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Full text of "La revue de Paris"

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A. 


o 


LA  REVUE  DE  PARIS 


LA 


REVUE  DE  PARIS 


QUINZIÈME    ANNÉE 


TOME    SIXIÈME 


Novembre-Décembre    1908 


PARIS 
BUREAUX  DE   LA   REVUE   DE   PARIS 

85bi',     FAUBOURG    8AINT-HONORÉ,     85b" 

1908 


lm:. 


t.* 


r 


LETTRES  A  LOUISE  COLET 


AVANT -PROP  OS 

Louis  Bouilhct  (182 2- 1869),  au  moment  où  commence  cette  cor- 
respondance, n'avait  pas  encore  publié  un  seul  vers,  bien  qu'il  eût 
achevé  le  conte  romain  de  Melœnis  et  la  plupart  des  pièces  desti- 
nées à  former  les  Festons  et  Astragales,  Pour  mettre  son  ami  en 
contact  avec  la  «  gent  de  lettres  »,  Flaubert  avait  envoyé  le  manus- 
crit de  Melœnis  à  Louise  Colet.  La  Muse  n'était  pas  encore  la 
madame  Colet  historique  présentée  par  Barbey  d'Aurevilly,  dans 
sa  galerie  des  Bas-Bleus1,  mais  elle  avait  déjà,  vers  la  quarantaine, 
quelque  célébrité,  que  lui  avaient  value  son  salon  et  ses  deux  prix 
de  poésie  remportés  aux  concours  académiques  de  1839  et  i843. 
Aussi  est-ce  d'abord  avec  un  respect  un  peu  guindé  que  le  timide 
Louis  Bouilhet  s'adresse  à  la  bien-aimée  de  son  ami. 

Si  elles  n'apportent  pas  une  solution  définitive  au  problème  de 
l'amitié  littéraire  de  Flaubert  et  de  Bouilhet,  ces  pages  révèlent  du 
moins  la  même  préoccupation  d'art  chez  le  romancier  et  le  poète  : 
en  effet,  lorsque  l'on  compare  cette  correspondance  aux  lettres  que 
vers  la  même  époque  Flaubert  adressait  à  «  la  Muse  »,  on  retrouve 
non  seulement  les  mêmes  conseils  au  bas-bleu,  mais  la  même  théorie 
du  style,  le  même  dédain  de  ce  qui  est  «  bourgeois  »  ou  simple- 
ment étranger  à  l'art  de  bien  dire. 

Je  ne  regretterai  pas  d'avoir  publié  ces  lettres,  si  elles  peuvent 
rappeler  à  quelques-uns  le  nom  trop  oublié  aujourd'hui  de  l'artiste 
délicat  qui  sut  exprimer  en  un  vers  presque  toujours  parnassien  les 
légères  fantaisies  des  Festons  et  Astragales  et  les  puissantes  pen- 
sées philosophiques  des  Fossiles. 

LÉON     LBTELLIER 

1.  Les  Œuvres  et  les  Hommes.  —  V°  partie  :  les  Bas- Bleus. 

Ier  Novembre  1908.  1 


191857 


l-i 


I 


0  LA     REVUE     DE     PARIS 

I 

[Rouen,  octobre  i85i.] 

Madame, 

C'est  vous  qui  m'avez  donné  le  premier  suffrage  *  ;  je  vous 
en  remercie  mille  fois,  avec  la  plus  profonde  émotion. 

Mes  amis2  m'ont  dit  qu'à  mon  prochain  voyage  ils  me 
présenteraient  à  vous.  J'en  serai  heureux,  croyez-le  bien  ;  je 
pourrai  alors  vous  dire  moi-même  combien  je  suis  recon- 
naissant de  ce  que  votre  voix  se  soit  élevée,  la  première  entre 
toutes,  pour  me  crier  :  «  Courage!  » 

Je  charge  Gustave  Flaubert,  qui  se  rend  à  Paris,  de  vous 
porter  tous  les  sentiments  de  gratitude  avec  lesquels  j'ai  l'hon- 
neur d'être, 

Madame, 

Votre  respectueux  serviteur, 

L.     BOUILHET 

II 

9  décembre  i85i. 

Et  pourquoi  donc  madame,  ne  pas  parler  de  la  comédie3? 
—  Tous  ces  troubles  qui  passent  dans  la  rue,  terribles,  san- 
glants et  furieux4,  nous  empêcheront^ils  de  tenir  haut  et  droit 
le  drapeau  de  l'art,  sous  lequel  nous  marchons? 

Tout  cela  est  triste  et  mesquin;  j'aime  mieux  vous  parler 
de  votre  comédie;  je  ne  vous  dirai  rien  du  sujet  :  nous  en 
causerons  ensemble,  puisque  vous  me  faites  espérer  l'honneur 
et  le  plaisir  de  vous  connaître. 

Les  vers  sont  charmants,  l'intérêt  bien  ménagé,  et  le  tout 
marche  vite,  sans  embarras  de  mots;  la  fin  surtout  est  pleine 
de  sentiment;  il  y  a,  ça  et  là,  puisque  vous  voulez  absolument 
que  je  sois  pédant,  quelques  vers  rapidement  faits,  et  dont  la 
ceinture  n'est  pas  serrée  à  la  hanche.  Maintenant,  il  est  fort 
possible  que  ce  soit  une  bonne  chose  pour  le  théâtre  :  je  chan- 

i.  Après  avoir  lu  le  manuscrit  de  Melxnis.  —  V.  Correspondance  de  Flau- 
bert, a*  série,  page  58. 

a.  Gustave  Flaubert  et  Maxime  Du  Camp. 

3.  L'Institutrice?  —  Cf.  Louise  Colet  :  Madame  Hoffmann-Tanska (i854). 

4.  Ceci  est  écrit  huit  jours  après  le  coup  d'État. 


LETTRES     A     LOUISE     COLET 


gérais  peut-être  d'opinion  si  j'entendais  réciter  ces  mêmes 
vers;  le  théâtre,  où  je  vais  me  risquer  moi-même  \  demande, 
je  le  crois,  une  forme  plus  voisine  de  la  prose  et  moins  scandée 
que  le  lyrisme  de  l'épopée. 

Du  reste,  ces  vers  mous  sont  peu  nombreux  dans  votre  char- 
mante comédie.  Je  me  promets  de  causer  longtemps  avec  vous 
du  plan  de  cet  ouvrage. 

Je  garde  votre  manuscrit  :  vous  en  avez  un  autre,  puisque 
Gustave  en  a  entendu  la  lecture.  Je  l'apporterai  d'ici  à  peu  — 
ou  bien,  si  mon  voyage  est  retardé,  je  vous  l'expédierai  avec 
grand  soin .  —  11  m'est  malheureusement  impossible  de  venir 
à  Paris  cette  semaine,  mais  j'espère  aussi  bien  être  invité  pour 
une  autre  fois.  —  Et  je  vous  prouverai,  madame,  que  tout 
sceptique  et  indifférent  que  je  paraisse  être,  j'ai  encore  foi  à 
bien  des  choses,  à  l'art  d'abord,  qui  m'a  fait  vous  connaître, 
et  à  votre  charmante  amitié,  dont  je  suis  fier  et  reconnaissant. 

Votre  tout  dévoué  serviteur, 

L.     BOUILHET 

Je  vous  en  conjure,  relevez  le  moral  de  Gustave  :  ses  amis 
l»  plus  dévoués,  c'est  vous  et  moi  ;  il  vient  de  m'écrire  une 
lettre  amère  et  découragée. 

III1 

19  janvier  i85a. 

Madame, 

Vous  êtes  mille  fois  trop  bonne  pour  moi;  je  suis  confus 
de  tant  d'amabilité,  mais,  je  vous  en  prie,  veuillez  bien  croire 
qu'il  m'était  impossible  de  rester,  et  qu'il  m'a  fallu  plus  de 
vertu  qu'au  vieil  Ulysse  pour  m'arracher  si  vite  à  votre  char- 
mante réception!  Ce  sera  avec  bien  du  bonheur  que  je  vous 
reverrai!  Je  ne  puis  encore  préciser  l'époque,  mais  ce  sera  le 
plus  tôt  possible.  —  Je  vous  connaissais  déjà  par  vos  vers, 
madame,  mais  j'ai  découvert,  derrière  la  muse  énergique  de 

1.  Il  écrivait  alors  Madame  de  Montarcy,  drame  en  cinq  actes,  en  vers,  repré- 
senté pour  la  première  fois,  à  Paris,  sur  la  scène  de  l'Odéon,  le  6  novem- 
bre i856. 

1.  Lettre  écrite  après  la  première  visite  de  Louis  Bouilhet  à  Louise  Colet. 


8  LA     REVUE     DE      PARIS 

Charlotte  Corday\  une  femme  charmante,  pleine  d'élans  sym- 
pathiques et  de  vraie  passion!  Je  n'oublierai  pas,  madame,  cette 
bonne  soirée  au  coin  de  votre  feu,  où  votre  voix  tremblait 
comme  une  lyre,  et  où  vous  aviez  de  belles  larmes  dans  les 
yeux!  Votre  image,  depuis,  ne  m'a  point  quitté,  et  je  me 
rappelle  avec  orgueil  que  je  suis  maintenant  au  nombre  de 
vos  amis.  Le  touchant  usage  de  votre  Provence,  nous  le  célé- 
brerons quelque  jour.  Mais  nous  avons  déjà  rompu  le  pain 
de  Tâine  ;  nous  avons  communié  par  la  pensée,  y  a-t-il  encore 
besoin  de  cimenter  quelque  chose  ? 

J'ai  passé  la  journée  de  dimanche  dernier  avec  Gustave2.  J'irai 
demain  encore.  Nous  causerons  de  tout  ce  que  nous  aimons. 
Nous  oublierons  le  métier,  la  publication,  la  lettre  imprimée, 
pour  nous  laisser  aller  à  travers  les  théories  les  plus  vagabondes 
comme  deux  écoliers  en  congé  !  —  Quelle  bonne  chose  que  de 
rêvasser  sans  but  et  sans  plan  et  quelles  drôles  d'histoires  redi- 
raient les  murs  du  cabinet  de  Gustave,  s'ils  avaient  des  yeux 
et  des  oreilles,  comme  aux  beaux  jours  de  Jean  Racine! 

Vous  seriez  bien  charmante  si,  pour  ce  jour-là,  vous  nous 
écriviez  une  bonne  lettre.  Nous  serions  trois  alors  à  nous 
chauffer  au  même  feu  et  aux  mêmes  idées  ! 

Adieu,  madame,  je  deviens  fort  bavard  et  prolixe.  Je  crois, 
comme  vous,  que  Du  Camp,  avec  plus  de  temps  et  de  réflexion, 
aurait  pu  donner  plus  de  vie  et  de  couleur  à  son  A  me  Errante % 
dont  j'aime  beaucoup  l'idée.  Quant  aux  vers  du  recueil,  je 
suis  aussi  parfaitement  de  votre  opinion  ;  —  je  ne  donnerai  les 
miens  qu'au  mois  de  mars,  d'après  ce  que  m'a  dit  Gustave. 

Vous  avez  travaillé  votre  comédie  :  elle  doit  être  charmante 
maintenant.  Ne  vous  fâchez  point  du  peu  de  notes  que  j'ai 
écrites  dessus.  Je  suis,  je  vous  le  jure,  le  plus  inepte  des 
critiques;  j'aime  mieux  admirer  :  c'est  ce  qui  explique  l'exi- 
guité  de  mon  travail  sur  cette  pièce. 

Je  suis,  madame,  avec  respect  et  reconnaissance,  votre  bien 
dévoué  serviteur, 

L.     BOUILHET 

i.  Charlotte  Corda?  et  Madame  Roland,  —  tableaux  dramatiques,  —  par 
Louise  Colet  (184a). 

a.  Flaubert  habitait  sa  propriété  de  Croisset,  proche  de  Rouen;  Bouilhet 
l'y  allait  voir  chaque  dimanche. 

3.  La  Bévue  de  Paris  Tenait  d'en  commencer  la  publication. 


•A 

-■"1 


LETTRES     A     LOUISE     COLET  9 

IV 

16  mars  i852. 

Madame,  madame,  vous  m'avez  comblé!  Je  suis  vraiment 
confus  d'une  bonté  pareille,  et  je  ne  sais  comment  reconnaître 
jamais  de  tels  procédés;  oui,  vous  avez  bien  raison,  ce  jour-là 
a  été  un  beau  jour  :  il  restera  dans  ma  mémoire  comme  un 
souvenir  et  une  consolation  pour  les  heures  mauvaises. 

Mais  que  vous  ai-je  donc  fait,  pour  tant  d'amitié?  J'ai  peur 
que  vous  ne  vous  abusiez  sur  mon  compte  et  que  votre  imagi- 
nation, si  vive,  ne  me  mette  sur  un  piédestal,  d'où,  quelque 
jour,  il  me  faudra  descendre  ;  hélas!  c'est  moi  qui  vous  le  dis, 
je  ne  suis  pas  un  grand  poète,  —  ne  me  parlez  pas  ainsi,  je  ne 
vous  croirais  plus,  —  mais,  par  exemple,  si  vous  dites  que 
personne  ne  vous  aimera  plus  que  moi,  vous  ne  risquez  pas  de 
vous  tromper. 

Merci  et  merci  encore.  Cette  soirée  était  charmante  : 
il  n'y  a  que  les  femmes  pour  trouver  ces  délicatesses-là.  Je 
suis  si  pénétré  de  tout  cela  que  je  n'ose  écrire,  de  peur  d'en 
perdre  quelque  chose;  je  suis  comme  un  avare,  et  je  crispe 
mes  doigts  sur  mes  souvenirs.  Si  vous  saviez,  madame, 
comme  il  était  heureux,  lui,  comme  vous  l'avez  touché  à  la 
fibre  sensible  et  généreuse  ! . . .  Oh  !  la  bonne  soirée  et  aussi  la 
bonne  nuit  que  nous  avons  passée  ensemble!  Vous  verrez, 
nous  ferons  quelque  chose  :  nous  avons  trop  envie  de  voler 
haut,  pour  n'avoir  pas  d'ailes  ! 

Et  puis  vous  serez  là  pour  nous  crier  :  «  Courage  !  »  dans 
nos  défaillances,  ou  nos  désespoirs! 

Votre  sonnet  est  charmant;  il  résume  bien  tous  les  senti- 
ments qui  m'ont  remué  pendant  ces  quelques  heures.  Embrassez 
pour  moi  votre  jolie  petite  Henriette  qui  écoute  si  bien,  avec 
ses  grands  yeux  bleus.  Vous  êtes  heureuse,  madame,  d'avoir 
près  de  vous  cette  enfance  épanouie,  ce  contraste  rose  et  blond 
à  tant  d'idées  amères  qui  nous  traversent  le  cerveau,  à  nous 
autres  poètes  !  —  Vous  seriez  bien  aimable  de  me  rappeler  au 

i.  Lettre  écrite  au  lendemain  d'une  seconde  visite  à  Louise  Colet,  qui 
avait  prié  son  amie,  madame  ***,  de  lire  devant  l'auteur  et  les  habitués  du 
salon  plusieurs  passages  de  Melsenis.  Pour  remercier  madame  *"*,  Bouilhet 
lui  adressa  le  sonnet  :  A  ma  belle  lectrice  (Œuvres,  édition  Lemerre, 
p.  34o}. 


IO  LA     REVUE     DE     PARIS 

souvenir  du  capitaine1.  Il  a  une  originalité  élégante  qui  laisse 
une  impression  profonde,  —  et  puis  son  livre  sur  les  mains 
est  plein  d'esprit,  de  style  et  d'observation.  Je  l'ai  lu  avec  un 
plaisir  très  vif. 

Mais  surtout  remerciez  mille  fois  madame  ***.  Dites-lui 
que  je  n'oublierai  jamais  le  bonheur  qu'elle  m'a  donné,  et 
que  j'ai  encore  sa  voix  charmante  dans  les  oreilles.  Dites-lui 
qu'à  force  de  prêter  à  mon  poème  sa  grâce  et  sa  verve,  elle  m'a 
presque  fait  croire  que  j'avais  forgé  de  bons  vers!  Si  le  sonnet 
que  je  joins  à  cette  lettre  et  que  j'ai  ruminé  dans  mon  wagon 
n'est  pas  trop  pitoyable,  veuillez  le  lui  offrir  de  ma  part. 

A  vous  aussi,  madame,  je  dois  une  pièce.  Je  veux  la  faire 
à  mon  aise.  Je  vous  l'enverrai  tout  prochainement.  Je  ne 
puis  retarder  l'envoi  de  cette  lettre,  car  vous  me  prendriez 
pour  un  monstre  d'ingratitude,  tandis  que  c'est  la  faute  de 
ma  muse,  —  une  bonne  fille,  mais  fort  lente  et  timorée,  et 
qui  est  des  heures  entières  à  choisir  ce  que  j'ai  dans  le  cœur 
ou  danâ  la  tête. 

Quel  joli  cadeau  vous  m'avez  envoyé!  Je  relirai  souvent 
ces  poésies,  —  et  il  me  semblera  que  je  cause  avec  vous,  au 
coin  de  votre  de  feu,  dans  ce  petit  salon  qui  a  connu  tant  de 
joies  en  quelques  heures!  — Adieu,  madame,  vous  ai-je  bien 
remerciée  de  tout?  Vous  allez  voir  que  j'en  oublie  encore!  Je 
suis  ahuri  de  bonheur.  Je  ne  sais  plus  de  quel  côté  me 
retourner. 

Adieu,  à  bientôt,  permettez-moi  de  vous  baiser  les  mains  et 
de  me  dire  un  de  vos  plus  dévoués. 


V 


L.      BOUILHET 


6  avril  i85a. 


Madame, 
Je  vous  remercie  bien  du  nouveau  présent  que  vous  m'en- 
voyez. Je  ne  l'ai  point  vu,  car  je  n'ai  point  été  chez  Gustave, 
dimanche,  ce  qui  m'a  empêché  également  de  lire  votre  comédie 
nouvelle.  J'attends,  du  reste,  la  visite  de  Gustave,  jeudi  ou 
vendredi  de  cette  semaine. 

i.  Le  capitaine  d'Arpentigny,  auteur  d'un  livre  sur  la  Physionomie  de  la 
main.  Il  était,  d'après  l'expression  de  Barbey  d'Aurevilly,  «  la  plus  élégante 
cravache  des  gardes  du  corps  k. 


r 


LETTRES  A  LOUISE   COLET  . 


II 


Comment,  madame,  vous  dites  que  vous  ne  m'inspirez  pas  ! 
Et  vous  ajoutez  :  «  Je  ne  m'en  étonne  guère.  » 

Parbleu,  oui,  vous  m'inspirez,  et   beaucoup  encore!  Mais 
savez-vous  que  c'est  difficile  à  dire,  ces  pièces  à  bout  portant? 
Savez-vous  qu'il  ne  faut  pas  un  vers  faible  quand  on  écrit  à  un 
poète?  Et  puis,  si  je  m'emporte,  —  et  c'est  peu  aisé  de  se  tenir, 
—  si  je  m'emporte,  dis-je,  Gustave  me  recevra  bien,  avec  mon 
lyrisme  et   mes  mouvements  !...   C'est  atroce  d'être  conve- 
nable,  quand  on  rime  pour  une  jolie  femme  1  II  faudrait  me 
tenir  dans  un  milieu  tempéré  et  fleuri,  dans  le  sentier   du 
sentiment  délicat,  timide  et  circonspect  :  à  chaque  pas,  l'ami 
boutonné  jusque   sous  le  menton,    l'ami  grave  et  honnête, 
admoneste    le    poète,    le   retient,    le    sauve   des    métaphores 
compromettantes  et  des  figures  risquées  ! . . . 
De  ce  train-là,  l'ouvrage  est  assez  long! 
Non,  en  pensant  à  vous,  à  vos  beaux  et  grands  vers  de 
l'autre  soir,  en  lisant  toutes  ces  charmantes  choses  de  vos  deux 
volumes,  qui   seront  dans   ma  chambre   comme   deux   nids 
pleins  de  chansons,  —  je  vous  dédierai,  Dieu  aidant,  quelque 
chose  de  digne  de  vous,  je  veux  dire  quelque  chose  de  bon. 
Je   crois  Du  Camp  fort  refroidi  à  mon  endroit.  Je  lui  ai 
écrit   depuis  mon  voyage  à  Paris  sans  avoir  encore  reçu  de 
réponse.  —  Chacun  son  tour.  —  Je  parlerai  à  Gustave  pour 
le  petit  billet  destiné  au  capitaine. 

Le  commentaire  dont  vous  avez  fait  suivre  «  mon  respect  » 
est  charmant  et  tout  à  fait  Louis  XV.  Ça  a  fait  grand  plaisir  à 
Gustave,  auquel  je  l'ai  envoyé;  mais  pourquoi  m'accusez-vous 
de  peu  de  suite  dans  mes...  agitations?  Elles  sont  très  suivies, 
je  vous  jure;  je  suis  fidèle  et  tenace,  comme  un  vieillard.  — 
Seulement,  je  suis  fort  humilié  de  ma  «  prunelle  noire  '  »  : 
c'est  l'effet  de  la  lumière.  J'aurais  bien  parié  qu'ils  étaient 
noirs,  ces  beaux  yeux-là  ! 

Donc  il  est  bleu,  comme  la  violette, 
Ce  long  regard  qui  m'a  rendu  l'espoir! 
Il  est  si  doux  que  j'en  perdais  la  tête, 
Et  si  profond  qu'il  m'a  semblé  tout  noir! 

i.  Cf.  le  sonnet,  A  ma  belle  Lectrice  : 

Votre  front  doux  et  fier,  voire  prunelle  noire... 


'i 


l4  LA     REVUE     DE     PARI8 

Mais,  d'un  autre  côté,  ces  vers  exacts,  mathématiques, 
excellents  pour  le  théâtre,  fatiguent  à  la  lecture  —  et  font 
plus  songer  au  poète  qu'à  l'action.  C'était  la  méthode  du 
vieux  Corneille,  mais  j'aime  mieux  Shakespeare.  Chez  lui, 
jamais  un  vers  n'arrête  le  mouvement.  Et  puis,  voudrez-vous 
bien  me  dire  quelles  étaient  ses  croyances  religieuses,  poli- 
tiques et  autres?  Cet  homme,  grand  comme  la  nature,  est 
calme  et  impartial  comme  elle;  il  prête  son  théâtre  à  toutes 
les  passions  humaines,  mais  il  ne  les  juge  pas;  il  fait  planer 
sur  ses  drames  le  sourire  supérieur  de  la  divinité.  C'est 
ravaler  Dieu  que  de  croire  qu'il  se  met  en  colère  pour  des 
combats  de  fourmis  sur  un  petit  tas  de  boue. 

Vous  êtes  trop  républicaine;  j'ai  le  droit  de  vous  le  dire, 
l'ayant  été  autant  que  vous.  Dans  votre  drame,  toutes  les 
vertus  sont  d'un  côté,  tous  les  vices  de  l'autre.  C'est  le  système 
de  Chateaubriand  dans  les  Martyrs  :  tous  les  payens  sont  des 
monstres,  les  chrétiens  des  anges;  c'est  plus  commode.  J'aime 
mieux,  cette  fois,  le  vieux  Corneille  dans  Polyeucle  :  au 
moins,  là,"  les  payens  sont  au  niveau  des  néophytes;  Sévère 
vaut  Polyeucte  et  Pauline  est  vertueuse  sans  avoir  été  baptisée  : 
aussi  la  supériorité  du  christianisme  n'en  éclate  que  mieux. 
C'est  encore  le  procédé  de  Victor  Hugo  dans  le  Dernier  Jour 
d'un  Condamné  :  son  criminel  ne  se  repent  pas,  ce  n'est  pas 
un  innocent,  c'est  un  coupable,  mais  la  peine  de  mort  n'en 
est  pas  moins  atroce.  11  eût  été  plus  facile  d'émotionner  le 
lecteur  en  lui  présentant  une  victime;  mais,  comme  dit  le 
philosophe  dans  la  préface  de  ce  beau  livre,  «  la  particularité 
ne  régit  pas  la  généralité  !  » 

Croyez-vous  franchement  que  tous  les  nobles  étaient  des 
débauchés  ?  et  la  nécessité  sublime  de  89  a-t-elle  besoin  d'être 
étayée  sur  les  vices  de  tel  ou  tel? 

«  La  Révolution,  c'est  le  soleil  !  »  a  dit  Bonaparte.  Eh  bien! 
laissons-le  briller  par  lui-même  :  il  n'y  a  pas  besoin  d'allumer 
les  réverbères  et  d'inventer  les  contrastes  pour  qu'on  puisse 
l'apercevoir  dans  la  rue!...  Je  n'aime  d'amour  ni  les  émigrés, 
ni  les  républicains,  ni  Bouille,  ni  Robespierre,  mais  aussi  je 
ne  les  déteste  pas,  et,  si  j'avais  la  puissance  de  les  mettre  sur  la 
scène,  je  tacherais  d'atteindre  à  une  haute  impartialité. 

Vous  y  viendrez,   madame,  vous  y  viendrez!  Moi  qui   ne 


LETTRES     A    LOUISE     COLET  l5 

suis  rien,  j'ose  vous  donner  des  conseils;  mais  je  vous  aime 
trop  pour  vous  cacher  ma  pensée.  Cette  pièce,  qui  a  des 
qualités  éminentes  et  qui  n'a  pu  sortir  que  de  la  tête  d'un 
véritable  poète,  cette  pièce  a  des  défauts  contractés  en 
nourrice.  Vous  vous  êtes  trouvée  jeune  dans  un  monde  que 
j'ai  aimé  et  que  je  renie  de  toutes  les  forces  de  mon  âme 
parce  que  je  l'ai  découvert,  en  poésie,  comme  en  bien  d'autres 
choses,  mesquin,  étroit,  exclusif,  sous  le  rapport  de  la  compo- 
sition. C'est  parce  que  vous  avez  la  tête  plus  large  qu'eux 
qu'il  ne  faut  pas  suivre  leurs  errements.  Qu'avons-nous 
besoin  de  pousser  directement  à  quelque  chose,  de  faire,  en  un 
mot,  de  la  poésie  utilitaire?  Le  chariot  de  Thespis  n'est  pas 
une  locomotive  sur  le  chemin  de  fer  du  progrès  social.  —  Je  me 
laisse  aller  avec  vous,  comme  avec  ma  meilleure  amie  :  par- 
donnez-moi mes  extravagances.  Mais  revenons  à  votre  drame  : 
c'est  parce  que  je  l'aime  que  je  crie  si  fort. 

Le  seul  caractère  que  je  n'aime  pas  est  celui  de  Gaston.  Si 
j'avais  été  aussi  roué  que  lui,  je  serais  mort  en  riant  au  nez 
du  bourreau.  Je  n'adore  pas  les  conversions.  Le  rôle  de 
Béatrix  est  un  peu  secondaire  et  sacrifié  ;  quant  à  Bressant,  son 
gendre,  et  Madeleine,  c'est  parfait. 

Les  vers  sont  sans  reproche  dans  les  discussions  politiques, 
monologues,  et  positions  assises.  Je  les  trouve  plus  négligés 
dans  les  scènes  de  transition,  et  c'est  là,  je  crois,  que  l'écrivain 
doit  se  montrer  dans  toute  son  énergie,  en  raison  même  du 
peu  d'intérêt  de  la  matière. 

En  outre,  vos  vers  mollissent  quelquefois  dans  les  moments 
lyriques.  —  Vous  improvisez  comme  Lamartine.  Hugo  est  écri- 
vain jusque  dans  le  délire. 

En  résumé,  vous  êtes,  parmi  les  femmes  qui  écrivent,  la 
plus  énergique,  la  plus  virile.  Mais  je  ne  voudrais  pas  que  le 
côté  politique  vous  empêchât  de  voir  le  côté  humain,  avec 
impartialité. 

Quelles  disputes  nous  aurons  à  Paris  !  J'ai  dans  votre  talent 
la  foi  la  plus  entière.  Aussi  je  vous  gronderai  quelquefois,  à 
titre  de  revanche,  —  et  vous  aurez  la  partie  belle,  je  vous  jure. 

Adieu,  madame.  Voilà  un  spécimen  de  nos  divagations  du 
dimanche. 

Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire  combien  je  suis  heureux  de 


l6  LA     REVUE     DE     PARIS 

votre  succès  à  l' Académie f  et  combien  reconnaissant  pour  la 
bonté  avec  laquelle  vous  patronnez  ma  pauvre  Melœnis.  Elle 
deviendra  presque  votre  fille  et  je  vous  réponds  qu'elle  ne  sera 
pas  ingrate. 

Gustave  va  bien.  Je  vous  enverrai  prochainement  deux 
exemplaires  de  mon  poème,  puisque  vous  voulez  bien  vous  en 
charger. 

Comment  vont  les  amours  de  madame  ***?  Savez-vous  que 
j'y  pense  souvent? 

Adieu,  je  vous  embrasse  mille  fois,  et  suis  avec  respect 

votre  ami  dévoué, 

LOUIS     BOUILHET 

VIII 

2.4  mai  i85î. 

Madame, 

Je  prenais  la  plume  pour  vous  écrire  quand  on  m'a  montré 
votre  lettre.  Je  connaissais  déjà  par  Gustave  le  résultat  dont 
vous  me  parlez  :  ce  pauvre  ami  en  est  tout  triste.  J'ai  mis  ce 
matin  une  lettre  pour  vous  à  la  poste  de  Rouen;  moi  aussi, 
madame,  je  prends  part  à  votre  contrariété,  puisque  nous 
avons  mis  en  commun,  tous  trois,  nos  joies  et  nos  peines. 
Mais  je  trouve  que  vous  avez  tort  de  paraître  si  accablée  parce 
qu'une  demi-douzaine  d'imbéciles  n'a  pas  eu  assez  d'haleine 
pour  monter  jusqu'à  vous. 

Je  vous  l'ai  dit,  l'autre  jour,  et  c'est  une  opinion  réfléchie  : 
vous  avez  la  force  dramatique,  —  vis  tragica,  pour  parler 
vénérablement.  — J'ai  été  sévère  pour  votre  drame,  comme  on 
l'est  avec  ceux  qu'on  aime  le  mieux,  et  parce  qu'il  y  a  là  de 
grandes  indications  et  des  laves  comprimées  qui  éclateront 
bien  quelque  jour,  quand  vous  aurez  trouvé  le  véritable 
cratère.  Ça  ne  tardera  pas.  Ces  piqûres  de  la  médiocrité  sont 
les  éperons  du  génie.  Vous  avez  votre  croix,  j'ai  la  mienne. 
Mais  personne  n'a  promis  aux  poètes  que  le  chemin  serait 
bordé  de  fleurs,  et  cela  est  heureux  :  nous  ferions  des  Ber- 
geries; les  bons  vers  sortent  des  existences  agitées.  Je  lisais 
hier  avec  Gustave,  les  Mémoires  de  Chateaubriand  :  c'est  bien 

1.  Voir,  plus  loin,  la  lettre  XI. 


r 


LETTRES    A    LOUISE     GOLET  I  y 

beau,  bien  large,  bien  ironique  et  bien  amer!  Lui  aussi  a  reçu 
les  coups  de  pieds  de  l'âne. 

Du  courage,  donc,  cher  poète  :  vous  avez  des  cœurs  solides 
qui  vous  aiment  et  vous  comprennent;  vous  avez  votre 
conscience  et  la  satisfaction  intime  que  donne  l'œuvre  achevée, 
indépendamment  des  opinions  mobiles  et  passagères  de  la 
foule  ;  vous  avez  l'orgueil  qui  monte  des  vers  au  cœur  et  qui 
console  de  tout. 

Vous  avez  plus  que  cela  :  une  réputation  établie,  et  un 
avenir  où  je  vois  de  nouveaux  triomphes  ;  mais  pas  de  défail- 
lances, pas  de  désespoirs  I  Ces  évanouissements-là  ne  doivent 
pas  passer  vingt  ans.  Nous  autres,  qui  ne  faisons  pas  de 
différence  dans  le  sexe  de  la  Muse,  nous  saluons  hautement  la 
virilité  de  votre  poésie.  Courage,  courage!  nous  nous  reverrons 
dans  des  circonstances  plus  sombres  encore,  peut-être.  Car  je 
ne  suis  pas  de  ceux  qui  regardent  l'avenir  à  travers  des 
carreaux  de  couleur  :  alors  vous  me  consolerez,  à  votre  tour. 
—  \ous  voyez  bien  qu'il  y  a  de  Tégoïsme  dans  mon  affaire. 

Du  Camp,  auquel  j'ai  communique  dernièrement  le  plan  de 
mon  drame1,  a  peur  que  je  ne  me  lance  trop  et  me  dit,  avec 
autant  de  sérieux  que  de  vérité  :  «  Ce  siècle  est  aux  jolis 
proverbes  et  aux  pastorales  tendres  ».  Je  le  crois  comme  lui, 
mais  je  jure  Dieu  que  je  ne  m'écarterai  pas  d'une  semelle  de 
la  route  que  je  me  suis  tracée,  pour  complaire  à  tel  ou  tel. 

11  en  adviendra  ce  que  le  destin  voudra;  notre  premier  juge 
est  notre  conscience. 

Je  vous  remercie  mille  fois,  madame,  de  votre  nouvelle 
invitation.  Je  ne  pourrai  en  profiter  jeudi,  ayant,  ce  jour-là,  ma 
famille  à  Rouen;  pour  Gustave,  il  est  en  plein  travail,  et  je  ne 
pense  pas  qu'il  puisse  s'absenter;  mais  le  plaisir  remis  n'est 
pas  perdu. 

Je  ne  vous  parle  point  encore  aujourd'hui  du  roman  de 
Gustave  :  ça  sera  pour  la  prochaine  lettre;  je  peux  vous  dire 
seulement  qu'il  me  paraît  en  fort  bonne  voie  et  qu'il  m'a 
déjà  lu  des  choses  superbes. 

Quant  aux  leçons  que  pourrait  me  procurer  M.  Babinet2, 

i.  Madame  de  Montarcy. 

i.  Membre  de  l'Académie  des  sciences,  l'hôte  le  plus  assidu  du  salon  de 
Louise  Colet.  —  Bouilbet  avait  déjà  résolu  d'habiter  Paris. 

1er  Novembre  1908.  a 


l8  LA     REVUE     DE     PARIS 

nous  en  recauserons  aussi  longuement.  Je  ne  sais  pas  encore 
l'époque  précise  de  mon  installation  dans  cette  excellente 
capitale.  Présentez-lui  mon  respect  (pas  à  la  capitale),  ainsi 
qu'au  capitaine.  Je  suis  bien  touché  de  la  conduite  de  ma 
belle  lectrice  :  c'est  pour  vous  une  charmante  amie,  et  c'est 
toujours  un  spectacle  heureux  de  trouver  du  cœur  sous 
l'esprit.  Veuillez,  je  vous  prie,  me  rappeler  à  son  souvenir. 

Adieu,  chère  Muse,  je  vous  embrasse  de  toutes  mes  forces. 
Ayez  confiance  en  vous  d'abord,  c'est  la  loi  première,  puis  un 
peu  en  ceux  qui  vous  aiment  et  qui  vous  estiment  trop  pour 
vous  donner  jamais  de  l'eau  bénite  de  cour. 

Votre  ami  pour  toujours, 


L.     BOUILHET 


IX 


i5  juin  i85a. 


Madame, 

En  fait  de  choses  poétiques,  les  appréciations  sont  intimes  et 
personnelles.  Quand  vingt-cinq  philosophes  condamneraient 
votre  pièce1,  cela  ne  m'empêcherait  pas  d'être  content.  Gustave 
a  été  plus  sévère  que  moi  ;  il  a  voulu  à  toute  force  faire  des 
changements,  travail  difficile  et  rarement  bon.  J'ai  mis,  ce 
matin  même,  à  la  poste  une  lettre  de  lui  pour  vous  :  vous  y 
trouverez  le  résultat  de  notre  soirée  de  dimanche  ;  quelques- 
unes  de  nos  observations  sont,  je  crois,  judicieuses. 

Comme  le  philosophe8,  jepense  que  :  «  escorter  un  chemin  » 
et  «  sans  être  pâlies  »,  n'est  pas  excellent.  Mais  on  peut  changer 
ces  choses,  et  on  ne  doit  pas  condamner  une  pièce  pour  cela. 
Quant  aux  vers  que  j'avais  commencés  à  ce  sujet,  je  vous  jure, 
en  toute  humilité,  qu'ils  ne  valent  rien.  Je  les  avais  abandonnés 
en  recevant  les  vôtres;  j'aurai  du  mal  à  m'y  remettre.  Dans 
tous  les  cas,  je  vais  essayer  :  si  c'est  mauvais,  ça  ne  paraîtra 
pas.  Si,  au  contraire,  il  y  a  du  bon,  je  vous  les  expédierai 
vendredi  ou  samedi. 

Vous  me  parlez  de  la  Revue  des  Deux  Mondes  comme  d'une 
chose  possible  :  je  vous  avoue  que,  désormais,  mon  seul  but 

i.  Allusion  à  celte  pièce  de  vers  :  la  Mort  de  Pradier.  —  Voir  le  même 
sujet  traité  par  Bouilhet  :  OEuvres,  p.  5o. 
a.  Victor  Cousin. 


r 


LETTRES  A  LOUISE  COLET  IQ 

est  de  publier  là,  si  faire  se  peut.  Mais  je  voudrais  y  débuter 
par  quelque  chose  de  solide.  Vous  m'avez  indiqué  un  excellent 
moyen  de  m'y  faire  une  position  réelle.  Mais,  en  attendant  le 
mois  d'octobre,  si,  par  un  miracle  quelconque,  je  pouvais  y 
mettre  une  pièce  de  vers,  j'en  serais  bien  flatté,  surtout  pour 
certains  messieurs  de  notre  connaissance.  J'ai  le  cœur  malade 
de  toutes  ces  lâchetés  et  je  deviendrais  méchant  si  je  n'avais 
de  charmants  contrastes  qui  me  rappellent  à  la  foi. 

Adieu,  madame.  Gustave  m'a  parlé  hier  de  ma  belle  lectrice, 
et,  par  un  effet  singulier,  ce  qu'il  m'en  a  dit  m'excite  au  plus 
haut  degré.  Les  sentiments  sont  bizarres.  Adieu,  écrivez-moi 
souvent.  Vous  êtes  maintenant,  à  Paris,  le  seul  point  agréable 
où  ma  pensée  s'arrête.  Vous  me  dites  que  vous  ne  vous  fâchez 
jamais  la  première;  ni  moi  non  plus.  Gomment  ferions-nous 
pour  être  ennemis?  C'est  un  problème  que  M.  Babinet  ne 
résoudrait  pas.  Il  n'a  pas  de  solution  possible  :  ce  qui  prouve 
mathématiquement  qu'il  faut  nous  aimer  toujours! 

Deux  vrais  amis  vivaient  au  Monomotapa  ! 

Ce  sera  bien  plus  drôle  que  trois  vrais  amis  vivent  à  Paris. 
Je  vous  baise  les  mains  et  vous  remercie  mille  fois  de  votre 
gracieuse  lettre. 

Votre  ami  dévoué, 

L.     BOUILHET 

X 

9  juillet  i85a. 

Chère  Muse,  vous  êtes  vraiment  bien  charmante  de  vous 
occuper  ainsi  de  moi.  Et  cela,  souffrante  comme  vous  l'êtes. 
J'espère,  du  reste,  que  votre  santé  est  en  bon  état  maintenant. 
Je  suis  contrarié  du  retard  mis  à  la  séance  académique;  mais 
nous  y  serons  sans  faute.  Je  compte  sur  vos  vers  pour  dimanche  : 
je  les  trouverai  à  Groisset.  —  Savez-vous  que  depuis  quelque 
temps  vous  ne  vous  arrêtez  plus?  Ces  vigueurs-là  sont  un 
heureux  contraste  avec  les  décrépitudes  précoces  dont  vous 
avez  vu  un  triste  échantillon.  Quel  grand  homme  que  ce 
poète  *  !  Je  n'en  suis  pas  encore  revenu.  J'étais  tellement  navré 

i.  Alfred  de  Musset.  —  V.  Correspondance  de  Flaubert,  ac  série,  p.  iao* 


30  LA     REVUE     DE     PARIS 

de  cette  histoire  que  j'ai  oublié  de  vous  remercier  pour  le 
sonnet  qui  accompagnait  une  de  vos  dernières  lettres.  11  con- 
tient de  beaux  vers  et  de  grandes  images,  mais  j'ai  peur  qu'il 
ne  convertisse  pas  le  poète  :  il  me  paraît  descendu  bas.  C'était 
un  pauvre  lion  à  côté  de  celui  qui  s'allongeait  dans  sa  fosse... 

Ma  sœur,  ma  sœur  aux  blonds  cheveux  ! 
Elle  est  triste  votre  odyssée  ! 
Et  ce  voyage  est  un  de  ceux 
D'où  Ton  revient  pâle  et  glacée. 

Quoi  !  vous  avez  jusques  au  fond 
Sondé,  sans  fermer  les  paupières, 
Ce  cœur  souillé,  gouffre  profond 
De  vanités  et  de  misères  ! 

Et  vos  grands  yeux,  d'azur  trempés, 
Ont  vu  ces  mornes  solitudes, 
Où,  comme  des  serpents  coupés, 
Se  traînaient  les  décrépitudes!... 

Oh  !  de  peur  qu'un  stigmate  impur 
Ne  vous  rappelle  ce  jour  sombre, 
Ma  sœur,  ma  sœur,  à  votre  mur, 
Lavez  la  place  de  son  ombre  ! 

C'est  ainsi  que  ma  colère  s'en  allait  en  rimes  :  car  je  ne  sais 
pas  de  spectable  plus  triste  que  celui  d'un  prêtre  qui  ne  croit 
pas  à  son  Dieu.  Oui,  vous  avez  raison  :  embrassez  sur  le  front 
votre  charmante  Henriette  ;  pensez  à  nous  qui,  à  défaut  de 
génie,  avons  la  foi  et  la  probité  artistique  ;  la  grande  poésie 
n'est  et  ne  sera  jamais  dans  les  grimaces  d'un  convulsionnaire 
et  les  pruderies  d'un  académicien  ;  c'est  plus  haut  que  sont  les 
sources;  vous  les  connaissez,  ma  sœur,  vous  qui  avez  vu  les 
reines  boire  du  lait f  I  Je  vous  réponds  que  vous  êtes  dans  une 
belle  et  grande  voie;  profitez  de  la  veine,  et  votre  prochain 
volume  rayonnera.  Cette  grande  salle  déserte  avec  le  buste  du 
grand  homme  a  dû  vous  inspirer  une  bonne  chose.  Ce  sera 
un  charmant  régal  dans  notre  solitude.  Par  un  contraste 
naturel,  cette  triste  silhouette  que  vous  avez  si  bien  tracée  dans 
vos  lettres  nous  a  remonté  le  moral  et  rassuré  le  cœur.  —  Nous 

i.  Allusion  à  la  pièce  de  Louise  Colet,  intitulée  :  Les  Résidences 
royales.  —  Voir,  plus  loin,  la  lettre  XII. 


'trfi 


'3 
\1 


LETTRES     A     LOUISE     COLET  21 

nous  trempons  toute  la  journée  dans  ces  conversations  saines 
qui  développent  et  fortifient;  puis,  la  nuit,  depuis  qu'il  fait 
beau,  nous  allons  voir  trembler  la  lune  sur  la  Seine.  Nous  avons 
de  grandes  chemises  nubiennes,  nous  sommes  blancs  comme 
des  fantômes  et  calmes  comme  des  dieux. 

Nous  vous  aimons  toujours  beaucoup  et  le  cercle  de  nos 
affections  en  se  rétrécissant  n'en  devient  que  plus  solide. 

Adieu,  chère  Muse,  merci  et  bonne  santé.  Vous  ne  sauriez 
croire  combien  l'approbation  de  M.  Babinet  me  flatte  et  m'en- 
courage. Voilà  les  suffrages  que  je  veux;  les  autres  viendront 
s'ils  peuvent.  Adieu  encore. 

Votre  bien  dévoué, 


XI 


L.     BOUILHET 


10  juillet  i85a. 


Madame, 

Vous  pouvez  compter  sur  toute  ma  discrétion  pour  votre 
pièce  de  concours.  J'ai  admiré  avec  Gustave  comment  d'un 
sujet  si  absurde  *  vous  aviez  su  faire  jaillir,  par  places,  de  la 
véritable  poésie  :  il  y  a  des  passages  charmants  de  grâce  et  de 
rythme,  puis,  çà  et  là,  ce  qui  du  reste  se  retrouve  dans  toutes 
vos  compositions,  de  ces  grands  vers  pleins  de  sévérité  et  de 
concision,  —  des  vers  républicains.  —  Il  est  inutile  de  vous 
dire,  madame,  que  je  souhaite  à  cette  pièce  tout  le  bonheur 
possible... 

Gustave  m'a  dit  que  vous  aviez  l'intention  de  faire  quelque 
chose  sur  Melœnis.  Je  vous  jure  que  j'en  serai  bien  flatté;  du 
reste,  il  vous  parlera  à  fond  de  ma  position  vis-à-vis  de  «  la 
Revue  ».  J'ai  peur  de  m'aliéner  quelqu'un  de  la  presse  qui, 
pour  des  raisons  que  je  ne  connais  pas,  n'a  point  jugé  conve- 
nable d'en  parler.  Nous  verrons,  du  reste;  si  c'est  possible,  je 
vous  rappellerai  votre  gracieuse  promesse. 

J'ai  mis  quelques  vers  dans  le  dernier  numéro  de  la  Revue  : 
une  pièce  à  Pradier  et  une  autre  à  Maxime,  puis  un  petit  Cré- 
puscule grec,  toutes  choses  qui  intéresseront  peu  le  bourgeois, 

i.  Le  sujet  proposé  était  la  Colonie  de  Mettray.  —  La  pièce  de  Louise 
Colet  fut  couronnée  par  l'Académie  française  dans  la  séauce  du  19  août  i85'2. 


22  LA     REVUE     DE     PARIS 

mais  je  m'en  moque.  Il  faut  faire  les  vers  pour  nous  d'abord, 
n'est-ce  pas? 

Depuis  quelques  mois,  je  suis  dans  une  tristesse  épouvan- 
table. Je  me  décourage  comme  aux  jours  de  l'adolescence.  Je 
me  livre  à  un  travail  pour  lequel  je  n'étais  peut-être  pas  né,  je 
veux  dire  le  théâtre.  Mes  qualités  (si  j'en  ai)  deviendront  préci- 
sément des  défauts  à  la  scène  :  j'aime  la  peinture,  le  détail, 
les  situations  longues  ;  —  c'est  vous  dire  assez  dans  quels  hors- 
d'œuvre  et  quels  monologues  je  tomberai  bientôt. 

Si  j'étais  riche,  je  ferais  mon  conte  chinois1,  mais  on  me 
pousse  au  théâtre  comme  moyen  plus  prompt,  et  c'est  vrai  ; 
seulement,  j'ai  peur  que  ma  seconde  œuvre  ne  soit  pas  un 
progrès,  tandis  que  j'ai  une  véritable  confiance  dans  mon 
futur  poème.  —  Voilà  des  perplexités  incessantes  qui  ne  font 
pas  avancer  l'ouvrage  ! 

Au  milieu  de  tout  cela,  j'ai  une  consolation  :  c'est  que 
Gustave  se  remonte  et  se  redresse.  Gomme  les  jumeaux  de  la 
fable,  nous  alternons  le  Ciel  et  l'Enfer.  Gustave  travaille  et  fait 
de  bonnes  choses.  Vous  le  retrouverez  plein  de  joie  et  d'assu- 
rajice;  je  voudrais  bien  aller  avec  lui,  quoique  peu  gai  présen- 
tement, mais  ma  seconde  chaîne  me  tient  au  pied.  Je  crois, 
à  tout  prendre,  qu'il  vaut  encore  mieux  se  heurter  aux  acadé- 
miciens qu'aux  bourgeois  et  que  je  suis  plus  malheureux  que 
vous... 

Je  suis,  madame,  avec  respect  et  reconnaissance, 

votre  ami  bien  dévoué, 

L.     BOUILHET 

XII 

20  juillet   i85a. 

Chère  sœur,  pardonnez-moi  mon  retard.  J'aurais  dû  vous 
dire  bien  vite  que  votre  belle  pièce  m'a  fort  ému  et  qu'il  y  a 
là  des  choses  magnifiques,  mais  je  voulais  vous  envoyer  en 
même  temps  mes  vers  à  Pradier.  Comme  par  une  fatalité 
étrange,  j'ai  été  accablé,  ces  jours-ci,  de  besogne  et  d'affaires. 
La  Muse  n'est  venue  que  par  saccades  et  en  rechignant;  je  suis 

1.  Ce  conte  ne  fut  jamais  écrit  :  Bouilhet  en  a  fait  seulement  le  scénario 
très  développé. 


MTIffîM 


LETTRES  A  LOUISE  COLET 


23 


un  triste  garçon  quand  il  s'agit  d'arriver  à  l'heure.  J'espère 
avoir  fini  ce  soir.  Je  lirai  le  tout  demain  à  Gustave.  J'ai  peur 
que  ce  ne  soit  manqué;  si  c'est  passable,  vous  l'aurez  immé- 
diatement. Il  sera  trop  tard  pour  la  publier  maintenant,  mais 
l'intention  pieuse  sera  toujours  là.  Après  avoir  lu  votre  char- 
mante pièce  sur  le  même  sujet,  j'ai  été  obligé  de  débâtir  la 
mienne  ;  peut-être  en  est-il  des  vers  comme  des  dîners  : 

Un  sujet  réchauffé  ne  valut  jamais  rien  ! 

Ces  Résidences  Royales  *  n'ont  absolument  qu'un  défaut  (à 
mes  yeux)  :  c'est  le  refrain,  qui  finit  par  fatiguer  un  peu  et 
coupe  le  mouvement. 

C'est  comme  une  haie  qui  passe  et  repasse  au  milieu  du 
paysage  et  qu'il  faut  enjamber  pour  parvenir  aux  courants 
deau  vive  et  aux  bois  ou  passent  les  daims. 

Du  reste,  on  risque  d'y  laisser  sa  peau,  on  franchit  rude- 
ment cette  barrière  pour  s'asseoir  dans  les  métairies 

Où  les  reines  buvaient  du  lait  ! 

Si  je  vous  tenais,  je  vous  sauterais  au  cou  pour  ce  vers-là! 
C'est  magnifique,  simple,  beau,  franc;  en  un  mot,  c'est  cela. 
Merci  encore  pour  ces  deux  beaux  vers  si  bien  sculptés  : 

Diane  et  ses  nymphes  surprises 
Courent  sur  le  marbre  des  frises  ! 

Oui,  vous  avez  raison,  c'est  troussé,  Et  puis,  à  travers  toutes 
ces  statues  blanches,  on  sent  l'odeur  de  la  campagne  et  de 
l'herbe  fraîche  : 

Dans  les  ravins  aux  pentes  douces  ! 
Sur  les  pervenches,  sur  les  mousses  ! 

Si  l'on  vous  dit  que  cette  nouvelle  phase  de  votre  talent  vous 
mène  au  matérialisme  dans  l'art,  vous  leur  répondrez  par  la 
dernière  strophe,  si  pleine  d'orgueil  et  de  joie  : 

Chantilly  dort  sous  ses  grands  chênes  ; 
Rosny,  Chambord.  n'ont  plus  de  reines  ; 
Leurs  maîtres,  ce  sont  les  amants!... 


1 


-ii* 


X 
"3 


•.Arî 


i.  Une  des  pièces  de  Louise  Colel.  —  V.  Correspondance  de  Flaubert, 
a*  série,  p.  114  et  139. 


34  LA     REVUE     DE     PARIS 

Courage,  courage  !  voilà  que  vous  regardez  la  nature  de  plus 
près  qu'une  femme  n'a  coutume  de  le  faire.  N'est-ce  pas  qix'il 
y  a  de  bien  beaux  vers  à  ramasser  dans  les  ravines,  dans  les 
blés,  dans  les  fontaines  ?  Toutes  les  grandes  choses  plongent  là 
par  leurs  racines.  La  psychologie,  si  belle  quand  on  la  mêle  à 
la  nature,  devient  nuageuse  et  vide  sans  cet  hymen  nécessaire. 
Le  poète  ressemble  à  ce  lutteur  antique  qui  fatiguait  Hercule 
lui-même  et  qui  recouvrait  de  nouvelles  forces  toutes  les  fois 
qu'il  touchait  à  la  terre;  Hercule  ne  l'étouffa  qu'en  l'arrachant 
au  sol. 

11  y  a  dans  votre  pièce  certaines  expressions  que  je  n'aime 
pas  ;  mais  nous  avons,  Gustave  et  moi,  une  poétique  si  féroce 
qu'elle  pourrait  bien  en  devenir  étroite. 

Nous  n'aimons  pas,  par  exemple,  qu'un  poète  se  serve  du 
mot  :  <(  poésie  »,  —  nous  fondant  sur  ce  vieux  proverbe  :  «  A 
bon  vin,  point  d'enseigne.  » 

Nous  n'aimons  pas  les  mots  trop  techniques,  comme  «  méan- 
dres »,  les  mots  trop  romantiques,  comme  «  kiosque  »  et 
«  chalet  ».  Après  cela,  vous  avez  le  droit  de  dire  que  nous 
sommes  absurdes.  Je  suis  loin  de  soutenir  le  contraire.  Gus- 
tave rugira  au  vers  :  <(  s'harmonise  à  celui  du  vers  »  ! 

«  S'harmoniser  »,  se  «  marier  à  »  et  autres  locutions  lui 
sont  antipathiques  au  dernier  point.  Je  me  cache  derrière  lui, 
mais  je  partage  son  opinion. 

Les  riantes  amours  renaissent 

me  semble  un  vers  peu  mélodieux,  —  sans  doute,  à  cause 
des  r. 

Ce  sont  là,  madame,  —  pardon!  —  chère  sœur,  des  fautes 
minimes,  si  fautes  il  y  a. 

Tout  le  reste  est  superbe.  Je  vous  en  remercie  pour  moi  et 
pour  tout  le  monde  ! 

Vous  pouvez  compter  sur  moi  pour  ce  qui  regarde  Gustave 
et  sa  santé.  Vous  serez  toujours  au  courant. 
Votre  frère  dévoué, 

L.     BOUILHET 

(La  fin  prochainement.) 


f 


UN 

AVENTURIER  A  SAINTE-HÉLÈNE 

LE  COLONEL  COMTE  PIONTKOWSKI 


I 


Le  29  décembre  181 5,  l'Empereur,  installé  depuis  le  20 
à  Longwood,  apprit  que,  parmi  les  passagers  d'un  bateau 
marchand  qui   venait  de  relâcher  à  Jamestown,  se  trouvait  I 

un   nommé   Piontkowski   qui   se   réclamait  de  lui  et  disait 
venir  pour  partager  sa  captivité. 

Qu'était  cela  Piontkowski? 

Personne,  sauf  Bertrand,  ne  le  connaissait.  Encore  fort  peu 
et  mal.  «  11  était  à  l'île  d'Elbe,  dit-il,  c'est  un  officier  des  lan- 
ciers polonais  de  la  Garde.  Il  a  fait  preuve  de  dévouement  en 
diverses  occasions.  —  Mais,  dit  l'Empereur,  que  vient-il  faire 
ici?  Je  ne  l'ai  pas  demandé;  je  ne  le  recevrai  pas.  »  Cepen- 
dant, fait-on  observer,  il  est  peut-être  envoyé  ;  il  a  des  nou- 
velles. L'Empereur  se  décide  à  le  voir. 

Qu'est-ce  donc  que  ce  Piontkowski?  A  l'en  croire,  il  se 
nomme  Charles-Frédéric- Jules  Pionkowski,  et  est  fils  de 
Michel  Pionkowski  et  de  Justine  Gzivyska;  il  est  né  le 
3o  mai  1786  à  Bladowek,  département  de  Varsovie.  Il  est 
entré  sous-lieutenant  aux  hussards  saxons  le  29  avril  1808, 
est  passé  le  3  février  1809  au  régiment  des  Gardes  du  Corps, 
où  il  a  été  promu  lieutenant  le  18  juillet  1809;  il  a  fait  a?e« 
ce  régiment  la  campagne  d'Autriche  pour  laquelle  il  a  été 


26 


LA     REVUE     DE     PARIS 


nommé  chevalier  de  Saint-Henri,  et  la  campagne  de  Russie  où, 
pour  sa  brillante  conduite  à  Mojaïsk  et  pour  le  coup  de  sabre 
dont  il  a  été  blessé,  il  a,  le  17  septembre,  reçu  sur  le  champ  de 
bataille  l'étoile  de  la  Légion  d'honneur.  Le  4  juin  i8i3,  il  a 
été  nommé  lieutenant  de  ire  classe  à  Vétat-majoret,  le  7  octobre, 
devant  Dresde,  il  a  été  blessé  et  fait  prisonnier.  En  rentrant 
des  prisons  de  l'ennemi,  il  s'est  rendu  à  l'île  d'Elbe  où  il  a, 
quoique  officier,  demandé  à  servir  comme  simple  soldat  dans 
le  bataillon-Napoléon  des  Grenadiers  de  la  Garde. 

Ce  dernier  fait  est  exact;  mais  c'est  le  seul  qu'on  puisse 
vérifier  :  Piontkowski  a  bien  été  incorporé  comme  soldat  au 
bataillon-Napoléon  ;  s'il  fut  lieutenant  dans  les  armées  du  roi 
de  Saxe,  s'il  assista  aux  batailles  de  Ratîsbonne,  de  Wagram, 
de  Smolensk,  de  Mojaïsk,  de  Bautzen  et  de  Dresde,  c'est  bien 
plus  douteux  ;  son  nom  ne  figure  sur  aucun  état  des  blessés  des 
régiments  des  Gardes  du  Corps;  il  n'y  eut  pas  de  promotion 
dans  la  Légion  d'honneur  le  7  septembre  181 2  ;  dans  la  promo- 
tion du  10  octobre,  dont  furent  les  Saxons,  et  en  particulier  les 
Gardes  du  corps  —  quatre  officiers,  deux  sous-officiers,  deux 
cuirassiers,  —  point  de  Piontkowski  ni  de  Pionkowski.  Aussi 
bien,  ailleurs,  il  a  fait  raconter  que,  au  sortir  des  Pages  du  roi 
de  Saxe  où  il  avait  conquis  la  bienveillance  de  la  princesse 
Auguste  de  Saxe,  il  avait  été  placé  dans  un  régiment  de  lanciers 
polonais,  avec  lequel  il  avait  assisté  à  toutes  les  grandes  batailles 
de  l'Empire,  en  Espagne,  en  Italie,  en  Allemagne  et  en  Russie 
d'où  il  ne  revint  que  grâce  à  l'excellence  de  ses  chevaux  polo- 
nais. Il  eût  bien  mieux  détaillé  le  récit  de  toutes  ces  cam- 
pagnes si,  par  malheur,  <(  le  portemanteau  qui  contenait  tous 
ses  papiers  et  ses  objets  de  valeur  ne  lui  avait  été  volé  à 
Cannes  »  :  ce  qui  explique,  sans  doute,  comment  Piontkowski 
varie  sur  le  nom  de  sa  mère  qui  tantôt,  à  l'en  croire,  est  née 
Justine  Gzivyska  et  tantôt  Marie  Byrminska  :  il  n'en  est  point 
à  cela  près. 

Entré  le  6  septembre  181 4  au  bataillon-Napoléon,  ce  qui  est 
un  fait,  le  premier  vérifiable,  Piontkowski  passe,  le  20  octobre, 
toujours  comme  soldat,  dans  l'escadron-Napoléon,  chevau- 
légers  de  la  Garde  ;  il  suit  l'Empereur  à  Paris  et,  comme  tel,  il  est 
compris,  sous  le  numéro  i45,  dans  la  liste  des  donataires  de 
200  francs  (sous-officiers  et  soldats  revenus  de  l'île  d'Elbe) 


VX     AVENTURIER     A     SAIN  TE-HELENE 


27 


annexée  au  décret  du  27  avril  i8i5.  Le  12  du  même  mois,  il  a 
été  nommé  lieutenant  de  cavalerie  ;  le  25,  il  adresse  une  suppli- 
que au  ministre  de  la  Guerre,  en  vue  d'être  placé  dans  ce  grade 
à  Tétat-major,  ou  dans  les  ier,  3e,  4e  ou  6°  régiment  de  hussards 
s'il  ne  peut  l'être  dans  la  Garde  faute  de  place.  Sa  supplique 
porte  cette  apostille  du  général  Drouot  :  «  M.  Piontkowski  est 
venu  dans  l'île  d'Elbe  servir  Sa  Majesté  comme  simple  soldat 
quoiqu'il  fût  lieutenant  depuis  plusieurs  années.  Il  a  prouvé 
beaucoup  de  zèle  et  de  dévouement  pour  Sa  Majesté.  »  Placé 
d'abord  au  7e  lanciers,  il  passe,  par  ordre  du  ministre  de  la 
Guerre  en  date  du  21  mai,  au  2e,  avec  lequel  il  fait  peut-être 
la  campagne  de  Belgique. 

Voilà  ce  qui  se  trouve  établi  par  des  pièces  officielles. 
Voici  ce  qu'il  raconte  :  «  A  son  arrivée  dans  la  capitale,  Piont- 
kowski fut  élevé  par  l'Empereur  au  grade  de  chef  d'escadron 
de  la  Garde,  et  fut  choisi  par  lui  pour  remplir,  auprès  de  sa 
personne,  les  fonctions  d'officier  d'ordonnance.  Pendant  les 
Cent  Jours,  le  colonel  (?)  accompagna  constamment  Napoléon 
et,  à  Waterloo,  il  porta  ses  ordres  de  tous  les  côtés  du  champ 
de  bataille,  au  milieu  d'une  pluie  de  balles,  de  boulets  et  d'obus 
sans  recevoir  la  plus  légère  égratignure.  Quoique  le  comte  — 
il  s'est  fait  comte  —  ait  pris  part  à  tant  d'actions  et  fût 
toujours  au  premier  rang,  il  eut  le  bonheur  de  ne  jamais  rece- 
voir de  blessure  sérieuse.  L'Empereur  l'aimait  beaucoup  et  lui 
donna  la  croix  de  la  Légion  d'honneur  en  diamants  qu'il  por- 
tait lui-même.  «  Comment  se  fait-il,  mon  brave,  lui  dit  un 
jour  Napoléon,  que  tu  sois  le  seul  qui  ne  me  demande  jamais 
rien;  que  puis-je  faire  pour  toi?  —  Permettez-moi,  sire,  lui 
répondit  Piontkowski,  de  vous  aimer  et  de  vous  servir,  c'est 
le  seul  bonheur  de  ma  vie.  » 

Voilà  qui  est  bien  :  de  lieutenant  donc,  Piontkowski  s'impro- 
vise chef  d'escadron  ;  mais  c'est  sans  savoir  que  l'Empereur 
n'a  pour  officiers  d'ordonnance  que  des  capitaines;  s'il  avait 
reçu  la  croix  à  Mojaïsk,  l'Empereur  n'eût  point  eu  à  lui  donner 
celle  qu'il  portait;  mais,  comme  il  n'en  porta  jamais  qui  fût 
enrichie  de  diamants,  cela  tranche  la  difficulté.  Sans  doute, 
tout  cela  est  mensonge  ;  mais,  si  l'on  démontre  que  rien  de  ce 
qu'allègue  Piontkowski  ne  peut  être  exact,  on  n'est  pas  plus 
avancé  sur  ce  qu'il  a  fait  réellement. 


'.'.1 

<4 


'A 


28  LA     REVUE     DE     PARIS 

Gomment,  par  quels  moyens,  par  quelles  intrigues,  parvint- 
il  à  suivre  l'Empereur  à  Rochefort?  Son  biographe  dit  avoir 
sous  les  yeux  la  lettre  du  grand  maréchal  Bertrand,  datée  du 
a3  juin  i8i5,  et  écrite  du  palais  de  l'Elysée,  lui  donnant  avis 
que  l'Empereur  l'admettait  à  le  suivre  dans  sa  retraite  :  c'est 
la  date,  c'est  le  lieu,  ce  sont  les  termes  de  la  lettre  écrite  par 
le  grand  maréchal  h  Planât.  Pourtant,  Planât,  si  précis,  nomme 
tous  ceux  qui,  en  même  temps  que  lui,  ont  reçu  l'autorisation 
de  suivre  l'Empereur  —  et  Piontkowski  n'en  est  pas  :  Gour- 
gaud,  l'ombrageux,  ne  cite,  en  dehors  du  chef  d'escadron 
Schultz,  qu'un  chef  d'escadron  polonais  qu'il  appelle  Stupiski, 
que  Marchand  appelle  Belini,  qui  est  allé  à  l!ile  d'Elbe  où  Pons 
le  nomme  Beliina  et  Peyrusse,  Mellini,  mais  qui  est  bien 
certainement  le  même  personnage  et  qui  fut  renvoyé  de 
Rambouillet.  Il  n'est  pas  moins  vrai  que  Piontkowski  a  suivi 
l'Empereur.  11  aurait,  a-t-il  raconté,  accompagné  madame 
Bertrand  et  ses  enfants  avec  trois  voitures.  Un  de  ces  enfants 
se  nommait  Napoléon.  A  Poitiers,  un  domestique  l'ayant  appelé 
par  son  prénom,  l'enthousiasme  se  serait  emparé  des  habitants, 
convaincus  que  les  voyageurs  étaient  Napoléon  II  et  sa  gouver- 
nante madame  de  Montesquiou.  Piontkowski,  par  son  activité 
et  sa  présence  d'esprit,  aurait  obtenu  qu'on  les  laissât  partir. 
Toujours  avec  madame  Bertrand,  il  eût  fait  la  route  de  Niort 
à  Rochefort  dans  la  voiture  que  l'Empereur  aurait  quittée  à 
Niort.  Il  aurait,  comme  de  juste,  passé  des  avis,  donné  des 
conseils,  rendu  d'éminents  services.  Lorsque  l'Empereur 
s'embarqua  par  la  Saale,  il  se  serait  embarqué  par  la 
Méduse. 

Gela  est  exact.  Il  figure  sur  la  liste  des  passagers  de  la 
Méduse  avec  le  grade  de  capitaine.  Est-ce  lui-même  qui  s'est 
conféré  cet  avancement? 

Débarqué  de  la  Méduse,  il  est,  lorsque  l'Empereur  se  livre 
aux  Anglais,  embarqué  sur  la  corvette  Myrmidon  qui  accom- 
pagne le  Bellérophon.  Au  moment  où  l'Empereur  se  sépare  de 
ceux  des  officiers  qui,  l'ayant  suivi  à  Rochefort,  puis  à  Ply- 
mouth,  ne  sont  point  autorisés  à  l'accompagner  à  Sainte-Hélène, 
il  n'est  admis,  pour  prendre  congé,  qu'en  même  temps  que  les 
officiers  de  son  grade.  Nul  Français  ne  relate  à  son  sujet  rien  de 
particulier.  Lui-même  raconte  que,  «  malgré  ses  prières  et  la 


f 


UN     AVENTURIER     A     SAINTE-HELENE  29 

demande  expresse  de  Napoléon,  il  ne  put  obtenir  la  faveur  de 
l'accompagner.  Ce  fut  avec  bien  des  larmes,  dit-il,  qu'il  se 
sépara  de  son  souverain  qu'il  aimait  d'autant  plus  qu'il  le  savait 
dans  l'infortune.  »  Cette  affliction  et  ces  prières,  si  elles  ne 
frappèrent  point  les  témoins  français,  furent  au  moins  remar- 
quées   par   un  Anglais,    M.    Glover,    secrétaire    de    l'amiral 
Cockburn.  11  écrit  :  «  Piontkowski  paraissait  particulièrement 
affeclé  et,  après  avoir  employé  vainement  toutes  les  instances 
pour  obtenir  d'accompagner  Bonaparte,  sollicita  le  plus  sérieu- 
sement du  monde  d'être  autorisé  à  le  suivre  comme  domes- 
tique. Mais  cela  aussi  fut  refusé  et  tous  retournèrent.  » 

Piontkowski  se  retrouva  donc,  à  bord  de  l'Eurotas,  avec  les 
officiers  de  l'Empereur  qui  ne  semblaient  point  le  tenir  en 
estime  et  ne  le  traitaient  point  en  camarade.  Au  bout  de  douze 
jours,  «  on  vint,  dit  Planât,  chercher  le  lieutenant  Piontkowski, 
officier  polonais,  espèce  de  fou,  qui  avait  voulu  suivre  l'Em- 
pereur malgré  vent  et  marée.  11  fut  mis  à  bord  du  vaisseau  le 
Saint-Georges,  en  attendant  une  occasion  pour  Sainte-Hélène  ». 
Ainsi,  tandis  que  tous  les  hommes  qui  eussent  pu  être  d'une 
société  agréable  ou  utile  à  l'Empereur  comme  Savary  et  Lalle- 
mand,  que  ceux  qui  avaient  été  nominalement  demandés  par 
l'Empereur  comme  Planât,  que  des  garçons  de  dix-neuf  ans 
comme  Au  trie,  que  des  Polonais  comme  le  chef  d'escadron 
Schultz,  étaient  déportés  à  Malte,  seul,  ce  Piontkowski  obte- 
nait de  rallier  Sainte-Hélène. 

Il  a  raconté  qu'étant  sur  le  Bellérophon  (Maitland  dit  formel- 
lement qu'il  était  sur  la  corvette),  il  fut  particulièrement  dis- 
tingué par  le  duc  de  Devonshire  qui,  dès  le  premier  abord, 
s'intéressa  à  lui,  et,  à  son  départ,  lui  fit  cadeau  d'une  bague 
en  lui  disant  «  que  si,  plus  tard,  il  avait  besoin  d'un  protecteur 
ou  si  son  influence  pouvait  lui  être  utile  en  quelque  chose,  il 
n'aurait  qu'à  s'adresser  à  lui  en  toute  confiance  ». 

Qu'est-ce  que  le  duc  de  Devonshire  serait  venu  faire  à  bord 
du  Bellérophon?  Comment  la  visite  d'un  si  haut  personnage 
aurait-elle  passé  inaperçue  de  tous  les  compagnons  de  l'Em- 
pereur? Comment  aucun  d'eux  ne  Taurait-il  relatée? 

S'il  est  venu  incognito,  pourquoi  se  serait-il  fait  reconnaître 
du  seul  Piontkowski?  Tout  cela  reste  étrangement  mystérieux, 
et,  quoi  qu'on  pense  de  l'histoire  sur  le  duc  de  Devonshire, 


3o  LA     REVUE     DE     PARIS 

on  n'est  pas  moins  obligé  de  constater  que,  dès  ce  moment, 
une  protection  puissante  s'étendait  sur  Piontkowski. 

«  Il  refusa,  dit-il,  de  retourner  en  France  avec  les  autres  offi- 
ciers de  la  suite  »  ;  mais,  à  ceux-ci,  Ton  ne  demanda  point  leur 
avis  et  Ton  ne  s'enquit  point  de  leurs  convenances  ;  ils  furent 
déportés  à  Malte,  bon  gré,  mal  gré.  11  dit  encore  «  qu'il  resta 
en  Angleterre,  se  berçant  de  l'espoir  qu'il  lui  serait  permis  de 
rejoindre  bientôt  l'Empereur;  que  cette  permission  lui  fut 
accordée  en  effet  plus  tard,  par  l'intercession  et  la  haute  pro- 
tection du  duc  de  Devonshire,  aidé  de  la  recommandation  de 
l'amiral  lord  Keith,  qui  s'était  également  intéressé  à  lui  ». 

11  est  impossible,  pour  le  moment,  de  vérifier  ces  allégations  ; 
l'homme  qui,  simple  lieutenant,  avait  trouvé  les  moyens  de  se 
faufiler  dans  la  suite  de  l'Empereur,  excellait  sans  doute  aux 
intrigues;  mais,  même  chez  les  officiers  anglais,  tels  que  le 
capitaine  Maitland,  l'annonce  de  son  départ  pour  Sainte-Hélène 
produisit  une  surprise  médiocrement  flatteuse  :  «  On  a  dit, 
raconte  Maitland,  que  ce  fut  en  conséquence  des  représenta- 
tions qu'il  fit  au  gouvernement  anglais  de  l'extrême  attache- 
ment qu'il  avait  pour  son  maître;  mais,  autant  que  j'ai  pu  en 
juger,  ce  sentiment  régnait  avec  une  égale  force  dans  le  cœur 
de  tous  ceux  qui  étaient  venus  de  France  avec  Bonaparte  ». 

Ce  qui  rend  le  cas  plus  suspect  encore,  c'est  que,  quelques 
mois  plus  tard,  à  Sainte-Hélène,  le  gouverneur  alléguait  des 
ordres  précis  du  ministère  pour  ne  tolérer,  même  dans  la 
domesticité  de  l'Empereur,  nul  qui  ne  fût  français,  et  il  con- 
testait, même  à  des  Corses,  la  qualité  de  Français.  Or,  c'était  un 
Polonais  qui,  seul  de  tous  les  officiers  qui  avaient  suivi  l'Em- 
pereur, était  autorisé  à  le  rejoindre  et  il  recevait  son  passage 
gratuit  sur  un  navire  anglais. 

Deux  jours  avant  que  Piontkowski  s'embarquât  sur  le  vais- 
seau marchand  qui  devait  le  conduire  à  Sainte-Hélène,  il 
épousa,  à  bord  du  Saint-Georges,  —  on  ne  dit  point  suivant 
quelle  loi,  ni  quel  rite  —  une  demoiselle  Mélanie  Despout  ou 
d'Espout,  native  de  Saint-Gaudens,  ex-élève  du  Conservatoire 
de  Paris,  qui  était  venue  le  rejoindre  en  Angleterre.  «  Elle  était 
âgée  de  vingt  ans,  extrêmement  jolie,  s'exprimant  avec  grâce 
et  facilité;  cheveux  noirs  comme  jayet,  sourcils  arqués  très 


UN    AVENTURIER     A     SAIN  TE-HÉLÈN  E  3l 

noirs,  joli  nez  et  belles  dents,  la  peau  très  brune,  les  cheveux 
excessivement  longs.  » 

Où,  quand,  comment  Piontkowski  l'avait-il  connue?  Mys- 
tère. En  tout  cas,  il  profita  peu  des  épousailles  et  il  laissa 
Madame  Piontkowska,  qu'il  promut  comtesse,  «  sous  la  pro- 
tection d'un  Anglais,  M.  Gapel-Lofft,  qui  promit  de  la  con- 
duire  en   France  ».  Mais  ce  n'était  point  en  France  qu'elle 
voulait  aller,  car  elle  accabla  d'abord  de  ses  pétitions  les  lords 
de  l'Amirauté  et  le  Prince  régent  pour  obtenir  de  rejoindre 
son  époux  à  Sainte-Hélène.  Ayant  échoué,  elle  se  décida,  en 
mars    1816,    à  un    voyage   en   France   et,    accompagnée    de 
M.    Gapel-Lofft,    elle    débarqua  à   Calais.    On   l'y   reconnut 
comme   y  étant  déjà  venue,   en   mars   181 5,   avec  le  même 
Anglais.  —  Peut-être  faut-il  se  souvenir  que  Gapel  est  le  nom 
patronymique  des  comtes  d'Essex?  —  Le  commissaire  de  police 
de  Calais,  qui  manquait  d'égards  pour  le  beau  sexe,  invita  la 
comtesse  à  retourner  en  Angleterre;  M.  Capel-Lofft  eut  beau 
protester;  comme  il  faisait  l'insolent,  il  dut,  lui  aussi,  partir 
avec  la  dame. 

* 
*  * 

A  son  débarquement  à  Jamestown  où  il  était  arrivé 
«  après  une  traversée  longue  et  pénible  »,  Piontkowski  revêtit 
un  uniforme  d'officier  d'ordonnance  de  l'Empereur,  et  ce  fut 
dans  ce  costume  qu'il  fut  amené  à  Longvood  par  l'amiral 
sir  John  Cockburn.  Tous  les  soupçons  de  l'Empereur  se 
réveillèrent  alors.  «  Que  veut  dire  cet  uniforme?  s'écria-t-il  ;  il 
n'a  jamais  été  mon  officier  d'ordonnance  ;  je  n'entends  rien  à 
cela!  Allez  dire  à  l'amiral  que  je  ne  le  recevrai  pas.  »  Il  faut 
avouer  que,  même  sous  cet  admirable  uniforme  bleu  et  argent, 
Piontkowski,  comme  on  dit,  marquait  mal;  «  fort  petit  — 
cinq  pieds  un  pouce  —  yeux  bleus,  cheveux  et  sourcils  noirs, 
l'air  très  commun,  timide  en  apparence,  très  craintif  »,  dit  un 
policier,  il  n'avait  rien  qui  engageât.  L'Empereur,  pourtant,  se 
rappelant  ce  qu'avait  dit  Bertrand,  consentit  à  le  recevoir,  ne 
fût-ce  que  pour  le  juger.  «  Il  causa  longuement  avec 
Piontkowski  qui  lui  fit  une  foule  de  contes.  » 

Sur  les  compagnons  de  l'Empereur,  l'impression  produite 


32 


LA     REVUE     DE     PARIS 


par  l'arrivée  du  Polonais,  comme  ils  disent,  semble  avoir  été 
médiocre  :  Las  Cases,  adoptant  la  version  la  plus  favorable, 
écrit  :  «  Ce  jour,  notre  petite  colonie  s'est  accrue  d'un  Polonais, 
le  capitaine  Piontkowski.  Il  était  du  nombre  de  ceux  que 
nous  avions  laissés  à  Plymouth.  Son  dévouement  pour 
l'Empereur,  la  douleur  d'en  être  séparé  avaient  vaincu  les 
Anglais  et  leur  avaient  arraché  la  permission  de  venir  le 
rejoindre.  »  C'est  la  version  officielle.  En  réalité,  Piontkowski 
déplaît  et  il  est  suspect  :  «  Sa  Majesté,  écrit  Gourgaud,  trouve 
ridicule  que  Piontkowski  porte  l'uniforme  d'officier  d'ordon- 
nance; c'est  louche.  On  ne  sait  qui  il  est.  Elle  ne  se  soucie  pas 
de  l'admettre  à  sa  table.  Montholon  vient.  Sa  Majesté  répète  la 
même  chose  et  dit  qu'il  faut  le  faire  manger  avec  le  petit 
Las  Cases.  Je  dis  que  je  crois  que  cela  ferait  bien  de  la  peine  au 
père  Las  Cases  si  son  fils  ne  dînait  pas- avec  nous.  Sa  Majesté 
décide  que  nous  verrons  les  papiers  de  Piontkowski,  saurons 
son  grade  et  qu'il  sera  chargé,  sous  moi,  du  détail  de  l'écurie, 
qu'il  mangera  chez  lui.  »  Le  pauvre  diable  proteste  le  sur- 
lendemain près  de  Gourgaud  et  «  demande  à  manger  «avec 
le  docteur  O'Meara  et  le  capitaine  Poppleton  »,  l'officier 
d'ordonnance  du  gouverneur. 

Malgré  qu'on  le  tolère,  on  le  surveille  et  l'on  s'étonne  de 
ses  mensonges.  A  un  déjeuner  en  ville,  chez  madame  Skelton, 
femme  du  sous-gouverneur,  où  se  trouvent,  avec  Gourgaud  et 
le  jeune  Las  Cases,  Piontkowski  et  l'amiral  Cockburn,  celui-ci, 
pour  être  aimable,  dit  au  Polonais  :  «  Allons,  mon  brave 
capitaine,  venez  vous  asseoir  près  de  moi,  contez-moi  vos 
campagnes,  vos  batailles  ».  Gourgaud  demande  aussitôt  à 
Piontkowski  s'il  a  fait  la  campagne  de  Russie.  L'amiral  dit  à 
Gourgaud  avec  étonnement  :  «  Comment?  Est-ce  que  vous 
n'avez  pas  vu  monsieur  Piontkowski  à  l'armée? —  Jamais  ». 
Gourgaud  demande  à  Piontkowski  dans  quel  corps  il  était? 

—  Thielmann.  —  Le  nom  du  général  en  chef?  —  Je  ne  m'en 
souviens  plus,  c'est  Lauriston,  je  crois.  —  11  n'a  jamais 
quitté  Sa  Majesté.  Où  étiez-vous  durant  le  siège  de  Smolensk? 

—  Nous  étions  bien  en  avant...  C'était  Dombrowski  qui  a 
commandé  ce  siège.  —  Vous  vous  trompez  complètement,  » 
conclut  Gourgaud,  et  il  ajoute  :  ce  L'amiral  est  aisément 
détrompé  ».  Gourgaud  ne  manque  pas  de  faire  part  de  cette 


r~~ 


UN     AVENTURIER    A     SAINTE-HÉLÈNE  33 

conversation  à  l'Empereur.  Sa  Majesté  dit  qu'elle  est  bien 
fâchée  qu'on  le  lui  ait  envoyé.  «  J'aurais  dû  le  refuser,  mais 
il  aurait  pu  être  chargé  de  missions.  Je  sens  bien  des  men- 
songes. )) 

Pour  le  moment,  Montholon  et  Gourgaud  sermonnent 
Piontkowski  a  qui  bat  la  campagne,  montre  ses  états  de  ser- 
vice. Smolensk  n'y  est  pas.  »  Jolis  états  de  services  !  Ils  ont 
été  établis  par  l'intéressé  sans  qu'il  ait  justifié  d'aucune  pièce, 
et  ils  ont  été  bénévolement  approuvés,  le  5  juin  i8i5,  par 
les  officiers  du  bataillon  et  de  l'escadron  des  chevau-légers 
lanciers  polonais  Napoléon,  lesquels  n'avaient  jamais  vu  Piont- 
kowski avant  le  5  septembre  i8i4. 

Les  commissaires  étrangers  constatent  quelle  est  alors,  à 
Longvood,  la  piètre  situation  faite  à  Piontkowski  :  <(  Piont- 
kowski était  simple  lancier  polonais  à  l'île  d'Elbe,  écrit  le 
comte  Balmain.  Napoléon,  pour  récompenser  sa  fidélité,  le 
fit  capitaine,  officier  d'ordonnance  et  chevalier  de  la  légion 
d'honneur.  C'est  un  garçon  fort  doux,  dont  personne  ne  se 
plaint;  on  le  traite  à  Longvood  avec  mépris.  Je  ne  conçois 
pas  ce  qui  a  pu  le  déterminer  à  s'expatrier.  » 

Pour  quelque  temps  au  moins,  Piontkowski  se  tient  tran- 
quille :  il  s'emploie  à  chercher  des  nouvelles  et  il  ne  manque 
pas  de  les  grossir  :  il  dit  que  l'on  voit  cinq  bâtiments  et  les 
déclare  hollandais.  C'est  un  misérable  baleinier  qui,  n'ayant 
pas  répondu  au  brick  de  la  croisière,  a  essuyé  quinze  coups 
de  canon.  Mais  il  n'y  a  point  même  un  baleinier  par  jour.  Il 
va  donc  à  la  chasse;  mais  il  se  blesse.  Une  simple  mention  au 
journal  de  Gourgaud  ;  rien  chez  Las  Cases  ni  chez  Montholon  ; 
mais  le  Polonais  raconte  que  sa  blessure  étant  à  l'œil,  comme 
Ton  ne  trouvait  pas  de  soie  verte  à  Sainte-Hélène,  «  l'Em- 
pereur fit  chercher  son  bonnet  de  voyage,  en  retira  lui-môme 
la  doublure  de  soie  verte  et  la  lui  donna  ». 

A  diverses  reprises,  Gourgaud  note  (9  avril,  27  avril, 
3  mai)  que  Piontkowski  va  à  Jamestown,  pour  chercher  des 
journaux  ou  des  nouvelles,  essayer  des  conversations.  11  va 
au  camp  du  53°,  y  dîne,  y  joue  avec  les  officiers  et,  à  l'en 
croire,  rapporte  des  histoires  qui  font  rire  l'Empereur.  Mon- 
tholon raconte  (28  août)  que  l'Empereur  le  charge  de  faire 
passer  en  Angleterre   des  copies  de  la  lettre  de  protestation  j 

i*r  Norembre  1908.  3 


34 


LA     REVUE     DE     PARIS 


écrites  par  Saint-Denis  sur  des  morceaux  d'étoffe  de  soie, 
mais  qu'il  échoue  dans  ses  tentatives.  C'est  à  quoi  on  l'emploie  ; 
parfois  à  des  traductions  de  l'anglais.  Mais  toujours  avec,  au 
fond,  la  même  défiance.  Le  29  mai,  Gourgaud  note  : 
<(  Piontkowski  reçoit  une  lettre  de  sa  femme  qui  annonce 
qu'elle  est  à  Londres,  bien  traitée,  a  demandé  au  ministre  de 
venir  à  Sainte-Hélène  et  de  l'argent  de  Sa  Majesté.  Le 
ministre  refuse.  Elle  doit  demander  une  audience  au  Prince 
régent.  Intrigailleries...  Sa  Majesté,  après  dîner,  cause  de  cela, 
est  bien  fâchée  d'avoir  ici  un  pareil  homme  qu'elle  ne  connaît 
nullement.  Elle  veut  que  Bertrand  en  parle  au  gouverneur. 
«  Le  lendemain,  Piontkowski  ne  veut  pas  donner  la  lettre  de 
sa  femme  à  Montholon  qui  la  demande  ;  trois  ou  quatre  heures 
après,  il  l'envoie  par  Marchand  à  Sa  Majesté  qui  la  refuse.  »  Le 
3i,  l'affaire  semble  terminée  par  «  un  savon  donné  par  Gour- 
gaud à  Piontkowski  pour  ses  craques  ». 

Et  c'est  tout  :  n'empêche  qu'il  raconte  les  attentions  de 
l'Empereur,  les  présents  qu'il  reçoit  de  lui,  tantôt  la  chaîne  de 
sa  montre  que  l'Empereur  partage  en  deux,  et  dont  il  donne 
la  moitié  à  Piontkowski,  la  moitié  à  madame  Bertrand, 
tantôt  une  des  belles  assiettes  du  service  de  Sèvres  —  ce  ser- 
vices des  quartiers  généraux  dont  on  sait  par  Marchand  que 
l'Empereur  donna,  au  jour  de  l'an,  une  assiette  à  madame  de 
Montholon  et  une  à  madame  Bertrand. 

Au  surplus,  lorsqu'il  est  renvoyé  de  Sainte-Hélène,  l'his- 
toire telle  qu'elle  se  passe,  mise  en  face  de  l'histoire  telle 
qu'il  la  raconte,  suffit  pour  juger  sa  véracité  î  le  26  juin  1816, 
Lord  Bathurst  écrit  à  Sir  Hudson  Lowe  que  la  crainte  qu'on 
peut  avoir  d'une  évasion  du  prisonnier  s'augmente  de  l'assis- 
tance qu'il  pourrait  recevoir  d'individus  trop  nombreux  et 
d'un  caractère  suspect  :  «  Vous  éloignerez  donc,  du  général 
Bonaparte,  lui  dit-il,  au  moins  quatre  des  personnes  qui 
sont  venues  avec  lui.  Vous  remarquerez  que  j'ai  compris 
Piontkowski  dans  ce  nombre,  quoique,  à  vrai  dire,  il  l'ait 
seulement  rejoint  quelque  temps  après  que  le  Northumberland 
eût  mis  à  la  voile.   » 

Cet  ordre  est  signifié  par  sir  Thomas  Reade,  lieutenant  du 
gouverneur,  le  3  octobre;  l'Empereur  répond  :  «  Quant  au 
capitaine  Piontkowski,  je  ne  sais  même  pas  qui  il  est.  On  me 


UN     AVENTURIER     A     SAINTE-HÉLÈNE  35 

dit  qu'il  était  dans  ma  garde  à  l'île  d'Elbe.  C'est  tout  ce 
que  j'en  sais.  »  Chacun  prend  facilement  son  parti  du  départ 
du  Polonais.  «  Son  départ  n'était  pas  pour  l'Empereur  une 
perte  sociale,  »  dit  Montholon.  «  Le  gouverneur  a  conclu  à 
n'éloigner  que  le  Polonais  et  trois  domestiques,  »  dit  Las  Cases. 

Le  départ  s'accomplirait  sans  incident  n'était  que,  le  28  août, 
l'Empereur  a  chargé  Piontkowski  de  faire  passer  en  Angleterre 
des  copies  de  la  lettre  de  protestation,  écrites  par  Saint- 
Denis  sur  des  morceaux  d'étoffe  de  soie  ;  il  a  échoué  dans  ses 
tentatives  et  l'Empereur  en  a  pris  de  l'humeur;  pourtant  il 
croyait  que  rien  n'avait  transpiré.  Or,  le  9  octobre,  l'officier 
d'ordonnance  du  gouverneur  notifie  à  Piontkowski  qu'il  est  aux 
arrêts  et  qu'il  ne  doit  plus  sortir  de  l'enceinte  de  Longvood, 
«  pour  avoir  cherché  à  entraîner  un  officier  de  la  garnison  à  se 
charger  d'une  lettre  clandestine  pour  l'Europe  ».  Piontkowski 
proteste;  et,  le  i3,  Hudson  Lowe  le  fait  venir  à  Plantation 
house  et  le  met  en  face  de  dénonciations  auxquelles  il  n'a 
rien  à  répondre.  L'Empereur,  qui  Ta  vu  ce  même  matin  i3, 
à  son  déjeuner,  a  pu  lui  donner  ses  ordres  de  façon  que  le 
moins  de  monde  possible  soit  compromis. 

Le  1 6,  il  dicte  à  Gourgaud  des  instructions  pour  Piont- 
koswski. 

Que  contiennent-elles?  Lui  sont-elles  remises?  On  ne 
sait.  Nulle  part  on  ne  verra  Piontkowski  agir  comme  ayant 
des  ordres,  des  pouvoirs,  même  des  indications.  Le  17, 
«  l'Empereur  donne  ordre  au  grand  maréchal  de  remettre  à 
Piontkowski,  ainsi  qu'aux  trois  domestiques,  des  livrets  men- 
tionnant leurs  fonctions  à  Sainte- Hélène,  sa  satisfaction  de 
leurs  services,  ainsi  que  l'invitation  aux  princes  de  sa  famille 
de  leur  payer  leurs  traitements  ».  Par  grâce  spéciale  —  le  cas 
paraît  si  étrange  qu'il  semble  incroyable  —  l'Empereur  élève 
au  grade  de  chef  d'escadron  le  lieutenant  Piontkowski  qui, 
de  son  propre  mouvement,  s'était  fait  capitaine.  Voici  les 
termes  du  certificat  dicté  par  l'Empereur  au  grand  maréchal  : 

Par  ordre  exprès  de  l'Empereur  Napoléon, 

Le  chef  d'escadron  Piontkowski  (Charles-Frédéric),  natif  de  Blo- 
dowiez  on  Pologne,  ajant  donné  des  preuves  d'attachement  en  sui- 
vant l'Empereur  Napoléon  à  l'île  d'Elbe  et  depuis  à  Sainte-Hélène, 


36  LA     REVUE     DE     PARIS 

ayant  dû  quitter  ce  dernier  séjour  et  l'Empereur  n'étant  que  satis- 
fait de  sa  conduite,  il  recommande  à  ceux  de  Ses  parents  et  amis  qui 
verront  cet  écrit,  de  l'employer  dans  son  grade  de  chef  d'escadron 
de  cavalerie,  de  lui  faire  compter  une  gratification  d'une  année  de 
ses  appointements,  en  écrivant  le  montant  de  la  gratification  en  bas 
du  présent  livret  ;  enfin  II  leur  recommande  de  l'aider  et  de  l'assister. 

Le  Grand  Maréchal, 

Signé  :  Bertrand 

<k  Pion tkowski doit  être  content,  il  a  un  livret  superbe,  »  dit 
l'Empereur  à  Gourgaud  :  Piontkowski  était  si  peu  satisfait 
qu'il  refusait  le  livret,  pareil  presque  en  tous  points  à  celui 
des  domestiques.  Il  fallut  que  le  grand  maréchal  et  le  général 
Gourgaud  employassent  toute  l'influence  qu'ils  avaient  sur  lui 
pour  le  décider  à  accepter  :  encore,  Bertrand  s'engagea-t-il  à 
lui  écrire  une  lettre  ostensible  où  il  attesta  que  «  le  dévoue- 
ment que  Piontkowski  avait  montré  à  l'Empereur,  en  venant  le 
servir  à  l'île  d'Elbe  et  en  le  servant  comme  soldat  puisqu'il 
n'y  avait  pas  de  place  d'officier  et  en  venant  le  joindre  à 
Sainte  Hélène,  lui  méritait  la  protection  des  amis  et  parents  de 
l'Empereur  ». 

Dans  la  maison,  sauf  Bertrand  et  peut-être  Gourgaud,  on  est 
mal  disposé  pour  le  Polonais  ;  on  lui  refuse  des  draps  et  des 
serviettes,  un  couvert  d'argent  pour  son  voyage  ;  on  lui  donne 
du  vin  du  Cap  comme  aux  gens  et  on  lui  comptera  comme  à 
eux  cinquante  louis  de  gratification.  «  Madame  Bertrand  est 
bien  bonne,  dit  Gourgaud,  elle  donne  une  chaîne  à  Piont- 
kowski pour  souvenir,  mais  je  lui  avais  donné  ma  boîte  à 
thé.  »  De  la  boîte  à  thé,  Piontkowski  ne  fera  point  mention, 
mais  de  la  chaîne  ;  on  l'a  vu  :  c'est  l'Empereur  qui  la  partagea 
entre  madame  Bertrand  et  lui.  Au  moins  a-t-il  cité  madame 
Bertrand!  Si,  dans  toutes  les  histoires,  il  y  avait  une  telle 
partie  de  vérité! 

L'Empereur  ne  le  voit  point  et  ne  lui  permet  pas  de 
prendre  congé.  Gourgaud  en  tire  grief.  Quand,  après  avoir 
conduit  Piontkowski  jusqu'au  signal  d'Alarm-House,  il 
retourne  à  Longwood  avant  le  dîner  et  que  l'Empereur  insiste 
sur  ((  les  livrets  superbes  »,  Gourgaud  répond  que  Piontkowski 
est  bien  triste  de  n'avoir  pas  vu  Sa  Majesté;  l'Empereur 
répond  :  «  J'étais  indisposé  et  cela  m'aurait  fait  trop  de  peine  ». 


UN     AVENTURIER     A     S  AINTE-HÉlÈNE  37 

Ces  témoignages  concordent  d'une  façon  précise  :  ils  mon- 
trent unanimement  le  peu  de  prix  que  l'Empereur  attachait  à 
la  présence  de  Piontkowski.  Si,  comme  Gourgaud  le  dit, 
l'Empereur  a  dicté  des  instructions  pour  Piontkowski,  on  peut 
conclure  d'un  passage  de  Montholon  qu'elles  ne  lui  furent  point 
remises  au  moment  du  départ  des  quatre  proscrits.  «  La  visite 
la  plus  minutieuse,  dit  Montholon,  est  faite  de  leurs  bagages 
et  sur  leurs  personnes,  mais  rien  de  suspect  ne  fut  trouvé  sur 
eux.  Nous  nous  attendions  à  cette  visite  et  nous  avions  d'ail- 
leurs trop  de  moyens  de  communiquer  secrètement  avec 
l'Europe  pour  courir  le  risque  d'aggraver  inutilement  la  situa- 
lion  de  ces  braves  gens.  » 

Ainsi,  Piontkowski  est  venu  sans  être  ni  désiré  ni  appelé; 
l'Empereur  Ta  gardé  par  pitié  et  tout  en  le  soupçonnant  ;  les 
ministres  anglais  ont,  d'eux-mêmes,  ordonné  son  départ  à  la  date 
du  26  juin  ;  sans  qu'ils  en  aient  fourni  aucun  autre  motif  que  le 
nombre  exagéré  des  personnes  à  la  suite  de  l'Empereur.  Cette 
affaire  ne  se  lie  par  aucun  côté  à  celle  qui  émut  alors  si  vive- 
ment les  compagnons  de  l'Empereur,  sommés  par  le  gouver- 
neur de  signer,  dans  des  termes  qui  blessaient  justement  leur 
délicatesse  et  leur  fidélité,  la  déclaration  «  que  leur  désir  était 
de  rester  dans  l'île  de  Sainte-Hélène  et  de  partager  les  restrie- 
lions  imposées  à  Napoléon  Bonaparte  personnellement  ». 

Il  ne  pouvait  être  question  pour  Piontkowski  de  signer  une 
telle  déclaration,  puisqu'il  était  nominativement  désigné  parles 
ministres  pour  partir  :  il  n'en  fut  non  plus  jamais  question  ; 
mais  Piontkowski  est  trop  adroit  pour  ne  point  chercher  à  rat- 
tacher son  départ  à  cette  affaire  de  la  déclaration  :  il  se  relève 
ainsi  et  se  met  au  plan  de  Bertrand,  de  Montholon,  de  Las  Cases 
et  de  Gourgaud  ;  il  se  montre  même  supérieur  en  dévouement 
et  en  fidélité;  il  se  pose  en  victime  et  il  s'établit  comme  l'ami 
intrépide  et  l'intime  confident  de  l'Empereur.  Son  récit,  qui 
fait  honneur  à  son  imagination,  est,  à  ce  point  de  vue,  un  docu- 
ment humain  des  plus  curieux  : 

Hudson  Lovve,  dit-il,  ne  cherchait  qu'un  prétexte  plausible  pour 
expulser  Piontkowski  de  l'île.    Le   colonel  !  ne  tarda   pas   à  le  lui 

1.  Lorsqu'il  parle  de  lui-même,  Piontkowski  est  toujours  colonel  et  comte. 


38  LA     REVUE     DE     PARIS 

fournir  lui-même.  Le  gouvernement  ayant  donné  ordre  à  tous  les 
officiers  de  la  suite  de  l'Empereur  d'écrire  chacun  une  déclaration 
personnelle  dans  laquelle  ils  se  soumettraient  aux  restrictions  impo- 
sées par  le  gouverneur,  le  comte  traça  la  déclaration  suivante  : 

«  J'ai  déclaré  le  6  août  dernier,  à  bord  de  la  frégate  YEurotas,  que 
je  ne  connaissais  point  d'autre  bonheur  que  de  continuer  à  servir  Sa 
Majesté  l'empereur  Napoléon.  Quoique  ma  destinée  affreuse  dépasse 
de  beaucoup  les  idées  que  je  m'étais  formées,  je  n'hésite  cependant 
pas  un  moment  de  renouveler  de  bon  cœur  cette  déclaration.  Aucun 
danger,  aucune  misère,  même  le  terrible  séjour  de  Sainte-Hélène  et 
les  restrictions  arbitraires  que  l'on  impose  à  l'Empereur  et  aux  per- 
sonnes qui  ont  l'honneur  d'être  au  service  de  Sa  Majesté,  ne  pour- 
ront me  faire  regretter  une  résolution  libre  et  mûrement  réfléchie. 
Ma  déclaration  est  solennelle  et  je  me  dévoue  d'avance  aux  suites 
qui  en  pourraient  résulter  pour  moi,  plutôt  que  d'agir  d'une  manière 
indigne  d'un  officier  que  l'Empereur  daigne  conserver  à  son  service. 
Tels  sont  les  sentiments  auxquels  je  suis  bien  résolu  de  demeurer 
inviolablement  attaché.  Si  les  circonstances  sont  graves,  la  persua- 
sion d'avoir  fait  mon  devoir  me  donnera  la  force  nécessaire  pour  les 
supporter  avec  courage. 

Sainte-Hélène,  le  18  avril  1816. 

«  Signé  :  piontkowski  » 

Les  termes  de  cette  déclaration  étaient  mesurés.  L'Empereur 
engagea  le  comte  à  y  substituer  la  déclaration  suivante  qu'il  dicta 
lui-même  : 

«  J'ai  suivi  l'empereur  Napoléon  sur  le  Bellèrophon.  N'étant  pas 
admis  à  la  faveur  de  le  suivre  à  Sainte-Hélène,  j'ai  continué,  peu  de 
jours  après  son  départ,  de  rester  avec  huit  autres  officiers  de  sa  suite 
sur  un  vaisseau  anglais  dans  le  port  de  PI  y  mou  th.  J'ai,  depuis,  obtenu 
la  permission  de  le  suivre  à  Sainte-Hélène  où  je  suis  depuis  quatre 
mois.  Je  n'ai  rien  trouvé  de  ce  que  l'on  disait  en  Angleterre  de  la 
beauté  de  l'île,  de  la  salubrité  du  climat  et  des  égards  dont  devaient 
être  entourés  l'Empereur  et  les  personnes  de  sa  suite.  L'île  est 
affreuse,  c'est  à  proprement  parler  l'île  de  la  désolation.  Son  climat 
ne  ressemble  à  aucun  climat  de  la  terre.  On  \  est  perpétuellement 
dans  les  nuages,  au  milieu  des  brouillards,  ou  exposé  à  un  soleil 
ardent,  bienfait  dont  on  est  même  privé  les  trois  quarts  du  temps. 
L'humidité  ordinaire  de  la  partie  de  l'île  que  nous  habitons,  dans 
une  cahute  couverte  de  papier  goudronné,  mettra  promptement  un 
terme  à  la  vie  de  l'Empereur  et  des  personnes  de  sa  suite.  Je  suis 
cependant  constant  dans  mon  ardent  désir  de  rester  auprès  de  l'Em- 
pereur et  je  me  soumets  aux  restrictions  qu'on  nous  impose,  quoi- 


UN     AVENTURIER     A     SAINTE-H  ELÈNE  3g 

qu'elles  soient  injustes,  vexatoires,  arbitraires  el  ne  soient  motivées 
par  aucune  nécessité  puisqu'il  suffit  de  garder  le  rivage  pour  oler 
tout  moyen  de  s'échapper  de  ce  roc  escarpé. 


Longwood,  le  19  avril  1816. 


«  Signé  :  piontkowski  » 


Cet  écrit,  dans  lequel  on  reconnaît  facilement  le  style  de  l'Empe- 
reur, devint  une  des  causes  principales  de  tous  les  malheurs  de 
Piontkowski.  Le  colonel  aurait  préféré  sa  première  déclaration, 
mais  son  dévouement  à  Napoléon  était  si  complet  qu'il  la  déchira 
pour  substituer  celle-ci.  Il  ne  s'arrêta  pas  un  seul  instant  aux 
malheurs  qui  pourraient  en  résulter  pour  lui-même  et  ce  ne  fut  que 
sur  lui,  en  effet,  que  tomba  la  haine  mortelle  du  gouverneur.  Les 
autres  officiers  de  la  suite  de  Napoléon  furent  plus  prudents  :  aussi, 
après  la  mort  de  l'Empereur,  ils  retournèrent  en  France  où  ils 
retrouvèrent  patrie,  fortune,  honneurs.  Le  gouvernement  anglais  se 
trouva  blessé  par  la  déclaration  de  Piontkowski  et  il  donna  ordre  de 
le  renvoyer  de  l'île... 

Hudson  Lowe  annonça  Tordre  du  gouvernement  anglais  par  une 
lettre  adressée  au  grand-maréchal.  Piontkowski  devait  s'embarquer 
le  lendemain  sur  un  vaisseau  qui  faisait  voile  pour  le  cap  de  Bonne- 
Espérance.  La  séparation  de  l'Empereur  et  du  comte  fut  des  plus 
touchantes.  Napoléon  embrassa  avec  effusion  son  fidèle  serviteur  et 
lui  remit  un  écrit,  tracé  de  sa  propre  main,  adressé  aux  divers 
membres  de  sa  famille,  par  lequel  il  le  leur  recommandait  particu- 
lièrement et  les  priait  de  lui  payer  à  son  arrivée  en  Europe  deux 
années  de  ses  appointements  comme  chef  d'escadron,  c'est-à-dire 
12000  francs,  et  de  lui  faire  en  outre  une  pension  de  6000  francs 
par  année  durant  sa  vie  ou  de  le  prendre  à  leur  service  avec  les 
mêmes  appointements. 

Le  colonel  partit  de  Sainte-Hélène  le  19  novembre  18 16. 

L'étonnante  construction  de  ce  système  mérite  d'être 
démontée  :  on  sait  que,  dès  son  arrivée  à  Sainte-Hélène,  le 
17  avril,  le  gouverneur,  en  vertu  des  instructions  de  lord 
Bathurst  en  date  du  10  janvier,  «  communiqua  à  toutes  les 
personnes  de  la  suite  de  Napoléon  Bonaparte  y  compris  les 
serviteurs  domestiques,  qu'ils  étaient  libres  de  quitter  l'île 
immédiatement  pour  retourner  en  Europe,  ajoutant  qu'il 
ne  serait  permis  à  aucun  de  rester  à  Sainte-Hélène,  excepté 
ceux  qui  déclareraient  par  un  écrit  qui  serait  déposé  entre  ses 
mains,   que  c'était  leur  désir  de  rester   dans   Pile  et   de    se 


4o  LA     REVUE     DE     PARIS 

soumettre  aux  restrictions  qu'il  était  nécessaire  d'imposer  à 
Napoléon  Bonaparte  personnellement  ». 

Le  20  avril,  Las  Cases,  Gourgaud,  Montholon,  tous  les 
domestiques  signent,  le  s4>  Bertrand.  Las  Cases  a  publié  sa 
déclaration,  telle  qu'il  dit  l'avoir  écrite.  Gourgaud  a  donné  la 
substance  de  la  sienne,  non  moins  énergique.  Forsyth  a  publié, 
d'après  les  papiers  de  Hudson-Lowe,  les  déclarations  de  Las 
Cases,  Montholon,  Gourgaud  et  Bertrand.  Sauf  Bertrand,  très 
modéré,  tous  les  autres  se  sont  donné  carrière  et  ont  relaté 
avec  plus  de  vivacité  que  Piontkowski  leurs  griefs  particuliers, 
les  griefs  de  l'Empereur.  «  D'après  les  sentiments  actuels 
des  personnes  attachées  au  général  Bonaparte,  je  pense,  écri- 
vait Hudson  Lowe  à  lord  Bathurst,  qu'il  vaudrait  mieux  les 
éloigner  toutes,  à  l'exception  peut  être  de  Las  Cases.  La 
manière  avec  laquelle  ils  manifestent,  en  toute  occasion,  soit 
verbalement,  soit  par  écrit,  leur  opinion  sur  les  mesures  que 
le  gouvernement  a  jugé  convenable  d'adopter  à  l'égard  de 
Napoléon  lui-même,  pourrait  fournir  un  prétexte  suffisant 
pour  leur  éloignement.  » 

Lord  Bathurst  a  répondu  par  l'ordre  d'exiger  des  compa- 
gnons de  l'Empereur  la  signature  pure  et  simple  de  la  formule 
que  le  gouvernement  avait  arrêtée.  Mais,  si  cette  dépêche 
parvint  à  Sainte-Hélène  par  le  même  navire,  Y  Eurydice,  qui 
apportait  l'ordre,  en  date  du  26  juin,  de  renvoyer  Piont- 
kowski, elle  était  d'une  date  postérieure,  vraisemblablement 
du  17  juillet.  Sir  Hudson  Lowe  n'eut  donc  aucune  signature 
à  demander  à  Piontkowski ,  vis-à-vis  duquel  il  n'avait  qu'à 
exécuter  les  ordres  du  ministre  ;  la  déclaration,  à  laquelle  Piont- 
kowski lui-même  donne  la  date  du  18  avril,  n'a  pu  entrer  pour 
rien  dans  son  départ,  ce  départ  étant  décidé  à  Londres  le 
26  juin,  et  la  nouvelle  déclaration  exigée  par  lord  Bathurst 
n'ayant  été  signée  à  Saint-Hélène  que  le  i5  octobre.  Il  y  a 
donc  de  la  part  de  Piontkowski  une  confusion  établie  à  dessein 
entre  les  deux  déclarations  :  celle  d'avril,  à  laquelle  il  put 
prendre  part  et  qui  n'amena  le  renvoi  de  personne,  et  celle 
d'octobre  à  laquelle  il  n'eut  aucune  occasion  d'être  associé  et 
dont  la  non  signature  ou  la  signature  selon  d'autres  termes 
que  ceux  arrêtés  par  le  gouvernement  anglais  eût  entraîné  le 
renvoi. 


UN    AVENTURIER    A     SAINTE-HELENE 


4i 


Quant  à  croire  que  l'Empereur,  qui  ne  s'était  mêlé  d'aucune 
autre  des  déclarations  —  Montholon,  Las  Cases,  Gourgaud, 
Bertrand  —  se  fût  attaché  à  celle  de  Piontkowski,  comment 
l'admettre  ? 

Piontkowski  annonce  que  l'Empereur  lui  remit  un  certificat 
écrit  par  lui-même,  enjoignant  aux  princes  de  sa  famille  de 
payer  au  Polonais  deux  années  de  solde  de  chef  d'escadron, 
soit  douze  mille  francs,  plus  une  pension  de  six  mille.  Le  livret 
a  été  écrit  et  signé,  dans  la  même  forme  que  ceux  donnés  aux 
domestiques,  par  le  grand  maréchal.  11  porte  une  année 
d'appointements,  comme  chef  d'escadron  de  cavalerie  :  la  solde 
de  chef  d'escadron,  dans  toute  la  cavalerie,  était  de  quatre  mille 
francs  :  la  solde  de  six  mille  n'était  que  pour  la  Garde.  Aucune 
pension  n'est  stipulée.  L'Empereur  n'a  point  vu  Piontkowski 
avant  qu'il  partit.  Tout  cela  est  positif;  mais,  soit  qu'il  ait 
falsifié  le  livret,  soit  qu'il  en  ait  fabriqué  un  autre,  Piontkowski 
vivra,  tout  le  reste  de  sa  vie,  sur  les  neuf  mois  qu'il  a  passés  à 
Sainte-Hélène. 


* 
*  * 


Dès  son  arrivée  au  Gap,  Piontkowski  commence  à  jouer  son 
rôle  et  on  en  a  l'écho  par  Gourgaud.  «  Au  Cap,  écrit  Gourgaud 
le  a 5  novembre,  Piontkowski  se  fait  passer  pour  un  ami  de 
l'Empereur  et  raconte  des  histoires  fort  bêtes.  Sa  Majesté  est 
fâchée  que  Bertrand  lui  ait  donné  un  certificat.  »  Et  ces  his- 
toires, c'est  que  lui,  Piontkowski,  a  voulu  donner  des  coups 
de  fouet  à  sir  Thomas  Reade,  le  sous-gouverneur  de  Sainte- 
Hélène;  que  l'Empereur  meurt  de  faim;  que,  une  fois,  il  est 
resté  trois  jours  sans  pain,  et  que,  sans  Piontkowski,  qui  est 
allé  en  acheter  à  un  Chinois,  il  n'en  aurait  peut-être  plus  jamais 
mangé;  mais  Piontkowski  par  bonheur  était  là,  lui,  le  meil- 
leur ami  de  Sa  Majesté. 

Cela  arrive  tout  droit  du  Cap  :  pourtant,  à  en  croire  Piont- 
kowski, à  peine  s'il  a  pu  y  voir  des  Européens.  Il  est  arrivé  au 
Cap  très  malade,  et  on  a  eu  la  cruauté  de  le  retenir  pendant 
six  jours  sur  le  vaisseau.  Puis,  le  gouverneur  anglais,  lord 
Charles  Somerset,  l'a  traité  de  la  façon  la  plus  barbare  ;  il  l'a 
envoyé  prisonnier  dans  un  petit  fort  à  l'intérieur  du  pays. 


:-3i 


42  LA     REVUE     DE     PARIS 

Puis,  il  Ta  confiné  dans  une  affreuse  solitude  au  milieu  des 
Cafres  et  des  bêtes  sauvages  et  Tunique  distraction  qu'il  lui  a 
laissée  a  été  la  chasse  à  l'éléphant.  Ses  malheurs  n'ont  pas 
pris  fin  lorsqu'il  s'est  embarqué  sur  YOrontès  qui  devait  le 
ramener  en  Angleterre,  le  capitaine  étant  «  un  homme  d'une 
écorce  rude  et  commune,  s'exagérant  les  mérites  de  ses  com- 
patriotes, fanatique  de  sa  nation  et  trouvant  méprisable  tout 
homme  qui  n'était  pas  anglais.  » 

Malgré  ces  déboires,  lorsque,  sur  YOrontès  qui  a  touché  a 
Sainte-Hélène,  mais  avec  interdiction  aux  passagers  de  com- 
muniquer avec  Longwood,  Piontkowski  repart,  emportant 
quinze  louis  qu'il  a  obtenu  que  Gourgaud  lui  prêtât  sur  les 
fonds  de  l'écurie,  il  vogue  à  pleines  voiles  vers  la  fortune. 
D'abord  à  Londres,  il  retrouve  sa  femme  qui,  chassée  de 
France,  comme  on  a  vu,  a  trouvé  un  asile  chez  une  madame 
Bayart,  anglaise  de  naissance,  veuve  d'un  Français.  «  Cette 
excellente  dame,  qui  avait  longtemps  habité  Paris,  où  le  comte 
Piontkowski  l'avait  connue,  a  offert  à  la  comtesse  un  apparte- 
ment dans  sa  maison.  »  Remarque-t-on  que  de  gens  cet  éton- 
nant lieutenant  saxon  se  trouve  avoir  connus  à  Paris,  lui  qui, 
d'après  les  états  de  service  qu'il  s'est  lui-même  donnés  au 
retour  de  l'île  d'Elbe,  y  a  tout  au  plus  résidé  durant  quelques- 
uns  des  Cent  Jours? 

A  peine  à  Londres,  le  comte  Piontkowski  opère  un  étrange 
miracle.  Les  quinze  napoléons  qu'il  emprunta  à  Gourgaud  se 
multiplient  en  ses  poches  de  telle  façon  qu'elles  sont  pleines, 
qu'il  paye  tout  en  or,  qu'il  est  dans  l'opulence  et  roule  carrosse. 
Un  carrosse  sans  armoiries  aux  portières  serait-il  digne  de  lui? 
Fi  donc!  avec  une  imagination  héraldique  qui  eût  consterné 
d'Hozier,  il  invente,  accommode  et  approprie  un  écusson  tel 
qu'on  n'en  vit  jamais  :  sur  des  trophées  de  drapeaux,  de 
tambours,*  de  timbales  et  de  canons,  appuyé  sur  deux  sabres 
en  croix,  dont  paraissent  les  gardes  à  la  polonaise,  cet  écu  se 
dresse  sommé  d'une  couronne  comtale,  d'où  sortent,  comme  en 
cimier,  les  cinq  plumes  qui,  d'après  l'armoriai  de  l'Empire, 
désignent  les  comtes  napoléoniens.  Au-dessous  s'enroule  un 
ruban  sur  lequel  est  écrit  :  Fortiter  et  Fideliter  ;  la  croix  de  la 
Légion  d'honneur  —  avec  ou  sans  diamants  —  s'y  accroche.  — 
Pour  cette  fois,  point  d'ordre  de  Saint-Henri.  L'écu  est  écartelé 


UN     AVENTURIER     A     S  àINTE-H^LÈNE 

au  i ,  d'azur  à  deux  rochers  d'argent  battus  d'une  mer  de  sinoplc , 
ce  qui  rappelle  assurément  Elbe  et  Sainte-Hélène;  au  2,  de 
gueules  à  l'épée  haute  d'or  en  pal,  qui  est  le  franc  quartier  des 
comtes  tirés  de  l'armée;  au  3,  de  Pologne  ;  au  4»  d'argent  au 
V  de  sable  (est-ce  Varsovie?);  sur  le  toutt  d'argent  à  la  fasce 
chevronnée  d'azur  :  armoiries  sans  doute  des  Piontko^>ki  : 
on  ne  les  rencontre  point  en  Pologne  :  c'est  sans  doute  qu'il 
les  a  découvertes  en  Angleterre. 

Ainsi  blasonnés,  le  comte  et  la  comtesse  courent  les  rues  de 
Londres.  Le  bruit  en  revient  à  l'Empereur  :  «  Ce  sont  peut-être 
mes  amis  qui  ont  donné  de  l'argent  à  Piontkowski,  ou  peut- 
être  le  ministère  pour  le  faire  parler  »...  «  11  reçoit  des  Lnns 
de  5,  20,  3o  louis  ;  les  journaux  disent  que  c'est  un  aventurier. 
—  Tout  de  même,  dit  l'Empereur,  il  est  consolant  de  voir  que 
Ton  porte  des  cent,  deux  cents  louis  envoyés  à  Piontkowski.  » 
La  seule  manière  dont  il  se  manifeste,  à  Sainte-Hélène,  c'est 
en  y  envoyant  un  pamphlet  et  quelques  journaux.  En  marge 
ou  en  interligne  d'une  des  gazettes,  il  écrit  diverses  phrases  de 
nouvelles  insignifiantes.  Sir  Thomas  Reade  s'en  aperçoit  et  les 
intercepte. 

A  Longwood  comme  à  Plantation-House,  nul  ne  sait 
à  quoi  s'en  tenir  :  «  11  paraît  de  nouveau  que  Piontkoswki 
avait  été  envoyé  ici  comme  espion  »,  dit  l'Empereur  le 
28  septembre  181 7,  et  à  Gourgaud,  qui  a  quitté  Longwood, 
Hudson  Lowe,  le  28  mars  1818,  dit:  «  Qu'est-ce  que  c'était 
que  cet  homme  là?  » 

Qu'était-ce  en  effet?  Pour  se  faire  valoir  «  Piontkov^kt 
insinuait  dans  ses  conversations  que  son  renvoi  de  Sainte- 
Hélène  avait  été  concerté  avec  Bonaparte  qui  lui  avait  prescrit 
de  se  mettre  dans  le  cas  d'une  exclusion,  pour  se  procurer  les 
moyens  de  rapporter  en  Europe  les  commissions  verbales  dont 
il  l'aurait  préalablement  chargé  ». 

A  d'autres,  il  disait  :  «  L'Empereur  est  très  rassuré  sur  son 
avenir  :  la  garnison  anglaise  de  Sainte-Hélène  lui  est  totale- 
ment dévouée  et  il  est  plus  maître  des  soldats  que  le  gouver- 
neur, ce  qui  cause  les  plus  grandes  inquiétudes  à  ce  dernier.  11 
sortira  de  Sainte-Hélène  quand  il  le  voudra,  mais  il  dit  que  le 
moment  n'est  pas  encore  arrivé  et  qu'il  ne  pourrait  aller  main- 


44  LA     REVUE     DE     PARIS 

tenant  qu'à  la  Nouvelle  Angleterre,  ce  qui  ne  lui  convient 
pas.  » 

Par  de  tels  discours,  par  les  mystérieuses  confidences  qu'il 
adresse  aux  personnages  avec  lesquels  il  a  trouvé  moyen 
d'entrer  en  rapport,  et  l'on  peut  bien  penser  que,  tel  qu'il  est, 
il  ne  ménage  point  ses  visites,  Piontkowski  a  obtenu  ses 
entrées  dans  le  monde  libéral  ;  il  y  est  recherché,  invité  à  dîner, 
fêté  comme  un  homme  d'importance;  sans  doute  produit-il 
une  assez  piètre  impression  sur  quelques-uns  qui,  tel  Samuel 
Romilly,  le  trouvent  très  porté  à  exagérer.  Mais  il  en  tire 
l'essentiel,  qui  est  l'argent,  et  à  ce  sujet  on  ne  se  trompe  pas 
trop  à  Longwood. 

Les  ambassadeurs  des  puissances  alliées  qui  ont  l'œil  sur  lui 
constatent  «  qu'il  dispose  de  sommes  considérables  et  qu'il  vit 
dans  l'aisance  ».  —  «  Lord  Holland,  écrit  d'Osmond,  lui  a 
remis  4ooo  francs.  »  Un  anonyme  lui  a  envoyé  une  lettre  ainsi 
conçue  :  «  Si  vous  avez  besoin  d'argent,  présentez  ce  billet  à 
M.  Baring;  il  vous  remettra  2000  francs,  »  et,  en  effet,  sur 
ce  chiffon  de  papier,  la  banque  Baring  lui  paye  4i  L.  10  sh. 
Gela  se  renouvelle,  et  l'argent  arrive  de  tous  côtés.  Il  en  vient 
aussi  d'Italie.  Au  compte  de  Madame-Mère,  Piontkowski 
touche  a4o  guinées  :  ce  sont  les  6000  francs  que  l'Empereur  a 
assignés.  Dès  181 7,  la  Famille  a  donc  rigoureusement  exécuté 
les  instructions  de  son  chef. 

Il  a  encore  d'autres  ressources.  En  l'absence  de  son  mari, 
madame  Piontkowska  a  fait  la  connaissance  d'un  certain 
M.  de  Tassinari,  que  le  roi  de  Sardaigne  a  honoré  d'un  brevet 
de  colonel,  et  qui,  étant  ci-devant  attaché  au  cardinal  d'York, 
dont  les  dernières  volontés  n'ont  pu,  faute  d'argent,  être 
exécutées,  est  venu  solliciter  du  roi  d'Angleterre  le  paiement 
d'une  année  ou  deux  de  la  pension  qui  lui  était  faite.  Tassinari, 
d'ailleurs,  est  bien  pensant  et,  lié  avec  madame,  «  se  trouvant 
en  conséquence  dans  la  société  du  mari,  »  il  rapporte  à  l'ambas- 
sade de  France  comment  «  le  Piontkowski  se  dit  accablé  sous 
le  poids  des  négociations  qui  lui  sont  confiées  ».  Plus  tard,  ce 
n'est  plus  Tassinari,  c'est  un  sieur  de  Bettera,  qui  paraît  être 
venu  solliciter  des  Anglais  l'indépendance  de  Raguse.  Il  a 
longtemps  vécu  à  Gênes,  où  il  passait,  en  181 4,  pour  un  des 
correspondants  de  Bonaparte;  mais,  à  présent,  il  est  prêta 


r 


UN     AVENTURIER     A     SAINTE-HELENE  £5  '  É 

raconter  à  qui  de  droit  les  projets  de  Piontkowski  et  il  a  de  la  '3 

matière.  Car,  comme  l'écrit  d'Osmond,  «  cet  aventurier,  que  j 

les  uns  disent  très  fin  et  les  autres  très  sot,  varie  autant  dans  *| 

ses  rapports  que  dans  ses  projets  ».  .  | 

Dès  son  arrivée  à  Londres,  Piontkowski  s'est  en  effet  muni  C^ 

de  passeports  anglais  et   l'ambassadeur  d'Autriche   s'en  est  3 

inquiété  :   «   Le    gouvernement   anglais,    écrit-il  à    sa  cour  .A 

le  19  février,  ne  pouvant,  d'après  les  lois,  le  retenir  ici,  s'est  vu  .!• 
obligé  d'adhérer  à  la  demande  qu'il  lui  a  faite  de  pouvoir  se 

rendre  sur  le  continent,  et  Lord  Castlereagh  lui  a  en  consé-  ':i 

quence  accordé   un  passeport   pour  l'Italie   où  il  désire  se  ^ 
rendre  ». 

y 

Mais,  Piontkowski  a  sans  doute  appris  à  redouter  l'Italie  et 
il  se  rabat  sur  la  Pologne.  Le  3o  avril,  il  adresse  au  comte 
Lieven,  ambassadeur  de  Russie,  la  lettre  suivante  :  «  Monsieur  '■• 

le  comte,  j'ai  l'honneur  de  communiquer  à  Votre  Excellence  ; 

seize  pièces  qui  lui  feront  connaître  qui  je  suis,  ainsi  que  ma 
situation  actuelle.  Ayant  été  éloigné  de  Sainte-Hélène,  malgré  V: 

moi,  par  le  gouvernement  anglais,  et  connaissant  l'impossibilité  :: 

de  pouvoir  arriver  en  Italie  où  je  devais  me  rendre,  je  ne 
saurais  mieux  m'adresser  qu'à  l'ambassadeur  de  Sa  Majesté 
l'Empereur  de  Russie,  roi  de  Pologne,  pour  obtenir  un  passe- 
port afin  de  me  rendre  à  Varsovie.  » 

Lieven  refuse  le  passeport  et  donne  avis  à  Pétersbourg. 
Piontkowski  ne  paraît  point  surpris  de  son  échec  et  continue 
à  mener  la  grande  vie.  «  Le  gouvernement,  écrit  Lieven, 
le  26  août/7  septembre,  le  fait  surveiller  de  près  et,  selon  toute 
apparence,  son  séjour  dans  ce  pays  n'est  toléré  que  dans 
l'espoir  qu'il  pourra  fournir  quelques  indices  propres  à  mener 
à  la  découverte  des  intelligences  entre  Bonaparte  et  ses  parti- 
sans». 

A  en  croire  Piontkowski,  il  a  eu  en  effet  une  entrevue  très 
remarquable  avec  lord  Castlereagh,-  alors  ministre  des  Affaires 
étrangères.  «  Il  reçut,  raconte  son  biographe,  une  lettre  dans 
laquelle  on  lui  disait  qu'un  membre  influent  de  l'opposition 
anglaise  serait  heureux  d'avoir  une  entrevue  particulière  avec 
lui  et  d'apprendre  au  juste  quelle  était  la  véritable  position  de 
Napoléon,  ainsi  que  le  traitement  qu'on  lui  faisait  subir. 
Piontkowski  se  rendit  à  l'endroit  indiqué  sans  avoir  le  moindre 


46  LA     REVUE     DE     PARIS 

soupçon  de  trahison;  mais,  en  montant  l'escalier  d'un  bâti- 
ment public  pour  arriver  à  la  pièce  où  devait  se  passer 
l'entrevue,  il  fut  accosté  par  une  personne  qui  lui  glissa  ces 
mots  à  l'oreille  :  «  On  vous  trompe  ;  la  personne  avec  qui  vous 
allez  conférer  est  lord  Castlereagh  lui-même.  Soyez  sur  vos 
gardes,  ne  vous  compromettez  pas.  »  Le  colonel  était  d'un 
caractère  très  vif.  Sa  noble  fierté  fut  indignée  d'une  aussi 
lâche  supercherie,  et,  bien  loin  de  suivre  les  conseils  de  cet 
ami  inconnu,  il  eut  l'imprudence  d'exprimer,  de  la  façon  la 
plus  véhémente,  tout  ce  qu'il  pensait  de  l'infâme  conduite 
d'Hudson  Lowe  et  du  ministère  anglais.  Lord  Castlereagh 
l'écouta  avec  une  grande  apparence  d'intérêt  et  sut  se  contenir 
assez  pour  ne  rien  laisser  voir  de  sa  mauvaise  humeur.  A  la  fin 
de  la  conversation,  il  remercia  poliment  le  comte  des  intéres-* 
sants  détails  qu'il  venait  de  lui  donner  en  l'assurant  qu'il  en 
profiterait  la  première  fois  qu'on  traiterait  de  ce  sujet  dans  le 
Parlement.  » 

<(  Piontkowski,  ajoute  le  biographe,  venait  de  jeter  le  gant 
au  gouvernement  anglais.  »  Et  aussitôt,  une  coalition  se  forme 
entre  la  Grande-Bretagne,  la  France,  l'Autriche,  la  Sardaigne 
et  diverses  autres  puissances,  pour  réduire  cet  adversaire  «  qui, 
ne  comptant  pour  rien  le  sacrifice  de  sa  vie,  ferait  sans  doute 
des  efforts  inouis  pour  arracher  Napoléon  à  sa  captivité  » . 

Néanmoins,  les  gouvernements  coalisés  ne  se  pressent  point 
et  semblent  donner  à  Piontkowski  tant  de  facilités  que  Beau- 
mont-Brivazac,  chef  du  service  des  renseignements  de  l'ambas- 
sade de  France,  se  demande  «  si  ce  chef  d'escadron  polonais 
n'est  pas  aujourd'hui  un  agent  de  l'Angleterre  ».  Ce  n'est 
qu'après  sept  mois  d'un  séjour  agrémenté  de  dîners  et  de 
subsides,  que  Piontkowski,  voyant  sans  doute  l'enthousiasme 
baisser  et  les  bons  se  tarir,  se  décide  à  «  aller  en  Italie  pour 
porter  des  nouvelles  de  l'Empereur  à  sa  famille  et  pour 
réclamer  l'arriéré  de  ses  appointements  ainsi  que  la  fixation  de 
sa  pension  ».  Il  s'embarque,  le  a3  août  1817,  à  Liverpool,  sur 
le  vaisseau  YAmélia,  à  destination  de  Gibraltar,  laissant  à 
Londres  sa  femme,  à  laquelle  il  a  ménagé  la  protection  parti- 
culière d'un  M.  Gapper,  chef  des  bureaux  de  TAlien-Office. 

Les  ambassades  européennes  sont  aussitôt  en  rumeur,  et, 
bien  qu'on  suppose  «  qu'il  s'est  embarqué  pour  les  États-Unis 


r 


UN    AVENTURIER     A     S  AINTE-HÉlÈNE  ^7 

afin  de  s'y  réunir  aux  adhérents  de  Bonaparte,  »  le  ministère 
anglais  n'en  croit  pas  moins  devoir  donner  avis  aux  missions 
d'Autriche  et  des  différentes  puissances  de  l'Italie,  de  l'arrivée 
possible  de  Piontkowski  dans  ces  pays. 

Cette  précaution  du  gouvernement  anglais  ne  désarme  point 
la  police  française  qui  flaire  des  mystères  et  qui,  par  ses  agents, 
empressés  à  grossir  le  moindre  indice  et  à  en  tirer  de  belles 
conspirations,  s'évertue  à  établir  un  complot  dont  Piont- 
kowski est  l'agent  principal,  lord  Castlereagh  l'inspirateur, 
lord  Holland,  lord  Bentinck,  Bruce,  Hutchinson  et  Wilson, 
pour  le  moins,  les  adhérents,  sans  compter  divers  Français, 
quelques  Italiens,  un  grand  nombre  d'Anglais,  et  des  person- 
nages dangereux,  quoique  inconnus  et  de  nationalités  con- 
fuses. C'est  ainsi  que  le  passeport  dont  Piontkowski  est 
porteur  lui  a  été  directement  délivré  par  lord  Castlereagh,  à 
l'insu  du  département  de  lord  Sidmouth  et  de  l'Alien-Office  ; 
c'est  ainsi  que  ce  passeport  lui  attribue  la  qualité  de  colonel 
attaché  à  la  suite  de  Napoléon  Bonaparte;  c'est  ainsi  que  Parme 
est  le  but  réel  du  voyage  de  Piontkowski  ;  que  Bonaparte  l'a 
fait  porteur  de  commissions  verbales  pour  S.  A.  l'archidu- 
chesse Marie-Louise;  qu'il  l'a  chargé  de  lui  remettre  une 
boucle  de  cheveux  et  surtout  de  la  décider  à  suivre  Piont- 
kowski aux  États-Unis  pour  se  réunir  à  Joseph  et  par  suite 
à  son  époux.  Et  l'on  forge  un  lien  entre  ce  voyage  de  Piont- 
kowski en  Italie,  la  présence  de  lord  Holland  sur  le  conti- 
nent et  le  départ  pour  la  Sicile  de  lord  Bentinck,  qui  a  récem- 
ment annoncé  aux  Génois  l'espoir  prochain  de  tenir  les  pro- 
messes qu'il  leur  avait  faites. 

Ces  romans  de  Beaumont-Brivazac  sont  d'autant  mieux 
accueillis  à  Paris  que  le  comte  Decazes,  ministre  de  la  Police, 
est  le  proche  parent  de  l' ex-commissaire  général  de  police  de 
l'armée  de  Catalogne,  devenu,  pour  son  royalisme  invariable, 
le  chef  de  l'espionnage  à  Londres.  D'Osmond,  ainsi,  remplit 
ses  dépêches  au  ministre  des  Affaires  étrangères  des  contes 
bleus  de  Beaumont,  et  Decazes,  en  correspondance  directe 
avec  Beaumont,  reproduit  ces  contes  dans  les  lettres  qu'il 
adresse  au  duc  de  Richelieu,  en  sorte  qu'émanant  de  cette 
unique  source  si  peu  sûre,  les  renseignements,  parvenant  par 
deux  canaux  différents,  semblent  se  confirmer  et  se  compléter 


48  LA     REVUE     DE     PARIS 

les  uns  les  autres,  alors  qu'ils  font  honneur  simplement  à  l'ima- 
gination du  personnage  fort  suspect  qui  les  invente. 

D'autres  agents  non  moins  empressés  parviennent  à  s'intro- 
duire chez  madame  Piontkowska  avant  qu'elle  parte  pour 
Liverpool,  se  présentent  comme  d'ardents  bonapartistes, 
anciens  officiers  aux  Gardes  d'honneur,  offrent  leurs  services, 
provoquent  des  confidences,  volent  des  papiers,  mais,  sauf  quel- 
ques menues  informations  qui  sortent  peut-être  de  leur  esprit 
inventif,  n'apportent  pas  même  de  quoi  compromettre  davan- 
tage les  bonapartistes  réfugiés.  Néanmoins,  ils  promettent 
une  suite  à  leurs  révélations  et,  à  défaut  de  Piontkowski  et  de 
madame  Piontkowska,  ils  font  parler  l'hôtesse  de  celle-ci, 
madame  Bayart. 

En  même  temps  que  Beaumont-Brivazac  dénonce  à  son 
cousin  la  grande  conspiration  de  lord  Gastlereagh  et  du  colonel 
polonais,  en  même  temps  que  la  chancellerie  autrichienne 
signale  Piontkowski  aux  cours  de  Turin,  de  Florence  et  de 
tapies,  et  que  Lieven  écrit  de  lui  à  Pétersbourg,  Piontkowski 
vogue  vers  Gibraltar;  il  comptait,  a-t-il  dit,  y  trouver  un 
navire  à  destination  de  Livourne  ;  il  n'en  trouva  point  et  s'em- 
barqua sur  un  navire  qui  rentrait  à  Gênes.  On  l'y  attendait. 


#  * 


Le  2  septembre  1817,  le  comte  de  Vallaise,  ministre  des 
Affaires  étrangères  du  royaume  de  Sardaigne,  a  écrit  au 
baron  Binder,  ministre  d'Autriche  :  «  Votre  cour  ne  peut 
douter,  monsieur  le  baron,  du  prix  que  le  gouvernement  du 
roi  attache  à  la  tranquillité  de  l'Italie  ;  cet  objet  essentiel  a  cons- 
tamment été  celui  de  toute  sa  sollicitude.  Elle  doit  vous  donner 
la  certitude  que  la  plus  grande  surveillance  sera  exercée  dans 
cette  occasion,  mais,  d'après  les  intentions  du  roi  qu'il  a  daigné 
me  faire  connaître  dans  plus  d'une  occasion,  je  ne  puis  faire 
autre  chose  que  d'ordonner  la  remise  de  cet  individu  au 
premier  poste  autrichien,  vu  que  le  parti  que  vous  me  proposez 
de  le  faire  embarquer  pour  l'Angleterre  ou  pour  l'Amérique 
ne  saurait  nous  donner  la  certitude  qu'il  ne  débarquât  pas  sur 
un  autre   point   d'Italie   où   il   serait  également  dangereuxi 


! 


UN     AVENTURIER     X    S  ÀINTE-HÉLÈNE  ^9 


D'après  ces  considérations,  je  suis  persuadé  que,  si  on  parvient 
à  s'assurer  de  la  personne  du  sieur  Piontkowski,  votre  cour 
consentira  k  le  recevoir  à  la  frontière  pour  le  faire  traduire  en 
Pologne,  si  elle  ne  juge  pas  devoir  le  retenir  dans  ses  Etats.  » 
Arrivé  à  Gênes  au  début  de  novembre,  Piontkowski  fut 
mis  en  quarantaine  au  lazaret  avec  les  autres  passagers. 

h  II  écrivit,  raconte-t-il,  au  gouverneur  de  la  ville  pour 
lui  demander  l'autorisation  de  louer  une  felouque  pour  le 
transporter  à  Livourne.  Pour  toute  réponse,  le  gouverneur  le 
fit  appréhender  au  corps  et  conduire  à  la  forteresse  où  on  le 
mit  au  plus  absolu  secret.  »  Le  fait  est  confirmé  par  une 
note  du  marquis  Alfieri,  ambassadeur  de  Sardaigne  à  Paris, 
au  baron  Vincent,  ambassadeur  d'Autriche.  Au  reste,  si  étrange 
soit-il,  le  récit  que  Piontkowski  fait  de  sa  captivité  va  se 
trouver,  au  moins  pour  les  grandes  lignes,  rigoureusement 
contrôlé  par  les  notes  de  police  et  les  dépêches  des  agents 
autrichiens  et  français. 

Sans  doute  raconte-t-il  qu'à  Gênes,  on  a  pillé  ses  malles  et 
qu'on  lui  a  pris,  outre  divers  objets  de  valeur,  cent  quatre- 
vingts  napoléons  sur  trois  cents  qu'il  avait  :  mais,  qu'il  pos- 
sédât alors  6  ooo  francs,  le  ministre  des  Affaires  étrangères  de 
France  l'écrit  au  ministre  de  la  Police,  d'après  les  rensei* 
^icinriils  du  consul  général  à  Gênes.  11  dit  qu'il  a  été  trans- 
féré à  Alexandrie,  mis  à  la  citadelle,  puis  conduit  à  Pavie  et 
remis  aux  Autrichiens  :  le  duc  de  Richelieu  en  fait  l'objet  d'une 
dépêche  officielle.  Il  raconte  qu'il  est  quelque  temps  enfermé 
au  fort  Saint-Georges  à  Mantoue,  d'où  il  est  transporté  à 
Joseph  s  tadt  ;  voici  la  résolution  impériale  du  29  mars  1818. 
11  dit  que,  «  par  surcroît  de  précaution,  on  lui  a  imposé  le  nom 
de  M.  de  Homemann  »  :  il  résulte  d'une  note  de  la  direction 
de  police,  en  date  du  7  mai  181 8,  que  c'est  sous  le  nom  de 
Georges  Hornemann  qu'il  a  été  transféré  de  Mantoue  à 
Josephstadt  et  que  c'est  sous  ce  nom  qu'il  a  été  détenu. 

Faul-il  croire,  par  exemple,  qu'il  ait  constamment  protesté  de 
son  dévouement  à  l'Empereur,  de  son  désir  d'aller  le  rejoindre, 
et  qu'il  ait  renouvelé  à  tout  instant  les  protestations  contre  la 
captivité  de  .Napoléon?  Sur  ce  point,  les  rapports  de  la  police 
autrichienne  sont  moins  affirmatifs.  Le  prince  de  Metternich 
écrit  de  Vienne,  le  28  mai  181 8  :  «  Le  voyage  de  Piontkowski 

i»r  Novembre  1908.  4 


L 


5o  LA     REVUE     DE     PARIS 

à   Josephstadt  nous   a    mis    dans   le    cas    de    recueillir  sur 
Sainte-Hélène  quelques  nouvelles  données  assez  intéressantes , 
que   le  commissaire   de  police   dont  il  était  accompagné   a 
rassemblées  avec  soin  et  dont  il  a  rendu  compte  à  son  dépar- 
tement ;  j'ai  l'honneur  d'envoyer  à  Votre  Altesse  un  extrait  de 
son  rapport  en  l'autorisant  à  le  communiquer  confidentiel- 
lement à  lord  Gastlereagh  et  à  lord  Bathurst.  »  Par  la  précision 
des  détails  sur  les  points  de  l'île  où  une  évasion  eût  été  possible, 
ces  conversations,  appuyées  par  des  démonstrations  sur  des 
cartes,  sortent  du  courant  banal  des  bavardages  inconsidérés  et 
prennent  un  autre  caractère. 

Quoique  sévèrement  détenu,  Georges  Hornemann  est,  pour 
le  matériel  de  la  vie,  fort  bien  traité.  Le  gouvernement  autri- 
chien alloue  à  cet  effet  10  florins  par  jour  —  3  65o  florins  par 
an.  Piontkowski  annonce  à  la  vérité  que  «  c'était  lord  Cas- 
tlereagh  qui  donnait  une  guinée  par  jour  pour  son  entretien 
et  que  le  ministre  anglais  avait  expressément  recommandé 
qu'il  fût  traité  avec  toute  la  douceur  que  pouvait  comporter 
une  détention  sûre  »  ;  mais,  sauf  cet  enjolivement,  les  chiffres 
concordent.  Piontkowski  en  tire  encore  un  peu  plus  de  vanité  : 
«  Le  bruit  courait,  écrit  son  biographe,  que  le  captif  inconnu 
était  un  prince  d'une  famille  souveraine  tenu  au  secret  pour 
raison  d'État  ». 

On  ne  saurait  comprendre,  au  demeurant,  quel  prestige  cet 
homme  pouvait  exercer  pour  qu'on  le  traitât  avec  tant 
d'égards,  pour  qu'on  attachât  tant  d'importance  à  le  garder 
dans  une  prison  d'État.  La  moindre  enquête  faite  à  Dresde,  à 
Paris  ou  à  Sainte-Hélène  eût  prouvé  ce  que  valait  le  crédit  dont 
il  se  vantait  et  comme  avaient  été  gagnés  les  grades  qu'il  s'était 
donnés. 

L'on  n'en  interceptait  pas  moins  toutes  ses  correspon- 
dances, et  les  lettres  qu'il  avait  écrites  à  une  miss  Wilson, 
fille  d'un  avocat  «  qui  l'avait  connu  et  rencontré  par  hasard  » 
—  et  à  laquelle  il  demandait  des  nouvelles  de  sa  femme  —  fai- 
saient une  affaire  sérieuse  ;  on  annonçait,  comme  une  décou- 
verte, qu'il  s'était  vanté  de  la  protection  de  l'empereur  d'Au- 
triche et  de  madame  l'archiduchesse  Marie-Louise;  on  lui 
attribuait  en  un  mot  presque  l'importance  qu'il  se  donnait. 


UN     AVENTURIER     A     SAINTE-HE*LENE 


5l 


Il  fallut  plus  d'une  année  pour  qu'on  s'aperçût  que  ce  fan- 
toche n'était  guère  dangereux.  En  mai  1819,  le  prince  de  Met- 
ternich  lui  permit  les  promenades  en  ville  et,  le  20  mars  1820, 
l'empereur  daigna  lui  assigner  Gratz  comme  lieu  de  séjour, 
«  sous  condition  de  ne  se  mêler  d'aucune  affaire  politique 
quelconque  et  de  ne  point  quitter  les  États  autrichiens  sans 
l'autorisation  du  gouvernement  ».  Le  5  juin.  Piontkowski  en 
signa  la  promesse  et  il  profita  de  l'occasion  pour  énumérer  tous 
ses  titres ,  devenus  ainsi  miraculeusement  authentiques  : 
Comte  Piontkowski,  chef  d'escadron  de  la  Garde,  officier 
d ordonnance  de  t empereur  Napoléon,  officier  de  la  Légion 
dhonneur.  Gela  devait  lui  tenir  lieu  de  lettres  patentes  et  de 
brevets. 


*  * 


Durant  ce  temps  qu'était  devenue  madame  Piontkowska? 
Selon  les  dires  de  son  mari,  elle  devait  attendre  à  Londres  qu'il 
lui  indiquât  les  moyens  de  le  rejoindre  en  Italie.  Mais  il  résulte 
dune  lettre  qu'il  a  écrite,  de  Liverpool,  le  a3  août  181 7,  à 
M.  Capper  à  l'Alien-Office,  qu'il  a  prié  celui-ci  «  de  faire  déli- 
vrer à  sa  femme  un  passeport  pour  tel  pays  qu'elle  en  aurait 
besoin  pour  qu'elle  ne  trouvât  point  de  difficultés  à  s'embar- 
quer ». 

Soit  qu'elle  attendit,  comme  le  suppose  Beaumont-Brivazac, 
l'arrivée  annoncée  de  Las  Cases,  soit  qu'elle  comptât  rejoindre 
son  mari  à  Rome  pour  être  attachée  à  Madame  Mère,  elle  con- 
tinua à  vivre  à  Londres  dans  une  société  singulièrement  mêlée 
dont  la  comtesse  de  Miniac  de  Rohan  faisait  un  des  principaux 
ornements,  mais  où  s'égaraient  des  membres  du  parlement 
anglais  et  où  une  certaine  madame  de  Bettera  ouvrait  l'oreille 
pour  le  compte  de  l'Ambassade  de  France.  Sur  le  bruit  que 
Piontkowski  avait,  à  Gênes,  pris  passage  sur  un  bateau  mar- 
chand, pour  l'Amérique,  elle  s'embarqua,  vers  le  1 1  avril  1818, 
pour  les  Etats-Unis.  Qu'elle  y  soit  allée,  le  fait  est  certain  : 
Gourgaud  l'affirme;  les  notes  de  la  police  autrichienne  le 
constatent.  Mais  ce  qu'elle  y  fit  durant  deux  années,  nul  ne  le 
sait.  On  ne  la  trouve  pas  au  nombre  des  personnes  qui  appro- 
chèrent Joseph  Bonaparte;  et  nul,  qu'on  sache,  ne  relate  son 


5a  LA    REVUE    DE    PARIS 

voyage.  Vers  la  fin  de  1819,  elle  revint  en  Angleterre,  et,    à 
Londres,  paraît-il,  elle  obtint  d'un  secrétaire  de  l'ambassade 
d'Autriche  l'assurance  que  son  mari  était  détenu  à  Josephstadt. 
Comme  «  les  larmes  et  les  prières  d'une  jolie  femme  sont 
irrésistibles  »,  elle  s'adressa  au  baron  de  Neumann,  ministre 
à  Londres,  qui  se  chargea  de  faire  passer  à  Piontkowski  une 
lettre  ouverte  où  elle  exprimait  à  la  fois  le  désir  de  le  retrouver 
et  celui  de  recevoir  les  fonds  pour  continuer  son  voyage,  «  car 
elle  était  absolument  sans  moyens  et  dénuée  de  tout  ».  A  cette 
lettre,  en  date  du  3i  décembre  1819,  Piontkowski  répondit 
le  7  avril  1820  :  qu'il  ménageât,  dans  une  lettre  ouverte,  le 
gouvernement    qui    le    retenait    prisonnier    d'État,    cela    se 
comprend;  mais  ne  passe-t-il  pas  la  mesure  lorsqu'il  écrit  : 
«  Ne  crains  rien  pour  l'avenir,  ma  chère  amie,  car  je  me 
trouve  sous  la  protection  d'un  gouvernement  qui  m'a  honoré 
de  preuves  éclatantes  de  sa  bienveillance  et  qui  m'assure  la 
continuation  de  sa  clémence  ». 


* 
*  * 


Les  deux  époux  se  rejoignirent  à  Grafz,  après  que  la  comtesse, 
«  adressée  aux  diverses  ambassades  autrichiennes  et  accueillie 
partout  avec  bonté  et  distinction  »,  eut  fait,  de  Londres  en 
Styrie,  un  voyage  que  la  modestie  seule  de  son  époux  l'em- 
pêche d'appeler  triomphal. 

Il  paraît  que  Piontkowski  et  sa  femme  «  se  trouvèrent  mu- 
tuellement bien  changés  »;  ce  fut  la  première  impression  que 
leur  procura  leur  réunion,  mais  ils  se  reprirent  sur-le-champ  et 
firent  figure.  «  Toute  la  noblesse  de  Gratz  s'empressa  bientôt 
auprès  du  colonel  et  de  sa  femme  et  déploya  en  leur  faveur  les 
plus  délicates  attentions.  Le  gouverneur  accueillit  également 
le  comte  et  la  comtesse  avec  considération.  »  Seul,  parait-il, 
le  chef  de  la  police  détonna  dans  ces  concerts  et  continua  à 
exercer  une  surveillance  qui  était  pénible  à  Piontkowski,  «  en 
ce  qu'elle  dénotait  un  manque  de  confiance  dans  ses  senti- 
ments d'honneur  ».  On  ne  lui  permit  même  pas  d'accompa- 
gner aux  eaux  madame  Piontkowska,  dont  la  santé  n'avait  pu 
résister  au  repos  succédant  à  une  constante  agitation. 


UN    AVENTURIER     A    SAINTE-HÉLÈNE 


53 


Durant  que  madame  Piontkowska  était  aux  eaux,  le  bruit 
se  répandit  en  Europe  que  Napoléon  était  mort.  Piontkowski 
allait  se  trouver  libéré  de  toute  obligation  de  résidence,  mais 
du  même  coup  il  perdait  ses  dix  florins  quotidiens.  11  devait 
s'efforcer  de  les  retrouver  quelque  part  et  ce  ne  pouvait  être 
qu'auprès  des  Bonaparte. 

H  avait  déjà  fait  à  ce  sujet  des  démarches  près  du  roi  Jérôme  ; 
car  c'est  ce  prince  qu'il  a  choisi  pour  le  servir,  «  comme  Va 
ordonné  »  l'Empereur.  «  Espérant  donc,  sire,  d'après  le  désir 
obligeant  que  Votre  Majesté  a  daigné  me  témoigner  de  m'avoir 
auprès  d'elle,  que  mes  services  pourront  vous  être  utiles,  j'ose 
vous  prier  lui  a-t-il  écrit,  de  m'honorer  de  vos  ordres  avant  le 
1 5  de  ce  mois,  époque  à  laquelle  je  dois  partir  d'ici  pour 
Tries  te.  » 

Jérôme  avait,  en,  même  temps  qu'une  générosité  qui  souvent 
tournait  en  prodigalité,  une  propension  à  s'éprendre  des  êtres, 
à  les  admettre  dans  sa  maison,  à  leur  livrer  ses  affaires,  et 
une  égale  facilité  à  s'en  déprendre  et  à  leur  imputer  l'insuccès 
des  spéculations  qu'il  leur  avait  confiées.  Dépensier  au  delà  de 
la  croyance  et  toujours  plein  d'espoir  en  des  chimères  pour 
rétablir  sa  fortune  qui  sombrait,  il  était  incapable  de  trancher 
dans  le  vif,  de  restreindre  sa  maison,  de  se  réformer;  sa  cour 
se  renouvelait  sans  cesse  ;  mais  les  éléments  qui  la  formaient, 
assez  mal  choisis  pour  l'ordinaire,  s'éliminaient  d'eux-mêmes, 
à  moins  qu'il  ne  fût  obligé  de  les  chasser.  Jérôme  accueillit 
donc  Piontkowski  comme  un  confident,  si  bien  qu'il  l'in- 
vita à  faire  venir  sa  femme  et  que,  de  Trieste,  il  l'envoya  à 
Rome,  près  de  Madame  Mère,  pour  négocier  d'elle  un  emprunt. 

Piontkowski  commença  par  réclamer  de  Madame  la  pension 
qu'il  prétendait  lui  avoir  été  accordée  par  l'Empereur;  et  il 
assure  qu'il  allait  l'obtenir  —  certains  témoignages  au  moins 
prouvent  qu'il  reçut  quelque  argent  —  puis,  dit-il,  sur  l'assu- 
rance que  lui  avait  donnée  Jérôme  qu'il  se  chargerait  de  son 
avenir,  il  se  consacra  entièrement  à  l'affaire  de  l'emprunt,  y 
réussit,  mais,  parla,  <(  se  fit  un  ennemi  irréconciliable  du  car- 
dinal Fesch  ». 

Jérôme  parait  l'avoir  gardé  fort  peu  de  temps,  mais  on  ignore 
pour  quelles  raisons  il  se  priva  de  ses  services.  Piontkowski 
revint  à  Rome,  renouvela   pour  lui-même  ses  demandes  à 


i 


54  LA     REVUE     DE     PARIS 

Madame,  sans  succès  cette  fois,  s'adressa  successivement  à 
tous  les  membres  de  la  famille  Bonaparte,  sans  obtenir  de 
subsides  que  de  la  comtesse  Caméra  ta;  puis  il  forma  des 
réclamations  près  des  exécuteurs  testamentaires  de  l'Empe- 
reur et,  là,  il  a,  grâce  aux  étranges  manœuvres  pratiquées 
près  des  arbitres  institués  pour  résoudre  toutes  les  questions 
litigieuses  soulevées  par  la  succession,  il  obtint  une  pension 
sur  les  fonds  ainsi  enlevés  aux  légataires;  mais  il  ne  s'en 
trouva  pas  content;  il  écrivit  en  effet  au  roi  Louis  :  «  Votre 
Majesté  me  dit  que  les  parents  de  l'Empereur  m'ont  fait 
obtenir  une  pension,  mais  celle  que  MM.  les  exécuteurs  tes- 
tamentaires m'ont  accordée  est  plutôt  une  indemnité  pour  les 
prétentions  que  j'ai  à  la  succession  de  l'Empereur  comme  offi- 
cier de  la  Garde  à  l'île  d'Elbe,  à  laquelle  Sa  Majesté  avait  légué 
plusieurs  millions,  mais  dont  les  fonds  seront  difficiles  à  réa- 
liser et  cette  pension  a  été  fixée  bien  avant  que  les  parents  de 
l'Empereur  aient  pu  s'intéresser  pour  moi,  comme  le  prouvent 
les  lettres  de  M.  le  grand  maréchal  comte  Bertrand  ». 

La  prétention  qu'élevait  Piontkowski  était  fondée  uniquement 
sur  le  livret  que  l'Empereur  lui  avait  fait  délivrer  à  Sainte- 
Hélène  ;  mais  il  tirait  des  termes  de  ce  livret  des  conséquences 
inattendues.  «  La  recommandation  de  l'Empereur,  écrit-il 
au  roi  Louis,  est  mon  livret  de  paye  par  lequel  Sa  Majesté 
engage  ses  parents  à  m'empioyer  ou  à  me  maintenir  dans  les 
appointements  du  grade  auquel  il  m'avait  élevé  à  cet  effet  et 
me  faire  compter  en  outre  une  gratification;  mais  il  n'est 
nullement  question  d'une  simple  gratification,  comme  on  l'a 
peut-être  mal  expliqué  à  Son  Altesse  Impériale  Madame  Mère, 
qui  croit  avoir  satisfait  aux  recommandations  de  l'Empereur 
en  m'accordant  une  gratification  de  laquelle  il  n'est  question 
qu'en  second  lieu,  le  principal  but  de  la  recommandation  étant 
l'emploi  ou  les  appointements.  » 

Après  des  espèces  de  menaces,  il  arrive  aux  prières  : 
((  Ayant,  dit-il,  perdu  une  fortune  considérable,  étant  en  butte 
aux  persécutions  continuelles  et  de  toute  espèce,  ayant  à  soi- 
gner une  femme  malade  depuis  cinq  ans,  que  puis-je  faire? 
Puis-je  renoncer  aux  droits  que  l'Empereur  m'a  donnés  et  qui 
sont  ma  seule  ressource?  Puis-je  y  renoncer  pour  frustrer  mes 
créanciers  et  laisser  périr  de  misère  ma  femme  qui,  étant  atta- 


UN     AVENTURIER     A     SAINTE-HELENE 


55 


quée  à  la  fleur  de  l'âge  d'une  cruelle  maladie,  n'a  que  quelques 
jours  à  vivre?  »  Et  il  se  restreint  alors  à  demander  un  secours  : 
«  En  renonçant  volontairement,  dit-il,  à  toutes  mes  préten- 
tions pour  le  passé,  le  présent  et  l'avenir,  je  me  borne  à  solli- 
citer une  seule  année  de  mes  appointements  pour  me  sauver 
du  désespoir  en  me  débarrassant  de  mes  créanciers  qui  exigent 
de  moi  avec  violence  une  cession  de  mes  prétentions,  ne  vou- 
lant pas  croire  que  j'ai  fait  toutes  les  démarches  possibles 
auprès  des  parents  de  l'Empereur,  et  pour  pouvoir  envoyer  ma 
femme  à  Paris  afin  d'y  réclamer  des  arriérés  qui  sont  assez 
considérables  pour  me  faire  exister  plusieurs  années  ». 

Piontkowski  n'avait  pris  le  parti  d'envoyer  sa  femme 
à  Paris  qu'après  avoir  vainement  sollicité  l'autorisation  d'y 
venir  lui-même.  Ainsi  avait-il  fait  une  première  demande  au 
début  de  182 3,  alléguant  la  santé  de  sa  femme,  le  besoin 
qu'elle  avait  de  l'air  natal,  les  intérêts  qu'il  avait  à  régler,  vu 
sa  brouille  avec  la  famille  Bonaparte.  Refusé  le  icr  février  i8îx3, 
il  a  formé  une  nouvelle  demande  en  182  4»  alléguant  «  les 
réclamations  qu'il  avait  le  droit  de  former  contre  les  héritiers 
de  Bonaparte  »;  refusé  encore,  il  envoie  en  i8a5  sa  femme 
qui,  ayant,  depuis  i8a3,  l'autorisation  «  de  passer  de  Rome 
en  France  pour  s'y  faire  soigner  d'une  fièvre  d'hydropisie  »  — 
obtient  à  Gex,  le  21  juin,  une  passe  provisoire  pour  Paris,  s'y 
installe,  se  proposant  d'y  rester  jusqu'au  printemps.  «  Tout 
dans  ses  alentours  annonce  l'opulence,  dit  une  note  de  police; 
elle  a  plusieurs  domestiques.  »  D'ailleurs  elle  voit  peu  de  monde, 
g  presque  tous  étrangers  »,  sauf  un  sieur  Chantepie  père  que 
la  police  surveille.  «  Elle  parait  avoir  beaucoup  de  fortune,  dit 
un  autre  observateur.  Elle  dit  être  venue  pour  soigner  sa  santé, 
quoiqu'elle  paraisse  bien  portante  et  que  son  genre  de  vie  ne 
soit  guère  celui  d'une  personne  malade.  )> 

En  effet,  elle  choisit,  pour  retourner  à  Rome,  le  mois  de 
décembre,  où  on  la  trouve,  le  20,  passant  au  Pont-de-Beau- 
voisin. 

Dès  1822  pour  le  moins,  M.  Italinski,  ministre  de  Russie 
à  Rome  (la  Russie  a  établi  en  181 6  une  légation  près  du 
Pape),  s'est  intéressé  près  de  l'empereur  Alexandre  pour  obtenir 
une  pension  à  Piontkowski.  Celui-ci  passe  en  quelque  façon 


56 


LA     REVUE     DE     PARIS 


sa  vie  près  de  M.  Italinski  et  du  prince  Nicolas  Ivanovitch 
Gagarin,  qui,  après  avoir  secondé  M.  Italinski  comme  con- 
seiller de  légation,  lui  succédera  comme  ministre  en  1827.  Il 
est  difficile  d'imaginer  sur  quels  motifs  l'empereur  Alexandre 
se  détermina  à  accorder  à  Piontkowski  une  pension  dont  le 
chiffre  dut  être  d'importance,  à  en  juger  par  la  vie  qu'il  mena 
depuis  lors,  mais  ce  fut  assurément  sur  l'insistance  d'Italinski 
et  de  Gagarin. 

Autorisé  en  1826  à  venir  en  France,  Piontkowski,  qui  se 
qualifie  ex-militaire,  voyage  avec  sa  femme,  une  dame  de  com- 
pagnie et  des  domestiques.  En  janvier  1827,  le  couple  va  en 
Angleterre  d'où  il  ne  revient  qu'en  mai;  il  passe  seulement  à 
Paris,  s'établit  à  Tours  où  il  loue  une  maison.  En  septembre 
Piontkowski  revient  à  Paris  :  il  vit  très  retiré,  dans  un  état 
de  gêne.  On  assure  «  qu'il  a  des  sommes  considérables  déposées 
par  Bonaparte  chez  M.  Laffitte  ».  Il  rentre  en  octobre  à  Tours  ; 
en  février  1828,  il  quitte  Tours  pour  Paris  où  il  prend  à  bail 
pour  5oo  francs  un  logement,  22,  rue  Neuve-Sainte-Croix,  qu'il 
meuble.  «  Il  attend  des  fonds  assez  considérables  de  la  vente 
de  ses  biens  en  Pologne.  Les  époux  paraissent  avoir  une  exis- 
tence indépendante  et  aisée  ;  ils  vivent  retirés.  »  En  juin,  départ 
pour  Bagnères-de-Luchon  ;  on  a  ordonné  les  eaux  à  madame 
Piontkowska.  Ils  retournent  à  Bagnères  en  juillet  1829,  munis 
cette  fois  d'un  passeport  diplomatique  :  Madame  Piontkowska 
y  meurt,  Piontkowski  rentre  à  Paris,  d'où,  en  décembre,  il 
fait  un  assez  court  voyage  en  Belgique  :  «  le  sieur  Piontkowski, 
rapporte  le  préfet  de  police  Mangin,  depuis  la  mort  de  la 
femme  qu'il  a  perdue  il  y  a  près  d'un  an  et  qu'il  faisait  voyager 
les  trois  quarts  de  l'année  pour  sa  santé,  n'a  plus  quitté  Paris 
que  pour  se  rendre  en  Belgique.  11  reçoit  fort  peu  de  monde, 
mais  il  voit  plusieurs  officiers  supérieurs  de  l'ancienne  armée, 
entre  autres  les  généraux  Flahaut  et  Bertrand.  Il  se  rend  assez 
souvent  dans  la  maison  de  santé  de  Tivoli  où  se  trouvent  deux 
Polonais  de  ses  amis,  qui  y  demeureut  pour  raison  de  santé.  » 
Survient  la  Révolution  de  juillet.  «  Elle  le  contraint,  dit  son 
biographe,  de  quitter  encore  un  pays  qu'il  aimait  :  ordre  de 
l'empereur  Nicolas.  »  Dès  lors  commence  une  vie  de  vagabon- 
dage où  il  est  difficile  de  le  suivre.    C'est  d'abord  Genève, 
où   il   se   remarie,    paraît-il,   et  où   il   passe    deux    années; 


r 


UN     AVENTURIER     A     S  AINTE-HÉ  LÈN  E  5*] 

puis  Manheim,   puis  Ratisbonne  où  il  se  fixe.  Il  y  meurt  le 
i"  mai  1849. 

Piontkowski  n'a  laissé  aucune  relation  de  son  séjour  à  Sainte- 
Hélène.  Il  a  donné  la  raison  de  cette  abstention  dans  des  lettres 
qu'il  écrivit  à  Aimé  Martin,  avec  lequel  il  semble  avoir  été  fort 
lié.  «  Ce  qu'il  pourrait  dire  est  trop  odieux,  car  il  ne  pour- 
rait peindre  la  vraie  situation  de  l'Empereur  qu'en  entrant 
dans  des  détails  trop  scandaleux  sur  les  ennuis  dont  il  était 
abreuvé  dans  son  intérieur,  qui  lui  rendaient  plus  difficile  la 
conduite  de  sa  maison  que  jadis  le  gouvernement  de  l'Empire.  » 
Si,  pour  cette  unique  fois,  Piontkowski  avait  eu  le  dessein  de 
dire  la  vérité,  il  se  fût  fait  des  ennemis  puissants  et  nombreux, 
car  il  eût  attaqué  une  légende  patiemment  construite  dont 
dépendaient  l'honneur  et  la  carrière  de  ceux  qui  l'avaient  édi- 
fiée et  il  eût  compromis  sans  doute  la  pension  que  les  exécu- 
teurs testamentaires  de  l'Empereur  lui  avaient,  comme  on  a 
vu,  accordée,  sans  qu'il  y  eût  d'autre  titre  que  son  silence. 


Sur  cette  énigmatique  figure  qui  traversa  un  instant  le 
drame  de  Sainte-Hélène,  comme  pour  y  porter  la  note  comique 
inséparable  de  toute  action  humaine,  sera-t-on  jamais  fixé? 
Tout  ce  que  Piontkowski  raconte  de  lui-même  —  ou  presque 
tout  —  est  mensonge;  son  origine  est  aussi  mystérieuse  que 
son  nom  même  est  peu  sûr;  sa  vie  échappe  jusqu'au  moment 
où  il  arrive  à  l'île  d'Elbe  ;  nul  ne  sait  pourquoi  il  est  venu  à 
Sainte-Hélène,  ni  qui  l'y  a  envoyé.  N'est-il  qu'un  comte 
d'industrie?  Est-il  espion?  Est-il  dévoué  jusqu'au  fanatisme 
et  a-t-il,  par  ses  importunités,  vaincu  la  froideur  britannique? 

Sa  femme,  qu'est-elle?  La  maîtresse  de  quelque  Anglais 
puissant  qui  a  voulu  lui  assurer  un  nom  et  un  état,  puis  s'est 
débarrassé  du  mari  en  l'envoyant  à  Sainte-Hélène?  Pourtant,  la 
fortune  qu'elle  a  faite  est  médiocre  pour  une  aussi  jolie  femme. 

Pourquoi  cette  pension  de  la  Russie?  S'il  fut  un  agent  russe 
à  Sainte-Hélène,  ses  rapports  se  retrouveraient;  Lieven  aurait 
su  quelque  chose  de  lui.  Qui  sait?  Peut-être  cette  pension,  rien 


58  LA     REVUE     DE     PARIS 

autre  chose  qu'un  bienfait  de  l'empereur  Alexandre,  envers 
celui  qu'on  lui  a  présenté  comme  un  brave  soldat,  un  serviteur 
fidèle  jusqu'au  martyr. 

L'explication  la  plus  simple,  et  peut-être  la  vraie,  serait 
qu'on  se  trouve  en  présence  d'un  de  ces  simulateurs  de  nais- 
sance, qui  font  à  ce  point,  dans  leur  vie,  alterner  le  men- 
songe avec  la  vérité,  les  événements  qu'ils  imaginent  avec  ceux 
auxquels  ils  ont  assisté,  qu'ils  n'arrivent  plus  à  distinguer  les 
uns  des  autres;  leur  existence  s'écoule  ainsi  dans  un  rêve  que 
traversent  ça  et  là  des  réalités  dont  ils  sont  inconscients.  Tout 
est  faux  de  la  personnalité  qu'ils  se  sont  faite,  mais  ils  peuvent 
croire  qu'elle  est  réelle;  la  puissance  de  mensonge  qu'ils  ont 
naturellement  peut  s'égarer  même  sur  les  autres,  en  obtenir  ce 
qu'ils  n'accorderaient  à  personne.  Cette  puissance,  chezPiont- 
kowski,  ne  produit  point  des  actes  notoirement  malhonnêtes. 
Point  de  dettes,  point  d'escroqueries  caractérisées  que  signalent 
les  polices,  toutes  attentives  et  éveillées  à  ses  actes.  Certes  il 
vit  des  titres,  des  grades  et  des  décorations  qu'il  usurpe  et  des 
récits  qu'il  imagine  ;  il  côtoie  à  tout  instant  les  peines  correc- 
tionnelles; mais,  s'il  se  pare  d'un  crédit  qu'il  n'a  point,  on  ne 
relève  point  de  plaintes  d'individus  qu'il  ait  lésés  et  l'on  peut 
croire  qu'il  s'est  contenté  d'escroquer  des  gouvernements.  Quoi 
qu'il  en  soit,  il  paraît  bien  difficile  qu'on  arrive  sur  lui  à  la 
vérité  :  si  l'on  trouve  de  Piontkowski  une  sorte  de  confession, 
elle  ne  pourra  être  que  mensongère,  comme  est  sa  biographie. 

Si  on  parvient  à  découvrir  d'où  il  vient  et  où  il  a  passé 
avant  d'arriver  à  l'île  d'Elbe,  le  départ  pour  Sainte-Hélène,  le 
mariage,  le  rappel,  resteront  toujours  incompréhensibles.  Et 
c'est  un  agacement  de  rencontrer,  dans  ces  jours  tragiques,  ce 
fantoche  mystérieux  qui  couvre  son  secret  —  peut-être  si 
médiocre  !  —  de  cette  inépuisable  imagination  de  mensonges. 


FREDERIC    MASSON 


HIÈN   LE    MABOUL' 


XIV 

lliên  se  retourna.  L'hôpital  de  Cho-Quan  effaçait  entre  les 
manguiers  son  toit  couleur  de  brouillard  ;  une  cloche  sonnait 
à  petits  coups  étouffés  et  grêles  :  —  la  visite  du  matin.  —  Hiên 
ta  ta  sous  son  veston  les  papiers  qui  affirmaient  sa  liberté  recon- 
quise;   il  les  sortit  de  sa  poche,  les  compta,   les  recompta  : 
feuille  de  route,   exeat,   certificats  attestant   que  le  tirailleur 
Phàm-vân-Hiên,  définitivement  guéri  du  «béribéri  »,  était  ren- 
voyé  de  l'hôpital  de  Cho-Quan  et  dirigé  sur  sa  garnison  du 
Cap-Saint-Jacques.  Il  referma  son  veston  et  respira  :  ce  soir, 
il  retrouverait  May  et  l'Aïeul.  Il  regarda  une  dernière  fois  les 
toits  gris  de  sa  prison  et  se  mit  en  marche,  à  grandes  enjam- 
bées, sur  la  route  de  Saigon. 

11  avait  plu  à  l'aube  :  les  ornières  achevaient  de  boire  des 
flaques  d'eau  pourpres,  les  volubilis  penchaient  leurs  clochettes 
alourdies  le  long  des  haies  lavées  et  rajeunies.  Les  aréquiers 
redressaient  leurs  plumets  trempés;  les  fleurs  de  frangipa- 
nier  rouvraient  leurs  corolles  enroulées  en  conques;  les  moi- 
neaux guillerets  chantaient  dans  les  buissons  de  petits  hymnes 
au    soleil   reparu.    Hiên   baigna  dans   le   gazon   humide   des 

i.  Puhlished  November  first,  nineteen  hundred  and  eight.  Privilège  o\ 
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t  hird.  nineteen  hundred  and  five,  hy  <:almaxx-lé  v  y  . 

Voir  la  Bévue  des  ier  et  10  octobre. 


6o 


LA     REVUE     DE     PARIS 


accotements  ses  pieds  souillés  de  boue  et  gambada  comme  un 
poulain  échappé. 

Avec  une  âpre  allégresse  de  convalescent,  il  se  remémora  ces 
quatre  semaines  de  maladie  et  de  captivité.  Au  lendemain  de 
ses  fiançailles,  il  avait  été  saisi  d'un  mal  bizarre  :  ses  jambes 
et  ses  bras  avaient  enflé  au  point  qu'il  ne  pouvait  plus  se  tenir 
debout  ni  remuer  les  mains.  Le  docteur  du  Gap  l'avait  déclaré 
atteint  de  «  béribéri  »  et  Hiên  avait  tremblé,  car  les  méde- 
cins d'Europe  ne  savent  pas  soigner  ce  mal  étrange  et  peu 
étudié,  dont  la  cause  même  est  ignorée.  A  tout  hasard,  on  lui 
avait  appliqué  le  thermo-cautère  sur  la  poitrine  et  dans  le 
dos,  sans  autre  résultat  que  de  lui  arracher  des  hurlements  de 
douleur;  on  l'avait  bourré  de  viande  et  de  riz,  et  ce  traitement, 
qui  l'enchantait,  l'avait  seulement  fait  grossir  encore;  —  et  l'on 
ne  put  savoir  si  cet  accroissement  d'embonpoint  était  dû  au 
béribéri  ou  simplement  au  régime  suivi. 

Finalement  on  l'avait  expédié  à  l'hôpital  de  Gho-Quan,  où, 
pendant  un  mois,  les  docteurs  avaient  expérimenté  sur  lui  une 
série  de  systèmes  ingénieux.  Convaincu  qu'il  allait  mourir 
dans  cette  grande  maison  triste  où  l'on  parlait  à  voix  basse,  où 
l'on  entendait  gémir  les  patients  et  soupirer  les  agonisants,  où 
les  infirmiers  indigènes,  ses  compatriotes,  prélevaient  réguliè- 
rement les  meilleures  portions  de  ses  repas,  il  pleurait  sa  fiancée 
et  son  maître. 

Maigrit-il  de  chagrin  ou  plutôt  guérit-il  subitement?  Mys- 
tère I  En  tout  cas,  il  se  retrouva,  certain  jour,  dégonflé  et 
normal,  le  pouls  régulier,  et  les  médecins  triomphèrent  de 
cette  cure  inattendue.  On  le  garda  encore  pendant  une 
semaine  en  observation,  et,  comme  il  enflait  d'autant  moins 
qu'il  ne  mangeait  pas  à  sa  faim,  on  le  libéra. 

Et  c'est  ainsi  que,  ce  matin  de  mai,  il  se  trouvait  déambuler 
sur  la  route  de  Cho-Quan  à  Saigon  et  recueillir  les  dernières 
gouttes  laissées  par  l'averse  sur  les  manguiers. 

La  ville  était  proche.  Hiên  s'épouvanta  de  son  immensité  et 
de  son  mouvement,  qu'il  n'avait  pu  soupçonner  un  mois  aupa- 
ravant, enfermé  qu'il  était  dans  un  fourgon  d'ambulance.  Les 
cris  des  «  coolies  pousse-pousse  »  tirant  leurs  petits  véhicules 
à  roues  caoutchoutées,  des  cochers  de  ce  malabars  »  accrochés 


HIÊN     LE    MABOUL  6l 

aux  brancards  de  leurs  voitures  à  caisse  étroite  et  décorée  de 
fleurs  grossières,  les  appels  des  Chinois  vendeurs  de  soupe  au 
vermicelle,  des  marchandes  de  poisson,  —  tout  ce  bourdon- 
nement formidable  du  quartier  indigène  lui  emplissait  les 
oreilles  et  l'étourdissait. 

Coudoyé  rudement  et  bousculé,  il  allait  d'ahurissement  en 
ahurissement,  tantôt  en  arrêt  devant  les  jambières  grenat  et 
le  chapeau  démesuré  d'un  policier  annamite,  tantôt  saisi 
d'inquiétude  au  passage  d'un  Chetty  barbouillé  de  chaux  et 
les  narines  plaquées  d'or,  tantôt  suivant  d'un  œil  rond  les 
chevaux  australiens,  minces  et  géants,  tenus  en  main  par  de 
minuscules  boys.  Il  admira,  figé  sur  le  trottoir,  les  robes  de 
velours,  les  colliers  de  grains  d'or,  les  mules  brodées  des 
congaï  qui  évoluaient,  ondulant  de  la  croupe  et  balançant 
prétentieusement  les  bras  :  la  splendeur  de  ces  belles  dames 
l'émut  plus  que  leurs  œillades,  auxquelles  il  ne  prit  garde. 

De  longues  théories  de  fillettes,  trottinant  entre  leurs  paniers 
de  paddy,  formaient  sur  la  chaussée  des  processions  de  che- 
nilles bigarrées.  Des  garçons  mal  peignés,  assis  au  seuil  de 
maisons  basses,  faisaient  des  signes  que  Hièn  ne  comprit  pas  et 
leurs  rires  aigus  de  filles  l'exaspérèrent. 

Au  pied  d'un  réverbère,  des  tirailleurs,  accroupis  sur  les 
escabeaux  d'un  restaurant  improvisé,  buvaient  du  thé  :  il  leur 
demanda  son  chemin.  Il  but  du  thé  avec  eux  et  causa  :  ses 
nouveaux  camarades  l'informèrent  que  la  chaloupe  du  Cap- 
Saint-Jacques  ne  partait  pas  avant  onze  heures  et  qu'il  pouvait, 
sans  crainte  de  manquer  le  départ,  passer  un  moment  avec 
eux.  Ils  lui  apprirent  des  choses  étonnantes  sur  Saigon,  sur 
Cho-Len.  La  naïveté  infinie  de  ce  provincial  les  confondait; 
mais,  comme  il  avait  payé  déjà  plusieurs  tournées,  ils  lui 
celèrent  soigneusement  leur  dédain  :  on  se  sépara  bons  amis, 
après  avoir  décliné  ses  noms  et  ses  numéros  matricules  et 
s'être  promis  à  plusieurs  reprises  de  se  revoir. 

Hiên  descendit  la  rue  Catinat,  le  cœur  battant  de  stupé- 
faction et  de  ravissement.  Il  s'attardait  aux  devantures  des 
magasins  où,  derrière  des  comptoirs  débordants  de  soieries, 
de  dentelles,  d'étoffes,  d'objets  de  toutes  sortes  et  de  toutes 
formes  et  dont  il  ne  soupçonnait  point  l'usage,  trônaient  des 
messieurs  chauves  et  barbus  et  des  demoiselles  pâles  à  l'air 


02  LA     REVUE     DE     PARIS 

arrogant  et  méchant.  D'autres  messieurs  barbus  et  d'autres 
demoiselles  aux  figures  pâles  émergeant  de  robes  flottantes  et 
molles  le  frôlaient,  et  il  s'écartait  précipitamment,  redoutant 
quelque  coup  de  canne  et  fuyant  le  regard  dur  des  yeux  fixes . 

Des  grincements  d'archet  l'attirèrent  :  debout  entre  les 
baies  de  la  véranda,  les  pseudo-tziganes  de  l'Hôtel  Insu- 
laire massacraient  une  quelconque  «  marche  de  Rakoczy  ».  Il 
admira  franchement  leurs  dolmans  garance  à  brandebourgs 
noirs,  mais  leur  musique  lui  parut  singulièrement  barbare  et 
criarde  et,  s'étant  risqué  à  gravir  la  première  marche  du  large 
escalier  de  briques,  il  constata  que  le  chant  des  violons 
semblait  plonger  les  rares  consommateurs  dans  un  accable- 
ment profond.  Des  domestiques  chinois  le  menacèrent  de  leurs 
serviettes  :  il  s'enfuit  à  toutes  jambes  et  se  réfugia  derrière  la 
haie  des  pousse-pousse  qui  appuyaient  au  trottoir  leurs 
brancards  ornés  de  cuivre. 

Il  reprit  sa  promenade,  poursuivi  par  les  piaulements 
saccadés  de  l'orchestre.  A  la  terrasse  d'un  café,  des  officiers 
en  tuniques  blanches  buvaient  dans  des  verres  embués  des 
liqueurs  multicolores.  Des  joueurs,  assemblés  autour  d'un 
tapis  vert,  manipulaient  avec  violence,  et  d'un  air  furieux,  de 
petits  rectangles  de  carton  enluminés  :  Hiên  consacra  un  bon 
quart  d'heure  à  surveiller  leur  partie  avec  des  yeux  agrandis 
par  l'étonnement.  Entre  les  tables  de  marbre  s'insinuaient  des 
marchands  de  journaux,  garçons  impudents  à  faces  glabres 
sous  les  casquettes  de  drap  bleu  foncé,  des  bouquetières, 
toutes  petites  filles  qui  offraient  des  roses  et  des  œillets  avec 
des  mines  effrontées  de  rôdeuses. 

Plus  loin,  les  mêmes  personnages  faisaient  des  gestes  iden- 
tiques aux  terrasses  de  cafés  pareils.  Puis  les  boutiques  chinoises 
ouvraient  sur  la  rue  leurs  échoppes  sales  et  puant  l'opium  ;  des 
rotiniers  tressaient  des  chaises  longues  et  des  fauteuils,  des 
ébénistes  vernissaient  des  armoires  de  bois  jaune;  des  tailleurs 
pesaient  de  leurs  pieds  nus  sur  les  pédales  rouillées  de 
machines  à  coudre  préhistorisques  ;  des  bijoutiers  fignolaient, 
à  coups  de  marteau,  des  dragons  à  crinière  hirsute  sur  des 
manches  d'ombrelle. 

Enfin  ce  fut  le  port.  Un  tramway  à  vapeur  passa  en  toussant, 
sifflant,  crachant  de  la  vapeur  et  de  la  fumée,  et  Hiên,  ma! 


r 


HIÈN     LE     MABOUL  63 

initié  encore  à  toutes  les  merveilles  de  la  civilisation,  crut  à 
quelque  invention  de  mauvais  esprits.  Le  monstre  disparu,  il 
se  rassura  et  s'orienta  entre  les  barils,  les  sacs  et  la  ferraille 
qui  encombraient  le  quai. 

La  multitude  des  chaloupes,  vedettes,  paquebots,  cargo- 
boats  amarrés  au  ras  des  appontements  l'épouvanta.  Un  coolie 
obligeant  lui  indiqua  la  chaloupe  du  Gap.  Un  élégant  com- 
missaire, chaussé  d'escarpins  vernis  qui  laissaient  voir  des 
chaussettes  à  pois,  prit  sa  feuillle  de  route  avec  des  airs  dégoûtés 
de  percepteur  recevant  les  impôts  d'un  vulgaire  contribuable. 
Moyennant  cette  formalité,  le  tirailleur  fut  autorisé  à  se  choisir 
une  place  sur  le  pont. 

U  n'arriva  pas  sans  difficulté  jusque-là  :  l'entrepont  était 
semé  d'obstacles  de  toute  nature,  —  ballots  de  coton,  meubles, 
paniers  de  poissons,  rails,  traverses,  caisses  de  cartouches.  — 
Au  bord  d'un  trou  noir,  des  matelots  annamites,  suants  et  hur- 
lants, manœuvraient  des  treuils  à  bras  qui  déroulaient  avec  un 
tapage  insupportable  des  chaînes  graisseuses.  Des  commis- 
sionnaires allaient  et  venaient,  ployés  en  deux  sous  d'énormes 
malles  dont  les  angles  heurtaient  brutalement  les  infortunés 
passagers.  Des  femmes  embarrassées  d'enfants  pleurards  et 
débottés  laquées  se  querellaient  autour  de  l'échelle  qui  menait 
tu  spardeck.  Elles  s'effacèrent  pour  livrer  passage  à  deux  gros 
fonctionnaires  européens,  et  Hiên  s'élança  dans  le  sillage  tracé 
par  les  amples  dolmans. 

Parvenu  enfin  sur  le  pont,  il  élut  domicile  près  du  bastin- 
gage et,  déposant  sa  musette,  poussa  un  profond  soupir  de 
soulagement.  La  rivière  de  Saigon  étalait  ses  eaux  jaunes  entre 
le  quai  planté  de  tamariniers  et  les  rizières  de  la  rive  gauche 
que  bordaient  des  aréquiers,  des  bananiers  et  des  lataniers  et 
où  les  buffles  paissaient.  Jusqu'à  l'horizon,  que  fermaient  des 
montagnes  grises,  des  voiles  de  rotin  cheminaient  entre  les 
palmiers  et  les  palétuviers  sur  d'invisibles  arroyos.  Contre  les 
berges,  où  s'écoulaient  des  ruisseaux  boueux,  de  misérables 
cabanes  étaient  plantées  sur  quatre  pieux  ou  flottaient  sur  des 
radeaux  de  bambous. 

L'autre  rive  était  plus  exclusivement  européenne  :  les  cales 
de  l'arsenal  penchaient  leurs  toits  d'ardoise  auprès  de  formi- 
dables tas  de  charbon  et  de  briquettes;  les  torpilleurs  salis, 


64 


LA     REVUE     DE     PARIS 


les  contres-torpilleurs  blancs,  souillés  de  suie,  les  canonnières 
couleur  de  rouille,  les  croiseurs  pavoises  de  chemises  et  de 
pantalons  mouillés,  les  vieux  cuirassés  transformés  en  pontons 
et  coiffés  de  paillotes,  retentissaient  de  coups  de  sifflet,  de 
heurts  de  marteaux,  de  sonneries  de  clairons.  Des  vedettes 
s'essoufflaient,  remorquant  des  chalands  de  tôle  rouge  ;  des 
canots  croisaient  des  sampans  pilotés  par  des  matelots  anna- 
mites et  portant  sur  des  pavillons  multicolores  des  noms  de 
navires  ou  des  numéros  d'ordre.  La  flottille  des  Messageries 
Fluviales  égrenait  ensuite  les  cheminées  noires  de  ses  cha- 
loupes. 

Hiên  le  Maboul,  accroupi  contre  le  bastingage,  s'étonnait 
des  paquebots  géants  qui  le  regardaient  par  les  trous  sombres 
des  hublots  :  «  affrétés  »  massifs,  courriers  effilés,  cargo-boats 
trapus.  A  perte  de  vue,  les  steamers  étaient  amarrés  sur  deux 
files,  —  allemands,  japonais,  américains,  anglais,  russes,  chi- 
nois; —  au  loin,  les  navires  arrivant  s'annonçaient  par  des 
panaches  de  fumée  noirâtre. 

Dans  la  clarté  blanche  du  soleil,  —  qui  avivait  le  vert  tendre 
des  feuilles  neuves,  l'ocre  déteint  des  toits  de  paille,  la  pourpre 
des  flamboyants  en  fleurs,  les  bronzes  des  lisses  et  l'acier 
bleuissant  des  canons,  —  l'énorme  port  vivait  et  haletait  à  côté 
des  rizières  paisibles  jalonnées  de  palmiers  et  peuplées  de 
buffles. 


* 


A  chaque  instant,  des  passagers  nouveaux  émergeaient  du 
capot  sur  le  pont.  Hiên  perçut  le  cliquetis  d'une  baïonnette  : 
il  se  retourna  et  reconnut  Phuc,  son  ancien  ennemi,  qui  grim- 
pait à  son  tour  l'échelle,  gêné  par  son  mousqueton,  par  sa 
couverture  roulée,  son  «  coupe-coupe  »,  sa  petite  marmite  de 
cuivre,  tout  l'équipement  enfin  d'un  tirailleur  en  tenue  de 
campagne.  Sur  ses  talons,  une  femme  noiraude,  courte  et 
râblée  comme  lui,  portait  la  caisse  classique  et  réglementaire, 
des  nattes,  des  ombrelles,  des  paniers  de  provisions  où  réson- 
naient des  vaisselles. 

—  Par  icil  par  ici!  —  clama  Hiên. 


HIÊN     LE     MABOUL  65 

—  Bonjour!...  Aide-moi  à  me  débarrasser  et  à  débarrasser 
ma  femme. 

Ils  s'installèrent  contre  le  bastingage  et,  s'étant  assis  sur 
une  natte,  causèrent  en  camarades  enchantés  de  se  retrouver. 
Phuc  venait  d'achever  un  stage  d'infirmier  au  camp  des  Mares  ; 
il  compatit  au  récit  que  lui  fit  Hiên  de  ses  souffrances.  La  grosse 
fille  noire  les  écoutait  en  clignant  ses  petits  yeux  bridés  et  en 
mâchant  bruyamment  une  feuille  de  bétel. 

—  Ouil  je  me  suis  marié,  —  expliqua  Phuc.  —  Mon  stage 
fini,  j'ai  obtenu  une  permission  de  quinze  jours  et  je  suis  allé 
dans  mon  village.  J'y  ai  trouvé  cette  honnête  fille  que  je  con- 
naissais depuis  des  années  et  qui  m'attendait,  paraît-il;  et  nous 
nous  sommes  mariés. 

La  mangeuse  de  bétel  ouvrit  une  large  bouche  saignante,  où 
luisaient  des  dents  laquées,  et  rit  silencieusement. 

—  J'étais  un  peu  fou  autrefois,  —  confessa  Phuc;  —  ima- 
gine-toi que  cette  petite  sotte  de  May  m'avait  séduit,  avec  ses 
allures  de  fille  de  mandarin,  avec  ses  yeux  méchants,  avec  ses 
tuniques  de  soie...  Je  l'aurais  épousée,  ma  foil  j'aurais  fait 
cette  bêtise  !.. .  Hein?  me  vois-tu  accouplé  avec  cette  pim- 
bêche?... Quoi?  Qu'est-ce  que  tu  dis? 

—  Je  né  dis  rien  ! 

—  Je  plains  son  mari.  Pendant  que  monsieur  suera  sur  la 
place  d'exercice,  madame  ira  promener  devant  l'Hôtel  OUivier 
ses  robes  neuves  et  ses  attitudes  languissantes.  Le  premier 
Tenu  qui  lui  montrera  une  piastre  la  verra  nue  sous  sa  mous- 
tiquaire. Un  beau  jour,  du  reste,  elle  filera  le  parfait  amour 
avec  un  Français,  qu'elle  trompera,  mais  qui  lui  donnera  de 
l'argent  et  des  bijoux.  Cependant  son  mari  se  lamentera... 
Nous  autres,  on  s'aime  solidement  la  nuit,  et,  le  matin,  on  se 
moque  bien  d'avoir  une  robe  trouée;  n'est-ce  pas,  Thi-Sao? 

—  Oui,  frère  aîné  ! 

Le  joyeux  Phuc  pinça  vigoureusement  la  cuisse  rebondie 
de  son  épouse,  qui  tendait  le  pantalon  luisant,  et  conclut  : 

—  Les  gens  avisés  épousent  des  Thi-Sao  ;  May  est  pour  les 
imbéciles. 

—  Je  suis  fiancé  à  May  depuis  six  semaines,  —  dit  humble- 
ment Hiên. 

—  Tu  es....  Ah!  —  fit  l'autre,  abasourdi. 

i*r  Novembre  1908.  5 


66  LA     REVUE      DE     PARIS 

Il  devint  subitement  muet,  car  c'était  un  bon  garçon,  un  peu 
étourdi  seulement;  et  l'énorme  impair  qu'il  venait  de  com- 
mettre le  consternait.  La  placide  Thi-Sao,  que  l'incident  n'avait 
nullement  troublée,  offrit  aux  tirailleurs  une  chique  de  bétel, 
et  tous  trois  mastiquèrent  sans  mot  dire.  Près  d'eux,  les  autres 
passagers  s'étaient  casés  pareillement  par  groupes  entassés  sur 
des  nattes. 

La  chaloupe,  prête  au  départ,  vomissait  de  la  fumée  et  s'en- 
tourait de  jets  de  vapeur;  elle  siffla  longuement,  à  plusieurs 
reprises,  lâcha  ses  amarres,  comme  à  regret,  et  fila,  remuant 
des.  tourbillons  de  vase. 

Penché  sur  l'eau  boueuse,  Hiên  avait  froid  au  cœur.  Les 
paroles  de  Phuc,  les  paroles  de  l'Aïeul  seraient-elles  vérifiées, 
un  jour?  Se  pourrait-il  que  May,  si  jolie,  si  fine,  livrât  son 
petit  corps  pour  de  l'argent?...  Comment  pouvait-on  lire  dans 
ses  yeux  immobiles  la  prédiction  d'un  tel  avenir?...  Serait-il 
seul  aveugle,  lui,  Hiên?  Le  doute  entra  dans  son  âme  pour  la 
première  fois  et  toute  sa  joie  du  retour  fut  empoisonnée. 

Phuc  lui  tendit  une  cigarette  et  demanda,  brusquement 
soucieux  : 

—  As-tu  reçu  des  nouvelles  de  la  compagnie,  à  l'hô- 
pital ? 

—  Non,  —  répondit  Hiên,  — je  n'ai  vu  personne. 

—  Le  bruit  a  couru,  aux  Mares,  d'un  nouveau  départ  de 
l'Aïeul.  C'est  un  tirailleur  libéré  qui  en  parlait.  Tu  ne  sais 
rien  à  ce  propos  ? 

—  Rien  î 

Ils  échangèrent  un  regard  inquiet.  Tous  deux  avaient  la 
même  pensée  :  l'Aïeul  parti,  Pietro  redevenait  le  maître  et  la 
vie  d'enfer  recommençait.  Tous  deux  frémissaient  à  l'évocation 
du  tyran,  mais  Hiên  se  sentait  plus  -particulièrement  menacé. 
L'Aïeul  l'avait  arraché  au  bourreau,  l'avait  réconforté  et  relevé, 
avait  protégé  ses  amours  :  allait-il  retomber  dans  ses  ténèbres, 
recevoir  encore  des  injures  et  des  coups,  être  comme  jadis, 
aux  yeux  de  sa  fiancée,  le  pantin  ridicule  et  bafoué  dont  elle 
riait?...  Ce  mariage,  que  l'Aïeul  avait  préparé,  se  ferait-il?... 
Les  rizières  inondées,  étincelant  au  soleil  de  midi,  lui  parurent 
soudain  sombres  et  désolées. 


HIÊN     LE    MABOUL  67 

Son  camarade,  qui  n'était  point  accoutumé  aux  longs  cha- 
grins, prononçait  des  paroles  encourageantes  : 

—  Le  tirailleur  libéré  n'assurait  rien  ! . . .  Ce  sont  de  simples 
racontars...  Ne  te  frappe  pas,  frère  aîné!  Nous  apercevrons 
l'Aïeul  sur  l'appontement,  tout  à  l'heure... t 

Sa  face  réjouie  affirmait  sa  confiance  inébranlable  dans  les 
événements. 

—  Puisses-tu  dire  vrai  !  —  répondit  la  voix  dolente  de  Hiên. 
Et  l'espoir  tenace  lui  rendit  la  gaieté.  Entre  les  paillotes  de 

la  rive,  des  coqs  de  pagode  voletaient  gauchement,  leur  queue 
rousse  pendante;  le  museau  lustré  d'une  loutre  émergeait 
parmi  les  herbes  flottantes  et  plongeait  de  nouveau  dans  la 
yase.  Des  canards  à  plumage  gris  fer  nageaient  de  conserve 
contre  le  courant  :  au  bruit  de  l'hélice,  ils  allongèrent  leurs 
têtes  plates,  où  luisaient  les  yeux  méfiants,  et  filèrent  comme 
un  essaim  de  flèches,  égratignant  de  leurs  pattes  l'eau  bour- 
beuse. Des  tourterelles  roucoulaient  dans  les  touffes  de  bambou  ; 
des  singes  exécutaient  des  pirouettes  dans  les  palétuviers... 
Hién  se  rasséréna  définitivement  au  spectacle  de  la  vie  grouil- 
lante dans  la  lumière  immobile. 

Les  berges  s'éloignèrent.  Le  clapotis  capricieux  et  saccadé 
du  fleuve   devint  la  houle   large  et  régulière  de  l'estuaire.  | 

La  chaloupe  côtoya  les  pentes  raides  du  massif  de  Ganh-Ray  ,  •>> 

qui  dévalaient  vers  des  roches  noires  chevelues  d'algues 
glauques,  et  la  baie  des  Cocotiers  apparut,  avec  ses  villas 
blanches  noyées  dans  le  feuillage  des  frangipaniers.  Thi-Sao 
repliait  les  nattes.  L'ancre  dévida  sa  chaîne  goudronnée  qui 
cogna  la  tôle. 

Les  deux  camarades  cherchaient  en  vain  sur  l'appontement 
le  casque  de  l'Aïeul.  Dans  le  canot  vert  qui  se  hâtait  vers  la 
coupée,  des  tirailleurs  se  courbaient  sur  les  rames.  A  l'appel  èt| 

de  Hiên,  ils  levèrent  la  tête.  \ 

—  Nho,  —  demanda  Hiên,  haletant,  —  où  est  l'Aïeul? 
ftho  montra  du  doigt  les  montagnes  de  Baria,  qui  s'estom- 
paient à  l'horizon  envahi  par  la  brume  : 

—  L'Aïeul  est  parti,  —  dit-il  d'une  voix  morne. 
La  nuit  sembla  submerger  la  baie  violette. 


68  LA     REVUE     DE     PARIS 


XV 


—  Oui,  l'Aïeul  est  parti,  —  répéta  le  sergent  Gang  en  branlant 
la  tête.  —  Il  est  parti,  parti  sur  une  dépêche  reçue  de  Saïgon, 
sans  avoir  pu  même  nous  dire  deux  mots  d'encouragement, 
sans  nous  avoir  revus.  Bèp-Thoï  a  bouclé  ses  caisses,  bourré 
sa  musette,  et  tous  deux  sont  rentrés  dans  la  grande  forêt 
d'Annam,  et  personne  ne  sait  quand  ils  reviendront...  Le  soir, 
le  sous-lieutenant  est  venu  prendre  le  commandement  de  la 
compagnie.  L'adjudant  est  maître;  la  terreur  règne...  Tu 
aurais  mieux  fait,  mon  garçon,  de  rester  à  l'hôpital  :  ici  on 
souffre. 

Il  caressa  sa  barbiche  blanche  et  regarda  la  porte  avec  des 
yeux  graves  qui  semblaient  retenir  des  larmes.  Dehors,  dans 
la  nuit  chaude  et  gémissante,  l'averse  ruisselait  sur  le  toit  de 
paille  et  tintait  sur  les  feuilles  mortes.  La  mer  geignait  entre  les 
galets  de  la  jetée.  Une  rafale  souleva  l'auvent  de  latanier, 
jeta  quelques  larges  gouttes  d'eau  sur  la  terre  battue  où 
rôdaient  les  cancrelats,  coucha  la  flamme  fumeuse  du  quinquet 
posé  devant  l'autel  des  ancêtres  :  derrière  sa  moustiquaire 
violette,  May  se  retourna  et  soupira  doucement. 

—  Mauvaise  nuit!  —  murmura  Thi-Bay;  —  les  malins 
esprits  errent  dans  la  tempête  ;  les  morts  délaissés  se  plaignent 
et  menacent. 

Elle  alluma  un  bâtonnet,  le  planta  dans  un  vase  sacré  empli 
de  sable,  et  l'encens  fuma  devant  les  lotus  artificiels  et  mangés 
par  les  vers.  Les  doigts  osseux  de  la  vieille  femme  se  joignirent 
et  son  échine  se  plia  en  deux,  sous  l'œil  ironique  des  bouddhas 
ventripotents  et  roses  peints  sur  les  panneaux  de  papier.  D'une 
case  voisine  venaient  des  sons  de  clochettes.  La  bourrasque 
continuait  d'ébranler  les  chevrons.  Cang  se  lamenta  : 

—  Le  sous-lieutenant  ne  sait  pasl  II  est  jeune;  l'adjudant 
lui  a  dit  que  nous  étions  fourbes,  sournois,  méchants, 
que  lui  seul,  Pietro,  savait  se  faire  craindre  et  obéir  :  il  l'a 
cru...  A  quoi  bon  réclamer?  Le  sous-lieutenant  est  aveugle  et 
sourd...  La  vie  n'est  pas  drôle,  mon  fils  I 

—  Mais  qui  dirige  les  travaux  du  nouveau  camp?  —  inter- 
rogea Iliên. 


HIÉN     LE     MABOUL  69 

—  Personne!  les  travaux  sont  interrompus;  ton  wagon  se 
rouille  dans  un  coin  de  la  rizière. 

—  Que  fait-on,  alors? 

—  L'exercice,  parbleu!  Du  matin  au  soir,  l'adjudant  galope 
derrière  les  sections  en  aboyant  et  aligne  les  traînards  à  coups 
de  matraque...  Ah!   les  belles  manœuvres  sur  la  place  du 
Marché,    lorsque  l'Aïeul,   arrêtant  son  cheval  sur  un  talus, 
nous  regardait  défiler!  Nous  autres,  les  serre-files,  chuchotions 
aux  recrues  :  «  Tapez  du  pied  au  quatrième  pas  pour  garder  la 
cadence  !  »  Et  les  recrues  se  meurtrissaient  le  talon  sur  le  sable 
et  les    cailloux.    Les   rengagés   tendaient   le  jarret   et  bom- 
baient le  torse  ;  les  deux  pelotons  défilaient  comme  un  mur, 
les  coudes  serrés,  les  mousquetons  bien  tenus  en  main  ;  en  avant, 
les  clairons  piaffaient  et  soufflaient  comme  des  diables,  les 
yeux  hors  de  la  tête...  Les  beaux  jours  que  ces  jours-là!  On  ne 
songeait  guère  à  trouver  l'exercice  long  ni  fatigant,  parce  que 
l'Aïeul  était  là  I 

—  L'Aïeul  était  bon  et  doux  et  poli,  —  renchérit  Thi-Bay  ;  — » 
jamais  il  ne  passait  devant  ma  porte  sans  me  demander  de  mes 
nouvelles,  sans  causer  avec  moi,  pauvre  vieille  radoteuse.  Les 
enfants  sortaient  des  cases  pour  lui  prendre  la  main,  et  lui 
leur  distribuait  des  sous  neufs.  Quand  l'adjudant  passe,  le  dos 
toute,  marmottant  des  jurons  dans  sa  moustache  sale,  les 
portes  se  ferment  et  les  gamins  se  cachent! 

—  L'Aïeul  était  un  bon  maître,  —  conclut  Gang. 

Ainsi  se  lamentaient-ils,  pleurant  leur  bonheur  tranquille  et 
l'homme  qui  leur  donnait  ce  bonheur.  Au  gré  de  la  flamme, 
leurs  ombres  croissaient  et  décroissaient  sur  les  murs  de 
torchis.  La  tempête  emplissait  la  nuit  de  ses  plaintes  furieuses. 
Les  âmes  des  morts  semblèrent  hurler  avec  la  sirène  d'un 
paquebot  en  détresse,  avec  les  bambous  grinçants,  plies  par  la 
tourmente,  avec  les  mouettes  et  les  goélands  s'appelant  au- 
dessus  des  ravins.  Des  branches  sèches  se  brisèrent  contre  la 
palissade. 

Hiên  regarda  le  lit  où,  sous  la  moustiquaire,  s'agitait  May, 
dérangée  dans  son  sommeil  par  les  bruits  du  dehors  ;  elle  dor- 
mait, sa  figure  pâle  traversée  de  frissons,  les  lèvres  trem- 
blantes :  quelque  cauchemar,  sans  doute... 

—  Tu  penses  à  ton  mariage?  —   dit  Cang;  —  sois  sans 


7<3  LA     REVUE     DE     PARIS 

inquiétude  :  il  se  fera.  L'Aïeul  m'a  demandé  la  main  de  May 
pour  toi  et  je  lui  ai  donné  ma  parole.  Il  est  parti,  mais  il  sera 
fait  selon  ses  désirs  :  tu  épouseras  ma  fille.  Du  reste,  tu  es  un 
brave  garçon  qui  la  rendras  très  heureuse.  Elle  a  bien  quelques 
sottes  idées  :  elle  est  vaniteuse,  coquette;  elle  préférerait 
un  prétendant  riche  et  généreux;  mais  tu  as  la  force  et  la 
santé  qui  valent  mieux  que  l'argent. 

—  Merci,  père  ! . . .  Je  suis  peureux  et  timide  !  Je  craignais 

Je  craignais...  L'Aïeul  parti,  il  me  semblait  que  tout  allait 
s'écrouler,  que  tout  le  monde  allait  se  retourner  contre  moi, 
comme  autrefois  quand  je  suis  venu  de  Phuoc-Tinh.  Alors,  tu 
me  promets  que... 

—  Je  te  l'ai  dit  :  tu  épouseras  May.  Et  maintenant,  étends-toi 
sur  ce  lit  de  camp.  Fais  provision  de  sommeil  et  de  calme  I 
Moi,  j'ai  perdu  l'un  et  l'autre  depuis  le  départ  du  maître;  mais 
je  suis  vieux  et  cela  n'a  rien  d'étonnant. 

—  Guérison  Completel  c'est  inouï!  —  déclara  le  docteur 
devant  qui  Hiên  à  moitié  nu  grelottait. 

—  Monsieur  le  major,  —  insinua  Pietro,  important,  — j'ai 
toujours  dit  que  cet  homme  était  un  simulateur  habile. 

—  Vous  croyez?  Il  faudrait  qu'il  eût  été  vraiment  habile  pour 
avoir  feint  d'être  atteint  du  béribéri  I 

—  Mais  avait-il  réellement  le  béribéri? 

—  Vous  le  savez,  sans  doute,  mieux  que  moi!  —  répliqua 
le  docteur.  (Celui-ci  n'avait  jamais  témoigné  à  l'adjudant,  dont 
il  soupçonnait  la  brutalité,  une  amitié  débordante.  Du  reste, 
l'Aïeul  était  son  ami  et  il  se  souvenait  d'avoir  vu  le  tirailleur 
manier  le  panka  chez  le  lieutenant.)  —  Alors  vous  pensez  que 
votre  lieutenant  s'était  laissé  abuser  par  cet  homme  ? 

—  N'importe  qui  l'aurait  abusé,  monsieur  le  major,  pourvu 
qu'il  fût  Annamite. . .  A  force  d'écouter  toutes  les  doléances  de 
ces  gens-là,  il  avait  fait  de  la  compagnie  une  vraie  cour  du  roi 
Pétaud,  permettez-moi  de  vous  le  dire...  Quant  à  moi,  je 
n'étais  plus  rien.  Pour  un  malheureux  petit  soufflet  donné  à 
un  caporal,  le  lieutenant  ne  parlait  de  rien  moins  que  de  me 
faire  casser! 


HIÊN     LE     MABOUL 


71 


—  Il  n  avait  certes  pas  tort!...  En  tout  cas,  ma  tâche  était 
bien  facile  lorsqu'il  commandait  :  je  n'avais  que  fort  peu  de 
malades,  et  jamais  de  carottiers;  jamais  je  ne  voyais  venir  à  la 
visite  une  telle  procession  de  pauvres  diables  épuisés  et  abrutis, 
sollicitant  une  exemption  avec  des  yeux  désespérés...  Que  leur 
faites-vous  donc  faire  ? 

Pietro  se  garda  de  répondre.  Il  salua,  tourna  les  talons  et 
s'en  alla,  satisfait  de  lui-même  et  mécontent  d'autrui. 

—  Tu  peux  te  rhabiller,  —  dit  le  docteur  à  Hiên.  —  Tu 
reprendras  ton  service  demain.  Si  tu  as  quelque  ennui,  viens  me 
trouver.  Ton  chef  était  mon  ami. 


Et  la  vie  de  forçat  reprit.  Ilien  le  Maboul  s'aligna  de  nou- 
veau, le  mousqueton  au  poing  et  le  cœur  sautant  d'angoisse, 
à  côté  de  ses  camarades  pareillement  terrorisés  ;  les  tempes 
inondées  de  sueur  froide,  les  doigts  frissonnants,  il  guetta 
l'approche  du  tyran  qui  bàtonnait  ses  voisins;  contre  sa  joue 
s'appliqua  de  nouveau  la  main  sale  et  velue  du  Corse,  et  sur 
ses  épaules,  la  trique  de  rotin.  Il  fut  de  nouveau  la  victime  qui 
exaspérait  son  bourreau  par  son  mutisme  et  sa  faiblesse  mêmes. 

Pietro  s'acharna  contre  lui;  il  le  poursuivit  de  sa  haine 
sauvage  :  il  lui  semblait,  frappant  et  injuriant  le  protégé  du 
lieutenant,  tirer  vengeance,  en  quelque  sorte,  de  la  bonté  feinte 
et  de  l'effacement  auxquels  celui-ci  l'avait  contraint  pendant 
des  mois.  Foulant  aux  pieds  le  serviteur,  il  insultait  au  maître 
absent  avec  une  basse  joie  de  chacal  jappant  derrière  le  lion 
disparu. 

—  Tu  lui  diras  —  hurlait-il  d'une  voix  enrouée,  mettant 
son  poing  sous  le  nez  du  silencieux  Hiên  —  tu  lui  diras,  à  ton 
Aïeul  à  deux  galons,  que  je  t'ai  allongé  les  oreilles  hier,  que  je 
t'ai  flanqué  une  claque  aujourd'hui!...  Il  peut  bien  revenir,  ton 
Aïeul!  D'ici  son  retour,  je  t'aurai  mis  au  pas  ou  j'aurai  eu  ta 
peau  ! 

Derrière  la  compagnie  muette,  les  serre-files  se  raidissaient, 
impassibles  et  les  yeux  fixes. . . 

Hiên  perdit  la  notion  des  jours.  Il  se  traînait  machinalement 


72  LA     REVUE     DE     PARIS 

du  camp  à  la  place  du  Marché,  de  la  place  au  camp.  Les  heures 
d'exercice  passaient,  lentes  et  semblables  à  des  semaines,  sans 
qu'il  parût  s'en  émouvoir;  au  commandement  de  son  instruc- 
teur, il  soulevait  son  mousqueton  ou  le  replaçait  contre  son  pied 
droit,  sans  se  préoccuper  d'une  cadence  ou  d'un  ensemble  quel- 
conque. De  fait,   ses  membres  avaient  repris  toute  leur  rai- 
deur d'autrefois,  en  même  temps  que  la  peur  faisait  de  nou- 
veau la  nuit  dans  son  esprit.  Injures  et  coups  n'avaient  d'autre 
résultat  que  de  faire  trembler  davantage  le  malheureux  et  le 
rendre  plus  inerte.  Il  lui  parut  que  son  supplice  durait  depuis 
le  commencement  des  siècles  et  jamais  ne  cesserait.  Le  décou- 
ragement le  saisit,  puis  l'abrutissement  :  il  s'accoutuma  aux 
insultes;  son  échine  se  courba,  toujours  tendue  à  la  matraque 
de  l'adjudant.  Ses  mains  retrouvèrent  leurs  gestes  fébriles;  il 
fut  de  nouveau  le  pantin  grotesque,  maladroit  et  stupide.  La 
théorie  et  les  cours  de  français  le  revirent  bégayant  et  ignare. 
Insensiblement  il  retournait  à  ses  ténèbres. 


* 


Cependant  il  n'oubliait  pas  l'Aïeul.  Chaque  nuit,  le  visage  de 
l'absent  se  penchait  sur  son  lit  de  camp  ;  il  distinguait  les  yeux 
bleus  si  clairs,  les  moustaches  tombant  sur  les  lèvres  rieuses, 
et  l'absent  répétait  les  paroles  dites  autrefois  : 

«  Tu  connaîtras  la  vie  et  tu  découvriras  sa  laideur;  tu  verras 
pulluler  le  mal  comme  dés  larves  de  moustiques  dans  une 
mare.  Les  bons  sont  rares  et  timides  :  les  méchants  sont  légion 
et  font  la  loi...  Tu  sauras  que  les  bêtes  de  la  forêt  sont  moins 
féroces  que  l'homme,  qui  fait  le  mal  pour  l'amour  du  mal,  et  tu 
pleureras  ta  forêt  et  ton  ignorance.. .  La  vie  n'est  pas  belle,  petit 
frère,  parce  que  l'homme  est  laid. . .  L'homme  est  un  tigre  pour 
l'homme.  Fuis-le;  tourne  tes  yeux  vers  la  nature;  elle  seule  ne 
trompe  point,  ne  change  point  ;  regarde-la,  écoute-la  vivre  : 
elle  emplira  tes  yeux  de  lumière,  tes  oreilles  de  sons,  et  les 
dégoûts  humains  n'atteindront  plus  ton  âme...  Crains  ton 
semblable...  » 

Hiên,  qui  a  souffert  des  hommes,  voudrait  déserter.  Fuir  ! 
fuir!...  Hélas!  Hiên  le  Maboul  a  vécu,  il  vit  comme  tout  le 


HIÉN     LE    MABOUL  73 

monde  :  la  civilisation  a  rogné  ses  ailes  d'oiseau  sauvage.  Il 
a  pu  jadis  essayer  de  prendre  son  essor  vers  la  forêt  nourricière, 
lorsque,  frémissant  encore  de  la  liberté  perdue,  il  a  découvert 
avec  horreur  la  saleté  de  l'âme  humaine.  Aujourd'hui,  comme 
l'Ange  de  la  Merveilleuse  Visite,  il  ne  peut  plus  se  servir 
de  ses  ailes.  11  ne  songe  même  pas  à  s'en  servir  :  la  vie  lui  a 
façonné  une  mentalité  de  civilisé  enchaîné  à  sa  meule  et  igno- 
rant désormais  jusqu'au  désir  de  l'affranchissement. .. 

Toutes  les  nuits,  il  entendait  ainsi  parler  l'Aïeul,  répétait  à 
demi-voix  ses  paroles,  jusqu'à  ce  qu'un  voisin  l'arrachât  d'une 
bourrade  à  son  sommeil  fiévreux.  Alors  il  se  dressait  sur  sa 
natte,  suant  de  terreur,  croyant  à  quelque  contre-appel,  croyant 
ouïr  les  rugissements  de  l'adjudant.  Il  restait  accroupi  durant 
des  heures,  la  tête  sur  les  genoux,  guettant  l'apparition  de 
Vaube  derrière  les  lames  des  persiennes.  Les  camarades  disaient 
tout  bas  : 

—  Le  voilà  qui  cause  avec  l'absent;  sa  folie  le  reprend... 
Chaque  soir,  l'exercice  terminé,  il  allait  vers  le  nouveau  camp, 

et,  chemin  faisant,  les  femmes  et  les  gamins  du  village  considé- 
raient avec  des  yeux  ahuris  ce  grand  tirailleur  qui  gesticulait  et 
parlait  tout  seul.  Il  errait  dans  le  chantier  abandonné  où  flottait, 
croyait-il ,  l'âme  de  son  maître.  Il  s'asseyait  sur  le  talus,  près  de 
son  wagonnet  renversé,  contemplait  longuement  les  rails  que 
la  rouille  rongeait,  le  remblai  envahi  par  les  herbes  et  raviné 
par  les  pluies,  les  cases  sapées  par  les  termites,  les  hangars 
affaissés,  les  trous  à  torchis  où  coassaient  les  crapauds-buffles. 
Le  crépuscule  descendait  du  ciel,  où  cheminaient  des  nuées 
illuminées  d'éclairs.  Peu  importaient  à  Hiên  l'heure  en  fuite 
et  la  nuit  tombante  :  il  écoutait  vivre  le  passé.  Sur  la  rizière 
obscurcie  grinçaient  les  roues  basses  ;  les  pelles  des  terrassiers 
grattaient  la  tôle  sonore  des  bennes;  les  marteaux  des  forge- 
rons tintaient  sur  les  enclumes  chantantes  ;  les  scies  pleuraient 
âprement  sur  les  limes.  L'absent  parlait  : 

—  Du  courage,  petits  frères!  la  pause  est  proche...  Trinh,  le 
manche  de  ton  burin  est  fendu  :  demandes-en  un  autre  à  ton 
sergent...  Raccourcis-moi  ces  paillotes,  Nam;  donne  encore  un 
coup  de  masse  sur  la  tête  de  cette  cheville,  Tarn  :  tu  vois  bien 
qu  elle  n'est  enfoncée  qu'à  moitié...  Déplacez-moi  ce  rail,  vous 
autres  :  il  menace  de  glisser  dans  la  rizière. 


74  LA.     REVUE     DE     PARIS 

Les  ténèbres  envahissaient  le  chantier,  et  la  voix  chère  et  les 
bruits  familiers  faisaient  silence.  Hiên  se  levait  avec  un  soupir, 
le  front  douloureux,  les  jambes  molles.  Il  se  dirigeait  vers  la 
maison  de  son  maître,  ruminant  des  espérances  insensées    : 
«  L'Aïeul  est  peut-être  revenu!  je  vais  le  trouver  fumant  sa 
pipe  sous  sa  véranda  ou  assis  devant  son  bureau.  Alors  je  me 
tiendrai  debout  derrière  lui  et  je  l'éventerai  comme  autrefois. 
Et,  lorsque  ses  yeux  se  lèveront  vers  moi,  je  me  mettrai  à  genoux 
près  de  lui,  j'appuierai  ma  figure  sur  ses  mains  et  je  pleurerai, 
je  pleurerai,  et  lui  me  parlera  doucement...  » 

Il  se  faufilait  dans  la  brousse  ;  les  aiguilles  des  cactus  ensan- 
glantaient ses  talons  ;  les  branches  des  euphorbes  accrochaient 
les  manches  de  son  veston,  fouettaient  ses  joues.  Hélas!  nul 
rais  de  lumière  ne  filtrait  sous  les  persiennes  fermées.  Contre  la 
balustrade  la  chaise  longue  de  rotin  pourrissait.  Hiên  rôdait, 
désolé,  sous  la  véranda,  et  les  chambres  vides  lui  renvoyaient 
à  travers  les  portes  closes  le  bruit  de  ses  pas.  Des  ailes  de 
chauves-souris  le  frôlaient  avec  des  plaintes  aiguës.  Sous  l'ap- 
pentis de  Bèp-Thoï,  les  araignées  tissaient  leurs  toiles.  L'Aïeul 
n'était  point  revenu. 

Alors  Hiên  rentrait  au  camp  à  travers  les  ténèbres,  indiffé- 
rent aux  flammes  errantes  des  lucioles.  Il  se  jetait  sur  sa  natte, 
la  tête  enfouie  sous  les  bras. 

—  Pourquoi  n'es-tu  pas  venu  dîner  aujourd'hui?  —  deman- 
dait le  brave  Nho,  remué  par  la  peine  profonde  de  son  ami.  — 
Réponds!  voyons!...  Tu  es  encore  allé  chez  l'Aïeul,  hein?... 
Et  il  t'a  parlé,  hein?... 

Et  Nho,  apitoyé,  ajoutait  : 

—  Il  reviendra,  frère  aîné,  il  reviendra  ! . . .  Ne  désespère  pas  ! 
Pleure,  mon  vieux,  si  tu  as  envie  de  pleurer  :  les  larmes  te 
soulageront...  Moi  aussi,  j'ai  du  chagrin  :  il  y  a  des  jours 
où  les  larmes  m'étouffent;  mais  je  sais  que  tout  cela  finira, 
et  je  patiente.. .  Je  mange  à  ma  faim,  je  bois  à  ma  soif  :  il  n'y 
a  rien  de  tel  que  d'avoir  le  ventre  plein  pour  résister  au  cha- 
grin... Je  t'ai  gardé  quelques  gâteaux  et  du  riz  :  mange,  frère 
aîné. 

—  Laisse-moi,  laisse-moi  tranquille  !  —  suppliait  Hiên 
d'une  voix  si  lasse  et  si  effroyablement  navrée  que  son  cama- 
rade n'insistait  plus. 


r 


HIÊN     LE     MABOUL  75 

Et  Nho  se  couchait,  à  son  tour,  murmurant  rageusement  : 

—  11  devient  fou  ! 

XVI 

—  Epargne-moi,  May!  Je  suis  malheureux  :  on  m'insulte, 
on  me  frappe,  et  je  perds  la  tête...  Je  ne  sais  plus  ce  que  je 
dis,  ni  ce  que  je  fais,  ni  même  qui  je  suis...  C'est  la  folie 
qui  vient...  Alors  je  vais  vers  toi  comme  une  jonque  en  détresse 
vers  le  feu  entrevu  dans  l'obscurité.  Aie  pitié  de  moi!  Parle- 
moi  avec  douceur,  comme  une  mère  à  son  enfant. 

May  retire  de  sa  bouche  la  canne  à  sucre  qu'elle  est  en  train 
de  grignoter,  tourne  ses  grands  yeux  durs  vers  Hiên  et  déclare 
tranquillement  : 

—  Finis  de  geindre  !  tu  m'ennuies  ! 

Hièn  et  May  sont  assis  côte  à  côte  sur  un  petit  banc  devant 
l'étalage  d'un  restaurateur.  Le  tirailleur  a  offert  une  dînette  à 
sa  fiancée,  et  celle-ci  a  consenti  à  le  suivre  au  marché,  parce 
qu'elle  compte,  ce  matin  de  dimanche  ensoleillé,  avec  son 
collier  d'or  et  ses  deux  tuniques  superposées,  éblouir  ses  amies 
et  fasciner  quelque  jeune  Français. 

Elle  recommence  de  mordre  la  canne  à  sucre  et  s'amuse  de 
la  foule  qui  gesticule  et  crie  sous  la  halle.  Des  taches  de  soleil 
tombées  des  tuiles  disjointes  éclairent  le  carreau  cimenté 
qu'empourpre  le  bétel.  Accroupies  sur  des  nattes,  les  mar- 
chandes pérorent  avec  des  mines  importantes  et  pénétrées  de 
notables  commerçantes.  Un  collecteur  hindou,  ceint  d'un 
pagne  flottant  qui  découvre  ses  chevilles  noires,  circule  entre  les 
groupes  des  femmes  bavardes  et  recueille  quelques  sapèques  et 
force  injures  :  car  ces  dames,  en  tout  pareilles  à  leurs  congé- 
nères de  France,  usent  d'un  vocabulaire  peu  choisi,  mais  abon- 
dant. Entre  toutes,  les  marchandes  de  poisson  se  manifestent 
bruyantes  et  rebelles  aux  sommations  de  l'agent  du  fisc  : 
retranchées  derrière  leurs  remparts  de  requins-marteaux  glau- 
ques, de  langoustes  brunes,  de  crabes  indisciplinés  et  sans 
cesse  prêts  à  la  fuite,  elles  montrent  le  poing  au  malheureux 
fonctionnaire  et  le  traitent  de  <(  nègre  »,  —  pour  l'hilarité 
débordante  des  gamins  assemblés  et  nus. 

Des  fruitières  vident  leurs  paniers,  d'où  s'écroulent  les  régimes 


76  LA     REVUE     DE     PARIS 

de  bananes  vertes,  jaunes,  tachetées  d'ocre,   les  oranges,  les 
citrons,  les  pamplemousses,  les   mangoustans   coiffés   d'une 
capsule  étoilée,  les  fruits  de  jaquiers  rugueux  comme  un  dos 
de  râpe,  les  letchis  rougissants,  les  ananas  bosselés  et  dorés 
comme  des  pommes  de  pin,  les  mangues  oblongues  et  velou- 
tées. Les  maraîchères  venues  des  villages  tapis  dans  les  clairières 
de  la  forêt  ont  étage  les  patates  violettes  et  difformes,  les  fais- 
ceaux de  cannes  à  sucre  semblables  à  des  roseaux,  les  courges, 
les  citrouilles,  les  plants  de  salade,  les  pastèques,  les  arachides 
à  coque  terreuse.  Des  brocanteurs  débitent  une  foule  d'ustensiles 
agréables  ou  utiles  :  cadenas  de  cuivre  à  sonnerie,  fourneaux  de 
pipes  à  opium  frettés  d'argent,  couteaux  à  bétel,  pipes  de  fer- 
blanc  décoré  de  fleurettes  de  nacre,  boites  d'amidon,  sachets 
de  papier  rouge  renfermant  du  fiel  d'ours  séché,  pinces  à  épiler, 
peignes  de  bois,  bobines  de  fil,  cristaux  de  borax,  chandeliers 
laqués  pour  l'autel  des  ancêtres,    brûle-parfums   de  bronze, 
théières  de  faïence,  rouleaux  de  papier  argenté  et  doré  pour 
cérémonies    funèbres,    nippes    déteintes,    fleurs    artificielles, 
baguettes  d'encens. 

Entre  les  éventaires  s'attardent  des  paysans  en  longues  tuni- 
ques garance,  teintes  au  ciwuzo;  accoutumés  au  silence  pro- 
fond des  rizières  jaunissantes  où  pataugent  les  buffles  muets, 
tout  ce  mouvement  et  tout  ce  bruit  les  épouvantent.  Les  habitants 
de  la  ville  les  étonnent  singulièrement  par  leur  luxe  et  leur 
liberté  d'allures  :  au  passage  d'un  boy  chaussé  de  bottines  vernies, 
les  rustres  s'écartent  précipitamment,  les  mains  prêles  aux 
layi  et  les  yeux  ronds  d'admiration  naïve,  convaincus  que  le 
passant  est  un  important  mandarin  ou  tout  au  moins  un  gros 
richard.  D'autres  mandarins  de  même  rang,  cuisiniers  de  fonc- 
tionnaires français,  se  carrent  sur  les  tabourets  d'un  rôtisseur, 
fument  les  cigares  de  leurs  patrons  qu'ils  ont  pris  soin  de  ne 
pas  dépouiller  de  leurs  bagues  écarlates,  et  font  de  grands  éclats 
de  rire  entre  deux  assiettes  de  riz,  que  paieront  tout  à  l'heure  les 
piastres  des  maîtres. 

—  Aie  pitié  de  moi;  sois  douce!  —  répète  à  voix  basse  le 
triste  Hièn. 

—  Laisse-moi  tranquille! 

1.  Salut  cérémonieux  que  l'on  adresse  aux  personnages  de  marque  et  qui 
se  fait  avec  les  deux  mains  réunies  sur  la  poitrine. 


f 


HIÊN     LE    MABOUL  77 

Elle  s'est  détournée  de  lui  pour  contempler,  avec  des  yeux  de 
convoitise,  des  congaï  qui  font  leur  entrée  dans  la  halle.  Les 
rais  de  soleil,  où  dansent  follement  des  poussières  brillantes, 
plaquent  les  tuniques  raides  de  reflets  brusques,  noyés  dans 
l'ombre  et  rallumés  aussitôt;  les  mouchoirs  de  crépon  rose 
noués  sous  les  mentons  poudrés  chatoient  ;  les  colliers  de  grains 
d'or  étagent  sur  les  poitrines  menues,  habillées  de  velours 
mauve,  lilas  et  grenat,  leur  triple  rangée  d'étincelles  ;  les  dia- 
mants, les  rubis,  les  émeraudes  des  bagues,  des  bracelets  montant 
jusqu'aux  coudes  s'embrasent  de  courtes  lueurs  multicolores.  Et 
l'envie  ronge  le  cœur  de  May.  Pour  acquérir  ces  richesses,  il  a 
suffi  à  ces  filles  de  se  vendre  à  des  Français  :  qu'importe  le 
mépris  de  l'opinion  publique,  lorsque  l'admiration  et  le  dépit 
l'accompagnent?  A  côté  des  courtisanes  cheminent  des  femmes 
de  tirailleurs  ;  visages  noircis  par  la  sueur,  seins  affaissés  sous 
les  vestes  de  coton  décoloré,  dos  courbés  sous  le  poids  des 
paniers  ;  ni  bagues,  ni  bracelets,  ni  boucles  d'oreilles,  ni  mules 
brodées  de  paillettes...  Voilà  ce  qui  attend  May,  si  elle  épouse 
le  simple  et  pauvre  guerrier  qui  lui  parle  avec  des  sanglots  dans 
la  gorge  : 

—  Pourquoi  es-tu  indifférente?  Pourquoi  n'as-tu  pour  moi 
que  des  regards  mauvais?  Que  t'ai-je  fait?  Si  tu  ne  peux  me 
donner  ton  amour,  fais-moi  l'aumône  au  moins  du  sourire  que 
tu  adresses  aux  inconnus  dans  la  rue  ! . . .  Ah  !  si  l'Aïeul  était  là  I . . . 

Hiên  ferme  les  yeux,  se  rappelle  d'autres  marchés  qu'illumi- 
nait la  présence  de  l'Aïeul.  Les  marchandes,  vieilles  et  jeunes, 
le  saluaient  avec  des  cris  de  joie;  il  leur  parlait,  écoutait  leurs 
confidences  interminables,  leur  donnait  des  conseils  pratiques 
qui  provoquaient  les  rires  inextinguibles  de  ces  dames.  Il  plai- 
santait avec  elles. 

—  Ah!  si  j'avais  vingt  ans,  —  soupirait  une  fruitière  édentée 
et  ridée,  —  je  ne  voudrais  point  d'autre  mari  que  toi,  Aïeul 
à  deux  galons  ! 

—  Et  moi,  bonne  mère,  si  j'avais  ton  âge,  je  voudrais  me 
souvenir  que  nous  avons  été  jeunes  ensemble  et  que  nous 
avons  dormi  sur  la  même  natte  ! 

.  Les  garçonnets  qui  jouaient  dans  les  ruisseaux  accouraient 

I  lui  prendre  la  main  ou  se  pendre  aux  pans  de  son  dolman 

où  leurs  doigts  s'imprimaient  en  rouge.  Il  finissait'par  s'échouer 


78  LA     REVUE     DE     PARIS 

dans  la  boutique  d'un  restaurateur  et  grignotait  des  gâteaux 
chinois  en  buvant  du  thé  ;  il  conviait  Hiên  et  May  à  s'asseoir  à 
ses  côtés  et  le  visage  de  la  fillette  s'illuminait;  elle  devenait 
aimable  et  gaie,  et  son  rire  sonnait  à  chaque  mot. 

Hiên  étouffe  un  soupir  et  considère  sa  fiancée  silencieuse  et 
impénétrable.  Il  voit  le  front  bombé,  lisse  et  blanc,  les  sourcils 
tendres  et  légers,  relevés  vers  les  tempes,  les  paupières  abaissées 
à  demi,  les  cils  immobiles  voilant  les  yeux  cruels,  le  nez  imper- 
ceptible aux  narines  retroussées,  les  lèvres  charnues  et  rougies 
par  le  bétel.  Un  désir  insensé  et  brutal  lui  étreint  le  cœur, 
de  saisir  cet  animal  sournois  et  indéchiffrable,  de  l'emporter 
loin  de  cette  humanité  compliquée,  loin  de  ces  femmes  trop 
parées,  loin  de  ces  hommes  aux  regards  effrontés,  d'emporter 
son  aimée  vers  la  forêt,  où  elle  et  lui  seront  seuls.  Un  mal 
nouveau  brûle  ses  veines  et  trouble  son  cerveau  :  la  jalousie, 
la  jalousie  qu'il  ignorait  et  qui  le  fait  souffrir  tout  de  suite 
atrocement. 

Là-bas,  dans  l'église  de  pisé  où  tintent  les  cloches  et  ron- 
flent les  gongs,  la  messe  vient  de  finir.  Le  marché  se  remplit 
de  Français  :  —  officiers  d'artillerie  descendus  de  leurs  villas 
qui  s'accrochent  aux  pentes  de  la  montagne  dans  le  feuillage 
nuageux  des  bambous;  pilotes  massifs,  tanguant  et  roulant, 
parlant  très  haut;  troupiers  étiques  dont  les  figures  minces 
et  trop  blanches  disparaissent  sous  les  casques  trop  larges 
enfoncés  jusqu'aux  épaules,  braves  gens  peu  soucieux  de 
coquetterie  dans  leurs  amples  tuniques  de  toile  grise  ;  femmes 
coiffés  de  casques  de  liège  qu'habillent  des  dentelles  et  qui  sont 
trop  pareils  à  des  abat-jour;  robes  flottantes  de  crépon,  souliers 
découverts  et  bas  à  flèches  d'or,  teints  fadasses  criblés  de 
taches  de  rousseur;  garçonnets  arrogants  et  pâlots,  contem- 
plant avec  des  yeux  effarés  les  gamins  annamites  vêtus  d'une 
ficelle  ;  sous-officiers  pommadés  et  parfumés  frisant  des  mous- 
taches avantageuses  ;  fonctionnaires  de  la  douane  et  de  l'ad- 
ministration, empesés  et  solennels. 

Entre  tous  ses  congénères,  un  jeune  mulâtre  de  la  Guade- 
loupe, vague  comptable  du  Sanatorium,  se  distingue  par  la 
hauteur  de  ses  faux  cols,  le  miroitement  de  son  plastron  garni 
de  faux  brillants,  le  pli  impeccable  de  son  pantalon  et  la 
pomme  d'or  de  sa  canne. 


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HIÈN     LE     MABOUL  79 

May    tressaille  à  son  approche.  Débarqué  fraîchement  au 
Cap-Saint-Jacques,  le   mulâtre  a  été,  sensible  au   charme  et 
aux  œillades   de  la  petite  personne;  il  Ta  rencontrée  deux 
ou  trois  fois  sur  l'appontement,  Ta  complimentée  en  anna- 
mite sur    son  collier,  cadeau  de  l'Aïeul,  sur  la  couleur  de 
ses  yeux.  Elle  a  rougi  et  a  paru  froissée  ;  mais,  tout  au  fond  de 
son  cœur  de  petite  femme,  elle  a  tressailli  d'aise.  Dès  la  deuxième 
entrevue,  il  lui  a  offert  de  lui  faire  visiter  sa  demeure,  lui  pro- 
mettant de  lui  donner  un  mouchoir  brodé  de  fleurs  ;  elle  n'a 
rien  répondu  et  s'est  détournée  avec  une    majesté  de  reine 
offensée  ;  mais  l'offre  n'a  pas  été  oubliée  :  le  mouchoir  à  bor- 
dure fleurie  hante  les  rêves  de  May,  qui  se  promet  d'aller  voir 
le  «  nègre  ».  Quant  au  gentleman  de  la  Pointe-à-Pitre,  qu'une 
épaisse  couche  de  fatuité  cuirasse  contre  le  doute,  il  se  per- 
suade bonnement  que  son  physique  de  commis-voyageur  et 
son  langage  zézayant  ont  produit  sur  la  petite  Vénus  jaune 
l'irrésistible  effet  auquel  l'ont  accoutumé  les  mulâtresses. 

Hiên  a  surpris  la  rougeur  de  May,  le  clignement  d'yeux 
complice  du  jeune  homme  olivâtre.  Il  pâlit  ;  la  tête  lui  fait  mal 
et  ses  yeux  voient  trouble  ;  il  est  las  soudain  comme  s'il  avait 
couru  pendant  des  heures,  et  il  a  envie  de  pleurer.  Deux  fois 
l'ennemi  Ta  frôlé,  sans  le  voir,  préoccupé  seulement  d'attirer 
sur  son  veston  immaculé  les  regards  de  May.  Il  finit  cependant 
par  apercevoir  le  tirailleur,  et,  comme  la  bravoure  n'est  point  sa 
vertu  première,  il  bat  précipitamment  en  retraite  et  disparaît. 

—  Rentrons  à  la  maison,  —  décrète  la  fillette. 

—  Oui!  ouil  rentrons!  Je  suis  fatigué  de  tout  ce  tapage, 
de  ces  gens  qui  vont  et  qui  viennent. 

—  Que  tu  es  bizarre,  mon  pauvre  Hiên!  C'est  toi  qui  m'as 
demandé  de  t'accompagner  au  marché,  et  te  voilà  maintenant 
impatient  de  partir! 

—  J'en  ai  assez  de  voir  ces  hommes  te  sourire  et  de  te  voir 
répondre  à  leurs  sourires  par  de&  sourires  ! 

—  Serais-tu  jaloux,  par  hasard  ? 

—  Je  ne  sais  pas  ;  je  souffre  !  J'ai  vu  tout  à  l'heure  le  jeune 
noir  te  saluer  et  j'ai  senti  mes  yeux  se  voiler,  et  trembler  mes 
mains...  Où  as-tu  connu  cet  étranger? 

j  —  Je  ne  le  connais  pas.  Je  commence  à  croire  que  tu  deviens 

1  réellement  stupide.  Personne  ne  m'a  saluée  au  marché. 


80  LA     REVUE     DE     PARIS 

—  J'ai  cru  voir... 

—  Tu  t'es  trompé  ! 

—  Je  me  suis  trompé,  sans  doute!  —  concède  l'humble 
amoureux.  —  Pardonne-moi,  sœur  aînée  :  je  t'aime  et  je  suis 
inquiet;  je  me  figure  être  entouré  de  gens  qui  menacent  mon 
bonheur,  qui  cherchent  à  t'entraîner  loin  de  moi.  Pardonne- 
moi!  Vois-tu,  ma  tête  est  faible  :  je  suis  prompt  à  m'épou- 
vanter  et  à  dire  des  sottises.  Je  ne  serai  plus  jaloux! 

Hiên  a  formulé  à  voix  trop  haute  sa  promesse.  Un  lépreux 
écroulé  contre  la  haie,  entre  les  fleurs  lilas  et  les  feuilles  anémi- 
ques des  euphorbes,  interrompt  sa  mélopée  pour  ricaner  : 

—  Tu  en  parles  à  ton  aise,  mon  jeune  ami!  On  guérit  plus 
vite  de  la  lèpre  que  de  la  jalousie...  Tu  es  jeune,  mon  garçon, 
tu  es  jeune! 

Ses  lèvres  pourries  découvrent  les  gencives  blanches  qu'en- 
trechoque le  rire. 


* 


La  parole  du  lépreux  se  vérifia,  la  promesse  de  Hiên  n'était 
qu'une  vantardise  d'amoureux  novice.  La  jalousie  s'installa 
dans  son  cœur  et  dans  son  cerveau,  et  sa  vie,  dont  l'amour 
devait  faire  un  paradis  terrestre,  fut  un  enfer.  Pietro  et  May, 
sans  se  concerter,  se  partagèrent  la  tâche  de  torturer  cette 
âme  simple,  l'un  par  la  terreur,  l'autre  par  le  doute. 

Les  rares  instants  de  répit  que  l'adjudant  accordait  au 
tirailleur,  celui-ci  les  employait  à  suivre  May  par  la  pensée, 
à  se  répéter  :  «  Que  fait-elle  en  ce  moment?...  »  Il  s'imagi- 
nait la  voir,  profitant  des  heures  de  liberté  absolue  que  lui 
procuraient  les  exercices,  endosser  en  hâte  sa  tunique  de 
crépon,  boucler  à  son  cou  son  collier,  et,  trompant  la  sur- 
veillance de  Thi-Bay,  courir  vers  le  Sanatorium  où  l'attendait 
le  traître  au  teint  de  citron. 

Il  la  voyait,  souriant  et  balançant  gracieusement  les  bras, 
cheminer  sous  les  frangipaniers  de  l'avenue,  franchir  le  portail 
de  briques  où  grimaçaient  des  monstres  de  terre  émaillée.  Il 
la  voyait  apparaître,   blanche  et  dorée,   hors  de  la  tunique 


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HIÈN     LE     MABOUL  8l 


dégrafée.  11  gémissait  sourdement  et  ses  mains  frissonnaient, 
secouées  par  le  vent  de  la  folie  renaissante. 

Souvent,  comme  il  errait  dans  le  crépuscule  à  la  recherche 
de  l'absent,  les  abominables  visions  se  présentaient  à  son 
esprit;  il  revenait  en  courant  vers  le  camp,  tcte  basse,  bouscu- 
lant les  rondes  d'enfants  qui  tournaient  dans  les  chemins 
envahis  par  l'ombre.  Sur  l'aire  battue,  May  chantait  en  s'accom- 
pagnantsur  la  cithare  à  treize  cordes.  Il  s'asseyait  près  d'elle, 
essoufflé,  le  cœur  tressautant  : 

—  Qu'as-tu  fait  aujourd'hui?  —  interrogeait-il  lorsque  les 
fils  de  cuivre  cessaient  de  moduler  leurs  plaintes  aigres. 

—  Je  me  suis  promenée. 

—  Où  es-tu  allée  ? 

—  Qu'est-ce  que  cela  peut  te  faire? 

Menue  et  sournoise,  elle  le  défiait  de  ses  yeux  calmes  et 
froids,  où  rien  ne  se  lisait  de  l'âme  impénétrable.  Il  baissait 
le  front,  rustre  vaincu  d'avance  dans  cette  lutte  inégale  où  son 
innocence  même  et  sa  simplicité  faisaient  le  jeu  de  son 
adversaire.  Devant  cette  petite  fille  qu'il  eût  aisément  broyée 
entre  ses  doigts  de  géant,  il  restait  penaud  et  muet,  désespéré 
de  son  impuissance  :  à  quoi  lui  servaient  ses  gros  poings  et 
ses  biceps  ? 

Farouche,  il  regardait  les  lignes  d'écume  lumineuse  émerger 
de  la  nuit  et  mourir  sur  la  plage;  les  falots  des  sampans 
dansaient  comme  un  vol  de  lucioles.  Le  feu  de  Gan-Gio  ouvrait 
son  œil  sanglant  et  fixe  dans  les  ténèbres  épandues  sur  la  baie. 
La  rumeur  de  la  houle  emplissait  l'horizon;  des  massifs  effacés 
par  l'ombre,  descendaient  les  plaintes  chuchotantes  des  bam- 
bous, et  les  vagues  et  le  feuillage  semblaient  geindre  avec  le 
sauvage  affligé. 

Cependant  l'ironique  chanson  de  la  cithare  égrenait  ses  notes 
railleuses.  May  reprenait  sa  mélopée  interrompue.  Satisfaite 
de  sa  musique,  heureuse  aussi  de  la  souffrance  devinée  à  ses 
côtés,  elle  roucoulait  à  mi-voix,  les  paupières  battantes  et  la 
gorge  ondulante. . .  Ah  1  l'écraser  d'un  coup  de  poing  ! 


Ier  Novembre  1908, 


8a  LA     REVUE     DE     PARIS 


XVII 

La  voix  rauque  de  l'adjudant  proféra  des  commandements 
et,  quatre  par  quatre,  les  tirailleurs  sortirent  du  camp  dans 
l'aube  grise.  Ils  défilèrent,  silencieux  et  farouches,  dans  les 
rues  qui  s'éveillaient;  les  chiens  errants  jappaient  sur  leurs 
talons;  la  hotte  sur  le  dos,  des  sampaniers  cheminaient  en 
longue  file  sous  les  cocotiers  inclinés  :  joyeux  de  leur  pêche 
nocturne,  ils  saluèrent  la  colonne  de  lazzi  égrillards.  Stupé- 
faits de  ne  point  rencontrer  l'écho  de  jadis,  ils  se  turent, 
redoutant  d'avoir  troublé  quelque  grave  cérémonie  militaire. 

Les  chantiers  du  camp  nouveau  alignèrent  au-dessus  des 
talus  envahis  par  l'herbe  leurs  charpentes  inachevées,  rongées 
par  les  termites,  et  leurs  murs  de  torchis  jaunissant.  La  clarté 
blême  du  petit  jour  aggravait  la  tristesse  du  terre-plein  désert 
où  gisaient  dans  le  sable  les  bennes  rouges  des  wagonnets, 
pareilles  aux  tronçons  d'une  coque  échouée. 

Les  tirailleurs  détournèrent  la  tête  :  trop  de  souvenirs  habi- 
taient ces  cases  vides  et  ces  hangars  croulants.  Hiên  tâcha  de 
fermer  les  yeux  :  trop  longtemps  il  avait  poursuivi  en  vain 
l'ombre  de  l'Aïeul  à  travers  le  camp  abandonné  ;  dans  son  cœur 
las,  abreuvé  de  trop  de  chagrins,  il  n'y  avait  plus  de  place- 
pour  l'espoir;  l'absent  tardait  trop  à  revenir,..  Invincible- 
ment, sa  marche  se  ralentissait;  ses  jambes  semblaient  le  river 
au  sol,.. 

—  Avance,  Hiên,  avance  :  l'adjudant  te  regarde,  —  dit  son 
compagnon  en  le  prenant  par  le  bras. 

Le  sabre  court  sonnait  sur  les  pavés  ;  le  désespéré  fit  un 
effort  pour  s'arracher  à  la  torpeur  qui  le  gagnait  et  trotta  lour- 
dement, comme  un  âne  trop  chargé. 

La  compagnie  pénétra  dans  la  forêt;  les  sections  se  disper- 
sèrent. Hiên  et  Nho  suivirent  une  patrouille  que  le  sergent 
Gang  guida.  Derrière  les  hautes  fougères,  le  tyran  disparut. 

Hiên  écouta  craquer  les  branches  tombées  que  brisaient  les 
pieds  nus;  d'autres  patrouilles,  filant  par  des  sentiers  voisins, 
semblaient  des  hardes  de  sangliers  froissant  les  feuilles  mortes. 
De  la  brousse  touffue  montait  le  parfum  iodé  de  l'humus  sécu- 
laire et  inviolé,  l'acre  odeur  des  bruyères  teintées  de  rose,  le 


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HIÊN    LE    MABOUL  83 

relent  fauve  de  l'eau  croupie.  Sur  la  terre  grasse,  que  les  pluies 
avaient  ravagée,  se  tordaient  les  racines  brunes,  pareilles  à  des 
pythons  monstrueux. 

La  patrouille  fit  halte  dans  une  clairière,  au  bord  d'une  mare 
obscure  ;  des  arbres  géants  étendaient  sur  elle  le  dais  de  leurs 
branches  enchevêtrées  :  banyans  aux  troncs  enrubannés  de 
lianes,  tecks  élancés  et  droits  aux  feuilles  de  carton  terne, 
gommiers  balafrés  de  coupures  béantes  qui  distillaient  la  sève 
sirupeuse  et  blanche.  Dans  la  boue  piétinée  par  les  chevreuils 
pointaient  les  tiges  vert  tendre  des  herbes  naissantes. 

Hièn  huma  l'odeur  de  la  forêt,  et  son  cœur  déborda.  Toutes 
ses  peines  vinrent  à  lui  à  la  fois,  au  rappel  des  parfums  fami- 
liers :  —  l'exil,  les  tortures  de  l'initiation,  les  brèves  minutes 
de  joie  évanouies,  les  épouvantes  de  chaque  instant,  les  coups 
meurtrissant  sa  face  douloureuse,  et  l'amour  malheureux,  et 
l'atroce  jalousie...  Il  arracha  de  son  épaule  la  bretelle  du 
mousqueton,  jeta  l'arme  loin  de  lui  et  s'abattit  dans  le  gazon 
trempé  de  rosée,  la  figure  entre  les  mains.  Il  pleura,  avec 
des  hoquets  et  des  râles  qui  retentissaient  dans  la  clairière 
endormie. 

—  Quelle  misère!  —  gronda  Nho.  —  Et  l'Aïeul  qui  ne 
revient  pasl...  Aïeul  à  deux  galons,  pourquoi  nous  as-tu 
abandonnés?... 

11  s'exaspérait,  hurlait  à  son  tour. 

—  Tais-toi,  —  dit  le  sergent  Gang.  —  Ne  trouble  pas  le 
malheureux  qui  crie  sa  peine  aux  esprits  de  la  forêt. . .  Laisse-le 
pleurer  en  paix  ! . . . 

Ils  s'assirent  sur  une  souche,  écoutèrent  en  silence  la 
déchirante  lamentation  qui  tantôt  retentissait,  vibrante  et 
sinistre,  sous  la  voûte  des  banyans,  et  tantôt  s'apaisait,  basse  et 
douce  comme  une  plainte  d'enfant.  Nho  se  rapprocha  de  Gang  : 

—  Maître  sergent,  —  dit-il,  —  maître  sergent,  il  faut  écrire 
à  l'Aïeul;  il  faut  que  l'Aïeul  sache  et  qu'il  revienne...  Ecris  à 
V  Aïeul!... 

Cang  hocha  la  tête  : 

—  Que  lui  dirai-je?.. 

—  Tu  lui  diras  que  nous  souffrons... 

—  C'est  vrai,  nous  souffrons...  Mais  faudra-t-il  lui  dire  que 
nous  souffrons  par  la  faute  d'un  Français  ?. ,.  Pourra-t-il  croire, 


84  LA     REVUE     DE     PARIS 

lui  qui  est  juste,  lui  qui  est  bon,  à  l'injustice  et  à  la  méchan- 
ceté?... Ne  me  parlera-t-il  pas  ainsi  :  «  Cang,  tu  es  un  mauvais 
sous-officier;  tu  manques  à  ton  devoir  :  tu  dénonces  ton.  chef 
parce  qu'il  est  sévère  et  sans  indulgence.  Tu  portes  contre  lui 
de  terribles  accusations,  parce  que  tu  ne  l'aimes  point...  Je 
sais,  je  sais  que  tes  compatriotes  ont  ainsi  dénoncé  faussement 
des  gradé?  parce  que  ceux-ci  ne  leur  plaisaient  pas...  Gang, 
tu  mens!...  » 

—  L'Aïeul  ne  croira  pas  que  le  vieux  Gang  puisse  mentir  ! 

—  Il  me  dira  :  ce  Réfléchis  bien  !  Tu  prétends  que  l'adjudant 
vous  insulte,  qu'il  lève  son  bâton  sur  vous.  Songe  que,  s'il 
a  commis  cette  faute  grave,  les  mandarins  à  cinq  galons 
s'indigneront  contre  lui,  le  châtieront  :  car  de  telles  actions 
sont  contraires  aux  lois  françaises  et  aux  règlements,  et  les 
chefs  puniront  sévèrement  l'homme  coupable  d'avoir  manqué 
aux  lois  et  aux  règlements...  Les  chefs  haïssent  la  brutalité; 
mais  le  mensonge  les  écœure,  et,  si  tu  as  menti,  si  tu  as 
calomnié  ton  supérieur. . .  » 

—  L'Aïeul  saura  distinguer  la  vérité  ! 

—  Il  ne  me  croira  point. . . 

—  Il  te  croira  ! 

—  Où  lui  adresserai-je  ma  lettre?... 

—  Après  l'exercice,  pendant  la  sieste,  nous  interrogerons 
les  sampaniers...  Nous  monterons  sur  les  jonques  qui  sont 
dans  la  baie  des  Cocotiers,  et  nous  demanderons  aux  pêcheurs 
d'Annam  s'ils  n'ont  pas  vu  notre  maître...  Il  faut  que  l'Aïeul 
sache  ! . . . 

Des  coups  de  feu  lointains  s'espacèrent. . .  Hiên  se  leva,  blême 
et  titubant,  et  suivit  la  patrouille  qui  se  glissait  dans  la  brousse. 

Nho  donna  un  dernier  coup  d'aviron  :  le  canot  vira  dans 
l'eau  dorée,  vint  se  coller  contre  la  coque  couturée  d'une 
jonque.  Des  sampaniers  accoururent,  se  penchèrent  sur  le 
bordage,  saisirent  le  vieux  Cang  par  les  aisselles,  le  hissèrent 
sur  le  pont  où  séchaient  des  queues  de  raies  et  des  peaux  de 
requins. 

Autour  du  terrien,  que  le  tangage  inquiétait,  les  hommes  de 


HIÊN     LE     MABOUL  85 

la  mer.  leurs  femmes  hâlées  et  rieuses,  leurs  enfants  nus  et 
basanés  firent  cercle,  se  poussant  du  coude,  grimpant  sur  les 
rouleaux  de  cordages  et  jusque  dans  les  agrès.  Tous  à  la  fois, 
ils  questionnaient  le  sergent;  des  jonques  voisines,  rangées 
bord  contre  bord,  d'autres  curieux  accouraient,  avides  de 
connaître  le  motif  de  cette  visite  inattendue  : 

—  Que  veux-tu  de  nous,  oncle  sergent? 

—  Pourquoi  es-tu  venu  sur  notre  barque  ? 

—  Que  se  passe-t-il  ? 

Gang  ne  répondait  rien,  demeurant  adossé  à  l'embrasure 
d'un  panneau,  déplorant  en  silence  le  manque  total  d'éduca- 
tion dont  faisaient  preuve  ces  marins. 

Un  vieillard  le  guida  par  la  main,  écarta  du  poing  les  indis- 
crets, fit  asseoir  son  hôte  sur  une  natte  : 

—  Apportez  au  grand  mandarin  du  thé  et  du  bétel!  — 
commanda- 1- il. 

Il  prit  place  lui-même  sur  la  natte  en  face  du  sergent,  lui 
tendit  une  cigarette.  Et  Cang  lui  demanda  : 

—  N'as-tu  pas  vu,  dans  tes  voyages,  n'as-tu  pas  vu  mon 
maître? 

—  Qui  est  ton  maître? 

—  L'Aïeul  à  deux  galons. 

—  Ton  maître  est  donc  un  vieil  homme?... 

—  C'est  un  homme  très  jeune,  qui  a  des  yeux  clairs  et 
souriants,  des  moustaches  tombantes  et  couleur  de  maïs,  et 
qui  porte  sur  ses  manches  deux  galons  d'or.  C'est  un  homme 
qui  est  bon  avec  les  Annamites,  qui  leur  parle  avec  une  voix 
très  douce,  dans  leur  langue,  qui  donne  des  remèdes  aux 
malades,  aux  petits  enfants  des  sous  et  des  caresses,  qui  sait 
lire  dans  nos  livres  et  connaît  nos  légendes  et  nos  poèmes...  11 
est  instruit,  il  est  sage  comme  un  homme  très  âgé,  et  c'est 
pourquoi  nous  l'appelons  notre  Aïeul 

—  Dans  quelle  région  se  trouve-t-il  ? 

—  Il  est  parti  par  la  grande  route  qui  va  de  Saigon  à  Hué. 
et,  depuis  son  départ,  nous  n'avons  pas  eu  de  ses  nouvelles... 
Quelqu'un  des  tiens  l'a-t'il-vu? 

—  L'Annam  est  immense;  les  ports  où  sont  armées  nos 
jouques  sont  innombrables  :  les  unes  ont  été  lancées  à  Nha- 
Trang,  d'autres  à  Phan-Rang,  d'autres  à  Phan-Tiet,  d'autres 


86  LA     REVUE     DE     PARIS      . 

à  Cam-Ranh Mais  nous  sommes  des  gens  de  la  côte  et 

jamais  aucun  de  nous  ne  se  risque  à  remonter  les  torrents,  à 
pénétrer  dans  la  montagne 

—  Mais  les  montagnards  viennent  vendre  les  cardamomes 
aux  villageois  des  plaines  :  peut-être  un  marchand,  causant 
avec  les  tiens,  a-t-il  pu  parler  de  mon  maître?... 

—  Peut-être —  Holàl  vous  autres,  ouvrez  vos  oreilles  : 
quelqu'un  d'entre  vous  a-t-il  ouï  parler  d'un  certain  Aïeul  à 
deux  galons? 

—  Moi  !  moi  !  —  crièrent  plusieurs  voix. 

—  Moi,  je  l'ai  vu! 

Un  jeune  pêcheur  sortit  du  cercle,  s'avança  près  de  la  natte 
et  répéta  : 

—  J'ai  vu  l'Aïeul! 

Un  soir,  sur  la  place  étroite  d'un  hameau  perdu,  à  la  lisière 
des  bois  profonds,  il  avait  vu  la  foule  des  paysans  et  des  bûche- 
rons assemblée  autour  du  banc  où  trônait  un  officier,  un  lieute- 
nant. Cet  officier,  que  les  notables  nommaient  :  «  l'Aïeul  à 
deux  galons  »,  narrait  une  histoire  que  les  campagnards  écou- 
taient, bouche  bée;  des  garçonnets  et  des  fillettes  jouaient  à 
ses  pieds;  un  tirailleur  à  barbiche  blanche  allait  et  venait 
parmi  les  groupes. . . . 

—  C'est  lui,  —  dit  Cang,  —  c'est  mon  maître! 

Alors  il  fit  aux  sampaniers  consternés  le  récit  des  souf- 
frances endurées  par  leurs  frères  militaires  ;  il  dit  les  humilia- 
tions et  les  outrages  quotidiens,  et  la  folie  de  Hiên,  et  l'appel 
unanime  des  opprimés  à  la  justice  de  l'absent 

—  Ecris-lui,  —  conseilla  le  vieux  chef,  —  fais  écrire  à  ton 
maître,  ce  soir,  par  l'écrivain  public  qui  se  tient  au  marché, 
une  lettre  qu'une  de  nos  jonques  portera.  Celui-là,  qui  a  vu 
l'Aïeul,  sera  chargé  de  lui  remettre  ta  plainte  et  lui  répétera 
tes  paroles 

*  * 

—  Relis  maintenant!  —  dit  Cang. 

L'écrivain  public  assura  sur  ses  oreilles  les  tiges  de  ses 
besicles,  prit  la  feuille  à  deux  mains,  l'approcha  de  la  mèche 
charbonneuse  du  quinquet,  et  lut  : 


HIÉN     LE    MABOUL 


87 


Reviens,  Aïeul  à  deux-  galons.  Tu  as  déjà  trop  tardé.  Après 
ton  départ,  le  joug  a  été  replacé  sur  nos  cous,  plus  lourd  encore 
parce  que  le  bouvier  avait  des  rancunes  à  satisfaire...  Le  sous- 
lieutenant  est  bon  y  mais  il  ne  voit  rien  et  nous  n'osons  nous 
plaindre  à  lui,  car  Pietro  Va  persuadé  que  la  race  annamite 
était  fourbe  et  dissimulée  et  que  nous  étions  méchants  entre  les 
méchants. 

Et  r adjudant  est  maintenant  le  maître  incontesté.  S'il  se  fut 
contenté,  comme  autrefois,  de  distribuer  des  jours  de  consigne, 
des  injures  et  des  coups  de  pied,  nous  eussions  retrouvé,  pour 
endurer  le  supplice,  notre  résignation  dr  autre  fois;  on  eût  courbé 
r  échine  et  invoqué  ton  nom  en  silence...  Mais  il  a  fait  pire  :  se 
souvenant  que  tu  avais  tiré  une  première  fois  Hién  de  ses  griffes, 
il  s* est  acharné  contre  ton  protégé.  Du  réveil  à  T  extinction  des 
feux,  il  se  comptait  à  le  torturer,  à  l'abrutir,  à  V épouvanter,  de 
sorte  que  Vétre  simple  est  en  train  de  retourner  à  ses  ténèbres  : 
peut-être  reviendras-tu  trop  tard  pour  lui  rendre  une  deuxième 
fois  la  lumière. 

Pardonne  à  ton  vieux  serviteur  d'avoir  osé  C  écrire  ces  choses... 
Je  sais  que  cela  n est  point  conforme  à  la  discipline;  mais  n'est-: t 
pas  permis  au  soldat  qui  a  servi  fidèlement  pendant  des  années 
<T  élever  la  voix  en  faveur  de  ses  frères  d armes  malheureux  !} 

Tai  trente  ans  de  services,  Aïeul  :  pendant  trente  ans,  des 
officiers  et  des  sous-officiers  français  m'ont  commandé;  les  uns 
étaient  a/fables  et  doux  comme  toi;  d'antres  étaient  Frigides  et 
inaccessibles,  mais  tous  étaient  justes,  et  j'obéissais,  et  tous  les 
tirailleurs  annamites  obéissaient  avec  joie...  Celui  dont  je  te  parle 
est  injuste  et  cruel,  et  jamais  je  n  avais  rencontré  son  pareil. 

Nous  plions  encore  devant  lui  :  le  jour  est  proche  oh  le  vase 
trop  plein  débordera  de  toutes  parts,  ou  les  victimes  frémissantes 


s  insurgeront. 


•  -.4 


Hâte-toi,  Aïeul  à  deux  galons  :  tes  petits-enfants  crient  vers 
toi  et  se  lassent  de  n'être  point  entendus...  Hâte-toi!  !... 


EMILE     NOLLY 


(La  fin  au  prochain  numéro.) 


LES   OPÉRATIONS 


r  r 


DU  GENEEAL  D'AMADE 


Destiné  à  punir  les  tribus  chaouïa  des  massacres  et  du  pil- 
lage de  Casablanca,  le  corps  de  débarquement  n'avait,  à  la  fin 
de  1907,  encore  rien  fait  pour  obtenir  ce  résultat.  Les 
quelques  sorties  de  courte  portée,  exécutées  en  août  et  sep- 
tembre, dégagèrent  temporairement  les  abords  de  la  ville  ;  mais 
pendant  tout  l'automne  suivant  nos  troupes  se  confinèrent 
dans  une  inaction  absolue.  D'abord  décontenancés  par  la  prise 
de  leurs  camps  de  Taddert  et  de  Sidi-Brahim  (11  et  21  sep- 
tembre), les  Marocains,  devant  la  passivité  de  leur  ennemi, 
reprirent  confiance.  Un  nouveau  rassemblement  s'installait  à 
la  Kasba  Médiouna,  à  moins  de  vingt  kilomètres  de  Casablanca, 
et  des  partisans  rôdaient  aux  alentours  des  camps,  rendant  la 
banlieue  dangereuse  pour  les  promeneurs  et  les  soldats  isolés. 

La  circonspection  du  corps  expéditionnaire  paraissait  aug- 
menter en  même  temps  que  la  hardiesse  de  ses  adversaires, 
à  tel  point  qu'une  forte  reconnaissance  ayant  '  essuyé,  vers 
la  fin  de  décembre,  quelques  coups  de  feu  tirés  par  une 
dizaine  de  cavaliers  ennemis,  se  replia  immédiatement  par 
échelons  sur  le  camp.  Cet  état  d'esprit  avait  fini  par  exercer 
sur  la  santé  morale  et  physique  des  troupes  une  fâcheuse 
influence  qui  se  traduisit  par  quelques  désertions  et  un 
assez  grand   nombre  de  cas  de  typhoïde.  D'autre   part,  dans 


r 


LES     OPEKATIONS     DU     GENERAL     d'àMADE  89 

l'esprit  des  Chaouïa,  notre  prestige  était  réduit  à  néant;  notre 
constante  immobilité  les  avait  convaincus  que  nous  étions 
impuissants  à  pénétrer  dans  l'intérieur  des  terres  au  delà  de  la 
zone  commandée  par  les  canons  de  la  flotte.  Aussi  pouvait-on 
prévoir  qu'une  offensive  rapide  et  de  faible  envergure  ne 
suffirait  plus,  comme  elle  le  pouvait  quatre  mois  plus  tôt,  à 
amener  la  soumission  des  tribus  hostiles,  mais  qu'il  faudrait 
une  longue  campagne  pour  pacifier  le  pays  et  conquérir  les 
gages  d'une  tranquillité  durable. 

Telle  était  la  situation  lorsque  le  général  d' Amade  fut  appelé 
à  prendre  le  commandement  du  corps  expéditionnaire. 

Entre  la  nomination  du  nouveau  commandant  en  chef  et 
son  arrivée,  des  événements  inattendus  se  déroulèrent  à  Casa- 
blanca. Le  général  Drude,  en  signalant  la  présence  de  l'ennemi 
à  Médiouna,  avait  demandé  des  renforts  pour  le  disperser  ;  mais 
avant  leur  arrivée,  jugeant  sans  doute  l'occasion  favorable,  il 
marcha  avec  cinq  bataillons  sur  la  Kasba  et  s'en  empara  après 
un  court  engagement  pendant  lequel  l'ennemi  n'offrit  qu'une 
faible  résistance.  Le  lendemain  la  colonne  razziait  un  troupeau 
au  marabout  de  Sidi  Aïssa,  situé  à  dix  kilomètres  au  delà,  puis 
le  général  rentrait  à  Casablanca  où  la  majeure  partie  de  la 
colonne  le  rejoignait  peu  après. 

L'opération  de  Médiouna  allait  compliquer  la  tâche  du 
nouveau  commandant  du  corps  expéditionnaire. 

Après  trois  mois  d'inaction  absolue  il  eût  été  désirable,  en 
effet,  lorsqu'on  prendrait  l'offensive,  de  le  faire  avec  une  indé- 
pendance complète  et  tous  les  éléments  nécessaires  pour  pour- 
suivre les  opérations  sans  arrêt  et  frapper  une  succession  de 
coups  capables  de  briser  la  résistance  d'un  ennemi  dont  la 
persévérance  n'est  pas  la  qualité  dominante.  Or  le  corps  de 
débarquement  ne  possédait  pas  au  commencement  de  janvier 
l'outillage  rendant  possible  une  campagne  de  ce  genre.  Les 
moyens  de  transport  étaient  absolument  insuffisants.  La 
pénurie  d'animaux  de  bât  et  de  trait  était  telle  que  la  colonne 
qui  avait  pris  Médiouna  ne  put  s'y  maintenir  plus  de  deux 
jours  faute  de  vivres  et  qu'il  fallut  faire  rentrer  quatre 
bataillons  sur  les  cinq  dont  se  composait  son  infanterie. 

Dans  ces  conditions,  le  général  d' Amade  allait  se  trouver 
dans   l'alternative,    soit   de    continuer    l'offensive    avec    des 


90  LA     REVUE     DE     PARIS 

ressources  restreintes,  soit  de  la  suspendre  en  attendant 
l'arrivée  des  éléments  qui  lui  manquaient.  Dans  le  premier  cas, 
le  rayon  d'action  des  colonnes  serait  limité  par  le  manque 
d'approvisionnements  et  elles  s'exposeraient  à  ne  pouyoir  pro- 
longer leurs  mouvements  autant  que  la  situation  militaire 
le  comporterait.  Dans  le  .second,  on  donnait  à  l'ennemi  la  possi- 
bilité de  reprendre  courage  une  fois  de  plus  et  on  perdait  ainsi 
le  bénéfice  du  coup  d'énergie  de  Médiouna. 

C'est  pour  la  première  méthode  que  le  général  d'Amade  se 
décide.  Se  rendant  compte  que  contre  un  ennemi  brave  et 
mobile,  mais  sans  unité  ni  cohésion,  il  n'est  pas  de  meilleure 
tactique  qu'une  inlassable  activité,  il  va  d'abord  rayonner  dans 
le  pays,  marchant  sur  tous  les  groupes  qui  lui  sont  signalés, 
les  dispersant  et  retournant  les  combattre  chaque  fois  qu'ils  se 
reforment  jusqu'à  ce  que  la  supériorité  morale  et  matérielle 
soit  définitivement  acquise  aux  Français.  Après  cette  première 
phase  où  l'action  sera  purement  militaire,  commencera  une 
seconde  pendant  laquelle  les  armes  et  la  diplomatie  s'appuie- 
ront mutuellement  :  elle  consistera  à  créer  dans  les  Chaouïa 
des  postes  fixes  provisoires,  qui  serviront  à  la  fois  de  centres  de 
protection  pour  les  fractions  soumises  et  de  bases  pour  les 
dernières  opérations.  Ce  but  atteint,  il  restera  à  achever  la 
pacification  en  facilitant  chez  les  Chaouïa  l'organisation  d'une 
autorité  locale  capable  d'y  maintenir  l'ordre  et  permettant  ainsi 
au  corps  de  débarquement  de  se  retirer  sans  crainte  de  voir 
Casablanca  menacé  à  l'avenir.  Pendant  cette  troisième  période 
notre  action  sera  purement  politique. 


* 
*  # 


Les  troupes  que  le  général  d'Amade  trouvait  à  Casablanca 
se  composaient  de  six  excellents  bataillons  déjà  très  entraînés 
en  Algérie  sur  la  frontière  oranaise  ou  dans  les  postes  de 
l'extrême-sud,  et  que  les  quelques  combats  qui  suivirent  le 
débarquement  avaient  familiarisés  avec  la  tactique  de  l'adver- 
saire. Deux  batteries  de  campagne,  une  de  montagne,  et  six 
sections  de  mitrailleuses  appuyaient  très  effectivement  cette 
infanterie.  Mais  la  cavalerie,  ne  comportant  que  deux  esca- 


LES    OPÉRATIONS    DU     GÉNÉRAL     d'aMADE 


91 


(Irons,  était  tout  à  fait  insuffisante;  quant  au  train,  il  disposait 
à  peine  d'une  quarantaine  d'arabas.  Les  renforts  demandés 
pour  la  prise  de  la  Kasba  Médiouna  comptaient  quatre  esca- 
drons, une  batterie  de  75  et  trois  bataillons  d'infanterie  :  ces 
dernières  unités  appartenaient  à  des  régiments  moins  entraînés 
que  ceux  qui  se  trouvaient  à  Casablanca,  et  peu  préparés  par 
la  vie  de  garnison  à  faire  campagne.  Aucun  de  ces  bataillons 
n'avait  encore  vu  le  feu  ;  ils  allaient  d'ailleurs  être  employés 
immédiatement  en  première  ligne  et  ne  tarderaient  pas  à 
faire  bonne  figure  à  côté  des  régiments  plus  aguerris. 

L<es  nouveaux  contingents  constituaient  donc  un  précieux 
appoint  au  corps  de  débarquement.  Malheureusement,  le  gou- 
vernement retirait  d'une  main  ce  qu'il  donnait  de  l'autre,  en 
envoyant  l'ordre  de  faire  occuper  Fedala  et  Bou-Znika  par  des 
garnisons  d'un  effectif  total  de  deux  mille  hommes.  Cette 
mesure  avait  été  prise  à  la  demande  de  notre  consul  à  Rabat, 
qui,  devant  l'attitude  hostile  de  la  population  de  ce  port, 
demandait  à  ce  que  les  communications  par  terre  avec  Casa- 
blanca fussent  assurées.  Les  troupes  ainsi  immobilisées  dans 
une  direction  excentrique  n'étaient  pas  utilisables  —  momen- 
tanément du  moins  —  pour  les  opérations  actives,  de  sorte 
que  le  général  d'Amade  allait  se  trouver,  sauf  en  ce  qui  con- 
cerne la  cavalerie,  dans  une  situation  à  peu  près  équivalente  à 
celle  de  son  prédécesseur. 

L'ennemi  de  son  côté  avait  été  renforcé  par  une  mehalla  qu$ 
Moulaye  Hafid  envoya  pendant  l'automne  dans  la  province  des 
Chaouïa  et  que  commandait  le  fils  de  son  oncle  Moulaye 
Rachid.  Ce  noyau  de  réguliers  fort  de  deux  à  trois  mille 
hommes  possédait  quelques  canons  Krupp  de  montagne 
assez  pauvrement  servis.  Il  détacha  dans  la  tribu  des  Medakra,  la 
plus  hostile  aux  Français,  un  contingent  de  sept  cents  hommes 
sous  les  ordres  d'Omar  Sketani.  La  fraction  principale  se 
trouvait  à  Médiouna  le  Ier  janvier  et  se  replia  de  ce  point  sur 
Set  ta  t,  établissant  ses  campements  au  sud  de  la  ville.  A  cette 
aide  matérielle  donnée  par  les  mehallas,  allait  bientôt  s'ajouter 
l'appui  moral  que  Moulaye  Hafid  devait  apporter  aux  Chaouïa 
en  s'installant  avec  toutes  les  forces  qu'il  avait  pu  recruter  à 
Marrakech  au  gué  de  Mechra  ech  Chaïr  sur  la  frontière  même 
de  leur  pays.  Si  les  Chaouïa  nous  étaient  très  inférieurs  par 


92  LA      REVUE     DE     PARIS 

l'organisation  et  l'armement,  ils  avaient  l'avantage  du  nombre, 
de  la  mobilité  et  surtout  la  possibilité  d'échapper  à  nos  coups 
en  se  réfugiant  sur  le  territoire  des  tribus  voisines  où  il  nous 
était  interdit  de  les  suivre. 

Le  nouveau  commandant  en  chef  prit  immédiatement  ses 
mesures  pour  se  mettre  en  route  sans  délai.  L'organisation  de 
la  colonne  destinée  à  Fedala  et  Bou-Znika  le  retarda  pendant 
quelques  jours,  mais,  grâce  à  l'active  impulsion  communiquée 
à  tous  les  services,  le  corps  de  débarquement  se  trouva 
bientôt  en  état  d'entrer  en  campagne.  Sans  attendre  la  totalité 
des  troupes  de  renfort  —  la  batterie  de  75  et  l'escadron  du 
5e  chasseurs  n'avaient  pas  encore  rejoint  —  le  général, 
moins  d'une  semaine  après  son  arrivée,  commençait  sa  pre- 
mière opération  vers  l'intérieur. 

La  direction  à  prendre  s'imposait  :  c'était  celle  de  Ber  Rechid 
et  de  Settat.  La  première  de  ces  localités,  quoique  inhabitée, 
n'en  restait  pas  moins  un  point  stratégique  très  important,  car 
elle  se  trouve  presqu'exactement  au  centre  de  la  province  des 
Ghaouïa  et  les  principales  pistes  s'y  croisent;  Settat  était  la 
seule  ville  qui  n'eût  pas  été  complètement  évacuée  par  les 
indigènes  et  servait  de  lieu  de  refuge  aux  réguliers  de  Moulaye 
Rachid. 

Première  colonne  :  Combat  de  Settat  {15  janvier),  —  Le 
12  janvier,  la  colonne  se  rassemblait  sur  le  front  de  bandière 
4jes  camps  et  se  mettait  en  marche  vers  le  sud  aux  premières 
lueurs  du  jour.  Elle  comprenait  cinq  bataillons,  le  goum, 
quatre  escadrons  et  une  batterie  de  campagne.  Chaque  bataillon 
laissait  une  de  ses  compagnies  à  la  défense  de  la  ville.  Le  soir 
on  bivouaqua  à  la  source  d'Ain  Djemma,  située  à  peu  près  à 
hauteur  et  à  une  quinzaine  de  kilomètres  à  l'ouest  de  Médiouna. 
Le  lendemain,  la  marche  fut  reprise  sur  Ber  Rechid  qui  servait 
aussi  d'objectif  au  colonel  Brulart  venant  de  Médiouna  avec  six 
compagnies  et  une  section  de  75.  La  marche  convergente 
s'exécuta  sans  incident  à  travers  la  riche  plaine  du  Tirs 
couverte  de  moissons  et  de  douars  appartenant  à  la  tribu  des 
OuledHariz,  dont  les  notables  vinrent  se  présenter  le  long  de  la 
route  aux  commandants  des  deux  colonnes. 

L'extrême  fertilité  du  pays  que  les  troupes  venaient  de 
traverser   augmentait  le  contraste  qu'offraient  les  ruines  de 


r 


LES    OPÉRATIONS     DU     GÉNÉRAL    d'aMADE  $3 

Ber  Rechid.  La  ville,  jadis  florissante,  avait  été  dévastée  par 
le  fils  d'el  Hadj  Hammou,  ancien  pacha  de  Casablanca,  qui 
avait  également  fomenté  l'agitation  récente  entre  les  Européens. 
Le  général,  apprenant  que  ce  personnage  s'était  retiré  dans  sa 
kasba  située  à  quatre  kilomètres  de  Ber  Rechid,  le  cerna  le 
lendemain  avec  sa  cavalerie  et  le  fit  prisonnier.  Le  même 
jour,  un  autre  des  principaux  instigateurs  des  massacres  fut 
capturé  dans  les  environs  de  Médiouna. 

L'occupation  de  Ber  Rechid  permettait  à  la  fois  d'assurer 
la  fidélité  des  Ouled  Hariz  et  de  constituer  une  base  avancée 
pour  les  mouvements  ultérieurs  des  colonnes.  11  eût  été  désirable 
de  pouvoir  s'installer  dans  des  conditions  analogues  à  Settat; 
malheureusement  les  ressources  du  corps  de  débarquement 
en  moyens  de  transport  étaient  encore  insuffisantes  pour  cette 
opération  et  il  fallut  se  contenter  de  pousser  une  reconnais- 
sance sur  la  ville.  Cette  pointe  devait  obliger  la  mehalla  de 
Moulaye  Rachid  soit  à  nous  combattre,  soit  à  se  retirer  ;  elle 
éclairerait  en  outre  le  commandement  sur  les  dispositions  des 
fractions  méridionales  des  Chaouïa  envers  nous. 

Un  détachement  important  dut  être  laissé  à  Ber  Rechid  pour 
la  défense  des  campements  ;  les  troupes  disponibles,  dix-sept 
compagnies,  trois  escadrons,  le  goum  et  une  batterie  se 
mettaient  en  route  le  i4  janvier  à  dix  heures  du  soir,  sans 
sacs,  les  hommes  emportant  deux  repas  froids  dans  leurs 
musettes. 

On  s'arrêta  au  moment  du  coucher  de  la  lune,  vers  deux 
heures;  la  brume  assez  épaisse,  qui  avait  dissimulé  le  mouve- 
ment aux  émissaires  marocains,  se  dissipa  avec  les  premiers 
rayons  du  soleil;  on  reprit  alors  la  marche  et  bientôt  la  très 
forte  position  qui  précède  Settat  se  dessinait  à  l'horizon. 

A  six  kilomètres  en  avant  de  la  ville,  se  dresse  une  pente 
escarpée  qui  limite  au  sud  la  plaine  du  Tirs  et  donne  accès  à 
un  plateau  légèrement  ondulé,  s'étendant  jusqu'aux  confins  de 
la  province.  Ce  plateau  est  coupé  de  plusieurs  vallées  profondes 
dont  la  principale  est  celle  où  est  bâtie  Settat.  Le  fond  de  la 
dépression  est  jalonné  de  maisons  et  de  groupes  d'arbres  entre 
la  plaine  et  la  ville  sur  une  longueur  de  six  kilomètres. 

Dès  que  le  jour  parut,  le  goum  et  les  trois  escadrons  se 
portèrent  en  avant  et  sur  le  flanc  droit  pour  éclairer  la  colonne. 


94  LA     REVUE     DE     PARIS 

Cette  cavalerie  ne  tarda  pas  à  être  vivement  engagée  contre  de 
nombreux  Marocains  et  se  rabattit  complètement  sur  les  ailes 
pour  dégager  le  front  de  l'infanterie.  Le  régiment  de  marche 
mixte  du  colonel  Passard  se  forma  en  ligne  et  se  dirigea    k 
bonne  allure  sur  les  hauteurs  situées  à  l'ouest  du  débouché  de 
la  vallée,  balayant  l'ennemi  devant  lui.  Il  fut  accueilli  par  un 
feu  très  nourri  dès  qu'il  couronna  le  plateau,  mais,  soutenu 
par  le  régiment  Taupin  et  par  une  partie  de  la  cavalerie,  il 
continua  son  mouvement  de  crête  en  crête  ;  le  i CI  escadron 
chasseurs  d'Afrique  chargeait  et  dispersait  tous  les  groupes  qui 
faisaient  mine  de  résister.  Les  Marocains  se  débandèrent  et 
s'enfuirent  vers  le  sud.  Arrivé  à  hauteur  de  Settat,  le  régiment 
Passard  exécuta  un  changement  de  direction  à  gauche  et  se  porta 
vers  la  ville  dont  quelques  salves  chassèrent  les  derniers  défen- 
seurs. La  cavalerie  faisant  le  tour  de  l'enceinte  parvint  jusqu'aux 
camps  de  la  me  h  alla,  qu'elle  incendia,  et  sabra  une  trentaine  de 
fantassins  qui  ne  les  avaient  pas  encore  évacués. 

Tandis  que  ces  événements  se  passaient  à  Settat,  la  réserve, 
composée  de  cinq  compagnies  escortant  quelques  arabas  des- 
tinées au  transport  des  blessés  était  restée  en  position  au 
débouché  de  la  vallée.  Le  général,  qui  se  trouvait  avec  cette 
fraction  de  la  colonne,  reçut  de  plusieurs  émissaires  de  la  tribu 
locale,  les  Mzamza,  l'assurance  que  seule  la  mehalla  hafidienne 
nous  combattait,  qu'elle  s'était  dispersée,  et  que  les  habitants 
de  la  vallée  ne  tireraient  pas  un  coup  de  fusil  ;  une  profusion 
de  drapeaux  blancs  flottant  sur  les  maisons  et  les  tentes  sem- 
blait confirmer  ces  promessses.  Aussi  le  général  se  décida-t-il 
h  rejoindre  les  troupes  de  première  ligne  qui  s'étaient  arrêtées 
à  Settat  et  se  mit  en  marche  par  la  piste  qui  suit  le  fond  de  la 
vallée.  A  peine  le  détachement  s'y  était-il  engagé  qu'il  fut 
accueilli  sur  la  gauche,  de  flanc  et  à  revers,  par  une  vive  fusil- 
lade. C'était  un  important  contingent  de  la  tribu  des  Medakra 
qui  avait  d'abord  marché  sur  Ber  Rechid,  mais  trouvant  ce 
point  trop  fortement  occupé,  s'était  rabattu  sur  la  colonne 
pour  la  prendre  en  queue.  Le  feu  plongeant  de  l'ennemi  contre 
nos  troupes  placées  dans  des  conditions  de  terrain  très  désa- 
vantageuses rendait  la  situation  d'autant  plus  difficile  que  les 
Mzamza,  jugeant  notre  position  désespérée,  ne  purent  résister 
à  la  tentation  de  se  joindre  à  nos  nouveaux  agresseurs  ;  quoique 


LES     OPÉRATIONS     DU     GÉNÉRAL     d'aMADE  Q§ 

attaquée  de  tous  côtés,  la  colonne  continua  son  mouvement, 
et  repoussa  partout  l'ennemi,  auquel  l'artillerie  infligea  de 
grosses  pertes. 

Les  deux,  détachement  opérèrent  leur  jonction  sur  le  pla- 
teau, et  après  une  halte  de  quelques  minutes  reprirent  le 
chemin  de  Ber-Rechid  où  ils  arrivèrent  vers  minuit  après  une 
marche  presque  ininterrompue  de  soixante-quinze  kilomètres 
qui  avait  duré  vingt-six  heures.  Pour  la  première  fois  les  Maro- 
cains n'esquissèrent  pas  de  retour  offensif  et  aucun  incident 
ne  vint  troubler  le  retour. 

Le  succès  de  l'opération  était  aussi  complet  que  le  permet- 
taient les  conditions  dans  lesquelles  elle  avait  été  entreprise 
Non  seulement  on  avait  infligé  à  l'ennemi  des  pertes  sensibles, 
mais  encore  on  avait  réussi  à  le  surprendre  complètement  : 
tous  les  douars  que  nous  avions  traversés  pendant  la  matinée 
étaient  remplis  de  vieillards,  de  femmes  et  de  troupeaux  qui 
s'enfuyaient  à  notre  approche  et  obligeaient  fréquemment  la 
ligne  d'infanterie  à  cesser  le  feu.  L'excellent  résultat  obtenu 
était  dû  à  la  marche  de  nuit  précédant  le  combat,  à  l'offensive 
vigoureuse  prise  sur  le  champ  de  bataille  et  à  l'adoption  de 
lignes  de  tirailleurs,  formation  souple  et  maniable,  remplaçant 
avantageusement  les  pesants  carrés  employés  pendant  la  pre- 
mière partie  de  la  campagne. 

Après  un  jour  de  repos  à  Ber  Rechid  les  troupes  qui  avaient 
combattu  à  Settat  retournèrent  s'approvisionner  à  Médiouna  et 
à  Casablanca. 

Deuxième  colonne  :  combat  de  ÏOued  M'Koun  ("2^4  janvier). 
—  La  mehalla  de  Moulaye  Rachid  s'était  repliée  après  le 
combat  du  i5  janvier  hors  du  rayon  d'action  imposé  à  nos 
colonnes  par  les  nécessités  du  ravitaillement.  La  deuxième 
opération  du  corps  de  débarquement  devait  donc  naturellement 
être  dirigée  contre  les  Medakra  dont  l'attaque  inopinée  avait 
fortement  gêné  une  partie  de  nos  troupes  dans  la  vallée  de 
Settat.  Après  avoir  pourvu  à  l'occupation  des  postes  de  Ber 
Rechid  et  de  Médiouna  entre  lesquels  on  répartit  les  huit  com- 
pagnies du  2e  étranger,  le  commandant  en  chef  divisa  le  reste 
de  ses  forces  en  deux  détachements  égaux.  L'un,  commandé 
par  le  général  lui-même,  reçut  le  nom  de  colonne  du  littoral, 
1* autre,  placé  sous  les  ordres  du  colonel  Boutegourd,  fut  baptisé 


96  la   revue    de   paris 

colonne  du  Tirs  (ou  des  Terres  Noires)  :  chacun  se  composr^?^ 
de  neuf  compagnies,  deux  escadrons,  une  batterie  de  75  et  A^-i-g 
mitrailleuses.  L'aérostat  accompagnait  la  colonne  du  littora=?£53fe' 
Les  deux  détachements  devaient  exécuter  une  opération  congg: 
binée   contre   les    Medakra;    leurs   bases   respectives   étaieD^^ 
Médiouna  et  Bou-Znika,  où  les  troupes  commandées  par    L^?^: 
général  arrivaient  le  22  janvier.  Le  mouvement  commença  lcf^S 
lendemain.  La  colonne  du  littoral  devait  traverser  d'abord  \é^// 
territoire    des    Ziaïda    qui,    quelques    semaines    auparavant,^   v 
avaient  trahi  le  chef  aziziste  Bouchta  ben  Bagdadi,  et  dont  ^  ^ 
l'hostilité  contre  nous  n'était  pas  douteuse.  Malheureusement 
le  ballon   ayant   exécuté  la  veille  et  l'avant-veille  plusieurs  /    JE 
ascensions,  les  Ziaïda,  ainsi  avertis  de  notre  marche,  s'étaient  */ 
enfuis  après  avoir  levé  leurs  douars  en  toute  hâte  ainsi  que 
l'attestaient  les  charrues  abandonnées  dans  les  champs.    Le 
général  campa  le  soir  à  Ber  Rebah,  sur  le  cours  supérieur  de    *   ** 
l'oued  Nefifikh. 

Le  lendemain  24,  la  marche  fut  reprise,  toujours  dans  la      l 
direction  du  sud,  et  bientôt  on  entendit  le  canon  de  la  colonne 
du  Tirs.  j^i 

Celle-ci  avait  bivouaqué  à  vingt-cinq  kilomètres  de  Médiouna 
et  se  vit  attaquée  dans  la  matinée,  après  deux  heures  de  route,       *m 
par  les  cavaliers  Medakra.  Elle  continua  à  progresser  en  refou- 
lant sans  peine  l'ennemi  jusqu'à  la  vallée  de  l'oued  M'koun,  \ 
où  elle  s'arrêta  et  se  déploya  pour  attendre  le  colonne   du 
littoral.  Cette  dernière  ne  progressait  que  lentement  en  raison 
des  difficultés  du  terrain  très  accidenté.  Son  convoi,  alourdi 
par  le  ballon  et  la  pénurie  d'animaux  de  Irait  pour  les  arabas,  g 
restait  assez  loin  en  arrière.  Seuls  le  bataillon  d'avant-garde  et         : 
l'artillerie  parvinrent  dans  l'après-midi  à  prolonger  la  gauche 
du  colonel  Boutegourd.   Les  feux  d'infanterie  et  d'artillerie 
réussirent  à  déblayer  la  vallée  tandis  que  la  cavalerie  des  deux 
colonnes  se  portait  jusqu'aux  crêtes  opposées  et  exécutait  une 
charge  qui  parvenait  presque  à  rejoindre  les  Marocains  malgré 
un  terrain  des  plus  défavorables.  Les  chasseurs  mirent  vive- 
ment pied  à  terre  et  poursuivirent  l'ennemi  d'un  tir  efficace  de 
carabines  à  courte  distance. 

A  ce  moment,  les  Medakra  se  retiraient  sur  tous  les  points, 
le  soir  tombait  et  les  deux  colonnes  se  concentrèrent  sur  le 


r 


LES    OPÉRATIONS     DU     GÉNÉRAL    d'aMADE  97 

versant  nord  de  la  vallée  de  l'oued  M'koun  pour  y  bivouaquer. 
Ce  mouvement  de  repli  attira  un  petit  nombre  de  partisans 
marocains  que  le  feu  des  sections  de  mitrailleuses  suffit  à  faire 
fuir. 

Le  manque  d'approvisionnements  obligea  encore  les  colonnes 
à  regagner  Médiouna  où  elles  arrivèrent  le  lendemain  après  une 
marche  des  plus  pénibles  dans  les  terres  lourdes  et  collantes. 

Le  simple  exposé  des  faits  suffit  à  montrer  que  le  succès  de 
cette  seconde  colonne  fut  inférieur  à  celui  obtenu  après 
l'affaire  de  Settat.  Les  pertes  des  Medakra  ne  devaient  pas  être 
très  considérables  :  aucun  douar  n'avait  pu  être  surpris  ni 
détruit. 

Ce  résultat  limité  était  dû  à  trois  causes  distinctes  ;  l'emploi 
du  ballon,  la  lenteur  du  convoi  insuffisamment  outillé  en 
moyens  de  transport  et  enfin  le  fait  que  les  deux  colonnes,  à 
cause  de  leur  rayon  d'action  restreint  avaient  dû  effectuer  leur 
jonction  non  au  cœur  du  pays  des  Medakra,  mais  seulement 
près  de  sa  lisière,  en  sorte  qu'elles  ne  s'étaient  rejointes  que 
sur  le  champ  de  bataille  et  pour  se  présenter  de  front  à  l'ad- 
versaire. Le  bénéfice  du  mouvement  convergeant  avait  ainsi 
été  perdu. 

Pendant  les  quelques  jours  de  repos  qui  suivirent  l'affaire 
de  l'oued  M'koun  un  détachement  du  train  assez  important 
arriva  d'Algérie.  Depuis  un  mois,  on  avait  pu  conclure 
quelques  marchés  avec  les  indigènes  pour  une  location  perma- 
nente de  chameaux,  remplaçant  avantageusement  le  fâcheux 
système  des  réquisitions  auquel  l'intendance  s'était  d'abord  vu 
obligée  de  recourir.  Grâce  à  ces  améliorations,  la  portée  des 
colonnes  pouvait  être  augmentée  de  deux  à  trois  jours. 

Troisième  colonne  :  combats  de  Dar  Kseibat  (2  février)  et  d'el 
Mekki  (5  et  6  février).  —  Après  le  dernier  engagement  avec 
les  Medakra,  il  n'avait  pas  été  possible  de  profiter  des  avantages 
obtenus  et  de  poursuivre  l'ennemi.  Aussi  le  commandement 
eût-il  probablement  dirigé  sa  troisième  opération  contre  cette 
turbulente  tribu,  si  un  événement  important,  survenu  sur 
un  autre  point,  n'était  venu  l'orienter  dans  une  direction 
différente. 

Le  26  janvier,  la  colonne  du  littoral  était  rentrée  de 
Médiouna  à  Casablanca,  tandis  que  celle  du  Tirs  se  portait  sur 

Ier  Novembre  1908.  7 


98  LA     REVUE     DE     PARIS 

Ber  Rechid  où  elle  devait  séjourner  en  attendant  la  reprise  de 
l'offensive.  Le  ior  février,  le  colonel  Boutegourd  apprit  que 
certaines  fractions  soumises  des  Ouled  Hariz  avaient  été  moles- 
tées presque  sous  les  murs  de  la  place.  En  conséquence  il 
quitta  Ber-Rechid  pendant  la  nuit  du  icr  au  2  février  avec  une 
forte  reconnaissance  composée  de  six  compagnies,  deux  esca- 
drons, une  batterie,  deux  sections  de  mitrailleuses  et  quelques 
goumiers.  Il  se  dirigea  sur  la  zaouïa  el  Mekki  où  on  avait 
signalé  la  présence  d'un  important  troupeau  appartenant  à 
des  tribus  hostiles. 

La  cavalerie  arrivant  un  peu  avant  le  lever  du  soleil  à  la 
zaouïa  s'empara  sans  résistance  de  deux  à  trois  mille  têtes 
de  bétail.  Le  but  de  l'opération  était  rempli,  mais,  le  com- 
mandant de  la  colonne,  désirant  sans  doute  reconnaître  cette 
partie  du  pays  que  nous  n'avions  pas  encore  parcourue  et  voir 
si  des  rassemblements  ennemis  y  campaient,  se  dirigea  sur 
Dar-Kseibat,  à  dix  kilomètres  plus  au  sud,  laissant  deux  com- 
pagnies de  tirailleurs,  deux  escadrons  de  chasseurs  d'Afrique 
et  la  section  de  mitrailleuses  Bosquet  à  la  garde  du  troupeau. 
Il  parvint  jusqu'à  Dar  Kseibat  sans  apercevoir  de  Marocains, 
mais  à  peine  son  mouvement  de  repli  avait-il  commencé  que 
de  nombreux  cavaliers  apparurent  de  tous  côtés  ;  le  détache- 
ment se  trouva  bientôt  vivement  pressé. 

Pendant  ce  temps,  les  troupes  restées  à  el  Mekki  se 
voyaient  également  attaquées  par  des  forces  très  supérieures. 
Les  deux  compagnies  de  tirailleurs  furent  rappelées  vers  le 
gros  de  la  colonne;  les  cavaliers  ayant  perdu  plusieurs 
chevaux  et  épuisé  presque  toutes  leurs  cartouches  furent 
obligés  de  charger  pour  se  dégager.  Pendant  ce  mouvement, 
au  cours  duquel  un  peloton  se  laissant  entraîner  trop  loin  fut 
un  moment  sérieusement  compromis,  le  troupeau  retomba  aux 
mains  de  l'ennemi.  La  section  de  mitrailleuses,  laissée  très  en 
l'air,  se  vit  un  instant  entourée  par  les  Marocains  ;  elle  réussit 
à  se  faire  jour  grâce  au  sang-froid  de  son  chef,  mais  trois 
mulets  ayant  été  atteints  on  dut  abandonner  le  télémètre  et  l'affût 
d'une  des  pièces.  Cependant,  les  troupes  revenant  de  Dar 
Kseibat  avaient  réussi  à  gagner  un  piton  isolé  situé  à  deux  kilo- 
mètres de  la  zaouïa  et  commandant  toute  la  plaine  environ- 
nante. L'artillerie  y  trouva  une  excellente  position  de  tir,  tua 


LES    OPÉRATIONS     DU     GÉNÉRAL    d'aMADE  99 

beaucoup  de  monde  aux  Marocains  et  les  obligea  à  se  retirer. 
La  colonne  regagna  Ber  Recbid  sans  incident. 

L  effet  moral  produit  par  la  prise  des  trophées  que  l'ennemi 
avait  pu  emporter  était  largement  compensé  par  les  pertes 
considérables  que  nous  lui  avions  infligés  ;  néanmoins  il  était 
indispensable  de  revenir  sans  délai  sur  le  lieu  du  combat. 

Dès  que  le  général  d'Àmade  en  eut  reçu  la  nouvelle,  il 
quitta  Casablanca  avec  la  colonne  du  littoral,  et  renforcé  à 
Ber  Rechid  par  celle  du  Tirs  arrivait  le  5  février  à  la  zaouïa 
el  Mekki.  Le  bivouac  était  à  peine  installé  que  l'ennemi  se 
présenta  en  masse  venant  de  Test.  Les  troupes  prirent  les 
armes  et  le  refoulèrent  sans  peine  jusqu'à  six  kilomètres  du 
camp.  Une  attaque  de  nuit  tentée  vers  onze  heures  du  soir  ne 
réussit  pas  mieux. 

Le  lendemain,  avant  le  jour,  le  général,  prenant  à  son  tour 
l'offensive,  chassait  devant  lui  la  mehalla  hafidienne  et  les 
contingents  des  tribus  dans  la  direction  de  Settat.  Jamais  les 
Marocains  n'opposèrent  moins  de  résistance;  leur  tir  fut 
déplorable,  ils  ne  tinrent  nulle  part  et  se  dispersèrent  après 
trois  heures  de  combat. 

La  colonne  poussa  jusqu'à  Settat  dont  la  kasba  fut  démolie 
à  la  mélinite,  et  le  même  soir  revenait  à  el  Mekki  après 
avoir  couvert  plus  de  cinquante  kilomètres. 

Après  deux  jours  de  repos,  les  troupes  se  dirigeaient  sur  la 
kasba  des  Ouled  Saïd  où  elles  bivouaquaient  le  10  février; 
quarante-huit  heures  plus  tard  elles  étaient  à  Ber  Rechid,  après 
avoir  parcouru  la  plus  grande  partie  du  territoire  de  l'impor- 
tante tribu  des  Ouled  Saïd,  complètement  évacué  par  ses 
habitants.  Les  uns  s'étaient  retirés  vers  le  sud  en  même  temps 
que  la  mehalla,  mais  la  plus  grande  partie  avait  transporté  ses 
douars  à  la  lisière  du  pays  des  Chiadma,  autour  de  la  cabane 
d'un  ermite  nommé  Bou  Nouala  qui  prêchait  la  résistance  aux 
Français  et  assurait  à  ses  fidèles  que  nos  obus  se  changeraient 
en  eau  et  que  nos  fusils  partiraient  par  la  crosse. 

Quatrième  colonne  :  combats  de  Ber  Rebah  (17  février)  et 
de  Sidi  Daoud  (18  février).  —  La  traversée  de  la  région  des 
Ouled  Saïd  ayant  momentanément  dégagé  les  environs  de 
Ber  Rechid  et  la  partie  occidentale  de  la  province,  le 
corps  de  débarquement  allait  pouvoir  reprendre  ses  opéra- 


IOO  LA     REVUE     DE     PARIS 

tions  contre  les  groupes  de  l'est  et  notamment  contre  les 
Medakra.  Le  général  désirant  employer  le  plus  de  troupes 
possible  et  ne  pouvant  encore,  faute  de  moyens  de  transport, 
s'avancer  à  plus  de  trois  jours  de  marche  dans  l'intérieur, 
avait  conçu  le  projet  de  former  plusieurs  colonnes  dont  les 
unes  attireraient  l'ennemi  dans  la  plaine,  tandis  que  d'autres 
le  prendraient  à  revers  du  côté  des  montagnes.  Les  amorces 
devaient  être  fournies  par  les  garnisons  de  Ber  Rechid  et  de 
Bou-Znika. 

Pour  l'accomplissement  de  ce  plan  général,  le  commandant 
en  chef  avec  les  colonnes  du  Tirs  et  du  littoral  exécutait 
d'abord  une  feinte  sur  Settat,  qu'il  occupait  sans  résistance 
dans  l'après-midi  du  16  février.  Le  lendemain,  il  revenait  sur 
ses  pas  jusqu'au  débouché  de  la  vallée,  puis  se  dirigeait  vers 
l'est  en  suivant  le  pied  des  hauteurs. 

Les  opérations  proprement  dites  commencèrent  le  18.  Le 
général,  quittant  de  bon  matin  son  bivouac  de  l'oued  Tamazer, 
reprenait  sa  marche  vers  l'est  dans  la  direction  du  marabout 
de  Sidi  Daoud.  Ce  point  était  également  l'objectif  de  la 
colonne  venue  de  Ber  Rechid  sous  les  ordres  du  colonel 
Brulart  et  forte  de  cinq  compagnies,  d'une  section  de  cam- 
pagne et  de  quatre  pièces  de  37  de  marine  montées  sur  arabas. 
Enfin  un  détachement  de  composition  analogue  avait  quitté 
l'avant-veille  Bou-Znika,  se  dirigeant  vers  le  sud  par  Sidi 
ben  Sliman  et  Ber  Rebah.  Le  colonel  Taupin  la  commandait. 
Lorsque  la  colonne  principale  eut  traversé  l'oued  Mils,  elle 
rencontra  des  contingents  des  tribus  qu'elle  commença  à 
refouler  sur  Sidi  Daoud.  Bientôt  le  bruit  d'une  violente 
canonnade  venant  du  noed  annonçait  que  le  colonel  Brulart 
était  sérieusement  engagé.  On  découvrit  dans  la  plaine  des 
masses  très  nombreuses  s'avançant  contre  le  détachement  de 
Ber  Rechid,  qui,  en  raison  de  son  petit  nombre,  ne  pouvait  pro- 
gresser rapidement.  La  colonne  du  littoral  obliqua  à  gauche 
pour  lui  prêter  main  forte  ;  ce  mouvement  retardait  celui  de 
la  colonne  du  Tirs  et  la  jonction  des  trois  détachements  à 
Sidi  Daoud  ne  s'opéra  que  tard  dans  la  soirée.  Aucune  nou- 
velle n'était  parvenue  de  la  colonne  Taupin. 

On   apprit   seulement    le   lendemain  que  ce   détachement 
s'était  vu  attaquer  dès  le  16,  après  avoir  dépassé  Sidi  ben 


r 


LES    OPÉRATIONS     DU     GÉNÉRAL    d'aMADE  IOI 

Sliman.  Il  avait  ce  jour-là  facilement  repoussé  l'ennemi  et 
bivouaqué  en  deçà  de  Ber  Rebah.  Le  lendemain,  il  éprouva 
les  plus  grandes  difficultés  à  franchir  le  défilé  et  l'oued 
Nefifikh  :  il  fallut  dételer  les  pièces,  les  tirer  à  la  bricole  et 
transporter  les  obus  à  dos  d'homme.  Une  avant-garde  d'une 
compagnie  envoyée  de  l'autre  côté  de  la  vallée  pour  protéger 
le  mouvement,  harcelée  par  les  fantassins  et  les  cavaliers  maro- 
cains, perdit  trois  de  ses  chefs  de  section  sur  quatre  et  ne  put 
se  maintenir  qu'en  chargeant  plusieurs  fois  à  la  baïonnette. 
Lorsque  la  rivière  fut  franchie,  l'artillerie  et  le  reste  de 
l'infanterie  vinrent  se  mettre  en  ligne,  et  après  un  combat 
assez  chaud  obligèrent  l'ennemi  à  se  retirer.  On  avait  dépensé 
au  cours  des  deux  engagements  du  1 6  et  du  17,  la  plus  grande 
partie  des  munitions  et  on  ne  pouvait  compter  sur  aucun 
ravitaillement.  Comme  d'autre  part,  de  forts  partis  marocains 
avaient  été  immobilisés  pendant  deux  jours  grâce  à  lui,  le 
colonel  Taupin  jugea  qu'il  avait  suffisamment  rempli  sa 
mission  et  qu'il  exposerait  ses  troupes  à  des  dangers  inutiles 
en  continuant  son  mouvement  vers  le  sud.  Il  se  replia  donc 
sur  Pédala  par  la  rive  gauche  du  Nefifikh  sans  être  sérieuse- 
ment inquiété. 

Cinquième  colonne  :  combat  de  Souk  el  Tnin  (29  février).  — 
Les  dernières  opérations  n'avaient  pas  donné  tous  les  résultats 
qu'on  en  espérait.  Elles  démontraient  à  nouveau  les  inconvé- 
nients qu'offre  l'emploi  de  petites  colonnes  isolées.  Aussi, 
pour  son  prochain  mouvement  offensif,  le  général  groupait 
toutes  ses  forces  en  un  seul  bloc,  adjoignant  le  détachement 
Taupin  à  la  colonne  du  Tirs  et  le  détachement  Brulart  à  celle 
du  littoral.  Cette  masse  de  vingt-cinq  compagnies,  cinq  esca- 
drons et  quatre  batteries  bivouaquait  le  28  février  sur  les  bords 
de  l'oued  Mellah,  à  l'est  de  Dar  el  Haïdi. 

Le  lendemain,  l'étape  devait  être  fort  courte  :  on  attendait 
un  important  convoi  à  quelques  kilomètres  en  amont,  au  gué 
de  Souk  el  Tnin,  près  du  confluent  de  l'oued  M'koun,  à  l'en- 
droit même  où  avait  eu  lieu  le  combat  du  a4  janvier.  Les 
troupes  s'arrêtaient  sur  le  plateau  élevé  qui  domine  au  nord  le 
cours  du  M'koun.  Pour  protéger  les  opérations  du  ravitaille- 
ment, trois  escadrons  furent  détachés  en  surveillance,  vers  le 
«ud  tandis  que  deux  bataillons  d'infanterie,  une  batterie  de 


102  LJL     REVUE     DE     PARIS 

montagne  et  une  section  de  75  remplissaient  le  même  rôle 
dans  la  direction  du  sud-est,  observant  la  haute  vallée  de 
l'oued  Mellah. 

Les  cavaliers,  après  avoir  franchi  le  ruisseau,  trouvèrent  une 
pente  ascendante  se  prolongeant  pendant  plusieurs  kilomètres, 
de  sorte  qu'ils  durent  s'éloigner  considérablement  du  reste 
des  troupes  avant  d'atteindre  une  crête  qui  leur  permît  de 
découvrir  suffisamment  le  terrain  en  avant.  A  peine  y  étaient- 
ils  parvenus  que  des  Marocains  montés  parurent.  Les  pelotons 
mirent  pied  à  terre  et  tinrent  l'ennemi  en  respect  par  le  feu  de 
leurs  carabines.  Le  combat  se  prolongeait  et  les  cartouches 
commençaient  à  s'épuiser  lorsque  des  fantassins  ennemis 
dépassèrent  le  rideau  de  cavaliers  et  se  rapprochèrent  lente- 
ment des  nôtres  en  utilisant  les  moindres  replis  du  sol.  Toutes 
les  munitions  étaient  consommées,  et,  les  tirailleurs  chaoûia 
progressant  de  plus  en  plus,  il  ne  resta  aux  chasseurs  d'autre 
ressource  que  de  charger.  La  charge  s'exécuta  par  échelons 
et  en  fourrageurs.  Elle  dégagea  momentanément  la  crête, 
mais  ce  répit  dura  peu  ;  il  fallut  charger  de  nouveau  à  plusieurs 
reprises.  Chaque  fois  on  laissait  quelques  hommes  sur  le 
terrain  et  la  situation  devenait  critique.  Heureusement,  la 
position  difficile  de  la  cavalerie  avait  été  aperçue  et  un  bataillon 
de  tirailleurs  allégés  fut  envoyé  à  la  rescousse.  L'apparition 
de  cette  infanterie  fut  comme  un  coup  de  théâtre  ;  le  mouve- 
ment en  avant  des  Marocains  s'arrêta  net,  et  ils  commencèrent 
immédiatement  à  se  retirer.  L'arrivée  de  quatre  autres  batail- 
lons auxquels  se  joignirent  plusieurs  batteries  transformèrent 
cette  retraite  en  déroute.  La  nuit  mit  fin  au  combat. 

Au  lieu  de  poursuivre  plus  avant  vers  le  sud  les  Medakra,  le 
commandement  préféra,  le  lendemain,  reconnaître  la  situation 
vers  l'est,  chez  les  Ziaïda,  dont  on  n'avait  pas  visité  le  terri- 
toire depuis  l'affaire  de  Ber  Rebah.  Le  Ier  mars,  la  colonne  se 
portait  sur  le  marabout  de  Sidi  ben  Sliman,  d'où  une  recon- 
naissance s'assura  que  toute  la  région  avait  été  évacuée.  Les 
jours  suivants  les  troupes  se  rapprochèrent  de  Casablanca 
pour  se  ravitailler.  Le  6,  elles  campaient  à  Si  Hajaj,  prêtes  à  se 
porter  de  nouveau  contre  les  Medakra  et  à  leur  livrer  un 
combat  décisif. 

Sixième  colonne  :  Combats  de  Sidi  Aceïla  (8  mars)  et  de  Sidi 


LES    OPÉRATIONS     DU     GÉNÉRAL    d'aMADE  103 

el  Ourimi  (15  mars).  —  Le  territoire  des  Medakra  est  à  peu 
près  également  réparti  entre  la  plaine  du  Tirs  et  le  plateau  très 
accidenté  et  très  raviné  qui  la  limite  au  sud.  Les  précédentes 
colonnes  n'avaient  encore  combattu  cette  tribu  que  dans  la 
plaine,  mais  maintenant  le  corps  de  débarquement  mieux 
outillé  allait  pouvoir  s'éloigner  davantage  vers  l'intérieur  des 
terres  et  suivre  l'ennemi  jusque  dans  ses  repaires. 

Le  7  mars,  la  colonne  allait  bivouaquer  sur  l'oued  Aïata,  près 
de  la  frontière  septentrionale  du  pays  Medakra.  Le  lendemain, 
les  troupes  se  mettaient  en  marche  sur  deux  colonnes  se  diri- 
geant sur  Dar  bou  Azza,  groupe  de  maisons  situé  au  revers  du 
plateau.  Un  rideau  de  cavaliers  marocains  défendit  mollement 
les  approches  des  hauteurs.  Notre  première  ligne,  après  avoir 
occupé  Dar  bou  Àzza  poursuivit  l'ennemi  en  retraite  dans  la 
vallée  de  l'oued  Aceïla.  A  ce  moment  on  apprit  que  les  cam- 
pements de  la  tribu  et  de  la  mehalla  d'Omar  Sketani  se  trou- 
vaient à  l'est  du  massif  de  Mqarto.  Les  trois  colonnes,  du 
littoral,  de  Ber  Rechid  et  de  Bou-Znika  exécutèrent  un  mouve- 
ment de  conversion  à  gauche,  tandis  que  la  colonne  du  Tirs  se 
maintenait  près  de  Dar  bou  Azza  pour  protéger  le  convoi  des 
trains  régimentaires. 

L'avant-garde  de  la  colonne  principale,  poursuivant  son  mou- 
vement, couronna  vers  trois  heures  un  des  ravins  tributaires  de 
l'oued  Mzabern.  Dans  le  fond  étaient  agglomérés  les  douars 
que  l'ennemi  n'avait  pas  eu  le  temps  de  lever,  et  parmi  eux, 
le  campement  de  la  mehalla  où  l'on  trouva  un  affût,  des 
caisses  d'obus,  un  grand  nombre  de  cartouches  et  des  appro- 
visionnements de  toute  sorte.  Au  delà  de  l'oued  Mzabern,  le 
ravin  était  prolongé  par  un  défilé  regagnant  à  trois  kilomè- 
tres vers  l'est  le  plateau  des  Achach.  Ce  défilé  était  obstrué 
par  une  cohue  d'animaux  et  d'hommes  essayant  d'échapper  à 
notre  poursuite.  Toute  l'artillerie  disponible  se  mit  en  batterie 
au  bord  du  ravin  et  ouvrant  un  feu  rapide  auquel  se  joignirent 
deux  sections  de  mitrailleuses  et  les  compagnies  d'infanterie 
les  plus  avancées,  inonda  de  projectiles  la  masse  des  fuyards, 
couvrant  de  cadavres  le  sentier  et  les  pentes  du  défilé  que  les 
Marocains  tentèrent  vainement  d'escalader  sous  les  rafales 
meurtrières. 

Après  un  quart  d'heure  de  bombardement,  le  général,  ayant 


104  LA     REVUE     DE     PARIS 

jugé  l'exécution  suffisante,  regagna  Dar  bou  Azza.  Sur  ce 
point  la  colonne  du  Tirs,  attaquée  par  un  fort  parti  de  Mzab, 
avait  remporté  de  son  côté  un  succès  complet,  rejetant  l'en- 
nemi en  désordre  et  lui  infligeant  des  pertes  considérables. 

Après  avoir  vaincu  les  Medakra  au  cœur  de  leur  pays,  le 
commandant  en  chef  se  tourna  contre  les  Mzab,  campant 
le  9  au  marabout  d'Abd  el  Kerin  et  continuant  le  lendemain 
sa  route  sur  la  Kasba  ben  Ahmed.  Les  Mzab,  sans  doute 
impressionnés  par  leur  défaite  de  l'avant- veille,  n'oppo- 
sèrent aucune  résistance  sauf  quelques  cavaliers  de  la  frac- 
tion des  Achach  qui  tiraillèrent  de  loin  sur  notre  avant-garde 
et  pe  tardèrent  pas  à  s'enfuir  vers  le  sud.  Au  delà  de  la  Kasba, 
de  nombreux  groupes  de  Mzab  attendaient  la  colonne  et  parais- 
saient se  concerter  sur  le  parti  à  prendre  ;  la  mise  en  batterie 
de  quelques  pièces  de  75  eut  immédiatement  raison  de  cette 
hésitation.  Les  caïds,  sans  armes,  se  portèrent  au-devant  du 
général,  lui  offrirent  leur  soumission  et  une  quinzaine  d'entre 
eux  l'accompagnèrent  jusqu'à  son  prochain  bivouac,  à  Sidi- 
Haïdi. 

Complètement  tranquillisé  du  côté  de  l'est,  le  général  se 
dirigea  sur  Settat,  à  petites  étapes,  en  faisant  en  sens  inverse 
le  chemin  qu'il  avait  suivi  avant  le  combat  de  Sidi-Daoud.  11 
eut  la  satisfaction  de  trouver  le  pays  complètement  repeuplé 
et  les  habitants  rangés  pacifiquement  le  long  de  la  route  pour 
le  saluer.  De  Settat  la  colonne  se  rendit  le  1 4  à  la  Kasba  des 
Ouled  Saïd,  qu'elle  avait  déjà  visitée  un  mois  auparavant.  Le 
lendemain  elle  arriva  à  Dar  ould  Fatima  vers  midi.  Pendant 
cette  dernière  marche,  on  ne  rencontra  aucun  douar  et  le  général 
apprit  que  la  presque  totalité  des  Ouled  Saïd  et  des  dissidents 
de  quelques  autres  tribus  avaient  renforcé  les  partisans  de 
l'agitateur  Bou  Nouala  dont  les  prédications  se  faisaient  de 
plus  en  plus  menaçantes.  Il  résolut  de  disperser  sans  retard 
cette  agglomération  qui  pouvait  devenir  dangereuse. 

Pour  surprendre  Bou  Nouala,  le  général  usa  d'un  strata- 
gème. Il  fit  dresser  le  camp  à  Dar  ould  Fatima  afin  de  faire 
croire  aux  partisans  marocains  qui  rôdaient  aux  alentours  que 
la  colonne  ne  bougerait  plus  de  la  journée.  Mais  à  deux  heures, 
les  troupes  prenaient  les  armes,  et,  laissant  le  camp  à  la  garde 
do  deux  compnpiies.  se  mirent  en  marche  sur  la  zaouïa  d'el 


r 


LES    OPÉRATIONS    DU     GÉNÉRAL    d'aMADE  Io5 

Ourimidans  les  environs  de  laquelle  les  douars  deBou  Nouala 

avaient  été  signalés.  La  ruse  réussit;  l'ennemi  complètement 

surpris  ne  chercha  pas  à  résister  ;  tous  les  cavaliers  s'enfuirent 

▼ers  l'ouest  abandonnant  dans  leurs  camps  la  presque  totalité 

des    fantassins,   des  femmes   et  des  troupeaux.  Les   fanions 

blancs  qui  flottaient  sur  les  tentes  firent  croire  à  nos  troupes 

que  les  gens  restés  dans  les  douars  se  rendaient.    Mais  au 

moment  où  notre  ligne  atteignait  la  première  rangée  de  tentes, 

elle  fut  accueillie  par  des  coups  de  feu  tirés  presque  à  bout 

portant  et  heureusement  mal  ajustés.  Les  Marocains  essayèrent 

alors  de  s'enfuir,  mais  voyant  les  Français  les  serrer  de  trop 

près,  ils  jetèrent  leurs  armes  en  demandant  quartier.  On  ne 

leur  fit  pas  grâce  et  une  cinquantaine  furent  exécutés,  tandis 

qu'on  groupait  les  non-combattants  dans  le  douar  principal 

qui  fut  respecté.  Tous  les  autres  campements,  au  nombre 

d'une  trentaine  environ,  devinrent  la  proie  des  flammes.  La 

nuit  était  tombée  lorsque  la  colonne,  remettant  en  liberté  les 

prisonniers,  reprenait  le  chemin  de  Dar  ould  Fatima. 

Les  combats  du  8  et  du  1 5  mars  avaient  été  décisifs.  Les 
soumissions  affluaient;  la  mehalla  d'Omar  Sketani,  abandon- 
nant les  Medakra,  battit  en  retraite  sur  Mechra  ech  Ghaïr  et  on 
pouvait  considérer  qu'à  part  quelques  fractions  des  tribus 
orientales,  tout  le  pays  chaouïa  était  fatigué  de  la  lutte  et 
désireux  de  la  voir  cesser  à  n'importe  quel  prix.  Ainsi  les 
Français,  grâce  ù  leur  incessante  activité  et  à  la  pression 
continue  exercée  sur  l'ennemi,  avaient  reconquis  complè- 
tement la  supériorité  morale  sur  l'adversaire  et  rétabli  leur 
prestige. 


*  # 


Le  moment  était  venu  de  faire  appel  à  des  moyens  d'action 
nouveaux  en  créant  des  détachements  régionaux  destinés  à 
rassurer  par  leur  présence  la  population  soumise,  à  constituer 
des  bases  avancées  contre  les  irréductibles,  soit  qu'on  voulût 
négocier  avec  eux,  soit  qu'on  entreprît  de  nouvelles  opérations 
pour  briser  complètement  leur  résistance.  Il  s'agissait  en  un 
mot  de  matérialiser  le   résultat  obtenu   et  d'inaugurer  une 


106  LA     REVUE     DE     PARIS 

méthode  semblable  à  celle  que  venait  d'appliquer  avec  ua 
succès  si  complet  le  général  Lyautey,  en  créant  les  quatre 
postes  qui  encerclaient  le  territoire  des  Beni-Snassen  dissi- 
dents. D'ailleurs,  cet  officier  général,  envoyé  en  mission  sur  la 
côte  occidentale  du  Maroc  avec  le  ministre  de  France,  allait 
pouvoir  fournir  les  plus  précieux  renseignements  à  ce  sujet  au 
chef  du  corps  de  débarquement. 

Presque  en  même  temps  arrivaient  cinq  bataillons,  un 
escadron  et  une  batterie  de  renforts,  qui  permettraient  de 
donner  aux  postes  de  solides  garnisons,  tout  en  conservant  des 
troupes  mobiles  en  quantité  suffisante. 

Le  plus  pressé  était  d'organiser  un  détachement  sur  le  terri- 
toire des  Medakra  afin  de  les  empêcher  de  reprendre  courage. 
Le  28  mars,  les  colonnes  convergeaient  de  Médiouna  et  de  Ber 
Rechid  sur  l'oued  Aïata.  Le  lendemain,  pour  couvrir  l'installa- 
tion ultérieure  du  détachement  régional,  elles  se  dirigeaient  sur 
le  marabout  d'Aceïla,  traversaient  le  plateau  situé  au  delà  et 
refoulaient  les  Medakra  de  l'autre  côté  de  l'oued  Mzabern. 
Malheureusement,  au  cours  de  cet  engagement,  une  pointe  de 
cavalerie  se  laissa  attirer  dans  une  embuscade  et  perdit  deux 
officiers  et  quelques  hommes.  Le  détachement  régional 
s'établit  à  Dar  bou  Azza,  c'est-à-dire  à  la  limite  des  parties 
plane  et  montagneuse  du  territoire  Medakra.  L'opération 
achevée,  la  colonne,  moins  le  détachement  laissé  à  Dar  bou 
Azza,  allait  procéder  à  une  opération  semblable  à  Settat,  où  elle 
établit  ses  bivouacs  le  7  avril.  Pendant  la  nuit  suivante  la 
mehalla  de  Moulaye  Rachid  tenta  une  attaque  de  nuit  contre 
les  camps.  Nos  troupes  prirent  les  armes  avec  le  plus  grand 
calme,  repoussèrent  l'assaut  par  leurs  salves  et  le  lendemain 
rejetèrent  l'ennemi  vers  le  sud  en  suivant  la  vallée  de  Settat 
jusqu'à  Aïn  Beïda. 

Quatre  jours  plus  tard,  la  colonne,  pour  dégager  les  abords 
de  Settat,  exécutait  une  pointe  jusqu'au  marabout  de  Dar  ould 
Tounsa,  presque  à  la  limite  méridionale  des  Chaouïa.  Cette 
longue  marche  s'exécuta  presque  sans  opposition  ;  les  quelques 
coups  de  fusil  tirés  ce  jour-là  furent  le  dernier  acte  d'hostilité 
qui  devait  se  manifester  dans  cette  région. 

Seuls  quelques  douars  des  Medakra  et  des  Achach  (fraction 
des  Mzab)  refusaient  de  se  rendre.  Pour  agir  contre  eux,  on 


r 


LES    OPÉRATIONS    DU     GÉNÉRAL    d'aMADE  I  07 


créa  à  la  Kasba  ben  Ahmed  un  troisième  détachement  régional 
où  la  colonne  campa  jusqu'à  la  réduction  définitive  des 
derniers  dissidents. 

Il   fallut  encore,  pour  y  parvenir,  quatre  reconnaissances 
offensives,  dont  la  dernière  amena  un  combat  assez  sérieux 
livré  le  16  mai.  Nos  troupes  franchirent  l'oued  Mzabern  et 
(  l'oued  Dalia,  pénétrant  ainsi  jusqu'à  l'extrémité  du  pays  des 

\  Medakra,   dans   des  montagnes  qu'ils    considéraient   comme 

inaccessibles.  Aussi  put-on  s'y  emparer  de  leurs  douars  et  de 
tous  les  approvisionnements  qu'ils  y  avaient  réunis.  Cette 
défaite  acheva  de  démontrer  à  nos  derniers  ennemis  que  toute 
résistance  ultérieure  était  impossible  et  peu  à  peu  ils  vinrent 
demander  l'aman.  L'installation  d'un  quatrième  poste  chez  les 
Ziaïda  compléta  le  réseau  des  détachements  régionaux. 

Le  pays  a  repris,  sous  la  protection  des  troupes  françaises, 
9a  physionomie  habituelle.  Les  divers  postes  sont  devenus  des 
centres  d'activité  et  des  points  de  refuge,  à  l'abri  desquels  les 
tribus  ont  fait  la  moisson,  puis  ont  vendu  leurs  produits  sans 
se  livrer  aux  luttes  intestines  qui  désolaient  autrefois  d'une 
manière  continuelle  la  plus  riche  province  du  Maroc. 

Le  district  des  Chaouïa  est  donc  aujourd'hui  pacifié  et  déjà 
une  notable  partie  du  corps  expéditionnaire  a  été  rapatriée  ; 
mais  il  ne  faut  pas  que  la  tranquillité  ne  dure  qu'un  jour  et 
qu'elle  disparaisse  au  moment  où  nous  aurons  retiré  toutes 
nos  troupes.  Il  importe  donc  de  ne  quitter  le  pays  que  lorsque 
Tordre  y  sera  suffisamment  rétabli  pour  que  notre  départ  ne 
soit  pas  le  signal  de  troubles  nouveaux  ou  d'agressions  contre 
les  colonies  européennes. 

Pour  obtenir  ce  résultat,  les  éléments  indigènes  que  nous 
avons  investis  de  pouvoirs  administratifs  devront  avoir  acquis 
un  prestige  suffisant  et  pouvoir  compter,  pour  assurer  l'ordre, 
sur  les  goums  marocains  que  nos  officiers  instruisent. 

Enfin,  il  ne  faut  pas  oublier  qu'il  nous  reste  à  sanctionner 
l'œuvre  de  répression  en  punissant  les  instigateurs  des  mas- 
sacres et  en  exigeant  de  la  collectivité  des  tribus  les  répara- 
tions pécuniaires  qu'il  est  indispensable  d'obtenir,  puisqu'on 
les  a  demandées  au  cours  des  chimériques  négociations  de 
septembre  1907.  Les  principaux  meneurs  ont  été  tués  dans 


108  LA     REVUE     DE     PARIS 

les  combats  ou  sont  actuellement  en  prison;  d'autre  part,  les 
magnifiques  récoltes  de  cette  année  garantissent  la  solvabilité 
des  indigènes;  on  peut  donc  prévoir  que  le  règlement  de 
comptes  s'accomplira  sans  peine.  Ainsi,  les  fonctionnaires  de 
Moulaye  Hafid,  lorsque  sa  reconnaissance  sera  accomplie, 
trouveront,  grâce  à  nous,  dans  les  Chaouïa,  la  province  la 
mieux  organisée  et  la  plus  soumise  de  tout  l'empire  chérifien. 

On  peut  se  demander  quel  bénéfice  nous  aurons  retiré  de 
notre  action  à  Casablanca  :  les  avantages  qu'elle  nous  aura 
valus  ne  se  manifestent  pas  à  première  vue.  Mais  il  faut  se  sou- 
venir que  nous  n'y  sommes  pas  allés  dans  un  but  de  conquête  et 
seulement  avec  l'intention  de  venger  nos  nationaux  et  de  réta- 
blir notre  prestige.  Nous  y  sommes  parvenus.  Il  est  hors  de 
doute  que  notre  campagne  dans  les  Chaouïa,  ainsi  que  la 
répression  des  Béni  Snassen  et  nos  victoires  remportées  sur 
les  harkas  du  Sud,  enlèveront  dorénavant  aux  Marocains  le 
goût  des  attaques  contre  les  Européens  des  ports  et  des  incur- 
sions sur  le  territoire  algérien.  En  outre  les  dépenses  que  nous 
avons  faites,  le  sang  que  nous  avons  versé  et  le  désintéresse- 
ment dont  nous  avons  fait  preuve,  donneront  à  la  France  une 
situation  prépondérante  et  dont  toutes  les  puissances,  quelles 
qu'elles  soient,  seront  obligées  de  tenir  compte,  dans  les  dis- 
cussions diplomatiques  que  pourra  susciter  dans  l'avenir 
l'anarchie  marocaine. 

Ce  résultat  n'est  pas  négligeable  et  nous  en  sommes  rede- 
vables au  général  d'Amade.  Depuis  qu'il  a  pris  le  commande- 
ment du  corps  expéditionnaire  les  opérations  se  sont  déroulées 
sans  arrêt  suivant  un  plan  rationnel  et  nettement  conçu.  Les 
difficultés  de  toutes  sortes  ont  été  vaincues,  les  nombreux 
obstacles  surmontés.  Pendant  toute  la  campagne,  le  courage 
et  l'endurance  de  nos  troupes,  la  valeur  de  nos  officiers  ont  été 
à  la  hauteur  des  talents,  de  la  persévérance  et  de  l'audacieuse 
énergie  du  chef  qui  les  commande. 

RÉGINALD     KANN 


LES   HISTORIENS 

DE  LA 

SCULPTURE   FRANÇAISE' 


II 


M.  André  Michel  a  raconté2  comment  Louis  Courajod, 
venu  de  sa  province  à  Paris  pour  éclaircir  une  question  locale 
où  les  intérêts  de  ses  concitoyens  étaient  en  jeu,  avait  senti, 
aux  Archives  nationales,  une  impérieuse  vocation  d'historien 
se  révéler  à  lui.  En  1867,  il  sortait  de  l'Ecole  des  Chartes;  en 
1874,  Barbet  de  Jouy,  continuateur  au  musée  du  Louvre  du 
comte  Léon  de  Laborde,  l'appelait  à  son  département  comme 
attaché;  en  1879,  ^  devenait  conservateur  adjoint;  en  1893, 
titulaire. 

Dès  1867,  Courajod  avait  préludé  aux  travaux  qui  devaient 

1.  Voir  la  Revue  du  i5  Octobre. 

2.  Louis  Courajod,  Leçons  professées  à  V École  du  Louvre,  1887-1896, 
publiées  par  MM.  H.  Lemonnier  et  André  Michel;  Louis  Courajod  et  Franz 
Marcou,  Catalogue  du  Musée  de  sculpture  comparée,  189:2;  Louis  Gonse, 
Histoire  de  la  sculpture  française  depuis  le  XIVe  siècle,  1895;  Histoire  de 
tart  depuis  les  premiers  temps  chrétiens  jusqu'à  nos  jours,  ouvrage  publié 
sous  la  direction  de  M.  André  Michel,  5  volumes  parus,  1905-1908. 
R.  de  Lasteyrie,  Études  sur  la  sculpture  française  au  moyen  âge  (Monuments 
Piot),  1901;  Léon  Palustre,  La  Renaissance  en  France,  1879-1888; 
H.  Lemonnier,  L'art  au  temps  de  Richelieu  et  de  Mazarin,  1893;  Stanislas 
Lami,  Dictionnaire  des  sculpteurs  de  l'école  française,  1898- 1906.  Collections 
de  la  Gazette  des  Beaux-Arts  depuis  1864,  de  la  Revue  universelle  des  arts, 
1843- 1866. 


IIO  LA     REVUE     DE     PARIS 

être  l'honneur  de  sa  vie  par  un  article  de  la  Gazette  des  Beauœ- 
Arts  sur  les  statues  des  Plantagenet  à  Fontevrault,  ces  statues 
du  xine  siècle  que  Ton  parlait  alors  d'offrir  en  présent  à 
l'Angleterre  comme  on  en  avait  déjà  parlé  en  i846  ! 

Lors  de  son  entrée  au  Louvre,  associé  aux  efforts  que  tentait 
Barbet  de  Jouy  pour  reconstituer  un  musée  de  sculpture 
française,  le  nouvel  attaché  se  trouva  conduit  à  étudier  l'ori- 
gine, l'histoire,  le  sort  des  œuvres  qui  avaient  passé  par  le 
dépôt  des  Petits-Augustins. 

De  là  est  sortie  toute  une  série  d'admirables  notices  où 
s'unissent  la  pénétration  de  l'intelligence,  l'acuité  du  sens 
critique,  la  sévère  méthode  de  l'archiviste  et  l'éloquence  pas- 
sionnée de  l'apôtre1.  Au  cours  de  ces  travaux,  Courajod  avait 
senti  monter  en  lui  une  immense  colère  contre  toutes  les  puis- 
sances néfastes,  qui,  à  ses  yeux,  s'étaient  liguées  pour  séparer 
la  France  de  son  passé  national  et  chrétien  :  Renaissance, 
académisme,  monarchie  absolue,  esthétique  des  Winckelmann 
et  des  Quatremère  de  Quincy,  et,  pour  remonter  à  la  source, 
superstition,  fétichisme  de  la  civilisation  romaine.  Aussi  lors- 
qu'en  1887,  il  se  vit  confier,  à  la  nouvelle  Ecole  du  Louvre,  la 
chaire  d'histoire  de  la  sculpture  du  Moyen  âge,  de  la  Renais- 
sance et  des  temps  modernes,  son  enseignement  prit-il  parfois 
des  allures  de  réquisitoire. 

Courajod  aborda  tout  de  suite  l'époque  où  lui  paraissait 
être  le  nœud  des  destinées  de  l'art  en  notre  pays  :  le  xive  et 
le  xvc  siècles. 

Montrer  comment  il  y  avait  alors,  en  France  et  dans  les 
Flandres,  tous  les  éléments  d'une  autre  et  première  Renais- 
sance entièrement  autonome  et  originale,  due  à  la  seule  action 
d'un  réalisme  mieux  averti,  venant  pénétrer  les  formes  d'art 
héritées  de  la  tradition  et  en  créer  de  nouvelles  :  tel  était  son 
plan  général.  Et  cette  partie  de  son  œuvre  restera  la  plus 
puissamment  significative  et  féconde.  Courajod  n'a  jamais 
manqué  de  reconnaître  tout  ce  qu'elle  devait  aux  vues  péné- 
trantes d'un  de  ses  prédécesseurs  au  Louvre  ;  dans  l'Introduc- 
tion de  chacun  des  deux  grands  ouvrages  (restés  inachevée) 
du  comte  Léon  de  Laborde  :  La  Renaissance  des  arts  à  ta  cour 

i„  Réunies  par  Courajod  sous  le  titre  :  Alexandre  Lenoir,  son  journal  et 
le  Musée  des  monuments  français,  1878- 1887. 


LES    HISTORIENS     DE     LA     SCULPTURE     PRANÇAISB        III 

des  rois  de  France  (i85o)  et  Les  ducs  de  Bourgogne  (i855),  on 
trouve  en  effet  le  germe  des  plus  audacieuses  théories  de 
Courajod  sur  l'ensemble  de  faits,  qui  constituent  la  «  Renais- 
sance septentrionale  ».  Mais  ces  idées,  au  moment  où  de 
Laborde  les  émettait,  semblent  être  restées  sans  écho.  Cou- 
rajod les  anima  d'une  telle  flamme,  leur  communiqua  une  telle 
force  d'expansion,  surtout  il  les  appuya  de  tant  d'observations 
nouvelles,  qu'il  lui  arriva,  parfois,  bien  malgré  lui,  de  faire 
oublier  son  précurseur. 

Sur  un  point  capital  de  sa  thèse,  Courajod  devait  pourtant 
rencontrer,  et  de  la  part  d'un  de  ses  meilleurs  élèves,  une 
formelle  contradiction.  Il  avait,  amplifiant  encore  en  cela  la 
pensée  de  de  Laborde,  considéré  le  réalisme,  dont  on  trouve  tant 
de  traces  dans  la  sculpture  française  dès  le  milieu  du  xive  siècle, 
comme  un  fait  d'importation,  comme  le  résultat  de  l'influence 
exercée  par  un  grand  nombre  d'artistes  flamands,  venus  en 
Fiance  à  cette  époque  :  volontiers,  sa  chaude  imagination  se 
plaisait  à  concevoir  une  Flandre  prédestinée  de  tout  temps  à 
garder  et  transmettre  au  monde  le  précieux  dépôt  de  ce  natu- 
ralisme, dont  les  Van  Eyck,  au  xve  siècle,  devaient  être  les 
prophètes  incontestés.  Or,  depuis  la  mort  de  Courajod, 
M.  Raymond  Kœchlin,  après  avoir  appliqué  en  Belgique  la 
méthode  même  du  maître,  c'est-à-dire  après  avoir  analysé  de 
près  le  style  d'une  série  de  statues  à  date  certaine,  affirmait  ! 
ne  rien  trouver  dans  ces  régions  qui  indiquât  un  développe- 
ment de  réalisme  antérieur  à  ce  que  l'on  constate  en  France. 
Aussi  bien,  un  fait  aussi  général  et  aussi  profond  que  celui-là 
ne  peut  avoir  été  le  privilège  d'un  seul  pays  et  d'une  seule 
race,  mais  la  France  du  xivc  siècle,  le  Paris  de  Charles  V,  les 
cours  des  ducs  ses  frères  étaient  un  terrain  de  culture  sans 
égal  pour  tous  les  germes  féconds  ;  et  il  put  arriver  à  des  Fla- 
mands, des  Allemands  ou  des  Hollandais  de  créer  alors  chez 
nous  des  œuvres  que  des  circonstances  moins  favorables  ne 
leur  permettaient  pas  de  créer  chez  eux. 

On  peut  contredire  Courajod  tout  en  restant  son  fidèle 
disciple,  car  ce  qu'il  y  avait  dans  son  enseignement  de  plus 
efficace    en    même  temps   que  de    plus   nouveau,   c'était  sa 

i.  R.  Kœchlin,  La  sculpture  belge  et  les  influences  françaises  aux  XIII* 
et  XI  Vt  siècles  (Gazette  des  Beaux-Arts,  190a). 


IIS  LA     REVUE     DE     PARIS 

méthode,  le  fait  de  recourir  à  l'étude  de  l'œuvre  au  moins  au- 
tant qu'à  l'examen  des  documents  écrits,  de  contrôler  l'un  par 
l'autre  les   deux  modes   d'information.   Une  sculpture  étant 
présente  entre  ses  élèves  et  lui,    évoquée  par  la  photographie 
ou  le  moulage,  il  l'interrogeait,  «  l'auscultait  »,  lui  faisait  con- 
fesser, plus  exactement  que  le  texte  le  plus  sûr,  l'état  d'esprit  de 
son  auteur,  ses  origines,  les  influences  qu'il  avait  subies,  celles 
auxquelles  il  résistait,  ses  hésitations,  son  parti  pris.  Il  est  telle 
page  des  leçons  publiées  par  MM.  Lemonnier  et  A.  Michel, 
qui,  toute  figée  qu'elle  soit  par  la  transcription,  nous  laisse 
deviner  ce  que  cette  parole  devait  avoir  d'action  révélatrice  et 
persuasive.  Courajod  était  une  âme  à  la  fois  tendre  et  fou- 
gueuse et  il  allait  à  l'œuvre  d'art  avec  toute  son  intelligence  et 
toute  sa  sensibilité.  Or,  ce  qu'une  vive  sensibilité  peut  ajouter 
à  l'intelligence  pour  la  pénétration  des  chefs-d'œuvre,    on 
l'avait  déjà  vu  par  l'exemple  de  Fromentin.  Il  y  avait  plus  d'un 
rapport  entre  ces  deux  esprits,  tributaires  sans  doute,  comme 
toute  la  critique  d'art  moderne,  de  la  grande  pensée  de  Taine, 
mais   apportant   dans  l'étude  de  «  la  race,  du  milieu  et  du 
moment  »,  une  émotion  si  intime  et  si  personnelle. 

La  création,  au  Trocadéro,  du  musée  de  Sculpture  comparée 
jadis  rêvé  par  Viollet-le-Duc,  fournit  à  Courajod,  aidé  par  un 
de  ses  élèves,  M.  Marcou,  l'occasion  de  condenser  la  substance 
de  son  enseignement  dans  un  catalogue1  qui  fut  comme  son 
testament.  Mais  sa  trop  courte  carrière  devait  lui  permettre 
encore  de  toucher  à  deux  époques  particulièrement  critiques 
de  l'histoire  de  l'art  français  :  les  origines  romanes,  les  débuts 
de  l'art  du  xvu°  siècle. 

Des  influences  latines  ou  des  influences  orientales,  les- 
quelles ont  été  prédominantes  sur  la  formation  de  notre  archi- 
tecture et  de  notre  sculpture  pendant  les  premiers  siècles  du 
Moyen  âge?  Courajod  prit  parti,  dans  cette  première  ques- 
tion, avec  sa  netteté  habituelle,  pour  l'Orient  contre  Rome. 
On  eût  dit  qu'il  voulait  venger  l'art  français  des  invasions  ita- 
liennes et  romaines,  subies  depuis  le  xvic  siècle.  Et  il  y  a 
quelque  chose  de  touchant  à  voir,  là  comme  ailleurs,  sa  foi 
artistique  rencontrer  sa  foi  religieuse  et,  du  même  enthou- 

i.  Louis  Courajod  et  Franz  Marcou,  Catalogue  du  musée  de  sculpture 
comparée,  Paris,   189a. 


LES    HISTORIENS    DE    LA    SCULPTURE     FRANÇAISE       Il3 

siasme,  lui  faire  saluer  en  Orient,  le  berceau  de  Fart  chrétien 
et  «  le  berceau  du  Dieu  de  son  enfance  ». 

Mais  c'est  bien  en  savant,  en  archéologue,  qu'il  entendait 
prouver  sa  thèse  et  il  rechercha  les  traces  de  l'influence  orien- 
tale dans  certaines  particularités  architecturales  de  plan  et  de 
construction,  puis  dans  le  décor  sculpté,  montrant,  depuis  les 
sarcophages  de  l'ouest  de  la  France,  jusqu'aux  chapiteaux  du 
xe  ou  du  xi°  siècle,  l'emploi  de  formes  empruntées  au  vocabu- 
laire ornemental  de  l'Orient  et  qui  se  retrouvent  semblables 
dans  les  bijoux  des  sépultures  barbares.  Sur  les  points  de  fait, 
il  ne  semble  pas  que  la  thèse  de  Gourajod  ait  été  définitive 
ment  ébranlée.  Il  donnait  plus  aisément  prise  à  la  critique 
lorsqu'il  assignait,  pour  cause  directe  à  ces  influences,  l'action 
des  Visigoths  en  Aquitaine,  puis  lorsqu'il  croyait  voir,  dans 
cette  survie  des  éléments  orientaux  pendant  le  Moyen  âge,  une 
manifestation  de  résistance  du  vieux  fond  celtique  et  du 
tempérament  barbare  contre  l'esprit  de  Rome,  lorsqu'il  prêtait 
aux  populations  gauloises,  après  la  conquête,  une  sorte  de 
haine  sacrée  de  la  religion  et  du  nom  romains.  Cette  partie  de 
ses  affirmations  a  rencontré  plus  d'un  contradicteur  \ 

Pour  Gourajod,  s'occuper  de  l'art  français  du  xvne  siècle, 
c'était,  sous  une  autre  forme,  reprendre  la  question  romaine, 
car  il  allait  se  trouver  en  face  de  la  civilisation  la  plus  pure- 
ment ultramontaine  qu'ait  connue  la  France.  Il  allait  rencontrer 
dans  l'Académie  royale  de  Peinture  et  de  Sculpture,  fondée 
par  Louis  XIV,  une  forteresse  du  classicisme  en  France.  Jamais 
il  ne  se  lassera  de  dénoncer  dans  1'  «  académisme  »  une  con- 
ception de  l'art  fondée  sur  une  notion  doublement  mensongère 
de  l'antiquité,  puisque  d'une  part,  on  ne  connaissait  alors 
presque  rien  de  l'art  grec  et  que,  d'autre  part,  on  ne  voyait 
guère  l'art  romain  lui-même  qu'à  travers  la  décadence  de  la 
Renaissance  italienne. 

Cette  Académie  royale,  sous  les  espèces  de  laquelle  plus 
d'un  coup  visait  l'Académie  des  Beaux-Arts  du  xixe  siècle, 
fut,  de  sa  part,  l'objet  de  réquisitoires  passionnés  auxquels 
firent  seuls  diversion  d'autres  réquisitoires  contre  les  Jésuites. 
A  l'illustre  Compagnie,  au  sein  de  laquelle  il  comptait  pour- 

i .  Voir  surtout  :  Brut  ail  s,  V  archéologie  du  Moyen  âge  et  ses  méthodes, 
Ptris,  1900. 

iw  Novembre  1908.  8 


I I A  LA    REVUE     DE    PARIS 

tant  au  moins  une  chère  amitié,  celle  du  P.  de  la  Croix1,  il  ne 
pouvait  pardonner  d'avoir  importé,  en  France,  au  xvii0  siècle, 
le  style  d'architecture  et  de  décoration  créé  pour  elle  au  Gesà 
de  Rome  et  dans  lequel  il  voyait  comme  une  synthèse  de  toutes 
les  décadences  et  de  toutes  les  corruptions  de  l'art. 

C'est  dans  cette  partie  de  son  enseignement  que  Courajod, 
emporté  par  sa  passion,  par  des  rancunes  d'ordre  tout  intellec- 
tuel, mais  avivées  par  des  polémiques  journalières,  donna 
prise  aux  plus  justes  critiques.  Il  méconnut  parfois  ou  sembla 
méconnaître  ces  qualités  de  rythme,  de  mesure,  d'harmonie 
qui,  malgré  tout,  font  du  xvne  siècle  une  heure  unique  de 
l'âme  française.  Encore  est-il  que  cette  partie  de  ses  leçons 
abonde  en  aperçus  ingénieux,  en  puissantes  analyses  et  que,  là 
aussi,  il  a  laissé  sur  le  sujet  l'ongle  du  lion. 

Lorsque  Courajod  mourut,  terrassé  en  quelques  jours  dans 
la  pleine  maturité  de  ses  forces,  le  progrès,  souhaité  par 
Didron  en  18/19,  ^^  chose  accomplie  :  l'histoire  de  la  sculp- 
ture française  était  entrée  dans  la  période  de  l'analyse  scienti- 
fique. L'enseignement  de  Courajod,  repris  au  lendemain  de  sa 
mort  parle  premier  de  ses  disciples,  se  continua,  à  l'Ecole  du 
Louvre,  et,  successivement,  la  sculpture  romane  et  la  sculp- 
ture gothique  y  furent  étudiées  dans  leur  suite  chronologique, 
avec  méthode,  amour  et  sérénité  au  cours  des  années  1 897-1 903 , 
comblant  ainsi  le  hiatus  laissé  entre  deux  périodes  des  leçons 
de  Courajod.  Nous  sommes  plus  à  l'aise  pour  rendre  compte 
de  cette  large  et  minutieuse  enquête,  maintenant  que  les  résul- 
tats en  ont  été  condensés  et  résumés  par  M.  André  Michel  dans 
son  Histoire  de  l'art  en  voie  de  publication. 

Pour  la  première  fois,  depuis  Emeric  David,  l'histoire  de  la 
sculpture  française  est  prise  à  partir  de  ses  origines.  Mais, 
désormais,  ce  n'est  plus  sur  une  sèche  nomenclature  que 
travaille  l'historien  ;  c'est  sur  des  faits  artistiques  dès  longtemps 
étudiés,  devenus  palpables,  susceptibles  d'être  classés  par  séries. 

1.  C'est  le  P.  de  la  Croix  qui,  sur  le  désir  exprimé  par  Courajod  lui- 
même,  a  revu  la  partie  des  leçons  du  maître  consacrée  aux  origines  de 
l'art  roman  et  publiée  par  MM.  H.  Lcmonnier  et  A.  Michel. 


LES    HISTORIENS     DE    LA     SCULPTURE     FRANÇAISE         Il5 

L'auteur  peut  tracer  le  tableau  et  rechercher  les  causes 
de  la  décadence  de  la  sculpture  romaine  dans  les  premiers 
siècles  du  christianisme,  prouver,  par  des  textes,  l'existence 
d'une  sculpture  carolingienne,  dont  seuls,  quelques  fragments 
purement  décoratifs  sont  parvenus  jusqu'à  nous,  puis  discerner, 
à  partir  du  xi*  siècle,  dans  quelques  églises  du  Roussillon  ou 
du  Languedoc  les  premiers  balbutiements  d'une  plastique 
nouvelle,  et  noter,  dans  les  productions  des  ateliers,  très  tôt 
disséminés  à  travers  la  France,  l'intervention,  le  souvenir  de 
modèles  divers,  diversement  et  plus  ou  moins  gauchement 
interprétés  :  ivoire  carolingien  ou  byzantin,  miniature  grecque 
ou  irlandaise,  sarcophage  gallo-romain  ou  dessin  d'étoffe 
orientale.  Enfin  des  écoles  régionales,  vraiment  dignes  de  ce 
nom,  se  constituent,  avec  leurs  caractères  dis tinctifs,  jusqu'au 
moment  où,  perdant  ce  qu'elles  ont  de  plus  âprement  indi- 
viduel et  local,  elles  tendent  à  l'époque  de  Chartres  et  de  Senlis, 
au  cœur  même  de  la  France,  vers  une  sorte  de  sereine  et  large 
unité,  prémisses  des  chefs-d'œuvre  de  l'âge  suivant.  D'un  bout 
à  l'autre  de  cette  analyse,  la  même  active  et  pénétrante  sym- 
pathie seconde  l'effort  de  la  critique.  Les  pages  prodigieuses 
de  Vézelai  ou  de  Moissac,  où,  pour  citer  M.  A.  Michel  lui- 
même,  «  la  force  de  l'expression  est  telle  qu'elle  emporte  les 
fautes  de  grammaire  dans  l'évidence  dramatique  de  la  pensée  », 
rencontraient  enfin  un  interprète  digne  d'elles. 

L'influence  de  Courajod  fut  considérable  aussi  au  delà  de 
nos  frontières  et  il  n'y  a  pas  longtemps  encore,  nous  devions 
rattacher  à  un  nom  étranger  le  seul  grand  travail  d'ensemble 
publié  sur  la  sculpture  française  de  l'époque  romane.  Dans  ses 
Débuts  du  style  monumental  au  moyen  âge,  M.  Vôge  *  étudiait 
les  sculptures  du  xn°  siècle,  en  Provence,  en  Languedoc, 
dans  l'Ile  de  France.  Et  c'est  à  Saint-Trophime  d'Arles  qu'en 
dernière  analyse,  il  croyait  voir  le  point  de  départ  de  tous  ces 
portails  dont  la  cathédrale  de  Chartres  nous  montre  le  plus 
glorieux  survivant,  de  ces  portails  royaux2,  expression  la  plus 

i.  Vôge,  Die  An  fange  des  mon  urne  Mal  en  styles  in  Mittelaller,  4894. 

a.  On  appelle  ainsi  un  certain  nombre  de  portails  du  xue  siècle  ornés  de 
statues  qu'on  a  cru  longtemps  être  les  effigies  des  rois  et  reines  de  France, 
alors  qu'elles  représentent'  le  plus  souvent  des  rois  de  Juda,  ancêtres  du 
Christ  et  de  la  Vierge. 


Il6  LA     REVUE     DE     PARIS 

haute  de  l'art  du  xu°  siècle,  avec  leurs  statues  aux  lignes  de 
rigides  cariatides,  dont  les  têtes  ont  parfois  cependant  un  carac- 
tère si  individuel  et  si  réaliste. 

Quelque  peu  disposé  que  Ton   soit  à   attribuer  une  telle 
importance  initiatrice  à  l'école  de  Provence  (elle  paraît  à  beau- 
coup de  bons  juges  la  plus  caduque  et  la  moins  féconde  de 
toutes),  c'est  un  plaisir  de  suivre,  à  travers  les  ingénieuses 
déductions  de  M.  Vôge,  l'itinéraire  d'un  atelier  de  sculpteurs 
français  au  xn°  siècle,    de   voir  avec  lui  cet  atelier,   parti 
d'Arles,  aller  prendre  à  Toulouse  quelque  chose  de  l'élégance 
languedocienne  et  l'apporter  à  Saint-Denis  avant  de  séjourner 
à  Chartres.  Nous  ne  sommes  pas  bien  sûrs  que  le  «  maître  des 
deux  Madones  »  ait  jamais  existé,  c'est-à-dire  que  le  même 
artiste  ait  exécuté  les  deux  statues  de  la  Vierge  qui  se  voient 
aux  portails  de  Paris  et  de  Chartres  et  qu'on  puisse  reconnaître 
avec  certitude  sa  main  dans  d'autres  œuvres.  Mais  nous  savons 
gré  à  M.  Vôge  d'avoir  essayé  de  reconstituer  une  individua- 
lité d'artiste  du  xnc  siècle,  et  nous  admirons  la  puissance  d'ana- 
lyse avec  laquelle  il  applique  à  notre  art  roman  ce  que  nos 
voisins  appellent  la  critique  «  stylistique  ».  D'une  importance 
capitale  en  lui-même,  ce  beau  travail  nous  valut,  en  1902,  la 
réplique  magistrale  de  M.  de  Lasteyrie,  disciple  de  Quicherat 
et  son  successeur  à  l'Ecole  des  Chartes.  M.  de  Lasteyrie  répon- 
dait, et  à  la  thèse  allemande  et  au  mémoire  très  nourri  de  faits 
mais  un  peu  sommaire  en  ses  généralisations,  de  M.  Mari- 
gnan  \  élève  de  Courajod;  il  refaisait  à  son  tour  le  procès  de  la 
sculpture  du  xnc  siècle  en  apportant  plus  d'un  fait  nouveau, 
et,  comme  M.  André  Michel,  concluait  à  la  priorité  de  l'école  de 
l'Ile  de  France,  des  sculpteurs  de  Saint-Denis  et  de  Chartres. 

Lorsque  l'historien  de  la  sculpture  française  passe  du 
xu'  siècle  au  xiii6,  de  l'ère  des  incertitudes  et  des  tentatives 
à  celle  des  suprêmes  réalisations,  il  ne  saurait  pas  plus  séparer 
la  sculpture  du  grand  programme  religieux  dont  elle  est  l'ex- 
pression, que  l'isoler  de  l'architecture  sur  laquelle  elle  a  pris 
naissance.  Aussi  le  livre  de  M.  Mâle ,  VA  rt  religieux  au  x  1 1  ie  siècle, 
a-t-il  rendu  d'inappréciables  services  en  reprenant,  avec  une 

1.  Marignan,  Un  historien  de  la  sculpture  française,  Louis  Courajod  — 
les  Temps  francs,  1899. 


r 


LES    HISTORIENS    DE    LA    SCULPTURE     FRANÇAISE         117 

sûreté  de  méthode  toute  nouvelle,  le  grand  travail  des  symbo- 
listes du  début  du  xixe  siècle  et  des  Annales  archéologiques. 

Ceux-ci  avaient  péché,  parfois,  par  excès  d'application  : 
d'intentions  en  intentions,  ils  en  étaient  arrivés  à  découvrir, 
dans  les  divers  membres  d'une  gargouille,  des  prodiges  de 
signification  symbolique  ;  l'école  romantique,  au  contraire,  celle 
de  Hugo  et  de  Viollet-le-Duc,  prêtait  aux  imagiers  du  Moyen 
âge,  à  l'égard  de  l'Église,  des  sentiments  d'hostilité  narquoise 
assurément  fort  peu  vraisemblables.  En  se  tenant  éloigné  de 
ces  excès  opposés,  M.  Mâle  éleva  à  la  gloire  du  xiiic  siècle 
français  un  monument  d'érudition  et  de  science  critique  ;  il  sut 
montrer,  dans  le  jour  le  plus  évident,  l'unité  de  la  pensée  du 
Moyen  âge  et  de  son  art,  retrouver,  dans  le  programme  icono- 
graphique de  la  cathédrale,  le  plan,  les  divisions  principales  et 
jusqu'au  détail  des  chapitres  de  ce  Spéculum  Majus  où  un 
Vincent  de  Beauvais  avait  essayé  d'enfermer  toute  la  science 
de  son  temps  et  toute  son  âme. 

Et  c'est,  en  effet,  autour  des  grands  thèmes  iconographi- 
ques que  M.  André  Michel,  continuant  l'histoire  de  la  scul- 
pture française1,  ordonne  l'étude  des  merveilleux  ensembles  de 
Paris,  de  Chartres,  d'Amiens,  de  Reims,  comme  des  frag- 
ments isolés  qui,  d'un  bout  de  la  France  à  l'autre,  ornent 
encore  tant  de  façades  et  de  portails  d'églises.  Il  montre  com- 
ment, sur  une  architecture  pleinement  originale,  constituée 
en  France  à  la  fin  du  xne  siècle,  une  sculpture  est  née,  qui 
en  devait  être  la  vivante  expression  :  dans  la  création  et  l'évo- 
lution de  cette  sculpture,  il  fait  la  part  des  «  sollicitations  » 
du  grand  monument  qui  la  porte  et  des  grandes  idées  qui 
l'animent. 

Il  fait  voir  dans  cette  forme  d'art,  soutenue  par  la  concor- 
dance de  toutes  les  forces  morales  et  sociales,  un  incompa- 
rable épanouissement  de  l'âme  française,  avec  tous  les  instincts 
de  la  race  et  toutes  ses  vertus,  sa  raison  comme  sa  croyance,  son 
amour  de  l'idéal  et  son  besoin  de  clarté,  son  éloquence  et  sa 
logique.  Dans  l'interprétation  du  grand  programme  religieux, 
l'imagier  restait,  d'ailleurs,  en  contact  direct  avec  la  nature  et 
la  vie  ;  un  réalisme  discret  fit  la  grâce  et  l'efficacité  de  son  art 

1.  Histoire  de  Vart,  citée  plus  haut.  T.  II,  première  partie. 


Il8  LA    REVUE     DE     PARIS 

jusqu'au  moment  critique  où,  «  à  force  de  regarder  les  choses 
de  la  création  pour  y  chercher  les  formes  expressives  de  l'idéal 
qu'il  devait  représenter  »,  il  en  vint  à  les  regarder  pour  elles— 
mêmes  et  à  perdre,  peu  à  peu,  dans  la  recherche  du  morceau 
et  dans  la  préoccupation  du  détail,  le  sens  des  grands  ensem- 
bles religieux  et  des  solides  conceptions  architecturales. 

Arrivée  à  ce  point  de  son  évolution,  la  sculpture  ne  pouvait 
plus  se  renouveler  qu'en  abordant  plus  franchement  le  domaine 
entrevu  du  «  réalisme  ».  Elle  retrouverait  alors,  par  la  con- 
quête de  la  vérité  individuelle,  du  geste  expressif  et  de  l'émo- 
tion humaine,  quelque  chose  de  ce  qu'elle  avait  perdu  en 
ampleur  et  en  signification.  Mais  de  telles  transformations 
ne  se  font  pas  sans  de  longs  tâtonnements,  et  l'histoire  de  la 
sculpture  du  xive  siècle  est  un  conflit  entre  des  traditions,  qui, 
chaque  jour,  se  dessèchent  un  peu  plus,  et  des  nouveautés 
que  les  artistes  n'ont  pas  encore  appris  à  traduire  dans  le  lan- 
gage des  formes,  quoiqu'ils  y  aspirent  confusément. 

A  la  fin  du  siècle  seulement,  le  réalisme  est  maître  de  ses 
.moyens;  tout  est  mûr  pour  cette  sorte  de  première  Renais- 
sance septentrionale  dont  Gourajod  fut  l'historien. 


* 
*  * 


Sous  l'influence  de  ce  nouvel  élan  de  sympathie  pour  l'art 
religieux  du  Moyen  âge,  de  grandes  publications  ont  vu  le 
jour,  les  unes  destinées  à  de  nombreux  lecteurs  telles  que  Y  Art 
Gothique  de  M.  Gonse,  les  autres  plus  spéciales,  telles  que  les 
Monographies  des  cathédrales  de  Lyon  et  d'Amiens1,  où  la 
sculpture  occupe,  pour  la  première  fois,  dans  le  texte  et  l'illus- 
tration, la  part  à  laquelle  elle  a  droit. 

Pendant  qu'archéologues  et  archivistes  écrivaient  ainsi 
l'histoire  des  monuments,  deux  poètes,  deux  artistes,  Ruskin 
et  Huysmans,  faisaient  pour  la  cathédrale  d'Amiens  et  pour 
celle  de  Chartres  ce  qu'avait  fait  Hugo  pour  Notre-Dame  de 
Paris.  Quelles  que  soient  chez  l'un  et  l'autre  l'érudition  véri- 
table   et    les  facultés  d'observation,   ce  n'est  pas  à  la  Bible 

i.  Bégule  et  Guigue,  La  cathédrale  de  Lyon,  1880.  L.  Durand,  Mono- 
graphie de  la  cathédrale  d'Amiens,  1 901- 1903. 


m 


LES    HISTORIENS    DE     LA    SCULPTURE     FRANÇAISE         IIQ 

d Amiens  ni  à  la  Cathédrale  que  nous  irons  demander  des 
leçons  de  symbolisme  ou  d'archéologie.  Mais  lorsque  Ruskin, 
descendant  de  la  gare,  arrive,  par  une  étroite  petite  rue, 
devant  le  portail  de  la  Vierge  dorée,  ou  lorsque  Huysmans, 
assistant,  à  Chartres,  à  la  messe  matinale,  voit  le  soleil  allumer 
successivement  toutes  les  verrières  du  miraculeux  édifice, 
connaître  le  contre-coup  reçu  par  leur  sensibilité,  puis  voir  de 
quelle  manière  la  cathédrale  correspondra  au  rêve  évangélique 
et  social  de  l'un,  au  mysticisme  de  l'autre,  voilà  ce  qui  est 
pour  nous  d'un  intérêt  capital  et  nouveau. 

Tandis  que  l'enthousiasme  et  la  critique  s'empressaient 
ainsi  autour  des  monuments  héroïques  du  Moyen  âge,  l'ensei- 
gnement de  Courajod  ne  demeurait  pas  infécond  pour  ces 
xive  et  xve  siècles,  qui  avaient  eu  les  prémisses  de  sa  parole  et 
où  tant  de  problèmes  historiques  se  posent.  Pour  le  xv°  siècle, 
Courajod  avait  été  enclin  à  exagérer  l'influence  de  ce  qu'il 
appelait  l'école  de  Bourgogne  :  il  y  eut  bien  à  Dijon,  de  i38o 
à  1 4 60  environ,  un  incomparable  atelier  de  sculpteurs,  auquel 
nous  devons  le  Puits  de  Moïse,  le  portail  de  Champmol,  et  les 
tombeaux  des  ducs  ;  mais  cet  atelier,  composé  en  grande  partie 
d'ouvriers  septentrionaux  (ses  plus  grands  artistes  s'appellent 
Claus  Sluter1,  Claus  de  Werve),  est  plutôt  naturalisé  sur  ce 
coin  du  sol  français  qu'il  n'est  le  produit  de  l'hérédité  bour- 
guignonne. 

Et,  si  son  influence  fut  considérable  d'un  bout  à  l'autre  de 
la  France,  il  y  eut  néanmoins,  en  dehors  de  lui,  des  écoles 
de  sculpture  autonomes  et  plus  proprement  françaises  par  un  ,  ^ 

certain  ensemble  de  qualités  où  dominent  la  mesure  et  la 
sobriété 2.  Deux  de  ces  écoles,  celles  de  Champagne  et  de  Tou- 
raine,  furent  étudiées  parles  élèves  de  Courajod  MM.  Kœchlin, 
Marquet  de  Vasselot  et  Vitry3.  Ces  auteurs  rassemblaient 
dans  une  région  bien   définie  et  entre  des  dates   nettement  | 

délimitées,  tous  les  textes  relatifs  à  des  monuments  de  seul-  1 

:\ 

'■  i 
1.  Kleinclausz,  Claus  Sluter,  1906.  Voir  aussi  :  Histoire  de  fart,  t.   III. 

i.    Dans  l'expression   de    ces   qualités,    Courajod  lui-même    voyait  une  '.* 

«  détente  »  des  outrances  bourguignonnes.  ;< 

3.  R.  Kœchlin  et  J.  J.  Marquet  de  Vasselot,  La  sculpture  à  Troyes  et 
dans  la  Champagne  méridionale  au  XVIe  siècle,  1901.  P.  Vitry,  Michel 
Colombe  et  la  sculpture  de  son  temps,  1901.  -, 


1 


120  LA     REVUE     DE     PARIS 

pture,  puis  recherchaient  toutes  les  œuvres  encore  exis- 
tantes, les  analysaient  et  constituaient  ainsi  le  tableau  de  la 
sculpture  française  dans  ces  deux  provinces  où  fut  particuliè- 
rement sensible,  aux  confins  du  xvc  et  du  xvie  siècles,  le 
conflit  entre  les  influeaces  italiennes  et  ce  que  Gourajod  appe- 
lait les  ((  résistances  nationales  ». 

Ce  conflit,  un  érudit  trop  tôt  enlevé  à  l'archéologie  fran- 
çaise, Léon  Palustre,  s'était  donné  pour  tâche  de  l'étudier  dans 
une  histoire,  restée  inachevée,  de  la  Renaissance  en  France. 
Le  tort  de  Léon  Palustre  fut  de  vouloir  trop  retarder  l'heure 
de  la  défaite  française  et  de  fermer  les  yeux  sur  l'invasion 
d'outre-monts.  Courajod  le  voyait  bien;  il  y  eut  un  moment 
où  la  conquête  italienne  du  xvi°  siècle  fut  presque  complète; 
mais  cette  conquête  fut-elle  l'agent  de  libération  qu'on  avait 
cru  ?  Emeric  David  était  un  novateur  génial  lorsqu'il  écrivait  vers 
1817  :  «  Ce  seraiï  une  question  neuve  et  très  digne  d'examen 
que  celle  de  savoir  si  les  artistes  italiens  employés  par  Fran- 
çois Ier,  à  Fontainebleau,  si  les  Primatice,  Cellini,  dont 
le  dessin  systématique  se  ressentait  déjà  des  erreurs  qui,  de 
leur  temps  commençaient  à  conduire  l'Italie  vers  sa  décadence, 
si  ces  maîtres  n'ont  pas  égaré  notre  école  au  lieu  d'améliorer 
ses  principes,  en  l'induisant  à  abandonner  sa  manière  directe, 
simple  et  franche,  pour  y  substituer  le  style  de  convention 
qu'ils  avaient  eux-mêmes  mis  à  la  place  de  la  grâce  naturelle 
de  Raphaël.  »  Cette  doctrine,  si  âprement  combattue  pendant 
tout  le  cours  du  xixe  siècle  et  à  laquelle,  en  dehors  des 
Annales  archéologiques,  on  ne  trouverait  guère  d'écho  avant 
Courajod,  que  chez  un  Léon  de  Laborde  ou  un  de  Clarac  \ 
parait  aujourd'hui  l'expression  même  de  la  vérité  à  la  quasi 
unanimité  des  historiens  de  l'art. 

Personne  en  Europe  ne  croit  plus  que  la  sculpture  fran- 
çaise ait  commencé  avec  François  1er  et  si  l'on  veut,  par 
contre,  apprécier  le  prestige  qu'exerce  désormais  notre  école 
de  sculpture  du  Moyen  âge,  il  faut  lire  les  travaux  étrangers  : 
il  n'est  pas  un  savant  qui  ne  fasse  très  grande  la  part  de  la 
France  dans  la  formation  de  la  sculpture  germanique  du 
xive  siècle  et,  tout  récemment,  l'on  pouvait  voir  un  historien 

1.  Clarac  :  Musée  de  sculpture  du  Louvre,  publié  par  Maury,  1841. 


LES     HISTORIENS    DE     LA     SCULPTURE     FRANÇAISE        121 

anglais,  M.  Langton  Douglas  \  attribuer  à  la  sculpture  fran- 
çaise une  influence  considérable  sur  l'art  italien  du  xivc  siècle, 
retrouver  des  traces  de  cette  influence,  non  seulement  chez 
des  sculpteurs  comme  Nicolas  et  Jean  de  Pise,  mais  chez  des 
peintres  comme  Duccio  de  Sienne  et  ses  élèves.  Voilà  qui 
dépasse  les  vues  les  pins  ambitieuses  d'un  Didron  et  d'un 
Viollet-le-Duc. 

* 

La  sculpture  française,  postérieure  au  xvi6  siècle,  a,  elle 
aussi,  attendu  longtemps  une  étude  synthétique  et  des  histo- 
riens, et  je  concéderai  volontiers  qu'elle  fut,  eii  ces  derniers 
temps,  moins  bien  partagée  que  sa  devancière.  Mais  les  raisons 
de  cette  négligence  n'ont  rien  de  comparable  avec  le  malen- 
tendu séculaire  qui  sépara  la  France  de  son  art  du  Moyen  âge. 
Le  silence  des  historiens  à  l'égard  de  la  sculpture  moderne  ne 
refléta  pas  l'hostilité  d'un  public  prévenu  par  les  théoriciens  : 
il  n'eut  pas,  pour  résultat,  l'incompréhension  dont  nous  cons- 
tations les  preuves  dans  la  première  partie  de  ce  travail. 
Quand  un  homme  moderne,  de  culture  moyenne,  passe 
devant  un  buste  de  Houdon  ou  une  naïade  de  Jean  Goujon, 
il  ne  lui  est  pas  nécessaire,  pour  en  goûter  le  charme,  d'avoir 
reçu  le  minimum  d'initiation  historique  et  iconographique 
que  comporte  l'appréciation  des  œuvres  du  Moyen  âge.  Si  la 
sculpture  française  des  temps  modernes  n'a  pas  eu  plus  tôt 
d'histoire  suivie,  cela  tient  aux  causes  générales  qui  font  de 
l'histoire  de  l'art  une  des  dernières  venue  parmi  les  sciences 
historiques,  et  cela  tient  aussi  à  l'indifférence  relative  que 
rencontrent,  dans  le  grand  public,  les  œuvres  de  la  sculpture 
comparativement  à  celles  de  la  peinture. 

À  partir  de  la  fin  du  xvie  siècle,  on  commence  à  trouver 
épars  dans  les  Guides,  Descriptions,  Voyages  pittoresques 
quelques  éléments  d'une  histoire  de  la  sculpture  contempo- 
raine. Plus  tard,  Sauvai,  dont  l'ouvrage2,  publié  seulement 
après  sa  mort  en  1724»  était  écrit  dès  i654,  est  une  mine  de 
faits  et  de  dates.  Puis  viennent  Saugrain,  Piganiol,  Dargen- 

1.  Langton  Douglas,  A  history  ofSiena,  Londres,  190a. 

a.  Histoire  et  recherche  des  antiquités  de  la  Ville  de  Paris,  1724.  . 


122  LA     REVUE     DE     PARIS 

ville  et  tant  d'autres  qui,  dans  leurs  itinéraires  de  Paris  et  des 
environs,  nous  lèguent  tour  à  tour  quelques  renseignements 
utiles.  Mais   dès  la  fin  du   xvne  siècle,   nous  n'en  sommes 
plus  réduits  à  ces  documents  de  rencontre.  L'Académie  royale 
de  Peinture  et  de  Sculpture  s'est  constitué,  tout  comme    le 
roi,  un  historiographe,  qui  doit  rédiger  et  lire  aux  séances 
publiques  des  notices  nécrologiques  sur  les  membres  défunts. 
Presque  tous  les  sculpteurs  qui  comptent  dans  l'histoire  de 
l'art  avant  la  Révolution  ayant  fait  partie  de  l'Académie,    la 
sérié  de  ces  mémoires,  dont  la  majeure  partie  a  été  publiée 
par  de  Chennevières  et  Montaiglon  \  forme  une  série  de  mono- 
graphies d'un  intérêt  capital.  Au  xvuie  siècle,  Mariette,    le 
collectionneur  et  critique  de  goût  avisé  et  de  plume  souvent 
acerbe,  mais  toujours  bien  informée,  rédige  pour  son  propre 
compte   des   notes   qui   retrouvées,    classées   et    publiées    en 
i85i-i853a,  nous  livrent  des  faits  restés  inconnus  aux  anna- 
listes officiels  de  l'Académie.  Enfin,  dans  un  ouvrage  écrit  pour 
le  grand  public,  Dézalliers  Dargenville,  en  1788,  donne,  sous 
le  nom  de  Vie  des  plus  fameux  sculpteurs,  une  série  de  biogra- 
phies qui  commence  à  Jean  Goujon. 

A  partir  de  1787,  avec  certaines  interruptions,  les  Salons 
de  l'Académie  royale  de  Peinture  et  de  Sculpture,  inaugurés 
dès  1675,  sont  devenus  une  tradition.  Alors  prend  naissance 
une  littérature  spéciale  qui,  tantôt  sérieuse,  tantôt  burlesque, 
tantôt  bourrue,  tantôt  gauloise,  commente  et  décrit  les  œuvres 
d'art  exposées.  De  cet  ordre  de  productions,  les  Salons  donnés 
par  Diderot,  depuis  1759,  à  la  correspondance  littéraire  de 
Grimm  sont  le  témoin  le  plus  précieux. 

C'est  un  fait  presque  universel  qu'aucune  époque  ne  se 
montre  satisfaite  de  ses  artistes  et  il  y  a  heureusement  fort 
longtemps  que  l'on  entend  crier  :  «  L'art  s'en  va  !  »  Ce  qui 
étonne,  ce  n'est  donc  pas  de  voir  les  académiciens  et  les  salon- 
niers  du  xviue  siècle,  Diderot  en  tête,  gourmander  l'art  de 
leur  temps,  mais  c'est  la  nature  et  le  ton  de  leurs  reproches. 
Regretteraient-ils  l'abandon  des  traditions  «  simples,  directes 

1.  Mémoires  inédits  sur  la  vie  et  les  ouvrages  des  membres  de  r Académie 
royale  de  Peinture  et  de  Sculpture  publiés  par  Dussieux,  Soulié,  de  Chen- 
nevières, P.  Maotz,  Montaiglon,  1887. 

