
696 LA REVUE DE PARIS
mortifie, et le sentiment de la résignation est celui qui me vient
surtout au cœur : car, au milieu de tous mes efforts, je me trouve
moi-même fort stupide. Je puis cependant me rendre ce témoi-
gnage que je ne demande rien d'autre à la vie qu'un atelier
et du loisir ininterrompu pour y travailler. Je ne réclame ni
bonheurs, ni joies; mais, précisément, ce dont j'ai besoin, je
ne devrais pas le demander au monde, car il n'est pas fait,
je le vois très clairement, pour favoriser de pareilles présom-
ptions. Pourquoi est-ce que je ne renonce pas à des préten-
tions inadmissibles ? Je veux créer une œuvre, et l'évaluation que
l'acheteur fait de cette œuvre ne suffit même pas pour couvrir
les frais de nourriture de l'auteur pendant sa création! C'est là
le résultat de toute la gloire et de tous les succès que j'ai rem-
portés! Peut-il y avoir rien de plus amer, et pourtant, le
monde étant ce qu'il est, de plus juste? Ceux qui de tout
temps ont été les plus aptes à représenter le plus dignement le
monde à l'égard de l'artiste sont assurément les princes, parce
que leur condition les place au-dessus des besoins réels de
l'existence et de la nécessité de chercher les moyens d'y satis-
faire. Mais si l'on regarde de près tous ces rapports de protec-
tion, on voit que la, comme partout ailleurs, il y a tant de
choses opprimantes, blessantes, vaines et fausses! Sans doute,
il peut y avoir d'heureuses exceptions; mais je suis moins fait
que qui que ce soit pour en courir la chance, moi qui ne tiens
pas du tout aux choses extérieures, uniquement appréciées
dans ce monde-là.
Vous voulez donc bien, dans la mesure du possible,
remplacer « entre nous » les éditeurs de musique et les
princes? Ah! Dieu, si j'étais dans votre situation et si je
pouvais le faire, assurément j'agirais de même : car il est bien
plus doux de donner que de recevoir. Ce serait bien conforme
à ma propre manière d'être : en réalité, je me suis complète-
ment épuisé à force de donner (de donner à ma façon). Je
vous remercie à peine de votre belle proposition, étant con-
vaincu que le sentiment de pouvoir faire une offre pareille
doit être une joie qui porte en soi une récompense supérieure
à tous les témoignages de gratitude possibles. S'il advenait que
vous pussiez réaliser pleinement votre dessein à mon endroit,
et si jamais un jour je devais jouer un rôle dans l'histoire
1
LETTRES DE RICHARD WAGNER 697
de l'art, vous y occuperiez sûrement, vous aussi, une place
qui ne serait pas médiocre ; ce me serait alors une vraie satis-
faction de cœur que d'employer toute mon énergie à vous la
conserver, htes-vous tenté de vous placer, avec moi à une
pareille hauteur ?
En attendant, j'ai encore une lourde charge de plomb sur
les épaules et je ne suis guère capable de m'élancer vers un
nouvel espoir. Tout ce qui m'aiderait à conquérir du repos,
tout ce qui pourrait libérer définitivement mon esprit tour-
menté me paraît encore tellement irréalisable ! De mon foyer
agité, irritant, lancinant, où tout me heurte et m'étreint,
je jette mon regard sur le monde, et, plus mes yeux cherchent
à s'y fixer sur le point où je devrais trouver du calme, plus il
me semble le voir devenir étranger et hétérogène. Je n'aperçois
plus devant moi qu'un désert affreusement agité où grimacent
des visages ricanants, et, si j'y découvre quelques traits de
sympathie, eux-mêmes sont toujours accompagnés du haus-
sement d'épaules résigné de l'impuissance. Est-ce que, par
miracle, je verrais réunies en vous la puissance et la sym-
pathie? J'ose à peine le croire. Pour me ramener à une plus
juste notion de la réalité, faites que j'y voie encore un peu plus
clair. Pour aujourd'hui, adieu. Qui sait ce qu'il adviendra de
votre
RICH. WAGNER
Zurich, 10 septembre 56.
Vous êtes un cher et brave homme : aussi croyez bien que
je ressens profondément le prix d'une sympathie aussi rare
que la vôtre. Mais je désespère presque de la possibilité,
pour qui que se soit, de me venir en aide. Ma vie est un
océan de contradictions duquel je ne pourrai sans doute
émerger qu'à ma mort. Que n'avez-vous déjà fait pour moi,
pour m'encourager, pour me donner du repos, et toujours
il se trouve que tout a été insuffisant! Certaines exigences
spéciales, certaines considérations particulières dont je dois
tenir compte dans l'intimité de mon foyer, des dérangements
imprévus, etc., me rendent difficile, après chaque tentative
698 LA REVUE DE PARIS
nouvelle, d'arriver à une règle qui assure ma subsistance.
Le séjour de Zurich lui-même m'est devenu très pénible et
vexatoire, à cause de relations sociales intimes qui me domi-
nent jusque dans ma maison sans que je puisse leur imprimer
ma direction. Je dois m'avouer que dans cet endroit rien ne
me fait plaisir. Je pourrais aujourd'hui abandonner Zurich
aussi froidement qu'autrefois j'ai quitté Dresde. Je n'ai
épargné ici ni efforts, ni zèle, ni dévouement, tout cela pour
reconnaître enfin que, de même que jadis là-bas, tous mes
sacrifices sont demeurés complètement stériles, et ne m'ont
même pas procuré la satisfaction de retrouver en quoi que ce
fût les vestiges de mon activité. Aussi Zurich n'est-il plus
pour moi qu'un point purement géographique. Et comm?
tel, ou seulement comme simple lieu de refuge, il m'est
devenu particulièrement pénible, du fait des relations qui seules
me sont restées. Je sens qu'il est temps de clore cette partie
de mon passé, et, à vrai dire, je dois reconnaître en toute
sincérité que j'agirais ainsi avec la plus grande froideur de
cœur si, justement ici, je n'avais noué un lien tel que je n'en
avais jamais connu de semblable auparavant : je veux parler
du lien de la reconnaissance et de la chaude amitié qui m at-
tache à votre maison. En cela je ne vous dis rien de vain :
croyez en mon amour de la vérité.
Etant donnée une telle divergence de caractère^, l'indulgence
sans bornes et l'intérêt infatigable que vous me témoignez sans
cesse doivent avoir leur source dans un fond de sympathie pro-
fonde, comme la vie n'en comporte que rarement et dans des
cas tout à fait exceptionnels. Voyez dans cette déclaration la
cause unique des hésitations que j'éprouve sur ce que je dois
faire et sur la direction à prendre. Je soupire du fond de tout
mon être après le repos absolu et l'isolement: Pouvoir en jouir
dans le voisinage immédiat d'une famille qui m'est devenue
aussi profondément chère que la vôtre, être sûr qu'en ces rap-
ports de parfaite intimité je trouverai toujours de la sympathie
et de la protection dans la joie et dans la peine, ce serait un
bonheur que rien autre au monde ne saurait me remplacer.
Mais puis-je vraiment me décharger sur vous de tout ce poids
de mon existence? Après avoir tant de fois renouvelé l'expé-
rience des grosses difficultés de ma situation, ne dois-je pas
LETTRES DE RICHARD WAGNER 699
reconnaître que ce fardeau vous deviendrait trop lourd? Vrai-
ment, il me semble qu'il serait grand temps de me rendre
nettement compte de cet état de choses, et tout au moins de
songer à diviser la charge. Seulement, où dois-je en fixer le
centre de gravité? A Weimar1, ou près de vous dans mon
asile? Pour l'amélioration et l'allégement de ma vie matérielle,
il me semble indispensable de tirer profit des dispositions favo-
rables de la cour de Weimar et, eu égard aux mesquins soucis
continuels qui m'assaillent, cette considération est décisive pour
moi. Mais si, par contre, je pouvais contracter des obligations
qui me permettraient de jouir en toute tranquillité de mon
asile auprès de vous (je ne dis plus : « à Zurich »), alors, assu-
rément, mon plus cher désir serait exaucé. Malheureusement,
il est fort à craindre que je ne puisse pas m'en tirer à si bon
compte pour obtenir la jouissance d'une amélioration de ma
situation matérielle : car, sans doute, si un prince intervient,
c'est bien plus pour avoir la gloire de posséder la personne
même de l'artiste que pour goûter la satisfaction intime qui
vous importerait, à vous.
Un avenir prochain va décider de ce que je puis attendre.
Peut-être les choses s'arrangeront-elles de manière que j'aie à
passer les hivers à Weimar et que, par contre, je puisse revenir
l'été auprès de vous. Cette combinaison ne réaliserait pas com-
plètement mes véritables désirs ; je devrais pourtant y voir le
moyen le plus acceptable de sortir d'embarras. Dans cette hypo-
thèse, s'il vous était possible de me donner asile à proximité
de vous, peut-être sur le petit terrain Widemann, chaque année,
avant les hirondelles, je reviendrais du Nord vers vous, et je
n'aurais plus qu'à souhaiter de mourir un jour dans votre voi-
sinage. Pour l'instant, j'ai abandonné toutes les recherches;
d'ailleurs elles me semblent toujours stériles. Maintenant,
depuis que vous m'avez fait cette invite, je ne pourrais même
pas les reprendre en bonne conscience ; je ne saurais me mettre
en quête moi-même de ce qui doit m'ètre octroyé comme un
bonheur. A cet égard, je suis devenu tout à fait fataliste.
Lors d'une nouvelle excursion que j'ai entreprise à Brunnen
1. Liszt espérait pouvoir établir le* maître à Weimar, sous la protection
du grand-duc Charles-Alexandre. — Cf. Glasenapp, II, 2, p. n3, et 121 et
suivantes.
H
7OO LA REVUE DE PARIS
pour faire plaisir à ma sœur, le colonel Aufdermaur m'a
renouvelé avec beaucoup de feu la proposition d'exécuter son
plan, qu'il croit aujourd'hui plus facile à réaliser qu'aupara-
vant. Ce serait très beau; mais ce ne serait pas près de vous,
et ce ne serait, encore cette fois, que pour une partie assez
courte de l'année. Aussi son offre avait-elle pour moi quelque
chose de gênant et d'insuffisant.
J'espère que vous allez bientôt venir; au fond, j'aurais pu
m'épargner cette lettre si, pendant cette période d'inquiétudes
nouvelles, j'avais voulu me résoudre à vous laisser dans l'igno-
rance de mes préoccupations intimes. Mais, au contraire, cette
fois comme toujours, j'ai éprouvé de la consolation à m'assurer
de votre sympathie. Liszt ne m'annonçant aucune modification
à ses plans de voyage, j'en conclus donc toujours qu'il arrivera
ici vers le 20 septembre. Si je reçois d'autres nouvelles, je
vous en ferai part aussitôt.
Et maintenant, au revoir! Dans quel sentiment nous quitte-
rons-nous ensuite? Sera-ce d'un cœur triste ou d'un coeur
léger? C'est ce que nous saurons bientôt; mais, quoiqu'il en
soit, j'espère que nous ne nous séparerons pas.
Mille amitiés de
votre
RICHARD WAGNER
XI
Zurich, 3o novembre i856.
Je vous avais promis de vous écrire, cher ami, dès que
j'aurais une nouvelle vraiment très bonne à vous donner, et,
comme Liszt trouvait que notre aventure de Saint-Gall x en
était une, il m'a prié de vous en écrire. Comme, en outre, à
bord du bateau de Rorschach, il m'a encore chargé de ses
compliments les plus affectueux pour la famille Wesendonk,
et comme ses deux dames m'ont aussi instamment prié de
leur envoyer sous peu des nouvelles de la santé de votre chère
femme qui, au moment de leur départ, leur avait paru très
1. Un concert à Saint-Gall (a3 nov. i856), où Liszt avait dirigé Orphée et
les Préludes, et Wagner la Symphonie héroïque de Beethoven. — V. Gla-
senapp, II, a, p. 1-28 et suivantes.
LETTRES DE RICHARD WAGNER 7OI
souffrante, je veux bien considérer également comme intéres-
sant ce que j'aurais à vous dire de moi-même, et admettre
que ma consigne est d'écrire. Donc, avant tout, bonnes et sin-
cères amitiés ! .
Afin de ne vous entretenir que de sujets agréables, je vous
parlerai de l'heureux résultat du concert, h' Orphée de Liszt
m'a conquis tout entier. C'est bien un des poèmes musicaux
les plus beaux, les plus parfaits, les plus incomparables qui
soient. Cette œuvre m'a donné une jouissance intense! Les
Préludes ont été plus accessibles pour le public : il a fallu les
recommencer. Liszt s'est senti tout heureux de l'admiration
sincère que j'ai manifestée pour son œuvre et il m'en a
exprimé sa joie d'une façon touchante. L'Héroïque m'a fait
peu de plaisir : dans l'extrême effort que j'ai dû faire pour
entraîner un orchestre déjà fatigué à la hauteur où je voulais
l'amener, toute ma satisfaction s'est évaporée. En général, les
symphonies de Beethoven ne me disent plus rien en ce moment.
Je les ai vécues presque jusqu'à les vider ' !
Pour vous transmettre encore quelque chose d'agréable, je
vous annonce qu'après ce séjour péniblement prolongé de
Saint-Gall, après un festin heureusement subi (qui au reste
était si bien combiné et où l'on m'a tellement fêté que,
malgré mon opiniâtre résistance antérieure, j'ai été moi-même
amené à parler), je suis rentré jeudi dernier, dans la soirée, à
mon foyer (?), où j'ai trouvé du repos; j'ajoute que jusque
aujourd'hui je ne suis pas encore sorti de la maison. Demain
je compte reprendre de nouveau, et avec zèle, mon travail
interrompu depuis longtemps.
Comme résultat de la visite actuelle de Liszt, je puis dire
que mon amitié pour lui n'a pas diminué, mais s'est au con-
traire accrue de beaucoup. Avec une affectueuse ardeur il a
fini par me confesser qu'il avait eu encore grand besoin de
mon concours pour s'initier aux véritables profondeurs de
mon œuvre, et cet aveu a mis fin agréablement à la sorte de
gêne qu'avaient maintes fois produite en moi les symptômes
d'une appréciation quelque peu superficielle de sa part. J'ar-
1. Depuis janvier i85o jusqu'en février i855, le maître avait dirigé la plus
grande partie des symphonies de Beethoven dans vingt-trois concerts de la
Société de musique de Zurich.
"1
702 LA REVUE DE PARIS
rive ainsi à m 'expliquer en toute amitié comment il avait pu
me donner cette impression.
Du reste, mes relations avec ces deux dames, et principale-
ment avec la princesse, ont fini pourtant par produire sur
moi un effet favorable. En présence de la grande bonté de
cœur de la princesse, je me suis senti incliné vers la douceur
et poussé à modérer ma sensibilité si irritable : je suis donc
rentré dans ma solitude comme on rentre de l'école, avec le
sentiment d'avoir appris quelque chose. Et combien j'aurais
encore à apprendre pour satisfaire un peu aux exigences que
me formule ma conscience intime, pour me montrer digne de ce
que dans cette vie de misère et de faiblesse je considère comme
bon et comme noble I Je n'ai jamais vu plus clairement qu'au-
jourd'hui de quelle indulgence l'être le meilleur a lui-même
besoin et à quel point il est tenu, lui précisément, de déployer
la plus haute bonté pour ne pas devenir l'être le plus misérable.
Afin que je puisse encore écrire à Munich, exaucez notre
commune prière, celle d'avoir le plus tôt possible de vos nou-
velles et de celles de votre chère femme. Avec mes souhaits
les meilleurs, je vous dis affectueusement adieu.
r. w.
XII
[Février (?) i857.]*
(( L'acier de mon père s'adapte bien à ma main ; moi-même
en forge le glaive... »
J'en étais précisément arrivé là, et justement je songeais
au motif qui doit marquer le changement rapidement sur-
venu, le commencement du miraculeux travail de forge de
Siegfried, quand votre lettre et sa nouvelle confidentielle*
m'ont interrompu : devinez ce que dès lors il advint de mon
travail pour aujourd'hui ! Je puis vraiment renoncer à Y aujour-
d'hui quand j'ai devant moi un demain si long, si beau, si
i. Cetle date a été inscrite au crayon par madame Wesendonk. Mais,
comme le premier acte de Siegfried était déjà fini le 20 janvier 1857, la
lettre doit vraisemblablement se placer au commencement de cette année.
2. La nouvelle était celle de Tachât de la propriété voisine de la villa
de la Verte-Colline, — où le maître trouva asile, d'avril 1867 jusqu'au
17 août 1858.
r
LETTRES DE RICHARD WAGNER 7o3
favorable au travail artistique, un demain dont je suis redevable
à la plus rare amitié et à la plus fidèle des sollicitudes !
Vous savez ce que vous m'avez donné par cette nouvelle.
Ce qui m'a été refusé pour cette vie, je ne l'obtiendrai
pas; je sens qu'il faut que j'y renonce et que je me résigne
à considérer comme provenant de moi-même, comme impu-
table à ma nature intime, l' inaccessibilité de mon idéal.
Lorsque cette certitude a apparu de plus en plus clairement
à ma conscience, lorsque j'ai compris qu'il me fallait désor-
mais chercher mon unique consolation et mon édification
dans l'exercice le plus paisible possible de mon art, tous mes
souhaits et tous mes désirs, du moins tous ceux qui concernent
le monde, se sont tournés vers le seul objet : essayer d'obtenir
un repos et un loisir absolus, afin de réaliser mes projets artis-
tiques. Vous savez comment, il y a déjà cinq ans, je vous ai
entretenu de ce désir et comment je l'ai précisé en exprimant
le vœu d'avoir une maison de campagne riante et tranquille,
avec un petit jardin. Cela paraissait une chose possible, et
vous-même vous m'offriez la main pour y arriver. Mais la suite
m'a démontré combien cela même était difficile, et peu s'en est
fallu que je ne fusse forcé de considérer ce désir, après tant
d'autres, comme irréalisable, sans toutefois pouvoir parvenir
à abandonner complètement cet espoir, auquel je me sentais
ramené sans cesse. C'est ainsi qu'est né en moi, en dernier
lieu, le vif souhait de pouvoir demeurer dans la propriété
Wideman. Tout se réunissait pour me donner l'impression que
l'accomplissement de ce souhait présentait pour moi la plus
agréable possibilité ; mais, justement à cause de cela, et parce
que j'avais été si souvent déçu, je n'ai presque jamais cru
sérieusement à sa réalisation. Vous vous rappelez encore que
j'ai fait bonne contenance quand j'ai reçu la nouvelle, très
désagréable aussi pour vous, de l'acquisition de ce petit bien
par le médecin aliéniste : j 'étais si habitué aux échecs ! Main-
tenant voulez-vous savoir comment j'ai accueilli aujourd'hui
l'annonce tout à fait inespérée de l'heureuse issue de vos
démarches pour cet achat? J'ai éprouvé en moi une pro-
fonde, profonde paix. Sans la moindre trace d'exaltation, je
me suis senti envahi jusqu'au fond de moi-même par une
bienfaisante chaleur* Et tout à coup j'ai eu devant les yeux
H
70/| LA REVUE DE PARIS
une lumière si radieuse que j'ai vu s'étendre devant moi le
monde entier, paisible et comme transfiguré, jusqu'au moment
où une larme m'a montré cette image multipliée en mille
facettes merveilleuses. Très cher ami, jamais, jusqu'à présent,
je n'avais éprouvé une impression semblable. Une si profonde
et si bienfaisante puissance d'amitié n'est encore jamais entrée
dans ma vie, et ce que j'ai ressenti n'était pas à proprement
parler de la joie pour la propriété acquise, mais bien cette
chaleur de cœur que me donnait le sentiment de votre amitié,
cette certitude d'être soutenu qui me délivrait soudain de tout
souci, de tout fardeau.
Oh! chères, excellentes gens! Que puis-je vous dire?
Comme, par miracle tout autour de moi a changé brusque-
ment! Toutes les hésitations ont trouvé leur terme. Je sais
maintenant où prendre racine; je sais dans quel lieu je puis
créer, produire, trouver de la consolation, des forces, du repos
et la satisfaction de ma soif; je puis maintenant, le cœur léger,
affronter toutes les vicissitudes de ma carrière artistique, tous
les efforts, toutes les fatigues : car je sais où chercher la
tranquillité et la fraîcheur, véritablement au sein de la plus
fidèle, de la plus touchante affection. Oh! mes enfants, en
échange il faut que vous soyez contents de moi, et certai-
nement vous le serez! Car je vous appartiens pour la vie, et
mes succès, ma sérénité, mon activité productrice me donne-
ront du bonheur; je les cultiverai et les chérirai pour que
vous aussi vous en ayez de la joie!
Oh ! que c'est beau ! Et cela a décidé de bien, bien des
choses ! Si je pouvais vous dépeindre la merveilleuse et profonde
quiétude qui m'emplit aujourd'hui!...
Maintenant, faites en sorte que je vous revoie bientôt :
j'en aurais une vive impatience, même si je n'étais pas si seul
ici. Je crois que raisonnablement il n'y a plus lieu de croire à
la guerre, et je crois que, même dans ce cas, je pourrais rester
ici en sûreté. Je vous écrirai encore une fois.
Mille amitiés
Votre
RICHARD WAGNER
v(Traduit de l'allemand par "-*.}
(A suivre.)
r
POUR VAINCRE'
VII
— Miss Vane, avez-vous sonné pour le déjeuner?
— Non...
— Oh ! combien paresseuse I . . .
Et Mrs. Hockley étendit le bras vers le timbre électrique.
La salle à manger du yacht était énorme, et d'un luxe si
brutal et si agressif qu'on devinait d'abord, et du premier
coup d'œil, que ce luxe avait dessein d'éblouir, d'aveugler et
d'écraser. On se serait cru partout plutôt qu'à bord d'un
navire. L'abus des corniches et des cariatides, l'entassement
des peintures, des sculptures et des dorures, faisaient songer
à quelque foyer d'Opéra Royal ou Impérial, voire aux salons
de roulette d'un Monte-Carlo exagérément somptueux...
Mrs. Hockley, propriétaire de YYseult, était quatre-vingt fois
millionnaire, et entendait que personne au monde n'en doutât.
Un maître d'hôtel, en habit d'amiral très galonné, apportait
sur un plateau d'or, le early breakfast à l'américaine : confiture
de gingembre, biscuits, toasts et thé noir.
— Pourquoi deux tasses seulement?
— Madame, monsieur Felze n'est pas encore rentré à bord. . .
i. Published December fifteenth, nineteen hundred and eight. Privilège
of copyright in the United States reserved under the Act approved March
third, nineteen hundred and five, hy cl au de fabri-rk»
Voir la Revue du i°r décembre*.
16 Décembre 1008» 3
706 LA REVUE DE PARIS
— Cela ne vous regarde pas. Trois tasses immédiatement!
Mrs Hockley commandait d'une voix parfaitement calme,
voire nonchalante. Mais le tas de ses quatre-vingts millions
la haussait évidemment fort au-dessus de l'humanité domes-
tique.
Elle daigna pourtant offrir le sucre et la crème à la jeune
fille qu'elle avait nommée Miss Vane, et qui n'était que sa
lectrice, mais une lectrice souvent élevée à la dignité de confi-
dente.
Maintenant, elles déjeunaient en face Tune de l'autre.
Mrs. Hockley et Miss Vane. Elles buvaient beaucoup de thé,
mangeaient beaucoup de toasts, et tartinaient de gingembre
une large douzaine de biscuits salés. Cet appétit anglo-saxon
contrastait d'amusante manière avec la grâce délicate de
Mrs. Hockley, et surtout avec le charme presque éthéré de Miss
Vane. Miss Vane était en effet un véritable lis, blanc et mince
à miracle; un lis onduleux, à longue tige flexible et fragile.
Les jambes fuselées, les hanches étroites, la taille gracile,
figuraient cette tige, d'où sortait la chair nue des épaules et de
la gorge comme une corolle à peine épanouie. Miss Vane
portait un étrange vêtement, moitié robe de bal et moitié
chemise, très ouvert et très flottant, dont la soie vert d'eau
mettait en parfaite valeur des yeux couleur d'algue et des
cheveux couleur de jais.
Mrs. Hockley, moins fleur, était plus femme, et, si l'on
peut dire, plus animale. En la regardant, on ne l'eût com-
parée à rien du tout, sauf à ce qu'elle était : une Américaine
de trente ans, admirablement, irréprochablement belle. Cette
beauté sans un défaut constituait la première et la plus
éclatante des trois auréoles de Mrs. Hockley, — la seconde
étant son énorme fortune, et la troisième, ses aventures tapa-
geuses, dont les plus notoires avaient été son divorce et le
suicide de son ex-mari. — Bien des princesses de New- York ou
de Philadelphie eussent été célèbres parla seule possession du
yacht le plus splendide qui fût, et par le seul triomphe de s'y
promener en compagnie d'un Jean-François Felze, esclave.
Mais dès qu'on avait vu Mrs. Hockley, on oubliait qu'elle était
riche, et qu'elle avait asservi, après dix autres hommes connus
1
r
POUR VAINCRE 7O7
ou illustres, le plus noble peut-être des artistes du siècle... On
oubliait tout pour admirer un corps et un visage dont chaque
ligne atteignait la perfection. Mrs. Hockley était grande et
blonde, et très svelte quoique musclée. Ses yeux étaient noirs;
sa peau, dorée et lumineuse. Mais aucun de ces traits ne
caractérisait l'ensemble, qui ne se détaillait point, et valait
par son équilibre et son harmonie. Mrs. Hockley était tout
entière belle, sans autre adjectif qui pût préciser. Felze, pour
la peindre, et fixer sur une toile cette puissance séductrice qui
émanait à la fois du front, de la bouche, de la taille, des
hanches et des chevilles, avait dû faire le portrait de tout, et
même de la robe.
. Miss Vane, ayant achevé son treizième biscuit au gingembre,
se renversa dans sa chaise à pivot.
— Il est bien tard, — murmura-t-elle, indolente.
Mrs. Hockley regarda l'heure à son bracelet :
— Oui... la demie passé huit...
— Le maître n'est pas empressé...
Mrs. Hockley ne répondit point, mais sonna d'un geste un
peu nerveux. Un valet écarta la portière de velours cramoisi.
— Apportez Romeo.
— Oh ! — dit Miss Vane, — pouvez-vous sans cesse toucher
de vos doigts cette horreur?
La portière laissa passer une bête grise à museau pointu,
à jambes torses, à queue fourrée, un lynx. — Mrs. Hockley ne
se fût point résignée à n'avoir qu'un chien ou qu'un chat,
animaux vulgaires.
— Corne hère! — ordonna Mrs. Hockley.
A cet instant, la portière de velours s'écarta encore, — cette
fois, devant un homme : Jean-François Felze.
— Bonjour, — dit-il.
11 vint s'incliner devant Mrs. Hockley, pour lui baiser la
main. Mais cette main caressait les poils rudes du lynx; et
Jean-François Felze, le front bas et l'échiné courbe, dut
attendre que le lynx eût été caressé...
Felze s'était assis, et buvait d'un trait la tasse de thé
refroidie.
708 LA REVUE DE PARIS
— Vous avez oublié le temps, cher! — fit observer
Mrs. Hockley.
— Oui, — dit-il. — Et je vous prie de m'en excuser. Mais
vous saviez où j'étais, et j'ai pensé que vous ne seriez ni
inquiète, ni fâchée...
Elle l'examinait très attentivement :
— Avez-vous réellement fumé de l'opium ?
— Oui. Toute la nuit.
— Cela ne se voit pas du tout... N'est-ce pas, Miss Vane?
Miss Vane, silencieuse, approuva d'un signe. Mrs. Hockley
continuait d'étudier le visage de Felze comme un naturaliste
étudie un phénomène zoologique :
— Si, pourtant!... Cela se voit un peu... à l'iris de vos
yeux, qui est plus brillant et plus fixe... et aussi à votre teint,
qui est plus livide... cadavérique, dirai-je...
— Merci...
— Pourquoi <( merci »? Cela ne vous fâche pas, je suppose?
C'est seulement une constatation... une curieuse consta-
tation... Je voudrais comprendre pourquoi votre teint est
ainsi. . . L'opium n'a aucune action sur la circulation du sang,
n'est-ce pas? Il attaque exclusivement le système nerveux et
paralyse les réflexes... Alors, je ne devine pas... Pouvez- vous
expliquer?
— Non, — dit Felze.
— Vous ne pressentez même pas la cause ?
— Même pas.
— Mais vous seriez curieux de la savoir?
— Pas curieux du tout.
— Combien extraordinaire!... Vous êtes étonnamment fran-
çais ! Les Français n'ont aucun plaisir à se rendre compte des
choses... Dites-moi : de quelle nature est la volupté du fumeur
d'opium ?
Felze, agacé, se leva :
— Il m'est tout à fait impossible de vous l'exprimer, —
dit-il.
— Pourquoi?
— Parce que cette volupté, pour employer le même mot
que vous, ne saurait être accessible à une Américaine. Et vous
êtes étonnamment américaine !
POUR VAINCRE 7O9
— Je suis telle, assurément. Mais quelle chose vous fait
constater que je suis ?. . .
— Vos questions.
— Vous êtes l'inverse d'une Française. Vous avez trop de
plaisir à vous rendre compte... non... à essayer de vous rendre
compte des choses.
— N'est-ce pas le naturel instinct d'une créature qui a le
don de penser?
— Non... plutôt la manie d'un être qui n'a pas le don de
sentir.
Mrs. Hockley ne se fâcha pas. Ses sourcils légèrement
froncés marquèrent une réflexion intense. Miss Vane, toujours
renversée dans sa chaise à pivot, éclata d'un rire impertinent.
— Qu'avez- vous? — dit Mrs. Hockley, se retournant vers sa
lectrice.
Miss Vane répondit, et continua de rire après avoir répondu :
— 11 est réellement comique que ce soit vous, si nerveuse,
à qui l'on reproche de n'avoir pas le don de sentir !
— Je vous prie, — dit Mrs. Hockley, — n'interrompez
pas par une plaisanterie une sérieuse conversation I . . .
Elle revint à Felze :
— Dites-moi encore, cher, votre Chinois, ce mandarin que
vous aviez connu autrefois, et que vous avez retrouvé ici d'une
si romanesque manière... est-il tout à fait un sauvage? je veux
dire un primitif, un arriéré?...
Felze pencha la tête en avant, et fixa son regard dans les
yeux de Mrs. Hockley :
— Tout à fait, — affirma-t-il. — Soyez bien sûre qu'il n'y
a pas une idée commune entre vous et ce Chinois.
— En vérité? N'a-t-il pas voyagé cependant?
— Si fait.
— 11 a voyagé! Et le voilà au Japon, dans un pays qui
secoue justement son ancienne barbarie !.. . Est-il possible que
ce Chinois soit alors aussi retardé que vous dites? aussi
étrangère la civilisation?... Par exemple, ici, à Nagasaki, dans
sa maison, n'a-t-il même pas le téléphone?
— Une Tapas.
— Incompréhensible!... Pouvez-vous goûter un agrément
dans le commerce d'un tel homme?
7ÏO LA REVUE DE PARIS
— Vous voyez que, chez lui, j'ai oublié l'heure.
— Oui...
Elle réfléchissait comme tantôt, les sourcils un peu froncés.
— Les Français — trancha Miss Vane, judicieuse — sont
eux-mêmes des gens très ignorants du progrès moderne.
— Oui, — approuva Mrs. llockley, satisfaite de l'explica-
tion. — Oui, ils ignorent et ils dédaignent aussi. Vous avez
raison, Eisa.
Elle s'était levée, et, s'approchant de Miss Vane, lui secoua
les deux mains en manière d'approbation. Felze, se détournant,
appuya son front contre la vitre d'une des baies qui tenaient
lieu de sabords.
Un valet apportait deux gerbes d'orchidées. Mrs. Hockley
les prit, et s'occupa d'en garnir les grands vases de bronze qui
décoraient la cheminée monumentale.
— Japonaises? — questionna Miss Vane, en désignant les
fleurs.
— Non. C'est toujours la provision de San Francisco. La
glace les conserve parfaitement.
Felze avait ramassé une corolle tombée à terre, et en étirait
les pétales avec ses doigts.
— Point de parfum, — dit-il.
Il se souvint tout à coup du coteau des Cigognes :
— En cette saison, tous les cerisiers de Nagasaki sont en
fleur. Vous ne préféreriez pas de belles branches roses et
vivantes à ces orchidées qui ont l'air d'être artificielles?
Mrs. Hockley ne daigna pas discuter :
— 11 est en vérité surprenant et choquant que vous ayez
d'aussi populaires idées, étant le délicieux peintre que vous êtes.
Jean-François Felze ouvrit la bouche pour répondre. Mais
Mrs. Hockley élevait à cet instant vers les vases de bronze ses
deux mains pleines de tiges assemblées...
Les jambes longues et fines, les cuisses larges, les hanches
épanouies, le torse étroit, les épaules rondes d'où jaillissait la
nuque robuste et mince, sous la masse lourde des cheveux d'or,
entre les bras tendus et dressés, — tout ce corps de femme
était une telle splendeur et une telle harmonie que Jean-Fran-
çois Felze ne répondit pas.
Mrs. llockley, cependant, avait disposé ses orchidées.
POL'R VAINCRE 711
— Mais, cher, — dit-elle soudain, — je pense que vous ne
nous avez pas parlé de cette marquise japonaise dont vous faites
le portrait... Comment l'appelez- vous? j'ai oublié déjà...
— \orisaka...
— Oui. Est-elle véritablement une marquise?
— Très véritablement.
— De race ancienne?
— Les Yorisaka ont été jadis des daïmios du clan Tosa,
dans l'île de Shikok. Et je ne crois pas qu'ils se soient jamais
mésalliés.
— Daïmios, c'est-à-dire seigneurs suzerains ?
— Oui.
— Seigneurs suzerains! Cela est en vérité passionnant. Je
pense toutefois que, puisque vous aimez à peindre cette
marquise japonaise, elle est tout à fait une sauvage, comme le
mandarin chinois?
Felze sourit :
— Pas tout à fait.
— Oh! Elle a le téléphone?
— Je ne sais pas, mais je parierais que oui.
Miss Vane intervint :
— Beaucoup de Japonais ont le téléphone.
— Oui, — riposta Mrs. Hockley. — Mais je suis étonnée
que le maître ait consenti à faire le portrait d'une Japonaise qui
a le téléphone.
Elle rit. Puis, sérieuse :
— Réellement, cette marquise Yorisaka est une moderne
créature ?
— Assez moderne, oui.
— Elle ne vous a pas reçu, agenouillée sur des nattes, dans
une petite chambre sans fenêtres, entre quatre paravents de
papier?
— Non. Elle m'a reçu, assise dans une bergère, au milieu
d'un salon Louis XV, entre un piano à queue et une glace à
cadre doré.
— Oh!
— Oui. J'ai tout lieu de croire, en outre, que la marquise
Yorisaka a le même couturier que vous.
— Vous vous moquez?
^Iâ LA hEVllE t>E ÊÀ1US
1
— Je ne me moque pas.
— La marquise Yorisaka n'était pas habillée d'un kimono et
d'un obi?
— Elle était habillée d'un tea-gown fort élégant.
— Je suis stupéfaite... Et quelles choses vous a dites la
marquise Yorisaka ?
— Des choses toutes pareilles à celles que vous dites vous-
mêmes, quand vous recevez un étranger.
— Elle parle français?
— Aussi bien que vous.
— Mais elle est une femme réellement fascinante!...
François...
— Jean-François, je vous en prie...
— Non, jamais ! Voilà encore votre goût populaire ! François,
seul, est beaucoup plus noble Je dis : François, très cher,
je vous prie de me faire connaître la marquise Yorisaka...
Felze, qui souriait, cessa de sourire :
— Oh ! — dit-il d'une voix on ne peut plus maussade, —
vous y tenez?...
Mrs. Hockley toisa son peintre, très ironiquement :
— François, — dit-elle, — êtes-vous décidément d'une
jalousie si ridicule que vous ne puissiez souffrir auprès de moi
hommes ni femmes, et pas même le lynx Romeo?
Elle le regardait tout droit, de ses magnifiques yeux clairs ;
et ses dents luisaient dans sa bouche entr'ouverte. Sa gaîté
ressemblait à l'appétit d'une belle bête de proie.
11 baissa la tête, et, très humble, courba l'échiné pour baiser
la main qu'on lui tendait.
VIII
L' Yseult était évitée cap au sud. Par le sabord de sa chambre,
située à bâbord, Felze, accoudé, voyait tout Nagasaki, depuis
le grand temple du Cheval de Jade, sur la colline d'O-Souwa,
jusqu'aux usines fumeuses qui allongent la ville vers l'entrée
du fiord.
C'était le matin. Il avait plu. Le ciel gris accrochait encore
des lambeaux de nuages au sommet de toutes les collines. La
r
t>OUR VAINCRE 7l3
verdure nuancée des pins, des cèdres, des camphriers et des
érables apparaissait plus fraîche sous ce manteau d'ouate
humide. La neige rose des cerisiers luisait, plus délicate. Et,
sur la frontière des nuées basses, les cimetières qui dominent
la cité montraient plus nettes leurs petites stèles lavées par
l'eau de pluie. Seuls, les toits des maisons, toujours bruns et
bleus, — couleur d'ardoise et de brume, — se mêlaient
confusément tout le long du rivage. Et le soleil manquait à
leurs tuiles ternes.
« Les paysagistes — songea Felze — ont en somme les
mêmes joies que nous. Le plaisir est pareil, de peindre ce
printemps mouillé ou le visage d'une fille de seize ans, qui
a pleuré la veille son premier petit chagrin d'amoureuse... »
Il quitta le sabord et vint s'asseoir devant la table à dessiner.
Quelques esquisses étaient là. Il les feuilleta.
— Peub ! -— murmura-t-il.
11 rejeta les esquisses :
— J'ai eu du talent... autrefois. 11 m'en reste encore un
peu... très peu...
Il regarda les quatre murs lambrissés de bois rares. La
chambre était luxueuse, et intelligemment aménagée pour
qu'on y eût, dans peu d'espace, un confortable très raffiné.
— Prison ! — dit Felze.
Sans se lever, il tournait les yeux vers le sabord.
« Me voilà dans une ville exotique et jolie, au milieu d'un
peuple qui lutte pour son indépendance, et dont les qualités
de bravoure, d'élégance et de courtoisie grandissent infailli-
blement et se magnifient dans l'exaltation de ce combat...
Un hasard m'a mis à même de voir de près l'aristocratie de ce
peuple, et d'admirer à l'aise le passionnant spectacle de ses
instincts d'autrefois aux prises avec son éducation nouvelle.
Un autre hasard m'a fait retrouver Tcheou Pé-i, philosophique
montreur de toute cette lanterne magique d'Asie... Et, de
cette triple bonne fortune, qui jadis m'eût enivrée, aujour-
d'hui je ne jouirai pas... pas du tout. »
Il baissa la tête :
« Je ne jouirai de rien, parce que mes yeux verront tou-
jours, interposée entre le monde extérieur et moi, l'image
obsédante d'une femme... »
1
7l4 LA REVUE DE PARIS
Il appuya son front dans sa main :
« L'image d'une femme stupide, pédante et vicieuse, mais
belle, et qui a su, tour à tour, me donner et me refuser sa
bouche, habilement... Si bien que c'en est fait du pauvre
imbécile que je suis... »
Il s'était relevé. Il déploya le Nagasaki Press, qu'un valet
venait d'apporter. Et il lut, en tête des « Reuter » du jour :
Tokio, -12 avril ic)o5.
On confirme le passage de quarante-quatre bâtiments russes1
devant Singapore à la date du samedi 8 courant. Le vice-amiral
Rodjestvensky les commandait. La division du contre-amiral Nebo-
gatoi* n'est pas encore signalée. Le bruit court que le vice -amiral
Rodjestvensky se serait dirigé vers la côte française de l'Indo-
Chine.
Les instructions de l'amiral Togo demeurent secrètes.
Le journal, froissé, tomba. Felze, derechef, s'accouda au
sabord.
Le vent avait sauté, comme il arrive souvent dans la baie de
Nagasaki, les matins de pluie. Maintenant YYseult était évitée
cap au nord. Felze vit la côte ouest du fiord, celle qui fait face
à la ville. 11 n'y a guère de maisons sur cette côte-là. La robe
verte des montagnes y traîne nonchalamment jusque dans la
mer. Et ces montagnes, plus dentelées, plus bizarres, plus
japonaises que les montagnes de l'autre rive, évoquent une plus
parfaite image des paysages fantasques que l'on trouve peints
sur le papier de riz des vieux kakémonos.
Mais, sur cette côte ouest, un vallon se creuse entre deux
collines, un vallon noir et sinistre d'où monte, jour et nuit, la
fumée opaque des forges, et le fracas des enclumes et des
marteaux : l'arsenal. C'est en ce lieu que Nagasaki fabrique sa
part de vaisseaux et de machines de guerre, et contribue, ainsi,
activement, à la défense de l'Empire...
Felze regarda les montagnes fleuries et l'arsenal à leur pied.
Et il pensa, littéraire :
« Peut-être ceci sauvera-t-il cela... »
i. Dans ce nombre, d'ailleurs exagéré, la presse japonaise englobait sans
distinction les bâtiments do guerre et les navires charbonniers.
r
POUR VAINCRE *] lb
Il sourit avec mélancolie :
«Tout de même, quel dommage!... Au temps que ceci
n'existait pas, j'aurais peint la marquise Yorisaka Mitsouko
en triple robe de crêpe chinois, blasonnée d'argent et cein-
turée de brocart!... »
IX
La palette au pouce, Jean-François Felze recula de deux pas.
Sur le fond brun de la toile, le portrait s'enlevait vigoureux
et délicat. Et, malgré le catogan, malgré les bandeaux ondulés,
le visage, par ses yeux étirés et sa bouche moins large que
haute, souriait d'un sourire d'Extrême-Asie, d'un sourire mys-
térieux, inquiétant.
— Oh ! cher maître, que c'est bien! . . . Comment pouvez-vous,
si vite et comme en vous jouant, créer de si belles choses ?. . .
La marquise Yorisaka, enthousiaste, joignait ses petites
mains d'ivoire. Felze, dédaigneux, fit une moue :
— Si belles, ohl... Vous êtes indulgente, madame...
— N etes-vous pas satisfait?
— Non.
Il regardait tour à tour le modèle et l'effigie.
— Vous êtes beaucoup, beaucoup plus jolie que je n'ai su
vous peindre... Ceci... mon Dieu!... ceci n'est pas absolu-
ment mauvais... Le marquis Yorisaka, quand il aura repris la
mer, et qu'il s'enfermera, le soir, dans sa cabine, en tête à tête
avec ce portrait, reconnaîtra certainement, quoique enlaidis, les
traits qu'il aime... Mais je rêvais une meilleure imitation de la
réalité.
— Vous êtes très difficile!... En tout cas, vous n'avez pas
encore fini : vous pouvez retoucher. . .
— De ma vie, je n'ai retouché une esquisse, sauf pour la
gâter.
— Eh bien ! croyez-moi, cher maître ! celle-ci est déli-
cieuse ! . . .
— Non!...
11 avait posé sa palette, et, le menton dans la main, il consi-
716 LA REVUE DE PARIS
dérait avec une attention extrême, obstinée, acharnée, la jeune
femme debout devant lui. . .
C'était la cinquième séance de pose. Une familiarité com-
mençait de naître entre le peintre et le modèle. Non point
qu'aux bavardages de simple politesse eussent succédé de vraies
causeries, et moins encore des confidences. Mais la marquise
Yorisaka s'accoutumait à traiter Jean-François Felze plutôt en
ami qu'en étranger.
Felze, cependant, d'un geste vif, reprenait son pinceau.
— Madame, — dit-il soudain, — j'ai envie de vous
adresser la plus indiscrète des prières...
— La plus indiscrète ?. . .
— Oui... si vous ne m'encouragez pas, je n'oserai jamais...
Elle se taisait, étonnée.
— J'ose tout de même... Mais, d'avance, excusez-moi.
Ecoutez : Pour finir l'étude que voilà, j'ai besoin de quatre
ou cinq jours encore... Ces quatre ou cinq jours employés,
serez-vous assez bonne pour m'accorder quelques séances de
plus? Je voudrais essayer de faire, pour moi, une autre étude.. .
Oui, une autre étude de vous, mais qui ne serait plus, à pro-
prement parler, un portrait... Ceci est un portrait. Je me suis
efforcé d'y faire vivre la femme que vous êtes, la femme très
occidentale, très moderne, Parisienne autant que Japonaise.
Mais une pensée m'obsède, la pensée que, si vous étiez née un
demi-siècle plus tôt, vous auriez eu, quoique seulement,
quoique purement japonaise, le même visage et le même
sourire... Et ce sourire, et ce visage, qui sont de votre mère
et de vos aïeules, qui sont du Japon, du Japon immuable, j'ai
le désir entêté de les peindre une seconde fois, dans un autre
décor.. . Vous avez bien, n'est-ce pas, dans quelque vieux coffre
de la chambre aux objets précieux, des robes d'autrefois, de
belles robes à manches flottantes, de nobles robes brodées aux
armes de votre famille?... Vous revêtiriez la plus somptueuse,
et je me figurerais avoir devant moi, non plus une marquise
de l'an 1905, mais l'épouse d'un daïmio d'avant le Grand
Changement.
Il fixait sur elle un regard anxieux. Elle sembla fort embar-
rassée, et tout d'abord ne sut que rire, rire à la japonaise,
comme elle riait quand elle était prise au dépourvu, et qu'elle
POUR VAINCRE 7I7
n'avait pas le temps d'apprêter sa voix européenne, moins
enfantine :
— Oh ! cher maître I quelle idée extraordinaire ! . . .
— En vérité ! . . .
Elle hésita :
— Mon mari et moi serions trop heureux de vous être agréa-
bles. . . Nous chercherons. . . Une robe d'autrefois, je ne crois pas
que... Mais sans doute pourrons-nous...
Il n'eut garde d'insister sur-le-champ :
— Votre mari, j'y songe, n'aurais-je pas le plaisir de le
voir aujourd'hui?
— Non. . . il fait une promenade en compagnie de notre ami
le commandant Fergan. .. Ils sortent ainsi, très souvent... Et
aujourd'hui, ils ne rentreront pas pour le thé.
— Je lisais encore hier, dans le Nagasaki Press...
Il s'arrêta. Le Nagasaki Press reparlant de la flotte russe,
toujours mouillée sur la côte annamite, avait annoncé le
départ imminent de l'amiral Togo pour le Sud. La marquise
Yorisaka l'ignorait peut-être. Et convenait-il d'apprendre trop
brusquement à une jeune femme que son mari allait partir
pour la guerre ?
Mais déjà, toute paisible, la marquise Yorisaka achevait la
phrase interrompue :
— (( Dans le Nagasaki Press » ?. . . Ah ! je sais ! ... Le prochain
appareillage de nos cuirassés... J'ai lu aussi. Ce n'est peut-être
pas immédiat, mais sûrement cela ne tardera pas beaucoup.
Elle souriait avec une évidente sécurité. Felze, étonné, ques-
tionna :
— Est-ce que le marquis ne ralliera pas son navire pour cet
appareillage?
Elle ouvrit plus larges ses yeux minces :
— Mais si !.. . Tous les officiers rallieront, naturellement.
Il questionna encore :
— Pensez-vous qu'il y aura combat ?
Elle touchait ses cheveux du bout de ses doigts, le plus
tranquillement du monde :
— Nous espérons qu'il y aura bataille, grande bataille.
Felze, maintenant, peignait, par petites touches agiles et
précises.
1
7l8 LA REVUE DE PARIS
— Vous serez très seule, •madame, après le départ de votre
mari...
— Oh! ce n'est pas la première fois qu'il me quitte ainsi...
Et tant de femmes japonaises sont dans le même cas que moi,
aujourd'hui I . . .
— Retournerez-vous à Tôkiô?
— Non, parce que je désire être tout près de Sasebo, jus-
qu'à ce que la guerre soit finie.
— Mais, à Nagasaki, vous n'avez point d'amis, je crois, per-
sonne qui puisse vous entourer un peu, vous sauver de la soli-
tude?...
— Personne. Nous ne voyons que vous, et Herbert Fer-
gan... Et lui partira en même temps que mon mari...
Felze hésita avant de répondre :
— Je ne partirai pas, moi... Mais, malgré mes cheveux
blancs, je n'oserai guère vous importuner de mes visites quand
votre mari ne sera plus là... Les usages japonais s'y opposent
absolument, si je ne me trompe...
— Absolument, non... Mais il est certain qu'une Japonaise
est obligée, en pareilles circonstances, de se cloîtrer un peu...
Pendant la guerre contre la Chine, une princesse du sang,
pour s'être trop souvent montrée en public, avec une ambas-
sadrice étrangère qui était son amie, fut, par ordre de l'Empe-
reur, répudiée...
— Répudiée!...
— Oui.
— Mais aujourd'hui les mœurs sont moins rigoureuses.
— Un peu moins...
Il y eut un silence. Felze peignait toujours, d'une main
peut-être distraite. La marquise Yorisaka, assise, et tout à fait
immobile, gardait la pose.
Pourtant, après quelques minutes, elle remua légèrement,
et frappa dans ses paumes. Le héil... des servantes nippones
se fit entendre derrière la porte.
— Vous prendrez du thé, n'est-ce pas, cher maître? 0 tcha
wo motte kite koudasai i . . .
Elle avait repris, pour parler japonais, sa voix de soprano
très léger.
i. « Veuillez apporter le thé. »
POUR VAINCRE 7I9
— Je prendrai du thé, — dit Felze. — Toutefois je vous
avouerai, chère madame, que votre thé anglais, noir, sucré et
amer, me délecte beaucoup moins que les petites tasses d'eau
parfumée que je bois dans toutes les tchaya de campagne où
j'entre pour me désaltérer, quand je me promène...
— Ohl que dites- vous?...
Elle était si fort étonnée qu'elle oubliait de rire. Une curio-
sité intense arquait ses sourcils bridés.
— Vraiment, vous aimez le thé japonais?
— Beaucoup.
— Mais, à bord de votre yacht, vous n'en buvez pas!...
Votre hôtesse, Mrs. Hockley, doit préférer le thé de son pays?
— Oui... mais elle a ses goûts, et moi les miens...
La marquise Yorisaka appuyait la joue sur le bout de ses
doigts :
— Se plaît-elle, à Nagasaki, Mrs. Hockley?
— Assurément I Mrs. Hockley est grande excursionniste et
il y a quantité de promenades à faire dans Kioûshôu...
— Alors, vous ne songez point encore à reprendre votre
voyage... Où irez-vous, en quittant le Japon?
— A Java, probablement... Vous savez que Mrs. Hockley
veut faire le tour du monde. . .
— Je sais. . . C'est une femme tout à fait extraordinaire. .. si
hardie, si résolue. . . et si merveilleusement belle ! . . .
Felze sourit avec quelque mélancolie :
— Savez-vous qu'elle a un très vif désir de vous connaître ?
Il avait prononcé cette phrase sans enthousiasme. Et il bre-
douilla les derniers mots, comme s'il regrettait d'avoir parlé.
Mais la marquise Yorisaka avait entendu :
— Oh! Je serai moi-même ravie... En vérité, mon mari et
moi songions à l'inviter... mais nous avions peur d'être im-
portuns...
La porte glissait dans ses rainures, et les deux servantes
entraient, apportant le plateau anglais, plus large qu'elles
n'étaient longues.
— Allons, cher maître, acceptez tout de même une tasse
de thé noir!... Puisque Mrs. Hockley viendra ici, il faut bien
nous habituer à sa boisson favorite...
La marquise Yorisaka, on ne peut plus Parisienne, tendait
H
720 LA REVUE DE PARIS
d'une main le sucrier, de l'autre le pot à crème. Certes il ne
pouvait y avoir aucune ironie dans ses paroles, ni aucune
arrière-pensée dans son esprit.
X
Au-dessus du temple d'O-Souwa, un parc tout petit s'étage
jusqu'au sommet de la colline Nishi...
Un parc tout petit, mais un vrai parc, touffu, profond,
mystérieux à miracle. Les Japonais savent atrophier jusqu'à
l'invraisemblance leurs cèdres nains et leurs pruniers minus-
cules . Mais ils n'en aiment que davantage les très grands pruniers
et les cèdres géants. Les jardinets en miniature sont d'agréa-
bles bibelots qu'on possède au même titre que nous possédons
une serre chaude ou une orangerie. Les hautes futaies sont la
joie véritable et l'orgueil de l'Empire...
Dans le petit parc de la colline Nishi, parmi les camphriers
centenaires, les érables, et les cryptomérias d'où pendaient de
splendides glycines arborescentes, le marquis Yorisaka Sadao
et son ami le commandant Herbert Fergan se promenaient en
devisant.
L'allée sinueuse montait sous bois. Parfois, aux coudes du
chemin, une échappée de vue glissait entre les arbres, et tous
les vallons verdoyants, et toute la ville bleuâtre avec ses fau-
bourgs épars, et tout le fiord couleur d'acier se dévoilaient sou-
dain au-dessous des jardins, des cours et des escaliers du grand
temple.
Les deux promeneurs s'étaient arrêtés à l'un de ces angles en
terrasses.
— Il fait un très beau temps, — dit Herbert Fergan. — Cette
fin d'avril est réellement brillante. Cela changera peut-être en
mai.
— Oui, — murmura Yorisaka Sadao.
Il n'avait donné qu'un coup d'oeil à l'admirable paysage.
Son regard vif et noir, qui luisait d'une curiosité ardente et
furtive, ne se détachait point du visage calme de l'Anglais.
— Au fait, — questionna-t-il tout à coup, — avcz-vous
POUR VAINCRE 7^1
reçu par le courrier d'hier des nouvelles de votre ami le com-
mandant Percy Scolt?
— L'amiral ! — rectifia Fergan. — Percy Scott a été promu,
il y a six semaines... en février...'
— Hé !... Je suppose qu'il poursuit néanmoins ses tra-
vaux?... qu'il continue de révolutionner l'artillerie navale
anglaise ?. . .
— Ohl — dit Fergan, — est-ce vraiment une révolution?
Il affichait un léger scepticisme. Mais le marquis Yorisaka
insista :
— Sinon une révolution, au moins une totale réforme!
Certes votre Amirauté avait fait, depuis douze ans, beaucoup
de bonne besogne... J'ai suivi les progrès de votre matériel...
II n'y a plus rien à reprendre à vos canons... Et je ne parlerai
pas de vos obus...
— Oui, — fit tranquillement Fergan, — vous les avez
adoptés, après l'expérience assez peu satisfaisante que vous
aviez faite des obus du type français, l'an passé, à la bataille
du 10 août...
— Il est vrai... Et c'est pourquoi je n'en parlerai pas...
Hé ! . . . Votre matériel est excellent, et tout l'honneur en revient
à votre Amirauté... Mais, à la guerre, n'est-ce pas? le matériel
n'est rien, le personnel est tout! Et si votre personnel aujour-
d'hui est peut-être le premier de l'Europe, tout l'honneur en
revient à l'amiral Percy Scott. . .
D'un geste, Herbert Fergan acquiesça.
— De bons canons, de bons obus, — professait le marquis
Yorisaka Sadao, — c'est bien ! De bons pointeurs, de bons télé-
métristes, de bons officiers de tir, c'est mieux ! Et voilà précisé-
ment le cadeau que Percy Scott a fait à l'Angleterre ! . . . L'An-
gleterre, d'ailleurs, a su récompenser Percy Scott... N'est-ce
pas une gratification de quatre-vingt mille yens1 que le
Parlement lui a décernée récemment?
— Huit mille livres sterling, exactement. C'est une juste
rémunération. Si Percy Scott eût vendu ses brevets à l'indus-
trie, il eût certes gagné davantage.
— Certes!... huit mille livres ne paient pas le génie d'un
i. Deux cent mille francs. — Chiffre historique.
i5 Décembre 1908. 4
722 LA REVUE DE PARIS
tel homme ! Notre Empereur donnerait probablement davan-
tage pour avoir un Percy Scott japonais.
— Quel besoin? — dit Fergan, un peu ironique. — Vous
avez le Percy Scott anglais!... L'Angleterre et le Japon sont
pays alliés. Vous avez pu, vous pouvez profiter très librement
de tous nos travaux.
Le marquis Yorisaka détourna, un instant, son regard vers
la profondeur verte de la futaie.
— Très librement, — répéta-t-il. (Sa voix s'était enrouée.
Il toussa). Très librement, c'est vrai! Oh! nous vous avons de
grandes obligations! Cependant nous avons profité surtout
des travaux de votre Amirauté : nous possédons aujourd'hui
vos tourelles, vos casemates, vos projectiles, votre acier de
cuirasse.. . Nous ne possédons pas encore vos hommes, ni leurs
secrets merveilleux... ces secrets que l'amiral Percy Scott
inventa...
— Il n'y a point de secrets, — affirma Fergan. — Et d'ail-
leurs n'avez- vous pas été vainqueurs, aux batailles du 10 et
du i4 août?
— Nous avons été vainqueurs. . . mais. . .
Les lèvres minces se serraient de mépris sous la moustache
à poils rèches.
— Mais ce furent de piètres victoires! Vous le savez. Vous
étiez à côté de moi, à bord du Nikkô, le 10 août ! . . .
L'Anglais, courtoisement, s'inclina :
— J'y étais, — dit-il. — Et je témoigne ici, ô Sadao san,
que ce 10 août fut une journée très glorieuse.
— Non! — se récria le Japonais. — O kimi \ souvenez-vous
mieux! Souvenez- vous des lenteurs, de l'indécision, du désor-
dre général! Souvenez-vous de cet obus russe qui atteignit le
Nikkô au-dessous du blockhaus, et brisa le tube cuirassé des
transmissions! Aussitôt toute la vie du cuirassé s'arrêta,
comme la vie d'un homme dont l'artère aorte est coupée. Nos
canons intacts cessèrent de tirer. Nos canonniers attendirent
stérilement l'ordre qui ne pouvait plus venir! Et, cependant,
le Tsésarevitch, déjà criblé de nos coups, s'échappait à la faveur
de cette unique avarie qui nous frappait d'impuissance ! Voilà
i. Kimi, — « mon cher », avec nue nuance respectueuse.
POUR VAINCRE -J23
ce que fut la journée du 10 août!... Et je pense avec désespoir
que la prochaine journée sera pareille, puisque nous ne possé-
dons point les secrets anglais...
— Il n'y a point de secrets anglais, — redit Fergan.
Un silence suivit. Ils étaient parvenus au sommet de la
colline. Maintenant ils redescendaient par une autre allée
plus occidentale, qui aboutit aux jardins mêmes du grand
temple.
— Quand il commandait le Terrible, — reprit tout à coup
Yorisaka Sadao, — Percy Scott, tirant en exercice, mettait
quatre-vingts pour cent de ses obus dans la cible. Quatre-
vingts pour cent! Quelles cuirasses russes résisteraient à cette
avalanche de fer?
— Bah! — dit Fergan, — pourquoi le Nikkô ne tirerait-il
pas aussi bien que le Terrible1? Percy Scott avait entraîné
ses pointeurs au moyen d'appareils que vous connaissez !
JN'avez-vous pas des dotters, des loading machines, des détec-
tions teachers1? N'avez-vous pas nos télémètres <( Barr and
Stroud » 2 ?
— Nous avons tout cela! Et vous nous avez enseigné à nous
en servir... Oh! nous vous avons de grandes obligations!
Mais tout cela est bon surtout pour les tirs en temps de paix.
A la guerre, la part d'imprévu est si grande! Souvenez-vous
de l'obus du i o août !.. .
Il scrutait les yeux de l'Anglais, comme un chasseur scrute
le buisson d'où le gibier va sortir :
— La flotte britannique s'est battue tant de fois, depuis
tant de siècles! Et toujours, et partout, infailliblement elle
fut victorieuse ! Comment? par quelle sorcellerie? Voilà ce que
nous voudrions savoir! Que firent Rodney, Keppel, Jervis
Nelson, pour n'être jamais, jamais, jamais vaincus ?
— Que sais-je? — dit Fergan, souriant.
Ils arrivaient aux jardins. Le parc s'achevait brusquement
i. Le dotter et le deflection teacher sont deux instruments dont la pratique
enseigne aux caoonniers à pointer juste. Le loading machine enseigne aux
servants à charger rapidement.
2. Les télémètres « Barr and Stroud », sont les seuls instruments au
monde qui permettent de mesurer exactement la distance du canon au but,
afin de régler convenablement la hausse.
7^4 LA REVUE DE PARIS
en une terrasse, étroite et longue, plantée d'une douzaine de
cerisiers en quinconce. Une tchaya était là, à côté d'un tir à
Tare.
— Tiens ! — fit Fergan, content de détourner la conversa-
tion. — Tiens! M. Jean-François Felze!...
Le peintre était assis devant la tchaya, en face d'une tasse de
thé. Il se leva, poli.
— Gomment allez-vous? — demanda Fergan.
Le marquis Yorisaka saluait à la française, ôtant sa cas-
quette à galons d'or :
— Vous êtes ici, cher maitre ! Je vous croyais à la villa. Le
commandant Fergan et moi rentrions justement, et nous
espérions vous trouver là-bas... La marquise n'a pas su vous
retenir?
— Elle Ta tenté, très aimablement. Mais la séance de pose
avait été déjà bien longue... Et la marquise avait besoin de
repos, et moi-même de plein air...
— Nous vous disons donc au revoir. . . A demain, sans doute?
— A demain, assurément.
Il s'était déjà rassis, après un geste de la main. Immobile
et silencieux, il avait reporté son regard vers la ville et vers le
golfe, aperçus au-dessous de la terrasse. Le soleil de six heures
commençait de rougir la buée bleuâtre des lointains, et la
mer saignait d'une myriade de petits reflets pourpres, pareils
à d'étincelantes blessures.
Fergan et Yorisaka s'en allaient.
— A pied, n'est-ce pas? — demanda l'Anglais.
Il était bon marcheur. Et, du reste, le coteau des Cigognes
est assez proche d'O-Souwa.
— A pied, si vous voulez I
Ils étaient sortis du jardin par la porte opposée à la ville. Ils
marchèrent sans parler j usqu'au petit pont en arc qui enjambe
le ruisseau du nord. Là, le chemin bifurque. Yorisaka Sadao,
qui, depuis un moment, réfléchissait, fit une halte brusque.
— lié! — s'écria-t-il. — Voici que j'oubliais le rendez-
vous que m'a donné le gouverneur.
— Un rendez-vous?
— Oui... pour cette heure même... Que faire? M'excuserez-
vous ?
POUR VAINCRE
725
— Vous plaisantez!... Partez tout de suite!... Vous trou-
verez un kourouma à cent pas d'ici, dans les rues voisines du
temple... Je vous accompagne, bien entendu...
— Oh ! pour rien au monde ! ... Je vais et je reviens. Il s'agit
d'une simple formalité militaire... Ce sera très court... une
heure à peine... Kimi, faites-moi le plaisir de rentrer seul à la
villa... Mitsouko nous attend peut-être pour le thé... Je vous
rejoins bientôt, et nous dînons ensemble...
— Allright!
XI
Marchant d'un p^as fort allongé, Herbert Forgan n'avait pas
mis dix minutes à gravir le coteau des Cigognes.
A la porte de la villa, il frappa trois coups pressés.
— Héi!...
La mousmé servante avait ouvert, et se prosternait devant
l'ami du maître. Habitué de la maison, Fergan tapota la joue
fraîche et ronde, et passa.
Le salon Louis XV accueillait par toutes ses fenêtres ouvertes
la caresse du soleil couchant. Aux tentures Pompadour rou-
geoyaient des rayons obliques.
— Good evening, — dit Fergan.