1.  Par  M.  de  Chennevières  (Abecedario). 


pivn.à   i 


LES     HISTORIENS    DE     LA    SCULPTURE     FRANÇAISE  123 

et  franches  »  du  Moyen  âge?  blâmeraient-ils  tout  ce  qui,  dans 
l'héritage  de  la  Renaissance,  représente  la  part  du  factice 
et  du  convenu?  Non,  ce  qu'ils  reprochent  à  l'art  contem- 
porain, c'est  le  peu  qu'il  conserve  de  naturalisme.  Il  faut 
relire,  dans  les  Sabns  de  Diderot,  l'expression  de  son  dégoût 
devant  le  buste  de  Tru daine  (maintenant  au  Louvre),  une 
des  belles  œuvres  de  Lemoyne,  son  indignation  devant  cette 
perruque  et  ce  jabot.  Lorsque  plus  justement  inspirés,  les 
mêmes  esthéticiens  critiquent  l'emphase  et  le  maniérisme  de 
l'art  académique,  ils  ne  voient  d'autre  remède  à  ces  défauts 
que  le  retour  à  l'antique  ;  ils  ont  la  nostalgie,  la  hantise  de  l'art 
grec  et  romain;  c'est  malgré  eux^et  contre  eux  que  l'art  de  leur 
temps  suit  sa  pente  molle  et  fleurie  :  la  réforme  de  David  ne 
sera  que  l'aboutissant  de  leurs  tendances. 

Par  un  juste  retour  des  choses  d'ici-bas,  vint  une  heure  où 
les  baigneuses  d'Allegrain,  si  chères  à  Diderot,  les  nymphes 
court-vêtues  et  les  Cupidons  effrontés  connurent  le  mépris 
que  subissaient  depuis  longtemps  les  œuvres  du  Moyen  âge  : 
cette  heure  fut  celle  de  la  Révolution  alors  que  la  morale 
républicaine  et  l'esthétique  du  peintre  David  se  rencontrèrent 
pour  flétrir  «  les  productions  efféminées  d'un  siècle  cor- 
rompu ». 

La  sculpture  française  ne  connut  jamais  peut-être  d'heure 
plus  critique,  a  Les  traits  d'un  beau  visage  sont  simples, 
étendus  et  aussi  peu  multipliés  qu'il  est  possible  ;  l'accidentel 
ne  doit  jamais  altérer  la  beauté  des  formes.  »  Donc  plus  de 
ressemblance  individuelle,  plus  de  recherche  de  caractère, 
mais  des  têtes  uniformément  ramenées  au  type  d'Antinous  et 
de  l'Apollon  du  Belvédère.  <(  L'artiste  doit  se  garder  de  trans- 
mettre à  la  postérité  des  vérités  qui  lui  déplaisent,  des  vérités 
peu  héroïques  et  monumentales.  »  La  vérité  antique,  c'est 
le  nu  ou  tout  au  plus  la  draperie.  On  sculptera  donc  des  ora- 
teurs, des  poètes,  des  généraux  et  Napoléon  lui-même,  nus  ou 
tout  au  plus  vêtus  d'un  baudrier  et  d'un  casque.  Et  ce  nu, 
superstitieusement  vénéré,  on  le  réduira  lui-même  par  toute 
«  une  orthopédie  savante  »  à  ce  qu'on  croit  être  le  canon  de  la 
beauté  antique. 

Aussi  les  formes  d'art  auxquelles  s'attaquait  directement  la 
réforme  de  David,  celles  du  xvnc  et  du  xvni0  siècles,  sont- 


124  LA     REVUE     DE     PARIS 

elles  à  ce   moment  plus  maltraitées  par  les  critiques  que    le 
Moyen  âge  lui-même.  Lorsqu'Emeric  David  écrit  la  première 
Histoire  de  la  sculpture  française,  il  s'arrête  d'abord  à  la  fin 
du  xvie  siècle.  En  i8a5,  il  ajoute  à  son  manuscrit  un  chapitre 
sur  la  sculpture  moderne,  mais  il  fait  commencer  celle-ci  avec 
l'œuvre  de  Pigalle.  Beaucoup  plus  tard,  lorsque  Lacroix  publie 
le  tout,  après  la  mort  d'Emeric  David,  Du  Seigneur,  l'artiste 
qui  incarne  le  mieux  les  générosités  intellectuelles  et  l'impuis- 
sance plastique  de  l'école  de  sculpture  romantique,  Du  Seigneur 
est  chargé  de  rejoindre  ces  deux  tronçons.  Il  s'en  acquitte  de 
façon  tout  à  fait  honorable.  Peu  après,  la  fondation  de  la 
Revue  universelle  des  Arts,  qui  ne  vécut  que  quelques  années *, 
lui  donne  l'occasion  de  publier  d'excellentes  notices  sur  des 
sculpteurs  français.  Sur  ces  entrefaites,  la  Gazette  des  Beaux- 
Arts  est  fondée,  où  paraîtront  les  plus  importantes  contribu- 
tions à  l'histoire  qui  nous  occupe,  et  l'infatigable  marquis  de 
Chennevières  commence  la  publication  de  ces  Archives  de  l'art 
français  qui  rassemblent  tous  les  documents,  lettres,  notices, 
fragments  de  comptes,  tous  les  matériaux  humbles  et  obscurs 
dont  se  construisent  les  grands  monuments  de  critique  histo- 
rique.   Nous  sommes  vers  i852   :  c'est  le  beau  moment  des 
Annales  archéologiques.  Cette  même   année   i85a,  alors  que 
Jeanron,   Longpérier,  de  Laborde  s'occupent  de  reconstituer 
un  musée  de  sculpture  française,  Guilhermy  exprime  le  désir 
que  ce  musée  soit  une  véritable  école  d'histoire  de  l'art  ouvert 
à  toutes  les  écoles,  et,  un  peu  plus  tard,  le  même  Guilhermy 
applaudit  à  la  décision  prise  par  Jeanron  d'exposer  les  mor- 
ceaux de  réception   des    sculpteurs  de  l'ancienne  Académie 
royale... 

J'ai  dit  plus  haut  ce  qu'a  été  la  part  de  Courajod  dans  les 
études  d'histoire  du  xvne  siècle.  Vers  le  même  moment,  et 
avec  beaucoup  plus  de  sérénité,  M.  Lemonnier  donnait  sur 
l'Art  au  temps  de  Richelieu  et  de  Mazarin  un  petit  livre,  qui 
contient  plus  de  faits  que  de  mots.  C'est  la  période  suivante, 
celle  de  i65o  à  1760  environ,  qui  donnerait  aujourd'hui  sujet 
au  plus  grand  nombre  de  travaux  originaux.  L'art  de  Versailles 
et  de  la  galerie  d'Apollon  semble  avoir  rebuté,  par  son  appa- 

1.  De  1843  à  1866. 


F 


LES    HISTORIENS    DE     LA     SCULPTURE     FRANÇAISE         125 

rente  monotonie,  l'effort  des  historiens  et  surtout  la  curiosité 
du  public.  Coysevox,  peut-être,  mis  à  part,  à  quoi  bon,  semble- 
t-on  penser,  faire  la  part  de  chacun,  discerner  ce  qui  revient 
à  Tuby,  à  Marsy,  à  Lehongre,  à  Desjardins,  puisqu'aussi  bien 
Desjardins,  Lehongre,  Tuby,  Marsy,  c'est  toujours  l'art  de  Le 
Brun? 

En  dehors  des  travaux  de  détail  qui  resteront  toujours  utiles 
s'ils  sont  consciencieux  ',  peut-être  la  publication  d'un  recueil 
de  documents  photographiques  (analogue  à  celui  que  MM.  Yitry 
et  Brière  ont  composé  récemment  pour  la  sculpture  du  Moyen 
âge),  avec  table  analytique  et  bibliographique  renvoyant  aux 
archives  et  aux  revues  spéciales  serait-elle,  en  cette  matière, 
le  meilleur  moyen  d'atteindre  le  grand  public2.  Il  est  invrai- 
semblable qu'on  ne  puisse  encore,  à  l'heure  qu'il  est,  se  pro- 
curer des  photographies  de  la  plupart  des  statues,  bustes, 
figures  disséminés  dans  le  château  et  le  jardin  de  Versailles, 
les  deuxTrianons  et  les  Tuileries. 


Lorsqu'une  évolution  du  goût,  due  en  grande  partie  à  l'in- 
fluence des  de  Goncourt,  remit  en  faveur  l'art  du  xvinc  siècle, 
on  vit  tomber  le  préjugé  qui  s'opposait  à  une  juste  apprécia- 
tion des  qualités  maîtresses  de  la  sculpture  de  ce  temps.  On 
s'aperçut  alors  qu'elle  avait  fait  autre  chose  que  de  dévêtir  des 
bacchantes  et  de  trousser  des  amours  potelés,  que,  par  une  sin- 
cère, large,  affectueuse  et  vibrante  interprétation  de  la  nature, 
elle  avait  ouvert  le  chemin  aux  plus  légitimes  aspirations  de 
l'art  moderne  et  qu'un  Houdon,  par  exemple,  est  un  des  plus 
grands  réalistes  qu'ait  jamais  connus  l'art  d'aucun  temps  et 
d'aucun  pays.  Cependant,  en  dehors  de  très  bons  travaux  de 
détail  sur  cette  époque  de  la  sculpture,  je  ne  trouve  à  citer 
qu'un  gros  livre  et  c'est  à  une  Anglaise,  à  l'une  des  pre- 

i.  Citons,  par  exemple,  comme  un  modèle  de  ce  genre  de  recherches,  Les 
Documents  inédits  sur  la  chapelle  du  château  de  Versailles,  par  Louis  Des- 
hairs,  dans  la  Bévue  d'Histoire  de  Versailles,  1906. 

2.  Le  Dictionnaire  des  sculptures  de  V école  française,  de  M.  Stanislas  Lami, 
1898,  1906,  peut  rendre  des  services  incontestables. 


126  LA    REVUE    DE     PARIS 

mières  femmes  qui  se  soient  fait  un  nom  d'historien  d'art,  à 
lady  Dilke,  que  nous  sommes  redevables  de  Frenck  architecte 
and  sculptors  of  the  eigteenth  century. 

Quant  à  la  sculpture  du  xixe  siècle,  l'Exposition  de  1889  sl 
permis  à  M.  André  Michel  d'en  tracer,  dans  une  série  d'ar- 
ticles1, le  tableau  plein  de  vie.  Il  l'a  montrée  au  début, 
entravée  par  la  stérilisante  influence  de  Y  esthétique  davidienne, 
se  traînant  longtemps  dans  l'insignifiance  et  la  froideur,  mais 
conservant  avec  des  maîtres  probes  et  consciencieux  cet 
ensemble  de  traditions  solides  qui  permettent  de  remplir  les 
«  intérims  »  du  génie;  cela  jusqu'au  moment  où  des  hommes 
comme  Falguière,  comme  Carpeaux,  comme  Dalou,  pour  ne 
parler  que  des  morts,  l'affranchissent  enfin,  reprenant  la  tra- 
dition du  xviii6  siècle  et  donnant  la  main  à  Houdon,  à  tra- 
vers l'œuvre  de  Rude2,  ce  grand  indépendant,  ce  grand  brave 
homme  de  sculpteur  bien  français. 

I)  serait  tout  à  fait  injuste  de  ne  pas  mentionner  à  cette 
place,  la  seule  tentative  de  synthèse  qui  ait  encore  été  donnée 
au  public  français  en  ce  qui  concerne  la  sculpture  des  temps 
modernes,  l'Histoire  de  la  Sculpture  française  depuis  le 
XIV*  siècle,  de  M.  Gonse,  livre  pour  lequel  on  a  peut-être  été 
un  peu  sévère,  lors  de  son  apparition  et  depuis,  mais  qui  a 
rendu  d'incontestables  services,  étant  données  l'abstention  des 
spécialistes  et  l'impossibilité  pour  le  public  de  s'éclairer  seul 
en  ces  matières.  L'auteur  est  animé  du  plus  sincère  amour 
pour  Fart  français  ;  il  est  sans  parti-pris,  et  l'admirable  illus- 
tration du  livre  contribue  à  en  faire  un  instrument  de  propa- 
gande d'une  très  heureuse  efficacité. 

* 

Au  début  du  xxc  siècle,  après  bien  des  tâtonnements  et  de 
très  lents  progrès,  la  sculpture  française  de  toutes  les  époques 
est  devenue  matière  de  connaissance  et  son  étude  a  pris  rang 
dans  le  cadre  des  sciences  historiques.  Est-ce  à  dire  que  tout 

1.  Gazette  des  Beaux- Arts,  i889. 

'i.  Sur  Rude,  l'étude  de  M.  L.  de  Fourcaud  dans  la  Gazette  des  Beaux-Artsy 
1  888,  fait  autorité. 


r 


LES    HISTORIENS    DE     LA     SCULPTURE     FRANÇAISE  I27 

soit  fait?  11  suffit  d'avoir  lu  les  pages  qui  précèdent  pour  être 
convaincu  que  non. 

Pour  parler  d'abord  de  l'art  du  Moyen  âge,  il  est  triste 
de  constater  que  la  plupart  des  grands  monuments  de  France 
attendent  encore  des  monographies  où  la  sculpture  ait  une 
place.  L'architecture ,  support  naturel  et  *  condition  néces- 
saire de  la  statuaire  gothique,  lui  a  joué  parfois  de  bien  mau- 
vais tours  en  absorbant  toute  l'attention  des  archéologues.  Or 
une  monographie  de  cathédrale,  conçue  d'après  quelques 
modèles  d'une  ampleur  presque  décourageante,  est  une  entre- 
prise qui  réclame  la  moitié  d'une  vie  et  un  sérieux  capital.  On 
commence  à  comprendre  qu'en  attendant  mieux,  il  serait  aussi 
légitime  de  traiter  séparément  la  sculpture  que  les  vitraux  ou 
le  mobilier. 

Nous  aurions  aussi  plus  d'une  requête  à  adresser  à  la  photo- 
graphie. Il  est  scandaleux  qu'il  y  ait  encore  en  France  une  seule 
pierre  sculptée  non  reproduite,  alors  que  tant  et  tant  de  milliers 
de  clichés  se  dépensent  sur  des  sites  cent  fois  connus.  La 
collection  des  monuments  historiques,  —  très  libéralement 
ouverte  au  public,  mais  à  peu  près  inaccessible  aux  acheteurs 
—  ne  peut  plus  suffire  à  cette  tâche  immense.  M.  Martin  Sabon, 
avec  ses  12  000  clichés  documentaires,  est  le  modèle  de  l'ama- 
teur intelligent  et  courageux.  Mais,  pour  réveiller  les  bonnes 
volontés  éparses,  il  faudrait  créer  un  centre  où  toute  photo- 
graphie convenable,  rentrant  dans  des  conditions  données, 
serait  sûre  de  trouver  un  classement  et  une  publicité. 

Un  des  grands  bonheurs  et  une  des  grandes  gloires  de  l'art 
du  Moyen  âge  fut  d'être  décentralisé  :  il  serait  infiniment  dési- 
rable de  voir  grandir  le  nombre  des  enquêtes  provinciales 
semblables  à  celles  que  j'ai  citées  plus  haut.  Comment  la 
Bourgogne  n'est-elle  pas  encore  explorée  dans  tous  ses  recoins? 
Quant  à  la  sculpture  des  temps  modernes,  elle  aurait  tout  à 
gagner  à  se  voir  appliquer  les  méthodes  qui  ont  permis  à  la 
critique  des  œuvres  du  Moyen  âge  de  réaliser  de  si  notables 
progrès.  Beaucoup  de  travaux  historiques  sur  la  Renaissance, 
sur  le  xvne  siècle,  sont  excellents;  mais  on  dirait  que  leurs 
auteurs  n'ont  jamais  regardé  les  œuvres  dont  ils  parlent.  On 
a  tôt  fait  de  dire  que  Jean  Goujon,  que  Coysevox,  que  tel  ou 
tel  autre  imite  l'antique  :  mais  de  quelle  façon  chacun  de  ces 


138  LA     REVUE     DE     PARIS 

artistes  s'est-il  approprié  le  style  dont  il  s'inspirait,  quels 
modèles  a-t-il  eus  à  sa  disposition,  d'où  procède  tel  motif, 
tel  mouvement,  tel  type  de  composition?  En  quelle  mesure  les 
œuvres  de  sculpture  de  telle  époque  donnée  ont-elles  subi  l'in- 
fluence de  la  peinture  contemporaine?  Autant  de  questions  pro- 
prement critiques  auxquelles  il  serait  intéressant  de  donner  des 
réponses. 

En  attendant  les  grandes  publications  d'ensemble  que  la  Froi- 
deur du  public  et  la  timidité  des  éditeurs  rendent  peut-être 
difficiles,  il  conviendrait  de  faire  une  part  plus  grande  à  nos 
sculpteurs  dans  les  séries  de  monographies  d'artistes  qui  se 
publient  en  divers  endroits1. 

Et,  puisque  les  œuvres  d'art  ne  restent  pas,  ne  peuvent  pas 
toujours  rester  à  la  place  qui  les  a  vues  naître,  puisque  des 
musées  existent,  comme  «  un  mal  nécessaire  »,  chargés  d'abriter 
des  monuments  menacés  de  perte  ou  de  destruction,  puisque 
nous  avons  ainsi  au  Louvre,  grâce  aux  efforts  persévérants  de 
trois  générations  de  conservateurs,  un  admirable  musée  de 
sculpture  française  de  toutes  les  époques,  il  nous  faut  hâter  de 
tous  nos  vœux  le  moment  où  l'État  se  décidera  aux  résolutions 
et  aux  sacrifices  nécessaires  pour  donner  à  ce  musée  l'espace 
dont  il  a  besoin  et  lui  permettre  ainsi  de  remplir  la  mission  de 
vivant  enseignement  qui  est  sa  raison  d'être. 

Enfin,  il  reste  beaucoup  à  faire  pour  la  vulgarisation. 
L'école  de  Courajod  a  peut-être  un  peu  trop  gardé  l'horreur 
du  maître  pour  les  généralisations  hâtives  :  de  peur  de  faire  des 
manuels  incomplets,  on  n'en  a  pas  fait  du  tout.  J'entends  dire 
que  cette  lacune  doit  être  bientôt  comblée.  Espérons  et  pré- 
parons-nous à  saluer  d'où  qu'elle  vienne,  l'apparition  pro- 
chaine du  petit  ou  du  gros  livre  qui,  du  pupitre  de  l'écolier  à  la 
table  du  savant,  répandra,  dans  tous  les  milieux,  à  propos 
d'histoire  de  la  sculpture  française,  des  idées,  des  faits,  des 
dates  et  beaucoup  d'images. 

LOUISE      P1LLION 


i.  Saluons,  comme  un  heureux  présage,  à  côté  du  Sluter  de  M.  Klein- 
clausz,  le  Jean  Goujon  de  M.  P.  Vitry  (1908). 


CARRIÈRE   D'ARTISTE' 


XIII 

Comme  autrefois,  c'était  le  printemps  à  Great  Langdale. 
Après  la  longue  tranquillité  de  l'hiver,  qui  rend  à  ces  vallées 
écartées  de  la  région  des  Lacs  leur  caractère  de  vie  primitive  et 
indépendante,  il  y  avait  déjà  quelques  touristes  dans  les  deux 
hôtels  de  Dungeon  Ghyll  et  la  circulation  active  reprenait  sur 
les  routes.  Phœbé  Fenwick,  qui  attendait  le  courrier  et  ne 
cessait  de  prêter  l'oreille,  dans  sa  chambre  haute  de  Green 
Nab  Cottage,  avait  couru  plusieurs  fois  inutilement  vers  la 
fenêtre,  attirée  par  un  bruit  de  roues.  Mais  la  carriole  reten- 
tissante qui  passait  n'était  point  celle  de  la  poste  royale. 

A  la  troisième  de  ces  fausses  alertes,  elle  demeura  près  du 
vitrage  ouvert,  contemplant  la  vallée.  Cette  femme  debout, 
immobile  et  abattue,  était  une  femme  usée,  si  lasse,  si  con- 
vaincue d'avoir  gaspillé  sa  vie  et  son  bonheur,  qu'aux  transes, 
à  la  torture  de  son  attente  se  mêlait  peu  ou  point  d'espoir. 

Douze  ans  écoulés  depuis  qu'elle  n'avait  vu  ces  pics  jumeaux, 
ces  champs  nus,  cette  rivière  sinueuse.  Douze  ans!  Le  temps, 
l'inexorable  temps  avait  posé  sa  main  sur  elle,  et  sans  pitié. 
Les  lignes  pleines  et  gracieuses   que  Fenwick  aimait  jadis  à 

i.  Published  November  first,  nineteen  hundred  and  eight.  Privilège  of 
copyright  in  the  United  States  reserved  under  the  Act  approved  March 
hird,  nineteen  hundred  and  five,  by  hachette  et  ci0. 

Voir  la  Revue  des  i5  août,  ier  et  i5  septembre,  iep  et  i5  octobre. 

i*r  Novembre  1908.  9 


l3o  LA     REVUE     DE     PARIS 

dessiner,    son   corps   les  avait   perdues,   comme    un  cerisier 
sauvage  perd  sa  floraison  en  une  seule  nuit.    Phœbé  avait 
maintenant  trente-cinq  ans,  tout  près  de  trente-six,  et  douze 
années  de  labeur  ardu,  de  luttes  sans  joie,  de  remords  inces- 
sants, avaient  laissé  sur  elle  des  marques  indélébiles.  Elle  était 
devenue  d'une  maigreur  extrême  ;  des  souffrances  et  des  soup- 
çons  secrets   avaient   gravé  leurs  rides  fines  et  ineffaçables 
autour  de  ses  yeux  et  de  sa  bouche,  sur  son  beau  front  large 
et  son  cou  d'enfant.  Les  joues  étaient  creuses,  l'ovale  du  visage 
moins  délicat,  la  peau  plus  foncée  que  jadis.  Néanmoins  cette 
maigreur  était  énergique   et  non   exténuée.  Elle  témoignait 
d'une  vie  en  plein  air,  d'un  effort  physique  continu,  et,  sans 
l'expression  de  nervosité,  de  désir  incessant  et  inquiet  qui  s'y 
ajoutait,  elle  aurait  plutôt  ajouté  qu'enlevé  rien  à  l'ancienne 
beauté  de  cette  figure. 

Les  yeux,  plus  merveilleux  que  jamais,  mais  avec  quelque 
chose  d'égaré,  étaient  devenus  vraiment  trop  grands,  trop  fixes 
pour  le  visage  aminci.  Combien  pathétique,  ce  visage  qui 
semblait  trahir  des  larmes  toujours  proches  et  toujours  refou- 
lées! Il  n'avait  rien  de  cette  noble  intimité  avec  la  douleur  qui 
donne  souvent  une  dignité  si  grande  à  l'aspect  de  certaines 
femmes;  il  parlait  plutôt  de  volonté  laborieuse,  combative, 
exigeante,  —  volonté  faite  de  passion  et  de  remords,  de  celles 
qui  luttent  également  avec  le  passé  et  avec  l'avenir,  et  sont 
le  tourment  de  l'existence. 

Un  bruit  de  roues  ramena  les  regards  de  Phœbé  vers  la 
route.  Mais  ce  n'était  que  le  boucher  de  Hawkshead,  faisant 
sa  tournée.  Il  s'arrêta  au-dessous  du  cottage  et  la  servante  de 
Miss  Anna  descendit  lui  parler.  Un  soupir  de  désappointement 
échappa  à  Phœbé,  l'oreille  toujours  tendue  pour  saisir  le  pre- 
mier son  de  la  corne  primitive  au  moyen  de  laquelle  le  fac- 
teur en  carriole,  à  mesure  qu'il  montait  la  vallée  de  Langdale, 
conviait  les  habitants  des  fermes  et  des  cottages  dispersés  sur 
les  deux  versants,  à  venir  chercher  leur  courrier. 

Mais  quoi!  sans  doute,  il  n'y  aurait  pas  de  lettre...  On  était 
au  jeudi.  Le  samedi  précédent,  Miss  Anna  était  venue  les 
rejoindre,  elle  et  Garrie,  à  Windermere,  et  les  avait  emmenées 
dans  leur  ancien  logis.  Le  dimanche  et  le  lundi  s'étaient  passés 
en  conférences  très  agitées.  Le  mardi,  une  "vieille  amie  de 


CARRIÈRE     D'ARTISTE 


l3l 


Miss  Anna,  qui  habitait  Elterwater,  était  partie  pour  Londres, 
emportant  un  paquet  adressé  à  «  John  Fenwick,  Constable 
House,  East  Road,  Chelsea  ».  Elle  avait  promis  de  remettre  ce 
paquet  elle-même  ou  de  le  faire  remettre  par  un  domestique 
de  la  pension  où  elle  devait  descendre. 

Cette  dame  devait  s'acquitter  de  sa  mission,  le  mercredi,  — 
à  une  heure  quelconque  :  elle  n'avait  pas  voulu  s'engager.  — 
Probablement,  elle  ne  l'avait  fait  que  dans  l'après-midi  ou  le 
soir.  En  ce  cas,  il  ne  pouvait  y  avoir  encore  aucune  lettre.  Mais, 
à  défaut  de  lettre,  un  télégramme...  A  moins  que  John  ne  fût 
décidé  à  ne  pas  la  reprendre,  à  moins  que  le  retour  de  sa 
femme  ne  lui  parût  un  souci  et  un  fardeau,  à  moins  que  leur 
séparation  ne  dût  être  définitive  à  jamais...  Alors  il  ne  se  pres- 
serait pas,  —  et  il  écrirait. 

Mais  Carrie  ! . . .  Phœbé  se  remit  à  se  promener  de  chambre  en 
chambre,  de  fenêtre  en  fenêtre,  l'esprit  comme  assourdi  par  le 
tumulte  de  ses  pensées...  Elle  se  sentait  incapable  de  rester  en 
place  un  seul  instant...  John  devait  désirer  revoir  Carrie!  Et. 
pour  la  revoir,  il  lui  faudrait  bien  accepter  au  moins  une 
entrevue  avec  sa  femme,  accorder  à  celle-ci  la  permission  de 
lui  tout  dire,  face  à  face. 

Une    semaine    seulement   s'était-elle    écoulée   depuis   que, 
cédant  à  une  impulsion  subite,  Phœbé  avait  écrit  à  Miss  Anna, 
de  cette  petite  ville  du  Surrey  où  elle  avait  vécu  deux  mois 
cachée,  après  son  retour  en  Angleterre?  Chaque  jour  de  cette 
semaine  avait  été  à  la  fois  le  plus  long  et  le  plus  bref  de  son 
existence.  Toutes  les  émotions  dont  elle  était  susceptible  s'étaient 
réveillées  d'une  vie  nouvelle,  surchargeant  les  heures.  En  même 
temps,  chaque  jour  s'envolait  sur  des  ailes  de  flamme,  rappro- 
chant le  moment  redouté,  mais  désiré,  où  elle  reverrait  son 
mari.  Après  les  lentes  années  de  son  exil  volontaire,  après  des 
semaines   d'hésitation,    des  mois  de   repentir,   de   doute,   de 
résolutions  vacillantes,  sa  vie  était  soudain  devenue  haletante, 
comme  une  course  folle  sur  une  pente  dangereuse,  menaçant 
d'aboutir  à  une  chute  tumultueuse  et  mortelle.  Quelle  serait  la 
fin  de  tout  cela?  Elle  n'était  plus  une  fillette  naïve,  pour  croire 
que  de  pareilles  choses  se  réparent  avec  quelques  douces  paroles 
et  un  baiser. 
Sa  mémoire  errait  paresseusement  à  travers  le  passé,  d'abord 


l32  LA     RBVUB     DE     PARIS 

—  à  travers  les  années  d'amertume  muette  et  impuissante  où 
elle  aurait  donné  le  monde  entier  pour  défaire  ce  qu'elle  avait 
fait;  mais  elle  n'en  voyait  alors  nul  moyen,  car  elle  demeu- 
rait persuadée  de  la  vérité  des  soupçons  qui  avaient  déterminé 
son  départ.  —  Puis  elle  revivait  les  premières  heures  de  réac- 
tion violente,  causée  par  des  faits  qui  lui  étaient  personnels, 
et  aussi  par  des  renseignements  nouveaux,  inattendus...  Elle 
s'était  représenté  John  comme  un  être  dur,  cruel,  prospère, 
évadé  de  la  sphère  sociale  où  résidait  sa  femme,  devenu  un 
gentleman  riche  et  mondain,  qui  pouvait  avoir  tout,  être  tout 
ce  qu'il  voulait.  Le  «  courrier  de  Londres  »  d'un  journal  cana- 
dien lui  avait  apporté  la  nouvelle  de  son  élection  à  l'Académie. 
De  la  même  source,  elle  apprit  la  querelle,  la  scène  avec  le 
Comité,  la  démission  bruyante,  et  toutes  les  controverses  qui 
l'avaient  accompagnée.  Elle  lut  et  relut  chaque  ligne  de  ces 
maigres  informations,  les  méditant,  se  tracassant  à  cette  lec- 
ture... Cela  ressemblait  bien  à  John  de  sacrifier  sa  situation  à 
la  violence  de  son  caractère!  Oui,  mais  on  l'avait  traité  de 
façon  abominable  ;  cela  se  voyait  clairement. . .  L'indignation  et 
la  sympathie  de  Phœbé  semèrent  des    germes    de   tendresse 
neuve  dans  son  cœur  radouci. . .  Si  seulement  elle  avait  été  près 
de  lui?...  Et  après?...  La  grande  dame  qui  le  conseillait  et  le 
protégeait,  sans  doute,  y  était.  Si  celle-là  n'avait  pu  apaiser  cette 
tempête,  quelle  influence  aurait  eue  l'épouse  dédaignée? 

Enfin,  l'automne  précédent,  elle  avait  vu  arriver  à  la  ferme, 
dans  cette  campagne  de  l'Ontario,  un  jeune  artiste,  envoyé 
par  un  éditeur  anglais  qui  préparait  un  grand  ouvrage  illustré 
sur  le  Canada.  Le  fils  de  la  maison,  étudiant  à  l'Université, 
l'avait  rencontré  à  Montréal,  s'était  lié  avec  lui,  et  l'amenait 
pour  peindre  la  ferme  et  ses  champs  de  pommiers  lourds  de 
fruits.  Durant  mainte  soirée,  dans  la  splendeur  du  crépuscule 
violet,  le  nouveau  venu  avait  longuement  causé  avec  cette 
mélancolique  «  Mrs  Wilson  »,  avec  cette  Anglaise  qui  com- 
prenait son  langage  et  ses  habitudes,  et  qui,  aux  jours  de  sa 
jeunesse,  avait  été  en  relations  avec  des  artistes. 

John  Fenwick  !  Certainement,  il  savait  tout  ce  qui  regardait 
John  Fenwick  ! . . .  Un  type  très  fort,  mais  quel  mauvais  carac- 
tère!... Il  s'était  élevé  comme  une  fusée,  pour  retomber  on  ne 
savait  où. . .  Quel  besoin  avait-il  de  se  brouiller  avec  l'Académie  ? 


r 


CARRIÈRE     D'ARTISTE  l33 


Celle-ci  lavait  assez  magnifiquement  traité,  beaucoup  mieux 
qu'une  foule  d'autres!...  Le  public  ne  supporterait  jamais  ses 
airs  et  ses  violences.  Il  n'était  pas,  tout  de  même,  assez  grand. 
Un  Whistler  pouvait  se  montrer  insolent  avec  profit,  mais  les 
confrères  du  second  rang  font  bien  de  veiller  sur  leurs  intem- 
pérances de  langage...  Oh!  oui,  du  talent,  parbleu,  un  talent 
énorme...  mais  pas  de  première  éducation  artistique...  Un 
artiste  a  besoin  de  tout  son  temps  pour  rattraper  cela,  au  lieu 
de  perdre  des  heures  à  déblatérer  dans  les  journaux...  Non, 
John  Fenwick  ne  ferait  plus  rien  de  très  important  :  Mrs.  Wilson 
pouvait  l'en  croire!...  Bien  fâché  de  lui  en  avoir  dit,  peut- 
être,  des  choses  désagréables,  si  c'était  un  de  ses  amis...  La 
renommée  représentait  ce  Fenwick  comme  un  être  malheu- 
reux, maussade,  vivant  seul,  ayant  fort  peu  d'amis,  ne  prenant 
conseil  de  personne,  —  et  têtu  comme  un  âne,  lorsqu'il  s'agis- 
sait de  sa  peinture  ! 

Ainsi  parla  ce  jeune  oracle,  entre  deux  bouffées  de  pipe, 
dans  le  jardin  de  la  ferme  canadienne,  tandis  que  l'obscurité 
descendait  pour  lui  cacher  le  visage  de  la  femme  silencieuse 
assise  à  ses  côtés. 

Ainsi  le  remords,  la  pitié  navrée  se  levaient  auprès  d'elle, 
compagnons  austères,  voilés  de  gris.  Entre  eux,  désormais, 
cheminait  Phœbé,  nuit  et  jour...  John,  épave  abandonnée,  en 
Angleterre,  pauvre  et  méprisé!  Et  elle,  exilée  au  Canada  avec 
sa  fille...  Et  le  temps,  silencieux,  irrévocable,  où  elle  avait  mis 
si  facilement,  si  fatalement,  la  marque  de  sa  volonté,  ne  ces- 
sait de  fuir,  année  par  année,  vers  la  fin,  vers  la  mort  !. .  Et  des 
voix,  dans  ses  oreilles,  résonnaient  déjà  :  «  Trop  tard!  » 

Pourtant  la  velléité  du  retour  grandissait  en  elle,  mysté- 
rieusement, à  ce  qu'il  semblait,  sans  qu'elle  y  fût  pour  rien. 
D'autres  faits,  d'autres  impressions  y  aidaient  singulièrement. 
Dans  le  langage  de  l'Eglise  évangélique,  familier  à  sa  jeunesse, 
Phœbé  sentait  maintenant,  lorsqu'elle  regardait  en  arrière, 
qu'elle  avait  été  «  conduite  »  d'une  manière  surprenante.  Ce 
sentiment-là  mitigea  l'humiliation  et  décida  l'accomplissement 
de  son  pèlerinage  vers  le  foyer  domestique.  Il  lui  semblait 
aujourd'hui  avoir  obéi  à  une  force  extérieure  agissante,  en 
faisant  ce  qu'elle  avait  fait. 
Car  il  n'avait  pas  été  commode,  ce  second  déracinement. 


l34  LA     REVUE     DE     PARIS 

Carrie,  particulièrement,  avait  eu  ses  raisons  pour  en  accroître 
la  difficulté.  Et  Phœbé  n'avait  pas  trouvé  alors  le  courage  do 
dire  la  vérité  à  sa  fille.  Elle  lui  avait  parlé  vaguement 
d'  «  affaires  »  qui  l'obligeaient  à  un  voyage  en  Angleterre.  Elle 
avait  supplié  l'enfant  de  se  fier  à  elle,  et  s'était  réfugiée  dans 
les  larmes  et  l'abattement  pour  éviter  d'avoir  à  répondre  aux: 
objections  de  Carrie.  La  conséquence  était  qu'elle  avait  vu 
descendre  le  premier  nuage  sur  la  jeunesse  de  sa  fille,  qu'elle 
avait  eu,  pour  la  première  fois,  la  sensation  d'un  fossé  creusé 
entre  elles... 

Saisie  d'affres  soudaines,  Phœbé  revint  à  la  fenêtre  de  sa 
chambre,  et,  de  là,  elle  contempla,  non  plus  Elterwater  et  la 
route  par  où  devait  venir  le  courrier,  mais  Dungeon  Ghyll  et  la 
haute  vallée  sauvage. 

Anna  Mason  avait  emmené  Carrie  faire  une  promenade.  En 
ce  moment,  à  la  prière  de  Phœbé,  elle  racontait  à  la  jeune  fille, 
l'histoire  de  son  père  et  de  sa  mère. 

Les  yeux  de  Phœbé  débordèrent  de  larmes.  En  réalité,  elle 
attendait  son  arrêt,  —  de  la  bouche  de  son  mari  et  de  celle  de 
sa  fille.  —  Dès  l'époque  de  leur  fuite,  et  toujours  depuis, 
Carrie  avait  appris  à  croire  que  son  père  était  mort.  Les  années 
s'écoulant,  le  «  pauvre  papa  »  n'était  plus  représenté  pour  elle 
que  par  quelques  souvenirs  pâlissants  et  un  portrait  sans  cadre 
que  sa  mère  gardait  jalousement  sous  clef,  mais  qu'une  ou 
deux  fois' elle  avait  été  admise  à  regarder. 

Et  maintenant?...  Phœbé  se  rappelait  l'angoisse  de  cette 
soirée  où  Carrie,  revenant  près  d'elle,  en  Surrey,  après  une 
excursion  d'une  journée  à  Londres  avec  une  amie  canadienne, 
lui  décrivit  cet  homme  bizarre,  violent,  aux  cheveux  gris,  — 
«  qu'on  appelait  M.  Fenwick  »,  et  qu'elle  avait  vu  diriger  la 
répétition  du  Théâtre  Falcon...  Phœbé  se  revoyait,  renversée 
dans  un  fauteuil,  enveloppée  de  châles,  feignant  l'épuisement 
et  un  mal  de  tête  nerveux,  «  à  n'y  plus  voir  clair  »,  tandis  que 
l'enfant  lui  racontait  en  riant  la  scène,  entre  deux  baisers, 
deux  caresses  à  la  «  pauvre  petite  maman  ». 

Et  le  trajet  en  voiture,  depuis  Windermere,  Miss  Anna  à 
côté  d'elle,  Carrie  en  facel...  Carrie  excitée,  heureuse,  bavarde, 
bien  la  fille  de  son  père,  —  tantôt  absorbée  par  un  ravissement 
naturel,  se  récriant  devant  la  beauté  des  montagnes,  des  arbres, 


r 


CARRIÈRE     D  ARTISTE  1.35 


de  la  rivière,  attrapant  la  main  de  sa  mère  pour  la  faire  sourire, 
elle  aussi  ;  tantôt,  dans  un  subit  accès  de  raideur  et  de  timi- 
dité, fixant  ses  yeux  jaloux  et  profonds  sur  l'amie  nouvelle,  se 
demandant  ce  que  signifiait  tout  cela,  mécontente  qu'on  lui 
en  eût  dit  si  peu,  et  cependant  trop  fière  pour  réclamer  d'en 
savoir    davantage,  —  ou  bien  effrayée  par  l'idée   de  percer 
jusqu'au  secret  douloureux  ou  peut-être  honteux  de  leur  vie. 
Sa  mère  s'était  efforcée  de  lui  rendre  plausible  ce  change- 
ment  de  demeure  :  toutes  deux  allaient  séjourner  chez  une 
vieille  amie,  dans  une  maison  où  Carrie  et  ses  parents  avaient 
vécu,  quand  elle  était  toute  petite,  près  de  la  ville  où  elle  était 
née...  Elle  savait  déjà  que  sa  mère  était  originaire  du  Westmo- 
reland,  d'une  ville  nommée  Keswick,  mais  elle  avait  cru  com- 
prendre que  son  aïeul  maternel  était  mort,  et  toute  sa  famille 
dispersée. 

Jusqu'à  ce  qu'elles  fussent  tout  à  fait  en  vue  du  cottage, 
Venfant  n'avait  trahi  aucun  souvenir  du  passé.  Mais,  lorsqu'on 
s'engagea  dans  la  vallée  de  Langdale,  ses  bavardages  cessèrent 
et  ses  yeux  errèrent  avec  agitation  de  pente  en  pente,  étudiant 
les  bois,  les  rochers,  les  fermes  blanches.  Quand  la  voiture  s'ar- 
rêta au  pied  du  sentier  escarpé,  Carrie  aperçut  la  petite  maison, 
son  porche  d'ardoises,  son  if  à  droite,  son  sycomore  en  avant. 
Elle  changea  de  couleur,  et,  sautant  à  terre,  elle  chancela, 
faillit  tomber. 

Sans  attendre  ses  compagnes,  elle  grimpa  la  côte  en  cou- 
rant et  franchit  la  barrière.  Quand  elle  vint  retrouver  ces 
dames  sur  le  seuil  de  la  maison,  ses  yeux  étaient  humides. 

—  J'ai  été  dans  la  cuisine...,  — fit-elle,  haletante,  —  et  c'est 
si  étrange  I ...  Je  me  revois  assise  là,  et  un  homme. . .  (elle  passa 
la  main  sur  son  front)  un  homme  qui  me  fait  manger I... 
Était-ce...  était-ce  mon  père? 

Phœbé  ne  savait  plus  ce  qu'elle-même  avait  répondu  ;  elle 
se  rappelait  seulement  quelques  mots  tremblants  d'Anna  Ma- 
son,  et  sa  manœuvre  discrète  pour  entraîner  la  jeune  fille,  afin 
que  la  mère  pût  rentrer  seule  dans  le  cottage,  sans  aucun 
témoin...  Et  Phœbé  y  était  rentrée  seule...  elle  avait  revu  la 
petite  salle. 

Ce  qu'elle  se  rappelait  ensuite,  —  avec  cette  crise  de  larmes 
désespérées  où  son  corps  et  son  âme  avaient  semblé  se  dis- 


l36  LA     REVUE     DE     PARIS 

soudre,  —  c'étaient  les  bras  de  Garrie  autour  d'elle,  le  visage 
de  Garrie  pressé  contre  le  sien. 

«  Mère!  mèrel...  Oh!  qu'y  a-t-il?  Pourquoi  sommes-nous 
venues  ici?...  Vous  me  cachez  bien  des  choses,  depuis  des 
semaines...  depuis  des  années!...  Il  y  a  un  secret  que  j'i- 
gnore... j'en  suis  certaine!  Oh!  c'est  mal!...  Vous  ne  me 
croyez  pas  en  âge...  mais  je  le  suis...  Vous  devriez  tout  me 
dire,  mère!  » 

Gomment  Phœbé  s'était-elle  défendue,  comment  avait-elle, 
cette  fois  encore,  reculé  la  révélation  inévitable?  Tout  ce  qu'elle 
savait,  c'est  que  Miss  Anna  était  venue  de  nouveau  à  son 
secours,  avait  emmené  l'enfant,  en  lui  parlant  tout  bas...  Et 
depuis,  durant  ces  deux  jours,  oh!  combien  Carrie  avait  été 
bonne!...  si  douce,  si  dévouée,  déballant  leurs  bagages,  aidant 
la  servante  de  Miss  Anna,  cuisinant,  époussetant,  raccommo- 
dant, comme  une  jeune  Canadienne  sait  le  faire,  —  mais 
s'interrompant  quelquefois  pour  promener  autour  d'elle  ces 
yeux  attristés,    surpris,   où   l'on  voyait   monter  l'ombre  du 


Oh!  c'était  un  ange!  Cela,  John  en  conviendrait,  quels  que 
fussent  ses  sentiments  envers  la  mère  de  Carrie. 

«  Je  l'avais  volée,  je  la  ramène.  J'ai  pu  être  une  mauvaise 
épouse...  mais  voici  Carrie!...  je  ne  l'ai  pas  négligée,  je  l'ai 
élevée  de  mon  mieux. . .  » 

En  ces  phrases  incohérentes,  Phœbé  ne  cessait  mentalement 
de  supplier  son  mari.  Elle  les  répétait  en  ce  moment  même. 

Elle  arriva  à  travers  la  pièce,  marchant  devant  la  cheminée, 
où  Carrie  avait  dressé,  contre  le  mur,  la  photographie  d'une 
ferme  blanche,  entourée  d'étables  et  de  vergers;  au  delà,  étin- 
celait  la  vaste  nappe  du  lac  Ontaiio.  Phœbé  frissonna,  en 
regardant  cette  image.  Là  s'étaient  dépensées  vainement  douze 
années  de  sa  vie. 

Carrie,  à  la  vérité,  voyait  les  choses  différemment... 

Incapable  de  repos ,  la  mère  quitta  sa  chambre  et  passa 
dans  celle  de  sa  fille.  Cette  pièce,  à  neuf  heures  du  matin,  était 
déjà  d'une  propreté,  d'un  ordre  scrupuleux;  et  la  servante 
venue  de  Hawkshead,  Eliza,  n'avait  pas  eu  la  permission  d'y 
toucher.  Sur  le  lit  était  étendue  une  blouse  neuve  que  Garrie 
venait  de  se  faire.  Sur  la  table,  on  voyait  une  autre  photo- 


r 


CARRIÈRE     D'ARTISTE  l37 

graphie  :  celle-là  était  le  portrait  d'un  fort  beau  jeune  homme. 

Phcebé  s'arrêta  devant  cette  photographie  pour  la  contempler, 

avec  découragement.  Le  jeune  roman  de  sa  fille,  et  sa  propre  ;j§ 

vie  perdue...  ces  deux  images  la  possédaient.  L'heure  venue,  | 

Carrie  retournerait  par  delà  l'Océan  :  elle  se  marierait,  elle 

oublierait  sa  mère. 

«  Et  je  ne  suis  pas  vieille,  non  plus.. .  je  ne  suis  pas  vieille!  » 

Toute  tremblante,  elle  quitta  la  chambre  de  Carrie.  Celle  de 
Miss  Anna  était  ouverte  :  Phœbé  demeura  sur  le  seuil  et 
regarda.  Cette  chambre,  autrefois,  elle  la  partageait  avec  John. 
Leur  mobilier  y  était  encore,  ainsi  que  dans  la  petite  salle  : 
car  John  avait  tout  vendu  en  bloc  au  propriétaire,  quand  il 
avait  liquidé  la  situation.  Miss  Anna  savait  même  ce  qu'on  le 
lui  avait  payé  ,  —  pauvre  John  I 

Phœbé  n'osait  pas  entrer;  elle  restait  appuyée  au  cham- 
branle, considérant  du  dehors,  comme  une  exilée,  la  chambre 
aux  poutrelles  basses,  son  lit  et  sa  grande  armoire  de  chêne, 
son  carré  de  tapis  vert...  Des  pensées  lui  traversaient  l'âme, 
des  pensées  qui  la  secouaient  de  la  tête  aux  pieds... 

Le  cottage  s'était  agrandi  :  Miss  Mason,  après  l'avoir  loué, 
trois  ans  auparavant,  avait  fait  ajouter  deux  chambres,  ou  per- 
suadé au  propriétaire  de  le  faire.  Retirée  maintenant,  elle 
vivait  là   de  ses  économies,  et  avec  elle  habitait  une  vieille  > 

amie,  ancienne  institutrice  comme  elle.  Toutes  les  deux  for- 
maient un  de  ces  ménages  de  vieilles  filles,  associations  res- 
pectables, qui  ne  furent  jamais  rares  dans  ce  pays  des  Lacs, 
Miss  Wetherly  était  alors  en  tournée  de  famille,  dans  un  comté  V^j 

du  Midi   :   autrement,  Phœbé  ne   se  serait  jamais  décidée  à  ~  $ 

accepter  l'invitation  pressante  de  Miss  Anna.   Elle  redoutait  .'^ 

tout  le  monde,  —  iuconnus  ou  vieilles  connaissances.  — 
Autant  que  la  terreur  paralysante,  angoissante,  de  la  première 
entrevue  avec  son  mari  sévissait,  dans  son  esprit  celle  de  Fins-  ^ 

tant  où  il  lui  faudrait  révéler  à  ses  anciens  amis  de  Langdale 
ou  d'Elterwater,  de  Kendal  ou  de  Keswick,  son  identité  avec 
Phœbé  Fenwick  :  elle  était  arrivée  ici,  soigneusement  voilée, 
sous  le  nom  de  «  Mrs.  Wilson  »,  et  n'avait  pas  encore  franchi 
la  porte  du  cottage... 

La  respiration  lui  manqua  :  elle  se  souvenait  qu'à  cette 
heure  même  Carrie  apprenait  de  Miss  Anna  leur  véritable  nom, 


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* 

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l38  LA     REVUE     DE     PARIS 

découvrait  qu'elle  avait  vu  son  père  sans  le  savoir,  écoutait  le 
récit  de  ce  que  sa  mère  avait  fait. 

«    Peut-être   va-t-elle   me    détester  I  »   —  pensait   Phœbé, 
misérablement. 

La  douceur  du  printemps  pénétrait  par  la  fenêtre  ouverte. 
En  face,  le  gros  sycomore  était  déjà  couvert  de  feuilles  nou- 
velles. Dans  le  champ,  se  traînaient  les  agneaux  nouveau-nés, 
trop  faibles  pour  marcher,  blancs  comme  neige  contre  les  tai- 
sons sales  de  leurs  mères.  La  voix  de  la  rivière  murmurait  au 
long  de  la  vallée,  et  parfois,  quand  le  vent  d'ouest  soufflait  plus 
fort,  l'oreille  fine  de  Phœbé,  jadis  exercée  à  cela,  distinguait 
d'autres  bruits  plus  lointains,  —  les  cascades  bondissant  dans 
la  gorge,  peut-être  même  le  torrent  de  Dungeon  Ghyll,  ton- 
nant parmi  sa  prison  de  rocs. 

C'était  une  journée  caractéristique  du  Westmoreland  :  des 
nuages  gris,  très  hauts,  traversés  de  soleil;  les  montagnes 
visibles  du  faîte  jusqu'au  pied;  sur  leurs  pentes  vertes  ou  rous- 
sâtres,  les  taches  des  fermes  blanches  ou  des  sapins  fièrement 
groupés;  de  loin  en  loin,  la  noirceur  de  ces  ifs  qui,  depuis  des 
générations,  marquent  les  domaines,  ou  bien  encore  le  gris 
pourpré  du  roc  calcaire  émergeant  à  nu.  De  cette  terre  fraîche, 
souriante,  où  la  solitude  montagnarde  s'unit  à  l'ancienneté  de 
la  vie  humaine,  un  souffle  bienveillant  émanait,  qui  semblait 
inviter  la  femme  anxieuse  et  repentante  à  reprendre  courage. 

Ah!  le  son  d'une  corne  résonnait  aux  échos  de  la  vallée. 
Phœbé  descendit  en  courant  jusqu'au  porche.  Puis,  craignant 
d'être  vue  et  reconnue  peut-être  par  l'homme  de  la  poste,  elle 
se  rejeta  dans  la  petite  salle,  écoutant,  mais  sans  se  montrer. 

La  servante  avait  couru  chercher  les  lettres,  et  discutait 
avec  l'homme.  Au  bout  de  quelques  minutes,  elle  remonta, 
essoufflée. 

—  N'y  a  pas  de  lettres,  madame,  —  fit-elle  en  apercevant 
Phœbé  à  la  fenêtre,  —  et  je  ne  crois  pas  que  ceci  soit  pour 
chez  nous. 

Elle  brandissait  un  télégramme,  hésitant  à  le  remettre, 
excitée  manifestement  et  curieuse.  Le  télégramme  était  adressé 
à  «  Mrs.  John  Fenwick  ».  Evidemment,  l'homme  avait  fait  ses 
réflexions  là-dessus. 

Phœbé  saisit  l'enveloppe  : 


CARRIÈRE     D'ARTISTE  1 3g 

—  Très  bien  I  dites-lui  que  c'est  pour  nous. 

La  fille  remarqua  son  agitation,  ses  doigts  frémissants,  et 
redescendit  le  sentier  à  la  hâte,  pour  porter  cette  réponse. 
Phœbé  monta  s'enfermer  dans  sa  chambre  avec  le  télégramme. 

Pendant  quelques  secondes,  elle  n'osa  l'ouvrir.  S'il  était 
écrit  Jà-dedans  que  John  refusait  de  venir,  de  jamais  la 
revoir?...  Phœbé  sentit  qu'elle  en  mourrait  de  douleur,  que  sa 
vie  s'arrêterait. . . 

Enfin  elle  déchira  le  papier  : 

Envoie  quelqu'un  aujourd'hui.  Espère  suivre  immédiatement. 
Bienvenue. 

Elle  scanda  ces  mots  de  sa  respiration  coupée.  Tout  d'abord, 
elle  les  ressentit  comme  un  choc,  qui  la  repoussait.  Elle  avait 
craint,  mais  aussi  elle  avait  espéré,  elle  savait  à  peine  quoi, 
pourtant  quelque  chose  de  plus,  quelque  chose  de  différent. 

Alors  il  ne  venait  pas  tout  de  suite  ! . . .  «  Quelqu'un  »  ! . . . 
Qui  donc  un  homme,  en  pareil  cas,  pouvaitril  envoyer  à  sa 
femme?...  Qui  donc  les  connaissait  assez  tous  deux,  pour  oser 
intervenir  entre  eux?...  Sa  farouche  humeur  d'autrefois  se 
réveilla.  Un  mot  glacial  et  inflexible  l'eût  écrasée,  mais  sa  con- 
science lui  eût  à  peine  permis  une  plainte  :  œil  pour  œil  !  il  n'est 
pas  de  créature  en  proie  au  remords  qui  n'admette  la  sauvage 
justice  de  cette  loi...  Mais  «  envoyer  quelqu'un  »!  alors  qu'il 
la  retrouvait  après  l'avoir  perdue,  qu'elle  ressuscitait  pour 
lui  d'entre  les  morts  ! . . .  Phœbé  restait  sans  voix,  le  télégramme 
oublié  dans  les  plis  de  sa  jupe,  une  sorte  de  dédain  faisant 
trembler  sa  lèvre. 

Puis  son  œil  rencontra  le  mot  :  ce  Bienvenue  »,  et  ce  mot 
lui  alla  au  cœur.  Son  orgueil  irrité  se  fondit  ;  elle  se  mit  à  san- 
gloter. Soudain,  sur  le  seuil  de  la  porte,  Garrie  apparut,  — 
Carrie  qui  avait  pleuré,  elle  aussi;  Garrie,  les  yeux  effarés, 
dilatés,  le  sang  aux  joues.  Elle  regarda  sa  mère,  puis  bondit 
vers  elle,  pendant  que  Phœbé,  instinctivement,  couvrait  le 
télégramme  de  sa  main. 

—  Oh  !  mère  I  mère  ! . . .  comment  as-tu  pu?. . .  Et  moi,  j'ai  ri 
de  lui...  j'ai  ri...  j'ai  ri!  —  criait  Carrie,  se  tordant  les  mains. 

—  Et  il  avait  l'air  si  las  !.. .  En  revenant,  Amélie  le  singeait. . . 
lui,  sa  voix,  ses  gestes  bizarres...  et  moi,  je  riais!  Oh!  quelle 


l4o  LA     REVUE     DE     PARIS 

brute  j'étais I...  Mère,  je  vous  ai  dit  son  nom,  et  vous  n'avez 
pas  eu  un  mot,  un  seul  mot  I . . . 

L'enfant  se  laissa  tomber  par  terre,  les  pieds  ramassés  sous 
elle,  les  mains  crispées  autour  de  ses  genoux,  la  tête  et  le  buste 
secoués  par  les  sanglots,  en  avant,  en  arrière,  dans  une  tem- 
pête de  désespoir,  sachant  à  peine  ce  qu'elle  disait. 

Phœbé  la  contemplait,  bouleversée;  elle  remua  la  main  : 
Garrie  vit  le  télégramme.  Elle  s'élança,  lut  l'adresse  d'une  voix 
étranglée,  puis  le  texte... 

«  Quelqu'un  »  ! . . .  Elle  ne  comprit  pas  plus  que  sa  mère.  Quel- 
qu'un chargé  d'une  lettre,  peut-être?...  Mais  elle  s'attacha  aux 
deux  mots  :  «  immédiatement  » ,  «  bienvenue  »  ;  en  un  clin  d'œil, 
elle  fut  debout  et  se  mit  à  danser  et  à  sauter  par  la  chambre. 

Et  comme  Phœbé,  confondue,  bouche  béante,  se  demandait 
si  c'étaient  là  tous  les  reproches  que  sa  fille  lui  ferait  jamais, 
Carrie,  rouge  et  joyeuse,  revint  vers  elle  et  lui  jeta  les  bras 
autour  du  cou.  Les  cheveux  blonds  et  les  cheveux  bruns  se 
confondirent,  la  joue  de  l'enfant  toucha  celle  de  la  mère. 

—  Maman!...  et  je  n'avais  que  cinq  ans,  et  vous  n'étiez 
pas  bien  vieille...  seulement  sept  ans  de  plus  que  je  n'ai  à 
présent...  et  vous  avez  pensé  que  père  en  avait  assez  de  vous... 
Et  vous  êtes  partie  pour  le  Canada,  tout  droit!  Eh  bien!... 
c'était  crâne...  on  peut  vous  rendre  cette  justice!...  Et  puis,  si 
vous  n'étiez  pas  partie,  je  n'aurais  jamais  connu  George!... 
Mais...  oh!  maman!  maman!  (la  phrase,  en  finissant,  oscilla 
entre  le  rire  et  les  larmes)  j'ai  idée  que  vous  étiez  une  petite 
folle  alors...  une  petite  folle!... 

En  bas,  Miss  Anna  écoutait  le  murmure  de  ces  deux  voix 
précipitées,  qui  lui  parvenait  à  travers  le  plancher  de  la 
chambre.  Elle  reprisait  une  nappe,  le  journal  de  Manchester 
posé  près  d'elle,  et  elle  se  tenait  plus  droite  qu'à  l'ordinaire,  un 
peu  sévère  et  pincée  :  des  pieds  à  la  tête,  elle  n'était  qu'une 
vivante  protestation. 

Carrie  avait  pris  la  chose  d'une  façon  extraordinaire.  Appa- 
remment, c'étaient  les  manières  canadiennes.  Aucun  effroi, 
aucune  timidité  !  Brusquement  mise  en  face  de  la  réalité,  elle 
l'avait  envisagée  avec  un  bon  sens  humoristique,  refusant 
absolument  de  pleurer  sur  le  fait  accompli,  même  sur  un  fait 


CARRIÈRE     D'ARTISTE  1^1 

comme  celui-là,  —  simplement  pressée  d'en  effacer  la  trace. 
—  Refus  de  pleurer  d'ailleurs,  purement  métaphorique  :  il  y 
avait  eu,    malgré  tout,  des  larmes  versées.  Mais  la  réaction 
immédiate,  la  détermination  de  rester  joyeuse,  quand  même  le 
ciel  croulerait,  avaient  été  stupéfiantes!  L'enfant  avait  com- 
mencé de  rire  avant  que  ses  larmes  fussent  séchées,  ouvrant 
l'écluse  à  un  flot  de  questions  catégoriques,  embarrassantes, 
dont  elle  assaillit  la  vieille  demoiselle.  Après  quoi,  elle  s'était 
demandé  tout  haut,  les  yeux  brillants,  «  comment  George 
prendrait  la  chose  ».  Bref,  elle  s'était  carrément  refusée  à  faire 
preuve  de  cette  sensibilité  affinée  ou  craintive,  de  ce  «  sens 
moral  »,  en  un  mot,  qui,  selon  l'institutrice,  devait  se  mani- 
fester en  des  heures  aussi  graves.  Petite  païenne  ! . . .  Miss  Anna, 
rancunière,  songeait  à  toutes  les  précautions  prises  par  elle 
pour  ménager  le  cœur  de  cette  jeune  personne  ;  elle  songeait  à 
sa  propre  émotion,  tout  près  d'une  épreuve  si  solennelle,  des- 
tinée à  faire  époque  dans  sa  vie...  Elle  aurait  pu  s'épargner 
tout  ce  tracas  ! . . . 

A  ce  moment,  une  porte  s'ouvrit  au  premier  étage,  et  la 
petite  païenne  reparut  bientôt  dans  la  salle  à  manger,  appor- 
tant le  télégramme.  Elle  entra  timidement  :  sa  mine  prouvait 
assez  qu'elle  se  sentait  en  disgrâce.  Mais  elle  ne  dit  rien;  elle 
se  contenta  de  présenter  le  papier  :  Miss  Anna,  chez  qui  la  sur- 
prise triompha  du  «  sens  moral  »,  le  saisit  aussitôt,  et  assujettit 
vivement  ses  lunettes  sur  son  grand  nez  caractéristique. 

Elle  lut,  fronçant  le  sourcil.  «  Quelqu'un  »!...  Qu'avaient- 
elles  besoin  de  personne?  Cela  lui  ressemblait  bien,  à  John!. .. 
toujours  à  mettre  les  besognes  désagréables  sur  le  dos  des 
autres  ! . . .  On  voyait  de  qui  l'enfant  tenait  sa  légèreté  ! . . . 

—  Père  est  gentil  d'écrire  cela,  dites?  —  fit  Garrie,  encore 
timide,  touchant  du  doigt  le  télégramme. 

—  Il  aurait  mieux  fait  de  venir  lui-même,  —  riposta  Miss 
Anna,  sèchement. 

—  Mais  il  vient!  —  s'écria  Carrie.  —  Il  envoie  seulement 
une  lettre...  ou  un  cadeau...  ou  je  ne  sais  quoi...  pour  aplanir 
les  voies...  comme  fait  George  avec  moi!...  Voyons,  mainte- 
nant (elle  pencha  son  petit  visage  résolu  tout  près  de  celui  de 
Miss  Anna),  où  va-t-il  coucher? 

Miss  Anna  tressaillit,  recula  sa  chaise  et  dit  froidement  : 


l4a  LA     REVUE     DE     PARIS 

—  Je  m'occuperai  de  cela. 

—  C'est  que,  si  vous  le  mettez  dans  ma  chambre,  —  pour- 
suivit Carrie,  pensive,  —  il  faut  allonger  le  lit.  L'oreiller 
glisse,  et,  la  nuit  dernière,  j'avais  les  pieds  dehors...  Si  vous 
le  permettiez,  je  m'en  chargerais...  j'arrangerais  la  chambre 
gentiment. . . 

Miss  Anna  lui  dit  de  faire  ce  qu'elle  voudrait  : 

—  Et  toi,  où  coucheras-tu  ce  soir,  s'il  te  plaît? 

—  Oh  I  j'irai  chez  maman. 

—  Il  y  a  un  second  lit  dans  ma  chambre,  —  dit  la  vieille 
fille,  très  raide. 

—  Oh!  je  vous  gênerais,  —  fit  doucement  Carrie. 
Et  elle  s'en  alla. 

Bientôt,  ce  fut  là-haut  tout  un  vacarme  :  coups  de  mar- 
teaux, meubles  tirés,  poussés.  Miss  Anna  se  demanda  ce  que 
la  petite  pouvait  bien  faire  à  son  lit. 

Phœbé  descendit,  assez  pâle  et  troublée  pour  satisfaire  aux 
règles  les  plus  exigeantes.  Miss  Anna  s'efforça  de  ne  pas  mon- 
trer qu'elle  était  mécontente  du  télégramme,  et  Phœbé  ne  se 
plaignit  pas.  Mais  son  découragement  était  visible  et  Miss  Anna 
eut  grand  pitié  d'elle.  Ne  pouvant  tenir  en  place,  Phœbé  finit 
par  dire  qu'elle  s'en  allait  dans  la  gorge,  s'asseoir  un  peu  au 
bord  de  l'eau.  Si  quelqu'un  venait,  on  n'aurait  qu'à  l'appeler  : 
elle  resterait  à  portée  de  la  voix. 

Elle  partit,  et  descendit  la  pente,  la  tête  courbée r  —  si  haute 
et  si  mince,  dans  sa  robe  unie  de  laine  grise,  sous  son  cha- 
peau cloche  garni  de  noir! 

Miss  Anna  la  suivait  du  regard.  Elle  ne  savait  pas  grand' 
chose,  jusqu'ici,  de  ce  qui  réellement  avait  ramené  au  pays  la 
pauvre  créature.  C'était  sa  faute,  sans  nul  doute  :  Phœbé  aurait 
épanché  son  âme  sans  réserve,  dès  le  premier  soir  de  son 
retour  à  l'ancien  foyer.  Mais  l'amie  s'était  absolument  refusée 
à  le  lui  permettre.  «  Non,  non,  —  avait-elle  dit,  —  mettant  la 
main  sur  les  lèvres  tremblantes  de  la  jeune  femme;  ne  me 
racontez  rien.  Gardez  tout  pour  John  :  il  y  a  droit.  Si  vous 
avez  une  confession  à  faire,  elle  appartient  à  John,  et  à  lui 
seul...  » 

Toutefois  elle  avait  laissé  Phœbé  lui  expliquer,  tant  qu'elle 
l'avait  voulu,  la  cause  première  de  tout  le  mal,  la  scène  de 


CARRIERE    D'ARTISTE  l£3 

l'atelier,  l'esquisse  détruite,  les  lettres  de  madame  de  Pastou- 
relles. Et,  au  fond,  quoique  Phœbé  ne  semblât  plus  de  cet  avis, 
l'ancienne  maîtresse  de  pension  trouvait  que  John  devait  des 
explications  à  sa  femme,  —  John,  et  aussi  cette  Française... 
Quand  les  gens  ne  sont  ni  mariés  ni  parents,  ils  n'ont  pas 
d'excuse  raisonnable  pour  s'écrire  des  lettres  si  longues  et 
si  intéressantes.  Malgré  son  instruction  et  ses  lectures,  les 
principes  de  Miss  Anna,  sur  ce  point,  demeuraient  fidèles  à 
l'étroitesse  puritaine  de  la  province  anglaise. 

La  barrière  à  laquelle  aboutissait  le  raidillon  s'ouvrit  et  se 
referma.  Miss  Anna  se  leva  précipitamment  et  regarda  au 
dehors. 

Une  dame  en  deuil  entrait  dans  le  petit  jardin.  Elle  vint 
droit  à  la  porte  et  frappa  timidement.  Etait-ce  la  personne  que 
le  télégramme  avait  annoncée?  Miss  Anna  courut  au  petit  ves- 
tibule. 

—  Mrs.  Fenwick,  est-elle  ici?  —  demandait  une  voix  très 
musicale. 

—  Mrs.  Fenwick  est  là,  tout  près,  dehors,  —  fit  Miss  Anna, 
s'avançant.  —  Je  peux  l'appeler  tout  de  suite...  Quel  nom 
lui  dirai-je,  s'il  vous  plait? 

La  dame  tendit  sa  carte  : 

—  C'est  un  nom  français  —  dit-elle,  avec  un  sourire 
d'excuse. 

Miss  Anna  regarda  la  carte,  puis  la  dame  : 

—  Donnez-vous  la  peine  d'entrer,  —  fit-elle,  désignant  la 
petite  salle  et  redressant,  avec  une  hauteur  significative,  sa 
tête  couronnée  de  gris. 

Madame  de  Pastourelles  obéit,  disant  à  mi-voix  qu'elle  avait 
renvoyé  sa  voiture  à  l'hôtel  de  Dungeon  Ghyll,  et  qu'on  vien- 
drait la  reprendre  dans  une  heure. 

Eugénie  avait  achevé  son  premier  discours,  sa  première 
explication  embarrassée.  Elle  et  Miss  Anna,  des  deux  côtés  de 
la  table,  ne  se  quittaient  pas  des  yeux.  Eugénie  se  sentait  mal 
à  l'aise  sous  le  regard  critique  de  cette  belle  femme  aux  che- 
veux gris,  aux  larges  épaules,  aux  sourcils  énergiques.  Elle 
avait  quitté  Londres  à  la  hâte,  fort  agitée,  et  n'était  informée 


I 44  LA     REVUE     DE     PARIS 

que  vaguement,  après  tout,  de  la  situation  qu'elle  trouverait 
ici...  Aurait-elle,  par  inadvertance,  dit  quelque  chose  qui  pût 
indisposer  contre  elle  et  sa  mission  cette  formidable  personne  ? 
De  son  côté,  Miss  Anna  observait  la  distinction  frêle  de  sa 
visiteuse,  la  robe  noire  si  simple,  mais  de  coupe  si  parfaite, 
cette  masse  de  cheveux  bruns  qui,  même  après  une  nuit  passée 
en  chemin  de  fer,  demeuraient  élégamment  ajustés,  —  grâce, 
apparemment,  à  cette  femme  de  chambre   sans  laquelle   ces 
belles  dames  ne  se  mettent  jamais  en  route,  —  les  bagues  étin- 
celant  aux  doigts  fins,  le  fil  de  perles  relevant  seul  la  sévérité 
du  corsage  noir.  Elle  remarqua  l'élégance  de  la  mince  sil- 
houette, la  beauté  de  la  tête  petite,  et  son  hostilité  s'accrut 
en  elle.  La  brillante  amie  de  John  comptait  parmi  les  heureux 
de  ce  monde  :  Miss  Anna  entendait  ne  pas  se  laisser  duper  par 
elle,  non,  pas  un  instant!  ' 

—  Monsieur  Fenwick  a  été  terriblement  surmené,  —  répé- 
tait Eugénie,  rougissant  malgré  elle,  —  et,  hier,  votre  lettre 
a  fini  de  le  briser.  Vous  le  comprenez,  j'en  suis  sûrel... 
Lorsqu'on  est  aussi  faible,  on  a  peur,  n'est-ce  pas?  même  de 
ce  qu'on  désire  le  plus. . .  Aussi  m'a-t-il  demandé  de. . .  de  venir 
parler  à  Mrs.  Fenwick  de  l'état  de  sa  santé,  et  des  événe- 
ments de  ces  deux  dernières  années...  pour  lui  préparer  les 
voies...  Il  y  a  tant  de  choses...  n'est-ce  pas?...  que  Mrs.  Fen- 
wick ne  peut  pas  savoir  encore,  et,  qu'elle  sera,  je  le  crains, 
affligée  d'apprendre. 

La  voix  faiblit  et  s'arrêta.  Eugénie  sentait,  dans  chacun  de 
ses  nerfs,  que  sa  position  était  fausse,  et  cherchait  comment 
y  remédier. 

—  Dois-je  comprendre  que  John  Fenwick  viendra  voir  sa 
femme  ce  soir?  —  demanda  enfin  Miss  Mason,  d'un  ton 
agressif. 

—  Il  arrive  par  le  train  de  l'après-midi,  —  répliqua  Eugénie, 
les  sourcils  légèrement  froncés,  l'air  perplexe,  regardant  celle 
qui  la  questionnait  ainsi. 

—  Qu'a-t-il  donc?  —  interrogea  sèchement  Miss  Anna. 
Eugénie  hésita,  puis  elle  se  pencha  en  avant,  et  une  vive 

rougeur  revint  à  ses  joues. 

—  Je  crois,  —  dit-elle,  d'une  voix  basse  et  précipitée,  se 
retournant  pour  s'assurer  si  la  porte  était  close  et  si  elles  étaient 


r 


CARRIÈRE    D'ARTISTE  l£5 

bien  seules,  —  je  crois  que  c'a  été  une  crise  de  dépression... 
peut-être...  peut-être  un  accès  de  mélancolie...  11  a  eu  de 
grands  malheurs  et  de  grands  désappointements...  Mon  père  et 
moi,  nous  étions  à  l'étranger,  et  nous  ne  savions  pas...  Grâce  à 
Dieu  !  (elle  joignit  involontairement  les  mains)  je  suis  revenue 
hier...  je  suis  allé  le  voir...  juste  à  temps!... 

Elle  s'arrêta,  regardant  son  interlocutrice  comme  pour  la 
supplier  de  comprendre  à  demi-mot,  et  de  lui  épargner  la 
peine  d'en  dire  davantage.  Miss  Anna  semblait  intriguée, 
mais  froide. 

—  Juste  à  temps?  —  répéta-t-elle. 

—  Je  n'avais  pas  compris  d'abord,  —  dit  Eugénie,  avec 
émotion.  —  J'avais  vu  seulement  qu'il  était  malade  et  affreuse- 
ment brisé.  Il  m'a  confessé,  depuis...  dans  une  lettre  que  j'ai 
reçue  au  moment  de  mon  départ...  Et  je  voudrais  vous 
demander  un  conseil. . .  savoir  si  vous  pensez  que  Mrs.  Fenwick 
doive  apprendre... 

—  Apprendre  quoi?  —  s'écria  Miss  Anna. 

Madame  de  Pastourelles  se  pencha  encore  et  lui  dit  quelques 
mots  à  mi-voix. 
Anna  Mason  eut  un  geste  d'horreur  : 

—  C'est  épouvantable...  et...  si  lâche!  C'est  bien  d'un 
homme  ! 

Eugénie  ne  put  réprimer  un  faible  sourire.  Elle  reprit  : 

—  Le  portrait  était  arrivé,.,  venait  d'arriver.  C'est  ce  qui 
l'a  sauvé...  Ah!  oui...  (le  sourire  reparut  comme  un  rayon 
de  lumière.)  J'oubliais...  11  faut  bien  que  Mrs.  Fenwick 
sache. . .  C'est  le  portrait. . .  C'est  elle  qui  l'a  sauvé. . .  Mais  votre 
billet,  par  un  bizarre  accident,  lui  avait  échappé.  Il  était  tombé 
à  terre,  parmi  d'autres  papiers,  et  monsieur  Fenwick  devenait 
presque  fou  de  désespoir,  à  l'idée  de  n'avoir  pas  reçu  un  seul 
mot  avec  cet  envoi.  J'ai  été  assez  heureuse  pour  découvrir  ce 
billet  et  le  lui  remettre. . .  Oh  !  il  était  lamentable  à  voir  ! . . . 

Un  moment,  elle  mit  la  main  sur  ses  yeux,  s'efforçant  de 
dominer  son  trouble.  Miss  Anna  l'étudiait  et  sa  bouche  sévère 
s'adoucissait  à  son  insu. 

—  Aussi,  quand  il  m'a  prié  de  venir  avant  lui  trouver  sa 
femme,  de  lui  expliquer  ses  malheurs  et  sa  détresse...  j'ai 
senti  que  je  ne  pouvais  refuser. . .  Je  sais  bien  —  ajouta-t-elle, 

iw  Novembre  1908.  10 


l46  LA     REVUE     DE     PARIS 

et  son  regard  suppliait,  —  que  mon  intervention  semblera 
peut-être  singulière  et  indiscrète.  Mais,  quand  Mrs.  Fenwick 
apprendra  que  nous  la  cherchons  tous  depuis  de  si  longs  mois . . . 

—  La  chercher?  —  se  récria  Miss  Anna.  —  Qui  donc  la 
cherche? 

A  cette  question,  Eugénie  s'arrêta  court.  Elle  se  redressa 
et  tâcha  de  rassembler  ses  idées. 

—  Voulez-vous  que  nous  envisagions  les  faits,  tels  qu'ils 
sont?  —  dit-elle  enfin,  avec  calme.  —  Je  puis  vous  expliquer 
très  brièvement  ce  qui  s'est  passé. 

Miss  Anna  se  souleva  de  sa  chaise,  regarda  la  porte,  se 
rassit  : 

—  Mrs.  Fenwick,  vous  savez,  peut  rentrer  à  chaque  instant. 

—  Je  serai  brève.  11  est  nécessaire  de  nous  concerter, 
n'est-il  pas  vrai?  pour  leur  bonheur  à  tous  deux. 

Timide,  les  yeux  attachés  sur  la  vieille  face  énergique  de 
l'institutrice,  Eugénie  tendit  sa  main  frêle.  Par  une  impulsion 
brusque  dont  elle-même  s'étonna,  Miss  Anna  saisit  cette  main. . . 

Un  moment  après,  Miss  Anna  sortit  de  la  pièce.  Elle  monta 
chez  Garrie. 

Celle-ci,  assise  dans  sa  chambre,  près  de  la  porte  ouverte, 
décousait  paisiblement  un  matelas.  Le  lit,  qu'on  apercevait 
derrière  elle,  avait  été  sensiblement  allongé  avec  une  caisse 
d'emballage  venue  d'Amérique.  Autour  de  la  caisse,  la  jeune 
fille  avait  cloué  un  morceau  de  basin  blanc. 

—  Garrie!  que  faites-vous  là,  bon  Dieul  —  s'écria  Miss 
Anna,  effarée. 

—  Tout  est  arrangé...  Seulement,  je  refais  ce  matelas  :  on 
le  croirait  bourré  de  noyaux  de  pêcbe. 

Elle  posa  ses  ciseaux,  et,  très  rouge,  regarda  Miss  Anna  : 

—  Qui  donc  est  en  bas  ? 

—  Une  dame  qui  désire  voir  votre  mère.  Voulez-vous  aller  la 
chercher? 

—  C'est  l'envoyée  de  papa!  s'écria  Carrie,  sautant  sur  ses 
pieds,  toute  haletante. 

Miss  Anna  fit  un  signe  affirmatif . 

—  Votre  mère  lui  doit  beaucoup  de  reconnaissance,  —  dit- 
elle,  d'une  voix  un  peu  émue. 

Garrie  mit  son  chapeau,  en  silence,  et  descendit.  La  porte 


CARRIÈRE    D'ARTISTE  1^7 

de  la  salle  était  ouverte.  Entre  cette  porte  et  la  fenêtre,  l'étran- 
gère, debout,  contemplait  la  rivière  et  la  montagne,  comme 
perdue  dans  ses  pensées. 

Le  pas  léger  de  la  jeune  fille  lui  fit  tourner  la  tête . 

—  Carrie  !  —  s'écria-t-elle  involontairement.  —  Vous  êtes 
Carrie!  (Et  elle  s'avança,  tendant  impétueusement  ses  deux 
mains.)  Gomme  vous  ressemblez  au  portrait,  comme  vous 
lui  ressemblez  ! 

Eugénie  regardait  avec  ravissement  cette  petite  et  svelte 
créature,  qui  respirait  la  santé  active,  malgré  sa  taille  de  fée. 
Elle  remarquait  sa  ressemblance  de  teint  et  de  cheveux  avec 
son  père,  son  coloris  de  pomme  fraîche,  la  beauté  de  ses  yeux, 
la  légèreté  de  ses  jolis  pieds. 

Douze  ans!...  et,  au  bout,  voir  cette  vivante  promesse  de 
bonheur  tomber  dans  vos  bras!...  Tout  au  fond  du  cœur, 
Eugénie  sentait  revivre  les  douleurs  passées  de  sa  maternité 
déçue,  le  souvenir  de  l'enfant  qui  n'avait  fait  qu'entrer  dans 
la  vie  et  en  sortir  aussitôt,  dans  l'espace  d'un  seul  jour  d'été. 

Elle  entoura  timidement  la  jeune  fille  de  son  bras  et 
demanda,  craintive  : 

—  Puis-je...  puis-je  vous  embrasser? 

Carrie,  un  peu  grave,  baissant  les  yeux,  accepta  le  baiser. 

—  Je  vais  avertir  ma  mère.  Papa  vous  a  envoyée,  n'est-ce 
pas? 

—  Oui,  —  dit  Eugénie  avec  douceur,  en  desserrant  son 
étreinte. 

L'enfant  prit  sa  course. 

Lentement,  Phœbé  entra  dans  la  salle,  d'un  pas  incertain, 
titan t  la  porte  et  les  murs,  comme  une  aveugle. 

—  Oh!  Mrs.  Fenwick! 

Eugénie  avait  poussé  ce  faible  cri  de  douloureuse  compassion. 
Phœbé  n'y  prit  pas  garde.  Elle  marcha  droit  à  la  visiteuse. 

—  Où  est  mon  mari,  je  vous  prie?  —  dit-elle  d'une  voix 
forte  et  rauque,  tendant  machinalement  une  main  qu'Eugénie 
effleura,  puis  abandonna,  tant  le  visage  et  l'attitude  de  la 
femme  qu'elle  voyait  en  face  d'elle  trahissait  de  rudesse  pas- 
sionnée. 

—  Il  vient  par  le  train  de  l'après-midi.  (Eugénie  concen- 


l48  LA     REVUE     DE     PARIS 

trait  toute  sa  volonté  pour  s'exprimer  avec  calme  et  nette- 
ment.) U  arrive  à  Windermere  avant  cinq  heures,  et  il  compte 
bien  être  ici  un  peu  après  six  heures. . .  U  était  si  malade  hier. . . 
quand  je  l'ai  trouvé...  quand  je  suis  allée  le  voir!...  C'est  ce 
qu'il  a  voulu  que  je  vous  dise,  avant  que  vous  le  revoyiez... 
c'est  pourquoi  je  l'ai  précédé...  par  le  train  de  nuit. 

—  Vous  êtes  allée  le  voir  hier? —  dit  Phœbé,  toujours   du 
même  ton  forcé. 

Elle  n'avait  pas  invité  la  visiteuse  à  s'asseoir;  elle-même 
restait  debout,  une  main  appuyée  lourdement  à  la  table. 

—  J'avais  appris  par  les  hommes  de  loi...  les  hommes  de 
loi  recommandés  par  mon  père  à  monsieur  Fenwick...  qu'ils 
avaient  enfin  trouvé  une  indication,  découvert  au  Canada  des 
traces  de  votre  passage...  et  j'étais  allée  le  lui  dire. 

—  Des  hommes  de  loi?  Je  ne  comprends  pas,  —  déclara 
Phœbé,  levant  sa  main  gauche,  avec  un  geste  égaré. 

Eugénie  se  rapprocha.  Très  vite,  rougissant  et  pâlissant, 
elle  raconta  les  recherches  inutiles  faites  depuis  sept  mois. 
Phœbé  l'interrompit  : 

—  Pourquoi  John  nous  cherchait-il,  après...  après  si 
longtemps?  —  demanda-t-elle,  d'une  voix  plus  faible,  plus 
éteinte. 

Et,  ce  disant,  elle  tomba  sur  une  chaise. 
Eugénie  hésita,  puis  répondit  avec  fermeté  : 

—  Parce  qu'il  désirait  vous  retrouver,  plus  que  tout  au 
monde...  Mon  père  et  moi,  nous  l'avons  aidé  autant  que  nous 
avons  pu. 

—  Mais  vous  ne  saviez  pas?...  vous  ne  saviez  pas?... 
Phœbé,  avec  embarras,  tirait  les  plis  de  sa  robe. 

—  Que  monsieur  Fenwick  était  marié?  Non...  jamais... 
jusqu'à  l'automne  dernier...  Ce  fut  là  son  tort  envers  tous  ses 
vieux  amis. 

Phœbé  voyait  la  dignité  et  la  pureté  du  visage  qui  était  là 
devant  elle  :  elle  faiblit  un  peu. 

—  Et  comment  l'a-t-on  découvert?  —  dit-elle  dans  un 
souffle,  en  se  détournant. 

—  Une  certaine  Miss  Morrison... 

—  Bella  Morrison  I  —  cria  brusquement  Phœbé,  joignant 
les  mains.  —  Bella?  Elle  aura  voulu  le  déshonorer. 


piplljp  ■  I  ■■ 


CARRIÈRE    D'ARTISTE  1^9 


—  Nous  n'ayons  jamais  su  ses  motifs.  Mais  elle  a  dit...  la 
vérité...  à  un  vieil  ami  qui  nous  l'a  dite... 

—  Et  lui  alors,  John. . .  qu'a-t-il  répondu  ? 

Les  mains  de  l'épouse  tremblaient,  ses  yeux  dévoraient 
d'avance  la  réplique. 

—  Oh  !  ce  fut  un  moment  très  pénible  !  —  fit  Eugénie  avec 
un  geste  ému.  —  Mon  père  en  ressentit  une  grande  colère, 
et  notre  amitié  ne  put  continuer...  comme  avant...  Et  puis 
monsieur  Fenwick  a  passé  un  misérable  hiver.  Il  était  malade. . . 
sa  peinture  ne  se  vendait  plus...  et  il  avait  terriblement  besoin 
d'argent...  Alors  s'est  produite  cette  rencontre  au  théâtre... 

—  Je  sais,  —  murmura  Phœbé,  suspendue  à  ses  lèvres,  — 
quand  il  a  vu  Carrie? 

—  Cela  a  failli  le  tuer,  — -  fit  doucement  Eugénie.  —  C'était 
comme  une  lumière  allumée...  puis  soufflée,  tout  d'un  coup, 
dans  la  nuit. 

Phœbé  appuyait  maintenant  sa  tête  sur  la  table.  Elle  san- 
glotait : 

—  Si  je  n'avais  pas  laissé  ma  fille  aller  à  Londres  ce  jour-là  ! . . , 
Quand  nous  avons  débarqué,  je  ne  savais  que  faire...  je  ne 
pouvais  prendre  aucune  résolution...  Nous  étions  descendues 
dans  un  logement  meublé,  à  Guildford,  près  de  gens  que  nous 
avions  connus  au  Canada...  Leur  fille  était  une  grande  amie 
de  Carrie...  Nous  faisions  quelquefois  des  séjours  chez  eux,  à 
Montréal...  Elle  avait  joué  un  peu  à  Montréal  et  à  Halifax... 
Elle  désirait  débuter  à  Londres...  et  quelqu'un  lui  avait  con- 
seillé de  s'adresser  à  ce  théâtre. .  .j'oublie  comment  il  s'appelle. 

—  Halifax!  —  s'écria  Eugénie,  —  Halifax  en  Nouvelle- 
Ecosse...  Je  comprends,  à  présent!...  Nous  avons  fouillé  toute 
l'Angleterre.  Le  régisseur  du  théâtre  disait  qu'une  des  jeunes 
filles  lui  avait  parlé  de  Halifax.  Personne  n'a  songé... 

Elle  s'arrêta.  Phœbé  ne  disait  plus  rien,  elle  se  débattait 
avec  plusieurs  des  idées  nouvelles  qui  lui  étaient  présentées. 

—  C'était  la  seconde  fois  qu'il  vous  cherchait,  vous  m'en- 
tendez? —  fit  Eugénie,  posant  une  main  timide  sur  l'épaule 
de  Phœbé.  —  11  avait  fait  tout  son  possible...  quand  vous 
l'avez  quitté...  Mais,  quand  il  crut  perdre  Carrie  encore  une 
fois,  et  vous  avec  elle,  son  cœur  se  brisa.  Je  l'ai  bien  vu... 
C'est  un  homme  usé...  (Sa  voix  tremblait.)  Vous  aurez  à  le 


l5o  LA     REVUE     DE     PARIS 

soigner,  à  le  réconforter.  Il  a  désespéré  de  son  art,  il  a  déses- 
péré de  tout.  II... 

Madame  de  Pastourelles  s'arrêta  court.  C'était  à  Fenwîck 
seul  de  dire  le  reste. 

—  Pendant  longtemps,  il  semblait...  avoir  tant  de  succès I 
dit  Phœbé,  arrachant  la  frange  du  tapis  de  table  et  tâchant  de 
commander  à  sa  voix  et  à  son  visage. 

—  Oui,  mais  cela  n'a  pas  duré.  Il  s'irritait  contre  lui-même 
et  contre  les  autres.  Il  s'est  brouillé  avec  l'Académie...  et  son 
talent  n'a  plus  fait  de  progrès...  au  contraire...  Lorsqu'on  est 
malheureux... 

Son  sourire  et  son  serrement  de  main  achevèrent  la  phrase. 

—  Il  ne  me  pardonnera  jamais!  —  dit  Phœbé,  d'une  voix 
pâteuse  et  tremblante.  —  Ce  ne  sera  plus  jamais  comme  autre- 
fois. J'ai  été  folle  de  revenir. 

Eugénie  retira  sa  main.  Sans  qu'elle  s'en  aperçût,  son  atti- 
tude, ses  traits  pâles  prirent  un  air  de  sévérité. 

—  Non,  nonl  —  fit-elle,  avec  énergie.  —  Vous  le  conso- 
lerez, Mrs.  Fenwick;  vous  lui  rendrez  l'espoir  et  le  courage. 
Vous  avez  été  cruelle...  pardonnez-moi,  si  je  vous  le  dis  tout 
de  suite...  cruelle  en  le  quittant!  Un  homme  comme  lui, 
avec  ses  faiblesses  et  son  tempérament,  qui  font  partie  en  réa- 
lité de  son  talent,  qui  en  sont  la  rançon...  cet  homme  a  besoin 
sans  cesse  de  sa  femme...  de  la  femme  qui  l'aime,  qui  le 
comprend...  Mais  l'abandonner  pour  un  soupçon...  pour  un 
mauvais  rêve!...  Oh!  Mrs.  Fenwick,  il  y  a  d'autres  femmes 
vraiment  privées  d'amour. . .  vraiment  abandonnées. . .  vraiment 
foulées  aux  pieds...  par  ceux  qu'elles  aiment! 

La  voix  lui  manqua.  Elle  regardait  droit  devant  elle,  toute 
frissonnante  sous  la  véhémence  de  ses  souvenirs. 

Phœbé  leva  les  yeux,  frappée  de  terreur  et  de  respect,  se 
rappelant  ce  que  John  lui  avait  conté  jadis  du  mariage  désas- 
treux, du  mari  infidèle  jusqu'à  la  cruauté...  Mais  la  main 
d'Eugénie  l'effleurait  de  nouveau  : 

—  Je  sais...  vous  avez  cru...  que  j'avais  entraîné  monsieur 
Fenwick  à  vous  oublier,  moi. . .  Quelle  étrange  idée  ! ...  A  cette 
époque...  et  pendant  bien  des  années  après...  mon  mari  vivait 
encore...  S'il  m'avait  envoyé  un  mot..,  n'importe  le  jour  ou 
l'heure...  je  serais  allée  le  rejoindre...  au  bout  du  monde... 


r 


CARRIÈRE    D'ARTISTE  l5l 

Je  ne  veux  pas  dire...  je  ne  prétends  pas  que  mes  sentiments 
envers  lui  n'eussent  point  changé.  Mais  c'était  mon  orgueil... 
c'était  mon  devoir...  qu'il  ne  me  trouvât  jamais  en  défaut... 
Et,  Tannée  dernière,  il  m'est  revenu...  j'ai  pu  lui  être  secou- 
rable...  à  l'heure  de  la  mort. ..  Je  lui  avais  toujours  été  fidèle. .. 
et  il  le  savait. 

Elle  disait  cela  tranquillement,  essuyant  du  bout  des  doigts 
les  larmes  qui  mouillaient  ses  paupières.  En  prononçant  les 
derniers  mots,  sa  voix  trembla  un  peu.  La  tête  de  Phœbé 
s'était  inclinée  sur  la  main  qui  retenait  la  sienne  :  nul  n'était 
témoin  des  sentiments  qui  se  peignaient  sur  le  visage 
d'Eugénie.  Sa  pure  conscience  était-elle  tourmentée  par  la 
pensée  de  n'avoir  pas  tout  dit...  de  ne  jamais  pouvoir  tout 
dire?...  La  tentation  à  laquelle  innocemment  elle  avait  exposé 
Fenwick,  en  partie  pour  se  défendre  elle-même,  dans  sa  fai- 
blesse, contre  des  impulsions  d'une  nature  et  d'une  puissance 
bien  différentes,  elle  devait  à  jamais  en  garder  le  secret.  Tristes 
mensonges  tacites,  que  la  vie  impose  même  aux  plus  nobles 
adorateurs  de  la  vérité! 

Au  bout  d'un  moment,  Eugénie  se  pencha  et  baisa  les  che- 
veux d'or  de  Phœbé. 

—  J'étais  si  contente  d'aider  monsieur  Fenwick!...  il 
m'intéressait  tant!...  Si  seulement  j'avais  su  votre  existence 
et  celle  de  votre  enfant,  comme  nous  aurions  pu  tous  être 
heureux  ! 

Elle  retira  sa  main  et  s'en  alla  vers  la  fenêtre,  pour  tâcher 
de  se  calmer.  Phœbé  la  suivit  : 

—  Savez-vous...  pouvez- vous  me  dire  —  murmura-t-elle 
d'une  voix  pitoyable  —  si  John  voudra  bien  me  reprendre? 

Eugénie  hésita,  un  instant,  puis  répondit  d'un  ton  ferme  : 

—  Il  revient  ici  parce  que  vous  êtes  sa  femme...  parce 
qu'il  vous  est  fidèle...  parce  qu'il  a  besoin  de  vous.  Ne  l'agitez 
pas  trop  !  Il  a  besoin  de  repos  et  de  paix.  Et  vous  aussi  !  (Elle 
reprit  les  mains  de  Phœbé  dans  les  siennes.)  Et  comment 
pouvez-vous  croire  qu'on  vous  refusera  quelque  chose,  quand 
vous  apportez  un  pareil  don? 

Carrie  et  Miss  Mason  entraient  dans  le  jardin.  Le  sourire 
d'Eugénie,  tandis  qu'elle  désignait  la  jeune  fille,  semblait 
refléter  le  soleil  de  mai  et  le  jeune  charme  de  Carrie.. . 


Il 


l5a  LA     REVUE     DE     PARIS 

Mais,  lorsque  madame  de  Pastourelles  fut  partie,  un  nuage 
de  terreur  nerveuse  s'abattit  sur  le  cottage  et  ses  habitante. 
Phœbé,  sans  relâche,  errait  à  travers  le  jardin,  attendant,  prê- 
tant F  oreille,  comptant  les  heures.. . 

La   soirée  de   mai   atteignait  au  coucher   du    soleil.    Des 
flammes  coulaient  dans  la  vallée,  frappaient  obliquement  l'ou- 
verture qui  mène  à  sa  retraite  la  plus  profonde,  superbement 
gardée  par  les  rocs  de  Bowfell.  Au-dessus  du  cottage,  le  flanc 
de  la  montagne  où  rougeoyaient  encore  les  fougères  du  dernier 
automne  devenaient  écarlales.  Une  brise  fraîche  soulevait  le 
feuillage  du   sycomore,  apportant  l'odeur  humide  du  gazon 
lavé  par  les  pluies.  Partout  régnait  le  silence  avec  l'opulence 
des  couleurs,  l'attente,  comme  d'un  peuple  en  fête  espérant 
son  roi. 

Hélas  !  pauvre  roi  !.. .  Dans  la  pleine  gloire  de  cette  lumière 
attardée,  un  homme  descendit  de  voiture,  au  bas  de  la  pente. 
Il  traîna  dans  le  sentier  raide  ses  membres  fatigués.  Il  ouvrît 
la  barrière  et  regarda  à  droite  et  à  gauche. 

Alors,  sous  le  porche,  Fenwick  aperçut  sa  femme.  Il  marcha 
vers  elle  et  la  saisit  par  les  poignets.  Elle  se  renversa  en  arrière 
avec  un  cri  étouffé,  et  tous  deux  demeurèrent  là,  debout, 
sans  parole  et  sans  geste,  les  yeux  dans  les  yeux. 


XIV 

Phœbé,  la  première,  revint  à  elle.  Dès  la  rencontre,  le 
changement  visible  de  son  mari  lui  avait  percé  le  cœur.  Mais 
la  secousse  même  lui  rendit  le  sang-froid. 

—  Entre!  —  fit-elle  machinalement.  —  Miss  Anna  est 
sortie. 

—  Où  est  Garrie? 

Il  la  suivait,  regardant  de  tous  côtés. 

—  Elle. . .  sera  ici  tout  à  l'heure. 

La  voix  de  Phœbé  bronchait  sur  chaque  syllabe. 

Fenwick  comprit  que  sa  fille  et  Anna  Mason  les  laissaient 
en  tète  à  tête,  par  délicatesse.  Son  épuisement  moral  et  phy- 
sique redouta  impatiemment  la  perspective  d'une  «  scène  », 
qu'il  se  sentait  tout  à  fait  incapable  de  soutenir.  11  avait  été  vio- 


CARRIÈRE     D'ARTISTE  l53 

lemment  tenté  de  rester  à  Windermere  et  de  télégraphier  qu'il 
se  trouvait  trop  malade  pour  venir  le  jour  même.  Il  aurait  du 
moins  gagné  une  nuit  de  répit.  Mais  un  mélange  confus  de 
sentiments  avait  triomphé  de  cette  impulsion...  et  il  était  là. 

Ils  entrèrent  dans  la  petite  salle.  John,  stupéfait,  promena 
ses  regards  autour  de  lui  et  murmura  : 

—  C'est  tout  comme  autrefois...  il  n'y  a  rien  de  changé... 
Phœbé  ferma  la  porte,  puis  se  tourna  vers  lui,  tremblante. 

—  Est-ce  que...  est-que  tu  ne  me  diras  pas  que  tu  es  con- 
tent de  me  voir,  John? 

11  la  regarda  fixement,  puis  se  jeta  sur  une  chaise,  auprès 
de  la  table,  et  appuya  sa  tête  sur  ses  mains. 

—  A  quoi  bon  supposer  que  nous  pouvons  effacer  ces  douze 
années?  —  fit-il  rudement.  —  Gela  ne  sert  à  rien! 

—  Non,  —  dit  Phœbé,  — je  le  sais. 

Elle  s'assit  de  l'autre  côté  de  la  table.  Mortellement  pâle, 
elle  ne  savait  que  dire  et  que  faire.  Soudain  Fenwick  releva 
la  tête  et  la  regarda  encore  avec  ses  yeux  d'artiste,  observateurs 
et  pénétrants. 

—  Grand  Dieu  I  —  fit-il  entre  ses  dents.  —  Nous  sommes 
changés  tous  les  deux,  n'est-ce  pas  ?. . . 

Elle  aussi  étudiait  ce  visage  d'homme,  aux  cheveux  gris, 
à  la  bouche  triste,  aux  yeux  bordés  de  rouge,  dont  les  pau- 
pières papillotaient  continuellement,  craignant  la  lumière. 
Et,  peu  à  peu,  un  air  d'effroi  encore  plus  violent  se  répandit 
sur  son  propre  visage  :  c'était  comme  le  reflet  du  décourage- 
ment et  de  la  lassitude  à  demi-farouche  que  révélaient  les  traits 
tirés,  le  costume  négligé,  le  corps  affaissé  de  John  Fenwick, 
dont  tout  l'être,  eût-on  dit,  n'était  qu'une  immense  meurtris- 
sure et  se  contractait  douloureusement  au  moindre  toucher. 
Le  cœur  de  Phœbé  défaillait  de  plus  en  plus. 

—  Ne  pouvons-nous  recommencer  la  vie?  —  dit-elle  très 
bas,  les  larmes  aux  yeux.  —  Je  regrette  ce  que  j'ai  fait. 

—  A  quoi  bon  ?  —  répliqua  Fenwick,  avec  irritation.  —  Je 
suis  un  homme  fini.  Je  ne  peux  plus  peindre,  où  du  moins  le 
monde  trouve  que  ma  peinture  ne  vaut  rien.  Je  serais  en 
faillite,  sans  madame  de  Pastourelles... 

—  John  !  —  cria  Phœbé,  se  penchant  vers  lui.  —  J'ai  un 
peu  d'argent...  j'ai  fait  des  économies...  et  un  ami  m'a  con- 


l54  LA     REVUE    DE     PARIS 

seillé  d'acheter  des  actions  qui  valent  maintenant  beaucoup 
plus  que  je  ne  les  ai  payées...  J'ai  huit  cents  livres...  et  tout 
est  à  toi...  John...  tout  est  à  toi! 

Ses  mains,  étendues  dans  un  geste  d'angoisse  suppliante, 
touchèrent  celles  de  son  mari. 

—  Quel  ami  ?  —  questionna-t-il,  prompt  au  soupçon  et  saris 
prendre  garde  au  reste  des  ses  paroles.  —  Et  où  as-tu  été... 
pendant  tant  d'années? 

Il  se  retourna  pour  la  regarder  âprement. 

—  J'ai  été  au  Canada. . .  dans  une  ferme. . .  près  de  Montréal. 
Elle  s'était  redressée  et  parlait  lentement,  avec  précision, 

comme  si  une  heure  était  venue  à  laquelle,  à  travers  sa  rébel- 
lion, à  travers  son  repentir,  tantôt  avec  défi,  tantôt  avec  crainte, 
elle  s'était  longuement  préparée  :  l'heure  où  elle  dirait  à  son 
mari  l'histoire  de  sa  fuite.  Pour  celui  qui  l'aurait  pu  com- 
prendre, son  attitude  prouvait  en  effet  cette  chose  singulière  : 
jamais,  durant  toute  leur  séparation,  elle  n'avait  cessé  d'être 
persuadée  qu'elle  reverrait  son  mari.  Son  action  n'avait  rien 
eu  de  définitif.  A  ses  yeux,  le  drame  avait  continué  de  se 
jouer,  le  rideau  n'était  pas  tombé. 

—  Je  t'ai  parlé  de  Freddy...  tu  sais...  Freddy  Toison... 
qui  vint  me  voir...  le  dernier  soir?...  Tout  ce  qu'il  me  dit 
du  Canada  eut  tôt  fait  de  me  décider.  Bien  entendu,  je  ne 
voulais  pas  choisir  le  même  pays  que  lui.  Mais  il  m'expliqua 
qu'on  pouvait  se  rendre  au  Canada  pour  quelques  livres  ster- 
ling, que  le  voyage  durait  seulement  neuf  jours,  et  que  c'était 
un  beau  pays  où  tout  le  monde  trouvait  de  l'ouvrage.  Il  ajouta 
qu'il  y  avait  songé,  mais  qu'ayant  des  amis  en  Australie,  il 
préférait  aller  de  ce  côté-là. . .  Dès  qu'il  eut  quitté  la  maison ...  je 
pensai  que...  si...  à  mon  arrivée  à  Londres...  je...  trouvais  ce 
à  quoi  je  m'attendais. .  .j'emmènerais  Carrie  et  j'irais  au  Canada. 

Fenwick  se  leva,  et,  enfonçant  les  mains  dans  ses  poches, 
il  se  mit  à  marcher  de  long  en  large,  avec  agitation. 

—  Et,  naturellement...  comme  tu  t'y  attendais...  tu  as 
trouvé!  —  fit-il  amèrement.  —  Qui  aurait  jamais  imaginé 
qu'une  femme  se  conduirait  ainsi?...  Quoi!  j'embrassais 
ta  photographie,  une  minute  avant.  Lord  Findon  était  venu 
m'annoncer  que  mes  tableaux  étaient  reçus...  il  me  les  avait 
achetés  cinq  cents  livres...  et  le  chèque... 


r 


CARRIÈRE     D'ARTISTE  l55 


D  s'arrêta  en  face  d'elle,  frappant  la  table  du  doigt,  pour 
accentuer  ses  paroles  : 

—  Le  chèque  était  dans  le  tiroir...  tu  l'avais  sous  la  main... 
où  je  l'avais  laissé...  Il  était  trop  tard  pour  t'écrire  par  le 
courrier  du  soir  :  aussi  je  m'en  allai  raconter  ma  chance  à  un 
ou  deux  amis...  et,  en  route,  j'achetai  des  cadeaux  pour  toi, 
dans  un  magasin.,  des  babioles  que  je  n'avais  jamais  été  assez 
riche  pour  te  donner...  Je  ne  pensais  qu'à  toi... 

Sa  voix  s'élevait  jusqu'à  devenir  un  cri.  Il  se  courba  en 
travers  de  la  table  et  son  visage  hagard  toucha  presque  celui  de 
Phœbé.  Elle  recula  et  poussa  une  sorte  de  sanglot  sauvage. 

—  John!...  je...  je  ne  pouvais  pas  savoir. 

—  Eh  bien,  continue!  —  dit-il  brusquement,  redressant  la 
tête,  —  continue!...  Tu  trouves  ce  portrait  dans  mon  atelier... 
je  t'expliquerai  cela  tout  à  l'heure...  et  tu  m'écris  la  lettre... 
Ensuite  tu  retournes  à  la  gare  d'Euston  et  tu  renvoies  Daisy... 
Après? 

Ce  ton  âpre  et  dur,  simple  effet  d'une  tension  nerveuse 
presque  intolérable,  épouvanta  Phœbé.  Avec  peine,  elle 
rassembla  assez  de  forces  pour  affronter  son  regard  et 
continuer  : 

—  J'emmenai  Garrie  à  Liverpool.  Nous  dûmes  attendre 
trois  jours,  puis  nous  prîmes  passage  sur  un  steamer  allant  à 
Québec.  La  traversée  fut  terrible...  Carrie  malade  tout  le 
temps...  et  moi  si...  si  malheureuse!...  Nous  restâmes  quel- 
ques jours  à  Québec.  Mais  je  m'y  trouvais  bien  isolée,  au 
milieu  de  tout  ce  monde  parlant  français  :  je  partis  pour 
Montréal...  Les  agents  du  gouvernement  qui  s'occupent  des 
émigrants  me  procurèrent  une  place  :  je  fus  employée  dans 
un  hôtel...  à  peu  près  femme  de  charge...  je  surveillais  les 
domestiques,  la  lingerie,  et  bientôt  j'appris  à  tenir  les  livres... 
On  me  payait  huit  dollars  par  semaine,  et,  Garrie  et  moi,  nous 
avions  une  petite  chambre  au  dernier  étage  de  l'hôtel...  La 
besogne  était  harassante.  Le  soir,  je  me  sentais  tellement  morte 
de  fatigue  que  je  n'avais  pas  le  courage  de  me  déshabiller.  Je 
m'asseyais  au  bord  de  mon  lit  pour  reposer  mes  pieds,  et 
je  me  retrouvais  là,  le  lendemain  matin,  ayant  dormi  tonte 
vêtue...  Quand  je  dormais,  ce  n'était  rien...  Mais  les  nuits 
d'insomnie...  voilà  ce  qui  me  tuait!... 


l56  LA     REVUE     DE     PARIS 

Ses  lèvres  tremblantes  refusèrent  de  poursuivre;  elle  jouait 
nerveusement  avec  la  frange  du  tapis,   s'efforçant  de  com- 
primer son  émotion.  Fenwick  s'était  rassis  en  face  d'elle   et 
l'observait  avec  cette  attention  un  peu  renfrognée  qui  trahit 
un  certain  effort  cérébral.  Cependant  il  lui  adressa  plusieurs 
questions,    voyant   quelle  avait  besoin   de    cette   aide  pour 
achever  son  récit.  De  Montréal,   donc,  elle  était  allée  vivre 
sur   une  ferme  du   district  d'Hamilton,   dans  l'Ontario,    en 
qualité  de  femme  de  confiance,   chez  un  veuf  qui  avait    de 
nombreux  enfants  échelonnés  de  cinq  à  seize  ans.  Elle  avait 
connu  cet  homme,  un  Canadien,  rude,  mais  bon  et  conve- 
nable, à  l'hôtel  où  elle  servait.  Remarquant  son  talent  pour 
conduire    une  maison  et  son  surmenage,    il  lui  avait  offert 
les  mêmes  appointements  et  une  tâche  plus  facile,  et  l'air  de  la 
campagne,  au  lieu  de  l'atmosphère  surchauffée  de  Montréal. 

—  J'acceptai,  dans  l'intérêt  de  Garrie.  C'était  une  ferme  à 
pommiers,  dont  les  champs  descendaient  jusqu'au  lac  Ontario. 
J'avais  à  m'occuper  du  ménage  et  des  enfants...  cuisiner, 
laver,  boulanger. . .  faire  un  peu  de  tout. . .  La  besogne  n'était 
pas  trop  pénible...  et  Carrie  allait  à  l'école  avec  les  autres  et 
courait  partout  dans  la  ferme...  Monsieur  Crosson  était  très 
bon...  sa  vieille  mère  habitait  là!  autrement,  je  ne  serais  pas 
entrée  chez  lui  (Phœbé  rougit  très  fort),  mais  elle  était  bien 
infirme  et  ne  pouvait  rien  faire...  Je  m'abonnai  à  deux  jour- 
naux anglais. . .  et  le  temps  passa  tant  bien  que  mal. . .  Une  fois, 
je  fus  malade,  j'eus  une  congestion  pulmonaire;  une  autre 
fois,  j'allai  à  Niagara,  avec  des  voisins.  Je  ne  puis  me 
rappeler,  vraiment,  qu'il  me  soit  arrivé  autre  chose...  Tous 
les  jours  étaient  pareils...  Il  me  semblait  n'être  plus  qu'à 
moitié  vivante... 

—  Ah!  tu  sentais  cela!  —  dit-il  vivement,  —  tu  sentais 
cela!...  Il  existe  un  poison  nommé  le  curare:  on  ne  peut 
bouger,  on  est  paralysé,  mais  on  éprouve  d'horribles  tor- 
tures... C'est  là  ce  que  j'ai  ressenti  pendant  des  mois  et  des 
mois  !...  D'autres  fois,  au  contraire,  je  ne  me  souciais  de  rien 
que  de  m'amuser  un  peu...  je  prenais  la  résolution  de  ne  plus 
me  chagriner...  On  était  mort,  et  ça  importait  peu...  c'était 
même  plutôt  agréable. 

Phœbé  se  taisait.  Ses  yeux  chercheurs  et  compatissants  ne 


CARRIÈRE    D'ARTISTE  !§*] 

le  quittaient  pas,  essayant  de  le  comprendre,  de  se  familia- 
riser avec  la  nouvelle  personnalité  qui  s'exprimait  par  ces 
phrases  dures,  saccadées,  —  de  la  concilier  avec  l'homme 
emporté,  ardent,  sûr  de  lui,  qu'elle  avait  abandonné  en  pleine 
jeunesse. 

—  Eh  bien!  —  reprit-il,  —  à  quoi  ressemblait  ton  fermier? 
Puis,  soudain,  levant  les  yeux  : 

—  T'a-t-il  fait  la  cour? 

Elle  rejeta  la  tête  en  arrière;  le  sang  avait  monté  à  ses 
joues  brûlantes. 

—  Même  s'il  me  l'a  faite,  personne  n'a  été  en  faute!... 
ni  lui  ni  moi...  Ce  n'était  pas  un  méchant  homme,  et  il  avait 
besoin  de  quelqu'un  pour  élever  ses  enfants. 

—  Naturellement!...  11  ne  demandait  aussi  qu'à  élever  la 
mienne!  —  dit  Fenwick,  avec  un  rire  qui  effraya  Phœbé. 

Il  reprit  sa  promenade  agitée  ;  son  visage  sombre  revêtit  une 
singulière  mine  de  satisfaction,  même  de  triomphe. 

—  De  sorte  que  tu  t'es  trouvée  dans  une  position  fausse? 
Il  s'arrêta  pour  la  regarder,  et  son  sourire  blessa  Phœbé. 
Mais  elle  était  résolue  à  une  longue  patience,  et  elle  pour- 
suivit avec  effort  : 

—  Ce  fut  en  partie  ce  qui  me  décida  à  revenir...  cela  et 
d'autres  choses. 

—  Quelles  autres  choses? 

—  Des  choses  que  je  lus...  dans  les  journaux,  à  propos  de 
toi,  —  dit-elle  avec  difficulté. 

—  Quoi?  que  j'étais  un  raté,  un  âne  rétif?...  et  autres  gen- 
tillesses?... Tu  t'es  mise  à  me  prendre  en  pitié? 

—  Oh!  John,  ne  me  parle  pas  comme  cela!  —  s'écria 
Phœbé,  tendant  les  bras  vers  lui,  suppliante,  désespérée.  —  Je 
me  repentais,  je  te  le  dis  !  Je  voyais  que  je  m'étais  mal  conduite 
envers  toi.  Je  pensais  que,  si  tu  n'avais  pas  réussi,  c'était  peut- 
être  ma  faute,  et  j'en  étais  bouleversée. 

Mais  il  ne  s'apaisait  pas.  Il  demeurait  là,  inquisiteur  avec 
férocité,  les  mains  dans  ses  poches,  de  l'autre  côté  de  la 
table. 

—  Et  qu' est-il  encore  arrivé? 
Phœbé  refoula  ses  larmes. 

—  Une  femme  vint  habiter  près  de  nous;   elle  avait  été 


l58  LA     REVUE     DE     PARIS 

au  service  de...  (Elle  hésita...)  de  madame  de  Pastourelles, 
—  acheva-t-elle,  précipitamment,  buttant  sur  le  nom  français. 
Il  se  récria  : 

—  Dans  rOntario! 

—  Elle  venait  d'épouser  un  homme  à  qui  elle  était  fiancée 
depuis  des  années;  il  lui  avait  apprêté  là-bas  une  maison  et 
de  l'aisance.  Dès  que  je  la  vis,  elle  me  plut.  Trop  délicate  pour 
cette  vie-là,  elle  était  arrivée  en  automne,  et  l'hiver  l'éprouvait 
terriblement;  j'allais  souvent  la*  soigner,  car  elle  se  trouvait 
bien  seule...  elle  me  parlait  beaucoup  d'elle-même  et  de... 

—  De  madame  Eugénie  P. . . 

Phœbé  fit  un  signe  d'assentiment,  les  yeux  baignés  de  larmes 
nouvelles. 

—  Et  tu  as  découvert  ton  erreur? 
Elle  refit  le  même  signe  : 

—  Tu  comprends!  elle  m'en  parlait  sans  cesse...  Moi,  bien 
entendu,  je  ne  disais  rien...  Elle  avait  vécu  quinze  ans  près  de 
cette  dame,  et  l'adorait. . .  Elle  me  parlait  aussi  du  mauvais  mari 
que  sa  maîtresse  avait  si  bien  soigné,  et  me  disait  comment  il 
était  mort,  l'année  dernière. 

Une  rougeur  foncée  colora  les  joues  de  Fenwick. 

—  Alors,  tu  t'es  prise  à  penser...  qu'une  position  fausse 
devenait  également  possible...  entre  elle  et  moi? 

Ces  paroles  entrecoupées  la  piquèrent  au  vif.  Elle  se  leva 
d'un  bond,  indignée  : 

—  Si  j'y  ai  pensé,  ce  n'était  pas  seulement  par  égoïsme... 
Ne  peux- tu  comprendre  que  j'aie  eu  peur  pour  elle...  et  pour 
toi. . .  autant  que  pour  moi? 

Il  retourna  vers  la  fenêtre,  la  tête  courbée,  un  pli  doulou- 
reux tordant  sa  lèvre. 

—  Et  aujourd'hui  tu  l'as  vue?  —  dit-il,  regardant  dehors. 

—  Oui,  elle  a  été  très  bonne,  —  répondit  Phœbé,  hum- 
blement. 

Il  attendit  un  peu,  puis  il  éclata  : 

—  Et  maintenant  tu  vois  ce  que  tu  as  fait  I . . .  Quelle  hor- 
rible chose  ! . . .  et  pour  les  motifs  les  plus  ridicules  ! . . .  Après 
m'avoir  quitté...  de  cette  manière-là...  tu  ne  pouvais  pas 
t'attendre  à  me  voir  renoncer  à  elle,  à  son  amitié...  tout  ce 
qui  me   restait...  Pendant  neuf  ou  dix  ans,   si  j'ai  prospéré 


CARRIÈRE     DfARTISTE  I&Ç) 

quelque  peu,  je  te  déclare  que  ce  fut  son  œuvre...  Elle  me 
soutenait...  elle  m'inspirait...  sa  seule  existence  faisait  que 
j'aurais  eu  honte  de  cédera  des  tentations  auxquelles  je  n'au- 
rais jamais  résisté,  sans  elle...  Si  j'ai  jamais  fait  de  bon 
ouvrage,  c'est  grâce  à  elle...  si  je  te  suis  resté  fidèle  en  dépit 
de  tout,  c'est  grâce  à  elle  aussi  ! 

Il  s'écroula  sur  la  banquette  de  la  fenêtre,  le  visage  crispé. 
Aussitôt  Phœbé  fut  à  ses  genoux. 

—  Oh!  John!  John!  pardonne-moi...  Je  t'en  prie,  John... 
tâche  de  me  pardonner. 

Elle  prit  ses  mains,  les  baisa,  les  baigna  de  larmes. 

—  John,  nous  pouvons  recommencer...  nous  ne  sommes 
pas  vieux.  Tu  te  reposeras  longtemps...  je  travaillerai  pour 
toi,  nuit  et  jour.  Nous  irons  faire  un  voyage  avec  mon  argent. 
Tu  te  rappelles?  tu  disais  que,  si  tu  pouvais  étudier  un  peu 
à  l'étranger,  cela  te  ferait  tant  de  bien!  Nous  irons,  n'est-ce 
pas?  Et  tu  peindras  aussi  bien  qu'autrefois...  tu  retrouveras 
tout  ton  talent!...  Oh!  John,  ne  me  déteste  pas...  ne  me 
déteste  pas!  Je  t'ai  toujours  aimé,  toujours...  même  quand 
j'étais  si  folle  et  si  cruelle  pour  toi!...  Au  Canada,  toutes  les 
nuits,  je  languissais  après  le  matin. ..  et,  quand  le  matin  venait, 
je  languissais  après  la  nuit.  Rien  n'était  pour  moi  joie  ni 
plaisir...  sans  toi!...  Mais,  au  début,  j'étais  tout  à  fait  déses- 
pérée... je  croyais  avoir  perdu  pour  toujours...  et  ne  jamais, 
jamais  revenir!  Après...  quand  je  pensai  au  retour...  quand 
je  vis  combien  j'avais  été  mauvaise...  je  ne  savais  plus  com- 
ment faire...  comment  affronter  ta  présence...  J'avais  peur... 
peur  de  ce  que  tu  me  dirais...  peyr  de  tes  yeux! 

Elle  s'interrompit,  l'enlaçant  de  ses  bras,  levant  vers  lui  son 
visage  marbré  de  larmes.  Dans  son  désespoir,  sa  sincérité 
absolue,  elle  redevenait  belle,  d'une  tragique  beauté ,  dont 
l'homme  qui  la  regardait  ne  cessait  pas  un  instant  d'avoir 
la  sensation. 

Il  posa  la  main  droite  parmi  les  masses  de  ses  cheveux 
blonds  et  lui  renversa  un  peu  la  tête,  l'étudiant  avec  une  amer- 
tume passionnée.  Sa  lèvre  supérieure  se  relevait  légèrement 
sur  les  dents,  qui  mordaient  et  tourmentaient  l'inférieure. 

—  Douze  ans!  —  fit-il  lentement,  au  bout  d'une  minute, 
les  yeux  plongés  dans  les  siens,  —  douze  ans!...  Que  sais-tu, 


l6o  LA     REVUE     DE     PARIS 

de  moi  maintenant?...  et  moi,  de  toi?...  Je  te  heurterais  vingt 
fois  par  jour...  et  réciproquement,  peut-être... 

Phœbé  se  dégagea  et  appuya  sa  tête  contre  les  genoux  de  son 
mari. 

— r  John  I  reprends-moi  I  reprends-moi  ! 

—  Pourquoi  m'avoir  torturé?  dit-il  d'une  voix  rauque.  Tu 
m'as  envoyé  Carrie,  il  y  a  six  semaines...  et  ensuite  tu  l'as 
fait  disparaître. 

—  Ce  fut  un  pur  hasard!  —  cria-t-elle. 

Et,  avec  volubilité,  avec  une  humilité  abjecte,  elle  expliqua 
tout.  Il  écoutait,  mais  sans  paraître  comprendre,  son  esprit 
suivant  toujours  sa  propre  idée.  Il  ne  tarda  pas  à  l'inter- 
rompre : 

—  D'ailleurs,  je  suis  démoralisé...  je  ne  suis  plus  en  état 
d'avoir  des  femmes  autour  de  moi.  Je  ne  peux  répondre  de 
rien.  Hier,  si  ce  portrait  était  arrivé  à  huit  heures  au  lieu  de 
sept...  il  était  trop  tard. 

Sa  voix  s'altéra  étrangement.  Phœbé  s'affaissa  sur  le  plan- 
cher, comme  une  masse,  les  yeux  dilatés  : 

—  Que  veux-tu  dire? 

—  Je  me  serais  tué.  Voilà  ce  que  je  veux  dire.  J'y  étais 
résolu.  Il  s'en  est  fallu  d'un  cheveu. 

Phœbé  restait  sans  voix.  On  aurait  dit  que  ses  yeux  grands 
ouverts  et  terrifiés  étaient  rivés  dans  leurs  orbites  et  ne  pou- 
vaient cesser  de  regarder  son  mari.  Il  s'agita  impatiemment. 
L'horreur,  la  supplication  de  ce  regard  lui  devenaient  insup- 
portables. 

—  C'eût  été  tant  mieux  pour  vous...  et  pour  Carrie!...  Ah! 
grand  Dieu  !  la  voici  ! 

Il  se  dressa,  très  agité,  se  recula  de  la  fenêtre,  tout  en 
regardant.  Phœbé  aussi  se  releva;  le  sang  affluait  maintenant 
à  ses  joues.  C'était  le  moment  critique,  le  moment  de  l'épreuve 
décisive  :  si  son  mari  lui  revenait  jamais,  elle  le  devrait  à  sa 
fille. 

Carrie  et  Miss  Mason  remontaient  ensemble  le  sentier.  Elles 
avaient  été  dans  un  bois,  sur  la  route  d'Elterwater.  Incapables 
de  causer,  elles  avaient  erré  séparément  et  cueilli  des  fleurs 
pour  passer  le  temps.  Carrie  tenait  une  énorme  gerbe  de  cam- 
panules. Sa  robe  de  cotonnade  gris-bleu  ressemblait  aux  robes 


r 


CARRIÈRE    D'ARTISTE  l6l 


que  portait  Phœbé  dans  sa  jeunesse.  Sa  jupe  courte  laissait  voir 
les  pieds  agiles.  Sous  l'ombre  du  grand  chapeau,  fleuri  d'une 
rose  rose,  ses  yeux  cherchèrent  timidement  la  maison,  puis 
se  détournèrent.  Fenwick  vit  que  ces  yeux  étaient  en  réalité 
plus  foncés  que  ceux  de  Phœbé,  et  que  les  cheveux,  bien 
plus  sombres,  n'étaient  nullement  mousseux  et  dorés  comme 
ceux  de  la  mère,   mais   plutôt   semblables  aux    siens,  d'un 
brun  chaud,    frisés  et  vigoureux.  La  figure   ronde  et  rose, 
d'une  coupe  et  d'une  harmonie  si  délicates,  lui  causa  un  tres- 
saillement de  plaisir.  Il  s'aperçut  aussi  que  Carrie  était  petite. . . 
beaucoup  plus  petite  qu'il  ne  l'avait  pensé  au  théâtre.  Mais 
cette  exiguïté  ne  donnait  aucune  idée  de  faiblesse  ni  de  fragi- 
lité. Si  Carrie  semblait  une  fée,  elle  n'avait  rien  des  elfes  qui 
dansent  au  crépuscule  :  c'était  plutôt  un  joyeux  farfadet  de 
Vaurore,  un  de  ces  heureux  lutins  qui,  au  foyer  domestique, 
font  la  besogne  des  humains. 

Fenwick  alla  ouvrir  la  porte,  tout  tremblant.  Carrie  l'aper- 
çut, s'arrêta,  et  alors  s'avança  plus  vite,  précédant  Miss  Mason. 

—  Père!  —  dit-elle,  gravement. 

Et,  les  yeux  levés  vers  lui,  elle  lui  tendit  la  main. 

11  prit  cette  main  pour  attirer  à  lui  sa  fille,  et  l'embrassa 
avec  précipitation.  Carrie  devint  très  rouge,  ses  yeux  se  mouil- 
lèrent. Depuis  longtemps  elle  avait  résolu  de  ne  pas  pleurer, 
—  parce  que  «  pauvre  maman  »  ne  manquerait  pas  de  le 
faire. 

—  Je  suis  sûre  que  vous  voudriez  votre  thé,  —  fit-elle  genti- 
ment, ses  regards  allant  de  son  père  à  sa  mère.  —  Je  vais  m'en 
occuper. 

Miss  Anna  arrivait,  cachant  de  son  mieux  l'impression 
qu'elle  avait  ressentie  en  voyant  le  mari  et  la  femme  réunis 
sousle  porche,  dans  la  vive  lumière  du  couchant.  Hélas!  ce 
n'était  pas  une  heureuse  réunion  :  à  quoi  bon  essayer  de 
feindre?... 

Fenwick  l'accueillit  avec  peu  ou  point  de  démonstrations, 
quoiqu'elle  et  lui  ne  se  fussent  jamais  revus  depuis  la  fuite  de 
Phœbé.  Les  yeux  creux  du  peintre  eurent  même  pour  elle  un 
regard  qui  la  tint  à  distance,  —  une  singulière  expression 
d'amertume.  Elle  en  comprit  la  signification  :  il  n'était  pas 
*enu  pour  se  prêter  à  une  comédie  sentimentale;  en  outre t 
t«  Novembre  i9o8.  ii 


l62  1*A     REVUE     DE     PARIS 

il  était  malade,  incapable  d'aucun  effort,  quoique  des  femmes 
pussent  vouloir  ou  penser. 

Après  un  petit  nombre  de  questions  sur  son  voyage,  Miss 
Anna  le  pria  paisiblement  d'entrer  se  reposer.  Il  hésita  d'abord, 
puis,  les  mains  dans  ses  poches,  il  la  suivit  au  parloir,  tandis 
que  Phœbé,  le  bras  de  Garrie  autour  de  sa  taille,  montait  en 
chancelant  à  sa  chambre. 

Miss  Anna  ne  fit  aucune  scène  et  ne  sollicita  aucun  rensei- 
gnement. Elle  et  Garrie  s'occupèrent  activement  de  préparer 
le  souper.  Fenwick,  sur  sa  demande,  resta  seul  dans  la  salle 
à  manger.  Quand  arriva  l'heure  du  repas,  elles  comprirent  qu'il 
était  trop  faible  pour  en  supporter  la  fatigue  :  étendu  dans  le 
fauteuil  de  Miss  Anna,  les  yeux  clos,  il  ne  répondit  point  à  la 
timide  invitation  de  Phœbé.  Les  trois  femmes  le  regardèrent, 
alarmées,  et  se  concertèrent.  Alors  Miss  Anna  entraîna  Phœbé, 
et,  mêlant  un  peu  de  lait  et  deau-de-vie,  envoya  Garrie  porter 
ce  breuvage  à  son  père. 

—  Il  veut  partir  demain!  —  glissa-t-elle  à  l'oreille  de 
Phœbé,  faisant  allusion  à  une  phrase  murmurée  par  le  malade  ; 
—  nous  verrons  bien  I 

A  l'entrée  de  la  petite,  portant  le  bol  de  lait  et  d'eau-de-vie, 
Fenwick  ouvrit  les  yeux. 

—  Oui  vais-je  coucher?  —  fit-il  brusquement,  les  yeux 
attachés  sur  elle. 

—  Dans  ma  chambre,  —  dit-elle  avec  douceur.  — J'irai  chez 
Miss  Anna. ..  J'ai  allongé  le  lit  pour  toi  ! 

Un  faible  sourire  passa  sur  la  figure  du  père. 

—  Gomment  t'y  es-tu  prise  ? 

—  J'ai  cloué,  au  bout,  une  caisse  d'emballage.  N'est-ce  pas 
drôle?...  Miss  Anna  n'avait  pas  d'outils.  J'ai  dû  en  emprunter 
à  la  ferme,  et  c'étaient  les  plus  misérables  qu'on  puisse  voir... 
Au  Canada,  chacun  a  ses  outils  ! 

Il  la  retenait  d'une  main  tremblante,  et  considérait  avide- 
ment ce  visage  radieux. 

—  Tu  te  plaisais  au  Canada  ? 

—  Oui,  c'est  un  pays  charment  ! 

Ses  lèvres  s'en  tr'ouvrirent  vivement,  comme  si  elle  souhaitait 
de  continuer  à  causer,  de  faire  connaissance.  Mais  elle  se  retint 


r 


CARRIÈRE    D'ARTISTE  l63 


Cet  homme,  ce  père  étrange  et  inconnu,  était  malade   :   il 
fallait  le  laisser  tranquille. 

—  Veux-tu  m'aider  à  monter  me  coucher?  —  demanda- t-il, 
au  moment  où  elle  s'éloignait. 

Carrie  obéit,  et  il  s'appuya  sur  son  épaule,  pour  gravir 
l'escalier  très  raide.  La  robustesse  de  cette  enfant  de  dix-sept 
ans,  la  solidité  de  l'appui  qu'elle  lui  prêtait,  l'étonnèrent. 

Elle  le  conduisit  à  sa  chambre,  où  elle  avait  déjà  porté  son 
sac  et  déballé  ses  affaires. 

—  Est-ce  bien  comme  cela,  père?  Désires-tu  autre  chose? 
Faut-il  t'envoyer  maman? 

—  Non,  non,  —  s'empressa-t-il  de  répondre.  —  Tout  va 
bien...  Dis-leur  que  tout  va  bien;  j'ai  seulement  besoin  de 
dormir. 

À  la  porte,  elle  se  retourna  et  lui  dit  avec  regret  : 

—  J'ai  refait  un  peu  le  matelas...  mais  il  est  bien  mauvais! 
Il  remercia  d'un  signe  de  tête,  et  elle  disparut. 

—  Un  rêve!  —  murmura-t-il,  —  un  rêve! 

D  pensait  à  sa  fille,  telle  qu'il  venait  de  la  voir,  éclairée  de 
cette  double  lumière,  —  coucher  de  soleil,  —  lever  de  lune, 
qui  entrait  à  flots  par  la  fenêtre  ouverte  :  le  long  jour  d'été 
septentrional  s'attardait  encore  dans  la  vallée. 

—  Ah!  si  seulement  je  pouvais  peindre!...  Ah!  Dieu!  si 
je  pouvais  peindre  ! . . . 

11  gémissait  tout  haut,  se  tordant  les  mains,  dans  une  fièvre 
d'impuissance  et  de  désespoir. 

D  se  laissa  tomber  au  lit.  Il  gisait  là  faible  et  inerte;  il 
sentait  Tétrangeté  de  cette  chambre  jadis  familière,  de  la 
fenêtre  au  châssis  béant,  du  sycomore  tout  proche,  des  monta- 
gnes qui  se  profilaient  au  delà,  de  cette  lumière  dorée  ou 
nacrée  où  baignaient  toutes  choses. 

A  travers  le  grand  silence,  il  entendit  la  voix  du  torrent, 
qui  se  précipitait  dans  la  gorge.  Douze  ans  depuis  la  dernière 
fois  qu'il  l'avait  entendue!...  et  l'eau  éternelle,  fidèle  à  «  sa 
tâche  sacrée  »,  continuait  à  causer  avec  les  rocs,  à  boire  la 
pluie,  à  nourrir  la  rivière.  Là,  point  de  rébellion,  point 
d'échec,  point  de  volonté  impuissante  ! . . . 

U  s'efforça  de  penser  à  Phœbé,  de  se  rappeler  ce  qu'elle  lui 
avait  dit.  Il  se  demanda  s'il  ne  s'était  pas  montré  tout  simple- 


l64  LA     REVUE     DE     PARIS 

ment  brutal  envers  elle.  Mais  son  cœur  lui  semblait,  au  dedans 
de  lui-même,  une  graine  desséchée.  Ce  qui  était,  était.  Il  né 
pouvait  ni  penser  ni  sentir... 

Le  lendemain,  il  était  si  mal  qu'un  médecin  fut  appelé. 
Celui-ci  prescrivit  un  long  repos  :  éviter  toute  émotion» 
renoncer  au  moindre  travail. 

Pendant  quatre  ou  cinq  lugubres  semaines,  Fenwick  resta 
au  lit  presque  tout  le  jour,  descendit  péniblement  au  jardin 
l'après-midi,  et  se  laissa  soigner  par  les  trois  femmes,  sans  dire 
du  matin  au  soir  à  peu  près  un  seul  mot  qui  n'eût  trait  à 
quelque  besoin  ou  quelque  souffrance  physique.  Il  ne  témoi- 
gnait aucune  répugnance  pour  Phœbé;  il  se   laissait   servir 
par  elle,  il  la  tolérait  près  de  lui  au  jardin.  Mais  il  n'avait 
jamais  un  mouvement  spontané  vers  elle.  La  seule  personne 
qui  parvînt  à  l'égayer  était  Garrie.  Il  la  suivait  incessamment 
des  yeux  :  travaillant,  vaquant  au  ménage,  jardinant,  câlinant 
cette  pâle  créature,  sa  mère,  taquinant  Miss  Anna,  qui  était 
devenue  son  esclave.  Le  léger  exotisme  de  son  accent  et  de  ses 
manières,  son  indépendance,  ses  expédients  coloniaux  avaient 
une  nouveauté  qui  amusait  Fenwick  et  le  ravissait  comme  une 
jolie  pièce  de  théâtre. 

Elle  était  la  souveraine  du  cottage.  En  peu  de  temps,  elle 
eut  nettoyé  tous  les  meubles,  repeint  les  murs,  raccommodé  le 
linge,  qu'elle  avait  trouvé  en  piteux  état,  les  facultés  de  Miss 
Mason  étant  plus  intellectuelles  que  pratiques.  En  s'acquittant 
de  ces  multiples  besognes,  elle  gardait  une  distinction  et  une 
délicatesse  naturelles;  jamais  elle  n'était  maladroite,  négligée 
dans  sa  mise,  jamais  elle  n'élevait  la  voix.  Elle  allait  et  venait 
légèrement,  apportant  toujours  avec  elle  comme  un  parfum 
secret,  une  joie  intérieure  qui  donnait  à  tous  ses  actes  une  grâce 
embaumée  et  dansante. 

Elle  jasait  beaucoup  sur  le  Canada,  et  son  père,  assis  à 
l'ombre  du  cottage,  l'écoutait  décrire  leur  vie  de  là-bas  :  la 
grande  ferme  aux  bâtiments  irréguliers,  les  enfants  avec  qui 
elle  avait  été  élevée,  l'immense  lac,  ses  glaces  et  ses  tempêtes, 
les  champs  de  pommiers,  les  traîneaux  en  hiver,  la  beauté 
des  automnes  et  la  splendeur  des  étés,  la  grande  poussée  qui 
commençait  alors  «  vers  l'Ouest  ».  La  petite  rusée  préparait 


CARRIÈRE     D'ARTISTE  l65 

la  scène  pour  un  acteur  destiné  à  paraître,  mais  qui  attendait 
encore  sa  réplique  dans  la  coulisse. 

Fenwick  ne  consentait  à  entendre  parler  de  ces  choses  que 
par  sa  fille.  Si  Phœbé  s'y  risquait,  il  se  raidissait  aussitôt.  Miss 
Anna  était  persuadée  que,  devant  sa  femme,  il  demeurait  tou- 
jours sur  ses  gardes,  contre  des  requêtes  auxquelles  il  ne  se 
sentait  pas  la  force  physique  de  résister.  Et  pourtant,  à  mesure 
que  les  jours  passaient,  la  vieille  demoiselle  croyait  s'aperce- 
voir qu'il  faisait  de  plus  en  plus  attention  à  Phœbé,  qu'il  était 
plus  sensible  à  sa  présence,  à  sa  voix. 

Elle-même  regardait  vivre  Phœbé,  avec  un  respect  involon- 
taire et  grandissant.  Cette  femme  transformée  avait  enduré 
bien  des  misères  et  enfin  obéi  à  sa  conscience  ;  rebutée,  non  par- 
donnée  en  apparence,  elle  n'en  était  pas  moins  comme  investie 
d'une  dignité  neuve,  modeste  et  triste,  mais  réelle.  Elle  désespé- 
rait peut-être  de  reconquérir  son  mari  ;  pourtant  la  loi  qui  relie 
cette  chose  étrange,  la  paix  spirituelle,  à  certains  sacrifices, 
commençait  déjà  d'agir  en  elle,  sans  qu'elle-même  le  sût. 

Pendant  qu'elle  allait  du  jardin  au  cottage,  de  nouveaux 
contacts,  de  nouveaux  rapports  s'établissaient,  invisibles  et 
silencieux,  entre  elle  et  l'homme  qui,  du  matin  au  soir,  lui 
accordait  à  peine  une  parole. 

«  Je  vous  heurterais  vingt  fois  par  jour,  —  lui  avait-il  dit 
—  et  réciproquement,  peut-être...  » 

Mais  ils  ne  se  heurtaient  ni  l'un  ni  l'autre  !  C'était  là  le  fait 
nouveau,  miséricordieux,  qui  s'affirmait  durant  cette  période 
de  silence  et  de  suspens. 

Phœbé  était  encore  belle.  L'air  des  montagnes  lui  rendait 
son  teint  clair  et  pur.  Ce  que  les  années  lui  avaient  enlevé  de 
fraîcheur,  elles  le  lui  avaient  rendu  en  «  caractère  »,  —  cette 
exigence  suprême  de  l'artiste.  —  Son  sang-froid,  douloureu- 
sement acquis,  ses  capacités  morales  ou  pratiques,  se  mani- 
festaient en  mille  circonstances.  Non  seulement  la  sveltesse  de 
sa  haute  taille  et  l'éclat  de  son  visage  provoquaient  la  sensi- 
bilité qui  se  ravivait  chez  Fenwick,  mais,  à  un  degré  ignoré 
de  lui  jusque-là,  elle  commençait  à  intéresser  son  intelligence. 
Celle  de  Phœbé  s'était  épanouie,  et,  malgré  son  chagrin,  elle 
avait  rapporté  avec  elle  certaines  façons  d'un  monde  jeune  et 
toujours  en  éveil.  Bientôt,  sans  l'avouer,  John  eut  faim  de 


i66 


LA     REVUE     DE     PARIS 


savoir  son  histoire,  —  cette  histoire  qu'il  avait  refizsë 
d'écouter.  —  Quel  était  cet  homme  qui  l'avait  aimée?  jusqu'où 
ce  sentiment  était-il  allé?  Il  s'agitait,  la  nuit,  ne  cessant  d'y 
penser.  Le  moment  vint  où  il  aurait  volontiers  échangé  les 
bavardages  de  Garrie  pour  une  causerie  avec  sa  mère.  A  tra- 
vers son  doux  silence,  tandis  qu'elle  était  assise  près  de  lui,  il 
entendait  soudain,  dans  sa  mémoire,  vibrer  les  échos  de  sa 
jeune  voix,  et  il  faisait  vers  elle  un  mouvement  vif,  —  inter- 
rompu par  l'embarras  ou  l'orgueil. 

U  ne  pouvait  se  douter,  alors,  qu'il  avait  grandi  aux  yeux  de 
Phœbé,  comme  elle  aux  siens.  En  dépit  de  ses  erreurs  et  de  ses 
folies,  il  n  avait  pas  lutté  avec  son  art,  vécu  au  milieu  de  ses 
pairs  intellectuels,  il  n'avait  pas  connu,  douze  années  durant, 
une  Eugénie  de  Pastourelles,  pour  rien.  Il  s'était  aigri,  mais 
aussi  raffiné.  Sa  nature  était  devenue  plus  âpre  et  plus  rude, 
mais  aussi  plus  large,  plus  complexe,  plus  significative  :  il 
méritait  mieux  toutes  les  patiences  de  l'amour.  Quant  à  sa 
banqueroute  artistique,  à  mesure  que  Phœbé  la  comprenait 
davantage,  elle  devenait  une  avocate  irritée,  un  champion  pas- 
sionné, animé  d'une  foi  qui  protestait  en  sa  faveur  et  qu'elle 
avait  beaucoup  de  peine  à  lui  dissimuler. 

Pendant  cette  période,  ils  reçurent  assez  souvent  des  lettres 
de  madame  de  Pastourelles,  adressées  indifféremment  à  la 
femme  ou  au  mari.  Ces  lettres  étaient  remplies  d'événements 
artistiques,  la  saison  de  Londres  battant  son  plein.  Elles  stimu- 
laient, elles  réconfortaient  adroitement  l'artiste.  Quand  ils  se 
les  passaient  mutuellement,  sans  rien  dire,  il  leur  semblait  que 
la  navette  de  la  destinée  courait  de  l'une  à  l'autre  de  ces  trois 
vies,  —  deux  à  Langdale,  une  à  Londres,  —  et  formait  un 
tissu  nouveau,  qui,  chaque  jour,  remplaçait  et  recouvrait 
l'ancien. 

Les  jours  s'allongèrent,  l'été  approcha.  Après  une  série 
pluvieuse,  juin  descendit  dans  les  vallées  du  Westmoreland, 
qu'il  para  de  fleurs  et  de  soleil.  Les  aubépines  fleurissaient,  et 
aussi  les  cerisiers  sauvages.  Les  campanules  se  fanaient  dans 
les  bois,  mais  dans  les  jardins  des  cottages  les  lilas  embaumaient 
et  les  «  couronnes  impériales  »  y  levaient  leurs  têtes  jaunes  et 
rouges.  Chaque  vallée,  chaque  versant  se  diaprait  de  couleurs 


r 


CARRIÈRE    D'ARTISTE  167 

fondues  et  brillantes,  sauf  dans  les  hauts  replis  austères,  où, 
comme  à  Lan  gd  aie,  les  bois  montaient  à  peine  et  où  les  pâtu- 
rages sans  arbres  ne  peuvent  offrir  d'autre  témoignage  printa- 
nier  qu'une  teinte  d'émeraude  plus  vive,  ou  les  rochers  qu'une 
pourpre  plus  chaude. 

Fenwick  allait  incontestablement  mieux.  Il  en  donnait  plus 
d'un  signe.  L'affectation  de  passivité  taciturne,  si  étrangère  à 
son  tempérament  et  à  sa  personnalité,  finissait  par  céder.  Un 
soir,  Carrie,  étant  allée  à  Elterwater,  en  rapporta  plusieurs 
lettres,  —  entre  autres,  une  lettre  du  Canada,  qu'elle  lut  par- 
dessus l'épaule  de  sa  mère,  en  riant  et  s'émerveillant.  Phœbé 
était  assise  sur  un  banc  du  jardin,  au-dessous  d'un  vieil  if.  Les 
tètes  de  la  mère  et  de  la  fille  se  détachaient  vigoureusement 
sur  ce  fond  de  noir  feuillage.  Le  profil  de  Phœbé,  renversé  en 
arrière,  et  les  ondes  opulentes  de  ses  cheveux  s'unissaient, 
dans  un  ensemble  harmonieux,  à  la  forme  penchée,  à  la  belle 
tète  de  la  jeune  fille. 

Fenwick  posa  soudain  le  journal  que  lui  avait  apporté  Carrie. 
Use  leva,  murmura  quelques  mots  et  rentra  dans  la  maison. 
On  l'entendit  faire  un  remue-ménage  dans  sa  chambre, 
où  Phœbé  avait  récemment  déballé  des  caisses  envoyées  de 
Londres.  Depuis  qu'il  était  au  cottage,  il  n'avait  pas  même 
touché  une  brosse  ou  un  crayon. 
H  revint  bientôt  avec  sa  palette  et  une  toile. 

—  Reste  là,  —   dit-il  impérieusement  à  Carrie,   la  main 
haute.  —  Place-toi  comme  tout  à  l'heure. 

—  Tu  n'as  pas  besoin  de  moi?  —  demanda  Phœbé,  émue, 
et  ses  joues  pâles  se  colorèrent  de  rose. 

—  Si,    si!  —  dit  John,   impatienté.   —  Pour  l'amour  du 
Ciel,  ne  bougez  ni  l'une  ni  l'autre  1 

Il  retourna  chercher  un  chevalet,  s'assit  et  se  mit  à  peindre. 
Les  deux  femmes  demeurèrent  immobiles  et  fascinées.  Carrie 
voyait  les  mains  de  sa  mère  trembler  sur  ses  genoux. 
Tout  à  coup  Fenwick  dit,  très  ému  : 

—  Je  ne  sais  comment  cela  se  fait. . .  je  vois  beaucoup  mieux 
qu'avant. 

Miss  Anna,  assise  sur  le  mur  bas,  se  tourna  vers  lui  et  inter- 
vint avec  vivacité  : 

—  Le  docteur  a  dit  que  ce  serait  ainsi  dès  que  vous  auriez 


i68 


LA     REVUE     DE     PARIS 


repris  vos  forces,  John.  Il  a  dit  que  vos  yeux  étaient  malades 
depuis  longtemps,  sans  que  vous  vous  en  doutiez.  C'était  une 
question  de  nerfs,  comme  le  reste. 

Fenwick   ne   répliqua   rien.    Il  continua    de   peindre  ,     de 
peindre  très  vite,  très  largement,  pendant  près  d'une  heure. 
Durant  cette  longue  séance,  Phœbé  n'osait  respirer  qu'à  peine. 
Il  lui  semblait  voir  devant  elle  s'ouvrir  les  portes  d'une  salle 
nouvelle,  dans  la  Maison  de  Vie. 

Enfin  l'artiste  jeta  sa  toile  à  plat  sur  l'herbe,  et  la  contempla 
longuement  : 

—  Par  Dieu!...  ça  ira. 

Phœbé  ne  dit  rien.  Carrie  marcha  vers  lui  et  posa  la  main 
sur  son  bras. 

—  Père,  c'est  assez!  Ne  travaille  pas  davantage. 

—  Tu  as  raison.  Emporte  ceci...  et  tout  cet  attirail. 

Elle  enleva  pochade,  palette  et  brosse,  qu'elle  porta  dans  la 
maison. 

Alors  Fenwick,  irrésolu,  regarda  autour  de  lui.  Sa  femme 
demeurait  sur  le  banc  ;  elle  gardait  son  ouvrage  entre  les  mains. 

—  Tes  cheveux  sont  aussi  jolis  qu'autrefois,  Phœbé,  — 
dit-il  d'une  voix  singulière. 

Les  lourdes  paupières  de  Phœbé  se  soulevèrent;  ses  yeux 
répondirent  pour  elle.  Elle  ne  voulait  plus  s'offrir,  plus 
implorer;  mais  il  comprit,  en  ce  moment,  qu  elle  l'aimait  d'un 
amour  plus  profond,  plus  grand  que  jamais  dans  le  passé.  Une 
violente  secousse,  un  frisson  de  joie  aussi,  les  fit  vibrer.  Tous 
deux,  pendant  quelques  secondes,  se  contemplèrent.  Puis, 
comme  leur  fille  revenait,  Phœbé  rentra  dans  la  maison... 

Carrie  étudia  un  peu  la  figure  de  son  père  et  vint  s'asseoir 
sur  l'herbe  à  côté  de  lui.  Miss  Anna  était  allée  se  promener 
dans  la  montagne. 

—  Tu  sens-tu  mieux,  père? 

—  Oui...  beaucoup  mieux. 

—  Très  bien!...  alors,  je  peux  t' annoncer  une  grande 
nouvelle. 

Et  elle  tira  tranquillement  de  sa  poche  une  photographie 
qu'elle  lui  présenta. 

—  Eh  bien?  —  dit  Fenwick,  mystifié.  —  Quel  est  ce  jeune 
homme  ? 


r 


CARRIÈRE    D'ARTISTE  169 

—  C'est  mon  fiancé,  —  fit  Garrie  avec  sang-froid.  —  Je 
dois  1  épouser. 

—  Quoi?  —  s'écria  Fenwick.  —  Laisse-moi  voir. 
Garrie,  plutôt  craintive,   abandonna   son  trésor.    Fenwick 

regarda  le  portrait  et  le  lâcha  avec  un  geste  de  colère . 

—  Quelles  sottises  débites-tu  là,  Carrie?  Tu  n'es  qu'un 
bébé.  Tu  ne  devrais  pas  même  penser  à  des  choses  pareilles. 

Carrie,  résolument,  secoua  la  tête  : 

—  Je  ne  suis  pas  un  bébé.  Je  l'aime  depuis  plus  d'un  an. 

—  Vraiment!  —  déclara  Fenwick.  —  Et  qui  t'a  permis  de 
l'aimer?  Ne  t'est-il  jamais  venu  à  l'idée,  depuis  quelque  temps, 
que  tu  aurais  à  demander  ma  permission? 

Carrie  hésita  : 

—  Pas  au  Canada,  —  fit-elle  enfin,  d'un  ton  décidé. 

—  Ah!  dans  ce  pays-là,  on  a  supprimé  le  cinquième 
commandement,  hein? 

—  Non...  non...  mais  les  jeunes  filles  font  elles-mêmes  leur 
choix,  —  dit  Carrie,  secouant  ses  boucles  brunes  avec  un 
petit  air  de  défi. 

Fenwick  l'observa  et  son  front  se  couvrit  de  nuages 

—  Alors  tu  supposes  que  je  vais  dire  tout  de  suite  amen 
à  ce  projet  insensé,  que  je  vais  faire  cadeau  de  toi  à  un 
autre,  quand  je  te  retrouve  à  peine?...  Je  t'avertis  tout  de 
suite  que  je  n'y  consens  pas  du  tout! 

Il  y  eut  un  silence.  Fenwick  regardait  fixement  sa  fille; 
ses  lèvres  remuaient;  des  phrases  irritées,  où  l'autorité  se 
mêlait  au  reproche,  se  formulaient  dans  son  cerveau,  mais 
sans  qu'il  les  prononçât.  C'était  intolérable,  inhumain,  qu'au 
moment  même  où  il  avait  le  plus  grand  besoin  d'elle,  cette 
menace  de  la  perdre  une  seconde  fois  vint  le  surprendre.  Elle 
était  à  lui. . .  sa  propriété. . .  Il  ne  voulait  nullement  la  donner  à 
un  Canadien...  et  il  désapprouvait  de  façon  absolue,  au  sur- 
plus, ces  amourettes  enfantines. 

—  Père  !  —  dit  enfin  Carrie,  —  quand  George  m'a  demandée, 
nous  ne  savions  pas.. . 

—  Mon  existence?  Eh  bien!  vous  la  savez  maintenant,  — 
interrompit  rudement  Fenwick.  —  Je  suis  là. . .  et  j 'ai  mes  droits. 

Sa  main  étendue  saisit  le  bras  de  sa  fille  et  il  la  dévora  des 
yeux,  avec  une  sorte  de  passion  irritée. 


I70  LA     REVUE     DE     PARI8 

Carrie  devint  un  peu  pâle,  et,  se  rapprochant,  appuya  sa  tête 
contre  le  genou  paternel. 

—  Père,  tu  ne  comprends  pas  ce  que  nous  nous  propo- 
sons. 

—  Soit!...  Dis-le,  alors I 

—  Nous  ne  songeons  pas  à  nous  marier  avant  trois  ans. 
Cela,  bien  entendu!...  Je  ne  veux  pas  m'établir  si  tôt!... 
D'ailleurs,  nous  allons  voyager  sur  le  continent,  toi,  maman 
et  moi.  Je  vous  emmène! 

Elle  se  redressa,  rejetant  sa  jolie  tête  en  arrière;  ses  yeux 
brillèrent  comme  des  étoiles. 

—  Et,  tout  le  temps,  tu  ne  feras  que  penser  à  ce  polisson  de 
Canadien?...  et  tout  t'ennuiera!  —  grommela  Fenwick. 

Carrie  ne  le  quittait  pas  du  regard,  et  ce  regard  se  brouilla 
de  larmes. 

—  Je  ne  m'ennuie  jamais.  Père !. . .  (Elle  s'était  levée,  et  elle 
jeta  toute  son  âme  dans  ses  paroles  :)  George  est  si  gentil!... 
délicieux  ! . . . 

Ah!  la  force  de  la  vie!  Elle  surgissait  devant  Fenwick,  per- 
sonnifiée par  cette  mignonne  et  ardente  créature.  Sur  sa  robe 
blanche,  sur  ses  cheveux  bruns,  le  soleil  de  juin  ruisselait  à 
travers  le  feuillage  du  sycomore.  Avec  un  gémissement,  il  se 
sentit  soudain  faiblir  : 

—  Quel  est  son  horrible  nom  ?. . .  qui  est-ce  ?. . .  vite  ! 
Carrie  poussa  un  petit  gazouillement,    et,    s'asseyant  sur 

l'herbe,    les  mains  autour  de  ses  genoux,  elle  commença  son 
histoire.  L'intrus  possédait,  à  l'entendre,  toutes  les  vertus;  il 
avait  le  plus  magnifique  avenir.  Que  faire  ? 
Quand  elle  eut  fini,  Carrie  se  rapprocha,  câline. 

—  Père!...  il  a  envie  de  venir  en  Europe...  Quand  vous 
aurez  arrêté  un  plan  de  voyage,  si  nous  lui  permettons  de 
nous  rejoindre  et  de  s'amarrer  quelque  part  à  côté  de  nous... 
il  ne  nous  gênera  pas...  je  m'en  charge...  Et  vous  ignorez 
si...  si  cela  ne  vous  fera  pas  plaisir  d'avoir  un  fils...  vous 
n'avez  jamais  essayé. 

II  fit  un  effort,  et,  la  tenant  à  bout  de  bras  : 

—  Tu  entends,  je  ne  permets  rien. . .  rien. ..  tant  que  George 
ne  m'aura  pas  écrit. 

—  Mais  il  vous  a  écrit...  par  ce  courrier! 


r 


CARRIÈRE    DVARTISTE  I7I 

Et,  triomphante,  Carrie  tira  vivement  une  lettre  du  petit 
sac  attaché  à  sa  ceinture. 

—  Elle  est  arrivée  cette  après-midi,  mais  je  ne  savais  pas  si 
je  pouvais  vous  la  donner. 

U  rit  nerveusement  et  saisit  la  lettre. . . 

Une  heure  plus  tard,  Fenwick  se  leva  :  le  temps  fraîchis- 
sait; une  brise  froide  soufflait  du  nord,  au  flanc  de  la  mon- 
tagne. U  passa  son  bras  autour  de  Carrie,  debout  près  de  lui, 
V  embrassa,  et,  d'une  voix  enrouée,  inintelligible,  murmura 
quelque  chose  qui  fit  monter  des  larmes  aux  yeux  de  la  jeune 
fille. 

Alors  Fenwick  annonça  qu'il  s'en  allait  faire  une  petite  pro- 
menade. Ni  Phœbé  ni  Miss  Anna  ne  se  montraient.  Carrie  se 
récria,  objectant  sa  santé. 

—  C'est  absurde  !  le  docteur  a  déclaré  que  je  pouvais  faire 
tout  ce  dont  je  me  sentirais  capable. 

—  Alors  dites  moi  adieu  !  Miss  Anna  et  moi,  nous  partons 
tout  à  l'heure. 

Fenwick  parut  effaré;  mais  il  se  rappela,  presque  aussitôt 
que  Miss  Anna  devait  conduire,  ce  soir- là,  Carrie  à  Bowness, 
pour  la  présenter  à  de  vieux  amis,  chez  qui  elles  passeraient 
deux  jours.  Évidemment,  le  père  goûtait  peu  cette  perspective, 
mais  il  ne  protesta  pas  tout  haut,  comme  il  l'aurait  fait  peut- 
être,  une  semaine  avant. 

Carrie  le  regarda  s'éloigner,  sur  la  route. 
«  Et  je  suis  bien  contente  que  nous  partions,  —  pensa- 1- 
elle,  ses  petits  pieds  dansant  sur  la  pelouse.  —  Nous  encom- 
brons le  plancher,  Miss  Anna  et  moi,  depuis  trop  longtemps! 

Fenwick  fut  rapidement  à  près  d'un  mille  du  cottage.  U 
trouvait  une  étrange  et  vive  jouissance  à  cette  faculté  recouvrée 
de  se  mouvoir  et  à  la  fraîcheur  de  la  soirée.  Il  arriva  au 
sommet  d'une  éminence  qui  dominait  Elterwater  et  d'où  l'on 
avait  une  vue  en  arrière  sur  le  lac,  et,  au  delà,  sur  une  ample 
chaîne  de  collines,  revêtues  à  la  base  par  l'épais  feuillage  de 
juin.  Les  bois  s'étageaient,  avec  toutes  les  gradations  de  tons 
et  de  lignes,  ils  se  perdaient  dans  un. brouillard  bleu  jusqu'au 
point  où  cessait  leur  domaine  et  où  les  pics  nus  montaient, 


T72  LA     REVUE     DE     PARIS 

avec  une  netteté  auguste,  dans  le  ciel  limpide.  Le  lac  aux 
reflets  profonds  ou  éclatants,  aux  rives  souriantes  d'où  s'éle- 
vait la  fumée  de  rares  maisons,  s'étendait  en  dessous  de  lui. 
Et,  au  premier  plan,  inondé  de  magique  lumière,  se  déta- 
chait violemment,  sur  le  fond  bleu  et  pourpre  des  collines  et 
des  bois,  un  cerisier  sauvage,  en  toute  sa  blancheur  d'épou- 
sailles. 

Quelle  tranquillité!...  quelle  couleur!...  quelle  variété 
infinie  de  beauté!...  Son  cœur  se  gonfla.  La  vie  du  corps,  la 
vie  de  l'âme  semblaient  lui  revenir  à  flots,  le  soulever  sur 
leurs  vagues,  le  baigner  de  leurs  ondes  fraîches  et  fortes. 

«  Mon  Dieu!  —  pensa-t-il,  se  rappelant  l'esquisse  qu'il 
venait  d'exécuter  et  la  maîtrise  de  pinceau  qu'il  semblait  avoir 
retrouvée  ;  —  si  j  e  pouvais  peindre  encore  ! ...  si  j  e  pouvais  ! . . .  » 

Une  extase  d'espérance  le  gagna.  Si  réellement  ses  yeux 
avaient  été  malades...  quelque  mal  que  le  temps  pourrait 
guérir?...  Si,  pendant  des  années,  ayant  besoin  de  repos,  il 
avait  continué,  défié  ainsi  la  nature  et  le  bon  sens  ?.. . 

Tout  d'un  coup,  pendant  qu'il  contemplait  ce  paysage,  dans 
la  lumière  du  soir,  il  fut  assailli  par  l'ancien  tourbillon  d'images, 
l'ancien  tumulte  d'idées,  réclamant  forme  et  vie,  flottant 
comme  des  fantômes  le  long  des  bois  et  sur  la  nappe  des  eaux. 

Il  se  laissa  emporter  par  elles,  pressant  lui-même  son  cer- 
veau, son  imagination,  et  plein  d'une  joie  indescriptible. 

Depuis  des  années,  ce  phénomène  ne  s'était  pas  produit  en 
lui  :  présageait-il  un  retour  de  jeunesse,  de  puissance  créa- 
trice?... Qu'importaient  les  années  ou  les  misères,  si  l'esprit 
pouvait  concevoir  encore,  la  main  exécuter!... 

Il  songea  à  cette  série  des  Mois,  conçue  par  lui,  parmi  ces 
mêmes  collines,  exécutée  d'une  façon  machinale  et  vulgaire, 
au  milieu  de  la  grande  capitale,  loin  de  la  fraîcheur  et  de  l'infini 
que  présentait  la  nature. 

Tous  les  défauts  de  ses  compositions,  leur  pauvreté  de  fac- 
ture, il  en  eut  conscience.  Mais  maintenant  il  exultait  au  lieu 
d'être  abattu.  Maintenant  qu'il  pouvait  se  juger,  que  son  cer- 
veau commençait  à  réagir,  avec  sa  pleine  vigueur,  sa  richesse 
d'idées,  —  sûrement  tout  irait  bien. 

Pour  la  première  fois,  il  pensa  à  l'argent  épargné  par  Phœbé. 
Voyager!...    L'Italie?...   ou   la  France?...   Faire   en  flâneur, 


CARRIÈRE    D'ARTISTE  173 

en  étudiant,  un  pèlerinage  à  ces  sources  de  beauté  et  d'art... 
Qu'y  avait-il  de  vieilli  ou  d'usé?  Ni  la  beauté,  ni  son  esprit, 
à  lui. . .  ni  ses  facultés  de  bon  ouvrier. . .  Il  se  jeta  dans  l'herbe, 
à  plat  ventre,  et  pria  comme  il  avait  coutume  de  le  faire  jadis, 
mais  avec  une  ardeur  plus  mystique,  plus  intime.  Il  ne  s'adres- 
sait plus  à  un  Dieu  lointain,  convié  par  lui  à  descendre  pour 
modifier  ou  susciter  des  circonstances  extérieures.  Il  s'adres- 
sait à  quelque  chose,  au  dedans  de  lui,  identifié  avec  lui  :  la 
puissance  du  beau,  la  force  d'espoir,  ressuscitée  en  lui,  —  d'es- 
poir et  d'amour... 

Après  de  longues  heures,  quand  le  crépuscule  d'été  com- 
mença de  s'assombrir,  revint  enfin,  à  travers  son  rêve,  le  sou- 
venir de  Phœbé,  qui,  seule  au  cottage,  l'attendait.  Il  se  releva 
et  redescendit  précipitamment  la  colline. 

Phœbé  se  trouvait  absolument  seule.  La  petite  servante,  qui 
ne  venait  que  pour  la  journée,  était  retournée  à  la  ferme  où  elle 
logeait.  Carrie  et  Miss  Anna  étaient  parties  depuis  longtemps. 

Carrie  avait  dit  à  sa  mère  que  «  père  »  était  allé  faire  une 
promenade.  Et,  chose  étrange,  quoiqu'il  eût  été  deux  heures 
absent,  et  qu'il  fût  encore  loin  d'être  rétabli,  Phœbé  ne  s'in- 
quiétait pas.  Mais  elle  était  mortellement  lasse,  —  comme  si, 
soudain,  après  une  longue  tension,  un  long  effort,  tout  en  elle 
se  relâchait  subitement. 

Elle  était  montée  pour  se  coucher.  Mais  elle  ne  s'était  pas 
encore  dévêtue.  Assise  près  de  la  fenêtre  dont  le  châssis 
grand  ouvert  laissait  voir  les  pics  jumeaux,  sous  le  ciel 
étoile,  elle  avait  laissé  retomber  sa  tête  contre  le  dossier  de  sa 
chaise  basse  et  dénoué  ses  mains  sur  ses  genoux. 

Alors  elle  entendit  Fenwick  rentrer  et  monter  l'escalier. 

.Le  pas  d'homme  s'arrêta  devant  sa  porte  :  son  cœur  battait 
si  fort  qu'elle  l'entendait  à  peine. 

—  Puis-je  entrer? 

11  lui  sembla  que  John  n'attendait  pas  sa  réponse.  Il  entra  et 
referma  la  porte.  Son  visage  était  coloré  vivement,  sa  respira- 
tion accélérée;  il  demeurait  debout  près  d'elle,  la  main  sur  la 
hanche. 

—  Es-tu  sûre  que  tu  sois  bien  aise  de  m'avoir  ici?  — * 
demanda-t-il  brusquement; 


1 


174  LA     REVUE     DE     PARIS 

Elle  ne  répondit  pas  en  paroles,  mais  elle  étendit  la  main 
vers  lui  et  l'attira  vers  elle. 

Il  s'agenouilla.  Elle  lui  jeta  un  bras  autour  du  cou;  puis 
elle  posa  sa  tête  blonde  sur  l'épaule  de  son  mari,  avec  un  long" 
soupir. 

—  Tu  es  très  fatiguée? 

—  Non.  Je  savais  que  tu  viendrais. 

Un  silence.  Alors  Fenwick,  se  pencha  sur  elle  et  com- 
mença d'une  voix  tremblante  : 

—  Phœbé,  j'ai  été  bien  dur  pour  toi.  Mais  un  linceul  noir 
s'était  comme  abattu  sur  moi,  et  maintenant  il  se  soulève.  Veux- 
tu  me  pardonner,  chérie?...  chérie? 

Avec  un  grand  cri,  elle  étreignit  cet  homme.  Le  torrent 
d'amour  et  de  repentir,  arrêté  en  elle  durant  les  dernières 
semaines,  rompait  ses  digues.  Mots  entrecoupés,  confession 
mutuelle,  —  chacun  aidant  l'autre,  chacun  excusant  l'autre, 
—  cette  heure  bénie  passa,  guérissant  leurs  blessures...  Sou- 
dain, la  main  de  Phœbé  retombant  sur  son  genou,  Fenwick 
remarqua,  ce  qu'il  avait  souvent  remarqué  avec  amertume,  le 
faux  anneau  de  mariage  qu'elle  portait. 

Phœbé  vit  ses  yeux  s'y  arrêter  et  rougit  : 

—  Il  m'a  fallu  le  mettre,  John!...  je  n'ai  pu  faire  autre- 
ment... 

Il  ne  dit  rien,  mais  sa  main,  s'enfonçant  dans  sa  poche  de 
côté,  ramena  le  même  grand  portefeuille  où  était  encore  la 
dernière  lettre  qu'elle  lui  avait  écrite. 

Il  l'en  tira  et  la  lui  présenta  : 

—  Ne  la  lis  pas,  —  fit-il  impérieusement,  —  déchire-la. 

Elle  reconnut  la  lettre  :  un  sanglot  lui  échappa,  et,  trem- 
blante, elle  obéit.  John  recueillit  les  fragments,  les  porta  dans 
le  foyer,  y  appliqua  une  allumette...  Il  revint  vers  sa  femme, 
tenant  toujours  le  portefeuille  ouvert. 

—  Donne  ta  main  ! 

Troublée,  elle  la  lui  tendit.  Il  retira  lentement  l'anneau 
qu'elle  avait  au  doigt  et  le  mit  de  côté;  puis,  des  profondeurs 
du  portefeuille,  il  sortit  l'autre,  abandonné  jadis  par  elle  le 
glissa  au  doigt,  et  baisa  la  main.  Après  quoi,  il  s'agenouilla 
devant  Phœbé,  et  tous  deux  s'embrassèrent  étroitement,  lon- 
guement. . . 


CARRIÈRE    D'ARTISTE  fjb 

—  Je  te  le  rends  !  —  murmura-t-il  —  après  douze  années  ! 
Dieu  te  bénisse  d'avoir  fait  Carrie  ce  qu'elle  est  !  Dieu  te 
bénisse  de  m'étre  revenue!  Nous  irons  en  Italie.  Tu  feras 
cela  pour  moi...  mais  je  t'en  récompenserai...  si  je  vis...  À 
présent,  es-tu  heureuse?  Nous  sommes  jeunes  encore  I 

Ils  s'embrassaient,  sachant  que  la  fuite  des  ans  est  irrépa- 
rable, et  toutefois  la  défiant;  —  ayant  conscience,  comme  ne 
l'a  jamais  la  première  jeunesse,  des  sombres  puissances  qui 
environnent  notre  être,  et  cependant  animés  d'espoirs  ardents, 
—  songeant  à  la  mort,  comme  la  jeunesse  n'y  songe  jamais, 
et  pourtant  résolus  à  édifier  quelque  chose  en  cette  vie,  — 
tristes,  mais  néanmoins  dans  la  joie,  —  «  abattus,  mais  non 
pas  mis  à  mort1  ». 


D'Eugénie,  il  nous  reste  quelques  mots  à  dire. 

Environ  un  an  après  le  retour  de  Phœbé  Fenwick,  elle  perdit 
son  père.  Un  peu  plus  tard,  Elsie  Welby  mourut.  Jamais  elle 
n'avait  accepté  volontiers  le  dévouement  d'Eugénie,  et  le  sou- 
venir de  cette  aversion  demeura  pour  celle-ci,  hélas  !  une  peine 
durable.  Nous  ne  saurions  discuter  ici  quelle  influence  put 
avoir  ce  fait  sur  sa  conduite  postérieure.  Elle  continua  d'ha- 
biter Westminster,  et  de  prodiguer  à  beaucoup  d'âmes  les 
richesses  de  son  cœur.  Mais  tous  ceux  qui  aimaient  madame 
de  Pastourelles  reconnaissaient  tacitement  à  l'un  de  ses  amis 
une  place  spéciale  et  des  privilèges  particuliers.  Encouragé  et 
inspiré  par  Eugénie,  Arthur  Welby  dépouilla  le  style  froid  et 
académique  de  sa  seconde  jeunesse.  La  joie  de  son  talent  plus 
puissant,  la  jouissance  d'une  affection  irréprochable  et  pure 
lui  rendirent  une  grande  part  du  bonheur  que  la  vie  avait 
semblé  lui  refuser. 

Eugénie  ne  l'épousa  jamais.  L'amitié,  les  livres,  les  idées, 
lui  fournirent  les  plaisirs  de  sa  route.  Une  partie  de  son  exis- 
tence fut  vouée,  humblement,  ardemment,  au  service  des 
pauvres.   Mais,  près   d'eux,    elle   n'obtint  jamais  de   grands 

i.  Saint- Paul,  ae  épître  aux  Corinthiens,  chap.  vi. 


I76  LA     REVUE     DE     PARIS 

résultats.  Elle  était  timide  en  leur  présence,  souvent  impru- 
dente. La  mutuelle  intelligence  n'existait  pas  entre  eux  et  elle. 
Sa  véritable  action  fut  l'accomplissement  de  ce  qu'un  grand 
prédicateur  d'Oxford  prêchait  un  jour,  à  St. Mary,  «  le  devoir 
envers   nos  égaux,  »   —  le  plus   difficile   de   tous.  —    Son 
influence,  sa  mission  s'exercèrent  dans  sa  propre  classe    :   — 
auprès  des  jeunes  filles,  qui  d'instinct  l'aimaient  et  se  rappro- 
chaient d'elle  ;  auprès  des  femmes  du  monde  fatiguées  et  trou- 
blées, en  qui  sa  présence,  comme  un  contact  pur  et  vivifiant, 
réveillait  le  meilleur  d'elles-mêmes;  auprès  de  ces  hommes, 
en  qui  la  vie  intellectuelle  soutient  un  combat  difficile  contre 
le  tempérament  et  les  circonstances,  de  ces  hommes  pour  qui 
le  beau  et  le  vrai  sont  des  réalités,  et  pourtant...  grande  est 
aussi  la  Diane  d'Éphèse  ! . . . 

La  douce  et  féminine  manière  d'Eugénie  lui  mérita  ainsi 
une  place  parmi  «  les  aides  et  les  amis  de  l'humanité  ».  Mais 
elle  ne  le  sut  jamais.  A  ses  yeux,  peu  de  personnes  étaient 
aussi  inutiles  qu'elle-même,  et,  sans  sa  foi  mystique,  les 
années  lui  auraient  apporté  beaucoup  de  tristesse.  Pourtant 
elles  passèrent  sans  altérer  son  sourire.  Car  l'âme  mystique 
porte  au  dedans  d'elle  une  petite  flamme  de  joie,  très  difficile 
à  éteindre.  Sous  le  vent  de  la  mort  ipême,  cette  flamme  s'avive 
et  monte  plus  haut. 

MRS.     HUMPHRY     WARD 
(Traduit  de  l'anglais  par  th.  bemtzon  et  a.  chevalier.) 


r 


SUCCESSION  DE  HOLLANDE 


Née  à  la  Haye  le  3i  août  1880,  montée  sur  le  trône  en  1890, 
proclamée    majeure   en    1898   et   mariée  le    7    février    1901 
à    Henri,    duc    de    Mecklembourg,    Wilhelmina,    reine    des 
Pays-Bas,    après  sept  ans  de  mariage,  n'a  pas  d'enfants.  A 
plusieurs  reprises  cependant,  le  peuple  hollandais  s'est  réjoui 
de  la  bonne  nouvelle  que  le  trône  allait  avoir  un  héritier.  Les 
espérances  ont  toujours  été  déçues.  En  août  dernier,  un  journal 
hollandais  annonçait  de  nouveau  la  grossesse  de  la  reine  ;  mais 
quinze  jours  plus  tard,  on  parlait  d'un  malaise  et  d'un  acci- 
dent :  le   secrétaire  de  la  reine  démentait,  en  des  termes  qui 
pouvaient  sembler  un  aveu.  En  septembre,  la  session  du  Par- 
lement s'ouvrit,  sans  que  la  reine  pût  prendre  part  à  la  cérémonie 
et  le  discours  du  trône  ne  fit  aucune  allusion  à  l'événement 
prochain  qui  remplirait  de  joie  non  seulement  tous  les  sujets 
de  Sa  Majesté,  mais  encore  tous  ceux  qui,  dans  le  monde, 
désirent  l'indépendance  et  la  sécurité  de  la  Hollande.  Voici 
que,  de  nouveau,  on  annonce  que  la  reine  «  a  besoin  d'une 
cure  de  repos  ».  Quel  destin  l'avenir  réserve-t-il  à  la  dynastie 
des  Orange-Nassau? 

Les  Hollandais  ont  le  loyalisme  passionné  et  délicat.  Ils 
n'aiment  pas,  en  leurs  journaux,  s'entretenir  d'une  question 
qui  pourrait  troubler  le  bonheur  de  leur  reine.  Mais  ont-ils 
mesuré  les  dangers  auxquels  ils  s'exposent,  en  ne  voulant  pas 

i«*  Novembre  1908.  ia 


I78  LA     REVUE     DE     PAHIS 

traiter  un  problème  qui  peut  brusquement  se  poser  devant 
eux?  Ont-ils  du  moins  tout  préparé  pour  que  ce  problème 
reçoive  la  solution  conforme  à  leurs  préférences,  à  leur 
indépendance  et  à  leur  dignité  nationale? 


Militairement,    la   Hollande  en   est  encore  à   chercher   le 
meilleur  système  de  défense.  De  l'aveu  d'hommes  compétents, 
les  millions  dépensés  à  entourer  Amsterdam  d'une  ceinture  de 
forts  l'ont  été  en  pure  perte.  Dans  l'armée,  c'est  presque  l'anar- 
chie, tout  au  moins  l'incohérence.  Le  haut  commandement 
est  dépourvu  d'autorité.  Les  généraux  sont  nombreux,  intelli- 
gents pour  la  plupart,  mais  trop  occupés  de  grandes  réformes 
à  entreprendre  pour  se  vouer  sérieusement  et  modestement  à 
leur  tâche  ordinaire.  Des  grands  chefs,  l'exemple  est  suivi  : 
un  officier,  fût-il  imberbe,  pour  peu  qu'il  ait  la  réputation  ou 
la  prétention  de  dépasser  la  moyenne,  se  sentirait  déshonoré 
s'il  n'y  allait  de  sa  conférence  ou  de  sa  brochure,  et  le  voilà 
classé  parmi  les  Moltke  de  l'avenir,  réformateurs  en  herbe  ou 
députés  en  graine,  qui  pullulent  dans  l'armée  néerlandaise. 
Cette  abondance  de  projets  et  de  bonnes  volontés  sert-elle  à  la 
discipline?  A  défaut  de  données  suffisantes,  il  nous  est  difficile 
de  nous  prononcer.  Ce  qui  ne  paraît  guère  douteux,  c'est  que 
la  Hollande  est  à  la  veille  d'une  crise.  Elle  en* est  arrivée  à  ce 
point  où  l'individualité  se  perd  par  excès  d'individualisme. 
Saura-t-elle  user  de  son  restant  d'énergie  pour  se  reconstituer 
en  puissance  militaire?  Les  de  Witt  et  les  de  Ruyter  renaîtront- 
ils  chez  leurs  arrière-petits-neveux?  Si  les  Hollandais  le  veu- 
lent, ils  seront  invincibles.  Mais  voudront-ils  avant  qu'il  soit 
trop  tard? 

Il  n'y  a  pas  que  le  cas  d'agression  à  prévoir.  Les  grèves  de 
chemins  de  fer  de  1903  furent  pleines  d'enseignements  à  cet 
égard.  On  se  rappelle  que  la  première  ne  réussit  que  par  le 
manque  de  troupes  casernées.  La  seconde  échoua  piteusement 
mais  par  le  seul  fait  que  rien  n'est  salutaire  aux  Hollandais 
comme  une  menace  d'intervention. 


SUCCESSION     DE     HOLLANDE  I79 

La  Hollande  a  l'organisation  militaire  la  plus  défectueuse 
qui  se  puisse  imaginer.  Mais  au  moins  sa  marine  de  guerre 
est-elle  à  la  hauteur  de  sa  tâche?  Une  flotte  hollandaise  fut 
prise  jadis  par  une  poignée  de  hussards  français.  L'affaire  est 
vieille  et  le  débat  sur  ce  sujet  ne  saurait  prouver  qu'une  seule 
chose,  c'est  qu'à  l'époque  l'amiral  de  Ruyter  était  mort  depuis 
longtemps.  Depuis,  la  Hollande,  puissance  coloniale,  a  dû 
apprendre  à  ne  pas  rester  à  la  merci  du  premier  venu  qui  serait 
tenté  d'opérer  une  descente  à  Sabang  ou  à  Batavia. 

Pourtant  les  îles  de  la  Sonde,  et  Sabang  en  particulier,  l'ont 
échappé  belle  au  printemps  de  1905.  Déjà,  lors  des  prélimi- 
naires de  la  guerre  russo-japonaise,  il  était  de  notoriété 
publique  à  la  Haye  que  l'un  des  belligérants  s'efforçait 
d'obtenir  la  libre  entrée  pour  ses  escadres  dans  la  baie  de 
Sabang.  Il  lui  importait  de  pouvoir  s'y  ravitailler.  Ce  ne  fut 
qu'à  grand'peine  que  le  gouvernement  hollandais  parvint  à  se 
garer  de  cette  pénétration  pacifique.  Il  eut  d'autres  assauts  à 
soutenir.  Le  Japon  s'en  mêla  :  de  Tokio,  des  télégrammes 
Reuter  exprimèrent  des  doutes  sur  la  neutralité  des  Indes 
néerlandaises.  Du  coup  il  fallut  agir  :  tout  ce  que  la  Hollande 
possédait  en  croiseurs  cuirassés,  —  cinq  navires  minuscules 
de  6  000  tonneaux,  —  reçut  l'ordre  de  stationner  durant  des 
mois  aux  abords  de  Sabang.  Et  la  neutralité  des  Indes  ne  s'en 
porta  guère  mieux,  —  tant  et  si  bien  que  le  gouvernement  de  la 
Haye  dut  s'adjoindre  un  vice-ministre  des  Affaires  étrangères, 
M.  von  Weckerlin  ! 

Ainsi,  pour  la  simple  menace  d'un  accroc  à  la  neutralité  des 
Indes,  pour  cette  mince  bande  de  terre  à  protéger  contre  un 
coup  de  main,  la  Hollande  eut  à  dégarnir  le  reste  de  ses  côtes, 
qui  pis  est  :  à  disloquer  les  forces  navales,  déjà  si  réduites,  de  la 
métropole.  Que  serait-il  arrivé  si  le  Japon  eût  fomenté  des  trou- 
bles dans  l'archipel  de  la  Sonde  ?  Question  plus  grave  encore  : 
où  le  gouvernement  des  Indes  néerlandaises  se  pourvoirait-il 
de  moyens  de  résistance  en  cas  d'agression?  Sans  doute  il  a 
son  armée.  Mais  outre  que  les  affaires  d'Atj eh,  plaie  saignante 
et  continuellement  ouverte,  en  accaparent  les  meilleurs  élé- 
ments, ce  ne  serait  toujours  pas  avec  de  l'infanterie  coloniale 
que  le  gouvernement  réussirait  à  empêcher  soit  le  Japon,  soit 
les  Etats-Unis,  soit  le  Commonwealth  australien  de  débarquer 


l80  LA     REVUE     DE     PARIS 

des  troupes  sur  le  rivage  javanais.  Le  jour  où  il  plairait  à  l' une 
de  ces  puissances  de  prévenir  l'autre,  que  deviendrait  la 
Néerlande  équatoriale?  Et  que  deviendrait  la  Hollande  sans 
colonies? 

Il   serait  étrange  qu'un  peuple  aussi  riche  en  expérience 
eût  des  vues  étroites  et  bornées.  Spéculateur  dans  l'âme,  il  ne 
lui  chaut  de  perdre  des  sommes  fabuleuses  dans  des  entreprises 
aléatoires.  Mais  si  Ton  venait  lui  proposer  de  s'assurer,  par 
une  dépense  relativement  minime  de  200  millions  de  florins, 
en  une  fois,  contre  des  risques  d'invasion  nullement  problé- 
matiques, comment  serait-on  reçu?  Les  avertissements  ne  lui 
ont  pourtant  pas  manqué.  11  aurait  dû  noter  quelques  rapports 
entre   les  troubles  chroniques,  et   autres,  qui  lui  rendent  la 
possession  des  Indes  si  onéreuse  et  certains  événements  con- 
temporains. La  Néerlande  équatoriale  est  sans  défense  côtière. 
Il  faudrait,  pour  lui  en  donner  une,  s'imposer  des  sacrifices; 
mais  le  projet  ne  sourit  pas  aux  insouciants  de  la  métropole. 
Ils  préfèrent  s'en  remettre  à  la  routine... 

Triste  déclin  d'une  domination  qui  eut  ses  heures  de  gloire  ! 
Abdiquant  tout  orgueil,  il  semble  que  la  Hollande  ait  peur  de 
tout  avenir. 


* 


Sur  le  terrain  des  relations  extérieures,  même  chanson. 
Diplomatiquement,  les  Pays-Bas  sont  une  énigme.  On  ne  leur 
connaît  ni  visées,  ni  tendances.  C'est  le  sphinx  parmi  les 
puissances  de  second  ordre.  Le  gouvernement  de  la  Haye 
ignore-t-il  ce  qu'il  veut  ?  On  ne  saurait  affirmer  qu'il  ait  réso- 
lument et  catégoriquement  pris  parti  pour  ou  contre  la  poli- 
tique d'isolement  à  tout  prix,  pour  ou  contre  la  politique  des 
mains  libres,  pour  ou  contre  tel  ou  tel  système  diplomatique. 
Tout  ce  que  Ton  peut  dire,  c'est  que  la  Hollande  en  a  fini  avec 
sa  sauvagerie  de  naguère.  Sans  se  déclarer  de  façon  péremp- 
toire,  elle  a  semblé  admettre  la  possibilité  d'un  changement 
d'orientation. 

C'est  M.  Cohen  Stuart,  ministre  de  la  Marine  dans  le  cabinet 
de    Meester  (1 905-1907),  qui,  le   premier,   parla   d'alliances 


SUCCESSION     DE     HOLLANDE 


181 


éventuelles.  Le  fait  passa  inaperçu.  Mais,  peu  de  temps  après, 
nouveau  coup  de  théâtre  :  un  journal  officieux  de  la  Haye, 
le  Nieuwe  Courant,  se  ralliait  à  la  politique  des  mains  libres, 
déjà  préconisée  parle  Vaderlandàe  la  Haye,  sous  la  signature 
d'un  écrivain  patriote,  M.  van  Outhoorn,  en  septembre  1902. 
Cette  fois,  on  se  serait  attendu  à  ce  que  la  presse  des  deux 
mondes  en  prit  bonne  note.  Il  n'en  fut  rien.  C'est  que  les  deux 
mondes  et  leur  presse  regardaient  ailleurs.  Eclata  le  pétard 
pacifique  de  la  neutralisation  de  la  mer  du  Nord.  La  poli- 
tique extérieure  des  Pays-Bas  revint  sur  le  tapis.  Mais  on 
n'apprit  rien  de  positif.  Les  journalistes,  envoyés  à  la  Haye 
pour  sonder  le  terrain,  s'en  retournèrent  avec  l'impression 
que  ce  la  Hollande  est  toujours  par  instinct  la  nation  qui  s'isole  » , 
qu'elle  a  veut  rester  maîtresse  de  ses  digues,  pour  pouvoir, 
s'il  le  faut,  demain  comme  jadis  se  soustraire  au  contact 
étranger  »  (le  Temps  du  i4  avril  1908). 

Fort  bien  ;  mais  en  est-il  ainsi  dans  la  réalité  ?  et  la  Hollande 
ne  se  rend-elle  pas  compte  qu'il  lui  faut  négocier,  c'est  à  dire 
entrer  en  contact  avec  l'étranger,  pour  ne  pas  être  prise  au 
au  dépourvu,  lorsque  l'heure  décisive  aura  sonné?  Si  tel  est 
le  cas,  pourquoi  ces  fluctuations  incessantes?  Il  semble  que 
la  Hollande  ait  à  cœur  «  de  ne  dépendre  de  personne  ».  C'est 
d'un  bon  naturel  ;  mais  encore  y  a-t-il  lieu  de  définir  ce  qu'elle 
entend  par  là.  Si  c'est  que  sa  dignité  l'oblige  à  se  soustraire 
le  plus  longtemps  possible  «  au  contact  étranger  »,  quelle 
aberration  que  la  sienne  ! 

Sans  doute,  elle  a  su  se  tenir,  jusqu'ici,  en  parfait  équilibre. 
Mais  entre  les  deux  ambitions  rivales  de  l'Allemagne  et  de 
T Angleterre,  même  contenues  l'une  par  l'autre,  elle  a  éprouvé 
naguère  un  sentiment  de  malaise,  d'étouffement.  Pour  que 
ce  sentiment  ait  pu  disparaître  et  qu'elle  ait  repris  confiance 
en  son  étoile,  il  est  évident  qu'elle  a  dû  compter  sur  un 
appui  du  dehors.  Cet  appui,  disons-le  sans  fausse  modestie 
aucune,  ne  peut  lui  être  venu  que  de  France.  Le  gouvernement 
de  la  Haye  n'a  pas  perdu  le  souvenir  des  jours  sombres  de 
janvier  et  de  février  1903,  alors  que  la  France,  par  la  bouche 
de  M.  Delcassé,  opposa  son  veto  à  toute  intervention,  de  la 
part  de  qui  que  ce  fût,  dans  les  affaires  intérieures  des  Pays-Bas. 
A  peu  de  temps  de  là,  l'Entente  cordiale  était  chose  faite.  Et 


l82  LA     REVUE     DE     PARIS 

le  hasard  a  voulu  que  la  Hollande  s'en  soit  bien  trouvée.  Juste 
assez,  paraît-il,  pour  se  complaire  à  pratiquer  une  politique 
hésitante  et  fuyante,  une  politique  d'expédients  et  de  moyen- 
terme,  une  politique,  en  un  mot,  qui  n'en  est  pas  une. 

Notons  que  personne  ne  lui  a  demandé  de  prendre  un  parti, 
de  se  déclarer  pour  ou  contre  tel  groupement  de  puissances, 
pour  ou  contre  tel  système  diplomatique.  Ce  serait  lui  rendre 
un  mauvais   service.  On  est,  néanmoins,  en  droit  d'espérer 
d'elle  un  peu  plus  de  clarté.  Son  attitude,  à  l'annonce  du  traité 
de  neutralisation  de  la  mer  du  Nord,  fut  des  plus  correctes. 
Tout  en  appréciant  les  louables  intentions  à  son  endroit,  elle 
eut  le  bon  esprit  de  n'en  point  témoigner  une  reconnaissance 
sans  bornes.  On  voit  qu'elle  est  sur  ses  gardes.  On  voit  surtout 
qu'elle  aime    à  louvoyer.    Mais  sauf    qu'elle  a  paru  mettre 
beaucoup  de  prix  à  la  co-garantie  de  la  France,  —  qui  ne  lui 
coûtait  rien,  —  son  rôle,  aussitôt  le  traité  conclu,  est  resté  au- 
dessous  de  ce  qu'on  pouvait  attendre  d'elle. 

Du  moment  que  cette  convention  ne  lui  disait  rien  qui  vaille, 
il  eût  été  prudent  de  s'en  tenir  là  et  de  ne  point  se  vanter 
du  résultat  obtenu.  Au  contraire,  le  gouvernement  néerlan- 
dais a  exprimé  sa  satisfaction  d'avoir  regagné  voix  au  cha- 
pitre. Le  jeune  et  élégant  ministre  des  Affaires  étrangères 
M.  de  Marées  van  Swinderen,  s'en  est  même  spirituelle- 
ment félicité  :  «  On  ne  dira  plus,  —  s'est-il  écrié  en  présentant 
le  traité  de  neutralisation  de  la  mer  du  Nord  à  la  ratification 
de  la  Seconde  Chambre  des  Etats-Généraux,  —  on  ne  dira  plus 
qu'il  faut  un  œil  exercé  pour  découvrir  la  Hollande,  comme 
sur  ces  cartes  d'autrefois  où  le  jeu  consistait  à  retrouver  les 
traits  de  quelque  tribun  ou  homme  d'État  fameux  dans  les 
branches  d'un  vieux  sapin  I  »  Il  est  bien  évident  que  la  Hol- 
lande est  sortie  de  l'ombre.  A  quel  prix  et  dans  quelles  con- 
ditions? Ce  serait  à  examiner.  Car  il  ne  suffit  pas  de  sortir 
de  l'ombre  pour  être  pris  au  sérieux.  M.  van  Swinderen  ne 
partage  certes  pas  les  illusions  de  ses  compatriotes,  lesquels, 
braves  gens  au  demeurant,  se  croient  très  forts  quand  ils  ont 
profité  sans  y  mettre  du  leur.  Mais  pourquoi  craint-il  de  s'ex- 
pliquer? sa  diplomatie  ronflante  est  aussi  contraire  aux  intérêts 
qui  lui  sont  confiés  que  la  diplomatie  somnolente  de  ses  prédé- 
cesseurs. 


r 


SUCCESSION    DE    HOLLANDE  l83 


La  Hollande  ne  redoute  rien  ni  personne  :  c'est  entendu. 
Elle  a  repris  sa  place,  envahie  par  qui?  et  grâce  à  quels  travaux 
d'Hercule?. ..  Mais  passons.  Que  les  Hollandais  se  défendent  de 
nourrir  des  suspicions  à  l'égard  de  l'Allemagne  :  libre  à  eux, 
pourvu  qu'ils  n'en  perdent  pas  le  sens  du  réel.  Or,  il  serait 
puéril  de  nier  que  la  Hollande  est  exposée  à  des  embûches,  à 
des  convoitises,  à  des  desseins  d'accaparement.  Il  n'y  a  pas 
que  les  pangermanistes  pour  rêver  d'une  mainmise  sur  les 
Pays-Bas  :  l'Allemagne  entière  a  les  yeux  fixés  sur  ce  vestibule 
du  Rhin.  Et  ce  ne  sont  pas  les  paroles  attendries  de  l'empe- 
reur Guillaume  qui  masquent  les  véritables  tendances  de  sa 
politique. 

Tandis  que  l'Allemagne  est  à  l'affût  de  ce  qui  peut  nuire  à 
la  Hollande,  il  n'est  pas  de  service  que  l'entente  franco-bri- 
tannique   ne  lui   ait   rendu.    Tout   d'abord,    c'est   grâce    au 
groupement  des  puissances  libérales  de  l'Europe  occidentale 
que  la  Hollande  est  en  mesure  de  continuer  sa  béate  existence. 
II  suffît,  pour  s'en  convaincre,  de  suivre  les  variations  de  la 
politique  allemande  en  ce  qui    concerne  les  Pays-Bas.    De 
hautaine  et  agressive,  la  voilà  devenue  souple  et  insinuante. 
Les  Hollandais  sont  les  premiers  à  s'en  apercevoir  :  s'ils  ne 
disent  pas   tous,   comme  M.  de  Koo  dans  le  Amsterdammer 
(article  cité  par  le  Temps  du  3i  mai  dernier),  que  les  Pays-Bas 
ne  vivent  que  par  la  grâce  de  l'Angleterre  et  de  la  France,  ils 
le  pensent  peut-être.  En  tout  cas,  ils  sont  bien  d'accord  avec 
M.  de  Koo  sur  ce  point  que  la  prospérité  de  la  France  et  de 
l'Angleterre,  comme  puissances  militaires,  leur  est  une  garantie 
beaucoup  plus  sûre  que  dix  conventions  de  la  mer  du  Nord 
d'inspiration  allemande. 

Telle  étant  la  situation,  il  serait  au  moins  désirable  que  le 
gouvernement  et  le  peuple  hollandais  en  fissent  une  étude 
approfondie  et  sérieuse.  A  eux  de  prouver  qu'ils  savent  être 
aussi  forts  en  actes  qu'ils  sont  adroits  en  paroles. 


*  * 


Ni  cohésion,  ni  précision  en  matière  de  défense.  Une  poli- 
tique extérieure  absolument  livrée  au  hasard.  Tel  est  le  bilan. 


l84  LA     REVUE     DE     PARIS 

Et  maintenant  ouvrons  le  tableau  généalogique  de  la  maison 
d'Orange-Nassau  '  ;  nous  obtiendrons  la  liste  des  quarante  et 
un  héritiers  possibles  de  la  couronne  néerlandaise. 

I.  —  Guillaume-Ernest,    grand-duc    de    Saxe-Weimar- 

Eisenach 3a  ans. 

II.  —  Marie,   princesse  de  Reuss-Schleiz-Koestritz .    .    .  5q     — 

III.  —  Henri  XXXII,  prince  —  —  .    .    .  3o    — 

IV.  —  Henri  XXXIII,  prince         —            —             ...  *9    — 
V.  —  Sophie-Renée,  princesse       —            —             ...  24    — 

VI.—  Henri  XXXV,  prince  -  —  .    .    .  a3    — 

VII.  —  Elisabeth,  duchesse  de  Mecklembourg-Schwerin.  .  54    — 

VIII.  —  Louise,  reine  de  Danemark.    . 57    — 

IX.  —  Christian,  prince  héritier  de  Danemark 38    — 

X.  —  Frédéric,  prince  de  Danemark 9    — 

XI.  —  Knud,  —  8    — 

XII.  —  Haakon,  roi  de  Norvège 36    — 

XIII.  —  Olaf,  prince  héritier  de  Norvège 5    — 

XIV.  —  Marie-Louise,  princesse  de  Schaumbourg-Lippe .  11    — 
XV.  —  Christian,  prince                              —               —  10    — 

XVI.  —  Stéphanie,  princesse  —  —  8   — 

XVII.  —  Harald,     prince  de  Danemark 3a    — 

XVIII.  —  Ingeborg,    princesse  de  Suède 3o    — 

XIX.  —  Marguerite,  —  9    — 

XX.  —  Marthe,  —  7   — 

XXI.  —  Astrid,  —  3   — 

XXII.  —  Thyra,  princesse  de  Danemark 28   — 

XXIII.  —  Gustave,  prince  —  ai    — 

XXIV.  —  Dagmar,  princesse        —  18  — 

XXV.  —  Marie,  princesse  de  Wied '  .    .  67   — 

XXVI.  —  Frédéric,  prince         —         36  — 

XXVII.  —  Herman,  prince  —         9  — 

XXVIII.  —  Dietrich,  prince         —         7    — 

XXIX.  —  Guillaume,  prince      —         33   — 

XXX.  —  Victor,  prince  —  3i    — 

XXXI.  —  Louise,  princesse       —         a8   — 

XXXII.  —  Elisabeth,  princesse —         a5  — 

XXXIII.  —  Bernard,  prince  de  Saxe-Mciningen 57   — 

XXXIV.  —  Fédora,  princesse  Henri  XXX  de  Reuss 519  — 

XXXV.  —  Frédéric-Henri,     prince  de  Prusse 34  — 

XXXVI.  —  Joachim-Albrechl,  —  3a   — 

XXXVII.  -  Frédéric-Guillaume,  —  a8  — 

XXXVIII.  —  Charlotte,    princesse  de  Rcuss 4°   — 

XXXIX.  —  Henri  XXXVII,     prince  de  Reuss ao  — 

XL.—  Henri  XXXVIII,  —  19  — 

XLI.  —  Henri  XLII,  —  16  — 

1.  Voir  le  tableau  annexé  à  cet  article. 


r 


SUGCE8SION     DE     HOLLANDE  l85 

Quelle  solution  a-t-on  cherchée,  depuis  un  quart  de  siècle, 
à  la  question  si  délicate  de  la  succession  du  trône  ?  Voici  près 
de  vingt-cinq  ans  que  la  maison  d'Orange  est  sans  rejetons 
mâles.  Durant  tout  ce  temps,  il  n'a  rien  été  fait  pour  que  la 
transmission  de  la  couronne  pût  s'accomplir  régulièrement. 

A  l'heure  actuelle,  il  n'y  a  pas  de  question  plus  controversée 
que  celle-ci.  Et  ce  serait  plaisir  d'en  suivre  les  méandres,  s'il 
n'y  avait  de  si  gros  intérêts  engagés  dans  l'affaire.  Quoi!  les 
Hollandais  prétendent  ne  rien  prévoir  de  ce  qui  peut  arriver  ; 
ils  en  parlent  comme  d'une  lointaine  échéance,  —  alors  que 
la  vie  humaine  est  si  précaire,  hélas  !  —  ils  se  moquent  des 
conflits  que  pourrait  causer  leur  incurie,  et  ils  ne  voudraient 
pas  qu'on  leur  dénonçât  le  péril  auquel  ils  s'exposent,  péril  au 
moins  aussi  grand  pour  leurs  voisins  que  pour  eux-mêmes!... 

Car,  survienne  un  seul  doute  au  sujet  de  la  transmission 
de  la  couronne  des  Pays-Bas,  surgisse  un  seul  motif  d'inter- 
vention de  quelque  puissance,  gardienne  et  juge  à  la  fois  de 
ce  qu'il  lui  plairait  d'appeler  les  droits  de  trente  et  quelques 
collatéraux,  —  et  voilà  le  feu  aux  poudres. 

Il  y  va  de  la  paix  du  monde  que  la  succession  de  Hol- 
lande soit  réglée  au  mieux,  c'est-à-dire  définitivement  et  irré- 
vocablement. C'eût  été  au  gouvernement  des  Pays-Bas  de 
prendre  l'initiative.  Il  y  a  longtemps  qu'on  l'y  convie.  Des 
hommes  d'Etat,  les  de  Beaufort  et  les  Kuyper,  s'accordent 
enfin  à  demander  une  solution  prompte  et  catégorique  ;  il  est 
vrai  qu'ils  ont  attendu  d'avoir  quitté  le  pouvoir  I  Le  moment 
semble  venu  d'élucider  tout  simplement  ce  point  de  droit. 

Cette  question  de  succession  de  Hollande  est  triple.  Il  y  a 
d'abord  l'interdiction  au  roi  des  Pays-Bas  de  «  porter  une 
couronne  étrangère  »\  interdiction  qui,  pour  justifiée  qu'elle 
soit,  n'en  est  pas  moins  un  obstacle  au  règlement  de  l'affaire. 
Le  grand-duc  de  Saxe-Weimar-Eisenach,  le  plus  proche  héri- 
tier de  la  reine,  se  trouve  dans  le  cas  prévu  par  l'article  a3. 
Impossible  de  le  proclamer  roi,  —  selon  la  formule  usitée  en 
monarchie  :  le  roi  est  mort!  vive  le  roi!  —  avant  qu'il  ait 
fait  connaître  son  acceptation.  C'est  déjà  grave.  Et  ce  n'est 
pas  tout  :  M.  de  Beaufort  lui-même  estime  que  cet  héritier 

i.  Article  a3  de  la  Loi  Fondamentale. 


l86  LA     REVUE     DE     PARIS 

est,  du  fait  de  l'article  23,  exclu  de  la  succession.  Première 
difficulté,  première  source  de  conflits. 

Mais  le  bruit  court  que  le  grand-duc  de  Saxe-Weimar- 
Eisenach  renonce  à  ses  droits.  Simple  déplacement  de 
difficultés,  puisque  ce  renoncement  ne  peut  être  valable  que 
sous  la  forme  d'une  abdication.  11  faudrait,  par  conséquent, 
une  déclaration  publique,  émanant  du  grand-duc  en  qualité 
d'héritier  présomptif  et  confirmant  qu'il  renonce  à  tout 
jamais  à  la  couronne  de  Hollande.  Ici  encore,  on  se  heuterait 
à  des  contresens,  car,  les  droits  du  grand-duc  paraissant  au 
moins  discutables,  il  se  pourrait  bien  qu'il  commît  une  illé- 
galité en  y  renonçant.  Reste  à  savoir  s'il  n'en  commettrait 
pas  une  en  obb'geant  les  Hollandais  à  tenir  compte  de  ses 
droits1,  de  manière  à  provoquer  soit  un  conflit  dans  le 
cas  où  le  gouvernement  hollandais  serait  de  l'avis  de 
M.  de  Beaufort,  soit  un  interrègne  absolument  inutile  et 
préjudiciable  aux  intérêts  du  royaume.  Faudrait-il,  en 
l'absence  de  toute  solution  précise  et  inattaquable  sur  ce  point, 
que  nous  assistions  peut-être  un  jour  au  spectacle  inattendu 
d'un  souverain,  dont  les  droits  sont  contestés  par  des  monar- 
chistes convaincus,  montant  sur  le  trône  pour  en  descendre 
aussitôt?...  toujours  sans  que  la  question  de  principe  fût 
tranchée,  puisque  ces  droits,  il  les  maintiendrait  tout  en  y 
renonçant. 

Autre  difficulté  :  si  le  grand-duc  avait  des  enfants  d'un 
second  lit  et  que  ces  enfants  fussent  mineurs  au  moment  de 
sa  renonciation,  c'est  le  gâchis  qui  recommencerait.  Il  faudrait 
nommer  un  régent,  et  Dieu  sait  si  le  choix  serait  commode! 
Est-il  certain,  d'ailleurs,  que  la  renonciation  du  père  n'en- 
traîne pas  celle  des  enfants.  Mais  cela  ne  fût-il  point,  on 
éprouverait  encore  quelque  scrupule  à  proclamer  un  enfant, 
qui  n'aurait  point  eu  à  choisir  entre  la  couronne  de  Saxe- 
Weimar-Eisenach  et  celle  des  Pays-Bas. 

Enfin,  troisième  et  dernière  difficulté  :  la  désignation  de 
l'héritier  présomptif  une  fois  faite,  y  a-t-il  lieu  d'installer 
d'avance  cet  héritier,  de  lui  donner  dès  maintenant  une  place 

i.  D'ailleurs  révisables,  puisqu'ils  n'existent  que  du  fait  de  la  Loi 
Fondamentale,  laquelle  peut  les  lui  enlever.  Il  n'y  a  donc  point,  en  réalité, 
de  a  droits  acquis  »,  comme  le  prétendent  les  Allemands. 


y 


SUCCESSION    DE    HOLLANDE  187 


«  sur  les  marches  du  trône  »,  de  le  préparer  à  la  tâche  qui 
l'attend,  ou  bien  faut-il  le  laisser  grandir  et  vieillir,  sans  que 
son  âme  germanique  —  car  ce  sera,  quoi  qu'il  arrive,  une  âme 
germanique  —  ait  reçu,  au  contact  de  la  vie  hollandaise,  une 
empreinte  profonde? 

Le  D*  Kuyper  parait  s'être  prononcé  pour  le  système  de 
l'adoption  de  l'héritier  par  le  couple  régnant,  à  l'exemple  des 
souverains  de  Roumanie;  mais  comment  régler  cette  affaire 
avec  un  couple  royal  tout  plein  de  jeunesse  et  de  santé? 
D'ailleurs  l'adoption  décidée,  il  se  peut  que  le  plus  proche 
parent  ne  réussisse  pas  à  se  faire  agréer.  A  en  croire  certaines 
rumeurs,  tel  serait  le  cas.  Courtisans  et  fonctionnaires  ne 
tarissent  pas  de  propos  dédaigneux  sur  le  compte  du  «  marin 
d'eau  douce  »,  Henri  XXXII  de  Reuss-Schleiz-Koestritz,  capi- 
taine de  vaisseau  à  la  suite  de  la  marine  allemande,  auquel,  à 
défaut  du  grand-duc  de  Saxe-Weimar-Eisenach,  reviendrait 
la  couronne  des  Pays-Bas  si  la  reine  Wilhelmina  venait  à  dis- 
paraître sans  enfant. 

Fût-il  cent  fois  prouvé  que  les  Pays-Bas  ont  intérêt  à 
solutionner  l'affaire  avant  qu'il  soit  trop  tard,  l'on  n'en  serait 
pas  plus  avancé,  attendu  qu'il  faudrait  encore  prouver  que 
les  Hollandais  n'ont  aucun  intérêt  à  laisser  traîner  les  choses. 
Un  peu  subtil,  ce  raisonnement?  Mais  si  ce  n'est  en  subtilités, 
en  quoi  donc  les  hommes  d'Etat  de  la  Hollande  contempo- 
raine peuvent-ils  se  vanter  d'être  des  maîtres? 

Que  toute  précipitation  leur  soit  odieuse,  passe  encore. 
Qu'ils  se  défient  de  «  l'étranger  »,  même  et  plus  spécialement 
de  la  France,  nous  ne  leur  en  garderons  point  rancune.  Ils  ne 
font  que  leur  devoir.  Mais  qu'ils  n'attribuent  donc  point  notre 
sollicitude  au  seul  désir  de  nous  mêler  de  ce  qui  ne  nous 
regarde  en  aucune  manière.  Qu'ils  s'abstiennent  surtout  de  se 
gendarmer  contre  «  l'immixion  intolérable  »  de  la  France, 
accusée  de  menées  républicaines1. 

La  France  —  est-il  besoin  de  le  dire?  —  ne  considère  cette 
question  de  la  succession  au  trône  de  Hollande  qu'au  point  de 
vue  pratique.  On  ne  saurait  nier  que  la  question  existât  bien 

1.  Les  docteurs  Kuyper  et  Valckenier  Kips  ont  formulé  cette  accusation 
vis-à-vis  des  «  intrigues  françaises  »,  l'un  dans  le  Standaard,  l'autre  dans 
le  Ulrechtsche  Dagblad. 


l88  LA     REVUE     DE     PARIS 

avant  que  la  presse  française  en  fît  un  thème  à  réflexions. 
Ce  n'est  point  de  Paris  que  partirent  les  petites  notes  per- 
fides, les  sollicitations  indiscrètes  qui,  depuis  le  mariage  de  la 
reine  Wilhelmina,  eurent  le  don  d'agacer  si  prodigieusement 
l'opinion  hollandaise.  Quant  aux  «  menées  républicaines  », 
il  y  a  longtemps  —  nos  voisins  d'Espagne  en  peuvent  témoi- 
gner —  que  la  France  a  cessé  d'être  la  terreur  des  monar- 
chies. Et  ce  n'est  pas  la  royauté  néerlandaise  —  royauté  démo- 
cratique et  républicaine,  s'il  en  fut  —  qui  nous  ferait  dévier 
de  notre  ligne  de  conduite  actuelle. 

N'empêche  que  là  où  nos  intérêts  se  trouvent  lésés  ou 
menacés,  nous  ayons  un  mot  à  dire.  Or,  il  nous  semble  que  la 
question  de  la  succession  au  trône  de  Hollande  est  de  nature  à 
nous  créer  des  ennuis.  Et  nous  ne  sommes  pas  les  seuls  à 
penser  ainsi.  Le  moindre  des  ennuis,  dont  pourrait  nous 
gratifier  cette  question  si  embrouillée,  serait  d'avoir  à  interve- 
nir dans  un  conflit  causé  par  des  difficultés  d'interprétation  de 
droits  ou  de  textes. 

Faut-il  l'avouer  ?  de  telles  perspectives  ne  nous  «  arrangent  » 
que  médiocrement.  Et  ne  serait-ce  point  pousser  l'abnégation 
un  peu  loin  que  de  consentir  à  ce  que  la  Hollande  marchât 
à  sa  perte,  alors  que  sa  politique  d'imprévoyance  nous  ferait 
courir  les  plus  grands  risques?  Elle  aurait  beau  nous  dire  que 
son  amitié  est  à  ce  prix  :  nous  préférerions  à  son  amitié  son 
estime. 

•  •• 


r 


SOUVENIRS 
D'UN  OFFICIER  PRUSSIEN 

(187O-I871) 


Parmi  les  souvenirs  de  la  guerre  de  1870,  parus  en  Alle- 
magne depuis  quelques  années,  une  publication  récente  mérite 
de  retenir  l'attention  :  c'est  le  recueil  des  lettres  *  écrites  au  cours 
de  la  campagne,  et  adressées  à  sa  femme  par  un  officier  de 
l'armée  prussienne,  le  major  Hans  de  Kretschman,  qui  fut 
attaché  pendant  la  guerre  à  l'état-major  du  III0  corps  et  devint 
parla  suite  général  de  division. 

Ces  lettres  ont  été  publiées  par  la  fille  de  Fauteur,  madame 
Lily  Braun,  une  des  personnalités  marquantes  du  parti  socia- 
liste allemand.  Elles  ont  provoqué,  en  Allemagne,  dès  leur 
apparition,  les  plus  violentes  polémiques.  L'auteur  raconte  les 
faits  dont  il  a  été  le  témoin  ou  les  événements  auxquels  il  a 
pris  part.  Les  impressions,  jetées  presque  chaque  jour  sur  le 
papier,  souvent  à  la  fin  d'une  rude  journée,  sont  celles  qu'il  a 
réellement  ressenties;  les  appréciations  qu'il  porte  sur  cer- 
taines personnalités,  ayant  joué  un  rôle  pendant  la  campagne 
et  entourées  depuis  la  guerre  d'une  fausse  auréole,  sont  sou- 
vent peu  flatteuses. 

1.  Kriegsbriefe  aus  den  Jahren  1810-11  von  Hans  v.  Kretschman,  ouvrage 
publié  par  Lily  Braun,  née  de  Kretschman.  G.  Reimer,  éd.,  Berlin,  1903. 


I9O  LA     REVUE     DE     PARIS 

Le  major  de  Kretschman  réalise  d'une   façon  absolue  le 
type  du  soldat  prussien   :   «  amour  aveugle  poussé  jusqu'à 
l'abnégation  pour  le  Roi  et  pour  la  patrie  ;  foi  absolue  en    un 
Dieu  qui  se  présente  plus  sous  les  traits  d'Odin  que  sous  ceux 
du  père  du  Christ;  strict  sentiment  du  devoir,  qui  réprime 
d'une  façon  souvent  brutale  tout  autre  sentiment  ;  intransigeance 
étroite  qui  désapprouve  toute  manière  de  voir  qui  n'est  pas  la 
sienne;  amour  fidèle,  poussé  jusqu'au   dévouement,  pour  sa 
femme  et  pour  son  enfant  ;  rigoureux  sentiment  de  l'honneur 
qui  ne  connaît  d'autre  loi  que  la  loi  morale  ;  fierté  inflexible, 
devant  laquelle  s'effacent  tous  les  autres  traits  du  caractère  *  ». 
Ajoutez  la  haine  qu'il  porte  à  tout  ce  qui  est  Français,  et  le  pro- 
fond mépris  qu'il  a  pour  la  France,  pour  ses  habitants,  pour 
ses  hommes  politiques,  pour  son  gouvernement. 

Le  père  de  Hans  de  Kretschman  était  un  officier  de  la  garde 
prussienne,  qui,  au  mépris  des  préjugés  aristocratiques  de  son 
temps,  n'avait  pas  hésité  à  épouser  une  jeune  fille  de  la  bour- 
geoisie berlinoise.  Une  fois  admis  à  la  retraite,  il  s'était  retiré 
dans  une  propriété  qu'il  possédait  aux  environs  de  Berlin  et 
avait  laissé,  après  sa  mort,  survenue  en  i845,  une  veuve  et  cinq 
enfants  dans  une  situation  de  fortune  peu  brillante2.  Hans 
était  né  à  Charlottenburg  le  21  août  i83a;  il  était  donc  à 
peine  âgé  de  quatorze  ans  à  la  mort  de  son  père.  Il  avait  eu 
beaucoup  à  souffrir  du  caractère  violent  et  brutal  de  celui-ci. 
Sa  mère,  veuve  et  sans  fortune,  ^'imposa  la  tâche  ardue  de 
donner  à  ses  enfants  une  éducation  convenable  :  pour  faire  de 
ses  fils  des  «  hommes  d'action  »,  elle  n'hésita  pas  à  se  montrer 
à  leur  égard  ferme  et  sévère. 

Hans  de  Kretschman,  après  de  bonnes  études  dans  les 
collèges  de  Brieg  et  de  Guben,  entra  à  dix-sept  ans  au  régiment 
des  Grenadiers  de  la  Garde  n°  8  ;  il  y  resta  trois  ans  et  demi. 
((  Il  n'avait  qu'une  réelle  passion  :  les  chevaux.  Malgré  la  supé- 
riorité militaire  qu'il  reconnaissait  à  l'infanterie,  il  devait 
regretter  jusque  dans  sa  vieillesse  que  sa  situation  de  fortune 
ne  lui  eût  pas  permis  de  servir  dans  la  cavalerie...  Pourtant, 
aussitôt  que  ses  ressources  le    lui  permirent,   il  fit,    comme 

t.  Kriegsbriefe  von  H.  v.  Kretschman,  Introduction,  p.  1. 
2.  Introduction,  p.  iv. 


r 


SOUVENIRS    D  UN     OFFICIER    PRUSSIEN  I9I 

jeune  officier,  l'acquisition  d'un  cheval  ;  le  soin  qu'il  apporta 
dans  son  choix  et  ses  connaissances  hippologiques  ne  tardè- 
rent pas  à  lui  donner  dans  l'armée  une  certaine  notoriété.  Son 
esprit  et  son  talent  de  brillant  causeur  lui  valurent  rapidement 
une  situation  en  vue  dans  la  société.  Ses  brillantes  qualités 
l'imposaient  en  très  peu  de  temps  à  son  entourage;  il  savait 
porter  la  galté  jusque  dans  les  milieux  les  plus  ennuyeux \  » 
En  i863,  Kretschman,    nommé  capitaine,   fut  affecté  au 
2e  régiment  d'infanterie  de  Magdebourg  n°  27,  à  Halberstadt. 
Il  y  épousa,  Tannée  suivante,  la  fille  du  conseiller  provincial 
Baron  de  Gustedt.   Le   vieux  conseiller,  issu  d'une  famille 
fixée  en  Saxe  depuis  des  siècles,  se  souciait  fort  peu  de  marier 
sa  fille  avec  un  pauvre  capitaine  d'infanterie  :  deux  fois,  il 
refusa  son  consentement;  pourtant,  il  se  laissa  fléchir  à  la  troi- 
sième démarche.  En  i865,  peu  de  temps  après  la  naissance 
de  sa  fille  Lily,  Kretschman  fut  nommé  professeur  à  l'Ecole 
militaire  de  Neisse.  Lorsque  la  guerre  éclata  entre  la  Prusse  et 
l'Autriche,  il  reprit  sa  place  au  régiment  n°  27  et  fit  la  cam- 
pagne de   1866  comme  commandant  de  compagnie.  Atteint 
d'un  coup  de  feu  à  la  jambe  le  jour  de  Sadowa,  il  fut  laissé 
pour  mort  sur  le  champ  de  bataille  :  le  soir,  après  la  victoire, 
il  fut  retrouvé  par  quelques  soldats  de  sa  compagnie  et  trans- 
porté à  l'ambulance.  Il  fut  longtemps  à  se  remettre  de  cette, 
blessure,  dont  il  devait,  d'ailleurs,  souffrir  toute  sa  vie. 

Après  la  signature  de  la  paix  autro-prussienne,  il  fut 
envoyé  comme  professeur  à  l'Ecole  militaire  de  Postdam.  A 
peine  un  an  avant  la  guerre  franco-allemande,  promu  au  grade 
supérieur,  il  entra  à  TÉtat-major  général  et  fut  désigné 
comme  directeur  de  l'École  militaire  de  Neisse.  Ce  soldat  cul- 
tivé, qui  s'occupait  à  la  fois  d'art,  de  littérature  et  de  politique, 
était,  en  outre,  un  admirateur  passionné  de  la  nature  et  pos- 
sédait des  connaissances  très  étendues  dans  le  domaine  des 
sciences  naturelles.  Sa  fille  nous  dit  :  «  Je  me  souviens  encore 
de  la  façon  dont  il  cherchait,  dans  le  jardin  de  la  maison,  à 
éveiller  en  moi  le  sentiment  de  la  nature...  Il  était  lui-même 
capable  d'apprécier  en  artiste  ou  comme  un  enfant  les  jeux  de 
lumière,  les  formations  de  nuages,  les  simples  petites  fleurs 

1.  Introduction,  p.  v. 


I()3  LA     REVUE     DE     PARIS 

des  champs  ;  il  examinait  avec  une  vive  attention  la  vie  des 
animaux,  depuis  la  fourmi  jusqu'au  cheval,  son  plus  fidèle 
ami  à  quatre  pieds  *.  » 

La  guerre  franco- allemande  survint.  Affecté  à  l'état-major 
du  IIIe  corps  (Général  Constantin  d'Alvensleben  II),  Krets- 
chman  prit  part  à  toutes  les  opérations  de  la  IIe  armée. 


*  * 


Sa  première  lettre  est  datée  du  a4  juillet  1870,  du  jour 
même  où  l'état-major  du  IIIe  corps  quitte  Berlin;  pendant 
dix  mois,  la  série  de  ses  lettres  va  se  continuer  ininterrompue. 
Ce  n'est  pas  la  manière  dont  les  événements  de  guerre  sont 
présentés  et  commentés  qui  constitue  l'intérêt  primordial  de 
cette  correspondance  :  c'est  surtout  les  appréciations  person- 
nelles sur  les  hommes  et  sur  les  choses. 

A  l'état-major  du  IIIe  corps,  Kretschman  a  dans  ses  attri- 
butions   la    préparation    des    dispositifs    de    marche   et    de 
combat,  l'organisation  militaire,  les  nouvelles  politiques.   II 
insiste  à  plusieurs  reprises  sur  le  surcroît  de  travail  et  sur 
la  somme  de  fatigues  qu'impose  à  l'officier  d'état-major  la 
période  des  mouvements  de  concentration.  «  Notre  existence 
actuelle,   écrit-il,  est  très   agréable;   seulement,   on  n'a   pas 
beaucoup  de  repos.  Gomme  les  ordres  n'arrivent  du  haut  com- 
mandement que  dans  la  nuit,  c'est  la  nuit  seulement  que  nous 
pouvons  travailler  et  expédier  les  ordres  ;  résultat,  on  se  couche 
à  trois  heures  pour  se  lever  à  cinq.  J'apprendrai  à  dormir  le 
jour  ;  j'y  arriverai,  tu  penses  bien.  »  Au  cours  de  cette  période 
de  concentration,  l'enthousiasme  des  populations  et  des  troupe^ 
allemandes  est  extraordinaire  : 

Le  dévouement  des  habitants  est  vraiment  admirable.  Leur  bonne 
volonté,  mise  à  contribution  sans  interruption  depuis  huit  jours,  est 
toujours  la  même...  A  mon  avis»  de  telles  dispositions,  qui  les 
animent  tous  au  même  point,  sont  les  symptômes  d'un  sentiment 
national,  dont  l'expression  se  retrouve  dans  l'enthousiasme  des 
troupes;  celles-ci  brûlent  du  désir  de  se  mesurer  avec  les  troupes 
françaises.  11  n'est  pas  possible  que  ce  pays,  ou  plutôt  que  ce  gou- 

1.  Introduction y  p.  xxxvm. 


wékmêm 


r 


SOUVENIRS    D'UN     OFFICIER     PRUSSIEN  Ig3 


reniement  de  menteurs,  prêt  à  toutes  les  compromissions,  puisse 
!  régir  le  monde;  il  ne  mérite  pas  le  trône,  et  j'ai  la  conviction  que 
!     Dieu  mettra  un  terme  à  ces  agissements.  Les  voies  qui  y  conduisent 

seront  peut-être  très  rudes  pour  nous,  mais  elles  nous  conduiront  au 

but.  et  nous  aurons  travaillé  pour  la  civilisation  f  ! 

i 

Les  troupes  sont  animées  d'un  excellent  esprit  malgré  les 
fatigues  qui  leur  sont  imposées  : 

Les  marches  dans  ce  pays  accidenté,  par  une  chaleur  excessive, 
par  un  temps  lourd  et  sans  un  brin  d'humidité,  ont  été  fatigantes 
à  l'excès,  aussi  notre  corps  d'armée,  qui,  depuis  quatre  jours,  est 
obligé  de  faire  des  étapes  de  plus  de  trois  lieues*,  a-t-il  subi  de 
grosses  pertes.  Rien  qu'avant-hier  sept  morts  et  un  grand  nombre 
d'hommes  tombés  par  suite  de  coup  de  chaleur.  Le  pays  est  mer- 
veilleux, mais  à  voir  grimper  les  pauvres  diables,  haletant  sous  le 
poids  du  sac,  l'admiration  pour  le  paysage  disparaît  pour  faire  place 
à  la  pitié3. 

Les  opérations  entrent  dans  la  période  active.  La  nouvelle 
de  la  victoire  de  Wissembourg  parvient  au  quartier  général 
du  IIP  corps  : 

La  victoire  du  Prince  Royal  semble  sans  importance;  il  a,  en 
effet,  attaqué  avec  des  effectifs  très  supérieurs  en  nombre  l'ennemi 
dont  la  force  n'était  que  d'une  division,  environ  12000  hommes. 
Pourtant,  Wissembourg  est  une  petite  place  forte;  il  y  a  longtemps 
que  les  lignes  de  là-bas  jouent  un  rôle  dans  l'histoire  sous  le  nom 
de  lignes  de  Wissembourg. . .  * 

Le  6  août,  le  111°  corps  prend  une  part  active  à  la  bataille 
de  Spicheren.  A  peine  la  nouvelle  d'un  combat  est-elle  par- 
venue à  Neunkirchen,  au  quartier  général  d'Alvensleben,  que 
celui-ci,  accompagné  de  son  état-major,  se  fait  transporter  à 
Sarrebrûck  par  train  spécial.  Kretschman  considère,  à  juste 
titre  d'ailleurs,  l'intervention  du  IIP  corps  dans  cette  journée 
comme  décisive,  bien  que  cette  manière  de  voir  ait  été  plus 
lard  contestée  par  le  général  von  Gœben,  commandant  du 
VIIIe  corps.  Comme  tous  les  auteurs  de  mémoires,  Kretschman 

1.  lettre  5,  Wôllstein,  tcp  aout  1870. 
i.  Lieue  d'Allemagne,  7  53a  mètres. 
3.  Lettre  7,  Baumholder,  4  août. 
i.  Lettre  8,  Saint  Wendel,  5  août. 

ier  Novembre  1908.  i3 


194  LA     REVUE     DE     PARIS 

attribue  le  rôle  principal  aux  troupes  avec  lesquelles  il  a  com- 
battu. Le  même  état  d'esprit  se  manifeste  à  diverses  reprises, 
au  cours  de  cette  correspondance. 

Les  discussions,  soulevées  sur  la  question  :  à  qui  revient 
F  honneur  de  la  victoire  de  Spicheren?  produisent  sur  Ivrets- 
chman  une  impression  plutôt  fâcheuse  ;  il  revient  en  plusieurs 
endroits  sur  cet  incident  : 

Le  souvenir  de  la  bonne  contenance  du  IIIe  corps,  au  combat  de 
Spicheren,  a  été  effacé  par  suite  des  mensonges  qui  se  sont  propagés 
au  VIII0  corps.  Le  général  Gœben  a  écrit  ou  fait  écrire  aux  jour- 
naux (chez  nous,  ces  procédés  sont  interdits).  Il  a  reçu,  à  ce  propos, 
du  Roi  un  ordre  du  cabinet,  dont  le  contenu  nous  a  été  communiqué  : 
il  ne  devrait  pas  oublier  que,  sans  la  prompte   intervention    du 
général  d'Alvensleben,  il  eut  été  battu.   Des  discussions  de  cette 
nature  sont  bien  tristes.  Lorsque  le  6  août,  je  me  portai  à  cheval 
auprès  du  général  de  Kamecke  pour  lui  demander  où   en  était  le 
combat,  il   me  répondit  :    Je  n  ai  plus   de  division;  les  quelques 
troupes  qui  sont  là-bas,  c'est  tout  ce  qui  me  reste.    Aujourd'hui, 
tout  cela  est  contesté l. 

Les  premiers  revers  ont,  au  dire  de  Kretschman,  jeté  la 
démoralisation  dans  les  rangs  des  Français.  La  marche  de 
Sarrebrùck  jusqu'aux  environs  de  Metz  lui  offre  le  spectacle 
d'un  mouvement  exécuté  précipitamment  par  une  armée  démo- 
ralisée. Partout,  des  tranchées,  des  maisons  crénelées,  les 
indices  extérieurs  de  la  volonté  de  se  battre,  et  jamais  cette 
volonté  n'est  mise  à  exécution.  Dans  sa  haine  des  Français, 
Kretschman  ajoute  :  «  Des  bataillons  s'éloignent  devant  nos 
patrouilles  de  uhlans2  ».  A  cette  prétendue  démoralisation,  il 
oppose  l'enthousiasme  grandissant  des  troupes  allemandes  : 

Quand,  à  travers  les  villes  françaises,  on  entend  chanter  Je  suis 
Prussien  ou  la  Wacht  am  Rhein  par  les  compagnies  décimées 
marchant  au  pas,  conduites  par  un  officier  de  réserve,  parce  que  les 
autres  sont  morts  ou  blessés  —  et  cela,  après  de  longs  jours  passés 
au  bivouac  sous  la  pluie,  et  bien  que  chacun  ait  laissé  sur  le  champ 
de  bataille  qui  un  ami,  qui  un  compatriote  —  sais-tu  qu'à  ce  moment  - 
là  le  cœur  vous  bat  plus  fort  ! 3 

1.  Lettre  i5,  Jouaville,  25  août. 

a.  Lettre  *io,  Faulquemont,  12  août. 

3.  Ibid. 


SOUVENIRS     D'UN     OFFICIER    PRUSSIEN  IgJ) 

On  sait  le  rôle  joué  par  la  IIe  armée  allemande  au  cours  des 
grandes  batailles  sous  Metz,  journées  sanglantes  dont  le  résul- 
tat fut  de  rendre  impossible  au  Maréchal  Bazaine  la  retraite 
sur  Châlons.  Le  16  août,  le  IIIe  corps  eut  à  supporter  seul, 
pendant  la  plus  grande  partie  de  la  journée,  tout  l'effort  de 
l'ennemi,  mais  il  eut  aussi  à  subir  des  pertes  énormes;  le  18, 
il  fut  maintenu  en  réserve  et  ne  prit  part  à  Faction  qu'assez 
tard  dans  la  soirée.  A  plusieurs  reprises,  Kretschman  revient . 
sur  la  bataille  du  16  août,  sur  les  incidents .  qu'il  a  pu  noter, 
sur  les  conséquences  des  victoires  de  Rezon  ville  et  de  Saint- 
Privat.  Il  attribue  tout  le  mérite  de  la  journée  au  général 
d'Alvensleben  qui,  sans  une  minute  d'hésitation,  attaqua  des 
forces  trois  fois  supérieures  à  celles  dont  il  disposait. 

Il  porte  sur  la  cavalerie  des  appréciations  qui  ne  sont  pas 
toujours  à  l'honneur  de  cette  arme.  Il  raconte  comment  le 
colonel  de  Voigts-Rhetz,  chef  d'état-major  du  IIIe  corps,  et 
lui-même  furent  obligés  de  dire  à  des  chefs  de  corps  de  cava- 
lerie «  des  choses  qu'on  ne  devrait  pas  avoir  à  dire  à  un  offi- 
cier ».  Evoquant  le  souvenir  de  la  charge  de  la  brigade 
Bredow  (7e  cuirassiers  et  16e  uhlans),  un  de  ces  faits  d'armes 
devenus  presque  légendaires  en  Allemagne,  il  montre  le 
Général,  qui  devait  mener  la  charge,  hésitant  au  moins  un 
quart  d'heure  et  ne  se  décidant  à  partir  que  sur  cette  invita- 
tion un  peu  brutale  du  colonel  de  Voigts-Rhetz  :  «  Enfin  ! 
Monsieur  le  Général,  vous  avez  l'ordre  formel  de  charger  la 
batterie  qui  est  là-bas  :  vous  n'avez  pas  à  vous  occuper  des 
pertes  *  ». 

Quelques  jours  après  les  victoires  de  Rezonville  et  de 
Saint-Privat,  il  apprécie  en  ces  termes  les  conséquences  des 
journées  du  16  et  du  18  août  : 

Nous  étions  trop  près  de  Metz  pour  qu'une  poursuite  fût  possible. 
L'armée  française  est  enfermée  dans  Metz  :  elle  cherchera  peut-être 
à  percer  en  un  point  quelconque.  Pourtant  cela  deviendra  chaque 
jour  plus  difficile,  car  chaque  jour  nous  nous  fortifions.  Pendant  ce 
temps,  le  Prince  Royal,,  qui  dispose  de  plus  de  200000  hommes, 
peut  avoir  donné  à  la  question  une  solution  définitive.  Nos  victoires, 
c'est-à-dire  celles  du  IIIe  corps,  ne  font  pas  sans  doute,  dans  leur 
exposé,  le  même  effet  que  celle  de  Wôrth,  mais  elles  ont  bien  une 

1.  Lettre  i5,  Jouaville,  7 5  août. 


I96  LA     REVUE     DE     PARIS 

importance  qu'il  ne  faut  pas  laisser  déprécier  :  à  Spicheren  comme 
à  Vionville,  nous  avons  combattu  contre  des  forces  deux  ou  trois  fois 
supérieures,  tandis  que,  jusque-là,  les  rôles  étaient  renversés.  La 
victoire  de  Vionville  est,  dans  son  exécution,  comme  dans  ses  con- 
séquences, un  triomphe  pour  nos  armes...  ' 

Pendant  les  deux  mois  que  dure  le  blocus  de  Metz,  chaque 
jour  Kretschman  adresse  à  sa  femme  ses  impressions.  Il  traite 
les  sujets  les  plus  variés  ;  tantôt  il  relate  les  opérations  militaires, 
vaines  tentatives  de  sortie  qui  marquent  les  derniers  sursauts  de 
l'agonie  de  l'armée  du  Rhin;  tantôt,  en  de  pittoresques  tableaux, 
il  dépeint  l'investissement  de  jour  en   jour    plus  étroit,   les 
troupes  allemandes  se  consumant  dans  l'ennui  et  dans  l'inac- 
tion,   dans   l'attente   de   la  reddition  sans  cesse   reculée.    En 
d'autres  pages,  Kretschman  raconte  son  installation  plus  que 
sommaire  pour  un  officier  d'état-major,  sa  vie  en  commun 
avec  ses  camarades  au  quartier  général  du  111°  corps,    son 
.  existence  journalière  peu  active  et  sans  gloire  au  bivouac  de 
Vernéville,  tandis  que  d'autres  troupes  allemandes,  non  immo- 
bilisées devant  Metz  celles-là,  moissonnent  de  nouveaux  lau- 
riers. Des  commentaires  souvent  durs  reflètent  l'impression 
du    moment.    A  l'adresse   des   Français,  se   multiplient,  les 
termes  injurieux. 

La  nature  semble  s'être  complue  à  rendre  plus  atroces  les 
conditions  du  drame.  A  des  chaleurs  excessives  succède  le 
mauvais  temps  ;  des  pluies  torrentielles  transforment  les  camps 
en  bourbiers.  Tandis  que  l'armée  du  Rhin,  fidèle  aux  habi- 
tudes rapportées  d'Algérie,  meurt  de  faim  au  bivouac  sous  la 
petite  tente  et  est  décimée  par  les  maladies,  les  troupes  alle- 
mandes d'investissement,  cantonnées  dans  les  villages,  ne 
souffrent  guère  moins  des  intempéries.  L'humeur  des  chefs 
s'en  ressent.  Kretschman  lui-même,  qui  souvent  reproche  aux 
Français  des  actes  de  sauvagerie  et  des  excès  de  toute  nature, 
se  laisse  aller  à  des  accès  d'indignation  peu  conformes  à  ses 
sentiments  humanitaires  : 

La  population  des  bords  de  la  Meuse  commence  à  devenir  bien 
encombrante.  Il  est  absolument  impossible  de  sortir  seul  à  cheval  : 
partout  les  gen»  vous  accueillent  à  coups  de  fusil.  Hélas!  cela  provo- 

1.  Lettre  i5,  Jouaville,  20  août. 


r 


SOUVENIRS    D  UN    OFFICIER    PRUSSIEN  .197 


quera  des  représailles.  Des  gens,  qui  n'appartiennent  à  aucun  corps 
de  troupe  portant  l'uniforme,  sont  de  vulgaires  assassins  s'ils  vous 
reçoivent  à  coups  de  fusil.  Il  n'y  a  pas  autre  chose  à  faire  que 
d'incendier  toute  localité  d'où  seront  partis  des  coups  de  feu.  Voilà 
comment  à  la  guerre  tout  prend  les  proportions  les  plus  fâcheuses  ll 

Le  rappel  du  commandant  delà  Pe  armée,  ce  «  polichinelle  » 
de  Steinmetz  comme  il  l'appelle,  le  comble  de  joie  : 

Hier,  on  a  prié  Steinmetz  de  se  retirer  chez  lui.  On  aurait  dû,  dès 
le  6  août,  l'expédier  à  Posen.  Il  est  devenu  l'être  complètement  fou, 
auquel  on  a  malheureusement  laissé  le  droit  de  commettre  beaucoup 
trop  de  sottises.  Il  a  eu  avec  le  Roi  et  avec  le  Prince  Frédéric-Charles 
les  scènes  les  plus  pénibles;  il  invoque  sans  cesse  ses  lauriers  de 
Nacliod  et  de  Skalitz,  et  se  figure  que  chacun,  en  le  voyant,  doit 
s'incliner  respectueusement.  Il  s'est  permis  d'incroyables  abus  de 
pouvoir...  * 

Jugement  sur  les  aumôniers  militaires  : 

Mon  opinion  sur  les  aumôniers  militaires  n'est  pas  très  bonne.  Au 
lieu  des  trois  réglementaires,  qui  suffisent  parfaitement  pour  un 
corps  d'armée,  nous  en  avons  six  dans  une  seule  division.  Ils  y 
viennent  de  leur  plein  gré,  dit-on,  mais  quand,  comme  moi,  on  a 
réellement  affaire  avec  eux,  on  reconnaît  malheureusement  le  vrai 
motif  pour  lequel  ils  viennent.  Jamais  jusqu'à  présent  un  ecclésias- 
tique n'a  exprimé  un  désir  pour  les  autres,  mais  toujours  pour  lui 
tout  seul.  Il  n'y  a  pas  le  moindre  effort  à  faire  pour  se  rendre 
compte  que  l'argent  joue  un  grand  rôle  dans  leur  service  volontaire. 
La  guerre  donne  décidément  de  tristes  exemples  des  proportions  que 
peut  atteindre  l'égoïsme  humain  \ 

Jugement  sur  Bazaine  : 

...  Au  début,  il  lui  eût  peut  être  été  possible  de  percer  au  prix 
de  grands  sacrifices.  Maintenant,  nous  avons  construit  tout  un 
cercle  de  retranchements,  nous  avons  de  grosses  pièces  et  tous  les 
vides  sont  bouchés  depuis  l'arrivée  des  troupes  de  remplacement. 
Vcniellement,  il  est  trop  tard  pour  sortir.  Bazaine  n'ordonne 
d'ailleurs  ces  combats  que  pour  motiver  la  capitulation...  Pourtant, 
je  ne  crois  pas  à  la  capitulation  :  va,  Bazaine  lui-même  ne  se  laissera 
pas  mourir  de  faim.  —  Du  reste,  il  a  adressé  au  Prince  Frédéric- 

1.  Lettre  19,  Etain,  29  août. 

2.  Lettre  34,  Vernéville,  19  septembre. 

3.  Lettre  40,  Vernéville,  22  septembre. 


I98  LA     REVUE     DE     PARIS 

Charles  une  lettre  fort  aimable  :  il  répète  beaucoup  ma  pauvre 
patrie ,  ma  pauvre  France,  et  déclare  ne  pas  être  du  tout  décidé 
à  reconaître  les  gredîns  de  Paris.  Raison  de  plus  pour  se  tenir  tran- 
quille. S'il  reste  à  Metz  jusqu'à  la  paix,  il  met  une  armée  à  la 
disposition  du  nouveau  régime,  et  devient,  par  ce  fait,  un  person- 
nage indispensable * . . . 

Malgré  toutes  les  souffrances  endurées,  la  résistance  des 
Français  se  prolonge;  elle  finit  par  exciter  l'admiration  des 
Allemands  eux-mêmes  : 

Cette  résistance  est  admirable.  Huit  semaines  de  mauvaise  nourri- 
ture, des  bivouacs  sans  paille  dans  un  pied  de  boue,  des  combats! 
J'en  arrive  à  me  demander  si  nos  hommes  en  auraient  fait  autant2. 

Enfin,  le  drame  s'achève  :  Metz  capitule.  La  IIe  armée, 
désormais  disponible,  va  se  porter  à  marches  forcées  vers  la 
Loire,  contre  les  armées  improvisées  par  le  gouvernement  de 
la  Défense  nationale.  Avant  de  quitter  Metz,  Kretschman  a  un 
dernier  souvenir  pour  les  vaincus. 

Ils  ont  fait  plus  que  l'on  ne  pouvait  attendre  même  des  troupes 
les  plus  braves.  L'armée  a  supporté  sans  faiblesse  les  plus  terribles 
privations.  S'ils  avaient  eu  à  leur  tête  un  chef  tant  soit  peu  intelli- 
gent, les  Français  se  seraient  frayé  un  passage  à  travers  nos  lignes. 
Au  lieu  de  cela,  ils  ont  tiré  le  canon  tous  les  jours,  sans  faire  la 
moindre  impression.  Ils  ont  conduit  leurs  femmes  sur  les  remparts 
pour  leur  montrer  un  semblant  de  guerre  —  et  rien  de  plus 3  ! 

Le  29  octobre,  Kretschman  assiste  à  la  reddition  : 

La  journée  d'aujourd'hui  restera  la  plus  grande  de  la  campagne, 
une  des  plus  grandes  peut-être  de  l'histoire  du  monde;  elle  a  été 
pourtant  profondément  triste.  Il  pleuvait  à  torrents.  In  peintre 
aurait  appris  à  connaître  toutes  les  nuances  de  la  douleur  et  du 
désespoir.  Le  premier  chef  de  corps,  —  un  beau  colonel,  —  me  remit 
son  rapport  d'un  air  digne  :  pas  un  muscle  de  son  visage  ne 
bougea.  Pourtant,  de  temps  en  temps,  une  larme  tombait  de  ses 
yeux  au  regard  fixe;  ses  hommes  prirent  congé  de  lui  en  sanglotant. 
L'attachement  des  soldats  pour  leurs  officiers  était  impressionnant; 
ils  le'ur  embrassaient  les  mains.  Un  capitaine  d'artillerie  restera 
inoubliable    pour  moi,    tant  que  je  vivrai.    Il  chancelait  sur  son 

1.  Lettre  4a.  Verne  ville,  24  septembre. 
1.  Lettre  78,  Vernéville,  22  octobre. 
3.  Lettre  81,  Vernéville,  28  octobre. 


SOUVENIRS     D  UN     OFFICIER    PRUSSIEN  I99 

cheval;  je  pensai  qu'il  était  ivre,  mais,  lorsqu'il  s'approcha,  je 
reconnus  qu'il  était  sous  le  coup  d'une  terrible  émotion.  Je  cherchai 
à  le  calmer  en  évitant  de  lui  adresser  des  paroles  de  nature  à  le 
blesser,  a  Vous  me  paraissez  être  un  soldat  de  cœur,  me  dit-il  très 
tranquillement.  Dites-moi  franchement,  pouvions-nous  encore  nous 
lattre? — Oui,  lui  répondis-je,  mais  vraisemblablement  sans  espoir 
de  succès.  —  Voyez-vous,  me  dit-il  en  pâlissant,  dans  ces  condi- 
tions, autant  mourir  tout  de  suite.  »  Cet  homme  m'a  produit  une 
profonde  impression ! . 

* 

Le  3o  octobre,  le  IIIe  corps  se  met  en  mouvement  par 
Commercy,  Ligny,  Bar-sur-Àube,  Troyes,  Sens;  à  maintes 
reprises.  Fauteur  s'extasie  sur  la  beauté  des  régions  parcourues 
en  cette  fin  d'automne.  De  Sens,  le  IIIe  corps  gagne  Pithi- 
viers.  Le  a£  novembre,  pour  la  première  fois,  il  se  heurte,  au 
combat  de  Neuville,  à  l'armée  de  la  Loire;  quelques  jours  plus 
tard,  il  prend  une  part  active  à  l'affaire  de  Beaune-la-Rolande 
(28  nov.).  Nouvelle  période  d'activité  pour  Kretschman  :  la 
nuit  travail  de  bureau,  le  jour  longues  séances  à  cheval. 
Ace  moment,  l'armée  de  la  Loire,  sous  d'Àurelle  de  Paladines, 
lutte  désespérément  contre  l'armée  du  Prince  Frédéric-Charles 
et  contre  celle  du  Grand-duc  de  Mecklembourg,  dans  l'espoir 
de  tendre  la  main  à  la  garnison  de  Paris.  Soumises  à  des 
privations  de  toutes  sortes,  les  troupes  françaises  sont,  malgré 
leur  bravoure,  obligées  de  reculer  . 

Orléans  est  occupé  par  les  Prussiens. 

Quelles  journées  !  Un  froid  rigoureux,  quatorze  et  seize  heures  à 
cheval,  un  morceau  de  pain  sec  pour  toute  nourriture  et  la  mort 
tout  près  de  nous  ;  toutes  les  horreurs  de  la  guerre  sous  leurs  aspects 
les  plus  variés.  Mais  Dieu  veillait  sur  nous  avec  bonté  :  il  nous  a 
donné  la  victoire  et  il  nous  a  laissé  la  vie  *  !  • 

Le  IIIe  corps  se  lance  à  la  poursuite  des  Français.  Après  une 
résistance  opiniâtre,  les  débris  de  la  i ro  armée  de  la  Loire  réussis- 
sent à  franchir  la  Loire  à  Châteauneuf  et  à  Gien,  dont  elles 
font  sauter  les  ponts.  Àlvensleben  est  rappelé  avec  ses  troupes 

1.  Lettre  82,  Vernéville,  29  octobre. 
a.  Lettre  u5,  Orléans,  6  décembre. 


200  LA    BEVUE    DE    PARIS 

à  Orléans.  Ces  marches  et  ces  contremarches  ne  sont  pas  du 
goût  de  Kretschman  qui  critique  assez  amèrement  les  indéci- 
sions du  haut  commandement. 

Depuis  Metz,  nous  en  avons  vu  de  raides  comme  marches  et  com- 
bats et  comme  faim.  Rien  que  depuis  Metz,  les  combats  suivants  : 
Neuville,   bataille  de  Beaune,  combats  de  Boiscommun,   Santeau, 
Chilieurs-aux-Bois,    Loury,   Vaumainbert  et    Saint-Loup  —    c'est 
déjà  bien  suffisant.  Les  trois  journées  des  2,  3  et  4  décembre,  j'ai 
vécu  de  pain  sec.  Orléans  nous  refit  un  peu;  nous  y  avons  séjourné 
un  jour,  —  nous  l'avons  d'ailleurs  rattrapé  en  faisant  en  une  seule 
journée  six  lieues  et  demie   pour   gagner  très  vite  cet   ignoble    les 
Bordes.  Puis   le  combat  de  Gien,  et  maintenant,  en  route  de  nou- 
veau pour  Orléans.  J'avais  bien  prévu  que  l'on  nous  ferait  revenir 
en  arrière,  car  cette  promenade,  la  gauche  en  tête,   était  par  trop 
insensée.   Il  est  toujours  pénible  d'imposer  de  si  inutiles  allées  et 
venues  à  nos  braves  troupiers  *  ! 

L'armée  du  Prince  Frédéric-Charles  va  avoir  à  lutter  contre 
la  ac  armée  de  la  Loire,  aux.  ordres  du  général  Chanzy.  Le 
1 2  décembre ,  le  quartier  général  du  1 1 1  °  corps  s'établit  à  Meung  : 
il  devait  y  rester  jusqu'aux  premiers  jours  de  janvier   1871. 

Appréciation  sur  les  troupes  bavaroises  : 

Tu  te  ferais  difficilement  une  idée  des  Bavarois.  Par  groupe  de 
trois  à  six,  ils  encombrent  les  routes;  ils  ont  abandonné  leurs  régi- 
ments, en  partie  jeté  leurs  armes,  et,  affublés  de  toutes  les  couver- 
tures possibles  et  impossibles,  ils  s'en  retournent  chez  eux,  pillant 
tout  sur  leur  passage.  Sur  3oooo  hommes,  il  en  reste  encore  5  000 
à  Thann.  Les  officiers  quittent  l'armée  sous  prétexte  de  maladies. 

Le  Grand-duc  a  télégraphié  :  Les  Bavarois  sont  un  poids-mort 
inutile;  ils  me  font  plus  de  mal  qui/s  ne  me  rendent  de  services. 
Au  cours  d'un  combat,  le  Grand-duc,  s'adressant  au  Général  Thann, 
s'est  exprimé  ainsi  :  Allez-vous-en  avec  toute  votre  racaille!  Cela 
fait  une  très  fâcheuse  impression.  On  ne  reconnaît  plus  les  officiers. 
Actuellement,  toute  la  bande  se  dirige  sur  Orléans  pour  se  refaire, 
quelque  peu2. 

L'armée  de  Chanzy,  après  avoir  essayé  pendant  quelques 
jours  de  faire  tête  sur  les  bords  de  la  Loire,  s'était  retirée  dans 
les  environs  de  Vendôme.    Ce   renseignement   était  parvenu, 

1.  Lettre  118,  Chàteauneuf,   10  décembre. 

2.  Lettre  120,  Meung,  12  décembre. 


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SOUVENIRS     D  UN     OFFICIER     PRUSSIEN  SOI 

d'une  façon  assez  imprécise,  au  commandement  allemand.  Le 
i5  au  matin,  le  général  d'Alvensleben  confia  au  général 
Hartmann  un  détachement  de  toutes  armes  (6  bataillons  d'infan- 
terie, 8  escadrons,  3  batteries  dont  i  à  cheval),  avec  mission  de 
se  porter  sur  Vendôme  et  d'attaquer  l'ennemi  en  flanc  là  où  il 
le  rencontrerait.  L'intention  du  haut  commandement  était  de 
ne  livrer  bataille  que  le  16;  aussi,  le  chef  du  détachement 
avait-il  reçu  Tordre  d'éviter  de  se  laisser  entraîner  à  un  combat 
sérieux.  Alvensleben  n'avait,  paraît-il,  pas  grande  confiance 
dans  le  général  Hartmann,  «  qui,  déjà  en  1866,  s'était  promené 
sous  les  lauriers  sans  en  cueillir  une  feuille f  »,  aussi  lui  adjoi- 
gnit-il le  major  de  Kretschman  avec  des  pouvoirs  très  étendus.  Le 
général  Hartmann,  trop  heureux,  à  ce  que  raconte  Kretschman, 
de  se  reposer  sur  son  adjoint,  lui  laissa  l'entière  direction  du 
combat  qui  eut,  d'ailleurs,  une  issue  heureuse  et  entraina 
comme  conséquence  l'occupation  de  Vendôme.  Hartmann 
n'hésita  pas,  bien  entendu,  à  s'attribuer  tout  l'honneur  de  la 
victoire;  ce  sans-gêne  vexa  profondément  le  major  de  Krets- 
chman*. 

Après  les  combats  sur  le  Loir,  le  prince  Frédéric-Charles  tient 
ses  troupes  concentrées  autour  d'Orléans;  elles  étaient  épuisées, 
car  elles  avaient  aussi  eu  cruellement  à  souffrir  des  rigueurs 
de  la  température.  La  IIe  armée  allemande  ne  reprend  son  mou- 
vement vers  l'ouest  que  le  4  janvier  1871 . 

kretschman,  à  cette  époque,  n'espère  pas  encore  la  paix. 
La  chute  de  Paris  ne  doit  pas,  à  son  avis,  changer  grand'chose 
aux  affaires,  car  Gambetta  n'a  rien  à  perdre;  plus  il  reste  au 
pouvoir,  plus  il  acquiert  de  popularité.  Kretschman  considère 
la  convocation  d'une  Assemblée  nationale  comme  nécessaire; 
elle  fera  connaître  si  elle  accepte  définitivement  la  République 
et  si  elle  est  décidée  à  continuer  la  guerre  ou  à  faire  la  paix  : 

Il  faudrait  que  cette  Assemblée  nationale  fût  installée  dans  des 
conditions  analogues  à  celles  de  la  prison  des  Moabites  :  tous  les 
prisonniers  entendent  et  voient  le  prédicateur,  mais  ils  ne  se  voient 
pas  entre  eux.  Quand  six  Français  sont  ensemble,  il  y  en  a  toujours 
an  qui  surenchérit  sur  les  autres  en  phrases  emphatiques;  quand  ils 

1.  Lettre  ia3,  Mer,  17  décembre. 

2.  mi. 


"202  LA     REVUE     DE     PARIS 

sont  seuls,  c'est  bien  différent.  J'en  reviens  toujours  là  :  c'est  une 
nation  de  fous  et  de  singes,  aussi  malicieuse  et  astucieuse  que  ceux-ci, 
prête  à  se  laisser  aller  aux  plus  ignobles  actes  de  sauvagerie,  pourvu 
qu'il  n'y  ait  à  cela  aucun  danger  pour  elle !  ! 

C'est  là  un  exemple  des  boutades  habituelles  à  Kretschman. 
Il  n'est  pas  plus  aimable  pour  l'Angleterre  : 

Les  efforts  faits  par  les  Français  avec  l'appui  de  l'Angleterre, 
m'en  imposent  franchement.  Sans  l'Angleterre,  nous  aurions  déjà  la 
paix  ;  la  France  n'aurait  jamais  pu  armer  ses  troupes  de   nbuveJJe 
formation.  L'Angleterre  a  puisé  dans  ses  propres  réserves  de  guerre, 
et  je  me  fais  cette  idée  qu'à  l'heure  actuelle  les  ministres  anglais  sont 
les  gens  les  plus  riches  du  monde.  Il  faudra  plus  tard  anéantir  cette 
puissance,   et  pour  cela  il  n'est  pas  besoin  de  guerre.    Nous  aurons 
une  flotte  ;  l'Amérique  n'attend  qu'une  occasion  pour  se  débarrasser 
de  l'Angleterre,  et,  depuis  la  Crimée,  la  Russie  a  un  petit  compte  à 
régler  avec  elle.  Ce  peuple  qui,    aussi  loin  que  la  terre    s'étend, 
Arme  d'un  poignard,   contre  remboursement,  le  bras  de  n'importe 
quel  assassin,  ce  peuple  pour  lequel  tout  crime  contre  l'Etat,  contre 
l'Église  ou  contre  la  Civilisation  est  considéré  comme  juste  pourvu 
qu'il  rapporte  de  l'argent,  ce  peuple  ne  mérite  pas  de  tenir  une  place 
-dans  le  conseil  de  l'Europe.  Quelle  peur  s'empara  de  cette  nation  à 
la  pensée  d'avoir  à  faire  vis-à-vis  de  la  Russie  preuve  de  courage  et 
même    simplement    de  bonne  contenance,    mais  aussi  quelle   joie 
lorsqu'on  s'aperçut  qu'on  pouvait  bien  s'en  passer 2  ! 

A  la  reprise  de  la  poursuite  de  l'armée  de  la  Loire,  le 
IIIe  corps  suit  le  sort  de  la  IIe  armée.  Il  assiste  aux  combats 
autour  du  Mans  et  occupe  une  première  fois  cette  ville  du 
1 3  au  23  janvier  1871. 

Quelles  terribles  journées  nous  venons  de  vivre!  Un  froid 
épouvantable,  des  chemins  couverts  de  verglas,  une  nourriture 
médiocre,  un  terrain  où  l'on  ne  peut  utiliser  ni  cavalerie  ni  artil- 
lerie, et,  pendant  sept  jours  sans  discontinuer,  des  combats  à 
outrance,  comme  le  voulaient  les  Français3. 

Le  corps  d'Alvensleben  poursuit  un  peu  au  delà  du  Mans 
l'armée  de  Ghanzy  en  retraite  sur  la  Mayenne,  mais  sans 
dépasser  Coulans  (i5   kilomètres  à  l'ouest    du  Mans),  où  lu 

1.  Lettre  128,  Meung,  22  décembre. 

2.  Lettre  i3i,  Meung,  a5  décembre. 

3.  Lettre  146,  Le  Mans,  i3  janvier  1871. 


SOUVENIRS    D'UN     OFFICIER    PRUSSIEN  203 

parvient  la  nouvelle  de  l'armistice.  Rappelé  au  Mans,  il  y  reste 
en  attendant  la  conclusion  de  la  paix,  jusque  dans  les  premiers 
jours  de  mars.  Bien  qu'il  ait  été  un  des  corps  les  plus  éprouvés 
au  cours  de  la  campagne,  il  fait  partie  des  troupes  allemandes 
maintenues  en  territoire  français  jusqu'au  payement  d'une 
partie  de  l'indemnité. 

Jugement  sur  la  Commune  : 

La  France  pourra  nous  faire  le  grave  reproche  d'êlre  la  cause  de 
l'anarchie  sans  cesse  grandissante.  Nous  aurions  dû  occuper  régu- 
lièrement Paris,  qui,  après  tout,  était  une  ville  conquise,  faire 
pendre  ou  fusiller  quelques  douzaines  de  gens,  écraser  chaque  maison 
sous  le  poids  d'un  grand  nombre  de  soldats  à  loger,  et,  une  fois  la 
ville  domptée,  la  remettre  aux  Français.  Chez  nous,  la  guerre  était 
devenue  fastidieuse  à  tout  le  monde  :  aussi  on  y  brisa  court  en  une 
bonne  fois.  Le  haut  commandement  fit  tout  au  plus  vite  pour  se 
tirer  d'affaire,  et  il  laissa  tout  en  mauvaise  posture...  ' 

Révolte  de  ce  cœur  de  soldat  devant  l'attitude  peu  digne  des 
généraux,  des  états-majors  et  des  officiers  qui,  à  peine  la  guerre 
terminée,  n'ont  rien  de  plus  pressé  que  d'abandonner  leurs 
troupes  et  de  rentrer  chez  eux  au  plus  vite  : 

Tous  les  états-majors  se  sont  empressés  de  rentrer  chez  eux  ;  nous 
allons  voir  maintenant  comment  nous  allons  nous  tirer  d'affaire. 
Cette  attitude,  je  ne  trouve  qu'un  mot  pour  la  qualifier  :  elle  est 

indigne Bien  plus,  on  ne  s'est  pas  préoccupé  une  seule. fois  en 

haut  lieu  de  désigner  les  troupes  destinées  à  rester  et  celles  destinées 
à  être  rapatriées.  Il  semble  que  toute  direction  ait  disparu.  Tout  le 
monde  se  fait  consteller  de  décorations,  mais  personne  ne  s'inquiète 
des  troupes,  qui  ont  bien  le  droit  pourtant  de  connaître  le  rôle  qu'on 
leur  réserve.  Je  finis  par  croire  que  l'on  dressera  des  recrues  pour 
faire  une  entrée  à  Berlin;  de  cette  manière,  toutes  les  fêtes,  données 
en  raison  des  victoires  de  l'armée,  pourront  avoir  lieu  sans  le  con- 
cours de  celle-ci...  Voilà  une  frivolité  sans  pareille  :  mener  à  Berlin 
une  joyeuse  et  plantureuse  existence,  et  oublier  que  cette  armée, 
réduite  à  un  médiocre  ordinaire,  est  une  armée  victorieuse!  La  place 
des  princes  est  au  milieu  de  leurs  troupes  et  non  pas  à  Berlin,  où  ils 
ne  peuvent  se  rendre  compte  de  l'état  de  l'armée.  Si  aujourd'hui, 
pour  son  bon  plaisir,  Alvensleben  voulait  prendre  un  congé,  on 
considérerait  cela  comme  un  oubli  de  son  devoir.  La  situation  des 
princes  est  la  même,  et  Ton  trouve  très  mal  à  l'armée  qu'ils  soient 

i.  Lettre  ai 5,  Troyes,  29  mars. 


20/i  LA     REVUE     DE     PARIS 

rentrés  chez  eux  à  toute  vitesse,  avec  de  vagues  congés,  pour  ne 
plus  avoir  à  revenir... l 


Quelques  mois  après  la  guerre,  le  major  de  Kretschman  fut 
affecté  à  l'état-major  du  XIVe  corps,  à  Karlsruhe.  Devenu,  au 
commencement    de    1874»    chef   de    section    à    l'état-major 
général,  à  Berlin,  il  fut  promu  la  même  année  lieutenant- 
colonel  et  détaché  à  Posen  comme  chef  d'état-major  du  Ve  corps . 
Colonel  du  régiment  de  fusiliers  n°  35,  à  Brandebourg,  il  prit 
trois  ans  plus  tard,  en  i883,  le  commandement  de  la  brigade 
mecklembourgeoise,  à  Schwerin.  En  1886,  lors  de  la  création 
des  inspections  de  landwehr  dans  les  provinces  orientales  de 
l'empire,   il  fut  chargé  de  celle  de  Bromberg  :  il  trouva    le 
moyen   de  s'y   occuper   activement,   car  ce  fut  précisément 
pendant  son  séjour  dans  cette  ville,  que  les  relations  diploma- 
tiques entre  l'Allemagne  et  la  Russie  se  tendirent  à  un  point 
tel  que  l'on  crût  la  guerre  inévitable. 

Lors  des  manœuvres  impériales  de  1887  en  Poméranie,  — 
les  dernières  auxquelles  assista  le  vieil  empereur  Guillaume  lfcr, 
—  le  général  de  Kretschman  reçut  le  commandement  d'un 
parti;  dans  le  parti  opposé,  le  prince  Guillaume2  commandait 
un  régiment,  celui  des  Grenadiers  Roi  Frédéric-Guillaume  IV. 
Soldat  avant  tout,  Kretschman  ne  vit  dans  son  adversaire  ni 
le  prince,  ni  l'héritier  du  trône  :  au  cours  d'un  combat,  une 
attaque,  imprudemment  engagée  parle  prince  impérial,  échoua, 
et  l'avantage  resta  au  parti  commandé  par  le  général  de  Krets- 
chman. L'Empereur  Guillaume  Ier,  qui  avait  su  apprécier  les 
hautes  qualités  militaires  de  celui-ci,  le  nomma,  peu  de  temps 
après,  au  commandement  de  la  division  de  Munster. 

En  1889,  de  nouvelles  manœuvres  eurent  lieu  en  Westphalie 
sous  la  direction,  cette  fois,  de  l'empereur  Guillaume  II.  Soldat 
dans  l'âme  et  défenseur  acharné  des  vieilles  traditions  militaires, 
le  général  de  Krestschman  critiqua  d'une  façon  particulière- 
ment acerbe  certaines  innovations,  entre  autres  le  déploiement  de 
grosses  masses  de  cavalerie.  Est-ce  à  cela  ou  à  toute  autre  cause 

1.  Lettre  216,  Troyes,  3i  mars. 
a.  L'Empereur  d'Allemagne  actuel. 


r 


SOUVENIRS    D  UN     OFFICIER     PRUSSIEN  3O0 


qu'il  faut  attribuer  la  défaveur  dont  il  devint  brusquement 
l'objet?  L'année  suivante,  il  ne  fut  pas  inscrit  sur  la  liste  de 
proposition  pour  commandant  de  corps  d'armée  :  de  dépit,  il 
demanda  sa  retraite  «  pour  raisons  de  santé  »  et  se  retira  à 
Berlin.  Il  emp  oya  son  activité  à  écrire  des  livres  à  l'usage  des 
soldats,  qu'il  aimait  beaucoup  malgré  son  apparente  rudesse,  et 
à  publier  d'intéressants  articles  de  Revues.  Il  avait  aussi  con- 
servé des  relations  de  correspondance  avec  un  certain  nombre 
de  camarades.  Il  prit  une  part  active  aux  polémiques  soulevées 
par  l'apparition  de  l'ouvrage  du  grand  état-major  prussien  sur 
la  guerre  franco-allemande.  Il  protesta  avec  la  dernière  énergie 
contre  les  assertions  du  grand  état-major,  au  sujet  du  rôle 
joué  par  le  IIIe  corps. 

En  1896,  à  l'occasion  du  25°  anniversaire  du  rétablissement 
de  l'Empire,  il  reçut  la  décoration  de  l'Aigle  Rouge  de 
ir#  classe  «  en  souvenir  de  l'activité  féconde  en  résultats  dont 
il  avait  fait  preuve,  au  cours  de  la  campagne,  comme  officier 
attaché  à  l'état-major  du  IIIe  corps  ».  Cette  récompense  tar- 
dive fut  une  consolation  aux  soucis  d'ordre  intime  qui  affli- 
geaient ses  dernières  années  :  son  cœur  de  soldat  prussien 
avait  souffert  cruellement  de  l'entrée  de  sa  fille  dans  les 
rangs  du  parti  socialiste.  Le*3i  mars  1899,  il  mourut  à  peu 
près  oublié.  Il  fut  enterré,  le  jour  de  Pâques,  dans  le  cime- 
tière de  la  garnison,  au  milieu  des  casernes  et  des  terrains 
d'exercices.  Il  avait  exprimé  lui-même  le  désir  d'être  enterré 
simplement  ;  il  se  serait  cependant  refusé  à  croire  que  cette 
cérémonie  serait  aussi  simple.  «  A  peine  un  petit  groupe  d'amis 
fidèles  et  de  camarades  assista  au  convoi  ;  de  vieux  soldats  du 
35e,  son  ancien  régiment,  portèrent  le  cercueil.  Aucun  piquet 
d'honneur  dans  la  chapelle,  aucune  musique,  aucun  représen- 
tant de  l'Empereur.  On  oublia  même  d'adresser  à  la  veuve  le 
télégramme  habituel  de  condoléances ! .  » 


PIERRE     DESRANGS 


1.  Les  renseignements   biographiques  qui  précèdent    sont   extraits    de 
\' Introduction  écrite  par  madame  Lily  Braun. 


QUESTIONS    EXTÉRIEURES 


L'ŒUVRE  DE  M.  D'AERENTHAL 


Le   21  octobre   1906,  le  baron  À.  Lexa  d'Aerenthal  suc- 
cédait au  comte  de  Goluchowo-Goluchowski  comme  ministre 
des  Affaires  étrangères  et  président  du  conseil  commun  des 
ministres  de  la  double  monarchie.  M.  de  Goluchowski  avait 
gouverné  onze  ans  (mai  1895-octobre  1906).  L'entente  austro- 
russe  avait  été  sa  règle  dans  les  affaires  balkaniques,  la  fidélité 
à  la  Triplice  et  surtout  à  l'amitié  allemande  restant  sa  règle 
dans  les  affaires  européennes.  Cette  politique  semblait  avoir 
eu  l'adhésion  la  plus  sincère  de  François-Joseph  et  des  «  vieilles 
gens  »  :  avant  M.  de  Goluchowski,  ce  n'est  pas  sans  résistance  ni 
mécontentement  qu'ils  avaient,  quatorze  années  durant  (1881- 
1895),  subi  la  politique  russophobe  du  comte  de  Kalnoky,  ses 
intrigues  antirusses  au  Levant,  ses  excitations  aux  Bulgares 
contre  le  Tsar  libérateur  et  ses  menaces  de  guerre  déclarée. 
Malgré  les  défiances  de  ses  Hongrois,  François-Joseph  gardait 
toujours  le  souvenir  de  cette  union  des  Trois  Empereurs,  dont 
avait  tiré  si  grand  bénéfice  son  chancelier  Andrassy  (1871- 
1879),  —  le  seul  de  ses  ministres  qui,  durant  un  long  règne  de 
défaites  et  de  provinces  perdues,  lui  eût  donné  la  consola- 
tion d'une  victoire  diplomatique  et  de  la  Bosnie-Herzégovine 
occupée. 

Statu  quo  et  paix  générale,  la  politique  de  M.  de  Golu- 
chowski se  serait,  d'ailleurs,  imposée   d'elle-même,  tant  les 


L  ŒUVRE     DE    M.     d'àERENTHAL  207 

difficultés  intérieures  de  la  double  monarchie  durant  ces  onze 
années  1890- 1906  rendaient  impossible  une  entreprise  au 
dehors,  et  redoutable  pour  l'union  austro-hongroise  le  moindre 
changement  en  Turquie  d'Europe.  A  Vienne,  les  luttes  de 
races  obstruaient  les  discussions  du  Reichsrat.  Entre  Vienne 
et  Budapest,  les  exigences  des  Hongrois  empêchaient  le  renou- 
vellement du  Compromis.  Dans  les  deux  royaumes,  on  ne 
gouvernait  que  par  un  indéfinissable  mélange  de  lois  consti- 
tutionnelles, de  marchandages  parlementaires,  de  coups  d'État 
et  de  décrets  illégaux.  Une  guerre  ou  une  révolution  balka- 
nique, loin  d'être  une  diversion,  eût  exaspéré  les  haines 
mutuelles  des  sujets  slaves,  roumains,  allemands,  hongrois, 
italiens  de  Sa  Majesté  impériale  et  royale....  La  maison  de 
Habsbourg,  depuis  cinquante  ans,  avait  fait  en  Italie  et  en 
Allemagne  les  frais  de  toutes  les  guerres  émancipa trices. 

Quelques  «  jeunes  gens  »,  —  on  dit  que  l'archiduc  héritier 
François-Ferdinand  était  de  ce  nombre  — ,  oublieux  des 
récentes  expériences,  ne  voulaient  pas  se  contenter  de  l'empire 
amoindri  :  par  delà  Bismarck,  ils  regardaient  vers  Metternich, 
plus  loin  encore  vers  Marie-Thérèse  et  le  prince  Eugène. 
Mais  à  ces  constructeurs  d'une  plus  grande  Autriche,  le 
statu  quo  et  la  paix  générale  semblaient  encore  les  plus  sûrs 
moyens  de  préparer  l'avenir,  de  réserver  et  même  d'ouvrir 
le  chemin  de  Salonique.  Car  statu  quo  signifiait,  avant  tout, 
maintien  en  Macédoine  du  régime  turc  et  du  massacre  hami- 
dien,  rébellions  albanaises  et  insurrections  chrétiennes,  man- 
geries  ottomanes  et  brigandages  grecs,  bulgares  et  serbes,  bref, 
épuisement  de  l'islam  et  abattement  des  chrétientés.  Quand 
tous  les  sujets  d'Abd-ul-Hamid  seraient  harassés  de  cette 
«  paix  générale  »,  qui  n'était  faite  que  de  combats  quotidiens, 
quand  cet  enfer  du  statu  quo  aurait  réduit  en  fumée  la  puis- 
sance militaire  du  Turc,  la  fidélité  des  musulmans  au  Khalife 
et  les  résistances  nationalistes  des  chrétiens,  alors  viendrait 
l'heure  du  Habsbourg...  De  sa  longue  domination  sur  l'Italie 
morcelée,  la  diplomatie  de  Vienne  a  rapporté  quelques  habi- 
tudes de  machiavélisme. 

A  partir  de  1902,  la  jeune  influence  de  l'archiduc 
héritier  s'ajoutait  donc  aux  préférences  du  vieil  Empereur. 
L'entente   austro-russe,    que   les   pourparlers    du   prince    de 


208  LA     REVUE     DE     PARIS 

Lobanoff  et  du  comte  de  Goluchowski  avaient  préparée  en 
août  1896,  avait  été  signée  lors  du  voyage  de  François-Joseph 
à  Pétersbourg  en  avril   1897.  Cinq  ans  plus  tard,  elle    était 
renouvelée  et,  semble- 1— il,  resserrée  lors  du  voyage  de  François- 
Ferdinand  (février  1902)1.  Les  entreprises  des  Russes  en  Asie, 
le  traité  Cassini  pour  l'établissement  du  Transmandchourien 
(septembre  1896)  l'avaient  rendue  possible,  en  détournant  de 
Constantinople  vers  la  Chine,  du  Proche-Orient  vers  l'Ex- 
trême-Orient, les  ambitions  de  Pétersbourg,  en  donnant  aux 
Russes  le  même  désir  qu'avaient  les  gens  de  Vienne  du  statu 
quo  levantin   :   l'occupation  de  Port- Arthur  en  avait  été   la 
première   conséquence  (décembre    1897).   En   janvier  1902. 
l'alliance  anglo-japonaise  et  les  menaces  de  guerre  en  Extrême- 
Orient  rendaient  cette  entente  non  plus  seulement  utile,  mais 
indispensable    à    la    continuation    de    l'avancée    mandchou- 
rienne  :  de  Paris  et  de  la  note  franco-russe  (20  mars  1902), 
Pétersbourg  attendait  un  appui  moral  contre  les  menaces  de 
Londres  et  de  Tokio;  mais  de  Vienne  seulement,  pouvait  lui 
venir  la  garantie  de  neutralité  ou  de  collaboration  au  cas  où 
les  querelles  asiatiques  auraient  leur  contre-coup  chez  le  Turc, 
chez  le  Bulgare  ou  chez  l'Arménien. 

Dès  février  1902,  ces  inquiétudes  de  Pétersbourg  donnaient 
à  Vienne  la  suprématie  dans  les  affaires  balkaniques.  De  1902 
à  1905,  les  préparatifs,  puis  les  opérations  de  la  guerre  russo- 
japonaise,  et  les  désastres  de  la  Russie  sur  terre  et  sur  mer 
eussent  rendu  cette  suprématie  omnipotente,  si  les  puissances 
occidentales  n'eussent  enfin  résolu  de  mettre  un  terme  aux 
cruautés  du  statu  quo. 

De  1896  à  1902,  en  effet,  si  la  tyrannie  austro-russe  avait 
pu  courber  tous  les  gouvernements  de  la  péninsule,  la  Porte 
et  Sofia,  Belgrade  et  Athènes,  Cettigné  et  Bucharest,  c'était 
grâce  à  l'abstention  des  puissances  occidentales.  Les  querelles 

1.  Notre  ambassadeur  télégraphie  de  Saint-Pétersbourg,  le  28  février 
190a  :  «  L'agitation  révolutionnaire  en  Macédoine  paraît  prendre  des  pro- 
portions inquiétantes.  On  pouvait  espérer  que  la  visite  à  Saint-Pétersbourg 
de  l'archiduc  Ferdinand  d'Autriche  aurait  produit  une  impression  salutaire 
et  arrêté,  pour  quelque  temps  au  moins,  les  menées  des  agitateurs  en 
Macédoine.  On  n'a  pu  ignorer,  en  effet,  que  le  résultat  du  voyage  de  l'ar- 
chiduc a  été  la  confirmation  des  accords  intervenus  entre  la  Russie  et 
l'Autriche,  lors  de  la  visite  de  l'Empereur  François-Joseph  en  1897.  » 


r 


L  OEUVRE    DE    M.     D  AERENTHAL  2QQ 


de  Rome,  de  Paris  et  de  Londres  et  leurs  entreprises  africaines, 
Àdoua,  Fachoda  et  Transwaal,  les  détournaient  du  Levant  ou 
ne  leur  permettaient  pas  de  transporter  à  la  Macédoine  l'heu- 
reuse intervention  dont  la  concorde  de  leurs  amiraux  leur 
avait  permis  de  gratifier  la  Crète. 

Mais  en  1902,  l'Angleterre,  délivrée  de  la  guerre  sud-afri- 
caine, l'Italie  et  la  France,  réconciliées  et  soucieuses  d'une  poli- 
tique plus  humaine,  unissaient  leurs  efforts  pour  obtenir  «  les 
réformes  nécessaires  que  les  populations  attendent  depuis  trop 
longtemps  »  (dépêche  de  M.  Delcassé  du  20  octobre  1902). 
Malgré  l'adhésion    toujours   acquise   aux    opérations    hami- 
diennes  de  notre  ambassadeur,  M.  Constans,  les  agents  de  la 
France  au  Levant,  M.  Bapst  à  Constantinople,  M.  Steegà  Salo- 
nique,  montraient  par  quelle  suite  de  mesures   on  pouvait, 
sans  révolution,  assurer  l'intégrité  de  l'empire  ottoman  et  sau- 
vegarder la  souveraineté  de  la  Porte,  tout  en  rétablissant  la 
paix  locale  et  en  améliorant  le  statu  quq  :  «  II  est  évident, 
écrivait  M.   Bapst  le  29  juillet  1902,  qu'un  sévère  contrôle 
administratif,  financier  et  judiciaire  serait  le  seul  moyen  de 
faire  rentrer  un  peu  de  calme  moral  et  de  bien-être  matériel 
chez  ces  populations  si  durement  éprouvées.  »  C'était,  résumé 
en  quatre  lignes,  tout  le  plan  que  M.  Steeg  avait  dressé  :  sup- 
pression du  massacre  hamidien  par  une  «  gendarmerie  suffi- 
samment nombreuse,  bien  payée,  composée  d'éléments  choisis 
et  commandée  par  des  officiers  d'élite  »;  réforme  du  régime 
turc  par  le   contrôle  des  Quatre  Mangeries,  dtmes,  justice, 
routes  et  armée. 

De  1902  à  1906,  les  puissances  occidentales  s'efforceront 
de  conquérir,  une  par  une,  ces  garanties  de  la  paix  locale  et 
ces  améliorations  du  statu  quo.  Les  bonnes  relations,  puis 
l'entente  cordiale,  qui  s'établissent  entre  Londres  et  Paris,  et 
l'amitié  entre  Paris  et  Rome  profiteront  aux  peuples  levantins. 

Par  une  marche  méthodique  et  régulière,  étape  par  étape, 
la  diplomatie  occidentale  s'avancera  des  demandes  les  plus 
simples,  les  plus  difficiles  à  écarter,  aux  réformes  profondes 
et  décisives.  Paris  se  chargera  de  convertir,  d'entraîner  au 
besoin  son  allié  de  Pétersbourg.  Londres  et  le  roi  Edouard 
useront  à  Vienne  de  l'influence  qu'une  traditionnelle  amitié 

Ier  Novembre  1908.  14 


2IO  LA     REVUE     DE     PARIS 

entre   les  gouvernements  et  les  dynasties  assure  depuis   us 
siècle    aux   conseils   de    l'Angleterre    sur    les    destinées     de 
l'Autriche.  Par  une  logique  répartition  du  travail,  Paris  four- 
nira le  plan  général  et  les  combinaisons  de  détail,  que  lui 
suggèrent  ses  honnêtes  et  habiles  agents  en  Turquie,  surtout 
son  consul  à  Salonique,  M.  Steeg;  et  Londres  enverra  son   roi 
demander  à  Vienne,  au  véritable  fondé  de  pouvoirs  du  syn- 
dicat austro-russe,  la  mise  en  œuvre  de  ces  projets.  Une  pru- 
dente évaluation  des  résistances  à  vaincre  répartira  la  tache 
sur   plusieurs   années.    Gendarmerie    européenne    en    igo3; 
réforme  financière  en  1905,  judiciaire  en   1907,  routière  en 
1909,   militaire  en  191 1   :  on  a  prévu  huit  ou   dix  années 
jusqu'à  l'achèvement  complet  de  cette  œuvre  désintéressée, 
dont  les  puissances  occidentales  ne  veulent  qu'un   bénéfice, 
mais  un  grand  bénéfice  pour  leur  influence  au  Levant  et  leur 
sécurité  dans  la  Méditerranée  :  car  elles  en  attendent  l'affer- 
missement, définitif  peut-être,  de  l'intégrité  ottomane,  que, 
seules,  peuvent  maintenir  les  réformes  et  la  réconciliation  des 
chrétientés  sujettes  ou  voisines  aux  nécessités  de  la  dépen- 
dance ou  de  la  mitoyenneté  turques. 

Aux  conseils  de  Paris,  Pétersbourg  opposera  d'abord  la 
résistance  la  plus  nette  ;  le  comte  de  Lamsdorf  mettra  en 
doute  ou  à  l'écart  chaque  affirmation  ou  suggestion  de  nos 
agents;  l'entêtement  de  M.  Delcassé  finira  par  triompher, 
quand  les  risques,  puis  les  revers  de  la  guerre  japonaise  don- 
neront à  la  Russie  un  plus  grand  besoin  de  la  fidélité  française 
et  quand  l'incident  de  Hull  honorablement  réglé  (octobre  190^- 
mars  1905)  rapprochera  les  Cabinets  de  Londres  et  de  Péters- 
bourg. Aux  demandes  du  roi  Edouard,  les  objections  de 
Vienne,  d'abord  plus  souples  et  moins  osées  (les  programmes 
de  Vienne  en  1 902  et  de  Mùrzsteg  en  1 903  sont  œuvres  pro- 
prement autrichiennes),  se  feront  plus  nombreuses  et  plus 
têtues,  à  mesure  que  Pétersbourg  cédera  :  quand  les  défaites 
de  son  armée  et  de  sa  flotte,  les  révolutions  de  la  capitale  et 
des  provinces  inclineront  la  Russie  aux  volontés  de  ses  allié 
et  ami  de  l'Occident,  Vienne  endossera  le  poids  de  la  lutte  et, 
coûte  que  coûte,  se  donnera  tout  entière  au  maintien  du 
statu  quo. 

Alors  apparaîtra  à  tous  les  yeux  pourquoi  ce  maintien  du 


L OEUVRE    DE     H.     D AERENTHAL  2H 

statu  quo,  —  de  l'anarchie  en  Macédoine,  —  est  dans  les  désirs 
de  Vienne  :  l'amélioration  du  régime  turc,  la  seule  atténua- 
tion du  régime  hamidien  amènerait  entre  chrétiens  et  musul- 
mans une  paix  apparente  qui  rendrait  pour  longtemps  impos- 
sible l'intervention  du  gendarme  autrichien;  par  un  autre 
changement  possible  de  statu  quo>  la  réconciliation  des  chré- 
tiens entre  eux  et  leurs  communs  efforts  contre  le  Sultan 
aboutiraient  peut-être  à  un  partage  de  la  Macédoine,  qui  pour 
toujours  fermerait  au  Drang  la  route  de  Salonique. 


Donc  ce  paix  générale  et  statu  quo  »,  afin  d'aboutir  à  quelque 
crise  et  à  une  descente  autrichienne;  ou  «  paix  locale  et 
réformes  »,  afin  d'épargner  le  maximum  de  vies  humaines, 
sans  distinction  de  races  ni  de  religions,  afin  de  maintenir 
aussi  r intégrité  ottomane  :  tels  sont  à  partir  de  1902  les  deux 
systèmes  en  présence,  et  la  lutte  diplomatique  s'engage  entre 
l'Occident,  demandeur  du  second,  et  les  gens  de  Vienne, 
défenseurs  de  l'autre. 

Le  syndicat  austro-russe  espère  d'abord  payer  de  mots  les 
puissances  occidentales  :  le  «  programme  de  Vienne  »,  que  les 
comtes  de  Lamsdorf  et  de  Goluchowski  établissent  dans  leur 
entrevue  de  décembre  1902,  décide  de  «  faciliter  au  Sultan  des 
réformes  qu'il  ne  puisse  refuser  »  ;  en  vérité  il  enregistre  pure- 
ment et  simplement  les  belles  promesses  qu'Abd-ul-Hamid 
vient  de  faire  aux  Macédoniens  par  ses  Instructions  à  son 
inspecteur  général  Hilmi-pacha  et  qu'il  infirme  aussitôt  par 
une  révolte  de  ses  fidèles  Albanais.  Le  seul  résultat  de  ce  pro- 
gramme de  Vienne  est  l'insurrection  de  la  Macédoine  slave 
durant  toute  l'année  1903. 

Edouard  VII  rendant  une  première  visite  à  Vienne  (août  1 903), 
les  puissances  occidentales  croient  obtenir  satisfaction  par  le 
«  programme  de  Mùrzsteg  »,  que  les  mêmes  comtes  de  Lamsdorf 
rtde  Goluchowski  dressent  en  octobre,  sur  les  suggestions  de 
lord  Lansdowne.  Mais  Vienne  entend  bien  que  le  syndicat 
austro-russe,  —  pratiquement  la  décision  autrichienne,  — 
garde  son  monopole  dans  la  conduite  des  affaires  balkaniques 


I 


»12  LA     REVUE     DE     PARIS 

et  que,  ne  changeant  rien  aux  causes  profondes  du  statu  quo, 
on  en  pallie  seulement  quelques  résultats  trop  visibles  et  trop 
offensants  pour  la  morale  des  humanitaires  :  sous  le  délégué 
d'Abd-ul-Hamid,  sous  l'inspecteur  général  Hilmi-pacha,  la 
Macédoine,  sera  surveillée  par  deux  délégués  du  syndicat,  les 
agents  civils  Demerik  et  Mùller. . . .  Paris  et  Londres  obtiennent 
du  moins  que  des  officiers  européens  organisent  la  gendarmerie 
et  tâchent  d'entraver  le  massacre  (octobre  i()o3-mars  1904). 

L'insuffisance  et  même  la  nuisance  de  ce    programme  de 
Mùrzsteg  éclatent  presque  aussitôt  :  l'article  III ,  —  qui  ne  peut 
être  un  simple  effet  de  l'étourderie  ou  de  la  naïveté  des  gens  de 
Vienne,  —  met  aux  prises  les  chrétientés,  en  leur  faisant  entre- 
voir un   règlement   des  circonscriptions    administratives,    un 
groupement  des  nationalités,  un  acheminement  au  partage  de 
l'avenir.  J'ai  dit  aux  lecteurs  d*ns  quelle  situation  atroce  ces 
guerres    nationalistes  et  religieuses  jettent  la  Macédoine,  et 
quelles  horreurs  échangent  les  bandes  grecques,  serbes,   bul- 
gares, musulmanes,  avec  le  dernier  effet  de  ruiner,  d'affamer, 
de  faire  disparaître  des  populations  entières.  Personne  à  Vienne 
n'avait-il  escompté  ces  résultats?...  Il  semble  que,  la  guerre 
russo-japonaise  ayant  commencé  (février  190^),  le  parti  des 
a  jeunes  gens   »  entrevoit  l'occasion  d'écumer  enfin  ou  de 
renverser  l'infernale  marmite.  Notre  ambassadeur  à  Vienne 
écrit  le  2  4   février   190^,   —   deux   semaines  après   le  début 
des  hostilités  en  Extrême-Orient  : 

Les  bruits  de  préparatifs  militaires  en  vue  d'une  mobilisation  de 
l'armée  austro-hongroise  persistent,  en  dépit  des  déclarations  de 
désintéressement  et  des  démentis  contenus  dans  les  discours  aux 
Délégations  du  ministre  des  Affaires  étrangères  et  du  président  du 
Conseil  de  Hongrie.  Le  comte  Goluchowski,  avec  lequel  j*ai  eu 
l'occasion  d'en  parler,  a  vivement  protesté  contre  ces  nouvelles  ten- 
dancieuses, qui  ne  reposent  sur  aucun  fondement  et  qui  dénaturent 
ses  intentions.  Il  nie  formellement  les  prétendues  concentrations  de 
troupes  sur  la  frontière  balkanique  :  il  tient  à  ce  que  le  gouvernement 
français  soit  bien  convaincu  que  l' Au  triche-Hongrie  n'a  aucune 
pensée  d'intervenir  dans  les  affaires  des  Balkans  autrement  que  par 
une  action  pacifique  et  concertée  avec  la  Russie,  et  pour  le  seul 
maintien  du  statu  quo. 

M.   de   Uoluchowski   a    confiance  dans  le  statu  quo  pour 


L  ŒUVRE     DE     M.     D  AERENTHAL 


2l3 


mener  à  bien  l'œuvre  autrichienne  :  quand  le  gouvernement 
de  Sofia  se  plaint  «  que  le  gouvernement  ottoman  poursuit 
l'extermination  de  la  population  bulgare  en  Macédoine  »  et 
quand  tous  les  agents  de  la  France,  de  l'Angleterre  et  de  la 
Russie  déclarent  cette  plainte  motivée,  M.  de  Goluchowski 
avec  un  sourire  réplique  «  qu'une  pièce  officielle  ne  devrait 
pas  parler  d'extermination  »,  qu'un  peuple  aussi  nombreux 
«  ne  saurait  être  diminué  par  des  pertes  peu  considérables  y>  et 
que  toute  la  faute  est  aux  journalistes  \ 

Une  nouvelle  intervention  des  puissances  occidentales  force 
le  syndicat  à  installer  les  officiers  européens  et  la  gendarmerie  ; 
Vienne    se  hâte  de  mettre  les   siens  à  Uskub,  au  confluent 
des  deux  voies  ferrées  qui  descendent  de  Serbie  et  d'Albanie 
sur  le  Vardar,  —  Uskub  où  le  prince  Eugène  poussa  jadis  ses 
avant-gardes.  Puis  les  deux,  agents  civils  et  surtout  l'agent 
autrichien,   intermédiaires    obligés   entre   les   officiers   euro- 
péens et  les  autorités  ottomanes,  s'efforcent  de  décourager 
le  zèle  des  pacificateurs.   Pourtant,   les  agents  de  la  France 
et  de  l'Angleterre  continuant  de  dénoncer  la  complicité  du 
gouvernement  turc  avec  les  bandes  qui  désolent  la  Macédoine, 
le  syndicat,  par  des  notes  courtoises,  «  rend  le  gouvernement 
ottoman  attentif  aux  dangers  de  la  prolongation  de  cet  état 
d'anarchie  »  ;  il  «  adjure  la  Sublime  Porte  de  veiller  à  ce  que 
Tordre  soit  maintenu  d'une  main  ferme  et  impartiale  ».    Et 
comme  Londres  et  Paris  refusent  de  croire  à  l'impartialité  du 
Sultan  et  à  la  fermeté  des  agents  civils,  Vienne  doit  réclamer 
et  obtenir   une  augmentation  des  cadres  européens  et  de  la 
gendarmerie  (décembre  1904). 

Une  détente,  une  espérance  de  pacification  en  sortiraient, 
si  quelque  main  secrète  ne  lançait  dans  une  compétition  plus 
active  les  comités  de  l'intérieur  et  de  l'extérieur,  surtout  les 
comités  et  le  gouvernement  d'Athènes  qui  ont  noué  avec  Vienne 
les  plus  cordiales  relations.  Notre  ambassadeur  confesse  que 
«  le  mal  primordial,  qui  réside  dans  le  désordre  financier, 
n'a  pas  été  attaqué  ».  C'est  ce  que  pensent  depuis  longtemps 
les  cabinets  occidentaux  et  c'est  bien  aussi  ce  qu'a  voulu 
éviter  le  syndicat  austro-russe  quand,  après  avoir  annoncé  la 

1.  Livre  Jaune,  Macédoine  (1903-1906),  p.  3o 


2l4  LA     REVUE     DE     PARIS 

réforme  financière  dans  son  programme  de  Murzsteg,  il  a 
déclaré  (février  1904)  y  renoncer  «  provisoirement,  très  pro- 
visoirement, pour  appliquer  tous  ses  efforts  à  la  réforme  de  la 
gendarmerie  ». 

Londres,  afin  d'obtenir  le  moins,  réclame  le  maximum  : 
lord  Lansdowne  ne  veut  plus  se  contenter  du  programme  de 
Murzsteg;  réforme  financière,  réforme  judiciaire,  retrait  ou 
limitation  des  forces  turques,  sa  note  du  20  décembre  1904 
remet  tout  en  question;  même  il  menace  de  ne  plus  recon- 
naître aux  deux  puissances  qui  se  disent  «  plus  particuliè- 
rement intéressées  »  la  direction  qu'elles  se  sont  arrogée. 
Afin  d'éviter  le  pire,  une  note  austro-russe  concède  ou  feint 
de  concéder  la  réforme  financière  (17  janvier  1905). 

Mais  pour  qu'à  Vienne  on  fût  résolu  sincèrement,  irrévoca- 
blement, à  obtenir,  à  installer,  à  surveiller  et  maintenir  cette 
réforme,  il  faudrait  ou  qu'un  élan  de  générosité,  une  crise  de 
vertu  presque  surhumaine  balayât  soudain  les  ambitions  des 
gouvernants  ou  qu'une  coalition  de  toutes  les  volontés  hostiles 
et  de  toutes  les  circonstances  défavorables  leur  imposât  la  rési- 
gnation,  l'abdication.  Car  cette   réforme  financière  est  non 
seulement  le  premier  redressement  fondamental  du  statu  quo, 
mais  la  mesure  décisive  qui  entraînera  toutes  les  autres.  Réalisée, 
cette  réforme  serait  la  fin  du  régime  hamidien  ;  le  connaisseur 
qu'est  M.  Constans  ne  s'y  est  pas  trompé  :  «  Le  mal  primordial 
réside  dans  le  désordre  financier  :  il  en  résulte  que  les  fonction- 
naires, irrégulièrement  ou  pas  du  tout  payés,  continuent  à  suivre 
leurs  anciens  errements,  que  la  justice  demeure  vénale,  que 
l'indiscipline  travaille  les  officiers  et  la  troupe  et  que,  les  griefs 
suscités  contre  les  autorités  ottomanes  restant  presque  aussi 
nombreux  que  par  le  passé,  les  agitateurs  ont  beau  jeu  pour 
entretenir  les  animosités  de  la  population  contre  le  gouverne- 
ment 1  »...  Entreprise  seulement,  cette  réforme  serait  la  fin  du 
monopole  austro-russe,  puisque  les  deux  agents-civils  seraient 
doublés  de  quatre  commissaires  anglais,  français,  italien  et 
allemand. 

Or  ni  les  ambitions  de  Vienne  ne  semblent  amorties,  ni  les 
circonstances  ne  leur  sont  défavorables,  —  tout  au  contraire. 

1.  Li\rc  Jaune,  Macédoine,  i9<>3-igo5r  p.  117. 


r 


l'oeuvre   de   m.   d'aerenthal  2l5 

Les  «  vieilles  gens  »  continuent  de  gouverner  ;  mais  l'archiduc 
héritier  prend  une  part  de  plus  en  plus  grande  aux  affaires  et 
l'Empereur  lui  marchande  de  moins  en  moins  la  responsabilité 
des  décisions.  L'accord  des  puissances  occidentales  continue 
d'être  intime  et  leur  entente  avec  Pétersbourg  se  resserre  ;  mais 
voici  venir  la  crise  marocaine,  que,  dès  février  i<)o5,  annoncent 
certaines  déclarations  de  la  diplomatie  allemande  et  qu'ouvre  à 
la  fin  de  mars  le  discours  de  Tanger.  De  mars  1905  à  la  fin 
d'avril  1906,  c'est  au  Maroc,  non  plus  à  la  Turquie,  que  les 
puissances  occidentales  doivent  consacrer  le  principal  de  leur 
attention  et  de  leurs  efforts  :  six  mois,  (avril-septembre)  de 
discussions  entre  Paris  et  Berlin,  dans  le  tête-à-tête  dangereux 
de  négociations  particulières,  puis  six  mois  (octobre-avril)  de 
transactions   internationales,  avant  et  pendant  la  conférence 
d'Algésiras,  laissent  à  Vienne  toute  liberté  de  veiller  au  statu 
quo  :  malgré  la  gendarmerie  de  l'Occident,  la  Macédoine  con- 
naît toujours  les  plus  belles  horreurs  du  régime  hamidien. 

Abd-ul-Hamid  a  d'ailleurs  trouvé,  si  d'autres  n'ont  pas 
trouvé  pour  lui,  une  réponse  topique  aux  réclamations  des 
puissances  occidentales  :  à  peine  formulée  la  demande  de 
réforme  financière  (17  janvier  1 905),  la  Porte  prépare  un  budget 
spécial  des  vilayets  qui  accuse  un  déficit  énorme,  grâce  aux 
dépenses  militaires  ;  et  la  Porte  déclare  ne  pouvoir  combler  ce 
déficit  sur  les  revenus  généraux  de  l'empire  que  par  des  res- 
sources à  chercher  dans  une  surtaxe  douanière  (  1 5  février  1 906). 
Il  faut  voir  l'empressement  de  Vienne  (20  février)  à  consentir 
cette  surtaxe,  dont  on  sait  bien  que  l'Angleterre  ne  pourra  pas 
l'accepter  sans  gêne  pour  son  commerce,  sans  crainte  pour  sa 
sécurité  en  Egypte,  sans  discussions  sur  la  durée  du  nouveau 
tarif,  le  contrôle  et  l'attribution  des  revenus,  etc.  !  Et  cette 
question  de  la  surtaxe,  dont  la  Porte  fait  obstinément  le  corol- 
laire de  la  réforme  financière,  fournit  en  effet,  durant  des  mois 
et  des  années  (février  1905-avril  1907),  le  meilleur  rempart 
diplomatique  aux  défenseurs  du  statu  quo. 

Même  quand  les  assaillants  recourent  à  la  force  ouverte  et, 
gagnant  le  consentement  de  la  Russie  à  leurs  énergiques  des- 
seins, organisent  une  démonstration  navale  dont  Vienne  est 
obligée  de  prendre  le  commandement,  pour  ne  pas  le  laisser  à 
l'ennemi   (décembre    igoS);    même   quand    l'occupation   de 


2l6  LA     REVUE     DE     PARIS 

Mételin  et  de  Lemnos  obligent  le  Sultan  à  reconnaître  les  com- 
missaires financiers  que  l'Occident  installe  d'autorité  en  Macé- 
doine ;  même  quand  ces  empêcheurs  de  pilleries  et  de  complots 
officiels  se  mettent  à  l'ouvrage  et  secouent  l'inertie  des  agents- 
civils  :  même  alors  la  question  de  la  surtaxe  continue  de  pro- 
longer le  statu  quo,  car  faute  de  ressources,  dit  la  Porte,  il  est 
impossible  de  payer  les  traitements  des  autorités  et  la  solde  des 
troupes  ;  et  les  mangeries  ordinaires  sont  triplées  par  le  dénue- 
ment de   tous  ces  affamés,  qui  ne  peuvent   vivre   que    sur 
l'habitant. 

Mais  Vienne  sent  la  fragilité  de  ce  dernier  obstacle.  Sa 
position  est  tournée.  Le  monopole  austro-russe  est  entamé, 
presque  ruiné  :  aux  deux  agents-civils  du  syndicat,  il  a  fallu 
adjoindre  les  quatre  commissaires  des  autres  puissances.  Dans 
ce  qui  reste  de  ce  monopole,  la  suprématie  de  Vienne  croule 
aussi,  depuis  que  la  paix  japonaise  (août  1905)  a  rendu  à 
Pétersbourg  quelque  souci  de  son  prestige  et  de  sa  clientèle 
balkaniques...  Et  la  conférence  d'Algésiras  (janvier-avril  1906) 
vient  exciter  chez  les  «  jeunes  gens  »  un  regain  de  convoitises, 
en  leur  donnant  le  modèle  d'une  politique  d'intervention  et 
l'espoir  d'ententes  nouvelles. 

En  cette  conférence  d'Algésiras,  où  Vienne  derrière  son  allié 
de  Berlin  tient  la  place  de  «  brillant  second  »,  ses  diplomates 
tachent  de  prendre  le  rôle  de  modérateurs  ;  quand  la  Conférence 
finit  par  ne  plus  disputer  à  la  France  et  à  l'Espagne  leurs  privi- 
lèges de  voisinage,  ni  à  la  France  surtout  —  voisine  terrestre 
—  son  droit  de  pénétration  pacifique,  les  puissances  occiden- 
tales proclament  que  la  médiation  autrichienne  a  eu  sa  grande 
part  en  ce  résultat.  L'historien  français  de  la  Conférence, 
M.  André  Tardieu,  résume  l'opinion  que  les  envoyés  de  Paris 
ont  emportée  de  cette  rencontre  avec  les  envoyés  de  Vienne1  : 

L' Autriche-Hongrie,  durant  les  six  premières  semaines,  ne  fut 
que  l'alliée  docile  de  l'Allemagne.  Mais,  pas  plus  que  les  autres  puis- 
sances, elle  ne  fut  sourde  à  la  leçon  des  événements  et,  comme  elles, 
comprit  que,  pour  arriver  à  l'entente,  on  ne  pouvait  demander  à  la 
France  toutes  les  concessions.  En  élaborant  le  projet  qui  fut  déposé 

1.  A.  Tardieu,  La  Conférence  d'Algésiras,  p.  4  47. 


—^ 


L  OEUVRE     DE     M.     D  AERENTHAL 


217 


par  le  comte  de  YYelscrsheimb  à  la  séance  du  8  mars,  elle  remit  en 
marche,  par  un  argument  décisif,  la  négociation  arrêtée  par  le  refus 
de  M.  de  Radowitz.  En  chargeant  le  comte  de  Khevenhueller  de 
reprendre  cette  négociation  avec  M.  Léon  Bourgeois,  elle  prépara  la 
concession  nécessaire  à  l'égard  de  Casablanca.  Et  les  conseils  qu'elle 
donna  à  Berlin  furent  beaucoup  dans  l'évolution  de  l'Allemagne.  A  ' 
aucun  moment  d'ailleurs,  le  gouvernement  autrichien  ne  fut  l'ins- 
trument du  b/u/jT allemand.  A  aucun  moment,  il  n'usa  contre  nous 
de  pression  ni  d'intimidation.  A  aucun  moment,  il  ne  nous  dit  autre 
chose  que  la  vérité,  et  cette  diplomatie  loyale  fut  apaisante. 

Voilà,  de  Paris,  un  beau  certificat,  que  Londres  contresigne 
avec  de  plus  beaux  éloges  encore.  Les  «  jeunes  gens  »  de  Vienne 
l'empochent,  avec  l'idée  d'en  faire  bon  usage  en  leur  temps  ; 
depuis  1906,  jamais  les  discours  officiels  ou  les  communica- 
tions particulières  de  leur  diplomatie  n'ont  touché  aux  affaires 
balkaniques  sans  quelque  allusion  directe  ou  détournée  aux 
affaires  marocaines  et  aux  services  que  Vienne  a  rendus  et 
peut  encore  rendre  à  l'œuvre  franco-espagnole. 

Or  voyez  la  symétrie  :  islam  marocain  et  islam  balkanique  ; 
voisinage  franco-espagnol  et  voisinage  austro-italien;  détroit 
de  Gibraltar  et  canal  d'Otrante  ;  frontière  oranaise  et  frontière 
bosniaque;  route  de  Tlemcen  à  Fez  et  route  de  Serajevo  à 
Uskub.  Puisque  la  Conférence  d'Algésiras  a  reconnu,  avec  la 
légitimité  de  la  pénétration  pacifique,  le  quasi-monopole  de 
l'intervention  aux  deux  voisins  de  terre  et  de  mer,  —  surtout 
au  voisin  terrestre,  —  pourquoi  ne  pas  admettre,  si  Vienne  sait 
préparer  l'avenir  balkanique,  comme  Paris  de  1901  à  1905  a  su 
préparer  l'avenir  marocain,  si  Rome  accepte  au  delà  de  son 
Adriatique  le  protectorat  ou  la  surveillance  d'un  RifT  albanais, 
comme  Madrid  s'est  réservé  au  delà  de  son  Détroit  la  surveil- 
lance de  l'Albanie  riffaine,  pourquoi  ne  pas  admettre  que  tôt 
ou  tard  une  autre  conférence  pourrait  concéder  à  Vienne  et 
à  Rome,  aux  deux  voisins,  —  à  Vienne  surtout,  voisine  ter- 
restre —  l'exercice  du  «  voisinage  »  ? 

Au  lendemain  d'Algésiras ,  cette  politique  nouvelle  est 
apparue  aux  «  jeunes  gens  »  avec  ses  doubles  conditions  d'hos- 
tilités possibles  et  d'amitiés  nécessaires. 

Malgré  l'hostilité  de  Berlin,  la  France  l'avait  emporté  à  Algé- 


3l8  LA      REVUE     DE     PARIS 

siras  parla  coalition  des  sympathies,  des  amitiés  et  des  alliances 
que,  depuis  cinq  ans,  elle  avait  groupées  autour  d'elle.  L'Au- 
triche avait-elle  à  prévoir  quelque  hostilité  pareille?  de Péters- 
bourg  peut-être;  de  Londres  plus  vraisemblablement. 

L'hostilité  de  Pétersbourg  serait  d'avance  écartée  et,  tout 
au  contraire,  sa  collaboration  acquise,  si  quelque  négocia- 
teur habile  resserrait  encore  l'entente  austro-russe,  non  plus 
pour  l'inutile  défense  d'un  statu  quo%  que  les  réformes  occi- 
dentales allaient  renverser,  mais  pour  la  recherche  d'un  autre 
équilibre  où  le  «  voisinage  »  de  l'Autriche  et  ses  conséquences 
sur  la  Turquie  d!Europe  auraient  pour  corollaires  le  «  voisinage  » 
de  la  Russie  et  ses  conséquences  sur  la  Turquie  d'Asie. 

L'hostilité  de  Londres  ne  serait  tenace,  que  si  l'échec  des 
réformes  macédoniennes  en  1908  ou  19 10,  comme  l'échec  des 
réformes  arméniennes  en  1896,  ne  donnait  pas  aux  hommes 
d'Etat  et  au  peuple  anglais  la  conviction  que  tout  espoir  d'une 
Turquie  régénérée,  prospère,  utile  au  commerce  mondial,  est 
décevant  et  que,  dans  le  monde  turc,  le  seul  remède  aux 
souffrances  des  peuples  conquis,  le  seul  terme  aux  embarras 
dii  trafic  et  de  la  mise  en  valeur,  c'est  peut-être  la  suppression 
du  conquérant,  —  le  partage  de  l'empire  ottoman  qu'en 
octobre  1895  Londres  proposait  aux  cabinets  européens. 

L'hostilité  de  Londres  dût-elle  résister  aux  offres  et  aux 
cajoleriçs  d'une  diplomatie  patiente,  briser  même  cette  tradi- 
tion d'amitié  anglo-autrichienne,  qui  semblait  être  depuis  un 
siècle  une  des  règles  de  la  politique  anglaise,  et  s'affirmer  au 
grand  jour  avec  la  même  violence  —  chose  peu  vraisemblable 
—  que  récemment  l'hostilité  de  Berlin  contre  les  désirs  de 
Paris  :  qu'importait  encore  au  succès  final,  si  Vienne  avait 
un  solide  appui  de  sympathies,  d'amitiés  et  d'alliances? 

Sur  le  modèle  français,  —  c'est  à  Vienne  que,  toujours, 
on  a  le  mieux  copié  les  articles  de  Paris,  —  il  était  facile 
d'imaginer  une  combinaison  adaptée  aux  besoins  du  Habs- 
bourg. Modèle  français  :  au  centre,  un  syndicat  franco- 
espagnol  pour  l'exploitation  du  «  voisinage  »;  un  premier 
revêtement  d'alliance  russe  ;  un  second  revêtement  d'amitiés 
anglaise  et  italienne  ;  un  troisième  revêtement  de  sympathies, 
les  unes  fort  actives,  celles  de  Washington,  les  autres  plus 
réservées,  celles  de  Vienne.  Copie  viennoise  :  syndicat  austro- 


L  OEUVRE     DE    M.     D  AEHENTHAL  2I() 

italien;  alliance  allemande;  amitié  russe;  sympathies  fran- 
çaises que  Ton  éveillerait  par  le  rappel  des  bons  offices 
d'Âlgésiras,  que  Ton  rendrait  actives  par  l'appât  d'un  règle- 
ment définitif  dans  l'imbroglio  marocain Et,  sachant  que 

Londres  ne  s'est  jamais  entêtée  à  la  défense  des  causes  perdues, 
les  optimistes  escomptaient  que  les  sympathies  ou  la  neutralité 
de  l'Angleterre  viendraient  parfaire  au  dernier  moment  la  coali- 
tion des  bonnes  volontés  en  faveur  de  l'Autriche. 

Entre  le  modèle  et  la  copie,  la  comparaison,  même  aux  yeux 
prévenus,  ne  tournait  pas  à  l'avantage  du  modèle.  Le  long 
passé  de  la  Triplice  ferait  plus  solides  et  plus  compacts  le 
syndicat    austro-italien   et   l'alliance    austro-allemande.    Plus 
puissants  et  plus  rapides,  seraient  les  moyens  d'action,  grâce 
aux  forces  complémentaires  des  deux  syndiqués,  à  l'armée  de 
Tun,  à  la  flotte  de  l'autre,  grâce  surtout  à  l'expérience  de  tous 
deux  dans  les  intrigues  albanaises.  Et  combien  plus  concor- 
dants, les  intérêts  de  l'allié  I  Le  Hohenzollern   s'est  posé  en 
ami  du  Turc,  pour  l'Asie,  non  pour  l'Europe,  sur  le  chemin 
de  Bagdad,  non  sur  la  route  de  Salonique  ou  de  Stamboul  : 
en    1897,    au    lendemain   des    victoires    thessaliennes,    von 
der  Goltz  exposait  à  ses  lecteurs  d'Allemagne  et  de  Turquie 
quel  bénéfice  leur  vaudrait  à  tous  une  retraite  des  Turcs  au- 
delà  du  Bosphore,  un  abandon  aux  convoitises   chrétiennes 
de  cette  Europe  maudite  où  les  fils  d'Osman  ont  gâché  les 
qualités  foncières  de  leur  race,  où,  sans  avenir,  ils  continuent 
héroïquement  de  gaspiller  le  meilleur  de  leurs  ressources  et  de 
leurs  soldats...  Et  grâce  au  long  passé  de  l'amitié  austro-russe, 
an  plus  long  passé  encore  des  sympathies  austro-anglaises, 
aux  tout  chauds  témoignages  des  sympathies  austro- françaises, 
grâce  surtout  au  profit  sonnant  que  toucherait  en  fin  de  compte 
tout  participant  de  la  combinaison  viennoise,  —  de  la  table 
des  gros  mangeurs,  il  tomberait  des  miettes  aux  petits  Etats 
balkaniques  eux-mêmes;  la  Crète  et  Samos  aux  Grecs,  quel- 
ques cantons  de  haute  Macédoine  aux  Serbes,  de  haute  Albanie 
aux  Monténégrins,  l'indépendance  et  quelque  port  de  l'Archipel 
aux  Bulgares,  —  ne  semblait-il  pas  qu'un  jour  proche  ou  loin- 
tain, une  conférence  de  Brindisi  ou  de  Venise,  sans  les  disputes 
et  les  alarmes  d'Algésiras,  dût  aboutir  à  la  réglementation 
conciliante  du  «  voisinage  »  austro-italien  ? 


220  LA     REVUE     DE     PARIS 

Dans  cette  combinaison  viennoise,  la  solidité  de  la  Triplice 
semblant  à  toute  épreuve,  une  seule  pièce  pouvait  sembler, 
non  pas  faible  ou  chancelante,  mais  encore  inégale  au  service 
que  Ton  en  attendait.  Le  continu  et  inébranlable  dévouement 
que  Paris  avait  trouvé  dans  l'amitié  de  Londres,  c'est  à  l'amitié 
russe  que  Vienne  aurait  à  le  demander...  Six  mois  après 
Algésiras  (octobre  1906),  M.  de  Goluchowski  tombant  du 
pouvoir  était  remplacé  par  M.  d'Aerenthal,  ambassadeur 
d'Autriche-Hongrie  à  Pétersbourg. 


M.  de  Goluchowski  était  tombé  sous  les  coups  des  Hongrois. 
Après  une  longue  année  de  guerre  ou  de  grève  parlementaires, 
(février  igo5-août  1906),  la  «  Coalition  »  de  tous  les  partis 
magyars  avait  forcé  le  Habsbourg  aux  concessions  juridiques, 
militaires  et  commerciales,  qui  devaient  affranchir  de  plus  en 
plus  la  Hongrie  du  contrôle  autrichien  et  transformer  en 
simple  union  libre,  en  union  temporaire,  le  mariage  des  deux 
conjoints.  Les  menées  des  pangermanistes  dans  certains  can- 
tons du  royaume  hongrois,  les  prétentions  des  Autrichiens  à 
imposer  leur  langue  allemande  et  leur  commandement  aux 
troupes  hongroises,  la  tyrannie  de  la  politique  et  de  la  «  cul- 
ture »  germaniques,  enfin  les  indiscrètes  déclarations  de 
Guillaume  II  faisaient  apercevoir  aux  Magyars  un  «  danger 
allemand  »  et  c'est  contre  l'invasion  germanique,  maintenant, 
non  plus  contre  la  rébellion  slave,  qu'ils  entendaient  défendre 
leur  indépendance. 

Guillaume  II,  par  ses  trop  cordiales  dépêches  et  embras- 
sades, avait  désigné  son  cher  «  Golu  »  aux  suspicions,  puis 
aux  haines.  Les  Hongrois  rejetaient  sur  le  ministre  la  respon- 
sabilité des  refus  et  des  dédains  de  François-Joseph  à  leur 
égard.  Ils  lui  reprochaient  d'avoir,  pour  complaire  à  Berlin, 
signé  le  traité  de  commerce  entre  l'Allemagne  et  l'Autriche- 
Hongrie  sans  tenir  compte  de  leur  abstention,  sans  même 
prendre  leur  avis.  Les  Délégations,  réunies  à  Vienne  en  juin  1 906 
après  deux  ans  d'absence,  avaient,  trois  jours  durant,  fait 
passer  le  ministre  «  par  les  verges  »  (Spiessenlaufen,  disait  la 


ysmmiam 


r 


l'oeuvre   de   m.   d'aerenthal  221 

Neue  frète  Presse)  :  «  A  Algésiras,  disait  l'un,  l'Allemagne  a 
fait  un  saut  dans  l'inconnu  et  nous  l'avons  suivie.  Que  nous 
importe  que  l'empereur  allemand  frappe  sur  l'épaule  du  comte 
Goluchowski  et  lui  dise  :  «  Vous  m'avez  bien  secondé!  »  — 
«    Nous   n'avons   plus  aucune  indépendance,   disait  l'autre; 
nous  sommes  les  satellites  de  la  constellation  allemande.  »  — 
Et  d'un   troisième   :    «  L'opinion  hongroise  estime  que  les 
dépenses  militaires  sont  dues  surtout  à  la  Tripiice  et  nous  trou- 
vions que  la  Wacht  am  Rhein  sonne  trop  haut,  de  ce  côté  de 
la  Leitha.  »  Et  tous  regrettaient  que  l'acquiescement  à  tous  les 
désirs  de  Berlin  rendît  la  Hongrie  suspecte  ou  odieuse  aux 
Etats  balkaniques,  —  sauf  aux  Roumains  qui  ne  rêvaient  que 
reprises  roumaines  sur  la  Transylvanie  hongroise.  Conclusion 
des  plus  défiants  :  «  De  même  que  le  comte  Andrassy  a  occupé 
la  Bosnie-Herzégovine,  on  paraît  à  Vienne  poursuivre  le  but 
caché  de  nous  glisser  jusqu'à  Saionique.  » 

A  ces  Délégations  de  la  double  monarchie  en  juin-juillet,  une 
motion  de  blâme  au  comte  de  Goluchowski  n'avait  pas  été 
votée;  mais  en  novembre,  les  Hongrois  dans  leur  parlement 
comptaient  prendre  leur  revanche  :  le  21  octobre,  le  comte 
de  Goluchowski,  assuré  d'un  vote  de  méfiance,  donnait  sa 
démission;  sans  retard,  sans  une  minute  d'hésitation,  on 
installait  en  sa  placé  M.  d'Aerenthal. 

Aloïs  de  Lexa-Aerenthai,  né  le  27  novembre  i854,  attaché  à 
Paris  en  1877,  à  Pétersbourg  de  1878  à  i883,  chef  du  cabinet 
de  kalnoky  durant  six  années  (1 883-1 889),  puis,  de  nouveau, 
conseiller  à  Pétersbourg  (1 889-1894),  était  devenu  chef  de 
poste  en  1895.  Trois  années  de  légation .  en  Roumanie 
(novembre  1895-mars  1899),  puis  sept  années  d'ambassade  en  , 
Russie  avaient  ajouté,  à  la  connaissance  des  choses  russes 
qu'il  avait  depuis  vingt  ans,  le  maniement  et  l'expérience  la 
plus  complète  de  l'entente  austro-russe  :  il  en  avait  vu  les 
résultats  sur  les  peuples  balkaniques,  chez  l'un  des  peuples  que 
Vienne  couvrait  de  son  exigeante  protection;  il  en  avait  dis- 
cuté et  peut-être  développé  les  stipulations  secrètes  quand,  en 
1 902 ,  l'archiduc  héritier  était  venu  à'Pétersbourg  la  renouveler  ; 
il  en  avait  assuré  et,  sous  les  apparences  gardées,  dirigé  le 
fonctionnement,  quand  les  occupations  et  soucis  de  Péters- 


1 


222  LA     REVUE     DE     PARIS 

bourg  avaient  abandonné  à  la  décision  autrichienne  la  plupart 
des  affaires  levantines.  Cette  ambassade  lui  avait  gagné  la 
confiance  de  l'archiduc  héritier  :  il  était  le  grand  homme ,  le 
nouvel  Andrassy  des  «  jeunes  gens  »,  —  et  les  «  vieilles  gens  » 
attendaient  de  lui  l'union  des  trois  Empereurs  ressuscitée. 

En  cette  fin  de  1906,  il  pouvait  sembler  que  Pétersbourg 
hésitât  dans  le  choix  d'une  politique  nouvelle.  La    Russie, 
après    la    paix  japonaise  (août    1905),    avait  eu  son  année 
de  recueillement,  d'élections  et    de  débats  parlementaires,  de 
Douuias  appelée  et  renvoyée.    L'alliance   franco-russe  sem- 
blait ébranlée  par  les  prétentions  de  Paris  à  s'ingérer  dans  les 
affaires  intérieures  de  l'empire  et  par  la  trop  prompte  obéis- 
sance de  l'ambassadeur  français  aux  instructions  de  son  gou- 
vernement (juillet  1906).   Une  entente  anglo-russe   semblait 
amorcée    :    l'ambassade    de   Sir  Ch.    Hardinge   (mai    1904- 
juin    1906)   et  les   sages   conseils  de    sir  Donald  Mackenzie 
Wallace  portaient  leurs  fruits.  Mais  quelque  désir  que  Londres 
eût  de  cette  entente,  quelque  modération  courtoise  et  défé- 
rente que  la  diplomatie  anglaise  —  au  rebours  de  la  diplo- 
matie française  —  mît  dans  l'exposé  de  ses  désirs,  deux  condi- 
tions   fondamentales    pouvaient    déplaire    à    Pétersbourg    : 
l'Angleterre  libérale  déclarait  ne  pouvoir  tendre  la  main  qu'à 
une  Russie  constitutionnelle,  à  un  tsarisme  parlementaire,  — 
d'apparence,  sinon  de  réalité;  et  Londres  ne  pouvait  accepter 
qu'une  politique  de  statu  quo  tant  dans  l'Extrême  que  dans 
le  Proche  Orient  :  l'intégrité  de  la  Chine,  de  l'Afghanistan, 
de  la  Perse  et  de  la  Turquie  était  du  moins  la  façade,  derrière 
laquelle  on  logerait  les  combinaisons  et  partages  d'influence 
diplomatique  (Perse),   de   pénétration    économique  (Turquie 
d'Asie)  et  de  réformes  radicales,  —  ceci  pour  la  Macédoine. 

Quelque  désir  que  Pétersbourg  eût  aussi  de  l'entente, 
quelque  prudence  et  même  quelque  abstention  que  les 
embarras  et  révolutions  du  dedans  imposassent  à  sa  diplo- 
matie, il  était  visible  pourtant  que  ces  deux  conditions  de 
Londres  retardaient,  empêchaient  peut-être  la  conclusion 
de  l'accord  :  en  mai,  l'ouverture  de  la  Douma,  le  renvoi  du 
comte  de  Lamsdorf  et  l'appel  au  pouvoir  de  M.  Isvolski, 
ministre  russe  à  Copenhague,  semblaient  indiquer  le  triomphe 
de  l'impératrice  douairière  et  du  «  parti  danois  »,  que  l'on 


r 


L  OEUVRE    DE    M.     D  AERENTHAL 


223 


disait  acquis  à  l'influence  anglaise;  en  juillet,  le  renvoi  de 
la  Douma  semblait  rendre  le  pouvoir  aux  idées  adverses,  et  la 
flotte  anglaise  retardait  sa  visite.  Dans  la  presse  et  dans  les 
conseils  du  Tsar,  ne  manquaient  ni  les  défenseurs  de  la  sainte 
Russie  contre  la  perversion  des  idées  occidentales,  ni  les 
patriotes,  que  les  désastres  et  les  hontes  de  Mandchourie 
avaient  assoiffés  de  prestige  et  de  revanche,  ni  les  traditionnels 
exécuteurs  testamentaires  de  Pierre  le  Grand,  qui  n'avaient 
jamais  oublié  le  chemin  de  Byzance.  A  tous  ces  «  vrais 
Russes  )),  l'union  ou  du  moins  la  cordiale  entente  des  Trois 
Empereurs  pouvait  assurer  la  collaboration  de  Berlin  et  de 
Vienne  tant  contre  les  révolutions  et  menées  séparatistes  de 
la  Pologne  ou  de  la  Finlande  que  pour  une  reprise  de  l'ac- 
tivité russe  dans  l'empire  ottoman. 

La  première  démarche  de  M.  d'Aerenthal  ministre  est  une 
tournée  chez  les  Trois  Empereurs  :  au  sortir  de  son  premier 
entretien  avec  François-Joseph,  il  va  présenter  à  Pétersbourg 
ses  lettres  de  rappel  et  rentre  par  Berlin.  Dépêche  au  journal 
le  Temps  de  son  correspondant  berlinois  : 

A  propos  du  voyage  de  M.  d'Aerenthal  à  Saint-Pétersbourg  et  à 
Berlin,  un  diplomate  allemand  me  dit  «  que  les  rapports  entre  Vienne 
et  Pétersbourg  deviennent  plus  étroits  et  qu'en  même  temps  les 
relations  entre  Berlin  et  Pétersbourg  s'améliorent;  mais  ce  n'est  pas 
une  raison  de  parler  de  la  restauration  de  la  Sain  te- Alliance,  non 
plus  que  de  nous  soupçonner  de  vouloir  à  notre  tour  «  débau- 
cher »  la  Russie;  l'alliance  franco  russe  est  intacte. 

La  première  dépêche  de  M.  d'Aerenthal  est  pour  Rome  : 
il  promet  à  M.  Tittoni,  qui  lui  retourne  pareille  promesse, 
de  rétablir  en  leur  cordialité  les  relations  des  deux  gouver- 
nements, que  les  bagarres  de  Fiume  et  de  Zara  ont  failli 
brouiller.  Et  tandis  qu'il  concède  aux  Hongrois  la  parité  com- 
plète dans  toutes  les  affaires  diplomatiques,  —  personnel, 
emblèmes,  langue,  etc.,  —  tandis  qu'il  ne  refuse  pas  les  entre- 
tiens du  roi  Georges  sur  l'annexion  de  la  Crète,  il  fait  aux 
Délégations  (4  décembre  1 906)  son  premier  exposé-manifeste  : 

La  politique  de  la  monarchie  est  une  politique  de  continuité... 
J'envisagerai  comme  mon  principal  devoir  de  cultiver  soigneusement 
avec  l'Allemagne  notre  amitié  étroite,  basée  sur  la  communauté  de 


*y 


224  LA     REVUE     DE     PARIS 

grands  intérêts...  Mon  récent  séjour  à  Berlin  et  mes  entretiens   avec 
le   prince  de  Bulow  m'ont  donné  le  plaisir  de  constater  l'accord 
absolu  de  nos  vues  avec  l'Italie.  Lors  de  mon  entrée  en  fonctions, 
j'ai  eu  avec  M.  Tittoni  un  échange  de  vues  amicales  qui  a  démontré 
une  fois  de  plus,  et  sans  équivoque,  la  cordialité  des  rapports.. - 
Avec  la  Russie,  une  sincère  amitié  existe  depuis  plus  de  dix  ans  et 
je  suis  convaincu  que  dans  toutes  les  grandes  questions  les  intérêts 
de  la  Russie  et  de  l'Autriche-Hongrie  sont  parallèles  ;  sur  la  base  de 
mes  amicales  conversations  avec  M.  Isvolsky,  nous  pourrons  compter 
sur  la  collaboration  des  deux  puissances  dans  les  intérêts  de  la  paix 
et  l'amélioration  du  sort  des  populations  balkaniques...  Avec    les 
puissances  occidentales  nos  relations  sont  aussi  cordiales  que  pos- 
sibles. En  ce  qui  concerne  la  Turquie,  en  se  plaçant  sur  le  terrain 
du  traité  de  Berlin  et  des  programmes  arrêtés  à  Vienne  et  à  Miirzsteg, 
l'établissement  d'un  budget  macédonien  peut  être  considéré  comme 
un  grand  progrès.  Il  s'agira  maintenant  de  réaliser  un  autre  point 
du  programme  :  la  réorganisation  de  la  magistrature. 

Ces  déclarations  du  4  décembre  valent  à  M.  d'Aerenthal 
l'approbation  unanime  des  Délégations.  Mais  peut-être  le 
ministre  n'a-t-il  pas  tout  dit;  le  20  décembre,  une  note 
officieuse  du  Fremdenblatt  annonce  la  formation  du  syndicat 
austro-italien  :  «  Si  le  maintien  du  statu  qoo  paraissait  impos- 
sible en  Albanie,  on  y  substituerait  une  autonomie  sur  la  base 
de  la  nationalité,  les  deux  puissances  étant  d'accord  pour  que 
ni  Tune  ni  l'autre  ne  cherche  de  ce  côté  un  accroissement  de 
territoire  ».  C'est  exactement  ce  que,  la  veille,  M.  Tittoni 
exposait,  mais  plus  complètement,  à  la  Chambre  italienne. 
Ayant  rappelé  l'accord  intervenu  entre  le  comte  de  Golu- 
chowski  et  le  marquis  de  Visconti-Venosta  (dès  1 897-1 898, 
Rome  était  participante,  confidente  au  moins  de  l'entente 
austro-russe),  il  ajoutait  : 

L'Italie  a  procédé  jusqu'à  présent  en  plein  accord  avec  l'Autriche- 
Hongrie.  Elle  fera  de  même  à  l'avenir.  Les  deux  puissances  sont 
pleinement  d'accord  pour  affirmer  que,  lorsque  le  maintien  du  statu 
qtto  ne  serait  plus  possible  en  Albanie,  elles  doraient  soutenir 
ensemble  une  solution  consistant  dans  l'autonomie  politique  de  la 
presqu'île  des  Balkans,  sur  la  base  du  principe  de  nationalité.  Et 
ceci  n'est  pas  un  programme  négatif;  c'est  un  programme  positif 
dans  toute  l'étendue  du  mot. 

VICTOR     B^RARD 

(Lu  fin  prochainement.) 

L' Administrateur-Gérant  :  b.  cassâbd. 


r 


?  V.' 


PÉCHERESSE' 


I 

—  Les  rats,  houl  les  rats!  —  s'écria  la  belle  madame 
Tiralla  qui  se  trouvait  à  la  cave  avec  la  servante. 

Elles  étaient  descendues  pour  puiser  la  choucroute  dans 
le  tonneau  du  coin  ;  la  domestique  tenait  la  lampe  et  madame 
Tiralla  portait  l'écuelle  de  terre.  Mais  elle  la  laissa  tomber  en 
poussant  un  cri  perçant  et  elle  leva  ses  jupes  si  haut  qu'elle 
découvrit  ses  jambes  fines,  ses  pieds  chaussés  de  petites  mules 
en  cuir,  ses  bas  à  rayures  de  couleur  et  son  pantalon  blanc  à 
large  broderie  retombant  sur  les  genoux. 

—  Où  ça,  des  rats?  (La  servante  montrait  en  riant  toutes 
ses  larges  dents  blanches.)  Je  ne  vois  point  de  rats.  Il  n'y 
a  point  de  rats  ici,  Parti2.  (Et  elle  regarda  sa  maîtresse  de 
côté,  d'un  air  rusé.)  Pani  rêve  :  il  n'y  a  rien  de  vivant  dans  la 
cave,  sauf  Pani  et  Marianne  ! . . .  Ecoutez  ! 

Elle  inclina  sa  tête  brune,  puis  la  secoua  et  continua  de  rire. 

Elle  haussa  la  lampe,  qui  éclaira  tout  autour  d'elle.  Des 
ombres  glissèrent  sur  les  parois  noires,  luisantes  d'humidité, 
firent  apparaître  les  crevasses  et  les  dégradations  de  la  maçon- 
nerie grossière  et  les  angles  profonds  où  collaient  d'épaisses 
toiles  d'araignée.  C'était  la  vieille  cave  d'une  vieille  maison, 

i.  L'original  a  paru  sous  ce  tilre  :  Absolvo  te. 

Published,  November  fifteentk,  nineteen  hundred  and  eight.  Privilège  of 
copyright  in  the  United  States  reserved  under  the  Act  approved  Marc  h 
tkird,  nineteen  hundred  and  five,  hy  la  Revue  de  Paris. 

a.  Maîtresse. 

i5  Novembre  1908.  1 


•  A' 


1. 


226  LA    REVUE     DE    PARIS 

et,  de  plus,  une  cave  négligée.  Rien  n'était  à  sa  place.   Du 
charbon  et  de  la  tourbe,  pêle-mêle,  s'entassaient  près  du  ton- 
neau à  choucroute  ;  des  bouteilles  pleines  gisaient  parmi  des 
bouteilles  vides.  Les  rayons  de  lattes  qui  jadis  garnissaient 
les  parois  de  la  cave  n'étaient  plus  qu'un  amoncellement  de 
bois  pourri  ;  toutes  sortes  de  vieilleries  s'accumulaient  entre 
les  pommes  de  terre,  et  des  pioches  cassées,  des  manches  à 
balai,  des  débris  de  vaisselle  émergeaient  du  sable  où,  ça  et  là, 
négligemment,  on  avait  piqué  une  salade.  Une  odeur  de  pour- 
riture emplissait  la  cave  mal  aérée,  percée  seulement  d'une 
lucarne  exiguë,  toujours  close.  La  petite  lampe  brûlait  tris- 
tement, comme  suffoquée  par  l'atmosphère  viciée  ;  autour  de 
la  silhouette  vigoureuse  de  la  servante  et  de  celle  plus  menue 
de  la  maîtresse  flottait  une  lueur  vaporeuse. 

—  Il  y  a  pourtant  des  rats,  ici...  vois-tu?...  entends-tu?... 
hou  !  (Madame  Tiralla  saisit  le  bras  de  sa  servante  en  poussant 
des  cris  aigus,  tandis  que  ses  yeux,  étincelants  dans  son 
visage  pâle,  se  dilataient  d'horreur.)  En  voici  un  qui  court 
là-bas!  hou!  l'affreuse  bête! 

Elle  bondit  en  l'air,  comme  si  un  des  monstres  à  longue 
queue  se  glissait  déjà  sous  ses  jupes  et  la  frôlait  de  son  corps 
chaud. 

—  Sainte  Mère  ! 

La  servante,  atteinte  de  la  même  épouvante  que  sa  maîtresse, 
laissa  choir  la  lampe  comme  l'autre,  un  instant  avant,  avait 
laissé  choir  son  écuelle.  Les  ténèbres  les  enveloppèrent. 

La  maîtresse  s'écria  nerveusement  : 

—  Stupide  créature! 

Elle  avait  levé  la  main  pour  frapper.  La  servante,  comme 
si  elle  devinait  son  intention,  se  baissa  et  fila  obliquement; 
bientôt  on  entendit  son  ricanement  étouffé  dans  un  coin 
éloigné  de  la  cave  : 

—  Si  Pani  veut  me  battre...  hihi!...  je  reste  ici,  hihi! 

—  Allons  donc!...  te  battre!  Je  n'y  pense  même  pas,  — 
répondit  pour  la  rassurer  la  maîtresse;  —  viens  seulement 
ici!  donne-moi  ta  main! 

—  Oh!  non...  Pani  me  battra  tout  de  même...  non,  non! 

—  Donne-moi  donc  ta  main!  Je  ne  te  ferai  rien,  idiote!... 
Hé!  Marianne,  où  es- tu? 


PECHERESSE  22J 

La  belle  madame  Tiralla  parut  prise  d'une  terreur  véri- 
table, beaucoup  plus  sincère  que  celle  de  tout  à  l'heure.  Sa 
gorge  se  gonflait  et  s'abaissait  avec  rapidité;  elle  eut  froid, 
puis  elle  sentit  que  sa  tête  était  brûlante.  Hou!  qu'il  faisait 
noir  ! . . .  comme  dans  la  nuit  du  tombeau  ! . . .  Un  frisson  glacial 
parcourut  ses  vertèbres.  Ah!  quelle  horreur  de  se  trouver 
ainsi  dans  l'obscurité  toute  seule  avec  ses  pensées! 

—  Marianne!  —  articula-t-elle  d'une  voix  forte,  qui  résonna 
sous  les  voûtes  de  la  cave,  —  hé!  Marianne,  où  es- tu  donc? 

Point  de  réponse. 

—  Marianne,  je  te  ferai  cadeau  de  mon  tablier  de  soie  qui 
te  plaît  tant...  Marianne,  où  es-tu,  voyons? 

—  Mais  je  suis  là,  à  deux  pas  de  vous...  ici,  Pani,  ici  !  (La 
main  chaude  de  la  servante  empoigna  les  doigts  mouillés  de 
sueur).  Pour  que  Pani  ne  tombe  pas,  —  chuchota-t-elle  doci- 
lement. 

Elles  parvinrent  ainsi,  la  main  dans  la  main,  à  l'escalier  de 
la  cave. 

—  Jésus-Christ  et  sa  Sainte  Mère  soient  loués  !  —  balbutia 
madame  Tiralla  en  foulant  la  première  marche  de  pierre  glis- 
sante. 

Encore  quinze  marches,  Dieu  merci,  et  l'on  serait  en  hautl 
On  reverrait  la  lumière.  Et  les  idées  sombres  demeureraient 
en  arrière,  dans  les  ténèbres...  A  mesure  qu'elle  montait, 
sa  terreur  se  dissipait,  et  c'est  à  peine  si  elle  pouvait  réprimer 
un  sourire  :  elle  avait  fait  une  belle  peur  à  Marianne,  qui 
désormais  croyait  fermement  aux  rats!  C'est  pourquoi  elle 
ne  la  réprimanderait  pas  à  cause  de  la  lampe  brisée.  Main- 
tenant il  s'agissait  de  se  plaindre  beaucoup  des  rats  afin  que 
bientôt  on  pût  dire  :  «  A  Starydwor,  dans  la  maison  d'Antoine 
Tiralla,  il  y  a  tant  de  rats  qu'on  les  voit  danser  sur  les  bancs 
et  sur  les  tables,  qu'ils  viennent  dévorer  le  froment  dans  la 
grange,  qu'ils  ont  déchiré  dans  l'armoire  à  habits  la  robe  de 
soie  bleue  à  dentelles  de  madame  Tiralla...  »  Ainsi  tout  irait 
bien...  oh  I  oui,  très  bien  ! 

Elle  poussa  un  grand  soupir  de  soulagement  et  serra  la  main 
de  la  jeune  fille  : 

—  Tu  vois,  maintenant,  hein?  incrédule,  qu'il  y  en  a,  des 
rats...  et  combien! 


228  LA    REVUE     DE    PARIS   < 

—  Quand  Pani  dit  qu'il  y  a  des  rats,  il  y  a  des  rats,  —  fit 
la  servante  avec  soumission. 

Madame  Tiralla  n'aperçut  pas  le  sourire  qui  élargissait  encore 
la  large  bouche  sous  le  nez  camard,  elle  ne  vit  pas  non  pi  as 
l'éclair  de  ruse  qui  brillait  dans  les  petits  yeux  enfoncés. 

Ah  1  ah  !.. .  est-ce  que  la  Pani  la  prenait  pour  une  bête  ?. . .  Il 
fallait  absolument  des  rats  par  ici?  la  Pani  le  désirait,  la  Pani 
voulait  lui  faire  croire  qu'il  y  avait  des  rats?...  Bon  pour  des 
imbéciles!...  quant  à  elle,  Marianne  Sroka,  elle  était  bien  trop 
maligne  pour  se  laisser  entortiller!  La  maîtresse  avait  probable- 
ment ses  raisons...  car,  des  rats,  ici,  il  n'y  en  avait  past 

Mais,  comme  elles  arrivaient  en  haut,  à  la  lumière  du  jour, 
elle  dit,  en  feignant  de  frissonner  : 

—  Pani  est  blême  de  peur.  Psia  krew1,  les  saies  bêtes! 
Elles  nous  dévoreront  encore  les  cheveux  de  la  tête! 

Madame  Tiralla  fit  un  signe  d'approbation,  puis  elle  dit  : 

—  Tu  viendras  tout  à  l'heure  dans  ma  chambre,  je  te  don- 
nerai le  tablier  que  je  t'ai  promis. 

—  Et  la  dentelle,  —  demanda  la  servante,  —  la  dentelle  que 
Pani  m'a  montrée  l'autre  jour?  Je  la  coudrai  à  mon  tablier! 

—  Ma  dentelle...  à  ton  tablier?  (Le  pâle  visage  de  madame 
Tiralla  devint  rouge  de  colère.)  Es-tu  folle? 

—  Ah!  rien  qu'un  petit  bout...  il  n'y  en  a  qu'un  si  petit 
bout!  Qu'est-ce  que  madame  pourrait  en  faire?  ce  n'est  pas 
la  peine  de  le  garder!  (Et  la  servante  éclata  de  rire  :)  Alors  je 
dirai  que  Pani  me  Ta  donné  parce  que  les  rats  le  mangeaient, 
il  y  a  tant  de  rats...  les  rats  dévorent  tout  ici! 

Madame  Tiralla  tressaillit  :  quelle  insolence!...  que  soup- 
çonnait-elle cette  fille?  que  savait-elle?... 

Les  deux  femmes  se  regardèrent,  quelques  secondes,  fixe- 
ment, sans  un  mot,  comme  si  elles  voulaient  se  pénétrer  jus- 
qu'au fond  de  l'âme.  Ensuite  elle  se  mirent  à  sourire  en 
même  temps,  comme  pour  se  tranquilliser  réciproquement. 

ce  La  Pani  peut  se  fier  à  moi,  —  signifiait  le  sourire  de  la  ser- 
vante, —  malgré  ma  bêtise  :  quand  la  Pani  le  veut,  je  n'entends 
rien,  je  ne  vois  rien,  je  ne  sais  rien.  » 

Et  le  sourire  de  la  maîtresse  disait  :  «  Elle  est  si  bête!... 

i.  Juron  polonais. 


PECHERESSE  239 

pourquoi  la  craindre?  Elle  ne  remarque  rien,  elle  a  foi  en  ce 
qu'on  lui  raconte  ;  et,  même  si  elle  remarquait  quelque  chose, 
on  rachèterait  avec  un  tablier,  un  bout  de  ruban,  un  coupon 
de  dentelle,  un  demi-florin!...  » 

—  Marianne,  —  fit  madame  Tiralla,  —  eh  bien,  nous  avons 
cassé  l'écuelle  et  il  n'y  pas  de  choucroute  pour  le  dîner! 

—  Pani  n'a  point  à  s'occuper  de  ça!  (La  bonne  fille  se  mit 
à  rire  de  telle  façon  que  ses  petits  yeux  luisants  disparurent 
derrière  ses  pommettes  saillantes.)  Je  redescendrai  à  la  cave 
avec  une  autre  écueiie,  toute  seule...  Pani  n'a  pas  besoin  de 
s'effrayer  à  cause  des  rats...  Et  s'il  (elle  désigna,  d'un  mou- 
Tement  de  tête,  la  porte  de  la  pièce  voisine),  s'il  demande 
pourquoi  la  lampe  et  l'écuelle  sont  cassées,  je  lui  répondrai 
que  les  damnés  rats  m'ont  sauté  dessus,  que  Pani  a  été 
mordue  à  la  main,  et  moi,  au  nez...  Il  y  a  tant  de  rats  ici 
qu'on  ne  peut  plus  aller  à  la  cave  sans  danger! 

—  Tu  as  raison  !  —  répliqua  madame  Tiralla  avec  satisfac- 
tion. —  Cette  vieille  maison  devient  inhabitable,  avec  toute  sa 
vermine.  Et  il  y  a  aussi  des  cafards... 

—  Ils  couvrent  les  murs,  le  soir,  —  interrompit  vivementla 
servante.  —  Le  gospodarz l  n'a  qu'à  venir  voir,  le  soir,  dans  ma 
cuisine,  quand  la  lumière  est  éteinte;  il  fera  lui-même  : 
«  Hou!  »  lis  vous  volent  sur  la  tête,  au  milieu  de  la  figure, 
contre  le  nez,  les  yeux,  les  oreilles,  ils  grouillent  par-ci,  ils 
grouillent  par-là. . .  Hou  ! 

Elle  poussa  un  cri  perçant  et  jeta  son  tablier  par-dessus 
sa  tète. 

—  Psia  krewl  en  voilà,  du  tapage!...  Damnée  femelle,  fie 
peux-tu  pas  tenir  ta  gueule  pendant  cinq  minutes,  les  quelques 
minutes  que  je  veux  dormir? 

La  porte  de  la  chambre  venait  de  s'ouvrir  avec  fracas,  le 
propriétaire  Tiralla  invectivait  sa  domestique  d'une  voix 
furieuse.  Mais,  quand  il  aperçut  sa  femme  derrière  la  servante, 
il  parla  d'un  ton  plus  doux,  presque  soucieux  : 

—  Qu'y  a-t-il,  qu'y  a-t-il? 

Madame  Tiralla  avait  gémi,  comme  prise  d'une  angoisse 
subite. 

i.  Propriétaire,  maître  de  céans. 


a3o 


LA     REVUE     DE     PARIS 


—  Pourquoi  criez-vous  ainsi?  Ma  petite  âme,  pourquoi 
cries-tu?  qu'est-il  arrivé?  tu  es  toute  pâlel  Dis,  Zoscha1, 
qu 'est-il  arrivé? 

L'inquiétude  de  ce  grand  gaillard  solidement  charpenté  et  au 
visage  rouge  brun  était  visible.  D'un  geste  prompt,  il  remonta 
son  pantalon  qui  avait  glissé,  —  car  Zoscha  ne  pouvait  souffrir 
qu'il  se  mît  un  peu  à  Taise  et  qu'il  ôtât  ses  bretelles  :  —  ce  Pouah, 
un  vrai  paysan!  »  disait-elle  alors.  —  Il  s'approcha  d'elle  vive- 
ment : 

—  Qu'est-il  donc  arrivé,  voyons? 

Les  prunelles  sombres  de  sa  femme  se  fixèrent  sur  lui  : 

—  Sainte  Mère,  encore  les  rats!  —  balbutia-t-elle. 
Et  elle  parut  chercher  un  appui  autour  d'elle. 

M.  Tiralla  se  mit  à  rire  avec  bonhomie  : 

—  Des  rats?  Mais,  petite  femme,  partout  où  il  y  a  des  porcs, 
il  y  a  des  rats  :  pourquoi  n'y  en  aurait-il  pas  ici,  dans  la 
ferme?  Si  ce  n'est  pas  plus  grave  que  ça!...  Je  pensais  que  tu 
avais  vu  Plucka  la  Courte2,  ou  bien,  dans  la  cave,  Babok, 
l'homme  noir. . .  Pourquoi  n'as-tu  pas  dit  :  «  Les  bons  esprits 
louent  Dieu  »  ?. . .  les  rats  aussi  se  seraient  enfuis  ! 

—  Ne  blasphème  pas!  —  fit-elle,  glaciale.  —  Dieu  te 
punirait  ! 

Et,  comme  il  voulait  l'enlacer  en  badinant  et  passer  sa  main 
énorme  et  poilue  sous  le  menton  de  madame  Tiralla,  elle 
recula  et  fondit  en  larmes.  La  main  droite  devant  ses  yeux, 
elle  ta  ta  sa  jupe  de  sa  main  gauche  pour  y  chercher  un  mou- 
choir qu'elle  ne  trouva  pas  tout  de  suite  :  alors  elle  se  couvrit 
la  face  de  son  tablier  et  elle  sanglota  violemment.  Il  essaya 
en  vain  de  retirer  le  tablier  qu'elle  pressait  contre  sa  figure 
avec  une  force  dont  on  n'aurait  pas  cru  capables  ses  doigts 
minces,  remarquablement  soignés  pour  des  doigts  de  paysanne. 

Il  était  consterné  : 

—  Petite  âme,  petite  colombe!  Mais,  Zoscha,  qu'as-tu  donc? 
Il  tenta  inutilement  de  voir  son  visage. 

—  Damnée  femelle,  qu'est-ce  que  tuas  à  ricaner?  —  cria-t-il 
soudain  à  la  servante  qui  n'avait  pas  bougé  et  riait  de  tout  son 

i.  Diminutif  de  Sophie,  en  polonais. 
2.  Un  fantôme  à  pattes  de  poule. 


r 


PECHERESSE  ^3l 


coeur.  —  Que  le  diable  t'emporte,  toi  !  c'est  toi  qui  as  contrarié 
la  maîtresse  ! 

—  Non,  non,  Panje  \  ce  n'est  pas  moi!  Ce  sont  les  rats,  je 
vous  le  jure.  Que  le  gospodarz  descende  lui-même  à  la  cave, 
il  Terra  comme  ils  courent  et  sautent.  Et  il  verra  les  cafards 
dans  ma  cuisine,  par.  cent  mille,  cent  mille  millions...  ils 
finiront  par  tomber  dans  le  manger  de  Pan  Tiralla.  Le  maître 
verra  bien  ! 

—  Tu  oses  ! 

M.  Tiralla  leva  sa  lourde  main  contre  la  servante,  mais 
celle-ci  évita  le  coup  avec  autant  d'adresse  que  tout  à  l'heure. 

Elle  se  baissa  derrière  sa  maîtresse  comme  derrière  un 
rempart,  et  c'était  si  drôle  que  l'intraitable  homme  éclata  d'un 
rire  sonore  : 

—  Tu  n'as  pas  besoin  d'avoir  peur,  sotte  I  —  fit-il  avec 
bonhomie,  —  je  ne  te  battrai  pas.  Et  je  sais  bien  que  tu  as 
beau  être  un  gibier  du  diable,  tu  ne  mettras  pas  d'ordures 
dans  mon  assiette  ! 

—  Non,  non!  —  assura-t-elle  naïvement,  — je  ne  ferai  pas 
cela! 

Et  elle  revint  à  sa  place. 

11  pinça  de  sa  main  velue  la  joue  ferme  de  Marianne;  ses 
doigts  rudes  imprimèrent  une  trace  blanche,  puis  une  cuisante 
marque  rouge,  mais  elle  se  laissa  faire,  tranquillement  :  non, 
le  gospodarz  n'était  pas  méchant!  Il  valait  même  beaucoup 
mieux  que  sa  femme  ! . . .  Marianne  pensa  tout  à  coup  qu'il  était 
à  plaindre,  et  elle  se  pressa  un  peu  contre  lui  en  lui  jetant, 
entre  ses  paupières  mi-closes,  un  regard  plein  de  promesses... 
Si  le  vieux  voulait...  eh  bien,  elle  voudrait  bien  aussi! 

Mais  Tiralla  n'avait  d'yeux  que  pour  sa  femme.  Il  continuait 
à  mendier  un  regard.  Il  y  avait  quelque  chose  de  ridicule  dans 
la  manière  dont  cet  homme  corpulent  et  déjà  grisonnant 
s'occupait  de  cette  femme  délicate  et  mignonne. 

—  Mais  Zosia,  Zochna,  Zosieczka 2,  qu'as-tu  donc?  Regarde- 
moi,  ma  colombe,  ne  pleure  donc  pas! 

11  avait  enfin  réussi  à  écarter  le  tablier  de  ce  visage,  il  appro- 

i.  Panjey  Pan,  —  maître. 
2.  Diminutifs  de  Sophie. 


232  LA     REVUE     DE     PARIS 

chait  déjà  sa  bouche   de    cette  joue;    mais   Zo'sia   bondit   en 
arrière,  les  yeux  étincelants,  comme  une  chatte  irritée  : 

—  Tu  m'as  fait  mal!...  Pouah!  tu  sens  le  fumier,  le  tabac/ 
et  i'eau-de-vie  par-dessus  le  marché!  Tu  pues,  espèce  de 
paysan  I 

Elle  cracha. 

—  Zoscha,  —  dit-il  avec  tristesse,  —  comme  tu  me  parles  ! . . 
Je  n'ai  bu  qu'un  seul  petit  verre,  vraiment  un  seul,  aujour- 
d'hui, je  te  le  jure  par  la  Sainte  Mère  et  son  Fils! 

—  Ne  souille  pas  la  Sainte  Mère  par  tes  invocations,  —  fic- 
elle, incisive.  —  Blasphème  plutôt,  afin  qu'elle  t'expédie  plus 
vite  en  enfer!  Je  ne  te  pleurerai  pas,  va! 

—  Quoi?...  qu'est-ce  que  je  t'ai  fait?  —  balbutia-t-il,  épou- 
vanté. —  Je  ne  t'ai  pourtant  rien  fait.  Je  t'ai  acheté  autant  de 
robes  que  tu  en  as  voulu  ;  je  t'ai  menée  au  bal,  aussi  souvent  que 
tu  le  désirais;  je  t'ai  permis  de  danser  avec  qui  te  plaisait;  je 
n'ai  jamais  dit  «  non  »  quand  tu  disais  «  oui  »...  et  tu  me 
parles  si  vilainement!...  Tu  es  malade,  ma  chère,  j'enverrai 
chercher  le  docteur! 

—  Oui,  malade!  —  sangiota-t-elle.  —  Tu  m'as  rendue 
malade!  toi,  toi,  toi!  (Elle  se  précipita  sur  lui  comme  si  elle 
voulait  lui  enfoncer  ses  ongles  dans  la  figure.)  Je  ne  t'aime 
pas...  j'ai  horreur  de  toi...  je  te  hais! 

Sa  voix  était  stridente,  ses  yeux  flamboyaient.  Elle  se  frappa 
la  poitrine  du  poing,  puis  elle  plongea  ses  dix  doigts  dans  ses 
beaux  cheveux  lisses  et  les  mit  en  désordre.  Tout  son  corps 
frêle  tremblait  et  chancelait;  ensuite  elle  pâlit  tellement  qu'on 
eût  dit  qu'elle  allait  s'évanouir. 

La  servante  ouvrait  de  grands  yeux  :  qu'est-ce  qui  lui  pre- 
nait? Etait-elle  bête,  était-elle  bête!  Qu'avait-elle  besoin  de 
crier  dans  la  figure  du  maître  ce  qu'il  remarquait  bien  sans  cela  ! 
Enfin  elle  lui  déclarait  franchement  sa  haine,  et  lui,  le  pauvre, 
que  faisait-il?...  Fallait-il  rire  ou  pleurer?  Marianne  Sroka  ne 
savait  si  elle  devait  penser  :  «  Quel  triple  imbécile  !  »  ou  désirer: 
«  Si  seulement  j'avais  un  mari  ou  un  amant  comme  lui!...  » 
Car  il  était  la  bonté  même,  le  Gospodarz,  il  ne  serait  pas  pingre 
envers  elle  et  ses  deux  petits...  Cette  femme  était  par  trop 
méchante,  elle  n'était,  par  Dieu,  pas  digne  d'un  si  bon 
mari  ! . . . 


r 


PÉCHERESSE  233 

La  manière  dont  sa  femme  se  conduisait  envers  cet  homme 
était  une  honte  !  Elle  l'avait  donc  ensorcelé  pour  qu'il  se  laissât 
malmener  ainsi  ?. . .  Il  aurait  mieux  fait  d'ôter  sa  lourde  pantoufle 
de  cuir  à  talon  de  bois  pour  lui  en  frapper  la  tête  que  de  con- 
tinuer à  l'écouter  et  à  la  regarder  comme  s'il  mendiait  et  sup- 
pliait... Oui,  oui,  naturellement,  le  doute  n'était  plus  possible  : 
cette  petite   femme,  cette  chèvre  maigre,  avait  ensorcelé  ce 
gros  homme...  C'était  une  sorcière  qui  pouvait  se  changer  en 
chatte  ou  passer  par  la  cheminée  sur  un  manche  à  balai.  Voilà 
ce  qu'on  devrait  dire  au  curé  :  il  saurait  bien  mettre  fin  à  ses 
manigances!  Ou  bien,  non...  mieux  encore...  elle,  Marianne, 
se  chargerait  de  la  chose  :  ainsi  le  remerciement  de  Pan  Tiralla 
serait  pour  elle  seule.   Avec  le  bout  de  sa  chemise,   elle  lui 
essuyerait  trois  fois  le  front,  et  il  serait  désensorcelé...  Qui  sait 
alors  ce  qui  arriverait?...  peut-être  chasserait-il  cette  méchante 
femme,  qui  priait  dans  une  chambre  à  part  et  lui  fermait  la  porte 
au  nez!...  Elle,  Marianne  ne  fermerait  pas  sa  porte...  Est-ce 
qu'il  n'était  pas  fort  comme  un  bœuf  et  n'était-il  pas  tout  à 
fait  considéré?  Malgré  ses  cheveux  ébouriffés  et  déjà  gris  et 
ses  yeux  chassieux,  il  avait  de  la  prestance.  Et  il  possédait 
de  l'argent,  ah  !  tant  d'argent  !  Le  cœur  de  la  servante  battait 
de  convoitise...  Avec  cet  argent-là,  il  y  avait  de  quoi  acheter 
tous  les  magasins  de  Gradewitz  et  de  Gnesen  et,  qui  sait?  ceux 
de  Posen  aussi...  Et  dire  que  cette  femme,  cette  sorcière-là, 
hériterait  de  tout  cet  argent,  lorsque  son  mari  serait  mort  ! ...  Et 
la  servante  loucha  de  telle  façon  vers  sa  maîtresse  que  son  joli  '^ 

visage  en  devint  laid.  7! 

Madame  Sophie  Tiralla  pleurait  toujours.  Elle  ployait  les  %< 

épaules  en  avant  et  baissait  la  tête  comme  si  tous  les  maux  du  '^ 

monde  pesaient  sur  elle.  Le  gospodarz  n'avait  pas  recommencé  M 

ses  tentatives  de  réconciliation  :  il  restait  devant  elle  stupéfait 
et  perplexe;  ses  yeux  bleuâtres,  somnolents,  erraient  de  sa  '^j 

femme  à  sa  servante  et  de  sa  servante  à  sa  femme.  | 

—  Si  seulement  je  savais,  Zoscha?  dit-il  enfin  doucement,  If 

Mon  Dieu,  je  ne  t'ai  pourtant  rien  fait!  Qu'est-ce  qui  peut 
bien  t'avoir  fâchée?  Quel  pou  t'aura  encore  couru  sur  le 
foie? 

La  servante  éternua  avec  bruit.  Tout  cela  lui  paraissait  si 
drôle  qu'elle  ne  pouvait  contenir  sa  joie  :  «  Un  pou!  ha!  ha! 


i 


234 


LA     REVUE     DE     PARIS 


un  pou!...  »   Elle  enfonça  son   poing  dans  sa  bouche   et  le 
mordit  pour  ne  pas  éclater  de  rire. 

Un  regard  furibond  de  sa  maîtresse  tomba  sur  elle  : 

—  Qu'est-ce  que   tu    te  permets?...   A   l'ouvrage!   Dalej, 
dalej!* 

La  servante  fut  prise  de  peur.  Le  regard  de  la  maîtresse  était- 
il  assez  méchant  !  on  eût  dit  de  l'acier  ! 

—  Oh  !  le  mauvais  coup  d'œii  !  —  murmura  Marianne  en 
cachant  son  visage  dans  sa  manche. 

Puis  elle  pensa  : 

ce  Aïe!  maintenant  elle  ne  me  donnera  plus  le  tablier  de 
soie!...  » 

Au  fond,  il  valait  mieux  encore  demeurer  en  bons  termes 
avec  la  maîtresse,  puisqu'elle  seule  commandait  dans  la  maison. 
Alors  Marianne  bredouilla,  pour  s'excuser  : 

—  Que  Pani  me  pardonne  !  c'est  si  amusant  d'entendre  le 
gros  gospodarz  se  comparer  à  un  petit  pou!...  je  ne  peux 
pas  m'empêcher  de  rire  1 

Elle  se  mit  à  rire  avec  une  telle  gaminerie  que  madame  Zosia 
en  fit  autant.  Il  y  avait  quelque  chose  d'impitoyable  dans  la 
gaieté  de  ces  deux  femmes: 

M.  Tiralla  ne  le  comprit  pas  de  cette  façon  :  il  était  content 
de  voir  sa  Zozia  mieux  disposée.  Comme  si  rien  ne  s'était 
passé,  il  la  prit  par  la  main  et  l'entraîna  dans  la  chambre. 

Elle  ne  résista  pas.  Puisque,  malgré  tout,  il  ne  voulait  pas 
s'apercevoir  qu'elle  le  détestait,  pas  même  lorsqu'elle  le  lui 
criait  en  pleine  figure,  il  faudrait  bien  qu'il  le  sentît!  Un 
sourire  cruel  souleva  un  instant  sa  courte  lèvre  supérieure 
et,  en  même  temps,  des  larmes  reparurent  dans  ses  yeux.  Ah  ! 
comme  elle  le  haïssait  ! 

Lorsqu'elle  fut  assise  à  côté  de  lui,  dans  la  chambre  (d'abord 
il  avait  essayé  de  l'attirer  sur  ses  genoux,  mais  elle  s'était 
placée  entre  le  mur  et  la  table  de  façon  qu'il  ne  pût  aisé- 
ment s'approcher  d'elle),  des  pensées  traversèrent  sa  tête  avec 
une  effrayante  rapidité,  des  pensées  qui  lui  étaient  venues 
souvent  et  qui  toujours  faisaient  trembler  son  cœur.  Elle  restait 
assise  en  silence. 

i.  «  Allons,  allons!  a  en  polonais. 


r 


PÉCHERESSE  235 

D'ailleurs  il  ne  lui  demandait  pas  de  conversation,  pourvu 
qu'elle  fût  là,  pourvu  qu'il  eût  le  sentiment  qu'il  n'avait  qu'à 
étendre  le  bras  pour  la  saisir,  l'étreindre...  et,  quand  même 
elle  s'y  refuserait...  après  tout,  il  était  le  plus  fort. 

M.  Tiralla  s'était  jeté  de  toute  sa  longueur  sur  le  banc  du 
poêle;  à  peine  parvenait-il  à  y  caser  ses  membres  volumineux. 
Il  soupira  :  ce  matin-là,  il  avait  déjà  piétiné  ses  champs,  il  avait 
constaté  que  ses  hivernaux  poussaient  bien  et  entendu  battre 
en  mesure  les  fléaux  dans  la  grange  ;  il  était  resté  un  grand 
moment  dans  l'écurie  à  regarder  ruminer  les  vaches  et  il  avait 
donné  une  claque  amicale  à  ses  deux  superbes  chevaux. . .  Ah  I 
quelle  journée!  Il  méritait  bien  le  droit  de  se  reposer  un  peu. 
Du  reste,  il  y  avait  de  la  neige  dans  l'air  et  dehors  la  solitude 
était  immense,  épaisse  et  grise  :  comme  il  faisait  meilleur 
dans  la  chambre  chaude,  en  attendant  qu'on  apportât  le 
fjarschtsch1,  les  choux  et  la  saucisse;  et  ensuite  on  était  mieux 
encore,  on  se  couchait  jusqu'à  ce  qu'il  y  eût  de  nouveau  à 
manger  ou  jusqu'à  l'heure  d'aller  au  cabaret  du  village.  Là- 
bas,  il  rencontrait  les  notabilités  de  l'endroit,  quelquefois 
même  M.  le  curé,  qui  ne  dédaignait  pas  de  vider  un  -erre  et 
de  causer.  Un  homme  tout  à  fait  sociable,  ce  curé,  et  bien 
moins  sévère  que  Zosial  II  ne  lui  venait  pas  à  l'idée,  comme 
à  elle,  d'accuser  M.  Tiralla  d'impiété!...  Vraiment,  Zosia 
exagérait!  N 'allait-il  pas  à  la  messe  tous  les  dimanches?  On  ne 
pouvait  pas  exiger  qu'il  y  allât  chaque  jour  :  ne  se  levait-il  pas 
déjà  assez  tôt  sans  cela,  été  comme  hiver  ?  Et  n'avait-il  pas  ses 
images  de  saints  accrochées  dans  sa  chambre  et  ne  consen- 
tait-il pas  toujours  à  donner  tout  ce  que  l'Eglise  lui  demandait? 
Etait-il  nécessaire  d'être  un  sournois  pour  cela?. ..  Et  lorsqu'on 
a  une  jolie  femme,  on  peut  bien  en  jouir  un  peu. . .  C'est  pour- 
quoi elle  aurait  de  la  peine  à  le  noircir  auprès  du  curé,  qui 
savait  parfaitement  ce  qui  est  dû  à  un  homme  bien  portant. 

M.  Tiralla  s'étira  puissamment,  puis  il  tendit  les  bras  : 

—  Viens  ici,  ma  petite  âme  ! 

—  Qu'est-ce  que  tu  veux? 

11  perdit  tout  son  courage  quand  il  entendit  cette  voix 
glaciale. 

i.  Soupe  an  lait  et  à  la  betterave. 


236  LA     REVUE     DE     PARIS 

—  Pourquoi  me  parles-tu  ainsi?  —  dit-il  doucement.  —  Je 
voulais  seulement  te  demander  si  tu  désires  une  robe  neuve 
pour  la  Saint-Etienne...  Ou  bien  qu'est-ce  que  tu  dirais  d'une 
paire  de  boucles  d'oreilles  ?. . .  ou  aurais-tu  envie  de  quelque 
fourrure  lorsque  nous  irons  à  Posen,  au  marché  des  domes- 
tiques? 

—  Je  n'ai  besoin  de  rien,  —  répondit-elle,  du  même  ton 
froid. 

—  Réfléchis  seulement,  tu  trouveras  bien  quelque  chose  ! 
reprit-il,  de  plus  en  plus  encourageant.  Dis  seulement  I...  Rien 
ne  me  sera  trop  cher  pour  toi.  Viens,  petite  femme,  viens 
donc  ici  ! 

Il  tendit  de  nouveau  les  bras.  Mais  elle  ne  bougea  point. 

—  Tu  ne  veux  pas  de  robe  neuve?  J'ai  vu  de  magnifiques 
étoffes  à  Gnesen.  Rosenthal  a  exposé  dans  sa  vitrine  des 
choses  superbes  ! ...  du  drap  cerise,  avec  une  garniture  de  galons 
noirs —  La  préfête  en  porte  comme  ça,  le  dimanche...  Zosia, 
voudrais-tu  avoir  la  pareille? 

Les  yeux  de  Zozia  commençaient  à  luire.  Des  robes  neuves, 
une  robe  comme  une  dame  distinguée  ! . . .  Un  moment,  l'envie 
la  posséda  ;  mais  soudain  la  lueur  dans  ses  yeux  s'éteignit  : 
que  lui  importait  une  robe,  avec  un  semblable  mari?  Elle 
secoua  énergiquement  la  tête  : 

—  Je  n'en  veux  point  ! 

Ainsi  il  n'arrivait  pas  à  son  but.  Malgré  sa  répugnance  à  se 
lever,  M.  Tiralla  vit  bien  qu'il  serait  obligé  de  le  faire  pour  se 
couler  auprès  d'elle  derrière  la  table  et  l'attirer  de  force.  Et 
si  elle  criait,  la  colombe  :  «  Va-t'en  I  laisse-moi!  »  —  il  lui  fer- 
merait la  bouche  avec  des  baisers. 

M.  Tiralla  posa  en  jurant  un  de  ses  larges  pieds  sur  le  sol. 
Il  était  furieux  de  se  déranger,  mais  il  ne  pouvait  résister  à  son 
désir  :  elle  était  trop  ravissante.  Il  se  leva  tout  à  fait,  en  gémis- 
sant. 

Elle  lui  jeta  un  regard  de  terreur.  Oh  !  il  allait  encore 
l'entourer  de  ses  bras,  —  ces  bras  blancs  et  gras  couverts  de 
duvet,  ces  bras  auxquels  sa  mère  l'avait  livrée,  alors  qu'elle 
ne  pensait  qu'aux  saints  et  au  Seigneur  Jésus  et  qu'elle  ne 
souhaitait  pas  d'autre  époux...  Maintenant  elle  n'était  plus  ni 
jeune  ni  innocente  et...  une  idée  subite  la  fit  tressaillir...  Ah! 


r 


PÉCHERESSE  237 

si,  de  cette  manière,  elle  pouvait  l'amener  à  acheter  du  poison  ! . . . 
de  la  mort  aux  rats!...  Elle  en  avait  déjà  parlé,  mais  il  n'avait 
jamais  consenti  :  il  ne  croyait  pas  aux  rats.  Et,  alors  même 
qu'ils  lui  sauteraient  au  nez,  il  n'introduirait  pas  de  poison 
dans  la  maison,  il  y  répugnait.  Mais  elle  ne  pouvait  se  pro- 
curer du  poison  pour  la  vermine  de  la  ferme  sans  un  papier 
signé  du  propriétaire. 

Elle  frémit,  comme  saisie  d'horreur.  —  oh!  les  rats!  —  Puis 
elle  se  leva  en  hésitant,  se  rassit  indécise,  retomba  presque 
lourdement  à  sa  place,  se  donna  une  saccade,  se  releva  promp- 
lement,  alla  vers  son  mari  et  s'installa  sur  ses  genoux. 

11  fut  interdit  de  ce  changement;  mais  bientôt  il  devint 
radieux  :  de  longtemps  elle  n'avait  été  aussi  aimable.  Elle  lui 
grattait  légèrement  la  tête  et  il  penchait  le  front  contre  sa 
tendre  gorge  qu'il  sentait  palpiter  : 

—  Ton  petit  cœur  bat  bien  fort. 
Elle  dit   laconiquement  : 

—  Je  crois  bien  ! 

Puis  elle  baisa  la  raie  de  ses  cheveux  et  le  caressa  : 

—  Mon  vieux  chéri  !  tu  veux  donc  m'acheter  une  robe, 
Yraiment,  une  robe  neuve  ? 

Il  fit  signe  que  oui,  vivement  :  il  était  trop  heureux  pour 
parler. 

—  Je  voudrais  bien,  —  continua-t-elle  en  pressant  davan- 
tage sa  tête  contre  la  poitrine  de  son  mari,  —  je  voudrais  bien 
porter  une  robe  rouge  cerise  garnie  de  galons  noirs,  comme 
la  préfète.  Quand  les  gens  de  Gradewitz  et  tes  connaissances 
de  la  ville  me  verront  ainsi,  ils  diront  :  «  Gomme  le  rouge 
va  bien  à  la  Tiralla  ! . . .  Que  cet  Antoine  Tiralla  a  donc  une  jolie 
femme!  » 

Il  sourit  avec  complaisance. 

—  Mais  à  quoi  cela  me  servirait-il?  —  poursuivit-elle  en  lais- 
sant tomber  sa  voix  ;  —  les  rats  me  dévoreraient  bien  vite 
ma  robe  ! 

—  Au  diable  les  rats!  laisse-les  courir!  (Malgré  sa  ten- 
dresse, il  s'emporta  :  elle  l'avait  par  trop  souvent  tourmenté  avec 
ses  rats.)  Que  le  diable  t'emporte,  toi  et  tes  éternels  rats  ! 

Jamais  il  n'introduirait  du  poison  chez  lui;  plutôt  mille 
rats  qu'un  grain  de  poison  !  Un  malheur  était  si  vite  arrivé  ! 


a38 


LA     REVUE     DE     PARIS 


Mais  elle  ramena  de  nouveau  avec  force  la  tête  de  son  mari 
contre  sa  poitrine.  Il  dut  rester  ainsi  :  les  doigts  qui  jouaient 
dans  ses  cheveux  le  retenaient  captif. 

Il  bégaya  comme  un  enfant  : 

—  Laisse  les  rats. . .  donne-moi  un  baiser. . .  là. . .  là  ! . . . 

Il  montra  une  place  derrière  son  oreille  droite,  derrière  son 
oreille  gauche,  les  yeux  clos,  elle  pressa  la  bouche  sur  ses 
cheveux,  où  de-ci,  de-là,  la  peau  malpropre  luisait. 

Elle  respira  profondément,  en  tremblant,  comme  si  elle 
étouffait.  Ses  yeux  fermés  s'ouvrirent  tout  grands  et  regar- 
dèrent fixement  un  point,  toujours  le  même...  Oui,  cela 
devait  êtrel...  Puis,  tandis  que  son  visage,  qu'il  ne  voyait 
pas,  se  crispait  de  répulsion,  elle  dit  d'une  voix  câline  : 

—  Chéri,  veux-tu  dormir?...  Appuie-toi  sur  mon  brasl... 
Marianne  se  tirera  d'affaire  toute  seule  :  je  reste  avec  toi! 
Ah!  mon  cher,  j'ai  si  peur!  (Et  elle  l'enlaça  de  si  près  que 
son  corps  tiède  s'enroula  au  corps  du  gros  homme.)  Les 
rats...  ah!  (Elle  poussa  un  soupir  tremblant.)  Ces  horribles 
rats!...  Chéri,  n'est-ce  pas  tu  mettras  du  poison?...  de  la  mort 
aux  rats?...  mais  bientôt...  autrement,  je  mourrai  de  peur! 


II 

La  maison  du  propriétaire  Tiralla  se  trouvait  à  l'écart,  avant 
le  village,  dans  la  vallée  du  Przykop,  près  des  grands  pins. 
Starydwor  était  une  ferme  de  belle  mine  et  bien  des  gens  de 
Starawies  enviaient  madame  Tiralla  :  elle  avait  été  extrêmement 
pauvre;  fille  d'un  maître  d'école,  c'est  à  peine  si  elle  avait  eu 
six  chemises  et  un  char  de  meubles  en  se  mariant,  et  voilà 
qu'elle  possédait  tant  d'argent  !  Mais  personne,  même  parmi 
ceux  qui  l'aimaient  le  moins,  n'aurait  pu  dire  qu'elle  n'était 
pas  fidèle  à  son  vieux  mari. 

Le  propriétaire  Tiralla  était  déjà  d'un  certain  âge  quand  il 
l'avait  épousée;  il  était  veuf,  en  outre,  et  père  d'un  grand  fils. 
On  prétendait  que  la  jeune  femme  avait  eu  de  la  peine  à  se 
faire  à  cette  vie,  mais  qu'elle  s'en  accommodait  maintenant. 
Du  moins  M.  Tiralla,  qui  devenait  gros  et  gras,  disait  à  tous 
ceux  qui  avaient  cherché  à  le   dissuader  d'épouser  cette  fil- 


r 


PECHERESSE  tôt) 


lette  de  dix-sept  ans  que  sa  Zosia  était  la  plus  délicieuse  petite 
ménagère  qu'il  y  eût  sous  le  soleil  et  qu'il  se  sentait  aussi 
heureux  qu'un  ver  dans  le  lard.  Et  il  répétait  cela  encore  après 
quinze  années  de  mariage.  Elle  lui  avait  jeté  un  sort.  Ses  yeux 
de  velours  sombre,  qui  luisaient  dans  son  visage  blanc,  le 
rendaient  fou  :  il  ne  pouvait  pas  lui  en  vouloir  de  ce  qu'elle 
le  blessât  si  souvent.  Et,  quand  il  y  réfléchissait  sérieusement, 
ne  valait-il  pas  mieux,  finalement,  qu'elle  fût  si  prude  et  si 
réservée?  Il  en  avait  assez  connu,  de  celles  qui  se  suspendent 
au  cou  des  hommes!...  Sa  première  femme  même,  la  défunte 
Hanusia,  n'avait  pas  été  un  modèle  de  chasteté. 

Et  combien  sa  Zosia  était  jolie  !  Il  se  sentait  prodigieusement 
flatté  de  ce  qu'on  ne  l'appelait  jamais  autrement  que  la  «  belle 
madame  Tiralla  ».  Quand  il  traversait  Grade witz  en  voiture 
(lui,  sur  le  siège,  elle  derrière,  dans  la  briska,  avec  son  voile 
et  son  boa  de  plumes),  toute  la  rue  était  en  émoi.  A  Gnesen 
même,  les  officiers  qui  dînaient  à  l'hôtel  se  précipitaient  à  la 
fenêtre  et  allongeaient  le  cou  pour  voir  passer  la  belle  madame 
Tiralla...    Alors    M.    Tiralla    faisait    claquer    fièrement    son 
fouet  :  qu'ils  l'enviassent  seulement  !  Ils  ne  savaient  pas  (per- 
sonne ne  le  savait)  que  souvent,  le  soir,  quand  il   s'appro- 
chait d'elle,   il  recevait  dans  la   poitrine  un  coup  si  brutal 
qu'on  ne  l'aurait  jamais  cru  donné  par  cette  femme  délicate. 
U  se  consolait  en  se  disant,   une  fois  pour  toutes,   que  sa 
Zosia  n'était  pas  tendre,  mais  qu'elle  était  pourtant  une  déli- 
cieuse petite  femme,  et  que  les  mets  apprêtés  par  elle  étaient 
doublement  savoureux.  Et  elle  était  aussi  belle  qu'au  premier 
jour;  plus  belle  peut-être,  après  la  trentaine,  qu'autrefois  lors- 
qu'elle était  si  mince  et  si  menue,  pesant  à  peine  cent  livres,  si 
légère  qu'on  l'aurait  portée  sur  la  main. 

Il  l'aurait  volontiers  parée  de  couleurs  voyantes,  comme  un 
cheval  de  traîneau,  mais  elle  avait  du  goût.  Cela  provenait  de 
ce  qu'elle  était  instruite  :  elle  parlait  couramment  l'allemand 
et  l'écrivait  même  sans  une  faute  ;  elle  savait  par  cœur  des 
poésies  entières  ;  elle  pouvait  causer  de  Berlin  sans  y  être  jamais 
allée.  Et  cela  faisait  beaucoup  d'impression  sur  M.  Tiralla. 
Gnesen,  Posen  et  Breslau  étaient  de  grandes  villes,  sans 
doute,  mais  Berlin,  Berlin  !  M.  Tiralla  regardait  sa  femme  avec 
émerveillement  :   à  côté  d'elle,  il  se   trouvait  très  ignorant, 


2^0  LA     REVUE     DE     PARIS 

quoiqu'il  eût,  dans  son  temps,  fréquenté  l'école  d'agriculture 
de  Samter  et  qu'il  s'entendît  très  bien  à  tirer  parti  des    cinq 
cents  arpents  qu'il  avait  hérités   de  son  père.    Ses  enfants, 
le  fils  du  premier  lit  et  la  petite  Rose,  n'auraient  pas  besoin 
plus  tard  de  gagner  leur  pain  chez  des  étrangers  ;  mais,   avant 
tout,  sa  bien-aimée  Zosia  serait  à  l'abri,  s'il  mourait  :  comme 
il  l'avait  promis  à  la  veuve  du  maître  d'école  avant  le  mariage, 
il  avait  fait  son  testament  en  sa  faveur. 

Madame  Kluge  avait  pu  fermer  tranquillement  les  yeux,  son 
œuvre  accomplie.  Elle  qui,  autrefois,  faisait  partie  de  la  meil- 
leure société  de  Breslau  et  qui,  par  son  mariage  avec  le  maître 
d'école,  avait  dû  vivre  dans  la  gêne,  au  fond  des  plus  misérables 
trous  polonais,  avait  par  son  intelligence   et  sa    prévoyance 
préparé  à  sa  fille  le  sort  le  plus  brillant.  Madame  Kluge  n'avait 
jamais  souffert  que  la  petite  Sophie  jouât  dans  la  rue  avec  les 
autres  enfants.  Zosia  portait  toujours  des  bas  et  des  souliers  : 
on  serait  plutôt  mort  de  faim  à  la  maison  ! . . .  Et,  lorsque  Zosia, 
devenue  grande,  alla  au  cathéchisme  pour  la  première  commu- 
nion, elle  fut  la  favorite  avouée  de  M.  le  Curé.  Madame  Kluge 
était  une  pieuse  chrétienne,  la  plus  pieuse  de  Gradewitz.  Tandis 
qu'elle  cousait  pour  les  femmes  des  propriétaires,  elle  remuait 
toujours  les  lèvres  en  priant.  C'est  ainsi,  par  sa  couture  et  peut- 
être  par  sa  dévotion,  qu'elle  avait  fait  la  connaissance  de  la 
femme  de  M.  Tiralla.  N'était-ce  point  par  une  grâce  spéciale 
du  Seigneur  que  M.  Tiralla  était  venu  chez  elle,  un  jour  qu'elle 
travaillait  à  la  dernière  robe  que  devait  lui  commander  madame 
Hanusia?  11  avait  amené  sa  femme  en  voiture,  et,  comme  il 
faisait  un  froid  terrible,  il  était  descendu  aussi  et  avait  laissé 
son  cheval  seul  dehors.  C'était  à  peine  s'il  pouvait  passer  par  la 
porte  basse  et  il  remplissait  la  petite  chambre.  La  jeune  fille, 
qui  tendait  des  épingles  à  sa  mère  pendant  l'essayage,  avait 
reçu  un  mark'  —  et  un  regard  qui  l'avait  fait  rougir  et  baisser 
les  yeux,  sans  qu'elle  comprît  pourquoi. 

Sophie  Kluge  était  étrange  :  aucun  jeune  homme  du  voisi- 
nage ne  pouvait  se  vanter  d'avoir  obtenu  d'elle  la  moindre 
faveur.  Elle  ne  savait  pas  même  pourquoi  les  garçons  et  les 
filles  s'esquivaient  dans  les  champs,  le  soir,  pourquoi  leur 
chant  montait,  nostalgique,  vers  le  ciel  étoile.  Sophie  aux 
yeux  noirs  et  au  blanc  visage,  —  que  ni  le  soleil  ni  l'air  de 


PÉCHERESSE  24l 

la  campagne  n'avaient  bruni,  car  elle  se  tenait  toujours  avec 
sa  mère  dans  la  chambre,  —  Sophie  était  pieuse,  si  pieuse  que 
le  curé,  qui  était  encore  jeune  et  avait  un  visage  de  Christ, 
s'occupait  d'elle  avec  un  soin  tout  particulier.  Il  recevait  la 
fillette  de  onze  ans  dans  son  cabinet  de  travail,  où  sa  vieille 
gouvernante  n'osait  pénétrer  que  trois  fois  l'an.  Là,  il  lui 
parlait  des  joies  angéliques  et  du  divin  Fiancé  ;  il  s'exaltait  avec 
elle  aux  images  célestes  qu'il  évoquait. 

Madame  Kluge  était  fière  de  l'affection  que  le  prêtre  témoi- 
gnait à  sa  fille,  mais  le  souci  de  son  âme  ne  lui  faisait  pas 
oublier  les  choses  terrestres.  Elle  avait  connu,  dans  sa  pauvre 
vie,  trop  de  privations  et  de  renoncements  :  il  était  impossible 
qu'elle  ne  souhaitât  pas  des  jouissances  à  son  enfant.  Il  lui 
sembla  voir  un  avertissement  des  saints  dans  le  fait  que  madame 
Tiralla  accoucha  avant  terme  et  mourut  sans  avoir  étrenné  sa 
robe  neuve.   Ainsi  M.   Tiralla  redevenait  libre,   et,  lorsqu'il 
reparut  chez  la  couturière  pour  lui  payer  cette  robe,  la  judi- 
cieuse femme  ne  fut  pas  sans  remarquer  le  regard  bienveillant 
que  le  veuf  jeta  sur  la  jeune  beauté.  Madame  Kluge  savait  que 
sa  fille  était  belle,  et,  lorsque  M.  Tiralla  lui  dit  :  «  Votre  fille 
est  diablement  jolie!  »  elle  répondit  :  «  Oh!...  elle  est  encore 
si  jeune!...  »  Et  comme  il  reprenait:  «  Psia  krew!  que  c'est 
triste  de  rester  seul  dans  cette  ferme  déserte  !  »  la  rusée  insinua  : 
«  M.  Tiralla  se  remariera...  Il  y  a  assez  de  veuves  et  de  vieilles 
filles  qui  seraient  bienheureuses  d'épouser  M.  Tiralla!  »  Il  se 
mit  en  colère  :  il  ne  voulait  ni  veuves  ni  vieilles  filles,  son  désir 
allait  vers  les  plus  jeunes. 

Sophie  s'était  réfugiée  en  pleurant  au  presbytère,  quand  sa 
mère  lui  avait  dit  :  «  Monsieur  Tiralla  veut  t' épouser,  réjouis- 
toi!  »  Non,  elle  ne  le  voulait  pas,  non  elle  ne  se  marierait 
d'ailleurs  jamais. 

Maintenant  encore,  après  quinze  ans  écoulés,  madame  Tiralla 
ne  pensait  pas  sans  une  immense  amertume  à  la  manière  dont 
on  lavait  traitée.  Sa  mère  l'avait  importunée  de  ses  prières  et 
de  ses  larmes  :  «  Nous  serons  à  l'abri  du  besoin  »,  et,  comme 
elle  secouait  toujours  la  tête  négativement,  elle  avait  reçu  des 
gifles  à  droite  et  à  gauche,  à  tort  et  à  travers,  et  cet  ordre 
rigoureux  :  «  Tu  épouseras  M.  Tiralla!  »  —  Et  son  ami,  mon- 
sieur le  curé?...  Ah!  madame  Zosia  se  revoyait  dans  la  pièce 

i5  Novembre  1908.  a 


3^2  LA     REVUE     DE     PARIS 

silencieuse,  où,  si  souvent,  à  genoux,  elle  avait  écouté,  les  joues 
brûlantes,  les  yeux  ravis,  les  légendes  des  saints.  Elle  sentait 
encore  dans  ses  mains  l'ourlet  de  la  soutane  noire,  mouillé  de 
ses  larmes  :  «  Non  je  ne  veux  pas,  Votre  Révérence,  je  ne  peux 
pas!  »  Monsieur  le  Curé  ne  lui  avait-il  pas  fait  jurer  de  rester 
vierge,  de  mériter  ainsi  une  place  au  ciel?  Elle  avait  baisé  ses 
mains  :  «  Aidez-moi,  conseillez-moi. . .  »  Alors,  elle  ne  savait  pas 
elle-même  ce  qui  s'était  passé  en  elle  :  elle  s'était  soudain  relevée, 
toute  tremblante,  et,  dans  son  trouble,  précipitée  vers  la  porte, 
en  cachant  sa  face  agitée  d'émotions  dont  elle  ne  se  doutait 
pas  jusque-là,  qui  l'envahissaient  subitement  et  l'étourdissaient 
presque.  Tout  à  coup,  elle  n'était  plus  une  enfant;  elle  était 
brûlante,  enfiévrée  d'un  désir  dont  elle  prenait  seulement  cons- 
cience. Quelle  félicité  pourtant  que  d'être  une...  son  élue!  de 
vivre  dans  cette  chambre  paisible,  avec  les  saints!...  Parmi  ses 
rêves  confus,  elle  voyait  la  silhouette  de  son  ami  divin  se  con- 
fondre avec  celle  de  son  ami  terrestre...  Ah!  qu'il  était  doux, 
qu'il  était  beau!  ses  mains  étaient  comme  de  l'ivoire,  ses  joues 
comme  du  velours.  Et  son  baiser!... 
Au  lieu  de  cela,  M.  Tiralla  était  venu... 

Madame  Tiralla  avait  dans  sa  chambre  à  coucher  un  prie- 
dieu,  placé  au  pied  d'une  sainte  image,  qui  représentait  le  Sei- 
gneur Jésus  tenant  devant  lui  son  cœur  enflammé.  Le  curé  de 
sa  jeunesse  avait  quitté  Starawies  depuis  longtemps,  mais  elle 
priait  toujours  beaucoup.  Ce  matin-là,  en  se  levant,  son  pre- 
mier regard  alla  vers  le  tableau.  La  veille,  M.  Tiralla,  dans  la 
joie  d'avoir  retrouvé  la  tendresse  longuement  attendue,  s'était 
enivré.  Elle  se  signa,  puis  elle  se  glissa,  pieds  nus,  vers  le  prie- 
dieu,  s'agenouilla  et  pria  longtemps. 

M.  Tiralla  lui  avait  fermement  promis  hier,  dans  ses 
bras,  qu'il  ferait  atteler,  et  qu'il  irait  lui-même  à  Gnesen 
chercher  le  poison  pour  les  rats.  Elle  s'étonnait  du  calme 
qu'elle  ressentait.  Si  son  cœur  battait,  ce  n'était  pas  de  peur, 
mais  seulement  d'espoir...  Quinze  ans,  Jésus,  Marie!  quinze 
longues  années  ! . . .  Tandis  que  ses  pensées  accompagnaient  déjà 
son  mari  sur  la  route  de  Gnesen,  à  la  pharmacie,  ses  lèvres  ne 
cessaient  de  s'agiter  doucement  et  murmuraient  des  prières; 
elle  les  pressa  avec  force  Tune  contre  l'autre  ;  sa  bouche  prit 


r 


PÉCHERESSE  2^3 


une  expression  inexorable.  Elle  oublia  qu'elle  priait.  Des 
imprécations  sauvages  montèrent  en  elle,  des  accusations 
furieuses.  Sa  mère,  qui  l'avait  vendue  comme  un  jeune  veau, 
—  pourquoi  ne  pas  appeler  les  choses  par  leur  nom?  —  sa  mère 
était  morte.  Elle  n'avait  pas  joui  longtemps  de  sa  petite  maison, 
de  ne  plus  être  obligée  de  faire  éternellement  des  robes  pour 
les  femmes  des  propriétaires,  à  vil  prix.  Elle  n'en  avait  pas 
joui  longtemps,  et  c'était  bien  fait  pour  elle. 

Une  sorte  de  satisfaction  brilla  dans  les  yeux  de  la  fille  : 
tout  ce  que  sa  mère  avait  retiré  de  son  marché  avec  M.  Tiralla, 
elle  avait  dû  le  laisser  derrière  elle.  Mais  l'autre  coupable... 
l'acheteur?  M.  Tiralla  était  gros  et  gras,  il  n'avait  pas  encore 
l'air  d'aller  bientôt  se  faire  ronger  par  les  vers  ! 
—  Jésus-Christ  !  Sainte  Mère  ! 

Elle  éleva  ses  mains  jointes.  Elle  ne  savait  trop  comment 
exprimer  par  des  mots  son  unique  prière.  11  était  épouvantable 
de  dire  :  «  Faites-le  mourir!  il  doit  mourir!...  »  C'était  comme 
si  elle  se  mettait  nue  devant  la  mère  de  Dieu  et  devant  Jésus- 
Christ.  Non,  cela  n'était  pas  possible! 

Perplexe,  elle  laissa  retomber  ses  mains  :  comment  faire 
alors?  Mais  une  idée  lui  vint  :  qu'avait-elle  besoin  de  tout 
raconter  aux  saints?  Pourquoi  les  importuner?  Pourvu  qu'elle 
s'assurât  leur  assistance  en  priant  :  «  Sainte  Marie,  vierge 
pure,  oh!  que  ta  puissance  divine  et  celle  des  saints  fasse 
qu'il  aille  enfin  chercher  le  poison,  la  mort  aux  rats!...  »  Puis 
elle  se  tournait  vers  le  fils  de  Marie  :  «  Jésus-Christ,  assis 
sur  le  très  haut  trône  à  côté  de  ta  très  sainte  Mère,  fais  qu'il 
ne  rebrousse  pas  chemin!  qu'il  ne  réfléchisse  pas  en  route!  Je 
t'en  prie  !  je  t'en  supplie  ! . . .  » 

Elle  tordit  ses  mains  et  versa  des  larmes  brûlantes  ;  elle  se 
frappa  la  poitrine,  si  violemment  qu'elle  se  fit  mal.  Tout  ce 
qu'elle  avait  souffert  avec  M.  Tiralla  et  tout  ce  qu'elle  aurait 
encore  à  souffrir!...  Il  ne  la  laisserait  jamais  tranquille...  Non, 
elle  ne  voulait  pas  de  lui,  elle  avait  horreur  de  son  contact... 
ah!  si  seulement  elle  avait  pu  entrer  au  couvent,  comme  elle 
s'y  trouverait  bien!...  Tout  lui  revenait  impétueusement,  et 
tout  l'emplissait  d'épouvante,  comme  au  soir  de  son  mariage, 
lorsque  son  mari,  excité,  à  moitié  ivre,  l'avait  prise  dans  ses 
bras,  comme  lorsqu'elle  s'était  sue  enceinte,  comme  lorsque 


244  LA     REVUE     DE    -PARIS 

la  sage-femme  avait  mis  la  petite  créature  vivante  contre  sa 
poitrine.  Elle  s'était  ressaisie,  elle  avait  toléré  cela,  bien  qu'un 
torrent  d'eau  glacée  l'eût  envahie  lorsqu'elle  avait  senti  la  petite 
bouche  avide   sur  son   sein.   Mais  quand   M.    Tiralla    s'était 
approché  du  lit  où  elle  était  couchée,  si  fragile,  si  abandonnée, 
et  avait  souri  joyeusement  :  «  Psia  krew!  nous  avons   bien 
travaillé!...  »  alors  elle  n'avait  plus  pu  se  contenir.  Elle  avait 
poussé  un  cri,  un  cri  plaintif  et  pourtant  perçant,  et  s'étail 
cabrée  de  tout  ce  qui  lui  restait  de  force  ;  le  bébé  avait  vagi 
et  gémi  comme  un  jeune  chat.  La  sage-femme  était  accourue 
tout  effrayée  et  avait  fait  le  signe  de  la  croix  :  elle  avait  dû 
penser  que  les  krasnoludki,  les  méchants  nains,  avaient  voulu 
emporter  la  nouveau-née;  elle  avait  jeté  son  chapelet  autour 
du  cou  de  l'enfant  et  arrosé  le  lit  de  l'accouchée  avec  de  l'eau 
bénite.   Madame   Tiralla  avait  éclaté  en  sanglots  désespérés, 
sans  fin...  Là-dessus,  elle  avait  été  malade,  si   malade    que 
M.  Tiralla,  inquiet,  ne  s'était  pas  contenté  d'appeler  le  docteur 
de  Gradewitz,  mais  aussi  celui  de  Gnesen.  Les  deux  médecins 
avaient  assuré  qu'il  n'y  avait  aucun  danger,    que   la   jeune 
femme  n'était  que  faible  et  nerveuse.  M.  Tiralla  n'avait  pas 
compris... 

Madame  Tiralla  se  releva  :  il  était  grand  temps  que  son 
mari  se  mît  en  route!  il  était  probablement  encore  au  lit!... 
Elle  s'habilla  avec  une  hâte  furieuse  ;  elle  se  coiffa  avec  rtioins 
de  soin  que  de  coutume  :  ses  mains  tremblaient,  tant  elle  était 
pressée.  Elle  n'entendait  aucun  bruit  de  roues  :  la  voiture  n'avait 
sans  doute  pas  encore  été  tirée  de  la  remise...  Mon  Dieu,  il 
dormait  encore  ! 

Elle  jeta  une  jupe  sur  elle,  ne  prit  pas  le  temps  de  bou- 
tonner sa  blouse  et  courut  dans  le  vestibule  pavé  de  briques, 
vers  la  chambre  où  elle  était  entrée  en  fiancée  tremblante,  où  la 
petite  fille  était  née...  Mon  Dieu!  il  était  encore  étendu  dans 
le  large  lit  et  il  ronflait! 

—  Lève-toi! 

Elle  le  pinça  par  les  épaules  et  le  secoua. 

Les  cheveux  gris  de  M.  Tiralla  se  hérissaient  comme  des 
poils  de  brosse  sur  son  front.  Elle  le  trouva  hideux.  Et  quelle 
odeur  dans  cette  chambre  !  ça  sentait  l'ivrogne  ! . . .  Ces  exha- 
laisons ignobles  venaient  de  lui! 


r 


PECHERESSE  2^5 


Aucune  pitié  n'attendrit  le  regard  de  madame  Tiralla  :  droite 
comme  un  cierge,  elle  se  tenait  devant  le  lit,  et,  les  yeux  étin- 
celants,  elle  examinait  son  mari  des  pieds  à  la  tête  :  —  c'est  là 
qu'il  serait  étendu,  bientôt!... 

Elle  faillit  pousser  un  cri  de  joie  :  elle  se  mordit  les  lèvres. . . 
Silence!  silence!  qu'est-ce  que  la  servante  penserait,  si  elle  l'en- 
tendait!... Elle  l'empoigna  de  nouveau  avec  plus  de  vigueur, 
et  le  secoua  si  fort  qu'il  s'éveilla  en  sursaut. 

M.  Tiralla  fixa  devant  lui  des  yeux  encore  troubles  :  «  Qui 
était  là?  Pourquoi  ne  le  laissait-on  pas  dormir  en  paix?  il  avait 
encore  sommeil » 

—  Lève-toi,  —  vociféra-t-elle,  —  il  est  temps  de  partir! 
grand  temps  ! 

—  Qui  est-ce  qui  doit  partir?  Pas  moi!  —  bégaya-t-il  en 
retombant,  ivre  de  sommeil,  sur  son  oreiller. 

A  était  trop  lourd  pour  qu'elle  entreprît  de  le  soulever  ;  elle 
avait  beau  crier  et  le  secouer,  il  ne  bougeait  pas.  Alors,  furieuse, 
elle  lui  versa  de  l'eau  glacée  sur  la  figure  :  ce  fut  efficace. 

Réveillé  tout  à  coup,  il  ouvrit  les  yeux  : 

—  Ah!  petite  colombe,  viens-tu? 

Il  lui  tendit  les  bras,  tendrement.  Elle  lui  donna  une  tape 
sur  les  doigts  : 

—  Laisse  ces  bêtises,  —  dit-elle  froidement;  puis  sa  voix  se 
fit  plus  chaude  :  —  Tu  m'as  promis  d'aller  à  Gnesen...  il  est 
temps! 

—  A  Gnesen?...  Gnesen?  Je  n'irai  pas...  je  n'ai  rien  à  y 
faire! 

11  ne  se  souvenait  plus  de  rien.  Ce  qu'il  avait  promis  la  veille, 
dans  l'ivresse,  était  oublié  aujourd'hui. 

Elle  pensa  avec  désespoir  que  tout  était  à  recommencer. 
Elle  s'assit  sur  le  lit.  Et,  serrant  les  dents,  elle  entoura  son 
mari  de  ses  bras  et  le  tourmenta  : 

—  Tu  me  l'avais  promis. . .  tu  voulais  aller  à  la  pharmacie. . . 
les  rats...  à  cause  des  rats...  souviens-toi  donc...  les  rats! 

—  Qu'est-ce  que  ça  me  fait!  (Il  rit  bruyamment.)  Tant  que 
les  rats  ne  viennent  pas  dans  mon  lit,  ils  ne  me  gênent  pas! 

Il  l'embrassa. 

Elle  ferma  les  yeux,  elle  était  pâle  comme  une  morte... 
Soudain  elle  s'évada  de  ses  bras  ;  elle  fixa  sur  lui  ses  yeux  noirs  : 


2^6  LA     REVUE     DE     PARIS 

—  Si  tu  ne  vas  pas  maintenant  à  Gnesen,  —  dit-elle  lente- 
ment, tout  doucement,  mais  en  articulant  chaque  syllabe,  — 
j'irai  me  noyer  dans  la  mare  profonde,  là-bas,  sous  les  pins. 
Je  ne  peux  plus  vivre  ainsi.  Si  tu  ne  t'en  vas  pas,  je  m'en  irai! 

Il  était  consterné  :  que  disait-elle  donc,  d'un  ton  si  étrange, 
que  voulait-elle  dire?. . .  Des  folies  !  Mais  il  se  décida  pourtant. 
Il  se  leva  en  jurant  et  en  pestant  : 

—  Psia  Kreiv!  quelle  bêtise  d'introduire  du  poison  dans 
la  maison,  pour  ces  deux  ou  trois  rats!...  On  les  abat  tout 
simplement  avec  un  gourdin  ! 

Il  essaya  de  la  persuader;  il  proposa  de  rester  une   nuit 
entière  dans  la  cave  pour  faire  la  chasse  aux  rats. 
Mais  elle  persista  dans  ses  exigences  : 

—  Tu  me  l'as  promis I  tu  me  l'as  juré!...  Je  ne  te  croirai 
plus  jamais,  puisque  tu  es  parjure.  Je  ne  te  permettrai  plu» 
jamais  de  toucher  seulement  mon  petit  doigt,  puisque  tu 
attaches  si  peu  d'importance  à  tes  promesses  ! 

—  C'est  bon!...  oui,  oui,  j'y  vais,  —  dit-il  enfin.  —  Pour- 
quoi tant  de  discours? 

Découragé  et  de  mauvaise  humeur,  il  mit  ses  bottes. 

Elle  l'aida  dans  cette  besogne,  lui  tendit  obligeamment  son 
habit.  Mais,  comme  il  avait  déjà  passé  ses  bras  dans  les  man- 
ches, il  les  retira  : 

—  Je  n'irai  pas.  A  quoi  bon?...  Nous  mettrons  des 
trappes,  oui,  oui!...  Appelle  Jendrek,  qu'il  aille  en  acheter... 
Deux,  trois,  autant  qu'il  en  faudra...  Qu'il  aille  les  chercher 
tout  de  suite  à  Gradewitz.  Appelle-le! 

Elle  ne  bougea  pas  ;  elle  était  si  effrayée  qu'elle  tremblait  : 
est-ce  qu'il  allait  lui  échapper  au  dernier  moment? 

Il  frappa  du  pied  :  si  elle  n'y  allait  pas,  il  appellerait  lui- 
même  le  valet  de  ferme.  Il  se  dirigeait  déjà  vers  la  porte. 

Alors  elle  lui  barra  le  chemin,  se  jeta  sur  sa  poitrine,  à  demi 
évanouie,  totalement  épuisée  : 

—  Je...  je  serai...  si  tu  me  fais  ce  plaisir...  je...  je... 
serai  si  bonne,  moi  aussi,  pour  toi!... 

M.  Tiralla  était  sur  la  route  de  Gnesen.  Madame  Tiralla 
avait  aidé  elle-même  à  atteler;  et  elle  avait  caressé  tendrement 
le  cheval,  en  lui  murmurant  à  l'oreille  : 


r 


PÉCHERESSE  2^7 

—  Cours,  mon  petit  cheval,  cours  ! 

Puis  elle  s'était  appuyé  contre  le  mur  de  l'écurie  pour  ne 
pas  tomber,  car  ses  genoux  tremblaient  toujours  et  son  cœur 
battait  comme  un  oiseau  déçu  à  qui  Ton  ouvre  la  porte  de 
sa  cage  et  qui,  au  moment  de  s'envoler,  la  trouve  fermée. 
Elle  n'avait  recouvré  un  peu  ses  forces  qu'à  l'instant  où 
M.  Tiralla  avait  paru  sur  le  seuil  de  la  porte,  botté,  éperonné. 
Tandis  que  le  domestique  tenait  le  cheval  par  la  tête,  pour  qu'il 
n'avançât  pas  avant  que  M.  Tiralla  fût  sur  le  siège,  elle  s'était 
approchée  de  la  voiture  et  avait  tendu  la  main  à  son  mari  : 
«  Bon  voyage  ! ...  »  Il  y  avait  une  vraie  sollicitude  dans  sa 
voix,  et  ses  yeux,  qui  pouvaient  être  si  indifférents,  s'étaient 
levés  vers  lui  avec  une  promesse. 

Il  avait  excité  son  cheval  par  un  clappement  de  langue  : 
«  Hue,  hue!...  » 

11  était  pressé  de  revenir I  II  fit  claquer  joyeusement  son 
long  fouet.  Puisqu'elle  y  tenait,  il  pouvait  bien  lui  être 
agréable,  à  sa  douce  petite  femme,  à  sa  Zosia! 

Madame  Tiralla  avait  longuement  suivi  son  mari  des  yeux; 
pour  la  première  fois  depuis  quinze  ans,  elle  éprouvait  une 
sorte  d'affection  à  son  égard,  une  affection  reconnaissante. 
Elle  reprit  haleine  et  rentra  dans  la  maison. 

Tout  était  si  tranquille,  si  vide!  comme  si  M.  Tiralla  ne 
lavait  jamais  remplie  de  sa  grosse  voix  et  de  sa  corpulence.  La 
servante  était  allée  aux  champs  quérir  des  pommes  de  terre  ; 
les  valets  étaient  dans  la  grange,  Rozyczka  à  l'école.  Madame 
Tiralla  était  toute  seule. 
-Ah! 

Elle  poussa  un  profond  soupir  en  levant  les  bras  et  elle 
courut  par  la  chambre,  comme  si  elle  voltigeait.  Qu'elle 
était  bien,  oh!  qu'elle  était  bien!  Il  y  avait  une  éternité  qu'elle 
ne  s'était  sentie  aussi  bien!...  Elle  traversa  la  vaste  pièce 
et  l'examina.  Là,  où  se  trouvait  son  lit,  elle  placerait  un 
canapé  :  c'était  la  plus  belle  pièce  de  la  maison,  elle  en  ferait 
un  salon...  Ou  bien,  lorsque  Mikolaï  aurait  terminé  ses  trois 
ans  de  service  militaire,  il  pourrait  l'occuper.  Elle  ne  la 
demandait  pas  :  sa  petite  chambre  à  coucher  lui  suffisait 
amplement. 
Elle  s'assit  rêveusement  sur  une  chaise,  près  de  la  fenêtre, 


2^8  LA     REVUE     DE     PARIS 

et  regarda  dehors  l'étendue  couverte  de  neige.  Du  village, 
dont  on  apercevait  d'habitude  les  cabanes  aux  toits  de  chaume 
et  l'imposante  auberge  aux  murs  de  briques,  rien  n'était 
visible  :  les  flocons  tourbillonnants  voilaient  tout.  Quelle  tour- 
mente! que  de  neige,  quelle  neige  épaisse!...  Si  cela  conti- 
nuait ainsi,  M.  Tiralla  renoncerait  à  son  voyage.  N'entendait- 
on  pas  un  tintement  de  grelot,  le  grelot  du  petit  cheval 
qu'elle  avait  harnaché  elle-même? 

Effrayée,  elle  sursauta  :  il  ne  reviendrait  pourtant  pas  bre- 
douille à  cause  de  la  bourrasque? 

Elle  pressa  ses  mains  sur  son  cœur  battant;  la  tête  penchée 
en  avant,  elle  écouta,  mais  bientôt,  tranquillisée,  elle  sourit  : 
ce  n'était  pas  dehors  que  résonnait  ce  bruit  de  grelot,  c'était  . 
là,  là,  dans  ses  deux  oreilles!  Et  maintenant,  le  tocsin  se 
mettait  de  la  partie.  Une  chaleur  soudaine  lui  monta  à  la 
tête,  elle  saisit  son  front  à  deux  mains,  comme  pour  l'em- 
pêcher d'éclater...  Hélas!  elle  avait  si  peur  tout  à  coup!... 
Qu'avait-elle  fait?...  que  voulait-elle  faire  encore?... 

Elle  promena  ses  regards  craintifs  autour  d'elle  ;  le  silence, 
la  solitude,  l'épouvantaient  subitement.  Que  dirait-elle  au  fils, 
quand  il  reviendrait  du  service  militaire  ?  Qu'est-ce  qu'elle  lui 
raconterait  au  sujet  de  son  père?  La  croirait-il?  Ne  s'en  irait- 
il  pas  la  montrant  du  doigt  :  «  C'est  elle,  c'est  celle-là  qui  est 
la  coupable!...  »  Oh!  quelle  terreur  l'envahissait!  D'où  lui 
venaient  tout  à  coup  ces  pensées?  Elles  ne  lui  étaient  jamais 
encore  venues! 

Elle  se  leva  d'un  bond  et  s'élança  vers  la  cuisine  :  la  solitude 
la  chassait,  la  tourmentait,  la  torturait.  Mais  la  cuisine  aussi 
était  vide,  la  servante  n'était  pas  encore  de  retour.  Madame 
Tiralla  se  blottit  en  frissonnant  au  coin  de  l'âtre...  A  quelle 
distance  pouvait-il  bien  être  déjà?  Était-il  arrivé  à  Gnesen? 
Non,  non,  ce  petit  cheval  ne  trottait  pas  si  vite!...  Et  pour- 
tant, pourtant,  c'était  bien  possible  :  ne  lui  avait-elle  pas  donné 
un  morceau  de  sucre  et  ne  l'avait-elle  pas  caressé?  Il  devait 
trotter  bravement...  Et  si  M.  Tiralla  était  arrivé  à  Gnesen,  s'il 
était  déjà  entré  à  la  pharmacie,  s'il  le  portait  déjà  sur  lui,  le 
poison,  la  mort  aux  rats?...  Elle  ne  put  retenir  un  cri  d'effroi. 
Qu'avait-elle  fait  ? 
—  Hélas,  hélas! 


-M 


PÉCHERESSE  M 9 

Elle  prit  sa  tête  à  deux  mains  en  gémissant.  Mais  elle  n'avait 
encore  rien  fait  de  mal  :  de  quoi  avait-elle  peur?. . . 

Mais  elle  le  ferait  1 

Avec  un  geste  de  confiance,  elle  se  redressa,  sortit  de  son 
abattement;  elle  passa  sa  main  sur  son  front,  retira  les  cheveux 
qui  le  couvraient...  Oui,  elle  le  ferait,  car  elle  avait  prié  pour 
cela.  Il  n'y  avait  plus  à  revenir  en  arrière  :  les  saints  l'avaient 
entendue.  Autrefois,  quand  elle-  était  petite,  monsieur  le  curé 
ne  lui  avait-il  pas  dit  :  «  Chaque  fois  que  tu  pries,  tu  es 
entendue  »?...  Sa  prière  était  déjà  arrivée  au  trône  du  Très- 
Haut.  Elle  n'y  pouvait  plus  rien  changer.  Gela  devait  être.  Si 
les  saints  n'avaient  pas  été  d'accord,  M.  Tiralla  ne  serait  pas 
parti  pour  Gnesen,  malgré  son  insistance,  malgré  toutes  ses 
caresses  ! 

Cette  certitude  la  tranquillisa.  Elle  se  mit  à  inspecter 
tous  les  recoins  de  la  cuisine,  pour  voir  si  la  servante  n'avait 
pas  réservé  quelque  nourriture  à  un  de  ses  amoureux.  C'était 
une  personne  si  légère  I  Vraiment,  si  ce  n'était  par  charité 
chrétienne,  pour  ne  pas  la  rejeter  dans  la  misère  dont 
M.  Tiralla  l'avait  sauvée,  on  aurait  dû  la  chasser  au  plus 
vite.  Ses  deux  mioches,  qu'elle  avait  eus  avec  Dieu  sait  qui,  ne 
lui  suffisaient  pas  encore.  En  somme,  c'était  une  honte  de 
garder  une  fille  pareille  dans  sa  maison! 

Et  pourtant  madame  Tiralla  fut  contente  lorsqu'elle  vit 
rentrer  Marianne  avec  un  panier  plein  de  pommes  de  terre. 
Elle  était  heureuse  de  ne  plus  se  sentir  seule;  elle  oublia  de 
gronder,  quoiqu'il  sonnât  déjà  midi  et  que  les  pommes  de  terre 
ne  fussent  pas  encore  sur  le  feu. 

La  servante  avait  vu  partir  M.  Tiralla  (pour  Gnesen,  lui  avait 
dit  Jendrek)  :  alors,  à  quoi  bon  se  dépêcher?  Elle  s'arrangerait 
bien  avec  la  Pani,  et,  pourvu  qu'elle  fût  de  son  avis,  elle  ne 
serait  pas  grondée...  Qu'est-ce  qu'elle  pouvait  bien  avoir,  la 
Pani,  avec  ses  rats? Elle  avait  forcé  le  maître  à  aller  chercher  du 
poison  :  autrement,  pourquoi  l'aurait-elle  câliné  ainsi?  —  Est- 
ce  que  Marianne  n'avait  pas  écouté  hier  à  la  porte?  —  Comme 
elle  lui  avait  tourné  autour!  elle  avait  ronronné  comme  une 
chatte  qui  se  met  en  boule...  De  la  mort  aux  rats...  Malheur! 

Il  semblait  à  la  servante  qu'elle  aurait  dû  rappeler  son 
maître  :  «  Halte  !  ne  partez  pas  !  »  quand  elle  l'avait  vu  monter 


Ubo  LA     REVUE     DE     PARIS 

en  voiture.  Mais  enfin,  que  lui  importait  tout  cela?  Tant  pis 
pour  lui,  s'il  n'était  qu'un  ânel...  Ensuite,  elle  l'avait  com- 
plètement oublié  derrière  le  mur  de  l'écurie  avec  son  amoureux 
Jendrek.  Tout  lui  revenait  seulement  à  cette  heure  alors  qu'elle 
rentrait  à  la  cuisine,  où  se  trouvait  sa  maîtresse. 

—  Le  maître  est  sorti,  —  dit  madame  Tiralla. 

Et,  sans  attendre  une  question  de  Marianne,  elle  continua  : 

—  Il  est  allé  à  Gnesen!  (Puis,  rougissant  de  son  mensonge)  : 
Il  veut  regarder  des  étoffes  d'hiver  chez  Rosenthal,  pour  un 
costume  ! 

La  servante  ne  disait  toujours  rien,  ne  faisait  que  des  signes 
de  tête  ;  elle  se  mit  à  peler  rapidement  les  pommes  de  terre. 

—  Il  passera  aussi  à  la  pharmacie  pour  prendre  de  la  mort 
aux  rats! 

Elle  ne  pouvait  s'empêcher  de  le  dire  ;  cela  se  pressait  sur 
ses  lèvres,  malgré  elle  :  le  mutisme  de  la  servante  l'excitait 
à  parler.  Pourquoi  cette  fille  se  taisait-elle  si  longtemps,  que 
pensait-elle  ?  Madame  Tiralla  fut  prise  d'un  tremblement. 

La  servante  leva  la  tête  : 

—  Alors  la  Pani  peut  être  contente  !  (Elle  soupira  et  baissa 
les  yeux  :)  Pauvre  monsieur! 

—  Comment?...  que  veux-tu  dire?  «  Pauvre  monsieur  »?... 
Elle  trembla  davantage. 

— «  Hé!  est-ce  qu'il  n'est  pas  un  «  pauvre  monsieur  »  quand 
il* est  obligé  de  sortir  par  un  temps  pareil? 

Et  Marianne  sourit. 

Ce  sourire  était-il  innocent  ou  malicieux?  Madame  Tiralla 
se  cassa  la  tête  à  se  le  demander...  Non,  non,  il  n'était 
qu'innocent!  Mais  la  peur  qui  l'avait  envahie  ne  la  quittait  pas. 
Par  Dieu,  il  fallait  qu'elle  fût  bien  avec  la  servante  et  que, 
malgré  sa  répugnance,  la  débauchée  devînt  son  amie!  Elle 
alla  donc  dans  sa  chambre,  pendant  que  Marianne  surveillait 
silencieusement  sa  marmite  sur  le  feu,  puis  revint  avec  un 
châle  écossais  qu'elle  aimait  à  jeter  sur  ses  épaules  : 

—  Là,  —  dit-elle  en  le  mettant  à  la  servante,  —  il  fait  ffoid, 
et  je  vois  que  tu  n'as  rien  de  chaud! 

—  Padam  do  nog  ! l  (Comme  un  éclair,  Marianne  pirouetta, 

i.  «  Je  vous  baise  la  main!  > 


r 


PÉCHERESSE  25l 


s  inclina  et  baisa  les  genoux  de  sa  maîtresse.)  Un  beau  châle  ! .. . 
un  si  beau  châle  ! . . .  Que  tous  les  saints  le  rendent  à  Pani  ! . . . 
Qu'elle  soit  bénie  jusqu'à  la  fin  de  ses  jours  I  Comme  il  me  va 
bien!  Qu'il  est  doux,  qu'il  est  chaud!  Et  si  bariolé! 

Rayonnante  comme  un  enfant  qui  reçoit  un  cadeau,  elle 
baisa  aussi  le  châle  et  se  mit  à  danser  dans  la  cuisine. 

Non,  il  y  avait  rien  à  craindre  de  celle-là!  Madame  Tiralla 
devint  tout  à  coup  de  très  bonne  humeur.  Et  elle  n'était  ni 
assez  vieille  ni  assez  hébétée  pour  ne  pas  comprendre  la  joie  de 
cette  pauvre  fille.  Elle  mêla  ses  rires  aux  siens.  C'est  ainsi 
qu'elles  apprêtèrent  le  repas  de  midi... 

Lorsque  Rozyczka  arriva  en  retard  de  l'école,  exténuée  par 
sa  marche  dans  la  neige  et  affamée,  sa  mère,  bien  disposée,  lui 
prépara  une  friandise  :  une  omelette  dorée  avec  de  la  mousse 
aux  framboises.  Ensuite  les  deux  femmes  se  firent  du  café 
très  fort,  dont  elles  réservèrent  un  petit  pot  pour  M.  Tiralla, 
et  elles  lui  tiédirent  son  lit  au  moyen  de  briques  chaudes. 


III 

Rozyczka  (son  nom  de  baptême  était  Rosa,  mais  on  l'appe- 
lait toujours  Rozyczka)  était  la  benjamine  de  son  père;  —  son 
«  portrait  »,  disait  madame  Tiralla  d'un  ton  étrange.  Oui,  la 
fille  avait  les  yeux  bleus  de  son  père,  quoique  un  peu  moins 
pâles  et  humides,  ses  cheveux,  de  même,  qui,  avant  de  se 
décolorer,  avaient  été  d'un  blond  roux  :  c'est  pourquoi  aussi 
Madame  Tiralla  s'était  détournée  cent  fois,  lorsque  la  fillette, 
grimpée  sur  les  genoux  de  sa  mère,  cherchait  à  lui  caresser  la 
joue  de  ses  petits  doigts. 

Mais,  ce  soir-là,  madame  Tiralla  était  d'humeur  plus  tendre. 
La  fillette  la  regarda  avec  étonnement  quand  elle  sentit  la 
douce  main  dans  ses  cheveux,  et  elle  se  pressa  contre  elle,  les 
yeux  brillants  de  reconnaissance. 

M.  Tiralla  était  de  retour  de  Gnesen  et  il  semblait  à  sa 
femme  qu'une  étoile  planait  au-dessus  de  la  maison,  éclairait 
le  chemin  qu'elle  devait  suivre...  Il  y  avait  en  elle  une  sérénité 
qu'elle  n'éprouvait  plus  depuis  longtemps. 

M.  Tiralla  lui  avait  présenté  le  petit  paquet  de  la  pharmacie, 


202  LA     REVUE     DE     PARIS 

comme  s'il  lui  offrait  une  boîte  de  bonbons,  joliment  enve- 
loppé dans  du  papier  de  soie  et  attaché  avec  du  ruban  rouge, 
Lorsqu'elle  le  dénoua,  une  tête  de  mort  grimaça  sur  le  cou- 
vercle, et  elle  lut  :  «  poison  »,  en  laissant  retomber  la  boîte 
sur  la  table  et  en  poussant  un  cri. 

—  Tu  vois!  toi  aussi,  tu  as  peur!  —  dit  M.  Tiralla. 
Ah!  comme  il  la  connaissait  mal!...  Peur,  elle! 

—  Comment  fait-on,  comment  fait-on? —  demanda-t-eUe 
brusquement. 

Il  lui  donna  les  indications,  avec  un  air  d'importance,  car 
le  pharmacien  lui  avait  recommandé  une  prudence  extrême. 
A  personne  d'autre  qu'à  lui,  le  propriétaire  Tiralla,  avait-il 
dit,  il  n'aurait  donné  un  pareil  poison,  même  contre  ordon- 
nance. On  répandait  cette  poudre  blanche,  en  apparence 
aussi  inoffensive  que  du  sucre  fin,  sur  des  petits  morceaux  de 
viande  crue,  que  l'on  posait  dans  les  coins  :  pas  un  rat  ne  res- 
tait vivant.. .  Ou  bien,  on  pouvait  aussi  éparpiller  de  ce  froment 
qui  ressemblait  à  s'y  méprendre  à  du  froment  ordinaire,  sauf 
un  léger  reflet  rougeâtre... 

—  Mais  de  la  prudence,    ma  colombe!...  Zoscha,  tu  vas 
me  jurer  sur  ton  salut  éternel  que  tu  seras  très  prudente! 

Saisi  d'une  terreur  subite,  M.  Tiralla  essuya  la  sueur  qui 
mouillait  son  front  :  il  avait  chaud,  tout  à  coup,  malgré 
la  neige  qui  couvrait  son  coi  de  fourrure  et  son  bonnet. 
Il  ôta  son  pardessus  et  s'étira  avec  effort,  tandis  qu'elle, 
immobile,  debout  près  de  la  table,  contemplait  de  ses  yeux 
ardents  le  paquet  qu'il  venait  d'apporter. 

—  Lequel  des  deux  est  le  plus  actif  ?  dit-elle  rêveusement; 
la  poudre  ou  le  froment? 

—  Les  deux,  les  deux,  —  assura- t-il  d'une  voix  craintive.  — 
Le  froment  est  dangereux,  mais...  Sainte  Mère!  l'autre  est 
encore  pire...  il  suffit  de  s'en  mettre  un  peu  sur  le  bout  de  la 
langue  pour  être  perdu!  C'est  un  poison  terrible  :  de  la  stry- 
chnine! (Il  frissonna.)  Ah!...  et  dire  que  j'ai  apporté  ça  à  la 
maison!...  le  diable  m'a  traîné  là-bas!...  Donne-moi  ça! 

Il  saisit  la  boîte  sous  les  yeux  de  sa  femme  et  courut  vers 
lé  poêle  où  craquaient  des  bûches  flambantes. 

—  Es-tu  fou? 

Elle  avait  compris  son  intention  :  il  voulait  jeter  la  boite 


PÉCHERESSE  253 

au  feu.  D'un  bond,  elle  lui  barra  le  chemin,  la  lui  arracha  et 
la  cacha  dans  sa  poche. 

—  Donne-la-moi,  donne-la-moi!  —  cria-t-il. 
Elle  lui  rit  au  nez. 

Alors  il  commença  de  geindre  :  «  Hélas!  hélas!  qu'avait-il 
fait?  Quelle  bêtise  que  d'introduire  ça  dans  la  maison!  Mainte- 
nant on  n'aurait  plus  une  heure  de  tranquillité;  constamment 
il  faudrait  penser  qu'un  malheur  pouvait  arriver...  » 

—  Mais  pourquoi  donc,  —  dit-elle  avec  calme,  en  le  consi- 
dérant de  ses  yeux  noirs,  —  pourquoi  un  malheur? 

—  Hélas!  hélas!  —  gémissait-il,  en  se  prenant  la  tête. 

Elle  sut  le  consoler.  H  était  comme  un  enfant.  Il  demanda  à 
être  caressé,  ce  qu'elle  lui  accorda.  Ensuite  il  désira  être  mis  au 
lit  :  il  devait  avoir  bu,  quoiqu'il  le  niât.  La  servante  vint  aussi 
pour  aider  à  le  déshabiller;  elle  lui  ôta  ses  grandes  bottes, 
pendant  que  Zosia  l'entourait  de  ses  bras  et  qu'il  appuyait  la 
tète  sur  son  épaule. 

Lorsqu'elles  l'eurent  couché,  elles  étaient  toutes  deux 
rouges  et  échauffées,  tant  il  les  avaient  pincées  en  badinant 
et  s'était  montré  volontairement  maladroit. 

Puis  il  fit  venir  Rozycka,  qu'il  n'avait  pas  vue  de  toute 
la  journée  :  elle-  était  déjà  partie  pour  l'école,  qu'il  ronflait 
encore,  et  n'était  pas  encore  de  retour  quand  il  avait  quitté  la 
maison.  Maintenant  il  réclamait  sa  tendresse. 

Elle  savait  bien  de  quoi  il  s'agissait  :  elle  devait  s'asseoir  sur 
le  lit,  passer  ses  bras  minces  au  cou  de  son  père  et  presser  sa 
joue  fraîche  contre  ce  visage  rouge.  Alors  il  lui  murmurait 
cent  noms  de  cajolerie  :  il  l'appelait  son  petit  renard,  son 
étoile,  son  oiselet,  son  petit  soleil,  sa  consolation,  sa  balsa- 
mine, son  ange  gardien,  sa  clef  du  ciel...  Et  la  petite  souriait 
et  le  câlinait  de  ses  mains  douces.  Elle  l'aimait  tant!  Elle  lui 
prodiguait  tout  ce  qu'elle  ne  pouvait  donner  à  sa  mère,  à  qui 
elle  vouait  un  culte  secret.  Est-ce  que  tout  le  monde  ne  disait 
pas  :  «  la  belle  madame  Tiralla  »?  et  le  maître  d'école  ne  la 
préférait-il  pas,  elle,  Rozia  elle-même,  à  toutes  les  autres, 
parce  qu'elle  était  la  fille  de  madame  Tiralla?...  Rozia  savait 
qu'elle  n'était  pas  jolie;  du  moins  elle  ne  se  trouvait  pas  jolie, 
lorsqu'elle  dénouait  ses  nattes  crêpelées,  d'un  blond  cuivré, 
devant  la  glace.  Les  cheveux  de  sa  mère  étaient  noirs  comme 


254  LA     REVUE     DE     PARIS 

de  l'ébène  et  lisses  comme  de  la  soie,  et  ce  visage  pâle,  aux 
joues  légèrement  roses,  lui  paraissait  doublement  beau  en 
comparaison  du  sien,  semé  de  taches  de  rousseur.  L'adoles- 
cente avait  un  ardent  désir  d'être  belle  ;  et  elle  éprouvait  une 
certaine  mélancolie  et  du  découragement  de  ne  pas  le  devenir, 
malgré  toutes  ses  prières.  Chaque  soir,  elle  s'agenouillait 
devant  son  lit,  dans  la  chambre  qu'elle  partageait  avec 
Marianne,  et  elle  élevait  ses  mains  suppliantes,  sans  savoir 
exactement  tout  ce  qu'elle  souhaitait. 

Marianne  aussi  était  une  fervente  chrétienne  et,  souvent, 
quand  elles  étaient  couchées  depuis  longtemps,  elle  racontait  à 
la  fillette  excitée  toutes  sortes  d'histoires  de  miracles,  de  con- 
jurations, de  guérisons,  tous  les  événements  merveilleux  qui 
s'étaient  passés  dans  la  contrée. 

Les  petits  doigts  de  Rozyczka  se  cramponnaient  avec  force  à 
ceux  de  la  servante,  et  elles  se  mettaient  toutes  deux  à  prier 
avec  ardeur.  Qu'est-ce  qu'elles  avaient  de  mieux  à  faire  dans 
la  solitude  de  la  nuit,  entourées  des  mauvais  esprits  qui  peu- 
plent les  ténèbres,  qui  surgissent  de  toutes  parts,  même  des 
poitrines  humaines?  La  prière  seule  pouvait  les  sauver...  Et 
elles  priaient,  priaient...  Alors,  des  gouttes  de  sueur  mêlées  de 
larmes  coulaient  sur  la  face  délicate  de  Rozyczka.  Ahl  si  la 
madone  pouvait  venir  et  la  prendre  sous  son  manteau  bleu  ! . . . 
Elle  avait  si  peur  et  si  mal  !  Elle  ressentait  des  douleurs  à  la 
tête,  dans  le  dos  et  à  la  poitrine;  son  cou  se  resserrait,  c'est 
à  peine  si  elle  pouvait  avaler  ;  ses  yeux  brillaient  de  fièvre. 

—  Sainte  Marie,  mère  de  Dieu  !  (Les  yeux  craintifs  de  l'en- 
fant, qui  voyaient  à  peine  plus  loin  que  l'édredon,  tant  elle 
se  cachait  sous  les  couvertures,  demeuraient  fixes  dans  l'obscu- 
rité.) Que  tous  les  bons  esprits  louent  Dieu!...  Je  te  salue, 
Marie,  mère  de  Dieu!... 

Ah!  elle  était  là,  debout,  qui  lui  faisait  signe!...  Tout  à 
coup,  les  ténèbres  n'étaient  plus  les  ténèbres,  le  battement  des 
doigts  contre  la  vitre  et  le  gémissement  du  vent  autour  de 
la  maison  perdaient  leur  horreur...  Ah!  que  la  Madone  était 
bonne,  douce  et  belle!  Elle  prenait  l'enfant  sous  sa  protec- 
tion et  lui  souriait,  jusqu'à  ce  que  ces  yeux  brûlants  se  fer- 
massent, jusqu'à  ce  qu'un  rêve  délicieux  vînt  emplir  cette 
âme  d'émerveillement... 


PÉCHERESSE  255 

Tout  en  jouant  avec  Rozia,  ce  soir-là,  M.  Tiralla  se  mit  à 
geindre  de  nouveau  : 

—  Oh!  qu'ai-je  fait!  je  n'ai  plus  une  heure  de  tranquillité! 
C'est  le  diable  qui  s'en  mêle  ! 

La  petile,  alors,  dit  avec  le  plus  grand  sérieux  : 

—  Pourquoi  as-tu  peur?  Appelle  la  Madone  :  elle  t'envelop- 
pera dans  son  manteau  bleu...  Moi  aussi,  j'ai  peur,  souvent, 
mais  ensuite  je  ne  crains  plus  rien...  Veux-tu  que  je  l'appelle? 

—  Oui,  oui  !  —  fit-il  vivement. 

Etil  murmura  à  l'oreille  de  l'enfant,  si  doucement  que  Zozia, 
qui  écoutait  debout  devant  la  table,  ne  put  rien  comprendre  : 

—  J'ai  peur,  je  ne  sais  pourquoi.  Prie,  prie! 

Rozia  se  glissa  au  bas  du  lit,  s'agenouilla  sur  le  prie-Dieu  et 
éleva  ses  mains  jointes  à  sa  bouche  pâle.  Elle  pria  avec  ferveur. 
C'étaient  les  vieilles  prières,  redites  mille  fois,  récitées  machi- 
nalement; mais,  sur  ses  lèvres  elles  acquéraient  une  solennité 
nouvelle.  La  voix  frêle  de  la  fillette  devenait  plus  sonore 
et  pins  profonde.  Ses  cheveux  roux,  plus  légers,  bouffaient 
autour  de  ses  tempes;  à  la  lueur  de  la  lampe,  ils  semblaient 
une  auréole. 

Madame  Tiralla  leva  la  tête  et  regarda  sa  fille.  Elle  tres- 
saillit, arrachée  aux  pensées  qui  tourbillonnaient  en  elle 
avec  une  violence  irrésistible.  Elle  regarda  Rozia  et  son  père  : 
non,  Rozia  n'était  pas  tout  à  fait  le  portrait  de  monsieur 
Tiralla...  elle  avait  aussi  quelque  chose  de  sa  mère!...  Et 
madame  Tiralla  se  sentit  soudain  rajeunie  de  vingt  ans;  elle 
se  vit  dans  le  paisible  cabinet  de  travail  du  curé  et  elle  entendit 
les  choses  merveilleuses  qui  l'avaient  si  fort  attachée  à  lui  ; 
maintenant  encore,  elle  éprouvait  cette  sensation  d'ivresse, 
connue  autrefois  en  l'écoutant. 

Ah!  oui,  celle-là,  cette  fillette-là,  par  Dieu,  elle  se  ferait 
religieuse!  On  couperait  ses  cheveux  crêpés  qui  brillaient 
à  la  clarté  de  la  lampe,  on  la  coifferait  du  voile  d'épouse  du 
Seigneur;  un  bandeau  de  toile  couvrirait  son  front  et  son 
menton.  On  ne  laisserait  à  découvert  que  le  petit  nez  fin  et  les 
yeux  bleus...  Combien  Rozia  serait  jolie  dans  son  costume 
sacré!  Elle  fleurirait  comme  une  rose  dans  le  jardin  du  Sau- 
veur... Un  amour  subit  pour  sa  fille  emplit  le  cœur  de  madame 
Tiralla  :  elle  alla  vers  elle  et  posa  la  main  sur  ses  cheveux. . . 


256 


LA     REVUE     DE     PARIS 


Ce  soir-là  Rozia  était  heureuse  :  sa  mère  l'avait  embrassée 
en  lui  souhaitant  une  bonne  nuit  et  il  lui  avait  semblé  qu'une 
flamme  sillonnait  tout  son  être.  Elle  ne  voulut  pas  entendre  les 
histoires  de  Marianne,  qu'elle  réclamait  d'habitude  : 

—  Je  veux  seulement  prier,  —  dit-elle. 

Et  elle  pria  que  sa  mère  lui  sourît  toujours.  Elle  l'admirait 
tant,  avec  sa  taille  élancée,  ses  beaux  cheveux  et  ses  yeux 
de  velours!. . .  Personne  n'avait  la  beauté  de  sa  mère,  hormis  la 
Madone  ! 

Tandis  que  Rozia  priait  en  sommeillant  4éjà,  elle  vit  tout  à 
coup  la  Madone  devant  son  lit.  Elle  avait  un  visage  tout  pareil 
à  celui  de  sa  mère  et  elle  était  vêtue,  comme  elle,  d'une  jupe  bleu 
foncé  et  d'une  blouse  rayée,  d'un  rouge  vif.  Et  la  Madone  se 
pencha  sur  elle,  si  près  que  Rozia  sentit  son  souffle  chaud  sur 
la  joue  :  elle  écoutait,  sans  doute,  si  elle  dormait  déjà. . .  Puis 
la  Madone  se  redressa,  prêta  l'oreille  vers  le  Ut  où  Marianne 
ronflait  depuis  longtemps,  et  elle  se  dirigea  doucement  vers  la 
porte...  Oh!  qu'elle  était  belle,  la  Sainte  Vierge!  La  petite 
s'endormit  en  balbutiant  une  prière... 

Mais  Marianne  ne  dormait  pas  :  ce  n'était  qu'une  feinte. 
Pourquoi  madame  Tiralla  errait-elle  si  tard  dans  la  maison? 
L'oreille  de  la  servante,  aussi  fine  que  celle  d'un  oiseau  des 
bois,  avait  perçu  le  léger  va-et-vient  dans  l'escalier,  les  allées 
et  venues  inquiètes  à  travers  les  pièces. . .  Pourquoi  la  maîtresse 
ne  se  couchait-elle  pas?  Et  qu'était-elle  venue  faire  ici,  dans 
leur  chambre  ? 

Tandis  que  l'enfant  dormait  paisiblement,  la  servante 
s'assit  sur  son  lit  et  mit  sa  main  derrière  son  oreille  :  main- 
tenant madame  Tiralla  était  dans  la  cuisine...  Psia  krew!... 
quel  bruit  faisait-elle  avec  le  moulin  à  café?...  ou  bien  était-ce 
la  boîte  de  fer  blanc  où  l'on  gardait  le  sucre  qu'elle  remuait 
ainsi?...  Esprits  saints!...  Marianne  fit  le  signe  de  la  croix... 
Est-ce  que  celle-là,  en  bas,  était  une  alliée  du  diable?... 
Le  maître  avait  rapporté  du  poison  de  Gnesen...  de  la  mort 
aux  rats  ! . . .  Les  yeux  prompts  de  la  servante  avaient  vu  la  boîte 
sur  la  table,  la  boîte  blanche  avec  la  tète  de  mort  noire 
dessus...  Si  celle-là,  en  bas,  en  mettait  dans  le  café...  ou  dans 
le  sucre  en  poudre  du  maître,  qui  en  versait  toujours  une 
petite  coupe  pleine  dans  sa  tasse?...  Sainte  Mère!... 


PÉCHERESSE  267 

La  servante  se  fit  toute  menue  dans  son  lit  et  tira  la  cou- 
Terlure  jusque  par-dessus  ses  oreilles.  Elle  ne  voulait  rien  voir, 
rien  entendre.  En  quoi  cela  la  regardait-il?  Le  maître  était 
bon,  mais  la  maîtresse  était,  en  somme,  bonne  aussi;  et  c'est 
toujours  une  cbose  difficile,  pour  une  pauvre  domestique, 
ayant  deux  enfants  sur  les  bras,  que  de  se  mettre  d'un  côté  : 
il  valait  mieux  qu'elle  restât  bien  avec  les  deux  côtés  ! . . . 

Mais  Marianne  eut  beau  se  boucher  les  oreilles,  elle  entendit 
le  va-et-vient  agité  qui  l'empêcha  de  dormir  jusqu'à  l'aube. 

11  ne  lui  était  jamais  arrivé  de  ne  pas  ronfler  sa  nuit  entière; 

le  coq  chantait  déjà  sur  le  fumier  et  les  vaches  mugissaient 

sourdement  lorsqu'elle  s'assoupit  enfin. 

Quand  elle  s'éveilla  en  sursaut,  Rozycska  tressait  déjà  ses 

nattes  devant  le  morceau  de  miroir,  et,  de  la  cour,  montait 

le  bruit  des  sabots  de  bois  et  le  grincement  de  la  chaîne  du 

puits  que  tirait  Jendreck. 

—  Jésus,  Marie I...  (Furibonde,  Marianne  sauta  hors  du  lit 
et  apostropha  la  petite  :)  Pourquoi  ne  me  réveilles-tu  pas, 
lutin? 

—  J'allais  justement  le  faire,  —  dit  Rozia  qui,  en  jupon  court 
et  les  épaules  nues,  avait  l'air  singulièrement  chétif . 

Mais  on  voyait  bien  que  Rozia  n'avait  nullement  songé  à 
réveiller  la  servante  :  ses  pensées  étaient  ailleurs.  Elle  con- 
tinuait à  rêver,  les  yeux  ouverts...  Ah!  si  elle  pouvait  raconter 
ce  qu'elle  avait  rêvé!...  C'avait  été  si  beau!...  La  Madone  lui 
avait  donné  l'enfant  Jésus  à  porter  et  elle  avait  senti  le  petit 
corps  tendre  et  chaud  sur  sa  poitrine.  Comme  il  s'était  serré 
contre  elle!...  Rozia  souriait  de  bonheur  dans  le  débris  de 
glace  trouble,  taché  de  savon. 

Marianne  se  précipita  dans  la  cuisine,  sans  se  laver  ni  se  pei- 
gner. Oh!  malheur!  la  maîtresse,  bien  coiffée  et  mignonne 
comme  toujours,  était  déjà  devant  le  foyer!  Elle  avait,  sans 
doute,  déjà  fait  le  café  ! 

Madame  Tiralla  dit  : 

—  Le  café  est  fait  :  tu  viens  si  tard  ! 

Mais  elle  ne  gronda  pas  la  servante.  Elle  lui  tendit  un  pla- 
teau où  se  trouvait  une  tasse  grande  comme  un  seau. 

—  Là,  va  lui  porter  :  il  est  déjà  sucré  ! 

Marianne  regarda  sa  maîtresse  avec  des  yeux  dilatés.  Tout 

i5  Novembre  1908.  3 


358  LA     REVUE     DE     PARIS 

à  coup  elle  n  avait  plus  sommeil  :  toutes  ses  idées  de  la  nuit 
lui  revenaient  soudain.  Elle  balbutia  quelque  chose  et  resta 
immobile  jusqu'au  moment  où  madame  Tïralia  lui  cria  en  riant  : 

—  Mais  va  donc  lui  porter!  Pourquoi  te  plantes-tu  là,  si 
bêtement  ? 

Non,  quelqu'un  qui  aurait  mis  du  poison  dans  le  café  ne 
rirait  pas  ainsi I  Marianne  se  tranquillisa  un  peu.  Mais,  lors- 
qu'elle arriva  dans  le  vestibule,  elle  fit,  pour  plus  de  sûreté, 
un  signe  de  croix  dessus  : 

—  Dieu  le  bénisse  ! 

Maintenant,  il  ne  pouvait  plus  être  nuisible!...  Et,  comme 
le  café  chaud  et  fort  embaumait,  elle  ne  put  s'empêcher  d'en 
avaler  rapidement  une  gorgée . . .  Tiens  !  que  le  café  était  fort  ! . . . 
malgré  qu'il  fût  sucré,  il  avait  un  goût  amer. . .  pouah  ! . . .  Mais 
pourtant  il  était  très  bon.  Encore  un  coup! 

Alors,  de  l'intérieur,  M.  Tiralla  se  mit  à  hurler  : 

—  Psia  kreiv!  au  diable  les  femmes!  m'apporteras-tu  mon 
café? 

Une  botte,  lancée  d'une  main  experte,  vola  par  l'entre- 
bâillement de  la  porte  et  atteignit  le  tablier  de  Marianne.  Celle- 
ci  poussa  un  cri  et  laissa  tomber  le  plateau  :  à  ses  pieds,  le 
long  du  corridor  carrelé,  coulait  le  café  sucré. 

—  Psia  krew  ! 

Une  deuxième  botte  vola.  La  porte  s'ouvrit  tout  à  fait,  et  l'on 
vit  M.  Tiralla  assis  au  bord  de  son  lit,  en  chemise  courte,  ses 
jambes  nues  pendantes,  en  quête  des  pantoufles  glissées  sous 
le  lit. 

Sur  le  seuil  se  tenait  la  servante,  toute  mouillée. 

M.  Tiralla  éclata  d'un  rire  sonore. 

—  Tu  es  une  lourdaude,  une  maladroite!  —  cria-t-il  en  se 
claquant  les  hanches.  —  Par  Dieu,  je  n'ai  jamais  vu  pareille 
imbécile!  Ne  fais  pas  de  si  gros  yeux...  allons,  allons,  tu  n'as 
pas  besoin  de  te  mettre  tout  de  suite  à  glapir!  Va  me  faire 
d'autre  cafél 

—  La  Pani  me  battra!  —  sanglota  Marianne.  —  J'ai  peur, 
oh!  j'ai  si  peur! 

—  Femme!  —  appela  M.  Tiralla  qui  avait  particulièrement 
bien  dormi.  —  Femme,  cette  bécasse  a  renversé  le  café... 
Zosia,  ne  la  bats  pas  ! 


PÉCHERESSE  359 

Madame  Tiralla  était  déjà  là  :  elle  devint  livide  lorsqu'elle 
vit  couler  le  café  comme  un  ruisseau  brun  ;  puis  elle  rougit 
violemment. 

La  servante  se  baissait  déjk  :  maintenant  la  mattresse  allait 
frapper.  Mais  elle  ne  frappa  point.  Elle  n'éleva  pas  même  la 
main,  elle  dit  seulement  : 

—  Ça  ne  devait  pas  être...  Fais-lui  d'autre  café! 

Elle  alla  elle-même  chercher  un  torchon,  essuya,  ramassa 
les  débris  et  ne  prononça  pas  une  parole  de  plus. 

Marianne  était  toute  déconcertée  :  elle  n'avait  jamais  rien 
cassé  nulle  part  sans  recevoir  une  correction...  et  aujourd'hui, 
pas  même  une  gifle,  pas  même  une  menace L.. 

Elle  errait  çà  et  là  comme  un  chien  qui  flaire.  Elle  épia  sa 
maltresse,  mais  celle-ci  était  tranquillement  assise  dans  la 
chambre,  près  de  la  fenêtre,  et  lisait;  le  maître  était  aux 
champs,  il  voulait  tuer  un  lièvre;  et  Rozycska  était  à  l'école... 
Ah!  si  Marianne  avait  eu  quelqu'un  à  qui  confier  ses  préoccu- 
pations!... 

La  servante  se  sentait  comme  oppressée  par  un  secret  trop 
lourd.  Et,  en  réalité,  elle  éprouvait  aussi  une  sensation  de 
poids  dans  la  poitrine  :  —  qu'y  avait-il  donc? 

EDe  respirait  précipitamment,  avec  peine,  et  elle  ne  parve- 
nait pas  à  avaler  sa  salive  :  sa  gorge  était  trop  étroite.  Une 
épouvante  subite  l'envahit...  Et  quelle  soif  la  tourmentait, 
quelle  soif!  Sa  bouche  était  sèche,  comme  brûlée. ..  Elle  alla  en 
chancelant  vers  le  seau  à  eau,  mais  elle  ne  put  boire.  Sainte 
Mère,  pourquoi  ne  pouvait-elle  avaler,  tout  à  coup?. . .  Un  trem- 
blement agita  son  corps  entier,  un  tremblement  si  fort  qu'elle 
dot  s'asseoir  sur  le  plancher.  Oh!  qu'elle  se  sentait  mal,  si 
horriblement  mal  ! . . .  Un  voile  noir  passa  devant  ses  yeux,  elle 
fut  inondée  de  sueur. . .  Et  elle  ne  pouvait  même  plus  souffler 
maintenant.  Elle  voulut  crier,  appeler  au  secours  :  en  vain. 
Elle  essaya  de  se  lever,  mais  elle  était  aussi  raide  qu'une 
planche;  sa  tête  était  comme  blindée.  Ses  poings  se  serrèrent 
dans  une  convulsion...  «  Oh!  Christ  sanglant,  aie  pitié...  » 
Allait-elle  mourir  là?  Comme  tout  lui  faisait  mal,  sa  poi- 
trine, son  ventre,  ses  bras,  ses  jambes!... 

Elle  resta  étendue,  dans  un  abandon  affreux,  jusqu'à  ce  que 
le  souffle  lui  revint  et  qu'elle  pût  se  redresser  en  gémissant; 


36o  LA     REVUE     DE     PARIS 

elle  sortit  de  la  cuisine  et  alla  derrière  la  maison.  Là,  s 'appuyant 
d'une  main  au  mur,  elle  fit  d'épouvantables  efforts  poux  vomir; 
un  goût  amer  lui  emplit  la  bouche  et  la  secoua  tellement  qu'elle 
eut  toutes  les  peines  du  monde  à  se  tenir  debout. 

Jendrek  survint.  Il  se  mit  à  rire  lorsqu'il  la  vit  :  hé  !  elle 
avait  été  en  cachette  à  la  danse?  La  fête  des  moissons  était 
pourtant  déjà  passée  et  on  n'était  pas  encore  aux  Rois!...  U 
railla  :  tiens,  c'avait  donc  été  bien  bon?  Qu'avait^elle  mangé 
et  bu  pour  s'en  être  donné  ainsi? 

Elle  ne  répondit  rien.  Elle  pouvait  à  peine  lever  la  tête  et  le 
regarder  d'une  façon  étrange,  de  ses  yeux  aux  pupilles  dilatées. 

Alors  il  eut  peur. . .  Hou  !  quelle  mine  elle  avait  ! . . .  Et, 
au  lieu  de  lui  dire  combien  il  était  content  de  ce  qu'elle  se 
sentit  comme  il  se  sentait  parfois,  le  lundi,  il  lui  saisit  le  bras  : 

—  Tu  n'es  pas  bien,  dis? 

.  Elle  gémit  et  inclina  faiblement  la  tête.  Quand,  tout  à 
l'heure,  il  lui  avait  demandé  ce  qu'elle  avait  mangé,  une  idée 
avait  traversé  son  cerveau  obscurci  :  oui,  oui,  elle  avait 
mangé  ou  bu  quelque  chose... 

Et,  soudain,  elle  cria  d'une  voix  perçante  : 

—  Du  poison  !  du  poison  ! 

Cependant,  elle  se  roulait  par  terre  de  telle  façon  que  le 
valet,  épouvanté,  recula  de  dix  pas. 

Madame  Tiralla  devait  avoir  entendu  les  cris  :  elle  sortit 
de  la  maison  et  se  précipita  vers  la  servante  qui  continuait  à 
clamer  :  «  Du  poison,  du  poison  !  »  en  se  tenant  le  ventre  et  en 
se  tordant  comme  une  démente.  Madame  Tiralla  devint  si  pâle 
que  Jendrek  pensa  qu'elle  allait  tomber. 

—  Tais-toi,  tais-toi  !  —  dit-elle  vivement,  mettant  sa  main 
sur  la  bouche  de  Marianne. 

Mais  celle-ci  se  détourna  et  reprit  sourdement  : 

—  Du  poison,  du  poison  ! 

Elle  promenait  autour  d'elle  des  regards  de  bête  traquée. 
Jendrek  s'effrava  tout  à  fait  : 

—  Dois-je  courir  à  Gradevvitz  pour  chercher  le  docteur?  — 
fit-il,  très  intimidé. 

—  Non,  —  répondit  la  maîtresse. 

Puis,  comme  si  elle  prenait  une  résolution,  elle  lui  cria  en  le 
tenant  par  sa  blouse  : 


PÉCHERESSE  26l 

—  Es-tu  fou?...  Elle  est  seulement  saoule...  saoule...  rien 
de  plus  ! 

—  Je  ne  suis  pas  saoule,  —  hurla  Marianne,  et,  devenant 
furieuse  :  —  Cet  âne  de  Jendrek  prétend  que  je  suis  saoule,  Il 
n'a  qu'à  se  mêler  de  ses  affaires. . .  Je  n'ai  rien  bu,  rien  ! . . .  pas 
une  goutte...  je  le  jure  devant  Dieu!...  Quel  ânel  Je  n'ai  que 
du  poison  dans  le  corps...  je  suis  empoisonnée...  je  vais 
mourir. . .  oh  ! 

Le  valet  ouvrait  de  grands  yeux.  Madame  Tiralla  vit  qu'il 
écoutait  :  elle  rougit  violemment,  comme  elle  avait  pâli  tout 
à  l'heure.  Elle  eut  un  rire  forcé  : 

—  Allons  donc  I  du  poison  I . . .  comment  ?. . .  Tu  ne  sais  ce 
que  tu  racontes,  ma  fille  ! . . .  Viens,  appuie-toi  sur  mon  bras,  — 
dit-elle  en  aidant  la  servante  à  se  relever.  —  Tu  te  sens  déjà 
mieux,  n'est-ce  pas?  Je  vais  te  mettre  au  lit;  je  te  ferai  de  la 
tisane;  je  t'apporterai  une  bassinoire.  Et  après,  quand  tu  iras 
mieux,  nous  regarderons  si  un  de  mes  jupons  te  va  :  il  faut 
que  tu  sois  habillée  plus  chaudement.  (Elle  ta  ta  la  jupe  mince 
de  la  servante)  :  Elle  n'a  rien  sur  elle!  Elle  a  pris  froid!... 
Je  m'occuperai  de  cela...  Tu  vas  mieux,  n'est-ce  pas?... 
Sainte  Mère!...  Marianne,  dis-moi  donc  que  tu  te  sens  mieux! 

Marianne  secoua  négativement  la  tête.  Elle  recommença  à 
se  plaindre,  à  rouler  les  yeux,  à  gémir,  et  elle  se  suspendit  si 
lourdement  au  bras  de  sa  maîtresse  qu'elles  chancelèrent 
toutes  deux. 

Jendrek  s'élança  à  leur  secours.  Madame  Tiralla  et  lui 
saisirent  chacun  la  servante  par  un  bras  et  la  traînèrent  dans 
la  maison,  jusqu'à  son  lit. 

Le  domestique  écarquillait  les  yeux  en  voyant  sa  maîtresse 
«e  donner  tant  de  peine  pour  la  servante  :  par  Dieu!  quelle 
bonne  feirtme  c'était  ! 

Madame  Tiralla  frottait  les  pieds  glacés  et  les  mains  de 
Marianne,  en  répétant  : 

—■Ne  te  sens-tu  pas  encore  mieux?...  Ça  va  mieux,  n'est-ce 
pas? 

Le  valet  fut  touché  de  cette  sollicitude.  Il  pensa  qu'il  devait 
faire  bon  être  malade  dans  ces  conditions,  et  il  résolut,  pour  le 
prochain  lundi,  de  crier  aussi  :  «  Du  poison,  du  poison!  »  en 
se  roulant  à  terre.  Ce  devait  être  bien  agréable  d'être  caressé 


a6?  LA     REVUE     DE     PARIS 

par  les  mains  douces  de  la  maîtresse,  comme  Tétait,  en  ce 
moment,  Marianne...  Et  la  maîtresse,  en  la  caressant,  pleurait. 
Puis  elle  courait  à  1a  cuisine  et  en  rapportait  une  tasse  pleine 
de  thé  brûlant  qu'elle  présentait  aux  lèvres  de  la  malade  : 

— :  Bois,  ma  chérie,  boisi 

Mais  Marianne  ne  voulait  pas  boire.  Elle  repoussa  la  tasse. 
Madame  ïiralla  insista  : 

—  Bois,  bois  donc,  ça  te  fera  du  bien! 
Marianne  répondit  avec  impertinence  : 

—  Je  m'en  garderai  bien  !  Je  ne  bois  pas. 
Et  elle  se  tourna  du  côté  du  mur. 

Tiens I  pourquoi  ne  buvait-elle  pas  une  si  bonne  chose?... 
Le  valet  aurait  bien  voulu  le  savoir. 

Mais  madame  Tiralla  ne  le  demanda  pas.  Lorsqu'elle 
s'éloigna  du  lit,  elle  tremblait  tellement  qu'elle  dut  s'asseoir 
sur  l'escabeau  le  plus  proche.  Un  moment,  ses  paupières 
s'abaissèrent  comme  si  elle  se  trouvait  mal  ;  puis  elles  se  rou- 
vrirent et  ses  yeux  rencontrèrent  les  regards  interrogatifs  du 
yalet.  Alors,  comme  pour  s'excuser,  elle  dit  avec  un  sourire 
doux  et  timide  : 

—  Je  ne  suis  pas  très  forte.  Gela  m'impressionne  tant! ...  Oh! 
quelle  frayeur! 

Lorsqu'ils  redescendirent  l'escalier,  qui  était  raide  et  sombre, 
elle  lui  prit  le  bras  : 

—  Conduis-moi,  Jendrek.  Je  ne  puis  pas  marcher  seule... 
Oh!  la  pauvre  Marianne!... 

CLARA    V1EBIG 

(A  suivre.) 

(Traduit  de  l'allemand  par  béat  ri  x    rodés.) 


L'ALLEMAGNE  ET  LA  GUERRE 


Le  général  von  Blume,  un  des  élèves  les  plus  réputés  du 
maréchal  de  Moltke,  écrivain  militaire  bien  connu  par  un 
remarquable  ouvrage  sur  la  stratégie1,  a  publié  récemment, 
sous  les  auspices  du  grand  état-major  prussien  et  sous  le 
titre  :  Comment  les  conditions  du  succès  à  la  guerre  se  sont-elles 
modifiées  depuis  1871,  un  long  article,  véritable  exposé  des 
doctrines  tactiques  et  stratégiques  admises  en  Allemagne  2  : 

Le  développement  pacifique,  dit  le  général  von  Bernhardi  dans 
une  conférence  qui  a  fait  grand  bruit  tant  en  France  qu'en  Alle- 
magne1, est  assurément  un  phénomène  naturel.  C'est  une  source 
abondante  des  profits,  tant  au  point  de  vue  matériel  qu'à  celui  de  la 
civilisation.  Il  a  pour  conséquence  de  créer  entre  les  États  des 
liens  de  communauté  intellectuelle  ;  mais,  dès  le  temps  de  paix,  la 
lutte  pour  l'existence  et  pour  la  mise  en  valeur  des  biens  de  tout 
genre,  entraîne  de  grands  chocs  d'intérêts  et  des  tensions  violentes 
qui  ne  se  résolvent  que  par  la  guerre,  ainsi  que  le  montre  l'histoire 
et  comme  on  peut  l'affirmer,  étant  donnée  la  nature  humaine.  Une 
période  de  paix  et  de  prospérité  matérielle  permet  aux  germes 
empoisonnés  de  pourriture  et  de  désagrégation  de  se  développer  de 
toute  part,  si  Ton  n'arrive  pas  de  temps  en  temps  à  élever  les 
nations  vers  un  idéal  politique,  si  on  ne  les  amène  pas  à  engager 
leurs  forces  et  leurs  biens  pour  atteindre  un  idéal  déterminé.  Mais, 

i.  Stratégie f  Berlin,  1886. 

a.  Inwiefern  haben  sich  die  Bedingungen  der  Erfulges  im  Kriege  seit  1871 
verûnderl?  (  Vierteljahrshefte  fur  Truppenfukrung  und  Heereskunde  heraus- 
gegeben  vom  grossen  Generalstabe,  1908,  Drittes  Heft). 

3.  Die  Elemente  des  modernen  Krieges.  (Conférence  à  la  Société  militaire 
de  Berlin,  9  février  1898). 


â64 


LA     REVUE     DE     PARIS 


suivant  le  mot  de  Treitschke  :  «  il  ne  saurait  y  avoir  d'idéalisme 
sérieux  en  politique  sans  une  conception  idéale  de  la  guerre  ».   Et 
Bernhardi  rappelle  ces  paroles  de  Luther  :   «  On  peut  avec  juste 
raison  montrer  par  des  discours  et  des  écrits  quel  fléau  est  la  guerre, 
mais  on  devrait,  d'autre  part,  tenir  compte  des  fléaux  plus  grands 
encore  qu'elle  nous  évite.   Somme  toute,  il  ne  faut  pas  seulement 
envisager  les  massacres,  les  incendies  et  les  violences  qui    sont  la 
conséquence  de  la  guerre;  c'est  agir  comme  ces  enfants  naïfs  et  à 
courte  vue  qui  n'osent  plus  jeter  les  yeux  sur  le  chirurgien  lorsqu'il 
coupe  une  main  ou  scie  une  jambe,  et  qui  ne  voient  pas  ou  ne 
comprennent  pas  que  son  but  est  de  sauver  le  corps  tout  entier.  De 
même,  il  faut  examiner  virilement  le  rôle  de  la  guerre  ou  du  glaive 
et  chercher  la  cause  finale  de  toutes  ces  horreurs  et  de  toutes  ces 
violences.  Il  deviendra  alors  évident  que,  considéré  dans  sa   fin,  ce 
rôle  vient  de  Dieu  et  tend  vers  un  but  aussi  nécessaire  à  l'homme 
que  le  boire,  le  manger  et  les  autres  fonctions  naturelles    ».   Ces 
phrases  de  Luther,  ajoute  Bernhardi,  «  sont  l'expression  d  une  vérité 
éternelle  contre  laquelle  ne  prévaudra  pas  la  sagesse  des  Philistins. 
Par  conséquent,  seul  un  peuple  pourra  maintenir  sa  situation  poli- 
tique dans  le  monde,  qui  mettra  sa  confiance  dans  la  force  de  son 
épée,  qui,  à  tout  instant,  sera  disposé  et  préparé  à  employer  toutes 
ses  forces  à  faire  la  guerre  ». 

Les  Allemands  se  proposent  en  effet  «  d'obtenir  la  soumis- 
sion absolue  de  l'adversaire  et  si  possible  de  l'anéantir1  », 
afin  d'arriver  à  le  «  saigner  à  blanc2  ».  Dès  1886,  Blume 
écrivait  :  «  C'est  la  guerre  à  outrance  que  nous  devons  étudier 
avant  tout,  aussi  bien  à  cause  de  son  importance  sur  le  déve- 
loppement de  la  civilisation  que  parce  qu'une  guerre  ainsi 
faite  constitue  une  guerre  idéale  \  » 

Son  opinion  n'a  pas  changé  : 

Avec  l'importance  des  moyens  d'action  mis  en  œuvre,  la  guerre 
revêtira  un  caractère  plus  violent  que  par  le  passé  et  aura  des 
conséquences  plus  graves.  Les  progrès  de  la  civilisation  ne  peuvent 
rien  y  changer.  Bien  plus;  ils  sont  une  cause  essentielle  de  l'augmen- 
tation de  la  puissance  militaire  des  États,  parce  que  la  nécessité  de 
la  protection  croît  en  raison  directe  des  progrès  de  la  civilisation, 

1 .  Von  der  Gollz,  Kriegfûhrung. 

2.  Von  Osten-Sacken-Rheiu,  Deutschlands  nàehster  Krieg. 

3.  Von  Blume,  Stratégie. 


l'allbmagne    et    LA    GUERRE  265 

tandis  que  ceux-ci  fournissent  les  engins  de  destruction  les  plus 
perfectionnés.  L'humanité  y  gagne  en  même  temps,  car  on  se 
résoudra  plus  difficilement  à  faire  la  guerre.  Eu  égard  à  la  grandeur 
des  intérêts  mis  en  jeu  aujourd'hui  par  des  puissances  voisines,  il 
faut  prévoir  raisonnablement  que  l'adversaire  fera  la  guerre  à 
outrance  avec  tous  ses  moyens.  Plus  énergiquement  nous  agirons 
nous-mêmes  dans  ce  sens,  et  plus  il  est  probable  que  l'adversaire 
se  soumettra  sans  attendre  les  mesures  extrêmes.  Une  prompte  issue 
de  la  guerre  importe  plus  aujourd'hui  qu'autrefois,  non  seulement 
dans  notre  propre  intérêt,  mais  aussi  pour  la  civilisation  en  général. 
En  conclure  que  les  guerres  futures  seront  d'une  durée  moindre  que 
par  le  passé,  serait  erroné  et  dangereux  :  erroné,  parce  que  la 
grandeur  des  intérêts  en  jeu  rend  plus  difficile  une  entente  en  vue 
de  la  paix;  dangereux,  parce  qu'une  idée  préconçue  de  ce  genre 
serait  de  nature,  au  moment  où  la  déception  se  produirait,  à 
paralyser  la  force  de  volonté  de  la  nation,  qui  ne  doit  pas  cesser 
d*ètre  opiniâtre. 

Dans  une  guerre  future,  les  forces  que  l'Allemagne  pourra 
mettre  sur  pied  seront  très  supérieures  en  nombre  à  celles 
qu'elle  mobilisa  en  1870.  A  cette  époque,  les  États  du  Sud 
n'appliquaient  le  système  prussien  que  depuis  deux  ans  et 
demi  et,  dans  certaines  régions  de  la  Confédération,  du  Nord, 
la  durée  totale  du  service  n'était  que  de  douze  années.  La  popu- 
lation de  l'Allemagne  est  d'ailleurs  non  plus  de  4o  mais  de 
de  63  millions  d'habitants.  Au  mois  d'août  1870,  l'effectif  en 
rationnaires  des  armées  allemandes  était,  il  est  vrai,  de  1  1 83  389, 
mais  celui  des  combattants  de  première  ligne  ne  s'élevait  — 
officiers  non  compris  —  qu'à  462  3oo  baïonnettes  et 
568oo  sabres,  avec  1  584  canons.  Restaient  encore  sur  le  terri- 
toire national  comme  troupes  de  garnison  et  de  remplacement  : 
36a  890  combattants,  avec  46a  bouches  à  feu  attelées.  Aujour- 
d'hui les  forces  allemandes  de  campagne  peuvent  être  évaluées 
à  4  75oooo  hommes  instruits.  En  admettant  un  fort  déchet, 
elles  seraient  d'un  effectif  encore  plus  de  trois  fois  supérieur  à 
celui  de  1870,  sans  tenir  compte  des  contingents  delalandsturm 
qui,  en  partie  également  instruits,  resteraient  encore  dispo- 
nibles. Blume  évalue  en  regard  les  forces  mobilisables  de  la 
France  à  4  000  000  d'hommes  ;  celles  de  la  Russie  à  2  000  000  en 
Europe  et  à  4oo  000  en  Asie,  sans  compter  1  260  000  hommes 
de  troupes  de  garnison,  d'étapes  et  de  dépôt  ;  celles  de  l'Autriche 


266  LA     REVUE     DE     PARIS 

à  i  a5oooo;  celles  de  l'Italie,  y  compris  la  milice  mobile,  à 
720000  combattants,  avec  3ooooo,  hommes  de  troupes 
territoriales. 

Que  le  nombre  des  combattants  joue  un  grand  rôle  à  la  guerre, 
écrit  le  général  von  Pelet-Narbonne,  c'est  ce  que  personne  n'ignore, 
même  les  enfants;  aujourd'hui  encore  peut  s'appliquer  ce  mot  de 
Glausewitz  que,  dans  l'Europe  actuelle,  il  serait  très  difficile,  même 
aux  généraux  doués  des  plus  grands  talents,  d'arracher  la  victoire  à 
des  masses  ennemies  de  force  double1. 

Les  généraux  von  der  Goltz  et  Boguslawski  approuvent 
pleinement  ces  idées s.  Mais  on  a  su  réagir,  en  Allemagne,  contre 
ce  que  Blume  appelle  «  la  rage  du  nombre  '  »  : 

L'effectif  des  combattants,  dit  von  Blume,  es  bien  loin  d'être  le 
seul  élément  de  leur  valeur.  Celle-ci  dépend  bien  plus  et  essentielle- 
ment de  l'organisation  et  de  l'instruction,  de  l'armement  et  de 
l'équipement,  non  moins  d'ailleurs  des  qualités  naturelles  et  acquises 
des  hommes  qui  composent  une  armée  et  de  l'esprit  dont  ils  sont 
animés. 

•    Le  colonel  M eckel,  ancien  professeur  à  l'Académie  de  guerre 
de  Berlin,  est  non  moins  affirmatif  sur  ce  point. 

Le  nombre  joue  actuellement  un  grand  rôle  à  la  guerre,  bien 
qu'aujourd'hui,  comme  jadis,  il  faille  chercher  dans  la  valeur  des 
troupes  et  de  leurs  chefs  la  meilleure  garantie  de  la  victoire...  Au- 
dessus  du  nombre,  il  faut  placer  la  qualité,  qui  repose  sur  l'habileté 
du  chef,  sur  la  discipline  et  sur  l'instruction  de  la  troupe.  Un  État, 
qui,  en  face  de  ses  voisins,  ne  peut  compter  que  sur  ses  propres 
forces  et  sur  sa  puissance  défensive,  sacrifiera  toujours,  dans  son 
organisation  militaire,  le  nombre  à  la  qualité*. 

Quand  nous  parlons  de  l'importance  du  nombre  à  la  guerre,  écrit 
de  son  côté  von  der  Goltz,  nous  ne  voulons  pas  naturellement 
comparer  une  armée  nombreuse  mais  mauvaise,  avec  une  armée 
faible  mais  bonne;  nous  avons  en  vue  deux  armées  de  qualité 
équivalente.  11  est  bien  évident  que  le  nombre  ne  peut  suppléer  que 

1.  Général  von  Pelet-Narbonne,  Die  Gefahr  der  Zahlenwut. 

a.  Von  der  Goltz,  Das  Volk  in  Waffen,  Berlin  i883,  et  Kriegfuhrung, 
Berlin,  1895;  Général  von  Boguslawski,  Betrachtungen  ûber  Heerwesen  und 
Kriegfùhrung,  Berlin,  1897. 

3.  En  français  dans  le  texte. 

4.  Meckel,  Âllgemeine  Lehre  von  der  Truppenfuhrung  im  Kriege,  Berlin, 
1S90. 


r 


L'ALLEMAGNE     ET    jLA    GUERRE  267 


partiellement  à  la  qualité...  On  ne  peut  pas  soumettre  des  éléments 
dissemblables  à  une  comparaison  arithmétique  et,  si  trois  béliers  sont 
en  face  d  un  lion,  aucun  homme  de  bon  sens  ne  songera  à  donner  la 
supériorité  aux  premiers  * . 

Prétendre  que  la  qualité  a  aujourd'hui  moins  d'importance 
qu'autrefois  serait,  déclare  justement  von  Blume,  une  doctrine 
néfaste  qui,  admise  dans  une  armée,  pourrait  la  rendre 
ataxique  :  oc  lorsque  des  chefs  comptent,  dans  un  duel  avec 
1  ennemi,  chercher  le  secret  principal  de  la  victoire  ailleurs 
qu'eu  eux-mêmes  ou  dans  la  valeur  de  leurs  troupes,  il  n'y  a 
pas  grand'chose  à  en  attendre 2  ».  A  son  avis,  si,  dans  le  cours 
des  siècles,  l'importance  relative  du  nombre  et  de  la  qualité 
des  troupes  s'est  modifiée,  c'est  plutôt  en  faveur  du  dernier 
élément.  Plus  les  armes  sont  perfectionnées,  plus  grande  est 
la  différence  entre  deux  troupes  qui  les  manient  avec  plus 
ou  moins  d'habileté,  bien  que  le  combat  actuel,  avec  ses 
engagements  à  longue  distance,  semble,  au  premier  examen, 
donner  à  des  hommes  peu  exercés  une  valeur  combattante 
qu'ils  n'avaient  pas  autrefois. 

*  # 

De  nos  jours,  les  armées  actives  des  puissances  qui  ont 
adopté  le  service  obligatoire  ne  constituent  plus  qu'une  école 
et  des  cadres  pour  le  temps  de  guerre.  A  la  mobilisation, 
l'infanterie  est  répartie  en  bataillons  de  800  à  1  000  baïonnettes, 
la  cavalerie  en  escadrons  de  i4o  à  160  chevaux,  l'artillerie  de 
campagne  en  batteries  de  quatre  à  huit  pièces.  L'unité  straté- 
gique, le  corps  d'armée,  compte  de  3o  000  à  45  000  combattants 
pourvus  de  tous  les  services  nécessaires.  La  proportion  entre 
les  trois  armes  se  différencie  surtout  de  celle  de  1870  par 
l'augmentation  de  l'artillerie.  Dans  les  corps  d'armée  allemands, 
la  force  de  l'infanterie  et  de  la  cavalerie  n'a  pas  changé 
(a5  bataillons  à  1  000  hommes,  2  régiments  de  cavalerie  à 
600  sabres)  tandis  que  l'on  compte  aujourd'hui  i44  bouches  à 
feu  au  lieu  de  90,   abstraction    faite  de   plusieurs  batteries 

1.  Von  der  GolU,  D*s  Volk  in  Waffen. 
1.  Yod  Blume,  Stratégie. 


268  LA     REVUE     DE     PARIS 

d'artillerie  lourde.  Une  armée  est  composée  de  trois  à  cinq 
corps  d'armée  avec  une  ou  plusieurs  divisions  de  cava- 
lerie. 

En  raison  des  progrès  de  tout  genre  accomplis  dans  le 
domaine  technique,  les  armées  sont  plus  abondamment  pourvues 
qu'en  1870  de  moyens  d'action  accessoires  :  troupes  de 
chemins  de  fer  et  de  télégraphie,  sections  d'aérostiers,  détache- 
ments de  mitrailleuses,  corps  d'automobilistes  et  de  cyclistes, 
formations  sanitaires,  matériel  de  fortification  de  campagne, 
équipages  de  ponts,  colonnes  de  ravitaillement  et  de  munitions. 
Mais,  en  même  temps,  leurs  convois,  leurs  impedimenta  de 
toute  nature  ont  augmenté. 

La  mobilisation,  c'est-à-dire  la  mise  sur  le  pied  de  guerre 
de  toutes  les  forces  disponibles  du  pays,  est  une  opération 
considérable  qui  a  besoin  d'être  préparée  dans  tous  ses  détails* 
Selon  Blume,  il  faut  y  procéder  non  en  plusieurs  fois,  mais 
d'un  seul  coup,  au  moment  voulu  ; 

On  ne  perdra  pas  de  vue,  en  déterminant  l'heure  propice,  qu'une 
mobilisation  générale  rend  impossibles  le  maintien  de  la  paix  et 
même  des  négociations  ultérieures  pour  y  parvenir.  On  ne  peut  pas 
laisser  longtemps  dans  l'inaction  un  peuple  qui  a  pris  les  armes.  Le 
Gouvernement,  qui  espère  encore  pouvoir  éviter  la  guerre,  ou  qui  a 
l'intention  de  jeter  sur  l'adversaire  toute  la  responsabilité  d'une 
rupture,  retardera  l'heure  de  l'ordre  de  mobilisation  aussi  longtemps 
qu'il  sera  possible  de  le  faire  sans  danger.  D  autre  part,  il  y  a  le 
plus  grand  intérêt  d'être  prêt  le  premier  à  commencer  les  opérations, 
ce  qui  entraîne  la  priorité  dans  la  mobilisation.  Le  temps  minimum 
qu'elle  exige  dépend,  de  part  et  d'autre,  de  l'étendue  du  territoire 
national,  des  lieux  de  garnison  des  troupes  ou  de  leurs  emplace- 
ments du  moment,  des  communications  de  tout  genre,  en  particulier 
des  réseaux  ferré  et  télégraphique  du  pays.  De  ces  facteurs  résulte 
le  temps  minimum  nécessaire  pour  la  concentration  des  armées  à  la 
frontière.  Nous  ne  pouvons  évidemment  que  faire  des  suppositions 
sur  les  projets  de  l'adversaire  à  cet  égard.  Mais  nous  possédons  des 
éléments  importants  pour  nous  rendre  compte  du  délai  qu'il  lui 
faudra  pour  mobiliser  et  concentrer  ses  forces.  Or,  nous  savons 
exactement  le  temps  qui  nous  est  nécessaire  d'après  notre  plan  de 
guerre;  de  plus,  avec  les  moyens  de  communication  et  de  rensei- 
gnements actuels,  il  est  impossible  à  un  pays  de  cacher  longtemps 
sa  mobilisation  ou  des  mesures  analogues.  Nous  pouvons  donc 
espérer   qu'éventuellement,   en    combinant    les   manœuvres    de  la 


l'allemagne   et   la  guerre  269 

diplomatie  avec  la  conduite  des  préparatifs  militaires,  nous  saisirons 
le  moment  opportun  pour  lancer  Tordre  de  mobilisation. 

Comment  sera  menée  cette  guerre  dont  le  résultat  idéal  doit 
être  d'anéantir  l'adversaire,  c'est-à-dire  «  de  le  mettre  dans  un 
état  physique  et  moral  tel  qu'il  se  sente  incapable  de  continuer 
la  lutte1  »? 

Le  général  von  Blume  se  prononce  nettement  pour  l'offen- 
sive stratégique,  bien  qu'il  ne  se  dissimule  pas  les  difficultés 
qu'il    faudra    vaincre   pour   l'alimentation    des    masses    qui 
constituent  les  armées  modernes.  Sans  les  chemins  de  fer,  les 
canaux  et  les  télégraphes,  le  problème  serait  insoluble.  Or, 
en  pays  ennemi,  on  les  trouvera  généralement  hors  d'usage  et 
quelque  célérité   qu'on   mette   à  les    rendre   disponibles,    il 
arrivera  que  les  opérations  subiront,  de  ce  chef,  un  arrêt  ou  au 
moins  un  ralentissement.  Une  armée  sera  paralysée  si  elle  n'a 
pas  derrière  elle  une  ou  plusieurs  voies  ferrées,  sorte  de  cordon 
ombilical  qui  la  reliera  à  la  mère-patrie.  Cette  condition  sera 
toujours  réalisée  pour  une  armée  qui  se  tiendra  sur  la  défen- 
sive stratégique,  en  territoire  national.  Aussi  doit-on  recon- 
naître que  la  défensive   stratégique  a  gagné  en  force  et  en 
avantages  : 

Nous  devons  en  être  bien  convaincus,  non  pour  nous  effrayer  des 
difficultés  de  l'offensive,  mais  pour  les  surmonter  éventuellement 
avec  une  énergie  double.  De  même,  si  par  hasard,  la  défensive  nous 
était  imposée,  il  faudrait  utiliser  les  avantages  qu'elle  possède  pour 
acquérir  la  puissance  nécessaire  à  l'offensive,  ou  bien  pour  écono- 
miser des  forces  en  un  point  afin  d'en  avoir  assez  pour  prendre 
l'offensive  sur  le  théâtre  d'opérations  décisif. 

Quels  que  soient  les  avantages  de  détail  attachés  à  la  défensive  stra- 
tégique, l'offensive  possède  cette  propriété  invariable  non  seulement 
d'exiger  mais  de  conférer  la  force  morale.  Le  général  en  chef,  qui 
conduit  résolument  ses  troupes  à  la  rencontre  de  l'ennemi,  éveille 
en  elles  la  confiance  et  l'esprit  de  décision.  La  défensive,  qui  est 
subordonnée  à  la  volonté  adverse,  détermine  partout  un  sentiment 
d'incertitude,  et  augmente  les  frottements  dans  la  machine.  De  plus, 
les  fautes,  les  malentendus,  les  négligences  ont,  sur  la  défensive, 
des  conséquences  plus  fréquemment  fâcheuses  que  dans  l'offensive 

1.  Von  der  Gollz.  Kriegf&hrung. 


^ 


1»70  LA     REVUE     DE     PARIS 

(Beau mont).  Enfin,  l'offensive  stratégique  transporte  la  guerre  en 
pays  ennemi,  épargne  le  sol  national,  soutient  et  renforce,  arec 
l'esprit  de  l'armée,  celui  du  gouvernement  et  de  la  nation.  Ce  n'est 
donc  point  le  souci  des  conquêtes,  mais  les  intérêts  les  plus  élevés 
de  l'armée,  de  l'État  et  de  la  nation  qui  doivent  nous  déterminer  à 
devenir  forts,  afin  de  nous  assurer,  dans  une  guerre  future,  les 
avantages  de  l'offensive  stratégique,  bien  qu'elle  soit  d'une  exécution 
plus  difficile  que  jadis. 

Sur  cette  question  de  l'offensive,  Blume  est  d'accord  avec  tous 
les  écrivains  militaires  allemands.  «  C'est  le  secret  même  de 
la  victoire  »,  déclare  le  général  von  Pelet-Narbonne1.  «  Heu- 
reux celui  à  qui  revient  le  rôle  d'assaillant  »,  dit  von  der  Goltz  *. 
Et  von  der  Goltz  considère  l'offensive  comme  une  méthode 
de  guerre  essentiellement  allemande  : 

Il  ne  faut  pas  perdre  de  vue  que  la  guerre  est  la  conséquence  et 
ta  continuation  de  la  politique;  on  prendra  l'offensive  stratégique 
ou  Ton  restera  sur  la  défensive  selon  qu'en  politique  on  aura  agi 
offensivement  ou  défensivement  ;  et  la  politique  offensive  ou  défen- 
sive est  déterminée  à  son  tour  par  l'offensive  ou  la  défensive 
historique...  Un  peuple  qui,  dans  son  développement  historique,  sera 
arrivé  à  l'inertie,  puis  peut-être  même  au  recul,  n'aura  pas  de 
politique  offensive  et,  dès  lors»  il  ne  fera  plus  la  guerre  qu'à  son 
corps  défendant.  De  ce  fait  seul,  il  ressort  clairement  qu'il  attendra 
d'être  attaqué;  il  s'en  tiendra  donc  à  la  défensive  stratégique,  et 
celle-ci  aura  pour  conséquence  la  défensive  tactique...  Si  des  nations 
ou  des  États  tendent  au  contraire  à  se  développer  vigoureusement, 
ils  voudront  atteindre  des  buts  positifs,  et,  pour  y  parvenir»  leur 
politique  sera  offensive.  Ce  n'est  que  par  l'offensive  stratégique 
qu'ils  atteindront  leurs  buts a. 

Aujourd'hui,  notre  méthode  de  guerre  allemande,  dit  ailleurs  von 
der  Goltz,  se  propose  comme  objectif  une  grande  bataille,  décisive 
et  immédiate,  inséparable  dans  notre  pensée  d'une  offensive  absolue. 
Par  une  sorte  de  convention  tacite,  le  sentiment  de  l'offensive  est  la 
base  de  toutes  nos  spéculations  théoriques  et  généralement  aussi  de 
nos  manœuvres  du  temps  de  paix  \ 

Après  avoir  examiné  les  avantages  de  l'offensive  et  de  la 
défensive  stratégique,  Meckel  conclut  ainsi  : 

1.  Die  Gefahr  der  Zahlenwut* 

2.  Das  Volk  in  Waffen. 

3.  Kriegfùhrung. 

4.  Das  Volk  in  Waffen. 


r 


L  ALLEMAGNE     ET    LA    GUERRE  2JI 

Des  considérations  précédentes,  nous  pouvons  dégager  pour  nous 
le  principe  suivant  :  en  raison  de  la  grande  supériorité  de  l'offensive 
stratégique,  de  l'aptitude  spéciale  que  manifeste  l'armée  allemande, 
pour  ce  genre  de  guerre,  nous  devons  nous  efforcer,  suivant  la  vieille 
tradition  prussienne,  de  prévenir  constamment  l'ennemi  par  notre 
attaque,  s'il  n'existe  pas  de  motifs  de  premier  ordre  pour  nous 
contraindre  à  la  défensive % .  ' 

La  résolution  de  faire  la  guerre,  Tordre  de  mobilisation,  la 
concentration  et  le  commencement  des  hostilités,  dit  le  générai 
von  Bemhardi,  ne  formeront  en  quelque  sorte  qu'un  seul  et  même 
acte.  Cet  acte  sera  suivi  de  la  manœuvre  offensive,  qui  doit  jaillir  du 
déploiement  stratégique  comme  l'éclair  du  nuage  et  en  être  la 
conséquence  à  la  fois  logique  et  inéluctable  2. 

En  prenant  l'initiative  de  l'attaque,  les  Allemands  espèrent 
déconcerter  l'adversaire  : 

Il  ne  faut  pas  nous  bercer  d'illusions  :  le  succès  dans  la  prochaine 
pierre  dépendra  avant  tout  des  premières  rencontres 8. ...  Il  est  inutile 
d'exposer  en  détail  ce  que  signifie  la  victoire  dès  le  début  d'une 
guerre  ;  l'histoire  militaire  l'enseigne  à  chaque  page4. 

C'est  encore  l'offensive  stratégique  que  recommande  le 
général  von  Blume  dans  le  cas  où  l'Allemagne  aurait  à  faire 
la  guerre  simultanément  sur  deux  théâtres  d'opérations.  Les 
voies  ferrées  permettraient  des  manœuvres  rapides  sur  la  ligne 
intérieure  : 

Dès  aujourd'hui  nous  sommes  en  état  de  jeter  par  surprise  des 
années  entières  d'un  théâtre  d'opérations  sur  l'autre,  et  nous 
pourrons  le  faire  plus  rapidement  encore  par  l'amélioration  désirable 
de  notre  système  de  voies  ferrées.  En  raison  de  la  situation  géogra- 
phique de  notre  pays,  nous  avons  le  devoir  pressant  de  perfectionner 
constamment  notre  réseau  ferré  dans  le  but  que  nous  venons 
d'exposer. 

Le  général  von  Blume  examine  ensuite  les  innovations 
d'ordre  tactique.  Les  armes  à  feu  et  leurs  munitions  ont  été 

i.  Lekrbuck  der  Taktik. 
i.  Die  E  le  me  nie  des  moderne  Krieges. 

3.  Ueber  Bedentung  und  Verwendung  der  modernen  Reserve-Truppen,  par 
▼on  B.  K.  (Jahrbucher,  n°  36i,  1901). 
4-  Général  von  Einem,  Discours  au  Reichstag,  séance  du  3  décembre  1904. 


2-J2  LA     REVUE     DE     PARIS 

depuis  1871  l'objet  de  perfectionnements  très  importants    : 
portée,  précision,  rasance,  rapidité  de  chargement,  effets  pro- 
duits, suppression  de  la  fumée.  La  cartouche  a  été  allégée,  de 
sorte  que  le  fantassin  peut  en  porter  un  nombre  plus   consi- 
dérable.   Ces  modifications  entraînent  d'importantes   consé- 
quences d'ordre  tactique.  Les  deux  partis  cherchent  au  combat 
à  se  dissimuler  aux  yeux  de  l'adversaire  ;  il  en  résulte  ce  qu'on 
a  appelé   «  le  vide  du   champ  de  bataille  i>  qui  rend    plus 
difficile  la  tâche  des  chefs.  L'engagement  débute  à  de    plus 
grandes   distances.  L'infanterie  est  restée  l'arme  principale. 
De  jour,  elle  mène  le  combat  presque  uniquement  par  le  feu  : 
ses  échecs  et  ses  succès  sont  essentiellement  le  résultat  des 
effets  matériels  et  moraux  du  feu  ;  on  verra  de  rares  exemples 
de  décisions  obtenues  de  jour  par  l'emploi  de  la  baïonnette. 
En  général,  l'infanterie  combat  en  essaims  de  tirailleurs  sur  un 
rang;  des  fractions  apparaissant  en  ordre  compactdans  la  zone 
d'action    de    l'artillerie  seraient  promptement  anéanties.    Le 
soldat  ayant  besoin,  pour  manier  son  fusil,  d'un   intervalle 
d'au  moins  un  pas  (soixante-quinze  centimètres),  une  ligne  de 
tirailleurs  d'un  homme  par  pas  est,  dans  les  circonstances  nor- 
males, la  force  la  plus  grande  qu'une  troupe  d'infanterie,  si 
nombreuse  soit-elle,  puisse  engager  simultanément  au  combat 
sur  un  front  donné.  Cette  force  ne  peut  être  accrue  que  par 
la  coopération  de  l'artillerie  et  de  mitrailleuses. 

Si  derrière  une  semblable  ligne  de  tirailleurs,  on  dispose  des 
soutiens  d'un  effectif  une  fois  et  demie  supérieur,  ils  suffiront 
à  combler  jusqu'à  5o  p.  100  des  pertes  des  tirailleurs  et  à 
constituer  encore  une  nouvelle  ligne  très  forte.  On  compte 
ainsi  de  quatre  à  cinq  hommes  pour  un  mètre  cinquante  de 
front.  Puisque,  tant  dans  l'offensive  que  sur  la  défensive, 
on  ne  peut  consacrer  simultanément  plus  d'un  homme  par  pas 
au  combat  de  front  et  que  des  soutiens  en  nombre  plus  con- 
sidérable que  ceux  dont  il  vient  d'être  question,  augmenteraient 
les  pertes  sans  profit,  on  peut  et  l'on  doit,  avec  des  forces 
données,  soit  étendre  le  front  de  combat,  soit  conserver  de 
puissantes  réserves,  soit  combiner  les  deux  moyens.  Un  corps 
d'armée  complet  et  encadré,  établi  sur  un  front  de  six  mille  pas 
(4  5oo  mètres),  pourra  garder  au  moins  les  deux  cinquièmes  de 
son  infanterie  en  réserve,  et  même  la  plupart  du  temps  davan- 


r 


^ALLEMAGNE    ET    LA    GUERRE  2j3 


tage,  parce  qu'il  est  rarement  nécessaire  d'occuper  tout  le  front 
sans  laisser  d'intervalles.  Les  Japonais  ont  manqué  maintes 
fois  de  réserves  suffisantes,  aussi  les  batailles  se  sont-elles 
prolongées,  comme  à  Moukden  où  la  lutte  a  duré  quatorze 
jours.  C'est  pour  ce  motif,  aussi  qu'ils  ont  mal  exploité  les 
succès  partiels  et  la  victoire  finale. 

Avec  la  force  des  réserves  croît  évidemment  l'influence  des 
chefs  sur  la  marche  du  combat.  Par  contre,  l'extension  consi- 
dérable des  champs  de  bataille ,  produite  par  les  effectifs  énormes, . 
met  le  commandement  en  présence  de  difficultés  inconnues 
autrefois,  mais  atténuées  grâce  à  l'emploi  de  la  bicyclette,  du 
téléphone,  du  télégraphe,  de  l'automobile. 

La  nécessité  d'échapper  aux  effets  du  feu  a  augmenté  la 
valeur  de  la  fortification  de  campagne  :  son  emploi  sera  plus 
fréquent  que  jadis  non  seulement  dans  la  défensive,  mais  bien 
dans  l'offensive  où  il  s'agira  de  consolider  les  résultats  chère- 
ment obtenus  et  d'économiser  des  forces  dans  un  secteur 
déterminé  du  champ  de  bataille. 

On  considérait  autrefois  les  bois  comme  défavorables  aux 
cheminements  de  l'assaillant  parce  que,  rompant  les  liens  tac- 
tiques, ils  permettaient  difficilement  d'obtenir  de  prompts 
succès.  On  est  revenu  de  cette  opinion  :  on  considère  que  des 
troupes  disciplinées  et  dirigées  par  des  chefs  habiles  pourront 
en  faire  bon  usage  et  avanceront  plus  facilement  à  travers  bois 
qu'en  terrain  découvert,  tout  en  n'étant  exposées  à  des  feux 
efficaces  qu'à  courte  distance.  Les  mêmes  arguments  plaident 
en  faveur  des  attaques  de  nuit,  qui  semblent  devoir  être  plus 
fréquentes  que  par  le  passé. 

L'artillerie  est  tout  à  fait  en  état  de  remplir  les  diverses 
missions  qui  lui  incombent,  grâce  aux  perfectionnements 
qu'ont  reçus  les  bouches  à  feu,  les  munitions,  les  procédés  de 
tir.  Elle  est  devenue  en  outre  beaucoup  plus  indépendante  du 
terrain.  Elle  peut  agir  efficacement  contre  des  buts  mobiles  en 
des  positions  masquées  aux  vues  de  l'adversaire,  ce  qui  lui 
était  encore  impossible  il  y  a  une  dizaine  d'années.  On  admet- 
tait autrefois  que  la  bataille  débuterait  par  le  déploiement  de 
toute  l'artillerie  disponible.  Or,  d'une  part,  l'artillerie  n'agira 
que  lorsque  l'infanterie  adverse  paraîtra;  de  plus,  il  arrivera 
fréquemment  qu'il  y  aura  trop  de  batteries  pour  le  front  occupé 

i5  Novembre  1908.  4 


H 


3*74  LA     REVUE     DE     PARIS 


par  Tinfantérie;  par  suite,  contrairement  au  principe  formel 
énoncé  jadis,  on  gardera  un  certain  nombre  de  batteries  en 
réserve.  La  place  de  l'artillerie  dans  les  colonnes  subira  de  ce 
chef  des  modifications. 

La  cavalerie  trouvera,  comme  autrefois,  d'excellentes  occa- 
sions de  charger  des  batteries  et  même  une  infanterie  démora- 
lisée par  dès  pertes  nombreuses  ou  manquant  de  munitions. 
Dans  la  poursuite,  elle  continuera  à  rendre  des  services  inap- 
préciables. 

D'après  le  général  von  Blume,  les  perfectionnements  des 
armes  ont  profité  plus  au  défenseur  qu'à  l'assaillant.  Il  se 
garde  bien  pourtant,  comme  nous  l'avions  fait  en  1869,  de 
tirer  cette  conclusion  erronée  que  la  défensive  est  supérieure 
à  l'offensive  :  les  éléments  moraux  donnent  à  cette  dernière  la 
suprématie,  indiscutable.   Mais  il  observe  justement  que  la 
supériorité  de  l'assaillant,  en  nombre  et  en  qualité,  devra  être 
plus  grande  que  par  le  passé.  «  Au  combat,  il  n'est  pas  néces- 
saire d'ailleurs  d'avoir  sur  le  champ  de  bataille  cette  supério- 
rité sur  tous  les  points,  mais  seulement  au  point  décisif  ». 
C'est  la  répétition  de  l'aphorisme  de  Napoléon  :  «  Être  le  plus 
fort  à  un  moment  donné,  sur  un  point  donné   ».  Le  général 
von  Blume  préconise,   comme  manœuvre  sur  le  champ  de 
bataille,  l'attaque  enveloppante  sur  une  aile,  de  préférence  au 
percement  du  front,  que  les  progrès  de  l'armement  rendent 
plus  difficile  qu'autrefois. 

On  croit  généralement  que  les  armes  perfectionnées  aug- 
mentent les  pertes.  C'est  une  erreur,  si  l'on  tient  compte  des 
effectifs  engagés.  Les  grandes  batailles  de  1870-71  ont  été 
moins  meurtrières  que  celles  du  premier  Empire.  De  même, 
en  Mandchourie,  la  perte  moyenne  des  Busses  pour  une  journée 
a  été  de  1,7  p.  100,  celle  des  Japonais  de  2,0  p.  100,  tandis 
que  celle  des  Allemands  en  1870  s'est  élevée  à  4,7  p.  100. 
Mais  il  ne  faut  pas  perdre  de  vue  que  certaines  unités  peuvent 
subir  en  peu  de  temps  des  pertes  énormes  :  90  p.  100  pour  la 
brigade  japonaise  Nambu  à  Moukden;  68  p.  100  pour  le 
i6B  régiment  d'infanterie  prussienne  à  Mars-la-Tour,  en  moins 
d'une  demi-heure. 

En  raison  de  toutes  les  innovations  tactiques  qui  viennent 
d'être  exposées,  la  bataille  de  demain  différera  donc  sensible- 


i/allemàgne  et  la  guerre  276 

ment  de  celles  de  1870.  Le  temps  est  passé  d'ailleurs  où  le 
général  en  chef  pouvait  embrasser  d'un  coup  d'oeil  le  terrain 
de  la  lutte  et  suivre  les  péripéties  du  combat.  Déjà  à  Saint- 
Privât,  le  18  août  1870,  Moltke  ignora  jusqu'à  une  heure  très 
avancée  de  la  nuit,  les  événements  qui  avaient  eu  lieu  à  son 
aile  gauche.  Aujourd'hui,  dans  une  bataille  livrée  par  une 
armée  isolée,  le  commandant  en  chef  pourra  encore  intervenir 
exceptionnellement  en  certains  points,  mais  il  devra  y  renoncer 
d'une  façon  absolue  dans  la  bataille  où  seront  engagées  plu- 
sieurs armées  : 

Il  choisira  son  poste  loin  du  tumulte  du  combat  et  s'y  maintiendra 
afin  de  ne  pas  se  laisser  absorber  par  des  détails  et  ne  pas  perdre  de 
vue  l'ensemble.  Les  moyens  de  communication  actuels  rendent  la 
chose  possible,  malgré  l'extrême  étendue  du  champ  de  bataille,  et 
permettent  de  donner  des  ordres  à  temps,  quand  le  besoin  s'en  fera 
sentir.  Quand  le  commandant  en  chef  aura  réparti  le  terrain  à  ses 
armées  et  leur  aura  fixé  le  but  à  atteindre,  il  interviendra  dans  la 
bataille  d'une  manière  décisive  par  l'emploi  des  réserves  dont  il  se 
sera  ménagé  l'emploi  exclusif. 

L'étendue  du  front  de  combat,  pour  l'ensemble  des  armées 
que  deux  grandes  puissances  mettront  en  ligne,  sera  considé- 
rable :  pour  18  corps  d'armée  dont  7  seront  conservés  en 
réserves  partielles  ou  générales,  elle  atteindra  de  55  à  60  kilo- 
mètres. 

Un  si  grand  développement  de  la  ligne  de  bataille  a  cette  impor- 
tante conséquence  que  l'effet  de  succès  locaux  ne  se  répercutera  pas 
immédiatement  sur  tout  le  front,  ainsi  que  cela  pourrait  encore  être 
considéré  comme  la  règle  pour  une  armée  isolée.  Supposons  une 
position  de  bataille  qui  s'étende  de  Brandenburg  à  Berlin  et  admettons 
que  l'aile  qui  se  trouve  à  Brandenburg  subisse  une  défaite  décisive. 
Le  reste  de  la  position  entre  Berlin  et  Potsdam  resterait  encore 
intact  le  jour  suivant,  et  de  ce  fait  on  disposerait  d'un  temps  pré- 
cieux pour  prendre  des  mesures  destinées  à  parer  à  ce  revers  local. 

Les  batailles  de  ce  genre  dureront  longtemps  :  on  l'avait  déjà 
prédit  avant  la  guerre  de  Mandchourie,  qui  a  confirmé  ces 
prévisions. 

Les  forces  physiques  et  morales  de  tous  les  combattants  seront 
mises  à  la  plus  rude  épreuve  que  l'on  puisse  imaginer.  Nous  pouvons 


2^6  LA     REVUE     DE     PARIS 

et  devons  nous  y  préparer.  Les  émotions  de  la  lutte,    la  tension 
extrême  de  tous  les  ressorts  que  la  bataille  met  en  action  agissent 
sur  le  corps  et  sur  l'âme  de  tous  :  des  soldats  menacés  constamment 
dans  leur  vie  et  dans  leur  santé,  et  des.  chefs  sur  qui  pèse  en  outre 
une  lourde  responsabilité.  Les  tempéraments  les  plus  robustes,  les 
mieux  organisés  ne  peuvent  résister  qu'un  temps  limité  à  de  telles 
influences  ;  quand  les  causes  ont  cessé,  la  lassitude  survient  dont  seuls 
le  repos  et  l'alimentation,  en  quantité  suffisante,  peuvent  triompher. 
Mais,  sur  le  champ  de  bataille,  où  des  centaines  de  mille  hommes 
sont  entassés,  cela  n'est  possible  que  dans  une  mesure  restreinte. 
Si  des  troupes  ne  sont  pas  pour  le  moment  au  contact  immédiat  de 
l'ennemi,  elles  bivouaquent  prêtes  au  combat,  sans  paille  et  sans 
bois;  une  faible  partie  peut  trouver  des  abris.  Les  besoins  de  repos 
et  de  nourriture  se  trouvent  donc  peu  satisfaits.  Le  souci  du  bien-être 
des  troupes  et  de  la  réparation  de  leurs  farces  compte  parmi  les 
tâches  les  plus  importantes  du  commandement;  c'est  la   mission 
essentielle  de  l'intendance...  Bien  souvent,  au  cours  d'une  longue 
bataille,  la  distribution  d'un  repas  abondant  et  bien  préparé  ainsi  que 
l'apport  d'eau  fraîche  seront  le  meilleur  renfort  qu'on  pourra  donner 
à  des  troupes. 

Le  général  von  Blume  termine  son  exposé  de  la  bataille  de 
l'avenir  par  quelques  considérations  sur  l'influence  qne  pour- 
ront avoir  des  ballons  dirigeables  perfectionnés.  Dès  aujour- 
d'hui le  ballon  captif  rend  des  services  appréciables  pour  la 
reconnaissance  des  positions  de  l'adversaire  et  la  détermination 
des  ouvrages  de  fortification  de  campagne.  Les  ballons  diri- 
geables faciliteront  dans  des  proportions  bien  plus  grandes  la 
découverte  des  agissements  de  l'ennemi,  de  la  répartition  de 
ses  forces,  de  l'emplacement  de  ses  réserves.  La  navigation 
aérienne,  une  fois  entrée  dans  le  domaine  de  la  pratique, 
exercera  une  influence  considérable  sur  la  stratégie  : 

Là  où  le  général  en  chef  tâtonnait  jusqu'à  présent  dans  l'obscurité, 
il  aura  désormais  sous  les  yeux,  pas  toujours,  mais  souvent,  la 
situation  des  troupes  adverses  et  des  siennes  propres,  comme  les 
pièces  d'un  jeu  d'échecs.  Et  il  ne  faut  pas  se  dissimuler  que  c'est  la 
défensive  qui  en  tirera  le  plus  ^rand  profit.  La  supériorité  de 
l'offensive,  en  effet,  réside  essentiellement  dans  la  surprise,  dans 
l'incertitude  du  défenseur  subordonné  à  la  volonté  de  l'assaillant. 
L'équilibre  ne  sera  rétabli  que  si  la  navigation  aérienne  se  perfec- 
tionne à  un  point  tel  qu'il  devienne  possible,  grâce  à  elle,  d'obtenir 
de  haut  en  bas  des  effets  destructeurs  contre  des  retranchements... 


r 


L  ALLEMAGNE    ET    LA    GUERRE  3 77 


Les  opérations  qui  conduiront  à  la  bataille  et  qui  lui  succé- 
deront seront-elles  modifiées  ?  Sans  doute,  comme  le  dit  jus- 
tement von  Blume,  «  les  principes  de  la  stratégie  sont  immua- 
bles j>.  Mais  leur  application  évolue  constamment  :  elle  dépend 
des  conditions  de  la  civilisation  et  des  moyens  employés  pour 
faire  la  guerre.  Ainsi,  même  dans  des  régions  très  peuplées, 
on  sera  forcé  d'utiliser  plus  fréquemment  la  tente  et  le  bivouac. 
L'effectif  des  troupes  qu'on  pourra  faire  agir  sur  tel  théâtre 
d'opérations  sera  souvent  limité  par  la  viabilité.  Il  serait  chi- 
mérique de  compter  sur  une  offensive  ininterrompue,  comme 
les  troupes  allemandes  ont  pu  le  faire  en  1866  et  en  1870.  Les 
difficultés  de  maniement  des  armées  actuelles  ont  considéra- 
blement augmenté  avec  leur  masse.  Une  plus  grande  mobilité, 
«me  direction  plus  habile  peuvent  compenser,  et  au  delà,  l'in- 
fériorité du  nombre.  En  1870,  un  corps  d'armée  prussien, 
avec  ses  bagages,  ses  trains  et  ses  convois,  avait,    sur  une 
route,  une  longueur  de  27  kilomètres.  Il  en  faut  compter  4 9 
aujourd'hui  en  raison  de  1  augmentation  de  l'artillerie,   des 
sections  de  munitions  et  de  vivres  plus  largement  dotées.  On 
ne  pourra  guère  espérer  d'ailleurs  disposer  de  plus  d'une  route 
par  corps  d'armée.  L'art  de  la  stratégie  sera  de  laisser  le  plus 
longtemps  possible  les  colonnes  séparées  pour  les  facilités  de 
l'alimentation  et  du  mouvement,  et  de  les  rassembler  à  temps 
pour  la  bataille.  On  conçoit  que  plus  les  colonnes  sont  pro- 
fondes et  nombreuses,  plus  les  difficultés  sont  grandes  pour 
répondre  à  ces  deux  desiderata.  Du  reste,  suivant  le  mot  de 
Moltke,  une  concentration  prématurée  est  une  «  calamité  y>  : 

Pour  nous  (Allemands)  la  conduite  de  la  guerre  avec  une  armée 
nationale  nombreuse  n'est  pas  nouvelle  ;  ce  qui  nous  manque,  c'est 
l'expérience  d'une  guerre  faite  contre  un  adversaire  qui  dispose  des 
mêmes  moyens.  Nous  aurons  donc  à  nous  préoccuper  de  maints  faits 
très  différents  de  ceux  qui  se  sont  présentés  en  1870.  En  particulier, 
nous  ne  pouvons  pas  compter  avoir  toujours  la  supériorité  numérique, 
comme  dans  la  lutte  contre  la  petite  armée  française  de  l'Empire, 
ou  nous  trouver  en  présence,  avec  l'infériorité  du  nombre,  de  troupes 
aussi  défectueuses  que  celles  de  la  République  de  1870-187 1. 


278  LA     REVUE     DE     PARIS 

Bien  qu'aujourd'hui,   il  y  ait  plus   de   soixante    millions 
d'Allemands  en  face   de  quarante  millions  de   Français,   le 
général  von  Blume  ne  se  déclare  pas  entièrement  satisfait  du 
peuple  allemand  qui*  selon  lui,  a  plus  de  besoins,  plus  de  sen- 
timents égoïstes  et  moins  de  patriotisme  ardent  et  de  force  de 
résistance  qu'en  1870.  De  plus,  la  propagande  socialiste  a  eu 
de  fâcheux  effets.  «  11  est  nécessaire  d'avoir  toujours  présents 
à  l'esprit  ces  causes  d'infériorité  et  ces  dangers  pour  les  com- 
battre énergiquement  »,  d'autant  plus  que  les. liens  qui  ratta- 
chent l'armée  à  la  nation  sont  de  plus  en  plus  étroits.  L/un  des 
éléments  réagit  constamment  sur  l'autre,  aussi  bien  en  temps 
de  guerre  qu'en  temps  de  paix. 

Reste  la  question  d'argent.  Les  dépenses  de  la  guerre  attein- 
dront des  sommes  qu'on  ne  pouvait  soupçonner  il  y  a  qua- 
rante ans.  La  campagne  de  Mandchourie  a  coûté  à  la  Russie 
4  665  millions  de  marks,  et  au  Japon  2  4a4*  Une  guerre  faite 
par  V Allemagne  contre  une  grande  puissance  reviendrait  à  six 
milliards  de  marks  *  Il  ne  faut  pas  nous  effrayer  de  ces  chiffres, 
déclare  le  général  von  Blume»  Il  est  moins  difficile  à  l'Alle- 
magne d'aujourd'hui  de  trouver  et  de  sacrifier  une  pareille 
somme  qu'à  Frédéric  II  de  se  procurer  cetit  millions.  Mais  il 
«st  non  moins  certain  que  les  conditions  économiques  auront 
une  influence  bien  plus  grande  que  par  le  passé  sur  le  cours  et 
sur  l'issue  de  la  guerre.  En  aucun  pays,  elles  n'ont  subi  depuis 
•1871   une  évolution   plus  caractérisée  qu'en  Allemagne  où 
l'agriculture  dominait  autrefois  et  où  actuellement  l'industrie 
et  le  commerce  ont  pris  un  développement  considérable.  Des 
crises  économiques  peuvent  naître  de  l'état  de  guerre  :  rien  ne 
peut  mieux  les  conjurer  qu'une  extrême  énergie  dans  la  con- 
duite des  opérations.  «  Des  succès  rapidement  décisifs  relèvent 
remarquablement  les  âmes,  dans  la  nation  comme  dans  l'armée 
et  font  oublier  bien  des  misères.   »  Sans  doute,  l'Allemagne 
n'est  pas  en  état  d'assurer  complètement  la  navigation  de  sa 
flotte  de  commerce.  Mais  il  est  essentiel  d'arriver  à  empêcher 
un  blocus  effectif  de  ses  ports  afin  de  pouvoir  y  faire  entrer 
et  en  faire  sortir  des  navires  sous  pavillon  neutre  portant  des 
denrées  qui  ne  soient  pas  contrebande  de  guerre.  La  flotte  alle- 
mande doit  être  assez  forte  pour  réaliser  ce  but. 

Et  le  général  von  Blume  conclut  en  insistant  sur  la  nécessité 


r 


l'Allemagne   et   la  guerre  279 

de  perfectionner  constamment  l'instrument  de  guerre  de 
l'Allemagne  en  vue  d'un  conflit  qu'il  juge  inévitable  et  afin  de 
débuter  par  une  offensive  foudroyante  : 

II  est  nécessaire,  disait  avant  lui  von  (1er  Goltz,  de  nous  convaincre 
nous-mêmes  et  de  convaincre  la  génération  dont  nous  avons  à  faire 
l'éducation,  que  le  moment  du  repos  ri  est  pas  encore  venu  ;  que 
la  prédiction  d'une  lutte  suprême  ayant  pour  enjeu  l'existence  et  la 
grandeur  de  l'Allemagne  n'est  nullement  une  vaine  chimère»  issue 
de  1* imagination  de  quelques  fous  ambitieux;  que  cette  lutte  suprême 
éclatera  à  son  jour,  inévitable,  terrible  et  grave  comme  toute  lutte  de 
nations  appelée  à  servir  de  prélude  à  de  grandes  révolutions  poli- 
tiques '. 

1.  Das  Volk  in  Waflen. 


LETTRES  A  LOUISE  COLET  ' 


XIII 

[Rouen],  i5  août  i85a. 

Chère  sœur,  je  suis,  à  la  fois,  bien  touché  de  votre  char- 
mant souvenir  et  bien  honteux  de  ne  vous  avoir  point  pré- 
venue. 

Que  voulez-vous?  j'avais  oublié  jusqu'à  ma  fête*!  Je  vous 
remercie  donc  du  plus  profond  de  mon  cœur,  pour  cette  nou- 
velle marque  de  sympathie  et  d'attachement.  Nous  sommes,  en 
effet,  destinés  désormais  à  marcher  côte  à  côte,  comme  le 
frère  et  la  sœur,  dans  cette  route  si  difficile  et  si  encombrée 
de  canailles  :  il  faut  nous  tenir,  nous  aimer,  nous  aimer  beau- 
coup, nous  aimer  trop,  —  ce  sera  juste  assez.  —  Notre  amitié 
est  la  consécration  pure  et  sereine  d'un  grand  et  bel  amour  :  nous 
nous  donnons  la  main  dans  le  cœur  de  Gustave,  et  nous  for- 
merons une  trinité  solide  pour  le  bonheur,  comme  pour 
l'adversité,  —  si  elle  nous  vient,  et  il  faut  espérer  que  nous 
méritons  ses  atteintes!  —  Gustave  a  vu  déjà  tomber  à  ses  côtés 
des  amitiés  bruyantes  et  des  enthousiasmes  bavards  :  nous  lui 
devons  de  grandes  compensations  et  nous  les  lui  donnerons, 
n'est-ce  pas?  nous  qui  savons  ce  qu'il  est,  et  qui  n'avons  jamais 
douté!  Comme  sans  vous,  chère  sœur,  je  me  trouverais  isolé 

i.  Voir  la  Bévue  du  ier  Novembre. 

•à.  Le  second  prénom  de  Bouilhet  était  Hyacinthe,  que  l'on  fête  le  16  août. 
Louise  Colet,  pour  n'être  pas  devancée  par  Louis  Bouilhet,  le  jour  de  leur 
fête  commune,  le  a5  août,  lui  avait  offert  ses  vœux  à  l'occasion  de  la  pré- 
cédente. 


r 


LETTRES  A  LOUISE  COLET  a8l 


et  malheureux  dans  ce  grand  Paris!  Ce  diable  de  Gustave  que 
je  n'ai  jamais  quitté,  cette  communauté  de  pensées,  ces  épan- 
chements  du  dimanche,  tout  cela  me  navre  et  me  fait  triste  et 
débile,  au  moment  de  tout  perdre  et  de  tout  abandonner!  — 
Et  quel  monde  je  vais  aborder  de  front  ! 

Enfin  nous  verrons,  —  et  puis  il  faudra  bien  qu'il  finisse 
par  arriver,  à  son  tour. 

Adieu,  bonne  Muse,  adieu.  Je  vous  embrasse  mille  fois  et 
j'attends  votre  nouveau  conte  avec  une  vive  impatience.  —  Je 
suis  très  sensible  aussi  au  souvenir  de  Leçon  te  de  Lisle.  — 
Adieu. 

Votre  frère, 

L.    BOUILHET 

XIV 

Cany  *,  i«r  septembre  i85a. 

Au  moment  où  j'ai  reçu  votre  lettre,  chère  madame,  je  pre- 
nais la  plume  pour  vous  répondre  enfin,  car  je  suis  deux  fois 
en  retard  avec  vous.  Du  reste,  vous  avez  en  partie  deviné  la 
cause.  J'ai  eu  bien  du  mal  à  me  remettre  de  mon  indisposition. 
J'ai  eu  véritablement  une  fausse  attaque  de  choléra,  et,  en  arri- 
vant à  Cany,  j'étais  encore  tout  brisé.  J'ai  profité  de  l'invita- 
tion de  mon  ami  Guérard a  pour  me  plonger  au  fond  de  la  cam- 
pagne et  j'y  suis  resté  beaucoup  plus  de  temps  que  je  ne  pen- 
sais d'abord,  —  mais  enfin  j'en  suis  revenu  guéri  ;  —  le  drame 8 
seul  en  a  pâti  quelque  peu.  Mais  la  santé  avant  tout  !  J'ai  donc 
trouvé  chez  moi,  il  y  a  trois  jours  seulement,  votre  double 
envoi  du  volume  et  de  la  Servante.  Je  vous  en  remercie  mille 
fois  ainsi  que  de  votre  aimable  dédicace. 

En  relisant  votre  avant-dernière  lettre,  j'y  vois  que  vous  me 
soupçonnez  de  ne  pas  tout  vous  dire  —  ou  peut-être  d'altérer 
la  vérité;  je  ne  sais  trop.  —  Ce  qu'il  y  a  de  positif,  c'est  que  je 
n'avais  pas  un  mot  à  vous  narrer.  Réfléchissons,  chère  Muse  : 
on  altère  la  vérité  dans  un  but  quelconque,  avec  quelque  intérêt 
particulier  :  —  or,  je  vous  le  demande,  qui  me  forcerait,  moi, 

i.  Bourg  de  la  Seine-Inférieure,  où  était  né  Louis  Bouilhet,  où  habitait 
sa  famille.    * 

a.  Un  ami  d'enfance  qui  habitait  près  de  Cany. 

3.  Madame  de  Montarcy. 


H 


382  LA     REVUE     DE     PARIS 

à  vous  dire  blanc,  si  c'était  noir?  Vous  m'avez  prié  de  vous  dire 
ce  que  je  verrais  là-bas  *  ;  —  d'abord,  j  'y  suis  resté  fort  peu  de 
temps,  et  malade  encore.  Nous  avons  hi  ce  que  j'avais  de  mon 
drame,  ce  qu'il  avait  de  sa  Bovary,  plus  votre  volume  tout 
entier,  que  je  lui  ai  ingurgité  pièce  à  pièce,  comme  je  vous  l'ai 
dit.  Plusieurs  fois,  j'ai  prononcé  le  nom  de  Stello,  sans  qu'il 
m'ait  rien  répondu.   Je   vous  ai  donné  son   avis  sur    votre 
volume  :  il  aime  beaucoup  Apaisement  et   moins  les    autres 
pièces.  Malgré  la  lecture  de  vos  vers,  il  ne  m'a,  en  aucune 
façon,  parlé  de  vous.  Il  était  plus  que  jamais  dans  l'intention 
de  partir  pour  le  Midi;  pourtant  sa  mère  allait  mieux.  Enfin,  il 
y  a  trois  jours,  il  m'a  écrit  que,  positivement;  il  ne  ferait  pas 
le  voyage  du  Midi.  Sa  mère  est  guérie;  il  veut  demeurera 
Paris  à  lajîn  d octobre  :  il  y  sera  vers  le  Ier  du  même  mois, 
pour  son  logement.  Vous  voyez  qu'il  ne  perd  pas  de  temps  et 
vous  pouvez  juger  de  ma  surprise  à  ce   brusque  changement 
de  choses. 

Je  marche  donc  d'étonnement  en  étonnement  ;  d'abord, 
pour  ce  qui  le  regarde,  et  un  peu  pour  vous-  aussi,  chère 
madame  :  car,  en  bonne  conscience,  je  croyais  les  choses  rom- 
pues définitivement  de  votre  côté,  —  et  votre  indignation  ne 
paraissait  pas  vouloir  admettre  l'idée  d'un  retour.  —  Je  ne  fais 
que  constater  les  choses,  je  ne  les  juge  pas.  En  matière  de  sen- 
timent, les  plus  fins  n'y  voient  goutte;  j'excuse  tout,  et,  après 
m'être  étonné,  je  comprends  généralement  tout.  Ce  que  je 
vous  prie  de  croire,  —  et  je  le  dis  une  bonne  fois  pour  n'y 
plus  revenir,  —  c'est  que,  n'ayant  rien  fait  pour  le  détacher, 
je  ne  ferai  rien  pour  l'empêcher  de  revenir,  si  bon  lui  semble. 
Je  ne  me  sens  pas  d'un*  caractère  à  jouer  le  rôle  de  M.  Robert 
dans  le  Médecin  malgré  lai.  Entre  l'arbre  et  l'écorce,  on  finit 
toujours  par  se  pincer  les  doigts,  et  j'ai  besoin  de  ma  main 
pour  écrire. 

Adieu,  chère  Muse.  Je  serai  chez  Gustave  le  mardi  19  sep- 
tembre, pas  avant.  Si  j'ai  dans  cette  entrevue  quelque  chose 
d'intéressant,  je  vous  en  ferai  part,  en  vous  écrivant  de  Rouen, 
et  vous  auriez  la  bonté,  en  cas  de  réponse,  d'adresser  votre  lettre 
chez  M.  Mulot,  i£,  rue  Saint-Denys,  à  Rouen.      % 

1.  A  Croisset.  —  Il  y  avait  alors  un  commencement  de  rupture  entre 
Flaubert  et  Louise  Colet. 


i 


r 


i 


LETTRES    A    LOUISE     CQLBT  â83 


Il  est  probable  que  je  reviendrai  à  Paris,  avec  Gustave,  vers 
1         la  fin  de  septembre,  mais  le  plus  tôt  que  je  pourrai,  à  cause  de 
|         Jaccotet. 
i  .    Je  suis,  chère  Muse,  votre  tout  dévoué 


L.    BOUILHET 


P.  S.  —  J'oubliais  de  vous  dire,  que  d'après  ce  que  j'ai 
I  compris  de  la  lettre  de  Gustave,  il  habitera,  à  Paris,  avec  sa 

mère. 


XV 

Rouen,  10  septembre  i85a. 

Chère  sœur, 

Je  vous  remercie  de  votre  bonne  lettre.  Comme  vous  le 
dites,  mes  affaires  paraissent  aller  un  train  raisonnable.  Je 
suis  bien  curieux  de  voir  cette  lettre,  mais  fort  embarrassé 
pour  donner  les  vers  en  question  ;  ces  beaux  vers  si  émus  qui 
ne  sont  que  dans  votre  imagination  et  que  votre  lampe  a  dû 
brûler! 

Enfin,  chaque  jour  amène  sa  chance,  nous  verrons.  Avez- 
vous  lu,  par  hasard,  le  Corsaire  du  7  septembre?  11  y  a,  sur 
mon  compte,  un  article  superbe  de  Guttinguer,  —  lequel  article 
frappe  du  même  coup  la  Revue  de  Paris  et  Gautier.  Ça  ne  va 
pas  me  mettre  en  odeur  de  sainteté  dans  le  cénacle  !  —  Je  m'oc- 
cupe de  vous.  Je  dois  recevoir  demain  cinq  de  vos  volumes 
pour  les  journaux  et  rédacteurs  de  Rouen.  J'espère  que 
vous  aurez  des  articles,  la  semaine  prochaine,  quoique,  à  vrai 
dire,  on  ne  puisse  guère  compter  sur  tous  ces  marchands  de 
coton. 

Quel  temps I  quel  temps!  Je  suis  triste  jusque  dans  les  os! 
Mes  travaux  stupides  ne  contribuent  pas  à  me  rendre  joyeux. 
Gustave  va  bien  ;  —  nous  avons  déjeuné  hier  ensemble  et  je  l'ai 
embarqué  pour  les  Andelys  où  il  reste  jusqu'à  dimanche,  jour 
de  rendez- vous.  —  Son  roman  marche,  avec  des  alternatives 
de  joie  et  de  découragement.  Mais  je  suis  tranquille  pour  le 
résultat  final. 

Et  votre  drame,  prend-il  de  bonnes  proportions?  Le  mien 
a  du  mal  à  sortir  de  la  coquille.  Je  suis  tourmenté  par  un  tas 


384  LA     REVUE     DE     PARIS 

d'idées  intermédiaires,  et,  bien  des  fois,  au  lieu  de  faucher 
mon  champ,  je  m'amuse  à  cueillir  les  bluets  et  les  pavofa 
rouges  qui  brillent  dans  les  blés  mûrs. 

Au  milieu  de  tout  ce  monde  cadencé  de  Louis  XIV1,  j'en- 
tends les  clochettes  de  la  Chine2,  ou  les  crotales  du  Bas- 
Empire  '.  Ce  n'est  pas  le  moyen  d'aller  vite,  mais  qu'y  faire? 

Si  vous  revoyez  ma  charmante  lectrice,  veuillez  me  rappeler 
à  son  souvenir.  Et  si  elle  daigne  m'écrire,  insinuez-lui  de  le 
faire  le  plus  tôt  possible,  car  je  crains  d'être  en  voyage  dans 
une  dizaine  de  jours. 

Adieu,  je  vous  embrasse  de  cœur  et  suis  toujours 

votre  bien  fidèle  et  dévoué 

L.    BOUILHET 

XVI 

29  septembre  i85a. 

Chère  sœur, 

J'attends  avec  bien  de  l'impatience  le  régal  littéraire  que 
vous  nous  promettez.  Je  relis  bien  souvent  les  beaux  vers  de 
votre  dernier  volume.  Vous  êtes  dans  une  bonne  et  grande 
voie  et  je  suis  fort  content  que  Cuvillier-Fleury  ait  été  à  peu 
près  convenable  pour  vous.  Dans  son  feuilleton,  sous  les 
reproches  même,  on  sent  percer  son  admiration  pour  votre 
beau  talent.  Cela  m'a  frappé  ainsi  que  Gustave. 

A  propos,  pourquoi  donc  supposez-vous  que  je  pourrai 
jamais  me  brouiller  avec  vous?  Je  ne  sais  rien  au  monde, 
entendez-vous  bien,  qui  puisse  amener  un  pareil  résultat. 

Ce  n'est  pas  bien,  ma  chère  Muse,  et  j'ai  envie  de  vous 
gronder.  N'allez  pas  croire  que  je  dis  cela  par  curiosité,  au 
moins!  et  que  j'ai  envie  de  savoir  quelque  chose!  Mais  je 
veux  que  vous  ayez  en  moi  une  confiance  aussi  grande  que 
celle  que  je   vous  ai  donnée;  quelque  chose  qui  arrive,  ne 

1 .  On  se  rappelle  que  l'action  de  Madame  de  Montarcy  a  pour  milieu  la 
cour  de  Louis  XIV. 

2.  Bouilhet  étudiait  alors  la  langue  et  les  mœurs  de  la  Chine,  povr  faire 
son  conte  chinois. 

3.  Parmi  les  Latins,  il  lisait  surtout  les  auteurs  de  la  décadence,  comme 
le  prouvent  les  notes  nombreuses  qu'il  a  prises  après  ces  lectures. 


LETTRES     A    LOUISE     GGLET  fr85 

doutez  jamais  de  moi.  Je  vous  aime  pour  vous,  je  vous  aime 
pour  lui.  Comment  voulez-voup  que  je  me  fâche  jamais? 

J'ai  envoyé  Melœnls  à  Béranger,  mais  sans  lettre.  Je  ne 
saurais  réellement  que  lui  dire  et  surtout  comment  excuser 
mon  retard.  J'attends  Gustave  dans  un  instant  :  il  doit  venir  à 
Rouen  pour  quelques  heures.  Il  va,  sans  doute,  me  donner  de 
vos  nouvelles.  Moi,  je  pars  demain  pour  la  campagne,  jusqu'à 
lundi  prochain.  Mon  voyage  a  été  retardé  de  huit  jours. 

Je  vous  remercie  de  lui  avoir  envoyé  à  Croisset  la  lettre  de 
M.  Azevedo  *  ;  j'ai  pu  la  lire  avant  mon  départ,  le  lundi  matin. 
Elle  est  charmante,  cette  lettre,  et  je  suis  vraiment  confus  de 
tant  de  complaisance.  Je  vais,  dans  un  instant,  me  consulter 
avec  Gustave,  sur  la  correction  qu'il  propose  :  voilà  pourquoi 
je  n'ai  pas  encore  répondu.  Si  vous  voyez  M.  Azevedo,  soyez 
assez  bonne  pour  le  remercier  de  ma  part  et  lui  dire  que  je 
pioche  ladite  pièce,  et  que  j'aurai  l'honneur  de  lui  répondre 
dans  les  premiers  jours  de  la  semaine  prochaine. 

Et  vous  avez  revu  ma  belle  lectrice?  Je  pense  comme  vous 
qu'elle  est  encore  un  .peu  prise  dans  le  jeune  critique.  Du 
reste,  je  n'en  suis  pas  fâché  (entre  nous).  Je  suis  en  plein 
drame3:  je  tiens  à  mûrir  cette  liaison  tout  doucement.  Je 
serais  fort  embarrassé  si  les  choses  marchaient  trop  vite  :  donc 
ne  poussez  que  modérément  à  la  roue.  Le  destin  est  un  grand 
maître  et  ce  qui  est  écrit  est  écrit. 

Adieu,  chère  sœur,  adieu;  bonne  santé  et  courage. 

Votre  bien  affectionné 

L.     BOUILHET 


XVII 

x6  novembre  i85a. 

Chère  Muse,  avant  de  commencer  ma  lettre,  je  veux  vous 
répéter  encore  combien  votre  conte  de  la  Paysanne*  m'a 
remué  profondément;  c'est  superbe,  —  et,  corrigé,  ce  sera  un 

i.  Il  avait  demandé  à  Bouilhet  la  permission  de  mettre  en  musique  la 
Chanson  du  Marchand  de  mouron  (OEuvres,  p.  79). 

a.  Il  s'agit,  sans  doute,  du  drame  qu'il  écrit  :  Madame  de  Montarcy. 

3.  Une  des  pièces  du  volume  intitulé  Le  Poème  de  La  Femme  (i856).  — 
V'Corresp.  de  Flaubert,  IIe  série,  p.  166-170,  208,  21a. 


J 

1 


386  LA     REVUE     DE     PARIS 

petit  chef-d'œuvre.  C'est,  sans  contredit,  la  meilleure  chose 
écrite  en  cette  année  littéraire.  Continuez,  vous  êtes  en  beau 
chemin.  Si  vous  saviez  comme  je  vous  aime  de  nous  faire 
d'aussi  beaux  vers  que  cela!  Soignez  bien  la  fin,  surtout  la 
découverte  du  cadavre  :  ça  sera  poignant. 

Maintenant,  je  vais  vous  parler  de  la  Princesse1,  que  j'ai 
lue,  deux  fois,  avec  grand  soin  ;  —  je  me  suis  permis  de 
marquer  au  crayon,  sur  le  manuscrit,  les  vers  très  beaux.  Ils 
sont  moins  nombreux  que  dans  la  Paysanne,  mais  je  les 
trouve  exquis. 

L'ensemble,  ou  plutôt  le  sujet,  ne  me  plaît  pas  dans  la 
Princesse.  Il  manque  de  nouveauté  ;  —  et  puis  ce  conte  a  l'air 
trop  d'un  plaidoyer  pour  la  femme. 

Vous  êtes  assez  grand  poète  pour  vous  passer  désormais  de. 
cette  petite  réclame  utilitaire  :  laissons  les  journalistes  porter 
leur    pierre   à    l'édifice   social.   Cette   maçonnerie    ne    nous 
regarde  pas;  —  nous  ferons,  si  l'on  veut,  des  fresques  sur  les 
murs,  mais  voilà  tout,  je  vous  jure. 

La  Paysanne  est  une  chose  superbe,  parce  que  c'est  vrai 
comme  la  nature  et  qu'on  n'y  voit  pas,  un  seul  instant, 
l'avocat.  La  Princesse  est  un  parti  pris  :  toutes  les  filles  de  rois 
ne  sont  pas  des  anges  blonds  ;  tous  les  dauphins  ne  sont  pas 
impotents.  Quand  Hélène  épousa  d'Orléans2,  c'était  une  union 
normale. 

Du  reste,  je  passerais  sur  la  donnée  si  les  détails  étaient 
plus  saisissants;  —  mais,  à  part  quelques  très  beaux  vers,  l'en- 
semble ne  remue  rien  de  nouveau  et  votre  Paysanne,  avec  ses 
dents  de  loup  et  ses  poils  de  chèvre,  mange  et  dévore  votre 
malheureuse  Princesse. 

Et  puis,  savez-vous  qu'au  fond,  c'est  la  même  idée  que 
la  Paysanne?  Savez-vous  que  Gros-Pierre,  c'est  l'époux 
débauché,  le  fiancé  royal?  Couronne  ou  bonnet  de  coton,  c'est 
la  même  chose. 

Je  vous  conjure  très  fort  de  ne  pas  laisser  la  Paysanne 
sans  sœurs,  mais  il  faut  de  grands  contrastes,  des  couleurs 
tout  à  fait  différentes.  Non  pas  seulement  à  la  surface,  mais 

i.  Une  autre  pièce  du  même  volume. 

i.  Le  duc  d'Orléans,  fils  aîné  de  Louis-Philippe,  avait  épousé,  en  1837, 
la  princesse  Hélène  de  Mecklembourg-Schwerin. 


r 


LETTRES  A  LOUISE  COLET  287 


surtout  au  fond  même  du  sujet.  Vous  trouverez  cette  variété 
et  cette  haute  indifférence  gœthique  en  vous  débarrassant  du 
parti  pris  de  réhabiliter  la  femme.  Vous  ne  ferez  rien  pour 
elle  et  votre  œuvre  peut  y  perdre  en  largeur  comme  en  puis- 
sance. —  Je  suis  rude  comme  un  sauvage,  mais  vous  savez 
bien  que  je  suis  fier  de  vos  succès  comme  des  miens  propres. 
Vous  savez  que  moi,  c'est  lui  et  vice  versa  :  donc  vous  m'écou- 
terez  avec  indulgence.  Je  vous  prédis  dans  votre  talent  une 
phase   nouvelle,    une    révolution  splendide  ;  vpus  êtes  assez 
intelligente   pour  tout  entendre  :    on  n'a  de    ménagements 
qu'avec  les  médiocrités.  —  Je  lis. sur  votre  manuscrit  six  titres 
de  contes.  La  Paysanne^  fait  ses  preuves.  La  Princesse  est 
moins  heureuse.  Prenez  garde  à  la  Prostituée.:  ce  sont  des 
sujets  bien  traités  déjà  et  d'ailleurs  les  hommes  seuls  peuvent 
s'y  frotter.  Il  faut  pour  cela  des  expériences  in  anima  vilil 
Vous  nous  ferez  forcément  une  «  Courtisane  »  de  fantaisie  ou 
d'imitation.  Prenez  garde  aussi  à  la  Femme  supérieure  :  ça 
sent  toujours  le  plaidoyer.  Prenez  garde  aux  George  Sand  et 
aux  Staël.  Comme  je  vous  l'ai  dit  l'autre  jour,  le  génie  n'a  pas 
de  sexe.  Voici  un  mot  cocasse,  mais  que  je  crois  vrai  :   le 
génie  est  du  neutre. 

La  Servante,  cela  peut  être  superbe,  à  la  condition  de  prendre 
une  couleur  bien  différente  de  la  Paysanne.  La  Bourgeoise, 
sujet  magnifique.  Voilà,  madame,  —  boni  chère  sœur»  — 
mon  humble  avis,  et  il  faut,  en  finissant,  que  je  vous  apprenne 
une  bonne  chose.  J'ai  reçu,  avant-hier,  la  plus  délicieuse  lettre 
du  monde.  Je  suis  pris,  réellement.  Je  viole  mon  serment  de 
mutisme.  Observez  bien  le  vôtre,  je  vous  en  conjure  :  —  ça 
gâterait  tout,  une  indiscrétion  I 
Adieu,  chère  et  bonne  sœur,  adieu;  écrivez-moi. 
Tout  à  vous  de  cœur. 

L.     BOUILHBT 

XVIII 

5  décembre  i85a. 

Chère  Muse,  j'étais  malade  et  cela  vous  expliquera  mon 
silence  prolongé.  D'ailleurs,  je  voulais  voir  Gustave  et  me 
consulter  avec  lui  au  sujet  de  la  Paysanne.  Je  vous  ai  mis,  ce 
matin,  une  lettre  de  lui  à  la  poste. 


2»88  LA     REVUE     DE     PARIS 

Mon  avis  s'est  rencontré  assez  exactement  avec  le  sien.  La 
Paysanne,  qui  est  déjà  une  très  belle  chose,  doit  être  et  sera 
un  petit  chef-d'œuvre.  Voilà  pourquoi  nous  avons  noté,  avec 
une  fureur  de  cannibales,   tous  les  vers  qui  sont  faibles  et 
même  ceux  qui  ne  sont  pas  très  beaux.  —  Nous  ne  voulons  dans 
ce  collier  que  des  diamants  d'une  belle  eau.  —  Gustave  s'est 
chargé  de  vous  indiquer  les  vers  à  changer,  si  faire  se  peut. 
Quant  à  moi,  je  suis  exaspéré  contre  le  mot  :  «  tablier  »,  formant 
deux  syllabes.  Vous  avez  pour  vous  tout  le  monde,  toutes  les 
poétiques,  même  La  Fontaine  et  les  vieux  poètes,  qui  disaient  : 
«  sanglier  »  de  la  même  façon.  Mais  vous  avez  contre  vous  mon 
oreille  que  je  crois  fine,  —  ce  qui  ne  l'empêche  peut-être  pas 
d'être  longue.  —  Mais  enfin  rien  ne  m'en  fera  démordre.  La 
poésie,  c'est  de  la  musique. 

Passons  maintenant  aux  observations  de  fond.  Dans  le 
départ  des  conscrits,  il  y  a  de  fort  belles  choses;  le  mouve- 
ment est  naturel  et  remplace  avantageusement  le  morceau  sur 
la  guerre.  Gustave  vous  indiquera  les  taches  que  nous  y 
avons  remarquées,  mais  en  petit  nombre. 

Quant  à  la  fin,  elle  me  paraît  manquée.  C'est  fait  trop 
vite,  on  le  voit  au  style;  —  et  puis,  je  n'aime  pas  la  dispo- 
sition. La  fin,  c'est  grave  dans  une  œuvre.  Il  faut  débàtir 
bravement  tout  cela,  et,  dans  les  décombres,  vous  retrouverez 
encore  plus  d'un  bon  vers  à  employer  pour  le  nouvel 
édifice. 

La  mort  de  la  Paysanne  est  trop  rapide,  trop  en  style  de 
narration  :  il  faut  jeter  autour  de  toute  cette  agonie  du  senti- 
ment en  masse  et  de  la  poésie.  Elle  meurt  trop  dramati- 
quement, trop  vite;  qu'elle  ne  tende  pas  les  bras,  qu'elle 
s'affaisse  dans  une  sorte  de  doux  idiotisme,  et  que  son  âme 
s'en  aille  avec  aussi  peu  d'effort  que  le  parfum  des  romarins, 
enlevé  par  la  brise.  Et  puis,  appuyez  sur  cette  situation,  — 
vous  êtes  en  plein  dans  le  sujet;  —  nous  l'avons  vue  glaner, 
vivre,  aimer,  souffrir,  nous  avons  le  droit  de  voir  longuement 
sa  mort. 

Maintenant,  pas  de  transition,  pas  de  phrases  rétrospectives  • 
—  pas  de  coup  d'œil  historique  sur  la  guerre  et  sur  Jean.  Mais 
Jean  lui-même,  Jean  qui  ne  va  pas  aux  Invalides,  et  qui, 
après  de  longues  années,  oublié  sur  les  pontons,   n'a  rien  de 


1 


LETTRRS     A     LOUISE     COLET  289 

plus  pressé  que  de  revoir  Jeanne  ton,  dont  il  ne  connaît  pas  la 
mort.  —  S'il  est  invalide,  il  ne  pourra  s'absenter  ;  il  ne  laissera 
pas  son  pain  de  gaieté  de  cœur  et  j'ajoute  qu'il  eût  été  un 
monstre  d'ingratitude,  comme  on  dit. 

Jean    arrive  donc   avec  ses  vêtements,  moitié  bourgeois, 

moitié  militaires,  dans  un  assez    triste   état,  mais   le    cœur 

soutenu  par  le  souvenir  et  l'espérance.  Là,  il  faut  peindre  son 

entrée  dans  ce  village  où  est  mort  maintenant  tout  ce  qu'il  a 

aimé.  —  Sa  douleur  d'abord;  —  puis,  l'engourdissement  de 

l'habitude;  —  enfin,  le  besoin  de  vivre  :  il  ne  sait  à  quoi  employer 

ses  bras.  —  Pour  motiver  son  introduction  dans  le  cimetière, 

je  pense  qu'il  faut  faire  régner  une  épidémie  dans  le  pays  : 

personne  ne  veut  être  fossoyeur,  Jean  se  charge  de  cet  office. 

Le  cimetière,  devenu  trop  étroit,  regorge  ;  il  est  fouillé  de  tous 

côtés  :  c'est  là  que  le  vieux  soldat  retrouve  le  cœur  d'or,  — 

non  pas  à  trois  vertèbres  précisément,  mais  aux  vertèbres  du  cou 

(le  nombre  exact  est  sept;  il  est,  je  crois,  inutile  de  le  dire).  — 

Il  peut  y   avoir  là  un  mouvement  naturel   et  brutal  assez 

poignant.  —  Le  vieux  grognard  réduit  à  la  misère  a  une  joie 

énorme  en  apercevant  cet  or  parmi  les  détritus  du  cadavre.  Il 

croit  à  une  bonne  aubaine.  Sa  main  se  crispe,  son  œil  étincelle 

de  convoitise;  il  saisit  le  cœur,  le  retourne,  l'ouvre  :  —  vous 

voyez  l'effet.  —  Il  reste  anéanti   et  une  grosse  larme  roule 

sur  sa  joue  ridée  et  tremble  dans  ses  moustaches  grises. 

Je  crois  que  cette  disposition  de  la  fin  prêtera  mieux  à  la 
poésie  :  —  l'arrivée  du  grognard  au  village  ;  —  le  peu  de  gens 
qui  le  reconnaissent  ;  —  les  enfants  pour  qui  il  est  une  bête 
curieuse  ;  —  sa  misère  ;  —  son  désespoir  ;  —  son  abrutissement 
graduel  de  vieille  ganache;  —  puis  l'épidémie,  —  son  entrée 
au  cimetière,  qui  ne  réveille  même  plus  en  lui  le  souvenir  du 
passé,  —  fonction  brute  et  machinale,  —  et  enfin  le  réveil,  le 
cœur  d'or,  la  lettre.  —  Tout  cela  doit  être  à  la  fois  assez  court 
mais  posé  :  pas  de  style  narratif,  de  la  peinture. 

J'oubliais  de  vous  dire  qu'il  faut  absolument  retrancher  le 
mouvement  contre  la  guerre,  lequel  vous  avez  malicieusement 
passé  en  fraude,  à  un  autre  endroit  du  poème  :  —  je  l'ai  décou- 
vert et  je  le  traque. 

Voilà,  chère  et  bonne  Muse,  ce  que  je  pense,  et  ce  que  je 
ferais  en  pareil  cas.  Vous  me  pardonnerez  mon  ton  doctoral, 

i5  Novembre  1908.  5 


3<)0  LA     REVUE     DE     PARIS 

en  faveur  des  intentions,  vous  rappelant  que  je  ne  suis  critique 
que  pour  les  personnes  que  j'aime  bien. 

J'ai  vu  l'histoire  du  jasmin,  et  je  ne  vous  cache  pas  que  cela 
m'a  fait  plaisir.  Dernièrement,  j'ai  reçu  une  lettre  de  M.  Aze- 
vedo,  à  propos  d'une  barrique  de  vin,  changée  en  nourrice 
et  destinée  à  Félicien  David.  Je  me  suis  occupé  de  cette  affaire, 
mais  avec  assez  peu  de  succès.  —  M.  Azevedo,  dans  la  même 
lettre,  me  parle  d'un  article  sur  Melœnis,  prêt  à  paraître  dans 
la  Revue  Musicale.  Je  pense  qu'il  me  l'enverra.  Dans  tous  les 
cas,  serez- vous  assez  bonne  pour  m'avertir  lors  de  la  publica- 
tion, si  vous  en  entendez  parler? 

Adieu,  chère  sœur  ;  vous  aurez  du  mal  à  lire  mon  écriture,  car 
j'écris  à  toute  vapeur,  étant  fort  surchargé  de  besogne  aujour- 
d'hui. Heureusement  que  nous  nous  entendons  à  demi-mot. 
Veuillez,  à  l'occasion,  présenter  mon  respecta  M.  Babinet  :  c'est 
un  homme  pour  qui  j'ai  une  estime  profonde,  —  et  croyez- 
moi  bien  toujours, 

votre  dévoué, 

L.     BOUILHET 

P.  S.   —  Lisez  le  Livre  posthume   dernier  numéro  de  la 
Revue  de  Paris. 


XIX 

18  janvier  i853. 

Chère  Muse, 

Chère  Muse,  vous  m'en  voulez  peut-être  et  vous  en  avez  bien 
le  droit.  Aussi  je  vous  demande  pardon,  en  toute  humilité  :  je 
suis  un  paresseux,  un  indigne,  mais  je  ne  veux  pas  que  vous 
doutiez  de  mon  éternel  attachement.  Vous  avez  dit  à  Gustave  : 
«  Bouilhet  m'aime-t-il  moins?  »  Ce  n'est  pas  bien,  cela.  Je 
vous  aimerai  moins  quand  je  mourrai,  voilà  tout. 

Je  suis  enchanté  de  la  fin  de  votre  beau  conte  de  la  Paysanne  : 
c'est  une  œuvre  solide.  Nous  avons  été  des  censeurs  féroces, 
nous  allons  devenir  des  admirateurs  à  toute  outrance!  Vous 
êtes  poète  jusqu'au  bout  des  ongles,  mais  vous  avez  la  facilité 
méridionale,  et  voilà  ce  qui  nous  exaspère,  nous  autres,  poètes 
du  Nord,  qui  marchons  lentement  dans  la  pensée  et  surtout 
dans  la  phrase.  Vous  écrivez  aussi  vite  que  vous  pensez.  Cela 


LETTRES    A    LOUISE     COLET  201 

est  merveilleux;  mais  cette  improvisation,  si  elle  fait  jaillir  çà 
et  là  des  vers  sublimes,  ne  constitue  que  rarement  un  ensemble 
irréprochable.  Aussi  votre  Paysanne,  qui  doit  à  votre  nature 
exceptionnelle  ses  plus  beaux  traits,  ses  mouvements  les  plus 
larges,  nest  devenue  un  chef-d'œuvre  que  grâce  à  votre 
seconde  main,  à  votre  persévérance  artistique;  merci,  chère 
Muse,  pour  cette  belle  et  bonne  chose.  Voilà  maintenant  votre 
route  ouverte.  À  l'improvisation  première,  dont  nul  n'a  été 
mieux  gratifié  que  vous,  vous  allez  joindre  toujours  la  sévérité 
de  la  forme  et  la  lenteur  de  l'exécution. 

Vos  premières  œuvres,  toutes  lyriques,  pouvaient,  à  la 
•rigueur,  s'élancer  de  votre  cœur,  d'un  seul  jet.  Votre  dernier 
volume  —  cette  charmante  préface  de  la  Paysanne  et  des 
œuvres  à  naître  —  marque  dans  votre  talent  une  phrase  nou- 
velle. Heureux,  madame,  les  artistes  qui  ont  ainsi  des  jeunesses 
vigoureuses,  après  les  mille  bruits  de  la  publicité;  ils  sont 
rares,  surtout  de  notre  temps,  où  toutes  les  gloires  sont  en 
décrépitude. 

Adieu,  adieu!  Je  ferai  mon  possible,  pour  être  à  Paris  avec 
Gustave  dans  quelque  temps,  bien  que  la  chose  soit  assez  diffi- 
cile pour  moi,  à  cause  de  ma  chaîne1.  Bien  des  sentiments 
m'attireront  à  Paris...  Ne  riez  pas;  je  suis  devenu  tendre  et 
sensible,  comme  un  berger  de  Florian  —  et  je  larmoie  comme 
un  vigne  coupée! 

Allons,  bonne  santé,  bon  courage!  Si  vous  voyez  l'aimable 
lectrice,  présentez-lui  mon  respect.  —  Et  je  vous  embrasse. 

L.     BOUILHET 

XX 

la  février  i853. 

Ah!  chère  et  bonne  sœur!  Quelle  charmante  lettre  et  comme 
tout  votre  cœur  est  là  I  Votre  amitié  peut  consoler  de  bien  des 
amours  ! 

Oui,  vous  avez  raison.  J'aimerai  la  Muse,  la  poésie,  l'art.  — 
Gustave  a  été  plus  heureux  que  moi  :  il  a  trouvé  tout  cela  dans 
la  femme  aimée.  Moi,  je  vais  reprendre  mes  bonnes  allures 
d'autrefois;  si  je  ne  chante  plus  la  femme,  je  chanterai  les 

i.  Voir  plus  loin,  page  296,  note  1. 


,«}g2  LA     REYUB     DE     PARIS 

mastodontes1;  j'aurai  des  vers  moins  tendres,  mais  ils  seront 
durs  et  sonores  comme  l'airain.  Vous  verrez,  vous  qui  ne  doutez 
pas  de  moi  :  je  veux  devenir  féroce.  La  route  que  je  prends 
est  longue  et  rude.  On  doit  marcher  plus  vite  en  se  débarras- 
sant du  poids  de  son  cœur. 

J'en  garderai  cependant  assez  pour  vous  aimer  toute  ma  vie, 
chère  et  douce  Muse!  —  L'autre  soir,  quand  j'étais  bêtement 
triste,  vous  avez  été,  tour  à  tour,  ma  mère  et  ma  sœur!  Vous 
avez  été  plus  encore,  je  veux  dire  l'espérance,  la  consolation, 
l'orgueil  :  merci  ! 

Elle 2  m'a  écrit  ;  elle  n'est  pas  venue  —  et  elle  veut  que  je 
l'aime  encore  I 

Moi  qui  ne  comprends  rien  à  toutes  ces  subtilités-là  et  qui 
lui  donnais  franchement  toute  mon  âme,  j'en  arrive  à  la 
détester.  Je  voudrais  pourtant  être  calme,  car  la  haine,  c'est 
aussi  l'amour;  ça  viendra.  J'ai  bien  commencé;  j'ai  écrit  trois 
lettres,  que  j'ai  brûlées  successivement  :  samedi,  aujourd'hui, 
elle  ira  à  la  poste  et  ne  trouvera  rien.  J'avais  également  com- 
mencé une  pièce  furibonde,  mais  j'y  renonce,  sans  en  avoir 
transcrit  un  seul  vers,  et  je  me  précipite  vers  mes  Fossiles.  Je 
vais  travailler  jour  et  nuit,  puis  viendra  le  drame',  et  j'irai  de 
l'avant  sans  m'inquiéter  des  corrections  de  détail  :  il  sera  tou- 
jours temps  d'y  revenir. 

Je  vous  en  supplie,  ne  me  parlez  plus  jamais  de  cette  femme, 
dans  vos  lettres.  C'est  un  rêve  absurde  dont  le  réveil  a  été  dou- 
loureux, mais  dont  je  rirai  quelque  jour.  Donc,  c'est  convenu, 
je  ne  veux  savoir,  ni  ce  qu'elle  fait,  ni  ce  qu'elle  dit,  ni  ce 
qu'elle  pense.  Nous. ne  sommes  point  créés  l'un  pour  l'autre. 
Je  ne  sais  ni  me  tortiller  avec  grâce,  ni  me  cambrer  en  inspire, 
ni  jongler  avec  les  paradoxes,  en  faisant  le  beau  sur  les  pattes 
de  derrière.  —  Surtout  je  ne  sais  pas,  quand  j'aime  réellement, 
le  moment  précis  où  l'on  emporte  la  place.  Pourquoi  allait-elle 
chercher  un  poète,  s'il  lui  fallait  un  épagneul? 

Assez  là-dessus.  Je  ne  vous  remercie  pas  de  votre  aimable 
accueil.  Les  cœurs  comme  le  vôtre  trouvent  leur  plaisir  dans 

i.  Allusion  aux  Fossiles. 
a.  La  a  belle  lectrice.  » 
3.  Madame  de  Montarcy. 


r 


LETTRES    A    LOUISE     GOLET  2§3 

Facle  même.  Vous  ne  doutez  pas  de  mon  entier  dévouement  et 
je  ne  tous  demande  que  de  le  mettre  à  répreuve. 

Ah!  je  vais  redevenir  homme! 

Vous  faites  bien  de  garder  Gustave  jusqu'à  mardi.  Pour  sa 
santé  comme  pour  son  travail,  un  peu  plus  d'agitation  ne  fera 
que  du  bien.  11  n'a  pas  un  génie  soumis  aux  circonstances  ;  mais 
la  machine  humaine,  quoiqu'on  die,  a  ses  faiblesses  et  ses  las- 
situdes, et  l'on  ne  pond  pas  la  Bovary  sans  quelques  secousses 
physiques. 

Adieu,  adieu!  Écrivez-moi  souvent.  Je  vous  embrasse  encore 
et  encore. 

Votre  frère  dévoué, 

L.    BOl^ILHET 

XXI 

ii  mars  i853. 

Ma  chère  Muse,  vous  prenez  les  choses  trop  vivement.  Je 
suis  entièrement  de  votre  avis  pour  le  chant  des  Barbares  *.  Il 
est  trèB  possible  qu'il  ne  rentre  pas  dans  votre  idée  et  même 
dans  la  pièce  :  il  faut  songer  à  la  promptitude  avec  laquelle 
il  a  été  rattaché  à  l'ensemble.  Je  voulais  plutôt  vous  marquer 
l'intention,  vous  proposer  un  plan,  et  je  comprends  parfaite- 
ment que,  n'étant  pas  convaincue,  vous  n'adoptiez  point  ce 
mouvement  :  agir  par  complaisance  serait  une  faiblesse  ;  seule- 
ment, je  suis  plus  certain  des  corrections  de  détail.  Je  vous 
supplie,  pesez  encore  tout  cela.  Voyez  froidement,   —  isolez 
l'auteur,  —  et  jugez  votre  pièce  comme  une  étrangère.  Certes 
nos  corrections  ne  sont  pas  parfaites  :  nous  n'avons  pas  eu 
le  temps.   Mais  nous  avons    voulu  lier,   nous   avons  voulu 
ramener  au    temps  convenable    les    verbes   échappés;   nous 
aurons  marqué  les  assonances  fâcheuses;  nous  avons  gratté  çà 
et  là  les  aspérités  de  votre  belle  statue  grecque    :  pour  moi, 
c'est  évident  comme  de  l'arithmétique.  Il  suffit  d'une  tournure 
lente,  d'une  rime  molle,  d'un  vers  mai  porté,  pour  donner, 
même  aux  belles  choses,  un  air  incomplet  et  grêle.  Les  Grecs, 
cpe  tous  peignez  si  bien,  étaient  intraitables  sur  ces  détails-là. 
C'est  en  leur  nom  que  je  vous  demande  moins  de  précipitation 

i-  Allusion  à  la  Ve  partie  du  poème  de  Louise  Colet  :  V Acropole  d'Athènes. 
-  Cf.  Quatre  Poèmes  (i855). 


294  LA.     REVUE     DE     PARIS 

dans  votre  décision  dernière.  Je  ne  tiens  pas  à  nos  corrections, 
trouvez-en  d'autres,  —  mais,  à  coup  sûr,  les  endroits  notés  sont 
défectueux. 

Vous  parlez  d'amour-propre.  Je  sais  bien  qu'il  ne  peut  y  en 
avoir.  Nous  sommes  tous  trois  en  communauté  d'art.  Gomme 
les  arbres  qui  se  touchent  dans  le  ciel,  nous  avons  mêlé  nos 
branches  et  nous  nous  prêtons  nos  nids  et  nos  brises.  Là  n'est 
pas  la  question  :  il  s'agit  d'avoir  le  prix1.  Je  suis  à  votre  dispo- 
sition pour  la  démarche  que  vous  attendez  de  moi.  Je  désire 
bien  pouvoir  quelque  chose  qui  vous  soit  agréable  :  ainsi 
communiquez-moi  cela. 

Adieu,  adieu  :  Gustave  vient  d'arriver.  — Il  n'est  pas  content, 
mais  il  se  calmera;  et  d'ailleurs  sa  colère  vient  de  sa  ten- 
dresse. Vous  ne  pouvez  pas  vous  en  plaindre.  11  est  de  granit, 
c'est  vrai,  mais  vous  êtes  un  peu  de  marbre  aussi.  Vos  opinions 
extrêmes,  comme  toutes  les  opinions  puissantes,  se  heurteront 
encore  plus  d'une  fois.  Mais  je  serai  là  entre  les  deux  pour 
arrêter  le  choc  ou  amortir  le  coup. 

Vous  allez  revoir  votre  pièce,  n'est-ce  pas?  oi  qui  ne  suis 
ni  de  granit  ni  de  marbre,  j'ai  la  ténacité  rancuneuse  des  Nor- 
mands. Emondée,  polie,  raccourcie  un  peu,  votre  pièce  sera 
une  fort  belle  chose  et  qui  n'aura  rien  d'académique,  je  vous 
jure. 

Adieu  encore,  et  soyez  donc  bien  certaine  que  je  ne  puis 
vous  en  vouloir.  Gustave  vous  renvoie  mes  notes.  Elles  vous 
serviront  toujours  pour  les  endroits  à  changer. 

Tout  à  vous  de  cœur. 


1 


XXII 


BOUILHET 


17  avril  i853. 


Chère  Sœur, 

Les  nouvelles  que  vous  me  donnez  me  sont  bien  agréables, 
je  vous  jure.  La  Paysanne  publiée  aura  nécessairement  un 
grand  succès,  parmi  tous  ceux  qui  sont  encore  fidèles  à  l'art. 
Mais,  voyez- vous,   quel  mal  et  quels  obstacles,   sitôt  qu'on 

1 .  Le  poème  de  Louise  Colet  fut  couronné  par  l'Académie  Française,  en 
août  i854. 


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LETTRES    A     LOUISE     COLET  •  ^5 


veut  produire  quelque  chose  d'original  et  d'écrit!  Ce  serait  à 
décourager  des  convictions  moins  robustes  que  les  nôtres; 
heureusement,  ayant  le  succès,  nous  cherchons  le  beau  et  le 
vrai. 

J'ai  bon  espoir  pour  la  publication  de  Melœnis  chez  Char- 
pentier; mais,   au  cas  de   non-réussite,  j'ai  pris   mon  parti 
d'avance  et  je  ne  perdrai  pas  la  tête  pour  cela.  Je  suis  tellement 
dégoûté  de  la  littérature  pratique  que  je  suis  tout  triste  d'ar- 
river à  Paris,  ce  rêve  de  ma  jeunesse.  Enfin,  nous  verrons. 
Voici  le  temps  qui  marche  et  nous  nous  reverrons  bientôt  à 
Manies,  avec  le  beau  temps  et  l'espoir;  je  vous  lirai  la  suite 
de  mes  Fossiles.  C'est  bien  long  et  bien  dur  à  faire,  mais  je 
suis  trop  loin  maintenant  pour  reculer.  Tant  pis  pour  mon 
drame,  qui  dort  en  attendant!  Il   faut  toujours  suivre  son 
caprice,  sous  peine  de  résultats  pénibles  et  incomplets.  Gus- 
tave se  porte  fort  bien  et  travaille  de  même.  Il  a  reçu,  ainsi 
que  moi,  le  Livre  posthume,  avec  une  dédicace  assez  froide  et 
strictement  convenable.  Nous  avons  répondu,  chacun  de  notre 
côté,  assez  laconiquement.  Je  vous  remercie  de  nous  avoir 
procuré  les  poésies  de  Leconte  de  Lisle  * .  Il  y  a  de  grandes  et 
belles  inspirations;  c'est  une  véritable  nature  de  poète.  Quel 
âge  a-t-il?  Il  lui  manque  encore  beaucoup  dans  la  forme,  et 
surtout  dans  le  style;  il  est  plein  d'inexpériences,  et,  malgré 
cela,  il  est  grand  et  vigoureux.  Il  y  a  deux  ou  trois  pièces 
magnifiques,  et  le  début  du  poème  oriental2  est  superbe,  avec 
ses  animaux  qui  fourmillent  et  les  trois  sages,  assis  dans  les 
roseaux.  —  Un  garçon  avec  lequel  il  faudra  compter  :  il  a  toute 
la  vertu  d'un  véritable  artiste. 

Adieu,  chère  Muse,  adieu.  Du  courage,  toujours!  du  cou- 
rage, quand  même!  Vous  êtes  dans  une  belle  et  bonne  voie. 
Qu'importent  les  imbéciles?  Et,  d'ailleurs,  vous  l'avez  vu 
l'autre  jour,  le  beau  produit  toujours  son  effet,  même  sur  le 
bourgeois. 

Tout  à  vous  de  cœur  et  d'esprit, 

L.     BOUILHET 

i.  Poèmes  Antiques,  publiés  l'année  précédente.  —  Bouilhet  parait  écrire 
indifféremment  :  «  de  Lisle  »,  «  De  Lisle  »,  «  Delisle  »  :  l'orthographe  des 
originaux#a  été  maintenue. 

a.  Poèmes  Antiques,  Bhagavat. 


296  LA     REVUE     DE     PARIS 

XXIII 

24  mai  i853. 

Ma  chère  et  bonne  sœur,  excusez  mon  retard,  je  vous  prie  : 
il  est  bien  involontaire.  Accablé  de  sotte  besogne  et  de  vers  diffi- 
ciles, j'ai  remis  de  jour  en  jour  une  lettre  déjà  écrite  depuis 
longtemps  dans  mon  cœur. 

J'ai  été  bien  touché,  je  vous  jure,  des  éloges  que  vous  me' 
donnez  ;  leur  exagération  même  part  d'un  naturel  si  franc  et  si 
sincère  que  je  les  ai  acceptés,  les  larmes  aux  yeux. 

Gela  m'a  donné  ce  grand  courage  nécessaire  aux  bonnes 
œuvres.  Merci,  chère  Muse;  allez,  nous  irons  bien  tous  trois. 
Je  n'ai  pas  reçu  de  lettre  de  la  diva.  A  vous  dire  vrai,  à  part 
l'amour-propre,  cette  passion  si  sotte,  je  ne  tiens  plus  guère  à 
cette  fantaisie.  J'aurais  voulu,  à  défaut  de  quelque  chose  de 
grand  (on  n'a  pas  toujours  la  chance  de  Gustave),  au  moins 
une  nature  bonne  et  franche,  une  intelligence  qui  accepte  et 
non  une  médiocrité  qui  commande. 

Votre  Paysanne  est  une  belle  chose.  J'en  ai  fait  venir  ici. 
Tous  mes  élèves1  Font  dans  les  mains.  Je  chauffe  la  vente, 
mais  Rouen  est  une  pitoyable  ville. 

Nous  avons  ici  Rachel,  elle  fait  fureur.  Toutes  les  brutes 
sont  en  extase;  on  se  tue  aux  portes  du  théâtre.  Les  imbéciles 
se  rengorgent  et  disent  :  «  Eh  bien!  messieurs  les  romanti- 
ques? etc...  »  —  C'est  un  des  spectacles  les  plus  navrants  que 
je  sache.  Je  n'aime  pas  Racine,  mais  je  le  comprends  mieux 
que  nos  marchands  de  coton  filé.  Leur  enthousiasme  de  con- 
vention va  me  donner  des  attaques  de  nerfs  ! 

Il  y  a  des  jours  où  l'on  voudrait  être  mort;  avez-vous  quel- 
quefois songé  sérieusement  à  ce  grand  calme  de  la  tombe? 
Gomme  on  doit  bien  dormir,  dans  ce  lit  de  glace  !  Je  porte  le 
bourgeois  sur  les  épaules.  Pour  me  guérir,  tous  les  murs  de 
Rouen  ont  pour  affiche  F  Honneur  et  F  Argent  de  ce  bon  Pon- 
sard. 

Je  vous  demande  pardon  de  toutes  mes  divagations.  Mais  je 
suis  exaspéré  aujourd'hui,  je  vois  tout  en  noir. 

La  France  est  décidément  fort  bête  et  je  rougis  de  deux 
choses  :  d'être  Français  et  d'être  chrétien. 

1.  Bouilhct,  besogneux,  s'était  associé  avec  quelques  amis  pour  préparer 
des  élèves  au  baccalauréat. 


LETTRES  A  LOUISE  COLET  297 

Adieu,  adieu,  je  vous  embrasse  mille  fois.  Je  vous  expé- 
dierai un  de  ces  jours  ma  satire  à  Barthélémy  *,  mais  pour  vous 
seule.  Ecrivez-moi  quand  vous  aurez  un  moment  à  perdre 
et  croyez  à  mon  entier  dévouement. 

Votre  frère, 

L.     BOUILHET 

Que  devient  de  Lisle  ? 

XXIV 

7  juin  i853. 

Deux  mots  seulement,  chère  sœur,  et  avec  une  plume  de 
fer,  ce  qui  est  atroce. 

Je  vous  remercie  mille  fois  de  votre  bonne  et  longue  lettre  ; 
Gautier  est  un  sot,  et  voilà  tout.  La  diva  m'a  écrit,  mais  avec 
une  insignifiance  déplorable. 

J'ai  lu  chez  Gustave  les  insultes  à  la  Paysanne,  dans  ce 
journal  ordurier  dont  j'ai  même  oublié  le  nom.  Si  j'avais 
besoin  d'une  preuve  pour  être  certain  du  mérite  de  votre 
poème,  cette  basse  et  ignoble  diatribe  me  ferait  votre  admira- 
teur. Soyez  tranquille  :  le  calme  sied  à  la  force. 

Vos  premières  œuvres,  applaudies  sans  réserve,  révélaient 
un  poète  véritable;  l'artiste  n'y  était  pas  encore.  Aujourd'hui 
vous  avez  fait  un  pas  immense,  vous  avez  foulé  aux  pieds 
cette  sotte  distinction  des  sexes  et  vous  avez  été  virilement 
belle  :  et  vous  croyez  que  les  médiocres  vous  pardonneront 
cela?  Non,  chère  sœur!  vous  serez  reniée,  insultée,  découragée, 
par  les  imbéciles  et  par  les  pédants,  ces  deux  plaies  de  l'art. 
Mais,  vous  voyez,  il  est  bon  de  se  dire  quelquefois,  même  dans 
les  heures  désespérées  :  «  Je  n'ai  qu'à  mourir  pour  avoir  ma 
couronne  et  ma  gloire  incontestée.  » 

La  Paysanne  est  de  ce  tempérament-là.  Ce  n'est  pas  une 
Graziella  diaphane,  ou  une  Léonce  impassible.  C'est  une 
femme  vivante  et  robuste,  qui  a  du  sang  vrai  et  des  douleurs 
réelles  :  cela  résiste  à  tout.  Pardonnez-moi  ce  bavardage  et  ces 
naïvetés  de  M.  de  la  Palisse,  mais  je  suis  furieux  contre  la 
stupidité  de  vos  Parisiens. 

1.  Satire  inédite  de  Louis  Bouilhet,  contre  Barthélémy,  l'auteur  de  la 
Némésis-,  —  Flaubert  en  cite  quelques  vers  dans  la  Préface  des  Dernières 
Chansons  : 

A  quoi  bon  réveiller  ton  ardeur  famélique?... 


298  LA     REVUE     DE     PARI8 

Je  sais  bien,  allez,  que  Mehenis  aura  ces  mêmes  outrages  : 
les  libraires  n'en  veulent  pas  et  les  journaux  la  déchireront. 
Mais  tant  mieux  :  c'est  qu'il  y  a  là  quelque  chose.  Je  n'ai  peur 
que  des  applaudissements  unanimes. 

Adieu,  adieu,  bonne  et  grande  sœur!  —  Aimez-moi  tou- 
jours, pour  me  rendre  fier  et  heureux.  Nous  nous  consolerons 
ensemble  de  ces  injustices  aveugles  et,  quand  Gustave  sera  là, 
notre  trio  deviendra  une  armée. 

Je  vous  embrasse  et  vous  souhaite  courage  et  santé. 
Votre  dévoué  frère, 

L.     BOUILHET 

XXV 

3o  août  i853. 

Comme  vous,  chère  sœur,  je  me  trouve  privé  d'une  moitié 
de  moi-même,  —  et,  par  parenthèse,  si  nous  en  avons  chacun 
une,  je  me  demande  ce  qui  lui  restera.  N'importe,  il  s'arran- 
gera comme  il  pourra.  — Gustave  est  donc  à  Trou  ville.  Me 
voilà  plongé  en  pleine  bourgeoisie,  sans  mon  contre-poison 
hebdomadaire. 

J'ai  appris  que  votre  nouveau  conte  allait  fort  bien,  et, 
comme  vous  pensez,  je  l'attends  avec  avidité  :  il  faut  un  pen- 
dant à  la  Paysanne;  il  faut  deux  soufflets  aux  imbéciles. 

Je  pioche  toujours  ma  pièce  antédiluvienne;  je  voudrais 
bien  être  sorti  des  descriptions,  je  commence  à  en  avoir  assez. 
Et  puis  je  suis  impatient  de  voir  la  tournure  générale  du 
poème,  avec  sa  partie  philosophique,  et  l'épilogue  lyrique  de 
la  fin!  On  n'est  jamais  certain  de  son  œuvre  avant  le  dernier 
hémistiche  du  dernier  vers.  —  L'art  comme  nous  le  prati- 
quons, chère  Muse,  est  une  besogne  assez  rude.  Il  y  a  des 
jours  où  j'aimerais  mieux  remuer  des  barriques  sur  le  port. 

J'ai  quitté  Gustave  bien  portant.  Je  ne  le  reverrai  que  dans 
une  grande  quinzaine.  Moi-même,  je  profiterai  de  son  absence 
pour  voir  un  peu  ma  famille.  Et  puis,  à  bientôt  nous  autres! 

L'idée  d'aller  à  Paris  me  met  tour  à  tour  dans  les  états  les 
plus  différents  :  je  suis  heureux,  je  me  sens  libre;  puis  je 
songe  que  j'entre  dans  ma  tombe,  que  je  ne  sortirai  plus  de  là 
et  que,  sur  deux  ou  trois  chances  heureuses,  j'en  ai  des  cen- 
taines pour  échouer. 


1 


LETTRES  A  LOUISE  GOLET  2 99 

Du  reste,  ces  considérations  peu  joviales  ne  m'ébranlent 
aucunement  dans  mon  idée;  mais  il  y  a  pour  moi  une  si 
grande  distance  entre  l'art  et  le  métier  d'artiste  que  j'en  reste 
stupide,  comme  dirait  le  grand  Corneille. 

Adieu,  adieu.  Je  vous  embrasse  mille  fois.  Rien  de  neuf  de 
la  diva.  Gustave  m'a  conté  toutes  ses  aventures,  que  j'ai  savou- 
rées longuement.  Ecrivez-moi.  Bonne  santé,  et  du  courage 
toujours  ! 

Si  vous  rencontrez  de  Lisle,  dites-lui  que  je  l'aime  beaucoup. 

Votre  frère  bien  dévoué, 


XXVI 


L.     BOUILHET 


ai  septembre  i853. 


Chère  sœur, 

Je  vous  remercie  de  votre  bonne  lettre,  et  je  suis  heureux 
de  savoir  que  votre  inspiration  va  toujours  son  train.  Pendant 
que  j'y  pense,  et  avant  toute  chose,  je  réponds  à  votre  ques- 
tion pour  le  mot  :  «  milieu  ».  «  Milieu  »  n'a  que  deux  syllabes, 
c'est  une  chose  positive  ;  tous  les  classiques  le  comptent  ainsi 
et  les  modernes  s'y  sont  conformés.  Rappelez-vous  le  Feu  du 
ciel,  d'Hugo  : 

Ces  solitudes  mornes, 

Ces  déserts  sont  à  Dieu  ; 

Lui  seul  en  sait  les  bornes, 

En  marque  le  milieu  ! 

La  lettre  de  de  Lisle  m'a  fait  plaisir,  elle  respire  un  bon 
garçon.  J'aime  sa  parenthèse,  —  mais  j'espère  qu'il  ne  retour- 
nera pas  si  vite  parmi  ses  sauvages.  D'ailleurs,  il  n'en  manque 
pas  à  Paris. 

Quant  à  moi,  j'ai  la  tête  obstruée  par  les  affaires  matérielles, 
et  les  Fossiles.  Tout  cela  se  croise  et  s'agite  ensemble  ifiat  luxl 

Les  Fossiles  vont  bien  lentement. 

Je  suis  en  pleine  métaphysique  maintenant,  sans  lyrisme, 
et  sans  narration  —  c'est  atroce.  J'ai  peur  de  tomber  dans 
l'école  philosophique.  Si  ma  pièce  est  terminée  pour  la  fin 
d'octobre,  ce  sera  fort  heureux;  je  ne  l'espère  qu'à  moitié. 
Dans  tous  les  cas,  j'arriverai  à  Paris;  mais  j'aurai  le  bonheur 


300  LA     REVUE     DE     PARIS 

de  vous  voir  avant  cette  époque  :  je  compte  aller  à  Paris  vers 
la  moitié  d'octobre,  pour  prendre  un  logement. 

Point  de  nouvelles  de  la  diva;  c'est  chose  finie  désormais. 

La  Revue  de  Paris,  au  moment  où  je  croyais  également 
tout  terminé,  vient  de  publier  quatre  pièces  de  moi1. 

Vous  les  connaissez  toutes. 

Adieu,  chère  sœur,  bonne  santé,  bon  courage;  Gustave  se 
porte  à  merveille.  Nous  faisons,  tous  les  dimanches,  des 
courses  incroyables  à  travers  bois.  Nous  buvons  avidement  ce 
qui  nous  reste  d'été  et  de  soleil. 

Moi,  je  pars  ce  soir  même  pour  voir  ma  mère.  J'y  resterai 
quelques  jours.  J'espère  avancer  ma  pièce  et  je  reviendrai  à 
Rouen  dans  huit  jours. 

Adieu,  adieu  encore.  Je  vous  embrasse  mille  fois. 

Votre  bien  dévoué, 

L.     BOUILHET 

XXVII 

7  octobre  i853. 

Chère  sœur, 

Si  j'ai  tant  tardé  à  vous  répondre,  c'est  que  je  croyais 
pouvoir  vous  annoncer  le  jour  précis  de  mon  voyage.  Je  suis 
obligé  de  le  retarder  de  quelques  jours  et  il  faut  que  je  vous 
dise  combien  votre  dernière  lettre  m'a  fait  plaisir.  Elle  a  été  le 
premier  bonjour  que  j'ai  reçu  en  arrivant  de  la  campagne. 
J'accepte  avec  bien  de  la  reconnaissance  votre  aimable  invita- 
tion. C'est  vous  faire  un  tort  gratuit  que  de  croire  que  je  puis 
vous  mettre  en  balance  avec  le  monsieur  que  vous  savez. 

Je  vous  donnerai  la  preuve  du  contraire  en  me  logeant  dans 
votre  quartier;  je  crois  qu'on  doit  y  travailler  mieux  :  c'est  le 
berceau  de  la  Paysanne,  je  veux  y  mettre  mes  enfants  en 
nourrice,  pour  qu'ils  soient  sains  et  forts  et  qu'ils  sentent  aussi 
le  serpolet  et  la  verveine. 

J'aurai  grand  plaisir  à  connaître  Delisle.  Autant  que  je 
puis  en  juger  d'avance,  nous  formerons  là-bas  une  bonne 
trinité,  puisque  le  Grand  Crocodile  de  Croisset  ne  veut  pas  se 
laisser  amollir  :  quelle  carapace  !  Il  pioche  toujours,  s'indigne, 

i.  Voir,  dans  le  numéro  «du  i5  septembre  i853,  les  pièces  intitulées  : 
Printemps,  Chanson  d'Amour,  Flux  et  Reflux,  Savez-vous  pas.,. 


1 


r 


LETTRES  A  LOUISE  GOLET  3oi 


se  démène,  se  désespère,  jure,  crie,  et  fait  de  belles  choses. 

—  C'est  son  caractère  comme  ça  :  laissons  passer  la  justice 
de  Dieu. 

Puisque  nous  serons  seuls  le  jour  de  mon  arrivée,  qui  sera, 
je  crois,  le  jeudi,  non  pas  de  la  semaine  prochaine,  mais  de 
l'autre,   nous    lirons  posément   la    Servante  et   les  Fossiles, 

—  lesquels  malheureusement  ne  sont  pas  terminés  :  c'est  un 
terrible  sujet.  Je  ne  sais  par  quelle  fatalité  de  naissance  nous 
allons  chercher  régulièrement  les  matières  les  plus  rebelles.  Je 
vous  remercie  d'avoir  donné  Melsenis  à  Villemain.  Ces  ani- 
maux-là peuvent  quelquefois  être  utiles,  par  hasard,  une  fois 
dans  leur  vie,  en  se  trompant. 

Je  vois  d'ici  des  vers  latins  sur  les  Fossiles,  des  hémistiches 
d'Horace  et  de  Virgile  appliqués  aux  mastodontes  !  Et  quelles 
apostrophes  à  Cuvierus!  et  quelles  exclamations  dans  le  goût 
de  «  mirabile  dicta  L . .  chose  étonnante  à  dire  I ...»  La  lettre  du 
père  Babinet  est  splendide. 

Adieu,  adieu,  à  bientôt  maintenant! 

Votre  bien  dévoué, 


XXVIII 


BOUILHET 


?4  octobre  i853. 


Chère  et  bonne  sœur, 
J'ai  reçu  vos  deux  charmantes  lettres,  et  il  faut,  avant  tout, 
que  je  vous  remercie  mille  fois  de  toutes  vos  bontés  ;  désor- 
mais, entre  nous,  c'est  jusqu'au  dernier  soupir.  J'ai  vu  Gustave  ; 
il  avait  corrigé  ses  Comices,  qui  sont  fort  bons  maintenant. 
Il  vous  aime  à  sa  manière,  n'en  doutez  pas,  chère  sœur;  il 
vous  aime  comme  il  peut  aimer;  il  n'aura  jamais  d'autre 
affection.  Mais  il  a  la  peau  dure,  ce  crocodile.  J'ai  été  ému, 
éloquent,  je  l'ai  ébranlé,  tellement  que  j'ai  cru  d'abord  avoir 
gagné  la  partie.  Je  me  disais  :  «  Il  viendra,  il  ne  nous  laissera 
par  seuls!...  »  Hélas!  deux  heures  après,  l'écaillé  lui  était 
repoussée  au  dos;  le  hérisson  s'était  mis  en  boule.  Pourtant, 
tout  n'est  pas  désespéré.  Nous  le  tourmenterons,  nous  le 
fatiguerons;  seulement,  mettons-y  de  l'adresse,  de  l'ensemble 
et  de  la  modération.  —  Je  lui  ai  parlé  de  votre  beau  poème; 
j'y  ai  moi-même  beaucoup  réfléchi.  Ce  sera  superbe,   soyez 


302  LA     REVUE     DE     PARIS 

tranquille.  Il  faudra,  je  crois,  adoucir  le  fameux  Lionel.  Voilà 
tout! 

Nous  ayons  été  bien  loin  l'un  et  l'autre  dans  notre  doulou- 
reuse conversation.  Gardons-en  le  secret  au  fond  du  cœur, 
—  et,  si  nous  souffrons,  souvenons-nous  que  nous  souffrons 
à  deux  :  c'est  toujours  une  consolation. 

Je  vous  écrirai  sous  peu  de  jours,  —  et,  puisque  vous  êtes  si 
bonne,  vous  jetterai  un  coup  d'oeil  sur  mes  meubles.  A  vous 
dire  vrai,  je  suis  bien  honteux  d'occuper  vos  heures  à  de 
pareils  détails;  mais  je  crois  sincèrement  qu'en  toute  occasion 
vous  agirez  de  même  envers  moi  et  j'attendrai  avec  impatience 
le  moment  de  vous  rendre  service  et  de  vous  être  agréable. 

Je  ne  sais  ce  que  vous  voulez  dire  par  ce  «  ballet  emprunté 
à  Melœnis  ».  Je  n'ai  rien  vu  de  cela.  Je  suis  bien  heureux  que 
mes  Fossiles  vous  paraissent  une  bonne  chose.  L'opinion  de 
Babinet  et  de  Delisle  me  flatte  aussi  infiniment.  Je  vous  dirai 
de  vive  voix  tout  ce  que  je  pense  de  Delisle,  lequel  j'admire  du 
fond  du  cœur  et  sans  restriction  ;  mais  la  sympathie  n'est  pas 
encore  venue.  Ne  lui  en  dites  rien  et  tachez  de  savoir,  au  fond, 
quel  effet  je  lui  ai  produit. 

Adieu,  chère  Muse,  adieu;  il  y  a  des  circonstances  où  je  ne 
comprends  pas  Gustave.  Je  l'ai  tellement  navré,  peiné  hier, 
qu'il  m'a  dit  :  «  Tu  es  trop  dur  pour  moi.  »  Ma  parole  d'hon- 
neur, je  ne  l'ai  pas  été  assez  encore. 

L'idée  de  publier  avec  Fur  ne  me  paraît  excellente.  Laissons 
M.  Babinet  parler  à  Buloz  :  cela  n'engage  à  rien  et  pourra  me 
donner  une  position  avantageuse  vis-à-vis  de  la  Revue  de  Paris. 

Je  vais  me  mettre  avec  rage  à  mon  cinquième  chant  des 
Fossiles;  il  sera  fini,  j'espère,  pour  mon  arrivée  à  Paris,  et  le 
sixième  ne  sera  pas  long  à  faire  *. 

Adieu,  adieu,  je  vous  embrasse  mille  fois  et  vous  remercie 
encore.  Vous  aurez  du  mal  à  lire  cette  lettre,  mais  je  suis  bien 
pressé  aujourd'hui  et  je  mange  la  moitié  de  mes  mots. 

Votre  frère  bien  dévoué, 

L.     BOUILHET 

Il  viendra  avec  moi,  à  Paris,  à  mon  premier  voyage, 
i.  Les  Fossiles  furent  publiés  dans  la  Revue  de  Paris,  le  i5  avril  i854. 


r 


JEUNE  TURQUIE 


;>  Septembre.  Harmanly.  —  Le  train  conventionnel  s'arrête 
vers  huit  heures  du  soir.  La  gare  d'Harmanly,  frontière  bul- 
gare, tout  illuminée,  toute  pavoisée  aux  couleurs  turques  et 
bulgares  entremêlées,  est  remplie  d'hommes  et  de  femmes 
revêtus  du  costume  national.  On  attend  le  lendemain  des 
délégués  ottomans  auxquels  on  offre  un  banquet  amical,  pour 
fêter  la  nouvelle  Constitution  :  sans  doute  on  veut  répondre 
aux  bruits  qui  représentent  les  Bulgares  comme  hostiles  au 
triomphe  des  Jeunes  Turcs.  L'apaisement  momentané  de  la 
Macédoine  et  le  désarmement  des  bandes  ont  rendu  l'espoir 
d'une  vie  tolérable  aux  populations  macédoniennes.  Voilà 
donc  écrasées,  disait-on,  les  ambitions  bulgares,  et  perdu  tout 
le  fruit  du  travail  des  Comitadjis  :  si  les  Turcs  donnent  aux 
vilayets  un  régime  équitable,  les  paysans  deviendront  réfrac- 
toires  aux  propagandes;  triste  perspective  pour  les  Organisa- 
tions Intérieure  et  autres...  C'est  pour  protester  contre  ces 
mauvais  soupçons  que  les  Bulgares  d'Harmanly  ont  invité 
leurs  voisins  Turcs  et  leur  préparent  un  cordial  accueil. 

6  Septembre.  Mustapha  Pacha.  —  Frontière  turque.  On 
fait  la  re vision  des  passeports.  Plusieurs  voyageurs  n'en  ont 
pas.  Un  secrétaire  de  l'Ambassade  d'Italie  se  borne  à  exhiber  sa 
carte  de  visite.  En  excellent  français,  d'un  ton  sec,  le  fonction- 
naire turc  répond  qu'il  le  connaît  fort  bien,  mais  que  sa  qualité 
ne  le  dispense  pas  de  la  formalité  du  passeport  à  laquelle 
8 astreint  son  chef  lui-même,  l'Ambassadeur  :  «  Tant  que  les 


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à 


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*1 


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3o4  LA     REVUE     DE     PARIS 

règlements  seront  en  vigueur,  ce  n'est  ni  à  vous,  ni  à  moi  de 
les  abolir.  Je  vous  laisse  passer,  sous  réserve  d'une  protestation 
à  votre  ambassade.  »  Un  autre  voyageur,  également  dépourvu 
de  passeport,  présente  aussi  sa  carte.  C'est  un  Grec  Ottoman  ; 
sur  la  foi  de  l'amnistie,  il  est  revenu  précipitamment  d'exil, 
sans  avoir  le  temps  de  se  munir  de  la  pièce  légale  :  «  Voulez- 
vous  de  moi,  tout  de  même?  ajoute-t-il  avec  quelque  anxiété. 
J'avais  hâte,  après  huit  ans  d'absence,  de  rentrer.  —  Passez, 
monsieur,  »  dit  très  doucement  le  Turc. 

Les  fonctionnaires  n'appliquent  donc  plus  le  «  iassak  *  », 
avec  l'imbécile  entêtement  d'un  caporal  de  consigne,  ils 
l'interprètent  avec  discernement  et  bienveillance.  La  visite  de 
la  douane  se  passe  dans  des  conditions  de  facilité  jusqu'alors 
inconnues. 

Stamboul.  —  Suivi  d'un  portefaix  chargé  de  mon  bagage, 
je  gagne  rapidement  le  pont  qu'obstrue  la  foule  bariolée, 
marchands  ambulants,  Kurdes,  mendiants,  files  de  chameaux, 
d'ânes,  de  voitures,  femmes,  péagers  qui  emboursent  et  ren- 
dent la  monnaie  du  métallique  exigé  pour  le  péage.  Je  m'em- 
barque par  le  premier  Chirket  ~  pour  Thérapia.  Laissant  derrière 
nous  le  miraculeux  panorama  de  Stamboul,  sous  un  soleil 
éclatant  que  nimbe  une  brume  légère,  nous  dépassons  vite 
Kabatache  et  le  Palais  de  Dolma  Bagchté  qu'habite  le  Prince 
héritier,  Rechad  Effendi,  —  aujourd'hui  libre  de  sortir  et  de 
recevoir  des  amis.  Nous  dépassons  Bechiktache  et  Tcheragan- 
Serai  où  vécut  et  mourut  le  Sultan  Mourad;  à  l'angle  du 
Palais,  on  distingue  les  grandes  fenêtres  de  la  chambre,  que 
l'infortuné  Souverain  faisait  tenir  éclairée  toute  la  nuit.  Sur  le 
Chirket,  en  groupes  mélangés  des  Grecs,  des  Arméniens,  des 
Turcs,  causent  sans  contrainte,  lisent,  commentent  les  jour- 
naux. Jamais  on  n'eut  tel  spectacle  en  Turquie.  Des  gazettes 
en  toutes  langues  circulent  de  main  en  main;  déjeunes  came- 
lots, d'une  échelle  à  l'autre  du  Bosphore,  les  crient  sur  le 
bateau  où  règne  une  animation  prodigieuse.  Chemin  faisant 
nous  croisons  d'autres  vapeurs  pavoises  de  drapeaux,  ornés  de 
guirlandes  ;  les  sons  des  orchestres  se  mêlent  aux  hourras  des 
passagers.  Ces  bateaux  ramènent  les  proscrits  qui  reviennent 

i.  Iassak  :  «  C'est  défendu  ». 

•i.  Chirket  Hairié,  compagnie  de  navigation  du  Bosphore. 


r 


JEUNE    TURQUIE  3o5 

de  tous  les  points  de  l'Empire,  de  toutes  les  contrées  de 
l'Europe  et  que  la  foule  salue  de  joyeux  vivats.  La  Révolution 
a  gardé  l'aspect  —  décrit  par  les  journaux  —  des  premiers 
jours.  Constantinople  est  encore  en  fête;  nombre  de  gens 
portent  à  la  boutonnière  la  cocarde  blanche  et  rouge.  On 
regarde  en  souriant  les  dames  turques  qui,  pour  la  plupart  ont 
à  demi  relevé  leur  voile  ;  l'ancien  yachmak  a  presque  disparu  ; 
la  Turquie  est  libre  ;  après  trente  ans  d'oppression,  d'espion- 
nage, de  terreur,  de  silence,  elle  parle,  elle  respire,  elle  vit  et 
se  sent  vivre.  Depuis  six  semaines,  elle  se  grise  de  liberté  et 
se  livre  à  la  joie.  Depuis  six  semaines,  elle  remet  au  lende- 
main les  affaires  sérieuses  ! 

6  au  10  septembre.  Thérapia.  —  Aussitôt  installé,  je  reprends 
contact  avec  d'anciens  amis,  les  uns  retour  d'exil,  et  que  j'ai 
longtemps  connus  et  fréquentés  à  Paris,  d'autres  qui  n'ont  pas 
quitté  l'Orient  et  que  je  retrouve  après  onze  ans;  fonctionnaires, 
diplomates,  financiers,  avocats,  journalistes,  candidats  au  futur 
Parlement.  De  toute  origine  :  hellènes,  turcs,  latins  du  Levant; 
je  les  interroge  successivement  mais  surtout  un  Français,  fixé 
ici  depuis  quinze  ans,  plus  familier  que  quiconque  des  choses 
et  des  gens.  Toutes  les  questions  se  pressent  à  la  fois  sur  mes 
lèvres  :  «  Le  succès  de  la  Révolution  est-il  assuré?  N'y  a-t-il 
pas  à  craindre  une  réaction?  L'attitude  du  Souverain  est-elle 
sincère;  est-il  vraiment  rallié  ou  momentanément  résigné? 
-N'attend-il  pas  l'occasion  de  reprendre  ce  qu'il  a  concédé? 
Ne  fait-il  qu'user  les  hommes  d'État  pour  discréditer  le  libé- 
ralisme, avant  la  réunion  des  Chambres?  Que  sera  ce  Parle- 
ment? L'accord  entre  les  nationalités  sera-t-il  possible  et 
durable?  Pourquoi  le  ministère  est-il  si  inerte  et  si  faible? 
Pourquoi  Kutchuk  Saïd  a-t-il  démissionné  ?  » 

—  Voilà  bien  des  questions,  et  la  moindre  d'entre  elles  est 
déjà  difficile.  Laissons  l'avenir  :  l'heure  présente  est  assez  cri- 
tique, et  l'on  pourrait  retourner  le  mot  de  Gambetta  :  «  Nous 
ne  sommes  pas  sortis  de  l'ère  des  difficultés,  et  nous  entrons 
peut-être  dans  celle  des  périls.  »  L'enthousiasme  populaire, 
qui  est  encore  très  vif,  ne  suffit  plus  à  suppléer  tout  ce  qui 
nous  manque.  D'abord  le  Gouvernement.  Il  nous  manquait 
déjà  sous  Saïd  :  je  crains  que  eela  ne  continue  sous  Kiamil. 
Est-ce  la  médiocrité  des  hommes  ou  la  difficulté  d'une  situa- 

iô  Novembre   1908.  6 


3<>6  LÀ     REVUE     DE     PARIS 

tion  trop  lourde  pour  les  forces  humaines?  Je  crois  surtout  au 
défaut  d'harmonie  et  d'adaptation  entre  les  hommes  et  les 
idées  qu'ils  sont  chargés  d'appliquer.  Saïd  et  Kiamil  furent  et 
sont  encore  des  hommes  de  valeur  :  depuis  Midhat  Pacha  et 
Rheraiddine,  je  ne  sache  pas  que  la  Turquie  ait  donné  rien  de 
plus  remarquable  en  politique.  Ils  ont  tous  deux  compris  et 
dénoncé,  —  non  sans  y  avoir  hélas  participé,  —  les  erreurs 
et  les  abus  de  l'ancien  régime.  Cela  ne  veut  pas  dire  qu'ils 
soient  en  état  de  servir  le  nouveau.  Ils  appartiennent  eux- 
mêmes  au  passé,  par  l'âge  et  par  le  tempérament,  sinon  par 
l'intelligence.  Ils  n'inspirent  pas  confiance  à  la  génération  qui 
vient  d'accomplir  la  Révolution.  Par  leur  origine,  par  mille 
liens  encore,  ils  sont  tenus;  mal  affranchis  du  Souverain  qu'ils 
ont  servi,  toute  leur  vie  durant,  non  pas  en  ministres  cons- 
titutionnels et  responsables,  mais  en  vizirs  dociles  et  soumis. 
Saïd  lui-même  confessait  récemment  devant  un  ami  que  les 
ministres  actuels  sont  hors  d'état  de  résister  à  cette  influence 
persistante.  D'après  lui,  le  Sultan  serait  un  obstacle  insurmon- 
table à  toute  action  libre  et  indépendante  ;  son  maintien  sur  le 
trône  paralyse  les  initiatives.  A  une  situation  nouvelle  il  eût 
fallu  des  hommes  nouveaux. 

—  A  défaut  d'un  ministère  adéquat  aux  circonstances,  les 
Comités  libéraux  ne  peuvent-ils  le  suppléer  dans  la  direction 
du  Gouvernement  comme  dans  la  direction  de  l'opinion 
publique  ?  Evidemment  ce  sont  là  des  empiétements  peu  régu- 
liers, des  procédés  révolutionnaires,  mais  ce  pays  ne  traverse 
pas  une  période  normale.  L'histoire  de  la  Révolution  française 
fournit  des  précédents  :  le  Club  des  Jacobins  et  le  comité  de 
Salut  Public,  par  leur  terrible  dictature,  sauvèrent  la  France 
de  la  réaction  intérieure  et  de  l'invasion  étrangère. 

—  Notre  comité  Union  et  Progrès,  qui  a  eu  un  rôle  admi- 
rable, n'a  assumé  qu'une  partie  de  cette  grande  responsabilité; 
il  se  borne  à  contrôler  la  gestion  du  ministère,  à  assurer  la 
sécurité  publique  et  le  respect  de  l'ordre.  Cette  attitude  fait  le 
plus  grand  honneur  à  son  désintéressement,  sinon  à  sa  prévi- 
sion politique.  Elle  est  d'ailleurs  conforme  aux  mobiles  qui 
ont  décidé  le  pronunciamento  macédonien.  La  Révolution  n'est 
pus  le  résultat  d'ambitions  coalisées  ;  elle  est  sortie  d'un  mou- 
vement de  révolte  patriotique,  d'honnêteté  indignée  contre  les 


r 


JE UHF    TURQUIE  3b J 


scandales,  les  tristesses  et  les  hontes  de  l'ancien  régime. 
L* Année  souffrait  plus  que  toutes  les  autres  classes  ;  elle  était 
atteinte  à  la  fois  dans  ses  intérêts  et  dans  ses  sentiments  d'hon- 
neur militaire  et  de  fierté  nationale.  Depuis  quinze  ans,  elle 
subissait  toutes  les  injustices  individuelles,  le  retard  ou  l'ab- 
sence de  la  solde  et  toutes  les  privations,  les  disgrâces  imméri- 
tées et  les  faveurs  injustifiables,  l'espionnage  systématique  et 
l'exil.  Le  passe-droit  était  devenu  le  droit.  Le  soulèvement  de 
la  Macédoine,  la  menace  de  l'intervention  étrangère  et  la  perte 
éventuelle  d'une  nouvelle  province  fit  déborder  la  coupe  r 
l'armée  comprit  que  les  temps  étaient  venus;  elle  fit  le  geste 
libérateur. 

»  Depuis  leur  victoire,  les  libéraux  semblent  avoir  voulu 
étonner  le  monde  par  leur  générosité  et  leur  modération  et 
mériter  son  admiration  juqu'au  bout.  Tout  s'est  passé  en  beauté  ; 
presque  pas  une  victime.  Le  Sultan  n'a  pas  été  déposé  malgré 
le  passé  !  Les  conseillers  les  plus  néfastes,  les  Aboul-Houda,  les 
Melhamé,  les  Izzet,  ont  pu  s'enfuir  et  mettre  à  l'abri  leurs  per- 
sonnes et  le  fruit  de  leurs  rapines.  Nedjib  Melhamé  et  Rhagib 
sont  à  Prinkipo,   sous  la  surveillance  et  la  protection  de  la 
police.  Il  y  a  eu  des  traits  admirables  de  noblesse  et  de  clémence. 
Dans  les  premiers  jours  d'août,  la  foule  ayant  reconnu  sur  le 
pont  de  Stamboul   un  des  tortionnaires  les  plus  odieux  du 
Palais,  voulut  l'échapper.  Un  jeune  officier,    membre    d'un 
Comité,  harangua  le  peuple  avec  une  chaleureuse  éloquence 
pour  le  détourner  de  tous  projets  de  vengeance  ,  «  qui  risque- 
raient de  devenir  de»  idées  fixes  et  mauvaises,   alors  qu'il  y 
avait  tant  d'autres  choses  à  faire  pour  régénérer  le  pays  ».  La 
foule  applaudit  et  le  misérable  put  échapper,  Le  mérite  de 
cette  douceur  populaire  revient  pour  une  grande  part  à  la  reli- 
gion musulmane,  à  la  forte  discipline  de  l'islam,  à  la  sobriété, 
qui  en  est  la  conséquence,  non  moins  qu'au  caractère  turc. 

»  Quoi  qu'il  arrive  dans  la  suite,  rien  ne  pourra  ternir  la 
gloire  que  les  Jeunes  Turcs  se  sont  acquise  devant  les  contem- 
porains et  l'histoire.  Mais  en  pratique,  quelles  seront  les  con- 
séquences de  leur  grandeur  d'âme?  Pendant  qu'ils  négligeaient 
de  pousser  leurs  avantages,  les  adversaires  de  la  liberté,  inter- 
prétant cette  modération  comme  une  preuve  de  faiblesse, 
commencent  aujourd'hui  à  relever  la  tête,  à  réveiller   contre 


3o8  LA     REVUE     DE     PARIS 


^ 


les  libéraux  les  préjugés,  les  haines  et  le  fanatisme  encore 
vivaces  dans  les  masses  peu  éclairées  de  la  nation.  D'autre  part, 
malgré  toute  sa  sagesse  et  sa  mesure,  la  Révolution  a  fait  des 
mécontents.  Il  a  fallu  pratiquer  quelques  coupes  dans  la  haute 
administration,  sacrifier  des  fonctionnaires  malhonnêtes  et  inu- 
tiles ;  il  y  a  des  grands-vizirs  en  disponibilité  qui  intriguent  soit 
avec  le  Palais,  dépossédé,  soit  avec  celles  des  puissances  étran- 
gères qui  regrettent  l'ancien  régime  au  maintien  duquel  leur 
intérêt  politique  ou  leur  privilège  économique  étaient  liés .  Cette 
coalition  de  rancunes  et  des  convoitises  pourrait  prendre  corps, 
se  personnifier  dans  un  homme,  —  qu'on  désigne  déjà —  qui 
se  fait  lui-même  désigner  par  une  ambassade  étrangère  :  Férid- 
pacha.  Si  le  Comité  ne  redouble  pas  de  vigilance  et  d'énergie, 
d'obscure  la  situation  peut  devenir  inquiétante. 

—  N'existe-t-il  pas  dans  les  comités,  quelqu'un  ou  quelques- 
uns  capables  de  prendre  directement  et  immédiatement  les 
rênes  du  Gouvernement  et  de  remplacer  les  politiciens  de  l'an- 
cien régime  qui,  la  preuve  en  est  faite,  ne  sauraient  s'adapter 
au  nouveau? 

—  Voilà  le  point  le  plus  grave  de  la  situation.  La  vérité  est 
qu'on  n'a  pas  vu  poindre  chez  les  Jeunes  Turcs  l'homme  qui 
saurait  grouper  et  mener  les  autres  ;  aucun  n'a  prouvé  une  supé- 
riorité marquée  ;  les  grandes  ambitions  et  les  grandes  facultés 
si  elles  existent,  se  dérobent  encore.  Aucune  hiérarchie  entre 
les  membres  des  Comités,  aucun  titre  ne  les  distingue  les  uns 
des  autres;  ni  bureau,  ni  président.  Le  civisme,  l'intégrité  du 
caractère,  un  sens  très  ardent  de  l'honneur  les  anime  tous. 
Vous  connaissez  Ahmed-Riza,  Ali-Haidar  Midhat-bey,  Man- 
gnassi-Sadé,  Rewfick-bey,  Tàlaât-bey,  Bea-Bey,  Sesaï-bey,  le 
Maupassant du  Bosphore;  à  SaloniqueleDrNazim,  Enver-bey, 
le  colonel  Djemal-Bey,  le  général  Ali-Pacha  sont  des  officiers 
du  plus  haut  mérite,  des  avocats,  des  publicistes  remar- 
quables, et  des  citoyens  vertueux.  Mais  jusqu'ici  le  chef,  le 
conducteur  et  le  manieur  d'hommes,  à  l'autorité  incontestée, 
au  cerveau  et  à  la  volonté  capables  d'embrasser  dans  tout  son 
développement  la  Révolution  turque  et  de  la  mener  à  bon  terme 
malgré  les  adversaires  du  dedans  et  du  dehors,  malgré  les  ruses 
des  ennemis  aux  aguets,  ce  chef,  qui  existe  peut-être,  que  le  Par- 
lement va  peut-être  nous  révéler,  ce  chef  n'a  pas  encore  surgi.  )) 


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JEUNE    TURQUIE  3(>9 

//  Septembre,  Thérapia.  —  A  table,  nous  avons  à  dîner 
deux  jeunes  officiers  turcs  :  l'un,  d'origine  albanaise,  a  appar- 
tenu aux  corps  macédoniens  ;  l'autre  est  un  Gircassien  revêtu 
de  son  pittoresque  costume;  la  cartouchière  et  le  candgiar 
étincellent  sur  sa  poitrine  ;  il  est  coiffé  du  bonnet  d'astraskan 
noir.  L'Albanais  nous  raconte  l'accession  progressive  des 
soldats  aux  idées  réformatrices.  Ce  prodige  (c'en  était  un  pour 
moi)  est  d'une  merveilleuse  simplicité.  Depuis  quinze  ans, 
l'élite  de  la  nation  turque,  civils  et  militaires,  travaillaient  à 
la  propagande  libérale  dans  les  provinces  d'Asie  et  d'Europe. 
Les  déchirements,  dont  la  Macédoine  était  depuis  six  ans  le 
théâtre,  avaient  fait  sentir  plus  vivement  aux  officiers  l'urgence 
d'en  finir  avec  la  cause  première  du  mal,  le  régime  hamidien. 
Il  fallait  amener  leurs  subalternes,  soldats  et  sous-officiers,  à 
la  même  conviction;  des  cadres,  la  propagande  s'étendit  aux 
simples  troupiers  :  chaque  fois  que  des  recrues  ou  des  rédifs 
arrivaient  dans  les  régiments,  les  chefs  les  réunissaient  et  leur 
expliquaient  les  motifs  de  la  convocation  et  du  rappel  qui  les 
arrachaient  brusquement  à  leurs  champs,  à  leurs  foyers  et  à 
leurs  familles.  «  C'était  bien  pour  châtier  des  rebelles, 
serbes,  grecs  ou  bulgares  ;  mais  ces  ghiaours  ne  se  révoltaient 
que  contraints  et  forcés,  contre  un  régime  odieux  d'exactions, 
de  prévarication  et  de  despotisme.  Bien  traités,  ils  se  fussent 
comportés  en  sujets  dociles  et  paisibles.  Au  lieu  de  les  pour- 
suivre et  de  les  massacrer,  c'était  le  régime,  dont  ils  souffraient 
et  dont  les  musulmans  n'étaient  pas  moins  victimes,  qu'il 
fallait  détruire  et  transformer.  L'islam  n'est  nullement  lié  au 
maintien  d'abus  et  de  crimes  qui  ruinaient  l'Empire  et  avilis- 
saient le  nom  turc.  Le  Coran  lui-même  prescrit  la  déposition 
des  Khalifes  incapables  ou  indignes,  qui  refusent  de  se  séparer 
de  conseillers  pervers  et  corrompus.  »  Ce  travail  avait  porté 
ses  fruits.  Au  mois  de  juillet,  un  incident  donna  le  signal  de 
la  Révolution,  déjà  mûre.  Les  troupes  de  Macédoine  mena- 
cèrent de  marcher  sur  Yildiz,  si  le  Souverain  ne  concédait  la 
Constitution  et  la  Liberté. 

Non  moins  ancienne,  non  moins  active,  mais  plus  difficile 
et  plus  périlleuse  encore  en  raison  de  l'éloignement  et  de 
l'ignorance  de  la  population,  la  même  propagande  se  poursui- 
vait dans  toute  l'Asie  Mineure.  Dès  1906,  les  proclamations 


"~1 


3io 


LA     REVUE     I>E     PARIS 


d'Ali  Haidar,  fils  de  Midhat-pacha,  et  du  prince  égyptien 
Méhémet  Ali-pacha  Fazyl  avaient  eu  une  vive  répercussion. 
Un  homme  réduit  à  ses  seules  ressources  joua  un  rôle  incom- 
parable :  le  Circassien  Husséin-bey  est  un  ancien  officier  de 
cavalerie.  Très  jeune  encore,  les  traits  réguliers,  la  figure  rose, 
encadrée  d'une  barbe  châtain,  les  yeux  doux  et  brillants  de 
l'apôtre,  le  corps  émacié  par  les  souffrances,  il  raconte  ses 
aventures,  dans  un  français  facile  et  correct,  avec  une  modestie 
souriante. 

Voici  plusieurs  années  qu'il  donna  sa  démission  de  capi- 
taine pour  se  consacrer  au  prosélytisme  révolutionnaire  dans 
les  provinces  les  plus  reculées,  les  plus  arriérées  de  l'Empire. 
Il  parcourut  à  pied  et  à  cheval  tous  les  villayets  d'Aau- 
tolie  habités  par  les  Arméniens  et  parvint  à  Erzeroum  où  il 
fomenta  l'insurrection  contre  le  Vali  qui  fut  assiégé  et  fait 
prisonnier  par  la  population.  Après  dix-huit  mois  de  la  plus 
fructueuse  propagande,  il  fut  ramené  à  Constantinople  et 
emprisonné,  non  sans  avoir  subi  d'affreuses  tortures;  les  poli- 
ciers, après  lui  avoir  brisé  les  dents  à  coups  de  crosse  de  fusil, 
lui  pressèrent  les  ongles  dans  des  tenailles  de  fer,  jusqu'à  ce 
qu'ils  devinssent  noirs  de  sang  extravasé,  puis  les  frappèrent 
en  cet  état  avec  de  petites  lamelles  de  bois  très  finement 
coupées,  jusqu'à  l'évanouissement  de  la  victime,  —  sans  pou- 
voir obtenir  d'aveux  ni  le  nom  de  ses  complices.  Ils  interrom- 
pirent et  recommencèrent  plusieurs  fois  le  supplice,  et  finale- 
ment laissèrent  Hussein  comme  mort.  Il  survécut  pourtant  et, 
le  24  juillet,  il  sortit  de  prison.  Il  reprit  au  Comité  sa  place  et 
son  activité  revendiquant  toujours  les  taches  périlleuses  ou 
difficiles.  L'autre  jour,  traversant  la  place  de  Sainte  Sophie,  il 
aperçoit  un  de  ses  tortionnaires  qui  veut  s'enfuir  à  son 
approche  :  «  Pourquoi  vous  dérober,  mon  ami,  lui  dit-il  : 
nous  avons  travaillé  pour  tous,  pour  vous  comme  pour  les 
autres.  Vous  devez  jouir  aussi  des  bienfaits  de  la  Loi  et  de  la 
Liberté.  »  Puis  montrant  au  policier  muet  le  candgiar  circas- 
sien  que  celui-ci  lui  avait  volé  et  portait  à  sa  ceinture  : 
a  Remettez-moi  seulement  le  poignard  que  vous  avez  oublié  de 
me  rendre  ». 

Hussein  aspire  au  moment  où  la  Turquie,  définitivement 
libre  sous  une  Constitution  indiscutée,  n'aura  plus  besoin  de 


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JEUNE    TURQUIE  Siïff 

ses  services;  alors  il  pourra  se  dévouer  à  d'autres  opprimés, 
surtout  à  la  Révolution  russe,  et  risquer  ailleurs  la  torture,  la 
prison  et  la  mort.  C'est  un  cœur  de  héros  garibaldien,  de 
martyr  babyste  qui  palpite  sous  cette  tunique  noire  de  Tcher- 
kesse. 

15  septembre.  Bébek.  —  Les  Comités  libéraux  ne  semblent 
pas  très  pressés  de  préparer  les  élections  au  Parlement;  mais 
ils  montrent  beaucoup  d'ardeur  à  organiser  tantôt  des  fêtes 
pittoresques,  tantôt  des  quêtes  et  des  concerts  au  profit  des 
sinistrés  de  Stamboul;  l'incendie  a  dévoré,  dans  le  quartier  de 
M.echnet,  plusieurs  milliers  de  maisons  où  s'abritait  la  popu- 
lation la  plus  miséreuse  de  la  ville.  Dans  une  de  ces  représen- 
tations, devant  le  Seraskierat,  on  a  joué  la  semaine  dernière 
un    drame    Watan  (Patrie)   ou   Silistria,  qui   a  soulevé   les 
transports  enthousiastes  des  spectateurs.  L'intérêt  était  dans  la 
salle  plutôt  que  sur  la  scène;  le  mot    Watan,    prononcé  à 
mainte  reprise,  provoquait  les  acclamations  d'un  peuple  en 
délire,  ses  larmes  et  ses  sanglots.  Dans  les  tirades  de  ce  mélo 
vulgaire    et   banal,    mais    ennobli   de   toute   l'émotion  qu'il 
déchaînait,  l'âme  turque  semblait  se  retrouver  et  surgir  libérée 
de  la  prison  sépulcrale  où  elle  dormit,  ensevelie  d'un  sommeil 
trentenaire.  Aujourd'hui  on  nous  offre  une  autre  fête,  d'un 
caractère   plus   littéraire  que  politique,   dans  les  jardins  de 
Bébek,  —  l'échelle  la  mieux  protégée  du  Bosphore. 

Un  des  Comités  a  organisé  une  conférence  que  fera  Sabba- 
heddine  bey,  fils  de  Mahmoud  Djellaledine  pacha  et  neveu  du 
Sultan.  Sabbaheddine  vient  d'effectuer  une  rentrée  triomphale, 
conduisant  à  Stamboul,  parmi  les  ovations  populaires,  les 
restes  de  son  père,  mort  en  exil  volontaire  à  Paris.  Nombre  de 
Parisiens  connaissaient  la  physionomie  fine  et  distinguée 
de  ce  jeune  homme.  Ambitieux,  assez  instruit,  et  doué  d'apti- 
tudes oratoires,  il  veut  se  faire  et  se  fera  sans  doute  une  place 
dans  le  monde  politique,  s'il  remplace  par  l'observation  directe 
des  faits  et  des  hommes  les  théories  un  peu  superficielles  dont 
il  est  encore  dupe.  Désireux  de  se  constituer  tout  de  suite  une 
clientèle  parmi  les  races  de  l'Empire,  il  a  mis  dans  son  pro- 
gramme la  formule  de  «  Décentralisation  ».  S'il  s'agit  d'une 
décentralisation  administrative,  c'est-à-dire  du  contrôle  par  les 
assemblées  locales  de  la  gestion  des  valis,  des  mutessarifs  et 


3l2  LA     REVUE     DB     PARIS 

des  Caïmacans,  personne  n'y  contredit  et  cela  n'est  rien  de 
nouveau.  C'est  un  article  de  l'ancien  programme  de  Midhat- 
pacha.  Mais  si,  comme  beaucoup  l'ont  compris,  on  entend  la 
création  d'autonomies  régionales  et  ethniques,  —  achemine- 
ment vers  la  fédération,  —  les  Turc  patriotes  s'en  émeuvent; 
ils  estiment  que  l'heure  est  venue,  non  pas  de  relâcher,  mais 
plutôt  de  resserrer  les  liens  fragiles,  qui  unissent  les  différentes 
parties  et  les  races  de  l'Empire.  C'est  cette  équivoque  dont  le 
jeune  politicien  a  vu  le  danger  et  qu'il  vient  dissiper;  dans 
cette  conférence,  il  veut  jeter  du  lest  et  ramener  beaucoup 
de  libéraux  effrayés.   Il  opère  en  orateur  insinuant.  Puis  il 
touche  une  question  délicate  qui  commence  à  préoccuper  les 
musulmans,  qui  deviendra  peut-être  une  arme  de  parti  pour 
les  réactionnaires,  peut-être  même  une  pierre  d'achoppement 
à  la  réforme  politique  :  l'émancipation  de  la  femme  turque. 
La  Turque  de  condition  distinguée,  déjà  instruite,  ayant  reçu 
l'empreinte  directe  ou  indirecte  de  la  culture  et  de  la  civilisa- 
tion occidentales,  ne  veut  plus  vivre  confinée  dans  la  séques- 
tration du  harem.  Elle  aspire  à  être  traitée  en  être  libre  et 
responsable,  vivant  pour  son  foyer,  mais  aussi  pour  la  vie 
sociale,  le  visage  découvert,  la  pensée  et  le  cœur  libres  \ 

Sabbaheddine-bey,  tout  en  se  déclarant  partisan  en  principe 
de  ces  revendications,  engage  ses  sœurs  turques  à  patienter, 
à  attendre  d'améliorations  graduelles,  —  d'ailleurs  inévitables, 
—  le  changement  de  leur  condition  ;  il  les  exhorte  surtout  à 
rester  fidèles  à  l'esprit  de  la  Révolution. 

A  ce  discours  répond,  sur  l'invitation  des  Comités  jeunes 
turcs,  un  membre  des  plus  distingués  de  la  colonie  française, 
le  comte  Ostrorog.  Dans  un  langage  aussi  éloquent  que  châtié, 
notre  compatriote  salue,  au  nom  de  l'Europe  libérale  et  de  la 
France  républicaine,  l'entrée  de  la  Turquie  dans  les  voies  de 
la  Liberté  et  de  l'Égalité  civiques  ;  il  célèbre  cette  Révolution 
si  généreuse  et  si  élégante  qu'on  a  pu  l'appeler  «  une  Révolu- 
tion en  dentelles  » . 

iU  septembre,  Thérapia.  —  La  vogue,  qui  s'attache  à  la 
plage  de  Thérapia,  ne  tient  pas  à  sa  position,  trop  rapprochée 

i.  Une  campagne  très  ardente  est  menée  en  ce  sens  dans  plusieurs  jour- 
naux, l'une  est  rédigée  par  des  femmes  de  lettres  turques,  de  science  et 
de  talent. 


JEUNE     TURQUIE  3l3> 

de  la  Mer  Noire,  qui  y  envoie  la  rudesse  de  ses  vents  et  l'agita- 
tion de  ses  eaux.  Mais  c'est  depuis  plus  d'un  siècle  le  séjour 
d'été  des  ambassades.  On  y  'intrigue,  on  y  papote,   on  y  vit 
dans    l'atmosphère  des    coulisses   diplomatiques,  —   ce    qui 
paraît  d'un  inestimable  prix  à  la  société  et  aux  dames  levan- 
tines. En  ce   moment,  les    missions   étrangères   manifestent 
les  sympathies  les  plus  vives  pour  la  Révolution  turque,  — 
même  les  ambassades  qui  représentent  les  pays  les  plus  notoi- 
rement  hostiles.   Leurs    chefs    accablent    les   Jeunes    Turcs 
d'amabilités  et  d'avances;  ils  se  font  .présenter  tous  les  jours 
les  proscrits  récemment  rentrés  d'exil.  L'ambassade  d'Alle- 
magne est  la  plus  empressée,  sans  doute  parce  qu'elle  se  sent 
plus    suspecte.  Elle   tient  à  faire  oublier   qu'elle  fut  l'amie 
intime  du  Souverain,  l'auxiliaire  damnée  de  sa  politique,  en 
échange  du  monopole  économique  que  celui-ci  lui  avait,  de 
fait,  concédé.  Elle  craint  aujourd'hui  que  ces  avantages  maté- 
riels ne  soient  irrévocablement  perdus.  En  tête  du  programme 
libéral,  figure  la  substitution  des  adjudications  libres  et  loyales 
aux  contrats  de  gré  à  gré,  dont  les  Allemands,  grâce  à  leur 
crédit  au  Palais  et  à  leurs  bakchichs,  furent  toujours  les  bons 
marchands.  Ils  ne  sont  pas  disposés  à  quitter  la  maison  où 
leur  fut  réservée  si  longtemps  une  hospitalité  si  grasse  ;  à  mau- 
vais jeu,  ils  font  bonne  mine,  se  mettent  en    quête  d'amis 
parmi  les  maîtres  actuels  de  l'heure  et  se  rapprochent  de  ceux 
qui  peuvent  les  pousser  dans  la  faveur  des  gouvernants.  Un 
moment  désemparée,  la  diplomatie  allemande  aidée  de  publi- 
âtes habiles,  se  reprend  peu  à  peu  ;  elle  se  fait  aimable,  elle 
cherche  des  relations. 

D'ailleurs,  elle  n'abandonne  pas  tous  ses  amis  anciens;  elle 
garde  ceux  qui  ne  sont  pas  irrévocablement  compromis.  Les 
Izzet,  les  Melhamé,  les  Raghib  sont  à  l'eau;  on  ne  songe  pas 
aies  repêcher;  mais  l'Albanais  Ferid-pacha,  reste  encore.  Il 
est  sorti  à  peu  près  indemne  du  bouleversement  de  juillet.  Il 
n'incarne  pas  le  régime  ancien,  dont  il  s'est  contenté  de  béné- 
ficier. 11  a  laissé  passer  l'orage,  cédant  la  place;  il  s'est  résigné 
à  une  retraite  momentanée,  mais  non  pas  à  la  mort  politique. 
L'ambassadeur  d'Allemagne  a  fait  et  fait  à  tout  venant  l'éloge 
de  Ferid,  d'abord  discrètement;  après  la  chute  de  Said,  il  est 
devenu  plus  insistant  et  plus   chaleureux.  «  En  la  pénurie 


3l4  LA     BEVUE     DE     PARIS 

d'hommes  qui  afflige  l'Etat,  Ferid  reste  la  réserve  suprême  de 
l'Empire.  » 

Les  libéraux  turcs  écoutent  ces  "propos  et  nous  les  rapportent 
en  souriant.  De  son  côté,  l'Albanais  joue  assez  habilement  sa 
partie.  L'appoint  de  l'Allemagne  lui  est  précieux;  mais  il  ne 
veut   pas   paraître  inféodé  à  cette  seule  influence.  Lorsqu'il 
invite  à  sa  table  un  partisan  de  la  Jeune  Turquie,  il  est  éclec- 
tique dans  le  choix  des  autres  convives.  A  côté  de  l'Allemand, 
les  invités  rencontrent,  comme  contre-partie,  l'ambassadeur 
de  France  ou  le  ministre  de  Grèce,  car  Ferid  a  aussi  à  coeur 
de  regagner  la  faveur  des  Hellènes  qu'il  a  persécutés  et  dont 
il  est  haï.  Loin  de  se  déclarer  contraire  à  la  Constitution,  il 
prétend  l'avoir  lui-même  imposée  au  Sultan.  C'est  un  spec- 
tacle de  voir  ce  gros  homme,  au  poil  gris,  aux  traits  rudes, 
à  l'œil  féroce,  au  geste  saccadé,  aux  narines  perpétuellement 
battantes;  et  l'ouïr  raconter  comment  la  Turquie   lui    doit 
la  Liberté  !  Il  mime  avec  une  énergie  véhémente  la  scène  avec 
le  Sultan,  le  24  juillet.  Il  affirme,  sur  ce  sa  parole  d'honneur  » 
cinquante  fois  répétée  au  cours  de  son  récit,  que  c'est  lui  et 
lui  seul  qui  brisa  la  résistance  du  Souverain,  éperdu  de  colère, 
le  menaçant  de  mort  et  s'écriant  :  «  Prenez  garde,  j'ai  mangé 
Midhat-pacha,  qui  était  un  autre  homme  que  vous.  Ce  n'est 
rien  pour  moi  de  manger  une  tête  comme  la  vôtre  ».  Fina- 
lement vaincu  par  l'opiniâtre  Albanais,  le  Sultan  signait  Tirade 
de  la  Constitution... 

Ambitieux  frénétique,  comédien  habile,  apte  à  se  retourner, 
Ferid  remplace ,  par  la  souplesse  et  la  décision ,  la  valeur  d'homme 
d'Etat  qui  lui  manque.  11  lui  convient  d'exagérer  aujourd'hui 
la  part  insensible  qu'il  a  prise  au  changement  de  régime  ;  mais 
selon  toute  apparence,  il  a  dû  connaître  au  dernier  moment 
la  force  du  Comité  de  Macédoine  et  il  fait  mine  d'aider  leor 
action,  tout  en  prenant  les  précautions  utiles  pour  n'être  jamais 
convaincu  de  complicité.  Aussi,  malgré  toutes  ses  tares,  grâce 
à  son  astuce,  à  son  énergie  albanaise,  il  demeure  un  grand- 
vizir  possible;  dans  une  situation  confuse  et  équivoque,  non 
seulement  le  Sultan,  mais  les  autres  partis  n'hésiteraient  pas 
à  recourir  à  lui  ;  il  trompera  tout  le  monde. 

18  septembre.  YUdiz  Kiosk.  —  Jeudi  soir,  après  le  diner, 
dans  le  salon  du  Summer-Palace  où  il  est  assis  près  de  nous, 


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JEUNE     TURQUIE,  3l5 


Ali    Haidar-bey,  fils  de  Midhat-Pacha,  nous  dit,  d'une  voix 
dont  il  a  peine  à  maîtriser  l'émotion  :  «  C'est  chose  décidée  ; 
demain,  après  le  Selamlik,  j'irai  à  Yildiz,  où  je  dois  être  reçu 
paxle  Sultan  ».  Bouleversés  par  cette  nouvelle,  nous  restons 
silencieux,  et  Ali  Haidar  reprend  :  «  Oui,  depuis  quinze  jours 
j'ai  évité  cette  audience,  je  m'y  dérobais,  et  puis  j'ai  consenti  : 
je  verrai  donc  demain,  face  à  face,  celui  qui  a  fait  condamner 
et  emprisonner  mon  père,  qui  ensuite,  après  un  simulacre  de 
grâce,  Ta  fait  étrangler  à  Taïf,  qui  a  fait  pis  :  pour  s'assuror 
qu'il  était  bien  mort,  il  a  ordonné  qu'on  détachât  la.  tête  du 
cadavre  et  qu'on  la  lui  envoyât  à  Constantinople  dans  une 
caissette,  sous  la  rubrique  :  Objets  d'Art.  Ivoire  Japonais.  La 
caisse  fut  ouverte  en  sa  présence.  Mais  il  a  fait  pis,  et  cela  vous 
ne  le  savez  pas.  Dans  un  accès  de  frénésie,  colère  ou  terreur 
rétrospective,  il  a  frappé  du  pied  cette  tête  et  il  l'a  fait  rouler 
en  s'écriant  :  «  Qu'on  enlève  cela!  »  Et  demain  j'irai  voir  cet 
homme!  J'ai  consulté  mes  amis;  ils  me  conseillent  de  donner 
à  la  Turquie  ce  gage  d'oubli  et  d'apaisement,  cette  preuve  que 
les  injures  et  les  douleurs  personnelles  les  plus  atroces  sont 
abolies  dans  le  triomphe  présent,  et  que  le  souvenir  même  ne 
peut  plus  être  une  cause  de  discorde  civile.  Je  ferai  ce  sacrifice 
à  la  patrie.  Quant  à  mon  père,  j'ai  aussi  interrogé  sa  mémoire  ; 
j'ai  relu  sa  dernière  lettre;  j'ai  la  conviction  qu'il  m'approu- 
verait, qu'il  eût  tout  oublié,  souffrances,  outrages,  son  dernier 
supplice  même,   devant  la  joie  et  le  bonheur  de  la  liberté 
retrouvée.  » 

Et  voilà  pourquoi,  aujourd'hui,  le  fils  du  martyr  monte  la 
colline  de  Yildiz,  son  Calvaire  à  lui,  et  passe  devant  la  haie 
des  prétoriens  arabes  et  albanais.  Un  aide  de  camp  l'introduit 
dans  la  salle  d'audience. 

Une  longue  attente,  pendant  laquelle  Ali  Haidar  revoit  par 
la  pensée,  pâle  et  frémissant,  la  tête  outragée  de  son  père,  qui 
a  roulé  peut-être  dans  la  même  salle  :  le  meurtrier  a  trouvé 
pour  suprême  refuge  la  Constitution  dont  il  a  fait  égorger 
l'auteur.  Abd-ul-Hamid  parait  devant  le  fils  de  sa  victime.  11 
n'est  pas  seulement  pâle  d'émotion;  il  est  livide.  De  loin,  les 
deux  hommes  se  saluent.  Ali  Haidar  prononce  quelques  mots  : 
((  S'il  est  venu,  s'il  se  trouve  à  cette  place,  c'est  que  son  père 
vivant  s'y  trouverait  aussi,  après  la  remise  en  vigueur  de  la 


3l6  LA     REVUE     DE     PARIS 

Constitution  ».  Sans  le  laisser  achever,  le  Sultan  se  félicite  que 
«  grâce  à  cette  Constitution,  le  fils  de  Midhat-Pacha  puisse 
rendre  au  pays  autant  de  services  que  son  père  ».  Assis  à 
quelques  mètres  l'un  de  l'autre,  se  regardant  en  face,  ils  pro- 
fèrent quelques  paroles  qui  interrompent  à  peine  le  silence 
tragique  planant  sur  cette  entrevue.  Elle  prend  fin.  Abd-ul- 
Hamid  reconduit  Midhat-bey  jusqu'à  la  porte  du  salon,  tous 
deux  gardant  leur  distance,  sans  que  les  mains  se  touchent, 
sans  que  les  yeux  se  quittent.  On  échange  à  la  porte  les  pro- 
fondes salutations  d'Orient. 

19  septembre.    Yenikeuy.  —  Un  diplomate  ottoman,  d'ori- 
gine arabe  et  de  religion  musulmane,  me  disait  il  y  a  quel- 
ques jours  :  «  Vous  vous  inquiétez  à  juste  titre  des  relations 
futures  entre  musulmans   et  chrétiens,  Turcs  et    raias,    qui 
doivent  se  retrouver  égaux  et  pairs,  comme  électeurs  et  comme 
élus  ;  vous  doutez  sinon  de  la  sincérité,  du  moins  de  la  cons- 
tance des  sentiments  fraternels  que  les  premiers  promettent 
aux  seconds.  Les  Turcs,  vous  demandez-vous,  n'auront-ils  eu 
qu'un  beau  geste  sans  lendemain  ou  l'égalité  deviendra-t-elle 
une  réalité?...  Vos  préoccupations  sont  naturelles;  mais,   ne 
doutez  pas  que  la  concorde  soit  aussi  difficile  à  établir  et  à 
maintenir  entre  les  différents  groupes  chrétiens  ».  Je  constate 
chaque  jour  le  bien  fondé  de  cette  remarque  et  de  mes  propres 
appréhensions.  La  confiance  n'a  jamais  régné  entre  les  divers 
éléments  chrétiens  ;  elle  s'altère  et  décroît  de  plus  en  plus  entre 
chrétiens  et  musulmans.  Sur  la  côte  d'Asie,  à  Beikos,  je  ren- 
contre dans  une  maison  amie,  un  Arménien,  membre  impor- 
tant des  comités  et  mêlé  de  près  au  mouvement  révolution- 
naire. 11  me  vante  le  dévouement  de  ses  compatriotes  à  la 
nouvelle  Turquie.   Il  regrette  de   ne  pouvoir  en  dire  autant 
des  autres  chrétiens,  surtout  des  Grecs.  «  Les  Arméniens  ont 
toujours  servi  loyalement  la  Turquie  jusqu'en  1896,  c'est-à-dire 
jusqu'au  moment  où  on  a  excité  contre  leur  race  la  méfiance 
du  Sultan.  On  nous  appelait  la  nation  fidèle;  nous  travaillions 
avec  les  Turcs  ;  nous  parlions  leur  langue  ;   notre  sentiment 
s'accordait  avec  notre  intérêt,  solidaire  de  l'intérêt  turc  et  du 
maintien  de  cet  Empire,  hors  duquel  rien  ne  nous  attire,  hors 
duquel  nous  n'avons  aucun  refuge,  si  ce  n'est  la  Russie  moins 
libérale    encore  que  la  Turquie.   Nous  ne  désirons  que  nos 


r 


JEUNE     TURQUIE  3l7 

droits  de  citoyens.  Le  rêve  d'une  Arménie  indépendante  a  pu 
hanter  quelques  cerveaux  égarés;  cette  poignée  d'individus 
était  sans  crédit  dans  la  nation,  à  laquelle  on  a  fait  expier 
cruellement  la  folie  d'une  infime  minorité.  Mais  devant  l'appel 
cordial  des  Jeunes  Turcs  et  la  réparation  offerte,  nous  oublions 
nos  deuils  et  nous  acceptons  avec  joie  la  main  qui  nous  est  fra- 
ternellement tendue.  Notre  but  est  atteint  :  nous  sommes  libres, 
égaux,  satisfaits. 

»  Tout  autre  est  la  psychologie  des  Hellènes  ottomans,  parce 
tout  autre  est  leur  situation.  Bon  gré,  mal  gré,  ils  sont  attirés 
par  leurs  congénères  du  royaume  hellénique.  Ils  ont  un  abri 
tout  proche  en  cas  de  dissentiment  avec  le  Turc. 

»  Pour  qui  connaît  leur  chauvinisme  ethnique,  il  est  bien 

difficile  de  croire  à  leur  loyalisme  sans  mélange,  à  leur  fidélité 

définitive  envers  la  patrie  ottomane.  Cette  fidélité  ne  peut  être 

que  conditionnelle.  Supposez  une  guerre  entre  la  Turquie  et 

la  Grèce  ;  que  feront  les  Grecs  de  l'Empire  quand  par  le  fait 

du  service    militaire   universel,    ils    seront   incorporés    dans 

l'armée  ottomane?  Pour  les  Arméniens,  aucune  hésitation,  il 

ne  se  pose  pas  de  cas  de  conscience.  Chez  le  Grec  il  y  aura 

conflit  entre  son  devoir  ottoman  et  son  sentiment  racial.  La 

même  question  se  pose  pour  les  Bulgares  et  les  Serbes;  mais, 

leur  nombre  étant  moindre,  la  question  perd  son  importance. 

C'est  donc  aux  Arméniens  seuls  que  les  Turcs  peuvent  se  fier.  » 

Sur  ces  affirmations  dont  il  ne  me  paraissait  pas  difficile 

de  signaler  quelques  faiblesses,  je  laissai  tomber  l'entretien, 

ne  voulant  en  retenir  que  la  portée    psychologique.  Or,  le 

lendemain,  un  journal  grec  annonçait  que,  sur  une  maison 

arménienne   du  quartier  de  Top   Capou,  des  Hintchakistes  ! 

avait  hissé    le   drapeau  national    arménien    :   la   population 

turque  et   grecque   indignées   avaient  couvert   de  huées  les 

Arméniens  et  les  avaient  forcés  à  enlever  le  drapeau.  Parmi 

les  journaux  turcs,  certains  démentirent,  d'autres  réduisirent 

l'incident  à  de  minimes  proportions. 

ALFRED     BERL 

(La  fin  prochainement.) 

i.  Membres  du  Comité  révolutionnaire  arménien  Hintchak. 


"1 


LA    STATUE    D'HOMÈRE 


On  veut  élever  une  statue  à  Homère.  C'est  un  projet 
gracieux  et  Tune  des  plus  drôles  d'idées  qui  pouvaient  venir  à 
l'esprit  de  nos  contemporains  étonnants.  Il  y  aura  un  comité 
Homère. 

L'époque  où  nous  vivons  ne  me  semble  pas  du  tout  hellé- 
nique. On  dirait,  quelquefois,  que  les  personnes  qui,  en  Grèce, 
auraient  été  esclaves,  ont  aujourd'hui  les  grandes  charges  de 
l'Etat.  Elles  y  sont  un  peu  vulgaires.  Peut-être  aussi  les  histo- 
riens de  l'avenir  indiqueront-ils  notre  époque  infortunée 
comme  celle  qui  a  vu  se  défaire  la  belle  et  traditionnelle  notion 
de  l'antiquité.  Cela  tient  à  plusieurs  causes,  dont  une,  au 
moins,  est  honorable. 

Les  historiens  et  leurs  auxiliaires,  archéologues,  épigra- 
phistes,  numismates,  ont  appliqué  à  l'étude  des  âges  classiques 
une  méthode  positiviste  et  rigoureuse,  qui  a  donné  de  redou- 
tables résultats.  Nous  connaissons  les  Grecs  et  les  Romains 
mieux  que  nos  pères  ne  faisaient,  —  mieux,  plus  exacte- 
ment; —  on  nous  a  révélé  des  peuples  anciens  dont  nos  pères 
savaient  à  peine  l'existence  :  et,  maintenant,  c'est  au  milieu 
d'un  ensemble  divers  et  abondant  que  nous  apparaissent, 
diminuées,  plus  concrètes,  réduites  à  leur  vérité,  Athènes  et 
Rome,  deux  groupes  de  faits  sur  lesquels  s'est  exercée  la 
critique  attentive  des  érudits,  comme  sur  les  autres  points  de 
l'espace  et  du  temps.  Ainsi,  l'antiquité  classique  a  perdu  le 


r 


LA     STATUE     d'hOMÈRE  3lQ 

meilleur  de  son  prestige.  Elle  n'est  plus,  pour  nous,  —  ce 
qu'elle  a  été  pour  nos  pères,  —  un  moment  privilégié,  presque 
complètement  dégagé  de  la  chronologie,  et  où  vécut  une  huma- 
nité emblématique.  Un  Racine,  si  nous  en  avions  un,  n'oserait 
plus  placer  en  Grèce  ou  dans  le  Latium  des  personnages  d'une 
réalité  si  générale  qu'ils  sont  les  types  mêmes  des  vertus,  des 
vices,  des  passions.  L'antiquité  n'est  plus,  pour  nous,  le  rêve 
quasi  vrai  d'une  idéale  humanité. 

Nous  ne  dépendons  plus  de  la  Grèce.  Àthênê,  déesse  de 
Tordre  et  de  la  mesure,  ne  gouverne  pas  les  esprits  de  ce  temps. 
Un  autre  dieu  l'a  remplacée,  que  les  Grecs  appelaient  Chaos  et 
qu'ils  n'adoraient  pas. 

Mais  la  statue  d'Homère  est  un  hommage  et  une  manifesta- 
tion des  littérateurs...  La  littérature  de  notre  pays  n'est  plus 
inspirée  des  muses  sous  la  dictée  de  qui  Homère  composait  son 
œuvre;  elle  n'est  seulement  plus  obéissante  à  leurs  filles  moins 
befles,  nobles  pourtant,  les  règles.  Notre  littérature,  mainte- 
nant, est  folle.  N'importe I...  Il  y  aura,  dans  ce  Paris,  une 
statue  d'Homère.  Les  passants  demanderont  : 

—  Qui  est-ce?... 

Et  vous  leur  répondrez  : 

—  Un  vieux  vagabond  qui  était  aveugle  et  qui  chantait. 
Ou  bien  : 

—  Un  poète  qui  n'a  jamais  existé. 
Ou  bien  : 

—  Un  littérateur  sans  scrupules  qui,  pour  flagorner  les 
roitelets  d'Asie  Mineure,  leur  fabriquait  des  généalogies. 

Car  on  ne  sait  plus. 

Quand  je  connus  Homère,  étant  très  enfant,  ce  fut  par  une 
vieille  estampe  qu'il  y  avait  au  mur,  encadrée  d'or,  dans  la 
maison  de  mon  grand-père.  Entre  l'image  et  la  vitre,  de  fines 
poussières  s'étaient  insinuées.  Je  me  rappelle  qu'un  jour  je 
montai  sur  une  table  pour  chercher  l'interstice  par  où  elles 
avaient  dû  pénétrer.  Je  ne  vis  rien  :  le  cadre  était  bien  clos  ;  du 
papier  bleu,  collé  au  dos,  le  fermait. 

Alors,  ces  mystérieuses  poussières  m'apparurent  comme  le 


•3ao 


LA     REVUE     DE     PARIS 


signe  d'une  terrible  ancienneté,  si  lointaine  que  je  n'en 
pouvais  évaluer  la  distance,  le  recul  profond  dans  les  siècles. 
Ce  fut  là  mon  premier  sentiment  de  la  durée  :  j'imaginai  un 
temps  antérieur  à  mon  grand-père  et  au  père  de  celui-ci. 
Lorsqu'on  m'apprit,  bientôt,  l'histoire  sainte,  l'histoire  aussi 
de  Charlemagne,  de  Louis  XIV  et  de  Frédéric  Barberousse,  la 
diversité  des  époques  me  fut,  malgré  les  dates,  inintelligible; 
et  tous  ces  bonshommes  d'autrefois  se  groupèrent  pour  moi, 
dans  le  passé  vague,  indéterminé  :  Homère  était  parmi  eux, 
avec  Mathusalem  et  Salomon... 

Je  le  vois  encore,  drapé  dans  une  robe  aux  longs  plis,  sa  lyr 
sur  le  dos,  car  il  voyageait.  Et  il  levait  un  bras  vers  le  ciel;  sa 
main  gauche  était  appuyée  à  l'épaule  d'un  jeune  garçon  qui  le 
guidait,  car  il  était  aveugle,  ainsi  qu'en  témoignaient  ses  yeux 
pareils  à  ceux  des  statues,  sans  petit  point  noir  au  milieu.  A  sa 
bouche  entr 'ou verte,  on  devinait  qu'il  déclamait  quelque 
chose  ;  comme  auditoire,  il  avait  les  flots  agités  contre  le  roc. 

Ce  vieux  vagabond,  je  le  pris  pour  un  énergumène,  bien 
que  la  juste  signification  de  ce  mot  m'échappât;  mais  j'avais 
entendu  appeler  ainsi  des  gens  redoutables,  qui  font  des 
discours  et  des  gestes  et  qui  n'ont  pas  le  sens  commun.  Ceci 
me  troublait,  par  exemple  :  comment  mon  grand-père,  qui 
professait,  à  l'endroit  des  énergumènes,  une  si  vive  hostilité, 
possédait-il  le  portrait  de  celui-là? 

Un  matin,  je  l'interrogeai  sur  Homère;  et  il  me  dit  : 

—  C'est  un  grand  poète  de  jadis,  le  plus  grand  de  tous  les 
poètes.  Tu  liras  ses  vers  plus  tard.  Il  était  le  fils  du  fleuve 
Mélès  et  de  la  nymphe  Krétéis. 

Je  me  sauvai  au  jardin;  à  toutes  jambes,  je  m'enfuis, 
terrifié  de  telles  révélations  déroutantes;  et  je  jouai  avec  du 
sable,  afin  de  me  distraire  de  ces  bizarreries.  Mais  le  fleuve 
Mélès,  la  nymphe,  sa  femme,  et  le  vieux  vagabond,  leur  fils, 
mont  fait  peur,  très  longtemps. 


* 


Ensuite,  il  a  fallu  que  j'apprisse,  afin  de  le  réciter,  Y  Aveugle 
d'André  Chénier;  c'est  un  des  plus  émouvants  souvenirs  de 
ma  prime  adolescence. 


LA    STATUE    d'hOMÈRE  321 

Combien  me  plurent  ces  beaux  vers,  pour  leur  calme  har- 
monie et  pour  l'évocation  soudaine  d'une  vie  héroïque  et  pas- 
torale! Le  vieux  vagabond,  que  j'avais  oublié,  se  divinisa. 

C'était  au  cours  de  longues  vacances  que  je  passais  dans 
une  petite  ville  provinciale.  Aux  alentours,  où  l'on  me  menait 
pour  la  promenade,  il  y  avait  des  prés  municipaux;  et  là, 
s'installaient  quelquefois  des  bohémiens,  sur  le  compte  des- 
quels ma  bonne  s'exprimait  durement.  Elle  les  accusait  de  for- 
faits effroyables,  comme  d'allumer  les  meules  et  les  fermes,  de 
voler  les  enfants  et  de  jeter  le  mauvais  sort  aux  troupeaux.  Je 
revins  de  ces  préventions,  un  jour  que  j'aperçus,  à  côté  de  la 
roulotte,  un  vieillard  à  la  barbe  blanche  et  mal  vêtu,  mais  qui 
déclamait  quelque  chose.  Je  compris  qu'il  était  un  Homère,  à 
n'en  pas  douter,  et  que  ma  bonne,  comme  les  enfants  de 
Cymé,  dédaignant  Mnémosyne,  était  maudite  de  la  muse. 
J'aurais  voulu  aller  dire  au  vieillard  : 

Quel  est  ce  vieillard  blanc,  aveugle  et  sans  appui? 
Serait-ce  un  habitant  de  l'empire  céleste?... 

11  ne  fallait  pas  y  songer.  Ma  vigilante  bonne  se  hâta,  débla- 
térant contre  les  chemineaux.  Le  soir,  on  m'enseigna  qu'elle 
avait  raison  de  haïr  ces  gens  qui  n'ont  pas  de  domicile.  Mais 
moi,  je  rêvai  dès  lors  d'aventures  et  mon  cœur  d'enfant  sage 
frémit  à  la  pensée  d'une  libre  existence  ;  je  fus  dans  le  chimé- 
rique état  d'esprit  où,  par  un  privilège  poétique,  est  resté 
notre  Jean  Richepin,  l'ami  des  gueux  et  des  tsiganes. 

Dans  le  jardin  de  mon  grand-père,  tout  un  été,  j'invoquai 
le  dieu  de  Claros,  Apollon-Sminthée,  à  l'arc  d'argent;  je  le 
priai  de  me  servir  de  guide,  à  cause  des  molosses,  à  cause  des 
marchands  de  Cymé,  à  cause  des  périls  qui  menacent  l'indi- 
gent étranger... 

A  peine,  mes  enfants,  vos  mères  étaient  nées 
Que  j'étais  presque  vieux!... 

De  générations  en  générations,  partant  de  mon  grand-père 
et  allant,  en  idée,  jusqu'aux  âges  les  plus  lointains  où  mon 
imagination  se  heurtait,  je  pris  conscience  d'une  époque  qui 
eût  été  la  jeunesse  du  monde.  Je  m'en  souviens;  les  cloches 
de  la  cathédrale  voisine  sonnaient  pour  la  fête  de  la  Sainte- 

i5  Novembre  1908.  7 


322  LA     REVUE     DE     PARIS 

Vierge.  Leurs  volées  magnifiques  jetaient  dans  l'air  une  gaieté 
de  vie  nouvelle.  Toujours  plus  vifs,  les  sons  allaient,  venaient, 
et  les  vibrations  de  l'un  continuaient  encore,  que  l'autre  déjà 
s'épanouissait.  Epanouies  aussi,  et  pareillement,  les  fleurs  du 
jardin,  géraniums  et  roses,  dans  l'abondance  du  soleil,  embau- 
maient. Ces  merveilles  aidant  à  ma  jeune  méditation,  il  me 
sembla  que  je  vivais  aux  premiers  jours  humains;  dans  un 
paradis  terrestre  peuplé  d'histoire  sainte,  je  vis  le  vieil  aède 
et  je  l'entendis  qui  me  saluait  : 

Je  vous  salue,  enfants  venus  de  Jupiter, 

Heureux  sont  les  parents  qui  tels  vous  firent  naître!... 

Les  enfants  ont  une  extrême  facilité  à  confondre  les  épo- 
ques, à  réunir  en  une  seule  et  hardie  synthèse  les  éléments 
divers  de  ce  qu'ils  aiment  ou  admirent.  Il  me  suffit  de  me 
rappeler  les  paradis  terrestres  fort  païens  qu'organisait  ma 
puérile  rêverie  pour  que  je  trouve  naturelles  ces  audaces  du 
prompt  et  charmant  moyen  âge  qui,  dans  le  texte  d'Homère, 
lut  l'annonce  du  Messie  et  ainsi  transforma  en  prophète,  en 
Ezéchiel  prématuré,  le  chanteur  d'Achille  aux  pieds  légers  et 
d'Ulysse  prudent.  Les  savants  de  l'ingénieuse  Alexandrie 
avaient  préparé  cette  erreur,  si  féconde  pour  l'apologélique. 

Moi  aussi,  quand  j'allais  à  la  cathédrale,  pour  les  vêpres,  et 
que  le  soleil  illuminait  bien  un  grand  et  compliqué  vitrail  où 
il  y  avait,  non  loin  de  Saint-Hubert  et  du  cerf  dont  le  chef 
était  surmonté  d'une  croix,  Roland,  neveu  de  Charlemagne, 
donnant  de  Durandal  sur  une  roche,  je  mêlais  ces  belles  his- 
toires et  ma  ferveur  les  animait  toutes  également. 

Une  autre  verrière  me  ravissait  ;  elle  signifiait  l'aventure  de 
l'enfant  prodigue.  Et  moi,  j'aurais  été  cet  enfant-là  volontiers, 
ce  bohémien,  ce  vagabond.  Vers  le  milieu  de  la  verrière,  le 
peintre  avait  représenté  les  divertissements  auxquels  l'enfant 
prodigue  se  livra  quand  il  fut  loin  de  chez  son  père.  11  dînait 
en  la  gaie  compagnie  de  deux  jeunes  filles,  affables  toutes 
deux,  l'une  appuyant  sa  tête  sur  l'épaule  du  jeune  homme  et 
l'autre  couronnant  de  roses  ce  frivole.  Elles  étaient,  l'une  et 
l'autre,  si  jolies  que  je  les  pris  pour  des  nymphes.  Ou,  du 
moins,  je  ne  me  disais  pas  qu'elles  fussent  des  nymphes  pré* 
cisément;    mais,   quand  je  pensais  à  Krétéis,  cette  nymphe 


r 


LA    STATUE    d'hOMÈRE  3â3 


qui  eut  pour  fils  Homère,  je  me  la  figurais  sous  l'apparence 
élégante  et  câline  de  Tune  de  ces  deux  jeunes  filles,  celle  qui 
couronne  de  roses  le  front  du  beau  poète  :  pas  un  instant, 
je  ne  doutai  que  l'enfant   prodigue  ne  fût  un  invocateur 
d'Apollon- S  min  thée...  Le  fleuve  Mélès,  d'abord,  me  dérouta; 
mais  je  cessai  bientôt  de  songer  à  lui. 
Tel  était  le  désordre  de  mes  idées  et  telle  la  combinaison 
|     hasardeuse  du  petit  nombre  de  faits  que  j'avais  à  ma  disposi- 
|     tion.  Il  en  résultait  de  bizarres  rencontres  ;  de  furtives  analo- 
|      gies  créaient  en  mon  esprit  des  systèmes  fallacieux  auxquels 
j'accordais  ma  créance  avec  ingénuité.  C'est  à  peu  près  ainsi 
que  les   époques   anciennes   procédaient;   elles   avaient   une 
pareille  liberté  pour  concevoir  à  leur  manière  les  époques  plus 
anciennes  encore.  Et  c'est  ainsi  qu'elles  modifièrent  à  leur 
gré  le  personnage  admirable  d'Homère;  il  fut,  pour  elles,  un 
peu  chrétien.  Il  y  a  quelque  chose  d'enfantin  dans  la  collec- 
tive pensée  des  siècles  que  la  méthode  historique  n'avait  pas 
disciplinés.  Aussi  les  souvenirs  d'un  enfant  nous  aident-ils  à 
comprendre  les  généreuses  fautes  d'interprétation  qui  ont  été 
commises  autrefois  et  à  la  faveur  desquelles  a  pu  durer  si  glo- 
rieusement l'antiquité. 

Un  Italien  délicat,  M.  Comparetti,  sénateur  et  latiniste,  a 
écrit  un  beau  livre  qui  s'appelle  Virgilio  nel  medio  evo.  Il  y 
raconte  l'étrange  destinée  qu'eut  ce  Virgile  au  Moyen  âge  »  et 
comment  le  poète  de  Rome  impériale  devint,  sur  les  portails 
des  cathédrales,  le  voisin  de  la  Sibylle  et  du  prophète  Jérémie. 
C'est  une  belle  histoire  ! . . .  On  utilisa  Virgile  encore  beaucoup 
plus  qu'Homère  et  on  l'installa  vraiment  dans  la  série  des 
précurseurs  et  des  annonciateurs  discrets.  L'idée  religieuse  fut 
que  Dieu  avait,  de  tout  temps,  préparé  la  suprême  révélation; 
seulement,  jusqu'à  la  venue  manifeste  du  Christ,  il  l'avait, 
cette  révélation,  couverte  de  symboles  difficiles.  Et  toutes 
choses  contenaient  obscurément  le  Verbe,  avant  que  le  Verbe 
&e  fit  chair.  Il  était  dans  la  nature  créée  ;  il  se  cachait  dans 
l'abondante  et  subtile  allégorie  des  paysages  et  du  ciel;  et  il 
se  dissimulait  aussi  dans  les  poèmes.  Maintenant,  à  la 
claire  lumière  de  l'Evangile,  on  savait  le  découvrir  partout  où 
il  s'était  enveloppé  d'apparences  prestigieuses.  Ainsi  travail- 
laient sur  l'antiquité  les  théologiens;  de  même,  ils  dévelop- 


3-2  4  LA     REVUE     DE     PARIS 

paient  littéralement  et  commentaient  avec  force  détails  la 
pensée  qui  est  incluse  dans  ces  quatre  mots  :  CœK  enarrcait 
gloriam  Dei;  et,  de  même,  ils  traduisaient  comme  des  signes 
évidents  du  Christ,  de  la  Vierge  et  de  tout  le  dogme  les  mœurs 
des  animaux,  et  du  lion,  par  exemple,  qui,  fuyant  les  chasseurs, 
efface  avec  sa  queue  la  trace  de  ses  pas  sur  le  sable  :  ainsi  le 
fils  de  Dieu,  venant  ici-bas,  s'entoura  de  divin  mystère  assez 
pour  que  les  Juifs  ne  le  reconnussent  pas.  Les  animaux  furent 
prophètes;  et  prophètes  aussi,  les  cieux,  tous  les  objets  de  la 
nature,  les  livres  des  païens...  Une  foi  subtile  et  dialecticienne 
organisa  ce  prodigieux  rébus. 

Ah!  les  fins  et  les  sublimes  contre-sens!  et  comme  la 
ferveur  chrétienne  avait  de  l'entrain  pour  tirer  à  elle  et  pour 
accaparer  l'antiquité  ! 

A  l'époque  de  la  Renaissance,  un  paganisme  nouveau 
adopta  un  autre  système  de  contre-sens  et,  dans  les'œuvres  de 
l'antiquité,  chercha  une  philosophie  panthéistique  et  naturelle, 
un  audacieux  libertinage  de  l'esprit,  les  éléments  d'une  polé- 
mique anti-chrétienne. 

Qui  écrira  l'histoire  des  tribulations  qu'a  subies  depuis  deux 
mille  ans  l'idée  de  l'antiquité?  J'ai  dit  ce  qu'elle  fut  pour  un 
Jean  Racine.  Les  hommes  de  la  Révolution  abusèrent  de 
Plutarque.  Et,  n'accusons  pas  Plutarque;  mais,  sans  lui,  le 
langage  de  la  Révolution  n'aurait  pas  été  tout  à  fait  ce  que 
nous  lisons  qu'il  fut,  —  ce  langage  emphatique,  niais  et 
assez  beau  ;  —  sans  Plutarque,  sans  ce  Plutarque  hyperbolique 
et  faux  qu'elle  imagina,  elle  aurait  peut-être  été  plus  vile 
encore  en  ses  manières. 

Et  il  n'est  pas  jusqu'à  nos  républicains  de  48  qui  n'aient 
subi  l'influence  d'une  Rome  inexacte  et  d'une  Athènes 
fallacieuse. 

Ainsi  vivait  encore  l'antiquité  jusqu'à  l'époque  qui  a  précédé 
la  nôtre.  Elle  vivait,  différente  d'elle-même.  Ce  qui  vivait,  ce 
n'est  pas  l'antiquité  vraie,  assurément,  mais  une  antiquité  que 
les  générations  successives  avaient  transformée  à  leur  image, 
selon  le  gré  de  leur  passion,  de  leur  commodité,  de  leur  intel- 
ligence particulière,  selon  l'usage,  exorbitant  parfois,  qu'elles 
voulaient  en  faire.  L'antiquité  vraie  était  morte,  avec  ses 
hommes,  un.  beau  jour.  Mais  ce  qui,  d'une  époque  abolie, 


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LA    STATUE     d'hOMÈRE  3q5 


subsiste,  c'est  l'idée  qu'ont  d'elle  les  générations  ultérieures. 
Et,  cette  idée-là,  pour  qu'elle  dure,  il  faut  qu'elle  soit  erronée. 
Il  faut,  en  effet,  que  les  siècles  s'intéressent  à  elle;  etl'égoïsme 
naturel  des  siècles  fait  qu'ils  s'intéressent  au  passé  quand  ils 
le  sentent  pareil  à  eux,  quand  ils  le  rendent  pareil  à  eux,  en 
quelque  chose,  et,  de  cette  façon,  l'emploient,  l'exploitent,  se 
servent  de  lui  comme  d'un  argument,  lui  prennent  la  subs- 
tance de  leur  pensée  imprévue  et,  bref,  le  manient  à  leur 
guise.  Le  contre-sens  est  l'inévitable  loi  qui  domine  l'histoire 
des  idées;  c'est  à  lui  qu'a  été  due,  jusqu'à  présent,  la  conti- 
nuité morale  des  âges. 

Delà,  cette  façon  désinvolte  qu'on  eut,  avant  nous,  de  traiter 
les  époques  anciennes.  Oui,  une  façon  désinvolte,  et  plus 
pieuse  que  notre  superstition  d'archéologues. 

Les  gens  du  Moyen  âge  et  d'ensuite  continuaient  de  siècle 
en  siècle  la  construction  des  cathédrales,  sans  se  préoccuper 
des  plans   du  premier  architecte.  Le   xvu°  siècle  appliqua 
aux  nefs  gothiques  des  façades  abominables.  Mais  il  n'y  a 
que  deux  manières  d'agir,  avec  les  monuments  anciens.  Ou 
bien  on  prolongera  leur  vie,   coûte  que  coûte,  au  delà  des 
limites  normales;  et,  pour  cela,  on  les  adaptera  aux  condi- 
tions incessamment  nouvelles  de  l'existence  ;  ou  bien  on  per- 
mettra qu'ils  meurent  tranquillement,  quand  leur  destin  sera 
révolu  et  quand  la  pensée  dont  ils  ont  été  la  forme  osten- 
sible aura  cessé  de  se  faire  entendre.  C'est  pourquoi  on  ne 
devrait  pas,  à  mon  avis,  restaurer  le  Parthénon.  Les  monu- 
ments ont  leur  durée.  Ils  vivent  autant  que  vit  pour  l'huma- 
nité le  rêve  qui  les  a  dressés  sur  le  sol.  Plus  ce  rêve  était  fort 
et  puissant,  plus  ils  ont  été  solidement  construits.  Puis  il 
était  fécond  et  capable  d'enchanter  l'avenir,  plus  l'avenir  les 
a  respectés  et  plus  ces  pierres  bâties  demeurent  énergique- 
ment  attachées   à  la   terre.   Le   Parthénon  chancelle,   parce 
qu'en  définitive  c'est  bien  fini  de  l'hellénisme.  Le  Parthénon 
aurait  duré  plus  longtemps  si,  autrefois,  des  moines  l'avaient 
pris  —  et  arrangé  à  leur  guise  I  —  pour  en  faire  la  chapelle 
de  leur  couvent.  D'ailleurs,  ce  n'est  pas  ce  que  je  propose  : 
le  temps  de  ces  simples  et  vives  hardiesses  n'est  plus.  Les  anti- 
quaires que  nous  sommes  ne  toléreraient  pas  cela  ;  et,  cela,  ils 
le  feraient  sans  spontanéité,  sans  gaillardise  :  ils  le  feraient  mal. 


H 


3*6 


LA     REVUE     DE     PARIS 


C'est,  je  crois,  un  trait  significatif  de  la  civilisation 
moderne  :  nous  sommes  des  antiquaires,  nous  avons  un  senti- 
ment juste  et  archéologique  des  époques  qui  ont  précédé  la 
nôtre.  Nous  nous  efforçons  de  leur  laisser  ce  que  les  philo- 
sophes appellent  un  caractère  objectif.  Pour  cela,  nous  avons 
soin  de  ne  pas  nous  mêler  à  elles,  de  nous  détacher  d'elles. 
Alors,  notre  ferveur  ôtée  qui  seule  les  animerait,  elles  ne 
sont  plus  que  de  la  mort  indifférente. 

Un  jour,  le  peintre  James  Tissot,  qui  avait  illustré  l'Evan- 
gile, rencontra  M.  Degas.  Pour  illustrer  bien  l'Évangile,  le 
peintre  James  Tissot  avait  fait  le  voyage  des  lieux  saints  ;  et, 
là-bas,  il  avait  exécuté  nombre  de  parfaits  croquis,  cherchant 
l'exacte  ressemblance  des  paysages  et  des  types,  veillant  à  ne 
pas  inventer,  mais  à  suivre  le  rigoureux  détail  de  la  réalité 
qu'il  observait.  M.  Degas  lui  dit  à  peu  près  : 

—  Je  vous  félicite,  monsieur.  Vous  avez  copié  le  mur  de 
Jérusalem  avec  beaucoup  de  scrupule.  Seulement,  monsieur, 
pour  nous,  le  Christ  n'est  pas  né  en  Judée  :  il  est  né  à  Epinal. 

Admirable  formule,  et  dans  laquelle  est  excellent  le  choix 
d' Epinal,  ville  de  populaire  imagerie  I  Admirable  formule,  et 
la  meilleure  pour  attester  la  fantaisiste  destinée  des  légendes  ! . . . 
Un  certain  agitateur  israélite  est  mort  sur  la  croix.  Que  nous 
importe  de  lui?  Et,  s'il  n'était  question  que  de  lui,  ce  serait 
affaire  aux  érudits.  Mais  le  Jésus  qui  a  troublé  le  monde  et 
qui  le  trouble,  celui-là  est  un  beau  et  terrible  Jésus  d'image; 
et  il  est  né,  oui,  à  Épinal. 

La  conséquence  du  travail  archéologique  que  fait  notre 
temps,  la  voici  :  l'histoire  s'en  ira  en  poussière  sèche  et  vaine; 
ce  sera  fini  de  tout  ce  que  donnaient  à  la  continuité  morale 
des  âges  ces  contre-sens,  si  pleins  de  bonne  foi  et  riches  de 
complaisante  idéologie. 

...  Mais,  moi,  j'aimais  Briséis  et  Nausikaa.  Je  ne  les  aimais 
pas  en  humaniste  et  encore  moins  en  philologue.  Toute  une 
saison,  je  fus  épris  d'elles,  et  au  point  de  ne  pas  savoir  laquelle 
des  deux  je  préférais  :  mon  amitié,  quelquefois,  les  confondait  ; 
et,  quelquefois,  ma  prédilection  allait  à  Tune  ou  à  l'autre  de 
ces  rivales  qui  alors  se  disputaient  mon  cœur  adolescent. 

Ah!  Briséis  trop  silencieuse  et  de  qui  Homère  ne  cite  pas 
une  parole,  mais  qu'il  appelle  «  Briséis  aux  belles  joues  », 


r 


LA.    STATUE    d'hOMÈRE  327 

comme  tu  t'en  allas  de  mauvais  gré  lorsque  Talthybios  et 
Eurybatès,  les  envoyés  d'Àgamemnon,  vinrent  te  chercher  et 
te  ravir  aux  caresses  du  jeune  Achille!...  Petite  esclave 
qu'avaient  sans  doute  familiarisée  les  procédés  affectueux  de 
ton  possesseur,  mon  imagination  te  voyait  partir  avec  ces  deux 
hommes;  et  je  t'accompagnais  de  mon  chagrin.  Achille,  quand 
tu  t'éloignais,  ne  t'a  pas  dit  adieu  :  c'est  à  cause  de  sa  grande 
colère;  et  son  orgueil  était  encore  plus  ému  que  sa  tendresse. 
Moi,  Briséis,  j'avais  pitié  de  ton  obéissance  et  je  plaignais  tes 
larmes.  J'aurais  voulu  être  Talthybios  ou  Eurybatès,  pour 
t'encourager  avec  des  mots  choisis  et  te  prier  de  ne  pas  te 
retourner  vers  Achille,  ton  ami,  puisque  la  fatalité  t'emme- 
nait. Plus  encore,  j'aurais  voulu  être  Agamemnon,  ce  roi  des 
rois,  dont  la  conduite  m'indignait  et  dont  l'amoureuse  autorité, 
pourtant,  me  tentait.  Car  je  devinais  que  bientôt  tu  aimerais 
Agamemnon,  pour  sa  fière  initiative. 

Et  vous,  Nausikaa,  princesse  plus  heureuse,  fille  du  magna- 
nime Alcinoûs,  vous  montez  sur  un  char  que  traînent  des 
moles  ;  vous  tenez  les  rênes  et  le  fouet  ;  vos  servantes  vous 
accompagnent.  Et  voici.  Auprès  du  fleuve  et  des  lavoirs,  il  y  a 
une  prairie.  Alors,  vos  servantes  et  vous,  comme  le  soleil  est 
chaud,  vous  ôtez  vos  vêtements,  vous  vous  baignez  et  puis, 
toutes  nues,  vous  jouez  à  la  balle.  C'est  vous  qui  dirigez,  avec 
«1  train,  le  jeu,  Nausikaa  aux  bras  blancs;  et  vous  êtes  plus 
grande  que  les  autres  jeunes  filles,  ainsi  que,  sur  le  Tàygète  et 
l'Erymanthe,  Diane  dépasse  de  la  tête  les  autres  chasseresses. 
Skui  lilium  inter  spinas,  ita  est  arnica  mea  inter  jilias...  Et 
puis,  ô  petite  princesse  Nausikaa,  c'est  votre  plaisir  de  laver 
vous-même,  au  fleuve,  votre  robe  et  tout  votre  accoutrement 
de  jeune  fille;  vous  jouez  à  la  lavandière,  comme  notre  gra- 
cieuse reine  Marie- Antoinette,  dans  le  décor  joli  de  Trianon, 
jouait  à  la  fermière. 

Et  vous  étiez  nue,  ô  Nausikaa I...  La  pensée  de  vos  bras 
blancs  me  troubla;  et  je  n'osais  pas  trop  songer  à  vous  qui 
étiez  nue,  sur  la  prairie,  pour  jouer  à  la  paume. 

Le  soir,  avant  la  tombée  du  beau  crépuscule  d'été,  quand  le 
Meu  du  ciel  verdissait  et  que  les  premières  étoiles  s'allumaient 
et  quand  les  martinets  allaient  criant,  criant,  et  que,  muettes, 
les  chauves-souris  faisaient  leurs  cent  tours,  il  y  avait,  dans 


3a8 


LA     REVUE     DE     PARIS 


les  rues  de  cette  ville  provinciale,  des  jeunes  filles  qui  jouaient 
au  volant...  Avec  une  sorte  de  peur,  je  songeais  à  vous,  Nau- 
sikaa,  et  à  vos  bras  blancs,  et  à  vos  compagnes.  Je  songeais  à 
vous  et  à  Briséis,  à  vous  si  gaie  et  à  la  triste  Briséis...  Ah! 
Tune  et  l'autre,  vous  avez  été  mes  petites  amies  les  plus  émou- 
vantes. Je  lus  ainsi  Y  Iliade  et  Y  Odyssée  avec  une  ferveur 
attentive.  Elles  ne  me  furent  pas  lettre  morte,  mais  vive  ! 


* 
*  * 


Je  me  souviens  d'un  matin  d'automne  qui,  dans  ma 
mémoire,  subsiste  comme  l'un  de  mes  plus  tristes  matins. 

J'étais  élève  d'un  lycée  parisien,  anciçn  couvent  rebâti  en 
caserne.  A  peine  étions-nous  rentrés  depuis  quelques  semaines; 
et  déjà  le  plaisir  des  cahiers  neufs,  des  livres  neufs,  des  belles 
fournitures  de  bureau,  accessoires  d'une  vie  qu'on  inaugure, 
avait  peu  à  peu  disparu  ;  nous  recommencions  le  vieil  ennui 
des  années  précédentes. 

La  classe  avait,  ce  matin-là,  préludé  comme  toutes  les 
autres;  et  je  la  suivais  avec  une  morne  indifférence.  Soudain, 
je  m'éveillai  de  ma  torpeur.  Que  n'entendais-je  pas?...  De  sa 
même  voix,  frêle,  un  peu  nonchalante  et  que  nul  incident, 
nulle  pensée  n'avait  animée  jamais,  le  professeur  épiloguait  sur 
la  nymphe  Krétéïs,  le  fleuve  Mélès,  toutes  ces  fables,  et  con- 
cluait qu'Homère  n'avait  pas  existé.  Une  sorte  d'angoisse  me 
prit;  le  sentiment  que  j'éprouvai  ressemblait  à  la  honte  :  et,  je 
ne  savais  pas  précisément  pourquoi,  la  pudeur  de  mon  adoles- 
cence en  était  offensée...  Je  n'osais  pas  bouger.  Je  regardais 
mes  doigts  et  je  craignais  d'avoir  à  lever  les  yeux.  Le  pro- 
fesseur, avec  placidité,  nous  exposait  les  arguments  de  Wolff, 
de  Schlegel  et  de  Jacob  Grimm  :  il  lançait  toute  la  Germanie 
à  l'assaut  de  la  culture  antique.  Et  il  faisait  cela  sans  hâte, 
sans  épouvante,  sans  émoi  aucun.  Moi,  je  tressaillais.  Entre 
mes  doigts  et  mes  yeux,  une  image  s'était  réalisée,  celle  du 
vieil  Homère  encadré  d'or  et  qui  déclame,  appuyé  d'une 
main  sur  l'épaule  d'un  jeune  garçon.  Cette  image  était  immo- 
bile et  parfaitement  nette.  La  kyrielle  des  arguments  défi- 
lait :   oui,   la  diversité  des  civilisations  que  représentent  et 


LA    STATUE    d'hOMÈRE  3a9 

l'Iliade  et  Y Odyssée ,  les  interpolations  évidentes,  l'archaïsme 
de  certains  morceaux  et  la  jeunesse  de  quelques  autres,  le 
travail  d'arrangement  que  les  contemporains  de  Pisistrate 
exécutèrent,  —  et  l'écriture  qui  n'était  pas  encore  inventée 
au  temps  des  poèmes  homériques!...  L'écriture?...  A  la 
vérité,  je  ne  concevais  pas  qu'Homère  eût  écrit  ses  poèmes. 
Je  le  voyais,  je  l'entendais  qui  les  improvisait  et  les  chantait. 
Mais  le  professeur  affirmait  qu'une  mémoire  humaine  ne  sait 
pas  garder  tant  de  vers  intacts.  Et  donc  il  y  avait  ancien- 
nement, avant  que  l'écriture  fût  inventée,  des  tas  de  chansons, 
plus  ou  moins  longues,  quasi  indépendantes  les  unes  des 
autres,  et  que  des  savants,  plus  tard,  réunirent,  —  des  tas  de 
chansons,  nées  à  l'aventure,  produits  de  l'imagination  collec- 
tive d'une  époque...  Avec  tout  cela,  Homère  l'aveugle,  fils 
harmonieux  de  la  nymphe  et  du  fleuve,  Homère  divin  s'éva- 
nouissait parmi  les  légendes  :  il  n'était  plus  qu'un  nom,  qu'un 
bruit  de  voix,  Jlatus  vocis;  il  n'était  plus  qu'un  admirable  men- 
songe, un  beau  prestige  défait. 

Plus  tard,  deux  ou  trois  ans  plus  tard,  ils  m'en  ont  enseigné 
bien  d'autres!...  Selon  le  subtil  évêque  de  Gloyne,  Berkeley, 
ils  m'ont  appris  que  le  monde  extérieur  n'existe  pas  et  n'est 
que  la  raisonnable  chimère  de  notre  pensée  ;  ils  m'ont  appris 
que  je  vivais  au  milieu  de  mon  rêve  et  que  j'étais  l'inventeur 
des  fausses  réalités  où  j'appuyais  ma  certitude.  Ce  me  furent 
des  mois  étranges,  décevants  et  divertissants,  où  j'ai  vécu, 
parmi  des  apparences,  à  badiner,  comme  un  petit  Hamlet 
collégien. 

La  substance,  derrière  les  phénomènes,  s'était  anéantie.  Il 
ne  resta  qu'une  fantasmagorie  inconsistante  et  bien  réglée,  à 
laquelle  mon  habitude  servait  de  loi. 

Eh!  bien,  cette  révélation  m'amusa  et  ne  m'émut  guère.  Elle 
transforma  toute  ma  rêverie  ;  elle  me  fit  goûter  extrêmement 
l'usage  d'une  dialectique  surfine  :  et  je  lui  consacrai  le  loisir 
abondant  de  mon  esprit.  Je  sus  m'expliquer  à  moi-même,  avec 
lés  tours  de  raisonnement  les  plus  ingénieux,  que  l'apparence 
qui  n'est  pas  capricieuse  offre  les  mêmes  garanties,  a  le  même 
mérite  et  le  même  agrément  qu'une  réalité  substantielle  et, 
après  tout,  la  remplace  le  mieux  du  monde. 

Quand  je  connus,  ou  crus  connaître,  —  c'est  tout  un,  — 


33o  LA     REVUE     DE     PARIS 

que  le  monde  extérieur  n'existe  pas,  j'étais  à  l'âge  où,  volon- 
tiers subversif,  on  s'aventure  dans  les  pires  courses  de  l'idéo- 
logie. La  juvénile  ardeur  que  j'avais  excitait  mon  audace;  à 
pareille  distance  de  mon  espoir  et  de  mon  souvenir,  je  me 
sentais  libre  comme,  auparavant,  je  ne  l'avais  pas  été,  comme 
depuis  lors  je  ne  le  fus  pas.  Et  ainsi,  le  monde  extérieur 
s'anéantit  sans  que  j'en  eusse  de  tristesse  :  le  voile  de  Maïa, 
splendide  et  largement  éployé  devant  mes  yeux,  me  cachait  la 
catastrophe.  Mais  qu'Homère  n'eût  point  existé,  cela,  je  ne  le 
supportai  pas  sans  chagrin. 

Je  me  souviens  de  cette  cour  de  lycée  où,  après  la  classe,  je 
me  trouvai  pour  la  récréation.  Elle  était  carrée,  encadrée  de 
bâtiments  laids.  De  petits  arbres  y  vivotaient,  dont  les  feuilles 
avaient  roussi  dès  l'été.  A  cause  d'une  pluie  menue  et  persis- 
tante, nous  nous  étions  réfugiés  sous  la  demi-toiture  d'un  préau 
qui  longeait  l'un  des  côtés  de  la  cour.  Et,  là,  le  tumulte  s'exas- 
pérait. Moi,  dans  un  coin,  tout  seul,  je  songeais  à  diverses 
mélancolies  que  résumait  cette  phrase  courte  et  obsédante  : 

—  Homère  n'a  point  existé! 

Il  avait  été  le  compagnon  de  ma  pensée  enfantine;  et  il 
m'était  si  familier  que  cette  nouvelle  me  donna  l'impression 
d'une  désespérante  mort,  —  et  comme  d'une  double  mort, 
puisque,  non  seulement  il  n'existait  plus,  mais  jamais  il  n'avait 
existé.  La  destruction  gagnait  toute  la  durée  et  jusqu'au  fait 
même  de  sa  vie.  L'ingénieux  Zenon,  qui  consacra  l'exquise 
finesse  de  son  jugement  à  formuler  les  déconcertantes  anti- 
nomies du  scepticisme,  disait  :  —  On  ne  peut  pas  dire 
qu'Achille  soit  mort;  en  effet,  il  faudrait  que  cet  événement 
fût  arrivé  avant,  pendant  ou  après  la  vie  d'Achille  et  chacune 
de  ces  trois  hypothèses  est  absurde... 

Je  me  désolais  d'une  mort  qui  n'était  point  arrivée;  je 
déposais  les  fleurs  de  mon  regret  sur  une  tombe  vide. 

L'esprit  mieux  assuré,  plus  tard,  j'aurais  argumenté  à  ce 
propos  ;  et  j'aurais,  somme  toute,  réparé  le  désastre  que  Wolff 
amena  comme  je  relevai  —  pour  moi  —  de  ses  décombres  le 
monde  extérieur  qu'avait  démoli  Berkeley...  Je  me  serais  dit 
que  la  légende  d'Homère  valait  une  authentique  histoire  et  que 
le  chanteur  collectif  et  anonyme,  la  jeune  Grèce  émue  de  poésie 
et  célébrant  ses  primes  joies  valait  bien  l'anecdote  d'un  vieillard 


r~ 


LA    STATUE    d'hOMERE  33l 


aveugle  et  vagabond.  Mais  je  regrettais  Homère  ;   et  aucune 
allégorie,  nul  symbole  ne  me  l'eût  remplacé. 

Il  y  a  des  mots,  il  y  a  des  phrases  qui  entrent  dans  notre  vie, 
un  beau  jour,  et  qui  en  organisent  tout  le  détail...  Et  il  y  a  de 
petites  phrases,  il  y  a  des  mots,  qui,  introduits  en  nous,  dis- 
solvent tout,  font  de  la  poussière  avec  nos  croyances,  des  épi- 
sodes avec  nos  doctrines  et  du  néant  avec  nos  dogmes.  Telle 
fut,  pour  moi,  cette  affirmation  professorale  : 
—  Homère  n'a  point  existé  ! . . . 

J'avais,  là-dessus,  la  parole  de  mon  grand-père.  Je  tenais  de 
lui  qu'Homère  fût  le  fils  d'une  nymphe  et  d'un  fleuve.  Tout  ce 
que  je  tenais  de  lui,  tout  le  passé  qui  m'était  certifié  par  lui, 
par  ce  qu'il  me  disait  et  par  le  simple  fait  de  la  présence  parmi 
nous,  oui,  tout  cela  s'en  allait  en  contes  vains  ;  et,  ainsi,  j'avais 
perdu  la  confiance  sur  laquelle  toutes  mes  illusions  étaient 
bâties.  Je  me  souviens  de  cette  matinée  où  commença  de  se 
défaire  le  château  de  mes  certitudes.  Ce  fut  la  première 
lézarde;  et  pierre  à  pierre,  tout  s'écroula. 

C'est  le  signe  d'une  belle  architecture,  mais  périlleuse, 
qu'une  pierre  ôtée  amène  la  ruine  totale.  Ainsi  s'abîma  en 
quelques  heures  le  château  de  ma  sécurité.  Je  ne  l'avais  pas 
édifié  moi-même;  ni  les  matériaux  n'étaient  de  moi,  ni  le  plan, 
ni  la  combinaison.  Il  me  venait  de  ma  famille,  il  durait  depuis 
longtemps;  et  je  ne  sais  pourquoi  c'est  jus  tejnent  à  l'époque  de 
mon  adolescence  qu'il  se  démolit.  Mais  Wolff  en  est  la  cause. 
Gomme  les  peuples  déçus  ou  trahis  une  fois  sont  pris  facile- 
ment d'un  mal  qu'on  nomme  fièvre  obsidionale,  ainsi,  après  la 
duperie  d'Homère,  je  fus  en  perpétuel  état  d'inquiétude.  Le 
château  de  ma  crédulité  mis  en  poudre,  je  n'avais  p  us  de 
domicile  pour  ma  pensée;  et  j'errai,  misérable,  soupçonnant 
des  mensonges  partout,  devinant  des  impostures,  découvrant 
des  sottises,  m'éloignant  avec  effroi  des  buissons  de  l'histoire 
où  je  savais  qu'étaient  blotties  des  perfidies. 

Une  telle  méfiance  est  recommandée  à  qui  veut  acquérir  la 
méthode  critique  et  en  connaître  les  bienfaits  de  toute  sorte. 
Elle  vous  permettra  de  n'être  guère  dupe  ou,  au  moins,  de 
n'être  dupe  que  d'elle-même  et  de  son  outrecuidance,  jusqu'au 
jour  où,  déçu  par  elle  encore,  vous  serez  enfin  recueilli  dans 
l'hôpital  de  ce  bon  Samaritain,  le  nihilisme. 


332  LA     REVUE     DE     PARIS 

Seulement,  ayant  d'arriver  là,  il  y  a  bien  de  la  fatigue  et 
de  F  amertume  ! . . .  Le  plus  dur  moment  est  celui  où  vous 
quittez  le  château  de  vos  certitudes  irréfléchies,  les  plus  spon- 
tanées, les  plus  chères. 

J'ai  fait  ce  rêve.  Il  y  avait  une  vieille  demeure,  ancien  asile 
de  mes  premières  confiances.  C'était  une  maison  provinciale, 
aux  murs  épais,  ouverts  de  peu  de  fenêtres,  au  toit  de  tuiles 
moussues  ;*et  elle  ressemblait  à  la  maison  de  ma  jeunesse.  Par 
la  porte  à  demi  close,  un  cortège  d'ombres  en  sortait  et  s'en 
écartait  et  ne  se  retournait  pas  vers  elle  et  jamais  n'y  revien- 
drait...  Ces  ombres  avaient  des  formes  humaines.  J'y  remar- 
quai des  visages  aimés,  jeunes  ou  chargés  d'ans,  selon  qu'ils 
m'avaient  manqué  tôt  ou  tard  ;  visages  vrais  et  visages  allégo- 
riques, les  uns  tristes  et  d'autres  gais,  ceux-ci  que  la  mort  avait 
glacés  et  ceux-là  que  l'indifférence  avait  obscurcis  ;  visages  de 
parents  ou  visages  de  jeunes  filles,  et  visages   d'idées...    Us 
défilèrent  lentement,  solennels  ou  furtifs...  Et  l'ombre    qui 
menait  ce  long  cortège,  c'était,  drapée  d'étoffes  amples,   une 
main   levée  au  ciel,   l'autre  appuyée  à  l'épaule   d'un   jeune 
garçon,  c'était  l'ombre  divine  et  harmonieuse  d'Homère,  aveugle 
fils  de  la  nymphe  Krétéis  et  du  fleuve  Mélès.  La  troupe  de  mes 
amitiés  s'en  alla,  conduite  par  lui. 


L'hypothèse  de  Wolff  a  été  prodigieusement  féconde.  Elle  a 
remplacé  le  personnage  traditionnel  d'Homère  par  une  doc- 
trine qui  s'est,  d'année  en  année,  amplifiée,  —  jusqu'à  l'ab- 
surde :  ejt  c'est  alors  qu'elle  a  triomphé  le  plus  magnifiquement. 
Maintenant,  elle  est  à  son  déclin  ;  mais  elle  a  répandu  avec  une 
étonnante  profusion  les  idées  les  plus  fausses  dans  la  critique 
du  xix°  siècle. 

Après  Wolff,  il  y  a  Frédéric  Schlegel  qui  écrit,  de  l'épopée 
homérique  :  «  Ce  n'est  pas  une  œuvre  qui  ait  été  conçue  et 
exécutée;  elle  a  pris  naissance,  elle  a  grandi  naturellement». 
Et  puis,  il  y  a  Jacob  Grimm,  pour  généraliser  et  être  plus 
impérieux  :  «  La  véritable  épopée,  dit-il,  est  celle  qui  se  com- 
pose elle-même;  elle  ne  doit  être  écrite  par  aucun  poète  ».  Et 


F 


LA    STATUE    d'hOMÈRE  333 

puis,  il  y  a  le  philosophe  Steinthal,  qui  possède  bien  le  jargon 
des  universités  allemandes  et  qui  déclare  :  «  L'épopée  grecque 
est  une  production  organique...  Elle  est  dynamique1  ». 

Frédéric  Schlegel,  Jacob  Grimm  et  le  philosophe  Steinthal, 
—  j'aime  beaucoup  ces  trois  docteurs,  ces  trois  bonshommes 
qui  ne  doutent  de  rien  et  qui  disent  des  choses  très  vagues  avec 
une  impétuosité  superbe  !...  L'épopée  homérique  n'est  pas  une 
œuvre  qui  ait  été  conçue  et  exécutée. . .  C'est  une  œuvre  cepen- 
dant, et  qui  a  été  exécutée.  Seulement,  elle  n'a  pas  été  conçue. 
Elle  n'a  pas  été  conçue,  mais  elle  a  pris  naissance  ! . . .  Où  donc? 
et  toute  seule?...  Voilà!...  Elle  «  se  compose  elle-même  », 
ajoute  le  bonhomme  Grimm,  explicite  de  son  mieux.  Et  elle  ne 
doit  pas  —  sous  peine  d'offenser  le  bonhomme  Grimm  —  être 
écrite  par  aucun  poète  ;  elle  ne  le  doit  pas.  Si  elle  l'était,  on  lui 
refuserait  le  nom  de  «  véritable  épopée  ».  Car  la  véritable 
épopée  est  un  absolu,  un  être  de  raison,  que  des  philologues, 
imbus  de  la  métaphysique  des  autres,  ont  inventé  à  leur  con- 
venance et  dont  ils   parlent  à  leur  gré.  L'épopée  grecque  est 
«  organique  »,  «  dynamique  »,  quoi  encore?... 

11  faut  qu'on  remarque  d'abord  la  médiocrité  de  ces  formules 
qui  ne  disent  rien  de  précis  et  dont  le  dogmatisme  est  d'autant 
plus  insupportable  qu'il  est  plus  despotique.   Une  opinion  est 
despotique  et  insupportable  quand  on  la  présente   avec  arro- 
gance et  quand  on  n'a  seulement  pas  pris  la  peine  de  citer  en 
sa  faveur  quelques  faits  un  peu  persuasifs.  Or  les  Wolff,  Jacob 
Grimm,  Frédéric  Schlegel  et  Steinthal  ne  citent  pas  beaucoup 
de  faits  :  ils  aiment  mieux  affirmer  des  doctrines.   Parmi  le 
petit  nombre  des  faits  qu'ils  citent  tout  de  même,  l'un  des 
meilleurs,  l'un  de  ceux  qui  leur  ont  le  plus  servi,  c'est  la  non- 
existence  de  l'écriture  à  l'époque  où  —  j 'allais  dire  :  furent  com- 
posés, mais  non!  —  à  l'époque  où  «  naquirent  »  les  poèmes 
homériques.    Alors,  ils  repoussaient  dans  le   passé,   le  plus 
possible,  gaillardement,  la  date  auguste  de  cette  naissance.  Le 
xi°  siècle  ne  les  effrayait  pas,  ni  le  xneI...  Cela  sans  preuve, 
assurément.  Or,  s'ils  avaient  bien  voulu  être  raisonnables,  ils 
auraient  songé  que,  les  murailles  d'Egypte  et  d'Assyrie  les  plus 

i.  Ces    trois   textes    sont    aiosi   groupés   à  la   page  première  du  livre 
de  M.  Michel  Bréal,  Pour  mieux  connaître  Homère. 


1 


334  LA     REVUE     DE     PARIS 


anciennes  étant  couvertes  d'inscriptions,  l'écriture  pouvait, 
dès  une  époque  reculée,  être  connue  en  Asie  Mineure  :  et  ils 
en  auraient  trouvé  la  preuve  dans  l'existence  même  des  longs 
poèmes  homériques,  au  lieu  d'imaginer,  pour  ces  poèmes, 
des  théories  compliquées  et  mal  motivées.  Les  fouilles  récentes 
qu'on  a  faites  en  Crète  ont  amené  la  découverte  nombreuse 
de  briques  toutes  couvertes  d'écriture.  Ces  briques  sont 
de  quinze  siècles,  au  moins,  antérieures  à  l'ère  chrétienne. 
Donc  l'écriture  était  connue  dans  le  monde  grec  bien  avant 
l'époque  1^  plus  lointaine  à  laquelle  on  ait  jamais  eu  l'idée  de 
faire  remonter  l'éclosion  des  poèmes  homériques. 

Les  briques  de  Crète  n'étaient  pas  encore  sorties  du  sol 
quand  les  Wolff,  Schlegel,  Grimm  et  autres  constituèrent  leur 
système.  Mais  ils  eurent  tort  de  ne  pas  se  méfier,  de  déclarer 
tout  de  go,  avec  une  imperturbable  assurance,  que  l'écriture 
n'existait  pas  au  temps  homérique.  D'une  manière  générale, 
c'est  un  de  leurs  torts  impardonnables,  d'arriver  à  des  con- 
clusions violentes  en  procédant  toujours  par  déclarations  caté- 
goriques, a  priori.  On  se  renseigne  un  peu,  que  diable,  avant 
de  démolir  Homère!...  Leur  idée  philosophique  ou,  si  l'on 
veut,  sociologique,  l'idée  à  laquelle  ils  tenaient  vraiment  et 
qu'ils  ont  répandue  effrontément  et  qui  a  fait  beaucoup  de  mal, 
la  voici  :  c'est  la  substitution  de  la  collectivité  anonyme  à  l'in- 
dividu. Ils  ont  voulu  établir  que  les  foules  sont  créatrices. 

Bref,  ils  ont  joué  un  rôle  considérable  dans  la  vieille  et  tou- 
jours renaissante  querelle  de  l'individualisme  et  de  ses  adver- 
saires. Qu'on  lise  les  sociologues  allemands;  et  qu'on  lise 
bientôt  les  théoriciens  du  socialisme  allemand  et  qu'on  place 
ces  doctrinaires  dans  la  réalité  de  la  vie  sociale  contempo- 
raine :  on  verra  tout  ce  qui,  par  les  philosophes  et  les 
journalistes,  est  venu  des  philologues  à  la  politique  concrète. 
Avec  ses  doux  airs  d'érudition,  le  système  des  Wolff,  Jacob 
Grimm  et  Schlegel  est  hardiment  démocratique  :  il  le  fut 
d'abord  en  secret,  et  puis  tout  se  révéla  ;  il  le  fut  d'abord  avec 
timidité,  puis  il  eut  toutes  les  audaces.  Et,  principalement, 
on  Ta  exploité  avec  une  ardeur  abusive. 

Or.  il  est  faux  :  les  foules  ne  sont  pas  créatrices.  Dans  tout 
ce  qui  fut  inventé  depuis  que  le  monde  est  monde,  je  vois  des 
trouvailles  individuelles.  Exemples  : 


r 


LA    STATUE    d'hOMÈRE  335 


L'une  des  choses  humaines  où  l'on  est  le  plus  disposé  à 
voir   une  sorte  de  création  spontanée,  c'est  le  langage.  Et, 
certes,  je  ne  vais  pas  épiloguer  sur  la  question  des  origines  du 
langage!...  Mais  enfin,  de  beaucoup  de  mots,  on  connaît  Tau* 
teur.  Aucun  des  mots  récents  qui  servent  à  désigner  des  décou- 
vertes contemporaines  n'est  mystérieux.  Nous  savons  ce  qui 
s'est  passé  au  xvie  et  au  xvne  siècles,  quand  les  écrivains  et 
les  jolies  femmes  résolurent  d'enrichir  le  vocabulaire  de  la 
littérature  et  de  la  société.  La  plupart  des  mots  qui  entrèrent 
alors    dans  les  livres  et  dans  l'usage  ont  leur  histoire,  leur 
biographie.  Les  précieuses  —  et  telles  ou  telles  précieuses  dont 
on  peut  dire  les  noms  —  ont  imaginé  des  mots  qu'ensuite  tout 
le  monde  employa  et  qui  même  devinrent  assez  habituels  et 
familiers  pour  que  Molière,  qui  s'était  raillé  de  ces  délicates 
pédantes,  se  servît  plus  tard,  et  sans  qu'il  s'en  aperçût,  de  bien 
des  mots  qu'elles  avaient  forgés.  Ils  sont  aujourd'hui  dans  le 
langage  quotidien. 

Mais  ce  sont  des  mots  savants  P. . .  Je  ne  crois  pas  davantage 
que  les  mots  populaires  soient  nés  spontanément,  soient  des 
créations  «  organiques  y>  ou  «  dynamiques  »,  —  comme  on 
dit   en   Allemagne.    —    Si  le   nom   de    leurs   auteurs    s'est 
perdu,   il  n'en  résulte  pas  que  ces  auteurs  n'  «  aient  point 
existé  »  Pareillement,  les  conditions  de  la  trouvaille    nous 
échappent;  mais,  de  l'insuffisance  de  nos  documents,  il  n'y 
a  rien  à  conclure.  La  jolie  fleur  qu'on  appelle,  chez  nous, 
coquelicot,  et  ailleurs  coquerico  ou  coquericau  ou  cocorico,  les 
latins  la  nommaient  papaver.  Gomment  lui  est  venu  son  nou- 
veau nom,  qui  eut  une  telle  fortune  que  l'autre  disparut? 
C'est  une  aventure  magnifique  et  charmante,  qu'on  imagine 
aisément.  Coquelicot  dérive,  sans  nul  doute,  d'un  quelconque 
cocorico,  lequel  imite,  en  plaisanterie  le  cri  du  coq.  Alors, 
voici.  Un  jour,  — je  ne  sais  certainement  pas  où,  mais  qu'im- 
porte? —  un  villageois  —  dont  je  ne  sais  pas  le  nom  — 
vit  un    coquelicot   dans    un   champ   de   blé    mûr.    Il   avait 
vu  cela  cent  mille  fois  ;  et  il  l'avait  vu  trop  souvent  pour  y 
être  attentif.  Ce  jour-là,  le  jour  singulier  dont  je  parle,  admet- 
tons qu'il  était  de  loisir  et  que  les  circonstances  se  prêtaient  à 
sa  gaieté  :  le  coquelicot  dans  les  blés  lui  fit  l'effet  de  la  crête 
d'un  coq,  oui,  d'un  beau  coq  prétentieux,  tête  levée,  qui  serait 


336  LA     REVUE     DE     PARIS 

là  immobile  un  instant,  parmi  la  gloire  de  Tété.  Et  admettons 
que,  désignant  à  ses  camarades  la  fleur,  il  ait,  pour  signifier  la 
ressemblance  qui  l'amusait,  comiquement  poussé  le  cri  du  coq, 
le  vif  ((  cocorico  ».  L'ingénieux  badinage  ayant  plu,  lepapaver 
s'appela  cocorico  désormais  :  le  surnom  devint  le  nom;  ce 
n'est  pas  la  seule  fois  que  le  fait  se  soit  produit. 

J'arrange  un  peu  cette  anecdote.  En  substance,  elle  n'est  pas 
très  douteuse.  Et  ainsi  l'origine  d'un  mot  populaire  nous 
mène  à  un  gaillard  dont  nous  ignorons  tout,  sinon  qu'il  avait 
l'esprit  délié,  amusant,  drôle,  sensible  au  pittoresque,  sinon 
qu'il  était  un  individu  :  —  la  foule  n'a  fait  qu'adopter  sa  trou- 
vaille. Si  l'histoire  de  tous  les  mots  était  connue  ou  aisément 
imaginable,  elle  nous  conduirait  pareillement  à  des  individus 
bien  doués  et  capables  de  fantaisie  :  à  des  individus  ! . . . 

. . .  Comme  les  architectes  du  Moyen  âge  furent  modestes, 
on  ne  connaît  pas  trop  les  noms  de  ces  grands  bâtisseurs  à  qui 
sont  dues  les  belles  cathédrales  gothiques.  Alors,  vers  le  milieu 
du  xixe  siècle,  quand  on  était  encore  bien  romantique,  on 
aima  beaucoup  à  se  figurer  ces  cathédrales  qui,  d'elles-mêmes 
par  l'efficace  vertu  de  la  foi,  sortaient  du  sol,  ainsi  que  d'une 
âme  pieuse  émanent  des  prières.  Les  cathédrales  n'étaient  que 
la  réalisation  quasi-spontanée  du  rêve  divin  qui  animait  les 
foules.  Et  elles  ne  pouvaient  pas  ne  point  jaillir  d'une  terre 
qu'avaient  ensemencée  les  os  de  tant  de  chrétiens!...  Ah!  que 
de  métaphores  utilisèrent  nos  historiens  et  nos  poètes,  afin  de 
montrer  le  songe  médiéval  qui  se  transforme  en  pierre  et 
monte  en  cathédrales  prodigieuses!... 

Eh!  bien,  ce  n'est  pas  du  tout  cela.  Et,  sans  doute,  la  foi 
permit  aux  architectes  de  se  procurer  l'argent,  les  matériaux, 
les  ouvriers.  Mais  ce  sont  eux,  les  maîtres  d'œuvre,  —  un 
petit  nombre  de  maîtres  d'œuvre;  et  on  sait  le  nom  de  plu- 
sieurs, maintenant,  —  qui  ont  posé,  qui  ont  étudié,  qui  ont 
résolu  enfin,  le  problème  de  l'architecture  gothique.  Un  pro- 
blème de  mécanique,  un  problème  de  mathématique,  pour 
lequel  de  longs  calculs  et  des  expériences  furent  indispensa- 
bles ;  un  problème  positif.  On  n'en  trouva  pas  tout  de  suite  la 
solution;  et  on  tâtonna;  d'année  en  année,  si  nous  suivons  le 
progrès  de  l'architecture  romane,  on  s'acheminait  vers  la 
vérité...  Un  jour,  l'un  de  ces  architectes  —  son  nom  nous 


r 


LA.    STATUE    d'hOMÈRE  33  7 

manque,  tant  pis!  —  imagina  la  voûte  à  nervures  ;  lui-même, 
ou  un  autre,  imagina  les  arcs-boutants.  Et  ainsi  le  réalisme 
de  l'architecture  gothique  triompha;  et  ainsi  le  combat  de  la 
résistance  et  de  la  pesanteur  fut  instauré  :  la  formule  d'un  art 
aplandide  et  qui  est  la  gloire  de  notre  pays  était  trouvée  ! . . . 
Elle  avait  été  trouvée  par  un  homme,  ou  deux,  ou  trois,  qui 
étaient  connus  de  leurs  contemporains,  qu'on  appelait  par 
leurs  noms,  qui  vivaient  d'une  vie  individuelle,  auxquels  on 
s'adressa  de  loin  pour  bâtir  des  églises,  dont  on  prit  des  leçons, 
adopta  les  idées,  célébra  les   mérites.   Les  foules   ne  firent 
qu'obéir,  que  transporter  les  blocs  de  pierre,  les  tailler  comme 
od  leur  disait  de  les  tailler,  les  placer  où  on  leur  disait  de  les 
placer.  Le  génie  individuel   de  quelques  artistes  avait  tout 
inventé. 

Toutes  les  idées  sur  lesquelles  vivent  les  foules  viennent  de 
quelques  savants,  ou,  si  le  mot  déplaît,  de  quelques  individus 
bien  doués.  Comme  Ta  dit  Salluste  en  belles  phrases,  l'histoire 
est  l'œuvre  d'un  petit  nombre  de  citoyens  qui  avaient  une 
remarquable  efficacité.  Considérez  les  grands  mouvements  de 
races  ou  de  nations  qui  ont  le  plus  secoué  le  monde,  les  migra- 
tions, les  révolutions  :  vous  les  verrez  conduites  par  des  indi- 
vidus éminents,   dont  l'absence  détraquerait  tout.  Et,   sans 
doute,  les  circonstances  se  prêtèrent  à  l'activité  de  ces  héros  : 
ils  auraient  pu  avoir  des  âmes  de  héros  et,  parmi  d'autres  cir- 
constances, ne  rien  produire  ;  mais  il  y  a  un  mysticisme  bien 
falot  à  prétendre  que  ce  sont  les  circonstances  qui,  eux,  les 
ont  produits.  Eux  manquant,  les  choses  n'allaient  pas;  ou  bien 
elles  allaient    autrement.   Examinez  ces  surprenantes  crises 
populaires,  qui  à  la  fin  du  xive  siècle  répandirent  dans  la  haute 
Allemagne  et  dans  les  Flandres  les  hordes  doctrinales  des 
Flagellants.  Ces  misérables  n'étaient  pas  les  inventeurs  de  leur 
folie.  Leur  folie  avait  son  origine  première  dans  le  système 
de  ce  génial  métaphysicien,  maître  Eckart,  panthéiste,  pré- 
curseur extraordinaire  de  Spinoza.  Seulement,  le  profond  et 
le  difficile  système  de  maître  Eckart,  intelligible  à  des  dis- 
ciples privilégiés,  était,  pour  les  masses,  lettre  morte  :  il  ne 
pouvait,  tel  quel,  rien  leur  donner.  Survinrent  des  intermé- 
diaires :  un  Henri  Suso  qui,  de  ce  spiritualisme  subtil,  fait  de 
la  piété  à  la  vierge  et  des  chansons  de  clair  de  lune  emhléma-, 

i5  Novembre  1908.  8 


338  LA     REVUE     DE     PARIS 

tique;  un  Tauler,  prédicateur  écoute,  conducteur  de  croyant*, 
qui  n'a  pas  compris  à  merveille  la  pensée  d'Eckart,  mais  qui 
a  tout  de  même  attrapé  des  bribes  et  qui  les  éparpille  dans  son 
auditoire  inquiet.  Cet  auditoire,  à  son  tour,  comprend  comme 
il   peut,   comprend  à  sa  manière.   D'absurdes   erreurs    sont 
commises,  pendant  le  voyage  que  font  les  idées  pour  aller 
d'Eckart  aux  Flagellants.  Pourtant,  ce  sont  les  idées  de  ce  phi- 
losophe qui,  transformées,  ont  mis  les  cinglantes  lanières  aux 
mains  de  ces  foules  fébriles.  Celles-ci  n'ont  rien  inventé;  elles 
n'ont  fait  que  mal  comprendre.  Leurs  fautes  d'interprétation 
ne  sont  pas  des  trouvailles  :  elles  n'ont  rien  ajouté  à  la  doc- 
trine; elles  ont  supprimé  ce  qui  était  trop  fort  pour  elles.  Et 
c'est  d'un  involontaire  appauvrissement  du  système  d'Eckart 
que  résulte  la  terrible  ardeur  de  ces  hérésiarques. 

Les  foules  sont  nulles!...  Et  c'est  aux   foules  qu'on  veut 
attribuer  l'honneur  de  l'épopée  homérique,  aux  foules  qui  sont 
incapables  de  toute  invention.  Je  ne  sais  pas  comment  lisent 
les  gens  qui  trouvent  un  caractère  populaire  à  Y  Iliade  et  à 
Y  Odyssée.   La  poésie  populaire   produit  de  petites   chansons 
extrêmement  courtes,    en  général,    extrêmement  simples   et 
pauvres,  voire  un  peu  sottes.  Il  n'y  a  aucune  espèce  d'analogie 
entre  ces  petites  chansons  et  une  épopée,   aucune!...   Mais 
encore,  à  moins  de  jouer  sur  les  mots,  on  ne  doit  pas  dire  que 
la  poésie  populaire  est  l'œuvre  des  foules.  Un  poème  —  épopée 
ou  petite  chanson,  n'importe,  —  est  l'œuvre  d'un  poète,  qui 
peut  bien  être,  lui,  un  homme  du  peuple;  et,  s'il  est  illettré, 
en  outre,   on  le  verra.  Les  plus  modestes  refrains  qui  cou- 
rent les  campagnes  ont  un  auteur,  lequel  nous  échappe  tout 
à  fait,  mais  était  un  gaillard  bien  doué,  analogue  à  celui  qui 
eut,  un  jour,  l'esprit  d'appeler  cocorico  lepapaver.  Même,  tels 
que  nous  les  connaissons  et  les  lisons  en  des  recueils  ingé- 
nieux, ils  ont,  habituellement,  deux  auteurs  :  le  gaillard  bien 
doué  que  je  disais  et  puis  cet  autre,  le  folk-loriste  ! . . .  Un  folk- 
loriste  serait  un  saint  et  son  abnégation  dépasserait  l'humanité 
ordinaire,  s'il  n'améliorait  pas  du  tout  les  petites  choses  dont  il 
fait  collection,  s'il  résistait  au  naturel  désir  d'y  ajouter  un  peu 
de  lui.  En  réalité,  un  folk-loriste  n'est  pas  toujours  un  saint; 
et  les  plus  jolies  chansons  qu'on  ait  recueillies  trahissent  la 
collaboration  d'un  ignorant  mystérieux  et  d'un  savant  discret. 


nvu 


LA    STATUE    d'hOMÈRE  339 

Je  ne  dis  paà  que  le  folk-lore  soit  une  science  méprisable  ; 
mais  une  science  périlleuse,  oui,  je  le  dis.  Ses  documents 
sont  dépourvus  d'exactitude  rigoureuse;  et,  quant  à  ses  con- 
clusions, je  leur  dénie  toute  valeur  scientifique.  Le  folk-lore  est 
la  cause  d'un  bien  grand  nombre  d'idées  fausses,  qui  ont  eu 
beaucoup  de  succès  et  qui  n'ont  pas  fini  de  nuire.  Il  a  répandu 
à  profusion  cette  croyance  aux  foules  créatrices,  qui  est  une 
des  plus  inquiétantes  erreurs  de  ce  temps  ;  il  lui  a  fourni  une 
sorte  de  fallacieuse  preuve;  il  lui  a  donné  un  air  d'autorité 
trompeuse.  Les  foules  répètent  les  refrains  que  tels  individus 
ont  inventés.  Et  elles  les  répètent  mal,  sans  guère  les  com- 
prendre; elles  ont  vite  altéré  le  texte,  remplacé  les  mots  qui 
avaient  une  signification,  par  des  syllabes  hasardeuses. . .  On  ne 
peut  attendre  mieux  d'elles,  car  elles  sont  stupides. 

(ki  a  dit  que  l'épopée  homérique  était  «  la  poésie  d'une 
époque  »,  et  «  la  voix  de  tout  un  peuple  »,  et  «  l'énergique 
expression  de  la  civilisation  héroïque  de  la  Grèce  »,  etc... 
Qu'est-ce  qu'on  entend  par  là  P. . .  Si  l'on  veut  affirmer  que  les 
poèmes  homériques  ont  eu  beaucoup  de  succès  et  qu'ils  ont 
plu  admirablement  à  cause  de  la  convenance,  à  cause  de 
l'accord  où  ils  étaient  avec  l'époque,  avec  l'état  de  la  civilisation 
qui  les  a  vus  naître,  admettons-le  bien  volontiers,  malgré 
l'insuffisance  des  documents.  Mais  on  veut  dire  davantage, 
quand  on  ajoute  :  «  les  peuples  grecs  furent  eux-mêmes  cet 
Homère  ».  Cela,  hélas!  cela  m'échappe  tout  à  fait.  Je  n'arrive 
pas  à  me  figurer  cette  génération  spontanée  d'un  poème  au 
milieu  d'un  peuple  ;  je  ne  vois  pas  ce  peuple,  je  ne  vois  pas  ces 
peuples  grecs  qui  soudain  chantent  quasi-unanimement  :  et  ce 
qu'ils  chantent  tout  à  coup  serait  Y  Iliade  et  Y  Odyssée,  serait  au 
moins  quelques  parties  de  ces  poèmes.  Cette  hypothèse,  quia 
des  prétentions  majestueuses,  me  semble  absurde  et  comique. 

Entre  Y  Iliade  et  Y  Odyssée,  on  a  signalé  des  différences  nom- 
breuses. Il  y  a  aussi  des  ressemblances  manifestes  :  on  les 
néglige  et  on  assure  que  des  années  et  des  années  de  civilisation 
progressive  séparent  ces  deux  poèmes.  Dans  le  texte  de  Y  Iliade 
et  dans  celui  de  Y  Odyssée,  on  aperçoit  des  contradictions  et 
divers  signes  auxquels  on  reconnaît  que  maints  passages  furent 
interpolés.  C'est  bien  possible;  et  même  c'est  à  peu  près  évi- 
dent.  En   écartant  ces  passages,   on  cherche  à  reconstituer 


34o  LA     HBVUE     DE     PARTIS 

i'/Gacfe  primitive  et  YOdyssée  primitive.  C'est  une  œuvre  mal 
commode  :  pour  s'en  convaincre,  il  suffit  de  constater  que  les 
systèmes  proposés  diffèrent  magnifiquement  les  uns  des  autres. 
Toutefois,  si  loin  qu'on  aille  dans  cette* aventureuse  besogne 
et  quelque  désir  qu'on  ait  d'éparpiller  les  poèmes  homériques, 
—  désir  inavoué,  désir  un  peu  pervers,  —  on  aboutit  Uni jours 
à  une  Iliade  primitive,  à  une  Odyssée  primitive.  Gelle«-ci  on 
celle-là,   on  l'a  soigneusement  appauvrie;  on  l'a  réduite   au 
minimum  de  ce  qu'elle  put  être.  Telle  qu'on  a  dû,  en  fin  de 
compte,  la  laisser,  elle  est  un  poème  plus  ample,  mieux  com- 
posé, plus  intelligent,  plus  riche  de  détails,  mieux  écrit  que 
tout  ce  qu'a  jamais  produit  cette  prétendue  poésie  populaire, 
qui,  elle,  pourrait  bien  n'avoir  jamais  existé. 

Eh  !  bien,  l'auteur  de  ce  poème  primitif,  en  l'appelant 
Homère  afin  de  marquer  son  individualité,  on  se  trompe  moins 
qu'en  l'appelant  foule,  peuple,  époque  inspirée. 

Il  y  a  eu  un  Homère  ;  et  concédons  qu'il  n'était  peut-être 
pas  le  fils  de  la  nymphe  Krétéis  et  du  fleuve  Mélès,  qu'il 
n'était  peut-être  pas  aveugle  et  qu'il  ne  s'appelait  peut-être  pas 
Homère.  Des  fables  ornent  sa  biographie,  —  des  fables  char- 
mantes et  peu  déguisées  ;  —  mais  aucune  de  ces  fables  n'est 
aussi  improbable,  aussi  mensongère,  aussi  folle  que  celle  qu'ont 
organisée  à  grand'peine  les  savants  du  dernier  siècle  autour  des 
foules  poétisées,  autour  des  peuples  porte-lyres,  autour  d'une 
Ionie  toute  délirante  de  poésie  prodigieuse  et  d'épopée  ! . . . 


* 
*  * 


La  thèse  de  Wolffet  de  ses  continuateurs  est,  depuis  quelque 
temps,  battue  en  brèche  par  des  érudits  que  de  récentes 
découvertes,  une  lecture  plus  sincère,  une  attention  moins 
préoccupée  ont  avertis  utilement.  Ils  tendent  à  rapprocher  de 
nous  l'époque  des  poèmes  homériques.  Déjà,  il  y  a  une  ving- 
taine d'années,  M.  Georges  Perrot  avouait  les  doutes  que  hii 
inspirait  l'âge  attribué  généralement  à  Y  Iliade  et  à  YOdyssée. 
M.  Michel  Bréal  a  ressenti  la  même  incertitude  ;  il  l'a  notée, 
il  l'a  élucidée  dans  ce  beau  livre  :  Pour  mieux  connaître 
Homère, 


r 


LA    STATUE    d'hOMÈRE  3ijï 


Aux.  termes  d'une  très  méticuleuse  étude,  l'auteur  aboutit 
à  cette  conclusion.  Les  poèmes  homériques  ne  peuvent  pas  avoir 
été  composés  plus  tôt  que  le  commencement  du  vne  siècle. 
Lea  critiques  antérieurs  voulaient  remonter  beaucoup  plus  haut, 
jusqu'au  xe  siècle,  par  exemple,  ou  même  au-delà.  Il  leur 
était  agréable  de  placer  Y Iliade  et  Y  Odyssée  à  des  époques 
dont  on.  ne  sait  rien,  parce  qu'ils  se  sentaient  ainsi  plus  libres 
de  formuler  les  hypothèses  les  plus  extravagantes.  M.  Bréal 
leur  reproche  de  méconnaître  tout  oe  qui,  dans  les  poèmes 
homériques,  atteste  une  civilisation  développée.  Famille;  droit, 
morale  sont,  dans  le  texte  d'Homère,  constitués.  Sous  la  Grèce 
des  temps  homériques,  M.  Bréal  devine  plusieurs  couches  de 
civilisation  :  il  y  a,  pour  Homère,  un  passé. 

a  Le  monde  naît,  Homère  chante...  »  Cette  belle  idée  de 
Hugo,  nous  y  renoncerons.  Elle  donnait  aux  poèmes  d'Homère 
un  charme  de  divin  miracle  :  Y  Iliade  et  V  Odyssée  étaient  le 
premier  épanchement  poétique  d'une  Grèce  inaugurale... 
Hélas!  si  loin  que  nous  allions  dans  les  âges,  la  terrible  science 
nous  fait  apercevoir  des  âges  plus  anciens;  et,  quand  nous 
cherchons  la  jeunesse  du  monda,  nous  n'arrivons  nulle  parti... 
La  fraîcheur  de  l'humanité  adolescente  n'est  déjà  plus  dans 
les  poèmes  homériques;  mais  ceux-ci;  en  perdant  cette  grâce, 
acquièrent  une  émouvante  majesté,  comme  les  témoins  d'une 
antiquité  immémoriale. 

Homère  se  rapproche  de  nous.  Il  ne  précède  que  d'un  siècle 
le  grand,  éploiement  de  l'art  éginétique  et  la  constitution  des 
subtiles  éooles  philosophiques  de  l'Asie  Mineure;  il  ne  pré- 
cède que  de  deux  siècles  Hérodote.  H  n'est  plus  égaré  dans 
une  Grèce  mythique  et  hypothétique.  Non!  Et  il  nous  appa- 
raît comme  un  littérateur. 

Gomme  un  littérateur. très  averti,  très  habile,  très  malin, 
très  roué.  Son  œuvre  n'est  assurément  pas  la  première  qui  ait 
été  écrite  en  grec.  Nous  n'en  possédons  pas  de  plus  ancienne 
en  cette  langue;  mais  sa  fine  perfection  suppose  un  effort  plus 
ancien,  plus  spontané,  plus  naïf. 

Homère  n'est  pas  naïf;  son  œuvre  n'est  pas  l'expression 
directe  d'un  génie  enfantin  qui  cède  à  de  lyriques  impulsions, 
fille  abonde  en  ornements  littéraires.  Quand  Homère  demande 
à  la  Muse  combien  les  Àchéens  avaient  de  vaisseaux  et  enre- 


349  LA     REVUE     DE     PARIS 

gistre  la  réponse  de  la  Muse,  il  n'est  pas  dupe  du  procédé  :  il 
pare  une  statistique.  Une  bonne  partie  de  sa  mythologie  est  là. 
pour  le  divertissement  du  lecteur.  Si  Ton  prétendait  y  trouver 
les  croyances  d'Homère  ou  de  son  époque,  on  se  tromperait 
—  dit  M.  Bréal  —  à  peu  près  comme  si  Ton  prétendait  recon- 
naître dans  le  Roland  furieux  de  l'Àrioste  les  croyances  du 
,  quattrocento.  Homère  badine.  Il  y  a,  dans  ses  poèmes,  beau- 

coup de  plaisanterie.  Il  s'amuse  à  des  effets  d'archaïsme.*  Ayant 
à  raconter  la  guerre  de  Troie,  événement  quasi  fabuleux  dont 
le  soutenir  a  été  transmis  de  génération  en  génération  sous 
la  forme  la  plus  incomplète  et  la  moins  sûre,  il  imagine  avec 
fantaisie  une  époque  assez  singulière.  Et,  certes,  il  n'est  pas  un 
archéologue  ;  mais  il  procède  comme  on  a  fait  jusqu'à  ce  temps 
savant  où  nous  vivons  :  il  mêle  aux  éléments  récents  et  qu'il 
emprunte  à  la  vie  contemporaine  des  traits,  réels  ou  inventés, 
qui  ont  un  petit  air  d'autrefois. 

Je  ne  sais  pas  comment  on  a  pu  voir,  en  V Iliade,  un  poème 
farouche  et  à  demi  barbare.  Il  n'y  a  rien  de  plus  faux  que 
1  l'interprétation  d'un  Leçon  te  de  Lisle.   Madame  Dacier  est 

beaucoup  moins  inexacte.  L'aspect  de  rude  sauvagerie  que 
Leconte  de  Lisle  donne  à  cette  épopée  en  ne  traduisant  pas 
les  noms  propres  et  en  les  transcrivant  sans,  d'ailleurs,  tenir 
aucun  compte  de  la  prononciation  véritable,  cet  aspect-là 
n'est  pas  du  tout  celui  de  V Iliade.  Il  a  désiré  que  sa  phrase  fût 
extrêmement  dure  et  «  affreuse  »,  comme  on  disait  au  siècle 
,  de  madame  Dacier;  elle  est  ainsi,  même  dans  les  passages  de 

\  tendresse.  Quoi  de  plus  ridicule  que,  dans  Leconte  de  Lisle, 

l'entrevue  gracieuse  d'Achille  et  de  Thétis  sa  mère?...  Dans 
Homère,  elle  est  écrite  du  style  le  plus  délié;  elle  est  toute 
pleine   de   colère  enfantine,  de  câlinerie   et  d'une   sorte  de 
■  gaieté.  Homère  s'amuse,  quand  il  prête  au  jeune  Achille  ce 

ï  langage  :  <(  Pourquoi  m'interroges-tu?  Ce  que  tu  me  demandes, 

*  tu  le  sais,  puisqu'étant  déesse  tu  sais  tout! . . .  »  Homère  s'amuse 

\  de  la  question  que  Thétis  a  posée  et  de  la  situation  poignante 

où  il  a  mis  ses  personnages  ;  il  s'amuse  de  l'omniscience  de  ses 
|'  dieux  :  il  est  familier  avec  eux,  un  peu  comme  les  gens  du 

i  Moyen  âge,  —  qui  n'étaient  pas  du  tout  naïfs!  —  sont  fami- 

liers avec  Dieu  et  avec  la  mythologie  chrétienne.  Le  voyage 
que  font  Zeus  et  les  autres  habitants  de  l'Olympe  pour  se 


r 


LA    STATUE    d'hOMÈRE  343 


rendre  à  l'invitation  des  Éthiopiens  irréprochables  qui  les  ont 
priés  à  dîner,  ce  voyage  est  un  joyeux  divertissement. 

L'artifice  heureux,  l'attrayante  invention  littéraire,  les  ingé- 
nieuses délicatesses  de  mots  caractérisent  V Iliade.  Elle  est 
beaucoup  plus  proche  de  nous  que  d'une  époque  illusoire  où 
des  poètes  à  demi  prêtres  eussent  répandu  de  sublimes  pro- 
phéties. Homère  n'est  aucunement  un  prophète.  11  traite,  en 
poète  raffiné,  un  sujet  littéraire. 

On  ne  peut  pas  supposer  que  l'Ionie  de  son  temps  ait  été 
occupée  du  souvenir  de  la  guerre  de  Troie  au  point  de  ne 
pouvoir  se  défendre  de  la  chanter,  au  point  d'y  incarner 
comme  involontairement  sa  foi  religieuse  et  sa  pensée  natio- 
nale. Homère  était  un  poète  qui  avait  choisi  ce  sujet-là,  et  qui 
en  aurait  bien  choisi  un  autre,  et  qui  a  traité  ce  sujet-là  avec 
une  extrême  liberté,  indépendamment  de  toute  exigence  de  la 
conscience  populaire.  Et  ce  n'est  pas  une  œuvre  populaire 
qu'il  a  écrite.  U  ne  s'adressait  pas  à  des  foules  ignorantes,  qui 
n'auraient  pas  apprécié  la  qualité  de  ses  trouvailles.  11  écrivait 
pour  une  élite.  Du  reste,  aucun  poète  n'a  peut-être  agi  autre- 
ment; je  ne  connais  pas  d'oeuvre  qui  soit  ensemble  littéraire 
et  populaire  :  ces  deux  mots  me  semblent  un  peu  contra- 
dictoires. 

M.  Victor  Bérard  a  formulé,  à  propos  de  l'Odyssée,  un  cer- 
tain nombre  d'hypothèses  qui,  admises,  préciseraient  singuliè- 
rement le  personnage  d'Homère  *.  L'auteur  de  Y  Odyssée  aurait 
eu,  parmi  ses  projets,  celui  de  plaire  à  quelques  roitelets  d'Asie 
Mineure,  auxquels  il  fournissait  de  flatteuses  généalogies. 
Et,  quant  à  son  procédé  de  travail,  il  se  serait  servi,  pour  ses 
itinéraires  et  ses  descriptions,  de  livres  antérieurs,  portulans 
et  instructions  nautiques  de  ces  grands  et  avisés  navigateurs 
qu'étaient  les  Phéniciens.  Il  aurait  trouvé  là  ses  paysages  : 
ainsi,  un  romancier  de  nos  jours,  désireux  de  situer  son  anec- 
dote dans  un  pays  lointain  sans  y  aller,  s'inspirerait  commo- 
dément d'un  Baedeker;  ainsi,  Chateaubriand,  qui  ne  fit  peut- 
être  qu'un  petit  tour  en  Amérique,  utilisa  —  M.  Bédier  l'a 
démontré  —  des  écrits  de  plusieurs  véritables  voyageurs. 

i.  Victor  Bérard,   Les  Phéniciens  et  rOdyssée,  deux  volumes,   Paris, 
1902-1903. 


344  tx    »rruE    DE    PARI« 

Cela  nous  fait  un  (frôle  d'Homère,  de  caractère  assez  peu 
édifiant,  un  courtisan  subtil,  —  et  un  Hbmère  extrêmement 
homme  de,  lettres.  QUe  nous  somme»  loin  de  l'ancienne  con- 
ception de  l'épopée  f...  Ce  n'est  plus  la  Grèce  éperdue  de 
poésie  et  qui  chante  ses  origines  :  tout  bonnement,  un  poète 
travaille  de  son  métier. 

M.  Bérard  s'est  proposé  d'établir  que  les  grandes  œuvre» 
d'art  sont  le  double  produit  d'une  tradition  nationale  et  d'une 
influence  étrangère.  C'est  ce  qu'il  appelle  la  «  loi  du  recoupe- 
ment ».  Ainsi,  la  tradition  nationale  de  notre  pays  aurait 
donné,  au  contact  du  romantisme  allemand,  Victor  Hugo; 
plus  anciennement,  au  contact  de  l'influence  anglaise,  Vol- 
taire ;  plus  anciennement,  au  contact  de  l'influence  espagnole, 
Corneille;  plus  anciennement,  au  contact  de  l'influence 
antique,  Ronsard,  etc.  Et,  ainsi,  la  splendeur  du  poème 
homérique  coïnciderait  avec  le  «  recoupement  »  de  la  tradition 
grecque  et  de  l'influence  phénicienne... 

Alors,  cet  Homère,  nous  ne  pouvons  plus  même  nous  le 
figurer  tel  que  je  le  voyais  sur  la  vieille  estampe  de  mon  grand- 
père,  porteur  de  lyre  qui  improvise  au  bord  des  flots.  Non, 
non,  ce  n'est  pas  sur  la  plage  qu'il' exhale  ses  idées  mélodieuses, 
qu'il  répète  les  paroles  de  la  Muse  :  il  travaille  à  son  bureau.  Il 
faut  qu'il  ait  ses  documents  sous  la  main,  les  portulans,  les 
instructions  nautiques  des  Phéniciens,  toute  une  bibliothèque, 
ses  notes  et,  bref,  le  fatras  qui  entoure  un  écrivain.  C'est  un 
homme  de  cabinet. 

La  théorie  de  M.  Bérard,  ingénieuse  à  ravir,  menée  avec  un 
art  éblouissant,  ne  s'impose  pas  d'une  manière  invincible  :  on 
lui  a  fait  plusieurs  objections  et  on  lui  en  pourra  faire  d'au- 
tres. L'essentiel  subsiste  et  le  voici  :  Y  Odyssée  supporte  d'êtte 
étudiée  comme  un  autre  poème  dont  l'origine  ne  serait  aucu- 
nement merveilleuse  ;  la  personnalité  d'Homère  s'y  dessine  en 
traits  qu'on  modifiera  peut-être,  mais  elle  existe,  nettement. 

Pour  que  cela  seulement  soit  acquis,  je  renonce  à  l'aimable 
et  divin  vieillard  qui  était  fils  de  la  nymphe  Krétéis  et  du 
fleuve  Mélès;  je  renonce  aux  touchantes  amours  de  cette 
nymphe  et  de  ce  fleuve;  et  je  renonce  encore  au  jeune  homme 
piaux  qui  consacrait  de  belles  années  à  guider  le  long  des 
flots  retentissants  l'invocateur  auguste  d'Apollon-Sminthée* 


1 


r 


LA    STATUE    d'hOMERE  345 


U  m'en  coûte;  il  m'en  a  coûté,  jadis,  davantage  de  renoncer 
à  tout  Homère,  quand  un  imprudent  professeur  me  donna 
mes  premières  leçons  de  scepticisme. 


Je  ne  sais  pas  quelle  image  dressera,  en  ce  Paris,  le  sculpteur 
qu'aura  désigné  le  comité  Homère.  Représentera-t-il  le  fils 
de  la  nymphe  et  du  fleuve,  ou  bien  cet  Homère  qui  n'a  point 
existé,  une  Grèce  qui  chante,  ou  bien  un  poète  au  visage 
intelligent,  habillé  à  la  grecque;  ou  bien  cet  homme  de  lettres 
un  peu  flagorneur,  aux  yeux  que  la  lecture  a  fatigués,  à  la 
physionomie  maligne  P. . . 

Ah!  qu'il  nous  épargne  un  Homère  qui  soit  un  symbole,  une 
foule,  un  néant  mystique!...  J'aimerais  cette  statue,  si  sa 
plaisante  inauguration,  riche  de  députés  et  de  sous-secrétaires 
d'Etat,  devait  une  bonne  fois  marquer  la  fin  des  pitoyables 
doctrines  qui  ont  faussé  la  critique  et  la  sociologie  du  dernier 
siècle;  si  elle  signifiait  qu'on  ne  croit  plus  aux  foules  inven- 
tives et  créatrices  et  que,  pour  produire,  on  ne  compte  plus 
que  sur  les  individus  les  mieux  solitaires.  Ceux-là,  héros,  les 
foules  les  imitent,  et  avec  une  prodigieuse  maladresse,  voilà 
tout. 

Mai*  ce  n'est  pas  cela  qu'on  prétend  faire  :  une  telle  entre- 
prise, mai  démocratique,  éloignerait  les  pouvoirs  publics,  les 
députés  influents  et  tout  sous-secrétaire  d'État;  elle  indignerait 
le  conseil  municipal.  Un  emplacement  serait  refusé.  On  a 
résolu  de  glorifier  l'hellénisme,  lequel  est  mort  et  tout  à  fait 
mort,  lequel  n'a  plus  aucune  influence  chez  nous,  aucune 
influence  évidemment  sur  les  masses,  aucune  influence  non 
plus  sur  les  écrivains. 

Si  l'on  veut  absolument  élever  une  statue  d'Homère,  il  faut 
qu'on  sache  qu'elle  sera  un  monument  de  deuil  et  de  repentir, 
auquel  porter  des  couronnes  funèbres  comme  à  la  statue  de 
Strasbourg. 

ANDRÉ    BEAUNIER 


1 


LES  ROMANS   NATIONAUX 

DE 

MADAME   CLARA  VIEBIG 


Soumettez  à  un  professionnel  de  la  littérature  le  livre  d'un 
inconnu  et  demandez-lui,  sa  lecture  achevée  :  «  A  quel  sexe 
appartient  Fauteur  que  vous  venez  de  lire  ?  »  Ou  je  me  trompe 
fort,  ou  il  lui  arrivera  bien  rarement  de  répondre  à  faux.  Evi- 
demment, s'il  s'agit  d'une  gageure,  on  pourra  égarer  le  juge- 
ment le  plus  sûr.  Il  est  telle  page  de  madame  de  Staël  qui 
pourrait  être  signée  d'un  nom  masculin,  il  est  tel  fragment 
d'Alphonse  Daudet  qui  semble  trahir  une  sensibilité  toute 
féminime  ;  mais  ces  auteurs  sont  des  exceptions  et  n'infirment 
point  sérieusement  la  règle  que  je  pose,  à  savoir  qu'on  par- 
vient assez  facilement,  avec  un  peu  d'expérience;  à  lire  le  sexe 
d'un  auteur  dans  ses  écrits. 

En  ce  qui  touche  les  femmes  de  lettres  allemandes  de 
ce  temps,  et  particulièrement  madame  d'Ebner-Eschenbach, 
madame  Gabrielle  Reuter,  madame  Riccarda  Huch,  toute 
méprise  est  impossible.  Je  serai  moins  affirmatif,  par  exemple, 
sur  madame  Clara  Viebig.  A  chaque  nouveau  livre  qu'elle 
publie,  les  critiques  d'outre-Rhin  rendent  hommage,  non 
sans  quelque  apparence  de  raison,  au  talent  essentiellement 
viril  de  cette  femme.  Par  quoi  j'aime  à  penser  qu'ils  ne  pré- 
tendent point  lui  adresser  un  compliment,  mais  qu'ils  consta- 


LES    ROMANS    DE    MADAME    CLARA    VIEBIG  347 

lent  un  fait,  énoncent  un  jugement  —  auquel  nous  souscrivons 
d'ailleurs  bien  volontiers.  —  Le  talent  de  madame  Viebig  est, 
en  effet,  beaucoup  moins  féminin  qu'il  n'est  tout  simplement 
humain,  spontané,  robuste  et,  par  conséquent,  si  Ton  veut, 
viril.  Humains,  ses  livres  ne  révèlent  en  outre  aucune  trace 
de  féminisme.  Et  voilà  une  particularité  intéressante,  singu- 
lièrement méritoire  aujourd'hui,  et  qui  suffît  à  distinguer 
heureusement  madame  Clara  Viebig  entre  la  plupart  des 
femmes  auteurs  de  sa  génération. 


*  # 


Née  en  1868,  à  Trêves,  elle  passa  ses  jeunes  années  dans 
des  contrées  très  différentes  qui  toutes  ont  laissé  une  empreinte 
en  ses  écrits  :  l'âpre  Eifel,  le  riant  pays  du  Rhin,  la  Pologne 
prussienne,  Berlin,  où  madame  Viebig  est  mariée.  —  Une 
excellente  revue   de    littérature   comparée,   Das   literarische 
Echo,  publiait   naguère   une    esquisse    autobiographique   où 
madame  Viebig  s'attribuait  trois  patries,  qu'elle  appelait  «  ses 
trois  fiancées  »,  par  allusion  à  un  conte  populaire,  célèbre 
dans  toute  l' Allemagne.  Les  trois  patries  de  madame  Viebig 
étaient  :  Trêves,  l'antique  cité  romaine,  ce  où  le  christianisme 
et  le  paganisme  se  marchent  presque  sur  les  pieds  »  ;  Dussel- 
dorf,  la  ville  aimable  au  bord  du  Rhin,  où  la  vie  est  relative- 
ment facile,  la  population  joyeuse,  où  régnent  des  traditions 
et  des  goûts  artistiques;  la  Posnanie,  enfin,  plaine  intermi- 
nable de  champs  de  sable,  de  champs  de  blé  et  de  champs  de 
betterave,   coupés  seulement  de  loin  en  loin  par  des  forêts 
sombres,  monotone  pays,  théâtre  d'une  lutte  acharnée  entre 
l'élément  prussien  et  l'élément  polonais.  Si  le  Rhin,  en  effet, 
est  le  pays  où  l'on  rit,  la  Pologne  est  le  pays  où  l'on  pleure. 
Nature  largement  éclectique,  madame  Viebig  porte  à  ses  trois 
patries,  à  ses  «  trois  fiancées  »,  une  tendresse  égale  :   «  À 
l'ouest  et  à  l'est,  —  disait^elle  en  terminant  sa  notice  autobio- 
graphique, —  et  sur  les  bords  du  Rhin  inférieur,  elles  habitent, 
mes  trois  fiancées.  A  toutes  trois  appartient  mon  cœur,  à 
chacune  d'elles  je  dois  beaucoup  de  joie,  mais  à  toutes  les 
trois  réunies  je  dois  ce  que  je  place  le  plus  haut  :  mon  art.  » 


348 


LA     R1TV/UB     DE     FKLRdfi 


«  A  toutes  les  trois,  je  dois  mon. art  »,  écrit  madame  Viebig, 
attestant  ainsi  le  caractère  régional  de  son  œuvra.  Se9  romani 
appartiennent,  en  effet,  à  oe  que  la  Heimathkunst,  ce  littéra- 
ture des  petites  patries  »,  a  produit  de  meilleur  en  Allemagne 
depuis  un  quart  de  siècle.  Madame  Viebig  excelle  à  donner 
l'impression  presque  physique  des  lieux  et  des  milieu*-  Ses 
tableaux  valent  par  le  relief  comme  par  la  couleur.  Et  cela 
doit  être  d'autant  plus  remarqué  que  le  style  de  madame 
Viebig  est  d'une  simplicité  parfaite.  Toutes  les  recettes  de 
«  l'écriture  artiste  »,  tous  les  «  trucs  »  de  l'impressionnisme 
littéraire  en  sont  absents.  Le  seul  procédé  auquel  on  voit 
recourir  madame  Viebig,  c'est  l'usage  des  dialectes.  Dia- 
lecte de  l'Eifel,  tout  émaillé  de  vocables  français,  dialecte 
rhénan,  dialecte  polonais,  argot  berlinois,  madame  Viebig  les 
possède  à  fond,  et  l'emploi  qu'elle  en  fait  contribue  à  colorer, 
à  vivifier  ses  fictions.  Il  semble  même  qu'elle  soit  portée  à  en 
abuser.  Ces  parlers  dialectaux,  pittoresques  mais  lourds,  plus 
populaciers  que  populaires,  finissent  par  fatiguer.  Limité  aux 
conversations  des  personnages,  l'usage  du  dialecte  est  admis- 
sible, mais  il  déborde  trop  souvent  les  dialogues,  usurpant 
sur  les  parties  du  récit  où  l'auteur  parle  en  son  propre  nom. 

Madame  Clara  Viebig  a  écrit  des  pièces  de  théâtre,  des 
romans,  des  nouvelles.  Parmi  ses  romans,  il  en  est*  un,  le  plus 
récent  ou  peu  s'en  faut,  dont  je  ne  me  permettrai  de  rien 
dire  ici  :  la  Revue  de  Paris  en  commence  aujourd'hui  la 
publication;  ses  lecteurs  en  jugeront  eux-mêmes.  Au  nombre 
des  autres,  il  en  est  quatre  particulièrement  remarquables  et 
qui  furent  particulièrement  remarqués  :  Village  de  femmes ,  le 
Pain  quotidien,  la  Garde  sur  le  Rhin  et  t Armée  dormante*. 

Village  de  femmes  est  un  roman  plus  brutal  que  fort,  plus 
cynique  peut-être  qu'audacieux.  C'est  une  apothéose,  d'ailleurs 
brillante,  de  l'appétit  sexuel,  de  l'instinct  qui  incline  la  femme 
vers  l'homme,  —  on  serait  presque  tenté  de  dire  :  qui  jette  la 
femelle  dans  les  bras  du  mâle.  —  On  rencontre  dans  la  plupart 
des  romans  de  madame  Viebig  des  créatures  sensuelles  dont 
les  ardeurs  sont  franchement  dépeintes.  Aussi  bien,  n'y  a-tril 


i.  La  plupart  des  romans  de  madame  Viebig  ont  été  édités  à  Berlin,  par 
MM.  Egon  Fleischel  et  O. 


r 


LE8    ROMANS    DE    VADAME    CLARA    VIEBIG  34$ 

aucune  arrière-pensée  morde  ou  immorale  dans  ce  roman  qui 
la  -mit  hors  de  pair  :  Village  de  femmes.  La  a  bonne  loi  natu- 
relle »  y  apparaît  comme  souveraine  maîtresse,  elle  est  la  seule 
règle  reconnue  par  la  population  de  ce  bourg  de  l'Eifel,  de 
côt  Eifelsdhmitt  où  madame  Viébig  nous  transporte.  On  lui 
en  a  touIu,  dans  le  clan  féministe,  de  la  complaisance  avec 
laquelle  elle  décrit  les  agrestes  saturnales  où  leur  tempéra- 
ment excessif  entraîne  les  donzelles  d'Eifelschmitt.  J'ignore 
ce  qu'elle  a  pensé  de  ces  attaques,  mais  je  suis  tenté  de  croire 
qu'elle  ne  s'en  est  point  affligée  outre  mesure.  On  aurait  tort, 
au  demeurant,  d'attribuer  à  ces  peintures  une  <(  tendance  ». 
Les  livres  de  madame  Viebig  expriment,  il  va  sans  dire,  des 
idées  générales  et  reflètent,  surtout  quand  ils  débattent  des 
questions  brûlantes  (comme  la  question  polonaise  dans  F  Armée 
dormante)  des  idées  et  des  opinions  personnelles.  Mais  madame 
Viebig  peint  d'abord  pour  le  plaisir  de  peindre,  parce  que  tel 
sujet  Tinspire  et  lui  «  dit  » .  Elle  trouve  à  la  vie  une  beauté 
intrinsèque.  Et  il  lui  suffît  que  ses  livres  rendent  la  vie  telle 
quelle,  avec  ses  sourires,  avec  ses  larmes. 

En  vertu  de  quoi,  il  arrive  à  madame  Viebig  de  se  contre- 
dire ou  de  sembler  se  contredire.  De  même  qu'il  y  a,  suivant 
la  forte  parole  d'un  personnage  de  Murger,  «  des  années  où 
l'on  n'est  pas  en  train  »,  il  y  a,  pour  certains  gens,  des  années 
où  l'on  est  gai,  d'autres  où  l'on  est  triste,  des  années  où  l'on 
professe  le  naturalisme,  d'autres  où  c'est  l'idéalisme  qui  pré- 
domine. Les  âmes  réceptives,  mais  ardentes,  comme  madame 
Viebig,  obéissent  volontiers  à  ces  penchants  opposés,  suivant 
l'humeur  du  jour,  suivant  aussi  la  nature  du  sujet  qu'elles 
traitent.  Rien  que  de  fort  admissible  dans  les  divergences  "qui 
se  découvrent  entre  Village  de  femmes  et  le  Pain  quotidien. 

La  scène  de  ce  deuxième  roman  est  à  Berlin.  C'est  là 
encore  un  récit  naturaliste,  mais  ce  n'est  point  la  loi  de 
nature,  c'est  la  loi  de  l'homme  qui  triomphe  dans  ces  pages, 
la  loi  de  l'homme  avec  les  dures  contraintes  qu'impose  la  vie 
en  commun  dans  les  grandes  villes.  Si  Village  déférâmes  res- 
pirait une  folle  joie  de  vivre,  le  Pain  quotidien  est  plein  des 
tristesses  que  la  nécessité  de  soutenir  leur  pauvre  corps  inflige 
aux  déshérités.  Tout  comme  Village  de  femmes,  le  Pain  quoti- 
dien se  déroule  dans  un  milieu  de  très  pauvres  gens.  C'est  le 


35o 


LA     REVUE     DE     PARIS 


1 


monde  des  petits  commerçants  berlinois  et  des  servantes  que 
madame  Viebig  y  décrit,  avec  un  réalisme  d'où  la  poésie  n'est 
point  bannie.  L'influence  d'Emile  Zola  est  sensible,  mais  la 
pitié  est  plus  apparente  et  moins  superficielle  chez  la  femme 
de  lettres  allemande.  Au  point  de  vue  «  métier  »,  le  Pain  quoti- 
dien est  d'ailleurs  un  des  romans  les  plus  faiblement  composés 
de  madame  Viebig.  Il  y  a  des  gaucheries  dans  l'économie  du 
récit  ;  le  récit  lui-même  est  parfois  monotone  et  un  peu  terne. 
Alors  que  la  «  couleur  »  est  une  des  qualités  les  plus  unani- 
mement consenties  à  madame  Viebig,  la  couleur  est  ce  qui 
manque  par-dessus  tout  au  Pain  quotidien.  L'impression  pro- 
duite par  ce  livre  n'en  est  pas  moins  forte,  d'autant  plus  que 
toute  rhétorique  révolutionnaire  en  est  absente.  La  bonté,  en 
revanche,   et  la  pitié  sont  présentes  partout,   mais  elles   ne 
s'affichent  pas  :  il  faut  les  découvrir  entre  les  lignes.  Village  de 
femmes  avait  attiré  sur  la  tête  de  l'auteur  certaines  aniiqosités 
que  le  Pain  quotidien  est  bien  propre  à  dissiper.  Il  n'y  a  qu'une 
femme  (je  ne  dis  pas  une  femme  inféodée  au  féminisme)  pour 
peindre  à  la  fois  avec  une  vérité  si  poignante  et  tant  de  poésie 
intime  les  souffrances  de  deux  pauvres  petites  bonnes,  lamen- 
tables héroïnes  du  Pain  quotidien.  Madame  Clara  Viebig,  au 
talent  si  «  viril  »,  trahit  dans  ce  livre  son  véritable  sexe. 


* 
*  * 


Parmi  ces  quatre  romans  si  remarquables,  ceux  dont  il  me 
reste  à  parler  sont  ceux  que  je  préfère.  Ils  sont  intitulés,  ai-je 
dit,  la  Garde  sur  le  Rhin  et  ?  Armée  dormante,  et  traitent  l'un 
et  l'autre  des  thèmes  difficiles,  où  les  femmes  ne  s'essayent 
qu'en  hésitant.  La  Garde  sur  le  Rhin  et  l'Armée  dormante  sont 
des  romans  politiques  ou,  pour  parler  plus  exactement,  des 
romans  nationaux. 

La  Garde  sur  le  Rhin  résume,  sous  forme  romanesque, 
l'histoire  de  la  ville  de  Dusseldorf,  de  i83o  au  lendemain 
de  1870;  F  Armée  dormante  nous  transporte  en  pleine  Pologne 
contemporaine  et  nous  montre  la  rudesse  prussienne  s'usant 
contre  la  patience  et  la  souplesse  d'un  mort  plein  de  jeunesse 
encore,  d'un  mort  qu'il  faut  qu'on  tue,  d'un  mort  qu'on 
ne  tuera  pas. 


r 


LES    ROMANS    DE    MADAME     CLARA    VIEBIG  35l 


Quelles  que  soient,  dans  les  deux  cas,  la  gravité  et  l'austérité 
du  sujet,  ces  livres  n'en  méritent  pas  moins  ce  nom  de  romans 
dont  ils  se  parent.  Sans  doute,  ils  contiennent  l'un  et  l'autre 
des  synthèses  plus  hautes  et  plus  vastes  que  n'en  comportent 
les  romans  ordinaires;  sans  doute,  l'élément  politique,  l'élé- 
ment national  prédomine  dans  l'un  comme  dans  l'autre  ;  mais 
Tintention  proprement  didactique  disparait,  ou  presque,  auprès 
de    l'intérêt  dramatique  qui   s'attache   aux  personnages   mis 
en  scène.  Madame  Viebig  excelle  à  dépeindre  les   individus 
«  représentatifs  »  d'une  époque,  d'une  nation  ou  d'une  classe. 
Si  richement  douée  sous  le  rapport  de  l'intuition  psycholo- 
gique,   elle   ne   possède   pas   l'imagination   historique   à   un 
moindre  degré.  Ses  personnages  de  T  Armée  dormante,  elle  a 
pu  les  observer  sur  place,  pendant  ses  séjours  en  Pologne; 
mais  ce  Dusseldorf  de  i83o  et  de  i848  qu'elle  restitue  dans  la 
Garde  sur  le  Rhin,  elle  ne  l'a  point  vu,  —  de  quoi,  d'ailleurs, 
nous  la  félicitons.  —  Pour  avoir  tracé  néanmoins  des  tableaux 
si  pleins  de  vie,  félicitons-la  plus  chaudement!  La  Garde  sur 
le  Rhin  prouve  que  madame  Viebig  sait  voir  avec  les  yeux 
de  lame  aussi  bien  qu'avec  les  yeux  du  corps. 

Dans  ses  deux  romans  nationaux,  le  personnage  principal 
est  un  Prussien.  Il  s'appelle,  dans  la  Garde  sur  le  Rhin,  Frédéric 
Rinke.  Rinke  est  sergent-major  dans  l'armée  royale,  et  je  vous 
prie  de  croire  qu'il  y  parait.  Il  a  toute  sorte  de  vertus  militaires 
et  civiques,  je  l'admets,  mais  il  manque  de  grâce,  ah!  comme 
il  manque  de  grâce  I  Dusseldorf,  le  Dusseldorf  de  i83o,  est 
d'ailleurs  sévèrement  jugé  par  ce  soldat  prussien.  A  son  avis, 
les  Allemands  des  bords  du  Rhin  manquent  déplorablement  de 
discipline  et  de  tenue.  Ils  sont  dissipés  etlégers.  Ils  aiment  trop 
à  rire  et  à  chanter.  Ils  ne  sont  pas  les  derniers  à  estimer  leurs 
crus  généreux.  Que  de  faiblesses!  Il  était  temps,  en  vérité, 
que  la  Prusse  prit  en  main  l'éducation  de  ces  Germains  de 
pacotille... 

Mais,  pour  être  soldat,  on  n'en  est  pas  moins  homme.  Frédéric 
Rinke  tombe  amoureux  de  Catherine  Zillges,  une  fraîche  et 
jolie  jeune  fille,  de  vieille  souche  rhénane,  et  Catherine  Zillges, 
de  son  côté,  se  met  à  adorer  le  sergent-major  pour  son  air 
martial  et  toutes  ses  vertus  connues,  cachées  et  supposées.  Les 


35fl  LA     REVUE     DE     PARIS 

parents  de  Catherine  tiennent  à  Dusseldorf  la  confortable 
auberge  de  F  Oiseau  multicolore.  Ils  ont  de  grandes  ambitions 
pour  leur  enfant.  Aussi  voient-ils  sans  plaisir  les  amours  dte 
Catherine  et  du  sergent-major  Rinke.  Catherine  pourrait  trouver 
mieux.  Le  père  Zillges,  qui  déteste  les  Prussiens,  ne  décolère 
point.  Parlez-lui  des  Autrichiens  de  naguère  :  avec  eux  l'on 
pouvait  s'entendre.  Parlez-lui  surtout  des  Français  et  de  l'em- 
pereur Napoléon  :  quel  bon  temps  Dusseldorf  connut  alors!  La 
division  Lefébvre  a  laissé  dans  l'esprit  du  patron  de  l'Oiseau 
multicolore  un  meilleur  souvenir  encore  que  les  Autrichiens. 
A  qui,  d'ailleurs,  la  ville  doit-elle  ses  parcs  et  ses  boulevards? 
A  Napoléon.  «  Celui-là  était  un  homme,  —  conclut  le  père 
Zillges,  —  Dieu  ait  son  âme  !  »  Tandis  que  ces  Prussiens  détestés 
en  usent  vraiment  avec  une  brutalité  et  un  sans-gêne  ! . . .  Raides, 
gourmés,  guindés,  ils  n'ont  ni  la  gaieté  française  ni  la  bon- 
homie traditionnelle,  la  Gemuthlichkeit,  des  Allemands  du  Sud. 
Ils  ne  rêvent  que  plaies  et  bosses.  Enfin,  ce  sont  des  luthériens, 
des  hérétiques,  alors  que  Dusseldorf  en  général  et  les  Zillges 
en  particulier  s'honorent  d'appartenir  à  la  religion  apo9to- 
tolique  et  romaine.  Dans  ces  conditions,  comment  Catherine 
pourrait-elle  vivre  heureuse  avec  le  sergent  Rinke?  C'est  pure 
folie.  Il  n'y  faut  pas  songer. 

Catherine  y  songe  pourtant  et  ne  fait  rien  d'autre.  Elle  tient 
mordicus  à  son  sergent-major.  Si  bien  que  ses  parents  finis- 
sent par  céder.  Mais  l'incompatibilité  d'humeurs  éclate  dès  les 
premières  semaines  qui  suivent  le  mariage.  Cet  accouplement 
d'une  carpe  rhénane  et  d'un  lapin  brandebourgeois  ne  saurait 
être  heureux.  Tout  sépare  ces  époux!  Catherine,  c'est  encore 
la  vieille  Allemagne,  l'Allemagne  méridionale,  rêveuse,  douce, 
tolérante;  Frédéric,  c'est  déjà  l'Allemagne  nouvelle,  c'est  la 
Prusse  pratique,  autoritaire,  absolutiste.  Naturellement,  l'une 
des  questions  qui  soulèvent  dans  le  ménage  Rinke  les  plus 
aigres  débats,  c'est  l'éducation  religieuse  qu'il  sied  de  donner 
aux  enfants.  Frappant  du  poing  sur  la  table,  le  sergent-major 
a  déclaré  que  sa  progéniture  serait  luthérienne  :  «  Les  enfants 
d'un  soldat  doivent  prier  comme  prie  leur  roi.  »  Mais  le 
confesseur  de  Catherine  affirme  que  ces  pauvres  petits  ris- 
quent, le  purgatoire  en  allant  au  prêche.  Et  voilà  leur  mère 
désolée.  Scènes,  larmes,  déchirements. 


r 


LES     ROMANS    DE    MADAME    CLARA    VIEBIG  353 


Une  ribambeUe  d'enfants  n'en  vient' pas  moins  réjouir  le 
ménage  prusso-rhénan.  Joséphine,  la  fille  des  Rinke,  procure 
à  son  père  les  plus  douces  joies.   Elle  est  digne  de  lui  en 
tous  points.  Elle  unit  la  «  solidité  »  prussienne,  comme  on 
dit  à  Berlin,  à  la  sentimentalité  douce  des  Gretchen  de  l'Alle- 
magne méridionale.  Il  y  a  peut-être  du  «  symbole  »  dans  cette 
figure.   Joséphine  proclamerait  l'excellence  du  sang  rhénan 
mêlé  au  sang  prussien.  Père  et  mère  peuvent  se  disputer  : 
l'enfant  sera  un  être  équilibré,  harmonieux  et  sain,  un  produit 
d'un  germanisme  supérieur.  Dusseldorf  a  pu  supporter  tout 
d'abord  à  contre-cœur  le  joug  des  Hohenzollern  :  cette  forte 
éducation,  en  fin  de  compte,  lui  a  profité.  Elevée  par  son  père, 
Joséphine  a  toutes  les  vertus  du  soldat  ;  elle  connaît  par  cœur 
le  a  règlement  ».  Et  quand,  les  talons  joints,  la  tête  haute, 
eUe  récite  la  devise  du  soldat  prussien  :  «  Fidélité,  vaillance, 
obéissance,  devoir  et  honneur  »,  le  sergenf-major  frémit  d'aise 
et  d'orgueil. 

Son  fils  Wilhelm  est  loin  de  lui  donner  les  mêmes  satisfac- 
tions. S'il  y  a  du  symbole  dans  le  caractère  de  Joséphine,  il  y 
en  a  peut-être  aussi  chez  Wilhelm.  Le  symbole,  en  ce  cas, 
serait  tout  à  la  confusion  de  la  discipline  prussienne.  Wilhelm 
témoigne  avec  éloquence  des  mauvais  effets  de  la  schlague  sur 
certains  tempéraments,  rhénans  ou  autres.  En  quoi,  d'ailleurs, 
il  est  représentatif,  lui  aussi.  Toutes  les  greffes  prussiennes, 
à  Dusseldorf,  ne  réussirent  pas  :  il  y  eut  là,  comme  partout,  le 
déchet  fatal.  Wilhelm  aime  le  vin,  le  tabac,  les  plaisirs  hon- 
nêtes. Illes  apprécie  même  trop,  au  gré  de  son  sergent-major 
de  père.  Wilhelm  s'étant  présenté  un  jour,  devant  lui,  en 
état  d'ivresse  légère,  Friedrich  Rinke  s'en  va  quérir  une  canne 
et  administre  à  son  fils,  déjà  grand  garçon  et  apprenti  tailleur, 
une  correction  au  moins  excessive.  Wilhelm  subit  l'outrage 
sans  protester  ;  mais,  aussitôt  après,  il  quitte  la  maison  pater- 
nelle pour  n'y  jamais  reparaître.  Il  prend  en  haine  la  disci- 
pline, l'autorité,  toutes  les  autorités,  celle  de  son  père  comme 
celle  de  son  roi.  L'émeute  politique  qui  gronde  va  lui  fournir 
l'occasion  de  faire  œuvre  de  rebelle. 

Les  pages  consacrées  par  madame  Viebig  aux  journées  de 
Quarante-huit  à  Dusseldorf  sont  parmi  les  plus  belles  et  les 
plus  fortes.  On  admire  avec  quel  talent  cet  auteur  met  les 

i5  Novembre  1908.  #  9 


L 


354  LA     REVUE     DE     PARIS 


1 


foules  en  mouvement,  les  fait  aller,  venir,  agir.  Pendant  la 
guerre  des  rues  qui  ensanglante  alors  Dusseldorf,  Wiïhclm  et 
son  père  se  trouvent  un  jour  fnec  à  face,  au  sommet  d'une 
barricade.  Un  dernier  scrupule  relient  leur  main  levée,  à  tous 
deux  :  «  Soudain,  une  pierre  lancée  on  ne  sait  d'où  vient 
frapper  le  sergent-major  au  front.  Wilhelm,  stupéfait,  regarde  ; 
est-ce  lui  qui  a  lancé  la  pierre  qui  a  atteint  son  père?  Non. ..  si 
fait. . .  non  ! . . .  Il  n'en  sait  rien  lui-même  et  demeure  stupide.  » 
La  blessure,  du  reste,  n'est  pas  grave,  mais  ce  qui  est  grave, 
c'est  le  spectacle  contemplé  par  le  sergent-major  du  haut  de 
la  barricade  :  Wilhelm  parmi  les  rebelles!  Voilà  la  blessure 
dont  Rinke  ne  guérira  pas,  dont  Rinke  ne  veut  pas  guérir.  Il 
a  perdu  l'honneur  :  comment  pourrait-il  vivre  désormais?  Un 
coup  de  pistolet  dans  la  tempe,  et  c'est  fini  :  les  principes  de 
grandeur  et  de  servitude  militaires  comptent  une  victime, 
comptent  un  héros  de  plus  I 

Le  récit  se  poursuit  par  les  événements  de  1866  et  de  1870. 
Et  Ton  admire  de  nouveau  l'art  avec  lequel  ces  faits  politiques 
sont  rattachés  aux  destinées  individuelles  des  membres  de  la 
famille  Rinke.  Les  romans  nationaux  de  madame  Viebig  se 
distinguent  heureusement,  sous  ce  rapport,  de  la  plupart  des 
récents  <(  romans  historiques  »  de  langue  allemande.  Ces 
derniers,  trop  souvent,  sont  dus  à  des  auteurs  plus  érudits 
qu'artistes,  à  de  fort  savants  personnages  qui  ont  pris  des 
notes,  formé  des  dossiers  et  qui  ne  peuvent  se  résigner  à  ne 
pas  utiliser  tout  leur  butin.  11  en  résulte  que  les  événements, 
retracés  pour  eux-mêmes,  tiennent  dans  ces  récits  une  place 
excessive.  Ces  auteurs-là  font,  comme  diraient  les  Allemands, 
de  la  narration  «  objective  »,  alors  que  madame  Viebig,  mieux 
inspirée,  retrace  les  faits  d'un  point  de  vue  subjectif.  S'agit-il, 
par  exemple,  de  rendre  l'impression  produite  sur  le  peuple  par 
les  grands  événements  de  1 870-1 871,  elle  se  garde  bien  de 
prendre  personnellement  la  parole,  mais  les  fait  exposer  et 
commenter  par  ses  personnages,  et,  suivant  la  nature  de 
l'événement,  par  celui  de  ses  personnages  dont  l'opinion  était 
la  plus  topique. 