La marquise Yorisaka, à demi étendue au fond de sa bergère,
se leva comme en sursaut.
— Good evening, — dit-elle. — Vous êtes seul? O Sadao
san vous a quitté?
Elle parlait anglais aussi bien que français.
— O Sadao san a dû courir chez le gouverneur, je ne sais
pour quelle affaire. Il ne peut être revenu avant une heure.
— Ah!
Elle souriait d'un sourire un peu apprêté. Il s'approcha
d'elle, et, très simplement, d'un geste accoutumé, la prit dans
ses bras et lui baisa la bouche.
— Mitsou, petite chose chérie!...
Elle s'était abandonnée, docile plutôt qu'amoureuse. Elle
rendit le baiser, s'appliquant à le bien rendre comme elle
726 LA REVUE DE PARIS
l'avait reçu, comme le donnent les Occidentaux, des deux lèvres
appuyées.
Fergan cependant la soulevait de terre et, s'asseyant, l'as-
seyait sur ses genoux :
— Qu'avez- vous fait, tout aujourd'hui?
— Rien... Je vous ai attendus... Je n'espérais pas vous voir
seul, ce soir. . .
Il se pencha sur elle et l'embrassa de nouveau :
— Vous êtes une ensorcelante mignonne... Qui avez-vous
vu, cet après-midi ?
— Personne... le peintre...
— Le peintre?... Je suis sûr qu'il vous fait la cour!...
— Pas du tout ! . . .
— Pas du tout?... Très invraisemblable! Tous les Français
font la cour à toutes les femmes ! . . .
— Mais lui est trop vieux ! . . .
— Il le dit, mais c'est coquetterie.
— D'ailleurs, il est amoureux... vous savez bien!... de
cette Américaine, Mrs. Hockley. ..
— Je sais... Non, il n'est pas amoureux... il est esclave...
Il la déteste . beaucoup plus qu'il ne l'aime... Mais elle s'est
emparée de lui... Il est Français... Elle est très belle et très
vicieuse...
— Très vicieuse ?. . .
— Oui...
— Vous la connaissez donc?
— De réputation. Tout le monde la connaît, de réputa-
tion...
— Je veux dire : vous lui avez été présenté?
— Non.
— Alors, vous lui serez présenté.
— Comment?
— EUe viendra ici. J'ai promis de l'inviter.
— Elle vous a fait demander cette invitation?
— Non. Moi-même j'ai proposé...
— Miséricorde ! . . . pourquoi ?
Elle réfléchit avant de répondre :
— Pour faire plaisir au peintre... Et aussi, parce que
0 Sadao san désire que je reçoive beaucoup d'Européennes...
1
POUR VAINCRE 727
Il rit et l'embrassa encore :
— Petite femme obéissante ! . . .
Il lutinait les bandeaux gonflés et le beau catogan noir qui
cédaient avec souplesse sous ses doigts câlins.
— Si vous aviez conservé l'incommode coiffure des mous-
més, je n'aurais pas la douceur de toucher ainsi vos cheveux...
Cette coiffure-ci est beaucoup plus favorable...
Elle le regarda par la fente longue des paupières demi-
closes :
— C'est fait exprès...
Il devenait audacieux, — très audacieux.
— Mitsou, Mitsou ! . . . petit rayon de miel délicieux ! . . .
Elle ne résistait pas ; mais ses bras immobiles pendaient le
long de son corps, et ne se refermèrent pas sur le buste de
l'amant...
— Laissez-moi! — dit-elle au bout d'une minute. — Lais-
sez-moi et asseyez- vous ici, sagement!... Je veux vous faire
un peu de musique. . .
Elle ouvrit le piano, fouilla un casier :
— Je veux vous chanter une chanson... une chanson fran-
çaise... toute nouvelle... Ecoutez bien les paroles...
Elle préluda. Ses mains touchaient le clavier avec une sur-
prenante adresse. Elle chanta, s'accompagnant d'un jeu sûr,
assez expressif. Son soprano, très grêle, donnait à l'étrange
mélodie, une valeur de mystère et d'irréalité...
— Il m'a dit : « Cette nuit j'ai rêvé. J'avais ta chevelure autour de
mon cou. J'avais tes cheveux comme un collier noir autour de ma
nuque et sur ma poitrine.
« Je les caressais, et c'étaient les miens; et nous étions liés pour
toujours ainsi, par la même chevelure, la bouche sur la bouche,
ainsi que deux lauriers n'ont souvent qu'une racine... »
Quand il eut achevé, il mit doucement ses mains sur mes épaules,
et il me regarda d'un regard si tendre, que je baissai les yeux avec
un frisson...
Il avait écouté fort attentivement.
— C'est très joli, — dit-il avec politesse.
Pareil à tous les Anglais, il n'entendait pas grand'chose à la
musique.
728 LA REVUE DE PARIS
— Très joli... — répéta-t-il. — Et, surtout, vous jouez par-
faitement bien.
Elle se taisait, les mains encore posées sur le dernier accord.
Il jugea nécessaire de marquer une curiosité :
— Qui a fait cela?
Elle nomma le poète et le musicien. Il répéta les noms
illustres :
— Monsieur Pierre Louys et monsieur Claude Debussy...
Ob! c'est réellement une chose considérable...
Il s'était levé. Il vint derrière elle, et se pencha pour baiser
la nuque d'ambre pur.
— Vous êtes une excellente artiste...
Elle rit, incrédule et modeste :
— Je suis une écolière très médiocre. Je ne crois pas que
vous ayez pu goûter le moindre plaisir à m'entendre.
Il protesta :
— J'ai goûté beaucoup de plaisir. Et je souhaite que main-
tenant vous chantiez une autre chanson.
Elle se fit prier. Il insista :
— Oui, une autre chanson., et, cette fois, une chanson japo-
naise...
Elle tressaillit légèrement. Sa voix se posa, pour répondre,
après un court silence :
— Je n'ai pas de musique japonaise dans mon casier... Et
comment pourrais-je, sur un piano?...
Il sourit :
— Prenez votre koto?.».
Elle leva sur lui des yeux grands ouverts :
— Il n'y a point ici de koto.
Il cessa de sourire. Il était Anglais, peu enclin aux rêveries
et aux spéculations de la pensée. Mais beaucoup de siècles
civilisés avaient tout de même affiné sa race. Et il ne passait
pas devant les spectacles extraordinaires de la vie sans en aper-
cevoir la profondeur et le mystère...
Elle avait dit : « Il n'y a point ici de koto ». Le koto est une
sorte de harpe, très ancienne et très vénérable, dont l'usage fut
jadis réservé aux plus nobles des grandes dames japonaises et
aux courtisans du premier rang. Née comme elle était, la mar-
quise Yorisaka avait certes appris le koto dès sa plus tendre
)
POUR VAINCUE 729
enfance. Et, sans nul doute, sa jeunesse s'était assidûment
employéeà pincer avec l'ongle d'ivoire les cordes sonores. Mais
les temps modernes étaient venus. Et « il n'y avait plus ici de
koto... »
Herbert Fergan, tout à coup, secouant sa brève songerie,
baisa une fois encore la nuque de sa maîtresse.
— Mitsou, petite chose aimée... chantez tout de même, je
vous en prie...
Elle consentit :
— Je chanterai... Voulez-vous... voulez-vous une tanka très
vieille?... vous savez, une tanka, cette ancienne poésie de cinq
vers que les princes et les princesses d'autrefois échangeaient
entre eux, à la cour du Mikado ou du Shogoun... Celle-ci
date de plus de mille ans... Je l'ai apprise quand j'étais encore
un bébé... Et je me suis amusée à la traduire en anglais...
Ses doigts coururent sur le piano, inventant une harmonie
triste et bizarre. Mais elle ne chanta pas, d'abord. Elle semblait
hésiter. Et, pour l'engager à vaincre cette hésitation, Fergan,
une fois encore, appuya longuement ses lèvres sur le cou tiède
et duveté.
Alors la voix douce murmura, très lente :
Le temps des cerisiers en ileur
N'est pas encore passé.
Maintenant cependant les fleurs devaient tomber.
Pendant que l'amour de ceux qui les regardent
Est à son extrême exaltation.
La chanteuse s'était tue, et demeurait immobile. Herbert
Fergan, debout tout près d'elle, allait la remercier d'un nou-
veau baiser...
À cet instant, quelqu'un parla au fond du salon :
— Mitsouko, pourquoi chantez-vous ces petits refrains
absurdes ?
Herbert Fergan se redressa soudain, une sueur aux tempes.
Le marquis Yorisaka, silencieusement, était entré...
Avait-il vu?... qu avait-il vu?...
Rien, sans doute. Il parla, absolument calme :
— Mitsouko, vous dînerez avec nous, ce soir?
Elle s'était levée. Elle répondit, le regard fixé au sol :
H
73o LA REVUE DE PARIS
— Je suis très lasse. Je désirerais, en effet, si cela ne vous
contrarie pas, être servie chez moi...
— Comme il vous plaira...
Elle était sortie. La porte, sans bruit, avait glissé dans sa
rainure. Herbert Fergan respira avec effort, et passa sa main
sur son front...
Amical et insinuant, Yorisaka Sadao fit quatre pas et s'ac-
couda au piano :
— Kimi, nous dînerons donc en tête à tête... Et nous cau-
serons...
Il s'interrompit, plongea son regard au fond des yeux de
l'Anglais :
— Nous causerons... j'ai beaucoup d'enseignements à rece-
voir encore de vous. . . beaucoup de conseils à vous demander...
Il ne faut pas, il ne faut pas que nous recommencions la
bataille du 10 août... Vous ne refuserez pas à un allié...
Herbert Fergan baissa le front. Ses joues rasées rougirent.
Et, docilement, il commença de parler :
— Le 10 août... le 10 août, vous avez été timides... très
timides... Vous ne saviez pas, vous ne sentiez pas que vous
étiez les plus forts... Vous n'avez pas eu foi en vous.. Et vous
vous êtes battus comme des gens qui ont peur de la défaite : trop
sagement, trop habilement... de trop loin. Pour vaincre sur
mer, il faut d'abord se préparer avec méthode et prudence, puis
se ruer avec fureur et folie. Ainsi firent Rodney, Nelson, et le
Français Suffren... Par conséquent, pour la conduite du feu...
XII
La porte, sans bruit, avait glissé dans la rainure. Et la mar-
quise Yorisaka était sortie...
Hors du salon, elle s'arrêta. Elle écouta, attentive.
Les voix d'Herbert Fergan et du marquis Yorisaka se répon-
daient en phrases paisibles. A travers la cloison mince, des
noms historiques passèrent, — Rodney, Nelson, Suffren...
La marquise Yorisaka, d'un geste lent, toucha du bout de
ses doigts ses deux tempes. Puis, marchant à pas muets, elle
s'éloigna de la cloison.
r"
POUR VAINCRE 73l
La chambre attenant au salon n'était qu'un cabinet étroit,
vide de meubles. La marquise Yorisaka traversa ce cabinet,
traversa la pièce qui lui faisait suite, et parvint à l'aile extrême
du logis.
Là, un couloir presque obscur s'allongeait entre deux pan-
neaux de papier uni, sous des frises ajourées. Au fond, deux
portes à coulisse se faisaient face.
La marquise Yorisaka fit glisser la porte de gauche.
Une sorte d'alcôve était derrière cette porte, une alcôve, de
simple bois blanc, finement menuisé, mais absolument nu. Le
plafond, très bas, montrait ses solives; le plancher, ses tatamis
couleur de paille fraîche. Trois grands châssis de papier
grenu tenaient lieu de fenêtres et de vitres. Et dans un coin,
devant une toilette de poupée posée à même le sol et sur-
montée d'un miroir a cadre de laque, un coussin de velours
noir figurait Tunique siège où l'on pût s'asseoir, — mieux :
s'agenouiller, — s'agenouiller à la japonaise...
Debout sur le seuil, la marquise Yorisaka frappa deux fois
dans ses mains. Et deux servantes accoururent.
11 n'y eut point de paroles prononcées. Bouches closes, les
mousmés se prosternèrent d'abord, et déchaussèrent la mai-
tresse. Puis, prestement, elles la dévêtirent, ôtant le corsage
de dentelle qui glissa vite le long des bras poudrés, ôtant la
jupe de moire et les jupons de soie, ôtant le corset, ôtant la
chemise, ôtant les bas d'Europe, qui n'ont point de doigts
comme les bas nippons. . .
Toute nue, la marquise Yorisaka s'enveloppa d'un kimono à
ramages, mit ses pieds dans des sandales à brides d'étofFe, et,
quittant l'alcôve de bois blanc, qui était sa chambre person-
nelle et intime, s'en fut se baigner dans une cuve d'eau brû-
lante, comme font toutes les femmes du Japon, chaque soir,
un peu avant le coucher du soleil. . .
Puis elle revint. Elle laissa tomber son kimono. Elle
repoussa ses sandales. Et les servantes lui tendirent trois robes
de crêpe léger, trois robes japonaises à grandes manches, toutes
trois bleu de nuit, toutes trois sobrement ornées d'une seule
rosace, bizarre et hiératique, le mon, — le blason...
Habillée, la marquise Yorisaka s'agenouilla devant son
miroir. Les robes s'évasaient comme il sied, h1 obi les ceintu-
732 LA REVUE DE PARIS
rait largement de son nœud magnifique. A deux mains, le
catogan fut saisi, relevé, refait, épanoui en coques brillantes,
piqué de longues épingles d'or et d'écaillé. La marquise Yori-
saka se redressa, marcha un moment par la chambre, sortit
dans le couloir demi-obscur... Et soudain, frappant encore
dans ses paumes, elle ouvrit la porte de droite.
Une autre chambre apparut, pareille exactement à la
chambre de gauche : mêmes panneaux de bois blanc et nu,
mêmes châssis de papier diaphane, mêmes solives et mêmes
tatamis. Mais, au lieu d'une toilette et d'un miroir, deux taber-
nacles minuscules flanquaient un autel de cèdre poli, sur lequel
s'alignaient des tablettes d'ancêtres.
Toujours silencieuse, la marquise Yorisaka se prosterna
d'abord correctement devant les tablettes, et demeura plusieurs
minutes les mains à plat sur le sol, et le front heurtant les
nattes.
Puis elle s'agenouilla sur un coussin et prit une sorte de
harpe qu'une servante, empressée, apportait entre ses bras...
Une musique naquit, lugubre et lente, dont le rythme ni
Tharmonie ne ressemblaient en rien aux harmonies ni aux
rythmes de l'Occident. Des sons mystérieux se succédèrent et
se mêlèrent, des phrases sans commencement ni fin s'ébau-
chèrent, des rêveries, des tristesses, des plaintes lamentables
frémirent, parmi d'étranges* grincements sinistres, qui rappe-
laient le bruit des bises d'hiver et le cri des oiseaux nocturnes.
Sur tout cela, une mélancolie désespérée planait...
Agenouillée à la mode antique dans la salle de ses ancêtres,
la marquise Yorisaka jouait du koto...
CLAUDE FARRERE
(A suivre.)
r
LE PÈRE TALON
Nicolas Talon naquit à Moulins le 3i août i6o5 et entra
au noviciat des Jésuites le 9 octobre 1621. Après quelques
années consacrées à l'enseignement, il fut appliqué à la prédi-
cation et aux missions des camps. En cette qualité, il voyagea,
notamment en Angleterre et en Hollande. En 1687, il entra
au service de la maison de Condé où il conserva des attaches
jusqu'à sa mort. Pendant vingt ans (de 16^7 à 1666), il fut
le professeur du prince de Conti et, dans les dernières années
de la vie de ce prince, il contribua à l'incliner vers la théo-
logie et les bonnes œuvres. Il obtint ensuite de rentrer dans
la vie de communauté et fut réintégré au collège de Clermont,
à Paris, qu'il ne quitta plus. Absorbé par ses occupations
diverses et par ses fonctions d'aumônier des prisons, il fut
honoré, de la part du prince de Condé, d'une bienveillance toute
particulière qui s'accrut à mesure que grandissait l'influence
des Jésuites dans la maison. Il mourut à Paris, à l'âge de
quatre-vingt-cinq ans, le 29 mars 1691.
(îette longue carrière n'offrit pas des événements considé-
rables. A parcourir la correspondance que le Père Talon
échangea avec Condé, on serait tenté parfois de le prendre pour
un simple bouffon. Il fut pourtant une des grandes person-
nalités de l'ordre des Jésuites au xvuc siècle, l'un de ses
écrivains les plus goûtés et Tune de ses hautes influences :
1
7*34 LA REVUE DE PARIS
les lettres pittoresques qu'il écrivait pour divertir le prince
sont le tableau le plus vivant de la mainmise des Jésuites sur
T ancien libertin.
Les œuvres du Père Talon ne peuvent le mettre sur le pied
de Bourdaloue ou de Malebranche, ses illustres contemporains.
11 publia un certain nombre d'ouvrages d'édification ou d'ha-
giographie, des commentaires et des discours. Sa Vie de Saint
François de Sales et ses Peintures chrétiennes ne diffèrent pas
sensiblement des manuels d'édification de tous les temps.
Cependant, déjà y perce la physionomie originale de notre
héros. La Compagnie de Jésus impose à ses membres une
manière d'être uniforme et quasi impersonnelle dont une cor-
rection un peu froide est le trait essentiel ; mais il s'y rencontre
des exceptions, et le Père Talon en fut une.
Etait-il cocasse de naissance? Sa vie indépendante et peut-
être quelque roublardise volontaire ajoutèrent-elles à la nature?
Toujours est-il qu'une bonhomie bouffonne caractérise avant
tout son talent. Il nous apparaît comme une sorte de saint
François de Sales, dépourvu de génie, de mesure et de style,
et dont la naïveté se hasarde intrépidement dans les images
les plus étranges et parmi les réflexions les plus hétéroclites.
Ses Peintures flétrissent le siècle, « cloaque rempli des plus
sales ordures qui soient en toute la nature » ; les désirs impurs
qui « comme autant de corbeaux ne se plaisent que dessus les
charognes »; l'orgueil, « cette exhalaison puante » ; la gour-
mandise, qui rend l'homme « plus puant que les bêtes et le
met en un état où il se faut souvent boucher le nez pour en
supporter les approches », et, d'une manière générale, tous les
vices capables de mener l'homme à la damnation, dont les
supplices nous sont décrits avec une abondance effroyable.
L'Histoire Sainte de notre auteur eut de nombreuses éditions
et fut traduite en anglais et en italien. « Persuadé que beau-
coup de personnes ne pouvaient plus goûter l'ancienne et
majestueuse simplicité des Ecritures », le Père Talon se pro-
posa bonnement de les remettre à la mode et de rédiger « une
histoire des Juifs qui fût à la fois édifiante et agréable ». Depuis
la création du monde inclusivement, il n'est matière délicate ou
mystérieuse que le Père Talon n'ait éclaircie avec autant de
bonne grâce que de bienséance. Ce « petit labyrinthe » qu'est
r
LE PÈRE TALON 735
notre corps n'a rien qui l'embarrasse, et il nous explique à
merveille comment « le cœur, quoique monarque et souverain
de cet empire, ne dédaigne pas de s'unir avec le foie ». Pour-
quoi le malheureux Adam,- notre père, n'cntendit-il pas les
excellentes paroles de notre auteur? « Adam, prenez donc garde
à cette femme; pour moi, je pense l'avoir comme entrevue
derrière un arbre et il me semble même que je l'ai ouïe parler
à un serpent. Et voilà qu'elle vient tout effarée... Adam,
avancez-vous et voyez un peu ce qu'elle a : que si vous désirez
savoir la vérité, croyez tout le contraire de ce qu'elle vous
dira. »
Ne nous arrêtons pas à 3\oé, « ce pauvre homme que toutes
les eaux du monde et du déluge n'avaient pu surmonter » et
qui finit « noyé dans un verre de vin », ni à l'allégresse d'Abra-
ham qui, âgé de quatre-vingt-dix-neuf ans et avisé de la nais-
sance prochaine d'Isaac, « se sentit surpris d'une amoureuse
défaillance qui le jeta par terre ». Mais quel drame que la nais-
sance d'Esaù et de Jacob ! « Voilà Rébecca qui est grosse et
prête d'accoucher; ce ne sont que douleurs et que tranchées,
et il semble que ses flancs soient une mer grosse de foudres et
un champ de bataille où deux petits athlètes se font une guerre
intestine qui ne peut finir que par le meurtre de la mère ou
par la mort de ses enfants. Quel supplice! dit cette pauvre
femme; quelles attaques! quel tourment! » Et cet événe-
ment inspire l'écrivain : « On porte les enfants dans son
sein comme la mer fait les poissons au milieu des orages;
on les enfante comme l'ambre et les perles parmi les tempêtes
et les éclairs. On les nourrit comme le pélican avec les larmes
et le sang, et après toutes ces peines et ces soins, ce sont
souvent des loups et des vipères qui n'ont des dents et des
griffes que pour ronger jusqu'aux os de leurs parents ».
Emu des dangers que la femme fait courir à l'homme, le
Père Talon pousse jusqu'à la misogynie son courage à
dénoncer les périls de la chair : « C'est, nous dit-il volontiers,
un étrange embarquement que celui du mariage où d'ordi-
naire l'amour et l'intérêt servent de voiles et oii ensuite les
plus noires passions tiennent les rames pour aborder, après
mille débris, mille tempêtes et mille orages, dans le sein de la
mort... »
736 LA REVUE DE PARIS
L'Histoire Sainte du Père Talon ne comprend pas moins de
quatre énormes yolumes in-folio. — « Tous nos grands
et petits moines, écrivait-il plus tard à Condé, se disaient à
l'envi : Comment est-ce que cet homme qu'on n'a jamais vu
étudier, ni écrire, a pu faire cela? » C'est que le bon
Père, contre toutes les méthodes de l'illustre Compagnie,
écrivait d'abondance, au hasard, multipliant selon son humeur,
les digressions et les commentaires. Telle quelle, l'œuvre du
Père Talon est un succès énorme. Non seulement les éditions
s'en multiplièrent, mais la considération qu'elle acquit à son
auteur lui valut d'être chargé de diverses tâches honorables et
importantes, telles, par exemple, que de prononcer l'oraison
funèbre du roi Louis XIII dans l'église Saint-Germain-
l'Auxerrois. La sœur du feu roi, Christine de France, duchesse
de Savoie, lui voulait du bien et acceptait l'hommage de ses
productions. Et il est bien possible que la « Description de la
Pompe funèbre du prince de Condé, faite au collège des
Jésuites de Paris » et rédigée par le Père Talon, ait été
le point de départ de ses relations avec le vainqueur de
Rocroy.
Les archives de Chantilly contiennent un nombre considé-
rable de lettres du Père Talon à Coudé. Le bon Père professait
un dévouement sans bornes pour la maison de Condé, et il ne
se lasse pas d'en multiplier l'expression dans les formes les
plus variées, tour à tour ou à la fois touchantes et baroques.
Quand le roi, à la fin de l'année 1667, se décide, pour la nou-
velle campagne, à faire appela Condé et au duc d'Enghien, le
Père Talon écrit : « Tout mon souhait serait d'aller servir dans
votre armée en qualité de mestre de camp des aumôniers qui
y seront en chaque régiment. J'assure S. A. S. que je les con-
duirais encore de bon cœur dans les tranchées et, s'il est
besoin, jusqu'auprès des murailles des villes que vous assié-
gerez, et que j'y conduirais les mineurs ou ceux qui iront
à l'escalade \ »
1. Le Père Talon à Condé, 3 septembre 1667 {Archives de Chantilly].
LE PÈRE TALON 787
Le prince a-t-il « une légère atteinte de ses gouttes » :
aussitôt, écrit le Père Talon, « j'eus ma part dès le même jour,
ayant ressenti sur le soir une douleur assez aiguë dans un
genou, ce qui m'oblige encore maintenant d'aller de temps
en temps à cloche-pied ». Aussi, conclut-il, « quand vous
aurez la moindre attaque de goutte, vous n'enverrez pas la
mettre dans le genou qui me reste, car de l'honneur que je
suis, je lui donnerai tant d'exercice qu'enfin je la lasserai ».
La correspondance du Père Talon intéressait Condé, que la
maladie retenait loin des champs de bataille. Par Gour ville,
Ricous et les gentilshommes de la maison, Condé apprenait
les nouvelles de la Cour, les résolutions du roi et des ministres.
Par l'incomparable Bourdelot, il était tenu au courant des
découvertes les plus récentes touchant à la médecine et aux
sciences. Dans ce bureau d'informations, le Père Talon avait
son rôle. Il était depuis i65i, comme il disait, ce le grand
vizir » des prisons de Paris. Son royaume, ainsi qu'il l'appe-
lait plaisamment, avait « pour limites le fort l'Evêque et
Saint-Eloi, les Châtelets et la place de Grève ». Il déploya
pendant quarante années un zèle pieux et une grande activité
à améliorer l'âme et à soulager le corps des « coupe-bourses,
assassins, filous et autres chenapans » qui formaient sa clien-
tèle.
Un gentilhomme genevois, nommé Aimé du Foncet, fut
condamné, pour assasinat, « à être mis sur la roue en Grève et
y recevoir onze coups vifs, et être laissé sur la même roue
pour y expirer quand il plairait à Dieu ». Ce qui fut fait à
quatre heui'es du soir. Jaloux de leurs privilèges, les docteurs de
Sorbonne lui avaient refusé la permission d'être assisté sur le
lieu du supplice par le Père Talon, comme il le demandait. Il
passa la nuit à pousser des « cris de vengeance et d'exécra-
tion », qui faisaient peur aux assistants. Pour faire cesser le
scandale, on appela à cinq heures du matin le religieux. En
l'apercevant, le misérable s'écria : « Voilà mon bon père des
prisonniers et des misérables; mon bon père, secourez-moi ».
Le Père « se jeta sur lui, le baisa et demeura quelque temps
sur son visage ». Et puis, haranguant tour à tour le peuple et
l'agonisant, il transforma cette scène d'agonie en une incro-
yable scène d'édification. A huit heures, sur sa prière, vingt
i5 Décembre 1908. 5
738
LA REVUE DE PARIS
mille personnes s'agenouillèrent et, à sa voix, entonnèrent le
Veni Creator. A chaque verset, il y avait une pause pendant
laquelle le religieux exhortait le misérable à avouer ses péchés,
Tessuyant et le soulageant, « tantôt en le baisant, tantôt en
essuyant son visage, tantôt en lui mettant quelque linge sous
la tête et sous les reins », ou en lui faisant tomber quelques
gouttes d'eau sur la langue, malgré la sentence qui interdisait
cet adoucissement.
A midi, le Père Talon obtint la permission de lui donner
quelques cuillerées d'eau et de vin, et il « obligea tout le
peuple à redoubler ses cris et ses prières pour obliger Dieu à
continuer ses grâces sur le patient, qui paraissait comme un
ange sur la roue, sans oser dire mot que pour répondre à ce
qu'on lui disait ». A deux heures, « au milieu d'un peuple
effroyable », le misérable avouait ses crimes publiquement et
demandait pardon « à Dieu et à la justice ». A quatre heures,
les plaies s'ouvrirent ; le Père Talon les essuya avec des mou-
choirs que tout le monde lui jetait, et comme quelques plaintes
échappaient au supplicié et qu'il criait « Cruauté! », il le
harangua fortement et, levant la main et son crucifix, lui
défendit de laisser échapper aucune plainte : « Quand vos
douleurs redoubleront et vous obligeront de crier, au lieu de
crier Cruauté! je vous commande de crier : Miséricorde, mon
Dieu, miséricorde! » Et tel était son ascendant que l'autre
obéit et qu'avee lui, tout le peuple cria : « Miséricorde, mon
Dieu, miséricorde! » Les toits même et les cheminées étaient
couverts de monde, depuis la rivière jusqu'au haut de la rue
de la Verrerie. Et soudain, les cordes qui lui entraient dans la
chair ayant arraché au misérable cette plainte : « Mon Père,
mes cordes, mes cordes! » le Père lui désigna les clous avec
lesquels Jésus-Christ était attaché à la croix, et répondit d'un
même son de voix : « Mon fils, mes clous, mes clous, mes
clous ». Cela fit plus d'impression sur l'esprit du peuple que
n'eussent fait mille sermons. Le silence dès lors augmenta tel-
lement qu'on eût cru que la Grève était changée en une
grande chapelle et qu'on montrait au peuple le crucifix pen-
dant la Passion du Vendredi-Saint.
Et, de ce moment jusqu'à la fin, ce fut le spectacle le plus
édifiant. Dans une confession publique, l'infortuné fit pro-
r"
LE PÈRE TALON ^3^
fession de foi catholique pour démentir le bruit qui courait
qu'il mourait hérétique. Et le Père Talon, « mettant la main
sur ses blessures et la tenant toute dégouttante de sang »,
souhaita écrire sur la roue sa confession pour confondre les
calomniateurs. A huit heures du soir, on apprit que, bien
que le criminel parût capable de vivre encore quatre ou
cinq jours, la Cour voulait bien lui accorder la grâce d'être
étranglé avant neuf heures. Le Père Talon, « le baisant tout
baigné de ses larmes et le front et les mains marquées de
son sang », lui annonça l'heureuse nouvelle. De nouveau,
toute la foule s'agenouilla, cependant que le religieux récitait
en français, pour être entendu de tous, les prières des agoni-
sants. Et tel était son ascendant que tout à coup, à la stupé-
faction universelle, on vit le patient sourire et regardant son
confesseur : « Qu'avez-vous à dire? interrogea le Père. —
C'est, lui répondit l'autre, que je suis content. » Toute la
foule fondit en larmes et, grosse peut-être de quarante mille per-
sonnes, s'unit au supplicié dans un suprême acte de contri-
tion. Mais déjà le bourreau apparaissait sur la roue et passait
la corde au cou du patient : « Je donne, dit-il, de tout
mon cœur ce qui me reste de vie et de soupirs à Jésus et à
Marie », ce que disant cinq ou six fois et criant tant qu'il
pouvait : « 0 Jésus, ô Marie », il expira presque au même
moment.
Le Père Talon avait acquis dans ses fonctions une belle
endurance et il n'était pas facile à émouvoir. Lui-même le
reconnaissait philosophiquement. Condé aimait les faits divers.
Le Père Talon les lui conte avec une parfaite bonne humeur.
L'histoire d'un jeune homme trente-quatre fois marié, celle
d'une jeune femme meurtrière de douze enfants en bas âge,
celle d'une autre qui mangea la moitié du nez de son mari,
la pendaison par les aisselles d'un enfant de dix ans, <( le
supplice d'un jeune homme de soixante-dix-huit ans qui
s'est échappé de la chaîne », défraient sa chronique. Quand
les assassinats, catastrophes et supplices se succèdent, (( je
me consolerai plus facilement de tout cela, écrit-il paisible-
ment, que de ce que mande le Père Pommereau ». Qu'on
Casse les têtes « ou pour le moins les bras et les jambes »,
tout cela ne saurait le troubler : son « ancien compère le bour-
"1
y^O LA REVUE DE PARIS
reau » n'est-il pas « l'un des hommes du monde le plus plaisant
et des plus érudits de son métier? car il promet à tous ceux
qui passent par ses mains, c'est-à-dire à tous ceux qu'il déca-
pite ou qu'il pend ou qu'il roue, de ne leur point faire de
mal ». Et quand il fait « de bonnes vendanges », le seul souci
du bon Père est de faire auparavant « d'assez bonnes moissons».
Un malheureux avait été enterré vif; en le déterrant, le fos-
soyeur lui creva le ventre d'un coup de hoyau : « cet homme
vécut encore quelques heures, après lesquelles il mourut si
bien qu'il est encore à revenir ». Le Père Commire en fit une
pièce de vers latins que le Père Talon communiqua au prince.
Scrrepoulet, Limaçon et Coquelicot, trois enfants, âgés de
treize à dix-huit ans, étaient les fils « d'un fameux filou qui
fut pendu, il y a six semaines, sur le pont Saint-Michel » et,
depuis trois ans, ils écumaient les foires de Paris en y faisant
le métier de « coupe-bourse ». Mais ils prétendirent devenir
gens de bien et une bonne dame les emmena au Père Talon
pour lui demander de les y aider. De quels développements
cette vocation eût été le prétexte pour Rousseau, un siècle
plus tard! Le Père Talon se contente de trouver les petits
filous ce les trois plus jolies créatures du monde ». 11 les confie
pour les moraliser à un Père, <( qui a autrefois joué des gobe-
lets dans les cabanes des Hurons où, par ce moyen, il tâchait
de les attirer et de les convertir ». Et on les met dans un
monastère où, s'ils persévèrent dans leurs vocations, ils pour-
ront devenir frères convers. Dans tous. les cas, « pendant leur
noviciat, qui durera deux ou trois ans, ils seront si bien
enfermés qu'ils ne pourront pas s'échapper et seront fort bien
étrillés s'ils manquent à leur devoir ».
Reconnaissons, à ce propos, la supériorité de la méthode du
Père Talon sur celle de Rousseau : Emile et Sophie tournèrent
assez mal; Serrepoulet, Limaçon et Coquelicot firent « des
miracles dans la religion où nous les avons plantés et où je
prie Dieu qu'il les conserve ». Et Serrepoulet goûta si vive-
ment la satisfaction d'être homme de bien qu'il donna les
indications suffisantes pour qu'on tirât également de leur vie
de perdition ses deux sœurs, mademoiselle Marotte, âgée de
dix-sept à dix-huit ans, et mademoiselle Lèchefrite, âgée de
vingt-huit ans, « qui a un petit garçon de neuf à dix ans, qui
LE PÈRE TALON 7 4l
s'appelle Gripetout et dont le père et le grand-père ont été
pendus en Grève depuis huit ou dix mois * ».
Dût cette désinvolture rendre les lecteurs plus indulgents
pour la sensiblerie du siècle d'après, il faut bien constater
qu'elle était le ton ordinaire du dix-septième. On refusait aux
bêtes la faculté de soufTrir et il n'y avait pas beaucoup plus
de commisération pour les gens. Les pratiques judiciaires du
temps fournissaient un sujet classique de macabres plaisan-
teries. La torture — c'est le doux Racine qui nous le rappelle
dans les Plaideurs — était un spectacle capable de faire passer
une heure ou deux. Et les innombrables pendaisons qui sui-
virent les émeutes de Bretagne ne firent pas sourciller madame
de Sévigné.
Malgré l'intérêt que pouvait prendre le grand Gondé aux
aventures de Coquelicot et de Lèchefrite, on peut supposer
que le bon Père n'eût pas inondé Chantilly de ses messages,
au point d'en charger dans les cas urgents jusqu'à madame la
duchesse d'Enghien elle-même, s'il n'avait pas eu à commu-
niquer au prince des nouvelles plus importantes. La plupart
des lettres du P. Talon conservées à Chantilly sont comprises
entre les années 1677 et i685 : c'est la période pendant
laquelle le duc de Bourbon, petit-fils du grand Condé, fut
confié aux Jésuites.
De son mariage avec Claire-Clémence de Maillé-Brézé, Gondé
n'avait eu qu'un fils, Henri-Jules de Bourbon, duc d'Enghien.
Les contemporains nous ont dit avec quelle tendresse il l'avait
fait élever et les espoirs qu'il avait fondés sur lui pour conti-
nuer ses glorieux exploits, le conduisant avec lui aux cam-
pagnes de Flandre et de Franche-Comté, s'efforçant d'éveiller
et de développer son initiative. Mais, plus encore que la
volonté de Louis XIV, désireux de maintenir les princes de
son sang dans une juste indépendance, le caractère du duc
d'Enghien s'opposait aux projets ambitieux de Condé et celui-ci
1. Le Père Talon à Condé, 27 avril et 2 mai 1680. (Archives de Chantilly.)
7^2 LA REVUE DE PARIS
dut s'avouer, avec tristesse, que son fils n'avait aucune capa-
cité pour la guerre.
Ce duc d'Enghien eut dix enfants de son mariage avec Anne
de Bavière. Cinq moururent en bas âge. Parmi les cinq survi-
vants, on comptait quatre filles et un fils, Louis de Bourbon.
Le grand Gondé reporta sur ce petit-fils toutes ses espérances.
Conformément à la tradition suivie pour lui-même et pour
le duc d'Enghien, l'éducation du duc de Bourbon avait été
confiée aux Jésuites. Après une première année, consacrée à
des études particulières sous la direction des PP. Alleaume et
du Rosel, le jeune prince, à la fin de l'année 1676, à peine
âgé de huit ans, entrait au collège de Clermont.
Si habitués que fussent les Jésuites à recevoir dans leurs
collèges les enfants des plus grandes familles, ils ne pou-
vaient être insensibles à l'honneur que leur faisait le grand
Condé. Cet événement devait tourner à la plus grande gloire
de Dieu, mais il n'était pas interdit de le faire servir égale-
ment au plus grand bien de la Compagnie. A y travailler tous,
se consacrèrent avec une même ardeur, depuis le général de la
Compagnie jusqu'au provincial de France, au recteur du col-
lège de Clermont et aux innombrables petits Pères du collège.
Mais aucun ne s'y adonna avec plus d'empressement et de
conviction que le Père Talon.
Tout d'abord, et malgré la forme démocratique que les
Jésuites affectaient volontiers d'apporter dans leur enseigne-
ment, on veilla à ce que le nouvel élève fût distingué comme
il convenait à son rang. Comment d'ailleurs en agir autrement
avec un prince qui, « par relation et par droit d'hérédité, est
regardé comme la vie, l'honneur et l'immortalité de ce col-
lège »? Non seulement, suivant l'usage consacré pour les éco-
liers de haute naissance, il occupait en classe un siège plus
élevé, sa « chaise », ou, selon l'expression du Père Talon, son
<( petit trône » ; mais les incidents qui le concernèrent avaient
leur retentissement sur toute la vie du collège. Vient-il à
tomber malade, toute la maison est en émoi. Son rétablisse-
ment est le signal d'une réjouissance universelle : ce Nous
essuyâmes quelques vivats, écrit le Père Talon, jusqu'à la
porte de sa classe, où tout est plein de joie dès qu'il y met le
pied; mais la joie sera encore bien plus grande quand ce col-
LE PÈRE TALON 743
lège aura le jour de congé que le Père Recteur nous a promis
pour faire la fête du retour à la santé de notre aimable
prince ».
Ce qui importait surtout, c'est que Gondé ne pût se repentir
de son choix. 11 fallait donc le persuader qu'il ne pouvait trouver
ailleurs de meilleurs maîtres et que l'élève ne laissait rien à
désirer. A dire le vrai, le duc de Bourbon était et resta jus-
qu'au bout un élève médiocre, d'une intelligence moyenne,
d'un caractère mou et apathique, d'une lenteur qui ressem-
blait parfois à de la paresse : « Tout ce qu'on peut souhaiter
dans mondit seigneur le duc de Bourbon, écrit le Père Talon,
est qu'il prenne avec le temps un peu de votre feu et quel-
ques-uns des éclairs de l'esprit de Monseigneur le Duc, car il est
par-ci par-là encore un peu trop froid et trop sérieux » . Mais
cela « n'empêche pas que je ne dise en vérité, sans flatterie et en
secret, qu'il n'y a personne dans la Cour approchant de son
âge et de sa naissance qui sache la moitié de ce qu'il sait. D'où
je vous laisse à penser l'honneur qu'il fait au collège et l'obli-
gation que nous avons à Votre Altesse Sérénissime de qui nous
tenons principalement cette grâce et ce bonheur1 ».
Les Jésuites faisaient concourir le jeune prince en divers
exercices "avec d'autres élèves dé son âge. Le prince de Nassau,
le prince Camille, de la maison de Lorraine, les petits de
Mesmes et de Louvois comptaient parmi ses principaux adver-
saires. Les lettres dans lesquelles le Père Talon relate ces ren-
contres sont autant de bulletins de victoire. Et quelles espé-
rances n'en doit-on pas augurer pour l'avenir !
Il m'a bien la mine de faire parler un jour de lui et de faire bien
des journées de Thionville, de Fribourg, de Rocroy, de Nordlingue,
de Seneffe et de Limbourg... Je vis avant-hier le Père de la Chaise
et le Père Bourdaloue, qui se jetèrent pendant près d'un quart
d'heure sur le chapitre de cet aimable prince... Dans cette grande
foule de Jésuites qui m'obsèdent de tous côtés, je n'en vois pas un
seul qui ne me parle de Votre Altesse Sérénissime et de Monseigneur
le Duc et qui ne me dise que, quand ils sont venus à Paris, leur
plus grande passion était de voir Monseigneur le duc de Bourbon
dont Ton parle tant partout, et il n'y eut pas jusqu'à un bon Père
anglais qui, étant venu en ce collège, vint m 'aborder et me dit ces
i. Le Père Talon à Condé, janvier i683. {Archives de Chantilly.)
744 LA REVUE DE PARIS
paroles : Sed, pater miy ubi est Me juvenis princeps dux Bor-
bonius, tant amabilis et tant admit- abilis, qui jam fecit tôt et
tantos ru mores et in Anglia, et in F/andria, et in G er mania, et
in Italia, unde nune redeo?
A Dijon, où le duc d'Enghien présidait les Etats de la pro-
vince de Bourgogne, on montre les thèmes du jeune prince à
l'élite de la société et aux Jésuites du collège. Ceux-ci s'em-
pressent de déclarer que leurs élèves les meilleurs ne mettraient
pas « un françoys si difficile en un latin si délicat ». La
renommée d'un pareil élève franchit les frontières. Quand le
Père Garnier se rendit à Rome en septembre 1681, il emporta
avec lui plusieurs portraits du duc de Bourbon, et « un entre
autres qui est fort bien verni et dans un cadre aussi très bien
doré, son intention, ainsi que la mienne, — écrit le bon Père,
— étant de le faire placer dans la chambre de notre Père
Général, afin qu'il soit vu de tous les Jésuites et que cet aimable
et admirable enfant puisse dire à chacun de ceux qui le ver-
ront : Si me vis pinge, pingere patrem, c'est-à-dire : l'trumque
patrem. »
Si le duc de Bourbon avait une telle place dans les préoccu-
pations de la Compagnie, on devine avec quel respect .et quelle
reconnaissance le nom du grand-père était célébré : « Nous
sommes ici, écrit le Père Talon le 9 septembre 1681, dans un
moment où il ne se passe presque pas un jour où il ne
paraisse dix ou douze nouveaux Jésuites qui ne nous parlent
rien tant que de Votre Altesse ». L'année suivante, Condé fut
pris d'une violente crise de goutte. Toute la Compagnie en fut
en émoi : « Après avoir, écrit encore le Père Talon, essuyé
pendant toute votre maladie un orage et une grosse nue de
Jésuites qui fondaient à toute heure dans ipa chambre et qui,
sur le ton des lamentations de Jérémie, venaient se plaindre de
la continuation de votre mal, je vois depuis trois jours les
mêmes gens qui, sur le ton du Cantique1 des Cantiques et de
tous les Alléluia de Pâques, me viennent faire des conjouis-
sances et se réjouissent tout de bon avec moi. Il n'y a pas un
de nos messieurs qui ne donnât sa vie pour prolonger la
vôtre \ »
1. Le Père Talon à Condé, 6 novembre 1682.
i
LE PÈRE TALON 7^5
Aussi le Père Talon, désireux de donner à cet attachement
une forme solennelle, avait-il proposé la fondation d'un collège
de Chantilly ou collège de Condé, dont le prince, le duc
d'Enghien et le duc de Bourbon auraient été fondateurs et
protecteurs, et qui aurait compris tous les Jésuites dévoués au
prince. Le Père Talon croyait pouvoir annoncer l'adhésion
de ses plus illustres confrères, le Père Jourdan, le Père de
Champs, le Père Hourdaloue, le Père de la Chaise.
Ce n'est pas sans intention que le bon Père, avec son appa-
rente bonhomie, aime à faire revenir sous sa plume le nom du
Père de la Chaise. Si grand prince qu'il fût, Condé ne négli-
geait pas, en l'occurrence, les occasions de faire sa cour. Il
venait d'en donner un exemple en se prêtant avec empres-
sement au mariage du prince de Conti, son neveu, avec
Mademoiselle de Blois, fille naturelle du Roi et de Mademoi-
selle de La Vallière. Il allait le prouver de nouveau d'une
manière éclatante, quelques années plus tard, par le mariage
du propre duc de Bourbon avec Mademoiselle de Nantes, la
« belle comme les anges », fille naturelle de Louis XIV et de
Madame de Montespan. La reconnaissance déférente du Père
de la Chaise, confesseur du roi, ne pouvait être indifférente
au prince. Aussi le Père Talon s'ingéniait-il à multiplier les
rapports entre les deux puissances : « J'ai, selon vos ordres,
écrit-il à Condé, le 1 8 janvier i684* salué le Père de la Chaise
et le Père Jourdan de votre part. A cela, le premier, voyant en
effet son nom dans votre lettre, eut tant de joie de voir que
Votre Altesse Sérénissime pensait à lui que moi qui lui parlais
je m'aperçus d'un petit vermillon qui lui montait sur ses
joues et lui ôta la pâleur qui lui est naturelle ». Le Père de la
Chaise donnait des marques plus précises de son contentement :
Le Père de la Chaise eut hier la bonté de me venir voir dans ma
cabane et ne me parla quasi que de Votre Altesse Sérénissime et de
toutes les bontés qu'elle a pour notre Compagnie. Mais ses plus
grandes périodes furent sur le sujet de la lettre que vous avez daigne
de lui écrire et dont il ne parle qu'avec ra\issement. Aussi s'en est-il
déjà bien servi et il m'ajouta qu'il s'en servirait encore bien et en
des bonnes rencontres. Le Père Recteur m'a aussi promis qu'il ferait
voir la sienne à toute la chrétienté. Car il est bon que tout le
monde sache comme un prince qui a fait trembler tous ses ennemis
746 LA REVUE DE PARIS
traite de pauvres gens qu'il daigne regarder comme ses serviteurs et
ses amis.
Et, en effet, le Père Talon tenait le prince au courant de
toutes les affaires où les Jésuites se trouvaient intéressés. Il lui
expose les embarras dans lesquels les met le conflit du roi et
du pape. Quand le général de la Compagnie, le Père Oliva,
vient à mourir, en 1681, il l'informe minutieusement des
compétitions qui s'agitent autour de sa succession. Le Père
Desnoy elles, que le Père Oliva avait laissé pour son vicaire,
a les plus grandes chances d'être élu : « C'est, écrit le Père
Talon à Condé, un des meilleurs amis que j'ai en ce monde.
Je lui ai déjà mandé toutes les bontés que vous daignez a?oir
pour nous et pour toute la Compagnie de nos grands et petits
mandarins. » Et aussitôt le Père Desnoyelles, sans doute sur
les conseils du Père Talon, « se donne l'honneur d'écrire » au
prince et au duc d'Enghien. Cependant les élections se font à
deux degrés; avant la congrégation générale qui doit avoir
lieu à Rome, une congrégation provinciale doit se tenir en
France : « Votre Altesse Sérénissime, écrit le Père Talon,
le 24 décembre 1681, me dira à qui il faut donner ses voix. »
Condé devient ainsi le grand électeur de la Compagnie.
A toutes les avances, le prince répondait fort obligeamment.
Il donnait en une seule fois deux mille écus au collège de
Bourges. Par le duc d'Enghien, son fils, il comblait de bien-
faits le collège de Bourgogne. Le duc d'Enghien lui-même
était accompagné dans la plupart de ses déplacements par
un petit Père, presque aussi dévoué à la maison que le Père.
Talon lui-même, le Père Bergier, qu'on appelait le ce Berger
de Chantilly ». Quand certaines fêtes réunissaient au collège
de Clermont ces nuées de Jésuites dont parle le Père Talon,
Condé envoyait en abondance les produits des chasses de
Chantilly.
Je ne crois pas, écrit le Père Talon, que le bonhomme Ovide ait
jamais fait plus de métamorphoses qu'en ont fait nos cuisiniers avec
votre sanglier et vos deux biches, ce qui m'obligea de dire, il y a
•quelques jours à quelques-uns de nos Messieurs qui me demandaient
de bonne foi ce qu'ils avaient mangé, qu'en vérité je ne le savais pas
moi-même, mais que cela valait bien leur bœuf et leur mouton. —
LE PÈRE TALON 7^7
Mais, mon Dieu, me dit l'un de nos doctes, qu'est-ce donc que cela,
car ce n'est ni biche ni sanglier. — C'est donc, lui répliquai-je, la
matière première qui n'est ni quid> ni qua/e, ni quantum, sed sub-
jeclum horum omnium. De quoi mon docteur, qui se pique d'être
grand philosophe, me parut si content qu'il me pria de lui faire
servir souvent des matières de cette sorte ! .
Des réponses de Condé aux nombreuses lettres du Père
Talon, une seule nous a été conservée. Elle ne nous montre
pas seulement de quelle façon fort civile il en usait avec son
correspondant; elle nous témoigne encore qu'il s'intéressait
effectivement aux affaires de la Compagnie.
Je viens de recevoir vostre lettre d'hier avec le livre du Père
Bouhours que vous m'avez envoie de sa part. Je vous prie de l'en
bien remercier de la mienne et de l'asseurer de mon estime et de
mon amitié, comme jay desjà eu beaucoup de plaisir à lire la vie de
Saint-Ignace qu'il a faite. Je ne doute pas que je n'en aye davantage
à lire celle cy puisqu'il doit y avoir des événements plus singuliers
que dans l'autre. Quand je seray à Paris, je ne seray pas fâché de
voir le Père Bouhours, et je croy que j'y seray assés longtemps ou
à Saint-Germain pour laisser passer celuy que la congrégation doit
durer, et j'espère que nous nous pourrons voir avant que je revienne
icy. Ce que vous me mandez sur le livre du Père Mainbourg est fort
juste et fort obligent.
Je suis fort aise de tout ce que vous me mandez du Père Pro-
vincial de Flandres. Je vous prie de l'asseurer de l'estime et de
l'amitié que j'ay pourluy. Je ne serois pas fâché qu'il devînt assis-
tant du Père Général, mais si cela n'arrivoit point et qu'il revînt par
Paris, dites luy que je serois fort aise qu'il me vînt voir icy ayant
beaucoup d'estime pour luy.
Je vous ay mandé, par ma lettre de ce matin, la joye que j'avois
de ce que l'affaire du Mans a esté décidé comme vous me l'avez
mandée; s'il se passe quelque chose de nouveau la dessus, vous me
ferez plaisir de m'en informer. Cependant je suis bien aise que
M. de Rheims ayt respondu en vostre faveur comme il a fait.
LOUIS DE BOURBON
Cet appui n'était pas la moindre cause de la prospérité des
affaires de la Compagnie. Jamais l'enseignement des Jésuites
n'avait été aussi prospère. A Paris, et pour le seul collège de
i. Le Père Talon à Condé, 5 juillet 1681.
1
7^8 LA REVUE DE PARIS
Clermont, le nombre des élèves était passé de trois cents, en
1673, à plus de cinq cents en 1680. De nouveaux bâtiments
avaient été construits. En 1682, le collège changeait son nom
contre celui de Louis-le-Grand.
Pourtant l'influence des Jésuites se trouvait combattue dans
l'entourage même du prince par un des meilleurs amis du
P. Talon, M. l'abbé Bourdelot, premier médecin de M. le
Prince. Volontiers grinchu, autoritaire et tenace, Bourdelot
ne se contentait pas de veiller avec un soin jaloux sur la santé du
duc de Bourdon : il se souvenait d'avoir présidé à l'éducation
du duc d'Enghien et, fermement convaincu des rapports du
physique et du moral, ne considérait pas qu'il fût en dehors de
son domaine de donner son avis sur l'éducation de M. le duc
de Bourbon, qui était loin d'avoir son approbation. Naturelle-
ment tous les Jésuites s'empressaient de dauber sur les remèdes
du médecin et sur quelques-unes de ses opinions qui étaient
peu orthodoxes.
On se borna longtemps à des échanges d'épigrammes. Mais,
un beau jour, M. Bourdelot fit une diatribe violente contre les
religieux devant le petit duc, son élève. Ce fut, par tout le
collège, les hauts cris, et le P. Talon qui, comme vieil ami du
médecin, était tout désigné pour servir de médiateur, alla
porter leurs doléances. 11 fut fort mal reçu et, sur un ton mi-
comique mi-fâché, se plaignit à Condé. Il demandait au prince,
la prochaine fois que M. Bourdelot se mettrait en colère et le
traiterait d' « ivrogne », « de lui percer un petit bout de la
langue, ou, si Votre Altesse trouve ce supplice trop rigoureux
et dommageable au public, de percer la langue au plus élo-
quent-homme de ce siècle, au moins de jeter un dévolu sur
son abbaye au profit de quelque Jésuite ».
Condé s'entremit pour apaiser les querelles. M. Bourdelot
continua d'être jugé par les Jésuites un dangereux type de
janséniste et de gallican, de ceux qu'entre eux ils appelaient
les « bêtes ». M. Bourdelot ne se priva pas de les larder d'épi-
grammes latines, de lancer des pointes /contre le pape, de
railler la scolastique et de disserter en faveur des libertés
gallicanes. Avec le P. Talon, les relations du médecin reprirent
le ton de vieille camaraderie et de taquinerie volontiers puéril
qu'ils avaient accoutumé depuis de longues années. Et ils don-
LE PERE TALON 7^9
nèrent à Condé le spectacle comique de leurs petites querelles.
Le prince se divertissait à les voir échanger des lettres, des
produits de leur invention et des bêtes à disséquer. Pour se
venger de l'affront qui lui avait été fait, le P. Talon expédia à
M. Bourdelot un petit panier renfermant un gros chat et des
rats, envoi qui, dans son esprit, exprimait une pensée sym-
bolique (le chat était le jansénisme et les rats les gallicans), et
dont le contenu était fort capable de sauter au nez de celui qui
soulèverait le couvercle. M. Bourdelot prit bien la plaisanterie.
Je viens, écrivait le bon Pore à Condé, de recevoir une lettre tout
à fait merveilleuse dé son ancien et véritable ami qui est assurément
l'un des hommes du monde qui entend le mieux la raillerie, car il
tourne si finement, si agréablement et si ingénieusement toutes les
choses qu'on dit de lui qu'en vérité on ne peut que l'aimer et
l'admirer. Vous voyez bien que c'est de M. Bourdelot que je prétends
parler. Et en effet, pendant que je lisais la lettre, j'ai lait dix ou
douze signes de croix, ce qui a obligé mon compagnon — lequel
est aussi sourd que moi — de regarder par la fenêtre et de me dire
que le temps était assez beau et qu'il ne tonnait pas, parce que le
bonhomme a coutume de me voir faire de semblables signes pendant
qu'il tonne.
Comment attendre moins « d'.un homme qui a charmé
autrefois la reine de Suède et qui aurait fait courir après lui
la reine de Saba s'il avait été du temps de Salomon y> ? Le
moine saluait en lui « l'esprit universel du monde », lui
souhaitait « un demi-siècle de bonne vie afin que nous puis-
sions tous deux nous réjouir innocemment », et l'incitait par
des questions saugrenues à faire des réponses capables de faire
rire le prince. M. Bourdelot répondait par quelque dissertation
« plus longue, plus curieuse et plus belle que tous nos philo-
sophes et nos rhétoriciens n'en pouvaient faire et n'en firent
jamais » et, entre temps, purgeait énergiquement son com-
père quand il était malade. Parfois des demi-brouilles renais-
saient; maiselles étaient suivies de réconciliations touchantes;
le 3o avril 1682, le P. Talon écrivait à Condé : « M. l'abbé
Bourdelot me fit hier mille douceurs et mille amitiés et, après
mille discours en partie badins et toujours fort sérieux de ma
part, il me pria en premier lieu de lier avec lui une amitié
éternelle, de quoi je lui dis qu'il ne devait pas douter après les
1
700 LA REVUE DE PARIS
témoignages que je lui en ai donnés depuis plus de quarante ans.
Cela le mit dans la plus belle humeur du monde. » Le P. Talon
tint parole : « Il m'aime de la dernière tendresse, écrivait
M. Bourdelot au prince ; il dit que je suis son fils ; il faut qu'il
y ait longtemps qu'il m'ait engendré. »
L'action des Jésuites, dans l'éducation du duc de Bourbon,
devait rencontrer un adversaire plus sérieux que M. Bourdelot.
En i684, M. de la Bruyère, appuyé par Bossuet, était agréé
par Condé comme précepteur du prince. Bien qu'il demeurât
encore quelque temps avec les petits Pères, il fut pourtant
aisé de voir que la méthode était changée. Descartes prenait
dans l'enseignement une bonne part de la place autrefois
réservée à la philosophie scolastique, et l'auteur des ce Carac-
tères », moins prompt que les Jésuites à flatter la vanité et la
légèreté de son élève, sut aussi en tirer de meilleurs résultats,
sans rien enlever de la considération et de l'estime que leur avait
vouées le grand Condé, lequel en donnait, au même moment,
le plus éclatant des témoignages, achevant sa conversion entre
les mains du P. de Champs. En i685, il faisait ses Pâques, aux
applaudissements du roi et des Jésuites. L'année suivante, il
mourait à Fontainebleau, assisté de deux membres de la Com-
pagnie. M. Bourdelot avait .procédé de peu de mois le prince
dans la tombe. Le P. Talon ne lui survécut que de quelques
années.
JEAN LEMOINE ET ANDÇÉ* LIGHTEMBERGER
LA SYNTHÈSE DE LA LUMIERE
Il y a peu d'années, on attribuait à l'électricité un domaine
bien délimité : on l'autorisait à se répandre sur les conducteurs,
comme les métaux, le sol, l'eau acidulée ou salée; on lui
permettait encore de s'écouler le long d'un fil métallique.
Tout le reste était pour elle pays interdit. L'eau pure, lea
alcools, les pétroles, la paraffine, le caoutchouc et le soufre,
les gaz et toute l'étendue des espaces vides interplanétaires,
s'appelaient alors des isolants, parce que leur unique fonction
paraissait être de s'opposer au passage des charges électriques.
Ces idées étaient liées à la représentation, inavouée, mais
toujours présente à l'esprit, des fluides électriques remplissant
les conducteurs comme des vases et s'écoulant dans les fils
comme dans des tuyaux. On savait bien, pourtant, qu'entre
deux boules électrisées, entre deux courants, entre un courant
et un aimant, s'exerçaient des attractions et des répulsions;
mais on admettait alors l'existence de forces s'exerçant à
distance, sans intervention du milieu interposé, et cette fiction
mathématique, gravée dans l'esprit par une inlassable
répétition, s'était imposée comme une réalité expérimentale.
Aujourd'hui, nos idées sont modifiées du tout au tout;
l'électricité nous apparaît, non plus comme un élément à part
superposé à la matière et à l'éther, mais comme une simple
modalité de cet éther; les phénomènes électriques, liés aux
1
702 LA REVUE DE PARIS
modifications de Téther universel, emplissent, comme lui, tout
l'espace. Les isolants ont, par suite, perdu leur nom et leur
rôle, pour s'appeler diélectriques et les actions à distance ne
sont plus que des pressions transmises de proche en proche
dans les milieux interposés.
Le progrès pratique accompagne la transformation des idées.
Partout se dressent des pylônes et des antennes ; les navires
communiquent entre eux et avec les côtes ; les ondes électriques
réunissent les continents. Ainsi, s'est accomplie une des plus
grandes transformations qu'on ait vues dans les sciences; cette
transformation est tellement radicale qu'elle, serait incom-
préhensible pour celui qui ne connaîtrait que les deux bouts de
la chaîne. Pourtant, elle ne s'est pas faite brusquement ni
sans intermédiaires. Tantôt, les faits ont agi sur les idées,
tantôt les idées ont suscité de nouvelles expériences. L'œuvre
réalisée appartient à trois des plus clairs génies que l'hu-
manité ait possédés, Faraday, Maxwell et Hertz; aujourd'hui,
elle nous apparaît dans son ensemble, avec son double
couronnement scientifique et pratique : la synthèse de la lumière
et la télégraphie sans fil. Enfin, les analogies profondes quelle
a révélées entre les phénomènes acoustiques, optiques et
électriques, constituent une admirable généralisation scienti-
fique et fournissent en même temps des moyens simples pour
exposer les idées modernes.
Tous ces progrès sont liés à la réalisation des courants alter-
natifs de haute fréquence. Pendant de longues années, le
courant continu absorba l'attention des physiciens ; le courant
alternatif s'obtenait, lorsque par hasard on en avait besoin, au
moyen de commutateurs tournants qui reliaient alternativement
les deux extrémités d'un circuit aux deux pôles d'une batterie
de piles ou d'une dynamo. Un peu plus tard, apparut l'alter-
nateur, dont les progrès ont été déterminés par les applica-
tions du courant alternatif au transport de la force. Mais les
commutateurs tournants et les alternateurs permettent de
r
LA SYNTHÈSE DE LA LUMIÈRE 753
renverser le sens du courant quelques milliers de fois au plus
par seconde; l'oscillation des courants est liée, dans ces
appareils, à la rotation de pièces matérielles dont l'inertie, le
frottement et la force centrifuge limitent les vitesses
possibles.
Pour obtenir des fréquences plus grandes, il faut s'affran-
chir de ces procédés et charger l'électricité d'opérer, elle-même,
son propre renversement. La chose heureusement est possible,
et par des moyens d'une grande simplicité. Dans une bobine
de Ruhmkorff, la bobine à gros fil, parcourue par un courant
qu'interrompt un trembleur, engendre un courant alternatif
de haute tension dans la bobine à fil fin et long qui l'entoure.
Si on rapproche, à quelques millimètres l'une de l'autre, les
extrémités mobiles de ce fil fin, on voit jaillir entre elles, à
chaque mouvement du trembleur, une étincelle qui passe
alternativement dans un sens et dans l'autre. Le circuit
secondaire, ou à long fil, est ainsi parcouru par un courant
alternatif dont la fréquence, très faible, est précisément égale
à celle des oscillations du trembleur. Mais si l'on réunit, à
l'exemple de Hertz, ces deux mêmes extrémités à deux crayons
de cuivre, terminés chacun par une sphère du même métal,
et si les pointes sont placées en regard, à la distance de
quelques millimètres, l'étincelle jaillit encore entre ces deux
pointes, mais elle a changé d'aspect : elle est plus brillante et,
au lieu d'éclater avec un bruit sec, elle produit un crissement
analogue à celui de la soie qu'on déchire. C'est qu'elle a aussi
grandement changé de nature : chaque étincelle était, tout à
l'heure, continue, c'est-à-dire constituée par un flux électrique
s' écoulant brusquement d'un pôle à l'autre; elle est, main-
tenant, devenue oscillante, ce qui veut dire que l'équilibre
électrique entre les deux crayons ne s'établit qu'après des
oscillations fréquentes et nombreuses des charges électriques
entre les deux conducteurs en regard.
Les phénomènes qui prennent alors naissance sont de tous
points analogues aux oscillations d'un pendule. La masse du
pendule en mouvement dépasse sa position d'équilibre et
oscille autour d'elle avant de s'y fixer, à cause de l'inertie
de la matière; l'électricité jouit d'une inertie toute pareille,
nommée self-induction, dont la grandeur dépend de la forme
i5 Décembre 1908. 6
70A LA REVUE DE PARIS
et des dimensions des conducteurs parcourus parle courant1.
Le courant de la bobine de Ruhmkorff, en chargeant les deux
conducteurs reliés au fil fin, et que Hertz appelle oscillateurs,
produit entre eux une rupture d'équilibre analogue à celle
qu'on obtient en déplaçant le pendule hors de l'horizontale.
Quand l'écart est assez grand pour triompher de la résistance
de l'air interposé entre les deux crayons, les charges électriques,
en cherchant à retrouver leur équilibre détruit, passent à
travers l'air qu'elles rendent lumineux; mais, entraînées par
leur self-induction, elles dépassent cet équilibre, reviennent
en arrière, et cela plusieurs fois de suite, par des oscillations
décroissantes, mais de durée toujours identique. On pourrait
aussi comparer l'action de la bobine sur l'oscillateur à celui
du battant d'une cloche dont chaque coup produit dans la
masse de bronze des vibrations sonores. On peut d'ailleurs
mesurer directement la fréquence des oscillations électriques,
tant qu'elle ne dépasse pas cinq millions par seconde, et lord
Kelvin a indiqué le moyen de la calculer lorsqu'elle est supé-
rieure à ce nombre.
Voici donc un procédé nouveau qui permettra d'obtenir des
oscillations très rapides; il suffit pour en faire varier la
période, de modifier la forme et les dimensions de l'oscilla-
teur : Tesla et Feddersen avaient obtenu des alternances voi-
sines de cent mille par seconde; aussi furent réalisées les
expériences curieuses et bien connues, sur ces courants de
haute fréquence dont d'Arsonval a indiqué plus tard les appli-
cations physiologiques et thérapeutiques.
Mais c'est à Hertz que revient l'honneur d'avoir employé
méthodiquement ces oscillations et d'avoir réalisé avec elles
les plus belles expériences de la physique moderne. Son pre-
mier oscillateur, constitué par deux tiges de 75 centimètres de
long terminées par les sphères de i5 centimètres de rayon,
donnait des oscillations dont la fréquence atteignait cinquante
millions; un second appareil, formé uniquement par deux
crayons de treize centimètres, sans sphères terminales, four-
nissait des vibrations dix fois plus rapides encore.
1. On sait que la science moderne a poussé plus loin cette analogie et que
l'inertie matérielle apparaît aujourd'hui comme produite par la self-induction
des charges électriques liées, sous forme d'électrons, ù chaque atome de matière.
±
LA SYNTHÈSE DE LA LUMIÈRE 755
Les alternateurs, le commutateur rotatif et les oscillateurs
nous mettent à même de réaliser des courants alternatifs
depuis les plus lents jusqu'aux plus rapides; envoyons main-
tenant ces courants dans un fil long et fin, soigneusement
isolé ; l'expérience, réalisée dans les conditions les plus variées,
par de nombreux savants, depuis Fizeau jusqu'à M. Blondlot,
a mené aux conclusions suivantes : tant qu'on emploie du
courant continu ou alternatif à longue période, la section
toute entière du fil est intéressée au parcours de ce courant :
l'électricité s'écoule dans le fil comme un gaz dans un tuyau ;
mais, à mesure que la fréquence augmente, le flux électrique
fuit le cœur du fil pour se tasser à sa périphérie, si bien
qu'avec les fréquences élevées produites par les oscillateurs,
il n'occupe plus qu'une couche épaisse de quelques millièmes
de millimètre; on pourrait, sans rien changer aux effets
observés, remplacer le fil par un tube creux de même diamètre,
et d'ailleurs un fil de fer très légèrement cuivré à la surface
se comporte exactement comme s'il était tout en cuivre.
D'autres différences apparaissent. Aux basses fréquences,
l'état du fil était comparable à celui d'un tuyau relié à un
l large cylindre dans lequel un piston oscille lentement : un
courant d'air parcourt l'ensemble du tuyau, tantôt dans un
I sens, tantôt dans l'autre et toutes les tranches de ce tuyau
sont, au même instant, dans le même état vibratoire; mais
il n'en est plus de même si l'on vient à imprimer au piston des
oscillations très rapides ; l'air du tuyau est alors parcouru par
des ondes, dont la vitesse de propagation est celle du son et
qui se transportent, toujours dans le même sens, les unes à
la suite des autres. Pareille chose arrive au fil relié à un oscil-
lateur; les oscillations cheminent à la surface du fil, avec une
vitesse toujours identique, pourvu que leur fréquence soit
très élevée. M. Blondlot a pu mesurer cette vitesse des ondes
électriques à la surface des fils de fer ou de cuivre ; le nombre
obtenu est très voisin de 3ooooo kilomètres par seconde,
c'est-à-dire qu'il est identique, aux erreurs d'expérience près,
à la vitesse de la lumière dans le vide.
Ce résultat, que la théorie avait prévu avant que l'expérience
ne l'eût vérifié, est d'une haute importance : les ondes sonores,
qu'elles soient brèves ou lentes, se propagent avec une vitesse
756 LA REVUE DE PARIS
toujours la même (34o mètres dans l'air, i 4^5 mètres dans
l'eau, 5 ooo mètres dans l'acier). Tout nous porte à croire
que l'éther des physiciens jouit des mêmes propriétés et
que les ondes, brèves ou lentes, s'y propagent à raison de
3oo ooo kilomètres à la seconde ; c'est donc l'éther qui trans-
porte les ondes électriques le long d'un fil métallique comme
il convoie, à travers l'espace, les ondes lumineuses.
Ainsi, les oscillations, à mesure qu'elles deviennent plus
rapides, abandonnent l'intérieur des conducteurs pour se
condenser à leur périphérie ; mais ne vont-elles pas au delà,
et le diélectrique ambiant leur reste-t-il inaccessible, comme
on le croyait autrefois ? Tel est le problème qui forme le nœud
de l'électricité moderne. Il a été résolu en 1888 par un jeune
homme de trente et un ans, Heinrich Hertz1. Hertz a pu
établir qu'un oscillateur émettait dans l'espace des ondes qui
se propagent dans l'éther, avec la même vitesse que la lumière.
Considérons une longue corde, fixée par un bout et tenue
à la main par l'autre extrémité. Donnons à cette extrémité
une brève secousse : une onde se propage jusqu'à l'autre extré-
mité, où elle revient sur elle-même et retourne, avec la même
vitesse, à la main qui l'avait produite. Compliquons mainte-
nant l'expérience en animant la main d'un mouvement régu-
lier de va-et-vient perpendiculaire à la direction de la corde.
Des ondes vont se produire et défiler les unes à la suite des
autres jusqu'au point fixe, où, se réfléchissant, elles revien-
dront en arrière en se superposant aux ondes parties plus
i. Ce savant, dont la vie fut si courte et si bien remplie, naquit en i85;
à Hambourg; après s'être destiné à la profession d'ingénieur, il y renooça
en 1878 pour s'adonner à la physique, qu'il a si admirablement servie
Helmholtz, dont il fut d'abord l'élève, se l'attacha comme assistant; reçu
docteur eu philosophie en 1880, il fut d'abord privat-docent à l'Université
de Kiel, puis professeur au collège technique de Carlsruhe. C'est là qu'il
accomplit les travaux qui ont immortalisé son nom et passa en quelques
mois de l'obscurité à la gloire. Appelé, peu de temps après, à l'université
de Bonn pour y remplacer le grand physicien Clausius, il eut à peine le
temps de prendre possession de son laboratoire; la maladie s'empara de
lui et le terrassa en 1893; il était âgé de trente-six ans.
LA SYNTHESE DE LA LUMIERE *]b*]
tard et qui n'ont pas encore touché ce point fixe. De la combi-
naison, ou interférence, de ces deux mouvements vibratoires,
résultera une apparence très caractéristique, qu'on désigne
sous le nom à' ondes stationnaires : la corde apparaîtra comme
formée de plusieurs fuseaux successifs, séparés par des points
immobiles et équidistants. Ces points, qu'on appelle nœuds de
vibrations, séparent des régions, nommées ventres, dans les-
quelles la corde oscille autour de sa position d'équilibre,
l'oscillation se faisant en sens contraire de part et d'autre de
chaque nœud. Donc l'état de la corde, à un moment quel-
conque, se trouve être le même tous les deux nœuds. L'inter-
valle entre deux nœuds non immédiatement adjacents est ce
qu'on appelle la longueur d'onde et cette longueur d'onde
représente évidemment l'espace sur lequel se répartit une
vibration complète donnée à la corde, c'est-à-dire la progres-
sion du mouvement vibratoire, le long de cette corde, pendant
la durée dune vibration.
Mesurer la longueur d'onde, ou distance entre deux nœuds
non consécutifs, c'est donc mesurer le chemin parcouru par
l'onde pendant une vibration; si, d'autre part, on connaît la
durée de cette vibration, une simple règle de proportion fera
connaître l'espace que l'onde parcourt en une seconde, autre-
ment dit sa vitesse de propagation.
Un raisonnement semblable s'applique à tous les mouve-
ments vibratoires et fournit une méthode précieuse pour
mesurer leur vitesse de propagation. Si, par exemple, on
prend un tuyau d'orgue donnant le /a.„ c'est-à-dire 435 vibra-
tions à la seconde, les vibrations parties de l'embouchure
interfèrent avec les vibrations réfléchies sur le fond du tuyau
pour donner des ondes stationnaires. En introduisant de la
poussière de liège dans le tuyau, supposé horizontal, il est
facile de déterminer la position des nœuds, car les vibrations
de l'air dans les régions ventrales chassent le liège, qui se
concentre aux nœuds où l'air est immobile. On trouve ainsi
que les nœuds de ce tuyau sont distants de o m. 3 g environ.
La longueur d'onde, double de cette distance, vaut par
suite o m. 78, ce qui veut dire que le son parcourt, dans
l'air, o m. 78 pendant la durée d'une vibration, ou -.^r de
758 LA REVUE DE PARIS
seconde. Sa vitesse est donc o m. 78X435, c'est-à-dire, à
peu de chose près, 34o mètres.
La célèbre expérience de Hertz est calquée sur celles que
nous venons de décrire. A l'un des bouts d'une grande salle
de l'école de Carlsruhe, Hertz avait installé son générateur
d'ondes électriques, constitué par le grand oscillateur à boules
relié aux deux pôles d'une bobine de Ruhmkorff; contre la
paroi opposée se trouvait fixée une grande plaque de métal.
Dans ces conditions, la salle est parcourue par des ondes éma-
nées de l'oscillateur, dont les unes vont de l'oscillateur à la
plaque tandis que les autres, réfléchies sur cette paroi métal-
lique, reviennent en sens inverse. La combinaison de ces deux
systèmes devra engendrer des ondes stationnaires , caracté-
risées par des nœuds et des ventres.
Pour reconnaître l'existence de ces localisations, Hertz
recourt à un analyseur d'une simplicité extrême, qu'il nomme
résonateur : c'est un anneau en fil de cuivre interrompu en un
de ses points par une coupure de quelques centièmes de
millimètres de largeur. Dans ces conditions, la salle étant très
faiblement éclairée, on peut apercevoir une petite étincelle à
la coupure chaque fois que l'oscillateur entre en activité.
Ce phénomène, en lui-même, n'a rien d'imprévu : chaque
fois qu'un courant variable se produit dans un circuit, tout
circuit métallique voisin est le siège de courants; c'est le
phénomène de Y induction, découvert par Faraday, et qui reçoit
dans la bobine de Ruhmkorff et dans les transformateurs
industriels des applications bien connues. Mais ce qui est
nouveau et caractéristique, le voici : en déplaçant son réso-
nateur dans l'axe de la salle, Hertz put constater qu'en cer-
tains points l'étincelle était complètement supprimée ; ces
points étaient équidistants et à trois mètres les uns des autres ;
Hertz les appelle des nœuds de vibration électrique, parce
qu'en ces points les effets des ondes directes et réfléchies se
neutralisent, de telle sorte que le résonateur, déplacé progres-
sivement, s'éteint aux nœuds pour donner des étincelles de
plus en plus brillantes à mesure qu'on s'approche du milieu
de l'internœud, du ventre de vibration électrique.
Cette expérience, soigneusement contrôlée et réalisée avec
des oscillateurs donnant des périodes vibratoires différentes,
LA SYNTHÈSE DE LA LUM1EHE 769
suffit à elle seule pour affirmer que la propagation dans
l'espace des oscillations électriques n'est pas instantanée.
L'existence des nœuds prouve qu'en ces points chaque vibra-
tion est annulée par une autre, née plus tard et arrivée par une
voie plus courte ; si pour parcourir un chemin plus court, il
faut moins de temps, c'est que la propagation n'est pas instan-
tanée. Mais il y a plus ; on peut mesurer la vitesse de cette
progression. Puisque l'internœud est de trois mètres, c'est
que la longueur d'onde est de six mètres. Le calcul a appris,
d'autre part, que les vibrations de l'oscillateur ont pour fré-
quence cinquante millions; les ondulations électriques par-
courent donc six mètres dans la durée d'une oscillation, ou un
cinquante millionième de seconde. Leur vitesse de propagation
est donc égale à cinquante millions de fois six mètres,
autrement dit 3oo ooo kilomètres par seconde.
Les résultats obtenus par Hertz n'eurent pas, du premier
coup, cette admirable netteté. Mais qu'importent les tâtonne-
ments expérimentaux, les premiers résultats douteux, les con-
trôles faits de divers côtés par les physiciens, enfin les années
d'efforts que coûte une découverte comme celle-là? Il faut
pourtant parler de ces efforts, et ne pas laisser croire que
les grandes acquisitions scientifiques sont le fruit d'un
médiocre labeur. Les passer sous silence serait, peut-être,
laisser planer un doute sur les résultats acquis ; or la vérité
conquise par Hertz est de celles dont aucun physicien ne doute
plus aujourd'hui,
Nous savons donc, avec pleine certitude, que la vitesse de
propagation des perturbations électriques très rapides est égale
à la vitesse de la lumière. Mais Hertz n'a pas travaillé unique-
ment pour obtenir un résultat numérique. Derrière ce nombre
se cache la solution du grand problème des actions à distance.
Dans l'appareil de Hertz, l'oscillateur émet, sous forme d'ondes,
une certaine quantité d'énergie. Le résonateur recueille cette
énergie, mais il ne la recueille pas instantanément: s'il est
placé à six mètres de l'oscillateur, il ne la reçoit qu'au bout
d'un cinquante millionième de seconde. Où donc était cette
énergie, alors que, déjà partie de l'oscillateur, elle n'était pas
encore parvenue au résonateur? Elle était nécessairement dans
le milieu interposé, et le nombre obtenu par Hertz pour la
760 LA HEVUE DE PARIS
vitesse de propagation nous prouve que le milieu transmetteur
des ondes n'est, ni l'atmosphère, ni aucune autre matière,
mais est l'éther lui-même. Donc le fait que les ondes élec-
triques se propagent à raison de 3ooooo kilomètres par
seconde a pour conséquence nécessaire que l'éther leur sert de
support et de convoyeur ; l'hypothèse des actions électriques à
distance s'exerçant en dehors de tout milieu interposé, est
définitivement rayée de la science.
Il ne faut pas oublier, d'ailleurs, que la mémorable expé-
rience de Hertz n'a été que la justification de théories plus
anciennes, Faraday avait déjà, depuis longtemps, cherché à
débarrasser la physique de la notion métaphysique des forces
pour lui substituer la notion plus concrète des actions de milieu.
Admirable observateur des faits, il avait traduit ses vues sous
forme de comparaisons et d'analogies accessibles à tous ; mais
l'instrument merveilleux des mathématiques lui manquait
pour donner à ses idées la précision et l'étendue qui font les
théories fécondes. Il appartenait à un autre Anglais, James
Clerk Maxwell, professeur à Cambridge, de traduire en équa-
tions les idées de Faraday et d'en tirer toutes les conséquences.
L'œuvre géniale de Maxwell, dont la partie essentielle a paru
en i865, a nourri l'esprit de toute une génération de physi-
ciens; Hertz se Tétait profondément assimilée et sa trop
courte vie a été employée à la vérifier.
* *
Voici donc établie une importante analogie entre les ondes
électriques et les ondes lumineuses, puisque toutes deux se
propagent dans le même milieu avec la même vitesse. Mais la
ressemblance va plus loin. Ce qui caractérise la lumière aux
yeux de tous, ce n'est pas qu'elle se propage par ondes, car
personne n'a vu directement ces ondes lumineuses et il a fallu
toute la perspicacité de Young et de Fresnel pour en établir
l'existence. La lumière, pour nous tous, est quelque chose
qui rayonne, qui se propage en ligne droite, qui se réfracte
et se disperse à travers un prisme. Le génie de Fresnel est par-
venu à raccorder ces deux idées, en apparence si dissemblables ;
LA SYNTHESE DE LA LUMIERE 761
nous savons, grâce à lui, que si des ondes émanées d'une
source viennent se briser contre un écran opaque percé d'un
trou, elles continuent leur chemin à travers le trou et dans
des conditions telles que leur activité se limite à la direc-
tion rectiligne sur le prolongement de la source et du trou.
Fresnel a montré, en même temps, que cette propriété des
ondes lumineuses, qui explique la propagation rectiligne, n'est
qu'une grossière approximation : si la source est très petite et
le trou très étroit, la lumière ne reste pas uniquement sur la
direction du rayon, mais est déviée en dehors : c'est le phéno-
mène de la diffraction, et la théorie s'accorde avec l'expérience
pour montrer que la diffraction est d'autant plus sensible que
les ondes lumineuses sont moins rapides, c'est-à-dire que leur
longueur d'onde est plus grande ; ainsi, tandis que la lumière
violette et surtout l'ultra-violet photographique se cantonnent
presque rigoureusement dans la direction du rayon géomé-
trique, la lumière rouge s'en écarte déjà notablement; la
diffraction s'exagère encore pour les radiations infra-rouges
que rend sensibles la seule chaleur qu'elles rayonnent ; on peut
dire de ces radiations qu'elles contournent les obstacles d'une
façon déjà appréciable, puisqu'elles viennent rôder dans des
régions qui seraient dans l'ombre, si la propagation était
strictement rectiligne.
Si nous voulons pousser plus loin les analogies révélées par
la première expérience de Hertz, nous devrons donc chercher
à observer des rayons électriques comparables aux rayons
lumineux, mais il faudra prendre soin de placer les premiers
dans des conditions comparables aux seconds. Les perturbations
électriques produites par l'oscillateur de Hertz ont des longueurs
d'ondes voisines du mètre; les vibrations lumineuses, un mil-
lion de fois plus rapides, ont des longueurs d'ondes inférieures
à un millième de millimètre. Nous devons par suite nous
attendre à ce que les effets de diffraction prennent, avec les
rayons électriques, une importance considérable; en même
temps toutes les dimensions de nos appareils devront être
accrues dans la même proportion que les longueurs d'ondes,
si nous voulons observer avec les ondes électriques les effets
de rayonnement que nous obtenions sans peine avec la
lumière.
762 LA KEVUE DE PARIS
C'est ce que Hertz avait bien compris. 11 avait installé son
petit oscillateur, relié à la bobine de Ruhmkorff, au centre et
suivant Taxe d'un grand miroir formé d'une feuille de zinc de
deux mètres de côté qu'on avait cintrée sur un châssis en bois
en forme de gouttière cylindrique. La disposition était la même,
aux dimensions près, que celle d'une lampe qu'on place au foyer
d'un miroir destiné à en recueillir les rayons et à les
renvoyer.
Le résultat obtenu fut bien conforme à ce qu'on espérait ;
on s'en rendit compte en sondant l'espace à l'aide d'un résona-
teur circulaire.
En face du miroir cylindrique et jusqu'à 9 ou 10 mètres de
distance, le résonateur donnait des étincelles, tandis qu'on ne
constatait aucune action derrière, ni sur les côtés. Le champ
des perturbations électriques se trouve donc localisé dans une
direction à peu près rectiligne ; on peut même définir mieux
encore cette direction en plaçant en regard et à 16 mètres du
premier demi-cylindre réfléchissant, un second miroir cylin-
drique; le résonateur n'est actif qu'entre les deux feuilles de
zinc; la disposition réalisée ainsi est analogue à celle d'une
expérience d'optique bien connue, où deux miroirs ardents se
renvoient de l'un à l'autre les rayons d'une source placée au
foyer de l'un d'eux.
Voici donc réalisé un flux électrique rectiligne; ce flux
jouit-il des propriétés essentielles du rayon lumineux? Mettons
sur son trajet, à l'exemple de Hertz, une large feuille plane de
zinc inclinée sur sa direction, puis sondons l'espace avec le
résonateur; nous trouverons encore de l'énergie électrique
transmise en avant de ce miroir sur plusieurs mètres de lon-
gueur et suivant la direction commandée par les lois de la
réflexion. Le résonateur étant placé sur la direction pour
laquelle il donne les plus brillantes étincelles, il suffit de faire
tourner le miroir de dix degrés, dans un sens ou dans l'autre
pour éteindre complètement ce résonateur. Tout semble donc
indiquer la présence d'une réflexion régulière; d'ailleurs il
suffit de masquer ce pinceau d'ondes électriques, avant ou
après sa réflexion, à l'aide d'un écran métallique, pour sup-
primer toute trace d'étincelles ; l'interposition d'une porte en
chêne épaisse d'un centimètre serait, au contraire, inefficace,
1
L
n
LA SYNTHESE DE LA LUMIÈRE y63
ce qui prouve que les rayons hertziens ne sont pas arrêtés par
le bois.
La lumière se caractérise encore par les phénomènes de
réfraction et de dispersion : si un rayon lumineux vient à
tomber sur un prisme transparent, il est dévié de sa direction
première et infléchi vers la base du prisme. Le violet est plus
dévié que le jaune, le jaune plus que le rouge, de telle sorte
que, lorsqu'on a affaire à une lumière complexe comme la
lumière blanche, la déviation inégale de ses divers constituants
produit un épanouissement du pinceau réfracté ; la dispersion
par les prismes prouve à la fois la réfraction et la complexité
de la radiation incidente.
Hertz a pu, sans difficulté, appliquer un critérium analogue
aux rayons électriques; mais il faut que la dimension du
prisme soit en proportion de la largeur des radiations inci-
dentes. A cet effet, un prisme fut constitué, d'abord avec des
livres empilés côte à côte, ensuite avec un bloc d'asphalte du
poids de i a quintaux coulé dans une caisse prismatique en bois
de i m. 5o de hauteur.
Le pinceau électrique incident émis par l'oscillateur et son
miroir cylindrique était dirigé sur le prisme; en même temps,
on arrêtait à l'aide d'écrans métalliques toutes les radiations
qui auraient pu passer au-dessus de son arête ou au-dessous
de sa base; on cherchait alors, à l'aide du résonateur, où était
l'énergie électrique propagée au delà du prisme. On n'en trou-
vait plus trace dans la direction du rayon incident et l'étincelle
ne commençait à apparaître que pour des directions inclinées
de onze degrés sur le faisceau primitif; son éclat allait en
croissant jusqu'à vingt-deux degrés, puis diminuait pour s'an-
nuler au delà de trente-quatre degrés. Ce résultat prouve
d'abord que le prisme a dévié les radiations électriques qui se
trouvent ainsi soumises au phénomène de la réfraction ; mais
en même temps il manifeste une dispersion sensible ; le prisme
donne un véritable spectre électrique et paraît prouver, con-
trairement à ce qu'on aurait pu attendre, que les vibrations
émises par l'oscillateur ne sont pas simples et se composent
en réalité de toute une gamme d'oscillations, de périodes
variables, que le prisme étale et classe dans l'ordre de leurs
réfrangibilités.
"^
764 LA REVUE DE PARIS
On peut trouver extraordinaire que Hertz ait constitué son
prisme avec des milieux aussi peu transparents qu'une pile de
livres ou un bloc d'asphalte ; ni les rayons lumineux, ni même
les rayons calorifiques ne pénétreraient d'un millimètre dans
de semblables milieux. Nous avions déjà vu qu'une porte de
chêne, parfaitement opaque pour la lumière, laisse passer les
rayons électriques : il semble donc qu'on soit en présence d'une
différence caractéristique entre les deux espèces de radiations.
Un peu de réflexion suffira pour résoudre cette diffi-
culté.
Le verre est un milieu transparent, pourtant le verre pilé
est opaque. La glace, lorsqu'elle est pure, laisse passer la
lumière; elle l'arrête si, ayant été congelée brusquement, elle
contient de minuscules bulles d'air, bien que l'air soit égale-
ment transparent. L'eau enfin se laisse traverser sous une grande
épaisseur par les vibrations lumineuses alors qu'il suffit d'une
petite quantité de brouillard, formé de gouttelettes très fines,
pour rendre un espace complètement opaque, Dans ces diffé-
rents cas, l'opacité résulte de l'extrême division physique de la
matière. Lorsque les morceaux qui la constituent sont de
dimensions supérieures à la longueur d'onde de la lumière
employée, les ondes, au lieu de traverser régulièrement le
milieu, sont à chaque instant et en chaque point brisées par des
réflexions et des réfractions; le phénomène régulier disparaît,
le mouvement vibratoire s'éteint sur place et son énergie se
transforme en chaleur. C'est pour cela qu'un prisme d'asphalte
serait opaque pour la lumière; mais les irrégularités de l'as-
phalte ou du papier, qui sont notables par rapport aux vibra-
tions lumineuses, sont insignifiantes quand on les compare
aux longueurs d'onde des perturbations électriques; pour ces
ondes, l'asphalte est un corps aussi homogène que peut l'être,
pour la lumière, le cristal le plus pur. Les rayons électriques
peuvent donc traverser aussi aisément du verre pilé que du
verre homogène, de la glace remplie de bulles que de la glace
pure et chacun sait qu'ils ne sont aucunement arrêtés par le
brouillard ; c'est une des raisons qui causent la supériorité de
la télégraphie sans fil sur la télégraphie optique.
En dehors de cette opacité accidentelle, due aux inégalités
de structure, il y a d'ailleurs une transparence ou une opacité
LA SYNTHÈSE DE LA LUMIÈRE 766
fondamentales qui dépendent de la nature même des corps
traversés. Maxwell avait déjà posé la règle générale en admet-
tant que l'éther des milieux diélectriques se comporte comme
une gelée parfaitement élastique; cet éther gélifié est inca-
pable de déplacements étendus et c'est pour cette raison que
les courants électriques continus ne peuvent se propager dans
un diélectrique; en revanche, il peut vibrer autour de sa posi-
tion d'équilibre et, par suite, transmettre sans les étouffer, les
ondulations qu'on lui communique.
Dans les corps conducteurs, au contraire, l'éther a toutes les
propriétés d'un milieu visqueux; en raison de cette viscosité,
le courant électrique ne se maintient que moyenant une
dépense d'énergie destinée à vaincre les frottements, énergie
qui se trouve ensuite dégradée sous forme de chaleur; c'est
pour cela qu'un fil métallique parcouru par un courant
s'échauffe nécessairement et que les oscillations, tant élec-
triques que lumineuses, sont étouffées par les métaux, à moins
qu'elles ne se réfléchissent à leur surface.
Cette manière de voir a pour conséquence que les conduc-
teurs doivent être opaques et les diélectriques transparents
pour les ondes rapides qui se propagent dans l'éther. Tel est
bien, en général, le résultat que l'expérience nous présente,
tant pour la lumière que pour les ondes hertziennes. Aucun
métal n'est transparent ; il suffit de quelques millionièmes de
millimètre d'épaisseur pour arrêter la lumière, d'une fraction
de millimètre pour éteindre les ondes électriques. Au con-
traire, les corps transparents comme les gaz, le verre, l'eau
pure, les pétroles, la benzine, le sulfure de carbone, sont des
diélectriques parfaits. La règle de Maxwell concorde donc avec
la généralité des faits observés, et le doute n'existe que pour
les corps médiocrement conducteurs. Ainsi, l'eau rendue
conductrice par des corps dissous, l'eau de mer par exemple,
est transparente pour la lumière et opaque pour les ondes
électriques; le sol, qui est normalement chargé de solutions
salines, arrête ces dernières vibrations aussi bien que la
lumière. D'ailleurs, il ne faut pas compter que la règle géné-
rale établie par Maxwell soit sans exceptions ; l'observation
courante montre que certains milieux peuvent être à la fois
transparents pour telle lumière et opaques pour telle autre;
1
766 LA REVUE DE PARIS
un verre bleu, une solution de sulfate de cuivre, laissent passer
la lumière bleue et arrêtent les autres. Mais en dehors de ces
cas particuliers, la loi de Maxwell subsiste avec toute sa portée
et elle a été soumise par Hertz à toutes les vérifications néces-
saires.
*
Ainsi, Hertz nous a fourni le moyen d'obtenir des ondes
électriques, extrêmement rapides et d'en déceler l'existence ; il
a montré que ces vibrations se propagent dans le même milieu
que les ondes lumineuses et avec la même vitesse; il est
parvenu à localiser leur énergie dans des pinceaux cylindriques
formant de véritables rayons, capables de se propager en
ligne droite, de se réfléchir régulièrement, de se réfracter et de
se disperser; il a montré enfin que les mêmes milieux étaient
transparents ou opaques pour les ondes lumineuses et élec-
triques. Un si grand effort expérimental avait fourni une justi-
fication complète des hypothèses de Maxwell. La maladie et la
mort vinrent arrêter Hertz à l'instant où, plein de gloire, il
allait parachever son œuvre. Mais la voie si largement tracée
ne pouvait pas rester inachevée. Les vibrations hertziennes,
malgré leur extrême rapidité, sont encore un million de fois
plus lentes que les vibrations lumineuses : entre ces deux modes
d'oscillation, s'étend une zone inconnue qu'il s'agit de recon-
naître afin de préciser les rapports entre la lumière et l'élec-
tricité. La tâche fut attaquée de deux côtés à la fois : en pro-
duisant des perturbations électriques de plus en plus rapides,
et en découvrant des ondes lumineuses de plus en plus
lentes.
La comparaison entre les deux oscillateurs employés par
Hertz montre que, plus l'oscillateur est petit, plus les vibra-
tions en sont rapides. On sera donc conduit à diminuer les
dimensions du système émetteur; mais on devra, en temps,
réduire les dimensions et accroître la sensibilité du récepteur.
Il importe, en effet, si l'on veut donner à ce récepteur sa sensi-
bilité maximum, qu'il soit <( accordé » pour les vibrations qu'il
reçoit; autrement dit, que les vibrations soient précisément
r
LA SYNTHÈSE DE LA LUMIÈRE 767
celles qu'il serait capable d'émettre lui-même s'il était mis
directement en vibration ; or, ceci ne peut avoir lieu que si les
dimensions du résonateur sont voisines de celles de l'oscilla-
teur. D'ailleurs, plus l'émetteur d'ondes est petit, moins il
rayonne d'énergie, plus, par suite, le système récepteur doit
être lui-même délicat pour être ébranlé par cette énergie ; un
grain de sable ne peut faire vibrer une grosse cloche. Les conti-
nuateurs d'Hertz ont donc été amenés à réduire les dimensions
de leurs appareils à celles des plus petites pièces d'horlo-
gerie.
Le record de la petitesse est détenu par le physicien autri-
chien Lampa. 11 employait un appareil Ruhmkorff gros
comme une bobine de fil, un oscillateur long de trois milli-
mètres placé au foyer d'un miroir grand comme une pièce de
deux francs. Le résonateur, d'un type spécial, n'était pas plus
grand que l'oscillateur et tout l'appareil pouvait tenir sur une
table de quinze centimètres de côté. Cet appareil donne des
ondulations électriques dont la fréquence atteint 75 milliards
par seconde et dont la longueur d'onde, voisine de quatre
millimètres, est encore plus de mille fois plus grande que celle
de la lumière visible ; on obtient cependant un faisceau bien
localisé de radiations électriques, large d'un centimètre et pré-
sentant toutes les propriétés d'un rayon lumineux; on peut le
réfléchir, le réfracter, le disperser; en traversant un cristal, il
se dédouble comme un rayon lumineux qui traverse du spath
d'Islande; en un mot, il permet de reproduire les phénomènes
les plus délicats de l'optique.
En attaquant le problème par un autre bout, on a pu pro-
longer le spectre lumineux dans la direction des grandes lon-
gueurs d'ondes. C'est à cet ordre de recherches que se rat-
tachent les travaux de l'américain Langley et, dernièrement,
de Rubens ; le savant physicien de Charlottenbourg a réussi à
isoler des radiations émises par un bec Auer des rayons dont
la longueur d onde atteint six centièmes de millimètre, c'est-à-
dire est cent fois plus grande que celle des rayons orangés ;
c'est l'extrême limite atteinte présentement.
En résumé, on peut représenter par le tableau suivant
l'étendue du domaine reconnu parmi les vibrations de
l'éther ;
768
LA REVUE DE PARIS
FRÉQUENCE DES VIBRATIONS
EN
MILLIARDS PAR SECONDE
3 millions à 700000
75oooo à 3g5ooo
396000 à 5 000
?
75 à zéro.
LONGUEUR D ONDE
EN MILLIMÈTRES
omm,oooi àomm,ooo4
omm,ooo4 à omm, 00076
omm, 00076 à onm,,o6
?
Plus de .4 millimètres.
Rayons ultra- violets.
Rayons visibles.
Rayons calorifiques.
?
Rayons hertziens.
Ainsi, nous connaissons toutes les vibrations de l'éther, sauf
deux lacunes, à l'extrémité de l'ultra- violet et entre les rayons
calorifiques et électriques. Le plan d'ensemble nous apparaît
avec netteté. Toutes ces ondulations ne diffèrent que par la
fréquence ; il y a entre elles la même parenté qu'entre toutes les
vibrations de l'acoustique; le fait d'être perçues par l'oreille
n'est pas plus important pour celles-ci que n'est, pour celles-
là, la propriété d'être vues par l'œil; c'est un simple incident
physiologique, et il serait absurde d'en faire la base d'une
classification.
L'acoustique, qui nous a fourni tant de comparaisons, peut
nous prêter encore un mode de classement. Les vibrations
sonores sont habituellement réparties en octaves, chaque octave
étant limitée par deux sons dont le plus grave est deux fois plus
lent que le plus aigu, c'est-à-dire présente une longueur d'onde
double. Imaginons donc de constituer une première octave avec
les vibrations éthérées dont la longueur d'onde est comprise
entre un dix-millième et deux dix-millièmes de millimètre : c'est
le groupe des radiations les plus rapides de l'ultra-violet. La
seconde octave comprendra des longueurs d'onde depuis deux
dix-millièmes j usqu'à quatre dix-millièmes de millimètre et l'en-
semble de ces deux premières octaves constitue tout l'ultra-
violet. L'ensemble des rayons visibles formera à très peu près
la troisième, qui s'étend de quatre à huit dix-millièmes de mil-
limètres. Les suivantes, jusqu'à la neuvième, contiennent l'en-
semble du spectre calorifique. Ensuite s'étend un trou de six
octaves, jusqu'aux oscillations de Lampa ; à partir de ce point
LA SYNTHESE DB LA. LUMIÈRE 769
se prolonge indéfiniment la série des vibrations électriques, de
plus en plus lentes ; celles du petit oscillateur de Hertz ont leur
place vers la dix-neuvième octave. Tout ceci concourt à nous
montrer l'importance de la découverte de Hertz; ce savant a
fait, on peut le dire, la synthèse de la lumière, c'est-à-dire
qu'il a produit, par des moyens purement électriques, des
vibrations qui ne diflèrent qu'en fréquence des vibrations
lumineuses ; si les fourmis étaient comme nous, en état de rai-
sonner et d'expérimenter, elles pourraient construire des appa-
reils mille fois plus petits que celui de Lampa; des animaux
mille fois plus petits encore pourraient fabriquer des bobines
et des excitateurs si réduits, qu'il en émanerait des rayons
lumineux. Hertz a donc, suivant sa propre expression, jeté un
pont entre deux ordres de phénomènes qui étaient, avant lui,
séparés par un abîme : l'étude des radiations et des vibrations
de l'éther ne forme plus qu'un seul chapitre de la Physique.
De ce fait, l'étude de l'optique se trouve grandement facili-
tée. Nombre de problèmes se posent dans cette science, qui
étaient demeurés jusqu'ici insolubles parce qu'ils exigeaient
des mesures que notre infirmité expérimentale ne nous permet
pas de réaliser. Aujourd'hui, les ondes hertziennes nous
montrent les ondes lumineuses comme dans un microscope
qui les grandirait un million de fois et les expériences devant
lesquelles il avait fallu reculer deviennent alors réalisables;
certaines difficultés sur lesquelles les opticiens controversaient
depuis Fresnel se sont résolues d'elles-mêmes ou se sont éva-
nouies.
*
# *
Mais on peut aller plus loin et dire que nous savons, mieux
que nos prédécesseurs, ce que c'est qu'un corps lumineux. On
imaginait, depuis le triomphe des théories ondulatoires, que
dans la flamme d'une lampe, les atomes dissociés étaient agités
de mouvements rapides qui se communiquaient à l'éther
ambiant; on peut aujourd'hui préciser cette notion. Les idées
modernes nous montrent l'atome comme un système solaire,
i5 Décembre 1908. 7
1
77° LA REVUE DE PARIS
constitué d'électrons, qui sont porteurs de charges électriques
négatives, s'ils ne sont pas uniquement des masses électriques,
et qui décrivent dans le volume atomique des révolutions
autour d'un centre positif. Ces électrons en mouvement
jouent le même rôle que des courants électriques variables et
par suite créent, dans l'éther voisin, des courants locaux
d'induction qui correspondent à de petits déplacements de cet
éther; ces courants induits induisent à leur tour de nouveaux
courants, et c'est par ce mécanisme, purement électrique, que
le mouvement communiqué par les électrons se propage pro-
gressivement autour d'eux. La lumière n'est donc qu'un phé-
nomène électrique, dont l'origine se trouve dans les charges
des électrons; ces électrons peuvent ainsi être assimilés à des
oscillateurs de dimensions atomiques. Plus l'oscillateur est
petit, plus sont fréquentes les oscillations engendrées; il n'est
donc pas extraordinaire de voir émaner des électrons en
vibration des ondes plus brèves que celles de Hertz et de
Lampa.
D'ailleurs, chaque atome comprend un nombre considérable
d'électrons : si tous leurs mouvements sont de même période,
on devra s'attendre à n'obtenir dans l'espace qu'une seule
vibration, de fréquence égale à celle des révolutions effectuées
dans l'atome; c'est le cas que présente, entre autres, la vapeur
incandescente de sodium, qui donne une radiation jaune uni-
que; pour d'autres corps, comme les gaz, les électrons de
chaque atome sont assujettis à un nombre défini de périodes T
ou bien leur mouvement vibratoire, de forme complexe, peut
se décomposer en plusieurs mouvements simples. A chacun
de ces groupes de même période oscillatoire correspond une
radiation émise, de périodicité égale et d'intensité d'autant
plus grande que le nombre d'électrons du groupe est plus
considérable. Enfin les solides incandescents présentent une
structure atomique encore plus compliquée ; les électrons de
chaque atome y subissent des perturbations provenant des
atomes voisins et la complication est telle qu'elle équivaut à la
présence effective de toutes les périodicités ; la lumière émise
comprend alors toutes les radiations et se caractérise par un
spectre continu. Ces spéculations, encore hypothétiques, ont
reçu un commencement de confirmation. L'élude des dimen-
LA SYNTHÈSE DE LA LUMIERE 77 1
sions atomiques est présentement assez avancée pour avoir
permis à M. Langevin de calculer la durée de révolution des
électrons dans l'atome de sodium; cette durée a été trouvée
égale, à peu de chose près, à celle de la vibration jaune émise
par la vapeur incandescente de ce métal.
Ainsi l'électricité, qui n'est que l'éther en acte, explique la
lumière et toutes les radiations, comme elle expliquait, depuis
Ampère, le magnétisme. En même temps, nos connaissance sur
l'éther viennent se raccorder aux idées modernes sur la cons-
titution de la matière. Les cloisons de la physique se brisent
peu à peu en laissant apparaître l'unité de la science. Une seule
chose reste en dehors de cette harmonie! c'est la gravitation.
Newton a montré que les choses se passent comme si les astres
s'attiraient à distance; il reste à savoir comment il se fait qu'ils
s'attirent. Celui qui répondra à cette question aura vraiment
achevé l'œuvre de Maxwell et dé Hertz.
LOUIS HOULLEVIGUE
PÉCHERESSE'
VI
Marie-Madeleine alla pleurer
Près de la tombe de Jésus.
Le Seigneur, qu'elle aimait tant,
Résolut de lui apparaître :
Elle vit sa face glorieuse...
Ainsi chantait Rozia Tiralla en traversant les champs. Elle se
sentait si heureuse, si légère ! . .. enfin elle était allée se confesser
chez le curé Szypulski. . . La neige était fondue ; la fête de Pâques
approchait : maintenant elle pouvait chanter!
Sa voix claire montait joyeuse vers l'éther bleu. C'était le
printemps, le printemps ! L'herbe poussait au bord des fossés,
les semences qui avaient germé sous la neige levaient en ver-
dure épaisse. Jésus-Christ était ressuscité et la terre se ré-
jouissait.
Rozia sortit de sa poche un papier où elle avait noté tous
ses péchés de l'hiver. Oh ! elle avait scruté sa conscience à
fond : la liste était longue, longue... Enfin elle en était
débarrassée. C'est pourquoi elle se sentait si heureuse. Mainte-
nant elle pouvait déchirer cette feuille.
i. Published December fifteenth, nineteen hundred and eight. Privilège
of copyright in the United States reserved under the Act approved March
third, nineteen hundred and five, by la revue de paris.
Voir la Revue des i5 novembre et i" décembre.
PECHERESSE 778
Elle s'arrêta, la déchira en menus morceaux qu'elle jeta en
l'air. Là, ils volaient! Tiens, comme le vent les emportait'!
Toujours plus haut, aussi haut que l'alouette qui planait là-
haut : ils volaient vers Dieu ! . . .
Aux trilles de l'alouette Rozia mêlait son chant, d'un joyeux
rythme sautillant. Ce n'était plus sa voix aiguë et mince d'en-
fant, c'était une voix ronde de jeune fille, non sans charme.
Quand on chantait à l'école, le maître l'appelait toujours la
première pour entonner : elle le faisait volontiers. Oh !
M. Behnka était en général très bon pour elle; elle aurait du
chagrin à quitter l'école! Elle allait avoir quatorze ans, elle
n'avait plus rien à apprendre, et puis... (ses yeux prirent une
étrange expression de rêverie...) et puis. .. ah! non, elle ne se
marierait pas comme les autres jeunes filles, elle n'aurait pas
d'enfants, non!... Une lueur éclaira tout à coup son visage
assombri : elle deviendrait l'épouse du Christ, ainsi que le disait
sa mère. Et M. Behnka le disait également, et M. le curé aussi.
Et Marianne s'émerveillait : « Oh! une nonne! C'est quelque
chose de très beau, de très noble, oh !...*> Et Jendrek la consi-
dérait déjà presque comme une sainte. Tout le monde la
regardait déjà tout autrement que si elle n'eût été que la petite
Rozia Tiralla. Petit père seulement n'en voulait rien savoir...
Pauvre petit père!... hélas! il n'était nullement dévot!
Une expression de profonde rêverie obscurcit le visage tout
à l'heure si rayonnant de la jeune fille : sa mère aurait-elle
raison, eût-il mieux valu pour lui qu'il ne fût pas né?. . .
Quand Rozia pensait que son père serait un jour damné à
jamais, elle pleurait amèrement... Son cher pèrel II était bon
pourtant... comment se faisait-il que sa mère et M. Behnka
dissent qu'il n'était pas bon P. . .
Des doutes s'étaient glissés dans l'âme de Rozia; sa foi en
son père était ébranlée. Etait-ce grâce à sa mère et au maître
d'école? ou ses yeux s'étaient-ils ouverts d'eux-mêmes sur
des choses qui lui déplaisaient?... Pourquoi le père pinçait-il
toujours Marianne à la joue et même au mollet, lorsqu'elle
était sur l'échelle ? Cela n'était pas comme il faut! ... Et il jurait :
jurer est un péché ! . . . Ah ! combien elle prierait son père de ne
plus jurer... son cher père... oui, il était pourtant son cher
pèrel...
77^ LA REVUE DE PARIS
Lorsque Rozia vit M. Tiralla qui venait à sa rencontre à tra-
vers champs, elle courut vers lui et se jeta dails ses bras.
Il était ravi de rencontrer sa fille, qu'il guettait depuis long-
temps. En riant d'un rire qui résonnait au loin, il souhaita
la bienvenue à la jeune fille :
— Eh bien! bien confessée, délices de mes yeux? ... Psia
krewl quand on a aussi peu de péchés à confesser que toi»
on n'a pas besoin de s'agenouiller au confessionnal, par Dieu!
— J'ai quatorze chapelets à égrener, — dit Rozia avec impor-
tance; et, très gravement : — sept pour moi, sept pour toi,
père !
Il éclata de rire ; puis il l'embrassa :
— Tu es la consolation de mon âme, ma clef du ciel!... J'ai
toujours dit : « Prie, prie, mon ange!... Si tu pries, le diable
fermera sa porte et me laissera dehors ! »
Rozia tressaillit : comme petit père parlait toujours vilai-
nement!... Gomment pouvait-il plaisanter sur des sujets
pareils?...
— Ah! petit père, — dit-elle, câline, en introduisant sa
menotte dans son gros poing, — je prie tant pour toi, afin que
tu ailles au ciel !
— Vraiment? — fit-il, tout remué, — c'est très gentil à
toi!...
— La mère prie aussi pour que tu ailles au ciel , père !
De cela encore M. Tiralla fut tout remué. Oui, sa Zosia
était une délicieuse petite femme et elle l'aimait, quoi qu'elle
ne le montrât pas toujours, surtout en ces derniers temps :
hou! elle était parfois rébarbative à vous donner froid!...
Mais elle était pieuse ! . . . Et, comme si quelque chose le tour-
mentait, il dit, le front soucieux, à son enfant :
— Quand tu seras mariée, ma chère Rozia, fais toujours des
avances à ton mari. . . ça fait du bien ! (11 poussa un léger soupir,
mais ensuite il se mit à rire.) Lorsque Mikolai reviendra du
service militaire, je lui recommanderai aussi de prendre une
femme qui fasse des avances!... Haï ha! sa mère, ma défunte
Hanusia, elle m'en faisait... hé! hé!
— Est-ce que Micolai reviendra bientôt du service? — s'in-
forma Rozia.
Elle était encore si sotte, autrefois, quand il avait dû partir
PÉCHERESSE 775
pour trois ans! Maintenant elle savait combien il est beau
d'avoir un frère. Il était bien venu, une fois, en congé, mais
alors elle se trouvait justement très malade de la scarlatine,
et il n'avait pas pu la voir, à cause de la contagion. C'est
pourquoi elle se réjouissait doublement de son arrivée. Comme
elle l'aimerait!
— Viendra-t-il bientôt, mon petit frère? — insista-t-elle.
— Un fameux a petit frère » ! — fit M. Tiralla en riant. —
Que veux-tu donc qu'ils fassent d'un ce petit frère » aux cuir
rassiers du roi?... Je te dis que c'est un frère, oui, un gail-
lard! Quand je suis allé le voir, l'automne dernier, il était
aussi grand que moi. Il a des poings, des poings! 11 n'a pas
besoin d'un attelage de boeufs, il tire la charrette lui-même.
Et il sera bon pour toi, petite sœur... qui est-ce qui ne serait
pas bon pour toi, mon petit?
Tendrement, avec précaution, il prit le mignon visage dans
sa grosse main.
Rozia sourit.
— Je l'aimerai, — dit-elle avec enthousiasme, — et il m'ai-
mera... Tous les hommes doivent s'aimer les uns les
autres : c'est ainsi que le veut Jésus-Christ!
— Oui, je le pense aussi, — approuva M. Tiralla, — nous
devons toujours nous aimer!
Il se souvint tout à coup de sa femme, dont il n'avait encore,
ce jour-là, obtenu ni un baiser ni un regard amical. Au lieu
d'aller plus loin inspecter ses semailles comme il en avait l'in-
tention, il revint à la maison avec sa fille.
Ils marchaient, la main dans la main. On les voyait au loin
sur le champ plat, sans arbres : — lui, trapu, comme un
tronc massif; elle, comme une feuille légère, emportée par le
vent.
Madame Tiralla, qui était avec Bohnke dans la grande salle
du rez-de-chaussée, les vit venir de loin, à travers la porte
cochère.
— Le voilà qui rentre! — dit-elle, et une palpitation de
dégoût fronça son nez.
Déjà? Le maître d'école soupira. Il s'était tellement réjoui
de trouver la femme adorée seule chez elle ! . . . (il avait vu la
petite Rozia se rendre au village...) et voilà qu'on 1rs di'rnn-
H
776 LA BEVUE DE PARIS
geait encore I Qu'est-ce que cet ignoble individu avait toujours
et toujours à faire à la maison?... Bohnke oubliait totalement
que cette maison était celle de M. Tiralla, et où il était toujours
accueilli par un « hallo! » de bienvenue et où il trouvait
toujours table mise. Mais M. Tiralla lui avait toujours été
importun, et ce jour-là davantage, alors que justement
madame Tiralla allait lui ouvrir son cœur, alors qu'il atten-
dait en tremblant le moment où enfin, enfin, il pourrait la
consoler.
— J'ai du chagrin, — lui avait-elle répondu lorsqu'il lui avait
demandé : « Avez-vous mal à la tête ? » (Ses yeux étaient cernés
de lourdes ombres couleur de plomb et sa bouche pâle était si
douloureusement tirée qu'on eût vraiment dit qu'elle était
malade.) — Oh! que je souffre! — avait-elle crié, dans un
subit transport de douleur et de rage.
Et elle s'était mise à parcourir la chambre, les mains levées.
Ensuite elle s'était approchée tout près du maître d'école et
elle l'avait regardé en clignotant de ses yeux noirs.
— Qu'est-ce que vous diriez si je m'enfuyais, tout simple-
ment... à travers champs?
Il fut épouvanté de l'expression passionnée qu'elle avait en
disant cela. Mais s'enfuir ! à travers champs!... où voulait-elle
donc aller?
Elle éclata d'un rire moqueur : « Eh bien, donc, malgré
toute son intelligence, lui non plus ne savait pas où elle irait! . . .
C'est que personne, personne ne pouvait le deviner!. .. Ou bien
pensait-il qu'elle descendrait dans le Przykop, dans la vallée
profonde où la mare sous les bouleaux est au printemps abon-
dante comme un lac?... Si elle y entrait jusqu'à la bouche, si
elle enfonçait encore davantage, si elle ne reparaissait plus
jamais?... que dirait-il alors, hein?... verserait-il une larme
en mémoire d'elle, mettrait-il un petit ne m'oubliez pus dans
le livre de ses souvenirs ? »
— Dieu nous en préserve !
Dans son effroi, il avait saisi la main de la jeune femme :
« Comment pouvait-elle dire des choses pareilles, avoir de
semblables pensées? Elle était si bonne, si belle!... il lui serait
donné encore beaucoup de bonheur... »
— Tant que monsieur Tiralla vivra... jamais!
PECHERESSE 777
— Eh bien, il ne vivra pourtant pas éternellement!...
Alors elle lui avait lancé un rapide, un étrange regard. On
eût dit qu'elle voulait lui confier quelque chose et qu'elle
n'osait cependant pas.
Le maître d'école avait-il parlé en l'air ou avec intention?
Prise d'une crainte subite, madame Tiralla se rejeta en arrière.
Ah! il lui était pourtant si intolérable de se taire! elle
mourait littéralement d'envie de s'ouvrir à lui. Si elle
osait lui dire : « Là-haut, dans un coin du grenier, il y a
un vieux bahut, et dans ce vieux bahut j'ai caché quelque
chose »!... Mais si alors il répondait : « Du poison ? » s'il
répondait cela en frémissant d'horreur?... Elle le considéra
fixement entre ses paupières baissées qui, de leurs longs
cils, battaient ses joues pâles comme eussent fait des ailes
fatiguées.
Mais le jeune homme ne voyait que sa beauté; il voyait
en esprit toutes les beautés que le mari amoureux lui avait
décrites. . . Ah ! quel malheur que cette femme, si digne de com-
passion, fût enchaînée à un homme pareil I... Voilà qu'elle
voulait s'enfuir, attenter à ses jours!... Oh! combien ce devait
être affreux, pour qu'une si belle créature fût lasse de la vie!
Cet individu, cette canaille, ce bourreau, Psia kretvl pour-
quoi ne serait-ce pas plutôt à lui de disparaître? Alors elle
serait libre!
Ce que Bohnke avait dit tout à l'heure sans aucune inten-
tion, rien que comme une consolation : « Eh bien, il ne vivra
pourtant pas éternellement », lui semblait maintenant une
nécessité simple et désirable. Est-ce que M. Tiralla avait besoin
de vivre éternellement? Il se pouvait très bien que Dieu rap-
pelât à lui cet homme qui ne laisserait aucun vide derrière lui,
qui ne serait regretté par personne ! Il était facile qu'il attrapât
une maladie! Un refroidissement au printemps, un excès de
table... Non, M. Tiralla ne vivrait pas éternellement... D'ail-
leurs il était beaucoup plus âgé qu'elle. .. Un peu de patience. ..
il ne vivrait pas éternellement! Il n'avait pas le droit... non,
par Dieu et par tous les saints!... M. Tiralla ne devait pas
vivre éternellement!
Le maître d'école respira profondément, soulagé. Il leva les
yeux, qu'il avait baissés en réfléchissant, et son regard ren-
1
77^ LA REVUE DE PARIS
contra celui de madame ïiralla. Leurs regards descendirent
l'un dans l'autre.
— Le voilà qui rentre I — soupira tout à coup madame ïi-
ralla, qui était près de la fenêtre.
Bohnkc vit du dégoût sur son visage, sur ce beau visage
dont la bouche était chaque jour profanée par ce Svintuch.
N'avait-il pas vu de ses propres yeux ce butor l'importuner
de baisers odieux? Le jeune homme avait froid, il avait chaud ;
des flammes de jalousie lui montaient à la tête : personne,
personne ne devait baiser cette bouche, puisqu'il n'avait pas
le droit de la baiser, lui. . . non ! lui seul, lui tout seul I . . . Affolé,
il chercha la main de madame Tiralla. Elle pleurait, elle la lui
abandonna. Alors il dit — vite, vite, il n'y avait pas de temps à
perdre, M. Tiralla allait entrer dans la chambre, — il dit, sans
réflexion, hors d'haleine et pourtant comme s'il prêtait un
serment solennel :
— Ne pleurez pas ! monsieur Tiralla ne doit pas vivre éter-
nellement. Pour Dieu !
— Petite mère, — fit joyeusement Rozia en lâchant la main
de son père et en courant vers sa mère. — monsieur le curé te
salue. Oh !... c'était si beau ! Je suis si contente ! Je voudrais
chanter continuellement, je...
Elle remarquait seulement la présence du maître d'école : elle
lui fit une révérence et lui tendit la main en rougissant.
Bohnke s'inclina vers elle ; il s'inclina plus bas qu'il n'était
nécessaire, — elle lui arrivait maintenant à l'épaule, — mais
il profitait de l'occasion pour cacher ses joues rouges d'émo-
tion et ses yeux étincelants : en ce moment, il n'aurait pas
voulu regarder M. Tiralla en face.
La femme était tout à fait calme. Cette fois, elle avait
compris clairement le maître d'école. Une sensation de soula-
gement triomphant la rendait heureuse. Ah! enfin la Madone
commençait à tenir sa parole! Elle lui envoyait un homme
qui l'assisterait, qui la conseillerait, — n'avait-il pas dit, en
somme : <( Je m'en charge »? — qui lui était absolument
dévoué !
Une gaieté délicieuse s'empara de madame Tiralla, une
gaieté toute nouvelle. Elle embrassa Rozia, elle offrit même
complaisamment sa joue à son mari, qui lui reprochait en
PÉCHERESSE 77Q
souriant de ne pas lui avoir donné le moindre petit baiser ce
jour-là. En même temps, ses regards se glissaient constam-
ment vers le maître d'école qui, debout près de la fenêtre,
se mordait les lèvres d'un air sombre.
Comment pouvait-elle être si calme, si joyeuse? oui, vrai-
ment joyeuse! Bôhnke ne le comprenait pas. Lui ne se sentait
pas à son aise, il se sentait très mal, même : il lui semblait
qu'il avait commis une monstrueuse sottise, qu'il s'était laissé
entraîner trop loin. Il fut pris d'une colère subite, d'indigna-
tion contre madame Tiralla : pourquoi se plaignait-elle a lui ?
que lui importait, à lui, finalement, toute cette sale histoire
conjugale? Mais quand elle le regarda avec un léger clignement
familier et qu'elle lui sourit de ce même sourire si doux, si
innocent, dont avait hérité Rozia, sa colère se fondit ainsi que
ses doutes. Elle ne lui avait jamais paru plus séduisante. Sa
robe de bal blanche lui avait été à ravir, mais cette simple
jupe de laine qui laissait voir ses pieds mignons dans leurs
pantoufles de cuir verni, ce petit tablier blanc, cette blouse de
soie quadrillée avec son col blanc, lui allaient encore cent fois
mieux... Ah ! était-elle jolie, était-elle jolie !... Il était comme
fou.
M. Tiralla l'invita à souper : il resta volontiers. Il accepta
même une invitation pour Pâques.
M. Tiralla était si heureux de la gaieté de sa Zosia qu'il eût
invité le monde entier. Il se mit à table en riant et mangea de
grand appétit : c'étaient encore des mets de carême, mais
bientôt, à Pâques, hé !
— Petit maître d'école, — cria-t-il en se remplissant la
bouche de pommes de terre frites, — à Pâques, tu verras
cette bombance !
Madame Tiralla et Bôhnke échangèrent un regard rapide :
quelle impudence de dire : « Petit maître d'école » et de le
tutoyer! — Oui, il était ainsi : brutal et grossier!
Rozia était assise à côté de son père. Elle n'avait guère
envie de manger : elle ne mangeait généralement pas beaucoup
et aujourd'hui elle était rassasiée de joie. Oh! quel beau jour !
Etait-ce parce qu'elle avait prié avec tant de ferveur devant
l'autel pour que son père fût meilleur? ce soir, il ne jurait
pas, il ne regardait pas même Marianne, qui pourtant avait
780 LA REVUE DE PARIS
des manches de chemise fraîchement lavées : — de son cor-
selet noir elles descendaient jusqu'à ses coudes nus, et elle
portait toutes ses perles de couleur autour du cou. — Et
maintenant peut-être petite mère aussi serait-elle meilleure
pour petit père... Ah! si cela pouvait durer toujours ainsi!...
Tout, aujourd'hui, était plus beau qu'à l'ordinaire; la mère ne
pleurait pas, elle n'avait pas l'air fâché : c'était déjà comme au
saint jour de Pâques, lorsque le tombeau s'ouvre... Christ est
ressuscité, alléluia!
Le pale visage de la jeune fille était rose de joie intérieure.
Elle parlait peu. Elle n'était éloquente que dans ses prières et
quand elle disait comment sa chambre obscure se transformait
en paradis, quand elle racontait ce qui se passait entre le ciel
et la terre ; mais aujourd'hui elle pressait souvent la main de
son père et, chaque fois que sa mère se penchait pour atteindre
quelque chose sur la table, elle effleurait de ses lèvres, à la
dérobée, cette manche qui la frôlait.
— Rozia a beaucoup meilleure mine que cet hiver, — dit le
maître d'école, pour dire quelque chose.
Au fond il lui était parfaitement égal que l'anémique fillette
fût plus ou moins pâle, mais son propre silence l'effrayait : le
vieux n'allait-il pas remarquer quelque chose?
— Oh! elle va beaucoup mieux, — dit vivement madame
Tïralla, — elle ne s'est plainte que pendant peu de temps...
L'hiver est si rude ici!... Mais maintenant elle est toujours
bien portante et heureuse... n'est-ce pas, chérie?... Et
comment ne serait-elle pas heureuse?... elle, la favorite de la
Madone!... Raconte donc, ma chérie, raconte à monsieur le
régent, ce que tu as vu en rêve!
— Je ne l'ai pas rêvé ! . . . (Rozia se mit presque en colère,
elle rougit jusqu'à la racine des cheveux.) Mère, tu ne dois
pas dire que je l'ai rêvé. C'était la réalité : j'étais aussi éveillée
que toi maintenant, et le père, et monsieur Behnka. Lorsqu'on
rêve, on ne voit pourtant pas l'armoire et les porte-manteaux
et le lavabo et le mur de la chambre, et on n'entend pas le tic-
tac de la pendule, et, en bas, le ronflement du père, et dehors,
le vent qui souffle dans les pins ! . . . Tout était comme toujours,
et, comme toujours, j'étais couchée dans mon lit. Mais la
chambre était resplendissante de lumière, car la Madone était
t
PÉCHERESSE 781
debout au milieu du plancher. Elle avait sa couronne sur la
tête, elle portait un manteau bleu, ample et plissé, et une quan-
tité de petits anges étaient nichés dans les plis!
Rozia fit une pause, comme pour voir l'effet que son mer-
veilleux récit produisait sur ses auditeurs.
M. Tiralla ne prononça pas un mot; il tenait sa tête dans sa
main et on ne pouvait voir son visage.
— Tiens, tiens! — dit le maître d'école pour témoigner de
son attention.
Qu'est-ce que la petite débitait là? Il n'avait pas très bien
écouté.
Mais la mère fit un signe à l'enfant, qui continua, les yeux
illuminés :
— a Rozia, dit la Madone, Rozia Tiralla, n'aie pas peur! —
Je n'ai pas peur », dis-je. Alors elle reprit : ce Je t'ai élue. Il
faut que tu restes fille, que tu ailles chez les sœurs grises ou
chez les dames du Sacré-Cœur ; il faut que tu pries pour la con-
version des pécheurs, pour l'affermissement de la foi... »
Rozia s'interrompit :
— J'ai raconté cela aujourd'hui à monsieur le curé, et il
m'a expliqué ce qu'elle voulait dire par là : conversion des héré-
tiques, de ceux qui ne croient pas, affermissement et propa-
gation de notre foi, hors de laquelle il n'y a point de salut...
Et il faut que je prie pour mes chers parents, pour mon cher
père en particulier, afin qu'il se purifie l'âme et le corps, afin
qu'il monte du purgatoire vers les anges, là-haut... Oh! père,
cher pèrel... (Epouvantée* elle poussa un cri et jeta sa tête
bouclée sur l'épaule de M. Tiralla). Ce serait affreux si tu étais
damne !
— Psia krew! (M. Tiralla qui, jusqu'à ce moment, s'était
tenu tranquille, frappa du poing sur la table). Cesse ce
radotage !
Il leva la main comme pour lui donner une gifle. Elle fit un
mouvement en arrière et devint d'une pâleur mortelle.
— Mais, monsieur Tiralla! (Le maître d'école le saisit par
le bras). C'est prodigieux, vraiment prodigieux!
Et madame Tiralla se récria en se signant :
— Sainte Mère ! il commet un péché l il commet un péché l
Que Dieu ne nous le compte pas L
7^2 LA REVUE DE PARIS
— Ferme ta gueule ! — cria M. Tiralla, furieux. — Vous
la rendez folle! Et je ne veux pas qu'on rende ma fille folle...
Madone... sœurs grises... dames du Sacré-Cœur... tout cela
c'est du radotage ! Elle doit dormir quand elle est au lit et non
s'imaginer des bêtises!... Dès demain, son lit sera apporté en
bas, dans ma chambre. Alors je verrai bien si la Madone
revient lui faire visite... Sûrement pas!
— Ce ne sera guère convenable, — dit madame Tiralla d'un
ton glacial, — Rozia est déjà une grande fille!
— Allons donc, convenable! Il vaut mieux qu'elle voie
comment un homme est bâti, que de devenir folle avec de
pareilles histoires, contraires à la nature!
11 cingla sa femme d'un regard méfiant.
•Madame Tiralla s'effraya. Quand il s'agissait de Rozia, elle
savait que M. Tiralla était un autre homme, qu'il n'était plus
l'imbécile, le bœuf qui se laissait conduire tout en beuglant.
Elle fut avisée :
— Gomme tu voudras... bien ! Rozia dormira en bas. Mais
je t'avertis que tu ne pourras pas chasser ce qui s'approche
d'elle. Personne ne peut chasser ce qui s'approche ainsi! —
ajouta-t-elle, avec une intonation énergique, en le regardant si
étrangement de ses yeux noirs que le superstitieux bonhomme
sentit un frisson lui parcourir le dos.