Si  débordant  de  patriotisme  qu'il  soit,  le  récit  de  la  campagne 
franco-allemande,  dans  le  livre  de  madame  Viebig,  est  plein 


LES     ROMANS     DE     MADAME     CLAIIA    VJEBIG  355 

d'humanité,  de  poésie,  de  pitié.  On  aime  à  dire  que  le  roman 
tient  de  nos  jours,  dans  les  lettres,  la  place  qui  revenait  autre- 
fois à  l'épopée.  Il  y  a  quelque  chose  de  vrai  dans  cette  asser- 
tion. Da  moins,  la  Sentinelle  au  Rhin  n'est  pas  pour  y  contre- 
dire. On  se   rappelle   comment  les   écrivains   de  l'antiquité 
préludaient  au  récit  des  grandes  guerres  de  leur  temps  par 
une  longue  nomenclature  des  prodiges  qui  annoncèrent  ces 
cataclysmes.  Madame  Vicbig  a  rajeuni  ce  procédé.  Dans  une 
page  pleine  de  mystère,  elle  rapporte  toute  une  série  de  faits 
étranges  dont  l'opinion  publique  s'alarma,  à  la  veille  de  l'entrée 
en  campagne,  au  printemps  de  1870.  Une  température  cons- 
tamment  orageuse  avait  singulièrement  irrité  les  nerfs  des 
femmes.  Inquiètes,  angoissées,  elles  avaient  l'impression  obsé- 
dante d'un  danger  qui  planait.  Un  liomme  bizarre,  venu  de 
loin,  une  sorte  de  prophète  nommé  «  Maran  Atha  »  tenait 
en  public,  à  Dusseldorf,  vers  la  même  époque,  des  discours 
menaçants.  Il  annonçait  des  calamités  inouïes,  après  quoi  le 
Christ  descendrait  sur  la  terre.  Enfin,  tous  les  soirs,  à  la  même 
heure,  une  voix  féminine,  fraîche  et  jeune,  chantait  dans  le 
Hofgarlen  les  vers  célèbres  :  «  Ils  ne  l'auront  pas,  le  libre  Rhin 
allemand...  » 

D'où  venait  cette  voix  inconnue?  Nul  ne  le  sut  jamais. 
Tous  veillaient,  cependant,  dans  l'attente  d'une  grande  chose. 
L'aïeul  de  Joséphine  Rinke,  le  vieux  Zillges,  propriétaire  et 
tenancier  de  l'Oiseau  multicolore,  déclarait  avec  humeur  vers 
i83o,  à  l'époque  où  commence  le  récit  de  madame  Viebig  : 
«  L'uaité  allemande!  Quelle  folle  idée  est-ce  là?  et  que  nous 
importe  à  nous  autres,  gens  de  Dusseldorf?  L'essentiel,  c'est 
que  les  bouigeois  d'ici  soient  heureux.  »  Il  n'était  pas  seul,  le 
naïf  vieillard,  i*  raisonner  ainsi.  Tous  ceux  de  son  âge  pensaient 
de  même.  Mais,  quarante  ans  après,  au  moment  où  nous  sommes 
parvenus  dans  le  livre  de  madame  Viebig,  une  transformation 
radicale  s'est  opérée  :  le  ferment  prussien  a  fait  son  œuvre. 
Personnellement,  Friedrich  Rinke  pouvait  avoir  toutes  sortes 
de  défauts;  les  mérites  de  sa  race,  les  vertus  sociales  de  son 
peuple  ont  fini  par  conquérir  l'Allemagne  du  Sud  et  les  pays 
de  l'ancienne  confédération  du  Rhin,  comme  malgré  eux.  Le 
phénomène  historique  s'est  accompli,  que  M.  Henri  Lichten- 
berger  résume  en  ces  termes  : 


356  LA     REVUE     DE     PARIS 

En  face  de  l'Autriche  amollie  et  sensuelle,  éprise  de  plaisir  et 
démoralisée  par  un  despotisme  déprimant,  en  face  des  petits  Etats 
allemands  où  fleurissait  parfois  une  haute  culture  scientifique  et 
littéraire,  mais  où  les  vertus  plus  viriles  qui  font  le  citoyen  utile 
n'avaient  guère  l'occasion  de  se  développer,  la  Prusse,  robuste  et 
combative,  apparaissait  comme  une  rude  et  austère  école  de  disci- 
pline, d'abnégation,  d'énergie  patiente  et  opiniâtre. 

La  génération  nouvelle,  les  jeunes  gens  appelés  en  1870  à 
guerroyer  contre  la  France,  ne  raisonnent  plus  comme  le  vieux 
Zillges.  S'en  trouve-t-il  qui  redoutent  les  mauvaises  chances 
d'une  campagne  et  qui,  obéissant  peut-être  à  ce  tempérament 
plus  artistique  et  plus  intellectuel  que  proprement  belliqueux 
de  l'Allemagne  catholique  et  rhénane,  hésitent  à  marcher,  leurs 
camarades,  leurs  mères  sont  là  pour  ranimer  leur  courage. 
Joséphine  Rinke,  devenue  Joséphine  Conradi,  a  un  fils  qui  se 
trouve  dans  ce  cas  :  elle  n'hésite  pas  à  l'exhorter,  avec  des 
paroles  Spartiates,  à  faire  son  devoir.  Et  Peter  sort  de  sa  tor- 
peur. Spickeren  le  comptera  parmi  ses  victimes. 

Joséphine  souffre  cruellement  de  la  perte  de  ce  fils  qui  pro- 
mettait de  devenir  un  peintre  célèbre,  mais  l'àme  guerrière  du 
sergent-major  Frédéric  Rinke  revit  dans  sa  fille.  Elle  sup- 
porte son  malheur  avec  stoïcisme.  Pour  cimenter  le  nouvel 
empire,  il  fallait  que  du  sang  rhénan  fut  répandu,  mêlé  au 
sang  prussien  :  «  L'unité,  avait  dit  le  prince  de  Bismarck,  se 
fera  par  le  feu  et  le  sang.  »  Peter  Conradi  a  collaboré  par  sa 
mort  à  l'œuvre  dont  son  grand-père  Rinke  appelait  de  tous  ses 
vœux  la  réalisation. 

Toute  cette  philosophie  patriotique  a  fortement  contribué, 
il  va  sans  dire,  au  succès  de  la  Garde  sur  le  Rhin.  Mais,  pour 
avoir  su  combiner  l'élément  chauvin  et  l'élément  poétique, 
pour  avoir  su  faire  d'un  livre  national  une  œuvre  d'art, 
il  convient  de  louer  madame  Clara  Viebig.  Au  point  de  vue 
littéraire,  le  seul  qui  importe  ici,  la  Garde  sur  le  Rhin  est  un 
beau  livre.  J'ajouterai, que  c'est  un  livre  non  pas  impartial, 
mais  pénétré  d'une  certaine  générosité  humaine.  Alors  que 
les  événements  de  1870  et  1871  ont  suscité  en  Allemagne 
une  littérature  où  les  manifestations  gallophobes  présentent 
tous  les  caractères  de  l'épilepsie,  la  Garde  sur  le  Rhein  ne  con- 
tient à  l'adresse  de  l'adversaire  aucun  propos  outrageant. 


LES     ROMANS    DE    MADAME     CLARA    V1EBIG  357 

L'histoire  a  prouvé  que  le  Prussien  savait  vaincre,  et  la 
Garde  sur  le  Rhin  retrace  les  brillants  succès  de  ce  peuple  au 
siècle  dernier;  mais,  s'il  sait  vaincre,  il  faut  convenir  qu'il  ne 
sait  guère  se  faire  aimer.  Nous  avons  rapporté  les  doléances 
du  vieux  Zillges,  regrettant  les  Français  et  les  Autrichiens  de 
naguère.  Dusseldorf  a  mis  du  temps,  en  effet,  à  reconnaître 
les  bienfaits  de  la  domination  prussienne.  Notez  que  les  gens 
de  Dusseldorf  sont  de  même  race  que  les  gens  de  Berlin, 
Qu'adviendra-t-il,  dans  ces  conditions,  des  peuples  étrangers 
contraints  de  graviter  dans  l'orbite  prussienne?  Aimeront-ils 
(c'est  trop  demander  peut-être),  accepteront-ils  jamais  leurs 
maîtres? 

C'est  un  problème  politique  qui  reste  pendant.  Au  flanc  de 
l'empire,  trois  plaies  s'observent  qui  témoignent,  en  tout  cas, 
avec  éloquence,  de  la  rudesse  prussienne  :  il  y  a  la  plaie 
française  en  Alsace-Lorraine,  la  plaie  danoise  dans  le  Schleswig 
et  la  plaie  polonaise  dans  les  Marches  orientales.  C'est  la  riva- 
lité prusso-polonaise  qui  fait  le  sujet  de  F  Armée  dormante, 
le  deuxième  roman  national  de  madame  Clara  Viebig. 

Des  trois  empires  qui  se  sont  partagé  l'ancien  royaume 
de  Pologne,  c'est  encore  l'Allemagne  qui  éprouve  la  plus 
grande  peine  à  faire  la  conquête  morale  de  ses  sujets  polo- 
nais. Après  un  siècle  écoulé,  la  haine  du  Prussien  est  plus 
vivace  que  jamais  parmi  les  Slaves  de  la  Posnanie,  de  la  Prusse 
occidentale,  de  la  Silésie.  Plus  que  jamais,  le  peuple  de  ces 
provinces  caresse  l'espoir  d'une  restauration  nationale,  plus 
que  jamais,  toutes  les  classes  de  la  société  travaillent  sourde- 
ments  dans  ce  pays  contre  la  domination  étrangère.  Les  dis-' 
sensions  intestines  ont  causé  naguère  la  ruine  de  la  Pologne. 
Il  a  fallu  cette  catastrophe  pour  enseigner  aux  Polonais  la 
concorde,  pour  réveiller  chez  eux  l'énergie,  pour  leur  façonner 
une  conscience  nationale.  Mais  l'adversité  aujourd'hui  a  porté 
ses  fruits  :  l'union  est  faite  parmi  les  vaincus  con  ve  les  vain- 
queurs. 

A  considérer,  du  reste,  la  politique  prussienne  dans  le* 
Ostmarken,  on  s'explique  la  révolte  des  Polonais.    Madame 


358 


LA     REVUE     DE     PARIS 


Viebig  —  et  cela  se  comprend  —  tient  pour  les  Prussiens 
contre  les  Polonais,  bien  que  l'Armée  dormante  ne  soit  pas 
plus  que  la  Garde  sur  le  Rhin  une  œuvre  de  parti,  un  livre 
de  polémique.  Mais  quand  un  auteur  aborde  une  question 
dans  laquelle  il  est  à  la  fois  juge  et  partie,  il  lui  arrive  forcé- 
ment de  pencher  d'un  côlé  ou  de  l'autre.  Madame  Viebig  a 
penché,  madame  Viebig  a  versé  du  côté  prussien.  Les  Slaves, 
dans  l'Armée  dormante,  sont  observés  d'un  oeil  beaucoup  moins 
amical  que  les  Germains.  Je  n'hésite  pas  toutefois  à  déclarer 
que  les  Polonais  de  madame  Viebig  nous  paraissent,  naturel- 
lement, plus  sympathiques  que  ses  Prussiens. 

C'est  un  Prussien  qui  occupe  dans  ce  roman,  comme  dans 
la  Garde  sur  le  Rhin,  le  devant  de  la  scène.  11  s'appelle  Hanns 
Mar*'"n  de  Doleschal  ;  il  a  été  capitaine  de  cavalerie  et  dirige 
dans  la  province  de  Posen  l'exploitation  d'un  «  bien  équestre  », 
propriété  de  sa  famille  depuis  plusieurs  générations.  Frédéric 
Rinke,  dans  la  Garde  sur  le  Rhin,  n'était  qu'un  pauvre  ser- 
gent-major, Hanns  Martin  de  Doleschal  est  baron,  capitaine 
et  grand  propriétaire  :  les  traits  de  caractère  essentiels  n'en 
sont  pas  moins  les  mêmes  chez  ces  deux  personnages.  Avec 
leurs  défauts  et  leurs  qualités,  ils  incarnent,  l'un  le  Prussien 
du  peuple,  l'autre  le  Prussien  noble,  le  hobereau,  leJunker. 

Madame  Viebig  nous  affirme  que  son  baron  de  Doleschal  est, 
au  fond,  très  bon.  Elle  nous  le  montre  dans  son  intérieur, 
adoré  de  sa  femme,  aimé  et  respecté  de  ses  enfants;  mais  il 
faut  confesser  qu'en  dehors  des  limites  étroites  de  son  foyer, 
Hanns  Martin  de  Doleschal  se  montre  sous  un  jour  moins 
favorable.  11  a,  toujours  d'après  madame  Viebig,  les  meilleures 
intentions  du  monde,  mais  il  est  parfaitement  incapable  de  les 
réaliser.  Hanns  Martin  de  Doleschal  manque  absolument  de 
souplesse,  d'aisance,  de  bonne  grâce.  11  n'a  pas  le  rire,  il  n'a 
même  pas  le  sourire...  Il  manque,  en  un  mot,  de  toutes 
les  qualités  nécessaires  en  pays  conquis  pour  faire  oublier  au 
vaincu  la  violence  dont  il  a  été  l'objet  et  pour  le  jeter,  par  un 
élan  d'oubli  fraternel,  aux  bras  de  son  maître.  Hanns  Martin 
de  Doleschal  est  la  maladresse  incarnée,  la  maladresse  alliée 
à  l'entêtement.  Tout  ce  qu'il  faudrait  taire,  il  le  dit;  tout  ce 
qu'il  serait  de  bon  goût  de  ne  point  faire,  il  le  fait,  comme 


LES     ROMANS.  DE     MADAME     CLARA    V1EBIG  35g 

malgré  lui.  Doleschal,  Dieu  lui  pardonne!  semble  guetter  au 
passage  les  plats  pour  sauter  dedans.  Si  bien  qu'il  finît  par 
s'aliéner  jusqu'à  ses  compatriotes  allemands  du  voisinage. 
Tous  fuient  comme  la  peste  ce  redoutable  «  gaffeur  ». 

Doleschal,  cependant,  trouve  dans  sa  conscience  intransi- 
geante et  dans  l'admiration  respectueuse  des  siens  un  encou- 
ragement à  persévérer.  Son  aveuglement  est  tel  qu'il  n'hésite 
pas  à  poser  sa  candidature  au  Reichstag.  Mais,  cette  foisr  la 
mesure  est  comble.  L'occasion  est  trop  bonne  de  faire  payer 
à  Doleschal  les  excès  de  sa  propagande  prussienne  pour 
que  ses  adversaires  ne  la  saisissent  pas.  Une  nuit,  au  sortir 
d'une  réunion  électorale,  l'orgueilleux  baron  tombe  dans  un 
guet-apens  polonais.  Des  hommes  masqués  le  jettent  à  bas 
de  son  cheval,  lèvent  leurs  matraques  et  infligent  au  féodal 
détesté  le  même  châtiment  que  le  sergentr-major  Frédéric 
Rinke  avait  fait  subir  naguère  à  son  fils  Wilhelm.  Meurtri  et 
sanglant,  Hanns  Martin  de  Doleschal  regagne  en  titubant  sa 
demeure.  Il  raconte  une  histoire  de  chute  de  cheval  à  laquelle 
personne  n'ajoute  foi.  L'humiliation  éprouvée  l'a  plongé  dans 
une  mélancolie  atroce.  Il  était,  hierencore,  tout  feu  tout  flamme; 
ce  n'est  plus  aujourd'hui  qu'une  pauvre  loque  humaine... 

Madame  Viebig  a  peint  admirablement  cette  vie  de  fièvre  et 
de  haine,  cette  excitation,  cette  irritation  chronique,  qui  con- 
stituent l'atmosphère  normale  dans  la  Pologne  prussienne. 
Honni,  vilipendé,  trahi,  Hanns  Martin  de  Doleschal  en  est 
réduit  à  s'avouer  inférieur  à  la  tâche  assumée.  11  avait  juré 
de  ne  pas  abandonner  la  partie,  de  mourir,  s'il  fallait,  à  son 
poste,  pionnier  de  la  cause  allemande,  champion  du  Deutsck- 
thum  dans  les  Marches  orientales  :  la  bastonnade  infamante 
qu'il  a  dû  subir  a  décidément  ruiné  son  courage.  11  commen- 
çait à  perdre  la  foi,  et  voici  qu'il  a  perdu  l'honneur.  Or  Hanns 
Martin  de  Doleschal  ne  saurait  vivre  sans  honneur  :  il  se  suici- 
dera, comme  déjà  s'est  suicidé  le  sergent-major  Rinke. 

Sur  son  domaine,  une  colline  s'élève,  le  Lysa  Gora,  dont  le 
nom  revient  souvent  dans  les  légendes  locales.  Les  flancs  du 
Lysa  Gora,  d'après  les  Polonais,  s'ouvriront,  au  jour  prochain 
delà  résurrection  nationale,  pour  livrer  passage  à  une  «  armée 
dormante  »  de  3ooooo  chevaliers  bardés  de  fer  et  de  paysans 
aimés  de  faux,  bien  décidés  à  mourir  pour  la  patrie.  C'est  sur  le 


1 


36o  .LÀ.     REVUE     DE     PARIS 


sommet  de  cette  colline  que  Hanns  Martin  de  Doleschal  se  tue. 
Et  c'est  un  fait  digne  d'être  noté  que  la  mort  violente  à 
laquelle  recourent  en  des  circonstances  pareilles,  les  deux 
héros  de  madame  Viebig,  lésés  dans  leur  dignité  de  Prussiens. 
Il  y  a  quelque  chose  de  japonais  dans  cette  religion  toute 
féodale  de  l'honneur  et  dans  le  double  harakiri  qu'elle  pro- 
voque... 

Hanns  Martin  de  Doleschal  forme  la  figure  centrale  de  la 
grande  fresque  polonaise  tracée  par  madame  Viebig.  Mais 
son  roman  contient  des  personnages  secondaires  non  moins 
intéressants.  Les  portraits  de  femmes  sont  vivants  entre  tous, 
surtout  les  portraits  de  Polonaises.  Madame  Garczinska,  dans 
l'aristocratie,  Stasia»  sa  femme  de  chambre,  dans  le  peuple, 
ont  une  beauté,  une  grâce  fort  troublantes.  Madame  Viebig 
leur  attribue,  en  outre,  la  sensualité  et  la  perfidie.  Et  c'est  ainsi 
que  s'explique  le  triomphe  du  polonisme  dans  ce  combat  que 
se  livrent,  sur  les  confins  orientaux  de  l'Empire,  la  «  bonté 
d'homme  »  allemande  et  la  «  ruse  de  femme  »  slave.  Un  tou- 
chant épisode  idyllique  illustre  dans  le  roman  de  madame  - 
Viebig  l'influence  dissolvante  —  au  sens  propre  du  mot  — 
qu'exercent  les  Polonaises  :  la  passion  du  candide  Valen  tin  pour 
l'astucieuse  Stasia.  Celle-ci  daigne  épouser  le  fils  du  riche 
fermier  allemand  qu'elle  a  rendu  fou  de  désir;  mais,  Valentin 
s'avisant  d'être  jaloux,  elle  le  fait  assassiner  par  son  amant. 

Enfin,  tout  comme  à  Dusseldorf,  un  conflit  religieux  se 
greffe,  en  Pologne,  sur  le  conflit  politique.  La  Pologne  est 
catholique  romaine,  ardemment,  ce  qui  n'est  point  pour  faci- 
liter sa  conquête  par  là  Prusse  luthérienne.  A  la  résistance 
qu'on  oppose  au  germanisme  le  clergé  polonais  participe  puis- 
samment. La  haine  froide  dont  ses  membres  poursuivent  l'en- 
vahisseur a  fourni  à  madame  Viebig  le  thème  de  maintes  scènes 
brillantes.  Son  jeune  vicaire,  qui  favorise  les  mariages  mixtes 
parce  que  l'expérience  a  prouvé  qu'ils  profitent  à  la  cause 
séparatiste,  me  paraît  une  des  plus  belles  figures  de  t Armée 
dormante. 

Il  semblerait  que  le  suicide  de  Hanns  Martin  de  Doleschal 
proclamât  la  faillite  du  Deutschlhum  en  Posnanie.  Madame 
Viebig,  toutefois,  ne  l'entend  point  ainsi.  Son  livre  se  termine 


LES     ROMANS    DE    MADAME     CLARA     VIE.BIG  36l 

par  une  scène  où  perce  une  robuste  confiance  dans  la  victoire 
définitive  de  l'élément  germanique.  La  scène  est  symbolique, 
de  ce  symbolisme  un  peu  naïf  que  nous  avons  déjà  observé, 
Madame  Viebig  nous  montre,  à  la  dernière  page  de  son  roman, 
Hélène  de  Doleschal,  la  veuve  du  suicidé,  cheminant  à  travers 
les  blés  mûrs,  suivie  de  ses  cinq  garçons.  Le  vieux  lion  a  péri 
dans  la  rafale,  mais  il  laisse  cinq  lionceaux,  héritiers  de  son 
nom  et  de  son  œuvre.  Bismarck  accusait  et  raillait  la  fécondité 
du  lapin  polonais  :  en  face  de  cet  humble  rongeur,  madame 
Viebig  dresse,  dans  une  apothéose,  la  statue  en  pied  de  la  mère 
Gigogne  prussienne.  A  qui  restera  la  victoire?  Madame  Viebig, 
encore  une  fois,  tient  pour  la  Prusse,  mais  il  faut  avouer  que 
cette  conviction  n'a  rien  d'.expérimental.  Du  tableau  tracé  par 
elle  on  est  bien  plutôt  tenté  de  déduire  l'opinion  contraire. 
L'absorption  d'un  grand  peuple  par  un  autre  —  celui-ci  fût- 
il  ou  se  crût-il  d'essence  supérieure  —  a  toujours  présenté  des 
difficultés  insurmontables.  Déjà  les  envahisseurs  germaniques 
qui,  au  moyen   âge,  descendaient  en  Italie  ne  manquaient 
point,  chaque  fois,  de  répartir  entre  les  soldats  de  l'armée  vic- 
torieuse les  terres  dérobées  aux  vaincus.  Ils  n'ont  point  fait 
pour  cela  du  sol  latin  par  excellence  un  pays  germain.  Aujour- 
d'hui encore,  les  Anglais,  bien  supérieurs  aux  Allemands  par 
l'expérience  historique  et  la  sagesse  des  méthodes  politiques, 
n'ont  pu  venir  à  bout  de  l'hostilité  irlandaise.  Par  le  carac- 
tère,  la  science,   la  capacité  de  travail,  les  Prussiens  l'em- 
portent peut-être  sur  les  Polonais.  Leurs  efforts  contre  ces 
derniers  n'en   sont  pas  moins  condamnés,  selon  toute  appa- 
rence,  à  rester  stériles.   En  vérité,  madame  Viebig  est  bien 
confiante  ou  bien  téméraire  de  prophétiser  le  terme  de  la  lutte. 
Qui  sait  si  les  flancs  du  Lysa  Gora  ne  s'ouvriront  pas,  tôt 
ou  tard,  pour  livrer  passage  à  1'   «  armée  dormante  »  des 
chevaliers  et  des  paysans  polonais?  Le  définitif  n'existe  pas  : 
il  existe  moins  encore  en  politique  que  partout  ailleurs.  La 
Pologne  est  morte  :  «  Vive  la  Pologne...,  madame  1  » 

MAURICE     ML'llET 


1 


HIÈN   LE   MABOUL 


XVIII 

Derrière  les  faisceaux  de  mousquetons  que  hérissaient  les 
lames  luisantes,  la  compagnie  piétinait  depuis  un  quart 
d'heure.  De  l'orient,  où  s'effaçaient  les  dernières  brumes 
nocturnes,  fusait  vers  l'azur  du  zénith  la  lumière  jaune  et  dorée 
épanduc  sur  le  ciel  et  la  terre. 

—  Beau  temps  pour  la  revue!  —  confia  Castel,  épongeant 
ses  joues  rasées  de  frais,  au  fourrier  rose  et  joufflu  que  le 
casque  trop  grand  coiffait  comme  d'un  abat-jour. 

—  Vrai  temps  de  Fête  nationale!  Le  soleil  est  républicain! 

—  11  fera  chaud  sur  l'esplanade  de  l'artillerie. 

—  Et  pendant  la  route,  donc  ! 

—  Pourquoi  ne  partons-nous  pas?  Qu'est-ce  qu'on  attend? 
Le  sous-lieutenant  vient  d'arriver  :  le  voici  qui  cause  avec 
Piclro  sous  la  véranda  de  la  grande  case. 

—  Tiens!  tiens!  pourquoi  n'a-t-il  pas  mis  de  bottes? 

—  Bizarre!. ..  Et  le  fougueux  Barka  est  dans  son  box! 

—  Qui  est-ce  donc  qui  va  commander  la  compagnie? 

—  llein?  mon  vieux!  si  le  lieutenant  était  revenu  sans 
crier  gare  ! . . . 

i.  Published  Novemher  fifleenth,  nineteen  hundred  and  eight.  Privilège 
of  copyright  in  the  United  States  reserved  under  the  Act  approved  March 
third,  nineteen  hundred  and  five,  by  calmasn.lkvy. 

Voir  la  lie  vue  des  Ier,  i5  octobre  et  Ier  novembre. 


r 


HIÉN     LE    MABOUL  363 

—  Va  donc!  va  donc!  ne  te  berce  pas  de  cette  illusion, 
mon  bon  Provençal  ! 

—  En  tout,  cas,  le  citoyen  Pictro  porte  l'oreille  basse.  Il 
était  presque  aimable  tout  à  l'heure  pendant  le  rassemblement. 
Il  y  a  sûrement  du  nouveau  qui  se  prépare.  Psst!  Cang!  Tu 
n'as  pas  entendu  parler  du  retour  de  l'Aïeul,  par  hasard  ? 

Cang  secoue  la  tête  d'un  air  dubitatif  : 

—  Le  bruit  court  que  l'Aïeul  est  revenu;  mais  personne 
n'en  sait  rien  au  juste.  On  avait  annoncé  son  retour  tant  de 
fois  déjà  que  personne  n'y  croit  plus.  J'ai  questionné  Hien  le 
Maboul  :  il  ne  sait  rien;  il  est  à  moitié  fou  et  tout  à  fait 
abruti.  Depuis  deux,  jours  il  a  cessé  de  rôder  autour  de  la 
maison  du  lieutenant  :  il  est  découragé.  Bcp-Thoï  n'a  pas 
paru  dans  le  village  hier  soir. 

—  Dis  donc,  le  sergent-major  est  peut-être  renseigné  : 
faufile-toi  jusqu'à  la  chambre  de  détail.  L'adjudant  tourne 
le  dos,  justement  :  tu  ne  risques  rien.  Donne-moi  ton  mous- 
queton. 

Le  fourrier  trotta;  —  les  franges  jaunes  des  épaule Ites  de 
laine  dansaient  sur  le  dolman  blanc  ;  —  il  s'insinua  entre  les 
stores  verts  que  décoraient  des  monstres  garance,  zébrés  par  les 
averses.  La  basse  puissante  du  sergent-major  émit  des  paroles 
inintelligibles,  puis  le  casque  démesuré  du  messager  écarta  les 
rideaux  de  rotins. 

—  Le  chef  m'a  envoyé  promener.  11  dit  qu'on  se  moque  de 
lui,  qu'on  lui  a  déjà  monté  ce  bateau-là  quatre  ou  cinq  fois, 
et  que  ça  ne  prend  plus. 

Ils  se  regardèrent,  désappointés  : 

—  C'est  idiot  de  faire  courir  des  bruits  pareils!  —  grogna 
Cas  tel.  —  On  s'emballe,  on  s'emballe,  puis  tout  casse  et  l'on 
se  retrouve  forçat  comme  devant,  mais  le  boulet  est  plus 
lourd. 

Des  gamins  essoufflés  galopèrent  devant  la  palissade,  pas- 
sèrent leurs  museaux  suants  entre  les  bambous  et  crièrent  à 
tue-tête  : 

—  L'Aïeul  est  arrivé!  l'Aïeul  est  arrivé! 

Les  femmes  accroupies  sous  les  écussons  tricolores  et  les 
girandoles  de  la  porte  répétèrent  : 

—  L'Aïeul  est  arrivé!  l'Aïeul  est  arrivé! 


364  LA     REVUE     DE     PARIS 

La  compagnie  entière  se  rua  vers  la  route,  abandonnant  les 
faisceaux,  trépignant  et  glapissant  : 

—  Où  est-il? 

—  Est-ce  bien  vrai? 

—  Comment  savez-vous  cela,  petits  frères? 

—  C'est  moi  qui  l'ai  vu.  Il  fumait  sa  pipe  sous  la  véranda 
et  le  vieux  Bèp-Thoï  étrillait  le  cheval. 

—  Mais  non  !  il  ne  fumait  pas. 

—  Je  te  dis  que  si  ! 

—  Je  te  dis  que  non  ! 

—  Es-tu  bien  sûr  de  l'avoir  vu? 

—  Si  je  suis  sûr?...  Si  je  l'ai  vu?...  J'allais  me  faufiler 
jusqu'au  perron  lorsque  Bèp-Thoï  a  brandi  son  étrille  vers 
moi  :  je  me  suis  sauvé!...  Tout  le  village  connaît  la  nouvelle 
maintenant! 

—  Le  voilà!  le  voilà! 

—  Rassemblement  !  —  hurlait  l'adjudant. 

—  Crie,  mon  garçon,  égosille-toi!  —  murmurait  le  fourrier, 
emporté  par  le  flot  des  petits  soldats  qui  roulait  sur  la  route. 

—  Rassemblement! 

Au  tournant  du  chemin,  sous  les  frangipaniers,  la  robe 
luisante  et  la  crinière  hirsute  d'Annibal  apparurent,  émergeant 
de  la  cohue  des  gamins  loqueteux.  Les  jambières  rouges  galo- 
pèrent éperdument  ;  les  gamins,  braillant  et  pleurant,  se  trou- 
vèrent rejetés  sur  les  talus,  des  mains  noircies  saisirent  les 
rênes „  maintinrent  le  petit  cheval  affolé,  palpèrent  les  bottes 
éperonnées  de  bronze  doré,  la  culotte  de  toile,  le  dolman  blanc 
où  scintillaient  les  boutons  à  ancre  d'or  et  les  galons,  le  sabre 
à  garde  nickelée  passé  dans  le  porte-épée  de  la  selle  ;  des  lèvres 
baisèrent  les  gants  de  fil  blanc.  Des  gaillards  soulevèrent 
l'Aïeul,  le  placèrent  sur  leurs  épaules  ;  autour  d'eux,  les  salaccos 
se  heurtaient  furieusement  et  les  faces  noires  vociféraient  : 

—  Salut,  vénérable  Aïeul! 

—  Salut,  Aïeul  à  deux  galons  ! 

—  Pourquoi  as-tu  tant  tardé? 

—  Reconnais-moi,  Aïeul  à  deux  galons  :  c'est  moi,  Phuc, 
l'élève  caporal! 

—  Te  souviens-tu  de  ton  serviteur?  Je  suis  Mao,  le  pale- 
frenier ! 


r 


HIÊN     LE    MABOUL  365 

—  Je  te  reconnais,  mon  ami. 

—  Baisse  la  lê*e,  Aïeul  :  les  branches  vont  faire  tomber  ton 
casque  I 

—  Aïeul  à  deux  galons,  as-tu  reçu  ma  lettre? 

—  Je  F  ai  reçue,  Gang;  ne  te  fais  plus  débile,  vieux  brave  : 
justice  sera  faite  ! 

—  Nous  avons  abominablement  souffert,  maître. 

—  Pourquoi,  pourquoi  nous  avais-tu  abandonnés? 

—  Vois  mes  bras  :  il  sont  bleus  de  coups  de  trique. 

—  Hé!  les   porteurs!  faites  attention  aux  écussons  de  la 
porte! 

—  Baisse  la  tête,  Aïeul  ! 

—  Aux  faisceaux,  bavards  ! 

En  un  clin  d'œil,  l'Aïeul  se  trouva  remis  en  selle,  et  les 
tirailleurs  frémissants  furent  alignés,  l'arme  au  pied,  derrière 
leurs  chefs  de  section.  Les  deux  officiers  se  sérièrent  la  main. 
La  tête  haute,  les  yeux  fixes,  les  dents  claquantes,  les  talons 
réunis,  l'adjudant  Pietro  vit  venir  à  lui  le  justicier. 

—  Vous  viendrez  à  la  chambre  de  détail  aussitôt  après  la 
revue  :  j'ai  à  vous  parler. 

—  Oui...  oui,  mon  lieutenant  ! 

Annibal  défilait  en  piaffant  devant  la  double  haie  des 
baïonnettes  étincelantes  et  tout  à  coup  la  voix  rauque  de  Hiên 
cria  : 

—  Sauve-moi,  Aïeul  à  deux  galons,  sauve-moi!...  voilà  que 
la  folie  est  revenue... 

—  Viens  chez  moi  tout  à  l'heure,  petit  frère  :  je  te  gué- 
rirai. 

Les  salves  des  batteries  ébranlaient  les  massifs  qui  s'empa- 
nachaient de  fumée  blanche;  les  drapeaux  faisaient  claquer 
au-dessus  des  guirlandes  et  des  palmes  leur  éfcamine  trico- 
lore. Les  pentes  vertes  de  la  montagne,  les  flamboyants 
écarlates,  la  baie  toute,  bleue  où  couraient  des  frissons  d'argent, 
le  ciel  que  ne  souillait  nulle  tache  et  d'où  pleuvait  la  lumière 
triomphante  saluaient  de  leur  sourire  le  retour  de  l'Aïeul. 

Les  clairons  embouchèrent  leurs  cuivres  rutilants,  gonflèrent 
leurs  joues  et  soufflèrent.  Derrière  eux,  Annibal  dansa,  avec 
des  craquements  de  cuirs  neufs.  La  compagnie  développa  les 


3G6  LA    JIEVUR    de    paris 

quatre  anneaqx  de  ses  quatre  sections  ;  les  salaccos  miroi- 
tèrent les  baïonnettes  lancèrentdes  éclairs  ;  le  village  entier  suivit 
sur  les  jalons  de  la  dernière  file,  pêcheurs  brunis  et  couturés, 
costumé*  (L'étoffés  teintes  au  cu-ruto,  bûcherons  maigres  et  voûtes 
à  force  d'^yoir  courbé  leur  échine  sur  les  troncs  abattus,  nota- 
bles en  turbines  de  blanc  «t  solennels  dans  leurs  tuniques  flot- 
tantes, boys  rasés  et  tondus  à  l'européenne  balançant  dans  leurs 
doigts  chargés  do  bagues  des  cames  à  pommes  d'or,  femmes 
de  tirailleurs  trimbalant  sur  leurs  hanches  rebondies  des  mar- 
mots barbouillés  de  vermillon»  Chinois  en  ruâtes  lilas,  en  panta- 
lons de  soie  blanche  ficelés  au-dessus  des  babouches  a  semelles 
de  feutre,  gamins  farceurs  vêtus  chichement  d*ufct  culotte 
sans  fond  et  d'une  amulette  dansant  au  bout  d'une  ficcttfc* 

Devant  le  portail  du  télégraphe  anglais,  epe  des  bougnùfc 
villias  violets  encadraient,  cinq  ou  six  grands  garçoijsbfonds  et 
roses  levèrent  leurs  casques  plats  à  puggaree  tissé  de  fils  d*or- 

—  Bonjour,  monsieur  lieut'nant  ! 

—  Bonjour,  monsieur White!  Bonjour,  monsieur Beattic!... 
Le  pilote   haut  sur  jambes  cl  bourru  qui  savourait  son 

manille  devant  un  mur  où  serpentai»!  des  dragons  émaillés 
salua  de  la  main  le  jeune  camarade  revenu  de  le  brousse.  Sous 
les  vérandas  à  grillages  verts,  des  peignoirs  bleus  esquissèrent 
de  courtes  révérences.  Les  gardiens  du  Phare  descendus  de 
leur  cage  vitrée,  Provençaux  foncés  et  dépoitraillés,  abandon- 
nèrent les  tables  de  marbre  rondes  que  les  verres  d'absinthe 
tachaient  de  vert  trouble,  pour  serrer  dans  leurs  grosses  pattes 
velues  H  main  gantée  : 

—  Bonne  promenade,  hein? 

—  Merci!  bon  apéritif! 

—  On  vous  attend  pour  le  prendre,  hein?  On  va  dire  a  la 
patronne  de  le  faire  chauffer,  té\ 

L'élégant  comptable  étalait  complaisamment,  sous  les  tri- 
tons qui  surmontaient  la  porte  du  Sanatorium,  son  smoking 
de  toile  à  revers  de  soie  crème,  son  plastron  de  c<  zéphyr  » 
saumon  et  ses  escarpins  vernis.  Ce  mulâtre,  —  «  intellectuel  » 
que  le  lycée  de  la  Pointe-à-Pilre  avait  nanti  de  brevets  dou- 
teux et  que  les  lois  de  la  métropole  bienveillante  avaient  dis- 
pensé de  tout  stage  sous  les  drapeaux,  —  était,  bien  entendu, 
antimilitariste.    Au  passage   de   la   «   brute   galonnée  »,   du 


r 


I11ÂN     LE    MABOUL  367 

«  buveur  de  sûng  »,  qui  chevauchait  à  la  lête  d'une  cohorte 
de  soudards,  il  eut  une  moue  méprisante.  Elle  s'effaça  de  son 
visage  comme  l'ombre  d'un  nuage  sur  une  mare  :  Hiên  le 
Maboul  le  frôlait  de  son  coude  dur.  Il  lut  la  menace  dans  les 
yeux  fous  du  tirailleur  et  recula  d'un  pas  :  il  se  cogna  au  tronc 
moussu  d'un  lilas  du  Japon  qui  badigeonna  traîtreusement  de 
vert  tendre  le  smoking  immaculé. 

Un  garçonnet  repoussé  par  les  serre-files  bondit  à  pieds 
joints  dans  une  flaque  d'eau  :  la  boue  liquide  et  rouge  acheva 
l'œuvre  de  la  mousse;  des  larmes  hideuses  constellèrent  le 
pantalon  raide,  amoureusement  repassé,  la  ceinture  de  toile  à 
boucle  nickelée  et  à  bourse  de  cuir  fauve,  le  plastron  mou,  le 
faux  col  à  reflets  de  porcelaine. 

Le  garçonnet  s'esquivait;  les  rires  narquois  des  congaï\  des 
Chinois  hilares,  des  sampaniers  ricaneurs  insultèrent  à  la 
douleur  de  la  victime  :  car  l'Annamite  n'aime  point  le  sang- 
mêlé,  qu'il  désigne  du  nom  injurieux  de  chà-và  (nègre). 

Le  comptable  maudit  ces  braillards  imbéciles  dont  le  goût 
pour  les  cérémonies  militaires  lui  valait  une  douche  d'eau 
boueuse.  11  disparut,  poursuivi  par  les  huées. 

Annibal  fit  le  beau,  pointa,  rua,  afin  d'éblouir  ses  congénères 
attelés,  deux  par  deux,  aux  victorias  qui  stationnaient  devant  le 
perron  de  l'Hôtel  Ollivier.  Des  fillettes  anémiques,  arrachées 
par  le  clairon  à  leurs  tas  de  sable,  accoururent  de  toute  la  vitesse 
de  leurs  maigres  jambes  brûlées.  S'agriflant  aux  dossiers  des 
bancs  verts,  elles  dansèrent  de  joie  et  leurs  voix  pointues  chan- 
tèrent avec  les  cuivres  rugissants  les  vieux  refrains  nationaux. 
La  route  cessait  de  courir  en  bordure  de  la  plage,  s'enfonçait 
entre  deux  haies  de  lauriers  roses  et  de  cactus  que  dominaient 
les  toits  sombres  des  villas  et  les  pentes  raides  de  la  montagne 
proche.  Les  basses  branches  des   tamariniers  formaient  une 
voûte  épaisse  où  se  répercuta  la  clameur  joyeuse  de  la  foule. 
Un  nouveau  contingent  de   Chinois  et  de    congaï  accourus 
du  marché   grossit  la  colonne.    On    arrivait  à   Benh-Dinh. 
Derrière  les  grilles  de  fer  forgé,  les  façades  roses  des  bâti- 
ments militaires  ouvraient  leurs  larges  baies  :  —  bâtiments 
du  Commissariat  noyés  dans  l'ombre  violette  des  jaquiers; 
Direction  d'artillerie,   où   des   piles  de   traverses  peintes   au 
minium  gisaient  dans  des  massifs  d'iris;  casernes  d'artillerie,  où 


368  LA     REVUE     DE     PARIS 

chantaient  des  trompettes  nasillardes;    casernes   d'infanterie 
que  revêtait  encore  la  hideuse  carapace  des  échafaudages. 

Les  serre-files  coururent,  pourchassèrent  les  gamins;  les 
sections  se  formèrent  en  ligne  les  unes  derrière  les  autres  et  la 
compagnie  ainsi  massée  fit  son  entrée  sur  l'esplanade  enso- 
leillée que  bordait  la  forêt  ombreuse.  Les  officiers  d'artillerie 
campés  sur  leurs  mulets  massifs  abaissèrent,  pour  rendre  sou 
salut  à  F  Aïeul,  leurs  lattes  courbes  ;  derrière  eux,  les  conduc- 
teurs indigènes  firent  des  signes  d'amitié  à  leurs  camarades  tirail- 
leurs. Les  troupiers  d'infanterie  coloniale,  joignant  les  mains 
sur  les  croisières  de  leurs  baïonnettes,  louèrent  la  tenue  de  la 
petite  troupe  qui  se  déployait,  le  dos  à  la  forêt,  et  s'alignait 
sans  bruit. 

En  face  de  la  haie  des  baïonnettes,  l'autre  lisière  se 
garnissait  de  casques  blancs,  de  robes  claires,  de  tuniques 
flottantes  et  pâles,  de  chapeaux  coniques,  d'ombrelles  à  fleurs 
éclatantes.  Les  trompettes  fredonnèrent  des  notes  pleurardes, 
les  clairons  chantèrent  allègrement  ;  un  officier  galopa  dans  le 
sable  que  les  sabots  de  son  mulet  puissant  firent  jaillir  en  gerbes 
d'étincelles;  il  leva  son  sabre  et  cria  des  commandements. 

Un  colonel  passa  au  trot,  puis  se  posta  près  des  tribunes,  et 
devant  lui  défilèrent  les  petits  canons  poussiéreux,  les  pesants 
fantassins  et  les  tirailleurs  alertes  et  sautillants.  La  revue  était 
achevée. 

*  # 

—  Rentrez  dans  votre  chambre  et  n'en  sortez  plus.  Le 
sergent-major  assurera  votre  service,  en  attendant  que  le  chef 
de  corps  envoie  des  ordres.  Je  vous  préviens  que  je  compte  lui 
adresser  une  lettre  le  mettant  au  courant  des  faits  et  deman- 
dant votre  renvoi  à  Saigon. 

Ainsi  parla  l'Aïeul.  Pietro  salua,  fit  demi-tour  et  gagna  la 
porte.  Les  tirailleurs,  qui  décrassaient  leurs  mousquetons 
sous  la  véranda,  le  virent  passer,  blême  et  effaré,  et  connurent 
que  son  règne  était  fini. 

Dans  la  chambre  de  détail  que  tapissaient  les  contrôles 
nominatifs,  les  synoptiques  et  les  tableaux  de  service,  les 
deux  officiers  restaient  seuls. 


HIÊN     LE    MABOUL  36$ 

—  A  quoi  songez-vous?  —  demanda  l'Aïeul  au  sous- 
lieutenant. 

—  Je  songe  à  tout  ce  mal  que  j'ignorais  et  que  j!aurais  pu 
empêcher. 

—  Vous  ne  pouviez  pas  savoir.  Vous  êtes  tout  jeune,  vous 
sortez  à  peine  de  l'Ecole,  j'aurais  dû  vous  avertir.  Pietro, 
frappant  du  talon  et  tendant  le  jarret,  vous  a  convaincu  aisé- 
ment de  ses  vertus  militaires.  Vous  n'avez  pu  deviner  l'âme 
vile  qui  se  cachait  sous  ces  dehors  de  «  parfait  adjudant  »  ; 
vous  avez  eu  confiance  en  lui,  vous  vous  êtes  reposé  sur  lui 
du  soin  de  maintenir  la  discipline  intérieure;  .vous  savez 
maintenant  comment  cette  brute  a  manié  le  sceptre  que  vous 
lui  laissiez.  Vous  connaîtrez  quelque  jour  le  tort  immense  que 
font  à  l'armée  ces  soi-disant  «  bons  serviteurs  »  que  nos  trou- 
piers désignent  de  cette  appellation  caractéristique  :  «  chiens 
île  quartier  ». 

—  J'ai  eu  des  torts,  moi  aussi.  J'aurais  dû,  comme  vous, 
me  rapprocher  du  tirailleur,  lui  inspirer  confiance,  étudier 
son  âme.  Mais,  cette  lois  encore,  j'ai  été  abusé  :  tant  de  livres 
affirment  que  l'Annamite  est  impénétrable,  tant  de  fois  Pietro 
m'a  répété  :  «  Ces  gens-là,  on  ne  sait  jamais  ce  qu'ils  ont  dans 
le  ventre!...  »  J'ai  fini  par  me  laisser  persuader.  J'ai  cru  avec 
tout  le  monde  que  l'Annamite  était  menteur  et  dissimulé. 

—  11  l'était  vraiment  pour  vous.  La  ruse  est  l'arme  des 
faibles  :  l'Annamite  est  faible  et  méfiant.  Ses  mandarins  l'écra- 
saient; les  conquérants  n'ont  pas  réussi  encore  à  le  convaincre 
de  sa  délivrance,  parce  qu'il  s'est  trouvé  chez  les  conquérants 
des  hommes  comme  Pietro  qui  ont  remis  en  vigueur  les 
procédés  d'administration  des  mandarins.  Il  continue  à  ruser, 
mal  guéri  de  sa  méfiance  séculaire;  il  refuse  de  livrer  son  âme, 
que  masquent  son  visage  impassible  devant  le  cadeau  comme 
devant  l'outrage,  ses  yeux  bridés.  Derrière  le  masque,  il 
souffre  et  se  réjouit  suivant  l'heure,  comms  un  animal 
raisonnable,  comme  nous.  Efforcez-vous  de  l'apprivoiser,  soyez 
immuablement  bon  et  juste,  et  son  âme  enfantine  s'ouvrira, 
vous  livrera  ses  prétendus  secrets.  Vous  découvrirez  ce  que  j'ai 
découvert,  que  l'Annamite  est  un  enfant  timide  et  bon,  un 
peu  craintif,  mais  qui  ne  demande  qu'à  se  laisser  apprivoiser. 
Vous  serez  le  père  de  cet  enfant. 

i5  Novembre  1908.  10 


F 

r 

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370  LA     HEVTJE     DE     PAUIS 

—  Ou  son  Aïeul  ! 

—  Ou  son  -Aïeul,  —  dit  le  lieutenant  en  riant.  —  Allons 
déjeuner  :  la  revue  m'a  creusé  terriblement. 


Bèp-Thoï  dispose  sans  bruit  sur  la  nappe  raide  la  tasse  de 
café,  la  pipe,  le  pot  à  tabac  où  sont  taillés  dans  le  bambou  des 
mendiants  grimaçants  et  des  bonzes  difformes.  Hiên  le  Maboul 
s'est  agenouillé  près  de  l'Aïeul,  a  posé  sa  tête  sur  le  genou  du 
maître  et  parle  d'une  voix  étouffée  et  rauque  : 

—  Tu  as  trop  tardé  !  tu  as  trop  tardé  ! . . .  La  folie  est  rentrée 
en  moi.  Je  me  suis  débattu,  j'ai  lutté  avec  désespoir,  mais  tu 
n'étais  plus  là  pour  me  garder  et  m'encourager,  et  je  t'ai  cherché 
en  vain...  La  folie  est  rentrée  dans  mon  âme  que  la  terreur 
habitait,  dans  mon  corps  déchiré  par  les  coups  de  bâton  :  je 
suis  fou!... 

—  Calme-toi  !  —  dit  l'Aïeul.  —  Ta  tête  est  encore  faible  et  la 
frayeur  l'a  troublée.  L'adjudant  va  s'en  aller  et,  dans  quelques 
jours,  tu  seras  aussi  gai,  aussi  tranquille,  aussi  peu  tourmenté 
qu'avant  mon  départ. 

—  Oui!  Aïeul  vénérable,  je  guérirai,  je  veux  guérir!  Déjà 
tes  paroles  me  font  du  bien.  Mais  ce  n'est  point  la  peur  seule 
qui  me  rend  fou... 

—  Dis-moi  toute  ta  peine,  petit  frère. 

—  Je  n'ose... 

—  Qu'est-ce  que  tu  crains?  ne  suis-je  pas  ton  Aïeul? 

—  Maître,  maître,  May  m'a  volé  mon  cœur  et  joue  avec, 
comme  le  chat  joue  avec  le  moineau!  Et  je  souffre  parce  que  je 
l'aime,  et,  chaque  jour,  je  perds  davantage  la  tête...  Je  suis 
jaloux!...  Loin  de  May,  je  suis  inquiet,  je  redoute  des  choses 
hideuses;  et  je  cours  vers  elle.  Près  de  May,  je  ne  suis  pas 
heureux  :  elle  répond  à  mes  questions  par  des  railleries,  par 
des  allusions  à  ma  pauvreté,  à  ma  sottise  incurable;  mes  • 
paroles  d'amour  provoquent  son  rire  méchant  ;  mes  menaces  lui 
font  hausser  les  épaules...  Alors  des  soupçons  me  viennent, 
que  je  ne  puis  dire,  même  à  toi,  vénérable  Aïeul,  et,  pour  en 
finir  avec  la  torture,  je  suis  tenté  de  tuer  le  bourreau. 


HIÈN     LE    MABOUL  87! 

—  Voilà  qui  est  plus  grave!...  Encore  faudrait-il,  avant  de 
méditer  des  mesures  aussi  radicales,  qu'un  indice  quelconque 
fût  venu  te  dénoncer  la  trahison.  As-tu  surpris  quelque  chose  ? 

—  Non!...  je  ne  sais  pas...  je  soupçonne... 

—  C'est  parfait  :  tu  es  un  imbécile  I . . .  Ta  pauvre  cervelle 
est  peuplée  de  fantômes  grotesques  et  de  monstres  ridicules, 
qu'elle  a  créés  de  toutes  pièces  et  devant  qui  tu  trembles.  Tu 
es  un  imbécile! 

—  C'est  vrai,  vénérable  Aïeul,  —  appuie  Bèp-Thoï,  — 
déposant  sur  la  table  une  boîte  de  cigares.  Je  ne  suis  pas 
instruit  comme  toi,  mais  je  suis  vieux  et  la  vie  m'a  enseigne 
des  tas  de  choses  qu'elle  cache  aux  jeunes  hommes.  Tout  a 
l'heure t  en  étrillant  ton  cheval,  j'ai  dit  a  Hiên  qu'il  était  un 
imbécile  de  se  mettre  en  tête  de  pareilles  bourdes.  Il  m'a 
regardé  de  travers  et  j'ai  bien  vu  qu'il  était  irrité  contre  moi  : 
les  jeunes  gens  d'aujourd'hui  ne  savent  plus  écouter  patiem-  * 
nient  les  discours  utiles  des  anciens. 

—  Pourquoi  n'as-tu  pas  écouté  les  sages  paroles  de  Bèp- 
.  Thoï?  —  continue  l'Aïeul.  —  Il  a  dît  vrai  :  tout  le  mal  vient 

de  ton  imagination.  ]\e  te  figure  pas,  du  reste,  que  tu  es  seul 
à  souffrir  de  ce  mal  :  tous  les  hommes  que  le  désir  d'une 
femme  affole  sont,  comme  toi,  torturés  de  soupçons  insensés 
et  de  visions  idiotes.  Mais  lie  remède  est  aisé  à  trouver,  et,  dans 
le  cas  présent,  nous  ne  tarderons  guère  à  l'appliquer  :  c'est  le 
mariage.  Dans  un  mois,  ce  sera  une  affaire  réglée  ;  dans  un 
mois,  le  fol  amoureux  se  transformera  subitement  en  un  mari 
épanoui  et  satisfait,  soucieux  uniquement,  en  rentrant  au  logis, 
de  ne  point  sentir  l'odeur  du  riz  brûlé  qui  empeste  fâcheuse- 
ment la  case,  un  mari  comme  tous  les  maris,  sûr  de  lui-même 
et  d'autrui...  Lève-toi,  Hïên  ;  jure-moi  que  tu  surveilleras  ton 
imagination,  que  tu  n'écouteras  plus  ses  calembredaines,  que 
tu  ne  seras  plus  jaloux  enfin,  ni  fou. 

—  J'essaierai,  vénérable  Aïeul,  j'essaierai. 

—  Tâche   de  ne  pas  oublier  ta  promesse...   Quelle  heure 
esWl,  Bèp-Thoï? 

Le  vieux  tirailleur  considère  attentivement  le  cadran  d'une 
formidable  montre  de  nickel,  extirpée  de  sa  ceinture  : 

—  Il  est  entre  deux  et  trois  heures,  —  déclare-t-il,  —  après 
orâr  examen  de  Punique  aiguille  noire   qui   a   survécu  par 


I 


372  LA     REVUE     DE     PARIS 

miracle,  malgré  les  longues  années  de  service  de  l'instrument. 

Cette  approximation  paraît  insuffisante  à  l'Aïeul  qui  allonge 
le  bras  vers  le  dolman  accroché  au  dossier  d'une  chaise  : 

—  Il  est  trois  heures  moins  le  quart.  Impossible  de  faire  la 
sieste  maintenant.  Allons  voir  la  fête. 


Au  bord  de  la  plage,  où  grouillent  les  turbans  noirs,  les  mou- 
choirs roses,  les  crânes  tondus  et  couronnés  de  tresses  hui- 
leuses, les  voix  suraiguës  des  enfants  en  liesse  couvrent  le  chant 
de  l'écume  et  des  galets.  Un  mât  horizontal,  lisse  et  bien  savonné, 
que  des  cordes  amarrent  aux  planches  de  l'appontement,  s'al- 
longe au-dessus  de  l'eau  profonde.  Un  adolescent  nu  et  râblé 
s'avance  à  pas  hésitants  sur  la  poutre  branlante  et  glissante,  les 
bras  en  croix  et  les  yeux  dirigés  vers  le  drapeau  dont  la  hampe 
est  plantée  dans  un  anneau  de  fer,  au  bout  du  mât.  Il  s'efforce 
de  ne  point  voir  l'eau  tourbillonnante  qui  fuit  sous  ses  pieds, 
mais  elle  attire  invinciblement  son  regard,  le  fascine,  une 
seconde,  et,  pendant  qu'il  s'évertue  à  garder  son  équilibre,  balan- 
çant les  paumes  et  creusant  les  reins,  la  clameur  de  la  foule  pro- 
nostique déjà  sa  chute  inévitable.  Il  chancelle,  tombe  avec  un 
juron,  et  la  vague  se  referme  sur  lui.  Il  émerge,  crachant  l'eau 
salée  par  le  nez  et  la  bouche,  vomissant  des  injures  indistinctes 
en  réponse  aux  huées  de  la  populace.  Un  autre  adolescent 
s'achemine  gauchement  vers  le  drapeau  qui  flotte,  ironique. 

Des  nageurs  s'époumonnent  à  poursuivre  d'insaisissables 
canards,  qui  tantôt  plongent,  montrant  le  duvet  argenté  de  leur 
ventre,  tantôt  filent  au  ras  des  vagues,  battant  des  ailes  et 
ramant  des  pattes.  Des  nacelles  de  rotin  tressé  et  calfaté  se 
rangent  en  ligne;  la  pagaye  aux  mains,  penché  en  avant, 
l'unique  rameur  guette  les  gestes  du  fonctionnaire  français 
qui  lève  son  mouchoir.  Le  mouchoir  s'abaisse  :  les  palettes 
des  pagayes  trouent  l'eau  et  les  petites  barques  s'éloignent,  à 
bonds  furieux,  vers  la  bouée  tricolore  qui  marque  le  but.  Plus 
d'un  concurrent  maladroit  paye  d'un  plongeon  inattendu 
quelque  embardée  trop  hardie. 

L'Aïeul,  assis  sur  une  roche  que  rembourrent  des  algues 


HIÊN     LE     MABOUL  3^3 

sèches,  considère  en  fumant  sa  pipe  les  ébats  des  jouteurs;  et 
les  cimiers  scintillants  des  salaccos  forment  derrière  lui  une 
haie  compacte.  11  songe  que  les  affiches  municipales  de  France 
promettent   pour   le  i4  juillet  des  réjouissances  absolument 
analogues,  et  l'enthousiame  des  indigènes  lui  remet  en  mémoire 
la  joie  bon  enfant  du  populaire  français.  Les  accordéons  des 
bals  publics,  les  orgues  des   chevaux  de  bois  nasillent  à  ses 
oreilles  qui  se  souviennent.  Mais  son  âme  claire  et  bien  por- 
tante ne  ressent  aucune  souffrance,  à  ce  rappel  de  la  patrie 
absente.  La  Cochinchine,  terre  d'exil,  lui  paraît  infiniment 
préférable  à  la  «  douce  »  France.  Il  revoit,  sous  un  ciel  gris 
et  maussade,  des  rues  étroites,  pavées  de  cailloux  inégaux  et 
noirs,  bordées  de  hautes  façades  mélancoliques,  des  trottoirs 
suintants  où  déambulent  des  gens  hideux,  bouffis,  mal  bâtis, 
des  gens  dont  les  yeux  crient  l'envie  et  l'ennui;  —  et  il  se 
réjouit  du  peuple  gai  et  bariolé,  criant  sous  le  ciel  lumineux. 
lliên  le  Maboul  et  Bèp-Thoï,  las  d'être  heurtés  et  bousculés 
par  la  populace  remuante  et  braillarde,  ont  pris  place  sur  la 
banquette  d'un   restaurateur.  Ils  ont  nettoyé  plusieurs  sou- 
coupes de  vermicelle  au  gingembre,  vidé  un  nombre  incalcu- 
lable de  tasses  de  thé  et  bu  plusieurs  petits  verres  de  choum- 
choum.  Le  jeune  tirailleur  boit  sans  entrain,  cherche  à  s'étour- 
dir, à  se  persuader  qu'il  lui  sera  facile  de  tenir  ses  promesses 
de  sagesse  ;  l'ancien,  que  des  mois  passés  dans  la  brousse  et  la 
chaleur  de  l'après-midi  ont  altéré,  tarit  son  verre  sans  y  penser 
et,  l'alcool  aidant,  devient  merveilleusement  prolixe  et  abonde 
en  réminiscences.  Ce  «  Quatorze  juillet  »  lui  rappelle  beaucoup 
d'autres  fêtes  pareilles  auxquelles  il  lui  fut  donné  d'assister  : 
—  Moi  qui  te  parle,  j'ai  vu  des  choses  que  tu  ne  soupçonnes 
même  pas,  que  tu  ne  verras  jamais.  En  1900,  moi  et  quelques 
autres  vieux  à  médailles,  montions  la  garde  au  Champ  de  Mars, 
à  l'Exposition,  à  Paris,  en  France.  La  consigne  était  d'empêcher 
de  fumer.  Il  arrivait  de  gros  hommes  en  noir  qui  fumaient 
des  cigares.  Jamais  je  n'osais  parler  à  ces  beaux  messieurs, 
qui  ressemblaient  à  des  mandarins;  mais,  plus  loin, ^ ils  ren- 
contraient de  hauts  tirailleurs  nègres  qui  n'avaient  pas  peur 
comme  moi.  Ces  grands  diables  attrapaient  les  cigares,  les 
jetaient  par  terre  et  marchaient  dessus...  Tout  ça,  c'est  des 
souvenirs  comme  peu  de  gens  en  ont  :  tu  comprends,  après 


374  LA     REVUE     DE     PARIS 


1 


cela,  que  des  pitreries  comme  celle-ci  me  laissent  froid.  J'at 
vu  mieux...  Hein?  qu'en  dis-tu?...  Tu  ne  m'écoutes  pas,  mon 
garçon  ? 

Mécontent,  le  vieux  grognard  réclame  du  débitant  une  nou- 
velle rasade.  La  tasse  aux  doigts,  il  grogne  interminablement  : 

—  J'avais  raison  tout  à  l'heure  de  dire  à  l'Aïeul  que  la 
jeunesse  d'aujourd'hui  méprisait  les  avis  des  hommes  mûrs_ 
Elle  ne  sait  même  point  marquer  de  l'intérêt  aux  souvenirs 
merveilleux  dont  les  aînés  peuvent  régaler  ses  oreilles.  Pendant 
que  je  cause,  que  je  me  dessèche  la  langue,  ce  polichinelle 
me  tourne  presque  le  dos  et  s'intéresse  aux  ébats  de  quelques 
hurluberlus  qui  se  donnent  du  mal  pour  faire  du  bruit.  Que 
diable  peut-il  apercevoir  de  si  absorbant?  Des  gamins  qui  tom- 
bent dans  l'eau  en  beuglant,  des  sampans  qui  culbutent  :  en 
voilà  assez  pour  faire  rouler  à  ce  grand  niais  des  prunelles 
ahuries  et  inquiètes...  Tiens,  voilà  May.  Mâtin!  la  magnifique 
tunique  noire  et  qui  commence  à  se  tendre  agréablement  sur 
le  devant!...  Le  derrière  n'est  pas  mal  non  plus  :  ça  gonfle  et 
ça  remue!...  Allons!  un  coup  de  reins  et  une  œillade  pour 
l'Aïeul!...  Il  ne  te  voit  pas,  ma  fille,  et  j'ose  dire  qu'il  s'en 
fiche...  Un  sourire  au  beau  jeune  homme  couleur  kaki,  tu 
smoking  à  revers!...  Il  rend  à  la  main,  celui-là...  Ouvre  l'œil, 
Hiên!...  Il  l'ouvre,  le  gaillard,  et  de  manière  inquiétante... 
Eh!  petit  frère,  tu  as  l'air  de  souffrir!  Ça  ne  va  pas? 

Hiên  le  Maboul  ne  dit  mot.  La  brise  qui  souffle  de 
l'estuaire  et  lui  apporte  les  relents  de  corylopsis  envolés  du 
mouchoir  de  May  balaye  jusqu'au  souvenir  de  ses  promesses. 
La  tête  lui  fait  mal,  et  le  cœur.  Devant  ses  yeux  égarés,  tool 
flageole,  se  brouille  et  s'efface;  à  ses  oreilles,  la  rumeur  popu- 
laire ne  parvient  plus.  La  jalousie  l'étreint;  il  souffre  en  silence. 

—  L'alcool  ne  te  vaut  rien,  —  proclame  Bèp  Thoï;  —  le 


voilà  gris  dès  le  second  verre  ! 


XIX 


Les  fravaux  reprirent.  De  nouveau  les  chansons  et  les 
marteaux  des  charpentiers  sonnèrent  sous  les  hangars  étavés* 
La  fourmilière  des  bûcherons  s'égrena  sur  la  route  qui  s'en- 
fonçait dans  la  forêt  noircissante.  Les  couvreurs  découpèrent 


HIÊN     LE    MABOUL 


375 


au-dessus  des  toits  leurs  silhouettes  de  singes  babillards  et 
brandissant  des  gerbes  de  paille.  De  nouveau  les  bois  durs 
gémirent  sous  la  dent  des  scies,  sous  le  touchant  des  haches, 
ouvrirent  avec  des  cris  de  colère  leurs  muscles  compacts  aux 
tarières  brutales.  Les  manœuvres  pataugèrent  bruyamment 
dans  la  fosse  à  torchis,  imitant  le  dandinement  grotesque  des 
buffles  cnlizés  et  répondant  par  des  rires  aux  allocutions 
joyeuses  que  leur  adressait  leur  chef  d'équipe.  Des  groupes 
de  spectateurs  badauds  et  bavards  s'accroupirent  en  files  sur 
les  talus  du  chemin. 

Sous  l'effort  des  wagonnets  chargés,  les  rails  retrouvèrent 
leur  brillant  d'acier  neuf,  étincelèrent  entre  les  épis  jaunes.  Le 
marécage  recula  encore,  envahi  par  le  sable  écroulé  des  bennes. 

La  joie  affermissait  les  bras  et  les  épaules  lasses,  rafraî- 
chissait les  poitrines  ruisselantes  de  sueur,  et,  malgré  le  dur 
soleil  embrasant  les  rizières,  manœuvres,  terrassiers,  menui- 
siers, charpentiers,  maçons,  bûcherons,  couvreurs  conservaient 
assez  de  souffle  pour  enchanter  leur  tâche  d'un  refrain  ou  d'un 
éclat  de  rire. 

Seul  Hiên  ne  retrouvait  point  son  entrain  de  jadis.  L'idée 
fixe,  établie  dans  son  cerveau,  n'accordait  plus  au  misérable 
amoureux  une  minute  de  relâche;  elle  creusait  ses  joues 
flasques,  enfonçait  ses  yeux  sombres  sous  les  arcades  osseuses, 
secouait  comme  d'un  frisson  de  fièvre  ses  mains  noires  où 
bleuissaient  les  veines  saillantes.  La  tête  basse,  raidissant  ses 
bras  derrière  la  tôle  oscillante,  il  n'écoutait  point  les  harangues 
véhémentes  de  Nho. 

—  Pourquoi  fais-tu  cette  figure  d'enterrement?  Que  te  man- 
que-t-il  encore  pour  être  heureux?  L'Aïeul  est  revenu  et  nous  a 
déclaré  qu'il  ne  s'en  irait  plus  désormais;  l'adjudant  Pietro 
nous  a  quittés  sans  espoir  de  retour;  les  travaux  ont  repris. 
Nous  sommes  tous  gais  comme  des  pinsons  ;  toi  seul  es  triste. 
Qu'as-tu  enfin?  Es-tu  malade? 

—  Je  ne  suis  pas  malade,  —  disait  Hiên  entre  ses  dents. 

—  Tu  en  as  tout  l'air  pourtant.  Tu  maigris,  tu  as  une  mine 
de  papier  mâché  et  de  drôles  d'yeux  :  ils  ont  toujours  l'air 
d'apercevoir  quelque  chose  que  nous  autres  ne  voyons  pas. 
Avec  qui  causes-tu  tout  bas?  Est-ce  avec  les  esprits? 

—  Peut-être  ! 


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376  LA     REVUE     DE     PARIS 

—  Va-t'en  chez  Thi-teu  la  guérisseuse  :  elle  te  délivrera 
des  mauvais  esprits. 

— '■  Laisse-moi  1  laisse-moi! 

—  11  y  a  des  gens  qui  passent  leur  temps  à  se  rendre  malheu- 
reux eux-mêmes,  —  grognait  l'autre,  mécontent.  —  Débar- 
rassés d'un  souci,  les  voilà  qui  se  forgent  d'autres  raisons  de 
se  ronger  le  cœur?...  Diable  de  Maboul I 

Tandis  que  ses  camarades  raclaient  à  grands  coups  la  benne 
retehtissante,  l'halluciné  s'accroupissait  sur  les  talons,  la  tête 
enfouie  dans  les  mains,  écoutait  le  rire  pointu  de  May  tinter 
a  ses  oreilles.  Et  les  minces  lèvres  rouges,  saignant  dans  le 
petit  visage  pâle  qui  se  dessinait  devant  les  yeux  clos  du  fou, 
s'entr'ouvraient  pour  des  révélations  horribles  : 

«  Regarde-moi,  Hiên!  Pendant  que  tu  t'échinais  à  pousser 
ton  wagon,  le  jeune  homme  à  casque  plat  est  venu  rôder  près 
de  la  palissade.  Il  m'a  fait  un  signe;  je  l'ai  suivi  jusqu'à  h 
maison  rose  que  recouvrent  les  bancouliers.  J'ai  fait"  tomber 
ma  veste  courte,  dénoué  ma  ceinture  de  soie  verte,  et  ses  mains 
ont  pétri  mon  corps  brun  et  ferme,  mes  seins  frémissants.  11 
m'a  donné  des  piastres  neuves.  Entends-les  sonner,  individu 
idiot!...  » 

—  Viens  ici,  Hiên!  —  cria  l'Aïeul,  un  jour  que  le  tirailleur 
rêvait  ainsi  sur  le  remblai.  —  Je  vais  t'apprendre  une  nouvelle 
qui  te  ravira  certainement.  Le  colonel  t'octroie  une  per- 
mission de  huit  jours,  sur  ma  demande  :  tu  as  besoin  de 
changer  d'air  et  de  changer  d'idées.  Va  dans  ton  village,  parle 
avec  la  mer  et  la  forêt;  écoute-les  :  elles  savent  les  paroles 
qui  guérissent  les  cœurs  malades,  elles  auront  pitié  de  toi 
qu'elles  ont  vu  naître  et  grandir,  qui  connais  leur  langage.  Tu 
guériras.  Va,  petit  frère!... 


La  forêt  compatissante  ouvrit  à  l'enfant  retrouvé  ses  clai- 
rières. Au  flanc  des  bambous  noircis  que  le  coupe-coupe 
avait  tranchés,  des  pousses  nouvelles  avaient  jailli,  vivaces 
et  touffues.  Les  jeunes  roseaux  que  Phâm-vân-Hiên  avait  vu 


HIÈN     LE     MABOUL  3*]*] 

sourdre  du  gazon  se  hérissaient  d'épines  tendres  ;  l'herbe  drue 
avait  submergé  la  pierre  plate  dont  il  faisait  jadis  son  oreiller. 
Aux  troncs  des  banyans,  des  lianes  étaient  mortes,  lasses  de. 
V attente;  d'autres  avaient  tapissé  l'écorce  de  leurs  feuilles 
vernies,  de  leurs  fleurs  étoilées.  Des  plaies  fraîches  saignaient 
sur  les  fûts  pâles  des  gommiers. 

Mais  la  forêt  se  souvenait  :  ses  mille  voix  chuchotaient  les 
refrains  d'autrefois  sur  le  même  ton .  Hiên  reconnut  le  rire  éperdu 
de  la  cascade  raillant  les  roches  éplorées  dans  leurs  cheveux 
de  mousse,  le  babil  mystérieux  des  roseaux  rapprochant  leurs 
tètes  nuageuses,  le  ronflement  des  crapauds-buffles  hissés  sur 
les  racines  boueuses  des  palétuviers,  l'appel  rythmé  des  huppes, 
l'hymne  rageur  des  coqs,  la  plainte  douce  des  tourterelles,  le 
gémissement  des  singes  batailleurs. 

«  Je  n'ai  point  changé,  —  semblait  dire  la  forêt.  —  Reste 
avec  moi,  âme  inquiète,  reste  avec  moi.  Baigne  dans  mes  ruis- 
seaux tes  pieds  que  les  cailloux  du  chemin  ont  ensanglantés  ; 
allonge  sur  mon  herbe  molle  ton  corps  brisé  de  fatigue.  Ma 
rosée  rafraîchira  ton  front  que  la  fièvre  brûle  ;  l'émeraude  de 
mes  aubes,  l'or  de  mes  midis,  la  pourpre  de  mes  crépuscules 
chasseront  de  tes  prunelles  extasiées  les  visions  malsaines; 
j'emplirai  tes  oreilles  de  mon  chant  innombrable...  Reste  avec 
moi.  pauvre  âme  affligée.  Redeviens  mon  enfant  sauvage  et 
instinctif,    primitif  et   inconscient.   La   sagesse   est   dans   la 
contemplation  de  la  nature.  Regarde-moi,  écoute-moi  vivre. 
Entends-tu?  une  loutre  a  bondi  hors  des  roseaux,  troué  l'eau 
noire  de  la  mare,  qui  se  plisse  de  vaguelettes.  Reconnais-tu  le 
cri  saccadé  du  gecko,  dont  les  griffes  égratignent  la  branche 
du   teck?  Entre   les  buissons    froissés   un   sanglier  fuit,    le 
groin  levé,  flairant  la  brise  qui  lui  apporta  l'inquiétude.  Un 
craquement  d'os  :  un  chat-tigre  plante   ses  incisives  acérées 
dans  l'échiné  frissonnante  d'un  rat  musqué.  Le  tigre,  roi  des 
marais,    erre  dans   la   brousse  qu'épouvante  son  aboiement 
enroué.  Ecoute-moi  vivre,  reste  avec  moi!...  » 

Ainsi  parlait  la  forêt  maternelle.  Toute  la  journée,  Hiên 
Técoutait,  assis  dans  la  clairière  où,  tout  enfant  et  adolescent, 
il  tailladait  les  bambous.  Au  crépuscule,  blotti  parmi  les 
algues,  il  entendait  la  voix  grondante  de  la  mer  qui  l'invitait 
de  même  à  la  sagesse  : 


378  LA     REVUE     DE     PA«IS 

«  Vois  mes  amants,  les  pêcheurs.  Apprends  d'eux  à  vivre 
sans  autre  amour  au  cœur  que  l'amour  de  mon  visage  éter- 
nellement changeant,  éternellement  pareil.  Installés  autour  de 
la  voile  qu'ils  ont  déroulée  sur  le  sable  de  la  plage,  ils  tordent 
les  cordages  de  rotin  que  mes  vagues  ont  rompus  d'un  coup 
d'épaule,  remplacent  par  un  bambou  neuf  la  vergue  que  mes 
tarets  ont  rongée.  Ecoute-les  rire,  ces  gens  heureux,  dont  la 
civilisation  n'a  point  déformé  le  cerveau  et  compliqué  la 
pensée.  Après  la  rude  journée  de  pêche,  ils  dormiront  sur  le 
varech  parfumé  et  mon  hymne  inlassable  bercera  leur  sommeil 
sans  rêves.  Viens  à  moi,  pauvre  être  qui  as  voulu  connaître  lu 
vie  et  qui  as  souffert  par  elle,  viens  à  moi  :  je  te  donnerai  la 
paix  profonde  que  je  dispense  à  mes  amoureux,  la  paix  pro- 
fonde que  récèlent  les  flancs  transparents  de  mes  houles,  la 
paix  profonde  dont  jouissent  éternellement  les  noyés,  allongés 
sur  le  fin  gravier  de  mes  abîmes. ..  » 

La  nuit  descendait  sur  les  vagues  frangées  d'écume  crépi- 
tante, chassant  Hiên  le  Maboul  de  la  plage  où  tout  à  l'heure 
viendraient  s'ébattre  les  bêtes  féroces.  Il  suivait  à  longues 
enjambées  les  ruelles  bordées  de  bambous  où  séchaient  les 
filets.  Derrière  les  jarres  de  grès  brun  que  remplissait  la  sau- 
mure, les  enfants  et  les  jeunes  filles  le  regardaient,  les  uns 
moqueurs  et  ricaneurs,  les  autres  pitoyables  à  la  peine  devinée 
sur  le  visage  osseux.  Dans  la  hutte  minable  que  secouait  le 
vent,  il  s'accroupissait  sur  le  lit  de  camp,  où  prenaient  place 
le  père  et  la  mère,  ridés,  ratatinés  et  bavards. 

—  Te  voilà  mis  comme  un  mendiant!  —  grognait  le  père. 
La  boue  a  souillé  ton  pantalon  et  tes  jambières,  les  ronces 
ont  lacéré  ton  turban...  Tu  n'as  guère  changé! 

Et  les  mains  noires  du  vieux  tremblaient  sur  les  baguettes, 
nettoyant  activement  la  soucoupe  de  riz. 

Des  notables  entraient,  buvaient  une  tasse  de  thé,  considé- 
raient le  tirailleur. 

—  Il  a  grandi  et  s'est  élargi,  —  constataient-ils,  —  mais  il 
n'est  pas  devenu  plus  gai.  Il  semble  qu'un  chagrin  le  travaille. 

—  Laissez  donc!  —  disait  la  mère,  petite  vieille  criarde;  — 
Il  a  toujours  ses  yeux  de  toqué,  voilà  tout. 

Les  notables  hochaient  la  tête  : 

—  La  ville  ne  te  vaut  rien,  —  disait  le  maître  d'école.  — 


r 


hiiLn   le  maboul  379 

Tu  es  un  enfant  de  la  brousse  :  hâte-toi  de  revenir  vers  la 
brousse.  Ne  laisse  point  les  femmes  de  la  ville  te  voler  ton 
cceur.  Il  y  a  des  années,  mon  fils  est  parti  comme  toi  et  je 
ne  l'ai  jamais  revu.  Des  sampaniers  m'ont  dit  qu'une  fille  lui 
avait  jeté  un  sort,  qu'il  s'était  enfui  avec  elle.  Le  maître  d'école 
de  Baria  l'a  vu,  creusant  un  fossé,  dans  une  rue  de  Baria,  sous 
le  rotin  des  miliciens  et  des  gardes-chiourine.  Il  est  mort, 

peut-être,  maintenant Prends  garde,  toi  aussi  ;  méfie-toi  des 

sortilèges.  Veille  sur  ton  cœur! 

Tous  partaient  enfin.  Uiên  le  Maboul  restait  seul  sur  le  lit 
de  camp,  la  nuque  appuyée  à  l'étroit  oreiller  de  paille.  La  forêt 
proche  et  la  mer  proche  lui  parlaient  avec  le  vent  qui  faisait 
danser  les  images  saintes  sur  les  panneaux  de  papier  rouge. 
L'oubli  venait  à  lui  avec  l'air  froid,  qui  soufflait  entre  les 
planches  disjointes  :  il  se  crut  guéri  et  fort. 

«  Je  reviendrai  vers  vous,  —  promettait-il  au  ressac,  aux 
ramures  bruissantes,  aux  chouettes  hululantes.  —  Dans  quel- 
ques mois,  je  serai  libre,  et,  durant  ces  quelques  mois,  votre 
souvenir  et  l'Aïeul  me  sauveront  de  la  folie.  Vous  me  reverrez 
joyeux  et  le  cœur  en  paix.  Je  serai  le  bûcheron  qui  erre  au 
petit  jour  dans  les  sentiers  brumeux,  qui  aspire  de  ses  poumons 
rajeunis  le  parfum  des  feuilles  humides.  Je  serai  le  pêcheur 
campé  sur  le  rouf  des  jonques  décorées  d'yeux  sanglants,  le 
pilote  qui  pèse  sur  le  cordage  de  rotin  tressé  et  manie  du  talon 
la  barre  du  gouvernail  taillé  en  forme  de  lyre.  Je  serai  votre 
enfant  à  toutes  deux,  votre  enfant  insouciant  et  ignorant  des 

choses  humaines » 

Il  rejetait  la  couverture  crasseuse,  se  dressait  sur  la  natte 
où  couraient  les  cancrelats  affairés  et  cuirassés  d'acier  bruni, 
décrochait  la  hachette  à  tranchant  étroit  et  rouillé,  frottait  de 
la  paume  la  poignée  poussiéreuse.  Il  tirait  d'un  coffre  en  bois 
de  camphrier  ses  vieilles  hardes  déchirées  et  rapiécées  -qui  fleu- 
raient le  bétel  et  la  bruyère.  La  vase  de  palétuviers  étoilait 
l'étoffe  rougeâtre  de  larges  taches  noires  ;  les  algues  sèches  la 
verdissaient  ;  la  sève  des  gommiers  lustrait  les  manches  que  les 
palmiers  d'eau  avaient  griffées.  Au  fond  de  la  caisse,  dormait 
le  vieux  chapeau  conique  en  feuilles  de  latanier,  délavé  par  la 
rosée  et  les  pluies,  crevé  par  les  branches  basses. 
Mais,  tandis  que  Hiên  le  Maboul,  incliné  vers  le  coffre  en 


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38o  LA     REVUE     DE     PARIS 

bois  de  camphrier,  remuait  les  reliques  et  les  senteurs  de  son 
passé  et  se  persuadait  de  sa  guérison,  le  souvenir  de  May 
revint  à  lui  :  Hiên  lâcha  le  couvercle,  qui  se  referma  sur  les 
guenilles  affaissées  et  mortes,  et  serra  les  poings.  Il  vit  la  fillette, 
nue  et  rieuse,  étendue,  la  hanche  en  l'air,  à  côté  de  l'ennemi... 
La  vision  s'envolait  aussitôt,  brève  comme  un  éclair  et,  comme 
un  éclair,  aveuglante.  Mais,  dans  le  cerveau  du  malheureux, 
dans  ses  tempes,  dans  ses  oreilles,  le  sang  bourdonna.  11  connut 
qu'il  n'était  point  guéri  et  s'abattit  sur  sa  natte  en  geignant. 
Vainement  l'appelèrent  le  vent,  la  houle,  les  arbres  désespérés. 
A  l'aube,  il  retourna  vers  la  ville. 


XX 


—  Guéris-moi,  vieille  mère!  — gémit  Hiên  le  Maboul. 

—  Guéris-le,  —  répéta  l'Aïeul.  —  Il  t'a  dit  son  mal  :  son 
âme  et  son  corps  souffrent. 

Thi-Teu  souffla  sur  la  mèche  du  quinquet  :  la  flamme  dansa; 
les  dorures  des  bouddhas  enfumés  s'avivèrent  ;  dans  le  visage 
osseux  et  desséché  de  la  vieille  femme,  les  yeux  s'illuminèrent 
entre  les  paupières  plissées.  Les  mains  déformées  se  joignirent 
sur  la  poitrine  drapée  d'étoffe  blanche,  les  lèvres  incolores 
murmurèrent  des  invocations  incompréhensibles.  Au  dehors, 
la  nuit  se  peuplait  de  lucioles  errantes  qui  chatoyaient  entre 
les  fûts  vagues  des  cocotiers.  La  guérisseuse  parla  : 

—  Aïeul  à  deux  galons,  je  ne  puis  oublier  que  tu  as  fait 
rebâtir  ma  case  détruite  par  l'incendie,  que  tu  m'as  protégé 
contre  les  bandits  qui  m'accusaient  de  sorcellerie  et  voulaient 
me  bannir  du  village.  Je  ne  puis  oublier  que  je  t'ai  veillé 
aux  heures  de  fièvre  et  que  tu  m'as  permis  de  t' aimer  comme 
un  fils.  Je  soignerai  ton  serviteur  comme  je  t'ai  soigné.  Les 
mauvais  esprits  sont  en  lui  :  je  vais  essayer  de  les  chasser. 

Devant  la  table  haute  et  étroite  où  se  dressaient,  parmi  les 
chandeliers  de  bois  et  les  fleurs  de  lotus,  le  panneau  sacré  de 
teck  incrusté,  Hiên  le  Maboul  s'agenouilla  et  se  prosterna,  les 
coudes  et  le  front  contre  terre,  les  mains  réunies  en  coupe  sur 
la  nuque  ;  trois  fois  il  se  prosterna,  puis  s'immobilisa  dans  la 
poussière.  Les  baguettes  d'encens  fumaient,  le  bronze  tintait 


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HIÊN     LE     MABOUL  38l 


sous  les  coups  répétés  du  marteau  de  bois,  les  lèvres  pâles  de 
Thi-Teu  prononçaient  avec  volubilité  des  formules  d'incanta- 
tion. L'Aïeul  pensif  s'éloignait  entre  les  cocotiers.  Les  baguettes 
d'encens  s'éteignirent,  la  mélopée  s'acheva.  Hiên  soupira,  se 
leva  : 

—  Tes  prières  sont  inutiles,  vieille  mère  :  le  mal  ne  m'a 
point  quitté. 

—  Je  ne  puis  rien  faire  de  plus;  ma  science  est  impuissante. 
Je  puis  chasser  la  fièvre  du  front  ardent,  rendre  la  souplesse 

.aux    membres   engourdis  par  les    rhumatismes,   je   connais 
les  herbes  qui  cicatrisent  les  plaies,  je  connais  les  paroles  qui 
rendent  le  calme  aux  ensorcelés  ;  mais  comment  pourrais-je 
donner  le  bonheur  aux  affligés?  Est-il   en  mon  pouvoir  de 
rendre  sa  richesse  à  l'homme  ruiné  ?  à  l'amoureux  le  cœur  que 
la  femme  lui  a  volé?  Sache  que  la  douleur  est  inévitable  -ei 
universelle.  Tu  as  vécu,  sans  doute,  dans  l'ignorance  de  la 
vie,  sans  entendre  le  cri  de  l'humanité  misérable.  Tu  n'es  pas 
heureux,   dis-tu?  Va-t'en  et  dénombre  sur   ton  chemin  les 
cœurs  satisfaits  et  tranquilles,  les  gens  heureux I...  Ton  maître 
n'est  pas  heureux  :  l'idée  de  la  vieillesse  qui  vient  à  lui  len- 
tement trouble  sa  contemplation  silencieuse  des  hommes  et 
des  choses.  Suis-je  heureuse,  moi  qui  végète,  seule  et  pauvre, 
dans  cette  cabane,  moi  qui  ai  soulagé  tant  d'infortunes  et  qui 
suis  impuissante  à  me  guérir  moi-même  de  l'épouvante  de  la 
mort  proche?...  Les  bêtes  ignorantes  ont  le  bonheur;  tu  étais 
pareil  à  elles  ;  tu  as  voulu  vivre  comme  les  autres  hommes  :  vis 
donc  comme  eux  et  ne  t'étonne  point  de  souffrir  comme  eux. 
Je  ne  puis  rien  pour  toi. 

Hiên  s'en  alla  par  les  rues  grouillantes  du  village.  Au  ras  du 
fossé,  un  aveugle  tourna  vers  le  passant  ses  yeux  blancs  barrés 
de  taies  bleuâtres,  geignit,  implora  le  don  d'une  sapèque; 
écroulé  dans  ses  guenilles  sans  couleur,  il  levait  ses  deux  mains 
vers  l'homme  qui  marchait  à  grands  pas,  librement,  il  le  pre- 
nait à  témoin  de  sa  misère.  Des  forçats  défilèrent,  trois  par 
trois,  honteux  de  leurs  défroques  verdies,  de  leurs  têtes  rasées  ; 
au  fond  de  leurs  prunelles  abruties  luisait  le  désespoir  infini 
des  bêtes  féroces  encagées;  ils  s'éloignèrent,  traînant  dans  le 
sable  pourpre  leurs  chevilles  noircies  par  la  boucle.  Adossé  au 


382  LA     REVUE     DE     PARIS 

talus,  un  soldat  anémique  et  voûté  toussait,  crachait  du  sang 
et  regardait  d'un  air  dément  couler  sur  son  dolman  débou- 
tonné la  salive  écarlate.  Une  femme  pleura  derrière  l'auvent 
rabattu  d'une  ease.  De  toutes  parts,  l'humanité  souffrait. 

Des  torches  de  résine  fichées  dans  le  sol  éclairaient  le  bouddha 
laqué  d'un  pagodon  de  pisé  appuyé  au  tronc  d'un  banyan 
séculaire.  Un  homme  et  deux  femmes  disposaient  sur  une 
natte,  au  pied  de  l'autel,  des  soucoupes  de  riz  et  des  régimes  de 
bananes,  et,  joignant  les  mains,  psalmodiaient  des  prières. 
Derrière  le  groupe  des  suppliants,  un  bonze  grattait  une  longue- 
guitare  de  bois  à  deux  cordes.  La  guitare  se  plaignait  âprement, 
la  voix  chevrotante  et  morne  semblait  ânonner  des  sanglots 
entrecoupés. 

Hiên  s'accroupit  dans  l'ombre  du  banyan,  écouta  le  chant 
douloureux  et  monotone  des  cordes,  note  grêle  dans  le  formi- 
dable lamente  qui  montait  du  chœur  unanime.  A  cette  heure, 
son  éducation  d'homme  pareil  aux  autres  hommes  était  achevée, 
puisqu'il  percevait  maintenant  le  sanglot  infini  de  l'humanité, 
comme  il  avait  perçu,  enfant  sauvage,  la  voix  de  la  forêt,  du 
veut  et  de  la  mer. 

Il  savait  la  vie  maintenant,  et  savait  ce  qu'elle  valait.  Il  eut 
envie  de  mourir,  de  dormir  sans  rêve&  et  toujours.  A  quoi 
bon  vivre?  Retrouverait-il  jamais  l'inconscience  et  la  sérénité 
perdues?  N'était-il  pas  définitivement  une  bête  pensante  et 
torturée  et  hurlante?...  A  quoi  bon  vivre?.,. 

Les  hibiscus  frissonnants  parlaient  d'espoir  immuable,  de 
jours  meilleurs,.. 

XXI 

Thi-Sao  ferma  son  ombrelle  de  soie  grenat,  que  noyaient  les 
plis  de  la  dentelle  noire,  et  grimpa  sur  un  tas  de  cailloux,  aban- 
donnant la  route  à  la  cohue  minable  et  bigarrée  des  tirailleurs 
qui  se  rendaient  aux  chantiers.  Les  figures  bronzées,  bouffies 
encore  par  la  sieste,  s'épanouirent,  des  rires-  coururent,  des 
yeux  clignèrent  vers  le  visage-  barbouillé  de  poudre  de  riz  jus- 
qu'à la  ligne  jaune  du  cou,  vers  les  sourcils  allongés  à  l'encre 
de  Chine,  vers  les  joues  adroitement  peintes  au  vermillon. 

—  Ma  bonne  tante,  —  interrogea  un  loustic,  —  est-ce  pour 


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HIÊN     LE     MABOUL  583 


me  proposer  une  femme  que  tu  trottes  par  les  chemins  aux 
heures  chaudes? 

—  Tu  t'es  mal  regardé,  —  s'empressait  de  répliquer  à  tue-tête 
un  camarade  ;  —  ce  n'est  pas  pour  un  petit  client  comme  toi 
qu'on  se  mettrait  en  campagne  en  grande  tenue,  toutes  bagues 
aux  doigts,  bracelets  jusqu'aux  coudes,  triple  tunique! 

—  Fais  demi-tour,  très  honorable  courtière  !  —  conseillait 
Phuc.  —  Il  n'y*  a  pas,  dans  cette  direction,  de  gibier  à  rabattre. 
Nos  épouses  sont  trop  laides  pour  charmer  les  beaux  messieurs 
que  tu  approvisionnes...  Tu  pourrais,  cependant,  t 'adresser  à 
la  mienne,  celle  qui  demeure  dans  la  troisième  case  et  qui 
ressemble  à  un  petit  crapaud... 

La  colonne  entière  salua  d'un  rire  inextinguible  cette 
réclame  inattendue,  faite  par  le  mari  facétieux,  et  s'éloigna 
sous  l'œil  méprisant  de  la  dame  maquillée. 

Thi-Sao  exerçait  la  profession  lucrative  d'entremetteuse. 
Comme  tant  d'autres  congaï,  elle  avait  eu  quelques  heures  de 
vie  honnête.  Fille  de  sampaniers,  elle  avait  épousé,  à  quinze  ansr 
un  rustre  quelconque,  —  lequel  avait  eu,  à  ses  yeux,  le  tort 
grave  de  n'apporter  en  ménage  que  ses  dix  doigts  de  laboureur 
robuste.  Thi-Sao,  après  quelques  mois  de  sagesse,  avait  planté 
là,  un  beau  soir,  l'époux  infortuné  de  qui  la  pauvreté  lui 
répugnait. 

Pendant  vingt  ans,  elle  avait  roulé  sous  les  moustiquaires 
des  fonctionnaires  français,  quittant  les  villas  à  vérandas  roses 
des  administrateurs  pour  les  taudis  saïgonnais  où  s'attardaient 
les  épaule ttes  jaunes  des  simples  fantassins.  L'âge  venant,  il 
lui  avait  paru  fructueux  et  agréable  de  mettre  au  service 
d?  autrui  son  expérience  personnelle.  Elle  occupait  ses  journées 
à  faire  et  à  défaire  des  unions  libres,  selon  l'humeur  de  ses 
clients,  représentant  à  telle  «  petite  épouse  »  de  gendarme  l'in- 
suffisance évidente  des  douze  piastres  allouées  mensuellement 
par  ce  dignitaire  peu  rétribué,  démontrant  à  telle  autre,  veuve 
provisoire,  les  avantages  mirobolants  d'un  mariage  avec  certain 
commis  des  douanes,  dénichant  pour  tel  gâteux  prématuré  des 
adolescentes  expertes.  À  nouer  ou  dénouer,  non  sans  art  ni 
discrétion,  ces  délicates  intrigues,  elle  avait  eu  avec  la  police 
quelques  fâcheux  démêlés,  mais  avait  amassé  un  capital  solide 
dont  elle  tirait  un  revenu  respectable.  En  dépit  des  atteintes 


384  LA     REVUE     DE     PA1US 

indéniables  des  années,  elle  n'avait  point  perdu  toute  jeunesse 
de  cœur  :  elle  avait  ses  faiblesses  et  subventionnait,  disait  la 
chronique,  un  jeune  et  blond  gaillard,  commissaire  des  messa- 
geries fluviales.  Telle  était  Thi-Sao. 

Aux  injures  plaisantes  des  tirailleurs  elle  ne  répondit  que 
par  une  grimace  de  dédain  qui  plissa  la  graisse  poudrée  de 
son  visage;  la  colonne  passée,  elle  rouvrit  son  ombrelle  et 
descendit  de  son  piédestal  de  cailloux  en  prenant  garde  de 
gâter  le  velours  brodé  de  ses  mules.  Rassérénée  par  le  plein 
succès  de  cette  opération  difficile,  elle  poursuivit  sa  route  avec 
majesté,  roulant  des  hanches  et  des  reins  selon  sa  vieille  habi- 
tude professionnelle,  pour  la  plus  grande  joie  de  la  sentinelle 
accroupie  devant  sa  guérite  tricolore. 

May  était  aux  aguets  derrière  le  store  de  sa  case  ;  elle  sortit 
précipitamment  dans  la  petite  cour  de  terre  battue  : 

—  Ne  t'arrête  pas,  —  souffla-t-elle  ;  —  si  quelque  femme 
t'apercevait  ici,  je  serais  perdue.  Continue  jusqu'à  la  digue  : 
je  t'y  rejoindrai. 

Quelques  minutes  après,  l'ancienne  et  la  recrue  s'instal- 
laient à  l'abri  des  yeux  indiscrets  entre  des  roches  éboulées. 

— *  Que  veux-tu  encore?  —  demandait  May,  vaguement 
inquiets.. 

—  Mais  rien,  petite  sœur,  rien!  Je  m'intéresse  à. toi,  voilà 
tout;  à  toi  et  à  tes  amours,  auxquelles  j'ai  quelque  peu  aidé... 
Parlons  un  peu  de  cette  première  entrevue.  Le  jeune  homme 
du  Sanatorium  a-t-il  eu  le  don  de  te  plaire  ? 

Le  petit  visage  se  teinta  de  rouge  vif  : 

—  Laissons  cela!  laissons  cela! 

—  Je  sais,  —  dit  Thi-Sao,  maternelle.  —  Les  débuts  sont 
toujours  pénibles.  Moi  qui  te  parle,  il  m'a  fallu  quinze  jours 
pour  m'accoutumer  à  mon  premier  mari  français  :  les  occiden- 
taux exhalent  une  odeur  de  cadavre...  On  s'y  fait;  tu  t'y  feras... 
Parlons  d'autre  chose  :  as-tu  reçu  les  piastres  promises  ? 

Ce  disant,  elle  secouait  la  courte  veste  où  sonnèrent  les  écus. 
Aussitôt  le  sourire  fit  place  sur  sa  face  fardée  à  des  grimaces 
qui  s'efforçaient  d'exprimer  une  affliction  sans  bornes  : 

—  Te  voilà  riche,  petite  sœur.  Et  moi  qui  ai  fait  ta  fortune, 
moi  qui  la  ferais  encore  demain,  si  cela  élait  nécessaire,  je  suis 
pauvre  et  malheureuse.  Les  créanciers  me  harcèlent  :  il  me  faudra 


HIÉN     LE     MABOUL  385 

bientôt  me  séparer  de  mes  bijoux  pour  échapper  à  la  prison 
dont  je  suis  menacée...  Je  suis  bien  malheureuse!... 

Elle  extirpa  des  profondeurs  de  sa  poitrine  puissamment  capi- 
tonnée une  sorte  de  hurlement  discret  qui  prétendait  figurer 
un  sanglot. 

—  Mais  —  interrogea  la  voix  nette  de  May  —  n'as-tu 
pas  les  piastres  que  le  Français  t'a  remises  et  celles  que  tu 
m'as  soutirées  en  échange  de  tes  services? 

—  «  Soutirées  »!...  Elles  sont  toutes  les  mêmes,  caressantes 
et  gonflées  de  promesses  tant  que  les  accordailles  ne  sont  point 
célébrées;  mais,  à  peine  franchie  la  moustiquaire,  les  ingrates 
me  reprochent  le  mince  cadeau  que  je  n'exigeais  point...  Elles 
sont  bien  aises  pourtant,  le  jour  où  les  vingt  piastres  men- 
suelles leur  paraissent  une  somme  dérisoire,  elles  sont  bien 
aises  de  revenir  taper  à  ma  porte... 

—  Je  reconnais  que  tu  m'as  été  utile  ;  mais  tu  as  été  payée  : 
laisse-moi  donc  en  paix  maintenant. 

—  C'est  cela!  —  grinça  Thi-Sao.  —  «  Je  suis  établie,  je  n'ai 
plus  besoin  de  la  bonne  Thi-Sao  :  qu'elle  retourne  à  sa 
niche  ! . . .  »  Mais  non  !  ne  te  hâte  pas  de  te  croire  débarrassée 
de  ma  tutelle.  Tu  m'as  payée,  c'est  entendu;  tu  ne  me  dois 
plus  rien?  c'est  autre  chose.  Tu  me  dois  une  gratitude  infinie, 
d'autant  plus  qu'il  me  serait  facile  de  te  créer  de  graves 
ennuis.  Aimerais-tu,  par  exemple,  que  j'aille  raconter  à  ton 
grand  diable  de  fiancé  le  détail  de  nos  négociations? 

—  Tu  ne  feras  pas  cela!  —  gémit  la  craintive  May,  se 
figurant  les  terribles  poings  noueux. 

—  Non  I  je  ne  ferai  pas  cela,  parce  que  je  t'aime  bien  et  que 
tu  n'hésiteras  pas  à  me  secourir  dans  le  besoin...  Donne-moi 
cinq  petites  piastres. 

—  Non!  non!  non!  Tu  n'auras  pas  de  moi  une  sapèque, 
entends-tu?  Sous  prétexte  que  tu  m'as  plus  ou  moins  mariée, 
tu  comptes  faire  de  moi  ton  banquier  et  ton  esclave.  Tu  n'auras 
rien! 

—  Tu  as  bien  réfléchi? 

—  Oui!  Je  ne  te  crains  pas.  Tôt  ou  tard  mon  fiancé  saura  la 
vérité  :  avant  qu'il  la  soupçonne,  je  lui  demanderai  de  me  rendre 
ma  parole —  Va-t-en,  maintenant! 

Thi-Sao  se    leva,  arrangea  les  plis  de  ses   trois  tuniques, 

i5  Novembre  1908.  11 


386  LA     REVUE     DE     PARIS 

agita  gracieusement  son  ombrelle  et  déclara  d'un  ton  miel- 
leux : 

—  Je  m'en  vais,  ma  fille,  puisque  tu  m'en  as  priée,  mais 
il  t'en  cuira. 

Elle  s'en  fut,  majestueuse,  et  May  la  suivit  de  loin,  inquiète 
mais  bien  décidée  à  ne  se  laisser  point  asservir.  Derrière  la 
palissade  du  camp,  les  femmes  préparaient  le  repas  du  soir  sur 
des  foyers  de  pierres  sèches  ;  elles  rirent  bruyamment  au  pas- 
sage de  l'aventurière  et  les  plus  hardies  se  risquèrent  jusqu'à 
l'interpeller  joyeusement  : 

—  Eh  bien,  ma  tante,  as-tu  fait  de  bonnes  affaires? 

—  Vous  êtes  trop  aimables,  —  minauda  Thi-Sao  :  —  mes 
affaires  vont  au  mieux  de  mes  désirs  ! 

—  Grâce  à  l'une  de  nous,  peut-être?  —  insinua  plaisamment 
une  gaillarde  noiraude  qui  portait  sur  la  hanche  son  sixième 
rejeton. 

—  Hélas  I  non  :  vous  vous  gardez  trop  bien  par  vous-mêmes. . . 
Vous  ne  vous  êtes  donc  jamais  regardées  dans  un  miroir,  ô  toutes 
belles?  Vous  mettriez  en  fuite  jusqu'aux  mauvais  esprits. 


Un  coup  de  clairon  annonçait  la  pause.  Hiên  le  Maboul 
s'assit  sur  le  remblai,  les  jambes  pendantes,  regardant  crouler 
le  sable  fin  qui  scintillait.  Sur  l'eau  trouble,  une  fourmi  rouge 
ramait  désespérément,  fuyant  la  mort  :  Hiên  lui  tendit  une 
feuille  de  manguier;  elle  s'y  cramponna.  Il  la  considérait  qui, 
sans  bouger,  séchait  ses  pattes  au  soleil.  Il  pensa  :  «  Voilà  que 
j 'ai  rendu  cette  fourmi  à  la  vie .  Encore  deux  ou  trois  convulsions , 
et  tout  était  fini  :  elle  sombrait,  entrait  dans  le  grand  sommeil. 
La  voilà  sauvée  :  la  lutte  va  la  reprendre,  le  travail  incessant, 
le  trot  ininterrompu  de  la  fourmilière  au  cadavre  découvert 

sous  les  feuilles,  du  cadavre  à  la  fourmilière Et  cependant 

elle  se  cramponnait  à  cette  vie  misérable,  et,  moi-même,  j'ai 
jugé  stupidement,  comme  elle,  que  la  vie  était  préférable  nu 
repos  définitif,  puisque  je  l'ai  retirée  de  là...  L'instinct  est 
terriblement  fort  en  nous,  animaux...  » 

Derrière  lui,  cachés  par  la  benne  renversée,  Phuc   et  Nho 


r7" 


HIÈN    LE    MABOUL  387 

s'étaient  accroupis  dans  l'ombre  du  wagonnet.  Ils  causaient  avec 
animation  et  Hiên  entendit  soudain  prononcer  son  nom. 

—  Parle  donc  moins  fort!  —  disait  Nho.  —  Si  Hiên  t'en- 
tendait!... 

—  Allons  donc!   Il  est  sur  le  talus  de  la  route,   en  train 
d'acheter  des  gâteaux.  Nous  sommes  bien  seuls  :  on  peut  parler. 

—  Alors  tu  crois  que  Thi-Sao,  tout  à  l'heure,  venait  pour 
May? 

—  Puisque  je  te  le  dis!...  Voilà  quinze  jours  que  cette  sale 
femme  rôde  autour  du  camp,  cherchant  à  se  faufiler  sans 
être  aperçue.  Je  l'ai  vue,  avant-hier,  remettre  à  May  une  clef 
et  un  petit  paquet  d'où  sortait  un  bout  de  soie  rouge.  Puis  j'ai 
entendu  un  bruit  de  piastres...  Il  paraît  que  le  compte  n'y  était 
pas,  car  les  deux  chipies  se  sont  attrapées  et  Thi-Sao  n'a  pas  eu 
le  dernier  mot  :  May  est  une  rude  luronne  qui  n'a  pas  froid 
aux  yeux.  Elle  ira  loin...  au  moins  jusqu'à  la  prochaine  «  cagna 
bambou  »!... 

Us  furent  secoués  tous  deux  d'un  rire  énorme,  qui  amena 
des  larmes  au  bord  de  leurs  paupières. 

—  Pauvre  Hiên!  —  déclara  Nho,  s'essuyant  les  yeux,  —  ce 
n'est  pas  bien  de  rire  ainsi.  Pauvre  Hiên!  pauvre  Maboul! 

—  Oui,  c'est  dur  :  pas  encore  marié,  et  déjà  trompé! 

—  Voilà  le  clairon  qui  sonne  !  File  à  ton  atelier,  mauvais  plai- 
sant! 

Hiên  se  dressa  derrière  le  wagonnet  :  Nho  vit  ses  yeux  éga- 
rés, ses  joues  pâles,  ses  mains  dansantes.  Il  bégaya  : 

—  Je...  je...  te  croyais  sur  la  route...  Qu'as-tu  entendu? 
Hiên  le  Maboul  secoua  la  tête,  essaya  de  parler  : 

—  Rien  !  —  articulèrent  péniblement  ses  lèvres  frémissantes. 
«  Il  ment,  —  pensait  l'autre,  —  il  ment  :  il  a  tout  entendu. . . 

Quelle  brute  maladroite,  ce  Phuc!  » 

Us  redressèrent  la  benne,  poussèrent  le  wagonnet  sur  les  rails 
grinçants. 

Hiên  le  Maboul  a  tout  entendu.  De  son  front  baissé  la  sueur 
froide  ruisselle,  tombe  goutte  à  goutte  sur  la  terre  piétinée  qui 
semble  vaciller.  Il  ne  pleure  pas  :  il  cache  soigneusement  sa 
douleur,  comme  le  cerf  blessé  dérobe  son  agonie.  H  s'efforce 
de  paraître  indifférent  et  brave  ;  mais  ses  mains  ne  cessent  pas 


388  LA     REVUE     DE     PARIS 

de  danser  fébrilement  sur  la  tôle  rouge  et  ses  jambes  fléchis- 
sent comme  si  une  faux  invisible  avait  tranché  ses  jarrets. 

—  Je  n'en  peux  plus  I  —  souffle-t-il  tout  à  coup. 

—  Ecoute,  frère  aîné,  —  gémit  son  compagnon  navré,  — 
ne  t'arrête  pas. . .  Continue  à  marcher  à  côté  de  moi,  un  moment 
•encore  :  il  faut  que  je  te  parle...  Ce  Phuc  est  idiot;  c'est  une 
mauvaise  langue  :  il  éprouve  sans  cesse  le  besoin  de  raconter 
un  tas  d'histoires,  pour  se  faire  valoir  et  prouver  qu'il  est 
renseigné  sur  tout  ce  qui  se  passe.  Il  plaisantait  tout  à  l'heure; 
il  mentait  impudemment,  suivant  sa  coutume.  Faut-il  te  jurer 
•que  je  ne  crois  pas  un  mot  de  ses  racontars? 

—  Jure  !  —  implore  Hiên  frissonnant,  en  qui  subsiste  l'illu- 
sion indestructible.  —  Jure! 

Au  milieu  de  la  rizière  miroitante  où  vaguent  les  buffles 
boueux,  Nho  s'arrête,  lève  la  main. 

—  Merci!  merci!...  Je  suis  fou,  vois-tu!...  J'ai  cru  que 
j'allais  tomber  et  mourir  lorsque  parlait  ce  fourbe!  Tu  vois  : 
tout  mon  corps  tremble,  j'ai  la  fièvre! 

—  C'est  vrai  :  tu  es  fou...  La  moindre  plaisanterie  te  bou- 
leverse. Tu  es  fou! 

—  Hé  !  là-bas  !  voulez-vous  bien  trotter  !  —  cria  le  sergent 
Cang. 

Le  wagonnet  vola.  Le  doute  et  l'espoir  se  battaient  dans  le 
•cerveau  en  déroute  de  Hiên  tandis  qu'il  galopait  sous  le  soleil 
-aident,  sans  voir  la  tristesse  pitoyable  qui  assombrissait  les 
jeux  de  son  compagnon. 


XXII 

—  Je  n'irai  pas  chez  l'Aïeul,  —  se  répétait  Hiên,  enfermant 
dans  sa  caisse  ses  vêtements  de  travail,  —  je  n'irai  pas  chez 
l'Aïeul  ce  soir.  Il  verrait  mon  trouble,  me  questionnerait,  me 
forcerait  à  confesser  que  tout  mon  souci  vient  d'une  plaisan- 
terie mal  comprise,  me  gronderait...  Je  n'irai  pas  chez  l'Aïeul! 

Où  aller?  Il  ne  pouvait  songer  à  rester  avec  May  sous 
la  véranda  de  la  petite  case  :  que  dirait  la  fillette  de  sa 
figure  bouleversée,  de  ses  gestes  hésitants  comme  ceux  d'un 
ivrogne,  de  sa  voix  étranglée  par  l'émotion  encore  vibrante? 


n 


r 


HIÊN     LE     MABOUL  38^ 

Pourrait-il  endurer  une  heure  de  tête-à-tête  sans  se  jeter  aux 
genoux  de  May,  sans  lui  faire  part,  avec  des  sanglots,  de  ses 
soupçons  injurieux,   sans  la  supplier   de  démentir  les  outra- 
geantes révélations  de  PhucPLe  pourrait-il?  Une  fois  de  plus, 
au  lieu  de  la  compassion  attendue,  ne  surprendrait-il  pas  l'iro- 
nie  dans  les  grands  yeux  cruels?  Mieux  valait,  pour  guérir 
l'étrange  tremblement  qui  l'agitait  de  la  tête  aux  pieds,  mieux 
valait  fuir  jusqu'à  la  nuit,  se  fuir  soi-même  et  fuir  les  autres. 
Hiên  sortit  du  camp  que  le  crépuscrule  commençait  d'en- 
gloutir sous  sa  marée  grise.  Il  erra,  sans  but  et  sans  pensée,  le 
long  des  avenues  obscurcies.  Derrière  les  grappes  violettes  de* 
bougainvillias,  les  villas   resplendissaient.   Hiên  appuya   son 
front  aux  lances  dorées  d'une  grille,  écouta  les  plaintes  aigres 
d'un  violoncelle. 

«  Us  souffrent  aussi,  ces  gens  d'Occident!  —  songea-t-il.  — 
Leur  musique  est  tourmentée  et  triste.  Ils  souffrent  comme 
nous.   » 

Des  boys  malais  vociférants  et  noirs  le  chassèrent  :  il  se  pro- 
mena au  hasard,  poursuivi  par  les  sanglots  du  violoncelle.  Les 
gongs  des  pagodes  enfouies  dans  les  bambous  de  la  montagne 
égrenaient  leurs  battements  sourds,  espacés  d'abord,  puis  préci- 
pités. De  toutes  les  cases  de  paille  groupées  autour  de  la  baie 
arrondie,  massées  dans  la  lande  nue,  penchées  sur  les  arroyos 
boueux,  les  grêles  tintements  des  vases  de  bronze  heurtés  par 
les  marteaux  de  bois  répondirent  à  la  basse  du  gong,  saluèrent 
le  jour  finissant  et  la  nuit  tombante,  qu'allait  emplir  le  vol  inquié- 
tant des  mauvais  esprits.  Hiên  haussa  les  épaules  :  il  n'était  point 
religieux.  Trop  tôt  la  forêt  avait  pris  ses  journées  pour  qu'il 
pût,  comme  les  enfants  de   son  âge,  être  initié  aux  rites  et 
aux  croyances  vagues  de  la  religion  annamite.  Peu  lui  impor- 
taient les  grimaces  exécutées  devant  les  bâtonnets  d'encens  en 
l'honneur  des  aïeux  défunts.  Les  âmes  mortes  des  ancêtres 
inconnus  l'avaient-elles  immunisé  contre  l'amour,   contre  la 
folie,  contre  la  douleur?  S'occupaient-elles  de  lui,  leur  descen- 
dant misérable?  S'inquiétaient-elles  du  frisson  incoercible  qui 
îaisait  branler  sa  tête  vide?  A  quoi  bon,  alors,  ces  coups  de 

gong,  ces  tintements  de  bronze? 

U  s'assit  sur  le  talus  de  la  route.  A  ses  pieds,  les  sampans 
renversés  sur   le  sable    revêtaient    des    forntes    de    monstres 


3go 


LA     REVUE     DE     PARIS 


endormis,  dont  les  fusées  d'écume  venaient  lécher  les  ventres 
bruns.  Des  cordages  semblaient  des  serpents  aux  corps  entre- 
lacés ;  tels  des  crânes  demi-chauves,  les  pointes  de  rochers  blan- 
chissaient hors  de  leur  chevelure  d'algues  ;  le  dôme  gélatineux 
d'une  méduse  ballottée  par  la  houle  luisait.  Les  jonques  qui 
voguaient  sur  l'horizon,  parmi  les  vols  de  mouettes,  s'estom- 
paient, s'effaçaient  dans  les  ténèbres,  où,  par  instants  seule- 
ment, apparaissaient  les  flammes  chétives  de  quelques  falots. 
Le  trot  des  voitures  ébranlait  la  route,  qui  s'illuminait  brusque- 
ment, résonnait  de  grelots,  de  claquements  de  fouet,  d'appels 
de  cochers,  puis  rentrait  dans  l'ombre  et  le  calme.  Des  files 
muettes  de  sampaniers  passaient,  à  longues  enjambées  silen- 
cieuses. Des  chiens  faméliques  flairaient  l'herbe  des  fossés. 
Là-bas,  sur  le  chemin  noir,  les  boutiques  chinoises  décou- 
paient des  rectangles  lumineux  où  gesticulaient  les  ombres  des 
buveurs.  Un  chœur  de  fantassins  en  bordée  reprenait  des 
refrains  bretons  larmoyants. 

Une  femme  frôla  Hiên  :  il  reconnut  la  tunique  de  Thi-Sao, 
ses  mules  brodées  et  le  balancement  de  ses  hanches.  Il  courut 
derrière  elle,  l'appela  : 

—  Arrêlel  arrête! 

Elle  le  dévisageait  en  souriant,  s'abusant  sur  ses  intentions, 
puis  la  mémoire  lui  revint  : 

—  Il  me  semble  te  connaître,  petit  frère!  susurra- t-elle.  — 
N'es-tu  pas  le  fiancé  de  May? 

—  Oui,  c'est  moi! 

—  Eh!  eh!  Sait-elle  que  tu  cours  les  rues  à  cette  heure-ci,  à 
la  poursuite  des  femmes?...  Au  fait,  que  me  veux-tu? 

11  n'en  savait  rien  au  juste  :  il  se  gratta  le  front  piteusement, 
fit  le  geste  de  rajuster  son  turban;  puis  il  se  rappela  le  métier 
qu'exerçait  cette  femme,  et  toute  sa  jalousie  se  réveilla  :  il  cria  : 

—  Qu'allais-tu  faire  au  camp,  cette  après-midi? 

—  Gela  ne  te  regarde  pas  !  Je  vais  où  cela  me  plaît  et  quand 
il  me  plaît  ! 

—  Je  sais!  je  sais!...  Mais...  mes  camarades  ont  raconté,  à  ce 
sujet,  des  choses  abominables,  que  j'ai  entendues.  Ils  disaient... 
ils  disaient  que  tu  venais  pour  May! 

—  Voyez-vous  le  vilain  jaloux!...  Quand  on  craint  pour  la 
vertu  de  sa  fiancée,  on  l'enferme. 


HIÉN     LE     MABOUL  3gi 

—  Ne  plaisante  pas!  Réponds-moi  seulement  :  venais-tu 
pour  May,  oui  ou  non? 

«  Je  tiens  ma  vengeance,  —  se  dit  Thi-Sao.  —  Cette  petite 
pécore  a  voulu  me  prouver  qu'elle  pouvait  désormais  se  passer 
de  moi  et  qu'elle  ne  me  craignait  pas  :  je  vais  lui  démontrer 
qu'elle  avait  tort...  Tant  pis  pour  toi,  ma  fille!...  » 

Hiên  mit  sa  main  sur  le  bras  de  l'entremetteuse,  fixa  sur  elle 
des  yeux  qu'affolaient  l'angoisse  et  la  terreur  des  paroles 
attendues  : 

—  Réponds  !  réponds  ! 

—  Lâche-moi!...  Vraiment,  tu  n'es  pas  raisonnable  :  tu  me 
poses  des  questions  brutales,  qui  m'embarrassent  réellement. 
Je  ne  veux  pas  te  faire  de  peine,  mais... 

—  Elle  n'a  pas  dit  non!  —  gémit  Hiên,  —  elle  n'a  pas  dit 
non! 

Un  instant,  il  eut  l'étrange  désir  de  se  rouler  dans  la  poussière, 
de  hurler,  comme  se  roulent  et  comme  hurlent,  pour  se  sou- 
lager, les  bêtes  blessées.  Mais  il  était  un  homme  civilisé,  un 
homme  pareil  aux  autres  hommes,  et  rien  ne  sortit  de  sa  gorge 
serrée.  Il  écoutait  vaguement  le  bavardage  de  Thi-Sao. 

—  Je  pourrais  mentir,  petit  frère;  mais  tu  es  un  brave 
garçon  et  je  m'intéresse  à  toi  :  je  ne  veux  pas  que  Ton  continue 
à  se  moquer  de  toi  impunément...  Tu  es  donc  aveugle,  mon 
garçon,  que  tu  n'aies  rien  vu,  rien  deviné?...  Veux-tu  que  je 
te  dise  où  est  ta  fiancée?  Elle  est  là,  derrière  les  volets  de 
cette  maison  rose,  dans  les  bras  de  son  amant,  qu'elle  t'a 
préféré  parce  que  tu  es  pauvre  et  que  tu  ne  pouvais  offrir 
à  ta  femme  ni  bijoux,  ni  piastres...  Du  reste,  elle  ne  peut 
tarder  à  sortir,  car  l'heure  avance  et  le  sergent  Cang  est  soup- 
çonneux... Mais  qu'as-tu  donc?...  Lâche-moi!...  Tu  déchires 
ma  manche  !.. .  Tes  ongles  me  font  mal!...  Lâche-moi,  petit 
frère,  lâche-moi!... 

—  Va-t'en!  —  cria  le  malheureux  d'une  voix  enrouée.  — 
\  a-t'en  !  je  te  tuerais  !  je  te  tuerais  ! . . . 

La  mauvaise  femme  s'est  enfuie,  a  disparu  dans  la  nuit. 
Hiên  l'a  regardée  courir,  abruti  et  impuissant,  le  cerveau  vide. 
Il  s'est  baissé  avec  effort,  a  cherché  une  pierre,  a  raclé  ses 
ongles  contre  la  route  unie  et  dure  que  ses  yeux  ne  voient  plus  ; 


392  LA     REVUE     DE     PARIS 


1 


il  a  geint  de  désespoir  de  ne  pouvoir  faire  de  mal  à  cette  créa- 
ture qui  lui  a  fait  tant  de  mal  I 

Il  est  seul  maintenant,  sur  la  route  obscure  qui  longe  la  plage 
bruissante.  11  attend!  Il  attend.  Il  est  l'amoureux  torturé, 
angoissé,  qui  piétine  devant  la  porte  close.  Il  est  enfin  parvenu 
à  cette  heure  d'agonie  que  suit  la  folie  définitive,  ou  la  mort, 
ou  Tincurable  dégoût  de  la  vie  et  la  haine  de  la  femme... 
Pantin  lamentable  qui  reproduit  le  geste  ébauché  par  des 
millions  de  pantins  pareils,  il  se  blottit,  pour  continuer  son 
guet,  dans  l'ombre  des  frangipaniers,  se  préoccupe  encore,  à 
ce  moment  où  se  joue  sa  destinée,  de  cacher  sa  défiance  et  tout 
son  supplice  à  la  curiosité  publique. 

Qui  le  verrait,  du  reste?  La  nuit  s'est  faite,  nuit  silencieuse  et 
immobile,  où  palpitent  seulement  les  myriades  d'étoiles.  Rien 
ne  vit  que  les  crabes  hésitants  qui  rôdent  sur  le  sable  phospho- 
rescent, que  les  geckos  rabâchant  leur  cri  monotone,  que  les 
lucioles  piquant  les  haies  sombres  de  fleurs  de  feu.  La  route  est 
déserte  où  s'est  enfuie  Thi-Sao.  Hiên  le  Maboul,  tapi  sous 
les  frangipaniers,  surveille  la  porte  verte  que  dominent  les 
tritons  émaillés.  Les  notes  graves  de  la  retraite  ne  l'ont  point 
ému;  et  voici  que  maintenant  l'alerte  sonnerie  de  l'appel  le 
somme  de  rentrer  en  toute  hâte,  l'avertit  que  tout  à  l'heure  il 
sera  trop  tard....  Mais  qu'importe  la  retraite,  qu'importe 
l'appel,  qu'importe  la  salle  de  police,  la  prison,  la  mort?  Hiên 
sent  monter  à  ses  lèvres  le  goût  amer  du  mépris  universel, 
mépris  de  tout  ce  qui  n'est  pas  sa  peine  présente.  11  attend,  il 
attend,  les  yeux  rivés  sur  cette  porte  qui  ne  s'ouvre  pas  et 
qu'enguirlandent  les  longs  rejets  des  bougainvillias 

Elle  s'ouvrit,  enfin  ;  May  insinua  entre  les  deux  battants  sa 
tête  emmitoufflée  d'un  mouchoir  rose,  son  corps  mince  moulé 
par  la  tunique  de  soie  noire.  Hiên  se  dressa  :  des  lueurs 
rouges  aveuglaient  ses  yeux  qui  avaient  vu  la  faute  de  l'aimée  ; 
le  sang  chantait  dans  ses  oreilles  et  dans  ses  tempes.  Il  fit 
deux  pas,  titubant,  leva  son  poing  fermé. 

—  Ne  me  tue  pas!  —  cria  la  fillette. 

Il  la  vit,  frissonnante  et  prête  à  tomber  sur  les  genoux, 
couvrant  de  ses  bras  frêles  son  visage  blême. 

—  D'où  viens-tu?  —  interrogea-t-il  d'une  voix  changée  et 
comme  enfantine,  que  faisaient  trembler  le  chagrin,  l'affole- 


.1# 

HIÈX     LE    MABOUL                                               3§3  ^ 

ment,    la   pitié   pour   cette   créature    fragile,   peut-être   aussi  Û 

l'espoir   indéracinable   que   rien    n'était   perdu  encore,   qu'il  ^ 

pourrait  l'aimer  encore,  qu'elle  l'aimerait.  '.] 

May  comprit  que  sa  terreur  était  vaine,  que  toute  la  fureur  | 

de  ce  géant  se  résoudrait  en  gémissements  et  en  larmes,  qu'il  J 

était  toujours  à   sa  merci.  Elle  le  méprisa  et,  délibérément,  | 

avec  une  vraie  joie  malfaisante,  elle  se  promit  de  piétiner  cet  | 

humble,  ce  naïf,  cet  «  individu  idiot  ».  * 

—  Laisse-moi  passer,  —  dit-elle  ;  —  ne  suis-je  pas  libre  de  ;j 
faire  ce  qui  me  plait?  ^ 

—  Non  ! . . .  Je  suis  ton  fiancé. . .  4, 

—  Imbécile!  Comment  n'as-tu  pas  compris  que  je  ne  vou-  # 
lais  pas  de  toi,  que  ce  mariage  était  impossible?. ..  Tu  m'aimesr  ' 
c'est  entendu;  mais  cela  ne  suffit  pas,  car  moi,  je  te  hais!  \ 

—  Tu  m'as  aimé,  un  jour,  May.  -, 

—  Oui,   je    t'ai   aimé;  j'ai   eu   pour  toi   un  caprice,   j'ai 
souhaité  l'étreinte  de  tes  bras.  Je  me  suis  même  offerte,  certain 

dimanche,   sous  les  bambous.  Tu  aurais  dû  me  prendre,  ce  j 

jour-là  :  peut-être  t'aurais-je  aimé  décidément,  t'aurais-je  pré-  .,. 
féré  a  tout,   même  aux  bijoux  qui  me  rendent  folle...  Mai& 

tu  as  craint  de  me  profaner,  sans  doute,  et  j'ai  su  que  tu  étais  j 

vraiment  un  imbécile;  et  je  t'ai  méprisé.  ;t 

—  May  !  May  !  il  est  encore  temps. . .  ^ 

—  Il  n'est  plus  temps  :  je  te  méprise!...  Demain  nos  fian-  A 
cailles  seront  rompues  et  chacun  de  nous  ira  de  son  côté.  Tu  j 
m'oublieras  sans  peine  et  quelque  sampannière  te  consolera.  ' 
Moi,  j'irai  vers  les  villas  des  Français.  Je  n'aime  personne,. 

toutes  mes  affections  vont  aux  belles  tuniques  transparentes r 
aux  pantalons  imprimés  au  fer  chaud,  aux  colliers  à  grains  d'or, 
aux  bracelets,  aux  piastres  neuves.  J'irai  vers  la  richesse,  car  la 

pauvreté  me  pèse  et  me  répugne.  Je  suis  perdue  pour  toi!  v 

—  Tu  es  perdue  pour  moi  !  • 
H  répète  cette  phrase,  il  la  répète  afin  de  se  bien  convaincre,  ] 

peut-être,  que  son  rêve  s'écroule  irrémédiablement,  et» 
tandis  que  ses  lèvres  frémissantes  redisent  machinalement  les 
mots  décisifs,    l'invincible    lâcheté    qui    dort    en    son    cœur 

d'amoureux  se  refuse  à  croire  à  l'irréparable...  Pardonner  1  , 
pardonner!   Pourquoi   ne   pardonnerait-il   pas?...    Hélas!    le 

pardon  détruira-t-il  le  souvenir  de  la  faute  ?.. .  Hiên  se  rappelle  : 

î 

S 


394  LA     REVUE     DE     PARIS 

les  visions  qui  ont  incendié  son  cerveau  :  il  voit  May  entre  les 
bras  de  son  amant.  H  sait  dorénavant  que  cette  scène  affreuse, 
mille  fois  imaginée,  n'est  plus  une  chimère;  il  sait  que  chaque 
jour,  désormais,  elle  viendra  s'offrir  complaisamment  à  sa 
mémoire;  il  sait  que  le  pardon  est  vain,  puisque  l'oubli  est 
impossible... 

—  Que  faisais-tu  dans  cette  maison? 

May  ricane  :   véritablement,  ce  pauvre  Hiên  est  trop  stu- 
pidel  A  quoi  bon  le  ménager? 

—  Ce  que  je  faisais?  Tu  demandes  ce  que  je  faisais?  Tu  es 
encore  plus  naïf  que  je  ne  le  pensais.  J'étais  dans  les  bras... 

La  lourde  main  osseuse  et  noire  s'est  abattue  sur  la  bouche 
de  May,  a  meurtri  les  lèvres  rouges  de  bétel.  Plus  haut  que  son 
amour,  *plus  haut  que  sa  crainte  de  la  fillette  moqueuse,  la 
souffrance,  la  colère  parlent  dans  le  cerveau  affolé  de  Hièn. 
L'âme  des  fauves,  ses  frères,  s'est  éveillée  en  lui  ;  il  se  révolte 
enfin,  comme  se  révolte  la  panthère  qui  rampa  longtemps  sous 
la  cravache  du  dompteur.  Ah!  crever  ces  yeux  cruels  qui 
l'insultèrent  de  leur  ironie,  briser  ce  front  lisse  qui  abrite 
l'âme  sournoise  et  féroce,  déchirer  ces  lèvres  pourpres  qui  ont 
versé  la  douleur  I 

Les  mains  fiévreuses  arrachent  et  froissent  le  mouchoir  rose, 
pétrissent  les  coques  luisantes  de  la  chevelure,  se  crispent  sur 
le  cou  délicat,  lacèrent  la  tunique  légère  et  la  ceinture  flot- 
tante. Le  petit  corps  d'ivoire  doré  s'écroule  dans  les  herbes 
souples.  Hiên  le  Maboul  se  penche  sur  son  idole,  dont  les  yeux 
épouvantés  le  contemplent  : 

—  Ne  me  tue  pas  !  —  supplient  les  lèvres  saignantes. 

Hiên  rit  bruyamment,  d'un  rire  convulsif  et  stupide  :  elle 
est  réellement  ridicule,  cette  fille  nue,  étendue  sur  le  dos  et 
roulant  des  yeux  blancs;  est-ce  vraiment  elle  qui  tout  à  l'heure 
le  bafouait,  qui  pendant  des  mois  l'a  terrifié?  Bizarre!... 
Qu'ont-ils  donc  de  particulièrement  séduisant  ces  yeux 
éperdus,  ce  visage  sans  couleurs,  cette  poitrine  plate,  ce 
ventre  tressautant?...  Il  la  pousse  du  pied  comme  un  animal 
immonde  :  elle  geint  faiblement,  craignant  la  mort.  Il  s'incline 
vers  elle,  touche  du  doigt  l'épaule  palpitante  : 

—  Lève-toi  et  habille-toi  ! 

Il  n'a  plus  de  haine  contre  elle,  il  n'éprouve  plus  en  face  de 


r 


HIÉ>     LE    MABOUL  3q5 

de  cette  bête  craintive  qu'une  répulsion  apitoyée,  un  peu  de  la 
répugnance  qu'il  ressentirait  devant  un  cobra  dont  il  aurait 
cassé  lès  reins  et  qui  se  tordrait  à  ses  pieds.  Du  reste,  toute 
notion  est  abolie  sous  son  crâne,  étourdi  comme  par  un 
formidable  coup  de  massue.  De  l'horrible  chose  découverte 
tout  à  l'heure  il  ne  sait  plus  rien  :  ses  oreilles  ont  perdu  la 
mémoire  des  paroles  entendues.  11  ne  sait  rien  de  la  mer  qui 
pousse  vers  la  plage  ses  lignes  d'écume  crépitante,  des  frangi- 
paniers  dont  les  fleurs  d'argent  poudrées  de  safran  pleuvent 
sur  la  route  ténébreuse,  du  camp  voisin  qui  dort  dans  sa 
palissade  jalonnée  de  réverbères.  Une  seule  sensation  subsiste  : 
son  étonnement  d'être  là,  penché  sur  cette  petite  fille  nue  et 
maigre  qui  tremble  dans  les  hautes  herbes. 

—  Habille-toi!  —  répète-t^il  doucement. 

May  ouvre  les  yeux,  ramasse  avec  des  gestes  prudents  de 
chatte  la  tunique  et  le  pantalon  de  soie  et,  soulevée  à  demi, 
s'habille  précipitamment  et  sans  bruit,  retenant  son  souffle. 
Elle  achève  de  voiler  ses  seins  pointus  sous  le  crépon  froissé. 

—  Va-t'en,  maintenant!  —  dit  Hiên. 

—  J'ai  peur... 

—  Va-t'en! 

Elle  l'examine,  inquiète  :  ne  va-t-il  pas,  la  voyant  fuir, 
regretter  de  ne  l'avoir  point  tuée?  ne  va-t-il  pas,  saisi  d'une 
nouvelle  fureur,  courir  derrière  elle  dans  le  sable  et  l'assommer 
d'un  coup  de  poing  sur  la  nuque? 

—  Va-t'en  !  —  répète  Hiên  ;  —  va-t'en  ! 

Il  la  regarde  partir,  hésitante  d'abord  et  tournant  la  tête, 
comme  une  bête  traquée,  puis  détalant  à  toutes  jambes  et 
fonçant  droit  dans  les  ténèbres  qui  l'enveloppent.  Elle  n'est 
plus  qu'une  ombre  indécise  fuyant  sur  la  plage,  confondue  avec 
les  silhouettes  basses  des  sampans  échoués.  Il  ne  la  voit  plus... 
Alors  il  se  souvient;  redevient  conscient.  Il  sait  que  son  bon- 
heur s'est  écroulé  définitivement  :  quelle  plainte,  quelle  prière 
pourraient  lui  rendre  l'illusion  consolatrice,  l'espoir  indéra- 
cinable auxquels  il  s'était  cramponné  jusqu'à  ce  jour?...  Nulle 
parole  ne  tempérera  l'atrocité  de  la  formule  qu'il  rabâche  infa- 
tigablement :  May  a  vendu  son  corps  !  May  s'est  vendue  ! 

Tout  à  l'heure,  frappé  par  la  révélation,  aflblé  par  le  sang 
qui  affluait  à  son  cerveau,  il  laissait  sa  colère  crier  plus  haut 


396  LA     REVUE     DE     PARIS 

que  sa  douleur  :  il  se  trouve  maintenant  face  à  face  avec  la 
réalité  irréparable,  il  la  contemple,  la  détaille  et  souffre  abomi- 
nablement. 

11  n'a  plus  de  rancune  contre  May  :  il  se  compare  silencieu- 
sement, rustre  primitif,  à  moitié  fou  et  dégingandé,  à  la  fine 
petite  idole  dont  il  rêva  d'être  l'époux;  il  confesse  le  ridicule 
de  ses  prétentions  et  s'indigne  d'avoir  pu  lever  le  poing  sur 
l'intangible  divinité;  il  proclame  humblement  les  droits  de 
May  à  la  trahison  et  au  mépris.  Comment,  comment  a-t-il  pu, 
pendant  des  mois,  se  complaire  à  la  fiction  de  cet  impossible 
amour?...  Les  sages  avis  ne  lui  ont  point  manqué,  pour- 
tant! 

—  Méfie-toi  de  la  femme!  —  disait  l'Aïeul.  —  11  ne  peut 
venir  d'elle  que  mal  et  souffrance.  Son  âme  est  sale  et  tortueuse, 
et,  s'il  t'arrive  de  l'apercevoir  à  nu,  quelque  jour,  elle  t'épou- 
vantera. Toutefois,  puisque  l'instinct  héréditaire  nous  prêche 
comme  aux  autres  bêtes  l'accouplement,  marie-toi,  mais 
choisis  ta  femme  avec  soin.  Retourne  à  la  terre  d'où  tu  viens; 
épouse  une  fille  de  Phuôc-Tinh,  robuste  et  noire;  naturelle- 
ment perverse  comme  toutes  ses  pareilles,  elle  n'aura  pas  été, 
du  moins,  pourrie  par  la  ville...  Que  vas-tu  t'amouracher  de 
May?  Ne  vois-tu  pas  qu'elle  est  trop  compliquée  pour  un 
homme  des  forêts  ?. . . 

—  Fuis  les  femmes,  —  conseillait  Bèp-Thoï.  —  Tu  es  un 
brave  garçon,  sans  nul  doute,  mais  enfin,  sans  vouloir  te 
vexer,  on  peut  bien  te  dire  que  tu  n'as  pas  la  tête  très  solide  : 
la  première  bougresse  venue  te  ferait  déjà  tourner  en  bourrique. 
Renvoie-la  donc,  une  bonne  fois,  cette  May,  aux  boys  et  aux 
jolis  petits  jeunes  gens,  pour  qui  elle  est  faite  et  qui  la  bat- 
tront comme  plâtre  et  lui  demanderont  de  l'argent...  Fais 
comme  moi  :  ne  te  marie  pas. 

Et  Phuc  parlait  pareillement,  sur  la  chaloupe  descendant  de 
Saigon  ;  et  le  vieux  notable  de  Phuôc-Tinh  l'avertissait  de  mon- 
ter la  garde  autour  de  son  cœur.  Couché  dans  l'herbe  douce  de 
la  clairière,  il  avait  entendu  la  forêt  le  rappeler  à  elle,  comme 
l'avait  rappelé  aussi  la  mer  :  toutes  deux  avaient  essayé  d'arracher 
l'âme  de  leur  enfant  aux  griffes  féminines  qui  la  déchiraient. 
Ainsi  les  hommes  et  les  choses  avaient  crié  à  Hiên  le  Maboul 
qu'il  faisait  fausse  route  et  de  rebrousser  chemin.  Mais  l'illusion 


r 


HIÊN     LE     MABOUL  3$*] 

tenace  avait  voilé  ses  yeux  et  bouché  ses  oreilles  :   elle  seule 
avait  fait  son  malheur. 

Alors,  inconséquent  et  désespéré,  au  lieu  de  la  maudire,  il 
pleura  l'illusion  écroulée,  l'illusion  enchanteressse  et  divine. 
Il  pleurait,  le  dos  tourné  à  la  mer  murmurante,  regardant  sans 
la    voir  l'avenue  de   frangipaniers  où   May  s'était  enfuie.  Le 
sable  humide  et  froid  submergeait  ses  pieds  nus.  Un  taret  ron- 
geait le  bois  criard  d'un  sampan;  une  chouette  hululait;  sur  la 
nappe  scintillante  des  étoiles,  le  Phare  ouvrait  et  refermait  son 
œil  écarlate.  Il  semblait  à  Hiên  sortir  d'un  long  sommeil  et  que 
la  nuit  elle-même  avait  dormi,  et  qu'elle  se  reprenait  seulement 
à  vivre.  Il  pleurait,  cependant,  comme  avait  pleuré,  un  soir, 
la   femme    invisible  derrière    les   stores   abaissés  de  sa  case, 
comme   avaient  pleuré  les    suppliants    prosternés   devant   le 
pagodon  de  pisé,   sous  le  banyan,   comme  pleurait  le  soldat 
français  crachant  ses  poumons  sur  le  revers  du  talus,  comme 
pleure,  depuis  le  commencement  des  siècles,  l'humanité  pen- 
chée sur  les  débris  de  ses  illusions. . . 

Derrière  la  montagne  de  Ganh-Ray,  la  lune  se  leva,  ronde 
et  nacrée.  Hiên  le  Maboul  se  tourna  vers  la  baie  où  pâlissaient 
les  falots  des  jonques,  où  luisaient  les  flancs  des  vagues.  La 
tentation  lui  vint  d'aller  vers  elles,  qui  berceraient  sa  peine, 
étoufferaient  sous  leur  chant  intarissable  et  triomphant  ses  cris 
de  rébellion,  lui  donneraient  le  calme  et  la  paix  définitifs.  Il  se 
résolut  à  mourir  :  puisque  la  vie  l'avait  déçu  et  blessé,  à  quoi 
bon  vivre?...  Oui!  mourir!  mourir  et  dormir!  Ne  plus  sentir 
au  cœur  l'affreuse  plaie  saigner  goutte  à  goutte;  à  la  gorge, 
l'étreinte  se  resserrer  jusqu'au  râle!  ne  plus  pleurer,  ne  plus 
souffrir! 

Il  marcha  dans  le  sable  semé  de  planches  pourries,  de 
branches,  d'algues,  de  galets  verdissants;  l'eau  tourbillon- 
nante monta  jusqu'à  ses  chevilles... 

11  n'alla  pas  plus  avant  :  il  se  souvint  de  l'Aïeul.  Tout  au 
fond  de  sa  pauvre  âme  enfantine,  peut-être  une  lueur  impercep- 
tible d'espoir  vacillait-elle,  —  espoir  vague  que  le  maître  lui 
dirait  les  mots  qui  guérissent,  les  mots  qui  consolent. 

((  J'irai  voir  l'Aïeul,  puis  je  reviendrai  mourir...  Je  veux 
revoir  l'Aïeul  !  » 

Il  gravit  la  berge  inondée  de  clair  de  lune,  courut,  à  perdre 


398  LA    REVUE     DE    PARIS 

haleine,  dans  l'avenue  déserte  où  sommeillaient  les  chiens 
jaunes,  où  ricanaient  les  ombres  difformes  des  banyans.  Le 
parfum  écœurant  des  fleurs  de  frangipaniers  saturait  la  nuit 
chaude. 


* 


Les  bouddhas  satisfaits  qu'ensanglante  la  lampe  considèrent, 
sans  se  départir  de  leur  immuable  sourire,  le  gueux  écroulé  sur 
les  genoux  aux  pieds  de  l'Aïeul.  Par  les  persiennes  ouvertes, 
la  nuit  lumineuse  entre  avec  la  brise,  qui  remue  discrètement 
les  panses  dorées  des  lanternes  chinoises.  Le  dernier  sanglot 
de  Hiên  résonne  encore  dans  la  haute  pièce,  où  ondulent  les 
panneaux  de  satin  chatoyant  et  les  plis  raides  des  étendards,  où 
frissonnent  les  feuilles  aiguës  des  cycas. 

L'Aïeul,  navré,  pose  la  main  sur  la  nuque  noire  de  son  grand 
enfant  sauvage  et  songe  à  la  faiblesse  dérisoire  des  consolations 
qu'il  pourra  lui  proposer.  Hiên  le  Maboul  est  venu  à  lui. 
d'instinct,  comme  l'enfant  à  qui  l'on  a  fait  du  mal  vient  se 
jeter  dans  les  jupons  de  sa  mère;  il  lui  a  dit  avec  des  plaintes 
rauques  et  des  soupirs  de  détresse,  il  lui  a  dit,  l'attente  au 
bord  de  la  route,  May  apparue  entre  les  clochettes  des  bou- 
gainvillias,  l'aveu  tombé  des  lèvres  méprisantes  et  May  étendue 
dans  le  varech,  couvrant  de  ses  deux  bras  repliés  son  visage 
épouvanté;  il  a  dit  la  crise  de  rage  homicide  et  l'angoisse  de  la 
connaissance  entière. 

—  Tu  sais  les  paroles  qui  guérissent,  —  implore-t-il.  —  Pro- 
nonce-les :  dis  les  mots  qui  font  oublier,  et,  lorsque  je  sortirai 
de  ta  maison,  je  serai  un  homme  nouveau,  ignorant  qu'il  a 
aimé  et  souffert. ..  Tu  es  sage,  tu  es  bon  ;  aux  jours  de  chagrin, 
nous  invoquions  ton  nom,  comme  d'autres  invoquent  leurs 
dieux,  et,  déjà,  le  faix  de  nos  misères  nous  paraissait  moins 
pesant.  Souffle  sur  ma  douleur  :  elle  s'envolera  de  mon  cœur 
où  elle  a  fait  son  nid.  Tu  es  grand,  tu  es  fort  :  rien  ne  peut  te 
résister;  tu  as  balayé  d'un  regard  le  tyran  devant  qui  nous 
rampions  ;  tu  as  porté  la  lumière  dans  mon  âme  obscure  d'en- 
fant des  bois... 

—  J'ai  eu  tort,  trois  fois  tort  !  —  confesse  l'Aïeul  :  —  j'aurais 


HIEN     LE    MABOUL 


399 


dû  laisser  ton  âme  à  sa  pénombre,  à  son  heureuse  inconscience. 
Tu  avais  le  bonheur,  ne  connaissant  de  l'humanité  que  les 
gestes  animaux.  Je  savais  qu'après  avoir  mordu  au  fruit  amer 
de  la  science  humaine  tu  viendrais  te  rouler,  quelque  jour,  à 
mes  pieds,  désabusé  et  hurlant.  Mais  quoi!  tu  m'as  supplié,  tu 
m'as  dit  :  «  Je  veux  être  un  homme  comme  les  autres  hommes 
et  je  saurai  me  faire  aimer  de  May...  »  Je  t'ai  instruit,  je  t'ai 
appris  les  grimaces  essentielles,  je  t'ai  révélé  tes  semblables. 
Accroupi  contre  ma  chaise,  assis  dans  ma  voiture,  tu  as 
écouté  et  retenu  mes  préceptes...  Tu  as  appris  à  vivre.  La 
suprême  leçon,  celle  qui  ne  pouvait  te  venir  de  moi,  la  vie 
s'est  chargée  de  te  la  donner  :  elle  t'a  fait  connaître  la  désillu- 
sion et  la  douleur. 

—  Thi-ïeu  me  l'avait  dit!  —  gémit  Hiên. 

—  Ainsi  mes  prévisions  se  sont  réalisées  :  tes  illusions  sont 
mortes,  et  te  voilà,  tombé  de  ton  rêve  et  pleurant  pitoyable- 
ment... Pleure,  petit  frère,  pleure  jusqu'à  vider  ton  cœur  trop 
plein!  Lorsque  tes  larmes  auront  séché,  tu  seras  certain  que 
ton  éducation  est  parachevée  et  que  tu  es  un  homme,  puisque 
tu  as  connu  la  douleur. 

—  Dis-moi,  dis-moi  les  mots  qui  guérissent  cette  douleur! 

—  Je  ne  les  sais  pas  :  personne  ne  les  sait.  Aux  maux  qui 
nous  viennent  de  la  femme  nul  ne  connaît  de  remède...  que  le 
temps!...  Le  temps  seul  t'apportera  l'apaisement,  l'oubli  total, 
peut-être... 

—  Je  ne  puis  oublier  ! 

—  L'oubli  viendra,  peut-être,  un  jour.. .  Alors  tu  seras  pareil 
à  un  dieu.  Tu  assisteras,  souriant  et  amusé,  aux  contorsions 
de  tes  contemporains  qui  s'acharneront  à  la  découverte  des  bas- 
fonds  de  l'âme  féminine  ;  tu  assisteras  aux  évolutions  des  pan- 
tins dont  les  ficelles  sont  entre  les  doigts  de  la  femme.  Tu  écou- 
teras sonner  les  rimes  douloureuses  forgées  pour  l'aimée  idéale 
par  des  adolescents  ignorants  comme  tu  le  fus.  Spectateur 
échappé  miraculeusement  du  Cirque  où  l'on  se  dévore,  tu  ne 
te  lasseras  point  d'admirer  l'infinie  sottise  des  lutteurs,  que  nul 
enjeu  ne  récompensera  et  qui  laissent  sur  le  sable  tout  le 
sang  de  leurs  veines  et  de  leur  cœur.  Tu  seras  pareil  à  un  dieu. . . 
Tu  m'écoutes,  Hiên? 

—  J'écoute,  Aïeul  :  mais  je  n'entends  pas  tes  paroles.  J'en- 


400  LA     REVUE     DE     PARIS 

tends  May  qui  me  parle  et  ricane  à  mon  oreille...  Je  souffre  et 
j'ai  envie  de  mourir. . .  Fais  taire  May,  Aïeul,  chasse-la  ! . . .  Dis- 
moi,  dis-moi  les  mots  qui  guérissent!... 

—  Je  ne  les  sais  pas  ! 

—  Je  suis  ton  enfant  :  guéris-moi  I 

—  Je  ne  puis  te  guérir. 

—  May!  May!  que  t'avais-je  fait?... 

Les  bouddhas  barbus  n'ont  point  sourcillé  :  ils  ont  déjà 
perçu  tant  de  cris  pareils!  Des  siècles  ont  passé  depuis  que 
l'artiste  mongol  les  coula  dans  le  moule  d'argile  :  ils  savent 
-que  les  gosiers  humains  sont  coutumiers  de  semblables  rugis- 
sements, et  ils  ne  s'émeuvent  point  de  ceux-ci,  pas  plus  que  ne 
les  émeut  l'appel  mélancolique  des  chats-huants  qu'apporte  la 
nuit  criblée  de  lucioles. 

Hiên  le  Maboul  lève  vers  son  maître  ses  yeux  ternes  où  se 
sont  éteintes  les  dernières  lueurs  d'illusion;  il  se  dresse  péni- 
blement et  lentement,  comme  le  travailleur  qu'attend  une 
iesogne  ingrate. 

—  Je  m'en  vais,  Aïeul  vénérable  ! 

—  Où  vas-tu? 

—  Je  vais. . .  je  vais  au  camp. 

—  Tu  mens!  Il  est  trop  tard  pour  rentrer  au  camp.  Tu 
-mens  :  ta  voix  tremble,  tes  mains  tremblent...  Où  vas-tu? 

—  Je  vais  au  camp. 

—  Reste  ici.  Tu  dormiras  sur  une  natte,  près  de  mon  lit. 
Si  les  idées  mauvaises  te  reprennent,  je  te  parlerai  et  tu  n'y 
penseras  plus.  Reste  ici.  Dans  quelques  jours  je  retourne  vers 
les  forêts  d'Annam  :  tu  viendras  avec  moi.  Couche-toi  sur 
^ette  natte. 

Derrière  la  moustiquaire  de  gaze,  l'Aïeul  s'est  jeté  sur  le  lit 
blanc  que  parsèment  les  éventails  de  paille  de  riz  et  les  écrans 
japonais.  11  feuillette  distraitement  le  livre  ami  qui,  aux  rares 
heures  de  souci,  le  rappelle  au  scepticisme  sans  âpreté,  à  la 
contemplation  sereine  et  souriante  de  la  vie.  Le  charme  habi- 
tuel n'opère  pas  ;  l'Aïeul  est  mécontent  et  triste  :  sa  philosophie 
mise  en  présence  dune  douleur  réelle  ne  lui  a  fourni  que  des 
formules  vaines,  émoussées.  Il  fut  impuissant  à  panser  les 
plaies  du  serviteur  blessé  qui  est  accouru  vers  son  maître. 


r 


HIÊN     LE    MABOUL  £oi 


Maintenant  encore,  tandis  qu'il  épèle  les  phrases  vides  de  sens, 
il  entend  monter  jusqu'à  lui  les  soupirs  profonds  du  misérable 
qu'il  ne  sut  pas  soigner. 

—  Tu  pleures,  Hiên? 

—  Je  ne  pleure  pas,  Aïeul  vénérable. 

—  Essaie  de  dormir. 

Le   grand  corps   maigre   s'immobilise  sur  la  natte;  Hiên 

ferme  les  poings  et,  les  yeux  clos,  tâche  de  dormir  pour  obéir 

à  F  Aïeul.  Vains  efforts  :  le  mal  lancinant  est  en  lui,  qui  le 

harcèle.  Et  l'idée  fixe  reparait  :  mourir  !  mourir  ! ...  A  quoi  bon 

vivrePDemain  sera  tel  qu'aujourd'hui.  L'oubli  viendra,  quelque 

jour,  peut-être,  a  dit  l'Aïeul;   mais,  pendant  des  mois,  des 

années,  Hiên  traînera  ce   boulet  du   souvenir.  C'est   l'oubli 

immédiat  qu'il  lui  faut,  et  le  maître  tout-puissant  a  déclaré 

qu'il  n'était  pas  en  son  pouvoir  de  le  lui  accorder...  Mourir!  il 

est  l'heure  de  mourir  !  Impossible  de  tarder  davantage  :  l'aube 

blême  va  balayer  les  brumes  qui  flottent  sur  la  plaine  et  la 

mer  :  il  faut  mourir  avant  que  soit  venue  l'aube. 

Hiên  se  lève  silencieusement,  se  penche  sur  le  lit  où  l'Aïeul 
s'est  endormi  ;  il  le  regarde  une  dernière  fois  ;  il  regarde  lon- 
guement cet  homme  qui  fut  bon  pour  lui  et  hésite  un  instant. 
Mais,  à  son  oreille,  May  ricane...  A  travers  la  moustiquaire,  il 
pose  ses  lèvres  sur  la  main  de  son  maître  et  se  faufile  sous  la 
véranda  où.  fuient  les  chauves-souris... 

11  court  par  des  routes  inconnues  vers  la  mer  dont  il  entend 
la  voix  énorme.  Il  approche,  et  la  voix  se  fait  plus  retentissante 
cl  plus  implorante;  il  distingue  les  paroles  qu'elle  gémit  : 

—  ^e  meurs  pas,  mon  petit,  ne  meurs  pas! 

—  Ne  meurs  pas,  mon  petit,  ne  meurs  pas!  —  supplie  la 
forêt  anxieuse  qui  dévale  aux  flancs  des  massifs. 

Hiên  le  Maboul  n'entend  plus  la  voix  de  la'mer  et  de  la  forêt  : 
le  rire  aigu  de  May  emplit  ses  oreilles.  Il  court;  le  voilà  devant 
la  baie  où  ruissellent  les  traînées  de  clarté  lunaire,  pareilles  à 
des  essaims  de  poissons  volants  qui  bondiraient  hors  de  l'eau 
phosphorescente.  Et  leç  voix  que  renforce  le  vent  se  font  plus 
unpératives.  Hiên  comprend  vaguement  que  l'eau  ne  voudra  pas 
de  lui,  et,  d'ailleurs,  une  idée  nouvelle  lui  vient  :  il  se  pendra 
aux  branches  du  banyan  qui  est  devant  la  case  du  sergent  Gang. 

Il  se  hâte  vers  la  mort,  talonné  par  l'invisible  mal,  talonné 

i5  Novembre  1908.  ia 


4ûQ 


LA     REVUE     DE    PARIS 


aussi  par  la  peur  de  voir  apparaître  derrière  le  panache  des  aré- 
quiers les  reflets  roses  de  l'aube. 

Voici  le  camp.  La  sentinelle  dort  dans  sa  guérite.  C'est  jMio; 
il  ronfle  paisiblement,  accroupi  sur  la  planche,  le  mousqueton 
entre  les  jambes  et  la  tête  inclinée  sur  l'épaule. 

Dans  la  case  de  May,  pas  une  lumière,  pas  un  souffle. 
Qu'importe  May,  du  reste  PHiên  a  poussé  contre  le  tronc  cente- 
naire le  billot  de  teck  qui  sert  aux  femmes  des  tirailleurs  à 
fendre  leur  bois.  Il  déroule  sa  longue  ceinture  de  laine  rouge, 
la  jette  par-dessus  une  grosse  branche  et  la  noue  solidement. 

Il  a  bien  calculé  :  debout  sur  le  billot,  son  menton  affleure 
la  boucle  du  nœud  coulant.  Il  introduit  sa  tête  dans  la  boucle, 
se  penche,  pousse  du  pied  le  morceau  de  bois  qui  se  dérobe  et 
roule.  La  courte  lutte  commence  qui  précède  le  grand  repos. 

La  mer  et  la  forêt  sanglotent. 

Ainsi  finit  Hiên  le  Maboul  qui  voulut  vivre  comme  les 
autres  hommes. 


XXIII 

L'Aïeul  ouvrit  la  porte,  par  où  pénétra  l'aube  grise  et  froide. 
Essoufflé  et  rouge,  le  sergent  Cang  le  salua  : 

—  Aïeul  à  deux  galons,  Hiên  le  Maboul  est  mort. 
Derrière  lui,   Bèp-Thoï  se  détournait,  pour  que  nul  ne  vît 

couler  une  larme  sur  ses  joues  flétries. 

—  11  s'est  pendu  à  une  branche  du  banyan  qui  est  devant 
nm  porte.  J'ai  défendu  d'y  toucher  avant  ton  arrivée  :  à  quoi 
bon  ?  Le  corps  était  déjà  glacé  et  raide  :  il  devait  être  mort  depuis 
des  heures.  Que  faut-il  faire? 

—  Attends-moi  I 

Tandis  qu'ils  se  hâtaient  vers  le  camp,  à  travers  le  village 
endormi,  le  vieux  sergent  se  lamentait. 

—  La  vieillesse  engourdit  mon  corps  :  je  dors  rarement, 
mais,  lorsque  le  sommeil  vient  à  moi,  je  jsuis  pareil  à  un  cadavre. 
Je  n'ai  pas  entendu  le  cri  d'agonie  du  malheureux  ;  d'autres 
l'ont  entendu,  mais  n'ont  point  bougé,  croyant  que  les  malins 
esprits  se  battaient  sur  la  plage. . .  Et  le  pauvre  fou  est  mort  tout 
seul,  et  maintenant  il  est  là,  accroché  à  sa  ceinture;  le  vent 


r 


HIÊN     LE    MABOUL  4o3 

remue  les  pans  de  sa  veste,  et  Ton  croirait  qu'il  va  bouger 
encore;  mais  il  est  bien  mort...  Il  était  fou,  bien  sûr!  11  y  a 
longtemps  que  sa  folie  couvait,  mais,  hier  soir,  elle  a  éclaté 
tout  à  fait.  Ma  fille  May,  qui  était  allée  au  marché,  est  revenue 
en  courant,  échevelée,  sa  tunique  déchirée  et  tachée  de  boue, 
hurlant  d'épouvante,  nous  criant  de  fermer  la  porte,  que  Hiên 
la  poursuivait  et  voulait  la  tuer.  Elle  claquait  des  dents  et  la 
fièvre  la  tenait.  Je  n'ai  pu  savoir  où  elle  avait  rencontré  le  mal- 
heureux furieux...  Il  a  dû  errer  ensuite  dans  la  nuit  pour  fuir 
la  folie,  mais  elle  l'a  rattrapé  et  voici  qu'elle  a  fait  son  œuvre. . . 

—  Oui,  —  dit  l'Aïeul,  —  c'est  elle  qui  l'a  persuadé  de  mourir. 

—  Le  voilà  ! 

Dans  la  lumière  incertaine,  l'Aïeul  vit  son  enfant  mort  :  il  lut 
dans  les  yeux  vitreux,  dans  les  bras  allongés,  l'accablement, 
l'infinie  lassitude,  le  désespoir  qui  avaient  inspiré  à  l'âme  tour- 
mentée le  désir  du  sommeil  sans  rêves  et  sans  terme. 

Les  petits  soldats  attentifs  déposèrent  le  vaincu  sur  un  bran- 
card, abaissèrent  sur  le  regard  farouche  les  paupières  noires, 
rendirent  à  la  face  toute  sa  beauté  sauvage,  lui  donnèrent  la 
sérénité  qu'il  n'avait  jamais  connue.  Comme  sonnait  le  réveil, 
ils  couchèrent  leur  camarade  sur  une  natte  où  pleuvaient  les 
pétales  des  flamboyants,.. 

Vêtu  de  blanc,  coiffé  de  son  salacco,  Hiên  dormit  toute  la 
matinée  à  l'ombre  des  flamboyants,  veillé  par  Phuc  et  par  Nho, 
bercé  par  les  chansons  des  vagues  et  des  bambous  ;  et  sa  figure 
paisible,  tournée  vers  le  ciel  incandescent,  semblait  joyeuse  du 
grand  soleil  épanoui,  des  feuilles  tendres  qui  jaillissaient  des 
bourgeons  éclatés,  des  moineaux  qui  pépiaient  dans  la  paille 
des  toits,  des  papillons  indécis...  Cependant  les  marteaux  des 
charpentiers  cognaient  à  grands  coups  sourds  les  planches 
du  cercueil  et  les  sanglots  des  deux  gardiens  accroupis  leur 
répondaient. 


* 


—  Aïeul  à  deux  galons,  —  dit  Cang,  —  c'est  toi  qui  repré- 
sentes la  famille  absente  :  il  t'appartient  de  donner  des  ordres. 
Tout  est  prêt  :  le  bonze  et  le  catafalque  sont  là. 


4o4  LA     REVUE     DE     PARIS 

L'Aïeul  s'avance  vers  le  cercueil  ouvert;  il  soulève  le  voile 
de  papier  grenat  qui  recouvre  le  visage  de  Hiên  le  Maboul  et 
lève  la  main,  selon  les  rites.  Les  charpentiers  rabattent  le  massif 
couvercle  de  teck  et  frappent  sur  les  clous  de  cuivre  :  Fhumble 
tirailleur  est  prisonnier  dans  son  étroite  caisse  laquée  et  incrustée 
de  nacre.  Car  le  maître  a  voulu  que  son  serviteur  reposât  dans 
un  cercueil  de  riche  :  comme  un  mandarin,  le  gueux  sera 
trimbalé  dans  le  beau  catafalque  doré,  pavoise  d'oriflammes 
rouges  et  blanches;  bonzes,  chanteurs,  pleureuses  et  musiciens, 
grassement  payés,  ne  lui  ménageront  ni  les  grimaces,  ni  Jes 
hurlements,  ni  les  lamentations. 

Les  pétards  éparpillent  dans  la  poussière  leurs  tubes  déchi- 
quetés et  noircis.  Le  gong,  les  tams-tams  emplissent  la  baie 
de  leurs  pulsations  sonores;  les  flûtes  soupirent  langoureu- 
sement, les  violons  à  deux  cordes  nasillent.  Et  le  cortège  se  met 
en  marche,  le  long  de  la  baie  scintillante  où  courent  des  frissons 
lumineux. 

En  avant,  chemine  le  bonze  qui,  par  les  routes  convenables, 
mènera  l'âme  du  défunt  jusqu'à  la  tombe  et  jusqu'à  l'éter- 
nité sereine.  Le  bâton  à  la  main,  il  écarte  les  ombres  malveil- 
lantes et  les  gamins  qui  se  bousculent  sur  la  chaussée,  dans 
leur  joie  de  prendre  part  à  cette  magnifique  cérémonie.  Ensuite 
défile  l'interminable  procession  des  brancards  où  sont  étalées 
des  victuailles  :  —  cochons  rôtis  et  peints  au  vermillon,  régîmes 
de  bananes,  gâteaux  de  riz,  jattes  de  nuoc-mâm,  toutes  bonnes 
choses  dont  est  supposé  se  nourrir  le  mort,  mais  qui  serviront 
ce  soir  au  repas  de  funérailles.  —  Des  garçonnets  agitent  des 
banderoles  d'étoffe  blanche,  où  des  caractères  à  l'encre  de 
Chine  exaltent  les  vertus  de  Hiên;  et,  comme  l'écrivain  qui 
les  rédigea  fut  élu  entre  les  plus  habiles  de  sa  corporation,  les 
habitants  du  village  s'extasient  sur  le  choix  heureux  des  épi- 
thètes  flatteuses  qui  sont  accolées  au  nom  du  mort.  Deux  por- 
teurs balancent  sur  leurs  épaules  un  coffre  pourpre  où  s'érige 
la  Tablette,  —  planchette  double  où  sont  inscrits  les  noms, 
prénoms,  titres  qui  furent  la  propriété  de  Hiên. 

Quarante  robustes  sampaniers  chancellent  sous  les  énormes 
madriers  de  teck  sculpté  que  couronne  le  catafalque  en  forme 
de  pagodon:  derrière  les  panneaux  à  jour  plaqués  de  cuivre 
doré  et  de   clinquant,  le   cercueil  est  enfermé.   Vers  lui  les 


y 


HIÉN     LE     MABOUL  iJo5 

baguettes  d'encens  envoient  leur  légère  fumée  bleue  ;  vers  lui 
montent  les  grincements  des  violons,  les  battements  précipités 
des  tams-tams,  les  ronflements  des  gongs,  les  trilles  des  flûtes, 
les  cris  aigres  des  chanteurs  psalmodiant  des  litanies  baroques, 
le  cliquetis  de  la  coquille  de  bois  que  frappe  à  tour  de  bras  un 
tirailleur,  les  hululements  des  pleureuses  voilées  de  crépon 
blanc  et  courbées  derrière  le  catafalque. 

Deux  vieillards  effeuillent  des  carrés  de  papier  argenté  et 
doré  qui  figurent  d'incalculables  trésors  :  les  mauvais  esprits 
qui  pullulent  et  guettent  la  pauvre  âme  sont  généralement 
cupides,  et  pendant  qu'ils  se  ruent  sur  les  lingots  d'or  et 
d'argent,  dont  la  route  est  jonchée,  le  mort  se  hâte  vers  la 
fosse,  où  cesse  tout  risque  de  poursuite. 

Derrière  le  cercueil,  l'Aïeul  conduit  le  deuil.  Bien  plus  que 
le  vieillard  indifférent  qui,  à  cette  heure,  s'éveille  de  la  sieste 
dans  le  village  lointain,  il  est  le  père  du  pauvre  hère  que  caho- 
tent les  épaules  lasses  des  sampaniers.  Une  vraie  douleur  de 
père  le  bouleverse,  tandis  qu'il  se  redresse  dans  le  dolman  de 
toile  blanche  à  boutons  d'or.  Sous  la  visière  basse  du  casque, 
ses  yeux  clairs,  qui  semblent  considérer  les  hampes  des  ori- 
flammes et  les  cagoules  des  pleureuses,  évoquent  inlassable- 
ment le  simple  et  naïf  compagnon  que  la  vie  a  dégoûté  de  vivre. 
Il  s'accuse  de  faiblesse  et  d'imprévoyanoe  :  pourquoi  a-t-il 
cédé  aux  supplications  de  l'innocent  qui  voulut  acquérir  la 
science  mauvaise?  Pourquoi  l'a-t-il  aidé  dans   sa  recherche 
de  l'amour  qu'il  savait  devoir  aboutir  à  la  désillusion?  Pour- 
quoi enfin,  à  l'heure  où  la  tentation  de  la  mort  rôdait  autour 
du  cerveau  fou,  n'a-t-il  pas  veillé  sur  le  sauvage  désarmé  et 
<{ui  ne  pouvait  se  garder  seul?...  Il  songe  que,  ce  soir,  dans  la 
maison,  vide,  les  grosses  mains  noires  ne  se  poseront  pas  sur 
son  genou,  que  les  bons  yeux  luisants  ne  lui  donneront  pas 
e1r  c^àresse  confiante.  Il  songe  que  toute  sa  philosophie  légère 
Jnsouciante  est  impuissante  à  lui  fournir  une  seule  formule 
e  consolation  vraie.  Une  fois  de  plus,  en  face  de  la  mort,  il 
"etl*^,  silencieusement  et  sans  larmes,  ses  croyances  envolées. 
nT1**4  la  route  écarlate  sonnent  les  semelles  ferrées  des  sous- 
c*<£rs  français;  puis  viennent  les  tirailleurs  en  grande  tenue, 
r triant  la  terre  dure  de  leurs  pieds  nus,  et  les  femmes,  et  le 
^Se  tout  entier. 


4o6 


LA     REVUE     DE     PARIS 


C'est  fini.  On  a  mis  sur  le  cercueil  des  bâtonnets»  du  riz  et 
des  œufs,  et  les  fossoyeurs  ont  rejeté  sur  Hiên  le  sable  chauffe 
par  le  soleil.  Tous  les  gens  qui  sont  venus  accompagner  le 
mort  sont  retournés  vers  la  vie.  L'Aïeul  est  parti,  longtemps 
après  les  autres,  entraîné  par  Bèp-Thoï  qui  s'est  hasardé  h 
le  prendre  par  la  main  pour  l'emmener. 

Ilièn  le  Maboul  sommeille  dans  son  cercueil  de  leck  laqué, 
et  le  crépuscule  tombe  sur  lui...  Il  dort,  au  flanc  de  la  dune 
queni  panachent  les  aréquiers  aux  palmes  bavardes.  A  ses 
pieds  ondulent  les  rizières  plates  où  planent  les  crabiers,  où 
déambulent  les  graves  marabouts,  où  coassent  les  crapauds- 
buffles  charmés  de  la  soirée  fraîche. 

Là-bas,  dans  le  feuillage  terne  des  banyans,  pâlissent  le  toit 
rouge  et  les  vérandas  roses  de  la  maison  de  l'Aïeul.  Entre 
les  fûts  inclinés  des  cocotiers  las,  les  vergues  brunes  des 
sampans  se  balancent  sur  la  baie  cuivrée.  La  lisière  de  la  forêt 
proche  s'enténèbre. 

lliên  le  Maboul,  qui  voulut  goûter  de  la  vie  et  que  la  vie 
écœura,  dort  paisiblement,  et  les  voix  tristes  de  la  mer  et  des 
arbres  bercent  son  sommeil  sans  rêves. 

EMILE     IVOLLY 
Hongay-Lam  (Tonkin). 


QUESTIONS  EXTÉRIEURES 


L'ŒUVRE  DE  M.  D'AERENTHAL 


II 

A  la  fin  de  1906,  six  mois  après  la  conférence  d'Algésiras 
et  deux  mois  après  la  nomination  de  M.  d'Aerenthal  comme 
ministre  des  Affaires  étrangères,  Vienne  et  Rome  semblaient 
avoir  formé  leur  syndicat  pour  exercer  dans  le  monde  balka- 
nique le  «  voisinage  »  austro-italien.  Le  syndicat  franco-espa- 
gnol et  le  «  voisinage  »  au  Maroc  avaient  fourni  le  modèle  :  au 
statu  quo  ottoman,  on  substituerait  le  régime  «  d'autonon*ies 
sur  la  base  des  nationalités  »  ;  autonomie  albanaise  sous  la 
surveillance  de  Rome;  autonomie  macédonienne  sous  la  main 
de  T  Au  triche.  Dans  la  politique  de  Vienne,  la  route  du  Vardar 
vers  l'Archipel  serait  désormais  ce  qu'était  un  demi-siècle  plus 
tôt  la  route  du  Danube  vers  la  mer  Noire,  quand  deux  pro- 
vinces privilégiées  de  l'Empire  ottoman,  Moldavie  et  Valachie, 
tenaient  la  place  du  royaume  actuel  de  Roumanie.  Mais 
Moldavie  et  Valachie,  au  pouvoir  d'une  seule  race  et  d'une 
seule  chrétienté,  se  sont  fondues  en  un  seul  Etat  après  avoir 
conquis  leur  indépendance.  \  ienne  voyait  la  Macédoine  tiraillée 
entre  trois  ou  quatre  parentés  et  quatre  ou  cinq  Eglises, 
bigarrée  et  farcie  de  cantons  grecs,  serbes,  bulgares,  valaques, 
albanais  et  turcs,  de  villes  juives  et  de  colonies  européennes. 
Vienne  pensait  que  jamais  les  Macédoniens  ne  connaîtront 

1.  Voir  la  Revue  du  ier  Novembre. 


4o8  LA     REVUE     DE     PARIS 

l'unité,  et,  comme  aucun  Etat  voisin  n'est  de  taille,  comme 
aucune  coalition  d'Etats  voisins  n'est  prête  à  leur  conquérir 
l'indépendance,  Vienne  espérait  que  le  seul  protectorat  autri- 
chien pourrait,  en  fin  de  compte  et  durant  de  longues  géné- 
rations, leur  offrir  la  paix  civile,  le  repos  et  la  prospérité. 

M.  d'Aerenthal  et  les  «  jeunes  gens  »  avaient  hâte  de  se 
donner  la  gloire  d'une  telle  entreprise.  Les  événements  vont 
leur  imposer  une  grande  année  de  patience  (décembre  1906- 
janvier  1908).  Mais  à  l'intérieur,  comme  à  l'extérieur  de  la 
double  monarchie,  en  Autriche,  en  Hongrie,  dans  les  fëalkans 
et  en  Europe,  tout  s'arrange,  au  cours  de  cette  année  1907, 
pour  leur  permettre  de  mieux  combiner  leur  entrée  en  scène. 


En   Autriche,  la  loi   du  suffrage  universel,  votée    en    dé- 
cembre    1906,     appliquée    en    mai-juin    1907,    amène    au 
Reichsrat  une  majorité  slave,  malgré  les  avantages  électoraux 
que  l'on  a  consentis  aux  Allemands,  et  ce  Reichsrat  de  gens 
nouveaux   accorde   plus    d'attention    aux    réformes    sociales 
qu'aux  intrigues  diplomatiques,  —  double  gain  :  dans  le  pré- 
sent, le  ministre  est  presque  le  seul  maître  de  sa  politique 
étrangère;    dans   l'avenir,    l'annexion    de    provinces    ou    de 
cantons  slaves   risquera   moins  d'offusquer  les  préjugés  des 
((  vieilles  gens  »,  qui  doivent  renoncer  désormais  à  la  supré- 
matie du  germanisme.  A  un  empire  slave,  ajouter  de  nou- 
veaux Slaves  c'est,  non  plus  un  danger,  mais  un  bénéfice, 
surtout   si  les  intérêts   de   ces    nouveaux  venus  peuvent  les 
mettre  aux  prises  avec  les  Slaves  déjà  incorporés  et  confirmer 
à  la  Couronne  son  habituel  moyen  de  gouvernement  :  le  cour- 
tage entre   frères  ennemis.  Et  —  qui  sait?  —  peut-être  les 
«  jeunes  gens  »  espèrent-ils  qu'une  «  plus  grande  »  Croatie 
développée  aux  dépens  des  Slavies  balkaniques,  pourra  quelque 
jour  faire  contrepoids  à  la  Hongrie  et   changer  le  dualisme 
austro-hongrois  en  une  triade  a ustro-hongro-slave,  sur  laquelle 
le  pouvoir  du  Habsbourg  sera  mieux  établi. 

En  Hongrie,  les  brouilles    parlementaires  et  les    rivalités 


r 


l'œuvre   de   m.   d'aerenthal  A09 


nationalistes  ramènent  à  Vienne  le  parti  de  l'Indépendance  : 
finie  déjà,  après  quelques  mois  de  concorde,  la  coalition  de 
tous  les  partis  magyars  et  de  presque  tous  les  peuples  non 
magyars   contre  les  prétentions  autrichiennes! 

En  1905,  les  Magyars  rêvaient  d'unir  cordialement  les  deux 
royaumes  hongrois  et  croate,  dont  la  juxtaposition  forme  leur 
Etat  transleithan.  La  Croatie  d'Agram  »e  plaignait  d'être 
aussi  mal  traitée  en  cet  État  dualiste  que  jadis  la  Hongrie  dans 
le  dualisme  austro-hongrois  ;  Agram  réclamait  de  Buda-Pest 
ce  que  jadis  Buda-Pest  avait  exigé  et  obtenu  de  Vienne,  — 
la  parité  de  droits  et  de  langues,  l'autonomie  administrative 
et  même  politique  :  les  délégués  hongrois  du  parti  de  l'Indé- 
pendance prodiguaient  de  généreuses,  mais  vagues  promesses 
dans  le  pacte  qu'ils  concluaient  à  Fiume  avec  les  représentants 
de  la  nation  serbo-croate  (décembre  1905). 

C'est  qu'en  1906  les  Magyars,  qui  n'ont  jamais  oublié  la 
cruelle  leçon  de  1 848-1 8^9,  craignaient  d'être  pris  entre  un 
retour  de  la  tyrannie  viennoise  et  un  renouveau  de  l'insurrec- 
tion slave. 

En  1906,  la  fidélité  d'Agram  leur  a  donné  la  victoire:  ils 
ont  conquis  sur  Vienne  une  nouvelle  extension  de  leurs  droits. 
En  1907,  loin  de  faire  la  part  des  Croates  dans  le  butin  et  de 
les  admettre   progressivement   à   l'égalité,   l'orgueil    magyar 
prétend  leur  imposer  le  hongrois  comme  langue  officielle  et 
ne  plus  tenir  leur  royaume  que  pour  une  province  de  la  cou- 
ronne de  saint  Etienne.  La  brouille  éclate.  La  crainte  d'être 
pris  maintenant   sous  les   rancunes  convergentes  de  Vienne 
et  d'Agram  rend  nécessaire  aux  gens  de  Pest  l'amitié;  tout  au 
moins  la  neutralité  autrichienne.  En  avril  1907,  ils  reviennent 
discuter  le  Compromis,  qui,  depuis    onze   ans  —   les   onze 
années  de  l'entente  austro-russe,  —  n'a  pas  été  réglé  consti- 
tutionnellement. 

En  avril  1907,  donc,  on  remet  le  Compromis  à  flot  :  la 
vieille  machine  échoue  au  premier  écueil.  En  juin,  une 
tentalive  de  renflouement  la  coule  un  peu  plus  bas.  En 
septembre,  un  second  voyage  des  délégués  hongrois  semble 
d'abord  n'avoir  pas  de  meilleur  résultat;  mais,  —  les  plaintes 
des  Croates  tournant  à  la  menace,  —  quand  tout  semble 
rompu,  les  signatures  de  Vienne  et  de  Buda-Pest  s'échangent 


4lO  LA     REVUE     DE     PARIS 

au  bas  d'un  nouveau  traité,  moins  de  paix,  il  est  vrai,  que 
d'armistice,  moins  d'union  que  de  séparation  :  «  le  Com- 
promis de  la  Séparation,  Trennungsâusgleich  »,  disent  les 
journalistes.  Ce  traité  en  effet  commence  à  dénouer  ïous 
les  liens  internes  de  la  double  monarchie.  11  concède  à 
chacun  des  Etats  une  indépendance  diplomatique  et  douanière 
qui,  restreinte  jusqu'en  191 7,  deviendra  ensuite  presque 
absolue.  À  leur  société  en  participation  durable,  Vienne  et 
Buda-Pest  substituent  une  sorte  de  syndicat  temporaire  et 
limited,  dont  la  durée  n'est  même  fixée  à  dix  ans  que  pour 
permettre,  sans  trop  de  hâte  ni  de  pertes,  la  liquidation  du 
fonds  social,  commerce,  banque,  dette  publique,  etc. 

Après  quarante  ans  d'existence  (1866-1907),  c'est  pour  le 
dualisme  conjoint  de  Deak  et  d'Andrassy  le  commencement 
de  la  fin...  Avant  de  consentir  au  divorce  complet,  ne  se 
trouvera-t-il  pas  quelque  nouvel  Andrassy,  capable  de  retenir, 
sinon  face  à  face,  du  moins  dos  à  dos,  les  deux  associes  '  ') 

La  politique  extérieure  d'Andrassy  fournit  le  modèle.  Au 
temps  où  les  liens  et  tirants  internes  semblaient  encore  solides, 
Andrassy  jugeait  pourtant  utile  d'adjoindre  à  la  double  bâtisse 
une  sorte  de  contrefort  :  l'occupation  de  la  Bosnie-Ilcr/.égo- 
vine  créait  une  propriété  indivise,  qui  pour  longtemps»  pour 
toujours  peut-être,  obligerait  les  deux  monarchies  à  une 
intime  collaboration.  Aujourd'hui  ou  demain,  tous  les  liens 
internes  cédant  ou  étant  rompus,  il  faut  redoubler  ce  contre- 
fort extérieur. 

Sans  doute,  l'acquisition  bosniaque  a  coûté  plus  de  sang. 
de  temps  et  d'argent  qu'on  ne  l'avait  escompté  et,  dans  les 
deux  monarchies,  le  mécontentement  populaire  a  quelque 
temps  poursuivi  les  auteurs  de  cette  pénible  aventure.  Mais  un 
quart  de  siècle   écoulé  ne  laisse  plus  dans  les  mémoires  que 

1.  On  dit  dans  le  Temps  du  29  janvier  1908,  deux  jours  après  l'exposé 
du  baron  d'Aerenthal  et  les  critiques  de  ses  rares  adversaires  :  c  M.  d'Aeren- 
thal  a  répondu  par  un  long  et  intéressant  discours  où  il  a  été  beaucoup 
question  du  Compromis.  Il  a  dit  que  la  dernière  crise  de  séparation  n'clnil 
qu'une  crise  apparente.  Ce  qui  est  plus  fort  que  les  désirs  de  se 1 1.1  ration, 
c'est  l'intérêt  commun  des  deux  Etats.  Le  Compromis  que  viennent  de 
conclure  pour  dix  ans  l'Autriche  et  la  Hongrie  n'est  pas  le  dernier, 
comme  on  l'a  dit  souvent.  Dans  dix  ans,  de  nouveaux  hommes  trouveront  de 
nouveau  qu'un  intérêt  supérieur  exige  que  les  deux  Etats  s'entendent,  car 
la  séparation  serait  la  lin  de  leur  puissance  ». 


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L  OEUVRE     DE     M.     D  AERENTHAL 


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le  souvenir  de  la  victoire  finale,  et  vingt  ans  d'exploitation 
fructueuse  ont  payé  de  tous  les  débours.  Vienne  est  prête  à 
une  nouvelle  campagne  :  les  «  jeunes  gens  »  veulent  inau- 
gurer par  une  musique  guerrière  le  règne  de  leur  François- 
Ferdinand  et  montrer  dès  l'abord  comment,  en  ce  règne 
d'expansion  et  d'acquisitions,  ils  répareront  les  soixante  années 
de  François-Joseph,  si  cruelles  à  l'orgueil  et  si  fatales  à  la  puis- 
sance des  Habsbourg.  Le  vieil  Empereur  lui-même  voudrait  ne 
pas  mourir  sans  annexer  au  patrimoine  familial  l'équivalent  de 
ce  qu'il  a  dû  en  aliéner;  et  plus  il  sent  la  mort  venir,  plus  il 
demande,  dit-on,  à  ses  ministres  la  consolation  suprême  de 
laisser  l'empire  aussi  grand  qu'il  l'a  reçu. 

A  cette  hâte  de  Vienne,  les  Magyars  sont  prêts  à  consentir. 
Ils  ont  toujours  admiré  dans  la  Bosnie-Herzégovine  le  chef- 
d'œuvre  de  leurs  diplomates  et  de  leurs  administrateurs; 
un  Hongrois,  Andrassy,  l'a  donnée  à  la  couronne;  deux  Hon- 
grois, MM.  de  Kallay  et  de  Burian,  l'ont  rendue  à  la  civilisa- 
tion et  à  la  vie.  On  vient  de  terminer  le  réseau  des  lignes 
bosniaques.  De  Vienne  et  de  Budapest,  sept  ou  huit  cents 
kilomètres  de  rails  courent  vers  le  sud,  par  Agram  et  Serajevo, 
jusqu'à  Uvacz,  où  ils  butent  à  la  frontière  turque  de  Novibazar. 
Couloir  resserré  entre  le  Monténégro  et  la  Serbie,  ce  sandjak 
de  Novibazar  est  la  porte  de  la  Macédoine,  de  l'Archipel,  de 
la  mer  libre,  du  Levant,  du  monde  asiatique.  11  mène  à  la 
haute  plaine  de  Kossovo,  où  les  Chemins  de  fer  Orientaux  — 
compagnie  austro-allemande  —  ont  déjà  poussé  la  ligne  qui, 
de  Salonique,  monte  par  Uskub  jusqu'à  Mitrovitza.  D'Uvacz 
à  Mitrovitza,  reste  un  hiatus  :  cent  cinquante  kilomètres  de 
pays  peu  accidenté  ;  au  delà,  c'est  le  marché  turc  et  le  marché 
levantin,  la  ferme  méditerranéenne  et  asiatique,  dont  la  Hon- 
grie aura  bientôt  si  grand  besoin. 

J'ai  dit  à  mes  lecteurs  â  quel  développement  les  Magyars 
comptent  donner  à  leur  industrie,  par  quelles  subventions  ils 
s'efforcent  d'acquérir  tous  les  établissements  d'une  usine 
moderne  et  quelle  politique  d'expansion  économique  tôt  ou 
tard  s'imposera  à  leurs  gouvernants.  Dès  1905,  il  apparaissait 
que,  dans  l'état  actuel  des  marchés,  la  seule  Turquie  pouvait 

1.  Voir  la  Revue  du  i5  décembre  1905  et,  dans  mon  livre  la  France  et 
Guillaume  If,  le  chapitre  Guillaume  II  et  le  Règlement  macédonien. 


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4l2  LA     REVUE     DE     PARIS 

fournir  aux  Hongrois  la  clientèle  paysanne  dont  une  usine 
moderne  ne  saurait  se  passer.  Dès  1906,  la  crise  semblait  rap- 
prochée par  les  empiétements  de  l'Allemagne  industrielle  au 
Levant,  des  bateaux  et  des  commis-voyageurs  allemands  sur 
les  terres  et  dans  les  eaux  de  la  Turquie  européenne,  où  jadis 
régnaient  le  Lloyd  de  Trieste  et  le  commerce  austro-hongrois. 
En  1907,  Hongrois  et  Autrichiens  s'inquiètent  de  celte  concur- 
rence hambourgeoisc  et  brémoise,  que  les  Anglais  entre- 
prennent aussi  de  combattre f . . . 

Le  consentement  de  Buda-Pest  est  encore  facilité  par  la 
défiance  haineuse  que  les  Magyars  laissent  renaître  en  eux 
contre  les  Slaves  de  leur  dépendance  et  de  leur  voisinage. 
En  1 905-1 906,  amis  des  Serbo-Croates,  ils  protestaient  contre 
toute  entreprise  sur  lé  domaine  ou  sur  la  liberté  des  Slaves 
balkaniques.  En  1907-1908,  puisque  Buda-Pest  revient  à 
ses  errements  de  tyrannie  contre  les  Serbo-Croates  et  à  son 
chant  de  guerre  contre  le  panslavisme,  il  ne  saurait  lui 
déplaire,  il  pourrait  au  contraire  lui  sembler  désirable  qu'au 
lieu  d'attendre  la  rébellion  chez  soi,  on  portât  la  querelle  en 
pleine  Slavie  et  qu'un  coup  de  maîtrise  ou  de  force  enlevât  aux 
Slaves  du  dedans  tout  espoir,  toute  possibilité  d'un  appel  à 
leurs  frères  ou  cousins  du  dehors. 

Et  le  nouveau  Compromis  est  un  essai  de  la  «  politique  de 
chemins  de  fer  »,  que  M.  d'Aerenthal  compte  appliquer  aux 
Balkans.  Les  deux  États  cisleithan  et  transleithan  ont  leurs 
frontières  enchevêtrées  de  telle  sorte  que  la  Hongrie  ne  peut 
au    nord    atteindre    les    marchés   d'Allemagne    qu'à    travers 

1.  Le  correspondant  particulier  du  Temps  écrit  de  Constantinople  le 
-2i  novembre  1907  :  «  Les  deux  compagnies  allemandes  Deutsche  Nittelnierr 
levante  Liaie  et  Deutsche  Levante  Linie,  qui  «ont  étroitement  unies  au 
Norddeutschcr  Lloyd,  paraissent  avoir  obtenu  de  si  bons  résultats  qu'elles 
vont  élargir  le  champ  de  leurs  opérations.  A  partir  du  irr  janvier  1908, 
quatre  grands  bateaux  de  premier  ordre,  le  Preusscn,  le  Sachsen,  le  Bayera 
et  le  Thérapie,  feront  le  service  rapide  entre  Marseille  et  Alexandrie  pen- 
dant que  quatre  autres  baleaux,  le  Sculari,  le  Péra,  le  Stamboul  et  le 
Gala  ta,  feront  le  service  de  Marseille-Constaulinople  et  la  Syrie.  C'est  abso- 
lument le  même  service  que  celui  entrepris  depuis  longtemps  par  nos  com- 
pagnies françaises.  Tandis  que  les  Allemands  emploient  des  baleaux  à 
marche  rapide  et  tort  bien  aménagés,  offrant  aux  voyageurs  tout  le  confort 
désirable,  les  compagnies  françaises  n'affectent  aux  mêmes  lignes  que  de 
vieux  bateaux.  Une  compagnie  ^anglaise  a  fait  l'acquisition  de  deux  baleaux 
filant  20  nœuds  à  l'heure  et  faisant  conséquemment  le  trajet  de  Marseille  à 
Alexandrie  en  53  heures.  Ce  service  est  dirigé  contre  les  Allemands. 


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l'oeuvre  de  m.   d'aerenthal  4i3 

la  Pologne  autrichienne,  tandis  qu'au  sud  l'Autriche  ne  peut 
rejoindre  par  rail  sa  Carniole  à  sa  Dalmatic  qu'à  travers  la 
Croatie  hongroise.  Le  Compromis  stipule  la  construction  ou 
le  redressement  de  deux  lignes  ferrées  :  l'une  polonaise,  Buda- 
Teschen-Breslau,  pour  les  Hongrois;  l'autre  croate,  Laybach- 
Oguline-Spalato,  pour  les  Autrichiens. 


Dos  la  fin  de  1906,  il  semble  que  M.  d'Aerenthal  ait  à  Cons- 
tantinople  amorcé  cette  même  «  politique  de  chemins  de  fer  ». 
En  novembre  1906,  le  vénérable  baron  de  Calice,  ambassa- 
deur austro-hongrois  à  Constantinople  depuis  vingt-six  ans, 
est   remplacé  par  le  marquis  Pallavicini.  Très  vieux  et  très 
cassé,   le  baron  de  Calice  eût  continué  pourtant,  avec  profit 
pour  l'entente  austro-russe  et  pour  le  maintien  du  statu  quo,  à 
tenir  le  décanat  du  corps  diplomatique.  Sa  présence  donnait 
à  Vienne  l'influence  décisive  sur  les  rapports  de  l'Europe  et 
du  Sultan.  Son  départ  remet  cette  influence,  non  pas  à  l'autre 
représentant   du  syndicat  austro-russe,   M.  Zinovief,  mais  à 
l'ambassadeur  allemand,  M.  de  Marschall,    et,   presque  dès 
V abord,  le  nouvel  ambassadeur  austro-hongrois  laisse  deviner 
les  intentions  de  son  nouveau  ministre. 

Tandis  que  la  Porte  continue  de  débattre  avec  Londres  la 
surtaxe  douanière,  qui  depuis  deux  ans  bientôt  (février  igoS) 
arrête  la  réforme  fiscale  en  Macédoine,  tandis  que  l'Angleterre 
force  le  Sultan  d'accorder,  une  à  une,  toutes  les  garanties  et 
améliorations  réclamées  par  le  commerce  anglais  (9  novembre 
1906),  puis  lutte  cinq  mois  encore  (novembre  iQo6ravril  1907) 
et  ne  consent  enfin  à  la  surtaxe  (26  avril  1907)  que  moyen- 
nant garanties  et  améliorations  pour  la  police  et  le  budget 
des  macédoniens,  le  marquis  Pallavicini  n'est  jaloux  que  des 
succès  de  MM.  Constans  et  de  Marschall. 

L'extrême  disette  du  Trésor  ottoman  donne  aux  financiers 
l'espoir  de  toutes  les  concessions  :  à  chacun  de  ces  mangeurs, 
Abd-ul-Hamid  jette  quelque  morceau.  Le  Français  et  l'Alle- 
mand sont  les  plus  âpres.  M.  Constans  surtout  semble  avoir 
gagné  d'audace,  après  l'arrivée  au  pouvoir  du  ministère  Cle- 


4 I 4  LA     REVUE     DE     PARIS 

menceau-Pichon  (26  octobre  1906)  :  il  a  son  affaire  d'Héra- 
clée  ;  il  a  sa  combinaison  sur  la  Régie  des  Tabacs  ;  il  appelle  ou 
promet  d'appeler  à  Constantinople  ses  puissants  amis  du  par- 
lement français,  M.  Etienne  (décembre  1906),  M.  Rouvier.  Il 
n'est  question  que  de  rails  nouveaux;  les  Bourses  de  Paris  et 
de  Berlin  négocient  une  entente  pour  la  traversée  du  Tau  rus 
par  les  rails  anatoliens;  l'achat  de  la  ligne  française  Tarse- 
Mtersina  donne  un  débouché  aux  rails  allemands  sur  la  mer 
de  Chypre;  le  Sultan  croit  même  politique  de  relâcher  un 
peu  de  son  hostilité  aux  intérêts  de  l'Angleterre  et  d'accorder 
un  prolongement  aux  rails  anglais  Smyrne-Aïdin. 

Le  marquis  Pallavicini  suit  la  mode  du  jour;  ses  collègues 
entament  par  tous  les  bouts  la  Turquie  d'Asie;  il  s'inté- 
resse aux  provinces  d'Europe,  où  la  compagnie  autrichienne 
des  Chemins  de  fer  Orientaux  possède  déjà  les  deux  routes 
vers  Salonique  et  vers  Constantinople  :  pour  elle,  il  obtient 
des  embranchements  vers  la  Marmara  et  la  promesse  d'un 
raccord  entre  ses  lignes  de  Macédoine  et  de  Roumélie 
(mars  1907).  Dès  ce  moment,  peut-être,  le  Sultan  est  préparé 
à  la  demande  de  raccordement  entre  les  lignes  bosniaque  et 
macédonienne...  La  réforme  fiscale  en  Macédoine  étant  désor- 
mais conquise  et  la  réforme  judiciaire  commençant  à  être 
discutée  entre  les  chancelleries,  Vienne  abandonne  tout  espoir 
du  statu  quo.  De  Vienne,  en  mai  1907,  le  correspondant  du 
Times  écrit  : 

La  recrudescence  des  bandes  macédoniennes  et  les  relations  peu 
cordiales  qui  existent  maintenant  entre  Serbes  et  Bulgares  inquiètent 
les  auteurs  et  exécuteurs  du  programme  de  Mursteg;  à  l'automne, 
le  mandat  des  agents-civils  venant  à  expiration,  il  faudrait  reprendre 
l'affaire  selon  de  nouvelles  méthodes  et  adopter  une  politique  plus 
énergique,   à  laquelle  l'Allemagne  elle-même  ne  s'opposerait  pas. 

En  mars  1907,  l'archiduc  François-Ferdinand  a  fait  un 
rapide  et  mystérieux  voyage  à  Berlin  ;  il  a  eu  un  long  entretien 
avec  Guillaume  II;  tous  les  journaux  en  ont  relaté  la  durée 
et  l'intimité  ;  la  moindre  note  officieuse  n'en  a  pas  donné  le 
moindre  écho.  En  mai,  M.  d'Aerenthal  passe  plusieurs  jours 
a  Berlin  : 

Venu  pour  être  présenté  à  l'Kinporeur,  —  dit  l'officieuse  Gazette 


r 


l'oeuvre  de   m.   d'aerenthal  4i5 


de  F  Allemagne  du  Nord,  —  il  en  a  profité  pour  se  convaincre 
verbalement  que  l'accord  sur  toutes  les  questions  était  complet 
entre  les  deux  gouvernements. 

Le  i5  mai,  M.  Tittoni  annonce  à  la  Chambre  italienne  que 
«  le  baron  d'Aerenthal  viendra  sous  peu  en  Italie  confirmer 
l'importance  qu'il  attribue  aux  relations  entre  TAutriche- 
H  on  g  rie  et  l'Italie,  qui  sont  devenues  de  plus  en  plus  intimes 
et  cordiales  ».  Le  voyage  du  roi  Victor-Emmanuel  en  Grèce 
(avril  1907)  a  rétabli  l'amitié  entre  Rome  et  l'un  des  plus 
fidèles  clients  de  Vienne  : 

Il  était  naturel,  —  ajoute  M.  Tittoni,  —  que  l'on  vît  renaître 
entre  le  peuple  grec  et  le  peuple  italien  la  s)mpathie,  qui  est  unie 
à  des  souvenirs  classiques  et  qu'avaient  momentanément  amoindrie 
des  suppositions  étranges,  absolument  dénuées  de  fondement, 
insoutenables,  au  sujet  des  prétentions  territoriales  de  l'Italie  dans 
l'île  de  Crète  et  dans  la  péninsule  des  Balkans. 

M.  Tittoni  oublie  la  sympathie  bien  plus  forte  et  plus  natu- 
relle que  le  peuple  et  le  gouvernement  italiens  témoignent 
depuis  quatre  ans  aux  intimes  ennemis  des  Grecs  en  Macé- 
doine, à  ces  Valaques  roumanisants,  qui  veulent  défendre 
contre  l'hellénisme  leur  race  et  leur  langue  latines...  Mais 
Rome  et  Athènes  ont  maintenant  accordé  leurs  prétentions 
«  sur  File  de  Crète  et  sur  la  péninsule  des  Balkans  ». 

Le  i3  juillet,  le  baron  d'Aerenthal  fait  à  M.  Tittoni  la  visite 
annoncée.  A  Désio,  commence  la  série  des  visites  et  entretiens  . 
que,  durant  cet  été  de  1 907,  échangent  les  souverains  et  hommes 
d'Etat  :  Guillaume  II  et  Nicolas  II  à  Swinemûnde  (3  août- 
7  août)  ;  Guillaume  1 1  et  Edouard  V 1 1  à  Wilhemshôhe (  1 4  août)  ; 
Edouard  Vil  et  François-Joseph  à  Ischl  (  1 5  août)  ;  Edouard  VII 
et  M.  Clemenceau  à  Marienbad  (21  août);  M.  Tittoni  et 
M.  d'Aerenthal  à  Désio  (i3  juillet)  et  à  Semmering(a4  août); 
M.  Jules  Cambon  et  M.  de   Biïlow    à  Norderney  (24  août). 

M.  d'Aerenthal  et  M.  Tittoni  ont  ouvert  la  conversation 
générale  à  Désio  le  i3  juillet;  ils  la  clôturent  à  Semmering 
le  24  août.  De  leur  première  entrevue,  les  deux  ministres 
ont  rapporté  la  conviction  qu'  «  une  amitié  très  cordiale  »  (dit 
la  note  officieuse)  s'ajoute  à  «  l'alliance  qui  unit  les  deux  gou- 
vernements et  les  deux  pays  »  : 


4l6  LA     REVUE     DE     PARIS 

L'examen  de  la  situation  générale  européenne  et  de  toutes  les 
questions  ayant  pour  l'Àutrichc-HongFie  et  l'Italie  un  intérêt  spécial 
a  fait  constater  aux  deux  ministres,  avec  une  satisfaction  réciproque, 
leur  accord  complet.  Cet  accord,  dont  la  base  reste  le  principe  de 
l'équilibre  et  le  maintien  du  statu  r/no,  s'applique  non  seulement  au 
présent,  mais  à  toutes  les  éventualités  de  l'avenir. 

Le  maintien  du  statu  quo  est  toujours  le  programme ,  der- 
rière lequel  M.  d'Aerenthal  dissimule  ses  intentions.  Quand 
Edouard  VII  et  François-Joseph  se  rencontrent  à  Ischl(i  5  août), 
il  est  bien  entendu  que  rien  ne  sera  changé  à  la  politique  de 
l'Europe  en  Macédoine  : 

Vienne,  le  16  août. 
On  mande  d'Ischl  au  Neues  Tagblatl  :  «  On  annonce,  de  source 
autorisée,  que  la  question  macédonienne  et  les  événements  du 
Maroc  ont  fait  surtout  l'objet  des  conférences  d'Ischl.  Les  entretiens 
auraient  porté,  en  ce  qui  concerne  la  Macédoine,  sur  la  reforme 
judiciaire.  L' Autriche-Hongrie  souhaiterait  que  cette  réforme  fût 
faite  lentement,  afin  de  ménager  les  susceptibilités  du  Sultan. 
L'Angleterre,  au  contraire,  sous  la  pression  de  l'opinion  anglaise, 
pousserait  à  l'accélération  de  la  réforme. 

Après  leurs  conférences,  sirC.  HardingeetM.  d'Aerenthal, 
dans  jleurs  communiqués  aux  journaux,  se  félicitent  du 
résultat  :  «  amitié  profonde  entre  les  deux  souverains  ». 
«  amitié  traditionnelle  et  de  vieille  date,  mais  toujours  intacte 
entre  la  Grande-Bretagne  et  F  Autriche-Hongrie  »,  regain  de 
.camaraderie  entre  sir  C.  Hardinge  et  M.  d'Àerenthal,  «  son 
ancien  collègue  à  Saint-Pétersbourg  »  : 

En  particulier,  sur  la  question  macédonienne,  les  deux  ministres 
ont  reconnu  que  l'œuvre  réformatrice,  entreprise  par  f  Autriche- 
Hongrie  et  la  Russie  et  soutenue  par  les  autres  puissances,  était  en 
complète  harmonie  avec  les  déclarations  récentes  du  cabinet  anglais. 
Ils  ont  constaté  la  même  identité  de  vues  sur  les  propositions  à  faire 
au  gouvernement  ottoman  et  sur  la  façon  de  traiter  les  bandes  révo- 
lutionnaires en  Macédoine. 

Il  semble  qu'à  Semmering,  M.  d'Aerenthal  et  M.  Tittoni 
tiennent  un  autre  langage  : 

Lors  des  précédentes  rencontres  du  ministre  italien  avec  le  comte 
Goluchowski,  —  disent  les  notes  officieuses,  —  on  s'était  entendu 


r 


l'oeuvre   de   m.   d'aerenthal  417 


sur  le  maintien  du  statu  quo  dans  l'Adriatique  et  en  Macédoine, 
mais  sans  dire  ce  qui  arriverait  si,  par  une  circonstance  quelconque, 
le  statu  quo  devenait  impossible.  Cette  fois  on  a  trouvé  le  moyen 
d  assurer,  tout  en  améliorant  la  situation  des  Macédoniens,  le  main- 
tien efficace  du  statu  quo,  et  toutes  les  anciennes  méfiances  ont 
disparu. 

* 
#  * 

Mais  il  serait  bien  plus  intéressant  de  connaître  quels  sont 
exactement  les  propos  échangés  quand,  un  mois  après  la  ren- 
contre de  Semmering,  M.  d'Aerenthal  reçoit  à  Vienne  (a5  sep- 
tembre 1907)  la  visite  de  M.  Isvolski.  C'est  l'heure  où,  le  Com- 
promis austro-hongrois  se  signant,  Vienne  sera  libre  d'agir  : 

L'accord,  —  écrit  la  Correspondance  politique  de  Vienne,  — 
l'accord  au  sujet  des  Balkans,  qui  existe  depuis  de  longues  années 
entre  les  Cabinets  de  Pétersbourg  et  de  Vienne,  a  été  confirmé. 
Vu  signe  du  renforcement  de  cet  accord  a  été  la  démarche  faite 
en  commun  auprès  des  États  balkaniques.  Parmi  les  fruits  de  cette 
entente,  il  faut  noter  le  projet  d'amélioration  de  la  justice  en  Macé- 
doine. La  réforme  judiciaire  est  la  continuation  naturelle  et  par  con- 
séquent indispensable  de  l'action  réformatrice,  surtout  puisqu'on  a 
pris  garde  d'éviter  toute  violation  des  droits  de  la  souveraineté  du 
Sultan. 

Donc,  en  Macédoine,  l'entente  austro-russe  subsiste,  non 
plus  pour  le  maintien  du  statu  quo,  mais  pour  la  conquête  des 
réformes  et  pour  l'exécution  du  plan  franco-anglais  :  après  la 
gendarmerie  (1903)  et  les  finances  (1905),  c'est  les  tribunaux 
qu'en  1907  on  va  contrôler.  Mais  cette  politique  de  réformes 
ne  concerne  que  la  Macédoine,  telle  que  l'ont  arbitrairement 
définie  les  puissances,  c'est-à-dire  les  deux  vilayets  de  Salo- 
nique  et  de  Monastir  et  la  moitié  du  vilayet  d'Uskub.  Restent, 
en  dehors,  les  deux  vilayets  d'Albanie,  —  en  face  des  rivages 
italiens,  —  et  les  sandjaks  de  Novibazar  et  de  Kossovo,  — 
au  voisinage  de  la  frontière  bosniaque,  —  sans  parler  de 
VEpire  et  de  la  Rournélie,  au  voisinage  de  la  Grèce  et  de  la 
Bulgarie. 

M.  d'Aerenthal  et  M.  Isvolski  n'ont-ils  rien  convenu  pour 
ce  reste?  M.  d'Aerenthal  soutiendra,  par  la  suite,  qu'il  a  confié 

10  Novembre  1908.  i3 


4l8  LA     REVUE     DE     PARIS 


1 


ses  projets  à  M.  lsvolski  et  que  ce  dernier  n'a  ni  refusé  la 
confidence  ni  désapprouvé  la  «  politique  de  chemins  de  fer  ». 
M.  lsvolski  ne  démentira  pas  son  ami;  il  s'excusera  seulement 
de  n'avoir  alors  mesuré  ni  l'étendue  ni  l'imminence  de  cette 
politique.  On  ne  saurait  revendiquer  pour  M.  lsvolski  plus  de 
perspicacité  que  lui-même  n'en  réclame.  Mais  en  se  reportant 
à  cette  date  de  septembre-octobre  1907,  on  ne  saurait  pas 
davantage  accuser  la  bonne  foi  de  M.  d'Aerenthal  :  l'occa- 
sion était  trop  belle  pour  les  «  jeunes  gens  »  de  mettre,  bon 
gré  mal  gré,  le  délégué  de  Pétersbourg  dans  leur  jeu  ;  et  la  diffi- 
culté était  grande  pour  Pétersbourg  de  refuser  la  combi- 
naison, ou  plutôt  la  compensation  que  Vienne  réclamait!  car 
Vienne  pouvait  parler  de  compensation,  et  l'on  imagine, 
dépouillés  des  réticences  et  des  formes  protocolaires,  les 
entretiens  de  M.  d'Aerenthal  et  de  M.  lsvolski. 

Après  un  an  de  séparation,  les  deux  amis  se  retrouvaient. 
Un  an  plus  tôt,  en  novembre  1906,  l'union  des  Trois  Empe- 
reurs était  leur  rêve  commun,  non  pas  l'alliance  proclamée, 
mais  cette  intimité  confiante,  cette  collaboration  dévouée 
quoique  discrète,  que,  durant  dix  années  déjà,  Vienne  et 
Pétersbourg  avaient  pratiquées.  Négociatrice  de  cette  union, 
Vienne  à  juste  titre  en  escomptait  quelques  profits,  comme 
paiement  de  son  observance  des  traités  et  de  son  respect  du 
slatu  quo  durant  les  défaites  de  Pétersbourg  en  Extrême- 
Orient,  puis  durant  les  grèves,  révolutions  et  mutineries  des 
peuples  russes.  Or,  dans  l'été  de  1907,  l'entente  s'était  con- 
clue, non  pas  entre  Pétersbourg,  Vienne  et  Berlin,  pour  le 
profit  de  Vienne,  mais,  pour  la  commodité  ou  le  service  des 
ambitions  russes,  entre  Pétersbourg,  Londres  et  Tokio. 

Pétersbourg  avait  signé  le  3o  juillet  avec  Tokio  la  liquida- 
tion dernière  des  querelles  mandchouriennes,  et  le  3 1  août 
avec  Londres  un  accord  asiatique,  qu'à  Swinemûnde,  dès  le 
commencement  d'août,  Nicolas  H  communiquait  à  Guil- 
laume II.  Ces  deux  règlements  de  comptes  donnaient  à  la 
Russie  toute  sécurité  en  Extrême-Orient,  toutes  garanties  dans 
le  Middle-East,  paix  en  Mandchourie,  statu  quo  en  Afghanistan 
et  au  Tibet,  sphère  d'influence  en  Perse.  Après  dix  années 
d'aventures  en  Chine  et  d'abstention  au  Levant,  —  dix  années 
d'entente    austro-russe   (1 897-1 907),    —    la   Russie   pouvait 


l'oeuvre   de   m.   d'aerenthal  419 

♦ 

donc  revenir  à  ses  affaires  levantines,  et  déjà  la  visite  du  grand- 
duc  Wladimir  à  Sofia  suscitait  des  inventions  de  journaliste, 
qui  n'étaient  pas  aussi  mensongères  peut-être  que  le  décla- 
raient les  notes  officieuses1.  Mais  cette  entente  avec  Londres 
imposait  à  Pétersbourg  de  renoncer  au  statu  quo  macédonien^ 
—  tel  que  l'avaient  défini  jadis  les  accords  austro-russes,  tel 
que  l'exigeaient  toujours  fes  ambitions  de  Vienne,  —  et  de 
prendre  au  contraire  le  parti  de  l'Occident  pour  les  réformes 
et  la  paix  locale... 

Imaginez  alors  le  dialogue,  non  pas  entre  diplomates,  mais 
entre  amis.  Que  peut  répondre  M.  Isvolski,  si,  affectueuse- 
ment. Vienne  lui  dit  par  la  bouche  de  M.  d'Aerenthal  :  «  Selon 
notre  entente,  je  vous  ai  servi  avec  loyauté,  dans  la  bonne 
et  dans  la  mauvaise  fortune.  Aujourd'hui  encore,  je  reconnais 
vos  besoins  et  vous  garde  ma  fidèle  amitié.  Loin  de  blâmer 
vos  engagements  nouveaux,  je  vous  aiderai,  comme  par  le 
passé,  à  les  remplir;  je  resterai  votre  associé  dans  la  politique 
de  réformes,  que  vous  imposent  vos  amis  de  l'Occident,  comme 
jç  l'ai  été  dans  la  politique  de  statu  quo,  que  nous  avions 

1.  Au  début  d'octobre  1907,  la  Taegliche  Rundschau  résume  une  «  con- 
vcnlion  militaire  d'Euxinograd  d,  signée  par  le  prince  Ferdinand  et  le  grand- 
duc  Wladimir.  Bien  que  Pétersbourg  ait  démenti  l'existence  de  cette  con- 
vention et  que  Sofia,  par  la  suite,  ait  lié  partie  avec  M.  d'Aerenthal,  je  ne 
crois  pas  que  le  journaliste  allemand   ait  tout  inventé,  et  il  est   utile  — 
surtout  aujourd'hui  —   de   ne  pas   oublier  entièrement   cette    convention. 
L'article   I,  —  disait  le  journaliste,  —  confirmait  l'entente    russo-bulgare 
de  1895,  modifiée  en   1906  :  la  Bulgarie  confierait  le  soin  de  sa  politique  en 
Macédoine  à  la  Russie.  Par  l'article  2,  la  Bulgarie  s'engageait  à  empêcher 
la  formation  de  bandes  sur  son  territoire;  la  Russie  ferait  agir  en  ce  sens 
son  influence  en  Serbie.  Articles  3  et  4  '  dans  les  éventualités  d'une  guerre 
entre  la  Russie  et  l'Autriche,  d'une  part,  et  la  Turquie  d'autre  part,  l'armée 
bulgare  conserverait  les  positions  fixées  par  le  ministre  de  la  guerre  à  Sofia, 
mais  ce  serait  au  ministre  russe  à   présenter  des  officiers  pour  le  poste  de 
chef  d'état-major  général  de  l'armée  bulgare  et  pour  les  commandements 
des  divisions  bulgares.  Article  5  :  deux  divisions  de  cavalerie  russe  seront 
à  la  disposition  du  ministre  bulgare,  au  plus  tard  sept  jours  après  la  décla- 
ration de  guerre  de  la  Russie  seule  ou  de  la  Russie  et  de  l'Autriche  contre 
la  Turquie.  L'article  6  met  à  la  disposition  de  l'amiral  russe  la  flottille  bul- 
gare, ainsi  que  les  ports  de  Bourgas  et  de  Varna.   En  outre,   la  Bulgarie 
approvisionnera  pendant  toute  la  durée  des  hostilités  la  flotte  et  la  cavalerie 
russes.  Article  7  :  la  Russie  s'engagera  à  obtenir  une  neutralité  effective  de 
la  Roumaine  en  lui  demandant  de    mettre   une  partie    de  son  armée  sur  le 
pied  de  guerre.  Article  8  :  dans  le   cas  d'une  victoire,  la  Bulgarie  recevra 
le  tiers  de  la  contribution  de  guerre  et  du    territoire  conquis.  Coustanli- 
nople  restera  l'objet  de  l'action  russe  et  la  Russie,  selon  l'article  9,  gardera 
le  droit  de  déclarer  la  guerre  et  de  conclure  la  paix. 


4âO  LA     REVUE     DE     PARIS 

jugée  plus  conforme  à  nos  intérêts  communs.  Mais  vous 
déplairait-il  que  ce  renoncement  au  statu  quo  me  valût,  à  moi 
aussi,  une  compensation  légitime?  Oh!  je  ne  veux  ni  d'un 
bouleversement,  ni  d'une  annexion,  ni  d'une  entreprise  mili- 
taire, ni  d'une  violation  des  traités  :  tout  au  contraire.  Le  traité 
de  Berlin  me  reconnaît  le  droit  d'ouvrir  des  routes  dans  le 
sandjak  de  Novibazar.  Mes  rails  bosniaques  atteignent  aujour- 
d'hui la  frontière  du  sandjak;  j'ai  l'intention  de  les  pousser 
quelque  jour  à  la  rencontre  de  mes  Chemins  de  fer  Orien- 
taux. » 

Les  deux  ministres,  —  ajoute  la  note  officieuse  de  la  Correspon- 
dance politique,  —  ont  profité  de  leur  entrevue  pour  discuter  toutes 
les  question  de  première  importance.  Les  accords  internationaux  de 
grande  portée,  conclus  récemment  par  le  cabinet  de  Pétersbourg,  et 
les  autres  événements  relatifs  à  la  politique  universelle  ont  donné 
matière  à  des  discussions  détaillées,  dont  le  résultat  a  été  l'affermis- 
sement de  la  conviction  que  les  entrevues  de  cet  été  ont  porté  à  tous 
égards  des  fniits  très  précieux  pour  la  consolidation  de  l'entente 
mutuelle  des  puissances  et  de  leur  bon  vouloir  à  collaborer. 

La  collaboration  entre  Vienne  et  Pétersbourg  pourra  rester 
d'autant  plus  étroite  que,  l'entente  austro-russe  ayant  toujours 
eu  pour  corollaires  l'amitié  austro-anglaise  et  l'amitié  austro- 
allemande,  voici  que  l'amitié  russo -anglaise  vient  d'être  nouée 
par  les  accords  asiatiques  et  que  l'amitié  traditionnelle  entre 
le  Hohenzollern  et  le  Romanof  va  être  renforcée  :  M.  de 
Schoen,  ambassadeur  d'Allemagne  auprès  du  Tsar,  est  rappelé 
à  Berlin;  il  remplace  aux  Affaires  étrangères  M.  de  Tchirsky, 
—  comme  M.  d'Aerenthal  a  remplacé  un  an  plus  tôt  M.  de 
Goluchowsky,  et  avec  les  mêmes  intentions,  dit  la  presse 
officieuse. 

Ancien  collègue  de  M.  lsvolski  à  Copenhague,  M.  de  Schoen 
est  son  intime.  Durant  son  ambassade,  il  s'est  acquis  des  par- 
tisans enthousiastes  à  la  Cour  russe  et  dans  la  famille  impé- 
riale. Malgré  les  accords  anglo-russes,  il  rêve,  lui  aussi,  d'une 
union  des  Trois  Empereurs  :  la  Russie  ayant  reçu  de  Lon- 
dres tout  ce  qu'elle  en  pouvait  attendre,  Berlin,  maintenant, 
peut  lui  offrir  d'autres  libertés  ou  d'autres  garanties;  sans 
renoncer  à  la  Double  Alliance,  Paris  a  cherché  des  amis 
tout  autour  de  sa  Méditerranée  et  signé  des  accords   franco- 


l'œuvre   de   m.   d'aerenthal  4ai 

italien  ,  franco-anglais ,  franco-espagnol ,  franco-marocain  ; 
pourquoi  le  Hohensollern  et  le  Romanof  ne  syndiqueraient-ils 
pas  les  riverains  de  leur  Méditerranée  à  eux,  de  la  Baltique,  et 
pourquoi,  sous  le  couvert  de  cette  amitié  ce  panbaltique  », 
une  cordiale  entente  du  Nord  ne  coaliserait-elle  pas  les  pieuses 
monarchies,  comme  l'entente  cordiale  de  l'Occident  a  coalisé 
les  Etats  libéraux? 


* 


Durant  l'automne  de  1907,  jusqu'à  la  fin  de  janvier  1908, 
c'est  à  ce  grand  projet  que  M.  de  Schoen  s'applique  et  j'ai  dit 
à  mes  lecteurs  *  quels  résultats  ont  à  Constantinople  les  contre- 
coups de  ces  négociations  austro-russes,  anglo-autrichiennes, 
russo-allemandes,  anglo-russes,  sans  parler  des  négociations 
franco-espagnoles ,  franco-allemandes ,  franco-autrichiennes 
pour  le  Maroc,  en  des  espoirs  de  négociations  anglo-allemandes 
durant  le  séjour  de  Guillaume  II  à  Londres  (novembre- 
décembre  1907). 

Parle  rappel  du  baron  de  Calice,  Vienne  abandonnait  à  l'Al- 
lemagne le  décanat  du  corps  diplomatique.  Par  l'envoi  du  baron 
de  Marschall  à  la  Conférence  de  la  Haye,  Berlin  à  son  tour  a 
laissé  le  décanat  à  M.  Zinovief  :  durant  les  quatre  mois  (sep- 
tembre-décembre 1907)  où  MM.  de  Schoen  et  d'Aerenthal 
cherchent  leur  union  des  Trois  Empereurs,  M.  Zinovief  aura 
le  champ  libre  pour  la  conquête  de  la  réforme  judiciaire,  que 
les  puissances  occidentales  réclament,  dont  tous  les  cabinets 
ont  reconnu  la  nécessité  durant  les  entretiens  du  mois  d'août 
et  dont  Pétersbourg  et  Vienne  en  ont  dès  le  20  août  remis  le 
projet.  Mais  de  septembre  à  janvier  1908,  la  Porte  refuse 
avec  obstination  cet  établissement  définitif  du  contrôle  euro- 
péen, et  j'ai  dit  à  mes  lecteurs  quel  double  appui  assuraient 
au  Sultan  les  rivalités  des  États  balkaniques  et  les  combi- 
naisons des  ambassades  «  financières  ». 

Par  les  bandes  qu'ils  soudoient  ou  dont  ils  tolèrent  la  for- 
mation sur  leurs  territoires,  les  Etats  balkaniques  font  régner 

1.  Voir  dans  la  Revue  du  1"  avril  :  Crise  balkanique. 


4^2  LA     REVUE     DE     PARIS 

en  Macédoine  une  anarchie  où  la  répression  turque  a  beau  jeu. 
Ils  donnent  à  la  Porte  quelques  raisons  de  soutenir  qu'avant 
de  réformer  les  tribunaux  turcs,  l'Europe  devrait  débarrasser 
la  Macédoine  des  brigands  chrétiens  que  ses  voisins  lui  dépê- 
chent :  à  quoi  bon,  d'ailleurs,  de  nouvelles  réformes,  si  les 
anciennes  sont  impuissantes  à  améliorer  la  condition  du  pays, 
et  si  le  programme  de  Mûrzsteg,  loin  d'alléger  les  maux  de  la 
Macédoine,  ne  lui  vaut  qu'un  redoublement  de  misères  et  de 
crimes?  Vienne  et  Pétersbourg  publient  les  instructions  que  le 
syndicat  austro-russe  adresse  à  ses  agents  diplomatiques  dans 
les  Balkans.  Les  «  deux  puissances  intéressées  »  confessent 
enfin  que  l'article  III  de  ce  programme  a  causé  depuis  quatre 
ans  des  maux  incalculables  : 

L'action  des  comités  révolutionnaires  et  des  bandes  tant  bulgares 
que  serbes  et  grecques  en  Macédoine,  leurs  rencontres  à  main  armée, 
les  conversions  forcées  auxquelles  elles  contraignent  telle  ou  telle 
partie  de  la  population  sont  causées  par  une  interprétation  erronée, 
mais  malheureusement  très  répandue,  de  l'article  III  du  programme 
de  Muerzsteg  qui  dit  :  «  Aussitôt  qu'un  apaisement  sera  constaté, 
on  demandera  au  gouvernement  ottoman  une  modification  dans  la 
délimitation  administrative  en  vue  d'un  groupement  plus  régulier 
des  nationalités.  »  Les  comités  révolutionnaires,  en  abandonnant  la 
lutte  contre  le  gouvernement  ottoman  et  en  lui  substituant  des  riva- 
lités nationales,  agissent  apparemment  ainsi  pour  élargir  chacun  la 
sphère  territoriale  de  sa  nationalité,  dans  l'espoir  que  cette  extension 
pourrait  servir  de  base  à  la  délimitation  future... 

Devant  cet  aveu,  quelle  influence  auraient  les  Cabinets 
occidentaux  pour  l'application  sincère  d'une  politique  nouvelle, 
si  leurs  ambassadeurs  à  Constantinople  collaboraient  cordia- 
lement! et  quelle  chance  de  succès  leur  donneraient  la  résigna- 
tion de  Vienne,  la  «  politique  de  chemins  de  fer  »  de  l'ambas- 
sadeur autrichien  et  l'absence  du  baron  de  Marschall  !  Mais 
j'ai  dit 1  à  quelles  combinaisons  de  finance  les  ambassadeurs 
de  France  et  d'Italie  réservent  leurs  efforts  et  j'ai  donné  la  liste 
des  pourboires  que  le  Sultan  leur  distribue.  Il  faudra  bien 
qu'un  Livre  Jaune  dégage  quelque  jour  les  responsabilités  que 
nous  autres,  Français,  nous  avons  alors  encourues  au  Levant. 

i.  Voir  Crise  balkanique. 


1 


r 


?-WF^$Wm 


l'oeuvre   de  m.   d'àerenthal  4a3 

Les  Anglais  prétendent  que  nous  les  avons  trahis  et  que  tout 
aurait  pu  changer  dans  le  sort  de  l'empire  turc  et  de  ses 
peuples,  même  si  nous  n'avions  consulté  que  nos  véritables 
intérêts  nationaux. 

Je  crois  en  vérité  qu'après  cinq  ans  de  lutte,  la  politique 
franco-anglaise,  «  paix  locale  et  réformes  »,  aurait  dû 
l'emporter  et  que,  de  cette  crise  décisive,  auraient  dû  sortir  le 
salut  de  l'empire  turc  et  le  bonheur  de  toutes  les  com- 
munautés ottomanes,  sans  distinction  de  races  ni  de  religions. 
Mais  grands  effets  des  petites  causes  :  comme  le  nez  de  Cleo- 

pâtre,    si  le  règne  de  M.  Constans  eût  été  plus  court ,  — 

ou   plutôt  cruelles  reprises  de  la  justice  immanente!  Parce 
qu'un  soir  de  novembre  1892,  M.  Clemenceau  s'est  mis  sous 
la  griffe  de  M.  Constans,  il  faut  que,   quinze  ans  après,   le 
passé   garde  la  main   sur  l'épaule  de  ce  ministre,  que  sem- 
blaient avoir  délivré  pourtant  dix  années  de  luttes  courageuses 
et  désintéressées,  de  vigilant  patriotisme,  —  et  M.  Constans, 
le  meilleur  exploitant  du  régime  hamidien,  reste  l'ambassa- 
deur de  M.  Clemenceau,  l'un  des  fondateurs  de  Pro  Armenia. 
L'anarchie  macédonienne  et  les  financiers  fournissent  au 
Sultan  les  prétextes  de  refuser  la  réforme  judiciaire  :  le  com- 
père de  M.  d'Aerenthal,  l'ambassadeur  d'Italie,  soulève  une 
autre  difficulté. 

C'est  pour  un  temps  seulement  que  la  Porte  a  reconnu  le 
contrôle  des  agents-civils  austro-russes  sur  l'administration, 
des  officiers  et  des  commissaires  européens  sur  la  gendarmerie 
et  les  finances;  l'engagement  finit  en  mars  1908;  l'Italie, 
dans  la  personne  du  général  Degiorgis,  a  le  commandement 
de  la  gendarmerie.  L'ambassadeur  demande  à  ses  collègues  s'il 
ne  serait  pas  expédient  de  renouwler  ces  contrats  tout  de  suite, 
et  malgré  les  objections  de  l'Angleterre  et  de  la  Russie,  par  la 
coalition  de  tous  les  amis  d'Abd-ul-Hamid,  la  proposition  ita- 
lienne l'emporte  dans  le  conseil  des  ambassadeurs  ;  les  Cabi- 
nets occidentaux  ont  la  faiblesse  de  concéder  ce  nouvel 
atermoiement  :  si  l'on  eût  imposé  d'abord  la  ré  forme  judiciaire, 
il  est  trop  évident  que  les  autres  ne  pouvaient  plus  être  remises 
en  question.  Mais  Paris  est  tout  aux  affaires  marocaines,  et 
les  démarches  du  roi  de  Grèce  concourent  aux  combinaisons 
de  M.  Constans. 


4a4  L*     HEVUE     DE     PARIS 

Fut-ce  naïveté  de  la  part  des  Italiens?  fut-ce  un  résultat  du 
plan  concerté  entre  Vienne  et  Rome,  ou  un  suprême  secours 
de  la  Triplice  à  «  l'ami  »  de  Guillaume  11?  Reportons-nous  à 
la  dépêche  envoyée  de  Vienne  au  Times  en  mai  1907  :  «  A  l'au- 
tomne ,  le  mandat  des  agents-civils  venant  à  expiration,  il 
faudrait  reprendre  l'affaire  selon  de  nouvelles  méthodes  et 
adopter  une  politique  plus  énergique.  »... 

Trois  mois  durant  (décembre  1907-mars  1908),  le  Sultan 
refuse  de  renouveler  les  contrats  :  trois  mois  de  gagnés  contre 
la  réforme  judiciaire  et  pour  les  projets  viennois.  M,  d'Aeren- 
thal  reste  muet  aussi  longtemps  que,  du  séjour  de  Guillaume  1 1 
en  Angleterre,  Berlin  attend  quelque  combinaison  anglo- 
allemande  et  que  M.  de  Marschall  n'est  pas  rentré  à  Consta/i- 
tinople;  puis  silence  de  quelques  semaines  encore,  tant  que 
M.  de  Schoen  garde  l'espoir  de  sa  combinaison  baltique.  Mais 
la  crise  approche. 

Le  i5  décembre,  M.  de  Marschall,  passant  à  Vienne,  est 
mis  au  courant  des  projets  de  M.  d'Aerenthal;  il  les  discute, 
les  approuve,  promet  de  les  soutenir  à  Constantinople.. .  Et 
le  22  janvier,  l'officieuse  Suddeutsche  Beichscorrespondcn: 
annonce  l'échec  de  M.  de  Schoen  :  la  combinaison  baltique 
s'est  heurtée  à  l'opposition  de  Londres  et  de  Paris,  au\  protes- 
tations de  Stockholm.  Signataires  du  traité  de  i856,  qui,  après 
la  guerre  de  Crimée,  a  installé  le  présent  état  de  choses  dans  le 
Nord,  Londres  et  Paris  ont  opposé  à  M.  de  Schoen  une  négo- 
ciation plus  étendue,  qui  englobe  mer  Baltique  et  mer  du  Nord, 
fait  appel  aux  signatures  d'une  moitié  de  l'Europe  et  trouble  Je 
tête-à-tête  russo-allemand,  dans  lequel  Berlin  n'aurait  admis 
en  confidence  que  Suède  et  Danemark.  Stockholm  a  protesté 
contre  la  liberté  que  réclame  Pétersbourg  de  fortifier  les  îles 
d'Aland... 

Le  22  janvier,  la  combinaison  baltique  est  abandonnée  pour 
le  projet  anglais.  Discours  de  M.  d'Aerenthal  le  27  janvier  : 

Fidèles  à  notre  politique  balkanique,  nous  ne  cherchons  pas  à 
faire  une  conquête  territoriale.  Dans  les  Balkans,  notre  mission  est 
une  mission  de  civilisation  et  une  mission  économique.  K|]p  esl 
d'autant  plus  importante  que  les  pays  balkaniques  sont  à  la  veille 
d'une  ère  de  développement  considérable.  L'ouverture  à  In  \'u*  eVnno 
mique  de  l'Asie  Mineure  et  de  la  Mésopotamie  sera  toujours  con$j_ 


l'oeuvre   de   m.   d'aerenthal  4a5 

dérée  comme  un  exploit  de  l'esprit  d'entreprise  germanique...  Nous 
sommes,    de  par  la  possession  de  la  Bosnie,   une  puissance  balka- 
nique :   notre  tâche  et  notre  devoir  consistent  à  discerner  les  signes 
des  temps  et  à  savoir  en  tirer  parti.  Je  dis  cela  en  prévision  d'une 
politique  de  chemins  de  fer.  Par  la  construction  des  Chemins  de  fer 
Orientaux  jusqu'aux  frontières  turques  et  serbes,  nous  avons  posé 
la    base    d'une    évolution  ultérieure.   Nous   songeons  avant  tout  à 
prendre  des  mesures  pour  la  jonction  avec  Mitrovitza  :  l'ambassa- 
deur   marquis   Pallavicini  a   été  chargé   de   demander   à  S.  M.  le 
Sultan   l'autorisation  des  études  pour  la  construction  de  cette  voie. 
J'espère  fermement  que  le  Sultan  accordera  sous  peu  cette  autori- 
sation, afin  qu'un  syndicat  de  banques  autrichiennes  et  hongroises 
puisse  entreprendre  les  travaux  du  tracé. 

On  ne  saurait  insinuer  plus  adroitement  la  théorie  du  «  voi- 
sinage y>  et  delà  «  pénétration  pacifique  »,  ni  mieux  lier  les 
intérêts  autrichiens,  hongrois  et  germaniques.  Mais  d'autres 
sympathies  sont  encore  sollicitées  par  les  offres  du  ministre 
austro-hongrois.  Après  avoir  célébré  la  cordialité  grandissante 
des  rapports  entre  Vienne  et  Berlin,  M.  d'Aerenthal  se  félicite 
que  c<  les  efforts  tendant  à  rendre  plus  amicales  les  relations 
avec  l'Italie  aient  été  couronnés  de  succès  »  : 

Pour  nous,  qui,  conjointement  avec  l'Italie,  avons  à  sauvegarder 
des  intérêts  sur  la  côte  de  la  Méditerranée  et  en  Orient,  nos  relations 
d'amitié  avec  cette  puissance  ont  une  grande  importance,  car  il  s'agit 
ici,  avec  un  État  limitrophe,  de  rapports  de  sympathie  et  de  commu- 
nauté d'intérêts  desquels  dérivent  pour  tous  les  deux  non  seulement 
une  sécurité  absolue,  mais  aussi  une  garantie  pour  la  réalisation  de 
buts  identiques. 

Après  avoir  célébré  non  moins  hautement  l'amitié  de  Péters- 
bourg,  M.  d'Aercnthal  se  félicite  que  la  conférence  d'Algésiras 
ait  fourni  aux  diplomates  viennois  «  l'occasion  de  donner  à  la 
France  des  preuves  de  confiance  et  d'amitié  »  : 

L'acte  d'Algésiras  a  fixé  Irois  principes  fondamentaux  :  l'indé- 
pendance du  sultan,  l'intégrité  du  territoire  et  la  porte  ouverte. 
Attendu  que  les  deux  puissances  qui,  par  suite  de  leur  voisinage» 
portent  le  plus  grand  intérêt  au  Maroc,  à  savoir  la  France  et 
l'Espagne,  respectent  ces  principes,  nous  n'avons  pas  de  raisons  de 
nous  opposer  aux  mesures  militaires,  de  nature  temporaire,  qu'elles 
ont  prises  dans  quelques  ports. 


^ 


4^6  LA     REVUE     DE     PARIS 


Après  avoir  fait  l'éloge  de  la  Roumanie,  «  dont  les  rapports 
avec  nous  sont  des  plus  amicaux  »,  M.  d'Aerenthal,  comme 
pour  piquer  au  jeu  Serbes  et  Bulgares,  —  et  le  jeu  réussira  : 
les  Bulgares,  que  Ton  disait  liés  à  la  Russie,  vont  se  jeter  dans 
les  bras  de  Vienne,  —  M.  d'Aerenthal  promet  aux  Grecs  la 
meilleure  part  dans  les  bénéfices  de  sa  politique  nouvelle  : 

Lorsque  le  réseau  bosniaque  aura  été  rattaché  aux  rails  ottomans, 
notre  trafic  se  dirigera  directement  par  Serajevo  vers  la  mer  Egée  et 
la  Méditerranée,  et  même,  comme  nous  espérons  voir  sous  peu  la 
jonction  des  chemins  de  fer  turcs  et  grecs,  les  communications  con- 
tinues entre  Vienne,  Buda-Pest,  Serajevo  et  le  Pirée  ouvriront  la 
voie  la  plus  directe  entre  l'Europe  centrale,  l'Egypte  et  les  Indes. 
Nous  appuyons  chaleureusement  à  Constantinople  les  demandes 
grecques  de  jonction  :  par  là  seulement,  se  réalisera  dans  son 
ensemble  notre  idée  économico-politique.  Je  compte  d'autant  mieux 
sur  le  concours  du  Sultan  que  ces  raccordements  ouvriraient  aux 
vilayets  macédoniens  une  nouvelle  vie  économique  et  engageraient 
la  population  en  des  œuvres  pacifiques. 

Malgré  l'évident  échec  du  voyage  de  Guillaume  II  en 
Angleterre,  M.  d'Aerenthal  veut  se  persuader  que  Londres 
elle-même  ne  s'opposera  pas  aux  combinaisons  austro-alle- 
mandes ni  à  cette  ligne  qui,  en  fin  de  compte,  doit  relier 
Hambourg  à  Salonique  : 

J'ai  le  plaisir  de  constater  que  la  politique  de  rapprochement 
s'étend  également  aux  rapports  anglo-allemands.  Cette  amélioration 
s'est  manifestée  de  façon  très  éloquente  par  l'accueil  cordial  fait  à 
l'empereur  (Guillaume  en  Angleterre.  Nous  nous  réjouissons  du  succès 
qu'ont  eu  les  efforts  des  personnages  qui  dirigent  la  politique  en  Ulc- 
magne  et  en  Angleterre,  car  cela  nous  rassure  de  voir  l'Angleterre, 
avec  laquelle  nous  entretenons  des  relations  des  plus  amicales,  en 
bonne  entente  avec  l'Allemagne,  notre  étroite  alliée. 

Bref,  sur  le  modèle  parisien  dont  le  Maroc  avait  fourni 
l'étoffe,  ne  voilà- t-il  pas  une  belle  copie  viennoise,  dont  l'islam 
balkanique  fera  les  frais?  Par  le  syndicat  austro-italien,  grâce  à 
l'alliance  austro-allemande,  à  l'amitié  austro-russe  et  aux  sym- 
pathies austro-françaises,  malgré  l'hostilité  secrète  ou  déclarée 
de  Londres,  les  trois  principes  fondamentaux  d'Algésiras  seront 
appliqués  à  la  Turquie  d'Europe  :  indépendance  du  Sultan, 
intégrité  du  territoire  et  porte  ouverte...  Mais  les  deux  voisins 


r 


l'oeuvre   de   m.    d'aerenthal  4^7 


de  terre  et  de  mer,  Autriche  et  Italie,  se  chargeront  d'ouvrir  et 
de  tenir  ouvertes  les  portes  du  nord  et  de  l'ouest,  comme 
Espagne  et  France  se  sont  chargées  des  portes  au  Maroc. 


III 

M.  d'Aerenthal  avait-il  escompté  le  succès  immédiat  de  sa 
combinaison?  pensait-il   que   Londres   et  Pétersbourg,    tout 
occupées  de  leur  réforme  macédonienne,  laisseraient  faire  ou, 
témoignant  d'abord  quelque  humeur,  se  laisseraient  bientôt 
reprendre  par  les  charmes  de  l'amitié   anglo-italieAne  et  de 
l'amitié    austro-russe?  Aussitôt   connues  à  Pétersbourg,   les 
déclarations  de  M.  d'Aerenthal  causent  un  beau  tapage.  On 
dit  que  l'ambassadeur  russe  à  Vienne,  le  prince  Ouroussof,  va 
être  mis  en  congé,  et  M.  Isvolski  semble  disposé  ou  obligé  aux 
mesures  énergiques.  M.  d'Aerenthal  reste  d'abord  étourdi  de 
l'explosion  que  son  discours  a  provoquée.  On  parle  de  sa  retraite. 
Mais  les  «  jeunes  »  et  les  «  vieilles  gens  »  lui  gardent  leur 
confiance  et  rejettent  sur  M.  Isvolski  la  faute  de  la  méprise. 
Vienne  veut  espérer  que,  malgré  tout,  l'entente  austro-russe 
prévaudra.  Berlin1  et  Rome2  protestent  de  leur  entier  dévoue- 
ment  et  M.  d'Aerenthal,  promptement  remis  de  son  alarme, 
annonce  aux  Délégations  que  le  Sultan  est  gagné  à  ses  projets  : 

Vienne,  le  îa  lévrier. 
M.  d*  Yerenthal  a  confirmé,  ce  que  l'on  pensait  non  sans  quelque 
raison,  que  la  Porte  était  favorable  à  la  politique  de  r\utriche-Hon- 
grie   concernant  le  chemin  de  fer  de   Mitrovitza.  Vienne   a  donc 

1.  Berlin,  8  février.  Les  protestations  russes  contre  les  projets  du  baron 
d'Aerenthal  sont  considérées  comme  l'expression  de  l'amertume  provoquée 
par  la  reprise  d'une  politique  active  de  l'Autriche  en  Orient,  après  une 
longue  inactivité  qui  avait  pu  passer  pour  une  renonciation.  Cette  politique 
n'est  toutefois  pas  celle  d'un  homme  et  ne  changera  pas  avec  lui  :  c'est  celle 
que  l'empire  d'Autriche  a  décidé  de  suivre  désormais,  et  c'est  un  fait  avec 
lequel  il  faut  compter.  On  croit  donc  ici  que  les  Russes  recevront  des  expli- 
cations et  que  les  deux  puissances  continueront  leur  politique  d'entente. 

a.  Itome,  9  février.  Daus  un  article  qui  parait  officieusement  inspiré,  la 
Tribuna  souhaite  que  la  position  du  baron  d'Aerenthal,  qui  est  un  chaud 
partisan  des  bonnes  relations  austro-italiennes,  ne  soit  pas  ébranlée,  d'autant 
plus  que  le  baron  d'Aerenthal  est  justement  combattu  dans  son  pays  par 
les  féodaux  et  les  cléricaux  qui  n'ont  pas  oublié  le  passé  et  sont  animés  de 
sentiments  hostiles  à  l'Italie. 


428  LA     REVUE     DE     PARIS 

envoyé  quatre  ingénieurs  à  la  commission  qui  s'est  chargée  d'exa- 
miner le  chemin  de  fer  dont  les  travaux  seront  commencés  au  milieu 
de  mars. 

M.  Bacquehem,  rapporteur  du  budget  des  affaires  étran- 
gères, ajoute  : 

Nous  accompagnons  de  nos  sympathies  les  efforts  que  la  France 
fait  au  Maroc,  dans  l'intérêt  de  la  civilisation;  nous  espérons  que 
nos  efforts  légitimes  et  économiques  trouveront  la  même  juste 
appréciation  en  France. 

On  espère  donc  que  les  nécessités  de  la  France  au  Maroc 
rendront  plus  accommodants  les  gouvernements  de  Péters- 
bourgetde  Londres,  —  celui  de  Londres  surtout  qui  ne  s'in- 
téresse qu'aux  réformes  et  qui  demande  par  la  voix  du  Times  : 
«Si  M.  d'Aerenthal  a  engagé  des  négociations  pour  obtenir 
une  faveur  de  la  Turquie,  comment  peut-il  espérer  à  la  fois 
établir  une  pression  suffisante  sur  le  Sultan  pour  assurer  l'ac- 
ceptation des  réformes  judiciaires  ou  même  pour  vaincre  la 
résistance  turque  au  renouvellement  des  fonctionnaires  et  des 
officiers  étrangers  en  Macédoine?  »  Réponse  de  M.  d'Aeren- 
thal  devant  la  Délégation  autrichienne  : 

Le  gouvernement  ne  peut  pas  admettre  que  le  chemin  de  fer  du 
Sandjak  puisse  exercer  une  influence  défavorable  sur  la  réforme  en 
Macédoine.  L'Autriche-Hongrie  se  trouve  d'accord  avec  la  Russie 
dans  toutes  les  phases  de  l'action  réformatrice  et  aussi  au  sujet  de 
la  justice.  Suivant  le  programme  de  Muerzsteg,  l'Autriche- Hongrie 
et  la  Russie  auraient  pu  réaliser  cette  réforme  seules,  mais  quelques 
puissances  signataires  du  traité  de  Berlin  ayant  donné  à  entendre 
leur  désir  de  participer  à  cette  action,  les  deux  cabinets  acceptèrent 
cette  coopération. 

On  ne  saurait  dire  plus  nettement  aux  Anglais  :  ((  Vous  avez 
voulu  m'enlever  la  charge  de  réformer  la  Macédoine  et  vos  amis 
de  Pétersbourg  vous  ont  admis  en  tiers;  travaillez  ensemble, 
je  vous  en  laisse  le  soin.  »  De  fait,  la  seule  Angleterre  va  con- 
tinuer ses  exigences  de  réforme.  Paris  et  Pétersbourg»  du 
bout  des  lèvres,  sembleront  formuler  les  mêmes  demandes. 
Mais  Paris  et  Pétersbourg  ont  d'autres  projets.  A  Paris,  toute 
amitié  semble  bonne,  qui  peut  donner  ou  promettre  quelque 


l'œuvre   de  m.   d'aerentiial  4^9 

liberté  plus  grande  au  Maroc,  et  Paris  compte  sur  la  bienveil- 
lance de  Vienne  pour  une  intervention  à  Berlin.  Contre  la 
descente  autrichienne,  Pétersbourg  a  découvert  une  merveil- 
leuse combinaison  :  au  chemin  de  fer  autrichien  du  Drang 
nach  Osten,  Pétersbourg  oppose  le  chemin  de  fer  panslaviste 
vers  l'Occident.  Vienne  dit  :  «  De  la  Save  à  l'Archipel  »; 
Pétersbourg  répond  :  «  Du  Danube  à  l'Adriatique.  »  Dès  le 
18  février,  le  Temps  annonce  cette  trouvaille  et  le  rétablisse- 
ment de  l'entente  austro-russe,  qui  en  résulte  comme  par 
miracle  : 

11  s'est  produit  entre  Vienne  et  Pétersbourg  une  détente  très  sen- 
sible. C'est  surtout  au  baron  d'Aerenthal  qu'on   le  doit.  Il  a  fort 
habilement  insisté  à  la  Délégation  sur  l'aspect  économique  du  pro- 
blème, au  moment  même  où  il  laissait  entendre  à  Péterbourg  qu'on 
pourrait   trouver    dans  les  Balkans  la  compensation  nécessaire  à 
l'équilibre   des   influences.    L'objet  de   cette    compensation,   c'est 
le  chemin   de  fer  du  Danube  à  l'Adriatique,  dont  la  concession 
sera  demandée  à  la  Porte  :    i°   en    Roumanie,    raccordement   de 
Craiova  à  Praova  ou  à  Radoujevac   sur  la  frontière  serbe;    20  en 
Serbie,  de  Praova  ou  de  Radoujevac  à  Nisch  par  les  vallées  nord- 
sud;  de  Nisch  en  un  point  situé  sur  la   frontière  turco-serbe  aux 
environs  de  Mirovec;  3°  sur  territoire  turc,  de  ce  point  vers  l'Adria- 
tique en  coupant  la  voie  Salonique-Mitrovitza  au  sud-est  de  Mitro- 
vitza.    Le   point  d'aboutissement  sur  l'Adriatique   serait  probable- 
ment, non  pas  Antivari,  où  l'Autriche  possède  en  vertu  du  traité  de 
Berlin  (art.   29)  un  droit  de  police,  mais  Saint-Jean  de  Medua  ou 
les  environs  immédiats. 

Sur  la  carte,  ce  tracé  est  admirable  :  il  coupe  juste  en  son 
milieu  la  descente  autrichienne  et,  sur  le  papier,  les  calculs 
des  diplomates  sont  pleins  de  bonnes  intentions  : 

Ce  Transbalkanien,  —  continue  le  journal  français,  —  ouvrirait 
à  la  Roumanie  et  à  la  Serbie  un  débouché  vers  l'Adriatique.  La 
Roumanie  et  la  Bulgarie  échapperaient  aux  difficultés  des  Darda- 
nelles. Ce  route  nouvelle  créerait  un  courant  économique,  qui  lui 
serait  propre,  et  elle  détournerait  une  partie  des  exportations  rou- 
maines et  bulgares  de  la  mer  Noire  et  une  partie  des  exportations 
serbes  de  Salonique.  Chemin  de  fer  sans  importance  politique  et 
sans  caractère  militaire,  sauf  pour  la  Turquie  à  laquelle  il  fournirait 
une  voie  rapide  vers  l'Albanie  ;  voie  de  pénétration  excellente  pour 
les  marchandises  européennes,  en  particulier  pour  les  marchandises 


430  LA     REVUE     DE     PARIS 

italiennes;  débouché  facile  des  royaumes  balkaniques  sur  la  Médi- 
terranée, le  Danube-Adriatique  serait  une  œuvre  essentiellement 
pacifique,  aussi  profitable  aux  grandes  puissances  qu'à  la  Turquie, 
par  la  mise  en  valeur  de  la  Macédoine. 

La  Russie  n'est  pas  directement  intéressée  à  sa  construction. 
Cependant  l'amélioration  du  réseau  russo-roumain  lui  permettrait 
aussi  de  l'utiliser  pour  son  commerce  et  d'échapper,  elle  aussi,  dans 
une  certaine  mesure  aux  difficultés  des  Dardanelles.  Mais  ce  serait 
surtout  une  sauvegarde  pour  ses  intérêts  moraux  et  un  accroisse- 
ment de  l'influence  russe.  L'équilibre  détruit  par  la  construction 
du  Serajevo-Mitrovitza  serait  rétabli  pour  le  plus  grand  bien  de  la 
paix  européenne. 

Sur  le  terrain,  une  moitié  de  ce  tracé  est  réalisable  :  dans 
la  plaine  roumaine,  puis  dans  les  vallées  serbes  et  la  haute 
plaine  albanaise,  de  Craiovaà  Mitrovitza,  sur  3oo  ou  35o  kilo- 
mètres (la  distance  de  Paris  à  Strasbourg),  les  travaux  d'art 
seraient  nombreux   et  coûteux,    mais  pas  difficiles.   L'autre 
moitié   du    tracé,    de  Mitrovitza   à  l'Adriatique,    serait    une 
gageure  :  de  la  haute  plaine  albanaise,  à  travers  les  ioo  kilo- 
mètres des  montagnes  d'Ipek,  il  faudrait  sauter  dans  le  fossé 
du   Drin,   puis,   aux  roches  de  ce  couloir  étroit  et   désert, 
suspendre  ioo  kilomètres  de  coudes,  de  remblais,  de  ponts  et 
de  tunnels,  déboucher  enfin  dans  le  golfe  qui  jadis  s'étendait 
jusqu'au  fond  du  lac  de  Scutari,  mais  que  les  alluvions  ont 
comblé  et  dont  les  trente  ou   quarante  kilomètres  de  boues 
fluentes  et  de  marécages  séparent  le  continent  solide  et  l'an- 
cienne île  rocheuse  de  Saint-Jean  de  Medua. 

Et  quand  à  coups  de  millions  cette  ligne  serait  ouverte,  à  quoi 
pourrait-elle  servir?  Parler  de  «  la  mise  en  valeur  de  la  Macé- 
doine »  par  une  voie  qui  ne  traverse  pas  un  pouce  du  territoire 
macédonien;  dire  que  les  blés  russes  et  roumains,  «  pour 
éviter  les  Dardanelles  »,  iraient  faire  mille  ou  douze  cents  kilo- 
mètres sur  rail,  alors  que  les  bateaux  du  Danube,  d'Odessa 
et  de  Constantza  leur  offrent  des  embarcadères  tout  proches; 
sembler  croire  que  l'Adriatique  est  «  le  débouché  facile  des 
royaumes  balkaniques  sur  la  Méditerranée  »  et  peut  «  détourner 
une  partie  des  exportations  roumaines  et  bulgares  de  la  mer 
Noire  »  :  je  sais  bien  que  les  diplomates  ont  parfois  des  ima- 
ginations singulières,  mais  je  doute  qu'un  homme  d'affaires 
examine   une   minute   seulement   pareilles  turlutaines.   Pour 


r 


l'œuvre   de   m.   d'aerenthal  43i 

«  créer  sur  cette  ligne  un  courant  économique  qui  lui  serait 
propre  »,  je  ne  vois  que  les  cochons  serbes  qui  puissent  enfiler 
ce  chemin;  mais,  pour  couvrir  l'intérêt  du  capital  engagé  et 
les  frais  d'exploitation  entre  Nisch  et  Saint-Jean  de  Medua, 
il  faudrait  chaque  année  quelques  millions  de  cochons  que  les 
Serbes  n'ont  pas  et  qui,  d'ailleurs,  transportés  à  l'Adriatique, 
n'y  trouveraient  aucun  preneur,  à  moins  qu'à  Saint-Jean  l'on 
ne  fit  un  grand  port,  que  Ton  n'y  appelât  de  force  les  bateaux 
du  monde,  que,  sur  le  rivage  opposé  de  l'Adriatique,  l'Italie 
ne  fît  un  Chicago  pour  les  conserves  et  préparations  de  porc, 
ou  que  les  Italiens,  voulant  se  gagner  le  cœur  des  Serbes,  ne  se 
missent  matin  et  soir  au  régime  de  la  grillade.  Tant  que  les 
Italiens  resteront  des  mangeurs  de  macaroni,  —  des  silophages, 
des  mangeurs  de  blé,  disait  déjà  le  poète  de  YOdyssée,  —  je 
doute  que  la  Serbie  ait  chez  eux  une  clientèle. . .  Il  est  vrai  que 
certains  diplomates  de  renom  ont  prédit  une  colossale  exporta- 
tion de  raisins  et  de  vins  serbes  vers  le  pays  de  Naples  :  «  On 
ne  porte  pas  des  chouettes  à  Athènes  »,  disait  la  sagesse  hel- 
lénique. 

La  vérité  est  que  les  seuls  «  intérêts  moraux  »  de  la  Russie 
étaient    en   cause  et   que   l'on    croyait    les    servir    par   une 
immorale  flatterie  au  nationalisme  serbe  et  par  un  abus,  plus 
immoral  encore,  de  la  faiblesse  turque.  Pétersbourg  croyait 
regagner  son  prestige,  en  flattant  dans  le  cœur  des  Serbes  l'es- 
poir de  cette  Grande  Serbie  qui  doit  fondre  en  un  seul  peuple  les 
trois  morceaux  de  la  race  tiraillés  entre  Belgrade,  Cettigné  et 
Serajevo,  et  s'en  aller  du  Danube  à  l'Adriatique.  Mais  si  les  Ser- 
bes, donnant  dans  cet  espoir,  entreprenaient  de  le  réaliser,  on 
était  résigné  d'avance  à  les  abandonner  au  coup  de  force  autri- 
chien. Car  on  savait  bien  que,  même  construite,  jamais  la  ligne 
Danube-Adriatique  n'amènerait  du  fond  de  la  Russie  ou  du 
fond  de  l'Occident  les  libérateurs  promis  à  la  Grande  Serbie  : 
les  malheureux  Serbes  resteraient  seuls  au  rendez-vous  de  la 
bataille,  au  croisement  des  rails  autrichiens  et  des  rails  pan- 
slavistes,  dans  ce  champ  de  Kossovo  où,  pour  la  troisième  fois 
de  leur  histoire,  ils  auraient  à  défendre  la  liberté  de  la  nation. 
Et,  pour  le  seul  profit  des  financiers,  on  comptait,  une  fois 
encore,  abuser  de  la  faiblesse  turque  :  cette  ligne  inutile,  qui 
coûterait  quelque  cent  millions  et  qui  chaque  année   serait 


43a 


LA     REVUE     DE     PARIS 


on  déficit,  c'est  seulement  avec  une  garantie  kilométrique, 
arrachée  à  la  connivence  d'Abd-ul-Hamid,  que  Ton  pensait 
l'entreprendre;  le  Turc  paierait,  une  fois  encore,  un  instru- 
ment de  sa  ruine  et  de  son  asservissement. . . 

Etrange  politique  française.  Nous  sommes  les  créanciers, 
les  plus  gros  créanciers  de  la  Turquie,  et  notre  épargne  con- 
tinue de  fournir  à  la  plupart  de  ces  entreprises  au  Levant.  Le 
pillage  de  la  Turquie  peut  profiter  aux  gens  de  finance,  qui, 
touchant  leur  commission  à  lancer  des  affaires,  allèchent  notre 
épargne  par  les  garanties  arrachées  à  la  Porte,  puis,  se  désin- 
téressant des  résultats  lointains,  passent  leurs  actions  avariées 
à  la  foule  de  nos  petits  porteurs.  Mais  la  nation  ne  saurait  rien 
gagner  à  ces  opérations  douteuses  :  nos  intérêts  nationaux 
exigeraient  de  notre  part  l'honnêteté  la  plus  scrupuleuse  à  l'égard 
du  Trésor  ottoman  ;  toute  affaire  qui  développe  la  richesse  ou 
diminue  la  misère  du  Turc,  nous  enrichit;  toute  affaire  qui 
gaspille  les  revenus  de  la  Porte  ou  les  compromet,  nous 
appauvrit  :  le  chemin  de  fer  Danube-Adriatique  aurait  dû 
n'avoir  pas  d'adversaires  plus  déclarés  que  nous. 


* 


Les  «  intérêts  moraux  »  de  la  Russie,  notre  alliée,  exigeaient 
une  réponse  aux  empiétements  de  Vienne.  Dès  l'événement, 
j'ai  dit  comment  on  pouvait  servir  ces  intérêts,  non  par  une 
ligne  imaginaire  qui  ne  s'en  irait  que  sur  le  papier  couper  la 
descente  autrichienne,  mais  par  une  coalition  de  tous  les 
intérêts  et  de  tous  les  peuples  que  menaçaient  les  desseins  de 
M.  d'Aerenthal. 

La  pacification  de  la  Macédoine  était  la  condition  première  : 
tant  que  le  statu  qao,  l'anarchie  macédonienne,  subsisterait, 
Vienne  aurait  des  occasions  trop  nombreuses  d'intervenir  et 
des  clients  trop  disposés  à  écouter  ses  offres.  Seules,  la  réforme 
complète  du  régime  turc  et  la  suppression  complète  du  régime 
hamidien  pouvaient  réconcilier  la  Porte  et  ses  sujets  et  dresser 
en  travers  des  rails  autrichiens  le  syndicat  de  toutes  les  chré- 
tientés sujettes,  qui  n'iraient  plus  se  jeter  dans  les  bras  du 
tentateur,  mais  préféreraient  toujours  la  sujétion  turque,  avec 


r 


l'œuvre   de   m.   d'aerentiial  433 


ses    chances   d'affranchissement    futur,   à   la   sujétion   autri- 
chienne, avec  ses  chances  de  durée  perpétuelle. 

Lne  «  politique  de  chemins  de  fer  »,  mais  honnête  et  utile, 
était  la  condition  seconde.  L'intégrité  de  la  Turquie  d'Europe 
ne  pouvait  —  et  ne  peut  être  —  défendue  que  par  une  voie 
centrale,  qui  permettrait  aux  armées  turques  de  circuler  de 
bout  en  bout,  de  la  mer  Noire  à  l'Adriatique,  du  Bosphore  au 
canal  d'Otrante,  de  Stamboul  la  Turque  à  Avlona  l'Albanaise. 
Les  rails  unissent  déjà  Stamboul  et  Salonique;  mais  l'Albanie 
reste  toujours  en  dehors  de  la  surveillance  ottomane.  Or  les 
doubles  et  triples  chaînes  du  Pinde,  qui  à  l'ouest  de  Salonique 
font,   de  ce   côté  du  Vardar,  l'ossature  de  la  péninsule,   — 
comme  le  Balkan  et  le  Rhodope  la  font  de  l'autre  côté,  — 
n'offrent  dans  leurs  cinq   cents  kilomètres  du   nord  au  sud 
qu'une  trouée  spacieuse  entre  Test  et  l'ouest  ;  mais  c'est,  jus- 
tement à  la  hauteur  de  Salonique,  le  couloir  de  la  Vistritza  et 
de  la  Voïoussa,  dont  les  vallées  affrontées  descendent,  l'une  vers 
l'Adriatique  et  l'autre  vers  l'Archipel.  De  Salonique,  remonter 
sans  heurt  la  Vistritza,  atteindre  par  un  court  tunnel  la  Voïoussa 
et,  la  suivant,  courir  sans  encombre  vers  l'Adriatique  pour 
déboucher,  sur  le  canal  d'Otrante,  juste  en  face  de  Brindisi, 
serait  une  entreprise  aisée  et  peu  coûteuse  ;  les  frais  seraient 
couverts  et  au  delà,  tant  par  le  transit  d'une  mer  à  l'autre 
que  par  les  produits  de  ces  riches  vallées  macédoniennes  et 
albanaises,  qui  restent  à  cette  heure  presque  incultes,  faute 
de  communications  avec  les  ports  les  plus  proches.  Ici,  vrai- 
ment, l'on  pourrait  parler  d'un  «  courant  économique  »   et 
d'une  reviviscence  de  la  Macédoine.  Ici,  tous  les  intérêts  du 
Turc  et  des  populations  légitimeraient  une  garantie  kilomé- 
trique,  et  si  la  Triple-Entente  savait  tourner  les  regards  de 
Rome  vers  Avlona,  —  vers  ce  Bizerte  de  l'Adriatique,  —  et  vers 
la  grande  route  Avlona-Byzance  où  jadis  les  Romains  se  livrè- 
rent entre  eux  la  bataille  de  Philippes  pour  la  domination  du 
monde,  où  quelque  jour  pourront  circuler  les  convois  les  plus 
rapides  entre  l'Occident  et  le  Bosphore,  entre  Londres,  Paris 
et  Constantinople,  pense-t-on  que  le  choix  des  Italiens  hésite- 
rait et  qu'aux  caresses  de  M.  d'Aerenthal,  ils  ne  préféreraient 
pas  l'amitié  fructueuse  de  l'Occident? 
Sur    ce   grand    tronçon    turco-occidental    Constantinople- 

i5  Novembre  igo8.  i^ 


434  LA     REVUE     DE     PARIS 

Avlona,  il  ne  resterait  alors  qu'à  greffer  ou  à  redresser  les 
lignes  secondaires  qui,  reliant  à  cette  voie  les  réseaux  grec, 
serbe  et  bulgare,  feraient  converger  vers  Salonique  le  trafic  des 
royaumes  et  principautés  balkaniques  et,  rendant  nécessaire 
le  salut  de  ce  marché  aux  intérêts  vitaux  des  Grecs,  des  Serbes 
et  des  Bulgares,  coaliseraient  contre  la  descente  autrichienne 
la  vigilance  et,  au  besoin,  les  forces  de  tous  ces  rivaux. 
Pour  les  Grecs,  le  raccordement  Larissa-Salonique,  non  par 
Tempe  et  le  rivage,  mais  par  l'intérieur  et  Serfidje;  pour  les 
Bulgares,  le  raccordement  Sofia-Salonique,  non  par  Kustendil 
et  Uskub  (ligne  politique  qui  mettrait  aux  prises  les  défiances 
serbes  et  les  ambitions  bulgares  sur  la  Slavie  macédonienne  de 
leurs  confins),  mais  par  Kustendil-Demir  Hissar  et  la  vallée 
de  la  Strouma  (ligne  économique  qui  permettrait  à  la  Bulgarie 
continentale  d'atteindre  la  mer  libre  sans  le  détour  lointain  des 
Dardanelles)  ;  pour  les  Serbes  enfin,  l'aménagement,  au  besoin 
le  rachat  turco-serbe  de  la  ligne  Nisch-Salonique,  l'organisa- 
tion d'un  commerce  rapide  et  commode  et  d'entrepôts  serbes 
sur  le  quai  de  Salonique,  tout  semblables  aux  entrepôts  que  le 
Norddeulscher  Lloyd  possède  sur  le  quai  d'Anvers  ;  pour  tous  et 
pour  les  Européens  aussi,  un  port  franc  à  Salonique  :  quel 
gage  de  lointaine  durée  aurait  alors  l'intégrité  ottomane,  qui, 
seule,  pourrait  garantir  à  tous  la  libre  concurrence,  sous  la 
neutralité  du  drapeau  turc  et  sous  la  protection  des  flottes  occi- 
dentales! Car,  ici,  en  cas  de  menace  autrichienne,  l'Occident 
pourrait  intervenir  et,  de  ses  armées  navales,  soutenir  contre 
l'agresseur  la  coalition  du  Turc  avec  les  chrétientés  voisines. 
Ici,  la  protection  de  la  Triple-Entente  ne  serait  point  un  vain 
mot...  Et  la  ligne  de  Salonique  vers  Constantinople  étant 
franco-turque,  si  la  ligne  de  Salonique  vers  Avlona  devenait 
turco-italienne,  l'intégrité  ottomane  et  la  politique  occidentale 
auraient  un  soldat  tout  proche,  dont  l'Autrichien  sentirait  à 
tout  instant  la  surveillance  et  la  menace... 


* 
*  # 


11  n'eut  fallu  qu'un  homme  d'État  français  pour  faire  adop- 
ter ce  plan  d'ensemble,  dont  tous  les  éléments  étaient  sous  la 


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L  OEUVRE     DE    M.     D  AERENTHAL 


435 


main  des  diplomates,  mais  dont  les  Anglais  ne  voyaient  qu'une 
moitié,  —  continuation  des  réformes,  —  et  dont  les  Russes 
n'apercevaient  l'autre  moitié,  —  politique  de  chemins  de  fer, 
—  qu'à  travers  leur  volontaire  ignorance  des  nécessités  écono- 
miques et  leurs  préjugés  panslavistes.  Il  eût  été  nécessaire 
que  la  France,  comme  elle  l'avait  fait  de  1902  à  1905,  sût  pré- 
senter ce  plan  d'ensemble  à  ses  amis  et  allié  :  c'était  à  double 
titre  son  rôle,  puisque  la  logique  française  eût  une  fois  encore 
servi  notre  tradition  de  secours  impartial  à  l'empire  turc  et  à 
toutes  les  chrétientés  levantines,  et  puisque  la  finance  n'eût 
engagé  notre  épargne  qu'en  des  placements  honnêtes  et  sûrs. 
Mais  de  janvier  à  mars  1908,  notre  ambassadeur  n'avait  de 
soin  que  pour  ses  charbonnages  d'Héraclée,  et,  malgré  les 
débats  d'un  procès  étalant  devant  le  tribunal  de  la  Seine  les 
étranges  courtages  dont  sont  grevées  les  affaires  de  nos  natio- 
naux au  Levant,  notre  gouvernement  continuait  de  craindre 
son  ambassadeur. 

*  * 

De  février  à  juin  1908,  les  Russes  ne  songent  qu'à  leur 
chemin  de  fer  Danube-Adriatique;  les  Anglais  ne  veulent 
s'occuper  que  de  réformes  macédoniennes,  et  la  France 
donne  aux  uns  et  aux  autres  les  meilleurs  encouragements, 
mais  ne  songe  qu'à  se  garder  la  bienveillance  de  l'Autriche 
pour  de  futurs  bénéfices  dans  le  règlement  marocain.  Cette 
desunion  de  la  Triple-Entente  laisse  à  M.  d'Aerenthal  une 
liberté  d'action,  que  le  dévoûment  de  Rome  et  de  Berlin 
achève  d'encourager.  Rome  avoue  qu'à  Semmering,  M.  Tittoni 
donna  son  adhésion  à  la  «  pénétration  pacifique  l  ».    Berlin 

1.  Rome,  le  11  février.  Le  Corrierre  délia  Sera  d'après  une  dépêche  de 
son  correspondant  de  Vienne  affirme  que  le  vrai  but  des  entrevues  de  Desio 
et  de  Semmering  fut  un  accord  sur  la  question  des  chemins  de  fer  des 
Balkans.  «  M.  d'Aerenthal,  dit  le  correspondant  du  Corriere,  établit  ses 
plans  en  plein  accord  avec  la  Triplice,  cherchant  à  s'assurer  l'appui  des  deux 
alliés.  Peut-être  a-t-il  calculé  sur  l'opposition  de  la  Russie;  et  c'est  pour 
éviter  d'être  entouré  de  deux  côtés  qu'il  a  cherché  tout  d'abord  à  s'accorder 
avec  l'Italie.  Ici  tous  les  personnages  politiques  sont  convaincus  que  là  fut 
le  vrai  but  des  rencontres  de  Desio  et  de  Semmering.  On  raconta  à  l'époque 
que  le  principal  mobile  de  ces  conférences  fut  la  réforme  judiciaire  en 
Macédoine.  En  réalité,  les  bases  des  accords  de  Desio  et  de  Semmering 
auraient  été  les  suivantes  :  maintenir  le  principe  de  la  porte  ouverte  et  de  la 


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436  LA     REVUE     DE     PARIS 

proclame  son  désintéressement,  son  désir  de  contenter  tout 
le  monde,  et  se  fait  l'honnête  courtier  entre  Vienne  et  le  Sultan, 
pour  le  chemin  de  fer  du  Sandjak1,  entre  Vienne  et  Péters- 
bourg,  pour  la  réconciliation  des  deux  amis,  et  même  entre  la 
Porte  et  Londres  pour  le  renouvellement  des  agents-civils  et 
des  officiers  européens  en  Macédoine  que  Ton  discute  depuis 
trois  mois  et  qui  continue  d'obstruer  la  réforme  judiciaire*. 
Berlin  est  l'arbitre,  puisque  Paris  n'a  pas  su  l'être  et,  grâce 
aux  jalousies  habilement  excitées  entre  les  peuples  balkani- 
ques, Vienne  met  la  main  sur  Athènes8  et  Sofia*.  C'est  de 
Berlin  qu'Abd-ul-Hamid  continue  d'espérer  un  appui.  C'est  de 
Vienne  que  les  chrétientés  escomptent  les  services  ;  par  son 
mariage8,  le  prince  Ferdinand  se  rapproche  encore  de  la  Tri- 
plice. 

Berlin  se  félicite  bientôt  de  son  ouvrage  :  en  sacrifiant  h 

libre  concurrence  dans  la  péninsule  balkanique  ;  éliminer  toute  raison  de 
conflit  en  s'engageant  à  appuyer  réciproquement  les  tentatives  de  pénétra- 
tion pacifique  faites  par  divers  moyens,  mais  toutes  visant  au  même  but, 
c'est-à-dire  à  assurer  le  développement  des  intérêts  économiques  de 
l'Autriche  et  de  l'Italie  dans  la  péninsule. 

i.  Vienne,  le  20  février.  Le  gouvernement  allemand  a  fait  savoir  au  baron 
d'Acrenthal,  par  son  ambassadeur  à  Vienne,  M.  de  Tschirschky,  que 
l'Autriche-Hongrie  pouvait  compter  sur  l'appui  complet  de  l'Allemagne 
pour  l'exéention  du  chemin  de  fer  du  Sandjak. 

Cette  démarche  a  été  faite  pour  affirmer  la  solidarité  austro-allemande  en 
présence  des  manifestations  françaises  et  anglaises  en  faveur  de  la  Russie. 

a.  Vienne,  22  février.  La  Nouvelle  Presse  libre  reçoit  un  télégramme 
annonçant  que  M.  de  Marschall,  ambassadeur  d'Allemagne  à  Constant  inople, 
aurait  promis  au  sultan  des  concessions  dans  la  réforme  judiciaire  si  la 
Porte  s'engageait  à  prolonger  les  mandats  des  organes  européens  en 
Macédoine. 

3.  Athènes,  il  février,  La  jonction  du  chemin  de  fer  Pirée-Larissa  aux 
chemins  de  fer  turcs  établirait  des  communications  directes  par  terre  entre 
la  Grèce  et  la  Turquie  d'un  côté  et  l'Europe  occidentale  de  l'autre.  La  ligne 
grecque,  qui  est  déjà  arrivée  à  Larissa,  sera  prête  jusqu'à  la  frontière 
turque  dans  le  courant  de  1908. 

4.  Dans  le  Times  du  16  février  :  Il  y  a  environ  un  an,  le  prince  de  Bulgarie 
modifia  sa  politique  dans  un  sens  favorable  à  l'Autriche.  Son  ministre  des 
Affaires  étrangères  soumit  à  Vienne  une  proposition  ferme  en  vue  d'une 
action  connexe  pour  servir  les  intérêts  de  la  Bulgarie  et  de  l'Autriche-Hon- 
grie dans  les  Balkans,  tant  au  point  de  vue  économique  que  politique. 

5.  Vienne,  le  55  février.  Le  prince  Ferdinand  de  Bulgarie  qui  est  toujours 
à  Vienne  y  reste  jusqu'au  27,  où  il  célébrera  son  jour  de  naissance.  Puis  il 
se  rendra  à  Osterstein,  près  de  Géra,  où  aura  lieu  son  mariage  le  Ier  mars, 
si  toutefois  la  maladie  dont  est  atteint  le  prince  de  Reuss  ne  prend  pas  une 
tournure  plus  grave. 


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L  OEUVRE     DE    M.     D  AERENTHAL 


437 


férorme  judiciaire,  tout  s'arrangera1.  Le  séjour  de  Guillaume  II 
à  Corfou  et  l'arrivée  d'une  escadre  turque  achèvent  de  gagner 
Turcs  et  Grecs  à  l'influence  austro-allemande.  De  fait,  les 
espoirs  du  Sultan  ne  sont  pas  trompés. 

Les  négociations  pour  le  renouvellement  des  agents-civils 
et  des  officiers  traînant  jusqu'au  i4  mars,  l'énergie  de  l'Angle- 
terre s'use  de  jour  en  jour*.  L'ambassadeur  anglais,  mal 
soutenu  par  son  collègue  de  Russie,  dupé  par  ses  collègues 
d'Italie  et  de  France,  ouvertement  combattu  par  ses  collègues 
d'Autriche  et  d'Allemagne,  commence  à  désespérer  de  la 
réforme  judiciaire  qui  apparaît  au  gouvernement  de  Londres 
comme  bien  plus  difficile  qu'on  ne  l'avait  cru,  comme  dange- 
reuse peut-être. 

Dans  le  Discours  du  Trdne  du  29  janvier,  —  deux  jours  après 
l'exposé  de  M.  d'Aerenthal,  —  Londres  affirmait  son  intention 
d'imposer,  coûte  que  coûte,  cette  réforme;  mais  le  a5  février, 
à  la  Chambre  des  Communes,  sir  Edward  Grey  semble  l'aban- 
donner pour  une  ancienne  proposition  de  lord  Lansdowne  : 

Lord  Lansdowne  avait  fait  la  proposition  de  nommer  un  gouver- 
neur turc.  Si  un  gouverneur  turc  était  nommé  pour  un  nombre 
déterminé  d'années,  un  homme  dont  la  capacité  et  le  caractère 
seraient  reconnus  par  les  puissances,  qui  ait  les  mains  libres  et  une 
position  sûre,  je  pense  que  la  question  macédonienne  pourrait  être 
résolue.  Sous  une  administration  régulière,  toutes  les  réformes  déjà 
existantes  seraient  confirmées  et  le  pays  serait  pacifié  et  délivré  des 
bandes. 

1.  Berlin,  21  février.  L'Allemagne  prétend  avoir  contribué  pour  une  bonne 
part  à  dissiper  l'acuité  du  différend  austro-russe  et  à  faire  accepter  les  expli- 
cations qui  ont  été  échangées  entre  Vienne  et  Saint-Pétersbourg.  L'attitude 
de  la  France  est  aussi  considérée  ici  comme  ayant  été  telle  que  toutes  les 
puissances  sans  exception,  et  l'Autriche  elle-même,  pouvaient  la  souhaiter. 

Toutefois,  si  la  période  aiguë  du  différend  austro-russe  est  surmontée  et 
si  le  concert  européen  persiste  dans  les  Balkans,  la  question  des  réformes 
s»e  heurte  toujours  à  la  même  résistance  de  la  part  de  la  Turquie,  qui  sera 
difficilement  surmontée.  On  ne  croit  pas  que  malgré  l'impuissance  de  l'Eu- 
rope, il  faille  attendre  une  entente  spéciale  entre  la  Russie  et  l'Angleterre 
pour  l'Orient. 

2.  Constantinople,  le  22  février.  Se  rendant  à  des  avis  amicaux,  officieu- 
sement présentés,  la  Porte  a  décidé  de  répondre  d'un  ton  plus  conciliant  à 
la  dernière  note  des  ambassadeurs  relative  aux  agents  de  la  réforme  en 
Macédoine.  Cette  réponse  est  attendue  d'un  jour  à  l'autre.  Ce  changement 
de  front  de  la  Porte  serait  attribué  à  une  indication  faisant  entrevoir  que  les 
puissances  seraient  disposées  à  se  montrer  plus  coulantes  sur  le  projet  des 
réformes  judiciaires. 


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LA     REVUE     DE     PARIS 


Il  n'est  pas  douteux  que  les  bandes  soient  devenues  le  prin- 
cipal fléau  de  la  Macédoine  :  plus  efficacement  que  la  réforme 
judiciaire,  leur  expulsion  servirait  la  paix  publique.  Mais 
les  hésitations  de  Londres  ont  peut-être  une  autre  cause.  Les 
réformes  précédentes,  gendarmerie  et  finances,  ne  s'attaquaient 
qu'au  pouvoir  civil  du  Sultan,  aux  vices  de  l'administration  pro- 
prement  turque.  Avec  les  tribunaux,  c'est  au  droit  musulman, 
au  pouvoir  religieux  du  Khalife  que  l'on  touche,  et  la  résistance 
opiniâtre  ne  vient  plus  seulement  de  la  Porte  et  des  fonction- 
naires :  c'est  le  corps  des  ulémas  qui  s'inquiète;  les  gens  de 
religion  sont  tout  prêts  à  déchaîner  le  fanatisme  des  Croyants. 
L'Angleterre  pouvait  négliger  la  colère  du  Turc.  Elle  doit 
tenir  grand  compte  des  sentiments  de  l'islam,  au  moment  où 
son  empire  des  Indes,  travaillé  de  révoltes,  ne  lui  est  garanti 
que  par  la  fidélité  de  ses  musulmans.  De  l'islam  turc  à  l'islam 
hindou,  l'intimité  devient  plus  proche;  aux  relations  panisla- 
miques,  dont  Abd-ul-Hamid  a  toujours  disposé,  s'ajoute  le 
chemin  de  fer  de  la  Mecque,  dont  les  rails  vont  atteindre 
Médine  et  mettre  en  contact  permanent  les  pèlerins  et  mar- 
chands de  l'Inde,  venus  par  mer,  avec  les  pèlerins  de  l'Occi- 
dent voitures  par  les  wagons  du  Khalife... 

Tout  en  restant  désireux  de  la  réforme  judiciaire,  les  Anglais 
ne  veulent  plus  en  porter,  seuls,  la  responsabilité  devant 
F  islam;  ils  reviennent  aux  demandes  de  lord  Lansdowne  et  les 
soumettent  au  concert  européen  : 

Constantinople,  10  mars. 

Sir  Edward  Grey  a  proposé  à  divers  gouvernements  la  nomination, 
pour  une  durée  de  dix  années  et  avec  le  consentement  des  puis- 
sances, d'un  gouverneur-général  de  la  Macédoine,  soit  chrétien,  soit 
musulman. 

La  presse  de  Berlin  et  de  Vienne  et  les  journaux  d' Abd-ul- 
Hamid1  déclarent  ce  projet  inacceptable.  Paris  se  ralliera  «  à 
la  majorité  des  puissances  »  et  Pétersbourg  se  charge  de 
répliquer  à  Londres  par  un  contre-projet.  La  démarche  de 
sir  Edward  Grey  force  du  moins  les  ambassadeurs  à  obtenir 
enfin  le  renouvellement  des  agents-civils  et  des  officiers  : 


i.  Voir  dans  le  Pro  Armenia  des  20  mars  et  5  avril  les  citations. 


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l'oeuvre   de   m.   d'aerenthal  439 


Constantinople,  via  Sofia,  11  mars. 

Le  conseil  des  ministres  a  consenti  finalement  à  envoyer  au  palais 
un  rapport  soumettant  au  Sultan  la  décision  de  la  Porte  relative  aux 
pouvoirs  des  agents  en  Macédoine,  conformément  aux  demandes 
réitérées  des  ambassadeurs.  Un  iradé  conforme  est  attendu  d'un 
moment  à  l'autre. 

L'état  de  l'ambassadeur  d'Angleterre,  atteint  depuis  quelques  jours 
d'une  congestion  pulmonaire,  donne  lieu  à  quelque  inquetude. 

Pour  le  malheur  de  la  Macédoine,  l'ambassadeur  anglais, 
sir  N.  O'Conor,  succombe  (20  mars),  et  Pétersbourg  est 
reconquise  par  Vienne  à  la  théorie  du  «  voisinage  ».  Dès  le 
a 5  février,  on  pouvait  prévoir  la  réconciliation  : 

Constantinople,  via  Sofia,   25  février. 

Le  grand  bruit  fait  autour  des  divers  projets  de  jonctions  de  voies 
ferrées  en  Macédoine  s'apaise.  La  Russie,  croit-on,  estimant  qu'elle 
n'a  pas  grand  intérêt  à  des  lignes  ferrées  en  Turquie  d'Europe,  por- 
terait l'objectif  des  compensations  qu'elle  désire  en  Asie-Mineure  et 
obligerait  la  Turquie  à  liquider  le  conflit  de  la  frontière  persane. 

Il  faut  défendre  les  derniers  restes  du  statu  cjuo,  empêcher 
la  nomination  d'un  gouverneur  autonome,  qui  transforme- 
rait I'ariarchique  Macédoine  en  un  autre  Liban  tranquille  et 
écarterait  à  tout  jamais  l'intervention  austro-russe,  —  comme 
le  gouverneur  libanais  a  écarté  l'intervention  française  ;  Vienne 
et  Pétersbourg  reprennent  leur  entente  sous  la  médiation  de 
Berlin  : 

Berlin,  11  mars. 

Le  mémorandum  russe  relatif  au  nouveau  programme  de  réformes 
en  Macédoine  vient  d'être  renvoyé  de  Vienne  à  Saint-Pétersbourg. 
Le  baron  d'Aerenthal  a  approuvé  les  lignes  générales  des  propositions 
russes,  qui  seront  soumises  aux  grandes  puissances  après  l'accord 
des  deux  gouvernements. 

M.  de  Bulow  fait  le  voyage  de  Vienne  : 

Vienne,  le  ier  avril. 
Dans  toutes  les  conversations  de  M.  de  Btilow  avec  l'empereur, 
avec  le  prince  héritier  et  M.  d'Aerenthal,  la  question  de  la  Macé- 
doine et  le  projet  russe,  qui  parait  avantageusement  prendre  la  place 
du  projet  de  l'Angleterre,  ont  été  l'objet  d'un  examen  détaillé,  et 
peut-être  aussi  qu'on  a  fixé  les  limites  que  l'action  française  au  Maroc 


&•-  440  LA     REVUE     DE     PARIS 

£,  ;  ne  devra  pas  dépasser  pour  garder  l'approbation  de  l'Allemagne  et 

£••  de  F  Autriche-Hongrie. 


g"  '  Vienne  et  Berlin  ont  aussi  arrêté  les  propositions  que,  dans 

|  ;•  l'entrevue  de  Venise,  Guillaume  II  portera  à  Victor-Emma- 

£r  nuel  II  de  la  part  de  la  Triplice...  Le  projet  austro-russe  paraît 

«  enfin  au  grand  jour  :  la  Russie  propose,  au  lieu  d'un  gouver- 

fry  neur  autonome,  de  conserver  l'inspecteur-général  turc,  qui  ne 

f''  pourrait  être  destitué  sans  l'approbation  des  puissances;  les 

5  commissaires  financiers  jouiraient,  en  ce  qui  concerne  le  con- 

trôle général,  des  mêmes  droits  que  les  agents-civils;  les  puis- 
'f.  sances  appuieraient  auprès  de  la  Porte  le  projet  de  réforme 

l;  judiciaire;  le  contrôle  de  cette  réforme  serait  exercé  par  la 

^  commission  financière,  dont  les  membres  pourraient  entrer 

au  service  turc.  Adhésion  immédiate  de  la  Triplice,  après 
l'entrevue  de  Venise  : 

Berlin,  6  avril. 
Les  cabinets  de  Vienne,  Rome  et  Berlin  sont  disposés  à  appuyer 
le  projet  russe  et  le  Sultan  se  rallierait  aussi  au  principe  qui  en 
forme  la  base  et  qui  veut  voir  respecter  avant  tout  la  souveraineté 
turque  en  Macédoine.  Quant  aux  propositions  anglaises,  on  repren- 
dra peut-être  quelques  idées  qui  s'y  trouvent  émises,  mais  sans 
qu'elles  puissent  changer  le  sens  du  projet  russe. 

Un  instant,  tout  est  remis  en  question  par  les  incidents  de 
Tripolitaine  ;  on  annonce  la  mobilisation  de  bateaux  italiens 
(9-20  avril)  :  Rome  croit-elle  le  moment  venu  d'ouvrir,  elle 
aussi,  sa  pénétration  économique?  Berlin,  —  qui  envoie 
M.  de  Bulow  à  Rome,  —  et  Vienne  se  font  acheter  leur 
médiation  par  le  Sultan  : 

Constantinople,  10  avril. 

La  société  des  Chemins  de  fer  <£  Anatolie  a  adresse  à  la  Porte 
une  demande  pour  la  prolongation,  sur  une  distance  de  six  cents 
kilomètres,  du  chemin  de  fer  de  Bagdad,  depuis  le  point  terminus 
actuel  de  Boulgourlou  jusqu'à  Alep. 

La  Société  des  Chemins  de  fer  Orientaux,  qui  est  chargée  du 
tracé  du  chemin  de  fer  du  Sandjak,  envoie  sur  place  vingt  ingénieurs, 
sous  la  direction  de  son  ingénieur  en  chef  M.  Fridrich. 


r 


l'oeuvre   de   m.   d'aerenthal  44i 

M.  Constans  profite  aussi  de  l'imbroglio  tripolitain  pour 
extorquer  le  règlement  de  son  affaire  d'Héraclée  (i5  avril- 
i5  mai).  Et  de  nouveau,  M.  de  Marschall  exige  son  pourboire  : 
le  Sultan,  qui  veut  témoigner  de  sa  rancune  aux  Russes  et  aux 
Anglais,  donne  la  garantie  d'intérêt  nécessaire  à  la  traversée 
du  Taurus  par  le  «  Bagdad  allemand  ».  Les  notes  officieuses  de 
Berlin  célèbrent  cette  victoire  (a 3  mai)  : 

L'entreprise  est  aujourd'hui  assurée.  Des  organes  étrangers  ont 
toujours  cru  que  l'Allemagne  avait  besoin  du  concours  financier 
d'autres  puissances,  et  on  en  déduisait  qu'elle  pouvait  accorder  des 
concessions  sur  d'autres  terrains  afin  de  s'assurer  l'aide  des  capitaux 
français  et  anglais;  on  avait  même  parlé  du  Maroc,  où,  en  échange 
de  concessions  à  la  France,  celle-ci  lui  garantirait  l'achèvement  de 
ce  chemin  de  fer. 

L'Allemagne  permettra  à  des  capitaux  français,  anglais  et  russes 
de  participer  à  la  construction  de  la  ligne  de  Bagdad;  mais  elle 
s'attachera  toujours  à  en  conserver  le  contrôle.  Cette  œuvre  de 
civilisation  vient  de  faire  un  grand  pas.  Une  fois  que  le  tronçon  du 
Taurus  sera  construit,  c'est  à  peine  s'il  y  aura  des  difficultés  à 
surmonter  pour  l'achèvement  complet. 

Anglais  et  Busses  ne  cachent  pas  leur  mécontentement  ;  mais 
Tirritation  est  bien  plus  vive  en  Turquie,  où  les  projets  alle- 
mands,  l'exploitation   allemande,  la  tyrannie  allemande  ont 
lassé  les  fonctionnaires  des  provinces.  Les  menées  italiennes 
en  Tripolitaine  sont  bien  connues  des  Jeunes-Turcs;  le  vali 
de  Tripoli,  Begeb-pacha,  est  un  des  leurs.  Les  études  pour  le 
chemin  de  fer  du  Sandjak  inquiètent   les   musulmans.    Les 
garanties  exagérées  qu'Abd-ul-IIamid  consent  au  Bagdad  alle- 
mand (tous  comptes  faits,  plus  de  20000  francs  au  kilomètre) 
irritent  surtout  l'armée  qui,  depuis  des  mois,  ne  reçoit  plus  de 
solde  et  que  la  propagande  jeune-turque  travaille  depuis  trois 
ans  déjà.  La  «  trahison  du  Sultan  »  devient  l'un  des  argu- 
ments  les   plus  populaires  en  faveur  de  la  révolution.   Les 
officiers  jeunes-turcs    répètent    à    leurs    troupes   qu'Abd-ul- 
Hamid,   consentant  au  chemin  de  fer  du   Sandjak,  vend  la 
Turquie   d'Europe  aux    Autrichiens   et  que  le  Bagdad  livre 
TAnatolie  aux  Allemands. 

D'autres  accidents  exaspèrent  le  patriotisme  turc  :  les  puis- 
sances retirent  de  Crète  leurs  troupes  d'occupation;  la  Crète 


& 


442 


LA     REVUE     DE     PARIS 


ainsi  va  passer  aux  mains  des  Grecs,  que  Ton  accuse  de  fomenter 
les  troubles  de  Samos  (24-26  mai).  L'entrevue  d'Edouard  VII 
et  de  Nicolas  II  à  Reval  (10  juin)  porte  ces  inquiétudes  à  leur 
comble,  tant  par  les  projets  nouveaux  de  réformes  arrêtées 
entre  M.  Isvolski  et  sir  Ch.  Hardinge  que  par  les  projets  d'al- 
liance turco-allemande  annoncés  en  réponse  '  : 

Berlin,  12  juin. 
La  Gazette  de  Francfort  écrit  au  sujet  de  l'entrevue  de  Reval  : 
«  En  Angleterre  comme  en  Russie  l'opinion  est  très  répandue  que 
derrière  la  Turquie  il  y  a  l'Allemagne.  On  espère,  en  abattant  le 
Grand  Turc,  atteindre  le  prestige  de  cette  rivale  redoutée.  Mais 
comme  personne  ne  songe  à  déchaîner  la  guerre  pour  l'intégrité 
de  la  Turquie,  pas  plus  que  pour  celle  du  Maroc,  il  ne  reste  que 
les  moyens  diplomatiques;  il  n'y  a  pas  de  doute  que  l'on  ait  pris 
dans  l'entrevue  de  Reval  des  mesures  en  conséquence.  Il  serait  bon 
qu'on  n'y  eût  pas  oublié  qu'il  faut  aussi  compter  avec  l'Autriche,  qui 
a  un  rôle  important  à  jouer  dans  toutes  les  affaires  turques  et  qui  ne 
songe  pas  à  y  renoncer. 


Londres  et  Pétersbourg  se    mettent  enfin  d'accord, 
officieuse  du  Foreign  Office  (20  juin)  : 


Note 


Le  gouvernement  anglais  possède  la  réponse  de  la  Russie  à  sa 
dernière  note.  Le  projet  anglo- russe  pour  la  pacification  de  la  Macé- 
doine, projet  très  détaillé,  très  précis,  est  virtuellement  établi.  Il 
combine  les  meilleures  solutions  extraites  des  projets  antérieurs  de 
la  Russie  et  de  l'Angleterre.  Aussitôt  qu'il  aura  été  définitivement 
établi,  la  Russie  et  l'Angleterre  s'efforceront  d'obtenir  l'adhésion  des 
autres  puissances.  Rien  ne  justifie  le  bruit  que  la  Russie  et  l'Angle- 
terre auraient  décidé  de  convoquer  une  Conférence  européenne  pour 
discuter  les  affaires  de  la  Macédoine. 

Mais  le  général  prussien  von  der  Goltz,  ancien  instructeur 
l'armée  ottomane,  arrive  à  Constantinople  en  «  mission  spé- 
ciale »  :  la  Porte,  sans  attendre  le  projet  anglo-russe,  se  déclare 
à  bout  de  sacrifices  en  Macédoine  : 


l 


1.  Constantinople,  le  il  juin,  «  Le  Sultan  et  l'empereur  d'Allemagne  ont 
échangé  ces  temps  derniers  plusieurs  lettres  autographes.  Ou  annonce  de 
bonne  source  que  Guillaume  II  se  rendra  à  Constantinople  au  mois  de  sep- 
tembre. L'ambassadeur  d'Allemagne  vient  de  partir  pour  Berlin  afin  de  con- 
férer avec  l'empereur  à  ce  sujet.  Dans  les  cercles  diplomatiques,  on  croit 
que  Guillaume  II  désirerait  que  la  Turquie  fasse  partie  de  la  Triple- 
Alliance.  » 


f 


r~ 


l'cbuvre   de   m.   d'aerenthal  443 


Conslanlinople,  30  juin. 
Dans  son  instruction-circulaire,  la  Porte  avise  les  ambassadeurs 
de  déclarer  à  leurs  cabinets  respectifs  que  la  prolongation  qu'elle 
vient  de  consentir  en  Macédoine  constitue  une  concession  suffisante 
et  qu'elle  ne  peut  accepter  d'autres  propositions  allant  au  delà  de 
cette  mesure. 

En  attendant  le  projet  anglo-russe,  les  ambassadeurs  finan- 
ciers reviennent  à  leurs  trafics  de  concessions  : 

Constan tin o pie,  via  Sofia,  3  juillet. 
L'ambassade  de  France  a  remis  hier  à  la  Porte  une  note  appuyant 
une  demande  de  la  Société  de  Jonction  Saloniq ue-Constantinople 
pour  la  concession  du  tronçon  ottoman  de  la  ligne  Danube-Adria- 
tique. La  Russie  et  l'Italie  ont  fait  déjà  la  même  démarche  qui,  pour 
la  France,  acquiert  plus  d'importance,  puisque  la  société  et  les 
capitaux  français  tiennent  la  première  place  dans  l'entreprise.  Quant 
à  la  jonction  turco-bulgare,  l'entreprise  de  la  construction  serait 
demandée  par  M.  Bartissol  ou  la  Société  des  Batignolles. 

Soudain  les  mutineries  militaires  qui,  depuis  six  mois  déjà, 
se  répandaient  en  Anatolie,  surtout  dans  les  vilayets  armé- 
niens, gagnent  la  Macédoine.  Les  espions  d'Abd-ul-Hamid  sont 
exécutés  (i-5  juillet).  Les  soldats,  qui  ont  fini  leur  temps, 
exigent  —  surprenante  nouveauté  —  d'être  licences.  Chemsi- 
pacha,  envoyé  du  Palais  pour  sévir,  est  tué  (5-io  juillet). 

La  note  anglaise  est  enfin  prête  :  laissant  la  réforme  judiciaire, 
c'est  contre  les  bandes  que  Londres  voudrait  tourner  le  concert 
européen;  une  colonne  mobile  de  dix  à  douze  mille  hommes 
serait  organisée  par  la  Porte  et,  sous  le  haut  commandement 
d'Hilmi-pacha,  nettoierait  la  Macédoine  des  brigands  de  toute 
religion. 

Par  ce  temps  de  séditions  militaires,  réunir  une  armée  de 
dix  à  douze  mille  hommes,  c'est  donner  à  la  révolution  son 
centre  et  son  organe.  Le  Sultan  et  ses  amis  n'osent  pourtant 
pas  refuser;  ils  attendent,  d'ailleurs,  le  projet  russe,  qui  doit 
traiter  spécialement  des  réformes  financières  et  judiciaires. 
Mais  à  Pétersbourg  on  n'est  pas  pressé;  sans  l'aide  autri- 
chienne, M.  Isvolski  n'oserait  se  risquer;  il  cherche  même  le 
bras  complaisant  d'un  autre  ami  : 


444  LA     REVUE     DE     PARIS 

Saint-Pétersbourg,  17  juillet. 
Le  Slovo  a  appris  que  le  projet  anglo  russe,  concernant  les 
réformes  macédoniennes,  ne  sera  officiellement  adressé  aux  puis- 
sances qu'à  la  fin  d'août,  après  l'entrevue  de  M.  lsvoiski,  du  baron 
dVEhrental  et  de  M.  Tittoni  à  Carlsbad,  où  seront  discutés  les  points 
les  plus  importants  du  projet. 

La  révolution,  qui  se  généralise  en  Macédoine,  tire  d'em- 
barras le  ministre  russe.  Monastir  et  Salonique  sont  au  pouvoir 
des  insurgés  (a3  juillet).  Abd-ul-Hamd  doit  rétablir  la  Consti- 
tution et  renvoyer  son  grand-vizir  Ferid-pacha,  l'homme  des 
Allemands  : 

Vienne,  24  juillet. 
Le  nouveau  grand-vizir,  Saïd-pacha,  est  plutôt  favorable  à  la 
politique  anglaise,  tandis  que  son  prédécesseur,  inféodé  à  l'Alle- 
magne, fut  le  grand  promoteur  du  chemin  de  fer  de  Bagdad.  Ferid- 
pacha,  un  Albanais,  remplacé  par  Saïd,  originaire  d'Arménie,  c'est 
encore  un  indice. 

Constantinople,  '24  juillet. 
L'Empereur  d'Allemagne  a  conféré  l'ordre  de  l' Aigle-Noir  à  Ferid- 
pacha,  l'ancien  grand-vizir,  et  la  croix  de  l' Aigle-Rouge  à  Zihni- 
pacha,  ministre  du  commerce  et  des  travaux  publics.  On  déclare  que 
ces  décorations  ont  été  conférées  à  l'occasion  de  la  signature  de  la 
convention  du  chemin  de  fer  de  Bagdad. 

La  rapidité  de  ces  changements,  l'organisation  admirable  des 
comités  jeunes-turcs,  l'unanimité  des  fonctionnaires  civils  et 
militaires  en  Macédoine  remplissent  d'espoir  les  gouvernements 
occidentaux  et  déroutent  d'abord  M.  d'Aerenthal;  tous  les  jour- 
naux ottomans  déclarent  que  le  rôle  de  l'Autriche  en  Macédoine 
est  terminé  et  les  officiers  turcs  insultent  leurs  collègues  qui  se 
prêtent  encore  à  l'étude  du  chemin  de  fer  dans  le  Sandjak.  Mais 
peut-être  les  cabinets  occidentaux  se  font-ils  quelques  illusions 
sur  la  valeur  réelle  des  forces  jeunes-turques.  Dans  ce  com- 
plot militaire,  qu'ont  poussé  à  la  révolte  le  manque  de  solde, 
l'espionnage  et  les  passe-droits,  quelle  part  ont  eu  les  poli- 
tiques et  quels  politiques?  se  trouve-t-il  en  Turquie  les  dix 
hommes  nécessaires  au  gouvernement  et  capables  de  réformer 
la  Turquie  par  elle-même  sans  plus  attendre  les  conseils  ni 
l'aide  des  puissances?  Car  le  problème  reste  intact  :  la  révo- 
lution   n'a  changé   que  le  gouvernement  central;    c'est  par 


l'oeuvre    de   m.   d'aerenthal  445 

l'administration  provinciale  qu'a  toujours  péché  et  que  pèche 
toujours  le  régime  turc.  Les  exemples  du  passé  auraient  dû 
mettre  en  garde  la  Triple-Entente  et  les  Jeunes-Turcs  eux- 
mêmes  contre  les  enthousiasmes  irréfléchis  et  contre  les  tra- 
hisons subtiles. 

On  ne  saurait  attendre  des  Jeunes-Turcs  la  solution  immé- 
diate et  soudaine  de  ce  problème  macédonien  qui,  depuis 
dix  ans,  a  causé  tant  de  querelles  et  de  souffrances.  Après  le 
généreux  enthousiasme  des  premiers  jours,  les  haines,  qui 
reparaissent,  s'envenimeront  :  si  l'Europe  voulait  donner  aux 
Jeunes-Turcs  quelques  chances  de  réussite,  elle  devrait  soi- 
gneusement conserver  en  Macédoine  ses  moyens  de  contrôle  et 
de  pacification.  Ainsi  pensent  tous  les  vrais  amis  de  la  Jeune- 
Turquie  : 

\ucun  effort,  —  écrit  le  Tunes  dès  le  20  juillet,  —  ne  devra  être 
épargné  au  moment  opportun  pour  faire  sentir  aux  autorités  turques 
que.  quoi  qu'il  arrive  en  Turquie,  la  Macédoine  ne  peut  demeurer 
dans  la  situation  déplorable  où  on  Ta  trop  longtemps  laissée.  La 
Turquie  a  le  droit  de  demander  qu'on  la  laisse  travailler  à  sa  régé- 
nération sans  être  troublée  par  des  critiques  ou  par  des  intrusions 
de  ceux  qui  l'entourent. 

Mais  tel  n'est  pas  l'avis  des   puissances  que  le   nouveau 
régime  gêne  en  leurs  ambitions  : 

Vienne,  26  juillet. 

La  note  russe,  qui  faisait  connaître  au  gouvernement  austro-hon  - 
grois  le  programme  fixé  par  la  Russie  pour  les  réformes  en  Macé- 
doine à  la  suite  de  l'entente  de  Reval,  a  été  remis  au  ministère  des 
Affaires  étrangères  presque  au  moment  même  où  arrivait  de  Constan- 
tincple  la  nouvelle  du  rétablissement  de  la  Constitution  de  1876  : 
il  est  tout  naturel  que  la  réponse  autrichienne  soit  provisoirement 
retardée. 

Rome,  29  juillet. 

La  Tribuna  dit  que  la  situation  des  Italiens  en  Tripolitaine  a 
empiré  depuis  la  récente  démonstration  navale  :  les  autorités 
turques  empêchent  les  Italiens  de  dépasser  les  murs  de  Tripoli, 
tandis  que  cinq  étrangers,  un  Français  et  quatre  Anglais,  ont  été 
autorisés  à  s'engager  dans  l'intérieur;  le  gouverneur  Rejeb-pacha 
est  ouvertement  hostile  à  l'Italie;  le  mouvement  jeune-turc  actuel 
accentue  cette  hostilité  en  augmentant  les  espoirs  du  parti  natio- 
naliste. 


446  LA     REVUE     DE     PARIS 

Aussi  quand  Londres  et  Pétersbourg  essaient  de  sauver 
l'œuvre  réformatrice,  on  leur  prête  les  pires  intentions  : 

Saint-Pétersbourg,  8  août. 

Le  ministre  des  Affaires  étrangères  vient  d'envoyer  aux  représen- 
tants de  la  Russie  à  Berlin,  à  Londres,  à  Paris,  à  Rome  et  à  Vienne, 
le  projet  de  réformes  en  Macédoine  élaboré  par  lui,  et  entièrement 
accepté  par  le  cabinet  de  Londres. 

Péra,  i3  août. 

Aujourd'hui  le  comité  Union  et  Progrès  publie  une  intéressante 
proclamation  mentionnant  les  rumeurs  d'après  lesquelles  quelques 
puissances  allaient  s'ingérer  dans  les  affaires  intérieures  du  pays 
et  le  bruit  rapporté  par  l'agence  Havas  que  l'amiral  Touchard  et 
M.  Isvolski  avaient  décidé  que  leurs  gouvernements  interviendraient, 
si  la  Turquie  n'étouffait  pas  le  mouvement  anarchique  en  Macédoine. 

Et  Ton  prête  aux  Jeunes-Turcs  une  hâte,  qu'ils  n'ont  jamais 
eue,  de  se  débarrasser  des  réformes  et  des  instruments  de 
paix  civile  : 

Salonique,  3  août. 

D'après  des  renseignements  pris  à  la  source  autorisée,  il  est 
complètement  inexact  que  les  rapports  soient  tendus  entre  les 
officiers  français  chargés  de  réorganiser  la  police,  et  la  population 
macédonienne.  Des  manifestations  chaleureuses  d'amitié  sont  faites 
journellement  auprès  du  colonel  français  et  des  officiers,  sans 
exception,  par  la  population  et  les  officiers  ottomans. 

Le  comité  Union  et  Progrès  (jeune-turc)  de  Salonique  nous 
adresse  une  dépêche  pour  démentir  catégoriquement  les  nouvelles 
suivant  lesquelles  les  agents-civils  des  réformes  et  les  officiers  de  la 
gendarmerie  macédonienne  seraient  l'objet  d'attaques  dans  les  régions 
d'Uskub  et  de  Djoumia. 

Voulant  décider  les  autres,  l'Autriche  prend  les  devants  et 
met  ses  officiers  macédoniens  en  congé  illimité  (21  août).  Les 
autres  pressentent  la  trahison  viennoise  :  la  Macédoine  va 
retomber  dans  la  crise  de  1903;  une  intervention  deviendra 
légitime.  C'est  pour  décider  l'Italie  à  pareille  manœuvre  que 
M.  d'Aerenthal  appelle  M.  Tittoni  à  Salzbourg  : 

Francfort,  le  7  septembre. 
On  mande  de  Constantinople  à  la   Gazette  de  Francfort  :  «  Le 
premier  résultat  de  l'entrevue  de  Salzbourg  est  le  rappel  de  tous  les 
officiers  de  gendarmerie  autrichiens  et  italiens.   Il   prend  la  forme 


r 


l'oeuvre   de   m.   d'aerenthal  447 

dune  mise  en  congé  pour  un  temps  illimité.  Une  partie  des  officiers 
autrichiens  avait  d'ailleurs  déjà  été  mise  en  congé.  » 

La  Russie  a  déjà  cédé  aux  mêmes  conseils  : 

Constantinople,  a3  août. 
Les  officiers  de  gendarmerie  russe  en  Macédoine  qui  sont  actuel- 
lement absents  de  leur  poste  ont  été  l'objet  d'une  prolongation  de 
congé,  en  vue  de  leur  rappel  ultérieur.  Les  trois  officiers  russes  qui 
I  étaient  demeurés  à  leur  poste  ont  été  rappelés.  Suivant  une  statis- 

tique fournie  par  Hilmi-pacha  aux  agents  civils,  112  bandes,  com- 
posées au  total  de  1  279  hommes  dont  707  étaient  bulgares,  avaient 
fait,  jusqu'au  6  août  dernier,  leur  soumission. 

Vain  espoir  :  les  bandes  font  leur  soumission;  la  Macé- 
doine reste  tranquille.  Il  faut  essayer  d'autre  ruse.  On  annonce 
des  troubles  dans  le  Sandjak. 

Vienne,  le  14  septembre. 
Déjà  depuis  quelque  temps  une  certaine  agitation  était  entretenue 
par  les  Arnautes  et  les  Jeunes-Turcs  à  Plevlié,  contre  Sule\  man-pacha 
qu'ils  considéraient  comme  un  ami  de  l' Autriche-Hongrie.  Le  mi- 
nistre des  Affaires  étrangères  à  Vienne,  informé  de  cette  agitation, 
fit  une  démarche  auprès  du  comité  jeune-turc  de  Salonique,  qui 
envoya  une  commission  à  Plevlié  pour  punir  les  meneurs.  Mais 
Suleyman-pacha,  ne  se  sentant  pas  en  sûreté  à  Plevlié,  résolut  de 
résigner  ses  fonctions  et  de  quitter  la  ville. 

On  parle  d'envoyer  à  Plevlié  un  régiment  autrichien  et  de 
«  rétablir  l'ordre  ».  Mais,  renseignements  pris,  on  doit  avouer 
qu'il  n'y  a  jamais  eu  d'autres  troubles  à  Plevlié  que  l'expul- 
sion par  ses  officiers  d'un  général,  espion  d' Abd-ul-Hamid. . . 

M.  d'Aerenthal  en  serait  encore  pour  ses  frais  d'imagination 
si,  comme  par  maladresse,  le  Sultan  ne  lui  fournissait  l'inci- 
dent bulgare,  l'enfantin  refus  d'inviter  l'envoyé  du  vassal  à 
la  table  du  Suzerain.  Aussitôt  le  prince  Ferdinand  arrive  à 
Buda-Pest  et  les  résultats  apparaissent  :  l'indépendance  de  la 
Bulgarie  proclamée  permet  aux  «  jeunes  gens  »  d'annexer  la 
Bosnie-Herzégovine.  Depuis  un  mois,  on  travaillait  par  de 
fausses  nouvelles  à  légitimer  cette  usurpation  : 

Vienne,  19  août. 
Une  nouvelle  importante  venant  de  Paris  et  reproduite  par  plu- 
sieurs journaux   dit    que    le  comité   jeune-turc   de    Paris   voudrait 


448  LA     REVUE     DE     PARIS 

qu'une  des  premières  délibérations  de  la  nouvelle  Chambre  des  dé]Hités 
fût  de  demander  l'intervention  des  puissances  signataires  du  traité 
de  Berlin  pour  qu'elles  retirent  à  l'Autriche-Hongrie  le  mandat  qu'elle 
a  reçu  de  rétablir  l'ordre  en  Bosnie  et  en  Herzégovine.  Ce  mandat 
n'aurait  plus  de  raison  d'être. si  la  Turquie,  gouvernée  constitution— 
licitement,  rétablit  elle-même  l'ordre  sur  son  territoire.  Les  provinces 
occupées  par  l'Autriche-Hongrie  devraient  alors  rentrer  sous  la 
souveraineté  effective  du  Sultan. 

A  ce  nouveau  pas  de  l'Autriche,  une  fois  encore,  la  Russie 
semble  prendre  feu,  et  il  est  en  Serbie  des  patriotes  qui 
pensent  que  M.  d'Aerenthal  rencontrera  sur  son  chemin  la 
justice  internationale...  Je  leur  conseille  de  relire  une  note 
officieuse  de  la  Suddeutsche  Reichscorrespondenz,  qui,  pour 
être  du  27  juillet,  n'en  reste  pas  moins  d'actualité  : 

La  Russie  veut,  par  l'intermédiaire  de  l'Autriche,  rester  en  con- 
tact avec  les  puissances  continentales  de  l'Europe.  C'est  en  cela  que 
consiste  l'importance  de  la  démarche  russe  auprès  du  gouvernement 
autrichien,  démarche  qui  ne  peut  que  nous  réjouir.  Par  suite  des 
changements  qui  viennent  de  s'effectuer  dans  l'empire  ottoman,  il 
n'est  guère  possible  de  prévoir  actuellement  quels  seront  pour  la 
Macédoine  les  résultats  pratiques  de  la  note  remise  à  Vienne.  Tous 
les  projets  de  réformes  conçus  par  les  grandes  puissances  pour  la 
Macédoine  et  en  particulier  les  projets  russo-anglais  sont  bâtis  sur 
l'hypothèse  que  la  Turquie  ne  pourra  jamais  par  ses  propres  forces 
parvenir  à  modifier  la  situation  présente.  Les  événements  actuels 
viennent  de  démentir  cette  hypothèse;  peut-être  faudra-t-il  même 
l'abandonner  complètement. 

Quand  j'entends  Berlin  et  Vienne  conseiller  l'abandon  des 
réformes,  je  suis  tout  disposé  à  croire  qu'après  la  Bosnie- 
Herzégovine,  si  les  puissances  occidentales  veulent  permettre 
à  M.  d'Aerenthal  de  prendre  un  jour  le  Sandjak,  un  autre  jour 
la  plaine  de  Kossovo,  d'enfiler  enfin  la  vallée  du  Vardar,  — 
elles  n'ont  qu'à  suivre  ce  conseil  :  On  continuera  de  semer  les 
embûches  sur  le  chemin  de  la  Jeune-Turquie  ;  une  révolte 
albanaise  ou  des  troubles  macédoniens  fourniront  le  couron- 
nement de  ce  grand  ouvrage,  quand  on  aura  accrédité  «  l'hypo- 
thèse que  la  Turquie  peut,  par  ses  seules  forces,  modifier  la 
situation  présente  ». 

VICTOR     BÉRARD 
L'Administrateur-Gérant  :  u .  cassa RD. 


POUR   VAINCRE' 


I .  —  Meng  Tzeu  iue  ; 

ff  Ou  weï  wenn  wang  kif  eut  tcheng 
jenn  tche  ie.  » 

[Meocius  a  dit  : 

a  Je  n'ai  jamais  entendu  dire  que  quel- 
qu'un eût  réformé  l'empire  en  se  défor- 
mant lui-même.  »] 

II.  —  «    Catherine,    Catherine!...   Lis-moi 
l'histoire  de  Bru  lus!...  » 

(âLFUKD    DE    MUSSET.) 


I 

Devant  une  clôture  de  bambou  très  haute  qui  bordait  le 
côté  gauche  du  chemin,  le  kourouma  s'arrêta  net,  et  le  kourou- 
mayay  l'homme  coureur,  cheval  et  cocher  tout  ensemble, 
baissa  les  brancards  légers  jusqu'au  sol. 

Felze  —  le  peintre  Jean-François  Felze,  de  l'Institut  de 
France  —  mit  pied  à  terre. 

—  Yorisaka  koshakou?2  —  questionna-t-il,  point  trop  sûr 
d'avoir  été  compris  quand,  tout  à  l'heure,  avant  de  monter 
en  voiture,  il  avait  bredouillé,  dans  son  japonais  «  petit  nègre  », 
l'adresse  apprise  par  cœur  :  «  Chez  le  marquis  Yorisaka, 
en  sa  villa  du  coteau  des  Gigognes,  près  le  grand  temple 
d'O-Souwa,  au-dessus  de  Nagasaki...  » 

i.  Puhlished  Decembev  first,  nineteen  hundred  and  eight.  Privilège  of 
copyright  in  the  United  States  reserved  under  the  act  approved  March 
third,  nineteen  hundred  and  five>  hy  claude   fabkkrk. 

i.  «  Le  marquis  Yorisaka  ?  » 

icr  Décembre  1908.  1 


I 

l 


4<>0  LA     REVUE     DE     PAHIS 

Mais  le  kouroumaya  se  prosterna  dans  un  salut  d'extrême 
respect  : 

—  Sayo  dégosaïmas  ! l  — -  affirma- t-il. 

Et  Felze,  reconnaissant  la  conjugaison  très  polie,  dont  on 
n'use  pas  toujours  avec  les  Barbares,  se  souvint  de  la  vénéra- 
tion persistante  que  le  Japon  moderne  garde  à  son  aristocratie 
d'autrefois.  11  n'y  a  plus  de  daïmio  ;  mais  leurs  fils,  les  princes, 
les  marquis  et  les  comtes,  ont  conservé,  intact,  le  féodal 
prestige. 

Cependant  Jean-François  Felze  avait  frappé  à  la  porte  de  la 
villa.  Une  servante  nipponne,  bien  attifée  d'une  robe  à  grosse 
ceinture,  ouvrit,  et  tomba  correctement  à  quatre  pattes  devant 
le  visiteur. 

—  Yorisaka  koshakou  foudjin?  —  dit,  cette  fois,  Felze, 
demandant,  non  plus  le  marquis,  mais  la  marquise. 

A  quoi  la  servante  répondit  par  une  phrase  fort  longue, 
incompréhensible  quant  aux  détails,  mais  dont  le  sens  corres- 
pondait évidemment  à  la  formule  occidentale  :  «  Madame 
reçoit  » . 

Jean-François  Felze  tendit  sa  carte,  et  suivit  à  travers  le 
jardin  la  Japonaise  trotte-menu. 

Il  était  en  pente  raide,  ce  jardin;  et  la  maison  apparaissait 
au  plus  haut  d'un  sentier  qui  serpentait  parmi  des  rocs,  des 
forêts,  des  torrents,  des  cascades  et  des  cavernes;  tout  cela, 
bien  entendu,  en  miniature,  car  le  paysage  entier  n'avait  pas 
vingt  mètres  dans  sa  plus  grande  dimension.  Les  arbres 
étaient,  par  conséquent,  de  ces  cèdres  nains,  hauts  comme  des 
épis,  que  le  Japon  seul  sait  racornir  comme  il  faut,  ou  de 
minuscules  cerisiers,  fleuris  d'ailleurs  comme  la  saison  l'exi- 
geait, puisqu'on  était  au  1 5  avril  ;  les  monts  étaient  des  tau- 
pinières savamment  grimées  en  sierras  abruptes;  et  les  lacs, 
des  bocaux  à  poissons  rouges,  sertis,  pour  la  vraisemblance, 
de  rives  pittoresques,  verdoyantes  ou  fleuries. 

«  J'ai  des  bottes  de  sept  lieues  »,  —  pensa  Felze,  en  prome- 
nant ses  longues  enjambées  parmi  toute  cette  province  à  la 
Petit  Poucet. 

Et,  s'arrêtant  soudain,  pour  mieux  considérer  les  silhouettes 

i.  «  Ainsi  honorablement  c'csl.  »  —  «  Oui.  » 


r 


POUR    VAINCRE 


45l 


baroques  des    tout  petits  rochers  et  des  tout  petits   arbres, 
aperçus  de  haut  en  bas,  en  raccourci  : 

—  Pas  étonnant  qu'avec  des  jardinets  pareils,  ces  gens-là, 
si  prodigieux  par  le  dessin  et  par  la  couleur,  aient  toujours 
déraillé  dans  une  perspective  de  pure  fantaisie  ! . . . 

La  maison  de  bois,  large  et  basse,  appuyait  sa  véranda  sur 
de  simples  troncs  polis.  Entre  deux  de  ces  colonnes  rustiques, 
au  sommet  d'un  petit  perron,  la  porte  s'ouvrait,  et,  dès  le  seuil, 
les  nattes  étalaient  leur  blancheur  sans  tache. 

Felze,  instruit  des  usages,  entreprit  d'ôter  ses  chaussures. 
Mais  la  servante,  déjà  reprosternée,  front  contre  terre,  l'en 
empêcha  respectueusement. 

—  Ah  bah!  —  murmura  Felze,  surpris.  —  On  garde  ses 
souliers,  chez  une  marquise  japonaise? 

Vaguement  déçu  dans  ses  goûts  d'exotisme,  il  se  résigna  à 
noter  que  son  chapeau,  un  feutre  clair,  à  bords  immenses, 
qui  coiffait  à  la  Van  Dyck  sa  tête  de  vieil  homme  impénitent, 
sa  tête  enthousiaste,  quoique  grise,  d'artiste  véritable,  devenu 
illustre,  resté  rapin. 

Et  Jean-François  Felze,  tête  nue  et  pieds  chaussés,  pénétra 
dans  le  salon  de  la  marquise  Yorisaka. 

Un  boudoir  de  Parisienne,  très  élégant,  très  à  la  mode,  et 
qui  eut  été  banal  à  souhait,  partout  ailleurs  qu'à  trois  mille 
lieues  de  la  plaine  Monceau.  Rien  n'y  décelait  le  Japon.  Les 
nattes  elles-mêmes,  les  tatami  nationaux,  épais  et  moelleux 
plus  qu'aucun  tapis  au  monde,  avaient  cédé  la  place  à  des 
carpettes  de  haute  laine.  Les.  murs  étaient  vêtus  de  soieries 
pompadour,  et  les  fenêtres,  —  des  fenêtres  à  vitres  de  verre! 
—  drapées  de  rideaux  en  damas.  Des  chaises,  des  fauteuils, 
une  bergère,  un  sopha,  remplaçaient  les  classiques  carreaux 
de  paille  de  riz  ou  de  velours  sombre.  Un  grand  piano  d'Erard 
encombrait  tout  un  angle;  et,  face  à  la  porte  d'entrée,  une 
glace  Louis  XV  s'étonnait,  sans  nul  doute,  d'avoir  à  refléter  des 
frimousses  jaunes  de  mousmés,  et  non  plus  des  minois  de 
fillettes  françaises. 

Pour  la  troisième  fois,  la  petite  servante  exécuta  sa  révé- 
rence à  quatre  pattes,  et  puis  s'en  fut,  laissant  Felze  seul. 

Felze   avança   de   deux  pas,    regarda  à    droite,   regarda  à 
gauche,  et,  violemment,  jura  : 


"?-,J$ 


1 


45a  LA     REVUE     DE     PARIS 

—  Dieu  de  Dieu!  C'est  bien  la  peine  d'être  les  fils  d'Hok'siii 
et  d'Ottt&maro,  les  petits  fils  du  grand  Sesshou,  la  race  qui 
enfanta  Nikkô  et  Kyoto,  la  race  de  génie  qui  peupla  de 
palais  cl  de  temples  la  terre  brute  des  Aïnos,  en  créant  de 
toutes  pièces  une  architecture,  une  sculpture,  une  peinture 
neuves  L,.  C'est  bien  la  peine  d'avoir  eu  cette  chance  unique 
de  vivre  dix  siècles  dans  l'isolement  le  plus  splendide,  hors  de 
toutes  les  influences  despotiques  qui  ont  châtié  notre  origina- 
lité occidentale,  libres  du  joug  égyptien,  libres  du  joug  hel- 
lénique! C'est  bien  la  peine  d'avoir  eu  la  Chine  impénétrable 
comme  rempart  contre  l'Europe,  et  K'oung  Tzeu  comme  chien 
de  garde  contre  Platon  ! . . .  Oui,  bien  la  peine  ! . . .  pour  finir  au 
bout  de  la  carrière,  par  trébucher  dans  les  plagiats  et  les 
singeries,  pour  finir  ici,  dans  cette  cage  faite  exprès  pour  les 
pires  perruches  de  Paris  ou  de  Londres,  voire  de  New-\ork 
ou  de  Chicago... 

II  s'interrompit  net  :  le  souvenir  du  jardin  traversé  tout  à 
L'heure  lui  passait  par  la  tête.  Il  s'approcha  d'une  fenêtre, 
écarta  le  rideau. 

Aperçu  à  travers  la  vitre,  de  loin  et  en  contre-bas,  le 
jardin,  rapetissé  jusqu'à  l'invraisemblance,  s'enfonçait  entre 
ses  murs  de  bambou,  comme  dans  un  puits.  Felze  écarquilla 
les  yeux  :  ça  n'avait  pas  l'air  vrai,  cette  chose  minuscule, 
séparée  du  monde  extérieur,  séparée  du  monde  réel  et  vivant 
qui  s'épanouissait  alentour...  Et  c'était  comme  un  simulacre, 
une  ombre  du  Japon  de  jadis,  proscrit  par  la  volonté  des 
Japonais  d'à  présent... 

Tout  de  même,  quand  on  regardait  par-dessus  les  murs  et 
par-dessus  la  campagne  environnante,  quand  on  descendait 
duu  coup  d'œil  la  pente  du  coteau  des  Cigognes  pour 
admirer  toute  la  vue  lointaine,  toutes  les  collines  magnifi- 
quement parées  de  leurs  camphriers  verts  et  de  leurs  cerisiers 
fleuris,  tous  les  temples  au  sommet  des  collines,  tous  les 
villages  à  leurs  flancs,  et  la  ville  au  bord  du  fiord,  la  ville 
brune  et  bleuâtre  dont  les  maisons  innombrables  fuvaient  le 
long  du  rivage  jusqu'à  l'horizon  flou  du  dernier  cap,  oh!  alors 
un  ne  trouvait  plus  que  le  Japon  de  jadis  fût  aboli,  ni  pros- 
crit :  —  car  la  ville  et  les  villages  et  les  temples  et  les  col- 
lines portaient  ineffaçable  la  marque  ancienne,  et  ressemblaient 


r 


POUR    VAINCRE  453 


toujours,  ressemblaient  à  s'y  méprendre,  à  quelque  vieille 
estampe  du  temps  des  vieux  Shogouns,  à  quelque  kakémono 
ingénieux,  où  le  pinceau  d'un  artiste  des  anciens  âges  aurait 
retracé  les  merveilles  d'une  capitale  des  Hôjô  ou  des 
Ashikaga. 

Felze,  silencieux,  considéra  longtemps  le  paysage,  puis  se 
retourna  vers  le  boudoir.  Le  contraste  heurtait  brutalement 
les  yeux.  De  part  et  d'autre  de  la  vitre,  c'étaient  l'Extrême 
Asie  encore  vivace  et  l'Extrême  Europe  envahissante,  face  à 
face. 

<(  Hum!  —  pensa  Felze.  —  Ce  ne  sont  peut-être  pas  les 
soldats  de  Liniéwitch,  ni  les  vaisseaux  de  Rodjestvensky,  qui 
menacent  tout  de  bon,  à  cette  heure,  la  civilisation  japonaise... 
mais  plutôt  ceci  :  l'invasion  pacifique...  le  péril  blanc...  » 

11  allait  faire  du  lieu  commun  à  rebours.  Une  voix  très 
menue,  chantante  et  bizarre,  mais  douce,  et  qui  parlait  fran- 
çais sans  aucun  accent,  l'interrompit  : 

—  Oh!  cher  maître!...  Gomme  je  suis  confuse  de  vous 
avoir  fait  attendre  si  longtemps  ! . . . 

La  marquise  Yorisaka  entrait,  et  tendait  sa  main  à  baiser. 


II 


Jean-François  Felze  se  piquait  d'être  philosophe.  Et  peut- 
être  Tétait-il  en  vérité,  autant  du  moins  qu'un  homme  d'Oc- 
cident peut  l'être.  Par  exemple,  c'était  sans  le  moindre  effort 
qu'il  adoptait,  au  cours  de  ses  promenades  par  le  monde,  les 
usages,  les  mœurs,  voire  les  costumes  des  peuples  qu'il  visi- 
tait... Tout  à  l'heure,  à  la  porte  de  la  maison,  il  avait  voulu  se 
déchausser,  selon  la  politesse  nipponne.  Mais  à  présent,  dans 
ce  salon  français,  où  résonnaient  des  paroles  françaises,  l'exo- 
tisme, évidemment,  n'était  plus  de  mise... 

Jean-François  Felze  s'inclina  comme  il  l'eût  fait  à  Paris 
et  baisa  la  main  qu'on  lui  offrait. 

Puis,  de  ses  yeux  de  peintre,  prompts  et  perçants,  il 
examina  son  hôtesse. 

La    marquise   Yorisaka  portait  une  robe   de    Doucet,    de 


454  LA     REVUE     DE     PARIS 

Paquin  ou  de  Worth.  Et  cela  s'imposait  aux  regards  d'abord; 
parce  que  cette  robe,  gracieuse,  bien  faite,  seyante  même,  mais 
conçue,  imaginée,  inventée  par  un  Européen,  pour  les  Euro- 
péennes, prenait  autour  d'une  Japonaise  frêle  et  fluette  une 
importance  et  un  volume  extraordinaires,  —  à  la  façon  d'un 
très  large  cadre  de  bois  doré,  autour  d'une  aquarelle  grande 
comme  la  main.  —  Pour  comble,  la  marquise  Yorisaka  était 
coiffée  à  l'inverse  de  la  tradition  :  point  de  coques  lustrées, 
ni  de  haut  chignon  piqué  d'épingles  d'or  ;  mais  des  bandeaux 
ondulés  et  un  catogan  très  lâche:  —  en  sorte  que  la  tête, 
découronnée  du  classique  diadème  couleur  d'ébène,  appa- 
raissait minuscule  et  ronde,  comme  sont  les  têtes  de  pou- 
pées... 

Jolie?...  treize,  peintre  amoureux  de  la  beauté  des  femmes, 
se  posa  la  question  avec  une  sorte  d'anxiété.  Jolie,  la  marquise 
Yorisaka?...  Un  Occidental  l'eût  plutôt  déclarée  laide,  à  cause 
de  ses  yeux  trop  étroits  et  tirés  vers  les  tempes  au  point  de  res- 
sembler à  deux  longues  fentes  obliques  ;  —  à  cause  de  son 
cou  trop  grêle,  —  à  cause  de  l'étendue  blanche  et  rose  de  ses 
joues  trop  grandes,  fardées  et  poudrées  au  delà  du  possible. 
Mais,  pour  un  homme  du  Nippon,  la  marquise  Yorisaka 
devait  être  belle.  Et  n'importe  où,  en  Europe,  aussi  bien  qu'en 
Asie,  on  eût  subi  le  charme  étrange,  à  la  fois  dédaigneux  et 
câlin,  puéril  et  hiératique,  qui  se  dégageait  mystérieusement 
de  ce  petit  être  aux  gestes  lents,  au  front  méditatif,  à  la  moue 
mignarde,  qu'on  pouvait  prendre  alternativement  pour  une 
idole  ou  pour  un  bibelot. 

«  Lequel  des  deux?  »  pensa  Felze. 

Il  avait  baisé  la  menotte  douce  comme  un  joujou  d'ivoire 
jaune.  Et,  refusant  de  s'asseoir  le  premier  : 

—  Madame,  —  dit-il,  — je  vous  supplie  de  ne  point  vous 
excuser...  Je  n'ai  pas  même  attendu  le  temps  d'admirer  à  mon 
aise  votre  salon  et  votre  jardin. . . 

La  marquise  Yorisaka  leva  la  main,  comme  pour  parer  le 
compliment  : 

—  Oh!  cher- maître!...  vous  raillez,  vous  raillez!...  Nos 
pauvres  jardins  sont  tellement  ridicules,  et  nous  le  savons  si 
bien!...  Quant  au  salon,  c'est  à  mon  mari  que  va  votre 
louange  :  c'est  lui  qui  a  meublé  toute  la  villa,  avant  de  m'y 


r 


POUR    VAINCRE  455 

faire  venir...  Car,  vous  le  savez,  nous  ne  sommes  pas  ici  chez 
nous  :  notre  home  est  à  Tôkiô...  Mais  Tôkiô  est  si  loin  de 
Sasebo  que  les  officiers  de  marine  ne  peuvent  guère  y  aller  en 
permission. . .  Alors. . . 

—  Ah  !  — dit  Felze,  —  le  marquis  Yorisaka  est  en  service 
à  Sasebo? 

—  Mais  oui...  Il  ne  vous  Ta  pas  dit,  hier?...  quand  il  est 
allé  vous  rendre  visite,  à  bord  de  YYseult?.,.  Son  cuirassé  est 
en  réparation  dans  l'arsenal...  Du  moins,  je  le  crois...  Car  ce 
ne  sont  pas  là  des  choses  qu'on  raconte  aux  femmes...  Mais, 
à  propos  d'hier,  je    ne   vous   ai    pas  encore  remercié,  cher 
maître!...  C'est  vraiment  trop  aimable  à  vous  d'avoir  accepté 
de  faire  ce  portrait...  Nous  sentions   si  bien  l'inconvenarice 
d'aller  vous  relancer  jusque  sur  ce  yacht  où  vous  n'êtes  pas 
tout  à  fait  chez  vous  ! . . .  Mon  mari  osait  à  peine. . .  Et  quel  por- 
trait!... le  portrait  d'une  petite  personne  comme  moi,  par  un 
maître  comme  vous!...   Je  vais   être  abominablement  fière! 
Songez!    Vous  n'avez  sûrement  jamais  peint  de  Japonaise, 
n'est-ce  pas?...  jamais  jusqu'à  présent?...  Alors  je  vais  être  la 
première  femme  de  l'Empire  qui  aura   son  portrait  signé  de 
Jean-François  Felze  ! . . . 

Elle  battit  des  mains,  comme  un  bébé.  Puis,  soudain, 
grave  : 

—  Surtout,  je  suis  très  joyeuse  de  penser  que,  grâce  à  vous, 
mon  mari  pourra,  en  quelque  sorte,  m'avoir  auprès  de  lui, 
dans  sa  chambre  d'officier,  à  bord  de  son  navire...  Un  por- 
trait, n'est-ce  pas,  c'est  presque  un  double  de  soi-même... 
Ainsi,  un  double  de  moi  va  s'en  aller  là-bas,  sur  la  mer,  et 
peut-être  même  assister  à  des  batailles,  puisqu'on  annonce  que  A 
la  flotte  russe  a  passé  samedi  dernier  devant  Singapore... 

—  Eh!  —  dit  Felze.  —  Voilà  donc  un  portrait  qu'il  va 
falloir  traiter  dans  le  style  héroïque!...  Mais  je  ne  savais  pas 
que  le  marquis  Yorisaka  dût  retourner  si  vite  sur  le  théâtre  de 
la  guerre...  Et  je  comprends  alors  d'autant  mieux  son  désir 
d'emporter  avec  lui,  comme  vous  dites  si  bien,  un  double  de 
vous... 

La  bouche  menue,  peinte  d'un  carmin  foncé  qui  la  rétrécis- 
sait encore,  s'entrouvrit  pour  un  léger  rire  assez  inattendu,  très 
japonais  :  i 

» 


^56  LA     REVUE     DE     PARIS 

—  Oh!  je  sais  bien  que  c'est  un  désir  un  peu  extraor- 
dinaire... Au  Japon,  la  mode  n'est  pas  d'avoir  l'air  amoureux 
desa  femme...  Mais,  le  marquis  et  moi,  nous  avons  vécu  si 
longtemps  en  Europe  que  nous  sommes  devenus  tout  à  fait 
Occidentaux... 

—  C'est  vrai,  —  dit  Felze,  —  je  me  souviens  à  merveille  : 
le  marquis  a  été  attaché  naval  à  Paris... 

—  Pendant  quatre  ans!...  les  quatre  premières  années  de 
notre  mariage. . .  Nous  ne  sommes  revenus  qu'à  la  fin  de  l'avant- 
dernier  automne. . .  juste  pour  la  déclaration  de  guerre. . .  J'étais 
encore  à  Paris  pour  le  Salon  de  1903...  et  j'ai  tellement 
admiré,  à  ce  salon-là,  votre  «  Aziyadé  »!... 

Felze  salua,  imperceptiblement  railleur  : 

—  C'est  en  regardant  ce  tableau-là  que  vous  avez  eu  envie 
iY avoir  votre  portrait  de  ma  main? 

Le  rire  japonais  reparut  sur  la  petite  bouche  fardée,  mais, 
cette  fois,  il  s'acheva  en  une  moue  parisienne  : 

—  Oh  !  cher  maître  ! . . .  vous  vous  moquez  encore  ! . . .  Natu- 
rellement, non,  je  ne  voudrais  pas  ressembler  à  cette  jolie 
sauvagesse  que  vous  avez  peinte  dans  son  costume  extraordi- 
naire, et  pleurant  comme  une  folle,  avec  des  yeux  fixes  qui 
regardent  on  ne  sait  où... 

—  Qui  regardent  vers  une  porte  par  où  quelqu'un  est  parti. .. 

—  Ah?...  Enfin,  ce  n'est  pas  un  portrait!...  Mais  j'ai  vu 
aussi  vos  portraits...  celui  de  madame  Mary  Garden...  celui 
delà  duchesse  de  Versailles...  et  surtout  celui  de  la  belle 
Mrs.  Hockley... 

—  Ah  ?. . .  surtout  celui-là  ?. . . 

—  Oui...  Oh!  je  ne  prévoyais  naturellement  pas,  en  ce 
temps-là,  que  je  vous  verrais  un  jour  arriver  à  Nagasaki,  sur 
le  yacht  de  cette  dame...  Mais  son  portrait  était  tellement 
bien  ! ...  Je  l'ai  préféré  à  tous  les  autres. . .  à  cause  de  la  merveil- 
leuse robe...  Vous  vous  rappelez,  cher  maître? une  robe  prin- 
cesse, toute  de  velours  noir,  avec  le  haut  du  corsage  en  point 
d'Angleterre  sur  transparent  de  satin  ivoire!...  Tenez!...  c'est 
en  pensant  à  la  robe  de  Mrs.  Hockley  que  je  me  suis  fait  faire 
cette  robe-ci  et  que  je  l'ai  choisie  pour  poser... 

Felze  arqua  les  sourcils  : 

—  Pour  poser?...  Vous  voulez  poser  dans  cette  robe-ci? 


r 


POUR    VAINCRE  IxO']. 

—  Mais  oui?...  Elle  ne  va  pas  ? 

—  Elle  va  le  mieux  du  monde...  Mais  je  me  figurais  que, 
pour  un  portrait  d'intimité,  vous  ne  choisiriez  pas  une  toilette 
de  ville. . .  surtout  lorsqu'il  s'agit  moins  d'un  vrai  portrait  que 
d'une  pochade...  Nous  n'avons  qu'une  quinzaine  de  jours  au 
plus,  n'est-ce  pas?...  N'aimeriez-vous  pas  être  peinte  dans  le 
délicieux  costume  de  vos  grand'mères,  dans  un  de  ces  kimonos 
blason  nés  à  vos  armes  que  toutes  nos  plus  jolies  Parisiennes 
commencent  à  vous  emprunter  aujourd'hui?... 

Un  regard  singulier  glissa  par  la  fente  mince  des  paupières 
quasi  fermées  : 

—  Oh  !  cher  maître  ! . . .  vous  êtes  trop  indulgent  pour  nos 
vieilles  modes...  Mais...  c'est  très  rare  que  je  reprenne  encore 
le  costume  de  nos  grand'mères,  comme  vous  dites...  très 
rare,  oui!...  Et  alors...  vous  comprenez...  cela  ne  plairait 
certainement  pas  à  mon  mari,  d'avoir  mon  image  habillée  de 
ce  costume  qu'il  connaît  à  peine  et  qu'il  n'aime  pas...  Nous 
sommes  tout  à  fait,  tout  à  fait  Occidentaux,  le  marquis  et 
moi... 

—  Très  bien!  —  consentit  Felze,  résigné. 
Et,  à  part  soi  : 

«  Occidentaux,  tant  qu'elle  voudra  !  Ça  n'en  sera  pas  moins 
ignoble,  ce  portrait  mi-parti  d'Europe  et  de  Japon  ! . . .  Ignoble, 
et,  Dieu  de  Dieu,  sinistre  à  peindre!...  » 

Cependant  la  marquise  Yorisaka  avait  sonné.  Et  deux  ser- 
vantes, —  en  robes  nipponnes,  elles!  —  apportaient,  sur  un 
grand  plateau,  tout  l'attirail  d'un  tea  à  l'anglaise  :  réchaud, 
théière  et  sucrier  de  vermeil,  tasses  à  anses,  soucoupes,  petites 
serviettes,  pot  à  crème... 

—  Vous  prendrez  un  peu  de  cake?...  ou  une  biscotte?... 
Il  faut  laisser  l'infusion  se  faire...  C'est  du  ceylan,  bien 
entendu... 

—  Bien  entendu,  —  répéta  Felze,  docile. 

Il  songeait  au  thé  vert,  léger,  délicat,  qu'on  boit  sans  sucre 
ni  lait  dans  les  tchaya  de  village,  en  grignotant  une  tranche 
de  ce  gâteau  qui  ne  durcit  jamais,  et  qu'on  nomme  kastéra... 

Il  but  cependant  la  drogue  britannique,  brune,  épaisse, 
astringente,  et  mangea  la  pâtisserie  viennoise. 

—  Et  maintenant,  —  dit  la  marquise  Yorisaka,  —  puisque 


.458  LA     REVUE     DE     PARIS 

vous  avez  été  assez  aimable  pour  faire  porter  ici,  dfrs  hier, 
votre  boîte  à  couleurs,  votre  chevalet  et  la  toile,  nous  commen- 
cerons quand  il  vous  plaira,  cher  maître.  Voyons,  voulez-vous 
que  nous  étudiions  tout  de  suite  la  pose?,..  Ici,  le  jour  est-il 
bon?... 

Felze  allait  répondre.  La  porte,  qui  s'ouvrit  tout  à  coup,  ne 
lui  en  donna  pas  le  temps. 

—  Oh!  —  s'écria  la  marquise,  —  j'oubliais  de  vous 
avertir...  Cela  ne  vous  contrarie  pas  de  rencontrer,  chez  nous, 
notre  meilleur  ami,  le  commandant  Fergan?,.,  le  commandant 
Fergan  de  la  marine  anglaise...  un  ami  tout  à  fait  intime..  -  Il 
devait  venir  aujourd'hui  prendre  le  thé,  et,  justement,  voici 
mon  mari  qui  ramène... 


III 


—  Mitsouko,  voulez-vous  présenter  le  commandant  à  mon- 
sieur Felze? 

Le  marquis  Yorisaka,  au  seuil  du  salon,  s  Y*  tait  effacc;  pour 
faire  entrer  son  hôte.  Et  sa  voix,  un  peu  gutturale,  mais  nette 
et  bien  mesurée,  semblait,  malgré  la  courtoisie  des  mots, 
ordonner  plutôt  que  prier. 

Et  la  marquise  Yorisaka  inclina  légèrement  la  tête,  avant 
d'obéir  : 

—  Cher  maître,  vous  permettez?  Le  capitaine  de  vaisseau 
Herbert  Fergan,  aide  de  camp  de  Sa  Majesté  le  Hoi  d'Angle- 
terre... Commandant...  Monsieur  Jean-François  Felze,  de 
l'Institut  de  France...  Mais  asseyez-vous,  je  vous  en  supplie  1 

Elle  se  tourna  vers  son  mari  : 

—  O-Sadao  san,  avez-vous  fait  une  agréable  promenade?... 

—  Ehl...  très  agréable,  je  vous  remercie. 
Il  s'était  assis  à  côté  de  l'officier  anglais. 

—  S'il  vous  plaît,  Mitsouko,  le  thé,  —  riit-iL 
Elle  s'empressa. 

Jean-François  Felze  regardait. 

Dans  le  décor  européen,  la  scène  se  marquait  européenne.  — 
Les  deux  hommes,  l'Anglais  et  le  Japonais,  celui-ci  dans  son 


POUR    VAINCRE  459 

uniforme  noir  à  boutons  d'or,  calqué  sur  tous  les  uniformes 

de  toutes  les  marines  d'Occident,  celui-là  dans  un  vêtement 

civil   d'après-midi,  le  même  qu'il  eût  porté  à  Londres  ou  à 

Portsmouth,  au  thé  de  n'importe  quelle  lady . . .  La  jeune  femme, 

adroite  et  prompte  dans  son  rôle  d'hôtesse,  et  se  penchant  avec 

grâce    pour  tendre  une  tasse  pleine...  En  cet  instant,   Felze 

n'apercevait  plus  le  visage  asiatique,  mais  seulement  la  ligne 

du   corps,  presque  pareil,  sous  la  robe  parisienne,   au  corps 

d'une  Française  ou  d'une  Espagnole  très  petite...  Non,  rien  en 

vérité,  ne  décelait  l'Asie,  —  pas  même  la  face  jaune  et  plate  du 

marquis  Yorisaka,  quoiqu'elle  fût  bien  visible,  elle,  et  mise  en 

valeur  par  l'éclairage  cru  des  fenêtres  vitrées  ;  mais  l'Europe 

encore  avait  retouché  cette  face  japonaise,  relevé  en  brosse  les 

cheveux  corrects,  allongé  les  moustaches  rudes,  élargi  le  cou 

dans  un  faux  col  ample...  Le  marquis  Yorisaka,  ancien  élève 

de  l'École  navale  de  France,  et  lieutenant  de  vaisseau  dans 

la  très  moderne  escadre  qui  venait  de  vaincre  Makharoff  et 

Whiteft,  et  qui  s'apprêtait  à  combattre  Rodjestvensky,  s'était 

si  bien  efforcé  de  ressembler  à  ses  professeurs  d'hier,  voire 

à  ses  adversaires  d'aujourd'hui,  que  c'est  à  peine  s'il  différait, 

pour  le  regard  curieux  de  Jean-François  Felze,  du  capitaine 

de  vaisseau  anglais,  assis  auprès... 

Et  cet  Anglais  même,  par  son  attitude  courtoise  et  familière 
d'homme  du  monde  en  visite  chez  des  amis,  indiquait  avec 
force  que  ce  logis  n'était  réellement  point  une  demeure 
exotique  et  bizarre,  la  demeure  de  deux  êtres  dans  les  veines 
de  qui  pas  une  goutte  de  sang  aryen  ne  coulait;  —  mais,  bien 
plutôt,  la  maison  toute  normale  et  banale  d'un  ménage  de  gens 
comme  il  s'en  trouve  des  millions  sur  les  trois  continents  de 
la  terre,  d'un  ménage  cosmopolite  de  gens  civilisés,  en  qui  le 
travail  niveleur  des  siècles  a  effacé  tout  caractère  de  race,  toute 
singularité  d'origine  et  tout  souvenir  des  mœurs  provinciales 
ou  nationales  d'autrefois. 

—  Monsieur  (Felze,  —  avait  dit  tout  d'abord  le  commandant 
Fergan,  —  j'ai  eu  l'honneur  d'admirer  plusieurs  beaux 
tableaux  de  vous...  car  vous  n'ignorez  pas  que  vous  êtes  plus 
célèbre  peut-être  à  Londres  qu'à  Paris...  et,  d'ailleurs,  j'ai 
vécu  longtemps  en  France,  où  j'étais  attaché  naval  en  même 
temps  que  le  marquis...  Mais  permettez-moi,  cependant,  de 


46o 


LA     REVUE     DE     PARIS 


vous  féliciter  beaucoup  du  portrait  charmant  que  votre  escale  à 
Nagasaki  vous  procure...  Jecrois,  en  vérité,  qu'aupointoù  nous 
en  sommes  de  l'histoire  du  Japon,  les  dames  japonaises  sont 
aujourd'hui  ce  que  le  sexe  féminin  nous  peut  offrir  de  plus 
intéressant  et  de  plus  attrayant...  et  je  vous  envie,  monsieur 
Felze,  vous  qui  allez,  avec  votre  merveilleux  talent,  fixer  sur 
une  toile  le  visage  et  le  regard  d'une  de  ces  dames  réellement 
supérieures  à  leurs  sœurs  aînées  d'Europe  ou  d'Amérique... 
Ne  protestez  pas,  madame!...  ou  vous  allez  me  forcer  de  tout 
dire  à  monsieur  Felze,  et  de  lui  faire  surtout  mon  compliment  à 
propos  de  sa  plus  grande  chance  :  celle  d'avoir  pour  modèle, 
non  pas  telle  ou  telle  de  vos  compatriotes  les  plus  séduisantes, 
mais  vous-même,  la  plus  séduisante  de  toutes. .. 

Il  souriait,  atténuant  d'un  air  de  plaisanterie  sa  louange  trop 
directe.  C'était  un  homme  irréprochablement  poli  et  correct, 
et  qui  portait  manifeste  en  toute  sa  personne  sa  qualité  d'aide 
de  camp  d'un  roi.  Il  avait  cette  élégance  nette  et  masculine  des 
Anglais  de  bonne  race,  et  sa  lèvre  rasée,  et  son  front  droit,  et 
ses  yeux  vifs,  et  le  sourire  un  peu  ironique  de  sa  bouche,  le 
classaient  dans  une  autre  catégorie  que  celle  des  buveurs  d'ale 
et  des  mangeurs  de  bœuf  cru.  L'Ecole  anglaise  a  peint  de  ces 
portraits  de  baronnets  et  de  lords,  fils  des  gentilhommes  bri- 
tanniques du  xvine  siècle  rivaux  de  nos  comtes  ou  de  nos  ducs 
français. 

Les  officiers  de  la  marine  britannique  sont  beaucoup  moins 
âgés  que  les  nôtres.  Celui-là,  malgré  son  grade  et  l'importance 
probable  de  sa  mission  au  Japon,  semblait  absolument  jeune, 
Le  marquis  Yorisaka,  simple  lieutenant  de  vaisseau,  Tétait  à 
peine  davantage.  Felze,  instinctivement,  les  compara  l'un  à 
l'autre,  et  songea,  que  peut-être  la  marquise  Yorisaka  les  avait 
comparés  aussi... 

—  Mitsouko,  —  interrogeait  le  marquis,  —  monsieur  Felze 
est-il  content  de  votre  toilette?...  Comment  poserez-vous ? 

Felze  se  souvint  à  propos  que  le  marquis  Yorisaka  n'aimait 
point  les  vieilles  modes  japonaises  : 

—  Je  suis  très  content,  —  affirma-t-il,  résigné,  mais  iro- 
nique, —  très  content!...  Et  j'espère  réussir  un  portrait  qui  ne 
ressemblera  pas  aux  toiles  ordinaires...  Quanta  la  pose,  n'en 
parlons  pas  encore  :  j'ai  l'habitude,  même  quand  il  s'agit  d'un 


r 


POUR    VAINCRE 


46l 


travail  aussi  hâté  que  celui-là,  de  croquer  d'abord  mon  modèle 
sous  toutes  ses  faces  et  dans  toutes  ses  attitudes.  J'obtiens  ainsi 
douze  ou  quinze  esquisses  qui  me  sont  en  quelque  sorte  un 
répertoire  vivant  où  je  trouve  tout  naturellement  la  pose  la 
plus  j ustc  et  la  meilleure. . .  Ne  vous  inquiétez  donc  pas  de  votre 
peintre,  madame  :  asseyez-vous,  causez,  levez-vous,  marchez, 
et  ne  prenez  pas  garde  au  gribouilleur  d'album,  qui,  de  temps 
en  temps,  donnera  un  coup  de  crayon  en  vous  regardant. 

11  avait  ouvert  un  cahier  de  gros  papier,  et,  tout  en  parlant, 
dessinait  déjà  sur  son  genou. 

—  Mitsouko,  —  fit  observer  le  marquis  Yorisaka  en  sou- 
riant, —  voilà  une  façon  de  poser  qui  vous  plaira... 

Felze  s'était  interrompu,  le  crayon  levé  : 

—  «  Mitsouko  »?  —  questionna-t-il.  —  Excusez  un  ignorant 
qui  ne  sait  pas  trois  mots  de  Japonais...  «  Mitsouko  »,  est-ce 
votre  prénom,  madame? 

Elle  eut  presque  l'air  de  demander  pardon  : 

—  Ouil...  un  prénom  un  peu  bizarre,  n'est-ce  pas  ? 

—  Pas  plus  bizarre  qu'un  autre!...  Un  joli  prénom,  et  sur- 
tout bien  féminin  :  Mitsouko...  cela  sonne  doux... 

Le  commandant  Fergan  approuva  : 

—  Je  suis  tout  à  fait  de  votre  avis,  monsieur  Felze.  Mit- 
souko... Mitsou...  Le  son  est  très  doux  et  la  signification  plus 
douce  encore...  parce  que  mitsou,  en  japonais,  veut  dire 
«  rayon  de  miel...   » 

Le  marquis  Yorisaka  reposait  sur  le  plateau  sa  tasse  vide  : 

—  Oui,  —  dit-il,  —  «  rayon  de  miel. ..  »  ou  encore,  quand 
on  l'écrit  par  un  autre  caractère  chinois,  «  mystère  »... 

Jean-François  Felze  leva  les  yeux  vers  son  hôte.  Le  marquis 
Yorisaka  souriait  très  aimablement,  et  il  n'y  avait  certes  pas  la 
moindre  arrière-pensée  sous  ce  sourire... 

—  Moi,  —  ajouta-t-il  tout  de  suite,  —  je  m'appelle  Sadao, 
ce  qui  ne  veut  rien  dire  du  tout. 

Felze  songea  : 

((  Sadao...  Mais  sa  femme  l'appelle  O-Sadao  san,  «  Mon- 
seigneur Sadao  »,  tandis  que  lui-même  lui  renvoie  des  «  Mit- 
souko »  tout  court...  Cela  signifie  peut-être  quelque  chose...  » 

Il  ne  put  s'empêcher  d'en  faire,  négligemment,  la  remar- 
que : 


462 


LA     REVUE     DE     PARIS 


—  «  Sadao  »?...  Je  croyais  avoir  entendu,  tout  à  l'heure, 
que  la  marquise  Yorisaka  vous  nommait  d'un  nom  plus 
long?... 

Un  petit  rire  précéda  la  réponse  : 

—  Ah!  oui!...  vous  avez  entendu  :  0- Sadao  san...  C'esl 
une  simple  forme  de  politesse  que  toute  bonne  Japonaise 
emploie,  d'instinct,  en  s'adressant  à  son  mari.  On  dit  cela  sans 
y  penser...  Vieux  restes  des  vieilles  mœurs!...  Nous  n'étions 
pas  jadis  une  nation  très  féministe.  Au  temps  de  l'ancien 
Japon,  —  avant  le  Grand  Changement  de  1868,  —  nos  com- 
pagnes étaient  presque  des  esclaves...  Leur  bouche  s'en  sou- 
vient encore,  vous  le  voyez,  leur  bouche  seulement... 

Il  rit  encore,  et,  très  galamment,  baisa  la  main  de  sa  femme. 
Felze  observa  toutefois  la  raideur  un  peu  maladroite  du  geste. 
((  O-Sadao  san  »  ne  devait  pas  baiser  ainsi  quotidiennement  la 
main  de  Mitsouko... 

Ayant  remarqué  peut-être  le  coup  d'œil  trop  perspicace  de 
son  hôte,  le  marquis  Yorisaka,  soudain  prolixe,  insista  : 

—  La  vie  s'est  tellement   transformée   chez  nous,   depui- 
quarante  ans!...  Certes  les  livres  vous  ont  expliqué,  à  vou> 
Européens,  cette  transformation,  mais  les  livres  expliquent 
tout  et  ne  montrent  rien. . .  Vous  représentez-vous,  cher  maître, 
ce  qu'était  l'existence  de  l'épouse  d'un  daïmio,  au  temps  de 
mon  grand-père?  La  malheureuse  végétait  prisonnière  au  fond 
du  château,  féodal...  prisonnière,  et,  qui  pis  est,  servante  de  ses 
propres  serviteurs,  messieurs  les  samouraïs,  dont  le  moindre 
aurait  rougi  d'humilier  ses  deux  sabres  devant  un  miroir1 . . .  Vous 
diriez,  en  France  :  «  devant  une  quenouille...  »  Songez-y  :  le 
Bashido,  notre  antique  code  d'honneur,  plaçait  la  femme  plus 
bas  que  terre,  et  l'homme,  plus  haut  que  ciel.  Dans  le  château- 
prison  qu'elle  habitait,  l'épouse  d'un  daïmio  pouvait  méditer  à 
loisir  sur  cet  axiome  incontesté.  Le  prince,  absent  tout  le  jour, 
daignait  à  peine  entrer  parfois,  à  la  nuit  close,  dans  la  chambre 
conjugale.  Et  la  princesse  esclave,  sans  cesse  délaissée,  s'occu- 
pait uniquement  d'obéir  à  la  mère  de  son  époux,  laquelle  ne 
manquait  jamais  d'abuser  de  l'autorité  que  les  rites   chinois 
avaient  établie  sans  appel  et  sans  limites...  Voilà  le  sort  auquel 

1.  «  Le*  miroir  est  l'àme  de  la  femme,  comme  le  sabre  est  l'âme  du  guer»- 
rior.  »  —  Proverbe  nippon. 


r 


POU H     VAINCRE  463 


eût  été  condamnée,  quarante  ans  plus  tôt,  la  femme  du  daïmio 
Yorisaka  Sadao...  le  sort  auquel  échappe,  aujourd'hui,  la 
femme  d'un  simple  officier  de  marine,  qui  ne  regrette  pas, 
lui  non  plus,  les  temps  barbares  ! ...  Il  est  plus  confortable  de  se 
réjouir  en  compagnie  d'hôtes  doctes  et  indulgents,  fût-ce  dans 
une  bicoque  comme  celle-ci,  que  de  végéter  solitaire  et  igno- 
rant dans  quelque  manoir  des  Tosa  ou  des  Choshoû.  (Il  jetait 
avec  dédain  les  vieux  noms  illustres.)  Et  il  est  aussi  plus 
honorable  de  servir  à  bord  d'un  cuirassé  de  Sa  Majesté  l'Em- 
pereur que  de  mener  par  la  campagne  quelque  bande  pil- 
larde de  guerriers  bandits,  à  la  solde  du  Shogoun,  ou  d'un 
tyrannique  chef  de  clan. . . 

S'interrompant,  il  prit  sur  la  table  à  thé  une  boîte  de  ciga- 
rettes turques,  et  la  tendit  ouverte  aux  deux  Européens  : 

—  C'est  d'ailleurs  à  vous,  messieurs,  que. nous  devons  tout 
ce  progrès  dont  nous  bénéficions  chaque  jour...  Nous  saurons 
ne  jamais  l'oublier...  Et  nous  n'oublierons  pas,  non  plus,  com- 
bien vous  avez  mis  de  patience  et  de  bonne  grâce  dans  votre  rôle 
d'éducateurs.  L'élève  était  certes  bien  arriéré,  et  son  intelli- 
gence, ankylosée  par  tant  de  siècles  de  routine,  n'acceptait 
qu'à  grand'peine  l'enseignement  occidental.  Vos  leçons  ont 
cependant  porté  leurs  fruits.  Et  peut-être  un  jour  viendra-t-il 
que  le  nouveau  Japon,  véritablement  civilisé,  fera  enfin  hon- 
neur à  ses  maîtres... 

Il  s'était  approché  de  la  marquise  Yorisaka,  et  lui  présentait 
la  boîte  turque,  à  elle  aussi.  Elle  parut  hésiter  une  seconde, 
puis,  très  vite,  saisit  une  cigarette,  et  l'alluma  elle-même, 
sans  qu'il  eût  songé  à  lui  offrir  du  feu.  Il  achevait  sa  tirade, 
appuyant  sur  Jean-François  Felze  un  regard  vif,  dont  l'éclat 
fut  soudain  voilé  par  le  battement  des  paupières  jaunes. 

—  Déjà,  tout  imparfaits  que  nous  soyons  encore,  votre 
extrême  bienveillance  applaudit  à  nos  succès  sur  les  armées 
russes...  Vous  nous  avez,  du  premier  coup,  rendus  capables  de 
lutter  avantageusement  pour  notre  indépendance. 

Il  conclut,  saluant  un  peu  plus  bas  que  n'eût  fait  un  Occi- 
dental : 

—  Qui  dit  Russe,  dit  Asiatique.  Et  nous,  Japonais,  préten- 
dons devenir  bientôt  des  Européens.  Notre  victoire  vous  appar- 
tient donc,  autant  qu'à  nous-mêmes,  puisqu'elle  est  une  victoire 


464 


LA     REVUE     DE     PARIS 


de  l'Europe  contre  l'Asie.  Acceptez-en  l'hommage,  et  souffrez 
que  nous  soyons  très  humblement  reconnaissants... 


IV 


—  Monsieur  Felze,  —  avait  proposé  le  commandant  Herbert 
Fergan,  au  moment  où  le  peintre,  sa  première  séance  achevée, 
prenait  congé  des  Yorisaka  ;  —  vous  rentrez,  sans  doute,  à  bord 
du  yacht  américain?  Je  vais  de  ce  côté...  S'il  vous  plaît  que 
nous  fassions  route  de  conserve... 

Et  ils  étaient  sortis  ensemble.  Maintenant  ils  s'en  allaient 
à  pied,  côte  à  côte. 

La  route  serpentait  à  flanc  de  coteau.  Devant  eux,  au  bas  de 
la  pente,  les  maisons  campagnardes  du  faubourg  groupaient 
leurs  toits  couleur  de  feuille  morte.  A  main  gauche,  les  jardins 
d'O-Souwa  cachaient  le  grand  temple  sous  la  verdure  pro- 
fonde de  leurs  sapins  et  de  leurs  cèdres,  sous  la  neige  mauve 
et  rose  de  leurs  pêchers  et  de  leurs  cerisiers  en  robes  de  prin- 
temps, tandis  qu'à  main  droite,  au  delà  du  fiord  bleu,  moire 
.par  la  brise,  au  delà  des  montagnes  touffues  de  l'autre  rivage, 
le  soleil  couchant,  rouge  comme  il  rayonne  sur  les  étendards 
de  l'Empire,  descendait  à  pas  lents  vers  l'horizon  occidental. 

—  Il  nous  faut  marcher  un  peu,  —  avait  dit  Fergan;  — 
car  nous  ne  trouverons  point  de  kouroumas  avant  d'être 
arrivés  aux  rues  qui  mènent  vers  l'escalier  du  temple. . . 

—  Tant  mieux!  —  avait  répliqué  Felze.  —  11  fait  bon 
marcher  par  ce  beau  soir  d'avril. . . 

Une  odeur  de  géranium  flottait  sur  le  chemin. 

—  Eh  bien!  —  questionna  tout  à  coup  l'officier  anglais.  — 
Vous  avez  vu  le  ménage  d'un  marquis  japonais  et  de  sa 
femme...  Spectacle  assez  rare  pour  les  yeux  d'un  baka  lôdjin* 
d'une  brute  d'étranger,  comme  tous  deux  nous  sommes!... 
Assez  rare,  oui,  et  assez  curieux  aussi!...  Quelle  est  votre 
impression,  monsieur  Felze? 

Felze  sourit  : 

—  Mon  impression  est  excellente!...  Le  marquis  japonais 
est  un  homme  des  plus  courtois,  même  à  l'égard  des  baka 


POUR    VAINCRE  465 

tôdjin,  si  j'en  juge  par  ses  propos  d'aujourd'hui...  et  sa  femme 
est  une  jolie  femme... 

Une  satisfaction  brilla  dans  les  yeux  de  l'Anglais  : 

—  Oui,  n'est-ce  pas?  —  dit-il.  —  Elle  est  tout  à  fait  une 
jolie  femme...  tellement  mieux,  en  vérité,  que  les  trois  quarts 
de  ses  compatriotes  ! . . .  Et  si  jeune,  si  fraîche  ! . . .  On  ne  se  rend 
pas  compte,  à  cause  de  cette  peinture  rose  et  blanche  qui  est 
exigée  par  la  mode  :  il  faut  avoir  la  couleur  des  femmes 
d'Europe!...  Et  c'est  dommage,  parce  que,  dessous,  la  peau 
n'est  pas  plus  jaune  qu'un  ivoire  neuf...  Elle  a  vingt-quatre 
ans  à  peine,  la  marquise  Yorisaka! 

—  Vous  la  connaissez  à  merveille,  —  observa  Felze,  un  peu 
railleur. 

—  Oui...  c'est-à-dire...  je  connais  assez  intimement  le 
marquis.  (La  face  rasée  avait  rougi.)  Assez  intimement. . .  Nous 
avons  fait  campagne  ensemble...  Car,  vous  savez,  sans  doute? 
ma  mission  dans  ce  pays  m'oblige  à  suivre  la  guerre,  et  je  suis 
embarqué  en  spectateur  sur  le  même  cuirassé  que  le  marquis 
Yorisaka. . . 

—  Ah  bah!  —  fit  Jean-François  Felze,  étonné;  —  sur  un 
cuirassé  japonais?. ..  Le  gouvernement  du  Mikado  autorise?. .. 

—  Ohl  à  titre  réellement  exceptionnel...  Je  suis  envoyé  par 
notre  roi,  en  mission  spéciale  et  officieuse. . .  car  ce  n'est  même 
pas  officiel...  L'Angleterre  et  le  Japon  sont  alliés,  et  voilà 
pourquoi...  Je  suis  enchanté,  d'ailleurs  :  vous  concevez  qu'il 
n'y  a  rien  de  plus  intéressant  que  cette  guerre.  J'étais  devant 
Port-Arthur,  le  10  août,  et  j'ai  assisté  à  toute  la  bataille, 
précisément  dans  la  tourelle  du  marquis...  C'est  pourquoi, 
comme  je  vous  disais,  nous  sommes  à  présent  intimes...  com- 
pagnons d'armes,  frères...  les  deux  doigts  de  la  main... 

Il  riait  maintenant,  d'un  rire  malicieux  et  cordial.  Il  con- 
tinua, sur  un  ton  de  confidence  : 

—  Même,  ce  fin  renard  de  Sadao  san...  car  il  est  juste  le 
contraire  d'un  imbécile,  Yorisaka  Sadao!...  Oui!...  il  voulait 
me  faire  bavarder...  Les  Japonais,  sur  mer,  valent  sûrement 
mieux  que  les  Russes...  mais  ce  n'est  pas  encore  la  perfec- 
tion... Et  ils  auraient  à  apprendre  en  fréquentant  une  marine 
telle  que  la  nôtre. . .  Notre  ami  Sadao  san  voulait  donc  apprendre 

ier  Décembre  1908.  a 


466  LA     REVUE     DE     PARIS 

en  fréquentant...  en  fréquentant  votre  serviteur...  11  n'a  pas 
appris...  du  moins,  pas  grand'chose...  Vous  vous  rappelez 
votre  proverbe  français  :  «  A  Normand,  Normand  et  demi  »? 
Eh  bien!  un  Japonais  vaut  un  Normand;  mais  j'ai  joué  le 
Normand  et  demi.  Il  le  fallait!  Correctement,  je  ne  puis  que 
rester  neutre.  Nous  sommes  en  paix  avec  la  Russie...  Ah! 
voici  des  kouroumas  ! 

Deux  coureurs  arrivaient,  traînant  au  pas  leurs  voiturettes 
vides.  A  la  vue  des  Européens,  ils  se  précipitèrent. 

—  Au  quai  de  la  Douane,  n'est-ce  pas,  monsieur  Felze?  — 
demandait  le  commandant  Fergan. 

—  Non!  —  dit  le  peintre,  —  non!...  Je  ne  rentre  pas  à 
bord  de  YYseult...  c'est-à-dire,  pas  tout  de  suite. ..  J'ai  dessein, 
ce  soir,  de  dîner  seul,  à  la  japonaise,  dans  une  auberge... 

L'Anglais  leva  un  doigt  : 

—  Oh  !  oh  !  monsieur  Felze  !  une  auberge  et  un  dîner  à  la 
japonaise!  On  peut  trouver  tout  cela  du  côté  du  Yoshivara, 
vous  savez  ! 

Jean-François  Felze  sourit,  et  montra  ses  cheveux  gris  : 

—  Vous  n'avez  donc  pas  regardé  cette  neige-là,  cher  mon- 
sieur? 

—  Quelle  neige?  Vous  êtes  un  jeune  homme,  mon- 
sieur Felze!  Pour  vous  donner  vos  quarante  ans,  il  faut  se 
rappeler  votre  gloire  ! 

—  Mes  quarante  ans!  Ils  sont  cinquante,  hélas!...  Et  je 
n'avoue  pas  le  surplus... 

—  Ne  l'avouez  pas  :  je  vous  ferais  l'injure  de  n'en  rien 
croire!...  ]Vlais,  décidément,  vous  n'allez  pas  au  port.  Je  vous 
quitte  donc.  Auparavant,  puis-je  vous  être  utile?  Voulez-vous 
que  je  traduise  vos  ordres  au  kouroumaya? 

—  Bien  volontiers!  Vous  êtes  mille  fois  aimable.  Je 
voudrais  dîner  comme  je  vous  ai  dit,  d'abord,  et  ensuite 

—  Ensuite?... 

—  Ensuite,  être  conduit  dans  un  quartier  qui  s'appelle 
Diou  Djen  Dji. 

—  AU  righll... 

Quelques  phrases  japonaises  suivirent,  ponctuées  par  les 
«  lié!...  »  approbatifs  du  coureur. 

—  Voilà  qui  est  fait.   Votre  homme  ne  se  tromperai  pas, 


r 


POUR    VAINCRE  467 

soyez  tranquille.  Vous  dînerez  dans  une  tchaya  de  la  rue 
Manzai  machi...  Et  de  là  vous  serez  conduit  à  votre  quar- 
tier de  Diou  Djen  Dji,  qui  perche  à  mi-hauteur  de  la  colline 
des  grands  cimetières...  Et  que  vous  disais-je?  Il  faut  traverser 
un  bout  de  Yoshivara  pour  parvenir  là-haut...  En  pays  japo- 
nais, on  n'y  échappe  pas,  monsieur  Felze...  Au  revoir!...  et 
que  les  jolies  oïran,  derrière  leurs  grillages  de  bambou,  vous 
soient  plaisantes  ! . . . 


L'escalier,  usé,  moussu,  branlant,  grimpait  tout  droit  au 
flanc  de  la  colline,  entre  deux  petits  murs  japonais,  inter- 
rompus ça  et  là  par  des  maisonnettes  de  bois,  toutes  obscures 
et  silencieuses.  Et  le  quartier  endormi,  avec  ses  jardinets 
déserts  et  ses  chaumières  muettes,  semblait  une  avant-garde 
de  F  immense  ville  des  morts,  du  cimetière  touffu  et  confus 
dont  les  tombes  innombrables  descendent  en  rangs  serrés  de 
tous  les  sommets  d'alentour,  et  cernent,  et  pressent,  et 
assiègent  la  ville  moins  vaste  des  vivants. 

Jean-François  Felze,  au  sommet  de  l'escalier,  s'orienta. 
11  avait  laissé  son  kourouma  au-dessous  des  marches  :  nulle 
voie  carrossable  n'accède  à  Diou  Djen  Dji.  Et  maintenant,  seul 
parmi  les   sentiers    de   la   montagne,   il  hésitait   sur  le    bon 
chemin. 

—  Trois  lanternes,  —  murmura-t-il,  —  trois  lanternes  vio- 
lettes à  la  porte  d'une  maison  basse. . . 

Rien  de  semblable  n'était  visible.  Mais  un  raidillon  prolon- 
geait l'escalier,  et  zigzaguait  dans  l'ombre  vers  une  sorte  de 
plateau,  d'où  la  vue  devait  plonger  à  l'aise  dans  toutes  les 
venelles  en  contre-bas  :  Felze  se  résigna  à  gravir  le  raidillon. 

La  nuit  était  limpide,  mais  noire.  Un  croissant  de  lune 
rougeâtre  venait  de  disparaître  derrière  les  montagnes  de  l'ouest. 
Au  loin,  le  gong  d'un  temple  battait  faiblement. 

—  Trois  lanternes  violettes. . .  —  répéta  Jean-François  Felze. 
11  s'arrêta  pour  faire  sonner  sa  montre.  Le  dîner  n'avait  pas 

été  bien  long,  dans  la  tchaya  de  Manzaï  machi.   Mais  Felze 
n'avait  pas  résisté  ensuite  au  plaisir  d'une  longue  flânerie  dans 


\ 


468  LA     REVUE     DE     PARIS 

Nagasaki  illuminé,  scintillant,  bourdonnant,  festoyant,  parmi 
la  cohue  des  piétons  baguenaudeurs,  des  mousmés  babillardes. 
et  des  kouroumas  galopant  à  la  queue  leu  leu...  Et  mainte- 
nant il  était  tard  :  la  montre  tinta  dix  coups. 

—  Diable  I  —  murmura  Felze.  —  L'heure  est  avancée, 
pour  une  visite  de  cérémonie... 

Il  regardait  le  faubourg,  éparpillé  sous  ses  .pieds,  et,  plus 
bas  que  le  faubourg,  la  ville  tassée  au  bord  du  golfe.  Tout  à 
coup,  il  s'exclama  :  les  trois  lanternes  violettes  étaient  là  tout 
près,  juste  en  bas  de  ce  raidillon  qu'il  venait  d'escalader  non 
sans  peine.  Elles  émergeaient,  à  l'instant  même,  d'un  bouquet 
d'arbres  qui  les  avait  d'abord  cachées. . . 

Felze  redescendit  le  raidillon,  et  contourna  le  bouquet 
d'arbres.  La  maison  basse  se  profila  sur  le  ciel  étoile.  Elle  était 
purement  japonaise  et  de  vulgaire  bois  brun,  sans  ornement. 
Mais,  sous  le  porche,  une  poutre  rapportée  faisait  fronton: 
et  ce  fronton,  sculpté,. creusé,  découpé,  fouillé  à  jour,  et  doré 
comme  un  lambris  de  pagode,  contrastait  violemment  avec  la 
simplicité  absolue  des  charpentes  nipponnes  où  il  s'encastrait. 
Les  trois  lanternes  aussi,  les  trois  lanternes  violettes,  juraient 
d'étrange  manière,  au  milieu  de  la  façade  nette  et  nue  qu'elles 
éclairaient  :  c'étaient  trois  monstrueux  masques  de  papier 
huilé,  trois  masques  dont  le  ricanement  épouvantait  comme 
la  grimace  d'un  squelette,  et  dont  la  couleur  semblait  d'une 
chair  en  décomposition. 

Jean-François  Felze  considéra  les  trois  lanternes  cadavé- 
riques et  le  fronton,  pareil  à  un  lingot  ciselé.  Puis  il  frappa, 
et  la  porte  s'ouvrit. 

VI 

Un  domestique  de  très  haute  taille,  vêtu  de  soie  bleue, 
chaussé  de  soie  noire,  apparut  sur  le  seuil  et  toisa  le  visiteur. 

—  Tcheou  Pé-i?  —  prononça  Felze. 

Et  il  tendit  au  domestique  une  longue  bande  de  papier  rouge, 
toute  couverte  de  caractères  noirs. 

Le  domestique  salua  à  la  chinoise,  la  tête  inclinée  bas,  les 
poings  réunis  et  secoués  au-dessus  du  front.  Puis,  respectueu- 
sement, il  prit  le  papier  tendu  et  referma  la  porte. 


r* 


POUR     VAINCRE 


46g 


Felze,  laissé  dehors,  sourit  : 
«  L'étiquette  n'a  pas  changé  »,  —  songea-t-il. 
Et  il  attendit  patiemment. 

A  l'intérieur,  un  gong  résonna.  Des  pas  coururent.  Une 
natte  qu'on  traînait  sur  le  sol  crissa.  Et,  de  nouveau,  ce  fut  le 
silence.  Mais  la  porte  ne  se  rouvrit  pas,  —  pas  encore.  Cinq 
minutes  s'égouttèrent. 