Que voulait-elle dire? Qu'est-ce donc qui s'approchait de lui?
Involontairement, il inspecta les angles de la pièce.
— Rozia est une élue, — dit sa femme, — elle voit ce que tu
ne peux pas voir, elle entend ce que tu ne peux pas entendre.
Garde-la seulement avec toi : tu auras beau lui tenir les
mains et les pieds, elle t'échappera toujours! (Elle parlait avec
un zèle extatique, en toisant. son mari de ses regards sévères.)
Quant à toi, tu seras puni de ta résistance !• Les saints s'en
apercevront et ne te pardonneront pas; et, quand tu seras en
purgatoire, ils ne viendront pas te délivrer... Tu es un impie,
un blasphémateur, un sacrilège!... Oh! malheur!
— Crois-tu, crois-tu?
M. Tiralla était un peu interdit; le grand sérieux de sa
femme le troublait : il recula sa chaise avec inquiétude... Si
elle avait raison!... Mais non, tout cela était de l'exagération :
il était en possession de ses cinq sens et jamais il ne souffri-
PÉCHERESSE 783
rait que l'on persuadât sa fille, sa chère Rozia, dont il espérait
encore tant de joie et des petits-enfants bien portants, et tout
le bien possible, d'aller au couvent... Oui, on lui montait la
tête... Zosia avait toujours été dévote... et le curé et le maître
d'école ! . . .
— Que la foudre écrase celui qui me contredira quand je
dis : « 11 faut qu'elle se marie le plus tôt possible ! ... » Une fille
n'est jamais trop jeune pour cela. Et je lui trouverai bien un
gentil mari. Alors elle deviendra gaie et ronde, et, quand elle
bercera un petit garçon sur ses genoux. . . eh ! un petit gaillard
frétillant. . . ses bêtes d'idées disparaîtront. . . Madone par ici,
Madone par là... mais quand Rozia sera mère elle-même, elle
saura à quoi penser !
11 riait; sa colère s'était à demi dissipée, dans l'heureuse
perspective qui s'ouvrait devant lui.
Mais madame Tiralla s'écria tout à coup d'une voix
stridente :
— Tu vois, tu vois ce que tu as fait!
Rozia avait poussé un soupir profond et plaintif, sa tête
pâle s'était affaissée en avant comme une fleur fanée ; elle serait
tombée de sa chaise, si le maître ne l'avait vivement reçue
dans ses bras : elle était évanouie.
M. Tiralla était mortellement effrayé. Qu'avait-il fait ? hélas !
hélas I II se serait battu, il se serait cassé la tête. 11 se frappa le
front du poing, en se désignant par les noms les plus flatteurs :
— Bœuf, âne, lourdaud, chameau!
Il appela Marianne, hurla pour avoir de l'eau, demanda du
vin de Hongrie... non! de l'eau-de-vie!... voulut en verser
quelques gouttes dans la bouche de Rozia, la répandit, s injuria
de nouveau et* se mit presque à pleurer.
Ils l'avaient éloigné de force de son enfant. Le maître d'école
tenait encore Rozia dans ses bras; Marianne frictionnait les
pieds de la fillette, et madame Tiralla les tempes, en lui soufflant
au visage son haleine chaude. La mère n'était pas trop inquicle :
elle connaissait cela ; Rozia s'évanouissait facilement, cela tenait
à l'âge, — le docteur ne l'avait-il pas dit? — ce n'était rien.
Mais elle feignit la terreur : << Si l'enfant ne revenait pas à elle ?. . .
si elle n'ouvrait plus jamais les yeux?... Hélas! c'était la puni-
tion de la Madone ! . . . »
1
784 LA REVUE DE PARIS
L'homme, angoissé, gémit. « Non, il n'avait pas voulu cela,
pour Dieu, non!... Oui, elle dormirait en haut, il ne dirait
plus un mot à ce sujet, il renfermerait ses propres désirs au
plus profond de son cœur. Jamais plus il n'offenserait les
oreilles de Rozia par de semblables propos, bien qu'il ne pût
absolument pas comprendre en quoi il avait blessé son inno-
cence... Ah! oui, il était un âne, il n'entendait plus rien à
ce qui se passait entre ciel et terre ! » 11 se prit la tête à deux
mains et resta, un instant, silencieux. Enfin il s'aperçut que
Rozia remuait de nouveau en disant faiblement :
— Ah ! petite mère ! . . .
Il se releva, décrocha son manteau et son chapeau et sortit
en chancelant.
Il s'arrêta, un moment, devant sa maison, au milieu de la
cour : est-ce que Rozia ne le réclamait pas?
Mais personne ne l'appela ; la lumière, dans la pièce d'en bas,
s'agita, puis disparut pour reparaître en haut, dans la petite
chambre : ah! ils mettaient Rozia au ht!... Il se dirigea,
tète baissée, vers la porte cochère.
— Il est vraiment parti, — chuchota madame Tiralla, lors-
qu'elle redescendit dans la grande salle.
Elle était restée longtemps avec Bohnke près du lit de l'en-
fant. Rozia avait été très excitée. En revenant à elle, elle avait
réclamé son père et pleuré avec violence. On lui avait dit qu'il
était sorti, qu'il promenait ses remords. Alors elle avait pleuré
encore longtemps. Ensuite, exténuée, elle s'était assoupie, mais
son sommeil n'avait pas été tranquille, malgré que sa mère lui
tint une main, et le maître d'école l'autre. A plusieurs reprises
elle avait poussé des cris d'effroi;, ses sourcils étaient doulou-
reusement froncés. Puis elle s'était mise à parler en dormant,
à tort et à travers.
— Elle a le délire ? — demanda le maître d'école.
Mais la mère lui expliqua, à voix basse, que Rozia avait de
nouveau ses visions, qu'il devait écouter attentivement, qu'il
finirait bien par saisir le sens de ce qu'elle disait.
Madame Tiralla s'agenouilla devant le lit, joignit ses deux
mains sur la main de l'enfant, et y appuya son front en mur-
murant des prières.
PÉCHERESSE <j85
Dans la pénombre de la chambre, le maître d'école ne voyait
que cette tête inclinée, dont les cheveux soyeux paraissaient
encore plus soyeux sous la lumière atténuée de la lampe à abat-
jour, et un désir fou l'envahit de presser ses lèvres sur cette
nuque ployée, si proche de lui, de caresser ces beaux cheveux
noirs. Il pouvait à peine se dominer. Son cœur battait à se
rompre. Que lui importait la servante accroupie au pied du lit?
Et L'enfant malade n'était pas non plus un obstacle! Qui l'aurait
empêché de tendre les bras, d'attirer à lui la femme agenouillée
et de lui fermer la bouche avec des baisers? M. Tiralla était
absent.. . comme s'il était absent à jamais !
L'ombre s'étendait autour d'eux. Et cependant ttohnke
n'osait pas. Cette femme, hélas! — il soupira, — cette femme
faisait de lui tout ce qu'elle voulait.
— St!... (Madame Tiralla avait levé la tête.) — St!...
maintenant, maintenant ! Ecoutez !
— Oh ! mon pauvre père! — souffla Rozia. (On eût dit qu'elle
allait pleurera sa plainte avait quelque chose d'indiciblement
émouvant.) — Pauvre petit père, que te font-ils? Ne peux-tu
pas leur échapper ?. . . Hélas ! hélas ! hélas !
Une grande épouvante tremblait dans la voix contenue; le
corps de la fillette fut agité de soubresauts.
A qui ne pouvait-il pas échapper? Le maître d'école con-
tracta ses sourcils ; il était étrangement touché.
Mais madame Tiralla tendait sa tête vers lui, si près que son
haleine lui caressait la joue, et elle chuchota à son oreille :
— Chut!... Maintenant elle le voit en enfer au milieu des
tourments!... Elle le voit souvent ainsi... Rozyczka, ma
chérie... laisse les impies en enfer, ne t'effraye pas! Ne vois-tu
pas la Madone, avec l'enfant Jésus, aujourd'hui?... ah! comme
elle sourit! Écoute, ne parle-t-ellc pas?... Je te salue Marie...
— Pleine de grâces ! — interrompit aussitôt l'enfant, tandis
que sa voix perdait son accent craintif, — Mère très pure,
Mère immaculée, Mère admirable!... Ah! je la vois! — dit
Rozia triomphante et une vive rougeur colora son visage pâle.
— Mère, Marianne, Monsieur Benhka, priez afin qu'elle ne
se détourne pas de nous. Venez, venez! (Elle étendit les mains
comme si elle voulait les attirer tous trois plus près encore de
son lit.) Agenouillez-vous ! — s'écria-t-elle d'une voix forte. —
i5 Décembre 1908. 8
1
I
786 LA REVUE DE PAIIIS
i
O Agneau de Dieu, vous qui effacez les péchés du monde, j
exaucez-nous ! O Jésus I . . . I
— Ecoutez-nous , Jésus ! — poursuivit machinalement
Marianne, qui s'était approchée du lit et se frappait la poitrine
eu s'inclinant chaque fois. — Délivrez-nous, Seigneur!
Exaucez-nous, Seigneur! Ayez pitié de nous, Seigneur!
Le maître d'école et madame Tiralla échangèrent un regard.
— L'Esprit est en elle, — dit la mère en se signant. —
Bientôt elle nous révélera beaucoup de choses!
Le maître d'école prit son calepin d'une main tremblante.
Oppressé, il chuchota :
— Merveilleux, tout à. fait merveilleux!
Que n'aurait-il donné pour ne pas être là ! Mais il jie pouvait
pas s'en aller : c'était par trop merveilleux et il voulait tout
noter pour M. le curé. Que dirait celui-ci? une voyante dans
sa paroisse! Sainte Mère, surtout pas cela!
Le maître d'école fut saisi de peur; il avait froid et il avait
la fièvre et ses mains tremblaient : si réellement elle pouvait
voir l'avenir!... Ah bah! ce n'était qu'une enfant malade,
surexcitée et délirante ! . . .
11 était minuit lorsque Bohuke et madame Tiralla redescen-
dirent dans la grande salle.
La fillette dormait profondément et il n'y avait plus de mer-
veilleux propos à écouter. L'extase dans laquelle ils avaient tous?
été plongés était dissipée. — Marianne s'était constamment
tenue la tête en soupirant :
— Est-ce beau! est-ce beau!... je ne comprends pas, mais
que c'est beau !
Cependant Bohnke, lui, n'était pas encore dégrisé : que
pouvait-il se passer, maintenant que M. Tiralla s'en était vrai-
ment allé, sinon qu'il prît dans ses bras cette femme souriante,
dont les yeux brillaient comme des cierges dans l'obscurité?
Dans son désir tumultueux, il s'approcha d'elle. Maintenant
maintenant, le moment si ardemment attendu était arrivé ; tout
ce qui subsistait eu lui de scrupules avait disparu... Mainte-
nant, maintenant!...
Il marcha droit sur madame Tiralla, les bras tendus; mais
elle lui échappa, comme elle avait si souvent échappé à son
mari, en mettant la largeur de la grande table entre elle et lui.
PÉCHERESSE 7$7
M. Tiralla alors avait cherché à l'attraper en la poursuivant
autour de la table, comme un gamin qui joue à cache-cache,
mais le maître d'école n'agit pas de même. Pâli soudain,
Bôhnke demeurait immobile, les bras retombés : ainsi, elle
ne voulait pas ? C'était plus qu'une déception.. .
Qu'est-ce qui prenait au maître d'écoie ? Furieuse, elle allait
l'injurier; mais quand elle vit qu'il était comme foudroyé,
qu'il évitait son regard, elle fut saisie d'une frayeur subite :
s'il se formalisait au point de se détourner d'elle, au point
qu'elle se retrouvât isolée comme naguère?... Àh! non, il
ne le fallait pas! N'était-il pas le compagnon, l'ami que la
Madone lui avait envoyé? Elle n'avait pas le droit de le laisser
partir ainsi : elle serait bien obligée de lui accorder une faveur,
mais une seule... Et elle sortit de derrière son rempart, sans
crainte, car elle sentait bien qu'elle l'avait en sa puissance. Elle
s'approcha de lui, passa un bras autour de son cou et l'embrassa
rapidement sur la joue.
— Partez, maintenant, — murmura-t-elle, — partez! Il est
déjà tard... minuit... qu'est-ce que Marianne doit penser? Je
ne voudrais pas que les gens jasent sur moi... Parlez!
Elle le poussa dehors sans qu'il résistât... Un baiser, elle
lui avait pourtant donné un baiser! Il désirait davantage ; mais
n'était-ce pas un commencement?
Comme Marianne le reconduisait avec la lanterne jusque
sur lo route, il entoura sa taille avec tçuit de violence qu'elle
laissa tomber sa lanterne et eut presque peur.
Le maître d'école Bohnke avait l'air aussi saoul que M. Tiralla
revenant du village, quelques heures plus tard, et incapable
de trouver sa ferme...
H arrivait bien quelquefois à M. Tiralla déboire trop à une
fête de Sokol, ou, comme dernièrement, au bal deGradewitz,
lorsqu'une occasion tout à fait exceptionnelle se présentait : —
qui ne l'a jamais fait? — D'ordinaire, M. Tiralla était un
homme parfaitement sobre, mais, cette fois-ci, pourtant, il
s'était grisé avec de l'eau-de-vie. Il avait été si* triste, ah ! si
triste! il ignorait lui-même pourquoi, en somme, il était si
triste... Il savait depuis longtemps que sa Zoskx élait parfois
un peu récalcitrante; il savait aussi que sa Rozia était une
jeune fille très pieuse, trop pieuse, remarquablement pieuse.
788 LA REVUE DE PARI8
Mais, aujourd'hui, il était encore survenu quelque chose qui
l'oppressait, l'oppressait, qui lui fendait le cœur. Il lui fallait
boire pour se débarrasser de ce poids torturant ; il lui fallait
s'enivrer. Et il ne pouvait s'enivrer qu'avec de l'eau-de-vie.
Les connaissances qu'il avait rencontrées au cabaret s'étaient
montrées très étonnées : M. Tiralla était si silencieux! il ne
faisait pas le fanfaron à propos de sa Zosia ! Le curé, qui était
venu passer là une petite heure après, son souper, lui parla
aimablement de sa fille : une pure, une admirable enfant, une
âme aimée de Dieu. M. Tiralla n'avait répondu à cela que par
un faible sourire. Il était resté muet, les deux coudes sur la
table, sa tête rouge appuyée sur ses mains, les yeux fixés dans
son verre, durant des heures. Ils avaient pris congé, les uns
après les autres; d'abord le curé, puis le gendarme, puis le
forestier, puis M. Schmielke. Jokisch avait tenu le plus long-
temps compagnie à M. Tiralla. Lorsque les autres furent
partis, il le tira familièrement par sa manche :
— Dis donc, il faut que je te le dise, ils racontent que le
maître d'école, Behnka, va trop souvent chez toi... c'est-à-dire
chez ta femme!
— Il est venu encore ce soir, — dit tranquillement M. Tiralla.
Et comme Jokisch le regardait d'un air consterné, avec de
grands yeux, il reprit, plus tranquillement encore :
— Espèce d'envieux, psia krew! Est-ce que tu ne connais
pas ma Zosia? Crois-tu que ce soit cela qui me tourmente? Ce
n'est pas cela, pour Dieu, ce n'est pas cela!
Et il poussa un profond soupir, prit de nouveau sa tête à
deux mains et ne dit plus rien. Alors Jokisch s'en alla aussi.
Ils auraient très bien pu rentrer ensemble, — leurs chemins ne
se séparaient qu'un peu avant le Przykop, près de la Boza
meka\ mais la compagnie de M. Tiralla n'était pas assez diver-
tissante aujourd'hui. Parole d'hoïineur ! ... le vieux était comme
hébété!
M. Tiralla resta encore. Le cafetier aurait volontiers éteint
la lumière et serait allé se coucher : sa femme, sa servante et
ses enfants dormaient depuis longtemps; M. Tiralla, lui, ne
semblait pas songer au sommeil. Enfin le cabaretier s'endormit
1 . Chapelle de saint
r
péchekesse 789
aussi derrière son comptoir ; un éclat sourd le réveilla : M. Tiralla
venait de lui lancer la bouteille pansue, totalement vide, dont,
en dernier lieu, il se versait lui-même l'eau-de-vie.
M. Tiralla voulait-il partir seul? Comment M. Tiralla rentre-
rait-il chez lui?... Le cafetier était inquiet...
M. Tiralla titubait dans la nuit printanière, à travers les
sillons dégelés dont les tendres mottes s'attachaient à ses
semelles. Il avait perdu son chemin, il n'avançait pas.
— Psia krew !
Il trébucha, jura et pesta, puis il se mit à rire. Il sentait qu'il
était ivre... oh! oh I non pas ivre mort... mais un peu ivre
tout de même... Alors la souffrance est moins intolérable...
VII
Les fraises étaient mûres dans le Przykop. C'est là que les
enfants de Starawies se rendaient maintenant pour les chercher ;
et lorsque les fraises étaient cueillies, c'était le tour des cham-
pignons. Mais les marmots du village, habitués à laisser rôtir
leur peau brune parles rayons du soleil qui, n'étant pas troublés
par un ombrage quelconque, leur grillaient le corps au milieu
des ravières plates et des vastes, vastes étendues de blé,
n'aimaient pas l'obscurité de la vallée profonde.
Les grands pins commençaient immédiatement derrière
Starydwor et se changeaient ensuite en un bois de saules et
d'aunes qui descendait dans le bas-fond humide où, la nuit,
coassaient les grenouilles, où, à midi, les blancs nénuphars
ouvraient leurs coupes d'or et où, vers le soir, les bêtes sau-
vages qui sortaient de la lointaine forêt royale venaient boire
en froissant les roseaux. Le Przykop avait dû être jadis un
grand lac, dix fois plus grand qu'à présent; il n'en restait
plus que ce val encaissé, profondément escarpé, qui formait,
pour ainsi dire, un trou, au milieu du tapis jaune et vert des
terres arables. Mais, la nuit, lorsque les feux follets erraient
par la vallée, lorsqu'ils dansaient sur le sable dans lequel on
enfonce si l'on ne regarde pas attentivement où l'on pose le
pied, les gens pieux se signaient en passant près de là : car
1
7*JO LA BEVUE DE PARIS
c'est là qu'apparaissent les âmes de ceux qui n'ont pas trouvé
la paix dans la tombe!
Rozia Tiralla allait volontiers dans le Przykop, plus volon-
tiers que dans les champs nus. De la porte cochère, on voyait
nettement Starawies au delà des champs.; on n'apercevait
rien d'autre que le chemin de l'école, le clocher de bois de
l'église et les toits de chaume des masures qui, lorsque le Mé
était haut, disparaissaient presque dans les ondes pâles ; mais,
des fenêtres situées de l'autre côté de la maison, on voyait les
arbre6 du Przykop qui bruissaient si étrangement ! Le mystère
du val imposait à Rozia aussi bien qu'aux bruns enfants
de Starawies, mais, tandis qu'il effrayait ceux-ci, il l'attirait,
elle. Ahl qu'il faisait bon sous les frais ombrages, lorsque le
soleil brûlait dehors ! Le soleil piquait les yeux, presque dou-
loureusement ; là, au contraire, régnait perpétuellement une
douce pénombre et la lumière qui tombait des cimes enlacées
sur la mousse humide n'avait rien de cruel; elle transfigurait
tout. Rozia Tiralla, toute petite, déjà, avait beaucoup été dans
le Przykop. La garde-malade l'y avait toujours portée, car k
vent qui soufflait sur la plaine était dangereux pour l'enfant
fragile, et là on le sentait à peine. Souvent, très souvent, Rozia
levait le loquet rouillé de la petite porte de planches qui,
du jardin exigu situé derrière Starydwor, conduisait dans le
Przykop. Oh! que les montagnes et les vallées du Przykop
étaient délicieuses ! . . . Pour l'enfant de la plaine, chaque légère
dépression de terrain représentait une profonde vallée et le
monticule qu'elle gravissait péniblement, en se cramponnant
à la mousse luxuriante et aux fougères et aux racines sail-
lantes des arbres, une haute, haute montagne.
Les chevreuils s'approchaient familièrement et dévisageaient
Rozia de leurs yeux brillants. Elle avait peur, non pas des
chevreuils, sans doute, mais des autres êtres qui peuplaient le
Przykop; et, plus elle grandit, plus cette crainte s'accrut.
Marianne, la servante, lui avait trop raconté de contes. Elle
frissonnait : le silence était si solennel I Les coups de bec du
pic perçant l'écorce des arbres résonnaient comme des coups
de tonnerre... Et pourtant elle n'aurait pas voulu renoncer
à cette douce frayeur; elle n'aurait pas pu renoncer à s'étendre
dans la mousse et à regarder fixement le sommet des arbres
PÉCHERESSE 7QI
pour découvrir un lambeau de ciel. Elle était toujours à
portée de voix, cela la rassurait; mais, dès qu'un appel lui
parvenait, — la basse retentissante du père ou la voix claire de
la mère, ou bien encore le « Psia krewl où es- tu fourrée? »
de la servante, elle tressaillait désagréablement, comme si
on la surprenait sur un chemin défendu, rougissait violem-
ment et lissait en soupirant ses cheveux roux ébouriffés...
Cet été-là, Rozia Tiralla chercha avec zèle des champignons
dans le Przykop : ils poussaient durant les nuits humides et
chaudes de la canicule. Mais on ne mangeait guère de cham-
pignons à Starawies ni dans les environs, car le public avait
été mis en garde : il ne fallait ni cueillir ni manger ceux
qu'on ne connaissait pas parfaitement. Les gens avaient pris
peur.
— Il y en a beaucoup qui ont été empoisonnés par des
champignons, — dit Marianne à madame Tiralla lorsque
celle-ci parla d'envoyer Rozia aux champignons.
Madame Tiralla se mit à rire :
— Des bêtises 1 je connais parfaitement les champignons!
— Ça ne sert à rien de les connaître ! — fit la servante
en s'emportant, — je ne mange pas même ceux que je con-
nais. Pouah! (Elle cracha par terre.) Les champignons, c'est
le légume du diable !
— Quoi? (La maîtresse regarda sa domestique avec de
grands yeux, et dans ces grands yeux jusqu'alors éteints,
une lueur apparut. Elle rougit, puis pâlit, puis rougit encore,
clignota un peu comme si quelque chose l'aveuglait, et
sourit.) Que veux-tu dire par là : « légume du diable »? je
ne te comprends pas I
Marianne se signa :
— Il y en a beaucoup qui ont truuvé la mort en mangeant
des champignons. Qui est-ce qui peut dire lesquels sont
poison, lesquels ne le sont pas? Us sont tous ensemble, les
bons et les mauvais : la nuit, le diable passe ses doigts dessus,
et, au matin, ils sont tous pareils, on ne peut pas les distin-
guer. On les cueille, on les fait cuire, on les mange et...
malheur! (Marianne étendit ses mains devant elle et roula
les yeux.) Sainte Madone! Je sais combien on souffre! je ne
yeux pas manger de champignons, non!
I
f
f
H
i
E, 792 LA REVUE DE PARIS
Elle se secoua.
— Eh! tu n'as pas besoin d'en manger, personne ne te
demande d'en manger I — fit madame Tiralla pour tranquil-
liser Marianne; puis, avec une vivacité croissante : — Tu
n'avais pas mangé de champignons lorsque tu as été malade I
Eh ! eh ! on sait bien ! (Elle leva le doigt en plaisantant, mais
cette plaisanterie manquait de spontanéité, il y avait quelque
chose de forcé dans son rire.) Jendrek t'a trahie, va, tu avais
trop bu, voilà pourquoi tu étais malade!
— Ohl celui-là! ce filou, ce gibier de potence! (Furieuse,
Marianne serra le poing.) Comment peut-il dire cela? ce
menteur! Je n'avais pas trop bu, je n'avais rien bu du tout,
j'en suis sûre. C'était le lendemain du jour où monsieur Tiralla
était allé chercher de la mort aux rats à Gnesen. Le matin, je
n'avais rien bu qu'une gorgée de café, du café que je portais
à monsieur Tiralla. Je peux le jurer!
La servante attacha sur sa maîtresse un regard curieux et
inquisiteur : rougirait-elle, pâlirait-elle?... Eh! maintenant
^ c'était dit! Allait-elle effrontément la gronder d'avoir goûté
au café de M. Tiralla?
Mais madame Tiralla ne fit semblant de rien. Le regard
de Marianne ne bronchait pas : qui pouvait savoir à quoi
la Pani pensait maintenant? Mais aucune rougeur plus
vive ne colora son visage. La servante était consternée : com-
ment! elle restait si calme, elle ne changeait pas de couleur,
elle ne s'effrayait pas? Marianne, ne savait plus où elle en était.
Non, non! cette femme était tout à fait tranquille, elle souriait
même, son regard était candide comme celui d'un ange du
ciel! Il fallait approfondir cela. Et, d'un ton résolu, elle dit
t rapidement :
| — Je n'avais bu que du café que la Pani avait fait elle-même. . .
p je ne comprends pas pourquoi il m'a rendue si malade! (Elle
haussa les épaules et prit son expression la plus innocente et
ï la plus bête, en promenant ses yeux rusés autour d'elle.) La
Pani ne ferait rien cuire de mauvais pour monsieur Tiralla!
— Non, certes, — dit tranquillement madame Tiralla,
tandis que de terreur son cœur s'arrêtait.
t Surtout ne rien montrer de son effroi, ne pas bouger un
cil!... Ah! elle avait pourtant déjà appris à mieux dissi-
PÉCHERESSE 793
muler! Une joie triomphante, presque sauvage, s'empara d'elle
et donna à sa voix une intonation de gaieté naturelle :
— C'est un gourmet, il ne veut que de bonnes choses!
Puis , comme si elle ne pensait plus aux dernières paroles
de Marianne, elle dit aimablement :
— Alors Jendrek a menti... Tiens I (Elle fouilla dans la
pochette accrochée à sa ceinture avec son trousseau de clefs
et en sortit une pièce brillante d'un mark.) Tiens, Marianne,
je suis peinée de t'avoir pendant si longtemps fait du tort en
pensée !
La servante oublia de remercier : stupéfaite, elle suivit d'un
regard fixe sa maîtresse qui sortait de la cuisine... Madame
Tiralla n'avait-elle vraiment rien mis dans le café? Marianne
avait mal à la tête à force de réfléchir... et puis, à quoi bon?
La Pani lui avait donné une pièce d'un mark toute neuve,
la Pani était bonne I Mariane se réjouit.
Dehors, madame Tiralla appela sa fille et, lorsque celle-ci
parut, elle lui passa au bras un panier d'osier et la coiffa elle-
même de son chapeau de paille à larges bords :
— Là, ma chérie ! . . .
Elle lui dit d'aller chercher avec elle des champignons pour
le souper de son père.
Il y avait beaucoup de champignons dans le val : des
jaunes, des rouges, des blancs, des bruns, des orangés et des
verdâtres. La première fois que Rozia était venue en cueillir,
elle avait eu très peur. Sous un pin se trouvait un gros cham-
pignon, ferme et odorant, d'un brun foncé, d'aspect très appé-
tissant, qu'elle examinait avec méfiance : était-ce le <( cham-
pignon du diable », que le maître d'école leur avait montré sur
la planche des champignons comme étant vénéneux? ou bien
était-ce un de ces champignons saxatiles que son père aimait
tant?... Hélas! elle n'avaitpas été assez attentive, elle avait encore
rêvé au lieu d'écouter M. Behnka. Quand les autres enfants
étaient inattentifs, il les grondait sévèrement; mais, elle, Rozia
Tiralla, il ne la grondait pas... Oh! qu'il eût été préférable
qu'il s'y résolût! Elle ne savait que faire. Elle hésita : devaitr-elle
le prendre ou ne devait-elle pas le prendre? Il y en avait
encore beaucoup de semblables; ils riaient dans la mousse.
Un ramier roucoula au-dessus de la jeune fille; il était
1
794 LA. REVUE DE PARIS
descendu du sommet du pin et s'était pose sur une des
larges branches inférieures, il tournait sa petite tête au col
chatoyant et regardait Rozia en continuant à roucouler. Alors
Rozia fut certaine de ceci : l'oiseau voulait la mettre en garde,
c'était un messager de la Madone; tous ces champignons
étaient vénéneux... Et elle se retroussa de manière que pas
même l'ourlet de sa jupe ne les frôlât et elle s'éloigna avec
une hâte craintive.
La première fois, Rozia était donc revenue *ans champi-
gnons à la maison :
— Mère, je ne savais pas quels étaient les bons ou les mau-
vais. J'ai eu peur et je les ai tous laissés!
Madame Tiralla avait tancé Rozia comme elle ne l'avait
jamais fait; elle l'avait appelée « stupide dinde! » — en lui
tirant ses tresses. — Tous les champignons qui poussaient
dans le Przykop étaient bons à manger, il ne s'en trouvait pas
un seul de vénéneux!
— Mais monsieur Behnka a dit pourtant... et Marianne
dit... Ah! petite mère, j'ai une telle peur des champignons
vénéneux... Si quelqu'un les mangeait, quel malheur!
— Tu es bête, — fit la mère d'un ton plus doux ; — la pro-
chaine fois, j'irai avec toi et je t'indiquerai ceux que tu dois
cueillir. Ne pleure pas !
Et elle caressa les cheveux qu'elle venait de tirailler...
Le soleil dorait la mousse ; dans le Przykop même, tout était
clarté, tout était douceur, lorsque madame Tiralla y vint avec
Rozia.
— Regarde celui-ci, Rozyczka, celui-ci!... et celui-là!...
Elle les désignait du pied, çà et là, dans la mousse, et Rozia
les cueillait.
— Eh! n'est-ce pas du poison, petite mère? Marianne dit
pourtant...
— Des bêtises! Qu'est-ce qu'elle en sait, Marianne? Elle est
encore plus bête que je ne pensais : elle est de la campagne et
elle ne connaît pas même les champignons ! . . . Prends-les seule-
ment, prends-les seulement. Ils sont très bons, frits au beurre
et avec de la crème : c'est le plat de prédilection de ton père !
Alors Rozia se mit à genoux et cueillit avec diligence les
champignons rouges qui luisaient comme de l'écarlatc et qui
PÉCHERESSE 796
avaient comme un petit bouton blanc brodé sur leurs cha-
peaux... oui, ceux-là étaient amusants, les plus jolis de
tous!... Elle ramassa aussi de ces bruns qu'elle avait évités
avec tant de soin, la première fois, et son panier fut bientôt plein .
— A présent, nous en avons assez, — dit madame Tiralla. —
Tu ne pourras plus te tromper maintenant, tu sais où tu dois
les cueillir. La prochaine fois, tu viendras seule I
— Bien sûr, je sais maintenant!... Mais c'est si beau d'être
dans la forêt avec toi ! — fit Rozia d'un ton câlin, en se sus-
pendant au bras de sa mère.
Elle était presque aussi grande que celle-ci; côte à côte, on
les aurait prises pour deux soeurs. Sans doute, la femme
brune était la plus belle, avec ses yeux veloutés et brillants,
mais il y avait tant d'allégresse, ce jour-là, sur le visage de la
jeune fille qu'on en oubliait ses taches de rousseur et ses
ternes yeux bleus.
— C'est petit père qui va se régaler I — dit Rozia. — Est-ce
que tu les lui fais cuire encore ce soir, les champignons?
— Je les lui ferai cuire encore ce soir, les champignons, —
répéta distraitement madame Tiralla.
Ses pensées étaient déjà bien loin. Et quand il les aurait
mangés... souffrirait-il autant que le disait Marianne?... Elle
trembla... Ah ! point de pitié, surtout! N'avait-elle pas souffert,
horriblement souffert, elle, depuis l'instant où il était entré
chez sa mère, depuis qu'il l'avait convoitée?... Elle ne l'aimait
pas... non, elle ne l'aimait pas... Et depuis qu'il s'était mis à
boire, depuis qu'il était revenu ivre mort à la maison, depuis
que Marianne et Jendrek étaient obligés de le prendre par
les bras lorsqu'il rentrait du cabaret, non, elle ne pouvait
plus supporter sa présence... Avec l'aide de la Madone, il
mangerait les champignons et il fermerait les yeux aussitôt
après... tout serait pour le mieux!... N'avait-il pas dit, lors
de sa dernière saoulerie, en pleurant amèrement : « Ma place
n'est pas ici; ma Zosia m'aimera mieux quand elle sera veuve
que maintenant »?... Oui, il avait raison; il sentait confu-
sément la vérité lorsqu'il était saoul... Elle ferait mettre une
pierre sur sa tombe, et la plus belle croix qu'on pût se pro-
curer à Gradewitz ou à Gnesen. Si seulement il s'en allait, si
seulement il s'en allait, s'il la laissait en paix !...
796 LA REVUE DE PARIS
Une sorte de tendresse pour M. Tiralla s empara d'elle.
Ah ! elle les cuirait avec soin, les champignons, elle n'écono-
miserait ni le beurre ni la crème, ils seraient à son goût!...
Lorsque la mère et la fille revinrent du Przykop, M. Tiralla
les attendait à la petite porte du jardin. Il avait faim, son
estomac grouillait ; mais il était encore plus tourmenté par le
sentiment d'un autre vide : — ainsi, Zosia lui prenait encore la
petite ! . . . Heureusement que Mikolai allait revenir en automne :
il aurait un peu de société!... M. Tiralla n'avait jamais aimé à
être seul, et moins que jamais il n'aimait à l'être; quelque
chose de vague l'angoissait alors, quelque chose qu'il n'eût pas
su définir et qui semblait l'épier dans tous les coins...
Abritant ses yeux avec sa main, car le soleil couchant
empourprait l'horizon derrière les pins et les deux silhouettes
en robes claires étaient pareilles à des anges de lumière, il
cria joyeusement :
— Psia krew! si tard?... Venez, mes chéries, venez donc!
Rozia quitta le bras de sa mère. Elle courut vers son père
en brandissant son panier :
— Des champignons, des champignons!
Elle rayonnait de joie.
Il écarta les cheveux qui flottaient sur le visage de Rozia et
lui caressa la joue :
— Délices de mes yeux! consolation de mon cœur!
Pourquoi donc le père était-il si sérieux ? Il était de mauvaise
humeur ! Rozia le regarda avec des yeux pleins de sollicitude,
que l'affection rendaient perçants : petit père vieillissait! Comme
sa figure était sillonnée de rides, de petites lignes courbes sem-
blables à celles que les corbeaux tracent dans la neige avec leur
griffes en hiver. Et pourtant il était si gros et il mangeait
tant!
— M'aimes-tu ? — demanda-t-elle tendrement en levant son
visage vers lui pour qu'il l'embrassât. — Moi, je t'aime bien!
Il ne l'embrassa pas : il regardait sa femme qui venait lente-
ment.
Il semblait à madame Tiralla que ses pieds refusaient
d'avancer. Une lourdeur de plomb la paralysait presque : il était
là, il était là. qui attendait impatiemment! Elle balbutia :
— Dieu m'assiste !
r
PÉCHERESSE 797
Et elle passa près de lui en courant.
Il n'y avait personne à la cuisine. Où était encore fourrée
cette fille négligente, cette Marianne?... Mais ça valait mieux
ainsi, elle n'avait que faire d'elle aujourd'hui!... Madame
Tiralla mit elle-même du bois et de la tourbe dans l'âtre, dont
le feu s'éteignait sous la cendre et qui se ranima bientôt, y
plaça une marmite et alla chercher du beurre et de la crème
dans le garde-manger. Elle fit tous ces préparatifs avec dili-
gence.
Rozia arriva en courant :
— Mère, petit père demande si les champignons sont bons?
— Mais... naturellement!
Et madame Tiralla poussa avec impatience sa fille vers la
porte. Il n'aurait plus manqué que cela, qu'elle restât là !.. . Puis
elle coupa les champignons en morceaux, les jeta dans la mar-
mite et versa dessus de l'eau bouillante. D'abord les laisser
cuire un moment, bons et mauvais, pêle-mêle, afin que les
formes et les couleurs se confondissent, qu'il ne fût plus pos-
sible de les distinguer les uns des autres! Personne ne dirait
qu'elle avait fait manger des champignons vénéneux a son
mari. D'ailleurs les aurait-il mangés?
L'eau bouillait à gros bouillons ; madame Tiralla avait bien
avivé le feu. Vite! il fallait que le repas fut vite prêt :
M. Tiralla voulait souper I
Il passait justement sa tête dans l'entrebâillement de la porte
de la cuisine :
— Est-ce bientôt prêt, Zosia ?
— Oui, bientôt!
Elle mit encore du bois dans l'âtre. Les champignons
étaient déjà tendres. Un bouillon écumant, qui sentait très
fort, remplissait la marmite. Elle avança son petit nez pour le
flairer : l'odeur était si piquante, juste ciel! elle la trahirait!
Vivement, elle épancha le liquide gluant jusqu'à la dernière
goutte, puis elle prit une autre casserole, y fit fondre du beurre
frais et y jeta les champignons. Ah! maintenant l'atroce
odeur avait disparu; maintenant ils embaumaient délicieu-
sement.
Pendant que les champignons mijotaient dans le beurre,
madame Tiralla resta debout à côté, les mains jointes :
798 LA BEVUE DB PARIS
« Sainte Madone, j'élève ma voix vers vous, ne m'aban-
donnes pas, priez pour moi! Jésus-Christ» exaucez-nous,
maintenant et à l'heure de notre mort... »
Et quand il les aurait mangés... alors?... alors.. ?
« Fils de Dieu, non» te recommandons cette âme, ayez
pitié d'elle... Jésus, Marie* Joseph, daignez assister cette âme
dans les angoisses de la mortî... »
Marianne entra dans la cuisine : sainte Madone! la maî-
tresse était déjà en train de cuisiner... Marianne s approcha
précipitamment, en faisant cliqueter ses clefs. Oh t comme la
Pani allait la gronder! Involontairement, elle se courbait
déjà.
Mais la Pani regardait fixement le feu. Puis, soudain, comme
si elle s'éveillait d'un rêve, elle saisit le pot à crème, en versa
le contenu sur les champignons, quelle remua. Enfin, elle
commanda de servir
Lorsque Marianne posa le plat sur la table, où étaient déjà
assis le père, la mère et la fille, madame Tiralla pâlit mor-
tellement. Son mari prenait le plat : elle sursauta, et faillit le
retenir par le bras.
— Dieu les bénisse ! — dit alors la servante.
Puis, se détournant elle fit à la dérobée le signe de la croix
et cracha trois fois : hou ! des champignons ! Elle se secoua.
Et combien la maîtresse était étrange! elle avait peur, sans
doute : elle était si pâle!
Marianne, saisie de frayeur, sortit à la hâte de la pièce.
Gomment pouvait-on manger des champignons ? Pouah! Elle
éprouva de nouveau l'affreux malaise qui naguère lui avait
étreint la poitrine et comme enserré tous les membres. Elle
s'accroupit devant le foyer et joignit les mains : elle avait une
si grande, une si horrible peur!... Mais, dès qu'elle le pourrait,
elle irait trouver M. le curé... Non, mieux, M. le gendarme...
elle repoussa cette idée : la croirait-il, seulement?... Et si elle
jurait au nom de Dieu et de tous les saints ?.. . Pourtant elle
ne pouvait pas le jurer... elle ne le pouvait pas., mais elle le
dirait tout de même à M. le curé... Quelle maison, hélas!
quelle maison! il fallait être une bien pauvre domestique
pour servir dans une maison pareille!... Elle pleura des larmes
amères.
r
799
Mais, aussitôt après, Jendrek frappa à la fenêtre de la cuisine :
— Viens dehors !
Elle courut vers lui, derrière l'écurie et, oublia son maître
et les champignons. . .
Madame Tiralla constatait avec horreur que les champignons
étaient au goût de son mari. Elle était incapable de bouger,
elle était comme pétrifiée. Mais, lorsque Rozia en demanda
aussi (ils sentaient si bon ! ils donnaient vraiment envie d'en
manger), elle s'écria :
— Us sont trop lourds pour ton estomac! Je n'en mange pas
non plus . Nous n'en mangeons pas ; ils ne nous conviennent pas !
Alors M. Tiralla les mangea tous, tous...
— Il y a longtemps que je ne me suis régalé autant ! — dit-il,
après le repas, en se frottant le ventre- — C'est parce que ma
petite fille les a cueillis et que ma petite femme les a fait
cuire pour moi. Merci à vous !
Il fit un signe de tête à sa fille et prit la main de sa femme,
qu'il baisa.
11 était, ce jour-là, remarquablement doux, singulièrement
tendre. Madame Tiralla tressaillit : la voix de son mari lui
paraissait déjà toute changée. Elle l'examina avec des yeux
inquiets : il avait réclamé de l'eau-de-vie après ce mets un
peu gras;... se sentait-il déjà mal, se sentait-il déjà malP...
Elle pouvait à peine tenir ses pieds tranquilles sous la table.
Oh! combien elle aurait aimé s'enfuir! Elle ne voulait pas
voir ce qui allait se passer.
— Zosia, embrasse-moi, — mendia M. Tiralla.
Elle consentit : c'était la dernière fois ; pourquoi lui aurait-
elle refusé un dernier baiser?
Il l'attira à lui, sur ses genoux. Puis il renvoya Rozia : elle
devait aller se coucher, afin d'être bien reposée, le lendemain,
pour retourner chercher des champignons.
— Va, va donc! — insista-t-il, comme elle essayait de le
câliner.
Si fort qu'il l'aimât, il n'avait, en ce moment, que sa
Zosia en tête. Elle était si bonne, ce jour-là, si aimable!...
Mon Dieu, de meilleurs temps approchaient-ils ?.. .
Pendant la nuit, Marianne entendit craquer la porte de
M. Tiralla. Tout lui revint à l'esprit soudain. Sainte Madone !
800 LA REVUE DE PARIS
les champignons!... Était-il malade?... Oh! pauvre petit Mon-
sieur!... Rapide comme le vent, elle bondit hors de son lit et
s'élança vers sa porte. Mais lorsqu'elle l'eut ouverte et qu'elle
eut avancé la tête dans le vestibule, elle ne vit que madame
Tiralla qui refermait avec précaution la porte de M. Tiralla.
La servante faillit pousser un cri d'étonnement.
Madame Tiralla fut très effrayée en apercevant Marianne.
Elles se considérèrent fixement, durant quelques instants. Puis,
la maîtresse porta un doigt à ses lèvres :
— Chut! chut! Je... ne pouvais pas dormir en haut... J'ai
entendu quelque chose, j'ai pensé que c'étaient des voleurs...
oui, oui, des voleurs... et je suis descendue!
— Oh ! il n'y a pas de voleurs ici !
La servante se mit à rire : elle trouvait très drôle que la
Pani, qui d'habitude ne se souciait pas des voleurs, en parlât
tout à coup... Non, la Pani n'était pas descendue à cause des
voleurs : alors pourquoi? D'ordinaire, il ne lui venait guère à
l'idée de se glisser chez M. Tiralla! Marianne ouvrit de grands
yeux. Mais soudain elle comprit : ah ! ah ! la Pani était venue
constater l'effet de la pitance que M. Tiralla avait dévorée à lui
seul, le pauvre homme!.,. Marianne soupira. Puis elle regarda
sa maîtresse avec insolence :
— Hé! comment va Pan Tiralla? Il ne se sent pas bien, hé?
— Quoi?... quoi?... (Madame Tiralla trembla, mais elle
reprit son calme devant les regards effrontés de la servante.)
Je ne sais pas ce que tu veux dire, — répondit-elle avec hau-
teur, monsieur Tiralla dort très bien!
Elle se détourna en faisant un léger signe de tête et remonta
l'escalier, si doucement que pas une marche ne craqua.
Poussée par la curiosité, Marianne entr'ouvrit la porte de son
maître. Tout était sombre. Elle ne pouvait rien voir, mais elle
entendait une respiration régulière. Mon Dieu! il ne se plai-
gnait même pas, il dormait si tranquillement!... Etait-il encore
en vie?... Les mains tendues en avant, elle alla à tâtons vers le
lit. Dieu merci, il était couché, là, bien confortablement, bien
au chaud!
Elle se pencha sur lui. Alors il tendit les bras et bégaya tout
somnolent :
— Chérie, hé!
PÉCHERESSE 8oi
En haut, madame Tiralla était assise devant son miroir et
contemplait son visage pâle et terriblement altéré. Qu'est-ce
que la servante avait bien pu penser d'elle? Ses yeux cernés,
ses cheveux en désordre, sa face marquée de taches blanches
et rouges... O mon Dieu! elle avait tout subi... et il vivait
encore ! Elle fut saisie de rage, elle aurait tout voulu détruire,
tout mettre en pièces. Les poings pressés sur son front, elle
gémit. Elle était la dupe, l'éternelle dupe! Behnka aussi l'avait
trompée : n'avait-il pas dit que les fausses oronges étaient très
vénéneuses et que le « champignon du diable » Tétait encore
davantage? Il lui avait lu cela dans un livre qu'il lui avait
apporté, il lui avait aussi montré les gravures ; elle avait suivi
d'un œil attentif le doigt qui les désignait : « Ainsi, voilà
comment ils étaient, les champignons qui procuraient la
mort?... » Quatre fausses oronges déjà pouvaient tuer, disait
le peuple; cependant lui... lui, il vivait! Mais n'avait-elle
pas lu encore dans le livre du maître d'école : « La mort peut
survenir dans l'espace d'une heure ou seulement au bout de
deux ou trois jours »?... Ah! ah! M. Tiralla était robuste, ce
qui terrassait un autre, le touchait à peine. Il fallait attendre,
attendre!...
Elle se jeta à genoux. Si seulement il était mort tout de
suite ! . . . cette attente était si atroce ! . . . Elle avait horreur de ce
que le matin apporterait. Autant elle avait été calme en cuisant
les champignons, autant elle était inquiète maintenant. Mais
ce n'était plus le désir de cette mort libératrice qui la tourmen-
tait, c'était l'ardent besoin d'être délivrée de cette angoisse
oppressante et affolante. Elle bondit comme une démente, leva
ses mains au ciel et les tordit :
— Marie, mère de Dieu, priez pour moi!
Pourquoi devait-elle prier la Vierge? Ah! la Vierge le savait
bien, elle le savait mieux qu'elle... Hélas! hélas!... Elle aurait
préféré qu'il restât en vie ! Elle ne voulait pas le voir défiguré
par les convulsions, bleui et enflé par la mort!...
Comme un animal traqué, elle se recroquevilla dans l'angle
le plus retiré de la chambre, se mordit les poings, qu'elle pres-
sait contre sa bouche pour ne pas crier, et pleura en trem-
blant... Que la nuit était longue!... ne ferait-il jamais, jamais
jour?... Comme Rozia respirait paisiblement! Elle dormait si
i5 Décembre 1908. 9
802 LA REVUE DE PARIS
bien aujourd'hui ! Ali ! être encore un enfant innocent, ne
rien connaître de la vie mauvaise!...
Une immense nostalgie d'innocence, de pureté, monta en
madame Tiralla. Elle irait se confesser dès le lendemain,
aussi vite que possible. Elle se confesserait, elle confesserait
tout, afin de pouvoir respirer ensuite aussi paisiblement que
cette enfant!... La dernière fois, en faisant son examen de
conscience, elle n'avait pas su exprimer nettement ce qui
germait et fermentait en elle. Mais maintenant, quand vien-
drait le tour des péchés contre le cinquième commandement :
« As-tu nui à ton prochain et à toi-même, as-tu été colère,
envieux, vindicatif, as-tu vécu en inimitié et en haine avec les
autres, as-tu blessé ton prochain par des paroles amères, lui
as-tu fait du mal intentionnellement?... » alors elle se frap-
perait la poitrine, elle se confesserait.
Elle se calma peu à peu. La seule pensée de la confession
lui valait un calme et un soulagement infinis. Elle eut la
force de se traîner hors de son coin jusqu'au lit de Rozia et de
réveiller celle-ci :
— Chérie, prions!
Et elle joignit ses mains autour de celles de l'enfant.
— t Qui veux-tu que nous priions? — demanda aussitôt Rozia,
toujours prête à prier.
— Récite l'acte de désir avant la sainte communion!
— Oh ! mère, je ne le sais pas ! — dit Rozia toute honteuse,
en baissant la tête.
— Mais, moi, je le sais, — fit madame Tiralla : — « Oh!
venez, le bien-aimé de mon cœur; venez, Agneau de Dieu, chair
adorable, sang précieux de mon Sauveur; venez servir de
nourriture à mon âme! Venez, Seigneur Jésus, venez! »
Elle cria ces mots d'une voix forte et l'enfant, avec un sou-
rire ravi, les mains pieusement jointes, les répéta après elle...
Lorsque madame Tiralla redescendit, le lendemain, il était
déjà tard; à l'aube, enfin, à genoux devant le lit de Rozia,
elle s'était si profondément endormie qu'elle n'avait pas vu le
tremblant rayon de soleil sur le mur de la chambre, qu'elle
n'avait entendu ni le chant du coq, ni le claquement des seaux
à traire, ni le grincement de la chaîne du vieux puits, ni le
i
PÉCHERESSE 8o3
mugissement du bétail. C'avait été un sommeil pareil à la
mort. Et ensuite, lorsqu'elle s'était réveillée en sursaut sous
les caresses de Rozia, elle n'avait pas osé descendre et avait
envoyé l'enfant en bas :
— Va voir s'il est déjà levé...
Mais Rozia ne revenait pas. Pourquoi ne revenait-elle pas?
Madame Tiralla attendit et attendit : les minutes lui semblaient
des heures. . . Sainte Madone, qu'était-il donc arrivé pour que la
petite ne revint pas?... Courage, courage, courage! Elle pressa
ses mains sur son cœur qui battait éperdument. Pourquoi
était-elle venue à Starydwor, pourquoi n'était-elle pas restée
la plus pauvre d'entre les pauvres, la plus misérable d'entre
les misérables?
Elle prêta l'oreille : n'entendait-elle pas la voix de monsieur
Tiralla? Non, ce n'était pas la sienne!... Pas un cri, pas un
gémissement ne parvenait à elle. Elle était obligée de des-
cendre : sinon, bientôt on remarquerait son absence; il fallait
descendre, tout droit.
Elle respira profondément, ouvrit brusquement la porte,
prit son élan et se précipita en bas : où était-il étendu, où le
trouverait-elle?
— Bonjour, — dit M. Tiralla.
11 était de bonne humeur et sortait justement de sa chambre.
Il avait encore sommeil, il se frottait les yeux. Mais ses yeux
étaient tout clairs, ils voyaient encore! La femme recula
comme devant un fantôme.
— Eh! pourquoi t'effrayes-tu? — dit-il en riant. — Tu as
fait la grasse matinée? Ha! ha!
Elle ne répondit pas. Et, sa vie en eût-elle dépendu, elle
n'eût pu articuler un mot. C'était trop terrible, trop terrible!
Il ne prit pas garde à son mutisme et à son trouble ; il était
très gai; il agita une lettre qu'il tenait à la main.
Mikolai n'avait pas écrit depuis longtemps, car écrire n'était
pas son affaire; cependant il disait :
Chers parents! Votre fds Mikolai se porte bien et vous salue.
Mais je suis tout de même content d'avoir fini mon service mili-
taire : faime mieux cultiver les champs. Et mon ami, Martin
Beckier, qui en réalité est meunier, mais qui na pas de moulin
8o4 LA REVUE DE PARIS
parce qu'il a bien un peu de fortune, mais pas assez pour acheter
un grand moulin et quil tien veut pas de petit, viendra avec moi.
Il aidera à labourer. Cher jtère, tu n auras pas besoin alors de
beaucoup de bras étrangers, nous suffirons et Martin vous plaira.
Il n'a plus de parents et il est de Kleùi-Hauland, près Opale-
nitza. Je vous écrirai encore pour vous dire le jour de notre
arrivée. Chère mère, si- tu es aimable avec Beckier, je t'en serai
reconnaissant, car cest un bon garçon. Et je t'embrasse en
pensée, chère sœur. Rozia est certainement devenue une jolie fille.
Et nous arriverons, si Dieu le veut, dans bientôt sept semaines.
Je vous embrasse tous. Votre cher fils !
C'était bien son fils, son bon, son cher fils! Une tendresse-
soudaine s'éveilla en M. Tiralla pour l'absent. Il y avait si
longtemps qu'il n'avait rien eu de lui ! 11 semblait maintenant
à M. Tiralla qu'il avait pensé sans cesse à son Mikolai, durant
ces trois années de service militaire, et pourtant il n'en était
rien. Comment aurait-il pu envoyer tant de pensées à Mikolai
alors qu'elles appartenaient toutes à sa Zosia? Mais voici qu'un
impatient désir de le revoir s'emparait de lui; il pouvait à peine
attendre le retour des soldats dans leurs foyers. Si seule-
ment il était déjà icil... Les soirées devenaient longues, ce
n'étaient plus de belles soirées d'été ; cette année-là, il faisait
frais particulièrement tôt et Starydwor était triste pour qui
n'avait pas de compagnon.
Décidément, madame Tiralla était malade et son air bizarre
rendait M. Tiralla aussi malade. Sa Zosia! Qu'avait-elle donc?
était-elle fâchée contre lui? 11 se creusait la tète : que lui
avait-il fait? 11 ne trouvait rien. Il se donnait toutes les peines
possibles pour la mettre de meilleure humeur. 11 alla a
Gnesen, chez Rosenthal, et lui acheta un costume à la dernière
mode, quadrillé noir et blanc, qui l'habillait à ravir; elle
avait l'air d'une veuve élégante sur le point de partir en voyage :
mais il ne put lui arracher que ce mot indifférent :
— J'en aurais préféré un tout noir !
Alors il était reparti pour Gnesen afin de lui en procurer un
tout noir, mais comme il n'avait rien trouvé d'assez joli à
Gnesen, il avait poussé jusqu'à Posen. Et, lorsqu'il le lui avait
apporté, ce costume beau et cher, elle avait seulement dit :
PECHERESSE 8o5 ,
— Je ne peux tout de même pas le porter !
Tiens! et pourquoi donc? Pourquoi le regardait-elle avec
des yeux si étranges ?
De pareils regards troublaient M. Tiralla. Il questionna
Marianne : savait-elle pourquoi la maîtresse était de si mau-
vaise humeur? Et pourquoi elle avait un regard si sombre?
— Oh! oui, le mauvais regard! — chuchota Marianne.
Elle cracha en se signant.
Ah ! elle se garderait bien de faire part de ses soupçons à
son maître. Si elle disait : « La maîtresse a des projets »,
il la flanquerait à la porte pour tout remerciement : il était
encore si follement aveugle !... Et elle ne savait pas elle-même
quels étaient les projets de la Pani. Les champignons n'avaient
pas fait le moindre mal au maître. Elle n'aurait rien eu à
confiera M. le curé.
Marianne haussa donc les épaules lorsqu'elle vit M. Tiralla
devant elle, le visage consterné. Il se plaignit : « Oh! comme sa
Zosia venait encore d'être méchante! Il était à peine entré dans
sa chambre (elle s'était arrangé la chambre d'en haut rien que
pour elle et il était rare qu'elle descendit) afin de lui demander
gentiment comment elle allait aujourd'hui. Il avait seulement
osé lui prendre la main : — avait-elle de la fièvre ? ses yeux bril-
laient tant! — Alors elle avait repoussé sa main avec violence,
comme elle aurait fait un immonde animal, et elle s'était
mise à pleurer, à pleurer si fort qu'il avait eu peur. »
— Je ne sais pas, — dit Marianne, — la Pani sera malade : il
faut s'adresser au docteur!
Mais le pauvre maître lui faisait de la peine. Et peut-être
aussi, puisqu'il devait mourir, lui léguerait-il quelque chose
afin qu'elle eût de quoi vivre, elle et ses enfants, ou lui lais-
serait-il tout au moins une dot suffisante pour que Jendrek
ou un autre l'épousât?... Elle entra plus de dix fois dans la
chambre où il était assis tout seul derrière sa bouteille, le
pauvre maître!
M. Tiralla n'allait plus au cabaret : il craignait les regards
curieux; tout le monde lui parlait de sa femme et, il l'avoua
en soupirant à la servante, il ne pouvait plus maintenant faire
le fanfaron, car alors sa gorge se serrait et il était incapable
d'articuler un mot...
n
806
LA REVUE DE PARIS
De sa chambre, madame Tiralla entendait souvent son
mari rire avec la servante, boire aussi, car ils débouchaient
des bouteilles quatre ou cinq fois dans la soirée. Ah! comme
il buvait ! Madame Tiralla était secouée par le dégoût.
Comment pouvait-il s'oublier ainsi? Comment pouvait-il se
saouler ainsi, non pas seulement de bière, mais de vin de
Hongrie?... Mais n'était-ce pas un bonheur qu'il bût, qu'il
bût tant? Où aurait-elle dû se réfugier sans cela? Il l'aurait
harcelée sans cesse. Puisqu'il n'y avait pas moyen de s'en
débarrasser complètement, elle en était au moins débarrassée
pendant quelques heures et il dormait toute la nuit. Ah! si
seulement il était toujours, toujours ivre !...
Madame Tiralla était couchée dans son lit et elle écoutait
d'une oreille irritée les bruits d'en bas. Maintenant les plaisan-
teries devaient être salées, car la servante poussait des cris et
il riait à en perdre la respiration. Et maintenant, maintenant
(elle comprenait clairement sans qu'un mot lui parvint) main-
tenant il débitait sans rime ni raison des extravagances qui
faisaient pâmer de rire la servante, jusqu'à ce qu'il devint
silencieux, qu'il laissât retomber sa tête sur la table et qu'il
s'endormît enfin.
Maintenant il était bien, il rêvait comme un bienheureux.
Oh ! ce ne devait pas être désagréable du tout de ne plus rien
voir et de ne plus rien savoir!... Vraiment (madame Tiralla
s'en loua elle-même) elle ne disait rien d'absurde, elle ne lui
causait aucun mal en lui souhaitant d'être toujours ivre.
Qu'avait-ii donc de la vie? Il n'avait pas le sentiment des
choses élevées et il n'avait aucun plaisir avec elle : en toute
justice, elle le reconnaissait. Mais comment aurait-elle donné
de la joie, alors qu'elle-même en ressentait si peu?... Il était
là, il était précisément là!
Elle serra les poings et se mordit les lèvres pour ne pas
crier. Tout, tout avait été inutile, et la mort aux rats, et la
chute dans le fossé, et les champignons!... Elle ne lui faisait
plus cuire de champignons, bien qu'il en réclamât souvent :
— Va les chercher toi-même ! — lui avait-elle répondu
rudement.
Quant au fossé?., bah! elle eut un froncement de nez
méprisant pour sa propre bêtise : un fossé n'était rien pour
PÉCHERESSE 807
M. Tiralla, il remontait d'une fosse bien plus profonde!...
Mais la mort aux rats?
Là était la délivrance... et pourtant elle n'osait pas! Serait-
il aussi invulnérable à ce poison ? Ou bien, finalement, ce
poison était-il trop peu violent pour tuer un homme? Ah! si
elle savait exactement! . . . Qui lui donnerait des renseignements
sûrs ? Behnka ? Oh ! ce menteur ! . . . Elle fut secouée par des san-
glots de colère : il l'avait trompée, le misérable !
Madame Tiralla pensa à son esclave avec fureur. Ne lui
avait-il pas juré de lui être dévoué, ne l'avait-il pas juré par
des regards d'abord, par des paroles ensuite?. . . Oh ! le lâche ! . . .
L'été était passé ; les hirondelles étaient parties depuis long-
temps, le fils de la maison allait bientôt rentrer au nid et
amènerait encore un camarade, — quatre yeux en plus pour la
surveiller !
Une grande frayeur du retour de Mikolai tourmentait
madame Tiralla : il avait des yeux, il n'était pas bête! 11 ne
ressemblait certes pas à Rozia, qui ne touchait la terre que
d'un pied, qui croyait aveuglément ce qu'on lui disait. Si
quelque chose devait arriver, il fallait que ce fût avant que
le fils revînt.
Madame Tiralla voulut se lever : personne maintenant ne
la verrait ou ne l'entendrait ! Elle ne faisait plus coucher Rozia
dans sa chambre : elle ne pouvait plus tolérer personne auprès
d'elle. L'enfant dormait de l'autre côté, dans une pièce géné-
ralement inhabitée, que Marianne partagerait lorsque la
chambre d'en bas serait occupée par les jeunes gens... à
moins que la chambre de M. Tiralla ne devint libre d'ici là!
Rozia sortit précipitamment un pied hors du lit. Maintenant
elle se glisserait au grenier, elle irait chercher ce qu'il y avait
dans le tiroir!... Elle ne se fierait plus à Marianne, cette fois,
elle le lui porterait elle-même dans du café ou dans du vin!
Elle posa d'un seul coup ses pieds sur le plancher, mais
soudain elle ne pouvait plus marcher, ses forces se déro-
baient. Elle était là, si faible! aussi faible qu'autrefois, lors-
qu'elle s'était levée après la naissance de Rozia... Elle se mit
à trembler et à transpirer, à soupirer et à prier, mais aucun
ange ne lui rendit ses forces.
Alors elle comprit : les saints ne le voulaient pas encore,
L
808 LA REVUE DE PARIS
l'heure n'avait pas encore sonné I Elle se blottit dans son lit
et tira l'édredon presque par-dessus sa tête. Elle était cou-
chée sous les plumes et pourtant elle avait froid, elle se sen-
tait indiciblement misérable. En bas, son mari ribotait avec
la servante, tandis qu'elle-même avait les pieds et les mains
comme liés. Elle fut prise d'une angoisse mortelle. Ses dents
claquèrent, ses mains se crispèrent; elle ne pouvait se mou-
voir, elle ne pouvait que penser, penser avec une rapidité
terrible. C'était la rage, la douleur, l'espoir déçu qui la ren-
daient si malade, qui la consumaient. Elle mourrait, hélas!
elle mourrait avant d'avoir vécu, d'avoir vécu seulement une
année comme elle désirait vivre !
VIII
Marianne racontait par tout le village qu'une vie plus gaie
allait bientôt commencer à Starydwor : le jeune maître reve-
nait à la maison et, par-dessus le marché, y amenait un ami!
— Eh ! de beaux petits messieurs ! (Elle levait deux doigts
en l'air :) Deux à la fois!
Et elle riait si joyeusement, si incorrigiblement, si imperti-
nemment, en faisant danser ses yeux et en montrant ses larges
dents blanches, que tous ceux à qui elle disait cela riaient avec
elle à gorge déployée.
Jendrek seul ne riait pas. Cela ne l'arrangeait pas du tout
que ces deux-là revinssent : il ne pouvait rien dire contre le
vieux qui lui glissait maint cigare et maint pourboire, mais les
jeunes ne lui convenaient pas. Il aimait mieux se chercher
une autre place et une autre bonne amie.
M. Tiralla n'aurait pas eu le cœur de congédier Jendrek
et il était tout content qu'il voulût s'en aller. Car lorsque
Mikolai, son cher Mikolai serait là, il aurait assez d'aide.
Quant à Marianne, elle ne s'inquiétait guère du départ de
Jendrek... A son aise! Maintenant deux beaux jeunes gens
allaient venir! Elle n'avait, à vrai dire, pas encore vu le fils de
la maison, mais, d'après ce que Rozia lui racontait de son petit
frère, celui-ci devait être quelque chose d'extraordinaire, de
PÉCHERESSE 809
magnifique, de prodigieux!... Et l'autre, son ami? « Qui mon
frère aime, je l'aime aussi », avait répondu Rozia.
— Dieu t'accompagne ! — dit Marianne avec calme à Jen-
drek, en lui tendant sa main et sa bouche en guise d'adieu. (Il
n'allait pas bien loin : chez M. Jokisch.) — Si tu as envie, une
fois, de me voir, viens siffler sous la fenêtre : je sortirai.