Il  faisait  assez  froid.  Le  printemps  n'était  pas  vieux  de 
quatre  semaines  :  Felze  s'en  souvint  en  sentant  la  bise  s'insinuer 
sous  son  manteau. 

<c  L'étiquette  n'a  pas  changé,  —  se  répéta-t-il.  —  Mais,  par 
une  nuit  féconde  en  rhumes,  bronchites  et  pleurésies,  il  n'en 
est  pas  moins  dur  de  geler  si  longtemps  sous  le  porche,  durant 
que  l'hôte,  soucieux  des  bienséances,  prépare,  comme  il  le  doit, 
la  réception...  En  vérité,  la  fraîcheur  ambiante  me  pousse  à 
juger  qu'en  l'occurrence  ïcheou  Pé-i  me  fait  un  peu  trop 
d'honneur...  » 

A  la  fin.  pourtant,  la  porte  se  rouvrit. 
Jean-François  Felze  avança  de  deux  pas,  et  salua,  comme  le 
domestique  l'avait  salué  tout  à  l'heure,  à  la  chinoise.  Le  maître 
de  la  maison,  debout  devant  lui,  saluait  pareillement. 

C'était  un  homme  gigantesque,  somptueusement  vêtu  d'une 
robe  de  satin  brodé,  et  coiffé  d'une  toque  à  boule  de  corail 
rouge  uni,  marque  de  la  plus  haute  classe  des  mandarins  chi- 
nois. Deux  serviteurs  le  soutenaient  sous  les  aisselles,  car  il 
était  vieux  d'au  moins  soixante-dix  ans,  et  son  corps  énorme 
pesait  trop  lourd  pour  sa  vigueur  de  vieillard;  en  outre,  son 
rang  et  ses  titres  l'avaient,  dès  l'âge  où  l'on  devient  lettré,  con- 
damné aux  chevaux  et  aux  palanquins,  —  si  bien  qu'il  n'avait 
peut-être  jamais  fait  une  promenade  à  pied  depuis  un  demi- 
siècle. 

Car  Tcheou  Pé-i,  aucien  ambassadeur  et  ancien  vice-roi, 
précepteur  émérite  des  fils  de  la  première  concubine  impé- 
riale, membre  du  Conseil  Suprême  Nei-ko,  membre  du  Con- 
seil Souverain  Kioun-Ke-Tchou,  était  l'un  des  douze  grands 
dignitaires  de  la  cour  chinoise.  Et  Jean-François  Felze,  qui 
jadis  l'avait  connu,  et  s'était  lié  avec  lui  d'une  amitié  fort 
étroite,  n'avait  pas  reçu  sans  étonnement,  le  matin  même, 
l'invitation  par  laquelle  Tcheou  Pé-i  le  priait  à  venir  «  dans 


470  LA     REVUE     DE     PARIS 

une  très  misérable  demeure,  boire  comme  autrefois,  et  avec 
indulgence,  une  coupe  de  mauvais  vin  chaud...  »  ïcheou  Pé-i 
hors  de  Pékin?  la  chose  était  extravagante  ! 

C'était  bien  Tcheou  Pé-i,  cependant  :  Felze,  du  premier 
regard,  reconnaissait  l'étrange  figure  aux  joues  concaves,  la 
bouche  sans  lèvres,  la  maigre  barbe  couleur  d'étain,  et,  sur- 
tout, les  yeux  :  —  des  yeux  sans  forme  et  sans  nuance,  des  yeux 
noyés  au  fond  de  la  bouffissure  des  paupières,  des  yeux 
presque  invisibles,  mais  d'où  jaillissaient  deux  lueurs  si  aiguës 
qu'on  ne  pouvait  plus  les  oublier  après  avoir  été  une  fois  tra- 
versé par  elles... 

Tcheou  Pé-i,  ayant  salué,  s'appuya  sur  les  épaules  de  ses 
deux  serviteurs,  et  fit  quatre  pas  en  avant,  afin  de  sortir  tout 
à  fait  de  la  maison,  au-devant  du  visiteur.  Alors;  saluant  de 
nouveau,  et  montrant  le  côté  gauche  de  la  porte,  il  parla  selon 
les  rites  : 

—  Daignez  entrer  le  premier. 

—  Comment  oserais-je?  —  répondit  Felze. 

Et  il  salua  plus  bas.  Car  il  avait  autrefois  étudié  «  le  Livre  des 
Cérémonies  et  des  Démonstrations  extérieures  »,  qui  sont,  a 
dit  Koung-fou-Tzeu,  «  la  parure  des  sentiments  du  cœur  »: 
—  étude  indispensable,  certes,  à  qui  désire  l'amitié  réelle  d'un 
lettré  chinois. 

Tcheou  Pé-i,  ayant  entendu  la  réponse  correcte,  sourit  de 
contentement  et  salua  pour  la  troisième  fois  : 

—  Daignez  entrer  le  premier,  —  répéta-t-il. 
Et  Felze  répéta  : 

—  Gomment  oserais-je? 

Après  quoi,  sur  une  dernière  instance,  il  entra  comme  on 
l'y  conviait. 

Au  fond  de  l'antichambre,  quatre  degrés  conduisaient  à  la 
la  première  salle.  Tcheou  Pé-i  obliqua  vers  l'est,  et  désigna  le 
côté  ouest  au  visiteur,  comme  l'exige  la  courtoisie  : 

—  Daignez  —  dit-il  —  passer  honorablement. 

—  Comment  oserais-je?  —  répliqua  Felze. 
Et,  cette  fois,  il  ajouta  : 

—  N'êtes- vous  pas  mon  frère  aîné,  très  sage  et  très  vieux? 
Tcheou  Pé-i  prolesta  : 

—  Vous  mélevez  trop  haut! 


POUR    VAINCRE  h*]! 

Mais  Felze  se  récria,  comme  il  devait  : 
—  Non,  assurément!  Comment  une  telle  chose  serait-elle 
possible?  Et  quant  à  la  vieillesse,  j'ai  partout  entendu  dire 
que  votre  âge  glorieux  touche  à  la  soixante-treizième  année, 
tandis  que  moi,  votre  tout  petit  frère,  je  n'ai  guère  vécu,  très 
vainement,  que  cinquante-deux  ans. 

Tcheou  Pé-i  frappa  les  ornements  de  sa  ceinture  : 
—  Voici  —  dit-il  —  une  tablette  de  jade  qui  est  neuve. 
Et  jadis  j'avais  une  tablette  d'albâtre,  qui  était  vieille.  Or  le 
philosophe  de  la  principauté  de  Lou  *,  parlant  un  jour  à  Tzeu- 
Kong,  expliqua  pourquoi  le  jade  est  estimé,  tandis  que 
l'albâtre  ne  l'est  point.  N'est-il  donc  pas  certain  que  cette 
tablette  neuve  est  précieuse,  et  que  la  vieille  tablette  était 
vile  ?  Je  vous  compare  justement  à  la  tablette  de  jade,  et  je 
me  compare  moi-même  à  la  tablette  d'albâtre. 

—  Je  ne  suis  pas  digne!  —  affirma  Felze. 

Mais,  après  qu'il  eût  refusé  à  trois  reprises,  il  prit  le  côté 
ouest,  et  monta  les  degrés,  «  honorablement  ». 

La  première  salle  —  vide  et  nue,  selon  le  goût  nippon  — 
fut  traversée  dans  sa  longueur.  Au  bout,  un  rideau  opaque 
masquait  la  deuxième  salle. 

Tcheou  Pé-i  saisit  le  bord  du  rideau  dans  sa  main  droite,  et 
le  souleva  : 

—  Marchez  très  lentement 2,  —  dit-il. 

—  Je  marcherai  très  vite,  —  répliqua  Felze. 

Mais,  ayant  franchi  le  seuil,  il  ne  fit  qu'un  pas,  et  s'arrêta. 

La  seconde  salle,  merveilleusement  tapissée,  meublée, 
décorée,  selon  le  goût  chinois,  n'offrait  point  de  sol  où  poser 
le  pied  :  car  tous  les  ta  ta  mi  disparaissaient  sous  un  amas 
splendide  de  velours,  de  brocarts,  de  crêpes,  de  moires,  de 
draps  d'argent  et  de  draps  d'or.  Et  la  salle  entière  n'était 
proprement  qu'un  divan,  qu'un  lit  de  repos,  immense  et 
princier. 

Les  quatre  murs  étaient  vêtus  de  satin  jaune,  et  tout  brodés, 
du  plafond  au  plancher,  de  longues  sentences  philosophiques 
écrites  verticalement  en   caractères  noirs.    Des   solives  neuf 

i.  Koung-fou-Tzeu  (Confucius),  né  dans  le  pays  de  Lou. 
'i.  Marcher  lentement  n'est  permis  qu'aux  grands  personnages;  marcher 
vite  est  considéré  comme  une  marque  de  respect. 


472  LA     REVUE     DE     PARIS 

lanternes  violettes  pendaient,  versant  une  clarté  de  vitrail.  A 
l'angle  nord,  un  Bouddha  de  bronze,  plus  grand  qu'un  homme, 
souriait  parmi  des  bâtons  de  parfum,  au-dessus  d'un  éblouis- 
sant cercueil  constellé  de  métaux  précieux  et  de  pierreries.  Trois 
guéridons  —  d'ébène,  d'ivoire  et  de  laque  rouge  —  portaient 
un  brûle-encens,  un  vase  à  vin  chaud  et  un  prodigieux  tigre 
de  faïence  antique.  Et,  au  centre  des  soieries  qui  jonchaient  la 
terre,  un  socle  d'argent  ciselé,  posé  sur  un  plateau  de  nacre, 
élevait  une  lampe  à  opium,  dont  la  flamme,  voilée  par  des 
papillons  et  des  mouches  d'émail  vert,  scintillait  comme  une 
émeraude.  Les  pipes,  les  aiguilles,  les  fourneaux,  les  boîtes 
de  corne  et  de  porcelaine,  étaient  rangés  alentour.  Et  l'odeur 
de  la  drogue  sacrée  régnait  partout,  souveraine. 
Tcheou  Pé-i  étendit  le  bras  : 

—  Daignez  —  dit-il  —  choisir  la  place  où  votre  natte  '  sera 
déroulée. 

—  Toutes  les  places  sont  trop  flatteuses,  —  répondit  Felze. 
Deux  jeunes  garçons,  à  genoux  près  de  la  lampe  à  opium, 

placèrent  aussitôt,  l'une  sur  l'autre,  trois  nattes  plus  fines 
qu'un  tissu  de  lin.  Et  Felze  fit  le  geste  d'en  ôter  une,  pour 
protester  contre  cet  excès  d'honneur.  Maïs  Tcheou  Pé-i  se  hâta 
de  l'en  empêcher. 

Les  deux  jeunes  garçons  placèrent  alors,  parallèlement 
aux  nattes  du  visiteur,  les  nattes  du  maître  de  la  maison.  Puis  à 
celles-ci  et  à  celles-là  ils  ajoutèrent,  du  côté  du  plateau  de 
nacre,  plusieurs  petits  oreillers  de  cuir  gonflés.  Après  quoi, 
ils  reculèrent,  toujours  à  genoux,  et  tinrent  chacun  dans  la 
main  gauche  une  pipe  et  dan?  la  main  droite  une  aiguille, 
respectueusement. 

Mais,  avant  de  prendre  place  sur  les  nattes,  Tcheou  Pé-i  fit 
un  signe,  et  un  autre  serviteur,  —  celui-ci  d'un  rang  plus 
noble,  ainsi  qu'en  témoignait  sa  toque  à  boule  de  turquoise  2, 
prit  sur  le  guéridon  d'ivoire  le  vase  à  vin  chaud,  et  emplit 
une  coupe. 

i.  Môme  dans  une  salle  jonchée  de  tapis,  les  rites  exigent  que  l'on  offre 
à  l'hôte,  pour  s'asseoir  ou  se  coucher,  une  ou  plusieurs  nattes. 

2.  Mandarin  de  troisième  classe.  —  Il  y  a  neuf  classes  de  mandarins  dans 
l'Empire  :  Tcheou  Pé-if  ministre  d'État,  a  pour  aides  de  camp  des  officiers 
civils  et  militaires  du  rang  de  préfet  ou  de  colonel. 


r 


POUR     VAINCUE  ^3 


—  Daignez  boire,  —  dit  Tcheou  Pé-i. 

La  coupe  était  de  jade.  Non  point  de  jade  vert,  —  iaô,  — 
mais  de  jade  blanc  et  diaphane,  —  îu,  —  du  jade  que  les 
rites  réservent  aux  princes,  aux  vice-rois  et  aux  ministres. 

—  Je  boirai,  —  dit  Felze,  —  dans  la  ôoupe  de  bois  sans 
ornement. 

Il  but  toutefois  dans  la  coupe  de  jade,  après  que  le  maître 
de  la  maison  eût  insisté  trois  fois.  Et,  Tcheou  Pé-i  ayant  bu 
lui-même,  tous  deux  se  couchèrent  en  face  l'un  de  l'autre,  le 
plateau  de  nacre  entre  leurs  visages. 

Maintenant  le  cérémonial  était  accompli.  Tcheou  Pé-i 
parla  : 

—   Fenn   Ta-Jenn1,    —  dit-il   —  tout  à   l'heure,    quand 
votre  carte  illustre  m'a  été  présentée,  mon  cœur  a  battu  d'une 
grande  joie.  Il  y  a  trente  ans  que  je  vous  ai  rencontré  pour 
la  première  fois,  dans  cette  Ecole  de  Rome  que  j'avais  voulu 
visiter,  moi,  voyageur  très   humble,   curieux  de  voir,    dans 
votre  Europe  magnifique,  autre  chose  que  des  soldats  et  des 
machines  de  guerre.  Il  y  a  quinze  ans  que  je  vous  ai  ren- 
contré pour  la  seconde   fois,  dans  cette  ville  de  Pékin  que 
vous  honoriez  d'une  longue  halte,  au  cours  du  docte  pèleri- 
nage que   votre  sagesse  vous  avait  conseillé  d'entreprendre 
dans  tous  les  pays  où  vivent  des  hommes.  Et  là  première 
rencontre  m'avait  révélé   un  adolescent  courtois,    savant   et 
penseur  comme  rarement  sont  les  vieillards;  et  la  seconde,  un 
philosophe  digne  d'être  égalé  aux  maîtres  des  âges  antiques. 
Quinze  ans   ont   encore   passé;  je    vous    revois.    Et  je    me 
réjouis,  sachant  que  je  vais  goûter,  en  votre  compagnie,  le 
bonheur  indicible  que  goûtait  Tseng-Si,  le  tout  petit  disciple, 
lorsque,  sa  cithare  vibrant  sous  ses  doigts,  il  accompagnait 
d'une  harmonie  timide  les  préceptes  du  grand  Koung-Tzeu. 


1.  La  langue  chinoise  n'a  point  de  son  qui  équivaille  au  son  du  nom  français 
«  Felze  »,  ni,  par  conséquent,  de  caractère  qui  permette  de  figurer  ce  nom  en 
écriture.  Tcheou  Pé-i,  ayant  à  tracer  au  pinceau  le  nom  de  son  ami,  se  voit 
donc  forcé  de  recourir  à  quelque  caractère  de  prononciation  analogue.  Le 
meilleur  est  celui  qui  se  prononce  a  Fenu  »  :  Tcheou  Pé-i,  écrivant  a  Fenn  », 
prononce  naturellement  comme  il  écrit.  —  Ta- Jeun  est  un  appellatif  hono- 
rifique qui  doit  se  donner  à  tous  les  fonctionnaires  de  premier  et  de  second 
rang,  et,  généralement,  à  tous  les  grands  personnages.  La  signification 
textuelle  est  :  «  homme  considérable  ». 


LA     REVUE     DE     PARIS 


Il  parlait  un  français  assez  correct,  mais  sa  voix  sourde  et 
rauque  hésitait  longuement  après  chaque  phrase,  parce  qu'il 
pensait  en  chinois,  et  traduisait,  au  fur  et  à  mesure,  ses  dis- 
cours. Il  poursuivit  : 

—  J'écoute  donc,  et  j'attends  vos  paroles  comme  le 
laboureur  attend  la  récolte  du  blé  au  premier  mois  de  Tête,  et 
la  récolte  du  millet  glutineux  au  premier  mois  de  l'automne. 
Toutefois  fumons  d'abord  tous  deux,  afin  que  l'opium  dissipe 
les  nuages  de  notre  intelligence,  purifie  notre  jugement,  rende 
[>\\i>  musicale  notre  oreille,  et  nous  supprime  la  sensation 
t\  mimique  de  la  chaleur  et  du  froid,  source  de  beaucoup 
d'erreurs  grossières...  Je  sais  que  les  hommes  de  ce  pays,  dans 
un  esprit  de  singulier  despotisme,  ont  proscrit  l'opium  par  des 
luis  sévères.  Mais  cette  maison,  quoique  très  modeste, 
ii  obéit  à  aucune  loi.  Fumons  donc.  La  pipe  que  voici  est  faite 
de  bois  d'aigle,  —  ki-nam  :  —  sa  vertu  adoucissante  la  rend 
prérieuse  aux  fumeurs  de  votre  noble  Occident,  plus  nerveux 
que  ne  le  sont  les  fils  de  l'obscure  Nation  Centrale  l. 

Silencieux,  Jean-François  Felze  accepta  la  pipe  que  lui 
présentait  l'un  des  jeunes  garçons  agenouillés.  Et,  de  toute  la 
force  de  ses  poumons,  il  aspira  la  fumée  grise,  tandis  que 
T enfant  maintenait  au-dessus  de  la  lampe  le  petit  cylindre 
brun  collé  au  trou  du  fourneau.  L'opium  grésilla,  fondit, 
.s'évapora.  Et  Felze,  ayant  d'un  seul  trait  épuisé  toute  la 
pipée,  appuya  aux  nattes  ses  deux  épaules,  pour  mieux  dilater 
sa  poitrine,  et  garder  plus  longtemps,  mêlées  à  ses  fibres,  les 
volutes  de  la  drogue  philosophique  et  bienveillante. 

Mais,  au  bout  dune  minute,  et  pendant  que  Tcheou  Pé-i 
fumait  à  son  tour,  Felze,  comme  il  en  était  prié,  parla  : 

—  Pé-i  Ta-Jenn  2,  —  dit-il,  —  votre  bouche  trop  indul- 
gente a  prononcé   des  mots  harmonieux  et  conformes  à  la 


i ,  Tchoung  Kouo,  —  Empire  du  Milieu,  Empire  Central,  Chine.  —  Le  nom 
«  Chine  »  est  incompréhensible  aux  Chinois. 

9,  Tcheou  est  le  nom  de  famille;  Pé-i,  le  prénom,  que  les  Chinois,  comme 
iea  Japonais,  placent  après  le  nom.  Un  Chinois  de  qualité  a  toujours  deux 
prénoms,  l'un  familier,  l'autre  officiel.  C'est  de  ce  dernier  qu'on  doit  user 
cLm.a  la  conversation,  l'autre  étant  exclusivement  réservé  aux  parents  très 
proches  et  aux  supérieurs  hiérarchiques.  —  Tcheou  Pé-i  ayant  plus  de 
*oi  ^mie-dix  ans,  l'auteur  s'est  refusé,  par  convenance,  à  écrire  dans  ce 
livre,  le  prénom  familier  d'un  homme  de  cet  Age. 


PO  UH     VAINCUE  470 

raison.  Il  est  raisonnable,  en  effet,  d'attribuer  la  folie  aux  jeunes 
gens,  et  le  bon  sens  aux  hommes  âgés,  même  s'ils  ont  vécu, 
comme  moi,  en  vain.  Cependant  je  me  souviens  des  époques 
que  vous  venez  de  rappeler;  je  me  souviens  de  l'Ecole  de 
Rome,  et  de  votre  ville  de  Pékin,  célèbre  entre  toutes  les 
villes.  Et  voici  que  je  m'aperçois  de  ma  folie  actuelle,  de  ma 
folie  d'homme  âgé,  pire  assurément  que  n'était  ma  folie 
d'homme  jeune,  pire  que  n'était  ma  folie  d'enfant. 

Il   s'interrompit  pour  fumer  une  deuxième  pipe,  que  lui 
présentait  le  serviteur  agenouillé. 

—  Pé-i  Ta-Jenn,  —  reprit-il,  —  à  Rome,  j'étais  un  écolier 
stupide,  mais  j'étudiais  avec  respect  la  tradition  des  anciens 
maîtres.  A  Pékin,  j'étais  un  voyageur  inintelligent;  mais  je 
m'efforçais  d'ouvrir  mes  yeux  au  spectacle  du  Ciel,  de  la  Terre, 
et  des  Dix  Mille  Choses  créées.  Maintenant,  je  n'étudie  plus, 
mes  yeux  ne  savent  plus  voir,  et  je  vis  comme  vivent  le  loup 
et  le  lièvre,  en  abandonnant  la  direction  de  mes  pas  au  hasard 
et  aux  passions  impudiques.  Les  lettrés  et  les  fonctionnaires 
de   ma  nation  ont  eu  le  tort  de  me  décerner  beaucoup  de 
récompenses  et  beaucoup  d'honneurs.  Pour  quelques  tableaux 
peints  grossièrement  et  sans  art,  ces  hommes  dépourvus  de 
jugement  m'ont  désigné  à  l'attention  du  peuple  et  à  l'admi- 
ration des  ignorants.  Ma  tête  était  faible.  Le  vin  chaud  de  la 
fausse  gloire  l'a  enivrée... Et  c'est  alors  que  sont  venus  s'offrir 
à  moi  tous  les  plaisirs  impurs  et   toutes  les  voluptés  dégra- 
dantes. Je  n'ai  pas  su  les  repousser,  et  je  suis  leur  esclave.  Par 
respect  pour  la  maison  très  chaste  de  mon  hôte,  je  n'en  dirai 
pas  plus  long.  Qu'il  me  soit  seulement  permis  de  comparer  le 
modeste  vaisseau  de  mon  ancien  voyage  à  la  jonque  heureuse 
d'un  pêcheur  ou   d'un   marchand,   contents  l'un    et   l'autre 
d'affronter  la  mer  dans  l'espoir  des  richesses  à  acquérir,  et  le 
somptueux  navire  qui  me  ramène  aujourd'hui  dans  l'Empire 
du  Milieu  à  quelqu'un  de  ces  bateaux  ornés,  dentelés  et  dorés 
que  l'on  voit  sur  la  rivière  du  Kouang-Tong,  et  à  l'intérieur 
desquels  les  débauchés  finissent  par  s'avilir. 

—  Il  m'est  absolument  impossible,  —  prononça  Tcheou 
Pé-i,  —  d'approuver  votre  sévérité  envers  vous-même. 

Il  fit  un  signe,  et  le  serviteur  agenouillé  près  de  lui  remplaça 
la  pipe  de  bois  d'aigle  par  une  pipe  d'écaillé  brune. 


? 


476  LA     REVUE     DE     PARIS 

—  Il  m'est  impossible,  —  répéta  Tcheou  Pé-i,  —  d'approuver 
votre  sévérité,  parce  que  nul  homme  n'est  exempt  de  fautes, 
et  que  seuls  les  hommes  très  vertueux  ont  le  courage  de  s'ac- 
cuser sans  restriction.  En  outre,  votre  prudence  est  conforme 
aux  rites  :  car  il  est  écrit  dans  le  Li  Ki  :  «  Ce  qui  doit  être  dit 
dans  les  appartements  ne  doit  pas  être  dit  hors  des  apparte- 
ments1. »  Et  le  lettré  qui  observe  la  bienséance  dans  ses  propos 
est  incapable  de  l'offenser  dans  ses  actes. 

Il  fuma  la  pipe  d'écaillé  brune,  et  rejeta  par  les  narines  une 
fumée  plus  opaque  et  d'un  parfum  plus  fort. 
Felze  hochait  la  tête  : 

—  Mon  frère  aîné,  très  sage  et  très  vieux,  n'a  pas  plongé 
dans  le  marais  fangeux  où  se  débat  avec  déshonneur  son  tout 
petit  frère.  Mon  frère  aîné  n'a  pas  vu  par  ses  yeux  et  il  ignore. 

—  Je  n'ignore  pas,  —  dit  Tcheou  Pé-i. 

Felze  se  souleva  sur  le  coude  droit  pour  examiner  son  hôte. 
Les  yeux  chinois,  à  peine  visibles  au  fond  de  la  bouffissure 
des  paupières,  scintillaient  d'une  lueur  ironique  et  pénétrante. 

—  Je  n'ignore  rien,  —  dit  Tcheou  Pé-i.  —  Car  je  suis  ici 
par  l'ordre  auguste  du  Fils  du  Ciel.  Et  moi,  son  sujet  infime, 
je  dois,  dans  ce  royaume  d'une  civilisation  imparfaite,  tout 
regarder,  tout  connaître,  et  faire  de  tout  un  rapport  exact.  Je 
sais  donc,  ayant  accompli  ma  tache  sans  discernement,  mais 
avec  zèle,  que  vous  êtes  entré  hier  matin  dans  Nagasaki,  sur 
un  navire  blanc,  à  trois  cheminées  de  cuivre.  Je  sais  que  vous 
voyagez  depuis  longtemps  sur  ce  navire  blanc,  agréable  à 
voir.  Je  sais  que  ce  navire  porte  la  bannière  fleurie*  de  la 
nation  américaine,  et  qu'il  appartient  à  une  femme.  Je 
n'ignore  rien. 

Felze  rougit  légèrement,  posa  sa  joue  sur  un  des  oreillers 
de  cuir,  et  considéra  la  lampe  à  opium.  Les  deux  enfants 
agenouillés  cuisaient  en  hâte  et  malaxaient  contre  le  fourneau 

1.  «  Les  appartements  »,  c'est-à-dire  le  gynécée.  —  Un  Chinois  de  bonne 
éducation  ne  parle  jamais  de  femmes,  si  ce  n'est  d'une  manière  abstraite,  — 
par  exemple,  en  citant  une  maxime  philosophique.  —  Tcheou  Pé-i  félicite 
son  hôte  d'avoir  su  lui  faire  comprendre  à  mots  couverts,  et  sans  détails 
inutiles,  que  les  femmes  avaient  joué,  et  jouaient  encore,  .un  rôle  exagéré 
dans  sa  vie. 

2.  La  bannière  fleurie  —  hoa-ki,  —  est  le  sobriquet  que  les  Chinois 
donnent  au  pavillon  américain,  à  cause  de  son  bariolage. 


POUR    VAINCRE  477 

des  pipes  les  grosses  gouttes  couleur  de  poix,  que  la  flamme 
peu  à  peu  nuançait  d'or  et  d'ambre. 

—  Daignez  fumer,  — conseilla  Tcheou  Pé-i. 

Cependant  d'autres  serviteurs  étaient  entrés,  muets,  por- 
tant une  théière  de  simple  terre  brune,  et  deux  admirables 
bols  d'ancienne  porcelaine  rose. 

—  Ce  thé,  —  dit  Tcheou  Pé-i,  —  est  celui  qu'à  mon  départ 
de  Pékin  l'Auguste  Elévation  *  m'ordonna  d'accepter. 

C'était  une  eau  très  limpide,  à  peine  teintée  de  vert,  où 
flottaient  de  toutes  petites  feuilles,  étroites  et  longues.  Un 
arôme  s'en  exhalait,  fort  et  frais  comme  celui  d'une  fleur 
épanouie... 

Tcheou  Pé-i  avait  bu. 

—  Le  thé  impérial  —  dit-il  —  doit  être  battu  dans  l'eau 
d'une  source  rocheuse,  après  que  cette  eau  a  bouilli  sur  un  feu 
vif.  Il  convient  d'employer  une  théière  pareille  aux  théières 
des  laboureurs,  afin  d'imiter  les  empereurs  de  l'antiquité,  qui 
battirent  le  thé  dans  l'eau  des  sources  rocheuses,  avant  de 
connaître  l'art  de  l'émail. 

Il  avait  fermé  les  yeux.  Et  sa  face  de  parchemin  jaune  sem- 
blait maintenant  impassible,  indifférente  et  presque  endormie. 

Toutefois  le  jeune  garçon  agenouillé  près  de  lui,  obéissant 
à  quelque  geste  imperceptible,  remplaça  la  pipe  d'écaillé  par 
une  pipe  d'argent  ciselé... 

La  fumerie  s'emplissait  lentement  d'une  brume  odorante. 
Déjà  les  objets  épars  n'avaient  plus  de  contours  nets,  et  les 
étoffes  des  murs  et  du  sol  brillaient  de  couleurs  atténuées. 
Seules  les  neuf  lanternes  violettes  du  plafond  versaient  tou- 
jours la  même  clarté,  parce  que  les  vapeurs  d'opium  sont 
lourdes,  et  flottent  au  ras  du  sol,  sans  jamais  s'élever... 

Felze  fumait  pour  la  quatrième  fois  la  pipe  d'argent  ciselé... 
pour  la  quatrième-  fois,  ou  pour  la  cinquième?...  11  n'était  pas 
très  sûr...  Et  combien  de  fois,  auparavant,  la  pipe  d'écaillé 

i.  Hoang-Chan,  —  l'Auguste  Élévation,  —  Hoang-Ti,  —  l'Auguste  Sou- 
verain, —  et  Tien-Tzeu,  —  le  Fils  du  Ciel,  —  sont  les  trois  appellations 
actuellement  en  usage  parmi  les  Chinois  pour  désigner  leur  empereur. 


-\'S  LA     REVUE     DE     PARIS 

brune?...  Et  combien,  la  pipe  de  bois  d'aigle?...  11  ne  se  souve- 
nait plus  du  tout.  Un  vertige  léger  s'insinuait  en  lui...  Jadis,  à 
Prkin,  puis  à  Paris,  il  avait  usé  assez  régulièrement  de   la 
drogue...  Ses  meilleurs  tableaux  dataient  d'alors...  Mais,  quand 
approche  la  cinquantaine,  un  homme,  même  robuste,  doit  opter 
mire  F  opium  et  l'amour.  Felze  n'avait  pas  opté  pour  l'opium. . . 
Et    voici    que    l'opium  délaissé    prenait   discrètement    sa 
revanche.  Oh!  ce  n'était  pas  l'ivresse,  au   sens  grossier  que 
les  buveurs  d'alcool  donnent  à  ce  mot.  C'était  une  sensation 
cuti  fuse   des   moelles  et   des   muscles,  ceux-ci  amoindris   et 
comme  dissous,  celles-là  fourmillant  d'une  vie  accrue,  multi- 
pliée. Felze,  immobile  et  les  yeux  clos,  ne  percevait  plus  le 
poids  de  son  corps  creusant  les  nattes.  Et  des  pensées  rapides 
>i Donnaient   sa  cervelle,  tandis  que  plusieurs  des  voiles  qui 
emmaillotent    l'intelligence   humaine   se  déchiraient  autour 
de  lui... 

La  voix  lente  et  rauque  de  Tcheou  Pé-i,  rompit  tout  à  coup 
\r  silence  : 

—  Fenn  Ta-Jenn,  les  rites  interdisent  au  visiteur  d'inter- 
roger l'hôte.  Et  votre  sage  courtoisie  a  respecté  les  rites.  Mais 
l'hôte  doit  en  échange  ouvrir  au  visiteur,  après  la  porte  du 
logis,  la  porte  de  l'ame...  Ce  ne  sont  que  les  femmes  qu'il 
convient  d'écouter  sans  leur  répondre.  Fenn  Ta-Jenn,  quand 
\otre  carte  illustre  m'a  été  présentée,  mon  cœur  a  battu  d'une 
grande  joie.  Et  cette  joie  n'était  pas  seulement  l'égoïste  plaisir 
de  revoir,  après  quinze  ans,  mon  frère  vénéré;  mais  davan- 
tage l'espoir  de  lui  être  humblement  utile,  dans  ce  royaume 
qu'une  folie  coupable  perturbe  et  qui  offre  aux  yeux  du  phi- 
losophe un  spectacle  déconcertant  et  douloureux. 

Felze  éleva  lentement  sa  main  gauche,  et  regarda,  entre  ses 
doigts  écartés,  l'une  des  neuf  lanternes  violettes. 

—  Pé-i  Ta-Jenn,  —  dit-il,  —  je  ne  saurais  pas  vous 
jv  mercier  jusqu'où  je  devrais.  Mais  en  vérité  votre  lumière 
r-clairera  merveilleusement  mes  ténèbres.  Cette  nuit-ci  n'est 
m  rare  que  ma  seconde  nuit  japonaise.  Et  pourtant  le  Japon 
m'a  déjà  montré  force  choses  que  je  n'ai  pas  su  comprendre,  ■ 
et  que  vous  m'expliquerez,  si  votre  perspicacité  daigne 
s*ti m  ployer  pour  moi: 


r 


POUR    VAINCRE 


^79 


La  bouche  sans  lèvres  de  Tcheou  Pé-i  s'étira  dans  un  demi- 
sourire  : 

—  Le  Japon  —  dit-il  —  vous  a  déjà  montré  on  homme 
qui  oublie  la  piété  filiale,  et  une  femme  qui  néglige  la  modestie 
féminine. 

Felze,  étonné,  scruta  des  yeux  son  hôte. 

—  Le  Japon  —  continuait  Tcheou  Pé-i  —  vous  a  montré 
un  foyer  d'où  l'esprit  des  ancêtres  est  exclu;  un  toit  sous 
lequel  dix  mille  nouveautés  déraisonnables  ont  pris  la  place 
de  la  tradition,  et  compromettent  l'avenir  harmonieux  de  la 
famille  et  de  la  race. 

—  Vous  savez  donc  —  questionna  Felze  —  que,  cet  après- 
midi,  j'étais  chez  le  marquis  Yorisaka  Sadao? 

—  Je  n'ignore  rien,  —  dit  Tcheou  Pé-i. 

Il  leva,  lui  aussi,  sa  main  vers  les  lanternes  du  plafond.  Et 
des  rayons  violets  jouèrent  sur  ses  ongles  démesurément 
longs. 

—  Je  n'ignore  rien  :  ne  vous  ai-je  pas  dit  que  j'étais  en  ce 
lieu  pour  obéir  à  l'ordre  impérial  de  l'Auguste  Elévation  ? 

Il  expliqua  : 

—  Dans  la  maison  de  Yorisaka  Sadao,  vous  avez  trouvé, 
assis  du  côté  de  l'ouest  \  un  étranger  de  la  Nation  des  Hommes 
à  cheveux  rouges  2.  Cet  étranger  a  été  envoyé  ici  par  son 
prince,  lequel  avait  souci  de  connaître  par  quelles  armes  et 
par  quelle  stratégie  le  petit  royaume  du  Soleil  Levant  s'efforce 
de  vaincre  l'immense  Empire  des  Oros  3.  Mystère  peu  intéres- 
sant, d'ailleurs,  et  qu'un  sage  de  l'antiquité  ne  se  fût  point 
attardé  à  éclaircir.  Mieux  inspirée  par  le  Ciel,  l'Auguste  Elé- 
vation m'a  envoyé,  moi,  son  sujet,  pour  examiner  à  quel  point 
ces  armes  et  cette  stratégie  nouvelles,  sont  susceptibles  de 
déformer  une  civilisation  qui,  jusqu'ici,  s'était  réglée  d'après 
les  préceptes  philosophiques  de  la  Nation  Centrale.  C'est  à  cet 
examen  que  s'appliquent  mes  efforts  maladroits.  Pour  sup- 
pléer à  mon  insuffisance,  il  m'est  nécessaire  d'accumuler  des 
renseignements  très  nombreux.  Beaucoup  d'espions  fidèles  me 

i.  L'ouest  est  le  point  cardinal  réservé  aux  visiteurs  qu'on  veut  honorer, 
a.  t  Hommes  à  cheveux  rouges  », —  Huong  mao  jenn,  —  surnom  que  les 
Chinois  donnent  aux  Anglais; 
8;  Russes. 


"1 


48o  LA     REVUE     DE     PARIS 

servent  d'yeux   et  d'oreilles,  et  usent  infatigablement  leurs 
cœurs   pour  m'aider  dans  ma  tâche.  En  sorte  que  tous  les 
secrets  de  cette  ville  et  de  ce  royaume  viennent  se  dévoiler 
ici,  sur  cette  natte.  Et  c'est  ainsi  que  je  n'ignore  rien. 
Felze  appuya  sa  joue  sur  l'oreiller  de  cuir  : 

—  Pé-i  Ta-Jenn,  —  dit-il,  —  vos  paroles  enferment  un 
sens  caché.  En  quoi  Yorisaka  Sadao  manque-t-il  à  la  piété 
filiale? 

Les  yeux  scintillants  se  fermèrent  encore,  et  la  voix  rauque 
prononça  solennellement  : 

—  Il  est  écrit  dans  le  Ta  Hio  *  :  «  L'homme  doit  d'abord 
scruter  la  nature  des  choses,  —  puis  développer  ses  connais- 
sances, —  puis  perfectionner  sa  volonté,  —  puis  régler  les 
mouvements  de  son  cœur,  —  puis  se  corriger  exactement,  — 
puis  établir  l'ordre  dans  sa  famille.  —  Alors  la  principauté  est 
bien  gouvernée,  —  alors  l'Empire  jouit  de  la  paix.  »  Tseng 
Tzeu,  commentant  ces  huit  propositions,  nous  enseigna  qu'elles 
ne  peuvent  être  séparées.  Si  bien  que  l'homme,  sa  famille,  sa 
principauté  et  l'Empire  ne  sont  qu'un.  La  piété  filiale  s'étend 
à  tous  les  ancêtres,  à  toute  la  communauté,  à  toute  la  patrie. 
Yorisaka  Sadao,  reniant  le  souvenir  de  ses  ancêtres,  et  com- 
promettant ainsi  sa  patrie,  manque  à  la  piété  filiale. 

L'enfant  agenouillé  près  de  Felze  tendait  une  pipe  toute 
prête.  Felze  prit  en  main  le  lourd  tuyau  d'écaillé  sombre,  et 
appuya  ses  lèvres  contre  le  bout  d'ivoire  bruni.  L'opium  bouil- 
lonna au-dessus  de  la  lampe,  et  la  fumée  grise  roula  sur  les 
nattes  en  nuages  pesants. 

Alors  Felze,  la  drogue  audacieuse  toute  mêlée  à  son  être, 
osa  objecter  au  philosophe  : 

—  Pé-i  Ta-Jenn,  quand  l'invasion  des  barbares  menace 
l'Empire,  ne  convient-il  pas,  avant  même  d'observer  les  rites, 
de  repousser  l'invasion?  Certes  le  trésor  des  anciens  préceptes 
est  inestimable.  Mais  l'Empire  n'est-il  pas  le  vase  qui  enferme 
ce  trésor?  Si  l'Empire  est  subjugué,  si  le  vase  fracassé  croule 
en  miettes,  le  trésor  des  anciens  préceptes  ne  sera-t-il  pas  dis- 
persé à  jamais?...  La  piété  filiale  s'étend  à  tous  les  ancêtres,  à 
toute   la    communauté,   à  toute  la    patrie.   Yorisaka   Sadao 

i.  Ta  Hio,  —  la  Grande  Étude,  —  le  premier  des  quatre  livres  classiques. 


POLR    VAINCRE 


48l 


manque- 1- il  véritablement  à  la  pitié  filiale,  s'il  renie,  —  peut- 
être  en  apparence  !  —  le  souvenir  de  ses  ancêtres,  et  s'il  modifie 
les  règles  de  sa  communauté  dans  le  dessein  supérieur  de 
sauver  l'indépendance  de  sa  patrie? 

Tcheou  Pé-i  fumait  en  silence. 

Jean-François  Felze  acheva  : 

—  Pé-i  Ta-Jenn,  quand  la  nécessité  contraint  un  mari  à 
s'écarter  de  la  voie  droite,  sa  femme  négiige-t-eile  véritable- 
ment la  modestie  féminine,  si  elle  prend,  elle  aussi,  le  sentier 
détourné,  afin  de  marcher  dans  les  traces  de  celui  qu'elle  a 
promis  de  suivre,  pas  à  pas,  jusqu'à  la  mort? 

Tcheou  Pé-i  repoussa  la  pipe  d'argent  ciselé.  Mais  ce  fut 
seulement  pour  tendre  l'index  vers  une  pipe  de  bambou  noir 
à  bout  de  jade.  Et  il  continua  de  se  taire. 

Jean-François  Felze  alors  souleva  des  nattes  ses  deux 
épaules  et  s'accouda,  face  à  son  hôte  : 

—  Pé-i  Ta-Jenn,  —  dit-il  soudain,  —  j'ai  fumé  ce  soir 
plus  de  pipes  que  je  n'ai  pu  compter.  Et  peut-être  l'opium 
a-t-il  haussé  mon  faible  esprit  jusqu'à  l'intelligence  de  beau- 
coup de  choses  qui,  dans  la  vie  quotidienne,  me  sont  indé- 
chiffrables... Oui,  j'ai  vu  aujourd'hui  un  foyer  d'où  l'esprit 
de  tradition  est  exclu.  Mais  n'est-il  pas  écrit  qu'on  jugera  les 
hommes  d'après  leurs  intentions  plutôt  que  d'après  leurs  actes  ? 
Celui  qui  se  diminue,  qui  se  déshonore  même,  pour  honorer 
et  pour  exalter  l'Empire,  ne  doit-il  pas  être  absous? 

La  pipe  de  bambou  noir  était  prête  :  Tcheou  Pé-i  l'aspira 
d'une  longue  haleine,  et  s'enveloppa  d'une  épaisse  nuée  vio- 
lemment odorante. 

Puis,  avec  gravité  : 

—  Il  est  préférable  —  dit-il  —  de  ne  point  juger  les 
hommes  :  nous  ne  condamnerons  ni  n'acquitterons  le*  mar- 
quis Yorisaka  Sadao  ;  nous  n'acquitterons  ni  ne  condamne- 
rons la  marquise  Yorisaka  Mitsouko.  Mais  le  philosophe  Meng 
Tzeu,  répondant,  un  jour,  aux  questions  de  Wang  Tchang, 
déclara  n'avoir  jamais  entendu  dire  que  quelqu'un  eût 
réformé  les  autres  en  se  déformant  lui-même  ;  et  moins 
encore,  que  quelqu'un  eût  réformé  l'Empire  en  se  déshono- 
rant lui-même. 

—  Estimez-vous  donc  —  dit  Felze  —  que  l'effort  des  Japo- 

ior  Décembre  1908.  îi 


482  LA     REVUE     DE     PARIS 

nais  soit  vain,  et  que  le   Soleil  Levant  doive  inévitablement 
succomber  dans  sa  lutte  contre  les  Oros  ? 

—  Je  n'en  sais  rien,  —  dit  Tcheou  Pé-i,  —  et  cela  n'a 
d'ailleurs  aucune  importance.  (Il  eut  un  rire  bizarre  et  sonore.) 
Aucune  importance.  Nous  reparierons  à  loisir  de  cette  baga- 
telle, quand  sera  venue  l'heure. 

L'enfant  agenouillé  près  de  Felze  collait  un  cylindre 
d'opium  sur  le  fourneau  de  la  pipe  de  bambou. 

—  Daignez  fumer,  —  conclut  Tcheou  Pé-i.  —  Ce  bambou 
noir  fut  blanc  jadis.  Et  la  drogue  seule  l'a  coloré  comme  vous 
le  voyez,  après  mille  et  dix  mille  fumeries.  Nul  bois  d'aigle, 
nul  ivoire,  nulle  écaille,  nul  métal  précieux,  n'approche  de 
ce  bambou... 

Ils  fumèrent  l'un  et  l'autre  très  longtemps. 

Au-dessus  du  brouillard  d'opium,  plus  opaque  d'heure  en 
heure,  les  neuf  lanternes  violettes  brillaient  maintenant 
comme  des  étoiles  dans  une  nuit  de  novembre.  Et  le  grésille- 
ment des  gouttelettes  brunes,  évaporées  par  la  flamme  de  la 
lampe,  rendait  mieux  perceptible  l'absolu  silence. 

Le  froid  qui  précède  l'aube  s'abattait  déjà  sur  la  campagne, 
quand  un  coq  lointain  chanta. 

Felze,  alors,  rêva  tout  haut  : 

—  En  vérité,  en  vérité,  tout  le  monde  réel  est  enclos  entre 
ces  murs  de  satin  jaune.  Au  dehors,  il  n'y  a  qu'un  peu  d'illu- 
sion floue.  Et  je  ne  crois  plus  à  l'existence  improbable  d'un 
yacht  blanc  à  cheminée  de  cuivre,  à  bord  duquel  vivrait  une 
femme  qui  aurait  fait  de  moi  son  jouet... 

CLAUDE  FARRÈRE 

(A  suivre.) 


LETTRES   A  TRÉBUTIEN 


AVANT-PROPOS 

On  n'ignore  plus  aujourd'hui  que,  vingt-cinq  années  durant,  — 
de  i83*i  environ  à  1857,  —  Barbey  d'Aurevilly  a  entretenu  avec  son 
ami  Trébutien  une  correspondance  dont  l'intérêt  littéraire  est  consi- 
dérable. Un  certain  nombre  de  ces  lettres  ont  été  déjà  publiées,  ici  et 
là.  Quelques  écrivains  et  quelques  érudits,  ayant  eu  communication 
du  recueil  manuscrit  ou  d'une  partie  du  recueil,  y  ont  fait  également 
des  emprunts  plus  ou  moins  étendus1.  Mais,  comme  la  copie  de 
ces  lettres  remplit  cinq  gros  volumes  in-4°,  la  grande  majorité  en 
est  encore  inédite  *,  et  nous  voudrions,  en  publiant  quelques-unes 
d'entre  elles,  faire  sentir  l'importance  de  l'ensemble3. 

Barbey  d'Aurevilly  la  connaissait  bien.  Il  n'ignorait  pas,  en  écri- 
vant chaque  semaine  huit  et  dix  pages  à  son  ami,  qu'il  s'élevait  à 
lui-même  un  monument,  et  lorsqu'il  revit  en  i856  le  monceau  de 
ses  missives,  il  put  déjà  se  promettre  hardiment  la  gloire,  «  appuyé 
là-dessus  ».  Peut-être  même  étaient-elles,  ces  lettres  à  Trébutien, 
cette   conversation    hebdomadaire,    l'œuvre    préférée    de   ce   grand 

1.  Citons,  entre  autres,  Charles  Buet  (Barbey  d'Aurevilly,  Impressions 
et  Souvenirs),  M.  Eugène  Grêlé  (Barbey  d'Aurevilly,  1  vol.),  M.  Jacques  Bou- 
lenger  (les  Dandys). 

1.  Le  premier  tome  de  cette  correspondance  ne  tardera  plus  guère  à 
paraître  (Blaizot,  éditeur). 

3.  Nous  ne  donnons  plus  loin  que  de  l'inédit.  A  peine  nous  a-t-il  paru 
nécessaire  de  maintenir,  dans  ces  lettres,  en  général  assez  longues,  quel- 
ques courts  passages,  qui  se  trouvent  incidemment  cités  dans  les  ouvrages 
ci-dessus  :  nous  les  plaçons  entre  crochets.  —  La  présente  publication  a 
été  fort  obligeamment  autorisée  par  mademoiselle  Louise  Read,  exécutrice 
testamentaire  de  Barbey  d'Aurevilly. 


484  LA     REVUE     DE     PARIS 

causeur,  le  plus  étonnant  que  la  France  ait  eu  depuis  Rivarol, 
si  Ton  en  croit  M.  Paul  Bourget.  Il  y  tient  avec  fidélité,  patience  et 
abondance  le  journal  de  sa  vie,  complétant  ainsi  les  Memoranda 
trop  courts.  Tout  >  passe,  plaisir  et  littérature,  travail  et  folies, 
byronisme  et  dandysme.  11  s'y  raconte,  il  y  peint  les  autres,  il  y 
juge  leurs  actes  ou  leur  art.  Barbey  d'Aurevilly  a  tenu  la  gageure 
de  composer  pendant  un  quart  de  siècle,  à  lui  tout  seul  et  à  inter- 
valles fixes,  une  revue  critique,  psychologique,  historique,  au  pied 
levé,  sur  le  mode  familier.  Son  recueil  est  éclatant. 

C'est  le  style,  d'abord,  dont  l'opulence  étonne  :  l'historien  du 
dandysme  met  à  sa  pensée  des  vêtements  fastueux.  Barbey  verse 
comme  à  pleins  seaux  l'esprit,  l'imagination  et  le  sentiment.  Nulle 
monotonie,  nulle  langueur.  Les  changements  de  tons  sont  continuels. 
Ainsi,  dans  les  lettres  que  le  «  gandin  »  ou  le  «  gant  jaune  »  écrivait 
à  vingt-quatre  ans,  fleurissent  la  rhétorique  et  le  romantisme  du 
jeune  âge;  les  années  qui  viennent  effacent  cela.  C'est  que  le  st\le 
suit  l'homme,  et  que  Barbey  ne  cherche  pas  à  dissimuler  ses  évolu- 
tions. Ses  croyances,  par  exemple,  se  sont  modifiées  :  d'abord 
indifférent  avec  délices,  le  fils  de  chouan  retrouve  vers  18/46  un 
catholicisme  de  ligueur.  En  politique,  à  peu  d'opinions  près,  il  est 
successivement  tout  ce  qu'on  a  pu  être,  et  si  ses  instincts  aristocra- 
tiques comme  son  goût  de  l'autorité  finissent  assez  vite  par  prédo- 
miner, encore  est-il  partisan  d'Henri  V  en  i85o,  et  bonapartiste  ou 
impérialiste  en  i85i.  Ses  jugements  sur  les  hommes  et  sur  les  choses, 
où  la  passion  éclate,  sont  donc  à  la  fois  absolus  et  mobiles,  riches 
d'émotion  et  de  couleur.  C'est  violent  et  sincère,  c'est  puissant, 
changeant  et  contradictoire  comme  la  vie.  On  est  pris  avant  tout  par 
ces  agréments  si  variés  de  la  forme,  par  ce  mouvement,  par  cette 
fougue. 

Ajoutez  l'intérêt  anecdotique  et  documentaire  d'une  biographie 
sans  banalité.  Le  premier  rôle,  dans  cette  volumineuse  et  majes- 
tueuse correspondance,  est  évidemment  joué  par  l'auteur.  Il  parle 
de  lui  principalement,  et  on  lui  en  sait  gré,  car,  en  suivant  le  lil 
journalier  de  son  existence,  on  pénètre  dans  une  âme  rare,  qui, 
hautaine  et  naturellement  révoltée,  était  pourtant  bonne  et  même 
tendre;  on  s'insinue  dans  sa  conscience  d'artiste;  on  observe,  pas 
à  pas  et  démarche  à  démarche,  le  travailleur  scrupuleux,  l'histo- 
rien ou  le  conteur  exact,  aux  traits  symboliques.  On  le  voit 
enquêter,  imaginer,  s'obstiner  à  son  idéal.  A  mesure  qu'il  acquiert 
un  sentiment  plus  net  de  sa  force  et  de  son  art,  il  éprouve  l'hostilité 
des  médiocres.  Aux  uns  il  paraît  insociable  et  fou;  il  scandalise  les 
autres.  Ce  grand  écrivain  a  connu  à  soixante-quatorze  ans  son  pre- 
mier succès  de  librairie.  Dans  sa  correspondance  avec  Trébutien,  il 
n'est  question  que  d'échecs,  d'insuccès,  d'espoirs  brisés.  Dans  vingt 


LETTRES    A     TRÉBUTIEN  485 

journaux,  Barbey  d'Aurevilly  passe  comme  un  météore.  La  Revue 
des  Deux  Mondes  refuse  trois  ou  quatre  de  ses  chefs-d'œuvre.  Entre 
deux  articles  de  lui  sur  le  même  sujet,  le  Journal  des  Débats  laisse 
s'écouler  onze  mois...  Et  ce  mélancolique,  ce  lord  Anxious,  comme 
il  s'appelait  lui  même,  ne  renonce  pas  à  sa  chimère  et  caresse,  dans 
une  chambre  vulgaire  et  quelconque,  où  l'aisance  ne  pénètre  pas,  les 
filles  chéries  de  sa  pensée. 

Sans  doute,  les  grands  noms  littéraires  et  môme  politiques  défilent 
à  toute  occasion  dans  sa  correspondance,  mais  ce  n'est  pas  l'habitué 
d'un  cénacle  qui  parle,  ni  le  gazetier  à  gages.  Le  descendant  des 
«  Pécheurs-Pirates  »,  le  Normand  de  Valognes-la-Morte  est  resté,  au 
milieu  du  siècle  littéraire,  un  grand  isolé.  Les  écrivains  ou  les 
hommes  célèbres  de  son  temps,  il  ne  se  mêle  pas  intimement  à  leur 
vie,  il  la  frôle  seulement,  et  n'en  prend  que  ce  qu'il  faut  pour  donner 
à  sa  vie  propre  —  et  donc  à  ses  lettres,  où  il  la  raconte  —  un  intérêt 
suffisamment  général.  A  ce  mondain  dandy,  qu'il  faut  voir  surtout 
dans  sa  cellule  superbe  de  bénédictin  endiablé,  quelques  amis  suf- 
fisent : 

Vous  m'avez  fait,  Seigneur,  puissant  et  solitaire... 

Et  pourquoi,  parmi  ses  amis,  Trébutien  a-t-il  été  élu  pour  devenir 
le  dépositaire  de  cette  immense  autobiographie?  C'est  qu'en  lui  aussi 
Barbey  d' \urevilly  avait  de  bonne  heure  discerné  un  esprit  et  un 
cœur  d'élite.  Trébutien,  qui  fut  libraire  et  conservateur-adjoint  à  la 
bibliothèque  de  Caen,  était  un  orientaliste  renommé.  Il  a  publié, 
d'autre  part,  des  travaux  remarquables  sur  la  littérature  médiévale. 
Son  édition  des  Reliquiœ  de  Maurice  et  d'Eugénie  de  Guérin  lui  a 
presque  conquis  la  gloire.  Il  était  bibliophile  et  philologue,  grand 
amateur  de  manuscrits,  d'éditions  soignées  et  rares.  Il  recopiait  avec 
un  soin  jaloux  tous,  les  textes  de  Barbey  d'Aurevilly,  et  sur  des 
feuilles  magnifiques  sa  calligraphie  méticuleuse  étincelle1.  Il  éditait 
luxueusement,  toujours  en  beaux  caractères,  souvent  sur  papier  de 
couleur,  en  grand  papier,  en  exemplaires  numérotés,  les  ouvrages 
de  ses  amis.  Fort  pauvre,  il  prenait  pour  leur  gloire  sur  son  trai- 
tement modeste  et  n'hésitait  pas  à  s'endetter.  C'était,  en  un  mot,  un 
ami  comme  on  les  souhaite  ou  comme  on  les  rêve.  En  lui  confiant 
le  dépôt  de  sa  pensée  intime,  Barbey  dWurevilly  savait  ce  qu'il 
faisait.  Depuis  le  jour  où,  un  peu  par  hasard,  il  l'avait  rencontré 
à  Caen,  lorsqu'il  croyait  y  étudier  le  droit,  il  s'en  était  fait  un  ami. 
Une  assez  grande  distance  d'Age  pourtant  les  séparait2.  Mais  Trébu- 

i.  La  plupart  des  lettres  originales  de  Barbey  à  Trébutien  ayant  été 
brûlées,  il  n'existe  plus  que  la  copie,  heureusement  minutieuse,  faite  par 
son  ami. 

2.  Barbey  d'Aurevilly  était  né  en  1808,  son  ami  en  1800. 


486  LA     REVUE     DE     PARIS 

tien,  dont  la  santé  était  délicate,  avait  aussi  toutes  les  délicatesses  de 
l'Ame.  Leurs  noms  sont  associés  pour  jamais. 

FRANÇOIS     LAURENTIE 


Château  de  Marcelet  *,  i5  octobre  i833. 

Vous  êtes  un  heureux  mortel,  Trébutien,  avec  vos  rafales 
qui  donnent  force  inquiétudes  à  vos  amis  et  qui  respectent 
votre  coquille  de  noix  tout  en  la  balançant  assez  pour  raviver 
vos  émotions;  oui,  de  par  Mahomet!2  vous  êtes  un  heureux 
mortel.  Voilà  qui  est  d'un  bon  augure  pour  votre  voyage 3  et 
qui  doit  vous  faire  prendre  confiance  en  votre  fortune.  Je 
désire  que  tous  mes  souhaits  se  réalisent  comme  celui  que  je 
vous  avais  fait  dans  ma  dernière  lettre  d'un  petit  bout  de  tem- 
pête anodine,  et  vous  savez  si  ceux  que  je  forme  pour  votre 
bonheur  sont  ardents. 

Je  vous  écris,  mon  très  cher  ami,  du  fond  des  campagnes 
les  plus  mélancoliques  et  par  un  ravissant  mois  d'octobre, 
tout  orange  et  nacarat,  dont  rien  dans  votre  vapeur  de  charbon 
ne  saurait  vous  donner  l'idée.  J'y  passe  les  jours  les  plus 
doux  que  j'aie  connus  depuis  bien  longtemps  et  qui  ont  suc- 
cédé à  des  agitations  de  toute  sorte.  J'ai  dénoué  la  chlamyde 
étroite  de  la  vie  active  avec  laquelle  il  faut  combattre  et  je  l'ai 
changée  pour  la  robe  flottante  du  loisir,  que  malheureusement 
je  n'userai  point  à  porter,  car  au  bout  du  mois  «  Richard  rede- 
viendra lui-même  ». 

Je  viens  de  lire  Obermann.  Si  vous  pouvez  mettre  la  main 
sur  ce  livre4  qui  n'en  est  pas  un,  lisez-le.  11  en  vaut  la  peine. 

i.  Ce  château,  qui  est  situé  à  sept  kilomètres  de  Caen,  appartenait  à 
M.  Alfred  du  Méril,  cousin  germain  de  Jules  Barbey  d'Aurevilly  (leurs 
mères  étaient  sœurs).  M.  Alfred  du  Méril  était  le  frère  du  célèbre  savant 
Edelestand  du  Méril,  que  Barbey  d'Aurevilly  aimait  tout  particulièrement, 
et  dont  il  est  souvent  question  dans  sa  correspondance. 

2.  Trébutien  était  déjà  connu  comme  orientaliste. 

3.  Trébutien  venait  de  partir  pour  l'Angleterre,  où  il  fit  un  séjour  utile 
et  contracta  des  relations  précieuses.  Il  y  rencontra  notamment  le  capitaine 
Jesse,  futur  auteur  d'un  Brummell,  qu'il  mit  en  rapports  avec  Barbey  d'Au- 
revilly quand  celui-ci  s'essaya  sur  le  dandysme. 

4-  L'Obermann  de  Sénancour,  dont  l'édition  originale  est  de  1804,  venait 


r 


LETTRES    A     TREBUTIEN  487 


11  y  a  des  misères  qui  sont  de  curieux  phénomènes.  Tout  est 
avorté  dans  Obermann,  style  et  pensées.  A  l'exception  de  quel- 
ques beaux  paysages  alpestres,  idéalisés  par  l'ardente  mélan- 
colie du  cœur,  tout  y  est  vague,  pâle,  terne,  souffrant...  Pas 
de  ces  belles  urnes  d'albâtre  où  Ton  renferme  un  cœur  éteint, 
pas  de  ces  cristallisations  faites  avec  des  larmes  et  sur  les- 
quelles le  soleil  de  la  pensée  a  éternisé  son  rayon  :  rien  ne  les 
nacre,  ces  larmes  incolores  qui  moururent  presque  inaperçues 
sous  la  paupière  qui  les  dévora.  Obermann  est  un  fœtus  en 
intelligence,  pataugeant  dans  l'amnios  de  la  rêverie.  C'est  une 
organisation  manquée,  sans  ...  et  sans  cerveau,  et  je  m'ima- 
gine que  le  cœur  de  sa  poitrine  ressemble  au  point  impercep- 
tible et  sanglant  que  forme  le  germe  dans  l'œuf,  première  et 
lointaine  apparition  de  la  vie.  —  Puis,  sans  développement 
ultérieur,  l'embryon  vient  a  mourir,  il  s'atrophie  comme  s'il 
avait  eu  des  organes...  Destinée  à  faire  pitié  I  Lac  si  épais  que 
rien  ne  s'y  reflète  en  y  passant,  ni  l'ombre  d'une  pensée,  ni 
l'ombre  d'une  femme.  Si  la  nature  y  a  laissé  une  empreinte 
isolée,  c'est  qu'elle  ne  quitta  pas  ses  rives,  c'est  que  nous  ne 
rêvons  point  à  vide  en  tant  que  nous  rêvons,  c'est  que  dans 
cette  informe  conscience  la  sensation  brute  du  monde  extérieur 
était  tout  ce  qui  retentissait  le  mieux.  Ou  plutôt,  c'est  que 
l'homme  n'est  jamais  complet  même  dans  l'incomplet,  et  que, 
ne  pensant  pas  à  faire  un  livre,   mais  écrivant  comme  on 
regarde  marcher  son  ombre  au  soleil,  Obermann  s'est  surpris 
à  faire  le  beau,  c'est-à-dire  à  avoir  des  velléités  d'écrivain. 

Assez  de  jugements  littéraires.  Parlons  de  nous,  mon  cher 
ami.  J'ai  quitté  Paris,  il  y  a  cinq  semaines.  Les  journaux  fran- 
çais ont  dû  vous  apprendre  qu'il  s'y  conspire  un  drame  de 
notre  Hugo,  la  grande  idole  de  Djagrena  dont  votre  imagina- 
tion est  le  Brahme1  ;  c'est  Marie  Tndor,  comme  vous  savez.  En 


d'être  réédité,  avec  une  préface  de  Sainte-Beuve  (Paris,  i833,  1  vol.  in-8°). 
En  janvier  i83a,  le  même  Sainte-Beuve  avait  déjà  contribué  à  remettre  cet 
ouvrage  à  la  mode,  en  publiant  dans  la  Revue  de  Paris  une  élude  équitable 
sur  son  auteur. 

1.  Barbey  d'Aurevilly  dit  ailleurs  à  Trébutien,  en  parlant  toujours  de 
Victor  Hugo  :  «  Votre  météore,  votre  astre,  votre  étoile  polaire  ».  Trébutien 
pouvait  se  défendre  de  s'être  abandonné  tout  à  fait  au  tourbillon  roman- 
tique :  son  admiration  pour  Victor  Hugo  n'en  était  pas  moins  extrême.  Barbey 
resta  toujours  plus  modéré. 


488  LA     BEVUE     DE     PARIS 

ma  qualité  d'amateur  de  scandale,  j 'espère  être  retourné  pour 
la  première  représentation  de  la  dite  pièce.  Que  ne  vous  ai-je 
avec  moi,  mon  ami,  à  cette  exaltation  nouvelle  de  votre  tita- 
nique  poète!  Je  souligne,  car  je  donne  l'épithète  en  votre  nom. 

Avant  de  me  réfugier  où  je  suis  et  où  je  vis  d'une  vie  si 
pleine  et  pourtant  si  molle,  j'ai  passé  à  peu  près  quinze  jours 
à  Caen,  dans  un  de  ces  jaunes  ennuis  à  faire  devenir  un  hon- 
nête homme  ivrogne  ou  assassin.  Il  est  vrai  que,  pour  en 
rompre  la  monotonie,  je  me  suis  donné  les  grâces  du  plus 
insolent  cartel,  mais  j'ai  eu  affaire  à  un  de  ces  êtres  melli- 
fluents  qui  se  traînent  à  plat  ventre  et  qui  ne  relèvent  pas  la 
tête  comme  la  couleuvre.  Cela  m'a  été  fort  égal,  car  l'obstacle 
qui  m'avait  irrité  a  disparu  tout  comme  si  fer  ou  plomb  l'avait 
mis  en  morceaux.  J'étais  un  fier  sot  de  n'avoir  pas  fait  entrer 
la  bassesse  humaine  dans  mon  calcul,  mais  riez  de  moi,  Tré- 
butien,  il  y  en  a  des  profondeurs  si  inouïes  que  je  n'aurais  osé 
les  soupçonner.  Comme  une  femme  est  mêlée  à  ceci  et  dont  le 
nom  ne  m'appartient  point,  je  ne  vous  en  dirai  pas  davantage. 

Quand  vous  reverrai-je,  mon  ami?  Vous  devinez  dans  cette 
question  l'expression  d'un  regret  bien  vif.  Ce  regret  s'est  pro- 
noncé davantage  encore  pendant  ma  quinzaine  à  Caen.  Je  vous 
jure  que  vous  aviez  la  plus  grande  partie  de  mes  pensées  et 
que,  l'heure  à  laquelle  j'allais  voir  chaque  jour  votre  mère  bien 
religieusement  en  souvenir  de  vous,  j'éprouvais  un  invincible 
sentiment  de  tristesse  quand  j'entrais  là  où  j'avais  l'habitude 
de  vous  trouver  et  où  nous  avons  tant  échangé  de  joyeux 
propos.  Ce  n'est  pas  vous  qui  verrez  de  l'affectation  dans  ce 
que  je  vous  dis  là. 

Mon  ami,  écrivez-moi  vite  et  longuement.  Passé  la  mer,  le 
papier  en  petit  format  est  prohibé... 


Il 

Au  château  do  Marcelet,  samedi  'août  i835'. 

...  Guérin1  m'a  demandé,  au  nom  de  ce  lambin  de  Dupont 

i.  Maurice  de  Guérin,  pour  qui  Barbey  d'Aurevilly  eut  toujours  une 
amitié  et  une  admiration  passionnées.  Ils  avaient  été  camarades  au  collège 
Stanislas. 


LETTRES     A     TRlSBUTIEN  A89 

un   nouveau  délai  pour  la  lecture  de  ce  damné  manuscrit1, 

mais  je  suis  ennuyé,  irrité  et  à  bout  de  toutes  ces  traîneries  qui 

finissent  par  être  impertinentes  malgré  les  coups  de  chapeau 

dont  on  les  assaisonne.  Aussi  ai-je  répondu  à  Guérin  que  sans 

plus  il  reprît  le  manuscrit  et  eût  à  le  remettre  en  vos  mains 

sacro-saintes.  Portez-le  à  Levavasseur,    qu'il  lise  et  vite,  et 

concluez  avec  lui  pour  le  plus  d'argent  que  vous  pourrez,  mais 

sans  descendre  plus  basque  douze  cents  francs.  Je  vous  investis 

de  la  charge  de  mandataire,  sûr  que  je  suis  de  votre  amitié, 

qui  ferait  plus  pour  moi  que  vous  ne  feriez  pour  vous.  Je  m'en 

fie  au  désir  que  vous  avez  de  voir  le  livre  de  votre  ami  imprimé. 

Seulement,  qu'en  échange  du  manuscrit  on  vous  donne  un 

reçu,  et,  le  marché  conclu,  stipulez-le  par  écrit,  je  vous  supplie. 

On  ne  saurait  prendre  trop  de  précautions  avec  ces  drôles-Ià. 

Je  suis  à  la  campagne,  d'hier  soir  seulement,  et  le  diable  sait 

pour  combien  de  jours.  Si  le  terrible  gaspillage  du  temps  par 

le  cœur  et  par  la  souffrance  n'a  pas  lieu,  je  vous  rapporterai 

Amaïdée*  finie  et  mise  au  net.  Avant  de  quitter  Gaen,  j'ai  fait 

une  visite  à  M.  Le  Flaguais3,  qui  n'a  pas  eu  trop  d'étreintes 

dans  ses  petites  mains  pour  les  miennes.  Il  a  été  charmant  de 

bienveillance,  et  moi,  j'ai  pris  des  airs  de  Philintc  avec  mon 

ordinaire  aplomb.  Mon  frère   lui  avait   montré   ces  vers  de 

cuivre  que  vous  avez  trouvés  bien  :    Voilà  pourquoi  je  veux 

partir v.  Il  a  eu  le  courage  de  les  louer  et  de  me  dire  là-dessus 

mille  choses  flatteuses.  «  Seulement  le  rythme  en  est  un  peu 

faible  ».  a-t-il  ajouté,  «  Mais  que  voulez- vous  ?  Votre  métier,  à 

vous,  n'est  pas  de  faire  des  vers!  »  N'est-ce  pas  excellent? 

J'ai  vu  aussi  (car  ce  sont  les  y  aï  vu  que  ma  lettre)  la  dame 
chez  qui  loge  mon  frère,  une  frêle  et  timide  femme  dont  le 
voisinage  pourrait  être  dangereux.  Elle  m'a  trouvé  l'air  orien- 
tal, l'air  d'un  ministre  grec,  en  somme  très  solennel,  et  un 
vieil  oncle  (Jeunesse  dorée),  fat  antique  qui  porta  le  collet  de 

1.  Il  s'agit  de  Germaine,  l'un  des  premiers  romans  do  Barbey  d'Aure- 
villy, qu'il  ne  réussit  à  publier  qu'on  i883,  sous  le  titre  de  Ce  qui  ne  meurt 
pas. 

2.  Parue  seulement  en  1889. 

3.  Joseph-Alphonse  Le  Flaguais  (i8o5-i86i),  né  à  Caen,  conservateur  de 
la  bibliothèque  de  Caen,  poète  de  talent. 

4.  Ces  vers  de  Y  Adieu  étaient  également  admirés  de  Sainte-Beuve. 


490 


LA     REVUE     DE     PARIS 


velours  vert  et  qui  était  arrivé  de  Montpellier  le  matin  même, 
m'a  proclamé  extrêmement  beau.  J'en  suis  très  fier,  morbleu! 
car  un  pareil  homme  vivait  au  temps  où  la  beauté  était  plus 
commune  qu'à  présent.  Son  opinion  a  du  poids  et  me  flatte 
d'autant  plus  que  mon  adorable  famille  m'a  toujours  chanté 
que  j'étais  fort  laid. 

Pardonnez-moi  ces  vanités  féminines,  mon  cher  ami,  ou,  si 
vous  ne  me  les  pardonnez  pas,  ô  homme  I  écrivez-moi  du 
moins  pour  me  les  reprocher.  Vous  pourrez  écrire  chez  Aimée1, 
j'y  ferai  prendre  mes  lettres.  Adieu,  tout  à  vous  et  à  toujours. 

III 

Blois,  i5  août  i835. 

Mon  cher  baron  a,  quand  vous  lirez  la  date  de  ma  lettre, 
vous  vous  écrierez,  j'en  suis  sûr  :  0  ter  quaterque  beatusl 
Vous  sentirez  s'éveiller  en  vous  les  nobles  convoitises  de  l'an- 
tiquaire. Si  je  l'étais  le  moins  du  monde,  Dieu  m'est  témoin 
que  je  ne  vous  écrirais  pas.  Confier  son  bonheur  me  semble 
la  plus  haute  impertinence  qu'il  y  ait.  C'est  parce  que  ma  tête 
d'Ostrogoth  du  boulevard  de  Gand  est  demeurée  parfaitement 
froide  et  ennuyée  devant  les  tas  de  pierres  Historiques  vus  et 
admirés  en  baillant  que  je  peux  vous  parler  de  mon  voyage 
sur  les  bords  de  la  Loire. 

N'en  aura-t-on  jamais  fini  avec  les  lieux  communs?  La 
réputation  de  ce  pays  est  un  impudent  mensonge  accepté  sur 
parole  par  des  niais.  Et  cela  va  ainsi  de  siècle  en  siècle  jusqu'à 
la  fin  du  monde  !  Hélas  !  c'était  beaucoup  plus  pour  le  pays  que 
pour  les  souvenirs,  comme  vous  dites,  vous  autres,  que  j'étais 
parti  de  Paris,  mais,  Dieu  me  damne!  j'aurais  presque  mieux 
fait  d'y  rester. 

J'ai  vu  Orléans,  sa  cathédrale  et  son  musée,  Notre-Dame 
de  Cléry  dont  l'austère  nudité  m'a  semblé  préférable  à  toutes 
ces  enjolivures  qui  s'appellent  deYArl  pour  le  moment,  et  puis 
Chambord,  mais  j'étais  souffrant,  et  j'ai  eu  la  sacrilège  indo- 


1.  Mademoiselle  Aimée  Lefoulon,  femme  de  confiance  des  frères  Barbey, 
à  Caen. 

2.  Les  deux  amis  s'amusaient  de  ce  qu'un  Anglais  avait,  dans  son  voyage 
en  Angleterre,  appelé  Trébulien  «  monsieur  le  baron  de  Tribioutinn  t. 


LETTRES     A     TREBUTIEN  4j)I 

lence  de  ne  pas  monter  un  degré  de  ses  escaliers.  C'est  de 
Chambord  que  je  suis  le  plus  content  jusqu'ici,  car  j'ai  vu  là 
la  seule  jolie  fille  entr'aperçue  depuis  Paris.  Et  puis  qu'on  me 
vante  un  pays  pareil!  Que  nos  écrivassiers  de  roman  nous 
crachent  leurs  belles  phrases  sur  tout  cela! 

Aujourd'hui  je  suis  à  Blois,  une  odieuse  ville  et  d'une  popu- 
lation plus  laide  encore.  Je  sors  du  château  que  j'ai  visité  dans 
tous  ses  coins.  Toutes  les  places  m'en  ont  été  bredouilleuse- 
ment  expliquées  par  le  concierge,  homme  de  sens  qui  professe 
le  plus  grand  mépris  pour  Paul  Delaroche  et  Vite  t.  J'ai  grimpé 
sur  l'observatoire  de  Catherine  de  Médicis.  La  vue  n'est  pas 
mal  de  là,  mais  il  faut  s'en  tenir  à  cette  expression  modeste, 
si  Ton  veut  rester  dans  le  vrai. 

Je  me  demandais,  mon  cher  baron,  si  tous  les  monuments 
du  monde  me  laisseront  ainsi  sans  intérêt  et  si  je  dois  arriver 
peu  à  peu  à  l'indifférence  en  matière  de  toutes  choses  comme 
en  matière  de  religion.  En  vérité,  je  redoute  presque  un 
voyage  de  Rome.  J'y  apprendrais  peut-être  le  -secret  de  nou- 
velles impuissances  d'âme,  de  nouveaux  dessèchements  d'émo- 
tions. Qu'importe!  allons  toujours!  Dieu  seul  est  grand! 
Savez-vous  pourquoi?  Parce  qu'on  ne  le  toise  pas  à  vingt  pas 
avec  une  lorgnette  et  que  le  premier  sot  venu  n'en  gâte  pas 
l'idée  en  mettant  son  abject  nom  dessus  comme  sur  toutes  les 
pierres  dont  j'ai  les  yeux  pleins. 

Demain  nous  avalons  le  château  d'Amboise,  Chenonceaux 
et  Tours.  —  Je  serai  de  retour  lundi  au  plus  tard.  —  Pardon- 
nez l'infâme  papier  que  je  vous  envoie  et  jusqu'au  contenu  du 
papier.  Je  vous  écris  brisé  de  deux  jours  de  fièvre.  Mille  bon- 
jours à  Guérin,  et  à  vous  amitié  pour  la  vie. 

IV 

Paris,  8  juin  1841. 

Mon  cher  Trébutien,  voici  un  article  que  je  vous  envoie 
pour  votre  Revue  de  Caen  i .  Il  est  de  notre  ami  Scudo  B  qui  se 

1.  Il  s'agit  sans  doute  de  la  Revue  du  Calvados. —  En  i83a,  Iidelestand  du 
Méril,  Guillaume-Stanislas  Trébutien  et  Jules  Barbey  avaient  bien  fondé  une 
Itcvue  de  Caen.  Mais  elle  n'eut  qu'un  numéro.  C'est  là  que  parut  Léa,  la 
première  nouvelle  de  Barbey. 

•j.  Paul  Scudo,  né  à  Venise  en  1806,  compositeur,  élève  de  Choron  sous 


l!)'l 


LA     REVUE     DE     PARIS 


recommande  à  vous  et  vous  a  conservé  une  bonne  place  dans 
son  souvenir.  Cet  article  est  fort  bien,  quoi  qu'il  soit  assez 
rude  pour  votre  serviteur.  Scudo  n'aime  point  mes  manières 
de  dire;  et  moi,  je  n'enchaine  nullement  l'indépendance  de 
nies  amis... 

Ce  n'est  pas  tout,  mon  ami.  Voyez  comme  j'use  des  terribles 
privilèges  de  l'amitié.  Amédée  Renée  !  que  vous  connaissez, 
et  avec  qui  les  circonstances  m'ont  étroitement  lié,  vient  de 
publier  un  volume  de  poésies.  Annoncez-le  dans  votre  Revue. 
C'est  un  enfant  de  Caen;  vous  lui  devez  bien  cela.  Mais  en 
plus  il  est  mon  ami  et  son  volume  est  fort  distingué.  Donc, 
etc.,  etc.,  etc!  De  plus  encore,  dans  son  volume  se  trouve  une 
pièce  à  Maurice  de  Guérin,  ce  grand  poète  que  vous  avez 
connu  et  aimé  et  pour  qui  j'ai  soufflé  à  George  Sand  le 
fumeux  article  de  la  Revue  des  Deux  Mondes.  —  Gloire  pos- 
ilmme!  talent  merveilleux  dont  je  suis  comme  l'exécuteur 
Irstamentaire.  Je  publierai  incessament  un  volume  tout  entier 
de  Maurice  de  Guérin  2.  J'ai  les  matériaux  d'un  livre  immor- 
al ;  bonheur  aussi  grand  pour  la  littérature  française  que  la 
publication  des  œuvres  inédites  d'André  Chénier.  Je  ferai 
précéder  ce  volume  d'une  vie  intellectuelle  de  Guérin  pour 
avoir  le  droit  d'écrire  mon  nom  (le  nom  de  son  meilleur  ami) 
en  toutes  petites  lettres  au  bas  de  son  piédestal. 

Je  recommande  particulièrement  à  M.  Alphonse  Le  Flaguais 
le  livre  de  Renée.  Il  n'y  a  qu'un  poète  qui  puisse  parler  d'un 
poète  noblement.  Ce  livre  se  publie  chez  Delloye.  Il  est  intitulé 
Heures  de  Poésie. . . 


h  Restauration.  —  Il  a  publié  un  grand  nombre  de  mélodies.  Plusieurs  jour- 
naux inséraient  de  lui  des  articles  de  critique  musicale,  et,  de  i85i  à  i863, 
il  fut  rédacteur  à  la  Revue  des  Deux  Mondes.  Barbey  d'Aurevilly  l'estimait 
>i     aimait  fort.  Il  est  mort  fou,  à  Blois,  en  1864. 

1.  Poète  et  historien  connu,  auteur  des  Nièces  de  Mazarin,  etc. 
Barbey  d'Aurevilly  a  publié  sur  lui  cinq  articles,  tous  élogieux,  et  en 
général,  fort  beaux.  Il  fut  rédacteur  en  chef  du  Journal  de  V Instruction 
publique,  directeur  du  Constitutionnel,  bibliothécaire  à  la  Sorbonne. 

1.  Les  Heliquix  de  Maurice  de  Guérin  (2  vol.  in- 16),  ne  parurent 
, il  en  1861,  c'est-à-dire  vingt  ans  plus  tard.  C'était,  comme  on  le  voit, 
Barbey  d'Aurevilly  qui  avait  eu  la  première  idée  de  cette  publication.  Mais 
tin  malentendu  avec  Trébutien  avait  fini,  en  i858,  par  dégénérer  en  brouille. 
I /ouvrage  parut  donc,  avec  une  préface  de  Sainte-Beuve,  sans  même  que 
Barbey  d'Aurevilly  fût  nommé.  Dans  le  Pays  du  ier  février  i86t,  Barbey 
lii  t»ans  se  plaindre,  un  beau  compte  rendu  de  l'édition. 


LETTRES     A     TRÉBUTIEN  &$$ 


Paris,  mercredy  [avril  i843j. 

Mon  cher  Trébutien,  —  toujours  en  retard  I  Pardonnez-moi 
aussi  comme  cet  excellent  M.  Le  Flaguais  avec  lequel  j'ai 
traîné.  Il  a  du  vous  annoncer  ma  dédicace.  La  voici  \  Vous 
convient-elle  en  ces  termes?  Si  vous  y  désirez  une  modification 
quelconque,  parlez,  ami  :  j'obéirai  comme  une  fée  marraine 
aux  désirs  de  son  filleul. 

Ma  vie  d* aventurier  qui  continue  d'être  la  chose  du  monde 
la  plus   bariolée  m'a  poussé  à  écrire  des  légèretés...  devinez 
où:1  dans  un  journal  de  modes,  mon  cher  ami  2.  César  avait 
fait  une  grammaire,  mais  César  ne  s'était  pas  assoupli  jusqu'à 
écrire  pour  les  modistes  de  son  temps.  Je  fais  ce  que  César  n'a 
pas  fait.  11  est  vrai  qu'il  y  a  quelques  autres  choses  que  César 
a  faites  et  que  je  ne  ferai  point,  —  ce  qui  rétablit  l'équilibre. 
Je  vous  enverrai  ce  brimborion  de  journal  dans  lequel,  de  la 
plume  qui  écrit  Pitt  et  Romuald,  ou   le  dernier  amour  d'un 
ambitieux,  un  roman  encore  (j'en  ai  une  bibliothèque  dans 
l'esprit),  votre  ami  s'amuse  [à  tracer  des  impertinences  parfu- 
mées, à  l'usage  des  plus  pauvres  esprits  et  des  plus  jolies  figures 
du  sîèclej .  Vous  verrez  en  disant  quels  riens  je  me  délasse  de  la 
politicaillerie  contemporaine  et  des  articles  sur  la  police  du 
roulage. 

Mais  voici  où  j'en  voulais  venir,  mon  cher  ami.  [Je  voudrais 
faire  pour  ce  répertoire  de  choses  oiseuses  un  article  biogra- 
phique sur  Brummell,  le  grand  Brummell  dont  les  gilets  bleus 
causaient  de  si  violentes  insomnies  à  Byron.  Or,  Brummell 
esi  mort  a  Caen.  Je  l'y  ai  vu  et  vous  l'y  avez  connu  peut-être. 
iNe  pourrie/- vous  m'envoyer  des  détails  sur  ce  gaillard-là? 
Vous  m'obligeriez.  Songez  que  je  suis  friand  de  tout  ce  qu'il 

tt  Barbey  d'Aurevilly  parle  ici  de  la  dédicace  (à  Trcbulicn)  de  la  Bague 
fi  Annihal.  Ce  petit  volume  —  une  bluette  —  fut  imprimé  à  Caen,  en  1843, 
sous  la  surveillance  et  par  les  soins  de  Trébutien.  Il  n'en  a  été  alors  tiré 
■en-  i.'i.i  exemplaires,  dont  i5  sur  papier  de  couleur,  a5  sur  grand  papier 
de  Hollande,  no  sur  papier  collé.  C'est  un  bijou  typographique. 

t«  Ces  articles,  intitulés  de  V Élégance,  et  publiés  dans  le  Moniteur  de  la 
Mode,  étaient  déjà  signés  du  pseudonyme  «  Maximilienne  de  Syrène  »,  qui 
servit  longtemps  à  Barbey  d'Aurevilly. 


s' 


494 


LA     REVUE     DE     PARIS 


y  a  déplus  excentrique.  Je  ne  repousserai  rien;  j'aiguiserai 
flèche  de  tout  et  je  compte  sur  vous  '.] 

Je  compte  aussi  sur  vous  pour  recommander  aux  poupées 
de  Caen  le  Moniteur  de  la  Mode  et  leur  enlever  des  abonne- 
ments. 

J'oubliais  de  vous  prier,  moa  ami,  de  faire  écrire  sur  la 
première  page  de  votre  édition  de  la  Bague  (comme  il  est 
d'usage)  le  titre  de  Y  Amour  impossible  *  et  l'adresse  du  libraire 
chez  qui  on  le  trouve  :  Duprey,  rue  Haute  feuille,  à  Paris... 


VI 


l 


$■ 


Dimanche  matin,  10  décembre  [i8{3]. 

Vous  êtes  ma  messe,  mon  cher  Trébutien.  Pendant  qu'on 
chante  les  louanges  du  Seigneur,  moi,  je  m'en  vais  chanter  les 
vôtres.  Vous  êtes  le  plus  aimable  et  le  plus  empressé  des  amis. 
Vos  envois  sont  arrivés,  livres  et  album,  et  si  je  ne  vous  ai 
pas  accusé  réception  de  tout  cela,  c'est  que  je  voulais  jouir 
d'une  surprise  que  vous  n'aurez  pas,  car  je  vais  vous  la  dire. 
Elle  a  trop  tardé  pour  que  j'attende  quelques  jours  encore. 
J'avais  mis  dans  mes  plans  de  vous  écrire  aujourd'hui. 

Voici  ce  que  c'est,  mon  cher  Trébutien.  Je  voulais  que  sans 
être  prévenu  de  rien,  vous  rencontrassiez  mon  nom  au  bas  d'un 
bon  article  dans  le  Journal  des  Débats.  Depuis  longtemps  on 
m'y  promet  monts  et  merveilles.  Mais  enfin  ce  n'est  que  der- 
nièrement que  j'ai  pu  obtenir  un  livre  à  examiner,  et  sur 
lequel  j'ai  article  de  mon  mieux.  [La  règle  au  Journal  des 
Débats  est  de  ne  recevoir  personne  dans  la  rédaction  quoti- 
dienne, dans  la  polémique,  avant  une  espèce  d'initiation  qui 
consiste  dans  l'examen  de  livres  de  politique  et  d'histoire.  Ob- 
tenir un  livre  est  le  précédent  nécessaire,  et  quelque  recom- 
mandé qu'on  soit,  ce  n'est  pas  chose  facile,  je  vous  jure,  que 
de  se  le  faire  donner.  | 

On  m'a  donné  celui  de  M.  Hurter  (la  Vie  d'Innocent  III), 

1.  Ce  passage  a  déjà  été  publié  par  M.  Grêlé  et  par  M.  Jacques  Bou- 
lenger. 

•j.  L'Amour  impossible,  roman  avait  paru  à  Paris  en  1841. 


LETTRES     A     TREBUTIEN  ^95 

traduit  par  Saint-Chéron,  et,  quoique  le  livrç  ne  me  plut  pas, 
comme  j'en  pouvais  rattacher  par  un  bout  l'examen  aux  pas- 
sions du  Journal  des  Débats  (ceci  inler  nos),  il  m'a  peut-être 
plus  convenu  qu'un  autre... 

Si  cetarticle  produit  l'effet  que  j'en  attends  et  qu'il  a  eu  sur 
plusieurs  esprits  des  Débats,  j'aurai  une  série  d'articles  signés, 
sur  des  sujets  historiques,  car  depuis  que  nous  nous   sommes 
quittés,  mon  cher  ami,  c'est  de  ce  côté  que  se  sont  exclusive- 
ment tournées  mes  études.  L'entrée  aux  Débats  comme  polé- 
miste  (qui,  j'espère,    ne  sera  pas  éloignée  de  cette  première 
entrée  comme  rédacteur  sur  des  sujets  en  dehors  de  la  poli- 
tique de  chaque  jour)  est  de  nature  à  modifier  ma  position  et 
à  m'en  créer  une  solide.  Tel  est  le  bonheur  auquel  je  faisais 
allusion  dans  ma   dernière  lettre.  Ce  qui  m'a   manqué  jus- 
qu'ici,  c'était  un  moyen  de   publicité,   un  large  et  puissant 
intermédiaire  entre  mon  esprit  et  beaucoup  d'esprits  à  la  fois. 
Une  fois  trouvé,  tout  s'arrangera  dans  ma  vie,  tout  se  décidera 
dans  ma  destinée.  J'ai  bien  souffert;  je  suis  même  allé  jus- 
qu'au pistolet  de  Clive,  qu'il  arma  trois  fois,  et  qui  fit  trois  fois 
long  feu  sur  son  front;  oui,  j'ai  cruellement  souffert  de  bien 
des  choses  qu'il  vaut  mieux  oublier  que  rappeler,  mais  je  n'ai 
jamais  perdu  la  force  de  mon  espérance... 

...  J  ai  donné  l'exemplaire  vert  de  la  Bague  à  la  sœur  du 
poète  Barthélémy,  l'auteur  de  la  Némésis.  C'est  une  tête  vrai- 
ment phocéenne.  Elle  a  les  plus  beaux  yeux  que  j'aie  jamais 
vus,  bleus  comme  la  Méditerranée,  languissants,  voilés, 
moqueurs  au  fond  et  caressants  à  la  surface.  Passez  vite  en 
fermant  les  vôtres.  Le  grand  papier  sera  pour  George  Sand. 
Je  suis  allé  chez  elle,  mais  elle  n'était  pas  revenue  de  sa  cam- 
pagne et  je  n'ai  pu  la  voir  encore.  Cependant  ils  m'ont  dit,  à 
la  Revue  indépendante,  qu'elle  était  de  retour  depuis  plusieurs 
jours, 

Oui,  parlez  de  moi  au  capitaine  Jesse.  Je  vais  m'occuper 
décrire  Brummell.  Peut-être  le  donnerai-je  en  feuilletons 
(plusieurs  feuilletons,  bien  entendu)  au  Journal  des  Débats 
pour  alterner  avec  des  travaux  plus  graves.  Si  ce  plus  agréable 
des  capitaines  a  des  détails  nouveaux,  qu'il  vous  les  envoie  (et 
aussi  sur  Lady  Hamilton)  et  qu'il  soit  bien  sûr  que  je  le  citerai 
et  le  trompetterai  d'importance... 


ï96 


LA     BEVUE     DE     PARI 


VII 


Paris,  samedy  soir,  [janvier  1844  ■ 

...  Oui,  mon  ami,  j'éditerai  Guérin  et  j'écrirai  sa  vie,  sa 
vie  de  plongeur  sous  sa  cloche  de  cristal,  à  ce  sublime  pêcheur 
des  plus  belles  perles  qui  aient  jamais  été  tirées  du  fond  des 
mers  !  Je  ne  l'ai  pas  oublié,  c'est  dans  mon  cœur  une  pensée 
religieuse,  mais  vous  savez  ce  que  j'attends.  J'attends  un  peu 
de  bruit  autour  de  mon  nom,  l'autorité  d'une  parole  qui  porte 
celui  de  notre  ami,  grand  pour  nous  seuls,  à  sa  vraie  hauteur 
parmi  les  hommes.  Quand  la  prostituée  des  plus  bêtes,  la  For- 
tune (qui  finit  par  faire  trop  de  cas  de  mon  esprit)  me  sera  favo- 
rable, alors  j'élèverai  à  Guérin  le  monument  que  j'ai  promis  à 
sa  sœur,  à  vous,  à  moi-même.  Vous  avez  eu  raison  de  me  le 
rappeler,  mais  je  ne  l'oubliais  pas... 


VIII 

16  janvier  1845. 

Mon  cher  ïrébutien, 

Vous  êtes  mort  et  moi  je  viens  d'être  malade.  J'ai  eu  une 
espèce  de  mal  sans  nom.  C'étaient  des  douleurs  de  tête  à  me 
l'aire  croire  que  ma  cervelle  allait  éclater  comme  une  grenade 
de  guerre,  une  fièvre  de  cheval  arabe  et  une  main  de  fer  à  la 
gorge.  Ça  était  d'une  violence  inouïe  et  pouvait  devenir  très 
grave,  mais,  comme  je  n'ai  pas  vu  le  médecin,  après  cinq 
jours  de  diète  et  d'impatience,  je  me  suis  guéri.  Je  vous  écris 
au  sortir  de  ce  mal  inconnu.  Vous  n'aurez  pas  grand'chose  de 
moi,  mais  enfin  vous  aurez  de  mes  nouvelles. 

Pourquoi  êtes- vous  si  longtemps  sans  m'écrirc?  Je  vous  ai 
écrit  deux  fois.  Pour  ces  deux  lettres,  vous  m'en  avez  adressé 
une  datée  du  3.  Ma  dernière  était  du  jour  de  Van  même.  C'est 
dans  celle-là  que  je  vous  hurlais  mon  tocsin  d'épouvante  sur  le 
contre-sens  !  :  «  en  raison  de  son  »,  au  lieu  de  :  «  malgré  son  » 

1.  Trébutien  venait  d  éditer  à  Caen  le  célèbre  et  1res  bel  ouvrage  de 
Barbey  d'Aurevilly  :  Du  Dandysme  et  de  George  Brummell,  —  dont  ni 
la  Hevue  des  Deux  Mondes,  ni  le  Journal  des  Débats,  ni  personne  n'avait 
voulu!  —  L'édition,  comme  toutes  celles  données  par  Trébutien,  était  une 
petite  merveille.  L'ouvrage,  lui  écrivait  Barbey  d'Aurevilly,  «  est  ravissant 
d'impression,  de  marges,  de  netteté,  d'elîet  eulin.  Les  exemplaires  sur  papier 


LETTRES     A     TRÉBUTIEN  #97 

i  p.  1 13).  (J  insiste  sur  cette  lettre  à  laquelle  vous  n'avez  pas 
répondu  et  que  je  n'ai  pas  mise  moi-même  à  la  poste.)  Vous 
m'annonciez  des  Errata  et  des  exemplaires  roses.  Rien  n'a  paru. 
Depuis  que  j'ai  été  malade,  j'ai  vu  Ledoyen.  Je  lui  avais  fait 
remettre  le  paquet  et  votre  lettre.  Il  m'a  conseillé  de  ne  pas  agir 
vis-à-vis  de  la  presse  avant  le  i5.  Cependant  il  m'a  mis  en  vente 
et  je  suis  étalé  sur  sa  devanture  au  premier  rang  et  avec  faste. 
[J'ai  déjà  écrit  à  plusieurs  amis  pour  des  articles  :  Sainte-Beuve, 
Roger  de  Beauvoir,  Chasles,  Labitte,  etc.,  etc.  —  Ceux  qui 
m'ont  manqué  de  parole  pour  la  Bague,  je  les  reprends  au  demi- 
cercle  avec  BrummelL  Maintenant  que  feront-ils?  Qui  dit  jour- 
nalistes dit  femmes  entretenues.  Cela  veut  souper.  Je  n'ai  pas 
quarante  mille  livres  de  rente,  hélas!  La  gloire  n'est  bonne 
que  quand  elle  nous  vient  du  ciel,  par-dessus  la  tète...  comme 
un  coup  de  foudre.  Mais  quand  il  faut  la  créer  soi-même  et  en 
attacher  le  bruit  à  ses  pas,  elle  ne  vaut  pas  les  peines  qu'elle 
donne  et  les  dégoûts  qu'il  faut  surmonter.  Bienheureux 
Waller  Scott,  qui  n'a  pas  lu  un  article  sur  lui  et  ses  ouvrages 
pendant  treize  ans!] 

Je  ne  sais  pas  si  le  brouillard  de  la  Seine  m'est  tombé  sur 
le  cœur  et  me  rend  sombre,  mais  je  ne  vois  pas  delà  couleur 
de  vos  exemplaires  aujourd'hui.  Songez  qu'il  m'en  faut  un  pour 
Daly  \  un  pour  Berlin,  et  un  troisième  pour  madame  Hugo. 
Je  vous  demande  pardon  de  mes  éternelles  demandes,  mais 
n'avez-vous  pas  pris  charge  d'âme  en  m'aimant? 

J'ai  été  occupé,  ces  derniers  temps,  de  certaines  choses  dont 

de  Hollande  sont  manifestement  les  plus  beaux.  Le  papier  bleu  n'est  pas 
assez  bleuâtre,  c'est  la  seule  critique  de  nuance  que  je  me  permettrais...  » 
Ha  pourtant  la  douleur  d'y  rencontrer  deux  fautes  :  «  généreux  d  pour  «  géné- 
raux »  et  «  ses  classements  »  pour  «  ces  classements  ».  (Or  Barbey  d'Aure- 
rilly  avait  coutume  de  dire  qu'il  mourrait  d'une  faute  d'impression.)  Et  ce 
n'était  rien!  Le  icr  janvier  i845,  à  la  suite  d'une  découverte  plus  épouvan- 
table encore,  il  s'écriait,  éperdu  :  «  Je  vous  écris  comme  on  court  au  feu.  Je 
comprends  toutes  les  fureurs  de  lord  Byron  contre  les  imprimeurs,  et  le 
cheval  indompté,  et  le  vampire,  et  tout  le  tremblement.  La  plus  grosse  des 
fautes  pour  moi  est  un  contre-sens  et  nous  en  avons  un  superbe  qui  tache  notre 
Brummell  :  «  Et  comme  k.n  raison  de  son  attache  à  ses  vieilles  mœurs,  etc., 
etc.,  V aristocratique  et  protestante  Angleterre,  s'est  fort  modifiée,  etc., 
etc.  »  Se  modifier  en  raison  d'une  attache,  en  raison  de  ce  qui  empêche  de 
se  modifier!!!  Est-il  assez  beau,  celui-là?  J'en  ai  la  fièvre,  mon  cher  ami. 
Il  faut  :  «  Et  comme  malgré  son  attache  à  ses  vieilles  mœurs,  etc.  » 

i.  César  Daly,  architecte,  directeur  de  la  Revue  de  V Architecture.  —  C'est 
à  lui  quVst  dédié  le  Brummell. 

1er  Décembre  1908;  4 


4<)8  LA     REVUE     DE     PARIS 

je  vous  parlerai  bientôt,  mais  je  ne  suis  d'humeur  pour  l'instant 
que  de  fermer  cette  sotte  lettre  et  de  fumer  des  cigares  jusqu'à 
la  torpeur  hébétée  de  George  Sand  \ 

Bonjour,  mon  ami,  et  si  vos  nerfs  ne  ressemblent  pas  aux 
miens,  écrivez-moi.  Je  vous  aime  et  je  vous  embrasse  et  souffre 
encore  plus  qu'un  autre  jour  de  ne  pouvoir  aller  prendre  le 
café  avec  vous  ce  matin.  Adieu. 

Votre  archi-dévoué  mais  archispleenétique  ami. 


IX 

Le  i5  mai  f  1845],  —  par  un  temps  de  février,  avec 
le  spleen  et  la  migraine. 

...  Je  vous  remercie  très  joyeusement,  mon  cher  Trébutien, 
de  ce  que  vous  me  proposez  sur  le  Puséisme.  Inutile  de  vous  dire 
que  j'accepte.  Envoyez-moi  le  plus  tôt  possible  les  détails  et  ren- 
seignements que  vous  avez.  On  me  presse  beaucoup  à  la  Revue 
des  Deux  Mondes.  J'eusse  mieux  aimé  commencer  les  travaux 
dont  je  vous  ai  parlé  par  le  Méthodisme,  mais  si  vous  êtes  moins 
riche  sur  ce  sujet  que  sur  les  idées  du  docteur  Pusey,  je 
changerai  l'ordre  de  mes  articles.  L'important  est  de  publier 
le  plus  tôt  possible.  Donc  j'insiste,  cher  ami,  pour  que  vous 
m'envoyiez  immédiatement  ce  que  vous  avez.  Vous  êtes  mon 
collaborateur. 

[Je  touche  à  la  fin  de  la  première  partie  de  mon  fameux 
roman,  la  Vieille  Maîtresse.  Deux  soirs  de  travail  encore,  ce  sera 
fini]  et  je  pourrai  traiter  de  cette  première  partie  avec  un  journal 
qui  la  publierait  pendant  que  j'écrirais  la  seconde.  J'ai  lu  ici  à 
des  amis,  esprits  divers  et  différents,  et  j'ai  vu  avec  plaisir 
I  impression  que  cette  lecture  a  produite.  \L animal  aux  têtes 
frivoles,  le  public,  sera-t-il  vaincu  et  captivé?  Nous  le  saurons, 
tuais  les  esprits,  parmi  ceux  que  j'aime,  qui  me  voyaient  préfé- 
rer une  certaine  aristocratie  de  renommée  à  ces  succès  enfants 
de  l'opinion  de  tous,  affirment  aujourd'hui  que  mon  dernier 
livre  aura  la  grande  popularité.  Que  je  l'aie  une  fois!  et  je  ne 

1.  En  sa  qualité  de  dandy,  Barbey  d'Aurevilly  ne  manqua  pas  de  fumer, 
tl  signale  cette  prouesse  dans  son  Premier  Mémorandum  :  «t  Fumé,  pour 
ma  part,  quatre  cigarettes  »  (Caen,  -±i  octobre  i836).  En  1839,  Chateau- 
briand écrivait  :  «  Quelques  dandys  radicaux,  les  plus  avancés  vers  l'avenir, 
ijiit  une  pipe  a. 


LETTRES     A     TRÉBUTIEN 


^99 


parlerai  plus  que  ma  langue  !  Voilà  surtout  pourquoi  je  la 
désire. j  II  me  tarde  de  savoir,  cher  ami,  votre  opinion,  à  vous. 
Vous  êtes  le  clavier  sur  lequel  j'aime  le  plus  à  promener  ma 
pensée  et  qui  retentit  le  mieux  sous  les  doigts  de  mon  esprit. 
Instrument  charmant,  mais  dangereux  !  car  vous  enivrez  le 
pianiste. 

L'ami  *  à  qui  je  dédie  mon  roman  (roman-histoire)  a  beau- 
coup insisté  pour  que  j'en  changeasse  le  titre.  Cette  Vieille 
Maîtresse  lui  semblait  trop  dur.  Moi,  c'était  ce  qu'il  y  avait  de 
hardi,  de  cruel,  d'impitoyable  dans  ce  titre  qui  me  plaisait. 
—  Jamais,  disait-il,  une  femme  du  faubourg  Saint-Germain 
ne  dira  à  son  valet  de  chambre  :   «  Allez  me  chercher  une 
Vieille  Maîtresse.  »  Nous  sommes  trop  prudes  pour  cela.  —  Moi, 
je  répondais  :  ce  On  ira  la  chercher  soi-même  et  on  la  cachera 
dans   son  manchon  :  nous  sommes  assez  curieuses  et  assez 
hypocrites  pour  cela.  »  Il  disait   ensuite   que  les  titres  qui 
résument  des  situations  ne  valent  rien,  qu'il  n'y  a  pas  un  seul 
grand  roman  qui  ait  un  titre  de  cette  espèce.  Moi,  je  répon- 
dais que  le  plus  beau  roman  qui  ait  jamais  été  écrit  s'appelle 
les  Liaisons  dangereuses.  Qu'il  y  en  a  un  autre  qui  s'appelle  les 
Affinités  électives;  un  troisième  :  les  A  mours  forcées  ;  etc.,  etc. 
—  ce  Votre  roman  est  assez  fort,  ajoutait-il,  pour  que  vous  con- 
sacriez un  nom  propre  comme  on  consacra  celui  d'Héloïse,  de 
Clarisse,  d'Adolphe,  de  Jacques,  de  René.  »  Cette  flatterie  Ta 
emporté  peut-être,  mais  j'ai  cédé  à  ces  conseils.  J'ai  renoncé 
à  jeter  le  gant  au  public  par  un  titre  qui  l'eût  choqué,  m'assu- 
rait-on; à  gargariser  rudement  le  gosier  des  vicomtesses  du 
faubourg  Saint-Germain  avec  quelques  syllabes  d'une  pronon- 
ciation si  difficile  pour  des  organes  délicats,  et  j'intitulerai  mon 
livre  du  nom   de  l'héroïne,  qui,   du  reste,  vit  et  règne,   en 
réalité,  sous  ce  nom-là.  Je  l'appellerai  :  Vellini. 

J'espère  que  vous  serez  content.  C'est  de  la  passion,  s'il  en 
fut,  que  ce  roman,  écrit  dans  les  circonstances  les  plus  dou- 
loureuses de  ma  vie,  les  plus  chargées  d'abattement,  et  qui 
m'a  relevé  et  rappelé  à  la  vie  des  sensations  fortes  comme  le 
plus  pénétrant  des  spiritueux.  C'est  de  la  passion,  mais  c'est 
aussi  de  la  comédie.  Enfin  vous  verrez...  Je  suis  plus  curieux 


1.  Le  vicomte  Joseph  d'Yzarn-Freissinet. 


OOO  LA     REVUE     DE     PAHIS 

de  vous  le  faire  lire  que  vous  ne  Têtes  de  le  lire,  quelque 
envie  que  vous  en  ayez.  Il  y  a  telle  page  qui  a  été  tracée  dans 
une  ivresse  de  pensée  que  je  n'ose  pas  appeler  de  l'inspiration 
(il  est  des  mots  diablement  scabreux  à  employer),  mais  qu'en 
face  d'un  papier  inerte  et  muet  je  n'avais  jamais  ressentie. 
Tout  au  plus  je  l'avais  éprouvée  dans  ces  frémissantes  conver- 
sations où  j'exécute,  à  moi  seul,  des  sonates  à  quatre  mains, 
la  conversation  étant  la  seule  chose  qui  monte  toutes  les  puis- 
sances de  mon  esprit  à  la  plus  haute  octave  qu'il  puisse  atteindre. 

Je  vous  demande  pardon,  mon  ami,  de  surcharger  ma  lettre 
de  tant  de  papier  blanc,  mais  ce  papier  est  si  fin  et  j'appuie 
tellement  sur  ma  plume  que  je  vous  enverrais  un  horrible  gri- 
moire si  j'écrivais  sur  le  verso.  J'ai  reçu  votre  Brummell  rose. 
Vous  l'ai-je  dit?  Je  vous  ferai  envoyer  dimanche  la  Sylphide, 
où  vous  trouverez  l'article  de  M.  de  Calonne.  —  Je  crois  que 
votre  Allemand  peut  traduire,  car  Bornstedt,  qui  m'avait 
annoncé  qu'on  traduisait  à  Berlin,  ne  m'a  plus  rien  dit.  Et 
Jesse?  Je  suis  toujours  en  instances  aux  Débals,  mais  j'ai  pour 
moi  Hugo.  A  propos  de  Brummell,  envoyez-en  un  exemplaire 
que,  malgré  Y  erratum,  je  vous  prie  de  corriger  de  votre  main 
aux  mots  :  généreux,  généraux,  et  en  raison  d'une  attache, 
malgré  son  attache,  à  l'adresse  que  voici  : 

Madame    Théophile    Barbey,    Saint- Sauveur- le -Vicomte 
(Manche). 

Ajoutez  a  tout  ce  que  me  vaut  votre  Brummell  un  portrait 
d'un  jeune  artiste  distingué  \  pour  le  Salon  prochain. 

Envoyez-moi  correctement  écrit  le  nom  de  la  femme  de 
Mahomet  (Katidij a)  que  j'ortographie  mal  toujours... 


Pavillon  de  la  Muette,  Passy-lès-Paris. 
19  septembre  1845. 

...Parlons  d'affaires.  Vous  avez  lu,  je  présume,  mon 
deuxième  article  sur  Hurter.  11  a  paru  dimanche  dernier,  dans 
le  Journal  des  Débats2.  Qu'en  pensez-vous?  11  a  eu  beaucoup 

1.  Picot. 

1.  Le  premier  arait  paru  onze  mois  auparavant: 


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LETTRES     A     TRÉBUTIEN  5oi 


de  succès  ici  parmi  les  connaisseurs.  Je  crois  que  c'est  là  de  la 
vue  et  du  style  historiques,  mais  je  veux  votre  appréciation. 
Voilà  ma  réponse  à  ceux  qui,  comme  du  Méril,  me  reprochent 
de  trop  sacrifier  à  la  fantaisie  et  regardent  Brummell  comme 
un  péché.  Demandez  à  Charma1  son  opinion,  qu'il  m'a  pro- 
mise. 11  ne  s'agit  pas  de  me  flatter,  mais  de  m'instruire.  Me 
croit-il  dans  le  vrai  sur  Innocent  III  et  sur  l'Eglise?  Qu'il  me 
le  dise  et  qu'il  augmente  encore  ma  sécurité  sur  ce  point.  L'opi- 
nion d'un  esprit  comme  le  sien  m'importe  autant  que  l'opinion 
du  monde  m'intéresse  peu.  J'ai  toujours  estimé  sa  souple  et 
pénétrante  intelligence  et  j'ai  rompu  dernièrement  encore  bien 
des  lances  pour  lui  avec  des  gens  qui  calomniaient  son  esprit. 
Mon  cher,  cela  a  monté  le  mien.  J'ai  fait  le  diable;  je  ressem- 
blais à  un  éléphant  qui  casse  tout,  autour  de  lui,  dans  une  forêt 
de  bambous. 

Et  vous,  Trébutien,  parlez-moi  de  vous.  L'article  en  ques- 
tion n'est  pas,  je  le  sais,  dans  la  tendance  que  vous  aimez  et 
que  vous  croyez  la  vraie2,  mais  n'ai-je  pas  parlé  dignement  de 
ce  que  vous  respectez,  quoique  ne  l'acceptant  pas  comme  vous  ? 
J'ai  un  tel  respect  pour  votre  personnalité,  mon  ami,  que 
je  serais  désolé  qu'un  mot  de  moi,  écrit  pour  le  public,  vous 
blessât  dans  le  vif  de  vos  convictions  et  de  votre  âme.  J'en 
aurais  des  regrets  mortels. 

A  lira  cosa.  Vous  avez  dû  recevoir  des  Sylphides.  Mon  élé- 
gant gentleman,  Alphonse  de  Galonné,  m'a  dit  qu'il  avait 
donné  l'ordre  de  vous  les  envoyer.  Son  article,  signé  de  Ville- 
messant  (quoiqu'il  soit  de  lui,  Calonne),  est  une  introduction 
à  l'énorme  citation  qu'il  a  faite  du  livre.  Cette  citation  doit 
être  suivie  d'un  autre  article,  non  dans  le  numéro  prochain, 
mais  dans  le  numéro  qui  vient  après  et  qui  achèvera  bien 
lencadrure  donnée  à  la  citation.  Je  pense,  du  reste,  qu'indé- 
pendamment de  l'envoi  de  M.  de  Calonne,  il  y  a  des  Sylphides 
à  Caen,  puisqu'il  y  a  de  jolies  femmes,  et  que  le  poète 
(M.  Le  Flaguais)  en  aura  glané  quelqu'une  pour  vous. 

Ils  me  demandent  d'écrire  pour  eux  dans  ce  journal  et  je 

i.  Antoine  Charma,  professeur  de  philosophie  à  la  Faculté  des  Lettres 
de  Caen. 

a.  Barbey  d'Aurevilly  n'était  pas  encore  revenu  au  catholicisme.  C'est 
l'année  suivante,  en  1846,  qu'il  s'y  décida. 


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502  LA     REVUE     DE     PARIS 

leur  ai  promis  de  leur  faire  de  la  chronique,  cet  hiver,  et  peut- 
être  autre  chose  encore.  Ils  paient  très  bien  et  j'aime  l'argent 
comme  un  vieux  traitant;  puis  j'aime  aussi  les  contrastes  et  il 
me  plaît  d'envoyer  des  articles  sur  Ninon  de  Lenclos  et  autres 
drôlesses,  de  la  main  qui  écrit  aux  Débats  des  articles  sur 
Innocent  III  ou  autres  personnages  de  ce  sérieux! 

Si  vos  occupations  de  bibliothécaire  ne  vous  empêchent  pas 
de  lire  les  journaux,  vous  aurez  pu  retrouver  dans  le  Consti- 
tutionnel un  nom  que  vous  connaissez  et  qui  va  s'y  trouver  (à 
partir  du  20  de  ce  mois)  toutes  les  semaines.  C'est  le  nom  de 
mademoiselle  Maximilienne  de  Syrène.  [Il  y  a  quinze  jours  à 
peu  près  que  mademoiselle  Maximilienne  de  Syrène  a  taillé  sa 
plume  de  corbeau  et  qu'elle  a  promis  une  revue  critique  de  la 
mode,]  Mademoiselle  de  Syrène  est  une  patricienne  qui  aime  la 
plaisanterie  et  qui  rit  comme  une  folle  de  l'idée  d'écrire  dans 
le  Constitutionnel.  Son  premier  article,  que  je  vous  recom- 
mande,   a   dû    paraître    d'un    singulier    goût   aux    gens   qui 
prennent  le  sieur  Palefrenier  de  Boignes  pour  un  homme  élé- 
gant et  se  régalent  toutes  les  semaines  du  crottin  de  son  feuil- 
leton. Accoutumé  à  cette  délicieuse  régalade,  le  rédacteur  en 
chef  du  journal  de  Véron  s'est  permis  de   retrancher  dans 
l'article  dont  je  vous  parle  des  plaisanteries  sur  ce  Dorset1 
(ami  de  Véron,  par  parenthèse),  lequel  mademoiselle  de  Syrène 
avait  houssiné  d'importance  et  qui  est  maintenant  [à  Brummell 
ce  que  Pradon  est  à  Racine].  On  avait  retranché  encore  une 
foule  de  traits  plus  ou  moins  heureux,   mais  qui  du  moins 
donnaient  son  vrai  ton  à  l'article.  Or  mademoiselle  de  Syrène 
est  entrée  dans  une  colère  digne  de  la  reine  des  Amazones  et 
on  a  promis  que  cela  n'arriverait  plus.  Mademoiselle  de  Syrène 
avait  d'autant  plus  raison  de  se  fâcher  que  le  feuilleton  de 
modes  qu'elle  est  chargée  d'écrire  a  été  vendu  à  Villemessant 
(de  la  Sylphide)  par  le  Constitutionnel  et  qu'elle  ne  doit  compte 
qu'à  M.  de  Villemessant  de  ce  qu'elle  écrit.  Les  traités  sont  les 
traités  et  nous  avons  droit  de  dire  au  Constitutionnel  ce  qui 
nous  plaira  dans  l'article  modes,  pourvu  que  nous  ne  nous 

1.  Ce  c  Dorset  »  n'est  autre  que  le  fameux  Gédéon-Gaspard-Alfred  de 
Grimaud,  comte  d'Orsay  et  du  Saint-Empire,  dandy  scandaleux,  aimable  et 
doué  de  talent.  —  Barbey  d'Aurevilly,  dans  les  Diaboliques,  s'est  montré 
plus  indulgent  pour  lui. 


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LETTRES    A     TREBUTIEN 


5o3 


placions  pas,  à  propos  de  volants,  sous  l'empire  des  lois  de 
Septembre. 

Aussi  l'article  qui  a  paru  n'est  pas  ce  qu'il  était,  mon  cher 
Trébutien  (lisez-le  pourtant),  mais  ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est 
qu'on  ne  coupera  pas  désormais  une  ligne  de  la  basquine  de 
mademoiselle  Maximilienne  de  Syrène.  Tenez- vous  en  pour  sûr. 
Pour  en  finir  avec  toutes  ces  frivolités,  je  vous  dirai  que  je 
fais  la  politique  de  cette  monstrueuse  Époque  de  moitié  avec 
G.  de  Cassagnac.  Il  s'est  rappelé  le  journaliste  du  Globe  et  il 
partage  sa  besogne  avec  moi. 

Du  reste,  ces  frivolités  que  vous,  si  grave,  mais  si  étendu, 
et  qui  comprenez  tous  les  côtés  de  l'esprit  humain,  ne  repoussez 
pas  comme  choses  vaines,  sont  moins  inanes  pour  moi  que 
pour  mon  savant  ami  du  Méril,  qui  a  i5  ooo  livres  de  rentes. 
Je  ne  vis  pas  dans  mon  cabinet  et  je  bois  autre  chose  que  du 
laitage.  J'ai  le  malheur  d'avoir  bien  des  passions.  Ce  ne  sont 
pas  toujours  les  choses  élevées,  les  choses  de  l'intelligence  la 
plusfière,  qui  rapportent  le  plus  d'AIR  vital,  et  il  faut  vivre. 
Cruelle,  affreuse,  abominable  nécessité!  Ceci  explique  tout. 
Diderot  a  fait  dix-huit  sermons... 


XI 


Samedi  saint.  [Avril  1848.] 


Mon  cher  Trébutien, 

Enfin  je  puis  donc  vous  écrire  deux  mots!  Jamais  on  ne 
cause  si  peu  que  quand  on  voudrait  causer  davantage.  Je  n'ai 
qu'un  moment  avant  de  dormir,  je  le  prends  pour  vous  le 
donner. 

Vous  avez  reçu  notre  dernier  numéro1.  Selon  moi,  d'aspect 
il  est  un  peu  trop  blanc.  On  a  visé  à  rendre  le  caractère  plus 
lisible  et  on  a  donné  beaucoup  moins  à  lire.  On  a  protégé  les 
vues  faibles  ou  exigeantes  au  détriment  de  l'esprit,  qui  n'a  plus 
sa  pâtée.  C'est  la  chanson  : 

Une  feuille  légère 
D'une  entière  blancheur! 

1.  Il  s'agit  de  la  Revue  du  Monde  catholique,  où  Barbey  d'Aurevilly  écri- 
vait depuis  avril  1847. 


5o/J  LA     REVUE     DE     PARIS 

Je  l'ai  dit  aux  boutiquiers  de  l'administration  :  pour  faire 
une  économie,  vous  avez  fait  un  journal  albinos. 

Si  cela  vous  choque,  —  comme  je  l'espère  bien,  —  vous 
m'en  direz  un  mot  qui  n'ait  pas  l'air  concerté  entre  nous  et 
que  je  puisse  lire  :  car  s'il  vient  des  plaintes  sur  cette  innova- 
tion stupide,  il  faudra  bien,  par  entente  du  gain,  renoncer 
aux  économies. 

Pour  ce  qui  est  du  moral  du  numéro,  il  est,  ma  foi  1  tout  ce 
qu'il  pouvait  être  dans  les  diablesses  de  circonstances  actuelles. 
Qui  s'assied  pour  faire  un  bon  article,  un  article  pourpensë,  — - 
à  cette  heure?... 

La  faute  en  est  aux  Dieux  qui  nous  firent  si  betes! 

si  bêtes,  c'est-à-dire  si  préoccupés  de  politique  !  C'est  main- 
tenant un  jeu  d'échecs  sans  le  Roi.  Gagnez  donc  la  partie,  si 
vous  pouvez!  Elle  a  bien  failli  nous  tuer  comme  tant  d'au  1res , 
mais  enfin  nos  renouvellements  se  font  assez  bien.  On  deman- 
dait à  Sieyès  ce  qu'il  avait  fait  pendant  la  Terreur  :  «  J'ai  vceu  >*, 
répondit-il.  Tour  de  force  de  l'habileté!  Nous,  nous  vivons 
aussi,  et  que  peut-on  faire  de  plus  dans  ce  naufrage  universel? 
Quant  à  la  Terreur  d'aujourd'hui,  elle  n'a  pas  —  il  faut  en 
convenir  —  un  si  rude  caractère  qu'alors,  ni  si  terrible  ;  —  il  est 
vrai  que  nous  commençons  le  ballet.  —  Mais  ce  n'est  pas  moins 
une  Terreur  au  point  de  vue  des  inquiétudes.  Les  esprits  sont 
diablement  blêmes,  pour  l'instant.  Que  va-t-il  se  passer?  La 
Constituante  nous  tirera-t-elle  de  ce  défilé  dans  lequel  nous 
pataugeons?  C'était  aussi  une  Constituante  que  cette  assemblée 
qui  n'a  rien  constitué  du  tout  et  dont  le  nom  est  devenu  dans 
l'histoire  une  déshonorante  épigramme.  Il  y  a  dix  jours,  rc 
qu'il  y  a  de  plus  à  craindre  dans  cette  révolution,  les  idée» 
sociales  (comme  on  jargonne  maintenant)  ont  reçut  vous  le 
savez,  un  funeste  coup  pour  elles,  heureux  pouritious.  par  le 
fait  de  la  manifestation  anti-communiste.  En  effet,  aux  yeux  du 
peuple  qui  ne  comprend  que  le  gros  des  choses,  communiste, 
socialiste,  fouriériste,  c'est  tout  un...  Fourier,  qui  est  un  grand 
génie  pour  les  lettrés,  pour  les  mandarins  de  la  Chine  harmo- 
nieuse, car  son  système  ressemble  à  une  religion  d'initiés, 
Fourier,  pour  le  peuple,  est  le  pendant  de  cette  bête  apoca- 
lyptique de  Cabet.  La  démonstration  faite  contre  le  dernier 


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LETTRES    A     TREBUTIEN  5o5 

était  donc  faite  contre  tout  ce  qui  veut  altérer  la  propriété  dans 
son  essence.  Mais  cette  bonne  attitude  qu'on  a  prise  et  qui 
n'est,   après  tout,  que  la  coalition  de  la  peur,  que  l'héroïsme 
de  ces  poltrons  d'intérêts  matériels  révoltés,  cette  bonne  atti- 
tude qui  empêche  immédiatement  le  pillage  influera-t-elle  en 
quoi  que  ce  soit  sur  tant  de  questions  menaçantes,  surgies, 
insurgées  de  toutes  parts?  C'est  ce  que  nous  allons  voir;  mais 
ce  que  j'en  crois,  ne  me  le  demandez  point.  Demandez-moi 
plutôt  ce  que  je  n'en  crois  pas.  Si  la  foi  transporte  les  monta- 
gnes, je  n'arracherai  pas  la  moindre  taupinière  de  notre  glo- 
bule terraqué.   Je  m'enveloppe   dans  des  négations  si  téné- 
breuses et  dans  les  replis  si  profonds  d'un  mépris  superbe  que 
j'en  fais  horreur  à  mes  amis,  tous  plus  ou  moins  badauds 
d'espérances.  Je  ne  crois  point  à  la  solidité  d'une  république 
dans    un    pays    aussi   géométriquement    monarchique    que    la 
France.  Mais  Dieu  peut-être  a-t-il  le  dessein  de  nous  ramener 
aux  principes  par  une  expérience  suprême.  Quoi  qu'il  en  puisse 
être,  République  ou  asyou  like,  qu'on  nous  donne  au  moins  un 
gouvernement,  car,  faute  de  cela,  nous  périssons  de  la  maladie 
des  vieux  peuples,  d'une  radoterie   pire  que  celle  du  Bas- 
Empire.  Et,  par  exemple,  est-ce  que  le  premier  cocher  venu  de 
Constantinople  n'était  pas  supérieur  à  Ledru-Rollin  ?  Une  ver- 
mine  d'idées  fausses  nous   sort  de  partout  et  nous  dévore 
comme  les  poux  dévoraient  Sylla.  Qui  nous  guérira  de  cette 
maladie  pédiculaire  de  l'esprit  engendrée  par  toutes  les  pourri- 
tures de  la  corruption,  du  scepticisme  et  de  l'impiété?  [La  situa- 
tion est  un  abîme.  Ce  ne  sont  ni  des  mains  de  poète  ni  des 
bras  d'utopiste  qui  la  fermeront.  Comptez-moi  les  têtes  de  cette 
hydre  innocente  qu'on  appelle  le  Gouvernement  Provisoire  (qui 
par  parenthèse  ne  gouverne  pas),  trouvez-moi  parmi  elles  ce 
qu'on  appelle  une  tête  d'Etat,  une  seule,  vous  ne  la  trouverez 
point]  ;  et  elle  y  serait,  d'ailleurs,  qu'il  est  des  situations  indom- 
ptables à  l'homme  parce  qu'elles  sont  de  vivants  châtiments 
de  Dieu.  Rien  n'y  peut  plus  que  la  pitié  du  Très-Haut. 

[Au  milieu  de  tout  cela,  que  deviendrai-je?  quel  rôle  aurai- 
je?  aurai-je  un  rôle?  Nuées  et  ténèbres  encore!  Je  n'ai  pas 
grand  amour  pour  vun  pouvoir  qu'il  faut  aller  chercher  dans  la 
poussière.  En  ce  moment,  un  peu  d'orgueil  dégoûte  de  beau- 
coup d'ambition.  Je  n'ai  pas  grossi  la  foule  de  ces  candidatures 


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5o6  LA     11EVUE     DE     PARIS 

nombreuses  comme  les  sauterelles  de  l'Egypte,  grotesques 
vanités  en  prurit.  Je  n'ai  rien  fait  pour  poser  la  mienne.  J'ai 
été  président  d'un  club  pendant  quinze  jours.  Nous  pouvions 
avoir  vingt  mille  ouvriers  derrière  nous.  J'avais  été  choisi  par 
acclamation,  mais  j'ai  moi-même  dissous  ce  club  quand  j'ai 
vu  qu'il  n'était  que  le  despotisme  du  verbiage  et  le  Pandémo- 
nium  de  toutes  les  sottises  humaines  dans  leur  admirable 
variété.] 

Voilà,  mon  cher  Trébutien.  Je  ne  vous  envoie,  comme  vous 
le  voyez,  rien  de  bien  satisfaisant  ni  sur  la  situation  ni  sur 
moi-même.  Je  lis  beaucoup  l'histoire  romaine.  Je  m'instruis 
aux  guerres  civiles  et  je  nous  trouve  bien  petits  quand  je  nous 
regarde  du  mont  Aven  tin... 

XII 

24  avril  i85o,  Paris 

Mon  bien  cher  et  admirable  ami, 

Je  suis  honteux  de  mon  silence  et  je  me  réfugie  —  comme 
disait  Voltaire  —  à  l'ombre  de  vos  ailes  qui  sont  assez  longues 
pour  me  couvrir... 

Je  voulais  vous  envoyer  ma  réponse  de  conserve  avec  l'ar- 
ticle sur  Chateaubriand.  Mais,  comme  il  ne  m'arrive  rien  ainsi 
qu'à  un  autre,  vous  aurez  ma  réponse  sans  l'article.  Car  de 
l'article,  on  n'en  veut  pas1.  On  l'a  trouvé  trop  salé,  trop  fort, 
arrachant  trop  rudement  les  bandelettes  de  la  vieille  momie,  du 
manitou  du  royalisme  bâtard  et  constitutionnel,  et  montrant 
trop  que  cette  poupée  peinte  n'est  que  néant  et  poussière.  On  a 
loué  l'article,  —  on  a  délibéré  sur  l'article,  —  on  a  tressué  et 
tremblé  les  fièvres  sur  l'article,  —  mais  on  m'a  renvoyé  l'ar- 
ticle. Littérature  inacceptable!  Vous  le  voyez,  toujours  le 
même,  Trébutien!  Dénichez-moi  donc  une  place,  un  coin, 
dans  lequel  je  puisse  enfoncer  mes  racines  et  vivre  et  m'épa- 
nouir  en  paix!  En  attendant,  j'ai  repris  mon  sac  et  mes  quilles, 
admirant  toutes  les  qualités  que  je  connaissais  dans  cet  intré- 

1.  Au  journal  Y  Opinion  Publique.  —  Barbey  comptait  y  publier  sous  ce 
titre  :  les  Prophètes  du  Passé,  une  série  d'éludés  sur  de  grands  politiques. 
L'article  sur  Bonald  avait  paru  le  17  janvier  i85o;  celui  sur  Joseph  de 
Maistre,  le  19  décembre  précédent. 


LETTRES     A     TR13BUTIEN  5c>7 

pi  de  parti  royaliste  dont  j'ai  l'honneur  d'être  et  chez  lequel 
on  ne  sait  trop  ce  qui  domine,  de  la  lâcheté  de  l'intelligence  ou 
de  l'imbécillité  du  cœur! 

Si  c'avait  été  un  article  abJove  sur  Chateaubriand,  un  travail 

isolé  et  de  simple  critique  littéraire,  je  l'aurais  jeté  au  feu  et 

je   n'y  penserais  déjà  plus.  Mais  c'était  un  anneau  dans  une 

chaîne,  le  grain  d'un  collier  qui,  ôté,  fait  défiler  tout  le  reste.  C'est 

agréable.  J'avais  un  cadre,  et  voilà  mon  cadre  en  morceaux! 

Bien  obligé!  Heureusement  que  je  me  suis  rappelé  que  j'étais 

homme  du  monde  et  que  je  n'avais  pas  l'âme  tournée  pour  des 

chagrins  d'auteur  vexé.  Je  n'ai  guère  de  plaisir  qu'à  faire  mes 

petits,  mais,  une  fois  mis  bas,  je  ne  m'en  inquiète  guère.  J'aime 

mieux  un  bout  de  conversation,  brodé  au  tambour,  dans  un 

coin  de  salon,  que  tout  cela. 

Je  ne  sais  pas  ce  que  je  ferai  maintenant  de  cet  article.  Si 
vous  désirez  le  lire  et  si  je  trouve  une  occasion,  je  vous 
l'enverrai  manuscrit  :  car,  probablement,  il  ne  paraîtra  nulle 
part.  Les  Prophètes  du  Passé  resteront  là.  Pendent  interrupta 
meenia  Trojae.  Pleurez  sur  eux.  Lamennais,  lui,  doit  rire,  car 
je  lui  préparais  un  assommant  éclat  de  mon  juste  courroux.  J'ai 
d'autres  travaux  à  Y  Opinion  publique  qui,  j'espère,  ne  paraîtront 
pas  aussi  compromettants  aux  Docteurs,  embobelinés  de  haute 
prudence  dans  leurs  hermines... 

Mon  cher  ami,  j'oublie  toutes  ces  nausées  en  m'occupant 
voluptueusement  de  mon  Ouest1.  Je  vous  remercie  (puis-je 
trop  écrire  ce  mot- là?)  de  votre  patience  à  me  copier  la  notice 
gervillienne*  sur  Blanchelande.  Est-ce  que  vous  connaissez  ce 
pays-là,  vous?...  Ne  vous  lassez  pas.  Envoyez-moi  toujours 
ce  que  vous  pourrez.  Consultez  pour  moi,  dans  votre  pays, 
tout  le  monde.  Walter  Scott  causait  avec  les  postillons  et  les 
cabaretières.  Des  renseignements,  pour  être  bons,  doivent  être 
pris  à  toutes  les  hauteurs  de  société.  Ne  croyez  pas  m'avoir 
effrayé  en  me  disant  que  les  Chouans  ont  laissé  des  réputations 
de  rapine  et  de  brigandages  nocturnes,  qui  ne  fleurent  pas 

i.  Barbey  d'Aurevilly  projetait  plusieurs  romans  ou  contes  sur  la  chouan- 
nerie. 11  n'en  a  écrit  que  deux,  admirables  d'ailleurs  :  l'Ensorcelée  et  le 
Chevalier  des  Touches. 

2.  Une  notice  qu'avait  écrite  un  monsieur  de  Gerville.  —  Sur  l'abbaye  de 
Blanchelande  voir  l'Ensorcelée. 


5o8  LA     REVUE     DE     PARIS 

comme  baume  dans  les  récits  de  quelques  âmes  pures  et 
vertueuses  comme  votre  mère.  A  qui  en  parlez-vous  ?  Mon 
grand-oncle  maternel,  le  chevalier  de  Montreselle,  avait  clé 
chargé  par  Frotté  d'organiser,  pour  cette  guerre,  le  bas  pays 
du  Cotentin.  J'en  parlais  à  Crétineau-Joly  \  l'autre  jour  ;  il  me 
disait  qu'il  (cet  oncle)  était  bien  connu  sous  son  nom  chouan. 
—  le  général  Télémaque,  —  (il  y  avait  aussi  le  général  Tamer- 
lan,  car  c'était  comme  une  guerre  masquée,  une  bonne  fortune 
de  nuit,  que  cette  guerre).  Eh  bien,  mon  vieux  oncle  de 
Montreselle  m'a  raconté,  dans  mon  enfance,  de  ces  choses  qui 
appuient  beaucoup  ce  que  vous  me  dites  là.  C'est,  mon  ami, 
qu'on  ne  fait  pas  les  guerres  civiles  avec  des  chevaliers  Grau- 
disson.  Il  faut  bien  prendre  son  parti  de  ces  désordres,  et  qui 
sait  si  l'intérêt  du  récit  n'en  sera  pas  plus  grand,  les  person- 
nages plus  humains,  tout  cela  enfin  plus  la  vie?  Un  coquin 
par-ci  par-là  ne  fait  pas  mal  dans  un  récit,  et  d'ailleurs,  à  coté 
de  l'intérêt  romanesque,  je  ne  me  préoccupe  que  d'une  chose, 
c'est  de  la  fidélité  historique  du  détail. 

XIII 

icr  mai  i85o 

J'ai  vendu  mon  Dessous  de  cartes  d'une  partie  de  whist  à  fa 
Mode.  Il  a  fallu  adoucir  le  fil  brûlant  de  l'acier  de  ce  scalpel. 
Je  l'ai  fait.  Cher  ami,  il  faut  plier  sa  superbe  pour,  plus  tard, 
la  redresser.  Il  y  a  un  mot  de  Chateaubriand  en  parlant  de 
Richelieu  qui  me  flambe  toujours  devant  les  yeux  :  «  Sa  sou- 
plesse fit  sa  fortune  et  sa  fierté  son  génie.  »  J'ai  toujours  été 
trop  fier  et  cela  a  retardé  ma  vie. 

A  propos  de  Chateaubriand,  vous  ne  lirez  pas  mon  article 
manuscrit  :  Rovigo  le  publiera  dans  sa  Mode  avec  Lamennaùt*.. 

Quand  vous  me  répondrez,  pensez  à  ma  question  :  Etes-vous 
allé  à  Blanchelande ?  avez- vous  traversé  la  terrible  lande  de 
Lessay  dont  j'ai  tant  entendu  parler  dans  mon  enfance  et  qui* 
de  tous  les  points  de  mon  département,  que  je  connais,  est  le 
seul  que  je  ne  connais  pas?  Je  suis  bien  sûr  que  je  l'imagine 
telle  quelle  est,  mais  pourtant,  pour  me  rassurer  à  cet  égard. 

i.  Jacques  Crétineau-Joly  (i 803-1875),  auteur  d'une  Histoire  de  ta  Vendée 
militaire,  en  quatre  volumes,  plusieurs  fois  rééditée. 


LETTRES    A     TRÉBLTIEN  509 

je  voudrais  bien  quelques  détails  topographiques.  Je  suis  per- 
suadé qu'avec  des  impressions  comme  celles  des  récits  de 
mon  enfance  et  de  l'imagination,  on  arrive  à  une  espèce  de 
somnambulisme  très  lucide,  mais  je  voudrais  que  la  lucidité 
du  mien  me  fût  attestée  par  une  expérience.  Si  vous  connaissez 
une  description  de  cette  lande,  envoyez-la  moi.  Elle  joue  le 
grand  rôle  de  théâtre  dans  un  de  mes  récits,  et  je  deviens  fou 
de  fidélité.  —  H  y  a  des  femmes  qui  ne  me  croiraient  pas.. . 

XIV 

Paris,  samedi  matin,  6  juin  [i85i  j. 

...  D'abord  calmez-vous,  cher  ami,  sur  les  petites  misères 
humaines  qui  s'attachent  à  notre  publication  comme  à  tout1. 
Le  retard  des  imprimeurs,  les  différentes  nuances  de  papier 
qui  manqueront,  l'imperceptible  faute  du  titre,  que  tout  cela, 
je  vous  en  supplie,  ne  vous  contrarie  qu'à  moitié!  Je  serais 
désolé  d'être  la  cause,  même   indirecte,  d'un  tourment,  d'un 
ennui,  d'une  peine  quelconque,  dans  cette  grande  sensibilité 
que  je  connais.  La  vie  ne  se   compose,  en  petit  comme  en 
grand,  que  de  partis  à  prendre.  Je  prendrai  le  mien  de  ce  que 
vous  me  signalez,  excepté  pourtant  du  retard.  Et  voici  encore 
une  raison  pour  que  vous  vous  serviez  avec  votre  buffle  d'im- 
primeur du  javelot  romain  et  de  l'anneau  dans  le  nez,  comme 
les  pasteurs  de  ces  intéressants  animaux,  —  allez   donc  et 
piquez  ferme!  —  c'est,  mon  ami,  que  le  livre  est  demandé  par 
des  acheteurs,  à  grands  cris.  Des  lettres  sont  arrivées  de  Bour- 
gogne à  Hervé2  (signées  de  noms  très  inconnus  à  lui  et  à  moi), 
dans  lesquelles  on  lui  dit  d'envoyer  immédiatement  les  Pro- 
phètes. On  dit  que   l'occasion  n'a  qu'une   touffe  de  cheveux 
sur  le  front.  Moi,  je  crois  qu'elle  n'en  a  que  trois  (cheveux), 
comme  Cadet-Roussel.  Quand  on  les  tient,  qu'on  les  tienne 
bien  ! . . . 

Ce  que  vous  me  dites  de  la  Vellini*  me  désole.  Elle  ne  vous 

i.  Trébulien  s'était  encore  chargé  d'éditer  les  Prophètes  du  Passé. 

2.  Cet  Hervé  tenait  un  cabinet  de  lecture.  —  C'est  lui  qui,  en  août  i85o, 
avait  fait  entrer  Barbey  d'Aurevilly  au  journal  1* Assemblée  Nationale. 

3.  La  première  édition  d' Une  vieille  maîtresse  est  de  mai  i85i  (3  vol.  in-8°i 
Paris,  Cadot); 


OIO  LA     REVUE     DE     PARIS 

plaît  pas!  Voilà  le  meilleur  de  mon  succès  manqué!   Elle  ne 
vous  plaît  pas  !  Que  m'importe  le  reste  ! . . . 

Je  suis  désolé,  mais  vous  me  deviez  la  vérité,  la  vérité  de 
votre  âme.  Merci  donc,  merci.  On  ne  fait  pas  revenir  d'une 
impression,  mais  permettez-moi  de  vous  dire  ceci  :  ou  il  faut 
renoncer  à  cette  chose  qui  s'appelle  le  roman,  ou  la  Vellini 
doit  être  absoute  de  ce  qu'elle  est,  quoi  qu'elle  soit.  Il  faut 
renoncer  à  peindre  le  cœur  humain  ou  le  peindre  tel  qu'il  est. 
Subversive,  elle,  Vellini  !  Mais  je  condamne  Marigny  !  Mais 
Marigny  se  condamne  !  mais  sa  femme  ne  lui  pardonne  pas  ! 
Trouvez-moi  un  romancier  qui  ait  été  plus  Je  Torquemada  de 
son  propre  héros  que  je  ne  l'ai  été?  Subversive?  Mais  n'y  a-t- 
il  plus  à  peindre,  sous  peine  de  mettre  tout  en  péril,  que  des 
Grandissons  ! 

Prenez  garde,  mes  amis  :  ce  que  vous  dites  de  Vellini  atteint 
l'art  même,  à  travers  elle.  Prenez  garde!  je  vous  rappelle  à 
l'ordre  de  Dieu  et  au  respect  des  facultés  humaines.  Voulez- 
vous  tuer  le  roman,  oui  ou  non?  C'est  de  cela  qu'il  retourne1. 
S'il  faut  qu'il  vive,  vous  savez  qu'il  mange  du  cœur  humain, 
qu'il  ne  se  nourrit  que  de  cette  moelle.  Cœur  impur,  moelle 
gâtée.  Ai-je  dit  que  tout  cela  était  sain? 

Et  puis  Hermangarde  ne  demande-t-elle  pas  un  peu  quar- 
tier pour  Vellini? 

Ce  que  vous  me  dites  aussi  d'Edelestand  me  peine.  Je  ne  le 
vois  plus,  mais  j'ai  pour  cet  homme  des  abîmes  de  sentiment 
dans  le  cœur.  ]Ne  voilà-t-il  pas  qu'il  s'est  blessé  de  ma  nou- 
velle de  la  Mode2?  Mais,  mon  Dieu!...  où  donc  sont  les 
mâles?...  Trébutien,  dans  cette  nouvelle  où  des  larves  de  réa- 
lité se  sont  mêlées  à  des  inventions,  il  n'y  a  rien  que  je  pusse 
croire  devoir  blesser  Edelestand.  J'ai  pris  mon  bien  où  il  se 
trouvait.  Des  figures  m'ont  frappe,  je  les  ai  peintes,  mais  je 
n'ai  pas  dit  :  «  Voilà  les  noms  de  ces  portraits!  »  Le  roman! 
mais  c'est  de  l'histoire,  toujours,  plus  ou  moins;  des  faits 
souvenus,  agrandis,  modifiés,    arrangés  selon  l'imagination, 

i.  Dans  la  préface  qu'il  écrivit  plus  tard  pour  Une  vieille  maîtresse, 
Barbey  d'Aurevilly  disait  de  même  :  «  Le  catholicisme  n'a  rien  de  prude, 
de  bégueule,  do  pédant,  d'inquiet.  Il  laisse  cela  aux  vertus  fausses,  aux  puri- 
tanisme* tondus...  On  trouve  dans  plus  d'une  cathédrale  de  ces  choses  qui 
auraient  fait  couvrir  les  yeux  d'un  protestant  avec  le  mouchoir  de  Tartuffe...  » 

i.  Le  Dessous  de  cartes  d'une  partie  de  whist. 


LETTRES     A     TIlÉBUTIEN  5ll 

mais  en  restant  dans  la  vérité  de  la  nature.  Il  n'y  a  pas  de 
romancier  dans  le  monde  qui  ne  se  soit  inspiré  de  ce  qu'il  a 
vu  et  qui  n'ait  jeté  ses  inventions  à  travers  des  souvenirs  ! 
«  L'alphabet  m'appartient  »,  disait  Casanova.  Et  à  moi  aussi! 
Ah!  que  d'histoires  qui  touchent  plus  ou  moins  à  des  personnes 
de  ma  connaissance  et  qui  sont  des  blocs  de  roman  équarris 
dans  mon  atelier!  L'idéal  a  ses  pieds  dans  le  sang  que  nous 
avons  vu  couler  ou  dans  les  larmes  que  nous  avons  dérobées 
et  tout  est  moisson  pour  l'artiste.  Si  on  savait  toutes  les  réa- 
lités que  les  plus  grands  livres  nous  cachent!...  Et  pourtant, 
c'est  un  grand  esprit  qu'Edelestand,  mais  il  n'a  pas  voulu  com- 
prendre cela!  Il  a  vu  des  indiscrétions  là  où  il  n'y  avait  que  des 
points  de  souvenir  entre  lesquels  j'avais  tissé  une  trame  de 
suppositions  pathétiques,  non  dans  un  but  de  scandale,  mais 
dans  un  but  purement  dramatique.  Voilà  tout!... 

XV 

Mercredy,  25  juin  5i.  Paris. 

Vous  avez  eu  peur  de  me  blesser,  coeur  d'ami  que  vous 
êtes.  Vous  m'avez  rappelé  le  Monomotapa.  Vous  m'êtes  dans  un 
songe  un  peu  triste  apparu...  Oui,  c'était  un  songe!  Je  regrette 
l'effet  qu'a  produit  sur  vous  ma  Bacchante  en  raccourci,  car 
je  voudrais  vous  voir  aimer  tout  ce  j'aime  et  je  l'ai  aiméel  !  ! 
Mais  blessé  par  vous  dans  cette  misère  d'une  personnalité 
d'auteur,  jamais!  Allons  donc!  Est-ce  possible?  Je  suis  d'ail- 
leurs très  peu  auteur.  Je  n'écris  qu'à  mon  corps  et  mon  âme 
défendants.  Je  préfère  à  tous  les  livres  quatre  mots  barbelés 
de  conversation.  Seulement,  je  serais  une  pécore  littéraire  avec 
toutes  les  sensibilités  ordinaires  à  ces  sortes  d'espèces  que 
mes  sensibilités  se  tairaient  avec  vous  parce  que  la  grande 
voix  de  l'amitié  couvre  tout... 

...  Cela  dit,  maintenant  aux  affaires!  Vous  voulez  que  je 
vous  tienne  au  courant  des  Prophètes.  Voici  : 

Je  sors  de  déjeuner  chez  Hervé,  et  je  vous  annonce  de  lui 
une  lettre,  à  vingt-quatre  heures  de  la  mienne.  Dans  cette 
lettre,  que  j'ai  voulu  qu'il  vous  écrivit,  il  vous  dira  toute  sa 
pensée  d'éditeur  sur  le  livre,  son  avenir,  son  écoulement,  les 
moyens  à  prendre  pour  rendre  cet  écoulement  facile  et  certain. 


5l2  LA     REVUE     DE     PARIS 

Je  ne  vous  dirai  point  :  «  Ecoutez  Hervé  »,  mais  :  «  Jugez-le  ». 
Il  sait  ce  qu'on  appelle  son  affaire.  Mais  de  plus  il  est  libraire 
catholique,  ce  qui  est,  selon  moi,  une  manière  de  la  savoir 
mieux. . .  Je  ne  vous  préviens  donc  point  sur  ce  qu'il  vous  dira  : 
j'aime  mieux  vous  parler  de  ce  que  j'ai  fait. 

Ceux  qui  ont  lu  les  Prophètes  sont  pour  avec  des  frémisse- 
ments de  sympathie  ou  contre  avec  les  haut-le-cœur  de  l'hor- 
reur. Lamartine,  que  je  connais  et  chez  qui  je  vais  quelque- 
fois, prétend  que  je  suis  un  scélérat  et  d'autant  plus  atroce  que 
je  suis  grand  (sic),  que  je  suis  un  Marat  (est-ce  pour  cela  que 
je  suis  grand?...)  catholique  et  que  je  peins  la  guillotine  en  blanc 
(sic).  Lamartine  a  promis  de  m'attaquer  dans  son  journal,  le 
Pays.  Ce  serait  là  un  coup  de  cymbale  joliment  cuivré.  L'ini- 
vers  s'est  engage  à  faire.  Je  reçois,  à  l'instant  même,  une  lettre 
de  mon  très  grand  ami  Du  Lac  qui  engage  le  journal  pour  un 
grand  article  et  pour  un  petit,  en  attendant  le  grand.  J'ai 
adressé  le  livre  à  Veuillot  avec  une  lettre  qui  ferait  parler  les 
muets  et  écrire  les  paralytiques.  Le  Corsaire  s'est  engagé  aussi, 
et  de  plusieurs  côtés,  Rovigo,  Audebrand  \  etc.  —  Alloury  a 
promis  pour  les  Débats,  mais  je  ne  voudrais  pas  que  ce  fût  lui 
qui  m'écharpât.  Je  veux  des  armes  qui  coupent  et  taillent. 
Pelletan  me  lit  en  cet  instant  et  sera  probablement  un  des  pre- 
miers à  m'attaquer...  Dans  son  feuilleton,  il  ne  parlera  que 
des  Prophètes.  Vellini  est  échue  à  Gautier.  U  Opinion  publique 
parlera  de  moi,  à  coup  sûr,  dans  son  feuilleton  bibliogra- 
phique, puisque  c'est  Hervé,  l'éditeur,  qui  l'écrit,  mais  de 
plus  j'aurai  un  grand  article  de  Pontmartin,  avec  qui  j'ai  tou- 
jours été  sur  un  grand  pied  de  monde  et  de  politesse2,  et  je 
vais  lui  écrire  à  cet  effet. 

Du  reste,  si  Lamartine  s'exécute  sur-le-champ,  l'étiquette 
est  arborée  en  assez  grandes  lettres  pour  que  tous  les  moutons 
de  Dindenault  et  des  journaux  la  répétaillent  et  récrivent  dans 
leurs  damnées  feuilles. 

(J'ai  aussi  Sarrans 8  à  la  Semaine.  C'est  lui  qui  leva  le  lièvre 

i.  Philibert  Audebrand,  romancier,  journaliste  parlementaire,  etc.  Auteur 
de  curieux  Mémoires  d'un  homme  de  lettres. 

2.  U  n'en  fut  pas  ainsi  jusqu'à  la  (in... 

3.  Bernard  Sarrans  (1790- 1874),  journaliste  républicain,  aide  de  camp 
de  Lafajclte  en  i83o,  député  a  l'Assemblée  nationale  de  1848,  rédacteur  eii 


r 


LETTRES     A     TR^BUTIEN  5l3 

à  propos  du  Sacerdoce  de  Vépée  et  qui  me  donna  ce  nom  de 
Tarquin  le  superbe  que  j'ai  superbement  porté...) 

Vous  m'avez  parlé  d'une  lettre  à  un  abbé  du  Perron,  de 
Valognes  (je  crois).  Quant  à  celle  que  nous  devons  adresser  à 
M.  de  Metternich  *,  laissez-moi  vous  dire  ce  que  j'ai  pensé. 

Je  désire  que  cette  lettre  soit  collective.  Je  la  ferai  ce  soir  et 
vous  la  recevrez  demain.  Je  l'écrirai  de  ma  main  et  la  signerai. 
Quand  vous  l'aurez  lue  et  approuvée,  vous  mettrez  votre  nom, 
frère,  à  côté  du  mien.  Puis  vous  la  replacerez  sous  une  enve- 
loppe de  la  mesure  et  de  la  forme  de  celle  que  je  vous  aurai 
adressée  et  qui  recouvrira  cette  lettre.  Vous  la  fermerez  avec 
votre  cachet  arabe  et  vous  adresserez  le  tout  de  votre  plus  belle 
main  à  «  Son  Altesse  le  Prince  de  Metternich,  place  du  Grand 
Sablon,  à  Bruxelles  ».  Que  tout  cela  ait  l'air  grandiose  et  de 
chancellerie,  comme  il  convient  à  des  absolutistes  comme 
nous  !  Le  livre  *  que  vous  adresserez  (franco)  avec  la  lettre  au 
prince  n'a  pas,  comme  les  exemplaires  que  je  vais  envoyer  aux 
têtes  couronnées,  besoin  d'être  relié.  Prenez  un  exemplaire  à 
six  francs.  Vous  écrirez  de  votre  écriture  magistrale  sur  cet 
exemplaire  : 

Hommage  du  plus  profond  respect  et  de  F  admiration  la  plus 
passionnée,  offert  à  Son  Altesse,  prince  de  Metternich,  par  ses 
très  humbles  et  très  obéissants  serviteurs, 

Jl'LES  BARBEY  D'AUREVILLY  et   G.  TRÈBVT1EN 

Je  donnerai  pour  la  réponse  mon  adresse  à  Paris,  mais,  dès 
que  je  l'aurai  reçue,  je  vous  l'enverrai  à  Caen.  Vous  garderez 
cet  autographe,  ou  ce  non  autographe,  mais  enfin  cette  réponse, 
si  cela  peut  vous  faire  plaisir. 

JULES     BARBEY     D'AUREVILLY 

chef  du  Journal  des  Communes  et  de  la  Semaine.  —  Le  Sacerdoce  de  l'Epée, 
tel  était  le  titre  d'un  article  de  Barbey  d'Aurevilly,  publié  dans  la  Mode  du 
i5  mai  i85o.  L'auteur  y  envisageait  la  guerre  civile  comme  peut-être  néces- 
saire, et  la  mission  des  armes,  comme  sainte  en  ce  cas.  L'article  fit  scandale. 
Deux  mois  plus  tard,  Jules  Favre  le  signalait  à  l'indignation  de  l'Assemblée 
nationale. 

1.  C'est  l'illustre  homme  d'État  Clément -Wenceslas- Népomucène- 
Lothaire,  prince  de  Metternich  (i 773-1 85g),  père  du  prince  de  Metternich 
qui  devait  être  nommé,  en  1859,  ambassadeur  en  France. 

1.  Les  Prophètes  du  Passé. 

ier  Décembre  1908,  5 


r 


L'EMPEREUR  DE   CHINE 


KOUANG-SIU 


11  y  a  peu  d'années,  du  haut  des  remparts  de  Pi-kin,  quel- 
qu'un d'Europe  regardait,  avec  une  curiosité  ardente,  un  spec- 
tacle qui  se  déroulait  à  l'intérieur  de  la  ville,  presqu'au  pied  des 
murailles.  Là,  le  Temple  du  Ciel  étend  son  parc  sombre,  sous 
le  moutonnement  velouté  des  cèdres  séculaires,  d'où  émergent 
des  coupoles  de  marbre  blanc  incrusté  d'émaux.  La  vue 
plonge  et  embrasse  tout  l'ensemble  de  l'enclos;  elle  suit  les 
méandres  du  mur  bas,  crête  de  tuiles  jaunes,  qui  l'enserre 
au  delà  de  l'étroit  fossé  qui  luit. 

Tapi  entre  deux  créneaux,  le  spectateur  français  estime  qu'il 
n'en  voit  pas  assez;  il  voudrait  écarter  les  lourdes  branches, 
soulever  les  toitures  du  Temple.  Cependant  la  première  cour, 
dallée  de  marbre,  se  montre  à  nu  tout  entière  et  laisse  voir  à 
loisir  les  personnages  qui  sont  là,  groupés  dans  une  immobilité 
respectueuse  :  ce  sont  les  archers  de  la  Garde  Impériale,  aux 
éclatantes  vestes  blanches,  cernées  de  larges  bandes  sombres, 
sur  les  robes  de  peaux,  crânement  relevées  des  coins  et  décou- 
vrant des  bottes  de  velours  noir;  les  lanciers,  en  tuniques 
bleues  et  jaunes,  la  lance  en  travers  du  dos,  le  fer  en  bas  pro- 
tégé par  une  gaine.  Ces  cavaliers  sont  à  pied;  hors  de  l'en- 


r 


l'empereur  de   chine  5i5 

ceinte  du  temple,  leurs  chevaux,  blancs  comme  le  lait,  sont 
tenus  en  main  par  des  soldats. 

La  belle  allure  et  l'aspect  martial  des  hommes  de  l'escorte 
ne  retiennent  pas  l'attention  de  celui  qui  regarde  :  un  palan- 
quin drapé  de  soies  jaunes  sur  lesquelles  sont  brodés  des  dra- 
gons, attend  devant  le  portique  du  sanctuaire.  Ce  palanquin 
est  gardé  par  six  eunuques  en  grand  costume,  et  par  seize 
porteurs,  qui  demeurent  à  leur  poste,  l'air  recueilli,  les  yeux 
baissés.  L'Empereur  est  là!  Ce  mystérieux  Fils  du  Ciel,  cloîtré 
au  fond  de  ses  palais,  invisible,  silencieux,  captif,  peut-être,  il 
est  là,  prosterné  sous  cette  coupole  jalouse,  offrant  les  débris 
de  son  cœur,  au  Ciel  sourd,  au  Ciel  injuste.  Tout  à  l'heure  il 
apparaîtra  sur  le  fond  sombre  du  portique;   il  traversera  le 
parvis,  descendra  quelques  marches  jusqu'à  son  palanquin.,  et, 
l'étranger  attentif  pourra,  en  cette  minute  précieuse,  graver  à 
jamais  dans  sa  mémoire  la  vision  surprise  !  Ce  n'est  pas  une 
curiosité  banale  qui  l'attire,  mais  une  sympathie  respectueuse 
qui  pressent  et  s'apitoie. 

Voici  enfin  que,  tout  chamarrés  de  broderie  et  d'or,  sortent 
du  temple  les  conseillers,  les  ministres,  les  princes  du  sang 
qui  resplendissent  au  soleil.  Ils  se  rangent  et  font  la  haie;  ils 
s'inclinent,  et,  après  un  instant  d'attente,  seul,  lentement, 
l'Empereur  s'avance,  mince,  élancé,  très  pâle,  des  yeux  graves, 
dont  le  regard  ne  se  pose  sur  personne,  le  visage  allongé,  la 
bouche  sérieuse.  Malgré  la  simplicité  sévère  de  son  costume, 
—  sur  une  robe  couleur  de  cuivre  sombre,  une  veste  d'un  bleu 
presque  hoir,  —  il  est  tellement  imposant,  d'une  si  suprême 
majesté,  qu'il  semble  vraiment  dune  autre  essence  que  le 
commun  des  hommes,  et  que  tous  les  princes  et  les  mandarins 
de  sa  suite,  rutilants  de  satin  et  d'or,  deviennent,  tout  à  coup, 
vulgaires  à  côté  de  lui. 

Le  cortège  se  reforme,  la  vision  disparaît;  les  stores  de  soie 
jaune  du  palais  se  sont  refermés;  on  jette  des  pelletées  de 
sable  devant  les  pas  des  porteurs  ;  les  princes  du  sang  remon- 
tent sur  leurs  chevaux,  harnachés  en  velours  violet,  tandis  que 
les  gardes,  hâtivement,  enfourchent  leurs  chevaux  blancs. 
En  bon  ordre,  gardant  le  plus  profond  silence,  toute  cette  foule 
s'éloigne,  retourne  au  cœur  de  Pékin,  à  la  Ville  Rouge, 
la  ville  défendue. 


5l6  LA     REVUE     DE     PARIS 


On  ne  se  souvient  pas  assez  qu'au  fond  du  cœur  de 
tout  Chinois  saigne  et  lancine  une  blessure  mal  cicatrisée. 
C'est  là  un  secret  amer  et  brûlant,  que  tous  savent  et  dont  on 
ne  parle  pas.  11  expliquerait,  cependant,  bien  des  anomalies 
dont  l'Europe  parfois  s'étonne;  il  donnerait  le  mot,  peut-être, 
de  l'étrange  stagnation  où  le  grand  peuple  de  Chine  s'est 
si  longtemps  attardé. 

Il  y  a  trois  cents  ans,  l'Empire  fut  conquis  par  les  Tartares 
Mandchous  ;  le  dernier  souverain  de  la  dynastie  des  Mings  se 
pendit  dans  la  Ville  Rouge,  à  un  arbre,  qui  porte  encore  des 
ehaînes  pour  avoir  prêté  ses  branches  à  cet  impérial  suicide. 
Les  vaincus  se  virent   contraints  à  changer  de  costume,    à 
modifier  leur  coiffure.  Ils  durent  couper  leurs  longs  cheveux, 
qu'ils  laissaient  épars  dans  les  batailles,  se  raser  la  moitié  du 
crâne,  pour  ne  conserver,  à  la  mode  tartare,  que  cette  longue 
natte  que  nous  trouvons  singulière  et  qui,  étant  pour  eux  le 
signe   de    la   servitude,   n'a  jamais    cessé  de    les   humilier. 
Combien  de  têtes,  qui  n'ont  pas  voulu  subir  l'outrage,  sont 
tombées  autrefois  I  Combien  de  héros  obscurs  qui,   ayant  à 
ehoisir  entre  le  rasoir  et  le  sabre,  se  sont  livrés  au  bourreau! 
On  n'ose  pas  en  dire  le  nombre  :  il  se  chiffre  par  centaines 
de  mille  I . . .  Aussi  la  blessure  est-elle  inguérissable.  Les  Chinois 
d'aujourd'hui  sont  domptés  plutôt  que  soumis.  Même  ceux  qui, 
ayant   accepté     des   fonctions  officielles,   servent,   loyaux   et 
fidèles,    le  gouvernement,  même  ceux-là  subissent,   sourde- 
ment, la  piqûre  de  cette  plaie  vive,  la  rougeur  de  cette  honte. 

Aussi,  depuis  trois  cents  ans,  en  Chine,  la  révolution  couve 
sans  cesse;  le  feu  éclate  en  incendie,  ici  ou  là;  éteint  dans 
une  province,  il  se  rallume  dans  une  autre.  Mais  la  Chine  est 
trop  immense  pour  que  les  révoltés  puissent  s'entendre.  S'ils 
s'étaient  jamais  réunis  dans  un  effort  collectif,  ils  auraient 
depuis  longtemps  brisé  leurs  chaînes  :  au  milieu  de  ce  peuple 
de  35o  à  4oo  millions  d'hommes,  les  conquérants  s'ont  à  peine 
un  contre  mille!   Plusieurs  fois  pourtant  les  Chinois  furent 


l'empereur   de   chine  517 

bien  près  de  la  victoire  et  d'extraordinaires  événements  bou- 
leversèrent l'Empire. 

Il  y  a  une  quarantaine  d'années,  entre  autres,  les  révoltés, 
victorieux,  proclamèrent  à  Nanking  un  empereur  de  race 
chinoise,  un  rejeton  de  la  dynastie  des  Mings,  et  l'on  désigna 
son  règne  sous  le  nom  de  Taï-Ping-Tien-Ko  :  Empire  de  la 
Grande  Paix  Céleste.  Cet  empereur  régna,  concurremment 
avec  le  gouvernement  de  Pékin,  pendant  dix-sept  ans! 

Après  une  guerre  acharnée,  les  Chinois  furent  vaincus,  et 
les  vainqueurs  voulurent  effacer  tout  de  ce  règne.  Voici, 
néanmoins,  des  passages  d'un  volumineux  rapport  du  général 
Tsen-Kouen-Wei  à  son  empereur  tartare. 

Quand  les  Taï-Ping  commencèrent  la  révolution  dans  la  province 
de  Kouang-tong,  dit-il,  ils  s'étaient  emparés  de  seize  provinces  et  de 
six  cents  villes. 

Leur  coupable  chef  et  ses  criminels  amis  s'étaient  rendus  for- 
midables. Tous  leurs  généraux,  établis  dans  différentes  places,  s'y 
fortifiaient  solidement.  C'est  seulement  après  trois  arinées  de  siège 
que  nous  fûmes  maîtres  de  Nanking.  En  ce  moment,  l'armée  comp- 
tait cent  mille  hommes  et  plus.  Mais  pas  un  seul  ne  s'est  rendu. 
Dès  qu'ils  se  jugèrent  perdus,  ils  mirent  le  feu  au  palais  et  se  brû- 
lèrent tous.  Beaucoup  de  femmes  se  pendirent,  s'étranglèrent,  ou  se 
jetèrent  dans  les  lacs. 

Je  parvins  cependant  à  faire  prisonnière  une  jeune  fille  et  je  la 
pressai  de  me  dire  où  était  leur  empereur. 

—  Il  est  mort,  dit-elle,  vaincu,  il  s'est  empoisonné;  mais  aussitôt 
après,  on  a  proclamé  empereur  son  fils  :   Hon-Fo-Tsen . 

—  Est-ce  bien  la  vérité?  demandai-je.  Alors  elle  me  montra  le 
tombeau  :  je  donnai  l'ordre  de  le  briser  et  l'on  trouva  en  effet  l'em- 
pereur, enveloppé  dans  un  linceul  de  soie  jaune,  brodé  de  dragons. 
Il  était  vieux,  chauve,  avec  une  moustache  blanche. 

Son  cadavre  fut  emporté  pour  être  brûlé  et  jeté  au  vent. 

Nos  soldats  détruisirent  tout  ce  qui  restait  dans  la  ville,  et  il  y  eut 
trois  jours  et  trois  nuits  de  tueries  et  de  pillage. 

Nous  ne  pûmes  amener  à  se  soumettre  aucun  des  soldats  ennemis, 
et  une  troupe  de  quelques  milliers  d'hommes,  très  bien  armés, 
ayant  revêtu  les  costumes  de  nos  morts,  réussirent  à  sortir  de  la 
ville;  il  est  à  craindre  que  leur  nouvel  empereur  ait  pu  s'échapper 
avec  eux. 

Ce  récit  malgré  sa  brièveté  et  sa  sécheresse  laisse  entrevoir, 
entre  les  flammes  et  le  sang,  une  épopée  magnifique. 


5i8 


LA     REVUE     DE     PARIS 


À  cette  rancune  séculaire,  à  cette  agitation  que  fomente 
toujours  l'espoir  de  la  revanche,  sont  venus  s'ajouter,  en  ces 
dernières  années,  des  préoccupations  nouvelles.  Après  la  guerre 
de  1894  où  ils  furent  vaincus  par  les  Japonais,  après  l'an- 
nexion de  Kiao-tcheou  par  les  Allemands  en  1897,  de  Port- 
Àrtliur  et  Ta-lien-wan  par  les  Russes,  de  Wei-hai-wei  par  les 
Anglais,  de  Kouang-tcheou-wan  par  la  France  en  1898,  les 
Chinois,  à  leur  tour,  regardèrent  du  côté  de  l'Occident;  ils 
voulurent  savoir,  acquérir  eux  aussi  les  connaissances  qui  ont 
donné  aux  Japonais  leur  puissance.  Aujourd'hui  des  milliers 
d'étudiants  et  même  d'étudiantes,  vont  s'instruire  dans  tous 
les  pays  d'Europe,  en  Amérique,  au  Japon.  Une  jeunesse, 
ardente  et  enthousiaste,  marche  vers  le  progrès  avec  une  hâte 
surprenante. 

H  y  a  treize  ans  déjà,  K'ang-Yeou-Wei  avait  pressenti  la 
nécessité,  pour  son  pays  et  pour  la  dynastie  mandchoue,  d'une 
réforme  du  gouvernement  et  des  mœurs.  Né  à  Canton,  fils 
d'un  lettré,  membre  de  la  Forêt  des  Mille  Pinceaux  (c'est  le 
nom  de  l'Académie  chinoise)  K'ang-Yeou-Wei  fit  d'excellentes 
études,  et  revint,  après  les  grands  concours  de  Pékin,  dans  sa 
ville  natale,  où  il  fut  professeur  de  philosophie.  Il  écrivit  des 
poèmes,  des  romans,  des  études  historiques;  commenta  et 
expliqua  les  ouvrages  de  Confucius.  Il  fit  des  conférences 
humanitaires,  sur  les  places  publiques,  devant  un  public  de 
vingt  ou  trente  mille  auditeurs!  Ses  compatriotes  lui  décer- 
nèrent alors  le  titre  de  :  Grandeur  Très  Sainte. 

Vivement  intéressé  par  les  sciences  occidentales,  il  lut  tous 
les  ouvrages  traduits  en  chinois.  Mais  cela  ne  lui  suffisant  pas, 
il  apprit  l'anglais  et  s'instruisit  plus  particulièrement  sur  les 
questions  relatives  aux  gouvernements,  aux  législations,  aux 
religions  et  il  se  rendit  bien  vite  compte  des  réformes  à  apporter 
dans  le  gouvernement  de  son  pays.  K'ang-Yeou-Wei  n'était  pas 
un  révolutionnaire.  Ambitionnant  la  paix  et  l'harmonie  uni- 
verselle il  ne  voulait  pas  commencer  par  déchaîner  la  guerre. 


J 


l'empereur   de   chine  5i9 

Donc  se  souvenant  qu'il  est  poète,  il  conçut  un  rêve  magni- 
fique irréalisable  peut-être.  Effacer  l'antique  rancune,  réconci- 
lier Chinois  et  Tartares,  et,  pour  cela,  conquérir  à  ses  idées 
Tenn pereur  qui  règne  à  Pékin,  de  concert  avec  lui,  doucement, 
sans  secousses,  réformer  la  Chine,  sinon  le  monde...  L'action 
suivant  de  près  le  projet,  K'ang-Yeou-Wei  quitta  Canton  et 
ouvrit  une  école  à  Pékin,  en  1889. 

Des  rumeurs,  mais  combien  confuses,  étaient  venues  jusqu'à 
lui,  sur  la  personnalité  de  cet  empereur  inconnu  de  tous,  gardé 
en    tutelle,   comme  prisonnier  au  fond  de  ses  palais.  On  le 
croyait  lettré,  bienveillant,  curieux  des  choses  nouvelles.  Mais 
des  bruits  contraires  le  disaient  faible  d'esprit,  débile  de  corps, 
livré  à  tous  les  excès  et  incapable  de  gouverner.  K'ang-Yeou- 
YVei  ne  voulut  croire  qu'à  la  version  favorable.  Il  savait  ce 
que  valaient  les  ministres,  favoris  de  l'impératrice  régente  et 
maîtres  avec  elle  du  pouvoir;  il  plaignait  l'impérial  opprimé; 
tout  son  cœur  allait  vers  lui,  puisqu'il  était  malheureux.  Mais 
comment  l'atteindre,  à  travers  ses  quadruples  murailles?...  à 
travers  tant  d'obstacles  dressés  par  les  préjugés,  plus  impéné- 
trables encore  que  les  pierres?...  comment  parvenir  à  éveiller 
l'attention  de  la  mélancolique  idole? 

L  illustre  réformateur  avait  la  foi  d'un  apôtre  et  il  tenta 
l'impossible.  Il  rédigea,  pour  l'empereur,  un  exposé  des 
réformes  qu'il  jugeait  nécessaires.  Mais  cela  n'était  rien,  le 
problème  insoluble  était  de  faire  lire  ce  mémoire  à  l'inacces- 
sible souverain.  Grâce  à  ses  hautes  relations  K'ang-Yeou-Wei 
put  faire  parvenir  l'écrit  jusqu'aux  membres  du  conseil  privé, 
qui  le  retint  et  ne  le  prit  même  pas  au  sérieux.  On  le  renvoya 
en  traitant  l'auteur  de  fou  et  d'ivrogne. 

L'apôtre  ne  se  rebuta  pas,  il  chercha  d'autres  voies  plus 
secrètes;  toujours  en  vain. 

Pendant  dix  années,  sans  se  lasser,  il  renouvela  sa  tentative, 
et,  enfin,  un  des  disciples  nouveaux  qu'il  avait  gagnés  à  sa 
cause,  parvint,  en  1898,  à  placer  sous  les  yeux  de  l'empereur 
le  mémoire  tant  de  fois  rebuté  I  Quelle  poignante  émotion 
pour  l'auguste  solitaire,  dont  l'esprit,  dans  la  douloureuse 
inaction  avait  dû  échafauder  tant  de  rêves,  quand  il  lut  la 
proclamation  ardente  de  tous  ces  droits  nouveaux,  l'appel 
enthousiaste  à  la  justice  d'un  cœur  désintéressé!...  Ces  idées 


520  LA     REVUE     DE     PARIS 

fécondes  l'empereur  en  tutelle  les  pressentait  déjà  ;  ces  bienfai- 
santes réformes,  il  y  avait  songé.  Ah!  s'il  était  libre,  s'il  pou- 
vait faire  plus  libre  son  peuple  ! 

Kouang-Siu  voulut  sans  tarder  voir  celui  dont  récrit  l'avait 
si  profondément  troublé  ;  l'entendre  l'expliquer  dans  tous  ses 
détails.  Il  accorda  une  audience  à  K'ang-Yeou-Wei,  exigea 
qu'on  le  lui  amenât. 


* 


Ah!  que  l'on  voudrait  savoir  ce  que  fut  cette  longue 
entrevue,  où,  du  contact  de  deux  cœurs  généreux,  jaillit  une 
flamme  si  belle  !.. .  K'ang-Yeou-Wei  le  dira  peut-être,  un  jour.,. 
Le  résultat,  immédiat,  merveilleux,  stupéfia  la  cour,  enchanta 
l'empire.  Le  réformateur  si  aimé  par  le  peuple  devint  le 
conseiller  intime  du  Fils  du  Ciel. 

QuO)i,  l'empereur  avait  donc  pu  secouer  la  tutelle,  ressaisir 
le  pouvoir?  L'optimisme  de  K'ang-Yeou-Wei  ne  s'était  pas 
trompé  :  Le  maître  était  un  esprit  supérieur,  admirablement 
instruit,  fin  lettré,  au  courant  de  tout.  Bien  vite  conquis,  il 
puisait  une  énergie  inconnue  dans  l'appui  d'un  cœur  tout  à 
lui,  dans  les  conseils  d'un  homme  de  haute  valeur.  Pendant 
quelque  temps  l'empereur  Kouang-Siu  et  son  conseiller  gou- 
vernèrent la  Chine,  travaillant  ardemment  à  son  bonheur,  à 
son  émancipation. 

Dans  l'emportement  du  désir,  impatient  de  réaliser  de  si 
beaux  projets,  ils  édifièrent  avec  une  hâte  fébrile  et  man- 
quèrent peut-être  de  prudence.  Les  institutions  millénaires,  si 
sacrées  en  Chine,  croulant  de  toutes  pièces,  menaçaient  de  les 
écraser.  Mais  ils  ne  voyaient  pas  le  danger;  l'exemple  du  Japon 
les  exaltait  ;  ils  voulaient  marcher  de  pair  avec  lui,  ne  lui  céder 
en  rien.  L'empereur  ne  parlait-il  pas  de  modifier  la  coiffure 
tartare,  de  couper  cette  inutile  natte,  de  changer  le  costume 
national!  le  Mikado  a  bien  revêtu  un  uniforme  de  général  fran- 
çais, pourquoi  le  Fils  du  Ciel  hésiterait-il  à  l'imiter ?... 

Hélas!...  ce  fut  là  l'étincelle  qui  mit  le  feu  à  la  mine.  L'in- 
dignation de  l'impératrice  douairière,  jusque-là  contenue,  fut 


l'empereur  de  chine  5ai 

portée  à  son  comble  et  éclata  terrible.  Elle  groupa  autour 
d'elle  tous  les  princes  mécontents,  les  ministres  disgraciés, 
tous  ceux  qu'avait  atteints  le  nouvel  état  de  choses. 

Elle  fit  un  coup  d'État,  et  reprit  la  direction  des  affaires  : 
sans  hésiter,  elle  ordonna  l'arrestation  des  nouveaux  conseillers 
de  l'empereur  et  les  fit  décapiter.  Trahi  par  Yuan-Che-K'ai  sur 
qui  il  croyait  pouvoir  compter,  K'ang-Yeou-Wei  eut  le  temps 
de  se  sauver  à  Hong-Kong. 

Quant  à  Kouang-Siu  il  laissa,  de  nouveau,  le  sceptre  échapper 
de  ses  mains.  Plutôt  que  de  les  armer  du  glaive,  il  les  tendit 
aux  chaînes.  L'avenir  était  en  marche,  l'édifice  commencé, 
une  autre  l'achèverait  ;  lui,  incapable  des  violences  sanglantes, 
malheureux,  mais  résigné,  il  s'en  irait,  au  moins,  pur  de  tout 
crime... 

La  peine  capitale  fut  prononcée  contre  K'ang-Yeou-Wei 
et  sa  tête  mise  à  prix.  Elle  valait,  hier  encore,  douze  cent 
mille*  francs. 

Un  jour,  tandis  qu'il  était  aux  Indes,  le  réformateur  reçut 
de  quelqu'un  de  la  cour  une  dépêche  lui  disant  de  revenir 
immédiatement,  que  l'empereur  le  rappelait.  Sans  défiance,  il 
s'embarqua  aussitôt,  et  arriva  à  Hong-Kong.  Là  il  fut  reconnu 
par  des  gens  qu'épouvanta  son  imprudence  :  Il  tombait  dans 
un  piège,  rien  n'était  changé  à  la  cour,  il  fallait  repartir  au 
plus  vite!  Cette  tête,  de  douze  cents  mille  francs,  ne  tenta 
personne.  K'ang-Yeou-Wei  voyagea  en  Amérique,  au  Japon, 
où  il  prépara  la  rédaction  de  son  grand  ouvrage  sur  l'organisa- 
tion des  Etats-Unis  du  monde.  Il  est  aujourd'hui  en  Angleterre, 
où  il  doit  pleurer  de  tout  son  cœur  le  noble  cœur  qui  s'était 
donné  à  lui  et  qui  vient  de  cesser  de  battre. 

Un  mouvement  de  réaction  suivit  le  coup  d'Etat  de  l'impé- 
ratrice, puis  ce  fut  le  soulèvement  des  Boxers.  Après  qu'il  eût 
échoué,  l'impératrice  elle-même  comprit  qu'elle  ne  pouvait 
gouverner  sans  satisfaire  aux  besoins  de  réformes  qui  gagnait 
le  pays.  Elle  reprit  alors  la  plupart  des  idées  de  K'ang-Yeou- 
Wei,  mais  elle  ne  réussit  pas  à  gagner  l'opinion  chinoise  qui 
s'aperçut  que  la  plupart  des  édits  restaient  lettre  morte.  K'ang- 
Yeou-Wei  est  dépassé;  dans  le  Sud  et  dans  les  provinces  du 
Yang-tsé,  des  révolutionnaires  s'organisent  qui  veulent  substi- 
tuer à   la  dynastie   mandchoue  un    régime  républicain.   Les 


Ô2  2 


LA     REVUE     DE     PARIS 


revues  et  les  journaux  nouvellement  fondés  sont  d'une  violence 
extrême  dans  leurs  attaques  contre  le  gouvernement.  Aussi  la 
repression  a-t-elle  été  parfois  terrible.  On  se  souvient  de  ce 
ni alheureux  journaliste  chinois,  que  l'impératrice,  implacable 
quand  on  s'attaquait  au  pouvoir,  fit  tuer  à  coups  de  bâton. 
Avant  de  mourir,  il  cria  à  ses  bourreaux,  qui  le  pressaient  de 
dénoncer  des  complices  :  «  Ne  cherchez  pas  quels  sont  ceux 
qui  vous  haïssent  et  veulent  délivrer  la  patrie,  vous  les  trou- 
verez, peut-être,  tout  près  de  vous,  parmi  les  plus  hauts  per- 
s  un  nages  de  votre  cour;  il  y  en  a  des  centaines,  ici  même,  à 
Pékin,  ils  pullulent  par  tout  l'empire.  Ne  cherchez  pas  trop  à 
savoir,  vous  ne  ferez  que  hâter  des  événements  fâcheux 
pour  vous.  » 

La  vieille  Chine  bouillonne  et  frémit;  elle  s'organise,  elle 
s'arme,  car  malgré  la  réprobation  qu'elle  a  toujours  professé 
pour  les  conquêtes  elle  est  bien  forcée  de  reconnaître  que,  si 
la  force  brutale  n'est  pas  une  raison  qui  puisse  être  admise  par 
les  philosophes,  elle  est  tout  de  même  la  plus  forte,  et  qu'il 
est  vain  de  répondre  aux  coups  de  canon,  par  de  belles 
maximes. 


JUDITH     GAUTIER 


L'INSCRIPTION  MARITIME 


L'Inscription  maritime  fut  une  œuvre  admirable.  Avant 
i665,  les  habitants  du  littoral  vivaient  dans  une  insécurité 
complète.  Leurs  biens  et  leurs  personnes  étaient  à  la  merci 
de  pirates  qui,  regagnant  le  large  après  un  rapide  coup  de 
main,  se  trouvaient  assurés  de  l'impunité.  Une  protection 
collective  pouvait,  seule,  mettre  un  terme  à  cette  situation  : 
Colbert  l'organisa.  En  constituant  les  «  classes  »,  il  créa  une 
véritable  police  de  la.  mer,  recrutée  parmi  les  intéressés  eux- 
mêmes.  Les  habitants  du  littoral  étaient  encore  exposés  aux 
coups  d'une  marine  étrangère  :  les  «  classes  »  fournirent  à 
la  flotte  du  roi  les  équipages  nécessaires  contre  un  ennemi 
national.  Dans  cet  harmonieux  ensemble,  le  pouvoir  satisfai- 
sait au  plus  pressant  besoin  de  certaines  populations;  en 
échange,  elles  lui  procuraient  le  personnel  affecté  à  la  sur- 
veillance de  la  mer. 

La  nécessité  de  pourvoir  à  la  sécurité  d'une  catégorie  de 
Français  amena  donc  la  première  application  du  service  obli- 
gatoire. Quand,  plus  d'un  siècle  après,  toutes  nos  frontières 
terrestres  se  trouvèrent  à  la  fois  menacées,  la  France  conti-. 
ne n taie  comprit  à  son  tour  ce  besoin  d'un  effort  collectif  :  elle 
décréta  la  levée  en  masse.  Mais,  faute  d'avoir  été  ressenties  au 
même  moment  sur  nos  frontières  de  terre  et  de  mer,  des 
nécessités  identiques  créèrent  deux  organismes  distincts  : 
l'œuvre  de  Garnot  est  toujours  restée  distincte  de  l'œuvre  de 
Colbert. 


524  LA     REVUE     DE     PARIS 

Précurseur  en  matière  militaire,  Golbert  le  fut  aussi  en 
matière  sociale.  En  1673,  il  n'avait  certes  pas  prévu  que  la 
Caisse  qu'il  instituait  en  faveur  des  seuls  marins  et  officiers 
de  la  flotte  royale,  estropiés  en  service,  serait  chargée  par 
Pontchartrain  (1709)  de  venir  également  en  aide  aux  inva- 
lides de  la  marine  marchande.  Golbert  pouvait  encore  moins 
deviner  que  cette  Caisse  subirait,  en  i885,  une  seconde 
transformation,  qui  en  a  fait  une  institution  de  secours  et 
de  pensions  à  l'usage  des  seuls  marins  du  commerce.  Sans 
s'élever  jusqu'à  la  conception  des  retraites  ouvrières,  Golbert 
avait,  du  moins,  reconnu  les  devoirs  de  l'Etat  envers  ses  plus 
humbles  serviteurs.  Mais,  pour  l'honorer  d'avoir  devancé 
son  siècle,  doit-on  s'hypnotiser  dans  la  contemplation  du 
passé  et  ne  vouloir  même  plus  s'enquérir  du  présent?  Avant 
la  généralisation  du  service  obligatoire,  et  alors  que  l'embar- 
quement de  quelques  canons  suffisait  à  transformer  un  pai- 
sible voilier  en  un  brillant  corsaire,  il  était  naturel  et  logique 
de  n'affecter  à  l'armée  de  mer  que  des  hommes  du  littoral, 
et  de  ne  compter  que  sur  l'inscription  maritime  pour  recruter 
notre  flotte.  Mais  peut-on,  avec  une  égale  confiance,  soutenir 
aujourd'hui  qu'aucun  Français  ne  saurait  rendre  plus  de 
services  ,à  bord  de  nos  unités  de  combat  que  l'un  de  nos 
inscrits  ? 

Si  les  exemples  de  l'Angleterre  et  de  l'Allemagne  ne  nous 
ont  pas  encore  appris  que  l'indépendance  des  marines  mili- 
taire et  marchande  est  la  condition  même  de  leur  développe- 
ment, notre  propre  expérience  ne  nous  permet  pas  d'ignorer 
l'origine  de  nos  recrues.  Les  armateurs  ne  sont  certes  pas 
fâchés  qu'un  public  crédule  considère  toujours  la  marine  mar- 
chande  comme  la  pépinière  de  la  marine  de  guerre  :  la  for- 
mule leur  vaut  des  avantages  bien  sonnants,  car  ils  recrutent 
dans  la  marine  de  guerre  le  personnel  tout  formé  qui  embarque 
sur  leurs  bâtiments.  A  d'infimes  exceptions  près,  l'inscription 
maritime  ne  nous  fournit  aucun  homme  qui  ait  pratiqué  la 
navigation  hauturière;  le  titre  d'inscrit  s'accorde  libéralement 
à  quiconque  a  figuré,  pendant  dix-huit  mois,  sur  le  rôle  d'un 
bâtiment  ou  d'une  embarcation  qui  démarre  au  moins  une 
fois  tous  les  trois  jours.  Il  est  impossible  d'exercer  un  con- 
trôle quotidien  sur  les   allées    et   venues    de   plus    de   deux 


r 


l'inscription   maritime  5a5 


cent  mille  personnes  ' .  Certaines  d'entr' elles  s'adonnent  donc 
à  la  navigation  fictive.  Il  est  probable  que  la  Caisse  des  Inva- 
lides de  la  Marine  ne  pensionne  aucun  voiturier,  cabaretier 
ou  cultivateur,  qui  n'ait  jamais  excursionné  en  mer  ou  en 
rivière  :  presque  tous,  sinon  tous  s'y  résignent  ;  mais  la  plupart 
rendent  le  sacrifice  supportable  en  ne  s'éloignant  que  peu  de 
la  terre  ferme  et  en  espaçant  leurs  promenades.  Ainsi  des 
marins  d'intention  ou  d'occasion,  dont  on  ne  connaît  natu- 
rellement pas  le  nombre  exact,  "viennent,  dans  l'Inscription 
maritime,  renforcer  le  contingent  très  minime  des  vrais  marins. 
Un  second  appoint,  chiffrable  et  important,  provient  des  inscrits 
fluviaux.  Officiellement,  l'effectif  des  marins  d'intention  ou 
j  d'occasion  est,  donc,  élevé,   même  si  l'on  néglige,    faute  de 

i  pouvoir  les  dénombrer,  les  simples  plaisants  d'eau  salée  et  d'eau 

|  douce  qui  se  contentent  d'exploiter  l'Inscription  maritime. 

f  Que  tous  puissent,    malgré  leurs  antécédents,  rendre  des 

j  services  sur  nos  bâtiments  de  guerre,  s'ils  ont  à  la  fois  de  la 

bonne  volonté  et  quelque  instruction,  la  Commission  parle- 
mentaire de  1890  a  tenu  à  l'affirmer  dans  un  rapport  offi- 
ciel- Mais,  si  désireuse  que  cette  Commission  ait  été  de 
justifier  le  régime  institué  par  Colbert,  il  n'était  évidemment 
pas  en  son  pouvoir  de  prouver  que  des  inscrits,  qui  ne 
connaissent  la  mer  que  de  nom  ou  de  vue,  soient  prédestinés 
au  service  de  la  marine  de  guerre. 

Admettons  l'aptitude  maritime  de  nos  pêcheurs  côtiers2.  Il 

1.  Leurs  droits  à  une  pension  de  retraite  découlent,  pourtant,  de  ces  cons- 
tatations. Enregistrées  sur  les  matricules  et  motivant  une  correspondance 
incessante,  elles  justifient  l'effectif  du  personnel  qui  administre  l'Inscription 
maritime.  Notre  réglementation  ne  dure  que  par  la  légende  du  marin  insai- 
sissable sur  la  mer  immense  :  en  majorité  écrasante,  nos  inscrits  ont,  à 
terre,  un  domicile  connu  dont  ils  ne  s'éloignent  ni  plus  souvent,  ni  plus 
longtemps  que  nos  cultivateurs  (les  absences  des  marins  qui  pratiquent  la 
petite  pèche  oscillent,  en  général,  entre  1  et  6  heures  par  jour;  presque 
jamais,  elles  ne  dépassent  48  heures);  non  moins  aisément,  une  comptabi- 
lité rudîmentaire  permettrait  de  découvrir  les  noms  des  trop  rares  inscrits 
qui  s'adonnent  à  la  grande  pêche  ou  à  la  navigation  commerciale,  car,  dans 
les  deux  cas,  ils  relèveraient  d'armateurs  et  seraient  embarqués  sur  des 
bâtiments  toujours  connus.  Bref  nos  rares  navigateurs  sont  les  ouvriers 
de  deux  industries  dont  on  connaît  les  établissements  et  les  patrons. 

a.  Si  leurs  sorties  en  mer  sont  courtes  (cas  le  plus  fréquent  de  beaucoup), 
rien  ne  les  a  initiés  à  l'existence  qu'on  mène  entre  ciel  et  eau.  On  ne  saurait 
même  garantir  qu'ils  n'auront  pas  le  mal  de  mer  sur  nos  bâtiments  de 
haut  bord  :   en  fait,   nombre  d'entr'eux  n'y  résistent  pas.  A  défaut,   on  a 


5a6  LA     REVUE     DE     PARIS 

serait  pourtant  excessif  de  prétendre  que  cette  catégorie,  qui 
constitue  la  majorité  de  nos  inscrits,  ne  comprend  que  des 
professionnels.  «  J'ai  fait  de  la  petite  pêche  »,  disent-ils  tous 
à  qui  les  interroge;  mais,  de  beaucoup,  on  ne  saurait  tirer 
aucune  autre  indication  et,  si  naturel  que  paraisse  leur 
dépaysement  à  bord  d'un  cuirassé,  comment  expliquer  leur 
embarras  et  leur  maladresse  sur  un  bâtiment  à  voiles  et  même 
dans  une  embarcation?...  En  conscience,  d'après  mon  expé- 
rience personnelle,  le  contingent  annuel  ne  doit  pas  com- 
prendre 200Q  inscrits  dont  le  métier  de  marin  ait  été,  dix-huit 
mois  durant,  l'unique  et  même  le  principal  gagne-pain. 

Nous  supposerons,  cependant,  que  tous  les  pêcheurs  côtiers 
sont  vraiment  des  professionnels.  Doit-on  en  conclure  que 
la  marine  de  guerre,  la  marine  scientifique  d'aujourd'hui,  a 
grand  intérêt  à  les  incorporer  tous?  M.  Camille  Vallaux,  pro- 
fesseur à  l'Ecole  navale,  nous  apprend1  que  sur  i  4^5,  i  568 
et  i  280  inscrits  successivement  levés  à  Brest,  en  1905,  1906 
et  1907,  on  ne  comptait  pas  moins  de  256,  212  et  267  illettrés. 
M.  Vallaux  ajoute  :  «  Parmi  les  100  matelots  sans  spécialité 
destinés  au  Borda*  de  1906  à  1907,  il  y  avait  32  illettrés;  sur 
les  86  destinés  au  même  bâtiment  de  1907  à  1908,  34  illet- 
trés ».  Il  est  clair  que  les  autres  inscrits  peuvent  être  utilisés; 
mais  il  s'agit  de  savoir  s'ils  «  sont  déjà  accoutumés  à  la  vie 
et  à  la  discipline  du  bord  ».  M.  Vallaux  pense  qu'il  n'en  est 
rien  :  «  Ces  inscrits,  en  effet,  proviennent  presque  tous  des 
bateaux  de  la  petite  pêche  où  ils  travaillent  à  trois  ou  quatre, 
sous  la  direction  d'un  seul  patron,  et  où  rien  ne  ressemble  à 
la  discipline  d'un  grand  bâtiment  ».  Beaucoup  d'officiers  par- 
tagent aujourd'hui  l'opinion  de  M.  Vallaux.  Forcément,  nos 
idées  sont  tout  à  fait  opposées  à  celles  de  la  plupart  de  nos 
aînés,  qui  ont  servi  dans  la  marine  à  voiles  ou  dont  l'esprit 

vanté  souvent  leur  esprit  discipliné.  On  dit  les  inscrits,  et  il  ne  s'agit  que 
des  seuls  Bretons.  Peut  être  devrait-on  ajouter  que,  sous  la  forme  passive, 
qui  leur  est  commune,  la  discipline  devient  de  jour  en  jour,  moins  utili- 
sable à  bord.  Au  surplus,  n'est-ce  pas  à  Brest  et  à  Lorient  que  les  grève* 
de  nos  arsenaux  ont  eu  le  caractère  le  plus  nettement  révolutionnaire?  Des 
populations  qui,  pendant  des  siècles,  ont  délégué  à  leurs  recteurs  le  soin 
de  les  diriger,  au  temporel  comme  au  spirituel,  sont  à  la  merci  des  plus 
brusques  revirements. 

1.  Lettre  du  17  février  1908  publiée  dans  la  Revue  politique  et  parlemen- 
taire. 


r 


l'inscription   maritime  5^7 


s'est  formé  au  temps  de  la  marine  mixte.  La  loi  du  2 4  dé- 
cembre 1896  que  les  conceptions  d'an  tan  ont  entièrement 
dictée,  dit  en  son  exposé  des  motifs  : 

Au  reste  personne  ne  saurait  prétendre  qu'il  fût  conforme  à  1  eco  - 
nomie  générale  et  à  l'intérêt  soit  de  la  défense,  soit  de  l'industrie 
maritime  de  faire  servir  les  marins  dans  l'armée  de  terre,  pour 
composer  en  majeure  partie  les  équipages  de  recrues  de  l'intérieur 
du  territoire.  L'évidence  des  choses  repousse  a  priori  une  semblable 
proposition.  L'aptitude  nautique  des  recrues  maritimes  doit  être  uti- 
lisée par  la  marine  de  guerre  et,  réciproquement,  le  service  de  la 
marine  de  guerre  doit  être,  pour  le  personnel  commercial,  une  école 
de  discipline  et  de  perfectionnement  professionnel  ;  l'un  et  l'autre 
intérêt  s'appellent  :  voilà  la  vérité  vulgaire... 

Voilà  comme  on  triomphe  aisément  à  la  seule  condition 
de  prêter  à  ses  adversaires  des  idées  absurdes.  Mais  cette 
«  vérité  vulgaire  »,  doit  être  rapprochée  d'une  autre  «  vérité 
vulgaire  »  :  si  Ton  veut  incorporer  les  marins  dans  l'armée 
navale,  il  suffit,  sans  Inscription  maritime,  d'appliquer  la 
règle  de  simple  bon  sens  qui  provoque  l'envoi  des  ouvriers 
de  profession  dans  le  génie  et  des  cavaliers  dans  la  cavalerie. 
La  disparition  de  l'Inscription  maritime  ne  saurait  donc  priver 
la  flotte  des  recrues  dont  le  métier  antérieur  garantit  l'aptitude 
maritime  :  elle  cesserait  seulement  d'encombrer  nos  bâtiments 
d'hommes  qui,  quoique  inscrits,  n'ont  aucune  notion  de  la 
vie  à  bord  et  ne  savent,  par  surcroît,  manier  aucun  outil. 
Parmi  nos  marins  d'intention  ou  d'occasion,  sans  parler  des 
illettrés,  qui  sont  nombreux,  qu'attend-on  pour  verser  dans 
l'armée  de  terre  toutes  les  recrues  dont  l'inaptitude  au  service 
de  la  flotte  est  manifeste?  Ainsi  limitée,  la  réforme  pourrait 
être  réalisée  sur  l'heure.  La  marine,  par  l'article  34  de  la  loi 
sur  le  recrutement  de  l'armée,  est  déjà  pourvue  du  personnel 
pour  les  services  à  terre  ;  elle  n'aurait  à  demander  à  l'engage- 
ment volontaire  que  de  compléter  le  faible  effectif  des  profes- 
sionnels que  le  service  obligatoire  enverrait  à  bord. 

Explicitement  ou  non,  la  plupart  des  réformateurs  préco- 
nisent cette  solution.  Il  en  est,  pourtant,  qui  la  jugent  trop 
onéreuse.  Ceux-ci  souhaiteraient  que,  par  une  propagande 
inlassable,  on  fit  comprendre  aux  populations  terriennes  que 


528  LA     REVUE     DE     PARIS 

leurs  enfants  seraient  aussi  bien,  sinon  mieux  qu'à  la  caserne, 
sur  des  bâtiments  stationnés  dans  la  métropole  ou  naviguant 
au  large.  A  leur  avis,  il  faudrait  appliquer  le  seul  système  qui 
soit  pleinement  conforme  au  principe  du  service  obligatoire  : 
reconnaître  à  l'Etat  le  droit  de  décider,  d'après  l'aptitude  de 
chacun,  si  telle  recrue  doit  être  incorporée  dans  l'armée  de 
terre  ou  dans  l'armée  de  mer.  Assurément  des  préventions 
s'y  opposent;  mais,  depuis  longtemps  déjà,  les  engagements 
volontaires,  dont  le  nomhre  s'accroît  d'année  en  année,  ont 
familiarisé  les  familles  de  l'intérieur  avec  l'idée  de  voir  leurs 
enfants  servir  sur  nos  bâtiments  de  guerre,  et  ne  s'exagère-t-on 
pas   la   difficulté    de  réaliser   les    économies   qu'entraînerait 
l'abrogation   de  la  clause  qui  empêche  la  marine  d'utiliser 
pleinement  les  recrues  que  la  loi  du  21  mars  igob  l'autorise 
à  prélever  sur  le  contingent  de  l'armée  de  terre?  11  est  tout 
au  moins  permis  de  croire  que,  si  les  jeunes  gens  de  l'intérieur 
pouvaient,  à  volonté,  accomplir  leurs  deux  années  de  service 
dans  l'une  ou  l'autre  armée  et  devancer  l'appel  de  deux  ans, 
la  perspective   d'être  libérés  à  vingt  ans   inciterait  plusieurs 
d'entr'eux  à   solliciter  leur  embarquement.    Cette  extension 
d'un  privilège,   déjà   accordé  à  nos   inscrits,  ne    soulèverait 
aucune  objection.  Le  recrutement  des  rengagés  en  serait  faci- 
lité, par  surcroît;  car  un  adulte  de  l'intérieur  hésite  beaucoup 
à  souscrire  un  engagement  de  trois  à  cinq  ans  dans  une  marine 
qu'il  ne  connaît  pas;  mais,  à  égalité  de  durée  de  service  dans 
les  armées  de  terre  et  de  mer,  la  simple  velléité  d'embrasser 
la  carrière  de  marin  de  l'Etat  pourrait  le  décider  à  acquitter 
sa  dette  militaire  dans  la  flotte  ;  après  une  première  année  d'em- 
barquement, toute  incertitude  se  dissiperait  :  s'il  signait,  alors, 
un  rengagement  de  cinq  ans,  son  envoi  immédiat  dans  une 
école  de  spécialité  permettrait  à  la  marine  de  l'utiliser  comme 
breveté  pendant  cinq  ans  et  demi,  et  ni  lui,  ni  l'Etat  n'auraient 
pris  chat  en  poche.  Mais  nos  traditionnels  trouvent  naturel 
d'imaginer  un   système   de   recrutement,    sans    examiner  de 
près  la  formation  militaire  du  personnel.  Ils  veulent  pouvoir 
dresser  des    tableaux  d'effectifs  complets;  ils  ne  demandent 
pas  à  avoir  des  bâtiments  prêts  à  se  battre. 


L  INSCRIPTION     MARITIME  02Q 

* 

Tiendrait-on  pour  chimérique  l'adoption  finale  du  recru- 
tement unique,  la  question  de  l'Inscription  maritime  n'en 
demeurerait  pas  moins  posée  :  que  nous  coûte  ce  mode  de 
recrutement?  combien  d'hommes  fournit-il  à  la  marine? 

Une  Commission  ministérielle  de  igo5  a  préparé  le  nou- 
veau projet  de  loi  sur  l'Inscription  maritime.  Sur  un  point, 
tout  au  moins,  les  travaux  seront  profitables  au  pays  :  elle  a 
vulgarisé  des  chiffres  officiels.  Voici  d'abord  pour  les  recrues  : 
de  1901  à  1904,  la  marine  a  incorporé  16679  engagés  volon-  .    | 

taires  et  19079  inscrits;  mais  4986  de  ces  derniers  furent 
classés  parmi  les  auxiliaires  et  affectés  à  des  emplois  à  terre1. 
L'effectif  des  inscrits  que  la  marine  a  réellement  utilisés, 
pendant  cette  période,  s'élève  donc  à  1^094;   on  nous   dit  $ 

qu'ils  ont  constitué  le  principal  de  nos  ressources,  —  les 
16679  engagés  volontaires  représentant  l'appoint.  ! 

En  1903,  on  démontrait  encore  dans  les  écoles  de  la  marine  3 

que  le  gros  de  nos  rengagés  provenait  des  inscrits  :  pour  les  | 

besoins  de  la  cause,  on  classait  parmi  les  inscrits  nos  anciens 
mousses  et  les  engagés  volontaires  qui  désiraient  s'assurer,  à 
terre  comme  à  la  mer  et  dans  tous  les  grades,  le  bénéfice  d'un  ::À 

supplément  de  solde  de  o  fr.  10  par  jour  et  par  enfant.  Mais 
la  Commission,  qui   note  l'origine  réelle  de  nos  brevetés  et  ^ 

quartiers-maîtres   dit  :    les  engagés    volontaires    contractent  J 

des   rengagements   dans  la  proportion  de  17  p.    100  contre  | 

9,5  p.  100  pour  les  inscrits.  L'affirmation  n'est  pas  imprévue,  | 

car,  pour  les  39,6  p.  100  des  inscrits  levés  de  1901  à  1904, 

i.Dans  les  discussions   sur  l'Inscription  maritime,  il  n'est  fait  allusion 

qu'aux  inscrits,  dont  la  période  de  service  obligatoire  dépasse  de  beaucoup  .?$ 

la  durée  du  service  dans  l'armée  de  terre.  Mais  notre  loi   sur  le  recrute-  *<j 

ment  de  l'armée  de  mer  ne  se  borne  pas  à  prévoir  une  période  obligatoire  *\ 

de  sept  ans,  qui  se  subdivise  en  cinq  ans  de  service  actif  et  deux  ans  de  dis-  m-; 

ponibilité  :  elle  admet  que  cette  période  obligatoire  pourra  être  accomplie  .'-4 

soit  en  activité  effective,  soit  en  congé  illimité,  soit  en  position  de  sursis  ou  ':.!$ 

de  dispense,  elle  n'exige  qu'un  an  de  service  des  soutiens  de  famille  et  des  '^ 

inscrits  exclusivement  affectés  aux  services  à  terre.  En  fait,  de  1899  iX  I9°4»  "iS 
sur  un  contingent  moyen  de  5  573  inscrits,  14,6  p.  100  ont  été  réformés  ou 
non  incorporés,  20,6  p.  100  ont  fait  un  an  de  service,  le  surplus,   soit  64,8 
p.  100,  a  servi  pendant  48  mois  en  moyenne. 

Ier  Décembre  1908.  $ 


,/ 


53o  LA     REVUE     DE     PARIS 

Tinutilité  de  leur  envoi  dans  les  écoles  de  spécialité  s'était 
affirmée  «  à  priori  ».  La  tradition  interdisait  autrefois  de 
mentionner  ce  déchet.  Les  relevés  établis  dans  nos  écoles  légi- 
timaient ainsi  l'affirmation  qu'au  point  de  vue  des  brevetés, 
les  engagés  volontaires  et  les  inscrits  se  valent.  Et,  pour  trans- 
former en  déroute  la  défaite  des  contradicteurs,  on  renforçait, 
d'office,  le  contingent  des  vrais  inscrits  de  tous  nos  gradés.  La 
composition  du  cadre  de  maistrance  que  donne  la  Commission 
est,  en  vérité,  moins  favorable  à  l'Inscription  maritime  : 
28  p.  100  d'inscrits  ;  29  p.  100  de  mousses;  43  p.  100 d'engagés 
volontaires. 

La  proportion  des  inscrits  qui  contribuent  à  l'armement  réel 
de  notre  flotte  est,  donc,  modeste.  En  revanche,  la  Commission 
constate  qu'après  avoir  assuré  tous  les  services,  nous  dispose- 
rions de  67534  réservistes  en  excédent1.  A  supposer  que,  sur 
cet  excédent,  la  marine  voulût  loger  tous  les  gradés  et  brevetés 
dans  ses  dépôts,  plus  de  45  000  matelots  de  pont,  —  tous 
inscrits,  —  seraient  inemployés  et,  avec  raison,  laisses  dans 
leurs  foyers.  Ainsi,  pour  avoir  obstinément  maintenu  une  bar- 
rière infranchissable  entre  l'armée  et  la  marine,  nous  réali- 
sons deux  paradoxes  :  malgré  l'application  du  service  obliga- 
toire, la  marine  manque  de  personnel  en  temps  de  paix;  malgré 
l'abaissement  de  natalité  dont  souffre  notre  armée,  plus  de 
45  000  hommes  ne  concourront  pas  à  la  défense  nationale.  Le 
moment  est  peut-être  venu  de  citer  la  conclusion  de  la  Commis- 
sion parlementaire  de  1 890  :  f 

Aussi  bien  qu'elle  fournissait  jadis  et  qu'elle  fournit  encore,  pour 
les  manœuvres  de  voiles,  de  hardis  et  agiles  gabiers,  l'Inscription 
maritime,  à   cette  heure,    donne  à  la  flotte   des    mécaniciens,   des 

1.  L'article  Ier  delà  loi  de  1896,  édicté  que  les  inscrits  sont  à  la  dispo- 
sition de  la  marine  de  dix-huit  à  cinquante  ans.  C'est  ainsi  que  l'Inscription 
maritime  fournit  83  167  réservistes,  que  renforcent  7867  anciens  engagés 
volontaires.  Alors  que  le  passage  du  pied  de  paix  au  pied  de  guerre  exi- 
gerait, tout  au  plus,  un  complément  d'effectif  de  a3  5oo  hommes,  les 
ressources  de  notre  marine  de  guerre  atteignent  91  o34  hommes  !  Il  serait 
donc  impossible  de  rappeler  les  inscrits  de  plus  de  trente-cinq  ans  ;  la 
marine  ne  peut  môme  pas  trouver  l'emploi  de  tous  ceux  qui  ont  de  vingt  à 
trente-cinq  ans.  En  principe,  l'État  abuse  des  inscrits;  par  compensation, 
il  leur  octroie  un  privilège  :  avant  vingt  ans  et  après  trente-cinq  ans,  ils  ont 
la  certitude  de  ne  participer  à  aucun  service  militaire,  si  tel  est  leur  bon 
plaisir. 


l'inscription   maritime  53i 

chauffeurs,  des  torpilleurs,  des  hommes  enfin  de  toutes  les  spécialités 
diverses. 

Avec  une  facilité  merveilleuse,  elle  s'adapte  à  tous  les  besoins,  à 
toutes  les  éventualités;  elle  est  souple  autant  que  féconde.  L'Ins- 
cription maritime,  c'est  cette  institution  admirable,  complétée  par 
l'Etablissement  des  Invalides,  une  autre  création  du  même  âge,  liée 
si  étroitement  à  l'autre  que  Boursaint  les  déclarait  inséparables,  qui 
tient  de  façon  constante  à  la  disposition  du  pays,  en  aussi  grand 
nombre  qu'il  les  lui  demande,  des  hommes  exercés,  prêts  à  tous  les 
labeurs,  à  tous  les  périls,  à  tous  les  sacrifices.  On  ne  saurait  donc 
imaginer  un  organisme  qui  fonctionnât  plus  aisément,  qui  donnât 
plus  de  sécurité  et  qui  fût  aussi  plein  de  ressources.  La  Commis- 
sion en  était  convaincue,  monsieur  le  ministre,  avant  d'entreprendre 
l'intéressante  étude  que  vous  lui  avez  confiée  ;  elle  en  est  aujour- 
d'hui certaine,  et  elle  vous  remercie  de  lui  avoir  fourni  l'occasion 
de  le  proclamer. 

Retenons  l'aveu  de  cette  commission  :  la  Caisse  des 
Invalides  est  inséparable  de  notre  système  de  recrutement. 
Colbert  était  assurément  du  même  avis  :  alimentée  par  une 
retenue  de  6  deniers  par  livre,  sur  la  solde  des  officiers  et 
marins  de  la  flotte  royale,  la  Caisse  devait  assurer  la  construc- 
tion et  l'entretien  de  deux  hospices,  à  l'usage  des  estropiés  de 
nos  escadres  du  Levant  et  du  Ponant.  L'ordonnance  du 
i5  avril  1689  alloua  aux  invalides  de  la  marine  de  guerre 
(personnel  des  arsenaux  compris)  une  demi-solde.  L'arrêt 
de  1703  assure  le  bénéfice  de  la  demi-solde  aux  corsaires 
•  blessés  au  service  du  roi.  Mais,  par  l'édit  de  1709,  voici  que 
les  marins  du  commerce  deviennent  créanciers  de  la  Caisse. 
En  i885,  la  subvention  que  l'Etat  allouait  à  la  Caisse  depuis 
1872  s'était  élevée  de  7  millions  à  2 4  637  600  francs  :  le  Trésor 
fut  alors  substitué  à  la  Caisse  des  Invalides  pour  le  paiement 
des  pensions  militaires.  En  apparence,  tout  rapport  disparais- 
sait entre  notre  système  de  recrutement  et  une  Caisse  de  pen- 
sions civiles.  La  pensée  de  Colbert  n'a,  pourtant,  pas  cessé  de 
régenter  les  esprits  :  si  le  souci  de  la  défense  nationale  n'inter- 
venait pas,  comment  expliquer  les  faveurs  faites  aux  inscrits, 
alors  que  le  principe  des  retraites  ouvrières  n'avait  pas  encore 
été  appliqué?  Et  les  difficultés  financières,  qui  retardent  aujour- 
d'hui l'allocation  de  pensions  à  tous  les  travailleurs  se  seraient 
opposées,   en    1908,  au,  renforcement  des  demi-soldes,   sans 


53â  LA     REVUE     DE     PARIS 

la  conviction  que  ce  nouveau  sacrifice  faciliterait  le  recru- 
tement de  Tannée  de  mer.  Maintenant,  certains  proclament,  à 
la  fois,  le  droit  commun  pour  les  inscrits  en  matière  militaire 
et  l'extension  de  leurs  privilèges  économiques  et  sociaux  : 
dans  une  proposition  de  loi  annexée  au  procès-verbal  de  la 
séance  du  3i  janvier  1908,  M.  Ernest  Flandin,  déclare  qu'il 
«  n'existe  pas  de  corrélation  entre  la  pension  de  demi-solde  et 
les  charges  militaires  imposées  jusqu'à  présent  aux  inscrits  ». 
Mais  il  ajoute  :  «  L'institution  de  la  Caisse  des  Invalides  doit 
donc  rester  hors  de  toute  atteinte,  car  son  rôle  est  aussi  utile 
au  point  de  vue  économique  et  social,  que  nécessaire  pour  assurer 
le  recrutement  de  ces  équipages  d'élite  que  l'Europe  nous  envie  ». 
Certes,  la  Caisse  des  Invalides  doit  servir  les  pensions  pré- 
vues jusqu'à  extinction  des  inscrits.  Mais,  du  jour  où  l'Inscrip- 
tion maritime  disparaîtra,  une  refonte  de  l'Etablissement 
des  Invalides  s'imposera.  D'aucuns,  pourtant,  affirment  que 
l'État  n'a  pas  le  droit  de  toucher  à  la  Caisse  des  Invalides. 
En  1791,  M.  Begouen  disait  :  «  La  Caisse  des  Invalides  est  la 
masse  des  gens  de  mer,  le  résultat  de  leurs  économies  et  de 
leurs  propres  deniers,  elle  leur  appartient  exclusivement  ». 
L'amiral  Montaignac  répétait  en  1870  :  «  Le  capital  [de  la 
Caisse]...  n'a  été  créé  et  enrichi  que  par  des  produits  ayant 
une  origine  privée.  Ce  fonds  commun,  auquel  le  commerce  a 
également  contribué,  participe  de  l'épargne  et  de  la  tontine  ». 
M.  Flandin  conclut  :  «  Il  ne  peut  donc  être  question  de  priver 
le  marin  du  commerce  des  retraites  constituées  au  moyen  de 
la  Caisse  des  Invalides,  dont  il  est  incontestablement  le  pro- 
priétaire ».  Un  article  du  Temps,  du  6  juin  1907  :  «  Les 
légendes  de  la  Caisse  des  Invalides  » ,  montre  que  les  quelque 
deux  cents  millions  prélevés  à  diverses  reprises  par  l'Etat 
dans  la  Caisse  des  Invalides  ne  provenaient  pas  seulement 
des  économies  réalisées  par  les  inscrits  :  les  retenues  sur 
le«  soldes  des  marins  et  les  parts  de  prises,  qu'on  men- 
tionne toujours,  ont  été,  à  chaque  instant,  renforcées  par  des 
subventions  formelles  ou  déguisées,  dont  on  ne  parle  jamais, 
bien  qu'elles  aient  enrichi  la  Caisse  au  détriment  du  Trésor. 
Dans  la  brochure1   de    M.    Jacques   Trapenard,   docteur  en 

1.  T/ÉtabliMsement  des  Invalides  de  la  Marine  (Bonvalol-Jouve,  éditeur). 


1 


l'inscription   maritime  533 

droit,  on  trouvera  un  historique  très  complet,  qui  permet  de 
se  prononcer  en  connaissance  de  cause. 

Nous  ne  discuterons  pas  l'avantage  ou  l'inconvénient  de 
multiplier  des  établissements  tels  que  la  Caisse  des  Invalides  : 
nous  réclamons  seulement  qu'on  cesse  de  prélever  sur  le 
budget  de  la  défense  nationale  des  pensions  et  des  secours 
dont  le  caractère  est  essentiellement  civil.  Pour  le  surplus, 
après  avoir  suivi  pas  à  pas  l'historique  de  M.  Jacques  Trape- 
nard,  nous  concluons,  avec  M.  Camille  Vallaux,  adversaire  de 
l'Inscription  maritime,  mais  partisan  de  la  Caisse  \  et  avec 
M.  Henri  Cangardel,  partisan  de  l'Inscription  maritime  et  le 
meilleur  de  ses  défenseurs2,  que  la  Caisse  des  Invalides  n'a 
jamais  été  une  tontine  et  n'est  qu'une  institution  d'Etat.  En 
conséquence,  nous  préconisons  les  mêmes  mesures  que  les 
Gougeard,  les  Brun,  les  Tirard,  les  rapporteurs  des  budgets 
de  i883  et  de  i885  et  quelques  autres.  Leurs  propositions 
n'offrent  aucun  intérêt  juridique,  s'il  faut  en  croire  M.  Jacques 
Trapenard.  Mais  l'intérêt  pratique  de  ces  projets  est  assuré- 
ment de  premier  ordre. 

Quand  une  caisse  d'État,  qui  fut  créée  dans  un  but  défini,  a 
rempli  son  office  sans  interruption,  en  quoi  l'un  des  bénéfi- 
ciaires peut-il  être  lésé,  si  le  dit  État,  après  avoir  enfoui  dans 
la  dite  caisse  d'énormes  excédents  de  ressources,  s'avise  de 
recourir  aux  millions  qu'il  a  entassés?  C'est  toujours  par  des 
abandons  de  recettes,  dont  le  Trésor  public  aurait  dû  bénéfi- 
cier, ou  par  des  prélèvements  sur  les  dépenses  de  la  marine 
de  guerre,  ou  par  des  versements  directs  que  la  Caisse  a  été 
presqu'exclusivement  alimentée.  Il  a  plu  aux  législateurs 
de  i885  de  décréter  qu'une  caisse  nationale,  instituée  par 
Colbert  au  seul  profit  des  marins  de  l'État,  et  dont  Pontchar- 
train  avait  fait  une  caisse  commune  aux  marines  militaire  et 
marchande,  serait  uniquement  affectée  au  paiement  des  pen- 
sions et  secours  alloués  aux  marins  du  commerce.  Mais  ce 
fait  ne  supprime  pas  le  passé  :  pendant  plus  de  deux  siècles, 

i.  Questions  navales  du  a5  janvier  1905  :  L'Inscription  maritime,  par 
Camille  Vallaux,  professeur  à  l'École  navale. 

2.  Revue  maritime  d'avril  1906  :  L'influence  de  l'Inscription  maritime  sur 
la  puissance  navale  de  la  France,  par  Henri  Cangardel,  administrateur  de 
l'Inscription  maritime. 


534  LA     REVUE     DE     PARIS 

la  marine  de  l'Etat  a  participé  au  fonctionnement  de  la  caisse; 
si  la  qualité  de  marin  du  commerce  conférait  des  droits  sur 
l'avoir  de  l'Établissement  des  Invalides,  la  qualité  de  marin  de 
l'Etat  en  conférait  aussi. 

L'idée  de  priver  d'une  retraite  les  futures  générations  de 
marins  ne  peut  germer  dans  l'esprit  de  personne;  mais  pour- 
quoi abuser  de  générosité  à  l'égard  de  certaines  catégories  de 
travailleurs  et  ne  rien  donner  aux  autres?  Que  Ton  compare 
la  médiocrité  des  subsides  prévus  pour  la  généralité  de  la 
classe  ouvrière  et  les  difficultés  auxquelles  on  se  heurte,  soit 
pour  compléter  notre  loi  d'assistance  à  la  vieillesse,  soit  même 
pour  l'améliorer  !  M.  Caillaux  disait  dans  l'un  de  ses  discours 
sur  la  marine  marchande  :  «  Imaginer  que  vous  pourrez  faire 
coexister  un  budget  démocratique  et  un  budget  de  privi- 
lèges, il  n'est  pire  folie;  l'un  doit  nécessairement  se  substituer 
à  l'autre  ».  Les  inscrits  comptent  déjà  parmi  les  travailleurs 
les  plus  favorisés.  En  toute  équité,  on  ne  peut  que  s'élever 
contre  la  nouvelle  loi  qui  a  renforcé  leurs  demi-soldes,  la  veille 
même  du  jour  où  leur  surcroît  de  charges  militaires  va  dis- 
paraître :  la  France  n'est  pas  assez  riche  pour  servir  à  tous  ses 
travailleurs  âgés  de  plus  de  cinquante  ans  des  retraites  oscillant 
entre  36o  francs  et  1370  francs  suivant  les  catégories  \ 

Il  est  étrange  que,  dans  un  Parlement  dont  la  majorité 
terrienne  est  considérable,  personne  n'ait  encore  dit  :  «  Nous 
ne  voulons  renier  aucun  des  avantages  concédés  aux  inscrits 
actuels;  mais  nous  ne  voulons  ni  les  accroître,  ni  les  perpé- 
tuer. Deux  certitudes  nous  interdisent  ces  libéralités  :  nos  plus 
vieux  mandants  ne  bénéficient  aujourd'hui  que  de  secours 
très  modestes;  nous  ne  pourrons  jamais  leur  assurer  des 
retraites  comparables  à  celles  que  l'Inscription  maritime  a  trop 
largement  octroyées  à  un  groupe  de  travailleurs  ». 

1.  Si  le  Sénat  ne  s'y  était  pas  opposé,  la  nouvelle  loi  aurait  autorisé  le 
cumul  d'une  pension  de  la  Caisse  de  Prévoyance  et  de  la  demi-solde  de 
la  Caisse  des  Invalides.  La  Chambre,  qui  n'avait  pas  vu  que  ce  cumul 
serait  très  fréquent,  admettait  ainsi  que  les  retraites  pourraient  atteindre 
1  /j3o  francs  pour  les  capitaines  au  long  cours.  Dans  les  mêmes  conditions, 
les  inscrits  de  la  catégorie  la  moins  favorisée  auraient  bénéficié,  h  cinquante 
ans,  d'une  retraite  de  880  francs,  à  la  seule  condition  d'avoir  eu  l'air  jusqu'à 
cet  âge,  de  pratiquer  le  métier  de  marin  ou  de  pêcheur  un  jour  sur  trois  : 
telle  est  la  prime  à  la  paresse  et  à  la  malhonnêteté  que  l'État  aurait  concédé 
aux  populations  du  littoral. 


l'inscription   maritime  535 

L'Inscription  maritime  a  créé  une  sorte  d'Etat  dans  l'Etat  : 
il  existe  une  petite  France  qui  contemple  la  mer  et  une  grande 
France  dont  les  regards  sont  obstinément  fixés  sur  le  continent. 
Jadis  nos  rois  ne  voyaient  jamais  la  mer  ou  ne  la  virent  qu'à 
peine  ou  trop  tard;  aujourd'hui,  c'est  la  majorité  parlemen- 
taire qui  ne  veut  pas  intervenir  dans  les  questions  maritimes. 
La  France  continentale  est  assez  ignorante  des  choses  de  la  mer 
pour  s'imaginer  que  des  sommes  énormes,  mais  allouées  au 
petit  bonheur  et  sans  esprit  de  suite,  assureront  la  grandeur 
de  ses  marines  militaire  et  commerciale.  Et  la  France  maritime, 
qui  attend  tout  de  cette  manne  providentielle  et  l'estime  iné- 
puisable, se  croit  autorisée  à  réclamer  sans  cesse  de  nouveaux 
avantages. 

Le  Parlement  refuse  de  constater  quel  rôle  joue  l'Inscription 
maritime  dans  l'organisation  de  notre  marine  militaire,  dans 
toutes  nos  lois  sur  la  marine  marchande  et  sur  les  pêches  mari- 
times. La  faveur  faite  aux  inscrits,  en  leur  laissant  la  faculté  de 
fixer  eux-mêmes,  entre  dix-huit  et  vingt  ans,  la  date  de  leur 
incorporation,  est  injustifiable  :  le  nombre  des  inscrits  de  cet 
âge  qui  pratiquent  la  navigation  hauturière  est  dérisoire;  en 
outre  l'impossibilité  de  réglementer  méthodiquement  l'instruc- 
tion individuelle  du  personnel  et  l'entraînement  de  l'armée 
navale  n'a  pas  d'autre  cause.  Quant  aux  répercussions  écono- 
miques et  budgétaires  de  l'Inscription  maritime,  voyez  com- 
ment, on  justifie  les  primes  accordées  à  la  marine  machande  : 
la  loi  de  1881  invoque  «  les  charges  imposées  à  la  marine 
marchande  pour  le  recrutement  et  le  service  de  la  marine 
militaire  ».  Au  nom  de  la  Commission  extra-parlementaire  de 
189^-1897,  M.  le  sénateur  Huguet  écrivait  :  <(  Il  est  notoire 
que  l'État  en  accordant  chaque  année  3/186221   francs  de 
primes  à  une  industrie  qui  produit  12  072  625  francs  (chiffre 
de   1893)    et  emploie    12000    hommes  environ   se    montre 
généreux.  Mais  au  lieu  d'entretenir  sur  ses  propres  bâtiments 
de   nombreux   équipages,  l'Etat  subventionne  une  industrie 
qui  les  emploie  à  sa  place,  les  entraîne  chaque  année  et  lui 
conserve  un  nombre  appréciable  de  recrues  d'élite,  qui  consti- 
tueront le  noyau  de  choix  sur  lequel  il  pourra  compter  au 
premier  appel.  »  Toutes  les  discussions  maritimes  sont  domi- 
nées au  Parlement  par  une  conviction  érigée  en  dogme  :  les 


530  LA     REVUE     DE     PARIS 

sacrifices  que  réclament  nos  industries  de  la  pêche  et  de  la 
navigation  commerciale  doivent  être  acceptés,  si  durs  qu'ils 
soient,  car,  à  ce  prix  seulement,  la  France  assurera  la  vitalité 
d'une  Inscription  maritime  sans  laquelle  le  recrutement  de  notre 
armée  de  mer  deviendrait  impossible. 

C'est  à  l'Inscription  maritime  que  nous  sommes  redevables 
de  la  flotte  commerciale  à  voiles  qui  fut  créée  vers  1896  ;  c'est 
eu  son  honneur  que  nous  avons  tour  à  tour  subventionné  des 
voiliers  qui  s'ingéniaient  à  visiter  toutes  les  parties  du  monde 
avec  un  même  chargement,  et  des  bâtiments  à  vapeur  qui  évi- 
taient de  s'exposer  aux  accidents  de  mer  et  prolongeaient  leurs 
séjours  dans  nos  ports.  C'est  sous  le  couvert  de  la  défense 
nationale  que  l'Inscription  abrite  des  intérêts  privés,  divers  et 
même  contradictoires  :  entretien  à  grands  frais  des  pêches  de 
Terre-Neuve  et  d'Islande;  allocation  de  lourds  subsides  aux 
compagnies  de  navigation  et  aux  constructeurs  de  bâtiments  ; 
octroi  sur  le  budget  de  la  marine  de  guerre  de  retraites  de  plus 
en  plus  élevées  à  des  travailleurs  qui  parfois  n'ont  pas  accompli 
un  seul  jour  de  service  militaire...  Tout  cela,  pour  enrôler 
chaque  année  quelque  !\  000  marins,  ou  soi-disant  marins  de 
profession! 

À  l'estimation  de  l'un  des  défenseurs  de  cette  institution, 
M.  Fournier,  commissaire-général  du  cadre  de  réserve,  toutes 
les  dépenses  de  l'Inscription  maritime  s'élevaient  à  100  millions 
par  an,  dès  1900.  L'abandon  de  notre  système  de  recrutement 
11  entraînerait  certes  pas  la  disparition  de  cette  lourde  charge  : 
notre  protectionnisme  s'y  oppose.  On  pourrait  du  moins  réa- 
liser une  économie  de  25  à  5o  p.  100  sur  le  montant  actuel 
des  sacrifices  consentis  par  la  collectivité  en  faveur  de  ces  deux 
industries.  Le  bénéfice  ne  serait  pas  immédiat.  Mais  le  magi- 
cien qui  procurera  au  pays  des  économies  importantes,  instan- 
tanées et  durables  n'est  pas  encore  né.  Quoique  faible  au 
début,  l'allégement  deviendrait  appréciable  dans  un  délai  de 
cinq  ans  environ  ;  très  sensible  vers  la  dixième  année,  il  attein- 
drait le  maximum  quelque  trente  ans  après  la  suppression  de 
l'Inscription  maritime.  Et  je  répète  que  nos  primes  et  subven- 
tions variées  ne  nous  procurent  même  pas  le  contingent  qui 
cA  dès  maintenant  nécessaire  à  la  marine.  L'Allemagne  peut 
u  volonté  grossir  ses  effectifs  maritimes  et,  quoiqu'il  advienne, 


l'inscription    maritime  537 

ne   manquera  jamais   de  personnel    :   sans  le  secours  d'une 
inscription  maritime,  cette  Allemagne  a  constitué  une  grande 
marine   marchande;  son  industrie  des  pêches  est  florissante; 
chez  nous,  marine  marchande  et  pêches  végètent.  G  est  que 
nous  n'avons  pas  su  venir  efficacement  en  aide  à  nos  inscrits, 
leur  donner  une  instruction  professionnelle,  les  constituer  en 
syndicats  assez  puissants  pour  améliorer    leur   outillage   de 
pêche,  débattre  les  prix  de  vente  avec  les  intermédiaires,  faci- 
liter les  ententes  avec  les  compagnies  de  chemin  de  fer,  orga- 
niser un  petit  nombre  de  ports  modèles  au  triple  point  de  vue 
de  la  réception,  de  l'emmagasinage  et  de  l'expédition  des  pro- 
duits de  la  pêche  ;  c'est  que,  par  une  réglementation  non  moins 
formaliste  que  surannée,  nous  avons  nui  à  l'esprit  d'initiative 
de  nos  populations  du  littoral;  c'est  que,  par  l'appât  de  charités 
incessantes,  nous  les  avons  attirées  en  masse  vers  un  métier 
qui  ne  peut  assurer  des  moyens  d'existence  qu'à  un  nombre 
limité  de  familles. 


Les  dernières  grèves  d'inscrits  et  un  accroissement  de 
charges  de  près  de  treize  cent  mille  francs,  dû  à  la  nouvelle 
loi  sur  les  pensions,  ont  fait  réfléchir  beaucoup  de  personnes; 
quand,  par  une  accumulation  d'études  documentaires,  les 
techniciens  auront  renseigné  tous  ceux  qui  souffrent  de  la 
situation  actuelle,  on  comprendra  que  la  rénovation  de  notre 
marine  ne  peut  sortir  que  d'un  effort  collectif.  Alors  seule- 
ment les  officiers  auront  le  droit  de  se  taire,  alors  seulement 
ils  auront  accompli  tout  leur  devoir  de  soldat,  de  soldat  qui 
ne  veut  pas  voler  sa  solde. 

La  commission  de  1905  n'était  certes  pas  sans  savoir  que  des 
officiers  blanchis  sous  le  harnais  avaient  hautement  préconisé 
l'adoption  d'un  autre  mode  de  recrutement;  mais  on  renonça 
à  les  entendre,  et  on  commença  par  conclure  :  l'Inscription 
maritime  doit  être  maintenue.  Des  quatre  aspects  militaire, 
budgétaire,  économique  et  social,  sous  lesquels  l'Inscription 
maritime  doit  être  envisagée,  la  Commission  ne  retint  que  le 
premier. 


538  LA     REVUE     DE     PARIS 

C'est  même  trop  dire  :  elle  n'examina  le  recrutement  de 
l'armée  de  mer  qu'au  seul  point  de  vue  administratif.  Abstrac- 
tion faite  des  détails,  elle  arriva  à  préconiser  un  système,  dont 
l'économie  est  claire  :  l'unique  charge  de  l'Inscription  mari- 
time, disparaîtra  (les  64,8  p.  ioo  de  nos  inscrits  cesseront  d'être 
astreints  à  une  période  d'activité  de  service  de  !\ 8  mois 
environ);  les  inscrits,  qui  feront  deux  ans  de  service  militaire, 
comme  tous  les  autres  Français,  perdront  les  privilèges  dont 
ils  bénéficient  aujourd'hui,  à  l'exception  toutefois  du  plus 
précieux  :  le  droit  à  la  demi-solde  de  la  Caisse  des  Invalides 
et  à  la  pension  d'infirmité  de  la  Caisse,  dite  de  Prévoyance. 
Un  peu  retardé  pour  les  inscrits  précédents,  l'âge  d'entrée  en 
jouissance  de  la  demi-solde  (cinquante  ans  actuellement)  sera 
avancé  pour  ceux  qui  contracteront  un  engagement  complé- 
mentaire de  deux  ou  trois  ans;  en  outre,  ces  derniers  auront 
droit  à  une  pension  majorée.  En  bref,  le  rendement  en  hommes 
de  l'Inscription  maritime  sera  réduit  de  5o  p.  ioo  environ. 
Mais  la  Commission  espère  atténuer  le  déficit  par  deux  faveurs 
aux  inscrits  qui  consentiront  à  servir  dans  la  marine  pendant 
quatre  ou  cinq  ans  :  la  possibilité  de  recueillir  les  avantages 
dont  les  autres  inscrits  seront  privés;  des  améliorations  pécu- 
niaires qui  entraîneront  un  léger  surcroit  de  charges  pour 
l'État. 

Les  inscrits  sont  affectés  à  l'armée  de  mer  en  raison  de  leur 
aptitude  particulière.  On  serait  porté  à  croire  qu'ils  peuvent  y 
rendre  des  services  à  brève  échéance.  La  Commission  n'a  pas 
eu  cette  illusion  :  elle  réclame  des  écoles  préparatoires  à  T usage 
des  inscrits.  Après  une  première  année  d'entraînement,  ceux 
dont  le  lien  au  service  aura  une  durée  de  quatre  ou  cinq  ans 
constitueront  les  équipages  de  nos  bâtiments.  Restent  les 
inscrits  incorporés  pour  deux  ans  seulement  :  ils  ne  comptent 
pas  pour  la  Commission.  A  ses  yeux,  le  service  normal  ne 
saurait  être  inférieur  à  quatre  ans  ;  elle  est  convaincue  qui1  loul 
homme  enrôlé  pour  une  période  moindre  n'a  pas  le  temps 
d'apprendre  son  métier  et  qu'il  doit  être  cantonné  dans  de 
vagues  emplois.  A  parler  net,  les  inscrits  de  deux  ans  ne 
pourront,  donc,  à  son  avis,  que  grossir  le  contingent  prati- 
quement illimité  que  la  marine  est  déjà  autorisée  à  prélever 
sur  le  contingent  de  l'armée  de  terre. 


_ 


l'inscription   maritime  5^9 

De  cette  manière  d'assurer  à  la  marine  le  bénéfice  d'un 
service  obligatoire,  voici  l'ultime  conséquence  :  à  terre, 
l'armée  navale  disposera  d'un  personnel  surabondant;  à  la 
nier,  elle  ne  pourra  peut-être  intervenir  qu'avec  une  partie 
de  ses  bâtiments,  car  les  engagés  volontaires  et  les  rengagés 
seront  les  seuls  qui  connaîtront  le  service  à  bord.  Alors,  pour 
la  première  fois  depuis  i665,  il  deviendra  légitime  de 
comparer  les  modes  de  recrutement  anglais  et  français; 
toujours  diamétralement  opposés  en  principe,  ils  seront 
identiques  en  pratique  :  dans  les  deux  pays,  la  possibilité  ou 
l'impossibilité  d'armer  effectivement  la  flotte  construite  dépen- 
dra de  la  possibilité  ou  de  l'impossibilité  de  recruter  un 
nombre  suffisant  d'engagés  volontaires.  Du  point  de  vue 
budgétaire,  les  deux  systèmes  seront,  pourtant,  assez  diffé- 
rents :  comme  en  Angleterre,  c'est  par  l'unique  recours  à  des 
soldes,  à  des  primes  et  à  des  retraites  également  sédui- 
santes, que  nous  nous  efforcerons  de  constituer  nos  équi- 
pages; mais,  contrairement  à  l'Angleterre,  nous  supporterons, 
par  surcroît,  les  charges  d'une  Inscription  maritime  dont  le 
maintien  ne  nous  vaudra  plus,  en  fait,  qu'une  seule  compen- 
sation :  l'avantage  de  verser,  sous  le  nom  d'inscrits,  un 
second  contingent  annuel  dans  des  services  à  terre,  qui  seront 
déjà  complètement  pourvus  par  l'application  de  la  loi  du 
21  mars  1905  (art.  36). 

En  dépit  des  apparences,  le  projet  de  loi  fournit  aussi  à 
l'armée  navale  des  ressources  qui  ne  sont  pas  négligeables  :  les 
inscrits  de  deux  ans  seront  utilisables  à  bord,  et  dans  un  délai 
fort  court,  sans  qu'il  soit  besoin  d'un  stage  dans  une  école. 

Un  fait  paraît,  pourtant,  interdire  cette  possibilité  :  par 
l'envoi  successif  de  nos  recrues  dans  des  dépôts  où  elles 
n'apprennent  rien,  et  sur  des  bâtiments  spéciaux,  où  l'on 
prétend  leur  faire  tout  apprendre,  la  durée  de  leur  utilisation 
effective  est  très  sensiblement  réduite.  Bien  documentée  à  cet 
égard,  la  Commission  a  conclu  :  dans  la  marine,  le  service 
normal  ne  peut  pas  être  inférieur  à  quatre  ans.  Nul  ne  saurait 
le  contester,  si  nos  usages  sont  intangibles;  mais,  peut-être,  ne 
le  sont-ils  pas.  Si  la  Commission  n'avait  pas  craint  d'outre- 
passer la  lettre  de  son  mandat,  en  examinant  les  questions 
d'instruction,    elle   aurait   appris    que   l'expérience  étrangère 


5/lO  LA     REVUE     DE    PARIS 

infirme  sa  conclusion  :  avant  peu,  la  marine  italienne  usera  du 
service  de  deux  ans;  la  marine  allemande  applique  depuis 
longtemps  le  service  de  trois  ans  et  elle  en  tire  un  plein  profit. 
La  Commission,  qui  donnait  dans  son  rapport  le  vrai  pour 
cent  des  réadmissions,  et  non  plus  le  pour  cent  classique,  con- 
naissait l'inexactitude  des  renseignements  fournis  à  M.  de 
Lanessan  par  les  bureaux  de  la  marine.  Ainsi  avertie,  elle 
aurait  dû  regarder  d'un  peu  près  les  considérants  du  projet  de 
loi  de  1901  : 

C'est  de  plus  en  plus  par  le  recrutement  volontaire,  les  engage- 
ments à  long  terme  et  avec  des  hommes  se  consacrant  à  son  service 
pour  toute  la  durée  de  leur  carrière  que  la  marine  de  guerre  doit 
chercher  à  assurer  la  formation  de  son  personnel,  car  les  flottes 
modernes  sont  trop  scientifiquement  organisées  pour  que  des  équi- 
pages  temporaires  et  mobiles  puissent  leur  suffire. 

Il  faut  retenir  au  service  actif,  le  plus  longtemps  possible  par  des 
rengagements  et  des  réadmissions  les  hommes  de  diverses  prove- 
nances. 

La  Commission  adhère  à  cette  argumentation.  Pas  tout  à  fait 
pourtant.  A  rencontre  de  M.  de  Lanessan,  elle  préconise  une 
mesure  dont  il  ne  faudrait  user  qu'en  désespoir  de  cause  : 
recourir  à  des  retraites  proportionnelles  qui,  beaucoup  plus 
coûteuses  en  réalité  que  des  primes,  favorisent  la  plus  inquié- 
tante des  tendances  actuelles,  le  désir  qu'ont  tous  les  Français 
de  bénéficier  à  la  fleur  de  l'âge  d'une  retraite  qui  permette  de 
végéter  au  prix  d'un  minimum  de  travail.  La  Commission 
a,  peut-être,  jugé  superflu  de  faire  observer  que  la  nécessité 
de  conserver  le  plus  longtemps  possible  les  mêmes  hommes 
n'est  valable  que  pour  la  moitié  environ  du  personnel  marin? 
Peut-être  aussi  a-t-elle  ignoré  un  fait  qui  contredit  l'obligation 
d'instituer,  à  grands  frais,  des  écoles  préparatoires  :  c'est  à 
bord  de  ses  bâtiments  armés  que  l'Allemagne  instruit  ses 
recrues  ;  c'est  à  bord  d'un  même  bâtiment  qu'elle  les  maintient 
pendant  leurs  trois  années  de  service  obligatoire;  c'est  à  bord 
de  ce  bâtiment  qu'elle  trouve  le  moyen  de  les  utiliser,  malgré 
leur  savoir  restreint,  et  c'est  de  là  que,  même  sans  les  débar- 
quer, —  tant  elle  a  horreur  des  mutations  de  personnel,  — 
elle  détache  dans  les  écoles  les  hommes  qui  contractent  des 
rengagements... 


l'inscription   maritime  5^1 


*  * 


Certains  officiers,  qui  voudraient  alléger  les  charges  impo- 
sées au  pays,  ont  été  frappés  des  avantages  budgétaires  du  sys- 
tème allemand;  ils  ne  se  jugent  pas  incapables  de  mener  à 
bien  une  tâche  accomplie  par  des  collègues  étrangers.  Ayant 
donc  examiné  avec  soin  les  exigences  des  flottes  modernes 
et  les  moyens  d'instruire  leur  personnel,  ils  ont  été  conduits 
à    combattre  l'Inscription   maritime.   Voyant  à  l'œuvre   des 
hommes   fournis  par  ce  recrutement,  il  leur  a  paru  que  ni 
leur  nombre,  ni  leurs  qualités  ne  justifiaient  le  prix  de  revient; 
soucieux  des  économies  qu'assurerait  l'application  intégrale  du 
service  obligatoire,  ils  se  sont  demandé  si  les  durées  d?en- 
trainement  admises  pour  l'armée  de  terre  étaient  incompa- 
tibles avec  les  besoins  de  la  marine  :  après  étude,  ils  sont 
convaincus  que  nous  pourrions,  à  terre  et  à  bord,  utiliser  des 
recrues  incorporées  pour  deux  ans. 

Les  services  des  ports  absorbent  et  absorberont  toujours  du 
sixième  au  huitième  de  nos  effectifs  :  en  deux  ans,  l'armée 
forme  des  artilleurs,* des  cavaliers,  des  fantassins  et  des  sapeurs  ; 
dans  le  même  laps  de  temps,  la  marine  ne  saura-t-elle  pas  ins- 
truire et  utiliser  ses  recrues,  si  elle  se  résigne  à  les  affecter  à 
l'un  de  ses  services  à  terre,  dès  leur  incorporation  et  défini- 
tivement? 

Nos  équipages  se  composent,  d'une  part,  de  brevetés  et  de 
gradés,  d'autre  part,  d'auxiliaires.  Avec  le  temps,  ces  deux 
catégories  sont  devenues  de  plus  en  plus  distinctes  :  depuis  un 
quart  de  siècle,  la  seconde  est,  au  bas  mot,  numériquement 
égale  à  la  moitié  de  la  première.  Les  gradés  et  brevetés  ne 
peuvent  évidemment  provenir  que  des  engagés  à  long  terme 
et  des  rengagés  :  leur  entraînement,  qui,  en  dehors  d'une 
période  de  dégrossissement,  comporte  le  passage  dans  des 
écoles  de  spécialité,  est  coûteux  et  deviendrait  ruineux,  si 
l'amorti ssement  de  la  dépense  ne  se  répartissait  pas  sur  une 
longue  période.  Mais  ce  raisonnement  n'est  pas  du  tout  appli- 
cable aux  auxiliaires.  Nos  règlements  sur  le  service  à  bord 
masquent  un  peu  le  but  de  leur  instruction.  Le  branlebas  de 
combat  n'y  apparaît  que  comme  une  conséquence  accessoire 


5^2  LA     REVUE     DE     PARIS 

des  rôles  de  numérotage,  de  fourbissage,  de  plats,  d'embaîca- 
tions,  de  débarquement  et  aussi  des  honneurs  militaires,  qui, 
à  eux  seuls,  y  tiennent  plus  de  place  que  lui. 

En  vérité,  mieux  vaudrait  ne  plus  imposer  à  des  auxiliaires 
l'obligation  d'étudier  mille  détails  qui  les  assomment,  sans  nul 
profit  pour  l'Etat,  mais  admettre  que  «  toutes  les  dispositions 
dérivent  du  rôle  de  combat  »  et  que,  pour  réglementer  l'ins- 
truction des  hommes  et  leur  emploi,  il  faut  «  connaître  ce  à 
quoi  chacun  d'eux  est  propre  »  :  ainsi  parle  le  règlement  du 
icr  janvier  1786  sur  la  formation  des  rôles  de  combat  et  de 
quart  à  bord  des  vaisseaux.  Si  l'on  adopte  ces  règles  et  si  les 
unités  de  notre  armée  navale  occupent  toutes  des  situations 
appropriés  à  la  nécessité  d'assurer  leur  prompte  mobilisation, 
il  devient  facile  d'éduquer  et  d'utiliser  à  bord  des  recrues  à 
court  terme. 

Supposons  que  nos  bâtiments  passent,  tour  à  tour  et  pen- 
dant un  an,  en  20  réserve  (mobilisables  neuf  mois  sur  douze; 
pourvus  de  leurs  cadres  qui  s'instruisent  en  assurant  la  remise 
en  parfait  état  du  matériel),  en  irc  réserve  (disponibles  neuf 
mois  sur  douze;  instruisant  les  recrues,  qui  sont  embarquées 
aussitôt  après  avoir  été  habillées  au  dépôt  et  dont  le  nombre 
s'élève  au  tiers  de  l'effectif  total;  parachevant  l'entraînement 
à  la  mer  de  leurs  cadres)  et  en  situation  d'armement  actif 
(prêts  à  toute  heure,  au  personnel  comme  au  matériel).  L'hypo- 
thèse n'est  ni  arbitraire,  ni  risquée  :  les  explications  fournies 
à  mes  auditeurs  de  l'Ecole  supérieure  de  Marine  au  sujet  d'une 
organisation,  dont  j'ai  déjà  donné  au  public  l'esquisse  dans 
Marine  française  et  Marines  étrangères,  autorisent,  je  crois, 
cette  affirmation. 

Qui  l'accepte  est  certain  qu'en  irc  réserve  aucune  mission 
intempestive  du  bâtiment  ne  viendra  troubler  l'instruction 
individuelle  des  recrues.  Le  but  primordial  est  connu  :  ou 
plutôt,  il  faut  que  chaque  nouvel  embarqué  connaisse  son 
rôle  pendant  le  combat.  Cette  initiation  exige  de  deux  à  vingt 
séances  d'une  heure  :  aucun  professionnel  n'ignore  combien 
sont  modestes  les  fonctions  dévolues  à  nos  auxiliaires  des 
machines,  du  canon  nage,  des  torpilles,  de  la  timonerie  et  de 
la  manœuvre;  il  n'est  personne  qui  ne  puisse,  sur  place,  s'en 
rendre  compte  immédiatement. 


l'inscription   maritime  543 

Mais  il  ne  suffit  pas  que  chaque  recrue  soit  au  courant  de  sa 
propre  besogne.  Pour  parer  à  l'indisposition  où  à  la  disparition 
de  Tune  d'elles,  toutes  doivent  savoir  s'acquitter  de  la  tâche 
qui  incombe  aux  autres  dans  les  postes  voisins.  Un  entraîne- 
ment complémentaire  de  deux  mois  au  plus  permettrait  de 
préparer  les  recrues  au  cumul  éventuel  de  deux  rôles  simples. 
Ainsi,  sans  l'intervention  d'une  école  préparatoire  et  en  quatre 
fois  moins  de  temps,  on  réussirait  à  former  des  hommes  par- 
faitement utilisables  à  bord  pendant  le  combat. 

On  dira  que  nous  méconnaissons  la  nécessité  de  militariser 
les  recrues,  de  les  accoutumer  au  service  courant,  de  compléter 
leur  instruction. 

Les  défenseurs  de  nos  usages  trouvent  naturel  d'embarquer 
isolément  de  malheureux  matelots  de  pont  et  de  charger  des 
gradés  de  les  initier,  à  coups  d'ordres,  à  un  genre  de  vie  qui 
n'a  rii*n  de  commun  avec  leur  existence  antérieure;  il  importe 
de  ne  faire  grâce  aux  recrues  d'aucun  exercice  ;  il  faut  même 
leur  en  imposer  de   supplémentaires.  Résultat  :  il  n'est  pas 
rare  de  trouver  sur  nos  bâtiments  des  matelots  de  pont  qui, 
après  un  an  de  séjour,  ne  se  doutent  pas  de  leurs  obligations 
militaires  et  ne  savent  encore  ni  se  laver,  ni  tenir  leurs  sacs, 
ni  fourbir  le  matériel,  ni  s'acquitter  d'une  faction,  ni  même 
se  diriger  à  bord.  Et,  il  ne  peut  pas  en  être  autrement,  car 
toute  notre  réglementation  et  la  plupart  de  nos  usages  ne  ten- 
dent qu'à  un  maximum  d'ennui  pour  le  personnel  et  à  un 
minimum  d'effet  utile  pour  la  Marine. 

Des  brevetés,  qui,  sous  la  surveillance  attentive  des  gradés 
et  des  officiers,  seraient  chargés  de  quatre  recrues  au  plus,  leur 
apprendraient  avec  plaisir,  très  vite  et  par  des  procédés  fami- 
lier^ les  mille  riens  que  tout  marin  embarqué  doit  connaître. 
Cette  initiation,  complétée  par  deux  entraînements,  l'un 
profitable  au  personnel  (développement  de  leur  instruction 
générale,  exercices  de  gymnastique,  d'embarcations  et  de 
marche),  l'autre  profitable  à  l'Etat  (tir  au  fusil  et  exercices 
dérivés  du  poste  de  combat  des  intéressés),  répondrait  à  tous 
les  besoins  pour  les  recrues  qui  ne  veulent  pas  rester  au  ser- 
vice; nos  futurs  rengagés  pourraient,  à  la  suite  d'un  entraîne- 
ment plus  intensif,  être  envoyés  dans  les  écoles  de  spécialité, 
dès  la  fin  de  la  première  année. 


5-U  LA    tlEVUË     DE     PARIS 


Le  sujet  n'est  certes  pas  épuisé;  insister  serait  pourtant 
superflu  :  en  précisant  les  défauts  du  système  actuel  d'entraî- 
nement et  les  moyens  généraux  qui  permettraient  de  l'adapter 
au  service  à  court  terme,  nous  avons  accusé  l'étroite  solidarité 
des  questions  de  recrutement  et  d'instruction  dont  l'évidence 
>*cst  toujours  imposée  dans  l'armée.  Pour  les  détails,  rien 
ne  presse,  car  aucune  objection  ne  saurait  prévaloir  contre 
l'exemple  de  l'Allemagne  :  sans  le  secours  d'écoles  prépara- 
toires, elle  sait  tirer  parti  des  ressources  que  lui  procure  le 
service  obligatoire;  si  nous  voulons  enfin  délaisser  des  pro- 
cédés archaïques,  nous  réussirons,  comme  notre  voisine,  à 
former  à  bord  et  à  y  utiliser  des  recrues  dans  nombre  de 
postes  qui  n'exigent  pas  l'emploi  d'engagés  volontaires  plus 
instruits,  mais  très  coûteux. 

La  Commission  n'a  pas  craint  d'affirmer  «  que  le  service 
normal  ne  pouvait  être  inférieur  à  quatre  ans  dans  la  Marine  ». 
Mous  repoussons  cette  assertion  :  l'armée  de  mer  doit  être 
solidement  encadrée  par  des  professionnels,  mais  la  moitié 
environ  de  ses  effectifs  peut  être  constituée  avec  des  recrues 
de  deux  ans. 

Non  moins  formellement,  nous  refusons  d'adhérer  aux 
arguments  qui,  d'après  la  Commission,  prouvent  la  nécessité 
de  maintenir  l'Inscription  maritime.  Elle  a  tort  de  croire  que, 
si  le  système  actuel  de  recrutement  de  la  marine  était  sup- 
primé, le  Parlement  ne  mettrait  rien  à  la  place  et  que,  pour 
I  armée  de  mer,  le  principe  du  service  obligatoire  ne  s'affir- 
merait plus  que  dans  l'article  36  de  la  loi  de  1905  sur  le  recru- 
tement de  l'armée  de  terre,  qui  interdit  l'embarquement  des 
recrues.  Cette  conception  est,  en  vérité,  faussée  par  une  défini- 
tion préliminaire  :  <(  L'Inscription  maritime  n'est  pas  autre 
ebose  que  l'affectation  spéciale  et  exclusive  des  marins  de  pro- 
fession à  l'armée  de  mer  ». 

Nous  ne  pouvons  que  regretter,  pour  la  Commission,  que 
son  projet  ne  tienne  aucun  compte  de  quelques  réalités  d'im- 
portance :  l'Inscription  maritime  constitue  un  statut  social 
pour  une  catégorie  de  Français  ;  les  subventions  accordées  à 


'j 


l'inscription   maritime  545 

la  marine  marchande  et  aux  pêches  sont  en  majeure  partie, 
sinon     totalement,    motivées  par   ce   mode   de  recrutement; 
les  dépenses  qui  résultent  de  ces  deux  causes  atteignent  une 
centaine  de  millions  par  an.  Et  nous  n'avons,  pourtant,  qu'ef- 
fleuré les  répercussions  financières,   économiques  et  sociales 
de  l'Inscription  maritime I    Même  en  nous  conformant  ainsi 
à  la  méthode  traditionnelle  qui  veut  que,  pour  apprécier  l'insti- 
tution de  Golbert,  on  se  place  au  seul  point  de  vue  des  besoins 
de  la  défense  nationale,  n'avons-nous  pas  le  droit  de  dire  :  à 
l'heure  présente,  l'Inscription  maritime  n'est  nullement  imposée 
par  des  nécessités  militaires;    à  grands  frais,   elle  ne   nous 
fournit  qu'un  personnel  tout  à  fait  insuffisant  comme  nombre 
et    qui  ne  comprend   qu'une  minorité  dont  l'utilisation  soit 
complète  et  avantageuse  sur  les  bâtiments  de  guerre  modernes? 
Il  faut  supprimer  l'Inscription  maritime. 

COMMANDANT     LEONCE     ABEILLE 


Ier  Décembre  1908. 


PÉCHERESSE' 


IV 


L'hiver  était  long  à  Starydwor.  Et  l'hiver  était  la  saison  que 
madame  Tiralla  aimait  le  moins,  car  M.  Tiralla^se  tenait  alors 
presque  toute  la  journée  au  logis.  Il  devenait  de  jour  en  jour 
plus  nonchalant;  il  ne  voulait  même  plus  aller  à  lâchasse  : 

—  A  quoi  bon  tirer  des  lièvres?  —  disait-il,  —  quand  je 
puis  en  acheter  à  si  bon  marché.  Je  préfère  rester  avec  Zozia 
dans  ma  chambre! 

La  belle  madame  Tiralla  avait  maigri  cet  hiver. 

—  Mince  comme  une  elfe  !  —  disait  M.  Schmielke,  le  per- 
cepteur. 

C'était  le  soir,  au  cabaret,  où  se  réunissaient  les  notabilités 
de  l'endroit  pour  discuter  les  événements  les  plus  importants. 
Et,  comme  il  ne  se  passait  pas  beaucoup  d'événements  à  Sta- 
rawies,  Gradewitz  et  aux  environs,  on  parlait  de  la  Tiralla. 
On  le  faisait  souvent  :  car,  pour  les  hommes,  elle  était  ce 
qu'il  y  avait  de  plus  intéressant  à  Starawies,  Gradewilz  et  aux 
« 'ii  virons. 

—  Sacré  tonnerre,  la  belle  femme!  —  disait  l'un  d'eux. 
Et  un  autre  de  répondre  : 

—  C'est  lamentable  qu'elle  soit  à  ce  vieil  âne! 

i.  Puhlishcd  Dcccmber  first,  nincteen  hundred  and  eight.  Privilège  of 
copyright  in  the  United  States  reserved  under  the  Âct  approved  March 
third.  nincteen  hundred  and  five,  hy  la  Revue  de  Paris. 

Voir  la  Revue  du  i5  novembre. 


r 


PÉCHERESSE  5^7 

—  Rien  à  faire,  —  soupira  le  percepteur,  qui  avait  servi  dans 
la  garde  à  Potsdam  et  qui,  très  crâne,  était  habitué  à  tout 
prendre  d'un  premier  assaut.  —  Absolument  rien  à  faire, 
messieurs!  J'ai  déjà  essayé...  mais,  pour  dire  la  vérité...  la 
Tiralla  m'a  éconduit,  moi  aussi...  Oui,  oui,  la  Tiralla! 

Il  se  caressa  la  moustache,  et  il  se  renversa  sur  sa  chaise  de 
manière  qu'il  pût  voir  à  côté,  dans  la  salle  commune,  et  faire 
des  signes  à  la  jeune  paysanne  qui,  maladroite  et  stupide,  aidait 
le  cafetier  derrière  le  comptoir. 

Le  maître  d'école  Bôhnke  se  fâcha  :  voilà  un  Berlinois  qui 
tombait  dans  le  bon  pays  de  Pologne  et  qui  s'imaginait  s'en 
approprier  tout  de  suite  la  plus  belle  femme  I . . .  Non,  cette  rose 
n'avait  pas  fleuri  pour  celui-là,  pour  un  individu  sans  instruc- 
tion, qui  n'avait  été  que  sous-officier. 

—  Ne  parlez  donc  pas  si  haut,  ne  criez  pas  les  noms  ainsi  ! 
Le  maître  d'école  s'était  dressé  d'un  bond  ;  il  ferma  la  porte 

de  la  salle.  11  était  si  contrarié  que  son  pâle  visage  était  cra- 
moisi. Sans  doute,  ce  Schmielke  était  à  considérer  et  il  ne 
fallait  pas  se  brouiller  avec  lui  :  il  représentait  le  gouverne- 
ment prussien,  mais...  c'était  une  insolence  de  sa  part  que  de 
penser  seulement  à  madame  Tiralla  ! . . .  Une  femme  si  distin- 
guée, une  fille  de  maître  d'école!...  C'était  une  insolence 
énorme!  Il  y  avait  de  quoi  rire!  Et  Bôhnke  eut  un  rire  irrité. 

—  Eh!  on  s'amuse  bien  ici!  —  fit  une  voix  surprise,  venant 
de  la  porte.  (C'était  M.  le  curé  qui  l'avait  doucement  rou- 
verte et  qui  avançait  la  tête  avec  ses  cheveux  blancs  ébourifFés 
sur  un  front  aux  arêtes  vives  et  ses  pétillants  yeux  bruns.)  — 
Qui  est-ce  qui  est  là?  Le  maître  d'école  Benhka...  dovri 
wieczoïl 

Il  fit  un  signe  de  tête  un  peu  condescendant  vers  le  maître 
d'école,  qui  s'était  respectueusement  levé;  ensuite  il  salua 
très  aimablement  le  percepteur  qui,  deux  doigts  dans  son  uni- 
forme, se  balançait  sur  sa  chaise. 

—  ...  soir!  7—  dit  Schmielke. 

Son  ami,  l'employé  des  postes  Ziëntek,  de  Gradewitz,  qui 
s'amusait  mieux  à  Starawies  que  là-bas,  où  tout  le  monde  le 
connaissait,  et  qui  arrivait  souvent  tard  dans  la  soirée,  à  bicy- 
clette, fut,  en  bon  catholique,  scandalisé,  dans  son  for  intérieur, 
du  sans-gêne  de  Schmielke,  cet  hérétique.  Il  s'était  levé  lui- 


il 

»! 
'•Il 


548 


LA     REVUE     DE     PARIS 


nu* me,  comme  le  maître  d'école,  avec  moins  de  précipitation 
toutefois,  et  il  serra  la  main  de  M.  le  curé. 

Le  curé  Szypulski  s'était  approché  de  la  table  :  il  ne  vit  que 
de  bonnes  connaissances,  devant  lesquelles  il  n'avait  pas  besoin 
de  se  gêner.  Il  s'était  senti  si  seul  dans  son  étroit  cabinet  de 
travail,  qui  pouvait  à  peine  contenir  sa  grosse  et  large  personne  ! 
On  ne  saurait  toujours  lire!  Aller  faire  une  partie  de  «  préfé- 
rence »  chez  quelque  propriétaire  des  environs,  il  n'y  fallait  pas 
songer  :  les  chemins  étaient  impraticables,  hélas!  et  il  y  avait 
vraiment  trop  d'Allemands,  maintenant,  établis  dans  le  pays. 
Il  n'y  avait  même  plus  moyen  de  parvenir  jusque  chez  son 
collègue,  à  Gradewitz,  à  une  heure  de  route.  En  somme, 
qu'aurait-il  fait  là-bas?  Il  ne  pouvait  pas  aller  à  l'auberge  de  la 
place  du  Marché,  où  trop  d'yeux  l'auraient  remarqué.  Mais  ici, 
qui  le  voyait,  la  nuit,  la  soutane  retroussée,  marchant  dans  la 
neige  vers  le  cabaret?  Tout  au  plus  quelques  paysans  stupides, 
qui  lui  faisaient  des  salutations  aussi  profondes  que  s'il  eût  été 
le  Père  éternel  en  personne.  Et  ici,  au  cabaret,  on  rencontrait 
des  êtres  humains,  — des  êtres  humains! 

Le  curé  Szypulski  sentait  bien  qu'il  n'était  pas  tout  à  fait  à 
sa  place,  au  cabaret...  Ses  supérieurs  pouvaient  prendre  très 
mal  la  chose.  Mais  buvait-il  plus  que  de  raison?  Nul  ne  l'avait 
jamais  vu  ivre.  Il  passait  en  revue  ses  collègues,  les  uns  après 
les  autres  :  où  était-il,  celui  qui  n'avait  été  un  homme?...  Et 
pourquoi  l'avait-on  envoyé  dans  ce  poste  isolé?  Chaque  pays  a 
ses  coutumes!  Dans  l'ennui  des  jours  d'hiver,  que  pas  une 
échappée  de  lumière  n'éclaircissait. . .  (à  peine  recevait-on  un 
journal...  dont  la  lecture  d'ailleurs  n'était  que  pernicieuse...) 
dans  ce  silence  monotone,  que  pas  un  sifflet  de  locomotive 
n'animail.  car  le  chemin  de  fer  passait  au  loin,  de  l'autre  côté 
de  Gradewitz,  les  scrupules  s'endormaient. 

—  De  quoi  parlent  ces  messieurs?  —  demanda  le  curé 
Szypulski  avec  intérêt. 

Bientôt  il  fut  en  pleine  conversation  sur  la  Tiralla.  Elle  était 
sa  pénitente. 

—  Une  brave  petite  femme,  une  charmante  femme!  — 
dit-il  élopeusement. 

—  Vôtre  Révérence,  —  fit  le  gendarme  achevai  Kranz,  qui 
était  assis  au  bout  de  la  table  et  qui  caressait  sa  moustache 


r 


PÉCHERESSE  5^9 


martiale  déjà  grisonnante,  —  dernièrement,  j'ai  eu  une  scène 
avec  lui,  Tiralla  :  sa  femme  m'a  fait  de  la  peine!...  On  pourra 
dire    que  ça  n'est  pas  possible,    mais  la  chose   m'avait  été 
dénoncée  :  Tiralla  fait  tuer  des  lièvres  par  des  journaliers!... 
Il  ne  se  soucie  pas  que  ce  soit  sur  le  champ  du  voisin...  Je  l'ai 
serré  de  près;  il  n'a  pas  même  nié,  il  s'est  mis  à  rire!...  Mais 
elle,  la  femme,  est  devenue  rouge  de  honte...  «  C'est  hon- 
teux! »  a-t-elle  dit  en  me  regardant  avec  ses  yeux  pleins  de 
larmes.  Puis  elle  Ta  dûment  réprimandé  :  «  Est-ce  que  je  ne 
t'ai  pas  toujours  dit   d'aller  toi-même  à   la  chasse?...  Si  tu 
veux  manger  du  rôti  de  lièvre,  tire  toi-même!...  Autrement. 
je  les  jetterai  devant  la  porte  delà  cuisine,  si  tu  en  rapportes  ! 
Je  te  le  jure!  » 

—  Bravo  !  —  crièrent-ils  tous  autour  de  la  table. 

|  Us   étaient   aussi  révoltés  contre  M.  Tiralla  que   s'ils   ne 

|  savaient  pas  parfaitement  que,  dans  cette  contrée  où  les  lièvres 

n'appartiennent  pour  ainsi  dire  à  personne  et  abondent  par 

les  champs  solitaires  à  plusieurs  milles  à  la  ronde,  où  ils  vous 

courent    dans  les  jambes,    on   ne    se  gêne  guère    pour   en 

tuer. 

[  —  Oui,  c'est  une  femme  ravissante,    —  dit  le  curé  avec 

f  satisfaction. 

i  Les  yeux  des  plus  jeunes  hommes  brillèrent.  Le  percepteur, 

;  l'employé  des  postes,  le  maître  d'école  n'avaient  pas  encore 

j      %  trente  ans.  Le  forestier,  qui  était  assis  à  côté  de  l'employé  des 

'  postes,  et  Jokisch,  l'inspecteur  des  colonies  agricoles,  étaient 

\  aussi  du  nombre,  quoique  mariés;  et  le  gendarme,  malgré  sa 

I  moustache  grise  et  sa  grande  fille,  était  tout  de  même  encore 

i  un  gaillard. 

j  —  Je  connaissais  déjà  l'histoire  du  lièvre,  —  dit  le  forestier 

Bilkowski  en  riant. 

—  Vous  la  connaissiez?  —  dit  le  gendarme  en  ouvrant  de 
grands  yeux. 

—  Eh!  ne  faites  pas  tant  de  manières!...  Si  je  voulais 
raconter  tout  ce  qui  se  passe  ici...  (le  forestier  haussa  les 
épaules),  je  n'en  finirais  plus  ! 

—  Mais  on  doit  pourtant...  il  faut  pourtant...  je  suis 
obligé!...  (Résolument,  le  gendarme,  qui  n'était  dans  le 
pays  que  depuis  le  printemps  dernier,  sortit  un  gros  calepin 


65o  LA     REVUE     DE     PARIS 

qu'il  portait  sur  la  poitrine.)  J'inscris  tout...  C'était  déjà 
inouï  en  Haute-Silésie,  mais  ici  il  me  semble  que  c'est  encore 
plus  fort! 

—  Bah!  vous  vous  y  habituerez!  —  fit  le  forestier  d'une 
voix  apaisante.  —  C'est  charmant  ici  :  je  ne  voudrais  pas  être 
ailleurs...  Au  commencement,  c'était  pénible,  surtout  pour 
ma  femme  :  m'en  a-t-elle  assez  rompu  les  oreilles!...  Mats 
maintenant  je  n'entends  plus  rien  et...  (Il  fit  une  petite  pause 
et  sourit  d'un  air  mi-rusé,  mi-gêné...)  Et  je  ne  vois  que  ce 
que  je  veux  bien  voir...  Que  faut-il  faire?  Faut-il  s'attaquer 
aux  grands  seigneurs,  qui  malgré  tout  font  ce  qu'ils  veulent, 
ou  faut-il  se  laisser  massacrer  par  les  paysans  qui  braconnent 
dans  les  bois  de  la  Couronne?  Naturellement,  quand  j'entends 
un  coup  de  feu  je  cours  sus...  Mais  ceux  qui  ne  tirent  pas,  qui 
se  servent  du  gourdin,  alors,  quoi  ?. . . 

Oui,  oui,  il  avait  raison  :  une  fichue  profession  que  celle  de 
forestier!  Ils  demeurèrent  tous  d'accord.  Le  gendarme  cepen- 
dant ne  pouvait  se  consoler  de  ce  que  Bilkowski  s'exprimât  si 
hardiment.  Mais  Bilkowski  lui  frappa  l'épaule  : 

—  Mon  cher,  nos  intérêts  sont  les  mêmes  :  pourquoi  ne  par- 
lerais-je  pas  franchement,  puisque  nous  sommes  entre  nous? 

Le  curé  jeta  un  rapide  coup  d'œil  vers  la  porte  de  la  salle 
commune,  restée  ouverte,  et  il  souffla  au  maître  d'école  : 

—  Fermez! 

Bôhnke  s'empressa  de  suivre  cet  avis. 

—  Croyez-vous  que  les  Tiralla  viendraient,  pour  notre  bah 
à  Grade witz?  —  dit  le  jeune  employé  des  postes,  tandis  que 
son  visage  à  barbe  naissante  rougissait  comme  celui  d'une 
jeune  fille.  —  Je  suis  commissaire  de  la  fête,  et,  si  les  Tiralla 
venaient,  j'organiserais  un  cotillon  avec  des  fleurs...  Si  on 
fait  la  commande  à  Posen,  on  peut  déjà  avoir  des  bouquets  de 
fleurs  et  de  feuillages  naturels  à  cinquante  pfennigs  pièce-,. 
Ça  vaudrait  même  la  peine,  pour  une  pareille  commande,  de 
s'adresser  à  Berlin...  Quand  on  donne  une  fête,  il  ne  faut  pas 
regarder  à  la  dépense  ! 

—  Quand  est-ce  que  vous  comptez  la  donner? 

La  fête  les  intéressait  tous.  Le  petit  employé  des  postes  prit 
un  air  important  : 

—  Comme  toujours,   le  mardi  gras...  Ce   sera  grandiose, 


PÉCHERESSE  55l 

je  vous  assure,  tout  à  fait  grandiose  ! . . .  Espérons  que  la  Tiralla 
viendra  ! 

—  Et  pourquoi  ne  viendrait-elle  pas?  —  dit  Schmielke  se 
promettant  de  l'inviter  à  temps  pour  le  cotillon,  de  façon  à 
la  conduire  aussi  à  table. 

Ils  avaient  tous  cette  intention;  chacun  projetait  d'aller  au 

plus  vite  dire  un  petit  bonjour  aux  Tiralla.  Tenir  cette  femme 

dans  ses  bras  était  un  autre  plaisir  que  celui  de  faire  danser  la 

fille  du  boulanger  Stumpf,  cette  grosse  lourdaude,  ou  la  nigaude 

du  chef  de  gare  Miisiëlak,  ou  mademoiselle  Stanislawa,  qui 

était  très  mignonne,  mais  dont  le  père,  le  noble  de  Jagodziûski, 

était  secrétaire  de  la  mairie  et  empruntait  à  tout  le  monde.  Ou 

bien  est-ce  que  la  petite  Jadwiga  aux  taches  de  rousseur,  la 

dernière  fille  à  marier  du  riche  meunier  Hahnel,  ou  la  blonde 

Mariette,  du  boucher  Rôzycki,  laquelle  devenait  éperdûment 

amoureuse  après  le  premier  verre  de  bière,  pouvaient  soutenir 

la  comparaison  avec  Zozia  Tiralla?...  On  passa  en  revue  les 

dames  de  Gradewitz  et  des  environs  :  le  prix  fut  donné,  à 

l'unanimité,  à  «  la  belle  Tiralla  ». 

—  En  effet!  c'est  une  jolie  petite  femme!  —  dit  le  curé 
Szypulski. 

—  Avez- vous  aussi  remarqué  cela,  monsieur  le  curé?  —  dit 
Schmielke  avec  impertinence ,  en  clignant  les  yeux  d'un 
air  fin. 

Le  maître  d'école,  révolté,  sursauta  :  quelle  impudence 
encore!...  Ziëntek  aussi  toussa,  par  contenance  :  comment 
Fritz  pouvait-il  dire  des  choses  pareilles? 

Mais  le  curé  ne  le  prit  pas  en  mauvaise  part  ;  il  répondit  au 
clignement  d'yeux  de  Schmielke  par  un  rire  :  «  Tiens,  et  pour- 
quoi ne  l'aurait-il  pas  remarquée?  était-il  donc  aveugle?  11 
avait  gardé  au  moins  ses  yeux  :  qui  pouvait  lui  reprocher  de 
se  réjouir  à  la  vue  d'une  jolie  créature?...  » 

Le  maître  d'école  Bôhnke  était  pétrifié  de  cette  franchise  : 
comment  Sa  Révérence  osait-elle  dire  cela  tout  haut,  et  à  un 
hérétique,  encore!...  Naturellement,  le  propos  serait  rapporté 
et  exploité! 

Mais  les  autres  s'en  amusèrent  royalement.  L'inspecteur 
Jokisch,  qui  avait  à  peine  articulé  un  mot  jusqu'à  présent  (il 
s'était  contenté  de  boire  en  silence),  leva  son  verre  : 


552  LA     REVUE     DE     PARIS 

—  A  la  santé  de  notre  curé  ! . . .  11  n'y  en  a  pas  de  pareil  dans 
tout  le  royaume...  Vivre  et  laisser  vivre! 

Ils  trinquèrent  avec  lui.  Jokisch  eut  même  l'insolence  de 
taper  sur  l'épaule  de  M.  le  curé  : 

—  Dommage  que  vous  ne  puissiez  venir  au  bal,  curé! 

—  Eh!  croyez- vous  peut-être  que  je  ne  pourrais  pas 
danser?  —  dit  le  prêtre  en  regardant  ses  bottes,  aussi  collantes 
que  celles  d'un  officier  de  cavalerie.  —  Je  représenterais  un 
homme  tout  comme  un  autre,  croyez-le  bien!  Dommage...  (il 
soupira  légèrement...)  mais  ça  ne  peut  pas  se  faire! 

—  Eh?...  Et  pourquoi  pas?  —  demanda  Schmielke  en 
riant.  — ■  Le  jeune  homme  n'en  voit  pas  la  raison! 

—  Vous  avez  de  jolies  idées  !  —  fit  le  maître  d'école,  éclatant  : 
sa  bile  s'échauffait,  il  ne  pouvait  plus  se  contenir.  —  Vous  me 
faites  l'effet  d'avoir  une  jolie  idée  de  nous,  en  Allemagne!... 
Et,  naturellement,  vous,  un  hérétique!...  11  se  peut  que  vos 
ecclésiastiques  se  permettent  des  choses  pareilles  ! 

—  Allons,  allons! 

Le  curé  éleva  sa  main  pour  le  calmer  :  il  lui  était  extrême- 
ment désagréable  que  la  différence  de  confessions  et  de  natio- 
nalités fût  mise  sur  le  tapis.  Quelle  maladresse,  à  ce  Bohnke, 
de  se  donner  des  airs  si  importants  !  Il  fallait  vivre  ensemble  et 
s'accorder. 

Cachant  son  embarras  momentané  sous  un  rire  jovial,  le 
curé  rompit  le  silence  qui  régnait  soudain  : 

—  Buvez  de  l'eau  de  Sedlitz,  prenez  du  sel  de  Glauber, 
maître  d'école,  ça  vous  fera  du  bien! 

Un  rire  retentissant  salua  cette  plaisanterie. 

Bohnke  pâlit.  11  se  mordit  les  lèvres  :  il  n'avait  pas  le  droit 
de  répondre.  Mais  il  s'ancra  dans  son  mépris  :  combien  il 
était  supérieur  en  éducation  à  tous  ces  gens-là!...  même  au 
curé,  simple  fils  de  paysan,  tandis  que  lui  était  le  fils  d'un 
instituteur,  hé  là!...  Et  il  aurait  pu  étudier  la  philologie, 
aspirer  aux  sommets!...  Mais,  même  ainsi,  rien  qu'avec  son 
instruction  normale,  il  les  dépassait  tous;  cela,  il  en  était  con- 
vaincu. 

Bohnke  était  toujours  seul,  n'avait  point  d'amis,  était  dur 
envers  les  enfants,  souvent  de  mauvaise  humeur;  il  ne  prenait 
un  ton  plus  doux  que  pour  la  petite  Tiralla.  C'était  aussi  une 


PÉCHERESSE  553 

enfant  plus  fine  que  les  autres  :  elle  avait  de  qui  tenir  ! . . .  Le 
maître  d'école  s'intéressait  à  la  mère  :  non  seulement  sa  beauté 
le  ravissait,  mais  encore  il  se  sentait  secrètement  lié  à  elle  par 
son  origine.  Une  rage  jalouse  s'emparait  de  lui  lorsqu'il  enten- 
dait ces  rustres  l'appeler  «  la  Tiralla  »  tout  court.  Ne  pouvaient- 
ils  pas  dire  :  «  Madame  Tiralla  »,  ou  :  «  Madame  la  propriétaire 
Tiralla  »?  C'eût  été  au  moins  convenable!...  Pâle  et  dépité,  il 
regarda  fixement  devant  lui  en  se  mordant  la  lèvre  inférieure. 
La  paisible  conversation  précédente  avait  de  la  peine  à  se 
remettre  en   train.  Jokisch  et  Schmielke  entamèrent  tout   à 
coup  une  discussion.  Jokisch,  qui  avait  déjà  trop  bu,  se  mit  a 
dénigrer  la  Tiralla  :  «  En  voilà  une  de  qui  il  fallait  se  défier!  lui, 
Tiralla,  était  vraiment  à  plaindre;  c'était  un  parfait  honnête 
homme,  mais  trompé,  trompé!...  » 

—  Ma  femme  dit  aussi... 

—  Parbleu,  votre  femme  est  jalouse!  —  railla  Schmielke  en 
riant.  —  Oui,  oui,  cela  ne  doit  pas  être  agréable  d'avoir  la  belle 
Tiralla  comme  plus  proche  voisine  ! 

—  Qu'est-ce  qui  vous  prend?  —  hurla  l'ivrogne.  —  Vous 
voulez  dire  que  j'ai  des  rapports  avec  elle?. . .  Je  ne  la  toucherais 
pas  avec  des  pincettes  ! 

—  Ah  !  votre  femme  vous  a  bien  fait  la  leçon  !  —  remarqua 
le  percepteur  avec  assurance. 

—  La  leçon?...  la  leçon?...  il  y  a  longtemps  que  je  suis 
informé!  —  vociféra  l'inspecteur,  —  je  n'ai  plus  rien  à 
apprendre.  J'ai  été  inspecteur  pendant  cinq  ans  chez  le  comte 
Buinski,  à  Opalenitza;  je  n'ai  plus  rien  à  apprendre  dans  vos 
misérables  domaines  prussiens,  surtout  dans  le  voisinage...  (il 
cracha  par  terre. . .)  dans  le. . . 

Un  soufflet  lui  ferma  la  bouche.  Le  maître  d'école  avait 
bondi  :  toute  sa  distinction  avait  disparu. 

—  Fermez  votre  gueule!  —  ordonna-t-il  en  se  dressant 
devant  l'inspecteur  ivre,  comme  un  dindon  excité  par  une 
étoffe  rouge. 

Ce  n'était  qu'un  homme  chétif,  une  poignée  pour  le  large 
paysan,  mais  l'éclat  de  ses  yeux  décelait  un  danger. 
En  effet,  c'était  un  peu  fort  de  la  part  de  Jokisch! 

—  Psia  Krew! 

Ce  juron  échappa  au  curé  ;  et  les  autres  se  récrièrent  tumul- 


554  LA.     REVUE     DE     PARIS 

tueusement  :  «  Prouver!...  il  s'agissait  maintenant  de  prouver 
qu'il  avait  le  droit  de  déblatérer  ainsi  sur  le  compte  de  la 
Tiralla...  »  Tous,  ils  brûlaient  de  curiosité  :  que  savail-il 
d'elle?...  Cela  s'ajoutait  encore  à  son  charme. 

—  Eh  bien,  allons!  —  dit  Schmielke  sans  s'émouvoir. 

Le  curé  aussi  souriait  :  il  avait  l'habitude,  lorsque  deux 
personnes  se  disputaient,  d'écouter  impartialement  et  de  les 
voir  à  la  fin  s'incliner  devant  son  jugement. 

—  Je  ne  sais  rien,  —  dit  l'ivrogne  soudain  dégrisé. 

Quel  âne  il  avait  été  !  —  Cette  idée  lui  traversa  tout  à  coup 
la  tête.  —  S'il  la  calomniait,  n'allaient-ils  pas  tous  penser  qu'il 
s'était  brûlé  les  doigts  auprès  d'elle?...  Non,  personne  ne 
saurait  que,  dernièrement,  lors  d'une  visite  à  Starydwor,  il 
avait  essayé  de  l'embrasser  dans  le  corridor  obscur,  et  qu'il 
avait  reçu  en  échange  une  gifle  bien  appliquée.  Il  se  retrancha 
derrière  sa  femme  : 

—  Ma  femme  dit  qu'elle  n'est  pas  bonne  ménagère!...  Ma 
femme  dit  qu'elle  traite  si  mal  son  mari!  Elle  couche  seule 
dans  sa  chambre  ! 

—  Seule!...  allons  donc!  est-ce  vrai?  (Ils  étaient  tous 
enchantés;  leurs  prunelles  recommencèrent  à  briller.)  Tiens, 
parbleu  !  un  homme  si  vieux  et  si  laid  ! . . . 

—  Ma  femme  dit  qu'elle  l'empoisonnerait  volontiers  :  elle  a 
une  façon  de  le  regarder! 

Cette  dernière  phrase  ne  provoqua  aucune  indignation. 
Chacun,  avec  la  rapidité  de  l'éclair,  conçut  un  plan  pour  se 
rapprocher  d'elle. 

Mais  le  curé  souriait  : 

—  Vous  êtes  partial,  monsieur  Jokisch,  partial!  11  n'y  a 
aucune  méchanceté  en  madame  Tiralla! 

—  Bonne,  oui,  elle  est  bonne,  —  opina  le  gendarme,  — 
vraiment  très  bonne.  Je  venais,  l'autre  jour,  du  Przykop;  la 
fille,  la  servante  de  la  ferme,  flânait  devant  la  porte  cochère... 
une  gaillarde...  Marianne  Sroka...  mais  insolente,  insolente!... 
«  Panje,  —  me  dit-elle  en  se  glissant  vers  moi,  —  Panje 
Krajutsch,  c'est  une  maison  d'assassin!...  »  Et  elle  me  montra 
du  doigt  la  maison  des  Tiralla  en  faisant  des  yeux...  de  vraie 
toquée!...  Elle  ne  me  lâcha  pas.  Et  j'étais  curieux,  d'ailleurs... 
Je  dus  pénétrer  dans  la  maison.  La  maîtresse  sortait  justement 


PÉCHERESSE  555 

de  la  chambre.  «  Où  est  monsieur  Tiralla?  »  demandai-je; 
mais  il  criait  déjà,  de  l'intérieur  :  «  Zozia,  ma  chérie,  qui 
est  là?...  Fais  entrer,  toujours  entrer!  il  fait  bon  dans  la 
chambre!...  »  Il  était  gai  comme  un  pinson.  Tout  marchait 
très  bien  ;  la  Sroka  avait  beau  rouler  les  yeux  et  avoir  l'air  de 
me  dire  :  «  Prends  garde!.:.  »  Une  femme  pareille!  un  vrai 
serpent  que  sa  maîtresse  réchauffe  dans  son  sein  ! . . .  Et  quelle 
maîtresse!  disant  toujours  :  «  s'il  te  plaît)),  ou  :  «  merci  », 
quand  la  Sroka  apporte  quelque  chose  de  la  cave...  Mais  voilà 
bien  la  canaille!  Elle  est  là  comme  en  paradis,  et  elle  grogne 
tout  de  même...  Je  demandai  à  la  Tiralla  :  <(  Comment  est 
votre  servante?  »  et  elle  me  répondit  :  «  Oh!  elle  est  très  bien, 
très  bien  !  »  et  elle  en  fit  grand  éloge. 

—  Un  beau  trait!  —  dit  le  curé. 

L'indignation  générale  se  tourna  contre  Jokisch  :  comment 
osait-il  prononcer  un  seul  mot  sur  la  Tiralla,  même  lorsqu'il 
était  ivre?...  Non,  cette  fois,  Behnka  avait  absolument  raison  : 
Jokisch  n'avait  qu'à  fermer  sa  gueule  malpropre,  il  n'était 
qu'un  pantouflard,  un  cancanier!  Les  jeunes  gens  se  mirent  à 
se  moquer  de  l'inspecteur.  Le  petit  Ziëntek  lui  versa  son  reste 
de  bière  sur  la  tête,  et,  comme  il  se  défendait  en  jurant  et  en 
distribuant  des  coups  autour  de  lui,  ils  retirèrent  sa  chaise  de 
dessous  lui,  en  sorte  qu'il  retomba  assis  sur  le  plancher  couvert 
de  crachats.  —  Le  gendarme  assistait  tranquillement  à  cette 
scène  :  c'était  bien  fait  pour  Jokisch!  Le  curé,  qui  d'abord 
avait  eu  l'air  un  peu  indécis  et  qui  s'était  assuré  que  personne 
n'écoutait  à  la  porte,  se  tenait  maintenant  les  côtes  de  rire,  en 
voyant  que  les  autres  suivaient  l'exemple  de  Ziëntek  et  répan- 
daient leur  reste  de  bière  sur  la  tête  de  l'inspecteur. 

Mais  il  était  temps  de  partir!  Le  curé  se  leva  et  disparut 
comme  il  était  venu;  dans  le  vacarme  de  cris,  d'injures  et  de 
rires,  sa  sortie  passa  inaperçue... 

Tandis  que  le  maître  d'école  revenait  chez  lui,  dans  la  nuit 
de  neige,  il  lui  semblait  qu'il  était  un  héros,  —  «  son  cheva- 
lier »!...  Il  l'avait  remis  à  sa  place,  ce  saligaud  de  paysan!  Et 
quand  ils  l'avaient  tous  ensemble  poussé  vers  la  porte,  c'est  lui 
qui  avait  donné  le  premier  et  le  dernier  coup  de  pied. 

—  Jetons-le  dehors,  ce  calomniateur  !  — avaient-ils  tous  crié, 
sauf  le  gendarme  qui  s'était  esquivé  au  bon  moment,  comme  il 


556  LA     REVUE     DE     PARIS 

le  faisait  toujours  lorsqu'il  y  avait  du  chamaillis  dans  la  salle 
réservée  à  ces  messieurs  :  autrement,  il  aurait  été  obligé  de 
noter  les  noms  des  perturbateurs  du  repos  public. . . 

Les  étoiles  brillaient;  le  froid  ciel  nocturne  se  voûtait 
comme  une  cloche  de  verre  au-dessus  de  la  plaine.  A  la  lueur 
des  étoiles,  on  distinguait  nettement  le  chemin  :  la  rue  déserte 
du  village,  aussi  large  que  la  plus  large  rue  de  grande  ville, 
si  large  que  les  masures,  de  chaque  côté,  en  paraissaient  dou- 
blement basses.  Bôhnke  marchait  d'un  pas  incertain;  il  mar- 
chait comme  s'il  était  ivre,  bien  qu'il  ne  le  fût  pas.  Il  avait 
coutume  de  boire  toujours  moins  que  les  autres.  Un  désir 
ambitieux  le  tourmentait  :  cette  femme,  il  voulait  la  gagner! 
Madame  Tiralla  était  très  aimable  à  son  égard;  il  avait  cru 
remarquer  qu'elle  aussi  se  sentait  avec  lui  des  affinités  secrètes. 
Demain,  il  la  ferait  saluer  par  la  petite  qui,  souvent,  pendant 
la  leçon,  regardait  devant  elle,  toute  rêveuse,  sans  savoir  de 
quoi  il  était  question,  et  il  lui  ferait  demander  si  elle  souhai- 
tait des  livres  durant  ces  mornes  jours  d'hiver...  Elle  n'avait 
qu'à  choisir  parmi  ses  livres  et,  quelles  que  fussent  les  priva- 
tions au  prix  desquelles  il  se  les  était  procurés,  il  les  lui  prête- 
rait tous,  volontiers...  Sans  doute,  elle  lui  avait  emprunté  un 
volume,  il  y  avait  trois  ans  déjà,  et  il  ne  le  re verrait  pro- 
bablement plus...  mais  qu'importe I  Demain  il  mettrait  encore 
sa  bibliothèque  à  la  disposition  de  madame  Tiralla  par  une 
lettre  qu'il  donnerait  à  la  petite.  11  avait  une  belle  écriture, 
comme  personne  ici  n'en  avait... 

Le  bal  de  Gradewitz  allait  lui  coûter  un  argent  fou...  —  et 
il  se  trouvait  à  court  d'argent...  mais  tant  pis I  il  fallait  qu'il  y 
allât,  dût-il  emprunter  au  juif! . . . 

Cette  nuit-là,  Bôhnke  rêva  de  la  belle  Zozia.  Elle  portait 
une  robe  de  soie  et  elle  lui  tendait  une  décoration  de  cotillon  ; 
puis  elle  la  lui  fixait  sur  la  poitrine  ;  ensuite  elle  touchait 
sa  gorge,  et  la  robe  de  soie  disparaissait  et  la  blanche  gorge 
s'ouvrait  comme  une  couverture  de  livre  :  «  Lis  là  dedans, 
—  disait  la  belle  Zozia  en  souriant,  —  nous  nous  comprenons 
parfaitement!  » 

Ce  fut  un  rêve  confus,  plein  de  toutes  sortes  de  folies,  dont 
le  jeune  homme  ne  se  souvenait  plus  le  lendemain  matin. 


r 


PÉCHERESSE  557 

Le   maître  d'école  se  rendit  à  l'école  comme  un  écolier  qui 
serre,  dans  sa  poche,  sa  première  poésie  à  la  bien-aimée,  et 
qui     est  impatient  de  lui  remettre.  Quoiqu'il  se  fût  couché 
très    tard,   il  s'était  levé  à    temps  et  avait  écrit   deux  fois  à 
madame  Tiralla  :  le  premier  billet  n'étant  pas  assez  réussi, 
il  en  avait  écrit    un    second,   que    Rozia  emporterait.   Mais, 
lorsqu'il  entra  dans  la  classe,  il  chercha  en  vain  des  yeux  le 
visage  pâle  et  distrait  sous  des  cheveux  bouffants.  Tous  les 
visages  hâlés,   rusés  et  camards  étaient  présents;  seule  Rozia 
Tiralla  était  absente.  C'était  une  affaire  manquée.  Bohnke,  ce 
jour-là,  fut  encore  plus  brusque  que  d'habitude  :  les  réponses 
devaient  voler,  coup  sur  coup;  autrement,  il  prenait  un  livre 
quelconque  et  le  lançait  par-dessus   les   bancs.   Une  grande 
irritation  était  en  lui;  il  pouvait  à  peine  se  contenir  :  pour- 
quoi diable  la  fille  aux  cheveux  roux  manquait-elle  précisé- 
ment aujourd'hui?... 

Comme  Rozia  Tiralla  fut  absente  le  lendemain  encore  et  le 
surlendemain,  sans  que  personne  des  enfants  sût  pourquoi, 
Bohnke  prit  une  résolution.  11  se  rendrait  à  Starydwor  :  — 
la  fillette  devait  être  malade  ;  n'était-il  pas  tout  indiqué  quril 
allât  lui-même  prendre  de  ses  nouvelles  ? 

Les  corbeaux  croassaient  au-dessus  de  lui  lorsqu'il  chercha 
le  chemin  à  peine  visible  à  travers  les  champs  couverts  de  neige, 
où  la  carriole,  qui  portait  de  grand  matin  le  lait  de  Starydwor 
à  Grade witz,  avait  seule  laissé  une  trace  étroite.  Il  frissonna  en 
parcourant  l'étendue  blanche,  qui  n'était  certes  pas  plus  mélan- 
colique que  lorsque  les  betteraves  verdoyaient  et  lorsque  le 
blé  mûrissait,  mais  qui  maintenant,  dans  sa  teinte  uniforme, 
paraissait  encore  plus  vaste  et  plus  morte.  Les  lièvres  qui 
rongeaient  les  troncs  d'arbre  et  les  oiseaux  de  proie  qui  tour- 
noyaient lentement  sur  les  grands  pins  du  Przykop  n'ani- 
maient pas  la  solitude  ;  leur  paresseuse  insouciance  à  l'approche 
de  l'homme  montrait  assez  combien  peu  ils  étaient  dérangés 
dans  ces  parages. 

Etait-il  si  insuffisamment  vêtu  qu'il  eût  ainsi  froid?  Bohnke 
se  sentait...  hou!  quel  air  glacé!  Sans  doute,  ce  pardessus 
était  très  léger  ;  à  proprement  parler,  ce  n'était  qu'un  pardessus 
d'été.  Mais  il  ne  pouvait  pas,  ce  jour-là,  mettre  le  casaquin  de 


558  LA     REVUE     DE     PARIS 

frise  qu'il  mettait  pour  l'école!  Il  avait  sa  meilleure  redingote 
noire  et  des  gants  de  peau  :  ses  doigts  étaient  tout  raides.  Il 
aurait  volontiers  pris  le  pas  de  course  pour  se  réchauffer,  mais 
il  avait  comme  des  boulets  de  plomb  aux  pieds.  Lorsqu'il 
aperçut  les  arbres  du  Przykop,  il  lui  sembla  que  quelque 
chose  le  retenait  en  arrière,  que  le  vent  qui  soufflait  contre 
lui  lui  disait  de  ne  pas  aller  plus  loin.  Et  pourtant  son  cœur 
désirait  être  bientôt  à  Starydwor. 

Le  domaine  de  la  colonie  agricole  était  situé  à  sa  gauche  ;  la 
cheminée  de  la  brasserie  se  dressait  comme  une  asperge... 
C'était  là  que  résidait  Jokisch...  Eh!  il  changerait  bien  de 
résidence  !  Lorsque  le  terrain  serait  morcelé  et  que  les  colons 
viendraient  s'installer,  il  pourrait  s'en  aller,  Dieu  merci  I... 
Bohnke  éprouvait  une  vague  jalousie  :  ce  voisinage,  tout  voi- 
sinage lui  semblait  dangereux.  Et  Jokisch  était  un  bel  homme» 
et,  comme  il  trouvait  aussi  madame  Tiralla  à  son  goût...  Ahl 
de  cela,  malgré  tout,  Bohnke  en  était  persuadé.  Peut-être 
même  était-ce  à  cause  de  cela  qu'il  était  si  irrité  contre  elle  !. . . 

Le  maître  d'école  se  mit  à  courir.  Qui  l'aurait  empêché 
d'être  bientôt  à  Starydwor?  C'était  là! 

La  vieille  ferme,  qui  appartenait  depuis  plus  de  cent  ans  aux 
Tiralla,  faisait  de  loin  un  effet  imposant.  Pour  la  maison  d'ha- 
bitation elle-même,  on  n'en  voyait  pas  grand'chose  :  elle  était 
basse,  comme  descendue  dans  le  sol;  mais,  en  carré,  surgis- 
saient les  toits  des  granges  et  des  écuries,  couverts  à  neuf  de 
tuiles  rouges;  leurs  murs  de  derrière,  sans  fenêtres,  entou- 
raient la  ferme...  Une  grande  propriété!  Mais  à  quoi  cela  lui 
servait-il,  à  la  malheureuse,  puisqu'elle  n'aimait  pas  son  mari? 

Le  jeune  homme  s'examina  encore  une  fois  du  haut  en  bas 
et  secoua  la  neige  de  son  pantalon:  il  passa  sous  la  porte 
cochère,  au-dessus  de  laquelle  la  Madone  trônait  derrière  une 
petite  grille.  Deux  ou  trois  chiens  lui  sautèrent  en  aboyant 
dans  les  jambes;  mais  il  n'était  pas  un  lâche,  quoiqu'il  ne  fût 
pas  un  géant,  un  coup  de  pied  dispersa  les  mâtins.  Lorsqu'il 
pénétra  dans  la  maison,  un  valet  qui  chômait  à  côté,  devant  la 
porte  de  l'étable,  le  regarda  en  écarquillant  les  yeux. 

Qu'est-ce  que  le  maître  d'école  de  Starawies  venait  faire  ici? 
Ah!  ah!  il  venait,  sans  doute,  baiser  la  main  de  la  Pani?  Hier, 
avant-hier,  d'autres  étaient  venus.  Comme  ils  lui  couraient  tous 


PÉCHERESSE  55q 

après!  Jendrek  eut  un  large  ricanement  :  tous  ces  gens-là 
n'avaient  pas  de  chance  !  Pour  lui  seul,  la  Pani  avait  un  regard 
aimable,  et,  chaque  jour,  elle  lui  donnait  du  lard  et  un  petit 
verre,  dans  la  cuisine.  Que  Dieu  bénît  la  bonne  âme! 

Bohnke  suivit  le  corridor  :  personne  ne  se  montra...  Il 
toussa  fort  :  il  n'était  jamais  venu  ici  et  il  ne  savait  où  frapper. 
Il  piétina,  et,  comme  personne  ne  paraissait,  il  dit  poliment  : 

—  Est-il  permis  d'entrer?  Hé!  n'y  a-t-il  personne  à  la 
maison  ? 

Alors  la  voix  de  M.  Tiralla  se  fit  entendre  derrière  la  porte 
de  droite  : 

—  Entrez,  entrez  toujours!  il  fait  bon  ici,  dans  la  chambre  1 
Le  maître  d'école  frappa. 

—  Sacré  tonnerre!  entrez  donc,  entrez  seulement! 
Bohnke  entra  et  fit  aussitôt  un  pas  en  arrière...  Oh!  non, 

il  ne  voulait  pas  déranger!...  Mais  il  resta  cependant  comme 
fixé  au  sol  et  il  regardait,  regardait...  M.  Tiralla  était  étendu 
de  toute  sa  longueur  sur  le  banc  du  poêle;  sa  tête  reposait 
lourdement  sur  les  genoux  de  madame  Tiralla. 

Madame  Tiralla  devint  toute  rouge;  elle  ferma  les  yeux, 
lorsqu'elle  rencontra  le  regard  du  maître  d'école.  Elle  se  leva  si 
précipitamment  que  le  gros  homme  faillit  rouler  sur  le  plancher. 

—  Psia  Krew!  —  cria  M.  Tiralla. 

Puis  il  se  mit  à  rire  :  «  Eh,  avait-elle  donc  besoin  de  se 
gêner?...  n'étaient-ils  pas  mari  et  femme?...  » 

Elle  ne  répondit  rien.  Elle  dévisagea  son  mari  avec  tant  de 
mépris  et  elle  eut  ensuite  un  coup  d'œil  si  expressif  dans  le 
vague,  que  Bohnke  pensa  aussitôt  :  «  Elle  est  malheureuse, 
elle  est  incomprise!  »  Et  il  sentit  battre  son  cœur. 

—  Oh!  —  dit  madame  Tiralla,  d'un  ton  aimable,  —  mon- 
sieur Behnka! 

Elle  lui  tendit  la  main  :  on  aurait  dit  du  velours  et,  en 
même  temps,  de  la  glace.  11  osa  une  légère  pression  :  elle  n'y 
répondit  pas  et  se  contenta  de  fixer  tristement  sur  lui  ses 
yeux  superbes  en  souriant  furtivement.  Ahrt  la  pauvre  petite 
femme  ! 

M.  Tiralla  était  de  très  bonne  humeur.  Il  appela  Marianne  : 
qu'elle  apportât  de  la  bière  et  de  l'eau-de-vie.  Puis  il  dit  à  sa 
femme  de  leur  donner  quelque  chose  à  manger  : 


I  5ÔO  LA     REVUE     DE     PARIS 

|  —  Le  maître  d'école  doit  avoir  faim...  Un  maître  d'école  a 

l  toujours  faim...  Sers-nous!...  des  gâteaux,  du  jambon,  des 

œufs,  de  la  saucisse,  du   fromage   et  de  tout  ce  que    tu  as 
|  encore  dans  le  garde-manger! 

Ensuite  il  tendit  sa  main  au  maître  d'école  :  «  Monsieur 
v  voudrait-il  s'asseoir?  »  et  il  le  força,  sans  se  lever  lui-même,  à 

|v  prendre  place  sur  la  chaise  la  plus  proche. 

|  —  Nous  vous  l'offrons  avec  plaisir  !  psia  kreiv!  sans  façons! 

jT  Bohnke  avait  balbutié  quelque  chose  : 

^  —  —  <(  pas  de  dérangement...   suis  rassasié...   bien  vite 

£*'  repartir. . . 

^  Mais  l'autre  éclata  de  son  rire  retentissant  :  «  Allons  donc, 

|  le  petit  maître  d'école  voulait  lui  en  faire  accroire!  11  était 

l  comme  Zosia,  hé?  qui,  étant  fillette,  allait  toujours  à  l'école 

avec  des  bas  et  des  souliers,  mignonne  comme  une  poupée, 
?..  mais  qui  avait  toujours  le  ventre  aussi  vide  qu'une   grange 

f-  avant  les  moissons  et  qui  était  alors  aussi  maigre  qu'une  souris 

d'église!...  » 
l  De   nouveau,   le   maître  d'école  surprit   un  regard   de  la 

:-s  femme  au   mari;  mais,  cette  fois,  il  y  avait  là  plus  que  du 

f  mépris  :  dans  la  profondeur  sombre,  quelque  chose  flamboyait. 

f  Sans  un  mot,  madame  Tiralla  se  détourna  et  alla  vers  la  porte. 

j;  —  Hé!  Zosia,  dépêche-toi!  —  lui  cria  son  mari. 

t  Puis  il  se  mit  à  faire  son  éloge  au  maître  d'école.  M.  Tiralla 

adorait  les  visites  :   il  était  si  content  de  pouvoir  étaler  son 
bonheur!   Il  rayonnait.  Bavard,    il  raconta  toutes  sortes  de 
choses  qu'un   mari   généralement   ne   confie   pas  à   d'autres 
\  hommes  :  «  Elle  avait  une  taille,  une  taille  ! . ..  Mince  comme  un 

•  rameau  de  bouleau!  Et,  avec  ça,   elle  était  pleine  et  large  de 

hanches,   tendre  et  douillette  comme  une  caille  ou,  mieux, 
comme  un  de  ces  petits  cochons  de  massepain  que  Ton  voyait 
dans  la  vitrine  de  Wolkowitz  à  Posen,  vers  Noël.  Et,  quant  à  sa 
\  gorge...  »  Baissant  un  peu  la  voix,  il  voulait  communiquer  au 

jeune  homme  une  quantité  de  détails  intimes,  mais  celui-ci 
écarta  la  main  qui  le  retenait  sur  la  chaise.  Depuis  longtemps  il 
remuait  çà  et  là  avec  agitation,  puis  il  n'y  tint  plus.  Une  rou- 
geur violente  lui  monta  à  la  face  :  était-ce  la'  honte  ou  le 
\  désir?...  Oh!  cette  femme!  cette  pauvre  femme  livrée  à  ce 

f  gros  vieux  grossier  qui  la  déshabillait  devant  les  autres  !  Pou- 


PECHERESSE 


56l 


vait-on  la  blâmer  de  ce  qu'elle  éprouvât  de  la  répulsion  pour 
lui?  —  «  Une  telle  répulsion  !  »  comme  disait  madame  Jokisch. 
M.  Tiralla  ne  remarquait  pas  du  tout  le  malaise  du  maître 
d'école.  Le  silence  de  Bôhnke  ne  le  surprenait  pas  :  il  parlait  peu, 
était  modeste,  tant  mieux  1 .. .  il  écoutait,  parbleu!...  M.  Tiralla 
était  très  content  de  son  hôte. 

Marianne  parut,  avec  trois  bouteilles  de  bière  sous  chaque 
bras  et  un  plateau  chargé  de  verres  dans  les  mains.  Elle  avait 
une  mine  fraîche  et  réjouie;  toute  trace  de  la  terrible  indis- 
position du  commencement  de  l'hiver  avait  disparu.  Ses  yeux 
fripons  examinèrent  le  jeune  homme  :  allait-il  devenir  l'amant 
de   madame  Tiralla?  Car,  si  la   Pani  en  prenait  un,  il  n'y 
aurait  là  rien  d'étonnant.  Mais  celui-là  (elle  fit  une  grimace).. ., 
celui-là  n'était  pas  assez  joli I  Et  il  n'avait  guère  l'air  entre- 
prenant :  il  ne  lui  jetait  pas  le  moindre  petit  coup  d'oeil, 
malgré  qu'elle  le  frôlât  souvent  avec  la  manche  de  sa  chemise, 
qu'elle  penchât  tout  près  de  lui  sa  plantureuse  personne  pour 
poser  les  verres  et  les  six  bouteilles  sur  la  table. 

—  Ça  suffira,  —  dit  M.  Tiralla,  —  pour  commencer  1 
Entends-tu,  gibier  du  diable!  (Il  pinça  la  servante  à  la 
hanche  :  elle  poussa  un  cri.)  Descends  à  la  cave  et  va  encore 
nous  chercher  une  bouteille  de  hongrois...  Et  où  est  l'eau-de- 
vie?  D'abord  un  peu  de  liqueur,  petit  maître  d'école,  pour  te 
dégeler  Tes  tomac!...  Et  qu'est-ce  que  tu  fais  là,  diablesse?  — 
dit-il  à  la  servante  qui  souriait  en  montrant  ses  dents.  — 
Est-ce  que  tu  ne  comprends  pas?  Est-ce  que  je  parle  allemand, 
ou  polonais?  Elle  est  très  bête,  —  fit-il  comme  pour  l'excuser, 
lorsqu'elle  quitta  la  chambre  en  riant,  —  mais  elle  est  sûre... 
Et  puis  elle  n'est  pas  vilaine  ! 

Il  dit  cela  avec  un  rire  qui  scandalisa  le  maître  d'école. 
Pas  même  fidèle  à  sa  femme,  par-dessus  le  marché!  Pauvre, 
pauvre  !  Elle  lui  faisait  une  peine  qu'il  n'avait  jamais  connue 
de  sa  vie  :  d'ordinaire,  il  n'était  pas  sensible.  11  l'attendait 
avec  impatience.  Sans  doute,  elle  avait  honte  :  autrement,  elle 
serait  venue  depuis  longtemps  ! 

M.  Tiralla  aussi  commençait  à  s'impatienter.  La  liqueur 
lui  paraissait  moins  bonne  et  la  bière  imbuvable,  disait-il, 
lorsque  sa  Zosia,  n'avait  pas  trempé  les  lèvres  dans  le  verre. 
Il  appela  de  nouveau  la  bonne,  et,  comme  celle-ci  arrivait  avec 

Ier  Décembre  1908.  8 


562  LA     REVUE     DE     PARIS 

la  bouteille  de  hongrois  et  un  grand  plateau  chargé  de  vic- 
tuailles, il  commanda  : 

—  Pose  ça  là!  Où  est  la  Pani?  psia  krewl  pourquoi  ne 
revient-elle  pas? 

Marianne  haussa  les  épaules  : 

—  Je  ne  peux  pas  savoir  pourquoi  la  Pani  ne  revient  pas. 
Le  gospodarz  doit  savoir  lui-même  ! 

—  Que  la  foudre  t'écrase!...  Appelle-la!  il  faut  qu'elle 
vienne  ! 

La  servante  disparut.  Quelques  minutes  après,  elle  passa  sa 
tête  brune  par  l'ouverture  de  la  porte  et  elle  dit  d'un  air 
navré  : 

—  Pani  ne  peut  pas  venir!  la  Paninka1  va  plus  mal...  très 
mal...  oh! 

Elle  se  retira  promptement. 

Le  verre  que  M.  Tiralla  lui  lançait  se  brisa  en  mille  miettes 
contre  la  porte. 

Le  maître  d'école  n'y  tenait  plus.  Qu'avait-il  encore  à  faire 
là!  Elle  ne  se  montrerait  certainement  pas.  Quelle  malchance! 
Cette  maudite  fillette  rousse  qui  se  mettait  à  être  plus  malade  I. . . 
Ou  bien  n'était-ce  qu'un  prétexte?...  Oui,  oui,  c'était  un  pré- 
texte!... Là-haut,  la  mère  était  assise  dans  un  coin,  la  tête 
inclinée  sur  ses  genoux,  et  elle  pleurait,  elle  pleurait  tellement 
que  son  corps  précieux...  large  de  hanches,  mince  de  taille 
comme  un  rameau  de  bouleau,  délicat  et  pourtant  potelé...  en 
était  tout  secoué...  Le  jeune  homme  avait  beau  s'en  défendre, 
il  la  voyait  toujours  telle  que  le  vieux  la  lui  avait  décrite... 
Il  changeait  continuellement  de  couleur,  il  avait  chaud,  il 
avait  froid...  M.  Tiralla  lui  versait  à  boire,  —  de  la  bière, 
de  l'eau-de-vie,  tout  pêle-mêle,  —  et  il  buvait,  par  distraction, 
plus  qu'il  n'avait  coutume  de  boire  :  ses  pensées  étaient  toutes 
à  elle.  Il  ne  pouvait  se  résoudre  à  s'en  aller  sans  l'avoir  revue. 
Et  il  restait,  restait  encore,  la  nuit  noire  ayant  remplacé 
l'après-midi.  Enfin  il  se  leva,  le  cœur  désespéré  :  rien  de  ce 
qu'il  avait  désiré  n'était  arrivé;  il  ne  lui  avait  pas  ofFert  ses 
livres,  il  ne  l'avait  pas  engagée  pour  une  danse  à  Gradewitz,  il 
n'avait  pas  même  demandé  des  nouvelles  de  la  fillette.  Il  se 

i.  Demoiselle. 


PéCHRRESSE  563 

sentit  plein  de  colère  contre  M.  Tiralla,  qui  était  cause  de  tout  ! 
11  prit  congé. 

M.  Tiralla  ne  le  reconduisit  pas  :  le  petit  maître  d'école 

trouverait  bien  son  chemin.  Et  le  petit  maître  d'école  s'en  alla 

à  tâtons,  en  trébuchant  un  peu  à  travers  le  corridor  plongé 

dans  l'obscurité.  Alors  une  main  chaude  saisit  la  sienne,  un 

ricanement  résonna  tout  près  de  lui  dans  les  ténèbres,  la  voix 

basse  de  la  servante  dit  d'un  ton  mi-pitoyable,  mi-moqueur  : 

—  C'était  bien  ennuyeux  là  dedans  avec  Pan  Tiralla  :  ça 

me  fait  de  la  peine  1 . . .  La  Pani  est  en  haut  auprès  de  la  petite 

Rozia.  Si  monsieur  le  maître  d'école  veut  lui  souhaiter  une 

bonne  nuit?... 

Elle  le  poussa  vers    l'escalier    et  disparut   en    riant   dans 
l'ombre. 

«  Comme  un  lutin,  —  pensa-t-il;  —  non!  comme  un 
ange!  » 

Il  frissonnait  presque  d'une  frayeur  superstitieuse  :  tout 
lui  semblait  si  étrange!...  la  vieille  maison...  la  servante 
rieuse...  l'homme  bruyant...  la  belle  femme!...  Il  maudissait 
ce  qu'il  avait  bu,  il  maudissait  M.  Tiralla.  Ah!  s'il  avait  eu 
la  tête  libre,  comme  d'habitude  ! . . . 

Le  vieil  escalier  gémit  sous  son  pas  discret.  Que  dirait-elle, 
ne  le  trouverait-elle  pas  trop  importun?  Mais  n'entendait-il 
pas,  mêlé  au  gémissement  de  l'escalier,  un  soupir  humain? 
Il  était  en  haut.  Oh!  n'était-ce  pas  la  voix  de  la  petite? 
Oui,  c'était  Rozia  qu'il  entendait  : 

—  Mère,  douce  mère,  je  t'assure  que  je  l'ai  vue!...  Elle 
était  si  belle,  aussi  belle!...  que  toi!...  Elle  avait  des  cheveux 
comme  les  tiens,  lorsque  tes  tresses  sont  défaites...  Et  elle 
m'a  donné  l'enfant  Jésus  à  porter...  Je  l'aime,  je  l'aime!  — 
répéta  Rozia  plusieurs  fois  avec  ferveur. 

Qu'est-ce  que  la  petite  radotait  là?  De  qui  parlait-elle? 
Bôhnke  s'approcha  de  la  porte. .  .Ah  !  —  il  frémit,  —  elle  par- 
lait, elle,  madame  Tiralla!...  Mais  il  ne  pouvait  pas  com- 
prendre ce  qu'elle  disait  :  elle  parlait  si  doucement  ! ...  Et  parfois 
il  lui  semblait  qu'elle  pleurait...  11  frappa  à  la  porte  et  il  entra 
en  même  temps...  Rozia  était  couchée,  sa  mère  était  assise  au 
bord  du  lit.  Elles  le  regardèrent  avec  surprise  ;  mais  Rozia  fut 
contente  lorsqu'il  dit,  d'abord  en  hésitant,  puis  d'une  voix 


564  LA     REVUE     DE     PARIS 

assurée,  qu'il  n'avait  pas  voulu  partir  sans  savoir  comment 
elle  allait. 

—  Bien!  —  fit-elle  en  souriant  timidement.  —  Très  bien! 
je  vous  remercie,  Pan  Behnka! 

—  Elle  a  la  fièvre,  —  dit  la  mère  — .  Avant-hier  elle  s'est 
évanouie  de  grand  matin  :  Marianne  est  descendue  en  criant... 
Nous  ferons  demander  le  médecin,  si  elle  ne  va  pas  mieux! 

—  Non,  non!  (La  petite  se  redressa  précipitamment  et  son 
visage  se  crispa  comme  si  elle  allait  pleurer.)  Je  ne  suis  pas 
malade,  douce  mère,  je  ne  suis  pas  malade! 

Elle  tendit  ses  bras,  en  entoura  sa  mère  et  appuya  sa  tête 
sur  la  poitrine  ferme. 

Bôhnke  s'approcha  du  lit  et  posa  sa  main  sur  la  tête  de  la 
fillette  :  non,  elle  n'avait  pas  de  fièvre...  Mais  lui  commen- 
çait à  en  avoir,  si  près  de  cette  belle  femme!...  Il  s'occupa  de 
Rozia  :  «  Qu'avait-elle  donc?...  n'allait-elle  pas  bientôt  revenir 
à  l'école?  » 

Rozia  fit  signe  que  oui,  puis  elle  releva  la  tête,  écarta  les  che- 
veux ébouriffés  qui  couvraient  son  visage  prodigieusement 
pâle  entre  les  taches  de  rousseur.  Malgré  son  trouble,  Bôhnke 
remarqua  que  ses  yeux,  d'habitude  si  ternes,  brillaient  d'un 
éclat  extraordinaire. 

—  Elle  rêve  trop,  —  dit  plaintivement  la  mère.  —  La  nuit, 
elle  crie,  à  nous  épouvanter!...  Et  elle  parle  en  dormant... 
Marianne  en  frissonne  de  peur. . .  Ah  !  les  mauvais  rêves  ! 

Elle  soupira. 

Mais  le  maître  d'école  n'en  demanda  pas  davantage  :  les 
rêves  de  la  petite  Rozia  l'intéressaient  fort  peu;  il  était  seule- 
ment impatient  de  prouver  son  dévouement  à  madame  Tiralla. 

—  Oserai-je  demander  si  la  Pani  désire  que  je  lui  prête  des 
livres?...  Je  les  apporterai  avec  plaisir! 

Puis,  pour  lui  donner  à  entendre  combien  il  la  comprenait 
et  la  plaignait,  il  prit  son  courage  à  deux  mains  : 

—  Quand  on  vit  aussi  seule  que  la  Pani,  quand  on  est  si  mal. . . 
Il  s'arrêta  court  et  la  regarda  avec  des  yeux  troublés. 

Elle  devait  l'avoir  très  bien  compris,  malgré  son  hésitation, 
car  elle  soupira  encore  : 

—  Ah  !  oui,  monsieur  Tiralla  ne  tient  guère  à  la  lecture.  Il 
mange,  boit,  dort  et... 


r 


PÉCHERESSE  565 


A  son  tour,  elle  s'arrêta  et  elle  rougit.  Puis  elle  regarda  le 
jeune  homme  si  profondément,  de  ses  yeux  noirs,  que  son 
cœur  cessa  de  battre. 

—  Je  vous  serai  reconnaissante  —  fit-elle  doucement  —  de 
me  prêter  des  livres.  Monsieur  Tiralla  n'aime  pas  à  dépenser 
de  l'argent  pour  cela...  Oh!  je  lis  si  volontiers  de  belles 
histoires  touchantes  I 

Bôhnke  était  radieux  :  ainsi  elle  désirait  des  livres? 
Autant  dire  :  «  Venez  souvent  I  »  car  il  se  garderait  bien 
de  les  remettre  à  Rozia  :  il  les  apporterait  lui-même,  un 
à  un. 

—  Je  vous  les  apporterai,  oh!  je  vous  en  apporterai!  — 
assura-t-il,  dans  un  transport  de  joie. 

—  Oh  !  pas  si  haut  ! . . .  pas  si  haut  !  —  supplia  la  petite  en 
devenant  soudain  écarlate. 

Elle  était  retombée  sur  ses  oreillers,  avait  les  yeux  grands 
ouverts,  et  elle  parlait  toutefois  comme  en  dormant  : 

—  Je  l'entends...  chut,  mère!...  Panje  Bohnka,  chut!... 
oh!  je  l'entends! 

Qu'entendait-elle?...  Ils  se  regardèrent  tous  deux.  Dehors, 
les  vents  gémissaient.  Bohnke  secoua  la  tête  :  la  jeune  fille 
était  vraiment  un  peu  étrange  ! 

Mais  madame  Tiralla  frissonna  légèrement;  elle  se  pencha 
sur  le  lit  de  sa  fille  et  dit  d'une  voix  singulièrement  douce  : 

—  Ecoute  encore,  ma  chère  Rozia,  écoute  encore! 

Puis  elle  prit  le  maître  d'école  par  la  main  el  l'attira  hors  de 
la  chambre  : 

—  Venez!  elle  dort  déjà! 

Ils  s'arrêtèrent  au  milieu  des  ténèbres.  Dans  la  chambre 
bourdonnait  un  murmure...  Parfois  un  cri  d'allégresse... 
la  voix  de  Rozia  s'élevait  joyeuse...  Le  maître  d'école  était 
tout  étourdi  :  qu'est-ce  que  cela  signifiait?... 

Madame  Tiralla  n'avait  pas  lâché  sa  main;  et  voici  qu'elle 
chuchotait  à  son  oreille  : 

—  Je  n'ai  pas  d'ami.  Je  suis  toute  seule.  Souvent  je  vou- 
drais être  morte  ! 

Le  jeune  homme  pressa  ses  lèvres  brûlantes  sur  la  manche 
de  sa  robe  ;  il  balbutia  quelque  chose,  suffoqué  d'émotion  : 
«  Oui,  il  était  son  ami  fidèle  et  dévoué!  Une  fois  déjà,  il  avait 


566  LA     REVUE     DE     PARIS 

été  son  chevalier;  mais,  si  elle  l'ordonnait,  il  serait  aussi  son 
chien!  toujours...  toujours!  » 

Si  le  maître  d'école  s'était  attendu  à  quelque  faveur,  il  fut 
déçu  :  elle  lui  serra  seulement  la  main.  — Tiens,  comme  sa 
main,  à  elle,  était  glacée!...  Et  comme  elle  serrait  avec  force, 
cette  main  mignonne  ! . . .  On  eût  dit  une  main  d'homme  ! 

—  Je  compte  sur  vous,  Panje  Bohnka!  —  souffla-t-elle. 
Puis  elle  articula  à  haute  voix,  d'un  ton  calme  : 

—  Ne  tombez  pas!  voici  l'escalier...  là! 

En  bas,  dans  la  chambre,  retentit  l'organe  vigoureux  de 
M.  Tiralla  : 

—  Zosia,  où  es-tu  fourrée?...  Que  le  diable  te  prenne  par 
le  bout  de  ta  chemise!...  Petite  colombe,  ma  Zosia,  pourquoi 
ne  viens-tu  pas? 

—  Bonne  nuit,  —  dit-elle  précipitamment  au  maître  d'école, 
en  lui  serrant  encore  une  fois  la  main. 

Il  se  retrouva  seul  dans  la  cour,  où  régnait  un  silence  de 
mort  ;  pas  de  lumière  dans  les  ctables  ;  le  bétail  ne  bougeait 
pas.  Bôhnke  se  sentait  accablé.  Avait-il  peur  de  revenir  par  les 
champs  solitaires?  Au  contraire,  il  respira  lorsque  le  vent  de 
la  pleine  campagne  lui  envoya  un  paquet  de  neige  dans  la 
ligure  :  ah  !  il  respira  profondément  en  tremblant.  Puis,  il 
s'effraya.  Du  Przykop  arrivait  un  sifflement  prolongé  et  aigu; 
un  sifflement  tout  à  fait  bizarre,  qui  n'était  produit  ni  par  un 
oiseau  ni  par  un  être  humain  !  Un  frisson  lui  courut  le  long  du 
dos,  une  épouvante  superstitieuse  s'empara  de  lui,  malgré 
toute  sa  raison  et  toute  son  instruction  :  c'était  la  sorcière, 
qui  sifflait  dans  les  ténèbres  du  Przykop! 

Il  se  signa  comme  se  signent  les  campagnards  lorsqu'ils 
entendent  la  sorcière  : 

—  Jésus-Christ  est  né  un  lundi! 

Et  il  cracha  sur  la  neige  blanche  qui  brillait  dans  l'ombre. 
Ainsi  la  sorcière  perdait  sa  puissance,  on  n'était  pas  obligé  de 
la  suivre. 

V 

Rozia  Tiralla  avait  vu  des  esprits.  Anges  ou  démons,  on  n'en 
savait  rien.  Marianne  Sroka  avait  répandu  à  grands  cris  cette 


I 


PÉCHERESSE  567 

nouvelle  dans  le  village,  et  son  amoureux,  Jendrek,  l'avait 
confirmée  d'un  signe  de  tête  :  la  Paninka  avait  vu  quelque 
chose,  la  Paninka  était  ensorcelée! 

M.  Tiralla  était  profondément  affligé  au  sujet  de  sa  Rozyczka, 
aussi  affligé  qu'il  était  capable  de  l'être.  11  s'était  déjà  occupé 
de  chercher  autour  de  lui  un  futur  fiancé  pour  sa  fille  :  elle 
aurait  quatorze  ans  en  automne  ;  une  petite  femme  n'est  jamais 
trop  jeune...  Et  maintenant,  au  lieu  de  cela,  elle  gardait  le  Ut. 
Elle  était  si  irritable  qu'elle  se  mettait  à  pleurer  dès  qu'on  la 
brusquait  :  il  ne  fallait  pas  la  rudoyer,  pensait  le  docteur;  elle 
pleurait  tout  de  suite  si    fort  qu'il   en  résultait  des  crises. 
Ensuite  elle  était  si  abattue  qu'elle  ne  pouvait  plus  bouger  un 
membre,  qu'elle  avait  l'air  de  quelqu'un  qui  va  mourir  :  alors, 
le  père,  saisi  d'épouvante,  disait  «  oui  »  et  «mon ange  »,  «  tout 
ce  que  tu  voudras,  mon  ange!...  »  toujours  «  mon  ange!...  » 
Et  Rozyczka  était  toujours  entourée  d'anges.  Elle  voyait  un 
ange  dans  son  père,   dans  Marianne,   dans  Jendrek  —   et, 
avant  tout,  dans  sa  mère.  —  Pan  Bôhnka  aussi  était  un  ange  ; 
il  venait  la  voir  souvent,   s'asseyait  près  de  son  lit  avec  sa 
mère,  et  ces  deux-là  parlaient  si  doucement  ensemble  que  ses 
yeux  se  fermaient  et  qu'elle  s'assoupissait  comme  en  paradis. 
Madame  Tiralla  n'aurait  jamais  cru  qu'elle  pouvait  éprouver 
une  telle  affection  pour  cette  enfant.  Marianne  n'avait  plus 
voulu  coucher  dans  la  chambre  de  Rozia  :  là,  il  n'y  avait  pas 
moyen  de  fermer  un  œil,  et,  quand  on  a  travaillé  toute  la  jour- 
née, il  faut  au  moins  se  reposer  la  nuit  !...  La  vérité  était  que, 
lorsque  Marianne  se  levait  en  cachette  pour  se  glisser  chez  son 
amoureux,  l'enfant  se  dressait  sur  son  lit  et  criait  :  <(  Où  vas-tu 
donc,    Marianne?   »  —   d'un    ton   si  étrange  et  si   plein  de 
reproches  que   la   servante   avait  peur  et  n'osait  plus  aller 
retrouver  Jendrek. 

Madame  Tiralla  avait  donc  fait  monter  son  lit  dans  la 
chambre  de  sa  fille.  M.  Tiralla  était  furieux  et  pestait.  Mais 
elle  persista  dans  son  idée  :  Rozia  avait  besoin  de  ses  soins, 
Rozia  ne  pouvait  dormir  seule  !  Il  consentit. 

Pendant  la  nuit,  lorsque  tout  était  si  tranquille  dans  la 
maison  qu'on  entendait  le  tic  tac  de  la  pendule  comme  des 
coups  de  tonnerre  et  le  ronflement  de  M.  Tiralla  comme  le 
bruit  incessant  d'une  scierie,  madame  Tiralla  s'asseyait  auprès 


568 


LA     REVUE     DE    PARIS 


de  l'enfant.  Elle  tenait  sa  main,  une  main  veinée  de  bleu, 
étroite  et  délicate,  et  elles  chuchotaient  ensemble.  Dans  la  nuit 
sans  joie  qui  les  environnait,  dans  la  ferme  isolée  qui  nageait 
parmi  une  mer  de  neige,  dans  la  solitude  où  l'âme  s'égare,  elles 
parlaient  des  félicités  du  paradis. 

Le  monde  divin  où  madame  Tiralla  avait  vécu  autrefois 
se  rapprochait  de  nouveau  d'elle,  grâce  à  Rozia.  Ah!  elle 
comprenait  si  bien  ce  qui  préoccupait  Rozia,  ce  qui  la  pre- 
nait toute!  Et  c'était  bien  ainsi  :  elle  deviendrait  une  sainte. 
Ne  Tétait-elle  pas  déjà  presque?  Les  yeux  de  Rozia  avaient  un 
regard  surnaturel  lorsqu'elle  racontait  à  sa  mère  ce  qu'elle  avait 
vu  :  la  Madone  et  l'enfant  Jésus  et  le  bel  ange  gardien  qui 
se  tenait  toujours  près  de  son  lit  lorsqu'elle  dormait.  Dernière- 
ment, au  milieu  de  la  nuit,  elle  s'était  réveillée  tout  à  coup, 
mais  elle  avait  été  trop  fatiguée  pour  ouvrir  tout  à  fait  les 
yeux;  alors  il  s'était  incliné  vers  elle...  Ah!  qu'il  était  beau 
dans  sa  longue  robe  blanche  ! 

Madame  Tiralla  savait  parfaitement  que  c'avait  été  elle- 
même  et  que  la  robe  blanche  n'était  autre  que  sa  chemise  de 
nuit,  qu'elle  portait,  longue  et  fine,  comme  une  dame  de  la  ville. 
Mais  à  quoi  bon  désillusionner  la  petite?  Et,  chaque  nuit,  elle  se 
glissait  vers  le  lit  de  Rozia  et  elle  troublait  son  sommeil  en 
prenant  sa  main  et  en  se  penchant  sur  elle  :  elle  jouait  ainsi 
l'ange  gardien,  au  grand  ravissement  de  l'enfant  et  au  sien. 
C'était  une  volupté  pour  elle.  Elle  étudiait  son  rôle,  et,  chaque 
nuit,  elle  le  jouait  mieux.  Pendant  la  journée,  elle  fouillait 
dans  ses  affaires  et  elle  montrait  à  Rozia  les  chères  reliques 
qu'elle  baisait  pieusement  :  des  chapelets  bénits,  un  rameau 
bénit,  un  petit  ange  de  porcelaine,  un  bénitier  et  beaucoup 
d'images  de  saints  que  son  curé  lui  avait  données  jadis. 

Elle  posait  tout  cela  sur  le  lit  et  elle  racontait  quelque  chose 
sur  chaque  trésor,  se  racontait  elle-même  avec  exaltation,  d'une 
voix  sourde,  avec  un  sourire  lointain,  avec  ses  yeux  qui  bril- 
laient jusqu'à  ce  qu'ils  se  voilassent,  jusqu'à  ce  que  la  conteuse 
éclatât  en  sanglots  et  s'abattit  sur  la  couche  de  l'enfant. 
Alors  la  mère  et  la  fille  s'étreignaient  et  pleuraient  ensemble. 

Dans  les  larmes  de  Rozia,  il  y  avait  de  l'extase  et  un  désir, 
un  vif  désir  de  quelque  chose  qu'elle  n'aurait  su  nommer... 
La  chère  Madone,  le  cher  enfant  Jésus,  le  cher  ange  gardien  et 


I 


pécheresse  569 

tous  les  chers  saints!...  elle  les  connaissait  tous;  elle  connais- 
sait l'histoire  de  chaque  martyr.  Sa  mère  lui  avait  lu  tout 
cela  dans. le  livre  des  légendes  sacrées,  qu'elle  avait  tiré  du 
bail  ut  colorié  où,  jeune  fille,  elle  enfermait  ce  qui  lui  appar- 
tenait. 

Combien  ce  devait  être  beau  de  vivre  comme  ces  femmes  !  En 
devenant  pareille  à  sainte  Julie,  à  sainte  Hélène  et  même  à 
sainte  Agnès,  on  avait  le  droit  de  porter  éternellement  l'en- 
fant Jésus  sur  ses  genoux,  de  le  bercer  et  de  chanter  Alléluia. 
Lorsque  Rozia  était  toute  seule,  elle  s'efforçait,  avec  sa  frêle 
voix  de  fillette,  d'atteindre  aux  notes  élevées  et  de  leur  donner 
une  sonorité  harmonieuse. 

—  Chut!  Panusia  chante,  —  disaient  en  bas,  dans  la  cour, 
les  domestiques. 

Et  ils  écoutaient  religieusement  le  lent  cantique  qui  venait 
de  la  chambre  de  Rozia. 

Mais  jamais  elle  n'arrivait  à  chanter  la  berceuse  de  l'enfant 
Jésus;  souvent  elle  en  pleurait.  Sans  doute,  elle  ne  priait  pas 
avec  assez  de  ferveur,  elle  n'était  pas  encore  assez  pieuse  et  assez 
pure!  Elle  écrivit  de  sa  maladroite  et  raide  écriture  tous  ses 
péchés  sur  une  feuille  de  papier,  afin  de  n'en  oublier  aucun 
lorsqu'elle  irait  à  confesse,  bientôt,  lorsque  la  neige  serait  suf- 
fisamment fondue  pour  qu'elle  pût  se  rendre  chez  M.  le  curé! 
Pour  le  moment,  elle  n'allait  pas  à  l'école  :  Starydwor  était 
trop  loin  de  Starawies... 

Mais,  malgré  la  neige  et  l'état  impraticable  des  routes,  mon- 
sieur et  madame  Tiralla  se  préparaient  pour  le  bal  de  Gradewitz. 
Eh  !  on  trouverait  bien  moyen  d'y  arriver  !  Pour  rien  au  monde, 
M,  Tiralla  n'aurait  voulu  perdre  une  occasion  de  se  repaître 
les  yeux  des  regards  d'envie  qui  suivaient  sa  femme,  cependant 
que  lui,  assis  confortablement  dans  un  coin  de  la  salle,  buvait 
et  jouait  aux  cartes. 

Madame  Tiralla  était  très  bonne  danseuse.  Lorsqu'elle 
déballa  la  robe  de  bal  que  son  mari  lui  avait  fait  faire  à  Posen 
chez  une  grande  couturière,  elle  sentit  battre  son  cœur.  Sans 
doute,  elle  aurait  pu  mettre  sa  robe  de  soie  bleue. . .  mais  les  rats 
ne  Favaien  t— ils  pas  rongée  ?. . .  Et  celle-ci  était  bien  plus  belle  :  en 
vaporeuse  gaze  blanche,  avec  une  écharpe  à  bouts  flottants,  un 


5;o 


LA     REVUE     DE     PARIS 


petit  bouquet  de  boutons  de  rose  artificiels  pour  le  corsage  et 
un  pareil  pour  les  cheveux.  L'étoffe  légère  était  doublée  de  soie 
et  froufroutait  à  chaque  mouvement. . . 

Madame  Tiralla  faisait  sa  toilette  dans  la  grande  pièce  du 
rez-de-chaussée  :  en  haut,  dans  la  chambre,  il  faisait  trop 
froid.  Marianne  avait  descendu  le  miroir  et  elle  l'avait  posé 
sur  la  table  en  l'appuyant  à  deux  bûches  ;  deux  bougies  l'éclai- 
raient.  Madame  Tiralla  se  coiffait  :  on  avait  fait  appeler  la 
couturière  de  Gradewitz,  qui  était  en  même  temps  coiffeuse; 
mais,  comme  elle  avait  entendu  dire  que  madame  Tiralla  avait 
commandé  sa  robe  à  Posen,  elle  ne  s'était  pas  dérangée. 

D'habitude,  madame  Tiralla  ne  frisait  pas  ses  cheveux;  ce 
jour-là  elle  se  servit  du  fer  à  friser,  secondée  par  Marianne. 
Marianne  n'était  nullement  maladroite,  malgré  ses  gros  doigts  : 
elle  aida  sa  maîtresse  à  édifier  une  gigantesque  coiffure  crê- 
pelée;  mais,  lorsque  celle-ci  fut  achevée,  madame  Tiralla  se 
trouva  si  affreuse  qu'elle  éclata  en  larmes.  Elle  défit  cette  coif- 
fure avec  fureur  et  poussa  un  psia  krew!  qui  fit  sursauter 
Iiozia,  blottie  dans  un  coin  et  qui  regardait,  émerveillée,  la 
ravissante  créature  en  jupon  brodé. 

«  Aïe!  aïe!  la  maîtresse  était-elle  difficile  à  contenter 
aujourd'hui!...  tantôt  ci,  tantôt  ça!  tantôt  comme  ci,  tantôt 
comme  ça!...  » 

Si  Marianne  ne  s'était  pas  consolée  par  l'idée  qu'elle  serait 
maîtresse  de  maison  toute  une  nuit,  elle  aurait  hurlé  au  lieu 
de  sourire  et  de  dire  aimablement  : 

—  La  Pani  doit  se  coiffer  comme  d'habitude  :  c'est  encore 
ainsi  que  la  Pani  est  le  plus  jolie  ! 

Oui,  elle  avait  raison  !  Avec  un  soupir,  madame  Tiralla 
recommença  à  se  peigner;  elle  se  peigna  jusqu'à  ce  que  toute 
trace  de  frisure  eût  disparu  et  que  ses  cheveux  soyeux,  noirs 
comme  de  l'ébènc,  fussent  redevenus  lisses  et  largement 
ondulés  sur  ses  tempes  nacrées.  Elle  noua  ses  tresses  en  un 
épais  chignon  au  bas  de  la  nuque  :  —  c'est  ainsi  qu'elle  se 
coiffait  déjà  étant  jeune  fille,  et  c'est  ce  qui  lui  allait  le  mieux. 

—  Peste!  —  dit  M.  Tiralla  en  souriant,  du  banc  où  il  était 
étendu  malgré  sa  chemise  propre,  son  habit  noir  et  ses  cheveux 
pommadés,  —  tu  as  l'air  d'une  jeune  fille,  ma  colombe  ! . . .  Par 
Dieu,  je  vais  avoir  des  envieux! 


PÉCHERESSE  57I 

Elle  ne  répondit  rien,  furieuse  contre  lui  :  n'était-ce  pas  une 
honte  qu'il  s'allongeât,  vêtu  proprement,  sur  le  banc  du  poêle, 
comme  il  faisait  tous  les  jours  avec  son  sale  casaquin? 

—  Que  c'est  beau  ! . . .  ah  !  que  c'est  beau  I  —  murmura  Rozia. 
Elle  était  doucement  sortie  de  son  coin  et  elle  s'agenouilla 

devant  sa  mère  en  joignant  les  mains.  Madame  Tiralla  venait 
de  mettre  sa  robe  pareille  à  un  nuage  lumineux  et  léger  qui 
l'environnait  de  sa  blancheur  de  neige.  Elle-même  se  trouvait 
belle,  —  comme  une  jeune  fille,  ah!...  Elle  éprouva  une  souf- 
france fugitive,  mais  brûlante  :  quel  dommage  que  tout  cela 
fût  gâté  par  la  présence  de  M.  Tiralla  ! . . .  L'avoir  toujours  à  son 
côté  ! . . .  Une  rage  véhémente  l'envahit,  un  de  ces  accès  subit  de 
rage  qui  lui  faisaient  voir  noir,  qui  troublaient  sa  raison. 

—  Lève-toi  !  —  dit-elle  froidement  à  Rozia  dont  les  mains 
caressaient  sa  robe.  —  Lève-toi!  qu'est-ce  que  cela  signifie? 
Tu  me  salis  ! 

Rozia  se  mit  à  pleurer. 

—  Pourquoi  l'effraies-tu  ainsi?  —  dit  M.  Tiralla  sur  un 
ton  de  blâme;  il  ne  pouvait  pas  entendre  pleurer  sa  fille.  — 
Viens  vers  moi,  Rozyczka,  ma  petite  âme,  viens,  touche  mon 
habit  :  tu  ne  me  salis  pas  ! 

—  Oui,  va,  va  donc! 

Madame  Tiralla  arracha  si  violemment  sa  robe  des  petites 
mains  qui  s'y  cramponnaient,  qu'elle  décousit  un  falbala.  Alors 
elle  devint  tout  à  fait  furieuse  :  il  fallait  encore  se  mettre  à 
coudre!...  Elle  gronda  vivement  Rozia,  qui  fixait  sur  elle  de 
grands  yeux  :  —  les  anges  pouvaient-ils  gronder  aussi?. . .  Hélas  ! 
elle  avait  dû  faire  quelque  chose  de  bien  mal,  elle  devait  être 
une  enfant  bien  méchante  pour  que  l'ange  la  grondât  !  —  Elle 
se  reblottit  dans  son  coin  en  gémissant  doucement. 

—  Fâche-toi  seulement,  ça  te  va  bien!  —  dit  M.  Tiralla 
en  riant. 

Ils  ne  prêtèrent  plus  aucune  attention  à  l'enfant.  M.  Tiralla 
s'était  levé  du  banc;  dehors,  Jendrek  faisait  claquer  son  fouet 
devant  la  porte.  11  était  déjà  tard  :  s'ils  voulaient  arriver  à 
temps,  il  leur  fallait  partir  maintenant;  il  faudrait  compter 
deux  heures,  aujourd'hui,  pour  aller  à  Gradewitz. 

—  Daly,  ma  chère!  —  fit-il  en  présentant,  dans  un  élan  de 
galanterie,  le  manteau  de  fourrure  à  sa  Zosia. 


572  LA     REVUE     DE     PARIS 

Marianne  mit  à  sa  maîtresse  d'épais  chaussons  de  laine  par- 
dessus ses  élégants  petits  souliers  : 

—  Eh!  quels  jolis  souliers!  —  dit-elle,  flatteuse.  —  Que 
Pani  n'aille  pas  mouiller  ses  petits  pieds  dans  la  neige  I 

Tandis  que  sa  femme  se  penchait  pour  aider  la  servante, 
M.  Tiralla  jeta  un  regard  complaisant  dans  l'échancrure  de  son 
corsage  de  bal  et  il  appliqua  un  retentissant  baiser  sur  sa  nuque 
fraîche. 

La  servante  éclata  d'un  rire  bruyant;  elle  riait  encore  que 
la  voiture  avait  dépassé  la  porte  cochère,  jusqu'à  laquelle  Jen- 
drek  et  elle,  chacun  avec  une  lanterne,  l'avait  accompagnée  à 
travers  la  cour  non  pavée,  aux  creux  dangereux  recouverts  de 
neige. 

L'enfant  resta  toute  seule  dans  la  grande  pièce  surchauffée, 
dont  les  angles  n'étaient  pas  éclairés  par  les  deux  bougies  qui 
brûlaient  devant  le  miroir. 

Madame  Tiralla  était  assise,  les  yeux  fermés,  derrière  son 
mari  dont  le  large  dos  la  protégeait  du  vent,  dans  la  briska. 
Une  autre  voiture  aurait  versé  sur  le  chemin  inégal  ;  la  briska 
ouverte,  malgré  ses  roues  solides,  avait  de  la  peine  à  avancer. .. 
Que  ce  plat  pays  était  donc  affreux  !  Madame  Tiralla  soupira 
sous  sa  fourrure  et  sous  ses  nombreux  châles.  Le  maître 
d'école  avait  raison  :  elle  n'était  pas  à  sa  place  ici.  Vraiment 
elle  était  née  pour  autre  chose  !  Le  curé  ne  lui  avait-il  pas  dit 
autrefois,  lorsqu'elle  était  toute  jeune  :  «  Tu  es  élue  parmi  un 
grand  nombre...  »?...  Et  maintenant,  qu'était-elle  devenue?... 
Entre  ses  paupières  baissées,  elle  jeta  un  mauvais  regard  à  son 
époux,  assis  devant  elle  :  ah  !  il  la  conduisait  à  la  foire,  comme 
un  éleveur  qui  va  chercher  un  prix  pour  une  belle  pièce  de 
bétail! 

Une  violence  sauvage  s'empara  de  madame  Tiralla  :  elle 
aurait  voulu  précipiter  M.  Tiralla  de  la  voiture.  Qu'il  fût 
étendu  dans  la  neige,  que  les  roues  lui  passassent  dessus, 
qu'elle  pût  prendre  les  rênes  et  fouetter  les  chevaux  :  —  hue  ! . . . 
libre,  libre!...  Mais  elle  courba  la  tête, une  tristesse  soudaine 
l'envahit  :  elle  n'en  avait  pas  le  courage... 

Dans  le  grenier,  dans  la  misérable  caisse  de  bois  peint  qui 
datait  de  sa  jeunesse,  là  où  personne  ne  l'aurait  cherchée,  là 


r 


ftfP":: 


PÉCHERESSE  573 

elle  gardait  la  mort  aux  rats.  Elle  avait  raconté  à  M.  Tiralla 
que  les  rats  avaient  tout  dévoré. ..  et  il  l'avait  cru.  11  ne  s'éton- 
nait pas  de  ne  trouver  nulle  part  de  rats  crevés  :  ces  animaux, 
comme  chacun  sait,  le  poison  dans  le  corps,  se  cachent  au 
fond  d'un  trou  quelconque  et  ils  y  meurent...  Ahl  si  seule- 
ment elle  n'avait  pas  eu  tellement  peur  naguère,  lorsque 
Marianne  avait  crié  :  «  Poison!  du  poison!...  »  Que  M.  Tiralla 
serait  horrible  à  voir,  roulant  ainsi  les  yeux  et  écumant  : 
«  Poison!  poison!...  » 

—  Sainte  Madone!  (Elle  joignit  brusquement  ses  mains 
gantées  de  blanc  sous  son  manteau  de  fourrure.)  Regarde- 
moi!  Miséricordieux,  daigne  me  prêter  ton  assistance!  ^ 

Ainsi  toute  seule,  non!  elle  n'en  aurait  jamais  le  courage! 
La  première  fois,  la  chose  ne  lui  avait  pas  semblé  si  diffi- 
cile. Mais  quoi!  les  saints  ne  l'avaient  pas  voulu  :  la  servante, 
cette  lourdaude,  avait  renversé  le  café  et  M.  Tiralla  n'en  avait 
pas  eu  une  goutte.  Quel  dommage!  Un  grand  regret  monta 
en  madame  Tiralla.  Comment  avait-elle  pu  se  réjouir  alors 
de  voir  son  mari,  à  table,  bien  portant?  A  partir  de  ce  jour-là, 
il  lui  était  devenu  encore  plus  odieux...  Combien  de  temps 
encore  aurait-elle  à  le  supporter?  Est-ce  que  le  ciel  ne  l'aiderait 
point?  Tant  de  maris  étaient  arrachés  à  leurs  femmes  qui  les 
pleuraient  et  les  regrettaient...  et  lui,  lui...  oh!  elle  ne  verse- 
rait pas  une  larme  pour  lui,  elle  en  était  bien  sûre.  Elle  rirait, 
elle  rirait!...  Et  aujourd'hui  elle  danserait,  comme  elle  danse- 
rait! Elle  avait  besoin  de  s'étourdir... 

Les  Tiralla  étaient  déjà  attendus  avec  impatience  :  tant  que 
madame  Tiralla  manquait,  on  n'avait  nul  entrain  à  la  danse. 

Le  petit  Ziëntek,  en  frac,  le  cylindre  planté  sur  ses  cheveux 
blonds,  se  précipita  devant  la  porte  de  l'hôtel,  lorsque  la 
briska  arriva  sur  la  place  du  Marché.  Dieu  merci,  c'étaient 
eux!  Lui,  l'organisateur  de  la  fête,  avait  déjà  sué  de  peur  :  — 
Qu'auraient-ils  fait  de  tous  les  bouquets  du  cotillon?...  la 
moitié  alors  aurait  suffi  ! 

A  la  lueur  d'une  lanterne  que  le  vent  balançait  au  bout 
d'une  chaîne  vacillante  et  qui  éclairait  faiblement  le  pavé 
sale,  jonché  de  paille,  de  nombreux  danseurs  regardaient  la 
belle  Tiralla  descendre  de  voiture.  Beaucoup  de  mains  se  ten- 
dirent et  elle  ne  parut  pas  les  remarquer;  d'un  saut  léger, 


Oyi  LA     REVUE     DE     PARIS 

elle  se  trouva  sur  la  première  marche  de  l'escalier  de  pierre, 
où  l'on  avait  posé  un  morceau  de  tapis,  et  elle  secoua  ses  jupes. 
Elle  n'attendit  pas  que  M.  Tiralla  eût  mis  pied  à  terre  :  elle  se 
rendit  tout  droit  au  vestiaire,  ôta  ses  châles  et  sa  fourrure,  jeta 
un  coup  d'oeil  dans  la  glace  trouble,  et  elle  dansait  déjà  une 
mazurka  avec  M.  Schmielke,  lorsque  M.  Tiralla  entra  dans  la 
salir. 

Il  se  chercha  tout  de  suite  une  petite  place.  Qu'elle  dansât 
seulement,  il  le  lui  permettait!  11  ne  craignait  rien  pour  sa 
vertu  :  elle  était  froide  comme  glace  ;  il  fallait  s'estimer  heureux 
quand  elle  n'égratignait  pas  ! . . .  Dans  les  derniers  temps  surtout, 
M.  Tiralla  avait  fait  certaines  expériences  qui  le  contrariaient. 
Depuis  la  maladie  de  Rozyczka,  elle  n'était  plus  du  tout  à  lui... 

II  fit  sa  partie  avec  le  noble  de  Jagodzinski.  Celui-ci  avait 
immédiatement  tiré  de  sa  poche  de  derrière  des  cartes  épaissies 
-■i  force  d'être  maniées  par  des  mains  malpropres.  Qu'importait 
a  M.  Tiralla  de  perdre  trente  ou  quarante  écusPCela  l'amusait 
que  le  noble  de  Jagodzinski  les  gagnât  :  n'était-ce  pas  l'unique 
mnisson  du  pauvre  diable? 

D'habitude,  Jagodzinski  n'avait  pas  d'aussi  indulgents  parte- 
naires :  chacun  lui  regardait  attentivement  les  doigts,  excepté 
M.  Tiralla.  Dans  son  for  intérieur,  le  gentilhomme,  toujours 
galant,  plaignait  la  belle  femme  :  mon  Dieu,  la  pauvre!  avoir 
un  mari  aussi  bête  ! . . . 

Madame  Tiralla  était  comme  une  flamme,  —  comme  une 
lia  m  me,  malgré  sa  robe  blanche,  malgré  ses  joues  qui  brû- 
laient sans  être  rouges  :  elle  mettait  toute  la  salle  en  feu. 

Sur  les  cloisons  nues,  à  travers  les  joints  desquelles  le  vent 
de  la  plaine  sifflait,  des  drapeaux  de  papier,  cramoisi  et  blanc, 
riaient  fixés,  qui  flottaient  continuellement  dans  le  courant  d'air 
produit  par  le  passage  des  couples  tournoyants;  les  guirlandes 
sècheg  et  brunies,  qui  restaient  de  la  dernière  fête  du  Sokol* 
et  qui  serpentaient  de  drapeau  en  drapeau,  faisaient  un  bruit 
léger.  Le  plancher  s'abaissait  et  s'élevait  sensiblement  sous  les 
sauts  et  les  glissements  des  danseurs.  Dès  qu'on  frappait  du 
pied  avec  plus  de  force  ou  qu'un  couple  tombait  par  terre 
avec    fracas,    des    nuages   de   poussière   tourbillonnaient    et 

i .  Société  de  gymnastique  polonaise. 


r 


PECHERESSE  575 

obscurcissaient  la  lumière  de  la  suspension  autour  de  laquelle 
douze  bougies  de  stéarine  vacillaient,  sur  un  cercle   de  fer- 
blanc.  Un  poêle  soufflait  dans  un  coin;  la  muraille,  derrière 
celui-ci,  était  toute  noircie,  un  grand  paravent  de  tôle  proté- 
geait de  ce  foyer  les  robes  qui  voltigeaient  en  passant.  Sur 
une  estrade  de  planches,  qui  servait  quelquefois  de  scène  de 
théâtre,  se  trouvait  le  piano;  un  pianiste  de   Gnesen  tapait 
dessus,  non  sans  agrément,  soutenu  par  un  violon  et  une  basse. 
Les  musiciens  avaient  du  rythme,  un  rythme  entraînant,  pas- 
sionné, qui  se  communiquait  aux  danseurs.  On  dansait  bien 
à  Grade witz.  Schmielke,  qui  chez  lui  avait  toujours  passé  pour 
un  danseur  remarquable,  n'était  rien  en  comparaison.  Les  filles 
étaient  légères  comme  des  bulles  de  savon;  même  la  grosse 
boulotte  du  boulanger  et  la  petite  oie  camarde  du  chef  de  gare 
Mûsiëlak,  dansaient  comme  des  plumes.  Et  pourtant  on  ne 
leur  faisait  guère  la  cour. 

La  petite  Jadwiga  non  plus,  la  fille  du  riche  meunier,  qui 
portait  une  robe  toute  battante  neuve  de  cachemire  bleu  clair, 
décolletée  en  carré  et  découvrant  le  cou  jusqu'à  la  limite  des 
taches  de  rousseur,  n'avait  pas  la  moitié  autant  de  succès 
qu'elle,  aurait  pu  en  attendre  d'après  sa  toilette,  —  le  chef- 
d'œuvre  de  la  couturière  de  Gradewitz. 

Mariette  Rozycka  aussi,  dont  les  bras  et  les  mains  rouges 
jaillissaient  d'une  blouse  de  soie  rose,  devait  voir  les  mes- 
sieurs, l'un  après  l'autre,  courtiser  madame  Tiralla  :  c'était 
amer! 

Dans  les  intervalles  des  danses,  les  jeunes  filles  rappro- 
chaient leurs  têtes  pour  chuchoter;  toutes,  soit  blondes,  soit 
brunes,  soit  rousses,  étaient  coiffées  de  la  même  façon.  La 
coiffeuse  de  Gradewitz  leur  avait  à  toutes  frisé  le  devant  des 
cheveux  en  un  énorme  toupet,  ramené  sur  le  front  à  l'aide 
d'un  support  de  crêpé,  et,  avec  le  reste  des  cheveux,  elle  avait 
fait  trois  bouffettes  sur  le  sommet  de  la  tête.  Ces  coiffures  ne 
se  distinguaient  que  par  le  plus  ou  moins  d'épaisseur  des  che- 
veux et  par  la  couleur  du  petit  nœud,  qui  se  présentait  aima- 
blement à  gauche. 

Que  ces  jeunes  créatures  étaient  donc  affreuses!  L'une  en 
rose  criard,  l'autre  en  bleu  voyant,  la  troisième  presque  en 
jaune  orange,  la  quatrième  en  vert  cru!..; Et  les  femmes!... 


«    i 


Si 


i 


576  LA     REVUE     DE     PARIS 

Madame  la  bouchère  Rozycka  en  robe  de  soie  raide,  d'un  rouge 
brun  foncé,  avec  des  dentelles  jaunâtres,  ce  qui  d'ailleurs  ne 
lui  allait  pas  mal...  mais,  combien  son  gros  visage  avait  l'air 
commun  au-dessus  de  sa  poitrine  tendue  de  soie  brillante!... 
Et  toutes  les  autres?...  Madame  Jokisch,  en  noir  avec  garni- 
ture lilas  et  col  de  dentelle  blanche,  ressemblait  à  sa  propre 
grand'mère.  Oh!  comme  l'être  intérieur  se  révèle  bien  par 
l'extérieur  ! . . .  Le  maître  d'école  Bohnke  se  tenait  dans  un  coin 
et  examinait  tout  le  monde.  11  n'avait  jamais  attaché  autant 
d'importance  à  l'extérieur  (sa  mère  était  une  femme  simple 
et  ses  sœurs...  mon  Dieu!...)  mais  depuis  qu'il  fréquentait 
madame  Tiralla,  il  se  sentait  difficile.  Elle  était  toujours  si 
%>  belle!...  et  aujourd'hui  plus  belle  que  jamais...  11  la  dévorait 

des  yeux.  Quel  enchantement  que  cette  robe  blanche!  C'était 
l'harmonie  même  dans  cette  confusion  de  couleurs  criardes. 
En  fait  de  couleur,  elle  n'avait  sur  elle  que  le  bouquet  débou- 
tons de  rose  piqué  dans  ses  cheveux  soyeux  et  lisses  et  le  petit 
bouquet  à  sa  poitrine. 

Elle  seule  avait  un  décolleté  de  bal.  Ce  n'était  pas  encore  la 
I  mode  à  Gradewitz  :  on  ne  laissait  à  découvert  que  le  cou  et  le 

l  creux  des  clavicules...  A  proprement  parler,  c'était  horrible- 

*  ment  inconvenant  de  se  montrer  ainsi  nue!  Mais  aucune  des 
femmes  n'aurait  osé  le   dire,  surtout  les  jeunes   filles.    Au 

::  ,*  •  prochain  bal  de  Gradewitz,  toutes  ces  robes-là  seraient  décol- 

??•  letées  comme  celle  de  la  Tiralla.  —  Puisque  ça  plaisait  aux 

*  messieurs!...  Les  plus  ingénues  de  ces  enfants  elles-mêmes 
remarquaient  comme  les  yeux  de  leurs  pères  luisaient  en  se 
posant  sur  les  épaules  souples  de  madame  Tiralla. 

*\  Sophie  Tiralla  semblait  ne  pas  voir  tous  ces  regards.  Comme 

une  enfant,  comme  une  jeune  créature  innocente,  elle  se  don- 
nait toute  au  plaisir  de  la  danse.  Pour  cette  heure  brève,  tout 
son  chagrin  était  oublié.  Que  lui  importait  que  ces  hommes  la 
regardassent  de  la  même  manière  que  M.  Tiralla  !  Son  sang 
n'en  circulait  pas  un  instant  plus  vite  dans  ses  veines.  A  leur 
aise!  Elle  se  moquait  d'eux...  S'ils  avaient  su  qu'elle  avait 
déjà  failli  tuer  un  homme!  l'empoisonner!...  Elle  fut  prise 
d'une  nerveuse  envie  de  rire. 

M.  Schmielke,  l'enlaçant  de  plus  près,  lui  murmura  pendant 
la  valse  berceuse  ; 


r 


PÉCHERESSE  577 

—  Belle  madame,  toute  gracieuse  rose  de  la  Pologne!  (11 
trouvait  cela  très  poétique.)  Je  meurs  d'amour  pour  vous  I 

Elle  lui  éclata  de  rire  au  nez  : 

—  Vous  dansez  mal,  monsieur  I  —  dit-elle  en  s'envolant  au 
bras  du  petit  employé  des  postes  qui  passait. 

—  Psia  krewf 

M.  Schmielke  s'était  déjà  accoutumé  au  juron  polonais  : 
comment,  c'est  ainsi  que  ce  petit  bout  d'homme,  pas  plus  haut 
qu'une  botte,  prétendait  être  l'organisateur  de  la  fête,  pourvoir 
au  plaisir  des  invités  ? 

M.  Ziëntek  dansait  beaucoup  mieux  que  le  percepteur  prus- 
sien; cependant  il  ne  trouva  pas  non  plus  grâce  devant 
madame  Tiralla.  Elle  dansa  avec  lui  cette  danse  jusqu'à  la  fin; 
mais  lorsque,  le  cœur  battant,  il  tenta  d'entamer  avec  elle  une 
conversation  intime  à  voix  basse,  elle  inclina  la  tête,  distraite, 
en  disant  «  merci  »,  sans  seulement  l'écouter,  et  elle  se 
fit  reconduire  dans  le  rang  des  danseurs  par  le  boucher 
Rozycki. 

Rozycki,  lequel  était  malgré  sa  corpulence  un  danseur 
fameux,  avait  mis  ses  gants  de  peau  blancs  et  suait  tellement 
de  plaisir  que  sa  sueur  coulait  en  larges  gouttes  jusque  sur  les 
épaules  de  la  dame.  Cela  était  parfaitement  égal  à  madame 
Tiralla,  maintenant  :  que  ce  fût  un  boucher,  un  boulanger  ou 
un  employé  des  postes,  qu'importait,  pourvu  qu'elle  dansât?..» 
et  pourvu  que  ce  ne  fût  pas  avec  M .  Tiralla  I . . .  Comme  son 
regard  rencontrait  le  sien,  tandis  qu'il  levait  joyeusement  son 
verre  à  la  santé  de  sa  femme,  elle  fronça  les  sourcils  d'un  air 
sombre,  sans  lui  répondre  par  le  moindre  signe  de  tête.  — 
Quand  elle  avait  ce  regard,  toute  sa  jeunesse  paraissait  l'aban- 
donner, mais  ça  ne  durait  pas. 

Lorsqu'elle  se  remit  à  tournoyer  avec  son  cavalier,  contre 
l'embonpoint  de  qui  elle  se  heurtait,  son  visage  était  serein 
comme  auparavant.  L'adroit  danseur  se  tenait  toujours  avec 
elle  au  milieu  de  la  salle,  sous  le  lustre,  afin  que  tous  les 
vissent.  11  se  sentait  roi  du  bal.  11  remettrait  poliment  sa  femme 
à  sa  place,  si  elle  s'avisait,  après,  de  lui  reprocher  d'avoir  dansé 
si  longtemps  avec  la  Tiralla  1  11  dansait  déjà  sa  troisième  ronde 
avec  elle,  sans  faire  de  halte  :  elle  était  infatigable!...  Mais, 
comme  il  n'en  pouvait  plus,  il  recueillit  ce  qui  lui  restait  do 

Ier  Décembre  1908.  9 


578  la   revue   de  j>aris 

souffle,  poussa  un  «  Vivat!  »  d'allégresse  et  éleva  à  bras  tendus 
son  exquise  danseuse  en  l'air. 

Des  vivats  assourdissants  retentirent.  Les  messieurs  étaient 
comme  fous.  Ils  se  poussèrent  et  se  pressèrent  ainsi  que  des 
moutons  autour  du  petit  agneau  blanc  suspendu  sous  le 
le  lustre. 

Madame  Tiralla  n'avait  pas  crié  lorsque  son  robuste  danseur 
l'avait  soulevée;  ses  lèvres  étaient  très  rouges,  les  ailes  de  son 
petit  nez  palpitaient,  ses  yeux  souriaient... 

Un  grand  désenchantement  s'empara  d'elle,  lorsqu'elle  se 
retrouva  à  table,  à  côté  de  M.  Schmielke;  de  l'autre  côté,  elle 
avait   Ziëntek,  et,   en  face  d'elle,  son  mari.  Elle   n'avait  pas 
envie  de  manger  :  l'appétit  lui  passait  rien  que  de  regarder 
M.  Tiralla.  Tout  à  coup  elle  était  rassasiée,  rassasiée  jusqu'au 
dégoût,  rassasiée  aussi  de  la  danse.  Demain  elle  sçrait  de  nou- 
veau à  Starydwor,  seule  avec  M.  Tiralla!  Plus  on  lui  faisait  la 
cour,    plus    elle    le  détestait.   Il  n'y  avait  personne  ici    qui 
pût  lui  plaire.  M.  Schmielke,  à  côté  d'elle...  bah!...    toutes 
les  filles  en  raffolaient  et  il  lui  chuchotait  continuellement  des 
paroles  brûlantes  en  pressant  à  la  dérobée  le  genou  contre  sa 
robe  et  en  cherchant  son  pied  :  eh  bien  !  elle  aurait  pu  rester 
cent  ans  avec  lui  dans  une  île  déserte  sans  danger  ! ...  Et  que  lui 
importait  Ziëntek,  ce  stupide  petit  jeune  homme  blond  ?  Un 
sourire  méprisant  souleva  sa  courte  lèvre  supérieure...  Et  que 
lui  importaient  tous  les  autres,  ces  hommes  mariés  qui  rou- 
coulaient autour  d'elle  comme  des  pigeons?...  En  général,  que 
lui  importaient  tous  les  hommes  de  l'univers?...  Elle  se  sentait 
infiniment  supérieure  à  eux  ;  sa  main  restait  fraîche  sous  la 
pression  la  plus  ardente;  aucun  sang  amoureux  ne  lui  mon- 
tait à  la  tête.  Et  cependant  elle  se  serait   donnée  à  chacun 
d'eux  plutôt  qu'à  M.  Tiralla.  Elle  s'irritait  qu'il  se  montrât  si 
peu  jaloux.  Etait-il  donc  si  sûr  d'elle?  Que  dirait-il,  si  elle  en 
prenait  un  autre  ? 

Elle  laissa  errer  ses  regards.  Ses  grands  yeux  inquiets  et 
chercheurs  firent  le  tour  de  la  table.  M.  Schmielke,  qui  ren- 
contra un  de  ces  regards,  le  prit  pour  un  encouragement. 
Quoi!  allait-il,  finalement,  faire  la  conquête  de  la  petite 
femme?  Hardiment,  il  se  rapprocha  encore  d'elle  :  l'audace 
impose  aux  femmes  plus    que  tout!  Il   avait  déjà  bu  consi- 


PÉCHERESSE  §7Q 

dérablement  pendant  là  première  partie  du  bal,  et  non  moins 
à  table  :  un  verre  de  vin  de  Hongrie  avec  la  salade  vénitienne, 
de  la  bière  avec  le  rôti  d'oie  et  de  porc,  et  il  s'était  commandé 
une  bouteille  de  vin  mousseux  avec  la  glace  à  la  vanille. 

D'autres  l'imitèrent.  Le  noble  de  Jagodzinski,  à  qui  les 
écus  de  M.  Tiralla  brûlaient  la  poche,  alla  jusqu'à  du  vrai 
Champagne. 

On  fit  beaucoup  de  bruit.  Les  messieurs  en  habit  noir 
montrèrent  qu'ils  avaient  des  poings;  de-ci,  de-là,  l'un  d'eux 
frappait  sur  la  table. 

La  forte  madame  Rozycka  poussa  un  cri  :  son  voisin  l'avait 
chatouillée.     Sa   fille    Mariette    se    serrait    langoureusement 
contre  son  voisin,  le  jeune  élève  forestier,  tant  elle  était  déjà 
éprise  de  lui!  Toutes  celles   qui,   peu  d'heures  auparavant, 
étaient  entrées  raides  et  un  peu  embarrassées  dans  la  salle  de 
bal,  prouvaient  maintenant  qu'elles  étaient  capables  de  lécher 
les  plats,  de  siroter  les  boissons    et   d'être  gaies.  D'énormes 
portions  disparurent.  M.  Tiralla,  à  lui  tout  seul,  avait  mangé 
une  oie  entière.  Les  dames   tenaient   surtout  à  la  glace,  car 
elles  avaient  si  chaud,  si  chaud!  et  la  bière,  et  le  vin  doux  leur 
donnaient  encore   plus  chaud!   Les   messieurs  lançaient  des 
regards  ardents;  il  leur  était  déjà  passablement  égal  que  ce  fût 
la  Tiralla  ou  une  autre  :  elles  étaient  toutes  jolies!  Et  les 
regards  étaient  tendres.  Les  jeunes  filles  avaient  perdu  leur 
timidité;  elles  se  renversaient  de  rire,  les  yeux  luisants  et  les 
oreilles  rouges,  aux  compliments  des  jeunes  gens.  Les  gens 
mariés  se  contaient  des  anecdotes  :  M.  Tiralla  y  excellait  par- 
ticulièrement. L'inspectrice  Jokisch,  laquelle  était  à  côté  de  lui, 
lui  donna  une  claque  sur  la  bouche;  mais  pourtant,  disait-elle, 
on  ne  pouvait  lui  en  vouloir,  quoiqu'il  fût  abominable.  11  lui 
appliqua,  pour  cela,  un  baiser  retentissant  sur  la  joue.  Puis  il 
embrassa  aussi  de  l'autre  côté  :  sans  quoi,  la  boulangère  pou- 
vait être   vexée...    Aucune   des  dames  ne  fit   de  résistance. 
((  Ainsi,  il  ne  devait  pas  leur  répugner  tant!  »  songea,  saisie 
detonnement,  madame  Tiralla. 

Le  maître  d'école,  silencieux  et  raide,  était  assis  au  milieu 
de  tout  cela  :  cette  gaité  le  révoltait..  Quelle  société  ! ...  Et  il  avait 
cru  trouver  ici  de  ses  semblables  ?. . .  Il  leva  ses  yeux  pleins  de 
blâme  et  son  regard  rencontra  celui  de  madame  Tiralla.  Elle 


580  LA     REVUE     DE     PARIS 

laissa,  un  moment,  reposer  ses  yeux  noirs  sur  les  siens,  tandis 
que  son  visage  souriant  devenait  de  plus  en  plus  sérieux. 
Ensuite  elle  souleva  un  peu  son  verre,  en  inclinant  légèrement 
la  tête,  et  le  vida  d'un  trait. 

Il  se  sentait  heureux  sous  ce  regard  >  mais  ce  ne  fut  que 
pour  peu  d'instants.  Car  M.  ïiralla,  qui  avait  remarqué  le 
geste  de  sa  Zosia,  voulut,  de  son  côté,  faire  une  politesse  au 
maître  d'école.  11  leva  donc  aussi  son  verre  et  gueula,  de  l'autre 
bout  de  la  table,  de  telle  façon  que  tout  le  monde  l'entendit  : 

—  A  ta  santé,  petit  maître  d'école!...  iVas-tu  rien  à  boire? 
Viens  ici,  mon  fils,  tu  peux  en  prendre  du  mien  !  Daly, 
daly!...  pourquoi  ne  viens-tu  pas? 

Tous  regardèrent  le  maître  d'école.  Bôhnke  dit  brièvement, 
sans  bouger  de  sa  place  : 

—  Merci  I 

Les  autres  burent  tous  à  sa  santé  : 

—  A  la  vôtre,  monsieur  le  maître  d'école  ! 

Eh  quoi!  n'avaient-ils  pas  remarqué  la  balourdise  de 
M.  TiraÙa?  Bohnke  bouillonnait  :  lui,  le  maître  d'école,  devait 
supporter  cela,  lui,  qui  formait  la  jeunesse,  qui  seul  ici  avait 
le  droit  de  prétendre  être  un  homme  instruit?...  «  Daly. 
daly!  »...  comme  à  son  palefrenier,  comme  à  son  cheval  de 
labour!...  voilà  comment  il  l'avait  traité,  ce  paysan-là!... 
Bohnke  souffrirait-il  cela?  Non,  non,  non!  Il  allait  bondir, 
lorsqu'il  baissa  la  tête  :  il  venait  de  rencontrer  de  nouveau  le 
regard  de  madame  Tiralla;  de  nouveau,  durant  quelques 
secondes,  les  yeux  noirs  s'étaient  posés  sur  les  siens  et  il  com- 
prit ce  que  disaient  ces  yeux.  Sa  colère  s'apaisa;  il  resta  tran- 
quillement assis.  Mais,  au  plus  profond  de  lui,  une  haine 
était  née . 

Après  le  repas,  le  bal  recommença.  Cependant  les  pieds 
n'étaient  plus  si  légers  qu'auparavant,  —  et  ils  ne  s'accordaient 
plus  très  bien,  non  plus  :  le  pied  du  danseur  allait  à  droite, 
tandis  que  le  pied  de  la  danseuse  allait  à  gauche  ;  maintenaient 
les  couples  tombaient  souvent.  Le  plancher  craquait,  les 
nuages  de  fumée  devenaient  de  plus  en  plus  épais  et  obscur- 
cissaient le  lustre. 

On  ne  voyait  plus  voler  la  robe  de  madame  Tiralla  :  elle 
était  dehors,  dans  le  vestiaire,  avec  Mariette  Rozycka  en  larmes. 


r 


PÉCHERESSE  58l 

—  Oh!  ma  blouse  rose,  —  gémissait  la  petite,  —  oh!  ma 
belle  blouse! 

Peu  avant  la  fin  du  repas,  cet  âne  d'élève  forestier,,  comme 
elle  se  pressait  encore  une  fois  tendrement  contre  lui,  avait 
renversé  son  verre  de  bière  plein  et  lui  avait  arrosé  toute  la 
taille.  Elle  était  navrée. 

—  On  l'enverra  chez  Spindler  à  Berlin,  —  dit  pour  la  con- 
soler madame  Tiralla.  —  A  Posen  aussi,  il  y  a  de  bons  dégrais- 
seurs. Eh,  petite!  (Elle  prit  la  jeune  fille  par  le  menton  et 
releva  ce  visage  gonflé,  noyé  de  larmes.)  Tu  ne  vas  pas  pleurer 
pour  une  blouse? 

Il  lui  semblait  tout  à  coup  si  futile  de  pleurer  pour  une 
blouse  gâtée!  Elle  oublia  complètement  qu'elle-même  avait 
versé  des  larmes,  avant  de  partir,  à  cause  d'une  coiffure  man- 
quée.  Elle  se  sentait  maintenant  si  profondément  malheureuse, 
tellement  plus  à  plaindre  que  Mariette  !  Elle  aurait  voulu  se 
boucher  les  oreilles  pour  ne  pas  entendre  la  musique  ;  la  danse 
la  dégoûtait...  Etant  jeune  fille,  elle  n'était  jamais  allée  au  bal. 
Qu'aurait-il  dit,  son  curé,  s'il  l'avait  vue  aujourd'hui?  Le  curé 
Szypulski  n'était  pas  si  sévère;  mais  elle,  elle  voulait  être 
sévère  envers  elle-même.  Non,  elle  ne  mettrait  plus  le  pied 
dans  la  salle!  Elle  voulait  rentrer  à  la  maison,  s'asseoir  près 
du  lit  de  Rozyczka,  faire  l'ange  gardien!  Peut-être  qu'elle 
verrait  aussi  un  peu  des  merveilles  qui  se  révélaient  à  l'enfant. 
Elle  prierait  pour  avoir  des  rêves  heureux.  Elle  avait  un  si 
ardent,  un  si  impatient  désir  de  bonheur! 

Elle  appela  un  sommelier  en  courte  jaquette  noire  et  en 
tablier  blanc  taché  de  sauce,  qui  passait,  et  le  renvoya  dans  la 
salle  vers  M.  Tiralla.  Elle  priait  M.  Tiralla  de  bien  vouloir  faire 
atteler  :  il  était  temps!  Les  coqs  chantaient  déjà  dans  les  cours, 
derrière  les  maisons  des  laboureurs. 

Sombre,  mordant  sa  lèvre  inférieure,  elle  resta  debout  dans 
le  vestiaire,  où  Mariette  se  lamentait  toujours  pour  sa  blouse. 
Elle  se  tenait  dans  l'ombre,  derrière  les  manteaux  et  les  cha- 
peaux suspendus  à  des  clous  :  ici  personne  ne  la  décou- 
vrirait. Vain  espoir!  A  peine  le  sommelier  eut-il  fait  sa  com- 
mission, qu'une  troupe  de  danseurs  se  précipita  dans  le  ves- 
tiaire :  la  Tiralla  voulait  partir?  Eh  quoi!  s'en  aller  déjà?  Ils 
formeraient  plutôt  un  rempart  de  leurs  corps  devant  la  porte  ; 


58a 


LA     REVUE     DE     PARIS 


on  ne  la  laisserait  pas  sortir!  L'organisateur  de  la  fête  se  tor- 
dait les  mains  :  si  elle  partait,  le  cotillon  tombait  dans  l'eau, 
le  cotillon  avec  tous  ses  petits  bouquets  ! 

On  l'avait  découverte  :  on  la  supplia,  flatta,  tourmenta, 
menaça;  non,  on  ne  la  laisserait  pas  s'en  aller,  il  fallait  qu'elle 
restât  encore  pour  danser  ! 

—  Naturellement  qu'elle  reste  encore,  qu'elle  va  encore 
danser  !  —  fit  la  voix  de  M.  Tiralla,  venant  de  la  porte  de  la  salle. 

«  Quoi  !  encore  celui-là  ! . . .  »  Elle  siffla  comme  un  serpent 
qu'on  touche  du  pied  :  non,  elle  ne  resterait  pas  un  quart 
d'heure  de  plus  ! 

—  Faites  atteler!  —  cria-t-elle  d'une  voix  vibrante  au 
sommelier. 

Et,  sans  regarder  vers  son  mari,  elle  dit  ensuite  : 

—  Je  m'en  vais.  Si  tu  ne  veux  pas  venir,  reste  ici.  Je  m'en 
vais  ! 