Mais madame Tiralla parut plus touchée du départ de
Jendrek :
— Je ne te vois pas volontiers partir, — lui dit-elle en lui
tendant la main et mettant un écu d'argent dans la sienne. —
Garde un bon souvenir de nous I
Elle le regarda si sérieusement et si profondément dans les
yeux qu'il se sentit tout ému. . . Ah I comme la Pani avait dépéri,
ces derniers temps! Qu'avait-elle donc? Elle était pâle, aussi
pâle que le jour où elle s'était tant effrayée du malaise de
Marianne. Eh! c'était bien la peine que la Pani se fût tour-
mentée ainsi pour elle!... La Pani était trop bonne avec elle,
beaucoup trop bonne aussi pour M. Tiralla, beaucoup trop
bonne pour tout le monde, ici, dans cette maudite maison!...
Si madame Tiralla avait pu lire les pensées de Jendrek, elle
n'aurait pas eu de crainte... Mais que savait-ilPque ne savait-
il pas? que raconterait-il lorsqu'il ne serait plus à son service?
Elle ne le voyait pas sans inquiétude entrer sous un autre
toit. Elle avait toujours un sentiment d'angoisse mainte-
nant. Le docteur le mettait sur le compte des nerfs. Ainsi, elle
prenait continuellement des gouttes calmantes et des toniques
et pourtant elle ne trouvait de repos ni jour ni nuit. Ses yeux
étaient agrandis par les veilles, à force de se fixer dans les
ténèbres. Ses mains avaient maigri, elles étaient presque
aussi minces que celles de Rozia. Elle aurait pu presque
porter les robes de sa fille, tant elle était devenue svelte.
Trop svelte! Elle se regarda dans la glace avec épouvante :
était-ce vraiment son visage, le visage de la « belle Tiralla »?
Sa peau satinée commençait à se faner. Est-ce que sa beauté
allait disparaître?... Cela encore! et déjà?... Un profond
soupir de douloureuse impuissance vibra à travers la chambre.
M. Tiralla sifflait en bas, dans la cour. Il donnait à manger
aux poules avec Rozia. De sa fenêtre, madame Tiralla les
regarda avec des yeux brûlants. C'était M. Tiralla, dans toute
1
8lO LA REVUE DE PARIS
sa corpulence et dans toute sa gaieté 1 11 renaissait depuis
quelques jours. Après-demain, demain peut-être, arrivait
Mikolai. Tout le monde se réjouissait à la maison, excepté
elle. Quand Mikolai serait là, il serait trop tard!
C'était une idée fixe. Dans son désespoir, dans sa ferveur
et dans sa haine singulièrement mêlés, madame Tiralla se jeta à
genoux devant l'image qui lui rappelait toujours le fin et beau
visage de son meilleur, de son unique ami :
— Pitié! pitié!
Lorsqu'elle eut longuement prié, en pleurant si violemment
que sa figure et ses mains étaient toutes mouillées ainsi que
sa poitrine, elle se leva. Sa résolution était prise : demain déjà
arrivait Mikolai; vite, vite! elle n'avait pas de temps à perdre!
Elle monta au grenier, alla chercher le poison. Ce soir,
lorsque les poules seraient de nouveau affamées, elle épar-
pillerait les grains jaunes, des grains tout pareils à ceux que
son mari venait de leur jeter. Et si les poules mouraient —
dommage pour les poules ! — elle mettrait de la poudre dans
le vin ou dans le café de M. Tiralla.
Rozia était allée dans le Przykop avec Marianne pour cueillir
de la verdure : elle voulait tresser une guirlande qu'elle
suspendrait en l'honneur de son frère, au-dessus de la porte
d'entrée, afin qu'il vît tout de suite combien elle était heureuse
de son retour. Et la vieille maison, avec son corridor sombre et
béant, paraîtrait ainsi plus accueillante à l'étranger lui-même...
Rozia ne trouvait rien à redire à la maison paternelle, mais
elle sentait confusément que Marianne n'avait pas tout à fait
tort lorsqu'elle répétait : « Hou, qu'on se sent mal à l'aise ici ! ... »
Au fond du val, les deux jeunes filles ramassaient de la
mousse verte qui couvrait le sol comme un tapis. Rozia vou-
lait disposer la mousse sur une corde; elle avait fait déjà ainsi
beaucoup de couronnes pour l'autel de la Madone, à Starawies,
et pour la Boza meka qui se trouvait à la limite du champ de
son père. Ce jour-là, Rozia était joyeusement excitée. La
silencieuse fillette était transformée; elle arrachait avec pétu-
lance de la mousse à pleines mains et la lança sur le petit
bonnet et entre la chemise et le cou de Marianne, qui se cour-
bait justement. Et, comme Marianne dénouait sa collerette et
PÉCHERESSE 8ll
relâchait sa chemise pour ôter de sa nuque la terre et les brins
de mousse, elle se précipita comme une sauvage sur la ser-
vante, l'entoura de ses deux bras et baisa impétueusement son
cou brun.
— Hé là! hé là!...
Et Marianne empoignait aussi la jeune fille, se chamaillait
amicalement avec elle.
Ah! la belle journée! Les deux jeunes filles se lâchèrent
enfin et se laissèrent choir sur la mousse en riant. Au-dessus
d'elles, un peu de lumière céleste se glissait à travers les cimes
enlacées des arbres; elles étaient toutes seules. Rozia rassembla
tout son courage :
— Dis-moi, Marianne, — commença-t-elie, — je voudrais
bien savoir ce qui se passe lorsqu'un homme dit à une femme :
« Je t'aime!... » L'embrasse-t-il comme je t'ai embrassée?...
l'embrasse-t-elle? Je voudrais bien le savoir. Oh! dis-le, moi,
je t'en prie!
Elle joignit les mains comme lorsqu'elle priait.
Marianne se mit à rire.
Tiens! pourquoi Marianne riait-elle ainsi ? Rozia s'irrita tout
à fait. Non, il ne fallait pas que Marianne se moquât d'elle!
— Ne ris pas! — cria-t-elle avec violence, en frappant du
pied.
— Tu l'apprendras bien, ce qui se passe quand un homme
dit : <( Je t'aime! » — fit Marianne, comprimant à peine son
envie de rire.
Cette Rozia était-elle encore bête !
— A moi, personne ne me dira : « Je t'aime ! » — murmura
Rozia devenant subitement triste et baissant la tête. — J'irai
au couvent... A moins que... à moins que!...
Elle se leva d'un bond et ouvrit ses yeux tout grands en
étendant les bras :
— Il m'aimera comme je l'aimerai!
Et, retombant soudain dans sa tristesse, elle se mit à
chanter :
— « Prie Dieu pour nous, Marie!... »
Marianne mêla sa voix à la sienne : elle connaissait ce can-
tique. La voix grave de la servante s'unissait à la voix plus
claire de Rozia et se fondait avec elle. C'était beau à entendre.
8l2 LA REVUB DE PARIS
ii Les cimes des arbres cessèrent leur bruissement, le vent
I d'automne retint son souffle : le Przykop se taisait pour écouter.
La main dans la main, les tabliers pleins de mousse, les
deux jeunes filles revinrent à la maison. Elles n'avaient plus
guère parlé. Rozia était devenue taciturne. Lorsque Marianne,
qui ne pouvait supporter longtemps le silence, avait voulu
entamer une histoire à faire frémir sur une fille qui avait
autrefois servi à Starydwor et qui avait enterré son enfant dans
le Przykop, la petite l'avait regardée de telle façon que la
bavarde s'était tue, comme frappée sur la bouche.
Un soleil de fin d'après-midi colorait les toits de la vieille
ferme lorsqu'elles rentrèrent. Marianne avait rapporté toute
une charge de baies rouges de sorbier; Rozia s'assit sur le
seuil de la porte d'entrée et se mit à tresser sa guirlande.
La tête penchée obliquement, elle considérait avec allégresse
l'œuvre de ses doigts, quand sa mère passa près d'elle en la
frôlant de sa robe.
— Bonsoir, petite mère I
h * Madame Tiralla ne l'entendit pas; elle ne voyait pas son
!*• enfant, elle allait comme une somnambule. Elle appela les
g poules :
Ë — Bchi, bchi, bchi! venez... bchi, bchi, bchi!...
jj£ Les poules arrivèrent en courant; la première de toutes
% était une belle poule blanche qui pondait assidûment.
f. Madame Tiralla hésita, un instant : c'était sa bête préférée,
|* sa meilleure poule; ne devait-elle pas l'épargner? Mais elle
j| éparpilla tout de même les grains : il fallait faire un sacrifice !
S Et la belle poule blanche qui, le bec grand ouvert, se jeta
sur les autres poules avides, dévora presque tous les grains, à
elle seule. Elle n'osa pas chasser son maître, le coq, qui attrapa
aussi quelque chose, ainsi que deux ou trois poussins qui se
l' régalèrent à la dérobée derrière leur mère.
i Tous les grains étaient mangés. Madame Tiralla se releva
;■' avec un soupir : maintenant on allait bien voir! Elle rentra
dans la maison, sans accorder un regard à Rozia.
Mais celle-ci la saisit par sa robe :
— Mère, regarde donc! Pour Mikolai!
Et elle lui montra gaîment la couronne verte.
r — Pour Mikolai?
PÉCHERESSE 8l3
Madame Tiralla considéra avec des yeux fixes la guirlande :
pour Mikolai! Elle dut se retenir de crier. Malheur! une cou-
ronne pareille ne sert pas seulement à fêter la bienvenue, on
en tresse aussi pour la mort! Un frisson la secoua; elle frotta
Tune contre l'autre ses mains glacées :
— Hou! j'ai froid!
Et elle passa en courant à côté de Rozia, qui s'attristait de ce
que sa mère fit si peu attention à sa belle guirlande; elle
monta l'escalier et s'enferma dans sa chambre. Elle ne voulait
voir personne, n'entendre personne! Et pourtant elle prétait
l'oreille au moindre bruit, elle aurait bien voulu voir ce que
les poules faisaient maintenant. Est-ce que la poule blanche
était déjà gisante, raide?
La fenêtre attirait madame Tiralla : cachée derrière ses
petits rideaux, elle épia ce qui passait en bas. Mais elle ne vit
rien, ni poule, ni coq. Avaient-ils encore pu s'enfuir? Où
étaient-ils fourrés?...
Les ombres du soir d'automne s'épaississaient de plus en
plus; bientôt la cour fut toute noire et on ne distingua plus
rien. Madame Tiralla s'écarta de la fenêtre avec des yeux
douloureux, elle se sentait lasse à mourir.
Alors elle entendit M. Tiralla qui revenait des champs
et commandait :
— Marianne! apporte à manger!... Marianne! apporte à
boire !
Cela lui donna un coup de fouet. Oui, il boirait, oui, il
mangerait... mais, de sa main!
— Hé! où êtes-vous donc?... Zosia! Rozia!... 11 y a une
carte postale! — cria de nouveau M. Tiralla.
Des portes claquèrent. On entendit Rozia proclamer joyeu-
sement :
— Il vient ! il vient ! — Mikolai arrive demain, dans l'après-
midi!
Ainsi, demain déjà?... Madame Tiralla frissonna d'épou-
vante. Donc, il fallait agir !.. . Et, introduisant ses doigts trem-
blants dans sa poche, elle sentit une petite botte, et, dans la
petite boite 1...
Elle descendit, les dents serrées. Elle voulait aller dans la
cour. Mais, comme elle traversait le vestibule, elle entendit,
1
8l4 LA REVUK DE PARIS
dans la grande salle, M. Tiralla et Rozia qui causaient u haute
voix.
— Où est la mère? — disait M. Tiralla. — Appelle-la donc,
il faut qu'elle vienne! Je suis content!
— Elle ne viendra pas, — fit timidement Rozia.
— Tiens, et pourquoi?
— Parce qu'elle s'est enfermée dans sa chambre... Ah!
père, je crois qu'elle ne *a pas bien du tout!
— Bien ou pas bien! — vociféra M. Tiralla.
Ah ! il frappait sur la table, et Rozia pleurait.
— Que le diable l'emporte, si elle ne descend pas... A pré-
sent, j'en ai assez. U faut qu'elle descende, immédiatement!
Psia krew !
Oh ! oh ! l'arrivée de son fils lui donnait du courage : com-
ment se serait-il permis une chose pareille, autrement ? Quelle
grossièreté! quelle brutalité! Oui... (les doigts de madame
Tiralla fouillèrent de nouveau sa poche, ils étreignirent la petite
boîte...) elle venait tout de suite !
Mais d'abord elle alla dans la cour. Elle chercha sa poule
blanche... où était-elle? Elle la chercha dans tous les coins...
où la pauvrette s'était-elle blottie pour mourir?
Dès qu'elle voyait luire quelque chose de blanc, une
feuille de papier, un chiffon, un peu de chaux tombée du
mur, madame Tiralla tressaillait : la poule n'était-elle pas
là, gisante?... Oh! Dieu, qu'elle aurait aimé la trouver!...
Oh! Dieu, comme elle souhaitait ne pas la trouver! Elle en
aurait tant de peine !
Les larmes aux yeux, elle la chercha longtemps ; et, comme
elle ne trouvait ni la poule blanche, ni le coq, ni aucun des
poussins, elle se coula dans la maison. Mais elle n'osa pas
entrer dans la salle : elle avait peur du regard de son enfant.
Oui, lorsque Rozia serait couchée, elle porterait alors à boire
à son mari • « A ta santé ! . . . grand bien te fasse ! »
Or, ce soir-là, Rozia resta très longtemps près de son père.
Sa mère, qui l'épiait d'en haut, n'entendit pas les propos
d'ivrogne de l'homme et le rire crapuleux de la servante : que
pouvaient-ils bien faire tous deux, le père et la fille?... Zosia se
glissa en bas après avoir ôté ses souliers : la porte de la cui-
sine n'était tirée qu'à moitié, Marianne dormait au coin du
r
PÉCHERESSE 8l5
feu et, dans la chambre, tout était paisible, comme si un ange
veillait auprès de M. Tiralla. Alors, elle comprit : aujour-
d'hui, il n'y avait rien à faire. Et ne valait-il pas mieux
attendre jusqu'au lendemain matin? A l'aube, elle trouverait
les poules mortes, et, avant «pie !e soleil fût haut dans le ciel,
M. Tiralla aurait son café!...
Toute la nuit, madame Tiralla veilla en priant. Personne
n'était encore levé, lorsqu'elle descendit. Une lueur rouge
apparaissait justement sur le toit oriental de la grange; la
lumière matinale était encore terne, toute pâle, mais on pou-
vait voir pourtant. Elle traversa la cour à tâtons, en retroussant
sa robe. Tout était silencieux. Mais, soudain n'était-ce pas un
cri, un chant de coq qui lui perçait les oreilles ? Elle sursauta
et laissa retomber sa jupe dans l'herbe mouillée. C'était le coq,
le coq!... Elle courut là-bas. Vivait-il donc encore? Elle ouvrit
précipitamment la porte du poulailler... alors, il jaillit du trou
rond, allongea son cou chatoyant et chanta clair. Le coq, il
vivait! Mais sa poule, sa belle poule blanche? Elle avait
mangé bien davantage ! Etait-elle encore en vie ?
Les yeux de madame Tiralla lui sortaient presque de la tête.
La, là! Elle tendit convulsivement le doigt. Voici qu'arrivait
aussi la poule ; elle se secouait, passait la patte dans une de
ses ailes déployée, lissait son dos blanc avec son bec; puis
elle caqueta fièrement : elle avait déjà pondu son œuf, ce
matin-là.
Et les autres, les autres?... Madame Tiralla passa précipitam-
ment dans le poulailler : toutes étaient encore sur le perchoir,
pas une ne manquait, n'avait crevé !
Son âme fut allégée d'un poids énorme. Sa poule, sa belle
poule blanche, elle n'avait aucun mal ! . . . Elle la saisit et la serra
dans ses bras en la caressant, malgré sa résistance.
Mais à la joie succéda la frayeur la plus frénétique, — une
frayeur à laquelle se mêlaient de la déception et du soulage-
ment : ainsi, M. Tiralla ne mourrait pas non plus! Le poison
ne valait rien : ils avaieht été trompés! Ou bien... elle se prit
la tête à deux mains et il lui sembla qu'elle devait tomber à
genoux. . . les saints ne l'avaient pas voulu ! . . . Oui, ils l'avaient
empêché! C'était du poison, c'était bien du poison qu'elle
avait dans sa poche ! Elle le sentait brûler sa chair à travers
8i6
LA REVUE DE PARIS
ses vêtements : « Jésus, Marie, Joseph! » En soupirant, elle
le tira de sa poche. Les saints n'étaient pas avec elle : elle
n'était donc pas dans son droit. Elle voulait le jeter dans la
mare ou là-bas dans le fumier ; mais elle laissa retomber son
bras : pas là-bas! des innocents pouvaient le trouver, des
animaux pouvaient le manger.. . Mais alors où? Oh ! plus dans
le tiroir! Elle n'en avait plus besoin... si les saints étaient avec
elle, elle n'aurait pas besoin, elle, de lui donner du poison!
Elle rentra dans la maison, qu'elle trouva fort animée.
M. Tiralla s'était aussi levé de bonne heure; il était déjà en
train d'attacher, avec Rozia, une guirlande au-dessus de la
porte. 11 était debout sur un escabeau et elle lui tendait les
clous. A chaque coup de marteau qui résonnait sourdement,
il se mettait à rire et la fillette battait des mains :
— Comme ça, elle tient bien!... comme ça, elle est belle!
Madame Tiralla fit un signe à M. Tiralla en passant près de
lui:
— Viens donc !
Elle l'appelait?... Il était très étonné, mais il la suivit dans
sa propre chambre.
Lorsqu'il entra, elle était au milieu de la pièce, à côté de la
table ; et elle lui tendit une petite boite : « Là, elle ne voulait pas
la garder plus longtemps, elle la lui remettait!... Elle ne la
voulait pas un jour, pas une heure, pas une minute de plus! »
Tiens ! qu'est-ce que c'était? Il lui prit la boite des mains, et
la retourna en tous sens, la considérant avec curiosité... Eh
bien, qu'allait-il faire?... ouvrir la boîte?... Elle lui retint la
main : non, ne pas ouvrir, ne pas regarder!
— Jette-la, jette-la! — dit-elle précipitamment, en se
détournant. — C'est le poison! Sainte Madone! le poison!
— Quel poison?
Il était très étonné : d'où venait tout à coup ce poison?
— De Gnesen... de chez le pharmacien... tu sais bien... la
mort aux rats ! — s'écria-t-elle.
— Oui, je sais!... (Maintenant, il se souvenait...) Mais...
Il tressaillit : aujourd'hui, elle venait avec cela?... Psia
krew!... c'était tout de même étrange!... Il la regarda fixe-
ment, la bouche ouverte.
Ce regard irrita sa femme : qu'avait-il à la regarder ainsi?
PÉCHERESSE 817
Oui, oui, il pouvait bien la regarder : il ne s'en était pas fallu
de beaucoup qu'il ne la regardât plus jamais!... et qu'elle
n'eût plus besoin non plus de le regarder!... Oh ! malheur!...
Elle se prit la tête à deux mains et poussa un gémissement :
maintenant elle se trouvait sans force, sans secours, sans espoir!
— Rends-la-moi ! — cria-t-elle en essayant de lui arracher
la boite.
Mais il la tenait bon ; il mit derrière son dos son gros poing
où la petite boîte disparaissait toute.
— Qu'est-ce que cela veut dire? — demanda-t-il, soudain
défiant. — Je croyais que les rats avaient tout mangé, et tu en
as encore?
— Non... oui, oui, ils l'ont... non, non! je ne leur ai pas
tout donné !
Elle parlait d'une voix mal assurée, erç hésitant. La défiance
de son mari, qu'elle croyait sentir, la tourmentait.
— Ah ! je ne sais pas... laisse-moi, — dit-elle tout à coup,
faiblement.
Et, dans son trouble, elle éclata en sanglots.
— Psia krew !
Cette fois, il fronça les sourcils. Son regard inquiet allait
de sa femme à la petite boîte et du poison à sa femme. Il ouvrit
la boîte : tiens, elle contenait encore cinq doses entières et il
n'en avait apporté que six! Oui, oui, il y en avait six... et
maintenant?...
— Il y a encore cinq doses, — murmura-t-il.
Il ne faisait que penser à haute voix, mais elle prit cela pour
une accusation. Sa pâleur se changea en une rougeur ardente ;
elle tremblait et chancelait si fort qu'elle dut s'appuyer à la
table. La nécessité du moment lui rendit sa présence d'esprit:
tout à coup elle ne se trouvait plus embarrassée de mentir.
— Il y avait douze doses, — fit-elle hardiment. — J'en ai
employé la moitié... plus de la moitié!
— Vraiment?... (Il balança la tête d'un air de doute.) Vrai-
ment ?. . . douze doses. . . vraiment ?
Comme il disait cela! D'un coup d'œil rapide, elle essaya
de le sonder : que pensait-il?... Mais son visage était gras et
rouge comme toujours, peut-être un peu plus rouge; il n'expri-
mait rien.
i5 Décembre içjoft. »o
8l8 LA REVUE DE PARIS
Elle se tourna pour s'en aller; un sentiment de bravade
désespérée s'empara d'elle : qu'il pensât ce qu'il voulait ! Tout
lui était égal. . . Elle le vit encore se diriger vere le vieux bureau
à cylindre qui se trouvait tout près de son lit et où il serrait
son argent et ses papiers, puis elle ferma brusquement la porte
derrière elle.
M. Tiralla resta seul dans la chambre. Il était debout devant
son bureau à cylindre ; il avait laissé tomber la botte sur la
tablette poussiéreuse qu'il venait de tirer; il la regarda. Son
visage exprimait maintenant une terreur singulière. Il passa
sa main sur son front humide : avait-il sué de peur? Allons
donc ! des bêtises ! . . . penser à des choses pareilles ! . . . Sa Zosia,
sa chère Zosia! Elle était seulement malade, la pauvre! Qui
est-ce qui peut comprendre les femmes qui ont leurs nerfs?...
C'est très mauvais, les nerfs!... très mauvais!... On ne sait
jamais à quoi s'attendre!
— Les nerfs... oui... les nerfs... — murmura-t-il, en regar-
dant fixement devant lui.
Ensuite il prit la botte dans sa main ; mais il ne l'ouvrit pas :
il avait encore plus peur des poudres empoisonnées qu'autre-
fois, lorsqu'il les avait apportées. Il tourna la boîte en tous sens,
puis il la secoua. Ne valait-il pas mieux jeter cette abominable
chose au feu ?
Mais il ne lança pas la boîte dans la cheminée où Marianne
entretenait un feu gigantesque. Plus tard... demain... lorsque
Mikolai serait là... alors... alors il les brûlerait!... Elles
étaient d'ailleurs très bien cachées dans le petit tiroir qui
contenait ses papiers de valeur : sa cédule hypothécaire de
Posen, son certificat de l'école d'agriculture, l'acte mortuaire
de sa première femme et son acte de mariage avec la seconde.
Il posa la boîte aux poudres parmi ces titres, puis il referma
soigneusement le tiroir, s'assura que la serrure était solide et
mit la clef avec les autres qu'il portait toujours, en trousseau,
dans la poche de son pantalon.
Voilà qui était réglé. Il pouvait continuera placer sa guir-
lande. Et il ferait balayer à fond la cour, nettoyer les écuries,
ainsi que la remise, l'aire et la sellerie : tout devait être luisant
et joli quand le fils rentrerait dans la maison!
Mais il ne se réjouissait plus, maintenant. Pourquoi donc?
PÉCHERESSE 819
M. Tiralla soupira, puis il regarda craintivement autour de
lui. Les yeux noirs de sa Zosia, ces yeux si beaux qui déro-
baient les cœurs, ils pouvaient être terribles... hou! terribles!
Comment disait donc Marianne ?. . . « Mon Dieu ! le mauvais
regard! » et elle se signait... Il se signa aussi. Mais, il le
sentait, cela ne servait à rien ! Cela ne bannissait pas l'inquiétude
qui le poussait à aller et venir dans la chambre, cette angoisse
étrange qui l'étreignait... Ces regards, ces regards que trahis-
saient-il? Dieu merci, Rozia n'avait pas des yeux pareils, ces
yeux noirs comme des baies vénéneuses... Ils étaient sem-
blables à la belladone qui enivre et qui tue... Sombre, le front
plissé, M. Tiralla méditait. Il réfléchissait peu, d'habitude,
mais, ce jour-là, une idée le préoccupait...
11 ne put retrouver sa bonne humeur, même lorsqu'il acheva
de fixer la guirlande avec Rozia. Quand sa fille fut partie pour
le village (elle ne fréquentait plus l'école, mais elle prenait
encore la leçon de couture), il se sentit tout à fait abandonné.
Madame Tiralla ne se montrait pas, personne ne savait où elle
se tenait : alors il s'assit à la cuisine auprès de la servante. Il
lui était impossible de rester seul. Et il ordonna à Marianne
d'aller lui chercher à boire.
Mais elle n'avait pas la clef de la cave : la Panila portait sur
elle. Alors M. Tiralla s'appuya contre la porte de lattes;
celle-ci fléchit et s'ouvrit...
Marianne apporta triomphalement bouteille sur bouteille.
11 n'était pas encore dix heures que M. Tiralla avait déjà
vidé une bouteille. Mais le vin de Hongrie ne l'égayait pas*
À onze heures, la deuxième bouteille était vide ; mais l'humeur
n'était pas meilleure, et la tête était encore plus lourde. Il fallait
de l'eau-de-vie, de la pure eau-de-vie de grain, qui coule dans
le verre, limpide comme de l'eau.
Au repas de midi, M. Tiralla ne mangea pas ; il se fit appor-
ter de la bière. Rozia ne mangea pas non plus : elle était rassa-
siée par la joie. A toute minute, elle s'élançait de sa chaise et
courait regarder l'heure : n'était-il pas temps de partir à la
rencontre du petit frère?
Madame Tiralla était aussi venue à table, mais elle n'y avait
fait qu'une rapide apparition ; elle avait une vive rougeur sous
les yeux, comme quelqu'un qui a beaucoup pleuré ou qui
l
8ao
LA REVUE DE PARIS
s'est éreinté. Elle dit qu'ayant beaucoup a faire elle n'avait
pas le temps de manger, et elle courut à la cuisine, où elle se
mit à pétrir de la farine et de la graisse, à battre des œufs, à
râper du sucre, à piler des épices, à éplucher des raisins secs.
Elle voulait régaler le fils de la maison avec des gâteaux frais,
encore chauds, les gâteaux qu'il préférait : M. Tiralla fut de
nouveau très touché.
Lorsqu'il monta dans la briska avec Rozia (elle s'était
élancée sur le siège, légère comme un oiseau, tandis qu'il
gagnait péniblement sa place), son visage s'était éclairci. Sa
lèvre ne pendait plus comme un bourrelet violacé sur son
menton. Rozia se pressait contre lui; elle prenait constam-
ment son bras et le serrait, ou bien elle le tirait par le bout de
l'oreille ou caressait sa joue velue : il ne pouvait pas conduire
du tout. Mais, quand même elle n'aurait pas fait toutes ces
gentilles folies, il n'aurait guère été en état de conduire* main-
tenant l'effet du vin, de la bière et de tout ce qu'il avait engouffré
dans son estomac vide se faisait sentir. Il aurait volontiers
dormi; sa tête retombait tantôt à droite, tantôt à gauche, son
regard était incertain. Il ne parvenait pas à tenir la ligne droite.
Rozia bavardait sans interruption, même lorsque son père
ne lui répondait rien. Elle parlait au vent, comme s'il la com-
prenait, comme s'il soufflait joyeusement parce qu'il était
aussi content qu'elle.
Au-dessus de la vaste étendue des champs qu'on préparait
déjà pour les nouvelles semailles, flottaient les fils de la Vierge;
ils s'attachaient au visage de la jeune fille. Rozia avait mis sa
plus jolie robe, une robe d'été bleu pâle qui lui allait bien, et,
elle qui était si frileuse d'habitude, n'avait pas froid, ce jour-
là. Son sang pauvre coulait chaud dans ses veines et teintait de
rose ses joues d'ordinaire si pâles. Gomme elle se réjouissait!
— Mikolai, Mikolai! — chanta-t-elle dans le vent.
Quel air aurait-il ?
11 serait beau, naturellement, et distingué, plus beau et plus
distingué que dans son souvenir! Les yeux de Rozia brillaient,
ses lèvres étaient brûlantes : oui, elle lui donnerait un bon
baiser, beaucoup, beaucoup de bons baisers ! . . . Que c'était donc
beau de donner un baiser à qui l'on aime !
La veille au soir, Marianne s'était lavé la tête avec du
J
f5^H
PÉCHERESSE 82 I
savon noir, puis elle avait vigoureusement brossé ses cheveux
avec de la graisse, afin qu'ils fussent bien lisses et bien
luisants pour l'arrivée de Mikolai. Alors Rozia n'avait pas
voulu rester en arrière et elle avait aussi plongé sa tête dans la
cuvette; mais elle n'avait pu se résoudre à pommader ses
cheveux d'anémique, secs, dépourvus de substance grasse. —
Ils étaient doublement secs et bouffaient comme une cri-
nière; à peine le ruban bleu retenait-il la tresse; dès qu'un
rayon de "soleil éclairait la masse rougeâtre, cent lueurs en
jaillissaient.
En traversant Starawies, ils virent M. Behnka. Ils étaient
justement arrêtés devant le cabaret (M. Tiralla frissonnait et
il voulait boire un petit verre d'eau-de-vie), au moment où
le maître d'école sortait de la cure. Ils l'appelèrent, c'est-à-
dire que M. Tiralla cria d'une voix forte :
— Petit maître d'école! hé! petit maître d'école!... Psia
krewl... vous n'avez donc pas d'oreilles?
Bohnke tressaillit ; il hésita un instant : ne devait-il pas vite
tourner l'angle, faire comme s'il n'avait pas entendu? Maïs il
traversa tout de même la rue.
M. Tiralla était assis dans sa voiture, — M. Tiralla, gros et
rouge comme toujours, et dont rien, sur la face, ni pâleur, ni
trait douloureux autour de la bouche, ne trahissait qu'il eût
mangé des champignons, des champignons vénéneux... Ou
bien avait-elle renoncé à lui en donner?. . . Ah ! si au moins elle
ne lui en avait pas donné !
Bohnke traversa lentement la large rue : il avait peur de la
vue de M. Tiralla. Cet homme l'avait accueilli hospitalièrc-
ment, il s'était réjoui de ses visites, il lui avait offert à boire
et à manger... et lui!... et lui!... Mais non, ce n'était qu'un
grossier personnage, un sanglier, un taureau, un ignoble indi-
vidu qui n'était pas à plaindre ! . . .
11 y avait longtemps que Bohnke était sans nouvelles de
madame Tiralla, car Rozia ne venait plus à l'école : il aurait
pu aller à Starydwor, comme il avait fait si souvent, mais il
n'avait plus osé. 11 attendait un signe d'elle, mais elle ne lui
en avait donné aucun, et, malgré son ardent désir de la ren-
contrer, il avait préféré que les choses fussent ainsi : il ne
voulait plus revoir M. Tiralla vivant...
V~ic^
8a a
J,A REVUE DE PARIS
Cependant M. Tiralla était assis devant lui, tout joyeux, et
le regardait en riant, son petit verre à la main. En avait-il, un
tempérament!... un tempérament de géant!... ou bien n'était-
ce pas arrivé?... Le maître d'école se tenait devant la voiture,
indécis et embarrassé; ses yeux étaient fixés à terre.
M. Tiralla lui fit des reproches :
— Petit maître d'école, hé ! pourquoi donc ne venez-vous
plus? Vous avez tort. J'ai beaucoup été tout seul, et bu tout
seul !
Il éclata de rire. Puis il dit doucement :
— Si ma Rozia n'avait pas été là !.. . Chez vous. . . hé ! petit
maître d'école... (Il se pencha vers l'autre et lui chuchota
en ricanant :) Chez vous aussi, il y a une femme là-dessous,
hein?
Le maître d'école recula brusquement : cela le rebutait indi-
ciblement. L'haleine de M. Tiralla le frappa au visage comme
une vapeur d'alcool et d'eau-de-vie.
— Je viendrai, — dit-il froidement en faisant mine de s'en
aller.
Mais M. Tiralla ne lâchait pas si facilement :
— Nous allons à Gradewitz : voulez-vous venir avec nous?
Nous allons chercher mon fils à la gare : il revient à la maison;
il en amène encore un avec lui, un gentil jeune homme. Montez
donc, petit maître d'école! Montez toujours! On va s'amuser!
Mais le maître d'école remercia : « Il avait à faire, il devait
rester chez lui, il ne pouvait s'absenter.,, non, sous aucun
prétexte... »
Pourtant, lorsqu'il vit s'éloigner la briska, si vite qu'il
traversât la rue du village creusée d'ornières et dépourvue
de pavé, il ne rentra pas chez lui. Il se dirigea vers les champs,
du côté de Starydwor. Elle était seule maintenant ! Il s'écoule-
rait un bon moment avant qu'ils fussent de retour : il pourrait
tranquillement lui demander pourquoi M. Tiralla n'avait pas
mangé les champignons. 11 courut autant qu'il put.
Les pans de sa redingote flottaient daus le vent comme des
ailes de corbeau. Une jalousie subite l'avait saisi. M. Tiralla
avait bien dit : « un gentil jeune homme... » Et Mikolai aussi
était jeune... Deux jeunes gens... tous les jours, près d'elle,
nuit et jour sous le même toit!... Belle-mère ci, belle-mère
r». w-v
PÉCHERESSE 8s3
là... elle était encoxe jeune, hélas 1 et si belle, madame
Tiralla!...
Ses yeux erraient autour de lui avec inquiétude; il ne
voyait que les champs déserts au-dessus desquels planaient
des oiseaux noirs, et pourtant il la voyait déjà. Gomme elle
souriait! Toujours belle — qu'elle fût maussade ou aimable!
— toujours séduisante, — qu'elle fût bonne ou méchante! —
La même fièvre qui fouettait toujours son sang sur ce chemin le
reprenait. Il courait à perdre haleine; chaque minute de plus
qu'il pourrait passer auprès d'elle lui semblait précieuse. 11
n'avait presque plus de souffle lorsqu'il atteignit la ferme;
sans frapper, il se précipita dans la grande salle... où se
trouvait celle qu'il désirait. . .
A peine M. Tiralla et Rozia avaient-ils quitté la ferme que
madame Tiralla avait laissé à Marianne le soin de cuire les
gâteaux : elle n'avait plus besoin de feindre. Que lui impor-
tait son beau-fils ? Elle ne lui avait jamais voulu ni du bien ni
du mal, et pourtant, ce jour-là, elle sentait qu'il ne lui était
plus aussi indifférent : il fallait qu'elle lui plût ; elle voulait lui
plaire. 11 fallait qu'elle lui plût assez pour qu'il fît plus atten-
tion à elle qu'à son père, pour qu'il F écoutât plus que son
père. Il fallait qu'elle conquit ses oreilles et ses yeux, et,
par eux, son cœur! Elle monta donc dans sa chambre, peigna
sa riche chevelure de manière à la faire briller comme de
la soie, et s'habilla avec goût : pas trop cérémonieusement,
mais cependant pas comme tous les jours. S'il avait des
yeux, il verrait qu'elle s'était endimanchée pour lui. Elle se
frotta les joues : était-elle encore si pâle maintenant? Elle
s'appliqua à avoir un regard aimable : était-elle belle, aussi
belle aujourd'hui qu'autrefois? Elle s'examina attentive-
ment devant le miroir de sa chambre, et ensuite dans celui
de la grande salle ; elle s'absorba dans la contemplation d'elle-
même.
C'est ainsi que Bôhnke la surprit.
Sa brusque entrée l'avait effrayée; elle le regarda, les yeux
étincelants : — ah! c'était Behnka, qu'est-ce qu'il voulait?
pourquoi venait-il la déranger ce jour-là?...
— Ainsi vous revoilà! — dit-elle. — Pourquoi venez-vous
aujourd'hui? Qu'est-ce que vous voulez donc?
824 LA REVUE DE PARIS
— M. Tiralla... était dans la voiture... je l'ai rencontré, —
fit-il avec peine.
Il se tenait devant elle, tête baissée, comme un pauvre
pécheur. Elle fut prise de fureur en le voyant ainsi.
Quel misérable lâche, et quel menteur, par-dessus le marché !
— Pourquoi m'avez-vous trompée ? — dit-elle impérieuse-
ment.
— Je... je ne vous ai pas trompée!
Il comprit aussitôt à quoi elle faisait allusion. Ainsi, c'était
à cause de cela qu'elle était si fâchée contre lui?... Il leva
deux doigts en l'air, comme pour prêter serment, et dit avec
ardeur :
— Par Dieu je ne vous ai pas trompée!... Par Dieu!...
Si c'étaient les champignons indiqués, alors... (il haussa les
épaules...) alors je n'y comprends rien.
— : C'étaient les champignons indiqués, — fit-elle sèche-
ment. — Il les a mangés !
— Il les a mangés ?. . . il les a mangés ?. . .
Consterné, il la regarda fixement :
— Et... il est... en bonne santé?
— Il est en bonne santé !
Le maître d'école se prit la tête à deux mains. Cela lui
paraissait incroyable : il y avait quelque chose là-dessous... Ou
bien s'était-il trompé? Mais, non, mon Dieu, non, il ne s'était
pas trompé!... Il lui saisit les mains en protestant de son
innocence.
Un torrent de désir et d'amour, de passion désespérée,
impuissante, oublieuse de tout, coulait de lui à elle.
Mais elle resta froide.
— Mon beau-fils arrive aujourd'hui, — dit-elle.
Alors il éclata en larmes, tomba à ses genoux, pressa contre
son visage les mains qu'elle lui abandonnait et les baisa
comme un fou. Il y avait si longtemps qu'il n'avait joui de sa
présence! Elle l'accabla : « Il ne pouvait donc plus lutter
contre rien, contre plus rien du tout?... » Il balbutia, en san-
glotant, des paroles de passion insensée et jalouse.
— Lâchez-moi, — dit-elle avec impatience en cherchant à
délivrer ses mains. — Lâchez-moi donc ! Comment pouvcz-
vous baiser ces mains, ces mains... (elle eut un rire étrange...)
pécheresse 8a5
ces mains qui, ce matin, voulaient donner de la mort aux rats
à monsieur Tiralla?
<( Si les poules étaient mortes après avoir mangé les grains
qu'elle leur avait donnés, monsieur Tiralla serait mort, main-
tenant, parle même poison !.. . »
11 n'écoutait nullement ce qu'elle disait. Elle avait beau
s'accuser, d'autres pouvaient l'accuser, elle était, malgré tout,
son soleil, son ciel, son but le plus élevé. . . « Et jamais, jamais
il ne l'abandonnerait : si elle l'exigeait, il le jurerait sur le corps
du Sauveur!... Ah! pourquoi, cette fois encore, ne lui avait-
elle pas demandé conseil? Les poules n'étaient pas mortes après
avoir mangé les grains empoisonnés qu'elle leur avait jetés parce
que... (il avait lu ça quelque part)... la strychnine, ce poison
terrible qui tue aussitôt les rats, étaient sans effet sur elles. »
— Et les hommes? — interrompit-elle violemment. (Elle
le tenait par les deux épaules et regardait fixement le visage
plein de ferveur qu'il levait vers elle...) Et les hommes... les
hommes?
— Les hommes en meurent!
Alors elle lâcha les épaules de Bôhnke, se cacha le visage
dans ses mains en poussant un cri et se mit à courir dans la
chambre comme une démente, comme un animal prisonnier
et impuissant qui cherche à s'évader.
Le maître d'école la regarda avec étonnement. « Pourquoi
était-elle ainsi hors d'elle-même?... Elle savait pourtant bien
que la mort aux rats tue aussi les hommes!... »
Elle ne lui répondit point. Mais, lorsqu'il l'entoura de ses
bras, elle laissa faiblement retomber sa tête sur l'épaule de
Bohnke. Cela ne dura que peu d'instants; comme il essayait
de l'embrasser, elle se déroba :
— Allez-vous en, allez vous-en!... revenez bientôt... mais
maintenant partez!... de quoi ai-je l'air? (Elle lissa ses
cheveux avec ses deux mains.) Il ne faut pas que je sois
faite ainsi. . . ils peuvent arriver d'un moment à l'autre. . . Allez-
vous-en !
Elle le poussa presque de force vers la porte.
11 lui aurait été égal, à lui, de rester là, malgré l'arrivée des
autres... que lui importaient les autres et ce qu'ils pensaient
de lui? Mais elle le pria d'une voix émouvante :
1
8a6 LA RBVUE DE PARIS
— Va, pour l'amour de moi!... Si tu m'aimes, va-t-en!
Alors il se glissa hors de la salle. Mais il s'arrêta encore sur
le seuil de la porte d entrée, qu'encadrait la riante guirlande
verte de Rozia. Là, personne ne les dérangerait, personne ne
se montrait. Suppliant, il se tourna vers elle : il ne pouvait pas
partir sans avoir obtenu au moins un baiser.
Elle le lui donna...
Il était grand temps que le maître d'école partît. À peine
madame Tiralla s'était-elle rafraîchi les joues avec de l'eau et
lissé les cheveux, qu'elle entendit dans la cour des claque-
ments de fouet, des exclamations de joie et un bruit de
roues.
Mikolai se dressait sur le siège de la voiture... N'était-ce
pas Mikolai qui conduisait si crânement, qui, d'une saccade,
arrêtait net devant la porte les chevaux lancés au grand trot
et qui sautait en bas?... Non, ce n'était pas Mikolai. Le fils
était assis sur la banquette de derrière, à côte de son père, et
tenait sa petite sœur entre ses genoux. Mais il s'élança aussi en
bas, s'avança vers sa belle-mère, debout dans l'encadrement
de la porte, et, se penchant d'abord sur son épaule gauche,
puis sur son épaule droite, il lui donna la main.
Elle l'embrassa d'abord sur la joue gauche, puis sur la joue
droite, et lui sourit. Il sourit aussi et elle sentit que cet accueil
avait fait du bien à Mikolai.
— Nous voilà! — s'écria M. Tiralla. — Mikolai, mon fils,
aide-moi à descendre de cette damnée briska.
Ils l'aidèrent tous.
— Ahl petite mère, c'est affreux, — murmura Rozia à sa
mère en se serrant contre elle. — Je crois que petit père a trop
bu. Nous nous sommes arrêtés partout!
— Ça ne fait rien, — dit madame Tiralla.
Et, écartant sa fille en souriant, elle souhaita la bienvenue à
l'ami de son beau-fils, à Martin Beckier, qui avait arrêté les
chevaux avec tant de crânerie.
M. Tiralla avait trop bu, en effet. Lorsqu'ils furent tous
installés autour de la table solennellement recouverte d'une
nappe brodée, il les regarda de ses yeux troubles :
— Oui, oui... ainsi, nous voilà tous réunis encore une fois!
Puis il fit un signe de tête à son fils et se leva.
PÉCHERESSE 827
— Je vais me coucher, un moment, à côté. Envoie-moi
Marianne pour m'aider. Psia krevw!...
Il bâilla et se dirigea en titubant vers la porte.
Mikolai se précipita vers lui, mais il le repoussa :
— Non, ce n'est pas nécessaire... Va seulement!
Et il lui chuchota encore, à la dérobée, d'une voix craintive :
— Va, tiens-toi bien avec elle ; il faut se tenir bien avec elle !
— Le père a bu un peu plus qu'à sa soif, — dit le fils en
riant.
Et il se rassit devant son café... Ahl qu'il était bon, ce
café ! Au régiment, on ne leur en donnait pas de si fort et de
si pur... Et comme les gâteaux étaient délicieux 1 .. . Il fit un
signe amical à sa belle-mère, placée en face des deux jeunes
gens. 11 sentait monter en lui une sorte de reconnaissance :
c'était gentil à elle, d'avoir préparé les gâteaux qu'il préférait
et d'avoir si bien accueilli son ami Martin. Elle regardait con-
stamment celui-ci. Eh ! n'allait-elle pas jeter aussi un coup
d'œil de son côté? Il toussa légèrement et chercha à attirer son
attention en l'examinant des pieds à la tête, comme il avait
examiné les filles qui se promenaient le dimanche au bras des
soldats, ses camarades... Par Dieu, c'était une jolie femme,
quoiqu'elle fût sa belle-mère ! . . .
Mais elle ne prenait pas garde à lui. Lorsque son beau-fils
lui adressa la parole pour lui demander quelque chose de tout
à fait indifférent, elle s'effraya, rougit et sourit distraitement.
A quoi pensait-elle donc ? Peut-être était-elle ainsi parce que
le père était ivre? Evidemment, pour une femme, ça ne devait
pas être agréable I Réflexion faite, Mikolai ne lui en voulait
pas de ce qu'elle parût n'avoir ni oreilles ni yeux pour lui.
Mais, puisqu'elle n'avait pas envie de causer, qu'elle préférait
d'un air absent agiter sa cuiller dans sa tasse, sans boire, il
causerait avec sa sœur. Rozia sortirait avec lui et lui montre-
rait le bétail dans les é tables. « Est-ce que la truie qu'il avait
achetée lui-même chez Jokisch avait de nouveau mis bas, et
combien de vaches y avait-il maintenant?... »
Rozia était ravie d'avoir son frère pour elle seule : ce Ah I elle
lui montrerait bien tout, elle avait tant de choses à lui
raconter I ... Il y avait aussi un poulain dans l'enclos, si mignon !
C'était un petit de la jument brune et il était aussi brun
1
8d8 la revue de paris
s
qu'elle ; seulement, il portait une étoile blanche sur le front,
comme l'étalon de M. Joskisch... »
Elle mit tendrement la main dans celle de son frère et sortit
avec lui.
Martin Beckier et madame Tiralla restèrent dans la salle.
Martin serait volontiers allé voir le bétail : cela l'intéressait
£;> beaucoup; mais la jeune fille ne l'avait pas engagé à venir
avec eux et les yeux de la femme le fascinaient. D'ordinaire, il
n'était pas timide; partout il aurait dit : « Je veux, moi aussi,
voir les é tables », — mais ici, il se sentait gêné. Pourquoi la
belle-mère de Mikolai le regardait-elle avec tant d'insistance?
11 n'osait pas lever les yeux ; il avait chaud, il avait froid.
Quels yeux noirs elle avait, cette femme!... Il trépigna avec
inquiétude. Si elle n'était pas contente qu'il fût venu, il ferait
son paquet... plutôt aujourd'hui que demain!... Il se sentait
mal à l'aise. . Si au moins elle avait parlé ! . . . Mais elle ne disait
rien d'autre que : « Buvez donc ! . . . » Et il buvait, se laissait
remplir sa tasse, buvait de nouveau et se laissait encore rem-
plir sa tasse... Un combat se livrait en lui : ne devait-il pas se
lever, lui faire une révérence, et suivre Mikolai et la gracieuse
jeune fille?...
Il commençait à faire obscur dans la salle. Comme il venait
de prendre la résolution de se lever, Martin Beckier, dans la
lumière crépusculaire de la grande pièce basse éclairée seule-
ment par deux petites fenêtres, vit que le blanc visage en face
de lui souriait. Il se troubla tout à fait; ce sourire s'adressait-
il à lui? Par Dieu, oui, elle lui souriait! très aimablement...
o'cst-à-dire que sa bouche seule souriait : ses yeux gardaient
leur regard fixe et étrange. Était-elle triste? On l'eût dit.
Evidemment, M. Tiralla n'était plus un jeune mari; mais n'a-
a ait-elle pas une fille, en âge déjà de la rendre bientôt grand'-
mère?
Rozia avait plu au jeune homme. Quand, à la gare, la
jeune fille avait rendu son baiser à Mikolai, — un baiser timide
et pourtant plein d'ardeur, — Martin avait presque envié son
ami... Où pouvait-elle bien être maintenant? Dans l'étable?
ou bieu dans l'enclos où paissait la jument dont avait parlé
Rozia? Beckier soupira involontairement : quelle torture que
de rester là tandis que les deux autres s'amusaient dehors !
PÉCHERESSE 829
— Pourquoi soupirez- vous ? — demanda soudain madame
Tiralla. (Sa voix était voilée et douce dans le crépuscule. Il
s'effraya de cette voix.) — À quoi pensez-vous ? Est-ce que vous
ne vous plaisez pas ici ?
11 s'effraya davantage : savait-elle donc à quoi il pensait, jus-
tement?... Ah! cette femme était une sorcière capable de lire
dans les êtres!... Il rougit et s'irrita : ce qu'il pensait la regar-
dait-il?... Mais il ne dit rien de ce qui se passait en lui; il bal-
butia quelque chose, resta court et se troubla tout à fait.
Diable, cette femme était-elle belle!
Madame Tiralla se pencha un peu par-dessus la table afin
d'être plus près de lui : malgré l'obscurité, le jeune homme vit
luire ses yeux. La voix caressante résonna :
— Je me réjouis que vous soyez venus tous deux, vous et
Mikolai! Monsieur Tiralla est vieux. Maintenant nous avons
de la jeunesse à la maison! (Elle poussa un léger soupir.) Ah!
et il a pris l'habitude de boire!... Nous sommes très isolées,
Rozia et moi. Une jeune fille a besoin de distraction de temps
à autre !
Sans doute ! . . . Le jeune homme était entièrement de cet avis.
Il triompha de son embarras pour demander si mademoiselle
Rozia n'avait pas d'amies dans le voisinage, si elle prenait part
aux fêtes de Gradewitz ou de la ville la plus proche.
— A quoi pensez-vous ! Rozia n'a pas encore quinze ans !
C'est une enfant encore. . . Ne dites pas : « mademoiselle » , mon-
sieur Beckier ! Et puis... (elle soupira de nouveau et devint très
sérieuse...) ma fille ne trouvera jamais de plaisir à ce que
vous... à ce qu'on appelle des fêtes... Rozia a choisi elle-même
une autre voie : elle ira ch°z les sœurs grises ou chez les dames
du Sacré-Cœur qui possèdent le grand hôpital sur la Wilda,
à Posen!
Le jeune homme la regarda avec épouvante : chez les dames
du Sacré-Cœur, à Posen? Elait-ce possible? la jeune fille aux
cheveux frisés et au visage aimable voulait devenir nonne? Il
était bon d'être pieux... Martin allait aussi chaque dimanche
à la messe et se confessait comme un vrai chrétien est
tenu de le faire... mais au couvent, hou!... Il frissonna.
11 lâcha :
— Psia krew ! Une jeune fille comme ça ne sait pas ce qu'elle
1
83û LA REVUE DE PARIS
fait! vous ne devriez pas tolérer cela, madame Tiralla! (11
posa rudement sur la table son poing nerveux.) Ce serait
presque un crime ! — fit-il violemment.
Puis il ajouta, avec émotion :
— Une jeune fille si ignorante!... une jeune fille si ignoran te!...
Madame Tiralla ne répondit rien. Il y eut un silence de
quelques minutes dans la salle obscure. Elle le regarda avec
des yeux brûlants : que pensait-il donc d'elle ? croyait-il peut-
être qu'elle eût persuadé à la jeune fille de se faire nonne?...
Oh ! non, il ne devait pa* croire celai Quelque chose la pous-
sait à le convaincre qu'elle était restée tout à fait étrangère à
la décision de Rozia. Avait-elle jamais parlé de couvent à l'en-
fant? Non! Elle n'en savait plus rien maintenant. Par Dieu,
non, elle n'avait jamais rien fait de semblable ! Elle se sentait
pure ; mais, en même temps, une chaleur lui monta à la tête :
qu'avait-il besoin de s'inquiéter ainsi de Rozia? Pourquoi
s'intéressait-il ainsi à elle? Elle tressaillit... ah! ah! il lui fai-
sait des reproches !
— Alors les autres, plus âgés, devraient être plus sensés! —
dit Beckier.
Elle se contint : non, elle ne voulait pas se mettre en colère,
mieux valait le gagner par la douceur! Et elle murmura, d'un
ton rêveur, comme si elle se parlait à elle-même :
— Lorsque j'étais encore enfant, j'aurais bien aimé, moi
aussi, à entrer au couvent. J'ai été forcée d'épouser monsieur
Tiralla. Oh! (Elle leva ses mains en poussant un profond
soupir, puis elle les tordit et les pressa contre sa joue pâle,
comme si elle souffrait.) Il y a maintenant seize ans presque
que je suis mariée... seize longues années... et il y a toujours
ce désir en moi... Derrière les murs saints, je serais sauvée et
heureuse... Gomment pourrais-je être contre ma fille... si elfe
ne veut pas devenir malheureuse comme sa mère?... Je n'y
peux rien, ce n'est pas ma faute. Qu'on accuse monsieur
Tiralla... Mon enfant a vu trop de choses!
Elle essuya quelques larmes, puis elle tint sa main devant
ses yeux; mais, entre ses doigts, elle regardait le jeune homme.
Son sort ne le toucherait-il pas ? Elle souhaitait sa sympathie ;
elle ne comprenait pas très bien pourquoi elle souhaitait précisé-
ment cette sympathie-là, mais elle sentait confusément qu'il
r
PECHERESSE 83 1
fallait qu'il s'intéressât à elle encore plus, bien plus qu'il ne
s'était intéressé à Rozia.
Mais Martin Beckicr dit tranquillement :
— Ce n'est pas parce que la Pani n'a pas été heureuse dans
le mariage que sa fille ne doit pas être heureuse dans le mariage.
Elle a des manières douces, elle a l'air d'être très accommo-
dante, cette enfant... Mon père (Dieu lui accorde le repos
éternel) me disait toujours : « Prends une femme douce ! » Je
pense qu'une femme douce trouvera toujours un bon mari, car. . .
Il resta court. Madame Tiralla s'était levée tout à coup :
était-il froid, ce gaillard, malgré ses yeux qui brillaient du désir
de vivre, malgré ses lèvres fraîches sous ses moustaches noires,
malgré ses vingt-quatre ans I Sa façon de parler irritait madame
Tiralla. Il parlait vraiment comme un vieillard, par la bouche
d'un jeune homme ! Tous les doigts de Zosia palpitaient ; dans
sa colère, elle aurait voulu le frapper sur ses lèvres fraîches :
que savait-il du mariage, de ce que cela peut être que d'avoir
pour mari un vieil ivrogne grossier, détesté, brutal, vulgaire
et laid?... Elle avait la fièvre : il fallait qu'il comprît, loi,
surtout lui, combien c'était affreux, et ensuite...
Elle ferma, un moment, les yeux comme si elle avait le ver-
tige.
Une allégresse immense l'envahit soudain : elle était encore
la a belle madame Tiralla », — encore! — Qu'il pensât ce
qu'il voulait maintenant, il apprendrait à penser autrement ! Son
irritation tomba. Presque humblement, elle le pria de ne pas
être étonné qu'elle lui eût ouvert son cœur : « elle s'en étonnait
elle-même, mais cela provenait sans doute de ce qu'elle vivait si
solitaire, de ce qu'elle avait dû se taire pendant des années... »
11 s'adoucit, à son tour. Sa bonté le rendait facile à émouvoir :
par Dieu, cette femme avait vraiment une voix touchante! Et il
se sentait flatté de tant de confiance. Mais il était incapable
de lui dire ces choses, car, sa colère apaisée, il était envahi
de nouveau par le trouble de tout à l'heure. Il la laissa parler;
il resta silencieux auprès d'elle dans la pièce sombre et il
l'écouta avec le sentiment qu'elle parlait bien...
Ils restèrent ainsi jusqu'à l'arrivée de la servante apportant la
lampe. Marianne recula, effrayée : est-ce que la Pani avait passé
tout ce temps dans l'ombre avec celui-ci ? Tiens, tiens!... Les
t
83a
LA REVUE DE PARIS
yeux de Marianne brillèrent. Elle ne put s'empêcher de faire
un signe à sa maîtresse : est-ce qu'il lui plaisait?... Parbleu,
elle croyait volontiers qu'il lui plaisait mieux que M. Tiralla
ou le pâle et maigre Pan Behnka ! . . . Eh ! le maître d'école allait
verdir de jalousie lorsqu'il verrait ce joli et solide garçon. Ce
serait une fameuse plaisanterie que de les mettre en présence ! . . .
C'est à peine si Marianne parvenait à étouffer son rire. Elle ne
pouvait souffrir Behnka : était-il sincère avec le maître? Oh!
non, il ne lui voulait rien de bon! Elle le sentait... La Pani,
elle, pouvait faire ce qu'elle voulait, mais les étrangers ne
devaient pas toucher au maître, par Dieu, non!... Elle ricana
comme un lutin : c'était bien fait pour Behnka ! Si la Pani se
choisissait celui-là, elle, Marianne, prendrait M. Mikolai, qui
n'était pas mal non plus ! Evidemment il n'était pas tout à fait
aussi svelte que l'autre, il était un peu trapu; mais il avait
aussi un joli visage avec une petite moustache, et, si elle y
réfléchissait bien, un meilleur cœur encore... Tout à l'heure,
dans Tétable, il lui avait donné une claque sur la nuque,
alors qu'elle était justement en train de traire la vache. Et il
lui avait dit :
— Bonsoir !
Et il lui avait demandé en riant :
— Qui est ton amoureux, ma fille?
Et elle s'était mise à rire, à rire tellement que la vache
s'était agitée et avait heurté avec ses jambes de derrière le seau
à traire qu'elle tenait entre ses genoux : le lait avait débordé,
le tabouret était tombé, et elle avec.
CLARA VIEBIG
(Traduit de l'allemand par béa tri x rodés.)
(A suivre.)
~1
'&
UN SÉJOUR A BERLIN'
«
II
Au premier moment, je crus qu'à peu près toute Yinterwiew
impériale, qui fut connue à Berlin le 28 octobre, avait été
inventée, tant elle paraissait peu vraisemblable; mais, comme
elle ne fut pas tout de suite démentie, il fallut bien la tenir
pour vraie. Je pensai alors que la publication était un coup per-
fide venu d'Angleterre, où Ton était mécontent de la révélation
du programme de la Conférence pour les affaires d'Orient,
révélation que l'on attribuait à l'Allemagne. Mais l'étrange
explication survint : l'Empereur avait revu et approuvé le
texte avec l'intention qu'il fût publié ; il avait demandé avis à
M. de Biilow; le Chancelier sans lire la pièce l'avait envoyée à
fin d'examen à des bureaux; sur un avis favorable qu'il reçut, il
avait donné son laissez-passer. L'explication, que plusieurs au
reste ne crurent pas sincère, provoqua l'éclat d'un rire amer.
On lut alors dans les journaux d'Allemagne des plaintes,
des critiques ou des injures contre le Chancelier, mais surtout
contre l'Empereur. Puisque l'Empereur, disait l'un, « n'est pas
doué pour la politique », qu'il ne s'en mêle pas. Un autre
démontrait que chacun de ses mouvements était une mala-
dresse. Un troisième demandait, au moment où l'Empereur,
comme si de rien n'était, partait pour l'Autriche : « Que
1. Voir la Revue du 1" décembre.
i5 Décembre 1908. 1 1
834 LA REVUE DE PARIS
va-t-il faire là-bas, à présent? Est-ce qu'il porte à François-
Joseph un plan pour une guerre contre notre ancien ami le
Turc, comme il en a envoyé un aux Anglais pour l'exter-
mination de nos anciens amis les Boers? » On entendait de
plus étranges propos dans les conversations : « Qu'on l'enferme
et qu'on mette son fils à sa place » ; ou bien : « 11 y a quelques
années, lorsqu'on parlait de lui faire une opération à l'oreille,
je fus très ému, car je craignais que cela ne finît mal;
aujourd'hui mon émotion serait moindre ». — « Et dire, me
faisait remarquer une Berlinoise, que, dans le temps, si l'on
voulait chez soi médire de l'Empereur, on baissait la voix
instinctivement! »
*
Pour qu'une pareille explosion se produisit, il fallait que
l'Allemagne depuis longtemps couvât des colères. Mais les
causes? Personne peut-être ne saurait les dire toutes, et un
étranger moins que personne.
Entre le socialisme et le régime prussien, l'incompatibilité est
claire ; très claires sont aussi les exigences, les ambitions, la
défiance du « Centre » catholique, lequel sent bien qu'il n'est
respecté que parce qu'il est craint, étant très fort. — Des
libéraux réprouvent l'insuffisance des libertés publiques; ils
disent : « Nous sommes un peuple majeur de plus de soixante
millions d'hommes », ein miindiges Volk. — Des panger-
manistes jugent que la taille et les épaules de ce Prussien ne
suffisent .pas à l'ample manteau dont leur imagination revêt
le César germanique. — Il y a opposition de tempéraments,
d'idées, de souvenirs, entre les fltats du sud et la Prusse;
certains Allemands du sud vont jusqu'à dire que la guerre
de 1870 a été faite contre eux au moins .autant que contre
la France. — Les vieilles dynasties dépossédées et celles qui
-demeurent ont gardé des partisans; le Centre, dans un mani-
feste soigneusement délibéré par lui, a proclamé ces jours-ci la
fidélité du peuple allemand à ses princes. Or, jamais les princes
confédérés n'ont été plus effacés, plus réduits à l'état de tout
petits garçons, qu'ils le sont depuis que l'empereur Guil-
UN SÉJOUR A BERLIN 835
laume II règne, voyage et parle. — Pour mémoire, je citerai
de vaines paroles comme celle-ci, que c'est bien dommage que
la maison de Saxe ait manqué sa fortune au xvme siècle et
laissé le champ libre aux Hohenzollern ; ou celle-ci encore que,
si l'Autriche avait été victorieuse en 1866, elle aurait fait une
Allemagne tolérable pour tous, étrangers et Allemands.
D'autre part, tout le monde en Allemagne ne fait pas
de bonnes affaires, il s'en faut. La vie est dure, là comme ?K
partout, aux petites gens. L'énorme effort de l'industrie et du ^
commerce n'enrichit qu'une minorité petite. Et cette industrie
et ce commerce n'ont pas la sécurité que donnent à un pays une
naturelle richesse et l'habitude de l'économie. L'Allemagne est
à l'état de perpétuelle crise financière; plusieurs fois, la crise
fut extrêmement aiguë. Et enfin l'Allemagne entend dire à
tout moment qu'elle est isolée, encerclée, menacée et- qu'elle
est perdue, si elle ne tient sa poudre sèche. Si forte qu'elle se
sache, elle a périodiquement des inquiétudes.
C'est pourquoi l'Allemagne a gémi ou s'est fâchée, en l'oc-
casion qui lui a été offerte de Vinterwiew impériale. Chacun
a parlé pour soi, sans consulter son voisin ; tous ont parlé en
même temps : l'Allemagne s'est révélée à elle-même qu'elle
est mécontente tout entière. En cela est la gravité de la
manifestation. Ce pays de divisions et de subdivisions s'est
trouvé unanime. Même les plus conservateurs ont dit en toutes
lettres et répété : c< Cela ne peut pas durer. » Mais qu'est-ce
qui ne peut pas durer? et que faudrait-il mettre à la place ?
Pour le savoir, s'il est possible, il faut tâcher de nous repré-
senter ce qui est1.
Dans la salle des séances du Reichsiag ou Chambre impé-
riale, à droite et à gauche du fauteuil présidentiel, règne une
longue balustrade; là, siègent les membres du Bundesrat ou
Conseil fédéral, c'est-à-dire les « plénipotentiaires » des princes
1. Voir y. Jageman, Dans ce volume, se trouvent les références à la a litté-
rature » du sujet, qui est très considérable.
836 LA REVUE DE PARIS
et des républiques dont la fédération constitue l'Empire. Ces
princes et ces républiques sont les survivants de la vieille Alle-
magne, qui, au moment du moyen-âge où les royaumes de
France et d'Angleterre apparaissaient déjà avec leurs caractères
essentiels, acheva de s'émietter eh principautés laïques, en
principautés d'Eglise, en villes libres et en seigneuries très
petites, anarchie grouillante et vivante, où chaque être pré-
tendait garder sa vie et la garda très longtemps, en effet, en
jouant du poing, selon le droit alors reconnu, qu'on appelait
précisément le droit du poing, Faustrecht. Ils étaient des cen-
taines et des centaines dans l'ancien Reichstag, dans cette Diète
dont on nous a si souvent parlé, du temps que nous étions
écoliers, sans nous dire d ailleurs ce que cela pouvait bien être.
La Diète se réunissait, quand il plaisait à Dieu, ce qui n'arrivait
pas souvent. Après le pédantisme d'une procédure à lasser la
patience des anges, après des cérémonies, des festins et des
buveries énormes, sous l'œil d'ambassadeurs étrangers, venus,
la sacoche pleine, dans cette foire, pour y acheter des con-
sciences de princes — elles étaient bon marché, — la Diète
aboutissait presque toujours à être « en retard d'une année,
d'une idée, d'une armée surtout ». ,
Les armées de la Révolution et de Napoléon piétinèrent cette
tourbe et l'écrabouillèrent. Trente-six États avaient survécu à
la grande tourmente ; ils formèrent la Confédération germa-
nique sous la présidence de l'Autriche. La Prusse en absorba
quelques-unes lorsqu'elle détruisit la Confédération en 1866.
Aujourd'hui, ils sont vingt-cinq, dont voici les noms, tous
illustres, mais la plupart inconnus, cités dans Tordre où la
constitution les a rangés : Prusse, Bavière, Saxe, Wurtemberg,
Bade, Hesse, Mecklembourg-Schwerin, Brunswick, Saxe-
Weimar, Mecklembourg-Strélitz, Oldenbourg, Saxe-Meinin-
gen, Saxe-Altenbourg, Saxe-Cobourg-Gotha, Anhalt, Schwarz-
bourg - Rudolstadt , Schwarzbourg-Sondershausen, Waldeck,
Reuss branche aînée, Reuss branche cadette, Schaumbourg-
Lippe, Lippe, Lubeck, Brème, Hambourg. Chacun de ces
États (dont les trois derniers sont des républiques) dispose
d'un certain nombre de voix dans le Bundesrat : la Prusse
en a 17, la Bavière 6, la Saxe 4* le Wurtemberg 4, Bade 3,
Hesse 3, Mecklembourg-rSchwerin 2, Brunswick 2, et chacun
UN SÉJOUR A BERLIN 837
des autres i. — Mais pourquoi ces Etats ont-ils survécu
plutôt que d'autres ? Pour la plupart, on ne saurait le dire.
Un Charles-Gonthier règne en Schwarzbourg-Sondershausen,
un Gonthier- Victor en Schwarzbourg-Rudolstadt, un Etienne-
Albert-Georges en Schaumbourg-Lippe, et un Ernest-Fré-
déric-Paul-Georges-SNicolas en Saxe-Altenbourg , parce que,
de menus faits de hasard ayant créé leurs dynasties, l'occasion
ne s'est pas présentée de les détruire. Ils sont encore là, parce
que le hasard l'a voulu, parce que l'Allemagne n'a jamais
été jusqu'au bout d'une tâche, parce que l'Allemagne n'en
finit jamais de rien.
*
* *
Dans l'hémicycle de la salle des séances, sur les gradins
qui montent vers les tribunes, siège le Reichstag, la Chambre.
Aux termes de la constitution, les députés à cette assemblée,
élus par « le suffrage universel et direct, au scrutin secret »,
« sont les représentants de l'ensemble du peuple ».
Voilà donc, face à face, dans cette même salle, deux assem-
blées bien différentes : des plénipotentiaires de princes, des
mandataires du peuple. Le Bundesrat n'est pas un sénat, ni une
Chambre des lords, ni une Chambre des seigneurs. 11 ne forme
pas avec le Reichstug un parlement; il est en dehors, en face,
adverse. Il n'y a évidemment rien de commun — je vais, pour
bien exprimer ma pensée, écrire une phrase à l'allemande —
entre M. de Meding, Excellence, conseiller intime et cham-
bellan, qui représente au Bundesrat la principauté de Reuss
branche aînée (appelée encore de Reuss-Greiz), laquelle,
en l'état d'incapacité où se trouve Henri XXIV, prince de
Reuss, comte et seigneur de Plauen, seigneur de Greiz, Kra-
nichfeld, Géra, Schleiz et Lobenstein, etc., est gouvernée à
titre de régence par le chef de la branche cadette de Reuss
(appelée encore Reuss-Schleiz-Gera), Henri XIV, prince
régnant de Reuss, comte et seigneur de Plauen (et cœtera, comme
ci-dessus), général d'infanterie prussienne, chef du bataillon
de chasseurs de Magdebourg n° 4, du 2e bataillon du 7e régi-
ment de Thuringe n° 96 et du 20 bataillon de chasseurs saxons
838 LA REVUE DE PARIS
n° i3, etc., — il n'y a rien de commun, dis-je, entre M. de
Meding, Excellence et chambellan, et Bebel, ouvrier relieur,
et dépoté au Reichstag.
*
De ces deux assemblées, laquelle est la plus considérable?
C'est le Bundesrat, et de beaucoup. De même que dans la
salle des séances, le Bundesrat occupe dans la constitution
une place éminente. En effet, après que le titre I a défini
le territoire de la Confédération et le titre II, traité de la
législation de l'Empire, le titre III introduit le Bundesrat :
La législation de l'Empire est exercée par le Bundesrat et le
Reichstag. L'accord des résolutions de la majorité de ces assemblées
est nécessaire et suffisant pour une loi d'Empire.
Voilà donc un partage égal du pouvoir législatif entre le
Bundesrat, représentant les princes, et le Reichstag, représen-
tant le peuple. Mais « le Bundesrat décide sur toutes les pro-
positions à faire au Reichstag et sur les décisions prises par
celui-ci )). Il a donc le premier et le dernier mot. L'acte légis-
latif le plus considérable serait un changement dans la consti-
tution; or, les projets de changements de cette sorte ce sont
considérés comme rejetés s'ils ont quatorze voix contre eux
dans le Bundesrat », c'est-à-dire seulement un peu plus d'un
quart des voix, qui sont au nombre de 58, — dont 17 prus-
siennes, comme on a vu.
De plus, le Bundesrat a de grandes attributions adminis-
tratives. Il dresse les règlements pour l'exécution des lois. Il
nomme les commissions permanentes de l'armée et des forte-
resses, de la marine, de la douane et des contributions, du
commerce, des chemins de fer, de la poste et du télégraphe, de
la justice, de la comptabilité. Les délégués des royaumes de
Bavière, de Saxe et de Wurtemberg, et deux délégués des
autres pays, élus par le Bundesrat, forment une commission
des Affaires étrangères.
Enfin le Bundesrat est associé à la souveraineté, dans un
de ses attributs les plus redoutables :
UN SÉJOUR A BERLIN 83 Q
Pour la déclaration de guerre au nom de l'Empire, le consente-
ment du Bundes rat est nécessaire, excepté au cas où une attaque
se produirait contre le territoire ou les côtes de la Confédération.
En ce cas particulier, l'Empereur peut de son propre mouve-
ment déclarer la guerre. Eu aucun cas, le Reic/istag n'a rien
à voir en la matière.
La prééminence du Bundesrat s'explique par l'histoire.
L'Empire a été fait contre la volonté de la plupart des princes ;
mais, légalement, il a été fait par eux. Les princes de l'Alle-
magne du Nord ont consenti après la victoire de la Prusse
en 1866 à former la Confédération de l'Allemagne du Nord;
ceux de l'Allemagne du Sud, les grands duchés de Bade et
de Hesse-Darmstadt et les royaumes de Wurtemberg et de
Bavière, en novembre 1870, ont adhéré par traités à cette
Confédération ; de telle sorte que le préambule de la consti-
tution du 16 avril 1871 s'exprime ainsi :
S. M. le roi de Prusse au nom de la Confédération de l'Allemagne
du >ord, S. M. le roi de Bavière, S. M. le roi de Wurtemberg,
S. A. ru le grand duc de Bade et S. À. R. le grand duc de Hessc,
pour les parties du grand duché de liesse situées au sud du Mein,
concluent une Confédération éternelle pour la protection du territoire
de la confédération et du droit en vigueur à l'intérieur chidit terri-
toire, aussi bien que pour le soin et le bien-être du peuple allemand.
Cette Confédération portera le nom d'Empire allemand.
Ainsi l'Empire est une création de Majestés et d'Altesses. 11
est donc logique que les représentants des rois et des princes,
réunis dans le Bundesrat, soient supérieurs en dignité et en
autorité aux représentants de « l'ensemble du peuple », lequel
peuple n'a été consulté, ni pour l'établissement de la Confédé-
ration de l'Allemagne du j\ord, ni pour l'établissement de
l'Empire. Il est logique qu'ils siègent sur une balustrade élevée,
et qu'ainsi « Excellence M. de Meding » regarde de haut le
député Bebel.
*
Au-dessus de ces deux assemblées, d'origines différentes,
de tendances divergentes, l'unité du peuple et du gouverne-
ment est représentée par l'Empereur.
840 LA REVUE DE PARIS
L'Empereur est introduit dans la constitution d'une singu-
lière manière, au titre IV, seulement, après le Bundesrat1.
Ce titre IV est intitulé d'un mot latin Praesidium. Le premier
article de ce titre débute ainsi :
Le Praesidium de la Confédération appartient au roi de Prusse,
qui porte le nom d'Empereur allemand ;
Et il continue :
Il appartient à l'Empereur de représenter l'Empire internatio-
nalement, de déclarer la guerre et conclure la paix au nom de
l'Empire, de conclure des alliances et autres traités avec les États
étrangers, d'accréditer et de recevoir des ambassadeurs2.
Les autres articles du titre IV ne font que stipuler les règles
et conditions de la vie constitutionnelle, — convocation du
Bundesrat et du Reichstag, etc.; de sorte que la puissance
impériale n'apparaît ici que dans la capacité de représenter
l'Empire en ses rapports avec l'étranger.
Mais d'autres attributs très divers se trouvent disséminés dans
les titres suivants. Par exemple, on lit au titre VI — Douane et
commerce — que l'Empire <( a le droit exclusif de législation
sur les douanes, sur les impôts du sel, du tabac, de l'eau-de-
vie, de la bière, du sucre et des sirops sortis de la betterave
ou autres produits indigènes », et que l'Empereur nomme des
fonctionnaires chargés de maintenir dans les Etats confédérés
l'unité de la procédure légale en ces matières. Au titre VII —
Chemins de fer — sont énumérés les droits de l'Empire sur le
régime de ces chemins, et l'Empereur est nommé à l'article 4 1 :
En cas de nécessité, en particulier d'enchérissement extraordi-
naire des denrées, les administrations des chemins de fer sont
obligées, notamment pour le transport des grains, farines, plantes
légumineuses et pommes de terre, de consentir un tarif bas, qui sera
i. Voici l'ordre des premiers titres : I. Territoire de la Confédération;
II. Législation d'Empire; III. Bundesrat; IV. Praesidium; V. Reichstag.
a. Vient ensuite, dans un second paragraphe, la restriction du consente-
ment du Bundesrat, indiquée plus haut ; puis, dans un troisième paragra-
phe, une disposition relative aux traités qui se rapportent à des « objets
appartenant au domaine de la législation de l'Empire », les traités de com-
merce par exemple. Pour ces sortes de traités, il faut à l'Empereur l'assen-
timent du Bundesrat et l'acceptation du Reichstag.
Y
UN SÉJOUR A BERLIN 84*
établi par l'Empereur sur la proposition de la Commission compé-
tente du BundesraL
Le titre VIII attribue à l'Empereur « la haute direction de
la poste et du télégraphe », avec le droit de faire tous règle-
ments et ordonnances relatifs à la matière. Le titre X — Con-
sulats — dispose que « l'administration consulaire est placée
sous la surveillance de l'Empereur ». Enfin, aux titres IX —
Marine et navigation — et au titre XI — Guerre — se trou-
vent deux textes graves :
La marine de l'Empire est une, sous le commandement suprême
de l'Empereur. L'organisation en appartient à l'Empereur, qui
nomme les officiers et employés de la marine.
Toute la force militaire de l'Empire forme une seule armée, qui,
en temps de guerre et en temps de paix, est sous le commande-
ment de l'Empereur.
Rapprochons à présent les fragments épars de la puissance
impériale. L'Empereur est le président de la Confédération;
c'est à ce titre qu'il s'appelle l'Empereur; il représente l'Em-
pire devant l'étranger par le droit de paix et de guerre; il
assure le fonctionnement de la vie constitutionnelle par ses
rapports avec le Bundesrat et le Reichstag ; il a des attributions
économiques; il commande les forces de terre et de mer. Tout
cela réuni compose quelle sorte de pouvoir?
Il est très difficile de répondre à cette question. Des juristes
allemands pensent que ce que Ton peut dire de plus clair de la
puissance impériale, c'est ce qu'elle n'est pas. En effet, disent-
ils. l'Empereur a le Praesidium de la Confédération, mais il n'a
aucun des caractères attribués à un président dans les états fédé-
ra tifs, puisqu'il n'est pas électif ni temporaire. L'Empereur
n'est pas non plus « monarque de l'Empire », puisque la souve-
raineté en appartient à l'ensemble des Etats confédérés. Un des
commentateurs de la constitution, M . v. Jageman, veut pour-
tant trouver une définition, et il propose celle-ci : l'Empereur
est « monarque près l'Empire — Monarch am Reich — », en
sa qualité de prince de la Confédération ; il est « monarque de
l'Empire — Monarch des Reichs — » au regard de l'étranger;
il est « monarque dans l'Empire — Monarch im Reich — »,
parce que ses prérogatives s'étendent à tout l'Empire sans
84 2 LA REVUE DE PARIS
distinction de pays, et qu'il est certainement supérieur à ses
confédérés. Mais, pourtant, il n'a pas la totalité des droits d'un
monarque souverain, avoue M. v. Jageman, qui regrette de
n'avoir pas « à sa disposition pour définir la puissance impé-
riale des termes courts, clairs, qui conviennent exactement à
la chose qu'ils doivent exprimer ». D'ailleurs, d'éminents
juristes comme v. Held et v. MohJ. ont renoncé à chercher
cette définition. Le premier déclare que le Kaiserlhum est
une institution pleine de contradictions et inachevée, unfer*-
tige ».
* *
L'imparfait Empereur communique avec le Reîch par l'inter-
médiaire du Chancelier.
Pour découvrir le Chancelier dans la Constitution, il faut le
chercher. Il apparaît au titre Praesidium, après trois articles où
il est question des modes de convocation du Reischtag et de
Bundesrat :
La présidence du Bundesrat et la conduite des affaires, die Leitung
der Gesvhâfte* appartient au Chancelier de l'Empire, qui est à la
nomination de l'Empereur.
C'est donc dans une incidente que l'on trouve l'une des deux
principales caractéristiques du Chancelier, à savoir qu'il est
nommé par l'Empereur. L'autre se trouve dans une autre inci-
dente à la fin d'un autre article :
Il appartient à l'Empereur d'expédier et de publier les lois
d'Empire et d'en surveiller l'exécution. Les ordonnances et les
ordres de l'Empereur sont publiés au nom de l'Empire et ont besoin,
pour être valables, de la contre-signature du Chancelier, qui en prend
par là la responsabilité.
Par ces quelques mots seulement « — qui en prend la respon-
sabilité », welcher dadurch die VerantwortUchkeit iibernimt, —
il est marqué que l'Empire allemand est un état constitu-
tionnel. Or, ces mots ne sont ni suffisants ni clairs.
Ces mots ne sont pas suffisants ; car, si le Chancelier n'est
responsable que des ordonnances et ordres qu'il a contresignés,
UN SÉJOUR A BERLIN 843
beaucoup d'actes de l'Empereur ne donnent lieu à aucune
responsabilité. Une dépêche de lui pourtant, ou bien une pro-
clamation, un toast, une entrevue peuvent être des actes plus
importants que bien des ordonnances et engager la politique
de l'Empire. Aussi la responsabilité s'est-elle étendue à toutes
les manifestations politiques de l'Empereur, et l'on a vu que
le texte de tintenoiew avait été communiqué au Chancelier
pour avis. Mais il n'y a pas sur ce point de règle certaine.
Ces mots ne sont pas clairs. Devant qui le Chancelier est-il
responsable? Devant le Bundesrat, ou devant le Reichstag,
ou devant les deux assemblées? Et cette responsabilité, qu'est-
elle dans la pratique? Quelle en est la procédure? Le Chancelier
peut-il être mis en accusation? A tout cela, point de réponse.
Dans la vraie vérité, le Chancelier n'est responsable qu'envers
l'Empereur qui le nomme et le révoque sans proposition du
Bundesrat, sans consentement du Reichstag, envers l'Empe-
reur qui peut le maintenir, même si ce ministre de l'Empire
n'a pas de majorité avec lui. Ainsi donc la responsabilité du
Chancelier est aussi difficile à définir que la puissance impé-
riale; le Kanzleramt est, comme le Kaiserthum, « une institu-
tion pleine de contradictions, pas au point, unfertige ».
Pour comprendre la constitution allemande, il faut bien se
souvenir qu'elle est née de circonstances très brusques, en 1866
et en 1870. L'Allemagne, depuis longtemps, faisait effort vers
l'unité ; la Prusse la lui a donnée, ou plutôt elle lui en a donné
une de sa façon. La Prusse avait depuis longtemps réalisé une
sorte d'unité économique allemande par le Zollverein, c'est-à-
dire par l'union douanière; d'autre part, depuis deux siècles,
elle avait vécu et grandi par son armée ; aucun État au monde
n'a dû et ne doit autant que la Prusse à la force militaire, qui
lui a tenu lieu de nature, de ciel, de climat, de sol et de
tombes d'ancêtres. Puissance économique, puissance militaire,
elle a fait du Reich un état fédéral économique et militaire.
Les titres Douane et commerce, Chemins de fer, Poste et
844 LA REVUE DE PARIS
télégraphe, Marine et navigation, Consulats, Guerre, couvrent
plus de la moitié du papier où la Constitution est écrite.
La langue y est parfaitement nette. On ne ferait pas à Paris
d'ordonnance plus simple ni plus précise que le titre Chemins
de fer, ou le titre Poste et télégraphe; mais le titre Guerre
surtout est d'une belle clarté :
Apres la publication de cette Constitution, dit l'article 05, la légis-
lation militaire prussienne en son entier sera introduite sans aucun
retard dans tout l'Empire, à savoir les lois et aussi les règlements,
instructions et rescrits qui en règlent l'exécution, les expliquent et
les complètent.
Puis à l'article 63, après le paragraphe qui établit l'unité de
la force militaire allemande sous le commandement de l'Em-
pereur :
Les régiments portent des numéros qui se suivent sans interrup-
tion dans toute l'armée allemande. Pour l'habillement, la couleur et
la coupe seront celles de l'armée royale prussienne. Aux princes des
contingents respectifs, est laissé le choix de signes extérieurs tels que
cocardes, etc.
Viennent ensuite, en trois paragraphes, les dispositions rela-
tives au droit qu'a l'Empereur de s'assurer en tout temps par
des inspections que « tous les corps sont complets et en bon état
pour la guerre, kriegstiïchtig ; à son droit de fixer l'effectif
et la distribution des contingents, « d'ordonner la mobilisa-
tion de n'importe quelle partie de l'armée impériale ».
Enfin le premier paragraphe de l'article 64 dispose :
Toutes les troupes allemandes sont tenues d obéir sans condition
aux ordres de l'Empereur. Cette obligation sera comprise dans le
serment au drapeau.
La Prusse est donc entrée dans l'Empire avec armes et
bagages. Derrière les tambours et fifres du chef de guerre
prussien, les moindres chefs ont pris la file \
i. On s'est gardé de mettre la puissance militaire de l'Empereur au titre
Praesidium, On n'a pas voulu en faire une chose fédérale. On l'a mise
à part.
UN SÉJOUR A BERLIN' 845
# *
La philosophique Allemagne n'a pas eu la peine de philo-
sopher à propos de sa constitution. Point de préambule; point
de principes généraux; pas de belles paroles; pas même, en
ce pays « qui ne craint au monde que Dieu », le nom de
Dieu; mais des betteraves, des sirops, des pommes de terre,
des couleurs de tuniques, des cocardes. Gomme il fallait
pourtant organiser un gouvernement, on a pris pour base le
Bund de i8i5, fortement revisé en 1866 et en 187 1 ; on a mis
en face et plus bas que la Bundesrat, une représentation natio-
nale, élue par le mode démocratique du suffrage universel
direct; on a préposé au tout un Kaiser mal défini, un Chan-
celier qui ne Test pas mieux. Qela fait un mélange de fédé-
ralisme, de démocratie, de parlementarisme, d'autocratie.
Et le mot doit être répété : un être pas au point, unfertiges
Wesen. Au reste, M. v. Jageman1 convient que, pas plus que
l'Empereur ou le Chancelier, le Reich ne peut être défini8.
*
Des années ont passé depuis que la Constitution a été écrite
et les circonstances qui en ont déterminé le caractère ont
reculé dans l'histoire : il est question de la modifier. Le
Reichstag en a parlé; une grande commission en délibère.
Mais, dès les premiers jours de la crise, il fut évident que,
de tout ce grand bruit, il sortirait très peu de chose. A peine
l'unanimité du mécontentement fut-elle révélée, que la dis-
corde des mécontents apparut.
1. Die deutsche Reichsverfassung, de M, Eugène von Jageman — un
volume de *58 pages — donne un commentaire clair et complet de la
Constitution. Une traduction du Droit public de l'Empire allemand ', de
Laband, par M. Larnaude, professeur à l'Université de Paris, a paru chez
Giard et Brière, Paris, 190a.
a. Reich ne veut pas exactement dire Empire; Kaiser est inexactement
traduit par Empereur. La traduction d'allemand en français est souvent
cause de contresens.
846 LA REVUE DE PARIS
Il y a en Allemagne, d'abord, des parties et des partis;
des parties imparfaitement fondues dans le tout, et plus d'une
douzaine de partis, desquels deux ou trois sont bien caracté-
risés, et les autres séparés par des nuances mal perceptibles
aux yeux étrangers, mais que les lunettes allemandes gros-
sissent au point de les rendre inconciliables.
Il y a aussi en Allemagne l'incapacité générale à l'expression
d'idées simples, le vague des termes, l'inaptitude à définir, à
mettre en ordre, à faire une phrase. La phrase allemande coule
sur terrain plat; lente, elle diverge en incidentes ; elle rencontre
des cailloux, des « mais », des « pourtant », des aber, des dock,
qui la rejettent à droite, à gauche ou la font refluer. Aber et
dock sont aussi familiers aux Allemands qu'à nous les Or et
les Donc.
Il y a, de plus, en Allemagne, l'habitude de regarder les puis-
sances de trè$ bas en très haut, habitude séculaire de déférence,
d'obséquiosité très humble. J'ai entendu raconter par l'éditeur
Hetzel qu'en i848 il avait été à Francfort avec quelques autres
Français pour s'y entretenir avec des démocrates allemands,
et qu'il avait trouvé ceux-ci hardis en paroles révolutionnaires,
mais saisis de respect, si quelque Altesse venait à passer. Je
sortais, il y a une vingtaine d'années, du palais de l'ancien
Reichstag, en compagnie d'un député progressiste avancé,
dont l'esprit me semblait le plus libre du monde. Quelqu'un
venant en sens inverse s'arrêta un moment pour dire bonjour
à mon compagnon, qui prit l'attitude du grand respect et
me l'expliqua, la conversation finie, en me disant, d'un ton
qui dissimulait mal un sentiment de fierté : « C'est le prince
Guillaume de Bade ». Ces jours-ci, à Berlin, quand la jeune
et charmante fiancée du quatrième fils de l'Empereur fit son
entrée dans la ville, la municipalité alla la recevoir, selon
l'usage, à la porte de Brandebourg, et le premier bourgmestre,
un démocrate, la harangua. Il faut croire qu'il n'avait pas la
mine fière; car, deux jours après, je ris dans un journal un
dessin qui représentait la place de la cérémonie toute déserte ;
deux personnes seulement y restaient : Tune, reconnaissable
au collier de bourgmestre qui ornait son épaule était couchée à
plat ventre; l'autre, penchée vers le gisant, lui disait : ce II y a
deux heures que le cortège est passé; relqvez-vous ! ». Au
UN SÉJOUR A BEI\LIN 8^7
reste, elle est très vieille, cette mauvaise réputation des démo-
crates allemands, car Bœrne disait : « Je serais un ÎNéron en
Allemagne et je jetterais mon diadème dans le fleuve, qu'au
commandement Apporte! le plus enragé de ceux qu'on accuse
de démagogie plongerait comme un barbet fidèle et me rappor-
terait ma couronne!» Sans doute, les temps et les mœurs ont
changé; un sérieux parti démocratique s'organise en Alle-
magne. N'importe! Je voudrais, caché dans un coin, voir et
entendre un tète à tète de démocrate avec l'Empereur.
Il y a, enfin et peut-être surtout, en Allemagne, la crainte
d'ébranler l'Empire. Lia mémoire allemande a gardé le souvenir
des séculaires misères et des humiliations d'autrefois. Ce
grand pays a été longtemps l'enclume où frappèrent à coups
redoublés les marteaux d'alentour. Aujourd'hui, l'Allemagne
est devenue marteau. Sa force naturelle a été longtemps
contenue, comprimée, stérilisée; aujourd'hui elle a libre
cours, elle déborde, elle envahit. Et l'Allemagne ne trouve
pas seulement dans sa destinée nouvelle la satisfaction de
vivre enfin d'une vie nationale. Elle repaît abondamment
l'immense et brutal orgueil, qui lui est naturel et lui fait
chanter à tout propos sa chanson : « L'Allemagne ! L'Allemagne
par-dessus tout! DeutschJand! Deutschland Hier Ailes ! » Or,
elle sait bien que son indépendance et sa force sont sous la
garde de cette armée, dont « les régiments portent des
numéros qui se suivent », et qu'à cette armée, il faut un chef,
et que ce chef est et ne peut être que l'Empereur allemand, roi
de Prusse.
Voilà bien des raisons pour que le Reichstag, lorsqu'il s'est
réuni en pleine émotion nationale, après qu'il se fut satis-
fait par quelques discours, se soit abstenu de passer des paroles
à un acte quelconque. Il s'est senti incapable de s'unir dans
une manifestation comme aurait été une adresse à l'Empereur ;
le texte de cette adresse, aucune commission ne serait par-
venue à le dresser. Très pâle a été la discussion des réformes
constitutionnelles, deux jours durant. Que va faire maintenant
Ja commission qui examine les projets présentés par divers
partis? J'imagine que le Chancelier de l'Empire n'est pas
inquiet de l'issue. Il se sait en présence de volontés diverses
et obscures. Un jour, le prince Bismarck disait au Parlement :
848 LA REVUE DE PARIS
« Que voulez-vous donc? Vous ressemblez à des enfants qui
jouent à cacher un objet qu'un des joueurs doit chercher;
mais, au moins, quand le chercheur s'approche de la cachette,
on l'avertit par un air de musique. Vous, vous ne faites jamais
de musique ». Ces derniers jours, le Reichstag a fait quelque
bruit ; mais du bruit, c'est plus facile à faire que de la musique.
Quelque chose est changé pourtant en Allemagne. Probable-
ment, la volonté durera de donner à la nation une part au
gouvernement d'elle-même. Mais il faudra que cette volonté
soit tenace et patiente. Elle rencontrera de grosses résistances,
et d'abord celle du Bundesrat. Le jour où un ministère respon-
sable d'Empire serait institué, la vie collective nationale pren-
drait une force nouvelle, et d'autant serait diminué ce qui reste
d'existence aux petits États. Le jour où ce ministère d'Empire
serait mis en face d'un parlement d'Empire, élu au suffrage
universel direct, qu'adviendrait-il de ces vingt et quelques
constitutions, différentes les unes des autres, la plupart
archaïques et compliquées, de ces petites chambres,. hautes et
basses; et combien de temps dureraient encore les Altesses
Sérénissimes, qui vivent dans leurs « capitales et résidences »,
entourées d'augustes parentés, de grands maîtres de la Cour,
de grands maréchaux, de sénéchaux, d'aides de camp, de
dames de la Cour, de ministres titrés d'Excellence, de con-
seillers secrets, de fournisseurs de Cour? Mais surtout,
comment le principal Etat de l'Empire, la Prusse, garderait-il
son régime électoral, duquel le moins que l'on puisse dire est
qu'il est drôle, et son régime d'irresponsabilité ministérielle?
De toute cette bigarrure, de ces intérêts, de ces vanités, de ces
traditions, de ces souvenirs, le Bundesrat est le gardien très
fort, puisqu'aucun changement ne peut être introduit dans la
Constitution, qui déplaise à quatorze de ses voix. Très lente
sera donc, si jamais elle doit s'accomplir, la transformation
de l'Allemagne impériale. Il faudrait, pour la hâter, ou bien
quelque circonstance extraordinaire, comme celles qui se sont
produites en 1866 et en 1870, mais on ne peut l'imaginer, cette
circonstance ; ou bien une imprudence continue de l'Empe-
reur, qui prît le caractère d'une provocation ; mais cela n'est
pas à prévoir non plus, car, malgré les apparences, l'Empereur
n'est pas du tout imprudent au fond.
UN SÉJOUR A BERLIN 84g
*
L'Empereur, on l'a donc mis en état de pénitence publique.
Que pense-t-il dans sa retraite et son silence? Il a été dit
en son nom, après l'entrevue qu'il eut à Potsdam avec le
Chancelier, qu'il trouvait exagérées les critiques dont on l'avait
accablé. Il reconnaît donc — et il a raison — qu'elles sont
justes en partie. Mais il a le droit de s'étonner que les Alle-
mands ne lui reconnaissent pas quelques mérites : celui
d'avoir laissé la paix à l'Allemagne et au monde ; celui d'avoir
contribué plus que personne au développement de la puissance
économique allemande; celui d'avoir mis à flot la flotte
d'Allemagne. Il ne serait que juste, d'ailleurs, de partager la
responsabilité de l'abus qu'il a fait du pouvoir personnel entre
lui et l'Allemagne, qui n'a jamais clairement voulu, qui ne
veut pas clairement encore limiter ce pouvoir. Enfin il faudrait,
pour être juste tout à fait, se représenter l'idée que l'Empereur
et Roi ne peut pas ne pas avoir, étant donnée l'histoire, de
son autorité impériale et royale. Mais chercher la définition
que Guillaume II se donne à lui-même des mots Empereur et
Roi nous mènerait un peu loin. Il y faudra venir un autre
jour.
ERNEST LAVISSE
iô Décembre 1906. la
LE CONGRÈS DE LA CHASSE
Bien qu'ils soient tous armés d'un et souvent de plusieurs
fusils, qu'ils aiment à faire parler la poudre et même ne
craignent pas l'effusion de sang, les chasseurs n'en ont pas
moins voulu tenir, eux aussi, des assises très pacifiques. Ils
se sont réunis près de mille, en mai 1907, et toutes les grandes
questions concernant la chasse, dont quelques-unes avaient
été traitées ici même1, ont fait l'objet d'amples discussions :
ces délibérations viennent d'être réunies en une publication
considérable où sont condensés tous les documents, rapports,
discours et vœux émis8.
Quelques semaines avant l'ouverture, le succès du congrès
était assuré, autant par les travaux rapidement menés de la
commission que par les adhésions affluant de toutes parts.
L'idée vint alors de lui donner plus d'ampleur en invitant les
gouvernements étrangers à y prêter leur concours : sur l'initia-
tive d'un ardent défenseur des intérêts de la chasse, l'actif
député du Doubs, M. Beauquier, le congrès devint interna-
tional. Si tardives qu'aient été les démarches faites auprès
des chancelleries, si lents qu'aient été les détours de la
voie diplomatique, les adhésions des gouvernements les plus
intéressés, ont été réunies à l'heure voulue. L'Allemagne,
1. Voir la Bévue de Paris du icr octobre 1903.
a. Congrès international de la Chasse, tenu à Paris du 1 5 au 18 mai 1907,
sous la présidence de M. Lucien Daubrée, conseiller d'État, directeur géné-
ral des Eaux et Forêts. Paris, imprimerie de la Gazette du Palais ioo7.
1
LE CONGRÈS DE LA CHASSE 85 I
l'Autriche, la Hongrie, l'Espagne, l'Italie, la Belgique, le
Grand-Duché de Luxembourg, la Principauté de Monaco ont
pris part aux travaux du Congrès. Quant à la France, aucun
des hommes que désignait leur compétence spéciale en matière
de chasse, aucun de nos grands fusils, aucun de nos juris-
consultes chasseurs n'avait voulu se dérober, et les Sociétés
de chasse les plus éloignées avaient député un ou plusieurs de
leurs membres avec leurs cahiers de doléances.
Quelle est la situation de la chasse en France, son impor-
tance, son rôle économique? A-t-elle des motifs suffisamment
puissants de s'imposer à l'attention des pouvoirs publics?
Le rapport de M. Cou tard, inspecteur des Finances, actuel-
lemement directeur au Ministères des Colonies, avait pour
titre : « De l'importance de la chasse au point de vue des
ressources qu'elle procure à divers budgets ». Le chasseur est,
au sens de M. Cou tard, le contribuable idéal :
Ne vient-il pas de lui-même au-devant de l'impôt, le subissant
sans trop de déplaisir, parce que pour la satisfaction de son plaisir,
et frappant au guichet de toutes nos caisses publiques, pour y
verser un tribut volontaire dont on méconnaît trop souvent l'impor-
tance ! Cette mentalité particulière et si rare, ne s'observe-t-elle pas
chez le chasseur, soit que, plein d'espoir et aussi d'illusions, il
vienne, à la veille de l'ouverture, solliciter son permis, soit qu'à la
sortie de nos grandes gares, humilié de n'avoir rien à déclarer, il
jette un regard d'envie sur l'heureux collègue très fier de s'attarder
au bureau de l'octroi ?
Le premier des impôts payé par les chasseurs est celui du
permis de chasse : sur les 28 francs du permis, il est attribué
10 francs aux communes et réservé 18 francs à l'État. Or
chaque année ce sont des plus-values nouvelles : la chasse,
loin d'être reléguée au rang des traditions d'un autre âge, est
chez nous plus en faveur que jamais.
Au lendemain de la guerre de 1870, le prix du permis avait
été porté à 4o francs. Il fallut vite revenir sur cette mesure qui
avait le double défaut d'être anti-démocratique et surtout, par
l'excès même de l'impôt, de tarir la source qu'on entendait au
contraire rendre plus abondante. Les recettes avaient fléchi; on
en revint au prix de a 8 francs, qui est à peu de chose près celui
854 LA REVUE DE PARIS
matériels. Mais c'était une tâche nécessaire de démontrer, à
un siècle devenu positif par nécessité» l'utilité pécuniaire de
la chasse à courre : excellent argument contre les ennemis
de ce sport pourtant d'allure bien française, et contre les
mesures qui auraient pour effet d'en amener la disparition.
A la curiosité des Congressistes, les veneurs ont ouvert
leurs livres. Plusieurs d'entre eux ont indiqué, en alignant les
chiffres, les dépenses considérables de leurs équipages, et il est
dès lors facile de se rendre compte de la prospérité que vaut à
une région l'exercice, sur son territoire, de grandes chasses à
courre. En 1906 il existait en France 4o5 * équipages de chasse
à courre. Il est possible de les diviser en deux catégories : les
équipages de moins de 3o chiens, qui sont au nombre de
270; les grands équipages, ceux de 3o à 100 chiens et plus,
qui sont au nombre de i35.
Il a été compté que les petits équipages, comprenaient
chacun en moyenne : 1 à 2 hommes à titre de valets de chiens ;
2 à 4 chevaux pour les hommes; 2 chevaux pour chaque
maître; 6 à 10 chevaux pour les sociétaires, actionnaires,
invités; 8 à 10 hommes employés au service des chevaux;
i5 à 20 chiens. De plus pour la remonte en chevaux et en
chiens de ces 270 équipages, il faut compter 800 chevaux et
1 100 chiens. On peut évaluer la dépense annuelle totale des
270 équipages à 12 915 000 francs.
Pour les grands équipages : 4 hommes par équipage à titre
de piqueurs et valets de chiens ; 8 chevaux pour les 4 hommes ;
3 chevaux pour le maître d'équipage ; 20 chevaux par équipage
pour les sociétaires, actionnaires, invités; 26 hommes employés
au service des chevaux ; 5o chiens par équipage. De plus pour
la remonte en chevaux et en chiens de ces i35 équipages, il
faut compter 1 5oo chevaux et 1 35o chiens. Le calcul établi
sur ces bases amène à évaluer la dépense annuelle totale des
i35 équipages à 18 932 000 francs.
L'un des plus célèbres parmi ces équipages, celui de
Bonnelles à madame la duchesse d'Uzès, comprend 70 per-
sonnes portant le bouton. 11 a fait, dans le rapport de la Société
1. Il y avait encore en France en 190a, 553 équipages à boutons. Ce chiffre
de 4o5 est donc un minimum. Il existe de petits équipages dont il n'a pas
été obtenu la statistique exacte.
LE CONGRÈS DE LA CHASSE 855
de Vénerie, l'objet d'une mention spéciale. Les profanes, qui
ne voient dans la chasse à courre que brillantes chevauchées
à travers plaines et bois, sont initiés par ces renseignements à
tout ce que comporte d'éléments divers la mise en train d'un
équipage aussi considérable. La dépense annuelle atteint
i 298300 francs. Quelle rosée pour toute une contrée que cet
argent répandu avec une largesse devenue proverbiale I « Il n'a
pas été tenu compte dans ce travail, ajoute le rapporteur, des
nombreux officiers et curieux qui viennent suivre les chasses,
ni des nombreux automobiles qui viennent de Paris et des
environs et qui font vivre les hôtels et les auberges du pays.
Aux chasses du Lundi de Pâques et de la Saint-Hubert, le
nombre des étrangers est tel que les boulangers sont obligés
de faire trois fournées et l'on a manqué de painl ». Le chiffre
total, représentant le mouvement d'affaires annuel auquel la
chasse à courre donne l'essor, a été estimé, tous comptes faits,
à 73 5oo 000 francs. Et le rapporteur conclut :
Pour que la chasse à courre ait pu se pratiquer encore de nos jours,
il faut bien admettre qu'elle est populaire. On ne peut pas en être
étonné en y réfléchissant un instant. D'abord ce sport ne s'exerce
pas sur un territoire limité, mais dans toute une contrée où chacun
est admis à jouir des émotions de la poursuite. Il y a place pour
tout le monde dans le « déduict » de vénerie où le modeste specta-
tateur, sur un bidet quelconque, sur sa bicyclette, en carriole, voire
même à pied, peut trouver autant de plaisir que l'élégant cavalier
sur un pur sang de grand prix. Quant au point de vue hippique, il
est incontestable que la chasse à courre est un débouché très sûr et
des plus importants pour nos éleveurs. Enfin la chasse à courre
retient de plus en plus dans les campagnes, et pour leur plus grand
bienfait, de très nombreuses familles.
En terminant, nous rappellerons que certains Conseils généraux,
après avoir émis pendant plusieurs années des vœux hostiles à la
chasse à courre, ont reconnu cette année leur erreur, et qu'ils les
ont supprimés en considération des importants bénéfices que les
équipages apportent à leur région.
Le Congrès a fait siennes ces conclusions : un vœu, suite
naturelle des rapports qui viennent d'être rapidement analysés,
tend à ce que, d'une part, les pouvoirs publics cherchent à
favoriser et à encourager l'exercice de la chasse à courre et
856 JLA REVUE DE PARIS
que» d'une façon générale» ils fassent tous leurs efforts poux
la reconstitution et le développement de nos chasses:
*
* *
Dans ce vœu d'une portée très étendue sont contenus
presque tous les autres desiderata des Congressistes. Ce qui
touche en effet aux mesures de police, à la législation, au
repeuplement du gibier, à la, fabrication de la poudre, rentre
dans les améliorations que, seuls, les pouvoirs publics, admi-
nistration ou parlement, sont à même de réaliser.
On ferait tout un volume, en prenant pour thème les
rapports présentés au sujet des armes de chasse, des plombs et
de la poudre. M. Gastinne-Renette a servi au Congrès un
document du plus haut intérêt et qui sera à toute époque très
utilement consulté, sur les armes de chasse en 1907. On y
suit l'évolution du fusil de chasse depuis le temps de l'antique
fusil à piston, se chargeant à la baguette par la bouche,
jusqu'au hammerless, en passant par le fusil à bascule Lefau-
cheux, créé vers 1 836 et qui fut seul en usage pendant vingt-
cinq ans. Tout se transforme et l'époque est prochaine —
malheureux gibier I — où les perfectionnements apportés par
les guerres modernes nous doteront du fusil de chasse auto-
matique. Mélancoliquement, M. Gastinne-Renette, oubliant
avec désintéressement les intérêts des armuriers, fait la
réflexion que de pareilles armes, en nuisant à la conserva-
tion de nos chasses, feront perdre aux chasseurs beaucoup du
plaisir de la poursuite. Temps passé!... Vers lui, le chasseur
vraiment épris de la chasse tourne ses regards avec regrets,
car tout en cheminant jusqu'au magasin tentateur dont la
devanture s'adorne de hammerless premier choix, tout en
maniant cette arme dont il attend des hécatombes de perdrix,
il donne une larme à l'ancien fusil, souvenir de ses jeunes
années et de ses premières prouesses, relique maintenant au
râtelier.
11 faut bien être de son époque et marcher avec le progrès !
N'est-il pas permis cependant, en suivant une battue moderne,
LE CONGRÈS DE LA CHASSE 857
où tombent par centaines les pièces autrefois- ménagées avec
parcimonie, de donner un souvenir au temps où, dans la
bruyère bumide d'une rosée matinale, s'allongeait la flânerie
d'une chasse sans parti, avec la compagnie d'un chien qui
vraiment semblait penser, causer avec nous! Mentalité d'un
stratégiste qui, assistant à la bataille de Moukden, » avoue tout
bas qu'était bien préférable le temps où les tranchées s'ou-
vraient avec des violons ! Nous avons maintenant des fusils de
chasse à canons paradox et des carabines express, qui por-
tent leurs projectiles à des distances énormes! A fusils nou-
veaux, il faut poudre nouvelle.
Ce chapitre a été copieusement traité. Contre L'État, qui
détient, comme on le sait, le monopole, les chasseurs ont
fait valoir de nombreuses doléances. Mais M. de Montbrison
a commencé par donner une leçon aux chasseurs :
Beaucoup de chasseurs ne sont pas satisfaits de nos poudres de
chasse. Ont-ils raison? Oui, mais seulement dans une certaine
mesure. Car bien peu savent faire charger leurs cartouches d'une
façon rationnelle. Trop rarement, exceptionnellement, dirpns-nons,
les charges sont bien proportionnées. Combien de chasseurs se sont
préoccupés de la vitesse nécessaire pour atteindre d'abord, pour tuer
proprement ensuite, le gibier qu'ils poursuivent? Un sur vingt peut-
être ! Et les dix-neuf autres se plaignent amèrement et rejettent par
ignorance, sur les munitions, les fautes grossières dont ils sont seuls
coupables...
Ceci dit, M. de Montbrison avait la plume plus libre pour
dire à l'État son fait. Notre fabrication française manque de
perfection. Nos poudres noires sont excellentes; mais nos
poudres pyroxylées sont inférieures à certaines poudres étran-
gères, à la Ballistite, la Mullerite, la E. C. Nous avons eu
là-dessus l'opinion d'un chasseur émérite, M. Ter nier. Le
Congrès a émis le vœu que l'administration compétente
introduise en France des poudres étrangères, au moins à titre
d'essai pendant un an, dans leurs boites d'origine. À cet effet,
un bureau de commande pourrait être créé à Paris par le ser-
vice des Douanes pour donner satisfaction à toutes les
demandes des chasseurs et des armuriers. Cette innovation ne
va pas sans quelque difficulté : néanmoins, la voix du Congre?
858 LA REVUE DE PARIS
a été entendue ; une commission technique l nommée récem-
ment s'occupe de ces questions.
Le service des Poudres et Salpêtres est, parmi les adminis-
trations de l'État, Tune de celles qu'on ne peut accuser d'être
rétrogrades ; elle cherche avec conscience et constance les amé-
liorations désirables. Seulement le progrès va si vite que
vraiment on ne saurait s'étonner que l'administration, dont
la marche est, par nature, un peu plus pesante, ne puisse
prendre des allures aussi rapides. Encore ne faudrait-il pas
trop vite se prononcer, car les conclusions de la Commission
nouvelle laisseraient prévoir que, contrairement à l'opinion de
certains snobs toujours portés au dénigrement des produits
français, la supériorité des poudres françaises pourrait bien
être définitivement reconnue et prouvée.
Le Congrès a obtenu ce premier succès. Il y aurait vrai-
semblablement quelque fatigue pour le lecteur à parcourir le
dédale des autres vœux. Il y a eu surabondance. Cependant on
ne peut que se réjouir d'avoir entendu traiter les questions rela-
tives aux dates d'ouverture et de clôture, aux maladies du
gibier, à la santé du chasseur dont le Dr Henri de Rothschild
était qualifié pour nous entretenir, à la destruction des ani-
maux nuisibles, à l'élevage et au repeuplement, à l'organisa-
tion de la police rurale, la meilleure sinon la seule garantie de
la conservation de notre fortune cynégétique, à l'interdiction
de l'enlèvement, du transport et de la vente des œufs et cou-
vées d'oiseaux-gibier, à la mise en valeur du droit de chasse
par le groupement des petites parcelles, etc.
L'un des vœux auxquels le Congrès a paru s'attacher avec
le plus d'énergie est celui qui condamne la création des permis
de chasse journaliers ou hebdomadaires et maintient le permis
aux conditions actuelles de prix, de durée et de validité. La
question est d'actualité. Elle est posée devant le Parlement.
Depuis plusieurs années, à intervalles de plus en plus rappro-
chés, des propositions ont été déposées en vue de l'institution
de permis temporaires à prix minime, o fr. a5 à o fr. 5o par
jour. Le prétexte? Rendre la chasse accessible à tous. Voilà
i. Une décision de M. le Ministre de la Guerre du 5 juillet 1907 a intro-
duit dans la composition de la commission centrale du Service des Poudres
un certain nombre de chasseurs et d'armuriers.
LE CONGRÈS DE LA CHASSE 8Ô9
qui est séduisant. Ainsi le pensent du moins certains hommes
de bonne foi, épris d'un sentiment très honorable, le senti-
ment égalitaire; mais dans un État bien ordonné, faut-il con-
cevoir que l'égalité doive régner dans la distraction ou le
plaisir? Tel sport coûteux ne sera pas nécessairement accessible
au grand nombre ; et parce que le yachting est à la fois diver-
tissant et fortifiant, faut-il imaginer Un procédé qui le mette
à portée de toutes les bourses P
Les partisans du permis réduit sont victimes d'un mirage.
Quand il aura été créé des tickets de chasse à cinq sous ou
dix sous par journée, le chasseur, qui ne part en campagne
que quinze à vingt jours par an, verra réduit à a ou 5 francs
l'impôt payé par lui. De ce fait la chasse sera-t-elle à bon
marché? Certes non, car il restera au chasseur des frais inévi-
tables. Il faut bien acheter des fusils, de la poudre et du plomb,
entretenir un ou plusieurs chiens, se déplacer parfois d'un lieu
à un autre et perdre à cette distraction, salutaire sans doute,
mais absorbante, le temps qui est de la monnaie aussi.
L'abaissement du permis n'aura pas l'effet attendu; il ne
réduira que d'une façon relative le budget du chasseur.
L'heure serait-elle d'ailleurs bien choisie pour opérer un
dégrèvement sur un objet qui n'est pas de première nécessité?
On comprend que le législateur s'efforce de réduire les impôts
sur les matières, comme le sucre, consommées par le grand
nombre. On s'expliquerait plus difficilement qu'un gouverne-
ment, à moins de plus-values excessives, dont l'histoire con-
temporaine ne nous donne, hélas! pas d'exemple, voulût faire,
aux dépens du contribuable, un cadeau aux fumeurs qui ne
sont pas contraints de fumer, aux chasseurs que nul ne force
à chasser. Le trou, creusé dans le budget de l'Etat et dans le
budget si intéressant des communes, ne serait comblé que si
le nombre des chasseurs était quadruplé ou quintuplé et cela
durerait peu de temps, car le gibier disparaîtrait bien vite. Un
autre danger apparaît : la sécurité publique compromise.
On imagine ce que produirait l'entrée en jeu de deux mil-
lions de fusils sur un territoire comme celui de la France. Et
quels fusils ! La chasse exige un apprentissage ; malgré cela,
combien déjà d'accidents à déplorer I La vie humaine est un
bien trop précieux pour qu'on l'expose de gaieté de cœur,
860 LA. REVUE DE PA.RIS
dans un but, non pas d'intérêt général» mais d'intérêts
particuliers. Le prix actuel du permis joue le rôle de digue.
Or démolir est facile; mais rebâtir est fort malaisé; il ne se
passerait pas trois années qu'apparaîtrait la nécessité de la
. réédifier.
Digue aussi, le permis, contre le braconnage. Grâce à la loi
de i844i la délivrance en est entourée de. multiples précau-
tions; les chasseurs se font inscrire à la préfecture régulière-
ment; ils sont pour ainsi dire enrégimentés, connus des
autorités, de la mairie, de la gendarmerie, des gardes des
Eaux et des Forêts. La police de la chasse en est par là faci-
litée. Il se produit d'ailleurs une constante confusion entre
le droit de chasser et le droit de chasse. Le permis ne confère
que le premier de ces droits ; c'est l'ancien port d'armes. Seule,
la propriété rend possible le deuxième. Il est à présumer que le
jour où la réforme serait appliquée, les propriétaires qui jus*
qu'ici ont le plus souvent délaissé leur droit de chasse, autor
risant tacitement tous les porteurs de fusils à tirer sur leurs
terres, se préoccuperaient de cette irruption et créeraient entre
eux des syndicats pour expulser de leurs terrains les chasseurs
auxquels ils n'auraient pas expressément délégué leur droits.
Et alors c'en sera fini de la chasse banale.
Dans le discours d'ouverture du Congrès, le ministre de
l'Agriculture, prenant les devant», s'est déclaré l'adversaire
du permis à bon marché et partisan du permis actuel : « Vous
m'aiderez à le défendre, a-t-il dit ; la cause est juste, la cause
est sage. Nous avons résisté à certains assauts livrés sans doute
de bonne foi, mais peut-être à la légère, et vous vous unirez
à moi pour vous opposer à la diminution du prix du permis
de chasse ». Les chasseurs ont répondu à cette invitation. Con-
tribuables, ils ont réclamé le maintien de l'impôt. C'est d'uà
bel exemple. A l'unanimité ils ont refusé le présent funeste
qui leur était offert. Il semble bien que, depuis cette mani-
festation, les projets de réduction soient rentrés dans la
catégorie des affaires définitivement classées.
Le Congrès a obtenu un résultat tangible et même un véri-
table succès, en ce qui concerne la chasse de la caille. C'est
une question préoccupante de savoir si nous n'allons pas
assister à la disparition complète de cette espèce. Il y a quelque
LE CONGRÈS DE LA CHASSE 86l
quarante ans, c'était un gibier pour ainsi dire habituel. Les
tableaux de cailles, à l'ouverture, étaient largement fournis et
nul ne songeait qu'on pût en être privé un jour. Il arriva
cependant que la caille se fit plus rare sous le fusil du chasseur
et cependant que , sur notre territoire même, passaient des
wagons entiers de cailles, dites cailles exotiques, destinées à la
consommation. Les cailles exotiques étaient bel et bien nos
cailles qui nous revenaient par colis, après avoir quitté nos
plaines à tire d'aile vers les pays chauds.
L'extermination est organisée. Sans souci de l'avenir, les
cailles sont capturées par bandes . Il n'est pas rare que sur un seul
point, il en soit pris 20000 dans une seule journée, en Asie-
Mineure, en Egypte, dans les îles de la Méditerranée. Le grand
débouché des cailles est l'Angleterre. Nos voisins sont très friands
de ce gibier qu'ils paient aux prix les plus élevés. Il n'est pas sur
une table anglaise de dîner de cérémonie, sans un plat de
cailles. Et les envois sont devenus tous les jours plus abon-
dants. Tous les jours aussi, par contre-coup, à mesure que les
cailles captives voyageaient plus nombreuses, les cailles libres
passaient plus rares dans nos pays. Une mesure d'interdiction
du transport des cailles en transit pendant la période de clô-
ture de la chasse avait été prise en 1899. ^He a ^ consolidée
en 1901, par une entente avec l'Allemagne qui, en même
temps que nous, interdit le passage aux cailles en prove-
nance des régions méditerranéennes, de fin janvier jusqu'au
mois d'août. Ainsi se dresse, entre les pays de production et
ceux de consommation, une barrière formidable qui nous
fait songer, malgré nous, à celle qui, un siècle plus tôt, s'était
élevée, de par la volonté d'un maître absolu, entre le continent
et l'Angleterre. Certes aujourd'hui la mer est libre; des char-
gements peuvent par un long détour gagner les îles Britanni-
ques. Mais que de difficultés ils rencontrent! quelles pertes ils
éprouvent et par suite à quel prix élevé, prix de prohibition,
peuvent être vendues les cailles ainsi transportées I
C'est une entrave au commerce immodéré : et par suite une
disposition protectrice de la caille, disposition démocratique
puisque ce gibier est essentiellement celui des chasses banales.
Il en est résulté l'arrêt de la destruction et même certains
indices permettent de croire que l'espèce va de nouveau se
1
8Ô2 LA REVUE DE PARIS
multiplier. Aussi le Congrès a-t-il pensé qu'il importait de res-
treindre encore le temps pendant lequel nous donnons libre pas-
sage aux envois de cailles. Pour ce faire, il est nécessaire de
limiter la durée de la chasse de la caille au temps de son pas-
sage, puisque le transit ne peut légalement être interdit quand
la chasse est ouverte : le Congrès a émis le vœu que la chasse
de la caille fût dorénavant close au plus tard le icr novembre.
Fort de l'appui qui lui était prêté par l'unanimité des chas-
seurs, le ministre de l'Agriculture, M. Ruau, vient de décider
que la chasse de la caille serait close en ootobre. Dès la fin
d'octobre en conséquence, les cailles trouveront une barrière
aux portes de notre territoire. C'est peut-être la vie sauve pour
des milliers de couples.
Ainsi, peu à peu, aboutissent les vœux que le Congrès a
proposés. Jusqu'ici la voix des chasseurs ne s'étant pas fait
entendre, on pouvait ignorer leurs pensées et leurs désirs. Il
n'en n'est plus de même. Est-ce à dire que toutes les demandes
formulées recevront satisfaction ? Les Congressistes eux-mêmes
en seraient étonnés.
Certains esprits impatients auraient voulu voir ces assises
de la chasse se tenir de nouveau à brève échéance. Il ne paraît
pas qu'il y ait intérêt à presser ainsi les choses. Les résultats
préparés par le Congrès arrivent peu à peu, après plusieurs
mois, à la réalisation. L'expérience montrera ce qui peut être
repris parmi les questions restées sans solution. Il semble
notamment que la part des ententes internationales n'a pas été
faite assez largement au dernier Congrès. C'est ainsi qu'un
Congrès réunissant les représentants des États de l'Europe,
intéressés comme nous au maintien de leur richesse cynégé-
tique, pourrait utilement traiter des sujets tels que : l'étude
du mouvement commercial de la chasse s'étendant non pas
seulement à la France, mais à l'ensemble des pays européens;
l'échange d'expériences scientifiques sur la reproduction du
gibier, sur ses mœurs, sur les méthodes les plus rationnelles de
repeuplement; l'acclimatation dans certains pays de gibiers
originaires de régions différentes ; les études sur les moyens de
transport les plus propres à éviter les déchets dans les envois
du gibier vivant ; les facilités h donner au commerce interna-
tional; l'amélioration des races de chiens, etc., etc..
I
LE CONGRÈS DE LA CHASSE 863
La question de la caille est de celles qu'aborderait très effi-
cacement un Congrès international. Il en est de même des
autres oiseaux de passage, qui ignorent les frontières. Leurs
migrations se font du nord vers le midi à l'automne, et dans
le sens contraire au printemps. Leur retour ne s'opère pas le
plus souvent par la même voie. Si l'un des pays où ils sta-
tionnent les protège, interdit leur chasse au printemps, à la
saison des amours, des nids, de la reproduction, il fait œuvre
louable, sans doute, mais inefficace, pour éviter de dire naïve,
au cas où l'oiseau protégé chez lui va se faire massacrer
ailleurs. Il serait du plus haut intérêt, par exemple, de protéger
la bécasse à l'époque où elle fait son voyage vers le Nord. La
France avait pris l'initiative de mesures de protection qui,
restées isolées, ont dû être rapportées.
Trop de problèmes se posent ainsi à l'attention des chasseurs
de tous pays, pour qu'il ne soit pas désirable de voir se renou-
veler une réunion de chasseurs. Toutefois il ne faut pas se
dissimuler que la tâche cette fois sera plus délicate. Le Congrès
de 1907 a fait le gros œuvre; il faudra des ouvriers habiles*
délicats et particulièrement avertis pour parachever la bâtisse.
Avant de s'engager, il est nécessaire de pressentir les opinions
des pays de mœurs et de législations si diverses. Une occasion
se présentera : en 1910, doit s'ouvrir à Vienne une Exposition
internationale des sports. Outre l'agrément d'une exposition
de la chasse dans l'une des plus délicieuses et des plus accueil-*
lantes capitales du monde, l'avantage sera grand de trouver
un terrain pour engager, entre pays différents, une conversa-
tion, prélude des ententes futures, et prévoir dans quelles con-
ditions et sous quelle forme la grande manifestation cynégétique
de 1907 pourra être reprise, afin d'en confirmer les résultats»
LUCIEN DAUBRÉE
L\
QUESTIONS EXTÉRIEURES
AUTRICHE ET SERBIE
Depuis le traité de Berlin, le Habsbourg tient la Serbie,
sinon pour un royaume vassal, du moins pour un peuple
mineur, sur lequel il a le droit de tutelle, de curatelle ou, comme
on dit aujourd'hui, de « voisinage », et, suivant que les gens
de Belgrade se prêtent ou se refusent à ses ordres, Vienne les
traite en mercenaires que Ton solde ou en insurgés que Ton
châtie. De 1878 à 1908, trois rois se sont succédé en Serbie :
Milan Ier(i878-i889), Alexandre ier (1889- 1903) et Pierre ier
(1903- 1908). Milan fut le gagiste de l'Autriche; Alexandre en
fut tour à tour le dupeur et la dupe ; il se pourrait que Pierre en
devint l'esclave.
Le traité de Berlin, qui érigeait la Serbie en principauté
indépendante, lui donnait aussi quelques terres nouvelles dans
les provinces que la guerre russo-turque avait libérées et que
l'Europe remettait sous le joug ottoman. Ce traité néanmoins
ruinait toutes les espérances serbes. Jusqu'en 1877, dans la
Slavie balkanique, les Serbes étaient les seuls peuples éman-
cipés : seuls, durant cinq siècles, ils avaient tenu tête aux
Turcs et lentement conquis l'autonomie, puis la liberté de leurs
deux gouvernements de Cettigné et de Belgrade. Tandis que
les autres Slaves de l'empire turc, Bosniaques et Herzégovi-
niens sur l'Adriatique, Bulgares dans le Balkan, Macédoniens
sur le Vardar et Rouméliotes sur la mer Noire, s'étaient
AUTRICHE ET SERBIE 865
laissés gagner aux bénéfices de l'Islam ou soumettre à la cour-
bâche du pacha, « Serbe », pour la Porte, était toujours resté
synonyme de « rebelle ». Jamais dans la Montagne Noire, les
soldats ni les fonctionnaires du Sultan n'avaient pénétré et,
dès i684, ce Monténégro était une sorte d'État souverain.
Jamais dans les forêts bordières de la Morava et de la Drina, le
Turc n'avait pu circuler sans de grandes précautions militaires
et dès i8o4f — vingt ans avant l'indépendance de la Grèce, —
les Serbes de ces vallées entreprenaient leurs guerres d'affran-
chissement qui, durant trente ans (i8o4-i834), dévastaient leur
pays, décimaient leurs familles, mais leur valaient enfin une
demi-liberté sous la suzeraineté de la Porte. Leurs succès et
leur unanime patriotisme semblaient leur permettre toutes les
ambitions : si nos romantiques eussent alors connu la langue
et les chants de ces héros, quel personnage dans la littérature
de l'humanité ferait aujourd'hui Marko Kraliévitch, l'Achille
de ces pâtres forestiers !
Quand le vent de l'Albanie descend de la montagne et s'engouffre
dans les arbres, il en sort des cris comme de l'armée turque en
déroute, et ce bruit est doux à l'oreille des Serbes affranchis : morts
ou vivants, il est doux après le combat de reposer au pied du chêne
qui chante la liberté !
Au cours du xixe siècle, la double Serbie de Cettigné et de
Belgrade avait étendu ses privilèges et, morceau par morceau,
rejeté toute sujétion turque. La Serbie de Belgrade s'était
organisée à l'européenne, en monarchie constitutionnelle, en
État démocratique : le gros du peuple, resté dans l'ignorance,
gardait sa fidélité aux croyances et aux habitudes du passé;
mais la bourgeoisie envoyait ses fils aux écoles de l'Occident,
et, par l'enseignement obligatoire, par les écoles de tout degré,
Belgrade, dans la Slavie balkanique, tâchait de mériter la
même place qu'Athènes dans l'hellénisme levantin.
Belgrade se croyait en droit d'escompter le jour où ses
écoles, son université, son parlement et son armée réuniraient
tous les serviteurs de l'idée et de la liberté serbes, où les liens
du sang et de l'esprit referaient une nation unique de toutes
les familles, tribus et peuplades qui, sorties du tronc serbe,
n'avaient été différenciées dans leurs religions et leurs langages
i5 Décembre 1908. i3
H
866 LA REVUE DE PARIS
que par les greffes de l'étranger. La greffe islamique n'avait
changé que quelques pièces du costume et quelques gestes de
la Serbie bosniaque et herzcgovinienne. Mais la greffe catho-
lique avait créé un peuple croate; la greffe vénitienne, des
tribus dalmates; la greffe albanaise, des peuplades monténé-
grines; la greffe turco-f innoise, un peuple bulgare, et la greffe
gréco-valaque, des familles macédoniennes. Vue de loin, cette
forêt slave, entre l'Adriatique, l'Archipel et la mer Noire,
apparaissait extraordinairement diverse ; de l'Adriatique à la
mer Noire surtout, c'était comme un arc-en-ciel de frondaisons
mélangées et si, prenant les deux teintes extrêmes, on compa-
rait le Bulgare de la mer Noire au Dalmate de l'Adriatique, il
ne semblait pas que Ton pût imaginer de contraste plus marque.
Mais de l'un de ces extrêmes à l'autre, toutes les teintes
intermédiaires pouvaient établir un harmonieux passage et,
juste au centre, la Serbie de la Morava et de la Drina, la
Serbie de Belgrade, avait conservé la race la moins métissée
et la langue la plus pure. Si donc toute cette Slavie devait
jamais connaître la douceur de l'indépendance et le bienfait
de l'unité, les Serbes de Belgrade, par leur place même,
géographique et ethnique, comme par leur courage et leur
culture, pouvaient espérer le rôle échu au Piémont dans
l'autre péninsule : encore du Piémontais au Napolitain, la
langue et le tempérament mettaient-ils plus de dissemblance
que du Serbe au Bulgare ou du Serbe au Dalmate.