M.  Tiralla  était  consterné;  puis  il  se  fâcha  :  eh  quoi,  se 
montrer  si  capricieuse  devant  les  gens?  Une  femme  doit  obéir. 
C'était  à  lui  de  décider.  Il  était  très  ivre  :  autrement,  il  ne  se 
serait  jamais  permis  d'aller  ainsi  à  l'encontre  d'un  de  ses  désirs. 

—  Que  la  foudre  t'écrase!  tu  ne  partiras  pas!...  Car  je 
resterai  aussi  longtemps  que  cela  me  plaira.. .  jusqu'à  six,  sept, 
huit  heures  ! 

—  Reste!  —  dit-elle  d'un  ton  glacial,  tandis  que  ses  yeux 
scintillaient.  —  Alors,  j'irai  à  pied. 

«  Non,  elle  ne  ferait  pas  cela,  elle  ne  pouvait  pas  le  faire! 
C'était  tout  à  fait  impossible  par  cette  neige!  —  Mais  elle 
n'écoutait  plus  les  instances  de  ses  adorateurs  :  elle  arracha  du 
clou  son  manteau  de  fourrure  et  se  jeta  un  châle  sur  la  tête. 
Elle  sentait  que  si  on  ne  la  lâchait  pas,  elle  fondrait  en  san- 
glots désespérés.  Elle  frappa  du  pied  avec  hauteur  :  qu'est-ce 
qu'ils  avaient  tous  à  la  regarder  d'un  air  si  bête,  de  leurs  yeux 
vitreux?...  Et  M.  Tiralla,  dormait-il  debout? 

—  Dalyl  —  dit-elle  d'une  voix  stridente  comme  un  coup 
de  fouet,  —  dalyl 

Alors  il  obéit  :  que  lui  restait-il  à  faire,  puisque  sa  petite 
femme  voulait  absolument  retourner  à  la  maison  ? 

—  Des  colombes  amoureuses,  les  femmes!  bégaya-t-il. 
Elles  veulent  toujours  rentrer  au  nid! 


PÉCHERESSE  583 

Et,  lui    mettant  lourdement  son  bras  autour  du   cou,  il 
balbutia  en  la  caressant  : 

—  Oui,  oui,  je  viens,  ma  colombe,  un  peu  de  patience! 
11  cligna  d'un  air  si  fin  ses  yeux  noyés  que  l'auditoire  éclata 

de  rire. 

Madame  Tiralla  avait  sursauté.  Une  rougeur  ardente  de  honte 
envahit,  comme  une  vague,  son  visage  pâle.  Ah!  s'il  la  dépei- 
gnait ainsi,  quoi  d'étonnant  qu'ils  fussent  tous  à  ses  trousses? 
Mais  ils  ne  devaient  pas  penser  qu'elle  se  jetât  au  cou  du  pre-> 
mier  venu  :  il  s'en  fallait  de  beaucoup  ! 

Elle  rejeta  sa  tête  en  arrière  d'un  geste  bref,  hautain,  et,  relfrr 
nant  ses  larmes  d'un  immense  effort,  elle  dit,  en  articulant 
fortement  chaque  mot,  car  le  tremblement  de  ses  lèvres  l'em- 
pêchait presque  de  parler  : 

—  Tu  pourras  coucher  sur  le  seuil...  comme  tu  Tas  déjà 
fait  souvent. . .  espèce  de  fanfaron  ! 

Cette  fois,  elle  eut  les  rieurs  de  son  côté.  Us  étaient  tous 
enchantés  de  cette  réprimande  :  qu'avait-il  besoin  de  se  vanter 
ainsi  ?  On  avait  aussi  du  succès  auprès  des  dames,  mais  on 
n'en  tirait  pas  tant  de  vanité!  Et,  en  fin  de  compte,  pourquoi 
ce  grossier  paysan  avait-il  une  femme  si  belle?  Une  servante 
de  basse-cour  eût  mieux  fait  son  affaire.  Ils  applaudirent  tous 
bruyamment  la  petite  femme  qui  se  redressait  tellement  qu'elle 
en  paraissait  grandie  d'une  tête.  Et  M.  Schmielke,  qui  espérait 
encore  remporter  le  prix,  fit  plaisamment  une  génuflexion  : 

—  Padam  do  nog  ! 

Puis,  caressant  sa  moustache,  selon  sa  coutume  : 

—  Madame  me  permet-elle  de  l'accompagner  chez  elle? 
Elle  le  regarda  fixement  une  seconde;  et,  comme  il  riait 

avec  toute  l'effronterie  que  lui  donnaient  le  vin,  l'heure  avancée, 
la  présence  des  spectateurs  et  la  conscience  de  son  irrésisti- 
bilité,  elle  lui  flanqua  une  gifle  si  bien  appliquée  qu'il  recula 
brusquement,  avec  les  autres. 

Elle  se  précipita  hors  du  vestiaire,  enfila  le  corridor,  fran- 
chit la  porte  d'entrée  et  se  trouva  sur  le  pavé  sali,  couvert  de 
paille  foulée  aux  pieds,  hachée  par  les  roues  des  chars,  et  elle 
demanda  sa  voiture  en  criant.  Elle  pleurait. 

Un  vent  de  dégel  passa  sur  la  place  déserte,  avec  le  chant 
des  coqs;  de  gros  flocons  de  neige  se  collèrent  aux  joues  de 


584  LA     REVUE     DE     PARIS 

Zosia  et  se  mêlèrent  à  ses  larmes  brûlantes.  Oh!  elle  aurait 
voulu  s'étendre  dans  la  boue  et  mourir...  Le  beau  bal!...  ah! 
pour  elle,  il  n'y  aurait  plus  de  joie  nulle  part  où  serait 
M.  Tiralla  I  comme  il  avait  menti  ! 

La  voiture  n'arrivait  pas  !  Zosia  était  debout,  tremblante  de 
froid  et  de  douleur.  Ses  mains  se  crispèrent  :  toute  seule,  toute 
seule  elle  le  ferait,  elle  le  ferait,  si  personne  ne  l'aidait  ! . . . 

Alors  elle  sentit  soudain  qu'il  y  avait  quelqu'un  derrière 
elle;  une  haleine  la  frôla.  C'était  le  maître  d'école  ! 

11  lavait  suivie  doucement.  Il  n'était  pas  moins  agité  qu'elle. 
Elle  avait  été  insultée  par  M.  Tiralla,  mais  lui  aussi!...  Tous 
deux  avaient  été  insultés  ! 
-    L'inoffensif  M.  Tiralla  lui  paraissait  criminel: 

—  Il  n'est  plus  digne  de  voir  le  soleil!  —  chuchota-t-il 
d'une  voix  enrouée  par  l'émotion. 

Puis  il  s'empara  de  la  main  qu'elle  lui  tendait  et  la  pressa 
sur  sa  bouche,  sur  ses  yeux.  Il  murmurait,  tout  bouleversé  : 

—  Pani,  que  je  périsse  sur-le-champ...  que  Dieu  me 
punisse,  si  j'oublie  jamais  la  conduite  de  monsieur  Tiralla I... 
Je...  je... 

11  retint  ce  qu'il  voulait  dire  encore.  Ensuite  il  baisa  de 
nouveau  de  ses  lèvres  brûlantes  la  main  qu'elle  lui  abandon- 
nait et  il  resta  silencieux  auprès  d'elle,  jusqu'à  ce  que  se  fit 
entendre  la  voix  de  M.  Tiralla  à  la  porte  de  l'hôtel,  en  même 
temps  que  le  cliquetis  de  la  briska  qui  tournait  l'angle  de  la 
maison. 

Elle  monta  en  voiture  toute  seule  ;  le  maître  d'école  avait 
disparu  dans  l'ombre.  Le  valet  hissa  avec  beaucoup  de  peine 
M.  Tiralla  sur  le  siège.  C'était  un  poid3  bien  lourd  pour  ses 
épaules  et  pour  ses  bras,  mais  il  le  soulevait  volontiers,  ce  bon 
M.  Tiralla,  —  «  que  Dieu  garde!...  ».  —  Il  avait  reçu  de  lui 
un  écu  luisant  comme  pourboire  ! 

Aucune  parole  ne  fut  échangée  entre  les  époux.  Madame 
Tiralla,  immobile  sur  la  briska,  s'enveloppait  toujours  plus 
étroitement  dans  son  manteau,  tant  elle  avait  froid.  Mais,  sous 
le  châle  qui  couvrait  son  front,  ses  yeux  brillaient  et  erraient 
désespérément  sur  les  champs  déserts,  dans  l'aube  grise  et  sale. 
Ah!  qu'elle  se  sentait  mal,  quelle  mine  défaite  elle  avait!  Elle 
ne  comprenait  plus  elle-même  pourquoi  elle  était  allée  au  bal 


r 


PÉCHERESSE  585 

avec  plaisir,  au  lieu  de  rester  chez  elle,  dans  son  lit  chaud,  de 
s'endormir  aux  douces  prières  de  Rozyczka,  d'oublier  sa  pauvre, 
sa  misérable  vie...  Un  dégoût  monstrueux  de  sa  vie  s'empara 
d'elle.  Là-bas,  ah  !  là-bas...  (ses  yeux  devenaient  toujours  plus 
grands,  toujours  plus  désespérés...)  là-bas  surgissaient  déjà 
les  premiers  grands  pins  du  Przykop,  et,  près  de  là,  elle  voyait 
déjà  Starydwor,  la  vieille  ferme,  la  ferme  solitaire  où  elle 
devait  vivre,  une  année  après  l'autre,  avec  M.  Tiralla...  Com- 
bien de  temps  encore? 

Un  fossé  profond  et  escarpé  longeait  la  charrière  où  la 
briska  cahotait.  Si  la  voiture  et  les  chevaux  versaient,  s'ils  se 
cassaient  tous  le  cou?...  ahl  ahl  ne  serait-ce  pas  pour  le 
mieux?...  Lentement  elle  étira  ses  membres  raidis,  elle  se 
dressa  en  s'appuyant  de  la  main  gauche  au  rebord  de  la 
voiture  et  se  pencha  avec  précaution  vers  M.  Tiralla. 

Il  dormait,. la  tête  inclinée  sur  sa  poitrine;  son  ronflement 
se  mêlait  au  bruit  des  roues.  Il  dormait  dans  l'humidité,  le 
froid,  et,  malgré  cette  posture  incommode,  aussi  profondément, 
aussi  bien  que  chez  lui,  dans  son  lit.  Les  rênes  pendaient 
négligemment  entre  les  doigts  gigantesques  de  ses  gants  de 
fourrure  :  il  n'y  avait  qu'à  les  dégager,  il  ne  s'en  apercevrait 
pas  ! . . . 

C'est  ce  qu'elle  fit.  11  dormait  si  bien,  sans  la  moindre  idée 
de  ce  qui  se  passait  derrière  lui  !  Elle  était  montée  sur  la  ban- 
quette et,  les  yeux  étincelants,  elle  le  dominait,  debout,  les 
rênes  dans  les  mains.  Elle  ne  pouvait  atteindre  le  fouet,  mais 
un  claquement  de  langue  suffit  :  elle  tira  à  gauche,  donna  une 
violente  secousse,  de  toutes  ses  forces,  et  les  chevaux,  effrayés, 
bondirent  à  gauche.  Une  roue  était  déjà  suspendue  au  bord  du 
fossé  :  adieu  M.  Tiralla  !...  Une  grimace,  moitié  d'horreur  pour 
son  acte,  moitié  de  joie  triomphante,  tordit  le  pâle  visage  de 
femme... 

Crac!.,  ils  étaient  en  bas...  mais  ni  les  chevaux  ni  la 
briska,  rien  que  monsieur  et  madame  Tiralla.  Les  intelli- 
gents animaux  s'étaient  arrêtés,  comme  s'ils  avaient  reconnu  le 
danger;  ils  se  tenaient  tout  près  du  bord  et  écumaient  dans 
leur  frein. 

—  Psia  krewl 

Soudain  dégrisé,  M.  Tiralla  rampa  hors  du  fossé.  11  était 


1 


LA     REVUE     DE     PARIS 


tombé!  comme  sur  un  lit  de  plume,  et  ne  s'était  point  fait  de 
mal,..  Elle  était  bien  bonne!...  Eh!  combien  souvent  déjà  il 
avait  versé  dans  le  fossé...  Si  les  chevaux  n'étaient  pas  si  rai- 
sonnables!... Il  leur  tapota  l'encolure  et  les  flatta.  Puis  il 
appela  sa  femme  : 

—  Hé!  Zosia!  où  es-tu  fourrée? 

Elle  ne  répondit  pas.  Elle,  non  plus,  n'avait  aucun  mal  :  elle 
était  étendue  sur  le  dos  dans  lé  fossé,  sur  de  la  neige;  le  ciel 
s'éclairait  de  raies  rouges  au-dessus  d'elle.  Elle  ferma  les 
yeux  :  il  pouvait  l'appeler!...  elle  voulait  rester  là,  éternelle- 
ment ! . . .  Mais  elle  s'avisa  tout  à  coup  que  sa  robe,  sa  belle  robe 
de  bal,  qu'elle  avait  fait  faire  à  Posen,  chez  une  si  grande  cou~ 
lurière,  pouvait  s'abîmer!  Le  manteau  de  fourrure  ne  la  pré- 
serrerait  plus  longtemps  de  l'eau  de  neige,  qu'elle  sentait  déjà 
ù  travers  ses  petits  souliers  :  hou,  quelle  horreur!  Plus  jamais 
elle  ne  pourrait  mettre  sa  robe  ! . . .  Elle  se  leva  précipitamment 
et  appela  son  mari  à  son  aide.  Et  lorsqu'elle  fut  en  haut,  sur  le 
chemin,  elle  secoua  ses  jupes,  examina  sa  robe  et  fut  toute 
runtente  de  constater  qu'elle  n'était  pas  endommagée. 

Ils  remontèrent  en  voiture.  Mais  maintenant  M.  Tiralla  gar- 
dait les  yeux  ouverts,  bien  qu'il  fût  tourmenté  par  le  sommeil  : 
que  dirait  Zosia,  s'il  la  versait  encore  une  fois? 

—  Pardon,  ma  chère!  —  murmura-t-il. 
Elle  ne  dit  rien. 

Lorsqu'ils  arrivèrent  devant  la  porte  cochère,  celle-ci  était 
encore  béante,  comme  lorsqu'ils  étaient  partis.  La  porte  de 
la  maison  n'était  fermée  qu'au  loquet  :  on  n'avait  pas  tiré  les 
verrous  à  l'intérieur. 

—  Jendrek  ! . . .  Marianne  ! . . . 

M.  Tiralla  cria  fort  :  n'y  avait-il  personne  pour  dételer  les 
chevaux?. . .  Où  dormaient  ces  deux  marmottes?. . .  Et  les  autres 
valets,  qui  venaient  travailler  à  la  journée,  n'étaient  pas  encore 
lui...  En  pestant  et  en  gémissant,  M.  Tiralla  dut  se  donner  la 
peine  de  dételer  lui-même  et  de  conduire  les  chevaux  à 
Técurie. 

Sa  femme  était  entrée  dans  la  pièce  du  rez-de-chaussée; 
elle  appela  aussi  la  servante.  Mais  Marianne,  qui  accourait  si 
vite  d'habitude,  ne  parut  pas  à  l'appel  de  sa  maîtresse.  Madame 
Tiralla  se  mit  si  fort  en  colère  qu'elle  arracha  presque  sa  robe 


PÉCHERESSE 


587 


qui  s'agrafait  dans  le  dos  et  la  laissa  sur  le  plancher...  Fille 
sans  honneur,  sans  honte,  qui  oubliait  ainsi  ses  devoirs!  où 
dormait-elle  si  doucement  qu'elle  n'entendait  rien,  qu'elle  ne 
voyait  rien? 

Lorsque  M.  Tiralla  entra  dans  la  chambre,  sa  femme  le 
rudoya  avec  autant  d'irritation  que  s'il  était  Marianne.  11  essaya 
de  la  calmer  : 

—  Allons,  ma  petite  âme,  laisse  donc...  on  sait  bienl...  (11 
rit  avec  bonhomie.)  Ils  sont  jeunes,  il  faut  les  excuser! 

.  Ah!  ainsi,  il  excusait  des  choses  pareilles?...  Eh  bien, 
alors!...  Elle  eut  un  singulier  regard  dans  le  vide.  Elle  ne 
sentit  pas  le  baiser  que  son  mari  plaquait  sur  sa  nuque  et 
elle  courut  à  travers  la  maison  froide,  en  jupon  et  le  cou  nu, 
jusqu'à  sa  chambre. 

Rozia  était  couchée,  l'édredon  remonté  sur  ses  yeux. 
Madame  Tiralla  tomba  à  genoux  devant  le  lit  de  son  enfant 
et  sanglota  éperdument. 

Rozyczka  se  réveilla  : 

—  Mère,  douce  mère! 

Il  y  avait  quelque  chose  d'anxieux  dans  cet  appel  :  sa  mère 
n'était-elle  plus  fâchée? 

—  M'aimes-tu?  —  balbutia  la  mère  en  sanglotant.  —  Dis- 
moi  que  tu  m'aimes  ! 

—  Oh!  je  t'aime!  je  t'aime  tant! 

—  Dis-moi  que  tu  veux  bien  prier  pour  moi  !  Jure-moi  que 
tu  prieras  pour  moi...  toujours! 

—  Oh!  je  prierai  pour  toi...  Je  prie  toujours  pour  toi! 

—  Prie  pour  moi,  prie  pour  moi...  Je  vais  prier  avec  toi, 
peut-être  que  ça  m'aidera. . .  Rozyczka,  mon  ange. . .  (elle  couvrit 
de  baisers  le  visage  de  l'enfant)...  nous  allons  prier! 

—  Quelles  prières  allons-nous  dire?  —  demanda  la  petite.  — 
Laquelle  veux-tu,  ma  chère  mère,  que  je  récite  maintenant  ?  Dois- 
je  prier  le  bel  ange  gardien  ?  Ou  veux- tu  que  je  récite  les  litanies 
du  saint  nom  de  Jésus?...  Oh!  —  s'interrompit-elle  d'un  ton 
plaintif,  —  vous  m'avez  laissée  si  seule!...  Tu  étais  au  bal,  tu 
étais  si  belle,  ma  mère!...  Petit  père  était  avec  toi...  Marianne 
est  sortie  aussi,  «  rien  que  pour  une  demi-heure  »,  m'a-t-elle 
dit  :  elle  allait  voir  ses  petits  enfants  au  village.  Mais  elle  n'est 
pas  rentrée  non  plus...  J'étais  toute  seule  à  la  maison...  En 


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588 


LA     HEVUE     DE     TARIS 


bas,  l'armoire  a  craque.  Dans  le  poêle,  ça  a  craqué...  dans 
tous  les  meubles...  Et  dans  tous  les  coins  quelque  chose  a 
bouge...  Ah!  je  me  suis  sauvée...  Hou!  la  chambre  était  si 
vide!  Les  bougies  ont  tellement  vacillé,  les  deux  bougies 
devant  la  glace!...  Marianne  dit  que  lorsqu'on  regarde,  à 
minuit,  dans  une  glace  devant  laquelle  brûlent  deux  bougies, 
on  voit  derrière  soi  la  mort  ou  son  futur  mari.  Ah!...  Et  je 
n'ai  pas  osé  passer  par  le  corridor  qui  était  si  obscur!...  si 
quelqu'un  m'épiait  là?...  J'ai  crié  fort  :  personne  ne  m'a 
répondu. . .  Hou  !  quel  froid  glacial  il  faisait  dans  le  corridor  ! . . . 
Alors  j'ai  couru  à  la  cuisine  :  il  y  avait  encore  du  feu  dans 
la  cheminée...  je  me  suis  blottie  dans  un  angle...  Ah!  mère, 
j'avais  si  peur!...  je  ne  pouvais  pas  rester  là  non  plus...  Je 
tremblais,  mon  cœur  faisait  toujours  ainsi...  (elle  saisit  la 
main  de  sa  mère,  l'éleva  vivement  et  la  laissa  retomber  brus- 
quement...) toujours  ainsi!...  Si  l'homme  de  feu  dont  m'a 
parlé  Marianne  était  sorti  du  poêle?...  Je  crois  que  cet  homme 
de  feu  est  le  diable  :  je  l'ai  demandé  à  Marianne,  mais  elle  ne 
le  savait  pas...  Crois- tu,  petite  mère,  que  ce  soit  le  diable? 
(Elle  s'assit  sur  son  lit  ;  elle  était  encore  complètement 
habillée.)  Est-ce  le  diable? 

Madame  Tiralla  fit  un  signe  affirmatif . 

—  Ainsi,  —  reprit  l'enfant,  —  tu  crois  aussi  que  c'est  le 
diable?  (Il  y  avait  une  certaine  satisfaction  dans  le  ton  de 
Rozyczka,  une  fierté  enfantine.)  Je  le  connais!  —  dit-elle, 
triomphante. 

—  Gomment  est-il?  —  chuchota  la  mère  en  frissonnant  tout 
à  coup  et  en  cachant  son  visage  dans  ses  deux  mains. 

N'était-ce  pas  lui  qu'elle  avait  vu  surgir  du  vide...  un  beau 
jeune  homme...  tout  à  l'heure,  lorsque  M.  Tiralla  excusait 
la  servante  amoureuse? 

—  Je  l'ai  vu  dans  la  chapelle,  sur  l'autel,  —  murmura  la 
petite.  —  Saint  Michel  le  foule  aux  pieds.  11  est  comme  un 
ver,  mais  il  a  une  figure  et  des  cornes  sur  la  tête.  Monsieur  le 
curé  dit  qu'il  vient  pour  nous  tenter.  Prions,  prions!  Il  attise 
le  feu  du  purgatoire  où  les  âmes  brûlent. . .  (Rozia  se  mit  à  parler 
plus  vite;  ses  yeux  inquiets  firent  le  tour  de  la  chambre...) 
11  est  rouge,  mère,  rouge  avec  des  cornes  noires;  partout  où 
il  y  a  du  feu,  il  danse  dans  les  flammes,  il  projette  des  étin- 


PECHERESSE  589 

celles...  il  nous  prend  tous,  mère!  hélas!  hélas!  il  nous  brûle! 
Elle  poussa  un  soupir  déchirant,  saisit  sa  poitrine  à  deux 
mains  et  se  cabra  sur  son  lit.  Rejetant  en  arrière  ses  cheveux 
embrouillés,  elle  s'écria  : 

—  Oh!  ça  fait  si  mal!  oh!  comme  ça  me  fait  mal!...  je 
souffre,  je  souffre,  je  souffre! 

—  Je  souffre,  je  souffre,  je  souffre  !  —  s'écria  madame  Tiralla 
sans  le  savoir. 

Rozia  dégrafa  sa  petite  robe  avec  violence,  elle  haletait.  Puis 
elle  se  cramponna  à  sa  mère  et,  cachant  son  visage  dans  le 
cou,  elle  gémit  : 

—  Porte-moi  encore,  comme  autrefois,  porte-moi  en  haut 
de  l'escalier  noir,  ô  mère,  pour  que  je  n'aie  plus  peur! 
Couche-moi,  réchauffe-moi...  Je  te  salue,  Marie,  pleine  de 
grâces...  (La  voix  de  l'enfant  devint  très  douce...)  Que  tu  es 
belle!...  je  t'aime...  je  te  salue,  Marie,  tu  es  bénie  entre  toutes 
les  femmes...  béni...  le  fruit...  de  tes  entrailles... 

Ce  ne  fut  plus  qu'un  incompréhensible  murmure... 

Ah  !  maintenant  Rozia  voyait  la  Madone  ! . . .  Saisie  d'un  effroi 
superstitieux,  madame  Tiralla  détacha  de  son  cou  les  bras  de 
l'enfant.  Que  voyait  Rozia?  qu'entendait-elle?...  Voyait-elle 
vraiment  quelque  chose  ? 

Lourde  et  raide,  Rozia  était  retombée  sur  le  lit,  et  la  femme, 
poussée  par  une  idée  subite,  en  proie  à  une  ardeur  avide,  lui 
chuchota  : 

—  Demande  à  la  Madone...  dis  à  la  Madone  que  je  ferai 
brûler  dix  cierges  devant  l'autel...  dix  cierges  de  cire...  Il  faut 
qu'elle  me  délivre...  écoute,  il  faut  qu'elle  me  délivre! 

Rozia  se  taisait.  Elle  n'entendait  rien.  Les  yeux  grands 
ouverts,  elle  ne  paraissait  pas  voir  le  visage  angoissé  de  sa 
mère,  ni  ses  regards  fiévreux  et  suppliants. 

—  Ecoute-moi  !  —  cria  madame  Tiralla  d'une  voix  farouche. 
Puis  elle  répéta  plusieurs  fois  avec  énergie  : 

—  Ecoute-moi,  écoute-moi!...  Dis  à  la  Madone  qu'elle  me 
délivre...  je  veux  être  délivrée...  il  faut  que  je  sois  délivrée... 
Ecoute-moi,  écoute-moi! 

Quelque  chose  tressaillit  sur  le  visage  de  Rozia.  La  mère  se 
pencha  davantage,  tremblante  de  désir.  Les  yeux  fixes  de  l'en- 
fant s'agitèrent,  ainsi  que  sa  petite  bouche  : 


5go 


LA     REVUE     DE     PARIS 


—  Tu  seras  délivrée,  —  bégaya-t-elle  comme  en  dormant.  — 
La  Madone  exauce  toutes  les  prières. . .  Elle  sourit. . .  oh  !  comme 
elle  sourit!... 

Elle  se  redressa  sur  son  lit  et,  les  bras  tendus,  elle  fondit  en 
larmes. 

Sa  mère  essuya  ses  larmes  et  sa  sueur  d'une  main  trem- 
blante... Ah!  la  petite  robe  était  trempée,  et  le  petit  corsage, 
la  chemisette  aussi! 

Madame  Tiralla  déshabilla    sa  fille  et  la  borda  soigneixse- 
ment.  Pauvre  petite!  elle  lui  faisait  de  la  peine,  et  pourtant 
il  y  avait  de  l'allégresse  dans  l'âme  de  madame  Tiralla  :  ell^ 
serait  délivrée!  La  madone  l'avait  promis  :  elle  serait  délivrée 
de  M.  Tiralla! 


CLARA    VIEBIG 
(Traduit  de  l'allemand  par  bkatrix  rodés.) 


(À  suivre.) 


ASSOCIATIONS 

ET 

ÉLECTIONS  CULTUELLES 


D'autres  religions  peuvent  envier  à  l'Église  catholique  son 
dogme;  tous  les  peuples  pourraient  lui  envier  son  droit  et 
les  ressources  incomparables  qu'Elle  puise  dans  sa  catholicité. 
Elle  embrasse  le  monde  entier,  et  ce  droit,  depuis  si  long- 
temps appliqué  à  des  peuples  si  divers,  au  lieu  de  succomber 
aux  retouches,  déformations  et  dérogations  qui  accableraient 
une  législation  profane,  s'est  plutôt  enrichi  d'une  multitude 
d'expériences,  interprétations  et  précédents  en  sens  opposés 
et  souvent  contraires,  qui  lui  donnent  le  moyen  de  s'adapter 
sans  dislocation  à  n'importe  quelle  situation  nouvelle  et  d'oseT 
les  contradictions  qui  semblent  les  plus  audacieuses  à  la  logique 
des  simples  Etats. 

Pie  X  l'a  dit  expressément  dans  sa  lettre  llfermoproposito, 
adressée  le  n  juin  1905  aux  évêques  d'Italie,  sur  l'action 
catholique  :  «  L'Eglise,  en  sa  longue  histoire,  a  toujours  et 
en  toute  occasion  lumineusement  démontré  qu'elle  possède 
une  vertu  merveilleuse  d'adaptation  aux  conditions  variables 
de  la  société  civile  :  sans  jamais  porter  atteinte  à  l'intégrité 
ou  à  l'immutabilité  de  la  foi,  de  la  morale,  et  en  sauvegar- 
dant toujours  ses  droits  sacrés,  elle  se  plie  et  s'accommode 
facilement,  en  tout  ce  qui  est  contingent  et  accidentel,  aux 
vicissitudes    des    temps    et    aux   nouvelles   exigences   de    la 


5()â  LA     REVUE     DE     PARIS 

société  ».   On  se  souvient  de  l'argument  qui  tua  la  loi  de 
Séparation.   C'était  le  «  laïcisme  »  condamné  par  de  vieux 
textes,  tels  qu'une  lettre  écrite  en  428  ou  £29  à  l'évêque  de 
Calabre  et  d'Apulie  par  le  pape  Gélestin  Ier  :  «  11  faut  enseigner 
le  peuple,  non  le  suivre...   »;  ou  les  statuts  de  l'archevêque 
de  Tours  rédigés  en  858  :  «  Aucun  pouvoir  de  direction  dans 
les  affaires  ecclésiastiques  ne  dort  être  attribué  aux  laïques, 
parce  qu'ils  se  damneraient. . .  »  ;  ou  l'article  4  du  capitulaire 
promulgué  par  Louis  II  au  concile  de  Pavie  en  855  :  «  11  faut 
[réprouver]  l'impudence  de  certains  laïques  qui,  sous  le  seul 
prétexte  qu'ils  sont  admis  à  participer  à  l'élection  [des  curés], 
prétendent   dominer  leurs    curés,   et  méprisent   comme  des 
sujets,  ceux  qu'ils  devraient  vénérer  comme  des  pères.  Il  faut 
les  ramener  dans  les  bornes  du  droit  légitime  et,  s'ils  préten- 
dent exercer  sur  les  églises  une  domination  extraordinaire, 
qu'ils  soient  contraints  par  la  justice  royale  ». 

Pie  X  avait  aggravé  ces  maximes  dans  l'Encyclique  Yeke- 
menter  du  11  février  1906  :  ((  L'Eglise  est  par  essence  une 
société  inégale,  c'est-à-dire  une  société  comprenant  deux  caté- 
gories de  personnes,  les  pasteurs  et  le  troupeau,  ceux  qui 
occupent  un  rang...  et  la  multitude...  La  multitude  n'a  pas 
d'autre  devoir  que  celui  de  se  laisser  conduire  et,  troupeau 
docile,  de  suivre  ses  pasteurs...  Contrairement  à  ces  principes, 
la  loi  de  Séparation  attribue  l'administration  et  la  tutelle  du 
culte  public,  non  pas  au  corps  hiérarchique,  mais  à  une  asso- 
ciation de  personnes  laïques  ».  Cette  objection  aux  associa- 
tions cultuelles  empêcha  l'Eglise  d'accepter  la  loi. 

Pourtant,  plus  d'un  précédent  autorisait  ce  que  Célestin  1er 
et  Pie  X  réprouvaient.  Et  ils  ne  l'ignoraient  pas,  ces  évêques 
et  ces  prêtres,  qui,  malgré  le  désir  évident  du  Souverain  Pontife, 
dans  les  journaux,  dans  les  Semaines  religieuses  et  surtout 
dans  les  assemblées  épiscopales,  avec  un  courage  et  en  même 
temps  une  modération  qu'il  faudra  décrire  un  jour,  conseil- 
laient sans  relâche,  en  1906,  l'essai  loyal  des  associations; 
ils  n'ignoraient  pas  davantage  que  selon  la  vingt  et  unième 
des  quatre-vingt-huit  maximes  introduites  en  1298  dans  la 
troisième  partie  du  Corpus  Juris  par  ordre  de  Boniface  VII 1, 
«  ce  qu'on  a  approuvé  une  fois,  on  ne  peut  plus  le  désap- 


r 


ASSOCIATIONS     ET     ÉLECTIONS     CULTUELLES  5q3 

prouver,  quod  setnel  plaçait,  amplius  displicere  non  potest  ». 

Ils  savaient  par  exemple  qu'au  Moyen  âge  la  plupart  des 
conciles  nationaux  furent  mixtes,  c'est-à-dire  mélangés  de 
laïques1,  rois,  comtes  et  barons,  particulièrement  en  Espagne, 
en  Angleterre  et  dans  l'Empire  franc;  qu'au  deuxième  concile 
d'Orange  (529)  ces  laïques  signaient  les  décrets  par  la  même 
formule  que  les  évêques  :  consentiens  subscripsi;  qu'au  concile 
de  Meaux  (845)  les  comtes  rejetèrent  plusieurs  décrets  des 
évêques;  qu'en  11 79  le  successeur  de  Louis  VII  fut  désigné 
et  qu'en  11 88  la  croisade  fut  décidée  par  une  assemblée  de 
barons  et  d'évêques;  qu'en  690  le  roi  de  Wessex,  Ina,  s'expri- 
mait comme  il  suit  dans  la  préface  d'un  concile  dont  il  publiait 
les  lois  :  «  Avec  le  conseil  de  mon  père,  de  mon  évêque  Hedde 
et  de  mon  évêque  Eorcenwald,  et  de  tous  mes  comtes  et  des 
anciens  de  mon  peuple  les  plus  distingués,  et  aussi  dune  large 
assemblée  de  serviteurs  de  Dieu,  j'ai  pourvu  au  salut  des  âmes. . .  » 

On  savait  que  de  nos  jours  le  Saint-Siège  a  permis  aux 
catholiques  de  Transylvanie,  réunis  en  1873  dans  un  congrès 
d'autonomie,  de  créer  une  organisation  nationale2  qui  délègue 
ses  pouvoirs  pour  cinq  ans  à  une  commission  de  vingt-quatre 
membres,  dont  huit  ecclésiastiques  et  seize  laïques,  avec  un 
président  ecclésiastique  et  un  président  laïque  ;  les  attributions 
de  cette  commission  comprennent,  mises  à  part  les  questions 
de  foi,  liturgie  et  discipline  ecclésiastique,  tout  ce  qui  con- 
cerne les  intérêts  spirituels  et  temporels  des  fidèles  et  notam- 
ment l'administration  des  fonds.  On  savait  encore  que,  le 
19  septembre  1893,  l'assemblée  catholique  du  canton  de 
Saint-Gall  avait  voté  un  règlement3  dont  quelques  articles 
indiqueront  assez  l'esprit  laïciste  :  «  Pour  traiter  les  affaires 
confessionnelles  et  monastiques,  qui  ne  sont  pas  purement 
ecclésiastiques,  et  pour  l'administration  de  ses  biens  et  fonda- 

1.  V.  Salmon,  Traité  de  V Étude  des  Conciles,  1726,  pp.  844,  85 1  sq.  — 
Rettberg,  Kirchengeschichte  Deutschlands ,  Gôltingen,   1846-48,  II,  p.  622. 

—  Waitz,  Deutsche   Verfassungsgeschichte,  Kiel,  1844-1861,  II,  p.  466  sq. 

—  Rudolf  Ritter  Scherer,   Handbuch    des   Kirchenrechts,   Gratz,   1886,  I, 
p.  676.  —  Hauck,  Kirchengeschichte  Deutschlands,  1898,  I,  p.  162  sq. 

2.  Il  n'est  pas  sûr  que  cette  organisation  fonctionne  encore.  Mais  elle  a 
fonctionné;  et  pour  le  raisonnement  ci-dessus  il  suffit  qu'elle  n'ait  pas  tout 
d'abord  rencontré  d'opposition. 

3.  Voir  mon  livre,  L'Église  catholique,  Paris,  1906,  pp.  265-270. 

1er  Décembre  1908.  10 


5g4  LA     REVUE     DE     PARIS 

tions,  la  population  catholique  se  donne  elle-même  une  orga- 
nisation confessionnelle,  en  tenant  compte  des  lois  de  l'Eglise 
catholique  et  de  la  constitution  du  canton...  »  Cette  organi- 
sation comprend  une  assemblée  de  1 1 5  membres  et  un  conseil 
d'administration  de  7  membres  : 

L'assemblée  (Kollegium)  se  compose  des  députés  du  peuple 
catholique,  qui  les  élit  parmi  ses  membres  au  suffrage  direct... 
L'assemblée  reçoit  les  vœux  que  lui  adressent  par  écrit  les  habitants 
ou  les  communautés  catholiques...  Le  conseil  d'administration 
administre  le  fonds  de  la  société  de  secours  des  prêtres  séculiers... 
Il  fixe,  d'accord  avec  l'évoque,  le  tarif  des  droits  casuels  et  des  taxes 
à  percevoir,  tant  pour  la  chancellerie  épiscopale  que  pour  les 
prêtres  des  paroisses.  Il  fait,  d'accord  avec  l'évêque,  des  règlements 
pour  l'usage...  des  lieux  de  culte,  pour  la  célébration  du  culte, 
pour  la  surveillance  des  enfants  des  écoles  dans  les  églises,  et  pour 
l'instruction  religieuse  à  donner  aux  enfants  jusqu'à  vingt  ans. 

On  savait  de  même  que  les  confréries,  ces  très  anciennes 
associations  de  fidèles,  pourvues  d'un  lieu  de  culte,  d'un  patri- 
moine et  d'un  conseil  d'administration  qu'elles  élisent,  ont  des 
chapelains  pareillement  élus  et  souvent  sont  propriétaires  des 
églises  paroissiales  ;  elles  se  confondent  alors  avec  la  paroisse 
au  point  que  leur  patrimoine  devient  le  patrimoine  paroissial, 
que  leur  conseil  d'administration  devient  le  conseil  de  fabrique 
et  que  leur  chapelain  devient  un  curé  élu  ' .  Cette  confusion  se 
justifiait  historiquement  parce  que  des  paroisses  étaient  issues 
d'une  confrérie.  Ainsi  en  France,  dans  une  enquête  dirigée  en 
1370  contre  la  communauté  villageoise  de  Gonesse,  on  décou- 
vrit que  cette  communauté  n'était  qu'une  confrérie  instituée 
pour  construire  l'église  et  payer  ses  dettes  â.  A  Nantes,  au 
xvif  siècle,  l'aumônerie  paroissiale  de  la  Toussaint  fonction- 
nait encore  comme  une  confrérie3.  En  Angleterre,  les  frater- 
nités religieuses,  fondées  aux  xiii0  et  xiv°  siècles,  étaient 
des  «  chapelles  coopératives,  qui  visaient  aux  mêmes  fins  que 
les  chapelles,  mais  étaient  créées  par  les  classes  moyennes  de 

1.  Références  dans  Richtcr,  Lehrbuch  des  Katolischen  Kirchenrechts, 
Leipzig,  édit.  1886,  t.  II,  p.  671,  note  18,  et  p.  698,  note  14 ;  Tachy, 
Traité  des  confréries t  Paris,  1898,  nos  4o5  et  406. 

2.  Boutaric,  Actes  du  Parlement  de  Paris,  I,  i863,  pp.  188-189,  et  À.  de 
la  Borderie,  Histoire  de  Bretagne,  III,  1899,  PP*  l^t  7- 

3.  Revue  des  provinces  de  VOuest,  t.  IV  (i856). 


ASSOCIATIONS     ET     ELECTIONS     CULTUELLES  5g5 

la  bourgeoisie,  qui  n'étaient  pas  assez  riches  pour  établir  des 
fondations  à  leur  profit  individuel1  ». 

On  savait  enfin  que  dans  plusieurs  pays  le  Saint-Siège 
admettait  que  des  laïques  élus  eussent  une  part  dans  l'adminis- 
tra tion  paroissiale  :  en  Amérique,  l'assemblée  constitutive  de 
la  paroisse  vote  les  cotisations  annuelles  et  choisit  des  comités 
de  trois  ou  neuf  trustées  pour  administrer  les  biens  ;  en  Prusse 
et  dans  le  grand-duché  de  Bade,  les  électeurs  catholiques 
nomment  une  assemblée  paroissiale  et  un  conseil  de  fabrique  ; 
en  Suisse  principalement,  en  plus  des  assemblées  et  conseils, 
le  corps  électoral  des  catholiques  élit  le  curé,  dans  les  cantons 
de  Bâle,  Argovie,  Soleure,  Glaris,  Thurgovie,  Berne,  Zurich, 
Genève,  Vaud,  iNeufchâtel,  Fribourg,  Valais,  Tessin,  Schwytz, 
Lucerne,  Unterwald2. 

Cette  élection  des  curés,  on  savait  bien  que  Rome  la  réprouve 
en  principe  et  que  le  théoricien  le  plus  populaire  de  son  droit 
public,  le  Jésuite  Liberatore,  a  écrit  en  1887  que  l'introduc- 
tion de  Y  arôme  représentatif  serait  une  <(  révolution  religieuse, 
la  voie  la  plus  expéditive  et  la  plus  sûre  pour  corrompre 
l'Eglise  et  la  transformer  en  synagogue  de  Satan  3  ».  Mais  on 
savait  aussi  que  l'élection  avait  fonctionné  en  France,  en  Alle- 
magne, en  Espagne,  en  Autriche,  en  Flandre,  en  Frise,  en 
Italie,  en  Transylvanie  ;  que  des  exemple  très  formels  s'en  ren- 
contraient encore  au  x  v  i°  et  au  x  v  1 1°  siècle  ;  que  le  peuple 
catholique  de  Paris  l'avait  pratiquée  en  1795  et  1796.  On  con- 
naissait même  des  textes  qui  l'autorisent  expressément  \  Par 
exemple  le  Pontificat  romain,  recueil  liturgique  promulgué  en 
i5o6,  complété  définitivement  en  1753,  contient  les  paroles 
suivantes  que,  dans  la  cérémonie  de  l'ordination,  l'évêque 
adresse  au  public  avant  d'imposer  les  mains  aux  futurs 
prêtres  :  «  Mes  frères,  ce  n'est  pas  en  vain  qu'il  a  été  établi 
par  nos  pères  que  le  peuple  sera  consulté  sur  l'élection. ..  Il  est 
certain  que  les  hommes  prêtent  plus  volontiers  leur  obéissance 
à  ceux  dont  ils  ont  appuyé  l'ordination  de  leur  suffrage... 

1.  Voy.  Ashley,  et  textes  qu'il  cite,  Histoire  et  doctrines  économiques  de 
f  Angleterre,  II,  1900,  pp.  175,  176. 

2.  Voir  mon  livre,  pp.  336-343  et  i8i-i83. 

3.  Liberatore,  Droit  public  ecclésiastique  i  trad,  franc,  1887,  p.  i-ih> 
\.  Références  dans  mon  livre,  pp.  173-184. 


5q6  la    revue    de    paris 

Dans  la  crainte  de  nous  laisser  aller  à  un  assentiment  mal 
fondé,  nous  voulons  prendre  l'avis  de  cette  assemblé*. 
Déclarez  donc  avec  liberté  ce  que  vous  pensez  de  leur  mérite... 
Si  quelqu'un  a  quelque  chose  contre  eux.  qu'il  se  présente 
avec  confiance  et  qu'il  parle...  »  C'était  un  axiome  de  l'ancien 
droit  en  matière  d'élections  que  «  nul  ne  sera  imposé  pour 
pasteur  aux  peuples  malgré  eux-mêmes  »  ;  et  le  pape  Léon  le 
Grand,  au  milieu  du  vc  siècle,  écrivait  à  Anastase  de  Thessa- 
lonique  :  «  Que  l'on  prenne  garde  de  ne  pas  ordonner  un 
sujet  que  les  peuples  repoussent  ou  qu'ils  n'ont  pas  demandé, 
dans  la  crainte  que  la  cité  qui  ne  l'a  point  désiré  pour  évêque 
n'en  fasse  l'objet  de  son  éloignement  et  de  son  mépris  et  que 
la  religion  elle-même  ne  souffre  de  cette  indiscrétion f  ». 

Et  parce  qu'on  se  rappelait  ces  précédents  et  ces  textes,  le 
groupe  de  catholiques  français  qui  publia  dans  les  journaux, 
le  2  septembre  1906,  un  avertissement  au  Pape  sous  forme  de 
supplique,  —  ce  n'est  pas  la  supplique  des  «  Cardinaux  verts  », 
—  y  inséra  ce  passage  : 

Des  voix  nombreuses  et  qui  n'étaient  pas  toutes  désintéressées 
vous  ont  répété  qu'accepter  l'institution  des  associations  cultuelles, 
où  la  loi  n'introduit  l'élément  religieux  que  sous  une  forme 
certaine  et  légale  sans  doute,  mais  implicite  et  générale,  c'était 
accepter  que  l'autorité  émanât  des  fidèles  associés  et  non  pas  de  la 
hiérarchie.  Vous  avez  craint  que  le  régime  démocratique  n'envahit 
l'Église.  A  mieux  regarder  les  choses,  il  ne  nous  semble  pas  que 
la  loi,  avec  les  garanties  que  l'État  ne  prescrivait  pas,  mais  qu'il 
n'empêchait  pas  l'Église  de  prescrire  aux  associations,  ait  fait  aux 
humbles  fidèles  une  part  beaucoup  plus  grande,  ni  bien  différente 
de  celle  qui  est  la  leur  depuis  longtemps,  à  savoir  de  fournir* aux 
prêtres  et  aux  évoques  les  ressources  financières  dont  ils  auront 
encore  plus  besoin  demain  qu'aujourd'hui...  Avons-nous  donc  à 
regretter  ces  temps  glorieux  et  féconds,  où  les  fidèles,  moins  déta- 
chés des  destinées  de  l'Église,  ne  laissaient  pas  de  jouer  un  rôle 
singulièrement  plus  considérable  qu'il  ne  sera  jamais  dans  la  dési- 
gnation de  leurs  prêtres  et  de  leurs  évêques? 


1.  Voy.  Guillaume  de  Mandagoto,  Libellus  super  electione  facienda  et 
ejus  processibus  ordinandis  [ia85  (?)],  et  sur  cet  auteur  Schulte,  Die  Ges- 
chichte  der  Quellen  und  Litteratur  des  Canonischen  Rechts.  Stuttgart, 
i8;5-8o,  t.  II,  p.  184,  note.  —  F.  Hallier,  De  sacris  electionibus  et  ordina- 
tionibuSy  ex  antiquo  et  novo  ecclesiœ  usu,  Rome,  1739,  3  vol.  in- fol. 


r 


ASSOCIATIONS     ET     ÉLECTIONS     CULTUELLES  697 

Mais  quand  on  vit  Pie  X,  par  horreur  des  associations  cul- 
tuelles, s'opposer  non  seulement  à  la  loi  de  Séparation,  mais 
aux  lois  votées  ensuite  pour  la  corriger  et  l'adoucir  parce  qu'il 
y  découvrait  encore  des  traces  de  Y  «  arôme  représentatif  »  ; 
quand  on  le  vit  renoncer  aux  dépens  du  clergé  français  à 
quatre  cents  millions  de  biens  meubles  et  immeubles  et  dédai- 
gner tous  les  expédients  qui  lui  furent  offerts  pour  reprendre 
une  partie  de  cette  dotation  ;  alors  les  catholiques  admirèrent 
cette  obstination  qui  d'abord  avait  paru  irréfléchie  aux  plus 
instruits  d'entre  eux,  comme  une  soumission  entière  à  quelque 
inspiration  de  la  foi  ou  de  la  grande  politique. 

Or  voici  que  le  Bulletin  de  la  Semaine  (n°  du  3o  septembre 
1908),  publication  catholique,  orthodoxe  et  docile  aux  récents 
décrets  contre  le  modernisme,  reproduit  d'après  le  Bulletin 
paroissial  de  la  paroisse  de  Moscou,  le  nouveau  règlement  de 
l'Eglise  catholique  romaine  française  Saint-Louis  de  Moscou. 
Et  ce  règlement  donne  aux  Français  de  Russie  le  pouvoir  de 
former  une  association  qui  administrera  les  biens  du  culte  et 
élira  le  curé.  Le  Pape  ne  s'est  pas  opposé  à  ce  règlement,  et  ce 
n'est  pas  le  gouvernement  du  Tsar  qui  a  pesé  sur  les  catholi- 
ques de  Moscou  pour  leur  imposer  un  régime  si  contraire  aux 
tendances  de  sa  propre  administration  et  même  aux  usages  de 
sa  propre  Église.  Voici  les  passages  essentiels  : 

...  Le  service  divin  et  l'exercice  des  fonctions  ecclésiastiques  dans 
la  paroisse  sont  confiés  à  deux  ou  trois  prêtres  catholiques  de 
nationalité  française,  dont  l'un  remplit  les  fonctions  de  curé  et  les 
autres  de  vicaires.  Le  curé  de  l'Église  est  présenté  par  l'assemblée 
générale  des  paroissiens  à  l'archevêque  catholique  romain  de 
MohilefT...  Les  assemblées  paroissiales  ayant  pour  but  le  choix  du 
curé  doivent  se  tenir  un  dimanche  et  être  précédées  de  trois  publi- 
cations faites  au  prône  de  l'Église  les  trois  dimanches  ou  fêtes  qui 
précèdent.  Elles  seront  également  annoncées  une  fois  dans  les 
journaux  de  Moscou  huit  jours  d'avance.  Les  dites  assemblées 
paroissiales  se  tiennent  sous  la  direction  d'un  comité  spécial 
provisoire,  composé  du  doyen  de  Moscou  ou  de  son  représentant,  et 
des  syndics.  Le  choix  du  prêtre  se  fait  par  bulletin  et  au  scrutin 
secret.  Le  résultat  de  la  délibération  de  l'assemblée  est  constaté  par 
un  procès-verbal  signé  des  membres  du  susdit  comité.  Les  vicaires 
sont  présentés  par  les  paroissiens  suivant  le  même  mode...  Les 


5j)8  LA    REVUE     DE     PARIS 

ecclésiastiques  desservant  l'Église  reçoivent  un  traitement  mensuel 
de  ioo  roubles  pour  le  curé  et  de  80  roubles  pour  chaque  >icaire... 
Le  traitement  des  prêtres  une  fois  fixé  par  la  paroisse  ne  peut  être 
diminué.  Il  ne  peut  être  augmenté  que  du  consentement  de 
l'assemblée  générale  des  paroissiens.  Les  plaintes  des  paroissiens 
contre  le  vicaire  doivent  être  présentées  au  curé.  Tout  malentendu 
entre  le  curé  et  les  vicaires  ne  peut  être  résolu  qu'en  vertu  des  lois 
ecclésiastiques.  Les  plaintes  des  paroissiens  contre  le  curé  doivent 
être  présentées  à  V autorité  diocésaine. 

Quant  aux  biens.: 

L'administration  des  biens  est  confiée  au  conseil  syndical  composé 
du  curé,  président,  d'un  des  vicaires  choisi  par  le  curé  et  avant 
voix  délibérative,  et  de  quatre  syndics  élus  pour  trois  ans.  Le  bureau 
d'élection  est  composé  du  curé  et  des  syndics  sortants...  Les  élections 
ont  lieu  au  scrutin  secret,  par  bulletin  et  à  la  majorité  des  voix.  Le 
résultat  des  votes  est  constaté  par  un  procès-verbal.  Dans  le  procès- 
verbal  ayant  trait  aux  élections  et  qui  doit  être  signé  des  membres 
du  bureau,  sont  consignés  les  noms  de  six  candidats  qui  ont  obtenu 
le  plus  de  \oix.  Ce  procès-verbal  est  envoyé  immédiatement  à 
l'autorité  diocésaine  qui,  à  sa  guise,  confirme  comme  syndics  quatre 
des  candidats  élus  par  les  paroissiens .. .  Le  conseil  syndical  est  tenu 
d'administrer  tous  les  biens  de  l'Eglise  et  tous  les  revenus  qui  en 
découlent...  Les  syndics  ont  le  droit  et  le  devoir  de  représenter  les 
biens  de  l'Eglise  dans  leurs  rapports  avec  l'autorité  diocésaine,  les 
administrations  officielles  ou  privées  et  les  particuliers...  Les 
paroissiens  sont  convoques  en  assemblée  générale  au  moins  une 
fois  par  an... 

Désormais  donc,  les  Français  qui  voudront  appliquer  les 
lois  de  leur  pays  en  matière  religieuse,  devront  émigrer  à 
Moscou,  comme  à  la  fin  du  xviiic  siècle  les  Jésuites  qui 
voulaient  continuer  la  vie  de  leur  Ordre  devaient  se  réfugier 
en  Russie-Blanche  :  à  trois  ans  d'intervalle,  l'Eglise  fait 
refleurir  la  plus  démocratique  de  ses  coutumes  dans  l'Empire 
du  Tsar,  alors  qu'en  France  elle  applique  avec  une  rigueur 
croissante  la  vieille  formule  :  Luiras  taceal  in  ecclesia  et  extra. 

ANDRÉ      MATER 


JEUNE  TURQUIE' 


21  septembre,  Au  Patriarcat.  —  Un  membre  influent 
de  la  communauté  grecque  doit  me  présenter  ce  matin  au 
Patriarche  œcuménique.  Nous  descendrons  ensemble  de  Yeni- 
keuy,  dans  sa  mouche,  jusqu'à  l'échelle  du  Phanar.  Mais  pour 
m'y  rendre,  je  quitte  Thérapia  de  bonne  heure.  Sur  le  Chirket, 
j'entends  un  amusant  dialogue  entre  deux  hauts  fonctionnaires 
ottomans.  L'un  des  deux  est  certainement  d'origine  grecque. 
Il  appartient  au  département  des  Affaires  étrangères,  et 
dès  les  premiers  mots  il  s'affirme  comme  un  employé,  non 
pas  mécontent,  mais  aigri.  Son  aspect  chétif,  sa  voix  de 
fausset,  sa  petite  taille,  le  ton  hargneux  et  outrecuidant 
complètent  l'impression  produite  par  sa  parole  amère  et  ses 
jugements  uniformément  malveillants.  Le  nouveau  régime  n'a 
pas  répondu  à  ses  espérances.  Les  Jeunes  Turcs,  à  l'entendre, 
ne  valent  pas  mieux  que  les  Vieux  ;  leurs  proclamations  libé- 
rales et  égalitaires  ne  provoquent  que  son  ironie.  Ils  veulent, 
comme  leurs  devanciers,  monopoliser  au  profit  des  musul- 
mans les  hautes  fonctions  et  les  postes  enviables.  Pas  un  Grec 
depuis  la  Révolution,  qui  ait  été  promu  à  une  ambassade.  — 
Comme  si  la  sincérité  des  Jeunes  Turcs  n'avait  et  ne  pouvait 
avoir  d'autre  critérium  que  la  proportion  numérique  donnée  à 
l'élément  chrétien  dans  la  distribution  des  places  !  —  «  On  a 
bien  nommé  deux  ministres  chrétiens,  mais  dans  des  départe- 

i.  Voir  la  Revue  du  i5  novembre. 


600  LA     REVUE     DE     PARIS 

ments  sans  importance  ».  L'autre  interlocuteur  plus  fin,  moins 
âpre,  sinon  plus  indulgent,  observe  que  d'ailleurs  les  choix 
n'ont  pas  été  heureux  ;  et  les  deux  compères  passant  en  revue 
ceux  qu'on  aurait  pu  faire  s'accordent  pour  blâmer  ceux  qu'on 
a  faits.  Pas  un  ne  trouve  grâce  à  leurs  yeux.  Dans  tout  le  cours 
de  l'entretien,  pas  une  fois  ne  perce  le  souci  de  l'intérêt  public; 
pas  une  fois,  ils  n'essaient  de  déterminer  le  rôle  du  groupe  chré- 
tien dont  ils  font  partie,  en  vue  du  bien  général.  Seules  les  ques- 
tions personnelles  les  préoccupent,  les  promotions,  le  Salnamé*  ! 
Ames  de  bureaucrates  qui  finissent  par  croire,  dans  tous  les 
pays  du  monde  semble-t-il,  que  les  places  de  l'État  sont  créées 
pour  les  fonctionnaires  et  non  les  fonctionnaires  pour  l'État. 
Ceux-là  non  plus,  la  Révolution  ne  lésa  pas  changés.  Ils  res- 
tent bien  les  oulas  et  les  bahs*  de  l'ancien  régime. 

Au  Phanar.  —  Dans  l'entretien  qu'il  m'accorde,  c'est  un 
hommage  à  lui  rendre,  le  Patriarche  agite  d'autres  considéra- 
tions. Sa  Sainteté  Joachim  est  un  prélat  de  grande  apparence,  à 
la  taille  haute  et  droite  ;  sa  longue  barbe  grise,  son  front  large, 
son  visage  austère,  ses  traits  nobles  et  réguliers  lui  donnent  un 
aspect  vénérable  ;  sa  parole,  lente  et  mesurée,  ajoute  à  cette 
première  impression.  Le  bruit  avait  couru,  peut-être  mal  fondé, 
qu'il  s'était,  au  début,  montré  sans  enthousiasme  à  l'égard  de 
la  Révolution.  Je  lui  exprime  néanmoins  ma  joie  et  mon  espoir 
de  voir  l'hellénisme  en  profiter  et  collaborer  cordialement  avec 
les  musulmans  à  la  fondation  du  régime  constitutionnel  en 
Turquie.  Sa  Sainteté  ne  méconnaît  pas  les  avantages  matériels 
et  moraux  que  l'hellénisme  et  l'islam  recueilleraient  d'une 
association  sincère  ;  il  souhaite  ardemment  qu'elle  soit  prati- 
cable et  solide.  Mais  sa  foi  est  moindre  que  son  désir.  Il  craint 
fort  qu'après  le  bel  élan  de  la  première  heure,  les  Turcs  ne 
soient  ressaisis  par  leurs  influences  ataviques,  leur  mentalité 
millénaire,  leur  exclusivisme  religieux  et  leur  irrésistible 
besoin  de  primauté  politique. 

Tout  cela  ne  s'abolit  pas  par  une  formule  constitutionnelle. 
Les  Jeunes  Turcs  sont-ils  prêts  à  accepter  qu'un  ghiaour, 
pourvu  qu'il  en  ait  les   mérites,   un    Grec,  devienne    grand 

i.  Annuaire  des  fonctionnaires  civils, 
a.  Grades  élevés  de  la  hiérarchie  turque. 


J 


r 


JEUNE     TURQUIE  ÔOI 

vizir,    scraskier !   ou  seulement  ministre   des  Affaires    étran- 
gères2? Déjà  on  a  pu  constater  des  manifestations  de  fana- 
tisme national  au  sein  du  Cabinet.  Le  ministre  de  l'Intérieur 
et  de  l'Instruction  Publique,  Hakki-bey,  n'a-t-il  pas  proclamé 
la  nécessité  d'unifier  les  esprits  par  l'enseignement  obligatoire 
de  la  langue  turque  et  la  suppression  des  écoles  des  commu- 
nautés chrétiennes?   C'est  plus  qu'une  menace  à  la  Culture 
grecque  :   c'est  une  violation   des   privilèges  solennellement 
reconnus  par  le  conquérant  à  l'Eglise  œcuménique.  Il  est  vrai 
que,  devant  l'émotion  soulevée  par  ces  paroles,  elles  ont  été 
désavouées  par  le  Comité  Union  et  Progrès.  Mais  qui  sait  si 
cette  idée  ne  sera  pas  reprise  un  jour  au  Parlement,  ou  dans 
la  presse  turque,  par  les  journaux  tels  que  Millet,  Tanine,  Yenni 
Gazetta,   Servetti  Fanoun?  L'article  76  de  la  Constitution  ne 
parle-t-il  pas   aussi  d'aviser  aux  moyens    propres   à   unifier 
l'enseignement  donné  à  tous  les  Ottomans?  Le  Pontife  n'envi- 
sage donc  pas  l'avenir  avec  confiance.  Il  n'ignore  pas  d'ailleurs 
qu'en  maint  endroit,  en  Macédoine,  les  Turcs  favorisent  l'élé- 
ment slave  au  détriment  de  l'élément  hellène. 

Tout  en  comprenant  les  inquiétudes  du  Patriarche,  qu'ex- 
plique aisément  la  lourde  responsabilité  qu'il  sent  peser  sur 
lui,  j'avoue  ne  pas  les  partager  complètement.  Quelle  que  soit 
la  pensée  intime  des  Jeunes  Turcs  et  si  même  ils  sont  capables 
d'oublier  leurs  promesses  et  leur  programme,  j'ai  peine  à 
imaginer  une  tentative  aussi  folle  que  la  dénationalisation 
des  Grecs  avec  lesquels  se  solidariseraient  aussitôt  les  Arabes, 
les  Albanais,  non  moins  jaloux  de  garder  leur  langue,  leurs 
moeurs  et  leur  personnalité  ethnique.  Ce  qu'un  despotisme 
quatre  fois  séculaire  n'a  pu  faire  contre  les  Hellènes,  comment 
en  admettre  la  possibilité,  sous  un  régime  libéral,  où  les  Grecs 
seront  organisés,  groupés,  pourvus  de  journaux,  de  Comités, 
de  tous  les  moyens  moraux  et  matériels  de  défense  et  de 
propagande  que  la  liberté  assure  à  tous  les  citoyens?  Leur 
nationalité,  loin  de  courir  des  risques,  ne  peut  plus  désormais 
que  se  fortifier. 

1.  Minisire  de  la  Guerre. 

2.  11  faut  reconnaître  que  certains  procédés  des  autorites  turques  après 
les  premiers  résultats  des  élections  législatives  ont,  pour  une  notable  part, 
justifié  les  pronostics  pessimistes  du  Patriarche. 


6oa 


LA     REVUE     DE     PARIS 


Le  Patriarche  me  remercie  de  ma  foi  dans  la  résistance  et 
dans  les  destins  de  l'hellénisme  ;  il  souhaite  de  voir  ses  craintes 
heureusement  démenties  et  l'accord  s'affermir  non  seulement 
entre  Grecs  et  Turcs,  mais  aussi  entre  toutes  les  confessions  et 
races  de  l'Empire. 

De  retour  à  Yenikeuy,  où  j'allais  déjeuner  chez  le  ministre 
de  Grèce,  je  ne  pouvais  me  soustraire  a  cette  vérité  impérieuse 
que,  bien  ou  mal  fondés,  des  griefs  profonds,  des  méfiances 
invétérées  séparaient  toutes  les  races  de  l'Orient.  Je  m'en 
ouvris  à  mon  voisin  de  table,  un  Grec  de  Constantinople, 
connaissant  à  fond  son  pays  et  l'Europe,  et  dont  l'esprit  délié  et 
sûr,  le  caractère  impartial  et  intègre,  antipathiques  à  l'ancien 
régime,  constitueront  une  ressource  inappréciable  pour  le 
nouveau  :  «  Gomment,  avec  toutes  ces  suspicions  réciproques 
et  superposées,  la  coopération  sera-t-elle  possible,  et  sous  quels 
auspices  s'ouvrira  le  prochain  Parlement? 

—  La  tâche  ne  sera  pas  aisée,  répondit  mon  sage.  Espé- 
rons que  la  force  des  choses  suggérera  aux  hommes  plus  de 
raison  que  leur  propre  raison.  Mais  laissons  toutes  les  argu- 
ties spécieuses.  Le  monopole  du  loyalisme  n'appartient  à  per- 
sonne. Les  Arméniens  ne  le  revendiquaient  pas  au  lendemain 
des  massacres  d'Anatolie.  Les  Grecs  seront  loyalistes,  si  les 
Turcs  les  traitent  avec  justice  et  leur  attribuent  la  part  à 
laquelle  ils  ont  droit.  Le  patriotisme  de  chacun  dépendra  de  la 
manière  dont  la  nouvelle  patrie  ottomane  se  comportera  avec 
tous  ses  enfants.  Les  Grecs  ottomans  ont  des  sympathies  pour 
leurs  congénères  du  royaume;  c'est  entendu,  et  pourtant  ils 
ne  s'expatrient  pas  tous  pour  aller  vivre  à  Athènes.  Qu'on  leur 
permette  de  se  développer,  de  prospérer  dans  cet  Empire, 
qu'ils  trouvent  leur  intérêt  à  l'enrichir,  en  s'enrichissant  eux- 
mêmes,  par  leur  labeur,  et  ils  le  serviront,  ils  le  défendront 
comme  on  défend  l'armature  qui  vous  soutient,  l'organisme 
dont  on  est  solidaire.  Le  Grec  aime  sa  race  et  son  histoire  ;  mais 
il  sait  aussi  compter  et  réfléchir,  et  l'opulent  Empire  ottoman, 
—  aux  immenses  ressources,  —  le  retiendra  plus  que  le 
Royaume  hellénique  au  sol  ingrat,  aux  limites  étroites,  ne 
saurait  l'attirer.  Patriotisme  d'intérêt,  dira-t-on;  qu'est  donc 
le  patriotisme  autrichien,  suisse,  belge,  américain?  Toutes  les 
patries  ne  peuvent  prétendre  à  la  pureté  et  à  l'unité  de  la  race. 


JEUNE     TURQUIE  6o,'< 

Beaucoup  d'Etats  modernes  sont  de  grands  syndicats  d'intérêts, 
dépourvus  de  ce  prestige  et  cette  noblesse  que  confèrent  une 
longue  histoire  et  la  communauté  du  sang  ;  ils  vivent  cepen- 
dant et  s'affirment  avec  éclat.   Voyez  les  Etats-Unis  :   leurs 
enfants,  pour  être  de  sang  mêlé  et  d'origine  récente,  n'en  sont 
pas  moins  des  patriotes  ardents,  très  fiers  de  leur  pays.  Les 
Grecs  ne  savent  pas  la  langue  turque  ;  ils  l'apprendront.  Il  est 
chimérique  de  songer  à  les  dénationaliser  et  je  ne  partage  pas, 
je  l'avoue,  les  terreurs  de  notre  Patriarche.  Certes,  les  Grecs 
parleront  et  cultiveront  toujours  leur  langue  maternelle  ;  mais 
il  est  juste  qu'ils  apprennent  la  langue  turque,  qui  sera,  avec 
le  Parlement  et  l'Armée,  comme  la  langue  magyare  en  Hongrie, 
le  lien  nécessaire  entre  les  différents  peuples  de  l'Empire.  Si 
de  part  et  d'autre  il  y  a  volonté  de  s'entendre,  rien  n'est  plus 
facile.  Les  Turcs  sont  l'élément  agricole,  militaire  et  hiérar- 
chisé ;  les  Grecs  au  contraire,  et  j'en  dirai  autant  des  Arméniens, 
sont    l'élément    marchand,    industrieux,    intellectuel    de    la 
Turquie  ;  ils  se  complètent  les  uns  les  autres  loin  de  se  com- 
battre et  de  se  nuire.  La  guerre  entre  la  Grèce  et  la  Turquie  est 
possible,  —  nous  dit-on,  —  et  alors. . .  Regardez  encore  les  autres 
peuples.  N'y  a-t-il  pas  des  Polonais  en  Russie,  en  Autriche,  en 
Prusse?  Et  alors,  aussi  bien...  Mais  non  :  la  guerre  n'est  pas 
possible,  la  guerre  n'éclatera  pas  entre  nos  deux  pays,  si  les 
4  millions  de  Grecs  ottomans  occupent  en  Turquie  la  place 
qui  revient  à  leur  nombre,  à  leur  activité,  à  leur  intelligence. 
Les  Hellènes,  moins  nombreux,  du  Royaume  n'attaqueront 
pas  un  État  où  leurs  congénères  joueront  un  rôle  considérable. 
Donc,  loin  d'être  un  péril,  les  Grecs  de  l'Empire  lui  constituent 
une  garantie.  Il  y  a  plus  :  le  même  ennemi  les  menace  au 
dehors,    le   Slave.    Cette   communauté   de   danger  est   pour 
cimenter  plus  étroitement  leur  union.  Ce  n'est  pas  un  simple 
accord  qui  leur  serait  avantageux;  c'est  une  alliance  étroite 
en  Europe.  Un  ministre  grec,  M.  Deligeorgis,  avait  fait  jadis 
de  cette  idée   la  base  de  sa  politique  extérieure.  Il  a  laissé 
beaucoup  de  disciples  :  moi-même,  Grec  ottoman,  je  préconise 
cette  doctrine  depuis  trente  ans.  Je  ne  suis  pas  prêt  à  l'aban- 
donner. En  attendant,  l'entente  au  sein  de  l'Empire  est  réali- 
sable; c'est  une  affaire  de  bon  vouloir  et  de  bonne  foi.  » 
2?    septembre.    Stamboul.    —    Le    mécontentement    et  la 


6o4  LA     REVUE     DE     PARIS 

défiance  s'accroissent  contre  le  ministère,  dont  tous  les  jour- 
naux libéraux1  s'accordent  à  dénoncer  l'incapacité  et  la  fai- 
blesse. La  police  a  dû  dissiper  aujourd'hui  une  manifestation 
bruyante,  organisée  par  les  softas,  à  l'instigation  directe  de 
Mourad-bey  et  à  la  suggestion  secrète  d'émissaires  du  Palais. 
Mourad-bey  est  cet  ancien  Jeune  Turc,  qui,  voici  onze  ans, 
avait  quitté  la  Turquie  pour  venir  vivre  en  Occident  et  tra- 
vailler au  succès  des  idées  constitutionnelles.  La  vie  des 
proscrits  turcs  était  difficile  en  Europe;  peu  d'entre  eux 
eurent  la  force  de  résister  jusqu'au  bout,  comme  Ahmed-Riza 
et  ses  amis,  soit  aux  difficultés  matérielles  et  aux  tristesses 
de  l'éloignement,  soit  aux  tentations  dont  les  assiégeaient  les 
espions,  envoyés  d'Yildiz  pour  guetter  l'heure  de  la  défaillance 
et  négocier  les  conditions  de  leur  retour.  Mourad-bey  fut  de 
ceux  qui  ne  surent  pas  prolonger  la  résistance.  Il  rentra  à 
Gonstantinople,  non  pour  capituler,  disait-il,  mais  pour  y 
poursuivre  la  propagande  de  ses  doctrines.  En  réalité,  qu'ad- 
vint-il de  ces  résolutions?  On  put  croire  quelque  temps  qu'il 
avait  simplement  renoncé  à  ses  idées,  en  échange  d'une  vie 
tranquille  et  aisée.  D'abord  les  libéraux  firent  le  silence  sur 
lui;  bientôt  il  fut  accusé  d'avoir  trahi  non  seulement  ses 
convictions,  mais  des  compagnons  de  lutte  :  il  fut,  dès  lors, 
boycotté  comme  espion  et  traître.  Après  la  Révolution, 
Mourad  se  souvint  de  ses  anciennes  opinions  et  voulut  sortir 
de  l'humiliant  oubli  où  il  était  délaissé.  Il  fonda  un  journal, 
le  Mizan,  et  chercha  à  se  rapprocher  des  Jeunes  Turcs  qui 
l'évincèrent  résolument.  Ulcéré,  il  se  retourna  contre  les  libé- 
raux et  la  Constitution,  et  le  Mizan  depuis  lors  les  combat 
avec  acharnement,  comme  ennemis  de  la  religion,  de  la  tradi- 
tion morale  et  sociale  de  l'Islam.  Il  dénonce,  à  l'égal  d'une 
doctrine  corruptrice  et  destructrice  de  la  Turquie,  l'émanci- 
pation de  la  femme  turque  et  l'adoption  progressive  des 
usages  et  du  costume  européens,  tels  que  le  dévoilement  du 

i.  A  peine  libre,  la  presse  en  Turquie  s'est  affirmée  par  un  grand  nombre 
de  journaux  et  par  une  floraison  remarquable  de  jeunes  talents.  Outre 
rikdam  et  le  Tcherdjumani-Halikat,  dont  l'existence  est  ancienne,  il  s'est 
créé  et  se  crée  tous  les  jours  de  nouveaux  organes  libéraux  dont  voici 
les  plus  importants  :  Tanine,  Yeni  Gazetta,  Kalem,  journal  humoristique, 
Chourai-Ummet,  — journal  du  Comité  Union  et  Progrès,  —  Sabah.  Le  Ser- 
vet.  I.  Fanoun  est  libéral  nationaliste,  le  Millet,  nationaliste. 


r 


JEUNE     TURQUIE  6o5 

visage,  le  développement  de  la  culture  intellectuelle,  en  atten- 
dant le  mélange  des  sexes  dans  les  visites  et  les  relations  mon- 
daines. 

Tout  cela  devint  pour  Mourad  un  thème  à  furieuses 
diatribes,  qui,  reprises  quotidiennement,  ont  fini  par  impres- 
sionner rame  obscure  du  bas  peuple  et  des  softas  dont  le 
fanatisme  égale  l'ignorance  et  la  paresse.  Personne  ne  doute 
que  cette  campagne  soit  encouragée  par  le  Palais,  auquel  ne 
restent  que  deux  moyens  de  réaction  possibles,  soit  un  réveil 
de  fanatisme  démagogique,  soit  une  diversion  créée  par  des 
complications  internationales.  Les  quatre  ou  cinq  cents  softas, 
embrigadés  par  Mourad  et  conduits  par  des  agents  soudoyés  \ 
sont  venus  porter  leurs  protestations  bruyantes  chez  le  Cheikh- 
ul-Islam  lui-même  ;  ils  ont  menacé  de  mort  le  chef  de  la  reli- 
gion, lui  reprochant  de  trahir  la  Foi  et  la  Patrie.  Mehmcd- 
Djemaleddine  a  reçu  de  haut  ces  forcenés,  méprisant  leurs 
menaces  «  qui  ne  l'empêcheront  pas  d'accomplir  son  devoir, 
de  défendre  la  liberté  et  le  pays  dont  le  progrès  avait  été  inter- 
rompu depuis  trente  ans  par  leurs  aveugles  préjugés  et  leur 
grossière  ignorance  ». 

C'était  un  spectacle  émouvant  et  pittoresque  que  le  contraste 
entre  cette  tourbe  ignoble,  ces  faces  bestiales,  représentatives 
de  la  misère  intellectuelle  et  morale,  de  la  torpeur  séculaire  où 
s'abrutit  la  vieille  Turquie,  et  l'impassibilité  presque  souriante 
de  ce  docteur  de  la  foi,  savant  éclairé,  libéral,  si  jeune  encore, 
svelte,  le  visage  très  beau,  qu'encadre  une  barbe  encore  noire, 
et  dont  l'admirable  matité  fait  ressortir  des  yeux  brillants 
d'intelligence  et  de  douceur;  le  geste  élégant,  harmonieux, 
le  port  noble,  mais  surtout,  —  c'est  là  que  réside  son  plus 
grand  charme,  —  la  voix  musicale,  la  parole  merveilleusement 
fluide,  pure  et  éloquente. 

Cet  homme  et  cette  foule  hurlante  aux  prises  incarnent  le 
nouveau  régime  et  l'ancien,  la  tradition  étroite  et  textuelle, 
l'intelligente  et  sage  interprétation,  la  matière  et  l'esprit,  Ariel 
et  Caliban. 

Les  journaux,   en  rendant  compte  de  cette   ignominieuse 

i.  L'un  d'eux,  Kieur  Ali  (Ali  l'Aveugle)  vient  d'être  condamné  à  mort  par 
la  Cour  Criminelle  de  Conslantinople,  pour  excitation  contre  les  Chrétiens 
et  violation  de  la  Constitution. 


606  LA     REVUE     DE     PARIS 

démonstration,  déterminent  nettement  les  influences  respon- 
sables. Les  Comités  réclament  une  répression  énergique  et 
rapide  contre  les  softas  et  contre  Mourad,  auxquels  le 
Grand  Vizir  s'est  borné  à  adresser  une  réprimande.  Des  offi- 
ciers, membres  du  Comité  Union  et  Progrès,  estiment  qu'on 
n'aura  raison  des  softas  qu'en  les  incorporant  dans  les  régi- 
ments de  la  frontière,  par  une  mesure  légale,  imitée  de  la 
législation  française  sur  les  séminaristes.  On  propose  de» 
représailles  plus  décisives  encore  contre  eux  et  Mourad-bey. 

25  Septembre.  Thérapia.  —  L'émotion  causée  par  l'affaire 
Mourad  se  calme  à  peine,  lorsqu'éclate  la  nouvelle  de  l'incident 
Guéchof. 

Le  ministre  des  Affaires  étrangères,  Tewfick-bey,  offrant  un 
dîner  diplomatique  aux  chefs  des  missions  étrangères,  accrédités 
à  Stamboul,  n'a  pas  cru  devoir  admettre  parmi  les  invités, 
l'agent  bulgare  qui  n'est  que  le  représentant  (Kapoukiaia)d'ua 
Etat  vassal.  Pour  calmer  les  susceptibilités  bulgares,  la  Sublime 
Porte  a  proposé  à  M.  Guéchof  de  l'inviter  au  titre  de  fonction- 
naire ottoman  avec  un  ou  deux  hauts  titulaires  de  la  hiérarchie. 
Le  Bulgare  a  refusé  et  quitté  Constantinople,  en  congé  indéfini. 

Les  ambassadeurs  sont  d'accord  pour  juger  le  procédé  delà 
Porte  légitime  selon  le  droit  international.  Mais,  du  point  de  vue 
politique,  était-il  expédient  de  provoquer  un  pareil  incident? 
Ce  diner  diplomatique  était-il  opportun,  s'il  devait  soulever  un 
incident  aussi  bruyant?  D'ailleurs,  à  défaut  du  droit  strict,  les 
usages  et  les  précédents  ne  permettaient-ils  pas  de  tourner  la 
difficulté?  l'agent  bulgare  n'avait-il  pas  été  mis  jusqu'alors  sur 
le  même  pied  que  les  diplomates,  dans  toutes  les  autres  céré- 
monies comme  jadis,  avant  1878,  les  agents  des  autres  pays 
vassaux,  la  Serbie,  les  Principautés  Danubiennes?  Et  les  gens 
réfléchis  se  demandent  si  cet  incident  est  une  nouvelle  mala- 
dresse du  ministre  des  Affaires  étrangères,  dont  l'ineptie  est 
depuis  longtemps  hors  de  conteste,  ou  si,  derrière  cette  inca- 
pacité, ne  s'abrite  pas  la  manœuvre  très  calculée  d'une  volonté 
consciente,  que  secondent  des  complices,  si  Ton  n'est  pas  en 
présence  d'une  intrigue  internationale,  nouée  entre  les  ennemis 
intérieurs  de  la  Révolution  et  celles  des  puissances  européennes 
que  la  Révolution  a  déçues  et  contrariées  dans  leur  politique, 
dans  leurs  ambitions  et  leurs  intérêts. 


r 


JEUNE    TURQl.  IE  607 

La  riposte  bulgare  ne  se  fait  pas  attendre.  Sous  prétexte 
d'une  grève  presque  aussi  vite  apaisée  que  déclarée  parmi  les 
employés  des  chemins  de  fer  orientaux,  la  Principauté  occupe 
militairement  le  tronçon  de  la  ligne  qui  traverse  le  territoire 
bulgare,  déclare  qu'elle  le  gardera  définitivement,  comme 
garantie  de  son  indépendance  économique,  sauf  à  régler  l'in- 
demnité pécuniaire  avec  la  Compagnie,  et  non  avec  le  gouver- 
nement turc,  bien  qu'il  soit  le  propriétaire.  Bref,  une  série  de 
litiges  est  ouverte  avec  un  Etat  voisin,  militairement  fort,  dont 
on  ne  saurait  trop  suspecter  les  intentions  et  qui  semble  disposé 
à  en  tirer  les  plus  graves  conséquences.  La  presse  libérale, 
tout  en  maintenant  le  bon  droit  de  la  nation,  a  la  sagesse  de 
prêcher  le  calme  et  de  prémunir  tous  les  patriotes  contre  les 
pièges  et  les  provocations.  Le  Comité  Union  et  Progrès, 
déplore  l'incurie  du  Grand  Vizir,  et  flétrit  la  duplicité  de 
Tewfick-bey  et  de  Hakki-bey,  les  ministres  responsables  des 
troubles  du  dedans  et  des  difficultés  extérieures. 

25  septembre.  Thérapia.  —  Les  élections  législatives  s'an- 
noncent assez  mal,  si  Ton  en  juge  d'après  les  élections  muni- 
cipales qui  ont  lieu  depuis  deux  ou  trois  semaines.  La  muni- 
cipalité de  Péra  devait  être  renouvelée  les  premiers  jours  du 
mois.  Les  Grecs,  qui  sont  en  forte  majorité,  ont  formé  une 
liste  composée  de  sept  Hellènes,  trois  Turcs  et  un  Arménien. 
Les  Arméniens  et  les  Turcs  ont  négligé  de  s  entendre,  avant 
l'élection,  soit  entre  eux,  soit  avec  les  Grecs,  dont  la  liste  a 
passé  tout  entière.  Les  Arméniens  ont  demandé  l'annulation 
des  opérations  électorales;  mieux  partagés,  les  Turcs  se  sont 
associés  à  cette  réclamation,  encore  qu'on  n'eût  pas  à  se  plaindre 
de  fraudes  ou  d'irrégularités  sérieuses  et  que  le  résultat  du 
scrutin  fût  dû  à  l'organisation,  à  l'empressement  et  à  la  disci- 
pline des  électeurs  grecs.  Le  Conseil  de  préfecture  con- 
clut à  l'annulation  de  ce  vote  qui  semble  répondre  cependant 
à  la  proportion  exacte  des  forces  numériques  des  divers 
éléments.  A  Béchik-Tacb,  les  mêmes  causes  ont  produit  les 
mêmes  effets;  les  Grecs,  moins  nombreux,  ont  encore  rem- 
porté la  victoire;  de  même  à  Piinkipo.  Les  Turcs  et  les 
Arméniens,  battus  par  leur  faute,  protestent  et  veulent  frus- 
trer les  vainqueurs  du  fruit  de  leur  succès.  Dépourvus  de 
toute  expérience  électorale,  ignorants  de  la  vie  publique,  les 


1 


608  LA     REVUE     DE     PARIS 

Turcs  ne  se  sont  pas  souciés  de  préparer  l'élection;  nombre 
d'électeurs  ne  se  sont  même  pas  dérangés  pour  aller  au  scrutin. 
Les  autres  ont  voté,  chacun  pour  leur  compte,  au  hasard  de 
leur  caprice  individuel,  sans  concert  préalable,  et  finalement 
la  méthode  et  l'organisation  prévalurent  sur  le  nombre.  Là- 
dessus,  grand  désappointement  des  vaincus  qui  ne  peuvent 
admettre  leur  défaite,  —  là  surtout  où  leur  race  constitue  en 
fait  la  majorité.  Ils  font  annuler,  par  l'autorité  administrative, 
tous  les  scrutins  qui  leur  sont  contraires.  D'autre  part,  les 
Grecs  sont  exaspérés  de  se  voir  enlever  le  bénéfice  de  leur 
victoire  et  s'écrient  que  la  Constitution  n'est  qu'un  leurre  et 
l'égalité  un  vain  mot.  Quel  sérieux  attribuer  à  un  Parlement 
qui  sera  fait  à  l'image  de  la  volonté  administrative  et  non  de 
la  volonté  des  électeurs?  Le  Parlement  et  le  nouveau  régime 
ne  seront-ils  pas  viciés  dans  leur  principe?  Tel  est  le  thème  de 
la  discussion  engagée  entre  quelques  amis  turcs  et  grecs, 
appartenant  tous  à  la  plus  haute  élite  intellectuelle  et  sociale  ; 
—  deux  conseillers  d'Etat,  un  ambassadeur  et  un  candidat  au 
Parlement,  —  qui  m'invitent  à  les  départager,  vu  ma  qualité 
et  mon  expérience  de  citoyen  d'un  pays  libre  et  parlementaire. 

—  Si  c'est  pour  falsifier  les  résultats  électoraux,  dit  un  Grec, 
à  quoi  bon  des  élections  ?  L'ancien  régime  du  bon  plaisir  avait 
du  moins  le  mérite  de  la  franchise.  Les  chrétiens  savaient 
alors  que  les  fonctions  n'étaient  pas  le  prix  du  mérite  ni  du 
concours,  et  qu'ils  ne  devaient  prétendre  à  rien  d'autre  que  ce 
que  voudraient  bien  leur  abandonner  les  représentants  de  la 
race  dominante.  Mais  pourquoi  proclamer  l'égalité  de  tous  les 
Ottomans  si  l'on  veut  maintenir  le  privilège  de  quelques-uns? 

—  Pardon,  interrompt  un  Jeune  Turc,  candidat  législatif  à 
Stamboul.  Nous  voulons  l'égalité  des  races,  la  liberté  du  vote 
et  aussi  la  sincérité  électorale.  Mais  le  résultat  du  scrutin  doit 
répondre  à  la  réalité  des  choses.  Est-il  juste  que  les  Grecs, 
mieux  entraînés  aux  luttes  politiques,  par  leur  atavisme,  leurs 
traditions,  leur  organisation  communautaire,  leurs  éphories, 
leurs  démogéronties,  est-il  juste  que,  grâce  à  leur  avance  et  à 
leur  habileté,  ils  obtiennent  une  représentation  législative  hors 
de  proportion  avec  leur  force  réelle  et  nous  annihilent  ou  nous 
priment  au  Parlement,  alors  que  nous  avons  incontestablement 
la  majorité  dans  le  pays?  » 


r 


JEINK     TURQUIE  G09 


Et  chacun  de  répéter  ses  arguments. 

Je  cherche  à  concilier  les  parties  :  j'estimerais  fâcheux  que 
l'inexpérience  électorale  des  Turcs  leur  fît  perdre  l'avantage 
légitime  de  leur  supériorité  numérique.  Ils  représentent  dans 
le  pays,  le  groupe  musulman  le  plus  nombreux;  il  est  donc 
juste  que  leurs  députés  se  retrouvent  à  la  Chambre  dans  la 
même  proportion.  D'ailleurs  il  n'est  pas  à  désirer   que  les 
Grecs  disposent  d'une   influence  parlementaire  dépassant  la 
part  qui  correspond  à  leur  nombre  —  consciencieusement 
recensé  —  dans  l'Empire.  Il  est  facile  de  prévoir  les  consé- 
quences d'une  telle  anomalie;  elle  provoquerait  une  réaction 
nationaliste,  des  mesures  d'exclusion,  et  le  régime  constitu- 
tionnel serait  inauguré  par  un  conflit  de  races  et  des  lois 
d'exception.  Or,  si  les  luttes  de  partis  sont  la  condition  et  la 
raison  du  parlementarisme,  les  haines  ethniques  en  sont  le  plus 
grave  danger.  Les  Grecs  doivent  avoir  la  sagesse  de  ne  pas  abuser 
de  leur  expérience  et  de  ne  poursuivre  que  leur  droit.  Ils  per- 
draient tout  à  vouloir  trop  gagner.  Mais  de  leur  côté,  les  Turcs 
commettraient  une  grave  faute  en  contestant  ou  en  amoin- 
drissant le  droit  de  leurs  concurrents.  Le  régime  électif  est  un 
jeu  qui  comporte,  avec  ses  aléas,  ses  conventions  et  ses  règles. 
Il  faut  respecter  les  règles  du  jeu  et  ne  pas  imiter  l'enfant, 
voyant  qu'il  perd,  qui  retire  son  enjeu  et  crie  :  «  Le  coup  est 
nul  ».  A  moins  qu'il  n'y  ait  une  tricherie  expresse,  si  les 
Turcs  s'organisent  avant  le  scrutin,  ils  n'auront  pas  besoin  de 
l'annuler  après.  Cette  éducation  politique  est  affaire  de  peu  de 
temps,  de  quelques  semaines  ;  et  vraiment,  le  gain  de  quelques 
sièges  ne  vaut  pas  pour  les  Jeunes  Turcs  la  perte  de  leur  renom 
de  libéralisme  et  de  sincérité.  Quel  crédit  faire  à  un  régime 
dans  lequel  toute  confiance   serait  tuée,  avant  la  première 
réunion  du  Parlement,   dans  l'esprit  des  races  qui  avaient 
espéré  l'égalité  et  s'aperçoivent  qu'elles  se  heurtent  toujours 
au  privilège? 

1er  Octobre.  Stamboul.  —  Cette  question  d'élections  prend 
un  caractère  aigu.  J'ai  pu  m'en  convaincure  par  un  entretien 
avec  plusieurs  membres  d'un  nouveau  Comité,  Y  Union  libérale, 
qu'un  de  mes  amis  a  réunis  ce  soir.  Une  douzaine  de  Jeunes 
Turcs,  officiers  et  civils  ;  tous  s'expriment  facilement  en  fran- 
çais, Les  civils  sont  membres  du  Conseil  d'État,  fonctionnaires 

Ier  Décembre  1908»  u 


6lO  LA     REVUE     DE     PARIS 

des  Affaires  étrangères  et  quelques  avocats  ;  tous  de  culture  et 
d'éducation  excellente,  gentlemen  accomplis,  qui  savent  dans 
les  discussions  les  plus  ardentes,  garder  une  possession  d'eux- 
mêmes,  un  calme  de  parole,  une  dignité  d'attitude  qui  n'appar- 
tiennent qu'à  cette  superbe  race. 

Bien  entendu,  en  libéraux  sincères,  ils  voient  avec  regret  ces 
annulations  d'élections  et  blâment  l'exclusivisme  de  l'admi- 
nistration 1 .  Je  les  questionne  sur  leur  organisation  électorale 
et  j'apprends  qu'elle  est  encore  insuffisante. 

Les  Jeunes  Turcs  ne  semblent  pas  savoir  que  les  élections 
doivent  être  préparées  et  dirigées,  même  dans  les  pays 
libres  et  possédant  une  ancienne  expérience  électorale,  à  plus 
forte  raison  dans  un  pays  pour  qui  la  liberté  fut  une  surprise 
et  qui  naît  à  la  vie  publique. 

Pendant  les  deux  mois  qui  viennent  de  s'écouler,  on  a 
donné  des  concerts,  des  fêtes  de  jour  et  de  nuit.  Us  ont  vécu 
dans  le  rêve.  A  la  période  héroïque,  succéda  la  période  idyl- 
lique. On  fraternisa  dans  les  mosquées  et  dans  les  églises;  ce 
qui  était  d'un  bon  exemple,  à  la  condition  de  prolonger 
l'accord  jusqu'aux  rencontres  électorales.  On  oublia  la  réalité. 

Les  mots  Liberté  et  Constitution  semblaient  suffire  à  tous 
les  besoins,  résoudre  toutes  les  questions.  Ils  dilataient  les 
cœurs,  mais  aveuglaient  les  esprits.  Et  les  héros  qui  avaient 
si  bien  su  vaincre,  ne  surent  pas  profiter  de  leur  victoire  ni 

i.  Depuis  lors,  ces  procédés  fâcheux  ne  se  sont  pas  améliorés,  au  con- 
traire, pour  les  élections  législatives.  Les  journaux  grecs  et  le  Patriarcat 
signalent  une  série  de  faits  scandaleux  qui  n'ont  pas  été  démentis.  À  Per- 
gamos,  annulation.  A  Andrinople,  les  dix  arrondissements  électoraux  ont 
été  réunis  en  un  seul  pour  empêcher  l'élection  des  Grecs.  A  Isboro  (Chai* 
cidiquc),  800  électeurs  du  premier  degré  ont  été  empêchés  de  voter.  A  Tiroloi 
(Thrace)  les  élections  avaient  assuré  aux  Grecs  une  grosse  majorité.  Les 
autorités  de  Rodosto  ont  envoyé  une  dépêche  ambiguë,  dont  la  Commission 
de  recensement  a  argué  pour  annuler.  En  Epire,  dans  le  district  de  Janina 
cent  cinquante  communes  grecques  auraient  été  exclues  des  opérations  élec- 
torales. La  Légation  de  Grèce  à  Constantinoplc  a  dû  appeler  l'attention  de 
la  Sublime  Porte  sur  Smyrne  où  la  victoire  électorale  des  Grecs  a  provoqué 
un  mouvement  anti-chrétien  chez  les  Musulmans.  Le  Times  du  17  octobre 
déclare  que  «  dans  bien  des  cas  les  Grecs  semblent  avoir  a  se  plaindre  de 
l'arbitraire  des  autorités  locales;  dans  d'autres,  les  Turcs  les  accusent  de 
corruption  électorale;  mais  en  général,  on  peut  dire  que  le  vote  grec  est 
mieux  organisé  et  que  les  électeurs  grecs  prennent  plus  d'intérêts  aux  élec- 
tions que  leurs  rivaux  musulmans.  Le  Patriarcat  est  saisi  de  nombreuses 
plaintes  et  signale  des  cas  tout  à  fait  révoltants  ». 


r 


jteUNE     TURQUIE  6ll 

l'organiser  méthodiquement.  Le  2 5  juillet,  les  promoteurs  de 
la  Révolution  pouvaient  tout.   Leur  rôle  était,  d'autant  plus 
facile  que  leur  autorité  était  illimitée.  «  Après  avoir  taillé,  il 
faut  coudre  »,  disait  la  reine  Catherine.  La  faute  initiale  des 
Jeunes  Turcs  fut  de  ne  pas  tailler,  du  moins  aussi  radicale- 
ment qu'il  eût  convenu;  et  cela  ne  fit  qu'accroître  la  difficulté. 
Néanmoins,  si  la  situation  n'était  pas  tout  à  fait  nettoyée, 
elle  était  éclaircie  :  la  parole  du  Comité  central  était  écoutée  et 
obéie  dans  tout  l'Empire,  des  gouvernants  comme  des  gou- 
vernés. La  vague  d'enthousiasme  populaire  qui  le  portait  n'avait 
rien  perdu  de  sa  force  et  son  élan.  Il  lui  suffisait  de  faire  appel 
au  pays,  par  un  manifeste  où  fussent  expliqués  dans  une  forme 
bien  claire  et  concrète  les  raisons  et  le  but  de  la  Révolution, 
de  lancer  ce  manifeste  à  travers  toutes  les  provinces  et  de  pro- 
poser, pour  l'application  du  programme  de  réformes,  une  liste 
de  candidats  recrutés  parmi  les  citoyens  les  plus  intègres  et 
les  plus  capables,  de  toutes  les  races  et  confessions,  au  prorata 
de  leur  importance  numérique.  Ces  candidats  eussent  été  les 
candidats  de  la  Révolution  elle-même  et  non  pas  d'une  coterie 
restreinte,  aux  choix  de  laquelle  l'exclusivisme  et  la  passion 
ethnique  ne  sont  pas  étrangers.  L'annulation  systématique  des 
scrutins  ne  saurait  cependant  constituer  le  correctif  et  le  régu- 
lateur normal  des  élections  ni  la  rançon  finale  de  l'insouciance 
et  du  flottement  de  la  première  heure  ' . 

Candilli,  8  octobre.  —  C'est  dans  une  grande  maison 
turque,  à  Vlftar,  c'est-à-dire  le  repas  qui  rompt  chaque  soir, 
après  le  coucher  du  soleil,  le  jeûne  du  Ramadan.  Tous  les 
membres  de  la  famille  sont  militaires.  Le  père,  général  de  divi- 
sion, a  pris  depuis  longtemps  sa  retraite.  lia  gagné  par  une  bles- 
sure ou  par  un  trait  de  bravoure  chacun  de  ses  grades.  Il  a  fait  la 
guerre  de  1877  et  combattu  à  Plevna.  Ses  trois  fils  sont 
officiers,  âgés  de  vingt-cinq  à  trente  ans,   tous  trois  pleins 


1.  Il  faut  dire  néanmoins  qu'aujourd'hui  une  liaison  plus  intime  vient 
d'être  établie  entre  les  provinces  et  le  Comité  central  de  Salonique,  en  vue 
de  créer  l'unité  et  d'élargir  la  base  d'action.  Presque  tous  les  vilayets  ont 
envoyé  à  Salonique  un  représentant  pour  tous  les  Comités  de  Cazahs  ;  le 
Comité  central  de  Salonique  est  représenté  lui-même  par  cinq  délégués, 
dont  quelques-uns  sont  les  mandataires  des  vilayets  les  plus  éloignés  de 
l'Empire.  En  tout,  ce  Conseil  général  compte  38  délégués  :  les  décisions  sont 
prises  à  la  majorité. 


6l2  LA     REVUE     DE     PARIS 


n 


d'entrain  et  d'ardeur  pour  la  patrie  et  pour  la  liberté  ;  ouverts 
aux  nobles  sentiments,  aux  idées  généreuses,  ils  entourent  de 
respect  le  superbe  vieillard  et  lui  font  un  cadre  de  jeunesse  et 
de  vaillance. 

Ce  soir,  la  courtoisie  coutumière  des  hôtes  est  assombrie 
par  les  nouvelles  venues  de  Stamboul.  La  Bulgarie  a  proclamé 
son  indépendance.  L'Autriche  transforme  en  annexion  pure 
et  simple  l'occupation  de  la  Bosnie  et  de  l'Herzégovine.  L'am- 
bassadeur austro-hongrois  est  venu  notifier  à  la  Sublime  Porte 
cette  décision  :  il  la  justifie  par  les  événements  intérieurs  que 
traverse  la  Turquie,  et  par  l'intérêt  bien  entendu  de  cette  der- 
nière puissance  «  à  qui  la  situation  indécise  des  deux  provinces 
pourrait  créer  d'éventuels  embarras  » .  La  Crète  d'autre  part  a 
proclamé  sa  réunion  à  la  Grèce,  qui  s'en  rapporte  à  l'Europe. 

La  Bosnie  et  l'Herzégovine  n'étaient  plus  considérées 
comme  turques,  et  la  vassalité  bulgare  n'était  guère  qu'une 
fiction  de  droit.  Néanmoins  le  moment  choisi  par  les  Bulgares 
et  les  Autrichiens  souligne  l'injure,  et  la  froide  hypocrisie 
autrichienne  ajoute  une  dérision  à  la  violation  des  traités. 

L'outrage  est  vivement  ressenti  dans  ce  milieu  militaire.  On 
sait  bien  que  la  guerre  ferait  la  joie  et  servirait  les  projets  du 
parti  réactionnaire,  que  la  Turquie  n'est  pas  en  mesure  de 
frapper  les  coups  rapides  et  décisifs  contre  l'adversaire  qui  se 
prépare  de  longue  main  et  dont  l'impunité  a  encouragé  l'au- 
dace, les  brigandages  et  les  manquements  internationaux.  Mais 
nos  jeunes  officiers  sentent  bouillonner  toute  leur  fierté  ata- 
vique :  pleins  du  passé  militaire  de  leur  race,  ils  frémissent  et 
protestent  à  l'idée  de  ne  pas  relever  cette  provocation  lancée  au 
drapeau  et  à  l'armée  turcs. 

Le  vieux  soldat,  dont  les  yeux  sont  fixes  et  le  visage  impas- 
sible, les  écoute  en  silence  ;  puis  relevant  sa  tête  blanche,  il 
dit  :  «  Non,  Eflendiler,  non,  il  ne  faut  pas  se  battre  en  ce 
moment  du  moins  ;  demandez  son  avis  à  notre  ami  français. 
Le  pays  doit  refaire  son  armée  comme  son  organisme  poli- 
tique et  moral  ;  il  n'a  pas  le  droit  de  risquer  son  avenir,  son 
existence  sur  une  carte  mauvaise.  Les  Turcs  n'ont  pas  à  faire 
leurs  preuves  de  courage.  L'Europe  les  connaît;  elle  connaît 
leur  gloire,  écrite  en  lettres  rouges  dans  l'histoire  de  toutes  les 
nations!  La  Turquie  doit  maintenant  faire  ses  preuves  de 


JEUNE     TURQUIE  6l3 

sagesse  ;  et,  en  ce  jour,  la  sagesse  consiste  à  être  patients  : 
la  revanche  vient  toujours  à  qui  sait  l'attendre  et  la  préparer. 
Quoiqu'il  en  coûte,  attendons  ». 

Le  ton  de  la  presse  turque,  le  lendemain,  est  d'une  absolue 
modération  et  le  mot  d'ordre  est  de  conserver  la  paix  afin 
d'assurer  le  succès  de  la  Révolution.  On  fera  le  possible  pour 
éviter  une  rupture  violente.  Si  elle  devient  inévitable,  les 
Fidaï1  d'Lnion  et  Progrès,  et  de  nombreux  membres  de 
l' l  nion  Libérale  sont  résolus  à  ne  marcher  aux  Bulgares  et  à 
faire  face  au  péril  extérieur  qu'après  avoir  marché  sur  Yildiz 
Kiosk  et  mis  fin  au  péril  intérieur. 

L'après-midi,  quelques  manifestations  dans  Stamboul.  Un 
millier  de  Turcs  défilent  en  huant  l'ambassade  d'Autriche  et 
acclament  les  drapeaux  français  et  anglais.  Les  maisons  autri- 
chiennes sont  boycottées  malgré  les  protestations  du  représen- 
tant officiel;  la  Russie  blâme  l'Autriche  et  la  Bulgarie.  L'Alle- 
magne prétend  n'avoir  pas  été  mise  au  courant,  et  froidement 
insuffle  des  conseils  belliqueux,  sauf  à  les  démentir,  si  cela 
devient  nécessaire.  L'Angleterre,  —  derrière  laquelle  la  France 
reste  assez  effacée,  —  propose  une  conférence  qui  réglera, 
par  une  liquidation  générale,  les  litiges  ouverts  par  les  coups 
de  force  bulgare  et  autrichien.  La  diplomatie  britannique  se 
montre  peu  adroite  :  elle  froisse  l'Allemagne  en  paraissant 
l'exclure;  elle  irrite  l'Autriche  tout  en  ne  s'assurant  pas  sans 
réserve  le  concours  de  la  Russie;  enfin,  elle  ne  tranquillise 
qu'à  demi  les  Turcs  qui  savent  par  expérience  que  les  délibé- 
rations des  assemblées  européennes  ont  toujours  eu,  sinon  pour 
but,  du  moins  pour  résultat,  de  porter  de  nouvelles  atteintes 
à  l'intégrité  et  à  l'indépendance  de  leur  pays. 

Stamboul,  23  octobre.  —  Un  membre  du  Comité  central  de 
Salonique  qui  a  joué  un  rôle  considérable  dans  la  Révolution  du 
24  juillet,  traverse  Gonstantinoplé.  11  vient,  de  Smyrne,  où  il 
a  été  délégué  en  inspection  politique  ;  il  doit  se  rendre  à  Paris 
et  à  Londres.  Politicien  actif  et  énergique,  c'est  aussi  un 
patriote  exalté  jusqu'au  fanatisme.  Je  lui  fais  part  de  toutes 
les  inquiétudes  qui  m'assiègent  depuis  quelques  jours.  Son 


1.  Membres  du  Comité  central  de  Salonique,  qui  se  sont  engagés  par 
serment  à  exécuter  toutes  les  décisions  et  sentences  du  Comité. 


6l4  LA     REVUE     DE     PARIS 

optimisme  n'est  pas  entamé,  et  sa  réponse  ne  laisse  percer  le 
doute  le  plus  léger  sur  l'heureuse  issue  des  événements. 

—  Les  attentats  internationaux  de  la  Bulgarie  et  de  l'Au- 
triche, son  instigatrice,  ne  nous  laissent  pas  insensibles;  mais 
ils  ne  pourront  altérer  notre  sang-froid.  Ces  deux  Etats  ont 
senti  le  coup  que  la  Révolution  turque  portait  à  leurs  visées 
en  Macédoine.  En  pacifiant  ses  trois  vilayets  et  en  apportant 
la  liberté  à  tous  ses  habitants,  nous  fermions  non  pas  seule- 
ment à  leurs  doubles  ambitions  la  route  de  Cavalla  et  celle  de 
Salonique;  nous  inquiétions  l'Autriche  dans  sa  possession  de 
la  Bosnie  et  de  l'Herzégovine.  Si  ces  deux  provinces,  dont 
l'occupation  ne  devait  être  que  provisoire  et  qui  vivent  sous 
une  étroite  contrainte,  allaient  envier  le  sort  des  autres  pro- 
vinces turques!  Vite,  il  fallait  enrayer  le  développement  delà 
jeune  Révolution  turque  en  l'humiliant  par  l'indépendance 
bulgare,  ou  du  moins  consolider  par  une  annexion  brutale  et 
illicite  le  mandat  temporaire  de  l'Autriche. 

»  Nous  sentons  l'offense,  mais  nous  ne  la  relèverons  pas 
aujourd'hui  ;  nous  voulons  avant  tout,  poursuivre  le  succès  de 
notre  Réforme  intérieure  ;  et  pour  sauver  deux  provinces,  déjà 
presque  perdues,  nous  ne  compromettrons  pas  le  salut  de  tout 
l'Empire. 

»  Elle  est  d'ailleurs  en  bonne  voie,  notre  Révolution.  Nous 
sommes  mieux  organisés  qu'on  ne  le  croit,  même  à  Constan- 
tinople,  où  l'on  ignore  bien  des  choses.  Nous  sommes  sûrs  de 
l'armée  et  du  peuple. 

»  Le  sultan  est  maté;  il  ne  compte  plus,  il  ne  demande  qu'à 
finir  paisiblement  ses  jours  et  son  règne,  sa  déposition  est 
inutile,  elle  serait  même  nuisible.  Elle  pourrait  provoquer  des 
troubles  et  des  intrigues,  des  compétitions  successorales,  où 
les  puissances  européennes  seraient  tentées  de  s'immiscer.  Quel 
que  puisse  être  le  nouveau  souverain,  quelque  respectueux  de 
la  Constitution,  Réchad  lui-même,  il  n'aurait  peut-être  pas  la 
docilité  de  celui-ci.  Or,  son  honnêteté,  sa  respectabilité  pour- 
raient conférer  à  ses  résistances  une  autorité  morale  dont 
Abdul  Hamid  est  à  jamais  dépouillé,  de  par  son  passé,  de  par 
ses  crimes.  Sa  déconsidération  sert  nos  plans,  et  l'assujettit 
étroitement  à  notre  influence.  Il  acceptera  tout  ce  que  nous 
jugerons  nécessaire  de  lui  imposer. 


JEUNE     TURQUIE  6l5 

—  Mais  cette  dégradation  politique  du  souverain  est-elle 
bien  conforme  à  l'esprit  et  à  la  lettre  de  votre  Constitution? 
—  Nous  n'avons,  à  vrai  dire,  qu'un  embryon  de  Constitution, 
qu'il  faut  développer  et  amener  à  son  dernier  terme  ?  —  Enten- 
dez-vous donc  établir,  en  Turquie  non  seulement  le  système 
représentatif,  mais  le  parlementarisme.  —  Sans  doute,  nous 
voulons  que  le  Président  du  Conseil,  désigné  par  la  majorité 
de  la  Chambre,  gouverne  sous  son  contrôle  et  soit  investi  de 
toute   l'autorité  comme  de  toute  la  responsabilité.  Nous  y 
voyons  la  garantie  indispensable  contre  tout  retour  offensif 
de  l'autocratie.  Je  pressens  votre  objection  :  vous  ne  trouvez 
pas  bien  sage  de  faire  une  constitution  en  considération  d'un 
homme  déjà  sur  son  déclin,  et  dont  les  successeurs,  mieux 
avertis,  seraient,  sans  doute,  peu  enclins  à  imiter  l'exemple 
et  à  reprendre  la  politique.  —  Je  l'avoue,  et  ce  qui  me  parait 
une  redoutable  expérience,  c'est  de  faire  passer  brusquement 
un  peuple,  qui  y  est  habitué  depuis  cinq  siècles,  du  despotisme 
le  plus  absolu  à  la  formule  ultime  du  gouvernement  libéral,  à 
l'omnipotence  du  Parlement,  sans  aucune  transition.  Voyez 
avec  quelles  difficultés  le  parlementarisme  s'est  acclimaté  en 
France,   en  Italie;  l'éducation   civique  y  était  pourtant  plus 
avancée  que  chez  le  peuple  turc  :  celui-ci  a  fait  éclater  jus- 
qu'ici les  vertus  des  races  militaires  et  conquérantes  plutôt 
que  les  aptitudes  politiques  des  citoyens  libres  :  l'énergie  som- 
maire qui  caractérise  vos  premières  élections  en  est  la  preuve. 
—  Vous  ne  connaissez  de  notre  peuple  que  la  bravoure  et  la 
discipline  militaires  ;  il  vous  étonnera  par  sa  santé  morale  et  sa 
pondération  politique,  lorsque  dans  quelques  années  l'instruc- 
tion généralisée  l'aura  préparé  à  la  vie   civique.  Alors  il  se 
dressera  à  la  hauteur  des  plus  grands  devoirs  nationaux  et 
internationaux;  on  recherchera  son  amitié  et  son  alliance,  et 
aucune  puissance  n'osera,   comme  aujourd'hui  l'Autriche,  le 
provoquer  impunément. 

»  Quant  au  futur  Parlement,  n'en  augurez  pas  trop  mal  :  il 
ne  comptera  pas  d'hommes  extraordinaires,  mais  il  écoutera 
la  voix  et  les  conseils  de  ses  membres  les  plus  honnêtes  et 
les  plus  éclairés  :  ce  ne  sera  pas  une  Assemblée  de  bavards, 
mais  de  travailleurs.  Instruit  par  l'exemple  de  la  Douma  russe, 
il  n'en  répétera  pas  les  débats  confus,  ni  les  discours  stériles. 


6l6  LA     REVUE     DE     PARIS 

»  Le  Comité  central  d'ailleurs  ne  renoncera  pas  à  toute  activité 
et  s'efforcera  de  guider  les  premiers  pas  de  la  Représentation 
nationale.  Ne  nous  attachons  pas  trop  aux  petites  querelles  du 
jour;  on  en  a  grossi  la  portée.  Les  Grecs  nous  accusent  d'ini- 
quités électorales  scandaleuses  à  Kirklissé,  à  Smyrne,  et  en  maint 
endroit. . .  11  faudrait  être  sur  place  pour  vérifier  la  valeur  de 
ces  griefs.  Je  ne  nie  pas  que  des  abus  aient  été  commis  de 
notre  côté;  mais  je  sais,  qu'à  Magnésie,  après  une  entente 
électorale  solennellement  conclue,  les  Grecs  ont  exclusivement 
voté  pour  leur  congénères  ;  transgressant  leurs  engagements 
alors  que  les  Jeunes  Turcs  restaient  fidèles  aux  leurs. 

A  Smyrne  des  milliers  de  Grecs  ont  revendiqué  le  droit  de 
vote,  qui  s'affirmaient  Ottomans  devant  l'urne  après  s'être  dits 
sujets  Hellènes  devant  le  fisc.  Que  penser  enfin  du  trafic  de  ces 
actes  de  naissance  qui  servaient,  jusqu'à  cinq  et  six  reprises, 
à  des  électeurs  différents.  Nous  avons  dû  faire  annuler  ces 
scrutins    frauduleux.  Mais   le    pis,    c'est   le  refus    presque 
constant  des  Grecs,  malgré  nos  prières  et  nos  offres,  de  s'en- 
tendre avec  nos  Comités  pour  dresser  des  listes  communes, 
avant  d'avoir  consulté  les  consuls  de  Grèce.   Peut-on  tolérer 
cette  ingérence  étrangère  avérée,  avouée    et  parfois   déplo- 
rée par  les  Grecs  clairvoyants,  qui  n'osaient  pourtant  s'y  sous- 
traire. Libérés  par  nous  de  la  tyrannie  hamidienne,  quand  les 
Grecs  se  délivreront-ils  de  l'intrigue  et  de  la  pression  d'Athènes? 
Nous   avons    proclamé    la   liberté   et  l'égalité  pour  tous  les 
Ottomans,  à  la  condition  qu'ils  soient  de  loyaux  Ottomans; 
nous  avons  fait  d'eux  nos  compatriotes ,  nos  frères  ;  qu'ils 
n'agissent  pas   en   concitoyens  des    Hellènes   du  Royaume! 
Bien  qu'assez    forts  pour  marcher   seuls  et  faire  vivre  sans 
aucun  aide   notre  Constitution,   nous  souhaitons  de  les  voir 
collaborer  avec  nous  ;  s'ils  refusent,  libre  à  eux... 

25  octobre.  —  En  quittant  la  Turquie,  je  m'efforce  de 
résumer  la  situation,  et  de  prévoir  l'issue  de  la  crise. 

Alors  que  par  ses  qualités  le  peuple  turc  inspire  autant 
d'admiration  que  de  sympathie,  ses  lacunes  jettent  le  trouble 
et  le  doute  au  cœur  de  ses  amis  les  plus  sincères.  Généreux  et 
exclusif,  tolérant  et  sujet  à  des  retours  de  fanatisme,  qu'il 
croit  seulement  défensifs,  plein  de  bravoure  et  d'apathie,  de 
ressort  et  d'insouciance,  le  Turc  est  un  rare  assemblage  de 


r 


JEUNE     TURQUIE  617 

vertus  et  de  défauts  contradictoires.  Sa  Révolution  est  une 
étonnante  synthèse  de  toutes  ces  antinomies.  Elle  a  été  un 
magnifique  effort  de  régénération,  un  exemple  admirable  de 
magnanimité,  auquel  succédait  le  lendemain  un  manque 
absolu  de  méthode  et  d'organisation  politique,  un  désintéres- 
sement confinant  à  la  duperie,  sauf  à  en  corriger  les  consé- 
quences par  des  mesures  injustifiables,  contraires  aux  principes 
libéraux  dont  les  Jeunes  Turcs  s'étaient  réclamés. 

Aurons-nous  seulement  assisté  à  une  tentative  intéressante, 
à  un  spectacle  esthétique  sans  lendemain,  ou  bien  l'œuvre 
s'achèvera-t-elle,  féconde  en  résultats? 

De  nombreux  périls  menacent  le  berceau  de  la  liberté  ;  par 
contre  il  a  peu  d'amis  pour  le  protéger.  Au  dedans,  les  survi- 
vants de  l'ancien  régime  sont  prêts  à  exploiter  tous  les  moyens 
et  toutes  les  diversions  ;  les  intérêts  des  financiers  de  Galata 
dont  le  contrôle  parlementaire  gênera  les  opérations  louches 
et  restreindra  les  profits  scandaleux  *  ;  les  appétits  interna- 
tionaux, l'esprit  routinier  d'une  masse  ignorante  et  d'autant 
plus  fanatique,  enfin  les  malentendus  et  les  haines  de  races. 

Pour  y  parer,  de  quelles  ressources  dispose  la  Turquie? 
Une  armée  vaillante  et  dévouée  à  ses  chefs;  des  officiers, 
l'élite  morale  de  la  nation,  unie  à  l'élite  civile,  c'est-à-dire  à 
tous  les  représentants  des  professions  libérales.  Cette  élite 
civile  et  militaire  depuis  plusieurs  années,  a  compris,  —  et 
l'exemple  du  Japon  l'a  confirmé  dans  cette  conviction,  —  que 
l'adoption  de  la  civilisation  non  seulement  matérielle,  mais 
aussi  politique  de  l'Occident  était  nécessaire  au  salut  de  la 
Turquie  ;  courageusement  elle  s'est  mise  à  l'œuvre  pour  opérer 
cette  transformation  fondamentale.  Elle  a  compris  que  les 
peuples  incapables  de  détruire  la  tyrannie  intérieure  étaient 
impuissants  à  défendre  leur  indépendance  et  leur  intégrité 
nationales  et  que,  s'ils  acceptent  le  joug  au  dedans,  ils  sont 
mûrs  pour  la  conquête  étrangère.  Cette  élite  a  compris  autre 
chose  encore  :  c'est  que  jusqu'ici  l'empire  turc,  fondé  par  la 
force  et  la  victoire,  avait  seulement  assemblé  des  provinces  et 

1.  Il  est  douteux  notamment  que  la  future  Chambre  ratifie  l'emprunt  de 
cent  six  millions  que  le  gouvernement  veut  conclure  avec  la  Banque  otto- 
mane, au  taux  d'émission  de  83  francs,  c'est-à-dire  en  assurante  cet  établis- 
sement une  commission  de  18  millions. 


6x8 


LA     REVUE     DE     PARIS 


juxtaposé  des  races,  sans  les  assimiler,  et  que  cet  État,  fait  de 
Conquérants  et  de  Raias,  ne  constituait  pas  une  Nation.  Sur 
les  uns  pèse,  depuis  quatre  siècles,  la  défaite  encore  inexpiée; 
sur  les  autres,  pèse  non  moins  lourdement  leur  victoire,  qui 
les  empêche  tous  de  devenir  des  citoyens,  et  ne  laisse  place 
que  pour  des  maîtres  et  des  esclaves.  Les  esclaves  sont  devenus 
des  ennemis  dangereux,  incapables  d'attachement  à  un  régime 
oppresseur,  toujours  prêts  à  la  révolte  et  au  séparatisme;  les 
maîtres  sont  devenus  des  ignorants,  inaptes  au  gouvernement, 
a  la  justice  et  au  progrès. 

Telle  est  la  vérité  que  le  grand  réformateur  Midhat  procla- 
mait déjà  il  y  a  trente-cinq  ans,  qu'il  ne  suffit  plus  de  com- 
prendre de  façon  théorique.  Tout  en  nous  gardant  du  pessi- 
misme, nous  croyons  voir  quelque  hésitation  se  glisser  dans 
certains  esprits,  au  sein  même  de  la  Jeune  Turquie,  pour 
V interprétation  de  la  Constitution;  quelques-uns  d'entre  eux, 
satisfaits  de  s'être  délivrés  de  l'arbitraire  qui  pesait  sur  tous, 
seraient  enclins  à  borner  là  leur  Idéal.  L'égalité,  c'est-à-dire  la 
libre  concurrence  avec  ses  «  aléas  »,  leur  paraît  dangereuse,  et 
ils  souhaiteraient  que  l'autorité  du  Souverain,  assez  limitée 
pour  n'être  plus  oppressive,  restât  encore  assez  forte  pour 
assurer  en  faveur  de  l'élément  turc  et  musulman  la  répartition 
des  fonctions  et  des  places  de  l'Etat.  C'est  l'interprétation  en 
quelque  sorte  islamique  ou  plutôt  «  vieil  islam  »  de  la  Consti- 
tution. Si  cette  tendance  prévalait  chez  les  libéraux  d'hier,  s'ils 
étaient  infidèles  à  leur  doctrine,  ce  serait  fait  de  leur  œuvre. 
Devant  la  persistance  des  musulmans  à  leur  disputer  l'exercice 
de  leurs  droits,  les  chrétiens  se  réserveront,  se  grouperont,  se 
«  tiendront  »  comme  ont  coutume  de  le  faire  les  minorités  sus- 
pectes et  maltraitées.  Des  deux  côtés,  se  prolongeront  les 
survivances  regrettables,  notamment  l'habitude  ou  l'instinct  de 
préférer  le  groupe  ethnique  à  tout,  à  la  supériorité  du  mérite, 
à  I  intérêt  public. 

Si  de  part  et  d'autre  l'élite  n'arrivait  pas  à  dépouiller  «  le 
vieil  homme  »,  c'est-à-dire  ses  hérédités,  son  inconscient,  que 
feront  donc  les  masses  impulsives  et  ignorantes?  Ce  sera 
l'inexpiable  guerre  de  races  à  laquelle  une  jeune  Constitution 
encore  mal  affermie  ne  saurait  résister. 

Une  double  obligation  s'impose  aux  hommes  de  la  Révolu- 


JEUNE     TURQUIE  619 

tion  :  tout  d'abord  ils  doivent  élever  la  loi  au-dessus  des  pas- 
sions ethniques  et  confessionnelles  et  veiller  à  la  rigoureuse 
observance  des  principes  affirmés  par  la  Constitution.  C'est  la 
stricte  et  invariable  application  des  lois,  au  civil  comme  au 
criminel1,  qui  convaincra  peu  à  peu  les  anciens  privilégiés 
que  leur  privilège  est  chose  morte  et  que  l'égalité  est  une  réa- 
lité vivante.  Progressivement  la  loi  finit  par  modifier  les  idées 
et  les  mœurs. 

Un  autre  devoir  impérieux  leur  incombe  :  c'est  de  pour- 
suivre, le  rapprochement  des  races,  en  se  rapprochant  eux- 
mêmes  de  l'élite  chrétienne,  en  collaborant  sur  tous  les  ter- 
rains 2  au  bien  général,  en  prêchant  d'exemple  autant  que  par 
le  verbe,  le  respect  mutuel,  l'esprit  de  concorde  et  de  transac- 
tion. L'ancien  régime  pratiquait  froidement  la  règle  Divide  ut 
imperes.  Le  nouveau  qui  poursuit  des  fins  opposées  doit  s'ins- 
pirer d'un  principe  contraire,  s'il  veut  éviter  l'échec  et  la  catas- 
trophe. Négligeables  sont  les  illusions  ou  le  «  bluff»  des  natio- 
nalistes turcs.  Pas  plus  que  les  Grecs  ne  peuvent  vivre  et  se 
développer  sans  le  bon  vouloir  et  l'appui  des  Turcs,  la  Jeune 
Turquie  ne  peut  se  priver  du  concours  de  4  millions  d'Hel- 
lènes, de  millions  de  Slaves  et  d'Arméniens;  elle  ne  saurait 
surtout  se  priver  de  l'appui  diplomatique  de  l'Europe  libérale, 
que  lui  aliénerait  une  politique  d'intolérance. 

Au  contraire,  une  fois  la  marche  harmonieuse  de  la  Consti- 
tution assurée  par  la  volonté  nationale  et  par  l'union  de  ses 
mandataires,  la  Turquie  n'aurait  plus  à  surpayer  les  concours 
réticents,  conditionnels,  précaires,  que  lui  marchandent  ses 
amis  les  meilleurs,  les  moins  âpres  et  les  plus  désintéressés. 

i.  La  Cour  Criminelle  de  Constantinople  a  condamné  à  mort  (?5  octobre) 
deux  meneurs  qui  ont  excité  la  foule  de  Béchik-Tach  au  meurtre  de  la 
Musulmane  et  du  Jeune  Grec  capables  d'avoir  voulu  s'épouser  et  de  s'être 
enfuis  ensemble.  Mais  le  Comité  Union  et  Progrès  n'insisterait  pas,  dit-on, 
pour  l'exécution  de  la  sentence. 

2.  Sur  le  terrain  électoral,  cet  esprit  transactionnel  s'impose.  Si  l'on  veut 
éviter  le  retour  des  scandales  que  nous  avons  signalés,  on  devra  s'entendre 
entre  Musulmans  et  Chrétiens,  et  pratiquer  d'un  commun  accord  le  système 
de  la  Représentation  proportionnelle,  non  pas  après  mais  avant  le  scrutin, 
pour  la  formation  d'une  liste  commune  de  candidats,  composée  au  prorata 
de  l'importance  numérique  de  chaque  nationalité.  La  chose  est  proposée  à 
Constantinople  sur  la  base  des  chiffres  suivants  :  4  Musulmans,  3  Grecs, 
2  Arméniens,  i  Israélite.  Il  faut  souhaiter  le  succès  de  ces  combinaisons  en 
dehors  desquelles,  on  ne  peut  attendre  que  discorde  et  impuissance. 


)20 


LA    REVUE     DE     PARIS 


Elle  pointait  défier,  forte  de  ses  intentions  et  de  son  armée 
reconstituée,  ses  voisins  rapaces  et  leurs  convoitises  territo- 
riales, évincer  et  mettre  en  concurrence  les  étrangers  avides 
de  monopoles  et  leur  main-mise  commerciale  et  financière, 
déjouer  enfin  les  diplomaties  hostiles  ou  insidieuses  dont  l'al- 
liance n'est  pas  moins  onéreuse  que  l'inimitié,  et  qui,  selon 
r heure,  poursuivent  le  démembrement  de  l'Empire  par  des 
traités  de  San  Stefano,  ou  sa  mise  en  tutelle  par  des  conven- 
tions de  Ijnkiar  Skelessi  ! 

C'est  bien  ce  que  prévoient  les  puissances  de  proie  de  l'Eu- 
rope, et  c'est  la  cause  de  leur  antipathie  foncière  pour  la  tenta- 
tive libérale  :  elles  ne  s'y  associent  qu'en  apparence,  par  des 
protestations  verbales  et  sans  sincérité.  Cependant,  tout  en 
souhaitant  et  en  préparant  sous  main  la  rupture  avec  la  Bul- 
garie, elles  n'ont  pas  osé  la  déchaîner  ouvertement.  Cette  explo- 
tion  suivie  d'un  nouvel  amoindrissement  de  la  Turquie,  c'était 
plusieurs  années  de  feu  et  de  sang  dans  la  péninsule  Balka- 
nique où  aucune  des  nationalités  chrétiennes  n'accepterait 
d'être  absorbée  ou  subordonnée  par  l'autre.  Au  contraire,  la 
Turquie  libre,  prospère  et  puissante,  c'est  la  pacification  dans 
les  Balkans.  Le  Turc  y  remplira  la  mission  qui  lui  est  dévolue 
à  F  intérieur  de  l'Empire,  la  même  qu'au  Saint-Sépulcre,  celle 
de  bon  gendarme,  ou  plutôt  de  juge  de  paix  au  Levant, 
où,  après  avoir  pendant  si  longtemps  représenté  la  conquête, 
il  représentera  la  sécurité,  la  justice  et  la  loi. 


ALFRED     BERL 


r 


NOTES    SUR    HÉBERT 


Au  salon  des  «  Artistes  français  »,  en  1905,  on  vit  une  vraie 
madone. 

Se  souvient-on  aujourd'hui  de  ce  que  fut  la  madone  pour 
le  sculpteur  et  le  peintre,  du  xne  au  xvi°  siècle?  Evoquez  la 
pureté  et  la  grâce  des  jeunes  filles  contemplées  au  printemps 
du  cœur,  les  rêves  de  bonheur  formés  avant  que  le  feu  de 
la  passion  les  enfièvre,  les  premiers  émois  du  désir  encore 
ingénu  et  l'indicible  floraison  de  tendresse  qui  pare  l'âme,  à 
sa  puberté.  A  cette  gerbe  de  fleurs  blanches  et  bleues,  mêlez 
les  roses  rouges  et  pourprées  de  la  souffrance,  tout  ce  qui 
allégorise  l'abnégation  sans  bornes,  les  angoisses  renaissantes 
de  la  maternité.  Ainsi  vous  aurez  la  figure  idéale  pour  mani- 
fester le  sentiment  le  plus  noble.  Ainsi  l'artiste  chrétien,  en 
combinant,  sous  les  mêmes  traits,  la  bachelettc  de  son  premier 
amour  et  le  souvenir  sacré  de  celle  qui  le  porta  dans  ses  flancs 
et  dans  ses  bras,  sut  créer  cette  forme  incomparable  :  la  Vierge- 
Mère.  L'histoire  de  l'art,  comme  l'évolution  de  la  sensibilité, 
s'écrirait  magnifiquement  par  la  suite  des  Maries.  Le  lecteur 
sait  bien  ce  qu'il  faut  entendre  par  «  une  vraie  madone  »  et 
il  comprend  pourquoi  YAddolorata  d'Hébert  mérite  un  hom- 
mage si  profond.  C'est  peut-être  la  dernière,  —  le  suprême 
répons  de  ces  litanies  que  les  maîtres  récitèrent,  de  tout  leur 
art,  pendant  quatre  siècles. 

Marie  symbolise  l'âme  latine  dans  son  essor  mystique. 
Esthétiquement)  elle  a  été  la  figure  de  concours,  le  thème  que 


Caa 


LA     REVUE     DE     PARIS 


chacun  a  repris  et  réalisé  suivant  son  génie,  depuis  la  Panagia 
de  Gimabue  jusqu'à  la  Vierge  à  l'hostie  d'Ingres. 

UAddolorata  réunit  les  deux  caractères  que  j'ai  énoncés. 
C'est  la  Béatrice,  la  Laure,  la  Polia  du  Songe  de  Poliphile, 
c'est-à-dire  la  pucelle  aux  traits  de  princesse  et  de  muse,  aux 
mains  parfaites,  à  la  pudeur  de  nonne,  qui  laisse,  en  passant, 
un  reflet  sur  le  plus  haut  esprit,  la  Dame  des  Néo-platoniciens. 
(Test  aussi,  par  une  effroyable  prescience,  la  mère  avertie  du 
mystère  de  la  Rédemption,  c'est-à-dire  du  Calvaire  où  elle  se 
tiendra  un  jour,  au  pied  de  la  croix,  aussi  crucifiée  en  son 
cœur  que  son  divin  fils  dans  son  corps  ! 

Notre  peintre  n'a  pas  dit  le  rosaire  ;  il  ignore  les  sermons  de 
saint  Bernard,  les  Laudes  d'Albert  le  Grand  et  le  Miroir  de 
saint  Bonaventure  :  il  n'a  pas  fait  œuvre  de  dévotion.  11  n'est 
Dàs  un  mystique  :  en  grand  artiste,  il  communie  avec  l'âme 
collective  ;  et,  à  l'illumination  de  sa  seule  sensibilité,  il  déchiffre 
rhiérogramme  divin  et  il  l'écrit  à  nouveau  :  il  crée  une 
forme. 

L'expression  de  YAddolorata,  qui  serre  l'enfant  Jésus  dans 
ses  bras,  avec  le  désespoir  d'être  impuissante  à  le  sauver  de  son 
destin  d'holocauste,  ne  mériterait  pas  l'admiration,  si  le  senti- 
ment pathétique  ne  se  doublait  d'invention  plastique.  L'artiste 
est  un  novateur  de  formes,  et  non  d'idées. 

Botticelli  nous  a  laissé  sa  version  des  sujets  séculaires  et 
il  obscures  allégories;  surtout  il  a  donné  de  l'âme  à  un  contour 
de  hanche,  à  une  flexion  de  cou,  et  cela  suffit  pour  que  l'uni- 
vers répète  le  mot  de  Léonard  :  «  notre  Botticelli  ». 

La  madone  d'Hébert  est  belle,  idéalement,  d'une  beauté 
ï|u'on  n'avait  pas  vue  jusqu'à  lui,  d'une  beauté  imprévue  et 
<jui  ne  rappelle  aucun  autre  ouvrage. 

L'écueil  où  l'élan  d'originalité  va  se  perdre  d'ordinaire,  la 
bizarrerie,  ici  ne  paraît  pas.  Cette  madone  est  la  sœur  puînée 
des  vierges  médiévales.  Son  type  se  filie  harmonieusement  à 
ceux  que  lç  suffrage  général  a  consacrés,  et  cependant  elle  se 
détache,  personnelle  et  spéciale,  parmi  les  images  du  souvenir. 

Je  ne  crois  pas  qu'Hébert  ait  procédé  philosophiquement. 
I /artiste  réalise,  de  façon  divinatoire,  ses  conceptions  ;  il  voit  le 
mystère  comme  nous  voyons  le  phénomène,  et  il  nous  le  fait 
voir,  opération  quasi  divine.  «  La  dignité  du  miroir  qui  reflète  le 


NOTES     SUR     HUBERT  6â3 

soleil  semble  infinie  »,  dit  Léonard.  Certains  hommes  reflètent 
l'au-delà,  et  le  mettent  pour  ainsi  dire  à  notre  portée. 

Hébert  attribue  à  la  Vierge  les  traits  les  plus  choisis  de  la 
race  aryenne.  Zurbaran,  peu  connu  sous  ce  rapport,  a  peint  la 
sainte  de  haut  parage,  la  grandessc  de  la  virginité  :  il  l'exprime 
par  des  airs  de  tête  et  une  allure  de  haute  caste.  La  perfection 
des  formes,  chez  Hébert,  n'emprunte  rien  au  rang  social,  elle 
sort  d'une  source  plus  profonde  et  plus  pure  :  du  génie  de 
l'espèce,  et  non  pas  de  la  prétention  d'une  race.  Sa  madone 
appartient  à  la  lignée  des  lis  plutôt  qu'à  la  descendance  de 
David.  Ce  n'est  pas  une  princesse  de  légende,  mais  une 
femme  qui  répond  à  ce  signalement  mystique  qu'Orsel  et 
Périn  ont  dessiné  aux  chapelles  de  Notre-Dame-de-Lorette  : 
—  vase  spirituel,  rose  mystique,  tour  d'ivoire,  porte  du  ciel, 
étoile  du  matin! 

Humainement,  qu'est-ce  donc  qu'un  «  vase  spirituel  »  et 
une  «  tour  d'ivoire  »  ?  Gomment  ces  épithètes  se  matérialiseront- 
elles,  sinon  par  un  aspect  si  pudique  et  si  intémérable  que  la 
contemplation  tourne  aussitôt  à  la  vénération? 

UAddolorata  nous  parait  ornée  d'une  double  auréole  :  reine 
des  vierges  et  «  martyre  des  martyres  »,  elle  s'entoure  de 
deux  dignités,  l'une  de  vertu  et  l'autre  de  douleur,  et  la  pres- 
cience maternelle  et  le  rayonnement  virginal  produisent  une 
intensité  si  subtile  qu'elle  échappe  à  l'œil  hébété  de  ceux  pour 
qui  la  vie  intérieure  est  abolie. 

Rien  de  théâtral;  une  pénombre  enveloppe  Marie  et  son 
geste  ne  diffère  pas  de  celui  d'une  statue.  Le  Moyen  âge 
reconnaîtrait  la  parèdre  divine;  et  nous  y  découvrons  cette 
réalisation  matérielle,  ce  soin  technique,  ces  qualités  d'ouvrier, 
sans  lesquels  l'œuvre  d'art  n'existe  pas. 

Le  grand  public  connaît  mal  Hébert,  qui  a  vécu,  jusqu'à 
son  dernier  jour,  loin  des  coteries,  indifférent  aux  théories,  en 
face  de  son  chevalet,  et  qui  n'a  sacrifié,  à  rien  ni  à  personne, 
sa  radieuse  vision.  Beaucoup  de  gens  hier,  en  apprenant  sa 
mort,  apprenaient  aussi  qu'il  fut  grand'eroix  de  la  Légion 
d'honneur,  membre  de  l'Institut,  qu'il  obtint  le  grand  prix 
de  l'Exposition,  la  médaille  d'honneur,  qu'il  fut  deux  fois 
directeur  de  l'Ecole  de  Rome;  et  je  les  étonnerai  peut-être  en 
affirmant  que,  techniquement,  il  fut  le  meilleur  peintre  de  son 


6a4 


LA     REVUE     DE     PARIS 


temps,  c'est-à-dire  l'homme  sachant  le  mieux  ce  métier  qui 
consiste  à  représenter  les  objets  en  relief  sur  une  surface  plane 
avec  leurs  colorations  propres.  Je  salue  en  lui  le  dernier  des 
traditionalistes,  de  ceux  qui  ne  croient  pas  au  salut  en  dehors 
des  maîtres,  ni  aux  maîtres  en  dehors  de  l'Italie. 

Ce  classique  de  l'exécution  obéit  toujours  à  la  sensibilité 
la  plus  romantique;  ce  manieur  de  pinceau  fut  surtout  un 
poète,  très  tendre.  En  suivant  ses  efforts,  on  trouvera  un 
exemple  et  aussi  beaucoup  d'enseignements  profitables  aux 
jeunes  artistes. 

*  * 

Comme  Léonard  de  Vinci,  Ernest  Hébert  est  fds  d'un  notaire  : 
il  était  destiné  à  n'offrir  aux  rayons  du  soleil  que  des  panon- 
ceaux, dans  la  bonne  ville  de  Grenoble.  Mais,  cousin  de  Sten- 
dhal, comme  lui,  il  devait  se  racheter  du  commun  service 
social  pour  suivre  une  carrière  plus  rare. 

A  onze  ans,  il  peignait  déjà  des  tableautins  et  recevait  à 
Grenoble  les  premières  leçons  d'un  certain  Rolland,  élève  de 
David.  A  seize  ans,  en  i835,  il  vint  à  Paris  pour  suivre  les 
cours  de  droit,  et  il  entra  à  l'atelier  de  David  d'Angers1. 

Alors  la  vocation  posa  son  redoutable  dilemme.  A  la 
volonté  paternelle  le  jeune  homme  ne  pouvait  opposer  qu'un 
argument  qui  ne  fût  pas  une  désobéissance  :  le  prix  de  Home. 
Si  cet  excellent  peintre  subit  aujourd'hui  auprès  de  quelques- 
uns  l'espèce  de  dépréciation  attachée  aux  honneurs  officiels, 
que  ceux-là  sachent  bien  qu'au  début  il  fut  contraint  et  forcé 
de  les  obtenir.  Prix  de  Rome  ou  notaire  à  Grenoble,  qui  hési- 
terait, même  parmi  les  plus  intransigeants  ? 

Comme  le  sculpteur  du  Philopœmen  ne  jouissait  pas  de  la 
tendresse  gouvernementale,  Hébert,  sur  son  conseil,  passa  un 
mois  auprès  de  Paul  Delaroche,  afin  de  se  mettre  mieux  en 
cour.  On  voit,  à  l'Ecole  des  Beaux-Arts,  son  ouvrage  couronné  : 
La  coupe  de  Joseph  retrouvée  dans  le  sac  de  Benjamin,  noble 
composition  qui  annonce  un  styliste. 

i.  David  d'Angers,  qui  fut  toujours  d'une  conduite  un  peu  apostolique, 
donnait  gratuitement  des  leçons  de  dessin  :  les  élèves  ne  payaient  que  le 
local  etjle  modèle. 


i 


■* 


NOTES    SUR    HÉBERT  Ô25 

Une  lettre  de  Stendhal,  de  janvier  i84o,  à  Don  Filippo 
Caetani,  statuaire,  mérite  d'être  transcrite  comme  le  premier 
document  de  cette  vie  sans  autre  événement  que  des  œuvres  : 

Permettez,  mon  cher  ami,  que  je  vous  présente  J/.  Ernest 
Hébert,  qui  vient  <V obtenir  le  grand  prix,  à  Paris,  à  Vâge  de  dix- 
sept   ans. 

Ce  jeune  homme  est  compatriote  de  Barnabe  et  a  peut-être  une 
âme. 

Si  cous  en  avez  le  temps,  sortez  avec  lui  et  menez-le  chez  Tene- 
rani...  Nous  avons  de  terribles  sculpteurs  à  Paris  et  je  voudrais 
que  M.  Hébert  vit  quon  fait  autrement  ailleurs  et  que  Paris  ri! a 
pour  lui  que  C esprit  du  Charivari  et  l'art  d'intriguer. 

Mille  amitiés, 

H.   BEYLE 

Le  lauréat  «  avait  une  âme  ».  11  a  raconté  lui-même  dans 
la    Gazette   des  Beaux- Arts   sa    première    année  de  la   villa  v| 

Médicis  :  .| 

J'arrivai  en  janvier  i84o  à  Rome,  où  mes  camarades  de  promo-  | 
tion  m'avaient  précédé  :  Gruyère,  sculpteur;  Vauthier,    graveur  en 

médailles;    Gounod    et    Lefuel.    Je  fus   tout    de   suite   présenté    à  ^ 

M.  Ingres,  qui  me   reçut  avec  sa  bonté  cordiale  et  me  lit  installer  -  3 

dans  une  chambre  au  haut  d'un    des  campaniles,    d'où   Ton  avait  r:.& 

une  vue  magnifique;  mais  ce  panorama  grandiose  ne  nie  produisit  ^ 

alors  aucun  effet;  je  regardais  sans  voir.  Ce   ne  lut  que  plus  tard  A 

que  les  voiles  tombèrent  et  que  je  sentis   la  beauté  de  ce  que  j'avais  J  ^ 

devant  les  yeux1.  '    | 

Cet  aveu  contient  un  enseignement.  Il  faut  une  initiation  .    JJ 

pour  comprendre  Rome  et  tous  les  lieux  où  le  génie  humain  '  '•? 

s'est  plu  à  renouveler  son  nid,  d'époque  en  époque.  La  Rome  -j 

impériale  du  Colisée  et  la  Rome  catholique  de  Saint-Pierre  se  '.;* 

pénètrent  si  profondément  dans  la  doctrine  de  la  Renaissance  .'Il 

qu'on  ne  peut  les  concevoir  que  sous  la  forme  synthétique  de  a 

l'humanisme,  —  et  Dieu  sait  qu'œuvres  et  hommes  de  cette  -< 

admirable  doctrine  sont  encore  inconnus  ou  méconnus  !  V 

Ingres  était  impopulaire  :  on  lui  reprochait  de  ne  pas  signaler  ^ 

Michel- Ange  à  ses  élèves.  Hébert  ira  de  lui-même  à  la  Sixtine  -^ 

et  son  admiration  est  restée  telle  qu'on  serait  gêné  d'en  répéter  ^ 

i 

i»  La  Villa  Médicis  en  /840,  souvenirs  ds un  pensionnaire,  par  Ernest 
Hébert  (Gazette  de  Beaux-Arts,  1901); 

i»r  Décembre  1908.  12 


P^;J; 


* 


626 


LA     REVUE     DE     PARIS 


les  termes,  d'un  exclusivisme  incroyable,  jusqu'en  sa  matu- 
rité, jusqu'en  sa  vieillesse. 

Certes  l'homme  des  pendentifs  est  un  des  demi-dieux  de 
l'esthétique;  mais  pour  imaginer  l'impression  du  jeune 
artiste  il  convient  de  remarquer  qu'en  i84o  il  n'y  avait  aucun 
Braun  :  on  ne  connaissait  ces  chefs-d'œuvre  que  d'après 
l'estampe.  Or  la  gravure  est  un  art  particulier  qui  traduit, 
c'est-à-dire  qui  trahit  toujours.  L'eau-forte  ne  convient  qu'aux 
ouvrages  des  coloristes,  voire  des  «  clairobscuristes  »  ;  et  le 
burin,  avec  ses  tailles  d'un  rythme  calligraphique,  voile  de 
grilles  conventionnelles  la  force  comme  la  finesse  de  la  touche. 

On  voit  au  musée  de  Grenoble  une  copie  de  ÏEzéchiel  qui 
fut  le  travail  de  deux  étés. 

Quoique  Hébert  dût  prouver  bientôt  qu'il  pouvait  rendre 
le  drame  dans  son  Baiser  de  Judas,  quoique,  plus  tard,  à  la 
coupole  du  Panthéon,  il  dût  se  montrer  décorateur,  la  majeure 
partie  de  son  œuvre  se  dédie  à  un  idéal  de  grâce  tendre  et 
d'expression  romanesque.  Moralement,  c'est  un  élégiaque  d'une 
profondeur  émouvante,  —  un  génie  féminin,  malgré  la  maî- 
trise d'exécution,  —  et,  s'il  fut  attiré  par  le  Titan,  cela  vérifie 
la  loi  de  l'analogie  des  contraires.  L'amc  rêveuse,  infiniment 
délicate,  du  futur  peintre  de  Itosa  Xera  devait  chercher  son 
complément  chez  cet  Àlighieri  du  dessin  qui  domine  la  Renais- 
sance comme  le  Buonarotti  de  la  Divine  Comédie  domine  le 
Moyen  âge. 

Hébert  resta  à  Rome  de  vingt-deux  ans  à  vingt-huit  :  il 
obtint  de  M.  Schnetz  —  et  cette  bienveillance  conservera  le 
nom  du  successeur  d'Ingres  mieux  que  son  œuvre  —  de  pro- 
longer son  séjour  à  la  villa  Médicis  deux  années  de  plus  qu'il 
n'était  de  règle. 

11  n'avait  passé  qu'une  année  sous  la  direction  d'Ingres,  — 
et  ici  je  le  laisse  parler  : 

Moi  aussi,  malgré  les  railleries  du  public  éclairé  de  ce  temps-là, 
malgré  les  post-scriptum  de  mon  cousin  Bcyle  (Stendhal)  qui  ne 
m'écrivait  jamais  sans  ajouter  :  «  Prenez  garde  à  la  couleur  cho- 
colat »,  moi  aussi,  je  me  sentis  peu  à  peu  enveloppé,  conquis  parle 
charme  austère  de  cet  homme  si  grand  par  le  talent,  si  simple  dans 
sa  vie  privée,  qui  ne  lisait  qu'Homère  et  n'aimait  que  les  Grecs  et 
Raphaël,  dont  il  savait  parler  en  homme  de  leur  race. 


r 


Le  moment  vint  du  premier  envoi  : 

Je  pris  pour  modèle  un  débardeur  du  Tibre  qui  avait  posé  pour 
M.  Ingres:  il  se  nommait  Mastrillo  et  ressemblait  plus  a  un  gorille 
qu'à  un  homme.  J'en  fis  quelques  croquis,  dans  l'esprit  de  ce  qui  se 
faisait  autour  de  moi;  et  enfin  je  traçai  sur  le  mur  de  mon  atelier, 
d'après  ces  dessins,  une  figure  grande  comme  nature,  représentant 
un  berger  antique,  avec  une  peau  de  bète  sur  les  épaules,  et  l'air 
farouche  à  la  mode. 

Ce  projet,  exécuté  au  fusain,  rehaussé  de  quelques  touches  de 
crayon  blanc,  avec  ses  bonnes  ombres  lourdes  et  ses  contours  angu- 
leux, sembla  plaire  aux  camarades,  comme  une  profession  de  foi  des 
plus  significatives.  Je  fus  donc  encouragé  à  la  montrer  à  M.  le 
Directeur,  dont  je  devais  avoir,  selon  le  règlement,  l'approbation 
avant  de  l'exécuter  sur  la  toile.  Seulement,  on  me  recommanda  de 
ne  pas  montrer  à  M.  Ingres  quelques  études  d'après  les  paysans 
de  la  Campagne  de  Rome,  que  j'avais  vus  dans  leurs  accoutrements 
pittoresques  sur  l'escalier  de  la  Trinité  des  Monts...  A  l'heure  indi- 
quée, M.  Ingres  parut  à  ma  porte  en  tenue  de  visite  officielle  : 
redingote  noire»  pantalon  gris,  souliers  vernis,  chapeau  haut  de 
forme,  canne  à  pomme  d'or.  Je  le  conduisis  à  mon  unique  fauteuil, 
en  face  du  dessin  sur  le  mur,  et  je  restai  debout,  le  cœur  serré,  atten- 
dant son  arrêt  devant  la  première  œuvre  qu'il  voyait  de  moi.  Après 
quelques  minutes  de  sérieuse  attention,  il  me  regarda  avec  bienveil- 
lance, me  fit  quelques  observations  sur  des  contours  anguleux  et 
trop  secs,  m'encouragea  à  exécuter  mon  projet  et  me  souhaita  une 
belle  réussite. 

J'étais  au  comble  du  bonheur  en  le  reconduisant  à  ma  porte, 
quand,  au  lieu  de  sortir  par  où  il  était  entré,  il  prit  la  porte  de  ma 
chambre,  et,  en  l'ouvrant,  il  trouva,  accrochée  derrière,  une  étude 
d'un  petit  pifferaro,  en  chapeau  pointu  portant  ombre  sur  ses  yeux 
noirs,  la  bouche  rouge,  les  joues  pâles,  et  grelottant  de  fièvre  dans 
son  manteau  couleur  d'amadou. 

Ce  moment  fut  tragique  :  M.  Ingres  regardait  sans  rien  dire,  les 
sourcils  froncés.  Tout  d'un  coup,  il  se  retourna  : 

—  Qui  a  fait  ça? 

—  C'est  moi,  monsieur  le  Directeur. 

—  Eh  bien,  ça,  c'est  très  bien,  —  dit-il  d'une  voix  forte;  et,  se 
retournant  vers  le  dessin  sur  le  mur  :  —  Et  ça,  c'est  mauvais. 

Là-dessus,  il  partit  en  me  serrant  la  main  avec  des  yeux  étince- 
lants  et  scandant  de  sa  canne  chacun  de  ses  pas  sur  le  plancher 
sonore  de  la  loggia. 

Cette  scène  présente  sous  un  jour  singulièrement  libéral 
l'artiste   qui    donnait   à    ce    moment  les  derniers    coups    de 


628  LA     REVUE     DE     PARIS 

pinceau  à  la  Stratonice.  Comment  ne  laissa-t-on  pas  Ingres 
à  Rome,  comment  lui  donna-t-on  pour  successeur  M.  Schnetz, 
que  Théophile  Gautier  appelle  bénignemerit  «  un  Léopold 
Robert  historique  »?  Le  jeu  des  intrigues  en  décida. 

Je  citerai  encore  quelques  lignes  d'Hébert,  sur  le  départ  de 
M.  Ingres  : 

Nous  le  reconduisîmes  jusqu'à  Ponte-Molle.  Le  pauvre  grand 
homme  pleurait  en  nous  disant  adieu  :  il  jeta  les  yeux,  une  dernière 
fois,  vers  le  dôme  de  Saint-Pierre,  et  remonta  dans  son  velturino. 

Nous  autres,  nous  reprîmes  en  silence  le  chemin  de  l' Académie. 
En  rentrant,  après  une  heure  de  marche,  dans  notre  villa  Médicis, 
admirable  ce  soir-là,  un  sentiment  bizarre  s'était  emparé  de  nous  : 
nous  respirions  plus  à  Taise,  nous  sentions  un  air  de  liberté  flotter 
autour  de  nous;  il  nous  semblait  qu'un  fardeau  invisible  ne  pesait 
plus  sur  nos  pensées  ni  sur  nos  actes.  Nous  pouvions  nous  jeter 
dans  l'infini  de  l'avenir,  à  la  poursuite  de  mirages  étincelants  de 
fraîcheur  et  de  beauté;  nous  étions  libres!  affranchis  de  toute  auto- 
rité !...  Nous  avions  perdu  notre  guide. 

*   # 

Voici  le  portrait  du  jeune  peintre  tracé  en  quelques  lignes 
par  l'auteur  de  Mademoiselle  de  Maupin,  en  1849  : 

Hébert,  avec  son  teint  olivâtre,  ses  grands  yeux  nostalgiques,  ses 
longs  cheveux  noirs,  sa  barbe  épaisse  et  brune,  son  air  profondé- 
ment italien,  semble  l'idéal  et  le  modèle  de  ses  propres  tableaux. 

L'artiste  fait,  comme  Dieu,  toute  chose  à  son  image.  Le 
petit  pifferaro  loué  par  Ingres  fut  l'émissaire  de  la  race  ita- 
lienne appelant  un  homme  digne  de  la  peindre,  avant  sa  dis- 
parition dans  la  banale  unité  et  les  modernisations  fatales. 
J'expliquerai  plus  loin  ce  qu'Hébert  cherchait  et  ce  qu'il  a 
trouvé  en  suivant  le  petit  pifferaro. 

On  pourrait  découvrir  dans  les  feuilletons  de  la  Presse, 
sous  la  signature  de. Théophile  Gautier,  la  description  de  tout 
ce  qu'Hébert  envoya  de  Rome.  Pour  sa  troisième  année  (i843), 
ce  fut  les  Odalisques  sur  la  terrasse  : 

L'accord  de  la  mer  bleue,  de  la  terrasse  blanche  et  de  la  chair 
rose  de  ces  beaux  corps  nonchalamment  étendus  nous  fit  pressentir 


NOTES     SUR     HÉBKHT  629 

dans  le  jeune  peintre  le  coloriste  délicat  qu'il  s'est  montré  depuis. 
Cette  peinture  s'écartait  déjà  du  poncif  académique  et  indiquait  une 
originalité  ne  demandant  pour  s'aftirmer  que  la  liberté  de  l'étude  et 
du  sujet1. 

Un  échange  de  lettres  entre  David  d'Angers  et  Hébert  carac- 
térise non  seulement  la  noblesse  d'âme  de  ces  deux  maîtres 
mais  encore  la  dignité  des  mœurs  artistiques  à 'cette  époque2. 

Mon  cher  Hébert, 

Votre  bon  père  m'a  fait  lire  plusieurs  articles  des  journaux  de 
Paris  qu'il  doit  vous  envoyer;  ils  sembleraient  vous  encourager 
dans  la  nouvelle  voie  que  vous  semblez  adopter,  et  c'est  cette  ten- 
dance qui,  en  m' affligeant ,  m'a  fait  exprimer  mes  inquiétudes  à 
votre  père  qui  m'a  engagé  à  vous  écrire  à  cet  égard  :  je  le  fais 
avec  d'autant  plus  d'empressement  que  l'amitié  que  je  vous  porte 
et  les  hautes  espérances  que  j'ai  toujours  conçues  sur  la  noblesse 
de  votre  caractère  m'imposent  le  devoir  de  vous  faire  part  de 
quelques-unes  de  mes  idées  en  ce  qui  vous  concerne. 

Il  me  semble  qu'il  y  a  en  vous  un  trop  bel  avenir  pour  suivre 
le  torrent  des  exploiteurs  qui  tAtent  le  pouls  à  leur  époque  pour 
flatter  ses  goûts  dépravés;  la  tendance  de  votre  génie,  si  je  ne  me 
trompe,  est  portée  vers  l'art  sérieux  et  non  vers  celui  qui  n'est 
fait  que  pour  le  sérail;  vous  n'êtes  pas  né  pour  continuer  les  licen- 
cieuses productions  des  Boucher,  dignes  peintres  de  l'époque  la 
plus  honteuse  de  notre  chère  Patrie  :  ne  pensez-vous  pas,  au  con- 
traire, que  l'art  doit  être  chaste,  comme  une  jeune  fille  qui  en 
s' unissant  à  la  vertu  donne  à  la  Patrie  des  êtres  qui  la  défendent 
et  l'illustrent,  tandis  que,  se  laissant  séduire  par  de  sensuels  cor- 
rupteurs, elle  doit  terminer  son  triste  passage  sur  cette  terre  dans 
{obscurité  des  lieux  de  débauches,  et  ensuite  sur  la  table  de  V am- 
phithéâtre d'un  hôpital? 

Vous  avez  essayé  des  sujets  patriotiques,  c'était  effectivement 
une  rude  tâche  à  accomplir  ;  il  est  difficile  d'exprimer  des  pensées 
humanitaires  à  un  peuple  hébété  pari' égoïsme;  mais,  mon  ami,  le 
domaine  de  l'art  est  immense,  la  philosophie  et  les  drames  du 
cœur  humain  vous  fourniraient  encore  des  pages  qui,  en  ne  tou- 
chant pas  à  la  politique,  pourraient  être  utiles  en  léguant  à  l'avenir 
de  grandes  leçons. 

Et,  croyez-le  bien  aussi,  il  vaut  mieux  avoir  V assentiment  de 
quelques  hommes  honorables  que  les  louanges  d'une  nation  cor- 
rompue. 

1.  Salon  de  1843. 

2.  Ces  deux  lettres  sont  inédites. 


63o  LA     REVUE     DE     PARIS 

Je  ne  puis  comprendre  Vàrt  pour  Vart  :  selon  moi,  il  devrait 
être  un  moyen  puissant  pour  moraliser  les  masses;  dans  ce  sens 
seulement,  il  est  vénérable;  dans  le  cas  contraire,  il  mérite  la  malé- 
diction, car  il  devient  renégat  à  sa  divine  mission. 

Ces  lignes  sont  un  acquit  de  conscience  que  je  devais  à  mon 
amitié  pour  vous;  si  vous  trouvez  que  mes  idées  sont  justes,  je  m'en 
réjouirai,  car  elles  feront  une  impression  favorable,  et  les  conseils 
du  Républicain  serviront  à  celui  pour  lequel  il  a  toujours  eu  une 
vive  affection  et  pour  lequel  aussi  il  avait  rêvé  un  noble  avenir. 

Votre  bien  dévoué, 

DA  VID   D'ANGERS 
Paris,  10  octobre  i843. 

Voici  la  réponse  : 

Mon  cher  et  honoré  maître, 

Je  réponds,  de  suite,  pendant  que  je  suis  encore  sous  la  profonde 
impression  qu'ont  produite  en  moi  ces  lignes  noblement  et  large- 
ment tracées  par  l'homme  qui  a  toujours  joint  la  vérité  dans 
les  actes  à  celle  de  la  parole. 

Je  me  hâte  de  vous  répondre,  mon  cher  maître,  parce  que  je 
voudrais  vous  dire  combien  les  éloges  ou  le  blâme  des  journaux 
me  sont  indifférents,  et  combien  / ai  peu  pensé  au  public  quand  j'ai 
composé  et  peint  ce  tableau  que  vous  regardez  comme  mon  pre- 
mier pas  dans  une  ornière  que  vous  craignez  de  me  voir  suivre. 
Je  voudrais  vous  persuader,  mon  noble  maître,  que  je  n'ai  jamais 
perdu  de  vue  la  sainte  cause  de  la  liberté  qui  seule  saura  faire 
frémir  ma  pensée. 

J'avais  entrepris  de  traiter  quelque  idée  patriotique,  j'ai  vu  que 
je  n'étais  pas  encore  de  force  à  remuer  dignement  ces  grandes 
pensées  et  que  j'en  effeuillais  les  fleurs  par  mon  inhabilité. 

Je  me  suis  retiré  pour  un  temps  de  ce  terrain,  mais  en  me  pro~ 
mettant  di  y  remonter  quand  je  m'en  croirais  digne. 

J'ai  passé  cet  été  à  étudier  le  vieux  Michel- Ange,  dans  cette  seule 
pensée  de  me  donner  la  force  et  la  noblesse  sans  lesquelles  on  ne 
doit  pas  s'adresser  aux  hommes. 

Mon  tableau  des  Rêveries  est  un  élan  de  jeunesse  vers  un  bonheur 
immatériel  et  fugitif  qu'on  ne  rêve  qu'à  vingt  ans.  Tai  cherché  à 
rendre  quelque  chose  que  j'ai  senti  en  moi  sans  aucune  préoccu- 
pation de  succès,  et  l'effet  que  j'ai  cherché  en  serait  presque  la 
preuve.  J'ai  eu  tort  de  chercher  à  rendre  une  disposition  d'esprit 
que  j'aurais  du  chasser  au  lieu  de  m'y  abandonner  et  de  la  caresser. 
Que  voulez-vous,  mon  cher  maître!  fai  le  malheur  d'aimer  les 


NOTES. SUtt  HÉBERT  63l 

femmes,  et  l'Italie  et  ses  solitudes  rajeunissent  le  cœur  et  lui  ren- 
dent la  fraîcheur  de  ses  premières  impressions. 

Voilà  mon  tableau  !. 

Aujourd'hui  je  ne  puis  cous  donner  des  preuves  de  ce  que  je 
viens  de  vous  dire,  mon  cher  maître;  cependant  je  pourrais  vous 
citer  une  lettre  que  j'ai  écrite  à  mon  père,  après  mon  envoi  de 
ly  année  dernière,  dans  laquelle  je  lui  disais  que  je  quittais  la  lutte 
pour  un  instant  puisque  je  ne  pouvais  m'y  soutenir,  mais  que  fy 
rentrerais  bientôt  avec  de  nouvelles  forces. 

Mon  dernier  envoi  sera  la  meilleure  justification  que  je  pourrai 
vous  donner,  mon  cher  maître.  Je  vais  y  travailler  avec  courage 
et  conviction.  Si  j'arrive  au  but,  je  serai  largement  récompensé  de 
mes  peines;  si  je  succombe,  tant  mieux  encore  :  ce  sera  toujours 
un  effort  pour  une  noble  cause, 

E.   HÉBERT 
Rome,  18  octobre  i84«3. 

Ce  n'est  pas  vainement  qu'on  rencontre  un  M.  Ingres,  et  le 
copiste  de  YEzéchiel  consacra  quatre  mois  à  préparer  un  envoi 
qui  le  classât  du  coup  parmi  les  stylistes.  Le  sujet,  inspiré  du 
refrain  de  Bérapger  : 

Peuples,  formons  une  sainte  alliance, 
Et  donnez-vous  la  main! 

s'intitulait  :  le  Christ  pacifiant  le  monde.  C'était  la  «  justifica- 
tion »  annoncée  par  Hébert  à  David  d'Angers. 

Dans  cette  vaste  allégorie,  la  France  soutenait  l'Italie,  cou- 
ronnée de  ses  lauriers  immortels,  et  accueillait  l'infortunée 
Pologne.  Sur  le  drapeau  tricolore,  l'Allemagne  et  la  Russie 
juraient  la  paix;  la  Grèce,  la  Turquie  et  l'Equateur  saluaient 
ce  drapeau  devenu  le  symbole  de  la  fraternité  universelle.  Au- 
dessus  de  cette  scène  grandiose,  une  nuée  portait  le  corps 
sacré  de  Celui  qui  s'offrit  en  holocauste  pour  le  salut  de 
l'humanité  et  qui  mourut  si  douloureusement  afin  de  féconder 
par  son  exemple  le  germe  de  la  charité  au  cœur  de  l'homme. 
Au  sommet,  la  croixse  détachait  au  milieu  de  l'arc-en-ciel, 
enfin  victorieuse  de  la  guerre  et  du  mal. 

La  noble  poésie  de  cette  conception,  son  caractère  patriotique, 
puisqu'on  y   trouvait  représentés  les  gesta  Dei  per  Francos, 

i.  On  ne  sait  ce  qu'esl  devenu  cet  ouvrage,  —  qu'il  ne  faut  pas  confondre 
avec  les  Odalisques,  ni  avec  une  Rêverie  orientale  exposée  au  Salon  de 
1847,   dernier  tableau  exécuté  en  Italie  avant  le  retour  d'Hébert  en  France. 


63a 


LA     REVUE     DE     PARIS 


F-i-v 


£•• 


ne  faisaient  point  tort  aux  éléments  purement  picturaux.  Les 
figures  des  divers  peuples  fournissaient  de  précieux  prétextes 
à  la  variété  des  types  et  des  costumes. 

Hébert  pensait  se  classer  d'un  coup  par  un  dernier  envoi  de 
cette  importance  ;  mais  un  déplorable  accident,  survenu  à  Flo- 
rence, en  i844»  l'empêcha  de  l'exécuter  :  il  se  cassa  la  jambe. 

Le  tableau  qui  fit  sa  réputation  et  qui  restera  comme  l'al- 
légorie de  son  œuvre  est  cette  fameuse  Malaria  exposée  au 
Salon  de  i85o  et  qu'il  avait  terminée  à  Paris. 

Personne  n'a  su  copier  les  tableaux  avec  des  mots  comme 
Théophile  Gautier.  11  serait  outrecuidant  de  décrire  après  lui  : 
je  lui  emprunterai  donc  ses  copies,  véritables  images  où  le  lit- 
térateur vaut  un  illustrateur. 

Une  barque  glissant  sur  les  eaux  dormantes  des  marais  Pontins, 
entre  des  rives  plates,  sous  un  ciel  embrume  de  vapeurs  pestilen- 
tielles, et  portant  une  pauvre  famille  plus  ou  moins  atteinte  par 
l'influence  délétère,  —  les  roseaux  ploient  au  passage  de  la  nacelle, 
et  les  feuilles  visqueuses  des  nénufars  se  déplacent  sous  l'eau  brune 
saturée  de  détritus  végétaux  ;  la  mat  aria  a  mis  son  auréole  bleuâtre 
autour  des  grands  yeux  fixes  de  la  jeune  femme  serrant  contre  son 
cœur  un  enfant  chétif,  comme  une  madone  de  la  fièvre,  et  des  teintes 
livides  plombent  la  figure  des  deux  autres  personnages  :  une  jeune 
fille  à  torsades  de  cheveux  blonds,  appuyée  au  plat-bord  de  la 
barque,  un  garçon  debout  et  manœuvrant  le  croc,  ont  seuls  quelque 
apparence  de  santé,  et  leur  teint  moins  hâve  garde  la  coloration  de 
la  vie.  Ce  tableau  eut  un  grand  succès.  Après  Schnetz,  après  Léopold 
Robert,  il  présentait  l'Italien  sous  un  aspect  original  et  vrai;  au 
pittoresque  se  joignait  le  sentiment.  Ce  n'étaient  plus  ces  types 
bronzés,  découpés  nettement  dans  une  lumière  crue,  mais  une  grâce 
malade,  un  charme  languissant,  une  mélancolie  énervée,  une  poésie 
triste,  qui  nous  va  au  cœur. 

11  y  a  dans  ce  tableau  bien  autre  chose,  que  Théophile  Gau- 
tier n'a  pas  vu  :  je  vais  tacher  d'expliquer  ce  qu'Hébert  avait 
trouvé  en  prenant  pour  guide  le  petit  pijferaro. 

Le  problème  que  tout  artiste  se  pose,  quand  il  a  étudié  la 
Sixtine,  est  essentiellement  plastique.  Il  n'existe  qu'une  forme, 
l'humaine  ;  on  est  grand  ou  petit,  immortel  ou  inexistant, 
selon  que  Ton  trouve  ou  non  une  version  nouvelle  du  corps 
humain.  Ni  l'originalité  du  sujet,  ni  la  puissance  pathétique, 
ni  même  la  perfection  du  métier  ne  suppléent  à  la  vision  per- 


r 


NOTES     SUR     HÉBERT  633 

sonnelle  des  formes.  Un  artiste  ne  s'élève  que  si,  comme 
les  Elohim  de  la  Genèse  ou  le  Prométhée  des  bas-reliefs,  il 
modèle  une  figure  d'homme,  il  crée  une  forme.  Voilà  ce  que 
la  chapelle  Sixtine  enseigne  et  Hébert  l'entendit. 

11  avait  vu,  sur  les  marches  de  la  Trinité-des-Monts,  la  gue- 
nille pittoresque  des  contadini,  comme  Schnetz,  comme 
Léopold  Robert;  mais  l'un  était  peintre  de  genre  et  réaliste, 
l'autre  à  moitié  littérateur  et  d'un  idéalisme  faux  de  vignet- 
tiste.  Hébert,  à  travers  le  pittoresque,  le  misérable  prétexte  à 
couleur,  découvrit,  du  même  coup,  des  corps  et  des  âmes  : 
—  des  corps  magnifiques,  d'une  beauté  typique,  et  des  âmes 
désolées,  sur  lesquelles  la  misère  jetait  une  ombre  aussi  noire 
que  celle  projetée  par  l'antique  Anankê  sur  l'âme  des  héros.  — 
Seulement,  il  subit  le  mécompte  qui  menace  les  artistes  dont 
l'œuvre  est  complexe  :  il  témoignait  trop  d'émotion  pour  qu'on 
perçût  la  valeur  esthétique  des  lignes,  et  le  dessinateur  fut 
oublié,  noyé  dans  le  succès  sentimental.  Or,  ce  qu'il  y  a  de  génial 
chez  lui  apparaît  surtout  dans  la  combinaison  de  la  recherche 
typique  et  du  caractère  individuel.  Ses  femmes  appartiennent 
aux  beaux  spécimens  de  l'espèce  ;  leurs  formes  sont  celles  de 
la  sélection  pure,  tandis  que  le  caractère  des  visages  atteint  à 
une  telle  personnalité  qu'on  voudrait  savoir  leur  histoire,  —  et 
on  leur  en  attribue  quelqu'une,  que  l'on  invente  selon  son  goût 
particulier.  —  Ce  qui  empêche  d'admirer  la  transcendantale 
signification  des  têtes  dans  cet  art,  c'est  le  costume,  la  loque 
de  couleur,  la  bigarrure.  Si  Hébert  avait  dévoilé  ou  drapé  ses 
Filles  d'Alvito,  il  eût  passé  pour  un  styliste.  Tout  ce  qui  date, 
tout  ce  qui  localise,  diminue  la  signification  d'une  figure. 
Michel-Ange  et  Raphaël  et  Léonard  l'ont  bien  prouvé  :  au 
plafond  de  la  Sixtine,  dans  Y  École  d'Athènes  et  à  Sainte-Marie- 
des-Graces.  il  n'y  a  pas  trace  du  costume,  du  temps  et  du  lieu; 
cela  est  conçu  et  peint  dans  l'universel  et  dans  le  permanent. 

Hébert,  par  un  singulier  effet  de  sincérité,  a  reproduit  ce 
qu'il  avait  observé,  sans  débarrasser  ses  figures  de  leur  gue- 
nille italienne,  et  les  nigauds  ont  classé  ce  maître  parmi  les 
notateurs  du  pittoresque. 

Pour  se  rendre  compte  de  mon  observation,  il  faut  voir  les 
études  au  crayon  noir  qui  précédèrent  la  peinture  :  je  n'hésite 
pas  à  les  préférer  au  panneau,  si  merveilleux  soit-il.  Ce  sont 


634 


LA     REVUE      DE     PARIS 


d' inestimables  papiers,  où  Ton  retrouve  l'influence  de  Michel- 
Ange;  chaque  tête  fait  crier  :  «  Antigone!  Cl ytcmnestre  ! 
Alceste!  Eurydice!  Pandore!  Iphigénie!  Andromaque!...  » 
car  elles  réalisent  notre  imagination  des  héroïnes  du  théâtre 
grec.  Le  costume,  l'action  et  le  paysage  les  rabaissent  au  rang 
de  faneuses,  de  lavandières,  de  paysannes,  pour  celui  qui  ne 
sait  pas  dégager  de  son  ambiance  la  forme  d'un  personnage. 
Quand  j'avouais  au  maître  mon  étonnement  qu'il  n'eût 
pas,  avec  de  tels  modèles,  illustré  la  pensée  d'Eschyle  et  de 
Sophocle,  et  comme  je  montrais  le  peu  qu'il  lui  restait  à  faire 
pour  s'élever  du  pittoresque  dans  la  zone  éthérée  du  Beau,  il 
me  répondit  : 


—  Je  n'ai 


ai  pas  ose 


Ce  simple  mot,  inspiré  par  une  modestie  qui  se  trompait, 
suffirait  à  révéler  une  conscience  rare  ;  il  honore  singulièrement 
relui  qui  l'a  prononcé.  Quoi!  lui,  un  senza  errore,  n'a  pas  osé 
transposer  la  réalité!  A  ce  scrupule  magnifique,  j'ai  admiré 
l'honnête  homme  de  peintre  si  pieux  envers  son  art,  si  dévot 
aux  chefs-d'œuvre,  et  je  me  suis  enfin  expliqué  pourquoi  il 
n'avait  été  qu'imparfaitement  compris.  Où  sont  les  réalistes 
d'une  pareille  probité?  Je  la  désapprouve,  mais  je  la  salue 
comme  un  splendide  exemple,  à  une  époque  où  la  témérité 
se  développe  en  raison  même  de  l'ignorance.  Un  maître  seul 
peut  dire  :  «  Je  n'ai  pas  osé  !  »  parce  qu'il  mesure  exactement 
la  distance  de  la  conception  à  l'accomplissement,  parce  qu'il 
égrène  attentivement  le  chapelet  des  difficultés. 


*  * 


Revenons  au  mois  d'octobre  18^7,  où  notre  artiste  quitta 
Home.  En  arrivant  à  Marseille,  même  accident  que  naguère  à 
Florence  :  il  glissa  malencontreusement  et  se  recassa  la  jambe. 
11  ne  connaissait  dans  cette  ville  que  Maria  Pucci,  qui  lui 
amena  le  docteur  Roberty.  Il  fit  le  portrait  de  l'une  et  de 
l'autre  pendant  sa  convalescence,  —  celui  de  Maria  Pucci  est 
un  chef-d'œuvre,  —  et,  une  fois  guéri,  reprit  la  route  de  Gre- 
noble. Quelques  mois  plus  tard,  il  revint  à  Paris,  qui  était  en 
pleine  révolution,  et  se  mit  tranquillement  à  finir  la  Mat  aria 
et  à  esquisser  le  Baiser  de  Judas, 


NOTES    SUR    HÉBERT  635 

Après  un  séjour  à  Grenoble,  où  il  fit  son  propre  portrait 
pour  le  laisser  à  sa  mère,  il  retourna  à  Marseille.  C'est  là  qu'il 
apprit  le  succès  de  la  Malaria,  et  d'une  façon  vraiment 
curieuse. 

Offenbach,  dînant  chez  le  docteur  Roberty,  traitait  Hébert, 
sans  le  connaître,  comme  un  jeune  peintre  de  peu  d'impor- 
tance. Le  ton  changea  quand  il  sut  que  son  voisin  de  table 
était  Fauteur  de  ce  tableau  déjà  acclamé  : 

—  Quoi!  vous  avez  fait  la  Malaria,  et  vous  vivez  à  Mar- 
seille! —  s'écria-t-il. 

On  ignore  assez  commuriément  que  cette  toile,  si  intense  de 
réalité,  fut  achevée  à  Paris,  rue  de  Navarin.  Longtemps 
manqua  le  jeune  homme  à  la  gaffe  :  —  cette  gaffe,  on  s'en 
souvient,  forme  le  mât  du  bateau  et  sa  verticale  équilibre  une 
composition  qui,  sans  elle,  serait  trop  horizontale.  —  Un  jour, 
des  pijferari  passèrent  rue  de  Navarin  et  l'un  d'eux  posa  cette 
figure  si  heureuse  d'attitude. 

En  môme  temps,  que  la  Malaria,  Hébert  avait  envoyé  au 
Salon  un  autre  chef-d'œuvre  qui  ne  fut  pas  remarqué,  le  por- 
trait de  sa  mère.  Pour  l'exécution,  cette  tête  soutiendrait  tous 
les  voisinages  :  il  n'y  a  pas  un  portrait  d'Ingres  d'un  dessin 
plus  sûr. 

Je  ne  connais  point  les  toiles  qu'il  laissa  dans  les  familles 
Roberty,  Roulet  et  Pastré.  11  avait  rencontré  à  Marseille  le 
peintre  Ricard,  ce  délicieux  artiste  qu'à  Rome  on  tenait  pour 
toqué  parce  qu'il  cherchait  les  secrets  de  métier  des  vieux 
maîtres.  C'était  un  être  exquis,  une  âme  généreuse  :  il  révéla 
à  Hébert  ce  qu'il  avait  découvert  par  une  étude  approfondie 
de  la  Renaissance,  —  l'art  de  préparer  les  dessous. 

En  i85a,  Hébert  revint  à  Paris.  Il  peignit  le  portrait  du 
prince  Napoléon  et  se  remit  au  Baiser  de  Judas.  Chez  madame 
de  Calonne,  dont  le  portrait  est  au  Luxembourg  et  où  il  retrou- 
vait Ricard,  il  connut  le  grand  paysagiste  Jules  Dupré,  qui 
détestait  l'Académie  et  ses  élèves,  mais  qui  s'était  plu  à  la 
Malaria.  Il  enseigna  à  son  jeune  émule  la  théorie  de  conser- 
vation des  valeurs,  —  dont  je  traiterai  plus  loin. 

A  ce  moment,  Hébert  voyait  tout  lui  sourire.  Rachel  lui 
demandait  son  portrait,  le  succès  l'entourait  de  ses  guirlandes  ; 
il  voulut  cependant  regagner  la  terre  où  il  avait  entrevu  une 


636  LA     REVUE     DE     PARIS 

beauté  encore  inexprimée.  En  septembre  i853,  il  était  à 
Marseille,  et  de  nouveau  y  faisait  quelques  portraits,  avant  de 
s'embarquer  pour  Civita-Vecchia.  Schnetz,  homme  aimable, 
lui  accorda  un  atelier  à  l'Académie  et  l'autorisa  à  reprendre  sa 
place  à  table  et  sa  vie  de  pensionnaire  pendant  deux  ans  :  là  il 
trouva  Baudry  et  Garnier.  Mais,  dès  la  fin  d'octobre,  il  quitte 
Rome  avec  deux  amis  et  prend  un  voiturin,  il  va  en  Sicile.  La 
première  étape  est  San  Germano.  On  couche  à  la  hcanda  del 
Sol,  et  l'artiste,  au  matin,  en  ouvrant  sa  fenêtre,  voit,  aux 
rayons  de  l'aurore,  un  groupe  de  faneuses.  II  déclare  à  ses 
deux  compagnons  qu'il  restera  là  jusqu'à  l'achèvement  du 
tableau  qui  s'est  offert  à  ses  yeux  tout  composé  :  les  Fienarole. 

Ce  village  de  San  Germano  devait  lui  fournir  un  sujet 
romanesque.  En  flânant,  il  arriva,  un  jour,  devant  la  prison. 
Immobile  comme  une  petite  Labdacide,  une  enfant  de  huit  ans 
s'appuyait  contre  une  grille  derrière  laquelle  remuait  une 
femme  âgée.  Cette  gamine  collée  au  mur  d'une  geôle  intrigua 
Hébert  :  il  interrogea  le  geôlier  et  voici  ce  qu'il  apprit. 

La  petite  Crescenza  se  tenait  près  du  cachot  de  sa  mère.  La 
pauvre  femme  avait  été  condamnée  à  deux  ans,  per  unaparolal 
Elle  avait  traité  de  «  vendus  »  les  juges  qui  lui  reprochaient 
d'avoir  insulté  le  séducteur  de  sa  fille  aînée.  La  tyrannie  la 
plus  noire  régnait  alors  et  un  signore  —  «  un  monsieur  »  —  ne 
pouvait  pas  être  inquiété  pour  avoir  mis  à  mal  une  pauvre  fille. 
La  mère  sous  les  verrous,  qu'allait  devenir  Crescenza?  Le  geô- 
lier eut  pitié  de  l'enfant  :  il  lui  donna  un  peu  de  la  ration  de 
la  prisonnière,  et,  la  nuit,  il  la  faisait  dormir  dans  le  cachot. 

Hébert  et  ses  deux  amis  portaient  la  barbe,  en  ce  pays  où  le 
gouvernement  chargeait  les  gendarmes  de  mener  les  gens  chez 
le  barbier.  La  qualité  de  Français  empêcha  les  trois  person- 
nages de  subir  cette  rigueur;  mais  seul  le  fils  d'un  menuisier 
osait  parler  à  Hébert,  peintre  à  la  barbe  démagogique. 

C'est  encore  Théophile  Gautier  qui  nous  donnera  la  copie 
du  tableau  : 

Derrière  les  barreaux  d'une  fenêlre  basse  apparaît,  dans  l'ombre, 
comme  le  mufle  d'une  lionne  ennuyée,  une  tête  de  vieille  femme  au 
type  sibyllin;  —  sur  l'appui  de  la  fenêtre  est  assise  une  fille  d'une 
douzaine  d'années,  à  demi-vêtue  de  haillons  pittoresques,  qui  semble 
rendre  visite  à  la  vieille  et  lui  tenir  compagnie;  la  tête  de  l'enfant  a 


il 


NOTES     SUR    HÉBERT  63^ 

cette  expression  sérieuse  et  profonde  dont  M.  Hébert  possède  le 
secret,  un  malheur  précoce  attriste  sa  charmante  physionomie,  où 
la  misère  a  déjà  mis  ses  fatigues;  —  ses  jolis  pieds  poudreux  pen- 
dent languissamment,  et  son  petit  corps  maigre  s'affaisse  sous  ses 
pauvres  guenilles;  débarbouillez-la,  habillez-la,  mettez-la  sur  le 
devant  d'une  calèche  à  côté  d'un  king-charles,  une  duchesse  en 
serait  fière1. 

Hébert  a  découvert  chez  les  paysannes  les  formes  aristocra- 
tiques que  les  salons  de  Rome  ne  lui  auraient  pas  fournies.  La 
description  de  Gautier  ne  s'avive-t-elle  pas  encore  aux  yeux  de 
qui  connaît  l'histoire  vraie?  11  convient  d'ajouter  pour  les  âmes 
sensibles,  s'il  en  est  encore,  que  notre  voyageur  demanda  et 
obtint  diplomatiquement  la  grâce  de  la  mère,  qu'il  fit  élever 
Crescenza,  qu'elle  devint  institutrice,  et  enfin  qu'il  la  dota  et 
la  maria,  lui  donnant  le  bonheur  après  l'immortalité. 

Il  n'a  pas  regardé  les  paysannes  italiennes  en  peintre  cal- 
quant un  modèle;  il  a  vécu  avec  ces  rustiques,  il  a  appris  leur 
histoire,  il  s'est  fait  une  âme  contadine  pour  ainsi  dire  :  jamais 
artiste  ne  poussa  si  loin  l'intimité  avec  le  milieu  qu'il  reproduit 
et  il  eût  pu  écrire  le  roman  de  toutes  ces  filles  aux  âmes  assom- 
bries par  une  vie  de  misère.  La  morbidesse,  la  vaghezza,  la 
smorjîa  qui  émerveillaient  Théophile  Gautier  servent  de 
masques  aux  âmes  farouches  peintes  par  M.  d'Annunzio  dans 
la  Fille  de  Jorio. 

Après  la  Mat  aria,  les  Filles  dAlvito  obtinrent  un  beau  suc- 
cès, dans  le  même  ordre  de  poésie  plastique  : 

Dans  une  gorge  aride  de  montagne  tourne  un  sentier  rocailleux  et 
pulvérulent  que  suivent  deux  jeunes  filles  qui  viennent,  comme 
Nausicaa,  de  laver  le  linge  de  la  famille  à  la  fontaine.  D'épaisses 
chemises  de  toile  grenue,  de  lourds  jupons  de  laine  revêtent  leurs 
formes  juvéniles;  leurs  pieds  de  statue,  au  pouce  séparé  comme  le 
pouce  d'un  oiseau,  sont  chaussés  de  grossières  sandales  maintenues 
par  des  cordelettes  et  rappelant  les  alpargatas  espagnoles. 

L'une  porte  une  cruche  sur  la  tête  comme  une  canéphore  des 
fêtes  d'Eleusis;  l'autre,  un  paquet  de  linge,  dans  une  attitude  aussi 
noble  que  celle  d'aucune  figure  de  bas-relief,  et  tient  un  morceau  de 
savon  dans  sa  main  renversée  par  un  mouvement  d'une  grâce 
antique,  comme  si  elle  se  souvenait  que  le  royaume  de  Naples  a  été 

i.  Les  Beaux- Arts  en  Europe ,  par  Théophile  Gautier. 


638  la   hevue   de   frAtus 

la  Grande-Grèce.  Ce  ne  sont  pas  encore  des  femmes,  mais  ce  ne  sont 
plus  des  enfants.  L'adolescence  mûrit  vite  ces  ardents  étés  auxquels 
suffisent  quelques  jours  pour  transformer  la  fleur  en  fruit.  La  gravité 
passionnée  et  triste  des  pays  chauds  imprime  déjà  son  cachet  à  ces 
jeunes  visages,  et  l'accablement  de  raidi  leur  donne  une  expression 
indéfinissable  de  souffrance,  malgré  le  hâle  robuste  qui  dore  leur 
pâleur  :  rien  ne  ressemble  moins  à  la  grâce  du  Nord,  éveillée  et 
rieuse,  que  cette  grâce  languissante  et  morne,  et  cependant  que  de 
flamme  sous  cette  faccia  smorta  ! 

Les  yeux  s'ouvrent  comme  de  mystérieuses  fleurs  noires  à  l'ombre 
de  sourcils  fortement  dessinés  et  semblent  absorber  la  lumière;  les 
narines  aspirent  avec  effort  l'air  brûlant,  et  les  lèvres  arquées  à  leur 
coin,  par  une  adorable  smorfia,  font  une  moue  dédaigneuse  à  rendre 
fou  d'amour.  M.  Hébert  excelle  à  rendre  ces  physionomies  ita- 
liennes brunes  et  sérieuses,  où  la  vie  paraît  dormir  à  force  d'inten- 
sité et  se  trahit  seulement  dans  un  regard  fixe  :  il  sait  exprimer 
mieux  que  personne  cette  mélancolie  de  la  chaleur,  ce  spleen  de 
soleil,  cette  tristesse  de  sphinx,  qui  donnent  tant  de  caractère  à  ces 
belles  tètes  méridionales1. 

Chez  le  poète  d'Emaux  et  Camées,  la  sensation  païenne 
obscurcit  la  perception  psychologique.  Cette  gravité  passionnée 
et  triste  des  paysannes  de  l'Apennin  reflète  une  vie  de  malheur, 
la  perspective  d'une  détestable  union,  brutale,  jalouse,  acca- 
blante. Quand  j'ai  demandé  à  Hébert  la  raison  de  cette  expres- 
sion si  poignante  dans  ses  têtes  déjeunes  filles  :  «  La  misère!  » 
m'a-t-il  répondu.  Si  j'ai  fait  la  question,  c'est  que  la  physio- 
nomie ne  ressemble  point  à  ce  qu'on  nous  avait  déjà  offert 
comme  notation  de  la  détresse.  Ce  caractère  d'un  pathétique 
lyrique  attire  des  épithètes  plus  hautes;  ces  filles  qui  ont 
faim,  autour  desquelles  on  a  faim,  ces  pauvresses  ont  le  regard 
d'Eve  après  la  faute,  de  Pandore  après  l'ouverture  de  la  boite. 

Ah!  je  conçois  que  l'artiste  soit  allé  dans  leur  montagne, 
ait  vécu  de  privations,  afin  de  peindre  ces  Cassandres  qui  ne  sont 
rustiques  que  par  le  vêtement  et  statues  pour  tout  le  reste. 
Mais  certaines  œuvres  ont  besoin  de  commentaire  :  le  public  ne 
pouvait  deviner  ce  qui  échappait  à  Théophile  Gautier  ;  et  celui-ci 
attribuait  au  climat  et  à  la  race  des  accents  qui  ne  vibrent  que 
sous  l'étreinte  de  la  douleur. 

Si  l'on  avait  incité  les  admirateurs  d'Hébert  à  définir  son 

i.   Les  Beaux-Arts  en  Europe  f  par  Théophile  Gautier. 


r 


NOTES    SUR    HEBERT  639 

génie,  ils  auraiemt  certainement  dit  qu'il  excellait  à  peindre  les 
paysannes  italiennes  et  à  leur  donner  de  la  grâce  rêveuse.  Cela 
est  vraiment  le  moindre  aspect  de  la  question,  celui  qui  n'inté- 
resse que  le  badaud  de  l'esthétisme.  A  ce  compte,  le  maître  de 
Sarnson  et  de  la  Bataille  des  Cimbres,  Decamps,  serait  surtout 
un  peintre  de  Turcomans.  En  art  surtout,  le  costume  ne  classe 
pas  l'œuvre  ni  le  sujet  ne  détermine  la  hiérarchie. 

De  tous  les  artistes  qui  font  depuis  si  longtemps  le  pèlerinage  de 
Rome,  il  en  est  deux  ou  trois  à  peine  dont  les  œuvres  laissent  soup- 
çonner le  voyage.  Les  tableaux  les  ont  empêchés  de  voir  les  hommes, 
et  la  nature  qu'ils  ont  eue  pendant  plusieurs  années  sous  les  yeux 
est  absente  de  leurs  toiles.  Schnetz,  Léopold  Robert  et  Hébert  seuls 
ont  profité  de  leur  séjour.  Ils  ont  pensé  que  ces  types  qui  avaient 
posé  pour  les  maîtres  étaient  encore  bons  à  peindre  et  qu'on  pouvait 
à  Rome  faire  autre  chose  que  des  copies.  Chacun  de  ces  peintres 
exprima  l'Italie  à  sa  manière  :  Schnetz,  robuste,  hàlée,  un  peu 
lourde;  Léopold  Robert,  avec  ses  types  caractéristiques  et  ses  cos- 
tumes de  fête;  Hébert,  passionnée,  fiévreuse  et  mélancolique1. 

Cet  éloge,  car  cela  veut  être  un  éloge,  rabaisse  le  peintre  de 
Crescenza  et  de  Rosa  Ncra  au  niveau  de  ce  qu'on  nomme  «  le 
genre  ».  Poussin  prend-il  son  mérite  du  site  italien  qui  lui  sert 
de  thème,  ou  bien  de  sa  façon  incomparable  de  composer  ce  site 
et  de  le  rendre  plus  synthétique  et  grandiose  qu'il  n'a  jamais  été? 
Hébert  a  vu  des  types  italiens,  mais  ce  qu'il  a  fait  d'après  eux  ne 
pourrait  pas  s'intercaler  dans  un  manuel  d'ethnographie  :  ce  ne 
sont  pas  des  documents,  puisque  seul  il  a  vu  ainsi,  idéalement. 
Ses  modèles,  sauf  par  le  costume,  ne  ressemblent  à  aucune  ver- 
sion de  la  femme  italienne. 

La  Jocondc  était  l'épouse  d'un  Florentin  quelconque,  l'in- 
térêt qu'elle  inspirera  toujours  n'emprunte  rien  au  lieu  où  elle 
vécut;  elle  est  «  léonardesque  »,  et  non  florentine  ;  Rosa  Nera  et 
les  Cervaroles  sont  «  hébertines  »  et  non  pas  contadines. 

L'  «  hébertine  »  se  définirait  une  femme  chez  qui  la  misère 
n'a  pas  abattu  la  fierté,  dont  la  résignation  farouche  oppose  un 
entêtement  de  bote  à  la  fatalité  et  qui  garde  la  beauté  de  sa  race 
maternelle  malgré  la  souffrance. 

i.  Les  Beaux-Arts  à  V Exposition  universelle  de  1855,  par  Théophile 
Gautier. 


64o  LA     REVUE     DE     PARIS 

Gomment  l'artiste  a-t-il  opéré  cette  transposition  de  la  misère 
en  détresse  morale?  comment  a-t-il  fait  des  héroïnes  avec  des 
pauvresses? des  Eisa,  des  Senta,  des  Elisabeth,  avec  de  pitoyables 
paysannes  ?  Gomment  enfin  a-t-il  découvert  ces  princesses,  ces 
prêtresses,  ces  muses,  ces  fées,  ces  visages  d'allégorie  et  de 
tragédie  sous  la  cruche,  le  paquet  de  linge  ou  la  botte  de  foin 
d'une  villageoise?  C'est  le  secret  de  sa  sensibilité,  qui  fut 
exquise;  répugnant  aux  vulgarités,  il  alla  parmi  les  simples 
de  la  campagne  chercher  des  formes  pures  et  encore  inaperçues. 
Lui-même  a  confessé  ses  secrètes  pensées  sur  l'art,  en  une  page 
caractéristique  adressée  à  Jules  Dupré,  qu'il  faudra  toujours 
citer  pour  bien  faire  connaître  le  maître  et  qui  doit  être 
d'octobre  i853  : 

San  Germano. 
Vieux  maître, 

Je  suis  heureux  de  tenir  une  plume  à  votre  intention.  Depuis  que 
nous  sommes  en  route  tous  les  jours,  on  fait  le  projet  de  vous 
écrire  et  ça  ne  se  réalise  pas.  Imer  cous  a  conté  ce  que  nous  avons 
fait  et  ce  que  nous  faisons,  hors  de  France.  Je  nai  donc  rien  rf'm* 
téressant  à  vous  dire.  Cependant  je  ceux  vous  parler  de  ce  qui 
ma  amené  à  venir  faire  un  tableau  dans  une  mauvaise  auberge 
de  V  Apennin. 

D'abord,  il  y  a  longtemps  que  je  suis  las  de  cette  peinture  de 
convention  que  l'on  fait  dans  les  ateliers  et  quon  décore  du  titre 
de  peinture  d'histoire.  Les  Maîtres  ont  tiré  l'échelle  après  eux  : 
dans  le  genre  sacré,  Urne  semble  qu  il  faut  une  bonne  dose  de  pré» 
tentions  pour  faire  après  eux  la  Vierge  de  Folîgno,  la  Genèse  ou 
le  Jugement  Dernier. 

Quant  à  l'histoire  proprement  dite,  je  n'y  crois  pas.  Un  tableau 
de  cette  espèce  me  fait  ï effet  d%  un  monsieur  qui  voudrait  me  décrire 
les  mœurs  des  habitants  de  la  lune. 

Pour  P histoire  contemporaine,  elle  se  réduit  à  la  peinture  offi- 
cielle. Donc  arrière  le  faux  art  qui  ne  part  pas  du  cœur  et  cher- 
chons en  nous-méme  pour  trouver  la  route!  Je  vous  ai  souvent 
envié,  6  grand  paysagiste,  qui  vous  inspirez  directement  de  la 
nature  et  vous  trempez  à  la  vraie  source  de  vérité  quand  vous  vous 
sentez  affaibli. 

T ai  senti  que  je  me  dégoûtais  de  mon  art,  n'ayant  pour  me  mon- 
ter que  la  vue  de  sales  modèles,  dormeuses  ou  bavardes,  fai 
donc  résolu  d'en  finir  avec  cette  routine  et  de  ne  plus  peindre  que 
la  chose  ou  le  fait  qui  m'aura  ému.  Je  crois  que  cest  le  meilleur 


NOTES     SUR     HÉBERT  G4* 

moyen  de  rester  vraiment  artiste  et  de  marcher  dans  la  voie  de 
r  originalité. 

Et  quel  plaisir  de  rendre  par  la  peinture  Vèmotion  quon  a  res- 
sentie! Ce  n'est  plus  pour  le  public  quon  peint,  c'est  pour  soi.  C'est 
pour  remettre  en  vibration  les  cordes  de  Vdme  qui  auront  résonné. 

Vieux  Maître,  je  viens  de  tenter  la  première  épreuve  de  cette 
idée.  Je  ne  suis  pas  encore  au  bout;  je  ne  puis  arriver  à  approcher 
de  la  tête  de  la  jeune  fille,  qui  est  tout  le  tableau.  Mais  nous  y 
atteindrons,  je  V espère,  et  alors,  quand  vous  verrez  ça,  au  milieu 
des  autres  peintures,  je  crois  que  vous  sentirez  que  le  peintre  a  vu 
la  scène  quil  a  essayé  de  représenter. 

Malheureusement,  cette  vie  de  bohémiens  à  la  recherche  du 
simple  et  du  fort  emporte  avec  elle  bien  des  sacrifices.  Il  faut 
renoncer  à  tant  de  choses  charmantes!...  Adieu!...  Revenez  quel- 
quefois à  nous,  qui  vous  avons  élevé  un  autel  ou  brille  sans  cesse 
la  flamme  de  l'affection  et  du  respect.  Je  vous  embrasse  de  tout, 
cœur  et  j'irai  vous  chercher  à  Compiègne,  si  Dio  vuole,  et  vous 
admirer  dans  vos  œuvres. 

Votre  ami, 

E.  IJÈBERT 

Cette  lettre,  citée  par  M.  Jules  Claretic  dans  son  article 
Paris  et  Rome  (Figaro,  mars  1903),  nous  révèle  chez  un  clas- 
sique —  et,  pourrait-on  dire,  un  «  officiel  » —  un  merveilleux 
sentiment  de  ce  que  fut  l'art  et  de  ce  qu'il  doit  être.  Vrai- 
semblablement, l'Institut  de  i853  eût  mal  pris  ce  dédain  de 
la  peinture  d'histoire.  Une  des  originalités  d'Hébert,  et  qui 
éclate  dans  cette  page,  c'est  à  la  fois  son  indépendance  de 
recherche  et  sa  religion  des  maîtres,  la  sincérité  de  son  impres- 
sion et  son  application  de  métier.  11  ne  veut  peindre  que  «  la 
chose  ou  le  fait  qui  l'aura  ému  »  :  parole  de  poète  ;  —  à  l'ordi- 
naire, l'homme  du  pinceau  n'a  que  des  vibrations  optiques  ou 
l'âme  n'a  point  de  part. 

Charles  Blanc  a  résumé  le  sentiment  général  sur  notre 
peintre  : 

C'est  parce  qu'il  a  compromis  son  cœur  que  M.  Hébert  nous 
attire  à  sa  peinture  et  nous  captive.  C'est  par  là  qu'il  nous  rend 
aimable  sa  Pastorella,  qui  cache  sa  mélancolie  maladive  dans 
l'ombre  d'un  bocage  plein  d'idéal,  et  qui  parait  si  frêle  sous  le  tartan 
rayé  dont  elle  enveloppe  sa  douleur.  Quand  la  fièvre  s'attaque  à  ces 
fortes  races  de  la  Campagne  romaine,  elle  leur  enlève  la  rudesse 
native,  elle  les  assimile  aux  natures  les  plus  délicates,  par  la  tristesse 
ier  Décembre  1908.  i3 


1 


642  LA     11EVUE     DE     PAU1S 

et  le  pressentiment  de  la  mort  que  trahit  leur  incurable  pAleur.  Il 
faut  être  artiste  dans  lame  pour  avoir  peint  la  belle  nymphe  des  bois, 
qui  n'a  pour  tout  vêtement  que  le  mystère  dont  elle  s'entoure  et  qui 
a  bruni,  chose  étrange,  en  pleine  forêt,  comme  la  nymphe  des  prés 
brunit  au  soleil. 

Son  beau  corps  n'a  rien  perdu  de  la  plénitude  de  ses  formes  à 
demi  divines;  il  n'a  été  altéré,  celui-là,  par  aucune  maladie,  par 
aucun  déchirement  du  cœur,  et  cependant  il  semble  que  l'âme  de 
cette  Dryade,  isolée  dans  les  bois  sourds,  ait  été  attendrie  par  je  ne 
sais  quels  rêves  agrestes,  qu'elle  ait  ressenti  un  frisson  d'amour1. 

L'auteur  de  Y  Histoire  des  Peintres,  sensible  à  la  poésie  de  la 
nymphe,  ne  voit  pas  plus  que  Théophile  Gautier  que  le  choix 
des  formes,  leur  nouveauté,  équivaut  à  un  thème;  qu'une 
nudité  est  susceptible  d'un  contrepoint  neuf  et  imprévu. 
Cependant  ce  choix  et  cette  nouveauté  constituent  seuls  le  véri- 
table génie  dans  l'art  du  dessin,  qui  n'a  qu'un  objet  :  la  beauté 
humaine. 

Les  admirateurs  des  Hosa  Nera,  des  Pasqua  Maria,  se  figu- 
rent que  ces  types  sont  venus  d'eux-mêmes  poser,  à  heures  fixes, 
dans  un  bon  atelier  de  Rome.  Non,  certes  :  il  a  fallu  à  Hébert 
des  qualités  d'explorateur  et  d'aventurier;  il  surmonta  des 
difficultés  incroyables  pour  contempler  ces  beautés  farouches. 

J'en  donnerai  une  idée  en  racontant  l'expédition  de  la 
Cervara. 

A  Subiaco,  la  voiture  s'arrêtait;  il  fallait  faire  l'ascension  à 
dos  d'âne.  Arrivé  au  but,  le  peintre  ne  fut  guère  avancé  :  pen- 
dant six  mois,  il  se  réduisit  à  des  paysages  ou  à  des  vues  de 
village  :  les  Cervaroles  ne  voulaient  pas  poser.  Elles  ne  croyaient 
pas,  comme  l'Oriental,  que  le  portrait  devient  un  incube  dévo- 
rateur  et  qu'il  entraîne  la  mort  du  modèle,  mais  elles  étaient 
persuadées,  les  naïves  montagnardes,  que  les  peintres  expo- 
saient leurs  tableaux,  à  Rome,  sur  la  place  d'Espagne,  et  elles 
redoutaient  qu'un  de  leurs  compatriotes  ne  les  reconnût  en 
passant! 

Maintes  fois,  en  rentrant,  le  soir,  après  avoir  brossé  quelque 
étude  aux  environs,  Hébert  entendit  des  sanglots,  des  cris  de 
douleur  qui  s'échappaient  des  maisons  fermées.  «  Qu'ont-ils 
donc?  »  demandait-il,  et  on  lui  répondait  :  «  Hanno  faîne!  (Ils 

i.  Les  Beaux-Arts  à  l'Exposition  universelle  de  1878)  par  Charles  Blanc» 


r 


NOTES     SUR     UËBEllT  6^3 

ont  faim!)  »  Dans  ce  pays  sinistre  où  l'on  pleurait,  où  Ton 
criait  la  faim,  comme  ailleurs  on  chante,  l'artiste  se  trouva 
bloqué  par  la  neige  et  vécut  dix-huit  mois,  parmi  les  pires 
incommodités.  11  dut  percer  une  fenêtre  dans  un  mur  pour 
avoir  du  jour,  fabriquer  un  chevalet  avec  des  morceaux  de 
bois,  etc. 

Souvent  Hébert  voyait  à  la  fontaine  une  jeune  fille  admira- 
blement belle  et  surnommée  Rosa  nera  (Rose  noire);  elle 
opposait  aux  blandices  de  l'artiste  un  dédain  absolu.  Du  temps 
s'écoula,  et  la  fière  Cervarole  reparut  triste  et  humiliée,  n'osant 
prendre  son  tour  pour  puiser  de  l'eau  et  attendant,  avec  une 
mine  piteuse,  que  les  autres  femmes  eussent  rempli  leurs  seaux 
ou  leurs  cruches. 

Elle  avait  été  séduite  et  subissait  la  honte  de  sa  faute.  Peu 
après,  Hébert  la  rencontra  toute  en  larmes.  Voici  sa  brève 
histoire. 

Pour  la  moisson,  dans  la  campagne  de  Rome,  on  embauche 
une  multitude  de  paysans  et  de  paysannes  ;  ils  couchent  dans 
des  granges  immenses.  Rosa  Nera  et  sa  mère  étaient  descen- 
dues de  la  montagne  pour  gagner  leur  paie.  Une  nuit,  la  belle 
se  sentit  prise  de  douleurs  :  elle  sortit  sans  bruit  ;  il  faisait  un 
orage  terrible.  Saisissant  à  deux  mains  un  piquet  de  la  cour, 
elle  se  cabra  contre  la  souffrance,  étouffa  ses  gémissements  et 
se  tordit,  en  proie  à  des  fouets  invisibles.  Un  tonnerre  formi- 
dable éclata  :  la  Cervarole  tomba  et  accoucha  comme  Sémélé, 
par  un  coup  de  foudre.  Sans  perdre  une  heure,  la  mère  et  la 
fille  s'acheminèrent  vers  Rome,  portant  le  nouveau-né  aux 
enfants  trouvés;  le  lendemain,  elles  travaillaient  comme  elles 
avaient  travaillé  la  veille,  sous  un  soleil  de  feu... 

Maintenant  le  lecteur  comprendra  mieux  l'ardente  tristesse 
qui  remplit  les  yeux  de  ces  paysannes  étranges,  portant  le 
double  nimbe  d'une  race  pure  et  d'une  destinée  lourde,  et  com- 
bien de  tels  modèles  diffèrent  de  ceux  des  ateliers  parisiens 
ou  romains. 

* 
*  * 

Revenu  à  Paris  en  i858,  Hébert  peignit  dans  la  bibliothèque 
des  Tuileries  deux  grands  médaillons   allégoriques  encastrés 


644 


LA     REVUE     DE     PARIS 


dans  les  boiseries  des  cheminées,  l'un  représentant  Napo- 
léon Ier  et  l'autre  Napoléon  III,  qui  furent  brûlés  en  187 1  avec 
le  palais.  Dans  ce  dernier  tableau,  une  Italie  personnifiée  passa, 
sous  le  second  Empire,  pour  le  chef-d'œuvre  de  l'artiste.  Théo- 
phile Gautier  vante  cette  figure  de  femme  qui  se  relève  avec 
une  allure  de  Juliette  sortant  du  tombeau. 

Pour  l'impératrice,  il  fit  le  portrait  de  la  belle  princesse 
Christine  Bonaparte,  toile  disparue  mystérieusement  des  Tui- 
leries en  1871,  et  aussi  Pasqua  Maria,  la  fille  au  puits  avec  le 
jeune  homme  plus  beau  qu'elle,  —  délicieuse  romance  popula- 
risée par  la  reproduction,  qui  pourtant  ne  donne  pas  sa  mesure. 
—  Cette  peinture  précieuse  appartenait  au  baron  Alphonse 
de  Rothschild  et  fut  détruite  dans  un  incendie,  à  Ferrières. 
Plusieurs  portraits  datent  de  cette  période  qui  fut  mondaine. 

Un  soir,  chez  la  princesse  Mathilde,  le  comte  de  Nieuwer- 
kerke,  surintendant  des  Beaux- Arts,  propose  à  Hébert  la  direc- 
tion de  la  Villa  Médicis. 

—  Si  ma  mère  veut  me  suivre,  je  pars,  —  dit  l'artiste. 

On  télégraphie,  sur  l'heure,  et  la  réponse  ne  se  fait  pas 
attendre,  laconique  et  belle  :  «  Je  suivrai  mon  fils  partout.  » 
L'amour  maternel  avait  d'ailleurs  un  écho  profond  au  cœur 
d'Hébert  :  le  sentiment  filial  fut  toujours  des  plus  vifs  chez 
cet  homme  tendre  ;  il  a  décidé  souvent  ses  actes. 

Pour  succéder  à  Robert-Fleury,  les  Fould  patronnaient 
Lchmann,  mais  Hébert  l'emporta.  Vers  octobre  1866,  le  maître 
des  Cervaroles  reprit  le  chemin  de  cette  Rome  qu'il  adorait, 
dans  la  condition  propice  de  directeur  de  l'Académie  de 
France.  Il  apportait  un  enthousiasme  juvénile  et  les  pures  tra- 
ditions. L'opinion  publique  applaudit.  Notons  le  témoignage 
de  Théophile  Gautier ! . 

C'est  là  un  choix  qui  sera  approuvé  par  tout  le  monde  :  car  jamais 
homme  ne  fut  mieux  fait  pour  cette  place  qu'Hébert,  vieux  Romain 
habitué  à  la  Ville  Éternelle  par  de  longs  et  fréquents  séjours.  Il  sera 
là  dans  son  véritable  centre  et  son  influence  sur  les  élèves  ne  saurait 
être  qu'heureuse.  Outre  son  talent  que  nul  ne  conteste,  Hébert  a  un 
caractère  charmant,  des  manières  parfaites,  une  cordialité  sincère, 
une  absence  de  vanité  et  d'envie  que  nous  souhaiterions  à  beaucoup 
de  ses  confrères.  Il  admire  ses  rivaux  et  sait  reconnaître  les  talents 

1.  L'Illustration,  i9  janvier  i867. 


NOTES    SUR    HÉBERT  6  4  5 

qui  différent.  Chez  lui,  nul  parti  pris,  nul  système.  Quoique  nourri 
des  plus  excellentes  études,  il  écoute  sa  propre  originalité  et  ne  gênera 
pas  celle  des  autres. 

Hébert  eut  alors  pour  pensionnaires  Mercié,  —  auquel  il  eut 
la  joie  de  remettre  la  croix  de  la  Légion  d'honneur,  à  la  villa 
même,  après  son  David,  —  Barrias,  Tony  Noël,  Joseph  Blanc, 
Salvayre,  Jules  Lefebvre,  Blanchard,  Machard,  Pascal,  Henri 
Regnault. 

Ce  dernier  devint  l'ami  intime  du  nouveau  directeur.  C'était 
un  mélange  de  héros  et  d'artiste,  une  de  ces  natures  si  com- 
plètes qu'on  les  estime  plus  encore  pour  ce  qu'elles  promettent 
que  pour  ce  qu'elles  donnent,  —  et  celui-là  pourtant  a  donné. 
Hébert  prêchait  surtout  Michel-Ange,  mais  lui  qui  cachait 
au  vénérable  Ingres  ses  études  de  pifferari  fut  toujours  libéral  : 
il  laissait  Regnault  aller  à  Madrid  s'extasier  devant  les  Lances 
de  Velasquez,  ce  beau  poème  de  guerre  où  la  dignité  du  vaincu 
et  la  courtoisie  du  vainqueur  atteignent  au  plus  haut  style. 

11  paraît  que  le  général  Prim  fut  mécontent  de  son  portrait; 
il  reprochait  à  Regnault  de  l'avoir  vieilli  et  surtout  de  l'avoir 
présenté  sans  képi  : 

—  Jamais  mes  hommes,  —  disait  le  partisan,  —  ne  m'ont 
vu  tête  nue  ! . . . 

La  déplorable  guerre  de  1870  eut  un  étrange  contre-coup  à 
Rome.  Le  concierge  de  la  villa  Médicis,  un  vieux  soldat  qui 
éventait  le  Prussien  malgré  tous  les  déguisements,  venait  sans 
cesse  dire  au  directeur  que  des  Allemands  demandaient  à  visiter 
l'Ecole,  s'informaient  des  moindres  détails,  prenaient  des  notes 
et  des  plans.  Hébert  trembla  que  l'Académie  de  France  à  Rome 
ne  fût  sacrifiée  aux  exigences  du  vainqueur  dans  quelque 
article  d'un  traité  :  il  vint  à  Paris  et  avertit  M.  Thiers,  qui  le 
rassura. 

Mais  auparavant  se  place  un  fait  qui  vaut  d'être  noté.  A 
peine  avait-il  pris  un  peu  de  congé  à  la  Tronche,  sa  propriété 
patrimoniale,  voisine  de  Grenoble,  —  où  il  vient  de  mourir, 
—  qu'il  y  fut  comme  interné  par  la  fatalité  des  temps.  Or 
cette  maison  de  la  Tronche  est  située  au  pied  de  la  citadelle 
de  Grenoble,  si  bien  que  le  premier  coup  de  canon  allemand 
devait  nécessairement  la  renverser. 


646 


LA     REVUE     DE     PARIS 


Hébert  fit  un  vœu  digne  du  moyen  âge  :  il  promit  de  peindre 
une  madone,  si  son  foyer  demeurait  intact.  Et  il  tint  parole  : 
il  peignit  cette  fameuse  Vierge  de  la  Délivrance  (1873),  dont 
la  gravure  par  Huot  eut  ensuite  un  succès  européen. 

L'église  de  la  Tronche  est  dédiée  à  saint  Ferjeux,  un  saint 
local,  évêque  et  martyr.  Le  peintre  se  trouvait  en  Dauphiné 
lorsqu'on  inaugura,  dans  le  pauvre  monument,  l'inestimable 
toile.  11  y  avait  là  députés  de  l'Isère  et  conseillers  munici- 
paux :  les  premiers  demandèrent  que  l'œuvre  fût  transférée 
au  musée  de  Grenoble.  Ce  à  quoi  le  bon  artiste  répondit  ces 
mots,  qui  semblent  sortir  de  la  bouche  d'un  primitif  : 

—  Ce  tableau  est  l'accomplissement  d'un  vœu.  Je  ne  veux 
pas  qu'il  me  rapporte  honneur  ni  profit! 

Mais  l'au-delà  répond  quelquefois  aux  beaux  mouvements 
de  l'homme  :  plus  tard,  l'humidité  ayant  nécessité  l'envoi  de 
l'ouvrage  à  Paris,  il  fut  connu  et  admiré,  par  l'effet  de  con- 
jonctures qu'on  peut  dire  plus  qu'imprévues,  providentielles,  — 
et  la  médaille  d'honneur,  lors  d'une  Exposition  universelle, 
vint  se  suspendre  à  l'ex-voto. 

Hébert,  d'une  culture  raffinée,  et  qui  fréquenta  les  plus 
hautes  sphères  sociales,  demeura,  en  toute  circonstance  où  son 
art  fut  en  jeu,  d'une  ingénuité  médiévale.  Modeste  au  delà  de 
ce  qu'on  imagine,  pieux  envers  les  maîtres,  appliqué  à  son 
œuvre,  jusqu'au  dernier  jour,  comme  au  premier,  il  n'a  pas 
donné  un  coup  de  pinceau  négligent.  11  a  peint,  comme  on  prie, 
quand  on  est  mystique,  avec  une  joie  renouvelée.  Peut-être 
même  trouva-t-il  trop  déplaisir  en  son  art  et  se  laissa-t-il  séduire 
parce  charme  propre  jusqu'à  oublier  de  varier  sa  recherche... 

De  1867  *  ^73,  l'Ecole  de  Home  fut  prospère.  Le  règle- 
ment élaboré  par  Viollet-le-Duc  et  INieuwerkerke  était  mal  fait; 
au  début,  Hébert  n'avait  pas  craint  de  le  dire  :  le  spirituel 
surintendant  des  Beaux-Arts  répondit  que  la  Constitution  elle- 
même  était  perfectible. 

Hébert,  en  quittant  la  Villa  Médicis,  ne  quitta  pas  Rome;  il 
y  resta  deux  ans.  Il  devait  y  revenir,  en  i885,  pour  une 
seconde  période  de  six  ans.  Cabat  et  Lenepveu  avaient  conservé 
au  maître  son  petit  coin,  et,  quand  il  fut  renommé  directeur, 
il  retrouva  tout  son  matériel  d'artiste  en  place,  étiqueté  à  son 
nom.  Mais  il  souhaita  en  vain  d'être  élu  une  troisième  fois. 


NOTES    SUR     HÉBERT  6^7 


* 


Dans  cette  étude  de  pifferaro  que  J.-J.  Ingres  jadis  jugea  si 
supérieure  à  la  grande  Académie  secundum  artem,  se  montrait 
déjà  le  peintre  des  Fienarole;  et  Paul  Delaroche,  non  plus 
que  David  d'Angers,  n'eut  aucune  part  à  sa  formation.  11  eut 
des  maîtres  cependant  :  deux  maîtres  de  métier  :  l'un  lui  apprit 
la  préparation  des  dessous;  l'autre,  la  conservation  des  valeurs; 
le  premier  fut  Ricard,  et  le  second,  Jules  Dupré. 

Le  portraitiste  de  Marseille,  Ricard,  avait  découvert  que  les 
Vénitiens  peignaient  sur  un  dessous  gris  clair  et  ainsi  évitaient 
l'emploi  des  blancs,  qu'ils  obtenaient  alors  par  transparence 
avec  une  moindre  couche  de  couleur.  De  plus,  ce  dessous 
permet  de  construire  et  de  modeler,  avant  de  peindre  :  une 
fois  que  la  figure  est  faite  en  grisaille,  il  ne  reste  qu'à  l'enlu- 
miner. 

Un  autre  secret  mérite  davantage  encore  l'attention  des  gens 
du  métier.  Combien  de  peintres  font  du  clair  avec  du  blanc 
ou  de  l'ombre  avec  du  noir,  ce  qui  est  la  négation  du  coloris  ! 
L'ombre  et  le  clair  doivent  rester  des  abstractions  que  l'on  tra- 
duit par  des  couleurs  graduées.  —  Le  blanc  et  le  noir  n'existent 
pas  techniquement,  mais  toute  couleur  a  ses  sombres,  — 
même  le  blanc,  —  et  ses  clairs,  —  même  le  noir.  —  Un  tableau 
porte  une  clé  de  tonalité,  comme  un  morceau  de  musique. 

Le  portraitiste  qui  enlève  un  habit  noir  en  clair  sur  un  fond 
sombre  abolit  les  valeurs,  en  les  opposant;  il  faut  accorder  le 
fond  à  la  figure,  et  surtout  ne  pas  détacher  le  côté  éclairé 
d'une  figure  sur  un  fond  sombre,  procédé  enfantin  et  disgra- 
cieux. Les  valeurs  ne  se  conservent -que  par  le  jeu  du  clair  sur 
clair,  —  tel  que  Corrège  l'a  manifesté,  —  ou  du  sombre  sur 
sombre,  —  à  la  façon  des  Vénitiens.  —  Supposons  une 
madone  tout  de  blanc  vêtue  dans  l'ombre  :  il  faut  que  le  vête- 
ment reste  blanc,  quoique  ombré;  ou  bien  une  Mater  Dolorosa 
en  noir  dans  la  lumière  :  il  faudra  que  le  noir  garde  sa  valeur 
dans  l'atmosphère  claire. 

L'art  du  pinceau  réside  dans  le  soin  de  cette  conservation  des 
valeurs,  analogue  à  l'orchestration  en  musique.  Grâce  à  cette 
polyphonie  des  couleurs  que  pratiquèrent   Ricard  et  Dupré, 


648 


LA     REVUE    DE    PARIS 


notre  artiste  a  réalisé  des  merveilles  techniques.  11  montre  sa 
meilleure  originalité  dans  le  jeu  de  la  pénombre,  qu'il  faut  dis- 
tinguer du  clair-obscur,  élément  d'opposition  où  Ton  opère 
par  contrastes.  La  Lavandaia,  par  exemple,  quoique  baignée 
d'ombre,  montre  des  bras  de  chair  attirante;  dans  le  Som- 
meil de  Jésus,  les  draperies  conservent  leur  teinte  propre, 
malgré  la  demi-obscurité  qui  règne  dans  la  composition.  —  11 
faudrait  expliquer  cela  devant  les  tableaux  eux-mêmes  pour 
rendre  sensibles  ces  questions  à  ceux  qui  n'ont  pas  pratiqué 
la  palette;  les  autres  auront  déjà  saisi. 

L'exécution  n'est  qu'un  moyen  ;  mais,  sans  elle,  les  plus  belles 
conceptions  restent  dans  l'imagination  de  l'artiste.  Ce  que  Ton 
pense  ne  compte  pas;  chacun  sera  jugé  sur  ses  réalisations. 
Hébert,  original  et  vraiment  créateur,  doit  sa  gloire  à  son  pro- 
cédé, qui  l'apparente  aux  vieux  maîtres  ;  comme  eux,  il  possède 
le  métier  ù  fond. 

* 
#  * 

Je  voudrais  indiquer  où  se  trouvent  les  œuvres  les  plus 
caractéristiques  d'Hébert  :  elles  sont  très  dispersées.  La  collec- 
tion la  plus  importante  appartient  à  madame  de  Nanteuil.  Elle 
comprend  une  Ophélie;  une  tête  d'enfant,  le  Petit  Brigand, 
qui  est  un  chef-d'œuvre  de  couleur;  la  Lavandaia;  Aux  Héros 
morts  sans  gloire:  la  Vierge  au  pifferaro;  le  Sommeil  de  Jésus; 
la  Vierge  au  Chasseur  :  —  c'est  la  plus  belle  réunion 
d'ouvrages  du  maître,  à  Paris,  après  l'atelier  du  boulevard 
Rochechouart. 

Dans  une  pénombre  mystérieuse,  la  Vierge  douloureuse  et 
fière,  à  l'expression  ardente  et  de  formes  affinées,  porte 
l'Enfant  divin  endormi;  un  ange  musicien,  tenant  la  petite 
flûte  du  pifferaro,  baise  le  pied  du  Bambino.  —  C'est  la  Vierge 
au  pifferaro,  peinte  avec  un  procédé  précieux,  recueilli,  dans 
une  tonalité  mineure  d'un  charme  indéfinissable. 

Hébert  aimait  le  violon,  comme  Ingres.  Sans  juger  de  ce 
qu'il  valut  comme  virtuose,  il  est  permis  d'assurer  que  ses 
tableaux  donnent  une  impression  mélodique.  On  connaît  son 
H  arum  !,  titre  singulier  d'une  figure  de  femme  en  pénombre, 

i.  Pourquoi?  (en  allemand). 


r~ 


NOTES     SUR     HUBERT  6^9 

aperçue  à  travers  les  cordes  frissonnantes  d'une  harpe  verte 
qu'une  main,  comme  seul  il  sait  en  dessiner,  vient  de  toucher. 
Cette  belle  image  fut  inspirée  par  la  mélodie  de  Schumann  qui 
porte  le  même  nom.  —  Hébert  fut  un  fervent  de  la  musique  ;  il 
eut  pour  initiateur  en  cet  art  Charles  Gounod,  son  condis- 
ciple de  Rome  en  18/40,  son  hôte  à  l'Académie  en  1867,  et 
qu'il  tenait  pour  «  l'égal  des  plus  grands  ». 

Le  Sommeil  de  Jésus  ferait  une  illustration  magnifique  au 
Repos  de  la  Sainte  Famille  de  Berlioz. 

La  Vierge  au  Chasseur  s'inspire  du  respect  de  la  vie.  Marie 
est  assise  sur  le  parapet  d'une  terrasse  et  se  détache  sur  le  ciel  ; 
elle  laisse  tomber  un  regard  désapprobateur  sur  le  petit  chas- 
seur qui  offre  l'oiseau  mort  à  l'Enfant-Dieu.  On  voit  dans  le 
fond  la  campagne  romaine,  par-dessus  la  balustrade  qui  ter- 
mine le  toit  de  la  Villa  Médicis,  où  l'œuvre  a  été  peinte. 

Madame  de  JXanteuil  possède  aussi  la  petite  Vierge  au 
Paradis,  figure  immatérielle  entourée  d'angelots  aussi  et  plus 
sûrement  dessinés  que  ceux  du  Titien . 

L'opinion  fut  enchantée  par  cette  Muse  farouche  qui  courbe 
son  beau  bras  sur  une  tombe  envahie  par  le  liseron  et  la 
mousse  :  Aux  héros  morts  sans  gloire,  —  ode  plastique  d'un 
lyrisme  intense,  qui  eût  ému  David  d'Angers. 

Une  Sultane  de  1869  brille  des  plus  chaudes  couleurs,  mais 
la  Fleur  d'oubli  de  1872  mérite,  à  mon  avis,  la  préséance  sur 
la  plupart  de  ses  émules  :  je  la  souhaite  au  Louvre. 

Sur  un  fond  de  verdure  sombre,  une  jeune  femme  est  assise, 
le  torse  nu.  Cet  énoncé  ne  signifie  rien,  et  le  titre  pas  davan- 
tage; cependant  il  faudrait  écrire  les  plus  grands  noms, 
rappeler  des  merveilles,  pour  suggérer  à  l'esprit  une  telle 
volupté,  une  chair  si  tiède,  si  douce,  si  désirable,  une  expres- 
sion si  riche  d'énigme,  une  exécution  aussi  incomparable. 

j\ul  ne  saurait  se  défendre  du  magnétisme  irrésistible  qui 
jaillit  de  ce  morceau  vivant  et  radieux.  Un  double  et  simultané 
rayonnement  de  chair  et  d'âme,  d'instinct  et  d'amour  en 
émane.  Ainsi  était  Kundry  quand  elle  séduisit  Parsifal;  ainsi 
Armide,  avant  la  rencontre  de  Renaud.  Rêverie  d'une  fée  ou 
repos  dune  amoureuse,  ce  moment  d'une  séductrice  au  repos 
ne  saurait  sortir  de  la  mémoire  ;  une  véritable  magie  en  accom- 
pagne  le    souvenir   et  le    Salon    Carré   peut  recevoir  un  tel 


650  LA     REVUE     DE     PARIS 

ouvrage  sans  rien  perdre  de  sa  dignité.  Ce  chef-d'œuvre  peu 
cité  orne  l'atelier  du  maître. 

Le  Baiser  de  Judas,  qu'on  voit  au  Musée  du  Luxembourg, 
postérieur  de  trois  années  à  la  Malaria,  est  un  des  derniers 
tableaux  religieux  qui  aient  été  peints.  Sur  le  visage  auguste  et 
douloureux  du  Rédempteur  se  lit  l'horreur  de  la  trahison. 
Mais  il  faut  arriver  à  1882  pour  mesurer  l'essor  qu'Hébert 
aurait  pris  comme  peintre  religieux,  si  on  lui  avait  confié  das 
murs  à  couvrir.  Admirable  est  sa  grande  composition  pour 
l'abside  du  Panthéon  :  Sainte  Geneviève  et  Jeanne  d'Arc  inter- 
cédant en  faveur  de  la  France  auprès  du  Christ. 

Ici  toute  habileté  disparaît  :  il  n'y  a  plus  que  des  figures 
hiératiques  dans  le  style  byzantin  de  Pise  et  de  Ravenne. 
La  mosaïque  ne  traduit  bien  que  les  aspects  hiératiques  et  ce 
qui  ne  s'élèverait  pas  à  la  majesté  deviendrait  misérable  au 
creux  d'une  coupole.  Hébert  a  évité  ces  deux  écueils,  l'archaïsme 
et  la  modernité. 

Son  Christ,  qu'il  a  beaucoup  cherché,  —  faisant  poser 
Mounet-Sully,  celui  même  qui  écrit  ces  lignes  et  bien  d'au- 
tres, sans  doute,  —  est  un  Christ  brun  qui  finalement  res- 
semble beaucoup  à  l'Hébert  de  la  trentième  année  : 

Sur  le  fond  d'or  du  Bas-Empire,  N.  S.  Jésus-Christ,  majestueu- 
sement farouche,  Dieu  fort  et  vengeur,  est  tout  debout.  A  cote  de 
lui  un  archange  qui  tient  le  glaive  de  justice.  Marie  immaculée 
présente  à  son  divin  Fils  Jeanne  d'Arc  en  armure  et  agenouillée, 
tandis  que  sainte  Geneviève,  tenant  d'une  main  sa  houlette  et  de 
l'autre  la  nef  de  Lutèce,  se  prosterne.  Notez  que  ces  figures  sont 
colossales,  démesurées,  comme  celles  de  la  cathédrale  de  Pise,  et 
qu'elles  seront  également  exécutées  en  mosaïque.  Voilà  la  composi- 
tion, voici  le  sujet.  V  la  prière  de  Marie,  Jésus-Christ  évoque  l'avenir 
devant  Jeanne  d'Arc  et  lui  montre  les  destinées  de  la  France.  Je  ne 
connais  pas  d'effort  archaïque  plus  puissant;  c'est  une  merveille 
byzantine  digne  de  la  coupole  de  San  Marco*. 

La  bonne  Lorraine  et  la  bonne  bergère  égalent  les  plus 
saints  personnages  d'Ingres.  Dans  cette  église  devenue  musée, 
il  n'y  a  que  deux  hommes  qui  satisfassent  le  sens  religieux  : 
Hébert  et  Puvis. 

1.  L'Artiste.  —  Salon  de  1883. 


NOTES     SUR     HÉBERT  65l 


#    » 


C'a  été  un  vrai  malheur  pour  la  peinture  française  qu'Hébert 
ne  fût  pas  nommé  une  troisième  fois  directeur  de  notre  Aca- 
démie à  Rome.  Nul  mieux  que  lui  ne  pouvait  servir  d'initiateur 
aux  élèves;  en  outre,  cette  atmosphère  de  la  Villa  Médicis 
fécondait  notre  artiste.  A  Paris,  il  renonce  aux  compositions 
et  ne  fait  plus  guère  que  des  portraits  de  jeunes  femmes. 

Ses  allégories  ont  été,  pour  la  plupart,  peintes  en  plein  air, 
dans  la  pénombre  du  feuillage  et  aux  heures  des  fins  d'après- 
midi,  sur  une  terrasse.  Hébert  isole  une  âme  sur  un  fond 
végétal  et  lui  fait  exhaler  son  parfum,  dans  une  atmosphère 
chaude  et  rêveuse.  Ce  classique  fit  du  «  plein  air  »  bien  avant 
que  cette  formule  servît  d'enseigne  à  une  école.  Il  ne  subor- 
donne pas  la  figure  au  fond  et  ne  décompose  pas  le  ton  déli- 
cieux de  la  chair  sous  prétexte  d'imiter  l'éclairage.  Comment 
expliquer  ceci  :  la  volupté  qu'il  exprime  reste  chaste?  Ses 
femmes  ont  une  fierté  plus  vive  que  la  pudeur  :  leur  orgueil 
d'âmes  blessées  les  défend  du  désir  vulgaire.  Et  ce  n'est  pas 
seulement  leurs  regards  tombant  de  haut,  la  moue  dédaigneuse 
de  leur  bouche,  qui  signifient  cela,  mais  l'aristocratie  de  leurs 
longs  cous,  de  leurs  ovales  purs,  de  leurs  mains  longues  et 
étroites.  Caliban  n'oserait  toucher  à  ces  Ariel.  Bel  exemple  de 
cette  vérité  que  la  dignité  dans  les  Beaux-Arts  résulte  de  la 
forme  choisie  beaucoup  plus  que  du  geste.  Aphrodite  ne  se 
révèle  ni  par  la  pomme  de  l'Ida,  ni  par  la  présence  d'une 
colombe,  mais  par  la  beauté  typique  de  sa  nudité,  comme 
Athènè  par  la  sévérité  de  sa  draperie. 


*  * 


En  1876,  Anatole  de  la  Forge  écrivait  : 

Rappelons  à  Hébert  le  mot  prophétique,  qu'il  ignore  peut-être, 
d'un  grand  penseur  aujourd'hui  sous  la  tombe,  Lamennais. 

Traversant,  quelques  mois  avant  sa  mort,  la  galerie  du  Luxem- 
bourg, il    s'arrêta   devant   la   Mal* aria  :    «   Celte    barque,    s'écria 


652  LA     REVUE     DE     PARIS 

tout  à  coup  le   sublime  écrivain,  porte  avec   elle  la  fortune  d'un 
homme  de  génie.  » 

Devant  le  tableau,  Lamennais  vibre  en  impressif;  il  ne 
juge  pas  le  métier  et  le  sujet  prend  à  ses  yeux  une  importance 
démesurée. 

Sans  doute,  la  Malaria  est  une  des  plus  belles  romances  de 
la  peinture,  et  toujours  Hébert  garda  ce  charme  mélodique 
et  romanesque,  cette  couleur  musicale  et  comme  imprégnée 
d'âme;  mais  son  mérite  véritable  apparaît  dans  le  jeune  homme 
qui  s'appuie  sur  la  gaffe  et  qui  tiendrait  sa  place  sur  une 
fresque,  et  dans  la  beauté  des  têtes  de  femmes  dont  chacune 
semble  une  madone. 

Quelle  transposition  l'artiste  a-t-il  opérée,  pour  obtenir,  avec 
des  paysannes,  les  plus  poétiques  attitudes?  Il  prétend  avoir 
suivi  très  fidèlement  les  traits  du  modèle,  et  il  ne  ment  pas. 
Sa  vision,  maîtresse  de  6a  vue,  l'induisit  à  dégager  de  l'in- 
dividu l'essence,  à  sublimer  les  éléments  offerts  à  son  étude. 
Voilà  pourquoi  il  ne  manque  aux  femmes  d'Hébert  que  la 
draperie  pour  devenir  les  femmes  d'Homère. 

Je  sais  l'espèce  d'erreur  qu'il  y  a  nécessairement  à  dire  : 
«  Dante  et  Michel-Ange  »,  «  Beethoven  et  Giotto  »,  «  Mozart 
et  Raphaël  »  ;  cependant  comment  renoncer  à  l'analogie  pour 
déterminer  le  génie  d'un  artiste?  Hébert  est  le  Poussin  de  la 
plastique  italienne.  Il  a  fait  pour  le  type  humain  ce  que  l'autre 
avait  réalisé  pour  le  site  sabin.  De  la  ruine  antique  le  peintre 
des  Andelys  a  tiré  les  effets  les  plus  synthétiques  ;  de  la  misère 
rurale  l'artiste  de  Grenoble  a  fait  jaillir  de  nouvelles  et  pathé- 
tiques expressions. 

Hébert,  comme  Poussin,  a  tiré  de  la  beauté  de  l'élément 
romagnol.  L'un  et  l'autre  peuvent  dire,  comme  explication  de 
leur  maîtrise  :  «  Je  n'ai  rien  négligé.  »  Pour  l'ordonnance, 
l'auteur  de  Diogène  et  du  Déluge  défie  la  comparaison  :  son 
paysage  dépasse  tellement  toutes  les  tentatives  en  ce  genre  qu'il 
faut  le  laisser  à  part  et  hors  concours.  L'infériorité  de  Poussin 
se  marque  dans  sa  version  du  corps,  si  peu  personnelle  :  ses 
nus  pourraient  être  signés  des  Carrache;  ses  têtes,  de  Vouet; 
ses  mains,  de  moindres  encore.  Hébert  a  créé  des  visages  de 
femmes.  Il  existe,  pour  l'esthète,  une  beauté  hébertine,  bien 


r 


NOTES     SUR     HÉBERT  653 

différente  des  autres.  Visage  humain  et  corps  humain  sont  les 
deux  «  espèces  »  du  miracle  artistique  :  le  reste  ne  vaut  qu'en 
manière  d'arabesque  et  d'accessoire;  —  et  visage  et  corps 
n'existent  en  art  que  s'ils  sont  beaux  de  lignes  ou  intenses 
d'expression. 

Hébert  nous  a  doté  d'un  nouveau  type  de  femme.  Qu'il 
Tait  pris  à  San  Germano,  à  la  Cervara  ou  ailleurs,  qu'im- 
porte! D'autres  après  lui  ont  parcouru  en  vetturino  la  Cam- 
pagne romaine  et  ils  n'ont  rien  vu  :  la  race  des  Grescenza,  des 
Rosa  Nera,  des  «  filles  d'Alvito  »  est-elle  donc  éteinte?  D'où 
vient  que  le  document  photographique  lui-même,  si  multiplié, 
ne  nous  a  jamais  fourni  figure  semblable?  Les  formes  ne 
paraissent  pas,  elles  apparaissent,  devant  le  véritable  artiste, 
c'est-à-dire  qu'elles  se  manifestent  dans  leur  essence,  tandis 
que  le  commun  ne  voit  que  leurs  accidents.  Réalisme  et  idéa- 
lisme sont  des  termes  pour  esprit  paresseux  :  la  réalité  ne 
saurait  prétendre  à  aucun  rôle  dans  l'art  de  simuler  le  relief 
sur  une  surface  plane;  les  réalistes  ne  voient  pas,  ils  regar- 
dent comme  des  enfants  ou  des  êtres  mal  «  évolués  »;  les 
idéalistes  seuls  perçoivent  le  réel,  c'est-à-dire  le  type  des 
formes. 

Avant  d'avoir  vu  les  dessins  d'Hébert,  les  têtes  sans  ori- 
peaux, sans  vêtement  distinct,  je  ne  me  doutais  ni  de  la  puis- 
sance de  sa  synthèse,  ni  de  la  sévérité  de  sa  vision.  Le  crayon 
à  la  main,  il  prouve  une  science  impérieuse  que  la  couleur 
vient  ensuite  embellir,  mais  alanguir  et  féminiser. 

Parmi  les  «  belles  madames  »  qu'il  a  peintes,  —  jusqu'à 
la  fin  il  n'a  peint  que  des  femmes,  —  on  trouve  de  remar- 
quables effigies,  comme  la  rébellion  de  la  comtesse  G...,  tête 
volontaire,  petite,  avec  de  grands  yeux,  ou  la  saveur  jolie 
de  madame  X...  Il  en  fait  des  femmes  de  Balzac,  et  qui  pour- 
rait davantage?  Il  amène  au  bord  des  lèvres  et  au  bord  des 
paupières  la  couleur  profonde  de  l'âme.  Mais  quoi!  l'âme  des 
mondaines  se  cache;  les  regards  de  misère  et  d'effroi  d'une 
Grescenza,  d'une  Rosa  Nera  passeraient  pour  des  expressions 
d'hallucinée.  Le  peintre,  fidèle  interprète  de  l'objet,  ne  change 
rien  au  caractère;  il  le  précise,  l'approfondit  et  obtient  des 
entités  morales  d'une  psychologie  égale,  pour  la  justesse  aiguë, 
à  celle  d'un  romancier. 


654  LA     REVUE     DE     PARIS 


#    * 


On  ne  s'explique  pas  que  M.  Meissonier  ait  reçu  la  qualifi- 
cation de  peintre  national,  du  vivant  de  Baudry,  de  Puvis  et 
surtout  d'Hébert. 

Le  métier  de  celui-ci  est  tellement  supérieur,  son  excellence 
de  manieur  de  pinceau  s'impose  si  fortement  que  les  plus 
positifs  ne  sauraient  lui  contester  la  palme  de  parfait  arfifex. 
Et  cependant,  toujours  ému,  lyrique  ou  élégiaque,  Hébert 
n'a  rien  fait  qui  ne  déborde  de  sensibilité  ;  sa  touche  ressemble 
parfois  à  une  caresse,  et  l'âme  jaillit  de  tous  les  yeux  qu'il  a 
représentés. 

Pourquoi  cet  artiste,  si  évident  comme  maître  peintre  et  si 
pénétrant  comme  poète,  ne  jouit-il  pas  d'une  popularité  plus 
étendue?  11  n'est  jamais  difficile  à  entendre  et  il  rappelle  les 
génies  d'autrefois.  La  raison  est  simple  et  décisive  :  Hébert  est 
aristocrate.  Il  Test  de  toutes  les  façons,  par  le  choix  des  formes, 
par  la  nature  de  l'expression,  par  la  qualité  des  tons. 

Ses  madones  sont  aussi  hautaines  que  ses  paysannes  se 
montrent  sauvages.  Leur  fierté  et  le  feu  de  leur  cœur,  qui 
étoile  leurs  yeux,  intimident  le  spectateur.  Elles  sont  chastes 
par  passion,  ces  femmes  dont  on  n'oserait  pas,  sans  leur  congé, 
toucher  la  main  royale;  ces  cœurs  fermés  dédaignent  la  vie  et, 
plus  encore,  le  passant  qui  les  regarde  :  ce  sont,  non  des 
grandes  dames,  mais  de  grandes  âmes. 

Rarement  le  maître  a  exprimé  la  paix  intérieure,  sauf  en  sa 
Fleur  d'oubli,  —  une  Kundry  au  repos,  «  véritable  rose  d'enfer 
d'un  charme  terrible  »,  comme  dit  Wagner,  et  qui  verra  un 
jour  la  foule  des  admirateurs  défiler  devant  elle  comme  devant 
une  icône  de  l'éternel  féminin. 

Nous  devons  à  Hébert  une  nouvelle  image  d'Eve  :  voilà  sa 
vraie  gloire.  Aucun  type  ne  porte  le  nom  d'Ingres  ni  de  Dela- 
croix. Tandis  que  depuis  Manet  tant  d'autres  peignaient  la 
première  venue,  Hébert  cherchait  et  inventait  une  beauté 
inédite,  il  la  composait  d'après  une  forte  race  où  la  détresse 
exalte  l'âme  douloureusement. 

L'homme  fut  exemplaire  :  il  pratiqua  la  même  maxime  que 
Poussin  emprunta  au  Dominiquin  :   «  L'artiste  doit  opérer 


NOTES     SUR     HÉBERT  655 

pour  lui  seul  et  pour  l'art.  »  Le  Dominiquin  ajoutait  :  «  11  ne 
doit  sortir  de  la  main  <Tun  peintre  aucune  ligne  qu'elle  n'ait 
été  formée  auparavant  dans  son  esprit.  »  Hébert,  plus  senti- 
mental, aurait  pu  dire  :  «  Ma  main  n'a  tracé  aucune  ligne 
qu'elle  n'eût  été  formée  auparavant  dans  mon  cœur.  » 

Sa  vie  offre  la  plus  belle  unité;  elle  se  résume  dans  le  seul 
mot  :  piNxiT.  11  a  peint  depuis  l'âge  le  plus  tendre,  il  a  peint 
tous  les  jours,  jusqu'à  la  veille  de  sa  mort,  avec  sollicitude, 
avec  enthousiasme.  Je  ne  connais  de  lui  que  des  choses  par- 
faites, c'est-à-dire  poussées  à  l'extrême  point  de  réalisation. 

La  critique  l'a  toujours  salué  fort  bas,  mais  ne  l'a  pas 
pleinement  compris.  L'œuvre  d'Hébert,  malgré  son  charme, 
devait  échapper  à  plusieurs  :  elle  est  souverainement  indivi- 
dualiste. 

Depuis  Prud'hon,  personne  n'a  rendu  le  corps  et  le  visage 
de  la  femme  avec  autant  de  poésie  et  d'originalité  :  cela  suffit 
à  marquer  l'importance  d'Ernest  Hébert  dans  l'histoire  de 
l'art  français. 

11  y  a  peu  de  besognes  aussi  ingrates  que  la  critique  d'art  : 
elle  exige,  en  outre  de  connaissances  diverses,  une  lucidité 
difficile  à  acquérir  et  à  conserver.  Le  seul  honneur  dans  cette 
carrière  est  de  dire,  le  premier  et  bien,  la  parole  de  la  postérité. 
La  mémoire  de  M.  Thiers  est  encore  protégée  par  la  grande 
ombre  de  Delacroix  :  ce  fils  d'Àlberich,  ce  Nibelung  a  écrit  sur 
la  Barque  de  Dan  le  une  page  divinatrice  qui  reste  un  de  ses 
titres  les  plus  valables.  Dans  le  même  ordre,  la  réputation  de 
Stendhal  soufTrira  toujours  de  ses  jugements  picturaux.  Un 
quart  de  siècle  a  passé,  même  un  peu  plus,  depuis  que  je 
louais  ainsi  Ernest  Hébert  : 

C'est  le  Vigny  du  pinceau;  c'est  un  poète  tendre,  mélancolique 
et  d'une  suprême  distinction.  Les  femmes  de  Van  Dyck  n'ont  pas  de 
plus  fines  attaches  que  ses  Rosa  Nera,  ses  Fienarole,  ses  Pasqua 
Maria.  La  vue  de  ses  Romagnoles  donne  la  même  impression 
que  la  lecture  de  Graziella  et  le  sentiment  du  Lac  de  Lamartine  se 
retrouve  dans  certaines  de  ses  œuvres,  qui  sont  toutes  d'un  procédé 
puissant.  On  sent  à  les  voir  le  plaisir  que  l'artiste  a  eu  à  les  faire, 
car  Hébert  adore  son  art  et  son  bonheur  est  de  peindre.  L'auteur  de 
la  Mat  aria  a  exprimé  comme  nul  autre  la  rêverie  nostalgique  de  la 
femme  du  Midi;   «  dans  l'ambre    de  la    couleur  transalpine,  il  a 


656 


LA     REVUE     DE     PARIS 


enchâssé  la  larme  du  sentiment  moderne  »  ;  patricien,  poétique  et 
grand  coloriste,  il  est,  de  tous  les  membres  de  l'Institut,  le  seul  qui 
ne  semble  pas  en  être.  D'un  esprit  chercheur,  d'une  intention  com- 
plexe, d'une  suprême  élégance,  il  a  ouvert  cette  voie  du  sentiment 
moderne  si  féconde,  si  neuve.  La  MaVaria,  cette  page  poignante  de 
mélancolie,  a  beaucoup  influencé  l'école  française.  L'art  religieux  lui 
doit  ses  dernières  madones.  Ce  n'est  pas  à  lui  qu'on  pourrait  faire 
les  chicanes  qu'on  dédie  à  Puvis  de  Chavannes  :  il  a  appris  de  cette 
Italie  ou  il  a  longtemps  vécu  un  procédé  magistral  et  littéralement 
impeccable.  L'an  dernier,  sa  sainte  iVgnès  semblait  une  figure  de 
cette  série  peu  connue  où  Zurbaran  a  peint  les  infantes  du  martyro- 
loge, la  grandesse  du  paradis.  Sur  un  fond  d'or  mat,  tenant  de  sa 
main  fine  un  lys,  la  sainte  semble  elle-même  une  radieuse  fleur  de 
chasteté. 

Ce  n'était  pas  injuste,  mais  c'était  court.  J'ignorais  alors  le 
portraitiste  de  femmes  d'une  si  étrange  pénétration  psycho- 
logique. Quel  lecteur  ne  connaît  les  femmes  de  Balzac,  — 
la  princesse  de  Cadignan,  la  duchesse  de  Maufrigneuse,  la 
vicomtesse  de  Beauséant,  —  mieux  que  toutes  celles  qu'il  a 
lui-même  fréquentées?  Le  prodigieux  écrivain  de  la  <(  Comédie 
humaine  »  a  su  découvrir  sous  le  mince  et  brillant  masque  de 
la  convention  les  profondeurs  vertigineuses  de  la  passion  et  les 
envolées  du  rêve  :  Hébert,  lui  aussi,  dégage  de  la  «  belle 
madame  »  l'être  inédit  qu'on  ignore  ou  même  qui  s'ignore. 
((  11  leur  donne  des  âmes  à  toutes  !  »  me  disait  un  misogyne. 

Nul  ne  s'est  jamais  assis  devant  un  chevalet  avec  uue 
telle  bonne  foi,  avec  moins  de  système  dans  la  pensée  ni  de 
manière  dans  la  main.  A  force  de  contempler,  il  saisit  et  il 
rend  l'aspect  majeur,  il  pressent  et  fait  pressentir  la  lame  de 
fond  qui  s'élèvera  brusquement,  révélatrice  de  la  poésie  et  de 
la  souffrance  intérieures. 

On  peut  causer  avec  les  «  dames  »  peintes  par  Hébert  de  omni 
repossibili  et  quibusdam  aliis  ;  la  Chimère  regarde  par  leurs  yeux 
et  sourit  par  leur  bouche.  A  Paris,  faut-il  le  répéter?  il  ne 
s'est  pas  senti  attiré  vers  les  compositions  :  en  quittant  Rome, 
il  avait,  semble-t-il,  renoncé  aux  allégories.  Mais  la  dernière 
qu'il  eût  peinte  pourrait  servir  de  frontispice  symbolique  à 
toute  son  œuvre.  Elle  s'appelle  Roma  sdegnata;  c'est  un  pen- 
dant grandiose  à  l'ex-voto  célèbre,  Aux  héros  morts  sans  gloire, 
où  une  muse  farouche,  trop  orgueilleuse  pour  inspirer,  insou- 


r 


NOTES     SUR     HUBERT  6&7 

cieuse  des  lyres,  se  drape  dans  son  mystère  avec  un  geste  de 
Sixtine  et  comme  une  humeur  de  Sibylle. 

«  Rome  indignée  »  ou  dédaigneuse  est  une  figure  de  femme 
qui  siège  sur  le  toit  de  la  Villa  Médicis.  Elle  a  pour  fond  ce 
crépuscule  de  Rome  qui  tombe  si  brusquement,  —  par  un 
effet  de  théâtre,  dirait-on,  —  au  lieu  de  suivre  les  dégradations 
lumineuses  observées  presque  partout  ailleurs.  Jeune,  belle, 
drapée,  ses  formes  pures,  sa  beauté  insolente,  sa  draperie 
héroïque  ne  la  désigneraient  point;  elle  est  tout  entière  dans 
son  mouvement  d'âme.  Ces  yeux  noirs  de  volonté,  ce  nez 
palpitant  de  résistance,  cette  bouche  que  la  torture  n'ouvrirait 
pas,  ce  corps  cambré  et  cabré,  tout  en  elle  s'insurge.  Elle 
méprise  les  barbares,  le  progrès,  le  cours  stupide  des  choses, 
elle  méprise  comme  une  femme  méprise,  avec  toute  sa  grâce, 
avec  toute  sa  chair,  avec  la  conscience  presque  olympienne  de 
sa  beauté.  C'est  l'âme  du  passé,  l'esprit  immortel  de  la  tradi- 
tion, la  conscience  de  Rome  éternelle  qui  repousse,  d'un  indi- 
cible dégoût,  le  présent  et  ses  blasphèmes  et  ses  piétinements 
vains. 

Mais  «  Rome  indignée  )î  est  ineffablement  belle  :  il  faudrait 
remonter  jusqu'au  Corrège,  jusqu'au  Giorgione,  pour  trouver 
une  chair  aussi  tentatrice,  une  peau  si  douce,  si  parfumée. 
Cette  adorable  vierge  se  refuse  à  la  grossièreté  des  vainqueurs, 
vestale  de  l'invisible  trésor  légué  par  les  ancêtres,  druidesse  de 
la  gloire. 

Qui  donc  a  fondu  ainsi  dans  une  même  figure  l'âme  tra- 
gique et  la  chair  enivrante?  Qui  donc  a  tordu  les  membres 
ambrés  à  la  Giorgione  dans  une  pose  à  la  Michel-Ange?  Ou 
bien  qui  a  su  donner  une  sœur  à  la  Cuméenne,  à  la  Del- 
phique,  à  la  Lybique?  Rorna  sdegnata  est  fille  de  la  Sixtine  : 
Hébert  qui  a  tant  aimé  le  Buonarotti,  atteignit,  cette  fois,  aux 
voûtes  sacrées  du  Titan.  Rorna  sdegnata,  l'adorable  vierge  indi- 
gnée de  toute  concession,  ce  fut  la  muse  même  de  l'artiste. 

PELADAN 


ier  Décembre  1908. 


UN  SÉJOUR  A   BERLIN 


Le  voyageur  qui  revoit  Berlin  après  quelques  années  a, 
tout  d'abord,  le  sentiment  de  la  poussée  énorme  de  la  ville.  Une 
de  mes  premières  visites  me  mena  dans  une  rue  d'un  quartier 
neuf  de  l'Ouest,  la  Wiïrttembergischestrasse,  qui  n'est  bâtie  que 
d'un  côté;  de  l'autre  c'est  le  désert,  non  pas  en  métaphore, 
mais  en  vérité  :  une  plaine  de  sable,  avec  des  touffes  tristes  de 
végétation  malingre.  Mais  le  sable  est  déjà  loti;  l'autre  côté 
de  la  rue  n'attendra  pas  longtemps  les  maisons. 

Les  maisons  seront  de  tous  les  styles  de  tous  les  pays.  On 
verra  là  des  colonnades  et  des  cariatides  grecques,  des  loggias 
italiennes,  des  pylônes  égyptiens,  des  terrasses  babyloniennes, 
des  tourelles  gothiques  appendues  à  des  façades  Renaissance 
sous  de  grands  toits  du  Nord.  Un  jour  dans  une  des  plus 
splendides  rues  nouvelles,  Paul  Hervieu  me  dit  :  «  Je  crois 
être  dans  une  rue  d'exposition  et  que  ces  maisons  seront 
démolies  après  que  l'exposition  sera  finie.  »  Il  semble  en  effet 
qu'on  soit  dans  une  rue  des  Nations  et  des  Siècles  ;  et  c'est  une 
gêne  pour  l'œil  et  pour  l'esprit  de  ne  pas  savoir  exactement  à 
quel  endroit,  à  quel  moment  on  est  situé  de  l'espace  et  de  la 
durée.  On  a,  d'ailleurs,  la  nostalgie  de  rues  familières  où  les 
maisons  veulent  bien  n'être  que  des  maisons;  la  continuité 
de  palais  ennuie  autant  que  l'éloquence  continue.  Même  des 
boutiques  de  légumes  ont  ici  des  airs  solennels,  à  se  demander 
si,  pour  y  entrer,  il  ne  conviendrait  pas  de  mettre  des  gants. 


UN     SEJOUR    A    BERLIN  65g 

Mais  il  faut  reconnaître  qu'il  est  fait  à  Berlin  par  les  archi- 
tectes de  très  curieux  efforts,  et  une  grande  dépense  d'érudi- 
tion, d'ingéniosité,  de  hardiesse,  —  d'érudition  surtout,  et 
d'érudition  encyclopédique,  allant  de  l'âge  de  la  pierre,  à 
l'âge  du  ciment  armé,  de  Babel  à  Chicago.  Du  moins,  on  ne 
voit  pas  ici  de  ce  gratte-ciel  »  ;  les  maisons  sont  de  moyenne 
hauteur,  de  trois  ou  quatre  étages.  La  municipalité  ne  permet 
pas  que  l'on  bâtisse  plus  haut  et  que  l'on  accumule  ainsi  la 
population  sur  un  espace  restreint.  Berlin  étendra  ses  vagues 
sur  le  sable  plat  et  propice. 

Il  faut  que  les  moyens  de  circulation  soient  nombreux  et 
bien  entendus  dans  cette  ville  indéfiniment  vaste  ;  ils  le  sont  en 
effet.  Sur  rails,  glissent,  se  succédant  à  intervalles  très  courts, 
les  voitures  basses,  longues,  propres  et  gaies  des  tramways 
électriques.  Les  autobus  sont  presque  aussi  laids  que  les 
nôtres.  —  Ohl  la  sale  voiture!  —  Des  omnibus  à  deux  che- 
vaux ou  à  un  cheval  voguent  lentement  dans  le  flot  rapide, 
comme  des  vieillards  fatigués.  Les  fiacres  sont  médiocres, 
mais  agiles,  et  les  stations  en  sont  nombreuses.  De  très  beaux 
attelages  sont  conduits  par  leurs  maîtres,  qui  penchent  la  tête 
vers  l'épaule,  attentifs  à  l'allure  des  chevaux;  mais  ils  sont 
rares,  les  beaux  attelages;  c'est  un  noble  luxe  qui  s'en  va. 
Les  automobiles  publiques  et  privées  commencent  à  prendre 
possession  de  la  rue;  du  moins,  la  marche  en  est  raisonnable, 
sous  l'œil  d'une  police  casquée  qui  n'aime  pas  les  fantaisies.  Au 
reste,  excepté  dans  quelques  rues  comme  la  Friedrichstrasse  ot 
la  Leipzigerslrasse,  la  circulation  est  bien  moins  chargée  qu'à 
Paris,  et,  aux  points  d'encombrement,  lorsqu'on  s'est  garé  des 
diverses  sortes  de  voitures  et  qu'on  croit  avoir  la  route  libre, 
on  ne  rencontre  pas  l'être  insupportable,  qui,  ayant  fait  les 
mêmes  calculs  que  vous,  surgit  devant  vous  brusquement,  le 
bicycliste;  je  n'ai  pas  vu  une  seule  bicyclette. 

La  rue  ne  fait  pas  beaucoup  de  bruit,  vingt  fois  moins  de 
bruit  qu'à  Paris.  On  n'entend  pas  d'interpellations  de  cochers 
à  passants,  ni  de  passants  à  cochers,  ni  de  cochers  à  cochers. 
Les  tramways  ne  beuglent  pas,  ne  carillonnent  pas;  leurs 
avertissements  et  ceux  des  automobiles  sont  discrets.  Mais 
une  jolie  sonnerie  éclate,  courte  et  claire  «  sous  les  Tilleuls  ». 
C'est  un  privilège  de  l'automobile  impériale  de  s'annoncer  par 


w 


660  LA     REVUE     DE     PARIS 

cette  fanfare.  Les  soldats  de  la  porte  de  Brandebourg  se  pré- 
cipitent et  soudain  deviennent  immobiles  comme  un  mur; 
l'Empereur  porte  la  main  à  la  visière  et  passe  très  vite.  Son 
automobile  a  aussi  le  privilège  de  la  vitesse. 

Je  ne  me  suis  pas  servi  du  chemin  «  squs  terre  »,  parce  que 
je  n'aime  pas  les  souterrains  ;  mais  j'ai  plusieurs  fois  voyagé  par 
le  chemin  de  fer  aérien  circulaire,  dont  les  trains  se  suivent 
de  cinq  minutes  en  cinq  minutes  au  plus,  encombrés  et  rapides. 
En  somme,  les  moyens  de  communication  sont  nombreux, 
bien  ordonnés,  commodes  et  agréables. 


|:  Les  devantures  des  magasins  sont  encombrées  d'objets  mal 

£<  rangés.  Trop  de  boutiques  de  très  laides  choses,  d'objets  à  un 

f  mark  et  au-dessous,  de  parodies  de  bibelots,  de  fausses  formes 

f  d'art  en   faux  métal,   toute  une  pacotille  insupportablement 

p["  criarde.  Mais  les  devantures  de  fleuristes  sont  riches  en  fleurs 

js  rares,  bien  présentées  au  regard.  A  Berlin,  on  aime  les  fleurs 

ï  tout  comme  à  Paris,  et  l'on  en  met  partout;  il  n'y  a  point  de 

table,  servie  pour  le  thé  de  cinq  heures,  qui  ne  porte  son  vase 
l  fleuri.  Quelques  jolis  magasins  d'objets  d'art.  Les  porcelaines 

[  de  la  manufacture  royale  de  Berlin  font  bonne  figure,  un  peu 

'.'.  lourde;  les  bronzes  allemands,  dont  l'industrie  prospère,  n'ont 

pas  le  fini  de  la  forme,  et  la  patine  n'en  est  pas  délicate. 

De  tout  temps,  j'admirai  en  Allemagne  la  dignité  des  maga- 
sins de  cigares.  On  voit  qu'il  s'agit  d'une  marchandise  très 
sérieuse;  les  commis   ont  des   airs  d'employés  de  librairie. 
Toutes  les  nuances  du  blond  s'offrent  dans  des  boites  blondes. 
Les  cafés  se  sont  multipliés.  Jadis  ils  étaient  rares;  j'ai  vu, 
v  il  y  a  une  vingtaine  d'années,  inaugurer  le  premier  grand  café, 

le  café  Bauer,  au  coin  d' Unter  den  Linden  et  de  la  Friedrichstrasse. 
Il  y  avait  foule  pour  admirer  les  belles  tables,  l'éclairage  et  les 
fresques.  Un  Berlinois,  qui  m'avait  amené  là,  me  dit  :  <<  Si  nous 
étions  à  Paris,  cette  inauguration  aurait  attiré  une  nuée  de 
filles;  voyez  comme  l'assistance  est  convenable  ».  Je  le  priai 
de  se  retourner  ;  il  se  retourna  et  confessa  son  erreur.  Berlin 
n'est  pas  une  ville  vertueuse,  elle  l'est  de  moins  en  moins.  La 


UN     SÉJOUR    A    BERLIN  66 I 

débauche  grouille  dans  les  rues  le  soir  et  très  tard  dans  la 
nuit,  car  il  y  a  un  nombre  étonnant  de  Berlinois  noctambules. 

En  face  du  café  Bauer,  de  l'autre  côté  de  la  Friedrichstrasse, 
une  Conditorei  est  demeurée,  que  je  connais  depuis  toujours. 
Une  Conditorei  est  une  confiserie;  on  y  mange  des  gâteaux, 
on  y  boit  du  thé,  du  café,  du  chocolat  et  des  liqueurs;  on  n'y 
fume  pas.  C'est  un  endroit  distingué,  qui  se  fait  rare.  Les  bras- 
series, au  contraire,  pullulent  :  plusieurs  sont  des  palais,  Bier- 
pal/iste.  Il  faut  voir,  le  soir  des  centaines  de  buveurs  serrés 
autour  des  tables,  la  bière  absorbée  par  grosses  lampées,  la 
viande  engloutie,  la  fumée  du  tabac  montant  dans  un  bruit 
rauque  de  conversations  gaies  pour  se  donner  l'idée  d'une  des 
joies  matérielles  de  vivre. 

On  éprouve  un  perpétuel  étonnement  de  voir  combien  les 
gens  de  ce  pays  mangent  et  boivent.  Le  mangeur  solitaire 
surtout  me  stupéfie.  J'en  ai  vu  un  manger  plantureusement 
tout  un  grand  dîner  d'hôtel,  et  boire,  après  une  demi-bouteille 
de  vin  rouge,  une  pleine  bouteille  de  vin  de  Champagne,  du 
café,  des  liqueurs.  Quand  il  se  leva,  très  rouge,  un  gros  cigare 
aux  dents,  il  éructait.  Aux  tables  de  plusieurs  convives,  la 
capacité  d'absortion  de  chacun  se  multiplie.  J'ai  vu  apporter 
devant  quatre  officiers  une  huitième  bouteille  de  vin  de  Cham- 
pagne, et  le  repas  n'était  pas  fini. 

Dans  tous  les  grands  hôtels,  les  soupeurs  affluent  entre 
onze  heures  du  soir  et  deux  heures  du  matin,  élégants,  en 
habit  ou  en  smoking,  une  fleura  la  boutonnière.  Les  soupeuses 
sont  en  toilette  brillante.  Ces  soupers,  cette  tenue,  dans  le 
cadre  de  marbre  et  d'or  des  hôtels  d'aujourd'hui,  sont  de  ces 
nouveautés  dont  s'inquiète  le  chancelier  de  l'Empire;  et  il  a 
raison  de  s'en  inquiéter.  J'ai  entendu  regretter  avec  une  sorte 
d'effroi  la  ruine  des  vieilles  mœurs  prussiennes. 


* 


La  ville  est  propre  admirablement.  La  nuit,  elle  est  lavée 
à  grande  eau  ;  le  matin,  il  semble  que  les  rues  aient  reçu  des 
averses  nocturnes.  Le  jour,  le  balai  fonctionne  de  façon  qu'au- 
cune ordure  ne  demeure  longtemps  sur  la  chaussée.  Rien  ne 


66a 


LA     REVUE     DE     PARIS 


tache  les  trottoirs.  Les  bourgeois  veillent  à  cette  propreté;  j'ai 
vu  un  Berlinois  apostropher  rudement  deux  jeunes  garçons, 
qu'il  accusait  d'avoir  jeté  un  papier  qui  traînait;  il  était  si 
furieux  que  j'ai  cru  qu'il  allait  les  battre.  Les  enfants  se  défen- 
daient énergiquement  d'avoir  commis  cette  incongruité. 

L'éclairage  est  éclatant.  A  l'éclairage  public,  s'ajoute  celui 
des  magasins  qui  est  intense;  Paris  semble  obscur  en  compa- 
raison. Mais,  parmi  les  cinq  cents  millions  d'impôts  nouveaux 
que  réclame  l'Empire,  figure  un  impôt  sur  «  la  lumière  ». 
Peut-être  quelques  «  détaillistes  »  seront-ils  obligés  d'obscurcir 
leur  devanture. 


* 
*  * 


La  Conférence  internationale  pour  la  protection  de  la  pro- 
priété littéraire  et  artistique,  où  j'ai  l'honneur  d'être  délégué, 
est,  comme  toutes  les  conférences  internationales,  une  assem- 
blée curieuse,  puisqu'on  y  trouve  réunis  les  représentants  d'à 
peu  près  tous  les  peuples  civilisés.  On  voudrait  être  physiono- 
miste et  psychologue  pour  bien  classer  les  types  et  noter  exac- 
tement les  différences.  La  langue  des  discussions  est  la  nôtre. 
En  écoutant  bien,  on  perçoit,  non  pas  seulement  la  diversité 
des  accents,  mais  de  fortes  nuances  dans  la  façon  de  conce- 
voir, d'exposer  et  d'exprimer  sa  pensée. 

La  Chine  et  le  Japon  sont  représentés  :  le  Japon  en  redin- 
gote, par  deux  délégués  très  petits,  de  figure  énergique  un 
peu  tourmentée;  la  Chine,  en  robe,  avec  la  natte  et  la  calotte, 
par  deux  délégués  de  moyenne  taille,  de  figure  fine  et  si 
calme  !  Le  Japon  fait  partie  de  l'Union  de  Berne  pour  la  pro- 
tection de  la  propriété  intellectuelle1;  mais,  dans  la  présente 
Conférence  pour  la  revision  de  la  convention,  il  n'a  pas  voulu 
consentir  à  réserver  à  l'auteur  d'une  œuvre  le  droit  d'en  auto- 
riser et  d'en  surveiller  la  traduction.  11  prétend  garder  le  droit 
de  traduire  les  œuvres  de  l'Occident,  offrant  en  échange  la 
liberté  de  traduire  ses  œuvres  à  lui.  —  Il  a  dit  :  J'ai  besoin  de 
m'instruire  ;  laissez  que  je  m'instruise.  Il  a  dit  aussi  :  Ce  que  je 
vous  offre  vaut  ce  que  je  vous  demande  ;  car  mon  art  et  mes 
lettres  valent  les  vôtres.  —  Il  n'avait  pas  l'air  en  parlant  d'être  de 


UN     SÉJOUR    A    BERLIN  663 

bonne  humeur.  La  Chine  n'est  pas  membre  de  l'Union;  elle 
n'a  rien  dit.  Quelqu'un  eut  ce  dialogue  avec  son  principal 
représentant  :  —  Est-ce  qu'il  y  a  chez  vous  une  loi  qui  pro- 
tège la  propriété  littéraire? —  Non.  —  Est-ce  que  vous  pensez 
qu'on  en  fera  une?  —  Non.  —  Alors,  voulez- vous  me  permettre 
de  vous  demander  pourquoi  vous  êtes  ici?  —  Mais,  pour  faire 
un  rapport  à  mon  gouvernement. 

C'est  une  chose  honorable  pour  nous  que  notre  langue 
soit  ici  la  langue  internationale.  Tous  la  comprennent;  ils  la 
parlent  convenablement,  et  quelques-uns,  tout  à  fait  bien.  Soi- 
gnons bien  notre  langue  ;  gardons-lui  sa  netteté,  sa  probité. 
Ne  la  tourmentons  pas.  Ne  l'énervons  pas.  Les  hommes  qui 
l'ont  faite  étaient  des  êtres  raisonnables,  qui  ont  voulu 
exprimer  clairement  tout  ce  que  la  raison  comprend. 

Travaillons  beaucoup,  dans  les  ateliers  de  peintres  et  de 
sculpteurs,  au  théâtre,  dans  les  laboratoires,  et  les  biblio- 
thèques et  les  instituts  de  nos  Universités.  Ne  renions  pas  notre 
culture  latine,  car  tout  un  monde  latin  regarde  vers  nous;  mais 
persistons  dans  l'effort  pour  comprendre  les  autres  cultures. 
Nous  apprenons  aujourd'hui  les  langues  étrangères,  et  nos 
jeunes  gens  se  mettent  à  voyager.  Notre  curiosité  élargie,  s'in- 
téresse aux  choses  qui  valent  la  peine  qu'on  les  étudie,  aux 
problèmes  de  toutes  les  sciences,  aux  philosophies,  aux  reli- 
gions et  à  la  vie  des  sociétés.  Notre  part  dans  le  travail  uni- 
versel de  l'esprit,  s'accroît  de  jour  en  jour.  Or,  nous  y  avons  une 
fonction  particulière,  qui  est  de  mettre  les  choses  à  point  et 
de  les  faire  comprendre.  Travaillons  de  plus  en  plus;  pensons 
notre  pensée  et  repensons  la  pensée  des  autres.  Nous  sommes 
dans  un  temps  où  bien  des  gens  en  bien  des  pays  font  l'examen 
de  leur  esprit  et  de  leur  conscience;  il  nous  faut  les  y  aider. 
N'oublions  pas  que  l'humanité  toujours  est  reconnaissante  aux 
peuples  qui  la  renseignent  sur  elle-même. 


Le  palais  du  Reichstag  est  bâti  hors  de  l'ancienne  ville,  à 
quelques  pas  de  la  porte  de  Brandebourg.  Il  n'est  pas  beau  : 
sur  un  soubassement  triste  s'élève   le   classique  péristyle  à 


664 


LA     REVUE     DE     PARIS 


colonnes  et  à  fronton  triangulaire  ;  de  chaque  côté,  des  colonnes 
encore,  où  s'encadrent  deux  étages  ;  les  hautes  fenêtres  du  pre- 
mier sont  coupées  par  un  ornement  en  surcharge.  L'édifice  est 
accompagné  de  tours  très  courtes;  au  centre,  un  dôme  écrasé, 
à  pans  coupés,  est  surmonté  d'une  lanterne.  Pourquoi  des 
tours,  si  elles  ne  montent  pas,  et  un  dôme  s'il  ne  s'élance 
pas?  Et  puis,  je  ne  sais  d'où  vient  la  pierre  de  ce  palais;  mais 
elle  supporte  mal  le  vent,  le  brouillard  et  la  pluie;  elle  est  sale. 
L'intérieur  est  superbe  par  ses  escaliers  colossaux  et  ses  cor- 
ridors larges  comme  de  grandes  rues,  hauts  comme  des  nefs 
de  cathédrale.  Au  point  central  de  la  plus  grande  de  ces 
artères,  la  coupole  prolonge  la  hauteur.  Ici  la  pierre,  défendue 
contre  les  intempéries,  a  gardé  sa  blancheur.  L'ornement  y  a 
été  dédaigné  l'architecte  ayant  aimé  la  beauté  imposante  de  la 
masse  de  pierre  nue.  «  Colossal  »  est  un  mot  à  la  mode,  depuis 
longtemps  à  Berlin;  dans  le  palais  du  Reichslag,  le  colossal 
a  été  réalisé.  Les  belles  et  hautes  portes  massives  sont  si  lourdes 
qu'il  faut  pour  les  pousser  la  force  d'un  homme.  On  dirait 
une  maison  pour  des  géants. 

Du  péristyle,  on  découvre  le  grand  groupe  de  la  statue 
de  Bismarck,  puis  la  colonne  de  la  Victoire,  puis  l'allée  de  la 
Victoire.  C'est  ici  le  quartier  de  la  Gloire. 

La  colonne  fut  érigée  peu  de  temps  après  la  guerre.  Quel- 
ques marches  mènent  à  une  colonnade  en  rotonde,  d'où  s'élève 
le  fût,  qui  porte  une  Victoire  à  ailes  longues  et  lourdes.  Le 
fût  est  cannelé,  et,  dans  la  cannelure,  sont  insérés  de  petits 
canons  dorés,  qui  ressemblent  à  des  cigares  enrubannés.  Ce 
n'est  pas  moi  qui  ai  trouvé  cette  comparaison;  un  Berlinois 
me  montrant  la  colonne,  m'a  dit  :  «  Voilà  un  porte-cigares  où 
vient  se  poser  un  hanneton  » .  Les  Berlinois  ont  l'esprit  moqueur 
au  moins  autant  que  les  Parisiens  sans  être,  comme  nous  le 
sommes  à  nos  heures,  de  généreux  gobe-mouches.  Cette 
colonne  est  modeste,  en  comparaison  des  monuments  qu'on  a 
bâtis  depuis;  si  on  l'avait  élevée  ces  dernières  années,  elle 
crèverait  la  nue. 

Il  est  juste  qu'on  ait  dressé  devant  le  Reichslag  la  statue 
dont  le  socle  porte  ce  nom  tout  court  :  «  Bismarck  »  :  le 
Reichstag  est  parce  que  cet  homme  fut. 


r 


UN    SEJOUR    A    BERLIN  665 

La  statue  est  colossale,  mais  l'homme  aussi  était  un  colosse. 
Je  me  souviens  qu'en  1873,  je  regardais  des  tableaux  à  la 
devanture  d'un  magasin  sous  les  Tilleuls.  Quelqu'un  s'arrêta 
derrière  moi,  que  je  sentis  énorme.  Je  me  retournai  :  c'était 
lui,  et  je  fus  saisi.  Je  me  rappelai  le  mot  d'un  de  mes  amis, 
qui,  ayant  vu  passer  le  chancelier  à  cheval,  écrivit  :  ((  J'ai  cru 
voir  les  quatre  fils  Aymon  ». 

C'est  en  soldat  qu'il  est  représenté,  casque  en  tête,  la  main 
gauche  sur  le  sabre  qui  soulève  la  tunique.  La  tête  regarde  à 
droite  ;  est-ce  parce  que  la  France  est  de  ce  côté-là?  De  ce  côté 
aussi  vient  la  Victoire  arrêtée  sur  la  colonne.  On  perçoit  très 
bien,  sous  la  broussaille  du  sourcil,  le  regard  de  cet  œil  clair  et 
dur,  qui  vit  les  réalités  sous  les  apparences,  et  discerna  le 
moment  juste  où  il  fallait  employer  «  le  fer  et  le  feu  ».  A 
droite  et  à  gauche,  se  tiennent  l'Histoire  assise  et  la  Force 
debout;  derrière,  un  ouvrier,  le  bras  levé,  forge  avec  joie  une 
énorme  épée.  —  Une  blonde  petite  fille  française,  que  je  tiens 
par  la  main  et  à  qui  j'explique  le  monument,  me  dit  :  «  Alors 
ici,  il  n'y  a  donc  que  la  force?  » 

Ce  groupe,  dont  les  hautes  figures  sont  largement  espacées, 
a  de  la  grandeur.  Une  des  choses  qui  m'ont  le  plus  frappé  à 
ce  voyage,  parce  que  je  ne  l'y  avais  pas  trouvée  auparavant, 
c'est  le  sentiment  de  la  grandeur  et  l'art  de  l'exprimer. 


On  ne  peut  être  mieux  reçu  que  nous  le  sommes  à  Berlin. 
La  délégation  allemande  a  donné  aux  délégations  étrangères  le 
régal  d'une  journée  à  Potsdam.  Cette  journée  s'est  trouvée 
très  belle;  dans  une  lumière  d'automne,  nous  avons  admiré, 
au  sommet  d'une  colline  de  jardins  s'effeuillant,  ce  Trianon 
qui  semble  avoir  été  apporté  de  chez  nous  pour  devenir  le 
Sans-Souci  du  grand  Frédéric.  —  Notre  soirée  chez  M.  de 
Schœn,  ministre  des  affaires  étrangères  a  été  familière  et  char- 
mante. —  L'Empereur  a  donné  aux  délégués  un  «  théâtre 
paré  »,  qui  est  le  diminutif  d'un  gala.  C'était  à  l'Opéra;  on 
représentait  en  pantomime ,  avec  accompagnement  d'une 
musique  qui  ne  m'a  pas  dit  grand'chose,  l'histoire  des  dernières 


666  LA     REVUE     DE     PARIS 

journées  de  Sardanapale  ;  des  cérémonies  religieuses,  des  céré- 
monies de  cour  et  des  scènes  de  guerre  précédèrent  la  mort 
sur  le  bûcher.  Des  parties  ont  paru  longues,  mais  je  croyais 
voir  des  personnes  d'Assyrie,  descendues  de  bas-reliefs  de 
musées.  On  sentait  l'exactitude  d'une  reconstitution,  obtenue 
par  de  longues  études  auxquelles  l'Empereur  s'est  fort  inté- 
ressé, et  qui  ont  coûté  très  cher.  Sitôt  le  rideau  levé,  les 
lumières  de  la  salle  étaient  éteintes  ;  la  scène  demeurait  seule 
éclairée.  Un  moment  même  elle  fut  recouverte  de  ténèbres; 
une  voix  se  lamentait  dans  cette  nuit,  expliquant  ce  qui  allait 
se  passer;  car  au  début  de  chaque  acte,  un  personnage  racon- 
tait le  drame  qu'allait  jouer  la  pantomime.  Il  récitait  bien, 
avec  des  accents  et  les  soupirs-cris  de  Mounet-Sully.  Le 
tableau  de  l'énorme  bûcher  flambant  et  croulant  est  le  plus 
extraordinaire  que  j'aie  vu  au  théâtre. 

Dans  un  entr'acte,  au  grand  foyer,  salle  simple  sans  décor 
qui  convenait  à  la  modestie  d'autrefois  —  on  va  bâtir  un  nou- 
vel opéra,  qu'on  voudra  plus  grand  et  plus  luxueux  que  le 
nôtre  — ,  l'Empereur  a  reçu  les  délégués.  Il  était  en  tenue  de 
général,  le  casque  à  la  main.  Les  délégations  défilèrent,  appe- 
lées par  M.  de  Schœn  selon  l'ordre  alphabétique  des  noms  de 
nations.  L'Empereur  me  parla  histoire;  il  me  déconcerta  un 
peu  par  l'extrême  politesse  du  début  :  «  Vous  avez  eu  la  bonté 
de  vous  occuper  de  l'histoire  de  ma  maison  ».  Il  voulut  bien 
m'inviter  à  aller  revoir  à  Marienbourg  le  château  des  chevaliers 
teutoniques,  où  j'ai  passé,  il  y  a  des  années,  des  heures  exquises. 
C'est  une  surprise  émouvante  en  effet,  que  de  rencontrer  dans 
ce  pays  lointain  de  la  Vistule,  une  Burg  énorme,  où  voisinent 
dans  une  belle  harmonie,  l'architecture  de  la  Terre-Sainte  et 
celle  de  Venise;  tout  près  s'élèvent,  détachés  l'un  de  l'autre,  à 
la  façon  d'Italie,  une  église  et  un  campanile.  Je  pris  la  liberté 
de  dire  à  l'Empereur  combien  je  m'étonnais  que  le  théâtre 
allemand  ne  se  fût  pas  encore  inspiré  de  l'histoire  pittoresque 
des  chevaliers  teutoniques.  Chassés  de  la  Terre-Sainte  par  les 
Sarrasins,  ils  s'en  allèrent,  après  quelque  séjour  à  Venise, 
commencer  aux  bords  de  la  Vistule,  sous  l'invocation  de  leur 
patronne,  la  Sainte  Vierge  Marie,  le  combat  séculaire  où  furent 
exterminés  les  Borusses  idolâtres.  Des  soirs  de  bataille,  la 
Vierge  descendait  du  ciel,  escortée  par  des  anges,  et,  se  bais- 


UN     SEJOUR    A     BERLIN  667 

sant,  cueillait  les  âmes  de  ses  serviteurs  trépassés.  Quel  beau 
tableau  dans  un  opéra!  L'Empereur  me  dit  en  souriant  : 
a  Cela  viendra  ».  A  Paul  Hervieu  il  parla  théâtre  et  dit  qu'il 
avait  lu  dans  la  journée  la  Course  du  Flambeau.  11  était  très 
simple  et  très  aimable.  Le  défilé  terminé,  vivement,  il  reprit  le 
chemin  de  sa  loge.  Trois  officiers  qui  l'avaient  accompagné, 
moins  lestes  que  lui,  coururent  presque  pour  le  rejoindre.  11 
y  eut  un  bruit  de  bottes  et  de  fer. 


*  o 


Les  réceptions  se  succédèrent;  c'est  une  habitude  à  prendre, 
difficile  aux  couche-tôt  et  aux  lève-matin.  Il  m'est  arrivé  de 
m'éveiller  à  dix  heures  et  quart,  ce  qui  m'a  semblé  un  accident 
à  déshonorer  un  homme.  Un  soir,  des  sociétés  artistiques  et 
littéraires  nous  ont  donné  un  festin  d'au  moins  trois  cents  cou- 
verts. Il  fut  précédé  d'un  concert  très  court  où  la  société  cho- 
rale de  Berlin  chanta  les  Voix  de  la  Mer;  elle  murmura, 
gronda,  siffla,  éclata,  broya  des  galets,  et  revint  au  murmure 
doux  avec  une  souplesse  merveilleuse.  Le  repas  fut  long.  Pour 
ma  «  réfection  corporelle  »  auraient  plus  que  suffi  les  hors- 
d'œuvre  offerts  sur  de  vastes  plateaux;  c'étaient,  entre  autres 
choses,  toutes  les  variétés  de  salaisons  et  de  fumures;  pour 
les  arroser,  on  nous  servit  une  grande  coupe  pleine  de  Cham- 
pagne allemand.  Mais  le  dîner  vint  ensuite,  où  la  longue  série 
des  nourritures  était  convoyée  par  les  vins  aristocratiques 
d'Allemagne  et  de  France.  De  temps  en  temps,  quelqu'un 
frappait  sur  un  verre;  c'était  un  orateur  qui  s'annonçait,  et 
le  bruit  des  conversations  tombait  net.  Parmi  les  orateurs,  fut 
l'ambassadeur  de  France.  11  parla  de  la  Conférence  internatio- 
nale, et  loua  la  variété  naturelle,  nécessaire,  heureuse  de 
l'esprit  humain  :  «  Il  faut,  dit-il,  qu'il  y  ait  des  Allemands, 
des  Anglais...,  des  Français  aussi...,  si  vous  le  permettez...  » 
—  Et  toute  la  salle  rit  et  applaudit.  Entre  les  toasts  généraux 
se  croisaient  les  toasts  particuliers,  précédés  et  suivis  de 
saluts,  entre  lesquels  il  convient  de  vider  son  verre.  La  cor- 
dialité s'échauffait,  à  mesure  que  le  festin  se  prolongeait.  Au 
fumoir,  les  groupes  étaient  animés  et  les  voix  très   hautes. 


668  LA     REVUE     DE     PARIS 

Gens  de  tous  pays,  nous  avions  vraiment  l'air  de  nous  aimer 
les  uns  les  autres.  Ces  moments  d'illusion  sont  fort  agréables. 

Je  garde  un  souvenir  particulier  au  banquet  du  Rathhaus. 
L'hôtel  de  ville,  c'est  un  palais  Renaissance  en  briques  rouges, 
dominé  par  une  tour,  qui  fait  très  bon  effet,  lorsqu'on  la 
regarde  des  Tilleuls,  éclairée  par  le  soleil  couchant.  Berlin 
manque  de  tours  et  de  clochers,  ces  monuments  qui  rappellent, 
dans  leur  vie  aérienne,  les  mœurs  et  l'idéal  des  ancêtres.  Des 
clochers  ont  été  bâtis  depuis  vingt  ans,  il  est  vrai;  l'Impéra- 
trice, très  pieuse,  ne  voulut  pas  souffrir  que  Berlin  demeurât 
dénué  d'églises,  comme  était  cette  ville,  la  moins  religieuse  du 
monde,  paraît-il.  Elle  encouragea  donc  la  fondation  d'églises. 
Sur  quoi  encore,  les  Berlinois  se  moquèrent.  On  m'a  conté 
qu'un  jour  que  l'Impératrice  passait  dans  une  allée  du  Thier- 
garten,  un  Berlinois  de  marque  ne  la  salua  pas.  Quelqu'un  lui 
dit  :  «  Vous  n'avez  pas  salué  l'Impératrice;  vous  ne  l'ave* 
donc  pas  reconnue?  »  Le  monsieur  découvrit  un  large  crâne 
d'ivoire  et  répondit  :  «  Si  Sa  Majesté  avait  aperçu  une  si  belle 
place  à  bâtir,  eine  so  schœne  Baustelle,  elle  y  aurait  fait  mettre 
une  église  ».  11  y  a  donc  à  Berlin  des  églises  nouvelles  et 
même  quelques  belles  flèches  ;  mais  elles  sont  à  la  périphérie, 
dans  des  quartiers  tout  neufs;  elles  n'ont  point  jailli,  comme 
d'une  source  naturelle,  du  cœur  de  la  ville;  elles  sont  quelque 
chose  à  quoi  l'on  a  pensé  après,  qui  fut  surajouté. 

La  réception  à  l'hôtel  de  ville  eut  une  sorte  de  simplicité 
démocratique.  Au  haut  de  l'escalier,  sur  le  palier  où  cou- 
lait une  fontaine  lumineuse,  les  bourgmestres  nous  accueil- 
lirent avec  une  poignée  de  main  cordiale.  Le  repas  n'était 
heureusement  pas  un  dîner;  c'était  simplement  un  Abendessen* 
un  souper,  qui  fut  court  et  bon.  Au  dessert,  chacun  de  nous 
reçut  un  étui  en  cuir  portant  les  armes  de  Berlin,  et  qui  con- 
tenait des  cigares  et  des  cigarettes.  C'est  une  façon  charmante 
—  à  recommander  —  d'offrir  des  cigares.  11  y  eut  des  toasts 
très  généreux;  les  bourgmestres  parlèrent  de  la  noblesse  de 
l'esprit  humain,  du  grand  travail  intellectuel  qui  ne  connaît 
pas  de  frontières,  et  de  la  paix  nécessaire  entre  les  hommes.  Ils 
exprimèrent  leur  horreur  pour  la  guerre  :  ce  Toute  guerre 
désormais  serait  une  guerre  civile  ».  Cela  me  permit,  lorsque 
mon  tour  de  parler  arriva,  de  me  réjouir  de  ce  que  le  «  Magis- 


r 


UN    SÉJOUR    A    BERLIN  669 

trat  »  de  Berlin  parlât  comme  la  municipalité  de  Paris.  J'avais 
été  chargé  de  porter  un  toast  à  la  ville  de  Berlin.  Je  louai  Paris 
d'être  une  ville  antique  ;  j'évoquai  les  ruines  du  palais  de  Julien, 
les  fragments  demeurés  du  mur  de  Philippe-Auguste,  Notre- 
Dame  et  la  Sainte-Chapelle,  nos  vieilles  églises,  l'hôtel  de  Sens 
et  Thôtel  de  Cluny ,  le  Louvre  des  Valois  et  celui  de  Louis  XIV, 
la  Place  Royale,  Thôtel  des  Invalides,  la  place  des  Victoires, 
la  place  Vendôme,  la  place  de  la  Concorde,  d'autres  monu- 
ments encore,  produits  et  témoins  d'une  longue  vie  glorieuse. 
Je  donnai  à  entendre  qu'avoir  une  antiquité,  c'est  une  noblesse, 
et  qu'au  reste  être  antique  n'implique  pas  que  l'on  soit  vieux. 
Puis,  en  toute  sincérité,  je  célébrai  les  mérites  de  Berlin,  la 
rapidité  avec  laquelle  cette  ville  s'est  appropriée  à  sa  destinée 
de  capitale  d'un  grand  empire,  sa  très  belle  tenue,  sa  puissance 
matérielle,  sa  puissance  intellectuelle,  ces  tours  de  force  d'ac- 
tivité créatrice  qui  ne  se  voient  qu'en  Amérique  ou  en  Bran- 
debourg. 


* 


Le  1"  novembre,  après  des  jours  de  jolie  brume  enso- 
leillée, le  temps  s'était  assombri.  11  était  devenu  un  temps  de 
Toussaint  à  ciel  bas,  d'un  gris  noir  de  vieille  toile  d'araignée. 
La  colonie  française  de  Berlin  nous  avait  invités  à  nous  rendre 
au  cimetière  de  la  Garnison,  où  elle  a  élevé  un  monument  aux 
Français  morts  prisonniers  en  1870  et  en  1871.  Le  cimetière 
est  situé  dansun  quartier  mort  de  l'Estberlinois.  Il  est  lugubre. 
Nous  nous  trouvâmes  une  centaine  à  l'entrée  ;  nous  passâmes 
entre  des  rangées  de  tombes  modestes,  où  domine  un  monu- 
ment en  l'honneur  des  Berlinois  morts  pendant  la  guerre. 
C'est  un  haut  groupe  en  bronze  :  un  soldat  salue,  du  drapeau 
incliné  jusqu'à  terre,  le  corps  gisant  d'un  soldat;  le  casque 
du  porte-drapeau  est  couronné  de  lauriers.  Derrière,  tout  près, 
une  croix  de  marbre  blanc  toute  simple  commémore  le  sou- 
venir des  nôtres.  C'était  le  jour  et  l'heure  où  la  France  porte  des 
fleurs  à  ses  cimetières.  Nous  manquions  à  nos  tombes  de  famille 
et  d'amis;  mais,  inconnus  presque  tous  les  uns  aux  autres, 
assemblés  devant  ces  tombes  d'inconnus,  nous  sentions  bien 


67O  LA     REVUE     DE     PARIS 

que  nous  étions  une  famille  en  deuil.  Et  puis,  après  tant 
de  fêtes,  de  compliments,  d'honneurs,  brusquement,  c'était 
la  misère  de  ces  humbles  gens  morts  sur  un  lit  d'hôpital 
dans  cette  ville  triomphante,  la  misère  de  tant  de  semblables 
victimes,  la  misère  de  la  France  vaincue,  la  grande  misère  du 
monde  engagé  par  notre  défaite  dans  les  voies  de  haine  et  de 
guerre.  Mais  bienheureux  ceux  qui  souffrent  par  le  souvenir! 
Car  la  douleur,  c'est  encore  de  l'amour,  et  toujours  la  dou- 
leur fait  effort  vers  l'espérance;  la  douleur  qui  espère,  c'est  le 
fond  des  grandes  religions  humaines.  Ce  jour  de  la  fête  des 
Morts,  dans  le  cimetière  de  la  Garnison  de  Berlin,  des  Français, 
à  qui  des  larmes  montaient  aux  yeux,  ensemble  ont  confessé 
notre  espérance  indestructible. 


* 


Très  peu  de  temps  après  notre  arrivée  —  nous  sommes 
arrivés   le    i4  octobre  —  de  mauvais  bruits  commencèrent  à 
courir  sur  l'affaire  du  Maroc  ;  ils  persistèrent  en  s'aggravant. 
Nous  fûmes  préoccupés  un  moment,  mais  point  inquiets  au 
fond.  D'un  échange  rapide  de  horions  superficiels  dans  le  port 
de  Casablanca,  on  aurait  pu  a  la  rigueur,  car  de  petits  faits  de 
hasard  suffisent  à  produire  de  grands  événements,  faire  sortir 
une  guerre  avec  la  France  ;  mais  c'eût  été  déchaîner,  à  cette 
mince  occasion,  une  guerre  quasi  universelle  sur  terre  et  sur 
mer,  puisque  des  passions  et  des  intérêts,  des  ligues  et  des 
contre-ligues,  des  amitiés,  des  ententes  cordiales,  des  armées 
et  des  flottes  demandent  à  se  satisfaire  ou  à  s'employer.  Il  est 
certain  que   le  gouvernement  de  l'Allemagne    entretient   au 
Maroc  une  poudrière;   mais,  s'il  y  met  jamais  le  feu,  il  ne 
sera  pas  en  son  pouvoir  de  régler  le  saut  des  étincelles.  Qui 
oserait  prendre  la  hardiesse  de  mettre  le  feu  au  monde,  avec 
l'espoir  de  sauvegarder  le  toit  de  sa  propre  maison? 

Cette  affaire  de  Casablanca  avait  trop  traîné  à  cause  des 
vacances  sans  doute.  Le  chancelier  voyait  arriver  la  session  du 
Reichstag,  où  l'attendait  le  débat  très  grave  sur  les  cinq  cents 
millions  d'impôts  nouveaux.  11  voulut  finir  et  que  cela  finît 
flalteusement  pour  lui.  Aussitôt  rentré  à  Berlin,  il  engagea 


Ulf    SÉJOUR    A    BERLIN  67I 

la  conversation  avec  la  France.  11  se  croyait  sûr  du  succès.  Que 
le  consulat  allemand  de  Casablanca  eût  commis  une  faute  grave, 
M .  de  Bulow  ne  pouvait  pas  le  nier  ;  mais  c'est  un  principe 
certain  du  droit  des  gens  que  la  puissance  consulaire  doit  être 
respectée  toujours,  en  tout  état  de  cause.  11  exigea  donc  un 
échange  de  regrets  où  la  France,  parlant  la  première,  exprime- 
rait les  siens  en  termes  plus  forts  que  l'Allemagne.  11  fit,  pour 
le  cas  où  sa  formule  serait  acceptée,  des  promesses  un  peu 
vagues,  et,  pour  le  cas  contraire,  des  menaces  assez  précises.  11 
comptait  assurément  que  cela  suffirait. 

Notre  inquiétude,  là-bas,  était  qu'il  eût  raison  de  croire 
qu'il  nous  ferait  peur.  N'entendrait-on  pas  —  comme  après 
Fachoda  —  les  marins  déclarer  que  notre  flotte  n'est  pas  prête, 
et  —  comme  après  Tanger  —  les  militaires  craindre  que  notre 
armée  ne  tienne  pas  devant  l'ennemi?  Et  un  vent  de  terreur 
ne  soufflerait-il  pas  dans  les  déplorables  couloirs  du  Palais- 
Bourbon  ?  Céder  une  troisième  fois,  par  l'aveu  d'un  défaut 
de  force  et  d'un  défaut  de  courage,  c'était  l'humiliation  défi- 
nitive et  le  renoncement.  Or,  le  renoncement  de  la  France 
serait  un  des  plus  grands  malheurs  qui  pût  affliger  l'humanité, 
qui  a  besoin  de  nous  pour  vivre  dans  la  paix  et  la  liberté.  Et, 
chez  nous,  pour  nous,  dans  l'état  où  nous  sommes,  quels  eflets 
produirait  ce  sentiment  de  la  honte  consentie  et  la  banqueroute 
du  a  relèvement  »,  dont  l'espérance  a  coûté  si  cher? 

Des  extraits  de  nos  journaux,  télégraphiés  aux  journaux  de 
Berlin,  puis  les  journaux  eux-mêmes  nous  arrivèrent,  et  des 
lettres.  Nous  sûmes  la  fermeté  de  M.  Clemenceau,  l'unanime 
volonté,  soutenue  par  lui,  que  la  France  ne  fût  plus  un  visage 
à  recevoir  des  gifles.  11  ne  s'agissait  plus  que  de  trouver  une 
autre  formule.  M.  Jules  Catnbon  en  proposa  une. 

Puisque  le  chancelier  de  l'Empire  avait  offert  la  sienne  le 
17  octobre,  puisque  l'article  du  Daily  Telegraph  contenant  la 
fameuse  interview  impériale,  n'a  paru  que  le  28  octobre, 
puisque  certainement  M.  de  Biilow  ne  prévoyait  pas,  le  17, 
le  pétard  qui  éclata  le  28,  il  n'est  pas  vrai  que  le  chancelier 
ait  cherché  une  diversion  à  une  crise  de  politique  intérieure. 
Il  a  seulement  voulu  régler  à  son  honneur  et  profit  une  question 
engagée.  Sans  doute,  il  a  maintenu  sa  formule  à  peu  de  chose 
près,   dans  les  derniers  jours   d'octobre  et  les  premiers  de 


672  LA     REVUE     DE     PARIS 

novembre  ;  et,  comme  on  savait  alors  dans  tous  les  pays  qu'il 
y  avait  conflit  entre  la  formule  de  l'Allemagne  et  celle  de  la 
France,  et  qu'on  parlait  d'honneur  national  engagé  de  part  et 
d'autre,  il  aurait  bien  voulu  que  la  France  se  résignât  à  prendre 
celle  de  l'Allemagne.  Sans  doute  encore,  il  insista,  d'autant 
plus  qu'il  avait  de  trop  sérieuses  raisons  de  craindre,  après  la 
publication  de  V interview  impériale,  un  accueil  sévère  du 
Reichstag.  Mais  la  France  avait  dit  que  sa  formule  était  le 
maximum  de  ce  qu'elle  pouvait  concéder.  Déchaîner  la  guerre 
quasi  universelle  pour  tirer  d'embarras  l'Empereur,  qui  avait 
cru  bon  de  publier  certains  propos  tenus  par  lui,  et  le  chan- 
celier, qui  n'avait  pas  vu  d'inconvénient  à  la  publication,  faute 
d'avoir  pris  connaissance  de  ces  propos,  c'est  de  ces  choses 
qu'aucune  personne  pourtant  ne  peut  penser  deux  minutes 
qu'elle  puisse  faire.  11  fallut  donc  renoncer  à  la  formule  alle- 
mande et  accepter,  légèrement  modifiée,  celle  de  la  France. 
En  d'autres  moments,  l'Allemagne  se  serait  émue;  mais,  à 
la  <(  crise  du  chancelier  »,  succédait  une  <(  crise  de  l'Empe- 
reur »  et  l'affaire  du  Maroc  passait  à  l'arrière-plan.  Toute 
l'Allemagne  avait  dressé  l'oreille,  à  l'explosion  du  pétard  du 
28  octobre,  qui  fut  vraiment  «  colossal  ». 

ERNEST     LAVISSE 

(La  fin  prochainement.) 


L  administrateur -gérant  :  h.  cassard. 


LETTRES  DE  RICHARD  WAGNER 

A 

OTTO   WESENDONK1 

(1852-1870) 

AVANT-PROPOS 

Tout  le  monde  sait  quelle  large  place  la  famille  Wesendonk  a 
tenue  dans  la  vie  de  Richard  Wagner.  Il  suffit  de  rappeler  en 
quelques  mots  que  l'auteur  de  Tannhduser,  obligé  de  quitter 
l'Allemagne  après  les  événements  politiques  de  18/19,  s  était  uxé  à 
Zurich  et  qu'il  avait  trouvé  le  plus  affectueux  accueil,  même  parfois 
une  aide  pécuniaire,  auprès  d'un  riche  négociant  allemand,  Otto 
Wesendonk.  Celui-ci,  qui  joignait  une  rare  élévation  de  caractère  au 
goût  le  plus  délicat,  avait  su  attirer  dans  sa  villa  de  la  «  Verte  Col- 
line »  un  groupe  de  littérateurs  et  d'artistes.  Sa  jeune  et  séduisante 
femme  Mathilde  Wesendonk,  éprise  de  musiquQ  et  poète  elle-même, 
était  l'âme  de  cette  petite  société.  C'est  dans  cette  atmosphère  de  paix 
supérieure  que  Richard  Wagner,  de  i853  à  1808,  écrivit  la  partition 
de  Y  Or  du  Rhin,  de  la  Walkyrie  et  la  plus  grande  partie  de  Sieg- 
fried. 

On  connaît  le  drame  intime  qui,  après  avoir  couvé  pendant  des 
années,  éclata  dans  l'été  de  i838  et  obligea  Richard  Wagner  à  quitter 
c  l'Asile  »,  la  petite  maison  qu'Otto  Wesendonk  lui  avait  fait  cons- 
truire auprès  de  sa  propre  villa.  C'est  sous  l'impression  de  cette 

1.  Published  December  fifleenth,  nineteenth  hundred  and  eight.  Privilège 
of  copyright  in  the  United  States  reserved  under  the  Act  approved  March 
third.  nineteen  hundred  and  five,  by  alkxander  dumgker  vkrlag, 
Berlin. 

i5  Décembre  1908»  l 


674  LA     REVUE     DE     PARIS 

séparation  déchirante  et  sous  l'inspiration  de  sa  passion  éperdue  pour 
Mathilde  Wesendonk  que  Richard  Wagner  termina  à  Venise,  dans 
l'hiver  de  1868-1809,  la  partition  de  Tristan  et  lseult,  dont  il 
avait  déjà  écrit  le  texte  et  composé  le  premier  acte  à  Zurich,  au 
moment  où  son  amour  commençait  à  s'éveiller. 

Les  relations  entre  lui  et  la  famille  Wesendonk  ne  furent  d'ailleurs 
pas  rompues  le  jour  où  Wagner  s'exila  volontairement  de  Zurich. 
Aussitôt  après  son  départ,  il  commençait  d'adresser  à  Mathilde 
Wesendonk  des  lettres  ardentes  et  désespérées,  et  dès  le  mois  de 
novembre  1808,  à  la  suite  d'un  deuil  cruel  qui  avait  frappé  ses  amis, 
il  reprit  avec  Otto  Wesendonk  lui-même  une  correspondance  qui  devait 
devenir  particulièrement  active  pendant  le  long  séjour  que  le  compo- 
siteur fit  à  Paris  en  i85g  et  1860  pour  préparer  la  représentation  de 
Tannhduser.  A  partir  de  1862,  les  lettres  adressées  au  mari  et  à  la 
femmedevinrentdc  plus  en  plus  rares,  surtout  lorsque  Richard  Wagner 
fixa  son  domicile  à  Munich,  sous  la  protection  du  roi  de  Bavière. 

La  Revue  de  Paris  a  publié  une  partie  des  lettres  de  Richard 
Wagner  à  Mathilde  Wesendonk,  traduites  par  M.  Georges  KhnopflT1. 
La  traduction  complète  a  paru  à  Berlin,  chez  l'éditeur  Alexandre 
Dunckcr.  Les  lettres  dont  nous  commençons  aujourd'hui  à  publier 
la  traduction  sont  les  plus  importantes  de  celles  que  Richard  Wagner 
a  écrites  à  Otto  Wesendonk  de  1802  à  1870. 

•  •• 


I 

Pallanza,  20  juillet  i85*j. 

Très  cher  monsieur  Otto, 

Je  serais  l'homme  le  plus  ingrat  du  monde  si,  en  ce 
moment,  je  ne  pensais  pas  à  vous.  Je  suis  assis  au  bord  du  lac 
Majeur  où,  pour  la  première  fois  du  voyage2,  je  fume  un  de 
vos  divins  cigares.  J'ai  le  cœur  gros  d'avoir  été  assez  malhon- 
nête pour  quitter  Zurich  sans  prendre  congé  de  vous.  Dieu 
m'est  témoin  que  je  n'ai  pu  y  parvenir.  JEreinté  et  de  mauvaise 
humeur,  quand  j'eus  tourné  le  dos  (notez  que  je  n'y  suis  pas 
allé)  à  cette  fête  des  ivrognes  de  Bâle  (lisez  :  des  chanteurs  de 
Baie),  je  n'eus  plus  qu'une  idée  en  tête  :  fuir,  fuir,  fuir,  et 

1.  Voir  la  Revue  des  icr  et  i5  novembre  1904,  icr,  i5  mars,  i*r,  i5  avril 
et  ier  mai  1905. 

2.  Après  l'achèvement  du  poème  de  la  Walkyrie,  (ier  juin-ier  juil- 
let i85a),  Wagner  avait  entrepris  un  voyage  dans  l'Oberland  bernois  et  au 
delà  des  Alpes,  jusqu'à  Lugano  (cf.  Glasenapp,  II,  1,  p.  f\ib  et  suivantes'. 


r 


LETTRES     DE     RICHARD     WAGNER  676 

ma  maussaderie  n'aurait  pu  que  vous  désobliger.  J'ai  donc 
traversé  au  pas  de  course  l'Oberland  bernois,  escaladé  le 
Faulhorn  et  le  Sidelhorn,  et  enfin  par  le  glacier  assez  dange- 
reux de  Gries  je  suis  arrivé  dans  le  Val  Formazza,  d'où  je  suis 
descendu  hier  surDomodossola.  Cette  dernière  étape  est  certai- 
nement la  plus  merveilleuse  que  j'aie  jamais  parcourue. 
Passer  de  la  région  extrême  des  glaciers  à  la  luxuriante  végé- 
tation de  l'Italie,  en  traversant  une  suite  de  vallées  étagées, 
c'était  pour  moi  quelque  chose  de  tout  à  fait  neuf.  J'ai  ri 
comme  un  enfant  devant  ces  merveilles  tant  célébrées,  dont 
j'avais  lu  tant  de  descriptions,  mais  que  je  n'avais  encore  ni 
vues  ni  admirées. 

C'est  aussi  la  première  fois  que  je  retrouve  du  calme. 
Jusqu'ici  j 'étais  toujours  comme  en  chasse.  Les  paysages  les  plus 
majestueux  des  Alpes  me  semblaient  n'être  qu'une  porte  par 
laquelle  il  me  fallait  passer  pour  commencer  enfin  à  jouir.  A 
présent,  je  regarde  avec  un  vrai  délice  la  plaine  se  dérouler  de 
l'autre  côté  du  lac.  Oui,  c'est  l'endroit  du  monde  qui  peut  le 
mieux  causer  en  moi  des  impressions  exquises.  L'influence  qu'a 
sur  moi  l'atmosphère  italienne  est  indescriptible.  Hier  encore, 
je  suis  allé  de  Domodossola  à  Baveno,  sur  le  lac  Majeur.  Quel 
sentiments  j'ai  éprouvés  sous  cette  immuable  sérénité  du  ciel! 
Je  ne  sais  si  j'arriverai  aujourd'hui  à  pouvoir  écrire  à  ma 
femme;  mais  il  faudra  que  demain  je  commence  à  lui  livrer  un 
assaut  pour  qu'elle  me  rejoigne1.  A  chacun  de  ceux  que  j'aime 
je  souhaite  en  ce  moment  d'être  à  mes  côtés.  Si  vous  pouviez 
venir  aussi  ! . . .  Aujourd'hui  j 'irai  à  Locarno  et  demain  à  Lugano. 
Je  serais  bien  aise,  en  tout  cas,  de  revenir  encore  ici,  mais  avec 
quelqu'un.  Je  suis  très  seul,  et,  en  ce  moment,  cela  me  pèse! 
Dieu  de  bonté  !  Qu'ai-je  à  bavarder  ainsi  à  tort  et  à  travers? 
Ne  m'en  veuillez  pas.  Encore  un  mot  :  Combien  il  y  a  de 
gens  de  ma  connaissance  que  je  plains  sincèrement  de  ne  pas 
mieux  jouir  de  la  vie!  Je  ne  dis  pas  cela  pour  vous.  Voilà  !  je 
voudrais  être  un  homme  de  génie  dans  le  genre  de  M.  de 
Flotow,  écrire  des  opéras  comme  Martha  et  faire  ainsi  des 
choses  dont  précisément  je  suis  incapable. 

Comment    vont    les    études    en    contre-point    de    Donna 

1.  Madame  Wagner,   en  effet,  vint  rejoindre  son  mari  et  fit  avec  lui  le 
voyage  de  retour  par  Chamonix  et  Genève. 


676  LA     REVUE     DE     PARIS 

Mathilde? !  J'espère  qu'à  mon  retour  elle  aura  terminé  sa  fugue. 
Je  pourrai  alors  lui  apprendre  à  faire, des  opéras  à  la  Wagner 
pour  qu'elle  en  tire  au  moins  quelque  profit.  Il  faudra  que 
vous  y  chantiez  :  on  pourra  très  bien  vous  traduire  un  rôle  en 
anglais,  puisque  vous  ne  chantez  qu'en  anglais. 

Voyez  toutes  les  folles  idées  que  votre  cigare  m'inspire  :  si  j'en 
fume  un  de  plus,  je  deviendrai  tout  à  fait  fou.  Gomme  cela 
ferait  plaisir  à  de  certaines  personnes  I  God  save  your  Lordship  ! 
Portez-vous  bien  et,  si  vous  voulez,  tout  en  fumant  un  cigare, 
vous  distraire  un  peu,  écrivez-moi  aussi  (à  Lugano,  poste  res- 
tante). Seulement,  ayez  soin  de  prendre  une  meilleure  plume 
que  celle  que  j'ai  dénichée  ici.  Si  vous  voyez  ma  femme, 
faites-lui  mes  meilleures  amitiés  et  gardez  pour  vous  un  bon 
souvenir  de 

votre 

RICHARD    WAGNER 

Que  devient  Don  Basilio  MiïllerP  * 

II 

Zurich  3,  11  juin  i853. 

Cher  ami, 
Si  les  choses  avaient  marché  pour  moi  comme  au  début  de 
l'hiver  dernier  elles  avaient  semblé  devoir  le  faire,  j'aurais 
maintenant  ce  qui  m'est  nécessaire  pour  être  libre.  Mais  vous 
savez  qu'avant  tout  j'ai  dû  renoncer  à  mon  tant  pour  cent  de 
Berlin  \  et,  pour  que  ma  situation  reprît  un  agréable  équilibre 
et  que  je  pusse  jouir  supportablement  et  gaiement  de  la  vie, 
il  faudrait  que  je  fusse  provisoirement  dédommagé  de  ce 
mécompte.  Vous  savez  aussi  que  je  n'en  ai  que  plus  fixement 
les  yeux  tournés  vers  Berlin  et  que  je  n'ai  besoin  que  d'un 
peu  de  patience  pour  y  atteindre  mon  but.  Mais  c'est  en  ce 
moment,  devant  ma   nouvelle  entreprise,   que  je  sens  plus 

1.  Madame  Mathilde  YVesendonk. 

1.  Alexandre  Mùller,  chef  de  musique  à  Zurich. 

3.  Otto  Wesendonk  s'absentait  souvent  de  Zurich,  voyageant  pour  son 
commerce  de  soieries. 

4.  Il  s'agit  de  la  représentation  de  Tannhàuser  à  Berlin,  représentation 
qui  faisait  l'objet  de  pourparlers  depuis  i85i.  La  première  n'eut  lieu  que 
le  7  janvier  i85G. 


1 


r 


LETTRES     DE     RICHARD     WAGNER  677 

fortement  que  jamais  le  besoin  des  avantages  que  la  réa- 
lisation de  ce  projet  m'aurait  assurés.  11  s'agit  donc  de  me 
faire  jouir  maintenant  d'une  partie  de  ces  avantages.  Cela 
veut  dire,  en  bon  allemand  :  je  souhaiterais  fort  d'obtenir  une 
avance  sur  le  profit  que  j'espère  tirer  un  jour  de  la  repré- 
sentation de  mes  opéras  à  Berlin. 

Si  tout  va  bien,  et  il  faut  que  cela  aille  bien,  —  car  avant 
d'être  assuré  (par  Liszt  ou  par  moi-même)  que  tout  marche  bien, 
je  ne  laisse  pas  exécuter  à  Berlin,  —  ce  tant  pour  cent  que  je 
dois  y  toucher  me  rapportera  très  facilement  2  000  thalers  la 
première  année.  (A  Leipsig,  avec  de  mauvaises  exécutions, 
on  a  donné  vingt  et  quelques  fois  le  Tannhaaser  depuis  février.) 
Si,  sur  la  chance  tout  de  même  incertaine  de  mon  succès  futur, 
vous  voulez  bien  m'avancer  cette  somme,  vous  accomplirez 
tout  ce  que  je  peux  souhaiter  en  ce  moment.  Quant  à  mes 
autres  rentrées,  je  le  vois  par  les  dernières  commandes  reçues, 
elles  seront  toujours  assez  élevées  pour  donner  toute  sécurité 
à  mon  existence  ultérieure,  et  je  n'ai  absolument  pas  songé, 
cher  ami,  à  vous  demander  une  aide  permanente. 

Ce  qui  est  en  ce  moment  pour  moi  l'essentiel,  c'est  de  me 
vivifier  tout  à  fait  à  fond,  afin  de  reconquérir,  après  presque 
cinq  ans  d'interruption  dans  la  composition,  ma  juvénile  et 
nécessaire  ardeur,  et  de  me  mettre  avec  joie  et  gaieté  de  cœur 
à  mon  nouveau  travail  de  géant1.  J'ai  à  fermer  derrière  moi 
une  grande  et  considérable  période  de  ma  vie  pour  en  com- 
mencer une  nouvelle  et  très  importante  phase.  J'ai  besoin 
pour  cela  d'impressions  neuves.  11  ne  faut  pas  que  certains 
désirs  continuent  à  me  torturer  faute  d'être  satisfaits.  J'ai 
besoin  de  recevoir  du  dehors  une  certaine  satiété  pour  pouvoir 
ensuite,  par  une  belle  réaction,  projeter  de  nouveau  et  joyeu- 
sement tout  mon  être  au  dehors.  Je  dois  être  délivré  de  toute 
entrave;  je  dois  pouvoir  voyager,  jouir  de  l'Italie,  peut-être 
aussi  retourner  à  Paris  et  parvenir  ainsi  à  l'agréable  repos  qui 
manque  aujourd'hui  à  mon  âme,  trop  pleine  de  désirs  inas- 
souvis. Le  reste  alors  s'arrangera  tout  seul. 

J'ajouterai  seulement  que  je  ne  puis  concevoir  en  ce  moment 
sous  aucune  forme  les  circonstances  qui  me  contraindraient  à 

1.  La  musique  de  Y  Anneau  du  Nibetung  avait  élé  commencée  en 
octobre  i853. 


678  LA     REVUE     DE     PARIS 


"  """1 


recourir  de  nouveau  à  votre  aide.  C'est  pourquoi  il  m'importe 
que  ce  soit  actuellement  et  aussi  tôt  que  possible  que  vous 
me  fassiez  parvenir  la  somme  dont  j'ai  parlé,  à  titre  d'avance 
sur  mes  futures  recettes  de  Berlin.  C'est  la  forme  qui  me  con- 
viendrait le  mieux,  et  si  vous,  personnellement,  en  tant 
qu'homme  d'affaires,  vous  n'y  attachez  pas  grande  importance, 
je  ne  prends  pas  moins  la  chose  au  sérieux  :  vous  me  permettez 
donc,  si  vous  m'aimez,  de  considérer  cette  forme  comme 
impliquant  pour  moi  un  véritable  engagement. 

Je  vous  remercie  encore,  de  tout  cœur,  de  vos  témoignages 
d'amitié;  vous  m'avez  causé  une  joie  sincère.  Mes  meilleure 
souhaits  de  bonheur. 

Votre 

RICHARD     WAGNER 

A  Posen,  deux  officiers  se  sont  battus  en  duel  au  sujet  de 
Tannhciuser  :  voilà  que  j  e  vais  décimer  l'armée  du  roi  de  Prusse  ! 

III 

Zurich,  20  juin  i853. 

Les  dispositions  prises  par  vous,  très  cher  ami,  sont  excel- 
lentes et  je  vous  en  remercie  de  tout  cœur. 

Pour  inaugurer  dignement  ma  nouvelle  dette  et  vous  donner 
confiance,  je  vais  aujourd'hui  en  acquitter  une  ancienne. 
Remettez  à  votre  femme  la  sonate  ci-incluse  \  ma  première 
composition  depuis  Lohengrin.  (Il  y  a  six  ans  de  cela!) 
Bientôt  je  vous  donnerai  derechef  de  mes  nouvelles; 
auparavant,  faites-moi  la  joie  de  m'en  envoyer  des  vôtres. 

Votre 

RICHARD    WAGNER 

IV 

Zurich,  i3  juillet  i853. 

Cher  ami, 

Je  vous  adresse  aujourd'hui  ces  quelques  lignes  pour  vous 
remercier   de  votre  dernière  lettre   et  vous  donner  un  petit 

1.  La  souate  porte  comme  titre  :  Sonate  à  Mathilde  Wesendonk^  et 
comme  épigraphe  :  «  Savez-vous  comment  cela  se  fait?  » 


r 


LETTRES     DE     RICHARD     WAGNER  679 

signe  de  vie.  Quelle  semaine  agitée  et  exaltée,  mais  belle  et 
puissante  je  viens  de  vivre!  Liszt !  m'a  quitté  il  y  a  quelques 
jours  à  peine.  Un  véritable  ouragan  d'entretiens  s'est  déchaîné 
entre  nous.  Ma  joie  du  charme  infini  de  cet  homme  a  été  d'au- 
tant plus  grande  que  je  l'ai  trouvé  plus  vigoureux  et  physique- 
ment plus  résistant  que  je  n'aurais  pu  le  croire  d'après  mes 
précédentes  impressions.  Nous  avions  incroyablement  de 
choses  à  nous  dire.  Au  fond,  c'est  seulement  ici  que  nous  nous 
sommes  personnellement  connus  :  car  auparavant  je  ne  l'avais 
vu  chaque  fois  que  peu  de  jours  et  d'une  façon  superficielle. 
Cette  huitaine  qu'il  a  pu  me  consacrer  a  donc  été  si  intense  que 
j'en  demeure  comme  étourdi.  Tout  de  suite,  dès  les  premiers 
jours,  j'ai  fait  le  sacrifice  de  ma  voix,  de  manière  qu'ensuite 
ce  fut  Liszt  qui  fit  tous  les  frais  de  la  musique.  11  a  joué  d'une 
façon  incomparable.  J'ai  fait  avec  lui  une  magnifique  excur- 
sion au  lac  des  Quatre  Cantons  et,  en  me  quittant,  il  m'a  spon- 
tanément promis  de  revenir  l'an  prochain  passer  au  moins 
quatre  semaines  avec  moi.  J'espère  que  vous  y  serez  aussi! 

Maintenant  je  ne  peux  plus  me  voir  à  Zurich.  Ce  soir,  il 
faut  pourtant  que  j'endure  encore  une  grande  festivité.  J'ai  en 
perspective  une  énorme  retraite  aux  flambeaux  avec  musique, 
chants,  diplôme  d'honneur;  déjà  depuis  huit  jours  la  rumeur 
de  cette  fête  met  la  ville  en  émoi!  Mais  demain  matin  je  pars 
pour  Saint-Moritz,  et,  si  la  cure  réussit,  je  continue  sur 
l'Italie.  J'ai  une  provision  de  papier  bien  réglé  et  j'espère 
qu'avant  la  fin  de  l'année  je  pourrai  avoir  terminé  l'ébauche  de 
ma  composition  de  l'Or  du  Rhin. 

J'ai  été  très  joyeusement  surpris  de  voir  que  Liszt  allait  au- 
devant  de  mes  propres  idées  sur  la  future  exécution  de  ma 
fête  scénique.  Nous  avons  combiné  qu'elle  aurait  lieu  à  Zurich, 
du  printemps  à  l'automne  d'une  même  année.  Un  théâtre 
provisoire  doit  être  bâti  à  cet  effet,  et  ce  qu'il  me  faudra 
comme  chanteurs,  etc.,  sera  engagé  tout  exprès;  Liszt 
s'adressera  à  tous  les  points  cardinaux  pour  recueillir  les  contri- 
butions nécessaires  à  l'entreprise  et  il  se  fait  fort  de  trouver 
tout  l'argent  nécessaire. 

i.  Sur  la  visite  de  Liszt  et  le  voyage  à  Saint-Moritz  et  dans  l'Italie  du 
nord,  v.  Glasenapp,  Il ,  a,  p.  30  et  suivantes, 


680  LA     REVUE     DE     PARIS 

Vous  conviendrez  que  nous  avons  décidé  ensemble  des 
choses  importantes  f  I 

J'espère  aussi  recevoir  bientôt  par  vous  des  nouvelles  de  la 
représentation  de  Lohengrin  à  Wiesbaden,  qui  a  si  bien  réussi. 
Votre  communication  sur  le  Tannhauser  m'a  fort  intéressé  et 
je  vous  en  remercie  de  tout  cœur.  Je  vois  que  vous  avez  pu 
vous  en  faire  une  bonne  impression. 

L'hiver  prochain,  on  jouera  probablement  encore  en 
Allemagne  beaucoup  de  musique  de  moi.  Les  avis  que  je  reçois 
à  ce  sujet  se  multiplient  de  telle  façon  que  je  dois  croire  à 
ma  popularité  croissante.  Maintenant  fassent  le  ciel,  leDrRahn 
et  Saint-Moritz  que  je  retrouve  ma  santé  :  car  l'effort  que  j'ai 
devant  moi  est  énorme  et,  pour  me  sentir  allègrement  à  la 
hauteur  de  cette  fatigue,  il  faut  que  je  reprenne  pleine  confiance 
en  moi.  J'attends  beaucoup,  beaucoup  de  l'Italie! 

Je  vous  écris  à  Ems  avec  l'espoir  que  vous  y  êtes  encore. 
Ma  femme,  qui  répondra  bientôt  à  l'aimable  lettre  de  madame 
Wesendonk,  a,  sur  mon  conseil,  adressé  cette  réponse  à 
Dùsseldorf,  d'où  elle  vous  parviendra  sûrement.  Mes  meil- 
leurs compliments  à  vous  et  aux  chers  vôtres,  très  cher  ami. 
Faites-moi  prochainement  le  plaisir  de  me  dire  comment  vous 
vous  portez  tous. 

Votre 

RICHARD    WAGNER 
Hôtel  Faller,  Saint-Moritz  (Grisons). 

V 

•22,  Portland  Terrace,  Régent' s  Park  [ai  mars  55]*. 

Cher  ami, 
C'est  à  vous  que  j'adresse  aujourd'hui   tout  ce  que  j'ai  à 

i.  Le  maître  avait  écrit  à  Uhlig,  le  \i  novembre  i85i  : 

Ce  n'est  que  dans  des  circonstances  tout  à  fait  différentes  que  je  pourrais  penser 
à  la  représentation  de  VAnneau  du  Nibelung.  J'installerais  alors  un  théâtre  sar 
les  bords  du  Rhin  et  je  ferais  des  invitations  pour  une  grande  fête  scéniqne. 
Après  un  an  de  préparation,  je  donnerais  toute  mon  œuvre  en  quatre  jours.  Si 
extravagant  que  soit  ce  plan,  c'est  le  seul  auquel  je  donne  encore  ma  vie,  mes 
pensées  et  mes  désirs.  Si  j'en  puis  voir  la  réalisation,  alors  j'aurai  vécu  une  vie 
digne  dVtre  vécue.  Sinon,  je  serai  mort  pour  une  belle  idée.  11  n'y  n  plus  que 
cela  qui  puisse  me  rendre  heureux. 

Voir,  en  outre,  sur  l'idée  du  cycle  théâtral,  Chamberlain,  Richard  Wagner  : 
(Munich,  1901,  p.  464  et  suivantes),  et  Gollher,  Bayreuth  (dans  la  collec- 
tion :  «  Le  Théâtre  »,  Berlin,  chez  Schùster  et  Loeffler,  1904). 

2.  La  date  a  été  ajoutée  au  crayon  par  madame  Wesendonk. 


LETTRES  DE  RICHARD  WAGNER  68l 

raconter,  afin  de  pouvoir  par  la  même  occasion  vous  dire  toute 
ma  reconnaissance  pour  vos  nombreux  témoignages  d'affection. 
Sachant  combien  votre  cœur  compatissant  aurait  de  joie  à  me 
savoir  en  plein  bien-être,  je  voudrais  pouvoir  vous  écrire  avec 
bonne  humeur;  mais,  même  dans  cette  pensée  charitable,  je 
ne  veux  pas  mentir  et  je  vous  avouerai  tout  de  suite  que,  si 
vous  conservez  le  moindre  espoir  de  me  voir  prospérer  sur 
cette  terre,  je  ne  suis  guère  en  mesure  d'alimenter  cette 
espérance.  Londres  est  une  ville  très  grande,  très  riche,  et  les 
Anglais  sont  extraordinairement  avisés,  réfléchis  et  intelligents. 
Mais  moi,  malheureux  que  je  suis,  je  n'ai  rien  à  faire  avec 
eux  I  Comme  ils  me  prendront  pendant  un  certain  temps  pour 
quelqu'un  de  tout  autre  que  je  ne  suis,  cela  marchera  encore 
un  peu  sans  gros  accroc  et,  n'ayant  aucunement  l'intention 
de  les  tirer  tout  à  coup  de  leur  erreur  par  amour-propre, 
je  n'ai  qu'une  chose  à  souhaiter  :  c'est  que  cette  période  de 
malentendus  se  termine  d'elle-même  aussi  vite  que  possible. 

Encore  un  coup,  je  n'ai  rien  à  faire  ici.  Vous  me  demandiez 
peut-être  dans  quel  endroit  j'aurais  quelque  chose  à  faire?  Eh 
bien,  ce  serait  là  où  j'aurais  le  moins  de  relations.  Au  contraire, 
on  me  conseille  ici  de  rechercher  tel  et  tel;  par  exemple, 
Dawison  (Times),  Chorley,  etc.  On  me  dit  que  ce  sont,  il  est 
vrai,  des  gredins  et  des  imbéciles,  mais  qu'ils  ont  tout  de 
même  de  l'influence  et  que  ce  serait  dommage  si  mes  talents 
et  mes  capacités  demeuraient  ici  sans  aucun  emploi.  J'ignore 
ce  que  vous  en  pensez  ;  mais  moi,  je  pense  toujours  qu'au  fond, 
avec  tous  mes  talents,  je  n'ai  absolument  rien  à  chercher  ici 
et  que,  pour  cela,  la  recommandation  de  vauriens  ne  m'est 
certainement  pas  nécessaire. 

Si  je  voulais  être  ici  —  et  pour  beaucoup  d'années  —  le 
chef  d'orchestre  bien  rente  de  la  «  Philharmonie  »,  j'obtien- 
drais cela  sûrement  et  facilement  :  car  les  gens  s'aperçoivent 
bien  que  je  suis  un  bon  chef  d'orchestre.  Mais  ce  seraient 
là  les  seules  délices  auxquelles  je  pourrais  aspirer  ici.  Hors  de 
là,  il  n'y  a  rien  pour  moi.  Quant  à  une  sympathie  particulière 
que  je  pourrais  obtenir,  surtout  de  la  Cour,  pour  mes  opéras 
et  pour  un  bon  théâtre  allemand,  il  ne  faut  absolument  pas 
y  penser.  La  reine,  par  exemple,  a  le  goût  le  plus  trivial  et 
personne  ici  n'est  capable  de  s'intéresser  à  quelque  chose  qui 


68a 


LA     REVUE     DE     PARIS 


^ 


sorte  de  l'ordinaire.  On  voit  cela,  rien  qu'à  la  manière  d'être 
des  gens.  L'art  proprement  dit  leur  est  totalement  étranger.  Ils 
ne  sont  sensibles  qu'à  leur  réussite  personnelle  et  à  leurs 
revenus.  Par  exemple,  c'a  été  pour  moi  toute  une  révélation 
que  l'impassibilité  avec  laquelle,  trente  secondes  après  la  fin 
de  la  Symphonie  héroïque,  ces  gens-là  ont  écouté  chanter  un 
assommant  duo.  Personne  n'en  a  été  choqué  le  moins  du 
monde,  et  le  duo  a  été  applaudi  tout  comme  la  symphonie... 

J'avais  attendu  toute  ma  satisfaction  de  mes  rapports  avec 
l'orchestre,  qui  m'est  très  dévoué,  et  aussi  de  l'espoir  de  repré- 
sentations belles  en  elles-mêmes.  Surtout,  pour  le  prochain 
concert,  je  tenais  beaucoup  à  avoir  deux  répétitions  :  car  je 
comptais,  à  cette  occasion,  pouvoir  travailler  à  fond  mon 
orchestre.  A  vrai  dire,  la  première  répétition,  qui  a  eu  heu 
hier,  m'a  déçu  dans  cette  espérance  :  car  j'y  ai  acquis  la  cer- 
titude que,  pour  atteindre  mon  but,  deux  répétitions  même 
ne  suffiraient  pas.  Il  ma  fallu  passer  sur  beaucoup  de  points 
importants,  et  je  reconnais  que  dans  une  seule  répétition 
générale  je  ne  pourrais  pas  les  reprendre,  en  sorte  que,  pour 
la  neuvième  symphonie  il  faudra  me  contenter  d'une  exécution 
très  relativement  satisfaisante. 

En  ce  qui  concerne  mes  compositions  pour  Lohengrin,  cette 
fois  surtout  j'ai  éprouvé  avec  beaucoup  de  chagrin  combien 
il  est  triste  pour  moi  de  devoir  toujours  me  présenter  au  public 
avec  de  si  maigres  extraits  de  cette  œuvre.  Je  me  suis  senti 
tout  à  fait  insipide  ;  car  je  sais  combien  peu  les  gens  peuvent 
juger  de  moi  et  de  mon  œuvre  sur  cette  pauvre  carte  d'échan- 
tillons avec  laquelle  je  circule  déjà  dans  le  rôle  de  commis 
voyageur.  Et  voilà  mes  meilleures  années  qui  s'en  vont  ainsi, 
avec  une  activité  artistique  arrêtée  et  paralysée  dans  sa  mani- 
festation extérieure!  Je  préférerais  de  beaucoup  renoncer  à 
toute  tentative  d'activité  extérieure,  car  moi  seul  peux  com- 
prendre le  tourment  que  m'inflige  cette  sorte  d'exercice. 

Dans  de  pareilles  conditions,  la  seule  satisfaction  qui  pourrait 
me  rester  serait  celle  d'avoir  un  peu  amélioré  ma  situation  maté- 
rielle. J'en  serais  très  heureux,  mais  comment  y  réussir  sans 
voler?  Enfin,  nous  verrons  de  combien  m'engraisseront  les 
bénéfices  de  mon  concert.  Malgré  mon  logement  coûteux  je 
n'ai  pas  du  tout  l'intention  de  faire  des  prodigalités,  et  j'espèrç 


r 


LETTRES     DE     RICHAI\D     WAGNER 


683 


donc  réaliser  quelques  économies  ;  mais  ce  sera  tout,  pour  cette 
fois  et  pour  toujours.  Il  a  paru  depuis  peu  un  acte  du  Parle- 
ment d'après  lequel  les  œuvres  qui  ont  été  publiées  à 
l'étranger  ne  peuvent  plus  donner  de  droits  ici  à  leurs  auteurs. 
Seules  auront  ce  privilège  celles  qui,  écrites  en  Angteterre  et 
à  l'intention  de  l'Angleterre,  paraîtront  dans  ce  pays  pour  la 
première  fois.  En  conséquence,  j'ai  eu  tout  de  suite  l'agré- 
ment infini  de  saluer  ici  des  traductions  soignées  de  YEtoile 
du  soir,  et  des  Reproches  de  Lohengrin  à  Eisa,  publiés  chez 
Ewer,  et  on  m'assure  qu'il  paraîtra  très  prochainement  un  choix 
de  mes  morceaux  de  chant.  Chacun  a,  me  dit-on,  le  droit  de 
les  imprimer  à  son  gré.  Je  regrette  donc  fort  le  port  que 
j'ai  dû  payer  récemment  pour  les  faire  venir  en  Angleterre. 

Abandonnez,  très  cher  ami,  l'idée  de  vouloir  me  rendre 
<(  indépendant  ».  Tant  que  je  vivrai,  je  resterai,  surtout  dans 
le  sens  où  l'entendent  les  Anglais,  un  pauvre  hère,  et  je  ne 
puis  que  souhaiter  que  personne  ne  dépende  de  moi  :  car  qui 
dépend  de  moi  reste  en  route.  On  n'y  peut  rien.  Mais  peut- 
être  que  bientôt  j'abandonnerai  l'art  tout  à  fait;  alors  tout 
ira  bien.  L'art  seul  m'entretient  encore  parfois  dans  des  illu- 
sions qui  ne  peuvent  avoir  pour  moi  que  de  fâcheuses  consé- 
quences. Par  moments,  il  me  rend  très  insouciant,  et  vous  savez 
que  l'insouciance  ne  fait  de  bien  à  personne,  surtout  à  celui 
qui  s'y  abandonne.  Mais  certainement  —  il  ne  s'en  faut  plus 
que  de  peu  —  je  serai  bientôt  en  état  de  tarir  complètement 
cette  source  de  toutes  les  folies  de  mon  existence.  J'aurais 
assez  de  motifs  pour  cela  ;  les  soucis  que  mon  art  me  cause  à 
moi-même  compensent,  et  bien  au  delà,  les  rares  extases  où  il 
me  jette.  11  n'est  plus  besoin  que  de  peu  de  chose,  et  même 
que  d'une  seule  chose,  pour  que  j 'abandonne  la  partie.  Alors, 
vraisemblablement,  tout  s'arrangera,  mais  d'une  autre  façon 
que  bien  des  gens  ne  pourraient  se  l'imaginer. 

Je  suis  allé  dans  la  Cité  faire  visite  à  M.  Benecke.  Après- 
demain  il  viendra  me  chercher  en  voiture  pour  me  conduire 
chez  lui,  hors  de  la  ville.  Vous  m'aviez,  en  tout  cas,  recom- 
mandé chaudement.  Au  fond,  lui  et  les  siens  appartiennent 
—  pour  les  questions  musicales  comme  pour  les  autres  —  au 
parti  du  Times.  Sa  femme  est  une  parente  de  Mendelssohn, 
dont  on  veut  absolument  me  croire  l'adversaire,  encore  qu'on 


'S 


/  1 


684  LA     REVUE     DE     PARIS 

m'ait  assuré  n'avoir  jamais  entendu  son  ouverture  des  Hébrides 
mieux  exécutée  que  sous  ma  direction.  D'ailleurs  la  maison 
Benecke  est  connue,  ici  aussi,  comme  une  maison  très  amie 
de  l'art  et  fort  riche.  Nous  verrons.  Quoi  qu'il  en  soit,  merci 
pour  votre  bienveillante  intention. 

Ma  relation  préférée  à  Londres  est  jusqu'à  présent  le  premier 
violoniste  d'ici,  Sainton,  un  Toulousain  fougueux,  chaleureux 
et  aimable.    Lui  seul  est  la  cause  de  mon  appel  à  Londres. 
Lié  d'amitié  depuis  longtemps  avec  un  Allemand,  Lùders,  il 
demeure  avec  lui,  et  celui-ci,  qui  a  lu  mes  écrits  artistiques, 
s'est  tellement  emballé  sur  moi  et  à  leur  lecture  qu'il  les  a 
fait  connaître  à  Sainton  aussi  bien  que  possible  :  tous  les  deux 
en  ont  conclu  que  j'étais  certainement  un  homme  de  valeur. 
C'est  pour  cela  que,  lorsque  Sainton  m'a  proposé  aux  directeurs 
et  a  dû  leur  expliquer  comment  il  me  connaissait,   il  leur  a 
déclaré  m'avoir  vu  de  ses  yeux  conduire  un  orchestre.  C'était 
un  mensonge   mais,  comme  me  Ta  dit  Sainton,   il   n'aurait 
jamais  pu  faire  comprendre  à  ces  gens  le  véritable  motif  de 
l'estime  que  je  lui  avais  inspirée.  Après  la  première  répétition, 
il   m'a  embrassé  avec   enthousiasme;    là-dessus,   je   n'ai  pu 
m'empêcher  de  le  traiter  de  téméraire,  en  le  félicitant  de  ce 
que,  pour  cette  fois,  son  audace  ne- lui  eût  pas  porté  malheur. 
Cet  homme  me  plaît  beaucoup.  Hier,  après  la  répétition,  me 
voyant  fort  découragé  et  de  mauvaise  humeur,  il  n'a  eu  de 
cesse  qu'il  ne  m'eût  ramené  chez  moi  en  voiture;  puis  il  a 
attendu  que  j'eusse  changé  de  vêtements,  a  décommandé  le 
repas  solitaire  que  je  devais  prendre  et  m'a  emmené  chez  lui 
dîner  en  garçon  avec  lui  Lùders,  jusqu'à  ce  que  je  fusse  un 
peu  sorti  de  ma  tristesse. 

A  Londres,  au  milieu  des  Anglais,  un  homme  pareil  à 
Sainton  est  comme  une  oasis  dans  le  désert.  Par  contre,  je  ne 
puis  me  représenter  rien  de  plus  rebutant  que  la  race  anglaise 
proprement  dite.  Ils  ont  communément  le  type  du  mouton.  Et, 
de  même  que  l'instinct  du  mouton  est  infaillible  pour  trouver 
sa  pâture  dans  la  prairie,  le  sens  pratique  de  l'Anglais  ne  se 
trompe  pas  :  sûrement  il  trouve  sa  pâture,  mais  toute  la  belle 
prairie,  avec  le  ciel  bleu  qui  la  domine,  n'existe  malheureuse- 
ment pas  pour  ses  moyens  de  compréhension.  Combien  doit 
être  malheureux  au  milieu  de  pareilles  gens  celui  qui,  au  con- 


LETTRES  DE  RICHARD  WAGNER 


685 


traire,  ne  voit  que  la  prairie  et  le  ciel,  et  qui  a  tant  de  peine 
à  découvrir  le  millepertuis  I 

Un  jeune  musicien  que  Liszt  m'a  recommandé,  Klindworth, 
me  plaît  aussi  beaucoup.  Si  cet  homme  avait  une  voix  de 
ténor,  je  l'enlèverais  immédiatement  :  car  il  a  tout  le  reste 
d'un  Siegfried,  surtout  le  physique. 

Par  ailleurs,  je  possède  maintenant  à  la  maison  un  beau 
piano  à  queue  d'Érard.  Il  a  fallu  que  je  me  fisse  faire  par  un 
charpentier  un  haut  pupitre  pour  écrire  :  je  n'en  ai  trouvé 
nulle  part.  Depuis  quelques  jours  je  suis  donc  installé  pour 
travailler,  mais  je  n'ai  encore  pu  commencer  que  bien  douce- 
ment :  l'interruption  a  été  trop  longue  et  trop  violente.  Au 
début,  ma  composition  i  m'était  devenue  tout  à  fait  étrangère. 
Espérons  que  je  me  ressaisirai;  ou,  sinon,  faudra-t-il  l'aban- 
donner tout  à  fait? 

Mon  Dieu,  que  de  billevesées  je  vous  débite  là!  Tâchez  de 
vous  en  tirer  comme  vous  pourrez. 

...  Saluez  pour  moi  ma  chère  femme,  dont  j'ai  eu  une  lettre 
hier.  Partagez  avec  elle  ce  que  ces  lignes  peuvent  contenir  de 
raisonnable,  puisque,  pour  aujourd'hui,  c'est  par  vous  que  je 
la  prie  de  recevoir  de  mes  nouvelles.  Qu'elle  soit  fermement 
persuadée,  dites-le-lui  bien,  qu'elle  est  cent  fois  mieux  à  Zurich 
que  moi  je  ne  le  suis  à  Londres  et  que  je  n'ai  de  joie  qu'à  la 
pensée  du  retour. 

Et  saluez  bien  pour  moi  tante  Wesendonk  et  cousine 
Myrrha2.  Dites-leur  que  tout  va  au  mieux  et  le  plus  excel- 
lemment du  monde,  chose  dont  elles  se  doutent  déjà!  Faites 
aussi  toutes  mes  amitiés  aux  honorables  convives  du  dimanche 
et  dites  aux  Baumgartner 3  qu'il  y  a  aussi  «  du  bon  wy  » 
à  Londres.  Et  maintenant,  adieu,  avec  mille  remerciements 
pour  votre  fidèle  et  intime  amitié.  Si,  un  jour,  vous  m'aban- 
donniez, prévenez-moi  à  temps  :  alors  je  resterais  à  Londres  ! 
Portez-vous  bien  et  continuez  d'aimer  votre 

R.     WAGNER 

i.  La  Walkyrie. 

i.  La  iille  des  Wesendonk)  plus  tard  madame  de  Bissing,  morte  en  1888* 
3.  Wilhelm  Baumgartner,  chef  d'une   société  de    chant  et   compositeur 
(mort  en  1867),  et  sa  femme  faisaient  partie  à  Zurich  du  cercle  dos  amis  de 
Wagner.  «  Le  bon  wy  »  est  une  locution  suisse  qui  signifie  le  bon  vin* 


1 


686  LA     REVUE     DE     PARIS 

VI 

Londres,  5  avril  55. 

Cher  oncle, 

Si  vous  continuez  ainsi,  vous  aurez  bientôt  de  l'avancement  : 
vous  arriverez  au  grade  de  ce  père  ».  J'allais  justement  vous 
écrire  aujourd'hui  pour  vous  entretenir  de  mes  pensées,  en 
commençant  par  la  création  du  monde  et  en  allant  jusqu'au 
développement  de  la  musique  en  Angleterre,  lorsque  votre 
dernière  lettre  m'est  arrivée.  Elle  m'oblige  à  entamer  un  sujet 
plus  précis  et  plus  proche.  Donc,  voici. 

J'ignore  ce  que  signifie  le  bon  mot  du  Punch1.  Je  puis 
seulement  vous  certifier  que  je  n'ai  pas  reçu  d'argent  contre 
billet  à  ordre.  Au  contraire,  après  le  second  concert,  M.  Ander- 
son  2  s'est  présenté  à  Sainton  en  lui  demandant  comment  on 
devait  s'arranger  avec  moi  quant  aux  honoraires.  Sur  quoi,  il 
lui  a  été  répondu  :  «  Qu'en  sais-je?  Faites  ce  que  vous  vou- 
drez. »  Là-dessus,  M.  Anderson  m'a  envoyé  comme  hono- 
raires, pour  les  deux  premiers  concerts,  un  mandat  de  5o  livres 
que  j'ai  fait  toucher  et  grâce  auquel  j'espère  être  pour  long- 
temps à  l'abri  du  besoin. 

Lorsqu'au  début  j'étais  inquiet  de  savoir  comment,  en 
l'absence  d'autres  ressources,  je  pourrais  faire  vivre  ma  femme 
pendant  la  durée  de  mon  voyage,  et  comme  en  même  temps 
j'apprenais  que  des  honoraires  tels  que  les  miens  se  payaient 
généralement  à  la  fin,  j'ai  dit  à  Praeger3  qu'il  me  serait  très 

i.  Dans  le  journal  satirique  de  Londres,  le  Punch,  avait  paru,  le 
3i  mars  i855,  sous  ce  titre  :  a  Wag  of  Wagner,  l'entre  filet  suivant,  qui  joue 
sur  le  double  sens  en  anglais  du  mot  «  note  »,  signifiant  à  la  fois  une  note 
de  musique  et  un  billet  à  ordre  : 

Nous  ne  savons  pas  en  quoi  peut  consister  la  nouvelle  théorie  musicale  de 
Herr  Wagner;  mais  nous  sommes  tentés  de  dire  que  la  a  musique  de  l'avenir  » 
doit  se  composer  principalement  de  billots  à  ordre  payables  à  deux,  trois,  ou  six 
mois  de  date. 

•i.  M.  Anderson  était  administrateur  de  la  Société  philharmonique.  — 
V.  Glasenapp,  II,  a,  p.  64. 

3.  Ferdinand  Prajger  est  l'auteur  du  livre  publié  en  189a,  qui  a  pour 
titre  :  Wagner  tel  que  je  Vai  connu.  —  Cf.  Chamberlain,  dans  la  Gazette 
de  Bayreuth  (1893,  p.  201  et  suivantes,  et  1894,  p.  1  et  suivantes)  et 
Wm.  Ashton  Ellis,  The  musical  Standard  (1894,  u°  8  à  ai).  —  La  maison 
Breitkopf  et  Hârtel  a  depuis  longtemps  retiré  de  la  circulation  ce  litre 
n  la  légère  et  mensonger. 


LETTRES    DE     RICHARD     WAGNER  687 

désagréable  de  demander  de  l'argent  à  la  direction  et  je  lui 
ai  posé  la  question  de  savoir  s'il  ne  pouvait  pas  lui-même  et 
par  son  banquier  me  procurer  cette  somme  par  anticipation. 
11  m'a  représenté  cet  arrangement  comme  n'étant  pas  impos- 
sible. Mais,  juste  à  ce  moment-là,  j'eus  l'occasion  de  demander 
à  l'Intendance  de  Berlin  une  avance  de  cent  louis  d'or  sur  le 
Tannhduser  et  j'eus  même  l'espoir  que  cette  avance  me  serait 
accordée.  Pour  le  cas  où  cette  favorable  hypothèse  se  réalise- 
rait, je  déléguai  l'argent  à  Sulzer  l ,  et  cette  perspective  me 
tranquillisa  au  point  que  je  ne  reparlai  plus  à  Praeger  de 
mon  premier  dessein.  En  fin  de  compte,  Sulzer  m'a  affirmé 
qu'il  s'était,  à  toute  éventualité,  mis  en  mesure  d'assurer 
à  ma  femme  le  nécessaire;  et  lui  également  m'a  déconseillé 
cette  démarche.  En  conséquence,  j'ai  renoncé  à  toute  autre 
demande  et  vous  savez  déjà  par  les  explications  qui  pré- 
cèdent ce  qui  s'est  passé  depuis  lors.  Ce  qu'a  voulu  dire 
le  Punch  doit  donc  vous  tourmenter  aussi  peu  que  j'en  suis 
ému  moi-même.  D'ailleurs  personne  ici  ne  m'en  a  encore 
parlé,  et  moi-même  je  ne  l'avais  pas  lu.  Peut-être  apprendrai- 
je  ce  que  cela  signifiait;  alors  je  vous  le  ferai  savoir. 

Et  maintenant  passons  des  affaires  anglaises  à  la  musique 
anglaise,  —  sous  laquelle,  comme  vous  l'aurez  vu  par  le  Punch, 
on  doit  également  toujours  sous-entendre  des  affaires.  — 
Vous  aussi,  vous  paraissez  nourrir  le  secret  espoir  que  je 
finirai  par  faire  ici  de  la  musique  anglaise  ;  —  lisez  des  affaires 
anglaises.  Ma  lettre  au  sujet  du  deuxième  concert  semble 
avoir  de  nouveau  suscité  en  vous  cette  idée.  Si  peu  pratique 
et  si  peu  homme  du  monde  que  je  puisse  vous  paraître,  il  faut 
pourtant  que  cette  fois  je  recommande  à  mes  enthousiastes 
amis  un  peu  de  sang- froid  et  de  mesure,  et  que  je  les  invite 
à  ne  rien  attendre  de  moi  en  fait  de  musique  anglaise.  Il  se 
peut  que  dans  ces  derniers  temps  ma  musique  ait  plu  au  public. 
Je  viens  d'en  a\oir  de  nouveau  la  confirmation.  Soit!  mais 
c'est  tout.  Tout  comme  ma  musique  leur  plaît,  ces  gens-là 
trouvent  exactement  le  même  plaisir  à  la  plus  ennuyeuse 
musique  et,  le  jour  d'après,  ils  applaudissent  des  exécutions 
du  genre  le  plus  inférieur,  tout  comme  ils  ont  la  veille  applaudi 

1.  Le  docteur  Jean-Jacques  Sulzer,  greffier  du  gouvernement  de  Zurich. 


688  LA     REVUE     DE     PARIS 

les  miennes.  Je  me  serais  donc  élevé  jusqu'à  la  hauteur  de 
leur  plus  pitoyable  fabrication  musicale  et  je  pourrais  prendre 
rang  à  côté  des  autres  héros  d'ici!  Admirable  résultat  !  Une  fois 
cette  position  acquise,  il  s'agirait  pour  moi  de  faire  tout  ce 
que  font  les  autres  pour  tirer  profit  de  la  haute  estime  qu'ils 
obtiennent,  et  je  devrais  même  m'y  prendre  mieux  qu'eux,  si 
je  voulais  y  gagner  quelque  chose;  mais,  voyez,  très  cher  ami, 
voilà  justement  le  point  où  je  ne  suis  bon  à  rien.  11  roe  fau- 
drait enfin,  sous  une  direction  énergique  et  en  écoutant  de 
sages  conseils,  me  résigner  à  devenir  un  coquin  au  milieu  de 
coquins.  Ah!  qu'est-ce  que  l'homme  n'apprend  pas  à  faire 
quand  il  a  devant  les  yeux  un  but  qu'il  doit  nécessairement, 
absolument  atteindre  !  Mais  voilà  justement  le  malheur!  Avec 
les  plus  grands  efforts  je  ne  découvre  pas  de  but  que  je  pourrais 
atteindre  par  ces  moyens-là.  Mes  «buts  »,  cher  oncle,  sont  bien 
ailleurs  ;  un  abime  les  sépare  de  tout  ce  qu'on  peut  atteindre 
ici.  Je  croyais  que  vous  le  saviez;  mais  laissons  cela.  Je  suis 
ici  et  je  tiendrai  bon  jusqu'au  huitième  concert.  J'espère  que 
vous  ne  m'en  demandez  pas  davantage. 

Vous  voulez  avoir  des  journaux?  Oui,  mais  que  doivent- 
ils  contenir?  De  quoi  jeter  de  la  poudre  aux  yeux  des  gens  sur 
mes  succès  d'ici  ?  A  cet  effet,  seuls  Ylllustrated  News  et  le 
Daily  News  pourraient  vous  servir.  Ces  deux  feuilles  sont 
pourvues  par  M.  Hagorth,  le  secrétaire  payé  de  la  Philhar- 
monie, d'articles  élogieux  sur  les  concerts  de  la  Société,  et, 
par  conséquent,  aussi  sur  mes  productions.  Quelques  autres 
critiques  trouvent  le  ton  de  MM.  Dawison  et  Chorley  par  trop 
impertinent,  et,  par  suite,  ils  écrivent  des  appréciations  mi- 
parties  où  ils  me  reconnaissent  telles  et  telles  qualités,  et  ne 
dissimulent  pas  en  revanche  que  j'ai  tels  ou  tels  défauts.  Je 
conteste  à  tous  ces  gens-là  la  capacité  de  me  juger,  et  même 
d'écouter  avec  impartialité  ce  que  je  leur  fais  entendre.  Les 
deux  susnommés  sont  ceux  qui  savent  le  mieux  ce  qu'ils 
veulent.  Ils  sont  payés  pour  m'empêcher  d'arriver  et  ils  gagnent 
ainsi  leur  pain  quotidien,  qui  à  Londres  n'est  pas  si  bon  marché 
que  le  croit  certain  Américain  de  ma  connaissance  *.  Quiconque 
vit  ici  est  si  intimement  convaincu  de  la  vilenie,  de  l'impu- 

i.  Allusion  au  séjour  antérieur  de  M.  Wesendonk  en  Amérique* 


r~ 


LKTTHKS  DK  RICHARD  WAGNER  689 

dence,  de  la  vulgarité  et  de  la  corruption  de  la  presse  locale 
que,  à  parler  franchement,  je  n'aimerais  pas  à  me  salir  les 
mains  rien  qu'en  touchant  une  de  ces  feuilles.  Les  gens  qui 
ont  quelque  intelligence  avec  une  conscience  vraiment  indé- 
pendante évitent  de  se  mêler  à  cette  racaille  juive.  Ainsi  on 
m'a  assuré  qu'une  certaine  volte-face  embarrassée  du  critique 
du  Morning  Posl,  après  le  deuxième  concert,  avait  été  prévue, 
et,  précisément  par  cette  raison  que  le  Times  et  consorts  étaient 
tombés  sur  moi  avec  si  peu  de  ménagements.  C'est  ce  qui  a 
amené  le  Morning  Post  à  effectuer,  par  prudence,  sa  petite 
évolution  :  car,  l'occasion  pouvant  se  présenter  d'avoir  un  jour 
besoin  les  uns  des  autres,  aucun  d'eux  ne  veut  se  brouiller 
complètement  avec  les  camarades.  Seulement,  la  rédaction 
du  Times  elle-même  semble  avoir  trouvé  les  invectives  de 
Dawison  par  trop  violentes  et  trop  grossières,  et  c'est  pourquoi, 
dit-on,  elle  n'aurait  pas  pris  l'article  sur  le  deuxième  con- 
cert. Maintenant  il  se  pourrait  que  ce  cas  imprévu  produisît  de 
nouveau,  pour  la  prochaine  fois,  un  effet  encourageant  sur 
d'autres  journaux,  et  qu'il  se  dessinât  un  mouvement  en  ma 
faveur.  De  cette  manière,  et  si  le  public  proprement  dit  con- 
serve à  mon  égard  ses  dispositions  favorables,  il  est  possible 
qu'en  fin  de  compte  tout  tourne  en  ma  faveur;  ce  à  quoi  la 
Philharmonie  (qui  lutte  pour  sa  propre  existence)  pourrait  par 
telle  et  telle  manœuvre  beaucoup  contribuer. 

...  Ah!  quelle  jolie  musique  on  fait  ici  !  Je  suis  allé  récem- 
ment à  un  concert  de  la  Nouvelle  Société  Philharmonique. 
Il  y  eu  toute  une  kyrielle  d'ouvertures,  de  symphonies, 
de  chœurs,  de  concertos,  d'airs,  etc.  Gela  faisait  plaisir  à 
entendre.  Tout  cela  conduit  par  le  Dr  Wylde,  —  clic!  clac!  — 
jusqu'à  ce  que  la  séance  fût  finie,  chose  qui  s'est  produite  à 
une  heure  assez  avancée.  Gomme  toujours,  le  bon  public 
applaudissait!  et,  le  lendemain,  tous  les  journaux  de  déclarer 
ce  concert  le  plus  beau  de  toute  la  saison.  Les  critiques  les 
plus  favorables  pour  moi  l'ont  couvert  des  mêmes  éloges 
que  ceux  dont  ils  venaient  de  se  servir  pour  mon  second 
concert.  Est-ce  que  vous  ne  voulez  pas  que  je  vous  envoie  ces 
journaux? 

Les  plus  chères  délices  des  Anglais,  c'est  l'oratorio.  Leur  mu- 
sique devient  alors  l'interprète  de  leur  religion,  passez-moi  le 

i5  Décembre  1908.  2 


6gO  LA     REVUE     DE     PARIS 

mot  \  Ils  peuvent  rester  quatre  heures  durant  assis  dans  Exeter 
Hall,  à  écouter  jouer  des  fugues,  Tune  après  l'autre,  et  cela 
dans  la  conviction  profonde  d'avoir  accompli  ainsi  une  bonne 
œuvre,  en  récompense  de  quoi,  une  fois  au  ciel,  ils  n'enten- 
dront plus  que  les  plus  beaux  airs  des  opéras  italiens.  C'est 
ce  profond  et  ardent  besoin  du  public  anglais  que  Mendels- 
sohn  a  si  bien  compris,  il  a  dirigé  et  composé  pour  lui  des 
oratorios,  grâce  à  quoi  il  est  devenu  le  propre  messie  du  monde 
musical  anglais.  Mendelssohn  est  pour  les  Anglais  ce  que 
Jéhovah  est  pour  les  Juifs.  Aussi  la  colère  de  Jéhovah  me 
frappe-t-elle  maintenant,  moi  incrédule.  Car  vous  savez  que, 
parmi  d'autres  grandes  qualités,  on  attribue  au  Dieu  des  Juifs 
un  énorme  désir  de  vengeance.  Dawison  est  le  grand-prêtre  de 
cette  colère  divine.  Que  dirait  la  tante8  si  j'écrivais  un  ora- 
torio pour  Exeter  Hall  ? 

. . .  J'ai  reçu  votre  grande  lettre  avec  une  vive  reconnaissance, 
comme  le  témoignage  expansif  de  la  plus  cordiale  des  amitiés. 
Je  m'en  suis  approprié  tout  le  contenu,  sauf  pourtant  vos 
consolations,  pour  lesquelles,  à  vrai  dire,  je  ne  me  sens  plus 
aucune  réceptivité.  Si  j'ai  le  courage  de  persévérer  dans  mon 
intime  vocation  d'artiste,  des  assurances  d'amitié  comme  les 
vôtres  n'auront  pas  peu  contribué  à  m'y  soutenir.  Soyez-en 
bien  persuadé. 

Remerciez  bien  aussi  la  tante  et  assurez-la  de  ma  persévé- 
rance ;  dites-lui  seulement  que  le  travail 8  marche  lentement. 
J'ai  presque  tout  à  fait  oublié  ma  composition,  et  souvent  je 
dois  chercher  longtemps  le  sens  de  telle  ou  telle  chose.  Ici  j'ai 
complètement  perdu  cette  sorte  de  mémoire  intérieure.  Avant- 
hier  j'ai  très  péniblement  achevé  mon  premier  acte  et  je  me 
contente  déjà  de  l'espoir  de  terminer  ici  au  moins  le  second. 
Quant  au  troisième,  il  faut  que  je  le  réserve  pour  Seelisberg, 
où,  par  conséquent,  je  ne  pourrai,  hélas  1  commencer  le 
Jeune  Siegfried.  Je  serai  déjà  bien  heureux  si  je  peux  seu- 
lement m'y  ressaisir  et  retrouver  du  courage  pour  ce  Jeune 
Siegfried. 

Croyez-moi,  je  n'aurais  pas  dû  venir  à  Londres  I  Mais  voilà 

i.  En  français  dans  le  texte. 

•2.  Madame  Wesendonk. 

8.  L'instrumentation  de  la  Walkyrid 


LETTRES  DE  RICHARD  WAGNER  O9I 

ce  qui  arrive  quand  on  ri  a  pas  l  esprit  de  son  ûge\  comme  vous 
me  l'aviez  donné  à  entendre. 

Enfin,  tout  finira  par  s'arranger;  je  rapporte  un  millier  de 
francs,  la  peine  a  donc  pourtant  son  salaire.  Il  ne  manque  pas 
de  gens  qui  vont  à  l'échafaud  pour  moins  que  cela  ! 

Faites  mes  meilleures  amitiés  à  ma  femme;  elle  a  su  par 
les  nouvelles  d'hier  comment  je  m'étais  arrangé  ici.  Faites 
aussi  mes  amitiés  àMyrrha  et  conservez-moi  vos  bontés,  alors 
même  que  je  ne  pourrais  pas  vous  envoyer  de  sitôt  quelques 
beaux  articles  de  journaux.  Ah!  si  je  pouvais  dire  :  «  A 
bientôt!...  » 

Votre 

r.  w. 

VII 

Londres,  aa  mai  i855. 

Cher  ami, 

Mille  remerciements  affectueux  pour  votre  aimable  lettre. 
Elle  m'a  causé  une  vraie  et  grande  joie  et  elle  m'a  fait  infini- 
ment de  bien. 

Je  vous  écris  ces  lignes  aussitôt  après  l'avoir  reçue,  afin 
qu'entre  son  action  sur  moi  et  mes  communications  avec  vous 
il  ne  souffle  aucune  brise  londonienne. 

Croyez-vous  que  j'ai  assez  envie  de  rentrera  la  maison?  Je 
n'ai  ni  repos  ni  joie;  figurez-vous  un  tigre  en  cage,  qui  ne  fait 
que  tourner  de  droite  à  gauche  et  de  gauche  à  droite  et  qui 
n'a  qu'une  idée,  celle  de  savoir  comment  il  arrivera  à  passer 
à  travers  les  barreaux  :  vous  aurez  devant  vous  l'image  de 
mon  agitation  quotidienne. 

Soyez  sûr  pourtant  que  je  ne  vous  accuse  pas  de  m'avoir 
conseillé  l'expédition  de  Londres.  Je  ne  sais  vraiment  qui  ne 
me  l'aurait  pas  conseillée.  Mais  c'est  moi  qui  aurais  dû  mieux 
me  connaître  :  c'est  donc  moi  seul  qui  ai  fait  une  inconsé- 
quence et  il  est  juste  maintenant  que  je  l'expie.  Si  je  n'étais 
que  musicien,  tout  serait  bien  en  ordre;  mais,  par  malheur, 
je  suis  encore  autre  chose,  et  c'est  là  ce  qui  me  rend  si  difficile 

1.  En  français  dans  le  texte.  —  Wagner  fait  allusion  à  ce  mot  de  Voltaire  : 
«  Qui  n'a  pas  l'esprit  de  son  âge,  de  son  âge  a  tout  le  malheur  »,  que 
Schopenhauer  a  donné  pour  en-tète  au  sixième  chapitre  du  premier  volume 
de  ses  Parerga* 


H 


692  LA     REVUE     DE     PARIS 

à  caser  dans  ce  monde  que  j'y  suis  nécessairement  condamné 
à  mille  tribulations.  Il  n'est  pas  commode  de  faire  quelque 
chose  de  moi;  un  point  est  certain  en  tout  cas,  c'est  que  je  ne 
suis  pas  sur  la  terre  pour  gagner  de  l'argent,  mais  bien  pour 
créer;  et  je  ne  serais  en  état  de  me  livrer  à  cette  vocation 
sans  être  interrompu  que  si  le  monde  voulait  bien  se  charger  de 
m'en  donner  les  moyens.  Malheureusement,  il  est  clair  qu'on 
ne  peut  pas  l'y  contraindre  :  car  il  agit  à  sa  guise,  selon  son 
bon  plaisir,  à  peu  près  comme  je  voudrais  pouvoir  le  faire. 
Nous  voilà  donc,  le  monde  et  moi,  deux  têtes  de  bois  Tune 
contre  l'autre  :  celle  des  deux  dont  le  crâne  est  le  moins  solide 
sera  tout  naturellement  cassée.  C'est  probablement  de  quoi 
dérivent  ces  maux  de  tête  nerveux  que  j'ai  souvent  I  Vous,  très 
cher  ami,  avec  la  meilleure  volonté  possible,  vous  vous  êtes 
mis  entre  nous  deux,  certainement  pour  amortir  les  coups  : 
prenez  garde  de  ne  pas  attraper  quelque  chose,  vous  aussi! 

D'ailleurs  la  cause  de  mon  profond  découragement  actuel 
«st  plutôt  en  moi-même  que  dans  l'imprévu  de  mes  expériences 
anglaises.  Elles  n'ont  fait  que  confirmer  ce  que  je  savais 
depuis  longtemps  ;  et  comme,  en  fin  de  compte,  je  me  suis  tou- 
jours appliqué  à  n'avoir  affaire  qu'à  un  petit  nombre  de  gens 
doués  de  sentiments  délicats  et  à  n'exiger  plus  rien  du  gros 
public,  sauf  tout  au  plus  un  peu  d'égards  pour  ce  qui  le 
dépasse,  je  pourrais  me  consoler  ici  en  me  disant  que  j'ai  été 
fort  apprécié  par  un  grand  nombre  de  personnes.  Ce  qui  m'est 
particulièrement  odieux,  et  ce  qui  m'offense  profondément, 
tient  en  grande  partie  au  caractère  même  de  mes  fonctions, 
forcé  que  je  suis  de  jouer  le  rôle  de  chef  d'orchestre  et  de 
m'accommoder  aux  habitudes  et  aux  idées  les  moins  artistiques, 
sans  même  avoir  la  satisfaction  de  voir  mes  objections  com- 
prises. Quoi  qu'il  en  soit,  maintenant  la  folie  est  faite,  et,  pour 
complaire  à  ma  femme,  que  le  contraire  aurait  fort  affligée, 
j'ai  résolu  de  persévérer,  si  amer  que  cela  me  soit.  En  tout 
cas,  cette  dernière  expérience  me  détermine  à  ne  plus  m'en- 
gager  dans  "ces  sortes  de  conflits  avec  moi-même  et  à  éviter 
désormais  ce  genre  de  musique  insuffisante,  pour  concentrer 
toutes  mes  forces  sur  mes  créations.  Mon  séjour  ici  a  été  très 
défavorable  à  mon  travail.  A  proprement  parler,  il  m'a  rejeté 
d'un  an  en  arrière.  Mon  esprit  est  en  ce  moment  si  épuisé  que, 


LETTRES  DE  RICHARD  WAGNER  6^3 

jusqu'à  la  fin  de  l'année,  je  devrai  me  contenter  de  n'en  tirer 
que  la  Walkyrie,  me  réservant  le  Jeune  Siegfried  pour  l'année 
prochaine.  Cette  résignation  est  la  seule  chose  qui  me  donne 
un  peu  de  calme. 

A  ma  grande  et  intime  satisfaction,  je  n'ai  pas  besoin  —  je 
le  vois  surtout  d'après  votre  chère  lettre  d'aujourd'hui  —  de 
m'étendre  d'avantage  sur  toutes  mes  relations  d'ici.  Vous 
comprenez  tout,  et  vous  sentez  comme  moi.  Croyez  bien 
que  je  considère  cela  comme  un  bienfait  I  Nos  maux  s'émous- 
sent  dès  que  nous  trouvons  une  âme  qui  y  compatit.  C'est  là 
aussi,  sans  doute,  l'unique  source  de  l'amour  le  plus  sincère 
et  le  plus  fortuné!  Ne  pensons  donc  plus  qu'à  un  joyeux 
revoir.  J'ai  appris  avec  une  vive  joie  que  votre  chère  femme 
se  sentait  de  nouveau  mieux.  Faites-lui  mes  meilleurs  remer- 
ciements pour  l'envoi  du  thème  de  basse.  J'espère  que  je 
ne  dois  pas  en  faire  une  fugue?  Et  encore  une  bourse!  Mon 
Dieu  !  A  en  juger  d'après  ma  provision,  on  pourrait  croire 
que,  grâce  à  votre  chère  femme,  je  fais  des  spéculations  de 
bourses!...  Je  n'arrive  pas  à  les  user,  et  il  y  a  une  bonne 
raison  pour  cela.  Pourtant  je  vais  peut-être  avoir  une  occasion 
de  les  remplir  jusqu'à  les  faire  éclater.  J'ai  reçu  de  New- York 
une  demande  préliminaire  :  on  voudrait  savoir  si  je  serais 
disposé,  sur  l'invitation  de  plusieurs  sociétés,  à  aller  là-bas, 
peut-être  dans  deux  mois,  afin  de  continuer  personnellement 
à  faire  pour  mes  compositions  une  propagande  qui,  dès  main- 
tenant, —  et  avec  le  plus  grand  succès,  —  est  entamée  par 
d'autres.  Gomme  vous  voyez,  la  seconde  édition  de  mon  séjour 
à  Londres  se  prépare.  Dans  tous  les  cas,  pour  pouvoir  conti- 
nuer tout  de  suite  ma  route  sur  l'Amérique,  je  n'aurais  pas 
besoin  de  déballer  mes  paquets  à  Zurich. 

Ou  bien  dois-je  attendre  que  d'abord  vous  soyez  installé 
dans  votre  propriété  ?  Je  vois  que  vous  lui  donnez  le  nom  de 
Hochwyl  ;  mais  je  n'en  tiens  pas  compte  :  car,  moi,  je  la  nomme 
et  je  la  nommerai  toujours  Wesenheim.  Nous  verrons  par  la 
suite  lequel  de  nos  deux  noms  l'emportera  sur  l'autre.  Pour 
aujourd'hui,  présentez  toutes  mes  amitiés  à  l'Hôtel  Baur  et  à 
tout  son  contenu1.  A  cette  occasion,  n'oubliez  ni  femme  ni 

i.  Avant  la  construction  de  leur  villa  de  la  Verte-Colline,  les  Wesendouk 
demeuraient  à  l'Hôtel  Baur. 


694  LA     REVUE     DE    PARIS 

enfants.  Au  revoir!  Que  Dieu  vous  garde.  Je  pars  d'aujourd'hui 
en  cinq  semaines  :  puissé-je  goûter  près  de  vous  un  peu  de 
calme  et  de  réconfort!  Mille  remerciements  pour  toute  votre 
amitié. 

Votre 

RICHARD    W. 

VIII 

[Fin  août  i856]. 

Très  cher  ami, 

Je  vous  envoie  encore  une  fois  mes  meilleurs  remerciements 
pour  votre  amical  rendez-vous  à  Berne.  Vous  m'avez  causé  là 
une  grande  joie.  Depuis  mon  retour  à  Zurich,  je  suis  déjà  bien 
rétabli,  et  je  ressens  de  plus  en  plus  les  bons  effets  de  ma  cure. 
Comme  vous  le  savez,  j'ai  trouvé  ma  maisonnée  augmentée  de 
plusieurs  femmes,  dont  une,  ma  sœur,  m'est  particulièrement 
agréable  à  voir.  Mon  conseiller  de  gouvernement  de  Weimar  \ 
enthousiaste  pur  sang,  y  est  arrivé  aussi.  11  m'a  apporté  des 
nouvelles  dont  Liszt  m'avait  déjà  donné  un  aperçu  et  qu'il 
me  fera,  je  suppose,  connaître  encore  plus  complètement  par 
la  suite.  Ces  nouvelles,  s'ajoutant  à  une  autre  expérience 
simultanée,  ont  été  de  nature  à  ébranler  de  nouveau  forte- 
ment mes  plans  d'avenir  domestique.  Je  vous  fais  part  de  cette 
«  autre  expérience  »  en  vous  envoyant  ci-incluse  une  lettre 
de  Breitkopf  et  Hiirtel  :  vous  y  verrez  que  nul  homme  avisé, 
quand  il  en  vient  à  la  réflexion,  ne  se  soucie  de  se  lier  à  moi. 
Cette  espérance  si  péniblement  édifiée  et  déjà  presque  passée 
à  l'état  de  certitude,  il  va  falloir  que  je  la  considère  de  nou- 
veau comme  déçue  pour  reprendre  le  marche  de  tortue  de  ma 
lourde  existence.  Chose  curieuse!  Par  une  communication 
jusqu'ici  très  confidentielle  et  discrète,  j'ai  justement  appris, 
le  même  jour,  que  le  grand-duc  de  Weimar  avait  la  ferme 
intention  de  m'attirer  de  toute  façon  dans  son  pays.  Comme 
il  est  au  courant  de  mon  besoin  urgent  d'une  retraite  domes- 
tique tout  à  fait  calme,  rafraîchissante  et  à  l'abri  de  toute 
agitation,  il  a  pensé  à  m'offrir  cette  retraite  à  la  Warlburg  ou 
dans  un  de  ses  châteaux  de  plaisance.  Peut-être  cet  absolu 

1.  Frantz  Mùller. 


LETTRES    DE    RICHARD    WAGNER  696 

désir  de  repos,  que  je  dois  renoncer  à  voir  se  réaliser  à 
Zurich  et  aux  environs,  me  décidera-t-il  enfin  à  abandonner 
tout  à  fait  mon  asile  actuel  si  bienfaisant,  et  auquel  des  amis 
peu  nombreux,  mais  incomparables,  donnent  une  inestimable 
valeur.  En  agissant  ainsi,  il  est  vrai,  j'assumerais  peut-être 
des  obligations  qui,  alors  même  qu'elles  ne  seraient  pas  stipu- 
lées, n'en  seraient  pas  moins  impérieuses.  Tout  cela  prouve- 
rait une  fois  de  plus  combien  de  simples  bagatelles  prises  en 
bloc  peuvent  souvent  déterminer,  régir  et  dominer  la  vie  d'un 
artiste  de  mon  espèce. 

J'ai  déjà  appris  par  ma  femme  le  peu  de  fondement  de  la 
crainte  que  vous  aviez  eue  de  voir  gâtées  par  les  chaleurs  per- 
sistantes les  laborieuses  plantations  de  votre  jardin  ;  hier,  en 
allant  visiter  votre  délicieuse  propriété,  j'ai  pu  me  convaincre 
qu'elles  n'avaient  pas  souffert  du  tout  et  j'ai  promis  à  votre 
jardinier  de  vous  renseigner  sur  le  bon  résultat  de  ses  soins. 
Tout  est  donc  parfaitement  conservé,  et  vos  belles  fleurs  et  vos 
arbustes  m'ont  ravi  par  leur  fraîcheur. 

Par  ailleurs,  je  n'ai  pas  de  nouvelles  intéressantes  à  vous 
rapporter.  Comme  je  le  prévoyais,  j'ai  trouvé  Semper  très 
calmé  et  revenu  de  ses  idées  sombres.  Pour  le  reste,  tout  va 
comme  d'habitude. 

Quant  à  Liszt,  je  n'ai  reçu  jusqu'à  présent  aucun  contre- 
ordre  à  ses  projets.  S'il  devait  survenir  quelque  changement 
par  rapport  à  son  arrivée  chez  moi.  je  vous  en  aviserais  tout 
de  suite.  Tenez-moi,  vous  aussi,  au  courant  de  vos  plans,  et 
soyez  toujours  persuadé  qu'avec  reconnaissance  et  amitié 
je  reste 

votre 

RICHARD     WAGNER 

IX 

Zurich,  Ier  septembre  i856. 

Il  en  est  donc  toujours  de  même  pour  moi,  mon  cher 
Wesendonk!  Je  vous  renvoie  ci-incluse  la  lettre  deBodmer; 
remerciez  encore  bien  votre  chère  femme  pour  sa  tentative 
d'intervention  ! .   Je   me  sens  de  nouveau   très  profondément 

1.  Il  s'agissait  de  la  location  du  terrain  de  Bodmer.  —  Y.  Glasenapp, 
remarque  sur  la  lettre  ia,  p.  3a. 