Réduits à leurs seules forces, les Serbes n'eussent pas escompté
le succès prochain. Mais ce qu'avait fait pour le Piémont la
grande sœur latine de Paris, la Serbie l'attendait de la grande
sœur slave de Moscou. Au cours du xixe siècle, la Serbie était
devenue la pupille du Tsar, après avoir été, plus d'un siècle
durant, la vaillante et fidèle avant-garde de l'Autriche..
Car c'est à la vaillance et à la fidélité du Serbe que Vienne,
sitôt délivrée des assiégeants turcs (i683) et rentrée en pos-
session de la plaine hongroise, avait dû de pouvoir lancer
son prince Eugène au delà de la Save et du Schar-dagh, jus-
qu'au Vardar, jusqu'à Uskub, porte de la Macédoine (1686);
puis, malgré la défection autrichienne à la paix de Carlovitz
(1699), les Serbes encore, prenant la campagne au premier
appel, avaient valu au Habsbourg le glorieux traité de Passa-
AUTRICHE ET SERBIE 867
rovitz (17 18) qui lui donnait Belgrade, la moitié de la Serbie
actuelle et la Bosnie; et quand, vingt ans plus tard, le Turc,
excité par la France, avait résolu de reconquérir ces pro-
vinces-frontières (1 737), trente mille Serbes de nouveau avaient
pris service et conduit jusqu'à Novi-Bazar l'avancée autri-
chienne. Ce ne fut point la faute de ces vainqueurs, si le
Habsbourg fatigué rétrocéda leurs provinces. Malgré cette
seconde trahison, il suffisait encore, cinquante ans plus tard,
d'un appel de l'Empereur ( 1 789) pour lui donner 1 8 000 volon-
taires, qui lui rendaient Belgrade et tout le pays entre le Timok
et la Drina. Mais, une troisième fois, le Habsbourg signait à
Sistova (179*) l'abandon de ses fidèles : les Serbes dès lors
étaient en droit d'apprendre et de répéter le serment que fai-
sait un des leurs, Alexa Nénadovitch, lieutenant dans l'armée
impériale, à qui l'on demandait, après cette nouvelle trahison,
de rester fidèle au Habsbourg : « Il est vrai que j'ai juré d'être
fidèle à l'Empereur et de combattre les Turcs pour la liberté
de ma patrie. Mais, vous le savez, ce n'est pas moi qui viole
mon serment. C'est l'Empereur qui nous abandonne, moi et
le peuple sorbe, de même que ses ancêtres avaient abandonné
nos pères. Et c'est pourquoi je rentre chez moi. Je n'ai chez
moi ni écrivains, ni savants. Mais j'irai de monastère en mona-
stère et je demanderai à chaque moine, à chaque prêtre d'écrire
et de proclamer partout qu'un Serbe ne doit plus croire un
Allemand. ! »
Pourtant, rentré chez lui, le Serbe n'avait pas encore renié
sa foi dans l'Empereur et quand le Marko Kraliévitch des temps
nouveaux, Georges le Noir, fils de Pierre, — Karageorges
Pétrovitch, — d'abord contrôles pachas, puis contre le Sultan
lui-même, rouvrait la guerre nationale (i8o4-i8i3), c'est à
Vienne qu'il envoyait ses premières demandes de secours.
Vienne, sous le bélier napoléonien, avait d'autres soucis. Kara-
georges signait alors le traité de Xégotine qui remettait la Serbie
au protectorat du Tsar. Mais par le traité de Bucarest (181 3)
les Russes abandonnaient Karageorges : « Les Serbes, disait
l'article V11I de ce traité, se soumettront aux Turcs », moyen-
nant une amnistie plénière et une administration autonome. Le
1. Voir le livre si complet et si bien renseigné de Grégoire Yukschitch,
r Europe et la Résurrection de la Serbie, Hachette, 1907.
868
LA REVUE DE PARIS
Turc chassait Karageorges. Un autre dynaste, Miloch Obréno-
vitch, prenait en main les destinées du peuple et, durant vingt-
cinq ans, sa rouerie paysanne et ses maquignonnages, avec
l'appui intermittent de Pétersbourg, sauvegardaient et éten-
daient l'autonomie serbe et la faisaient inscrire dans les traités
turco-russes d'Akerman et d'Andrinople (1826 et 1829).
Si la Russie eût sincèrement voulu l'affranchissement de la
Slavie balkanique et le groupement de tous les Serbes et con-
génères en une nation puissante et libérée, elle avait la force
et le loisir d'accomplir cet ouvrage. Mais quand la politique
russe semble le plus affranchie de complicités ou même
d'égards envers l'Autriche, toujours pèsent sur elle la vieille
dette des signatures échangées et les projets de partage établis
entre Joseph II et Catherine : par leur accord de 1782, Vienne
et Pétersbourg se sont taillé et réciproquement reconnu le
domaine que, depuis lors, chacune d'elles s'est mise en tête
de conquérir ou de protéger.
A la Russie, — disait l'accord de 1782, — l'espace libre
jusqu'au Dniester et une ou deux îles de l'Archipel : Péters-
bourg, à défaut de ces îles, a pris tout l'espace jusqu'au Pruth
et jusqu'au Danube. A l'Autriche, le pied de ses monts trans-
sylvains, la plaine valaque jusqu'aux fossés de l'Aluta et du
Danube, puis les deux rives danubiennes, de Nicopolis à Bel-
grade, enfin tout le pays serbe centre Danube et Adriatique, de
Belgrade à l'embouchure du Drin. Le reste de la Turquie
européenne devait former deux Etats mineurs : l'un « dace »,
Bessarabie, Moldavie et Valachie, sous la main de Vienne;
l'autre, sous la tutelle de Pétersbourg, serait le fameux
« Empire grec » avec Gonstantinople pour capitale et un
petit-fils de Catherine pour souverain.
Sous des changements superficiels, avec des modifications de
détails ou de mots, ce traité de 1782 est toujours la règle fon-
damentale des rapports austro-russes : M. d'Aerenthal veut
récolter aujourd'hui les semailles de Joseph II, et, sil'cc Empire
grec » de Catherine n'est plus qu'une pièce de musée diplo-
matique, c'est sous le couvert d'autres Empires russifiés, que
Pétersbourg a poursuivi et poursuit encore sa marche vers
Byzance. Entre les deux traitants, les Serbes continuent
d'être les jouets ou les victimes.
AUTRICHE ET SERBIE
869
Après i83o, l'affranchissement de la Grèce montrait aux
Russes ce que l'idée hellénique ferait de Y « Empire grec » :
Constantinople deviendrait une dépendance, non de la sainte
Russie, mais du libéral Occident; mieux valait le Turc décrépit
que le « chrétien » révolutionnaire; c'est donc un « Empire
turc » que Pétersbourg entendait maintenir et protéger dans
ce qui lui restait, — le royaume de Grèce perdu, — du
domaine que lui avaient reconnu les gens de Vienne. Le traité
d'Unkiar-Skelessi (i83a) livrait la Porte au protectorat exi-
geant du Tsar; la convention de Balta-Liman (1849) aggravait
cette servitude; le Tsar régnait à Constantinople, jusqu'au
jour où les puissances occidentales revendiquaient la liberté
ottomane et allaient en chercher la promesse sur les ruines de
Sébastopol. Durant ces vingt-quatre années, du traité
d'Unkiar-Skelessi (i83a) au traité de Paris (i856), le protec-
torat russe à Stamboul avait pour corollaire l'influence de
Vienne rétablie à Belgrade. Au lendemain de la Quadruple
Alliance (i84o), qui sauvait de Méhémet-Ali « l'Empire turc »
des Russes et fortifiait des signatures anglaise et prussienne
l'entente austro-russe, le russophile Obrénovitch était expulsé
de Belgrade ; la tolérance, sinon la connivence de Pétersbourg
rendait à l'austrophile Karageorgévitch sa place et, durant
quinze années (1842-1857), Alexandre Karageorgévitch gou-
vernait suivant les désirs de Vienne. Dans la révolution austro-
hongroise de i848, le Serbe était avec le Russe l'allié du
Habsbourg contre le Magyar rebelle. Dans la guerre de
Crimée, Belgrade gardait la même neutralité malveillante aux
Russes que l'Autriche. A la seule garantie de Pétersbourg que
l'autonomie serbe avait obtenue par le traité d'Andrinople,
le traité de Paris substituait la garantie de l'Europe.
Mais une fois encore Pétersbourg semblait changer d'instru-
ment : son « Empire turc » lui avait donné les mêmes déboires
que son « Empire grec » ; comme le Grec, le Turc était tombé
sous l'influence des libérateurs occidentaux; il se réformait
et voulait s'éduquer à la française. C'était maintenant d'un
« Empire slave » que Pétersbourg entendait doter la péninsule,
et la propagande panslaviste se flattait d'appeler toute la Slavie
balkanique à l'indépendance et à l'unité. Les préliminaires,
puis les conséquences du traité de Paris ayant temporairement
1
87O LA REVUE DE PARIS
brouillé Vienne et Pétersbourg, l'austrophile Karageorgévitch
était expulsé à son tour (1859). L'Obrénovitch reparaissait.
Durant ses seize années d'exil (1843-1859), il avait vécu en
Occident; sa fidélité à la Russie s'était mélangée de sympathies
françaises, et ses revendications dynastiques, d'aspirations
nationales. Michel Obrénovitch (1860-1868) prenait le Pié-
mont pour modèle; il recommençait la guerre délibération;
par les insurrections répétées de la Bosnie, il comptait obtenir
de l'Europe le gouvernement de cette Serbie musulmane,
comme les gens d'Athènes, par les insurrections de la Crète,
espéraient gagner cette Grèce turbanisée.
Tout semblait conspirer à laréusite. Paris encourageait l'éveil
des nationalités. L'Autriche, meurtrie de ses guerres italienne
et prussienne (1859- 1866) et ma^ assurée de la fidélité hon-
groise, avait un pressant besoin de ses sujets serbes pour tenir
en bride les séparatistes de Budapest : quand il perdait l'Italie
et l'Allemagne et craignait de perdre la Hongrie, ce n'est pas à
la Bosnie que pouvait veiller le Habsbourg. Et l'intérêt de
la Russie était que les Serbes, tournés vers l'Occident, regar-
dant vers l'Adriatique, ne surveillassent pas la besogne que
ses prétendus panslavistes faisaient dans l'ouest de la pénin-
sule, dans la Slavie du Vardar et de la mer Noire.
Car ce panslavisme n'essayait pas de réunir vraiment tous les
Slaves du Sud en une seule nation : tout au contraire. 11 ne
voulait pas agglomérer à la Serbie les Slavies danubienne, macé-
donienne et rouméliote. 11 ne voulait pas tourner en Serbes ces
Bulgares et ces Macédoniens qui, sans littérature, sans gram-
maire, presque sans écriture et sans langue fixée, sans idée
nationale et presque sans pensée, étaient encore une masse
amorphe, dont on pouvait faire à peu près ce que Ton voudrait
et que le clergé grec imprégnait sans peine d'hellénisme. Péters-
bourg, toujours guidée par les plans de 1782, ne cherchait
qu'un « Empire bulgare » à pousser vers Conslantinople et à
protéger ensuite, comme une Finlande balkanique ou comme
cette Géorgie que, sur l'autre rive de la mer Noire, le Tsar avait
protégée avant de l'annexer. Les panslavistes voulaient non seu-
lement arracher le Slave du Danube et du Vardar à la prise hellé-
nique et à l'oppression ottomane, mais encore lui donner une
nationalité particulière et, l'arrachant en vérité aux espoirs des
AUTRICHE ET SERBIE 87I
Serbes, en faire un Bulgare qui, dans la future Balkanie russe,
serait le pendant — et le rival — du Serbe dans la Balkanie
autrichienne. Une Slavie unifiée eût été, par sa force, indépen-
dante; une Slavie divisée resterait en tutelle, et les deux
compères de Vienne et de Pétersbourg pourraient en garder le
double protectorat.
Si du moins Michel Obrénovitch eût assez vécu pour donner
à son peuple l'accès de l'Adriatique, du commerce maritime,
des libres relations avec l'Occident I Mais juste quand la France
et la Russie réclamaient la récompense que Vienne devait à
Belgrade pour n'avoir pas écouté les offres de Bismarck et,
durant la campagne de Sadova, n'avoir pas traîtreusement
attaqué le Habsbourg par derrière; juste quand la Porte allait
peut-être accepter Michel comme pacificateur et gouverneur
de la Bosnie insurgée, il était assassiné par les agents du
Karageorgévitch, par les amis du Habsbourg (juin 1869).
Alors, trois ans de régence en Serbie (1869-1872), l'abais-
sement de la France en Europe (1870-1871), l'entente austro-
allemande (1872), puis l'union des Trois Empereurs (1873-
1 875) changeaient la situation internationale des Serbes : l'Occi-
dent désormais et le nouveau maître de l'Europe, Bismarck,
les abandonnaient aux fantaisies austro-russes. La situation
balkanique n'était pas moins changée à leurs dépens : après,
vingt ou trente ans de propagande panslaviste, apparaissaient
les résultats, le réveil et l'élan d'une nationalité bulgare, les
écoles et les églises écrivant, enseignant et prêchant une langue
bulgare, l'Exarchat reconnu (1870) et les évêques bulgares,
installés par le Turc non seulement en Bulgarie propre, mais
en Roumélie et en Macédoine, jusqu'aux frontières de l'Albanie
et jusqu'à l'orée des forêts serbes. Partout, on voyait poindre
cette Grande Bulgarie que bientôt le Russe dresserait aux lieu
et place de son ancien « Empire grec » et dont il encerclerait
aussi bien le Serbe de Belgrade que le Turc de Stamboul et le
Grec d'Athènes.
Il n'est pas douteux que, dans leurs entrevues répétées (1873-
1875), les deux ou les trois Empereurs s'étaient mis d'accord
sur cet avenir balkanique. Si, depuis un siècle bientôt, le
projet austro-russe n'eût pas existé, Bismarck l'eût inventé
pour détourner du Hohenzollern toute coalition possible des
872 LA REVUE DE PARIS
deux empires voisins, surtout pour rejeter vers l'Orient les désirs
de compensation ou les besoins de revanche qui pouvaient tour-
menter le Habsbourg évincé de l'Allemagne . Le premier effet
de l'amitié austro-allemande était de délivrer Bismarck de son
vieil adversaire, Beust, qui, ministre de Vienne après l'avoir
été de Dresde, continuait, cinq ans après Sadova, de rêver une
rentrée de l'Autriche dans les affaires allemandes. La chancel-
lerie viennoise était confiée au grand homme des Magyars,
Andrassy, en qui Bismarck avait trouvé le plus docile des
admirateurs. Aussi, quand une nouvelle insurrection de la
Bosnie (juillet 1875) donnait au trio impérial l'occasion
d'intervenir, la note Andrassy (décembre 1870), puis le mémo-
randum de Berlin (mai 1876), établis par les délibérations des
trois chanceliers, préparaient la convention secrète que Fran-
çois-Joseph et Alexandre II signaient à Reichstadt (juil-
let 1876) et qui n'était qu'une mise au point de l'accord de
1782.
Depuis 1782, l'affranchissement de la Serbie, de la Rou-
manie et de la Grèce avait écorné les domaines que Joseph II
et Catherine s'étaient réciproquement octroyés, ou plutôt cet
affranchissement en avait modifié quelque peu le statut poli-
tique. Vienne ne pouvait plus songer à l'annexion directe de
la plaine valaque ni de la principauté serbe. Pétersbourg ne
pouvait plus songer à l'extension de son Empire grec, turc ou
bulgare jusqu'aux îles de l'Archipel et jusqu'aux pointes de la
Morée. Mais le plan général pouvait subsister, à la seule con-
dition que, par endroits, le protectorat ou le droit de voisinage
remplaçassent l'impossible annexion : Y « Etat dace » et la
Serbie, sous la tutelle, la Bosnie, l'Herzégovine et la Vieille
Serbie sous l'occupation militaire formeraient toujours la part
de l'Autriche ; la Grande Bulgarie des Russes s'étalerait du
Danube à l'Archipel.
Dès cette entrevue de Reichstadt, Vienne et Pétersbourg
arrêtaient les conditions principales qu'un traité secret codifiait
six mois plus tard, vers la fin de janvier 1877, * ^a ve^e
de la guerre turco-russe, et que les traités publics de San
Stéfano, puis de Berlin enregistraient au lendemain de cette
guerre. Malgré les divergences et les brouilles passagères, ces
traités de San Stéfano et de Berlin appliquaient toujours
]
AUTRICHE ET SERBIE
873
l'accord de 1782. Mais le traité de San Stéfano, imposé aux
Turcs par la seule Russie, ne faisait passer dans le droit inter-
national que l'aménagement du domaine russe en une Grande
Bulgarie et laissait le domaine autrichien dans le statu quo.
Le traité de Berlin, au contraire, imposé aux Russes par la
coalition de l'Angleterre et de l'Autriche et par le courtage de
Bismarck, donnait une demi-satisfaction à chacun des deux
compères. Pétersbourg, n'obtenant pour sa principauté bul-
gare que le tiers environ de sa Grande Bulgarie, pouvait espérer
qu'un autre tiers, constitué en Roumélie privilégiée, lui tom-
berait bientôt sous la main; mais le reste, — les vilayets
macédoniens, — était simplement rendu au Turc. Vienne,
pareillement, obtenait avec la Bosnie-Herzégovine un tiers
environ de son domaine; un second tiers, — la principauté
serbe dont Pétersbourg lui reconnaissait la tutelle, — tom-
bait aussi sous son influence; en outre, l'occupation militaire
du sandjak de Novi-Bazar lui permettait l'espoir que cette
porte de l'Albanie et de la Macédoine lui livrerait quelque
jour un troisième morceau, vers l'ouest ou vers le sud, dans
les vilayets albanais ou dans les vilayets macédoniens, avec
façade sur l'Adriatique ou débouché sur l'Archipel.
Et les Serbes, peuples et gouvernements, continuaient
d'être les victimes de ces honnêtes contrats, — les Serbes
qui, aux premières suggestions de l'Autriche et de la Russie,
avaient tout risqué pour l'affranchissement des frères slaves.
Les Serbes autrichiens, par leur Omladina, avaient préparé le
soulèvement de la Bosnie, que l'armée du Monténégro et les
bandes de Belgrade avaient aussitôt secourue : YOmladina,
fondée à Agram pour le développement de la littérature slave
et la propagation de l'instruction primaire, était devenue un
carbonarisme « panserbe », qui ne voulait plus « ni fleuve ni
montagne entre le Serbe, le Croate, le Slovène et le Bulgare ».
Belgrade, sitôt connues les atrocités du Turc en Bulgarie
(octobre-novembre 1875), avait confié son armée au comman-
dement d'un général russe et mis ses troupes en campagne
dix mois avant les Russes eux-mêmes (juin 1876). Libres de
leurs mouvements, les Serbes eussent porté leur premier effort
sur la Bosnie : l'union des soldats de la principauté avec
les bandes insurgées et avec les « frères » du Monténégro
874 LA REVUE DE PARIS
leur eût ensuite donné une armée et panserbe » pour marcher
au Turc. Mais à l'annonce de ce plan salutaire, les Hongrois
d'Andrassy avaient répondu par la menace d'envahir la prin-
cipauté et, contre l'Obrénovitch de Belgrade, c'est le Kara-
georgévitch exilé que Vienne avait donné pour chef à l'insur-
rection bosniaque. Les Serbes de la principauté avaient dû
marcher seuls au Turc : ils avaient succombé ; sans la média-
tion de l'Europe, c'en eût été fait de leur indépendance
(décembre 1876)... Quand les Russes enfin étaient entrés en
campagne, Belgrade eût peut-être trouvé sa revanche, si une
fois encore les menaces des Hongrois ne l'eussent immobilisée :
à la fin de la guerre russo-turque seulement (décembre 1877),
quand il n'était plus temps de s'imposer à la reconnaissance de
Pétersbourg, la Serbie avait pu reprendre la guerre et donner
son concours à la libération des Bulgares.
Triste récompense d'un tel dévoûment! A San Stéfano, la
Russie établissait ses Bulgares sur tous les chemins qui auraient
pu mener les Serbes à l'Archipel ou h la mer Noire, et sa
Grande Bulgarie détruisait à jamais l'unité slave dans la pénin-
sule. De deux siècles d'héroïsme et de vingt mois de guerre, les
Serbes ne retiraient qu'un district-frontière, occupé par leurs
troupes, alors que le Bulgare, par la seule grâce de Péters-
bourg, obtenait d'un seul coup cinq provinces turques, cent
cinquante mille kilomètres carrés, le quadruple de la princi-
pauté serbe tout entière... A Berlin, — mieux encore, — la
Russie refusait son appui aux réclamations de Belgrade et
renvoyait les délégués serbes aux représentants de l'Autriche.
Pour obtenir leur part dans les dépouilles que Ton s'arrachait,
pour récupérer seulement deux ou trois districts entièrement
serbes, que le Russe avait attribués à son Bulgare, il fallait que
Belgrade subit les conditions de Vienne et, par la promesse
d'un traité de commerce et de lignes ferrées, livrât au con-
trôle autrichien toute la vie économique de son peuple. Les
hommes d'Etat serbes sentaient bien et disaient qu'ils laissaient
prendre « une hypothèque autrichienne sur la Serbie ! »;
mais ils ne voyaient aucune autre chance de desserrer un peu
les liens bulgares, dont la Russie avait étranglé leurs justes
ambitions.
1. Cf. Max Choublier, la Question d'Orient depuis le traité de Berlin, p. 55.
I
!
AUTRICHE ET SERBIE 875 1
La Bosnie-Herzégovine et la porte de la Vieille Serbie livrées
aux administrateurs ou aux. soldats de l'Autriche ; la Serbie
abandonnée aux diplomates de Vienne : malgré les apparentes
disputes, on voit bien qu'en 1878, Alexandre II envers
François-Joseph ne faisait toujours qu'exécuter les engage-
ments de Catherine envers Joseph II. On réduisait le gou-
vernement et la dynastie de Belgrade à la domesticité autri-
chienne. En son article 38, le traité de Berlin enregistrait
l'obligation fondamentale de cette domesticité :
La principauté serbe est substituée, pour sa part, aux engagements
que la Sublime Porte a contractés tant envers l'Autriche-Hongrie
qu'envers la compagnie pour l'exploitation des chemins de fer de la
Turquie d'Europe, par rapport à l'achèvement et au raccordement
ainsi qu'à l'exploitation des lignes ferrées à construire sur le territoire
nouvellement acquis par la principauté. Les conventions nécessaires
pour régler ces questions seront conclues, immédiatement après la
signature du présent traite, entre l'Autriche-Hongrie, la Porte, la
Serbie et, dans les limites de sa compétence, la principauté de Bul-
garie.
Le traité de Berlin remettait donc les Serbes à l'Autriche.
En guerre, l'occupation de la Bosnie et de Novi-Bazar, cou-
pant les communications entre les deux Serbies de Belgrade
et de Gettigné, donnerait au Habsbourg toute facilité dune
attaque et d'une invasion par derrière, tandis qu'une attaque
de front retiendrait sur le Danube et sur la Save les forces de
la principauté. En paix, privée de commerce maritime parles
cinquante lieues de barbarie turque ou d'hostilité bulgare qui
la séparaient des ports méditerranéens, la Serbie n'aurait d'accès
aux marchés du monde que par les fourches austro-hongroises,
et la nature de son commerce offrirait à ses maîtres mille
occasions de tracasseries et d'intervention. Sans industrie, la
Serbie avait à demander au monde européen son outillage
pacifique et militaire, son ravitaillement en manufactures, en
instruments, en tissus, en métaux, en objets de commodité
et de luxe; elle ne pouvait payer ses achats qu'en produits
agricoles, en fruits surtout et en bétail; or, les cochons, qui
876 LA REVUE DE PARIS
étaient son revenu principal, étant d'avance exclus du marché
turc par leur rituelle impureté, c'était seulement le maqui-
gnon de Budapest qui pouvait être son correspondant en
exportation; le Hongrois, au premier caprice, par un simple
règlement san taire, aurait donc la faculté d'interrompre ce
commerce et, alléguant quelque épizootie réelle ou imaginaire,
de troubler la vie économique de la principauté.
Sa vie politique était pareillement sous la prise de Vienne,
parle Karageorgévitch dont, soigneusement, Vienne entretenait
les espoirs et dont, à la moindre occasion, elle menaçait TObré-
novitch. Un héros ou un Machiavel eût peut-être tiré les Serbes
de cette dépendance, à force d'énergie, de stoïque abstinence
ou de duplicité. Mais le gros bon garçon qu'était Milan Obré-
novitch, n'était ni d'humeur à risquer son trône ni de taille à
jouter contre l'habileté viennoise. Milan ne demandait qu'à
porterie collier en gardant la niche, pourvu qu'elle fût confor-
table et quelque peu dorée. Puisque la Russie avait livré la
Serbie au Habsbourg, Milan ne se croyait pas tenu à être plus
slave que le Tsar : à défaut de la dignité et de l'indépendance
nationales, il voulait du moins préserver sa couronne et aug-
menter ses revenus.
En 1882, pour obtenir le titre de roi que Vienne l'incitait à
prendre et lui faisait ensuite reconnaître par les puissances.
Milan donnait sa signature à un traité secret, qui établissait à
Belgrade la tyrannie autrichienne. Cinq articles principaux
définissaient les rapports autro-serbes :
i° Vienne promettait sa bienveillance à la dynastie des
Obrénovitch.
20 Vienne promettait sa bienveillance aux ambitions de
Belgrade vers le Sud (Macédoine) et vers l'Est (Bulgarie).
3° Milan promettait d'empêcher et de combattre par tous les
moyens la propagande serbe en Bosnie-Herzégovine et dans
l'empire autro-hongrois.
/i° Milan promettait, le cas échéant, d'ouvrir aux armées
autrichiennes le passage à travers la Serbie, vers la Macédoine
ou vers Constantinople, de remettre en temps de guerre les
forteresses de Belgrade et de Nisch et de donner en temps
de paix toutes facilités d'études topographiques aux officiers
autrichiens.
AUTRICHE ET SERBIE 877
5° Milan s'engageait à ne conclure aucun traité, sans l'auto-
risation de Vienne.
Cette convention, signée pour six ans (i 882-1 888) et renou-
velée pour six autres années (1888-1894), valait à la Serbie les
ruineux emprunts que les banques allemandes, viennoises —
et françaises — lui consentaient à des taux de Shylok :
i5 millions en 1883, 4o millions en i884» 70 millions en
i885, etc., au total, de 1882 à 1888, 3i2 millions sur le
papier; en réalité, Shylok versait à peine 222 millions, le
reste figurant aux comptes « commission, frais d'émission, de
courtage et de publicité » ; en i884, l'emprunt « du Timbre »,
chiffré 4o millions, ne donnait pas aux Serbes 25 millions
net; en i885, l'emprunt de 70 millions ne leur laissait que
46 millions; à ce taux, l'intérêt dépassait 8 p. 100 '.
Gaspillage moins réparable : Milan, pour obéir aux ordres
de Vienne, déclarait la guerre aux Bulgares et, dans une
semaine de campagne, perdait tout ce que Belgrade, après
ses défaites de 1876, pouvaient encore conserver de prestige
en Europe et chez ses frères de Turquie et d'Autriche. La
révolution rouméliote (i885) et la fusion des deux Bulgaries
en une seule principauté avaient semblé aux gens de Vienne
l'œuvre du Tsar et la remise en marche de la Grande Bulgarie :
contre le Bulgare, serviteur de Pétersbourg, ils avaient donc
lâché <( leur » Serbe. La colère d'Alexandre III, 1' « ingrati-
tude » de Sofia et les inutiles efforts du Russe pour remettre
la double Bulgarie sous le contrôle de son commissaire Kaul-
bars les détrompaient bientôt, et comme le Bulgare venait leur
demander son nouveau prince, Ferdinand de Cobourg, ils
abandonnaient leur Serbe qui avait eu la maladresse de se faire
battre ; ils confiaient seulement à leur autre vassal de Bucarest
le soin de réconcilier les deux adversaires et de pallier leur
propre trahison, par un traité qui semblait ne rien enlever
à la Serbie. Mais cette défaite, ne coûtant à Belgrade ni terri-
toires, ni indemnité de guerre, lui enlevait quelque chose de
plus précieux : jusqu'alors toute la Slavie balkanique et l'Europe
occidentale gardaient leur estime traditionnelle envers ce peuple
de héros et de civilisateurs, qui, depuis deux siècles, appa-
1. Voir daiis la Revue de Paris du ier novembre 1899, l'article de M. Malet,
le Roi Milan.
i
878 LA REVUE Dfi PARIS
raissaient comme les seuls champions de l'indépendance
yougo-slave et, depuis un demi-siècle, comme les seuls artisans
de progrès réel et d'affranchissement complet. Jusqu'alors le
^ulgare ne semblait qu'un suppôt, un avant-coureur de la
tyrannie et de la barbarie moscovites. Désormais, dans l'opinion
des peuples, le Bulgare prenait la place du Serbe, et toute la
Slavie encore ottomane, jusqu'aux frontières du royaume
serbe, apprenant la langue et revendiquant la nationalité bul-
gares, allait au vainqueur de Slivnitza.
Troisième bénéfice de la servitude autrichienne : à la ruine
du peuple par les emprunts, à la démoralisation de la race
par la défaite, s'ajoutaient l'ébranlement de la dynastie et la
brouille entre les sujets et le roi. Les gens de Vienne con-
seillaient peut-être, encourageaient sûrement le divorce de
Milan : Nathalie leur élait représentée par son époux comme
la « furie roumano-russe », qui n'aurait de repos qu'une fois
le royaume affranchi de l'ingérence viennoise. J'ai raconté
à nos lecteurs 1 les longues années de troubles et de hontes
(1888-1903), qui, pour le peuple serbe, sortirent de ce
divorce (septembre 1888). L'abdication de Milan en fut le pre-
mier effet.
Le 22 février — 6 mars 1889, Milan abdiquait. 11 avait
toujours l'armée pour lui. Mais le peuple, travaillé par les
agents de Pétersbourg, prenait parti pour Nathalie. Milan
avait essayé de se gagner l'opinion par l'octroi d'une constitu-
tion libérale (3 janvier 1889), puis il avait imploré l'appui
du Tsar. De Pétersbourg, était venu l'ordre d'abdiquer avec
la promesse, seulement, que l'empereur Alexandre veillerait au
bonheur et au maintien sur le trône de son filleul Alexandre,
fils de Milan. Cette réponse du Tsar étant parvenue le
20 février, Milan abdiquait le 22 : il confiait la régence de son
tout jeune fils à des complices, qui ne répuderaient pas ses
engagements secrets envers l'Autriche et qui promettaient de
ne jamais tolérer à Belgrade la « furie roumano-russe ».
Lesté d'argent et de crédit, Milan prenait son vol vers les
cercles de l'Occident.
Mais l'union des trois Empereurs ayant tourné à la brouille
1. Voir la Revue de Paris du i5 juillet 1908.
J
AUTRICHE ET SERBIE 879
depuis le congrès de Berlin, puis à la haine presque déclarée
depuis la révolution rouméliote; Vienne et Berlin allant
chercher à Rome le signataire de leur Triplice nouvelle;
Pétersbourg préparant, puis signant avec Paris sa Double
Alliance ; bref, dix années de rivalités dans les Balkans inter-
rompant l'entente austro-russe (1886-1896), Vienne débau-
chait le Bulgare de Pétersbourg; Pétersbourg essayait donc de
débaucher le Serbe de Vienne. Et le Serbe était encore la vic-
time de cette guerre diplomatique, comme il avait été la vic-
time de la trop bonne enteute : durant dix années (1889-1899)
Milan, au service de l'Autriche, et Nathalie, pour le compte de
la Russie, allaient se battre sur la tête de leur fils.
En 1889, Nathalie rentrait à Belgrade; aussitôt Milan reve-
nait au Palais : après de longs mois d'intrigue et presque
de révolution, le gouvernement parvenait à acheter le départ
de Milan, moyennant un million et l'expulsion de Nathalie
(1890). En 1891, le parti ruôsophile l'emportant dans les
élections, et les conseils de la mère sur l'esprit du jeune roi,
Milan vendait à la Skouptchina ses droits de citoyen serbe,
de membre de la famille royale et de père du roi; la banque
russe Volga-Kama fournissait l'argent et Milan s'engageait
envers le Tsar comme envers son propre peuple. Mais six mois
après, un coup d'Etat des officiers milanistes chassait les radi-
caux, amis de la Russie, et les élections faites sous la fusillade
donnaient le pouvoir aux partisans de l'Autriche (août 1892).
Contre les régents, exécuteurs de la politique milaniste, les
patriotes mettaient leur espoir dans le jeune roi; quand il se
proclamait majeur en jetant bas régence et gouvernement
(i3 avril 1893), la Serbie entière l'acclamait : les radicaux
rentraient aux affaires, — avec eux, l'influence de Pétersbourg.
Vienne pouvait être inquiète : le pacte de 1882, renouvelé en
1888, venait à échéance en 189^. Milan, le gagiste du Habs-
bourg, était donc remis en chasse. La mort de son précepteur
et ministre Dokitch rejetait Alexandre sous la fascination
paternelle. Le 21 janvier 189^, Milan rentrait à Belgrade;
Alexandre le rétablissait dans ses titres et, durant un an (jan-
vier 1894-février 1895), — le temps de renouveler le pacte
autrichien, — en faisait son ministre occulte. Constitution
supprimée, ministères renversés, journaux réduits au silence,
880 LA REVUE DE PARIS
Milan gouvernait pour les gens de Vienne et c'est alors que Ton
entendait d'un premier ministre serbe la phrase restée fameuse
sur les folles « velléités des prétendus Serbes qui, sous la domi-
nation hongroise, se révoltent contre la justice et la civilisation
et ne voient pas combien leur prétendu idéal national n'est
qu'un mot vide de sens » .
En octobre 1894» l'Autriche elle-même — qui maintenant
avait son traité en poche — et l'Allemagne craignirent que,
par un coup de force, la Russie et les Serbes ne prissent leur
revanche. Elles firent au roi Alexandre des remontrances ami-
cales. En même temps la reine Nathalie parvenait à regagner
son fils. Au début de 1895, le roi Alexandre invitait son père
à quitter le royaume (avril 1895).
La Serbie délivrée eut une explosion de reconnaissance
envers son roi. Durant deux ans et demi (juillet 1895-jan-
vier 1898), elle put se figurer qu'Alexandre, conseillé main-
tenant par Nathalie, allait être roi « non pour se méfier de son
peuple et l'exploiter, mais pour vivre ou périr avec lui » , comme
disait la reine en une lettre qui courait sous le manteau. La
constitution rétablie pacifiait le royaume : les progressistes eux-
mêmes, les anciens amis de l'Autriche, revenus au pouvoir,
se dégageaient du protectorat viennois et reprenaient la poli-
tique nationale. Le mariage d'une princesse monténégrine avec
l'héritier de la couronne italienne donnait à tous les Serbes
l'espoir que les deux irrédentismes slave et italien pourraient
un jour se liguer contre le Habsbourg. Au cours de l'année
1896, Sofia, Cettigné et Belgrade échangeaient des promesses
d'amitié, et le toast du prince Nicolas de Monténégro au roi
Alexandre conviait « tous les Serbes, unis dans le même
esprit et les mêmes vœux, à ne réclamer que ce qui leur
appartient, mais à obtenir tout leur héritage ». Belgrade
exigeait de la Porte et du Patriarcat l'installation d'évêques
serbes à Prizrend et à Uskub.
Aussitôt Vienne témoignait de son humeur, en n'invitant pas
le roi Alexandre à l'inauguration des Portes de Fer, puis en
ouvrant une guerre économique, — le traité de commerce
arrivait à terme, — qui mettait en quelques semaines les
Serbes à la raison du plus fort . Les progressistes devaient
quitter le ministère (décembre 1896). Mais les radicaux con-
AUTRICHE ET SERBIE 88 1
tinuaient leur politique en l'accentuant, et, par le traité de
commerce de 1897 entre Belgrade et Sofia, l'union de la
Slavie balkanique semblait établie sous l'égide de Péters-
bourg... C'est alors que M. de Lobanof, effrayé par les
menaces de révolte arménienne et macédonienne, renouait
l'entente austro-russe pour le « maintien du statu q\xo et de la
paix générale ». En échange du Bulgare que Vienne lui ren-
dait, Pétersbourg, une fois encore, livrait le Serbe aux gens
de Vienne : François-Joseph et Nicolas II s'étant rencontrés
à Vienne, puis à Pétersbourg (septembre 1896-avril 1897),
Milan, que le Habsbourg entretenait à sa cour, rentrait à Bel-
grade; son fils le nommait généralissime (janvier 1898) et les
élections faites par lui rendaient le pouvoir aux « libéraux ».
Durant trente mois (janvier 1898-juin 1900), le régime
viennois battait son plein : Skoupchtina dissoute, élections
violées, complots imaginaires, emprisonnemenls, loi martiale,
condamnation au bagne de tout un parti politique, exil des
patriotes marquants, fuite de tous ceux qui pouvaient craindre
les soupçons de Milan, — trente mois de terreur militaire, et
la dette portée à 4oo millions, et les intérêts mangeant chaque
année le tiers du budget. Milan régnait à nouveau. 11 pillait,
généralissime, le petit trésor de guerre que, sou par sou, les
ministères patriotes avaient accumulé dans la forteresse, afin de
pourvoir aux éventualités que les troubles de Macédoine leur
faisaient espérer ou craindre. Le pacte secret de 1882, renou-
velé en 1888 et en 1894» était sans doute signé à nouveau
en 1900, et Milan joensait lier sa dynastie plus étroitement
encore avec le Habsbourg : il négociait un mariage pour
Alexandre; François-Joseph offrait la main d'une princesse
autrichienne... Mais Milan se heurta à Draga Machin, qui
voulait être reine : grâce à l'appui du Tsar, parrain de cette
union étrange, Draga chassait Milan (juillet 1900).
Les Serbes se reprirent d'un espoir. Hélas ! en cette Draga,
ils ne retrouvaient bientôt qu'un autre Milan, un Milan en
jupons, sans verve ni génie. Mais si Draga n'aperçut, elle
aussi, dans le trône qu'un siège passager où gagner la richesse
parles moyens les plus rapides — à qui la faute? Au jour de
son mariage, son protecteur russe lui avait promis support et
défense. Ce protecteur fut mystifié sans doute par la comédie
i5 Décembre 1908. 14
• >*-.
M»'
882
LA REVUE DE TARIS
1
de la grossesse. Mais quand la supercherie éclata, il aurait
dû tout aussitôt choisir entre deux partis, soit continuer à
Draga, femme stérile, l'appui donné à Draga, femme galante,
soit exiger le renvoi immédiat de la simulatrice. Draga, reçue
à Pétersbourg, traitée en reine par le Tsar, eût pu faire
d'Alexandre un Serbe honnête et un roi véritable : la Russie
l'abandonnant sans la détrôner, elle n'eut pas trop de toutes
ses ruses pour faire d'Alexandre un mari seulement...
On attribua cet abandon de la Russie à l'hostilité des
grandes duchesses monténégrines, qui travaillaient à Péters-
bourg pour leur frère Mirko, époux d'une Obrénovitch, ou
pour leur beau- frère Pierre Karageorgévitch. A ces haines de
femmes, l'entente austro-russe ajoutait une influence bien
plus sérieuse : en février 1902, l'archiduc François-Ferdinand
allait à Pétersbourg renouveler et préciser l'accord secret
de 1 896-1 897.
Milan, mort l'année précédente, dormait dans la terre
hongroise qu'il avait exigée pour son éternel repos. L'Obré-
novitch n'avait plus à Vienne son courtier des vingt années
dernières. Le Karageorgévitch, par ses traditions familiales
avec la cour de Vienne et par ses alliances matrimoniales
avec la cour de Pétersbourg, devenait le candidat des deux
compères. En 1902, un premier complot en sa faveur échouait
à Ghabatz. En 1903, les officiers, que Milan avait si intime-
ment liés à sa politique autrichienne, massacraient Alexandre
et Draga et installaient sur le trône le serviteur de l'entente
austro-russe.
Mais lç Karageorgévitch, pour tâcher d'obtenir le pardon de
l'Angleterre, était obligé à une politique constitutionnelle qui
ramenait les radicaux, les russophiles, au pouvoir; et, pour se
faire accepter de la nation, pour faire oublier les « trahisons y>
de sa race, il était obligé à une politique nationaliste, surtout
à des allures d'indépendance à l'égard de Vienne. Il tenait ses
promesses à ses deux patrons de Vienne et de Pétersbourg,
en s'abstenant de toute ingérence dans leurs règlements
macédoniens. Mais il vantait bien haut ses liens de parenté
avec le Romanof , et sa reconnaissance , son respect , sa
dévotion envers le Tsar. Gomme pour préparer la solution
slave des querelles macédoniennes, dès 190^, une intime
I
AUTRICHE ET SERBIE 883
amitié renaissait entre Belgrade et Sofia. En 1905, Vienne,
mécontente, menaçait de reprendre la guerre économique,
qu'avait interrompue, huit années durant, le traité de com-
merce (1 896-1 904), et, puisqu'on cette année 1900, le discours
de Tanger semblait remettre en question tout l'équilibre euro-
péen, les publicistes officieux laissaient apercevoir les futures
intentions du gouvernement austro-hongrois.
Vers la fin de igo5, paraissait à Vienne, chez Seidel et fils,
libraires de la Cour impériale et royale, une brochure intitulée
Mazedonien, eine militar-politische Studie. Un court avant-
propos prévenait le lecteur :
Cette étude, a paru d'abord dans la Danzers Armee-Zeitung k
Vienne. La rédaction avait fait précéder la publication de l'obser-
vation suivante : « Ce n'est 'pas pour nos lecteurs permanents
qui sont informés du caractère indépendant de notre journal,
mais c'est pour certaines feuilles étrangères qui considèrent notre
journal comme un « organe du Ministère de la Guerre » ou bien
comme 1' « organe de l'Etat-major général », qu'il est expressément
spécifié que le travail suivant est dû à la plume d'un militaire
remarquablement informé, mais qu'il n'interprète en aucune façon
les tendances officielles.
J'ouvre cette brochure et, sans commentaires, j'expose les
idées de ce « militaire remarquablement informé ». 11 com-
mence par définir la Macédoine et en montrer le rôle mon-
dial :
La grande signification de la Macédoine résulte de sa position
comme entrée des passages pour les communications entre l'Europe
centrale et l'Asie Mineure, avec deux grandes routes commerciales
et militaires : la ligne de la Morava et du Vardar, Belgrade-Salonique,
et la ligne Nisch-Sofia-Constantinople ; auprès de ces deux lignes
principales, la descente par la vallée de la Bosna, Novi-Bazar-
Mitrovitza, devient secondaire. Il faut néanmoins toujours consi-
dérer les deux grandes lignes de pénétration, Tune plus occidentale,
l'autre plus orientale, Tune Sarajévo-Uskub-Salonique, l'autre Bel-
grade-Constantinople ou Belgrade-Salonique, qui se rapprochent,
884 LA REVUE DE PARIS
entre Nisch et Uskub, si près Tune de l'autre qu'un lien serait
facile à établir.
De l'exposé de ces routes, ressort l'importance du golfe de Salo-
nique dans les communications du monde ; il a, dans les relations
des pays du Danube avec l'Asie Mineure, une situation pareille à
celle qu'a le golfe Persique dans les communications de l'Europe
avec les Indes.
L'auteur dresse ensuite la carte ethnographique de la Macé-
doine, en faisant la plus belle part aux Albanais. Puis il vante
les richesses de la contrée :
La Macédoine est un pays très fertile, bien doué par la nature. On
comprend les désirs de la Turquie de conserver cette province le
plus longtemps possible. Mais on ne peut blâmer les habitants de la
Macédoine, quand ils prennent à tâche de se séparer politiquement et
économiquement d'un organisme qui ne leur apporte aucun avan-
tage, mais qui, sans souci pour l'esprit de l'époque, pour les progrès
humains dans toutes les directions, pour la conscience nationale
éveillée, ne connaît qu'un seul but : maintenir par la force un gou-
vernement désordonné et corrompu.
Dans un avenir tout proche, Fauteur n'aperçoit que deux
solutions au problème macédonien : soit l'autonomie à la façon
de l'ancienne Roumélie orientale, soit « une autre forme
juridique, dont on trouve au moins deux exemples dans
l'Empire turc d'aujourd'hui, l'Egypte et la Bosnie-Herzégo-
vine ». Entre les deux, il ne semble pas que l'auteur hésite :
la (( forme juridique » au profit de l'Autriche a toutes ses pré-
férences, et il prévoit qu'avant peu, une intervention militaire
devra préparer cette « forme juridique ».
L'exposé de toutes les combinaisons, qui pourraient provoquer
notre action militaire, mènerait trop loin. Mais tôt ou tard il
faudra que l'état des choses soit changé radicalement. Cette besogne
ne pourrait être confiée ni au gouvernement de Constantinople ni à
l'un des petits Etats de la péninsule à cause de l'enchevêtrement des
races. La combinaison, qui confierait la tâche à un seul grand Etat
européen, soit qu'il en prît l'initiative, soit qu'il sollicitât le mandat
des puissances, devient de plus en plus probable ; mais l'hypothèse
d'une entreprise collective de plusieurs grandes puissances ne doit
pas être exclue.
Quoi qu'il en soit, il s'agirait en tout cas d'introduire un régime
solide dans ces contrées où, faute d'une autorité, règne maintenant
AUTRICHE ET SERBIE
885
l'anarchie. Cette transformation n'est possible que par l'emploi d'une
force militaire, qui aurait à compter, non pas seulement avec
une résistance armée de la population, mais aussi avec la résistanc
de la Turquie, car une action pareille ne saurait être que la fin d
la domination turque en Europe.
L'auteur trace la marche de cette opération :
Pour la conquête de ce pays, quatre grandes routes peuvent s'of-
frir : au sud, l'entrée de Salonique, à l'ouest la route qui part
de l'Adriatique, au nord la route de Bosnie à travers l'ancien (sic)
sandjak de Novi Bazar; et enfin la trouée serbe, par la vallée de
la Morava.
Une opération basée sur Salonique suppose avant tout une supré-
matie absolue dans la Méditerranée; elle ne serait possible pour
notre monarchie qu'en cas où cette entreprise résulterait d'un mandat
européen et si une puissance maritime de premier ordre se trouvait
à côté de nous comme alliée. Nous ne pourrions même pas fournir
le matériel de transport, et nous serions obligés d'affréter des bateaux
sous pavillon étranger, ce qui supposerait également la neutralité
au moins d'une puissance maritime de premier ordre. Il est clair que
par là toute l'entreprise se compliquerait et que nos frais en aug-
menteraient de beaucoup. Mais les circonstances locales pour cette
entreprise sur Salonique seraient favorables. Il ne serait pas difficile
d'éteindre les batteries mal alimentées, qui devraient défendre l'en-
trée dans la baie. La concentration et l'entretien de forces impo-
santes trouveraient des conditions favorables dans les bassins de la
Macédoine, que la nature a richement pourvus. Pour l'avancement
dans le pays, les conditions seraient moins favorables. La direction
principale des opérations serait donnée par la ligne ferrée du Vardar,
qui mène droit au cœur de la péninsule, au carrefour Uskub-Kou-
manovo-Mitrovitsa. Le maître de ce carrefour et de la vallée de la
Morava non seulement domine la partie nord-ouest de la péninsule,
mais peut exercer son influence sur la Bulgarie, la Roumélie et
sur Constantinople même.
Pour l'offensive, dans cette direction, il existe plusieurs chemins :
i° La route carrossable de Salonique-Doiran-Istip-Koumanovo,
dix étapes. Cette route n'est pas construite; mais le passage est
tout de même possible pour une armée et pour le train léger de
communications; peu d'obstacles naturels.
2° La route Salonique-Monastir-Koprili-Uskub, de sept marches
plus longue que la précédente, dans une contrée, qui est la
plus fertile de toute la Turquie d'Europe, le foyer des troubles; afin
de ne pas courir le dangereux risque d'avoir dans le dos une popu-
86
LA REVUE DE PARIS
lation insurgée, la prise du bassin de Monaslir devrait être la pre-
mière opération.
L'offensive de Salonique vers l'intérieur suppose donc deux
grandes colonnes, éloignées, l'une de l'autre, de cinq à huit étapes,
opérant indépendammeut jusqu'à ce qu'elles atteignent le point de
réunion Kôprili-lstip... En résumé, cette opération trouve, pour
I offensive, les conditions non pas idéales, mais assez favorables.
La condition indispensable de la suprématie sur mer ne doit pas
empêcher de considérer cette première hypothèse...
Seconde hypothèse :
L'opération, conduite de la rive adriatique vers le bassin central,
aurait pour elle le peu de longueur de la route : sept marches seu-
lement; mais cette variante suppose aussi la suprématie dans la mer
Vdriatique. La base d'une telle opération devrait être établie sur le
littoral entre Scutari et Alessio, d'où partent trois pistes passables
vers Diokavo; toutes les trois traversent les Alpes inhospitalières de
I Vlbanie, rencontrent, dans les profonds défilés du Drin et de ses
affluents, de sérieux obstacles qui peuvent être facilement défendus
par une population mal disposée envers nous. L'organisation d'une
ligne d'étapes dans ce pays d'Albanais effrénés se heurterait à des
difficultés encore plus grandes... Malgré cela, cette ligne d'opération
est mentionnée ici, car en cas d'une entreprise collective de plu-
sieurs puissances, elle serait prise en considération, par exemple
l»ar l'Italie, — ce qu'une diplomatie intelligente devrait empêcher.
Troisième hypothèse :
J'arrive maintenant à la ligne d'opérations qui nous est la plus
proche, à l'offensive dirigée de la Bosnie à travers le sandjak. vers
Mitrovitsa. Cette contrée partiellement occupée par nos troupes est
importante, séparant l'un de l'autre les deux Etats serbes, Monté-
négro et Serbie. D'après le traité de Berlin nous devrions avoir
le droit de nous répandre militairement dans ce pays; mais jusqu'à
présent nous ne l'avons pas fait, de sorte que, faute d'user de ce
droit, nous semblons n'avoir même plus aucun droit dans ce pays,
excepté nos trois garnisons Plievljé, Priépoljé et Priboj.
Pour expliquer l'utilité de cette occupation militaire du sandjak,
Vndrassy a dit un jour : « 11 faut démontrer que, pour notre poli-
tique balkanique, il n'existe pas de Pyrénées. * Malheureusement,
(es faits n'ont pas permis la réalisation de cette parole, car si nous
voulions avancer maintenant nos troupes au sud-est, ce ne serait
plus un changement de garnison ni des préparatifs éventuels pour
la guerre, mais la guerre elle-même, et chaque pas que nous ferions
augmenterait ce caractère d'opération stratégique.
AUTRICHE ET SERBIE 887
Aussi le sandjak de Novi-Bazar ne peut pas être pris en con-
sidération comme ligne d'étapes. Dans les circonstances actuelles,
il n'est même pas prudent d'y conserver nos garnisons. Le carrefour
Mitrovitsa-Uskub-Koumanovo-Nisch apparaissant comme nécessaire
à posséder pour obtenir l'influence dominante sur la péninsule bal-
kanique, il en résulte que le pays jusqu'à Mitrovitsa n'entre en con-
sidération que comme entrée de ce passage...
La contrée est peu peuplée et peu fertile; les colonnes seraient
mal ravitaillées par le pays, en viande exceptée. Je calcule certai-
nement en optimiste, en disant que, par cette entrée, peuvent mar-
cher au plus deux divisions avec l'armement mixte pour montagnes
et deux divisions avec l'armement normal, en tout 3 divisions, en
chiffres ronds 60000 à 70000 hommes.
Cette force est-elle suffisante pour atteindre le but, à savoir pour
écraser la résistance de la Turquie et installer la pacification du
pays? La question donne elle-même la réponse.
Si nous entreprenons quelque chose dans les Balkans, c'est que
nous voulons en avoir quelque profit. Ce bénéfice ne peut être
atteint que si l'on démontre clairement aux populations qu'elles
ont affaire à une puissance réelle : seul, le prestige militaire peut
nous donner la position politique et commerciale, que notre'
industrie réclame et qui paiera les sacrifices qu'une opération armée
nous aura coûtés La lutte devra donc être menée avec une supé-
riorité qui exclue les moindres insuccès; et pour cela il nous faut,
non 60000, mais 4ooooo hommes >ious ne pouvons pas faire
passer ces troupes par l'étroit goulot du sandjak. Il ne reste donc,
des lignes d'opération mentionnées, que la dernière, à travers la
Serbie, par la vallée de la Morava.
Donc, a l'étroit goulot du sandjak », der Flaschenhals des
Sandjchaks, est inutile. C'est à travers la Serbie qu'il faut
atteindre la Macédoine.
L'entreprise, de ce côté, exigerait d'abord une explication avec
la Serbie; la situation serait analogue à celle qu'en 1877 la Russie
eut en face de la Roumanie. Si la Serbie ne se mettait pas de notre
côté loyalement et sans hésitation, alors il faudrait diriger contre
elle l'épée déjà tirée; ce n'est qu'après avoir écrasé la Serbie que
l'on pourrait penser à une offensive contre la Macédoine... Il est clair
que la diplomatie aurait à nous garantir le passage sans obstacle à
travers la Serbie, par une entente avec les grandes puissances voi-
sines, Allemagne, Russie et Italie; sinon il faudrait alors chercher
la solution, non pas ici, mais sur le théâtre d'une guerre dans l'Eu-
rope centrale... Mais traiter le cas d'une guerre avec la Serbie serait
888 LA BEVUE DE PARIS
sortir du cadre de cette étude; je continue donc mon exposé et je
répète : pour une entreprise contre la Macédoine, il ne nous reste
d'autre chemin que l'offensive à travers la Serbie. Les vallées fertiles
de la Morava et de la Toplitsa assurent une concentration facile
dans la proximité de la frontière turque; le chemin de fer rendrait
possible la marche accélérée et le ravitaillement sûr.
L'invasion par Koumanovo sur Uskub amènerait la concentra-
tion des troupes turques sur l'espace Uskub-Koumanovo-Ghilané,
ce qui ferait que les colonnes secondaires, pénétrant par les lignes
du sandjak, n'auraient à compter qu'avec la résistance des troupes
irrégulières .
Uskub atteint et le bassin Uskub-Koumanovo-Kôprili inondé, la
première opération serait terminée. Établi en cette contrée fertile,
tenant le chemin de fer Belgrade-Uskub-Salonique et l'embranche-
ment Uskub-Mitrovitsa, on pourrait continuer l'offensive contre
Salonique. Les conditions seraient alors les mêmes que j'ai déjà
expliquées en parlant des opérations dans la direction contraire...
La campagne ne serait pas terminée par la prise de Salonique :
alors seulement, commencerait le travail infiniment difficile de
la pacification, de chaque côté des grandes lignes d'opération. La
marche en avant de nos troupes ne serait pas faite uniquement
sous prétexte de rétablir l'ordre; la politique de la monarchie devrait
y chercher son profit en travaillant sincèrement et honnêtement au
développement tranquille des peuples balkaniques, au progrès graduel
de leur culture, de leur richesse économique et par là même à l'aug-
mentation de leurs capacités de consommation.
A ce plan militaire, l'auteur laisse entendre qu'un plan
diplomatique est lié; écrasant le Serbe, Vienne tâcherait de
se gagner le Bulgare et l'Albanais : une Bulgarie agrandie et
une Albanie libérée flanqueraient à droite et à gauche la
Macédoine autrichienne et borderaient le grand Etat yougo-
slave dont Vienne dirigerait les destinées :
11 semble qu'il s'effectuera dans l'avenir plus ou moins rapproché
un autre groupement des rapports des puissances dans les Balkans.
L'Albanie indépendante, unie, et la Bulgarie agrandie d'une partie de
la Macédoine seraient des créations aptes à la vie, pour le maintien
de la tranquillité dans ces pays, aujourd'hui tombés si bas. Et
qu'est-ce qu'on pourrait désirer de mieux qu'un Etat yougo-slavc
puissant qui embrasserait la Croatie, la Slavonie, la Dalmatie, la
Bosnie-Herzégovine, le Monténégro, la Vieille Serbie et la Serbie?
Ce serait un pas en avant dans le développement historique qui tend
à unir les peuples de môme langue. 11 serait digne d'un grand
AUTRICHE ET SERBIE 889
homme d'État de travailler à la solution de ce problème, dans
l'intérêt du grand État danubien. Il est possible que le dualisme
de la monarchie cédât alors la place à de nouvelles formes consti-
tutionnelles...
Dès 1905, voyant les puissances occidentales imposer les
réformes macédoniennes, qui lentement conduisaient à l'au-
tonomie, il se peut que Vienne ait songé à cette opération
militaire et à la « forme juridique », souhaitée par notre
auteur. Les embarras de Pétersbourg en Extrême-Orient et les
querelles franco-allemandes au Maroc offraient l'occasion :
peut-être si « la puissance maritime de premier ordre » eût
été favorable, Vienne aurait-elle renforcé de ses troupes les
officiers de gendarmerie qu'elle avait déjà, « par mandat euro-
péen », intallés à Uskub. Mais il ne semble pas que Londres ait
voulu saisir certaines allusions et les querelles intérieures de
la double monarchie, la rébellion politique et presque armée
des Hongrois et des Serbo-Croates, la « Coalition » de tout le
royaume transleithan ne permettaient pas encore les aven-
tures. En décembre 1905, pourtant, Vienne recevait le com-
mandement de l'armée navale que l'Europe envoyait dans les
eaux turques. Mais la prudence occidentale avait détourné de
Salo nique sur Mitylène cette menace d'intervention collective.
En 1906, j'ai dit comment d'Algésiras les gens de Vienne
rapportaient le plan nouveau, qui donnerait au syndicat austro-
italien le (( voisinage » en Macédoine et en Albanie. Le « Com-
promis » signé, M. de Goluchowski renvoyé, M. d'Aerenthal
appelé, j'ai montré ' comment tout se préparait pour l'exécu-
tion d' « un programme positif dans toute l'étendue <1 11 mot ».
Les Etats balkaniques sentaient venir le coup de force. De
nouveau, ils essayaient de syndiquer leur résistance. Belgrade
et Sofia négociaient une union douanière qui, tirant la Serbie
de la dépendance austro-hongroise, préparait en cas de danger
une coalition militaire. Vainement, par des représailles écono-
miques, par un tarif prohibitif , Vienne et Budapest essayaient
1. Voir la Bévue de Paris deB ier et i5 novembre.
89O LA REVUE DE PARIS
d'affamer Belgrade : la complicité bulgare et la bienveillance
turque donnaient aux Serbes les moyens d'atteindre avec des
tarifs abaissés les quais de Varna et de Salonique, où les Occi-
dentaux, les Français surtout, venaient acheter le bétail
exporté. Vainement, par des intrigues et des complots, Vienne
essayait de miner le roi Pierre et préparait dans l'armée des
régicides un pronunciamento soit, en faveur du dernier Obré-
novitch — un fils naturel de Milan et d'Artémise, que mainte-
nant le Habsbourg élevait et dressait, — soit en faveur du| prince
monténégrin Mirko, époux de la dernière Obrénovitch : contre
F Au triche et contre les officiers régicides, Ja Serbie tout entière
donnait raison à son gouvernement et à son roi. Les menaces
d'agression, les concentrations de troupes au long du Danube
et de la Save n'avaient pas de meilleur résultat : Belgrade, sur
la place de Paris, trouvait des conditions honorables d'em-
prunt, qui permettaient les achats d'artillerie et de munitions
françaises.
En 1907, cette « révolte » de Belgrade et les prétentions de
l'Occident à réformer judiciairement la Macédoine décidaient
les gens de Vienne à « une politique plus énergique » que, dès
le mois de mai, ils annonçaient iau correspondant du Times et
que M. d'Aerenthal esquissait en août-septembre à M. Tittoni.
« L'accord au sujet des Balkans, qui existe depuis de longues
années entre les Cabinets de Pétesbourg et de Vienne, a été
confirmé », écrivait la Correspondance politique de Vienne au
lendemain de l'entrevue de MM. d'Aerenthal et Isvolski en
septembre. Le grand-duc Wladimir signait peut-être à Sofia
une convention militaire, qui remettrait aux Russes, en cas
de guerre, l'armée de « leur » Bulgare. Vienne, par le chemin
de fer projeté du sandjak, décidait d'avancer entre « ses » deux
Serbes (janvier 1908).
Malgré les dénégations de Pétersbourg, il parut bientôt que
les deux compères étaient toujours d'accord : l'apparente
indignation de M. Isvolski était de courte durée; dès la fin
de février 1908, le Temps constatait « une détente très sen-
sible », et, le projet du Danube-Adriatique fournissant un
ce bon billet » pour les Serbes et pour la Slavie balkanique,
l'entente austro-russe reprenait son cours ; une note commune
du 22 mars la montrait rétablie. Les Serbes avaient la naïveté
AUTRICHE ET SERBIE 89I
de croire que le Danube-Adriatique leur apporterait dans
quelques mois la liberté économique et l'union « panserbe »,
de Belgrade à Antivari ; et ils ne s'étonnaient pas que Vienne
leur consentît un traité de commerce (mai 1908).
. La révolution turque et l'incident bulgare ayant décidé
M. d'Aerenthal au nouveau pas en avant, à l'annexion de la
Bosnie-Herzégovine, l'indignation russe se donne à nouveau
carrière. Aujourd'hui, les deux amis semblent brouillés. Mais
est-il bien sûr que, de la table de M. Isvolski, les accords
de 1782, de 18^2, de 1860, de 1876, de 1877, ^e ^gô,
de 1902, de 1907 aient vraiment disparu? ne sont-ils pas
momentanément recouverts par ces contrats d'emprunt anglo-
franco-russes, sans lesquels Pétersbourg ne saurait gouverner?
l'emprunt réalisé, les accords ne reparaitront-ils pas?
La Danzers Armée Zeitung du 5 novembre 1908 publiait
un nouvel article anonyme, dont voici la traduction résumée :
Il paraissait la semaine dernière que la situation politique allait
s'éclaircir. De plus en plus les Puissances commençaient à s'habi-
tuera voir dans l'annexion des provinces occupées le fait accompli et
à admettre qu'on ne pourrait point parler de compensations pour
la Serbie et le Monténégro. Il paraissait presque comme tout à
fait exclu que la Conférence projetée pût s'occuper de la première
question, et l'idée même de la Conférence reculait lentement vers
le dernier plan. Suivant des nouvelles plus récentes, la Russie
revient à la charge. Mais à ceci il ne faut point attribuer trop
d'importance. La position de M. Isvolski a été fortement atteinte
dans les derniers temps. Ses dernières démarches ne sont qu'un
mouvement désespéré dans un but personnel, Pour nous, l'accepta-
tion ou le refus par la Russie de l'annexion restent questions indiffé-
rentes, vu qu'elle ne peut pas enrayer le fait accompli.
L' Autriche-Hongrie peut envisager tranquillement l'avenir. Le
courant des événements des dernières semaines a confirmé une fois
de plus le vieux proverbe « qui risque gagne »...