696  LA     REVUE     DE     PARIS 

mortifie,  et  le  sentiment  de  la  résignation  est  celui  qui  me  vient 
surtout  au  cœur  :  car,  au  milieu  de  tous  mes  efforts,  je  me  trouve 
moi-même  fort  stupide.  Je  puis  cependant  me  rendre  ce  témoi- 
gnage que  je  ne  demande  rien  d'autre  à  la  vie  qu'un  atelier 
et  du  loisir  ininterrompu  pour  y  travailler.  Je  ne  réclame  ni 
bonheurs,  ni  joies;  mais,  précisément,  ce  dont  j'ai  besoin,  je 
ne  devrais  pas  le  demander  au  monde,  car  il  n'est  pas  fait, 
je  le  vois  très  clairement,  pour  favoriser  de  pareilles  présom- 
ptions. Pourquoi  est-ce  que  je  ne  renonce  pas  à  des  préten- 
tions inadmissibles  ?  Je  veux  créer  une  œuvre,  et  l'évaluation  que 
l'acheteur  fait  de  cette  œuvre  ne  suffit  même  pas  pour  couvrir 
les  frais  de  nourriture  de  l'auteur  pendant  sa  création!  C'est  là 
le  résultat  de  toute  la  gloire  et  de  tous  les  succès  que  j'ai  rem- 
portés! Peut-il  y  avoir  rien  de  plus  amer,  et  pourtant,  le 
monde  étant  ce  qu'il  est,  de  plus  juste?  Ceux  qui  de  tout 
temps  ont  été  les  plus  aptes  à  représenter  le  plus  dignement  le 
monde  à  l'égard  de  l'artiste  sont  assurément  les  princes,  parce 
que  leur  condition  les  place  au-dessus  des  besoins  réels  de 
l'existence  et  de  la  nécessité  de  chercher  les  moyens  d'y  satis- 
faire. Mais  si  l'on  regarde  de  près  tous  ces  rapports  de  protec- 
tion, on  voit  que  la,  comme  partout  ailleurs,  il  y  a  tant  de 
choses  opprimantes,  blessantes,  vaines  et  fausses!  Sans  doute, 
il  peut  y  avoir  d'heureuses  exceptions;  mais  je  suis  moins  fait 
que  qui  que  ce  soit  pour  en  courir  la  chance,  moi  qui  ne  tiens 
pas  du  tout  aux  choses  extérieures,  uniquement  appréciées 
dans  ce  monde-là. 

Vous  voulez  donc  bien,  dans  la  mesure  du  possible, 
remplacer  «  entre  nous  »  les  éditeurs  de  musique  et  les 
princes?  Ah!  Dieu,  si  j'étais  dans  votre  situation  et  si  je 
pouvais  le  faire,  assurément  j'agirais  de  même  :  car  il  est  bien 
plus  doux  de  donner  que  de  recevoir.  Ce  serait  bien  conforme 
à  ma  propre  manière  d'être  :  en  réalité,  je  me  suis  complète- 
ment épuisé  à  force  de  donner  (de  donner  à  ma  façon).  Je 
vous  remercie  à  peine  de  votre  belle  proposition,  étant  con- 
vaincu que  le  sentiment  de  pouvoir  faire  une  offre  pareille 
doit  être  une  joie  qui  porte  en  soi  une  récompense  supérieure 
à  tous  les  témoignages  de  gratitude  possibles.  S'il  advenait  que 
vous  pussiez  réaliser  pleinement  votre  dessein  à  mon  endroit, 
et  si  jamais  un  jour  je  devais  jouer   un  rôle  dans  l'histoire 


1 


LETTRES     DE     RICHARD     WAGNER  697 

de  l'art,  vous  y  occuperiez  sûrement,  vous  aussi,  une  place 
qui  ne  serait  pas  médiocre  ;  ce  me  serait  alors  une  vraie  satis- 
faction de  cœur  que  d'employer  toute  mon  énergie  à  vous  la 
conserver,  htes-vous  tenté  de  vous  placer,  avec  moi  à  une 
pareille  hauteur  ? 

En  attendant,  j'ai  encore  une  lourde  charge  de  plomb  sur 
les  épaules  et  je  ne  suis  guère  capable  de  m'élancer  vers  un 
nouvel  espoir.  Tout  ce  qui  m'aiderait  à  conquérir  du  repos, 
tout  ce  qui  pourrait  libérer  définitivement  mon  esprit  tour- 
menté me  paraît  encore  tellement  irréalisable  !  De  mon  foyer 
agité,  irritant,  lancinant,  où  tout  me  heurte  et  m'étreint, 
je  jette  mon  regard  sur  le  monde,  et,  plus  mes  yeux  cherchent 
à  s'y  fixer  sur  le  point  où  je  devrais  trouver  du  calme,  plus  il 
me  semble  le  voir  devenir  étranger  et  hétérogène.  Je  n'aperçois 
plus  devant  moi  qu'un  désert  affreusement  agité  où  grimacent 
des  visages  ricanants,  et,  si  j'y  découvre  quelques  traits  de 
sympathie,  eux-mêmes  sont  toujours  accompagnés  du  haus- 
sement d'épaules  résigné  de  l'impuissance.  Est-ce  que,  par 
miracle,  je  verrais  réunies  en  vous  la  puissance  et  la  sym- 
pathie? J'ose  à  peine  le  croire.  Pour  me  ramener  à  une  plus 
juste  notion  de  la  réalité,  faites  que  j'y  voie  encore  un  peu  plus 
clair.  Pour  aujourd'hui,  adieu.  Qui  sait  ce  qu'il  adviendra  de 

votre 

RICH.     WAGNER 


Zurich,  10  septembre  56. 

Vous  êtes  un  cher  et  brave  homme  :  aussi  croyez  bien  que 
je  ressens  profondément  le  prix  d'une  sympathie  aussi  rare 
que  la  vôtre.  Mais  je  désespère  presque  de  la  possibilité, 
pour  qui  que  se  soit,  de  me  venir  en  aide.  Ma  vie  est  un 
océan  de  contradictions  duquel  je  ne  pourrai  sans  doute 
émerger  qu'à  ma  mort.  Que  n'avez-vous  déjà  fait  pour  moi, 
pour  m'encourager,  pour  me  donner  du  repos,  et  toujours 
il  se  trouve  que  tout  a  été  insuffisant!  Certaines  exigences 
spéciales,  certaines  considérations  particulières  dont  je  dois 
tenir  compte  dans  l'intimité  de  mon  foyer,  des  dérangements 
imprévus,  etc.,  me  rendent  difficile,  après  chaque  tentative 


698  LA     REVUE     DE     PARIS 

nouvelle,   d'arriver  à  une   règle  qui  assure  ma  subsistance. 

Le  séjour  de  Zurich  lui-même  m'est  devenu  très  pénible  et 
vexatoire,  à  cause  de  relations  sociales  intimes  qui  me  domi- 
nent jusque  dans  ma  maison  sans  que  je  puisse  leur  imprimer 
ma  direction.  Je  dois  m'avouer  que  dans  cet  endroit  rien  ne 
me  fait  plaisir.  Je  pourrais  aujourd'hui  abandonner  Zurich 
aussi  froidement  qu'autrefois  j'ai  quitté  Dresde.  Je  n'ai 
épargné  ici  ni  efforts,  ni  zèle,  ni  dévouement,  tout  cela  pour 
reconnaître  enfin  que,  de  même  que  jadis  là-bas,  tous  mes 
sacrifices  sont  demeurés  complètement  stériles,  et  ne  m'ont 
même  pas  procuré  la  satisfaction  de  retrouver  en  quoi  que  ce 
fût  les  vestiges  de  mon  activité.  Aussi  Zurich  n'est-il  plus 
pour  moi  qu'un  point  purement  géographique.  Et  comm? 
tel,  ou  seulement  comme  simple  lieu  de  refuge,  il  m'est 
devenu  particulièrement  pénible,  du  fait  des  relations  qui  seules 
me  sont  restées.  Je  sens  qu'il  est  temps  de  clore  cette  partie 
de  mon  passé,  et,  à  vrai  dire,  je  dois  reconnaître  en  toute 
sincérité  que  j'agirais  ainsi  avec  la  plus  grande  froideur  de 
cœur  si,  justement  ici,  je  n'avais  noué  un  lien  tel  que  je  n'en 
avais  jamais  connu  de  semblable  auparavant  :  je  veux  parler 
du  lien  de  la  reconnaissance  et  de  la  chaude  amitié  qui  m  at- 
tache à  votre  maison.  En  cela  je  ne  vous  dis  rien  de  vain  : 
croyez  en  mon  amour  de  la  vérité. 

Etant  donnée  une  telle  divergence  de  caractère^,  l'indulgence 
sans  bornes  et  l'intérêt  infatigable  que  vous  me  témoignez  sans 
cesse  doivent  avoir  leur  source  dans  un  fond  de  sympathie  pro- 
fonde, comme  la  vie  n'en  comporte  que  rarement  et  dans  des 
cas  tout  à  fait  exceptionnels.  Voyez  dans  cette  déclaration  la 
cause  unique  des  hésitations  que  j'éprouve  sur  ce  que  je  dois 
faire  et  sur  la  direction  à  prendre.  Je  soupire  du  fond  de  tout 
mon  être  après  le  repos  absolu  et  l'isolement:  Pouvoir  en  jouir 
dans  le  voisinage  immédiat  d'une  famille  qui  m'est  devenue 
aussi  profondément  chère  que  la  vôtre,  être  sûr  qu'en  ces  rap- 
ports de  parfaite  intimité  je  trouverai  toujours  de  la  sympathie 
et  de  la  protection  dans  la  joie  et  dans  la  peine,  ce  serait  un 
bonheur  que  rien  autre  au  monde  ne  saurait  me  remplacer. 
Mais  puis-je  vraiment  me  décharger  sur  vous  de  tout  ce  poids 
de  mon  existence?  Après  avoir  tant  de  fois  renouvelé  l'expé- 
rience des  grosses  difficultés  de  ma  situation,  ne  dois-je  pas 


LETTRES    DE    RICHARD    WAGNER  699 

reconnaître  que  ce  fardeau  vous  deviendrait  trop  lourd?  Vrai- 
ment, il  me  semble  qu'il  serait  grand  temps  de  me  rendre 
nettement  compte  de  cet  état  de  choses,  et  tout  au  moins  de 
songer  à  diviser  la  charge.  Seulement,  où  dois-je  en  fixer  le 
centre  de  gravité?  A   Weimar1,  ou  près  de  vous  dans  mon 
asile?  Pour  l'amélioration  et  l'allégement  de  ma  vie  matérielle, 
il  me  semble  indispensable  de  tirer  profit  des  dispositions  favo- 
rables de  la  cour  de  Weimar  et,  eu  égard  aux  mesquins  soucis 
continuels  qui  m'assaillent,  cette  considération  est  décisive  pour 
moi.  Mais  si,  par  contre,  je  pouvais  contracter  des  obligations 
qui  me  permettraient  de  jouir  en  toute  tranquillité  de  mon 
asile  auprès  de  vous  (je  ne  dis  plus  :  «  à  Zurich  »),  alors,  assu- 
rément, mon  plus  cher  désir  serait  exaucé.  Malheureusement, 
il  est  fort  à  craindre  que  je  ne  puisse  pas  m'en  tirer  à  si  bon 
compte  pour  obtenir  la  jouissance  d'une  amélioration  de  ma 
situation  matérielle  :  car,  sans  doute,  si  un  prince  intervient, 
c'est  bien  plus  pour  avoir  la  gloire  de  posséder  la  personne 
même  de  l'artiste  que  pour  goûter  la  satisfaction  intime  qui 
vous  importerait,  à  vous. 

Un  avenir  prochain  va  décider  de  ce  que  je  puis  attendre. 
Peut-être  les  choses  s'arrangeront-elles  de  manière  que  j'aie  à 
passer  les  hivers  à  Weimar  et  que,  par  contre,  je  puisse  revenir 
l'été  auprès  de  vous.  Cette  combinaison  ne  réaliserait  pas  com- 
plètement mes  véritables  désirs  ;  je  devrais  pourtant  y  voir  le 
moyen  le  plus  acceptable  de  sortir  d'embarras.  Dans  cette  hypo- 
thèse, s'il  vous  était  possible  de  me  donner  asile  à  proximité 
de  vous,  peut-être  sur  le  petit  terrain  Widemann,  chaque  année, 
avant  les  hirondelles,  je  reviendrais  du  Nord  vers  vous,  et  je 
n'aurais  plus  qu'à  souhaiter  de  mourir  un  jour  dans  votre  voi- 
sinage. Pour  l'instant,  j'ai  abandonné  toutes  les  recherches; 
d'ailleurs  elles  me  semblent  toujours  stériles.  Maintenant, 
depuis  que  vous  m'avez  fait  cette  invite,  je  ne  pourrais  même 
pas  les  reprendre  en  bonne  conscience  ;  je  ne  saurais  me  mettre 
en  quête  moi-même  de  ce  qui  doit  m'ètre  octroyé  comme  un 
bonheur.  A  cet  égard,  je  suis  devenu  tout  à  fait  fataliste. 
Lors  d'une  nouvelle  excursion  que  j'ai  entreprise  à  Brunnen 

1.  Liszt  espérait  pouvoir  établir  le*  maître  à  Weimar,  sous  la  protection 
du  grand-duc  Charles-Alexandre.  —  Cf.  Glasenapp,  II,  2,  p.  n3,  et  121  et 
suivantes. 


H 


7OO  LA     REVUE     DE     PARIS 

pour  faire  plaisir  à  ma  sœur,  le  colonel  Aufdermaur  m'a 
renouvelé  avec  beaucoup  de  feu  la  proposition  d'exécuter  son 
plan,  qu'il  croit  aujourd'hui  plus  facile  à  réaliser  qu'aupara- 
vant. Ce  serait  très  beau;  mais  ce  ne  serait  pas  près  de  vous, 
et  ce  ne  serait,  encore  cette  fois,  que  pour  une  partie  assez 
courte  de  l'année.  Aussi  son  offre  avait-elle  pour  moi  quelque 
chose  de  gênant  et  d'insuffisant. 

J'espère  que  vous  allez  bientôt  venir;  au  fond,  j'aurais  pu 
m'épargner  cette  lettre  si,  pendant  cette  période  d'inquiétudes 
nouvelles,  j'avais  voulu  me  résoudre  à  vous  laisser  dans  l'igno- 
rance de  mes  préoccupations  intimes.  Mais,  au  contraire,  cette 
fois  comme  toujours,  j'ai  éprouvé  de  la  consolation  à  m'assurer 
de  votre  sympathie.  Liszt  ne  m'annonçant  aucune  modification 
à  ses  plans  de  voyage,  j'en  conclus  donc  toujours  qu'il  arrivera 
ici  vers  le  20  septembre.  Si  je  reçois  d'autres  nouvelles,  je 
vous  en  ferai  part  aussitôt. 

Et  maintenant,  au  revoir!  Dans  quel  sentiment  nous  quitte- 
rons-nous  ensuite?  Sera-ce  d'un  cœur  triste  ou  d'un  coeur 
léger?  C'est  ce  que  nous  saurons  bientôt;  mais,  quoiqu'il  en 
soit,  j'espère  que  nous  ne  nous  séparerons  pas. 
Mille  amitiés  de 

votre 

RICHARD    WAGNER 


XI 

Zurich,  3o  novembre  i856. 

Je  vous  avais  promis  de  vous  écrire,  cher  ami,  dès  que 
j'aurais  une  nouvelle  vraiment  très  bonne  à  vous  donner,  et, 
comme  Liszt  trouvait  que  notre  aventure  de  Saint-Gall x  en 
était  une,  il  m'a  prié  de  vous  en  écrire.  Comme,  en  outre,  à 
bord  du  bateau  de  Rorschach,  il  m'a  encore  chargé  de  ses 
compliments  les  plus  affectueux  pour  la  famille  Wesendonk, 
et  comme  ses  deux  dames  m'ont  aussi  instamment  prié  de 
leur  envoyer  sous  peu  des  nouvelles  de  la  santé  de  votre  chère 
femme  qui,  au  moment  de  leur  départ,  leur  avait  paru  très 

1.  Un  concert  à  Saint-Gall  (a3  nov.  i856),  où  Liszt  avait  dirigé  Orphée  et 
les  Préludes,  et  Wagner  la  Symphonie  héroïque  de  Beethoven.  —  V.  Gla- 
senapp,  II,  a,  p.  1-28  et  suivantes. 


LETTRES  DE  RICHARD  WAGNER  7OI 

souffrante,  je  veux  bien  considérer  également  comme  intéres- 
sant ce  que  j'aurais  à  vous  dire  de  moi-même,  et  admettre 
que  ma  consigne  est  d'écrire.  Donc,  avant  tout,  bonnes  et  sin- 
cères amitiés  !  . 

Afin  de  ne  vous  entretenir  que  de  sujets  agréables,  je  vous 
parlerai  de  l'heureux  résultat  du  concert,  h' Orphée  de  Liszt 
m'a  conquis  tout  entier.  C'est  bien  un  des  poèmes  musicaux 
les  plus  beaux,  les  plus  parfaits,  les  plus  incomparables  qui 
soient.  Cette  œuvre  m'a  donné  une  jouissance  intense!  Les 
Préludes  ont  été  plus  accessibles  pour  le  public  :  il  a  fallu  les 
recommencer.  Liszt  s'est  senti  tout  heureux  de  l'admiration 
sincère  que  j'ai  manifestée  pour  son  œuvre  et  il  m'en  a 
exprimé  sa  joie  d'une  façon  touchante.  L'Héroïque  m'a  fait 
peu  de  plaisir  :  dans  l'extrême  effort  que  j'ai  dû  faire  pour 
entraîner  un  orchestre  déjà  fatigué  à  la  hauteur  où  je  voulais 
l'amener,  toute  ma  satisfaction  s'est  évaporée.  En  général,  les 
symphonies  de  Beethoven  ne  me  disent  plus  rien  en  ce  moment. 
Je  les  ai  vécues  presque  jusqu'à  les  vider  '  ! 

Pour  vous  transmettre  encore  quelque  chose  d'agréable,  je 
vous  annonce  qu'après  ce  séjour  péniblement  prolongé  de 
Saint-Gall,  après  un  festin  heureusement  subi  (qui  au  reste 
était  si  bien  combiné  et  où  l'on  m'a  tellement  fêté  que, 
malgré  mon  opiniâtre  résistance  antérieure,  j'ai  été  moi-même 
amené  à  parler),  je  suis  rentré  jeudi  dernier,  dans  la  soirée,  à 
mon  foyer  (?),  où  j'ai  trouvé  du  repos;  j'ajoute  que  jusque 
aujourd'hui  je  ne  suis  pas  encore  sorti  de  la  maison.  Demain 
je  compte  reprendre  de  nouveau,  et  avec  zèle,  mon  travail 
interrompu  depuis  longtemps. 

Comme  résultat  de  la  visite  actuelle  de  Liszt,  je  puis  dire 
que  mon  amitié  pour  lui  n'a  pas  diminué,  mais  s'est  au  con- 
traire accrue  de  beaucoup.  Avec  une  affectueuse  ardeur  il  a 
fini  par  me  confesser  qu'il  avait  eu  encore  grand  besoin  de 
mon  concours  pour  s'initier  aux  véritables  profondeurs  de 
mon  œuvre,  et  cet  aveu  a  mis  fin  agréablement  à  la  sorte  de 
gêne  qu'avaient  maintes  fois  produite  en  moi  les  symptômes 
d'une  appréciation  quelque  peu  superficielle  de  sa  part.  J'ar- 

1.  Depuis  janvier  i85o  jusqu'en  février  i855,  le  maître  avait  dirigé  la  plus 
grande  partie  des  symphonies  de  Beethoven  dans  vingt-trois  concerts  de  la 
Société  de  musique  de  Zurich. 


"1 


702  LA     REVUE     DE     PARIS 

rive  ainsi  à  m 'expliquer  en  toute  amitié  comment  il  avait  pu 
me  donner  cette  impression. 

Du  reste,  mes  relations  avec  ces  deux  dames,  et  principale- 
ment avec  la  princesse,  ont  fini  pourtant  par  produire  sur 
moi  un  effet  favorable.  En  présence  de  la  grande  bonté  de 
cœur  de  la  princesse,  je  me  suis  senti  incliné  vers  la  douceur 
et  poussé  à  modérer  ma  sensibilité  si  irritable  :  je  suis  donc 
rentré  dans  ma  solitude  comme  on  rentre  de  l'école,  avec  le 
sentiment  d'avoir  appris  quelque  chose.  Et  combien  j'aurais 
encore  à  apprendre  pour  satisfaire  un  peu  aux  exigences  que 
me  formule  ma  conscience  intime,  pour  me  montrer  digne  de  ce 
que  dans  cette  vie  de  misère  et  de  faiblesse  je  considère  comme 
bon  et  comme  noble  I  Je  n'ai  jamais  vu  plus  clairement  qu'au- 
jourd'hui de  quelle  indulgence  l'être  le  meilleur  a  lui-même 
besoin  et  à  quel  point  il  est  tenu,  lui  précisément,  de  déployer 
la  plus  haute  bonté  pour  ne  pas  devenir  l'être  le  plus  misérable. 

Afin  que  je  puisse  encore  écrire  à  Munich,  exaucez  notre 
commune  prière,  celle  d'avoir  le  plus  tôt  possible  de  vos  nou- 
velles et  de  celles  de  votre  chère  femme.  Avec  mes  souhaits 
les  meilleurs,  je  vous  dis  affectueusement  adieu. 

r.   w. 

XII 

[Février  (?)  i857.]* 

((  L'acier  de  mon  père  s'adapte  bien  à  ma  main  ;  moi-même 
en  forge  le  glaive...  » 

J'en  étais  précisément  arrivé  là,  et  justement  je  songeais 
au  motif  qui  doit  marquer  le  changement  rapidement  sur- 
venu, le  commencement  du  miraculeux  travail  de  forge  de 
Siegfried,  quand  votre  lettre  et  sa  nouvelle  confidentielle* 
m'ont  interrompu  :  devinez  ce  que  dès  lors  il  advint  de  mon 
travail  pour  aujourd'hui  !  Je  puis  vraiment  renoncer  à  Y  aujour- 
d'hui quand  j'ai  devant  moi  un  demain  si  long,  si  beau,  si 

i.  Cetle  date  a  été  inscrite  au  crayon  par  madame  Wesendonk.  Mais, 
comme  le  premier  acte  de  Siegfried  était  déjà  fini  le  20  janvier  1857,  la 
lettre  doit  vraisemblablement  se  placer  au  commencement  de  cette  année. 

2.  La  nouvelle  était  celle  de  Tachât  de  la  propriété  voisine  de  la  villa 
de  la  Verte-Colline,  —  où  le  maître  trouva  asile,  d'avril  1867  jusqu'au 
17  août  1858. 


r 


LETTRES     DE    RICHARD    WAGNER  7o3 

favorable  au  travail  artistique,  un  demain  dont  je  suis  redevable 
à  la  plus  rare  amitié  et  à  la  plus  fidèle  des  sollicitudes  ! 

Vous  savez  ce  que  vous  m'avez  donné  par  cette  nouvelle. 
Ce   qui    m'a  été   refusé  pour  cette  vie,  je   ne    l'obtiendrai 
pas;  je  sens  qu'il  faut  que  j'y  renonce  et  que  je  me  résigne 
à  considérer  comme  provenant  de  moi-même,  comme  impu- 
table à   ma   nature    intime,  l' inaccessibilité   de   mon   idéal. 
Lorsque  cette  certitude  a  apparu  de  plus  en  plus  clairement 
à  ma  conscience,  lorsque  j'ai  compris  qu'il  me  fallait  désor- 
mais  chercher  mon  unique  consolation   et   mon  édification 
dans  l'exercice  le  plus  paisible  possible  de  mon  art,  tous  mes 
souhaits  et  tous  mes  désirs,  du  moins  tous  ceux  qui  concernent 
le  monde,  se  sont  tournés  vers  le  seul  objet  :  essayer  d'obtenir 
un  repos  et  un  loisir  absolus,  afin  de  réaliser  mes  projets  artis- 
tiques. Vous  savez  comment,  il  y  a  déjà  cinq  ans,  je  vous  ai 
entretenu  de  ce  désir  et  comment  je  l'ai  précisé  en  exprimant 
le  vœu  d'avoir  une  maison  de  campagne  riante  et  tranquille, 
avec  un  petit  jardin.  Cela  paraissait  une  chose  possible,   et 
vous-même  vous  m'offriez  la  main  pour  y  arriver.  Mais  la  suite 
m'a  démontré  combien  cela  même  était  difficile,  et  peu  s'en  est 
fallu  que  je  ne  fusse  forcé  de  considérer  ce  désir,  après  tant 
d'autres,  comme  irréalisable,  sans  toutefois  pouvoir  parvenir 
à  abandonner  complètement  cet  espoir,  auquel  je  me  sentais 
ramené  sans  cesse.  C'est  ainsi  qu'est  né  en  moi,  en  dernier 
lieu,  le  vif  souhait  de  pouvoir  demeurer  dans   la  propriété 
Wideman.  Tout  se  réunissait  pour  me  donner  l'impression  que 
l'accomplissement  de  ce  souhait  présentait  pour  moi  la  plus 
agréable  possibilité  ;  mais,  justement  à  cause  de  cela,  et  parce 
que  j'avais  été  si  souvent  déçu,  je  n'ai  presque  jamais  cru 
sérieusement  à  sa  réalisation.  Vous  vous  rappelez  encore  que 
j'ai  fait  bonne   contenance  quand  j'ai  reçu  la  nouvelle,  très 
désagréable  aussi  pour  vous,  de  l'acquisition  de  ce  petit  bien 
par  le  médecin  aliéniste  :  j 'étais  si  habitué  aux  échecs  !  Main- 
tenant voulez-vous  savoir  comment  j'ai  accueilli  aujourd'hui 
l'annonce   tout  à   fait  inespérée  de  l'heureuse  issue  de   vos 
démarches  pour  cet   achat?  J'ai   éprouvé  en   moi  une  pro- 
fonde, profonde  paix.  Sans  la  moindre  trace  d'exaltation,  je 
me  suis  senti  envahi  jusqu'au  fond  de  moi-même  par  une 
bienfaisante  chaleur*  Et  tout  à  coup  j'ai  eu  devant  les  yeux 


H 


70/|  LA     REVUE     DE     PARIS 


une  lumière  si  radieuse  que  j'ai  vu  s'étendre  devant  moi  le 
monde  entier,  paisible  et  comme  transfiguré,  jusqu'au  moment 
où  une  larme  m'a  montré  cette  image  multipliée  en  mille 
facettes  merveilleuses.  Très  cher  ami,  jamais,  jusqu'à  présent, 
je  n'avais  éprouvé  une  impression  semblable.  Une  si  profonde 
et  si  bienfaisante  puissance  d'amitié  n'est  encore  jamais  entrée 
dans  ma  vie,  et  ce  que  j'ai  ressenti  n'était  pas  à  proprement 
parler  de  la  joie  pour  la  propriété  acquise,  mais  bien  cette 
chaleur  de  cœur  que  me  donnait  le  sentiment  de  votre  amitié, 
cette  certitude  d'être  soutenu  qui  me  délivrait  soudain  de  tout 
souci,  de  tout  fardeau. 

Oh!  chères,  excellentes  gens!  Que  puis-je  vous  dire? 
Comme,  par  miracle  tout  autour  de  moi  a  changé  brusque- 
ment! Toutes  les  hésitations  ont  trouvé  leur  terme.  Je  sais 
maintenant  où  prendre  racine;  je  sais  dans  quel  lieu  je  puis 
créer,  produire,  trouver  de  la  consolation,  des  forces,  du  repos 
et  la  satisfaction  de  ma  soif;  je  puis  maintenant,  le  cœur  léger, 
affronter  toutes  les  vicissitudes  de  ma  carrière  artistique,  tous 
les  efforts,  toutes  les  fatigues  :  car  je  sais  où  chercher  la 
tranquillité  et  la  fraîcheur,  véritablement  au  sein  de  la  plus 
fidèle,  de  la  plus  touchante  affection.  Oh!  mes  enfants,  en 
échange  il  faut  que  vous  soyez  contents  de  moi,  et  certai- 
nement vous  le  serez!  Car  je  vous  appartiens  pour  la  vie,  et 
mes  succès,  ma  sérénité,  mon  activité  productrice  me  donne- 
ront du  bonheur;  je  les  cultiverai  et  les  chérirai  pour  que 
vous  aussi  vous  en  ayez  de  la  joie! 

Oh  !  que  c'est  beau  !  Et  cela  a  décidé  de  bien,  bien  des 
choses  !  Si  je  pouvais  vous  dépeindre  la  merveilleuse  et  profonde 
quiétude  qui  m'emplit  aujourd'hui!... 

Maintenant,  faites  en  sorte  que  je  vous  revoie  bientôt  : 
j'en  aurais  une  vive  impatience,  même  si  je  n'étais  pas  si  seul 
ici.  Je  crois  que  raisonnablement  il  n'y  a  plus  lieu  de  croire  à 
la  guerre,  et  je  crois  que,  même  dans  ce  cas,  je  pourrais  rester 
ici  en  sûreté.  Je  vous  écrirai  encore  une  fois. 

Mille  amitiés 

Votre 

RICHARD     WAGNER 
v(Traduit  de  l'allemand  par  "-*.} 

(A  suivre.) 


r 


POUR  VAINCRE' 


VII 


—  Miss  Vane,  avez-vous  sonné  pour  le  déjeuner? 

—  Non... 

—  Oh  !  combien  paresseuse  I . . . 

Et  Mrs.  Hockley  étendit  le  bras  vers  le  timbre  électrique. 

La  salle  à  manger  du  yacht  était  énorme,  et  d'un  luxe  si 
brutal  et  si  agressif  qu'on  devinait  d'abord,  et  du  premier 
coup  d'œil,  que  ce  luxe  avait  dessein  d'éblouir,  d'aveugler  et 
d'écraser.  On  se  serait  cru  partout  plutôt  qu'à  bord  d'un 
navire.  L'abus  des  corniches  et  des  cariatides,  l'entassement 
des  peintures,  des  sculptures  et  des  dorures,  faisaient  songer 
à  quelque  foyer  d'Opéra  Royal  ou  Impérial,  voire  aux  salons 
de  roulette  d'un  Monte-Carlo  exagérément  somptueux... 
Mrs.  Hockley,  propriétaire  de  YYseult,  était  quatre-vingt  fois 
millionnaire,  et  entendait  que  personne  au  monde  n'en  doutât. 

Un  maître  d'hôtel,  en  habit  d'amiral  très  galonné,  apportait 
sur  un  plateau  d'or,  le  early  breakfast  à  l'américaine  :  confiture 
de  gingembre,  biscuits,  toasts  et  thé  noir. 

—  Pourquoi  deux  tasses  seulement? 

—  Madame,  monsieur  Felze  n'est  pas  encore  rentré  à  bord. . . 

i.  Published  December  fifteenth,  nineteen  hundred  and  eight.  Privilège 
of  copyright  in  the  United  States  reserved  under  the  Act  approved  March 
third,  nineteen  hundred  and  five,  hy  cl  au  de  fabri-rk» 

Voir  la  Revue  du  i°r  décembre*. 

16  Décembre  1008»  3 


706  LA     REVUE     DE     PARIS 

—  Cela  ne  vous  regarde  pas.  Trois  tasses  immédiatement! 

Mrs  Hockley  commandait  d'une  voix  parfaitement  calme, 
voire  nonchalante.  Mais  le  tas  de  ses  quatre-vingts  millions 
la  haussait  évidemment  fort  au-dessus  de  l'humanité  domes- 
tique. 

Elle  daigna  pourtant  offrir  le  sucre  et  la  crème  à  la  jeune 
fille  qu'elle  avait  nommée  Miss  Vane,  et  qui  n'était  que  sa 
lectrice,  mais  une  lectrice  souvent  élevée  à  la  dignité  de  confi- 
dente. 

Maintenant,  elles  déjeunaient  en  face  Tune  de  l'autre. 
Mrs.  Hockley  et  Miss  Vane.  Elles  buvaient  beaucoup  de  thé, 
mangeaient  beaucoup  de  toasts,  et  tartinaient  de  gingembre 
une  large  douzaine  de  biscuits  salés.  Cet  appétit  anglo-saxon 
contrastait  d'amusante  manière  avec  la  grâce  délicate  de 
Mrs.  Hockley,  et  surtout  avec  le  charme  presque  éthéré  de  Miss 
Vane.  Miss  Vane  était  en  effet  un  véritable  lis,  blanc  et  mince 
à  miracle;  un  lis  onduleux,  à  longue  tige  flexible  et  fragile. 
Les  jambes  fuselées,  les  hanches  étroites,  la  taille  gracile, 
figuraient  cette  tige,  d'où  sortait  la  chair  nue  des  épaules  et  de 
la  gorge  comme  une  corolle  à  peine  épanouie.  Miss  Vane 
portait  un  étrange  vêtement,  moitié  robe  de  bal  et  moitié 
chemise,  très  ouvert  et  très  flottant,  dont  la  soie  vert  d'eau 
mettait  en  parfaite  valeur  des  yeux  couleur  d'algue  et  des 
cheveux  couleur  de  jais. 

Mrs.  Hockley,  moins  fleur,  était  plus  femme,  et,  si  l'on 
peut  dire,  plus  animale.  En  la  regardant,  on  ne  l'eût  com- 
parée à  rien  du  tout,  sauf  à  ce  qu'elle  était  :  une  Américaine 
de  trente  ans,  admirablement,  irréprochablement  belle.  Cette 
beauté  sans  un  défaut  constituait  la  première  et  la  plus 
éclatante  des  trois  auréoles  de  Mrs.  Hockley,  —  la  seconde 
étant  son  énorme  fortune,  et  la  troisième,  ses  aventures  tapa- 
geuses, dont  les  plus  notoires  avaient  été  son  divorce  et  le 
suicide  de  son  ex-mari.  —  Bien  des  princesses  de  New- York  ou 
de  Philadelphie  eussent  été  célèbres  parla  seule  possession  du 
yacht  le  plus  splendide  qui  fût,  et  par  le  seul  triomphe  de  s'y 
promener  en  compagnie  d'un  Jean-François  Felze,  esclave. 
Mais  dès  qu'on  avait  vu  Mrs.  Hockley,  on  oubliait  qu'elle  était 
riche,  et  qu'elle  avait  asservi,  après  dix  autres  hommes  connus 


1 


r 


POUR    VAINCRE  7O7 

ou  illustres,  le  plus  noble  peut-être  des  artistes  du  siècle...  On 
oubliait  tout  pour  admirer  un  corps  et  un  visage  dont  chaque 
ligne  atteignait  la  perfection.  Mrs.  Hockley  était  grande  et 
blonde,  et  très  svelte  quoique  musclée.  Ses  yeux  étaient  noirs; 
sa  peau,  dorée  et  lumineuse.  Mais  aucun  de  ces  traits  ne 
caractérisait  l'ensemble,  qui  ne  se  détaillait  point,  et  valait 
par  son  équilibre  et  son  harmonie.  Mrs.  Hockley  était  tout 
entière  belle,  sans  autre  adjectif  qui  pût  préciser.  Felze,  pour 
la  peindre,  et  fixer  sur  une  toile  cette  puissance  séductrice  qui 
émanait  à  la  fois  du  front,  de  la  bouche,  de  la  taille,  des 
hanches  et  des  chevilles,  avait  dû  faire  le  portrait  de  tout,  et 
même  de  la  robe. 

.  Miss  Vane,  ayant  achevé  son  treizième  biscuit  au  gingembre, 
se  renversa  dans  sa  chaise  à  pivot. 

—  Il  est  bien  tard,  —  murmura-t-elle,  indolente. 
Mrs.  Hockley  regarda  l'heure  à  son  bracelet  : 

—  Oui...  la  demie  passé  huit... 

—  Le  maître  n'est  pas  empressé... 

Mrs.  Hockley  ne  répondit  point,  mais  sonna  d'un  geste  un 
peu  nerveux.  Un  valet  écarta  la  portière  de  velours  cramoisi. 

—  Apportez  Romeo. 

—  Oh  !  —  dit  Miss  Vane,  —  pouvez-vous  sans  cesse  toucher 
de  vos  doigts  cette  horreur? 

La  portière  laissa  passer  une  bête  grise  à  museau  pointu, 
à  jambes  torses,  à  queue  fourrée,  un  lynx.  —  Mrs.  Hockley  ne 
se  fût  point  résignée  à  n'avoir  qu'un  chien  ou  qu'un  chat, 
animaux  vulgaires. 

—  Corne  hère!  —  ordonna  Mrs.  Hockley. 

A  cet  instant,  la  portière  de  velours  s'écarta  encore,  —  cette 
fois,  devant  un  homme  :  Jean-François  Felze. 

—  Bonjour,  —  dit-il. 

11  vint  s'incliner  devant  Mrs.  Hockley,  pour  lui  baiser  la 
main.  Mais  cette  main  caressait  les  poils  rudes  du  lynx;  et 
Jean-François  Felze,  le  front  bas  et  l'échiné  courbe,  dut 
attendre  que  le  lynx  eût  été  caressé... 

Felze  s'était  assis,  et  buvait  d'un  trait  la  tasse  de  thé 
refroidie. 


708  LA     REVUE     DE    PARIS 

—  Vous  avez  oublié  le  temps,  cher!  —  fit  observer 
Mrs.  Hockley. 

—  Oui,  —  dit-il.  —  Et  je  vous  prie  de  m'en  excuser.  Mais 
vous  saviez  où  j'étais,  et  j'ai  pensé  que  vous  ne  seriez  ni 
inquiète,  ni  fâchée... 

Elle  l'examinait  très  attentivement  : 

—  Avez-vous  réellement  fumé  de  l'opium  ? 

—  Oui.  Toute  la  nuit. 

—  Cela  ne  se  voit  pas  du  tout...  N'est-ce  pas,  Miss  Vane? 
Miss  Vane,  silencieuse,  approuva  d'un  signe.  Mrs.  Hockley 

continuait  d'étudier  le  visage  de  Felze  comme  un  naturaliste 
étudie  un  phénomène  zoologique  : 

—  Si,  pourtant!...  Cela  se  voit  un  peu...  à  l'iris  de  vos 
yeux,  qui  est  plus  brillant  et  plus  fixe...  et  aussi  à  votre  teint, 
qui  est  plus  livide...  cadavérique,  dirai-je... 

—  Merci... 

—  Pourquoi  <(  merci  »?  Cela  ne  vous  fâche  pas,  je  suppose? 
C'est  seulement  une  constatation...  une  curieuse  consta- 
tation... Je  voudrais  comprendre  pourquoi  votre  teint  est 
ainsi. . .  L'opium  n'a  aucune  action  sur  la  circulation  du  sang, 
n'est-ce  pas?  Il  attaque  exclusivement  le  système  nerveux  et 
paralyse  les  réflexes...  Alors,  je  ne  devine  pas...  Pouvez- vous 
expliquer? 

—  Non,  —  dit  Felze. 

—  Vous  ne  pressentez  même  pas  la  cause  ? 

—  Même  pas. 

—  Mais  vous  seriez  curieux  de  la  savoir? 

—  Pas  curieux  du  tout. 

—  Combien  extraordinaire!...  Vous  êtes  étonnamment  fran- 
çais !  Les  Français  n'ont  aucun  plaisir  à  se  rendre  compte  des 
choses...  Dites-moi  :  de  quelle  nature  est  la  volupté  du  fumeur 
d'opium  ? 

Felze,  agacé,  se  leva  : 

—  Il  m'est  tout  à  fait  impossible  de  vous  l'exprimer,  — 
dit-il. 

—  Pourquoi? 

—  Parce  que  cette  volupté,  pour  employer  le  même  mot 
que  vous,  ne  saurait  être  accessible  à  une  Américaine.  Et  vous 
êtes  étonnamment  américaine  ! 


POUR    VAINCRE  7O9 

—  Je  suis  telle,  assurément.  Mais  quelle  chose  vous  fait 
constater  que  je  suis  ?. . . 

—  Vos  questions. 

—  Vous  êtes  l'inverse  d'une  Française.  Vous  avez  trop  de 
plaisir  à  vous  rendre  compte...  non...  à  essayer  de  vous  rendre 
compte  des  choses. 

—  N'est-ce  pas  le  naturel  instinct  d'une  créature  qui  a  le 
don  de  penser? 

—  Non...  plutôt  la  manie  d'un  être  qui  n'a  pas  le  don  de 
sentir. 

Mrs.  Hockley  ne  se  fâcha  pas.  Ses  sourcils  légèrement 
froncés  marquèrent  une  réflexion  intense.  Miss  Vane,  toujours 
renversée  dans  sa  chaise  à  pivot,  éclata  d'un  rire  impertinent. 

—  Qu'avez- vous?  —  dit  Mrs.  Hockley,  se  retournant  vers  sa 
lectrice. 

Miss  Vane  répondit,  et  continua  de  rire  après  avoir  répondu  : 

—  11  est  réellement  comique  que  ce  soit  vous,  si  nerveuse, 
à  qui  l'on  reproche  de  n'avoir  pas  le  don  de  sentir  ! 

—  Je  vous  prie,  —  dit  Mrs.  Hockley,  —  n'interrompez 
pas  par  une  plaisanterie  une  sérieuse  conversation  I . . . 

Elle  revint  à  Felze  : 

—  Dites-moi  encore,  cher,  votre  Chinois,  ce  mandarin  que 
vous  aviez  connu  autrefois,  et  que  vous  avez  retrouvé  ici  d'une 
si  romanesque  manière...  est-il  tout  à  fait  un  sauvage?  je  veux 
dire  un  primitif,  un  arriéré?... 

Felze  pencha  la  tête  en  avant,  et  fixa  son  regard  dans  les 
yeux  de  Mrs.  Hockley  : 

—  Tout  à  fait,  —  affirma-t-il.  —  Soyez  bien  sûre  qu'il  n'y 
a  pas  une  idée  commune  entre  vous  et  ce  Chinois. 

—  En  vérité?  N'a-t-il  pas  voyagé  cependant? 

—  Si  fait. 

—  11  a  voyagé!  Et  le  voilà  au  Japon,  dans  un  pays  qui 
secoue  justement  son  ancienne  barbarie  !.. .  Est-il  possible  que 
ce  Chinois  soit  alors  aussi  retardé  que  vous  dites?  aussi 
étrangère  la  civilisation?...  Par  exemple,  ici,  à  Nagasaki,  dans 
sa  maison,  n'a-t-il  même  pas  le  téléphone? 

—  Une  Tapas. 

—  Incompréhensible!...  Pouvez-vous  goûter  un  agrément 
dans  le  commerce  d'un  tel  homme? 


7ÏO  LA     REVUE     DE     PARIS 

—  Vous  voyez  que,  chez  lui,  j'ai  oublié  l'heure. 

—  Oui... 

Elle  réfléchissait  comme  tantôt,  les  sourcils  un  peu  froncés. 

—  Les  Français  —  trancha  Miss  Vane,  judicieuse  —  sont 
eux-mêmes  des  gens  très  ignorants  du  progrès  moderne. 

—  Oui,  —  approuva  Mrs.  llockley,  satisfaite  de  l'explica- 
tion. —  Oui,  ils  ignorent  et  ils  dédaignent  aussi.  Vous  avez 
raison,  Eisa. 

Elle  s'était  levée,  et,  s'approchant  de  Miss  Vane,  lui  secoua 
les  deux  mains  en  manière  d'approbation.  Felze,  se  détournant, 
appuya  son  front  contre  la  vitre  d'une  des  baies  qui  tenaient 
lieu  de  sabords. 

Un  valet  apportait  deux  gerbes  d'orchidées.  Mrs.  Hockley 
les  prit,  et  s'occupa  d'en  garnir  les  grands  vases  de  bronze  qui 
décoraient  la  cheminée  monumentale. 

—  Japonaises?  —  questionna  Miss  Vane,  en  désignant  les 
fleurs. 

—  Non.  C'est  toujours  la  provision  de  San  Francisco.  La 
glace  les  conserve  parfaitement. 

Felze  avait  ramassé  une  corolle  tombée  à  terre,  et  en  étirait 
les  pétales  avec  ses  doigts. 

—  Point  de  parfum,  —  dit-il. 

Il  se  souvint  tout  à  coup  du  coteau  des  Cigognes  : 

—  En  cette  saison,  tous  les  cerisiers  de  Nagasaki  sont  en 
fleur.  Vous  ne  préféreriez  pas  de  belles  branches  roses  et 
vivantes  à  ces  orchidées  qui  ont  l'air  d'être  artificielles? 

Mrs.  Hockley  ne  daigna  pas  discuter  : 

—  11  est  en  vérité  surprenant  et  choquant  que  vous  ayez 
d'aussi  populaires  idées,  étant  le  délicieux  peintre  que  vous  êtes. 

Jean-François  Felze  ouvrit  la  bouche  pour  répondre.  Mais 
Mrs.  Hockley  élevait  à  cet  instant  vers  les  vases  de  bronze  ses 
deux  mains  pleines  de  tiges  assemblées... 

Les  jambes  longues  et  fines,  les  cuisses  larges,  les  hanches 
épanouies,  le  torse  étroit,  les  épaules  rondes  d'où  jaillissait  la 
nuque  robuste  et  mince,  sous  la  masse  lourde  des  cheveux  d'or, 
entre  les  bras  tendus  et  dressés,  —  tout  ce  corps  de  femme 
était  une  telle  splendeur  et  une  telle  harmonie  que  Jean-Fran- 
çois Felze  ne  répondit  pas. 

Mrs.  llockley,  cependant,  avait  disposé  ses  orchidées. 


POL'R     VAINCRE  711 

—  Mais,  cher,  —  dit-elle  soudain,  — je  pense  que  vous  ne 
nous  avez  pas  parlé  de  cette  marquise  japonaise  dont  vous  faites 
le  portrait...  Comment  l'appelez- vous?  j'ai  oublié  déjà... 

—  \orisaka... 

—  Oui.  Est-elle  véritablement  une  marquise? 

—  Très  véritablement. 

—  De  race  ancienne? 

—  Les  Yorisaka  ont  été  jadis  des  daïmios  du  clan  Tosa, 
dans  l'île  de  Shikok.  Et  je  ne  crois  pas  qu'ils  se  soient  jamais 
mésalliés. 

—  Daïmios,  c'est-à-dire  seigneurs  suzerains  ? 

—  Oui. 

—  Seigneurs  suzerains!  Cela  est  en  vérité  passionnant.  Je 
pense  toutefois  que,  puisque  vous  aimez  à  peindre  cette 
marquise  japonaise,  elle  est  tout  à  fait  une  sauvage,  comme  le 
mandarin  chinois? 

Felze  sourit  : 

—  Pas  tout  à  fait. 

—  Oh!  Elle  a  le  téléphone? 

—  Je  ne  sais  pas,  mais  je  parierais  que  oui. 
Miss  Vane  intervint  : 

—  Beaucoup  de  Japonais  ont  le  téléphone. 

—  Oui,  —  riposta  Mrs.  Hockley.  —  Mais  je  suis  étonnée 
que  le  maître  ait  consenti  à  faire  le  portrait  d'une  Japonaise  qui 
a  le  téléphone. 

Elle  rit.  Puis,  sérieuse  : 

—  Réellement,  cette  marquise  Yorisaka  est  une  moderne 
créature  ? 

—  Assez  moderne,  oui. 

—  Elle  ne  vous  a  pas  reçu,  agenouillée  sur  des  nattes,  dans 
une  petite  chambre  sans  fenêtres,  entre  quatre  paravents  de 
papier? 

—  Non.  Elle  m'a  reçu,  assise  dans  une  bergère,  au  milieu 
d'un  salon  Louis  XV,  entre  un  piano  à  queue  et  une  glace  à 
cadre  doré. 

—  Oh! 

—  Oui.  J'ai  tout  lieu  de  croire,  en  outre,  que  la  marquise 
Yorisaka  a  le  même  couturier  que  vous. 

—  Vous  vous  moquez? 


^Iâ  LA     hEVllE    t>E     ÊÀ1US 


1 


—  Je  ne  me  moque  pas. 

—  La  marquise  Yorisaka  n'était  pas  habillée  d'un  kimono  et 
d'un  obi? 

—  Elle  était  habillée  d'un  tea-gown  fort  élégant. 

—  Je  suis  stupéfaite...  Et  quelles  choses  vous  a  dites  la 
marquise  Yorisaka  ? 

—  Des  choses  toutes  pareilles  à  celles  que  vous  dites  vous- 
mêmes,  quand  vous  recevez  un  étranger. 

—  Elle  parle  français? 

—  Aussi  bien  que  vous. 

—  Mais  elle  est  une  femme  réellement  fascinante!... 
François... 

—  Jean-François,  je  vous  en  prie... 

—  Non,  jamais  !  Voilà  encore  votre  goût  populaire  !  François, 

seul,  est  beaucoup  plus  noble Je  dis  :  François,  très  cher, 

je  vous  prie  de  me  faire  connaître  la  marquise  Yorisaka... 

Felze,  qui  souriait,  cessa  de  sourire  : 

—  Oh  !  —  dit-il  d'une  voix  on  ne  peut  plus  maussade,  — 
vous  y  tenez?... 

Mrs.  Hockley  toisa  son  peintre,  très  ironiquement  : 

—  François,  —  dit-elle,  —  êtes-vous  décidément  d'une 
jalousie  si  ridicule  que  vous  ne  puissiez  souffrir  auprès  de  moi 
hommes  ni  femmes,  et  pas  même  le  lynx  Romeo? 

Elle  le  regardait  tout  droit,  de  ses  magnifiques  yeux  clairs  ; 
et  ses  dents  luisaient  dans  sa  bouche  entr'ouverte.  Sa  gaîté 
ressemblait  à  l'appétit  d'une  belle  bête  de  proie. 

11  baissa  la  tête,  et,  très  humble,  courba  l'échiné  pour  baiser 
la  main  qu'on  lui  tendait. 


VIII 

L' Yseult  était  évitée  cap  au  sud.  Par  le  sabord  de  sa  chambre, 
située  à  bâbord,  Felze,  accoudé,  voyait  tout  Nagasaki,  depuis 
le  grand  temple  du  Cheval  de  Jade,  sur  la  colline  d'O-Souwa, 
jusqu'aux  usines  fumeuses  qui  allongent  la  ville  vers  l'entrée 
du  fiord. 

C'était  le  matin.  Il  avait  plu.  Le  ciel  gris  accrochait  encore 
des  lambeaux  de  nuages  au  sommet  de  toutes  les  collines.  La 


r 


t>OUR    VAINCRE  7l3 

verdure  nuancée  des  pins,  des  cèdres,  des  camphriers  et  des 
érables  apparaissait  plus  fraîche  sous  ce  manteau  d'ouate 
humide.  La  neige  rose  des  cerisiers  luisait,  plus  délicate.  Et, 
sur  la  frontière  des  nuées  basses,  les  cimetières  qui  dominent 
la  cité  montraient  plus  nettes  leurs  petites  stèles  lavées  par 
l'eau  de  pluie.  Seuls,  les  toits  des  maisons,  toujours  bruns  et 
bleus,  —  couleur  d'ardoise  et  de  brume,  —  se  mêlaient 
confusément  tout  le  long  du  rivage.  Et  le  soleil  manquait  à 
leurs  tuiles  ternes. 

«  Les  paysagistes  —  songea  Felze  —  ont  en  somme  les 
mêmes  joies  que  nous.  Le  plaisir  est  pareil,  de  peindre  ce 
printemps  mouillé  ou  le  visage  d'une  fille  de  seize  ans,  qui 
a  pleuré  la  veille  son  premier  petit  chagrin  d'amoureuse...  » 

Il  quitta  le  sabord  et  vint  s'asseoir  devant  la  table  à  dessiner. 
Quelques  esquisses  étaient  là.  Il  les  feuilleta. 

—  Peub  !  -—  murmura-t-il. 
11  rejeta  les  esquisses  : 

—  J'ai  eu  du  talent...  autrefois.  11  m'en  reste  encore  un 
peu...  très  peu... 

Il  regarda  les  quatre  murs  lambrissés  de  bois  rares.  La 
chambre  était  luxueuse,  et  intelligemment  aménagée  pour 
qu'on  y  eût,  dans  peu  d'espace,  un  confortable  très  raffiné. 

—  Prison  !  —  dit  Felze. 

Sans  se  lever,  il  tournait  les  yeux  vers  le  sabord. 

«  Me  voilà  dans  une  ville  exotique  et  jolie,  au  milieu  d'un 
peuple  qui  lutte  pour  son  indépendance,  et  dont  les  qualités 
de  bravoure,  d'élégance  et  de  courtoisie  grandissent  infailli- 
blement et  se  magnifient  dans  l'exaltation  de  ce  combat... 
Un  hasard  m'a  mis  à  même  de  voir  de  près  l'aristocratie  de  ce 
peuple,  et  d'admirer  à  l'aise  le  passionnant  spectacle  de  ses 
instincts  d'autrefois  aux  prises  avec  son  éducation  nouvelle. 
Un  autre  hasard  m'a  fait  retrouver  Tcheou  Pé-i,  philosophique 
montreur  de  toute  cette  lanterne  magique  d'Asie...  Et,  de 
cette  triple  bonne  fortune,  qui  jadis  m'eût  enivrée,  aujour- 
d'hui je  ne  jouirai  pas...  pas  du  tout.  » 

Il  baissa  la  tête  : 

«  Je  ne  jouirai  de  rien,  parce  que  mes  yeux  verront  tou- 
jours, interposée  entre  le  monde  extérieur  et  moi,  l'image 
obsédante  d'une  femme...  » 


1 


7l4  LA     REVUE     DE     PARIS 

Il  appuya  son  front  dans  sa  main  : 

«  L'image  d'une  femme  stupide,  pédante  et  vicieuse,  mais 
belle,  et  qui  a  su,  tour  à  tour,  me  donner  et  me  refuser  sa 
bouche,  habilement...  Si  bien  que  c'en  est  fait  du  pauvre 
imbécile  que  je  suis...  » 

Il  s'était  relevé.  Il  déploya  le  Nagasaki  Press,  qu'un  valet 
venait  d'apporter.  Et  il  lut,  en  tête  des  «  Reuter  »  du  jour  : 

Tokio,  -12  avril  ic)o5. 

On  confirme  le  passage  de  quarante-quatre  bâtiments  russes1 
devant  Singapore  à  la  date  du  samedi  8  courant.  Le  vice-amiral 
Rodjestvensky  les  commandait.  La  division  du  contre-amiral  Nebo- 
gatoi*  n'est  pas  encore  signalée.  Le  bruit  court  que  le  vice -amiral 
Rodjestvensky  se  serait  dirigé  vers  la  côte  française  de  l'Indo- 
Chine. 

Les  instructions  de  l'amiral  Togo  demeurent  secrètes. 

Le  journal,  froissé,  tomba.  Felze,  derechef,  s'accouda  au 
sabord. 

Le  vent  avait  sauté,  comme  il  arrive  souvent  dans  la  baie  de 
Nagasaki,  les  matins  de  pluie.  Maintenant  YYseult  était  évitée 
cap  au  nord.  Felze  vit  la  côte  ouest  du  fiord,  celle  qui  fait  face 
à  la  ville.  11  n'y  a  guère  de  maisons  sur  cette  côte-là.  La  robe 
verte  des  montagnes  y  traîne  nonchalamment  jusque  dans  la 
mer.  Et  ces  montagnes,  plus  dentelées,  plus  bizarres,  plus 
japonaises  que  les  montagnes  de  l'autre  rive,  évoquent  une  plus 
parfaite  image  des  paysages  fantasques  que  l'on  trouve  peints 
sur  le  papier  de  riz  des  vieux  kakémonos. 

Mais,  sur  cette  côte  ouest,  un  vallon  se  creuse  entre  deux 
collines,  un  vallon  noir  et  sinistre  d'où  monte,  jour  et  nuit,  la 
fumée  opaque  des  forges,  et  le  fracas  des  enclumes  et  des 
marteaux  :  l'arsenal.  C'est  en  ce  lieu  que  Nagasaki  fabrique  sa 
part  de  vaisseaux  et  de  machines  de  guerre,  et  contribue,  ainsi, 
activement,  à  la  défense  de  l'Empire... 

Felze  regarda  les  montagnes  fleuries  et  l'arsenal  à  leur  pied. 
Et  il  pensa,  littéraire  : 

«  Peut-être  ceci  sauvera-t-il  cela...  » 


i.  Dans  ce  nombre,  d'ailleurs  exagéré,  la  presse  japonaise  englobait  sans 
distinction  les  bâtiments  do  guerre  et  les  navires  charbonniers. 


r 


POUR     VAINCRE  *]  lb 

Il  sourit  avec  mélancolie  : 

«Tout  de  même,  quel  dommage!...  Au  temps  que  ceci 
n'existait  pas,  j'aurais  peint  la  marquise  Yorisaka  Mitsouko 
en  triple  robe  de  crêpe  chinois,  blasonnée  d'argent  et  cein- 
turée de  brocart!...  » 


IX 


La  palette  au  pouce,  Jean-François  Felze  recula  de  deux  pas. 
Sur  le  fond  brun  de  la  toile,  le  portrait  s'enlevait  vigoureux 
et  délicat.  Et,  malgré  le  catogan,  malgré  les  bandeaux  ondulés, 
le  visage,  par  ses  yeux  étirés  et  sa  bouche  moins  large  que 
haute,  souriait  d'un  sourire  d'Extrême-Asie,  d'un  sourire  mys- 
térieux, inquiétant. 

—  Oh  !  cher  maître,  que  c'est  bien! . . .  Comment  pouvez-vous, 
si  vite  et  comme  en  vous  jouant,  créer  de  si  belles  choses  ?. . . 

La  marquise  Yorisaka,  enthousiaste,  joignait  ses  petites 
mains  d'ivoire.  Felze,  dédaigneux,  fit  une  moue  : 

—  Si  belles,  ohl...  Vous  êtes  indulgente,  madame... 

—  N  etes-vous  pas  satisfait? 

—  Non. 

Il  regardait  tour  à  tour  le  modèle  et  l'effigie. 

—  Vous  êtes  beaucoup,  beaucoup  plus  jolie  que  je  n'ai  su 
vous  peindre...  Ceci...  mon  Dieu!...  ceci  n'est  pas  absolu- 
ment mauvais...  Le  marquis  Yorisaka,  quand  il  aura  repris  la 
mer,  et  qu'il  s'enfermera,  le  soir,  dans  sa  cabine,  en  tête  à  tête 
avec  ce  portrait,  reconnaîtra  certainement,  quoique  enlaidis,  les 
traits  qu'il  aime...  Mais  je  rêvais  une  meilleure  imitation  de  la 
réalité. 

—  Vous  êtes  très  difficile!...  En  tout  cas,  vous  n'avez  pas 
encore  fini  :  vous  pouvez  retoucher. . . 

—  De  ma  vie,  je  n'ai  retouché  une  esquisse,  sauf  pour  la 
gâter. 

—  Eh  bien  !  croyez-moi,  cher  maître  !  celle-ci  est  déli- 
cieuse ! . . . 

—  Non!... 

11  avait  posé  sa  palette,  et,  le  menton  dans  la  main,  il  consi- 


716  LA     REVUE     DE     PARIS 

dérait  avec  une  attention  extrême,  obstinée,  acharnée,  la  jeune 
femme  debout  devant  lui. . . 

C'était  la  cinquième  séance  de  pose.  Une  familiarité  com- 
mençait de  naître  entre  le  peintre  et  le  modèle.  Non  point 
qu'aux  bavardages  de  simple  politesse  eussent  succédé  de  vraies 
causeries,  et  moins  encore  des  confidences.  Mais  la  marquise 
Yorisaka  s'accoutumait  à  traiter  Jean-François  Felze  plutôt  en 
ami  qu'en  étranger. 

Felze,  cependant,  d'un  geste  vif,  reprenait  son  pinceau. 

—  Madame,  —  dit-il  soudain,  —  j'ai  envie  de  vous 
adresser  la  plus  indiscrète  des  prières... 

—  La  plus  indiscrète  ?. . . 

—  Oui...  si  vous  ne  m'encouragez  pas,  je  n'oserai  jamais... 
Elle  se  taisait,  étonnée. 

—  J'ose  tout  de  même...  Mais,  d'avance,  excusez-moi. 
Ecoutez  :  Pour  finir  l'étude  que  voilà,  j'ai  besoin  de  quatre 
ou  cinq  jours  encore...  Ces  quatre  ou  cinq  jours  employés, 
serez-vous  assez  bonne  pour  m'accorder  quelques  séances  de 
plus?  Je  voudrais  essayer  de  faire,  pour  moi,  une  autre  étude.. . 
Oui,  une  autre  étude  de  vous,  mais  qui  ne  serait  plus,  à  pro- 
prement parler,  un  portrait...  Ceci  est  un  portrait.  Je  me  suis 
efforcé  d'y  faire  vivre  la  femme  que  vous  êtes,  la  femme  très 
occidentale,  très  moderne,  Parisienne  autant  que  Japonaise. 
Mais  une  pensée  m'obsède,  la  pensée  que,  si  vous  étiez  née  un 
demi-siècle  plus  tôt,  vous  auriez  eu,  quoique  seulement, 
quoique  purement  japonaise,  le  même  visage  et  le  même 
sourire...  Et  ce  sourire,  et  ce  visage,  qui  sont  de  votre  mère 
et  de  vos  aïeules,  qui  sont  du  Japon,  du  Japon  immuable,  j'ai 
le  désir  entêté  de  les  peindre  une  seconde  fois,  dans  un  autre 
décor.. .  Vous  avez  bien,  n'est-ce  pas,  dans  quelque  vieux  coffre 
de  la  chambre  aux  objets  précieux,  des  robes  d'autrefois,  de 
belles  robes  à  manches  flottantes,  de  nobles  robes  brodées  aux 
armes  de  votre  famille?...  Vous  revêtiriez  la  plus  somptueuse, 
et  je  me  figurerais  avoir  devant  moi,  non  plus  une  marquise 
de  l'an  1905,  mais  l'épouse  d'un  daïmio  d'avant  le  Grand 
Changement. 

Il  fixait  sur  elle  un  regard  anxieux.  Elle  sembla  fort  embar- 
rassée, et  tout  d'abord  ne  sut  que  rire,  rire  à  la  japonaise, 
comme  elle  riait  quand  elle  était  prise  au  dépourvu,    et  qu'elle 


POUR    VAINCRE  7I7 

n'avait  pas  le  temps  d'apprêter  sa   voix  européenne,   moins 
enfantine  : 

—  Oh  !  cher  maître  I  quelle  idée  extraordinaire  ! . . . 

—  En  vérité  ! . . . 
Elle  hésita  : 

—  Mon  mari  et  moi  serions  trop  heureux  de  vous  être  agréa- 
bles. . .  Nous  chercherons. . .  Une  robe  d'autrefois,  je  ne  crois  pas 
que...  Mais  sans  doute  pourrons-nous... 

Il  n'eut  garde  d'insister  sur-le-champ  : 

—  Votre  mari,  j'y  songe,  n'aurais-je  pas  le  plaisir  de  le 
voir  aujourd'hui? 

—  Non. . .  il  fait  une  promenade  en  compagnie  de  notre  ami 
le  commandant  Fergan. ..  Ils  sortent  ainsi,  très  souvent...  Et 
aujourd'hui,  ils  ne  rentreront  pas  pour  le  thé. 

—  Je  lisais  encore  hier,  dans  le  Nagasaki  Press... 

Il  s'arrêta.  Le  Nagasaki  Press  reparlant  de  la  flotte  russe, 
toujours  mouillée  sur  la  côte  annamite,  avait  annoncé  le 
départ  imminent  de  l'amiral  Togo  pour  le  Sud.  La  marquise 
Yorisaka  l'ignorait  peut-être.  Et  convenait-il  d'apprendre  trop 
brusquement  à  une  jeune  femme  que  son  mari  allait  partir 
pour  la  guerre  ? 

Mais  déjà,  toute  paisible,  la  marquise  Yorisaka  achevait  la 
phrase  interrompue  : 

—  ((  Dans  le  Nagasaki  Press  »  ?. . .  Ah  !  je  sais  ! ...  Le  prochain 
appareillage  de  nos  cuirassés...  J'ai  lu  aussi.  Ce  n'est  peut-être 
pas  immédiat,  mais  sûrement  cela  ne  tardera  pas  beaucoup. 

Elle  souriait  avec  une  évidente  sécurité.  Felze,  étonné,  ques- 
tionna : 

—  Est-ce  que  le  marquis  ne  ralliera  pas  son  navire  pour  cet 
appareillage? 

Elle  ouvrit  plus  larges  ses  yeux  minces  : 

—  Mais  si  !.. .  Tous  les  officiers  rallieront,  naturellement. 
Il  questionna  encore  : 

—  Pensez-vous  qu'il  y  aura  combat  ? 

Elle  touchait  ses  cheveux  du  bout  de  ses  doigts,  le  plus 
tranquillement  du  monde  : 

—  Nous  espérons  qu'il  y  aura  bataille,  grande  bataille. 
Felze,  maintenant,  peignait,  par  petites  touches  agiles  et 

précises. 


1 


7l8  LA     REVUE     DE     PARIS 

—  Vous  serez  très  seule, •madame,  après  le  départ  de  votre 
mari... 

—  Oh!  ce  n'est  pas  la  première  fois  qu'il  me  quitte  ainsi... 
Et  tant  de  femmes  japonaises  sont  dans  le  même  cas  que  moi, 
aujourd'hui  I . . . 

—  Retournerez-vous  à  Tôkiô? 

—  Non,  parce  que  je  désire  être  tout  près  de  Sasebo,  jus- 
qu'à ce  que  la  guerre  soit  finie. 

—  Mais,  à  Nagasaki,  vous  n'avez  point  d'amis,  je  crois,  per- 
sonne qui  puisse  vous  entourer  un  peu,  vous  sauver  de  la  soli- 
tude?... 

—  Personne.  Nous  ne  voyons  que  vous,  et  Herbert  Fer- 
gan...  Et  lui  partira  en  même  temps  que  mon  mari... 

Felze  hésita  avant  de  répondre  : 

—  Je  ne  partirai  pas,  moi...  Mais,  malgré  mes  cheveux 
blancs,  je  n'oserai  guère  vous  importuner  de  mes  visites  quand 
votre  mari  ne  sera  plus  là...  Les  usages  japonais  s'y  opposent 
absolument,  si  je  ne  me  trompe... 

—  Absolument,  non...  Mais  il  est  certain  qu'une  Japonaise 
est  obligée,  en  pareilles  circonstances,  de  se  cloîtrer  un  peu... 
Pendant  la  guerre  contre  la  Chine,  une  princesse  du  sang, 
pour  s'être  trop  souvent  montrée  en  public,  avec  une  ambas- 
sadrice étrangère  qui  était  son  amie,  fut,  par  ordre  de  l'Empe- 
reur, répudiée... 

—  Répudiée!... 

—  Oui. 

—  Mais  aujourd'hui  les  mœurs  sont  moins  rigoureuses. 

—  Un  peu  moins... 

Il  y  eut  un  silence.  Felze  peignait  toujours,  d'une  main 
peut-être  distraite.  La  marquise  Yorisaka,  assise,  et  tout  à  fait 
immobile,  gardait  la  pose. 

Pourtant,  après  quelques  minutes,  elle  remua  légèrement, 
et  frappa  dans  ses  paumes.  Le  héil...  des  servantes  nippones 
se  fit  entendre  derrière  la  porte. 

—  Vous  prendrez  du  thé,  n'est-ce  pas,  cher  maître?  0  tcha 
wo  motte  kite  koudasai i . . . 

Elle  avait  repris,  pour  parler  japonais,  sa  voix  de  soprano 
très  léger. 

i.  «  Veuillez  apporter  le  thé.  » 


POUR    VAINCRE  7I9 

—  Je  prendrai  du  thé,  —  dit  Felze.  —  Toutefois  je  vous 
avouerai,  chère  madame,  que  votre  thé  anglais,  noir,  sucré  et 
amer,  me  délecte  beaucoup  moins  que  les  petites  tasses  d'eau 
parfumée  que  je  bois  dans  toutes  les  tchaya  de  campagne  où 
j'entre  pour  me  désaltérer,  quand  je  me  promène... 

—  Ohl  que  dites- vous?... 

Elle  était  si  fort  étonnée  qu'elle  oubliait  de  rire.  Une  curio- 
sité intense  arquait  ses  sourcils  bridés. 

—  Vraiment,  vous  aimez  le  thé  japonais? 

—  Beaucoup. 

—  Mais,  à  bord  de  votre  yacht,  vous  n'en  buvez  pas!... 
Votre  hôtesse,  Mrs.  Hockley,  doit  préférer  le  thé  de  son  pays? 

—  Oui...  mais  elle  a  ses  goûts,  et  moi  les  miens... 

La  marquise  Yorisaka  appuyait  la  joue  sur  le  bout  de  ses 
doigts  : 

—  Se  plaît-elle,  à  Nagasaki,  Mrs.  Hockley? 

—  Assurément I  Mrs.  Hockley  est  grande  excursionniste  et 
il  y  a  quantité  de  promenades  à  faire  dans  Kioûshôu... 

—  Alors,  vous  ne  songez  point  encore  à  reprendre  votre 
voyage...  Où  irez-vous,  en  quittant  le  Japon? 

—  A  Java,  probablement...  Vous  savez  que  Mrs.  Hockley 
veut  faire  le  tour  du  monde. . . 

—  Je  sais. . .  C'est  une  femme  tout  à  fait  extraordinaire. ..  si 
hardie,  si  résolue. . .  et  si  merveilleusement  belle  ! . . . 

Felze  sourit  avec  quelque  mélancolie  : 

—  Savez-vous  qu'elle  a  un  très  vif  désir  de  vous  connaître  ? 

Il  avait  prononcé  cette  phrase  sans  enthousiasme.  Et  il  bre- 
douilla les  derniers  mots,  comme  s'il  regrettait  d'avoir  parlé. 
Mais  la  marquise  Yorisaka  avait  entendu  : 

—  Oh!  Je  serai  moi-même  ravie...  En  vérité,  mon  mari  et 
moi  songions  à  l'inviter...  mais  nous  avions  peur  d'être  im- 
portuns... 

La  porte  glissait  dans  ses  rainures,  et  les  deux  servantes 
entraient,  apportant  le  plateau  anglais,  plus  large  qu'elles 
n'étaient  longues. 

—  Allons,  cher  maître,  acceptez  tout  de  même  une  tasse 
de  thé  noir!...  Puisque  Mrs.  Hockley  viendra  ici,  il  faut  bien 
nous  habituer  à  sa  boisson  favorite... 

La  marquise  Yorisaka,  on  ne  peut  plus  Parisienne,  tendait 


H 


720  LA     REVUE     DE     PARIS 

d'une  main  le  sucrier,  de  l'autre  le  pot  à  crème.  Certes  il  ne 
pouvait  y  avoir  aucune  ironie  dans  ses  paroles,  ni  aucune 
arrière-pensée  dans  son  esprit. 


X 


Au-dessus  du  temple  d'O-Souwa,  un  parc  tout  petit  s'étage 
jusqu'au  sommet  de  la  colline  Nishi... 

Un  parc  tout  petit,  mais  un  vrai  parc,  touffu,  profond, 
mystérieux  à  miracle.  Les  Japonais  savent  atrophier  jusqu'à 
l'invraisemblance  leurs  cèdres  nains  et  leurs  pruniers  minus- 
cules .  Mais  ils  n'en  aiment  que  davantage  les  très  grands  pruniers 
et  les  cèdres  géants.  Les  jardinets  en  miniature  sont  d'agréa- 
bles bibelots  qu'on  possède  au  même  titre  que  nous  possédons 
une  serre  chaude  ou  une  orangerie.  Les  hautes  futaies  sont  la 
joie  véritable  et  l'orgueil  de  l'Empire... 

Dans  le  petit  parc  de  la  colline  Nishi,  parmi  les  camphriers 
centenaires,  les  érables,  et  les  cryptomérias  d'où  pendaient  de 
splendides  glycines  arborescentes,  le  marquis  Yorisaka  Sadao 
et  son  ami  le  commandant  Herbert  Fergan  se  promenaient  en 
devisant. 

L'allée  sinueuse  montait  sous  bois.  Parfois,  aux  coudes  du 
chemin,  une  échappée  de  vue  glissait  entre  les  arbres,  et  tous 
les  vallons  verdoyants,  et  toute  la  ville  bleuâtre  avec  ses  fau- 
bourgs épars,  et  tout  le  fiord  couleur  d'acier  se  dévoilaient  sou- 
dain au-dessous  des  jardins,  des  cours  et  des  escaliers  du  grand 
temple. 

Les  deux  promeneurs  s'étaient  arrêtés  à  l'un  de  ces  angles  en 
terrasses. 

—  Il  fait  un  très  beau  temps,  —  dit  Herbert  Fergan.  —  Cette 
fin  d'avril  est  réellement  brillante.  Cela  changera  peut-être  en 
mai. 

—  Oui,  —  murmura  Yorisaka  Sadao. 

Il  n'avait  donné  qu'un  coup  d'oeil  à  l'admirable  paysage. 
Son  regard  vif  et  noir,  qui  luisait  d'une  curiosité  ardente  et 
furtive,  ne  se  détachait  point  du  visage  calme  de  l'Anglais. 

—  Au  fait,  —  questionna-t-il  tout  à  coup,  —  avcz-vous 


POUR     VAINCRE  7^1 

reçu  par  le  courrier  d'hier  des  nouvelles  de  votre  ami  le  com- 
mandant Percy  Scolt? 

—  L'amiral  !  —  rectifia  Fergan.  —  Percy  Scott  a  été  promu, 
il  y  a  six  semaines...  en  février...' 

—  Hé  !...  Je  suppose  qu'il  poursuit  néanmoins  ses  tra- 
vaux?... qu'il  continue  de  révolutionner  l'artillerie  navale 
anglaise  ?. . . 

—  Ohl  —  dit  Fergan,  —  est-ce  vraiment  une  révolution? 
Il  affichait  un  léger  scepticisme.  Mais  le  marquis  Yorisaka 

insista  : 

—  Sinon  une  révolution,  au  moins  une  totale  réforme! 
Certes  votre  Amirauté  avait  fait,  depuis  douze  ans,  beaucoup 
de  bonne  besogne...  J'ai  suivi  les  progrès  de  votre  matériel... 
II  n'y  a  plus  rien  à  reprendre  à  vos  canons...  Et  je  ne  parlerai 
pas  de  vos  obus... 

—  Oui,  —  fit  tranquillement  Fergan,  —  vous  les  avez 
adoptés,  après  l'expérience  assez  peu  satisfaisante  que  vous 
aviez  faite  des  obus  du  type  français,  l'an  passé,  à  la  bataille 
du  10  août... 

—  Il  est  vrai...  Et  c'est  pourquoi  je  n'en  parlerai  pas... 
Hé  ! . . .  Votre  matériel  est  excellent,  et  tout  l'honneur  en  revient 
à  votre  Amirauté...  Mais,  à  la  guerre,  n'est-ce  pas?  le  matériel 
n'est  rien,  le  personnel  est  tout!  Et  si  votre  personnel  aujour- 
d'hui est  peut-être  le  premier  de  l'Europe,  tout  l'honneur  en 
revient  à  l'amiral  Percy  Scott. . . 

D'un  geste,  Herbert  Fergan  acquiesça. 

—  De  bons  canons,  de  bons  obus,  —  professait  le  marquis 
Yorisaka  Sadao,  —  c'est  bien  !  De  bons  pointeurs,  de  bons  télé- 
métristes,  de  bons  officiers  de  tir,  c'est  mieux  !  Et  voilà  précisé- 
ment le  cadeau  que  Percy  Scott  a  fait  à  l'Angleterre  ! . . .  L'An- 
gleterre, d'ailleurs,  a  su  récompenser  Percy  Scott...  N'est-ce 
pas  une  gratification  de  quatre-vingt  mille  yens1  que  le 
Parlement  lui  a  décernée  récemment? 

—  Huit  mille  livres  sterling,  exactement.  C'est  une  juste 
rémunération.  Si  Percy  Scott  eût  vendu  ses  brevets  à  l'indus- 
trie, il  eût  certes  gagné  davantage. 

—  Certes!...  huit  mille  livres  ne  paient  pas  le  génie  d'un 

i.  Deux  cent  mille  francs.  —  Chiffre  historique. 

i5  Décembre  1908.  4 


722  LA     REVUE     DE     PARIS 

tel  homme  !  Notre  Empereur  donnerait  probablement  davan- 
tage pour  avoir  un  Percy  Scott  japonais. 

—  Quel  besoin?  —  dit  Fergan,  un  peu  ironique.  —  Vous 
avez  le  Percy  Scott  anglais!...  L'Angleterre  et  le  Japon  sont 
pays  alliés.  Vous  avez  pu,  vous  pouvez  profiter  très  librement 
de  tous  nos   travaux. 

Le  marquis  Yorisaka  détourna,  un  instant,  son  regard  vers 
la  profondeur  verte  de  la  futaie. 

—  Très  librement,  —  répéta-t-il.  (Sa  voix  s'était  enrouée. 
Il  toussa).  Très  librement,  c'est  vrai!  Oh!  nous  vous  avons  de 
grandes  obligations!  Cependant  nous  avons  profité  surtout 
des  travaux  de  votre  Amirauté  :  nous  possédons  aujourd'hui 
vos  tourelles,  vos  casemates,  vos  projectiles,  votre  acier  de 
cuirasse.. .  Nous  ne  possédons  pas  encore  vos  hommes,  ni  leurs 
secrets  merveilleux...  ces  secrets  que  l'amiral  Percy  Scott 
inventa... 

—  Il  n'y  a  point  de  secrets,  —  affirma  Fergan.  —  Et  d'ail- 
leurs n'avez- vous  pas  été  vainqueurs,  aux  batailles  du  10  et 
du  i4  août? 

—  Nous  avons  été  vainqueurs. . .  mais. . . 

Les  lèvres  minces  se  serraient  de  mépris  sous  la  moustache 
à  poils  rèches. 

—  Mais  ce  furent  de  piètres  victoires!  Vous  le  savez.  Vous 
étiez  à  côté  de  moi,  à  bord  du  Nikkô,  le  10  août  ! . . . 

L'Anglais,  courtoisement,  s'inclina  : 

—  J'y  étais,  —  dit-il.  —  Et  je  témoigne  ici,  ô  Sadao  san, 
que  ce  10  août  fut  une  journée  très  glorieuse. 

—  Non!  —  se  récria  le  Japonais.  —  O  kimi  \  souvenez-vous 
mieux!  Souvenez- vous  des  lenteurs,  de  l'indécision,  du  désor- 
dre général!  Souvenez-vous  de  cet  obus  russe  qui  atteignit  le 
Nikkô  au-dessous  du  blockhaus,  et  brisa  le  tube  cuirassé  des 
transmissions!  Aussitôt  toute  la  vie  du  cuirassé  s'arrêta, 
comme  la  vie  d'un  homme  dont  l'artère  aorte  est  coupée.  Nos 
canons  intacts  cessèrent  de  tirer.  Nos  canonniers  attendirent 
stérilement  l'ordre  qui  ne  pouvait  plus  venir!  Et,  cependant, 
le  Tsésarevitch,  déjà  criblé  de  nos  coups,  s'échappait  à  la  faveur 
de  cette  unique  avarie  qui  nous  frappait  d'impuissance  !  Voilà 

i.  Kimi,  —  «  mon  cher  »,  avec  nue  nuance  respectueuse. 


POUR    VAINCRE  -J23 

ce  que  fut  la  journée  du  10  août!...  Et  je  pense  avec  désespoir 
que  la  prochaine  journée  sera  pareille,  puisque  nous  ne  possé- 
dons point  les  secrets  anglais... 

—  Il  n'y  a  point  de  secrets  anglais,  —  redit  Fergan. 

Un  silence  suivit.  Ils  étaient  parvenus  au  sommet  de  la 
colline.  Maintenant  ils  redescendaient  par  une  autre  allée 
plus  occidentale,  qui  aboutit  aux  jardins  mêmes  du  grand 
temple. 

—  Quand  il  commandait  le  Terrible,  —  reprit  tout  à  coup 
Yorisaka  Sadao,  —  Percy  Scott,  tirant  en  exercice,  mettait 
quatre-vingts  pour  cent  de  ses  obus  dans  la  cible.  Quatre- 
vingts  pour  cent!  Quelles  cuirasses  russes  résisteraient  à  cette 
avalanche  de  fer? 

—  Bah!  —  dit  Fergan,  —  pourquoi  le  Nikkô  ne  tirerait-il 
pas  aussi  bien  que  le  Terrible1?  Percy  Scott  avait  entraîné 
ses  pointeurs  au  moyen  d'appareils  que  vous  connaissez  ! 
JN'avez-vous  pas  des  dotters,  des  loading  machines,  des  détec- 
tions teachers1?  N'avez-vous  pas  nos  télémètres  <(  Barr  and 
Stroud  » 2  ? 

—  Nous  avons  tout  cela!  Et  vous  nous  avez  enseigné  à  nous 
en  servir...  Oh!  nous  vous  avons  de  grandes  obligations! 
Mais  tout  cela  est  bon  surtout  pour  les  tirs  en  temps  de  paix. 
A  la  guerre,  la  part  d'imprévu  est  si  grande!  Souvenez-vous 
de  l'obus  du  i  o  août  !.. . 

Il  scrutait  les  yeux  de  l'Anglais,  comme  un  chasseur  scrute 
le  buisson  d'où  le  gibier  va  sortir  : 

—  La  flotte  britannique  s'est  battue  tant  de  fois,  depuis 
tant  de  siècles!  Et  toujours,  et  partout,  infailliblement  elle 
fut  victorieuse  !  Comment?  par  quelle  sorcellerie?  Voilà  ce  que 
nous  voudrions  savoir!  Que  firent  Rodney,  Keppel,  Jervis 
Nelson,  pour  n'être  jamais,  jamais,  jamais  vaincus  ? 

—  Que  sais-je?  —  dit  Fergan,  souriant. 

Ils  arrivaient  aux  jardins.  Le  parc  s'achevait  brusquement 


i.  Le  dotter  et  le  deflection  teacher  sont  deux  instruments  dont  la  pratique 
enseigne  aux  caoonniers  à  pointer  juste.  Le  loading  machine  enseigne  aux 
servants  à  charger  rapidement. 

2.  Les  télémètres  «  Barr  and  Stroud  »,  sont  les  seuls  instruments  au 
monde  qui  permettent  de  mesurer  exactement  la  distance  du  canon  au  but, 
afin  de  régler  convenablement  la  hausse. 


7^4  LA     REVUE     DE     PARIS 

en  une  terrasse,  étroite  et  longue,  plantée  d'une  douzaine  de 
cerisiers  en  quinconce.  Une  tchaya  était  là,  à  côté  d'un  tir  à 
Tare. 

—  Tiens  !  —  fit  Fergan,  content  de  détourner  la  conversa- 
tion. —  Tiens!  M.  Jean-François  Felze!... 

Le  peintre  était  assis  devant  la  tchaya,  en  face  d'une  tasse  de 
thé.  Il  se  leva,  poli. 

—  Gomment  allez-vous?  —  demanda  Fergan. 

Le  marquis  Yorisaka  saluait  à  la  française,  ôtant  sa  cas- 
quette à  galons  d'or  : 

—  Vous  êtes  ici,  cher  maitre  !  Je  vous  croyais  à  la  villa.  Le 
commandant  Fergan  et  moi  rentrions  justement,  et  nous 
espérions  vous  trouver  là-bas...  La  marquise  n'a  pas  su  vous 
retenir? 

—  Elle  Ta  tenté,  très  aimablement.  Mais  la  séance  de  pose 
avait  été  déjà  bien  longue...  Et  la  marquise  avait  besoin  de 
repos,  et  moi-même  de  plein  air... 

—  Nous  vous  disons  donc  au  revoir. . .  A  demain,  sans  doute? 

—  A  demain,  assurément. 

Il  s'était  déjà  rassis,  après  un  geste  de  la  main.  Immobile 
et  silencieux,  il  avait  reporté  son  regard  vers  la  ville  et  vers  le 
golfe,  aperçus  au-dessous  de  la  terrasse.  Le  soleil  de  six  heures 
commençait  de  rougir  la  buée  bleuâtre  des  lointains,  et  la 
mer  saignait  d'une  myriade  de  petits  reflets  pourpres,  pareils 
à  d'étincelantes  blessures. 

Fergan  et  Yorisaka  s'en  allaient. 

—  A  pied,  n'est-ce  pas?  —  demanda  l'Anglais. 

Il  était  bon  marcheur.  Et,  du  reste,  le  coteau  des  Cigognes 
est  assez  proche  d'O-Souwa. 

—  A  pied,  si  vous  voulez  I 

Ils  étaient  sortis  du  jardin  par  la  porte  opposée  à  la  ville.  Ils 
marchèrent  sans  parler  j  usqu'au  petit  pont  en  arc  qui  enjambe 
le  ruisseau  du  nord.  Là,  le  chemin  bifurque.  Yorisaka  Sadao, 
qui,  depuis  un  moment,  réfléchissait,  fit  une  halte  brusque. 

—  lié!  —  s'écria-t-il.  —  Voici  que  j'oubliais  le  rendez- 
vous  que  m'a  donné  le  gouverneur. 

—  Un  rendez-vous? 

—  Oui...  pour  cette  heure  même...  Que  faire?  M'excuserez- 
vous  ? 


POUR    VAINCRE 


725 


—  Vous  plaisantez!...  Partez  tout  de  suite!...  Vous  trou- 
verez un  kourouma  à  cent  pas  d'ici,  dans  les  rues  voisines  du 
temple...  Je  vous  accompagne,  bien  entendu... 

—  Oh  !  pour  rien  au  monde  ! ...  Je  vais  et  je  reviens.  Il  s'agit 
d'une  simple  formalité  militaire...  Ce  sera  très  court...  une 
heure  à  peine...  Kimi,  faites-moi  le  plaisir  de  rentrer  seul  à  la 
villa...  Mitsouko  nous  attend  peut-être  pour  le  thé...  Je  vous 
rejoins  bientôt,  et  nous  dînons  ensemble... 

—  Allright! 


XI 


Marchant  d'un  p^as  fort  allongé,  Herbert  Forgan  n'avait  pas 
mis  dix  minutes  à  gravir  le  coteau  des  Cigognes. 
A  la  porte  de  la  villa,  il  frappa  trois  coups  pressés. 

—  Héi!... 

La  mousmé  servante  avait  ouvert,  et  se  prosternait  devant 
l'ami  du  maître.  Habitué  de  la  maison,  Fergan  tapota  la  joue 
fraîche  et  ronde,  et  passa. 

Le  salon  Louis  XV  accueillait  par  toutes  ses  fenêtres  ouvertes 
la  caresse  du  soleil  couchant.  Aux  tentures  Pompadour  rou- 
geoyaient des  rayons  obliques. 

—  Good  evening,  —  dit  Fergan. 

La  marquise  Yorisaka,  à  demi  étendue  au  fond  de  sa  bergère, 
se  leva  comme  en  sursaut. 

—  Good  evening,  —  dit-elle.  —  Vous  êtes  seul?  O  Sadao 
san  vous  a  quitté? 

Elle  parlait  anglais  aussi  bien  que  français. 

—  O  Sadao  san  a  dû  courir  chez  le  gouverneur,  je  ne  sais 
pour  quelle  affaire.  Il  ne  peut  être  revenu  avant  une  heure. 

—  Ah! 

Elle  souriait  d'un  sourire  un  peu  apprêté.  Il  s'approcha 
d'elle,  et,  très  simplement,  d'un  geste  accoutumé,  la  prit  dans 
ses  bras  et  lui  baisa  la  bouche. 

—  Mitsou,  petite  chose  chérie!... 

Elle  s'était  abandonnée,  docile  plutôt  qu'amoureuse.  Elle 
rendit  le  baiser,   s'appliquant  à  le  bien  rendre  comme   elle 


726  LA     REVUE     DE     PARIS 

l'avait  reçu,  comme  le  donnent  les  Occidentaux,  des  deux  lèvres 
appuyées. 

Fergan  cependant  la  soulevait  de  terre  et,  s'asseyant,  l'as- 
seyait sur  ses  genoux  : 

—  Qu'avez- vous  fait,  tout  aujourd'hui? 

—  Rien...  Je  vous  ai  attendus...  Je  n'espérais  pas  vous  voir 
seul,  ce  soir. . . 

Il  se  pencha  sur  elle  et  l'embrassa  de  nouveau  : 

—  Vous  êtes  une  ensorcelante  mignonne...  Qui  avez-vous 
vu,  cet  après-midi  ? 

—  Personne...  le  peintre... 

—  Le  peintre?...  Je  suis  sûr  qu'il  vous  fait  la  cour!... 

—  Pas  du  tout  ! . . . 

—  Pas  du  tout?...  Très  invraisemblable!  Tous  les  Français 
font  la  cour  à  toutes  les  femmes  ! . . . 

—  Mais  lui  est  trop  vieux  ! . . . 

—  Il  le  dit,  mais  c'est  coquetterie. 

—  D'ailleurs,  il  est  amoureux...  vous  savez  bien!...  de 
cette  Américaine,  Mrs.  Hockley. .. 

—  Je  sais...  Non,  il  n'est  pas  amoureux...  il  est  esclave... 
Il  la  déteste .  beaucoup  plus  qu'il  ne  l'aime...  Mais  elle  s'est 
emparée  de  lui...  Il  est  Français...  Elle  est  très  belle  et  très 
vicieuse... 

—  Très  vicieuse  ?. . . 

—  Oui... 

—  Vous  la  connaissez  donc? 

—  De  réputation.  Tout  le  monde  la  connaît,  de  réputa- 
tion... 

—  Je  veux  dire  :  vous  lui  avez  été  présenté? 

—  Non. 

—  Alors,  vous  lui  serez  présenté. 

—  Comment? 

—  EUe  viendra  ici.  J'ai  promis  de  l'inviter. 

—  Elle  vous  a  fait  demander  cette  invitation? 

—  Non.  Moi-même  j'ai  proposé... 

—  Miséricorde  ! . . .  pourquoi  ? 
Elle  réfléchit  avant  de  répondre  : 

—  Pour  faire  plaisir  au  peintre...  Et  aussi,  parce  que 
0  Sadao  san  désire  que  je  reçoive  beaucoup  d'Européennes... 


1 


POUR    VAINCRE  727 

Il  rit  et  l'embrassa  encore  : 

—  Petite  femme  obéissante  ! . . . 

Il  lutinait  les  bandeaux  gonflés  et  le  beau  catogan  noir  qui 
cédaient  avec  souplesse  sous  ses  doigts  câlins. 

—  Si  vous  aviez  conservé  l'incommode  coiffure  des  mous- 
més,  je  n'aurais  pas  la  douceur  de  toucher  ainsi  vos  cheveux... 
Cette  coiffure-ci  est  beaucoup  plus  favorable... 

Elle  le  regarda  par  la  fente  longue  des  paupières  demi- 
closes  : 

—  C'est  fait  exprès... 

Il  devenait  audacieux,  —  très  audacieux. 

—  Mitsou,  Mitsou  ! . . .  petit  rayon  de  miel  délicieux  ! . . . 
Elle  ne  résistait  pas  ;  mais  ses  bras  immobiles  pendaient  le 

long  de  son  corps,  et  ne  se  refermèrent  pas  sur  le  buste  de 
l'amant... 

—  Laissez-moi!  —  dit-elle  au  bout  d'une  minute.  —  Lais- 
sez-moi et  asseyez- vous  ici,  sagement!...  Je  veux  vous  faire 
un  peu  de  musique. . . 

Elle  ouvrit  le  piano,  fouilla  un  casier  : 

—  Je  veux  vous  chanter  une  chanson...  une  chanson  fran- 
çaise... toute  nouvelle...  Ecoutez  bien  les  paroles... 

Elle  préluda.  Ses  mains  touchaient  le  clavier  avec  une  sur- 
prenante adresse.  Elle  chanta,  s'accompagnant  d'un  jeu  sûr, 
assez  expressif.  Son  soprano,  très  grêle,  donnait  à  l'étrange 
mélodie,  une  valeur  de  mystère  et  d'irréalité... 

—  Il  m'a  dit  :  «  Cette  nuit  j'ai  rêvé.  J'avais  ta  chevelure  autour  de 
mon  cou.  J'avais  tes  cheveux  comme  un  collier  noir  autour  de  ma 
nuque  et  sur  ma  poitrine. 

«  Je  les  caressais,  et  c'étaient  les  miens;  et  nous  étions  liés  pour 
toujours  ainsi,  par  la  même  chevelure,  la  bouche  sur  la  bouche, 
ainsi  que  deux  lauriers  n'ont  souvent  qu'une  racine...  » 

Quand  il  eut  achevé,  il  mit  doucement  ses  mains  sur  mes  épaules, 
et  il  me  regarda  d'un  regard  si  tendre,  que  je  baissai  les  yeux  avec 
un  frisson... 

Il  avait  écouté  fort  attentivement. 

—  C'est  très  joli,  —  dit-il  avec  politesse. 

Pareil  à  tous  les  Anglais,  il  n'entendait  pas  grand'chose  à  la 
musique. 


728  LA     REVUE     DE     PARIS 

—  Très  joli...  —  répéta-t-il.  —  Et,  surtout,  vous  jouez  par- 
faitement bien. 

Elle  se  taisait,  les  mains  encore  posées  sur  le  dernier  accord. 
Il  jugea  nécessaire  de  marquer  une  curiosité  : 

—  Qui  a  fait  cela? 

Elle   nomma   le  poète   et  le  musicien.  Il  répéta  les  noms 
illustres  : 

—  Monsieur  Pierre  Louys  et  monsieur  Claude  Debussy... 
Ob!  c'est  réellement  une  chose  considérable... 

Il  s'était  levé.  Il  vint  derrière  elle,  et  se  pencha  pour  baiser 
la  nuque  d'ambre  pur. 

—  Vous  êtes  une  excellente  artiste... 
Elle  rit,  incrédule  et  modeste  : 

—  Je  suis  une  écolière  très  médiocre.  Je  ne  crois  pas  que 
vous  ayez  pu  goûter  le  moindre  plaisir  à  m'entendre. 

Il  protesta  : 

—  J'ai  goûté  beaucoup  de  plaisir.  Et  je  souhaite  que  main- 
tenant vous  chantiez  une  autre  chanson. 

Elle  se  fit  prier.  Il  insista  : 

—  Oui,  une  autre  chanson.,  et,  cette  fois,  une  chanson  japo- 
naise... 

Elle  tressaillit  légèrement.  Sa  voix  se  posa,  pour  répondre, 
après  un  court  silence  : 

—  Je  n'ai  pas  de  musique  japonaise  dans  mon  casier...  Et 
comment  pourrais-je,  sur  un  piano?... 

Il  sourit  : 

—  Prenez  votre  koto?.». 

Elle  leva  sur  lui  des  yeux  grands  ouverts  : 

—  Il  n'y  a  point  ici  de  koto. 

Il  cessa  de  sourire.  Il  était  Anglais,  peu  enclin  aux  rêveries 
et  aux  spéculations  de  la  pensée.  Mais  beaucoup  de  siècles 
civilisés  avaient  tout  de  même  affiné  sa  race.  Et  il  ne  passait 
pas  devant  les  spectacles  extraordinaires  de  la  vie  sans  en  aper- 
cevoir la  profondeur  et  le  mystère... 

Elle  avait  dit  :  «  Il  n'y  a  point  ici  de  koto  ».  Le  koto  est  une 
sorte  de  harpe,  très  ancienne  et  très  vénérable,  dont  l'usage  fut 
jadis  réservé  aux  plus  nobles  des  grandes  dames  japonaises  et 
aux  courtisans  du  premier  rang.  Née  comme  elle  était,  la  mar- 
quise Yorisaka  avait  certes  appris  le  koto  dès  sa  plus  tendre 


) 


POUR    VAINCUE  729 

enfance.  Et,  sans  nul  doute,  sa  jeunesse  s'était  assidûment 
employéeà  pincer  avec  l'ongle  d'ivoire  les  cordes  sonores.  Mais 
les  temps  modernes  étaient  venus.  Et  «  il  n'y  avait  plus  ici  de 
koto...   » 

Herbert  Fergan,  tout  à  coup,  secouant  sa  brève  songerie, 
baisa  une  fois  encore  la  nuque  de  sa  maîtresse. 

—  Mitsou,  petite  chose  aimée...  chantez  tout  de  même,  je 
vous  en  prie... 

Elle  consentit  : 

—  Je  chanterai...  Voulez-vous...  voulez-vous  une  tanka  très 
vieille?...  vous  savez,  une  tanka,  cette  ancienne  poésie  de  cinq 
vers  que  les  princes  et  les  princesses  d'autrefois  échangeaient 
entre  eux,  à  la  cour  du  Mikado  ou  du  Shogoun...  Celle-ci 
date  de  plus  de  mille  ans...  Je  l'ai  apprise  quand  j'étais  encore 
un  bébé...  Et  je  me  suis  amusée  à  la  traduire  en  anglais... 

Ses  doigts  coururent  sur  le  piano,  inventant  une  harmonie 
triste  et  bizarre.  Mais  elle  ne  chanta  pas,  d'abord.  Elle  semblait 
hésiter.  Et,  pour  l'engager  à  vaincre  cette  hésitation,  Fergan, 
une  fois  encore,  appuya  longuement  ses  lèvres  sur  le  cou  tiède 
et  duveté. 

Alors  la  voix  douce  murmura,  très  lente  : 

Le  temps  des  cerisiers  en  ileur 

N'est  pas  encore  passé. 
Maintenant  cependant  les  fleurs  devaient  tomber. 
Pendant  que  l'amour  de  ceux  qui  les  regardent 

Est  à  son  extrême  exaltation. 

La  chanteuse  s'était  tue,  et  demeurait  immobile.  Herbert 
Fergan,  debout  tout  près  d'elle,  allait  la  remercier  d'un  nou- 
veau baiser... 

À  cet  instant,  quelqu'un  parla  au  fond  du  salon  : 

—  Mitsouko,  pourquoi  chantez-vous  ces  petits  refrains 
absurdes  ? 

Herbert  Fergan  se  redressa  soudain,  une  sueur  aux  tempes. 
Le  marquis  Yorisaka,  silencieusement,  était  entré... 
Avait-il  vu?...  qu  avait-il  vu?... 
Rien,  sans  doute.  Il  parla,  absolument  calme  : 

—  Mitsouko,  vous  dînerez  avec  nous,  ce  soir? 

Elle  s'était  levée.  Elle  répondit,  le  regard  fixé  au  sol  : 


H 


73o  LA     REVUE     DE     PARIS 


—  Je  suis  très  lasse.  Je  désirerais,  en  effet,  si  cela  ne  vous 
contrarie  pas,  être  servie  chez  moi... 

—  Comme  il  vous  plaira... 

Elle  était  sortie.  La  porte,  sans  bruit,  avait  glissé  dans  sa 
rainure.  Herbert  Fergan  respira  avec  effort,  et  passa  sa  main 
sur  son  front... 

Amical  et  insinuant,  Yorisaka  Sadao  fit  quatre  pas  et  s'ac- 
couda au  piano  : 

—  Kimi,  nous  dînerons  donc  en  tête  à  tête...  Et  nous  cau- 
serons... 

Il  s'interrompit,  plongea  son  regard  au  fond  des  yeux  de 
l'Anglais  : 

—  Nous  causerons...  j'ai  beaucoup  d'enseignements  à  rece- 
voir encore  de  vous. . .  beaucoup  de  conseils  à  vous  demander... 
Il  ne  faut  pas,  il  ne  faut  pas  que  nous  recommencions  la 
bataille  du  10  août...  Vous  ne  refuserez  pas  à  un  allié... 

Herbert  Fergan  baissa  le  front.  Ses  joues  rasées  rougirent. 
Et,  docilement,  il  commença  de  parler  : 

—  Le  10  août...  le  10  août,  vous  avez  été  timides...  très 
timides...  Vous  ne  saviez  pas,  vous  ne  sentiez  pas  que  vous 
étiez  les  plus  forts...  Vous  n'avez  pas  eu  foi  en  vous..  Et  vous 
vous  êtes  battus  comme  des  gens  qui  ont  peur  de  la  défaite  :  trop 
sagement,  trop  habilement...  de  trop  loin.  Pour  vaincre  sur 
mer,  il  faut  d'abord  se  préparer  avec  méthode  et  prudence,  puis 
se  ruer  avec  fureur  et  folie.  Ainsi  firent  Rodney,  Nelson,  et  le 
Français  Suffren...  Par  conséquent,  pour  la  conduite  du  feu... 


XII 

La  porte,  sans  bruit,  avait  glissé  dans  la  rainure.  Et  la  mar- 
quise Yorisaka  était  sortie... 

Hors  du  salon,  elle  s'arrêta.  Elle  écouta,  attentive. 

Les  voix  d'Herbert  Fergan  et  du  marquis  Yorisaka  se  répon- 
daient en  phrases  paisibles.  A  travers  la  cloison  mince,  des 
noms  historiques  passèrent,  —  Rodney,  Nelson,  Suffren... 

La  marquise  Yorisaka,  d'un  geste  lent,  toucha  du  bout  de 
ses  doigts  ses  deux  tempes.  Puis,  marchant  à  pas  muets,  elle 
s'éloigna  de  la  cloison. 


r" 


POUR    VAINCRE  73l 

La  chambre  attenant  au  salon  n'était  qu'un  cabinet  étroit, 
vide  de  meubles.  La  marquise  Yorisaka  traversa  ce  cabinet, 
traversa  la  pièce  qui  lui  faisait  suite,  et  parvint  à  l'aile  extrême 
du  logis. 

Là,  un  couloir  presque  obscur  s'allongeait  entre  deux  pan- 
neaux de  papier  uni,  sous  des  frises  ajourées.  Au  fond,  deux 
portes  à  coulisse  se  faisaient  face. 

La  marquise  Yorisaka  fit  glisser  la  porte  de  gauche. 

Une  sorte  d'alcôve  était  derrière  cette  porte,  une  alcôve,  de 
simple  bois  blanc,  finement  menuisé,  mais  absolument  nu.  Le 
plafond,  très  bas,  montrait  ses  solives;  le  plancher,  ses  tatamis 
couleur  de  paille  fraîche.  Trois  grands  châssis  de  papier 
grenu  tenaient  lieu  de  fenêtres  et  de  vitres.  Et  dans  un  coin, 
devant  une  toilette  de  poupée  posée  à  même  le  sol  et  sur- 
montée d'un  miroir  a  cadre  de  laque,  un  coussin  de  velours 
noir  figurait  Tunique  siège  où  l'on  pût  s'asseoir,  —  mieux  : 
s'agenouiller,  —  s'agenouiller  à  la  japonaise... 

Debout  sur  le  seuil,  la  marquise  Yorisaka  frappa  deux  fois 
dans  ses  mains.  Et  deux  servantes  accoururent. 

11  n'y  eut  point  de  paroles  prononcées.  Bouches  closes,  les 
mousmés  se  prosternèrent  d'abord,  et  déchaussèrent  la  mai- 
tresse.  Puis,  prestement,  elles  la  dévêtirent,  ôtant  le  corsage 
de  dentelle  qui  glissa  vite  le  long  des  bras  poudrés,  ôtant  la 
jupe  de  moire  et  les  jupons  de  soie,  ôtant  le  corset,  ôtant  la 
chemise,  ôtant  les  bas  d'Europe,  qui  n'ont  point  de  doigts 
comme  les  bas  nippons. . . 

Toute  nue,  la  marquise  Yorisaka  s'enveloppa  d'un  kimono  à 
ramages,  mit  ses  pieds  dans  des  sandales  à  brides  d'étofFe,  et, 
quittant  l'alcôve  de  bois  blanc,  qui  était  sa  chambre  person- 
nelle et  intime,  s'en  fut  se  baigner  dans  une  cuve  d'eau  brû- 
lante, comme  font  toutes  les  femmes  du  Japon,  chaque  soir, 
un  peu  avant  le  coucher  du  soleil. . . 

Puis  elle  revint.  Elle  laissa  tomber  son  kimono.  Elle 
repoussa  ses  sandales.  Et  les  servantes  lui  tendirent  trois  robes 
de  crêpe  léger,  trois  robes  japonaises  à  grandes  manches,  toutes 
trois  bleu  de  nuit,  toutes  trois  sobrement  ornées  d'une  seule 
rosace,  bizarre  et  hiératique,  le  mon,  —  le  blason... 

Habillée,  la  marquise  Yorisaka  s'agenouilla  devant  son 
miroir.  Les  robes  s'évasaient  comme  il  sied,  h1  obi  les  ceintu- 


732  LA     REVUE     DE     PARIS 

rait  largement  de  son  nœud  magnifique.  A  deux  mains,  le 
catogan  fut  saisi,  relevé,  refait,  épanoui  en  coques  brillantes, 
piqué  de  longues  épingles  d'or  et  d'écaillé.  La  marquise  Yori- 
saka  se  redressa,  marcha  un  moment  par  la  chambre,  sortit 
dans  le  couloir  demi-obscur...  Et  soudain,  frappant  encore 
dans  ses  paumes,  elle  ouvrit  la  porte  de  droite. 

Une  autre  chambre  apparut,  pareille  exactement  à  la 
chambre  de  gauche  :  mêmes  panneaux  de  bois  blanc  et  nu, 
mêmes  châssis  de  papier  diaphane,  mêmes  solives  et  mêmes 
tatamis.  Mais,  au  lieu  d'une  toilette  et  d'un  miroir,  deux  taber- 
nacles minuscules  flanquaient  un  autel  de  cèdre  poli,  sur  lequel 
s'alignaient  des  tablettes  d'ancêtres. 

Toujours  silencieuse,  la  marquise  Yorisaka  se  prosterna 
d'abord  correctement  devant  les  tablettes,  et  demeura  plusieurs 
minutes  les  mains  à  plat  sur  le  sol,  et  le  front  heurtant  les 
nattes. 

Puis  elle  s'agenouilla  sur  un  coussin  et  prit  une  sorte  de 
harpe  qu'une  servante,  empressée,  apportait  entre  ses  bras... 

Une  musique  naquit,  lugubre  et  lente,  dont  le  rythme  ni 
Tharmonie  ne  ressemblaient  en  rien  aux  harmonies  ni  aux 
rythmes  de  l'Occident.  Des  sons  mystérieux  se  succédèrent  et 
se  mêlèrent,  des  phrases  sans  commencement  ni  fin  s'ébau- 
chèrent, des  rêveries,  des  tristesses,  des  plaintes  lamentables 
frémirent,  parmi  d'étranges* grincements  sinistres,  qui  rappe- 
laient le  bruit  des  bises  d'hiver  et  le  cri  des  oiseaux  nocturnes. 
Sur  tout  cela,  une  mélancolie  désespérée  planait... 

Agenouillée  à  la  mode  antique  dans  la  salle  de  ses  ancêtres, 
la  marquise  Yorisaka  jouait  du  koto... 

CLAUDE     FARRERE 

(A  suivre.) 


r 


LE  PÈRE  TALON 


Nicolas  Talon  naquit  à  Moulins  le  3i  août  i6o5  et  entra 
au  noviciat  des  Jésuites  le  9  octobre  1621.  Après  quelques 
années  consacrées  à  l'enseignement,  il  fut  appliqué  à  la  prédi- 
cation et  aux  missions  des  camps.  En  cette  qualité,  il  voyagea, 
notamment  en  Angleterre  et  en  Hollande.  En  1687,  il  entra 
au  service  de  la  maison  de  Condé  où  il  conserva  des  attaches 
jusqu'à  sa  mort.  Pendant  vingt  ans  (de  16^7  à  1666),  il  fut 
le  professeur  du  prince  de  Conti  et,  dans  les  dernières  années 
de  la  vie  de  ce  prince,  il  contribua  à  l'incliner  vers  la  théo- 
logie et  les  bonnes  œuvres.  Il  obtint  ensuite  de  rentrer  dans 
la  vie  de  communauté  et  fut  réintégré  au  collège  de  Clermont, 
à  Paris,  qu'il  ne  quitta  plus.  Absorbé  par  ses  occupations 
diverses  et  par  ses  fonctions  d'aumônier  des  prisons,  il  fut 
honoré,  de  la  part  du  prince  de  Condé,  d'une  bienveillance  toute 
particulière  qui  s'accrut  à  mesure  que  grandissait  l'influence 
des  Jésuites  dans  la  maison.  Il  mourut  à  Paris,  à  l'âge  de 
quatre-vingt-cinq  ans,  le  29  mars  1691. 

(îette  longue  carrière  n'offrit  pas  des  événements  considé- 
rables. A  parcourir  la  correspondance  que  le  Père  Talon 
échangea  avec  Condé,  on  serait  tenté  parfois  de  le  prendre  pour 
un  simple  bouffon.  Il  fut  pourtant  une  des  grandes  person- 
nalités de  l'ordre  des  Jésuites  au  xvuc  siècle,  l'un  de  ses 
écrivains  les  plus  goûtés  et  Tune  de  ses   hautes  influences  : 


1 


7*34  LA     REVUE     DE     PARIS 

les  lettres  pittoresques  qu'il  écrivait  pour  divertir  le  prince 
sont  le  tableau  le  plus  vivant  de  la  mainmise  des  Jésuites  sur 
T ancien  libertin. 

Les  œuvres  du  Père  Talon  ne  peuvent  le  mettre  sur  le  pied 
de  Bourdaloue  ou  de  Malebranche,  ses  illustres  contemporains. 
11  publia  un  certain  nombre  d'ouvrages  d'édification  ou  d'ha- 
giographie, des  commentaires  et  des  discours.  Sa  Vie  de  Saint 
François  de  Sales  et  ses  Peintures  chrétiennes  ne  diffèrent  pas 
sensiblement  des  manuels   d'édification   de  tous   les   temps. 
Cependant,   déjà  y  perce  la  physionomie  originale  de  notre 
héros.  La  Compagnie  de  Jésus   impose  à  ses  membres  une 
manière  d'être  uniforme  et  quasi  impersonnelle  dont  une  cor- 
rection un  peu  froide  est  le  trait  essentiel  ;  mais  il  s'y  rencontre 
des  exceptions,  et  le  Père  Talon  en  fut  une. 

Etait-il  cocasse  de  naissance?  Sa  vie  indépendante  et  peut- 
être  quelque  roublardise  volontaire  ajoutèrent-elles  à  la  nature? 
Toujours  est-il  qu'une  bonhomie  bouffonne  caractérise  avant 
tout  son  talent.  Il  nous  apparaît  comme  une  sorte  de  saint 
François  de  Sales,  dépourvu  de  génie,  de  mesure  et  de  style, 
et  dont  la  naïveté  se  hasarde  intrépidement  dans  les  images 
les  plus  étranges  et  parmi  les  réflexions  les  plus  hétéroclites. 
Ses  Peintures  flétrissent  le  siècle,  «  cloaque  rempli  des  plus 
sales  ordures  qui  soient  en  toute  la  nature  »  ;  les  désirs  impurs 
qui  «  comme  autant  de  corbeaux  ne  se  plaisent  que  dessus  les 
charognes  »;  l'orgueil,  «  cette  exhalaison  puante  »  ;  la  gour- 
mandise, qui  rend  l'homme  «  plus  puant  que  les  bêtes  et  le 
met  en  un  état  où  il  se  faut  souvent  boucher  le  nez  pour  en 
supporter  les  approches  »,  et,  d'une  manière  générale,  tous  les 
vices  capables  de  mener  l'homme  à  la  damnation,  dont  les 
supplices  nous  sont  décrits  avec  une  abondance  effroyable. 

L'Histoire  Sainte  de  notre  auteur  eut  de  nombreuses  éditions 
et  fut  traduite  en  anglais  et  en  italien.  «  Persuadé  que  beau- 
coup de  personnes  ne  pouvaient  plus  goûter  l'ancienne  et 
majestueuse  simplicité  des  Ecritures  »,  le  Père  Talon  se  pro- 
posa bonnement  de  les  remettre  à  la  mode  et  de  rédiger  «  une 
histoire  des  Juifs  qui  fût  à  la  fois  édifiante  et  agréable  ».  Depuis 
la  création  du  monde  inclusivement,  il  n'est  matière  délicate  ou 
mystérieuse  que  le  Père  Talon  n'ait  éclaircie  avec  autant  de 
bonne  grâce  que  de  bienséance.  Ce  «  petit  labyrinthe  »  qu'est 


r 


LE     PÈRE     TALON  735 

notre  corps  n'a  rien  qui  l'embarrasse,  et  il  nous  explique  à 
merveille  comment  «  le  cœur,  quoique  monarque  et  souverain 
de  cet  empire,  ne  dédaigne  pas  de  s'unir  avec  le  foie  ».  Pour- 
quoi le  malheureux  Adam,- notre  père,  n'cntendit-il  pas  les 
excellentes  paroles  de  notre  auteur?  «  Adam,  prenez  donc  garde 
à  cette  femme;  pour  moi,  je  pense  l'avoir  comme  entrevue 
derrière  un  arbre  et  il  me  semble  même  que  je  l'ai  ouïe  parler 
à  un  serpent.  Et  voilà  qu'elle  vient  tout  effarée...  Adam, 
avancez-vous  et  voyez  un  peu  ce  qu'elle  a  :  que  si  vous  désirez 
savoir  la  vérité,  croyez  tout  le  contraire  de  ce  qu'elle  vous 
dira.  » 

Ne  nous  arrêtons  pas  à  3\oé,  «  ce  pauvre  homme  que  toutes 
les  eaux  du  monde  et  du  déluge  n'avaient  pu  surmonter  »  et 
qui  finit  «  noyé  dans  un  verre  de  vin  »,  ni  à  l'allégresse  d'Abra- 
ham qui,  âgé  de  quatre-vingt-dix-neuf  ans  et  avisé  de  la  nais- 
sance prochaine  d'Isaac,  «  se  sentit  surpris  d'une  amoureuse 
défaillance  qui  le  jeta  par  terre  ».  Mais  quel  drame  que  la  nais- 
sance d'Esaù  et  de  Jacob  !  «  Voilà  Rébecca  qui  est  grosse  et 
prête  d'accoucher;  ce  ne  sont  que  douleurs  et  que  tranchées, 
et  il  semble  que  ses  flancs  soient  une  mer  grosse  de  foudres  et 
un  champ  de  bataille  où  deux  petits  athlètes  se  font  une  guerre 
intestine  qui  ne  peut  finir  que  par  le  meurtre  de  la  mère  ou 
par  la  mort  de  ses  enfants.  Quel  supplice!  dit  cette  pauvre 
femme;  quelles  attaques!  quel  tourment!  »  Et  cet  événe- 
ment inspire  l'écrivain  :  «  On  porte  les  enfants  dans  son 
sein  comme  la  mer  fait  les  poissons  au  milieu  des  orages; 
on  les  enfante  comme  l'ambre  et  les  perles  parmi  les  tempêtes 
et  les  éclairs.  On  les  nourrit  comme  le  pélican  avec  les  larmes 
et  le  sang,  et  après  toutes  ces  peines  et  ces  soins,  ce  sont 
souvent  des  loups  et  des  vipères  qui  n'ont  des  dents  et  des 
griffes  que  pour  ronger  jusqu'aux  os  de  leurs  parents  ». 

Emu  des  dangers  que  la  femme  fait  courir  à  l'homme,  le 
Père  Talon  pousse  jusqu'à  la  misogynie  son  courage  à 
dénoncer  les  périls  de  la  chair  :  «  C'est,  nous  dit-il  volontiers, 
un  étrange  embarquement  que  celui  du  mariage  où  d'ordi- 
naire l'amour  et  l'intérêt  servent  de  voiles  et  oii  ensuite  les 
plus  noires  passions  tiennent  les  rames  pour  aborder,  après 
mille  débris,  mille  tempêtes  et  mille  orages,  dans  le  sein  de  la 
mort...  » 


736  LA     REVUE     DE     PARIS 

L'Histoire  Sainte  du  Père  Talon  ne  comprend  pas  moins  de 
quatre  énormes  yolumes  in-folio.  —  «  Tous  nos  grands 
et  petits  moines,  écrivait-il  plus  tard  à  Condé,  se  disaient  à 
l'envi  :  Comment  est-ce  que  cet  homme  qu'on  n'a  jamais  vu 
étudier,  ni  écrire,  a  pu  faire  cela?  »  C'est  que  le  bon 
Père,  contre  toutes  les  méthodes  de  l'illustre  Compagnie, 
écrivait  d'abondance,  au  hasard,  multipliant  selon  son  humeur, 
les  digressions  et  les  commentaires.  Telle  quelle,  l'œuvre  du 
Père  Talon  est  un  succès  énorme.  Non  seulement  les  éditions 
s'en  multiplièrent,  mais  la  considération  qu'elle  acquit  à  son 
auteur  lui  valut  d'être  chargé  de  diverses  tâches  honorables  et 
importantes,  telles,  par  exemple,  que  de  prononcer  l'oraison 
funèbre  du  roi  Louis  XIII  dans  l'église  Saint-Germain- 
l'Auxerrois.  La  sœur  du  feu  roi,  Christine  de  France,  duchesse 
de  Savoie,  lui  voulait  du  bien  et  acceptait  l'hommage  de  ses 
productions.  Et  il  est  bien  possible  que  la  «  Description  de  la 
Pompe  funèbre  du  prince  de  Condé,  faite  au  collège  des 
Jésuites  de  Paris  »  et  rédigée  par  le  Père  Talon,  ait  été 
le  point  de  départ  de  ses  relations  avec  le  vainqueur  de 
Rocroy. 


Les  archives  de  Chantilly  contiennent  un  nombre  considé- 
rable de  lettres  du  Père  Talon  à  Coudé.  Le  bon  Père  professait 
un  dévouement  sans  bornes  pour  la  maison  de  Condé,  et  il  ne 
se  lasse  pas  d'en  multiplier  l'expression  dans  les  formes  les 
plus  variées,  tour  à  tour  ou  à  la  fois  touchantes  et  baroques. 
Quand  le  roi,  à  la  fin  de  l'année  1667,  se  décide,  pour  la  nou- 
velle campagne,  à  faire  appela  Condé  et  au  duc  d'Enghien,  le 
Père  Talon  écrit  :  «  Tout  mon  souhait  serait  d'aller  servir  dans 
votre  armée  en  qualité  de  mestre  de  camp  des  aumôniers  qui 
y  seront  en  chaque  régiment.  J'assure  S.  A.  S.  que  je  les  con- 
duirais encore  de  bon  cœur  dans  les  tranchées  et,  s'il  est 
besoin,  jusqu'auprès  des  murailles  des  villes  que  vous  assié- 
gerez, et  que  j'y  conduirais  les  mineurs  ou  ceux  qui  iront 
à  l'escalade  \  » 

1.  Le  Père  Talon  à  Condé,  3  septembre  1667  {Archives  de  Chantilly]. 


LE     PÈRE     TALON  787 

Le  prince  a-t-il  «  une  légère  atteinte  de  ses  gouttes  »  : 
aussitôt,  écrit  le  Père  Talon,  «  j'eus  ma  part  dès  le  même  jour, 
ayant  ressenti  sur  le  soir  une  douleur  assez  aiguë  dans  un 
genou,  ce  qui  m'oblige  encore  maintenant  d'aller  de  temps 
en  temps  à  cloche-pied  ».  Aussi,  conclut-il,  «  quand  vous 
aurez  la  moindre  attaque  de  goutte,  vous  n'enverrez  pas  la 
mettre  dans  le  genou  qui  me  reste,  car  de  l'honneur  que  je 
suis,  je  lui  donnerai  tant  d'exercice  qu'enfin  je  la  lasserai  ». 

La  correspondance  du  Père  Talon  intéressait  Condé,  que  la 
maladie  retenait  loin  des  champs  de  bataille.  Par  Gour ville, 
Ricous  et  les  gentilshommes  de  la  maison,  Condé  apprenait 
les  nouvelles  de  la  Cour,  les  résolutions  du  roi  et  des  ministres. 
Par  l'incomparable  Bourdelot,  il  était  tenu  au  courant  des 
découvertes  les  plus  récentes  touchant  à  la  médecine  et  aux 
sciences.  Dans  ce  bureau  d'informations,  le  Père  Talon  avait 
son  rôle.  Il  était  depuis  i65i,  comme  il  disait,  ce  le  grand 
vizir  »  des  prisons  de  Paris.  Son  royaume,  ainsi  qu'il  l'appe- 
lait plaisamment,  avait  «  pour  limites  le  fort  l'Evêque  et 
Saint-Eloi,  les  Châtelets  et  la  place  de  Grève  ».  Il  déploya 
pendant  quarante  années  un  zèle  pieux  et  une  grande  activité 
à  améliorer  l'âme  et  à  soulager  le  corps  des  «  coupe-bourses, 
assassins,  filous  et  autres  chenapans  »  qui  formaient  sa  clien- 
tèle. 

Un  gentilhomme  genevois,  nommé  Aimé  du  Foncet,  fut 
condamné,  pour  assasinat,  «  à  être  mis  sur  la  roue  en  Grève  et 
y  recevoir  onze  coups  vifs,  et  être  laissé  sur  la  même  roue 
pour  y  expirer  quand  il  plairait  à  Dieu  ».  Ce  qui  fut  fait  à 
quatre  heui'es  du  soir.  Jaloux  de  leurs  privilèges,  les  docteurs  de 
Sorbonne  lui  avaient  refusé  la  permission  d'être  assisté  sur  le 
lieu  du  supplice  par  le  Père  Talon,  comme  il  le  demandait.  Il 
passa  la  nuit  à  pousser  des  «  cris  de  vengeance  et  d'exécra- 
tion »,  qui  faisaient  peur  aux  assistants.  Pour  faire  cesser  le 
scandale,  on  appela  à  cinq  heures  du  matin  le  religieux.  En 
l'apercevant,  le  misérable  s'écria  :  «  Voilà  mon  bon  père  des 
prisonniers  et  des  misérables;  mon  bon  père,  secourez-moi  ». 
Le  Père  «  se  jeta  sur  lui,  le  baisa  et  demeura  quelque  temps 
sur  son  visage  ».  Et  puis,  haranguant  tour  à  tour  le  peuple  et 
l'agonisant,  il  transforma  cette  scène  d'agonie  en  une  incro- 
yable scène  d'édification.  A  huit  heures,  sur  sa  prière,  vingt 
i5  Décembre  1908.  5 


738 


LA     REVUE     DE     PARIS 


mille  personnes  s'agenouillèrent  et,  à  sa  voix,  entonnèrent  le 
Veni  Creator.  A  chaque  verset,  il  y  avait  une  pause  pendant 
laquelle  le  religieux  exhortait  le  misérable  à  avouer  ses  péchés, 
Tessuyant  et  le  soulageant,  «  tantôt  en  le  baisant,  tantôt  en 
essuyant  son  visage,  tantôt  en  lui  mettant  quelque  linge  sous 
la  tête  et  sous  les  reins  »,  ou  en  lui  faisant  tomber  quelques 
gouttes  d'eau  sur  la  langue,  malgré  la  sentence  qui  interdisait 
cet  adoucissement. 

A  midi,  le  Père  Talon  obtint  la  permission  de  lui  donner 
quelques   cuillerées  d'eau  et  de  vin,   et  il  «  obligea  tout  le 
peuple  à  redoubler  ses  cris  et  ses  prières  pour  obliger  Dieu  à 
continuer  ses  grâces  sur  le  patient,  qui  paraissait  comme  un 
ange  sur  la  roue,  sans  oser  dire  mot  que  pour  répondre  à  ce 
qu'on  lui  disait  ».  A  deux  heures,  «  au  milieu  d'un  peuple 
effroyable  »,  le  misérable  avouait  ses  crimes  publiquement  et 
demandait  pardon  «  à  Dieu  et  à  la  justice  ».  A  quatre  heures, 
les  plaies  s'ouvrirent  ;  le  Père  Talon  les  essuya  avec  des  mou- 
choirs que  tout  le  monde  lui  jetait,  et  comme  quelques  plaintes 
échappaient  au  supplicié  et  qu'il  criait   «  Cruauté!   »,  il  le 
harangua  fortement  et,  levant  la  main  et  son   crucifix,  lui 
défendit  de  laisser  échapper  aucune  plainte   :  «  Quand  vos 
douleurs  redoubleront  et  vous  obligeront  de  crier,  au  lieu  de 
crier  Cruauté!  je  vous  commande  de  crier  :  Miséricorde,  mon 
Dieu,   miséricorde!   »  Et  tel  était  son  ascendant  que   l'autre 
obéit  et  qu'avee  lui,  tout  le  peuple  cria  :  «  Miséricorde,  mon 
Dieu,  miséricorde!  »  Les  toits  même  et  les  cheminées  étaient 
couverts  de  monde,  depuis  la  rivière  jusqu'au  haut  de  la  rue 
de  la  Verrerie.  Et  soudain,  les  cordes  qui  lui  entraient  dans  la 
chair  ayant  arraché  au  misérable  cette  plainte  :  «  Mon  Père, 
mes  cordes,  mes  cordes!  »  le  Père  lui  désigna  les  clous  avec 
lesquels  Jésus-Christ  était  attaché  à  la  croix,  et  répondit  d'un 
même  son  de  voix  :  «  Mon  fils,  mes  clous,  mes  clous,  mes 
clous  ».  Cela  fit  plus  d'impression  sur  l'esprit  du  peuple  que 
n'eussent  fait  mille  sermons.  Le  silence  dès  lors  augmenta  tel- 
lement qu'on  eût  cru    que  la  Grève    était  changée  en  une 
grande  chapelle  et  qu'on  montrait  au  peuple  le  crucifix  pen- 
dant la  Passion  du  Vendredi-Saint. 

Et,  de  ce  moment  jusqu'à  la  fin,  ce  fut  le  spectacle  le  plus 
édifiant.   Dans  une  confession  publique,  l'infortuné  fit  pro- 


r" 


LE    PÈRE     TALON  ^3^ 


fession  de  foi  catholique  pour  démentir  le  bruit  qui  courait 
qu'il  mourait  hérétique.  Et  le  Père  Talon,  «  mettant  la  main 
sur  ses  blessures  et  la  tenant  toute  dégouttante  de  sang  », 
souhaita  écrire  sur  la  roue  sa  confession  pour  confondre  les 
calomniateurs.  A  huit  heures  du  soir,  on  apprit  que,  bien 
que  le  criminel  parût  capable  de  vivre  encore  quatre  ou 
cinq  jours,  la  Cour  voulait  bien  lui  accorder  la  grâce  d'être 
étranglé  avant  neuf  heures.  Le  Père  Talon,  «  le  baisant  tout 
baigné  de  ses  larmes  et  le  front  et  les  mains  marquées  de 
son  sang  »,  lui  annonça  l'heureuse  nouvelle.  De  nouveau, 
toute  la  foule  s'agenouilla,  cependant  que  le  religieux  récitait 
en  français,  pour  être  entendu  de  tous,  les  prières  des  agoni- 
sants. Et  tel  était  son  ascendant  que  tout  à  coup,  à  la  stupé- 
faction universelle,  on  vit  le  patient  sourire  et  regardant  son 
confesseur  :  «  Qu'avez-vous  à  dire?  interrogea  le  Père.  — 
C'est,  lui  répondit  l'autre,  que  je  suis  content.  »  Toute  la 
foule  fondit  en  larmes  et,  grosse  peut-être  de  quarante  mille  per- 
sonnes, s'unit  au  supplicié  dans  un  suprême  acte  de  contri- 
tion. Mais  déjà  le  bourreau  apparaissait  sur  la  roue  et  passait 
la  corde  au  cou  du  patient  :  «  Je  donne,  dit-il,  de  tout 
mon  cœur  ce  qui  me  reste  de  vie  et  de  soupirs  à  Jésus  et  à 
Marie  »,  ce  que  disant  cinq  ou  six  fois  et  criant  tant  qu'il 
pouvait  :  «  0  Jésus,  ô  Marie  »,  il  expira  presque  au  même 
moment. 

Le  Père  Talon  avait  acquis  dans  ses  fonctions  une  belle 
endurance  et  il  n'était  pas  facile  à  émouvoir.  Lui-même  le 
reconnaissait  philosophiquement.  Condé  aimait  les  faits  divers. 
Le  Père  Talon  les  lui  conte  avec  une  parfaite  bonne  humeur. 

L'histoire  d'un  jeune  homme  trente-quatre  fois  marié,  celle 
d'une  jeune  femme  meurtrière  de  douze  enfants  en  bas  âge, 
celle  d'une  autre  qui  mangea  la  moitié  du  nez  de  son  mari, 
la  pendaison  par  les  aisselles  d'un  enfant  de  dix  ans,  <(  le 
supplice  d'un  jeune  homme  de  soixante-dix-huit  ans  qui 
s'est  échappé  de  la  chaîne  »,  défraient  sa  chronique.  Quand 
les  assassinats,  catastrophes  et  supplices  se  succèdent,  ((  je 
me  consolerai  plus  facilement  de  tout  cela,  écrit-il  paisible- 
ment, que  de  ce  que  mande  le  Père  Pommereau  ».  Qu'on 
Casse  les  têtes  «  ou  pour  le  moins  les  bras  et  les  jambes  », 
tout  cela  ne  saurait  le  troubler  :  son  «  ancien  compère  le  bour- 


"1 


y^O  LA     REVUE     DE     PARIS 

reau  »  n'est-il  pas  «  l'un  des  hommes  du  monde  le  plus  plaisant 
et  des  plus  érudits  de  son  métier?  car  il  promet  à  tous  ceux 
qui  passent  par  ses  mains,  c'est-à-dire  à  tous  ceux  qu'il  déca- 
pite ou  qu'il  pend  ou  qu'il  roue,  de  ne  leur  point  faire  de 
mal  ».  Et  quand  il  fait  «  de  bonnes  vendanges  »,  le  seul  souci 
du  bon  Père  est  de  faire  auparavant  «  d'assez  bonnes  moissons». 
Un  malheureux  avait  été  enterré  vif;  en  le  déterrant,  le  fos- 
soyeur lui  creva  le  ventre  d'un  coup  de  hoyau  :  «  cet  homme 
vécut  encore  quelques  heures,  après  lesquelles  il  mourut  si 
bien  qu'il  est  encore  à  revenir  ».  Le  Père  Commire  en  fit  une 
pièce  de  vers  latins  que  le  Père  Talon  communiqua  au  prince. 

Scrrepoulet,  Limaçon  et  Coquelicot,  trois  enfants,  âgés  de 
treize  à  dix-huit  ans,  étaient  les  fils  «  d'un  fameux  filou  qui 
fut  pendu,  il  y  a  six  semaines,  sur  le  pont  Saint-Michel  »  et, 
depuis  trois  ans,  ils  écumaient  les  foires  de  Paris  en  y  faisant 
le  métier  de  «  coupe-bourse  ».  Mais  ils  prétendirent  devenir 
gens  de  bien  et  une  bonne  dame  les  emmena  au  Père  Talon 
pour  lui  demander  de  les  y  aider.  De  quels  développements 
cette  vocation  eût  été  le  prétexte  pour  Rousseau,  un  siècle 
plus  tard!  Le  Père  Talon  se  contente  de  trouver  les  petits 
filous  ce  les  trois  plus  jolies  créatures  du  monde  ».  11  les  confie 
pour  les  moraliser  à  un  Père,  <(  qui  a  autrefois  joué  des  gobe- 
lets dans  les  cabanes  des  Hurons  où,  par  ce  moyen,  il  tâchait 
de  les  attirer  et  de  les  convertir  ».  Et  on  les  met  dans  un 
monastère  où,  s'ils  persévèrent  dans  leurs  vocations,  ils  pour- 
ront devenir  frères  convers.  Dans  tous. les  cas,  «  pendant  leur 
noviciat,  qui  durera  deux  ou  trois  ans,  ils  seront  si  bien 
enfermés  qu'ils  ne  pourront  pas  s'échapper  et  seront  fort  bien 
étrillés  s'ils  manquent  à  leur  devoir  ». 

Reconnaissons,  à  ce  propos,  la  supériorité  de  la  méthode  du 
Père  Talon  sur  celle  de  Rousseau  :  Emile  et  Sophie  tournèrent 
assez  mal;  Serrepoulet,  Limaçon  et  Coquelicot  firent  «  des 
miracles  dans  la  religion  où  nous  les  avons  plantés  et  où  je 
prie  Dieu  qu'il  les  conserve  ».  Et  Serrepoulet  goûta  si  vive- 
ment la  satisfaction  d'être  homme  de  bien  qu'il  donna  les 
indications  suffisantes  pour  qu'on  tirât  également  de  leur  vie 
de  perdition  ses  deux  sœurs,  mademoiselle  Marotte,  âgée  de 
dix-sept  à  dix-huit  ans,  et  mademoiselle  Lèchefrite,  âgée  de 
vingt-huit  ans,  «  qui  a  un  petit  garçon  de  neuf  à  dix  ans,  qui 


LE     PÈRE     TALON  7 4l 

s'appelle  Gripetout  et  dont  le  père  et  le  grand-père  ont  été 
pendus  en  Grève  depuis  huit  ou  dix  mois  *  ». 

Dût  cette  désinvolture  rendre  les  lecteurs  plus  indulgents 
pour  la  sensiblerie  du  siècle  d'après,  il  faut  bien  constater 
qu'elle  était  le  ton  ordinaire  du  dix-septième.  On  refusait  aux 
bêtes  la  faculté  de  soufTrir  et  il  n'y  avait  pas  beaucoup  plus 
de  commisération  pour  les  gens.  Les  pratiques  judiciaires  du 
temps  fournissaient  un  sujet  classique  de  macabres  plaisan- 
teries. La  torture  —  c'est  le  doux  Racine  qui  nous  le  rappelle 
dans  les  Plaideurs  —  était  un  spectacle  capable  de  faire  passer 
une  heure  ou  deux.  Et  les  innombrables  pendaisons  qui  sui- 
virent les  émeutes  de  Bretagne  ne  firent  pas  sourciller  madame 
de  Sévigné. 


Malgré  l'intérêt  que  pouvait  prendre  le  grand  Gondé  aux 
aventures  de  Coquelicot  et  de  Lèchefrite,  on  peut  supposer 
que  le  bon  Père  n'eût  pas  inondé  Chantilly  de  ses  messages, 
au  point  d'en  charger  dans  les  cas  urgents  jusqu'à  madame  la 
duchesse  d'Enghien  elle-même,  s'il  n'avait  pas  eu  à  commu- 
niquer au  prince  des  nouvelles  plus  importantes.  La  plupart 
des  lettres  du  P.  Talon  conservées  à  Chantilly  sont  comprises 
entre  les  années  1677  et  i685  :  c'est  la  période  pendant 
laquelle  le  duc  de  Bourbon,  petit-fils  du  grand  Condé,  fut 
confié  aux  Jésuites. 

De  son  mariage  avec  Claire-Clémence  de  Maillé-Brézé,  Gondé 
n'avait  eu  qu'un  fils,  Henri-Jules  de  Bourbon,  duc  d'Enghien. 
Les  contemporains  nous  ont  dit  avec  quelle  tendresse  il  l'avait 
fait  élever  et  les  espoirs  qu'il  avait  fondés  sur  lui  pour  conti- 
nuer ses  glorieux  exploits,  le  conduisant  avec  lui  aux  cam- 
pagnes de  Flandre  et  de  Franche-Comté,  s'efforçant  d'éveiller 
et  de  développer  son  initiative.  Mais,  plus  encore  que  la 
volonté  de  Louis  XIV,  désireux  de  maintenir  les  princes  de 
son  sang  dans  une  juste  indépendance,  le  caractère  du  duc 
d'Enghien  s'opposait  aux  projets  ambitieux  de  Condé  et  celui-ci 

1.  Le  Père  Talon  à  Condé,  27  avril  et  2  mai  1680.  (Archives  de  Chantilly.) 


7^2  LA     REVUE     DE    PARIS 

dut  s'avouer,  avec  tristesse,  que  son  fils  n'avait  aucune  capa- 
cité pour  la  guerre. 

Ce  duc  d'Enghien  eut  dix  enfants  de  son  mariage  avec  Anne 
de  Bavière.  Cinq  moururent  en  bas  âge.  Parmi  les  cinq  survi- 
vants, on  comptait  quatre  filles  et  un  fils,  Louis  de  Bourbon. 
Le  grand  Gondé  reporta  sur  ce  petit-fils  toutes  ses  espérances. 

Conformément  à  la  tradition  suivie  pour  lui-même  et  pour 
le  duc  d'Enghien,  l'éducation  du  duc  de  Bourbon  avait  été 
confiée  aux  Jésuites.  Après  une  première  année,  consacrée  à 
des  études  particulières  sous  la  direction  des  PP.  Alleaume  et 
du  Rosel,  le  jeune  prince,  à  la  fin  de  l'année  1676,  à  peine 
âgé  de  huit  ans,  entrait  au  collège  de  Clermont. 

Si  habitués  que  fussent  les  Jésuites  à  recevoir  dans  leurs 
collèges  les  enfants  des  plus  grandes  familles,  ils  ne  pou- 
vaient être  insensibles  à  l'honneur  que  leur  faisait  le  grand 
Condé.  Cet  événement  devait  tourner  à  la  plus  grande  gloire 
de  Dieu,  mais  il  n'était  pas  interdit  de  le  faire  servir  égale- 
ment au  plus  grand  bien  de  la  Compagnie.  A  y  travailler  tous, 
se  consacrèrent  avec  une  même  ardeur,  depuis  le  général  de  la 
Compagnie  jusqu'au  provincial  de  France,  au  recteur  du  col- 
lège de  Clermont  et  aux  innombrables  petits  Pères  du  collège. 
Mais  aucun  ne  s'y  adonna  avec  plus  d'empressement  et  de 
conviction  que  le  Père  Talon. 

Tout  d'abord,  et  malgré  la  forme  démocratique  que  les 
Jésuites  affectaient  volontiers  d'apporter  dans  leur  enseigne- 
ment, on  veilla  à  ce  que  le  nouvel  élève  fût  distingué  comme 
il  convenait  à  son  rang.  Comment  d'ailleurs  en  agir  autrement 
avec  un  prince  qui,  «  par  relation  et  par  droit  d'hérédité,  est 
regardé  comme  la  vie,  l'honneur  et  l'immortalité  de  ce  col- 
lège »?  Non  seulement,  suivant  l'usage  consacré  pour  les  éco- 
liers de  haute  naissance,  il  occupait  en  classe  un  siège  plus 
élevé,  sa  «  chaise  »,  ou,  selon  l'expression  du  Père  Talon,  son 
<(  petit  trône  »  ;  mais  les  incidents  qui  le  concernèrent  avaient 
leur  retentissement  sur  toute  la  vie  du  collège.  Vient-il  à 
tomber  malade,  toute  la  maison  est  en  émoi.  Son  rétablisse- 
ment est  le  signal  d'une  réjouissance  universelle  :  ce  Nous 
essuyâmes  quelques  vivats,  écrit  le  Père  Talon,  jusqu'à  la 
porte  de  sa  classe,  où  tout  est  plein  de  joie  dès  qu'il  y  met  le 
pied;  mais  la  joie  sera  encore  bien  plus  grande  quand  ce  col- 


LE     PÈRE     TALON  743 

lège  aura  le  jour  de  congé  que  le  Père  Recteur  nous  a  promis 
pour  faire  la  fête  du  retour  à  la  santé  de  notre  aimable 
prince  ». 

Ce  qui  importait  surtout,  c'est  que  Gondé  ne  pût  se  repentir 
de  son  choix.  11  fallait  donc  le  persuader  qu'il  ne  pouvait  trouver 
ailleurs  de  meilleurs  maîtres  et  que  l'élève  ne  laissait  rien  à 
désirer.  A  dire  le  vrai,  le  duc  de  Bourbon  était  et  resta  jus- 
qu'au bout  un  élève  médiocre,  d'une  intelligence  moyenne, 
d'un  caractère  mou  et  apathique,  d'une  lenteur  qui  ressem- 
blait parfois  à  de  la  paresse  :  «  Tout  ce  qu'on  peut  souhaiter 
dans  mondit  seigneur  le  duc  de  Bourbon,  écrit  le  Père  Talon, 
est  qu'il  prenne  avec  le  temps  un  peu  de  votre  feu  et  quel- 
ques-uns des  éclairs  de  l'esprit  de  Monseigneur  le  Duc,  car  il  est 
par-ci  par-là  encore  un  peu  trop  froid  et  trop  sérieux  » .  Mais 
cela  «  n'empêche  pas  que  je  ne  dise  en  vérité,  sans  flatterie  et  en 
secret,  qu'il  n'y  a  personne  dans  la  Cour  approchant  de  son 
âge  et  de  sa  naissance  qui  sache  la  moitié  de  ce  qu'il  sait.  D'où 
je  vous  laisse  à  penser  l'honneur  qu'il  fait  au  collège  et  l'obli- 
gation que  nous  avons  à  Votre  Altesse  Sérénissime  de  qui  nous 
tenons  principalement  cette  grâce  et  ce  bonheur1  ». 

Les  Jésuites  faisaient  concourir  le  jeune  prince  en  divers 
exercices  "avec  d'autres  élèves  dé  son  âge.  Le  prince  de  Nassau, 
le  prince  Camille,  de  la  maison  de  Lorraine,  les  petits  de 
Mesmes  et  de  Louvois  comptaient  parmi  ses  principaux  adver- 
saires. Les  lettres  dans  lesquelles  le  Père  Talon  relate  ces  ren- 
contres sont  autant  de  bulletins  de  victoire.  Et  quelles  espé- 
rances n'en  doit-on  pas  augurer  pour  l'avenir  ! 

Il  m'a  bien  la  mine  de  faire  parler  un  jour  de  lui  et  de  faire  bien 
des  journées  de  Thionville,  de  Fribourg,  de  Rocroy,  de  Nordlingue, 
de  Seneffe  et  de  Limbourg...  Je  vis  avant-hier  le  Père  de  la  Chaise 
et  le  Père  Bourdaloue,  qui  se  jetèrent  pendant  près  d'un  quart 
d'heure  sur  le  chapitre  de  cet  aimable  prince...  Dans  cette  grande 
foule  de  Jésuites  qui  m'obsèdent  de  tous  côtés,  je  n'en  vois  pas  un 
seul  qui  ne  me  parle  de  Votre  Altesse  Sérénissime  et  de  Monseigneur 
le  Duc  et  qui  ne  me  dise  que,  quand  ils  sont  venus  à  Paris,  leur 
plus  grande  passion  était  de  voir  Monseigneur  le  duc  de  Bourbon 
dont  Ton  parle  tant  partout,  et  il  n'y  eut  pas  jusqu'à  un  bon  Père 
anglais  qui,  étant  venu  en  ce  collège,  vint  m 'aborder  et  me  dit  ces 

i.  Le  Père  Talon  à  Condé,  janvier  i683.  {Archives  de  Chantilly.) 


744  LA     REVUE     DE     PARIS 

paroles  :  Sed,  pater  miy  ubi  est  Me  juvenis  princeps  dux  Bor- 
bonius,  tant  amabilis  et  tant  admit- abilis,  qui  jam  fecit  tôt  et 
tantos  ru  mores  et  in  Anglia,  et  in  F/andria,  et  in  G  er  mania,  et 
in  Italia,  unde  nune  redeo? 

A  Dijon,  où  le  duc  d'Enghien  présidait  les  Etats  de  la  pro- 
vince de  Bourgogne,  on  montre  les  thèmes  du  jeune  prince  à 
l'élite  de  la  société  et  aux  Jésuites  du  collège.  Ceux-ci  s'em- 
pressent de  déclarer  que  leurs  élèves  les  meilleurs  ne  mettraient 
pas  «  un  françoys  si  difficile  en  un  latin  si  délicat  ».  La 
renommée  d'un  pareil  élève  franchit  les  frontières.  Quand  le 
Père  Garnier  se  rendit  à  Rome  en  septembre  1681,  il  emporta 
avec  lui  plusieurs  portraits  du  duc  de  Bourbon,  et  «  un  entre 
autres  qui  est  fort  bien  verni  et  dans  un  cadre  aussi  très  bien 
doré,  son  intention,  ainsi  que  la  mienne,  —  écrit  le  bon  Père, 
—  étant  de  le  faire  placer  dans  la  chambre  de  notre  Père 
Général,  afin  qu'il  soit  vu  de  tous  les  Jésuites  et  que  cet  aimable 
et  admirable  enfant  puisse  dire  à  chacun  de  ceux  qui  le  ver- 
ront :  Si  me  vis pinge,  pingere patrem,  c'est-à-dire  :  l'trumque 
patrem.  » 

Si  le  duc  de  Bourbon  avait  une  telle  place  dans  les  préoccu- 
pations de  la  Compagnie,  on  devine  avec  quel  respect  .et  quelle 
reconnaissance  le  nom  du  grand-père  était  célébré  :  «  Nous 
sommes  ici,  écrit  le  Père  Talon  le  9  septembre  1681,  dans  un 
moment  où  il  ne  se  passe  presque  pas  un  jour  où  il  ne 
paraisse  dix  ou  douze  nouveaux  Jésuites  qui  ne  nous  parlent 
rien  tant  que  de  Votre  Altesse  ».  L'année  suivante,  Condé  fut 
pris  d'une  violente  crise  de  goutte.  Toute  la  Compagnie  en  fut 
en  émoi  :  «  Après  avoir,  écrit  encore  le  Père  Talon,  essuyé 
pendant  toute  votre  maladie  un  orage  et  une  grosse  nue  de 
Jésuites  qui  fondaient  à  toute  heure  dans  ipa  chambre  et  qui, 
sur  le  ton  des  lamentations  de  Jérémie,  venaient  se  plaindre  de 
la  continuation  de  votre  mal,  je  vois  depuis  trois  jours  les 
mêmes  gens  qui,  sur  le  ton  du  Cantique1  des  Cantiques  et  de 
tous  les  Alléluia  de  Pâques,  me  viennent  faire  des  conjouis- 
sances  et  se  réjouissent  tout  de  bon  avec  moi.  Il  n'y  a  pas  un 
de  nos  messieurs  qui  ne  donnât  sa  vie  pour  prolonger  la 
vôtre  \  » 

1.  Le  Père  Talon  à  Condé,  6  novembre  1682. 


i 


LE     PÈRE     TALON  7^5 

Aussi  le  Père  Talon,  désireux  de  donner  à  cet  attachement 
une  forme  solennelle,  avait-il  proposé  la  fondation  d'un  collège 
de  Chantilly  ou  collège  de  Condé,  dont  le  prince,  le  duc 
d'Enghien  et  le  duc  de  Bourbon  auraient  été  fondateurs  et 
protecteurs,  et  qui  aurait  compris  tous  les  Jésuites  dévoués  au 
prince.  Le  Père  Talon  croyait  pouvoir  annoncer  l'adhésion 
de  ses  plus  illustres  confrères,  le  Père  Jourdan,  le  Père  de 
Champs,  le  Père  Hourdaloue,  le  Père  de  la  Chaise. 

Ce  n'est  pas  sans  intention  que  le  bon  Père,  avec  son  appa- 
rente bonhomie,  aime  à  faire  revenir  sous  sa  plume  le  nom  du 
Père  de  la  Chaise.  Si  grand  prince  qu'il  fût,  Condé  ne  négli- 
geait pas,  en  l'occurrence,  les  occasions  de  faire  sa  cour.  Il 
venait  d'en  donner  un  exemple  en  se  prêtant  avec  empres- 
sement au  mariage  du  prince  de  Conti,  son  neveu,  avec 
Mademoiselle  de  Blois,  fille  naturelle  du  Roi  et  de  Mademoi- 
selle de  La  Vallière.  Il  allait  le  prouver  de  nouveau  d'une 
manière  éclatante,  quelques  années  plus  tard,  par  le  mariage 
du  propre  duc  de  Bourbon  avec  Mademoiselle  de  Nantes,  la 
«  belle  comme  les  anges  »,  fille  naturelle  de  Louis  XIV  et  de 
Madame  de  Montespan.  La  reconnaissance  déférente  du  Père 
de  la  Chaise,  confesseur  du  roi,  ne  pouvait  être  indifférente 
au  prince.  Aussi  le  Père  Talon  s'ingéniait-il  à  multiplier  les 
rapports  entre  les  deux  puissances  :  «  J'ai,  selon  vos  ordres, 
écrit-il  à  Condé,  le  1 8  janvier  i684*  salué  le  Père  de  la  Chaise 
et  le  Père  Jourdan  de  votre  part.  A  cela,  le  premier,  voyant  en 
effet  son  nom  dans  votre  lettre,  eut  tant  de  joie  de  voir  que 
Votre  Altesse  Sérénissime  pensait  à  lui  que  moi  qui  lui  parlais 
je  m'aperçus  d'un  petit  vermillon  qui  lui  montait  sur  ses 
joues  et  lui  ôta  la  pâleur  qui  lui  est  naturelle  ».  Le  Père  de  la 
Chaise  donnait  des  marques  plus  précises  de  son  contentement  : 

Le  Père  de  la  Chaise  eut  hier  la  bonté  de  me  venir  voir  dans  ma 
cabane  et  ne  me  parla  quasi  que  de  Votre  Altesse  Sérénissime  et  de 
toutes  les  bontés  qu'elle  a  pour  notre  Compagnie.  Mais  ses  plus 
grandes  périodes  furent  sur  le  sujet  de  la  lettre  que  vous  avez  daigne 
de  lui  écrire  et  dont  il  ne  parle  qu'avec  ra\issement.  Aussi  s'en  est-il 
déjà  bien  servi  et  il  m'ajouta  qu'il  s'en  servirait  encore  bien  et  en 
des  bonnes  rencontres.  Le  Père  Recteur  m'a  aussi  promis  qu'il  ferait 
voir  la  sienne  à  toute  la  chrétienté.  Car  il  est  bon  que  tout  le 
monde  sache  comme  un  prince  qui  a  fait  trembler  tous  ses  ennemis 


746  LA     REVUE     DE     PARIS 

traite  de  pauvres  gens  qu'il  daigne  regarder  comme  ses  serviteurs  et 
ses  amis. 


Et,  en  effet,  le  Père  Talon  tenait  le  prince  au  courant  de 
toutes  les  affaires  où  les  Jésuites  se  trouvaient  intéressés.  Il  lui 
expose  les  embarras  dans  lesquels  les  met  le  conflit  du  roi  et 
du  pape.  Quand  le  général  de  la  Compagnie,  le  Père  Oliva, 
vient  à  mourir,  en  1681,  il  l'informe  minutieusement  des 
compétitions  qui  s'agitent  autour  de  sa  succession.  Le  Père 
Desnoy elles,  que  le  Père  Oliva  avait  laissé  pour  son  vicaire, 
a  les  plus  grandes  chances  d'être  élu  :  «  C'est,  écrit  le  Père 
Talon  à  Condé,  un  des  meilleurs  amis  que  j'ai  en  ce  monde. 
Je  lui  ai  déjà  mandé  toutes  les  bontés  que  vous  daignez  a?oir 
pour  nous  et  pour  toute  la  Compagnie  de  nos  grands  et  petits 
mandarins.  »  Et  aussitôt  le  Père  Desnoyelles,  sans  doute  sur 
les  conseils  du  Père  Talon,  «  se  donne  l'honneur  d'écrire  »  au 
prince  et  au  duc  d'Enghien.  Cependant  les  élections  se  font  à 
deux  degrés;  avant  la  congrégation  générale  qui  doit  avoir 
lieu  à  Rome,  une  congrégation  provinciale  doit  se  tenir  en 
France  :  «  Votre  Altesse  Sérénissime,  écrit  le  Père  Talon, 
le  24  décembre  1681,  me  dira  à  qui  il  faut  donner  ses  voix.  » 
Condé  devient  ainsi  le  grand  électeur  de  la  Compagnie. 

A  toutes  les  avances,  le  prince  répondait  fort  obligeamment. 
Il  donnait  en  une  seule  fois  deux  mille  écus  au  collège  de 
Bourges.  Par  le  duc  d'Enghien,  son  fils,  il  comblait  de  bien- 
faits le  collège  de  Bourgogne.  Le  duc  d'Enghien  lui-même 
était  accompagné  dans  la  plupart  de  ses  déplacements  par 
un  petit  Père,  presque  aussi  dévoué  à  la  maison  que  le  Père. 
Talon  lui-même,  le  Père  Bergier,  qu'on  appelait  le  ce  Berger 
de  Chantilly  ».  Quand  certaines  fêtes  réunissaient  au  collège 
de  Clermont  ces  nuées  de  Jésuites  dont  parle  le  Père  Talon, 
Condé  envoyait  en  abondance  les  produits  des  chasses  de 
Chantilly. 

Je  ne  crois  pas,  écrit  le  Père  Talon,  que  le  bonhomme  Ovide  ait 
jamais  fait  plus  de  métamorphoses  qu'en  ont  fait  nos  cuisiniers  avec 
votre  sanglier  et  vos  deux  biches,  ce  qui  m'obligea  de  dire,  il  y  a 
•quelques  jours  à  quelques-uns  de  nos  Messieurs  qui  me  demandaient 
de  bonne  foi  ce  qu'ils  avaient  mangé,  qu'en  vérité  je  ne  le  savais  pas 
moi-même,  mais  que  cela  valait  bien  leur  bœuf  et  leur  mouton.  — 


LE     PÈRE     TALON  7^7 

Mais,  mon  Dieu,  me  dit  l'un  de  nos  doctes,  qu'est-ce  donc  que  cela, 
car  ce  n'est  ni  biche  ni  sanglier.  —  C'est  donc,  lui  répliquai-je,  la 
matière  première  qui  n'est  ni  quid>  ni  qua/e,  ni  quantum,  sed  sub- 
jeclum  horum  omnium.  De  quoi  mon  docteur,  qui  se  pique  d'être 
grand  philosophe,  me  parut  si  content  qu'il  me  pria  de  lui  faire 
servir  souvent  des  matières  de  cette  sorte  ! . 

Des  réponses  de  Condé  aux  nombreuses  lettres  du  Père 
Talon,  une  seule  nous  a  été  conservée.  Elle  ne  nous  montre 
pas  seulement  de  quelle  façon  fort  civile  il  en  usait  avec  son 
correspondant;  elle  nous  témoigne  encore  qu'il  s'intéressait 
effectivement  aux  affaires  de  la  Compagnie. 

Je  viens  de  recevoir  vostre  lettre  d'hier  avec  le  livre  du  Père 
Bouhours  que  vous  m'avez  envoie  de  sa  part.  Je  vous  prie  de  l'en 
bien  remercier  de  la  mienne  et  de  l'asseurer  de  mon  estime  et  de 
mon  amitié,  comme  jay  desjà  eu  beaucoup  de  plaisir  à  lire  la  vie  de 
Saint-Ignace  qu'il  a  faite.  Je  ne  doute  pas  que  je  n'en  aye  davantage 
à  lire  celle  cy  puisqu'il  doit  y  avoir  des  événements  plus  singuliers 
que  dans  l'autre.  Quand  je  seray  à  Paris,  je  ne  seray  pas  fâché  de 
voir  le  Père  Bouhours,  et  je  croy  que  j'y  seray  assés  longtemps  ou 
à  Saint-Germain  pour  laisser  passer  celuy  que  la  congrégation  doit 
durer,  et  j'espère  que  nous  nous  pourrons  voir  avant  que  je  revienne 
icy.  Ce  que  vous  me  mandez  sur  le  livre  du  Père  Mainbourg  est  fort 
juste  et  fort  obligent. 

Je  suis  fort  aise  de  tout  ce  que  vous  me  mandez  du  Père  Pro- 
vincial de  Flandres.  Je  vous  prie  de  l'asseurer  de  l'estime  et  de 
l'amitié  que  j'ay  pourluy.  Je  ne  serois  pas  fâché  qu'il  devînt  assis- 
tant du  Père  Général,  mais  si  cela  n'arrivoit  point  et  qu'il  revînt  par 
Paris,  dites  luy  que  je  serois  fort  aise  qu'il  me  vînt  voir  icy  ayant 
beaucoup  d'estime  pour  luy. 

Je  vous  ay  mandé,  par  ma  lettre  de  ce  matin,  la  joye  que  j'avois 
de  ce  que  l'affaire  du  Mans  a  esté  décidé  comme  vous  me  l'avez 
mandée;  s'il  se  passe  quelque  chose  de  nouveau  la  dessus,  vous  me 
ferez  plaisir  de  m'en  informer.  Cependant  je  suis  bien  aise  que 
M.  de  Rheims  ayt  respondu  en  vostre  faveur  comme  il  a  fait. 

LOUIS     DE    BOURBON 

Cet  appui  n'était  pas  la  moindre  cause  de  la  prospérité  des 
affaires  de  la  Compagnie.  Jamais  l'enseignement  des  Jésuites 
n'avait  été  aussi  prospère.  A  Paris,  et  pour  le  seul  collège  de 

i.  Le  Père  Talon  à  Condé,  5  juillet  1681. 


1 


7^8  LA     REVUE     DE     PARIS 

Clermont,  le  nombre  des  élèves  était  passé  de  trois  cents,  en 
1673,  à  plus  de  cinq  cents  en  1680.  De  nouveaux  bâtiments 
avaient  été  construits.  En  1682,  le  collège  changeait  son  nom 
contre  celui  de  Louis-le-Grand. 

Pourtant  l'influence  des  Jésuites  se  trouvait  combattue  dans 
l'entourage  même  du  prince  par  un  des  meilleurs  amis  du 
P.  Talon,  M.  l'abbé  Bourdelot,  premier  médecin  de  M.  le 
Prince.  Volontiers  grinchu,  autoritaire  et  tenace,  Bourdelot 
ne  se  contentait  pas  de  veiller  avec  un  soin  jaloux  sur  la  santé  du 
duc  de  Bourdon  :  il  se  souvenait  d'avoir  présidé  à  l'éducation 
du  duc  d'Enghien  et,  fermement  convaincu  des  rapports  du 
physique  et  du  moral,  ne  considérait  pas  qu'il  fût  en  dehors  de 
son  domaine  de  donner  son  avis  sur  l'éducation  de  M.  le  duc 
de  Bourbon,  qui  était  loin  d'avoir  son  approbation.  Naturelle- 
ment tous  les  Jésuites  s'empressaient  de  dauber  sur  les  remèdes 
du  médecin  et  sur  quelques-unes  de  ses  opinions  qui  étaient 
peu  orthodoxes. 

On  se  borna  longtemps  à  des  échanges  d'épigrammes.  Mais, 
un  beau  jour,  M.  Bourdelot  fit  une  diatribe  violente  contre  les 
religieux  devant  le  petit  duc,  son  élève.  Ce  fut,  par  tout  le 
collège,  les  hauts  cris,  et  le  P.  Talon  qui,  comme  vieil  ami  du 
médecin,  était  tout  désigné  pour  servir  de  médiateur,  alla 
porter  leurs  doléances.  11  fut  fort  mal  reçu  et,  sur  un  ton  mi- 
comique  mi-fâché,  se  plaignit  à  Condé.  Il  demandait  au  prince, 
la  prochaine  fois  que  M.  Bourdelot  se  mettrait  en  colère  et  le 
traiterait  d'  «  ivrogne  »,  «  de  lui  percer  un  petit  bout  de  la 
langue,  ou,  si  Votre  Altesse  trouve  ce  supplice  trop  rigoureux 
et  dommageable  au  public,  de  percer  la  langue  au  plus  élo- 
quent-homme de  ce  siècle,  au  moins  de  jeter  un  dévolu  sur 
son  abbaye  au  profit  de  quelque  Jésuite  ». 

Condé  s'entremit  pour  apaiser  les  querelles.  M.  Bourdelot 
continua  d'être  jugé  par  les  Jésuites  un  dangereux  type  de 
janséniste  et  de  gallican,  de  ceux  qu'entre  eux  ils  appelaient 
les  «  bêtes  ».  M.  Bourdelot  ne  se  priva  pas  de  les  larder  d'épi- 
grammes  latines,  de  lancer  des  pointes  /contre  le  pape,  de 
railler  la  scolastique  et  de  disserter  en  faveur  des  libertés 
gallicanes.  Avec  le  P.  Talon,  les  relations  du  médecin  reprirent 
le  ton  de  vieille  camaraderie  et  de  taquinerie  volontiers  puéril 
qu'ils  avaient  accoutumé  depuis  de  longues  années.  Et  ils  don- 


LE     PERE     TALON  7^9 

nèrent  à  Condé  le  spectacle  comique  de  leurs  petites  querelles. 
Le  prince  se  divertissait  à  les  voir  échanger  des  lettres,  des 
produits  de  leur  invention  et  des  bêtes  à  disséquer.  Pour  se 
venger  de  l'affront  qui  lui  avait  été  fait,  le  P.  Talon  expédia  à 
M.  Bourdelot  un  petit  panier  renfermant  un  gros  chat  et  des 
rats,  envoi  qui,  dans  son  esprit,  exprimait  une  pensée  sym- 
bolique (le  chat  était  le  jansénisme  et  les  rats  les  gallicans),  et 
dont  le  contenu  était  fort  capable  de  sauter  au  nez  de  celui  qui 
soulèverait  le  couvercle.  M.  Bourdelot  prit  bien  la  plaisanterie. 

Je  viens,  écrivait  le  bon  Pore  à  Condé,  de  recevoir  une  lettre  tout 
à  fait  merveilleuse  dé  son  ancien  et  véritable  ami  qui  est  assurément 
l'un  des  hommes  du  monde  qui  entend  le  mieux  la  raillerie,  car  il 
tourne  si  finement,  si  agréablement  et  si  ingénieusement  toutes  les 
choses  qu'on  dit  de  lui  qu'en  vérité  on  ne  peut  que  l'aimer  et 
l'admirer.  Vous  voyez  bien  que  c'est  de  M.  Bourdelot  que  je  prétends 
parler.  Et  en  effet,  pendant  que  je  lisais  la  lettre,  j'ai  lait  dix  ou 
douze  signes  de  croix,  ce  qui  a  obligé  mon  compagnon  —  lequel 
est  aussi  sourd  que  moi  —  de  regarder  par  la  fenêtre  et  de  me  dire 
que  le  temps  était  assez  beau  et  qu'il  ne  tonnait  pas,  parce  que  le 
bonhomme  a  coutume  de  me  voir  faire  de  semblables  signes  pendant 
qu'il  tonne. 

Comment  attendre  moins  «  d'.un  homme  qui  a  charmé 
autrefois  la  reine  de  Suède  et  qui  aurait  fait  courir  après  lui 
la  reine  de  Saba  s'il  avait  été  du  temps  de  Salomon  y>  ?  Le 
moine  saluait  en  lui  «  l'esprit  universel  du  monde  »,  lui 
souhaitait  «  un  demi-siècle  de  bonne  vie  afin  que  nous  puis- 
sions tous  deux  nous  réjouir  innocemment  »,  et  l'incitait  par 
des  questions  saugrenues  à  faire  des  réponses  capables  de  faire 
rire  le  prince.  M.  Bourdelot  répondait  par  quelque  dissertation 
«  plus  longue,  plus  curieuse  et  plus  belle  que  tous  nos  philo- 
sophes et  nos  rhétoriciens  n'en  pouvaient  faire  et  n'en  firent 
jamais  »  et,  entre  temps,  purgeait  énergiquement  son  com- 
père quand  il  était  malade.  Parfois  des  demi-brouilles  renais- 
saient; maiselles  étaient  suivies  de  réconciliations  touchantes; 
le  3o  avril  1682,  le  P.  Talon  écrivait  à  Condé  :  «  M.  l'abbé 
Bourdelot  me  fit  hier  mille  douceurs  et  mille  amitiés  et,  après 
mille  discours  en  partie  badins  et  toujours  fort  sérieux  de  ma 
part,  il  me  pria  en  premier  lieu  de  lier  avec  lui  une  amitié 
éternelle,  de  quoi  je  lui  dis  qu'il  ne  devait  pas  douter  après  les 


1 


700  LA     REVUE     DE     PARIS 

témoignages  que  je  lui  en  ai  donnés  depuis  plus  de  quarante  ans. 
Cela  le  mit  dans  la  plus  belle  humeur  du  monde.  »  Le  P.  Talon 
tint  parole  :  «  Il  m'aime  de  la  dernière  tendresse,  écrivait 
M.  Bourdelot  au  prince  ;  il  dit  que  je  suis  son  fils  ;  il  faut  qu'il 
y  ait  longtemps  qu'il  m'ait  engendré.  » 

L'action  des  Jésuites,  dans  l'éducation  du  duc  de  Bourbon, 
devait  rencontrer  un  adversaire  plus  sérieux  que  M.  Bourdelot. 
En  i684,  M.  de  la  Bruyère,  appuyé  par  Bossuet,  était  agréé 
par  Condé  comme  précepteur  du  prince.  Bien  qu'il  demeurât 
encore  quelque  temps  avec  les  petits  Pères,  il  fut  pourtant 
aisé  de  voir  que  la  méthode  était  changée.  Descartes  prenait 
dans  l'enseignement    une   bonne  part  de  la  place  autrefois 
réservée  à  la  philosophie  scolastique,  et  l'auteur  des  ce  Carac- 
tères »,  moins  prompt  que  les  Jésuites  à  flatter  la  vanité  et  la 
légèreté  de  son  élève,  sut  aussi  en  tirer  de  meilleurs  résultats, 
sans  rien  enlever  de  la  considération  et  de  l'estime  que  leur  avait 
vouées  le  grand  Condé,  lequel  en  donnait,  au  même  moment, 
le  plus  éclatant  des  témoignages,  achevant  sa  conversion  entre 
les  mains  du  P.  de  Champs.  En  i685,  il  faisait  ses  Pâques,  aux 
applaudissements  du  roi  et  des  Jésuites.  L'année  suivante,  il 
mourait  à  Fontainebleau,  assisté  de  deux  membres  de  la  Com- 
pagnie. M.  Bourdelot  avait  .procédé  de  peu  de  mois  le  prince 
dans  la  tombe.  Le  P.  Talon  ne  lui  survécut  que  de  quelques 
années. 

JEAN  LEMOINE  ET  ANDÇÉ*  LIGHTEMBERGER 


LA  SYNTHÈSE  DE  LA  LUMIERE 


Il  y  a  peu  d'années,  on  attribuait  à  l'électricité  un  domaine 
bien  délimité  :  on  l'autorisait  à  se  répandre  sur  les  conducteurs, 
comme  les  métaux,  le  sol,  l'eau  acidulée  ou  salée;  on  lui 
permettait  encore  de  s'écouler  le  long  d'un  fil  métallique. 
Tout  le  reste  était  pour  elle  pays  interdit.  L'eau  pure,  lea 
alcools,  les  pétroles,  la  paraffine,  le  caoutchouc  et  le  soufre, 
les  gaz  et  toute  l'étendue  des  espaces  vides  interplanétaires, 
s'appelaient  alors  des  isolants,  parce  que  leur  unique  fonction 
paraissait  être  de  s'opposer  au  passage  des  charges  électriques. 
Ces  idées  étaient  liées  à  la  représentation,  inavouée,  mais 
toujours  présente  à  l'esprit,  des  fluides  électriques  remplissant 
les  conducteurs  comme  des  vases  et  s'écoulant  dans  les  fils 
comme  dans  des  tuyaux.  On  savait  bien,  pourtant,  qu'entre 
deux  boules  électrisées,  entre  deux  courants,  entre  un  courant 
et  un  aimant,  s'exerçaient  des  attractions  et  des  répulsions; 
mais  on  admettait  alors  l'existence  de  forces  s'exerçant  à 
distance,  sans  intervention  du  milieu  interposé,  et  cette  fiction 
mathématique,  gravée  dans  l'esprit  par  une  inlassable 
répétition,  s'était  imposée  comme  une  réalité  expérimentale. 

Aujourd'hui,  nos  idées  sont  modifiées  du  tout  au  tout; 
l'électricité  nous  apparaît,  non  plus  comme  un  élément  à  part 
superposé  à  la  matière  et  à  l'éther,  mais  comme  une  simple 
modalité  de  cet  éther;  les  phénomènes  électriques,  liés  aux 


1 


702  LA     REVUE     DE     PARIS 

modifications  de  Téther  universel,  emplissent,  comme  lui,  tout 
l'espace.  Les  isolants  ont,  par  suite,  perdu  leur  nom  et  leur 
rôle,  pour  s'appeler  diélectriques  et  les  actions  à  distance  ne 
sont  plus  que  des  pressions  transmises  de  proche  en  proche 
dans  les  milieux  interposés. 

Le  progrès  pratique  accompagne  la  transformation  des  idées. 
Partout  se  dressent  des  pylônes  et  des  antennes  ;  les  navires 
communiquent  entre  eux  et  avec  les  côtes  ;  les  ondes  électriques 
réunissent  les  continents.  Ainsi,  s'est  accomplie  une  des  plus 
grandes  transformations  qu'on  ait  vues  dans  les  sciences;  cette 
transformation  est  tellement  radicale  qu'elle,  serait  incom- 
préhensible pour  celui  qui  ne  connaîtrait  que  les  deux  bouts  de 
la  chaîne.  Pourtant,  elle  ne  s'est  pas  faite  brusquement  ni 
sans  intermédiaires.  Tantôt,  les  faits  ont  agi  sur  les  idées, 
tantôt  les  idées  ont  suscité  de  nouvelles  expériences.  L'œuvre 
réalisée  appartient  à  trois  des  plus  clairs  génies  que  l'hu- 
manité ait  possédés,  Faraday,  Maxwell  et  Hertz;  aujourd'hui, 
elle  nous  apparaît  dans  son  ensemble,  avec  son  double 
couronnement  scientifique  et  pratique  :  la  synthèse  de  la  lumière 
et  la  télégraphie  sans  fil.  Enfin,  les  analogies  profondes  quelle 
a  révélées  entre  les  phénomènes  acoustiques,  optiques  et 
électriques,  constituent  une  admirable  généralisation  scienti- 
fique et  fournissent  en  même  temps  des  moyens  simples  pour 
exposer  les  idées  modernes. 


Tous  ces  progrès  sont  liés  à  la  réalisation  des  courants  alter- 
natifs de  haute  fréquence.  Pendant  de  longues  années,  le 
courant  continu  absorba  l'attention  des  physiciens  ;  le  courant 
alternatif  s'obtenait,  lorsque  par  hasard  on  en  avait  besoin,  au 
moyen  de  commutateurs  tournants  qui  reliaient  alternativement 
les  deux  extrémités  d'un  circuit  aux  deux  pôles  d'une  batterie 
de  piles  ou  d'une  dynamo.  Un  peu  plus  tard,  apparut  l'alter- 
nateur, dont  les  progrès  ont  été  déterminés  par  les  applica- 
tions du  courant  alternatif  au  transport  de  la  force.  Mais  les 
commutateurs   tournants   et   les   alternateurs   permettent  de 


r 


LA     SYNTHÈSE     DE    LA     LUMIÈRE  753 

renverser  le  sens  du  courant  quelques  milliers  de  fois  au  plus 
par  seconde;  l'oscillation  des  courants  est  liée,  dans  ces 
appareils,  à  la  rotation  de  pièces  matérielles  dont  l'inertie,  le 
frottement  et  la  force  centrifuge  limitent  les  vitesses 
possibles. 

Pour  obtenir  des  fréquences  plus  grandes,  il  faut  s'affran- 
chir de  ces  procédés  et  charger  l'électricité  d'opérer,  elle-même, 
son  propre  renversement.  La  chose  heureusement  est  possible, 
et  par  des  moyens  d'une  grande  simplicité.  Dans  une  bobine 
de  Ruhmkorff,  la  bobine  à  gros  fil,  parcourue  par  un  courant 
qu'interrompt  un  trembleur,  engendre  un  courant  alternatif 
de  haute  tension  dans  la  bobine  à  fil  fin  et  long  qui  l'entoure. 
Si  on  rapproche,  à  quelques  millimètres  l'une  de  l'autre,  les 
extrémités  mobiles  de  ce  fil  fin,  on  voit  jaillir  entre  elles,  à 
chaque  mouvement  du  trembleur,  une  étincelle  qui  passe 
alternativement  dans  un  sens  et  dans  l'autre.  Le  circuit 
secondaire,  ou  à  long  fil,  est  ainsi  parcouru  par  un  courant 
alternatif  dont  la  fréquence,  très  faible,  est  précisément  égale 
à  celle  des  oscillations  du  trembleur.  Mais  si  l'on  réunit,  à 
l'exemple  de  Hertz,  ces  deux  mêmes  extrémités  à  deux  crayons 
de  cuivre,  terminés  chacun  par  une  sphère  du  même  métal, 
et  si  les  pointes  sont  placées  en  regard,  à  la  distance  de 
quelques  millimètres,  l'étincelle  jaillit  encore  entre  ces  deux 
pointes,  mais  elle  a  changé  d'aspect  :  elle  est  plus  brillante  et, 
au  lieu  d'éclater  avec  un  bruit  sec,  elle  produit  un  crissement 
analogue  à  celui  de  la  soie  qu'on  déchire.  C'est  qu'elle  a  aussi 
grandement  changé  de  nature  :  chaque  étincelle  était,  tout  à 
l'heure,  continue,  c'est-à-dire  constituée  par  un  flux  électrique 
s' écoulant  brusquement  d'un  pôle  à  l'autre;  elle  est,  main- 
tenant, devenue  oscillante,  ce  qui  veut  dire  que  l'équilibre 
électrique  entre  les  deux  crayons  ne  s'établit  qu'après  des 
oscillations  fréquentes  et  nombreuses  des  charges  électriques 
entre  les  deux  conducteurs  en  regard. 

Les  phénomènes  qui  prennent  alors  naissance  sont  de  tous 
points  analogues  aux  oscillations  d'un  pendule.  La  masse  du 
pendule  en  mouvement  dépasse  sa  position  d'équilibre  et 
oscille  autour  d'elle  avant  de  s'y  fixer,  à  cause  de  l'inertie 
de  la  matière;  l'électricité  jouit  d'une  inertie  toute  pareille, 
nommée  self-induction,  dont  la  grandeur  dépend  de  la  forme 

i5  Décembre  1908.  6 


70A  LA     REVUE     DE     PARIS 

et  des  dimensions  des  conducteurs  parcourus  parle  courant1. 
Le  courant  de  la  bobine  de  Ruhmkorff,  en  chargeant  les  deux 
conducteurs  reliés  au  fil  fin,  et  que  Hertz  appelle  oscillateurs, 
produit  entre  eux  une  rupture  d'équilibre  analogue  à  celle 
qu'on  obtient  en  déplaçant  le  pendule  hors  de  l'horizontale. 
Quand  l'écart  est  assez  grand  pour  triompher  de  la  résistance 
de  l'air  interposé  entre  les  deux  crayons,  les  charges  électriques, 
en  cherchant  à  retrouver  leur  équilibre  détruit,  passent  à 
travers  l'air  qu'elles  rendent  lumineux;  mais,  entraînées  par 
leur  self-induction,  elles  dépassent  cet  équilibre,  reviennent 
en  arrière,  et  cela  plusieurs  fois  de  suite,  par  des  oscillations 
décroissantes,  mais  de  durée  toujours  identique.  On  pourrait 
aussi  comparer  l'action  de  la  bobine  sur  l'oscillateur  à  celui 
du  battant  d'une  cloche  dont  chaque  coup  produit  dans  la 
masse  de  bronze  des  vibrations  sonores.  On  peut  d'ailleurs 
mesurer  directement  la  fréquence  des  oscillations  électriques, 
tant  qu'elle  ne  dépasse  pas  cinq  millions  par  seconde,  et  lord 
Kelvin  a  indiqué  le  moyen  de  la  calculer  lorsqu'elle  est  supé- 
rieure à  ce  nombre. 

Voici  donc  un  procédé  nouveau  qui  permettra  d'obtenir  des 
oscillations  très  rapides;  il  suffit  pour  en  faire  varier  la 
période,  de  modifier  la  forme  et  les  dimensions  de  l'oscilla- 
teur :  Tesla  et  Feddersen  avaient  obtenu  des  alternances  voi- 
sines de  cent  mille  par  seconde;  aussi  furent  réalisées  les 
expériences  curieuses  et  bien  connues,  sur  ces  courants  de 
haute  fréquence  dont  d'Arsonval  a  indiqué  plus  tard  les  appli- 
cations physiologiques  et  thérapeutiques. 

Mais  c'est  à  Hertz  que  revient  l'honneur  d'avoir  employé 
méthodiquement  ces  oscillations  et  d'avoir  réalisé  avec  elles 
les  plus  belles  expériences  de  la  physique  moderne.  Son  pre- 
mier oscillateur,  constitué  par  deux  tiges  de  75  centimètres  de 
long  terminées  par  les  sphères  de  i5  centimètres  de  rayon, 
donnait  des  oscillations  dont  la  fréquence  atteignait  cinquante 
millions;  un  second  appareil,  formé  uniquement  par  deux 
crayons  de  treize  centimètres,  sans  sphères  terminales,  four- 
nissait des  vibrations  dix  fois  plus  rapides  encore. 

1.  On  sait  que  la  science  moderne  a  poussé  plus  loin  cette  analogie  et  que 
l'inertie  matérielle  apparaît  aujourd'hui  comme  produite  par  la  self-induction 
des  charges  électriques  liées,  sous  forme  d'électrons,  ù  chaque  atome  de  matière. 


± 


LA     SYNTHÈSE     DE    LA     LUMIÈRE  755 

Les  alternateurs,  le  commutateur  rotatif  et  les  oscillateurs 
nous   mettent   à  même  de  réaliser   des   courants   alternatifs 
depuis  les  plus  lents  jusqu'aux  plus  rapides;  envoyons  main- 
tenant ces  courants  dans  un  fil  long  et  fin,  soigneusement 
isolé  ;  l'expérience,  réalisée  dans  les  conditions  les  plus  variées, 
par  de  nombreux  savants,  depuis  Fizeau  jusqu'à  M.  Blondlot, 
a  mené  aux  conclusions  suivantes  :  tant  qu'on  emploie  du 
courant  continu   ou  alternatif  à   longue  période,  la  section 
toute  entière  du  fil  est  intéressée  au  parcours  de  ce  courant  : 
l'électricité  s'écoule  dans  le  fil  comme  un  gaz  dans  un  tuyau  ; 
mais,  à  mesure  que  la  fréquence  augmente,  le  flux  électrique 
fuit  le  cœur  du  fil  pour  se  tasser  à  sa  périphérie,  si  bien 
qu'avec  les  fréquences  élevées  produites  par  les  oscillateurs, 
il  n'occupe  plus  qu'une  couche  épaisse  de  quelques  millièmes 
de    millimètre;   on   pourrait,    sans   rien    changer   aux   effets 
observés,  remplacer  le  fil  par  un  tube  creux  de  même  diamètre, 
et  d'ailleurs  un  fil  de  fer  très  légèrement  cuivré  à  la  surface 
se  comporte  exactement  comme  s'il  était  tout  en  cuivre. 

D'autres  différences  apparaissent.  Aux  basses  fréquences, 
l'état  du  fil  était  comparable  à  celui  d'un  tuyau  relié  à  un 

l  large  cylindre  dans  lequel  un  piston  oscille  lentement  :  un 

courant  d'air  parcourt  l'ensemble  du  tuyau,  tantôt  dans  un 

I  sens,  tantôt  dans  l'autre  et  toutes  les  tranches  de  ce  tuyau 

sont,  au  même  instant,  dans  le  même  état  vibratoire;  mais 
il  n'en  est  plus  de  même  si  l'on  vient  à  imprimer  au  piston  des 
oscillations  très  rapides  ;  l'air  du  tuyau  est  alors  parcouru  par 
des  ondes,  dont  la  vitesse  de  propagation  est  celle  du  son  et 
qui  se  transportent,  toujours  dans  le  même  sens,  les  unes  à 
la  suite  des  autres.  Pareille  chose  arrive  au  fil  relié  à  un  oscil- 
lateur; les  oscillations  cheminent  à  la  surface  du  fil,  avec  une 
vitesse  toujours  identique,  pourvu  que  leur  fréquence  soit 
très  élevée.  M.  Blondlot  a  pu  mesurer  cette  vitesse  des  ondes 
électriques  à  la  surface  des  fils  de  fer  ou  de  cuivre  ;  le  nombre 
obtenu  est  très  voisin  de  3ooooo  kilomètres  par  seconde, 
c'est-à-dire  qu'il  est  identique,  aux  erreurs  d'expérience  près, 
à  la  vitesse  de  la  lumière  dans  le  vide. 

Ce  résultat,  que  la  théorie  avait  prévu  avant  que  l'expérience 
ne  l'eût  vérifié,  est  d'une  haute  importance  :  les  ondes  sonores, 
qu'elles  soient  brèves  ou  lentes,  se  propagent  avec  une  vitesse 


756  LA    REVUE    DE    PARIS 

toujours  la  même  (34o  mètres  dans  l'air,  i  4^5  mètres  dans 
l'eau,  5  ooo  mètres  dans  l'acier).  Tout  nous  porte  à  croire 
que  l'éther  des  physiciens  jouit  des  mêmes  propriétés  et 
que  les  ondes,  brèves  ou  lentes,  s'y  propagent  à  raison  de 
3oo  ooo  kilomètres  à  la  seconde  ;  c'est  donc  l'éther  qui  trans- 
porte les  ondes  électriques  le  long  d'un  fil  métallique  comme 
il  convoie,  à  travers  l'espace,  les  ondes  lumineuses. 


Ainsi,  les  oscillations,  à  mesure  qu'elles  deviennent  plus 
rapides,  abandonnent  l'intérieur  des  conducteurs  pour  se 
condenser  à  leur  périphérie  ;  mais  ne  vont-elles  pas  au  delà, 
et  le  diélectrique  ambiant  leur  reste-t-il  inaccessible,  comme 
on  le  croyait  autrefois  ?  Tel  est  le  problème  qui  forme  le  nœud 
de  l'électricité  moderne.  Il  a  été  résolu  en  1888  par  un  jeune 
homme  de  trente  et  un  ans,  Heinrich  Hertz1.  Hertz  a  pu 
établir  qu'un  oscillateur  émettait  dans  l'espace  des  ondes  qui 
se  propagent  dans  l'éther,  avec  la  même  vitesse  que  la  lumière. 

Considérons  une  longue  corde,  fixée  par  un  bout  et  tenue 
à  la  main  par  l'autre  extrémité.  Donnons  à  cette  extrémité 
une  brève  secousse  :  une  onde  se  propage  jusqu'à  l'autre  extré- 
mité, où  elle  revient  sur  elle-même  et  retourne,  avec  la  même 
vitesse,  à  la  main  qui  l'avait  produite.  Compliquons  mainte- 
nant l'expérience  en  animant  la  main  d'un  mouvement  régu- 
lier de  va-et-vient  perpendiculaire  à  la  direction  de  la  corde. 
Des  ondes  vont  se  produire  et  défiler  les  unes  à  la  suite  des 
autres  jusqu'au  point  fixe,  où,  se  réfléchissant,  elles  revien- 
dront  en  arrière  en   se  superposant  aux  ondes  parties  plus 

i.  Ce  savant,  dont  la  vie  fut  si  courte  et  si  bien  remplie,  naquit  en  i85; 
à  Hambourg;  après  s'être  destiné  à  la  profession  d'ingénieur,  il  y  renooça 
en  1878  pour  s'adonner  à  la  physique,  qu'il  a  si  admirablement  servie 
Helmholtz,  dont  il  fut  d'abord  l'élève,  se  l'attacha  comme  assistant;  reçu 
docteur  eu  philosophie  en  1880,  il  fut  d'abord  privat-docent  à  l'Université 
de  Kiel,  puis  professeur  au  collège  technique  de  Carlsruhe.  C'est  là  qu'il 
accomplit  les  travaux  qui  ont  immortalisé  son  nom  et  passa  en  quelques 
mois  de  l'obscurité  à  la  gloire.  Appelé,  peu  de  temps  après,  à  l'université 
de  Bonn  pour  y  remplacer  le  grand  physicien  Clausius,  il  eut  à  peine  le 
temps  de  prendre  possession  de  son  laboratoire;  la  maladie  s'empara  de 
lui  et  le  terrassa  en  1893;  il  était  âgé  de  trente-six  ans. 


LA     SYNTHESE     DE     LA     LUMIERE  *]b*] 

tard  et  qui  n'ont  pas  encore  touché  ce  point  fixe.  De  la  combi- 
naison, ou  interférence,  de  ces  deux  mouvements  vibratoires, 
résultera  une  apparence  très  caractéristique,  qu'on  désigne 
sous  le  nom  à' ondes  stationnaires  :  la  corde  apparaîtra  comme 
formée  de  plusieurs  fuseaux  successifs,  séparés  par  des  points 
immobiles  et  équidistants.  Ces  points,  qu'on  appelle  nœuds  de 
vibrations,  séparent  des  régions,  nommées  ventres,  dans  les- 
quelles la  corde  oscille  autour  de  sa  position  d'équilibre, 
l'oscillation  se  faisant  en  sens  contraire  de  part  et  d'autre  de 
chaque  nœud.  Donc  l'état  de  la  corde,  à  un  moment  quel- 
conque, se  trouve  être  le  même  tous  les  deux  nœuds.  L'inter- 
valle entre  deux  nœuds  non  immédiatement  adjacents  est  ce 
qu'on  appelle  la  longueur  d'onde  et  cette  longueur  d'onde 
représente  évidemment  l'espace  sur  lequel  se  répartit  une 
vibration  complète  donnée  à  la  corde,  c'est-à-dire  la  progres- 
sion du  mouvement  vibratoire,  le  long  de  cette  corde,  pendant 
la  durée  dune  vibration. 

Mesurer  la  longueur  d'onde,  ou  distance  entre  deux  nœuds 
non  consécutifs,  c'est  donc  mesurer  le  chemin  parcouru  par 
l'onde  pendant  une  vibration;  si,  d'autre  part,  on  connaît  la 
durée  de  cette  vibration,  une  simple  règle  de  proportion  fera 
connaître  l'espace  que  l'onde  parcourt  en  une  seconde,  autre- 
ment dit  sa  vitesse  de  propagation. 

Un  raisonnement  semblable  s'applique  à  tous  les  mouve- 
ments vibratoires  et  fournit  une  méthode  précieuse  pour 
mesurer  leur  vitesse  de  propagation.  Si,  par  exemple,  on 
prend  un  tuyau  d'orgue  donnant  le  /a.„  c'est-à-dire  435  vibra- 
tions à  la  seconde,  les  vibrations  parties  de  l'embouchure 
interfèrent  avec  les  vibrations  réfléchies  sur  le  fond  du  tuyau 
pour  donner  des  ondes  stationnaires.  En  introduisant  de  la 
poussière  de  liège  dans  le  tuyau,  supposé  horizontal,  il  est 
facile  de  déterminer  la  position  des  nœuds,  car  les  vibrations 
de  l'air  dans  les  régions  ventrales  chassent  le  liège,  qui  se 
concentre  aux  nœuds  où  l'air  est  immobile.  On  trouve  ainsi 
que  les  nœuds  de  ce  tuyau  sont  distants  de  o  m.  3  g  environ. 
La  longueur  d'onde,  double  de  cette  distance,  vaut  par 
suite  o   m.  78,  ce  qui  veut  dire  que  le  son  parcourt,  dans 

l'air,  o  m.  78  pendant  la  durée  d'une  vibration,  ou  -.^r  de 


758  LA     REVUE     DE     PARIS 

seconde.  Sa  vitesse  est  donc  o  m.  78X435,  c'est-à-dire,  à 
peu  de  chose  près,  34o  mètres. 

La  célèbre  expérience  de  Hertz  est  calquée  sur  celles  que 
nous  venons  de  décrire.  A  l'un  des  bouts  d'une  grande  salle 
de  l'école  de  Carlsruhe,  Hertz  avait  installé  son  générateur 
d'ondes  électriques,  constitué  par  le  grand  oscillateur  à  boules 
relié  aux  deux  pôles  d'une  bobine  de  Ruhmkorff;  contre  la 
paroi  opposée  se  trouvait  fixée  une  grande  plaque  de  métal. 
Dans  ces  conditions,  la  salle  est  parcourue  par  des  ondes  éma- 
nées de  l'oscillateur,  dont  les  unes  vont  de  l'oscillateur  à  la 
plaque  tandis  que  les  autres,  réfléchies  sur  cette  paroi  métal- 
lique, reviennent  en  sens  inverse.  La  combinaison  de  ces  deux 
systèmes  devra  engendrer  des  ondes  stationnaires ,  caracté- 
risées par  des  nœuds  et  des  ventres. 

Pour  reconnaître  l'existence  de  ces  localisations,  Hertz 
recourt  à  un  analyseur  d'une  simplicité  extrême,  qu'il  nomme 
résonateur  :  c'est  un  anneau  en  fil  de  cuivre  interrompu  en  un 
de  ses  points  par  une  coupure  de  quelques  centièmes  de 
millimètres  de  largeur.  Dans  ces  conditions,  la  salle  étant  très 
faiblement  éclairée,  on  peut  apercevoir  une  petite  étincelle  à 
la  coupure  chaque  fois  que  l'oscillateur  entre  en  activité. 

Ce  phénomène,  en  lui-même,  n'a  rien  d'imprévu  :  chaque 
fois  qu'un  courant  variable  se  produit  dans  un  circuit,  tout 
circuit  métallique  voisin  est  le  siège  de  courants;  c'est  le 
phénomène  de  Y  induction,  découvert  par  Faraday,  et  qui  reçoit 
dans  la  bobine  de  Ruhmkorff  et  dans  les  transformateurs 
industriels  des  applications  bien  connues.  Mais  ce  qui  est 
nouveau  et  caractéristique,  le  voici  :  en  déplaçant  son  réso- 
nateur dans  l'axe  de  la  salle,  Hertz  put  constater  qu'en  cer- 
tains points  l'étincelle  était  complètement  supprimée  ;  ces 
points  étaient  équidistants  et  à  trois  mètres  les  uns  des  autres  ; 
Hertz  les  appelle  des  nœuds  de  vibration  électrique,  parce 
qu'en  ces  points  les  effets  des  ondes  directes  et  réfléchies  se 
neutralisent,  de  telle  sorte  que  le  résonateur,  déplacé  progres- 
sivement, s'éteint  aux  nœuds  pour  donner  des  étincelles  de 
plus  en  plus  brillantes  à  mesure  qu'on  s'approche  du  milieu 
de  l'internœud,  du  ventre  de  vibration  électrique. 

Cette  expérience,  soigneusement  contrôlée  et  réalisée  avec 
des  oscillateurs  donnant  des  périodes  vibratoires  différentes, 


LA     SYNTHÈSE     DE     LA     LUM1EHE  769 

suffit  à  elle  seule  pour  affirmer  que  la  propagation  dans 
l'espace  des  oscillations  électriques  n'est  pas  instantanée. 
L'existence  des  nœuds  prouve  qu'en  ces  points  chaque  vibra- 
tion est  annulée  par  une  autre,  née  plus  tard  et  arrivée  par  une 
voie  plus  courte  ;  si  pour  parcourir  un  chemin  plus  court,  il 
faut  moins  de  temps,  c'est  que  la  propagation  n'est  pas  instan- 
tanée. Mais  il  y  a  plus  ;  on  peut  mesurer  la  vitesse  de  cette 
progression.  Puisque  l'internœud  est  de  trois  mètres,  c'est 
que  la  longueur  d'onde  est  de  six  mètres.  Le  calcul  a  appris, 
d'autre  part,  que  les  vibrations  de  l'oscillateur  ont  pour  fré- 
quence cinquante  millions;  les  ondulations  électriques  par- 
courent donc  six  mètres  dans  la  durée  d'une  oscillation,  ou  un 
cinquante  millionième  de  seconde.  Leur  vitesse  de  propagation 
est  donc  égale  à  cinquante  millions  de  fois  six  mètres, 
autrement  dit  3oo  ooo  kilomètres  par  seconde. 

Les  résultats  obtenus  par  Hertz  n'eurent  pas,  du  premier 
coup,  cette  admirable  netteté.  Mais  qu'importent  les  tâtonne- 
ments expérimentaux,  les  premiers  résultats  douteux,  les  con- 
trôles faits  de  divers  côtés  par  les  physiciens,  enfin  les  années 
d'efforts  que  coûte  une  découverte  comme  celle-là?  Il  faut 
pourtant  parler  de  ces  efforts,  et  ne  pas  laisser  croire  que 
les  grandes  acquisitions  scientifiques  sont  le  fruit  d'un 
médiocre  labeur.  Les  passer  sous  silence  serait,  peut-être, 
laisser  planer  un  doute  sur  les  résultats  acquis  ;  or  la  vérité 
conquise  par  Hertz  est  de  celles  dont  aucun  physicien  ne  doute 
plus  aujourd'hui, 

Nous  savons  donc,  avec  pleine  certitude,  que  la  vitesse  de 
propagation  des  perturbations  électriques  très  rapides  est  égale 
à  la  vitesse  de  la  lumière.  Mais  Hertz  n'a  pas  travaillé  unique- 
ment pour  obtenir  un  résultat  numérique.  Derrière  ce  nombre 
se  cache  la  solution  du  grand  problème  des  actions  à  distance. 
Dans  l'appareil  de  Hertz,  l'oscillateur  émet,  sous  forme  d'ondes, 
une  certaine  quantité  d'énergie.  Le  résonateur  recueille  cette 
énergie,  mais  il  ne  la  recueille  pas  instantanément:  s'il  est 
placé  à  six  mètres  de  l'oscillateur,  il  ne  la  reçoit  qu'au  bout 
d'un  cinquante  millionième  de  seconde.  Où  donc  était  cette 
énergie,  alors  que,  déjà  partie  de  l'oscillateur,  elle  n'était  pas 
encore  parvenue  au  résonateur?  Elle  était  nécessairement  dans 
le  milieu  interposé,  et  le  nombre  obtenu  par  Hertz  pour  la 


760  LA     HEVUE     DE     PARIS 

vitesse  de  propagation  nous  prouve  que  le  milieu  transmetteur 
des  ondes  n'est,  ni  l'atmosphère,  ni  aucune  autre  matière, 
mais  est  l'éther  lui-même.  Donc  le  fait  que  les  ondes  élec- 
triques se  propagent  à  raison  de  3ooooo  kilomètres  par 
seconde  a  pour  conséquence  nécessaire  que  l'éther  leur  sert  de 
support  et  de  convoyeur  ;  l'hypothèse  des  actions  électriques  à 
distance  s'exerçant  en  dehors  de  tout  milieu  interposé,  est 
définitivement  rayée  de  la  science. 

Il  ne  faut  pas  oublier,  d'ailleurs,  que  la  mémorable  expé- 
rience de  Hertz  n'a  été  que  la  justification  de  théories  plus 
anciennes,  Faraday  avait  déjà,  depuis  longtemps,  cherché  à 
débarrasser  la  physique  de  la  notion  métaphysique  des  forces 
pour  lui  substituer  la  notion  plus  concrète  des  actions  de  milieu. 
Admirable  observateur  des  faits,  il  avait  traduit  ses  vues  sous 
forme  de  comparaisons  et  d'analogies  accessibles  à  tous  ;  mais 
l'instrument  merveilleux  des  mathématiques  lui  manquait 
pour  donner  à  ses  idées  la  précision  et  l'étendue  qui  font  les 
théories  fécondes.  Il  appartenait  à  un  autre  Anglais,  James 
Clerk  Maxwell,  professeur  à  Cambridge,  de  traduire  en  équa- 
tions les  idées  de  Faraday  et  d'en  tirer  toutes  les  conséquences. 
L'œuvre  géniale  de  Maxwell,  dont  la  partie  essentielle  a  paru 
en  i865,  a  nourri  l'esprit  de  toute  une  génération  de  physi- 
ciens; Hertz  se  Tétait  profondément  assimilée  et  sa  trop 
courte  vie  a  été  employée  à  la  vérifier. 


*  * 


Voici  donc  établie  une  importante  analogie  entre  les  ondes 
électriques  et  les  ondes  lumineuses,  puisque  toutes  deux  se 
propagent  dans  le  même  milieu  avec  la  même  vitesse.  Mais  la 
ressemblance  va  plus  loin.  Ce  qui  caractérise  la  lumière  aux 
yeux  de  tous,  ce  n'est  pas  qu'elle  se  propage  par  ondes,  car 
personne  n'a  vu  directement  ces  ondes  lumineuses  et  il  a  fallu 
toute  la  perspicacité  de  Young  et  de  Fresnel  pour  en  établir 
l'existence.  La  lumière,  pour  nous  tous,  est  quelque  chose 
qui  rayonne,  qui  se  propage  en  ligne  droite,  qui  se  réfracte 
et  se  disperse  à  travers  un  prisme.  Le  génie  de  Fresnel  est  par- 
venu à  raccorder  ces  deux  idées,  en  apparence  si  dissemblables  ; 


LA     SYNTHESE     DE    LA     LUMIERE  761 

nous  savons,  grâce  à  lui,  que  si  des  ondes  émanées  d'une 
source  viennent  se  briser  contre  un  écran  opaque  percé  d'un 
trou,  elles  continuent  leur  chemin  à  travers  le  trou  et  dans 
des  conditions  telles  que  leur  activité  se  limite  à  la  direc- 
tion rectiligne  sur  le  prolongement  de  la  source  et  du  trou. 
Fresnel  a  montré,  en  même  temps,  que  cette  propriété  des 
ondes  lumineuses,  qui  explique  la  propagation  rectiligne,  n'est 
qu'une  grossière  approximation  :  si  la  source  est  très  petite  et 
le  trou  très  étroit,  la  lumière  ne  reste  pas  uniquement  sur  la 
direction  du  rayon,  mais  est  déviée  en  dehors  :  c'est  le  phéno- 
mène de  la  diffraction,  et  la  théorie  s'accorde  avec  l'expérience 
pour  montrer  que  la  diffraction  est  d'autant  plus  sensible  que 
les  ondes  lumineuses  sont  moins  rapides,  c'est-à-dire  que  leur 
longueur  d'onde  est  plus  grande  ;  ainsi,  tandis  que  la  lumière 
violette  et  surtout  l'ultra-violet  photographique  se  cantonnent 
presque  rigoureusement  dans  la  direction  du  rayon  géomé- 
trique, la  lumière  rouge  s'en  écarte  déjà  notablement;  la 
diffraction  s'exagère  encore  pour  les  radiations  infra-rouges 
que  rend  sensibles  la  seule  chaleur  qu'elles  rayonnent  ;  on  peut 
dire  de  ces  radiations  qu'elles  contournent  les  obstacles  d'une 
façon  déjà  appréciable,  puisqu'elles  viennent  rôder  dans  des 
régions  qui  seraient  dans  l'ombre,  si  la  propagation  était 
strictement  rectiligne. 

Si  nous  voulons  pousser  plus  loin  les  analogies  révélées  par 
la  première  expérience  de  Hertz,  nous  devrons  donc  chercher 
à  observer  des  rayons  électriques  comparables  aux  rayons 
lumineux,  mais  il  faudra  prendre  soin  de  placer  les  premiers 
dans  des  conditions  comparables  aux  seconds.  Les  perturbations 
électriques  produites  par  l'oscillateur  de  Hertz  ont  des  longueurs 
d'ondes  voisines  du  mètre;  les  vibrations  lumineuses,  un  mil- 
lion de  fois  plus  rapides,  ont  des  longueurs  d'ondes  inférieures 
à  un  millième  de  millimètre.  Nous  devons  par  suite  nous 
attendre  à  ce  que  les  effets  de  diffraction  prennent,  avec  les 
rayons  électriques,  une  importance  considérable;  en  même 
temps  toutes  les  dimensions  de  nos  appareils  devront  être 
accrues  dans  la  même  proportion  que  les  longueurs  d'ondes, 
si  nous  voulons  observer  avec  les  ondes  électriques  les  effets 
de  rayonnement  que  nous  obtenions  sans  peine  avec  la 
lumière. 


762  LA     KEVUE     DE     PARIS 

C'est  ce  que  Hertz  avait  bien  compris.  11  avait  installé  son 
petit  oscillateur,  relié  à  la  bobine  de  Ruhmkorff,  au  centre  et 
suivant  Taxe  d'un  grand  miroir  formé  d'une  feuille  de  zinc  de 
deux  mètres  de  côté  qu'on  avait  cintrée  sur  un  châssis  en  bois 
en  forme  de  gouttière  cylindrique.  La  disposition  était  la  même, 
aux  dimensions  près,  que  celle  d'une  lampe  qu'on  place  au  foyer 
d'un  miroir  destiné  à  en  recueillir  les  rayons  et  à  les 
renvoyer. 

Le  résultat  obtenu  fut  bien  conforme  à  ce  qu'on  espérait  ; 
on  s'en  rendit  compte  en  sondant  l'espace  à  l'aide  d'un  résona- 
teur circulaire. 

En  face  du  miroir  cylindrique  et  jusqu'à  9  ou  10  mètres  de 
distance,  le  résonateur  donnait  des  étincelles,  tandis  qu'on  ne 
constatait  aucune  action  derrière,  ni  sur  les  côtés.  Le  champ 
des  perturbations  électriques  se  trouve  donc  localisé  dans  une 
direction  à  peu  près  rectiligne  ;  on  peut  même  définir  mieux 
encore  cette  direction  en  plaçant  en  regard  et  à  16  mètres  du 
premier  demi-cylindre  réfléchissant,  un  second  miroir  cylin- 
drique; le  résonateur  n'est  actif  qu'entre  les  deux  feuilles  de 
zinc;  la  disposition  réalisée  ainsi  est  analogue  à  celle  d'une 
expérience  d'optique  bien  connue,  où  deux  miroirs  ardents  se 
renvoient  de  l'un  à  l'autre  les  rayons  d'une  source  placée  au 
foyer  de  l'un  d'eux. 

Voici  donc  réalisé  un  flux  électrique  rectiligne;  ce  flux 
jouit-il  des  propriétés  essentielles  du  rayon  lumineux?  Mettons 
sur  son  trajet,  à  l'exemple  de  Hertz,  une  large  feuille  plane  de 
zinc  inclinée  sur  sa  direction,  puis  sondons  l'espace  avec  le 
résonateur;  nous  trouverons  encore  de  l'énergie  électrique 
transmise  en  avant  de  ce  miroir  sur  plusieurs  mètres  de  lon- 
gueur et  suivant  la  direction  commandée  par  les  lois  de  la 
réflexion.  Le  résonateur  étant  placé  sur  la  direction  pour 
laquelle  il  donne  les  plus  brillantes  étincelles,  il  suffit  de  faire 
tourner  le  miroir  de  dix  degrés,  dans  un  sens  ou  dans  l'autre 
pour  éteindre  complètement  ce  résonateur.  Tout  semble  donc 
indiquer  la  présence  d'une  réflexion  régulière;  d'ailleurs  il 
suffit  de  masquer  ce  pinceau  d'ondes  électriques,  avant  ou 
après  sa  réflexion,  à  l'aide  d'un  écran  métallique,  pour  sup- 
primer toute  trace  d'étincelles  ;  l'interposition  d'une  porte  en 
chêne  épaisse  d'un  centimètre  serait,  au  contraire,  inefficace, 


1 


L 


n 


LA     SYNTHESE     DE     LA     LUMIÈRE  y63 

ce  qui  prouve  que  les  rayons  hertziens  ne  sont  pas  arrêtés  par 
le  bois. 

La  lumière  se  caractérise  encore  par  les  phénomènes  de 
réfraction  et  de  dispersion  :  si  un  rayon  lumineux  vient  à 
tomber  sur  un  prisme  transparent,  il  est  dévié  de  sa  direction 
première  et  infléchi  vers  la  base  du  prisme.  Le  violet  est  plus 
dévié  que  le  jaune,  le  jaune  plus  que  le  rouge,  de  telle  sorte 
que,  lorsqu'on  a  affaire  à  une  lumière  complexe  comme  la 
lumière  blanche,  la  déviation  inégale  de  ses  divers  constituants 
produit  un  épanouissement  du  pinceau  réfracté  ;  la  dispersion 
par  les  prismes  prouve  à  la  fois  la  réfraction  et  la  complexité 
de  la  radiation  incidente. 

Hertz  a  pu,  sans  difficulté,  appliquer  un  critérium  analogue 
aux  rayons  électriques;  mais  il  faut  que  la  dimension  du 
prisme  soit  en  proportion  de  la  largeur  des  radiations  inci- 
dentes. A  cet  effet,  un  prisme  fut  constitué,  d'abord  avec  des 
livres  empilés  côte  à  côte,  ensuite  avec  un  bloc  d'asphalte  du 
poids  de  i  a  quintaux  coulé  dans  une  caisse  prismatique  en  bois 
de  i  m.  5o  de  hauteur. 

Le  pinceau  électrique  incident  émis  par  l'oscillateur  et  son 
miroir  cylindrique  était  dirigé  sur  le  prisme;  en  même  temps, 
on  arrêtait  à  l'aide  d'écrans  métalliques  toutes  les  radiations 
qui  auraient  pu  passer  au-dessus  de  son  arête  ou  au-dessous 
de  sa  base;  on  cherchait  alors,  à  l'aide  du  résonateur,  où  était 
l'énergie  électrique  propagée  au  delà  du  prisme.  On  n'en  trou- 
vait plus  trace  dans  la  direction  du  rayon  incident  et  l'étincelle 
ne  commençait  à  apparaître  que  pour  des  directions  inclinées 
de  onze  degrés  sur  le  faisceau  primitif;  son  éclat  allait  en 
croissant  jusqu'à  vingt-deux  degrés,  puis  diminuait  pour  s'an- 
nuler au  delà  de  trente-quatre  degrés.  Ce  résultat  prouve 
d'abord  que  le  prisme  a  dévié  les  radiations  électriques  qui  se 
trouvent  ainsi  soumises  au  phénomène  de  la  réfraction  ;  mais 
en  même  temps  il  manifeste  une  dispersion  sensible  ;  le  prisme 
donne  un  véritable  spectre  électrique  et  paraît  prouver,  con- 
trairement à  ce  qu'on  aurait  pu  attendre,  que  les  vibrations 
émises  par  l'oscillateur  ne  sont  pas  simples  et  se  composent 
en  réalité  de  toute  une  gamme  d'oscillations,  de  périodes 
variables,  que  le  prisme  étale  et  classe  dans  l'ordre  de  leurs 
réfrangibilités. 


"^ 


764  LA     REVUE      DE     PARIS 

On  peut  trouver  extraordinaire  que  Hertz  ait  constitué  son 
prisme  avec  des  milieux  aussi  peu  transparents  qu'une  pile  de 
livres  ou  un  bloc  d'asphalte  ;  ni  les  rayons  lumineux,  ni  même 
les  rayons  calorifiques  ne  pénétreraient  d'un  millimètre  dans 
de  semblables  milieux.  Nous  avions  déjà  vu  qu'une  porte  de 
chêne,  parfaitement  opaque  pour  la  lumière,  laisse  passer  les 
rayons  électriques  :  il  semble  donc  qu'on  soit  en  présence  d'une 
différence  caractéristique  entre  les  deux  espèces  de  radiations. 
Un  peu  de  réflexion  suffira  pour  résoudre  cette  diffi- 
culté. 

Le  verre  est  un  milieu  transparent,  pourtant  le  verre  pilé 
est  opaque.  La  glace,  lorsqu'elle  est  pure,  laisse  passer  la 
lumière;  elle  l'arrête  si,  ayant  été  congelée  brusquement,  elle 
contient  de  minuscules  bulles  d'air,  bien  que  l'air  soit  égale- 
ment transparent.  L'eau  enfin  se  laisse  traverser  sous  une  grande 
épaisseur  par  les  vibrations  lumineuses  alors  qu'il  suffit  d'une 
petite  quantité  de  brouillard,  formé  de  gouttelettes  très  fines, 
pour  rendre  un  espace  complètement  opaque,  Dans  ces  diffé- 
rents cas,  l'opacité  résulte  de  l'extrême  division  physique  de  la 
matière.  Lorsque  les  morceaux  qui  la  constituent  sont  de 
dimensions  supérieures  à  la  longueur  d'onde  de  la  lumière 
employée,  les  ondes,  au  lieu  de  traverser  régulièrement  le 
milieu,  sont  à  chaque  instant  et  en  chaque  point  brisées  par  des 
réflexions  et  des  réfractions;  le  phénomène  régulier  disparaît, 
le  mouvement  vibratoire  s'éteint  sur  place  et  son  énergie  se 
transforme  en  chaleur.  C'est  pour  cela  qu'un  prisme  d'asphalte 
serait  opaque  pour  la  lumière;  mais  les  irrégularités  de  l'as- 
phalte ou  du  papier,  qui  sont  notables  par  rapport  aux  vibra- 
tions lumineuses,  sont  insignifiantes  quand  on  les  compare 
aux  longueurs  d'onde  des  perturbations  électriques;  pour  ces 
ondes,  l'asphalte  est  un  corps  aussi  homogène  que  peut  l'être, 
pour  la  lumière,  le  cristal  le  plus  pur.  Les  rayons  électriques 
peuvent  donc  traverser  aussi  aisément  du  verre  pilé  que  du 
verre  homogène,  de  la  glace  remplie  de  bulles  que  de  la  glace 
pure  et  chacun  sait  qu'ils  ne  sont  aucunement  arrêtés  par  le 
brouillard  ;  c'est  une  des  raisons  qui  causent  la  supériorité  de 
la  télégraphie  sans  fil  sur  la  télégraphie  optique. 

En  dehors  de  cette  opacité  accidentelle,  due  aux  inégalités 
de  structure,  il  y  a  d'ailleurs  une  transparence  ou  une  opacité 


LA     SYNTHÈSE     DE     LA    LUMIÈRE  766 

fondamentales  qui  dépendent  de  la  nature  même  des  corps 
traversés.  Maxwell  avait  déjà  posé  la  règle  générale  en  admet- 
tant que  l'éther  des  milieux  diélectriques  se  comporte  comme 
une  gelée  parfaitement  élastique;  cet  éther  gélifié  est  inca- 
pable de  déplacements  étendus  et  c'est  pour  cette  raison  que 
les  courants  électriques  continus  ne  peuvent  se  propager  dans 
un  diélectrique;  en  revanche,  il  peut  vibrer  autour  de  sa  posi- 
tion d'équilibre  et,  par  suite,  transmettre  sans  les  étouffer,  les 
ondulations  qu'on  lui  communique. 

Dans  les  corps  conducteurs,  au  contraire,  l'éther  a  toutes  les 
propriétés  d'un  milieu  visqueux;  en  raison  de  cette  viscosité, 
le  courant  électrique  ne  se  maintient  que  moyenant  une 
dépense  d'énergie  destinée  à  vaincre  les  frottements,  énergie 
qui  se  trouve  ensuite  dégradée  sous  forme  de  chaleur;  c'est 
pour  cela  qu'un  fil  métallique  parcouru  par  un  courant 
s'échauffe  nécessairement  et  que  les  oscillations,  tant  élec- 
triques que  lumineuses,  sont  étouffées  par  les  métaux,  à  moins 
qu'elles  ne  se  réfléchissent  à  leur  surface. 

Cette  manière  de  voir  a  pour  conséquence  que  les  conduc- 
teurs doivent  être  opaques  et  les  diélectriques  transparents 
pour  les  ondes  rapides  qui  se  propagent  dans  l'éther.  Tel  est 
bien,  en  général,  le  résultat  que  l'expérience  nous  présente, 
tant  pour  la  lumière  que  pour  les  ondes  hertziennes.  Aucun 
métal  n'est  transparent  ;  il  suffit  de  quelques  millionièmes  de 
millimètre  d'épaisseur  pour  arrêter  la  lumière,  d'une  fraction 
de  millimètre  pour  éteindre  les  ondes  électriques.  Au  con- 
traire, les  corps  transparents  comme  les  gaz,  le  verre,  l'eau 
pure,  les  pétroles,  la  benzine,  le  sulfure  de  carbone,  sont  des 
diélectriques  parfaits.  La  règle  de  Maxwell  concorde  donc  avec 
la  généralité  des  faits  observés,  et  le  doute  n'existe  que  pour 
les  corps  médiocrement  conducteurs.  Ainsi,  l'eau  rendue 
conductrice  par  des  corps  dissous,  l'eau  de  mer  par  exemple, 
est  transparente  pour  la  lumière  et  opaque  pour  les  ondes 
électriques;  le  sol,  qui  est  normalement  chargé  de  solutions 
salines,  arrête  ces  dernières  vibrations  aussi  bien  que  la 
lumière.  D'ailleurs,  il  ne  faut  pas  compter  que  la  règle  géné- 
rale établie  par  Maxwell  soit  sans  exceptions  ;  l'observation 
courante  montre  que  certains  milieux  peuvent  être  à  la  fois 
transparents  pour  telle  lumière  et  opaques  pour  telle  autre; 


1 


766  LA     REVUE     DE     PARIS 

un  verre  bleu,  une  solution  de  sulfate  de  cuivre,  laissent  passer 
la  lumière  bleue  et  arrêtent  les  autres.  Mais  en  dehors  de  ces 
cas  particuliers,  la  loi  de  Maxwell  subsiste  avec  toute  sa  portée 
et  elle  a  été  soumise  par  Hertz  à  toutes  les  vérifications  néces- 
saires. 


* 


Ainsi,  Hertz  nous  a  fourni  le  moyen  d'obtenir  des  ondes 
électriques,  extrêmement  rapides  et  d'en  déceler  l'existence  ;  il 
a  montré  que  ces  vibrations  se  propagent  dans  le  même  milieu 
que  les  ondes  lumineuses  et  avec  la  même  vitesse;  il  est 
parvenu  à  localiser  leur  énergie  dans  des  pinceaux  cylindriques 
formant  de  véritables  rayons,  capables  de  se  propager  en 
ligne  droite,  de  se  réfléchir  régulièrement,  de  se  réfracter  et  de 
se  disperser;  il  a  montré  enfin  que  les  mêmes  milieux  étaient 
transparents  ou  opaques  pour  les  ondes  lumineuses  et  élec- 
triques. Un  si  grand  effort  expérimental  avait  fourni  une  justi- 
fication complète  des  hypothèses  de  Maxwell.  La  maladie  et  la 
mort  vinrent  arrêter  Hertz  à  l'instant  où,  plein  de  gloire,  il 
allait  parachever  son  œuvre.  Mais  la  voie  si  largement  tracée 
ne  pouvait  pas  rester  inachevée.  Les  vibrations  hertziennes, 
malgré  leur  extrême  rapidité,  sont  encore  un  million  de  fois 
plus  lentes  que  les  vibrations  lumineuses  :  entre  ces  deux  modes 
d'oscillation,  s'étend  une  zone  inconnue  qu'il  s'agit  de  recon- 
naître afin  de  préciser  les  rapports  entre  la  lumière  et  l'élec- 
tricité. La  tâche  fut  attaquée  de  deux  côtés  à  la  fois  :  en  pro- 
duisant des  perturbations  électriques  de  plus  en  plus  rapides, 
et  en  découvrant  des  ondes  lumineuses  de  plus  en  plus 
lentes. 

La  comparaison  entre  les  deux  oscillateurs  employés  par 
Hertz  montre  que,  plus  l'oscillateur  est  petit,  plus  les  vibra- 
tions en  sont  rapides.  On  sera  donc  conduit  à  diminuer  les 
dimensions  du  système  émetteur;  mais  on  devra,  en  temps, 
réduire  les  dimensions  et  accroître  la  sensibilité  du  récepteur. 
Il  importe,  en  effet,  si  l'on  veut  donner  à  ce  récepteur  sa  sensi- 
bilité maximum,  qu'il  soit  <(  accordé  »  pour  les  vibrations  qu'il 
reçoit;   autrement  dit,  que  les  vibrations  soient  précisément 


r 


LA     SYNTHÈSE     DE     LA     LUMIÈRE  767 

celles  qu'il  serait  capable  d'émettre  lui-même  s'il  était  mis 
directement  en  vibration  ;  or,  ceci  ne  peut  avoir  lieu  que  si  les 
dimensions  du  résonateur  sont  voisines  de  celles  de  l'oscilla- 
teur. D'ailleurs,  plus  l'émetteur  d'ondes  est  petit,  moins  il 
rayonne  d'énergie,  plus,  par  suite,  le  système  récepteur  doit 
être  lui-même  délicat  pour  être  ébranlé  par  cette  énergie  ;  un 
grain  de  sable  ne  peut  faire  vibrer  une  grosse  cloche.  Les  conti- 
nuateurs d'Hertz  ont  donc  été  amenés  à  réduire  les  dimensions 
de  leurs  appareils  à  celles  des  plus  petites  pièces  d'horlo- 
gerie. 

Le  record  de  la  petitesse  est  détenu  par  le  physicien  autri- 
chien Lampa.  11  employait  un  appareil  Ruhmkorff  gros 
comme  une  bobine  de  fil,  un  oscillateur  long  de  trois  milli- 
mètres placé  au  foyer  d'un  miroir  grand  comme  une  pièce  de 
deux  francs.  Le  résonateur,  d'un  type  spécial,  n'était  pas  plus 
grand  que  l'oscillateur  et  tout  l'appareil  pouvait  tenir  sur  une 
table  de  quinze  centimètres  de  côté.  Cet  appareil  donne  des 
ondulations  électriques  dont  la  fréquence  atteint  75  milliards 
par  seconde  et  dont  la  longueur  d'onde,  voisine  de  quatre 
millimètres,  est  encore  plus  de  mille  fois  plus  grande  que  celle 
de  la  lumière  visible  ;  on  obtient  cependant  un  faisceau  bien 
localisé  de  radiations  électriques,  large  d'un  centimètre  et  pré- 
sentant toutes  les  propriétés  d'un  rayon  lumineux;  on  peut  le 
réfléchir,  le  réfracter,  le  disperser;  en  traversant  un  cristal,  il 
se  dédouble  comme  un  rayon  lumineux  qui  traverse  du  spath 
d'Islande;  en  un  mot,  il  permet  de  reproduire  les  phénomènes 
les  plus  délicats  de  l'optique. 

En  attaquant  le  problème  par  un  autre  bout,  on  a  pu  pro- 
longer le  spectre  lumineux  dans  la  direction  des  grandes  lon- 
gueurs d'ondes.  C'est  à  cet  ordre  de  recherches  que  se  rat- 
tachent les  travaux  de  l'américain  Langley  et,  dernièrement, 
de  Rubens  ;  le  savant  physicien  de  Charlottenbourg  a  réussi  à 
isoler  des  radiations  émises  par  un  bec  Auer  des  rayons  dont 
la  longueur  d  onde  atteint  six  centièmes  de  millimètre,  c'est-à- 
dire  est  cent  fois  plus  grande  que  celle  des  rayons  orangés  ; 
c'est  l'extrême  limite  atteinte  présentement. 

En  résumé,  on  peut  représenter  par  le  tableau  suivant 
l'étendue  du  domaine  reconnu  parmi  les  vibrations  de 
l'éther  ; 


768 


LA     REVUE     DE     PARIS 


FRÉQUENCE  DES  VIBRATIONS 

EN 

MILLIARDS  PAR  SECONDE 


3  millions  à  700000 
75oooo  à  3g5ooo 
396000  à      5  000 
? 
75  à  zéro. 


LONGUEUR    D  ONDE 
EN    MILLIMÈTRES 


omm,oooi  àomm,ooo4 
omm,ooo4  à  omm, 00076 
omm, 00076  à  onm,,o6 

? 
Plus  de  .4  millimètres. 


Rayons  ultra- violets. 
Rayons  visibles. 
Rayons  calorifiques. 

? 
Rayons  hertziens. 


Ainsi,  nous  connaissons  toutes  les  vibrations  de  l'éther,  sauf 
deux  lacunes,  à  l'extrémité  de  l'ultra- violet  et  entre  les  rayons 
calorifiques  et  électriques.  Le  plan  d'ensemble  nous  apparaît 
avec  netteté.  Toutes  ces  ondulations  ne  diffèrent  que  par  la 
fréquence  ;  il  y  a  entre  elles  la  même  parenté  qu'entre  toutes  les 
vibrations  de  l'acoustique;  le  fait  d'être  perçues  par  l'oreille 
n'est  pas  plus  important  pour  celles-ci  que  n'est,  pour  celles- 
là,  la  propriété  d'être  vues  par  l'œil;  c'est  un  simple  incident 
physiologique,  et  il  serait  absurde  d'en  faire  la  base  d'une 
classification. 

L'acoustique,  qui  nous  a  fourni  tant  de  comparaisons,  peut 
nous  prêter  encore  un  mode  de  classement.  Les  vibrations 
sonores  sont  habituellement  réparties  en  octaves,  chaque  octave 
étant  limitée  par  deux  sons  dont  le  plus  grave  est  deux  fois  plus 
lent  que  le  plus  aigu,  c'est-à-dire  présente  une  longueur  d'onde 
double.  Imaginons  donc  de  constituer  une  première  octave  avec 
les  vibrations  éthérées  dont  la  longueur  d'onde  est  comprise 
entre  un  dix-millième  et  deux  dix-millièmes  de  millimètre  :  c'est 
le  groupe  des  radiations  les  plus  rapides  de  l'ultra-violet.  La 
seconde  octave  comprendra  des  longueurs  d'onde  depuis  deux 
dix-millièmes  j  usqu'à  quatre  dix-millièmes  de  millimètre  et  l'en- 
semble de  ces  deux  premières  octaves  constitue  tout  l'ultra- 
violet. L'ensemble  des  rayons  visibles  formera  à  très  peu  près 
la  troisième,  qui  s'étend  de  quatre  à  huit  dix-millièmes  de  mil- 
limètres. Les  suivantes,  jusqu'à  la  neuvième,  contiennent  l'en- 
semble du  spectre  calorifique.  Ensuite  s'étend  un  trou  de  six 
octaves,  jusqu'aux  oscillations  de  Lampa  ;  à  partir  de  ce  point 


LA     SYNTHESE     DB    LA.    LUMIÈRE  769 

se  prolonge  indéfiniment  la  série  des  vibrations  électriques,  de 
plus  en  plus  lentes  ;  celles  du  petit  oscillateur  de  Hertz  ont  leur 
place  vers  la  dix-neuvième  octave.  Tout  ceci  concourt  à  nous 
montrer  l'importance  de  la  découverte  de  Hertz;  ce  savant  a 
fait,  on  peut  le  dire,  la  synthèse  de  la  lumière,  c'est-à-dire 
qu'il  a  produit,  par  des  moyens  purement  électriques,  des 
vibrations  qui  ne  diflèrent  qu'en  fréquence  des  vibrations 
lumineuses  ;  si  les  fourmis  étaient  comme  nous,  en  état  de  rai- 
sonner et  d'expérimenter,  elles  pourraient  construire  des  appa- 
reils mille  fois  plus  petits  que  celui  de  Lampa;  des  animaux 
mille  fois  plus  petits  encore  pourraient  fabriquer  des  bobines 
et  des  excitateurs  si  réduits,  qu'il  en  émanerait  des  rayons 
lumineux.  Hertz  a  donc,  suivant  sa  propre  expression,  jeté  un 
pont  entre  deux  ordres  de  phénomènes  qui  étaient,  avant  lui, 
séparés  par  un  abîme  :  l'étude  des  radiations  et  des  vibrations 
de  l'éther  ne  forme  plus  qu'un  seul  chapitre  de  la  Physique. 
De  ce  fait,  l'étude  de  l'optique  se  trouve  grandement  facili- 
tée. Nombre  de  problèmes  se  posent  dans  cette  science,  qui 
étaient  demeurés  jusqu'ici  insolubles  parce  qu'ils  exigeaient 
des  mesures  que  notre  infirmité  expérimentale  ne  nous  permet 
pas  de  réaliser.  Aujourd'hui,  les  ondes  hertziennes  nous 
montrent  les  ondes  lumineuses  comme  dans  un  microscope 
qui  les  grandirait  un  million  de  fois  et  les  expériences  devant 
lesquelles  il  avait  fallu  reculer  deviennent  alors  réalisables; 
certaines  difficultés  sur  lesquelles  les  opticiens  controversaient 
depuis  Fresnel  se  sont  résolues  d'elles-mêmes  ou  se  sont  éva- 
nouies. 


* 
#  * 


Mais  on  peut  aller  plus  loin  et  dire  que  nous  savons,  mieux 
que  nos  prédécesseurs,  ce  que  c'est  qu'un  corps  lumineux.  On 
imaginait,  depuis  le  triomphe  des  théories  ondulatoires,  que 
dans  la  flamme  d'une  lampe,  les  atomes  dissociés  étaient  agités 
de  mouvements  rapides  qui  se  communiquaient  à  l'éther 
ambiant;  on  peut  aujourd'hui  préciser  cette  notion.  Les  idées 
modernes  nous  montrent  l'atome  comme  un  système  solaire, 
i5  Décembre  1908.  7 


1 


77°  LA     REVUE     DE     PARIS 

constitué  d'électrons,  qui  sont  porteurs  de  charges  électriques 
négatives,  s'ils  ne  sont  pas  uniquement  des  masses  électriques, 
et  qui  décrivent  dans  le  volume  atomique  des  révolutions 
autour  d'un  centre  positif.  Ces  électrons  en  mouvement 
jouent  le  même  rôle  que  des  courants  électriques  variables  et 
par  suite  créent,  dans  l'éther  voisin,  des  courants  locaux 
d'induction  qui  correspondent  à  de  petits  déplacements  de  cet 
éther;  ces  courants  induits  induisent  à  leur  tour  de  nouveaux 
courants,  et  c'est  par  ce  mécanisme,  purement  électrique,  que 
le  mouvement  communiqué  par  les  électrons  se  propage  pro- 
gressivement autour  d'eux.  La  lumière  n'est  donc  qu'un  phé- 
nomène électrique,  dont  l'origine  se  trouve  dans  les  charges 
des  électrons;  ces  électrons  peuvent  ainsi  être  assimilés  à  des 
oscillateurs  de  dimensions  atomiques.  Plus  l'oscillateur  est 
petit,  plus  sont  fréquentes  les  oscillations  engendrées;  il  n'est 
donc  pas  extraordinaire  de  voir  émaner  des  électrons  en 
vibration  des  ondes  plus  brèves  que  celles  de  Hertz  et  de 
Lampa. 

D'ailleurs,  chaque  atome  comprend  un  nombre  considérable 
d'électrons  :  si  tous  leurs  mouvements  sont  de  même  période, 
on  devra  s'attendre  à  n'obtenir  dans  l'espace  qu'une  seule 
vibration,  de  fréquence  égale  à  celle  des  révolutions  effectuées 
dans  l'atome;  c'est  le  cas  que  présente,  entre  autres,  la  vapeur 
incandescente  de  sodium,  qui  donne  une  radiation  jaune  uni- 
que; pour  d'autres  corps,  comme  les  gaz,  les  électrons  de 
chaque  atome  sont  assujettis  à  un  nombre  défini  de  périodes T 
ou  bien  leur  mouvement  vibratoire,  de  forme  complexe,  peut 
se  décomposer  en  plusieurs  mouvements  simples.  A  chacun 
de  ces  groupes  de  même  période  oscillatoire  correspond  une 
radiation  émise,  de  périodicité  égale  et  d'intensité  d'autant 
plus  grande  que  le  nombre  d'électrons  du  groupe  est  plus 
considérable.  Enfin  les  solides  incandescents  présentent  une 
structure  atomique  encore  plus  compliquée  ;  les  électrons  de 
chaque  atome  y  subissent  des  perturbations  provenant  des 
atomes  voisins  et  la  complication  est  telle  qu'elle  équivaut  à  la 
présence  effective  de  toutes  les  périodicités  ;  la  lumière  émise 
comprend  alors  toutes  les  radiations  et  se  caractérise  par  un 
spectre  continu.  Ces  spéculations,  encore  hypothétiques,  ont 
reçu  un  commencement  de  confirmation.  L'élude  des  dimen- 


LA    SYNTHÈSE     DE     LA     LUMIERE  77 1 

sions  atomiques  est  présentement  assez  avancée  pour  avoir 
permis  à  M.  Langevin  de  calculer  la  durée  de  révolution  des 
électrons  dans  l'atome  de  sodium;  cette  durée  a  été  trouvée 
égale,  à  peu  de  chose  près,  à  celle  de  la  vibration  jaune  émise 
par  la  vapeur  incandescente  de  ce  métal. 

Ainsi  l'électricité,  qui  n'est  que  l'éther  en  acte,  explique  la 
lumière  et  toutes  les  radiations,  comme  elle  expliquait,  depuis 
Ampère,  le  magnétisme.  En  même  temps,  nos  connaissance  sur 
l'éther  viennent  se  raccorder  aux  idées  modernes  sur  la  cons- 
titution de  la  matière.  Les  cloisons  de  la  physique  se  brisent 
peu  à  peu  en  laissant  apparaître  l'unité  de  la  science.  Une  seule 
chose  reste  en  dehors  de  cette  harmonie!  c'est  la  gravitation. 
Newton  a  montré  que  les  choses  se  passent  comme  si  les  astres 
s'attiraient  à  distance;  il  reste  à  savoir  comment  il  se  fait  qu'ils 
s'attirent.  Celui  qui  répondra  à  cette  question  aura  vraiment 
achevé  l'œuvre  de  Maxwell  et  dé  Hertz. 

LOUIS     HOULLEVIGUE 


PÉCHERESSE' 


VI 

Marie-Madeleine  alla  pleurer 
Près  de  la  tombe  de  Jésus. 
Le  Seigneur,  qu'elle  aimait  tant, 
Résolut  de  lui  apparaître  : 
Elle  vit  sa  face  glorieuse... 

Ainsi  chantait  Rozia  Tiralla  en  traversant  les  champs.  Elle  se 
sentait  si  heureuse,  si  légère  ! . ..  enfin  elle  était  allée  se  confesser 
chez  le  curé  Szypulski. . .  La  neige  était  fondue  ;  la  fête  de  Pâques 
approchait  :  maintenant  elle  pouvait  chanter! 

Sa  voix  claire  montait  joyeuse  vers  l'éther  bleu.  C'était  le 
printemps,  le  printemps  !  L'herbe  poussait  au  bord  des  fossés, 
les  semences  qui  avaient  germé  sous  la  neige  levaient  en  ver- 
dure épaisse.  Jésus-Christ  était  ressuscité  et  la  terre  se  ré- 
jouissait. 

Rozia  sortit  de  sa  poche  un  papier  où  elle  avait  noté  tous 
ses  péchés  de  l'hiver.  Oh  !  elle  avait  scruté  sa  conscience  à 
fond  :  la  liste  était  longue,  longue...  Enfin  elle  en  était 
débarrassée.  C'est  pourquoi  elle  se  sentait  si  heureuse.  Mainte- 
nant elle  pouvait  déchirer  cette  feuille. 

i.  Published  December  fifteenth,  nineteen  hundred  and  eight.  Privilège 
of  copyright  in  the  United  States  reserved  under  the  Act  approved  March 
third,  nineteen  hundred  and  five,  by  la  revue  de  paris. 

Voir  la  Revue  des  i5  novembre  et  i"  décembre. 


PECHERESSE  778 

Elle  s'arrêta,  la  déchira  en  menus  morceaux  qu'elle  jeta  en 
l'air.  Là,  ils  volaient!  Tiens,  comme  le  vent  les  emportait'! 
Toujours  plus  haut,  aussi  haut  que  l'alouette  qui  planait  là- 
haut  :  ils  volaient  vers  Dieu  ! . . . 

Aux  trilles  de  l'alouette  Rozia  mêlait  son  chant,  d'un  joyeux 
rythme  sautillant.  Ce  n'était  plus  sa  voix  aiguë  et  mince  d'en- 
fant, c'était  une  voix  ronde  de  jeune  fille,  non  sans  charme. 
Quand  on  chantait  à  l'école,  le  maître  l'appelait  toujours  la 
première  pour  entonner  :  elle  le  faisait  volontiers.  Oh  ! 
M.  Behnka  était  en  général  très  bon  pour  elle;  elle  aurait  du 
chagrin  à  quitter  l'école!  Elle  allait  avoir  quatorze  ans,  elle 
n'avait  plus  rien  à  apprendre,  et  puis...  (ses  yeux  prirent  une 
étrange  expression  de  rêverie...)  et  puis. ..  ah!  non,  elle  ne  se 
marierait  pas  comme  les  autres  jeunes  filles,  elle  n'aurait  pas 
d'enfants,  non!...  Une  lueur  éclaira  tout  à  coup  son  visage 
assombri  :  elle  deviendrait  l'épouse  du  Christ,  ainsi  que  le  disait 
sa  mère.  Et  M.  Behnka  le  disait  également,  et  M.  le  curé  aussi. 
Et  Marianne  s'émerveillait  :  «  Oh!  une  nonne!  C'est  quelque 
chose  de  très  beau,  de  très  noble,  oh  !...*>  Et  Jendrek  la  consi- 
dérait déjà  presque  comme  une  sainte.  Tout  le  monde  la 
regardait  déjà  tout  autrement  que  si  elle  n'eût  été  que  la  petite 
Rozia  Tiralla.  Petit  père  seulement  n'en  voulait  rien  savoir... 
Pauvre  petit  père!...  hélas!  il  n'était  nullement  dévot! 

Une  expression  de  profonde  rêverie  obscurcit  le  visage  tout 
à  l'heure  si  rayonnant  de  la  jeune  fille  :  sa  mère  aurait-elle 
raison,  eût-il  mieux  valu  pour  lui  qu'il  ne  fût  pas  né?. . . 

Quand  Rozia  pensait  que  son  père  serait  un  jour  damné  à 
jamais,  elle  pleurait  amèrement...  Son  cher  pèrel  II  était  bon 
pourtant...  comment  se  faisait-il  que  sa  mère  et  M.  Behnka 
dissent  qu'il  n'était  pas  bon  P. . . 

Des  doutes  s'étaient  glissés  dans  l'âme  de  Rozia;  sa  foi  en 
son  père  était  ébranlée.  Etait-ce  grâce  à  sa  mère  et  au  maître 
d'école?  ou  ses  yeux  s'étaient-ils  ouverts  d'eux-mêmes  sur 
des  choses  qui  lui  déplaisaient?...  Pourquoi  le  père  pinçait-il 
toujours  Marianne  à  la  joue  et  même  au  mollet,  lorsqu'elle 
était  sur  l'échelle  ?  Cela  n'était  pas  comme  il  faut! ...  Et  il  jurait  : 
jurer  est  un  péché  ! . . .  Ah  !  combien  elle  prierait  son  père  de  ne 
plus  jurer...  son  cher  père...  oui,  il  était  pourtant  son  cher 
pèrel... 


77^  LA     REVUE     DE     PARIS 

Lorsque  Rozia  vit  M.  Tiralla  qui  venait  à  sa  rencontre  à  tra- 
vers champs,  elle  courut  vers  lui  et  se  jeta  dails  ses  bras. 

Il  était  ravi  de  rencontrer  sa  fille,  qu'il  guettait  depuis  long- 
temps. En  riant  d'un  rire  qui  résonnait  au  loin,  il  souhaita 
la  bienvenue  à  la  jeune  fille  : 

—  Eh  bien!  bien  confessée,  délices  de  mes  yeux?  ...  Psia 
krewl  quand  on  a  aussi  peu  de  péchés  à  confesser  que  toi» 
on  n'a  pas  besoin  de  s'agenouiller  au  confessionnal,  par  Dieu! 

—  J'ai  quatorze  chapelets  à  égrener,  — dit  Rozia  avec  impor- 
tance; et,  très  gravement  :  —  sept  pour  moi,  sept  pour  toi, 
père  ! 

Il  éclata  de  rire  ;  puis  il  l'embrassa  : 

—  Tu  es  la  consolation  de  mon  âme,  ma  clef  du  ciel!...  J'ai 
toujours  dit  :  «  Prie,  prie,  mon  ange!...  Si  tu  pries,  le  diable 
fermera  sa  porte  et  me  laissera  dehors  !  » 

Rozia  tressaillit  :  comme  petit  père  parlait  toujours  vilai- 
nement!... Gomment  pouvait-il  plaisanter  sur  des  sujets 
pareils?... 

—  Ah!  petit  père,  —  dit-elle,  câline,  en  introduisant  sa 
menotte  dans  son  gros  poing,  — je  prie  tant  pour  toi,  afin  que 
tu  ailles  au  ciel  ! 

—  Vraiment?  —  fit-il,  tout  remué,  —  c'est  très  gentil  à 
toi!... 

—  La  mère  prie  aussi  pour  que  tu  ailles  au  ciel ,  père  ! 

De  cela  encore  M.  Tiralla  fut  tout  remué.  Oui,  sa  Zosia 
était  une  délicieuse  petite  femme  et  elle  l'aimait,  quoi  qu'elle 
ne  le  montrât  pas  toujours,  surtout  en  ces  derniers  temps  : 
hou!  elle  était  parfois  rébarbative  à  vous  donner  froid!... 
Mais  elle  était  pieuse  ! . . .  Et,  comme  si  quelque  chose  le  tour- 
mentait, il  dit,  le  front  soucieux,  à  son  enfant  : 

—  Quand  tu  seras  mariée,  ma  chère  Rozia,  fais  toujours  des 
avances  à  ton  mari. . .  ça  fait  du  bien  !  (11  poussa  un  léger  soupir, 
mais  ensuite  il  se  mit  à  rire.)  Lorsque  Mikolai  reviendra  du 
service  militaire,  je  lui  recommanderai  aussi  de  prendre  une 
femme  qui  fasse  des  avances!...  Haï  ha!  sa  mère,  ma  défunte 
Hanusia,  elle  m'en  faisait...  hé!  hé! 

—  Est-ce  que  Micolai  reviendra  bientôt  du  service?  —  s'in- 
forma Rozia. 

Elle  était  encore  si  sotte,  autrefois,  quand  il  avait  dû  partir 


PÉCHERESSE  775 

pour  trois  ans!  Maintenant  elle  savait  combien  il  est  beau 
d'avoir  un  frère.  Il  était  bien  venu,  une  fois,  en  congé,  mais 
alors  elle  se  trouvait  justement  très  malade  de  la  scarlatine, 
et  il  n'avait  pas  pu  la  voir,  à  cause  de  la  contagion.  C'est 
pourquoi  elle  se  réjouissait  doublement  de  son  arrivée.  Comme 
elle  l'aimerait! 

—  Viendra-t-il  bientôt,  mon  petit  frère?  —  insista-t-elle. 

—  Un  fameux  a  petit  frère  »  !  —  fit  M.  Tiralla  en  riant.  — 
Que  veux-tu  donc  qu'ils  fassent  d'un  ce  petit  frère  »  aux  cuir 
rassiers  du  roi?...  Je  te  dis  que  c'est  un  frère,  oui,  un  gail- 
lard! Quand  je  suis  allé  le  voir,  l'automne  dernier,  il  était 
aussi  grand  que  moi.  Il  a  des  poings,  des  poings!  11  n'a  pas 
besoin  d'un  attelage  de  boeufs,  il  tire  la  charrette  lui-même. 
Et  il  sera  bon  pour  toi,  petite  sœur...  qui  est-ce  qui  ne  serait 
pas  bon  pour  toi,  mon  petit? 

Tendrement,  avec  précaution,  il  prit  le  mignon  visage  dans 
sa  grosse  main. 
Rozia  sourit. 

—  Je  l'aimerai,  —  dit-elle  avec  enthousiasme,  —  et  il  m'ai- 
mera... Tous  les  hommes  doivent  s'aimer  les  uns  les 
autres  :  c'est  ainsi  que  le  veut  Jésus-Christ! 

—  Oui,  je  le  pense  aussi,  —  approuva  M.  Tiralla,  —  nous 
devons  toujours  nous  aimer! 

Il  se  souvint  tout  à  coup  de  sa  femme,  dont  il  n'avait  encore, 
ce  jour-là,  obtenu  ni  un  baiser  ni  un  regard  amical.  Au  lieu 
d'aller  plus  loin  inspecter  ses  semailles  comme  il  en  avait  l'in- 
tention, il  revint  à  la  maison  avec  sa  fille. 

Ils  marchaient,  la  main  dans  la  main.  On  les  voyait  au  loin 
sur  le  champ  plat,  sans  arbres  :  —  lui,  trapu,  comme  un 
tronc  massif;  elle,  comme  une  feuille  légère,  emportée  par  le 
vent. 

Madame  Tiralla,  qui  était  avec  Bohnke  dans  la  grande  salle 
du  rez-de-chaussée,  les  vit  venir  de  loin,  à  travers  la  porte 
cochère. 

—  Le  voilà  qui  rentre!  —  dit-elle,  et  une  palpitation  de 
dégoût  fronça  son  nez. 

Déjà? Le  maître  d'école  soupira.  Il  s'était  tellement  réjoui 
de  trouver  la  femme  adorée  seule  chez  elle  ! . . .  (il  avait  vu  la 
petite  Rozia  se  rendre  au  village...)  et  voilà  qu'on  1rs  di'rnn- 


H 


776  LA     BEVUE     DE     PARIS 

geait  encore  I  Qu'est-ce  que  cet  ignoble  individu  avait  toujours 
et  toujours  à  faire  à  la  maison?...  Bohnke  oubliait  totalement 
que  cette  maison  était  celle  de  M.  Tiralla,  et  où  il  était  toujours 
accueilli  par  un  «  hallo!  »  de  bienvenue  et  où  il  trouvait 
toujours  table  mise.  Mais  M.  Tiralla  lui  avait  toujours  été 
importun,  et  ce  jour-là  davantage,  alors  que  justement 
madame  Tiralla  allait  lui  ouvrir  son  cœur,  alors  qu'il  atten- 
dait en  tremblant  le  moment  où  enfin,  enfin,  il  pourrait  la 
consoler. 

—  J'ai  du  chagrin,  —  lui  avait-elle  répondu  lorsqu'il  lui  avait 
demandé  :  «  Avez-vous  mal  à  la  tête  ?  »  (Ses  yeux  étaient  cernés 
de  lourdes  ombres  couleur  de  plomb  et  sa  bouche  pâle  était  si 
douloureusement  tirée  qu'on  eût  vraiment  dit  qu'elle  était 
malade.)  —  Oh!  que  je  souffre!  —  avait-elle  crié,  dans  un 
subit  transport  de  douleur  et  de  rage. 

Et  elle  s'était  mise  à  parcourir  la  chambre,  les  mains  levées. 
Ensuite  elle  s'était  approchée  tout  près  du  maître  d'école  et 
elle  l'avait  regardé  en  clignotant  de  ses  yeux  noirs. 

—  Qu'est-ce  que  vous  diriez  si  je  m'enfuyais,  tout  simple- 
ment... à  travers  champs? 

Il  fut  épouvanté  de  l'expression  passionnée  qu'elle  avait  en 
disant  cela.  Mais  s'enfuir  !  à  travers  champs!...  où  voulait-elle 
donc  aller? 

Elle  éclata  d'un  rire  moqueur  :  «  Eh  bien,  donc,  malgré 
toute  son  intelligence,  lui  non  plus  ne  savait  pas  où  elle  irait! . . . 
C'est  que  personne,  personne  ne  pouvait  le  deviner!. ..  Ou  bien 
pensait-il  qu'elle  descendrait  dans  le  Przykop,  dans  la  vallée 
profonde  où  la  mare  sous  les  bouleaux  est  au  printemps  abon- 
dante comme  un  lac?...  Si  elle  y  entrait  jusqu'à  la  bouche,  si 
elle  enfonçait  encore  davantage,  si  elle  ne  reparaissait  plus 
jamais?...  que  dirait-il  alors,  hein?...  verserait-il  une  larme 
en  mémoire  d'elle,  mettrait-il  un  petit  ne  m'oubliez  pus  dans 
le  livre  de  ses  souvenirs  ?  » 

—  Dieu  nous  en  préserve  ! 

Dans  son  effroi,  il  avait  saisi  la  main  de  la  jeune  femme  : 
«  Comment  pouvait-elle  dire  des  choses  pareilles,  avoir  de 
semblables  pensées?  Elle  était  si  bonne,  si  belle!...  il  lui  serait 
donné  encore  beaucoup  de  bonheur...  » 

—  Tant  que  monsieur  Tiralla  vivra...  jamais! 


PECHERESSE  777 

—  Eh  bien,  il  ne  vivra  pourtant  pas  éternellement!... 

Alors  elle  lui  avait  lancé  un  rapide,  un  étrange  regard.  On 
eût  dit  qu'elle  voulait  lui  confier  quelque  chose  et  qu'elle 
n'osait  cependant  pas. 

Le  maître  d'école  avait-il  parlé  en  l'air ou  avec  intention? 

Prise  d'une  crainte  subite,  madame  Tiralla  se  rejeta  en  arrière. 
Ah!  il  lui  était  pourtant  si  intolérable  de  se  taire!  elle 
mourait  littéralement  d'envie  de  s'ouvrir  à  lui.  Si  elle 
osait  lui  dire  :  «  Là-haut,  dans  un  coin  du  grenier,  il  y  a 
un  vieux  bahut,  et  dans  ce  vieux  bahut  j'ai  caché  quelque 
chose  »!...  Mais  si  alors  il  répondait  :  «  Du  poison  ?  »  s'il 
répondait  cela  en  frémissant  d'horreur?...  Elle  le  considéra 
fixement  entre  ses  paupières  baissées  qui,  de  leurs  longs 
cils,  battaient  ses  joues  pâles  comme  eussent  fait  des  ailes 
fatiguées. 

Mais  le  jeune  homme  ne  voyait  que  sa  beauté;  il  voyait 
en  esprit  toutes  les  beautés  que  le  mari  amoureux  lui  avait 
décrites. . .  Ah  !  quel  malheur  que  cette  femme,  si  digne  de  com- 
passion, fût  enchaînée  à  un  homme  pareil I...  Voilà  qu'elle 
voulait  s'enfuir,  attenter  à  ses  jours!...  Oh!  combien  ce  devait 
être  affreux,  pour  qu'une  si  belle  créature  fût  lasse  de  la  vie! 
Cet  individu,  cette  canaille,  ce  bourreau,  Psia  kretvl  pour- 
quoi ne  serait-ce  pas  plutôt  à  lui  de  disparaître?  Alors  elle 
serait  libre! 

Ce  que  Bohnke  avait  dit  tout  à  l'heure  sans  aucune  inten- 
tion, rien  que  comme  une  consolation  :  «  Eh  bien,  il  ne  vivra 
pourtant  pas  éternellement  »,  lui  semblait  maintenant  une 
nécessité  simple  et  désirable.  Est-ce  que  M.  Tiralla  avait  besoin 
de  vivre  éternellement?  Il  se  pouvait  très  bien  que  Dieu  rap- 
pelât à  lui  cet  homme  qui  ne  laisserait  aucun  vide  derrière  lui, 
qui  ne  serait  regretté  par  personne  !  Il  était  facile  qu'il  attrapât 
une  maladie!  Un  refroidissement  au  printemps,  un  excès  de 
table...  Non,  M.  Tiralla  ne  vivrait  pas  éternellement...  D'ail- 
leurs il  était  beaucoup  plus  âgé  qu'elle. ..  Un  peu  de  patience. .. 
il  ne  vivrait  pas  éternellement!  Il  n'avait  pas  le  droit...  non, 
par  Dieu  et  par  tous  les  saints!...  M.  Tiralla  ne  devait  pas 
vivre  éternellement! 

Le  maître  d'école  respira  profondément,  soulagé.  Il  leva  les 
yeux,  qu'il  avait  baissés  en  réfléchissant,  et  son  regard  ren- 


1 


77^  LA     REVUE     DE     PARIS 

contra  celui  de  madame  ïiralla.  Leurs  regards  descendirent 
l'un  dans  l'autre. 

—  Le  voilà  qui  rentre  I  —  soupira  tout  à  coup  madame  ïi- 
ralla, qui  était  près  de  la  fenêtre. 

Bohnkc  vit  du  dégoût  sur  son  visage,  sur  ce  beau  visage 
dont  la  bouche  était  chaque  jour  profanée  par  ce  Svintuch. 
N'avait-il  pas  vu  de  ses  propres  yeux  ce  butor  l'importuner 
de  baisers  odieux?  Le  jeune  homme  avait  froid,  il  avait  chaud  ; 
des  flammes  de  jalousie  lui  montaient  à  la  tête  :  personne, 
personne  ne  devait  baiser  cette  bouche,  puisqu'il  n'avait  pas 
le  droit  de  la  baiser,  lui. . .  non  !  lui  seul,  lui  tout  seul  I . . .  Affolé, 
il  chercha  la  main  de  madame  Tiralla.  Elle  pleurait,  elle  la  lui 
abandonna.  Alors  il  dit  —  vite,  vite,  il  n'y  avait  pas  de  temps  à 
perdre,  M.  Tiralla  allait  entrer  dans  la  chambre,  —  il  dit,  sans 
réflexion,  hors  d'haleine  et  pourtant  comme  s'il  prêtait  un 
serment  solennel  : 

—  Ne  pleurez  pas  !  monsieur  Tiralla  ne  doit  pas  vivre  éter- 
nellement. Pour  Dieu  ! 

—  Petite  mère,  —  fit  joyeusement  Rozia  en  lâchant  la  main 
de  son  père  et  en  courant  vers  sa  mère.  —  monsieur  le  curé  te 
salue.  Oh  !...  c'était  si  beau  !  Je  suis  si  contente  !  Je  voudrais 
chanter  continuellement,  je... 

Elle  remarquait  seulement  la  présence  du  maître  d'école  :  elle 
lui  fit  une  révérence  et  lui  tendit  la  main  en  rougissant. 

Bohnke  s'inclina  vers  elle  ;  il  s'inclina  plus  bas  qu'il  n'était 
nécessaire,  —  elle  lui  arrivait  maintenant  à  l'épaule,  —  mais 
il  profitait  de  l'occasion  pour  cacher  ses  joues  rouges  d'émo- 
tion et  ses  yeux  étincelants  :  en  ce  moment,  il  n'aurait  pas 
voulu  regarder  M.  Tiralla  en  face. 

La  femme  était  tout  à  fait  calme.  Cette  fois,  elle  avait 
compris  clairement  le  maître  d'école.  Une  sensation  de  soula- 
gement triomphant  la  rendait  heureuse.  Ah!  enfin  la  Madone 
commençait  à  tenir  sa  parole!  Elle  lui  envoyait  un  homme 
qui  l'assisterait,  qui  la  conseillerait,  —  n'avait-il  pas  dit,  en 
somme  :  <(  Je  m'en  charge  »?  —  qui  lui  était  absolument 
dévoué  ! 

Une  gaieté  délicieuse  s'empara  de  madame  Tiralla,  une 
gaieté  toute  nouvelle.  Elle  embrassa  Rozia,  elle  offrit  même 
complaisamment  sa  joue  à  son  mari,  qui  lui  reprochait  en 


PÉCHERESSE  77Q 

souriant  de  ne  pas  lui  avoir  donné  le  moindre  petit  baiser  ce 
jour-là.  En  même  temps,  ses  regards  se  glissaient  constam- 
ment vers  le  maître  d'école  qui,  debout  près  de  la  fenêtre, 
se  mordait  les  lèvres  d'un  air  sombre. 

Comment  pouvait-elle  être  si  calme,  si  joyeuse?  oui,  vrai- 
ment joyeuse!  Bôhnke  ne  le  comprenait  pas.  Lui  ne  se  sentait 
pas  à  son  aise,  il  se  sentait  très  mal,  même  :  il  lui  semblait 
qu'il  avait  commis  une  monstrueuse  sottise,  qu'il  s'était  laissé 
entraîner  trop  loin.  Il  fut  pris  d'une  colère  subite,  d'indigna- 
tion contre  madame  Tiralla  :  pourquoi  se  plaignait-elle  a  lui  ? 
que  lui  importait,  à  lui,  finalement,  toute  cette  sale  histoire 
conjugale?  Mais  quand  elle  le  regarda  avec  un  léger  clignement 
familier  et  qu'elle  lui  sourit  de  ce  même  sourire  si  doux,  si 
innocent,  dont  avait  hérité  Rozia,  sa  colère  se  fondit  ainsi  que 
ses  doutes.  Elle  ne  lui  avait  jamais  paru  plus  séduisante.  Sa 
robe  de  bal  blanche  lui  avait  été  à  ravir,  mais  cette  simple 
jupe  de  laine  qui  laissait  voir  ses  pieds  mignons  dans  leurs 
pantoufles  de  cuir  verni,  ce  petit  tablier  blanc,  cette  blouse  de 
soie  quadrillée  avec  son  col  blanc,  lui  allaient  encore  cent  fois 
mieux...  Ah  !  était-elle  jolie,  était-elle  jolie  !...  Il  était  comme 
fou. 

M.  Tiralla  l'invita  à  souper  :  il  resta  volontiers.  Il  accepta 
même  une  invitation  pour  Pâques. 

M.  Tiralla  était  si  heureux  de  la  gaieté  de  sa  Zosia  qu'il  eût 
invité  le  monde  entier.  Il  se  mit  à  table  en  riant  et  mangea  de 
grand  appétit  :  c'étaient  encore  des  mets  de  carême,  mais 
bientôt,  à  Pâques,  hé  ! 

—  Petit  maître  d'école,  —  cria-t-il  en  se  remplissant  la 
bouche  de  pommes  de  terre  frites,  —  à  Pâques,  tu  verras 
cette  bombance  ! 

Madame  Tiralla  et  Bôhnke  échangèrent  un  regard  rapide  : 
quelle  impudence  de  dire  :  «  Petit  maître  d'école  »  et  de  le 
tutoyer!  —  Oui,  il  était  ainsi  :  brutal  et  grossier! 

Rozia  était  assise  à  côté  de  son  père.  Elle  n'avait  guère 
envie  de  manger  :  elle  ne  mangeait  généralement  pas  beaucoup 
et  aujourd'hui  elle  était  rassasiée  de  joie.  Oh!  quel  beau  jour  ! 
Etait-ce  parce  qu'elle  avait  prié  avec  tant  de  ferveur  devant 
l'autel  pour  que  son  père  fût  meilleur?  ce  soir,  il  ne  jurait 
pas,  il  ne  regardait  pas  même  Marianne,  qui  pourtant  avait 


780  LA     REVUE     DE     PARIS 

des  manches  de  chemise  fraîchement  lavées  :  —  de  son  cor- 
selet noir  elles  descendaient  jusqu'à  ses  coudes  nus,  et  elle 
portait  toutes  ses  perles  de  couleur  autour  du  cou.  —  Et 
maintenant  peut-être  petite  mère  aussi  serait-elle  meilleure 
pour  petit  père...  Ah!  si  cela  pouvait  durer  toujours  ainsi!... 
Tout,  aujourd'hui,  était  plus  beau  qu'à  l'ordinaire;  la  mère  ne 
pleurait  pas,  elle  n'avait  pas  l'air  fâché  :  c'était  déjà  comme  au 
saint  jour  de  Pâques,  lorsque  le  tombeau  s'ouvre...  Christ  est 
ressuscité,  alléluia! 

Le  pale  visage  de  la  jeune  fille  était  rose  de  joie  intérieure. 
Elle  parlait  peu.  Elle  n'était  éloquente  que  dans  ses  prières  et 
quand  elle  disait  comment  sa  chambre  obscure  se  transformait 
en  paradis,  quand  elle  racontait  ce  qui  se  passait  entre  le  ciel 
et  la  terre  ;  mais  aujourd'hui  elle  pressait  souvent  la  main  de 
son  père  et,  chaque  fois  que  sa  mère  se  penchait  pour  atteindre 
quelque  chose  sur  la  table,  elle  effleurait  de  ses  lèvres,  à  la 
dérobée,  cette  manche  qui  la  frôlait. 

—  Rozia  a  beaucoup  meilleure  mine  que  cet  hiver,  —  dit  le 
maître  d'école,  pour  dire  quelque  chose. 

Au  fond  il  lui  était  parfaitement  égal  que  l'anémique  fillette 
fût  plus  ou  moins  pâle,  mais  son  propre  silence  l'effrayait  :  le 
vieux  n'allait-il  pas  remarquer  quelque  chose? 

—  Oh!  elle  va  beaucoup  mieux,  —  dit  vivement  madame 
Tïralla,  —  elle  ne  s'est  plainte  que  pendant  peu  de  temps... 
L'hiver  est  si  rude  ici!...  Mais  maintenant  elle  est  toujours 
bien  portante  et  heureuse...  n'est-ce  pas,  chérie?...  Et 
comment  ne  serait-elle  pas  heureuse?...  elle,  la  favorite  de  la 
Madone!...  Raconte  donc,  ma  chérie,  raconte  à  monsieur  le 
régent,  ce  que  tu  as  vu  en  rêve! 

—  Je  ne  l'ai  pas  rêvé  ! . . .  (Rozia  se  mit  presque  en  colère, 
elle  rougit  jusqu'à  la  racine  des  cheveux.)  Mère,  tu  ne  dois 
pas  dire  que  je  l'ai  rêvé.  C'était  la  réalité  :  j'étais  aussi  éveillée 
que  toi  maintenant,  et  le  père,  et  monsieur  Behnka.  Lorsqu'on 
rêve,  on  ne  voit  pourtant  pas  l'armoire  et  les  porte-manteaux 
et  le  lavabo  et  le  mur  de  la  chambre,  et  on  n'entend  pas  le  tic- 
tac  de  la  pendule,  et,  en  bas,  le  ronflement  du  père,  et  dehors, 
le  vent  qui  souffle  dans  les  pins  ! . . .  Tout  était  comme  toujours, 
et,  comme  toujours,  j'étais  couchée  dans  mon  lit.  Mais  la 
chambre  était  resplendissante  de  lumière,  car  la  Madone  était 


t 


PÉCHERESSE  781 

debout  au  milieu  du  plancher.  Elle  avait  sa  couronne  sur  la 
tête,  elle  portait  un  manteau  bleu,  ample  et  plissé,  et  une  quan- 
tité de  petits  anges  étaient  nichés  dans  les  plis! 

Rozia  fit  une  pause,  comme  pour  voir  l'effet  que  son  mer- 
veilleux récit  produisait  sur  ses  auditeurs. 

M.  Tiralla  ne  prononça  pas  un  mot;  il  tenait  sa  tête  dans  sa 
main  et  on  ne  pouvait  voir  son  visage. 

—  Tiens,  tiens!  —  dit  le  maître  d'école  pour  témoigner  de 
son  attention. 

Qu'est-ce  que  la  petite  débitait  là?  Il  n'avait  pas  très  bien 
écouté. 

Mais  la  mère  fit  un  signe  à  l'enfant,  qui  continua,  les  yeux 
illuminés  : 

—  a  Rozia,  dit  la  Madone,  Rozia  Tiralla,  n'aie  pas  peur!  — 
Je  n'ai  pas  peur  »,  dis-je.  Alors  elle  reprit  :  ce  Je  t'ai  élue.  Il 
faut  que  tu  restes  fille,  que  tu  ailles  chez  les  sœurs  grises  ou 
chez  les  dames  du  Sacré-Cœur  ;  il  faut  que  tu  pries  pour  la  con- 
version des  pécheurs,  pour  l'affermissement  de  la  foi...  » 

Rozia  s'interrompit  : 

—  J'ai  raconté  cela  aujourd'hui  à  monsieur  le  curé,  et  il 
m'a  expliqué  ce  qu'elle  voulait  dire  par  là  :  conversion  des  héré- 
tiques, de  ceux  qui  ne  croient  pas,  affermissement  et  propa- 
gation de  notre  foi,  hors  de  laquelle  il  n'y  a  point  de  salut... 
Et  il  faut  que  je  prie  pour  mes  chers  parents,  pour  mon  cher 
père  en  particulier,  afin  qu'il  se  purifie  l'âme  et  le  corps,  afin 
qu'il  monte  du  purgatoire  vers  les  anges,  là-haut...  Oh!  père, 
cher  pèrel...  (Epouvantée*  elle  poussa  un  cri  et  jeta  sa  tête 
bouclée  sur  l'épaule  de  M.  Tiralla).  Ce  serait  affreux  si  tu  étais 
damne  ! 

—  Psia  krew!  (M.  Tiralla  qui,  jusqu'à  ce  moment,  s'était 
tenu  tranquille,  frappa  du  poing  sur  la  table).  Cesse  ce 
radotage  ! 

Il  leva  la  main  comme  pour  lui  donner  une  gifle.  Elle  fit  un 
mouvement  en  arrière  et  devint  d'une  pâleur  mortelle. 

—  Mais,  monsieur  Tiralla!  (Le  maître  d'école  le  saisit  par 
le  bras).  C'est  prodigieux,  vraiment  prodigieux! 

Et  madame  Tiralla  se  récria  en  se  signant  : 

—  Sainte  Mère  !  il  commet  un  péché  l  il  commet  un  péché  l 
Que  Dieu  ne  nous  le  compte  pas  L 


7^2  LA     REVUE     DE     PARIS 

—  Ferme  ta  gueule  !  —  cria  M.  Tiralla,  furieux.  —  Vous 
la  rendez  folle!  Et  je  ne  veux  pas  qu'on  rende  ma  fille  folle... 
Madone...  sœurs  grises...  dames  du  Sacré-Cœur...  tout  cela 
c'est  du  radotage  !  Elle  doit  dormir  quand  elle  est  au  lit  et  non 
s'imaginer  des  bêtises!...  Dès  demain,  son  lit  sera  apporté  en 
bas,  dans  ma  chambre.  Alors  je  verrai  bien  si  la  Madone 
revient  lui  faire  visite...  Sûrement  pas! 

—  Ce  ne  sera  guère  convenable,  —  dit  madame  Tiralla  d'un 
ton  glacial,  —  Rozia  est  déjà  une  grande  fille! 

—  Allons  donc,  convenable!  Il  vaut  mieux  qu'elle  voie 
comment  un  homme  est  bâti,  que  de  devenir  folle  avec  de 
pareilles   histoires,   contraires  à  la  nature! 

11  cingla  sa  femme  d'un  regard  méfiant. 

•Madame  Tiralla  s'effraya.  Quand  il  s'agissait  de  Rozia,  elle 
savait  que  M.  Tiralla  était  un  autre  homme,  qu'il  n'était  plus 
l'imbécile,  le  bœuf  qui  se  laissait  conduire  tout  en  beuglant. 
Elle  fut  avisée  : 

—  Gomme  tu  voudras...  bien  !  Rozia  dormira  en  bas.  Mais 
je  t'avertis  que  tu  ne  pourras  pas  chasser  ce  qui  s'approche 
d'elle.  Personne  ne  peut  chasser  ce  qui  s'approche  ainsi!  — 
ajouta-t-elle,  avec  une  intonation  énergique,  en  le  regardant  si 
étrangement  de  ses  yeux  noirs  que  le  superstitieux  bonhomme 
sentit  un  frisson  lui  parcourir  le  dos. 

Que  voulait-elle  dire?  Qu'est-ce  donc  qui  s'approchait  de  lui? 
Involontairement,  il  inspecta  les  angles  de  la  pièce. 

—  Rozia  est  une  élue,  —  dit  sa  femme,  —  elle  voit  ce  que  tu 
ne  peux  pas  voir,  elle  entend  ce  que  tu  ne  peux  pas  entendre. 
Garde-la  seulement  avec  toi  :  tu  auras  beau  lui  tenir  les 
mains  et  les  pieds,  elle  t'échappera  toujours!  (Elle  parlait  avec 
un  zèle  extatique,  en  toisant. son  mari  de  ses  regards  sévères.) 
Quant  à  toi,  tu  seras  puni  de  ta  résistance  !•  Les  saints  s'en 
apercevront  et  ne  te  pardonneront  pas;  et,  quand  tu  seras  en 
purgatoire,  ils  ne  viendront  pas  te  délivrer...  Tu  es  un  impie, 
un  blasphémateur,  un  sacrilège!...  Oh!  malheur! 

—  Crois-tu,  crois-tu? 

M.  Tiralla  était  un  peu  interdit;  le  grand  sérieux  de  sa 
femme  le  troublait  :  il  recula  sa  chaise  avec  inquiétude...  Si 
elle  avait  raison!...  Mais  non,  tout  cela  était  de  l'exagération  : 
il  était  en  possession  de  ses  cinq  sens  et  jamais  il  ne  souffri- 


PÉCHERESSE  783 

rait  que  l'on  persuadât  sa  fille,  sa  chère  Rozia,  dont  il  espérait 
encore  tant  de  joie  et  des  petits-enfants  bien  portants,  et  tout 
le  bien  possible,  d'aller  au  couvent...  Oui,  on  lui  montait  la 
tête...  Zosia  avait  toujours  été  dévote...  et  le  curé  et  le  maître 
d'école  ! . . . 

—  Que  la  foudre  écrase  celui  qui  me  contredira  quand  je 
dis  :  «  11  faut  qu'elle  se  marie  le  plus  tôt  possible  ! ...  »  Une  fille 
n'est  jamais  trop  jeune  pour  cela.  Et  je  lui  trouverai  bien  un 
gentil  mari.  Alors  elle  deviendra  gaie  et  ronde,  et,  quand  elle 
bercera  un  petit  garçon  sur  ses  genoux. . .  eh  !  un  petit  gaillard 
frétillant. . .  ses  bêtes  d'idées  disparaîtront. . .  Madone  par  ici, 
Madone  par  là...  mais  quand  Rozia  sera  mère  elle-même,  elle 
saura  à  quoi  penser  ! 

11  riait;  sa  colère  s'était  à  demi  dissipée,  dans  l'heureuse 
perspective  qui  s'ouvrait  devant  lui. 

Mais  madame  Tiralla  s'écria  tout  à  coup  d'une  voix 
stridente  : 

—  Tu  vois,  tu  vois  ce  que  tu  as  fait! 

Rozia  avait  poussé  un  soupir  profond  et  plaintif,  sa  tête 
pâle  s'était  affaissée  en  avant  comme  une  fleur  fanée  ;  elle  serait 
tombée  de  sa  chaise,  si  le  maître  ne  l'avait  vivement  reçue 
dans  ses  bras  :  elle  était  évanouie. 

M.  Tiralla  était  mortellement  effrayé.  Qu'avait-il  fait  ?  hélas  ! 
hélas  I  II  se  serait  battu,  il  se  serait  cassé  la  tête.  11  se  frappa  le 
front  du  poing,  en  se  désignant  par  les  noms  les  plus  flatteurs  : 

—  Bœuf,  âne,  lourdaud,  chameau! 

Il  appela  Marianne,  hurla  pour  avoir  de  l'eau,  demanda  du 
vin  de  Hongrie...  non!  de  l'eau-de-vie!...  voulut  en  verser 
quelques  gouttes  dans  la  bouche  de  Rozia,  la  répandit,  s  injuria 
de  nouveau  et*  se  mit  presque  à  pleurer. 

Ils  l'avaient  éloigné  de  force  de  son  enfant.  Le  maître  d'école 
tenait  encore  Rozia  dans  ses  bras;  Marianne  frictionnait  les 
pieds  de  la  fillette,  et  madame  Tiralla  les  tempes,  en  lui  soufflant 
au  visage  son  haleine  chaude.  La  mère  n'était  pas  trop  inquicle  : 
elle  connaissait  cela  ;  Rozia  s'évanouissait  facilement,  cela  tenait 
à  l'âge,  —  le  docteur  ne  l'avait-il  pas  dit?  —  ce  n'était  rien. 
Mais  elle  feignit  la  terreur  :  <<  Si  l'enfant  ne  revenait  pas  à  elle  ?. . . 
si  elle  n'ouvrait  plus  jamais  les  yeux?...  Hélas!  c'était  la  puni- 
tion de  la  Madone  ! . . .  » 


1 


784  LA     REVUE     DE     PARIS 

L'homme,  angoissé,  gémit.  «  Non,  il  n'avait  pas  voulu  cela, 
pour  Dieu,  non!...  Oui,  elle  dormirait  en  haut,  il  ne  dirait 
plus  un  mot  à  ce  sujet,  il  renfermerait  ses  propres  désirs  au 
plus  profond  de  son  cœur.  Jamais  plus  il  n'offenserait  les 
oreilles  de  Rozia  par  de  semblables  propos,  bien  qu'il  ne  pût 
absolument  pas  comprendre  en  quoi  il  avait  blessé  son  inno- 
cence... Ah!  oui,  il  était  un  âne,  il  n'entendait  plus  rien  à 
ce  qui  se  passait  entre  ciel  et  terre  !  »  11  se  prit  la  tête  à  deux 
mains  et  resta,  un  instant,  silencieux.  Enfin  il  s'aperçut  que 
Rozia  remuait  de  nouveau  en  disant  faiblement  : 

—  Ah  !  petite  mère  ! . . . 

Il  se  releva,  décrocha  son  manteau  et  son  chapeau  et  sortit 
en  chancelant. 

Il  s'arrêta,  un  moment,  devant  sa  maison,  au  milieu  de  la 
cour  :  est-ce  que  Rozia  ne  le  réclamait  pas? 

Mais  personne  ne  l'appela  ;  la  lumière,  dans  la  pièce  d'en  bas, 
s'agita,  puis  disparut  pour  reparaître  en  haut,  dans  la  petite 
chambre  :  ah!  ils  mettaient  Rozia  au  ht!...  Il  se  dirigea, 
tète  baissée,  vers  la  porte  cochère. 

—  Il  est  vraiment  parti,  — chuchota  madame  Tiralla,  lors- 
qu'elle redescendit  dans  la  grande  salle. 

Elle  était  restée  longtemps  avec  Bohnke  près  du  lit  de  l'en- 
fant. Rozia  avait  été  très  excitée.  En  revenant  à  elle,  elle  avait 
réclamé  son  père  et  pleuré  avec  violence.  On  lui  avait  dit  qu'il 
était  sorti,  qu'il  promenait  ses  remords.  Alors  elle  avait  pleuré 
encore  longtemps.  Ensuite,  exténuée,  elle  s'était  assoupie,  mais 
son  sommeil  n'avait  pas  été  tranquille,  malgré  que  sa  mère  lui 
tint  une  main,  et  le  maître  d'école  l'autre.  A  plusieurs  reprises 
elle  avait  poussé  des  cris  d'effroi;,  ses  sourcils  étaient  doulou- 
reusement froncés.  Puis  elle  s'était  mise  à  parler  en  dormant, 
à  tort  et  à  travers. 

—  Elle  a  le  délire  ?  —  demanda  le  maître  d'école. 

Mais  la  mère  lui  expliqua,  à  voix  basse,  que  Rozia  avait  de 
nouveau  ses  visions,  qu'il  devait  écouter  attentivement,  qu'il 
finirait  bien  par  saisir  le  sens  de  ce  qu'elle  disait. 

Madame  Tiralla  s'agenouilla  devant  le  lit,  joignit  ses  deux 
mains  sur  la  main  de  l'enfant,  et  y  appuya  son  front  en  mur- 
murant des  prières. 


PÉCHERESSE  <j85 

Dans  la  pénombre  de  la  chambre,  le  maître  d'école  ne  voyait 
que  cette  tête  inclinée,  dont  les  cheveux  soyeux  paraissaient 
encore  plus  soyeux  sous  la  lumière  atténuée  de  la  lampe  à  abat- 
jour,  et  un  désir  fou  l'envahit  de  presser  ses  lèvres  sur  cette 
nuque  ployée,  si  proche  de  lui,  de  caresser  ces  beaux  cheveux 
noirs.  Il  pouvait  à  peine  se  dominer.  Son  cœur  battait  à  se 
rompre.  Que  lui  importait  la  servante  accroupie  au  pied  du  lit? 
Et  L'enfant  malade  n'était  pas  non  plus  un  obstacle!  Qui  l'aurait 
empêché  de  tendre  les  bras,  d'attirer  à  lui  la  femme  agenouillée 
et  de  lui  fermer  la  bouche  avec  des  baisers?  M.  Tiralla  était 
absent.. .  comme  s'il  était  absent  à  jamais  ! 

L'ombre  s'étendait  autour  d'eux.  Et  cependant  ttohnke 
n'osait  pas.  Cette  femme,  hélas!  — il  soupira,  —  cette  femme 
faisait  de  lui  tout  ce  qu'elle  voulait. 

—  St!...  (Madame  Tiralla  avait  levé  la  tête.)  —  St!... 
maintenant,  maintenant  !  Ecoutez  ! 

—  Oh  !  mon  pauvre  père!  —  souffla  Rozia.  (On  eût  dit  qu'elle 
allait  pleurera  sa  plainte  avait  quelque  chose  d'indiciblement 
émouvant.) —  Pauvre  petit  père,  que  te  font-ils?  Ne  peux-tu 
pas  leur  échapper  ?. . .  Hélas  !  hélas  !  hélas  ! 

Une  grande  épouvante  tremblait  dans  la  voix  contenue;  le 
corps  de  la  fillette  fut  agité  de  soubresauts. 

A  qui  ne  pouvait-il  pas  échapper?  Le  maître  d'école  con- 
tracta ses  sourcils  ;  il  était  étrangement  touché. 

Mais  madame  Tiralla  tendait  sa  tête  vers  lui,  si  près  que  son 
haleine  lui  caressait  la  joue,  et  elle  chuchota  à  son  oreille  : 

—  Chut!...  Maintenant  elle  le  voit  en  enfer  au  milieu  des 
tourments!...  Elle  le  voit  souvent  ainsi...  Rozyczka,  ma 
chérie...  laisse  les  impies  en  enfer,  ne  t'effraye  pas!  Ne  vois-tu 
pas  la  Madone,  avec  l'enfant  Jésus,  aujourd'hui?...  ah!  comme 
elle  sourit!  Écoute,  ne  parle-t-ellc  pas?...  Je  te  salue  Marie... 

—  Pleine  de  grâces  !  —  interrompit  aussitôt  l'enfant,  tandis 
que  sa  voix  perdait  son  accent  craintif,  —  Mère  très  pure, 
Mère  immaculée,  Mère  admirable!...  Ah!  je  la  vois!  —  dit 
Rozia  triomphante  et  une  vive  rougeur  colora  son  visage  pâle. 
—  Mère,  Marianne,  Monsieur  Benhka,  priez  afin  qu'elle  ne 
se  détourne  pas  de  nous.  Venez,  venez!  (Elle  étendit  les  mains 
comme  si  elle  voulait  les  attirer  tous  trois  plus  près  encore  de 
son  lit.)  Agenouillez-vous  !  —  s'écria-t-elle  d'une  voix  forte.  — 

i5  Décembre  1908.  8 


1 


I 


786  LA     REVUE     DE     PAIIIS 

i 

O  Agneau  de  Dieu,  vous  qui  effacez  les  péchés  du  monde,  j 

exaucez-nous  !  O  Jésus  I . . .  I 

—  Ecoutez-nous ,  Jésus  !  —  poursuivit  machinalement 
Marianne,  qui  s'était  approchée  du  lit  et  se  frappait  la  poitrine 
eu  s'inclinant  chaque  fois.  —  Délivrez-nous,  Seigneur! 
Exaucez-nous,  Seigneur!  Ayez  pitié  de  nous,  Seigneur! 

Le  maître  d'école  et  madame  Tiralla  échangèrent  un  regard. 

—  L'Esprit  est  en  elle,  —  dit  la  mère  en  se  signant.  — 
Bientôt  elle  nous  révélera  beaucoup  de  choses! 

Le  maître  d'école  prit  son  calepin  d'une  main  tremblante. 
Oppressé,  il  chuchota  : 

—  Merveilleux,  tout  à.  fait  merveilleux! 
Que  n'aurait-il  donné  pour  ne  pas  être  là  !  Mais  il  jie  pouvait 

pas  s'en  aller  :  c'était  par  trop  merveilleux  et  il  voulait  tout 
noter  pour  M.  le  curé.  Que  dirait  celui-ci?  une  voyante  dans 
sa  paroisse!  Sainte  Mère,  surtout  pas  cela! 

Le  maître  d'école  fut  saisi  de  peur;  il  avait  froid  et  il  avait 
la  fièvre  et  ses  mains  tremblaient  :  si  réellement  elle  pouvait 
voir  l'avenir!...  Ah  bah!  ce  n'était  qu'une  enfant  malade, 
surexcitée  et  délirante  ! . . . 

11  était  minuit  lorsque  Bohuke  et  madame  Tiralla  redescen- 
dirent dans  la  grande  salle. 

La  fillette  dormait  profondément  et  il  n'y  avait  plus  de  mer- 
veilleux propos  à  écouter.  L'extase  dans  laquelle  ils  avaient  tous? 
été  plongés  était  dissipée.  —  Marianne  s'était  constamment 
tenue  la  tête  en  soupirant  : 

—  Est-ce  beau!  est-ce  beau!...  je  ne  comprends  pas,  mais 
que  c'est  beau  ! 

Cependant  Bohnke,  lui,  n'était  pas  encore  dégrisé  :  que 
pouvait-il  se  passer,  maintenant  que  M.  Tiralla  s'en  était  vrai- 
ment allé,  sinon  qu'il  prît  dans  ses  bras  cette  femme  souriante, 
dont  les  yeux  brillaient  comme  des  cierges  dans  l'obscurité? 

Dans  son  désir  tumultueux,  il  s'approcha  d'elle.  Maintenant 
maintenant,  le  moment  si  ardemment  attendu  était  arrivé  ;  tout 
ce  qui  subsistait  eu  lui  de  scrupules  avait  disparu...  Mainte- 
nant, maintenant!... 

Il  marcha  droit  sur  madame  Tiralla,  les  bras  tendus;  mais 
elle  lui  échappa,  comme  elle  avait  si  souvent  échappé  à  son 
mari,  en  mettant  la  largeur  de  la  grande  table  entre  elle  et  lui. 


PÉCHERESSE  7$7 

M.  Tiralla  alors  avait  cherché  à  l'attraper  en  la  poursuivant 
autour  de  la  table,  comme  un  gamin  qui  joue  à  cache-cache, 
mais  le  maître  d'école  n'agit  pas  de  même.  Pâli  soudain, 
Bôhnke  demeurait  immobile,  les  bras  retombés  :  ainsi,  elle 
ne  voulait  pas  ?  C'était  plus  qu'une  déception.. . 

Qu'est-ce  qui  prenait  au  maître  d'écoie  ?  Furieuse,  elle  allait 
l'injurier;  mais  quand  elle  vit  qu'il  était  comme  foudroyé, 
qu'il  évitait  son  regard,  elle  fut  saisie  d'une  frayeur  subite  : 
s'il  se  formalisait  au  point  de  se  détourner  d'elle,  au  point 
qu'elle  se  retrouvât  isolée  comme  naguère?...  Àh!  non,  il 
ne  le  fallait  pas!  N'était-il  pas  le  compagnon,  l'ami  que  la 
Madone  lui  avait  envoyé?  Elle  n'avait  pas  le  droit  de  le  laisser 
partir  ainsi  :  elle  serait  bien  obligée  de  lui  accorder  une  faveur, 
mais  une  seule...  Et  elle  sortit  de  derrière  son  rempart,  sans 
crainte,  car  elle  sentait  bien  qu'elle  l'avait  en  sa  puissance.  Elle 
s'approcha  de  lui,  passa  un  bras  autour  de  son  cou  et  l'embrassa 
rapidement  sur  la  joue. 

—  Partez,  maintenant,  —  murmura-t-elle,  —  partez!  Il  est 
déjà  tard...  minuit...  qu'est-ce  que  Marianne  doit  penser?  Je 
ne  voudrais  pas  que  les  gens  jasent  sur  moi...  Parlez! 

Elle  le  poussa  dehors  sans  qu'il  résistât...  Un  baiser,  elle 
lui  avait  pourtant  donné  un  baiser!  Il  désirait  davantage  ;  mais 
n'était-ce  pas  un  commencement? 

Comme  Marianne  le  reconduisait  avec  la  lanterne  jusque 
sur  lo  route,  il  entoura  sa  taille  avec  tçuit  de  violence  qu'elle 
laissa  tomber  sa  lanterne  et  eut  presque  peur. 

Le  maître  d'école  Bohnke  avait  l'air  aussi  saoul  que  M.  Tiralla 
revenant  du  village,  quelques  heures  plus  tard,  et  incapable 
de  trouver  sa  ferme... 

H  arrivait  bien  quelquefois  à  M.  Tiralla  déboire  trop  à  une 
fête  de  Sokol,  ou,  comme  dernièrement,  au  bal  deGradewitz, 
lorsqu'une  occasion  tout  à  fait  exceptionnelle  se  présentait  :  — 
qui  ne  l'a  jamais  fait?  —  D'ordinaire,  M.  Tiralla  était  un 
homme  parfaitement  sobre,  mais,  cette  fois-ci,  pourtant,  il 
s'était  grisé  avec  de  l'eau-de-vie.  Il  avait  été  si*  triste,  ah  !  si 
triste!  il  ignorait  lui-même  pourquoi,  en  somme,  il  était  si 
triste...  Il  savait  depuis  longtemps  que  sa  Zoskx  élait  parfois 
un  peu  récalcitrante;  il  savait  aussi  que  sa  Rozia  était  une 
jeune  fille  très  pieuse,  trop  pieuse,  remarquablement  pieuse. 


788  LA     REVUE     DE     PARI8 

Mais,  aujourd'hui,  il  était  encore  survenu  quelque  chose  qui 
l'oppressait,  l'oppressait,  qui  lui  fendait  le  cœur.  Il  lui  fallait 
boire  pour  se  débarrasser  de  ce  poids  torturant  ;  il  lui  fallait 
s'enivrer.  Et  il  ne  pouvait  s'enivrer  qu'avec  de  l'eau-de-vie. 

Les  connaissances  qu'il  avait  rencontrées  au  cabaret  s'étaient 
montrées  très  étonnées  :  M.  Tiralla  était  si  silencieux!  il  ne 
faisait  pas  le  fanfaron  à  propos  de  sa  Zosia  !  Le  curé,  qui  était 
venu  passer  là  une  petite  heure  après, son  souper,  lui  parla 
aimablement  de  sa  fille  :  une  pure,  une  admirable  enfant,  une 
âme  aimée  de  Dieu.  M.  Tiralla  n'avait  répondu  à  cela  que  par 
un  faible  sourire.  Il  était  resté  muet,  les  deux  coudes  sur  la 
table,  sa  tête  rouge  appuyée  sur  ses  mains,  les  yeux  fixés  dans 
son  verre,  durant  des  heures.  Ils  avaient  pris  congé,  les  uns 
après  les  autres;  d'abord  le  curé,  puis  le  gendarme,  puis  le 
forestier,  puis  M.  Schmielke.  Jokisch  avait  tenu  le  plus  long- 
temps compagnie  à  M.  Tiralla.  Lorsque  les  autres  furent 
partis,  il  le  tira  familièrement  par  sa  manche  : 

—  Dis  donc,  il  faut  que  je  te  le  dise,  ils  racontent  que  le 
maître  d'école,  Behnka,  va  trop  souvent  chez  toi...  c'est-à-dire 
chez  ta  femme! 

—  Il  est  venu  encore  ce  soir,  — dit  tranquillement  M.  Tiralla. 
Et  comme  Jokisch  le  regardait  d'un  air  consterné,  avec  de 

grands  yeux,  il  reprit,  plus  tranquillement  encore  : 

—  Espèce  d'envieux,  psia  krew!  Est-ce  que  tu  ne  connais 
pas  ma  Zosia?  Crois-tu  que  ce  soit  cela  qui  me  tourmente?  Ce 
n'est  pas  cela,  pour  Dieu,  ce  n'est  pas  cela! 

Et  il  poussa  un  profond  soupir,  prit  de  nouveau  sa  tête  à 
deux  mains  et  ne  dit  plus  rien.  Alors  Jokisch  s'en  alla  aussi. 
Ils  auraient  très  bien  pu  rentrer  ensemble,  —  leurs  chemins  ne 
se  séparaient  qu'un  peu  avant  le  Przykop,  près  de  la  Boza 
meka\  mais  la  compagnie  de  M.  Tiralla  n'était  pas  assez  diver- 
tissante aujourd'hui.  Parole  d'hoïineur  ! ...  le  vieux  était  comme 
hébété! 

M.  Tiralla  resta  encore.  Le  cafetier  aurait  volontiers  éteint 
la  lumière  et  serait  allé  se  coucher  :  sa  femme,  sa  servante  et 
ses  enfants  dormaient  depuis  longtemps;  M.  Tiralla,  lui,  ne 
semblait  pas  songer  au  sommeil.  Enfin  le  cabaretier  s'endormit 

1 .  Chapelle  de  saint 


r 


péchekesse  789 

aussi  derrière  son  comptoir  ;  un  éclat  sourd  le  réveilla  :  M.  Tiralla 
venait  de  lui  lancer  la  bouteille  pansue,  totalement  vide,  dont, 
en  dernier  lieu,  il  se  versait  lui-même  l'eau-de-vie. 

M.  Tiralla  voulait-il  partir  seul?  Comment  M.  Tiralla  rentre- 
rait-il chez  lui?...  Le  cafetier  était  inquiet... 

M.  Tiralla  titubait  dans  la  nuit  printanière,  à  travers  les 
sillons  dégelés  dont  les  tendres  mottes  s'attachaient  à  ses 
semelles.  Il  avait  perdu  son  chemin,  il  n'avançait  pas. 

—  Psia  krew  ! 

Il  trébucha,  jura  et  pesta,  puis  il  se  mit  à  rire.  Il  sentait  qu'il 
était  ivre...  oh!  oh  I  non  pas  ivre  mort...  mais  un  peu  ivre 
tout  de  même...  Alors  la  souffrance  est  moins  intolérable... 


VII 


Les  fraises  étaient  mûres  dans  le  Przykop.  C'est  là  que  les 
enfants  de  Starawies  se  rendaient  maintenant  pour  les  chercher  ; 
et  lorsque  les  fraises  étaient  cueillies,  c'était  le  tour  des  cham- 
pignons. Mais  les  marmots  du  village,  habitués  à  laisser  rôtir 
leur  peau  brune  parles  rayons  du  soleil  qui,  n'étant  pas  troublés 
par  un  ombrage  quelconque,  leur  grillaient  le  corps  au  milieu 
des  ravières  plates  et  des  vastes,  vastes  étendues  de  blé, 
n'aimaient  pas  l'obscurité  de  la  vallée  profonde. 

Les  grands  pins  commençaient  immédiatement  derrière 
Starydwor  et  se  changeaient  ensuite  en  un  bois  de  saules  et 
d'aunes  qui  descendait  dans  le  bas-fond  humide  où,  la  nuit, 
coassaient  les  grenouilles,  où,  à  midi,  les  blancs  nénuphars 
ouvraient  leurs  coupes  d'or  et  où,  vers  le  soir,  les  bêtes  sau- 
vages qui  sortaient  de  la  lointaine  forêt  royale  venaient  boire 
en  froissant  les  roseaux.  Le  Przykop  avait  dû  être  jadis  un 
grand  lac,  dix  fois  plus  grand  qu'à  présent;  il  n'en  restait 
plus  que  ce  val  encaissé,  profondément  escarpé,  qui  formait, 
pour  ainsi  dire,  un  trou,  au  milieu  du  tapis  jaune  et  vert  des 
terres  arables.  Mais,  la  nuit,  lorsque  les  feux  follets  erraient 
par  la  vallée,  lorsqu'ils  dansaient  sur  le  sable  dans  lequel  on 
enfonce  si  l'on  ne  regarde  pas  attentivement  où  l'on  pose  le 
pied,  les  gens  pieux  se  signaient  en  passant  près  de  là  :   car 


1 


7*JO  LA     BEVUE     DE     PARIS 

c'est  là  qu'apparaissent  les  âmes  de  ceux  qui  n'ont  pas  trouvé 
la  paix  dans  la  tombe! 

Rozia  Tiralla  allait  volontiers  dans  le  Przykop,  plus  volon- 
tiers que  dans  les  champs  nus.  De  la  porte  cochère,  on  voyait 
nettement  Starawies  au  delà  des  champs.;  on  n'apercevait 
rien  d'autre  que  le  chemin  de  l'école,  le  clocher  de  bois  de 
l'église  et  les  toits  de  chaume  des  masures  qui,  lorsque  le  Mé 
était  haut,  disparaissaient  presque  dans  les  ondes  pâles  ;  mais, 
des  fenêtres  situées  de  l'autre  côté  de  la  maison,  on  voyait  les 
arbre6  du  Przykop  qui  bruissaient  si  étrangement  !  Le  mystère 
du  val  imposait  à  Rozia  aussi  bien  qu'aux  bruns  enfants 
de  Starawies,  mais,  tandis  qu'il  effrayait  ceux-ci,  il  l'attirait, 
elle.  Ahl  qu'il  faisait  bon  sous  les  frais  ombrages,  lorsque  le 
soleil  brûlait  dehors  !  Le  soleil  piquait  les  yeux,  presque  dou- 
loureusement ;  là,  au  contraire,  régnait  perpétuellement  une 
douce  pénombre  et  la  lumière  qui  tombait  des  cimes  enlacées 
sur  la  mousse  humide  n'avait  rien  de  cruel;  elle  transfigurait 
tout.  Rozia  Tiralla,  toute  petite,  déjà,  avait  beaucoup  été  dans 
le  Przykop.  La  garde-malade  l'y  avait  toujours  portée,  car  k 
vent  qui  soufflait  sur  la  plaine  était  dangereux  pour  l'enfant 
fragile,  et  là  on  le  sentait  à  peine.  Souvent,  très  souvent,  Rozia 
levait  le  loquet  rouillé  de  la  petite  porte  de  planches  qui, 
du  jardin  exigu  situé  derrière  Starydwor,  conduisait  dans  le 
Przykop.  Oh!  que  les  montagnes  et  les  vallées  du  Przykop 
étaient  délicieuses  ! . . .  Pour  l'enfant  de  la  plaine,  chaque  légère 
dépression  de  terrain  représentait  une  profonde  vallée  et  le 
monticule  qu'elle  gravissait  péniblement,  en  se  cramponnant 
à  la  mousse  luxuriante  et  aux  fougères  et  aux  racines  sail- 
lantes des  arbres,  une  haute,  haute  montagne. 

Les  chevreuils  s'approchaient  familièrement  et  dévisageaient 
Rozia  de  leurs  yeux  brillants.  Elle  avait  peur,  non  pas  des 
chevreuils,  sans  doute,  mais  des  autres  êtres  qui  peuplaient  le 
Przykop;  et,  plus  elle  grandit,  plus  cette  crainte  s'accrut. 
Marianne,  la  servante,  lui  avait  trop  raconté  de  contes.  Elle 
frissonnait  :  le  silence  était  si  solennel  I  Les  coups  de  bec  du 
pic  perçant  l'écorce  des  arbres  résonnaient  comme  des  coups 
de  tonnerre...  Et  pourtant  elle  n'aurait  pas  voulu  renoncer 
à  cette  douce  frayeur;  elle  n'aurait  pas  pu  renoncer  à  s'étendre 
dans  la  mousse  et  à  regarder  fixement  le  sommet  des  arbres 


PÉCHERESSE  7QI 

pour  découvrir  un  lambeau  de  ciel.  Elle  était  toujours  à 
portée  de  voix,  cela  la  rassurait;  mais,  dès  qu'un  appel  lui 
parvenait,  —  la  basse  retentissante  du  père  ou  la  voix  claire  de 
la  mère,  ou  bien  encore  le  «  Psia  krewl  où  es- tu  fourrée?  » 
de  la  servante,  elle  tressaillait  désagréablement,  comme  si 
on  la  surprenait  sur  un  chemin  défendu,  rougissait  violem- 
ment et  lissait  en  soupirant  ses  cheveux  roux  ébouriffés... 
Cet  été-là,  Rozia  Tiralla  chercha  avec  zèle  des  champignons 
dans  le  Przykop  :  ils  poussaient  durant  les  nuits  humides  et 
chaudes  de  la  canicule.  Mais  on  ne  mangeait  guère  de  cham- 
pignons à  Starawies  ni  dans  les  environs,  car  le  public  avait 
été  mis  en  garde  :  il  ne  fallait  ni  cueillir  ni  manger  ceux 
qu'on  ne  connaissait  pas  parfaitement.  Les  gens  avaient  pris 
peur. 

—  Il  y  en  a  beaucoup  qui  ont  été  empoisonnés  par  des 
champignons,  —  dit  Marianne  à  madame  Tiralla  lorsque 
celle-ci  parla  d'envoyer  Rozia  aux  champignons. 

Madame  Tiralla  se  mit  à  rire  : 

—  Des  bêtises  1  je  connais  parfaitement  les  champignons! 

—  Ça  ne  sert  à  rien  de  les  connaître  !  —  fit  la  servante 
en  s'emportant,  —  je  ne  mange  pas  même  ceux  que  je  con- 
nais. Pouah!  (Elle cracha  par  terre.)  Les  champignons,  c'est 
le  légume  du  diable  ! 

—  Quoi?  (La  maîtresse  regarda  sa  domestique  avec  de 
grands  yeux,  et  dans  ces  grands  yeux  jusqu'alors  éteints, 
une  lueur  apparut.  Elle  rougit,  puis  pâlit,  puis  rougit  encore, 
clignota  un  peu  comme  si  quelque  chose  l'aveuglait,  et 
sourit.)  Que  veux-tu  dire  par  là  :  «  légume  du  diable  »?  je 
ne  te  comprends  pas  I 

Marianne  se  signa  : 

—  Il  y  en  a  beaucoup  qui  ont  truuvé  la  mort  en  mangeant 
des  champignons.  Qui  est-ce  qui  peut  dire  lesquels  sont 
poison,  lesquels  ne  le  sont  pas?  Us  sont  tous  ensemble,  les 
bons  et  les  mauvais  :  la  nuit,  le  diable  passe  ses  doigts  dessus, 
et,  au  matin,  ils  sont  tous  pareils,  on  ne  peut  pas  les  distin- 
guer. On  les  cueille,  on  les  fait  cuire,  on  les  mange  et... 
malheur!  (Marianne  étendit  ses  mains  devant  elle  et  roula 
les  yeux.)  Sainte  Madone!  Je  sais  combien  on  souffre!  je  ne 
yeux  pas  manger  de  champignons,  non! 


I 


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E,  792  LA     REVUE     DE     PARIS 

Elle  se  secoua. 

—  Eh!  tu  n'as  pas  besoin  d'en  manger,  personne  ne  te 
demande  d'en  manger  I  —  fit  madame  Tiralla  pour  tranquil- 
liser Marianne;  puis,  avec  une  vivacité  croissante  :  —  Tu 
n'avais  pas  mangé  de  champignons  lorsque  tu  as  été  malade  I 
Eh  !  eh  !  on  sait  bien  !  (Elle  leva  le  doigt  en  plaisantant,  mais 
cette  plaisanterie  manquait  de  spontanéité,  il  y  avait  quelque 
chose  de  forcé  dans  son  rire.)  Jendrek  t'a  trahie,  va,  tu  avais 
trop  bu,  voilà  pourquoi  tu  étais  malade! 

—  Ohl  celui-là!  ce  filou,  ce  gibier  de  potence!  (Furieuse, 
Marianne  serra  le  poing.)  Comment  peut-il  dire  cela?  ce 
menteur!  Je  n'avais  pas  trop  bu,  je  n'avais  rien  bu  du  tout, 
j'en  suis  sûre.  C'était  le  lendemain  du  jour  où  monsieur  Tiralla 
était  allé  chercher  de  la  mort  aux  rats  à  Gnesen.  Le  matin,  je 
n'avais  rien  bu  qu'une  gorgée  de  café,  du  café  que  je  portais 
à  monsieur  Tiralla.  Je  peux  le  jurer! 

La  servante  attacha  sur  sa  maîtresse  un  regard  curieux  et 
inquisiteur    :   rougirait-elle,   pâlirait-elle?...  Eh!    maintenant 

^  c'était  dit!   Allait-elle  effrontément  la  gronder  d'avoir  goûté 

au  café  de  M.  Tiralla? 

Mais  madame  Tiralla  ne  fit  semblant  de  rien.  Le  regard 
de  Marianne  ne  bronchait  pas  :  qui  pouvait  savoir  à  quoi 
la  Pani  pensait  maintenant?  Mais  aucune  rougeur  plus 
vive  ne  colora  son  visage.  La  servante  était  consternée  :  com- 
ment! elle  restait  si  calme,  elle  ne  changeait  pas  de  couleur, 
elle  ne  s'effrayait  pas?  Marianne,  ne  savait  plus  où  elle  en  était. 
Non,  non!  cette  femme  était  tout  à  fait  tranquille,  elle  souriait 
même,  son  regard  était  candide  comme  celui  d'un  ange  du 
ciel!  Il  fallait  approfondir  cela.  Et,  d'un  ton  résolu,  elle  dit 

t  rapidement  : 

|  —  Je  n'avais  bu  que  du  café  que  la  Pani  avait  fait  elle-même. . . 

p  je  ne  comprends  pas  pourquoi  il  m'a  rendue  si  malade!  (Elle 

haussa  les  épaules  et  prit  son  expression  la  plus  innocente  et 

ï  la  plus  bête,  en  promenant  ses  yeux  rusés  autour  d'elle.)  La 

Pani  ne  ferait  rien  cuire  de  mauvais  pour  monsieur  Tiralla! 

—  Non,  certes,  —  dit  tranquillement  madame  Tiralla, 
tandis  que  de  terreur  son  cœur  s'arrêtait. 

t  Surtout  ne  rien  montrer  de  son  effroi,  ne  pas  bouger  un 

cil!...    Ah!  elle  avait  pourtant  déjà  appris  à   mieux   dissi- 


PÉCHERESSE  793 

muler!  Une  joie  triomphante,  presque  sauvage,  s'empara  d'elle 
et  donna  à  sa  voix  une  intonation  de  gaieté  naturelle  : 

—  C'est  un  gourmet,  il  ne  veut  que  de  bonnes  choses! 
Puis ,  comme  si  elle  ne  pensait  plus  aux  dernières  paroles 

de  Marianne,  elle  dit  aimablement  : 

—  Alors  Jendrek  a  menti...  Tiens I  (Elle  fouilla  dans  la 
pochette  accrochée  à  sa  ceinture  avec  son  trousseau  de  clefs 
et  en  sortit  une  pièce  brillante  d'un  mark.)  Tiens,  Marianne, 
je  suis  peinée  de  t'avoir  pendant  si  longtemps  fait  du  tort  en 
pensée  ! 

La  servante  oublia  de  remercier  :  stupéfaite,  elle  suivit  d'un 
regard  fixe  sa  maîtresse  qui  sortait  de  la  cuisine...  Madame 
Tiralla  n'avait-elle  vraiment  rien  mis  dans  le  café?  Marianne 
avait  mal  à  la  tête  à  force  de  réfléchir...  et  puis,  à  quoi  bon? 
La  Pani  lui  avait  donné  une  pièce  d'un  mark  toute  neuve, 
la  Pani  était  bonne  I  Mariane  se  réjouit. 

Dehors,  madame  Tiralla  appela  sa  fille  et,  lorsque  celle-ci 
parut,  elle  lui  passa  au  bras  un  panier  d'osier  et  la  coiffa  elle- 
même  de  son  chapeau  de  paille  à  larges  bords  : 

—  Là,  ma  chérie  ! . . . 

Elle  lui  dit  d'aller  chercher  avec  elle  des  champignons  pour 
le  souper  de  son  père. 

Il  y  avait  beaucoup  de  champignons  dans  le  val  :  des 
jaunes,  des  rouges,  des  blancs,  des  bruns,  des  orangés  et  des 
verdâtres.  La  première  fois  que  Rozia  était  venue  en  cueillir, 
elle  avait  eu  très  peur.  Sous  un  pin  se  trouvait  un  gros  cham- 
pignon, ferme  et  odorant,  d'un  brun  foncé,  d'aspect  très  appé- 
tissant, qu'elle  examinait  avec  méfiance  :  était-ce  le  <(  cham- 
pignon du  diable  »,  que  le  maître  d'école  leur  avait  montré  sur 
la  planche  des  champignons  comme  étant  vénéneux?  ou  bien 
était-ce  un  de  ces  champignons  saxatiles  que  son  père  aimait 
tant?...  Hélas!  elle  n'avaitpas  été  assez  attentive,  elle  avait  encore 
rêvé  au  lieu  d'écouter  M.  Behnka.  Quand  les  autres  enfants 
étaient  inattentifs,  il  les  grondait  sévèrement;  mais,  elle,  Rozia 
Tiralla,  il  ne  la  grondait  pas...  Oh!  qu'il  eût  été  préférable 
qu'il  s'y  résolût!  Elle  ne  savait  que  faire.  Elle  hésita  :  devaitr-elle 
le  prendre  ou  ne  devait-elle  pas  le  prendre?  Il  y  en  avait 
encore  beaucoup  de  semblables;  ils  riaient  dans  la  mousse. 

Un   ramier  roucoula   au-dessus   de  la  jeune  fille;  il  était 


1 


794  LA.     REVUE     DE     PARIS 

descendu  du  sommet  du  pin  et  s'était  pose  sur  une  des 
larges  branches  inférieures,  il  tournait  sa  petite  tête  au  col 
chatoyant  et  regardait  Rozia  en  continuant  à  roucouler.  Alors 
Rozia  fut  certaine  de  ceci  :  l'oiseau  voulait  la  mettre  en  garde, 
c'était  un  messager  de  la  Madone;  tous  ces  champignons 
étaient  vénéneux...  Et  elle  se  retroussa  de  manière  que  pas 
même  l'ourlet  de  sa  jupe  ne  les  frôlât  et  elle  s'éloigna  avec 
une  hâte  craintive. 

La  première  fois,  Rozia  était  donc  revenue  *ans  champi- 
gnons à  la  maison  : 

—  Mère,  je  ne  savais  pas  quels  étaient  les  bons  ou  les  mau- 
vais. J'ai  eu  peur  et  je  les  ai  tous  laissés! 

Madame  Tiralla  avait  tancé  Rozia  comme  elle  ne  l'avait 
jamais  fait;  elle  l'avait  appelée  «  stupide  dinde!  »  —  en  lui 
tirant  ses  tresses.  —  Tous  les  champignons  qui  poussaient 
dans  le  Przykop  étaient  bons  à  manger,  il  ne  s'en  trouvait  pas 
un  seul  de  vénéneux! 

—  Mais  monsieur  Behnka  a  dit  pourtant...  et  Marianne 
dit...  Ah!  petite  mère,  j'ai  une  telle  peur  des  champignons 
vénéneux...  Si  quelqu'un  les  mangeait,  quel  malheur! 

—  Tu  es  bête,  —  fit  la  mère  d'un  ton  plus  doux  ;  —  la  pro- 
chaine fois,  j'irai  avec  toi  et  je  t'indiquerai  ceux  que  tu  dois 
cueillir.  Ne  pleure  pas  ! 

Et  elle  caressa  les  cheveux  qu'elle  venait  de  tirailler... 

Le  soleil  dorait  la  mousse  ;  dans  le  Przykop  même,  tout  était 
clarté,  tout  était  douceur,  lorsque  madame  Tiralla  y  vint  avec 
Rozia. 

—  Regarde  celui-ci,  Rozyczka,   celui-ci!...  et  celui-là!... 
Elle  les  désignait  du  pied,  çà  et  là,  dans  la  mousse,  et  Rozia 

les  cueillait. 

—  Eh!  n'est-ce  pas  du  poison,  petite  mère?  Marianne  dit 
pourtant... 

—  Des  bêtises!  Qu'est-ce  qu'elle  en  sait,  Marianne? Elle  est 
encore  plus  bête  que  je  ne  pensais  :  elle  est  de  la  campagne  et 
elle  ne  connaît  pas  même  les  champignons  ! . . .  Prends-les  seule- 
ment, prends-les  seulement.  Ils  sont  très  bons,  frits  au  beurre 
et  avec  de  la  crème  :  c'est  le  plat  de  prédilection  de  ton  père  ! 

Alors  Rozia  se  mit  à  genoux  et  cueillit  avec  diligence  les 
champignons  rouges  qui  luisaient  comme  de  l'écarlatc  et  qui 


PÉCHERESSE  796 

avaient  comme  un  petit  bouton  blanc  brodé  sur  leurs  cha- 
peaux... oui,  ceux-là  étaient  amusants,  les  plus  jolis  de 
tous!...  Elle  ramassa  aussi  de  ces  bruns  qu'elle  avait  évités 
avec  tant  de  soin,  la  première  fois,  et  son  panier  fut  bientôt  plein . 

—  A  présent,  nous  en  avons  assez,  —  dit  madame  Tiralla.  — 
Tu  ne  pourras  plus  te  tromper  maintenant,  tu  sais  où  tu  dois 
les  cueillir.  La  prochaine  fois,  tu  viendras  seule  I 

—  Bien  sûr,  je  sais  maintenant!...  Mais  c'est  si  beau  d'être 
dans  la  forêt  avec  toi  !  —  fit  Rozia  d'un  ton  câlin,  en  se  sus- 
pendant au  bras  de  sa  mère. 

Elle  était  presque  aussi  grande  que  celle-ci;  côte  à  côte,  on 
les  aurait  prises  pour  deux  soeurs.  Sans  doute,  la  femme 
brune  était  la  plus  belle,  avec  ses  yeux  veloutés  et  brillants, 
mais  il  y  avait  tant  d'allégresse,  ce  jour-là,  sur  le  visage  de  la 
jeune  fille  qu'on  en  oubliait  ses  taches  de  rousseur  et  ses 
ternes  yeux  bleus. 

—  C'est  petit  père  qui  va  se  régaler  I  —  dit  Rozia.  —  Est-ce 
que  tu  les  lui  fais  cuire  encore  ce  soir,  les  champignons? 

—  Je  les  lui  ferai  cuire  encore  ce  soir,  les  champignons,  — 
répéta  distraitement  madame  Tiralla. 

Ses  pensées  étaient  déjà  bien  loin.  Et  quand  il  les  aurait 
mangés...  souffrirait-il  autant  que  le  disait  Marianne?...  Elle 
trembla...  Ah  !  point  de  pitié,  surtout!  N'avait-elle  pas  souffert, 
horriblement  souffert,  elle,  depuis  l'instant  où  il  était  entré 
chez  sa  mère,  depuis  qu'il  l'avait  convoitée?...  Elle  ne  l'aimait 
pas...  non,  elle  ne  l'aimait  pas...  Et  depuis  qu'il  s'était  mis  à 
boire,  depuis  qu'il  était  revenu  ivre  mort  à  la  maison,  depuis 
que  Marianne  et  Jendrek  étaient  obligés  de  le  prendre  par 
les  bras  lorsqu'il  rentrait  du  cabaret,  non,  elle  ne  pouvait 
plus  supporter  sa  présence...  Avec  l'aide  de  la  Madone,  il 
mangerait  les  champignons  et  il  fermerait  les  yeux  aussitôt 
après...  tout  serait  pour  le  mieux!...  N'avait-il  pas  dit,  lors 
de  sa  dernière  saoulerie,  en  pleurant  amèrement  :  «  Ma  place 
n'est  pas  ici;  ma  Zosia  m'aimera  mieux  quand  elle  sera  veuve 
que  maintenant  »?...  Oui,  il  avait  raison;  il  sentait  confu- 
sément la  vérité  lorsqu'il  était  saoul...  Elle  ferait  mettre  une 
pierre  sur  sa  tombe,  et  la  plus  belle  croix  qu'on  pût  se  pro- 
curer à  Gradewitz  ou  à  Gnesen.  Si  seulement  il  s'en  allait,  si 
seulement  il  s'en  allait,  s'il  la  laissait  en  paix  !... 


796  LA    REVUE    DE    PARIS 

Une  sorte  de  tendresse  pour  M.  Tiralla  s  empara  d'elle. 
Ah  !  elle  les  cuirait  avec  soin,  les  champignons,  elle  n'écono- 
miserait ni  le  beurre  ni  la  crème,  ils  seraient  à  son  goût!... 

Lorsque  la  mère  et  la  fille  revinrent  du  Przykop,  M.  Tiralla 
les  attendait  à  la  petite  porte  du  jardin.  Il  avait  faim,  son 
estomac  grouillait  ;  mais  il  était  encore  plus  tourmenté  par  le 
sentiment  d'un  autre  vide  :  —  ainsi,  Zosia  lui  prenait  encore  la 
petite  ! . . .  Heureusement  que  Mikolai  allait  revenir  en  automne  : 
il  aurait  un  peu  de  société!...  M.  Tiralla  n'avait  jamais  aimé  à 
être  seul,  et  moins  que  jamais  il  n'aimait  à  l'être;  quelque 
chose  de  vague  l'angoissait  alors,  quelque  chose  qu'il  n'eût  pas 
su  définir  et  qui  semblait  l'épier  dans  tous  les  coins... 

Abritant  ses  yeux  avec  sa  main,  car  le  soleil  couchant 
empourprait  l'horizon  derrière  les  pins  et  les  deux  silhouettes 
en  robes  claires  étaient  pareilles  à  des  anges  de  lumière,  il 
cria  joyeusement  : 

—  Psia  krew!  si  tard?...  Venez,  mes  chéries,  venez  donc! 
Rozia  quitta  le  bras  de  sa  mère.  Elle  courut  vers  son  père 

en  brandissant  son  panier  : 

—  Des  champignons,  des  champignons! 
Elle  rayonnait  de  joie. 

Il  écarta  les  cheveux  qui  flottaient  sur  le  visage  de  Rozia  et 
lui  caressa  la  joue  : 

—  Délices  de  mes  yeux!  consolation  de  mon  cœur! 
Pourquoi  donc  le  père  était-il  si  sérieux  ?  Il  était  de  mauvaise 

humeur  !  Rozia  le  regarda  avec  des  yeux  pleins  de  sollicitude, 
que  l'affection  rendaient  perçants  :  petit  père  vieillissait!  Comme 
sa  figure  était  sillonnée  de  rides,  de  petites  lignes  courbes  sem- 
blables à  celles  que  les  corbeaux  tracent  dans  la  neige  avec  leur 
griffes  en  hiver.  Et  pourtant  il  était  si  gros  et  il  mangeait 
tant! 

—  M'aimes-tu  ?  —  demanda-t-elle  tendrement  en  levant  son 
visage  vers  lui  pour  qu'il  l'embrassât.  —  Moi,  je  t'aime  bien! 

Il  ne  l'embrassa  pas  :  il  regardait  sa  femme  qui  venait  lente- 
ment. 

Il  semblait  à  madame  Tiralla  que  ses  pieds  refusaient 
d'avancer.  Une  lourdeur  de  plomb  la  paralysait  presque  :  il  était 
là,  il  était  là.  qui  attendait  impatiemment!  Elle  balbutia  : 

—  Dieu  m'assiste  ! 


r 


PÉCHERESSE  797 

Et  elle  passa  près  de  lui  en  courant. 

Il  n'y  avait  personne  à  la  cuisine.  Où  était  encore  fourrée 
cette  fille  négligente,  cette  Marianne?...  Mais  ça  valait  mieux 
ainsi,  elle  n'avait  que  faire  d'elle  aujourd'hui!...  Madame 
Tiralla  mit  elle-même  du  bois  et  de  la  tourbe  dans  l'âtre,  dont 
le  feu  s'éteignait  sous  la  cendre  et  qui  se  ranima  bientôt,  y 
plaça  une  marmite  et  alla  chercher  du  beurre  et  de  la  crème 
dans  le  garde-manger.  Elle  fit  tous  ces  préparatifs  avec  dili- 
gence. 

Rozia  arriva  en  courant  : 

—  Mère,  petit  père  demande  si  les  champignons  sont  bons? 

—  Mais...  naturellement! 

Et  madame  Tiralla  poussa  avec  impatience  sa  fille  vers  la 
porte.  Il  n'aurait  plus  manqué  que  cela,  qu'elle  restât  là  !.. .  Puis 
elle  coupa  les  champignons  en  morceaux,  les  jeta  dans  la  mar- 
mite et  versa  dessus  de  l'eau  bouillante.  D'abord  les  laisser 
cuire  un  moment,  bons  et  mauvais,  pêle-mêle,  afin  que  les 
formes  et  les  couleurs  se  confondissent,  qu'il  ne  fût  plus  pos- 
sible de  les  distinguer  les  uns  des  autres!  Personne  ne  dirait 
qu'elle  avait  fait  manger  des  champignons  vénéneux  a  son 
mari.  D'ailleurs  les  aurait-il  mangés? 

L'eau  bouillait  à  gros  bouillons  ;  madame  Tiralla  avait  bien 
avivé  le  feu.  Vite!  il  fallait  que  le  repas  fut  vite  prêt  : 
M.  Tiralla  voulait  souper  I 

Il  passait  justement  sa  tête  dans  l'entrebâillement  de  la  porte 
de  la  cuisine  : 

—  Est-ce  bientôt  prêt,  Zosia  ? 

—  Oui,  bientôt! 

Elle  mit  encore  du  bois  dans  l'âtre.  Les  champignons 
étaient  déjà  tendres.  Un  bouillon  écumant,  qui  sentait  très 
fort,  remplissait  la  marmite.  Elle  avança  son  petit  nez  pour  le 
flairer  :  l'odeur  était  si  piquante,  juste  ciel!  elle  la  trahirait! 

Vivement,  elle  épancha  le  liquide  gluant  jusqu'à  la  dernière 
goutte,  puis  elle  prit  une  autre  casserole,  y  fit  fondre  du  beurre 
frais  et  y  jeta  les  champignons.  Ah!  maintenant  l'atroce 
odeur  avait  disparu;  maintenant  ils  embaumaient  délicieu- 
sement. 

Pendant  que  les  champignons  mijotaient  dans  le  beurre, 
madame  Tiralla  resta  debout  à  côté,  les  mains  jointes  : 


798  LA     BEVUE     DB     PARIS 

«  Sainte  Madone,  j'élève  ma  voix  vers  vous,  ne  m'aban- 
donnes pas,  priez  pour  moi!  Jésus-Christ»  exaucez-nous, 
maintenant  et  à  l'heure  de  notre  mort...  » 

Et  quand  il  les  aurait  mangés...  alors?...  alors..  ? 

«  Fils  de  Dieu,  non»  te  recommandons  cette  âme,  ayez 
pitié  d'elle...  Jésus,  Marie*  Joseph,  daignez  assister  cette  âme 
dans  les  angoisses  de  la  mortî...  » 

Marianne  entra  dans  la  cuisine  :  sainte  Madone!  la  maî- 
tresse était  déjà  en  train  de  cuisiner...  Marianne  s  approcha 
précipitamment,  en  faisant  cliqueter  ses  clefs.  Oh  t  comme  la 
Pani  allait  la  gronder!  Involontairement,  elle  se  courbait 
déjà. 

Mais  la  Pani  regardait  fixement  le  feu.  Puis,  soudain,  comme 
si  elle  s'éveillait  d'un  rêve,  elle  saisit  le  pot  à  crème,  en  versa 
le  contenu  sur  les  champignons,  quelle  remua.  Enfin,  elle 
commanda  de  servir 

Lorsque  Marianne  posa  le  plat  sur  la  table,  où  étaient  déjà 
assis  le  père,  la  mère  et  la  fille,  madame  Tiralla  pâlit  mor- 
tellement. Son  mari  prenait  le  plat  :  elle  sursauta,  et  faillit  le 
retenir  par  le  bras. 

—  Dieu  les  bénisse  !  —  dit  alors  la  servante. 

Puis,  se  détournant  elle  fit  à  la  dérobée  le  signe  de  la  croix 
et  cracha  trois  fois  :  hou  !  des  champignons  !  Elle  se  secoua. 
Et  combien  la  maîtresse  était  étrange!  elle  avait  peur,  sans 
doute  :  elle  était  si  pâle! 

Marianne,  saisie  de  frayeur,  sortit  à  la  hâte  de  la  pièce. 
Gomment  pouvait-on  manger  des  champignons  ?  Pouah!  Elle 
éprouva  de  nouveau  l'affreux  malaise  qui  naguère  lui  avait 
étreint  la  poitrine  et  comme  enserré  tous  les  membres.  Elle 
s'accroupit  devant  le  foyer  et  joignit  les  mains  :  elle  avait  une 
si  grande,  une  si  horrible  peur!...  Mais,  dès  qu'elle  le  pourrait, 
elle  irait  trouver  M.  le  curé...  Non,  mieux,  M.  le  gendarme... 
elle  repoussa  cette  idée  :  la  croirait-il,  seulement?...  Et  si  elle 
jurait  au  nom  de  Dieu  et  de  tous  les  saints  ?.. .  Pourtant  elle 
ne  pouvait  pas  le  jurer...  elle  ne  le  pouvait  pas.,  mais  elle  le 
dirait  tout  de  même  à  M.  le  curé...  Quelle  maison,  hélas! 
quelle  maison!  il  fallait  être  une  bien  pauvre  domestique 
pour  servir  dans  une  maison  pareille!...  Elle  pleura  des  larmes 
amères. 


r 


799 

Mais,  aussitôt  après,  Jendrek  frappa  à  la  fenêtre  de  la  cuisine  : 

—  Viens  dehors  ! 

Elle  courut  vers  lui,  derrière  l'écurie  et,  oublia  son  maître 
et  les  champignons. . . 

Madame  Tiralla  constatait  avec  horreur  que  les  champignons 
étaient  au  goût  de  son  mari.  Elle  était  incapable  de  bouger, 
elle  était  comme  pétrifiée.  Mais,  lorsque  Rozia  en  demanda 
aussi  (ils  sentaient  si  bon  !  ils  donnaient  vraiment  envie  d'en 
manger),  elle  s'écria  : 

—  Us  sont  trop  lourds  pour  ton  estomac!  Je  n'en  mange  pas 
non  plus .  Nous  n'en  mangeons  pas  ;  ils  ne  nous  conviennent  pas  ! 

Alors  M.  Tiralla  les  mangea  tous,  tous... 

—  Il  y  a  longtemps  que  je  ne  me  suis  régalé  autant  !  —  dit-il, 
après  le  repas,  en  se  frottant  le  ventre-  —  C'est  parce  que  ma 
petite  fille  les  a  cueillis  et  que  ma  petite  femme  les  a  fait 
cuire  pour  moi.  Merci  à  vous  ! 

Il  fit  un  signe  de  tête  à  sa  fille  et  prit  la  main  de  sa  femme, 
qu'il  baisa. 

11  était,  ce  jour-là,  remarquablement  doux,  singulièrement 
tendre.  Madame  Tiralla  tressaillit  :  la  voix  de  son  mari  lui 
paraissait  déjà  toute  changée.  Elle  l'examina  avec  des  yeux 
inquiets  :  il  avait  réclamé  de  l'eau-de-vie  après  ce  mets  un 
peu  gras;...  se  sentait-il  déjà  mal,  se  sentait-il  déjà  malP... 
Elle  pouvait  à  peine  tenir  ses  pieds  tranquilles  sous  la  table. 
Oh!  combien  elle  aurait  aimé  s'enfuir!  Elle  ne  voulait  pas 
voir  ce  qui  allait  se  passer. 

—  Zosia,  embrasse-moi,  —  mendia  M.  Tiralla. 

Elle  consentit  :  c'était  la  dernière  fois  ;  pourquoi  lui  aurait- 
elle  refusé  un  dernier  baiser? 

Il  l'attira  à  lui,  sur  ses  genoux.  Puis  il  renvoya  Rozia  :  elle 
devait  aller  se  coucher,  afin  d'être  bien  reposée,  le  lendemain, 
pour  retourner  chercher  des  champignons. 

—  Va,  va  donc!  —  insista-t-il,  comme  elle  essayait  de  le 
câliner. 

Si  fort  qu'il  l'aimât,  il  n'avait,  en  ce  moment,  que  sa 
Zosia  en  tête.  Elle  était  si  bonne,  ce  jour-là,  si  aimable!... 
Mon  Dieu,  de  meilleurs  temps  approchaient-ils  ?.. . 

Pendant  la  nuit,  Marianne  entendit  craquer  la  porte  de 
M.  Tiralla.  Tout  lui  revint  à  l'esprit  soudain.  Sainte  Madone  ! 


800  LA     REVUE     DE     PARIS 

les  champignons!...  Était-il  malade?...  Oh!  pauvre  petit  Mon- 
sieur!... Rapide  comme  le  vent,  elle  bondit  hors  de  son  lit  et 
s'élança  vers  sa  porte.  Mais  lorsqu'elle  l'eut  ouverte  et  qu'elle 
eut  avancé  la  tête  dans  le  vestibule,  elle  ne  vit  que  madame 
Tiralla  qui  refermait  avec  précaution  la  porte  de  M.  Tiralla. 
La  servante  faillit  pousser  un  cri  d'étonnement. 

Madame  Tiralla  fut  très  effrayée  en  apercevant  Marianne. 
Elles  se  considérèrent  fixement,  durant  quelques  instants.  Puis, 
la  maîtresse  porta  un  doigt  à  ses  lèvres  : 

—  Chut!  chut!  Je...  ne  pouvais  pas  dormir  en  haut...  J'ai 
entendu  quelque  chose,  j'ai  pensé  que  c'étaient  des  voleurs... 
oui,  oui,  des  voleurs...  et  je  suis  descendue! 

—  Oh  !  il  n'y  a  pas  de  voleurs  ici  ! 

La  servante  se  mit  à  rire  :  elle  trouvait  très  drôle  que  la 
Pani,  qui  d'habitude  ne  se  souciait  pas  des  voleurs,  en  parlât 
tout  à  coup...  Non,  la  Pani  n'était  pas  descendue  à  cause  des 
voleurs  :  alors  pourquoi?  D'ordinaire,  il  ne  lui  venait  guère  à 
l'idée  de  se  glisser  chez  M.  Tiralla!  Marianne  ouvrit  de  grands 
yeux.  Mais  soudain  elle  comprit  :  ah  !  ah  !  la  Pani  était  venue 
constater  l'effet  de  la  pitance  que  M.  Tiralla  avait  dévorée  à  lui 
seul,  le  pauvre  homme!.,.  Marianne  soupira.  Puis  elle  regarda 
sa  maîtresse  avec  insolence  : 

—  Hé!  comment  va  Pan  Tiralla?  Il  ne  se  sent  pas  bien,  hé? 

—  Quoi?...  quoi?...  (Madame  Tiralla  trembla,  mais  elle 
reprit  son  calme  devant  les  regards  effrontés  de  la  servante.) 
Je  ne  sais  pas  ce  que  tu  veux  dire,  —  répondit-elle  avec  hau- 
teur, monsieur  Tiralla  dort  très  bien! 

Elle  se  détourna  en  faisant  un  léger  signe  de  tête  et  remonta 
l'escalier,  si  doucement  que  pas  une  marche  ne  craqua. 

Poussée  par  la  curiosité,  Marianne  entr'ouvrit  la  porte  de  son 
maître.  Tout  était  sombre.  Elle  ne  pouvait  rien  voir,  mais  elle 
entendait  une  respiration  régulière.  Mon  Dieu!  il  ne  se  plai- 
gnait même  pas,  il  dormait  si  tranquillement!...  Etait-il  encore 
en  vie?...  Les  mains  tendues  en  avant,  elle  alla  à  tâtons  vers  le 
lit.  Dieu  merci,  il  était  couché,  là,  bien  confortablement,  bien 
au  chaud! 

Elle  se  pencha  sur  lui.  Alors  il  tendit  les  bras  et  bégaya  tout 
somnolent  : 

—  Chérie,  hé! 


PÉCHERESSE  8oi 

En  haut,  madame  Tiralla  était  assise  devant  son  miroir  et 
contemplait  son  visage  pâle  et  terriblement  altéré.  Qu'est-ce 
que  la  servante  avait  bien  pu  penser  d'elle?  Ses  yeux  cernés, 
ses  cheveux  en  désordre,  sa  face  marquée  de  taches  blanches 
et  rouges...  O  mon  Dieu!  elle  avait  tout  subi...  et  il  vivait 
encore  !  Elle  fut  saisie  de  rage,  elle  aurait  tout  voulu  détruire, 
tout  mettre  en  pièces.  Les  poings  pressés  sur  son  front,  elle 
gémit.  Elle  était  la  dupe,  l'éternelle  dupe!  Behnka  aussi  l'avait 
trompée  :  n'avait-il  pas  dit  que  les  fausses  oronges  étaient  très 
vénéneuses  et  que  le  «  champignon  du  diable  »  Tétait  encore 
davantage?  Il  lui  avait  lu  cela  dans  un  livre  qu'il  lui  avait 
apporté,  il  lui  avait  aussi  montré  les  gravures  ;  elle  avait  suivi 
d'un  œil  attentif  le  doigt  qui  les  désignait  :  «  Ainsi,  voilà 
comment  ils  étaient,  les  champignons  qui  procuraient  la 
mort?...  »  Quatre  fausses  oronges  déjà  pouvaient  tuer,  disait 
le  peuple;  cependant  lui...  lui,  il  vivait!  Mais  n'avait-elle 
pas  lu  encore  dans  le  livre  du  maître  d'école  :  «  La  mort  peut 
survenir  dans  l'espace  d'une  heure  ou  seulement  au  bout  de 
deux  ou  trois  jours  »?...  Ah!  ah!  M.  Tiralla  était  robuste,  ce 
qui  terrassait  un  autre,  le  touchait  à  peine.  Il  fallait  attendre, 
attendre!... 

Elle  se  jeta  à  genoux.  Si  seulement  il  était  mort  tout  de 
suite  ! . . .  cette  attente  était  si  atroce  ! . . .  Elle  avait  horreur  de  ce 
que  le  matin  apporterait.  Autant  elle  avait  été  calme  en  cuisant 
les  champignons,  autant  elle  était  inquiète  maintenant.  Mais 
ce  n'était  plus  le  désir  de  cette  mort  libératrice  qui  la  tourmen- 
tait, c'était  l'ardent  besoin  d'être  délivrée  de  cette  angoisse 
oppressante  et  affolante.  Elle  bondit  comme  une  démente,  leva 
ses  mains  au  ciel  et  les  tordit  : 

—  Marie,  mère  de  Dieu,  priez  pour  moi! 

Pourquoi  devait-elle  prier  la  Vierge?  Ah!  la  Vierge  le  savait 
bien,  elle  le  savait  mieux  qu'elle...  Hélas!  hélas!...  Elle  aurait 
préféré  qu'il  restât  en  vie  !  Elle  ne  voulait  pas  le  voir  défiguré 
par  les  convulsions,  bleui  et  enflé  par  la  mort!... 

Comme  un  animal  traqué,  elle  se  recroquevilla  dans  l'angle 
le  plus  retiré  de  la  chambre,  se  mordit  les  poings,  qu'elle  pres- 
sait contre  sa  bouche  pour  ne  pas  crier,  et  pleura  en  trem- 
blant... Que  la  nuit  était  longue!...  ne  ferait-il  jamais,  jamais 
jour?...  Comme  Rozia  respirait  paisiblement!  Elle  dormait  si 

i5  Décembre  1908.  9 


802  LA     REVUE     DE     PARIS 

bien  aujourd'hui  !  Ali  !  être  encore  un  enfant  innocent,  ne 
rien  connaître  de  la  vie  mauvaise!... 

Une  immense  nostalgie  d'innocence,  de  pureté,  monta  en 
madame  Tiralla.  Elle  irait  se  confesser  dès  le  lendemain, 
aussi  vite  que  possible.  Elle  se  confesserait,  elle  confesserait 
tout,  afin  de  pouvoir  respirer  ensuite  aussi  paisiblement  que 
cette  enfant!...  La  dernière  fois,  en  faisant  son  examen  de 
conscience,  elle  n'avait  pas  su  exprimer  nettement  ce  qui 
germait  et  fermentait  en  elle.  Mais  maintenant,  quand  vien- 
drait le  tour  des  péchés  contre  le  cinquième  commandement  : 
«  As-tu  nui  à  ton  prochain  et  à  toi-même,  as-tu  été  colère, 
envieux,  vindicatif,  as-tu  vécu  en  inimitié  et  en  haine  avec  les 
autres,  as-tu  blessé  ton  prochain  par  des  paroles  amères,  lui 
as-tu  fait  du  mal  intentionnellement?...  »  alors  elle  se  frap- 
perait la  poitrine,  elle  se  confesserait. 

Elle  se  calma  peu  à  peu.  La  seule  pensée  de  la  confession 
lui  valait  un  calme  et  un  soulagement  infinis.  Elle  eut  la 
force  de  se  traîner  hors  de  son  coin  jusqu'au  lit  de  Rozia  et  de 
réveiller  celle-ci  : 

—  Chérie,  prions! 

Et  elle  joignit  ses  mains  autour  de  celles  de  l'enfant. 
— t  Qui  veux-tu  que  nous  priions?  —  demanda  aussitôt  Rozia, 
toujours  prête  à  prier. 

—  Récite  l'acte  de  désir  avant  la  sainte  communion! 

—  Oh  !  mère,  je  ne  le  sais  pas  !  —  dit  Rozia  toute  honteuse, 
en  baissant  la  tête. 

—  Mais,  moi,  je  le  sais,  —  fit  madame  Tiralla  :  —  «  Oh! 
venez,  le  bien-aimé  de  mon  cœur;  venez,  Agneau  de  Dieu,  chair 
adorable,  sang  précieux  de  mon  Sauveur;  venez  servir  de 
nourriture  à  mon  âme!  Venez,  Seigneur  Jésus,  venez!  » 

Elle  cria  ces  mots  d'une  voix  forte  et  l'enfant,  avec  un  sou- 
rire ravi,  les  mains  pieusement  jointes,  les  répéta  après  elle... 

Lorsque  madame  Tiralla  redescendit,  le  lendemain,  il  était 
déjà  tard;  à  l'aube,  enfin,  à  genoux  devant  le  lit  de  Rozia, 
elle  s'était  si  profondément  endormie  qu'elle  n'avait  pas  vu  le 
tremblant  rayon  de  soleil  sur  le  mur  de  la  chambre,  qu'elle 
n'avait  entendu  ni  le  chant  du  coq,  ni  le  claquement  des  seaux 
à  traire,  ni  le  grincement  de  la  chaîne   du  vieux  puits,  ni  le 


i 


PÉCHERESSE  8o3 

mugissement  du  bétail.  C'avait  été  un  sommeil  pareil  à  la 
mort.  Et  ensuite,  lorsqu'elle  s'était  réveillée  en  sursaut  sous 
les  caresses  de  Rozia,  elle  n'avait  pas  osé  descendre  et  avait 
envoyé  l'enfant  en  bas  : 

—  Va  voir  s'il  est  déjà  levé... 

Mais  Rozia  ne  revenait  pas.  Pourquoi  ne  revenait-elle  pas? 
Madame  Tiralla  attendit  et  attendit  :  les  minutes  lui  semblaient 
des  heures. . .  Sainte  Madone,  qu'était-il  donc  arrivé  pour  que  la 
petite  ne  revint  pas?...  Courage,  courage,  courage!  Elle  pressa 
ses  mains  sur  son  cœur  qui  battait  éperdument.  Pourquoi 
était-elle  venue  à  Starydwor,  pourquoi  n'était-elle  pas  restée 
la  plus  pauvre  d'entre  les  pauvres,  la  plus  misérable  d'entre 
les  misérables? 

Elle  prêta  l'oreille  :  n'entendait-elle  pas  la  voix  de  monsieur 
Tiralla?  Non,  ce  n'était  pas  la  sienne!...  Pas  un  cri,  pas  un 
gémissement  ne  parvenait  à  elle.  Elle  était  obligée  de  des- 
cendre :  sinon,  bientôt  on  remarquerait  son  absence;  il  fallait 
descendre,  tout  droit. 

Elle  respira  profondément,  ouvrit  brusquement  la  porte, 
prit  son  élan  et  se  précipita  en  bas  :  où  était-il  étendu,  où  le 
trouverait-elle? 

—  Bonjour,  —  dit  M.  Tiralla. 

11  était  de  bonne  humeur  et  sortait  justement  de  sa  chambre. 
Il  avait  encore  sommeil,  il  se  frottait  les  yeux.  Mais  ses  yeux 
étaient  tout  clairs,  ils  voyaient  encore!  La  femme  recula 
comme  devant  un  fantôme. 

—  Eh!  pourquoi  t'effrayes-tu?  —  dit-il  en  riant.  —  Tu  as 
fait  la  grasse  matinée?  Ha!  ha! 

Elle  ne  répondit  pas.  Et,  sa  vie  en  eût-elle  dépendu,  elle 
n'eût  pu  articuler  un  mot.  C'était  trop  terrible,  trop  terrible! 

Il  ne  prit  pas  garde  à  son  mutisme  et  à  son  trouble  ;  il  était 
très  gai;  il  agita  une  lettre  qu'il  tenait  à  la  main. 

Mikolai  n'avait  pas  écrit  depuis  longtemps,  car  écrire  n'était 
pas  son  affaire;  cependant  il  disait  : 

Chers  parents!  Votre  fds  Mikolai  se  porte  bien  et  vous  salue. 
Mais  je  suis  tout  de  même  content  d'avoir  fini  mon  service  mili- 
taire :  faime  mieux  cultiver  les  champs.  Et  mon  ami,  Martin 
Beckier,  qui  en  réalité  est  meunier,  mais  qui  na  pas  de  moulin 


8o4  LA     REVUE     DE     PARIS 

parce  qu'il  a  bien  un  peu  de  fortune,  mais  pas  assez  pour  acheter 
un  grand  moulin  et  quil  tien  veut  pas  de  petit,  viendra  avec  moi. 
Il  aidera  à  labourer.  Cher  jtère,  tu  n auras  pas  besoin  alors  de 
beaucoup  de  bras  étrangers,  nous  suffirons  et  Martin  vous  plaira. 
Il  n'a  plus  de  parents  et  il  est  de  Kleùi-Hauland,  près  Opale- 
nitza.  Je  vous  écrirai  encore  pour  vous  dire  le  jour  de  notre 
arrivée.  Chère  mère,  si-  tu  es  aimable  avec  Beckier,  je  t'en  serai 
reconnaissant,  car  cest  un  bon  garçon.  Et  je  t'embrasse  en 
pensée,  chère  sœur.  Rozia  est  certainement  devenue  une  jolie  fille. 
Et  nous  arriverons,  si  Dieu  le  veut,  dans  bientôt  sept  semaines. 
Je  vous  embrasse  tous.  Votre  cher  fils  ! 

C'était  bien  son  fils,  son  bon,  son  cher  fils!  Une  tendresse- 
soudaine  s'éveilla  en  M.  Tiralla  pour  l'absent.  Il  y  avait  si 
longtemps  qu'il  n'avait  rien  eu  de  lui  !  11  semblait  maintenant 
à  M.  Tiralla  qu'il  avait  pensé  sans  cesse  à  son  Mikolai,  durant 
ces  trois  années  de  service  militaire,  et  pourtant  il  n'en  était 
rien.  Comment  aurait-il  pu  envoyer  tant  de  pensées  à  Mikolai 
alors  qu'elles  appartenaient  toutes  à  sa  Zosia?  Mais  voici  qu'un 
impatient  désir  de  le  revoir  s'emparait  de  lui;  il  pouvait  à  peine 
attendre  le  retour  des  soldats  dans  leurs  foyers.  Si  seule- 
ment il  était  déjà  icil...  Les  soirées  devenaient  longues,  ce 
n'étaient  plus  de  belles  soirées  d'été  ;  cette  année-là,  il  faisait 
frais  particulièrement  tôt  et  Starydwor  était  triste  pour  qui 
n'avait  pas  de  compagnon. 

Décidément,  madame  Tiralla  était  malade  et  son  air  bizarre 
rendait  M.  Tiralla  aussi  malade.  Sa  Zosia!  Qu'avait-elle  donc? 
était-elle  fâchée  contre  lui?  11  se  creusait  la  tète  :  que  lui 
avait-il  fait?  11  ne  trouvait  rien.  Il  se  donnait  toutes  les  peines 
possibles  pour  la  mettre  de  meilleure  humeur.  11  alla  a 
Gnesen,  chez  Rosenthal,  et  lui  acheta  un  costume  à  la  dernière 
mode,  quadrillé  noir  et  blanc,  qui  l'habillait  à  ravir;  elle 
avait  l'air  d'une  veuve  élégante  sur  le  point  de  partir  en  voyage  : 
mais  il  ne  put  lui  arracher  que  ce  mot  indifférent  : 

—  J'en  aurais  préféré  un  tout  noir  ! 

Alors  il  était  reparti  pour  Gnesen  afin  de  lui  en  procurer  un 
tout  noir,  mais  comme  il  n'avait  rien  trouvé  d'assez  joli  à 
Gnesen,  il  avait  poussé  jusqu'à  Posen.  Et,  lorsqu'il  le  lui  avait 
apporté,  ce  costume  beau  et  cher,  elle  avait  seulement  dit  : 


PECHERESSE  8o5   , 

—  Je  ne  peux  tout  de  même  pas  le  porter  ! 

Tiens!  et  pourquoi  donc?  Pourquoi  le  regardait-elle  avec 
des  yeux  si  étranges  ? 

De  pareils  regards  troublaient  M.  Tiralla.  Il  questionna 
Marianne  :  savait-elle  pourquoi  la  maîtresse  était  de  si  mau- 
vaise humeur?  Et  pourquoi  elle  avait  un  regard  si  sombre? 

—  Oh!  oui,  le  mauvais  regard!  —  chuchota  Marianne. 
Elle  cracha  en  se  signant. 

Ah  !  elle  se  garderait  bien  de  faire  part  de  ses  soupçons  à 
son  maître.  Si  elle  disait  :  «  La  maîtresse  a  des  projets  », 
il  la  flanquerait  à  la  porte  pour  tout  remerciement  :  il  était 
encore  si  follement  aveugle  !...  Et  elle  ne  savait  pas  elle-même 
quels  étaient  les  projets  de  la  Pani.  Les  champignons  n'avaient 
pas  fait  le  moindre  mal  au  maître.  Elle  n'aurait  rien  eu  à 
confiera  M.  le  curé. 

Marianne  haussa  donc  les  épaules  lorsqu'elle  vit  M.  Tiralla 
devant  elle,  le  visage  consterné.  Il  se  plaignit  :  «  Oh!  comme  sa 
Zosia  venait  encore  d'être  méchante!  Il  était  à  peine  entré  dans 
sa  chambre  (elle  s'était  arrangé  la  chambre  d'en  haut  rien  que 
pour  elle  et  il  était  rare  qu'elle  descendit)  afin  de  lui  demander 
gentiment  comment  elle  allait  aujourd'hui.  Il  avait  seulement 
osé  lui  prendre  la  main  :  —  avait-elle  de  la  fièvre  ?  ses  yeux  bril- 
laient tant!  —  Alors  elle  avait  repoussé  sa  main  avec  violence, 
comme  elle  aurait  fait  un  immonde  animal,  et  elle  s'était 
mise  à  pleurer,  à  pleurer  si  fort  qu'il  avait  eu  peur.  » 

—  Je  ne  sais  pas,  —  dit  Marianne,  —  la  Pani  sera  malade  :  il 
faut  s'adresser  au  docteur! 

Mais  le  pauvre  maître  lui  faisait  de  la  peine.  Et  peut-être 
aussi,  puisqu'il  devait  mourir,  lui  léguerait-il  quelque  chose 
afin  qu'elle  eût  de  quoi  vivre,  elle  et  ses  enfants,  ou  lui  lais- 
serait-il tout  au  moins  une  dot  suffisante  pour  que  Jendrek 
ou  un  autre  l'épousât?...  Elle  entra  plus  de  dix  fois  dans  la 
chambre  où  il  était  assis  tout  seul  derrière  sa  bouteille,  le 
pauvre  maître! 

M.  Tiralla  n'allait  plus  au  cabaret  :  il  craignait  les  regards 
curieux;  tout  le  monde  lui  parlait  de  sa  femme  et,  il  l'avoua 
en  soupirant  à  la  servante,  il  ne  pouvait  plus  maintenant  faire 
le  fanfaron,  car  alors  sa  gorge  se  serrait  et  il  était  incapable 
d'articuler  un  mot... 


n 


806 


LA     REVUE     DE     PARIS 


De  sa  chambre,  madame  Tiralla  entendait  souvent  son 
mari  rire  avec  la  servante,  boire  aussi,  car  ils  débouchaient 
des  bouteilles  quatre  ou  cinq  fois  dans  la  soirée.  Ah!  comme 
il  buvait  !  Madame  Tiralla  était  secouée  par  le  dégoût. 
Comment  pouvait-il  s'oublier  ainsi?  Comment  pouvait-il  se 
saouler  ainsi,  non  pas  seulement  de  bière,  mais  de  vin  de 
Hongrie?...  Mais  n'était-ce  pas  un  bonheur  qu'il  bût,  qu'il 
bût  tant?  Où  aurait-elle  dû  se  réfugier  sans  cela?  Il  l'aurait 
harcelée  sans  cesse.  Puisqu'il  n'y  avait  pas  moyen  de  s'en 
débarrasser  complètement,  elle  en  était  au  moins  débarrassée 
pendant  quelques  heures  et  il  dormait  toute  la  nuit.  Ah!  si 
seulement  il  était  toujours,  toujours  ivre  !... 

Madame  Tiralla  était  couchée  dans  son  lit  et  elle  écoutait 
d'une  oreille  irritée  les  bruits  d'en  bas.  Maintenant  les  plaisan- 
teries devaient  être  salées,  car  la  servante  poussait  des  cris  et 
il  riait  à  en  perdre  la  respiration.  Et  maintenant,  maintenant 
(elle  comprenait  clairement  sans  qu'un  mot  lui  parvint)  main- 
tenant il  débitait  sans  rime  ni  raison  des  extravagances  qui 
faisaient  pâmer  de  rire  la  servante,  jusqu'à  ce  qu'il  devint 
silencieux,  qu'il  laissât  retomber  sa  tête  sur  la  table  et  qu'il 
s'endormît  enfin. 

Maintenant  il  était  bien,  il  rêvait  comme  un  bienheureux. 
Oh  !  ce  ne  devait  pas  être  désagréable  du  tout  de  ne  plus  rien 
voir  et  de  ne  plus  rien  savoir!...  Vraiment  (madame  Tiralla 
s'en  loua  elle-même)  elle  ne  disait  rien  d'absurde,  elle  ne  lui 
causait  aucun  mal  en  lui  souhaitant  d'être  toujours  ivre. 
Qu'avait-ii  donc  de  la  vie?  Il  n'avait  pas  le  sentiment  des 
choses  élevées  et  il  n'avait  aucun  plaisir  avec  elle  :  en  toute 
justice,  elle  le  reconnaissait.  Mais  comment  aurait-elle  donné 
de  la  joie,  alors  qu'elle-même  en  ressentait  si  peu?...  Il  était 
là,  il  était  précisément  là! 

Elle  serra  les  poings  et  se  mordit  les  lèvres  pour  ne  pas 
crier.  Tout,  tout  avait  été  inutile,  et  la  mort  aux  rats,  et  la 
chute  dans  le  fossé,  et  les  champignons!...  Elle  ne  lui  faisait 
plus  cuire  de  champignons,  bien  qu'il  en  réclamât  souvent  : 

—  Va  les  chercher  toi-même  !  —  lui  avait-elle  répondu 
rudement. 

Quant  au  fossé?.,  bah!  elle  eut  un  froncement  de  nez 
méprisant  pour  sa  propre  bêtise  :  un  fossé  n'était  rien  pour 


PÉCHERESSE  807 

M.  Tiralla,  il  remontait  d'une  fosse  bien  plus  profonde!... 
Mais  la  mort  aux  rats? 

Là  était  la  délivrance...  et  pourtant  elle  n'osait  pas!  Serait- 
il  aussi  invulnérable  à  ce  poison  ?  Ou  bien,  finalement,  ce 
poison  était-il  trop  peu  violent  pour  tuer  un  homme?  Ah!  si 
elle  savait  exactement! . . .  Qui  lui  donnerait  des  renseignements 
sûrs  ?  Behnka  ?  Oh  !  ce  menteur  ! . . .  Elle  fut  secouée  par  des  san- 
glots de  colère  :  il  l'avait  trompée,  le  misérable  ! 

Madame  Tiralla  pensa  à  son  esclave  avec  fureur.  Ne  lui 
avait-il  pas  juré  de  lui  être  dévoué,  ne  l'avait-il  pas  juré  par 
des  regards  d'abord,  par  des  paroles  ensuite?. . .  Oh  !  le  lâche  ! . . . 
L'été  était  passé  ;  les  hirondelles  étaient  parties  depuis  long- 
temps, le  fils  de  la  maison  allait  bientôt  rentrer  au  nid  et 
amènerait  encore  un  camarade,  —  quatre  yeux  en  plus  pour  la 
surveiller  ! 

Une  grande  frayeur  du  retour  de  Mikolai  tourmentait 
madame  Tiralla  :  il  avait  des  yeux,  il  n'était  pas  bête!  11  ne 
ressemblait  certes  pas  à  Rozia,  qui  ne  touchait  la  terre  que 
d'un  pied,  qui  croyait  aveuglément  ce  qu'on  lui  disait.  Si 
quelque  chose  devait  arriver,  il  fallait  que  ce  fût  avant  que 
le  fils  revînt. 

Madame  Tiralla  voulut  se  lever  :  personne  maintenant  ne 
la  verrait  ou  ne  l'entendrait  !  Elle  ne  faisait  plus  coucher  Rozia 
dans  sa  chambre  :  elle  ne  pouvait  plus  tolérer  personne  auprès 
d'elle.  L'enfant  dormait  de  l'autre  côté,  dans  une  pièce  géné- 
ralement inhabitée,  que  Marianne  partagerait  lorsque  la 
chambre  d'en  bas  serait  occupée  par  les  jeunes  gens...  à 
moins  que  la  chambre  de  M.  Tiralla  ne  devint  libre  d'ici  là! 

Rozia  sortit  précipitamment  un  pied  hors  du  lit.  Maintenant 
elle  se  glisserait  au  grenier,  elle  irait  chercher  ce  qu'il  y  avait 
dans  le  tiroir!...  Elle  ne  se  fierait  plus  à  Marianne,  cette  fois, 
elle  le  lui  porterait  elle-même  dans  du  café  ou  dans  du  vin! 

Elle  posa  d'un  seul  coup  ses  pieds  sur  le  plancher,  mais 
soudain  elle  ne  pouvait  plus  marcher,  ses  forces  se  déro- 
baient. Elle  était  là,  si  faible!  aussi  faible  qu'autrefois,  lors- 
qu'elle s'était  levée  après  la  naissance  de  Rozia...  Elle  se  mit 
à  trembler  et  à  transpirer,  à  soupirer  et  à  prier,  mais  aucun 
ange  ne  lui  rendit  ses  forces. 

Alors  elle  comprit  :  les  saints  ne  le  voulaient  pas  encore, 


L 


808  LA     REVUE     DE     PARIS 

l'heure  n'avait  pas  encore  sonné  I  Elle  se  blottit  dans  son  lit 
et  tira  l'édredon  presque  par-dessus  sa  tête.  Elle  était  cou- 
chée sous  les  plumes  et  pourtant  elle  avait  froid,  elle  se  sen- 
tait indiciblement  misérable.  En  bas,  son  mari  ribotait  avec 
la  servante,  tandis  qu'elle-même  avait  les  pieds  et  les  mains 
comme  liés.  Elle  fut  prise  d'une  angoisse  mortelle.  Ses  dents 
claquèrent,  ses  mains  se  crispèrent;  elle  ne  pouvait  se  mou- 
voir, elle  ne  pouvait  que  penser,  penser  avec  une  rapidité 
terrible.  C'était  la  rage,  la  douleur,  l'espoir  déçu  qui  la  ren- 
daient si  malade,  qui  la  consumaient.  Elle  mourrait,  hélas! 
elle  mourrait  avant  d'avoir  vécu,  d'avoir  vécu  seulement  une 
année  comme  elle  désirait  vivre  ! 


VIII 

Marianne  racontait  par  tout  le  village  qu'une  vie  plus  gaie 
allait  bientôt  commencer  à  Starydwor  :  le  jeune  maître  reve- 
nait à  la  maison  et,  par-dessus  le  marché,  y  amenait  un  ami! 

—  Eh  !  de  beaux  petits  messieurs  !  (Elle  levait  deux  doigts 
en  l'air  :)  Deux  à  la  fois! 

Et  elle  riait  si  joyeusement,  si  incorrigiblement,  si  imperti- 
nemment,  en  faisant  danser  ses  yeux  et  en  montrant  ses  larges 
dents  blanches,  que  tous  ceux  à  qui  elle  disait  cela  riaient  avec 
elle  à  gorge  déployée. 

Jendrek  seul  ne  riait  pas.  Cela  ne  l'arrangeait  pas  du  tout 
que  ces  deux-là  revinssent  :  il  ne  pouvait  rien  dire  contre  le 
vieux  qui  lui  glissait  maint  cigare  et  maint  pourboire,  mais  les 
jeunes  ne  lui  convenaient  pas.  Il  aimait  mieux  se  chercher 
une  autre  place  et  une  autre  bonne  amie. 

M.  Tiralla  n'aurait  pas  eu  le  cœur  de  congédier  Jendrek 
et  il  était  tout  content  qu'il  voulût  s'en  aller.  Car  lorsque 
Mikolai,  son  cher  Mikolai  serait  là,  il  aurait  assez  d'aide. 

Quant  à  Marianne,  elle  ne  s'inquiétait  guère  du  départ  de 
Jendrek...  A  son  aise!  Maintenant  deux  beaux  jeunes  gens 
allaient  venir!  Elle  n'avait,  à  vrai  dire,  pas  encore  vu  le  fils  de 
la  maison,  mais,  d'après  ce  que  Rozia  lui  racontait  de  son  petit 
frère,  celui-ci  devait  être  quelque  chose  d'extraordinaire,  de 


PÉCHERESSE  809 

magnifique,  de  prodigieux!...  Et  l'autre,  son  ami?  «  Qui  mon 
frère  aime,  je  l'aime  aussi  »,  avait  répondu  Rozia. 

—  Dieu  t'accompagne  !  —  dit  Marianne  avec  calme  à  Jen- 
drek,  en  lui  tendant  sa  main  et  sa  bouche  en  guise  d'adieu.  (Il 
n'allait  pas  bien  loin  :  chez  M.  Jokisch.)  —  Si  tu  as  envie,  une 
fois,  de  me  voir,  viens  siffler  sous  la  fenêtre  :  je  sortirai. 

Mais  madame  Tiralla  parut  plus  touchée  du  départ  de 
Jendrek  : 

—  Je  ne  te  vois  pas  volontiers  partir,  —  lui  dit-elle  en  lui 
tendant  la  main  et  mettant  un  écu  d'argent  dans  la  sienne.  — 
Garde  un  bon  souvenir  de  nous  I 

Elle  le  regarda  si  sérieusement  et  si  profondément  dans  les 
yeux  qu'il  se  sentit  tout  ému. . .  Ah  I  comme  la  Pani  avait  dépéri, 
ces  derniers  temps!  Qu'avait-elle  donc?  Elle  était  pâle,  aussi 
pâle  que  le  jour  où  elle  s'était  tant  effrayée  du  malaise  de 
Marianne.  Eh!  c'était  bien  la  peine  que  la  Pani  se  fût  tour- 
mentée ainsi  pour  elle!...  La  Pani  était  trop  bonne  avec  elle, 
beaucoup  trop  bonne  aussi  pour  M.  Tiralla,  beaucoup  trop 
bonne  pour  tout  le  monde,  ici,  dans  cette  maudite  maison!... 

Si  madame  Tiralla  avait  pu  lire  les  pensées  de  Jendrek,  elle 
n'aurait  pas  eu  de  crainte...  Mais  que  savait-ilPque  ne  savait- 
il  pas?  que  raconterait-il  lorsqu'il  ne  serait  plus  à  son  service? 
Elle  ne  le  voyait  pas  sans  inquiétude  entrer  sous  un  autre 
toit.  Elle  avait  toujours  un  sentiment  d'angoisse  mainte- 
nant. Le  docteur  le  mettait  sur  le  compte  des  nerfs.  Ainsi,  elle 
prenait  continuellement  des  gouttes  calmantes  et  des  toniques 
et  pourtant  elle  ne  trouvait  de  repos  ni  jour  ni  nuit.  Ses  yeux 
étaient  agrandis  par  les  veilles,  à  force  de  se  fixer  dans  les 
ténèbres.  Ses  mains  avaient  maigri,  elles  étaient  presque 
aussi  minces  que  celles  de  Rozia.  Elle  aurait  pu  presque 
porter  les  robes  de  sa  fille,  tant  elle  était  devenue  svelte. 
Trop  svelte!  Elle  se  regarda  dans  la  glace  avec  épouvante  : 
était-ce  vraiment  son  visage,  le  visage  de  la  «  belle  Tiralla  »? 
Sa  peau  satinée  commençait  à  se  faner.  Est-ce  que  sa  beauté 
allait  disparaître?...  Cela  encore!  et  déjà?...  Un  profond 
soupir  de  douloureuse  impuissance  vibra  à  travers  la  chambre. 

M.  Tiralla  sifflait  en  bas,  dans  la  cour.  Il  donnait  à  manger 
aux  poules  avec  Rozia.  De  sa  fenêtre,  madame  Tiralla  les 
regarda  avec  des  yeux  brûlants.  C'était  M.  Tiralla,  dans  toute 


1 


8lO  LA     REVUE     DE     PARIS 


sa  corpulence  et  dans  toute  sa  gaieté  1  11  renaissait  depuis 
quelques  jours.  Après-demain,  demain  peut-être,  arrivait 
Mikolai.  Tout  le  monde  se  réjouissait  à  la  maison,  excepté 
elle.  Quand  Mikolai  serait  là,  il  serait  trop  tard! 

C'était  une  idée  fixe.  Dans  son  désespoir,  dans  sa  ferveur 
et  dans  sa  haine  singulièrement  mêlés,  madame  Tiralla  se  jeta  à 
genoux  devant  l'image  qui  lui  rappelait  toujours  le  fin  et  beau 
visage  de  son  meilleur,  de  son  unique  ami  : 

—  Pitié!  pitié! 

Lorsqu'elle  eut  longuement  prié,  en  pleurant  si  violemment 
que  sa  figure  et  ses  mains  étaient  toutes  mouillées  ainsi  que 
sa  poitrine,  elle  se  leva.  Sa  résolution  était  prise  :  demain  déjà 
arrivait  Mikolai;  vite,  vite!  elle  n'avait  pas  de  temps  à  perdre! 

Elle  monta  au  grenier,  alla  chercher  le  poison.  Ce  soir, 
lorsque  les  poules  seraient  de  nouveau  affamées,  elle  épar- 
pillerait les  grains  jaunes,  des  grains  tout  pareils  à  ceux  que 
son  mari  venait  de  leur  jeter.  Et  si  les  poules  mouraient  — 
dommage  pour  les  poules  !  —  elle  mettrait  de  la  poudre  dans 
le  vin  ou  dans  le  café  de  M.  Tiralla. 

Rozia  était  allée  dans  le  Przykop  avec  Marianne  pour  cueillir 
de  la  verdure  :  elle  voulait  tresser  une  guirlande  qu'elle 
suspendrait  en  l'honneur  de  son  frère,  au-dessus  de  la  porte 
d'entrée,  afin  qu'il  vît  tout  de  suite  combien  elle  était  heureuse 
de  son  retour.  Et  la  vieille  maison,  avec  son  corridor  sombre  et 
béant,  paraîtrait  ainsi  plus  accueillante  à  l'étranger  lui-même... 
Rozia  ne  trouvait  rien  à  redire  à  la  maison  paternelle,  mais 
elle  sentait  confusément  que  Marianne  n'avait  pas  tout  à  fait 
tort  lorsqu'elle  répétait  :  «  Hou,  qu'on  se  sent  mal  à  l'aise  ici  ! ...  » 

Au  fond  du  val,  les  deux  jeunes  filles  ramassaient  de  la 
mousse  verte  qui  couvrait  le  sol  comme  un  tapis.  Rozia  vou- 
lait disposer  la  mousse  sur  une  corde;  elle  avait  fait  déjà  ainsi 
beaucoup  de  couronnes  pour  l'autel  de  la  Madone,  à  Starawies, 
et  pour  la  Boza  meka  qui  se  trouvait  à  la  limite  du  champ  de 
son  père.  Ce  jour-là,  Rozia  était  joyeusement  excitée.  La 
silencieuse  fillette  était  transformée;  elle  arrachait  avec  pétu- 
lance de  la  mousse  à  pleines  mains  et  la  lança  sur  le  petit 
bonnet  et  entre  la  chemise  et  le  cou  de  Marianne,  qui  se  cour- 
bait justement.  Et,  comme  Marianne  dénouait  sa  collerette  et 


PÉCHERESSE  8ll 

relâchait  sa  chemise  pour  ôter  de  sa  nuque  la  terre  et  les  brins 
de  mousse,  elle  se  précipita  comme  une  sauvage  sur  la  ser- 
vante, l'entoura  de  ses  deux  bras  et  baisa  impétueusement  son 
cou  brun. 

—  Hé  là!  hé  là!... 

Et  Marianne  empoignait  aussi  la  jeune  fille,  se  chamaillait 
amicalement  avec  elle. 

Ah!  la  belle  journée!  Les  deux  jeunes  filles  se  lâchèrent 
enfin  et  se  laissèrent  choir  sur  la  mousse  en  riant.  Au-dessus 
d'elles,  un  peu  de  lumière  céleste  se  glissait  à  travers  les  cimes 
enlacées  des  arbres;  elles  étaient  toutes  seules.  Rozia  rassembla 
tout  son  courage  : 

—  Dis-moi,  Marianne,  —  commença-t-elie,  —  je  voudrais 
bien  savoir  ce  qui  se  passe  lorsqu'un  homme  dit  à  une  femme  : 
«  Je  t'aime!...  »  L'embrasse-t-il  comme  je  t'ai  embrassée?... 
l'embrasse-t-elle?  Je  voudrais  bien  le  savoir.  Oh!  dis-le,  moi, 
je  t'en  prie! 

Elle  joignit  les  mains  comme  lorsqu'elle  priait. 
Marianne  se  mit  à  rire. 

Tiens!  pourquoi  Marianne  riait-elle  ainsi  ?  Rozia  s'irrita  tout 
à  fait.  Non,  il  ne  fallait  pas  que  Marianne  se  moquât  d'elle! 

—  Ne  ris  pas!  —  cria-t-elle  avec  violence,  en  frappant  du 
pied. 

—  Tu  l'apprendras  bien,  ce  qui  se  passe  quand  un  homme 
dit  :  <(  Je  t'aime!  »  —  fit  Marianne,  comprimant  à  peine  son 
envie  de  rire. 

Cette  Rozia  était-elle  encore  bête  ! 

—  A  moi,  personne  ne  me  dira  :  «  Je  t'aime  !  »  —  murmura 
Rozia  devenant  subitement  triste  et  baissant  la  tête.  —  J'irai 
au  couvent...  A  moins  que...  à  moins  que!... 

Elle  se  leva  d'un  bond  et  ouvrit  ses  yeux  tout  grands  en 
étendant  les  bras  : 

—  Il  m'aimera  comme  je  l'aimerai! 

Et,  retombant  soudain  dans  sa  tristesse,  elle  se  mit  à 
chanter  : 

—  «  Prie  Dieu  pour  nous,  Marie!...  » 

Marianne  mêla  sa  voix  à  la  sienne  :  elle  connaissait  ce  can- 
tique. La  voix  grave  de  la  servante  s'unissait  à  la  voix  plus 
claire  de  Rozia  et  se  fondait  avec  elle.  C'était  beau  à  entendre. 


8l2  LA     REVUB     DE     PARIS 

ii  Les   cimes  des  arbres  cessèrent   leur  bruissement,   le   vent 

I  d'automne  retint  son  souffle  :  le  Przykop  se  taisait  pour  écouter. 

La  main  dans  la  main,  les  tabliers  pleins  de  mousse,  les 
deux  jeunes  filles  revinrent  à  la  maison.  Elles  n'avaient  plus 
guère  parlé.  Rozia  était  devenue  taciturne.  Lorsque  Marianne, 
qui  ne  pouvait  supporter  longtemps  le  silence,  avait  voulu 
entamer  une  histoire  à  faire  frémir  sur  une  fille  qui  avait 
autrefois  servi  à  Starydwor  et  qui  avait  enterré  son  enfant  dans 
le  Przykop,  la  petite  l'avait  regardée  de  telle  façon  que  la 
bavarde  s'était  tue,  comme  frappée  sur  la  bouche. 

Un  soleil  de  fin  d'après-midi  colorait  les  toits  de  la  vieille 
ferme  lorsqu'elles  rentrèrent.  Marianne  avait  rapporté  toute 
une  charge  de  baies  rouges  de  sorbier;  Rozia  s'assit  sur  le 
seuil  de  la  porte  d'entrée  et  se  mit  à  tresser  sa  guirlande. 
La  tête  penchée  obliquement,  elle  considérait  avec  allégresse 
l'œuvre  de  ses  doigts,  quand  sa  mère  passa  près  d'elle  en  la 
frôlant  de  sa  robe. 

—  Bonsoir,  petite  mère  I 

h  *  Madame  Tiralla  ne  l'entendit  pas;  elle  ne  voyait  pas  son 

!*•  enfant,  elle  allait  comme  une  somnambule.  Elle  appela  les 

g  poules  : 

Ë  —  Bchi,  bchi,  bchi!  venez...  bchi,  bchi,  bchi!... 

jj£  Les  poules  arrivèrent  en  courant;  la  première  de   toutes 

%  était  une  belle  poule  blanche  qui  pondait  assidûment. 

f.  Madame  Tiralla  hésita,  un  instant  :  c'était  sa  bête  préférée, 

|*  sa  meilleure  poule;  ne  devait-elle  pas  l'épargner?  Mais  elle 

j|  éparpilla  tout  de  même  les  grains  :  il  fallait  faire  un  sacrifice  ! 

S  Et  la  belle  poule  blanche  qui,  le  bec  grand  ouvert,  se  jeta 

sur  les  autres  poules  avides,  dévora  presque  tous  les  grains,  à 
elle  seule.  Elle  n'osa  pas  chasser  son  maître,  le  coq,  qui  attrapa 
aussi  quelque  chose,  ainsi  que  deux  ou  trois  poussins  qui  se 
l'  régalèrent  à  la  dérobée  derrière  leur  mère. 

i  Tous  les  grains  étaient  mangés.  Madame  Tiralla  se  releva 

;■'  avec  un  soupir  :  maintenant  on  allait  bien  voir!  Elle  rentra 

dans  la  maison,  sans  accorder  un  regard  à  Rozia. 
Mais  celle-ci  la  saisit  par  sa  robe  : 

—  Mère,  regarde  donc!  Pour  Mikolai! 

Et  elle  lui  montra  gaîment  la  couronne  verte. 
r  —  Pour  Mikolai? 


PÉCHERESSE  8l3 

Madame  Tiralla  considéra  avec  des  yeux  fixes  la  guirlande  : 
pour  Mikolai!  Elle  dut  se  retenir  de  crier.  Malheur!  une  cou- 
ronne pareille  ne  sert  pas  seulement  à  fêter  la  bienvenue,  on 
en  tresse  aussi  pour  la  mort!  Un  frisson  la  secoua;  elle  frotta 
Tune  contre  l'autre  ses  mains  glacées  : 

—  Hou!  j'ai  froid! 

Et  elle  passa  en  courant  à  côté  de  Rozia,  qui  s'attristait  de  ce 
que  sa  mère  fit  si  peu  attention  à  sa  belle  guirlande;  elle 
monta  l'escalier  et  s'enferma  dans  sa  chambre.  Elle  ne  voulait 
voir  personne,  n'entendre  personne!  Et  pourtant  elle  prétait 
l'oreille  au  moindre  bruit,  elle  aurait  bien  voulu  voir  ce  que 
les  poules  faisaient  maintenant.  Est-ce  que  la  poule  blanche 
était  déjà  gisante,  raide? 

La  fenêtre  attirait  madame  Tiralla  :  cachée  derrière  ses 
petits  rideaux,  elle  épia  ce  qui  passait  en  bas.  Mais  elle  ne  vit 
rien,  ni  poule,  ni  coq.  Avaient-ils  encore  pu  s'enfuir?  Où 
étaient-ils  fourrés?... 

Les  ombres  du  soir  d'automne  s'épaississaient  de  plus  en 
plus;  bientôt  la  cour  fut  toute  noire  et  on  ne  distingua  plus 
rien.  Madame  Tiralla  s'écarta  de  la  fenêtre  avec  des  yeux 
douloureux,  elle  se  sentait  lasse  à  mourir. 

Alors  elle  entendit  M.  Tiralla  qui  revenait  des  champs 
et  commandait  : 

—  Marianne!  apporte  à  manger!...  Marianne!  apporte  à 
boire  ! 

Cela  lui  donna  un  coup  de  fouet.  Oui,  il  boirait,  oui,  il 
mangerait...  mais,  de  sa  main! 

—  Hé!  où  êtes-vous  donc?...  Zosia!  Rozia!...  11  y  a  une 
carte  postale!  —  cria  de  nouveau  M.  Tiralla. 

Des  portes  claquèrent.  On  entendit  Rozia  proclamer  joyeu- 
sement : 

—  Il  vient  !  il  vient  !  —  Mikolai  arrive  demain,  dans  l'après- 
midi! 

Ainsi,  demain  déjà?...  Madame  Tiralla  frissonna  d'épou- 
vante. Donc,  il  fallait  agir  !.. .  Et,  introduisant  ses  doigts  trem- 
blants dans  sa  poche,  elle  sentit  une  petite  botte,  et,  dans  la 
petite  boite  1... 

Elle  descendit,  les  dents  serrées.  Elle  voulait  aller  dans  la 
cour.  Mais,  comme  elle  traversait  le  vestibule,  elle  entendit, 


1 


8l4  LA     REVUK     DE     PARIS 

dans  la  grande  salle,  M.  Tiralla  et  Rozia  qui  causaient  u  haute 
voix. 

—  Où  est  la  mère?  —  disait  M.  Tiralla.  —  Appelle-la  donc, 
il  faut  qu'elle  vienne!  Je  suis  content! 

—  Elle  ne  viendra  pas,  —  fit  timidement  Rozia. 

—  Tiens,  et  pourquoi? 

—  Parce  qu'elle  s'est  enfermée  dans  sa  chambre...  Ah! 
père,  je  crois  qu'elle  ne  *a  pas  bien  du  tout! 

—  Bien  ou  pas  bien!  —  vociféra  M.  Tiralla. 
Ah  !  il  frappait  sur  la  table,  et  Rozia  pleurait. 

—  Que  le  diable  l'emporte,  si  elle  ne  descend  pas...  A  pré- 
sent, j'en  ai  assez.  U  faut  qu'elle  descende,  immédiatement! 
Psia  krew  ! 

Oh  !  oh  !  l'arrivée  de  son  fils  lui  donnait  du  courage  :  com- 
ment se  serait-il  permis  une  chose  pareille,  autrement  ?  Quelle 
grossièreté!  quelle  brutalité!  Oui...  (les  doigts  de  madame 
Tiralla  fouillèrent  de  nouveau  sa  poche,  ils  étreignirent  la  petite 
boîte...)  elle  venait  tout  de  suite  ! 

Mais  d'abord  elle  alla  dans  la  cour.  Elle  chercha  sa  poule 
blanche...  où  était-elle?  Elle  la  chercha  dans  tous  les  coins... 
où  la  pauvrette  s'était-elle  blottie  pour  mourir? 

Dès  qu'elle  voyait  luire  quelque  chose  de  blanc,  une 
feuille  de  papier,  un  chiffon,  un  peu  de  chaux  tombée  du 
mur,  madame  Tiralla  tressaillait  :  la  poule  n'était-elle  pas 
là,  gisante?...  Oh!  Dieu,  qu'elle  aurait  aimé  la  trouver!... 
Oh!  Dieu,  comme  elle  souhaitait  ne  pas  la  trouver!  Elle  en 
aurait  tant  de  peine  ! 