L'opposition de puissances ennemies, mais désunies, se heurte à
l'alliance inébranlable de l'Autriche et de l'Allemagne. La Russie
et l'Angleterre n'ont point la force nécessaire pour prononcer le
mot décisif. La peur fortement enracinée de l'Allemagne empêche
l'Angleterre d'envoyer un nombre assez considérable de ses bateaux
dans la Méditerranée, et les gouvernants de la Russie savent très
bien que presque toute la population de l'Empire est contraire à la
892 LA REVUE DE PARIS
guerre, que son armée n'est pas capable de la faire pour le moment :
une grande guerre provoquerait une révolution, en comparaison de
laquelle les événements d'il y a quelques années ne paraîtraient
que de simples amusettes. Quant à la France, elle n'a pas d'in-
térêts dans les Balkans et trouve plus utile de conserver des rapports
amicaux avec ses deux voisins de l'Est, étroitement unis et alliés, que
de tirer les marrons du feu pour des amis moins sûrs et militaire-
ment plus faibles. Cette supposition est renforcée par la dernière
manifestation du Président de la République à l'égard de notre
Empereur.
En ce qui regarde notre alliée, l'Italie, il ne lui reste pour le
moment, volens, nolens^ que de se rendre à l'inévitable, malgré
toute la douleur que lui cause la déception de ses aspirations sur
la côte orientale de l'Adriatique. Comme alliée l'Italie, d'ailleurs,
ne présente aucune valeur... Au contraire la question reste ouverte,
si le moment n'est pas arrivé de nous entendre avec la Turquie.
Notre succès et notre prestige auraient été tout autres, si la Turquie
avait renoncé de bon gré à sa souveraineté sur les provinces
occupées... Mais l'omis pourrait être rattrapé.
L'annexion de la Bosnie et de l'Herzégovine a provoqué en Serbie
et au Monténégro une grande excitation qui dure encore. Avec la
joie dans le cœur, nous avions escompté l'ordre de mise en marche
de nos monitors sur le Danube. Cela a été le moment le plus pro-
pice pour démontrer au monde notre force. Par un geste, Belgrade
aurait été dans nos mains, et en un clin d'œil l'ennemi, qui n'était
point préparé pour la guerre, aurait été battu...
Le conflit avec la Serbie et le Monténégro, vu l'état des choses
actuel, se présente comme inévitable. Et plus tard il arrivera, plus
cher il nous coûtera en matériel de guerre et en sang. L'armée serbe,
qui n'était pas prête pour la guerre et à laquelle le plus nécessaire
manquait encore tout récemment, gagne chaque jour. Les armes et
les munitions lui arrivent par des voies détournées, puisque nous
lui avons barré la plus courte. L'Italie aide nos adversaires et
se prépare en secret pour la guerre. L'état de choses se retourne
d'un jour à l'autre contre nous, et le temps nous dicte de grandes et
importantes décisions. Nous ne pouvons plus marcher dans la même
voie sans grand danger et nous ne pouvons pas déposer les armes
avant que la pomme de discorde ait disparu, c'est-à-dire avant que
nous avons l'hégémonie complète dans les Balkans.
Pour arriver à ce but, nous avons besoin d'une entente avec la
Turquie, qui, à tout prix, doit devenir notre amie, une amie flexible
et dépendante. La recette pour arriver à ce résultat, serait un sou-
tien financier en grand style, et la garantie de l'intégrité ottomane
contre qui que ce soit. La Turquie a besoin d'argent, de beaucoup
AUTRICHE ET SERBIE 898
d'argent pour achever l'œuvre de son rajeunissement. jNous devons
la persuader qu'il n'y a que nous qui pouvons lui prêter ce concours. . .
Notre diplomatie vient d'entrer en pourparlers avec Constanti-
noplc; nous devrions tâcher de donner à ces pourparlers plus de
poids. Et ceci ne pourrait se faire qu'à la condition que nous deve-
nions les voisins immédiats de la Turquie sur un Iront beaucoup
plus large. Mais nous ne pouvons nous installer à la frontière de la
Macédoine qu'après la disparition définitive de la Serbie et du Mon-
ténégro. En conséquence, non seulement nous ne devons point éviter
le conflit avec ces deux pays, mais, au contraire, nous devons le
désirer et l'accélérer.
Pour nous ouvrir la perspective de la guerre, notre diplomatie doit
changer de tactique. L'égoïsme brutal obtient seul dans la politique
de grands résultats. Veut-elle être utile, une politique doit ne répu-
dier aucun moyen. Depuis les temps de Metternich, nous ne nous
occupons que de petits projets... Ni la Russie ni l'Italie n'ont reculé
devant les embûches, quand il a fallu nuire à un ennemi. Com-
bien d'occasions ne pourrions-nous pas trouver dans cette voie!
Contre l'Italie, nous pourrions soulever l'Àbyssinie et préparer un
nouvel Adoua; il ne serait pas difficile non plus de fomenter de
révolutions sur son propre sol, particulièrement en Sicile et en
Sardaigne. Contre l'Angleterre, nous pourrions exploiter utilement
l'Egypte et les Indes, et, d'accord avec la Turquie, provoquer un
mouvement panislamique, sérieusement dangereux pour sa domina-
tion. Le plus grand nombre de points faibles nous est offert par le
colosse du Nord que nous pourrions très utilement miner : nous
avons été invités par la Perse à prendre sa défense contre des attaques
russes ; nous pourrions agir auprès des musulmans dans le Caucase
et dans le Turkestan, auprès des Polonais et des Petits-Russiens ;
avant tout, il faudrait faire revivre la révolution russe et le régime
terroriste des bombes...
Il est grandement temps que notre politique cesse de vivre
d'expédients journaliers et qu'elle commence à envisager les grands
buts qui assureront le développement de la monarchie... Le premier
est l'installation de notre hégémonie dans les Balkans, et celle-ci,
réalisée, doit être suivie par une expansion vers l'Orient, laquelle
nous appropriera les peuples congénères de la Russie, après que
nous serons devenus la grande Autriche Fédérale.
On voit clairement que, depuis deux mois, les gens de Vienne
et de Budapest cherchent tous les prétextes d'une guerre contre
les Serbes. Il n'est pas de fausses nouvelles qu'ils n'aient répan-
dues, pas de tracasseries, de violations de traité ou de territoire
894 LA REVUE DE PARIS
qu'ils n'aient essayées. Un jour, on nous annonce que les bandes
de Belgrade inondent la Bosnie, et le lendemain que les canons
de Cettigné bombardent Cattaro : les représentants de l'Europe
ont la naïveté de faire à Belgrade une démarche pour que la
Serbie retire de sa frontière des troupes qu'elle n'a jamais
mobilisées. Les officiers autrichiens entrent en Serbie pour
faire des relevés : « Ils se sont égarés », répond le ministre
austro-hongrois aux plaintes de Belgrade. Le général Vouko-
vitch, envoyé par le prince de Monténégro au roi de Serbie,
est arrêté à Agram, fouillé et dépouillé. Les bagages et les
valises des diplomates accrédités en Serbie sont menacés. Sans
parler des canons français, que nos industriels n'ont plus la
liberté de livrer en temps convenu et que l'Autriche, refusant
de les convoyer, met seize jours à rendre à leurs expéditeurs,
les boîtes de conserves à l'adresse des cuisines du roi Pierre ne
peuvent plus parvenir. Malgré les stipulations formelles du
traité de commerce austro-serbe, qui garantit le libre transit,
les colis postaux et marchandises de l'Occident sont retenus
ou égarés, — juste au moment où Vienne nous demande d'in-
tervenir à Stamboul pour faire cesser le boycottage turc, — et
M. d'Aerenthal ordonne au gouvernemeut serbe de faire dispa-
raître « l'esprit d'hostilité envers l'Autriche-Hongrie, dont
témoignent les journaux et les réunions publiques ».
Quand M. d'Aerenthal aura enfin négocié la réconciliation
austro-turque et quand l'emprunt anglo-franco-russe réalisé
rendra à M. Isvolski le souci des traditions moscovites, les
Serbes feront bien de tenir leur cpée aiguisée et leur poudre
sèche... « Je suis Russe à Sofia, Autrichien à Belgrade »,
disait le prince de Bismarck. Je voudrais croire que, ce jour-
là, notre diplomatie sera serbe à Belgrade, bulgare à Sofia,
turque à Stamboul, honnête et nationale partout, afin de pou-
voir être vraiment et sincèrement française à Paris, autri-
chienne à Vienne, car je ne vois pas que l'Autriche ait tout
à gagner dans cette folle aventure.
VICTOR BÉRARD
VA dm iniitrateur-Gérant : h. c a 8 8 a r d .
TABLE DU SIXIÈME VOLUME
Novembre-Décembre
LIVRAISON DU I» NOVEMBRE
LOUIS BOUILHET Lettres a Louise Oolet. - 1 5
FRÉDÉRIC MASSON .... Un Aventurier a Sainte-Hélène 35
EMILE NOLLY Hlêu le Maboul (*• partie) 59
RÉGINALD KANN Les Opérations du Général d'Amade 88
LOUISE PILLION Les Historiens de la Sculpture française. - II. 109
MRS. HUMPHRY WARD . . Carrière d'Artiste {fin) 129
*** Succession de Hollande 177
PIERRE DESRANGS Souvenirs d'un Officier prussien (1870-1871). . 169
VICTOR BÉRARD L'Œuvre de M. d'Aerenthal. — 1 306
LIVRAISON OU 15 NOVEMBRE
CLARA VIEBIG Pécheresse <JT+ partie) 225
*** L'Allemagne et la Guerre '263
LOUIS BOUILHET Lettres a Louise Oolet. — II 280
ALFRED BERL Jeune Turquie. — 1 303
ANDRÉ BEAUNIER La Statue d'Homère 318
MAURICE MURET Les Romans nationaux de Olara Viebig 346
EMILE NOLLY Hién le Maboul (fin) 362
VICTOR BÉRARD L'Œuvre de M. d'Aerenthal. — II 407
8g6 LA REVUE DE PARIS
LIVRAISON OU I» DÉCEMBRE
CLAUDE FARRÉRE Pour Vaincre (/'• partie) 449
J. BARBEY D'AUREVILLY. Lettres a Trèbutlen 483
JUDITH GAUTIER L'Empereur de Chine 511
Cl LÉONCE ABEILLE. . . • L'Inscription marlUme 5-23
CLARA VIEBI6 Pécheresse (*• partie) 5K
ANDRÉ MATER Associations et Élections cultuelles 591
ALFRED BERL Jeune Turquie (fin) 509
JOSÉPHIN PELADAN. • . . Notes sur Hébert 621
ERNEST LAVISSE Un Séjour a Berlin. — I 658
LIVRAISON DU 15 DECEMBRE
RICHARD WAGNER Lettres a Otto Wesendonk. — I 673
CLAUDE FARRÉRE Pour Vaincre (*• partie) 705
JEAN LEMOINE
ANDRÉ LICHTEMBERGER.
Le Père Talon 733
LOUIS HOULLEVIGUE ... La Synthèse de la Lumière 751
CLARA VIEBI6 Pécheresse (*• partie) 7»
ERNEST LAVISSE Un Séjour a Berlin. - II. . 833
LUCIEN DAUBRÉE Le Congrès delà Chasse 850
VICTOR BÉRARD Questions extérieures. — Autriche et Serbie. . . 861
~-r^SJr**t*&*Ê&0r^
i
WHIW.U8KM7,
iJMlV.OFMiCM.
15* Année. KO 80 tSBIi. 15 Décembre 1908.
LA
REVUE DE PARIS
SOMMAIRE
Paget.
Richard Wagner. . . Lettres à Otto Wesendonk. — I ! A. . . . 673
Claude Farrère . . . Pour Vaincre (2e partie) f B 705
Jean Lemoine ,
?er. )
Le Père Talon 733
André Lichtemberger.
Xjouis Houllevigue . . La Synthèse de la Lumière 751
Clara Viebig Pécheresse (3e partie) ' c 772
Ernest Lavisse ... Un Séjour à Berlin. — Il 833
Xiucien Danbrée ... Le Congrès de la Chasse 850
Victor Bérard . . . . Questions extérieures. — Autriche et Serbie. 864
1. Publithed December fifletnth, ninetten hundrêd and eight. Privilège of copyright m the United States i
under thêAct approvid^tarch third, ntnelsen hundred and five, by (A) Alezander Duncker Verlag— (B) Claude
Farràra — ;(C) la Revue de Paris.
PWX DE LA LIVRAISON : 2 tr. 50
PARIS
85^, FAUBOURG SAINT-HONORÉ, 85bh
1908
LIVRES NOUVEAUX
PARMI LES PIERRES,
par H. Sudermann.
Admirablement mise en scène à l'Odéon par
M. Antoine, cette version française d'un drame
célèbre dans toute l'Allemagne attira chaque soir
un public nombreux. H. Sudermann» dont nous
connaissons surtout en France Magda et VHonneur,
est l'un des plus grands dramaturges d'outre-
Rhin. Ses pièces, vigoureusement charpentées,
subissent victorieusement l'épreuve de la traduc-
tion : il faut ajouter que cette traduction de Parmi
les pierres, en particulier, est excellente et fait grand
honneur à M. Maurice Ré mon et à Mme Valentin-
LA DÉGRADATION DE L'ÉNERGIE,
par Bernard Brunnes.
D'une marche inégale, mais continue, la Biblio-
thèque de Philosophie scientifique poursuit sa route.
Trente ou quarante volume parus en deux années
montrent quel besoin auteurs et public* avaient
d'un pareil organe de vulgarisation, et, si
quelques-uns de ces volumes ne méritaient peut-
être pas tant d'honneur, il suffirait de quelques
autres — et celui de M. Brunhes est du nombre
— pour assurer le juste succès de cette collection.
LE ROMAN SENTIMENTAL AVANT L'ASTRÉE,
. par Gustave Reynler.
Ouvrage d'érudition, mais d'érudition à la
française, claire, rapide, sans pédanterie et sans
lourdeur. Et livre aussi de découverte, car on
peut dire que ces origines du roman français à
la mode du xvii* siècle et d'aujourd'hui étaient
presque inconnues : pour les retrouver, il fallait
avoir la familiarité complète de notre littérature
et des œuvres espagnoles. On sait que M. G.
Reynier s'est fait comme une spécialité de cette
perpétuelle comparaison des deux littératures en
deçà et au delà des Pyrénées.
LA PRÉSIDENCE DES ASSEMBLÉES POLITIQUES,
par H. Ripert.
Le sujet était un peu arbitrairement choisi et
mal délimité. Quelles assemblées prendre et
quelles négliger? Angleterre et France, États-
Unis et Belgique Allemagne, Italie, et Autriche-
Hongrie, répond l'auteur. Pourquoi pas Hollande
ni Danemark, ni Grèce surtout, où la présidence
tient une si grande place? Mais, le sujet une fois
accepté, il faut louer l'abondance et le choix des
renseignements, et M. Paul Deschanel, dans la
Préface, rend pleine justice à l'écrivain.
LES ROUMAINS,
par James Caterly.
Premier tome d'une histoire [complète qui em-
brassera toute la destinée du peuple roumain
depuis les Daces jusqu'à nous. Clair exposé ; courts
récits; bon résumé : rien ne manque en ce livre
utile, qui ne contient que le nécessaire.
HERCUI,ANUM,
par Oh. Waldstein et L. Snoobridge.
M. Ch. Waldstein, l'heureux fouilleur de YBi-
raton d'Argos, le célèbre archéologue de Gara
bridge, a entrepris de syndiquer toutes les force
du inonde érudit pour déterrer cette mystériea
ville qui dort, intacte et pleine de richesses
artistiques, sous la cendre du Vésuve. Ce laxuen
et savant livre éveillera chez tous les lecteur
le vif désir qu'une si belle et si nécessaire entre
prise soit couronnée d'un plein succès : l'Italie s
doit et doit au monde de la faciliter.
AU CŒUR DE LA VIE.
par Pierre de Coule vain
Les romans de Pierre de Coulevain — l'auteur (
d'Eve victorieuse — exercent sur le public un irrt- j
sistible attrait. L'auteur s'y met parfois en scène
avec une grâce charmante : c'est parfois — et
particulièrement dans ce lirre, — plutôt qu'on •
récit, une suite de confidences qui nous est |
offerte, et les personnages qui nous sont présen-
tés semblent vraiment avoir été saisis au coeur de
la vie même. En ouvrant de tels livres, on cherche ,
un auteur et on trouve la femme la plus avertie, |
la plus indulgente et la plus spirituelle.
ABRÉGÉ DE L'HISTOIRE DE PORT-ROYAL,
par Jean Racine.
Gardien des reliques et des traditions de Port-
Royal, M. A. Gazier s'est donné la tâche de renou-
veler sans cesse les regrets que peut inspirer à
tout homme de pensée la disparition de cette
maison célèbre, qui peut-être eût changé tant de
choses à l'histoire de ce pays! Cet Abrégé de Jean
Racine était connu depuis cent cinquante ans
bientôt. Mais aucune édition critique n'en avait
encore été donnée : voilà un excellent guide pour
les touristes pieusement Ûdèles au souvenir des
Solitaires.
LA PHILOSOPHIE MODERNE,
par Abel Bey.
L'auteur ne se dissimule pas les difficultés de
son entreprise : obligation de n'étudier les pro- ,
blêmes que sous leur forme la plus générale;
transposer en termes communs des idées qui ont
été présentées à un public de spécialistes; négliger
les nuances, les correctifs, pour ne classer que les j
tendances très générales.... Tout compte fait, ce
livre sera utile : il mettra quelques notions pré
cises sous les termes de positivisme, de pragrna*
Usine, que l'on entend employer souvent au petit
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par Henri Coupin.
(Librairie Ahmxmd Colin.)
« Dans ce petit livre, nous dit M. Henri Coupin,
nous n'avons p&s la prétention de passer en revue,
toutes les transformations de la matière, car une
vaste encyclopédie n'y suffirait pas. Nous nous
sommes contentés de prendre quelques exemples
bien typiques, familiers, susceptibles d'inté-
resser de jeunes lecteurs ». De tels livres méritent
qu'on les recommande hautement : ils sont appelés
à rendre les plus grands services, car ils appren-
nent aux enfants que tout n'est point rébarbatif
dans la science. Plus d'un écolier, paresseux jus-
que-là, s'est mis brusquement au travail, après
des lectures de ce genre. Et, en signalant ce volume,
il faut signaler aussi tous ceux que les éditeurs
ont réunis dans une remarquable série, sous le
titre général de : « La petite Bibliothèque. »
MICHEL-ANGE
(Librairie Haciiktik et G'€.)
Cet ouvrage de la Nouvelle collection des Classi-
ques de Vari est mieux qu'un livre d'étrennes. Un
texte, court, précis et sans prétentions littéraires,
précède et commente les 169 reproductions.
Dans un format su (lisant, elles résument l'œuvre
de celui qui, à l'en croire, aurait voulu n'être
que sculpteur, et que la volonté inflexible d'un
pape et la peur de l'enfer transformèrent en pein-
tre et en architecte de génie.
LES CHEFS-D'ŒUVRE DES 6RANDS MAITRES
Nouvelle série
avec don Notice» de M. Moreau Vauthier.
(Hachette et C'6, éditeurs.)
Cette série nouvelle des « Chefs d'œuvre des
grands maîtres » est consacrée aux œuvres
modernes. On y retrouvera, commentées par
Ch. Moreau Vauthier avec une compétence magis-
trale, d'aussi admirables reproductions que
dans les deux séries précédentes. Est-il néces-
saire de citer quelques titres ? Les noms seuls de
peintres tels que Dagnan, Besnard, Jacques Blan-
che, Ingres, Cazin, Aimé Morot, Burne Jones,
Turner, Goya, Hébert, Troyon, Carolus Duran,
Ziem, Harpignies, Ary SchefTer diront assez quels
merveilleux tableaux 'sont ici reproduits. Mais ce
qu'il faut vanter surtout, c'est le soin admi-
rable que les éditeurs ont apporté à cet ouvrage,
qui restera comme un des chefs-d'œuvre de
l'édition moderne.
MES CROISIÈRES DANS LA MER DE BEHRING
par Paul Ifiedieck.
(Librairie Plon.)
Ce sont les nouvelles chasses et les nouveaux
voyages de l'auteur de Mes Chasses dans les cinq
parties du monde. Le livre est dédié au président
Hoosevelt. H s'agit donc non pas de chasses à la
casquette dans la banlieue, mais d'une expédition
hardie dans l'Alaska, le Kamtchatka et la mer de
Behring. Sans prétendre à dogmatiser, l'auteur,
par les anecdotes qu'il nous conte, par ses descrip-
tions des paysages qu'il découvre, des humanités
qu'il rencontre et surtout par les dénombrements
des botes qu'il a tuées, nous fournit de curieux
renseignements sur ces pays que dédaignent un
peu trop les explorateurs, que hante la décou-
verte du Pôle Nord.
LA MAISON DE MOLIÈRE
ET DES GRANDS CLASSIQUES
par F. Lolliée.
(Librairie Armamu Coli.>.)
Dans ces quelque 150 pages, les enfants et les jeu-
nes gens apprendront l'essentiel de ce qu'il leur
importe de connaître sur la Comédie-Française
et ses origines de 1658 à 1680, sur le théâtre de
Molière, sur les interprètes de Corneille et de
Racine, sur la troupe que connut Voltaire, sur
les traditions du théâtre classique, sur le réper-
toire moderne, ses auteurs et ses acteurs. Voilà
un livre que les jeunes abonnés des matinées
classiques feront bien d'avoir lu.
11
LA REVUE DE PARIS
CAMARADES DE BORD
par Walter çjirlstniaa.
(Collection Hktekl.)
Lo roman PederMost, dont le D'Walter Chris trn as
nous offre aujourd'hui la traduction, est célèbre
aux pays danois. Il n'obtiendra pas un moindre
succès en France, et c'est là une de ces œuvres qui
ont tout pour plaire aux jeunes lecteurs de tous
les pays. Ces aventures $ie « deux hardis gar-
çons » sont en effet singulièrement intéressantes :
elles apprennent à être audacieux et énergiques, —
deux qualités dont les hommes auront de plus
en plus besoin. De remarquables illustrations de
L. Benett nous mettent sous les yeux les princi-
pales scènes de ce pittoresque récit.
LA JEUNESSE DU ROI LOUIS-PHILIPPE
D'après les portraits et le* tableaux coiii»er\«*fc
au musée Cuuue,
i»ur F.-A. Gruyer.
(Librairie llACHt:1ik et C'*.}
Les grands hommes de l'histoire sont souvent
mal connus et quelquefois même méconnus. Peu
de gens se doutent qu'avant d'être roi de France,
Louis Philippe fut un homme d'études. Derrière
le roi-citoyen, dont la physionomie célèbre a été
si souvent croquée par les caricaturistes, se cachait
tin homme intelligent, cultivé, et qui fit grand
honneur à son éducatrice, Mme de Ueulis. M. F.-A.
Oniyer,le distingué conservateur du musée Condé,
à Chantilly, était tout désigné pour écrire ce livre,
où sont excellemment reproduits les tableaux et
les portraits les plus significatifs dont l'auteur a
la garde.
LE MOUCHERON DE BONAPARTE (1755-1805'
par Jules Chancel,
illustrations Je R. 4e la lfé/Z}ère.
(Librairie Cm. ))txA<;ii4\t:.)
Ce roman est l'un des meilleurs d'une série dès
longtemps consacrée par le succès et dont nous
signalons, tous les ans, ici même, le dernier-né.
M. Jules Chancel, nos lecteurs le savent, est un
dramaturge distingué et souvent applaudi; c'est
dire qu'il excelle à inventer, à corser une intrigue
toujours attachante. Ses romans ingénieux, écrits
en marge de notre histoire de France, apprendront
aux jeunes lecteurs, tout en les amusant, bien des
détails, bien des anecdotes curieuses. Et cette
petite histoire, au moins aussi intéressante que la
grande, leur fera aimer d'avance les hommes glo-
rieux dont ils auront à apprendre plus tard les
hauts faits.
QUENTIN OURttAfcD
par Waltér Jjcott.
Adaptation de M. Gtléchot,
Illustration» par Babid*.
(Librairie AiutA^D Colins
Cette œuvre a charmé plusieurs générations,
et la- Bibliothèque du Petit Français a bien fait de
se l'annexer. M. Guéchot a retouché la traduc-
tion de Defauconpret, et Robida a dessiné plu-
sieurs gravures nouvelles avec la verve érudite
et pittoresque que le public admire dans tout
ce qui part de son nom ou de sa plume. Ainsi
épousseté et rajeuni, le roman de YYaJter ScotJ
est séduisant comme au premier jour, et son
romantisme est toujours attrayant: Louis XI et
son bonnet, Plessis-lèsTours, Tristan l'Herraite,
Olivier le Daim, le chevaleresque archer écos-
sais Quentin Durward, la princesse française
qu'il conquiert enfin... Quelle joie de retrouver
tout cela!
HISTOIRE ANECDOTIQUE DES ALIMENTS
p«r Armand Dubarry
(Librairie Hkhry Pai lis.)
Le pain, la viande, la nourriture, le lait, les
légumes, les fruits, les condiments, les boissons
sont étudiés tour à tour dans ce livre, et c'est un
prétexte pour grouper autour de la monographie
de chaque aliment, de son origine, de son terroir,
de sa préparation, des notions de géographie,
d'histoire des métiers, des goûts, des mœurs et
aussi des considérations ethnographiques. De
nombreuses photographies et gravures représentent
les sites où se trouvent la flore et la faune dont
nous nous repaissons chaque jour, sans trop nous
douter des travaux et des efforts humains
qu'elles supposent pour arriver jusqu'à noire
assiette et à notre verre.
ÉTRANGES Ef m PRENANTES AVENTURES
DE JUM60 CRUSOÉ
(Librairie Hachette kt C*.t
Jumbo, c'est un éléphant qui, comme Kobinson
Crusoè, se trouve seul dans une lie. Vendredi,
c'est un ours. Eléphant et ours se débrouillent
aussi bien quêteurs illustres homonymes, et sont
habiles à trouver provendn et vêtements. On
devine assez comme tout cela peut être alerte
et gai ( L'admirable philosophie du conte de De
Foe" est bien adaptée à l'esprit des tout petite par
MM. Jaequin et Thompson. C'est là le privilège
des vrais chef6-d'œuvre que les hommes peuvent
à jamais en donner des adaptations nouvelles,
en tirer des développements inattendus : leur
contenu est inépuisable.
r
LIVRES ILLUSTRES
III
LES CHEFS-O'ŒUVRE OC LA PEINTURE
par Ma* nôéBéê
(Librairie Flammaimox.)
En cet ouvrage sont reproduits les meilleurs
tableaux des grands maîtres de 1400 à 1800.
L'émihent conservateur du Musée Plan tin -
More tus à Anvers a une noble idée dé la tâche qu'il
;i entreprise : « Cet ouvrage fera défiler à nos yeux,
<omme dans un immense cortège, ce que les grands
«réateurs d'art enfantèrent de mieux : les tableaux
sublimes qui furent acclamés à leur apparition
et qui procurèrent à des milliers de nds ancêtres
la plus pure des jouissances, en remplissant leurs
jeux de l'éclat de la couleur et de la lumière, et
leur cœur de la plus noble dès émotions ».
DANSEZ, CHANTEZ
par À. dharànries.
Musique de L.-Julieil ttOUSSfeSU.
(Librairie Larousse.)
L'intérêt de ce charmant recueil de Chansons
et Danses mimées est excellemment défini par
M. E. Pottier dans sa préface : « Depuis long-
temps les rondes chantées exercent sur l'enfance
un attrait irrésistible. Elles contiennent, en effet,
l'élément essentiel que tous les primitifs recher-
chent dans la musique : l'action rythmée. L'enfant
sent d'instinct le rôle pratique de l'harmonie...
Lier ses jeux à la cadence et au rythme, c'est satis-
faire son désir de développer sa force ; c'est
en même temps donner à son corps la grâce et
l'équilibre. Les Grecs l'avaient bien compris, eux
qui faisaient de la danse et du chant une partie
essentielle de l'éducation ».
FABLIAUX ET CONTES OU MOYEN AGE
Illustration» de A- Roblda.
(HfcSRi Liinfc.\s, fditrur.)
Dédiés par un parrain à sa filleule, ces fabliaux
et contes du moyen âge resteront comme une des
œuvres les plus charmantes qui aient inspiré
l'imagination et le crayon de A. Robida. La pré-
face écrite par l'auteur du texte, M. L. Tantôt,
est un petit chef-d'œuvre de grâce et d'émotion.
On sent que ce parrain aime vraiment sa fil-
leule, et, parce qu'il l'aime de tout son cœur,
il la comprend de tout son esprit. Ces histoires
d'autrefois sont délicieusement mises à la portée
d'une petite lectrice d'aujourd'hui. D'ailleurs
les petits d'aujourd'hui sont peut-être les seuls
qui puissent aimer les grands d'autrefois, parce
qu'ils ont seuls cette ingénuité que l'on gardait
jadis toute la vie.
L'ART ÉGYPTIEN
par Je*n Càpart.
(Librairie Guilmoto.)
Ce volume n'est qu'un choix de documents,
reproduits par la photographie et accompagnes
d'indications bibliographiques C'est donc un
instrument de travail et dont l'utilité subsistera.
« Dix ans sont à peine nécessaires, dit l'auteur
dans son avant-propos, pour qu'un livre d'archéo-
logie égyptienne soit en majeure partie démodé
«t pour que seules les illustrations et les références
bibliographiques conservent encore de la valeur \
Avec les éléments qu'il fournit, « chacun pourra
se faire à lui-même son propre texte .. et le modi-
fier autant de fois que les découvertes rendront
un changement désirable ».
LE TRÉSOR DE LA MONTAGNE
par Emilio Salzavi.
(Librairie Cit. Dkljworavk.)
A peu près le même depuis des générations, mal.
gré les variations de la mode, il existe un livre
d'étren nés -type :sa couverture, sa tranche rutilent
d'or; de chapitre en chapitre, de gravure en gravure,
il chante les aventures d'une poignée de héros,
en quête d'un trésor : naufrages, débarquement
chez des sauvages, coups de feu; et les méchants
périssent et les meilleurs survivent, et les Blancs
ont le beau rôle... Le Trésor île la montagne est
le livre d'étrennes-type.
LES REPAS A TRAVERS LES AGES
par A Guillaume.
(Librairie On. Dklaohavk.)
La manière d'Albert Guillaume est familier.-
aux grands et aux petits. Ses soldats, ses gom-
meux, ses matrones, ses muses plus jeunes, il n'est
pas de potache qui ne les ait recopiés sur la page
de garde de ses classiques. Sa blague baguenaude
à travers les âges et, sous la gravité archéologique
des reconstitutions, se dite Hit Le Repas suivant
Pythagore, La Poule aux Pot» mous le bon Roi
Henri, Le banquet des Maires, etc., quantité d'au-
tres scènes de ce recueil sont bien plaisantes.
L'ESPAGNE i\ LE ÊOhîUGU ILLUSTRÉS
par p. JoUS86t.
i Librairie Lai\oih*k.)
De Cadix à Barcelone, de Séville â Saint-Sébas-
tien, en passant par Madrid et l'Kscurial, ce livre
nous fait parcourir, l'Espagne à vol d'oiseau.
Églises, palais, tombeaux, effigies de gisants ou
d'orants, remparts de villes, blasons, courses d»*
taureaux, paysages ras et huerta* opulentes, quelles
somptueuses visions, nous gardons de ce livre 1
IV
LA REVUE DE PARIS
RITA LA GITANE
i>ar H. de Charlieu,
avec 48 gravures d'après Ed. Zler.
(Librairie Hachette kt. Cte.)
Ce roman, alertement écrit, joliment illustré
et d'un prix modique, mérite triplement d'être
signalé. L'auteur nous transporte en Espagne
au milieu du xvi° siècle: le récit \ commence
« par un beau dimanche de juillet 1568 ». C'est
assez prévenir qu'on trouvera dans ce livre une de
ces romanesques aventures qui passionnent les
jeunes lecteurs. Est-il besoin d'ajouter que
M. H. de Charlieu a pris prétexte de son récit pour
nous raconter, chemin faisant, un grand nombre
de faits historiques ? C'est là une excellente occa-
sion pour les jeunes gens de faire connaissance
avec l'extraordinaire Philippe II d'Espagne.
LA FÉE D'AUJOURD'HUI
par M»« Chéron de La Bruyère,
avec 4° Kravuret« par DutriaC-
( Librairie Hachf.ttk kt C,#.)
Ce n'est pas sans émotion que, dans la foule des
livres d'étrennes, on aperçoit ceux de la « Biblio-
thèque Rose ». Mme la comtesse de Ségur, née
Rostopchine, n'est plus, hélas !... Mais comment
ne pas se souvenir, en voyant la couverture, des
petits chefs-d'œuvre qui ont peuplé jadis de per-
sonnages si vivants nos imaginations puériles ?
Mme Chéron de La Bruyère a les mêmes dons que
son illustre devancière : elle a inventé de jolies
histoires, comme Le Merle Blanc et Le Secret des
Tilleuls, et surtout elle excelle à les conter, avec
esprit et avec grâce. La Fée d'aujourd'hui restera
comme l'un de ses plus aimables ouvrages.
CAMBRIOLE
par Pierre Maël.
(Librairie Hachkttk kt C1*)
Ceci est un roman, aussi romanesque qu'un
fait divers, mais plus moral, sans être à peine plus
invraisemblable. Comment Jenny, avec sa mère
ruinée, vient à Paris, chez une ancienne domesti-
que restée dévouée ; comment l'enfant s'attire la
tendresse de deux vieillards et comment elle se
sauve par les toits pour réclamer du secours contre
des forbans qui veulent cambrioler la villa de ses
bienfaiteurs, voilà ce qu'il faut apprendre dans ce
livre noir et rose, noir tant les méchantes gens y
sont méchants, rose de bonté, de candeur, d'op-
timisme, qu'il s'agisse de la bonne Mme Oaloupe,
du gavroche Raoul ou du gardien de la paix Flipart.
LA CHASSE AU MÉTÉORE
LE PILOTE DU DANUBE
par Jules Verne.
(Librairie \\*-\g*L<)
Imaginer un jour de Tan sans Jules Venu*, \e
public ne le peut, et Jules Verne, non plus : chaque
année, au moment du petit Noël, il revient appor-
ter son cadeau aux enfants de France et au Kaiser,
son admirateur. La Chasse au Météore, c'est du
Jules Verne classique .- une donnée scientifique
mêlée à du romanesque, une curieuse anticipation
sur l'état du monde d'après- demain. A parcourir
cette nouvelle œuvre, on se sent repris par son
enthousiasme de naguère, et l'on est reconnaissant
à l'homme qui, toute sa vie durant, prit tant de
plaisir à faire trotter l'imagination des adolescents.
LE TOUR DU MONDE
(Librairie Hachette et Cl«.)
Inutile de louer de nouveau la quatorzième
année de ce Journal des voyages et des voyageurs.
Qu'il nous suffise, pour montrer qu'elle n'est pa*
inférieure aux années précédentes, d'énumérer
les voyages qu'elle décrit : le raid en automobile
de Pékin à Paris par le prince Scipion Borghèse,
le voyage de Mlle Menant Cliez les Parsu de
Bombay et du Guierate, Les trois années de chasse
au Mozambique de M. Vasse, Une promenade au
Klondyke,par M. O. Guerlac, le voyage de M. La-
barthe en Chine et de M. Deschamps au Malabar.
Chez presque tous les voyageurs et narrateurs,
on ne saurait trop louer le souci de conter sans
vantardise, sans faux émerveillement, sans ten-
dance à enfler ses impressions, à les souffler
Bien voir, bien noter et simplement expliquer,
tel est leur souci.
LA DÉCOUVERTE DES GRANDES SOURCES
DU CENTRE DE L'AFRIQUE
par le Cl L enfant.
(Librairie Hachette et (V*.)
De tous les carnets d'expéditions ou redis dr
missions, qui tiennent en éveil la curiosité du
public, ceux des explorateurs du Centre de l'Afri-
que sont peut être les plus séduisants depui*
les émouvants voyages de Livingstone, de Stan-
ley, de Savorgnan de Brazza, de Ballay, du com-
mandant Marchand. Notre imagination rcsfe
mystérieusement attirée par ces pays de soleil et
de chaleur torride, où les arbres et les j i ni ■■ -
sont gigantesques. Les lecteurs ne manqueront
pas à cet ouvrage à la fois scientifique et pitto-
resque. Le nom seul du commandant Lenfant
suffirait pour désigner ce livre à l'attention.
LIVRES ILLUSTRES
LE ROSIER OU PETIT FRÈRE
Texte par on papa.
P.-J. Stahl et J. Lcrmont
(Collection IIktzkl.)
I^es garçonnets déjà grands auront plaisir à
voir aux mains de leurs petits frères et sœurs cet
album de Stahl qui vient enrichir encore la
Bibliothèque de mademoiselle Lili et de son
cousin Lucien. Ils se rappelleront combien ils
ont aimé ces délicieux camarades, aussi vivants
que s'ils existaient réellement. Et ils aimeront les
dessins de Ad. Lalanzc qui, cette année, a rem-
placé Kru'lirh.
% PREMIÈRES FLEURS
par Georges Auriol.
(Hkniu Lavmms, éditeur.)
Cet album de fleurs à colorier ravira les enfants
qui s'efforceront de faire passer de la botte à
couleurs sur les dessins noirs les teintes char-
mantes qu'ils admireront sur les images peintes.
Et, en môme temps qu'ils éprouveront s'ils ont,
oui ou non, la précoce vocation de la peinture,
ils apprendront la forme et les noms des fleurs ;
ils deviendront, si Ton peut dire, de véritables
savants en herbes.
LA SELLE AU BOIS DORMANT
Illustrée par Emile CSUSé.
{Librairie Cii. DFXAftnAVK.)
C'est proprement un charme que de lire les
jolis contes de Perrault dans cette gracieuse édi-
tion. De nombreux dessins illustrent toutes les
scènes les plus intéressantes et, pour ceux-là
même qui connaissent par cœur le texte du vieux
conte, les images offrent un attrait nouveau. Le
dessinateur a su trouver pour en rehausser les
contours, non pas même des couleurs, mais des
nuances en demi-teinte qui sont de l'effet le plus
poétique.
LES VACANCES DE RIQUET ET DE MADELEINE
par Stahl et de Wailly.
Dessins de L. Frœlich.
(Colloclion Hktzki..)
Ce petit roman sur la vie des enfants en Amé-
rique intéressera passionnément les jeunes lec-
teurs français. Heureux écoliers d'aujourd'hui l
Les voilà renseignés, comme de grandes per-
sonnes, sur ce qui se passe aux quatre coins du
monde. Des conteurs charmants font vivre sous
leurs yeux leurs petits camarades d'outremer :
ils ont, eux aussi, leurs auteurs attitrés qui, tel
M. Paul Bourget, leur décrivent minutieusement
les mœurs écolières d'Amérique.
LE RUWENZORI
ET LES HAUTES CIMES DE L'AFRIQUE CENTRALE
par s.A. R. le Prince Louis-Amédée de Savoie.
(Librairio Plon.)
Ce livre, dédié à la reine -mère Marguerite
de Savoie, raconte « l'expédition entreprise sous
sa bannière et animée par sa devise inspiratrice
« Ardisci e Spera ». Il n'a pas été écrit par le
duc des Abruzzes, mais rédigé d'après ses notes
par le docteur Filippo de Filippi. Tous les alpi-
nistes liront ces pages et surtout regarderont les
admirables photographies de Vittorio Sella. Ils
pourront comparer leurs impressions du Valais
ou des Dolomites avec les impressions qu'ont
éprouvées les explorateurs des plus hautes cimes
de la chaîne neigeuse, située entre les grands lacs
équatoriaux de l'Afrique centrale. Quel étrange
contraste entre certains premiers plans de végé-
tations tropicales et les fonds de sommets glacés !
LE PARI DE LUDOVIC
par v. Beurton et E. And rai,
Préface de Daniel Riche,
Illustrations rie ROSe MaUTY.
(Librairie Hemry Pai-m.n.)
Autrefois artisans ou artistes faisaient leur
tour de France. La France maintenant est à peine
assez grande pour les bicyclistes, beaucoup trop
petite pour les automobilistes, et il est de mode
de faire le tour du monde. Fidèle aux habitudes du
vieux temps, Ludovic, un jeune peintre, fait
avec ses camarades le pari d'accomplir son tour
de France, sans le sou vaillant. Comment il se
tire d'affaires en gagnant des courses de véloci-
pèdes, des courses aux cochons, en s'engageant
au Conservatoire de Nantes, en peignant des por-
traits, comment surtout il découvre les beautés
de la province française de Rouen à Tours, de la
Rochelle à Biarritz, de Toulouse à Rocamadour,
puis à Paris, voilà ce que les jeunes lecteurs sau-
ront en lisant ce livre sain, où le désir de l'indé-
pendance et le goût de l'initiative sont exaltés.
LES ANIMAUX DE LA FERME
par A. Vimar.
(H. Laurkns, éditeur.)
Bœufs, chevaux» chiens, lapins, moutons, vo-
lailles, cochons, s'offrent au coloriage des jeunes
artistes. Vous représentez- vous la pluie qui bat
aux vitres, et le jeune peintre installé devant fa
petite table, près du feu, tout occupé à salir avec
son pinceau le verre d'eau que sa maman lui a
donné T Que d'heures tranquilles les parents de-
vront à cet album !
VI
LA REVUE DE PARIS
SCÈNES ET VESTIGES OU TEMPS PASSÉ
P«r Louis Tarsot et Amédée Moulins.
(Heniu Lauiumb, éditeur.)
« Les auteurs de ce livre, nous dit excellemment
le préfacier, M. Pierre de Nolhac, ont demandé
aux monuments l'encadrement même de leurs
récits ; ils ont choisi, pour le raconter avec pré-
cision, l'épisode qui s'y rattachait le mieux.
Ils offrent ainsi le support le plus solide à la
mémoire et un agrément nouveau à leur narration,
empruntée d'ailleurs aux bonnes sources. En même
temps, ils apprennent au touriste à retirer plus
de profit de la visite d'une ville, d'un édifice,
où quelques noms vaguement jetés par un guide
n'ont pu suffire à l'intéresser »>. On en peut juger
par ces quelques phrases de présentation : il
s'agit ici d'une œuvre sérieuse, ce qui ne l'em-
pêche pas d'être charmante, car les auteurs ont
su choisir avec bonheur et raconter avec art les
nombreuses anecdotes que l'on trouvera dans
cet ouvrage.
A 6RANDE VITESSE
par Jean Thléry.
(Librairie Armand Colin.)
L'idée maîtresse de ce roman est bien définie
par cette phrase de Sainte-Beuve que l'auteur
place en épigraphe : « L'orgueil de la vie enivre
aisément la jeunesse. Chaque génération, à son
tour, est au haut de l'arbre, voit tout le pays au-
dessous et n'a que le ciel au-dessus d'elle. Elle se
croit la première, et elle l'est à son heure, pour un
moment ». be cette réflexion, l'auteur, qui s'est
fait une spécialité de romans pour les jeunes filles,
a tiré une œuvre amusante, honnête et qui donne
à penser.
LA COUSINE GUDULE
par M"* O du Plant y
Ouvrajrr illustre *■«• .*>«> jrravtiro* pa Ë. Zier.
(Libniiri** H von».rrK kt C*.
Encore un roman de « la bibliothèque Rose ».
L'auteur n'en est pas à ses débuts :il a déjà publié
dans la même collection Notre amie Germaine,
Tante Picot, L* Oncle Honassou, Mademoiselle
Chou-Chou, IjŒ Famille Grinchu, d'autres livres
encore, tous connus du jeune public pour lequel
est écrit La Cousine Gudule. Les lecteurs y appren-
dront que l'égoïsme est un vilain défaut, qui éloi-
gne'toutes les sympathies et dont, tôt ou tard, on
est puni. Puisse l'exemple de la Cous ..e Gudule
enseigner qu'il faut être bon et tendre, si l'on veut
être aimé de tous 1
ROBIMSOUS DE t'Ai*
par le Capitaine Ùàhrit.
Illustrations par Q t>utri&C
(Librairie Flammarion. 1
Le commandant t) riant, successeur de Jules
Verne en la noble tâche d'instruire la jeunesse et
de l'amuser, a dédié son volume « aux trois bon?
Français MM. Lebaudy, Julliot et Juchroés, qui
ont donné, construit et conduit le premier diri-
geable français, Patrie, utilisé pour la défense
nationale > . L'origine de l'histoire qu'il nous cont**
cette année est la fuite du Patrie. Un Patrie n9 2
porte au Pôle arctique une expédition dont un**
héroïque jeune fille est l'âme. Les naufragés dr
l'air découvrent la grotte de glace où git Andrée,
l'explorateur suédois qui, parti en ballon libre,
est disparu depuis onze ans. Heureuse fiction qui
transforme si heureusement la triste réalité !
LbNbkES Et Les âKglàiî
par W. H. Duxnont et Ed Suger.
Prrface de àugUOS Le ROUX
(Librairie Ch. Dkla.ghaye.1
Voilà un bien gros sujet et qui, pour être trait»»
à fond, exigerait un savoir encyclopédique, une
imagination de poète, un grand sens de la prose
pittoresque. Ce volume de « choses vues » est
honnêtement fait et se contente de décrire le*
scènes de rue, les aspects les plus curieux de la
ville. Ce qui frappe à Londres, c'est le spectacle
d'une vie moderne, vécue au milieu des Anglais
par des é migrants de tous pays, de tous climats,
avec une intensité, une ténacité presque uniques,
et en même temps la persistance des traditions an-
glaises qui s'imposent à tous.
HISTOIRE D'UNE FAMILLE DE CERFS
par Solange Pellat,
Illustration* de Pinchon.
(Librairie Cm. DtuotvATK.)
« Je me suis promis, nous dit l'auteur, d'inté-
resser mes lecteurs au sort des victimes d'un sport
aussi inutile que méchant. Il y a, à l'égard des ani-
maux, un certain nombre de coutumes sur lesquelles
l'habitude rend aveugles. L'une des plus odieuses
est la chasse à courre, qui torture des êtres gra-
cieux et doux et qui endurcit les cœurs, en parant
d'un air de fête des spectacles sanguinaires ». Les
parents chasseurs sont bien prévenus : ce livre ne
donnera pas le goût de la chasse à leurs enfants.
Qu'ils le lisent pourtant : ces animaux qui parlent
nous sont présentés dans une suite de scènei
ingénieuses, pittoresques, et touchantes.
LIVRES ILLUSTRÉS
VII
CONTES DROLATIQUES EN IMAGES
par R. de 1* Hézlère et R. Pinchon.
(Librairie Cu. Duaohavk.)
Le texte de ces contes drolatiques est simple-
ment un (Commentaire, d'ailleurs charmant, des
cocasses images en couleurs qu'on peut admirer à
chaque page de cet album. Ils sont d'une fantaisie
toujours amusante, d'une verve infatigable, ces
contes qui égaieront, autant que les enfants, les
grands frères et les grandes sœurs, et môme les
papas et les mamans, s'ils se penchent sur l'épaule
des petits.
NAPOLÉON
pur Armand Dayot.
(Librairie Klammaihuh.)
D'un millier d'illustrations, réunies en ce
volume, l'image colossale du héros et de son
épopée surgit. Uniformes, scènes des camps,
aventures du troupier napoléonien d'après les
crayons des Faber du Faur (pour la campagne
de Russie surtout), des Vernet, des RafTet, des
Charlet, des H. Bellangé, etc., alternent avec les
silhouettes et les portraits de l'empereur. Chaque
illustration est accompagné» d'un texte court,
précis. Ce nouvel album aura le même succès
que ceux qu'a publiés déjà M. Armand Payot.
NOUVELLES HISTOIRES SUR DE VIEUX PROyERIES
TYxte et dessina do Q. ^ralpOtlt.
(H. Laumkns, éditeur.)
Vous, les gosses, qui no savez pas lire encore,
dépêchez-vous d'apprendre ; vous vous délec-
terez aux belles histoires, si jojiment' illustrées,
que G. Fraipont vient d'écrire pour ses jeunes
amies, Mlles Loïse et Geneviève Andrieux 1 En
attendant, regardez seulement les images ; elles
feront ce miracle de vous donner le goût du travail
et vous voudrez connaître au plus tôt V Ane
récalcitrant, La Sentinelle qui rit, Le Piton malen-
contreux. Du Cent à l'heure, Le Diable ennuyé,
d'autres encore, dont les titres seuls promettent
de la franche gaieté.
WOH JOURNAL
(Librairie ]) Acu>.rijt et <>.)
Dos romans, des nouvelles, des monologues, des
chansons, des comédies (dont la mise en scène est
préparée par des artistes de théâtres subvention-
nés :): des tours de prestidigitateur ; des recettes de
bonbons,, de gâteaux ; des morceaux de piano ; des
découpages, et des images en noir, en couleur,
tout cela à foison, quelle jungle enchantée où errer
quand on a six ans 1
LA MANUFACTURE PE PORCELAINE DE SÈVRES
par Georges Leobevallier-Chevignard.
(H. Laurkn», éditeur.)
M. Gteorges Lechevallier-Chevignard avait été
le collaborateur de M. Emile Bourgeois, quand le
distingué professeur à la Sorbonne fut chargé
d'organiser les archives de la manufacture. Il
nous donne aujourd'hui une monographie com-
plète, reprenant l'histoire de Sèvres depuis la
fondation, analysant avec une pénétration et une
netteté remarquables les diverses influences artis-
tiques qui ont, tour à tour, prédominé jusqu'à nos
jours. La période contemporaine est l'objet, dans
ce livre, d'une étude spéciale, fort développée.
Tous ceux qu'intéresse l'art de la porcelaine en
France n'ont pas le droit d'ignorer cet ouvrage
érudit et pratique à la fois, qui rendra aux collec-
tionneurs les plus signalés services.
AUTOUR PE L'AFGHANISTAN
pur I.- Coniiiuinduui du £pu| 11*110 4e Lacoste.
Préfncn de George s L.eyjpes.
(Librairie 1}aqiiktte et C'*.)
« Si vous parcourez des yeux une carte de l'Asie
centrale, jl est une contrée qui apparaît à la fois
mystérieuse et attirante ; c'est l'Afghanistan.
Pour moi qui, quatre fois déjà, avais pénétré sur
le continent asiatique, j'étais hanté, depuis long-
temps, du désir de suivre d'aussi près que (possible
cette frontière infranchissable, et, puisque les
territoires de J'Émir de Kaboul m'étaient comme
à tout autre interdits, je voulais essayer tout au
moins d'en faire le tour ». Tel est le propos de
l'auteur en écrivant ce beau livre, plein d'anec-
dotes et d'aventures et qu'illustrent 80 planches
tirées hors texte avec le plus grand soin.
PLUS PRÉS OU POLE
pur le Commandant R.-B. Peary.
(Librairie Hachette kt C,#, éditeurs.)
Le commandant R.-E. Peary aura bien mérité
de la science. Au prix des efforts les plus ardus,
il estjparvenu, le 21 avril 1906, jusqu'à 87° 6 de
latitude nord ; c'est dire qu'on trouvera dans cet
ouvrage des renseignements singulièrement pré-
cieux. C'est dire aussi qu'on y trouvera un récit
des plus poignants. Ce livre n'intéressera donc pas
seulement les géographes, mais tous les lecteurs,
petits et grands, que passionnent les relations de
voyages^aventureux. Et il faut signaler aussi les
16 gravures hors texte dont ce beau volume est
illustré.
VIII
LA REVUE DE PARIS
SAO PAULO OU BRÉSIL
par Louis C&s&bona.
(Librairie Gulmoto.)
C'est le plus important problème de l'économie
nationale du Brésil que celui de multiplier la
consommation du café dans le monde et d'en
maintenir les prix. On sait que toutes les finances
brésiliennes sont engagées actuellement dans
une entreprise de • valorisation du café. »
Bien qu'il arrive au moment des étrennes, ce
livre n'est pas relié et doré comme la plupart
des livres d'étrennes. Mais, il mérite la faveur
du grand public, par les détails* très pré-
cis qu'il donne sur la colonisation dans cet État
de Brésil, qui produit une très grande partie du
café consommé dans le monde, et par les pho-
tographies où l'on voit les J diverses opérations
de la culture, de la cueillette, du traitement du
café : c'est un livre aussi pittoresque, et plus inté-
ressant que [beaucoup d'autres ouvrages plus
orgueilleux et mieux parés.
LES MÉTIERS ET LEUR HISTOIRE
par A- Parmentier.
«LES COINS PITTORESQUES
par Viator.
(Librairie Armand Colin.)
Ce qui caractérise « la Petite Bibliothèque »,
série « histoire anecdotique »ou série c sports et
voyages », c'est le souci d'instruire en amusant.
La fiction y tient peu de place; les notions exactes
sont toujours en vedette, et les illustrations des
métiers ou des paysages sont empruntés aux
meilleurs documents du passé, ou photographiés
dans les plus jolis coins de France.
LA DERNIÈRE DES SPARTIATES
par Georges-Gustave Toudouze.
(Librairie Hacii».ttx et Cle.)
Voici un roman d'actualité puisqu'il parle de
la question d'Orient. Nous sommes en 1821 :
Hellènes, pour l'Idée, et Musulmans, pour la
Foi, se massacrent consciencieusement dans le
Péloponèse. Sparte, Mycônes, les nobles formes
neigeuses du Taygôtf, quel cadre où évoluer pour
des Pallikares et des héros aux belles soutaches et
aux paroles fleuries tels que le Français Jean
d'Alteroche, Masco, Janni le Fou, la gracieuse
Myrto, le vieux chef Demétrios, le traître Kap-
snlis et le brutal musulman Youssour ! On reste
émerveillé devant le récit de ces aventures
extraordinaires, si ingénieusement mises en scène,
si alertement racontées. Car l'auteur est de ceux
qui ne se contentent pas d'imaginer des péripéties
émouvantes : son style est d'un véritable écri-
vain.
LA COTE D'AZUR RUSSE
par E.-A. Martel.
(Librairie Ch. DutAGHATt.)
Voici un fort beau livre, instructif et pitto-
resque. Sans jamais verser dans la fiction, il
décrit des terres assez lointaines et assez diffé-
rentes de notre France pour satisfaire nos goûts
d'exotisme. L'auteur fut chargé en 1903 par
le gouvernement russe d'une mission géographique
et hydrologique au Caucase occidental, entre
Novorossisk et Soukhoum. Le présent ouvrage
est le rapport officiel sur ce voyage qui devait
fournir des données pour l'aménagement d'une
Hiviera nts.*ey le long du littoral caucasien de la
mer Noire. Sur les pays compris entre le Caucase
et la mer, sur l'ancien pays des Tcherkesses ou
Circassiens, les détails précis et les photographies
y abondent.
LE JOURNAL DE LA JEUNESSE
(Librairie Hachktts kt O.)
L'éloge de cette revue pour adolescents n'est
plus à faire. Ses romans de cape et d'épée, ses
scènes de la vie de collège, ses histoires délicieu-
sement invraisemblables, ses bulletins où décou-
vertes scientifiques et explorations, sont présentées
sous leur aspect le plus attrayant, ses recettes
de photographie et de prestidigation. ses consultât
tions philatéliques, ses concours fréquents, tou-
cela est bien adapté à l'imagination des adoles-
cents de 12 à 15 ans. Il faut une longue expérience
et un rare tact pour s'adresser congru ment à un
tel âge.
200 JOUETS QU'ON FAIT SOI-MÊME
AVEC DES PLANTES
par Victor Delosière.
(Librairie Laroussk.)
La parure ; la musique et les bruits ; les armes
de jet ; tournettes, totems et moulins ; questions
et attrapes ; cultures bizarres ; bêtes et bons-
hommes ; décoration et beaux-arts, — telles
sont les principales rubriques sous lesquelles
l'ingénieux démonstrateur classe ses métamor-
phoses. A l'imiter, l'enfant gagnera sans doute
l'habitude de reconnaître, de distinguer, de
nommer les plantes, ce qui est excellent; mais il
est à craindre aussi qu'il n'en vienne plus à voir
dans les plantes que prétextes à déformations et à
caricatures. L'enfant des villes souffre déjà d'un
excès d'anthropomorphisme ; il vaudrait la peine
qu'on lui apprit à contempler et à respecter les
plantes pour elles-mêmes.
LA REVUE DE PARIS. — 15 Décembre 1908.
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vers les stations Je Sport et Je Cure Je la Haute-Engadint
Les Compagnies des Chemins de fer de l'Est et du Nord, d'accord avec les Chemins de frr
Suisses et la Compagnie Internationale des Wagons-Lits, ont l'honneur d'informer MM. les voya-
geurs que pour la saison d'hiver 1908-1909 la mise en marche des trains de luxe " Exgadine-Expre»'
circulant entre Calais, Coire, Thusis, Davos et Saint-Moritz par Paris, Bàle et Zurich, a été réglée
comme suit :
A L'ALLER :
Départs de Londres à 11 heures malin; de Calais à 3 heures soir: de Paris-Est à 7 h. 47 »ir.
lw Les lundis, mercredis et vendredis du 18 janvier au 5 mars inclus;
2° Tous les jours, du 17 décembre au 16 janvier inclus.
Arrivées le lendemain à Coire à 9 h. 26 matin; à Davos à midi SÎ5; à Saint-Moritz a midi 10.
Lo premier départ de Londres aura lieu le 9 décembre.
AU RETOUR :
Départs de Saint-Moritz à 1 h. 15 soir: de Davos à 5 h. 12; de Coire n 7 h. 23 soir,
1* Les mardis, jeudis et samedis du 19 janvier au 6 mars inclus:
2* Tous les jours du 18 décembre au 17 janvier inclus. j
Arrivées le lendemain à Paris-Est à 8 h. 36 matin; à Calais Ail h. 15 soir; à Londrer 04 soir.
Le premier dépari d^s stations de l'Engadine aura lieu le 10 décembre.
Le? trains seront composés de sleeping-cars et d'un wagon-restaurant de la Compati... îterna-
lionale des Wagons- Lits.
Ils circulent directement par la Petite-Ceinture entre les gares de Paris-Nord et de Pa1*^ Est.
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du service de nuit comportent des voitures à couloir des trois classes avec W. G. et toilette.
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LIVRES NOUVEAUX
LA PERSE D'AUJOURD'HUI,
par Eugène Aubin.
Aucun livre de politique étrangère ne pouvait
être plus utile que celui-là, car il ne faut pas
que la révolution turque et la crise levantine
nous fassent oublier ces problèmes du Middle
East, qui nous réservent peut-être quelques vio-
lentas surprises, plus menaçantes pour la paix
européenne que le Near East ou l'Extrême-
Orient. Est-il besoin de rappeler quelle profonde
connaissance des choses islamiques et des combi-
naisons diplomatiques a l'auteur de : les Anglais
aux Indes et en Egypte et le Maroc d'aujourd'hui?
ENIVREMENTS,
par Madeleine Paul.
Nouveau volume de poésies d'un auteur que
Fleurs d'Aube avaient fait connaître et dont le
charme et l'émotion raviront les lectrices.
LE HAUT COMMANDEMENT
DES ARMEES ALLEMANDES EN 1870,
par le Lt-colonel Rousset.
La Relation officielle de l'état-major allemand
sur la guerre de 1870 présente des opérations un
tableau, non point inexact, mais peut-être trop
habilement construit. La lourde machine militaire
y fonctionne sans à-coups : c'est un triomphe de
la méthode scientifique, de la discipline. Quelques
hommes sincères et courageux, le colonel Verdy
d u Vernois, le colonel de Widdern, le capitaine
F» Hœnig, ont donné des événements un récit
plus vrai, plus humain : ils ne cachent ni les
jalousies entre les grands chefs, ni les erreurs, ou
les hésitations de mobilisation, de stratégie et de
tactique. Le colonel Rousset a utilisé leurs témoi-
gnages pour raconter de nouveau les batailles
livrées autour de Metz.
LE RETOUR DES BOURBONS,
par Gilbert Stenger.
L'auteur a voulu présenter un tableau de la cour
en 1814-1815 : après vingt-cinq ans d'exil, l'atti-
tude des Bourbons rentrés en France ne contribua
pas peu au mouvement des Gent-Jours : « On ne
les vit que dans les églises, au théâtre, ou à
table..., si bien que la nation livrée à l'incohé-
rence, à Timpéritie, à l'indifférence de ses chefs,
conduite par des hommes pleins de morgue, se
prit à regretter le monarque qui, tout despote
qi fût, savait prendre à cœur les plus petits
il ■**- de ses sujets ».
POEMES CHOISIS,
do Ouldo Grezelle.
poèmes de ce curé flamand n'étaient
ac ible3 qu'à un très petit peuple d'initiés :
ei »s traduisant, MM. E. Commaerts et Gh. Van
de Boden ont fait, en même temps qu'une œuvre
pi iement patriotique, une bonne action envers
le "-x~ Je tous les pays.
L'ALLEMAGNE RELIGIEUSE,
par Georges Goyau.
Avec la patience d'un érudit et la ferveur
d'un croyant, l'auteur poursuit ce grand ouvrage,
qui doit faire réfléchir sur l'avenir du catholi-
cisme en France, non seulement les catholiques,
mais tous ceux qui pensent que le problème
cléricaj d'autrefois pourrait n'être que peu de
chose en regard du problème religieux que
l'avenir peut nous réserver. Ces deux volumes III
et IV terminent l'histoire du catholicisme alle-
mand de 1848 à 1870.
SAINT-DOMINGUE,
par Pierre de Vainslère,
C'est un tableau de la société et de la vie créoles
de 1627 à 1789, dans l'Ile enchanteresse. Le propos
de l'auteur qui, en d'autres ouvrages, a étudié la
noblesse française d'ancien régime, a été de
suivre cette classe sociale outre-mer et de
l'observer à Saint Domingue, où, selon lui, elle
donna la mesure de sa bravoure, de son entrain
et aussi, vers la fin, de son insouciance. La
noblesse de l'Ile qui, vers 1793, sous la menace
de la révolte. des noirs, émigra à la Nouvelle-
Orléans a laissé dans cette ville un souvenir
d'élégance, de gaieté qui dure encore. Comment
vivait-elle à Saint-Domingue avant que nie fût
retombée dans la barberie? C'est ce que ce livre,
joliment illustré, nous conte en détail.
LA PHILOSOPHIE DE LEIBNIZ,
. par Bertrand Russell.
Cet exposé critique du leibnizianisme, que
viennent de traduire très Ûdèlement M. et
Mme J. Ray, est classique parmi les philo-
sophes depuis plusieurs années. Un des premiers,
sinon le premier, M. Russell, se fondant sur le
Discours de Métaphysique et la correspondance de
Leibniz et d'Arnauld, a montré l'importance de la
logique dans le système de Leibniz. D'une cer-
taine définition du jugement, il aurait tiré sa
notion de substance, sa théorie de la monade, de
l'espace et du temps, et de l'harmonie préé-
tablie, etc. Gonûrmée par les inédits et les études
qu'a publiés depuis eu français M. Gouturat, cette
interprétation de M. Russell contient sans doute
une grande part de vérité historique.
LA LANGUE FRANÇAISE D'AUJOURD'HUI,
par Albert Dauzat.
« Évolution et problèmes actuels •, dit le
sous-titre, et l' Avant- Propos ajoute : « Ce livre
s'adresse au grand public; la linguistique, elle
aussi, a ses questions d'actualité; cette science
mal connue, réputée à tort ardue et aride, peut
être attrayante, lorsqu'elle s'attache à des faits
contemporains, ». Quatre parties : La Langue qui
se fait ; Prononciation et Orthographe ; Les luttes du
Français; L'Étude et l'Enseignement de la Langue.
LA REVUE DE PARIS
Parait le Ie" et le 15 de chaque mois
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Saint-Honoré.
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sont, à moins d'indication spéciale, complètement interdites dam tous les paye
y compris la Hollande.
La première Table Décennale (1894-1903) est mise en vente au prix
de 2 fr. 50 c.
Coolammien. — Imprimerie Paul BRODARD.
1993