Les  larmes  aux  yeux,  elle  la  chercha  longtemps  ;  et,  comme 
elle  ne  trouvait  ni  la  poule  blanche,  ni  le  coq,  ni  aucun  des 
poussins,  elle  se  coula  dans  la  maison.  Mais  elle  n'osa  pas 
entrer  dans  la  salle  :  elle  avait  peur  du  regard  de  son  enfant. 
Oui,  lorsque  Rozia  serait  couchée,  elle  porterait  alors  à  boire 
à  son  mari  •  «  A  ta  santé  ! . . .  grand  bien  te  fasse  !  » 

Or,  ce  soir-là,  Rozia  resta  très  longtemps  près  de  son  père. 
Sa  mère,  qui  l'épiait  d'en  haut,  n'entendit  pas  les  propos 
d'ivrogne  de  l'homme  et  le  rire  crapuleux  de  la  servante  :  que 
pouvaient-ils  bien  faire  tous  deux,  le  père  et  la  fille?...  Zosia  se 
glissa  en  bas  après  avoir  ôté  ses  souliers  :  la  porte  de  la  cui- 
sine n'était  tirée  qu'à  moitié,  Marianne  dormait  au  coin  du 


r 


PÉCHERESSE  8l5 

feu  et,  dans  la  chambre,  tout  était  paisible,  comme  si  un  ange 
veillait  auprès  de  M.  Tiralla.  Alors,  elle  comprit  :  aujour- 
d'hui, il  n'y  avait  rien  à  faire.  Et  ne  valait-il  pas  mieux 
attendre  jusqu'au  lendemain  matin?  A  l'aube,  elle  trouverait 
les  poules  mortes,  et,  avant  «pie  !e  soleil  fût  haut  dans  le  ciel, 
M.  Tiralla  aurait  son  café!... 

Toute  la  nuit,  madame  Tiralla  veilla  en  priant.  Personne 
n'était  encore  levé,  lorsqu'elle  descendit.  Une  lueur  rouge 
apparaissait  justement  sur  le  toit  oriental  de  la  grange;  la 
lumière  matinale  était  encore  terne,  toute  pâle,  mais  on  pou- 
vait voir  pourtant.  Elle  traversa  la  cour  à  tâtons,  en  retroussant 
sa  robe.  Tout  était  silencieux.  Mais,  soudain  n'était-ce  pas  un 
cri,  un  chant  de  coq  qui  lui  perçait  les  oreilles  ?  Elle  sursauta 
et  laissa  retomber  sa  jupe  dans  l'herbe  mouillée.  C'était  le  coq, 
le  coq!...  Elle  courut  là-bas.  Vivait-il  donc  encore?  Elle  ouvrit 
précipitamment  la  porte  du  poulailler...  alors,  il  jaillit  du  trou 
rond,  allongea  son  cou  chatoyant  et  chanta  clair.  Le  coq,  il 
vivait!  Mais  sa  poule,  sa  belle  poule  blanche?  Elle  avait 
mangé  bien  davantage  !  Etait-elle  encore  en  vie  ? 

Les  yeux  de  madame  Tiralla  lui  sortaient  presque  de  la  tête. 
La,  là!  Elle  tendit  convulsivement  le  doigt.  Voici  qu'arrivait 
aussi  la  poule  ;  elle  se  secouait,  passait  la  patte  dans  une  de 
ses  ailes  déployée,  lissait  son  dos  blanc  avec  son  bec;  puis 
elle  caqueta  fièrement  :  elle  avait  déjà  pondu  son  œuf,  ce 
matin-là. 

Et  les  autres,  les  autres?...  Madame  Tiralla  passa  précipitam- 
ment dans  le  poulailler  :  toutes  étaient  encore  sur  le  perchoir, 
pas  une  ne  manquait,  n'avait  crevé  ! 

Son  âme  fut  allégée  d'un  poids  énorme.  Sa  poule,  sa  belle 
poule  blanche,  elle  n'avait  aucun  mal  ! . . .  Elle  la  saisit  et  la  serra 
dans  ses  bras  en  la  caressant,  malgré  sa  résistance. 

Mais  à  la  joie  succéda  la  frayeur  la  plus  frénétique,  —  une 
frayeur  à  laquelle  se  mêlaient  de  la  déception  et  du  soulage- 
ment :  ainsi,  M.  Tiralla  ne  mourrait  pas  non  plus!  Le  poison 
ne  valait  rien  :  ils  avaieht  été  trompés!  Ou  bien...  elle  se  prit 
la  tête  à  deux  mains  et  il  lui  sembla  qu'elle  devait  tomber  à 
genoux. . .  les  saints  ne  l'avaient  pas  voulu  ! . . .  Oui,  ils  l'avaient 
empêché!  C'était  du  poison,  c'était  bien  du  poison  qu'elle 
avait  dans  sa  poche  !  Elle  le  sentait  brûler  sa  chair  à  travers 


8i6 


LA     REVUE     DE     PARIS 


ses  vêtements  :  «  Jésus,  Marie,  Joseph!  »  En  soupirant,  elle 
le  tira  de  sa  poche.  Les  saints  n'étaient  pas  avec  elle  :  elle 
n'était  donc  pas  dans  son  droit.  Elle  voulait  le  jeter  dans  la 
mare  ou  là-bas  dans  le  fumier  ;  mais  elle  laissa  retomber  son 
bras  :  pas  là-bas!  des  innocents  pouvaient  le  trouver,  des 
animaux  pouvaient  le  manger.. .  Mais  alors  où?  Oh  !  plus  dans 
le  tiroir!  Elle  n'en  avait  plus  besoin...  si  les  saints  étaient  avec 
elle,  elle  n'aurait  pas  besoin,  elle,  de  lui  donner  du  poison! 

Elle  rentra  dans  la  maison,  qu'elle  trouva  fort  animée. 
M.  Tiralla  s'était  aussi  levé  de  bonne  heure;  il  était  déjà  en 
train  d'attacher,  avec  Rozia,  une  guirlande  au-dessus  de  la 
porte.  11  était  debout  sur  un  escabeau  et  elle  lui  tendait  les 
clous.  A  chaque  coup  de  marteau  qui  résonnait  sourdement, 
il  se  mettait  à  rire  et  la  fillette  battait  des  mains  : 

—  Comme  ça,  elle  tient  bien!...  comme  ça,  elle  est  belle! 
Madame  Tiralla  fit  un  signe  à  M.  Tiralla  en  passant  près  de 

lui: 

—  Viens  donc  ! 

Elle  l'appelait?...  Il  était  très  étonné,  mais  il  la  suivit  dans 
sa  propre  chambre. 

Lorsqu'il  entra,  elle  était  au  milieu  de  la  pièce,  à  côté  de  la 
table  ;  et  elle  lui  tendit  une  petite  boite  :  «  Là,  elle  ne  voulait  pas 
la  garder  plus  longtemps,  elle  la  lui  remettait!...  Elle  ne  la 
voulait  pas  un  jour,  pas  une  heure,  pas  une  minute  de  plus!  » 

Tiens  !  qu'est-ce  que  c'était?  Il  lui  prit  la  boite  des  mains,  et 
la  retourna  en  tous  sens,  la  considérant  avec  curiosité...  Eh 
bien,  qu'allait-il  faire?...  ouvrir  la  boîte?...  Elle  lui  retint  la 
main  :  non,  ne  pas  ouvrir,  ne  pas  regarder! 

—  Jette-la,  jette-la!  —  dit-elle  précipitamment,  en  se 
détournant.  —  C'est  le  poison!  Sainte  Madone!  le  poison! 

—  Quel  poison? 

Il  était  très  étonné  :  d'où  venait  tout  à  coup  ce  poison? 

—  De  Gnesen...  de  chez  le  pharmacien...  tu  sais  bien...  la 
mort  aux  rats  !  —  s'écria-t-elle. 

—  Oui,  je  sais!...  (Maintenant,  il  se  souvenait...) Mais... 
Il  tressaillit  :    aujourd'hui,  elle  venait  avec   cela?...    Psia 

krew!...  c'était  tout  de  même  étrange!...  Il  la  regarda  fixe- 
ment, la  bouche  ouverte. 

Ce  regard  irrita  sa  femme  :  qu'avait-il  à  la  regarder  ainsi? 


PÉCHERESSE  817 

Oui,  oui,  il  pouvait  bien  la  regarder  :  il  ne  s'en  était  pas  fallu 
de  beaucoup  qu'il  ne  la  regardât  plus  jamais!...  et  qu'elle 
n'eût  plus  besoin  non  plus  de  le  regarder!...  Oh  !  malheur!... 
Elle  se  prit  la  tête  à  deux  mains  et  poussa  un  gémissement  : 
maintenant  elle  se  trouvait  sans  force,  sans  secours,  sans  espoir! 

—  Rends-la-moi  !  —  cria-t-elle  en  essayant  de  lui  arracher 
la  boite. 

Mais  il  la  tenait  bon  ;  il  mit  derrière  son  dos  son  gros  poing 
où  la  petite  boîte  disparaissait  toute. 

—  Qu'est-ce  que  cela  veut  dire?  —  demanda-t-il,  soudain 
défiant.  —  Je  croyais  que  les  rats  avaient  tout  mangé,  et  tu  en 
as  encore? 

—  Non...  oui,  oui,  ils  l'ont...  non,  non!  je  ne  leur  ai  pas 
tout  donné  ! 

Elle  parlait  d'une  voix  mal  assurée,  erç  hésitant.  La  défiance 
de  son  mari,  qu'elle  croyait  sentir,  la  tourmentait. 

—  Ah  !  je  ne  sais  pas...  laisse-moi,  —  dit-elle  tout  à  coup, 
faiblement. 

Et,  dans  son  trouble,  elle  éclata  en  sanglots. 

—  Psia  krew  ! 

Cette  fois,  il  fronça  les  sourcils.  Son  regard  inquiet  allait 
de  sa  femme  à  la  petite  boîte  et  du  poison  à  sa  femme.  Il  ouvrit 
la  boîte  :  tiens,  elle  contenait  encore  cinq  doses  entières  et  il 
n'en  avait  apporté  que  six!  Oui,  oui,  il  y  en  avait  six...  et 
maintenant?... 

—  Il  y  a  encore  cinq  doses,  —  murmura-t-il. 

Il  ne  faisait  que  penser  à  haute  voix,  mais  elle  prit  cela  pour 
une  accusation.  Sa  pâleur  se  changea  en  une  rougeur  ardente  ; 
elle  tremblait  et  chancelait  si  fort  qu'elle  dut  s'appuyer  à  la 
table.  La  nécessité  du  moment  lui  rendit  sa  présence  d'esprit: 
tout  à  coup  elle  ne  se  trouvait  plus  embarrassée  de  mentir. 

—  Il  y  avait  douze  doses,  —  fit-elle  hardiment.  —  J'en  ai 
employé  la  moitié...  plus  de  la  moitié! 

—  Vraiment?...  (Il  balança  la  tête  d'un  air  de  doute.)  Vrai- 
ment ?. . .  douze  doses. . .  vraiment  ? 

Comme  il  disait  cela!  D'un  coup  d'œil  rapide,  elle  essaya 
de  le  sonder  :  que  pensait-il?...  Mais  son  visage  était  gras  et 
rouge  comme  toujours,  peut-être  un  peu  plus  rouge;  il  n'expri- 
mait rien. 

i5  Décembre  içjoft.  »o 


8l8  LA     REVUE     DE     PARIS 

Elle  se  tourna  pour  s'en  aller;  un  sentiment  de  bravade 
désespérée  s'empara  d'elle  :  qu'il  pensât  ce  qu'il  voulait  !  Tout 
lui  était  égal. . .  Elle  le  vit  encore  se  diriger  vere  le  vieux  bureau 
à  cylindre  qui  se  trouvait  tout  près  de  son  lit  et  où  il  serrait 
son  argent  et  ses  papiers,  puis  elle  ferma  brusquement  la  porte 
derrière  elle. 

M.  Tiralla  resta  seul  dans  la  chambre.  Il  était  debout  devant 
son  bureau  à  cylindre  ;  il  avait  laissé  tomber  la  botte  sur  la 
tablette  poussiéreuse  qu'il  venait  de  tirer;  il  la  regarda.  Son 
visage  exprimait  maintenant  une  terreur  singulière.  Il  passa 
sa  main  sur  son  front  humide  :  avait-il  sué  de  peur?  Allons 
donc  !  des  bêtises  ! . . .  penser  à  des  choses  pareilles  ! . . .  Sa  Zosia, 
sa  chère  Zosia!  Elle  était  seulement  malade,  la  pauvre!  Qui 
est-ce  qui  peut  comprendre  les  femmes  qui  ont  leurs  nerfs?... 
C'est  très  mauvais,  les  nerfs!...  très  mauvais!...  On  ne  sait 
jamais  à  quoi  s'attendre! 

—  Les  nerfs...  oui...  les  nerfs...  —  murmura-t-il,  en  regar- 
dant fixement  devant  lui. 

Ensuite  il  prit  la  botte  dans  sa  main  ;  mais  il  ne  l'ouvrit  pas  : 
il  avait  encore  plus  peur  des  poudres  empoisonnées  qu'autre- 
fois, lorsqu'il  les  avait  apportées.  Il  tourna  la  boîte  en  tous  sens, 
puis  il  la  secoua.  Ne  valait-il  pas  mieux  jeter  cette  abominable 
chose  au  feu  ? 

Mais  il  ne  lança  pas  la  boîte  dans  la  cheminée  où  Marianne 
entretenait  un  feu  gigantesque.  Plus  tard...  demain...  lorsque 
Mikolai  serait  là...  alors...  alors  il  les  brûlerait!...  Elles 
étaient  d'ailleurs  très  bien  cachées  dans  le  petit  tiroir  qui 
contenait  ses  papiers  de  valeur  :  sa  cédule  hypothécaire  de 
Posen,  son  certificat  de  l'école  d'agriculture,  l'acte  mortuaire 
de  sa  première  femme  et  son  acte  de  mariage  avec  la  seconde. 
Il  posa  la  boîte  aux  poudres  parmi  ces  titres,  puis  il  referma 
soigneusement  le  tiroir,  s'assura  que  la  serrure  était  solide  et 
mit  la  clef  avec  les  autres  qu'il  portait  toujours,  en  trousseau, 
dans  la  poche  de  son  pantalon. 

Voilà  qui  était  réglé.  Il  pouvait  continuera  placer  sa  guir- 
lande. Et  il  ferait  balayer  à  fond  la  cour,  nettoyer  les  écuries, 
ainsi  que  la  remise,  l'aire  et  la  sellerie  :  tout  devait  être  luisant 
et  joli  quand  le  fils  rentrerait  dans  la  maison! 

Mais  il  ne  se  réjouissait  plus,  maintenant.  Pourquoi  donc? 


PÉCHERESSE  819 

M.  Tiralla  soupira,  puis  il  regarda  craintivement  autour  de 
lui.  Les  yeux  noirs  de  sa  Zosia,  ces  yeux  si  beaux  qui  déro- 
baient  les  cœurs,  ils  pouvaient  être  terribles...  hou!  terribles! 
Comment  disait  donc  Marianne  ?. . .  «  Mon  Dieu  !  le  mauvais 
regard!  »  et  elle  se  signait...  Il  se  signa  aussi.  Mais,  il  le 
sentait,  cela  ne  servait  à  rien  !  Cela  ne  bannissait  pas  l'inquiétude 
qui  le  poussait  à  aller  et  venir  dans  la  chambre,  cette  angoisse 
étrange  qui  l'étreignait...  Ces  regards,  ces  regards  que  trahis- 
saient-il?  Dieu  merci,  Rozia  n'avait  pas  des  yeux  pareils,  ces 
yeux  noirs  comme  des  baies  vénéneuses...  Ils  étaient  sem- 
blables à  la  belladone  qui  enivre  et  qui  tue...  Sombre,  le  front 
plissé,  M.  Tiralla  méditait.  Il  réfléchissait  peu,  d'habitude, 
mais,  ce  jour-là,  une  idée  le  préoccupait... 

11  ne  put  retrouver  sa  bonne  humeur,  même  lorsqu'il  acheva 
de  fixer  la  guirlande  avec  Rozia.  Quand  sa  fille  fut  partie  pour 
le  village  (elle  ne  fréquentait  plus  l'école,  mais  elle  prenait 
encore  la  leçon  de  couture),  il  se  sentit  tout  à  fait  abandonné. 
Madame  Tiralla  ne  se  montrait  pas,  personne  ne  savait  où  elle 
se  tenait  :  alors  il  s'assit  à  la  cuisine  auprès  de  la  servante.  Il 
lui  était  impossible  de  rester  seul.  Et  il  ordonna  à  Marianne 
d'aller  lui  chercher  à  boire. 

Mais  elle  n'avait  pas  la  clef  de  la  cave  :  la  Panila  portait  sur 
elle.  Alors  M.  Tiralla  s'appuya  contre  la  porte  de  lattes; 
celle-ci  fléchit  et  s'ouvrit... 

Marianne  apporta  triomphalement  bouteille  sur  bouteille. 

11  n'était  pas  encore  dix  heures  que  M.  Tiralla  avait  déjà 
vidé  une  bouteille.  Mais  le  vin  de  Hongrie  ne  l'égayait  pas* 
À  onze  heures,  la  deuxième  bouteille  était  vide  ;  mais  l'humeur 
n'était  pas  meilleure,  et  la  tête  était  encore  plus  lourde.  Il  fallait 
de  l'eau-de-vie,  de  la  pure  eau-de-vie  de  grain,  qui  coule  dans 
le  verre,  limpide  comme  de  l'eau. 

Au  repas  de  midi,  M.  Tiralla  ne  mangea  pas  ;  il  se  fit  appor- 
ter de  la  bière.  Rozia  ne  mangea  pas  non  plus  :  elle  était  rassa- 
siée par  la  joie.  A  toute  minute,  elle  s'élançait  de  sa  chaise  et 
courait  regarder  l'heure  :  n'était-il  pas  temps  de  partir  à  la 
rencontre  du  petit  frère? 

Madame  Tiralla  était  aussi  venue  à  table,  mais  elle  n'y  avait 
fait  qu'une  rapide  apparition  ;  elle  avait  une  vive  rougeur  sous 
les  yeux,  comme  quelqu'un  qui  a  beaucoup  pleuré  ou  qui 


l 


8ao 


LA     REVUE     DE     PARIS 


s'est  éreinté.  Elle  dit  qu'ayant  beaucoup  a  faire  elle  n'avait 
pas  le  temps  de  manger,  et  elle  courut  à  la  cuisine,  où  elle  se 
mit  à  pétrir  de  la  farine  et  de  la  graisse,  à  battre  des  œufs,  à 
râper  du  sucre,  à  piler  des  épices,  à  éplucher  des  raisins  secs. 
Elle  voulait  régaler  le  fils  de  la  maison  avec  des  gâteaux  frais, 
encore  chauds,  les  gâteaux  qu'il  préférait  :  M.  Tiralla  fut  de 
nouveau  très  touché. 

Lorsqu'il  monta  dans  la  briska  avec  Rozia  (elle  s'était 
élancée  sur  le  siège,  légère  comme  un  oiseau,  tandis  qu'il 
gagnait  péniblement  sa  place),  son  visage  s'était  éclairci.  Sa 
lèvre  ne  pendait  plus  comme  un  bourrelet  violacé  sur  son 
menton.  Rozia  se  pressait  contre  lui;  elle  prenait  constam- 
ment son  bras  et  le  serrait,  ou  bien  elle  le  tirait  par  le  bout  de 
l'oreille  ou  caressait  sa  joue  velue  :  il  ne  pouvait  pas  conduire 
du  tout.  Mais,  quand  même  elle  n'aurait  pas  fait  toutes  ces 
gentilles  folies,  il  n'aurait  guère  été  en  état  de  conduire*  main- 
tenant l'effet  du  vin,  de  la  bière  et  de  tout  ce  qu'il  avait  engouffré 
dans  son  estomac  vide  se  faisait  sentir.  Il  aurait  volontiers 
dormi;  sa  tête  retombait  tantôt  à  droite,  tantôt  à  gauche,  son 
regard  était  incertain.  Il  ne  parvenait  pas  à  tenir  la  ligne  droite. 

Rozia  bavardait  sans  interruption,  même  lorsque  son  père 
ne  lui  répondait  rien.  Elle  parlait  au  vent,  comme  s'il  la  com- 
prenait, comme  s'il  soufflait  joyeusement  parce  qu'il  était 
aussi  content  qu'elle. 

Au-dessus  de  la  vaste  étendue  des  champs  qu'on  préparait 
déjà  pour  les  nouvelles  semailles,  flottaient  les  fils  de  la  Vierge; 
ils  s'attachaient  au  visage  de  la  jeune  fille.  Rozia  avait  mis  sa 
plus  jolie  robe,  une  robe  d'été  bleu  pâle  qui  lui  allait  bien,  et, 
elle  qui  était  si  frileuse  d'habitude,  n'avait  pas  froid,  ce  jour- 
là.  Son  sang  pauvre  coulait  chaud  dans  ses  veines  et  teintait  de 
rose  ses  joues  d'ordinaire  si  pâles.  Gomme  elle  se  réjouissait! 

—  Mikolai,  Mikolai!  —  chanta-t-elle  dans  le  vent. 

Quel  air  aurait-il  ? 

11  serait  beau,  naturellement,  et  distingué,  plus  beau  et  plus 
distingué  que  dans  son  souvenir!  Les  yeux  de  Rozia  brillaient, 
ses  lèvres  étaient  brûlantes  :  oui,  elle  lui  donnerait  un  bon 
baiser,  beaucoup,  beaucoup  de  bons  baisers  ! . . .  Que  c'était  donc 
beau  de  donner  un  baiser  à  qui  l'on  aime  ! 

La   veille  au  soir,   Marianne  s'était  lavé   la  tête  avec  du 


J 


f5^H 


PÉCHERESSE  82 I 

savon  noir,  puis  elle  avait  vigoureusement  brossé  ses  cheveux 
avec  de  la  graisse,  afin  qu'ils  fussent  bien  lisses  et  bien 
luisants  pour  l'arrivée  de  Mikolai.  Alors  Rozia  n'avait  pas 
voulu  rester  en  arrière  et  elle  avait  aussi  plongé  sa  tête  dans  la 
cuvette;  mais  elle  n'avait  pu  se  résoudre  à  pommader  ses 
cheveux  d'anémique,  secs,  dépourvus  de  substance  grasse.  — 
Ils  étaient  doublement  secs  et  bouffaient  comme  une  cri- 
nière; à  peine  le  ruban  bleu  retenait-il  la  tresse;  dès  qu'un 
rayon  de  "soleil  éclairait  la  masse  rougeâtre,  cent  lueurs  en 
jaillissaient. 

En  traversant  Starawies,  ils  virent  M.  Behnka.  Ils  étaient 
justement  arrêtés  devant  le  cabaret  (M.  Tiralla  frissonnait  et 
il  voulait  boire  un  petit  verre  d'eau-de-vie),  au  moment  où 
le  maître  d'école  sortait  de  la  cure.  Ils  l'appelèrent,  c'est-à- 
dire  que  M.  Tiralla  cria  d'une  voix  forte  : 

—  Petit  maître  d'école!  hé!  petit  maître  d'école!...  Psia 
krewl...  vous  n'avez  donc  pas  d'oreilles? 

Bohnke  tressaillit  ;  il  hésita  un  instant  :  ne  devait-il  pas  vite 
tourner  l'angle,  faire  comme  s'il  n'avait  pas  entendu?  Maïs  il 
traversa  tout  de  même  la  rue. 

M.  Tiralla  était  assis  dans  sa  voiture,  —  M.  Tiralla,  gros  et 
rouge  comme  toujours,  et  dont  rien,  sur  la  face,  ni  pâleur,  ni 
trait  douloureux  autour  de  la  bouche,  ne  trahissait  qu'il  eût 
mangé  des  champignons,  des  champignons  vénéneux...  Ou 
bien  avait-elle  renoncé  à  lui  en  donner?. . .  Ah  !  si  au  moins  elle 
ne  lui  en  avait  pas  donné  ! 

Bohnke  traversa  lentement  la  large  rue  :  il  avait  peur  de  la 
vue  de  M.  Tiralla.  Cet  homme  l'avait  accueilli  hospitalièrc- 
ment,  il  s'était  réjoui  de  ses  visites,  il  lui  avait  offert  à  boire 
et  à  manger...  et  lui!...  et  lui!...  Mais  non,  ce  n'était  qu'un 
grossier  personnage,  un  sanglier,  un  taureau,  un  ignoble  indi- 
vidu qui  n'était  pas  à  plaindre  ! . . . 

11  y  avait  longtemps  que  Bohnke  était  sans  nouvelles  de 
madame  Tiralla,  car  Rozia  ne  venait  plus  à  l'école  :  il  aurait 
pu  aller  à  Starydwor,  comme  il  avait  fait  si  souvent,  mais  il 
n'avait  plus  osé.  11  attendait  un  signe  d'elle,  mais  elle  ne  lui 
en  avait  donné  aucun,  et,  malgré  son  ardent  désir  de  la  ren- 
contrer, il  avait  préféré  que  les  choses  fussent  ainsi  :  il  ne 
voulait  plus  revoir  M.  Tiralla  vivant... 


V~ic^ 


8a  a 


J,A     REVUE     DE     PARIS 


Cependant  M.  Tiralla  était  assis  devant  lui,  tout  joyeux,  et 
le  regardait  en  riant,  son  petit  verre  à  la  main.  En  avait-il,  un 
tempérament!...  un  tempérament  de  géant!...  ou  bien  n'était- 
ce  pas  arrivé?...  Le  maître  d'école  se  tenait  devant  la  voiture, 
indécis  et  embarrassé;  ses  yeux  étaient  fixés  à  terre. 

M.  Tiralla  lui  fit  des  reproches  : 

—  Petit  maître  d'école,  hé  !  pourquoi  donc  ne  venez-vous 
plus?  Vous  avez  tort.  J'ai  beaucoup  été  tout  seul,  et  bu  tout 
seul  ! 

Il  éclata  de  rire.  Puis  il  dit  doucement  : 

—  Si  ma  Rozia  n'avait  pas  été  là  !.. .  Chez  vous. . .  hé  !  petit 
maître  d'école...  (Il  se  pencha  vers  l'autre  et  lui  chuchota 
en  ricanant  :)  Chez  vous  aussi,  il  y  a  une  femme  là-dessous, 
hein? 

Le  maître  d'école  recula  brusquement  :  cela  le  rebutait  indi- 
ciblement.  L'haleine  de  M.  Tiralla  le  frappa  au  visage  comme 
une  vapeur  d'alcool  et  d'eau-de-vie. 

—  Je  viendrai,  —  dit-il  froidement  en  faisant  mine  de  s'en 
aller. 

Mais  M.  Tiralla  ne  lâchait  pas  si  facilement  : 

—  Nous  allons  à  Gradewitz  :  voulez-vous  venir  avec  nous? 
Nous  allons  chercher  mon  fils  à  la  gare  :  il  revient  à  la  maison; 
il  en  amène  encore  un  avec  lui,  un  gentil  jeune  homme.  Montez 
donc,  petit  maître  d'école!  Montez  toujours!  On  va  s'amuser! 

Mais  le  maître  d'école  remercia  :  «  Il  avait  à  faire,  il  devait 
rester  chez  lui,  il  ne  pouvait  s'absenter.,,  non,  sous  aucun 
prétexte...  » 

Pourtant,  lorsqu'il  vit  s'éloigner  la  briska,  si  vite  qu'il 
traversât  la  rue  du  village  creusée  d'ornières  et  dépourvue 
de  pavé,  il  ne  rentra  pas  chez  lui.  Il  se  dirigea  vers  les  champs, 
du  côté  de  Starydwor.  Elle  était  seule  maintenant  !  Il  s'écoule- 
rait un  bon  moment  avant  qu'ils  fussent  de  retour  :  il  pourrait 
tranquillement  lui  demander  pourquoi  M.  Tiralla  n'avait  pas 
mangé  les  champignons.  11  courut  autant  qu'il  put. 

Les  pans  de  sa  redingote  flottaient  daus  le  vent  comme  des 
ailes  de  corbeau.  Une  jalousie  subite  l'avait  saisi.  M.  Tiralla 
avait  bien  dit  :  «  un  gentil  jeune  homme...  »  Et  Mikolai  aussi 
était  jeune...  Deux  jeunes  gens...  tous  les  jours,  près  d'elle, 
nuit  et  jour  sous  le  même  toit!...  Belle-mère  ci,  belle-mère 


r».  w-v 


PÉCHERESSE  8s3 

là...    elle    était  encoxe  jeune,    hélas  1    et  si    belle,   madame 
Tiralla!... 

Ses  yeux  erraient  autour  de  lui  avec  inquiétude;  il  ne 
voyait  que  les  champs  déserts  au-dessus  desquels  planaient 
des  oiseaux  noirs,  et  pourtant  il  la  voyait  déjà.  Gomme  elle 
souriait!  Toujours  belle  —  qu'elle  fût  maussade  ou  aimable! 
—  toujours  séduisante,  —  qu'elle  fût  bonne  ou  méchante!  — 
La  même  fièvre  qui  fouettait  toujours  son  sang  sur  ce  chemin  le 
reprenait.  Il  courait  à  perdre  haleine;  chaque  minute  de  plus 
qu'il  pourrait  passer  auprès  d'elle  lui  semblait  précieuse.  11 
n'avait  presque  plus  de  souffle  lorsqu'il  atteignit  la  ferme; 
sans  frapper,  il  se  précipita  dans  la  grande  salle...  où  se 
trouvait  celle  qu'il  désirait. . . 

A  peine  M.  Tiralla  et  Rozia  avaient-ils  quitté  la  ferme  que 
madame  Tiralla  avait  laissé  à  Marianne  le  soin  de  cuire  les 
gâteaux  :  elle  n'avait  plus  besoin  de  feindre.  Que  lui  impor- 
tait son  beau-fils  ?  Elle  ne  lui  avait  jamais  voulu  ni  du  bien  ni 
du  mal,  et  pourtant,  ce  jour-là,  elle  sentait  qu'il  ne  lui  était 
plus  aussi  indifférent  :  il  fallait  qu'elle  lui  plût  ;  elle  voulait  lui 
plaire.  11  fallait  qu'elle  lui  plût  assez  pour  qu'il  fît  plus  atten- 
tion à  elle  qu'à  son  père,  pour  qu'il  F  écoutât  plus  que  son 
père.  Il  fallait  qu'elle  conquit  ses  oreilles  et  ses  yeux,  et, 
par  eux,  son  cœur!  Elle  monta  donc  dans  sa  chambre,  peigna 
sa  riche  chevelure  de  manière  à  la  faire  briller  comme  de 
la  soie,  et  s'habilla  avec  goût  :  pas  trop  cérémonieusement, 
mais  cependant  pas  comme  tous  les  jours.  S'il  avait  des 
yeux,  il  verrait  qu'elle  s'était  endimanchée  pour  lui.  Elle  se 
frotta  les  joues  :  était-elle  encore  si  pâle  maintenant?  Elle 
s'appliqua  à  avoir  un  regard  aimable  :  était-elle  belle,  aussi 
belle  aujourd'hui  qu'autrefois?  Elle  s'examina  attentive- 
ment devant  le  miroir  de  sa  chambre,  et  ensuite  dans  celui 
de  la  grande  salle  ;  elle  s'absorba  dans  la  contemplation  d'elle- 
même. 

C'est  ainsi  que  Bôhnke  la  surprit. 

Sa  brusque  entrée  l'avait  effrayée;  elle  le  regarda,  les  yeux 
étincelants  :  —  ah!  c'était  Behnka,  qu'est-ce  qu'il  voulait? 
pourquoi  venait-il  la  déranger  ce  jour-là?... 

—  Ainsi  vous  revoilà!  —  dit-elle.  —  Pourquoi  venez-vous 
aujourd'hui?  Qu'est-ce  que  vous  voulez  donc? 


824  LA     REVUE     DE     PARIS 

—  M.  Tiralla...  était  dans  la  voiture...  je  l'ai  rencontré,  — 
fit-il  avec  peine. 

Il  se  tenait  devant  elle,  tête  baissée,  comme  un  pauvre 
pécheur.  Elle  fut  prise  de  fureur  en  le  voyant  ainsi. 
Quel  misérable  lâche,  et  quel  menteur,  par-dessus  le  marché  ! 

—  Pourquoi  m'avez-vous  trompée  ?  —  dit-elle  impérieuse- 
ment. 

—  Je...  je  ne  vous  ai  pas  trompée! 

Il  comprit  aussitôt  à  quoi  elle  faisait  allusion.  Ainsi,  c'était 
à  cause  de  cela  qu'elle  était  si  fâchée  contre  lui?...  Il  leva 
deux  doigts  en  l'air,  comme  pour  prêter  serment,  et  dit  avec 
ardeur  : 

—  Par  Dieu  je  ne  vous  ai  pas  trompée!...  Par  Dieu!... 
Si  c'étaient  les  champignons  indiqués,  alors...  (il  haussa  les 
épaules...)  alors  je  n'y  comprends  rien. 

— :  C'étaient  les  champignons  indiqués,  —  fit-elle  sèche- 
ment. —  Il  les  a  mangés  ! 

—  Il  les  a  mangés  ?. . .  il  les  a  mangés  ?. . . 
Consterné,  il  la  regarda  fixement  : 

—  Et...  il  est...  en  bonne  santé? 

—  Il  est  en  bonne  santé  ! 

Le  maître  d'école  se  prit  la  tête  à  deux  mains.  Cela  lui 
paraissait  incroyable  :  il  y  avait  quelque  chose  là-dessous...  Ou 
bien  s'était-il  trompé?  Mais,  non,  mon  Dieu,  non,  il  ne  s'était 
pas  trompé!...  Il  lui  saisit  les  mains  en  protestant  de  son 
innocence. 

Un  torrent  de  désir  et  d'amour,  de  passion  désespérée, 
impuissante,  oublieuse  de  tout,  coulait  de  lui  à  elle. 

Mais  elle  resta  froide. 

—  Mon  beau-fils  arrive  aujourd'hui,  —  dit-elle. 

Alors  il  éclata  en  larmes,  tomba  à  ses  genoux,  pressa  contre 
son  visage  les  mains  qu'elle  lui  abandonnait  et  les  baisa 
comme  un  fou.  Il  y  avait  si  longtemps  qu'il  n'avait  joui  de  sa 
présence!  Elle  l'accabla  :  «  Il  ne  pouvait  donc  plus  lutter 
contre  rien,  contre  plus  rien  du  tout?...  »  Il  balbutia,  en  san- 
glotant, des  paroles  de  passion  insensée  et  jalouse. 

—  Lâchez-moi,  —  dit-elle  avec  impatience  en  cherchant  à 
délivrer  ses  mains.  —  Lâchez-moi  donc  !  Comment  pouvcz- 
vous  baiser  ces  mains,  ces  mains...  (elle  eut  un  rire  étrange...) 


pécheresse  8a5 

ces  mains  qui,  ce  matin,  voulaient  donner  de  la  mort  aux  rats 
à  monsieur  Tiralla? 

<(  Si  les  poules  étaient  mortes  après  avoir  mangé  les  grains 
qu'elle  leur  avait  donnés,  monsieur  Tiralla  serait  mort,  main- 
tenant, parle  même  poison  !.. .  » 

11  n'écoutait  nullement  ce  qu'elle  disait.  Elle  avait  beau 
s'accuser,  d'autres  pouvaient  l'accuser,  elle  était,  malgré  tout, 
son  soleil,  son  ciel,  son  but  le  plus  élevé. . .  «  Et  jamais,  jamais 
il  ne  l'abandonnerait  :  si  elle  l'exigeait,  il  le  jurerait  sur  le  corps 
du  Sauveur!...  Ah!  pourquoi,  cette  fois  encore,  ne  lui  avait- 
elle  pas  demandé  conseil?  Les  poules  n'étaient  pas  mortes  après 
avoir  mangé  les  grains  empoisonnés  qu'elle  leur  avait  jetés  parce 
que...  (il  avait  lu  ça  quelque  part)...  la  strychnine,  ce  poison 
terrible  qui  tue  aussitôt  les  rats,  étaient  sans  effet  sur  elles.  » 

—  Et  les  hommes?  —  interrompit-elle  violemment.  (Elle 
le  tenait  par  les  deux  épaules  et  regardait  fixement  le  visage 
plein  de  ferveur  qu'il  levait  vers  elle...)  Et  les  hommes...  les 
hommes? 

—  Les  hommes  en  meurent! 

Alors  elle  lâcha  les  épaules  de  Bôhnke,  se  cacha  le  visage 
dans  ses  mains  en  poussant  un  cri  et  se  mit  à  courir  dans  la 
chambre  comme  une  démente,  comme  un  animal  prisonnier 
et  impuissant  qui  cherche  à  s'évader. 

Le  maître  d'école  la  regarda  avec  étonnement.  «  Pourquoi 
était-elle  ainsi  hors  d'elle-même?...  Elle  savait  pourtant  bien 
que  la  mort  aux  rats  tue  aussi  les  hommes!...  » 

Elle  ne  lui  répondit  point.  Mais,  lorsqu'il  l'entoura  de  ses 
bras,  elle  laissa  faiblement  retomber  sa  tête  sur  l'épaule  de 
Bohnke.  Cela  ne  dura  que  peu  d'instants;  comme  il  essayait 
de  l'embrasser,  elle  se  déroba  : 

—  Allez-vous  en,  allez  vous-en!...  revenez  bientôt...  mais 
maintenant  partez!...  de  quoi  ai-je  l'air?  (Elle  lissa  ses 
cheveux  avec  ses  deux  mains.)  Il  ne  faut  pas  que  je  sois 
faite  ainsi. . .  ils  peuvent  arriver  d'un  moment  à  l'autre. . .  Allez- 
vous-en  ! 

Elle  le  poussa  presque  de  force  vers  la  porte. 

11  lui  aurait  été  égal,  à  lui,  de  rester  là,  malgré  l'arrivée  des 
autres...  que  lui  importaient  les  autres  et  ce  qu'ils  pensaient 
de  lui?  Mais  elle  le  pria  d'une  voix  émouvante  : 


1 


8a6  LA     RBVUE     DE     PARIS 

—  Va,  pour  l'amour  de  moi!...  Si  tu  m'aimes,  va-t-en! 
Alors  il  se  glissa  hors  de  la  salle.  Mais  il  s'arrêta  encore  sur 

le  seuil  de  la  porte  d  entrée,  qu'encadrait  la  riante  guirlande 
verte  de  Rozia.  Là,  personne  ne  les  dérangerait,  personne  ne 
se  montrait.  Suppliant,  il  se  tourna  vers  elle  :  il  ne  pouvait  pas 
partir  sans  avoir  obtenu  au  moins  un  baiser. 

Elle  le  lui  donna... 

Il  était  grand  temps  que  le  maître  d'école  partît.  À  peine 
madame  Tiralla  s'était-elle  rafraîchi  les  joues  avec  de  l'eau  et 
lissé  les  cheveux,  qu'elle  entendit  dans  la  cour  des  claque- 
ments de  fouet,  des  exclamations  de  joie  et  un  bruit  de 
roues. 

Mikolai  se  dressait  sur  le  siège  de  la  voiture...  N'était-ce 
pas  Mikolai  qui  conduisait  si  crânement,  qui,  d'une  saccade, 
arrêtait  net  devant  la  porte  les  chevaux  lancés  au  grand  trot 
et  qui  sautait  en  bas?...  Non,  ce  n'était  pas  Mikolai.  Le  fils 
était  assis  sur  la  banquette  de  derrière,  à  côte  de  son  père,  et 
tenait  sa  petite  sœur  entre  ses  genoux.  Mais  il  s'élança  aussi  en 
bas,  s'avança  vers  sa  belle-mère,  debout  dans  l'encadrement 
de  la  porte,  et,  se  penchant  d'abord  sur  son  épaule  gauche, 
puis  sur  son  épaule  droite,  il  lui  donna  la  main. 

Elle  l'embrassa  d'abord  sur  la  joue  gauche,  puis  sur  la  joue 
droite,  et  lui  sourit.  Il  sourit  aussi  et  elle  sentit  que  cet  accueil 
avait  fait  du  bien  à  Mikolai. 

—  Nous  voilà!  —  s'écria  M.  Tiralla.  —  Mikolai,  mon  fils, 
aide-moi  à  descendre  de  cette  damnée  briska. 

Ils  l'aidèrent  tous. 

—  Ahl  petite  mère,  c'est  affreux,  —  murmura  Rozia  à  sa 
mère  en  se  serrant  contre  elle.  —  Je  crois  que  petit  père  a  trop 
bu.  Nous  nous  sommes  arrêtés  partout! 

—  Ça  ne  fait  rien,  —  dit  madame  Tiralla. 

Et,  écartant  sa  fille  en  souriant,  elle  souhaita  la  bienvenue  à 
l'ami  de  son  beau-fils,  à  Martin  Beckier,  qui  avait  arrêté  les 
chevaux  avec  tant  de  crânerie. 

M.  Tiralla  avait  trop  bu,  en  effet.  Lorsqu'ils  furent  tous 
installés  autour  de  la  table  solennellement  recouverte  d'une 
nappe  brodée,  il  les  regarda  de  ses  yeux  troubles  : 

—  Oui,  oui...  ainsi,  nous  voilà  tous  réunis  encore  une  fois! 
Puis  il  fit  un  signe  de  tête  à  son  fils  et  se  leva. 


PÉCHERESSE  827 

—  Je  vais  me  coucher,  un  moment,  à  côté.  Envoie-moi 
Marianne  pour  m'aider.  Psia  krevw!... 

Il  bâilla  et  se  dirigea  en  titubant  vers  la  porte. 
Mikolai  se  précipita  vers  lui,  mais  il  le  repoussa  : 

—  Non,  ce  n'est  pas  nécessaire...  Va  seulement! 

Et  il  lui  chuchota  encore,  à  la  dérobée,  d'une  voix  craintive  : 

—  Va,  tiens-toi  bien  avec  elle  ;  il  faut  se  tenir  bien  avec  elle  ! 

—  Le  père  a  bu  un  peu  plus  qu'à  sa  soif,  —  dit  le  fils  en 
riant. 

Et  il  se  rassit  devant  son  café...  Ahl  qu'il  était  bon,  ce 
café  !  Au  régiment,  on  ne  leur  en  donnait  pas  de  si  fort  et  de 
si  pur...  Et  comme  les  gâteaux  étaient  délicieux  1 .. .  Il  fit  un 
signe  amical  à  sa  belle-mère,  placée  en  face  des  deux  jeunes 
gens.  11  sentait  monter  en  lui  une  sorte  de  reconnaissance  : 
c'était  gentil  à  elle,  d'avoir  préparé  les  gâteaux  qu'il  préférait 
et  d'avoir  si  bien  accueilli  son  ami  Martin.  Elle  regardait  con- 
stamment celui-ci.  Eh  !  n'allait-elle  pas  jeter  aussi  un  coup 
d'œil  de  son  côté?  Il  toussa  légèrement  et  chercha  à  attirer  son 
attention  en  l'examinant  des  pieds  à  la  tête,  comme  il  avait 
examiné  les  filles  qui  se  promenaient  le  dimanche  au  bras  des 
soldats,  ses  camarades...  Par  Dieu,  c'était  une  jolie  femme, 
quoiqu'elle  fût  sa  belle-mère  ! . . . 

Mais  elle  ne  prenait  pas  garde  à  lui.  Lorsque  son  beau-fils 
lui  adressa  la  parole  pour  lui  demander  quelque  chose  de  tout 
à  fait  indifférent,  elle  s'effraya,  rougit  et  sourit  distraitement. 
A  quoi  pensait-elle  donc  ?  Peut-être  était-elle  ainsi  parce  que 
le  père  était  ivre?  Evidemment,  pour  une  femme,  ça  ne  devait 
pas  être  agréable  I  Réflexion  faite,  Mikolai  ne  lui  en  voulait 
pas  de  ce  qu'elle  parût  n'avoir  ni  oreilles  ni  yeux  pour  lui. 
Mais,  puisqu'elle  n'avait  pas  envie  de  causer,  qu'elle  préférait 
d'un  air  absent  agiter  sa  cuiller  dans  sa  tasse,  sans  boire,  il 
causerait  avec  sa  sœur.  Rozia  sortirait  avec  lui  et  lui  montre- 
rait le  bétail  dans  les  é tables.  «  Est-ce  que  la  truie  qu'il  avait 
achetée  lui-même  chez  Jokisch  avait  de  nouveau  mis  bas,  et 
combien  de  vaches  y  avait-il  maintenant?...  » 

Rozia  était  ravie  d'avoir  son  frère  pour  elle  seule  :  ce  Ah  I  elle 
lui  montrerait  bien  tout,  elle  avait  tant  de  choses  à  lui 
raconter  I ...  Il  y  avait  aussi  un  poulain  dans  l'enclos,  si  mignon  ! 
C'était  un   petit  de  la  jument  brune   et   il   était   aussi   brun 


1 


8d8  la    revue    de   paris 


s 


qu'elle  ;  seulement,  il  portait  une  étoile  blanche  sur  le  front, 
comme  l'étalon  de  M.  Joskisch...  » 

Elle  mit  tendrement  la  main  dans  celle  de  son  frère  et  sortit 
avec  lui. 

Martin  Beckier  et  madame  Tiralla  restèrent  dans  la  salle. 
Martin  serait  volontiers  allé  voir  le  bétail  :  cela  l'intéressait 
£;>  beaucoup;  mais  la  jeune  fille  ne  l'avait  pas  engagé  à  venir 

avec  eux  et  les  yeux  de  la  femme  le  fascinaient.  D'ordinaire,  il 
n'était  pas  timide;  partout  il  aurait  dit  :  «  Je  veux,  moi  aussi, 
voir  les  é tables  »,  —  mais  ici,  il  se  sentait  gêné.  Pourquoi  la 
belle-mère  de  Mikolai  le  regardait-elle  avec  tant  d'insistance? 
11  n'osait  pas  lever  les  yeux  ;  il  avait  chaud,  il  avait  froid. 
Quels  yeux  noirs  elle  avait,  cette  femme!...  Il  trépigna  avec 
inquiétude.  Si  elle  n'était  pas  contente  qu'il  fût  venu,  il  ferait 
son  paquet...  plutôt  aujourd'hui  que  demain!...  Il  se  sentait 
mal  à  l'aise. .  Si  au  moins  elle  avait  parlé  ! . . .  Mais  elle  ne  disait 
rien  d'autre  que  :  «  Buvez  donc  ! . . .  »  Et  il  buvait,  se  laissait 
remplir  sa  tasse,  buvait  de  nouveau  et  se  laissait  encore  rem- 
plir sa  tasse...  Un  combat  se  livrait  en  lui  :  ne  devait-il  pas  se 
lever,  lui  faire  une  révérence,  et  suivre  Mikolai  et  la  gracieuse 
jeune  fille?... 

Il  commençait  à  faire  obscur  dans  la  salle.  Comme  il  venait 
de  prendre  la  résolution  de  se  lever,  Martin  Beckier,  dans  la 
lumière  crépusculaire  de  la  grande  pièce  basse  éclairée  seule- 
ment par  deux  petites  fenêtres,  vit  que  le  blanc  visage  en  face 
de  lui  souriait.  Il  se  troubla  tout  à  fait;  ce  sourire  s'adressait- 
il  à  lui?  Par  Dieu,  oui,  elle  lui  souriait!  très  aimablement... 
o'cst-à-dire  que  sa  bouche  seule  souriait  :  ses  yeux  gardaient 
leur  regard  fixe  et  étrange.  Était-elle  triste?  On  l'eût  dit. 
Evidemment,  M.  Tiralla  n'était  plus  un  jeune  mari;  mais  n'a- 
a  ait-elle  pas  une  fille,  en  âge  déjà  de  la  rendre  bientôt  grand'- 
mère? 

Rozia  avait  plu  au  jeune  homme.  Quand,  à  la  gare,  la 
jeune  fille  avait  rendu  son  baiser  à  Mikolai,  —  un  baiser  timide 
et  pourtant  plein  d'ardeur,  —  Martin  avait  presque  envié  son 
ami...  Où  pouvait-elle  bien  être  maintenant?  Dans  l'étable? 
ou  bieu  dans  l'enclos  où  paissait  la  jument  dont  avait  parlé 
Rozia?  Beckier  soupira  involontairement  :  quelle  torture  que 
de  rester  là  tandis  que  les  deux  autres  s'amusaient  dehors  ! 


PÉCHERESSE  829 

—  Pourquoi  soupirez- vous  ?  —  demanda  soudain  madame 
Tiralla.  (Sa  voix  était  voilée  et  douce  dans  le  crépuscule.  Il 
s'effraya  de  cette  voix.)  —  À  quoi  pensez-vous  ?  Est-ce  que  vous 
ne  vous  plaisez  pas  ici  ? 

11  s'effraya  davantage  :  savait-elle  donc  à  quoi  il  pensait,  jus- 
tement?... Ah!  cette  femme  était  une  sorcière  capable  de  lire 
dans  les  êtres!...  Il  rougit  et  s'irrita  :  ce  qu'il  pensait  la  regar- 
dait-il?... Mais  il  ne  dit  rien  de  ce  qui  se  passait  en  lui;  il  bal- 
butia quelque  chose,  resta  court  et  se  troubla  tout  à  fait. 
Diable,  cette  femme  était-elle  belle! 

Madame  Tiralla  se  pencha  un  peu  par-dessus  la  table  afin 
d'être  plus  près  de  lui  :  malgré  l'obscurité,  le  jeune  homme  vit 
luire  ses  yeux.  La  voix  caressante  résonna  : 

—  Je  me  réjouis  que  vous  soyez  venus  tous  deux,  vous  et 
Mikolai!  Monsieur  Tiralla  est  vieux.  Maintenant  nous  avons 
de  la  jeunesse  à  la  maison!  (Elle  poussa  un  léger  soupir.)  Ah! 
et  il  a  pris  l'habitude  de  boire!...  Nous  sommes  très  isolées, 
Rozia  et  moi.  Une  jeune  fille  a  besoin  de  distraction  de  temps 
à  autre  ! 

Sans  doute  ! . . .  Le  jeune  homme  était  entièrement  de  cet  avis. 
Il  triompha  de  son  embarras  pour  demander  si  mademoiselle 
Rozia  n'avait  pas  d'amies  dans  le  voisinage,  si  elle  prenait  part 
aux  fêtes  de  Gradewitz  ou  de  la  ville  la  plus  proche. 

—  A  quoi  pensez-vous  !  Rozia  n'a  pas  encore  quinze  ans  ! 
C'est  une  enfant  encore. . .  Ne  dites  pas  :  «  mademoiselle  » ,  mon- 
sieur Beckier  !  Et  puis...  (elle  soupira  de  nouveau  et  devint  très 
sérieuse...)  ma  fille  ne  trouvera  jamais  de  plaisir  à  ce  que 
vous...  à  ce  qu'on  appelle  des  fêtes...  Rozia  a  choisi  elle-même 
une  autre  voie  :  elle  ira  ch°z  les  sœurs  grises  ou  chez  les  dames 
du  Sacré-Cœur  qui  possèdent  le  grand  hôpital  sur  la  Wilda, 
à  Posen! 

Le  jeune  homme  la  regarda  avec  épouvante  :  chez  les  dames 
du  Sacré-Cœur,  à  Posen?  Elait-ce  possible?  la  jeune  fille  aux 
cheveux  frisés  et  au  visage  aimable  voulait  devenir  nonne?  Il 
était  bon  d'être  pieux...  Martin  allait  aussi  chaque  dimanche 
à  la  messe  et  se  confessait  comme  un  vrai  chrétien  est 
tenu  de  le  faire...  mais  au  couvent,  hou!...  Il  frissonna. 
11  lâcha  : 

—  Psia  krew  !  Une  jeune  fille  comme  ça  ne  sait  pas  ce  qu'elle 


1 


83û  LA     REVUE    DE     PARIS 

fait!  vous  ne  devriez  pas  tolérer  cela,  madame  Tiralla!  (11 
posa  rudement  sur  la  table  son  poing  nerveux.)  Ce  serait 
presque  un  crime  !  —  fit-il  violemment. 
Puis  il  ajouta,  avec  émotion  : 

—  Une  jeune  fille  si  ignorante!...  une  jeune  fille  si  ignoran  te!... 
Madame  Tiralla  ne  répondit  rien.  Il  y  eut  un  silence  de 

quelques  minutes  dans  la  salle  obscure.  Elle  le  regarda  avec 
des  yeux  brûlants  :  que  pensait-il  donc  d'elle  ?  croyait-il  peut- 
être  qu'elle  eût  persuadé  à  la  jeune  fille  de  se  faire  nonne?... 
Oh  !  non,  il  ne  devait  pa*  croire  celai  Quelque  chose  la  pous- 
sait à  le  convaincre  qu'elle  était  restée  tout  à  fait  étrangère  à 
la  décision  de  Rozia.  Avait-elle  jamais  parlé  de  couvent  à  l'en- 
fant? Non!  Elle  n'en  savait  plus  rien  maintenant.  Par  Dieu, 
non,  elle  n'avait  jamais  rien  fait  de  semblable  !  Elle  se  sentait 
pure  ;  mais,  en  même  temps,  une  chaleur  lui  monta  à  la  tête  : 
qu'avait-il  besoin  de  s'inquiéter  ainsi  de  Rozia?  Pourquoi 
s'intéressait-il  ainsi  à  elle?  Elle  tressaillit...  ah!  ah!  il  lui  fai- 
sait des  reproches  ! 

—  Alors  les  autres,  plus  âgés,  devraient  être  plus  sensés!  — 
dit  Beckier. 

Elle  se  contint  :  non,  elle  ne  voulait  pas  se  mettre  en  colère, 
mieux  valait  le  gagner  par  la  douceur!  Et  elle  murmura,  d'un 
ton  rêveur,  comme  si  elle  se  parlait  à  elle-même  : 

—  Lorsque  j'étais  encore  enfant,  j'aurais  bien  aimé,  moi 
aussi,  à  entrer  au  couvent.  J'ai  été  forcée  d'épouser  monsieur 
Tiralla.  Oh!  (Elle  leva  ses  mains  en  poussant  un  profond 
soupir,  puis  elle  les  tordit  et  les  pressa  contre  sa  joue  pâle, 
comme  si  elle  souffrait.)  Il  y  a  maintenant  seize  ans  presque 
que  je  suis  mariée...  seize  longues  années...  et  il  y  a  toujours 
ce  désir  en  moi...  Derrière  les  murs  saints,  je  serais  sauvée  et 
heureuse...  Gomment  pourrais-je  être  contre  ma  fille...  si  elfe 
ne  veut  pas  devenir  malheureuse  comme  sa  mère?...  Je  n'y 
peux  rien,  ce  n'est  pas  ma  faute.  Qu'on  accuse  monsieur 
Tiralla...  Mon  enfant  a  vu  trop  de  choses! 

Elle  essuya  quelques  larmes,  puis  elle  tint  sa  main  devant 
ses  yeux;  mais,  entre  ses  doigts,  elle  regardait  le  jeune  homme. 
Son  sort  ne  le  toucherait-il  pas  ?  Elle  souhaitait  sa  sympathie  ; 
elle  ne  comprenait  pas  très  bien  pourquoi  elle  souhaitait  précisé- 
ment cette  sympathie-là,  mais  elle  sentait  confusément  qu'il 


r 


PECHERESSE  83 1 

fallait  qu'il  s'intéressât  à  elle  encore  plus,  bien  plus  qu'il  ne 
s'était  intéressé  à  Rozia. 

Mais  Martin  Beckicr  dit  tranquillement  : 

—  Ce  n'est  pas  parce  que  la  Pani  n'a  pas  été  heureuse  dans 
le  mariage  que  sa  fille  ne  doit  pas  être  heureuse  dans  le  mariage. 
Elle  a  des  manières  douces,  elle  a  l'air  d'être  très  accommo- 
dante, cette  enfant...  Mon  père  (Dieu  lui  accorde  le  repos 
éternel)  me  disait  toujours  :  «  Prends  une  femme  douce  !  »  Je 
pense  qu'une  femme  douce  trouvera  toujours  un  bon  mari,  car. . . 

Il  resta  court.  Madame  Tiralla  s'était  levée  tout  à  coup  : 
était-il  froid,  ce  gaillard,  malgré  ses  yeux  qui  brillaient  du  désir 
de  vivre,  malgré  ses  lèvres  fraîches  sous  ses  moustaches  noires, 
malgré  ses  vingt-quatre  ans  I  Sa  façon  de  parler  irritait  madame 
Tiralla.  Il  parlait  vraiment  comme  un  vieillard,  par  la  bouche 
d'un  jeune  homme  !  Tous  les  doigts  de  Zosia  palpitaient  ;  dans 
sa  colère,  elle  aurait  voulu  le  frapper  sur  ses  lèvres  fraîches  : 
que  savait-il  du  mariage,  de  ce  que  cela  peut  être  que  d'avoir 
pour  mari  un  vieil  ivrogne  grossier,  détesté,  brutal,  vulgaire 
et  laid?...  Elle  avait  la  fièvre  :  il  fallait  qu'il  comprît,  loi, 
surtout  lui,  combien  c'était  affreux,  et  ensuite... 

Elle  ferma,  un  moment,  les  yeux  comme  si  elle  avait  le  ver- 
tige. 

Une  allégresse  immense  l'envahit  soudain  :  elle  était  encore 
la  a  belle  madame  Tiralla  »,  —  encore!  —  Qu'il  pensât  ce 
qu'il  voulait  maintenant,  il  apprendrait  à  penser  autrement  !  Son 
irritation  tomba.  Presque  humblement,  elle  le  pria  de  ne  pas 
être  étonné  qu'elle  lui  eût  ouvert  son  cœur  :  «  elle  s'en  étonnait 
elle-même,  mais  cela  provenait  sans  doute  de  ce  qu'elle  vivait  si 
solitaire,  de  ce  qu'elle  avait  dû  se  taire  pendant  des  années...  » 

11  s'adoucit,  à  son  tour.  Sa  bonté  le  rendait  facile  à  émouvoir  : 
par  Dieu,  cette  femme  avait  vraiment  une  voix  touchante!  Et  il 
se  sentait  flatté  de  tant  de  confiance.  Mais  il  était  incapable 
de  lui  dire  ces  choses,  car,  sa  colère  apaisée,  il  était  envahi 
de  nouveau  par  le  trouble  de  tout  à  l'heure.  Il  la  laissa  parler; 
il  resta  silencieux  auprès  d'elle  dans  la  pièce  sombre  et  il 
l'écouta  avec  le  sentiment  qu'elle  parlait  bien... 

Ils  restèrent  ainsi  jusqu'à  l'arrivée  de  la  servante  apportant  la 
lampe.  Marianne  recula,  effrayée  :  est-ce  que  la  Pani  avait  passé 
tout  ce  temps  dans  l'ombre  avec  celui-ci  ?  Tiens,  tiens!...  Les 


t 


83a 


LA     REVUE     DE     PARIS 


yeux  de  Marianne  brillèrent.  Elle  ne  put  s'empêcher  de  faire 
un  signe  à  sa  maîtresse  :  est-ce  qu'il  lui  plaisait?...  Parbleu, 
elle  croyait  volontiers  qu'il  lui  plaisait  mieux  que  M.  Tiralla 
ou  le  pâle  et  maigre  Pan  Behnka  ! . . .  Eh  !  le  maître  d'école  allait 
verdir  de  jalousie  lorsqu'il  verrait  ce  joli  et  solide  garçon.  Ce 
serait  une  fameuse  plaisanterie  que  de  les  mettre  en  présence  ! . . . 
C'est  à  peine  si  Marianne  parvenait  à  étouffer  son  rire.  Elle  ne 
pouvait  souffrir  Behnka  :  était-il  sincère  avec  le  maître?  Oh! 
non,  il  ne  lui  voulait  rien  de  bon!  Elle  le  sentait...  La  Pani, 
elle,  pouvait  faire  ce  qu'elle  voulait,  mais  les  étrangers  ne 
devaient  pas  toucher  au  maître,  par  Dieu,  non!...  Elle  ricana 
comme  un  lutin  :  c'était  bien  fait  pour  Behnka  !  Si  la  Pani  se 
choisissait  celui-là,  elle,  Marianne,  prendrait  M.  Mikolai,  qui 
n'était  pas  mal  non  plus  !  Evidemment  il  n'était  pas  tout  à  fait 
aussi  svelte  que  l'autre,  il  était  un  peu  trapu;  mais  il  avait 
aussi  un  joli  visage  avec  une  petite  moustache,  et,  si  elle  y 
réfléchissait  bien,  un  meilleur  cœur  encore...  Tout  à  l'heure, 
dans  Tétable,  il  lui  avait  donné  une  claque  sur  la  nuque, 
alors  qu'elle  était  justement  en  train  de  traire  la  vache.  Et  il 
lui  avait  dit  : 

—  Bonsoir  ! 

Et  il  lui  avait  demandé  en  riant  : 

—  Qui  est  ton  amoureux,  ma  fille? 

Et  elle  s'était  mise  à  rire,  à  rire  tellement  que  la  vache 
s'était  agitée  et  avait  heurté  avec  ses  jambes  de  derrière  le  seau 
à  traire  qu'elle  tenait  entre  ses  genoux  :  le  lait  avait  débordé, 
le  tabouret  était  tombé,  et  elle  avec. 


CLARA    VIEBIG 

(Traduit  de  l'allemand  par  béa tri x  rodés.) 


(A  suivre.) 


~1 


'& 


UN   SÉJOUR  A   BERLIN' 


« 


II 


Au  premier  moment,  je  crus  qu'à  peu  près  toute  Yinterwiew 
impériale,  qui  fut  connue  à  Berlin  le  28  octobre,  avait  été 
inventée,  tant  elle  paraissait  peu  vraisemblable;  mais,  comme 
elle  ne  fut  pas  tout  de  suite  démentie,  il  fallut  bien  la  tenir 
pour  vraie.  Je  pensai  alors  que  la  publication  était  un  coup  per- 
fide venu  d'Angleterre,  où  Ton  était  mécontent  de  la  révélation 
du  programme  de  la  Conférence  pour  les  affaires  d'Orient, 
révélation  que  l'on  attribuait  à  l'Allemagne.  Mais  l'étrange 
explication  survint  :  l'Empereur  avait  revu  et  approuvé  le 
texte  avec  l'intention  qu'il  fût  publié  ;  il  avait  demandé  avis  à 
M.  de  Biilow;  le  Chancelier  sans  lire  la  pièce  l'avait  envoyée  à 
fin  d'examen  à  des  bureaux;  sur  un  avis  favorable  qu'il  reçut,  il 
avait  donné  son  laissez-passer.  L'explication,  que  plusieurs  au 
reste  ne  crurent  pas  sincère,  provoqua  l'éclat  d'un  rire  amer. 

On  lut  alors  dans  les  journaux  d'Allemagne  des  plaintes, 
des  critiques  ou  des  injures  contre  le  Chancelier,  mais  surtout 
contre  l'Empereur.  Puisque  l'Empereur,  disait  l'un,  «  n'est  pas 
doué  pour  la  politique  »,  qu'il  ne  s'en  mêle  pas.  Un  autre 
démontrait  que  chacun  de  ses  mouvements  était  une  mala- 
dresse. Un  troisième  demandait,  au  moment  où  l'Empereur, 
comme  si  de  rien  n'était,  partait  pour  l'Autriche  :   «  Que 

1.  Voir  la  Revue  du  1"  décembre. 

i5  Décembre  1908.  1  1 


834  LA     REVUE     DE     PARIS 

va-t-il  faire  là-bas,  à  présent?  Est-ce  qu'il  porte  à  François- 
Joseph  un  plan  pour  une  guerre  contre  notre  ancien  ami  le 
Turc,  comme  il  en  a  envoyé  un  aux  Anglais  pour  l'exter- 
mination de  nos  anciens  amis  les  Boers?  »  On  entendait  de 
plus  étranges  propos  dans  les  conversations  :  «  Qu'on  l'enferme 
et  qu'on  mette  son  fils  à  sa  place  »  ;  ou  bien  :  «  11  y  a  quelques 
années,  lorsqu'on  parlait  de  lui  faire  une  opération  à  l'oreille, 
je  fus  très  ému,  car  je  craignais  que  cela  ne  finît  mal; 
aujourd'hui  mon  émotion  serait  moindre  ».  —  «  Et  dire,  me 
faisait  remarquer  une  Berlinoise,  que,  dans  le  temps,  si  l'on 
voulait  chez  soi  médire  de  l'Empereur,  on  baissait  la  voix 
instinctivement!  » 


* 


Pour  qu'une  pareille  explosion  se  produisit,  il  fallait  que 
l'Allemagne  depuis  longtemps  couvât  des  colères.  Mais  les 
causes?  Personne  peut-être  ne  saurait  les  dire  toutes,  et  un 
étranger  moins  que  personne. 

Entre  le  socialisme  et  le  régime  prussien,  l'incompatibilité  est 
claire  ;  très  claires  sont  aussi  les  exigences,  les  ambitions,  la 
défiance  du  «  Centre  »  catholique,  lequel  sent  bien  qu'il  n'est 
respecté  que  parce  qu'il  est  craint,  étant  très  fort.  —  Des 
libéraux  réprouvent  l'insuffisance  des  libertés  publiques;  ils 
disent  :  «  Nous  sommes  un  peuple  majeur  de  plus  de  soixante 
millions  d'hommes  »,  ein  miindiges  Volk.  —  Des  panger- 
manistes  jugent  que  la  taille  et  les  épaules  de  ce  Prussien  ne 
suffisent  .pas  à  l'ample  manteau  dont  leur  imagination  revêt 
le  César  germanique.  —  Il  y  a  opposition  de  tempéraments, 
d'idées,  de  souvenirs,  entre  les  fltats  du  sud  et  la  Prusse; 
certains  Allemands  du  sud  vont  jusqu'à  dire  que  la  guerre 
de  1870  a  été  faite  contre  eux  au  moins  .autant  que  contre 
la  France.  —  Les  vieilles  dynasties  dépossédées  et  celles  qui 
-demeurent  ont  gardé  des  partisans;  le  Centre,  dans  un  mani- 
feste soigneusement  délibéré  par  lui,  a  proclamé  ces  jours-ci  la 
fidélité  du  peuple  allemand  à  ses  princes.  Or,  jamais  les  princes 
confédérés  n'ont  été  plus  effacés,  plus  réduits  à  l'état  de  tout 
petits  garçons,   qu'ils  le   sont  depuis   que  l'empereur  Guil- 


UN     SÉJOUR    A    BERLIN  835 

laume  II  règne,  voyage  et  parle.  —  Pour  mémoire,  je  citerai 
de  vaines  paroles  comme  celle-ci,  que  c'est  bien  dommage  que 
la  maison  de  Saxe  ait  manqué  sa  fortune  au  xvme  siècle  et 
laissé  le  champ  libre  aux  Hohenzollern  ;  ou  celle-ci  encore  que, 
si  l'Autriche  avait  été  victorieuse  en  1866,  elle  aurait  fait  une 
Allemagne  tolérable  pour  tous,  étrangers  et  Allemands. 

D'autre  part,  tout  le  monde  en   Allemagne   ne    fait   pas 
de  bonnes  affaires,  il  s'en  faut.  La  vie  est  dure,  là  comme  ?K 

partout,  aux  petites  gens.  L'énorme  effort  de  l'industrie  et  du  ^ 

commerce  n'enrichit  qu'une  minorité  petite.  Et  cette  industrie 
et  ce  commerce  n'ont  pas  la  sécurité  que  donnent  à  un  pays  une 
naturelle  richesse  et  l'habitude  de  l'économie.  L'Allemagne  est 
à  l'état  de  perpétuelle  crise  financière;  plusieurs  fois,  la  crise 
fut  extrêmement  aiguë.  Et  enfin  l'Allemagne  entend  dire  à 
tout  moment  qu'elle  est  isolée,  encerclée,  menacée  et-  qu'elle 
est  perdue,  si  elle  ne  tient  sa  poudre  sèche.  Si  forte  qu'elle  se 
sache,  elle  a  périodiquement  des  inquiétudes. 

C'est  pourquoi  l'Allemagne  a  gémi  ou  s'est  fâchée,  en  l'oc- 
casion qui  lui  a  été  offerte  de  Vinterwiew  impériale.  Chacun 
a  parlé  pour  soi,  sans  consulter  son  voisin  ;  tous  ont  parlé  en 
même  temps  :  l'Allemagne  s'est  révélée  à  elle-même  qu'elle 
est  mécontente  tout  entière.  En  cela  est  la  gravité  de  la 
manifestation.  Ce  pays  de  divisions  et  de  subdivisions  s'est 
trouvé  unanime.  Même  les  plus  conservateurs  ont  dit  en  toutes 
lettres  et  répété  :  c<  Cela  ne  peut  pas  durer.  »  Mais  qu'est-ce 
qui  ne  peut  pas  durer?  et  que  faudrait-il  mettre  à  la  place  ? 
Pour  le  savoir,  s'il  est  possible,  il  faut  tâcher  de  nous  repré- 
senter ce  qui  est1. 


Dans  la  salle  des  séances  du  Reichsiag  ou  Chambre  impé- 
riale, à  droite  et  à  gauche  du  fauteuil  présidentiel,  règne  une 
longue  balustrade;  là,  siègent  les  membres  du  Bundesrat  ou 
Conseil  fédéral,  c'est-à-dire  les  «  plénipotentiaires  »  des  princes 


1.  Voir  y.  Jageman,  Dans  ce  volume,  se  trouvent  les  références  à  la  a  litté- 
rature »  du  sujet,  qui  est  très  considérable. 


836  LA     REVUE     DE     PARIS 

et  des  républiques  dont  la  fédération  constitue  l'Empire.  Ces 
princes  et  ces  républiques  sont  les  survivants  de  la  vieille  Alle- 
magne, qui,  au  moment  du  moyen-âge  où  les  royaumes  de 
France  et  d'Angleterre  apparaissaient  déjà  avec  leurs  caractères 
essentiels,  acheva  de  s'émietter  eh  principautés  laïques,  en 
principautés  d'Eglise,  en  villes  libres  et  en  seigneuries  très 
petites,  anarchie  grouillante  et  vivante,  où  chaque  être  pré- 
tendait garder  sa  vie  et  la  garda  très  longtemps,  en  effet,  en 
jouant  du  poing,  selon  le  droit  alors  reconnu,  qu'on  appelait 
précisément  le  droit  du  poing,  Faustrecht.  Ils  étaient  des  cen- 
taines et  des  centaines  dans  l'ancien  Reichstag,  dans  cette  Diète 
dont  on  nous  a  si  souvent  parlé,  du  temps  que  nous  étions 
écoliers,  sans  nous  dire  d  ailleurs  ce  que  cela  pouvait  bien  être. 
La  Diète  se  réunissait,  quand  il  plaisait  à  Dieu,  ce  qui  n'arrivait 
pas  souvent.  Après  le  pédantisme  d'une  procédure  à  lasser  la 
patience  des  anges,  après  des  cérémonies,  des  festins  et  des 
buveries  énormes,  sous  l'œil  d'ambassadeurs  étrangers,  venus, 
la  sacoche  pleine,  dans  cette  foire,  pour  y  acheter  des  con- 
sciences de  princes  —  elles  étaient  bon  marché,  —  la  Diète 
aboutissait  presque  toujours  à  être  «  en  retard  d'une  année, 
d'une  idée,  d'une  armée  surtout  ».  , 

Les  armées  de  la  Révolution  et  de  Napoléon  piétinèrent  cette 
tourbe  et  l'écrabouillèrent.  Trente-six  États  avaient  survécu  à 
la  grande  tourmente  ;  ils  formèrent  la  Confédération  germa- 
nique sous  la  présidence  de  l'Autriche.  La  Prusse  en  absorba 
quelques-unes  lorsqu'elle  détruisit  la  Confédération  en  1866. 
Aujourd'hui,  ils  sont  vingt-cinq,  dont  voici  les  noms,  tous 
illustres,  mais  la  plupart  inconnus,  cités  dans  Tordre  où  la 
constitution  les  a  rangés  :  Prusse,  Bavière,  Saxe,  Wurtemberg, 
Bade,  Hesse,  Mecklembourg-Schwerin,  Brunswick,  Saxe- 
Weimar,  Mecklembourg-Strélitz,  Oldenbourg,  Saxe-Meinin- 
gen,  Saxe-Altenbourg,  Saxe-Cobourg-Gotha,  Anhalt,  Schwarz- 
bourg  -  Rudolstadt ,  Schwarzbourg-Sondershausen,  Waldeck, 
Reuss  branche  aînée,  Reuss  branche  cadette,  Schaumbourg- 
Lippe,  Lippe,  Lubeck,  Brème,  Hambourg.  Chacun  de  ces 
États  (dont  les  trois  derniers  sont  des  républiques)  dispose 
d'un  certain  nombre  de  voix  dans  le  Bundesrat  :  la  Prusse 
en  a  17,  la  Bavière  6,  la  Saxe  4*  le  Wurtemberg  4,  Bade  3, 
Hesse  3,  Mecklembourg-rSchwerin  2,  Brunswick  2,  et  chacun 


UN     SÉJOUR    A     BERLIN  837 

des  autres  i.  —  Mais  pourquoi  ces  Etats  ont-ils  survécu 
plutôt  que  d'autres  ?  Pour  la  plupart,  on  ne  saurait  le  dire. 
Un  Charles-Gonthier  règne  en  Schwarzbourg-Sondershausen, 
un  Gonthier- Victor  en  Schwarzbourg-Rudolstadt,  un  Etienne- 
Albert-Georges  en  Schaumbourg-Lippe,  et  un  Ernest-Fré- 
déric-Paul-Georges-SNicolas  en  Saxe-Altenbourg ,  parce  que, 
de  menus  faits  de  hasard  ayant  créé  leurs  dynasties,  l'occasion 
ne  s'est  pas  présentée  de  les  détruire.  Ils  sont  encore  là,  parce 
que  le  hasard  l'a  voulu,  parce  que  l'Allemagne  n'a  jamais 
été  jusqu'au  bout  d'une  tâche,  parce  que  l'Allemagne  n'en 
finit  jamais  de  rien. 


* 
*  * 


Dans  l'hémicycle  de  la  salle  des  séances,  sur  les  gradins 
qui  montent  vers  les  tribunes,  siège  le  Reichstag,  la  Chambre. 
Aux  termes  de  la  constitution,  les  députés  à  cette  assemblée, 
élus  par  «  le  suffrage  universel  et  direct,  au  scrutin  secret  », 
«  sont  les  représentants  de  l'ensemble  du  peuple  ». 

Voilà  donc,  face  à  face,  dans  cette  même  salle,  deux  assem- 
blées bien  différentes  :  des  plénipotentiaires  de  princes,  des 
mandataires  du  peuple.  Le  Bundesrat  n'est  pas  un  sénat,  ni  une 
Chambre  des  lords,  ni  une  Chambre  des  seigneurs.  11  ne  forme 
pas  avec  le  Reichstug  un  parlement;  il  est  en  dehors,  en  face, 
adverse.  Il  n'y  a  évidemment  rien  de  commun — je  vais,  pour 
bien  exprimer  ma  pensée,  écrire  une  phrase  à  l'allemande  — 
entre  M.  de  Meding,  Excellence,  conseiller  intime  et  cham- 
bellan, qui  représente  au  Bundesrat  la  principauté  de  Reuss 
branche  aînée  (appelée  encore  de  Reuss-Greiz),  laquelle, 
en  l'état  d'incapacité  où  se  trouve  Henri  XXIV,  prince  de 
Reuss,  comte  et  seigneur  de  Plauen,  seigneur  de  Greiz,  Kra- 
nichfeld,  Géra,  Schleiz  et  Lobenstein,  etc.,  est  gouvernée  à 
titre  de  régence  par  le  chef  de  la  branche  cadette  de  Reuss 
(appelée  encore  Reuss-Schleiz-Gera),  Henri  XIV,  prince 
régnant  de  Reuss,  comte  et  seigneur  de  Plauen  (et  cœtera,  comme 
ci-dessus),  général  d'infanterie  prussienne,  chef  du  bataillon 
de  chasseurs  de  Magdebourg  n°  4,  du  2e  bataillon  du  7e  régi- 
ment de  Thuringe  n°  96  et  du  20  bataillon  de  chasseurs  saxons 


838  LA     REVUE     DE     PARIS 

n°  i3,  etc.,  —  il  n'y  a  rien  de  commun,  dis-je,  entre  M.  de 
Meding,  Excellence  et  chambellan,  et  Bebel,  ouvrier  relieur, 
et  dépoté  au  Reichstag. 


* 


De  ces  deux  assemblées,  laquelle  est  la  plus  considérable? 
C'est  le  Bundesrat,  et  de  beaucoup.  De  même  que  dans  la 
salle  des  séances,  le  Bundesrat  occupe  dans  la  constitution 
une  place  éminente.  En  effet,  après  que  le  titre  I  a  défini 
le  territoire  de  la  Confédération  et  le  titre  II,  traité  de  la 
législation  de  l'Empire,  le  titre  III  introduit  le  Bundesrat  : 

La  législation  de  l'Empire  est  exercée  par  le  Bundesrat  et  le 
Reichstag.  L'accord  des  résolutions  de  la  majorité  de  ces  assemblées 
est  nécessaire  et  suffisant  pour  une  loi  d'Empire. 

Voilà  donc  un  partage  égal  du  pouvoir  législatif  entre  le 
Bundesrat,  représentant  les  princes,  et  le  Reichstag,  représen- 
tant le  peuple.  Mais  «  le  Bundesrat  décide  sur  toutes  les  pro- 
positions à  faire  au  Reichstag  et  sur  les  décisions  prises  par 
celui-ci  )).  Il  a  donc  le  premier  et  le  dernier  mot.  L'acte  légis- 
latif le  plus  considérable  serait  un  changement  dans  la  consti- 
tution; or,  les  projets  de  changements  de  cette  sorte  ce  sont 
considérés  comme  rejetés  s'ils  ont  quatorze  voix  contre  eux 
dans  le  Bundesrat  »,  c'est-à-dire  seulement  un  peu  plus  d'un 
quart  des  voix,  qui  sont  au  nombre  de  58,  —  dont  17  prus- 
siennes, comme  on  a  vu. 

De  plus,  le  Bundesrat  a  de  grandes  attributions  adminis- 
tratives. Il  dresse  les  règlements  pour  l'exécution  des  lois.  Il 
nomme  les  commissions  permanentes  de  l'armée  et  des  forte- 
resses, de  la  marine,  de  la  douane  et  des  contributions,  du 
commerce,  des  chemins  de  fer,  de  la  poste  et  du  télégraphe,  de 
la  justice,  de  la  comptabilité.  Les  délégués  des  royaumes  de 
Bavière,  de  Saxe  et  de  Wurtemberg,  et  deux  délégués  des 
autres  pays,  élus  par  le  Bundesrat,  forment  une  commission 
des  Affaires  étrangères. 

Enfin  le  Bundesrat  est  associé  à  la  souveraineté,  dans  un 
de  ses  attributs  les  plus  redoutables  : 


UN     SÉJOUR     A     BERLIN  83 Q 

Pour  la  déclaration  de  guerre  au  nom  de  l'Empire,  le  consente- 
ment du  Bundes rat  est  nécessaire,  excepté  au  cas  où  une  attaque 
se  produirait  contre  le  territoire  ou  les  côtes  de  la  Confédération. 

En  ce  cas  particulier,  l'Empereur  peut  de  son  propre  mouve- 
ment déclarer  la  guerre.  Eu  aucun  cas,  le  Reic/istag  n'a  rien 
à  voir  en  la  matière. 

La  prééminence  du  Bundesrat  s'explique  par  l'histoire. 
L'Empire  a  été  fait  contre  la  volonté  de  la  plupart  des  princes  ; 
mais,  légalement,  il  a  été  fait  par  eux.  Les  princes  de  l'Alle- 
magne du  Nord  ont  consenti  après  la  victoire  de  la  Prusse 
en  1866  à  former  la  Confédération  de  l'Allemagne  du  Nord; 
ceux  de  l'Allemagne  du  Sud,  les  grands  duchés  de  Bade  et 
de  Hesse-Darmstadt  et  les  royaumes  de  Wurtemberg  et  de 
Bavière,  en  novembre  1870,  ont  adhéré  par  traités  à  cette 
Confédération  ;  de  telle  sorte  que  le  préambule  de  la  consti- 
tution du  16  avril  1871  s'exprime  ainsi  : 

S.  M.  le  roi  de  Prusse  au  nom  de  la  Confédération  de  l'Allemagne 
du  >ord,  S.  M.  le  roi  de  Bavière,  S.  M.  le  roi  de  Wurtemberg, 
S.  A.  ru  le  grand  duc  de  Bade  et  S.  À.  R.  le  grand  duc  de  Hessc, 
pour  les  parties  du  grand  duché  de  liesse  situées  au  sud  du  Mein, 
concluent  une  Confédération  éternelle  pour  la  protection  du  territoire 
de  la  confédération  et  du  droit  en  vigueur  à  l'intérieur  chidit  terri- 
toire, aussi  bien  que  pour  le  soin  et  le  bien-être  du  peuple  allemand. 
Cette  Confédération  portera  le  nom  d'Empire  allemand. 

Ainsi  l'Empire  est  une  création  de  Majestés  et  d'Altesses.  11 
est  donc  logique  que  les  représentants  des  rois  et  des  princes, 
réunis  dans  le  Bundesrat,  soient  supérieurs  en  dignité  et  en 
autorité  aux  représentants  de  «  l'ensemble  du  peuple  »,  lequel 
peuple  n'a  été  consulté,  ni  pour  l'établissement  de  la  Confédé- 
ration de  l'Allemagne  du  j\ord,  ni  pour  l'établissement  de 
l'Empire.  Il  est  logique  qu'ils  siègent  sur  une  balustrade  élevée, 
et  qu'ainsi  «  Excellence  M.  de  Meding  »  regarde  de  haut  le 
député  Bebel. 

* 

Au-dessus  de  ces  deux  assemblées,  d'origines  différentes, 
de  tendances  divergentes,  l'unité  du  peuple  et  du  gouverne- 
ment est  représentée  par  l'Empereur. 


840  LA     REVUE     DE     PARIS 

L'Empereur  est  introduit  dans  la  constitution  d'une  singu- 
lière manière,  au  titre  IV,  seulement,  après  le  Bundesrat1. 
Ce  titre  IV  est  intitulé  d'un  mot  latin  Praesidium.  Le  premier 
article  de  ce  titre  débute  ainsi  : 

Le  Praesidium  de  la  Confédération  appartient  au  roi  de  Prusse, 
qui  porte  le  nom  d'Empereur  allemand  ; 

Et  il  continue  : 

Il  appartient  à  l'Empereur  de  représenter  l'Empire  internatio- 
nalement, de  déclarer  la  guerre  et  conclure  la  paix  au  nom  de 
l'Empire,  de  conclure  des  alliances  et  autres  traités  avec  les  États 
étrangers,  d'accréditer  et  de  recevoir  des  ambassadeurs2. 

Les  autres  articles  du  titre  IV  ne  font  que  stipuler  les  règles 
et  conditions  de  la  vie  constitutionnelle,  —  convocation  du 
Bundesrat  et  du  Reichstag,  etc.;  de  sorte  que  la  puissance 
impériale  n'apparaît  ici  que  dans  la  capacité  de  représenter 
l'Empire  en  ses  rapports  avec  l'étranger. 

Mais  d'autres  attributs  très  divers  se  trouvent  disséminés  dans 
les  titres  suivants.  Par  exemple,  on  lit  au  titre  VI  —  Douane  et 
commerce  —  que  l'Empire  <(  a  le  droit  exclusif  de  législation 
sur  les  douanes,  sur  les  impôts  du  sel,  du  tabac,  de  l'eau-de- 
vie,  de  la  bière,  du  sucre  et  des  sirops  sortis  de  la  betterave 
ou  autres  produits  indigènes  »,  et  que  l'Empereur  nomme  des 
fonctionnaires  chargés  de  maintenir  dans  les  Etats  confédérés 
l'unité  de  la  procédure  légale  en  ces  matières.  Au  titre  VII  — 
Chemins  de  fer  —  sont  énumérés  les  droits  de  l'Empire  sur  le 
régime  de  ces  chemins,  et  l'Empereur  est  nommé  à  l'article  4 1  : 

En  cas  de  nécessité,  en  particulier  d'enchérissement  extraordi- 
naire des  denrées,  les  administrations  des  chemins  de  fer  sont 
obligées,  notamment  pour  le  transport  des  grains,  farines,  plantes 
légumineuses  et  pommes  de  terre,  de  consentir  un  tarif  bas,  qui  sera 

i.  Voici  l'ordre  des  premiers  titres  :  I.  Territoire  de  la  Confédération; 
II.  Législation  d'Empire;  III.  Bundesrat;  IV.  Praesidium;  V.  Reichstag. 

a.  Vient  ensuite,  dans  un  second  paragraphe,  la  restriction  du  consente- 
ment du  Bundesrat,  indiquée  plus  haut  ;  puis,  dans  un  troisième  paragra- 
phe, une  disposition  relative  aux  traités  qui  se  rapportent  à  des  «  objets 
appartenant  au  domaine  de  la  législation  de  l'Empire  »,  les  traités  de  com- 
merce par  exemple.  Pour  ces  sortes  de  traités,  il  faut  à  l'Empereur  l'assen- 
timent du  Bundesrat  et  l'acceptation  du  Reichstag. 


Y 


UN     SÉJOUR     A     BERLIN  84* 

établi  par  l'Empereur  sur  la  proposition  de  la  Commission  compé- 
tente du  BundesraL 

Le  titre  VIII  attribue  à  l'Empereur  «  la  haute  direction  de 
la  poste  et  du  télégraphe  »,  avec  le  droit  de  faire  tous  règle- 
ments et  ordonnances  relatifs  à  la  matière.  Le  titre  X  —  Con- 
sulats —  dispose  que  «  l'administration  consulaire  est  placée 
sous  la  surveillance  de  l'Empereur  ».  Enfin,  aux  titres  IX  — 
Marine  et  navigation  —  et  au  titre  XI  —  Guerre  —  se  trou- 
vent deux  textes  graves  : 

La  marine  de  l'Empire  est  une,  sous  le  commandement  suprême 
de  l'Empereur.  L'organisation  en  appartient  à  l'Empereur,  qui 
nomme  les  officiers  et  employés  de  la  marine. 

Toute  la  force  militaire  de  l'Empire  forme  une  seule  armée,  qui, 
en  temps  de  guerre  et  en  temps  de  paix,  est  sous  le  commande- 
ment de  l'Empereur. 

Rapprochons  à  présent  les  fragments  épars  de  la  puissance 
impériale.  L'Empereur  est  le  président  de  la  Confédération; 
c'est  à  ce  titre  qu'il  s'appelle  l'Empereur;  il  représente  l'Em- 
pire devant  l'étranger  par  le  droit  de  paix  et  de  guerre;  il 
assure  le  fonctionnement  de  la  vie  constitutionnelle  par  ses 
rapports  avec  le  Bundesrat  et  le  Reichstag  ;  il  a  des  attributions 
économiques;  il  commande  les  forces  de  terre  et  de  mer.  Tout 
cela  réuni  compose  quelle  sorte  de  pouvoir? 

Il  est  très  difficile  de  répondre  à  cette  question.  Des  juristes 
allemands  pensent  que  ce  que  Ton  peut  dire  de  plus  clair  de  la 
puissance  impériale,  c'est  ce  qu'elle  n'est  pas.  En  effet,  disent- 
ils.  l'Empereur  a  le  Praesidium  de  la  Confédération,  mais  il  n'a 
aucun  des  caractères  attribués  à  un  président  dans  les  états  fédé- 
ra tifs,  puisqu'il  n'est  pas  électif  ni  temporaire.  L'Empereur 
n'est  pas  non  plus  «  monarque  de  l'Empire  »,  puisque  la  souve- 
raineté en  appartient  à  l'ensemble  des  Etats  confédérés.  Un  des 
commentateurs  de  la  constitution,  M .  v.  Jageman,  veut  pour- 
tant trouver  une  définition,  et  il  propose  celle-ci  :  l'Empereur 
est  «  monarque  près  l'Empire  —  Monarch  am  Reich  —  »,  en 
sa  qualité  de  prince  de  la  Confédération  ;  il  est  «  monarque  de 
l'Empire  —  Monarch  des  Reichs  —  »  au  regard  de  l'étranger; 
il  est  «  monarque  dans  l'Empire  — Monarch  im  Reich  —  », 
parce  que  ses  prérogatives  s'étendent  à  tout  l'Empire  sans 


84  2  LA     REVUE     DE     PARIS 

distinction  de  pays,  et  qu'il  est  certainement  supérieur  à  ses 
confédérés.  Mais,  pourtant,  il  n'a  pas  la  totalité  des  droits  d'un 
monarque  souverain,  avoue  M.  v.  Jageman,  qui  regrette  de 
n'avoir  pas  «  à  sa  disposition  pour  définir  la  puissance  impé- 
riale des  termes  courts,  clairs,  qui  conviennent  exactement  à 
la  chose  qu'ils  doivent  exprimer  ».  D'ailleurs,  d'éminents 
juristes  comme  v.  Held  et  v.  MohJ.  ont  renoncé  à  chercher 
cette  définition.  Le  premier  déclare  que  le  Kaiserlhum  est 
une  institution  pleine  de  contradictions  et  inachevée,  unfer*- 
tige  ». 

*  * 

L'imparfait  Empereur  communique  avec  le  Reîch  par  l'inter- 
médiaire du  Chancelier. 

Pour  découvrir  le  Chancelier  dans  la  Constitution,  il  faut  le 
chercher.  Il  apparaît  au  titre  Praesidium,  après  trois  articles  où 
il  est  question  des  modes  de  convocation  du  Reischtag  et  de 
Bundesrat  : 

La  présidence  du  Bundesrat  et  la  conduite  des  affaires,  die  Leitung 
der  Gesvhâfte*  appartient  au  Chancelier  de  l'Empire,  qui  est  à  la 
nomination  de  l'Empereur. 

C'est  donc  dans  une  incidente  que  l'on  trouve  l'une  des  deux 
principales  caractéristiques  du  Chancelier,  à  savoir  qu'il  est 
nommé  par  l'Empereur.  L'autre  se  trouve  dans  une  autre  inci- 
dente à  la  fin  d'un  autre  article  : 

Il  appartient  à  l'Empereur  d'expédier  et  de  publier  les  lois 
d'Empire  et  d'en  surveiller  l'exécution.  Les  ordonnances  et  les 
ordres  de  l'Empereur  sont  publiés  au  nom  de  l'Empire  et  ont  besoin, 
pour  être  valables,  de  la  contre-signature  du  Chancelier,  qui  en  prend 
par  là  la  responsabilité. 

Par  ces  quelques  mots  seulement  «  —  qui  en  prend  la  respon- 
sabilité »,  welcher  dadurch  die  VerantwortUchkeit  iibernimt,  — 
il  est  marqué  que  l'Empire  allemand  est  un  état  constitu- 
tionnel. Or,  ces  mots  ne  sont  ni  suffisants  ni  clairs. 

Ces  mots  ne  sont  pas  suffisants  ;  car,  si  le  Chancelier  n'est 
responsable  que  des  ordonnances  et  ordres  qu'il  a  contresignés, 


UN     SÉJOUR     A     BERLIN  843 

beaucoup  d'actes  de  l'Empereur  ne  donnent  lieu  à  aucune 
responsabilité.  Une  dépêche  de  lui  pourtant,  ou  bien  une  pro- 
clamation, un  toast,  une  entrevue  peuvent  être  des  actes  plus 
importants  que  bien  des  ordonnances  et  engager  la  politique 
de  l'Empire.  Aussi  la  responsabilité  s'est-elle  étendue  à  toutes 
les  manifestations  politiques  de  l'Empereur,  et  l'on  a  vu  que 
le  texte  de  tintenoiew  avait  été  communiqué  au  Chancelier 
pour  avis.  Mais  il  n'y  a  pas  sur  ce  point  de  règle  certaine. 
Ces  mots  ne  sont  pas  clairs.  Devant  qui  le  Chancelier  est-il 
responsable?  Devant  le  Bundesrat,  ou  devant  le  Reichstag, 
ou  devant  les  deux  assemblées?  Et  cette  responsabilité,  qu'est- 
elle  dans  la  pratique?  Quelle  en  est  la  procédure?  Le  Chancelier 
peut-il  être  mis  en  accusation?  A  tout  cela,  point  de  réponse. 
Dans  la  vraie  vérité,  le  Chancelier  n'est  responsable  qu'envers 
l'Empereur  qui  le  nomme  et  le  révoque  sans  proposition  du 
Bundesrat,  sans  consentement  du  Reichstag,  envers  l'Empe- 
reur qui  peut  le  maintenir,  même  si  ce  ministre  de  l'Empire 
n'a  pas  de  majorité  avec  lui.  Ainsi  donc  la  responsabilité  du 
Chancelier  est  aussi  difficile  à  définir  que  la  puissance  impé- 
riale; le  Kanzleramt  est,  comme  le  Kaiserthum,  «  une  institu- 
tion pleine  de  contradictions,  pas  au  point,  unfertige  ». 


Pour  comprendre  la  constitution  allemande,  il  faut  bien  se 
souvenir  qu'elle  est  née  de  circonstances  très  brusques,  en  1866 
et  en  1870.  L'Allemagne,  depuis  longtemps,  faisait  effort  vers 
l'unité  ;  la  Prusse  la  lui  a  donnée,  ou  plutôt  elle  lui  en  a  donné 
une  de  sa  façon.  La  Prusse  avait  depuis  longtemps  réalisé  une 
sorte  d'unité  économique  allemande  par  le  Zollverein,  c'est-à- 
dire  par  l'union  douanière;  d'autre  part,  depuis  deux  siècles, 
elle  avait  vécu  et  grandi  par  son  armée  ;  aucun  État  au  monde 
n'a  dû  et  ne  doit  autant  que  la  Prusse  à  la  force  militaire,  qui 
lui  a  tenu  lieu  de  nature,  de  ciel,  de  climat,  de  sol  et  de 
tombes  d'ancêtres.  Puissance  économique,  puissance  militaire, 
elle  a  fait  du  Reich  un  état  fédéral  économique  et  militaire. 
Les  titres  Douane   et  commerce,   Chemins  de  fer,  Poste  et 


844  LA     REVUE     DE     PARIS 

télégraphe,  Marine  et  navigation,  Consulats,  Guerre,  couvrent 
plus  de  la  moitié  du  papier  où  la  Constitution  est  écrite. 

La  langue  y  est  parfaitement  nette.  On  ne  ferait  pas  à  Paris 
d'ordonnance  plus  simple  ni  plus  précise  que  le  titre  Chemins 
de  fer,  ou  le  titre  Poste  et  télégraphe;  mais  le  titre  Guerre 
surtout  est  d'une  belle  clarté  : 

Apres  la  publication  de  cette  Constitution,  dit  l'article  05,  la  légis- 
lation militaire  prussienne  en  son  entier  sera  introduite  sans  aucun 
retard  dans  tout  l'Empire,  à  savoir  les  lois  et  aussi  les  règlements, 
instructions  et  rescrits  qui  en  règlent  l'exécution,  les  expliquent  et 
les  complètent. 

Puis  à  l'article  63,  après  le  paragraphe  qui  établit  l'unité  de 
la  force  militaire  allemande  sous  le  commandement  de  l'Em- 
pereur : 

Les  régiments  portent  des  numéros  qui  se  suivent  sans  interrup- 
tion dans  toute  l'armée  allemande.  Pour  l'habillement,  la  couleur  et 
la  coupe  seront  celles  de  l'armée  royale  prussienne.  Aux  princes  des 
contingents  respectifs,  est  laissé  le  choix  de  signes  extérieurs  tels  que 
cocardes,  etc. 

Viennent  ensuite,  en  trois  paragraphes,  les  dispositions  rela- 
tives au  droit  qu'a  l'Empereur  de  s'assurer  en  tout  temps  par 
des  inspections  que  «  tous  les  corps  sont  complets  et  en  bon  état 
pour  la  guerre,  kriegstiïchtig  ;  à  son  droit  de  fixer  l'effectif 
et  la  distribution  des  contingents,  «  d'ordonner  la  mobilisa- 
tion de  n'importe  quelle  partie  de  l'armée  impériale  ». 

Enfin  le  premier  paragraphe  de  l'article  64  dispose  : 

Toutes  les  troupes  allemandes  sont  tenues  d  obéir  sans  condition 
aux  ordres  de  l'Empereur.  Cette  obligation  sera  comprise  dans  le 
serment  au  drapeau. 

La  Prusse  est  donc  entrée  dans  l'Empire  avec  armes  et 
bagages.  Derrière  les  tambours  et  fifres  du  chef  de  guerre 
prussien,  les  moindres  chefs  ont  pris  la  file  \ 


i.  On  s'est  gardé  de  mettre  la  puissance  militaire  de  l'Empereur  au  titre 
Praesidium,  On  n'a  pas  voulu  en  faire  une  chose  fédérale.  On  l'a  mise 
à  part. 


UN     SÉJOUR     A     BERLIN'  845 


#    * 


La  philosophique  Allemagne  n'a  pas  eu  la  peine  de  philo- 
sopher à  propos  de  sa  constitution.  Point  de  préambule;  point 
de  principes  généraux;  pas  de  belles  paroles;  pas  même,  en 
ce  pays  «  qui  ne  craint  au  monde  que  Dieu  »,  le  nom  de 
Dieu;  mais  des  betteraves,  des  sirops,  des  pommes  de  terre, 
des  couleurs  de  tuniques,  des  cocardes.  Gomme  il  fallait 
pourtant  organiser  un  gouvernement,  on  a  pris  pour  base  le 
Bund  de  i8i5,  fortement  revisé  en  1866  et  en  187 1  ;  on  a  mis 
en  face  et  plus  bas  que  la  Bundesrat,  une  représentation  natio- 
nale, élue  par  le  mode  démocratique  du  suffrage  universel 
direct;  on  a  préposé  au  tout  un  Kaiser  mal  défini,  un  Chan- 
celier qui  ne  Test  pas  mieux.  Qela  fait  un  mélange  de  fédé- 
ralisme, de  démocratie,  de  parlementarisme,  d'autocratie. 
Et  le  mot  doit  être  répété  :  un  être  pas  au  point,  unfertiges 
Wesen.  Au  reste,  M.  v.  Jageman1  convient  que,  pas  plus  que 
l'Empereur  ou  le  Chancelier,  le  Reich  ne  peut  être  défini8. 


* 


Des  années  ont  passé  depuis  que  la  Constitution  a  été  écrite 
et  les  circonstances  qui  en  ont  déterminé  le  caractère  ont 
reculé  dans  l'histoire  :  il  est  question  de  la  modifier.  Le 
Reichstag  en  a  parlé;  une  grande  commission  en  délibère. 
Mais,  dès  les  premiers  jours  de  la  crise,  il  fut  évident  que, 
de  tout  ce  grand  bruit,  il  sortirait  très  peu  de  chose.  A  peine 
l'unanimité  du  mécontentement  fut-elle  révélée,  que  la  dis- 
corde des  mécontents  apparut. 


1.  Die  deutsche  Reichsverfassung,  de  M,  Eugène  von  Jageman  —  un 
volume  de  *58  pages  —  donne  un  commentaire  clair  et  complet  de  la 
Constitution.  Une  traduction  du  Droit  public  de  l'Empire  allemand ',  de 
Laband,  par  M.  Larnaude,  professeur  à  l'Université  de  Paris,  a  paru  chez 
Giard  et  Brière,  Paris,  190a. 

a.  Reich  ne  veut  pas  exactement  dire  Empire;  Kaiser  est  inexactement 
traduit  par  Empereur.  La  traduction  d'allemand  en  français  est  souvent 
cause  de  contresens. 


846  LA     REVUE     DE     PARIS 

Il  y  a  en  Allemagne,  d'abord,  des  parties  et  des  partis; 
des  parties  imparfaitement  fondues  dans  le  tout,  et  plus  d'une 
douzaine  de  partis,  desquels  deux  ou  trois  sont  bien  caracté- 
risés, et  les  autres  séparés  par  des  nuances  mal  perceptibles 
aux  yeux  étrangers,  mais  que  les  lunettes  allemandes  gros- 
sissent au  point  de  les  rendre  inconciliables. 

Il  y  a  aussi  en  Allemagne  l'incapacité  générale  à  l'expression 
d'idées  simples,  le  vague  des  termes,  l'inaptitude  à  définir,  à 
mettre  en  ordre,  à  faire  une  phrase.  La  phrase  allemande  coule 
sur  terrain  plat;  lente,  elle  diverge  en  incidentes  ;  elle  rencontre 
des  cailloux,  des  «  mais  »,  des  «  pourtant  »,  des  aber,  des  dock, 
qui  la  rejettent  à  droite,  à  gauche  ou  la  font  refluer.  Aber  et 
dock  sont  aussi  familiers  aux  Allemands  qu'à  nous  les  Or  et 
les  Donc. 

Il  y  a,  de  plus,  en  Allemagne,  l'habitude  de  regarder  les  puis- 
sances de  trè$  bas  en  très  haut,  habitude  séculaire  de  déférence, 
d'obséquiosité  très  humble.  J'ai  entendu  raconter  par  l'éditeur 
Hetzel  qu'en  i848  il  avait  été  à  Francfort  avec  quelques  autres 
Français  pour  s'y  entretenir  avec  des  démocrates  allemands, 
et  qu'il  avait  trouvé  ceux-ci  hardis  en  paroles  révolutionnaires, 
mais  saisis  de  respect,  si  quelque  Altesse  venait  à  passer.  Je 
sortais,  il  y  a  une  vingtaine  d'années,  du  palais  de  l'ancien 
Reichstag,  en  compagnie  d'un  député  progressiste  avancé, 
dont  l'esprit  me  semblait  le  plus  libre  du  monde.  Quelqu'un 
venant  en  sens  inverse  s'arrêta  un  moment  pour  dire  bonjour 
à  mon  compagnon,  qui  prit  l'attitude  du  grand  respect  et 
me  l'expliqua,  la  conversation  finie,  en  me  disant,  d'un  ton 
qui  dissimulait  mal  un  sentiment  de  fierté  :  «  C'est  le  prince 
Guillaume  de  Bade  ».  Ces  jours-ci,  à  Berlin,  quand  la  jeune 
et  charmante  fiancée  du  quatrième  fils  de  l'Empereur  fit  son 
entrée  dans  la  ville,  la  municipalité  alla  la  recevoir,  selon 
l'usage,  à  la  porte  de  Brandebourg,  et  le  premier  bourgmestre, 
un  démocrate,  la  harangua.  Il  faut  croire  qu'il  n'avait  pas  la 
mine  fière;  car,  deux  jours  après,  je  ris  dans  un  journal  un 
dessin  qui  représentait  la  place  de  la  cérémonie  toute  déserte  ; 
deux  personnes  seulement  y  restaient  :  Tune,  reconnaissable 
au  collier  de  bourgmestre  qui  ornait  son  épaule  était  couchée  à 
plat  ventre;  l'autre,  penchée  vers  le  gisant,  lui  disait  :  ce  II  y  a 
deux  heures  que  le  cortège  est  passé;  relqvez-vous !   ».  Au 


UN     SÉJOUR    A    BEI\LIN  8^7 

reste,  elle  est  très  vieille,  cette  mauvaise  réputation  des  démo- 
crates allemands,  car  Bœrne  disait  :  «  Je  serais  un  ÎNéron  en 
Allemagne  et  je  jetterais  mon  diadème  dans  le  fleuve,  qu'au 
commandement  Apporte!  le  plus  enragé  de  ceux  qu'on  accuse 
de  démagogie  plongerait  comme  un  barbet  fidèle  et  me  rappor- 
terait ma  couronne!»  Sans  doute,  les  temps  et  les  mœurs  ont 
changé;  un  sérieux  parti  démocratique  s'organise  en  Alle- 
magne. N'importe!  Je  voudrais,  caché  dans  un  coin,  voir  et 
entendre  un  tète  à  tète  de  démocrate  avec  l'Empereur. 

Il  y  a,  enfin  et  peut-être  surtout,  en  Allemagne,  la  crainte 
d'ébranler  l'Empire.  Lia  mémoire  allemande  a  gardé  le  souvenir 
des  séculaires  misères  et  des  humiliations  d'autrefois.  Ce 
grand  pays  a  été  longtemps  l'enclume  où  frappèrent  à  coups 
redoublés  les  marteaux  d'alentour.  Aujourd'hui,  l'Allemagne 
est  devenue  marteau.  Sa  force  naturelle  a  été  longtemps 
contenue,  comprimée,  stérilisée;  aujourd'hui  elle  a  libre 
cours,  elle  déborde,  elle  envahit.  Et  l'Allemagne  ne  trouve 
pas  seulement  dans  sa  destinée  nouvelle  la  satisfaction  de 
vivre  enfin  d'une  vie  nationale.  Elle  repaît  abondamment 
l'immense  et  brutal  orgueil,  qui  lui  est  naturel  et  lui  fait 
chanter  à  tout  propos  sa  chanson  :  «  L'Allemagne  !  L'Allemagne 
par-dessus  tout!  DeutschJand!  Deutschland  Hier  Ailes  !  »  Or, 
elle  sait  bien  que  son  indépendance  et  sa  force  sont  sous  la 
garde  de  cette  armée,  dont  «  les  régiments  portent  des 
numéros  qui  se  suivent  »,  et  qu'à  cette  armée,  il  faut  un  chef, 
et  que  ce  chef  est  et  ne  peut  être  que  l'Empereur  allemand,  roi 
de  Prusse. 

Voilà  bien  des  raisons  pour  que  le  Reichstag,  lorsqu'il  s'est 
réuni  en  pleine  émotion  nationale,  après  qu'il  se  fut  satis- 
fait par  quelques  discours,  se  soit  abstenu  de  passer  des  paroles 
à  un  acte  quelconque.  Il  s'est  senti  incapable  de  s'unir  dans 
une  manifestation  comme  aurait  été  une  adresse  à  l'Empereur  ; 
le  texte  de  cette  adresse,  aucune  commission  ne  serait  par- 
venue à  le  dresser.  Très  pâle  a  été  la  discussion  des  réformes 
constitutionnelles,  deux  jours  durant.  Que  va  faire  maintenant 
Ja  commission  qui  examine  les  projets  présentés  par  divers 
partis?  J'imagine  que  le  Chancelier  de  l'Empire  n'est  pas 
inquiet  de  l'issue.  Il  se  sait  en  présence  de  volontés  diverses 
et  obscures.  Un  jour,  le  prince  Bismarck  disait  au  Parlement  : 


848  LA     REVUE     DE     PARIS 

«  Que  voulez-vous  donc?  Vous  ressemblez  à  des  enfants  qui 
jouent  à  cacher  un  objet  qu'un  des  joueurs  doit  chercher; 
mais,  au  moins,  quand  le  chercheur  s'approche  de  la  cachette, 
on  l'avertit  par  un  air  de  musique.  Vous,  vous  ne  faites  jamais 
de  musique  ».  Ces  derniers  jours,  le  Reichstag  a  fait  quelque 
bruit  ;  mais  du  bruit,  c'est  plus  facile  à  faire  que  de  la  musique. 
Quelque  chose  est  changé  pourtant  en  Allemagne.  Probable- 
ment, la  volonté  durera  de  donner  à  la  nation  une  part  au 
gouvernement  d'elle-même.  Mais  il  faudra  que  cette  volonté 
soit  tenace  et  patiente.  Elle  rencontrera  de  grosses  résistances, 
et  d'abord  celle  du  Bundesrat.  Le  jour  où  un  ministère  respon- 
sable d'Empire  serait  institué,  la  vie  collective  nationale  pren- 
drait une  force  nouvelle,  et  d'autant  serait  diminué  ce  qui  reste 
d'existence  aux  petits  États.  Le  jour  où  ce  ministère  d'Empire 
serait  mis  en  face  d'un  parlement  d'Empire,  élu  au  suffrage 
universel  direct,  qu'adviendrait-il  de  ces  vingt  et  quelques 
constitutions,  différentes  les  unes  des  autres,  la  plupart 
archaïques  et  compliquées,  de  ces  petites  chambres,. hautes  et 
basses;  et  combien  de  temps  dureraient  encore  les  Altesses 
Sérénissimes,  qui  vivent  dans  leurs  «  capitales  et  résidences  », 
entourées  d'augustes  parentés,  de  grands  maîtres  de  la  Cour, 
de  grands  maréchaux,  de  sénéchaux,  d'aides  de  camp,  de 
dames  de  la  Cour,  de  ministres  titrés  d'Excellence,  de  con- 
seillers secrets,  de  fournisseurs  de  Cour?  Mais  surtout, 
comment  le  principal  Etat  de  l'Empire,  la  Prusse,  garderait-il 
son  régime  électoral,  duquel  le  moins  que  l'on  puisse  dire  est 
qu'il  est  drôle,  et  son  régime  d'irresponsabilité  ministérielle? 
De  toute  cette  bigarrure,  de  ces  intérêts,  de  ces  vanités,  de  ces 
traditions,  de  ces  souvenirs,  le  Bundesrat  est  le  gardien  très 
fort,  puisqu'aucun  changement  ne  peut  être  introduit  dans  la 
Constitution,  qui  déplaise  à  quatorze  de  ses  voix.  Très  lente 
sera  donc,  si  jamais  elle  doit  s'accomplir,  la  transformation 
de  l'Allemagne  impériale.  Il  faudrait,  pour  la  hâter,  ou  bien 
quelque  circonstance  extraordinaire,  comme  celles  qui  se  sont 
produites  en  1866  et  en  1870,  mais  on  ne  peut  l'imaginer,  cette 
circonstance  ;  ou  bien  une  imprudence  continue  de  l'Empe- 
reur, qui  prît  le  caractère  d'une  provocation  ;  mais  cela  n'est 
pas  à  prévoir  non  plus,  car,  malgré  les  apparences,  l'Empereur 
n'est  pas  du  tout  imprudent  au  fond. 


UN     SÉJOUR     A     BERLIN  84g 


* 


L'Empereur,  on  l'a  donc  mis  en  état  de  pénitence  publique. 
Que  pense-t-il  dans  sa  retraite  et  son  silence?  Il  a  été  dit 
en  son  nom,  après  l'entrevue  qu'il  eut  à  Potsdam  avec  le 
Chancelier,  qu'il  trouvait  exagérées  les  critiques  dont  on  l'avait 
accablé.  Il  reconnaît  donc  —  et  il  a  raison  —  qu'elles  sont 
justes  en  partie.  Mais  il  a  le  droit  de  s'étonner  que  les  Alle- 
mands ne  lui  reconnaissent  pas  quelques  mérites  :  celui 
d'avoir  laissé  la  paix  à  l'Allemagne  et  au  monde  ;  celui  d'avoir 
contribué  plus  que  personne  au  développement  de  la  puissance 
économique  allemande;  celui  d'avoir  mis  à  flot  la  flotte 
d'Allemagne.  Il  ne  serait  que  juste,  d'ailleurs,  de  partager  la 
responsabilité  de  l'abus  qu'il  a  fait  du  pouvoir  personnel  entre 
lui  et  l'Allemagne,  qui  n'a  jamais  clairement  voulu,  qui  ne 
veut  pas  clairement  encore  limiter  ce  pouvoir.  Enfin  il  faudrait, 
pour  être  juste  tout  à  fait,  se  représenter  l'idée  que  l'Empereur 
et  Roi  ne  peut  pas  ne  pas  avoir,  étant  donnée  l'histoire,  de 
son  autorité  impériale  et  royale.  Mais  chercher  la  définition 
que  Guillaume  II  se  donne  à  lui-même  des  mots  Empereur  et 
Roi  nous  mènerait  un  peu  loin.  Il  y  faudra  venir  un  autre 
jour. 

ERNEST     LAVISSE 


iô  Décembre  1906.  la 


LE  CONGRÈS  DE  LA  CHASSE 


Bien  qu'ils  soient  tous  armés  d'un  et  souvent  de  plusieurs 
fusils,  qu'ils  aiment  à  faire  parler  la  poudre  et  même  ne 
craignent  pas  l'effusion  de  sang,  les  chasseurs  n'en  ont  pas 
moins  voulu  tenir,  eux  aussi,  des  assises  très  pacifiques.  Ils 
se  sont  réunis  près  de  mille,  en  mai  1907,  et  toutes  les  grandes 
questions  concernant  la  chasse,  dont  quelques-unes  avaient 
été  traitées  ici  même1,  ont  fait  l'objet  d'amples  discussions  : 
ces  délibérations  viennent  d'être  réunies  en  une  publication 
considérable  où  sont  condensés  tous  les  documents,  rapports, 
discours  et  vœux  émis8. 

Quelques  semaines  avant  l'ouverture,  le  succès  du  congrès 
était  assuré,  autant  par  les  travaux  rapidement  menés  de  la 
commission  que  par  les  adhésions  affluant  de  toutes  parts. 
L'idée  vint  alors  de  lui  donner  plus  d'ampleur  en  invitant  les 
gouvernements  étrangers  à  y  prêter  leur  concours  :  sur  l'initia- 
tive d'un  ardent  défenseur  des  intérêts  de  la  chasse,  l'actif 
député  du  Doubs,  M.  Beauquier,  le  congrès  devint  interna- 
tional. Si  tardives  qu'aient  été  les  démarches  faites  auprès 
des  chancelleries,  si  lents  qu'aient  été  les  détours  de  la 
voie  diplomatique,  les  adhésions  des  gouvernements  les  plus 
intéressés,  ont  été  réunies  à   l'heure  voulue.    L'Allemagne, 

1.  Voir  la  Bévue  de  Paris  du  icr  octobre  1903. 

a.  Congrès  international  de  la  Chasse,  tenu  à  Paris  du  1 5  au  18  mai  1907, 
sous  la  présidence  de  M.  Lucien  Daubrée,  conseiller  d'État,  directeur  géné- 
ral des  Eaux  et  Forêts.  Paris,  imprimerie  de  la  Gazette  du   Palais  ioo7. 


1 


LE     CONGRÈS    DE    LA     CHASSE  85 I 

l'Autriche,  la  Hongrie,  l'Espagne,  l'Italie,  la  Belgique,  le 
Grand-Duché  de  Luxembourg,  la  Principauté  de  Monaco  ont 
pris  part  aux  travaux  du  Congrès.  Quant  à  la  France,  aucun 
des  hommes  que  désignait  leur  compétence  spéciale  en  matière 
de  chasse,  aucun  de  nos  grands  fusils,  aucun  de  nos  juris- 
consultes chasseurs  n'avait  voulu  se  dérober,  et  les  Sociétés 
de  chasse  les  plus  éloignées  avaient  député  un  ou  plusieurs  de 
leurs  membres  avec  leurs  cahiers  de  doléances. 

Quelle  est  la  situation  de  la  chasse  en  France,  son  impor- 
tance, son  rôle  économique?  A-t-elle  des  motifs  suffisamment 
puissants  de  s'imposer  à  l'attention  des  pouvoirs  publics? 

Le  rapport  de  M.  Cou  tard,  inspecteur  des  Finances,  actuel- 
lemement  directeur  au  Ministères  des  Colonies,  avait  pour 
titre  :  «  De  l'importance  de  la  chasse  au  point  de  vue  des 
ressources  qu'elle  procure  à  divers  budgets  ».  Le  chasseur  est, 
au  sens  de  M.  Cou  tard,  le  contribuable  idéal  : 

Ne  vient-il  pas  de  lui-même  au-devant  de  l'impôt,  le  subissant 
sans  trop  de  déplaisir,  parce  que  pour  la  satisfaction  de  son  plaisir, 
et  frappant  au  guichet  de  toutes  nos  caisses  publiques,  pour  y 
verser  un  tribut  volontaire  dont  on  méconnaît  trop  souvent  l'impor- 
tance !  Cette  mentalité  particulière  et  si  rare,  ne  s'observe-t-elle  pas 
chez  le  chasseur,  soit  que,  plein  d'espoir  et  aussi  d'illusions,  il 
vienne,  à  la  veille  de  l'ouverture,  solliciter  son  permis,  soit  qu'à  la 
sortie  de  nos  grandes  gares,  humilié  de  n'avoir  rien  à  déclarer,  il 
jette  un  regard  d'envie  sur  l'heureux  collègue  très  fier  de  s'attarder 
au  bureau  de  l'octroi  ? 

Le  premier  des  impôts  payé  par  les  chasseurs  est  celui  du 
permis  de  chasse  :  sur  les  28  francs  du  permis,  il  est  attribué 
10  francs  aux  communes  et  réservé  18  francs  à  l'État.  Or 
chaque  année  ce  sont  des  plus-values  nouvelles  :  la  chasse, 
loin  d'être  reléguée  au  rang  des  traditions  d'un  autre  âge,  est 
chez  nous  plus  en  faveur  que  jamais. 

Au  lendemain  de  la  guerre  de  1870,  le  prix  du  permis  avait 
été  porté  à  4o  francs.  Il  fallut  vite  revenir  sur  cette  mesure  qui 
avait  le  double  défaut  d'être  anti-démocratique  et  surtout,  par 
l'excès  même  de  l'impôt,  de  tarir  la  source  qu'on  entendait  au 
contraire  rendre  plus  abondante.  Les  recettes  avaient  fléchi;  on 
en  revint  au  prix  de  a 8  francs,  qui  est  à  peu  de  chose  près  celui 


854  LA     REVUE     DE     PARIS 

matériels.  Mais  c'était  une  tâche  nécessaire  de  démontrer,  à 
un  siècle  devenu  positif  par  nécessité»  l'utilité  pécuniaire  de 
la  chasse  à  courre  :  excellent  argument  contre  les  ennemis 
de  ce  sport  pourtant  d'allure  bien  française,  et  contre  les 
mesures  qui  auraient  pour  effet  d'en  amener  la  disparition. 

A  la  curiosité  des  Congressistes,  les  veneurs  ont  ouvert 
leurs  livres.  Plusieurs  d'entre  eux  ont  indiqué,  en  alignant  les 
chiffres,  les  dépenses  considérables  de  leurs  équipages,  et  il  est 
dès  lors  facile  de  se  rendre  compte  de  la  prospérité  que  vaut  à 
une  région  l'exercice,  sur  son  territoire,  de  grandes  chasses  à 
courre.  En  1906  il  existait  en  France  4o5  *  équipages  de  chasse 
à  courre.  Il  est  possible  de  les  diviser  en  deux  catégories  :  les 
équipages  de  moins  de  3o  chiens,  qui  sont  au  nombre  de 
270;  les  grands  équipages,  ceux  de  3o  à  100  chiens  et  plus, 
qui  sont  au  nombre  de  i35. 

Il  a  été  compté  que  les  petits  équipages,  comprenaient 
chacun  en  moyenne  :  1  à  2  hommes  à  titre  de  valets  de  chiens  ; 

2  à  4  chevaux  pour  les  hommes;  2  chevaux  pour  chaque 
maître;  6  à  10  chevaux  pour  les  sociétaires,  actionnaires, 
invités;  8  à  10  hommes  employés  au  service  des  chevaux; 
i5  à  20  chiens.  De  plus  pour  la  remonte  en  chevaux  et  en 
chiens  de  ces  270  équipages,  il  faut  compter  800  chevaux  et 
1  100  chiens.  On  peut  évaluer  la  dépense  annuelle  totale  des 
270  équipages  à  12  915  000  francs. 

Pour  les  grands  équipages  :  4  hommes  par  équipage  à  titre 
de  piqueurs  et  valets  de  chiens  ;  8  chevaux  pour  les  4  hommes  ; 

3  chevaux  pour  le  maître  d'équipage  ;  20  chevaux  par  équipage 
pour  les  sociétaires,  actionnaires,  invités;  26  hommes  employés 
au  service  des  chevaux  ;  5o  chiens  par  équipage.  De  plus  pour 
la  remonte  en  chevaux  et  en  chiens  de  ces  i35  équipages,  il 
faut  compter  1  5oo  chevaux  et  1  35o  chiens.  Le  calcul  établi 
sur  ces  bases  amène  à  évaluer  la  dépense  annuelle  totale  des 
i35  équipages  à  18  932  000  francs. 

L'un  des  plus  célèbres  parmi  ces  équipages,  celui  de 
Bonnelles  à  madame  la  duchesse  d'Uzès,  comprend  70  per- 
sonnes portant  le  bouton.  11  a  fait,  dans  le  rapport  de  la  Société 

1.  Il  y  avait  encore  en  France  en  190a,  553  équipages  à  boutons.  Ce  chiffre 
de  4o5  est  donc  un  minimum.  Il  existe  de  petits  équipages  dont  il  n'a  pas 
été  obtenu  la  statistique  exacte. 


LE    CONGRÈS     DE    LA    CHASSE  855 

de  Vénerie,  l'objet  d'une  mention  spéciale.  Les  profanes,  qui 
ne  voient  dans  la  chasse  à  courre  que  brillantes  chevauchées 
à  travers  plaines  et  bois,  sont  initiés  par  ces  renseignements  à 
tout  ce  que  comporte  d'éléments  divers  la  mise  en  train  d'un 
équipage  aussi  considérable.  La  dépense  annuelle  atteint 
i  298300  francs.  Quelle  rosée  pour  toute  une  contrée  que  cet 
argent  répandu  avec  une  largesse  devenue  proverbiale  I  «  Il  n'a 
pas  été  tenu  compte  dans  ce  travail,  ajoute  le  rapporteur,  des 
nombreux  officiers  et  curieux  qui  viennent  suivre  les  chasses, 
ni  des  nombreux  automobiles  qui  viennent  de  Paris  et  des 
environs  et  qui  font  vivre  les  hôtels  et  les  auberges  du  pays. 
Aux  chasses  du  Lundi  de  Pâques  et  de  la  Saint-Hubert,  le 
nombre  des  étrangers  est  tel  que  les  boulangers  sont  obligés 
de  faire  trois  fournées  et  l'on  a  manqué  de  painl  ».  Le  chiffre 
total,  représentant  le  mouvement  d'affaires  annuel  auquel  la 
chasse  à  courre  donne  l'essor,  a  été  estimé,  tous  comptes  faits, 
à  73  5oo  000  francs.  Et  le  rapporteur  conclut  : 

Pour  que  la  chasse  à  courre  ait  pu  se  pratiquer  encore  de  nos  jours, 
il  faut  bien  admettre  qu'elle  est  populaire.  On  ne  peut  pas  en  être 
étonné  en  y  réfléchissant  un  instant.  D'abord  ce  sport  ne  s'exerce 
pas  sur  un  territoire  limité,  mais  dans  toute  une  contrée  où  chacun 
est  admis  à  jouir  des  émotions  de  la  poursuite.  Il  y  a  place  pour 
tout  le  monde  dans  le  «  déduict  »  de  vénerie  où  le  modeste  specta- 
tateur,  sur  un  bidet  quelconque,  sur  sa  bicyclette,  en  carriole,  voire 
même  à  pied,  peut  trouver  autant  de  plaisir  que  l'élégant  cavalier 
sur  un  pur  sang  de  grand  prix.  Quant  au  point  de  vue  hippique,  il 
est  incontestable  que  la  chasse  à  courre  est  un  débouché  très  sûr  et 
des  plus  importants  pour  nos  éleveurs.  Enfin  la  chasse  à  courre 
retient  de  plus  en  plus  dans  les  campagnes,  et  pour  leur  plus  grand 
bienfait,  de  très  nombreuses  familles. 

En  terminant,  nous  rappellerons  que  certains  Conseils  généraux, 
après  avoir  émis  pendant  plusieurs  années  des  vœux  hostiles  à  la 
chasse  à  courre,  ont  reconnu  cette  année  leur  erreur,  et  qu'ils  les 
ont  supprimés  en  considération  des  importants  bénéfices  que  les 
équipages  apportent  à  leur  région. 

Le  Congrès  a  fait  siennes  ces  conclusions  :  un  vœu,  suite 
naturelle  des  rapports  qui  viennent  d'être  rapidement  analysés, 
tend  à  ce  que,  d'une  part,  les  pouvoirs  publics  cherchent  à 
favoriser  et  à  encourager  l'exercice  de  la  chasse  à  courre  et 


856  JLA     REVUE     DE     PARIS 

que»  d'une  façon  générale»  ils  fassent  tous  leurs  efforts  poux 
la  reconstitution  et  le  développement  de  nos  chasses: 


* 

*  * 


Dans  ce  vœu  d'une  portée  très  étendue  sont  contenus 
presque  tous  les  autres  desiderata  des  Congressistes.  Ce  qui 
touche  en  effet  aux  mesures  de  police,  à  la  législation,  au 
repeuplement  du  gibier,  à  la,  fabrication  de  la  poudre,  rentre 
dans  les  améliorations  que,  seuls,  les  pouvoirs  publics,  admi- 
nistration ou  parlement,  sont  à  même  de  réaliser. 

On  ferait  tout  un  volume,  en  prenant  pour  thème  les 
rapports  présentés  au  sujet  des  armes  de  chasse,  des  plombs  et 
de  la  poudre.  M.  Gastinne-Renette  a  servi  au  Congrès  un 
document  du  plus  haut  intérêt  et  qui  sera  à  toute  époque  très 
utilement  consulté,  sur  les  armes  de  chasse  en  1907.  On  y 
suit  l'évolution  du  fusil  de  chasse  depuis  le  temps  de  l'antique 
fusil  à  piston,  se  chargeant  à  la  baguette  par  la  bouche, 
jusqu'au  hammerless,  en  passant  par  le  fusil  à  bascule  Lefau- 
cheux,  créé  vers  1 836  et  qui  fut  seul  en  usage  pendant  vingt- 
cinq  ans.  Tout  se  transforme  et  l'époque  est  prochaine  — 
malheureux  gibier  I  —  où  les  perfectionnements  apportés  par 
les  guerres  modernes  nous  doteront  du  fusil  de  chasse  auto- 
matique. Mélancoliquement,  M.  Gastinne-Renette,  oubliant 
avec  désintéressement  les  intérêts  des  armuriers,  fait  la 
réflexion  que  de  pareilles  armes,  en  nuisant  à  la  conserva- 
tion de  nos  chasses,  feront  perdre  aux  chasseurs  beaucoup  du 
plaisir  de  la  poursuite.  Temps  passé!...  Vers  lui,  le  chasseur 
vraiment  épris  de  la  chasse  tourne  ses  regards  avec  regrets, 
car  tout  en  cheminant  jusqu'au  magasin  tentateur  dont  la 
devanture  s'adorne  de  hammerless  premier  choix,  tout  en 
maniant  cette  arme  dont  il  attend  des  hécatombes  de  perdrix, 
il  donne  une  larme  à  l'ancien  fusil,  souvenir  de  ses  jeunes 
années  et  de  ses  premières  prouesses,  relique  maintenant  au 
râtelier. 

11  faut  bien  être  de  son  époque  et  marcher  avec  le  progrès  ! 
N'est-il  pas  permis  cependant,  en  suivant  une  battue  moderne, 


LE     CONGRÈS    DE     LA    CHASSE  857 

où  tombent  par  centaines  les  pièces  autrefois-  ménagées  avec 
parcimonie,  de  donner  un  souvenir  au  temps  où,  dans  la 
bruyère  bumide  d'une  rosée  matinale,  s'allongeait  la  flânerie 
d'une  chasse  sans  parti,  avec  la  compagnie  d'un  chien  qui 
vraiment  semblait  penser,  causer  avec  nous!  Mentalité  d'un 
stratégiste  qui,  assistant  à  la  bataille  de  Moukden,  »  avoue  tout 
bas  qu'était  bien  préférable  le  temps  où  les  tranchées  s'ou- 
vraient avec  des  violons  !  Nous  avons  maintenant  des  fusils  de 
chasse  à  canons  paradox  et  des  carabines  express,  qui  por- 
tent leurs  projectiles  à  des  distances  énormes!  A  fusils  nou- 
veaux, il  faut  poudre  nouvelle. 

Ce  chapitre  a  été  copieusement  traité.  Contre  L'État,  qui 
détient,  comme  on  le  sait,  le  monopole,  les  chasseurs  ont 
fait  valoir  de  nombreuses  doléances.  Mais  M.  de  Montbrison 
a  commencé  par  donner  une  leçon  aux  chasseurs  : 

Beaucoup  de  chasseurs  ne  sont  pas  satisfaits  de  nos  poudres  de 
chasse.  Ont-ils  raison?  Oui,  mais  seulement  dans  une  certaine 
mesure.  Car  bien  peu  savent  faire  charger  leurs  cartouches  d'une 
façon  rationnelle.  Trop  rarement,  exceptionnellement,  dirpns-nons, 
les  charges  sont  bien  proportionnées.  Combien  de  chasseurs  se  sont 
préoccupés  de  la  vitesse  nécessaire  pour  atteindre  d'abord,  pour  tuer 
proprement  ensuite,  le  gibier  qu'ils  poursuivent?  Un  sur  vingt  peut- 
être  !  Et  les  dix-neuf  autres  se  plaignent  amèrement  et  rejettent  par 
ignorance,  sur  les  munitions,  les  fautes  grossières  dont  ils  sont  seuls 
coupables... 

Ceci  dit,  M.  de  Montbrison  avait  la  plume  plus  libre  pour 
dire  à  l'État  son  fait.  Notre  fabrication  française  manque  de 
perfection.  Nos  poudres  noires  sont  excellentes;  mais  nos 
poudres  pyroxylées  sont  inférieures  à  certaines  poudres  étran- 
gères, à  la  Ballistite,  la  Mullerite,  la  E.  C.  Nous  avons  eu 
là-dessus  l'opinion  d'un  chasseur  émérite,  M.  Ter  nier.  Le 
Congrès  a  émis  le  vœu  que  l'administration  compétente 
introduise  en  France  des  poudres  étrangères,  au  moins  à  titre 
d'essai  pendant  un  an,  dans  leurs  boites  d'origine.  À  cet  effet, 
un  bureau  de  commande  pourrait  être  créé  à  Paris  par  le  ser- 
vice des  Douanes  pour  donner  satisfaction  à  toutes  les 
demandes  des  chasseurs  et  des  armuriers.  Cette  innovation  ne 
va  pas  sans  quelque  difficulté  :  néanmoins,  la  voix  du  Congre? 


858  LA     REVUE     DE     PARIS 

a  été  entendue  ;  une  commission  technique l  nommée  récem- 
ment s'occupe  de  ces  questions. 

Le  service  des  Poudres  et  Salpêtres  est,  parmi  les  adminis- 
trations de  l'État,  Tune  de  celles  qu'on  ne  peut  accuser  d'être 
rétrogrades  ;  elle  cherche  avec  conscience  et  constance  les  amé- 
liorations désirables.  Seulement  le  progrès  va  si  vite  que 
vraiment  on  ne  saurait  s'étonner  que  l'administration,  dont 
la  marche  est,  par  nature,  un  peu  plus  pesante,  ne  puisse 
prendre  des  allures  aussi  rapides.  Encore  ne  faudrait-il  pas 
trop  vite  se  prononcer,  car  les  conclusions  de  la  Commission 
nouvelle  laisseraient  prévoir  que,  contrairement  à  l'opinion  de 
certains  snobs  toujours  portés  au  dénigrement  des  produits 
français,  la  supériorité  des  poudres  françaises  pourrait  bien 
être  définitivement  reconnue  et  prouvée. 

Le  Congrès  a  obtenu  ce  premier  succès.  Il  y  aurait  vrai- 
semblablement quelque  fatigue  pour  le  lecteur  à  parcourir  le 
dédale  des  autres  vœux.  Il  y  a  eu  surabondance.  Cependant  on 
ne  peut  que  se  réjouir  d'avoir  entendu  traiter  les  questions  rela- 
tives aux  dates  d'ouverture  et  de  clôture,  aux  maladies  du 
gibier,  à  la  santé  du  chasseur  dont  le  Dr  Henri  de  Rothschild 
était  qualifié  pour  nous  entretenir,  à  la  destruction  des  ani- 
maux nuisibles,  à  l'élevage  et  au  repeuplement,  à  l'organisa- 
tion de  la  police  rurale,  la  meilleure  sinon  la  seule  garantie  de 
la  conservation  de  notre  fortune  cynégétique,  à  l'interdiction 
de  l'enlèvement,  du  transport  et  de  la  vente  des  œufs  et  cou- 
vées d'oiseaux-gibier,  à  la  mise  en  valeur  du  droit  de  chasse 
par  le  groupement  des  petites  parcelles,  etc. 

L'un  des  vœux  auxquels  le  Congrès  a  paru  s'attacher  avec 
le  plus  d'énergie  est  celui  qui  condamne  la  création  des  permis 
de  chasse  journaliers  ou  hebdomadaires  et  maintient  le  permis 
aux  conditions  actuelles  de  prix,  de  durée  et  de  validité.  La 
question  est  d'actualité.  Elle  est  posée  devant  le  Parlement. 
Depuis  plusieurs  années,  à  intervalles  de  plus  en  plus  rappro- 
chés, des  propositions  ont  été  déposées  en  vue  de  l'institution 
de  permis  temporaires  à  prix  minime,  o  fr.  a5  à  o  fr.  5o  par 
jour.  Le  prétexte?  Rendre  la  chasse  accessible  à  tous.  Voilà 

i.  Une  décision  de  M.  le  Ministre  de  la  Guerre  du  5  juillet  1907  a  intro- 
duit dans  la  composition  de  la  commission  centrale  du  Service  des  Poudres 
un  certain  nombre  de  chasseurs  et  d'armuriers. 


LE     CONGRÈS    DE    LA    CHASSE  8Ô9 

qui  est  séduisant.  Ainsi  le  pensent  du  moins  certains  hommes 
de  bonne  foi,  épris  d'un  sentiment  très  honorable,  le  senti- 
ment égalitaire;  mais  dans  un  État  bien  ordonné,  faut-il  con- 
cevoir que  l'égalité  doive  régner  dans  la  distraction  ou  le 
plaisir?  Tel  sport  coûteux  ne  sera  pas  nécessairement  accessible 
au  grand  nombre  ;  et  parce  que  le  yachting  est  à  la  fois  diver- 
tissant et  fortifiant,  faut-il  imaginer  Un  procédé  qui  le  mette 
à  portée  de  toutes  les  bourses  P 

Les  partisans  du  permis  réduit  sont  victimes  d'un  mirage. 
Quand  il  aura  été  créé  des  tickets  de  chasse  à  cinq  sous  ou 
dix  sous  par  journée,  le  chasseur,  qui  ne  part  en  campagne 
que  quinze  à  vingt  jours  par  an,  verra  réduit  à  a  ou  5  francs 
l'impôt  payé  par  lui.  De  ce  fait  la  chasse  sera-t-elle  à  bon 
marché?  Certes  non,  car  il  restera  au  chasseur  des  frais  inévi- 
tables. Il  faut  bien  acheter  des  fusils,  de  la  poudre  et  du  plomb, 
entretenir  un  ou  plusieurs  chiens,  se  déplacer  parfois  d'un  lieu 
à  un  autre  et  perdre  à  cette  distraction,  salutaire  sans  doute, 
mais  absorbante,  le  temps  qui  est  de  la  monnaie  aussi. 
L'abaissement  du  permis  n'aura  pas  l'effet  attendu;  il  ne 
réduira  que  d'une  façon  relative  le  budget  du  chasseur. 

L'heure  serait-elle  d'ailleurs  bien  choisie  pour  opérer  un 
dégrèvement  sur  un  objet  qui  n'est  pas  de  première  nécessité? 
On  comprend  que  le  législateur  s'efforce  de  réduire  les  impôts 
sur  les  matières,  comme  le  sucre,  consommées  par  le  grand 
nombre.  On  s'expliquerait  plus  difficilement  qu'un  gouverne- 
ment, à  moins  de  plus-values  excessives,  dont  l'histoire  con- 
temporaine ne  nous  donne,  hélas!  pas  d'exemple,  voulût  faire, 
aux  dépens  du  contribuable,  un  cadeau  aux  fumeurs  qui  ne 
sont  pas  contraints  de  fumer,  aux  chasseurs  que  nul  ne  force 
à  chasser.  Le  trou,  creusé  dans  le  budget  de  l'Etat  et  dans  le 
budget  si  intéressant  des  communes,  ne  serait  comblé  que  si 
le  nombre  des  chasseurs  était  quadruplé  ou  quintuplé  et  cela 
durerait  peu  de  temps,  car  le  gibier  disparaîtrait  bien  vite.  Un 
autre  danger  apparaît  :  la  sécurité  publique  compromise. 

On  imagine  ce  que  produirait  l'entrée  en  jeu  de  deux  mil- 
lions de  fusils  sur  un  territoire  comme  celui  de  la  France.  Et 
quels  fusils  !  La  chasse  exige  un  apprentissage  ;  malgré  cela, 
combien  déjà  d'accidents  à  déplorer  I  La  vie  humaine  est  un 
bien   trop  précieux  pour  qu'on  l'expose  de  gaieté  de  cœur, 


860  LA.    REVUE     DE     PA.RIS 

dans  un  but,  non  pas  d'intérêt  général»  mais  d'intérêts 
particuliers.  Le  prix  actuel  du  permis  joue  le  rôle  de  digue. 
Or  démolir  est  facile;  mais  rebâtir  est  fort  malaisé;  il  ne  se 
passerait  pas  trois  années  qu'apparaîtrait  la  nécessité  de  la 
.  réédifier. 

Digue  aussi,  le  permis,  contre  le  braconnage.  Grâce  à  la  loi 
de  i844i  la  délivrance  en  est  entourée  de.  multiples  précau- 
tions; les  chasseurs  se  font  inscrire  à  la  préfecture  régulière- 
ment; ils  sont  pour  ainsi  dire  enrégimentés,  connus  des 
autorités,  de  la  mairie,  de  la  gendarmerie,  des  gardes  des 
Eaux  et  des  Forêts.  La  police  de  la  chasse  en  est  par  là  faci- 
litée. Il  se  produit  d'ailleurs  une  constante  confusion  entre 
le  droit  de  chasser  et  le  droit  de  chasse.  Le  permis  ne  confère 
que  le  premier  de  ces  droits  ;  c'est  l'ancien  port  d'armes.  Seule, 
la  propriété  rend  possible  le  deuxième.  Il  est  à  présumer  que  le 
jour  où  la  réforme  serait  appliquée,  les  propriétaires  qui  jus* 
qu'ici  ont  le  plus  souvent  délaissé  leur  droit  de  chasse,  autor 
risant  tacitement  tous  les  porteurs  de  fusils  à  tirer  sur  leurs 
terres,  se  préoccuperaient  de  cette  irruption  et  créeraient  entre 
eux  des  syndicats  pour  expulser  de  leurs  terrains  les  chasseurs 
auxquels  ils  n'auraient  pas  expressément  délégué  leur  droits. 
Et  alors  c'en  sera  fini  de  la  chasse  banale. 

Dans  le  discours  d'ouverture  du  Congrès,  le  ministre  de 
l'Agriculture,  prenant  les  devant»,  s'est  déclaré  l'adversaire 
du  permis  à  bon  marché  et  partisan  du  permis  actuel  :  «  Vous 
m'aiderez  à  le  défendre,  a-t-il  dit  ;  la  cause  est  juste,  la  cause 
est  sage.  Nous  avons  résisté  à  certains  assauts  livrés  sans  doute 
de  bonne  foi,  mais  peut-être  à  la  légère,  et  vous  vous  unirez 
à  moi  pour  vous  opposer  à  la  diminution  du  prix  du  permis 
de  chasse  ».  Les  chasseurs  ont  répondu  à  cette  invitation.  Con- 
tribuables, ils  ont  réclamé  le  maintien  de  l'impôt.  C'est  d'uà 
bel  exemple.  A  l'unanimité  ils  ont  refusé  le  présent  funeste 
qui  leur  était  offert.  Il  semble  bien  que,  depuis  cette  mani- 
festation, les  projets  de  réduction  soient  rentrés  dans  la 
catégorie  des  affaires  définitivement  classées. 

Le  Congrès  a  obtenu  un  résultat  tangible  et  même  un  véri- 
table succès,  en  ce  qui  concerne  la  chasse  de  la  caille.  C'est 
une  question  préoccupante  de  savoir  si  nous  n'allons  pas 
assister  à  la  disparition  complète  de  cette  espèce.  Il  y  a  quelque 


LE    CONGRÈS     DE    LA     CHASSE  86l 

quarante  ans,  c'était  un  gibier  pour  ainsi  dire  habituel.  Les 
tableaux  de  cailles,  à  l'ouverture,  étaient  largement  fournis  et 
nul  ne  songeait  qu'on  pût  en  être  privé  un  jour.  Il  arriva 
cependant  que  la  caille  se  fit  plus  rare  sous  le  fusil  du  chasseur 
et  cependant  que ,  sur  notre  territoire  même,  passaient  des 
wagons  entiers  de  cailles,  dites  cailles  exotiques,  destinées  à  la 
consommation.  Les  cailles  exotiques  étaient  bel  et  bien  nos 
cailles  qui  nous  revenaient  par  colis,  après  avoir  quitté  nos 
plaines  à  tire  d'aile  vers  les  pays  chauds. 

L'extermination  est  organisée.  Sans  souci  de  l'avenir,  les 
cailles  sont  capturées  par  bandes .  Il  n'est  pas  rare  que  sur  un  seul 
point,  il  en  soit  pris  20000  dans  une  seule  journée,  en  Asie- 
Mineure,  en  Egypte,  dans  les  îles  de  la  Méditerranée.  Le  grand 
débouché  des  cailles  est  l'Angleterre.  Nos  voisins  sont  très  friands 
de  ce  gibier  qu'ils  paient  aux  prix  les  plus  élevés.  Il  n'est  pas  sur 
une  table  anglaise  de  dîner  de  cérémonie,  sans  un  plat  de 
cailles.  Et  les  envois  sont  devenus  tous  les  jours  plus  abon- 
dants. Tous  les  jours  aussi,  par  contre-coup,  à  mesure  que  les 
cailles  captives  voyageaient  plus  nombreuses,  les  cailles  libres 
passaient  plus  rares  dans  nos  pays.  Une  mesure  d'interdiction 
du  transport  des  cailles  en  transit  pendant  la  période  de  clô- 
ture de  la  chasse  avait  été  prise  en  1899.  ^He  a  ^  consolidée 
en  1901,  par  une  entente  avec  l'Allemagne  qui,  en  même 
temps  que  nous,  interdit  le  passage  aux  cailles  en  prove- 
nance des  régions  méditerranéennes,  de  fin  janvier  jusqu'au 
mois  d'août.  Ainsi  se  dresse,  entre  les  pays  de  production  et 
ceux  de  consommation,  une  barrière  formidable  qui  nous 
fait  songer,  malgré  nous,  à  celle  qui,  un  siècle  plus  tôt,  s'était 
élevée,  de  par  la  volonté  d'un  maître  absolu,  entre  le  continent 
et  l'Angleterre.  Certes  aujourd'hui  la  mer  est  libre;  des  char- 
gements peuvent  par  un  long  détour  gagner  les  îles  Britanni- 
ques. Mais  que  de  difficultés  ils  rencontrent!  quelles  pertes  ils 
éprouvent  et  par  suite  à  quel  prix  élevé,  prix  de  prohibition, 
peuvent  être  vendues  les  cailles  ainsi  transportées  I 

C'est  une  entrave  au  commerce  immodéré  :  et  par  suite  une 
disposition  protectrice  de  la  caille,  disposition  démocratique 
puisque  ce  gibier  est  essentiellement  celui  des  chasses  banales. 
Il  en  est  résulté  l'arrêt  de  la  destruction  et  même  certains 
indices  permettent  de  croire  que  l'espèce  va  de  nouveau  se 


1 


8Ô2  LA     REVUE     DE     PARIS 

multiplier.  Aussi  le  Congrès  a-t-il  pensé  qu'il  importait  de  res- 
treindre encore  le  temps  pendant  lequel  nous  donnons  libre  pas- 
sage aux  envois  de  cailles.  Pour  ce  faire,  il  est  nécessaire  de 
limiter  la  durée  de  la  chasse  de  la  caille  au  temps  de  son  pas- 
sage, puisque  le  transit  ne  peut  légalement  être  interdit  quand 
la  chasse  est  ouverte  :  le  Congrès  a  émis  le  vœu  que  la  chasse 
de  la  caille  fût  dorénavant  close  au  plus  tard  le  icr  novembre. 
Fort  de  l'appui  qui  lui  était  prêté  par  l'unanimité  des  chas- 
seurs, le  ministre  de  l'Agriculture,  M.  Ruau,  vient  de  décider 
que  la  chasse  de  la  caille  serait  close  en  ootobre.  Dès  la  fin 
d'octobre  en  conséquence,  les  cailles  trouveront  une  barrière 
aux  portes  de  notre  territoire.  C'est  peut-être  la  vie  sauve  pour 
des  milliers  de  couples. 

Ainsi,  peu  à  peu,  aboutissent  les  vœux  que  le  Congrès  a 
proposés.  Jusqu'ici  la  voix  des  chasseurs  ne  s'étant  pas  fait 
entendre,  on  pouvait  ignorer  leurs  pensées  et  leurs  désirs.  Il 
n'en  n'est  plus  de  même.  Est-ce  à  dire  que  toutes  les  demandes 
formulées  recevront  satisfaction  ?  Les  Congressistes  eux-mêmes 
en  seraient  étonnés. 

Certains  esprits  impatients  auraient  voulu  voir  ces  assises 
de  la  chasse  se  tenir  de  nouveau  à  brève  échéance.  Il  ne  paraît 
pas  qu'il  y  ait  intérêt  à  presser  ainsi  les  choses.  Les  résultats 
préparés  par  le  Congrès  arrivent  peu  à  peu,  après  plusieurs 
mois,  à  la  réalisation.  L'expérience  montrera  ce  qui  peut  être 
repris  parmi  les  questions  restées  sans  solution.  Il  semble 
notamment  que  la  part  des  ententes  internationales  n'a  pas  été 
faite  assez  largement  au  dernier  Congrès.  C'est  ainsi  qu'un 
Congrès  réunissant  les  représentants  des  États  de  l'Europe, 
intéressés  comme  nous  au  maintien  de  leur  richesse  cynégé- 
tique, pourrait  utilement  traiter  des  sujets  tels  que  :  l'étude 
du  mouvement  commercial  de  la  chasse  s'étendant  non  pas 
seulement  à  la  France,  mais  à  l'ensemble  des  pays  européens; 
l'échange  d'expériences  scientifiques  sur  la  reproduction  du 
gibier,  sur  ses  mœurs,  sur  les  méthodes  les  plus  rationnelles  de 
repeuplement;  l'acclimatation  dans  certains  pays  de  gibiers 
originaires  de  régions  différentes  ;  les  études  sur  les  moyens  de 
transport  les  plus  propres  à  éviter  les  déchets  dans  les  envois 
du  gibier  vivant  ;  les  facilités  h  donner  au  commerce  interna- 
tional; l'amélioration  des  races  de  chiens,  etc.,  etc.. 


I 


LE     CONGRÈS     DE    LA     CHASSE  863 

La  question  de  la  caille  est  de  celles  qu'aborderait  très  effi- 
cacement un  Congrès  international.  Il  en  est  de  même  des 
autres  oiseaux  de  passage,  qui  ignorent  les  frontières.  Leurs 
migrations  se  font  du  nord  vers  le  midi  à  l'automne,  et  dans 
le  sens  contraire  au  printemps.  Leur  retour  ne  s'opère  pas  le 
plus  souvent  par  la  même  voie.  Si  l'un  des  pays  où  ils  sta- 
tionnent les  protège,  interdit  leur  chasse  au  printemps,  à  la 
saison  des  amours,  des  nids,  de  la  reproduction,  il  fait  œuvre 
louable,  sans  doute,  mais  inefficace,  pour  éviter  de  dire  naïve, 
au  cas  où  l'oiseau  protégé  chez  lui  va  se  faire  massacrer 
ailleurs.  Il  serait  du  plus  haut  intérêt,  par  exemple,  de  protéger 
la  bécasse  à  l'époque  où  elle  fait  son  voyage  vers  le  Nord.  La 
France  avait  pris  l'initiative  de  mesures  de  protection  qui, 
restées  isolées,  ont  dû  être  rapportées. 

Trop  de  problèmes  se  posent  ainsi  à  l'attention  des  chasseurs 
de  tous  pays,  pour  qu'il  ne  soit  pas  désirable  de  voir  se  renou- 
veler une  réunion  de  chasseurs.  Toutefois  il  ne  faut  pas  se 
dissimuler  que  la  tâche  cette  fois  sera  plus  délicate.  Le  Congrès 
de  1907  a  fait  le  gros  œuvre;  il  faudra  des  ouvriers  habiles* 
délicats  et  particulièrement  avertis  pour  parachever  la  bâtisse. 
Avant  de  s'engager,  il  est  nécessaire  de  pressentir  les  opinions 
des  pays  de  mœurs  et  de  législations  si  diverses.  Une  occasion 
se  présentera  :  en  1910,  doit  s'ouvrir  à  Vienne  une  Exposition 
internationale  des  sports.  Outre  l'agrément  d'une  exposition 
de  la  chasse  dans  l'une  des  plus  délicieuses  et  des  plus  accueil-* 
lantes  capitales  du  monde,  l'avantage  sera  grand  de  trouver 
un  terrain  pour  engager,  entre  pays  différents,  une  conversa- 
tion, prélude  des  ententes  futures,  et  prévoir  dans  quelles  con- 
ditions et  sous  quelle  forme  la  grande  manifestation  cynégétique 
de  1907  pourra  être  reprise,  afin  d'en  confirmer  les  résultats» 

LUCIEN     DAUBRÉE 


L\ 


QUESTIONS  EXTÉRIEURES 


AUTRICHE    ET    SERBIE 


Depuis  le  traité  de  Berlin,  le  Habsbourg  tient  la  Serbie, 
sinon  pour  un  royaume  vassal,  du  moins  pour  un  peuple 
mineur,  sur  lequel  il  a  le  droit  de  tutelle,  de  curatelle  ou,  comme 
on  dit  aujourd'hui,  de  «  voisinage  »,  et,  suivant  que  les  gens 
de  Belgrade  se  prêtent  ou  se  refusent  à  ses  ordres,  Vienne  les 
traite  en  mercenaires  que  Ton  solde  ou  en  insurgés  que  Ton 
châtie.  De  1878  à  1908,  trois  rois  se  sont  succédé  en  Serbie  : 
Milan  Ier(i878-i889),  Alexandre  ier  (1889- 1903)  et  Pierre  ier 
(1903- 1908).  Milan  fut  le  gagiste  de  l'Autriche;  Alexandre  en 
fut  tour  à  tour  le  dupeur  et  la  dupe  ;  il  se  pourrait  que  Pierre  en 
devint  l'esclave. 

Le  traité  de  Berlin,  qui  érigeait  la  Serbie  en  principauté 
indépendante,  lui  donnait  aussi  quelques  terres  nouvelles  dans 
les  provinces  que  la  guerre  russo-turque  avait  libérées  et  que 
l'Europe  remettait  sous  le  joug  ottoman.  Ce  traité  néanmoins 
ruinait  toutes  les  espérances  serbes.  Jusqu'en  1877,  dans  la 
Slavie  balkanique,  les  Serbes  étaient  les  seuls  peuples  éman- 
cipés :  seuls,  durant  cinq  siècles,  ils  avaient  tenu  tête  aux 
Turcs  et  lentement  conquis  l'autonomie,  puis  la  liberté  de  leurs 
deux  gouvernements  de  Cettigné  et  de  Belgrade.  Tandis  que 
les  autres  Slaves  de  l'empire  turc,  Bosniaques  et  Herzégovi- 
niens  sur  l'Adriatique,  Bulgares  dans  le  Balkan,  Macédoniens 
sur  le  Vardar    et   Rouméliotes  sur   la  mer  Noire,    s'étaient 


AUTRICHE     ET     SERBIE  865 

laissés  gagner  aux  bénéfices  de  l'Islam  ou  soumettre  à  la  cour- 
bâche  du  pacha,  «  Serbe  »,  pour  la  Porte,  était  toujours  resté 
synonyme  de  «  rebelle  ».  Jamais  dans  la  Montagne  Noire,  les 
soldats  ni  les  fonctionnaires  du  Sultan  n'avaient  pénétré  et, 
dès  i684,  ce  Monténégro  était  une  sorte  d'État  souverain. 
Jamais  dans  les  forêts  bordières  de  la  Morava  et  de  la  Drina,  le 
Turc  n'avait  pu  circuler  sans  de  grandes  précautions  militaires 
et  dès  i8o4f  —  vingt  ans  avant  l'indépendance  de  la  Grèce,  — 
les  Serbes  de  ces  vallées  entreprenaient  leurs  guerres  d'affran- 
chissement qui,  durant  trente  ans  (i8o4-i834),  dévastaient  leur 
pays,  décimaient  leurs  familles,  mais  leur  valaient  enfin  une 
demi-liberté  sous  la  suzeraineté  de  la  Porte.  Leurs  succès  et 
leur  unanime  patriotisme  semblaient  leur  permettre  toutes  les 
ambitions  :  si  nos  romantiques  eussent  alors  connu  la  langue 
et  les  chants  de  ces  héros,  quel  personnage  dans  la  littérature 
de  l'humanité  ferait  aujourd'hui  Marko  Kraliévitch,  l'Achille 
de  ces  pâtres  forestiers  ! 

Quand  le  vent  de  l'Albanie  descend  de  la  montagne  et  s'engouffre 
dans  les  arbres,  il  en  sort  des  cris  comme  de  l'armée  turque  en 
déroute,  et  ce  bruit  est  doux  à  l'oreille  des  Serbes  affranchis  :  morts 
ou  vivants,  il  est  doux  après  le  combat  de  reposer  au  pied  du  chêne 
qui  chante  la  liberté  ! 

Au  cours  du  xixe  siècle,  la  double  Serbie  de  Cettigné  et  de 
Belgrade  avait  étendu  ses  privilèges  et,  morceau  par  morceau, 
rejeté  toute  sujétion  turque.  La  Serbie  de  Belgrade  s'était 
organisée  à  l'européenne,  en  monarchie  constitutionnelle,  en 
État  démocratique  :  le  gros  du  peuple,  resté  dans  l'ignorance, 
gardait  sa  fidélité  aux  croyances  et  aux  habitudes  du  passé; 
mais  la  bourgeoisie  envoyait  ses  fils  aux  écoles  de  l'Occident, 
et,  par  l'enseignement  obligatoire,  par  les  écoles  de  tout  degré, 
Belgrade,  dans  la  Slavie  balkanique,  tâchait  de  mériter  la 
même  place  qu'Athènes  dans  l'hellénisme  levantin. 

Belgrade  se  croyait  en  droit  d'escompter  le  jour  où  ses 
écoles,  son  université,  son  parlement  et  son  armée  réuniraient 
tous  les  serviteurs  de  l'idée  et  de  la  liberté  serbes,  où  les  liens 
du  sang  et  de  l'esprit  referaient  une  nation  unique  de  toutes 
les  familles,  tribus  et  peuplades  qui,  sorties  du  tronc  serbe, 
n'avaient  été  différenciées  dans  leurs  religions  et  leurs  langages 

i5  Décembre  1908.  i3 


H 


866  LA     REVUE     DE     PARIS 

que  par  les  greffes  de  l'étranger.  La  greffe  islamique  n'avait 
changé  que  quelques  pièces  du  costume  et  quelques  gestes  de 
la  Serbie  bosniaque  et  herzcgovinienne.  Mais  la  greffe  catho- 
lique avait  créé  un  peuple  croate;  la  greffe  vénitienne,  des 
tribus  dalmates;  la  greffe  albanaise,  des  peuplades  monténé- 
grines; la  greffe  turco-f innoise,  un  peuple  bulgare,  et  la  greffe 
gréco-valaque,  des  familles  macédoniennes.  Vue  de  loin,  cette 
forêt  slave,  entre  l'Adriatique,  l'Archipel  et  la  mer  Noire, 
apparaissait  extraordinairement  diverse  ;  de  l'Adriatique  à  la 
mer  Noire  surtout,  c'était  comme  un  arc-en-ciel  de  frondaisons 
mélangées  et  si,  prenant  les  deux  teintes  extrêmes,  on  compa- 
rait le  Bulgare  de  la  mer  Noire  au  Dalmate  de  l'Adriatique,  il 
ne  semblait  pas  que  Ton  pût  imaginer  de  contraste  plus  marque. 

Mais  de  l'un  de  ces  extrêmes  à  l'autre,  toutes  les  teintes 
intermédiaires  pouvaient  établir  un  harmonieux  passage  et, 
juste  au  centre,  la  Serbie  de  la  Morava  et  de  la  Drina,  la 
Serbie  de  Belgrade,  avait  conservé  la  race  la  moins  métissée 
et  la  langue  la  plus  pure.  Si  donc  toute  cette  Slavie  devait 
jamais  connaître  la  douceur  de  l'indépendance  et  le  bienfait 
de  l'unité,  les  Serbes  de  Belgrade,  par  leur  place  même, 
géographique  et  ethnique,  comme  par  leur  courage  et  leur 
culture,  pouvaient  espérer  le  rôle  échu  au  Piémont  dans 
l'autre  péninsule  :  encore  du  Piémontais  au  Napolitain,  la 
langue  et  le  tempérament  mettaient-ils  plus  de  dissemblance 
que  du  Serbe  au  Bulgare  ou  du  Serbe  au  Dalmate. 

Réduits  à  leurs  seules  forces,  les  Serbes  n'eussent  pas  escompté 
le  succès  prochain.  Mais  ce  qu'avait  fait  pour  le  Piémont  la 
grande  sœur  latine  de  Paris,  la  Serbie  l'attendait  de  la  grande 
sœur  slave  de  Moscou.  Au  cours  du  xixe  siècle,  la  Serbie  était 
devenue  la  pupille  du  Tsar,  après  avoir  été,  plus  d'un  siècle 
durant,  la  vaillante  et  fidèle  avant-garde  de  l'Autriche.. 

Car  c'est  à  la  vaillance  et  à  la  fidélité  du  Serbe  que  Vienne, 
sitôt  délivrée  des  assiégeants  turcs  (i683)  et  rentrée  en  pos- 
session de  la  plaine  hongroise,  avait  dû  de  pouvoir  lancer 
son  prince  Eugène  au  delà  de  la  Save  et  du  Schar-dagh,  jus- 
qu'au Vardar,  jusqu'à  Uskub,  porte  de  la  Macédoine  (1686); 
puis,  malgré  la  défection  autrichienne  à  la  paix  de  Carlovitz 
(1699),  les  Serbes  encore,  prenant  la  campagne  au  premier 
appel,  avaient  valu  au  Habsbourg  le  glorieux  traité  de  Passa- 


AUTRICHE     ET     SERBIE  867 

rovitz  (17 18)  qui  lui  donnait  Belgrade,  la  moitié  de  la  Serbie 
actuelle  et  la  Bosnie;  et  quand,  vingt  ans  plus  tard,  le  Turc, 
excité  par  la  France,  avait  résolu  de  reconquérir  ces  pro- 
vinces-frontières (1 737),  trente  mille  Serbes  de  nouveau  avaient 
pris  service  et  conduit  jusqu'à  Novi-Bazar  l'avancée  autri- 
chienne. Ce  ne  fut  point  la  faute  de  ces  vainqueurs,  si  le 
Habsbourg  fatigué  rétrocéda  leurs  provinces.  Malgré  cette 
seconde  trahison,  il  suffisait  encore,  cinquante  ans  plus  tard, 
d'un  appel  de  l'Empereur  (  1 789)  pour  lui  donner  1 8  000  volon- 
taires, qui  lui  rendaient  Belgrade  et  tout  le  pays  entre  le  Timok 
et  la  Drina.  Mais,  une  troisième  fois,  le  Habsbourg  signait  à 
Sistova  (179*)  l'abandon  de  ses  fidèles  :  les  Serbes  dès  lors 
étaient  en  droit  d'apprendre  et  de  répéter  le  serment  que  fai- 
sait un  des  leurs,  Alexa  Nénadovitch,  lieutenant  dans  l'armée 
impériale,  à  qui  l'on  demandait,  après  cette  nouvelle  trahison, 
de  rester  fidèle  au  Habsbourg  :  «  Il  est  vrai  que  j'ai  juré  d'être 
fidèle  à  l'Empereur  et  de  combattre  les  Turcs  pour  la  liberté 
de  ma  patrie.  Mais,  vous  le  savez,  ce  n'est  pas  moi  qui  viole 
mon  serment.  C'est  l'Empereur  qui  nous  abandonne,  moi  et 
le  peuple  sorbe,  de  même  que  ses  ancêtres  avaient  abandonné 
nos  pères.  Et  c'est  pourquoi  je  rentre  chez  moi.  Je  n'ai  chez 
moi  ni  écrivains,  ni  savants.  Mais  j'irai  de  monastère  en  mona- 
stère et  je  demanderai  à  chaque  moine,  à  chaque  prêtre  d'écrire 
et  de  proclamer  partout  qu'un  Serbe  ne  doit  plus  croire  un 
Allemand.  !  » 

Pourtant,  rentré  chez  lui,  le  Serbe  n'avait  pas  encore  renié 
sa  foi  dans  l'Empereur  et  quand  le  Marko  Kraliévitch  des  temps 
nouveaux,  Georges  le  Noir,  fils  de  Pierre,  —  Karageorges 
Pétrovitch,  —  d'abord  contrôles  pachas,  puis  contre  le  Sultan 
lui-même,  rouvrait  la  guerre  nationale  (i8o4-i8i3),  c'est  à 
Vienne  qu'il  envoyait  ses  premières  demandes  de  secours. 
Vienne,  sous  le  bélier  napoléonien,  avait  d'autres  soucis.  Kara- 
georges signait  alors  le  traité  de  Xégotine  qui  remettait  la  Serbie 
au  protectorat  du  Tsar.  Mais  par  le  traité  de  Bucarest  (181 3) 
les  Russes  abandonnaient  Karageorges  :  «  Les  Serbes,  disait 
l'article  V11I  de  ce  traité,  se  soumettront  aux  Turcs  »,  moyen- 
nant une  amnistie  plénière  et  une  administration  autonome.  Le 

1.  Voir  le  livre  si  complet  et  si  bien  renseigné  de  Grégoire  Yukschitch, 
r Europe  et  la  Résurrection  de  la  Serbie,  Hachette,  1907. 


868 


LA     REVUE     DE     PARIS 


Turc  chassait  Karageorges.  Un  autre  dynaste,  Miloch  Obréno- 
vitch,  prenait  en  main  les  destinées  du  peuple  et,  durant  vingt- 
cinq  ans,  sa  rouerie  paysanne  et  ses  maquignonnages,  avec 
l'appui  intermittent  de  Pétersbourg,  sauvegardaient  et  éten- 
daient l'autonomie  serbe  et  la  faisaient  inscrire  dans  les  traités 
turco-russes  d'Akerman  et  d'Andrinople  (1826  et  1829). 

Si  la  Russie  eût  sincèrement  voulu  l'affranchissement  de  la 
Slavie  balkanique  et  le  groupement  de  tous  les  Serbes  et  con- 
génères en  une  nation  puissante  et  libérée,  elle  avait  la  force 
et  le  loisir  d'accomplir  cet  ouvrage.  Mais  quand  la  politique 
russe  semble  le  plus  affranchie  de  complicités  ou  même 
d'égards  envers  l'Autriche,  toujours  pèsent  sur  elle  la  vieille 
dette  des  signatures  échangées  et  les  projets  de  partage  établis 
entre  Joseph  II  et  Catherine  :  par  leur  accord  de  1782,  Vienne 
et  Pétersbourg  se  sont  taillé  et  réciproquement  reconnu  le 
domaine  que,  depuis  lors,  chacune  d'elles  s'est  mise  en  tête 
de  conquérir  ou  de  protéger. 

A  la  Russie,  —  disait  l'accord  de  1782,  —  l'espace  libre 
jusqu'au  Dniester  et  une  ou  deux  îles  de  l'Archipel  :  Péters- 
bourg, à  défaut  de  ces  îles,  a  pris  tout  l'espace  jusqu'au  Pruth 
et  jusqu'au  Danube.  A  l'Autriche,  le  pied  de  ses  monts  trans- 
sylvains,  la  plaine  valaque  jusqu'aux  fossés  de  l'Aluta  et  du 
Danube,  puis  les  deux  rives  danubiennes,  de  Nicopolis  à  Bel- 
grade, enfin  tout  le  pays  serbe  centre  Danube  et  Adriatique,  de 
Belgrade  à  l'embouchure  du  Drin.  Le  reste  de  la  Turquie 
européenne  devait  former  deux  Etats  mineurs  :  l'un  «  dace  », 
Bessarabie,  Moldavie  et  Valachie,  sous  la  main  de  Vienne; 
l'autre,  sous  la  tutelle  de  Pétersbourg,  serait  le  fameux 
«  Empire  grec  »  avec  Gonstantinople  pour  capitale  et  un 
petit-fils  de  Catherine  pour  souverain. 

Sous  des  changements  superficiels,  avec  des  modifications  de 
détails  ou  de  mots,  ce  traité  de  1782  est  toujours  la  règle  fon- 
damentale des  rapports  austro-russes  :  M.  d'Aerenthal  veut 
récolter  aujourd'hui  les  semailles  de  Joseph  II,  et,  sil'cc  Empire 
grec  »  de  Catherine  n'est  plus  qu'une  pièce  de  musée  diplo- 
matique, c'est  sous  le  couvert  d'autres  Empires  russifiés,  que 
Pétersbourg  a  poursuivi  et  poursuit  encore  sa  marche  vers 
Byzance.  Entre  les  deux  traitants,  les  Serbes  continuent 
d'être  les  jouets  ou  les  victimes. 


AUTRICHE    ET     SERBIE 


869 


Après  i83o,  l'affranchissement  de  la  Grèce  montrait  aux 
Russes  ce  que  l'idée  hellénique  ferait  de  Y  «  Empire  grec  »  : 
Constantinople  deviendrait  une  dépendance,  non  de  la  sainte 
Russie,  mais  du  libéral  Occident;  mieux  valait  le  Turc  décrépit 
que  le  «  chrétien  »  révolutionnaire;  c'est  donc  un  «  Empire 
turc  »  que  Pétersbourg  entendait  maintenir  et  protéger  dans 
ce  qui  lui  restait,  —  le  royaume  de  Grèce  perdu,  —  du 
domaine  que  lui  avaient  reconnu  les  gens  de  Vienne.  Le  traité 
d'Unkiar-Skelessi  (i83a)  livrait  la  Porte  au  protectorat  exi- 
geant du  Tsar;  la  convention  de  Balta-Liman  (1849)  aggravait 
cette  servitude;  le  Tsar  régnait  à  Constantinople,  jusqu'au 
jour  où  les  puissances  occidentales  revendiquaient  la  liberté 
ottomane  et  allaient  en  chercher  la  promesse  sur  les  ruines  de 
Sébastopol.  Durant  ces  vingt-quatre  années,  du  traité 
d'Unkiar-Skelessi  (i83a)  au  traité  de  Paris  (i856),  le  protec- 
torat russe  à  Stamboul  avait  pour  corollaire  l'influence  de 
Vienne  rétablie  à  Belgrade.  Au  lendemain  de  la  Quadruple 
Alliance  (i84o),  qui  sauvait  de  Méhémet-Ali  «  l'Empire  turc  » 
des  Russes  et  fortifiait  des  signatures  anglaise  et  prussienne 
l'entente  austro-russe,  le  russophile  Obrénovitch  était  expulsé 
de  Belgrade  ;  la  tolérance,  sinon  la  connivence  de  Pétersbourg 
rendait  à  l'austrophile  Karageorgévitch  sa  place  et,  durant 
quinze  années  (1842-1857),  Alexandre  Karageorgévitch  gou- 
vernait suivant  les  désirs  de  Vienne.  Dans  la  révolution  austro- 
hongroise  de  i848,  le  Serbe  était  avec  le  Russe  l'allié  du 
Habsbourg  contre  le  Magyar  rebelle.  Dans  la  guerre  de 
Crimée,  Belgrade  gardait  la  même  neutralité  malveillante  aux 
Russes  que  l'Autriche.  A  la  seule  garantie  de  Pétersbourg  que 
l'autonomie  serbe  avait  obtenue  par  le  traité  d'Andrinople, 
le  traité  de  Paris  substituait  la  garantie  de  l'Europe. 

Mais  une  fois  encore  Pétersbourg  semblait  changer  d'instru- 
ment :  son  «  Empire  turc  »  lui  avait  donné  les  mêmes  déboires 
que  son  «  Empire  grec  »  ;  comme  le  Grec,  le  Turc  était  tombé 
sous  l'influence  des  libérateurs  occidentaux;  il  se  réformait 
et  voulait  s'éduquer  à  la  française.  C'était  maintenant  d'un 
«  Empire  slave  »  que  Pétersbourg  entendait  doter  la  péninsule, 
et  la  propagande  panslaviste  se  flattait  d'appeler  toute  la  Slavie 
balkanique  à  l'indépendance  et  à  l'unité.  Les  préliminaires, 
puis  les  conséquences  du  traité  de  Paris  ayant  temporairement 


1 


87O  LA     REVUE     DE     PARIS 

brouillé  Vienne  et  Pétersbourg,  l'austrophile  Karageorgévitch 
était  expulsé  à  son  tour  (1859).  L'Obrénovitch  reparaissait. 
Durant  ses  seize  années  d'exil  (1843-1859),  il  avait  vécu  en 
Occident;  sa  fidélité  à  la  Russie  s'était  mélangée  de  sympathies 
françaises,  et  ses  revendications  dynastiques,  d'aspirations 
nationales.  Michel  Obrénovitch  (1860-1868)  prenait  le  Pié- 
mont pour  modèle;  il  recommençait  la  guerre  délibération; 
par  les  insurrections  répétées  de  la  Bosnie,  il  comptait  obtenir 
de  l'Europe  le  gouvernement  de  cette  Serbie  musulmane, 
comme  les  gens  d'Athènes,  par  les  insurrections  de  la  Crète, 
espéraient  gagner  cette  Grèce  turbanisée. 

Tout  semblait  conspirer  à  laréusite.  Paris  encourageait  l'éveil 
des  nationalités.  L'Autriche,  meurtrie  de  ses  guerres  italienne 
et  prussienne  (1859- 1866)  et  ma^  assurée  de  la  fidélité  hon- 
groise, avait  un  pressant  besoin  de  ses  sujets  serbes  pour  tenir 
en  bride  les  séparatistes  de  Budapest  :  quand  il  perdait  l'Italie 
et  l'Allemagne  et  craignait  de  perdre  la  Hongrie,  ce  n'est  pas  à 
la  Bosnie  que  pouvait  veiller  le  Habsbourg.  Et  l'intérêt  de 
la  Russie  était  que  les  Serbes,  tournés  vers  l'Occident,  regar- 
dant vers  l'Adriatique,  ne  surveillassent  pas  la  besogne  que 
ses  prétendus  panslavistes  faisaient  dans  l'ouest  de  la  pénin- 
sule, dans  la  Slavie  du  Vardar  et  de  la  mer  Noire. 

Car  ce  panslavisme  n'essayait  pas  de  réunir  vraiment  tous  les 
Slaves  du  Sud  en  une  seule  nation  :  tout  au  contraire.  11  ne 
voulait  pas  agglomérer  à  la  Serbie  les  Slavies  danubienne,  macé- 
donienne et  rouméliote.  11  ne  voulait  pas  tourner  en  Serbes  ces 
Bulgares  et  ces  Macédoniens  qui,  sans  littérature,  sans  gram- 
maire, presque  sans  écriture  et  sans  langue  fixée,  sans  idée 
nationale  et  presque  sans  pensée,  étaient  encore  une  masse 
amorphe,  dont  on  pouvait  faire  à  peu  près  ce  que  Ton  voudrait 
et  que  le  clergé  grec  imprégnait  sans  peine  d'hellénisme.  Péters- 
bourg,  toujours  guidée  par  les  plans  de  1782,  ne  cherchait 
qu'un  «  Empire  bulgare  »  à  pousser  vers  Conslantinople  et  à 
protéger  ensuite,  comme  une  Finlande  balkanique  ou  comme 
cette  Géorgie  que,  sur  l'autre  rive  de  la  mer  Noire,  le  Tsar  avait 
protégée  avant  de  l'annexer.  Les  panslavistes  voulaient  non  seu- 
lement arracher  le  Slave  du  Danube  et  du  Vardar  à  la  prise  hellé- 
nique et  à  l'oppression  ottomane,  mais  encore  lui  donner  une 
nationalité  particulière  et,  l'arrachant  en  vérité  aux  espoirs  des 


AUTRICHE     ET     SERBIE  87I 

Serbes,  en  faire  un  Bulgare  qui,  dans  la  future  Balkanie  russe, 
serait  le  pendant  —  et  le  rival  —  du  Serbe  dans  la  Balkanie 
autrichienne.  Une  Slavie  unifiée  eût  été,  par  sa  force,  indépen- 
dante; une  Slavie  divisée  resterait  en  tutelle,  et  les  deux 
compères  de  Vienne  et  de  Pétersbourg  pourraient  en  garder  le 
double  protectorat. 

Si  du  moins  Michel  Obrénovitch  eût  assez  vécu  pour  donner 
à  son  peuple  l'accès  de  l'Adriatique,  du  commerce  maritime, 
des  libres  relations  avec  l'Occident  I  Mais  juste  quand  la  France 
et  la  Russie  réclamaient  la  récompense  que  Vienne  devait  à 
Belgrade  pour  n'avoir  pas  écouté  les  offres  de  Bismarck  et, 
durant  la  campagne  de  Sadova,  n'avoir  pas  traîtreusement 
attaqué  le  Habsbourg  par  derrière;  juste  quand  la  Porte  allait 
peut-être  accepter  Michel  comme  pacificateur  et  gouverneur 
de  la  Bosnie  insurgée,  il  était  assassiné  par  les  agents  du 
Karageorgévitch,  par  les  amis  du  Habsbourg  (juin  1869). 

Alors,  trois  ans  de  régence  en  Serbie  (1869-1872),  l'abais- 
sement de  la  France  en  Europe  (1870-1871),  l'entente  austro- 
allemande  (1872),  puis  l'union  des  Trois  Empereurs  (1873- 
1 875)  changeaient  la  situation  internationale  des  Serbes  :  l'Occi- 
dent désormais  et  le  nouveau  maître  de  l'Europe,  Bismarck, 
les  abandonnaient  aux  fantaisies  austro-russes.  La  situation 
balkanique  n'était  pas  moins  changée  à  leurs  dépens  :  après, 
vingt  ou  trente  ans  de  propagande  panslaviste,  apparaissaient 
les  résultats,  le  réveil  et  l'élan  d'une  nationalité  bulgare,  les 
écoles  et  les  églises  écrivant,  enseignant  et  prêchant  une  langue 
bulgare,  l'Exarchat  reconnu  (1870)  et  les  évêques  bulgares, 
installés  par  le  Turc  non  seulement  en  Bulgarie  propre,  mais 
en  Roumélie  et  en  Macédoine,  jusqu'aux  frontières  de  l'Albanie 
et  jusqu'à  l'orée  des  forêts  serbes.  Partout,  on  voyait  poindre 
cette  Grande  Bulgarie  que  bientôt  le  Russe  dresserait  aux  lieu 
et  place  de  son  ancien  «  Empire  grec  »  et  dont  il  encerclerait 
aussi  bien  le  Serbe  de  Belgrade  que  le  Turc  de  Stamboul  et  le 
Grec  d'Athènes. 

Il  n'est  pas  douteux  que,  dans  leurs  entrevues  répétées  (1873- 
1875),  les  deux  ou  les  trois  Empereurs  s'étaient  mis  d'accord 
sur  cet  avenir  balkanique.  Si,  depuis  un  siècle  bientôt,  le 
projet  austro-russe  n'eût  pas  existé,  Bismarck  l'eût  inventé 
pour  détourner  du  Hohenzollern  toute  coalition  possible  des 


872  LA     REVUE     DE     PARIS 

deux  empires  voisins,  surtout  pour  rejeter  vers  l'Orient  les  désirs 
de  compensation  ou  les  besoins  de  revanche  qui  pouvaient  tour- 
menter le  Habsbourg  évincé  de  l'Allemagne .  Le  premier  effet 
de  l'amitié  austro-allemande  était  de  délivrer  Bismarck  de  son 
vieil  adversaire,  Beust,  qui,  ministre  de  Vienne  après  l'avoir 
été  de  Dresde,  continuait,  cinq  ans  après  Sadova,  de  rêver  une 
rentrée  de  l'Autriche  dans  les  affaires  allemandes.  La  chancel- 
lerie viennoise  était  confiée  au  grand  homme  des  Magyars, 
Andrassy,  en  qui  Bismarck  avait  trouvé  le  plus  docile  des 
admirateurs.  Aussi,  quand  une  nouvelle  insurrection  de  la 
Bosnie  (juillet  1875)  donnait  au  trio  impérial  l'occasion 
d'intervenir,  la  note  Andrassy  (décembre  1870),  puis  le  mémo- 
randum de  Berlin  (mai  1876),  établis  par  les  délibérations  des 
trois  chanceliers,  préparaient  la  convention  secrète  que  Fran- 
çois-Joseph et  Alexandre  II  signaient  à  Reichstadt  (juil- 
let 1876)  et  qui  n'était  qu'une  mise  au  point  de  l'accord  de 
1782. 

Depuis  1782,  l'affranchissement  de  la  Serbie,  de  la  Rou- 
manie et  de  la  Grèce  avait  écorné  les  domaines  que  Joseph  II 
et  Catherine  s'étaient  réciproquement  octroyés,  ou  plutôt  cet 
affranchissement  en  avait  modifié  quelque  peu  le  statut  poli- 
tique. Vienne  ne  pouvait  plus  songer  à  l'annexion  directe  de 
la  plaine  valaque  ni  de  la  principauté  serbe.  Pétersbourg  ne 
pouvait  plus  songer  à  l'extension  de  son  Empire  grec,  turc  ou 
bulgare  jusqu'aux  îles  de  l'Archipel  et  jusqu'aux  pointes  de  la 
Morée.  Mais  le  plan  général  pouvait  subsister,  à  la  seule  con- 
dition que,  par  endroits,  le  protectorat  ou  le  droit  de  voisinage 
remplaçassent  l'impossible  annexion  :  Y  «  Etat  dace  »  et  la 
Serbie,  sous  la  tutelle,  la  Bosnie,  l'Herzégovine  et  la  Vieille 
Serbie  sous  l'occupation  militaire  formeraient  toujours  la  part 
de  l'Autriche  ;  la  Grande  Bulgarie  des  Russes  s'étalerait  du 
Danube  à  l'Archipel. 

Dès  cette  entrevue  de  Reichstadt,  Vienne  et  Pétersbourg 
arrêtaient  les  conditions  principales  qu'un  traité  secret  codifiait 
six  mois  plus  tard,  vers  la  fin  de  janvier  1877,  *  ^a  ve^e 
de  la  guerre  turco-russe,  et  que  les  traités  publics  de  San 
Stéfano,  puis  de  Berlin  enregistraient  au  lendemain  de  cette 
guerre.  Malgré  les  divergences  et  les  brouilles  passagères,  ces 
traités  de  San   Stéfano  et   de   Berlin    appliquaient    toujours 


] 


AUTRICHE     ET     SERBIE 


873 


l'accord  de  1782.  Mais  le  traité  de  San  Stéfano,  imposé  aux 
Turcs  par  la  seule  Russie,  ne  faisait  passer  dans  le  droit  inter- 
national que  l'aménagement  du  domaine  russe  en  une  Grande 
Bulgarie  et  laissait  le  domaine  autrichien  dans  le  statu  quo. 
Le  traité  de  Berlin,  au  contraire,  imposé  aux  Russes  par  la 
coalition  de  l'Angleterre  et  de  l'Autriche  et  par  le  courtage  de 
Bismarck,  donnait  une  demi-satisfaction  à  chacun  des  deux 
compères.  Pétersbourg,  n'obtenant  pour  sa  principauté  bul- 
gare que  le  tiers  environ  de  sa  Grande  Bulgarie,  pouvait  espérer 
qu'un  autre  tiers,  constitué  en  Roumélie  privilégiée,  lui  tom- 
berait bientôt  sous  la  main;  mais  le  reste,  —  les  vilayets 
macédoniens,  —  était  simplement  rendu  au  Turc.  Vienne, 
pareillement,  obtenait  avec  la  Bosnie-Herzégovine  un  tiers 
environ  de  son  domaine;  un  second  tiers,  —  la  principauté 
serbe  dont  Pétersbourg  lui  reconnaissait  la  tutelle,  —  tom- 
bait aussi  sous  son  influence;  en  outre,  l'occupation  militaire 
du  sandjak  de  Novi-Bazar  lui  permettait  l'espoir  que  cette 
porte  de  l'Albanie  et  de  la  Macédoine  lui  livrerait  quelque 
jour  un  troisième  morceau,  vers  l'ouest  ou  vers  le  sud,  dans 
les  vilayets  albanais  ou  dans  les  vilayets  macédoniens,  avec 
façade  sur  l'Adriatique  ou  débouché  sur  l'Archipel. 

Et  les  Serbes,  peuples  et  gouvernements,  continuaient 
d'être  les  victimes  de  ces  honnêtes  contrats,  —  les  Serbes 
qui,  aux  premières  suggestions  de  l'Autriche  et  de  la  Russie, 
avaient  tout  risqué  pour  l'affranchissement  des  frères  slaves. 
Les  Serbes  autrichiens,  par  leur  Omladina,  avaient  préparé  le 
soulèvement  de  la  Bosnie,  que  l'armée  du  Monténégro  et  les 
bandes  de  Belgrade  avaient  aussitôt  secourue  :  YOmladina, 
fondée  à  Agram  pour  le  développement  de  la  littérature  slave 
et  la  propagation  de  l'instruction  primaire,  était  devenue  un 
carbonarisme  «  panserbe  »,  qui  ne  voulait  plus  «  ni  fleuve  ni 
montagne  entre  le  Serbe,  le  Croate,  le  Slovène  et  le  Bulgare  ». 
Belgrade,  sitôt  connues  les  atrocités  du  Turc  en  Bulgarie 
(octobre-novembre  1875),  avait  confié  son  armée  au  comman- 
dement d'un  général  russe  et  mis  ses  troupes  en  campagne 
dix  mois  avant  les  Russes  eux-mêmes  (juin  1876).  Libres  de 
leurs  mouvements,  les  Serbes  eussent  porté  leur  premier  effort 
sur  la  Bosnie  :  l'union  des  soldats  de  la  principauté  avec 
les  bandes  insurgées  et  avec  les  «  frères  »  du  Monténégro 


874  LA     REVUE     DE     PARIS 

leur  eût  ensuite  donné  une  armée  et  panserbe  »  pour  marcher 
au  Turc.  Mais  à  l'annonce  de  ce  plan  salutaire,  les  Hongrois 
d'Andrassy  avaient  répondu  par  la  menace  d'envahir  la  prin- 
cipauté et,  contre  l'Obrénovitch  de  Belgrade,  c'est  le  Kara- 
georgévitch  exilé  que  Vienne  avait  donné  pour  chef  à  l'insur- 
rection bosniaque.  Les  Serbes  de  la  principauté  avaient  dû 
marcher  seuls  au  Turc  :  ils  avaient  succombé  ;  sans  la  média- 
tion de  l'Europe,  c'en  eût  été  fait  de  leur  indépendance 
(décembre  1876)...  Quand  les  Russes  enfin  étaient  entrés  en 
campagne,  Belgrade  eût  peut-être  trouvé  sa  revanche,  si  une 
fois  encore  les  menaces  des  Hongrois  ne  l'eussent  immobilisée  : 
à  la  fin  de  la  guerre  russo-turque  seulement  (décembre  1877), 
quand  il  n'était  plus  temps  de  s'imposer  à  la  reconnaissance  de 
Pétersbourg,  la  Serbie  avait  pu  reprendre  la  guerre  et  donner 
son  concours  à  la  libération  des  Bulgares. 

Triste  récompense  d'un  tel  dévoûment!  A  San  Stéfano,  la 
Russie  établissait  ses  Bulgares  sur  tous  les  chemins  qui  auraient 
pu  mener  les  Serbes  à  l'Archipel  ou  h  la  mer  Noire,  et  sa 
Grande  Bulgarie  détruisait  à  jamais  l'unité  slave  dans  la  pénin- 
sule. De  deux  siècles  d'héroïsme  et  de  vingt  mois  de  guerre,  les 
Serbes  ne  retiraient  qu'un  district-frontière,  occupé  par  leurs 
troupes,  alors  que  le  Bulgare,  par  la  seule  grâce  de  Péters- 
bourg, obtenait  d'un  seul  coup  cinq  provinces  turques,  cent 
cinquante  mille  kilomètres  carrés,  le  quadruple  de  la  princi- 
pauté serbe  tout  entière...  A  Berlin,  —  mieux  encore,  —  la 
Russie  refusait  son  appui  aux  réclamations  de  Belgrade  et 
renvoyait  les  délégués  serbes  aux  représentants  de  l'Autriche. 
Pour  obtenir  leur  part  dans  les  dépouilles  que  Ton  s'arrachait, 
pour  récupérer  seulement  deux  ou  trois  districts  entièrement 
serbes,  que  le  Russe  avait  attribués  à  son  Bulgare,  il  fallait  que 
Belgrade  subit  les  conditions  de  Vienne  et,  par  la  promesse 
d'un  traité  de  commerce  et  de  lignes  ferrées,  livrât  au  con- 
trôle autrichien  toute  la  vie  économique  de  son  peuple.  Les 
hommes  d'Etat  serbes  sentaient  bien  et  disaient  qu'ils  laissaient 
prendre  «  une  hypothèque  autrichienne  sur  la  Serbie  !  »; 
mais  ils  ne  voyaient  aucune  autre  chance  de  desserrer  un  peu 
les  liens  bulgares,  dont  la  Russie  avait  étranglé  leurs  justes 
ambitions. 

1.  Cf.  Max  Choublier,  la  Question  d'Orient  depuis  le  traité  de  Berlin,  p.  55. 


I 
! 

AUTRICHE    ET    SERBIE  875  1 


La  Bosnie-Herzégovine  et  la  porte  de  la  Vieille  Serbie  livrées 
aux  administrateurs  ou  aux.  soldats  de  l'Autriche  ;  la  Serbie 
abandonnée  aux  diplomates  de  Vienne  :  malgré  les  apparentes 
disputes,  on  voit  bien  qu'en  1878,  Alexandre  II  envers 
François-Joseph  ne  faisait  toujours  qu'exécuter  les  engage- 
ments de  Catherine  envers  Joseph  II.  On  réduisait  le  gou- 
vernement et  la  dynastie  de  Belgrade  à  la  domesticité  autri- 
chienne. En  son  article  38,  le  traité  de  Berlin  enregistrait 
l'obligation  fondamentale  de  cette  domesticité  : 

La  principauté  serbe  est  substituée,  pour  sa  part,  aux  engagements 
que  la  Sublime  Porte  a  contractés  tant  envers  l'Autriche-Hongrie 
qu'envers  la  compagnie  pour  l'exploitation  des  chemins  de  fer  de  la 
Turquie  d'Europe,  par  rapport  à  l'achèvement  et  au  raccordement 
ainsi  qu'à  l'exploitation  des  lignes  ferrées  à  construire  sur  le  territoire 
nouvellement  acquis  par  la  principauté.  Les  conventions  nécessaires 
pour  régler  ces  questions  seront  conclues,  immédiatement  après  la 
signature  du  présent  traite,  entre  l'Autriche-Hongrie,  la  Porte,  la 
Serbie  et,  dans  les  limites  de  sa  compétence,  la  principauté  de  Bul- 
garie. 


Le  traité  de  Berlin  remettait  donc  les  Serbes  à  l'Autriche. 
En  guerre,  l'occupation  de  la  Bosnie  et  de  Novi-Bazar,  cou- 
pant les  communications  entre  les  deux  Serbies  de  Belgrade 
et  de  Gettigné,  donnerait  au  Habsbourg  toute  facilité  dune 
attaque  et  d'une  invasion  par  derrière,  tandis  qu'une  attaque 
de  front  retiendrait  sur  le  Danube  et  sur  la  Save  les  forces  de 
la  principauté.  En  paix,  privée  de  commerce  maritime  parles 
cinquante  lieues  de  barbarie  turque  ou  d'hostilité  bulgare  qui 
la  séparaient  des  ports  méditerranéens,  la  Serbie  n'aurait  d'accès 
aux  marchés  du  monde  que  par  les  fourches  austro-hongroises, 
et  la  nature  de  son  commerce  offrirait  à  ses  maîtres  mille 
occasions  de  tracasseries  et  d'intervention.  Sans  industrie,  la 
Serbie  avait  à  demander  au  monde  européen  son  outillage 
pacifique  et  militaire,  son  ravitaillement  en  manufactures,  en 
instruments,  en  tissus,  en  métaux,  en  objets  de  commodité 
et  de  luxe;  elle  ne  pouvait  payer  ses  achats  qu'en  produits 
agricoles,  en  fruits  surtout  et  en  bétail;  or,  les  cochons,  qui 


876  LA     REVUE     DE     PARIS 

étaient  son  revenu  principal,  étant  d'avance  exclus  du  marché 
turc  par  leur  rituelle  impureté,  c'était  seulement  le  maqui- 
gnon de  Budapest  qui  pouvait  être  son  correspondant  en 
exportation;  le  Hongrois,  au  premier  caprice,  par  un  simple 
règlement  san taire,  aurait  donc  la  faculté  d'interrompre  ce 
commerce  et,  alléguant  quelque  épizootie  réelle  ou  imaginaire, 
de  troubler  la  vie  économique  de  la  principauté. 

Sa  vie  politique  était  pareillement  sous  la  prise  de  Vienne, 
parle  Karageorgévitch  dont,  soigneusement,  Vienne  entretenait 
les  espoirs  et  dont,  à  la  moindre  occasion,  elle  menaçait  TObré- 
novitch.  Un  héros  ou  un  Machiavel  eût  peut-être  tiré  les  Serbes 
de  cette  dépendance,  à  force  d'énergie,  de  stoïque  abstinence 
ou  de  duplicité.  Mais  le  gros  bon  garçon  qu'était  Milan  Obré- 
novitch,  n'était  ni  d'humeur  à  risquer  son  trône  ni  de  taille  à 
jouter  contre  l'habileté  viennoise.  Milan  ne  demandait  qu'à 
porterie  collier  en  gardant  la  niche,  pourvu  qu'elle  fût  confor- 
table et  quelque  peu  dorée.  Puisque  la  Russie  avait  livré  la 
Serbie  au  Habsbourg,  Milan  ne  se  croyait  pas  tenu  à  être  plus 
slave  que  le  Tsar  :  à  défaut  de  la  dignité  et  de  l'indépendance 
nationales,  il  voulait  du  moins  préserver  sa  couronne  et  aug- 
menter ses  revenus. 

En  1882,  pour  obtenir  le  titre  de  roi  que  Vienne  l'incitait  à 
prendre  et  lui  faisait  ensuite  reconnaître  par  les  puissances. 
Milan  donnait  sa  signature  à  un  traité  secret,  qui  établissait  à 
Belgrade  la  tyrannie  autrichienne.  Cinq  articles  principaux 
définissaient  les  rapports  autro-serbes  : 

i°  Vienne  promettait  sa  bienveillance  à  la  dynastie  des 
Obrénovitch. 

20  Vienne  promettait  sa  bienveillance  aux  ambitions  de 
Belgrade  vers  le  Sud  (Macédoine)  et  vers  l'Est  (Bulgarie). 

3°  Milan  promettait  d'empêcher  et  de  combattre  par  tous  les 
moyens  la  propagande  serbe  en  Bosnie-Herzégovine  et  dans 
l'empire  autro-hongrois. 

/i°  Milan  promettait,  le  cas  échéant,  d'ouvrir  aux  armées 
autrichiennes  le  passage  à  travers  la  Serbie,  vers  la  Macédoine 
ou  vers  Constantinople,  de  remettre  en  temps  de  guerre  les 
forteresses  de  Belgrade  et  de  Nisch  et  de  donner  en  temps 
de  paix  toutes  facilités  d'études  topographiques  aux  officiers 
autrichiens. 


AUTRICHE     ET     SERBIE  877 

5°  Milan  s'engageait  à  ne  conclure  aucun  traité,  sans  l'auto- 
risation de  Vienne. 

Cette  convention,  signée  pour  six  ans  (i  882-1 888)  et  renou- 
velée pour  six  autres  années  (1888-1894),  valait  à  la  Serbie  les 
ruineux  emprunts  que  les  banques  allemandes,  viennoises  — 
et  françaises  —  lui  consentaient  à  des  taux  de  Shylok  : 
i5  millions  en  1883,  4o  millions  en  i884»  70  millions  en 
i885,  etc.,  au  total,  de  1882  à  1888,  3i2  millions  sur  le 
papier;  en  réalité,  Shylok  versait  à  peine  222  millions,  le 
reste  figurant  aux  comptes  «  commission,  frais  d'émission,  de 
courtage  et  de  publicité  »  ;  en  i884,  l'emprunt  «  du  Timbre  », 
chiffré  4o  millions,  ne  donnait  pas  aux  Serbes  25  millions 
net;  en  i885,  l'emprunt  de  70  millions  ne  leur  laissait  que 
46  millions;  à  ce  taux,  l'intérêt  dépassait  8  p.  100  '. 

Gaspillage  moins  réparable  :  Milan,  pour  obéir  aux  ordres 
de  Vienne,  déclarait  la  guerre  aux  Bulgares  et,  dans  une 
semaine  de  campagne,  perdait  tout  ce  que  Belgrade,  après 
ses  défaites  de  1876,  pouvaient  encore  conserver  de  prestige 
en  Europe  et  chez  ses  frères  de  Turquie  et  d'Autriche.  La 
révolution  rouméliote  (i885)  et  la  fusion  des  deux  Bulgaries 
en  une  seule  principauté  avaient  semblé  aux  gens  de  Vienne 
l'œuvre  du  Tsar  et  la  remise  en  marche  de  la  Grande  Bulgarie  : 
contre  le  Bulgare,  serviteur  de  Pétersbourg,  ils  avaient  donc 
lâché  <(  leur  »  Serbe.  La  colère  d'Alexandre  III,  1'  «  ingrati- 
tude »  de  Sofia  et  les  inutiles  efforts  du  Russe  pour  remettre 
la  double  Bulgarie  sous  le  contrôle  de  son  commissaire  Kaul- 
bars  les  détrompaient  bientôt,  et  comme  le  Bulgare  venait  leur 
demander  son  nouveau  prince,  Ferdinand  de  Cobourg,  ils 
abandonnaient  leur  Serbe  qui  avait  eu  la  maladresse  de  se  faire 
battre  ;  ils  confiaient  seulement  à  leur  autre  vassal  de  Bucarest 
le  soin  de  réconcilier  les  deux  adversaires  et  de  pallier  leur 
propre  trahison,  par  un  traité  qui  semblait  ne  rien  enlever 
à  la  Serbie.  Mais  cette  défaite,  ne  coûtant  à  Belgrade  ni  terri- 
toires, ni  indemnité  de  guerre,  lui  enlevait  quelque  chose  de 
plus  précieux  :  jusqu'alors  toute  la  Slavie  balkanique  et  l'Europe 
occidentale  gardaient  leur  estime  traditionnelle  envers  ce  peuple 
de  héros  et  de  civilisateurs,   qui,  depuis  deux  siècles,  appa- 

1.  Voir  daiis  la  Revue  de  Paris  du  ier  novembre  1899,  l'article  de  M.  Malet, 
le  Roi  Milan. 


i 


878  LA     REVUE     Dfi     PARIS 

raissaient  comme  les  seuls  champions  de  l'indépendance 
yougo-slave  et,  depuis  un  demi-siècle,  comme  les  seuls  artisans 
de  progrès  réel  et  d'affranchissement  complet.  Jusqu'alors  le 
^ulgare  ne  semblait  qu'un  suppôt,  un  avant-coureur  de  la 
tyrannie  et  de  la  barbarie  moscovites.  Désormais,  dans  l'opinion 
des  peuples,  le  Bulgare  prenait  la  place  du  Serbe,  et  toute  la 
Slavie  encore  ottomane,  jusqu'aux  frontières  du  royaume 
serbe,  apprenant  la  langue  et  revendiquant  la  nationalité  bul- 
gares, allait  au  vainqueur  de  Slivnitza. 

Troisième  bénéfice  de  la  servitude  autrichienne  :  à  la  ruine 
du  peuple  par  les  emprunts,  à  la  démoralisation  de  la  race 
par  la  défaite,  s'ajoutaient  l'ébranlement  de  la  dynastie  et  la 
brouille  entre  les  sujets  et  le  roi.  Les  gens  de  Vienne  con- 
seillaient peut-être,  encourageaient  sûrement  le  divorce  de 
Milan  :  Nathalie  leur  élait  représentée  par  son  époux  comme 
la  «  furie  roumano-russe  »,  qui  n'aurait  de  repos  qu'une  fois 
le  royaume  affranchi  de  l'ingérence  viennoise.  J'ai  raconté 
à  nos  lecteurs  1  les  longues  années  de  troubles  et  de  hontes 
(1888-1903),  qui,  pour  le  peuple  serbe,  sortirent  de  ce 
divorce  (septembre  1888).  L'abdication  de  Milan  en  fut  le  pre- 
mier effet. 

Le  22  février  —  6  mars  1889,  Milan  abdiquait.  11  avait 
toujours  l'armée  pour  lui.  Mais  le  peuple,  travaillé  par  les 
agents  de  Pétersbourg,  prenait  parti  pour  Nathalie.  Milan 
avait  essayé  de  se  gagner  l'opinion  par  l'octroi  d'une  constitu- 
tion libérale  (3  janvier  1889),  puis  il  avait  imploré  l'appui 
du  Tsar.  De  Pétersbourg,  était  venu  l'ordre  d'abdiquer  avec 
la  promesse,  seulement,  que  l'empereur  Alexandre  veillerait  au 
bonheur  et  au  maintien  sur  le  trône  de  son  filleul  Alexandre, 
fils  de  Milan.  Cette  réponse  du  Tsar  étant  parvenue  le 
20  février,  Milan  abdiquait  le  22  :  il  confiait  la  régence  de  son 
tout  jeune  fils  à  des  complices,  qui  ne  répuderaient  pas  ses 
engagements  secrets  envers  l'Autriche  et  qui  promettaient  de 
ne  jamais  tolérer  à  Belgrade  la  «  furie  roumano-russe  ». 
Lesté  d'argent  et  de  crédit,  Milan  prenait  son  vol  vers  les 
cercles  de  l'Occident. 

Mais  l'union  des  trois  Empereurs  ayant  tourné  à  la  brouille 

1.  Voir  la  Revue  de  Paris  du  i5  juillet    1908. 


J 


AUTRICHE     ET     SERBIE  879 

depuis  le  congrès  de  Berlin,  puis  à  la  haine  presque  déclarée 
depuis  la  révolution  rouméliote;  Vienne  et  Berlin  allant 
chercher  à  Rome  le  signataire  de  leur  Triplice  nouvelle; 
Pétersbourg  préparant,  puis  signant  avec  Paris  sa  Double 
Alliance  ;  bref,  dix  années  de  rivalités  dans  les  Balkans  inter- 
rompant l'entente  austro-russe  (1886-1896),  Vienne  débau- 
chait le  Bulgare  de  Pétersbourg;  Pétersbourg  essayait  donc  de 
débaucher  le  Serbe  de  Vienne.  Et  le  Serbe  était  encore  la  vic- 
time de  cette  guerre  diplomatique,  comme  il  avait  été  la  vic- 
time de  la  trop  bonne  enteute  :  durant  dix  années  (1889-1899) 
Milan,  au  service  de  l'Autriche,  et  Nathalie,  pour  le  compte  de 
la  Russie,  allaient  se  battre  sur  la  tête  de  leur  fils. 

En  1889,  Nathalie  rentrait  à  Belgrade;  aussitôt  Milan  reve- 
nait au  Palais  :  après  de  longs  mois  d'intrigue  et  presque 
de  révolution,  le  gouvernement  parvenait  à  acheter  le  départ 
de  Milan,  moyennant  un  million  et  l'expulsion  de  Nathalie 
(1890).  En  1891,  le  parti  ruôsophile  l'emportant  dans  les 
élections,  et  les  conseils  de  la  mère  sur  l'esprit  du  jeune  roi, 
Milan  vendait  à  la  Skouptchina  ses  droits  de  citoyen  serbe, 
de  membre  de  la  famille  royale  et  de  père  du  roi;  la  banque 
russe  Volga-Kama  fournissait  l'argent  et  Milan  s'engageait 
envers  le  Tsar  comme  envers  son  propre  peuple.  Mais  six  mois 
après,  un  coup  d'Etat  des  officiers  milanistes  chassait  les  radi- 
caux, amis  de  la  Russie,  et  les  élections  faites  sous  la  fusillade 
donnaient  le  pouvoir  aux  partisans  de  l'Autriche  (août  1892). 

Contre  les  régents,  exécuteurs  de  la  politique  milaniste,  les 
patriotes  mettaient  leur  espoir  dans  le  jeune  roi;  quand  il  se 
proclamait  majeur  en  jetant  bas  régence  et  gouvernement 
(i3  avril  1893),  la  Serbie  entière  l'acclamait  :  les  radicaux 
rentraient  aux  affaires,  —  avec  eux,  l'influence  de  Pétersbourg. 
Vienne  pouvait  être  inquiète  :  le  pacte  de  1882,  renouvelé  en 
1888,  venait  à  échéance  en  189^.  Milan,  le  gagiste  du  Habs- 
bourg, était  donc  remis  en  chasse.  La  mort  de  son  précepteur 
et  ministre  Dokitch  rejetait  Alexandre  sous  la  fascination 
paternelle.  Le  21  janvier  189^,  Milan  rentrait  à  Belgrade; 
Alexandre  le  rétablissait  dans  ses  titres  et,  durant  un  an  (jan- 
vier 1894-février  1895),  —  le  temps  de  renouveler  le  pacte 
autrichien,  —  en  faisait  son  ministre  occulte.  Constitution 
supprimée,  ministères  renversés,  journaux  réduits  au  silence, 


880  LA     REVUE     DE     PARIS 

Milan  gouvernait  pour  les  gens  de  Vienne  et  c'est  alors  que  Ton 
entendait  d'un  premier  ministre  serbe  la  phrase  restée  fameuse 
sur  les  folles  «  velléités  des  prétendus  Serbes  qui,  sous  la  domi- 
nation hongroise,  se  révoltent  contre  la  justice  et  la  civilisation 
et  ne  voient  pas  combien  leur  prétendu  idéal  national  n'est 
qu'un  mot  vide  de  sens  » . 

En  octobre  1894»  l'Autriche  elle-même  —  qui  maintenant 
avait  son  traité  en  poche  —  et  l'Allemagne  craignirent  que, 
par  un  coup  de  force,  la  Russie  et  les  Serbes  ne  prissent  leur 
revanche.  Elles  firent  au  roi  Alexandre  des  remontrances  ami- 
cales. En  même  temps  la  reine  Nathalie  parvenait  à  regagner 
son  fils.  Au  début  de  1895,  le  roi  Alexandre  invitait  son  père 
à  quitter  le  royaume  (avril  1895). 

La  Serbie  délivrée  eut  une  explosion  de  reconnaissance 
envers  son  roi.  Durant  deux  ans  et  demi  (juillet  1895-jan- 
vier  1898),  elle  put  se  figurer  qu'Alexandre,  conseillé  main- 
tenant par  Nathalie,  allait  être  roi  «  non  pour  se  méfier  de  son 
peuple  et  l'exploiter,  mais  pour  vivre  ou  périr  avec  lui  » ,  comme 
disait  la  reine  en  une  lettre  qui  courait  sous  le  manteau.  La 
constitution  rétablie  pacifiait  le  royaume  :  les  progressistes  eux- 
mêmes,  les  anciens  amis  de  l'Autriche,  revenus  au  pouvoir, 
se  dégageaient  du  protectorat  viennois  et  reprenaient  la  poli- 
tique nationale.  Le  mariage  d'une  princesse  monténégrine  avec 
l'héritier  de  la  couronne  italienne  donnait  à  tous  les  Serbes 
l'espoir  que  les  deux  irrédentismes  slave  et  italien  pourraient 
un  jour  se  liguer  contre  le  Habsbourg.  Au  cours  de  l'année 
1896,  Sofia,  Cettigné  et  Belgrade  échangeaient  des  promesses 
d'amitié,  et  le  toast  du  prince  Nicolas  de  Monténégro  au  roi 
Alexandre  conviait  «  tous  les  Serbes,  unis  dans  le  même 
esprit  et  les  mêmes  vœux,  à  ne  réclamer  que  ce  qui  leur 
appartient,  mais  à  obtenir  tout  leur  héritage  ».  Belgrade 
exigeait  de  la  Porte  et  du  Patriarcat  l'installation  d'évêques 
serbes  à  Prizrend  et  à  Uskub. 

Aussitôt  Vienne  témoignait  de  son  humeur,  en  n'invitant  pas 
le  roi  Alexandre  à  l'inauguration  des  Portes  de  Fer,  puis  en 
ouvrant  une  guerre  économique,  —  le  traité  de  commerce 
arrivait  à  terme,  —  qui  mettait  en  quelques  semaines  les 
Serbes  à  la  raison  du  plus  fort .  Les  progressistes  devaient 
quitter  le  ministère  (décembre  1896).  Mais  les  radicaux  con- 


AUTRICHE     ET     SERBIE  88 1 

tinuaient  leur  politique  en  l'accentuant,  et,  par  le  traité  de 
commerce  de  1897  entre  Belgrade  et  Sofia,  l'union  de  la 
Slavie  balkanique  semblait  établie  sous  l'égide  de  Péters- 
bourg...  C'est  alors  que  M.  de  Lobanof,  effrayé  par  les 
menaces  de  révolte  arménienne  et  macédonienne,  renouait 
l'entente  austro-russe  pour  le  «  maintien  du  statu  q\xo  et  de  la 
paix  générale  ».  En  échange  du  Bulgare  que  Vienne  lui  ren- 
dait, Pétersbourg,  une  fois  encore,  livrait  le  Serbe  aux  gens 
de  Vienne  :  François-Joseph  et  Nicolas  II  s'étant  rencontrés 
à  Vienne,  puis  à  Pétersbourg  (septembre  1896-avril  1897), 
Milan,  que  le  Habsbourg  entretenait  à  sa  cour,  rentrait  à  Bel- 
grade; son  fils  le  nommait  généralissime  (janvier  1898)  et  les 
élections  faites  par  lui  rendaient  le  pouvoir  aux  «  libéraux  ». 

Durant  trente  mois  (janvier  1898-juin  1900),  le  régime 
viennois  battait  son  plein  :  Skoupchtina  dissoute,  élections 
violées,  complots  imaginaires,  emprisonnemenls,  loi  martiale, 
condamnation  au  bagne  de  tout  un  parti  politique,  exil  des 
patriotes  marquants,  fuite  de  tous  ceux  qui  pouvaient  craindre 
les  soupçons  de  Milan,  —  trente  mois  de  terreur  militaire,  et 
la  dette  portée  à  4oo  millions,  et  les  intérêts  mangeant  chaque 
année  le  tiers  du  budget.  Milan  régnait  à  nouveau.  11  pillait, 
généralissime,  le  petit  trésor  de  guerre  que,  sou  par  sou,  les 
ministères  patriotes  avaient  accumulé  dans  la  forteresse,  afin  de 
pourvoir  aux  éventualités  que  les  troubles  de  Macédoine  leur 
faisaient  espérer  ou  craindre.  Le  pacte  secret  de  1882,  renou- 
velé en  1888  et  en  1894»  était  sans  doute  signé  à  nouveau 
en  1900,  et  Milan  joensait  lier  sa  dynastie  plus  étroitement 
encore  avec  le  Habsbourg  :  il  négociait  un  mariage  pour 
Alexandre;  François-Joseph  offrait  la  main  d'une  princesse 
autrichienne...  Mais  Milan  se  heurta  à  Draga  Machin,  qui 
voulait  être  reine  :  grâce  à  l'appui  du  Tsar,  parrain  de  cette 
union  étrange,  Draga  chassait  Milan  (juillet  1900). 

Les  Serbes  se  reprirent  d'un  espoir.  Hélas  !  en  cette  Draga, 
ils  ne  retrouvaient  bientôt  qu'un  autre  Milan,  un  Milan  en 
jupons,  sans  verve  ni  génie.  Mais  si  Draga  n'aperçut,  elle 
aussi,  dans  le  trône  qu'un  siège  passager  où  gagner  la  richesse 
parles  moyens  les  plus  rapides  —  à  qui  la  faute?  Au  jour  de 
son  mariage,  son  protecteur  russe  lui  avait  promis  support  et 
défense.  Ce  protecteur  fut  mystifié  sans  doute  par  la  comédie 

i5  Décembre  1908.  14 


•  >*-. 


M»' 


882 


LA     REVUE     DE     TARIS 


1 


de  la  grossesse.  Mais  quand  la  supercherie  éclata,  il  aurait 
dû  tout  aussitôt  choisir  entre  deux  partis,  soit  continuer  à 
Draga,  femme  stérile,  l'appui  donné  à  Draga,  femme  galante, 
soit  exiger  le  renvoi  immédiat  de  la  simulatrice.  Draga,  reçue 
à  Pétersbourg,  traitée  en  reine  par  le  Tsar,  eût  pu  faire 
d'Alexandre  un  Serbe  honnête  et  un  roi  véritable  :  la  Russie 
l'abandonnant  sans  la  détrôner,  elle  n'eut  pas  trop  de  toutes 
ses  ruses  pour  faire  d'Alexandre  un  mari  seulement... 

On  attribua  cet  abandon  de  la  Russie  à  l'hostilité  des 
grandes  duchesses  monténégrines,  qui  travaillaient  à  Péters- 
bourg pour  leur  frère  Mirko,  époux  d'une  Obrénovitch,  ou 
pour  leur  beau- frère  Pierre  Karageorgévitch.  A  ces  haines  de 
femmes,  l'entente  austro-russe  ajoutait  une  influence  bien 
plus  sérieuse  :  en  février  1902,  l'archiduc  François-Ferdinand 
allait  à  Pétersbourg  renouveler  et  préciser  l'accord  secret 
de  1 896-1 897. 

Milan,  mort  l'année  précédente,  dormait  dans  la  terre 
hongroise  qu'il  avait  exigée  pour  son  éternel  repos.  L'Obré- 
novitch  n'avait  plus  à  Vienne  son  courtier  des  vingt  années 
dernières.  Le  Karageorgévitch,  par  ses  traditions  familiales 
avec  la  cour  de  Vienne  et  par  ses  alliances  matrimoniales 
avec  la  cour  de  Pétersbourg,  devenait  le  candidat  des  deux 
compères.  En  1902,  un  premier  complot  en  sa  faveur  échouait 
à  Ghabatz.  En  1903,  les  officiers,  que  Milan  avait  si  intime- 
ment liés  à  sa  politique  autrichienne,  massacraient  Alexandre 
et  Draga  et  installaient  sur  le  trône  le  serviteur  de  l'entente 
austro-russe. 

Mais  lç  Karageorgévitch,  pour  tâcher  d'obtenir  le  pardon  de 
l'Angleterre,  était  obligé  à  une  politique  constitutionnelle  qui 
ramenait  les  radicaux,  les  russophiles,  au  pouvoir;  et,  pour  se 
faire  accepter  de  la  nation,  pour  faire  oublier  les  «  trahisons  y> 
de  sa  race,  il  était  obligé  à  une  politique  nationaliste,  surtout 
à  des  allures  d'indépendance  à  l'égard  de  Vienne.  Il  tenait  ses 
promesses  à  ses  deux  patrons  de  Vienne  et  de  Pétersbourg, 
en  s'abstenant  de  toute  ingérence  dans  leurs  règlements 
macédoniens.  Mais  il  vantait  bien  haut  ses  liens  de  parenté 
avec  le  Romanof ,  et  sa  reconnaissance ,  son  respect ,  sa 
dévotion  envers  le  Tsar.  Gomme  pour  préparer  la  solution 
slave  des   querelles   macédoniennes,    dès   190^,   une   intime 


I 


AUTRICHE     ET     SERBIE  883 

amitié  renaissait  entre  Belgrade  et  Sofia.  En  1905,  Vienne, 
mécontente,  menaçait  de  reprendre  la  guerre  économique, 
qu'avait  interrompue,  huit  années  durant,  le  traité  de  com- 
merce (1 896-1 904),  et,  puisqu'on  cette  année  1900,  le  discours 
de  Tanger  semblait  remettre  en  question  tout  l'équilibre  euro- 
péen, les  publicistes  officieux  laissaient  apercevoir  les  futures 
intentions  du  gouvernement  austro-hongrois. 


Vers  la  fin  de  igo5,  paraissait  à  Vienne,  chez  Seidel  et  fils, 
libraires  de  la  Cour  impériale  et  royale,  une  brochure  intitulée 
Mazedonien,  eine  militar-politische  Studie.  Un  court  avant- 
propos  prévenait  le  lecteur  : 

Cette  étude,  a  paru  d'abord  dans  la  Danzers  Armee-Zeitung  k 
Vienne.  La  rédaction  avait  fait  précéder  la  publication  de  l'obser- 
vation suivante  :  «  Ce  n'est  'pas  pour  nos  lecteurs  permanents 
qui  sont  informés  du  caractère  indépendant  de  notre  journal, 
mais  c'est  pour  certaines  feuilles  étrangères  qui  considèrent  notre 
journal  comme  un  «  organe  du  Ministère  de  la  Guerre  »  ou  bien 
comme  1'  «  organe  de  l'Etat-major  général  »,  qu'il  est  expressément 
spécifié  que  le  travail  suivant  est  dû  à  la  plume  d'un  militaire 
remarquablement  informé,  mais  qu'il  n'interprète  en  aucune  façon 
les  tendances  officielles. 

J'ouvre  cette  brochure  et,  sans  commentaires,  j'expose  les 
idées  de  ce  «  militaire  remarquablement  informé  ».  11  com- 
mence par  définir  la  Macédoine  et  en  montrer  le  rôle  mon- 
dial : 

La  grande  signification  de  la  Macédoine  résulte  de  sa  position 
comme  entrée  des  passages  pour  les  communications  entre  l'Europe 
centrale  et  l'Asie  Mineure,  avec  deux  grandes  routes  commerciales 
et  militaires  :  la  ligne  de  la  Morava  et  du  Vardar,  Belgrade-Salonique, 
et  la  ligne  Nisch-Sofia-Constantinople  ;  auprès  de  ces  deux  lignes 
principales,  la  descente  par  la  vallée  de  la  Bosna,  Novi-Bazar- 
Mitrovitza,  devient  secondaire.  Il  faut  néanmoins  toujours  consi- 
dérer les  deux  grandes  lignes  de  pénétration,  Tune  plus  occidentale, 
l'autre  plus  orientale,  Tune  Sarajévo-Uskub-Salonique,  l'autre  Bel- 
grade-Constantinople  ou  Belgrade-Salonique,  qui    se  rapprochent, 


884  LA     REVUE     DE     PARIS 

entre  Nisch  et   Uskub,  si    près  Tune   de  l'autre  qu'un  lien  serait 
facile  à  établir. 

De  l'exposé  de  ces  routes,  ressort  l'importance  du  golfe  de  Salo- 
nique  dans  les  communications  du  monde  ;  il  a,  dans  les  relations 
des  pays  du  Danube  avec  l'Asie  Mineure,  une  situation  pareille  à 
celle  qu'a  le  golfe  Persique  dans  les  communications  de  l'Europe 
avec  les  Indes. 

L'auteur  dresse  ensuite  la  carte  ethnographique  de  la  Macé- 
doine, en  faisant  la  plus  belle  part  aux  Albanais.  Puis  il  vante 
les  richesses  de  la  contrée  : 

La  Macédoine  est  un  pays  très  fertile,  bien  doué  par  la  nature.  On 
comprend  les  désirs  de  la  Turquie  de  conserver  cette  province  le 
plus  longtemps  possible.  Mais  on  ne  peut  blâmer  les  habitants  de  la 
Macédoine,  quand  ils  prennent  à  tâche  de  se  séparer  politiquement  et 
économiquement  d'un  organisme  qui  ne  leur  apporte  aucun  avan- 
tage, mais  qui,  sans  souci  pour  l'esprit  de  l'époque,  pour  les  progrès 
humains  dans  toutes  les  directions,  pour  la  conscience  nationale 
éveillée,  ne  connaît  qu'un  seul  but  :  maintenir  par  la  force  un  gou- 
vernement désordonné  et  corrompu. 

Dans  un  avenir  tout  proche,  Fauteur  n'aperçoit  que  deux 
solutions  au  problème  macédonien  :  soit  l'autonomie  à  la  façon 
de  l'ancienne  Roumélie  orientale,  soit  «  une  autre  forme 
juridique,  dont  on  trouve  au  moins  deux  exemples  dans 
l'Empire  turc  d'aujourd'hui,  l'Egypte  et  la  Bosnie-Herzégo- 
vine ».  Entre  les  deux,  il  ne  semble  pas  que  l'auteur  hésite  : 
la  ((  forme  juridique  »  au  profit  de  l'Autriche  a  toutes  ses  pré- 
férences, et  il  prévoit  qu'avant  peu,  une  intervention  militaire 
devra  préparer  cette  «  forme  juridique  ». 

L'exposé  de  toutes  les  combinaisons,  qui  pourraient  provoquer 
notre  action  militaire,  mènerait  trop  loin.  Mais  tôt  ou  tard  il 
faudra  que  l'état  des  choses  soit  changé  radicalement.  Cette  besogne 
ne  pourrait  être  confiée  ni  au  gouvernement  de  Constantinople  ni  à 
l'un  des  petits  Etats  de  la  péninsule  à  cause  de  l'enchevêtrement  des 
races.  La  combinaison,  qui  confierait  la  tâche  à  un  seul  grand  Etat 
européen,  soit  qu'il  en  prît  l'initiative,  soit  qu'il  sollicitât  le  mandat 
des  puissances,  devient  de  plus  en  plus  probable  ;  mais  l'hypothèse 
d'une  entreprise  collective  de  plusieurs  grandes  puissances  ne  doit 
pas  être  exclue. 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  s'agirait  en  tout  cas  d'introduire  un  régime 
solide  dans  ces  contrées  où,  faute  d'une  autorité,  règne  maintenant 


AUTRICHE     ET     SERBIE 


885 


l'anarchie.  Cette  transformation  n'est  possible  que  par  l'emploi  d'une 
force   militaire,   qui    aurait   à  compter,   non    pas    seulement  avec 
une  résistance  armée  de  la  population,  mais  aussi  avec  la  résistanc 
de  la  Turquie,  car  une  action  pareille  ne  saurait  être  que  la  fin  d 
la  domination  turque  en  Europe. 

L'auteur  trace  la  marche  de  cette  opération  : 

Pour  la  conquête  de  ce  pays,  quatre  grandes  routes  peuvent  s'of- 
frir :  au  sud,  l'entrée  de  Salonique,  à  l'ouest  la  route  qui  part 
de  l'Adriatique,  au  nord  la  route  de  Bosnie  à  travers  l'ancien  (sic) 
sandjak  de  Novi  Bazar;  et  enfin  la  trouée  serbe,  par  la  vallée  de 
la  Morava. 

Une  opération  basée  sur  Salonique  suppose  avant  tout  une  supré- 
matie absolue  dans  la  Méditerranée;  elle  ne  serait  possible  pour 
notre  monarchie  qu'en  cas  où  cette  entreprise  résulterait  d'un  mandat 
européen  et  si  une  puissance  maritime  de  premier  ordre  se  trouvait 
à  côté  de  nous  comme  alliée.  Nous  ne  pourrions  même  pas  fournir 
le  matériel  de  transport,  et  nous  serions  obligés  d'affréter  des  bateaux 
sous  pavillon  étranger,  ce  qui  supposerait  également  la  neutralité 
au  moins  d'une  puissance  maritime  de  premier  ordre.  Il  est  clair  que 
par  là  toute  l'entreprise  se  compliquerait  et  que  nos  frais  en  aug- 
menteraient de  beaucoup.  Mais  les  circonstances  locales  pour  cette 
entreprise  sur  Salonique  seraient  favorables.  Il  ne  serait  pas  difficile 
d'éteindre  les  batteries  mal  alimentées,  qui  devraient  défendre  l'en- 
trée dans  la  baie.  La  concentration  et  l'entretien  de  forces  impo- 
santes trouveraient  des  conditions  favorables  dans  les  bassins  de  la 
Macédoine,  que  la  nature  a  richement  pourvus.  Pour  l'avancement 
dans  le  pays,  les  conditions  seraient  moins  favorables.  La  direction 
principale  des  opérations  serait  donnée  par  la  ligne  ferrée  du  Vardar, 
qui  mène  droit  au  cœur  de  la  péninsule,  au  carrefour  Uskub-Kou- 
manovo-Mitrovitsa.  Le  maître  de  ce  carrefour  et  de  la  vallée  de  la 
Morava  non  seulement  domine  la  partie  nord-ouest  de  la  péninsule, 
mais  peut  exercer  son  influence  sur  la  Bulgarie,  la  Roumélie  et 
sur  Constantinople  même. 

Pour  l'offensive,  dans  cette  direction,  il  existe  plusieurs  chemins  : 

i°  La  route  carrossable  de  Salonique-Doiran-Istip-Koumanovo, 
dix  étapes.  Cette  route  n'est  pas  construite;  mais  le  passage  est 
tout  de  même  possible  pour  une  armée  et  pour  le  train  léger  de 
communications;  peu  d'obstacles  naturels. 

2°  La  route  Salonique-Monastir-Koprili-Uskub,  de  sept  marches 
plus  longue  que  la  précédente,  dans  une  contrée,  qui  est  la 
plus  fertile  de  toute  la  Turquie  d'Europe,  le  foyer  des  troubles;  afin 
de  ne  pas  courir  le  dangereux  risque  d'avoir  dans  le  dos  une  popu- 


86 


LA     REVUE     DE     PARIS 


lation  insurgée,  la  prise  du  bassin  de  Monaslir  devrait  être  la  pre- 
mière opération. 

L'offensive  de  Salonique  vers  l'intérieur  suppose  donc  deux 
grandes  colonnes,  éloignées,  l'une  de  l'autre,  de  cinq  à  huit  étapes, 
opérant  indépendammeut  jusqu'à  ce  qu'elles  atteignent  le  point  de 
réunion  Kôprili-lstip...  En  résumé,  cette  opération  trouve,  pour 
I  offensive,  les  conditions  non  pas  idéales,  mais  assez  favorables. 
La  condition  indispensable  de  la  suprématie  sur  mer  ne  doit  pas 
empêcher  de  considérer  cette  première  hypothèse... 

Seconde  hypothèse  : 

L'opération,  conduite  de  la  rive  adriatique  vers  le  bassin  central, 
aurait  pour  elle  le  peu  de  longueur  de  la  route  :  sept  marches  seu- 
lement; mais  cette  variante  suppose  aussi  la  suprématie  dans  la  mer 
Vdriatique.  La  base  d'une  telle  opération  devrait  être  établie  sur  le 
littoral  entre  Scutari  et  Alessio,  d'où  partent  trois  pistes  passables 
vers  Diokavo;  toutes  les  trois  traversent  les  Alpes  inhospitalières  de 
I  Vlbanie,  rencontrent,  dans  les  profonds  défilés  du  Drin  et  de  ses 
affluents,  de  sérieux  obstacles  qui  peuvent  être  facilement  défendus 
par  une  population  mal  disposée  envers  nous.  L'organisation  d'une 
ligne  d'étapes  dans  ce  pays  d'Albanais  effrénés  se  heurterait  à  des 
difficultés  encore  plus  grandes...  Malgré  cela,  cette  ligne  d'opération 
est  mentionnée  ici,  car  en  cas  d'une  entreprise  collective  de  plu- 
sieurs puissances,  elle  serait  prise  en  considération,  par  exemple 
l»ar  l'Italie,  —  ce  qu'une  diplomatie  intelligente  devrait  empêcher. 

Troisième  hypothèse  : 

J'arrive  maintenant  à  la  ligne  d'opérations  qui  nous  est  la  plus 
proche,  à  l'offensive  dirigée  de  la  Bosnie  à  travers  le  sandjak.  vers 
Mitrovitsa.  Cette  contrée  partiellement  occupée  par  nos  troupes  est 
importante,  séparant  l'un  de  l'autre  les  deux  Etats  serbes,  Monté- 
négro et  Serbie.  D'après  le  traité  de  Berlin  nous  devrions  avoir 
le  droit  de  nous  répandre  militairement  dans  ce  pays;  mais  jusqu'à 
présent  nous  ne  l'avons  pas  fait,  de  sorte  que,  faute  d'user  de  ce 
droit,  nous  semblons  n'avoir  même  plus  aucun  droit  dans  ce  pays, 
excepté  nos  trois  garnisons  Plievljé,  Priépoljé  et  Priboj. 

Pour  expliquer  l'utilité  de  cette  occupation  militaire  du  sandjak, 
Vndrassy  a  dit  un  jour  :  «  11  faut  démontrer  que,  pour  notre  poli- 
tique balkanique,  il  n'existe  pas  de  Pyrénées.  *  Malheureusement, 
(es  faits  n'ont  pas  permis  la  réalisation  de  cette  parole,  car  si  nous 
voulions  avancer  maintenant  nos  troupes  au  sud-est,  ce  ne  serait 
plus  un  changement  de  garnison  ni  des  préparatifs  éventuels  pour 
la  guerre,  mais  la  guerre  elle-même,  et  chaque  pas  que  nous  ferions 
augmenterait  ce  caractère  d'opération  stratégique. 


AUTRICHE     ET     SERBIE  887 

Aussi  le  sandjak  de  Novi-Bazar  ne  peut  pas  être  pris  en  con- 
sidération comme  ligne  d'étapes.  Dans  les  circonstances  actuelles, 
il  n'est  même  pas  prudent  d'y  conserver  nos  garnisons.  Le  carrefour 
Mitrovitsa-Uskub-Koumanovo-Nisch  apparaissant  comme  nécessaire 
à  posséder  pour  obtenir  l'influence  dominante  sur  la  péninsule  bal- 
kanique, il  en  résulte  que  le  pays  jusqu'à  Mitrovitsa  n'entre  en  con- 
sidération que  comme  entrée  de  ce  passage... 

La  contrée  est  peu  peuplée  et  peu  fertile;  les  colonnes  seraient 
mal  ravitaillées  par  le  pays,  en  viande  exceptée.  Je  calcule  certai- 
nement en  optimiste,  en  disant  que,  par  cette  entrée,  peuvent  mar- 
cher au  plus  deux  divisions  avec  l'armement  mixte  pour  montagnes 
et  deux  divisions  avec  l'armement  normal,  en  tout  3  divisions,  en 
chiffres  ronds  60000  à  70000  hommes. 

Cette  force  est-elle  suffisante  pour  atteindre  le  but,  à  savoir  pour 
écraser  la  résistance  de  la  Turquie  et  installer  la  pacification  du 
pays?  La  question  donne  elle-même  la  réponse. 

Si  nous  entreprenons  quelque  chose  dans  les  Balkans,  c'est  que 
nous  voulons  en  avoir  quelque  profit.  Ce  bénéfice  ne  peut  être 
atteint  que  si  l'on  démontre  clairement  aux  populations  qu'elles 
ont  affaire  à  une  puissance  réelle  :  seul,  le  prestige  militaire  peut 
nous  donner  la  position  politique  et  commerciale,  que  notre' 
industrie  réclame  et  qui  paiera  les  sacrifices  qu'une  opération  armée 
nous  aura  coûtés La  lutte  devra  donc  être  menée  avec  une  supé- 
riorité qui  exclue  les  moindres  insuccès;  et  pour  cela  il  nous  faut, 

non  60000,  mais  4ooooo  hommes >ious  ne  pouvons  pas  faire 

passer  ces  troupes  par  l'étroit  goulot  du  sandjak.  Il  ne  reste  donc, 
des  lignes  d'opération  mentionnées,  que  la  dernière,  à  travers  la 
Serbie,  par  la  vallée  de  la  Morava. 

Donc,  a  l'étroit  goulot  du  sandjak  »,  der  Flaschenhals  des 
Sandjchaks,  est  inutile.  C'est  à  travers  la  Serbie  qu'il  faut 
atteindre  la  Macédoine. 

L'entreprise,  de  ce  côté,  exigerait  d'abord  une  explication  avec 
la  Serbie;  la  situation  serait  analogue  à  celle  qu'en  1877  la  Russie 
eut  en  face  de  la  Roumanie.  Si  la  Serbie  ne  se  mettait  pas  de  notre 
côté  loyalement  et  sans  hésitation,  alors  il  faudrait  diriger  contre 
elle  l'épée  déjà  tirée;  ce  n'est  qu'après  avoir  écrasé  la  Serbie  que 
l'on  pourrait  penser  à  une  offensive  contre  la  Macédoine...  Il  est  clair 
que  la  diplomatie  aurait  à  nous  garantir  le  passage  sans  obstacle  à 
travers  la  Serbie,  par  une  entente  avec  les  grandes  puissances  voi- 
sines, Allemagne,  Russie  et  Italie;  sinon  il  faudrait  alors  chercher 
la  solution,  non  pas  ici,  mais  sur  le  théâtre  d'une  guerre  dans  l'Eu- 
rope centrale...  Mais  traiter  le  cas  d'une  guerre  avec  la  Serbie  serait 


888  LA     BEVUE     DE     PARIS 

sortir  du  cadre  de  cette  étude;  je  continue  donc  mon  exposé  et  je 
répète  :  pour  une  entreprise  contre  la  Macédoine,  il  ne  nous  reste 
d'autre  chemin  que  l'offensive  à  travers  la  Serbie.  Les  vallées  fertiles 
de  la  Morava  et  de  la  Toplitsa  assurent  une  concentration  facile 
dans  la  proximité  de  la  frontière  turque;  le  chemin  de  fer  rendrait 
possible  la  marche  accélérée  et  le  ravitaillement  sûr. 

L'invasion  par  Koumanovo  sur  Uskub  amènerait  la  concentra- 
tion des  troupes  turques  sur  l'espace  Uskub-Koumanovo-Ghilané, 
ce  qui  ferait  que  les  colonnes  secondaires,  pénétrant  par  les  lignes 
du  sandjak,  n'auraient  à  compter  qu'avec  la  résistance  des  troupes 
irrégulières . 

Uskub  atteint  et  le  bassin  Uskub-Koumanovo-Kôprili  inondé,  la 
première  opération  serait  terminée.  Établi  en  cette  contrée  fertile, 
tenant  le  chemin  de  fer  Belgrade-Uskub-Salonique  et  l'embranche- 
ment Uskub-Mitrovitsa,  on  pourrait  continuer  l'offensive  contre 
Salonique.  Les  conditions  seraient  alors  les  mêmes  que  j'ai  déjà 
expliquées  en  parlant  des  opérations  dans  la  direction  contraire... 

La  campagne  ne  serait  pas  terminée  par  la  prise  de  Salonique  : 
alors  seulement,  commencerait  le  travail  infiniment  difficile  de 
la  pacification,  de  chaque  côté  des  grandes  lignes  d'opération.  La 
marche  en  avant  de  nos  troupes  ne  serait  pas  faite  uniquement 
sous  prétexte  de  rétablir  l'ordre;  la  politique  de  la  monarchie  devrait 
y  chercher  son  profit  en  travaillant  sincèrement  et  honnêtement  au 
développement  tranquille  des  peuples  balkaniques,  au  progrès  graduel 
de  leur  culture,  de  leur  richesse  économique  et  par  là  même  à  l'aug- 
mentation de  leurs  capacités  de  consommation. 

A  ce  plan  militaire,  l'auteur  laisse  entendre  qu'un  plan 
diplomatique  est  lié;  écrasant  le  Serbe,  Vienne  tâcherait  de 
se  gagner  le  Bulgare  et  l'Albanais  :  une  Bulgarie  agrandie  et 
une  Albanie  libérée  flanqueraient  à  droite  et  à  gauche  la 
Macédoine  autrichienne  et  borderaient  le  grand  Etat  yougo- 
slave dont  Vienne  dirigerait  les  destinées  : 

11  semble  qu'il  s'effectuera  dans  l'avenir  plus  ou  moins  rapproché 
un  autre  groupement  des  rapports  des  puissances  dans  les  Balkans. 
L'Albanie  indépendante,  unie,  et  la  Bulgarie  agrandie  d'une  partie  de 
la  Macédoine  seraient  des  créations  aptes  à  la  vie,  pour  le  maintien 
de  la  tranquillité  dans  ces  pays,  aujourd'hui  tombés  si  bas.  Et 
qu'est-ce  qu'on  pourrait  désirer  de  mieux  qu'un  Etat  yougo-slavc 
puissant  qui  embrasserait  la  Croatie,  la  Slavonie,  la  Dalmatie,  la 
Bosnie-Herzégovine,  le  Monténégro,  la  Vieille  Serbie  et  la  Serbie? 
Ce  serait  un  pas  en  avant  dans  le  développement  historique  qui  tend 
à  unir  les   peuples  de  môme  langue.  11  serait   digne  d'un  grand 


AUTRICHE     ET     SERBIE  889 

homme  d'État  de  travailler  à  la  solution  de  ce  problème,  dans 
l'intérêt  du  grand  État  danubien.  Il  est  possible  que  le  dualisme 
de  la  monarchie  cédât  alors  la  place  à  de  nouvelles  formes  consti- 
tutionnelles... 


Dès  1905,  voyant  les  puissances  occidentales  imposer  les 
réformes  macédoniennes,  qui  lentement  conduisaient  à  l'au- 
tonomie, il  se  peut  que  Vienne  ait  songé  à  cette  opération 
militaire  et  à  la  «  forme  juridique  »,  souhaitée  par  notre 
auteur.  Les  embarras  de  Pétersbourg  en  Extrême-Orient  et  les 
querelles  franco-allemandes  au  Maroc  offraient  l'occasion  : 
peut-être  si  «  la  puissance  maritime  de  premier  ordre  »  eût 
été  favorable,  Vienne  aurait-elle  renforcé  de  ses  troupes  les 
officiers  de  gendarmerie  qu'elle  avait  déjà,  «  par  mandat  euro- 
péen »,  intallés  à  Uskub.  Mais  il  ne  semble  pas  que  Londres  ait 
voulu  saisir  certaines  allusions  et  les  querelles  intérieures  de 
la  double  monarchie,  la  rébellion  politique  et  presque  armée 
des  Hongrois  et  des  Serbo-Croates,  la  «  Coalition  »  de  tout  le 
royaume  transleithan  ne  permettaient  pas  encore  les  aven- 
tures. En  décembre  1905,  pourtant,  Vienne  recevait  le  com- 
mandement de  l'armée  navale  que  l'Europe  envoyait  dans  les 
eaux  turques.  Mais  la  prudence  occidentale  avait  détourné  de 
Salo nique  sur  Mitylène  cette  menace  d'intervention  collective. 

En  1906,  j'ai  dit  comment  d'Algésiras  les  gens  de  Vienne 
rapportaient  le  plan  nouveau,  qui  donnerait  au  syndicat  austro- 
italien  le  ((  voisinage  »  en  Macédoine  et  en  Albanie.  Le  «  Com- 
promis »  signé,  M.  de  Goluchowski  renvoyé,  M.  d'Aerenthal 
appelé,  j'ai  montré  '  comment  tout  se  préparait  pour  l'exécu- 
tion d'  «  un  programme  positif  dans  toute  l'étendue  <1 11  mot  ». 
Les  Etats  balkaniques  sentaient  venir  le  coup  de  force.  De 
nouveau,  ils  essayaient  de  syndiquer  leur  résistance.  Belgrade 
et  Sofia  négociaient  une  union  douanière  qui,  tirant  la  Serbie 
de  la  dépendance  austro-hongroise,  préparait  en  cas  de  danger 
une  coalition  militaire.  Vainement,  par  des  représailles  écono- 
miques, par  un  tarif  prohibitif ,  Vienne  et  Budapest  essayaient 

1.  Voir  la  Bévue  de  Paris  deB  ier  et  i5  novembre. 


89O  LA     REVUE     DE     PARIS 

d'affamer  Belgrade  :  la  complicité  bulgare  et  la  bienveillance 
turque  donnaient  aux  Serbes  les  moyens  d'atteindre  avec  des 
tarifs  abaissés  les  quais  de  Varna  et  de  Salonique,  où  les  Occi- 
dentaux, les  Français  surtout,  venaient  acheter  le  bétail 
exporté.  Vainement,  par  des  intrigues  et  des  complots,  Vienne 
essayait  de  miner  le  roi  Pierre  et  préparait  dans  l'armée  des 
régicides  un  pronunciamento  soit,  en  faveur  du  dernier  Obré- 
novitch  —  un  fils  naturel  de  Milan  et  d'Artémise,  que  mainte- 
nant le  Habsbourg  élevait  et  dressait,  —  soit  en  faveur  du|  prince 
monténégrin  Mirko,  époux  de  la  dernière  Obrénovitch  :  contre 
F  Au  triche  et  contre  les  officiers  régicides,  Ja  Serbie  tout  entière 
donnait  raison  à  son  gouvernement  et  à  son  roi.  Les  menaces 
d'agression,  les  concentrations  de  troupes  au  long  du  Danube 
et  de  la  Save  n'avaient  pas  de  meilleur  résultat  :  Belgrade,  sur 
la  place  de  Paris,  trouvait  des  conditions  honorables  d'em- 
prunt, qui  permettaient  les  achats  d'artillerie  et  de  munitions 
françaises. 

En  1907,  cette  «  révolte  »  de  Belgrade  et  les  prétentions  de 
l'Occident  à  réformer  judiciairement  la  Macédoine  décidaient 
les  gens  de  Vienne  à  «  une  politique  plus  énergique  »  que,  dès 
le  mois  de  mai,  ils  annonçaient  iau  correspondant  du  Times  et 
que  M.  d'Aerenthal  esquissait  en  août-septembre  à  M.  Tittoni. 
«  L'accord  au  sujet  des  Balkans,  qui  existe  depuis  de  longues 
années  entre  les  Cabinets  de  Pétesbourg  et  de  Vienne,  a  été 
confirmé  »,  écrivait  la  Correspondance  politique  de  Vienne  au 
lendemain  de  l'entrevue  de  MM.  d'Aerenthal  et  Isvolski  en 
septembre.  Le  grand-duc  Wladimir  signait  peut-être  à  Sofia 
une  convention  militaire,  qui  remettrait  aux  Russes,  en  cas 
de  guerre,  l'armée  de  «  leur  »  Bulgare.  Vienne,  par  le  chemin 
de  fer  projeté  du  sandjak,  décidait  d'avancer  entre  «  ses  »  deux 
Serbes  (janvier  1908). 

Malgré  les  dénégations  de  Pétersbourg,  il  parut  bientôt  que 
les  deux  compères  étaient  toujours  d'accord  :  l'apparente 
indignation  de  M.  Isvolski  était  de  courte  durée;  dès  la  fin 
de  février  1908,  le  Temps  constatait  «  une  détente  très  sen- 
sible »,  et,  le  projet  du  Danube-Adriatique  fournissant  un 
ce  bon  billet  »  pour  les  Serbes  et  pour  la  Slavie  balkanique, 
l'entente  austro-russe  reprenait  son  cours  ;  une  note  commune 
du   22  mars  la  montrait  rétablie.  Les  Serbes  avaient  la  naïveté 


AUTRICHE     ET     SERBIE  89I 

de  croire  que  le  Danube-Adriatique  leur  apporterait  dans 
quelques  mois  la  liberté  économique  et  l'union  «  panserbe  », 
de  Belgrade  à  Antivari  ;  et  ils  ne  s'étonnaient  pas  que  Vienne 
leur  consentît  un  traité  de  commerce  (mai  1908). 

.  La  révolution  turque  et  l'incident  bulgare  ayant  décidé 
M.  d'Aerenthal  au  nouveau  pas  en  avant,  à  l'annexion  de  la 
Bosnie-Herzégovine,  l'indignation  russe  se  donne  à  nouveau 
carrière.  Aujourd'hui,  les  deux  amis  semblent  brouillés.  Mais 
est-il  bien  sûr  que,  de  la  table  de  M.  Isvolski,  les  accords 
de  1782,  de  18^2,  de  1860,  de  1876,  de  1877,  ^e  ^gô, 
de  1902,  de  1907  aient  vraiment  disparu?  ne  sont-ils  pas 
momentanément  recouverts  par  ces  contrats  d'emprunt  anglo- 
franco-russes,  sans  lesquels  Pétersbourg  ne  saurait  gouverner? 
l'emprunt  réalisé,  les  accords  ne  reparaitront-ils  pas? 

La  Danzers  Armée  Zeitung  du  5  novembre  1908  publiait 
un  nouvel  article  anonyme,  dont  voici  la  traduction  résumée  : 

Il  paraissait  la  semaine  dernière  que  la  situation  politique  allait 
s'éclaircir.  De  plus  en  plus  les  Puissances  commençaient  à  s'habi- 
tuera voir  dans  l'annexion  des  provinces  occupées  le  fait  accompli  et 
à  admettre  qu'on  ne  pourrait  point  parler  de  compensations  pour 
la  Serbie  et  le  Monténégro.  Il  paraissait  presque  comme  tout  à 
fait  exclu  que  la  Conférence  projetée  pût  s'occuper  de  la  première 
question,  et  l'idée  même  de  la  Conférence  reculait  lentement  vers 
le  dernier  plan.  Suivant  des  nouvelles  plus  récentes,  la  Russie 
revient  à  la  charge.  Mais  à  ceci  il  ne  faut  point  attribuer  trop 
d'importance.  La  position  de  M.  Isvolski  a  été  fortement  atteinte 
dans  les  derniers  temps.  Ses  dernières  démarches  ne  sont  qu'un 
mouvement  désespéré  dans  un  but  personnel,  Pour  nous,  l'accepta- 
tion ou  le  refus  par  la  Russie  de  l'annexion  restent  questions  indiffé- 
rentes, vu  qu'elle  ne  peut  pas  enrayer  le  fait  accompli. 

L' Autriche-Hongrie  peut  envisager  tranquillement  l'avenir.  Le 
courant  des  événements  des  dernières  semaines  a  confirmé  une  fois 
de  plus  le  vieux  proverbe  «  qui  risque  gagne  »... 

L'opposition  de  puissances  ennemies,  mais  désunies,  se  heurte  à 
l'alliance  inébranlable  de  l'Autriche  et  de  l'Allemagne.  La  Russie 
et  l'Angleterre  n'ont  point  la  force  nécessaire  pour  prononcer  le 
mot  décisif.  La  peur  fortement  enracinée  de  l'Allemagne  empêche 
l'Angleterre  d'envoyer  un  nombre  assez  considérable  de  ses  bateaux 
dans  la  Méditerranée,  et  les  gouvernants  de  la  Russie  savent  très 
bien  que  presque  toute  la  population  de  l'Empire  est  contraire  à  la 


892  LA     REVUE     DE     PARIS 

guerre,  que  son  armée  n'est  pas  capable  de  la  faire  pour  le  moment  : 
une  grande  guerre  provoquerait  une  révolution,  en  comparaison  de 
laquelle  les  événements  d'il  y  a  quelques  années  ne  paraîtraient 
que  de  simples  amusettes.  Quant  à  la  France,  elle  n'a  pas  d'in- 
térêts dans  les  Balkans  et  trouve  plus  utile  de  conserver  des  rapports 
amicaux  avec  ses  deux  voisins  de  l'Est,  étroitement  unis  et  alliés,  que 
de  tirer  les  marrons  du  feu  pour  des  amis  moins  sûrs  et  militaire- 
ment plus  faibles.  Cette  supposition  est  renforcée  par  la  dernière 
manifestation  du  Président  de  la  République  à  l'égard  de  notre 
Empereur. 

En  ce  qui  regarde  notre  alliée,  l'Italie,  il  ne  lui  reste  pour  le 
moment,  volens,  nolens^  que  de  se  rendre  à  l'inévitable,  malgré 
toute  la  douleur  que  lui  cause  la  déception  de  ses  aspirations  sur 
la  côte  orientale  de  l'Adriatique.  Comme  alliée  l'Italie,  d'ailleurs, 
ne  présente  aucune  valeur...  Au  contraire  la  question  reste  ouverte, 
si  le  moment  n'est  pas  arrivé  de  nous  entendre  avec  la  Turquie. 
Notre  succès  et  notre  prestige  auraient  été  tout  autres,  si  la  Turquie 
avait  renoncé  de  bon  gré  à  sa  souveraineté  sur  les  provinces 
occupées...  Mais  l'omis  pourrait  être  rattrapé. 

L'annexion  de  la  Bosnie  et  de  l'Herzégovine  a  provoqué  en  Serbie 
et  au  Monténégro  une  grande  excitation  qui  dure  encore.  Avec  la 
joie  dans  le  cœur,  nous  avions  escompté  l'ordre  de  mise  en  marche 
de  nos  monitors  sur  le  Danube.  Cela  a  été  le  moment  le  plus  pro- 
pice pour  démontrer  au  monde  notre  force.  Par  un  geste,  Belgrade 
aurait  été  dans  nos  mains,  et  en  un  clin  d'œil  l'ennemi,  qui  n'était 
point  préparé  pour  la  guerre,  aurait  été  battu... 

Le  conflit  avec  la  Serbie  et  le  Monténégro,  vu  l'état  des  choses 
actuel,  se  présente  comme  inévitable.  Et  plus  tard  il  arrivera,  plus 
cher  il  nous  coûtera  en  matériel  de  guerre  et  en  sang.  L'armée  serbe, 
qui  n'était  pas  prête  pour  la  guerre  et  à  laquelle  le  plus  nécessaire 
manquait  encore  tout  récemment,  gagne  chaque  jour.  Les  armes  et 
les  munitions  lui  arrivent  par  des  voies  détournées,  puisque  nous 
lui  avons  barré  la  plus  courte.  L'Italie  aide  nos  adversaires  et 
se  prépare  en  secret  pour  la  guerre.  L'état  de  choses  se  retourne 
d'un  jour  à  l'autre  contre  nous,  et  le  temps  nous  dicte  de  grandes  et 
importantes  décisions.  Nous  ne  pouvons  plus  marcher  dans  la  même 
voie  sans  grand  danger  et  nous  ne  pouvons  pas  déposer  les  armes 
avant  que  la  pomme  de  discorde  ait  disparu,  c'est-à-dire  avant  que 
nous  avons  l'hégémonie  complète  dans  les  Balkans. 

Pour  arriver  à  ce  but,  nous  avons  besoin  d'une  entente  avec  la 
Turquie,  qui,  à  tout  prix,  doit  devenir  notre  amie,  une  amie  flexible 
et  dépendante.  La  recette  pour  arriver  à  ce  résultat,  serait  un  sou- 
tien financier  en  grand  style,  et  la  garantie  de  l'intégrité  ottomane 
contre  qui  que  ce  soit.  La  Turquie  a  besoin  d'argent,  de  beaucoup 


AUTRICHE     ET     SERBIE  898 

d'argent  pour  achever  l'œuvre  de  son  rajeunissement.  jNous  devons 
la  persuader  qu'il  n'y  a  que  nous  qui  pouvons  lui  prêter  ce  concours. . . 

Notre  diplomatie  vient  d'entrer  en  pourparlers  avec  Constanti- 
noplc;  nous  devrions  tâcher  de  donner  à  ces  pourparlers  plus  de 
poids.  Et  ceci  ne  pourrait  se  faire  qu'à  la  condition  que  nous  deve- 
nions les  voisins  immédiats  de  la  Turquie  sur  un  Iront  beaucoup 
plus  large.  Mais  nous  ne  pouvons  nous  installer  à  la  frontière  de  la 
Macédoine  qu'après  la  disparition  définitive  de  la  Serbie  et  du  Mon- 
ténégro. En  conséquence,  non  seulement  nous  ne  devons  point  éviter 
le  conflit  avec  ces  deux  pays,  mais,  au  contraire,  nous  devons  le 
désirer  et  l'accélérer. 

Pour  nous  ouvrir  la  perspective  de  la  guerre,  notre  diplomatie  doit 
changer  de  tactique.  L'égoïsme  brutal  obtient  seul  dans  la  politique 
de  grands  résultats.  Veut-elle  être  utile,  une  politique  doit  ne  répu- 
dier aucun  moyen.  Depuis  les  temps  de  Metternich,  nous  ne  nous 
occupons  que  de  petits  projets...  Ni  la  Russie  ni  l'Italie  n'ont  reculé 
devant  les  embûches,  quand  il  a  fallu  nuire  à  un  ennemi.  Com- 
bien d'occasions  ne  pourrions-nous  pas  trouver  dans  cette  voie! 
Contre  l'Italie,  nous  pourrions  soulever  l'Àbyssinie  et  préparer  un 
nouvel  Adoua;  il  ne  serait  pas  difficile  non  plus  de  fomenter  de 
révolutions  sur  son  propre  sol,  particulièrement  en  Sicile  et  en 
Sardaigne.  Contre  l'Angleterre,  nous  pourrions  exploiter  utilement 
l'Egypte  et  les  Indes,  et,  d'accord  avec  la  Turquie,  provoquer  un 
mouvement  panislamique,  sérieusement  dangereux  pour  sa  domina- 
tion. Le  plus  grand  nombre  de  points  faibles  nous  est  offert  par  le 
colosse  du  Nord  que  nous  pourrions  très  utilement  miner  :  nous 
avons  été  invités  par  la  Perse  à  prendre  sa  défense  contre  des  attaques 
russes  ;  nous  pourrions  agir  auprès  des  musulmans  dans  le  Caucase 
et  dans  le  Turkestan,  auprès  des  Polonais  et  des  Petits-Russiens  ; 
avant  tout,  il  faudrait  faire  revivre  la  révolution  russe  et  le  régime 
terroriste  des  bombes... 

Il  est  grandement  temps  que  notre  politique  cesse  de  vivre 
d'expédients  journaliers  et  qu'elle  commence  à  envisager  les  grands 
buts  qui  assureront  le  développement  de  la  monarchie...  Le  premier 
est  l'installation  de  notre  hégémonie  dans  les  Balkans,  et  celle-ci, 
réalisée,  doit  être  suivie  par  une  expansion  vers  l'Orient,  laquelle 
nous  appropriera  les  peuples  congénères  de  la  Russie,  après  que 
nous  serons  devenus  la  grande  Autriche  Fédérale. 

On  voit  clairement  que,  depuis  deux  mois,  les  gens  de  Vienne 
et  de  Budapest  cherchent  tous  les  prétextes  d'une  guerre  contre 
les  Serbes.  Il  n'est  pas  de  fausses  nouvelles  qu'ils  n'aient  répan- 
dues, pas  de  tracasseries,  de  violations  de  traité  ou  de  territoire 


894  LA     REVUE     DE     PARIS 

qu'ils  n'aient  essayées.  Un  jour,  on  nous  annonce  que  les  bandes 
de  Belgrade  inondent  la  Bosnie,  et  le  lendemain  que  les  canons 
de  Cettigné  bombardent  Cattaro  :  les  représentants  de  l'Europe 
ont  la  naïveté  de  faire  à  Belgrade  une  démarche  pour  que  la 
Serbie  retire  de  sa  frontière  des  troupes  qu'elle  n'a  jamais 
mobilisées.  Les  officiers  autrichiens  entrent  en  Serbie  pour 
faire  des  relevés  :  «  Ils  se  sont  égarés  »,  répond  le  ministre 
austro-hongrois  aux  plaintes  de  Belgrade.  Le  général  Vouko- 
vitch,  envoyé  par  le  prince  de  Monténégro  au  roi  de  Serbie, 
est  arrêté  à  Agram,  fouillé  et  dépouillé.  Les  bagages  et  les 
valises  des  diplomates  accrédités  en  Serbie  sont  menacés.  Sans 
parler  des  canons  français,  que  nos  industriels  n'ont  plus  la 
liberté  de  livrer  en  temps  convenu  et  que  l'Autriche,  refusant 
de  les  convoyer,  met  seize  jours  à  rendre  à  leurs  expéditeurs, 
les  boîtes  de  conserves  à  l'adresse  des  cuisines  du  roi  Pierre  ne 
peuvent  plus  parvenir.  Malgré  les  stipulations  formelles  du 
traité  de  commerce  austro-serbe,  qui  garantit  le  libre  transit, 
les  colis  postaux  et  marchandises  de  l'Occident  sont  retenus 
ou  égarés,  —  juste  au  moment  où  Vienne  nous  demande  d'in- 
tervenir à  Stamboul  pour  faire  cesser  le  boycottage  turc,  —  et 
M.  d'Aerenthal  ordonne  au  gouvernemeut  serbe  de  faire  dispa- 
raître «  l'esprit  d'hostilité  envers  l'Autriche-Hongrie,  dont 
témoignent  les  journaux  et  les  réunions  publiques  ». 

Quand  M.  d'Aerenthal  aura  enfin  négocié  la  réconciliation 
austro-turque  et  quand  l'emprunt  anglo-franco-russe  réalisé 
rendra  à  M.  Isvolski  le  souci  des  traditions  moscovites,  les 
Serbes  feront  bien  de  tenir  leur  cpée  aiguisée  et  leur  poudre 
sèche...  «  Je  suis  Russe  à  Sofia,  Autrichien  à  Belgrade  », 
disait  le  prince  de  Bismarck.  Je  voudrais  croire  que,  ce  jour- 
là,  notre  diplomatie  sera  serbe  à  Belgrade,  bulgare  à  Sofia, 
turque  à  Stamboul,  honnête  et  nationale  partout,  afin  de  pou- 
voir être  vraiment  et  sincèrement  française  à  Paris,  autri- 
chienne à  Vienne,  car  je  ne  vois  pas  que  l'Autriche  ait  tout 
à  gagner  dans  cette  folle  aventure. 

VICTOR     BÉRARD 


VA  dm  iniitrateur-Gérant  :  h.  c  a  8  8  a  r  d  . 


TABLE  DU  SIXIÈME  VOLUME 


Novembre-Décembre 


LIVRAISON  DU    I»  NOVEMBRE 

LOUIS    BOUILHET Lettres  a  Louise   Oolet.  -  1 5 

FRÉDÉRIC   MASSON  ....  Un  Aventurier  a  Sainte-Hélène 35 

EMILE  NOLLY Hlêu  le  Maboul  (*•  partie) 59 

RÉGINALD  KANN Les  Opérations  du  Général  d'Amade 88 

LOUISE  PILLION Les  Historiens  de  la  Sculpture  française.  -  II.  109 

MRS.   HUMPHRY  WARD  .  .  Carrière  d'Artiste   {fin) 129 

*** Succession  de  Hollande 177 

PIERRE  DESRANGS Souvenirs  d'un   Officier  prussien  (1870-1871).  .  169 

VICTOR   BÉRARD L'Œuvre  de  M.  d'Aerenthal.  —  1 306 


LIVRAISON  OU    15  NOVEMBRE 

CLARA   VIEBIG Pécheresse    <JT+  partie) 225 

*** L'Allemagne  et  la  Guerre '263 

LOUIS  BOUILHET Lettres  a  Louise  Oolet.    —  II 280 

ALFRED  BERL Jeune  Turquie.   —   1 303 

ANDRÉ  BEAUNIER La  Statue  d'Homère 318 

MAURICE  MURET Les  Romans  nationaux  de  Olara  Viebig 346 

EMILE  NOLLY Hién  le  Maboul  (fin) 362 

VICTOR   BÉRARD L'Œuvre  de  M.   d'Aerenthal.  —   II 407 


8g6  LA     REVUE     DE     PARIS 


LIVRAISON  OU   I»  DÉCEMBRE 

CLAUDE    FARRÉRE Pour  Vaincre  (/'•  partie) 449 

J.   BARBEY  D'AUREVILLY.  Lettres  a  Trèbutlen 483 

JUDITH    GAUTIER L'Empereur  de  Chine 511 

Cl  LÉONCE  ABEILLE.  .  .  •  L'Inscription  marlUme 5-23 

CLARA  VIEBI6 Pécheresse  (*•  partie) 5K 

ANDRÉ  MATER Associations  et  Élections  cultuelles 591 

ALFRED  BERL Jeune  Turquie  (fin) 509 

JOSÉPHIN  PELADAN.  •  .  .  Notes  sur  Hébert 621 

ERNEST  LAVISSE Un   Séjour  a  Berlin.   —  I 658 


LIVRAISON   DU   15  DECEMBRE 

RICHARD  WAGNER Lettres  a  Otto  Wesendonk.  —  I 673 

CLAUDE  FARRÉRE Pour  Vaincre  (*•  partie) 705 

JEAN   LEMOINE 

ANDRÉ  LICHTEMBERGER. 


Le  Père  Talon 733 


LOUIS  HOULLEVIGUE  ...       La  Synthèse  de  la  Lumière 751 

CLARA  VIEBI6 Pécheresse   (*•  partie) 7» 

ERNEST  LAVISSE Un   Séjour  a   Berlin.  -  II.  .      833 

LUCIEN  DAUBRÉE Le  Congrès  delà  Chasse 850 

VICTOR  BÉRARD Questions  extérieures.  —  Autriche  et  Serbie.  .  .  861 


~-r^SJr**t*&*Ê&0r^ 


i 


WHIW.U8KM7, 
iJMlV.OFMiCM. 

15*  Année.  KO  80  tSBIi.  15  Décembre  1908. 


LA 


REVUE  DE  PARIS 


SOMMAIRE 

Paget. 

Richard    Wagner.    .   .      Lettres  à  Otto   Wesendonk.  —   I  !  A.  .   .    .       673 

Claude  Farrère    .    .   .       Pour  Vaincre  (2e  partie) f  B 705 

Jean    Lemoine  , 


?er.  ) 


Le  Père  Talon 733 

André  Lichtemberger. 

Xjouis  Houllevigue .   .      La  Synthèse  de  la  Lumière 751 

Clara  Viebig Pécheresse  (3e  partie)  '  c 772 

Ernest   Lavisse     ...       Un  Séjour  à  Berlin.  —  Il 833 

Xiucien   Danbrée  ...       Le  Congrès  de  la  Chasse 850 

Victor   Bérard  .   .   .   .  Questions  extérieures. —  Autriche  et  Serbie.  864 


1.  Publithed  December  fifletnth,  ninetten  hundrêd  and  eight.  Privilège  of  copyright  m  the  United  States  i 

under  thêAct  approvid^tarch  third,  ntnelsen  hundred and  five,  by  (A)  Alezander  Duncker  Verlag—  (B)  Claude 
Farràra  — ;(C)  la  Revue  de  Paris. 


PWX  DE  LA  LIVRAISON  :  2  tr.  50 


PARIS 
85^,   FAUBOURG  SAINT-HONORÉ,   85bh 

1908 


LIVRES    NOUVEAUX 


PARMI  LES  PIERRES, 
par  H.  Sudermann. 
Admirablement  mise  en  scène  à  l'Odéon  par 
M.  Antoine,  cette  version  française  d'un  drame 
célèbre  dans  toute  l'Allemagne  attira  chaque  soir 
un  public  nombreux.  H.  Sudermann»  dont  nous 
connaissons  surtout  en  France  Magda  et  VHonneur, 
est  l'un  des  plus  grands  dramaturges  d'outre- 
Rhin.  Ses  pièces,  vigoureusement  charpentées, 
subissent  victorieusement  l'épreuve  de  la  traduc- 
tion :  il  faut  ajouter  que  cette  traduction  de  Parmi 
les  pierres,  en  particulier,  est  excellente  et  fait  grand 
honneur  à  M.  Maurice  Ré  mon  et  à  Mme  Valentin- 

LA  DÉGRADATION  DE  L'ÉNERGIE, 
par  Bernard  Brunnes. 
D'une  marche  inégale,  mais  continue,  la  Biblio- 
thèque de  Philosophie  scientifique  poursuit  sa  route. 
Trente  ou  quarante  volume  parus  en  deux  années 
montrent  quel  besoin  auteurs  et  public*  avaient 
d'un  pareil  organe  de  vulgarisation,  et,  si 
quelques-uns  de  ces  volumes  ne  méritaient  peut- 
être  pas  tant  d'honneur,  il  suffirait  de  quelques 
autres  —  et  celui  de  M.  Brunhes  est  du  nombre 
—  pour  assurer  le  juste  succès  de  cette  collection. 

LE  ROMAN  SENTIMENTAL  AVANT  L'ASTRÉE, 
.  par  Gustave  Reynler. 
Ouvrage  d'érudition,  mais  d'érudition  à  la 
française,  claire,  rapide,  sans  pédanterie  et  sans 
lourdeur.  Et  livre  aussi  de  découverte,  car  on 
peut  dire  que  ces  origines  du  roman  français  à 
la  mode  du  xvii*  siècle  et  d'aujourd'hui  étaient 
presque  inconnues  :  pour  les  retrouver,  il  fallait 
avoir  la  familiarité  complète  de  notre  littérature 
et  des  œuvres  espagnoles.  On  sait  que  M.  G. 
Reynier  s'est  fait  comme  une  spécialité  de  cette 
perpétuelle  comparaison  des  deux  littératures  en 
deçà  et  au  delà  des  Pyrénées. 

LA  PRÉSIDENCE  DES  ASSEMBLÉES  POLITIQUES, 
par  H.  Ripert. 
Le  sujet  était  un  peu  arbitrairement  choisi  et 
mal  délimité.  Quelles  assemblées  prendre  et 
quelles  négliger?  Angleterre  et  France,  États- 
Unis  et  Belgique  Allemagne,  Italie,  et  Autriche- 
Hongrie,  répond  l'auteur.  Pourquoi  pas  Hollande 
ni  Danemark,  ni  Grèce  surtout,  où  la  présidence 
tient  une  si  grande  place?  Mais,  le  sujet  une  fois 
accepté,  il  faut  louer  l'abondance  et  le  choix  des 
renseignements,  et  M.  Paul  Deschanel,  dans  la 
Préface,  rend  pleine  justice  à  l'écrivain. 

LES  ROUMAINS, 
par  James  Caterly. 
Premier  tome  d'une  histoire  [complète  qui  em- 
brassera toute  la  destinée  du  peuple  roumain 
depuis  les  Daces  jusqu'à  nous.  Clair  exposé  ;  courts 
récits;  bon  résumé  :  rien  ne  manque  en  ce  livre 
utile,  qui  ne  contient  que  le  nécessaire. 


HERCUI,ANUM, 
par  Oh.  Waldstein  et  L.  Snoobridge. 
M.  Ch.  Waldstein,  l'heureux  fouilleur  de  YBi- 
raton  d'Argos,  le  célèbre  archéologue  de  Gara 
bridge,  a  entrepris  de  syndiquer  toutes  les  force 
du  inonde  érudit  pour  déterrer  cette  mystériea 
ville  qui  dort,  intacte  et  pleine  de  richesses 
artistiques,  sous  la  cendre  du  Vésuve.  Ce  laxuen 
et  savant  livre  éveillera  chez  tous  les  lecteur 
le  vif  désir  qu'une  si  belle  et  si  nécessaire  entre 
prise  soit  couronnée  d'un  plein  succès  :  l'Italie  s 
doit  et  doit  au  monde  de  la  faciliter. 

AU  CŒUR  DE  LA  VIE. 
par  Pierre  de  Coule  vain 

Les  romans  de  Pierre  de  Coulevain  —  l'auteur    ( 
d'Eve  victorieuse  —  exercent  sur  le  public  un  irrt-    j 
sistible  attrait.  L'auteur  s'y  met  parfois  en  scène 
avec  une  grâce  charmante  :  c'est  parfois  —  et 
particulièrement  dans  ce  lirre,  —  plutôt  qu'on   • 
récit,   une   suite    de   confidences  qui  nous  est   | 
offerte,  et  les  personnages  qui  nous  sont  présen- 
tés semblent  vraiment  avoir  été  saisis  au  coeur  de 
la  vie  même.  En  ouvrant  de  tels  livres,  on  cherche   , 
un  auteur  et  on  trouve  la  femme  la  plus  avertie,  | 
la  plus  indulgente  et  la  plus  spirituelle. 


ABRÉGÉ    DE  L'HISTOIRE    DE    PORT-ROYAL, 
par  Jean  Racine. 

Gardien  des  reliques  et  des  traditions  de  Port- 
Royal,  M.  A.  Gazier  s'est  donné  la  tâche  de  renou- 
veler sans  cesse  les  regrets  que  peut  inspirer  à 
tout  homme  de  pensée  la  disparition  de  cette 
maison  célèbre,  qui  peut-être  eût  changé  tant  de 
choses  à  l'histoire  de  ce  pays!  Cet  Abrégé  de  Jean 
Racine  était  connu  depuis  cent  cinquante  ans 
bientôt.  Mais  aucune  édition  critique  n'en  avait 
encore  été  donnée  :  voilà  un  excellent  guide  pour 
les  touristes  pieusement  Ûdèles  au  souvenir  des 
Solitaires. 

LA   PHILOSOPHIE   MODERNE, 
par  Abel  Bey. 

L'auteur  ne  se  dissimule  pas  les  difficultés  de 
son  entreprise  :  obligation  de  n'étudier  les  pro-  , 
blêmes  que  sous  leur  forme  la  plus  générale; 
transposer  en  termes  communs  des  idées  qui  ont 
été  présentées  à  un  public  de  spécialistes;  négliger 
les  nuances,  les  correctifs,  pour  ne  classer  que  les  j 
tendances  très  générales....  Tout  compte  fait,  ce 
livre  sera  utile  :  il  mettra  quelques  notions  pré 
cises  sous  les  termes  de  positivisme,  de  pragrna* 
Usine,  que  l'on  entend  employer  souvent  au  petit 
bonheur,  et  surtout  il  montrera  aux  esprits  qui  se 
hâtent  trop  vite  de  proclamer,  &  propos  de  telle 
nouvelle  doctrine  philosophique,  la  faillite  de  la 
science,  que  la  plupart  des  philosophes  s'entendent 
tous  à  respecter  la  science  et  à  en  prer-'-e  le* 
données  comme  point  de  départ  Hi»i«- A"    ions* 


LA   REVUE    DE   PARIS.  —   15   Décembre   1908. 


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Opérations  du  Comptoir 

Boas  à  échéance  fixe,  Escompte  et  Recouvrements,  Escompte 
de  chèques,  Achat  et  Vente  de  Monnaies  étrangères,  Lettres 
de  Crédit,  Ordres  de  Bourse,  Avances  sur  Titres,  Chèques, 
Traites,  Envois  de  fonds  en  Province  et  à  l'Etranger,  Sous- 
criptions, Garde  de  Titres»  Prêts  hypothécaires  maritimes, 
Garantie  contre  les  Risques  de  remboursement  m  pair, 
Paiement  de  Coupons,  etc. 

AGENCES 

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du  public,  14,  rue  Bergère,  2,  place  de  l'Opéra,  147,  boulevard 

Saint-Germain,    49,    avenue   de*    Champs-Rlytèes   et   dans    les 

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d'eaux  :  A ix-en- Provence,  Bagnères-de-Luchon,  Bayonne, 
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Cherbourg,  Dax,  Dieppe,  Dunkerque,  Enghten,  Fontaine-  • 
bleau,  Le  Havre,  Le  Sfost-Dore,  Nice,  Pau,  Saint-Germain- 
en  Laye,  Trouville-Deauville,  Vichy,  Tunis,  Ostende,  Saint- 
Sésastie»,  Monte-Carlo,  Le  Caire,  Alexandrie  ^Egypte),  etc.  ; 
cas  agences  traitent  toutes  les  opérations  comme  lé  siège 
social  et  les  autres  agences,  de -sorte  que  les  Etrangers,  Tes 
Touristes,  les  Baigneurs,  peuvent,  continuer  à  s'occuper 
d'affaires  pendant  leur  villégiature. 

Lettres  de  crédit  pour  voyages 

Le  Conrroin  National  d'Escompte  délivre  des  Lettres  de  Crédit 
circulaires,,  payables  dans  le-  monde  entier  auprès  de  ses 
agenças  et  cerrespondanls  ;  ces  Lettres  de  Crédit  sont 
accompagnées  d'un  carnet  d'identité  et  d'indications  et 
offrent  aux  voyageurs  les  plus  grandes  commodités,  en 
mérite  temps  qu'une  sécurité  incontestable. 


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correspondance  à  Liège  avec  l'Ostende- Vienne.) 

Le  train  partant  de  Paris  le  Lundi  continue  sur  Varsovie,  et  ceux  partant  les  Mercredi  et  Samedi 
sur  Saint- Pétersbourg.  %       ^ 

Péninsulaire -Express.  —  Départ  de  ondres  le  Vendredi,  et  de  Calais- Maritime  le  Samedi  û 
1  h.  08  matin  pour  Turin,  Alexandrie,  Bologne,  Brindisi,  où  il  correspond  avec  le  paquebot  de  la 
Malle  de  l'Inde. 

Calais -Marseille -Bombay -Express.  —  Départ  de  Londres  et  Calais- Maritime  (2  h.  55  soir)  le 
Jeudi  pour  Marseille,  en  correspondance  avec  les  paquebots  pour  l'Egypte  et  les  Indes. 

.  Simplon- Express.  —  De  Londres,  Calais  (3  h.  soir)  et  Paris- Nord  (6  h.  51  soir)  pour  Lausanne, 
Brigue  et  Milan.  (  3  fois  par  semaine  en  hiver,  tous  les  jours  en  été.) 

L'hiver  seulement  : 

Calais-Méditerranée-Express.  —  De  Londres,  Calais  (3  h.  soir)  et  Paris-Nord  |(6  h.  51  soir) 
pour  Nice  et  Viutimille. 

Train  rapide -quotidien.  —  De  Paris  Nord  (7  h.  32  soir)  pour  Nice  et  Vinti  mille,  composé  de  lits- 
salons  et  voitures  de  1"  classe. 

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réseaux  français,  les  lignes  de  chemins  de  fer  et  les  voies  navigables  des  pays  européen*  Le 
parcours  ne  peut  être  inférieur  à  600  kilomètres. 

La  durée  de  validité  est  de  60  jours  jusqu'à  2.000  kilomètres,  90  jours  de  2.000  à  3.000     lo- 
mètres,  et  de  120  jours  au-dessus. 


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Public  des  Coffres -forts  entiers  ou  des  comparti- 
ments do  Coffres-forts,  pour  la  garde  des  Valeurs, 
Papiers,  Bijoux,  Argenterie,  Dentelles,  Objets 
d'Art,  etc. 

Ces  Coffres-forts  sont  situés  dans  les  sous-sols 
du  Crédit  Lyonnais;  leur  construction  et  leur 
installation  présentent  les  plus  complètes  garanties 
contre  les  risques  d'incendie  et  de  vol. 

Chaque  locataire  reçoit  une  Clé  spéciale,  dont 
il  n'existe  pas  de  double,  et  il  peut  faire  varier  les 
combinaisons  de  la  serrure  à  son  gré. 

Il  peut  seul  ouvrir  le  Coffre  qu'il  a  loué. 
larif  de  location  très  réduit,  à  partir  de  5  fr. 
par  mois,  suivant  les  dimensions. 


Le  Crédit  Lyonnais,  accepte  aussi  rèn  garde 
Coffrets,  Cassettes,  Caisses,  Malles  et  autres 
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Barcelone  arrivée  soir  7  h.  36. 

RETOUR  :  Barcelone  départ  (5  h.  46  soir  (a), 
Paris  (Quai  d'Orsay)  arrivée  9  h.  40  matin. 

Barcelone  départ  9  h.  40  matin,  Paris  (Quai 
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Canots. 


VW%A^V^/W>AAAMVtfVM^rf^^^V^^WV^WWW 


Envoi   Tranco   du    Catalogue    illustré. 


LA    REVUE    DE    PARIS 


Comptoir  National   d'Escompte  de  Paris 

SOCIÉTÉ     ANONYME 

Capital  :  150.000.009  de  Francs,  entièrement  versés 


SITUATION  au  31  Octobre  1908 


ACTIF  : 

Caisse  et  banque ?9.20i).6i>5  75 

Portefeuille 049. 138 .  415  27 

Reports 04. 131 .828  Cl 

Correspondants     «  Effets   à 

l'Encaissement  » 75.108.274  26 

Comptes  courants  débiteurs.  112.040.138  82 
Rentes,  obligations  et  valeurs 

diverses 0.4:35.838  18 

Participations  financières  . . .  10.520.855  24 

Avances  garanties 110. 128.957  50 

Comptes  débiteurs  par  Accep- 
tations    116.90tf.321  99 

Agences  hors  d'Europe 14.u00.624  03 

Comptes  d'Ordre  et  Divers..  35. 701. 58*4  44 

Immeubles 15.811.544    » 

• 

Fr.  1.298.682.078  15 


PASSIF: 

Capital 

Réserves. . .". 

Comptes  de  chèques  et  comp- 
tes d'Escompte 

Comptes  courants  créditeurs 

Bons  à  Échéance  fixe 

Acceptations 

Comptes  d'Ordre  et  hivers.. 


150.0O0.UÛÛ     • 
20.508.162  *> 

571.200.473  W 
329.162.121  72 

59.487.466  8U 
115.204.422  (K 

52.990.4*)  8* 


Fr.  1.298. 682.078  15 


OFFICIERS    MINISTÉRIELS 

Les  annonces  sont  reçues  aux  bureaux  de  la  Revue  de  Paris,  85^t  Faubonrg  Saint -Honoré. 

Téléphone  :  51*-2ft 


DDflDDlf  Tf  r-  del'Oupcq,  18.  Cont.  6o4".  Hev. 
rnUrnlL  |  t  1.700  fr.  M.  à  P.^OOOOfr.Aadj.s.  1 

ench.  ch.  not.,  22  déc.  M6Gric.non,  not.,  26,  bdSt^Michel. 


VENTE  AU  PA1.\IS,  le  a4  décembres  1908,  à  2  heures. 

MAISON,  RUE         linilTDCIIll     SOUS- 

ALEXIS-PESNON,   \6    Ifl  U  N  I  11  t  U  I  L"  BOIS 

Contenance:  681  m.  env.  Revenu  cadastral  :  1  105  fr. 
MISE  A  PRIX  :  20.000  fr.  —  S'adr.  M»  Di  oarlgk,  avoué . 


MAISON 
à  Paris 


RlE  GÉNÉRAL  BLAISE 


11,  square 
Parmenticr 


C.  a-.»om.  Rev.  10  350 f. M.àp.  100.000 fr.  Aadj. s.  lench. 
CM  Not.  -a  2 déc.  1908. S'ad.  M*Fai\oux,  not., 5,  r. duLouvro. 


VENTE  AU  PALAIS,  le  20  décembre  1908,  à  2  heures. 

GRANDE  PROPRIÉTÉ  DE  CAMPAGNE 

AU  MESN1L-LE-ROI  (  Seine  -et-  Oise  i,  ROUTE  DE 
SAINT-GERMAIN,  dite  villa  «  Champfleurs  »,  et  Terrain 
en  dehors.  Contenance:  33.912  mètres. 

MISE  A  PRIX  :    120.000  franc?. 
S'adressera  M"  de  CAc.NY.VnoMAOEOT,  Thorkl,  avoué>  ; 
(iastaldi,  notaire  à  Paris. 


VENTE  AU  PALAIS,  le  23  décembre  1908,  à  2  heure*. 

maison  levalLOISPERRETvebgS 

Contenance  :  ioo  m.  env.  Revenu  brut  :  4.080  fr.  env. 
M.  à  P.:  25.000  fr.  — S'adr.  à  M"  Jltluard.  Dclvo,  av. 


LA    REVUE    DE    PARIS 


VENTE  AU,  PALAIS,  à  Paris,  le  19  décembre  1908,  à  a  h. 

àTRlEL(S.-C). 


MAISON  DE  CAMPAGNE  comen. :4.600m 

MISE  A  PRIX  :  TCDD1IV    1    DfiDIC  AVENUE 
6O.000  francs.      I  CHpAIN   A   rAMO  ELISEE- 
RECLUS  (n*  arrondissement).  Contenance  :  44<>  mètres. 


Ribjld eau- Dumas,  avoué,  et  Kastler,  notaire. 


lirilTr  AU  PALAIS,  le  19  décembre  1908,  à  a'h. 
V  L.R  I  t  i°  MAISON  A  PARIS 

RUE  DE  COURCELLES,  144  °SSZ.1 

Rot.  brut  :  56.890  francs.  MISE  à  PRIX  :  500.000  francs. 

a'^ST  AVOT  REPUBLIQUE,  94 

171  m.  80.  Rev.  brut:  11.480  fr.  Mise  à  Prix:  100.000 fr. 

3°  MAISON  A  DIEPPE  roulland,^,.^ 

MISE  A  PRIX  :  4.000  francs.  —  S'adresser  à  M" 
Chain  aîné ,  Ghaisemartin  ,  avoués ,  et  Bertrand  - 
Taillrt,  notaire. 


VENTE  AU  PALAIS,  le    9  janvier  1909,  à  2  heures. 

GRANDE  PROPRIÉTÉ  A  PARIS 

à  usage  d'usine. 

33,  35,  37  et  3q,  RUE  DE  LA  PLAINE 

et  18,  RUE  DES  GRANDS-CHAMPS 

Revenu  brut  :   18.500  fr.  MISE  A  PRIX  :    200.000   fr. 

S'adresser  à  Paris  à  M"  Carré,  Fertb  et  Valabt,  avoués. 


VENTE  AU  PALAIS  DE  JUSTICE,  A  PARIS,  le  17  dé- 
cembre 1908,  à  2  heures  :   1°  PROPRIETE  à  PARIS, 

RUE  LHOIHIOND,  H°  34  t£SS^. 

MISE  A  PRIX:  50.000  francs. 

.propre  RU£  TH0U,Hj  No  5  rt 

rue    Mouffetard).    Contenance  :    i45   mètres    environ. 

MISE  A  PRIX  :  5.000  francs. 
Prêt   au  Crédit  Foncier.  —  S'adresser  à  M«  Drlarue, 
avoué,  5i,  ruo  de  Mironicsnil. 


PROPRIÉTÉ  paris  VILLA  SAÏDi  A. 

x  Revenu  brut  environ  :  14  000  francs. 

MISE  A  PRIX  :  186.667  francs. 
S'adresser  à  M"  Haqlin,  Norgbot,  Messelet,  avoués  ; 
Macibt,  Cotbllb,  notaires  ;  Graux,  administrateur  ju- 
diciaire. 


VENTE  AU  PALAIS,  le  23  décembre  1908,  à  2  heures. 

MAISON  paU  RUE  DE  LAGNY,  8> 

et  PASSAGE  DE  LAGNY,  1,  3,  5  et  7.  Contenance  : 
866  mètres  environ.  Revenu  brut  :  11. 500  francs  environ. 

MISE  A  PRIX  :  90000  francs. 
S'adresser  a  M"  Bertrand,  Boudin  et  Nougeot,  avoués, 
et  à  M*  Sabot,  notaire. 


SRUAV.LEDRU  ROLLIN  gftâ» 

M.  à  P.:  150.000  fr.  A  adj.  s.  1  ench. ch.  not.,  32  déc.  1908. 
—  S'adr.  à  M*  Bexoist,  no  t.,  16,  pi.  de  la  République. 


VENTE  AU  PALAIS,  le  3o  décembre  1908, 
à  2  heures. 

PROPRIÉTÉS  A  MAISONS  ALFORT 

MAISON,  3,  RUE  DES  MOULINS.  Contenance:  23i  m. 
environ.  J\e venu  brut  :  1.500  francs. 

MISE  A  PRIX  :  18.000  francs. 
MAIOflNC    AVEC  JARDIN,  RUE  CARNOT,   n°«  5, 
Ifl  AIOURO    7,  9,  1 1  et  i3.  Contenances  :  637  mètres, 
270   mètres,  63o   mètres,  3o3  mètres  et  480  mètres. 

MISES  A  PRIX  : 
6.000  fr.,  7.000  fr.,  8000  fr.,   4.000  fr.  et  8000  fr. 
M  11  CH  110    RUE  GARROT,  19  et  21.  Contenances  : 
ITIAIOUIId  i.i48  mètres  et  1.398  mètres. 

MISES  A  PRIX  :  5.000  et  6  000  francs. 
S'adresser   à  MM    Pelletier,   Fkrtb,   Boccon-Gibod, 
Milhauo,  Garnier,  avoués  ;  Lrclrrc,  notaire  à  Charenton. 


PROPRIÉTÉ 


AU  PALAIS  à  PARIS, 
__  __  16  décembre,  2  heures 
àSAÏftî-MAUR-DES-FOSSES  (Seine),  boul.  Créteil,  100, 
et  villa  Lefort,  6  Contenance  tôt.  :  173  m.  env.  MISE  A 
PRIX  :  80.000  fr.  —  S'adr.  à  M"  Barbu  et  Brillatz,  av. 


Adj0*  sr  1  ench.  Ch.  des  Not.  Paris,  22  déc.  1008,  de 
l'Entreprise  pr  6  ans,  à  partir  du  3i  déc.  1908,  de  la 

PERCEPTION  DES  DROITS  inentauxabords 
des  Halles  Centrales,  Marchés  et  Abattoirs  de 
la  VILLE  DE  PARIS.  Caution*  de  100000  fr.  pr  ench. 
—  S'adresser  à  la  Prbpbcturb  db  la  Shnb,  bur.  de  l'ap- 
provîaionn1,  a,  rue  Lobau,  et  aux  notaires  :  M**  Maiiot 
de  la  Querantokxajs,  1 4f  rue  des  Pyramides,  et  De- 
lorme,  11,  rue  Auber,  dép.  ench. 


VENTE  AU  PALAIS,  le  23  décembre  1908,  à  2  heures. 

MAISON  DE  RAPPORT  A  PUTEAUX 

RUE  VOLTAIRE,  45,  et  RUE  PARMENTIER,  i4  (anc.  12). 
Conten.:  i38  m.  environ.  Rev.  net:  8.800  fr.  env.  MISE 
A  PRIX  :  45000  fr.  —  S'adr.  à  M"  Péronne  et  Vallbt, 
avoués  ;  Fermé,  notaire  à  Suresnes. 


VENTE  AU  PALAIS,  le  30  décembre  1008,  en  cinq  lots  : 

U1ICAII  a  PARIS,  place  Balard,  1.  Contenance: 

1  *  IflAlOUn  261  m.  98.  MISE  A  PRIX  :  140.000  fr. 

TCDDllil  a  PARIS,  rue  Leblanc.  Contenance  : 

4    I  tnnAin  240  m.  56.  MISE  A  PRIX  :  8.000  fr. 

à  PARIS,  r.  Balard,  16  présumé.  Cont.: 

22 à  m.  3q.  MISE  A  PRIX:  12.000  fr. 

à   PARIS,  nie  Boulard,  n™  3  et  5. 

MISE  A  PRIX  :   80  000  francs, 
d'angle,  à  PARIS,  rue  Boulard,  n°  1, 
et  rue  Froidevaux.  n°  1 1  bis.  Conte- 
nance :  207  m.  56  environ.  MISE  A  PRIX  :  85.000  fr.  — 
S'adr. à  Mw  Alph.  Chartibr,  P.  Salats,  av.:  Fontana,  not. 


TERRAIN 
MAISON 
TERRAIN 


DFMENAGEMENTS 


B  E  I>  E  X.    se    C" 

TÉLÉPHONE  :  S&S-S4 

1S,    Rime»    «le*i:r*t:  -  A«xtf*AS»ti*x ,    PARIS 


LA    REVUE    DE    PARIS 


1 


LA  REVUE  DE  PARIS 

Avis    Important 


Nous  prions  nos   JnLJtJv/l^ll^Illrî^ 

dont  l'abonnement  se  termine  avec  le  numéro  du 

15  DECEMBRE 

de  vouloir  bien,  en  raison  de  l'importance  de  cette  échéance,  nou$ 

adresser,  dès  maintenanU 

leur  RENOUVELLEMENT  pour  1909 

afin  qu'ils  n'éprouvent  aucun  retard  dans  la  réception 
de  leur  numéro. 


PRIX    DE 

L'ABONNEMENT 

Paris 

Seine  et  Seine-et-Oise     . 

UN  an  : 

48.     » 
51.    » 

Six  mois  : 

24.    » 
25.50 

TROIS   MOIS  : 

12.    » 
12.75 

Départements 

Étranger  (Union  postale)   .      . 

54.     » 
60.     > 

27.     » 

80     m 

13.50 

15.     » 

Nous  rappelons  que  sans  aucuns  frais  supplémentaires,  la  Revue  de  Paris  e*t  fournie  rognée  aux 

abonnés  qui  en  font  la  demande. 

EN     VENTE    : 

Table  décennale  de  la  «  Revue  de  Paris  > 

(1894-1903) 

I.    TABLE    ALPHABÉTIQUE    PAR    NOMS    D'AUTEURS. 
II.    TABLE    ANALYTIQUE    PAR    MATIÈRES. 
III.    TABLE    GÉOGRAPHIQUE    PAR    RÉGIONS. 

Prix. *    .       2  fn  BO 

Envoi  franco  contre  mandat  ou  timbres-poste,  85  ois,  faubourg  Samt-Hoaoré,  Pmri 


LIVRES     ILLUSTRÉS 


LES  PARABOLES 

Illustrée»  par  KugèH6  Bumaild. 

Préface  par  André  Michel. 

(Librairio   BBnr.Bn-LKTRAirLT  bt   C'V) 

Les  admirables  dessins  originaux  qu'on  trou- 
vera reproduits  dans  ce  livre  furent  exposés 
avec  un  succès  retentissant.  Il  est  impossible, 
devant  cet  ouvrage  de  ne  point  penser  aux  illus- 
trations que  Tissot  fit  jadis  pour  la  Bible.  On  y 
sent  la  même  ferveur,  et  quelques-uns  de  ces 
84  dessins  sont  véritablement  des  œuvres  de 
maîtrise.  La  presse  fut  unanime  à  louer  cet 
ouvrage,  dont  M.  L.  Monod  a  défini  fort  heureu- 
sement le  caractère  et  la  valeur  :  «  Comme 
tous  les  peintres  du  Quatrocento,  comme  Benozzo 
Gozzoli,  comme  Durer,  comme  aussi  Rem- 
brandt, Eug.  Burnand  a  résolument  ignoré 
l'archéologie.  Il  n'a  pas  même  cherché  à  nous  rap- 
peler que  les  auditeurs  des  Paraboles  étaient  Juifs: 
il  ne  s'est  préoccupé,  pour  notre  édification,  que 
de  la  signification  humaine  et  divine  », 


LES  MÉTAMORPHOSES  DE  LA  MATIÈRE 
par  Henri  Coupin. 

(Librairie   Ahmxmd   Colin.) 

«  Dans  ce  petit  livre,  nous  dit  M.  Henri  Coupin, 
nous  n'avons  p&s  la  prétention  de  passer  en  revue, 
toutes  les  transformations  de  la  matière,  car  une 
vaste  encyclopédie  n'y  suffirait  pas.  Nous  nous 
sommes  contentés  de  prendre  quelques  exemples 
bien  typiques,  familiers,  susceptibles  d'inté- 
resser de  jeunes  lecteurs  ».  De  tels  livres  méritent 
qu'on  les  recommande  hautement  :  ils  sont  appelés 
à  rendre  les  plus  grands  services,  car  ils  appren- 
nent aux  enfants  que  tout  n'est  point  rébarbatif 
dans  la  science.  Plus  d'un  écolier,  paresseux  jus- 
que-là, s'est  mis  brusquement  au  travail,  après 
des  lectures  de  ce  genre.  Et,  en  signalant  ce  volume, 
il  faut  signaler  aussi  tous  ceux  que  les  éditeurs 
ont  réunis  dans  une  remarquable  série,  sous  le 
titre  général  de  :  «  La  petite  Bibliothèque.  » 

MICHEL-ANGE 

(Librairie   Haciiktik  et  G'€.) 

Cet  ouvrage  de  la  Nouvelle  collection  des  Classi- 
ques de  Vari  est  mieux  qu'un  livre  d'étrennes.  Un 
texte,  court,  précis  et  sans  prétentions  littéraires, 
précède  et  commente  les  169  reproductions. 
Dans  un  format  su (lisant,  elles  résument  l'œuvre 
de  celui  qui,  à  l'en  croire,  aurait  voulu  n'être 
que  sculpteur,  et  que  la  volonté  inflexible  d'un 
pape  et  la  peur  de  l'enfer  transformèrent  en  pein- 
tre et  en  architecte  de  génie. 


LES  CHEFS-D'ŒUVRE  DES  6RANDS  MAITRES 

Nouvelle  série 

avec  don  Notice»  de  M.  Moreau  Vauthier. 

(Hachette  et  C'6,  éditeurs.) 

Cette  série  nouvelle  des  «  Chefs  d'œuvre  des 
grands  maîtres  »  est  consacrée  aux  œuvres 
modernes.  On  y  retrouvera,  commentées  par 
Ch.  Moreau  Vauthier  avec  une  compétence  magis- 
trale, d'aussi  admirables  reproductions  que 
dans  les  deux  séries  précédentes.  Est-il  néces- 
saire de  citer  quelques  titres  ?  Les  noms  seuls  de 
peintres  tels  que  Dagnan,  Besnard,  Jacques  Blan- 
che, Ingres,  Cazin,  Aimé  Morot,  Burne  Jones, 
Turner,  Goya,  Hébert,  Troyon,  Carolus  Duran, 
Ziem,  Harpignies,  Ary  SchefTer  diront  assez  quels 
merveilleux  tableaux  'sont  ici  reproduits.  Mais  ce 
qu'il  faut  vanter  surtout,  c'est  le  soin  admi- 
rable que  les  éditeurs  ont  apporté  à  cet  ouvrage, 
qui  restera  comme  un  des  chefs-d'œuvre  de 
l'édition   moderne. 


MES  CROISIÈRES  DANS  LA  MER  DE  BEHRING 
par  Paul  Ifiedieck. 

(Librairie    Plon.) 

Ce  sont  les  nouvelles  chasses  et  les  nouveaux 
voyages  de  l'auteur  de  Mes  Chasses  dans  les  cinq 
parties  du  monde.  Le  livre  est  dédié  au  président 
Hoosevelt.  H  s'agit  donc  non  pas  de  chasses  à  la 
casquette  dans  la  banlieue,  mais  d'une  expédition 
hardie  dans  l'Alaska,  le  Kamtchatka  et  la  mer  de 
Behring.  Sans  prétendre  à  dogmatiser,  l'auteur, 
par  les  anecdotes  qu'il  nous  conte,  par  ses  descrip- 
tions des  paysages  qu'il  découvre,  des  humanités 
qu'il  rencontre  et  surtout  par  les  dénombrements 
des  botes  qu'il  a  tuées,  nous  fournit  de  curieux 
renseignements  sur  ces  pays  que  dédaignent  un 
peu  trop  les  explorateurs,  que  hante  la  décou- 
verte du  Pôle  Nord. 


LA  MAISON  DE  MOLIÈRE 

ET  DES  GRANDS  CLASSIQUES 

par  F.  Lolliée. 

(Librairie  Armamu  Coli.>.) 

Dans  ces  quelque  150  pages,  les  enfants  et  les  jeu- 
nes gens  apprendront  l'essentiel  de  ce  qu'il  leur 
importe  de  connaître  sur  la  Comédie-Française 
et  ses  origines  de  1658  à  1680,  sur  le  théâtre  de 
Molière,  sur  les  interprètes  de  Corneille  et  de 
Racine,  sur  la  troupe  que  connut  Voltaire,  sur 
les  traditions  du  théâtre  classique,  sur  le  réper- 
toire moderne,  ses  auteurs  et  ses  acteurs.  Voilà 
un  livre  que  les  jeunes  abonnés  des  matinées 
classiques  feront  bien   d'avoir  lu. 


11 


LA    REVUE    DE    PARIS 


CAMARADES  DE  BORD 
par  Walter  çjirlstniaa. 

(Collection  Hktekl.) 

Lo  roman  PederMost,  dont  le  D'Walter  Chris  trn  as 
nous  offre  aujourd'hui  la  traduction,  est  célèbre 
aux  pays  danois.  Il  n'obtiendra  pas  un  moindre 
succès  en  France,  et  c'est  là  une  de  ces  œuvres  qui 
ont  tout  pour  plaire  aux  jeunes  lecteurs  de  tous 
les  pays.  Ces  aventures  $ie  «  deux  hardis  gar- 
çons »  sont  en  effet  singulièrement  intéressantes  : 
elles  apprennent  à  être  audacieux  et  énergiques,  — 
deux  qualités  dont  les  hommes  auront  de  plus 
en  plus  besoin.  De  remarquables  illustrations  de 
L.  Benett  nous  mettent  sous  les  yeux  les  princi- 
pales scènes  de  ce  pittoresque  récit. 


LA  JEUNESSE  DU  ROI  LOUIS-PHILIPPE 

D'après   les  portraits  et  le*  tableaux  coiii»er\«*fc 
au   musée  Cuuue, 

i»ur  F.-A.  Gruyer. 

(Librairie  llACHt:1ik   et   C'*.} 

Les  grands  hommes  de  l'histoire  sont  souvent 
mal  connus  et  quelquefois  même  méconnus.  Peu 
de  gens  se  doutent  qu'avant  d'être  roi  de  France, 
Louis  Philippe  fut  un  homme  d'études.  Derrière 
le  roi-citoyen,  dont  la  physionomie  célèbre  a  été 
si  souvent  croquée  par  les  caricaturistes,  se  cachait 
tin  homme  intelligent,  cultivé,  et  qui  fit  grand 
honneur  à  son  éducatrice,  Mme  de  Ueulis.  M.  F.-A. 
Oniyer,le  distingué  conservateur  du  musée Condé, 
à  Chantilly,  était  tout  désigné  pour  écrire  ce  livre, 
où  sont  excellemment  reproduits  les  tableaux  et 
les  portraits  les  plus  significatifs  dont  l'auteur  a 
la  garde. 


LE  MOUCHERON  DE  BONAPARTE  (1755-1805' 

par  Jules  Chancel, 

illustrations  Je  R.  4e  la  lfé/Z}ère. 

(Librairie   Cm.    ))txA<;ii4\t:.) 

Ce  roman  est  l'un  des  meilleurs  d'une  série  dès 
longtemps  consacrée  par  le  succès  et  dont  nous 
signalons,  tous  les  ans,  ici  même,  le  dernier-né. 
M.  Jules  Chancel,  nos  lecteurs  le  savent,  est  un 
dramaturge  distingué  et  souvent  applaudi;  c'est 
dire  qu'il  excelle  à  inventer,  à  corser  une  intrigue 
toujours  attachante.  Ses  romans  ingénieux,  écrits 
en  marge  de  notre  histoire  de  France,  apprendront 
aux  jeunes  lecteurs,  tout  en  les  amusant,  bien  des 
détails,  bien  des  anecdotes  curieuses.  Et  cette 
petite  histoire,  au  moins  aussi  intéressante  que  la 
grande,  leur  fera  aimer  d'avance  les  hommes  glo- 
rieux dont  ils  auront  à  apprendre  plus  tard  les 
hauts  faits. 


QUENTIN    OURttAfcD 

par  Waltér  Jjcott. 

Adaptation  de  M.  Gtléchot, 

Illustration»  par  Babid*. 

(Librairie  AiutA^D  Colins 

Cette  œuvre  a  charmé  plusieurs  générations, 
et  la- Bibliothèque  du  Petit  Français  a  bien  fait  de 
se  l'annexer.  M.  Guéchot  a  retouché  la  traduc- 
tion de  Defauconpret,  et  Robida  a  dessiné  plu- 
sieurs gravures  nouvelles  avec  la  verve  érudite 
et  pittoresque  que  le  public  admire  dans  tout 
ce  qui  part  de  son  nom  ou  de  sa  plume.  Ainsi 
épousseté  et  rajeuni,  le  roman  de  YYaJter  ScotJ 
est  séduisant  comme  au  premier  jour,  et  son 
romantisme  est  toujours  attrayant:  Louis  XI et 
son  bonnet,  Plessis-lèsTours,  Tristan  l'Herraite, 
Olivier  le  Daim,  le  chevaleresque  archer  écos- 
sais Quentin  Durward,  la  princesse  française 
qu'il  conquiert  enfin...  Quelle  joie  de  retrouver 
tout  cela! 

HISTOIRE  ANECDOTIQUE  DES  ALIMENTS 
p«r  Armand  Dubarry 

(Librairie  Hkhry  Pai  lis.) 

Le  pain,  la  viande,  la  nourriture,  le  lait,  les 
légumes,  les  fruits,  les  condiments,  les  boissons 
sont  étudiés  tour  à  tour  dans  ce  livre,  et  c'est  un 
prétexte  pour  grouper  autour  de  la  monographie 
de  chaque  aliment,  de  son  origine,  de  son  terroir, 
de  sa  préparation,  des  notions  de  géographie, 
d'histoire  des  métiers,  des  goûts,  des  mœurs  et 
aussi  des  considérations  ethnographiques.  De 
nombreuses  photographies  et  gravures  représentent 
les  sites  où  se  trouvent  la  flore  et  la  faune  dont 
nous  nous  repaissons  chaque  jour,  sans  trop  nous 
douter  des  travaux  et  des  efforts  humains 
qu'elles  supposent  pour  arriver  jusqu'à  noire 
assiette  et  à  notre  verre. 

ÉTRANGES  Ef  m  PRENANTES  AVENTURES 
DE  JUM60  CRUSOÉ 

(Librairie   Hachette  kt  C*.t 

Jumbo,  c'est  un  éléphant  qui, comme  Kobinson 
Crusoè,  se  trouve  seul  dans  une  lie.  Vendredi, 
c'est  un  ours.  Eléphant  et  ours  se  débrouillent 
aussi  bien  quêteurs  illustres  homonymes,  et  sont 
habiles  à  trouver  provendn  et  vêtements.  On 
devine  assez  comme  tout  cela  peut  être  alerte 
et  gai  (  L'admirable  philosophie  du  conte  de  De 
Foe"  est  bien  adaptée  à  l'esprit  des  tout  petite  par 
MM.  Jaequin  et  Thompson.  C'est  là  le  privilège 
des  vrais  chef6-d'œuvre  que  les  hommes  peuvent 
à  jamais  en  donner  des  adaptations  nouvelles, 
en  tirer  des  développements  inattendus  :  leur 
contenu  est  inépuisable. 


r 


LIVRES     ILLUSTRES 


III 


LES  CHEFS-O'ŒUVRE  OC  LA  PEINTURE 

par  Ma*  nôéBéê 

(Librairie    Flammaimox.) 

En  cet  ouvrage  sont  reproduits  les  meilleurs 
tableaux  des  grands  maîtres  de  1400  à  1800. 
L'émihent  conservateur  du  Musée  Plan  tin  - 
More  tus  à  Anvers  a  une  noble  idée  dé  la  tâche  qu'il 
;i  entreprise  :  «  Cet  ouvrage  fera  défiler  à  nos  yeux, 
<omme  dans  un  immense  cortège,  ce  que  les  grands 
«réateurs  d'art  enfantèrent  de  mieux  :  les  tableaux 
sublimes  qui  furent  acclamés  à  leur  apparition 
et  qui  procurèrent  à  des  milliers  de  nds  ancêtres 
la  plus  pure  des  jouissances,  en  remplissant  leurs 
jeux  de  l'éclat  de  la  couleur  et  de  la  lumière,  et 
leur  cœur  de  la  plus  noble  dès  émotions   ». 


DANSEZ,  CHANTEZ 
par  À.   dharànries. 

Musique  de  L.-Julieil  ttOUSSfeSU. 
(Librairie    Larousse.) 

L'intérêt  de  ce  charmant  recueil  de  Chansons 
et  Danses  mimées  est  excellemment  défini  par 
M.  E.  Pottier  dans  sa  préface  :  «  Depuis  long- 
temps les  rondes  chantées  exercent  sur  l'enfance 
un  attrait  irrésistible.  Elles  contiennent,  en  effet, 
l'élément  essentiel  que  tous  les  primitifs  recher- 
chent dans  la  musique  :  l'action  rythmée.  L'enfant 
sent  d'instinct  le  rôle  pratique  de  l'harmonie... 
Lier  ses  jeux  à  la  cadence  et  au  rythme,  c'est  satis- 
faire son  désir  de  développer  sa  force  ;  c'est 
en  même  temps  donner  à  son  corps  la  grâce  et 
l'équilibre.  Les  Grecs  l'avaient  bien  compris,  eux 
qui  faisaient  de  la  danse  et  du  chant  une  partie 
essentielle  de  l'éducation  ». 


FABLIAUX  ET  CONTES  OU  MOYEN  AGE 

Illustration»  de  A-  Roblda. 
(HfcSRi  Liinfc.\s,  fditrur.) 

Dédiés  par  un  parrain  à  sa  filleule,  ces  fabliaux 
et  contes  du  moyen  âge  resteront  comme  une  des 
œuvres  les  plus  charmantes  qui  aient  inspiré 
l'imagination  et  le  crayon  de  A.  Robida.  La  pré- 
face écrite  par  l'auteur  du  texte,  M.  L.  Tantôt, 
est  un  petit  chef-d'œuvre  de  grâce  et  d'émotion. 
On  sent  que  ce  parrain  aime  vraiment  sa  fil- 
leule, et,  parce  qu'il  l'aime  de  tout  son  cœur, 
il  la  comprend  de  tout  son  esprit.  Ces  histoires 
d'autrefois  sont  délicieusement  mises  à  la  portée 
d'une  petite  lectrice  d'aujourd'hui.  D'ailleurs 
les  petits  d'aujourd'hui  sont  peut-être  les  seuls 
qui  puissent  aimer  les  grands  d'autrefois,  parce 
qu'ils  ont  seuls  cette  ingénuité  que  l'on  gardait 
jadis  toute  la  vie. 


L'ART  ÉGYPTIEN 
par  Je*n  Càpart. 

(Librairie  Guilmoto.) 

Ce  volume  n'est  qu'un  choix  de  documents, 
reproduits  par  la  photographie  et  accompagnes 
d'indications  bibliographiques  C'est  donc  un 
instrument  de  travail  et  dont  l'utilité  subsistera. 
«  Dix  ans  sont  à  peine  nécessaires,  dit  l'auteur 
dans  son  avant-propos,  pour  qu'un  livre  d'archéo- 
logie égyptienne  soit  en  majeure  partie  démodé 
«t  pour  que  seules  les  illustrations  et  les  références 
bibliographiques  conservent  encore  de  la  valeur  \ 
Avec  les  éléments  qu'il  fournit,  «  chacun  pourra 
se  faire  à  lui-même  son  propre  texte  ..  et  le  modi- 
fier autant  de  fois  que  les  découvertes  rendront 
un  changement  désirable    ». 

LE  TRÉSOR  DE  LA  MONTAGNE 
par  Emilio  Salzavi. 

(Librairie     Cit.     Dkljworavk.) 

A  peu  près  le  même  depuis  des  générations,  mal. 
gré  les  variations  de  la  mode,  il  existe  un  livre 
d'étren  nés -type  :sa  couverture,  sa  tranche  rutilent 
d'or;  de  chapitre  en  chapitre,  de  gravure  en  gravure, 
il  chante  les  aventures  d'une  poignée  de  héros, 
en  quête  d'un  trésor  :  naufrages,  débarquement 
chez  des  sauvages,  coups  de  feu;  et  les  méchants 
périssent  et  les  meilleurs  survivent,  et  les  Blancs 
ont  le  beau  rôle...  Le  Trésor  île  la  montagne  est 
le  livre  d'étrennes-type. 

LES  REPAS  A  TRAVERS  LES  AGES 
par  A    Guillaume. 

(Librairie     On.     Dklaohavk.) 

La  manière  d'Albert  Guillaume  est  familier.- 
aux  grands  et  aux  petits.  Ses  soldats,  ses  gom- 
meux,  ses  matrones,  ses  muses  plus  jeunes,  il  n'est 
pas  de  potache  qui  ne  les  ait  recopiés  sur  la  page 
de  garde  de  ses  classiques.  Sa  blague  baguenaude 
à  travers  les  âges  et,  sous  la  gravité  archéologique 
des  reconstitutions,  se  dite  Hit  Le  Repas  suivant 
Pythagore,  La  Poule  aux  Pot»  mous  le  bon  Roi 
Henri,  Le  banquet  des  Maires,  etc.,  quantité  d'au- 
tres scènes  de  ce  recueil  sont  bien  plaisantes. 

L'ESPAGNE  i\  LE  ÊOhîUGU  ILLUSTRÉS 

par  p.  JoUS86t. 

i  Librairie     Lai\oih*k.) 

De  Cadix  à  Barcelone,  de  Séville  â  Saint-Sébas- 
tien, en  passant  par  Madrid  et  l'Kscurial,  ce  livre 
nous  fait  parcourir,  l'Espagne  à  vol  d'oiseau. 
Églises,  palais,  tombeaux,  effigies  de  gisants  ou 
d'orants,  remparts  de  villes,  blasons,  courses  d»* 
taureaux,  paysages  ras  et  huerta*  opulentes,  quelles 
somptueuses  visions,  nous  gardons  de  ce  livre  1 


IV 


LA     REVUE     DE    PARIS 


RITA  LA  GITANE 
i>ar  H.  de  Charlieu, 

avec  48  gravures  d'après  Ed.  Zler. 
(Librairie  Hachette  kt.  Cte.) 

Ce  roman,  alertement  écrit,  joliment  illustré 
et  d'un  prix  modique,  mérite  triplement  d'être 
signalé.  L'auteur  nous  transporte  en  Espagne 
au  milieu  du  xvi°  siècle:  le  récit  \  commence 
«  par  un  beau  dimanche  de  juillet  1568  ».  C'est 
assez  prévenir  qu'on  trouvera  dans  ce  livre  une  de 
ces  romanesques  aventures  qui  passionnent  les 
jeunes  lecteurs.  Est-il  besoin  d'ajouter  que 
M.  H.  de  Charlieu  a  pris  prétexte  de  son  récit  pour 
nous  raconter,  chemin  faisant,  un  grand  nombre 
de  faits  historiques  ?  C'est  là  une  excellente  occa- 
sion pour  les  jeunes  gens  de  faire  connaissance 
avec  l'extraordinaire  Philippe  II  d'Espagne. 


LA  FÉE  D'AUJOURD'HUI 
par  M»«  Chéron  de  La  Bruyère, 

avec  4°  Kravuret«  par  DutriaC- 
( Librairie  Hachf.ttk  kt  C,#.) 

Ce  n'est  pas  sans  émotion  que,  dans  la  foule  des 
livres  d'étrennes,  on  aperçoit  ceux  de  la  «  Biblio- 
thèque Rose  ».  Mme  la  comtesse  de  Ségur,  née 
Rostopchine,  n'est  plus,  hélas  !...  Mais  comment 
ne  pas  se  souvenir,  en  voyant  la  couverture,  des 
petits  chefs-d'œuvre  qui  ont  peuplé  jadis  de  per- 
sonnages si  vivants  nos  imaginations  puériles  ? 
Mme  Chéron  de  La  Bruyère  a  les  mêmes  dons  que 
son  illustre  devancière  :  elle  a  inventé  de  jolies 
histoires,  comme  Le  Merle  Blanc  et  Le  Secret  des 
Tilleuls,  et  surtout  elle  excelle  à  les  conter,  avec 
esprit  et  avec  grâce.  La  Fée  d'aujourd'hui  restera 
comme  l'un  de  ses  plus  aimables  ouvrages. 


CAMBRIOLE 
par  Pierre  Maël. 

(Librairie  Hachkttk  kt  C1*) 

Ceci  est  un  roman,  aussi  romanesque  qu'un 
fait  divers,  mais  plus  moral,  sans  être  à  peine  plus 
invraisemblable.  Comment  Jenny,  avec  sa  mère 
ruinée,  vient  à  Paris,  chez  une  ancienne  domesti- 
que restée  dévouée  ;  comment  l'enfant  s'attire  la 
tendresse  de  deux  vieillards  et  comment  elle  se 
sauve  par  les  toits  pour  réclamer  du  secours  contre 
des  forbans  qui  veulent  cambrioler  la  villa  de  ses 
bienfaiteurs,  voilà  ce  qu'il  faut  apprendre  dans  ce 
livre  noir  et  rose,  noir  tant  les  méchantes  gens  y 
sont  méchants,  rose  de  bonté,  de  candeur,  d'op- 
timisme, qu'il  s'agisse  de  la  bonne  Mme  Oaloupe, 
du  gavroche  Raoul  ou  du  gardien  de  la  paix  Flipart. 


LA  CHASSE  AU    MÉTÉORE 

LE  PILOTE  DU  DANUBE 

par  Jules  Verne. 

(Librairie   \\*-\g*L<) 

Imaginer  un  jour  de  Tan  sans  Jules  Venu*,  \e 
public  ne  le  peut,  et  Jules  Verne,  non  plus  :  chaque 
année,  au  moment  du  petit  Noël,  il  revient  appor- 
ter son  cadeau  aux  enfants  de  France  et  au  Kaiser, 
son  admirateur.  La  Chasse  au  Météore,  c'est  du 
Jules  Verne  classique  .-  une  donnée  scientifique 
mêlée  à  du  romanesque,  une  curieuse  anticipation 
sur  l'état  du  monde  d'après- demain.  A  parcourir 
cette  nouvelle  œuvre,  on  se  sent  repris  par  son 
enthousiasme  de  naguère,  et  l'on  est  reconnaissant 
à  l'homme  qui,  toute  sa  vie  durant,  prit  tant  de 
plaisir  à  faire  trotter  l'imagination  des  adolescents. 

LE  TOUR  DU  MONDE 

(Librairie    Hachette  et   Cl«.) 

Inutile  de  louer  de  nouveau  la  quatorzième 
année  de  ce  Journal  des  voyages  et  des  voyageurs. 
Qu'il  nous  suffise,  pour  montrer  qu'elle  n'est  pa* 
inférieure  aux  années  précédentes,  d'énumérer 
les  voyages  qu'elle  décrit  :  le  raid  en  automobile 
de  Pékin  à  Paris  par  le  prince  Scipion  Borghèse, 
le  voyage  de  Mlle  Menant  Cliez  les  Parsu  de 
Bombay  et  du  Guierate,  Les  trois  années  de  chasse 
au  Mozambique  de  M.  Vasse,  Une  promenade  au 
Klondyke,par  M.  O.  Guerlac,  le  voyage  de  M.  La- 
barthe  en  Chine  et  de  M.  Deschamps  au  Malabar. 
Chez  presque  tous  les  voyageurs  et  narrateurs, 
on  ne  saurait  trop  louer  le  souci  de  conter  sans 
vantardise,  sans  faux  émerveillement,  sans  ten- 
dance à  enfler  ses  impressions,  à  les  souffler 
Bien  voir,  bien  noter  et  simplement  expliquer, 
tel  est  leur  souci. 


LA  DÉCOUVERTE  DES  GRANDES  SOURCES 

DU  CENTRE  DE  L'AFRIQUE 

par  le  Cl  L enfant. 

(Librairie  Hachette  et  (V*.) 

De  tous  les  carnets  d'expéditions  ou  redis  dr 
missions,  qui  tiennent  en  éveil  la  curiosité  du 
public,  ceux  des  explorateurs  du  Centre  de  l'Afri- 
que sont  peut  être  les  plus  séduisants  depui* 
les  émouvants  voyages  de  Livingstone,  de  Stan- 
ley, de  Savorgnan  de  Brazza,  de  Ballay,  du  com- 
mandant Marchand.  Notre  imagination  rcsfe 
mystérieusement  attirée  par  ces  pays  de  soleil  et 
de  chaleur  torride,  où  les  arbres  et  les  j  i  ni  ■■  - 
sont  gigantesques.  Les  lecteurs  ne  manqueront 
pas  à  cet  ouvrage  à  la  fois  scientifique  et  pitto- 
resque. Le  nom  seul  du  commandant  Lenfant 
suffirait  pour  désigner  ce  livre  à  l'attention. 


LIVRES     ILLUSTRES 


LE  ROSIER  OU  PETIT  FRÈRE 

Texte  par  on  papa. 
P.-J.  Stahl  et  J.  Lcrmont 

(Collection  IIktzkl.) 

I^es  garçonnets  déjà  grands  auront  plaisir  à 
voir  aux  mains  de  leurs  petits  frères  et  sœurs  cet 
album  de  Stahl  qui  vient  enrichir  encore  la 
Bibliothèque  de  mademoiselle  Lili  et  de  son 
cousin  Lucien.  Ils  se  rappelleront  combien  ils 
ont  aimé  ces  délicieux  camarades,  aussi  vivants 
que  s'ils  existaient  réellement.  Et  ils  aimeront  les 
dessins  de  Ad.  Lalanzc  qui,  cette  année,  a  rem- 
placé Kru'lirh. 

%     PREMIÈRES  FLEURS 
par    Georges    Auriol. 

(Hkniu  Lavmms,  éditeur.) 

Cet  album  de  fleurs  à  colorier  ravira  les  enfants 
qui  s'efforceront  de  faire  passer  de  la  botte  à 
couleurs  sur  les  dessins  noirs  les  teintes  char- 
mantes qu'ils  admireront  sur  les  images  peintes. 
Et,  en  môme  temps  qu'ils  éprouveront  s'ils  ont, 
oui  ou  non,  la  précoce  vocation  de  la  peinture, 
ils  apprendront  la  forme  et  les  noms  des  fleurs  ; 
ils  deviendront,  si  Ton  peut  dire,  de  véritables 
savants  en  herbes. 

LA  SELLE  AU  BOIS  DORMANT 

Illustrée  par  Emile  CSUSé. 

{Librairie  Cii.  DFXAftnAVK.) 

C'est  proprement  un  charme  que  de  lire  les 
jolis  contes  de  Perrault  dans  cette  gracieuse  édi- 
tion. De  nombreux  dessins  illustrent  toutes  les 
scènes  les  plus  intéressantes  et,  pour  ceux-là 
même  qui  connaissent  par  cœur  le  texte  du  vieux 
conte,  les  images  offrent  un  attrait  nouveau.  Le 
dessinateur  a  su  trouver  pour  en  rehausser  les 
contours,  non  pas  même  des  couleurs,  mais  des 
nuances  en  demi-teinte  qui  sont  de  l'effet  le  plus 
poétique. 

LES  VACANCES  DE  RIQUET  ET  DE  MADELEINE 
par  Stahl  et  de  Wailly. 

Dessins  de  L.  Frœlich. 

(Colloclion  Hktzki..) 

Ce  petit  roman  sur  la  vie  des  enfants  en  Amé- 
rique intéressera  passionnément  les  jeunes  lec- 
teurs français.  Heureux  écoliers  d'aujourd'hui  l 
Les  voilà  renseignés,  comme  de  grandes  per- 
sonnes, sur  ce  qui  se  passe  aux  quatre  coins  du 
monde.  Des  conteurs  charmants  font  vivre  sous 
leurs  yeux  leurs  petits  camarades  d'outremer  : 
ils  ont,  eux  aussi,  leurs  auteurs  attitrés  qui,  tel 
M.  Paul  Bourget,  leur  décrivent  minutieusement 
les  mœurs  écolières  d'Amérique. 


LE  RUWENZORI 
ET  LES  HAUTES  CIMES  DE  L'AFRIQUE  CENTRALE 
par  s.A.  R.  le  Prince  Louis-Amédée  de  Savoie. 

(Librairio    Plon.) 

Ce  livre,  dédié  à  la  reine -mère  Marguerite 
de  Savoie,  raconte  «  l'expédition  entreprise  sous 
sa  bannière  et  animée  par  sa  devise  inspiratrice 
«  Ardisci  e  Spera  ».  Il  n'a  pas  été  écrit  par  le 
duc  des  Abruzzes,  mais  rédigé  d'après  ses  notes 
par  le  docteur  Filippo  de  Filippi.  Tous  les  alpi- 
nistes liront  ces  pages  et  surtout  regarderont  les 
admirables  photographies  de  Vittorio  Sella.  Ils 
pourront  comparer  leurs  impressions  du  Valais 
ou  des  Dolomites  avec  les  impressions  qu'ont 
éprouvées  les  explorateurs  des  plus  hautes  cimes 
de  la  chaîne  neigeuse,  située  entre  les  grands  lacs 
équatoriaux  de  l'Afrique  centrale.  Quel  étrange 
contraste  entre  certains  premiers  plans  de  végé- 
tations tropicales  et  les  fonds  de  sommets  glacés  ! 


LE  PARI  DE  LUDOVIC 

par  v.  Beurton  et  E.  And  rai, 

Préface  de  Daniel  Riche, 

Illustrations  rie   ROSe    MaUTY. 
(Librairie  Hemry  Pai-m.n.) 

Autrefois  artisans  ou  artistes  faisaient  leur 
tour  de  France.  La  France  maintenant  est  à  peine 
assez  grande  pour  les  bicyclistes,  beaucoup  trop 
petite  pour  les  automobilistes,  et  il  est  de  mode 
de  faire  le  tour  du  monde.  Fidèle  aux  habitudes  du 
vieux  temps,  Ludovic,  un  jeune  peintre,  fait 
avec  ses  camarades  le  pari  d'accomplir  son  tour 
de  France,  sans  le  sou  vaillant.  Comment  il  se 
tire  d'affaires  en  gagnant  des  courses  de  véloci- 
pèdes, des  courses  aux  cochons,  en  s'engageant 
au  Conservatoire  de  Nantes,  en  peignant  des  por- 
traits, comment  surtout  il  découvre  les  beautés 
de  la  province  française  de  Rouen  à  Tours,  de  la 
Rochelle  à  Biarritz,  de  Toulouse  à  Rocamadour, 
puis  à  Paris,  voilà  ce  que  les  jeunes  lecteurs  sau- 
ront en  lisant  ce  livre  sain,  où  le  désir  de  l'indé- 
pendance et  le  goût  de  l'initiative  sont  exaltés. 


LES  ANIMAUX  DE  LA  FERME 
par  A.  Vimar. 

(H.  Laurkns,  éditeur.) 

Bœufs,  chevaux»  chiens,  lapins,  moutons,  vo- 
lailles, cochons,  s'offrent  au  coloriage  des  jeunes 
artistes.  Vous  représentez- vous  la  pluie  qui  bat 
aux  vitres,  et  le  jeune  peintre  installé  devant  fa 
petite  table,  près  du  feu,  tout  occupé  à  salir  avec 
son  pinceau  le  verre  d'eau  que  sa  maman  lui  a 
donné  T  Que  d'heures  tranquilles  les  parents  de- 
vront à  cet  album  ! 


VI 


LA    REVUE    DE    PARIS 


SCÈNES  ET  VESTIGES  OU  TEMPS  PASSÉ 
P«r  Louis  Tarsot  et  Amédée  Moulins. 

(Heniu  Lauiumb,  éditeur.) 

«  Les  auteurs  de  ce  livre,  nous  dit  excellemment 
le  préfacier,  M.  Pierre  de  Nolhac,  ont  demandé 
aux  monuments  l'encadrement  même  de  leurs 
récits  ;  ils  ont  choisi,  pour  le  raconter  avec  pré- 
cision, l'épisode  qui  s'y  rattachait  le  mieux. 
Ils  offrent  ainsi  le  support  le  plus  solide  à  la 
mémoire  et  un  agrément  nouveau  à  leur  narration, 
empruntée  d'ailleurs  aux  bonnes  sources.  En  même 
temps,  ils  apprennent  au  touriste  à  retirer  plus 
de  profit  de  la  visite  d'une  ville,  d'un  édifice, 
où  quelques  noms  vaguement  jetés  par  un  guide 
n'ont  pu  suffire  à  l'intéresser  »>.  On  en  peut  juger 
par  ces  quelques  phrases  de  présentation  :  il 
s'agit  ici  d'une  œuvre  sérieuse,  ce  qui  ne  l'em- 
pêche pas  d'être  charmante,  car  les  auteurs  ont 
su  choisir  avec  bonheur  et  raconter  avec  art  les 
nombreuses  anecdotes  que  l'on  trouvera  dans 
cet  ouvrage. 


A   6RANDE  VITESSE 
par  Jean  Thléry. 

(Librairie  Armand  Colin.) 

L'idée  maîtresse  de  ce  roman  est  bien  définie 
par  cette  phrase  de  Sainte-Beuve  que  l'auteur 
place  en  épigraphe  :  «  L'orgueil  de  la  vie  enivre 
aisément  la  jeunesse.  Chaque  génération,  à  son 
tour,  est  au  haut  de  l'arbre,  voit  tout  le  pays  au- 
dessous  et  n'a  que  le  ciel  au-dessus  d'elle.  Elle  se 
croit  la  première,  et  elle  l'est  à  son  heure,  pour  un 
moment  ».  be  cette  réflexion,  l'auteur,  qui  s'est 
fait  une  spécialité  de  romans  pour  les  jeunes  filles, 
a  tiré  une  œuvre  amusante,  honnête  et  qui  donne 
à  penser. 


LA  COUSINE  GUDULE 
par  M"*  O   du  Plant  y 

Ouvrajrr    illustre  *■«•  .*>«>    jrravtiro*  pa     Ë.  Zier. 
(Libniiri**   H  von».rrK  kt   C*. 

Encore  un  roman  de  «  la  bibliothèque  Rose  ». 
L'auteur  n'en  est  pas  à  ses  débuts  :il  a  déjà  publié 
dans  la  même  collection  Notre  amie  Germaine, 
Tante  Picot,  L*  Oncle  Honassou,  Mademoiselle 
Chou-Chou,  IjΠ Famille  Grinchu,  d'autres  livres 
encore,  tous  connus  du  jeune  public  pour  lequel 
est  écrit  La  Cousine  Gudule.  Les  lecteurs  y  appren- 
dront que  l'égoïsme  est  un  vilain  défaut,  qui  éloi- 
gne'toutes  les  sympathies  et  dont,  tôt  ou  tard,  on 
est  puni.  Puisse  l'exemple  de  la  Cous  ..e  Gudule 
enseigner  qu'il  faut  être  bon  et  tendre,  si  l'on  veut 
être  aimé  de  tous  1 


ROBIMSOUS  DE  t'Ai* 

par    le    Capitaine    Ùàhrit. 
Illustrations    par   Q    t>utri&C 
(Librairie    Flammarion.  1 

Le  commandant  t) riant,  successeur  de  Jules 
Verne  en  la  noble  tâche  d'instruire  la  jeunesse  et 
de  l'amuser,  a  dédié  son  volume  «  aux  trois  bon? 
Français  MM.  Lebaudy,  Julliot  et  Juchroés,  qui 
ont  donné,  construit  et  conduit  le  premier  diri- 
geable français,  Patrie,  utilisé  pour  la  défense 
nationale  > .  L'origine  de  l'histoire  qu'il  nous  cont** 
cette  année  est  la  fuite  du  Patrie.  Un  Patrie  n9  2 
porte  au  Pôle  arctique  une  expédition  dont  un** 
héroïque  jeune  fille  est  l'âme.  Les  naufragés  dr 
l'air  découvrent  la  grotte  de  glace  où  git  Andrée, 
l'explorateur  suédois  qui,  parti  en  ballon  libre, 
est  disparu  depuis  onze  ans.  Heureuse  fiction  qui 
transforme  si  heureusement  la  triste  réalité  ! 


LbNbkES  Et  Les  âKglàiî 

par  W.  H.  Duxnont  et  Ed   Suger. 

Prrface  de  àugUOS  Le  ROUX 
(Librairie  Ch.  Dkla.ghaye.1 

Voilà  un  bien  gros  sujet  et  qui,  pour  être  trait»» 
à  fond,  exigerait  un  savoir  encyclopédique,  une 
imagination  de  poète,  un  grand  sens  de  la  prose 
pittoresque.  Ce  volume  de  «  choses  vues  »  est 
honnêtement  fait  et  se  contente  de  décrire  le* 
scènes  de  rue,  les  aspects  les  plus  curieux  de  la 
ville.  Ce  qui  frappe  à  Londres,  c'est  le  spectacle 
d'une  vie  moderne,  vécue  au  milieu  des  Anglais 
par  des  é migrants  de  tous  pays,  de  tous  climats, 
avec  une  intensité,  une  ténacité  presque  uniques, 
et  en  même  temps  la  persistance  des  traditions  an- 
glaises qui  s'imposent  à  tous. 


HISTOIRE  D'UNE  FAMILLE  DE  CERFS 
par  Solange  Pellat, 

Illustration*  de  Pinchon. 
(Librairie  Cm.  DtuotvATK.) 

«  Je  me  suis  promis,  nous  dit  l'auteur,  d'inté- 
resser mes  lecteurs  au  sort  des  victimes  d'un  sport 
aussi  inutile  que  méchant.  Il  y  a, à  l'égard  des  ani- 
maux, un  certain  nombre  de  coutumes  sur  lesquelles 
l'habitude  rend  aveugles.  L'une  des  plus  odieuses 
est  la  chasse  à  courre,  qui  torture  des  êtres  gra- 
cieux et  doux  et  qui  endurcit  les  cœurs,  en  parant 
d'un  air  de  fête  des  spectacles  sanguinaires  ».  Les 
parents  chasseurs  sont  bien  prévenus  :  ce  livre  ne 
donnera  pas  le  goût  de  la  chasse  à  leurs  enfants. 
Qu'ils  le  lisent  pourtant  :  ces  animaux  qui  parlent 
nous  sont  présentés  dans  une  suite  de  scènei 
ingénieuses,  pittoresques,  et  touchantes. 


LIVRES     ILLUSTRÉS 


VII 


CONTES  DROLATIQUES  EN  IMAGES 
par  R.  de  1*  Hézlère  et  R.  Pinchon. 

(Librairie  Cu.  Duaohavk.) 

Le  texte  de  ces  contes  drolatiques  est  simple- 
ment un  (Commentaire,  d'ailleurs  charmant,  des 
cocasses  images  en  couleurs  qu'on  peut  admirer  à 
chaque  page  de  cet  album.  Ils  sont  d'une  fantaisie 
toujours  amusante,  d'une  verve  infatigable,  ces 
contes  qui  égaieront,  autant  que  les  enfants,  les 
grands  frères  et  les  grandes  sœurs,  et  môme  les 
papas  et  les  mamans,  s'ils  se  penchent  sur  l'épaule 
des  petits. 

NAPOLÉON 
pur  Armand  Dayot. 

(Librairie   Klammaihuh.) 

D'un  millier  d'illustrations,  réunies  en  ce 
volume,  l'image  colossale  du  héros  et  de  son 
épopée  surgit.  Uniformes,  scènes  des  camps, 
aventures  du  troupier  napoléonien  d'après  les 
crayons  des  Faber  du  Faur  (pour  la  campagne 
de  Russie  surtout),  des  Vernet,  des  RafTet,  des 
Charlet,  des  H.  Bellangé,  etc.,  alternent  avec  les 
silhouettes  et  les  portraits  de  l'empereur.  Chaque 
illustration  est  accompagné»  d'un  texte  court, 
précis.  Ce  nouvel  album  aura  le  même  succès 
que  ceux  qu'a  publiés  déjà  M.  Armand  Payot. 

NOUVELLES  HISTOIRES  SUR  DE  VIEUX  PROyERIES 

TYxte  et  dessina  do  Q.  ^ralpOtlt. 
(H.  Laumkns,  éditeur.) 

Vous,  les  gosses,  qui  no  savez  pas  lire  encore, 
dépêchez-vous  d'apprendre  ;  vous  vous  délec- 
terez aux  belles  histoires,  si  jojiment'  illustrées, 
que  G.  Fraipont  vient  d'écrire  pour  ses  jeunes 
amies,  Mlles  Loïse  et  Geneviève  Andrieux  1  En 
attendant,  regardez  seulement  les  images  ;  elles 
feront  ce  miracle  de  vous  donner  le  goût  du  travail 
et  vous  voudrez  connaître  au  plus  tôt  V  Ane 
récalcitrant,  La  Sentinelle  qui  rit,  Le  Piton  malen- 
contreux. Du  Cent  à  l'heure,  Le  Diable  ennuyé, 
d'autres  encore,  dont  les  titres  seuls  promettent 
de  la  franche  gaieté. 


WOH  JOURNAL 

(Librairie  ])  Acu>.rijt  et  <>.) 

Dos  romans,  des  nouvelles,  des  monologues,  des 
chansons,  des  comédies  (dont  la  mise  en  scène  est 
préparée  par  des  artistes  de  théâtres  subvention- 
nés :):  des  tours  de  prestidigitateur  ;  des  recettes  de 
bonbons,, de  gâteaux  ;  des  morceaux  de  piano  ;  des 
découpages,  et  des  images  en  noir,  en  couleur, 
tout  cela  à  foison,  quelle  jungle  enchantée  où  errer 
quand  on  a  six  ans  1 


LA  MANUFACTURE  PE  PORCELAINE  DE  SÈVRES 
par  Georges  Leobevallier-Chevignard. 

(H.  Laurkn»,  éditeur.) 

M.  Gteorges  Lechevallier-Chevignard  avait  été 
le  collaborateur  de  M.  Emile  Bourgeois,  quand  le 
distingué  professeur  à  la  Sorbonne  fut  chargé 
d'organiser  les  archives  de  la  manufacture.  Il 
nous  donne  aujourd'hui  une  monographie  com- 
plète, reprenant  l'histoire  de  Sèvres  depuis  la 
fondation,  analysant  avec  une  pénétration  et  une 
netteté  remarquables  les  diverses  influences  artis- 
tiques qui  ont,  tour  à  tour,  prédominé  jusqu'à  nos 
jours.  La  période  contemporaine  est  l'objet,  dans 
ce  livre,  d'une  étude  spéciale,  fort  développée. 
Tous  ceux  qu'intéresse  l'art  de  la  porcelaine  en 
France  n'ont  pas  le  droit  d'ignorer  cet  ouvrage 
érudit  et  pratique  à  la  fois,  qui  rendra  aux  collec- 
tionneurs les  plus  signalés  services. 


AUTOUR  PE  L'AFGHANISTAN 

pur  I.-  Coniiiuinduui  du  £pu|  11*110  4e  Lacoste. 

Préfncn  de  George  s  L.eyjpes. 

(Librairie  1}aqiiktte  et  C'*.) 

«  Si  vous  parcourez  des  yeux  une  carte  de  l'Asie 
centrale,  jl  est  une  contrée  qui  apparaît  à  la  fois 
mystérieuse  et  attirante  ;  c'est  l'Afghanistan. 
Pour  moi  qui,  quatre  fois  déjà,  avais  pénétré  sur 
le  continent  asiatique,  j'étais  hanté,  depuis  long- 
temps, du  désir  de  suivre  d'aussi  près  que  (possible 
cette  frontière  infranchissable,  et,  puisque  les 
territoires  de  J'Émir  de  Kaboul  m'étaient  comme 
à  tout  autre  interdits,  je  voulais  essayer  tout  au 
moins  d'en  faire  le  tour  ».  Tel  est  le  propos  de 
l'auteur  en  écrivant  ce  beau  livre,  plein  d'anec- 
dotes et  d'aventures  et  qu'illustrent  80  planches 
tirées  hors  texte  avec  le  plus  grand  soin. 


PLUS  PRÉS  OU  POLE 

pur    le    Commandant   R.-B.    Peary. 
(Librairie  Hachette  kt  C,#,  éditeurs.) 

Le  commandant  R.-E.  Peary  aura  bien  mérité 
de  la  science.  Au  prix  des  efforts  les  plus  ardus, 
il  estjparvenu,  le  21  avril  1906,  jusqu'à  87°  6  de 
latitude  nord  ;  c'est  dire  qu'on  trouvera  dans  cet 
ouvrage  des  renseignements  singulièrement  pré- 
cieux. C'est  dire  aussi  qu'on  y  trouvera  un  récit 
des  plus  poignants.  Ce  livre  n'intéressera  donc  pas 
seulement  les  géographes,  mais  tous  les  lecteurs, 
petits  et  grands,  que  passionnent  les  relations  de 
voyages^aventureux.  Et  il  faut  signaler  aussi  les 
16  gravures  hors  texte  dont  ce  beau  volume  est 
illustré. 


VIII 


LA    REVUE    DE    PARIS 


SAO    PAULO    OU    BRÉSIL 
par  Louis  C&s&bona. 

(Librairie   Gulmoto.) 

C'est  le  plus  important  problème  de  l'économie 
nationale  du  Brésil  que  celui  de  multiplier  la 
consommation  du  café  dans  le  monde  et  d'en 
maintenir  les  prix.  On  sait  que  toutes  les  finances 
brésiliennes  sont  engagées  actuellement  dans 
une  entreprise  de  •  valorisation  du  café.  » 
Bien  qu'il  arrive  au  moment  des  étrennes,  ce 
livre  n'est  pas  relié  et  doré  comme  la  plupart 
des  livres  d'étrennes.  Mais,  il  mérite  la  faveur 
du  grand  public,  par  les  détails* très  pré- 
cis qu'il  donne  sur  la  colonisation  dans  cet  État 
de  Brésil,  qui  produit  une  très  grande  partie  du 
café  consommé  dans  le  monde,  et  par  les  pho- 
tographies où  l'on  voit  les  J diverses  opérations 
de  la  culture,  de  la  cueillette,  du  traitement  du 
café  :  c'est  un  livre  aussi  pittoresque,  et  plus  inté- 
ressant que  [beaucoup  d'autres  ouvrages  plus 
orgueilleux  et  mieux  parés. 

LES  MÉTIERS  ET  LEUR  HISTOIRE 
par  A-  Parmentier. 

«LES  COINS  PITTORESQUES 
par  Viator. 

(Librairie  Armand  Colin.) 

Ce  qui  caractérise  «  la  Petite  Bibliothèque  », 
série  «  histoire  anecdotique  »ou  série  c  sports  et 
voyages  »,  c'est  le  souci  d'instruire  en  amusant. 
La  fiction  y  tient  peu  de  place;  les  notions  exactes 
sont  toujours  en  vedette,  et  les  illustrations  des 
métiers  ou  des  paysages  sont  empruntés  aux 
meilleurs  documents  du  passé,  ou  photographiés 
dans  les  plus  jolis  coins  de  France. 

LA  DERNIÈRE  DES  SPARTIATES 
par  Georges-Gustave  Toudouze. 

(Librairie  Hacii».ttx  et  Cle.) 

Voici  un  roman  d'actualité  puisqu'il  parle  de 
la  question  d'Orient.  Nous  sommes  en  1821  : 
Hellènes,  pour  l'Idée,  et  Musulmans,  pour  la 
Foi,  se  massacrent  consciencieusement  dans  le 
Péloponèse.  Sparte,  Mycônes,  les  nobles  formes 
neigeuses  du  Taygôtf,  quel  cadre  où  évoluer  pour 
des  Pallikares  et  des  héros  aux  belles  soutaches  et 
aux  paroles  fleuries  tels  que  le  Français  Jean 
d'Alteroche,  Masco,  Janni  le  Fou,  la  gracieuse 
Myrto,  le  vieux  chef  Demétrios,  le  traître  Kap- 
snlis  et  le  brutal  musulman  Youssour  !  On  reste 
émerveillé  devant  le  récit  de  ces  aventures 
extraordinaires,  si  ingénieusement  mises  en  scène, 
si  alertement  racontées.  Car  l'auteur  est  de  ceux 
qui  ne  se  contentent  pas  d'imaginer  des  péripéties 
émouvantes  :  son  style  est  d'un  véritable  écri- 
vain. 


LA  COTE  D'AZUR  RUSSE 
par  E.-A.  Martel. 

(Librairie  Ch.  DutAGHATt.) 

Voici  un  fort  beau  livre,  instructif  et  pitto- 
resque. Sans  jamais  verser  dans  la  fiction,  il 
décrit  des  terres  assez  lointaines  et  assez  diffé- 
rentes de  notre  France  pour  satisfaire  nos  goûts 
d'exotisme.  L'auteur  fut  chargé  en  1903  par 
le  gouvernement  russe  d'une  mission  géographique 
et  hydrologique  au  Caucase  occidental,  entre 
Novorossisk  et  Soukhoum.  Le  présent  ouvrage 
est  le  rapport  officiel  sur  ce  voyage  qui  devait 
fournir  des  données  pour  l'aménagement  d'une 
Hiviera  nts.*ey  le  long  du  littoral  caucasien  de  la 
mer  Noire.  Sur  les  pays  compris  entre  le  Caucase 
et  la  mer,  sur  l'ancien  pays  des  Tcherkesses  ou 
Circassiens,  les  détails  précis  et  les  photographies 
y  abondent. 


LE  JOURNAL  DE  LA  JEUNESSE 

(Librairie  Hachktts  kt  O.) 

L'éloge  de  cette  revue  pour  adolescents  n'est 
plus  à  faire.  Ses  romans  de  cape  et  d'épée,  ses 
scènes  de  la  vie  de  collège,  ses  histoires  délicieu- 
sement invraisemblables,  ses  bulletins  où  décou- 
vertes scientifiques  et  explorations,  sont  présentées 
sous  leur  aspect  le  plus  attrayant,  ses  recettes 
de  photographie  et  de  prestidigation.  ses  consultât 
tions  philatéliques,  ses  concours  fréquents,  tou- 
cela  est  bien  adapté  à  l'imagination  des  adoles- 
cents de  12  à  15  ans.  Il  faut  une  longue  expérience 
et  un  rare  tact  pour  s'adresser  congru  ment  à  un 
tel  âge. 


200  JOUETS  QU'ON  FAIT  SOI-MÊME 

AVEC  DES  PLANTES 

par  Victor  Delosière. 

(Librairie   Laroussk.) 

La  parure  ;  la  musique  et  les  bruits  ;  les  armes 
de  jet  ;  tournettes,  totems  et  moulins  ;  questions 
et  attrapes  ;  cultures  bizarres  ;  bêtes  et  bons- 
hommes ;  décoration  et  beaux-arts,  —  telles 
sont  les  principales  rubriques  sous  lesquelles 
l'ingénieux  démonstrateur  classe  ses  métamor- 
phoses. A  l'imiter,  l'enfant  gagnera  sans  doute 
l'habitude  de  reconnaître,  de  distinguer,  de 
nommer  les  plantes,  ce  qui  est  excellent;  mais  il 
est  à  craindre  aussi  qu'il  n'en  vienne  plus  à  voir 
dans  les  plantes  que  prétextes  à  déformations  et  à 
caricatures.  L'enfant  des  villes  souffre  déjà  d'un 
excès  d'anthropomorphisme  ;  il  vaudrait  la  peine 
qu'on  lui  apprit  à  contempler  et  à  respecter  les 
plantes  pour  elles-mêmes. 


LA    REVUE   DE   PARIS.   —   15   Décembre   1908. 


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27,  Hooge  Nieuwstraat. 

AU  HAVRE.  —  M.  F.  ROUGET  de  GOURCEZ, 
68,  rue  de  Saint-Quentin. 

A  ANVERS.  —  M.  Aug.  FIÉVÊ, 
181,  avenue  des  Arts. 

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HIVER    1908-1909 


ENGADINE-EXPRESS 

S 
TRAIN    DE    LUXE 

vers  les  stations  Je  Sport  et  Je  Cure  Je  la  Haute-Engadint 


Les  Compagnies  des  Chemins  de  fer  de  l'Est  et  du  Nord,  d'accord  avec  les  Chemins  de  frr 
Suisses  et  la  Compagnie  Internationale  des  Wagons-Lits,  ont  l'honneur  d'informer  MM.  les  voya- 
geurs que  pour  la  saison  d'hiver  1908-1909  la  mise  en  marche  des  trains  de  luxe  "  Exgadine-Expre»' 
circulant  entre  Calais,  Coire,  Thusis,  Davos  et  Saint-Moritz  par  Paris,  Bàle  et  Zurich,  a  été  réglée 
comme  suit  : 

A    L'ALLER    : 

Départs  de  Londres  à  11  heures  malin;   de  Calais  à  3  heures  soir:  de  Paris-Est  à  7  h.  47  »ir. 

lw  Les  lundis,  mercredis  et  vendredis  du  18  janvier  au  5  mars  inclus; 

2°  Tous  les  jours,  du  17  décembre  au  16  janvier  inclus. 

Arrivées  le  lendemain  à  Coire  à  9  h.  26  matin;  à  Davos  à  midi  SÎ5;  à  Saint-Moritz  a  midi  10. 

Lo  premier  départ  de  Londres  aura  lieu  le  9  décembre. 

AU    RETOUR    : 

Départs  de  Saint-Moritz  à   1  h.  15  soir:  de  Davos  à  5  h.  12;  de  Coire  n  7  h.  23  soir, 
1*  Les  mardis,  jeudis  et  samedis  du  19  janvier  au  6  mars  inclus: 

2*  Tous  les  jours  du  18  décembre  au  17  janvier  inclus.  j 

Arrivées  le  lendemain  à  Paris-Est  à  8  h.  36  matin;  à  Calais  Ail  h.  15  soir;  à  Londrer  04 soir. 

Le  premier  dépari  d^s  stations  de  l'Engadine  aura  lieu  le  10  décembre. 

Le?  trains  seront  composés  de  sleeping-cars  et  d'un  wagon-restaurant  de  la  Compati...  îterna- 
lionale  des  Wagons- Lits. 

Ils  circulent  directement  par  la  Petite-Ceinture  entre  les  gares  de  Paris-Nord  et  de  Pa1*^  Est. 


LA   REVUE    DE    PARIS  11 


ÉDITIONS   DV    MERCVRE  DE  FRANCE 

26,   Rue  de  Condé.  —  PARIS 


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LE    CÉNACLE 

DE    LA 

MUSE   FRANÇAISE 

1823-  1827 

Documents  inédits 

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Illustré  de  la  gravure  frontispice  de  la  Muse  Française;  du  fac-similé  de  la  couverture  de 
la  Muse  Française,  tiré  sur  papier  azur;  de  la  reproduction  du  tableau  de  Hkim  :  La  Distribution 
des  Récompenses  du  Salon  de  1824  ;  et  des  portraits  de  Soumet,    Guiraud,    Emilk  Deschamps, 
Nodikr,  le  Baron  Taylor.  Pichald  et  Talma  dans  le  rôle  de  Léonidas. 

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EDMOND   LEPELLETIER 


EMILE    ZOLA 

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LA  SCIENCE  AU  XX*  SIECLE  publiera  une  série  de  revues  générales  consacrées  aux  grandes 
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français  et  étrangers  :  Mathématiques.  Physique,  Physico-Chimie,  Chimie,  Photographie. 
Zoologie,  Botanique,  Géologie,  Biologie  générale,  Médecine,  Chirurgie,  Sciences  appliquées. 
Sports,  etc.   Tous  ces  articles  sont  illustrés   de   nombreuses  photogravures  et  dessina  au  trait. 

LA  SCIENCE  AU  XXe  SIECLE  constituera  donc,  en  même  temps  qu'un  répertoire  méthodique 
et  constamment  tenu  à  jour  des  travaux  récents,  une  véritable  Année  Scientifique,  où  sera  :~>crit 
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Versailles  et   les   deux   Trianons 

Texte  par    PHILIPPE    GILLES 

Illustrations,  dessins  et  relevés  par   MARCEL  LAMBERT,   arcliittcte  dto  domuMS  de  Varsaflltt  it  d»  Thaw 

Deux    volumes    format   grand    in -4",    comprenant    700    pages    illustrées     de 
50  planches  hors  texte    et    400   sujets    dans   le   texte,    dont    $1    en    couleurs 

Prix,  les  deqx  volumes,  brochés 100  îr. 

Il  ne  reste  que  quelques  exemplaires  de  la  grande  édition  prince p s  à  80O  francs. 

Œuvres  de   RENÉ   BAZIN,   de  l'Académie  française. 

Madame  Corentine  -  La  Sarcelle  Bleue  -  Les  Noellet 

Chacun  des  volumes,  illustrés  de  nombreuses  gravures,  reliure  fantaisie 12  fr. 

Les  Derniers  Coups  de  Feu  (L'Armée  de  la  Loin»} 

par  JULES  MAZE.  —  Ouvrage  orné  de  5?  gravures. 
Un  volume   format    p.  in-f\    relié  percaline,    tranche    dorée 9  fr. 

Le   Roman   de   l'Ouvrière 

par  OHARLE8  DE  VITI8.  —  Ouvrage  orné  de  jj  gravures. 
Un   volume    format    in-4",    relié    percaline,    tranche    dorée 8  tir.  M 

x  L' Enclos  des  Cerisiers 

par  GEORGES   DE    LYS. 

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La  Comtesse  Rose 

par  8TANLEY  WEYMAN 

adapté  de  l'anglais  par  Keroxen. 


Mademoiselle  Cécile 

par 
QEORQE8   BEAUME 


Chaque  volume  très  illustré,  format  in-4",  reliure  percaline,  tranche  dorée 8  fr. 

La  Grève   des  Animaux 

Histoire    \raie.    inventée    par   GABRIEL    GALLAND.   —    N—nbreuset   illustrations    par   A.   VIWAR. 

Un  volume  format  in-4°  carré,  relié  percaline,  tranche  dorée.   .... 8  fr. 


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et  Petits  Enfants 

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1658-1907 
Par  FRÉDÉRIC  LOUÉE.  —  Préface  de  PAUL  HBRVIEU,  de  l'Académie  française     , 

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d'après  les  dessins  de  Georges  Scott,  ot  Ira  œuvres  d'art  renfermées  a  la  «Comédie  Française  »  et  dons  les  collections  publique* 
au  urivées,  imprimé  par  Ph.  Renouant,  nui-  papier  vélin  du  Marais.  Prix,  broché 120  fr. 

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LA     PEINTURE     ANGLAI8E 

De  ses  Origines  à  nos  Jours 


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imprime  par  Ph.  Renouant  sur  papier  couche,   l'rix.  broché  .    . 

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Par  le  Baron  ROGER  PORTALIS 

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planches  sur  cuivre  et  phototypiea,  imprimées  en  bistre,  san- 
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Son  Œuvre  dans  les  Musées  et  les  Collections. 

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Elevage,  Entrainement,  Alimentation,  par  Paul  Foi  nui  m 
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ra ,  Elevage,  Entrainement,  Alimentation,  par  Paul  Houasisn 
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par  A.-F.  Mummkry.  Ouvrage  traduit  de  l'anglais,  par  Mauxicr 
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portrait  de  l'auteur,  a4  illustrations  hors  texte  ot  4  carte*. 
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La  Terre  et  la  Raoe  Boniatues,  défraie  leurs 
origines  Jusqu'à  ses  Jours,  par  Alexandre  A.-(. 
Sturpza  [Ouvrage  couronné  par  l'Académie  française).  Un 
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ans  XV 11*  et  XVIIIe  Siècles,  par  Laurence  »« 
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20 


LA    REVUE    DE    PARIS 


ÉTRBNNES  1909 


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LES  VOYAGES  ^ 
EXTMORDIMIRES 


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Un  volume  séparé  :  Broche,  4  fr.  50  —  Cartonné  toile.    6   francs. 

LACHASSE  AU  MÉTÉORE  & 
LE  PILOTE  DU   DANUBE 


L'Invasion   de   la  Mur     o    o     o 
Le  Phare   du    Bout  du    Monde 


o     o     o     o     o     o 
o     o     o     o     o     o 


Claudius  Bombarnac  o  Le  Château  des  Carpathes 

Sans   dessus   dessous     o     Le  Chemin    de    France 

Robur  le  Conquérant    o    o     Un  Billet  de  Loterie 

Les  500  Millions  de  la  Bégum     000000 
Les  Tribulations  d'un  Chinois  en  Chine     000 

Face  au    Drapeau     0000     Clovis  Dardentor 


Aventures  de  Trois    Russes  et    de  Trois  Anglai*» 
Une  Ville  flottante    0000000000 

Le  Tour  du  Monde  en  80  jours    o    Le  Docteur  Oi 

Cinq    Semaines    en    Ballon     o     o     o    o    o    o    • 
Voyage  au  Centre  de  la  Terre    o     00000 

L'Ktoile  du   Sud    0000  L'Archipel   en  feu 

L'École  des  Robinsons    o    o  o     Le   Rayon  vert 

De  la  Terre  à  la  Lune    o    o  Autour  de  la  Lune 

.Les   Indes   noires    o    o    o    o  o    Le    Chancelier 

Maître   du    Monde     o    o     Un  Drame   en  Livonic 

Le  Village   aérien    000000000° 
Les'Histoires  de  Jean-Marie  Cabidoulîn    000 


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L'Agence  Thompson  and  C°  o  o  o  o 
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César  Ca«c»bel  11  Deux  Ans  de  Vacmces 


Famille  sans  nom 


Les  Frères  Kip 


Hector  Servadac    o  |j   o    LMIe  à  Hélice 


La  Jangada    o 


o    Kéraban  I«  Têln 


La  Maison  à  Vapeur    ||    itaitre  Antlfrr 


Michel  Strogoff    o     1     o    Mrs  Braiiican 
Nord  contre  Sud  j;  Le  l'aysdrs  Fourrures 


Ptit  bonhomme  o  \[  o  Seconde-  Pairi* 
Le  Sphinx  des  Glaces  00000 
Le  Snperbe  Orénoque  jj  Le  Tolcan  d'Or 
Le  Testament  d'un  Excentrique  0  0 
20  000  lienes  sons  les  Mers  o  »  o  0 
Aventures  du  Capitaine  Halte        0  0 


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Les  Enfants  du  Capitaine  Grant  |j  L'Ile   Mystérieuse     o    o    o    o  ||  Mathias  Sandorf    o     ,     >    o 


LA    REVUE    DE    PARIS 


21 


ÉTRENNES  1909 


COLLECTION  HETZEL 


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Antar    (Michel).    Chevauchées  d'un    futur  *  Perrault  (P.)  Pas-Pressé. 


Saint-Cyrieh  à  travers  les  Ksour   et  Oasis 
uranais. 

Berr  de  Turique.  La  petite  Chanteuse. 
W.  Busnach.  Le  petit  Gosse. 

(Couronné  par  l'Académie) 
Crétin-Lemaire.  La  petite  Madeleine. 

De    Coulomb    (J.)     La    bague    de    Gaston 
Phœbus. 

Lermont  (J.)  Disparus. 

Luguet  (P.)  L'Invincible  Kenyon. 

Malot  (Hector).  Romain  Kalbris. 


Pitrois  (M.-Q.).  Pixie  et  sa  famille. 

Stahl  (P.-J.)  Les  quatre  filles  du  Docteur 
Marsch.  —  Histoire  d'un  âne  et  de  deux 
jeunes  filles. 

(Couronné  par  l'Académie). 

Stevenson  (R.-L.)  L'Ile  au  Trésor. 

Valdès  (A.)  Le  roi  des  Pampas. 

Verne  (J.)  Choix  de  Voyagea  Extraordi- 
naires (Voir  p.  i). 

Viollet-le-Duc  (E.)  Histoire  d'une  Maison.  — 
Histoire  d'un  Dessinateur. 


Format  cavalier.  —  Chaque  volume  4  fr.  50  broché.  —  6  fr.  cartonné  toile. 

VOLUMES    GRAND    IN-8    ILLUSTRÉS 

ALFRED     RAMBAUO 

L'Anneau  de  César.  Souvenirs  d'un  soldat  de  Vercingétorix. 

Nouvelle  édition  augmentée  d'une  préface  sur  la  Gaule  ancienne  par  P.  Foncin. 


tio  dessins  ce  George  Roux,  12  cartes,  vues,  etc. 
(Ouvrage  couronné  par  l'Académie  française). 

Un  volume.  Broché  :  9  fr.  —  Cartonné  toile  :  12  fr.  —  Relié 


14  fr. 


BIART.  Les  Voyages  involon- 
taires. M.  Pinson.  —  Le  Se- 
cret de  José.  —  La  Frontière 
indienne.  —  Lucia  Avita, 
104  dessins  de  H.  Mbykr. 

CLÉMENT  (Charles).  Michel- 
Ange,  Raphaël,  Léonard  de 


Vinci,  avec  une  étude  sur 
l'Art  en  Italie  avant  le  xvi# 
siècle.  167  reproductions  d'a- 
près les.  grands  Maîtres. 

LAURIE  (André).  Les  Exilés  de 
la  Terre.  Illustrations  par 
Gkorgb  Roux. 


MALOT  (Hector).  Sans  Famille 
(Coin  onné  par  l'A  cadèmie 
française).  Illustrations  par 
Éwilk  Bavard. 

MAYNE-RE1D.  Aventures  de 
Terre  et  de  Mer.  —  Aventures 
de  Chasses  et  de  Voyages. 


Chaque  volume.  Broché  •  10  fr.  —  Cartonné  :  13  fr.  —  Relié  :  15  fr. 


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BIBLIOTHÈQUE      DES     PROFESSIONS 

industrielles,  commerciales,  agricoles  et  libérales 
Format  in- 18. 


BLANCHON  (H.-L.-A.)  Comment  on  Orne,  on 
Entretient  et  on  Répare  sa  Maison,  140  fi- 
gures. 

IOLLET-LE-DUC.  Comment  on  Construit  sa 
Maison,  62  dessins,  33*  édition. 

LANCHON   (H.-L.-A.)    L'Atelier    de  tout    le 
monde,  124  figures. 

OURTOIS-GÊRARD.    Jardinage,     26    figures, 
i2#  édition. 


a  GRAFF10NY    (H.  de}.  Horloger  et  Mécanicien 

amateur,  2z5  figures,  4*  é  lition. 

SAINT-JUAN  (M.  de).  La  Cuisine  d'amateur 
(cuisine  pratique),  1 54  figures,  4#  édition. 

RÉGAMEY  (F.i  Le  Japon  pratique,  100  dessins, 
5#  édition. 

ROMEU.  L'Art  du  pianiste,  nouvelle  édition. 

PERNOT.  *1  ermes  techniques  employés  dans  la 
Construction  et  l'Architecture,  nouv.  édition. 


Chaque  volume  broché,  4  fr.  —  Cartonne  loilc,  4  fr.  50. 


22 


LA    REVUE    DE    PARIS 


ET'è\E3^&£ES  1909 


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Préface  de  P  -J.  STAHL   - 
40  grande*  composition*  hors  texte  de  Gustave  LQRE 

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P.-J.     STAHL     ET     DE     WAILLY 

Les  vacances  ««  Biquet  e,  «<  madeieiK 


ANCEAUX.  —  manchette 

et  Capitaine. 
AUSTI.V.  -  Boulotte. 
BEAULIEU  (de)    -  Mé- 

moires  d'un    Ha*sereau. 
BERTIN   (M.)  —   Voyage 

;iu  pa\>  des  lUM'auts.   . 
CHATEAU-VERDUN 

(M.    de).    —    Monsieur 

Koro. 
CHER  VILLE  (de).  —  His- 
toire d  »in  trop  bon  chien. 
DECKER.  —  Jock  et  ses 

annv 
DIÉNV.     —     La     Patrie 

aviint  lout. 
DUMAS  (A.).  -  La  bouillie 

de  U  comtesse  Berlhe. 


DUPIN  DE  ST  ANDRÉ.  - 

Petit  Jean. 
FEUILLET  (Octave).  — 

La  vie  de  Polichinelle. 
FORNEL     (E.).     -    Les 

Cousins  Korpanoflf. 
GÉNIN  (M.).  --  Un  petit 

Héros. 
LA  BÉDOLLIÈRE  (de).  - 

La  Mère   Michel  et  «on 

chat. 
LA  BRUYÈRE  (M.).  -  Ma 

première  Traversée. 
LEMONNIER  (C).  -  His- 
toire* de  huit   Bêles    et 

d'une     poupée.   —    Le* 

Joujoux  parlants. 


LERMONT  (J.).  -  Mes 
frères  et  moi.  —  Les  bon- 
nes idées  de  M!lt  Rose. 

LE  ROY  (O.).  —  La  Pu- 

fille  de  Polichinelle.  — 
.a  Bande  Arlequin. 

MAYNE-REID.  -  LesEx- 
ploits  des  jeunes  Boer*. 
—  Les  Chasseurs  de 
Girafes. 

MOUANS  (A.).  -  Frisonne 
l'Engourdie.  —  La  Mai- 
son blanche. 

MULLER(Eugèae).  —  Ré- 
cits enfantins. 

MUSSET  (P.  de).  —  M.  le 
Vent  et  M*e  la  Pluie. 


PERRAULT  (P.).  —  Le* 

Lunettes  de  Grand  Ma- 
man. —  Le«  Exploit»  de 
Mario.—  L  Aventure  de 
Paulette. 

SAND  (George).  —   Gn 

bouille. 
STAHL    (P.-J.)    —     Le* 
Aventures  de  Tom  Pou- 
ce. —  Contes  de  la  tante 
Judith.   —    La    Famille 
Cliester.  —  l*ne  affaire 
difficile  à  arranger. 
VADIER  (B).  Mtf  «C  l««<ti 
VERNE  (JULES).  -    Un 
Hivernage  dan*  les  glj- 


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BIBLIOTHÈQUE  DE  M"e  LILI 

^       ET   DE  SON    COUSIN    LUCIEN       +&> 

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LE  ROSIER 


De»iu»  LE  KU5iCK  ta*  p»  m  mu 

a  LuiuzE  DU  PETIT  FRÈRE  («tabl tt lermomt) 


FRŒLICH  (L).  —  Voyape  de  M"'  Liii  autour  du  monde.  —  La  journée  de  M,,e  Lili.  —  M,u  Frisson  et  le 

bouillant  Achille.  —  Petites  Sœurs  et  Petites  Mamans.  —  Le  Royaume  de*  Gourmand*. 

Les  passe-temps  de  M.  Lucien.  (Cerf-Agile.  L'Ours  de  Sibérie). 

MKAULLE.  Les  Petits  Robinsons  de  Fontainebleau. 


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L.    FRflELICH 

CHAXSOKS  ET  RONDES 

de  l'Enfance 


Au  clair  de  la  lune. 

La  Boulangère  a  des  écus 

La  Mère  Michel. 


La  Tour  prends  garde. 
Nous  n'Irons  plus  au  bois 
Compère  Guilleri. 


TROJELLI 

Alphabet     musical     de 
M'"  ULI. 


PREMIÈRES  LECTURES  DE  L'ENFANT 

LE  PREMIER  LIVRE  DES  PETITS  ENFANTS,  3o  Dessins  par  Ch.  Snuuut. 
BÉBÉS  ET  JOUJOUX,  par  C.  LBMOlfMER,  5©  Dessins  par  Geoffroy  et  Becsjm. 
LE  ROBINSON  SUISSE  raconta  par  J.  LERMONT.  44   Dessin*  de  Yandargent. 

(.iliaque  album  iii-S",  bradel,  2  tï.  —  Cartonné  t<>iic.  4  fr. 


LA    REVUE    DE    PARIS 


23 


ÉTRENNES    t909 


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ANDRÉ    L  AU  RIE 

LA  VIE  DE  COLLÈGE  dans  tous  les  Temps  et  dans  tous  les  Pays 

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lège  à  Paris  —  Mémoires  d'un  Collégien  \France)       Collégien  Russe  —  L'Oncle  de  Chicago  (Etats-Unis) 

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la  guerre  18701871  (couronné). 


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Dubois  (F).,  Là  Vie  su  Continent  noir. 
GcauMvrnye,    Ut   petite    Oeàtetomt 

de  Hoc- Fermé. 
Laprade  (V.  de),  Le  Litre  d'un  Père 


Ratîsbonne  (L.  ),  Le  Comédie  enfentiie 
(couronné  par  ('Académie  franc. ». 

Saadeam  (J.)„  Ls  petite  fée  du  VU  sg: 


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toire d'un  Enfsnt. 


ErcJrmann-Chatriaa,  Histoire   &an 
Pejsen. 


Legouvé  (E.),  U  Lecture  e»  Femille. 
—  Nos  Filles  et  nos  Fils.  -  Une  Elève 
de  Seize  en*. 


Lermont  (J.),  Trois  Ames  Veillantes. 


Perrault  (P.),  L'Héritage  de  Jeen.  — 
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Stahl  (P.  J.),àfarouM/a  (couronné).  — 
Les  Petins  d'Argent  (couronné). 

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Viollet-le-Duc,  Histoire  de  l'Habite- 
tion  humeine. 


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La  Maison  des  Roses,  par  May  Au. m  and  Bi.vnc. 

Ai    er  c'est  Vaincre,  par  Mme  P.  C\ro. 

M  Aveux  (couronné  par  l'Académie   française1 


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L'Offensive     (couronné   par    l'Académie    française». 

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L'  \u  dormante,  par  M,u  Blanche  Le«.;h\nd. 

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Roman   traduit  de  l'italien  par  G.   HÊRELLE 
Un  volume  in-18.   Prix .  50 


LIVRES    NOUVEAUX 


LA  PERSE  D'AUJOURD'HUI, 
par  Eugène  Aubin. 
Aucun  livre  de  politique  étrangère  ne  pouvait 
être  plus  utile  que  celui-là,  car  il  ne  faut  pas 
que  la  révolution  turque  et  la  crise  levantine 
nous  fassent  oublier  ces  problèmes  du  Middle 
East,  qui  nous  réservent  peut-être  quelques  vio- 
lentas surprises,  plus  menaçantes  pour  la  paix 
européenne  que  le  Near  East  ou  l'Extrême- 
Orient.  Est-il  besoin  de  rappeler  quelle  profonde 
connaissance  des  choses  islamiques  et  des  combi- 
naisons diplomatiques  a  l'auteur  de  :  les  Anglais 
aux  Indes  et  en  Egypte  et  le  Maroc  d'aujourd'hui? 

ENIVREMENTS, 
par  Madeleine  Paul. 
Nouveau  volume  de  poésies  d'un  auteur  que 
Fleurs  d'Aube  avaient  fait  connaître  et  dont  le 
charme  et  l'émotion  raviront   les  lectrices. 

LE  HAUT  COMMANDEMENT 
DES  ARMEES  ALLEMANDES  EN  1870, 
par  le  Lt-colonel  Rousset. 
La  Relation  officielle  de  l'état-major  allemand 
sur  la  guerre  de  1870  présente  des  opérations  un 
tableau,  non  point  inexact,  mais  peut-être  trop 
habilement  construit.  La  lourde  machine  militaire 
y  fonctionne  sans  à-coups  :  c'est  un  triomphe  de 
la  méthode  scientifique,  de  la  discipline.  Quelques 
hommes  sincères  et  courageux,  le  colonel  Verdy 
d  u  Vernois,  le  colonel  de  Widdern,  le  capitaine 
F»  Hœnig,  ont  donné  des  événements  un  récit 
plus  vrai,  plus  humain  :  ils  ne  cachent  ni  les 
jalousies  entre  les  grands  chefs,  ni  les  erreurs,  ou 
les  hésitations  de  mobilisation,  de  stratégie  et  de 
tactique.  Le  colonel  Rousset  a  utilisé  leurs  témoi- 
gnages pour  raconter  de  nouveau  les  batailles 
livrées  autour  de  Metz. 

LE   RETOUR    DES   BOURBONS, 
par  Gilbert  Stenger. 

L'auteur  a  voulu  présenter  un  tableau  de  la  cour 
en  1814-1815  :  après  vingt-cinq  ans  d'exil,  l'atti- 
tude des  Bourbons  rentrés  en  France  ne  contribua 
pas  peu  au  mouvement  des  Gent-Jours  :  «  On  ne 
les  vit  que  dans  les  églises,  au  théâtre,  ou  à 
table...,  si  bien  que  la  nation  livrée  à  l'incohé- 
rence, à  Timpéritie,  à  l'indifférence  de  ses  chefs, 
conduite  par  des  hommes  pleins  de  morgue,  se 
prit  à  regretter  le  monarque  qui,  tout  despote 
qi  fût,  savait  prendre  à  cœur  les  plus  petits 
il     ■**-  de  ses  sujets  ». 

POEMES  CHOISIS, 
do  Ouldo  Grezelle. 
poèmes  de  ce  curé  flamand  n'étaient 
ac  ible3  qu'à  un  très  petit  peuple  d'initiés  : 
ei  »s  traduisant,  MM.  E.  Commaerts  et  Gh.  Van 
de  Boden  ont  fait,  en  même  temps  qu'une  œuvre 
pi  iement  patriotique,  une  bonne  action  envers 
le      "-x~  Je  tous  les  pays. 


L'ALLEMAGNE  RELIGIEUSE, 
par  Georges  Goyau. 
Avec  la  patience  d'un  érudit  et  la  ferveur 
d'un  croyant,  l'auteur  poursuit  ce  grand  ouvrage, 
qui  doit  faire  réfléchir  sur  l'avenir  du  catholi- 
cisme en  France,  non  seulement  les  catholiques, 
mais  tous  ceux  qui  pensent  que  le  problème 
cléricaj  d'autrefois  pourrait  n'être  que  peu  de 
chose  en  regard  du  problème  religieux  que 
l'avenir  peut  nous  réserver.  Ces  deux  volumes  III 
et  IV  terminent  l'histoire  du  catholicisme  alle- 
mand de  1848  à  1870. 

SAINT-DOMINGUE, 
par  Pierre  de  Vainslère, 
C'est  un  tableau  de  la  société  et  de  la  vie  créoles 
de  1627  à  1789,  dans  l'Ile  enchanteresse.  Le  propos 
de  l'auteur  qui,  en  d'autres  ouvrages,  a  étudié  la 
noblesse  française  d'ancien  régime,  a  été  de 
suivre  cette  classe  sociale  outre-mer  et  de 
l'observer  à  Saint  Domingue,  où,  selon  lui,  elle 
donna  la  mesure  de  sa  bravoure,  de  son  entrain 
et  aussi,  vers  la  fin,  de  son  insouciance.  La 
noblesse  de  l'Ile  qui,  vers  1793,  sous  la  menace 
de  la  révolte. des  noirs,  émigra  à  la  Nouvelle- 
Orléans  a  laissé  dans  cette  ville  un  souvenir 
d'élégance,  de  gaieté  qui  dure  encore.  Comment 
vivait-elle  à  Saint-Domingue  avant  que  nie  fût 
retombée  dans  la  barberie?  C'est  ce  que  ce  livre, 
joliment  illustré,  nous  conte  en  détail. 

LA  PHILOSOPHIE  DE  LEIBNIZ, 
.  par  Bertrand  Russell. 
Cet  exposé  critique  du  leibnizianisme,  que 
viennent  de  traduire  très  Ûdèlement  M.  et 
Mme  J.  Ray,  est  classique  parmi  les  philo- 
sophes depuis  plusieurs  années.  Un  des  premiers, 
sinon  le  premier,  M.  Russell,  se  fondant  sur  le 
Discours  de  Métaphysique  et  la  correspondance  de 
Leibniz  et  d'Arnauld,  a  montré  l'importance  de  la 
logique  dans  le  système  de  Leibniz.  D'une  cer- 
taine définition  du  jugement,  il  aurait  tiré  sa 
notion  de  substance,  sa  théorie  de  la  monade,  de 
l'espace  et  du  temps,  et  de  l'harmonie  préé- 
tablie, etc.  Gonûrmée  par  les  inédits  et  les  études 
qu'a  publiés  depuis  eu  français  M.  Gouturat,  cette 
interprétation  de  M.  Russell  contient  sans  doute 
une  grande  part  de  vérité  historique. 

LA  LANGUE  FRANÇAISE  D'AUJOURD'HUI, 
par  Albert  Dauzat. 

«  Évolution  et  problèmes  actuels  •,  dit  le 
sous-titre,  et  l' Avant- Propos  ajoute  :  «  Ce  livre 
s'adresse  au  grand  public;  la  linguistique,  elle 
aussi,  a  ses  questions  d'actualité;  cette  science 
mal  connue,  réputée  à  tort  ardue  et  aride,  peut 
être  attrayante,  lorsqu'elle  s'attache  à  des  faits 
contemporains,  ».  Quatre  parties  :  La  Langue  qui 
se  fait  ;  Prononciation  et  Orthographe  ;  Les  luttes  du 
Français;  L'Étude  et  l'Enseignement  de  la  Langue. 


LA   REVUE    DE    PARIS 

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La  première  Table  Décennale  (1894-1903)  est  mise  en  vente  au  prix 
de  2  fr.  50  c. 


Coolammien.  —  Imprimerie  Paul  BRODARD. 


1993